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Full text of "Histoire des doctrines morales et politiques des trois derniers siècles"

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1887  ^ 



-Kl 


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HISTOIRE 

DES 

DOCTRINES  MORALES  ET  POLITIQUES 

DES  TROIS  DERNIERS  SIÈCLES. 
I. 


A  STRASBOURG, 

CHEZ   DERIVAUX,  LIBRAIRE, 
Successeur  de  Février; 

A  VALENCE,  cher  MARG-AUREL  frères,  Imprimeurs-libraires; 

À  AMSXERDAM,  CHEZ  S.  DELACHAVX  ET  FILS. 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  BEAU, 

A  Saint-Gcrniain-cn-Laye. 


HISTOIRE 

DBS 

DOCTRINES  MORALES 

ET  POLITIQUES 

DES   TROIS  DERNIERS  SIÈCLES, 

PAR 

INSPECTEOB    GÉKÉRAL    DES  ÉTUDES, 
Correspondant  de  l'Institut,  etc. 


TOME  PREMIER. 


PARIS, 

AB.  CHERBULIEZ  ET  C",  LIBRAIRES, 

RDE  SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS,  N°  68. 

JOUBERT,  LIBRAIRE,  RUE  DES  GRÈS-SORBONNE,  N»  14; 
GENÈVE , 

AB.   CHERBULIEZ  ET  C>*. 


1836 


PRÉFACE. 


—  m  »tt  m  


Nous  possédons  en  France,  sur  les  sciences  morales 
et  politiques  des  derniers  siècles,  un  aperçu  remarqua- 
ble; c'est  un  travail  publié  par  Dugald  Stewart  dans 
l'Encyclopédie  Britannique  et  traduit  fort  habilement 
par  M.  Buchon. 

L'ouvrage  dont  je  donne  en  ce  moment  le  volume 
qui  embi-asse  la  Renaissance,  la  Réforme,  la  Ligue  et  la 
première  des  Révolutions  modernes,  se  distingue,  et 
par  le  sujet  et  par  le  but,  de  la  belle  publication  du 
célèbre  philosophe  d'Ecosse.  Dugald  Stewart ,  sous  ce 
titre  de  Sciences  morales,  a  surtout  compris  ce  qu'en 
France  nous  appelons  la  philosophie;  il  ne  s'est  occupé 
des  sciences  politiques  qu'autant  qu'elles  se  confon- 
daient avec  son  sujet.  Je  m'attache,  au  contraire,  essen- 
tiellement aux  doctrines  politiques  et  je  prends  les  doc- 
trines morales  dans  leur  sens  le  plus  restreint  et  le  plus 
précis  ;  je  n'aborde  le  progrès  de  la  philosophie  et  l'état 
de  la  religion  qu'autant  qu'ils  expliquent  le  progrès  de 
la  politique  et  de  la  morale. 

Cependant  nous  différons  encore,  le  célèbre  Ecossais 
et  moi,  sous  un  point  de  vue  plus  fondamental.  Le 
voici. 


L'histoire  de  la  science  est  dans  les  monumens  de  la 
science,  et  surtout  dans  les  monumens  écrits ,  dans  les 
livres.  L'histoire  des  sciences  morales  et  politiques  des 
trois  derniers  siècles  est  l'histoire  des  théories  qui,  pen- 
dant cet  espace  de  temps ,  ont  régné  parmi  les  savans , 
ont  prévalu  dans  les  écoles;  et  sans  doute  cette  étude 
est  à  la  fois  importante  et  curieuse,  puisqu'elle  montre 
aux  esprits  spéculatifs  le  progrès  qu'a  fait  l'intelligence, 
la  route  qu'elle  a  parcourue ,  les  obstacles  qu'elle  a  sur- 
montés, et  les  méthodes  qu'elle  pourra  suivre  pour 
atteindre  à  la  solution  des  questions  qu'elle  débat  en- 
core. Il  est  pourtant,  à  mes  yeux,  une  autre  manière 
d'étudier  les  doctrines  morales  et  politiques  des  derniers 
siècles,  et  une  manière  plus  curieuse  à  la  fois  et  plus 
importante  encore;  c'est  de  s'attacher  aux  systèmes  qui 
ont  prévalu  dans  le  monde  au  même  degré  qu'à  ceux 
qui  ont  régné  dans  les  écoles. 

En  effet,  non-seulement  les  théories  qui  prévalent 
dans  les  écoles  sont  rarement  celles  qui  régnent  dans  le 
monde  ;  mais  puisque  celles-ci  nous  gouvernent, qu'elles 
font  nos  mœurs  et  nos  destinées,  nos  prospérités  et  nos 
malheurs,  il  me  semble  qu'elles  méritent  de  fixer  no- 
tice attention  principale;  et  c'est  là  le  but  et  le  sujet  de 
ce  livre. 

Dans  le  principe,  la  science,  la  théorie  des  écoles, 
j   exerce  une  sorte  d'empire  et  de  dictature;  son  influence 
sur  le  monde  ne  peut,  ne  doit  pas  être  niée,  et  le 
monde  n'est  à  son  égard  qu'une  école  d'application. 
Mais  dans  le  fait  ces  rapports  et  cette  harmonie  sont 
;   si  rares,  (|ue  le  désaccord  qui  règne  entre  le  monde 


(  "I  ) 

et  l'école,  entre  les  doctrines  qui  dominent  ici  et 
celles  qui  dominent  là,  est  ordinairement  le  mot  de 
l'énigme  de  nos  destinées  sociales.  En  effet,  pour  ne 
citer  qu'un  seul  et  frappant  exemple,  ce  qui  explique  le 
drame  moral  et  politique  du  seizième  et  du  dix-septiè- 
me siècle,  est  précisément  aussi  ce  qui  l'amena,  c'est-à- 
dire  cette  antithèse  profonde  qui  régna  entre  les  doc- 
trines d'Erasme  et  de  Charles-Quint,  de  Morus  et  de 
Henri  VIII ,  de  Bodin  et  de  Catherine  de  Medicis.  Et 
cette  antithèse  se  perpétue,  grosse  de  violences  et  de 
tempêtes,  jusqu'à  nos  jours.  Elle  est  là  sous  nos  yeux, 
pleine  d'irritation  et  de  colère,  épandue  sur  toute  l'Eu- 
rope. 

Séparer  ces  deux  séries  de  doctrines,  ou  bien  re- 
jeter les  unes  pour  s'occuper  exclusivement  des  autres, 
c'est,  à  mes  yeux,  se  priver  du  moyen  de  les  appré- 
cier les  unes  et  les  autres,  d'en  déterminer  la  valeur 
réelle.  Pour  savoir  si  les  théories  de  l'Ecole  sont 
utiles,  si  elles  sont  autre  chose  que  de  stériles  ou  de 
condamnables  utopies,  c'est  dans  leurs  rapports  con- 
stans ,  c'est  dans  leur  lutte  ou  leur  accoid  avec  les 
doctrines  du  monde,  qu'il  faut  sans  cesse  les  envisa- 
ger :  qui  veut  avoir  une  opinion  de  quelque  valeur  doit 
sans  cesse  transporter  devant  le  tribunal  de  l'Ecole 
les  maximes  du  monde,  devant  le  tribunal  du  monde 
les  théories  de  l'Ecole.  La  seule  scission  des  doctrines 
serait  peu  de  chose;  ce  qui  est  grave  et  périlleux,  c'est 
la  scission  des  esprits,  la  scission  des  générations  qui  se 
trouvent  en  regard ,  la  scission  entre  le  présent  et  l'a- 
venir ;  et  toujours  cette  autre  scission  résulte  de  la  pre- 


(  »v  ) 

niière,  et  toujours  elle  alimente  non  pas  quelque  con- 
spiration secrète,  honteuse  de  la  conscience  de  ses 
méfaits,  mais  une,  mais  mille  conspirations  publiques, 
glorieuses  de  la  conscience  de  leurs  lumières.  Et  c'est 
là  qu'est  le  péril.  On  le  sait,  la  théorie  de  l'Ecole,  pure, 
hardie,  sublime  comme  toute  création,  exerce  sur  le 
sentiment  et  sur  l'intelligence  un  pouvoir  légitime  j  on 
peut  déserter  et  trahir  ce  pouvoir,  mais  il  demeure 
établi  dans  la  conscience  comme  un  maître ,  comme  un 
vengeur  providentiel.  Il  ne  faut  donc  pas  dédaigner  ce 
qu'on  appelle  communément  les  utopies  de  l'école. 
D'un  autre  côté,  elles  sont  frappées  néanmoins  de  cette 
sorte  de  stérilité,  de  monotonie  et  de  mort  morale,  qui 
pèse  toujours  sur  l'étude  à  l'état  de  simple  spéculati  on, 
et,  sous  ce  rapport,  les  doctrines  du  monde  ont  sur 
elles  une  éclatante  supériorité.  Moins  absolues  et  moins 
enivrantes  de  pureté,  elles  sont  plus  variées,  plus  ani- 
mées, plus  fécondes;  elles  sont  l'humanité  en  œuvre 
d'enfantement,  et  quelque  grossières,  quelque  coupa- 
bles qu'elles  soient  souvent,  il  ne  faut  les  dédaigner 
jamais  :  elles  sont  en  possession  de  l'empire.  Faire  l'his- 
toire des  sciences  morales  et  politiques  qui  ont  régné 
dans  les  écoles  sans  pénétrer  dans  le  monde,  c'est 
faire  l'histoire  d'une  abstraction ,  belle  sans  doute,  mais 
frappée  de  stérilité;  faire  l'histoire  des  doctrines  qui  ont 
prévalu  dans  le  monde  sans  obtenir  la  sanction  de  la 
science,  c'est  souvent  faire  l'histoire  d'une  triste  et 
coupable  réalité.  Suivre,  au  contraire,  dans  leur  appli- 
cation ,  dans  les  conseils  des  princes ,  dans  les  débats 
des  corps  politiques  et  dans  les  destinées  des  peuples 


c  V  ) 

ce  qu'à  chacune  de  ses  grandes  époques  l'humanité  a 
conçu  de  plus  élevé  et  de  plus  pur  pour  sa  constitu- 
tion sociale,  c'est,  je  crois,  accomplir  une  tâche  plus 
utile  et  plus  complète.  C'est  la  tAche  que  je  me  suis 
faite  dans  ce  livre.  Si  elle  a  quelque  chose  de  nouveau , 
ce  n'est  point  par  ce  côté  qu'elle  m'a  tenté  j  elle  a  quel- 
que apparence  d'utilité,  c'est  par  là  qu'elle  m'a  séduit. 

Il  m'a  paru  même,  si  j'ose  le  dire,  qu'il  y  avait,  dans 
la  situation  de  l'Europe,  une  sorte  d'urgence  à  consi- 
dérer sous  ce  point  de  vue  les  doctrines  morales  et  po- 
litiques des  trois  siècles  qui  ont  fait  notre  situation.  Il 
ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  jamais  l'Europe  n'a  été 
plus  partagée  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui,  jamais  les  deux 
camps  qu'y  a  jetés  la  Renaissance  n'ont  professé  avec 
des  convictions  plus  complettes  deux  systèmes  plus 
nettement  opposés,  et  jamais  temps  n'a  été  plus  que 
le  nôtre  gros  d'orages  de  théories  et  d'orages  de  faits. 
Heureux  l'écrivain  qui,  montrant  ce  qu'ont  été  nos 
doctrines  depuis  trois  siècles,  ce  qu'ont  été  et  la 
lutte  qu'elles  ont  amenée  et  le  progrès  qu'elles  ont 
fait  faire,  apporterait  quelques  paroles  de  conciliation 
aux  deux  camps.  Et  quelle  autre  autorité  que  la  raison 
des  siècles  prétendrait- on  faire  valoir  auprès  de  ces 
générations  qui  se  précipitent  dans  le  progrès  politi- 
que, précédé  ou  non  du  progrès  moral,  avec  un  dé- 
dain si  profond  pour  la  vieille  expérience  et  une  con- 
fiance si  naïve  dans  les  théories  les  plus  fraîchement 
écloses?  Quelle  autre  condamnation  que  la  sentence 
des  siècles  prétendrait-on  opposer  à  ceux  qui,  domi- 
nés par  de  chimériques  préoccupations  aussi,  contes- 


(  VI  ) 

tent  avec  un  dévouement  si  stérile  un  progrès  que  n'ont 
pu  arrêter  ni  les  Philippe  II,  ni  les  Richelieu,  ni  les 
Louis  XIV,  ni  tout  ce  que  les  temps  les  plus  glorieux 
ont  eu  de  maîtres  plus  puissans  ? 


Paris,  20  mars  1836. 


TABLE, 


Pages . 

Préface.  i 
Introddction.  1 

PREMIÈRE  PÉRIODE. 

DE  LA  RENAISSANCE  A  LA  RÉFORME.  (1453 — 1517.) 

Chapitre  PREmER.  —  V«e  générale  sur  cette  époque.  29 

Ghap.  il  —  De  l'état  des  doctrines  morales  et  politiques  au 
moment  de  la  Renaissance.  5  S 

Ghap.  III.  —  Des  doctrines  apportées  en  Occident  par  les  ré-  , 
fugiés  de  Constantinople.  44 

Ghap.  IV. — Pomponace,  le  plus  grand  philosophe  de  l'épo- 
que, détache  de  la  religion  les  doctrines  morales.  51 

Ghap.  V.  —  Machiavel  détache  la  politique  des  doctrines  re- 
ligieuses et  morales.  68 

Ghap.  VI.  —  De  la  sympathie  que  ces  doctrines  trouvèrent  en 
Europe,  et  de  l'état  moral  et  politique  de  l'Occident  au 
moment  où  éclata  la  révolution  de  1517.  89 

DEUXIÈME  PÉRIODE. 

DE  LA  RÉFORME  A  LA  RÉVOLUTION  DES  PAYS-BAS.  (1517 — 1565.) 

Ghapitre  PREMIER. — Vue  générale  sur  Cette  période.  117 
Ghap.  II.  —  Du  caractère  moral  et  politique  de  la  Réforme. 
—  Du  caractère  moral  et  politique  des  doctrines  contem- 
poraines, et  en  particulier  de  celles  d'Érasme.  128 
Ghap.  III.  —  De  l'accueil  que  rencontrent  ces  doctrines  ;  des 
progrès  et  des  retours  qu'elles  amènent  dans  la  politique 
du  pouvoir.  147 


(  vin  ) 


■  CuAP.  IV.*  —  De  l'accueil  que  les  principes  de  1517  trourè- 
I     rent  auprès  des  passions  populaires  ;  des  doctrines  morales 
'     et  politiques  qu'elles  en  déduisirent.  192 
Chap.  V.  *  —  Doctrines  morales  et  politiques  des  Écoles.  — 

Moyenne  classe.  —  Presse.  —  Théâtre.  —  Publicistes.  229 
Chap.  VL*  —  Dernières  doctrines  de  cette  période.  —  In- 
structions de  Charles-Quint  à  Philippe  II.  —  Traité  de  Ca- 
teau-Cambresis.  —  Concile  de  Trente.  —  Formules  de  doc- 
trines. —  Inquisition  et  institutions  nouvelles.  274 

TROISIÈME  PÉRIODE. 

DE  LA  DÉVOLUTION  DES  PAYS-BAS  A  LA  PREMIÈRE  RÉVOLUTION  d' ANGLETERRE. 

(1565—1641) 

Chapitre  premier.  —  Vues  générales  sur  cette  période.  297 
Chap.  II.  —  Application  de«  doctrines  de  répression  aux  Pays- 
Bas.  —  Révolution  de  1565.  —  Instructions  de  Philippe  II 
à  Philippe  m.  308 
Chap.  III.  —  Application  du  système  de  répression  en  France.  351 


FIN  DE  LA  TABLE. 


"  Ce  Chapitre  cl  Us  deuï  suivant  de  celle  Période  sont  oolés  VI,  VII  et  VIII  par 
■erreur  typographique  seulement  ;  il  n'y  a  point  de  lacune. 


HISTOIRE 

DES 

DOCTRINES  MORALES  ET  POLITIQUES 

DES  TROIS  DERIVIERS  SIÈCLES. 

INTRODUCTION. 


Les  trois  derniers  siècles  de  TEurope  sont  des 
siècles  d'orgueil  pour  Pespèce  humaine.  Dans  les 
annales  du  monde,  ils  forment  Tépoque  des  plus 
glorieuses  conquêtes,  celles  de  rintelligence;  l'é- 
poque qui  a  vu  la  raison  individuelle  de  l'homme 
prendre  son  vol  le  plus  hardi,  et  la  conscience 
publique  s'assurer  ses  franchises  les  plus  illimi- 
tées. Ere  d'émancipation  politique  et  morale,  cet 
âge,  mieux  que  tout  autre,  a  su  comprendre  les 
lois  qui  président  au  développement  de  l'huma- 
nanité,  et  plus  qu'en  aucun  temps  la  Providence 
I.  I 


(  -  ) 

a  comblé  de  ses  faveurs  celte  intelligence  de  nos 
destinées  les  plus  hautes.  Dans  tout  le  cours  de 
ces  trois  siècles,  ou  ne  sait  quoi  le  plus  admirer, 
du  progrès  de  la  science  ou  de  celui  des  institu- 
tions. 

Et  pourtant,  au  bout  de  ces  trois  siècles  de  pro- 
grès, est  une  ère  de  bouleversement  et  de  contro- 
verses; si  ce  n'est  pas  une  ère  de  ruine,  c'est  du 
moins  une  ère  à  disputer  au  désordre.  L'on  dirait 
une  ère.  de  décadence.  Manque  de  foi  aux  cho- 
ses et  aux  hommes,  absence  d'enthousiasme  pour 
les  doctrines  et  pour  les  institutions,  scepticisme 
dans  les  lois  et  dans  les  mœurs,  dégoût  pour  ce 
qui  est,  épouvante  de  ce  qui  menace  d'être  ;  telle 
est  la  situation  morale  et  politique  où  trois  siècles 
d'un  développement  immense  ont  jeté  toute  cetle 
fraction  de  l'humanité  qui  a  voulu  ou  qui  a  subi 
le  progrès. 

Quel  est  le  mot  d'une  énigme  si  extraordinaire  ? 

C'est  ici,  je  crois,  la  plus  grande  des  questions 
du  jour,  celle  qui  domine  toutes  les  autres,  et 
celle  de  toutes  que  la  science  doit  résoudre  le 
plus  nettement,  puisque  dans  cette  solution  est 
la  leçon  du  jour  et  l'espoir  du  lendemain. 

Le  mot  d'une  situation  est  dans  ce  qui  l'a  ame- 
née. Dans  le  progrès  des  trois  derniers  siècles  et 
dans  la  manière  dont  il  s'est  accompli,  est  le  mot 
que  nous  cherchons. 


(  3  ) 

J'entreprends  Thistoire  âe.  ce  progrès  ;  je  le 
prendrai  à  son  origine,  j'en  suivrai  les  grandes 
phases,  j'en  décrirai  les  dessinées  fondamentales. 

Dans  l'état  présent  delà  société  il  faut  si  bien  sa- 
voir d'où  nous  venons,  pour  comprendre  oià  nous 
allons,  que  je  permets  à  qui  le  veut  de  prendre 
pour  un  ouvrage  de  circonstance  ce  livre  de  lon- 
gue méditation.  Mais  je  déclare  que  la  pensée  de 
choisir  trois  siècles  d'un  immense  développement, 
d'une  instruction  majestueuse,  dans  la  vue  d'en 
abaisser  l'histoire  au  profit  d'une  doctrine,  ne 
saurait  entrer  dans  mon  esprit.  L'histoire  dn  passé 
est  au-dessus  de  la  question  du  jour  de  toute  la 
hauteur  qui  sépare  le  ciel  de  la  terre.  Sans  doute 
la  controverse  du  présent  est  déjà  dans  le  passé, 
puisque  les  mêmes  besoins  et  les  mêmes  opposi- 
tions nous  agitent  depuis  trois  cents  ans;  sans 
doute  aussi  le  passé  est  plein  de  questions  irri- 
tantes, plein  de  faits  de  violence  et  d'oppression; 
mais  du  moins  sur  ce  terrain  neutre  et  calme,  au- 
guste nécropolis,  les  passions  dorment  glacées;  là 
il  est  permis  de  juger  chacun  suivant  ses  doctri- 
nes et  ses  œuvres  sans  se  faire  l'homme  de  per- 
sonne, et  en  parlant  de  là  aux  vivans  on  a  le  droit 
de  dire  la  vérité  à  tous.  A  l'historien  qui  s'élève 
jusqu'à  la  vérité,  fût-elle  débordante  des  plus 
amères  leçons,  ceux-là  même  que  blessent  ses  li- 
gnes sont  forcés  de  rendre  hommage.  Devant  la 


(  4  ) 

loule-puissance  du  lait  expire  ia  chicane  des 
partis,  eût -elle  le  génie  même  à  sa  dévotion. 
Loin  d'abaisser  cette  majesté  du  fait  devant  une 
doctrine,  ou  morale,  ou  politique,  Thistorien  a 
le  droit  de  mettre  à  ses  pieds  la  vaine  agitation 
des  systèmes.  De  la  commune  sentence  de  toutes 
les  générations  dont  il  voit  les  peines  et  les  vœux, 
il  a  mission  d'écraser  ces  théories  fantasliquesqui 
sont  également  en  dehors  de  la  nature  morale 
el  en  dehors  de  la  condition  sociale  de  l'hu- 
manité. 

Des  questions  qui  ont  été  agitées  depuis  trois 
siècles,  des  révolutions  qui  en  ont  été  l'épreuve 
ou  la  contre-épreuve,  il  sort  au  moins  une  vérité, 
une  au  moins,  et  une  vérité  axiome;  c'est  celle 
que  nul  progrès  politique  n'est  désirable^  que  nul 
même  n'est  possible^  s'il  n'est  amené  naturelle- 
ment et  fatalement  par  un  progrès  moral. 

Pour  sanctionner  cette  doctrine,  à  l'histoire 
de  tant  d'institutions  mal  nées,  avortées,  se  joint 
le  spectacle  des  catastrophes  les  plus  sanglantes 
et  des  réactions  les  plus  déplorables. 

Que  le  pi'ogrès  moral  et  par  conséquent  le  pro- 
grès politique  soient  l'un  et  l'autre  finis  ou  infi- 
nis; qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  pas  nécessité  de 
réformer  sans  cesse  pour  n'avoir  à  révolutionner 
jamais  ;  qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  pas  possibilité 
d'arrêter  la  raison  publique  dans  une  situation 


(  5  ) 

donnée,  cela  peut  demeurer  question  et  contro- 
verse; l^axiome  que  je  constate  suffit  à  tous  les 
partis,  puisqu'il  satisfait  à  tous  les  vœux.  Il  re- 
!  connaît  la  loi  du  progrès  et  il  accepte  tous  les  gen- 
I  res  de  progrès,  toutes  les  institutions  et  toutes 
.  les  doctrines  politiques,  à  la  seule  condition  que 
rien  ne  soit  Teffet  de  la  violence,  qu'à  tout  pré- 
side un  progrès  moral. 

A  son  tour  la  réciprocité  de  ce  principe  con- 
stitue un  axiome,  et  cet  axiome  est  encore  de 
haute  portée;  c'est  celui  que  tout  progrès  poli- 
tique, toute  loi,  toute  institution  fondamentale 
qui  ne  sort  pas  naturellement  d'un  progrès  mo- 
ral, n'est  pas  un  progrès,  est  au  contraire  une 
aberration. 

En  effet,  les  mœurs  seules  peuvent  inspirer  les 
bonnes  lois,  et  les  institutions  qui  ne  répondent 
pas  aux  mœurs  du  pays,  j'entends  aux  bonnes,  à 
celles  qui  ont  vie  et  puissance  dans  les  esprits 
élevés,  sont  mauvaises  non -seulement  en  ce 
qu'elles  sont  précoces  et  qu'elles  offrent  des  ana- 
chronismes  qui  révoltent  la  raison,  mais  en  ce 
qu'elles  jettent  le  trouble  dans  l'organisme  mo- 
ral des  peuples  et  y  deviennent  des  causes  de 
paralysie  ou  de  refoulement,  en  un  mot  des 
causes  de  rétrogradation. 

Dans  ces  principes,  simples  mais  féconds  en 
applications,  est  non-seulement  ia  politique  saine 


(  6  ) 

et  forte  de  tous  les  temps;  dans  ces  principes  est 
aussi  le  mot  de  Ténigme  que  nous  offrent  le  pro- 
grès des  derniers  siècles  et  Tère  de  décadence 
morale  et  politique,  qui  en  est  le  résultat. 

En  effet,  si  ce  progrès  est  incomplet-,  s'il  n'offre 
rien  encore  de  positivement  acquis  à  Phumanité; 
s'il  est  encore  mis  en  question  par  tant  de  gens  ; 
s'il  a  jeté  parmi  nous  encore  plus  d'élémens 
d'antagonisme  que  de  pacification,  c'est  qu'il  est 
moins  une  oeuvre  de  paix  que  de  guerre;  c'est 
qu'il  a  plus  envahi  qu'il  n'a  pénétré  la  société; 
c'est  qu'il  a  été  plus  imposé  qu'il  n'est  échu  à 
l'Europe;  c'est  que,  germe  débile  et  privé  de 
vie,  il  a  été  arraché  du  sein  de  sa  mère,  plutôt 
que  d'en  éclore  complet  et  fécond;  c'est,  en  un 
mot,  qu'il  n'a  fait  son  entrée  dans  le  monde  qu'à 
travers  des  résistances  et  des  catasti'ophes. 

Sans  doute  le  mouvement  des  derniers  siècles 
a  été  majestueux;  il  ne  l'a  été  pourtant  que  par 
intervalles,  et  trop  rarement  il  a  été  dans  les  con- 
ditions de  la  régularité  politique  ou  morale.  Si 
dans  son  origine  il  a  été  plus  moral  que  politi- 
que, et  il  l'a  été,  bientôt  il  a  changé  de  nature 
pour  devenir  plus  politique  que  moral;  à  la 
fin  il  a  dévié  au  point  d'être  plus  social  que  po- 
litique. Alors  aux  paisibles  travaux  de  la  raison 
s'est  substitué  le  tumulte  des  passions;  des  mains 
du  philosophe  la  cause  est  passée  dans  celles  du 


(  7  ) 

démagogue,  et  quand  la  rue  est  devenue  l'école, 
ces  lois  éternelles  qui  constituent  Tordre  moral 
du  monde,  ces  lois  que  la  Providence  divine  a 
données  à  la  fois  à  la  raison  et  à  la  conscience  de 
riiomme,  alin  de  lui  servir  de  code  à  tous  les 
degrés  de  sa  civilisation,  ont  été  foulées  aux 
pieds  comme  des  entraves  à  Témancipation  de 
Tespèce  humaine. 

Au  bout  d'un  progrès  impur  est  toujours  une 
révolution  sociale.  Et  quV-st,  en  effet,  Thistoire 
morale  et  politique  des  derniers  siècles?  Elle  n'est 
pas  un  progrès  pur.  Elle  est  une  lutte  constante, 
un  duel  acharné  entre  le  progrès  moral  qui,  d'un 
pas  calme  et  majestueux,  cherche  à  descendre 
des  intelligences  supérieures  aux  masses  pour  les 
féconder  du  ges  me  de  ses  richesses,  et  entre  la 
violence  matérielle  que  lui  apportent,  dans  les 
masses  ou  à  la  tête  des  masses,  les  esprits  les  plus 
désordonnés,  soit  pour  arrêter,  soit  pour  préci- 
piter ses  pas  au  bénéfice  d^un  système  ou  d'un 
autre.  Et  si  de  ce  duel  sacrilège,  de  cette  lutte 
impie  qui  constitue  le  drame  moral  et  politique 
des  derniers  siècles,  nos  jours  de  convulsive  acti- 
vité offrent  fatalement  le  résumé,  le  mot  de  la 
situation  du  jour  n'est-il  pas  donné? 

Il  l'est  si  bien  que  nous  comprenons,  non- 
seulement  ce  que  nous  sommes,  mais  encore 
qu'il  est  impossible  que  nous  soyons  autre  chose. 


(  8  ) 

Mais  où  est  le  remède  à  apporter  au  mal  ?  Il 
n'est  pas  diflicile  à  trouver  :  acceptez  la  grande 
leçon  des  trois  cents  ans. 

La  leçon  est  ricîie,  et  elle  est  aisée  à  prendre. 
Partout,  dans  les  trois  siècles,  perce  le  progrès 
moral,  ce  progrès  qui  amène  tous  les  autres  ; 
mais  partout  aussi  se  montrent  des  mains  gros- 
sières qui  Toppriment,  qui  le  violentent,  les  unes 
pour  Tétouffer,  les  autres  pour  lui  enlever  ce 
qu'il  ne  saurait  donner.  Si,  dans  Thistoire,  il 
n'est  pas  d'âge  plus  riche  eu  faits  moraux,  il 
n'en  est  pas  de  plus  révoltant  en  faits  matériels  ; 
et  si  ce  progrès  que  nous  y  cherchons  à  suivre 
en  constitue  le  mouvement  et  la  vie  intime, 
l'oppression  et  la  violence  constituent  les  actes 
les  plus  patens  de  cette  vie.  Ouvrez  l'histoire 
du  premier  de  ces  trois  siècles,  vous  y  trouvez 
Louis  XI,  Richard  III,  Alexandre  VI,  César  Bor- 
gia,  Machiavel,  Henri  VIII,  Christian  II,  Ferdi- 
nand et  Isabelle,  Marie-Tudor  et  Charles  IX, 

Voilà  ce  qu'on  appelle  la  première  ère  de  l'é- 
mancipation moderne.  Poursuivez,  et  à  la  place 
de  ces  docteurs  couronnés,  ou  de  ces  tyrans,  les 
uns  froids,  les  autres  furibonds,  vous  trouvez  le 
despotisme  des  démagogues  et  les  fureurs  de  la 
populace.  A  Charles  IX  succède  la  Ligue,  aux 
filles  de  Henri  VIII  l'œuvre  des  Puritains,  aux 
premières  guerres  de  la  réforme  d'Allemagne, 


(9) 

l'éternelle  guerre  de  trente  ans;  et  quand  il  n'y 
a  plus  ni  puritains,  ni  ligueurs,  ni  guerres  de  re- 
ligion; quand  la  royauté  et  la  démocratie  se 
modèrent,  l'aristocratie,  qui  a  pris  aux  folies  de 
l'une  et  de  l'autre  une  part  si  large,  à  son  tour 
fait  des  ligues,  des  complots,  et  s'exerce  dans 
les  guerres  de  la  Fronde  au  mépris  des  lois,  à  la 
dérision  de  l'ordre. 

Et  pour  gouverner  ce  délire,  pour  régler  le 
progrès  moral  et  politique  du  monde,  ce  siècle  a 
des  duc  d'Albe,  des  Cromwel,  des  Richelieu,  des 
Mazarin,  des  Jefferys. 

Le  dernier  siècle  est  plus  sage  et  plus  grave. 
C'est  une  ère  de  science  et  de  philosophie.  Le 
premier  mot  de  cette  ère  est.  Emancipation  de  la 
conscience  par  la  raison.  Mais  celle  émancipa- 
tion qui  résume  en  elle  tous  les  progrès  de  deux 
siècles  d'études,  porte  aussi  dans  son  sein  toutes 
les  colères  et  toutes  les  vengeances  de  deux  siècles 
d'esclavage;  à  peine  son  œuvre  est-elle  ébauchée 
que,  changeant  de  nature,  elle  se  convertit  en 
oeuvre  de  violence  et  d'oppression.  Ecrasons  Vin- 
fdme^  telle  est  de  ses  progrès,  de  ses  lumières  el 
de  ses  vœux  la  formule  dernière.  Et  l'infâme 
était  cette  sublime  institution  qui  depuis  dix- 
huit  siècles  préside  à  tout  ce  que  le  développe- 
ment intellectuel  et  moral  de  l'espèce  humaine  a 
produit  de  plus  magnifique. 


(  »o  ) 

Ce  n'est  pas  tout  ;  cette  émancipation,  d'abord 
si  pure,  mais  qui  bientôt  s'est  faite  oppression, 
se  fait  ensuite  corruption  et  licence.  En  effet,  du 
système  des  libres  penseurs  et  des  philosophes 
indépendans  sort  ce  déisme,  qui,  pour  affran- 
chir la  morale  de  la  religion  et  de  la  politique, 
la  dépouille  de  toutes  les  institutions  humaines 
et  de  toutes  les  révélations  divines.  Puis,  du 
déisme  émane  cet  épicurisme  moderne,  qui,  au 
même  degré,  fait  abstraction  de  la  conscience  et 
des  destinées  immortelles  de  l'homme,  et  qui, 
dans  ses  honteux  et  derniers  enfanlemens,  jette 
parmi  nous  cette  littérature  de  rébellion  contre 
le  goût  et  la  raison,  qu'aucune  puissance  du 
monde  ne  sait  plus  bannir,  dont  le  mépris  moral 
et  le  progrès  moral  pourront  seuls  nous  faire 
justice. 

A  l'athéisme  religieux  se  joint  ainsi  l'athéisme 
moral,  et  des  deux  ne  peut  naître  en  dernier  lieu 
que  l'athéisme  politique,  qui  est  la  dissolution 
même  du  lien  social. 

Il  y  aurait  exagération  extrême  à  voir  dans  ce 
triple  anéantissement  le  progrès  de  trois  siècles. 
Ce  triste  phénomène  n'offre  que  le  résultat  des 
violences  auxquelles  on  s'est  porté  de  part  et 
d'autre  dans  une  lutte  si  gigantesque  et  si  impé- 
tueuse. Une  ère  qui  s'ouvre  par  une  triple  éman- 
cipation, par  une  émancipation  morale,  politi- 


( 

que  et  religieuse  ;  une  ère  qui  présente  sept  gran-  j. 
des  et  violentes  révolutions,  deux  en  Angleterre, 
deux  dans  les  Pays-Bas,  deux  en  France,  et  une 
en  Amérique,  a  dû  ébranler  jusque  dans  leurs 
fondetnens  les  croyances,  les  institutions  et  les  f 
mœurs. 

Mais  cet  ébranlement  impétueux  n'est  pas 
Tœuvre  complète  des  trois  siècles,  et  si  d'un 
côté  il  y  a  violence,  oppression,  corruption  et 
licence,  d'un  autre  côté  il  y  a  progrès  pacifique, 
progrès  véritable,  progrès  imposant. 

En  effet,  dans  cet  immense  débat,  les  hom- 
mes du  progrès  moral  n'ont  pas  gardé  le  silence. 
Non-seulement  du  premier  jusqu'au  dernier,  ils 
ont  proclamé  la  nécessité  de  ce  progrès  et  l'indé- 
pendance de  ses  doctrines  ;  non-seulement  ils  ont 
élevé  la  doctrine  des  mœurs  au  rang  d'une  science 
complète  et  indépendante  :  mais  encore,  de  Pom- 
ponace  à  nous,  ils  ont  montré  aux  peuples  comme 
aux  rois  que  l'asservissement  de  la  morale  aux 
intérêts  des  partis  est  au  même  degré  une  im- 
piété et  une  folie;  aux  uns  et  aux  autres  ils  ont 
crié  que,  semblable  au  colosse  qui  écrase  dans  sa 
chute  le  téméraire  qui  ose  l'atteindre  d'une  main 
sacrilège,  la  raison  publique  tue  l'impie  qui  l'ou- 
trage. Avec  énergie  ils  en  ont  appelé  à  l'appui 
que  les  bonnes  mœurs  prêtent  aux  bonnes  lois; 
avec  force  ils  ont  signalé  les  bienfaits  que  répan- 


( ) 

dent  sur  les  nations  ces  fortes  doctrines  qui  gou- 
vernent au  nom  du  Ciel  la  pensée  la  plus  intime 
de  Tàme.  Sans  cesse  ils  ont  lutté  avec  dévoue- 
ment. Ils  ont  quelquefois  combattu  avec  colère 
pour  disputer  au  despotisme  la  liberté  de  la  con- 
science et  Tinviolabilité  de  la  justice.  Si,  presque 
toujours,  ils  ont  succombé  dans  une  mêlée  si  in- 
digne, au  moins  ont-ils  toujours  flétri  la  fourbe, 
arraché  le  masque  à  la  tyrannie  et  accompagné 
de  leurs  anathèmes  les  noms  des  Machiavel,  des 
Mazarin  et  des  Walpole.  Aux  moralistes  se  sont 
joints  les  premiers  écrivains  de  l'Europe;  aux 
philosophes,  les  prêtres  les  plus  éloquens.  Dé- 
fenseurs de  deux  sanctuaires,  de  celui  de  la  con- 
science, de  celui  de  la  religion,  avec  quel  art 
sublime,  quelle  onction  et  quelle  majesté  les  Pas- 
cal, les  Fénélon,  les  Bossuet,  les  Massillon,  ont 
tour  à  tour  jeté  la  honte  ou  Tépouvanle  dans 
Pâme  des  corrupteurs  de  la  conscience  ! 

S'ils  n'ont  pas  vaincu  dans  une  lutte  si  grande, 
ils  ont  au  moins  avancé  la  victoire,  et,  sur  la  fin 
du  dernier  siècle,  triomphait  le  progrès  moral, 
en  assurant  un  progrès  politique  d'une  immense 
portée,  si  la  grande  révolution  de  l'époque,  éclai- 
rée par  des  doctrines  plus  pures,  n'apportait  pas 
aux  principes  des  violences  nouvelles,  des  vio- 
lences extrêmes. 

Ces  violences,  ni  l'Empire,  ni  la  Restauration, 


(  ^3  ) 

lie  les  ont  continuées.  Cependant,  run  et  Taiitre 
(le  ces  systèmes,  aussi  aveugles  dans  leur  marche 
politique  que  dans  les  moyens  de  Fassurer,  dé- 
daignèrent ie  progrès  moral  et  tombèrent  écrasés 
par  sa  puissance. 

S^isseoir  sur  le  progrès  moral,  est  désormais  la 
condition  de  la  légitimité  et  de  la  stabilité  d^un 
système. 

De  tout  gouvernement  qui  veut  vivre,- — et  les 
gouvernemens  moraux  ne  vivent  que  des  pensées 
de  la  raison  publique,  que  des  battemens  de  la 
conscience  nationale; —  de  tout  gouvernement 
qui  veut  vivre,  le  principe  de  vie  est  dans  la  puis- 
sance de  ses  doctrines  morales.  La  puissance  des 
doctrines  morales  est  dans  leur  pureté,  cette  pu- 
reté est  dans  leur  indépendance.  L'indépendance 
des  doctrines  morales  estTère  moderne. 

Je  crois  qu''en  parlant  de  l'indépendance  des 
doctrines  morales,  on  est  généralement  peu  com- 
pris. 

Dans  le  langage  ordinaire,  on  confond,  sous 
le  nom  de  doctrines  morales,  les  doctrines  reli- 
gieuses et  les  doctrines  philosophiques,  et  Ton 
subordonne  à  la  philosophie  et  à  la  religion,  la 
morale,  qu'on  considère  comme  la  fille  de  l'une  et 
de  l'autre.  Cela  est  à  la  fois  exact  et  inexact.  Quand 
on  a  posé  la  morale  comme  la  fille  de  la  politi- 
que, on  s'est  trompé  ;  on  se  trompe  encore,  quand 


(  '4  ) 

on  la  prend,  ou  pour  la  fille  de  la  philosophie, 
ou  pour  celle  de  la  religion .  Elle  n''est,  sans  doute, 
indépendante  d^aucune  de  ces  doctrines,  mais,  à 
leur  tour,  chacune  de  ces  doctrines  est  dépen- 
dante d''elle.  Si  les  grandes  notions  de  Dieu  et 
d'homme  ne  se  conçoivent  pas  en  regard  Fune 
de  l'autre  sans  amener  la  notion  d'un  lien  ou 
d'une  loi  religieuse,  cette  loi,  elle-même,  ne  se 
conçoit  pas,  si  ce  n'est  comme  loi  morale.  La 
morale  naît  donc  contemporaine  de  la  reli- 
gion. 

La  morale  est  dans  des  rapports  analogues  avec 
la  philosophie.  La  notion  de  loi  morale  ne  se 
conçoit  qu'à  la  suite  d'une  notion  de  psycholo- 
gie, cela  est  vrai,  et  en  ce  sens  les  doctrines  mo- 
rales dépendent  des  doctrines  philosophiques; 
mais  l'unique  notion  nécessaire  pour  constituer  la 
morale,  est  celle  d'une  faculté  morale,  et  cette  no- 
tion est  non-seulement  dans  l'élude  de  l'homme 
une  des  premières,  elle  est  la  plus  importante 
de  toutes,  et  elle  est  inséparable  de  celle  de  vo- 
lonté, qui  explique  tout  l'homme. 

La  morale  est  donc  aussi  primitive  que  la  phi- 
losophie, aussi  primitive  que  la  religion,  et  elle 
l'est  plus  que  la  politique.  Il  est  vrai  que,  dans 
son  union  avec  ces  doctrines,  se  trouve  sa  puis- 
sance, et  j'ignore  si  elle  pourrait  exister  sans 
l'une  ou  l'autre-,  mais  ce  que  je  n'ignore  pas. 


(  i5  ) 

c'est  que  ni  la  religion,  ni  la  politique,  ni  la  phi- 
losophie, ne  sauraient  exister  sans  elle.  Sans  la 
morale,  la  politique  est  un  joug  odieux,  la  reli- 
gion un  masque  infâme,  et  la  philosophie  une  • 
torche  incendiaire.  La  morale  a  même  sur  tou- 
tes les  autres  doctrines  au  moins  cette  supériorité 
qu*'elle  en  est  la  véritable  pierre  de  touche.  Niez- 
le,  prêchez,  une  religion  immorale,  enseignez  une 
philosophie  immorale,  suivez  une  politique  immo- 
rale, et  vous  verrez  bien  que  vous  soulèverez  con- 
tre vous  la  raison  et  la  conscience  publique.  Il 
est  un  autre  point.  La  morale  est  à  peu  près  tou- 
jours la  même;  les  syslèmes  de  religion,  de  poli- 
tique et  de  philosophie  sont  variés;  ils  changent 
suivant  les  temps,  les  climats  et  les  moeurs. 

Aussi,  la  morale  a-t-elle  une  haute  et  souve- 
raine  mission  dans  FEglise,  dans  FEtat,  dans 
rÉcole. 

Je  le  sais,  on  a  sur  la  valeur  de  ses  doctrines, 
des  vues  fort  différentes  des  nôtres. 

Il  est  un  système,  je  pourrais  dire  un  parti, 
qui  ne  veut  pas  que  les  doctrines  morales  soient 
quelque  chose  par  elles-mêmes,  qui  les  considère 
comme  une  simple  émanation  des  doctrines  reli- 
gieuses, et  attribue  à  leur  émancipation,  à  leur 
séparation  de  la  religion,  tous  les  maux  qui  ca- 
l'actérisent  la  situation  de  TEurope.  Il  est  un 
autre  système,  et  je  pourrais  dire  un  autre  parti. 


(  i6  ) 

contraire  au  premier  en  tout  autre  point,  mais 
d'accord  avec  lui  sur  celui  de  la  parfaite  inuti- 
lité des  doctrines  morales.  Il  s'y  a  pas  de  morale 
dans  ce  système;  ses  doctrines  morales  ne  sont 
que  réclîo  des  doctrines  politiques,  et  l'émanci- 
pation véritable  du  genre  humain  est  son  affran- 
chissement de  toutes  les  auti'es. 

Plus  ces  théories  sont  extrêmes,  plus  elles  ont 
d'ascendant  sur  les  esprits;  l'une  et  l'autre  elles 
ont  l'éclat  de  la  simplicité.  Aussi  dominent-elles, 
l'une  et  l'autre,  dans  l'opinion  qu'on  se  fait  com- 
munément du  progrès  qui  est  accompli  et  de 
celui  que  l'on  attend  encore.  D'ailleurs,  de  ces 
deux  points  de  vue,  l'un  et  l'autre  ont  cela  de 
puissant,  qu'ils  tiennent  par  un  côté  à  la  vérité 
des  choses. 

Il  faut,  en  elfet,  leur  faire  cette  concession,  au 
premier,  que,  sans  la  religion,  la  morale  est  un 
édifice  sans  faite  et  sans  base;  «u  second,  que, 
sans  la  politique,  c'est  une  cité  dénuée  de  gardes 
et  de  remparts. 

Mais  après  cela,  tout  est  faux  ou  exagéré  dans 
l'argumentation  de  l'un  et  de  l'autre. 

Quand  on  nous  dit  que  le  progrès  moderne 
ou  l'émancipation  des  doctrines  philosophiques 
a  tué  l'ordre  moral  et  l'ordre  politique;  que, 
sous  l'empire  uni  de  l'autel  et  du  trône,  les  gou- 
vernemens  étaient  forts,  les  peuples  tranquilles, 


(  17  ) 

les  mœurs  pures  et  les  lois  respectées  ;  que  Vavé- 
nemcnt  des  nouvelles  théories  a  frappé  au  cœur 
rhumanité  jadis  heureuse  de  ses  institutions  sé- 
culaires et  de  ses  vieilles  croyances  ;  que,  de 
celles  qu'on  lui  a  offertes  pour  les  remplacer,  elle 
n'a  pu  accepter  aucune  ;  et  que  Tunique  fruit  de 
toute  celte  prétendue  émancipation  de  la  con- 
science par  la  raison  est  Finsurrection  qui  sta- 
tionne dans  les  rues  ou  s'agite  dans  les  clubs; 
que  de  cette  épouvantable  anarchie  des  esprits 
le  retour  franc  et  prompt  sous  la  bannière  sa- 
crée de  Tordre  ancien  est  le  remède  unique  : 
quand  on  nous  dit  tout  cela,  on  ne  considère  pas 
deux  choses,  d'abord  qu'une  partie  de  ces  asser- 
tions est  fausse,  ensuite  que  l'anéantissement  du 
mal  est  hors  des  possibilités  humaines. 

En  elfet,  si  l'on  prétend  qu'avant  l'avénement 
des  doctrines  modernes  le  monde  reposait  tran- 
quille, on  ment  à  soi-même  ou  à  l'histoire.  Les 
querelles  de  l'Empire  et  du  sacerdoce  ont  fait  as- 
sez de  bruit  et  pendant  assez  de  temps,  pour  que 
personne  neles  ignore,  et  si  la  séparation  des  deux 
domaines  a  été  prononcée,  c'est  que  cette  sépa- 
ration était  devenue  nécessaire.  Prononcée  plus 
tôt,  nous  n'avions  ni  l'insurrection  des  paysans 
de  la  Souabe,  ni  celle  des  paysans  de  la  West- 
phalie;  nous  n'avions  ni  les  gueux  de  plaine,  ni 
les  gueux  de  mer,  ni  les  gueux  de  bois,  ni  la 

I.  2 


(  i8  ) 

Ligue, ni  les  Têtes-Rondes,  ni  la  guerre  de  trente 
ans,  ni  celle  des  Camisards,  ni  enfin  celle  des 
paysans  de  la  Vendée, 
i  Quand  on  demande  le  rétablissement  de  Tordre 
ancien,  on  se  trompe  du  tout  au  tout.  D^ibord, 
cet  ordre  ancien  ne  se  trouve  à  aucune  époque 
donnée  de  Thistoire,  puisque  les  querelles  du  sa- 
cerdoce et  de  TEmpire  avec  les  querelles  de  la 
féodalité  et  de  la  monarchie  constituent  la  trame 
historique  de  tout  le  moyen  âge.  Ensuite,  on  est 
encore  dans  Terreur  quand  on  s'imagine  qu'un 
I  retour  serait  possible.  Les  doctrines  et  les  insti- 
;  tutions  s'établissent,  elles  ne  se  rétablissent  pas. 
Si  celles  qu'on  accuse  d'avoir  été  pour  l'Europe 
la  boîte  de  Pandore  y  sont  advenues,  c'est  qu'elles 
ne  pouvaient  pas  ne  pas  sortir  des  événemens.  Les 
faits  les  ont  amenées.  Les  faits  du  moyen  âge,  et 
plus  encore  les  méfaits,  en  étaient  gros.  La  faute 
n'a  pas  été  de  les  laisser  venir,  la  faute  a  été  de 
vouloir  les  empêcher  de  s'établir,  de  leur  refuser 
le  droit  commun,  le  jugement  par  devant  la  rai- 
son et  la  conscience.  C'est  en  leur  déniant  justice 
qu'on  les  a  forcées  de  se  faire  justice  ;  c'est  en  les 
rendant,  par  l'oppression,  assez  puissantes  pour 
être  justes  dans  leur  cause,  qu'on  les  a  rendues 
assez  puissantes  pour  être  injustes  dans  celle  des 
autres,  pour  opprimer  à  leur  tour. 

Les  opprimer  encore  une  fois  et  faire  reculer 


('  «9  ) 

aujourd'hui  vers  le  passé  la  fraction  avancée  de 
l'Europe,  c'est  l'idée  fixe  du  système  que  je  com- 
bats. Cette  idée,  je  la  déclare  complètement  ab- 
surde, puisqu'elle  est  de  tout  point  contraire  à  la 
nature  morale  de  l'homme  et  aux  leçons  que 
nous  crient  toutes  les  pages  de  l'histoire. 

Mais  quelle  est  la  fraction  vraiment  avancée 
de  l'Europe?  J'avoue  que  je  ne  considère  pas 
comme  telle  celle  qui  vient  communément  se 
poser  sous  ce  nom,  et  qui  n'a  dans  le  fond  qu'une 
seule  idée  non  plus,  et  une  idée  fixe  encore, 
celle  de  substituer  au  progrès  moral  le  progrès 
politique,  au  progrès  politique  le  progrès  so- 
cial, au  progrès  du  temps  celui  de  la  création 
instantanée;  idée  usée,  s'il  en  fut  jamais,  puisque 
sur  elle  ont  passé  tant  de  siècles,  ont  roulé  les  le- 
viers et  lesdébordemens  de  toutes  les  révolutions. 
Je  prends,  au  contraire,  pour  la  fraction  la  plus 
avancée  de  l'humanité  celle  qui  a  le  plus  d'idées, 
le  plus  de  lumières  et  par  conséquent  le  plus  de 
moyens;  car,  à  l'époque  où  nous  en  sommes,  la 
puissance  est  nécessairement  dans  la  science 
point  de  doctrine  forte,  point  d'actron  réelle.  Le 
règne  du  hasard  ou  de  la  brutalité  n'est  plus 
qu'un  mauvais  souvenir. 

Je  passe,  après  ces  mots  de  définition  sur  la 
fraction  avancée  de  l'humanité,  au  second  sys- 
tème qu'on  avance  sur  la  valeur  des  doctrines 


(  ) 

morales,  et  quej^ai  à  combattre.  Il  est  professé,  ce 
système,  précisément  par  ceux  qui,  si  faussement, 
à  mon  avis,  se  disent  à  haute  voix  les  plus  avan- 
cés. Ils  sont  avancés,  en  ce  sens  qu''ils  n'en  veu- 
lent pas  aux  doctrines  morales  d'être  advenues 
dans  le  monde.  Ils  leur  en  veulent  au  contraire 
d'y  être  encore,  et  c'est  en  cela  qu'ils  sont  en 
arrière.  En  effet,  en  déniant  à  ces  doctrines 
leur  puissance  sur  les  institutions  politiques,  leur 
nature  et  leur  caractère  ;  en  les  déclarant  illégi- 
times dans  leur  origine  et  dans  leurs  préten- 
tions; en  les  subordonnant  aux  doctrines  politi- 
ques et  en  les  réduisant  à  l'humble  rôle  d'échos 
de  ces  doctrines,  ils  établissent  un  système  qui  a 
trois  cents  ans  de  date,  et  qui  ne  doit  pas  comp- 
ter sur  autant  d'années  encore  ;  car  c'est  un  ma- 
chiavélisme si  brut  et  si  repoussant,  qu'il  serait 
désavoué  par  Machiavel  lui-même. 

La  cité,  la  constitution,  le  gouvernement,  les 
;  droits  et  les  devoirs  des  citoyens  :  voilà,  disent- 
'•  ils,  les  objets  uniques  de  la  science  sociale;  et  les 
principes  qui  y  président  constituent  seuls  la  véri- 
table doctrine  politique  ou  morale.  Toute  autre 
est  ou  un  rêve  de  philosophie  ou  un  rêve  de  reli- 
gion. Seuls,  le  bien  et  le  mal  politique  fondent  le 
bien  et  le  mal  moral.  La  vertu,  c'est  tout  acte  qui 
sert  la  chose  publique  ;  le  vice,  c'est  tout  acte  qui 
;  la  compromet.  Tel  acte  que  la  morale  religieuse 


(  ) 

se  plairait  à  traiter  de  crime,  dans  ce  système 
peut,  suivantle  but,  être  un  acted^un  magnanime 
dévouemenl,  tandis  que  le  dévouement  que  pro- 
clame la  morale  ancienne,  dévouement  à  un 
principe,  dévouement  à  une  personne,  peut  être 
un  vrai  crime  de  lèse-cité. 

Ces  principes,  on  en  convient,  choquent  en- 
core la  vieille  morale,  la  vieille  société;  mais 
cette  société  et  cette  morale,  dit-on,  n'ont  plus 
désormais  qu'une  existence  décrépite,  usurpée; 
elles  sont  en  dehors  du  droit  et  de  la  raison  ;  et 
l'émancipation  complète,  celle  qui  en  politique 
met  tin  à  toutes  les  illusions,  à  tous  les  rêves  d'u- 
topie philosophique  et  à  tous  les  dogmes  d'utopie 
religieuse,  est  désormais  la  condition  légitime 
des  nations  si  impatientes  déjà  d'entrer  dans 
cette  ère  nouvelle. 

Je  dis  que  ce  système,  qui  a  ses  voiles  comme 
tout  ce  qui  craint  d'effaroucher,  mais  que  j'ai 
suivi  jusque  dans  son  dernier  ésotérisme,  recule 
de  je  ne  sais  combien  de  siècles.  En  eâPet,  ce  n'est 
pas  seulement  au  siècle  dernier,  c'est  au  dix-sep- 
tième, c'est  au  seizième,  c'est  même  au  quinzième, 
que  je  trouve  ces  doctrines.  Dans  tous  ces  siècles 
le  même  système  apparaît  comme  une  grave 
aberration,  et  pourtant  je  l'accepterai  tel  qu'il  se 
produit  encore,  et  je  proclamerai  que,  dans  la 
science  de  l'homme,  il  n'est  rien  qu'on  puisse 


(  ^2  ) 

qualifier  de  doctrine  morale,  à  cette  condition 
seulement  que  dans  Punivers  on  anéantisse  d'a- 
bord Tordre  moral  et  les  lois  qui  le  constituent; 
que,  de  cet  ordre  moral,  on  arrache  ou  Tidée  et 
l'existence  de  Dieu,  et  qu'ensuite,  de  l'homme, 
on  retire  la  conscience  et  la  raison. 

C'est  là  toute  ma  réfutation  de  ce  système.  Et 
je  crois,  en  effet,  les  doctrines  morales  impéris- 
sables en  dépit  des  uns,  et  souveraines  en  dépit 
des  autres,  tant  que  ne  sera  pas  accomplie  cette 
triple  œuvre  d'anéantissement. 

Mais  que  valent  vos  doctrines  morales  ?  Les 
mœurs  et  les  principes  s'en  vont  ensemble  ;  le 
désordre  est  dans  les  intelligences  et  dans  les 
consciences,  comme  il  est  dans  la  cité  et  dans  les 
rues  ;  on  l'a  dit. 

Oui,  on  l'a  dit,  on  a  dû  le  dire  ^  on  a  dû  vous  le 
dire  f  mais  à  vous  se  borne  la  nécessité  de  la 
révélation,  à  vous  s'arrête  le  fait.  Car,  s'il  y  a 
désordre,  il  n'y  a  pas  désordre  général.  Grâce  à 
Dieu,  le  genre  humain  n'est  altéré  ni  dans  sa 
raison  ni  dans  sa  conscience,  et  ce  n'est  pas  d'une 
seconde  chute  de  l'homme  qu'il  s'agit;  c'est  d'une 
crise,  et  d'une  crise  sociale  qui  n'est  ni  universelle 
ni  nouvelle. 

Tout  le  désordre  qui  est  et  qui  cherche  tant  à 
se  grandir,  mais  qu'on  ne  doit  ni  exalter  pal- 
peur ni  contester  par  aveuglement,  n'est  comme 


(  ) 

théorie  qu'une  mauvaise  tradition  du  passé  ; 
comme  état  moral,  qu'une  simple  impuissance 
de  foi  et  de  raison  ;  et,  soit  comme  théorie,  soit 
comme  état  moral,  ce  désordre  est  parce  qu'il  ne 
saurait  pas  ne  pas  être. 

En  eflPet,  ces  libres  croyances  qui,  dans  leur 
lutte  et  dans  leur  colère  contre  des  doctrines  et 
des  institutions  oppressives,  se  sont  fait  un  petit 
coin  en  Italie,  dès  le  xvi"  siècle  -  une  grande  place 
en  Angleterre  au  xvif;  une  place  immense  en 
France  au  xviif -,  dans  l'Europe  entière  au  xix"; 
ces  croyances  qui  ne  voient  l'ère  de  leur  triomphe 
que  dans  l'anéantissement  de  toutes  les  doctrines 
contre  lesquelles  elles  sont  en  guerre  depuis  si 
long-temps,  ont  puisé  dans  les  fautes,  dans  les 
violences  et  dans  les  déceptions  de  nos  mauvais 
jours,  cette  espèce  de  sanction  que  le  scepticisme 
puise  toujours  dans  les  grandes  aberrations  de 
l'humanité.  Fortes  des  méfaits  commis  au  nom 
de  la  religion,  de  la  morale,  de  la  politique,  de 
la  philosophie  ;  plus  fortes  encore  des  mécomp- 
tes qu'a  faits  naguère  un  progrès  politique  qui, 
loin  de  vouloir  se  faire  social,  s'est  hâté  de  se 
faire  moral,  elles  exercent  sur  les  intelligences, 
comme  sur  les  passions ,  \m  empire  déplorable, 
un  empire  immense.  Dans  les  intelligences  elles 
tuent  cette  puissance  de  discernement,  cette  rai- 
son pure  et  calme  qui,  délégation  providentielle 


(  -4  ) 

dans  rhomine,  sait  rendre  justice  à  tout,  en  se 
mesurant  elle-même,  selon  sa  force  et  sa  fai- 
blesse; dans  ia  conscience,  elles  anéantissent 
cette  puissance  de  foi  aux  immortelles  destinées 
de  rhomme  et  aux  lois  éternelles  du  monde,  qui 
doit  régler,  arbitre  suprême,  les  délibérations 
d^une  volonté  soumise  à  la  loi  divine  et  les  actes 
d'une  vie  soumise  à  la  loi  humaine. 

De  ce  déplorable  égarement  des  plus  nobles  fa- 
cultés de  rhomme  les  victimes  sont  nombreuses, 
sans  doute;  mais  autour  de  nous  n'en  sont  plus 
les  auteurs.  Nous  Pavons  dit,  le  désordre  qui  rè- 
gne est  une  tradition,  il  n'est  pas  une  création; 
il  est  un  égarement  et  n'est  pas  un  anéanisse- 
ment;  il  est  un  effet,  il  n'est  pas  une  cause  ;  il  n'est 
que  la  fin  dernière  des  doctrines  du  passé;  il  est 
l'épuisement  de  cette  orgiaque  ivresse  et  de  ces 
fureurs  bachiques  qui  ont  marqué  les  jours  né- 
fastes de  notre  histoire. 

Pour  prouver  que  le  désordre  est,  au  contraire, 
plein  de  vie,  gros  de  progrès  et  assuré  d'ave- 
nir, on  objecte  ses  créations  du  jour.  La  litté- 
rature est,  dit-on,  l'expression  de  la  société,  et 
notre  littérature  est  désordonnée.  J'avoue  que,  si 
la  littérature  du  jour  est  notre  expression  la  plus 
pure,  l'absence  de  goût  et  de  raison,  de  sens  com- 
mun et  de  sens  moral,  en  un  mot  un  désordre  très- 
complet  est  le  caractère  de  l'époque.  Majs,  aux 


(  '^^  ) 

époques  d'une  riche  et  haute  civihsation,  il  est 
quelquefois  plusieurs  sociétés  et  plusieurs  litté- 
ratures. Parmi  nous,  j'en  distingue  deux.  Il  est 
une  société  marchande,  et  une  société  qui  ne 
Test  pas;  il  est  une  littérature  marchande,  et 
une  littérature  qui  ne  Test  pas.  J'appelle  l'une  la 
basse,  l'autre  la  haute.  Or, la  haute  littérature  d'un 
peuple,  c'est  celle  qui  peint  son  état  moral,  sa  vie 
la  plus  pure,  sa  pensée  la  plus  élevée,  tout  ce  qui 
a  puissance  et  intelligence,  ce  qui  porte  en  soi 
Tinspiration  du  jour  et  la  destinée  du  lendemain. 
Si  cela  est,  je  ne  crains  pas  d'affirmer  que  notre 
société,  haute  dans  mon  sens,  et  notre  littérature, 
haute  dans  mon  sens  aussi,  sont  loin  d'accuser  et 
de  réfléchir  le  désordre. 

Le  roman  et  le  drame  du  jour,  qui  réfléchis- 
sent si  purement  et  si  naïvement  le  désordre 
des  intelligences  et  des  consciences,  ne  sont  pas 
notre  expression  véritable  ;  et  si  ce  désordre  est 
immense,  s'il  a  parcouru,  fleuve  impétueux,  tou- 
tes les  lignes  du  pays,  nulle  part  il  ne  s'est  creusé 
un  lit  profond,  nulle  part  il  n'a  une  demeure  d'a- 
venir. Bientôt,  banni  de  nos  champs,  il  n'y  sera 
plus  qu'un  souvenir  ;  il  n'y  laissera  pas  même  une 
ruine;  car  déjà  d'habiles  ouvriers  fécondent  le 
limon  qu'ont  déposé  ses  ondes  fugitives.  Je  le 
crois,  l'excès  même  du  désordre  en  est  devenu 
le  remède,  en  ce  sens  qu'il  fait  accepter  la  cure. 


(  ^(i  ) 

Si  donc  le  résultat  d'un  progrès,  immense  mais 
sans  cesse  violenté,  est  en  apparence  une  ère 
de  ruine,  il  cache  en  réalité  une  ère  de  renais- 
sance. Sans  doute,  nous  Tavons  dit,  Tabsence  de 
foi  aux  hommes  et  aux  choses,  Tabsence  d'en- 
thousiasme pour  les  institutions  et  les  doctrines, 
est  un  des  caractères  de  l'époque;  mais  le  besoin 
de  doctrines  plus  pures  et  d'institutions  plus 
puissantes  en  est  un  autre.  L'ère  du  progrès  poli- 
tique par  le  progrès  moral  est  arrivée  ;  l'ère  du 
gouvernement  moral,  de  celui  qui  vit  des  lumiè- 
res de  la  raison  publique  et  des  battemens  de  la 
conscience  populaire,  est  arrivée  à  son  tour. 

C'est  pour  concourir  à  l'établissement  du  pro- 
grès pacifique  qu'amènera  cette  ère,  que  nous 
présentons  l'histoire  des  trois  siècles  du  progrès 
orageux.  Nous  l'avons  dit,  prenant  ce  dernier  pro- 
grès dès  son  origine,  à  la  renaissance  des  lumiè- 
res, nous  le  suivons  jusqu'à  nos  jours.  Nous  distin- 
guons, dans  l'histoire  des  doctrines  morales  et 
politiques  de  ces  trois  cents  ans,  sept  périodes  : 
la  renaissance,  la  réforme,  la  révolution  des  Pays- 
Bas,  la  première  révolution  d'Angleterre,  la  se- 
sonde,  la  révolution  d'Amérique,  la  première 
révolution  de  France,  et  celle  de  i83o. 

Ce  drame,  dont  les  scènes  se  jouent  dans  deux 
mondes,  offre  des  leçons  imposantes.  Les  peuples 
I  ne  profitent  pas,  dit-on,  des  leçons  de  l'histoire; 


(  ^7  ) 

est-ce  à  dire  qu'il  faut  renoncer  à  les  avertir 
ou  leur  donner  la  férule  ?  Je  ne  le  pense  pas  ;  je 
crois  qu'ils  sont  maintenant  trop  grands  pour  la 
recevoir,  et  que  personne  n'est  plus  assez  grand 
pour  la  donner. 


FI?t    DE   L  INTRODUCTIOJr. 


PREMIÈRE  PÉRIODE. 

DE  LA  RENAISSANCE  A  LA  REFORME. 

(1453—1517.) 

PÉRIODE    DE    64  ANS. 

CHAPITRE  PREMIER. 

 «a>^<  «»=---  

VUE  GÉNÉRALE  SUR  CETTE  ÉPOQUE.  / 

Le  progrès  que  nous  avons  entrepris  de  décri- 
re, et  qui,  dans  le  cours  de  trois  siècles,  est  une 
succession  des  luttes  les  plus  violentes,  prend  son 
origine  dans  la  renaissance  des  études  les  plus 
pacifiques,  les  plus  inolFensives.  C'étaient  des  étu- 
des de  littérature  et  de  philosophie.  Cette  philo- 
sophie et  cette  littérature  étaient  même  antiques. 
Cinq  siècles  de  décadence  et  de  barbarie  avaient 
passé  sur  Pune  et  Tautre;  elles  étaient  froides, 
elles  étaient  glacées. 


(  3o  ) 

Mais  un  orage,  rinvasioii  de  Constantinople 
par  les  Turcs,  jeta  ces  lumières  dans  le  sein  des 
populations  d'Occident,  par  les  réfugiés  grecs, 
au  moment  même  où  ces  populations,  grâce  aux 
travaux  des  Pétrarque  et  des  Boccace,  renais- 
saient d'elles-mêmes  au  goût,  à  la  raison,  au 
sentiment  de  la  dignité  humaine.  L'éclair  ren- 
contra des  éclairs.  En  effet,  si  les  réfugiés  qui 
apportèrent  ces  études,  furent  aussi  pacifiques 
qu'elles  ;  si  ce  furent  les  plus  imbelliqueux  des 
hommes,  de  vrais  savans  de  l'empire- grec,  ils 
eurent  pourtant  à  peine  louché  le  sol  de  l'Italie, 
qu'ils  y  firent  éclater  des  tempêtes.  Des  accens 
d'émancipation  rencontraient  alors  des  vœux  de 
liberté,  et  causaient  des  révolutions. 

Neuf  ans  après  la  prise  de  Constantinople  na- 
quit en  Italie  Pomponace,  qui  devait  émanciper 
la  philosophie  ;  et,  sept  ans  après  Pomponace, 
y  naquit  Machiavel,  qui  devait  émanciper  la  po- 
litique. 

Ces  deux  hommes  amenèrent  le  changement 
de  toutes  les  doctrines  et  de  toutes  les  institutions 
sur  lesquelles  reposaient  l'ordre  moral  et  l'ordre 
social  du  monde. 

A  ces  deux  hommes,  qui  furent  les  plus  grands 
parmi  les  élèves  des  réfugiés,  et  aux  deux  faits 
d'émancipation  qui  dominent -les  études  morales 
I  et  politiques  de  cette  époque,  se  rattachent  tous 


(  3«  ) 

les  autres  faits,  toutes  les  autres  doctrines.  Tout 
se  trouve  amené  ou  expliqué  par  ces  faits  et  ces 
hommes.  Nous  donnons  dans  cet  ordre  Thistoire 
de  cette  époque,  sans  plier  les  événemens  aux 
idées  ou  les  doctrines  aux  événemens,  acceptant 
dans  leur  simple  vérité,  mais  aussi  dans  toute 
leur  grandeur,  Torigine  et  les  progrès  du  débat 
qui  s'ouvre. 

Où  en  étaient,  à  cette  époque,  les  uns  à  Tégard 
des  autres,  les  peuples  et  leurs  maîtres?  Où  en 
étaient  leurs  doctrines  morales  et  politiques? 

Que  vint  demander,  pour  les  doctrines  mora- 
les, Pomponace ,  le  plus  grand  philosophe  de  l'é- 
poque ? 

Que  vint  faire,  pour  les  doctrines  politiques, 
Machiavel,  le  plus  grand  des  publicistes? 

Comment  l'Europe  accueillit-elle  les  enseigne- 
mens  de  l'un  et  de  l'autre  ? 

Quel  fut  le  résultat  immédiat  de  leur  oeuvre  ? 

Avec  quelles  doctrines  les  peuples  arrivèrent- 
ils  à  la  révolution  religieuse  de  1617? 

Voilà  les  questions  qui  résument  le  débat  de 
l'époque,  voilà  aussi  l'ordre  dans  lequel  nous 
avons  à  les  suivre. 

Si,  de  la  science,  qui  peut  échoir  à  l'intelli- 
gence humaine,  nous  essayions  de  nous  élever  à 
celle  qui  lui  est  refusée  ;  si,  dans  ce  que  l'his- 
toire nous  montre,  nous  prétendions  voir  aussi 


(  32  ) 

ce  qu'elle  nous  cache,  nous  serions  amenés  sans 
doute  à  dire  admirable  celle  marche  de  la  Pro- 
vidence qui,  à  Constanlinople,  jelle  au  milieu 
d'une  civilisation  décrépite  des  barbares  que 
leurs  victimes  doivent  civiliser  tôt  ou  tard,  et 
dans  les  débris  de  cette  civilisation,  portés  à 
d'autres  barbares,  aux  peuples  de  l'Occident, 
donne  à  ces  derniers  le  germe  des  plus  glorieux 
progrès.  Mais,  loin  de  vouloir  interpréter  le  des- 
sein de  la  Providence,  et  payer  à  ses  voies,  dans 
nos  récifs,  un  tribut  d'éloges  que  les  faits  paient 
mieux  que  les  mots,  nous  nous  tenons  à  ces  faits 
et  nous  bornons  à  lire  dans  les  pensées  des  hom- 
mes. C'est  encore  là  s'occuper  de  la  pensée  de 
Dieu  ;  le  génie  en  est  le  reflet,  les  hommes  en  sont 
les  inslrumens;  et  si  à  celte  époque  ils  ne  furent 
que  des  inslrumens  grossiers,  ils  furent  encore  des 
inslrumens  sublimes.  En  effet,  les  desseins  qui 
s'accomplissent  dans  ces  soixante  ans,  sont  plus 
hauts  que  les  leurs.  Dans  ce  labyrinthe  qu'of- 
fraient alors  les  doctrines  et  les  institutions,  et 
dans  cette  guerre  de  tous  contre  tous,  qui  est 
l'histoire  du  temps,  quelle  est  l'intelh'gence  hu- 
maine qui  eût  pu  tracer  une  voie  aux  peuples  ou 
à  leurs  maîtres  ?  Une  intelligence  supérieure  à 
celle  de  l'homme  a  seule  pu  diriger  d'une  manière 
si  ferme  la  marche  si  imposante  des  nations. 


(  33  ) 


CHAPITRE  SECOND. 


DE   l'état  des   doctrines  MORALES  ET   POLITIQUES  AU 
MOMENT   DE  LA  RENAISSANCE. 

Il  est,  de  nos  jours,  une  Europe  en  morale  et 
en  politique,  comme  il  en  est  une  en  géographie. 
Peut-être  la  première  ofFre-t-elle  autant  de  nuan- 
ces de  doctrines  et  d^institutions  que  la  seconde 
pi"ésente  de  variétés  de  peuples  et  de  climats; 
il  n^en  est  pas  moins  vrai  qu'une  certaine  unité, 
une  certaine  communauté  de  mœurs  et  d'inté- 
rêts, se  fait  sentir  jusque  dans  les  dissonances 
qu'on  peut  remarquer  encore.  En  elFet,  chacun 
des  états  qui  composent  cette  agrégation  un  peu 
fortuite,  est  lié  à  tous  les  autres,  est  obligé  de  les 
observer  tous,  et  aucun  ne  peut  plus  toucher  à 
ses  lois  fondamentales,  sans  que  tous  se  croient 
tenus  de  s'en  alarmer.  Volontaii  e  ou  fatale,  l'unité 
est  réelle.  Si  elle  est  un  mal  pour  les  uns,  elle  est 
un  bieu  pour  les  autres.  Aux  uns  et  aux  autres 
I.  3 


(  34  ) 

elle  ofFre  au  moins  cet  avantage,  qu^elle  agrandit 
à  Tinfini  leur  horizon  moral  et  politique. 

De  cette  unité,  cVst  à  peine  s'il  existait  en  i453 
quelque  grossière  ébauche.  Nul  système  européen 
à  cette  époque.  Les  relations  étaient  difficiles; 
les  communications  étaient  rares;  aux  rapports 
moraux,  comme  aux  rapports  matériels,  s^oppo- 
saient  la  situation  politique  des  peuples  et  les 
embarras  qu^elle  leur  créait.  Entre  la  royauté  et 
les  seigneurs,  entre  les  seigneurs  et  leurs  vassaux, 
entre  ces  vassaux  et  les  communes,  il  existait,  dans 
chaque  pays,  des  luttes  si  permanentes  et  si  ani- 
mées, qu'elles  absorbaient  tous  les  esprits,  que 
personne  n'avait  le  loisir  de  s'occuper  d'une 
question  ou  d'une  chose  générale,  d'une  Eu- 
rope, d'une  politique  européenne. 

Il  y  avait  pourtant  communauté  d'intérêts  et 
conformité  de  tendances,  et,  sous  certains  rap- 
ports, l'Europe  offrait  un  système  qu'elle  ne 
présente  plus  de  nos  jours  :  partout  la  même  foi; 
pour  tous  le  même  pontife;  ce  pontife,  le  père  de 
tous  les  fidèles.  A  la  voix  de  ce  vicaire  de  Jésus- 
Christ,  pendant  deux  siècles,  l'Europe  avait  mar- 
ché sous  une  bannière  commune.  La  même 
langue,  sacrée  pour  tous,  était  connue  d'une  ex- 
trémité à  l'autre  ;  la  situation  morale  et  politique 
de  tous  était  semblable;  dans  tous  les  cœurs  ré- 
gnaient les  mêmes  vœux,  car  tous  les  peuples 


(  35  ) 

éprouvaient  le  même  besoin  d'ordre,  de  protec- 
tion et  de  franchises.  Sous  tous  ces  points  de  vue, 
ils  s'observaient  comme  ils  s'observent  de  nos 
jours,  et,  malgré  leur  isolement,  malgré  l'absence 
des  routes  et  des  canaux,  des  journaux  et  des  tri- 
bunes qui  maintenant  font  tour-à-tour  de  l'Eu- 
rope entière  un  sénat,  un  forum,  un  salon  ou  un 
club,  le  serment  du  Rutli  et  la  conquête  de  Gre- 
nade trouvèrent  de  l'écho  dans  les  montagnes  de 
la  Scandinavie  et  dans  les  plaines  de  l'Irlande. 

Il  y  avait  donc  une  Europe,  une  ébauche  d'Eu- 
rope même  avant  1^53. 

Et  nous  sommes  autorisés  par  conséquent  à 
demander  quel  était  le  caractère  moral  et  poli- 
tique de  cette  grande  agrégation  ?  quelles  en 
étaient  les  doctrines  générales,  celles  qu'on  peut 
considérer  comme  constituant  la  vie  même  de 
l'Europe  ? 

La  réponse  à  deux  questions  qui  n'en  font 
qu'une,  est  donnée  dans  un  seul  fait  :  la  religion 
dirigeait  la  morale  et  la  politique.  L'état  et  l'é- 
cole étaient  dans  l'Eglise  ;  le  christianisme  avait 
fondé  ou  civilisé  tous  les  empires  ;  le  clergé  avait 
créé  ou  réglé  toutes  les  études  ;  toutes  les  doc- 
trines et  presque  toutes  les  institutions  étaient 
son  oeuvre,  et  cette  oeuvre  faisait  à  la  fois  son 
règne  et  sa  gloire.  L'Europe  était  si  bien  gouver- 
née par  la  religion,  qu'au-dessus  des  codes  qu'a- 


(  36  ) 

vaient  apportés  les  conquérans  des  anciennes 
provinces  de  TEinpire,  et  au-dessus  des  lois  ro- 
maines que  conservaient  ces  dernières,  planaient 
la  législation  de  Moïse  et  les  décrets  du  droit 
canon,  qui  réglaient  à  la  foisPélat  et  la  famille. 
Pour  caractériser  cette  situation  d'un  seul  mot, 
on  Va  nommée  la  théocratie  du  moyen  âge.  Dire 
que  c'était  une  théocratie  véritable  serait  une 
exagération  extrême.  Mais  on  sait  que  la  religion 
n'est  pas  autre  chose  qu'une  théocratie  morale, 
et  dès-lors  on  comprend  que  là  où  la  religion  est 
puissante,  il  y  a  théocratie  dans  les  doctrines  et 
dans  les  mœurs.  Il  y  a  donc  théocratie  dans 
le  moyen  âge  ;  il  y  a  théocratie  pontificale  et 
théocratie  royale;  il  y  a  même  théocratie  po- 
pulaire, et  le  Dieu  le  veut  des  Croisés  n'est  pas 
autre  chose. 

La  théocratie  ne  se  bornait  pas  aux  doctrines, 
elle  respirait  dans  les  institutions.  Plusieurs  mo- 
narques étaient  vassaux  du  pontificat  suprême  ; 
le  premier  de  tous  se  glorifiait  du  titre  d'avocat 
de  l'Eglise;  des  litresplus  modestesy  rattachaient 
les  autres  ;  de  hauts  et  puissans  seigneurs  étaient 
inféodés  aux  évêques  ;  aux  abbés  et  aux  abbesses 
obéissaient  des  chevaliers  et  des  barons. 

L'inféodation  morale  était  plus  intime.  Un 
clergé,  sinon  fort  d'une  science  hautement  pro- 
gressive, du  moins  en  possession  d'un  savoir  net- 


(  37  ) 

tenient  ai  rêlé  et  <ruii  sacerdoce  qui  élevail  jus- 
ques  au-dessus  de  la  couronne,  gouvernait  les 
intelligences,  et,  dans  toutes  les  classes  de  la  so- 
ciété, les  consciences  étaient  dirigées  diaprés  les 
mêmes  codes  et  les  mêmes  règles. 

De  cette  théocratie  morale  et  politique,  Tauto- 
rité  royale  avait  eu  quelquefois  à  se  plaindre; 
d'autres  fois  les  populations  elle-mêmes  avaient 
pu  en  murmurer;  mais  la  supériorité  des  lu- 
mières Tavait  établie;  d'immenses  bienfaits,  de 
hautes  institutions  l'avaient  consolidée;  ses  ré- 
sultats étaient  brillans  encore,  et,  en  thèse  géné- 
rale, les  peuples  et  les  rois  la  respectaient.  Au 
nom  de  la  religion,  les  peuples  prenaient  encore 
les  armes  ;  à  leur  foi,  ils  sacrifiaient  encore  leurs 
biens  les  plus  chers.  Les  rois,  à  leur  tour,  étaient 
dévoués  à  un  ordre  de  choses  où  leurs  droits  pui- 
saient une  sanction  si  auguste  ;  et,  si  quelquefois 
le  glaive  spirituel  les  fit  trembler  sur  leurs  trônes, 
ils  comprenaient  néanmoins  que,  sans  l'appui 
de  cette  arme  sacrée,  le  glaive  temporel  qu'ils 
tenaient  de  leur  côté  se  briserait  impuissant  dans 
leurs  mains. 

Cet  ordre  politique  offrait,  non-seulement  un 
caractère  hautement  religieux  et  moral,  il  pré- 
sentait des  rapports  nettement  tracés  et  reposait 
sur  un  fondement  sacré,  sur  des  lois  divines  et  par 
conséquent  des  lois  éternelles. 


(  38  ) 

Telle  était  l'Europe,  telles  étaient  ses  institu- 
I   tions  et  ses  doctrines  générales  avant  i453. 

Et  tout  cet  ordre  de  choses,  toutes  ces  doc- 
trines et  ces  institutions,  les  réfugiés  de  Byzance 
vinrent  les  ébranler  jusque  dans  leurs  fondemens, 
déchirer  le  pacte  de  la  religion  et  de  la  philoso- 
phie, de  la  politique  séparer  la  morale,  et  opérer 
une  double  émancipation,  le  tout  en  substituant 
:\  l'autorité  la  discussion,  le  progrès  à  l'immu- 
tabilité. 

Comment  la  Grèce  fugitive,  la  Grèce  byzantine 
a-t-elle  pu  opérer  cette  immense  révolution  ? 
L'Europe,  pour  donner  au  germe  qu'on  lui  ap- 
portait un  développement  si  rapide,  n'a-t-elle 
pas  dû  présenter  un  terrain  d'une  merveilleuse 
fécondité? 

En  effet,  l'Europe  offrait  ce  terrain  aux  fugi- 
tifs et  aux  doctrines  de  Byzance.  Dans  l'Occi- 
dent entier,  sous  l'apparence  du  calme,  se  ca- 
chait la  tempête,  et  l'esprit  de  ces  puissantes 
populations  du  moyen  âge,  qui  portaient  encore 
sur  leur  physionomie  les  marques  du  respect  et 
de  la  soumission,  était  sillonné  par  tous  les  genres 
d'excitation  et  d'ébranlement.  Déjà  Tinsurrec- 
tion  perçait  de  toutes  parts,  dans  les  doctrines, 
dans  les  institutions,  dans  tous  les  élémens  du 
corps  social. 

En  effet,  entre  la  politique  et  la  religion  l'ai- 


(  ^9  ) 

liance  était  apparente,  la  dissolution  réelle.  La 
guerre  de  PEmpire  et  du  sacei'doce  s'était  cal- 
mée, mais  elle  en  était  là  précisément  parce  que 
la  séparation  de  leurs  intérêts  était  désormais  en- 
tendue, et  qu'aucun  genre  d'ambition  n'excitait 
plus  le  successeur  du  pénitent  de  Canosse  à  com- 
battre le  successeur  de  Grégoire.  La  dictature  du 
pontificat  n'avait-elle  pas  cessé,  quand  partout 
s'effaçailla  prépondérancedel'Egîise;  quand, dans 
son  propre  sein,  on  désertait  son  système;  quand 
l'épiscopat,  jusque  sur  les  bancs  des  conciles,  se 
prononçait  pour  l'indépendance  des  couronnes; 
quand  Rome,  aux  synodes  de  Pise,  de  Constance 
et  de  Bàle,  trouvait  ses  adversaires  les  plus  re- 
doutables dans  ces  prélats  de  France  et  d'Es- 
pagne dont  les  prédécesseurs,  pour  régner  par 
elle,  l'avaient  jadis  fait  régner  sur  les  rois  ? 

A  la  défection  de  ses  princes,  l'Eglise  déjà 
voyait  s'unir  la  défection  de  ses  peuples.  L'in- 
surrection religieuse  était  commencée.  En  France, 
en  Piémont,  en  Angleterre,  en  Bohême,  des  po- 
pulations considérables  s'étaient  détachées  des 
institutions  et  des  doctrines  publiques,  et,  dans 
tous  les  coins  de  l'Europe,  de  simples  prêtres 
répétaient  les  paroles  d'opposition  qu'impru- 
demment avaient  articulées  des  prélats. 

Ainsi  s'émancipaient  non-seulement  les  princes 
et  les  empires  ;  déjà  se  révoltaient  les  consciences, 


(  4o  ) 

et  la  houlette  de  la  théocratie  paraissait  devoir 
se  briser  par  les  coups  mêmes  qu'elle  ne  pouvait 
pas  ne  pas  férir. 

Il  en  était  de  même  du  glaive  de  la  féodalité. 
Entre  les  vassaux  et  les  suzerains,  comme  entre 
PEmpire  et  le  sacerdoce,  la  guerre  s'était  calmée. 
Grâce  au  système  d'émancipation  et  à  la  hache 
de  Louis  XI,  les  donjons  tombaient  des  hauteurs 
du  pays,  comme  tombaient  les  couronnes  ducales 
des  têtes  de  la  noblesse  princière.  Cependant 
cette  guerre,  pour  n'être  plus  violente,  était  sé- 
rieuse encore,  et  à  la  fin  de  cette  période,  un  roi 
de  France,  en  montant  sur  le  trône,  prit  pour  la 
première  de  ses  maximes  celle  de  se  mettre  hors 
de  pairs. 

De  leur  côté,  les  communes,  surgies  du  progrès 
des  bourgeois  autant  que  des  torts  de  la  féodalité 
et  de  la  politique  des  monarques,  luttaient  contre 
les  barons,  et  apprenaient  dans  cette  lutte  à  por- 
ter plus  haut  leur  audace.  En  effet,  dans  les  jours 
difficiles,  la  royauté  avait  appelé  aux  états  des 
députés  pris  dans  leur  sein;  les  services  qu'ils 
avaient  rendus  et  les  subsides  qu'ils  avaient  votés 
étaient  mis  en  oubli  tout  ensemble  ;  on  avait  à 
les  rappeler;  on  y  songeait  partout,  et  la  manière 
dont  le  fît  contre  le  puissant  Charles-Quint  une 
petite  cité  de  Flandre,  nous  montre  comment, 
en  dernière  analyse,  on  entendait  s'assurer  ses 
riviléges. 


(  4i  ) 

De  cette  émancipation  et  des  discordes  qui  Ta-  | 
vaient  amenée,  la  royauté  profilait  généralement 
pour  s'entourer  d'hommes  et  d'institutions. 

Cependant  un  esprit  de  révolte  semblait  se  ré- 
veiller partout.  Les  exemples  que  les  pâtres  de 
quelques  obscures  vallées  de  Suisse  et  les  bour-  ; 
geois  des  plus  opulentes  cités  d'Italie,  avaient 
donnés  en  Europe  étaient  d'autant  plus  périlleux 
que  l'indépendance  des  uns  et  les  richesses  des 
autres  excitaient  plus  d'envie. 

Mais  la  guerre  n'était  pas  même  circonscrite 
dans,  l'ordre  religieux  et  politique,  dans  l'Eglise 
et  dans  l'état;  elle  était  dans  toutes  les  études,  et 
toutes  les  écoles  étaient  des  arènes.  Partout  on 
attaquait  l'empire  de  cette  scolastique  qui  était 
à  la  fois,  et  depuis  quatre  siècles,  une  rhétorique, 
une  logique,  une  philosophie  et  une  théologie, 
en  (un  mot,  la  science  du  monde.  Sans  doute  elle 
était  enseignée  encore  et  devait  l'être  encore 
long-temps,  mais  déjà  des  doctrines  nouvelles 
affectaient  d'en  mépriser  la  forme  et  le  fond,  et, 
à  cette  époque,  pour  parvenir  à  la  faire  écouter, 
les  plus  modestes  de  ses  défenseuis  croyaient 
déjà  devoir  la  modifier  dans  leurs  leçons  *.  Tous 
ceux  qui  lisaient  Boccace  et  Pétrarque,  Cicéron 

*  Modifications  apportées  à  la  scolastique  par  Gabriel  de 
Biel. 


(  42  ) 

et  Horace,  la  sapaient  dans  sa  base,  et  les  nou- 
velles littératures  populaires,  dans  toutes  les  lan- 
gues, chansonnaient  et  honnissaient  sa  vieille 
allure.  Quand  abordèrent  en  Italie  les  fugitifs 
de  Byzance,  déjà  les  peuples  d'Occident  avaient 
sur  les  lèvres,  pour  une  foule  de  doctrines,  Tar- 
guraent  du  doute  ou  le  sarcasme  du  mépris. 

A  cet  esprit  d'insurrection  littéraire,  morale  et 
politique,  se  joignait  une  singulière  excitation, 
une  sorte  d'exaltation  magique. 

Celte  gigantesque  accumulation  des  richesses 
de  l'Asie  et  de  l'Afrique,  des  objets  d'art  et  des 
monumens  du  génie  des  plus  célèbres  peuples  de 
la  terre,  qui  illustrait  celles  des  villes  d'Italie  que 
l'Empire  avait  laissées  libres  ;  cette  haute  fortune 
que  s'étaient  faite  les  cités  anséatiques  du  Nord 
dont  le  commerce  et  l'industrie  civilisaient  les 
contrées  les  plus  barbares-,  cette  heureuse  dé- 
couverte du  Cap  qui  ouvrait  une  voie  générale 
aux  régions  fabuleuses  des  Indes  orientales  ;  celte 
découverte  plus  heureuse  encore  des  Indes  occi- 
dentales, qui  bientôt  révéla  un  nouveau  monde; 
cette  vaillante  expulsion  des  Maures  de  l'Anda- 
lousie qui  termina  si  glorieusement  quatre  siè- 
cles de  croisades;  ces  faciles  expéditions  d'Italie, 
et  ces  beaux  rêves  de  conquêtes  que  Charles  VIII 
jetait  dans  l'imagination  du  peuple  le  plus  hardi 
de  la  terre;  cette  brillante  invention  de  la  bous- 


(  43  ) 

sole,  qui  enseignait  à  tracer  sur  TOcéan  des  routes 
plus  sûres  et  plus  lointaines;  cette  création  plus 
magique  encore  de  la  presse  mobile,  qui  fut  à 
elle  seule  une  révolution  tout  entière  :  tous  ces 
faits  si  immenses  donnaient  aux  esprits  une  im- 
pulsion sublime. 

Est-il  surprenant  que  la  foudre  qui  vint  tom- 
ber tout-à-coup  au  milieu  de  ces  élémens  ait 
produit  des  flammes  si  subites  et  si  vives?  Nous 
Pavons  dit,  le  génie  de  la  Grèce  antique  venant 
souffler  sur  le  génie  du  temps,  c'était  Téclair  ren- 
contrant réclair. 

Quand  les  fugitifs  de  Byzance  abordèrent  en 
Italie,  ne  sauvant  du  naufrage  que  des  manu- 
scrits, ni  eux  ni  leurs  hôtes  ne  jugeaient  ainsi 
le  faible  don  qne  les  supplians  tenaient  dans 
leurs  mains.  Que  venaient- ils  donc  apporter  à 
rOccident  touché  du  récit  de  leur  catastrophe  ? 


(  44  ) 


CHAPITRE  m. 


DES   DOCTRINES   APPORTÉES  EN   OCCIDENT    PAR  LES 
RÉFUGIÉS  DE  CONSTANTINOPLE. 

On  peut  affirmer  que  tout  ce  que  ces  illustres 
exilés  apportèrent  en  Italie,  ce  furent  des  volu- 
mes de  philosophie  et  de  littérature,  avec  le  désir 
de  gagner  leur  vie  à  les  expliquer.  S'ils  y  joi- 
gnirent quelque  ambition  plus  haute,  ce  fut  tout 
au  plus  celle  d'inspirer  aux  disciples  qu'ils  pour- 
raient se  faire  en  Occident  l'enthousiasme  qu'ils 
éprouvaient  eux-mêmes  pour  les  seuls  trésors 
qu'ils  eussent  sauvés.  Exercer  sur  les  doctrines  et 
sur  les  institutions  de  l'Europe  une  action  puis- 
sante, en  changer  l'esprit  et  la  nature,  cela  n'en- 
trait pas  dans  leur  pensée.  Sans  doute  ils  étaient 
Grecs  et  d'un  esprit  ambitieux;  l'exemple  de  Bes- 
sarion  devenu  cardinal,  pouvait  donc  leur  inspi- 
rer le  désir  de  s'élever  aux  dignités;  mais  leur 
antipathie  pour  une  Eglise  dont  ils  n'imploraient 


(  45  ) 

les  secours  et  dont  ils  ne  flattaient  le  chef  qu'eu 
gémissant  de  leur  humiliation,  les  éloignait  de 
cette  perspective.  La  grossièreté  générale  deTOc- 
cident  excitait  leurs  sourires  et  leur  pitié,  et  de 
ces  sentimens,  ils  pouvaient  aller  à  quelque  vœu 
secret,  à  quelque  projet  intime  de  civilisation 
plus  haute;  mais  au  dehors  ils  poussaient  le  res- 
pect de  Fhospitalité  jusqu'à  l'exagération ,  et, 
en  lisant  avec  leurs  disciples  d'Italie  les  lois  ou 
la  République  de  Platon,  les  OEuvres  morales  ou 
politiques  d'Aristote,  jamais  ils  ne  sortirent  avec 
eux  de  l'Académie  ou  du  Lycée.  Personne  plus 
qu'eux  ne  savait  se  confiner  dans  Athènes  sans 
jeter  un  regard  sur  Rome.  Leur  existence  était 
une  chose  à  part  ;  c'était  la  paix  après  l'orage,  et 
ces  pauvres  réfugiés  avaient  un  tel  besoin  de  la 
paix,  que,  pour  la  conserver,  ils  faisaient  abné- 
gation de  toute  parole  qui  pouvait  la  leur  ravir. 
Pour  eux  plus  de  politique  ;  pour  eux  la  philoso- 
phie elle-même  n'était  plus  que  la  religion.  Une 
seule  querelle  éclata  parmi  eux  ;  ce  ne  fut  pas 
pour  savoir  si  le  descendant  des  Paléologues  ou 
Mahmoud  était  leur  souverain  légitime  ;  ce  fut 
pour  savoir  qui,  de  Platon  et  d'Aristote,  était  leur 
philosophe  par  excellence.  Quand  cette  dispute 
vint  à  éclater  entre  deux  Grecs,  entre  Gémiste 
Pléthon  et  George  de  Trébisonde,  elle  alarma 
tous  les  autres  ;  ils  furent  bien  obligés  de  prendre 


(  46  ) 

parti  et  de  se  ranger  en  bataille  ;  mais,  loin  de 
faire  de  ce  problème  une  affaire  de  libre  discus- 
sion, des  deux  côtés  on  se  hâta  d'en  appeler  à  la 
religion  pour  le  faire  résoudre.  On  échangea  bien 
'  quelques  argumens  de  pure  spéculation,  mais  on 
n'y  attachait  pas  d'importance.  La  religion  fut 
déclarée  ai'bitre  suprême.  Les  doctrines  d'Aristote 
sont  les  seules  vraies,  disait  George,  parce  que 
seules  elles  s'accordent  avec  le  christianisme  ; 
celles  de  Platon  sont  fausses,  par  la  raison  con- 
traire. Dans  l'autre  camp,  on  opposa  aux  parti- 
sans d'Aristole  précisément  le  même  genre  de 
démonstration,  et  le  juge  du  combat,  le  cardinal 
Bessarion,  rétablit,  sinon  la  paix  intérieure,  du 
moins  le  silence,  en  se  prononçant  pour  cet  avis. 

On  n'est  pas  plus  réservé,  on  n'est  pas  plus 
soumis  aux  lois  et  aux  moeurs  d'un  pays  que  ne 
le  furent  les  réfugiés  de  Byzance  accueillis  en  Oc- 
cident. 

Cependant  ils  y  amenèrent,  comme  malgré 
^  eux,  une  immense  révolution,  d'abord  par  leur 
'  apparition,  ensuite  par  les  livres  qu'ils  appor- 
taient, enfin  par  les  disciples  qu'ils  formèrent. 

Leur  apparition,  avec  tout  ce  qui  s'y  rattacha, 
devint  une  sorte  de  résurrection  de  la  Grèce  an- 
tique ,  de  la  vieille  Athènes  et  de  ses  illustres 
écoles.  Leur  enthousiasme  pour  ces  beaux  siècles 
fut  d'autant  plus  contagieux  qu'ils  laissaient  à 


(  47  ) 

leurs  disciples  plus  de  spontanéité.  Leur  enthou- 
siasme alla  loin.  Plélhon  ressuscita  toute  une 
religion,  toute  une  philosophie,  toute  une  poli- 
tique inconnue,  en  exposant  les  croyances  de  la 
Hellade,  les  institutions  de  Sparte,  la  morale  du 
Portique.  Et  tout  cela  Pléthon  le  fit  connaître 
avec  un  zèle,  un  entraînement  qui,  à  lui-même, 
fit  oublier  qu'il  était  chrétien.  En  effet,  quand 
Pléthon  exposait  avec  Taccent  de  Tenivrement 
ces  belles  créations  du  génie  grec,  son  langage 
n'était  plus  celui  de  FÉglise.  Sans  doute  il  ne 
voulait  pas,  comme  on  Vcn  accusa,  ramener  au 
paganisme;  mais  involontairement  il  amena, 
par  l'explication  de  quelques  volumes  anciens, 
les  comparaisons  les  plus  fâcheuses  pour  les  doc- 
trines et  les  institutions  modernes. 

Les  livres  publiés  par  les  Grecs,  si  imbelliqueux 
qu'ils  fussent,  excitèrent  les  esprits  plus  encore 
que  leurs  enseignemens.  Ces  livres  n'étaient  plus 
des  leçons  de  grec.  C'était  la  plus  belle  littérature 
et  c'était  la  plus  belle  philosophie  qui  fussent  au 
monde.  Ensemble  elles  inspiraient  le  goût  de  la 
critique,  l'amour  de  la  liberté,  la  haine  du  des- 
potisme, le  mépris  de  la  barbarie.  N'était-ce  pas 
là  s'attaquer  à  tout  ce  qui  existait  ?  L'idéalisme 
de  Platon,  le  vol  audacieux  et  les  belles  utopies 
de  ce  sublime  rêveur  n'entraînaient-ils  pas  forcé- 
ment la  pensée  dans  des  régions  nouvelles,  dans 


(  48  ) 

des  régions  périlleuses  pour  les  esprits  fiiçonnés 
par  la  scolastique  ?  Et  la  sévère  analyse  à  laquelle 
Aristote  soumet  les  mœurs  et  les  institutions  des 
peuples  les  plus  célèbres  du  monde,  ne  venait- 
elle  pas  ajouter  des  directions  très-précises  aux 
excitations  trop  vives  de  Platon?  Cest  là  le  carac- 
tère de  la  science  :  elle  ne  sait  apparaître  à  Tin- 
telligence  sans  Félever,  sans  pénétrer  Thomme 
du  sentiment  de  sa  dignité,  sans  exalter  ses  fa- 
cultés les  plus  hautes. 

Ce  que  ne  firent  pas  les  réfugiés  et  leurs  publi- 
cations, fut  fait  par  leurs  disciples. 

Ces  disciples  étaient  nombreux.  C'étaient  tous 
les  Italiens  de  goût,  presque  tous  les  princes  et 
prélats  de  ce  pays,  et  toute  la  jeunesse  un  peu 
éminente  des  autres.  A  la  lête  de  ces  disciples  de 
la  Grèce  étaient  les  premiers  cardinaux,  et  au 
rang  des  principaux  admirateurs  de  ces  études 
antiques  étaient  les  papes.  Nommer  Bembo  et 
Léon  X,  n'est-ce  pas  nommer  plusieurs  papes  et 
plusieurs  cardinaux? 

De  ces  disciples  il  y  en  eut  de  pacifiques  comme 
leurs  maîtres*,  comme  eux  attachés,  les  uns  aux 
textes,  à  la  simple  critique  et  à  la  stérile  gram- 
maire; les  autres,  à  la  savante  philosophie,  au 
péripatétisme  pur  et  au  platonisme  pur,  ou  bien 
au  platonisme  de  Plotin,  au  platonisme  de  Pro- 
clus,  au  platonisme  enrichi  des  oracles  de  Zo- 


(  49  ) 

roaslre  et  des  mystères  de  laKabbala.  Tels  furent 
les  Marsile  Ficin,  les  Pic  de  la  Mirandole,  les 
Reuchlin,  et  rimmense  majorité  de  ceux  dont 
les  noms  ne  se  citent  plus.  Dans  les  écrits  si  nom- 
breux et  si  prolixes  de  tous  ces  critiques,  de  tous 
ces  philosophes,  pas  une  allusion  politique,  pas 
une  innovation  en  philosophie.  C'est  Fabnéga- 
tion  pure  de  la  raison.  Ces  hommes  ne  sont  pas 
des  individus,  ce  sont  des  rôles.  Veut-on  les  con- 
naître par  leur  langage? 

«Dans  tout  ce  que  j'écris  ici,  dans  tout  ce  que 
j'affirme  ailleurs,  dit  Marsile,  le  chef  de  l'aca- 
démie des  Médicis,  je  n'entends  affirmer  qu'au- 
tant que  l'Eglise  approuve.  »  Et  celte  profes- 
sion est  la  foi  commune  de  presque  tous  ses 
émules. 

Mais  parmi  les  disciples  des  réfugiés  de  By- 
zance,  il  en  est  qui  ont  puisé  dans  les  études  des 
inspirations  plus  hardies,  plus  conformes  à  la 
force  de  leur  intelligence.  Il  en  est  qui  ont  puisé 
dans  les  études  et  dans  le  langage  de  leurs  maî- 
tres une  sorte  d'insurrection  contre  les  mœurs, 
les  doctrines,  les  usages  de  l'Occident.  Bembo, 
lui-même,  comme  les  Grecs,  comme  Plélhon, 
oublia  plus  d'une  fois  qu'il  n'était  ni  grec  ni 
païen,  qu'il  était  cardinal  de  l'Eglise,  et  qu'il 
était  mal  séant  à  un  cardinal  de  parler  comme 
un  adorateur  des  divinités  de  l'Olympe. 

4 


(  5o  ) 

Mais,  au  nombre  de  ces  disciples  de  la  Gièce 
ressuscitée,  il  en  est  deux  surtout  qui  se  distin- 
guent. L'un  a  fait  de  Thistoire  une  étude  spé- 
ciale, Tautre  a  mesuré  toute  la  philosophie  :  sans  se 
connaître  ils  ébranlent,  Tun  par  ses  leçons,  Vau- 
tre par  ses  livres  jusque  dans  ses  bases  ce  grand 
système  du  moyen  âge,  qui  met  la  religion  à  la 
tête  de  toutes  les  institutions  politiques  et  de  tou- 
tes les  doctrines  morales.  L''un  détache  de  la  re- 
ligion les  doctrines  morales,  Fautre  en  détache 
les  doctrines  politiques.  Nous  avons  nommé 
Pomponace  et  Machiavel  :  dans  leurs  travaux 
apparaît  le  monde  moderne. 


(  5i  ) 


CHAPITRE  IV. 


POMPONÀCE,  I.E  PLUS  GRAND  PHILOSOPHE  DE  LKPOQUE, 
DÉTACHE  DE  LA  RELIGION  LES  DOCTRINES  MORALES. 

L'histoire  de  rémancipation  des  doctrines  mo- 
rales n'étant  pas  été  faite  encore,  Pomponace 
n'occupe  pas  dans  l'opinion  la  place  qu'il  y 
mérite. 

Pomponace  n'est  ni  plus  ni  moins  que  l'homme 
de  génie  de  qui  émane  le  mouvement  philoso- 
phique des  derniers  siècles,  tout  le  progrès  qui 
constitue  l'histoire  morale  de  trois  cents  ans.  Sans 
doute,  Pomponace  n'a  pas  calculé  tout  ce  pro- 
grès; mais  il  a  si  bien  senti  la  nécessité  de  l'en- 
treprendre, qu'il  a  mis  à  remplir  la  tâche  que 
loi  offrait  sa  position  une  élévation  de  vues  et 
une  persévérance  qui  le  placent  au  rang  des  plus 
grands  hommes  de  tous  les  temps. 

Les  hommes  un  peu  éminens,  ceux  qui  impri- 


•(  5.  ) 

ment  aux  siècles  une  marche,  une  pensée,  les 
hommes  providentiels,  ont  toujours  des  missions 
ardues.  Celle  de  Pomponace  était  hérissée  d^ob- 
stacles.  Trois  systèmes  également  défectueux, 
mais  pesant  sur  le  monde  de  toute  Tautorité  de 
plusieurs  siècles,  gouvernaient  les  intelligen- 
ces :  la  doctrine  d'Aristote,  implantée  dans 
FEurope  par  les  Arabes;  la  vieille  théologie  de 
Duns-Scot  et  de  saint  Thomas  d'Aquin,  associée 
par  les  scolastiques  à  la  philosophie  du  stagirite; 
enfin  Tancienne  philosophie  de  la  Grèce,  fraîche- 
ment apportée  de  By^ance.  Partout  régnaient  ces 
trois  doctrines,  et  toutes  trois  elles  substituaient  à 
la  libre  pensée,  au  génie  créateur  de  la  philoso- 
phie, le  dogme  fait,  la  pensée  enchaînée,  Fim- 
muable  autorité.  Profondément  pénétré  de  Tin- 
suffisance  de  toutes  les  trois,  et  impatient  de  se 
mesurer  librement  avec  les  plus  hautes  questions 
de  morale  et  de  philosophie,  Pomponace  résolut 
de  rendre  libres  toutes  ces  questions  et  d'éman- 
ciper complètement  Tintelligence. 

Dans  la  crise  où  se  trouvait  le  monde,  le  salut  des 
doctrines  était  dans  la  liberté.  C'est  ce  que  Pom- 
ponace comprit  parfaitement  ;  c'est  ce  qu'autour 
de  lui  ne  comprenait  personne.  Il  savait  son  iso- 
lement, mais  sa  mission  était  fatale  ;  on  sait  d'ail- 
leurs que  les  obstacles  sont  des  aiguillons  pour 
l'homme  de  génie. 


(  53  ) 

De  ses  maitres  Pomponace  avait  appris  la  pru- 
dence; le  courage  qu'il  montra  fut  son  propre 
bien,  et  il  Tunil  à  la  prudence  au  plus  haut  de- 
gré. Révéler  de  sa  pensée  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
la  faire  comprendre,  en  cacher  tout  le  reste  :  telle  < 
fut  sa  politique.  Elle  fut  simple  comme  son  gé- 
nie. La  nature  envers  lui  s'était  montrée  prodi- 
gue. Né  de  noble  famille  *,  petit  de  taille,  mais 
plein  de  vie,  et  réfléchissant  sur  une  physiono- 
mie brillante  tous  les  dons  de  rintelligence  ; 
d'une  éloquence  un  peu  populaire,  mais  d'ail- 
leurs toule  dramatique,  toute  pittoresque;  versé 
dans  toutes  les  sciences  de  son  temps,  il  fut  le 
premier  professeur  de  l'époque.  Il  occupa  des 
chaires  à  Padoue  et  à  Bologne;  sa  célébrité  rem- 
plit l'Italie,  l'Europe.  Ses  adversaires  égalaient 
presque  en  nombre  et  en  puissance  ses  admira- 
teurs, quoique  toute  la  jeunesse,  quoique  Bembo 
et  Léon  X  fussent  de  son  côté.  De  ses  ennemis 
un  seul,  son  collègue  Achillini,  qu'irritait  la 
désertion  de  ses  auditeurs,  pouvait  balancer  sa 
renommée,  et  comprometti'e  ses  succès.  En  ef- 
fet, ^ans  ces  joutes  académiques  qui  consti- 
tuaient alors  pour  la  science  la  presse  et  la  pu- 
blicité, Achillini,  défenseur  de  la  scolastique  et 
d'Averroès,  plus  d'une  fois  enlaça  le  jeune  athlète 


*  Mantoue,  1462. 


(  54  ) 

dans  ses  dilemmes  ;  mais  toujours  quelque  sail- 
lie plus  brillante  que  logique  le  débarrassa  du 
vieux  lutteur.  Cependant  Pomponace  eût  re- 
noncé sans  peine  à  des  combats  qui  pouvaient 
le  compromettre,  si  à  ces  débats,  où  il  était 
permis  de  prendre  quelque  licence,  n'eût  pas 
assisté  la  génération  la  plus  intéressante  de  son 
siècle. 

Ce  ne  fut  pas,  toutefois,  dans  ces  joutes  et  ces 
improvisations,  ce  fut  dans  des  leçons  profondé- 
ment méditées  et  dans  trois  traités  fondamentaux 
que  Pomponace  exposa  ses  doctrines,  tout  en  les 
cachant  sous  celles  d'Aristote,  dont  il  prétendait 
rétablir  les  plus  pursenseignemens.  Les  doctrines 
de  Pomponace  se  résument  toutes  en  ces  mots, 
affranchir  la  philosophie  des  dogmes  de  la  reli- 
gion. Mais  ces  mots,  il  ne  pouvait  les  prononcer. 
Ce  qu'il  pouvait  attaquer  ouvertement,  ce  n'était 
pas  l'empire  de  la  religion,  c'était  le  règne  de  la 
scolastique,  telle  que  l'avaient  faite,  d'abord  les 
professeurs  musulmans  de  Cordoue,  ensuite  les 
docteurs  chrétiens  du  moyen  âge,  Averroès  à  la 
tête  des  uns,  et  saint  Thomas  d'Aquin  à  la 
queue  des  autres.  Sans  doute  le  philosophe  en 
voulait  à  l'absolutisme  de  la  religion,  mais  tout 
en  se  réduisant  à  le  combattre  dans  les  thèses  de 
la  scolastique,  il  fallait  encore  des  précautions  et 
des  détours.  Italien  et  formé  par  des  Grecs,  Pom- 


(  55  ) 

ponace  sut  se  faire  entendre  sans  trop  se  faire  l 
persécuter. 

Pour  arriver  k  son  but,  il  s'attaqua  non  pas  à 
Fensemble  de  la  scolastique,  mais  à  ses  questions  ^ 
fondamentales,  par  exemple,  celles  sur  Pâme  et 
son  immortalité;  celles  sur  la  Providence,  le  des- 
tin et  la  liberté  ;  enfin  celle  des  miracles.  Libre 
d'exprimer  sa  pensée,  il  n'eût  abordé  qu'une  seule 
de  ces  questions,  celle  de  la  liberté;  ne  pouvant 
que  laisser  entrevoir  ses  tendances,  il  fut  bien 
aise  de  les  éparpiller  sur  un  plus  grand  nombre 
de  sujets. 

Son  premier  soin  fut  de  dégager  l'âme  elle- 
même  des  liens  où  elle  lui  semblait  comme  em- 
prisonnée. En  effet,  à  ses  yeux,  le  dogme  de  l'im- 
mortalité, placé  par  la  scolastique  au  sommet  de 
toutes  les  croyances,  planait  de  là  comme  une 
sorte  de  fatalité,  de  prédestination,  sur  la  pensée, 
la  volonté,  sur  toute  la  vie  de  l'âme.  Immortelle 
et  créée  de  toute  éternité  ou  pour  toute  l'éter- 
nité par  le  régulateur  suprême  de  toutes  choses, 
l'intelligence  humaine,  il  s'en  plaignait,  avait 
une  destinée  invaiiablement  et  fatalement  ré- 
glée. Dès-lors  plus  de  liberté.  Dès-lors  il  y  a  pour 
le  philosophe  véritable  une  triple  tâche  à  rem- 
plir :  prouver  que  l'âme  n'a  pas  une  destinée  si  \ 
fatalement  établie,  et  démontrer  que  la  scolasti- 
que, en  affirmant  le  contraire,  est  impuissante  à  le 


(  56  ) 

prouver  ;  que,  sur  cette  grande  question,  la  phi- 
losophie doit  être  entièrement  indépendante  des 
dogmes  de  la  religion.  Telle  fut  précisément  la 
tâche  que  se  fit  Pomponace,  et,  ne  pouvant  di- 
rectement ^accomplir,  il  résolut  de  prendre  ce 
détour,  de  montrer  que  le  dogme  de  Timmorta- 
lité  était  plus  que  douteux,  qu^il  était  complète- 
ment incertain,  qu'il  n'était  d'ailleurs  d'aucun 
intérêt  ni  pour  la  morale,  ni  pour  la  politique. 

Tout  cela,  à  celte  époque,  était  d'une  audace 
extrême-,  mais  le  mauvais  état  où  se  trouvait  la 
philosophie,  et  le  débat  qui  était  ouvert  entre 
Aristole  et  Platon  sur  la  doctrine  de  l'àme,  per- 
mit non-seulement  à  Pomponace  de  soutenir  son 
opinion,  mais  encore  d'accabler  ses  adversaires 
de  tout  le  poids  d'une  haute  supériorité. 

Disons  d'abord  combien  les  doctrines  sur  l'âme 
étaient  déplorables.  Les  Platoniciens  enseignaient 
trois  âmes  différentes,  l'une  végétative,  commune 
aux  animaux  et  aux  plantes;  l'autre  sensitive, 
commune  aux  hommes  et  aux  animaux;  la  troi- 
sième rationnelle,  commune  aux  hommes  et  aux 
anges. 

A  cette  théorie  générale  ils  rattachaient  une 
foule  de  discussions  secondaires,  pour  savoir  si 
les  âmes  des  anges  étaient  créées  avant  le  temps 
ou  avant  le  mouvement  du  ciel  ;  si  les  âmes  des 
hommes  étaient  créées  immédiatement  après  cette 


(  57  ) 

époque,  mais  non  pourtant  dans  le  temps*,  et  si 
les  âmes  des  animaux  étaient  créées  dans  le' 
temps,  et  long-temps  après  celles  des  hommes. 

Les  péripatéticiens  se  distinguaient  en  deux 
camps.  Les  uns  n'admettaient  pour  la  pensée  de 
tous  les  êtres  intelligens  qii\m  principe  unique 
et  universel,  de  telle  sorte  que  les  individus  de 
Tespèce  humaine  seraient  les  simples  véhicules 
de  ce  principe,  le  seul  qui  fût  immortel.  Les  au- 
tres enseignaient  des  âmes  individuelles,  mais 
mortelles  suivant  la  philosophie  ,  immortelles 
d'après  la  religion. 

Pomponace  avait  trop  de  science  et  de  raison 
pour  ne  pas  sourire  intérieurement  de  ces  théo- 
ries; mais  il  avait  aussi  trop  de  tact  pour  ne  pas  f, 
en  profiter  et  faire  voir  qu'aucune  d'elles,  pas  j 
même  celle  d'Aristote ,  ne  pouvait  démontrer  i 
l'immortalité.  Tel  fut  l'objet  de  son  premier 
traité**,  traité  court,  diffus,  plein  de  scolastique 
et  plein  d'arguties ,  mais  plein  aussi  d'une  im- 
mense érudition ,  et  allant  par  mille  détours  au 
grand  but  que  s'était  proposé  l'auteur. 

Ce  but,  nous  l'avons  dit,  était  de  dégager  la 

*  Quelques  platoniciens,  Ficin  entre  autres,  enseignaient 
que  les  ames  sont  créées  par  Dieu  tous  les  jours. 

**  Tractatus  de  Animœ  immortalitatc.  Première  édit.  Bolo- 
gne, 1516;  dernière,  par  Bardili,  Tubinge,  1791,  in-S". 


(  58  ) 

philosophie  aspirant  à  rindépendance  du  dogme 
d'une  destinée  immortelle  et  fatale.  Pomponace, 
après  avoir  protesté  de  son  attachement  aux 
doctrines  de  TEglise,  démontre  successivement, 
comme  philosophe^  qu'aucun  argument  produit 
dans  les  écoles  pour  prouver  l'immortalité,  n'est 
décisif,  et  que  ni  la  morale  ni  la  politique  ne  souf- 
frirent de  l'opinion  contraire.  Toutes  les  objec- 
tions qu'on  élève  communément  dans  l'intérêt  de 
la  politique  et  de  la  morale,  non-seulement  il 
les  combat,  mais  il  cherche  à  faire  voir  que  le 
^  dogme  de  la  mortalité  de  l'âme  est  plus  favorable 
aux  moeurs. 

C'est  dépasser  le  but  pour  être  certain  d'y  at- 
teindre. Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  voir 
que  Pomponace  dépasse  le  sien,  que  sa  doctrine 
est  sophistique ,  que  sa  doctrine  est  absurde. 
Pomponace  savait  cela  comme  nous,  et  ce  philo- 
sophe, dans  sa  conscience,  n'avait  nulle  envie 
d'ôter  à  la  religion  la  plus  haute  de  ses  espéran- 
ces. Mais  pour  obtenir  ce  qu'il  voulait,  pour  en- 
lever la  philosophie  à  la  religion,  celte  dernière, 
et  la  rendre  maîtresse  de  toutes  ses  ques- 
tions, il  pensait  devoir  aller,  loin.  Il  savait  re- 
venir. Ce  qu'il  croyait  au  fond  de  son  âme,  et 
ce  qu'il  voulait  qu'on  crût  sur  la  question  de 
l'immortalité,  il  le  dit  nettement  à  la  fin  de  son 
traité  :  La  question  de  l'immortalité  de  l'dme 


(  59  ) 

est^  comme  celle  de  l'immortalité  du  monde  ^  un 
problème  sur  lequel  la  raison  ne  peut  décider  ni 
pour  ni  contre.,  et  sur  lequel  Dieu  seul  peut  don- 
ner la  certitude.  Pour  moi.,  il  suffit  que  S.  Au- 
gustin^ qui  vaut  bien  Platon  et  Aristote,  ait  cru 
à  l'immortalité  pour  que  j'y  ajoute  foi  moi-même. 
Je  soumets^  au  surplus,  toutes  mes  opinions  au 
Saint-Siège. 

On  peut  ne  pas  accepler  cette  déclaration  5  on 
peut  la  traiter  de  concession ,  d'hypocrisie ,  de 
couardise  ;  à  nos  yeux  elle  est  sincère.  Bembo  et 
Léon  X,  si  passionnés  qu'ils  fussent  pour  les  bel- 
les-lettres et  la  saine  philosophie,  n'eussent  pro- 
tégé ni  un  hypocrite,  ni  un  impie,  ni  un  poltron. 

Le  pontife  et  le  cardinal  protégèrent  le  phi- 
losophe; et  quand  se  fut  calmée  la  tempête 
qu'avait  soulevée  son  premier  traité,  qui  n'était 
qu'une  introduction  au  débat  principal,  Pompo- 
nace  en  publia  un  second,  afin  de  faire  voir  que 
l'homme  était  réellement  libre,  qu'il  l'était  à 
l'égard  de  la  Providence  comme  à  l'égard  du 
destin. 

Tel  fut,  en  effet,  l'objet  du  nouveau  volume  * 
qu'il  imprima,  et  qu'avec  une  rare  habileté  il  sut 
se  faire  pardonner  de  la  manière  la  plus  ingé- 
nieuse. Les  questions  qu'il  y  traite,  il  les  formule 


*  De  Falo,  Librru  Arbitrio  et  Prœdestinationc,  libri  V. 


(  6o  ) 

à  peu  près  ainsi  :  a  Pourquoi  m^impule-t-on  le  bien 
»  ou  le  mal  qui  résulte  de  mes  actions?  S^il  était 
»  une  volonté  plus  haute  que  la  mienne  et  une  loi 
»  donnée  au  monde  par  cette  volonté,  obligé  à 
»  cette  loi,  poussé  par  cette  puissance,  serais-je 
))  responsable  de  ma  pensée,  et  mes  mouvemens 
»  seraient-ils  spontanés  ?  Eh  bien!  il  est  un  monde, 
»  il  y  est  un  ordre,  une  volonté,  une  puissance 
»  suprême,  et  dès-lors,  tout  ce  qui  est  et  ce  qui 
"  se  fait  ne  peut  se  passer  que  dans  une  voie 
)»  donnée.  Dès-lors  aussi,  vil  instrument  d'une 
»  providence  ou  d\ine  fatalité,  que  je  fasse  le 
»  bien,  que  je  fasse  le  mal,  il  n^  a  de  ma  part  ni 
»  cause  ni  volonté,  c*'est-à-dire,  ni  faute  ni  vertu. 

Ces  questions,  ajoute  Pomponace,  me  dévo- 
raient le  cœur  comme  le  vautour  dévorait  les 
entrailles  de  Prométhée.  Elles  m'ôtaient  le  som- 
meil, elles  me  rendaient  fou. 

Pouvait-on  refuser  la  libre  discussion  à  un  phi- 
losophe si  angoissé  de  questions,  et  qui  ne  de- 
mandait après  tout,  pour  lui  et  ses  successeurs, 
que  le  droit  de  les  débattre?  Obtenir  cette  libre 
discussion  était  tout  ce  qu'il  désirait;  et,  pour  la 
conquérir,  il  examine,  épluche  et  rejette  succes- 
sivement toutes  les  solutions  que  donnait  ou  la 
scolastique  des  philosophes  ou  la  scolastique  des 
théologiens.  Quand  il  n'a  plus  qu'à  se  faire  par- 
donner cette  audace,  il  finit  par  soumettre  en- 


(  6'  ) 

core  une  fois  à  l'Eglise  toutes  les  opinions  qu'il  a 
énoncées. 

Ses  opinions,  il  ne  serait  pas  important  de  les 
connaître;  mais  lui-même,  il  n'y  attachait  qu'une 
valeur  secondaire;  nous  le  répétons,  il  ne  vou- 
lait pas  établir  un  système,  il  voulait  conquérir 
la  libre  discussion  et  forcer  la  religion  à  laisser  la 
parole  à  la  philosophie.  C'était  là  tout  son  sys- 
tème. 

Ces  deux  premiers  succès  le  rendirent  témé- 
raire, et  après  avoir  affranchi,  dans  certaines  li- 
mites et  au  moyen  de  mille  précautions  fatigan- 
tes pour  l'homme  de  génie,  un  certain  nombre  de 
questions,  il  résolut  d'affranchir  d'un  seul  coup 
la  philosophie  tout  entière,  de  montrer  à  la  reli- 
gion en  masse  qu'elle  aurait  tort  de  vouloir  en- 
core lancer  les  foudres  de  l'anathème,  qu'elle- 
même  pourrait  un  jour  avoir  besoin  de  tolérance 
de  la  part  des  philosophes,  et  que,  suivant  des 
signes  peu  trompeurs,  son  règne  était  près  de 
finir.  Tel  fut  l'objet  d'un  troisième  traité  de 
Pomponace 

Cela  était,  il  y  a  trois  cents  ans,  quand  tout 
existait  de  par  la  religion,  d'une  audace  extrême; 
mais  par  là  même  que  cette  audace  touchait  à 
l'impiété,  nous  voyons  que  l'impiété  n'était  pas 


*  De  Incantationibus. 


(  6.  ) 

la  véritable  pensée  de  Pomponace;  car  dans  ce 
cas,  on  ne  Veut  point  tolérée.  Aussi,  pour  bien 
apprécier  toute  la  portée  de  ce  traité,  faut-il  bien 
se  pénétrer  de  ce  point  de  vue,  que  Pomponace, 
une  dernière  fois,  prouve  le  plus  pour  prouver 
le  moins.  Quand  nous  aurons  vu  que,  dans  cette 
position  si  difficile,  il  va  puiser  ses  démonstra- 
tions jusque  dans  les  superstitions  de  Tastrologie, 
nous  Pacquitterons  au  moins  du  soupçon  de  Pin- 
crédulité. 

Son  art  dMntroduire  ce  troisième  traité  égale 
Paudace  des  idées  qu^il  y  expose.  «  Un  ami,  dit- 
il,  m^avait  écrit,  qu^au  moyen  de  certaines  for- 
mules de  magie,  on  venait  d'extraire  d'une  bles- 
sure le  fer  qui  Pavait  causée.  »  L'ami  demandait 
une  explication  rationnelle  d'un  fait  si  merveil- 
leux. Pour  pouvoir  la  lui  donner  complète,  Pom- 
ponace s'élève  à  la  question  générale  des  sciences 
occultes,  et  de  cette  question  il  passe  directe- 
ment à  celle  des  miracles,  qui  sont  la  sanction 
suprême  des  religions  révélées. 

A  cette  hauteur  et  pour  dominer  tout  son  sujet, 
Pomponace  pose  un  axiome  :  Toutes  les  Jbis,  dit- 
il,  que,  pour  l'explication  d'un  phénomène,  si 
extraordinaire  qu'il  paraisse,  les  raisons  natu- 
relles sujffisent,  on  doit  s'en  tenir  à  la  nature. 

Ce  principe  posé,  le  philosophe  avoue  que, 
dans  l'histoire  des  religions  révélées,  il  y  a  des 


(  63  ) 

miracles,  des  fails  extraordinaires  que  n'expli- 
quent pas  les  raisons  connues,  et  qu'il  faut 
pourtant  expliquer  naturellement;  et  aussitôt  il 
produit  lui-même  une  théorie  pour  rendre  na- 
turellement raison  de  ces  fails.  Sa  théorie  est, 
au  premier  aspect,  nous  l'avons  dit,  la  chose  du 
monde  la  plus  singulière;  de  la  part  d'un  philo- 
sophe comme  Pomponace,  elle  étonne;  mais  bien 
considéré,  le  parti  que,  faute  de  tout  autre  moyen, 
il  sait  tirer  d'une  croyance  qu'admettent  ses  con- 
temporains et  qu'il  dédaigne  au  fond  du  cœur, 
est  digne  des  exemples  que  nous  ont  laissés  dans 
ce  genre  les  sages  des  temps  antiques.  On  ne  s'est 
jamais  mieux  abaissé  au  niveau  des  superstitions 
pour  les  combattre. 

Voici  cette  théorie.  Tout  se  fait  naturellement, 
d'après  des  lois  tracées  à  la  nature  par  son  créa- 
teur, et  à  ces  lois,  ni  lui,  ni  aucune  puissance  du 
ciel  ou  de  la  terre  ne  saurait  déroger  ;  mais  l'ap- 
plication de  ces  lois  n'est  pas  seulement  une 
affaire  entre  le  créateur  et  la  terre  ;  c'en  est  une 
entre  lui,  les  intelligences  célestes  et  le  monde 
sublunaire  où  se  passent  les  miracles.  Ce  monde 
différant  trop  de  la  nature  de  Dieu,  pour  qu'il 
y  agisse  directement,  c'est  par  des  agens  intermé- 
diaires qu'il  y  opère;  ces  agens,  ce  sont  les  puis- 
sances qu'il  a  placées  dans  les  sphères  les  plus  ra- 
dieuses, pour  exécuter  des  lois  que  souvent  elles 


(  64  ) 

ignorent,  mais  dont  elles  sont  toujours  les  instru- 
mens  dociles.  Ce  sont  elles  qui  agissent  directe- 
ment sur  ces  hommes  privilégiés  que  Dieu  lui- 
même  destine  aux  plus  hautes  missions,  mais  qui 
ne  les  accomplissent  qu^en  vertu  des  dispositions 
que  leur  ont  données  à  leur  entrée  dans  le  monde 
les  constellations  qui  ont  présidé  à  leur  naissance. 
C'est  là  ce  qui  explique  et  les  cures  qu'ils  opèrent 
et  les  oracles  qu'ils  rendent  et  Tempire  qu'ils 
exercent  sur  la  terre  que  leur  voix  fait  trembler, 
surTOcéan  dont  leurs  regards  soulèvent  les  va- 
gues irritées.  En  l'ésumé,  il  n'est  dans  l'histoire, 
soit  profane,  soit  sacrée,  aucun  fait,  si  extraor- 
dinaire qu'il  paraisse,  qui  soit  une  violation  des 
lois  de  la  nature,  qui  soit  un  miracle. 

Ce  mot  si  hardi,  l'addition  d'un  correctif,  d'un 
autre  mot,  pouvait  seule  le  faire  passer.  Pompo- 
nace  donna  ce  mot  :  C'est  en  philosophie^  dit-il, 
qu'il  n'y  a  pas  de  miracle.  Et  quand  ce  mot  fut 
î  articulé  nettement,  il  ajouta  qu'en  religion  c'é- 
^  tait  autre  chose  ;  que  les  miracles  de  Moïse  et  ceux 
de  Jésus-Christ  étaient  vrais,  pour  lui  comme 
pour  tous  les  fidèles,  par  la  seule  raison  que  la 
religion  les  enseignait. 

Cette  profession  de  foi ,  loin  d'être  de  sa  part 
une  simple  précaution  oratoire ,  précaution  qui 
n'eût  certainement  trompé  ni  Léon  X,  ni  Bembo, 
était  d'autant  plus  sincère  qu'elle  était  plus  pro- 


(  65  ) 

fondôment  philosophique.  En  effet,  en  sa  quaUtc 
de  philosophe,  Poniponace  regardait  rétablisse- 
ment d'une  religion  comme  Tune  des  révolutions 
morales  les  plus  difficiles.  A  ses  yeux,  pour  fon- 
der des  croyances  nouvelles,  il  ne  fallait  pas 
moins  que  des  miracles,  c'est-à-dire  des  faits  ex- 
traordinaires, paraissant  placer  ceux  qui  les  ac- 
complissent au-dessus  des  lois  de  la  nature,  mais 
néanmoins  accomplis  réellement  en  vertu  de  lois 
immuables  par  ces  mêmes  être  privilégiés  qui, 
nés  sous  d'heureuses  étoiles,  sont  destinés  aux 
mijSsions  du  prophétisme,  de  l'apostolat  et  des 
plus  hautes  institutions  religieuses  ou  politiques. 
Philosophe  encore  dans  son  jugement  sur  les  re- 
ligions établies,  Pomponace  osa  déclarer  qu'il  ne 
les  considérait  nullement  comme  éternelles;  qu'à 
ses  yeux  toutes  les  institutions  et  même  celles  de 
ces  fils  de  Dieu  qui  établissent  des  religions, 
étaient  transitoires;  qu'elles  n'étaient  pas  plus 
éternelles  que  ceux  qui  avaient  mission  de  les 
fonder;  que  notamment  les  religions,  à  mesure 
que  se  perfectionne  l'humanité,  ont  besoin  de  se 
perfectionner  elles-mêmes,  et  que  chacune  d'el- 
les, par  conséquent,  a  son  période  de  progrès,  de 
calme  et  de  décadence.  Appliquant,  avec  la 
hardiesse  d'une  conscience  puissante,  ces  prin- 
cipes généraux  à  la  religion  devant  laquelle  il 
plaidait  l'émancipation  de  la  philosophie,  Pom- 

I.  3 


(  66  ) 

ponace  osa  lui  dire  quVUe-mênie  était  arrivée 
au  déclin,  que  pour  elle-même  semblait  passée 
l'époque  de  Venthousiasme  et  du  progrès,  et  que, 
voyant  cesser  tous  ses  miracles,  elle  devait  sen- 
tir rapproche  de  sa  fin. 

Bientôt  nous  devons  montrer  comment  les 
contemporains  de  Pomponace  accueillirent  une 
déclaration  si  audacieuse.  Ici  nous  nous  bornons 
à  constater  trois  grands  faits  qui  marquent  la 
carrière  de  ce  philosophe  :  i"  Pomponace  a  posé 
la  loi  de  la  perfectibilité  humaine;  2°  Pompo- 
nace a  posé  la  loi  du  progrès  des  institutions  et 
des  doctrines,  3°  Pomponace,  dans  ses  ouvrages 
sinon  dans  ses  leçons,  a  contesté  à  la  religion 
Tautorité  magistrale  qu'elle  exerçait  sur  la  phi- 
losophie depuis  l'élévation  du  christianisme  sur 
le  trône  de  l'Empire  ;  4°  Pomponace  est  le  créa- 
teur des  doctrines  indépendantes  de  l'ère  mo- 
derne. 

Dans  notre  manière  de  concevoir  ce  philoso- 
phe, il  ne  fut  ni  un  athée,  ni  un  hypocrite.  Nous 
avouons  qu'on  peut  le  concevoir  différemment, 
et  trop  souvent  cela  est  arrivé;  mais,  sans  en- 
trer à  cet  égard  dans  aucune  controverse,  nous 
dirons  que  les  livres  de  Pomponace  sont  ouverts 
à  tout  le  monde,  que  pour  être  compris  ils  ont 
besoin  d'être  jugés  dans  leur  rapport  avec  les  per- 
sonnes et  les  choses  contemporaines,  et  il  nous 


(  6?  ) 

semble  que  de  leur  trouver  une  meilleure  clef  que 
la  nôtre  serait  d'autant  plus  dinicile,  que  celle- 
ci  explique  à  la  fois  les  écoles  qui  ont  formé  e 
philosophe  et  les  sympathies  qu'a  rencontrées  sa 
doctrine.  A  Tégard  de  la  sincérité  de  Pomponace, 
nous  dirons  ce  que  ce  grand  homme  disait  lui- 
même  de  l'immortalité  de  Tàme  ;  il  lui  suffisait  que 
S.  Augustin  crût  à  celle-ci;  il  nous  suffit  que 
Léon  X  crût  à  celle-là. 

Les  doctrines  morales  de  Pomponace  ne  furent 
pas  sans  influence  sur  la  politique  du  temps,  mais 
puisque,  si  peu  d'ans  après  lui,  naquit  l'homme 
de  génie  qui  devait  faire  à  l'égard  de  la  politique 
ce  que  le  professeur  de  Padoue  venait  de  faire  à 
l'égard  de  la  philosophie,  nous  négligerons,  pour 
peindre  une  action  plus  directe  et  plus  grande, 
celle  qu'il  a  pu  exercer  sous  ce  rapport. 


(  68  ) 


CHAPITRE  V. 


MACHIAVEL  DETACHE  LA   POLITIQUE   DES  DOCTRINES 
RELIGIEUSES  ET  MORALES. 

L'œuvre  de  Machiavel  fut  plus  simple  que  celle 
de  Pomponace;  et,  mieux  préparée,  elle  fut  lais- 
sée plus  complète.  Chose  étonnante  pour  une 
œuvre  aussi  grande,  on  pourrait  dire  qu'elle  se 
fit  d'elle-même  ;  que,  venant  au  monde  d'elle- 
même,  elle  ne  demandait  qu'un  nom  pour  s'y 
faire  reconnaître.  C'est  à  peine  si  Machiavel  eut 
besoin  d'y  travailler  d'une  manière  sérieuse.  Ên 
effet,  pour  tracer  sa  doctrine  politique  telle  qu'il 
nous  l'a  donnée,  il  n'avait  qu'à  laisser  aller  sa 
plume  au  gré  de  ses  souvenirs  du  passé  ou  de  ses 
observations  de  chaque  jour;  partout  lui  posait 
l'idéal,  et  tout  le  monde  l'inspirait  ou  l'aidait. 
Pour  lui,  ni  adversaires  à  combattre,  ni  foudres 
à  conjurer  ;  partout  des  amis  ou  des  complices. 
Et  pourtant,  rien  n'était  plus  propre  à  flatter 


(  69  ) 

^intelligence  humaine  que  Vœuvro  de  Pompo- 
nace,  tandis  que  rien  n^élait  plus  fait  pour  Thu- 
milier  que  celle  de  Machiavel.  Quelle  est  la  cause 
d'une  telle  différence  dans  les  sympathies  que 
trouva  Tun  ou  Tautre?  Quel  charme  put  offrir 
Tœuvre  nouvelle?  Qui  fut  Machiavel  et  quelle 
fut  son  oeuvre? 

Machiavel,  né  à  Florence,  de  noble  famille', 
ne  fut  pas,  au  même  degré  que  Pomponace,  l'é- 
lève des  Grecs  ;  et  il  n'eût  pas  aussi  savamment 
que  lui  comparé  les  textes  d'Aristote  avec  les  ver- 
sions. Il  avait  pourtant  appris  le  grec  et  étudié 
Aristote;  mais,  bien  différent  du  philosophe  de 
Padoue,  qui  trouvait  ses  délices  dans  les  théo- 
ries des  philosophes,  le  génie  de  Machiavel  aima 
mieux  Thistoire  que  la  métaphysique,  et  ne  vou- 
lut se  nourrir  que  de  Tacite  et  de  Tite-Live.  Au- 
tant que  son  génie,  l'exemple  de  ses  pères  et  la 
situation  de  son  pays  l'appelèrent  aux  affaii-es.  Il 
y  entra  jeune.  Secrétaire  du  gouvernement  de 
Florence,  sous  la  faible  administration  qui  avait 
expulsé  les  Médicis  il  en  devint  l'àme.  11  en  ré- 
digea les  délibérations,  les  traités  et  la  corres- 
pondance; il  en  remplit,  sinon  les  missions  les 
plus  brillantes,  du  moins  les  plus  difficiles.  Flo- 

*Lc  5  mai  1469. 

**  Celle  du  gonfalonnier  Soderini. 


(  70  ) 

rencc  lenait  alors  à  toute  la  politique  du  temps, 
au  dehors  à  celle  de  la  France  et  de  TEmpire,  en 
Italie  à  celle  de  Rome,  de  Venise,  de  Naples.  Von 
sait  quelle  était  cette  politique.  Pendant  qua- 
torze ans  Machiavel  trouva  engagé  de  corps 
et  d^àm^Hlet  Machiavel  devint  en  quelque  sorte 
l'incarnation  des  doctrines  de  son  pays.  Avec 
toute  cette  humilité  de  forme  et  toute  cette  au- 
dace de  pensée  qui  distinguent  le  génie  italien, 
il  faisait  les  affaires  du  pays  et  la  leçon  à  la  sei- 
gneurie de  Florence.  Il  songeait  peu  à  publier 
les  principes  de  sa  politique,  lorsqu'ime  révolu- 
tion complète,  révolution  qu'il  avait  prévue  sans 
pouvoir  l'empêcher,  la  restauration  des  Médicis, 
vint  l'arracher  à  tout  ce  qui  faisait  les  délices  de 
sa  vie  et  l'amener  à  mettre  par  écrit  ses  vieilles 
expériences. 

Machiavel  fut  non-seulement  destitué,  on  l'exila 
de  Florence,  on  l'impliqua  dans  un  complot  con- 
ti'e  le  cardinal  de  Médicis  *,  on  l'apphqua  à  la 
torture,  on  le  chargea  de  fers.  Il  était  innocent 
du  crime  qui  servait  de  prétexte  à  ces  rigueurs, 
mais  les  Médicis  savaient  bien  que,  dans  ses  vers, 
il  les  avait  appelés  un  bat  pesant  pour  le  pays. 
Quand  on  se  fut  lassé  de  le  persécuter,  on  lui  par- 
donna en  faveur  d'autres  vers,  et  on  affecta  de 


*  Depuis  le  pape  Léon  X. 


T 


(  7»  ) 

Toublier.  Mais  Machiavel,  la  plus  haute  intelli- 
gence de  Tépoque,  aimait  les  affaires,  la  politi- 
que, la  fortune.  En  vain  chercha-t-il  des  distrac- 
tions dans  les  purs  plaisirs  de  la  campagne,  dans 
Tétude  plus  sérieuse  de  Tite-Live  et  de  Tacite. 
Ces  historiens  Tentreten aient  d'affairesQ)  rappe- 
laient sans  cesse  à  leur  lecteur  de  quel  poste  il 
était  déchu;  sans  cesse  aussi  Toisiveté  de  la  cam- 
pagne le  faisait  rêver  au  moyen  d'y  rentrer.  Mal- 
heureusement, il  avait  joint  au  tort  de  servir  la 
révolte  celui  de  blâmer  les  premiers  pas  de  la 
restauration.  Comment  revenir  d'une  erreur  si 
grave  ?  Auprès  des  Médicis,  il  lui  restait  un  ami  ; 
à  cet  ami  et  à  son  propre  génie  Machiavel  ratta- 
cha Pespoir  de  relever  sa  fortune.  Laurent  de  Mé- 
dicis n'avait-il  pas  besoin  de  garder  le  principal 
que  la  politique  de  Jules  II  avait  rendu  à  sa  fa- 
mille? Et  qui,  mieux  que  Machiavel,  savait  les 
intérêts  de  Florence,  avait  étudié  l'art  d'y  gou- 
verner les  esprits  ?  Machiavel  recueillit  ses  sou- 
venirs et  ses  lectures,  et  rédigea  cet  opuscule  des 
Principautés^  ce  petit  livre  que  nous  appelons  le 
Prince  *  ;  et,  après  lui  avoir  donné,  dans  dix-huit 
mois  de  méditations,  le  dernier  degré  de  fini,  il 
le  mit  aux  pieds  de  Laurent  de  Médicis,  qui  ne 
tarda  pas  à  en  employer  l'auteur. 


*  //  Principe. 


(  72  ) 

Dans  celle  origine  du  plus  fameux  de  lous  les 
traités  de  politique  esl  aussi  donnée  la  clé  de  la 
doctrine  qu'il  expose.  Ce  n'est,  quoi  qu'on  en  ait 
dit,  ni  le  code  ni  la  satire  du  despotisme  j  c'est  un 
manuel  de  conduite  pour  un  Médicis  rentré  dans 
Florena^Mais,  lorsqu'un  auteur  comme  Ma- 
chiavel traite  un  sujet  pareil,  il  ne  fait  pas  un 
petit  livre  de  circonstance,  il  pose  des  principes, 
il  fait  une  doctrine.  C'est  ce  qui  advint  dans  ce 
traité  ;  manuel  de  politique  pour  le  prince  Lau- 
rent, qui  le  négligea  pour  l'auteur,  il  devint 
pour  l'Europe,  qui  ne  le  négligea  pas,  tout  un 
système. 

C'est  comme  formule  de  la  doctrine  de  l'é- 
poque que  nous  examinerons  l'œuvre  de  Ma- 
chiavel. Peu  nous  importent  les  intérêts  et  les 
opinions  de  Laurent  de  Médicis  *,  ce  qui  nous 
importe,  c'est  de  bien  connaître  les  principes 
que  professe  le  premier  écrivain  politique  du 
temps.  Ces  principes  nous  intéressent  dans  leurs 
rapports  avec  la  religion,  avec  la  morale,  avec 
la  situation  générale  de  l'Europe  et  avec  les 
pratiques  que  suivaient  les  gouvernemens  et  les 
peuples. 

Dans  ses  rapports  avec  lareligion,  dontles  doc- 
trines dominaient  partout  encore  et  qui,  de  son 
souffle  divin,  de  son  puissant  spiritualisme,  ani- 
mait la  vie  sociale, le  grand  fait  que  nous  avons  à 


(  73  ) 

signaler,  estque  la  politique  de  Machiavel  marque 
une  ère  nouvelle,  une  ère  de  subversion  com- 
plète, non  pas  une  ère  de  simple  rupture  entre  la 
religion  et  la  politique,  mais  une  ère  de  subver- 
sion fondamentale  de  leurs  anciens  rapports. 

En  effet,  non-seulement  Machiavel  fait  abstrac-  ! 
tion  de  tous  les  principes  de  droit  divin  et  de  lé- 
gitimité religieuse;  non-seulement  la  politique 
chez  lui  se  réduit  aux  faits  et  aux  moyens  pure- 
ment humains;  elle  va  jusqu'à  ranger  la  reli- 
gion elle-même  au  nombre  de  ces  moyens  ;  et, 
de  cette  manière,  son  système  est  à  la  fois  la  sub- 
stitution du  matérialisme  au  spiritualisme  et  la 
subordination  de  la  religion  à  la  politique. 

Machiavel  ne  fut  ni  un  matérialiste  ni  un 
athée,  pas  plus  que  Pomponace.  Cette  accusa- 
tion, pour  Fun  comme  pour  Tautre,  ne  peut  plus 
désormais  avoir  cours  que  dans  les  niaiseries  de 
riiistoire  anecdotique;  mais,  comme  Pomponace 
avait  demandé  Tindépendance  de  la  philosophie, 
Machiavel  posa  Tindépendance  de  la  politique  et 
la  posa  sans  haine  comme  sans  arrière-pensée. 
Loin  d'en  vouloir  à  la  religion,  pour  avoir  vu  le 
pontificat  d'Alexandre  VI  et  celui  de  Jules  II, 
l'illustre  secrétaire  de  Florence  l'apprécie  mal- 
gré ce  qu'il  a  vu;  et,  non-seulement  il  parle  de 
ses  doctrines  dans  les  termes  les  plus  convena- 
bles, il  lui  offre  ce  respect  sincère  que  lui  ont 


(  74  ) 

toujours  porté  les  hommes  vraiment  supérieurs. 
Voici  son  langage  :  «  De  même  que  Pobserva- 
tion  du  culte  divin  est  une  des  causes  de  la  gran- 
deur des  étals,  le  mépris  qu'on  s'en  permet  est  la 
cause  de  leur  perte*.  »  «  Les  princes  et  les  répu- 
bliques qui  veulent  se  préserver  de  la  corrup- 
tion, doivent,  par-dessus  tout,  maintenir  dans 
leur  intégrité  les  choses  de  la  religion,  et  faire 
en  sorte  que  jamais  elles  ne  cessent  d'être  révé- 
rées. Il  n'y  a  pas  de  plus  grand  indice  de  la  ruine 
prochaine  d'un  état,  que  lorsqu'on  y  voit  mé- 
priser le  culte  divin  **.  » 

Et  qu'on  ne  dise  pas,  avec  la  préoccupation 
naturelle  à  nos  idées  modernes,  que  Machiavel 
parle  ainsi  de  la  religion  considérée  dans  sa  con- 
ception la  plus  idéale,  de  la  religion  considérée 
comme  affaire  de  conscience  et  de  for  intérieur  j 
non,  le  secrétaire  de  Florence  entend  la  religion 
avec  toutes  les  institutions  de  culte  et  de  disci- 
pline qu'il  lui  connaît.  Quand  nous  parlons  de 
la  religion,  nous  faisons  d'habitude  un  triage 
mental  qui  nous  met  à  l'aise.  Machiavel  ne  pro- 
cède pas  avec  cette  duplicité.  Il  prend  la  reli- 
gion avec  tous  ses  accessoires,  et  fait  notamment 

*  Discours  sur  les  premières  Décades  de  Tite-Live,  liv.  i, 
ch.  11. 

**  Ihid.  cil.  12. 


(  75  ) 

réloge  le  plus  profondément  senti  des  services 
qu'ont  rendus  les  ordres  les  plus  célèbres 

Et  malgré  cela,  Machiavel  est  homme  d'état 
avant  tout,  et  Machiavel  change  complètement 
les  anciens  rapports  de  la  politique  et  de  la  reli- 
gion. Pour  lui  la  politique  est  une  chose  pre- 
mière, une  doctrine  mère,  une  doctrine  qui  puise 
ses  principes  en  elle-même  et  qui  n\i  besoin 
d'aucune  sanction  supérieure.  La  religion,  dans 
son  système,  n'est  qu'un  moyen  de  gouverne- 
ment; et  s'il  m'était  permis  d'employer  une  ex- 
pression si  familière,  je  dirais  qu'après  lui  avoir 
rendu  hommage  en  homme  d'état,  il  l'apprécie 
encore  en  vrai  tarijier  de  chancellerie.  Ecoutons 
à  cet  égard  sa  profession  de  foi  la  plus  naïve  et 
la  plus  vraie.  «  Ce  n'est  pas  avec  des  Oraisons 
Dominicales  qu'on  garde  les  empires,  »  dit  l'é- 
mule de  Tacite,  dans  l'une  de  ses  plus  belles  com- 
positions d'histoire  Dans  son  traité  du  Prince, 
il  apprécie  même  la  religion  en  précepteur  du  des- 
potisme. Suivant  lui,  le  prince  doit  non-seule- 
ment s'appuyer  sur  les  croyances  de  ses  sujets,  il 
doit  prendre  les  mesures  nécessaires  pour  pou- 
voir les  forcer  de  croire  encore ,  lorsqu'ils  n'en 

*  Discours  sur  les  premières  Décades  de  Tite-Live,  liv.  iHj 
ch.  1. 

**Che  gli  statinon  si  tencvaiio  cou  Pater-nostri  iii  niano. 
Hist.  Florent,  liv.  VU. 


(  76  ) 

auraienl  plus  envie  :  «  Le  naturel  des  peuples, 
)»  dit-il,  est  variable.  On  pourra  leur  faire  croire 
»  aisément  une  chose,  mais  il  sera  difficile  de  les 
»  faire  persister  dans  cette  croyance.  Il  convient 
»  par  conséquent,  de  s'arranger  de  manière  que, 
»  lorsqu'ils  auront  cessé  de  croire,  on  puisse  les 
»  forcer  à  croire  encore.  Moïse ,  Cyrus,  Thésée 
»  et  Romulus  n'auraient  pu  faire  observer  long- 
»  temps  leurs  institutions,  s'ils  eussent  été  désar- 
»  més,  comme  cela  est  arrivé  au  moine  Savona- 
»  rola,  qui  échoua  dans  ses  nouvelles  institutions. 
»  Quand  la  multitude  cessa  de  le  croire  inspiré, 
»  il  n'eut  pas  le  moyen  de  maintenir  forcément 
»  dans  leur  croyance  ceux  qui  ne  croyaient 
»  plus  *.  » 

On  le  voit,  entre  la  politique  et  la  religion,  l'an- 
cien rapport  est  changé  dans  ce  système.  La  re- 
ligion n'est  plus  un  principe,  une  sanction;  elle 
est  un  moyen,  un  appui.  Le  prince  n'est  plus,  sui- 
vant la  doctrine  du  passé,  l'homme  de  Dieu,  l'oint 
du  Seigneur;  c'est  l'homme  de  son  génie,  l'homme 
de  ses  œuvres.  Ce  n'est  plus  la  religion  qui  prend 
les  princes  en  tutelle,  qui  leur  confère  un  carac- 
tère d'auguste  inviolabilité ,  une  sorte  d'apo- 
théose anticipée  ;  c'est  le  prince  qui  confisque  la 
religion  à  son  profit  et  qui  en  fait  un  moyen  de 


*  Ch.  10. 


(  77  ) 

police.  La  politique  est  souveraine  :  tel  est  le 
principe  que  partout  proclame  Machiavel. 

Il  la  pose  souveraine,  en  effet,  à  Fégard  de  la 
morale  comme  à  Tégard  de  la  religion.  Sous  ce 
nouveau  rapport  le  caractère  distinctif  de  sa 
politique  est  une  abstraction  complète  de  la  na- 
ture morale  de  Thomme,  et  une  abstraction  com- 
plète de  la  valeur  morale  de  ses  actions.  Dans  le 
succès,  et  non  dans  les  moyens,  est  le  jugement 
à  porter  sur  tous  les  actes  de  gouvernement.  On 
connaît  César  Borgia  et  Ferdinand  d^Ara^on.  En 
cherchant  dans  Thistoire  celui  de  tous  les  hom- 
mes qui,  dans  ses  entreprises,  ses  institutions  et 
ses  doctrines  politiques,  a  fait  le  plus  complète- 
ment abstraction  de  toute  moralité,  c'est  à  César 
Borgia  qu'on  s'arrête  ;  et  en  cherchant  aussi  celui 
de  tous  qui,  dans  toute  la  durée  de  son  règne,  a 
fait  le  plus  nettement  abstraction  de  toute  loyauté, 
qui  même  avouait  naïvement  que  la  mauvaise 
foi  était  un  de  ses  moyens  de  succès,  on  s'arrête 
à  Ferdinand  d'Aragon.  Eh  bien  !  Machiavel  n'hé- 
site pas  un  instant  à  présenter  Ferdinand  comme 
l'un  des  exemples  à  imiter;  et  il  déclare,  sans 
sourciller,  qu'il  ne  saurait  donner  de  plus  utiles 
leçons  à  un  prince  nouveau  que  les  actions  de 
César.  C'est  surtout  ce  dernier  qu'il  aime  à  citer. 
«  Si  ses  institutions  échouèrent,  dit-il,  ce  ne  fut 
»  pas  sa  faute,  mais  celle  d'une  malignité  extraor- 


(  78  ) 

»  dinaire  de  la  fortune.  »  Et,  en  effet,  il  expose 
la  conduite  du  frère  de  Lucrèce  comme  un  mo- 
dèle à  suivre,  ajoutant  à  son  exposé  ce  résumé 
admirable  de  naïveté  :  «  Celui  qui  juge  néces- 
»  saire,  dans  sa  principauté  nouvelle,  de  s'assu- 
I  M  surer  de  ses  ennemis,  de  se  gagner  des  amis; 
))  de  vaincre  par  la  force  ou  par  la  fraude  ;  de  se 
»  faire  aimer  et  craindre  des  peuples,  suivre  et 
»  respecter  par  les  soldats  ;  de  se  débarrasser  des 
n  hommes  qui  peuvent  et  doivent  lui  nuire  ;  de 
»  changer  les  institutions  anciennes  en  nouvelles  ; 
»  d'être  sévère  et  agréable,  magnanime  et  libé- 
»  ral  ;  d'éteindre  la  milice  infidèle,  et  d'en  créer 
»  une  nouvelle  ;  de  conserver  l'amitié  des  rois  et 
»j  des  princes,  de  manière  qu'ils  aient  à  le  servir 
»  de  bonne  grâce,  ou  à  ne  l'offenser  qu'avec  mé- 
»  nagement  :  celui-là ,  dis-je,  ne  peut  pas  trou- 
»  ver  d'exemple  plus  récent ,  que  les  actions  de 
»  ce  duc  *.  » 

Machiavel  connaît  la  morale,  il  apprécie  la 
pureté  et  la  puissance  de  ses  principes,  il  sait  la 
gloire  qu'elle  procure ,  il  est  loin  d'être  un  homme 
immoral  ;  mais  c'est  en  raison  de  cela  même  que 
sa  politique,  se  posant  indépendante  de  la  loi  des 
mœurs,  est  curieuse.  Mieux  il  distingue  l'empire 
et  l'honneur,  plus  dans  l'alternative  il  préfère 


*  Ch.  10. 


(  79  ) 

neltennent  Tempire  :  «  Que  le  prince,  dit-il,  ne 
«  redoute  pas  d'encourir  Tinfamie  attachée  à  cer- 
»  tains  vices,  s'il  ne  peut  facilement  sans  eux  con- 
»  server  son  état*.  Quand  un  prince  doué  de 
»  prudence,  voit  que  sa  fidélité  à  ses  promesses 
»  tourne  à  son  préjudice,  et  que  les  occasions  qui 
»  Pont  déterminé  à  les  faire  n'existent  plus,  il  ne 
»  peut  et  même  il  ne  doit  pas  les  tenir,  à  moins 
»  qu'il  ne  consente  à  se  perdre. . .  Jamais  un  prince 

»  NE  MANQUE  DE  MOTIFS  LEGITIMES  POUR  COLORER 

)»  CETTE  INOBSERVANCE...  Celui  qui  a  su  le  mieux 
»  a^ir  en  renard,  a  le  mieux  réussi...  mais  il  faut 
»  bien  savoir  masquer  ce  naturel  artificieux,  et 
»  avoir  de  l'habilité  pour  feindre  et  pour  dissi- 
»  muler.  Celui  qui  trompe  avec  art  trouve  tou- 
»  jours  des  gens  qui  se  laissent  abuser**.  » 

Loin  de  reculer  devant  l'immoralité,  la  poli- 
tique de  Machiavel,  on  le  dirait,  recule  dans  les 
circonstances  devant  la  vertu.  «  Il  n'est  pas  né- 
»  cessaire,  dit-il,  qu'un  prince  ait  toutes  les  ver- 
»  tus  dont  nous  avons  parlé,  mais  il  très-néces- 
»  saire  qu'il  semble  les  avoir.  J'oserais  même 
»  dire  que  s'il  les  a  réellement,  s'il  les  observe 
»  toujours,  elles  lui  deviennent  quelquefois  per- 
»  NiciEUSES...  Tu  peux  sembler  doux,  fidèle,  hu- 

*  Ch.  15.  —  **  Ch.  18. 


(  8o  ) 

»  main,  religieux,  loyal,  et  l^ètre  même;  mais 
»  il  faut  avoir  la  force  d^àme  suffisante  pour 
»  changer»  au  besoin,  en  sens  contraire...  L'es- 
»  prit  d'un  prince,  surtout  d'un  prince  nouveau, 
»  doit  savoir  se  tourner  selon  les  vents  et  les  va- 
>)  riations  de  la  fortune;  ne  pas  s' éloigner  du  bien, 
»  TANT  qu'il  se  PEUT,  mais  aussi  savoir  entrer 

»  DANS  le  mal,  quand  IL  Y  A  NÉCESSITÉ...*.  DanS 

»  les  actions  des  princes,  on  considère  simple- 
»  ment  la  fin  qu'elles  ont.  Que  le  prince  s'attache 
n  donc  à  vaincre  toutes  les  difficultés.  S'il  réussit, 
»  ses  moyens  seront  toujours  jugés  honorables. 
»  Toujours  le  vulgaire  se  laisse  prendre  aux  ap- 
»  parences  et  séduire  par  les  succès;  or,  il  n'y 

»  A  que  du  vulgaire  dans  le  MONDE**.  » 

Jamais  de  pareilles  doctrines  n'étaient  entrées 
officiellement,  comme  principes,  dans  un  manuel 
de  politique.  On  pratiquait  cela,  mais  on  voilait 
ces  pratiques.  Louis  XI  demandait  encore  par- 
don de  ces  choses-là  à  Notre-Dame  d'Embrun. 

On  le  voit,  Machiavel  a  réellement  émancipé 
la  politique,  en  lui  apprenant  à  se  poser  pure  et 
nette,  à  faire,  au  besoin,  abstraction  de  tout, 
même  de  religion  et  de  morale. 

C'est  là  le  caractère  fondamental  de  l'œuvre 


*  Ch.  18.  —  **Ibid. 


(  8.  ) 

de  Machiavel,  et,  nous  Favons  dit,  c'est  là  ce 
qu'elle  a  de  curieux.  On  ne  s'est  occupé  jusqu'ici 
des  doctrines  de  ce  publiciste  que  sous  certains 
points  de  vue  ;  on  n'en  a  examiné  que  le  carac- 
tère plus  ou  moins  libéral,  plus  ou  moins  des- 
potique. Je  dirai  que,  sous  ce  rapport,  elles 
n'offrent  rien  d'extraordinaire;  que,  là-dessus, 
quelques  pages  de  la  vie  intime  de  Ferdinand 
d'Aragon  ou  de  Wolsey,  nous  ne  voulons  pas 
même  dire  d'Alexandre  VI  ou  de  son  fils,  seraient 
plus  curieuses  que  tout  l'opuscule  des  Princi- 
pautés. Mais  cet  opuscule  a  dans  l'histoire  une 
tout  autre  importance,  et  cette  importance  est 
dans  la  séparation  qu'il  établit  entre  la  politique, 
la  religion  et  les  mœurs.  C'est  là,  suivant  nous, 
le  véritable  caractère  du  fameux  volume,  et  c'est 
celui  que  nous  tenions  le  plus  à  signaler. 

Et  maintenant  que  nous  avons  considéré  la 
valeur  morale  et  religieuse  de  ces  doctrines,  nous 
passerons  à  leur  valeur  politique.  Sous  ce  rap- 
port, elles  sont  caractérisées  d'un  seul  mot  ;  elles 
offrent  le  pur  type  de  i'égoïsme  de  prince  et  de 
l'absolutisme  de  conmiandement. 

Dans  nos  doctrines  modernes,  pour  constituer 
un  état,  l'idée  première  est  une  nation,  une  agré- 
gation d'individus  à  organiser  en  corps  social. 
Voilà  le  point  de  départ.  Pour  rendre  le  plus  fa- 
milièrement que  je  pourrai  cette  pensée  toute 
I.  ■  6 


(  82  ) 

moderne,  je  dirai  que  c'est  celle  de  Louis  XVIII 
appelé  à  faire  un  gentilhomme  de  la  chambre. 
L^'dée  d'un  chef,  ou  d'un  gouvernement,  ne  se 
présente  à  notre  raison  qu'immédiatement  après 
celle-là.  Dans  le  manuel  du  prince,  c'est  le  con- 
traire. L'idée  première  de  Machiavel,  c'est  ou  un 
prince  qui  désire,  qui  cherche  un  état,  et  qui  s'a- 
grége  des  sujets,  des  villes,  des  provinces;  ou 
bien,  c'est  un  prince  qui  a  trouvé  tout  cela,  et 
qui,  désormais,  dans  toutes  ses  entreprises,  dans 
chacune  de  ses  pensées,  ne  voit  plus  que  lui,  son 
intérêt,  sa  conservation  et  sa  gloire. 

Gloire  ou  prospérité  nationale,  garanties  so- 
ciales, libertés  publiques,  voilà  pour  le  prince 
qui  a  besoin  de  conquérir  ou  besoin  de  conser- 
ver, pour  le  prince  de  Machiavel,  des  termes  si 
inconnus  ou  des  choses  si  secondaires,  qu'il  n'en 
est  pas  plus  question  que  de  religion  et  de  morale. 
La  plus  pure  formule  de  tous  les  devoirs  et  de 
toutes  les  inspirations  de  cet  égoïsme  de  chef,  la 
formule  suprême,  la  voici  :  le  prince  doit,  en  un 
mot  et  par-dessus  tout,  s'ingénier  pour  que  cha- 
cune de  ses  opérations  tende  à  lui  procurer  1a 
réputation  de  grand  homme  et  de  chef  d'un  gé- 
nie supérieur  *.  Cela  fait,  tout  va  bien. 

Tel  est  le  point  de  vue  fondamental  de  toute  la 


*  Chapitre  21. 


(  83  ) 

science  du  gouvernement.  Et,  à  ce  point  de  vue 
point  d^obstacles.  Le  prince  doit,  sans  niaiserie, 
se  sacrifier  la  nation  ou  Tétat  toutes  les  fois  que 
son  intérêt  Texige  :  «  Un  prince  sage  doit,  toutes 
les  fois  quM  le  peut,  se  ménager  avec  adresse 
quelque  ennemi,  afin  qu'en  Tattaquant  et  le  ré- 
primant il  en  recueille  pour  lui-même  quelque 
augmentation  de  grandeur  *.  » 

On  le  voit,  lorsque,  cent  cinquante  ans  plus 
tard,  un  roi  de  France  vint  dire  :  L'état  c'est 
moi  ;  ce  mot,  où  l'on  a  si  souvent  reconnu  la 
plus  pure  formule  de  l'absolutisme,  fut  sur  la 
politique  de  Machiavel  un  progrès  immense; 
car,  désormais,  l'état  élevé  au  niveau  du  maître, 
confondu  avec  lui,  ne  pouvait  plus  au  moins  être 
sacrifié  à  ses  intérêts  ;  désormais  l'état  était  l'é- 
gal du  prince,  était  le  prince  lui-même.  Machia- 
vel ne  va  pas  jusqu'à  cette  fusion.  A  ses  yeux  il 
n'est  rien  dans  l'état  qui  ne  soit  au  prince,  qui  ne 
soit  pour  lui.  Tout  homme  qui  sert  le  prince  est 
au  prince;  ce  n'est  plus  un  homme,  c'est  une 
chose.  «  Voici  un  principe,  dit-il  :  celui  qui  ma- 
nie les  affaires  d'un  état  ne  doit  jamais  songer  à 
lui-même,  mais  au  prince,  et  ne  lui  rappeler  ja- 
mais aucune  chose  qui  ne  se  rapporte  aux  inté- 
rêts de  sa  qualité  de  prince     Mais  aussi,  quand 


•  Chap.  20.  —  "  Chap.  22. 


(  84  ) 

il  a  trouvé  un  tel  ministre,  il  doit  Tenrichir,  et 
le  combler  d'honneurs,  pour  se  Vattacher  autant 
par  Fintérêt  que  par  la  reconnaissance.  Lors- 
que le  prince  et  le  ministre  sont  faits  et  se  con- 
duisent de  cette  manière,  ils  peuvent  se  fier  Tun 
à  Tautre;  s'ils  sont  autrement,  Tun  ou  Fautre  fi- 
nit toujours  mal  *.  » 

Il  y  aurait  de  la  naïveté  à  demander  si  Machia- 
vel parle  de  la  responsabilité  du  ministre  à  Pé- 
gard  des  lois  et  du  pays. 

Le  prince  de  Machiavel ,  nous  Pavons  dit,  est 
non-seulement  dans  les  conditions  de  Fégoïsme 
pur,  il  est  encore  dans  celles  de  Fabsolutisme 
tout  net.  C'est  un  absolutisme  légal.  Mais  voici 
ce  que  c'est  que  cette  légalité  :  «  Les  principales 
garanties  que  puissent  avoir  (pour  le  prince)  tous 
les  genres  d'états,  soit  anciens,  soit  nouveaux, 
sont  les  bonnes  lois  et  les  bonnes  armes,  et, 
comme  les  lois  ne  peuvent  être  bonnes  oii  il  n'y 
a  pas  de  bonnes  armes,  et  que  les  lois  ne  peu- 

VFNT  PAS  être  mauvaises  OU  LES  ARMES  SONT  BON- 
NES, JE  PARLERAI  DES  ARMES,  LAISSANT  DE  CÔTE  LES 
LOIS  . 

Pour  compléter  cette  déclaration,  d'ailleurs  la 
plus  nette  qui  se  soit  jamais  donnée,  Machiavel 
dit,  dans  un  autre  chapitre  :  «  Un  prince  doit 


*  Chap.  22.  —  "  Chap,  12. 


(  85  ) 

M  n'avoir  d'autre  objet,  d'autre  pensée,  ni  culti- 
»  ver  d'autre  art  que  la  guerre,  l'ordre  et  la  dis- 
»  cipline  des  armées*.  » 

Ces  principes  posés,  on  comprend  les  détails  ; 
et  ceux  qui,  sans  se  reporter  aux  premiers,  se  sont 
appesantis  sur  les  seconds ,  simples  commenta- 
teurs ou  adversaires  plus  puissans,  écrivains  ou 
monarques*',  se  sont  fait  une  tâche  trop  facile. 
C'est  avec  autant  de  science  que  de  raison  qu'on 
vient  de  mettre  à  nu  leurs  singulières  erreurs***. 

On  aurait  d'ailleurs  de  la  politique  de  Machia- 
vel une  idée  fort  imparfaite,  si  l'on  s'imaginait 
que  ses  doctrines,  pour  être  nettement  séparées 
de  celles  de  la  morale  et  de  la  religion ,  et  pour 
être  calculées  dans  l'intérêt  du  prince,  sont  étran- 
gères aux  idées  généreuses,  aux  doctrines  libéra- 
les. Loin  de  là,  Machiavel  a  semé  dans  son  livre 
une  foule  de  pensées  élevées ,  de  principes  de 
progrès  et  de  liberté.  Si  l'auteur  répondit  au  re- 
proche d'enseigner  aux  tyrans  l'art  de  subjuguer 
les  peuples,  qu'il  enseignait  aussi  aux  peuples  ce- 
lui de  se  délivrer  des  tyrans,  ce  fut  avec  raison. 
Son  opuscule  des  Principautés,  ses  Discours  sur 
Tite-Live,  son  Histoire  de  Florence  et  ses  lettres 

•  Ghap.  14. 

**  On  sait  que  Frédéric  le  Grand  a  publié  un  Anti-Machiavel. 
Machiavel,  son  génie  et  ses  erreurs;  par  M.  Artaud.  2  vol. 
in-8».  Paris,  1833. 


(  86  ) 

d'ambassade  ont  jeté  dans  le  commerce  du  monde 
des  vues  aussi  remarquables  par  leur  élévation 
que  par  leur  nouveauté.  Il  a  mieux  fait  qu'ap- 
prendre aux  peuples  à  se  révolter,  il  a  enseigné 
aux  rois  à  se  faire  bénir  des  peuples.  L'amour 
du  peuple  est  la  meilleure  place  forte,  dit-il  aux 
princes*.  Non-seulement,  lui,  le  noble  florentin, 
relève  le  peuple,  il  lui  sacrifie  les  grands.  «  C'est 
»  le  peuple,  dit-il,  et  non  les  grands,  qu'il  faut 
»  satisfaire.  Ceux-ci  veulent  opprimer ,  le  peu- 
î  »  pie  borne  son  désir  à  ne  point  l'être.  »  Et  ce 
n'est  pas  là  l'unique  raison  qu'il  donne  aux  rois 
pour  le  ménager.  «  Le  pire  que  le  prince  ait  à 
»  craindre  d'un  peuple  qui  ne  l'aime  pas,  dit-il, 
»  est  d'être  abandonné  par  lui**.  «  C'était  alors 
un  proverbe  italien  :  Qui  fait  fond  sur  le  peuple^ 
bdtit  sur  la  fange  ;  lui,  le  noble  florentin  combat 
avec  feu  ce  proverbe,  et  montre  dans  quelles  cir- 
constances le  peuple  abandonne  les  princes  ou 
les  démagogues,  et  pour  quels  bienfaits  il  de- 
meure fidèle.  Encourager  l'industrie,  accorder 
des  distinctions  au  mérite,  songer  même  aux  plai- 
sirs et  aux  fêtes  des  populations,  et  faire  en  sorte 
qu'elles  se  trouvent  bien;  voilà  les  conseils  que 
ce  précepteur  de  despotisme  donne  aux  rois.  Ma- 
chiavel va  plus  loin ,  il  attaque  les  abus  et  les 


*  Chap.  20.  —  "  Cliap.  9. 


(  87  ) 

fautes  du  pouvoir  j  il  proscrit  les  confisccitions  et 
les  troupes  mercenaires,  et  c^esl  à  Pinfluence  de 
sa  parole  que  nous  devons,  dans  la  justice  et  dans 
l'armée,  les  plus  belles  réformes  des  derniers 
siècles. 

Nous  l'avons  dit ,  dans  ses  divers  ouvrages  de 
prose  comme  dans  ses  poésies,  car  Machiavel  fut 
poète,  et  poète  gracieux,  poète  charmant*,  il 
sème  une  foule  de  ces  idées  de  réforme  et  de 
progrès,  que  nous  appelons  libérales,  et  dont  les 
générations  actuelles  s'attribuent  si  volontiers  la 
découverte.  11  est  en  cela  l'heureux  émule  de  , 
Pomponace  qui  avait  proclamé  cette  loi  du  pro- 
grès et  de  la  perfectibilité  à  laquelle  nous  as- 
signons des  auteurs  morts  sous  nos  yeux  ;  et,  s'il 
a  été  trop  blâmé  pour  avoir  appris  aux  princes 
l'art  de  contenir  les  peuples,  il  mérite  d'être  cé- 
lébré beaucoup  pour  leur  avoir  enseigné  celui  de 
les  rendre  heureux.  Machiavel  peut  être  cité  non- 
seulement  pour  la  révolution  qu'il  opéra  dans  les 
rapports  de  la  politique  avec  la  religion  et  la  mo- 
rale, mais  encore  pour  celle  qu'il  a  faite  dans 
certaines  doctrines  de  pure  politique.  Ceci  sonne 
mal,  mais  c'est  une  vérité.  11  a  plus  innové  pour  s 
la  liberté  que  pour  le  despotisme,  car  autour  de 


*  La  Mandragore  est  l'une  des  plus  belles  créations  de  son 
génie. 


(  88  ) 

lui  la  liberté  était  inconnue,  tandis  que  le  despo 
tisme  lui  posait  partout. 

Mais  ici  se  présente  une  grande  question. Quand 
parut  celui  des  livres  de  Machiavel  qui  formu- 
lait l'innovation  la  plus  grave,  Témancipation  de 
la  politique,  ce  fut  avec  le  privilège  d'*un  souve- 
rain pontife  ;  le  livre  lui-même  était  rédigé  pour 
le  frère  d'un  autre  pape;  ce  pape  était  le  pa- 
tron de  Pomponace  ;  et  cependant,  les  doctrines 
de  Pomponace  et  de  Machiavel  enlevaient  la 
philosophie  et  la  politique  à  la  religion.  Pour- 
quoi les  papes  ont-ils  permis  de  publier  ce  livre? 
En  faut-il  conclure  que  ces  doctrines  ne  firent 
pas  assez  de  sensation  pour  être  repoussées  par 
rautorité,ou  qu'elles  avaient  déjà  trop  d'empire 
pour  pouvoir  l'être  encore  ?  Quelles  sympathies 
ces  doctrines  trouvèrent-elles  en  Europe  ? 


(  89  ) 


CHAPITRE  VI. 

DE  tA  SYMPATHIE  QUE  CES  DOCTRINES  TROUVÈRENT  EN 
EUROPE,    ET    DE    l'ÉTAT   MORAL    ET    POLITIQUE  DE 

l'occident  au  moment  ou  Éclata  la  révolution 

DE  l5l7. 

Le  réformateur  des  doctrines  morales  de  cette 
époque,  fut  accueilli  à  peu  près  comme  il  méri- 
tait de  Têtre.  Son  œuvre  était  un  mélange  de 
bien  et  de  mal,  un  mélange  où  dominait  le  bien, 
mais  où  perçait  le  mal  de  toutes  parts  ;  car,  il  faut 
bien  le  dire,  à  côté  des  purs  principes  de  philo- 
sophie, Pomponace  avait  mis,  tantôt  le  scepti- 
cisme, tantôt  le  sophisme;  et  les  germes  qu'il 
répandait  sur  des  générations  aussi  grossières, 
aussi  ignorantes,  devaient  porter  quelques  mau- 
vais fruits.  Ses  adversaires  lui  reprochèrent  ce 
fait  avec  amertume,  et,  il  faut  le  croire,  ils  lui 


(90  ) 

suscitèrent  encore  plus  d'obstacles  en  raison  du 
danger  de  ses  doctrines  qu'en  raison  de  la  su- 
périorité de  son  talent.  Dans  tous  les  cas,  leur 
résolution  bien  formelle  était  d'anéantir  son  œu- 
vre, de  la  faire  passer  comme  une  de  ces  tentati- 
ves dont  la  seconde  génération  n'entend  parler 
qu'avec  mépris.  Ils  le  chassèrent  de  Padoue  ;  ils 
le  forcèrent,  à  Bologne,  de  chercher  un  refuge 
dans  la  pratique  de  la  médecine;  ils  brûlèrent  à 
Venise  son  livre  de  l'Immortalité  de  l'âme  *;  ils 
lui  arrachèrent  deux  apologies,  et  le  forcèrent 
de  soumettre  ses  doctrines  aux  examinateurs  de 
l'Inquisition.  Ils  n'eussent  pas  borné  là  leur  zèle, 
si  le  plus  tolérant  des  pontifes  n'eût  eu  pour  con- 
seiller le  plus  tolérant  des  princes  de  l'Eglise,  si 
Léon  X  et  le  cardinal  Bembo,  qui  voyaient  avec 
tant  de  bonheur  dans  l'Italie  encore  si  barbare, 
la  résurrection  des  lettres  et  des  arts,  n'eussent 
protégé  le  philosophe.  Sans  doute,  ces  princes 
de  l'Eglise  le  trouvaient  imprudent,  téméraire, 
peut-être*,  mais  son  œuvre  était  généreuse,  et  ils 
savaient  qu'aux  philosophas,  aux  hommes  qui 
éclairent  et  honorent  un  pays,  le  pouvoir  même 
doit  accorder  un  peu  de  cette  licence  qui  s'allie  si 
aisément  au  génie. 


*  On  lui  reprochait  surtout  le  passage  où  il  semble  insinuer 
que  ce  dogme  fui  inventé  par  la  politique. 


(  9^  ) 

Cependant,  si  Pomponace  fut  protégé,  per- 
sonne ne  parut  suivre  son  impulsion.  A  parcourir 
les  autres  traités  de  philosophie  qui  furent  rédi- 
gés ou  publiés  pendant  cette  période,  on  cherche 
en  vain  un  progrès  dû  au  professeur  de  Padoue. 
La  plupart  des  philosophes,  et  surtout  les  Plato- 
niciens, loin  de  demander  l'émancipation  de  la 
philosophie,  réputent  heureuse  son  absorption 
dans  le  dogme  de  FEglise,  et  tiennent  à  cette 
fusion  comme  à  une  ancre  de  salut.  Nicolas  de 
Cussa  est  purement  et  simplement  de  cet  avis  à 
la  fois  commode  et  convenable  pour  un  homme 
de  son  rang.  Marsile  Ficin,  les  deux  Pic  de  la 
Mirandole,  Reuchlin  et  les  humbles  échos  de  ces 
grands  maîtres,  voudraient  tirer  de  Talliance 
sainte  un  plus  grand  avantage.  Ils  voudraient 
mettre  sous  Taile  de  la  religion  toutes  les  rêve- 
ries, toutes  les  superstitions  qu'ils  ont  recueillies 
dans  les  Kabbalistes,  dans  les  Platoniciens  des 
derniers  temps,  dans  les  prétendus  oracles  de 
Zoroastre,  et  dans  les  écrits  apocryphes  d'Her- 
mès Trismégisle.  Loin  de  vouloir  adopter  le 
scepticisme  de  Pomponace,  c'est  à  peine  si  le 
mysticisme  le  plus  absolu  suffit  à  leur  foi  d'en- 
thousiaste. Ils  compromettraient  la  religion,  si  la 
reh'gion,  qui  a  des  dogmes  si  nettement  arrêtés, 
daignait  se  laisser  compromettre  par  leur  insa- 
siable  crédulité. 


(  9^  ) 

Les  théologiens  suivent  Texemple  des  philoso- 
phes, sans  écouter  ni  Pomponace  ni  ses  disciples; 
ils  continuent  à  enseigner  leurs  vieilles  Sommes 
et  leurs  vieux  Maîtres  de  sentences  *.  Les  mora- 
listes que  l'on  doit  à  peine  distinguer  des  théolo- 
giens, et  qui  publient,  de  1470  à  <5i6,  leurs  re- 
cueils les  plus  fameux,  le  Pisauella,  le  Pacifica, 
TArtesana,  le  Rosella,  ne  tiennent  pas  compte  non 
plus  de  Tindépendance  que  le  célèbre  réforma- 
teur réclamait  pour  leurs  doctrines.  Ainsi,  la  sco- 
lastique  et  la  religion  continuent  au  même  degré 
à  exercer  leur  antique  empire  dans  les  écoles, 
comme  dans  les  sanctuaires. 

Mais,  d'abord,  Pomponace  lui-même,  qui  con- 
naissait si  bien  les  esprits  et  les  doctrines  de  son 
temps,  ne  se  flattait  pas,  sans  doute,  de  les  chan- 
ger par  un  coup  de  baguette.  Ensuite,  si  ces  ap- 
parences de  calme  nous  faisaient  admettre  une 
immobilité  absolue,  elles  nous  tromperaient  gran- 
dement. Les  révolutions  morales  ne  sont  jamais 
brusques;  plus  le  sillon  qu'elles  tracent  est  pro- 
fond, moins  leur  marche  est  précipitée.  D'ordi- 
naire, elles  ont  trois  périodes  et  demandent  trois 
générations  différentes  ;  la  première  les  conçoit, 
la  seconde  les  mûrit,  la  troisième  les  met  en  œu- 

*  Les  Manuels  de  doctrine  portaient  les  titres  de  Somma  et  de 
Magister  sententiarum. 


(  93  ) 

vie.  Souvent  ce  triple  période  demande,  pour 
s'accomplir,  cinq  à  six  générations.  Pomponace 
ne  fut  pas  repoussé  par  tous  ses  contemporains. 
Si  quelques-uns  de  ses  disciples,  si  Niphus  et 
Contarini  le  traitèrent  d'impie,  traitement  dur 
pour  un  maître,  leur  nombre  fut  petit.  Le  nom- 
bre de  ceux  qui  Tadmirèrent,  le  commentèrent  et 
Tamplifièrent,  fut  considérable;  les  faits  l'attes- 
tent. Le  cardinal  Hercule  de  Gonzague,  en  éri- 
geant une  statue  au  courageux  philosophe,  le  ven- 
gea de  la  peine  que  lui  fit  le  cardinal  Contarini. 
L'amitié  du  plus  illustre  des  pontifes,  de  Léon  X, 
celle  du  plus  lettré  des  cardinaux,  de  Bembo,  le 
consola  des  haines  de  Niphus,  des  clameurs  de 
quelques  rivaux  éclipsés  et  des  persécutions  du 
sénat  de  Venise.  Entre  les  grands  hommes  et 
leur  siècle  il  y  a  action  et  réaction;  c'est  tantôt 
l'homme  qui  agit  et  le  siècle  qui  répond  ;  souvent 
c'est  le  siècle  qui  inspire  et  l'homme  qui  parle. 
Non-seulement  le  siècle  de  Pomponace  l'écouta, 
il  l'avait  inspiré.  Personne  ne  demandait  comme 
lui  l'émancipation  radicale  de  la  philosophie; 
mais  au  pouvoir  qui  dominait,  chacun  alors  de- 
mandait une  liberté  quelconque.  Les  Platoni- 
ciens, sans  doute,  combattirent  le  panégyriste 
d'Aristote,  mais,  philosophes  eux-mêmes  et 
presque  en  dépit  d'eux,  ils  furent  forcés  à  de- 
mander cette  même  liberté  de  discussion  dont  ils 


(  94  ) 

repiochaient  à  Pomponace  d'avoir  abusé.  Pic 
de  la  Mirandole,  Poncle,  ne  demanda  pas  moins 
que  Texamen  public  de  neuf  cents  questions  de 
religion,  de  philosophie,  de  morale  et  de  politi- 
que. Ses  intentions  étaient  bonnes.  Il  voulait  faire 
triompher  les  institutions  et  les  doctrines  existan- 
tes, et  un  instant  le  pape  autorisa  la  dispute. 
Mais  bientôt,  mieux  avisé,  il  vit  que  mettre  en 
question  toutes  les  bases  de  Tordre  établi,  était 
chose  téméraire  dans  les  circonstances.  D^ail- 
leurs,  des  hérésies  s'étaient  glissées  jusque  dans 
les  thèses  du  défenseur  de  l'ordre.  Les  affiches 
avaient  été  posées  en  i483,  au  moment  même  ou 
naissait  l'auteur  de  la  révolution  de  iBi'j. 

Pic  alla  bouder  en  France  l'autorité  qui  lui 
ôtait  la  parole  en  Italie.  Son  neveu,  philosophe 
aussi  religieux  que  lui,  porta  un  coup  plus  dan- 
gereux à  cette  autorité.  S'égarant  dans  son  mys- 
ticisme encore  plus  que  son  maître,  il  prêcha  la 
supériorité  de  la  lumière  intérieure  sur  les  doc- 
trines positives  de  l'Eglise.  Or,  la  lumière  inté- 
rieure, qui  peut  être  la  raison,  peut  bien  être 
aussi  la  folie.  Elle  l'a  été  maintes  fois.  Elle  fut 
extravagante  dans  Pic  de  la  Mirandole. 

Les  autres  philosophes,  les  scolastiques,  à  la 
vérité,  ne  demandaient  pas  une  révolution  com- 
plète dans  les  doctrines  ;  c'eût  été  vouloir  la 
ruine  de  leur  savoir;  mais  tous  ceux  à  qui  il  ve- 


(  95  ) 

nait  une  idée  étaient  bien  aises  de  la  pouvoir 
dire.  Une  foule  de  docteurs  innovaient;  le  plus 
sage  de  tous,  nous  Tavons  déjà  dit,  Gabriel  de 
lîiel,  innova  plus  que  tous  les  autres. 

Ce  n'est  pas  tout,  à  côté  de  ces  scolastiques  il 
se  rencontra  quelques  docteurs  isolés  qui  cher- 
chèrent, les  uns  dans  Tinspiration  prophétique, 
les  autres  dans  les  révélations  de  la  Bible,  une 
autorité  qu'ils  pussent  opposer  à  celle  de  la  sco- 
lastique,  comme  Pomponace  lui  opposait  la  phi- 
losophie. Savonarola,  dans  son  prophétisme  po- 
litique, et  Jean  de  Wesel,  dans  son  mysticisme 
biblique,  n"*étaient  pas  bien  loin  de  Pomponace, 
s'il  est  vrai  que  toujours  les  extrêmes  se  touchent 
par  quelque  bout. 

Si  Pomponace  eût  mis  dans  ses  paroles  cette 
mesure  que  la  philosophie  ne  doit  franchir  ja- 
mais; si  sa  doctrine  demeurait  plus  religieuse  et 
plus  morale,  son  action  était  immense.  Telle 
qu'elle  se  présentait,  elle  effrayait  les  moralistes 
vulgaires;  et,  nous  l'avons  dit,  ils  ne  semblaient 
en  tenir  aucun  compte.  Mais  dans  leurs  rangs  pa- 
rut, dès  la  première  année  du  seizième  siècle,  le 
plus  éloquent,  le  plus  spirituel  et  le  plus  réservé 
des  hommes,  Erasme.  Eh  bien!  dans  les  Traités 
de  morale  chrétienne  qu'il  jeta  au  milieu  des 
écoles,  se  trouvent  tous  les  principes  vrais  et 
sages  de  Pomponace,  tous  ces  axiomes  sur  la  li- 


(  96  ) 

berté  et  la  dignité  de  Thorame,  de  la  conscience 
et  de  la  raison,  qui  font  la  base  de  nos  vertus  et 
la  gloire  de  nos  destinées  *. 

La  scolastique  fut  donc  singulièrement  ébran- 
lée par  les  leçons  de  Pomponace,  et  Taction  de 
ce  philosophe,  en  apparence  si  peu  sensible,  fut 
profonde  partout.  Ses  livres  firent  le  reste.  Ses 
traités,  si  pleins  de  hardiesse,  au  charme  de  la 
nouveauté  ajoutaient  toute  la  séduction  d^ou- 
vrages  livrés  au  bûcher,  et  cette  séduction  était 
alors  plus  puissante  que  jamais. 

Les  doctrines  de  Machiavel,  présentées  avec 
Tart  d'un  diplomate,  étaient  plus  voilées  que 
celles  du  philosophe.  Elles  devaient  par  consé- 
I  quent  moins  efiFaroucher  les  esprits.  Quand  elles 
parurent,  elles  n'effarouchèrent  personne.  Ré- 
digées de  i5i3  à  i5i5,  elles  ne  furent  publiées 
qu'en  i532  **,  après  avoir  long-temps  circulé  en 
manuscrit;  mais,  de  l'accueil  qu'elles  reçurent 
alors,  du  privilège  que  leur  donna  Clément  VII, 
trompé  par  les  éloges  que  le  chapitre  xi  du  Prince 
payait  à  la  souveraineté  spirituelle  de  Rome,  nous 
jugeons  de  la  réception  qu'on  leur  eût  faites  quinze 
ans  plus  tôt.  Ily  a  mieux  ;  l'époque  que  nous  re- 

'  Erasme,  de  Virtutt  amplectenda. — Enchlridion  milltis  cliristiani. 
—  Encomium  moriœ.  —  Adagia.  —  Àpophthegmata. 
"  A  Rome,  par  les  soins  d'Antoine  Blado  d'Asola. 


(  97  ) 

Iraçons  sanctionna  les  doctrines  de  Machiavel  par 
une  sorte  de  divination  ou  de  complicité  antici- 
pée. Cela  se  comprend.  Elle  les  avait  inspirées. 
C'étaient  ses  pratiques,  sinon  ses  doctrines.  C'é- 
taient les  pratiques  pures  et  nettes  de  Louis  XI, 
de  Ferdinand  V,  de  Richard  III,  de  Henri  VII, 
d'Alexandre  VI,  de  César  Borgia,  de  Jules  II,  de 
la  république  de  Venise,  de  la  république  de  Flo- 
rence. Les  gouvernemens  posaient,  et  le  secré- 
taire Nicolas  écrivait  sous  leur  dictée.  A  son  dé- 
faut, d'autres  eussent  écrit  à  sa  place,  et  peut-être 
avec  d'autant  plus  de  séduction  qu'ils  y  auraient 
mis  plus  de  réserve.  Je  donne  un  exemple.  Certes, 
il  n'entre  pas  dans  ma  pensée  d'assimiler  Comines 
à  Machiavel.  Ce  faisant,  je  craindrais  de  blesser 
les  amis  de  l'un  et  les  partisans  de  l'autre.  Cepen- 
dant, Comines  qui,  dans  une  carrière  semblable 
à  celle  de  Machiavel,  le  précéda  de  quelques  an- 
nées seulement;  Comines,  qui  eut  des  destinées 
analogues  à  celles  de  son  illustre  contemporain, 
mêmes  honneurs,  mêmes  disgrâces,  mêmes  fers, 
mêmes  désirs  et  mêmes  retours  de  fortune  ;  Com- 
mines,  dis-je,  si  Charles  VIII  lui  avait  demandé 
un  abrégé  de  politique,  pour  peu  que  le  spiri- 
tuel ministre  eût  voulu  être  sincère,  eût  présenté 
les  doctrines  mêmes  du  secrétaire  de  la  seigneu- 
rie de  Florence.  11  était  à  ce  niveau.  Des  actes 
de  Louis  XI  aucun  ne  fit  sourciller  Comines,  et 
I-  7 


(  98  ) 

en  rapportant  dans  ses  mémoires  les  faits  les  plus 
iniques  (l\m  règne  aussi  funeste  pour  la  morale 
qu'avantageux  pour  la  politique  ;  en  narrant  les 
gestes  les  plus  révoltans  d\]n  prince  dont  il  a  su 
conquérir  et  garder  la  faveur;  dont  il  n'a,  par 
conséquent,  jamais  frondé  les  confidences,  Co- 
mines  garde  le  sang-froid  le  plus  imperturbable. 
Il  est  pourtant  vrai  de  dire  que  Comines,  tout  naïf 
qu'il  est,  n'eût  pas  fait  les  naïvetés  peu  scrupu- 
leuses du  Florentin.  Comines  affecte  au  con- 
traire une  singulière  dévotion.  Par  exemple,  en 
parlant  d'un  de  ces  succès  que  son  maître  savait 
si  bien  préparer,  il  ajoute  cette  réflexion  :  Toutes 
telles  dispositions  viennent  de  Dieu,  qui  donne 
mutation  aux  choses  selon  le  mérite  ou  démérite 
des  gens.  Comines  eût  gardé,  dans  un  abrégé  de 
politique,  la  même  piété  de  langage  ;  mais,  d'un 
autre  côté,  Comines  n'eût  pas  professé  tout  le 
libéralisme  de  Machiavel  ;  après  s'être  enrichi  des 
confiscations  de  Louis  XI,  il  n'eût  pas,  comme 
le  secrétaire  du  gonfalonnier,  flétri  l'usage  des 
confiscations.  Mais ,  sous  tous  les  autres  rap- 
ports, la  politique  de  Machiavel  est  bien  celle  de 
Comines,  celle  de  cette  époque  en  général. 

Ce  qui  caractérise  le  plus  fortement  la  doc- 
trine de  Machiavel,  c'est  l'espèce  d'absolutisme 
qu'elle  donne  au  pouvoir  du  prince,  c'est  la  ma- 
nière dont  elle  subordonne  la  religion  à  la  poli- 


(  99  ) 

tique.  Eh  bien,  sous  l^un  et  l'autre  de  ces  rap- 
ports sa  doctrine  est  celle  de  Tépoque.  Les  faits 
le  disent.  En  effet,  tous  les  princes  du  premier 
ordre  marchent  vers  Tabsolutisme,  et,  s'ils  n'at- 
teignent nulle  part  à  l'idéal,  partout  l'autorité 
royale  se  fortifie.  Elle  fait  des  pas  de  géant  en 
Espagne,  en  France,  en  Angleterre.  Toutes  les 
ressources  de  l'Etat,  tous  les  moyens  de  gouver- 
nement et  tous  les  genres  d'autorité  et  d'action, 
partout  se  concentrent  entre  les  mains  du  monar- 
que. Partout,  en  abattant  les  grands,  on  soumet 
les  peuples;  partout  on  diminue  les  privilèges  des 
uns  et  les  garanties  des  autres.  Et  partout,  il  faut 
le  dire,  ce  changement  s'accomplit  au  profit  de 
l'ordre,  dans  l'intérêt  de  la  civilisation. 

Dans  la  situation  politique  de  la  plupart  des 
pays  deux  grands  obstacles,  le  fractionnement 
de  l'Etat  et  l'esprit  de  révolte  du  peuple,  s'oppo- 
saient à  toute  civilisation  véritable.  L'Italie  était 
divisée  entre  plusieurs  gouvernemens  de  prin- 
cipes contraires.  L'Espagne  formait  plusieurs 
royautés  et  professait  les  trois  religions  les  plus 
hostiles  entre  elles. La  France  était  partagée  entre 
les  grands  vassaux  et  le  monarque.  Deux  dynas- 
ties se  disputaient  l'Angleterre,  contre  laquelle 
l'Irlande,  vaincue,  mais  non  pas  abattue,  était 
toujours  prête  à  se  soulever,  et  l'Ecosse,  demeu- 
rée indépendante ,  toujours  disposée  à  faire  la 


(   100  ) 

guerre.  L'Allemagne,  sous  sept  maîtres  d'un  rang 
secondaire  et  une  foule  de  petits  princes,  obéis- 
sait à  un  César,  qui  d'ordmaire  était  le  point  de 
mire  de  toutes  les  jalousies  de  l'Europe.  Ce  frac- 
tionnement, qui  faisait  la  grandeur  des  vassaux, 
était  maintenu  par  leurs  efforts,  d'autant  plus 
obstinément  qu'il  constituait  les  peuples  et  les 
rois  en  un  état  de  commune  faiblesse. 

Les  seigneurs  entretenaient  avec  soin  l'esprit 
de  révolte  que  favorisait  le  fractionnement  des 
empires.  Cet  esprit  de  révolte  est  le  caractère  du 
temps.  On  le  trouve  dévorant  les  forces  morales 
et  politiques  de  tous  les  pays,  et  son  action  est 
d'autant  plus  forte  qu'elle  est  le  résultat  plus  na- 
turel de  l'état  social  de  l'Europe.  Presque  par- 
tout, dépouillés  des  droits  qu'auparavant  on  leur 
avait  conférés  en  les  appelant  aux  Etats;  livrés  à 
toutes  les  erreurs  et  à  toutes  les  vexations  d'un 
gouvernement  faible  et  d'une  administration 
grossièrement  constituée  et  n'ayant  guère  de  li- 
bertés, les  peuples  se  réservaient,  pour  leur  tenir 
lieu  de  toutes  les  autres,  le  droit  de  la  résistance, 
qui  touche  de  si  près  à  celui  de  la  révolte.  Ne 
citons  pas  la  chaotique  Allemagne,  la  tumul- 
tueuse Italie;  choisissons  nos  exemples  dans  des 
pays  d'une  situation  plus  normale.  Demandons- 
nous  quel  gouvernement  et  quelle  administra- 
tion étaient  possibles  en  France,  de  la  Jacquerie 


(  >oi  ) 

à  la  Praguerie,  intrigue  armée  dans  laquelle  fi- 
gura le  fils  de  Charles  VII,  et  qui  fut  suivie,  sous 
le  règne  de  ce  prince,  d'un  si  grand  nombre 
d'autres  révoltes?  Puis,  demandons  encore  quel 
gouvernement  et  quelle  administration  étaient 
possibles  en  Angleterre,  du  règne  d'Edouard  IV  à 
celui  de  Henri  VIII,  pendant  cette  longue  guerre 
des  deux  Roses  qui,  dans  le  fait,  ne  se  termina 
qu'à  la  mort  de  Henri  VII  ?  Certes,  elles  sont  dé- 
plorables les  mœurs  et  les  doctrines  politiques 
d'une  nation  qui,  sous  le  règne  de  Henri  VII, 
prince  distingué  par  son  habileté  autant  que  par 
ses  victoires,  se  précipite  successivement  dans  les 
bras  de  tous  les  aventuriers  qui  veulent  bien  spé- 
culer sur  ses  déréglemens,  en  se  disant  les  fils 
d'Edouard. 

Que  dire,  en  effet,  des  mœurs  et  des  doctrines 
politiques  d'un  temps  où  les  plus  grands  person- 
nages de  l'Etat,  les  propres  ministres  du  roi,  sa 
propre  belle-mère  et  même  d'autres  princesses 
d'Angleterre,  des  femmes  distinguées  par  une 
sorte  de  sainteté  dans  leur  conduite*,  trempaient 
dans  ces  révoltes? 

Mais  ce  désordre  des  mœurs  et  des  idées  n'est 
nullement  particulier  aux  Français,  aux  Anglais; 
il  constitue  le  caractère  de  l'époque;  on  le  ren- 


*  La  duchesse  douairière  de  Bourgogne. 


(  I^'^  ) 

coulic  chez  tous  les  peuples.  A  lire  les  moralistes 
du  temps,  non  ceux  qui  tracent  des  théories  et 
font  des  livres,  mais  ceux  qui  parlent  aux  nations, 
qui  peignent  les  mœurs  et  les  habitudes  intimes, 
les  Savonarola  et  les  Barletta,  pour  Tltalie; 
les  Menot  et  les  Maillard,  pour  la  France;  les 
Geiler  et  les  Brandt ,  pour  TAllemagne ,  on  re- 
connaît dans  les  intelligences  et  dans  les  con- 
sciences, dans  les  goùls  et  dans  les  habitudes,  un 
dérèglement,  un  degré  d'extravagance  et  de  folie, 
qui  parait  annoncer  une  dissolution  de  Tordre 
social.  Les  auteurs  des  livres  de  morale  scolasti- 
que,  de  morale  mystique  et  de  morale  biblique, 
sont  loin  de  nous  faire  soupçonner  Texistence  d'un 
tel  mal;  mais,  certes,  c'est  pour  l'humanité  une 
époque  déplorable  que  celle  où  Barletta  par  ses 
bouffonneries;  Maillard  et  Paulin  par  la  licence 
de  leur  langage  ;  Geiler  par  les  satires  qu'il  dé- 
bite en  chaire  sur  le  texte  d'un  poème  burlesque, 
le  Navire  du  Pays  de  sottise  ;  Erasme,  par  l'Eloge 
de  la  folie;  Hutten,  par  les  platitudes  de  ses 
Epitres  d'Hommes  obscurs^  excitent  des  trans- 
ports d'admiration. 

Nulle  administration  régulière,  nul  gouverne- 
ment moral,  nul  progrès  de  civilisation  n'était 
•    compatible  avec  cet  esprit  de  désordre  ce  dou- 
'    ble  mal,  ce  fractionnement  des  empires. 

\  Sur  cet  état  de  choses  ne  pouvait  s'asseoir  nulle 


(  'o3  ) 

institution.  Prenons  un  exemple.  L'établissement  ^ 
des  postes  est  Tune  des  plus  simples  de  nos  in- 
stitutions publiques  :  c'est  à  peine  si  c'en  est 
une  dans  la  pensée  du  vulgaire.  Et,  en  eflét, 
au  premier  aspect  elle  est  purement  matérielle, 
commerciale.  Cependant,  au  fond,  elle  touche 
par  tous  les  côtés  aux  principales  questions  de  la 
politique  et  de  la  morale.  Eh  bien  !  elle  était  im- 
possible avant  Louis  XI,  avant  la  royauté  à  peu 
près  toute-puissante,  absolue,  et  ce  monarque  lui- 
même  ne  put  pas  songer  à  l'établir  pour  d'autres 
services  que  le  sien  et  celui  du  pape.  Pour  appré- 
cier tous  les  obstacles  qu'ofirait  une  institution 
si  simple,  voyez  ce  qu'elle  demeura  si  long-temps 
api'ès  Louis  XI  dans  d'autres  empires,  voyez  ce 
qu'elle  était  naguère  encore  dans  un  pays  très- 
civilisé,  en  Allemagne,  où,  pour  l'établir  d'une 
manière  un  peu  tolérable,  il  fallut  créer  une  sorte 
de  dynastie  ou  de  maison  neutre,  qui  en  eût  le 
privilège  dans  les  divers  Etats  de  l'Empire. 

La  doctrine  la  plus  fortement  monarchique, 
celle  de  l'absolutisme,  était  donc  la  doctrine  de 
la  civilisation  5  et  par  cette  raison  même,  qu'on 
ne  s'y  trompe  pas,  ce  n'était  pas  seulement  la 
doctrine  du  pouvoir,  c'était  celle  des  peuples, 
c'était  la  doctrine  nationale.  Et  qu'on  ne  rejette 
pas  non  plus  ce  phénomène  sur  la  barbarie  du 
temps.  Il  se  produit,  il  se  reproduit  partout  où 


(  io4  ) 

il  est  dans  l'intérêt  de  la  majorité.  En  effet,  Tes- 
prit  public,  nouvelle  épée  de  Brennus,  se  porte 
du  côté  de  la  balance  qui  lui  est  avantageux. 
Dans  les  derniers  siècles,  on  a  vu  Tune  des  na- 
tions les  plus  civilisées  de  TEurope,  dans  sa  colère 
contre  une  aristocratie  trop  exclusive  et  contre 
de  Û-op  longs  désordres,  déchirer  sa  vieille  con- 
stitution, et  pour  conférer  au  monarque  tous  les 
droits  imaginables,  faire  un  grand  acte,  d'abdi- 
cation pour  elle,  d'absolutisme  pour  l'autorité, 
en  déclarant,  par  forme  de  supplément  et  dans  la 
crainte  de  n'avoir  pas  pris  des  précautions  suffi- 
santes contre  le  retour  d'une  licence  quelconque, 
que,  s'il  existait,  quelque  part  que  ce  fût,  une 
prérogative  royale  de  plus,  elle  entendait  la  don- 
ner également  à  son  souverain  *. 

Ainsi  s'explique,  à  cette  époque,  dans  l'inté- 
rêt des  peuples,  le  progrès  si  rapide  de  l'autorité 
royale.  La  mauvaise  aristocratie  conserve  sans 
doute  sur  le  petit  peuple  assez  d'ascendant  enco- 
re, pour  l'ébranler  sans  cesse;  mais  la  saine  par- 
tie des  nations,  celle  dont  les  intérêts  matériels 
reposent  sur  l'ordre,  se  presse  et  se  réfugie  tou- 
jours davantage  autour  du  pouvoir.  Aussi,  voyez 
avec  quelle  facilité  les  royaumes  d'Espagne  s'a- 
grégent  à  la  Castille,  dès  qu'Isabelle  a  donné  sa 


'  Révolution  de  Danemark,  de  1665. 


(  io5  ) 

main  à  Ferdinand  et  qu'il  se  présente  une  royauté 
puissante.  Voyez  avec  quelle  rapidité  toutes  les 
opinions  dissidentes,  celles  des  Juifs,  celles  des 
Maures  s'eftacent;  voyez  avec  quelle  hâte  toutes 
les  provinces,  toutes  les  ressources  de  TEtat,  tous 
les  corps  et  jusqu'à  la  grande-maîtrise  des  Ordres 
de  chevalerie  et  Plnquisition  elle-même  se  fon- 
dent, se  concentrent  dans  les  mains  de  Ferdi- 
nand. Voyez  avec  quelle  promptitude  Louis  XI, 
qui  a  figuré  dans  la  Praguerie,  qui  connaît  les 
g-rands,  bons  et  mauvais,  le  peuple,  bon  et  mau- 
vais, abat  ceux  qui  embarrassent  sa  couronne 
et  relève  ceux  qui  la  soutiennent.  Voyez  avec 
quelle  hauteur  Henri  VII,  prince  nouveau,  mal 
affermi  sur  son  trône,  traite  ce  parlement  qui, 
dans  d'autres  temps,  est  le  rempart  inviolable 
des  libertés  du  pays.  L'Italie,  qui  s'oppose  avec 
les  rois  d'Europe  aux  progrès  de  conquête  et 
de  centralisation  de  Jules  II,  et  l'Allemagne,  qui 
a  des  princes  secondaires  trop  nombreux  et  trop 
puissans  (et  qui  laisse  d'ailleurs  son  chef  suprême 
dans  un  tel  état  de  pénurie,  qu'il  est  obligé  de  se 
mettre  simple  capitaine  à  la  solde  d'un  roi  con- 
quérant)*, sont  les  seuls  Etats  considérables  où 
l'autorité  centrale  manque  de  se  fortifier  dans 

*  Maximilion  fil  ainsi  la  guerre  de  Flandre,  sous  les  ordres  de 
Henri  VII. 


(  ) 

celte  période.  Aussi,  le  rôle  de  Tltalie  est-il  dé- 
sormais nul  en  politique,  et  celui  de  l'Allemagne 
n^est-il  digne  de  Pimportance  du  pays,  que  dans 
des  circonstances  extraordinaires,  lorsque  des 
Charles-Quint  ou  des  Gustave-Adolphe  viennent 
prendi'e  le  commandement  de  ses  forces,  lorsque 
des  Mazarin  ou  des  Oxenstiern  viennent  diriger 
sa  politique. 

Tous  les  faits  le  prouvent,  la  centralisation 
était  dans  Tintérêt  de  TEurope,  et  la  sympathie 
générale  était  pour  Pabsolutisme  royal  que  pose 
Machiavel.  Cet  homme  de  génie,  en  traçant  son 
plan  de  politique,  n'est  que  Tinterprète  des  idées 
qui  dominent  son  siècle. 

L'autre  caractère  fondamental  de  sa  doctrine 
est  la  rupture  de  la  politique  avec  la  religion,  la 
subordination  de  celle-ci  à  celle-là.  Machiavel  en 
cela  est-il  encore  Técho  de  son  temps,  et  sa  théo- 
rie est-elle  encore  Fimage  fidèle  du  fait  ? 

On  donne  souvent  à  l'histoire,  sans  beaucoup 
de  frais,  une  merveilleuse  et  séduisante  unité. 
On  remarque  une  tendance,  on  signale  les  faits 
qui  l'attestent,  et,  négligeant  tous  les  autres,  on  se 
débarrasse  de  ce  qui  pourrait  compromettre  l'u- 
nité qu'on  a  créée.  Mais  cette  unité,  si  bien  sys- 
tématisée, si  elle  a  tout  le  mérite  de  l'invention, 
a  rarement  celui  de  l'exactitude. 

Presque  toujours,  et  aux  époques  de  crise  né- 


(  ) 

cessairenient,  plusieurs  ordres  cVidées,  plusieurs 
tend.mces  diverses  se  trouvent  en  présence.  Les 
soixante  ans  que  nous  examinons  sont  une  de 
ces  époques  où  deux  systèmes  nettement  tran- 
chés se  partagent  les  esprits.  A  considérer  la  su- 
perficie de  la  société,  rien  n'est  changé  dans  les 
rapports  de  la  religion  et  de  la  politique.  La  su- 
prématie de  la  première  est  intacte,  et  même 
elle  n'a  jamais  été  plus  haute.  Voyez  combien 
son  rôle  est  brillant.  Les  rois  de  France,  glo- 
rieux de  quelques  privilèges  anciens,  en  avaient 
stipulé  les  maximes  dans  celte  Pragmatique- 
Sanction  qui  remontait  à  saint  Louis,  à  Charle- 
magne,  aux  premiers  temps  de  la  monarchie,  et 
que  Charles  VII  avait  renouvelée.  Eh  bien!  Pie  II 
eu  est  mécontent,  et  Louis  XI,  si  jaloux  de  ses 
prérogatives,  le  roi  qui  sollicite  le  moins  la  bé-f 
névolence  de  Rome,  met  ces  privilèges  aux  pieds  i 
du  pontife  et  lui  écrit  d'en  user  désormais  de  son  ! 
autorité  en  France  comme  il  lui  plaira  *. 

En  Angleterre,  Henri  VII,  vainqueur  de  tous 
les  partis,  réunissant  par  son  mariage  les  droits  des 
maisons  d'York  et  de  Lancaslre,  en  demande  la 
sanction  suprême  au  chef  religieux  de  l'Occident, 
et  dans  la  bulle  que  lui  accorde  Innocent  VIII**, 

Utere  demceps  tu  regno  nostro  potestaic  tua  ut  voles.  Lettre  du 
roi  au  pape,  en  date  du  2  7  novembre  1/161. 
L'an  1Û87. 


(  i»8  ; 

l'anathème  est  prononcé  contre  quiconque  ose- 
rait troubler  ce  prince  ou  ses  héritiers  dans  la 
possession  du  trône.  Excepté  à  l'article  de  la 
mort,  personne  ne  pouvait  être  absous  de  ce 
crime  que  par  le  pontife  lui-même. 

En  Espagne,  au-dessus  de  toutes  les  entrepri- 
ses, de  toutes  les  institutions  politiques,  plane  la 
religion.  Lorsqu'entre  ce  puissant  royaume  et  le 
Portugal  s\îlève  un  conflit  pour  la  possession  de 
plusieurs  régions  du  Nouveau-Monde,  Alexan- 
dre VI,  par  une  sentence  d'arbitre,  met  fin  à  la 
querelle.  Sous  Jules  II ,  Tempire  religieux  de 
Rome  est  si  haut  placé  dans  Topinion,  que  Maxi- 
milien  veut  échanger  le  sceptre  de  l'empire  pour 
la  tiare  du  pontificat.  Léon  X  dicte  au  vainqueur 
de  Marignan  tout  ce  que  la  France  avait  refusé 
d'accorder  à  ses  prédécesseurs. 

Ces  faits  sont-ils  positifs  ?  Et  Machiavel  ne  s'est- 
il  pas  trompé  sur  les  doctrines  qui  convenaient  à 
l'époque,  lorsque  à  la  politique  il  a  prétendu  sub- 
ordonner la  religion?  Machiavel  ne  s'est  pas 
trompé  et  ne  nous  a  pas  trompés.  C'est  lui,  au 
contraire,  qui  nous  dit  la  vérité.  En  effet ,  à  côté 
de  ce  premier  ordre  de  faits  que  nous  venons  d'en- 
visager, il  s'en  présente  un  second  qui  atteste  des 
tendances  bien  différentes  et  nous  explique  par 
l'antagonisme  qu'il  révèle  la  révolution  religieuse 
qu'amène  cette  période. 


(  '«9  ) 

Dès  les  premiers  ans  de  la  renaissance  des  let- 
tres, on  voit  une  sorte  de  décadence  dans  les  dis- 
positions morales  de  TEurope.  En  vain  retentis- 
sent partout  les  appels  de  Pie  II  et  de  Nicolas  V 
contre  les  Turcs,  dont  Tinvasion  dans  les  îles,  en 
Italie,  dans  les  provinces  du  Danube,  était  si  alar- 
mante pour  Vancien  empire  de  la  religion  ;  nulle 
population  ne  s'ébranle  plus  à  cette  voix  jadis  si 
forte,  au  nom  de  ce  système  jadis  si  puissant. 
Les  rois,  il  est  vrai,  dans  les  affaires  majeures  pa- 
raissent tenir  encore  aux  anciennes  habitudes; 
les  plus  puissans  de  tous,  Ferdinand  V,  Louis  XI 
et  Henri  VII,  ont  recours  à  la  religion  toutes  les 
fois  que  se  présente  quelque  grande  difficulté. 
Mais,  si  le  premier  la  met  dans  toutes  ses  entre- 
prises et  dans  toutes  ses  institutions;  si  le  second 
Tinvoque  sans  cesse,  et  que  le  troisième  lui  de- 
mande la  sanction  suprême  de  ses  droits;  c'est 
précisément  parce  que  rien  ne  saurait  pour  eux 
remplacer  sa  puissance,  et  que,  d'accord  avec  Ma- 
chiavel, ils  la  considèrent  comme  le  plus  grand 
des  moyens  de  politique  et  de  gouvernement. 
Machiavel  le  dit  à  l'égard  de  Ferdinand,  et  qui 
en  douterait  à  l'égard  de  Louis  XI,  de  Henri  VII? 

Alexandre  VI  et  Jules  II  exercent  le  pouvoir 
d'une  manière  brillante,  il  est  vrai,  mais  c'est 
précisément  parce  qu'ils  l'exercent  moins  au  nom 
delà  religion  qu'au  nom  de  la  politique.  C'est  le 


(  ) 

/  génie  de  Jules  qui  place  ce  pontife  à  la  tête  de 
;'  l'Europe  dans  la  ligue  de  Cambrai,  et  c"'est  Tépée 
de  César  Borgia  qui  met  Tltalie,  la  France,  TEs- 
pagne  et  le  Portugal  aux  pieds  de  son  père.  Sans 
/  doute  la  politique  des  gouvernemens  prodigue  à 
la  religion  ses  plus  douces  flatteries  et  ses  plus 
profonds  hommages  toutes  les  fois  qu'elle  réclame 
son  appui  ;  mais  à  côté  de  ses  démonstrations  in- 
téressées se  place  la  rude  opposition  des  opinions 
indépendantes.  Quand  Louis  XI  met  aux  pieds  de 
l'Eglise  la  Pragmatique-Sanction,  l'université,  le 
parlement,  les  grands  corps  du  royaume  récla- 
ment avec  une  énergie  à  laquelle  succombe  le 
monarque.  Si  le  traité  de  i5i5  accorda  au  pon- 
tife ce  qu'avaient  refusé  deux  rois,  c'est  que  ce 
traité  fut  l'œuvre  d'un  prince  de  l'Eglise  et  non 
pas  celle  d'un  roi  de  France.  Et  cette  œuvre  fut 
désavouée  de  nouveau  dans  la  nation  avec  une 
énergie  qu'on  put  à  peine  réduire  au  silence. 

Ce  qui  fait  connaître  la  véritable  pensée  de 
la  politique  contemporaine  à  l'égard  de  la  re- 
ligion, c'est  la  conduite  que  tiennent  les  prin- 
f  ces  les  plus  modérés  dans  leurs  conflits  avec  les 
I  dépositaires  du  pouvoir  spirituel.  A  la  tête  des 
princes  les  plus  religieux  et  les  plus  respectés  de 
celte  époque  se  trouvent  l'empereur  Sigismond 
et  le  roi  Louis  XII.  Eh  bien  !  il  n'est  pas  de  moyen, 
il  n'est  pas  d'intrigue  même  qu'ils  ne  mettent  en 


(  m  ) 

jeu  pour  soulever  les  peuples,  les  prélats  et  jusques  | 
aux  cardinaux,  contre  les  papes  qui  se  permettent 
de  combattre  leur  politique.  On  connaît  la  mé- 
daille, révoltante  d'insinuation,  que  fit  frapper 
Louis  XII.  La  conduite  de  Sigismond  fut  plus 
insolente  sous  des  formes  plus  pieuses. 

La  politique  de  l'Europe  est  donc  bien  celle 
de  Machiavel.  Pour  elle  la  relig^ion  est  désormais 
un  simple  moyen.  Toutes  les  fois  que  cela  est  né- 
cessaire, la  suprématie  du  sceptre  spirituel  est  re- 
connue, est  invoquée,  est  exagérée  même;  mais 
ce  moment  passé,  elle  est  reconduite  aux  fron- 
tières, avec  de  l'encens  et  des  fleurs,  comme  Pla- 
ton dans  sa  république  conseille  aux  législateurs 
de  reconduire  tes  poètes. 

Nous  disions  lout-à-Fheure  qu'à  cet  égard  c'est 
Machiavel  qui  nous  apprend  la  vérité,  qui  nous 
fait  les  confidences  de  l'Europe.  En  effet,  dans 
les  instructions  qu'on  lui  avait  données  en  i5io, 
lorsqu'il  se  rendit  auprès  de  Louis  XII,  on  lui 
avait  recommandé  particulièrement  de  suivre  les 
affaires  de  Rome.  «  Tu  diras  au  roi,  lui  avait-on 
»  écrit,  que  Sa  Majesté  doit  tout  faire  pour  ne  pas 
»  rompre  avec  le  pape ,  parce  que,  si  un  pape 
»  ami  ne  sert  pas  à  grand'chose,  un  pape  en- 
»  nemi  nuit  beaucoup,  à  cause  de  la  réputation 
»  qu'il  tire  de  l'Eglise,  et  puis  encore  parce  qu'on  ^ 


(  ) 

jl  »  ne  peut  pas  lui  faire  la  guerre  directement 
»  sans  provoquer  tout  le  monde  contre  soi*.  » 
Machiavel  avait  parfaitement  saisi  cette  affaire, 
et  dans  une  de  ses  lettres  au  gouvernement 
de  Florence  il  met  ce  qui  suit  :  «  Ce  que  ron 
n  dit  du  pape,  Vos  Seigneuries  peuvent  se  Fi- 
»  maginer.  On  parle  de  lui  refuser  Tobédience, 
»  d'assembler  un  concile  contre  lui.  Le  ruiner 
n  dans  son  temporel  et  da?is  son  spirituel^  c'est  la 
»  moindre  ruine  dont  on  le  menace.  »  Il  s'agit 
d'une  querelle  purement  mondaine,  de  ce  duché 
de  Milan  que  la  politique  du  temps  eut  si  grande 
peine  à  donner  définitivement  ;  eh  bien  !  la  cour 
de  France  cherche  tout  naïvement  la  solution  de 
cette  affaire  dans  la  ruine  du  pouvoir  spirituel. 

Il  serait  difficile  d'être  plus  leste  à  l'égard  d'une 
autorité,  qui,  en  apparence,  constituait  encore  la 
clef  de  voûte  de  l'édifice  social,  mais  dont,  à  la 
vérité,  on  minait  partout  les  fondemens. 

On  dira  que  Jules  II  n'était  pas  un  pape 
comme  un  autre;  qu'il  ne  s'agissait  pas  du  ponti- 
ficat, mais  du  pontife,  de  l'individu;  qu'en  rem- 
plaçant le  premier  dignitaire  de  l'Eglise  par  un 
autre  prêtre,  on  ne  sortait  pas  du  système  général 
et  n'attaquait  pas  l'empire  antique  de  la  religion. 
Cette  objection  ne  répond  à  rien,  puisque,  pour 

*  Voy.  le  Machiavel  de  M.  Artaud,  vol.  i.  p. 


(  ) 

remplacer  un  pontife,  il  fallait  être  en  mesure 
de  déposer  Jules  et  d'en  élire  un  autre.  Si  la  po- 
litique se  flattait  d'avoir  à  elle  seule  tout  ce  cré- 
dit, de  mener  à  son  aise  le  Sacré-CoUége  et  les 
prélats  de  l'Eglise,  la  politique  traitait  la  religion 
avec  une  bien  grande  légèreté.  Or  c'est  là  préci- 
sément le  système  qui  répond  à  la  doctrine  de 
Machiavel,  et  cette  doctrine  s'accorde  parfai- 
tement avec  celle  du  roi  de  France,  avec  celle  de 
sa  cour,  qui,  pourtant,  n'était  pas  la  plus  mau- 
vaise cour  de  l'Europe. 

On  objectera  encore  que  si  la  politique  traita 
politiquement  le  pouvoir  religieux,  c'est  qu'il 
s'était  constitué  politiquement ^  qu'il  avait  abusé 
de  ses  moyens  sous  le  pontificat  d'Alexandre  et 
de  Jules,  à  tel  point  que  la  doctrine  hostile  de 
l'époque  a  dû  se  développer  bien  naturellement; 
mais  qu'en  général  et  sous  tous  les  autres  points 
de  vue,  la  religion  était  debout  et  exerçait  son 
action  entière.  Cela  est  très-vrai,  mais  la  religion 
n'est  pas  en  question.  Il  ne  s'agit  que  du  point 
de  vue  que  lui  appliquait  la  politique,  et  de  l'em- 
pire qu'on  laissait  à  ses  ministres.  Or,  ce  point 
de  vue  est  établi.  Il  est  bien  évident ,  au  reste , 
que  pour  mieux  se  servir  de  la  religion  et  de  ses 
ministres,  la  politique  en  maintint  encore  et  en 
exagéra  même  plus  d'une  fois  le  caractère  sacré. 


(  »«4  ) 

On  ne  brise  jamais  les  instrumens  dont  on  veut 
se  servir  encore. 

Voulons-nous  savoir  la  pensée  tout  entière,  la 
pensée  vraie  de  cette  époque ,  écoutons  les  con- 
fidences intimes  de  ses  diplomates;  écoutons  Vun 
des  hommes  qui  ont  le  plus  et  le  mieux  vu. 
L'ambassadeur  florentin  Vettori  était  un  de  ces 
politiques  essentiellement  modérés,  qui  se  main- 
tiennent aux  afl'aires  à  travers  toutes  les  vicissi- 
tudes des  gouvernemens  et  des  partis.  Servant  sa 
patrie  sous  les  Médicis  comme  il  l'avait  servie 
sous  le  gonfalonnier  Soderini,  il  fut  le  confident 
du  plus  gracieux  de  tous  les  papes  et  celui  du 
plus  sage  de  tous  les  empereurs,  en  un  mot,  le 
confident  de  Léon  X  et  celui  de  Maximilien  I". 
L'une  des  questions  qui  préoccupaient  le  plus  son 
génie  à  l'aspect  des  progrès  toujours  croissans  de 
la  puissance  ottomane,  c'était  la  future  destinée 
de  l'Italie,  celle  de  l'Occident,  celle  delà  religion; 
et  une  question  de  cette  gravité  méritait  bien 
d'occuper  un  homme  d'une  intelligence  si  haute, 
d'une  si  grande  expérience.  Or  voici  comment  il 
la  juge  dans  l'intimité  :  Si  nous  voyons  cela  bien- 
tôt (les  Turcs  débordant  en  Italie  pour  châtier  les 
chrétiens),  ce  sera  tant  mieux.  » 

Et  pourquoi  ?  Parce  qu'une  autre  pensée  oc- 
cupe Vettori  plus  que  l'abaissement  de  Venise, 
plus  que  l'invasion  des  Turcs;  parce  qu'il  éprouve, 


(  '^5  ) 

non  pour  la  religion,  mais  pour  l'empire  qu'elle 
possède,  pour  le  sacerdoce  qui  régit  l'Occident, 
une  antipathie  plus  grande  que  pour  la  dorai- 
nation  musulmane.  «Ce  sera  tant  mieux,  dit-il, 
car  je  m'accommode  mal  à  l'ivresse  de  ces  prêtres, 
je  ne  dis  pas  du  pape,  qui,  s'il  n'était  pas  prêtre, 
serait  un  grand  prince.  » 

On  le  voit,  ici  il  ne  s'agit  pas  du  chef,  il 
s'agit  des  ministres  de  la  religion;  il  ne  s'agit  pas 
de  quelque  abus  de  pouvoir,  il  s'agit  du  carac- 
tère même  qui  constitue  le  sacerdoce  et  qui  donne 
action  sur  les  consciences.  C'est  là  ce  qu'on 
attaque,  et  c'est  ce  qu'on  attaque  jusque  dans 
l'homme  qu'on  chérit,  dans  le  prince  qu'on  es- 
time le  plus,  jusque  dans  ce  Léon  X  dont  le  goût 
si  pur  fut  si  prodigue  pour  les  lettres ,  et  se 
montra  si  digne  de  la  famille  des  Médicis;  mais 
dont  la  valeur  réelle  était  altérée,  suivant  Vittori 
qui  l'aimait,  par  ce  caractère  auguste  que  con- 
fère la  religion.  Ce  caractère  l'empêchait  d'être 
un  grand  homme*. 

Ainsi,  sur  ce  grand  point,  il  y  a  accord  en 
Europe  entre  les  théories,  les  faits  et  les  confi- 
dences intimes.  La  doctrine  des  princes  et  des 
diplomates  est  celle  de  l'écrivain  qui  formule  la 

*  Correspondance  de  Vetlori  avec  Machiavel.  Foy.  le  Machiavel 
de  M,  Artaud,  vol.  1,  pag,  2A5. 


politique  de  Pépoque.  L'émancipation  de  la  poli- 
tique est  complète;  la  religion,  de  la  dictature 
suprême  qu'elle  exerçait  avant  la  renaissance,  est 
descendue  au  second  rang  ;  elle  ne  donne  plus 
Fempii-e ,  elle  en  rend  indigne;  elle  ne  sanctionne 
plus  Tautorité  suprême,  elle  se  subordonne  aux 
droits  des  monarques;  humble  servante,  elle 
obéit  à  la  politique  que  jadis  elle  a  réglée  à  son 
gré;  elle  est  au  nombre  des  moyens;  le  pouvoir 
civil  est  le  but. 

L'émancipation  de  la  philosophie  n'est  pas 
moins  avancée  que  celle  de  la  politique.  La  phi- 
losophie aussi  se  constitue  juge  de  cette  religion, 
ou,  comme  elle  dit,  de  cette  scolastique  dont 
l'empire  sur  elle  avait  été  si  complet.  Sur  cette 
émancipation  aussi  les  faits  et  la  pensée  intime 
s'accordent  avec  les  théories  de  Pomponace. 

Deux  révolutions  sont  donc  accomplies,  l'une 
en  philosophie,  l'autre  en  politique,  et  ces  révo- 
lutions ne  se  bornent  pas  à  des  théories  isolées, 
elles  constituent  ce  qui  domine  dans  la  pensée 
générale.  Dès-lors  elles  doivent  amener  fatale- 
ment et  immédiatement  une  révolution  de  plus, 
et  une  révolution  religieuse. 

Cette  révolution  religieuse,  son  caractère  moral 
et  politique,  ses  luttes,  ses  destinées  et  les  nou- 
velles doctrines  qu'elle  amène,  forment  dans  les 
progrès  de  l'Europe  une  époque  nouvelle. 


DEUXIÈME  PÉRIODE. 


DE  LA  RÉFORIME  A  LA  RÉVOLUTION  DES  PAYS-BAS. 

(  1517—1565.) 

PÉRIODE     DE     4o  ANS. 

CHAPITRE  PREMIER. 


VUE   GÉNÉRALE   SUR   CETTE  PÉRIODE. 

La  renaissance  des  études,  les  débats  qu'elles 
amènent,  Texcitation  générale  qui  les  accompa- 
gne portent  leurs  fruits  au  début  du  seizième  siè- 
cle. Des  doctrines  nouvelles  se  produisent  sur 
rhorizon  moral  et  politique,  et  FOccident  est  dé- 
sormais la  terre  du  progrès. 

Ces  doctrines  sont  diverses  comme  les  élémens 
qui  leur  ont  donné  la  vie. 

Elles  sont,  les  unes  réservées  comme  ceux  qui 
les  enseignent -,  et  celles  qui  s'introduisent  dans 


(  ^'8  ) 

le  monde  avec  celte  pudeur  y  font  aussi  peu  de 
sensation  qu'en  avaient  fait  le  mysticisme  de  Pic 

^  ou  Tidéalisme  de  Marsile.  Classiques  de  fond 
/  et  de  forme,  trop  belles  et  trop  idéales  pour  les 
j  mœurs  d'un  temps  rude,  elles  ne  disent  rien  à 
Topinion  un  peu  grossière  de  cette  époque.  Si  elles 
obtiennent  des  hommages,  ces  hommages  sont 
stériles.  Aucun  parti  politique  n'en  fait  son  sym- 
bole. C'est  le  sort  des  théories  qui  ne  sont  que 
belles,  des  livres  qui  n'ont  de  valeur  que  par  la 
forme.  On  lit,  on  admire,  puis  on  laisse  là  ces 
beautés  inutiles. 

Mais  d'autres  doctrines  sont  plus  hardies  ;  pré- 

f  sentées  sous  des  formes  tantôt  brusques,  tantôt 
pittoresques ,  elles  s'attaquent  aux  principes 
mêmes  et,  tirant  toutes  les  conséquences,  réali- 
sent tous  les  vœux  de  liberté  qu'avaient  formés 
Pomponace  et  sa  nombreuse  école.  Ces  doctrines 
se  caractérisent  d'un  seul  mot,  ce  sont  celles 
d'une  révolution  religieuse.  Doctrines  de  révo- 
lution, elles  obtiennent  des  suffrages  nombreux  et 
des  partisans  enthousiastes;  elles  se  font  d'autre 
part  des  adversaires  puissans  et  acharnés;  elles 
parviennent  ainsi  à  préoccuper  de  leurs  débats 
non-seulement  les  écoles,  mais  les  peuples  et  les 
pouvoirs. 

Le  caractère  tout  entier  de  cette  période  est 
dans  ces  mots  :  une  révolution  religieuse  qui 


(  ) 

porte  en  elle  une  révolution  politique.  Durant 
cette  période  tout  est  là.  Toutes  les  doctrines, 
tous  les  faits  moraux  et  politiques  se  rapportent 
à  cette  révolution.  Ce  n'est  pas  elle  seule  qui 
amène  les  guerres  et  les  conflits  qu'on  voit  écla- 
ter; mais  ou  elle  enfante  ou  elle  modifie  les  sys- 
tèmes qu'on  voit  surgir.  Partout  se  fait  sentir  son 
action.  C'est  elle  qui  divise  l'Europe  en  deux 
camps,  et  l'antagonisme  qu'elle  établit  est  toute 
l'histoire  de  cette  époque.  Autour  d'elle,  par  con- 
séquent, se  groupent  tous  les  phénomèmes  qui 
nous  intéressent,  comme  d'autres  se  groupaient 
tout-à-l'heure  autour  de  Pomponace  et  de  Ma- 
chiavel, les  véritables  instituteurs  du  monde  mo- 
derne. 

Quelles  sont  les  nouvelles  doctrines  qui  se  pré- 
sentent au  commencement  de  cette  période? 

Comment  sont-elles  accueillies?  quels  progrès  ' 
et  quels  retours  amènent-elles  dans  la  politique 
du  pouvoir,  dans  les  vœux  des  peuples,  dans  les 
travaux  des  philosophes  ? 

Quel  est  l'état  moral  et  politique  de  l'Europe 
au  moment  oii  éclate  la  révolution  des  Pays-Bas  ?  i 

Voilà  les  questions  qui  surgissent  devant  nous. 

Les  doctrines  d'un  pouvoir  fort,  d'un  pouvoir  t 
absolu  et  désormais  indépendant  de  l'autorité  ) 
religieuse  ayant  fait  de  grands  progrès,  et  ces  {  y 
doctrines  étant  devenues  nationales,  populaires  ^  J 


(  ) 

sur  la  (In  du  quinz,ième  siècle,  on  s^Utend  nalu- 
rellement  à  voir  ce  système  aller  jusqu'à  ses  con- 
séquences dernières  et  amener  Tabsolutisme  par 
une  révolution  calme,  par  un  progrès  régulier. 
C'est  au  contraire  une  révolution  orageuse,  pas- 
sionnée, irritante  qui  éclate  ;  c'est  une  période  de 
luttes  aflreuses,  c'est  une  période  où  les  insurrec- 
tions et  les  massacres  alternent  avec  les  profes- 
sions de  foi  et  les  colloques.  Et  pourtant  le  pou- 
voir n'abdique  rien  de  sa  force,  aucune  de  ses 
doctrines  ;  ses  attributions  vont  même  croissant. 
Si  jadis  le  sacerdoce  a  conquis  l'empire,  c'est 
maintenant  l'empire  qui  absorbe  le  sacerdoce, 
qui  régit  les  croyances.  C'est  que  la  révolution  re- 
ligieuse qui  éclate  est  à  tel  point  et  puissante  et 
violente  que  le  pouvoir  temporel  seul  peut  désor- 
mais lutter  contre  elle.  Il  lutte  contre  elle  avec 
toute  sa  violence,  avec  toutes  ses  passions,  et  nous 
sommes  aujourd'hui  si  loin  de  ces  débats,  si  loin' 
des  doctrines  qui  les  ont  amenés,  qu'il  n'y  au- 
rait aucun  mérite  à  calmer  les  faits;  nous  pou- 
vons, au  contraire,  laisser  apparaître  ces  temps 
avec  toutes  leurs  préventions  et  leurs  combats. 
Plus  ils  se  montrent  vrais,  plus  ils  instruisent. 

Ils  étonnent  pourtant.  Comment  s'est-on  si 
subitement  passionné  ?  Pourquoi  a-t-on  voulu 
traduire  en  caractères  de  sang  le  vœu  secret  de 
Vettori  et  la  froide  médaille  de  Louis  XII  ?  La 


(  I--^'  ) 

renaissance  était  pacifique.  A  la  vérité  c'était 
aussi  une  époque  d'agitation,  niais  du  moins  le 
débat  qu'elle  avait  ouvert  demeura  dans  les 
écoles  et  dans  les  livres,  et  les  élémens  qui  alors 
se  combattaient,  à  peine  semblaient  hostiles  les 
uns  aux  autres.  Ces  élémens  n'étaient  que  des 
doctrines  et  même  des  doctrines  antiques,  car 
Pomponace  ne  prétendait  pas  faire  autre  chose 
qu'opposer  Aristote  bien  compris  à  Aristote  mal 
entendu.  Ces  élémens  étaient  d'ailleurs  mis  en 
jeu  par  des  savans  pacifiques,  des  savans  de  l'em- 
pire grec,  des  péripatéticiens  ou  des  platoniciens 
purs,  qui  eurent  sans  doute  des  disciples  un  peu 
plus  ardens  qu'eux-mêmes,  mais  dont  les  parti- 
sans les  plus  audacieux  se  soumettaient  après  tout 
au  tribunal  suprême  des  doctrines.  En  somme, 
dans  soixante  ans  d'une  grande  agitation  litté- 
raire, un  seul  professeur  avait  été  persécuté ,  un 
seul  livre  brûlé.  Et  maintenant  tout  est  changé. 
Nous  ne  trouvons  plus  les  mêmes  hommes,  ni  les 
mêmes  élémens  à  l'époque  où  nous  entrons.  Au 
premier  pas,  nous  y  voyons  éclater  la  guerre. 
La  commotion  morale  qu'éprouve  la  société  est 
si  violente  ,  qu'elle  en  est  ébranlée  dans  tout 
son  être.  Cette  agitation  va  toujours  croissant 
pendant  cinquante  ans;  et  au  bout  de  celte  crise, 
il  éclatera  des  guerres  plus  violentes  encore.  D'où 
viennent  toutes  ces  passions? 


(  ) 

Ce  qui  émane  sort  de  ce  qui  a  été ,  et  celte 
époque,  qui  nous  étonne,  n^est  vraiment  que  ce 
que  Ta  faite  celle  qui  Ta  amenée.  En  effet,  elle 
sort  d'un  débat  violent.  Malgré  toutes  ses  appa- 
rences de  calme  et  de  résignation,  le  siècle  de 
Pomponace  et  de  Machiavel  avait  été  un  siècle 
de  guerre  ;  et  toute  sa  modération  dans  les  formes, 
toutes  ses  protestations  de  docilité  cachaient  mal 
la  violence  des  passions  et  l'exagération  des  doc- 
trines. Or,  aux  époques  où  Fenthousiasme  de 
l'innovation  se  choque  si  vivement  contre  de 
vieilles  institutions,  la  guerre  des  esprits  est  in- 
évitable, et  cette  guerre  est  la  plus  dangereuse, 
alors  qu'elle  est  réduite  à  n'être  qu'une  antipa- 
thie profonde.  Toujours  les  principes  qui  se  tra- 
duisent en  passions  expectantes  au  lieu  de  passer 
en  actions  directes,  amassent  dans  les  coeurs  des 
haines  plus  irréconciliables  que  ceux  qui  trou- 
vent immédiatement  à  se  faire  jour. 

Les  nouveaux  principes  irritaient  et  s'irritaient 
sous  plus  d'un  rapport.  Ils  irritaient,  car  si  l'in- 
dépendance des  doctrines  morales  et  politiques  fut 
posée  avec  raison  par  Pomponace  et  Machiavel , 
la  religion  fut  attaquée  par  l'un  et  avilie  par 
l'autre  dans  ses  croyances  les  plus  pures.  Ils 
s'irritaient,  car  plus  ils  avaient  fait  d'eftbrts  pour 
se  faire  jour  sous  quelque  déguisement,  plus  ils 
se  sentaient  humiliés  des  rétractations  auxquelles 


(  ) 

ils  étaient  soumis  encore  après  toutes  ces  pré- 
cautions. Ainsi,  dès  son  début,  le  progrès  des 
trois  siècles,  légitime  dans  son  principe,  fut  hos- 
tile dans  ses  actes  comme  dans  sa  pensée.  Les 
passions  de  Tattaque  passionnant  la  défense, 
FEurope  conçut  le  germe  de  la  guerre  en  re- 
cevant le  germe  du  mouvement. 

Dès-lors,  il  n'est  pas  étonnant  que  Tépoquc 
qui  nous  occupe  débute  par  une  rupture,  et, 
dès  qu'il  y  a  rupture,  nous  comprenons  qu'elle 
provoque  des  retours.  Ceux-là  même  qui  avaient 
accepté  l'indépendance  des  doctrines  morales 
et  politiques  sous  une  forme  paisible,  se  pronon- 
cent contre  la  lutte  aussitôt  qu'elle  se  fait  hos- 
tile. 

En  effet,  au  sujet  d'une  révolution  si  profonde, 
la  politique  se  partage.  Ici  elle  l'adopte,  ailleurs 
elle  la  combat;  partout,  en  vertu  de  celte  sou- 
veraineté nouvelle  qu'elle  s'est  donnée  et  qu'a 
posée  Machiavel ,  elle  s'empare  de  la  dii'ection 
des  esprits.  C'est  dans  l'histoire  un  phénomène 
remarquable.  C'est  la  résurrection  de  la  poli- 
tique de  Constantin  avec  l'expérience  de  plus 
pour  guide.  C'est  un  phénomène  funeste.  Rien 
ne  saurait  paralyser  davantage  le  progrès  véri- 
table des  principes.  Aussi,  au  bout  de  cette  pé- 
riode qui  commence  par  un  grand  acte  d'éman- 
cipation, par  une  révolution  véritable,  la  liberté 


(  ) 

morale  et  politique,  et  surtout  la  liberté  reli- 
gieuse, est  moins  avancée  que  jamais.  D'un  côté, 
le  pouvoir,  loin  de  souffrir  l'émancipation,  là 
où  il  le  peut  s'empare  de  la  direction  des  doc- 
trines; d'un  autre  côté,  la  Réforme  elle-même, 
par  ses  fautes  et  ses  violences ,  se  compromet 
au  point  que  partout,  pour  être  indépendante 
de  l'autorité  religieuse  qu'elle  a  rejetée,  elle  a 
besoin  de  se  réfugier  sous  l'empire  de  l'auto- 
rité civile.  Si  donc  elle  a  changé,  ce  n'est  que 
de  maître,  et,  dominée  ici  par  les  partisans  des 
doctrines  anciennes,  là  par  les  partisans  des  doc- 
trines nouvelles,  elle  est  esclave  partout.  Elle  ne 
l'est  pas  seulement  du  pouvoir,  de  l'autorité 
royale,  des  intérêts  de  la  politique  ;  elle  l'est  aussi 
des  intérêts  de  la  passion,  des  excès  du  peuple, 
des  rudesses  de  la  démocratie. 

Elle  n'est  despote  que  sous  un  seul  point  de 
vue,  dans  ses  rapports  avec  la  morale.  La  mo- 
rale est  son  esclave  à  elle  ;  à  la  morale  elle  rend 
toutes  les  violences  que  lui  fait  subir  la  poli- 
tique. 

La  philosophie  se  flatte  en  vain  de  profiter  de 
ses  premiers  succès  et  du  mouvement  général 
qu'ils  ont  amené.  Elle  est  peu  de  chose  à  cette 
époque.  Elle  est  peu  écoutée.  Quelquefois  même 
elle  est  peu  sage.  Elle|aussi  se  compromet  par  ses 
fautes  et  ses  excès,  elle  aussi  tombe  captive  sous 


(  ) 

une  lutèle  plus  rigoureuse, et,  pendant  toute  cette 
période,  c^est  à  peine  si  elle  peut,  en  les  cachant 
sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  émettre  quel- 
ques doctrines  fortes  et  pures.  La  liberté  dont 
use  Césalpin  trouble  les  esprits,  et  celle  que  prê- 
che La  Béotie  est  peu  faite  pour  les  rnssurer. 

C'est  donc  la  politique  seule  qui  fait  un  pas 
notable.  Ses  doctrines  dominent  toutes  les  au- 
tres. Les  doctrines  morales,  qui  avaient  à  peine 
commencé  de  naître,  avancent  moins  quejamais. 
Elles  ne  peuvent  se  produire  et  se  développer 
qu'aux  époques  qui  laissent  le  calme  aux  inspi- 
rations de  la  conscience,  au  travail  de  la  raison, 
à  la  méditation  libre  et  pure. 

Cependant,  pour  elles  aussi  se  préparent  des 
temps  meilleurs ,  des  conditions  plus  heureuses. 
Les  grandes  crises  politiques  et  religieuses,  loin 
d'anéantir  ces  affections  intimes ,  ces  sentimens 
moraux  qu'elles  ont  l'air  de  contraindre  et  de 
paralyser,  finissent  toujours  par  leur  donner  un 
nouvel  essor,  un  nouveau  degré  de  puissance. 
D'abord,  au  milieu  de  toutes  les  tempêtes  se  pré- 
sentent quelques  intervalles  de  calme  et  de  repos, 
et  le  progrès  pacifique,  la  civilisation  véritable 
en  font  leur  profit.  Ensuite,  cette  riche  instruction 
que  jette  la  presse,  cette  grande  impulsion  vers  la 
science  que  donne  la  Réforme,  toutes  ces  discus- 
sions qui  s'établissent,  générales  et  publiques, 


(  »26  ) 

j  sur  les  plus  hautes  questions  que  la  raison  soit 
appelée  à  résoudre  ;  ce  grave  appel  qui  se  fait  de 
partout  à  celle  des  facultés  de  Fintelligence  qui 
est  la  reine  et  Parbitre  de  toutes  les  auires;  en- 
fin cet  arrêt  suprême  qui  fait  de  la  conscience  de 
rhomme  Toracle  de  la  morale,  et  de  la  morale  la 
pierre  de  touche  de  la  religion  comme  de  la  po- 
litique: tout  cela  porte  ses  fruits.  Il  y  a  change- 
ment. Sur  la  fin  de  cette  période  où  Ton  fonde 
tant  d'écoles,  où  la  presse  parvient  à  former  en 
Europe  une  opinion  si  puissante,  il  se  fait  un 
grand  pas.  La  Ramée  fait  une  réforme  dans  les 
écoles,  Montaigne  en  médite  une  autre  dans  le 
monde.  Marchant  sur  les  traces  de  Tun  et  de 
l'autre.  Bacon  les  suit  de  près.  Bacon,  philoso- 
phe, posera  la  loi  et  la  méthode  d'un  progrès 
plus  général-,  Bacon,  homme  d'état,  posera  aussi 
les  bases  d'une  instruction  plus  pratique.  Il  est 

,  temps  que  la  philosophie  des  écoles  pénètre  dans 
le  monde,  qu'elle  y  apparaisse  plus  puissante, 
qu'elle  y  apporte  des  doctrines  plus  utiles,  qu'elle 
y  éclaire  les  institutions,  qu'elle  y  fortifie  les 

}  mœurs.  Déjà  partout  les  vieilles  doctrines  s'usent 
et  partout  se  brisent  les  pouvoirs  qui  les  appli- 
quent encore;  les  peuples,  à  moins  d'èlre  con- 
duits d'après  un  autre  système,  menacent  de  s'é- 
garer de  plus  en  plus. 

Au  moment  oii  Bacon  vient  au  monde,  les  plus 


(    127  ) 

hautes  questions  de  îiberté,  les  droits  de  la  rai- 
son et  de  la  conscience,  se  plaident  les  armes  à 
la  main.  Autour  du  berceau  de  ce  grand  homme 
éclate  la  révolution  des  Pays-Bas,  la  première 
des  révolutions  modernes,  la  plus  violente  et  la 
plus  complète  de  toutes,  celle  qui  enfante  toutes 
les  autres. 


(  1.8  ) 


CHAPITRE  SECOND. 


DU  CARACTÈRE  MORAL  ET  POLITIQUE  DE  LA  REFORME. 
  DU  CARACTÈRE  MORAL  ET  POLITIQUE  DES  DOC- 
TRINES   CONTEMPORAINES,    ET   EN     PARTICULIER  DE 

CELLES  d'Érasme. 

Le  caractère  religieux  de  la  Réforme  nous  est 
étranger-,  son  caractère  moral  et  politique  seul 
nous  intéresse.  Nous  n^indiquerons  le  premier 
que  pour  en  faire  ressortir  le  second. 

Le  premier  est  donné  dans  les  mots  mêmes  de 
réforme  et  de  révolution  relio^ieuse.  La  Réforme 
est,  en  effet,  une  révolution  complète,  un  chan- 
gement de  charte  et  de  dynastie,  ou,  si  Ton  aime 
mieux,  un  changement  dans  la  profession  de  foi 
et  dans  le  gouvernement  de  TEglise.  A  la  place 
de  la  doctrine  ancienne,  arrêtée  comme  déve- 
loppement de  TEvangile,  par  les  docteurs,  les 
pères,  les  conciles  et  les  pontifes  des  quinze  pre- 
miers siècles  du  christianisme,  elle  substitue  une 


(  ) 

doctrine  nouvelle  arrêtée  d'après  TEvangile  seul, 
en  vertu  d'une  interprétation  directe,  abstrac- 
tion faite  de  toute  autorité  humaine,  et  abstrac- 
tion faite  de  quinze  siècles  d'études. 

Tel  était  du  moins  le  caractère  primitif,  tel  était 
le  principe  de  la  révolution  religieuse  de  lôij. 
Si  plus  tard  ce  caractère  a  été  changé  ;  si,  après 
avoir  donné  à  la  doctrine  première  une  formule 
officielle,  on  l'a  mise  sous  la  sanction  d'une  auto- 
rité humaine,  le  principe  d'une  indépendance 
entière,  fut  au  moins  dans  l'origine,  posé  d'au- 
tant plus  nettement  que  la  Réforme  elle-même  en 
avait  besoin  pour  se  plus  légitimer. 

En  effet,  entre  l'autorité  de  leur  raison  propre 
et  celle  de  la  révélation  divine,  ceux  qui  entre- 
prirent la  Réforme  n'en  pouvaient  admettre  aucu- 
ne autre,  et  celle  confiance,  si  nouvelle  et  si  cou- 
rageuse, dans  la  raison;  celte  foi  à  sa  capacité  de 
saisir,  par  elle-même  et  sans  aucun  intermédiaire, 
la  pure  et  divine  vérité,  est  précisément  ce  qui 
constitue  le  caractère  religieux  de  leur  œuvre. 

Ce  caractère,  que  nous  devions  indiquer,  nous 
n'avons  ni  à  le  combattre,  ni  à  le  justifier.  Il  doit 
nous  mener  au  caractère  moral  et  politique  de  la 
Réforme,  et  il  y  mène.  C'est  tout  ce  que  nous 
avions  à  lui  demander. 

La  Réforme,  ne  voulant  pas  de  gouvernement 
spirituel  pour  la  religion ,  ne  veut  pas  non  plus 
i-  9 


(  ; 

pour  son  compte  de  gxDuvernemenl  temporel,  et 
en  ce  dernier  point  elle  se  rattache  à  cette  doc- 
trine de  Tépoque  qui  dénie  à  la  religion  toute 
action  civile.  Mais  si  elle  s'y  rattache  en  ce  point 
et  puise  dans  cette  affinité  une  sorte  de  puis- 
sance ou  de  sanction,  elle  s'en  éloigne  et  la  dé- 
passe sur  un  point  capital.  Elle  ne  se  borne  pas 
à  rejeter  le  pouvoir  temporel  de  FEglise,  elle  en 
rejette  même  le  pouvoir  spirituel,  et  en  cela  elle 
ne  réalise  plus  une  doctrine  générale,  publique, 
officielle;  elle  réalise  xme  pensée  intime,  un  vœu 
secret,  une  passion  de  Tépoque;  c'est  cette  anti- 
pathie que  Vettori  avoue  dans  sa  correspondance 
privée,  et  cette  colère  que  Louis  XII  affiche  sur 
une  médaille  peu  divulguée. 

En  effet,  renverser  complètement  ce  puissant 
sacerdoce  qui  depuis  si  long-temps  a  lutté  contre 
l'Empire  et  usé  dans  cette  lutte  tant  de  génie  et 
de  vertus,  c'est  bien  servir  les  Vettori,  les  Ma- 
chiavel et  les  courtisans  de  Louis  XII  ;  mais,  si 
éminens  que  soient  ces  hommes,  leur  pensée  in- 
time n'est  pas  la  pensée  publique.  Il  y  a  plus.  Si 
la  Réforme,  en  abaissant  un  pouvoir  jadis  si  co- 
lossal, vient  au  secours  d'une  pensée  intime  de  la 
politique  du  temps,  elle  va  beaucoup  trop  loin 
en  le  sapant  jusque  dans  sa  base,  avant  de  l'avoir 
remplacé  par  un  autre  fondement.  Ne  prive-t-elle 
pas  ainsi  le  pouvoir  civil  d'un  moyen  dont  nul 


(  i:^'  ) 

autre  ne  peut  tenii-  lieu?  Ici  le  caractère  politi-  | 
que  de  la  Réforme  se  montre  sous  une  face  nou- 
velle,  sous  une  face  défavorable  aux  yeux  de  Tnu- 
torité.  Elle  ôle  un  rival  et  ne  donne  point  d\illio. 
Si  fortes  que  soient  ses  sanctions,  si  elficace  et  si 
salutaire  que  soit  son  action  sur  les  esprits,  cette 
action  est  au  moins  aussi  volontaire,  aussi  indé- 
pendante que  les  doctrines  elles-mêmes,  qui, 
suivant  elle,  sont  loujoui-s  le  résultat  d'une  en- 
tière liberté  de  raison.  Sur  de  pareils  auxiliaires, 
sur  un  concours  toujours  raisonné  et,  par  consé- 
quent, toujours  disputable  et  chanceux,  la  poli- 
tique ne  peut  faire  fond  qu'à  la  condition  d'être 
toujours  elle-même  acceptable  par  la  raison. 
Or  c'est  bien  à  celte  condition  qu'est  arrivée  de 
nos  jours  la  politique  avancée  ;  mais  à  l'époque 
dont  il  s'agit,  personne  ne  concevait  que  jamais 
elle  pût  aller  si  loin. 

Au  commencement  du  xvf  siècle,  une  telle 
politique  dut  apparaître  comme  une  nouveauté 
pénible,  une  exigence  étrange. 

La  révolution  de  iSiy  n'offrait  donc  à  l'au- 
torité civile  qu'un  appât  incomplet,  un  appât 
qui  devait  l'alarmer  plutôt  que  la  séduire ,  et 
puisqu'elle  l'a  séduite  en  partie ,  nous  devons 
admettre  qu'elle  offrait  d'autres  attraits.  Elle 
flatta  en  effet  la  politique  du  pouvoir  de  la  ma- 
nière la  plus  entraînante,  non  pas  seulement  par 


(  ^-^^  ) 

le  fait,  en  substituant  dans  beaucoup  de  points 
le  pouvoir  civil  au  povivoir  religieux,  et  en  le 
dotant  à  la  fois  des  plus  beaux  domaines  et  des 
plus  hautes  attributions  ;  elle  le  flatta  plus  puis- 
samment en  lui  doimant  tout-à-fait  la  même  lé- 
gitimité immédiate  qu^elle  se  donnait  à  elle-mê- 
me. Plus  d^intermédiaire  entre  elle  et  Fautorité 
de  la  révélation  divine;  de  même  plus  d'inter- 
médiaire entre  Tautorité  civile  et  Fautorité  di- 
vine :  telle  était  sa  maxime  fondamentale. 

Dès-lors  plus  aucune  nécessité  de  sacre  ou 
de  sanction  de  la  part  du  sacerdoce.  Le  seul  ti- 
tre de  souverain  confère  le  sacre  et  la  sanction. 
Toute  autorité  est  instituée  de  par  Dieu.  Ces 
mots,  inscrits  dans  les  textes  de  cette  révélation 
à  laquelle  s'attachait  la  révolution  de  t5i7,  furent 
la  théorie  invariable  de  la  Réforme.  A  ces  textes 
elle  s'enchaina  avec  un  dévouement  si  judaïque, 
et  cette  doctrine  elle  Fexagéra  de  telle  sorte, qu^elle 
mit  dans  le  plus  grave  embarras  les  princes  qui 
étaient  sur  le  point  de  tirer  Fépée  pour  la  sou- 
tenir. En  effet,  consultée  par  Félecteur  de  Saxe 
sur  la  question  de  savoir  s'il  prendrait  les  armes 
pour  la  défendre,  dans  le  cas  où  Charles-Quint 
la  viendrait  attaquer,  elle  répondit  avec  obsti- 
nation par  ses  organes  les  plus  illustres,  que  Fem- 
pereur  élait  le  chef  auguste  et  sacré  de  Fempire, 
et  qu'il  n'était  pas  plus  permis  à  Félecteur  de  le 


-  «33  ; 

combattre,  qu'il  n'était  permis  au  bourguemeslre 
de  Torgau  de  se  révolter  contre  Félecteur. 

Dans  Forigine,  quand  le  clief  de  la  Réforme  se 
trouvait  encore,  sans  le  savoir,  sous  la  puissance 
de  cette  obéissance  passive  qu'il  venait  de  briser, 
le  principe  de  cette  obéissance  était  posé  absolu, 
exagéré.  En  voici  un  exemple  l'rappant.  Chris- 
tiern  II,  roi  de  Danemark,  venait  de  conquérir 
la  Suède  et  de  faire  périr  sur  Téchafaud,  d'une 
manière  traîtreuse,  le  plus  pur  sang  des  Suédois*. 
La  noblesse,  aidée  des  évêques  et  de  la  ville  de 
Lubeck,  avait  expulsé  le  tyran  et  mis  à  sa  place 
son  plus  proche  purent,  Frédéric  l",  dont  la  na- 
tion entière  avait  reconnu  la  légitimité.  Chris- 
liern  ne  trouva  dans  l'opinion  du  temps  que  deux 
défenseurs  ;  l'un  fut  Charles-Quint,  l'autre  le  chef 
delà  Réforme;  et  à  celte  occasion,  voici  comment 
ce  dernier  posa  sa  doctrine.  <(  Changer  et  amé- 
liorer les  gouvernemens  sont  deux  choses  aussi 
distantes  l'une  de  l'autre  qu'est  le  ciel  de  la  terre. 
Il  est  aisé  de  changer  ;  il  est  malaisé,  il  est  périlleux 
d'améliorer.  Pourquoi?  C'est  que  cela  n'est  pas 
dans  notre  mission  ;  cela  est  réservé  à  Dieu  seul. 
Le  peuple,  dans  ses  emportemens,  incapable  de 
savoir  ce  qui  serait  mieux ,  se  borne  à  vouloir 


*  1520. 


(  i34  ) 

autre  chose,  sauf  à  changer  encore,  s'il  tombe 
de  mal  en  pis.  Ce  qu'il  y  gne ,  c'est  de  tomber 
,  de  mal  en  pis.  Quand  les  grenouilles  de  la  fable 
•  ne  voulurent  plus  du  soliveau ,  elles  eurent  la 
cigogne  qui  les  dévora.  Une  populace  déchaînée 
est  une  race  si  mauvaise,  qu'un  tyran  seul  peut 
la  gouverner.  Le  tyran ,  c'est  la  muselière  qu'on 
met  à  l'animal  indomptable.  S'il  était  possible 
de  soumettre  un  mauvais  peuple  à  un  ordre  ré- 
i  gulier.  Dieu  n'aurait  pas  institué  le  despotisme 
et  le  glaive.  Pour  mon  compte ,  je  conseille  à 
ceux  qui  veulent  écouter  la  justice  et  vivre  en 
paix  avec  leur  conscience,  de  rester  d'autant 
plus  fidèles  à  l'autorité  civile  que ,  si  même  elle 
est  mauvaise,  elle  ne  peut  pas  porter  dom- 
mage à  l'âme.  David ,  plutôt  que  de  mettre  la 
main  sur  son  roi,  en  souffrit  toutes  les  injures,  et 
laissa  Dieu  le  maintenir  tant  que  le  voulaient  ses 
saints  conseils.  Si  donc  il  éclate  une  lutte  contre 
l'autorité,  laissez  aller  la  foule  que  vous  ne  sauriez 
(•ontraindre.  Dieu  ne  voulant  pas  la  soumettre; 
mais  ne  combattez,  jamais  contre  votre  maître, 
fût-il  même  un  tyran ,  et  sachez  que  ceux  qui 
l'osent  attaquer  trouveront  leur  juge.  Vous  m'ob- 
jectez le  serment  qu'aurait  prêté  un  roi  pour 
s'obliger  à  gouverner  d'après  des  statuts  précis, 
et  qu'il  aurait  violés;  vous  prétendez  que  dès-lors 


(  »3r,  ) 

il  est  déchu  du  trône  ;  et  de  ce  que  le  roi  de 
France  est  tenu  de  gouverner  d^iccord  avec  les 
parlemens,  vous  voulez  que  le  roi  de  Danemarck 
soit  obligé  de  garder  sa  foi  aux  articles  qu'il  a 
jurés?  A  cela  je  dirai  qu'il  est  bon  ,  sans  doute, 
qu'un  roi  règne  d'après  les  lois  du  pays;  mais  les 
rois  violent  aussi  les  lois  de  Dieu  qu'ils  ont  juré 
d'observer,  et,  puisque  vous  ne  les  jugez  pas  pour 
ce  crime,  pourquoi  vous  arroger  le  droit  de  les 
condamner  pour  l'autre  ?  Entre  vous  et  les  rois  il 
est  un  juge ,  mais  ce  n'est  pas  vous  qui  l'êtes  ;  c'est 
celui  qui  a  dit  :  A  moi  la  vengeance.  J'accorde 
que  le  roi  a  été  violent  et  injuste,  que  le  droit  est 
du  côté  des  rebelles  ;  mais  Dieu  leur  a-t-il  donné 
la  mission  de  se  faire  justice,  et  de  faire  justice  au 
roi  ?  Quand  ils  auront  à  rendre  leur  compte  devant 
le  Juge  suprême,  celui-ci  ne  leur  demandera  pas 
si  le  roi  a  été  bon  ou  mauvais,  cela  n'est  pas  une 
question;  il  leur  dira  :««  Messieurs  du  Danemarck 
et  messieurs  de  Lubeck,  qui  vous  a  chargés  de 
mon  aflaire?  De  quelle  autorité,  de  quel  em- 
pereur tenez-vous  vos  lettres-patentes  ?  Si  vous 
n'en  avez  point,  vous  êtes  coupables  du  crime 
de  lèse-majesté  divine.  »»  Et  que  deviendrait  le 
monde,  si  chacun  s'y  faisait  justice,  le  valet  du 
maître,  la  servante  de  la  maîtresse,  les  enfans 
du  père,  l'écolier  du  professeur?  C'est  préci- 


(  '-^e  ) 

sèment  pour  que  le  désordre  n'y  régnât  pas,  que 
Dieu  a  établi  Vautorité  *.  » 

Cette  doctrine,  que  les  rois  sont  tenus  encore 
plus  de  gouverner  d^q^rès  les  lois  de  Dieu  et 
celles  de  la  nature  que  d'après  celles  du  pays, 
n'est  pas  d'un  moine  seulement,  c'est  la  doctrine 
du  temps,  c'est  celle  d'Erasme.  C'est  une  doctrine 
que  Bodin,  jurisconsulte  célèbre,  reproduira  en- 
core dans  la  période  suivante.  Elle  plaçait  baut 
l'autorité  des  rois  ;  d'instrumens  et  de  serviteurs 
dociles  des  lois  humaines,  elle  les  fiiisait  arbitres 
et  juges  des  institutions  mêmes  qu'ils  avaient 
jurées.  Impossible  d'être  plus  roi  que  cela. 

On  le  voit,  cette  opinion  donnait  à  l'autorité 
royale  non-seulement  l'institution,  mais  une  sorte 
d'inviolabilité  divine.  Elle  avait  donc  pour  la 
politique  du  temps  un  attrait  capable  de  com- 
penser quelques  défauts. 

C'est  dans  cette  triple  doctrine,  celle  d'une  in- 
violabilité sacrée,  celle  d'une  légitimité  directe 
et  celle  d'une  indépendance  complète  du  pouvoir 
spirituel,  que  git  le  caractère  politique  de  la 
révolution  de  1617. 

Son  caractère  moral  découle  également  de  son 
caractère  religieux.  Il  consiste  en  cela  qu'il  pose 


*  Œuvres  de  Luther,  t.  x,  p.  592. 


(  «37  ) 

ialraison,  guidée  par  les  saints  cotles,  législatrice 
suprême,  et  la  conscience,  éclairée  par  la  rai- 
son ,  juge  absolu  des  mœurs.  Par  là,  toute  di- 
rection des  consciences  étant  enlevée  au  pou- 
voir spirituel,  le  pouvoir  temporel  n^a  plus  de 
rivalité  à  craindre  pour  Tinfluence  que,  par 
ses  lois  et  ses  institutions ,  il  peut  exercer  sur 
les  nations.  Cet  avantage  était  immense  à  une 
époque  où  Tautorité  royale ,  dans  Tintérêt  de 
Tordre  public,  attachait  une  importance  extrême 
à  son  contact  immédiat  avec  le  cœur  du  peuple. 
Mais  d''autre  part,  ces  mœurs  qui  ne  recon- 
naissaient que  dans  la  conscience ,  que  dans  la 
raison ,  leur  juge  et  leur  législateur  suprême , 
étaient  difficiles  à  manier.  Ces  mœurs  sévèrement 
examinées,  froidement  raisonnées,  n^^bdiquaient 
pas  aisément  une  indépendance  qui  les  flattait  ;  et, 
par  cette  indépendance  des  mœurs,  la  politique 
perdait,  auprès  de  populations  encore  grossières, 
façonnées  à  la  direction  du  sacerdoce  par  d^an- 
ciennes   habitudes,  toute  cette  influence  qui 
s'exerçait  autrefois  au  nom  de  la  religion  et  de 
sa  discipline.  Cela  était  grave. 

En  général,  la  révolution  religieuse  de  1617 
dépouillait  les  mœurs,  non-seulement  de  la  di- 
rection du  sacerdoce,  mais  encore  de  tous  les 
moyens  extérieurs,  de  tous  ces  exercices,  de  tou- 
tes ces  pratiques,  qu^aiment  peu  les  esprits  supé- 


(  ';^8  ) 

rieurs,  mais  dont  le  retour  régulier  et  l'impres- 
sion puissante  fournissent  à  la  fois  des  alimens  à 
la  méditation  et  des  appuis  à  la  vertu  du  vulgaire. 
La  Réforme  compensait  cette  privation  par  une 
méditation  plus  directe,  plus  dégagée  de  formes 
sensibles;  mais  sa  doctrine  était-elle  assez  prati- 
que pour  la  faiblesse  humaine  ;  n'était-elle  pas, 
au  contraire,  trop  subtile  pour  la  grossièreté  gé- 
nérale de  Tépoque? 

Le  temps  seul  pouvait  résoudre  cette  ques- 
tion, mais  dès-lors  cette  question  dut  réveiller 
les  craintes  et  les  soucis  du  pouvoir. 

Le  caractère  moral  de  la  Réforme  offrait  donc, 
comme  son  caractère  politique,  un  mélange  d'a- 
vantages et  d'inconvéniens  bien  propre  à  suspen- 
dre et  à  diviser  les  esprits. 

Les  modifications  qu'elle  apport^iit  aux  doc- 
trines étaient  grandes,  étaient  trop  grandes  pour 
l'opinion  du  temps.  Ce  n'étaient  pas  des  modifi- 
cations, c'étaient  des  révolutions.  Or,  on  le  sait, 
les  esprits  les  plus  hardis,  ceux  qui  demandent  le 
plus  haut  les  révolutions  les  plus  complètes,  sont 
parfois  interdits  comme  le  vulgaire,  lorsque  leurs 
vœux  viennent  à  s'accomplir  trop  brusquement. 
Lesystème  delà  Réforme  était  à  la  fois  trop  vaste  et 
trop  nouveau,  pour  que  la  politique  d'un  empire 
considérable  pût  aisément  prendre  sur  elle  la  res- 
ponsabilité du  changement.  Une  théorie  nouvelle 


(  '39  ) 

a  toujours  son  charme,  mais  une  théorie  à  réah'ser 
avec  des  moyens  contraires  à  ceux  qu'on  a  tou- 
jours mis  enjeu,  effraie  toujours.  Dans  celte  com- 
motion générale  des  espi'its,  quel  homme  d'état 
pouvait  donner  l'assurance  qu'avec  des  doctrines 
si  rationnelles,  on  parviendrait  à  constituer  un 
peu  fortement  un  empire  ?  D'ailleurs  tous  les  élé- 
mens  moraux  du  corps  social  se  renouvelant, 
n'élait-il  pas  à  craindre  qu'on  voulût  renouve- 
ler aussi  le  pouvoir  appelé  à  les  régir  ? 

On  le  voit,  les  meilleurs  esprits  pouvaient  hé-, 
siter,  et  malgré  tout  ce  qui,  dans  les  mœurs  et 
les  besoins  du  temps,  avait  amené  cette  révolu- 
tion, on  pouvait  ou  lui  tourner  le  dos  ou  la  com- 
battre en  face,  après  l'avoir  vue  se  poser. 

Cependant  des  moeurs  nouvelles  et  denouveaux 
besoins  perçaient  partout  et  demandaient  quelque 
chose  de  hardi  et  de  tranché.  Non-seulement  cela 
est  établi  par  le  fait  même  de  la  révolution  qui  se 
fit  jour;  on  a  de  cela,  dans  les  phénomènes  du 
temps,  une  autre  preuve  encore  et  une  preuve 
plus  frappante.  Des  doctrines  autres  que  celles 
de  la  Réforme,  des  doctrines  modérées,  pures  de 
conception  et  séduisantes  de  forme,  furent  émi- 
ses, contemporaines  de  celles  de  Machiavel  et  de 
celles  de  la  révolution  de  iSiy.  L'homme  le  plus 
éminent  de  l'époque,  le  plus  spirituel  élève  de  la 
renaissance,  l'écrivain  le  phis  classique  de  l'Eu- 


(  i4o  ) 

rope,  Erasme  publia  un  système  de  politique  et 
de  morale  qui  évitait  tous  les  excès,  et  offrait 
le  beau  idéal,  la  science  de  la  Grèce  et  de  Rome 
anciennes  embellie  par  les  graves  leçons  du  chri- 
stianisme. Eh  bien  !  ce  beau  système  fut  ad- 
miré, comme  il  devait  Tôtre,  et  passa  néanmoins 
aussi  inefficace  que  si  personne  ne  Teùt  jamais 
aperçu. 

J^insisterai  un  peu  sur  ce  fait.  On  sait  que  le  livre 
de  Machiavel  ne  parut  qu'en  i535,  et  qu'Érasme 
mourut  en  i536,  au  moment  où  la  Réforme  venait 
de  soumettre  son  symbole  à  Charles-Quint*,  à 
François  p' **.  Erasme,  qui  avait  refusé  de  rési- 
der auprès  du  second  de  ces  princes,  avait  man- 
qué d'être  le  précepteur  du  premier.  Pour  ne  pas 
le  priver  de  la  science  qu'il  aurait  pu  lui  ensei- 
gner, il  avait  fait  pour  lui  un  traité  intitulé  : 
Institution  d'un  prince  chrétien.  C'est  à  la  fois  un 
abrégé  de  politique  et  de  morale,  et  c'est  incon- 
testablement, avec  les  ouvrages  de  Fénelon,  ce 
qui  existe  de  plus  pur,  de  plus  parfait  sur  ces 
matières.  Qu'on  en  juge  par  quelques  détails. 
Erasme  définit  d'abord  nettement  le  prince,  et  le 
distingue  du  tyran-,  celui-ci  ne  règne  que  pour 
lui-même,  dit-il,  celui-là  pour  ses  sujets.  Il  ap- 

*  Diète  d'Augsbourg,  1530. 

*•  L'ouvrage  de  Calvin,  l'Instilulioa  cluûticnnc,  avec  une  pré- 
face au  roi  de  France,  f  ut  publié  à  Uâle  en  1535. 


(  '4'  ) 

prend  ensuite  au  prince  dont  il  vient  de  tracer  la 
haute  mission,  les  moyens  de  la  remplir,  de  fuir  / 
les  flatteurs  qui  le  corrompent;  de  cultiver  les 
arts  et  les  lettres  qui  le  font  vivre  dans  la  société  la 
plus  digne  de  lui;  de  chercher  dans  une  sage  éco- 
nomie le  moyen  d'éviter  ces  exactions  qui  provo- 
quent tant  de  révoltes;  de  distinguer  dans  le  pays 
les  hommes  honnêtes  des  intrigans  et  des  fac- 
tieux; de  surveiller  Texécution  des  lois  comme 
d'en  faire  de  bonnes;  en  un  mot,  il  expose  de  la 
manière  la  plus  ingénieuse  toute  la  science  du 
gouvernement  et  de  Tadministration.  Dans  cette 
composition  d'un  homme  qui  sait  tout,  rien,  en 
effet,  n'est  négligé,  les  alliances  de  famille  pas 
plus  que  les  traités  de  paix,  les  petites  choses  pas 
plus  que  les  grandes.  Mais  ce  traité,  qui  eut  sans 
doute  le  succès  de  tous  ceux  du  même  écrivain; 
ce  traité  que  Charles  et  les  princes  de  sa  famille 
admirèrent,  sans  nul  doute,  autant  que  le  célèbre 
éloge  de  la  folie  qui  leur  fit  tant  de  plaisir,  n'eut 
une  action  réelle  sur  personne.  Charles-Quint, 
pour  qui  il  était  fait,  laissa  là  le  prince  d'Erasme 
pour  le  prince  de  Machiavel,  dont  il  fit  sa  lecture 
favorite,  et,  il  faut  le  dire,  où  il  trouva  mieux 
son  compte.  Pourquoi  cet  abandon  ?  C'est  que  le 
livre  d'Erasme  était,  pour  cette  époque,  trop 
idéal  et  trop  classique;  qu'il  sentait  trop  la  lampe 
et  l'école;  qu'il  était  trop  plein  de  maximes  sécu- 


(  ) 

laires,  de  thèses  et  d'antithèses  académiques.  Pour 
tous  les  temps,  il  y  a  quelque  chose  de  puéril  dans 
ces  cinquante-huit  épitliètes,  tirées  du  grec, qu'E- 
rasme emprunte  au  précepteur  de  Commode  pour 
qualifier  le  bon  prince,  et  dans  les  cinquante-huit 
autres  qui  distinguent  le  tyran.  Pour  tous  les  goûts 
il  y  a  quelque  chose  de  froid  dans  ces  conseils  si 
bien  symétrisés  que  Télégant  écrivain  prodigue 
au  jeune  homme.  «  Pourvu  que  vous  fassiez  bé- 
)•  néfice  de  vertu,  méprisez  la  perte  de  votre  fisc. 
»  — Songez  moins  à  faire  respecter  vos  lois,  qu'à 
»  respecter  les  lois  de  Dieu. — Vous  ne  pouvez  être 
»  ni  pape,  ni  évêque,  ni  religieux,  mais  vous  pou- 
»  vez  être  chrétien,  et  rien  à  vos  yeux  ne  doit  être 
»  au-dessus  de  cet  honneur.  »  Certes,  ces  maxi- 
mes sont  bien  justes  et  belles,  et  Ton  ne  saurait 
trop  les  répéter  aux  jeunes  princes;  mais  la  scien- 
ce du  gouvernement  demande  quelque  chose  de 
moins  général  et  de  plus  pratique.  La  politique 
de  cette  époque  désirait  surtout  quelque  chose 
de  plus  direct  et  de  moins  clérical,  de  plus  con- 
forme, en  un  mot,  à  ces  tendances  qu'a  si  bien 
saisies  Machiavel,  le  secrétaire  de  la  politique 
européenne.  Pour  avoir  un  succès  véritable,  un 
livre  de  politique  et  de  morale,  loin  de  planer 
dans  des  régions  imaginaires,  quelque  belles 
qu'elles  soient,  doit  se  rattacher  aux  mœurs,  aux 
institutions,  aux  préoccupations  du  temps.  Il  doit 


[  i43  ) 

se  faire  homme  et  peuple,  il  doit  s'incarner  et  non 
se  faire  Dieu.  Celui  d'Érasme  disait  le  contraire. 

Si  quelque  chose  peut  nous  exphquer  la  des- 
tinée du  livre  d'Erasme,  c'est  la  destinée  de  l'au- 
teur lui-même.  Elle  donne  une  grande  instruc- 
tion. Erasme,  l'homme  le  plus  spirituel  et  le  plus 
classique  de  son  temps;  l'homme  qui  signalait  le 
mieux  toutes  les  aberrations  ;  qui  se  préservait  le 
mieux  de  tous  les  excès;  l'homme  qui,  en  religion 
et  en  philosophie  comme  en  morale  et  en  politi- 
que, professait  les  doctrines  les  plus  plausibles, 
fut  lu  et  admiré,  fêté  et  convié  de  tous  les  princes, 
de  tous  les  hommes  de  lettres  et  de  tous  les  im- 
primeurs. Mais  ce  héros  universel  n'eut  jamais  de 
parti  et  n'exerça  sur  son  siècle  nulle  action  pro- 
fonde ,  précisément  parce  qu'il  y  avait  dans  sa 
personne  comme  dans  ses  livres  quelque  chose 
de  si  idéal  et  de  si  extraordinairement  modéré 
que  nulle  passion,  nul  enthousiasme  ne  trouvait 
à  s'agréger  à  celte  nature  surhumaine.  Erasme, 
en  un  mot,  avec  toute  sa  raison,  tout  son  goût, 
fut  une  trompette  sans  bannière;  et  si,  d'une  part, 
l'on  imprima  vingt-quatre  mille  exemplaires  d'un 
seul  de  ses  traités,  d'autre  partjil  fut] déchiré 
avec  une  égale  violence  par  les  deux  opinions 
extrêmes  qui  se  partageaient  alors  les  esprits. 
Erasme,  flottant  sans  cesse  entre  l'une  et  l'au- 
tre, n'inspirant  de  confiance  à  aucune  d'elles, 


(  ) 

I  écrivait  tantôt  contre  l'une,  tantôt  contre  Tautre. 
Cest  qu'Erasme  vint  au  monde  trop  tôt  ou  trop 
tard.  Le  rôle  des  modérés  est  avant  ou  après  les 
révolutions;  pendant,  ils  ne  donnent  de  garantie 
à  personne,  et  personne  n'aime  à  s'appuyer  sur 
une  substance  trop  molle  pour  rien  soutenir. 
Erasme,  bon  à  consulter,  fut  consulté  par  les  pa- 
pes, les  empereurs,  les  rois,  les  cardinaux,  les 
évêques,  les  réformateurs  et  la  république  de 
Bàle  ;  mais  Erasme,  qui  n'eut  ni  le  courage  d'at- 
taquer la  Réforme  ni  celui  de  la  défendre,  qui 
n'osa  ni  se  marier  ni  se  laisser  revêtir  de  la  pour- 
pre du  Vatican,  ne  donna  que  des  conseils  trop 
timides  pour  être  utiles,  et  trop  sages  pour  être 
praticables.  Quand  Frédéric  de  Saxe  le  consulta 
sur  la  Réforme,  il  répondit  par  des  figures;  quand 
le  pape  lui  demanda  son  avis  sur  les  moyens  de 
rétablir  la  paix  dans  l'Eglise,  il  lui  traça  le  plan 
d'un  concile  impossible  à  former;  quand  Fran- 
çois l"  le  pressa  de  venir  diriger  le  collège  de 
France  que  ce  prince  allait  fonder,  il  lui  répon- 
dit des  flatteries  et  déclina  la  charge  qu'on  le 
priait  d'accepter.  Quand  la  ville  de  Bâle  l'invita 
à  lui  donner  des  conseils  sur  la  liberté  de  la 
presse,  il  déclara  que,  les  opinions  étant  parta- 
gées en  Suisse  sur  un  sujet  aussi  grave,  il  ne  con- 
venait pas  à  un  étranger  d'émettre  un  avis  ;  qu'au 
surplus,  il  allait  sous  peu  quitter  la  ville,  et  lui 


(  145  ) 

laisser  en  signe  de  reconnaissance  pour  l'hospi- 
talité dont  elle  Thonorait,  sa  pensée  sur  celte  ma- 
tièi"e,  mais  qu'au  préalable  il  n'approuvait  pas 
une  liberté  absolue. 

Non-seulement  de  tels  conseils  ne  conviennent 
pas  dans  des  temps  d'orage,  des  hommes  tels 
qu'Érasme  ne  trouvent,  à  ces  époques,  qu'une 
existence  douloureuse.  Ce  qui  fait  le  courageux 
citoyen  dans  les  crises  sociales,  c'est  précisément 
ce  qui  fait  le  héros  au  milieu  des  batailles,  la 
résolution  d'avancer  à  tout  prix.  Quand  Erasme 
nous  dit  lui-même  qu'il  n'a  aucune  vocation  pour 
le  martyre,  que  jamais  il  ne  ferait  pour  la  vérité 
le  sacrifice  de  sa  vie  *,  Erasme  nous  donne  à  la 
fois  la  clef  de  ses  destinées  et  l'énigme  de  ses  doc- 
trines. C'est  un  caraclère  que  l'on  trouve  natu- 
rel, mais  c'est  un  homme  qu'on  laisse  là. 

J'ai  un  peu  insisté  sur  ce  personnage  et  sur  ses 
théories,  pour  pouvoir  mieux  faire  ressortir  le 
caraclère  de  l'époque.  On  le  voit,  les  doctrines 
de  Machiavel,  celles  d'Érasme  et  celles  de  la 
Réforme,  paraissent  à  la  même  époque.  Mais 
entre  elles  le  choix  des  contemporains  ne  pou- 
vait être  douteux.  Ce  que  demandait  cette  épo- 
que, c'étaient  précisément  des  opinions  tran- 

*  Lettre  d'Erasme  à  Pace,  doyen  de  Saint-Paul  à  Londres,  de 
l'an  1521.  V.  Fortin.  Life  ofErasmus,  p.  270  et  suiv. 


(  »46  ) 

chées,  des  hommes  vigoureux,  prêts  à  suivre 
jusqu'au  bout  et  au  péril  de  leurs  jours,  les  ins- 
pirations de  leur  enthousiasme  ou  les  doctri- 
nes de  leur  raison.  Machiavel  et  i5i7  offraient 
et  ces  doctrines  et  ces  hommes,  et  dès-lors  on 
conçoit  qu'*au  lieu  de  prendre  pour  guide  le  pré- 
cepteur officieux  de  Charles-Quint,  et  pour  dra- 
peau ses  classiques  utopies,  le  monde  se  soit  par- 
tagé entre  des  docteurs  et  des  hommes  d'état 
plus  hardis. 

Au  moment  même  où  éclatait  la  révolution 
de  iSiy,  un  compatriote  d'Érasme,  le  profes- 
seur Adrien  d'Utrecht,  fut  envoyé  en  Espagne 
pour  présider  conjointement  avec  Ximenès  aux 
affaires  de  la  régence.  La  Castille  se  révolta. 
Adrien  était  dans  les  doctrines  timides.  Le  prélat 
d'Espagne,  qui  connaissait  le  monde,  se  moqua 
du  Flamand,  dont  bientôt  la  politique  caute- 
leuse devait  faire  gémir  les  prélats  de  Rome,  et, 
fort  de  son  courage,  commanda  en  maître  à  des 
belles  que  son  collègue  eût  vainement  essayé 
de  calmer  avec  des  sentences. 

Voilà  les  hommes  et  les  doctrines  que  deman- 
dait cette  époque,  que  demandent  toutes  les  épo- 
ques de  crise. 


— — 


C  »47  ) 


CHAPITRE  ITI. 


DE  l'accueil  QTJE  RENCONTRENT  CES  DOCTRINES;  DES 
PROGRÈS  ET  DES  RETOURS  Qo'eLLES  AMENENT  DANS  LA 
POLITIQUE  DU  POUVOIR. 

On  peut  le  dire,  les  doctrines  morales  et  poli- 
tiques de  la  Réforme  (je  ne  parle  pas  des  autres), 
pures  et  nettes,  telles  qu^elles  étaient  dans  le 
principe  et  telles  que  nous  venons  de  les  présen- 
ter, n'eurent  Tobédience  de  personne.  Ceux  qui 
les  acceptèrent,  comme  ceux  qui  les  combattirent, 
les  modifièrent  à  leur  gré  avec  une  égale  liberté. 
On  peut  cependant  classer  toutes  les  idées  du 
temps  en  systèmes  qui  les  reçurent  et  en  systèmes 
qui  les  rejetèrent.  On  peut  ajouter  que  les  uns 
et  les  autres  en  profitèrent  à  peu  près  au  même 
degré  et  quMls  rivalisèrent  soit  d'adresse,  soit  de 


(  i48  ) 

violence  pour  en  tirer  le  parti  le  plus  avanta- 
geux. Ce  n'est  pas  là  un  paradoxe,  c'est  un  fait; 
ce  fait  est,  d'ailleurs,  à  tel  point  dans  la  nature 
des  choses  qu'il  n'a  besoin  d'aucune  autre  légi- 
timation. 

A  la  tête  des  systèmesqui  rejetèrent  la  révolution 
de  i5i7  se  présente  nécessairement  le  pouvoir  qui 
si  long-temps  s'était  trouvé  à  la  tète  de  toutes  les 
doctrines,  et  auquel  on  en  voulait  le  plus,  auquel 
on  s'efforçait  d'enlever  l'Europe.  Le  pouvoir  spi- 
rituel, au  premier  aspect,  ne  pouvait  que  perdre 
au  changement  qu'on  réclamait,  et,  par  consé- 
quent, il  ne  devait  voir  ni  sans  douleur  ni  sans 
colère  un  ordre  de  choses  qui,  non -seulement 
par  son  élément  religieux,  mais  encore  par  son 
élément  moral  et  politique,  minait  ses  institu- 
tions et  ses  doctrines.  Et  pourtant  ce  pouvoir, 
nous  le  verrons,  se  trouva  bientôt  plus  fort  et 
entouré  d'adhésions  plus  éclatantes  qu'il  n'était 
depuis  long-temps.  Une  réaction  aussi  fonda- 
mentale que  la  révolution  de  iSty  serra  puis- 
samment autour  de  lui  une  majorité  dévouée,  et 
ce  que  les  conciles  de  Pise,  de  Constance  et  de 
Bàle  lui  avaient  ôté,  le  concile  de  Trente,  plus 
universel  et  plus  explicite,  le  lui  rendit  avec  toute 
la  prodigalité  d'un  retour- 
Mais  d'abord  se  présentèrent  des  faits  différens, 
et  le  pouvoir  politique  parut  rivaliser  avec  la  Ré- 


(  U9  ) 

forme  elle-même  pour  dépouiller  le  pouvoir  spi- 
rituel = 

Le  pouvoir  politique  et,  pour  ainsi  dire,  tonte 
la  politique  de  cette  époque,  se  voient  entre  les 
mains  de  deux  hommes  qui  semblaient  appelés 
à  réaliser  tous  les  voeux  de  cet  absolutisme  et 
toutes  les  tendances  de  cette  centralisation  que 
nous  avons  vus,  sur  la  fin  du  quinzième  siècle, 
naître  et  grandir  aux  dépens  de  la  mutinerie  po- 
pulaire et  de  Tinsolence  féodale. 

Ces  deux  hommes,  Charles- Quint  et  Fran- 
çois 1",  avaient  pu  croire  un  instant  que  la  ré- 
volution de  i5i7  était  faite  pour  eux,  et  qu'elle 
accomplissait  la  pensée  de  Louis  XII  et  de  Maxi- 
milien  V\  en  donnant  à  Tautorité  royale  cette  in- 
vestiture directe  et  cette  suprématie  sacerdotale, 
qui  seules  manquaient  encore  à  leur  ambition 
souveraine. 

Charles-Quint  et  François  l"  ont  eu,  dit-on, 
leur  moment  d'hésitation.  Si  j'accorde  ce  doute 
dans  la  pensée  du  roi  de  France,  je  le  nie  dans 
celle  de  l'empereur.  Charles-Quint  monta  sur  le 
trône  de  l'Empire  en  iSig.  Dès  cette  époque,  le 
chef  de  la  Réforme  avait  adressé  une  brochure  à 
la  noblesse  d'Allemagne,  et,  dans  ce  seul  appel 
au  public  ou  plutôt  à  la  féodalité,  était  pour  le 
petit-fils  de  Ferdinand  la  sentence  de  proscrip- 
tion du  nouveau  système.  Lorsque,  bientôt  après 


(  x5u  ) 

cette  publication,  éclata  rinsurreclion  des  paysans 
de  Souabe,  que  le  chef  de  la  Réforme  combattit 
peut-être  trop  tard,  Charles-Quint  prit  la  ré- 
solution immuable  d'éteindre  jusqu'au  dernier 
principe  de  celte  réforme.  A  la  tête  d'un  empire 
tellement  vaste  que  jamais  le  soleil  ne  se  cou- 
chait dans  ses  provinces,  Charles  ne  pouvait 
régner  qu'en  maître  absolu.  Cette  centi'alisation 
que  Louis XI avait  opérée  en  France;  que  Ferdi- 
nand avait  établie  en  Espagne;  que  l'inflexible 
génie  de  Ximenès  put  à  peine  maintenir  pendant 
la  régence  qu'il  exerça  pour  Charles  et  qui  ne 
fui  pas  aussi  complète  qu'on  le  croit  ordinaire- 
ment ce  prince  devait  la  maintenir  dans  un 
pays  qui  avait  encore  trop  de  libertés.  Il  devait 
l'établir  dans  celte  Allemagne  si  fractionnée, 
dont  il  avait  payé  si  cher  les  suffrages  et  dont 
il  avait  été  obligé  de  jurer  les  droits  dans  ces 
Pays-Bas  oii  sa  volonté  rencontrait  tant  de  pa- 
triotisme, tant  de  privilèges  et  tant  de  résistan- 

*  V oy.  Baudier,  Histoire  de  l'administration  du  cardinal  XindnèSy 
1635,  in-4°. 

**  Charles-Quint,  pour  obtenir  des  états  d'Aragon  le  litre  de 
roi,  avait  été  obligé  de  jurer  le  maintien  de  tons  leurs  droits  et 
privilèges. 

***  Guicciardini,  lib.  xiii,  p.  159. —  Sleidani,  Comment,  lib.  xiv, 
****  La  capitulation  impériale,  Pfeffel,  Histoire  du  droit  public 
d'Allemagne,  p.  590. 


(  i5i  ) 

ces.  Il  ne  pouvait  opérer  celte  grande  spolia- 
tion avec  un  système  qui  prêchait  Pexamen  de 
toutes  les  prétentions  nouvelles  et  la  discussion 
de  toutes  les  prétentions  anciennes.  Il  y  a  plus, 
Carles-Quint  régnait  dans  l'autre  hémisphère  sur 
des  colonies  qu'une  sentence  pontificale  avait 
soumises  à  TEspagne.  Dans  ces  colonies  dominait 
la  religion  de  Rome  avec  sa  hiérarchie,  ses  insti- 
tutions, sa  discipline  ;  cette  religion  était  le  prin- 
cipal appui  du  gouvernement  espagnol  dans  ces 
vastes  et  fortunées  régions  :  comment  Charles- 
Quint  aurait-il  pu  songer  à  se  priver  d'un  auxi- 
liaire dont  il  disposait  à  son  gré?  Car  c'était  lui 
qui  nommait  les  évêques  et  les  curés  du  Nou- 
veau-Monde. Comment  abandonner  Rome  dans 
un  moment  où  le  Portugal,  pour  des  îles  dont  la 
propriété  était  un  peu  litigieuse,  en  appelait  au 
jugement  du  Saint-Siège?  Pour  régner  en  maî- 
tre sur  tant  d'empires,  ce  n'était  pas  trop  d'un 
pouvoir  ecclésiastique  et  d'un  pouvoir  civil  éga- 
lement absolus.  Non-seulement  il  fallait  au  mo- 
narque des  Espagnes  et  des  Indes  une  dictature 
politique  et  religieuse,  l'esclavage  lui-même, 
dans  les  moeurs  du  temps,  était  nécessaire,  était 
du  moins  utile  pour  maintenir  la  soumission  du 
Nouveau-Monde.  Certes,  en  créant  les  univer- 
sités de  Lima  et  de  Mexico,  Charles-Quint  était 
loin  d'y  vouloir  introduire  les  principes  de  iDiy. 


(    «52  ) 

Charles-Quint  n'aimait  guère  la  discussion.  A 
peine  pouvait-il  se  permettre  à  lui-même  Texamen 
de  tous  ses  actes.  Sans  doute  il  se  montre  scrupu- 
leux dans  un  de  ces  ouvrages  de  parade  que  pré- 
sente la  littérature  de  répoque,dans  ses  instruc- 
tions à  Philippe  II,  Manuel  dont  nous  parlerons 
en  son  temps.  Quand  on  se  trouve  comme  lui  en 
face  de  la  mort  et  de  la  postérité,  on  est  obligé  de 
tenir  un  langage  conforme  à  cette  position  ;  mais 
durant  son  règne  Charles-Quint,  le  plus  assidu 
de  tous  les  lecteurs  de  Machiavel,  n'y  regardait 
pas  de  si  près.  Le  mot  que,  dans  une  occasion 
critique,  il  répondit  un  peu  sèchement  a  Fran- 
çois I",  qui  lui  faisait  une  mauvaise  confidence, 
Si  le  conseil  est  hon^  il faut  le  suivre^  était  la  clef 
de  sa  politique,  et  ce  mot  était  loin  du  système 
de  libre  examen.  Charles  devait  repousser  lôiy. 

Dans  toute  la  révolution  de  iSiy,  jamais  il  ne 
vit  autre  chose  que  des  chances  de  domination, 
et  de  toutes  ces  chances,  son  génie  flamand  tira 
toujours  le  parti  le  plus  avantageux.  Pour  mieux 
régner  il  aimait  à  diviser.  Il  le  dit.  Les  divisions 
de  la  chrétienté  et  celles  de  FAlleniagne,  qui 
avaient  amené  les  premières,  lui  permirent  à  la 
fois  de  dominer  le  sacerdoce  elTEmpire.  Jamais 
position  plus  belle  ne  s'était  présentée  dans  l'his- 
toire. Charles-Quint  s'y  élança  avec  prudence, 
mais  avec  vigueur. 


(  i53  ) 

Rome  d'jibord  tenta  son  orgueil.  Et  non-seu- 
lement il  domina  Rouie,  mais,  au  pouvoir  spi- 
rituel qu'elle  exerçait  partout  encore,  il  se  sub- 
stitua dans  les  pays  soumis  à  son  sceptre  d'une 
manière  si  nette,  qu'il  n'eut  pas  un  instant  à  re- 
gretter la  tiare  qui  eût  rendu  si  heureux  son  pré- 
décesseur Maximilien.  Voyons  les  faits. 

Aussitôt  que  Charles  parut  en  Allemagne,  il  ré- 
unit les  princes  à  Worms  pour  examiner,  comme 
une  simple  affaire  de  police  impériale,  les  doc- 
trines de  la  Réforme  et  la  bulle  pontificale  qui 
les  avait  proscrites.  Cet  examen  terminé  et  le 
grand  accusé  entendu  sous  sa  présidence,  il 
fît  mettre  hors  les  lois  de  l'Empire  cet  homme 
qui,  par  des  thèses  académiques  et  un  auto-da-fé 
du  droit  canon,  avait  remué  l'Allemagne. 

La  compétence  des  juges,  la  procédure  et  la 
sentence  étaient  nouvelles.  Entre  l'Eglise  et  un 
prêtre,  César  avait  jugé.  Ce  n'était  plus  désormais 
la  crosse  surmontée  du  glaive,  c'était  le  glaive 
surmonté  de  la  crosse,  qui  réglait  la  pensée. 

Cela  se  passa  en  1621,  sous  le  plus  illustre  des 
Médicis,  sous  Léon  X.  Quand  fut  mort  ce  pon- 
tife si  lestement  dépouillé  de  ses  prérogatives  par 
l'avocat  de  l'Eglise,  l'avocat  de  l'Eglise  fit  revê- 
tir de  la  tiare  son  précepteur  Adrien,  qui  gou- 
vernait l'Espagne,  et  il  conduisit  aisément  à  son 
gré  le  pape  de  son  choix.  Il  n'eût  pas  conduit  de 


(  ) 

même  le  cardinal  Wolsey,  qui  partageait  avec 
Henri  VIII  le  gouvernement  de  TAngleterre,  et 
malgré  toutes  les  paroles  qu'il  avait  données  à  ce 
cardinal,  il  aima  mieux  pour  pape  un  Médicis 
qu'un  esprit  dominateur.  Clément  VII  montra 
plus  de  jalousie  de  ses  prérogatives  que  Léon  X. 
Mais  Charles-Quint  était  résolu  de  se  faire  payer 
les  services  que,  dans  ces  temps  de  troubles,  lui 
demandaitl'Eglise.  Il  était  résolu  de  maintenir  sa 
position  d'arbitre.  Quand  il  vit  Clément  VII  délier 
de  ses  sermens  et  de  ses  traités  l'ancien  captif  de 
Madrid  ;  quand  il  le  vit  s'allier  a  vecle  roi  de  France, 
il  l'attaqua  de  la  manière  la  plus  brusque,  la  plus 
scandaleuse  ;  il  fit  non  pas  au  prince  mais  au  pape 
les  reproches  les  plus  vifs  sur  l'état  oii  il  laissait 
l'Eglise  ;  il  censura  avecune  amertume  et  avec  une 
inconvenance  extrêmes  unebulle  apologétique  du 
Saint-Siège  ;  il  jeta  dans  Rome  des  troupes  affa- 
mées de  pillage  et  leur  ordonna  d'arrêter  Clé- 
ment VII. 

Il  est  vrai  qu'il  joignit  à  tant  d'audace  les  for- 
mes les  plus  respecteuses.  Il  eût  pourtant  conduit 
en  Espagne  le  prisonnier  du  château  Saint-Ange 
comme  il  y  avait  conduit  celui  de  Pavie,  s'il 
n'eût  craint  d'affaiblir,  parla  même,  le  pouvoir 
qu'il  exerçait  en  son  nom  ,  et  s'il  n'eût  jugé  plus 
conforme  à  ses  intérêts  de  le  replacer  au  Vatican. 
Les  Turcs  campaient  sur  les  frontières  de  l'Aile- 


(  »55  ) 

magne.  L'Allemagne  était  divisée,  et  François  I" 
convoitait  Tltalie.  Réconcilier  l'Allemagne,  l'op- 
poser aux  Turcs  et  surveiller  le  roi  de  France  : 
tels  étaient  les  travaux  qui  l'attendaient,  et  pour 
lesquels  il  fallait  l'appui  du  pontife. 

Quand  ses  nouveaux  plans  furent  arrêtés ,  il 
se  rapprocha  de  Clément  VII,  l'initia  dans  ses 
projets  aux  entrevues  de  Bologne,  puis  se  di- 
rigea sur  l'Allemagne,  et  invita  les  princes  de 
l'Empire  à  se  rendre  à  Augsbourg,  pour  y  expo- 
ser leurs  griefs  ou  leurs  doctrines,  afin  qu'eu  re- 
tranchant ce  qu'il  y  avait  de  mauvais  de  part  et 
d'autre,  on  pût  tomber  d'accord  sur  la  même  foi.» 

Les  princes  d'Allemagne  produisirent  devant 
ce  dictateur  spirituel,  en  i53o,  les  uns  une  pro- 
fession de  foi  contenant  les  nouvelles  doctrines 
résumées  avec  une  grande  habileté,  les  autres 
une  réfutation  de  cette  profession,  non  moins 
habilement  formulée.  D'autres  pièces  de  théologie 
furent  échangées  encore  sous  la  direction  suprême 
de  l'empereur.  Quand  il  eut  tout  entendu,  tout 
examiné;  quand  il  se  fut  convaincu  qu'aucun 
rapprochement  n'était  plus  possible,  il  leva  \a 
diète,  défendant  à  tous,  sous  les  menaces  les  plus 
sérieuses,  d'innover  ultérieurement,  et  promet- 
tant de  faire  réunir  sans  retard  un  concile  géné- 
ral qui  décidât  de  toutes  les  questions. 

Peu  après  il  invita  effectivement  le  pape  à 


(  '56-  ) 

convoquer  un  concile;  in.nis  pendant  dix  ans  des 
affaires  plus  urgentes,  la  France,  la  Turquie, 
l'Afrique  préoccupèrent  son  esprit,  et  pendant  dix 
ans  il  se  montra  d'une  indulgence  extrême  pour 
les  doctrines  nouvelles.  En  i54i  il  se  trouva  un 
peu  libre,  et  aussitôt  il  convoqua  une  diète  à  Ra- 
lisbonne,  se  fît  désigner  par  ses  chanceliers  les 
théologiens  les  plus  modérés  de  chaque  parti  et 
chargea  une  commission  composée  de  six  d'entre 
ces  derniers,  de  la  rédaction  d'un  symbole  que 
tout  le  monde  pût  admettre.  Quand  les  commis- 
saires eurent  achevé  la  partie  possible  de  leur 
travail,  il  l'examina  et  enjoignit  aux  princes  de 
se  conformer  désormais  aux  points  définitivement 
arrêtés,  en  laissant  les  consciences  libres  pour  tout 
le  reste. 

Cependant  le  roi  de  France  encore  une  fois 
l'empêcha  de  terminer  cette  affaire.  Il  ne  put  y 
revenir  qu'après  la  paix  de  Crespy.  Mais  alors  il 
prit  des  mesures  décisives.  D'abord  il  rassembla 
ses  troupes,  tomba  sur  les  chefs  de  la  ligue  de 
Smalcalde  et  les  fit  prisonniers  tous  deux. Ensuite 
il  invita  le  pape  à  transférer  à  Trente  le  concile 
qu'on  avait  convoqué  depuis  onze  ans,  mais 
qu'on  venait  de  rassembler  dans  Bologne,  et  à 
presser  les  décisions  des  prélats  de  manière  à  en 
obtenir  prochainement  une  doctrine  acceptable 
et  obligatoire  pour  tout  le  monde. 


(  ) 

C'était  procéder  lestement.  Cependant  les  cho- 
ses n'allant  pas  au  gré  de  son  impatience,  et 
Charles-Quint  voulant  en  finir,  il  nomma  de 
nouveaux  commissaires,  fit  rédiger  par  eux  une 
doctrine  et  invita  tout  TEmpire  à  s'y  conformer, 
en  attendant  les  décisions  du  concile.  Cet  acte 
qu'on  appelle  I'Interim  de  i548  blessait  les  opi- 
nions de  tous  les  partis.  Force  fut  néanmoins  au 
pape  de  comprimer  son  indignation,  force  fut 
aux  chefs  de  la  Réforme  de  dévorer  la  leur,  force 
aux  princes  et  aux  villes  libres  d'Allemagne  de 
subir  l'intérim.  Charles-Quint  et  son  frère  Fer- 
dinand, roi  des  Romains,  donnaient  garnison 
autrichienne  aux  cités  qui  repoussaient  leur  théo- 
logie, et  ce  fut  à  peine  si  Hambourg,  Lubeck  et 
Brème  échappèrent  à  des  bras  si  puissans. 

Le  triomphe  de  Charles  fut  complet ,  jamais 
dictature  religieuse  n'avait  été  plus  absolue,  ja- 
mais Rome  politiquement  dominée  par  les  rois 
ne  l'avait  été  dogmatiquement  à  un  tel  point. 
Nous  l'avons  dit,  cet  empire  plus  que  tout  autre 
avait  tenté  l'orgueil  du  César. 

La  domination  de  l'Allemagne  le  tenta  aussi. 
Faire  la  loi  à  des  souverains,  à  ces  fiers  électeurs 
qui  disposaient  du  sceptre  de  Charlemagne,  à  ces 
villes  libres  qui  se  considéraient  comme  autant 
de  républiques  helvétiques,  c'était  pour  Charles- 
Quint  chose  plus  douce  que  de  commander  aux 


(  i58  ) 

vieux  nobles  de  laCastilleou  aux  descendans  des 
Montézuma.  Charles  eut  cette  jouissance,  et  celle 
de  la  devoir  à  son  génie  seul.  Une  ligue  catho- 
lique s'était  formée  dans  TEmpire  contre  la  li- 
gue de  Smalcalde.  S''appuyant  sur  la  première,  il 
écrasait  la  seconde;  mais,  dans  ce  cas,  il  était 
moins  le  maître  que  Pinstrument,  et  ne  pouvait 
plus  se  soumettre  ceux  qui  auraient  partagé  sa 
victoire.  Il  dédaigna  la  ligue  catholique,  écrasa 
seul  la  ligue  protestante,  inonda  FAllemagne 
de  soldats  espagnols  et  fut  enfin  le  maître  de  cet 
Empire,  dont  les  libertés  et  les  privilèges  le  cho- 
quaient depuis  si  long-temps. 

Cependant  cette  jouissance  si  complète  fut 
courte  pour  Charles-Quint. 

Le  prince  Maurice,  quMl  avait  mis  à  la  place  de 
rélecteur  de  Saxe  aussi  aisément  qu'il  eût  rem- 
placé un  de  ses  généraux  par  un  autre,  eût  bien 
consenti  à  rester  son  allié  ;  mais,  aimant  le  pouvoir 
comme  lui  et  doué  de  plus  d'adresse,  il  ne  voulut 
pas  tomber  au  rang  d'un  vil  instrument.  Par  une 
combinaison  si  hardie  et  une  exécution  si  rapide, 
qu'il  était  difficile  d'échouer,  Maurice  en  un  mo- 
ment fit  tomber  Charles -Quint  du  faîte  de  sa 
grandeur.  Maurice,  et  ici  les  faits  fournissent  les 
doctrines  mieux  que  les  livres,  Maurice  se  fit 
donner  des  troupes  pour  réduire  la  ville  de  Mag- 
debourg  qui  refusait  l'Intérim.  Pendant  qu'il 


(  i59) 

en  traînait  le  siège  il  s'allia  avec  Henri  II  par  le 
traité  de  Chambord.  Quand  tout  fut  prêt,  pen- 
dant que  le  roi  de  France  se  dirigeait  sur  les  Vos- 
ges, il  se  dirigea  vers  le  Tyrol,  où  se  trouvait 
TEmpereur.  Au  moment  où  les  Français  prenaient 
les  Trois-Evèchés,  il  dicta  le  trailé  de  Passau,  qui 
d'un  seul  coup  mit  lin  à  la  dictature  religieuse 
et  politique  de  Charles-Quint  et  établit  une  tolé- 
rance égale  pour  les  doctrines  anciennes  et  celles 
de  1617. 

C'était  en  i552,  et  alors  volontiers  le  roi  de 
France,  dont  les  troupes  occupaient  Saverne,  eût 
mis  Strasbourg  dans  les  limites  de  son  royaume; 
mais,  et  ceci  est  un  autre  trait  sur  les  doctrines 
morales  et  politiques  du  temps,  ses  alliés>d' Alle- 
magne étaient  libres,  et  aucun  intérêt  ne  les  en- 
gageant plus  à  continuer  leur  alliance,  ils  la  rom- 
pirent aussitôt,  sans  autre  formalité. 

L'échec  qu'éprouva  Charles-' Quint  en  i552; 
ceux  qu'il  éprouva  aux  Pays-Bas  dans  la  même 
lutte,  le  dégoûtèrent  bien  de  ses  couronnes, 
mais  non  pas  de  ses  doctrines.  Quand  il  remit  les 
premières  à  son  fils,  il  lui  recommanda  les  se- 
condes ;  nous  le  verrons  en  examinant  tout-à- 
l'heure  ses  célèbres  Instructions.  Nous  verrons 
aussi  que  Philippe  II  sortit  plus  humilié  que 
son  père  des  conquêtes  qu'il  avait  entreprises 


•    (  i6o  ) 

sur  les  vieilles  libertés  des  Pays-Bas  et  les  doc- 
trines nouvelles  qui  s'y  étaient  jointes. 

Après  Cliarles-Quintce  fut  François  l"  qui  op- 
posa à  ces  doctrines  la  plus  énergique  résistance. 
On  dit  que  d\ibord  il  hésita  sur  les  principes  de 
i5i7;  qu'aimant  les  études  qui  les  avaient  ame- 
nés, et  quelques  personnes  de  sa  famille  goûtant 
ces  nouveautés,  il  pouvait  les  chérir  lui-même. 
Mais  François  n'eut  jamais  le  moindre  intérêt  à 
les  soutenir,  et  toujours  ses  goûts,  ses  sentimens 
les  plus  prononcés  les  rejetèrent.  Plus  qu'aucun 
monarque  d'Europe  il  aimait  Léon  X  ;  plus  qu'au- 
cun autre  il  était  lié  au  Saint-Siège  par  le  con- 
cordat de  i5i6;  moins  que  tout  autre  il  parta- 
geait les  vœux  que  son  prédécesseur  avait  pu 
émettre  dans  un  moment  d'humeur. 

Déjà  rival  de  Charles-Quint  en  politique,  Fran- 
çois l"  voulut  l'être  encore  dans  la  défense  des 
doctrines  religieuses.  Si,  dans  cette  ambition,  il 
y  eut  des  éclipses  ou  des  lacunes,  c'est  que  Fran- 
çois P'",  comme  son  rival,  voulait  tirer  parti  des 
conjonctures.  Poussé  par  l'immense  supériorité 
de  son  adversaire  à  chercher  de  l'appui  jusqu'au- 
près de  Soliman,  il  était  bien  naturel  qu'il  en 
cherchât  auprès  des  princes  d'Allemagne.  Mais, 
s'il  ménagea  plus  que  Charles-Quint  les  protec- 
teuBS  de  la  réforme  germanique,  jamais  ni  lui,  ni 


[  '6.  ) 

ses  confidens  ne  ménagèrent  les  partisans  de  la 
réforme  française.  Loin  de  là,  ils  opposèrent  aux 
principes  de  1617  toute  la  rigueur  des  lois  et 
toute  la  violence  des  mœurs. 

Les  lois  de  l'Europe  entière,  on  le  sait  d'autant 
mieux  que  bientôt  la  révolution  de  1617  les  re- 
prit elles-mêmes,  les  lois  de  l'Europe  entière  re- 
posaient sur  ce  principe  du  Bas-Empire,  que 
la  loi  religieuse  est  la  loi  civile;  que  la  loi  de 
l'Eglise  oblige  l'état.  Des  principes  contraires 
étaient  posés  depuis  plusieurs  siècles;  des  faits 
contraires  étaient  un  peu  tolérés  en  France,  en 
Angleterre  et  en  Bohème  ;  mais  en  général,  loin  de 
vouloir,  pour  1617,  faire  la  concession  réclamée 
depuis  long-temps,  on  trouva  dans  1617  une  rai- 
son pour  la  refuser.  En  France  le  pouvoir  résolut 
d'appliquer  les  lois  avec  une  énergie  suffisante 
pour  atteindre  un  résultat  complet.  Des  con- 
dérations  purement  politiques  se  joignaient  aux 
considérations  purement  religieuses  pour  faire 
adopter  ce  système.  La  révolution  de  1617  n'é- 
tait aux  yeux  de  François  I"  qu'une  insurrection 
dangereuse.  Dans  ses  premières  pensées  il  con- 
fondait ensemble  les  réformateurs  de  Saxe ,  les 
paysans  révoltés  de  la  Souabe,  les  impies  et  fana- 
tiques niveleurs  de  la  Westphalie.  Quand,  plus 
tard,  les  princes  d'Allemagne  lui  présentèrent 
leur  profession  de  foi  et  lui  adressèrent  comme  à 
I.  II 


(  ) 

Henri  VIII  des  mémoires  apologétiques,  ii  chan- 
gea bien  d'avis  en  ce  sens  qu'il  aperçut  dans  ce 
parti  religieux  un  parti  politique,  régulièrement 
et  fortement  constitué  ;  mais  pour  s'allier  en  i535 
avec  ce  parti  il  eut  besoin,  comme  plus  tard  le 
cardinal  de  Richelieu,  de  faire  abstraction  de 
son  élément  religieux. 

Les  faits  le  montrent.  Quand  ses  nouveaux  al- 
liés le  prièrent  de  suspendre  les  persécutions  eu 
France,  il  leur  répondit  qu'ils  étaient  dans  l'er- 
reur; qu'iln'y  avait  pas  depersécutionsenFrance; 
que  ce  qu'ils  appelaient  ainsi,  c'étaient  des  suppli- 
ces mérités  de  la  part  de  gens  qui,  sous  le  man- 
teau de  la  religion,  méditaient  la  ruine  de  l'Etat. 
Toutes  les  fois  qu'il  se 'trouvait  un  peu  gêné  dans 
sa  lutte  avec  Charles-Quint,  il  faisait  comme  ce 
prince;  il  négociait  avec  ses  alliés,  partageait 
leurs  vœux,  et  leur  promettait  de  s'entendre  avec 
eux  pour  arriver  aux  mêmes  doctrines;  mais  ces 
négociations,  qui  avaient  tout  juste  le  même 
degré  de  sincérité  que  celles  de  Charles-Quint, 
eurent  toujours  le  même  résultat,  avec  cette  dif- 
férence seulement  que  jamais  le  roi  de  France  ne 
se  fit  pontife  et  ne  publia  d'iNTÉniM. 

Les  doctrines  de  François  I"  n'étaient  pas  pré- 
cisément celles  que  le  parlement  de  Provence 
appliqua,  en  i544i  ^^x  habitans  de  Mérindol, 
puisqu'il  les  désavoua  sur  son  lit  de  mort,  et 


(  i63  ) 

chargea  son  fils  de  venger  les  victimes  du  prési- 
dent d'Aix  ;  mais  le  roi  de  France  n'a  pas  dû  s'é- 
loigner beaucoup  des  mœurs  générales  du  temps, 
et  ces  mœurs  étaient  d'accord  avec  les  lois.  Elles 
demeurèrent  même  intolérantes  plus  long-temps 
que  ces  dernières,  on  le  sait, 

Henri  II  conserva  les  doctrines  judiciaires  de 
son  père,  malgré  ses  relations  politiques  avecles 
protestans  d'Allemagne.  Il  apporta  même  à  la 
répression  des  principes  de  1617  plus  de  régu- 
larité et  de  rigueur.  Les  parlemens  et  les  offi- 
cialités  se  partageaient  jusque  là  la  poursuite  des 
opinions  ;  il  étendit  ce  privilège  aux  présidiaux. 
Tout  tribunal  composé  de  dix  juges  put  désor- 
mais condamner  à  mort  et  sans  appel.  L'ordon- 
nance de  i55i  le  voulait.  Les  mœurs  appuyaient 
ces  mesures.  Elles  allaient  très-loin  et  on  médita 
plus.  Sans  les  résistances  glorieuses  du  parlement 
de  Paris,  on  introduisait  en  France  ce  fatal  tri- 
bunal d'Espagne,  dont  l'introduction  dans  les 
Pays-Bas  insurgea  les  plus  loyales  populations 
du  monde.  Le  parlement,  en  osant  résister  à  la 
majesté  royale  qui  se  posa  devant  lui  en  lit  de 
justice,  ne  voyait  peut-être  pas  l'insurrection 
qui  déjà  grondait  au  nord  ;  il  ne  voyait  sans  doute 
que  la  nécessité  de  défendre  les  lois  du  pays  dans 
le  sanctuaire  de  la  justice;  il  fut  néanmoins  meil- 
leur politique  que  le  prince.  On  est  toujours  grand 


(  »64  ) 

quand  on  résiste  à  la  violence  au  nom  des  lois. 

Mais  si  les  premiers  magistrats  du  royaume 
repoussèrent  alors  Plnquisition,  il  était  bien  en- 
tendu que  cela  se  faisait  au  nom  des  lois  du  pays 
et  non  au  bénéfice  de  iSiy.  Ils  donnèrent  trop 
fréquemment  la  preuve  de  cette  pensée  pour  qu'il 
fût  permis  de  la  révoquer  en  doute.  Peut-être 
Henri  II  eût  sacrifié  quelque  chose  de  sa  rigueur 
habituelle,  si  Maurice  de  Saxe  avait  voulu  le  se- 
conder et  favoriser  la  prise  de  Strasbourg  en 
continuant  à  tenir  TEmpire  en  échec.  Mais  aus- 
sitôt que  François  II  fut  arrivé  au  trône  et  Ca- 
therine de  Médicis  à  la  tête  des  affaires,  on  sa- 
crifia les  relations  étrangères  à  la  pureté  des 
doctrines  nationales.  Des  conjonctures  nouvelles 
se  présentaient  alors.  Tous  les  efforts  de  la  cour, 
de  Tadministration  et  de  la  justice  avaient  échoué 
contre  les  principes  de  1617,  et  déjà  les  par- 
tisans de  ces  principes  venaient  de  s'organi- 
ser en  synodes,  en  paroisses,  en  Eglise,  i55g. 
Quand  la  cour  vit  enfin  un  prince  du  sang, 
Fambitieux  et  coupable  Condé,  organiser  les 
amis  des  nouvelles  doctrines  en  parti  politique 
et  protéger,  au  moins  par  quelques-uns  de  ces 
agens  qu'on  désavoue  avec  tant  de  facilité,  des 
complots  et  des  troubles  *,  elle  opéra  tout-à-coup 
dans  la  politique  générale  du  royaume  la  révolu- 
*  Conjuration  d'Amboise. 


(  ^65  ) 

tion  la  plus  complète.  Elle  se  ligna  à  Cambrai 
avec  cette  même  dynastie  qni,  effrayant  TEurope 
par  ses  progrès,  devait  trouver  en  France  d'autant 
plus  d''opposition  qu'elle  n'en  trouvait  plus  ail- 
leurs. La  faute  fut  grande.  Elle  commença  les 
malheurs  du  pays  ;  et  encore  les  désordres  et 
les  fureurs  qui  le  déchirèrent  de  François  II  à 
Henri  IV  sont-ils  moins  pénibles  pourTorgueil 
national  que  cette  humiliante  nullité  où  l'histoire 
générale  de  l'Europe  nous  montre  la  France  pen- 
dant ces  jours  néfastes;  mais,  des  guerres  intes- 
tines la  honte  h  l'étranger  est  toujours  l'inévi- 
table compagne,  et  puisque  dans  la  concorde 
seule  est  la  dignité  de  la  nation,  la  paix  publique 
aurait  dû  être  pour  les  fils  de  François  1"  une 
affaire  de  patriotisme  tout  aussi  bien  qu'une  af- 
faire d'amour-propre. 

C'est  parce  qu'ils  n'ont  pas  sti  assez  se  respecter 
eux-mêmes,  que  les  successeurs  de  Henri  II  n'ont 
pas  su  faire  respecter  le  pays;  c'est  aussi,  sans 
doute,  parce  qu'ils  n'ont  pas  eu  l'amour  de  leur 
propre  grandeur,  qu'ils  n'ont  pas  eu  celui  delà 
nation.  Quoi  qu'il  en  soit,  comme  les  successeurs 
de  Charles-Quint,  ceux  de  François  V,  pre- 
nant corps  à  corps  les  principes  de  iSiy;  fai- 
sant, pour  la  répression  de  toute  espèce  de  pro- 
grès dans  les  doctrines  de  la  conscience,  cause 
commune  avec  Philippe  II,  et  essayant  d'oppri- 


(  ) 

mer  une  crise  religieuse,  précipitèrent  le  pays 
dans  une  crise  politique.  Se  substituer  à  la  loi  du 
progrès,  n^est  pas  seulement  un  crime  de  lèse- 
humanité,  c^est  un  crime  de  lèse-divinité,  car 
cette  loi  est  du  Roi  des  rois.  Forcer  ainsi  le  ci- 
toyen à  prendre  les  armes  pour  soutenir  les  droits 
de  sa  conscience,  pour  sauver  sa  foi,  est  le  dernier 
degré  de  la  folie;  c''est  d\ine  révolution  purement 
religieuse  faire  une  révolution  essentiellement  po- 
litique. Mais  à  cette  époque,  on  en  était  encore 
aux  plus  aveugles  doctrines. 

A  égale  dislance  des  princes  qui  repoussèrent 
la  révolution  de  et  de  ceux  qui  Taccueilli- 
rent,  il  se  trouva  un  pontife-roi  qui  d^abord  la 
combattit,  mais  qui  Texploita  bientôt  au  gré  de  ses 
intérêts  politiques  et  de  ses  passions  privées,  avec 
un  succès  si  étonnant  que  son  règne  offre  la  page 
la  plus  curieuse  de  Thistoire.  Ce  fut  Henri  VIII. 

Angleterre  était  alors  le  seul  pays  d'Europe 
qui  eût  des  doctrines  politiques  bien  arrêtées,  des 
libertés  nationales  profondément  enracinées  dans 
les  mœurs.  En  Angleterre  un  prince  qui  entrepre- 
nait, comme  Charles-Quint  en  Allemagne,  de  dis- 
poser des  esprits  en  religion  comme  en  politique, 
rencontrait  des  difficultés  immenses,  un  système 
vivant  de  droit  et  de  privilège.  Auprès  du  trône 
veillaient  des  chambres  habituées  depuis  trente 
ans  à  donner  ce  trône.  Sans  ces  chambres  point 


(  1(^7  ) 

de  lois,  point  d'ini[)ôts;  et  à  côté  de  ces  chambres 
siégeaient  des  magistrats,  les  uns  commis  pour 
garantir  le  citoyen  de  toute  illégalité,  les  autres 
pour  le  faire  sortir  promptement  de  prison,  d^au- 
tres  encore  pour  lui  assurer  le  jugement  du  pays, 
le  jury.  Avec  de  telles  lois  et  de  tels  privilèges 
Charles-Quint  n'eût  pas  mis  le  chef  de  la  Réforme 
au  ban  de  PEmpire,  et  l'électeur  de  Saxe  ne  Peut 
pas  dérobé  pendant  un  an  à  la  justice  du  pays. 

Nous  venons  d'indiquer  la  substance  des  doc- 
trines et  des  libertés  civiles  et  politiques  d'Angle- 
terre. Ces  libertés  et  ces  doctrines,  c'était  la  vie 
du  pays,  c'était  le  sang  qui  coulait  dans  les  veines 
du  citoyen  ;  car  là  il  est  ancien  ce  puissant  génie 
du  peuple,  qui  tiendrait  lieu  au  besoin  des  char- 
tes du  vieux  temps  et  des  institutions  nouvelles 
que  réclame  chaque  époque. 

Et  pourtant,  grâce  au  mouvement  général  des 
esprits,  grâce  au  courage  et  à  la  hauteur  naturelle 
de  son  cœur,  grâce  aussi  à  l'habileté  de  ses  mi- 
nistres, Henri  VIII  fit  des  doctrines  de  1617,  des 
libertés  de  son  pays,  de  ses  deux  chambres  et  de 
son  peuple  tout  ce  qu'il  voulut. 

C'est  au  moment  des  grandes  excitations  popu- 
laires que  le  génie  exécute  le  pl  us  aisément  ses  pro- 
jets. Dès  que  sont  passées  ces  excitations,  dès  que 
s'est  calmée  la  raison  publique ,  une  puissance 
même  supérieure  n'obtient  plus  les  mêmes  ré- 


(  i68  ) 

suUats.  Les  enfans  d'Henri  VIIï  ne  furent  ni  moins 
habiles  ni  moins  despotes  que  leur  père.  Ils  eu- 
rent pourtant  la  commune  destinée  des  succes- 
seurs de  François  I"  el  de  Charles-Quint;  c'est- 
à-dire  qu'au  bout  d'uue  révolution  religieuse,  ils 
se  trouvèrent  en  face  d'une  révolution  politique. 
C'est  qu'eux  aussi  se  prirent  corps  à  corps  avec 
l'élément  religieux,  avec  la  conscience;  c'est 
qu'eux  aussi  forcèrent  le  citoyen  à  prendre  les 
armes  pour  la  défense  du  plus  saint  de  tous  les 
droits.  Si  la  révolution  d'Angleterre  éclata  plus 
lard  que  celle  des  Pays-Bas  et  nos  guerres  civi- 
les, c'est  que  le  régulateur  des  doctrines  angli- 
canes avait  su  l'ajourner  par  un  système  de 
transaction  d'une  grande  habileté. 

En  effet,  Henri  greffa  d'autant  plus  facilement 
sa  pensée  religieuse  et  politique  sur  les  principes 
de  i5i7,  qu'il  se  montra  plus  impartial  à  leur 
égard.  Il  avait  commencé  par  les  combattre,  et 
quand  plus  tard,  frappé  des  avantages  que  sous 
un  rapport  ils  offraient  à  ses  intérêts,  il  en  accepta 
une  partie,  il  se  donna  la  haute  position  d'un 
examinateur  et  d'un  arbitre.  Et  dans  cette  at- 
titude encore  il  sut  offrir  des  gages  à  toutes  les 
opinions.  Avec  Genève  il  rejeta  l'autorité  de  Ro- 
me; avec  Rome  il  conserva  les  institutions  fon- 
damentales de  l'Eglise.  C'était  presque  deviner 
la  doctrine  que  le  plus  grand  et  le  plus  pacifique 


(  ) 

des  philosophes  modernes,  que  Leibnilx  devait 
proposer  après  deux  siècles  de  luttes  sanglantes. 
Son  système  de  transaction  nettement  conçu,  ja- 
mais Henri  ne  transigea  avec  les  hon)mes  ;  dans 
Texéculion  jamais  il  ne  fit  une  concession.  On  con- 
çoit tout  ce  qu^une  conduite  si  nette  donna  de  fa- 
cilité pour  Taccomplissement  d^un  plan  si  habile. 

Acceptant  le  principe  de  Témancipation  reli- 
gieuse, conservant  les  doctrines  et  la  hiérarchie 
de  Rome  ,  mais  renversant  sa  suprématie  ;  don- 
nant la  Bible  au  peuple  et  les  biens  des  monastè- 
res à  la  noblesse  ;  offrant  ainsi  des  gages  aux  uns 
et  aux  autres,  il  put  exiger  la  soumission  de  tous. 
Sans  peine  aucune  il  se  substitua  au  pouvoir  spi- 
rituel, et  disposa  du  parlement  comme  des  liber- 
tés, des  consciences,  des  trésors  et  des  armées  du 
pays.  Avec  ces  moyens  il  fit  toutes  les  doctrines 
politiques  qu'il  voulut,  doctrines  aussi  nouvelles 
que  ses  institutions  religieuses,  et  qui  violaient  au 
même  degré  tout  ce  qui  jusqu'alors  constituait  les 
droits  du  pays;  mais  doctrines  qui  apparurent 
toujours  avec  toutes  les  formes  de  la  légalité. 

Ainsi  sortit  d'un  système  de  transaction  et  de 
transaction  religieuse,  habilement  combiné,  le 
plus  pur  système  de  despotisine  politique  qu'ait 
jamais  vu  nation  d'Occident. 

Henri  VHI,  qui  fut  l'homme  le  plus  brutale- 
ment passionné  de  son  époque,  ne  fut  pas  un 


(  »7o  ) 

homme  sans  vertus.  Instruit,  animé  de  profondes 
convictions,  destiné  aux  ordres,  il  eût  gouverné 
comme  archevêque  le  diocèse  de  Cantorbéry ,  et 
comme  légat  du  Saint-Siège,  TEglise  d'Angle- 
terre, si  la  mort  de  son  frère  Arthur  ne  Veut  ap- 
pelé au  trône.  Dans  ce  cas  la  révolution  de  1617 
eût  trouvé  en  lui  un  rude  antagoniste.  Elle  le 
trouva  hostile  sous  la  couronne.  Adorateur  pro- 
noncé de  saint  Thomas  d'Acquin,  Henri  VIII,  le 
seul  de  tous  les  rois,  entra  dans  cette  lice  de  po- 
lémique qu'on  venait  d'ouvrir.  Il  réfuta  non  pas 
le  caractère  moral  et  politique  de  la  Réforme,  qu'il 
lui  était  impossible  de  tolérer,  mais  sa  doctrine 
religieuse  et  surtout  cette  émancipation ,  cette 
guerre  à  la  scolastique  qu'elle  faisait  à  la  suite  d'un 
ennemi  de  S.  Thomas,  à  la  suite  de  Pomponace. 
Il  attaqua  Luther,  et  jamais  on  ne  vit  de  plus  âpres 
jouteurs  que  le  roi  d'Angleterre  et  le  professeur  de 
Saxe.  Jamais  athlète  n'obtint  un  plus  beau  prix 
que  Henri.  Le  titre  de  Défenseur  du  Saint-Siège 
qui  vint  récompenser  son  ardeur,  fut  pour  lui  une 
gloire  d'autant  plus  flatteuse  qu'elle  était  davan- 
tage la  reconnaissance  d'un  mérite  personnel.  Ce 
titre  semblait  le  lier  à  Rome  d'une  union  plus 
*  étroite  et  le  placer  en  Occident  à  la  tête  des  fi- 
dèles. Aussi  rien  de  si  net  d'abord  que  sa  rupture 
avec  la  révolution  de  i5i7,  rien  de  plus  franc 
que  sa  conduite.  Par  là  il  se  mettait  au-dessus  des 


(  '7'  ) 

deux  premiers  monarques  de  l''Europe ,  qui ,  par 
politique,  ménageaient  alternativement  les  ad- 
versaires et  les  [lartisans  de  iBiy.  Et  pourtant 
rien  ne  fut  bientôt  plus  brusque  que  sa  rupture 
avec  Rome.  Rien  n'est  peut-être  plus  mal  jugé 
en  histoire  que  cette  alFaire.  Le  fait  est  que  des 
scrupules  réels  sur  son  mariage  avec  Catherine 
d'Aragon  et  une  passion  profonde  pour  Anne 
de  Boleyn  portèrent  Henri  à  demander  son  di- 
vorce avec  toute  l'humilité  du  plus  simple  des 
fidèles.  Les  conseils  insidieux  de  son  ministre 
Wolsey  et  ceux  plus  positifs  encore  du  professeur 
Cranmer  firent  le  reste.  Ils  flattèrent  ce  prince 
d'un  succès  facile.  Les  résistances  d'abord  trop 
molles,  puis  trop  maladroites  de  Clément  VII,  et 
l'influence  trop  prépondérante  de  Charles-Quint 
sur  les  démarches  du  pontife,  ayant  in-ité  toutes 
ses  passions,  en  leur  fermant  toutes  les  issues,  il 
ne  lui  resta  plus  qu'à  se  faire  justice  lui-même, 
et,  une  fois  ce  parti  pris,  il  se  la  fit  plus  complète 
que  d'abord  il  ne  l'avait  conçue. 

A  partir  de  ce  moment,  Henri  n'est  plus  un  roi, 
c''est  un  maitre  irrité ,  absolu,  libidineux,  épou- 
vantable. Coup  sur  coup  il  consulte  les  univer- 
sités de  l'Europe,  présente  leurs  avis  aux  deux 
chambres,  fait  prononcer  son  divorce,  épouse  sa 
maîtresse  et  se  donne ,  par  l'organe  d'un  clergé 
qu'il  a  mis  aux  abois  par  ses  exactions,  le  titre  de 


(  ) 

protecteur  et  de  chef  suprême  de  l'Eglise  d'An- 
gleterre*. Dans  ce  premier  acte  il  tolère,  comme 
correctif  trune  nouveauté  si  étrange,  une  restric- 
tion exprimée  en  ces  termes  :  autant  du  moins 
que  le  permet  la  loi  du  Christ.  Mais  aussitôt  qu'il 
se  voit  excommunié**,  il  se  fait  conférer  sans  ré- 
serve aucune,  par  Torgane  des  deux  chambres , 
ce  que  ni  le  Parlement  ni  personne  au  monde  ne 
peut  lui  donner,  à  lai  laïque,  le  titre  de  chef 
suprême  de  TEglise  anglicane.  Ce  titre  n'ajoute 
rien  à  son  pouvoir,  puisque  depuis  quelque 
temps  déjà  il  en  exerce  les  fonctions  et  en  dépasse 
la  compétence;  mais  ce  titre  désormais  revêt 
toutes  ses  usurpations  sacerdotales  d'une  appa- 
rence de  légalité.  Dans  un  pays  de  doctrines  celte 
apparence  vaut  la  légalité  elle-même.  Elle  sauve 
en  Angleterre  la  belle  institution  de  l'épiscopat. 

Déjà  Cromwel,  lord  vice-régent  de  la  supré- 
matie ecclésiastique  du  roi,  a  fait,  au  nom  de  son 
maître,  par  lui  ou  ses  délégués***,  dans  les  diocè- 
ses et  les  monastères,  une  inspection  plus  absolue 
que  n'en  fit  jamais  évêque  ni  légat  ;  déjà  les 
chambres  ont  supprimé  la  plupart  des  droits  et 
revenus  de  Rome;  mais  à  partir  du  nouveau  sta- 
tut des  parlemens,  Henri  exerce  le  pouvoir  spi- 

*  En  1529.  —  "  En  1534. 

***  Layton,  London,  Price.Gaye,  Peter,  Bellasis. 


(  '7^  ) 

rituel  sur  une  plus  grande  échelle. -Il  prend  pour 
lui  seul  les  annotes,  partage  avec  les  grands  les 
biens  des  monastères,  décrète  les  nouvelles  doc- 
trines religieuses,  fait  voter  par  les  deux  cham- 
bres le  bill  des  six  articles*,  et  les  impose  à  la 
nation  sous  les  peines  les  plus  rigoureuses ,  la 
confiscation  des  biens,  Femprisonnement  et  îa 
mort. 

Le  conseil  que  Machiavel  donne  aux  princes 
qui  veulent  faire  croire  encore  des  peuples  qui 
seraient  tentés  de  n^avoir  plus  de  foi,  Henri  le 
suit  avec  une  grande  intelligence.  Il  a  eu  pour 
précepteur  un  homme  aussi  habile  que  Machia- 
vel et  plus  apte  à  manier  des  chambres  :  Wolsey 
lui  a  donné  des  leçons.  Elles  ont  été  complètes. 
Du  même  supplice  Henri  frappe  ceux  qui  lui  con- 
testent son  pouvoir  et  ceux  qui  nient  la  présence 
réelle  dans  la  Sainte-Cène.  Se  rapprocher  ou  s'é- 
loigner de  Rome,  s'éloigner  ou  se  rapprocher  de 
Genève,  c'est  courir  un  égal  danger. 

Mais  aussitôt  que  le  fougueux  dictateur  a  sou- 
mis tout  le  monde,  il  se  relâche  de  ses  rigueurs  et 
nomme  une  commission  pour  modifier  à  la  fois 
les  doctrines  et  la  pénalité  des  six  articles.  D'a- 
vance il  fait  approuver  par  les  chambres  les  dé- 
cisions que  les  commissaires  devront  porter  de 


*  C'était  un  moyen  terme,  comme  Yinterim  de  Charles-Quint. 


(  174  ) 

commun  accord  avec  le  chef  de  PEglise,  avec 

Henri  VIII,  si  la  mort  n'eût  mis  fin  à  cette  dic- 
tature qui  façonnait  à  son  gré  les  lois  et  les  in- 
telligences, faisait  un  troisième  bill  de  religion. 
Il  en  était  occupé  dans  ses  derniers  jours. 

Èdouard  VI  et  le  régent  Soramerset  exercè- 
rent avec  moins  de  passion,  mais  avec  autant  de 
netteté  que  Henri  la  suprématie  spirituelle.  Ils 
firent  adopter  par  les  chambres  presque  tout  le 
culte  et  toutes  les  doctrines  de  la  Réforme,  mais 
ils  conservèrent  TEpiscopat  et  les  Prières,  et  main- 
tinrent la  peine  de  mort  pour  les  dissidens  **. 

La  reine  Marie  sut  exercer  le  même  pouvoir. 
Elle  avait  un  autre  but.  Soumise  à  Rome,  elle 
entendait  que  l'Angleterre  le  fût  comme  elle. 
Et  elle  aussi  sut  donner  à  sa  dictature,  tant  qu'il 
lui  importait  de  l'exercer ,  les  apparences  d'une 
légalité  chère  aux  Anglais.  Avec  toute  l'adresse 
d'une  fille  de  Henri  VIII,  elle  fit  réhabiliter  le 
premier  mariage  de  son  père,  annuler  le  divorce 
prononcé  par  Cranmer ,  rétablir  sa  légitimité  à 
elle,  voter  son  mariage  avec  Philipe  II,  casser  les 
statuts  d'Edouard  et  proclamer  le  rétablissement 
de  l'autorité  pontificale.  Rien  ne  fut  plus  docile 
que  les  chambres.  Rien  ne  fut  plus  habile  ni  plus 


*  Loi  de  1541.  — 


*  Loi  de  1549. 


(  ) 

violent  que  la  reine.  Quand  elle  eut  toutes  les  lois 
pour  elle  et  qu'elle  eut  trouvé  le  faible  de  tout  le 
monde,  elle  écrasa  comme  Henri  tous  ceux  qui 
n'étaient  pas  pour  elle.  Elle  avait  le  droit  de  dis- 
poser des  consciences ,  elle  les  avait  payées  avec 
douleur  de  ces  biens  qu'elle  eût  voulu  restituer  à 
l'Eglise  au  prix  de  son  sang,  mais  dont  les  pairs 
avaient  déclaré  qu'ils  ne  se  dessaisiraient  jamais. 

Quant  au  peuple  et  aux  prêtres  de  la  Réforme, 
elle  fit  tout  plier  en  passant  dessus. 

Elisabeth,  qui  monta  sur  le  trône  malgré  l'il- 
légitimité dont  on  venait  de  la  frapper,  parvenue 
au  faîte  du  pouvoir,  profita,  pour  fiure  triompher 
les  doctrines  d'Edouard,  de  tous  les  exemples  de 
Marie  et  de  tous  ceux  de  Henri  VHI.  D'abord 
elle  mit  dans  ses  démarches  plus  de  ménagemens 
que  n'avaient  fait  ses  prédécesseurs,  et  les  cham- 
bres votèrent  rapidement  sa  légitimité,  sa  supré- 
matie spirituelle  et  le  rétablissement  des  statuts 
d'Edouard.  Bientôt  et  insensiblement  sa  mar- 
che, toujours  légale^  fut  plus  haute.  Avec  plus  de 
science  et  d'élévation  que  Marie,  avec  plus  de  dé- 
férence pour  l'opinion  et  plus  de  génie  politique 
qu'Edouard  et  Henri,  elle  établit  un  absolutisme 
plus  complet  que  n'avait  été  le  leur.  Mais  malgré 
son  génie  et  ses  bienfaits,  plus  que  ses  prédéces- 
seurs, elle  irrita  la  nation  par  le  joug  qu'elle  lui 
jeta  sur  le  cou.  Les  circonstances  avaient  changé; 


(  ) 

Tépoque  des  vagues  excitations  était  passée.  Ce 
n'étaient  plus  les  vœux  incertains  de  la  première 
réforme  qui  dominaient  sous  son  règne,  c'étaient 
des  principes  nets,  des  doctrines  arrêtées.  Et  Eli- 
sabeth, en  osant  se  heurter  contre  ces  puissances, 
en  osant  les  fouler  aux  pieds,  ne  considérait  pas, 
elle  si  savante,  qu'on  ne  tue  jamais  les  bonnes 
doctrines;  que  tôt  ou  tard  elles  se  relèvent,  et 
qu'en  se  relevant  d'une  oppression  elles  ajoutent 
à  l'enthousiasme  du  martyre  les  fureurs  du  fana- 
tisme. Aussi  Elisabeth  comme  Charles-Quint, 
comme  Fraçois  P'',  devait-elle  laisser  à  ses  suc- 
cesseurs une  révolution  politique  sortant  d'une 
révolution  religieuse. 

Mais  n'anticipons  pas  sur  le  siècle  suivant.  Bor- 
nons-nous à  le  faire  entrevoir,  à  montrer  com- 
ment, en  changeant  les  doctrines,  les  Tudor  al- 
térèrent les  institutions  et  compromirent  les  des- 
tinées du  pays. 

Quand  Henri  se  fut  donné  cette  suprématie  re- 
ligieuse qui  l'autorisait  à  tout  changer  dans  l'E- 
glise, il  se  donna  aussi  cette  sorte  de  canonisation 
politique  qui  lui  permit  de  tout  oser  dans  l'Etat. 
Que  ses  droits  fussent  déclarés  inviolables,  que  la 
succession  au  trône  fût  bien  assurée  à  ses  enfans, 
cela  était  naturel  :  au  sortir  de  la  longue  guerre 
des  maisons  d'York  et  de  Lancastre,  une  mesure 
extraordinaire  se  comprenait;  Henri  VHI  pouvait 


(  '77  ) 

vail  en  cela  imiter  Henri  Henri  VH.  Mais  c'était 
là  peu  pour  son  esprit  ombrageux;  il  proposa  et  le 
parlement  slalua  que  tout  discours  injurieux  sur 
son  compte,  sur  celui  de  la  reine,  Anne  de  Boleyn, 
et  de  leurs  enfans,  serait  un  crime  de  lèse-majesté. 
De  plus  une  loispécialelemitau-dessus  detoutesles 
lois  en  lui  donnant  le  moyen  de  les  éluder.  Telle 
était  la  portée  de  celle  qui  assimilait  aux  statuts 
chacune  de  ses  proclamations.  Restaient  les  cham- 
bres. Elles  pouvaient  le  contrarier  encore,  ajour- 
ner ses  bills  ou  les  rejeter,  et  par  là  refuser  à  ses 
caprices  ce  cachet  de  légalité  que  demandait  la 
conscience  du  pays.  Mais  en  possession  du  trésor 
amassé  par  Henri  VH,  en  possession  des  biens 
des  monastères  et  riche  des  nombreuses  bénéi^o- 
lences  du  peuple*,  Henri  VHI,  à  même  de  payer 
tous,  les  suffrages,  les  obtint  tous.  Il  se  rendit  maî- 
tre absolu  des  chambres,  et  fît,  des  pairs,  des  dé- 
putés, des  chanceliers,  des  ministres,  des  nobles, 
des  bourgeois,  de  ses  femmes,  desévêques,  des  ju- 
ges tout  ce  qu'il  voulut.  Toute  TAngleterre  était  à 
lui.  Une  conscience  osant  un  jour  lui  résister  etles 
communes  hésitant  à  lui  accorder  un  bill  d'exac- 
tion, il  fit  venir  Montagne,  député  récalcitrant, 
prit  par  la  tête  l'homme  d'honneur  qui  tenait  un 


*  Ces  contributions  d'amour  (suivant  Hallam,  Histoire  constitu- 
tionnelle d' Angleterre ,  liv.  1,  p.  36)  étaient  de  véritables  exactions. 


(  '7«  ) 

genou  à  terre,  et  lui  dit  familièrement  :  «  Hé! 
»  riiomme,  voilà  une  tête  qui  tombera,  si  de- 
»  main  soir  le  bill  n^est  pas  voté.  »  Le  bill  passa 
le  lendemain.  Machiavel  auprès  d'un  tel  prince 
n'était  qu'un  écolier.  «  Comme  il  ne  saurait  v 
))  avoir  de  mauvaises  lois  là  où  les  armes  sont 
»  bonnes,  je  ne  parlerai  que  des  armes  et  je  lais- 
))  serai  de  côté  les  lois,  »  avait  dit  le  secrétaire  de 
Florence.  Henri,  plus  adroit,  sut  se  donner  de 
boruies  lois  sans  les  armes.  Cela  était  plus  habile, 
et  il  est  fâcheux  qu'un  prince  si  savant  n'ait  pas 
fait,  au  lieu  délivres  de  théologie,  un  traité  sur 
l'art  de  régner.  On  l'aurait  comparé  avec  plaisir 
au  Prince  de  Machiavel  et  aux  instructions  de 
Charles-Quint  à  Philippe  H. 
I     Quand  on  avait  de  tels  moyens  de  faire  bien 
/  voler  les  députés,  il  était,  on  le  dirait,  inulile  de 
songer  à  les  bien  faire  choisir.  Cependant  Henri 
ne  négligea  pas  les  élections,  et  quand  ses  enfans 
n'eurent  plusses  moyens  pour  les  conduire,  on  en 
inventa  d'autres  non  moins  efficaces.  Edouard  VI 
rétablit  ou  créa  vingt  bourgs,  Marie  quatorze, 
Elisabeth  davantage.  Ainsi  cette  vénalité  qui 
faussa  si  long-temps  la  représentation  nationale 
du  pays  le  plus  constitutionnel  du  monde,  fut 
l'œuvre  de  trois  pontifes-rois.  Mais  il  ne  suffisait 
pas  de  faiie  des  bourgs;  il  fallait  encore  les  di- 
riger. On  les  dirigea.  On  intervint  dans  les  éîec- 


(  *79  ) 

lions.  On  notifia  par  les  shériiFs  aux  francs-te- 
nanciers et  aux  bourgeois  sur  quels  hommes, 
avec  le  bon  plaisir  du  roi,  devaient  se  porter  leurs 
suffrages  j  et  il  est  bien  entendu  que  les  person- 
nages recommandés  appartenaient  à  la  cour,  ou 
remplissaient  des  places  d^honneur  et  de  con- 
fiance dans  l'administration  *. 

Cependant  rien  n'est  fait  pour  le  despotisme 
tant  que  la  justice  protège  librement  les  hommes 
et  les  choses,  tant  que  la  loi  donne  force  au  droit. 
On  n'oublia  pas  la  justice.  Dans  ces  temps  de 
troubles  et  de  désordres,  il  était  facile  d'y  inter- 
venir et  elle  fut  altérée  comme  les  élections.  On 
l'attaqua  jusque  dans  son  sanctuaire.  Les  tribu- 
naux ordinaires  furent  mis  de  côté  pour  toutes  les 
affaires  politiques;  et  quelles  affaires  ne  le  sont 
pas  quand  la  société  est  ébranlée  dans  ses  bases  ? 
Toutes  ces  affaires  furent  portées  devant  une  cour 
spéciale,  devant  cette  chambre  étoilée  qui  donnait 
d'autant  moins  de  garanties  aux  libertés  publi- 
ques que  sa  composition  était  plus  arbitraire.  Il 
règne  sur  cette  cour  quelque  obscurité,  mais  il 
est  certain  que  ceux  qui  la  formaient  principale- 
ment, les  conseillers  intimes  du  roi  et  les  pairs 
les  plus  favorisés  du  royaume,  en  offrant  tous 
les  caractères  de  la  capacité  et  de  la  modéra- 

*Strype,  Annales,  II,  39/(.  — Hallam.  1.  «8. 


(  '8o  ) 

tion,  laissaient  désirer  celui  de  findépendance  *. 

Et  pourtant  leur  zèle  ne  suffit  pas  à  tous  les 
besoins  du  pouvoir;  on  violenta  encore  le  jury. 
On  emprisonna,  on  frappa  d*'aniendes  les  jurés 
qui  refusaient  les  condamnations  désirées  et  quel- 
quefois désirables  *'  ;  car  il  est  très-vrai  que  sou- 
vent des  périls  réels,  quelque  intérêt  majeur,  le 
salut  de  Tétat,  la  sûreté  du  monarque,  la  néces- 
sité d\ipaiser  des  troubles,  de  prévenir  des  com- 
plots, venaient  motiver  ces  scandaleux  holocaus- 
tes de  libertés  qui  constituaient  le  sang  et  la  vie 
du  pays. 

On  le  voit,  la  royauté  d\4.ngleterre  tira  de  la 
révolution  de  1617  un  parti  complet,  et  par 
son  immense  progrès  elle  laissa  bien  loin  der- 
rière elle  le  pouvoir  que  Charles-Quint  et  Fran- 
çois 1"  surent  puiser  dans  des  circonstances  ana- 
logues. 

Nous  avons  dit  qu'un  succès  si  plein  fut  le  fruit 
naturel  de  ce  système  de  transaction  qui  est  de- 
venu plus  tard  la  vraie  politique  d'Angleterre.  En 
effet,  sans  jamais  se  laisser  conduire,  le  gouver- 
nement de  ce  pays  s'appuya  toujours  sur  l'o- 
pinion. Celle  d'une  fraction  nombreuse  du  peuple 

*  Hiidson,  Traité  sur  la  Chambre  dtoiUe,  publié  sous  Jacques  I. 
—  llalc,  Juridiction  tic  la  Chambre  des  Lords. 
**  Ilallam,  I,  73. 


(  '8.  ) 

wt  le  soutien  de  Henri  VIIT,  d'Edouard  VI,  de 
Marie,  d'Elisabeth-,  et  si  cette  famille  put  si  ai- 
sément imprimer  aux  doctrines  de  iSiy  la  tour- 
nure qui  lui  convenait,  c'est  qu'elle  eut  toujours 
îe  talent  de  suivre  une  opinion  forte  et  de  faire  de 
la  légalité.  Avec  ces  précautions  le  despotisme 
lui-même  trouve  des  enthousiastes.  Y  a-t-il  dans 
l'histoire  rien  de  plus  étonnant  que  les  succès  de 
Marie?  Marie  va  directement  contre  la  majorité, 
les  mœurs,  les  lois  du  pays;  et  pourtant  elle 
réussit.  Eh  bien  !  le  secret  de  sa  politique  est  dans 
l'art  de  faire  de  la  légalité  et  de  s'appuyer  sur  une 
opinion  tranchée.  Elle  n'eût  jamais  obtenu  le  re- 
tour si  complet  qu'elle  opéra,  si  elle  ne  se  fût  en- 
tourée d'un  parti,  si  elle  n'eût  joint  aux  con- 
sciences fortement  catholiques  les  consciences 
sincèrement  prolestantes,  consciences  si  parfaites 
pour  elle  dès  qu'elle  eut  garanti  à  la  noblesse  les 
anciennes  donations  sur  les  monastères.  En  un 
mot,  Marie  échouait  si  elle  n'eût  fait  parles  cham- 
bres tout  ce  qu'il  lui  importait  d'établir. 

Il  est  donc  vrai  que  pour  l'Angleterre  la  révo- 
lution de  i5i7  amena  en  politique  comme  en 
religion  un  absolutisme  pur  et  légal. 

En  France  elle  fortifia  également  le  pouvoir.. 

En  Allemagne  elle  lui  permit  de  se  substituer 
à  l'Eglise. 

Docli  iue  d'émancipation  dans  le  princi|)e,  elle 


(    l82  ) 

eonsouiina  dans  le  fait  celle  cenlralisalion,  ce 
progrès  de  la  souverainelé  qui  est  le  caraclère 
de  l  'époque.  C'est-à-dire  que  la  révolution  de 
i5i7,  dans  les  pays  où  elle  fut  ou  repoussée  ou 
altérée,  amena  précisément  le  contraire  de  ce 
qui  était  dans  ses  principes,  et  qu'elle  alla  direc- 
tement contre  son  but. 

Voyons  maintenant  quelles  doctrines  politi- 
ques elle  amena  là  où  elle  fut  accueillie  dès  l'o- 
rigine  avec  plus  ou  moins  de  sympathie. 

Les  royaumes  de  Suède  et  de  Danemnrck,  la 
plupart  des  pays  d'Allemagne,  les  villes  libres, 
les  cantons  de  la  Suisse  la  reçurent  avec  enthou- 
siasme. Et  pourtant  là  aussi  elle  alla  réellement, 
pendant  toute  (fette  période,  contre  son  but  pri- 
mitif. Ce  but,  sans  ducun  doute,  était  d'enlever 
la  religion  à  toute  juridiiction  hums-in-e.  C'était  là 
ce  qu'on  demandait  avec  Pomponaee  ;  c'était  là; 
ce  qu'on  était  obligié  de  demander,  si  on  voulait 
être  conséquent  au  principe.  Toutes  les  libertés 
de  la  conscience  et  toute  l'indépendance  de  la 
raison  étaient  là.  Eh  bien!  Si  dans  les  premiers 
temps  la  liberté  d'examen  et  de  jtvgement  ap- 
parut un  instant  comme  pour  tenter  l'humanité, 
elle  ne  s'établit  nulle  part,  ne  fut  tolérée  dans 
aucun  pays.  Partout,  au  contraire,  on  l'expulsa 
dès  qu'on  l'eut  aperçue;  partout  on  l'enchaîna  à 
des  formulaires  nouveaux;  pnrtout  on  mit  les 


(  '83  ) 

nouvelles  doctrines  sous  une  aulorité  nouvelle  et 
sous  une  autorité  à  laquelle  certainement  les  vé- 
ritables auteurs  de  la  révolution  de  t5i7,  Pom- 
ponace  et  ses  disciples,  n'eussent  jamais  songé. 

En  effet,  qu'on  eût  jadis  soumis  les  choses  re- 
ligieuses à  une  autorité  religieuse,  c'est  ce  qu'ils 
comprenaient  tout  en  gémissant  d'un  pareil  ordre 
de  choses;  mais  que  l'on  pût  jamais  songera  sou- 
mettre ces  mêmes  intérêts  à  une  autorité  civile, 
et  faire  du  chef  de  l'état  l'arbitre  suprême  de  la 
loi,  certes  d'une  telle  doctrine  ils  ne  se  fussent 
point  avisés.  Et  c'est  là  précisément  ce  que  fit 
la  Iléforme.  Partout  où  elle  fut  reçue  elle  mit  le 
pouvoir  temporel  en  place  du  pouvoir  spirituel; 
partout  elle  lui  donna  ou  bien  il  prit  une  juridic- 
tion aussi  absolue  que  celle  qu'on  venait  de  reje- 
ter. Et  ce  fait,  si  étonnant  qu'il  paraisse,  demande 
à  peine  un  mot  d'explication;  cela  arriva,  autre 
chose  ne  pouvant  arriver.  Réduite  à  une  puis- 
sance toute  idéale,  celle  d'une  doctrine,  d'un 
ordre  de  principes, la  révolution  de  1617,  presque 
partout  combattue,  avait  partout  besoin  de  pro- 
tection ,  et  plus  on  l'accusait  d'être  la  rébellion  et 
le  désordre,  plus  pour  se  disculper  et  se  présen- 
ter régulière,  elle  devaù  hàler  sa  soumission  aux 
princes  qui  la  soutenaient.  Ce  n'est  pas  tout, 
plus  elle  renfermait  de  principes  d'indépendance 
et  plus,  par  conséquent,  elle  était  forcée  de  souf- 


(  ) 

frir  de  doctrines  diverses,  plus  aussi  elle  senliÉ 
vite  la  nécessité  d'arrêter  une  liberté  qui  la  per- 
dait et  de  prévenir  une  chute  dont  elle  ne  relève- 
rait pas.  Dès-lors  vine  aliénation  spontanée,  mais 
temporaire,  d'une  partie  de  ses  titres  était  pour 
elle  d'excellente  politique;  c'était  même  une  né- 
cessité, et  celte  nécessité  elle  la  comprit  avec 
un  tact  merveilleux.  Le  principe  des  révolutions 
s'étaut  constitué  dans  son  sein,  comme  il  aime  ît 
se  poser,  permanent,  infini,  incessant,  elle  fut 
obligée  de  l'étouffer  pour  ne  pas  s'anéantir.  Dès- 
lors,  pour  refaire  des  doctrines  et  rétablir  de 
l'ordre,  elle  dut  subir  toutes  les  institutions  et  ac- 
cepter toutes  les  lois  les  plus  propres  à  la  conso- 
lider. C'était  là  pour  elle  une  condition  d'exis- 
tence. Se  conserver  est  pour  les  doctrines  comme 
pour  toutes  les  puissances  la  loi  suprême,  et  comme 
foutes  les  puissances  du  monde  les  doctrines  ont 
leurs  nécessités.  Elles  ne  succombent  pas  à  ces 
nécessités,  elles  les  subissent,  à  la  condition  de 
ressusciter  dans  des  temps  meilleurs,  et  l'art  de 
faire  le  mort  n'est  pas  si  vulgaire  qu'elles  aient 
à  en  rougir. 

De  cette  nécessité  sortit  donc  une  doctrine  po- 
litiquetoutenouvelle,  celle  qui  donnait  àl'autoi-ité 
civile  la  tutelle  des  doctrines  religieuses.  En  effet, 
une  double  série  de  mesures,  la  rédaction  de  nou- 
veaux formulaires  de  croyances  et  le  rétablisse- 


(  »85  ) 

ment  dVine  nouvelle  juridiction  religieuse,  se 
présente  dans  tous  les  pays  qui  adoptèrent  les 
principes  de  iSij,  et  partout  cette  double  série 
de  faits  amène  le  même  résultat,  la  soumission 
de  l'Église  à  TÉtat.  J'ignore  si  Ton  comprit  bien 
que  celte  soumission  au  pouvoir  politique  était 
une  altération  des  principes,  ou  si  l'on  se  per- 
suada que  l'autorité  royale  était  de  droit  divin 
arbitre  de  la  foi.  Quoi  qu'il  en  soil,  on  se  livra 
ayant  besoin  de  tutelle.  En  Allemagne,  en  Suède, 
en  Danemarclc,  partout  les  nouveaux  symboles 
furent  dressés  par  l'ordre  du  prince,  corrigés, 
remaniés,  modifiés  suivant  ses  désirs,  présentés 
par  lui  à  l'Europe  et  proclamés  en  son  nom  dans 
les  paroisses.  Cet  épiscopat  suprême  que  de  nos 
jours  on  a  vu  se  rétablir  en  Allemagne  et  que 
l'ignorance  dupasse  taxait  d'innovation,  n'a  été 
que  la  conséquence  naturelle  des  principes  posés 
au  seizième  siècle.  Voyez  plutôt  les  faits.  Quand 
il  fut  question  d'inspecter  les  anciennes  paroisses 
de  Saxe  et  d'en  organiser  de  nouvelles  d'après  les 
doctrines  de  i5i7,le  prince  chargea  de  celte  mis- 
sion des  conseillers  de  cour  et  des  docteurs  en 
droit  accompagnés  de  quelques  ecclésiastiques. 
Partout  dans  ces  pays,  des  délégués  du  prince,  et 
des  délégués  de  l'ordre  laïque,  présidèrent  le  nou- 
veau clergé. 

Les  rois  de  Suède  et  de  Danemarck  conser- 


(  ^86  ) 

vèrent  la  hiérarchie  épiscopale,  niais  ils  exercè- 
rent sur  l'organisation  de  leurs  églises  et  le  déve- 
lo])j3ernent  de  leurs  doctrines  les  mêmes  pouvoirs 
qu'Elisabeth  ou  Edouard  VI.  Peut-être  disposè- 
rent-ils des  biens  du  clergé  avec  plus  de  facilité 
que  les  rois  d'Angleterre.  Il  est  vrai  qu'ils  les  ap- 
pliquèrent davantage  à  des  objets  d'utilité  publi- 
que, et  qu'en  fondant  plus  d'écoles  ils  conservè- 
rent dans  le  maniement  de  ces  trésors  des  mains 
plus  nettes  et  une  réputation  plus  pure.  Gustave 
Wasa,  l'homme  vraiment  grand  de  celte  époque, 
offrit  en  effet  sur  le  trône  que  lui  avaient  fait  les 
paysans  de  Dalécarlie  et  dont  ils  le  menacèrent 
un  jour  de  le  faire  descendre,  autant  de  vertus 
que  Henri  VIII  déployait  de  vices  sur  celui  d'An- 
gleterre, et  la  mémoire  de  l'un  est  l'objet  de  plus 
de  bénédictions  que  celle  de  l'autre  n'éveille  de 
censures;  mais  quand  on  vient  à  examiner  la  su- 
prématie spirituelle  exercée  par  l'un  et  par  Tau- 
Ire,  on  est  tout  surpris  de  les  trouver  d'accord. 
Nous  avons  vu  ce  que  fit  Henri.  Voici  ce  que 
fit  Gustave. 

On  lui  a  opposé  tous  les  genres  d'intrigues.  On 
a  semé  le  trouble  dans  les  familles,  la  révolte  dans 
les  provinces.  On  veut  arrêter  par  une  résistance 
infatigable  l'œuvre  politi(jue  et  religieuse  du 
prince.  Il  assemble  les  états,  leur  expose  la  situa- 
tion du  royaume  et  la  sienne,  en  un  mot  tout  ce 


(  i«7  ; 

qu'il  peut  l'aire  connailre  de  ses  futurs  projets  et 
de  ses  travaux  passés.  On  Taccueille  d'abord  avec 
froideur,  on  lui  résiste  ensuite  avec  adresse.  Lassé 
des  difficultés  qu'il  rencontre  encore,  quand  déjà 
tant  d'obstacles  ont  étésurmontés,  Gustave  frappe 
un  grand  coup,  un  de  ces  coups  dont  Henri  ne 
se  serait  pas  avisé;  il  abdique,  les  larmes  aux 
yeux.  On  le  laisse  faire.  On  sait  où  prendre  un 
roi.  Moins  habile  que  le  parlement  d'Angleterre 
à  faire  de  la  légalité,  les  états  de  Suède  savent 
pourtant  conduire  une  intrigue.  La  noblesse  et 
le  clergé,  dont  les  intérêts  sont  compromis,  di- 
rigent à  leur  gré  les  opinions  des  bourgeois  et 
des  paysans,  plus  forts  les  uns  et  les  autres  de 
leurs  grossières  vertus  et  de  leurs  loyales  inten- 
tions que  de  la  portée  de  leurs  vues  politiques. 
Toutes  les  combinaisons  des  chefs  paraissent 
réussir,  lorsque  Gustave  les  déroute  brusquement 
en  opposant  un  peu  d'habileté  à  beaucoup  d'a- 
dresse. Sa  belle  âme  y  avait  d'abord  répugné.  Il 
avait  bien  laissé  entrevoir  aux  deux  ordres  infé- 
rieurs que  l'égoïsme  des  deux  ordres  supérieurs 
créait  seul  tous  les  obstacles;  mais  il  s'était  ex- 
pliqué avec  la  réserve  d'un  roi  plutôt  qu'avec  la 
tactique  d'un  chef  de  parti.  Forcé  de  combattre, 
il  rompt  en  visière.  Des  deux  premiers  ordres  et 
de  leur  égoïsme  il  en  appelle  à  la  raison,  au  coeur 
des  deux  autres,  de  ses  chers  paysans  surtout  :  il 


(  i88  ) 

/  expose,  après  loiil  ce  qu'il  a  fait,  ce  qu'il  se  pro- 
pose de  faire  encore.  Il  parle  à  la  fois  avec  tant 
(le  modestie  et  de  dignité,  il  fait  ressortir  si  bien  la 
supériorité  de  son  patriotisme  et  les  droits  de  son 
dévouement,  quMl  obtient  un  de  ces  triomphes 
cjue  de  nos  jours  les  conseillers  des  rois  parlant  de- 
vant des  chambres  populaires  considèrent  comme 
ies  plus  belles  des  conquêtes.  On  invile  le  grand 
homme,  qui  de  royal  boudeur  s'est  fait  royal  ora- 
teur, h  formuler  ses  vœux,  et  on  se  hâte,  au  sou- 
venir deChristiern  II,  d'accéder  à  ses  demandes, 
à  condition  qu'aussitôt  il  reprenne  la  couronne 
et  achève  l'oeuvre  qui  est  sa  gloire  et  l'orgueil  du 
pays.  Gustave  cède  aux  conditions  suivantes  : 

«  Les  états  apaiseront  les  troubles. 

On  augmentera  les  revenus  de  la  couronne  sur 
les  châteaux  et  sur  les  domaines  des  évèques,  des 
cathédrales  et  des  couvens. 

La  cour  des  évèques  sera  réglée  par  le  bon 
plaisir  du  roi. 

Le  roi  aura  plein  pouvoir  de  gouverner  les 
églises  et  les  monastères,  en  les  traitant  d'après 
leurs  besoins  réels. 

La  noblesse  a  droit  de  répéter,  par  voie  judi- 
ciaire, ceux  des  biens  de  sa  caste  qui  auraient 
été  donnés,  vendus  ou  engagés  depuis  Canutson. 

On  étouffera  le  bruit  qui  court,  que  le  roi  pro- 
jette d'introduire  une  fausse  religion,  et  tous  les 


(  ï«9  ) 

Suédois  devront  apprécier  lu  pure  parole  de  Dieu, 
telle  qu'elle  est  annoncée  par  les  prédicateurs 
évangéliques.  >> 

A  ce  statut  si  complet,  on  ajouta  un  règlement 
d'Eglise  qui  livra  au  roi  toute  l'administration 
des  paroisses. 

On  le  voit,  Henri  VIII  ne  fût  pas  allé  si  loin  ; 
il  n'eût  pas  exigé  qu'on  réfutât  des  bruits  publics. 

Dans  les  villes  libres  d'Allemagne  et  dans  les 
petites  républiques  de  Suisse,  ce  fut  le  magis- 
trat suprême  qui  hérita  des  droits  épiscopaux. 

Partout  se  présente  la  même  doctrine,  partout  le 
même  fait.  Une  seule  exception  doit  être  signalée. 
Le  réformateur  de  Genève,  loin  de  soumettre  la 
religion  à  l'autorité  civile,  soumet  cette  autorité  à 
la  religion,  mais  la  cause  de  la  liberté  des  cons- 
ciences n'y  gagne  rien.  Au  contraire,  dans  cette 
cité  plus  qu'ailleurs,  le  lien  de  la  religion  et  de  la 
politique,  est  intime;  le  dogme  est  même  plus  in- 
variablement fixé,  le  l'èglement  des  mœurs  plus 
précis,  la  juridiction  ecclésiastique  plus  absolue. 
Il  est  vrai  de  dire  que  là  il  était  plus  urgent  de 
poser  une  règle  nouvelle  aux  nouvelles  doctri- 
nes et  aux  nouvelles  mœurs.  On  fut  même  ob- 
ligé, pour  maintenir  les  unes  et  les  autres,  de 
revenir  à  la  plus  rigoureuse  de  toutes  les  lois 
anciennes,  à  la  peine  de  mort. 

Mais  de  tous  ces  faits  il  résulte  bien  évidem- 


(  ^9<'  ) 

ment,  ce  me  semble,  que  la  révolution  de  i5i7 
tjui  devait  exercer  par  son  caractère  moral  et  po- 
litique une  action  si  libérale,  et  donner  une  si 
vive  impulsion  de  progrès,  ne  parvint  d^abord 
nulle  part  à  réaliser  ses  vœux.  Partout,  au  con- 
traire, elle  va  contre  son  but.  Non-seulement  elle 
impose  à  la  raison  et  à  la  conscience  une  juridic- 
tion nouvelle,  elle  livre  cette  juridiction  au  pou- 
voir politique.  Partout  où  elle  est  accueillie,  elle 
donne  à  ce  pouvoir  des  attributions  plus  grandes, 
et  partout  où  elle  est  repoussée,  elle  fortifie  par 
une  réaction  toute  naturelle  ce  qu''elle  était  venue 
combattre.  Il  y  a  plus,  de  ses  propres  mains  elle 
rétablit  ce  règne  de  la  scolastique,  ces  dogmes 
consacrés  et  ces  formulaires  invariables  qu'elle 
avait  tant  censurés.  Toutes  les  questions  quelle 
est  venue  aftrancbir,  elle  les  enchaîne  à  des  pro- 
fessions de  foi  enregistrées  dans  les  chancelleries 
et  protégées  par  la  police.  Partout,  à  Genève 
comme  à  Londres,  à  Leyde  comme  à  Wittemberg, 
elle  reprend  ce  code  d'intolérance  qu'elle  avait 
rejeté  dans  sa  première  colère,  et  décrète  de  nou- 
veau jusqu'à  cette  peine  de  mort  qu'elle  avait 
combattue  avec  tant  de  raison. 

Pour  qu'une  révolution  si  nettement  accomplie 
se  détourne  ainsi  spontanément  de  son  but,  renie 
jusqu'à  son  principe  et  rétablisse,  sous  des  noms 
nouveaux,  ce  qu'elle  avait  attaqué  sous  d'autres, 


(  M)'  ) 

il  faut  ou  qirelli!  se  recoiiii;iisse  j)oui'  une  grande 
erreur  ou  qu^elle  se  trouve  dans  des  circonstances 
extraordinaires. 

C'est  dans  ce  dernier  cas  que  s'est  trouvée  la 
révolution  de  iSij.  Elle  s'est  vue  en  face  d'ex- 
cès qui  l'ont  fait  reculer  avec  horreur.  Elle  a 
trouvé  dans  son  sein  des  hommes  qui,  forçant  ses 
principes,  ont  voulu  forcer  par  eux  les  institu- 
tions et  les  lois,  et  dans  celte  position,  elle  s'est 
hâtée  de  se  réfugier  sous  l'aile  du  pouvoir  pour 
échapper  à  des  amis  trop  chauds,  ou  plutôt  à 
des  ennemis  trop  dangereux. 

C'est  ce  retour  volontaire  qui  a  tant  favorisé  les 
progrès,  ou  si  l'on  veut,  les  usurpations  du  pou- 
voir. Les  passions  royales  n'ont  eu  si  beau  jeu  à 
combattre  et  à  se  soumettre  les  élémens  soulevés 
en  1617,  qu'à  la  suite  des  alarmes  causées  par  les 
passions  populaires  qui  étaient  venues  les  exploi- 
ter un  instant.  Quand  les  esprits  supérieurs,  les 
hommes  qui  font  les  destinées  des  peuples,  eurent 
à  choisir  entre  l'ajournement  de  quelques  libertés 
et  la  ruine  de  toutes,  leur  choix  était  fait.  Il  serait 
même  plus  juste  de  dire  qu'il  n'y  eut  pas  de  choix. 
A  l'aspect  des  doctrines  que  les  passions  popu- 
laires déduisaient  des  principes  de  1617,  l'option 
était  forcée;  ces  doctrines,  en  effet,  mettaient  en 
question  toutes  les  institutions  et  par  conséquent 
la  destinée  même  des  nations  d'Occident. 


(  '9^  ) 


CHAPITRE  YI. 


DE  l'accueil  que  LES  PRINCIPES  DE  iSl^  TROUVERENT 
AUPRÈS  DES  PASSIONS  POPULAIRES;  DES  DOCTRINES 
MORALES    ET    POLITIQUES  Qu'eLLES  EN  DEDUISIRENT. 

Nous  avons  vu  la  part  que  se  sont  faite  les  gou- 
vernemens;  il  faut  voir  la  part  que  s^est  faite  le 
■peuple. 

Nousl'avons  dit,  une  grande  excitation ,  un  mou- 
vement remarquable,  sublime  d'inventions  et  de 
découvertes,  avait  précédé  la  révolution  de  1617. 
Mais,  à  côté  de  celte  excitation  intellectuelle,  il  y 
avait  eu  ébranlement  moral,  altération  dans  les 
habitudes,  relâchement  dans  les  liens  sociaux. 
Une  sorte  de  dissolution  morale  avait  paru  pré- 
sager une  sorte  de  révolution  politique.  Je  ne 
vais  pas  même  trop  loin  en  alfirmant  que  les 
vœux  de  changemens  politiques  cachaient  des 
projets  de  bouleversemens  sociaux.  Si  cela  est,  on 
conçoit  aisément  que  ceux  qui  avaient  de  pareilles 


(  ^9^  ) 

dispositions  se  soient  prononcés  hautement  pour 
les  doctrines  de  lôiy.  Ce  n'étuient  là,  à  la  vérité, 
que  des  doctrines  de  liberté  religieuse;  nia-is  cette 
liberté  était  sœur  de  la  liberté  morale  et  politique, 
et  tous  ceux  qui  demandaient  à  la  fois  moins  de 
chaiges  et  moins  de  maîtres  trouvaient  là  leur 
compte.  La  révolution  de  iSiy  les  délivrait  non- 
seulement  de  toute  autorité  ayant  la  prétention 
de  gouverner  la  raison  et  les  consciences,  elle  les 
débarrassait  d\ine  série  d^institutions  qui  pe- 
saient à  leur  opinion  et  à  leur  fortune.  Et  non- 
seulement  cette  révolution  affranchissait  ses  par- 
tisans, sous  le  rapport  de  la  discipline  et  des 
finances,  mais  encore,  par  les  écoles  qu^elle  ou- 
vrait à  tout  le  monde,  par  les  livres  qu*' elle  offrait 
à  chacun,  elle  appelait  évidemment  les  classes  in- 
férieures de  la  société  à  une  condition  plus  relevée. 
Elle  flattait  donc  plus  d'une  passion,  et  même, 
abstraction  faite  de  son  élément  religieux,  que 
nous  n"'avons  pas  à  examiner,  elle  offrait  assez, 
d'attrails  pourinspirer beaucoup  d'enthousiasme. 
L'entraînement  avec  lequel  on  l'accueillit  dans 
plusieurs  pays,  là  surtout  où  des  hommes  supé- 
rieurs en  exposèrent  les  principes,  n'a  rien  qui 
puisse  nous  surprendre. 

Dans  l'origine,  cette  révolution  ne  s'adressait 
pas  au  peuple;  elle  avait  débuté,  au  contraire, 
par  des  thèses  académiques;  cependant  le  peuple 
I.  i3 


(  M  ) 

se  Tétant  adressée  lui-même,  elle  lui  parla  bientôt 
un  langage  à  sa  portée,  et  cette  seule  démarche 
fut  toute  une  révolution.  Une  fois  saisi  des  prin- 
cipes de  1617,  le  peuple  songea  tout  naturelle- 
ment au  bénéfice  qu'ils  lui  offraient,  et  tout  na- 
j  turellement  aussi  il  y  songea  avec  ses  passions, 
bonnes  et  mauvaises.  Les  révolutions  sont  le  do- 
maine privé  des  passions;  on  le  sait,  et  cela  ne 
peut  surprendre  personne.  Si  les  passions  ont  en- 
fanté des  révolutions  parmi  les  anges,  il  est  per- 
mis aux  révolutions  d'enfanter  des  passions  parmi 
les  hommes. 

Les  passions  populaires  ont  dû  naturellement 
encore  s'attacher  à  la  révolution  de  1617  dans 
un  sens  contraire  au  pouvoir.  Le  pouvoir,  nous 
l'avons  vu,  en  profitait  pour  étendre  ses  attri- 
butions et  pour  recueillir  l'héritage  enlevé  à  la 
souveraineté  spirituelle;  le  peuple,  de  son  côté, 
devait  chercher  à  partager  les  dépouilles  des 
vaincus  et  à  étendre  ses  franchises  politiques  en 
même  temps  que  ses  libertés  religieuses. 

C'est  ce  qu'il  fit.  Mais  il  fil  plus.  Egalement  ir- 
rité de  la  part  trop  grande  que  se  faisait  le  pou- 
voir et  de  la  part  trop  petite  qu'on  lui  laissait  et 
que  souvent  même  on  lui  contestait,  il  essaya  d'a- 
bord de  demander  justice  et  ensuite  de  se  faire 
justice.  Il  fut  violent,  brutal,  fanatique,  rebelle  ; 
il  fut  pèuple.  Révolution  politique,  révolution 


(^95) 

inorale,  révolution  sociale,  tout  lui  parut  devoir 
passer  à  la  suite  de  la  révolution  religieuse. 

Déjà  le  peuple  était  mauvais  quand  éclata 
cette  dernière.  Nous  savons  ce  quMl  fut  en  France 
de  la  Jacquerie  à  la  Praguerie,  et  plus  tard  encore; 
ce  qu'il  fut  en  Angleterre  pendant  la  lutte  des 
deux  Roses  et  sous  le  règne  de  Henri  VII  qui  la 
termina;  ce  qu'il  fut  en  Italie  sous  les  Borgia.  Fut- 
il  meilleur  dans  les  Pays-Bas,  en  Allemagne,  en 
Espagne  ?  La  Flandre  était  la  terre  aux  émeutes  : 
émeute  de  1487,  émeute  de  1491  •  L'Allemagne 
était  le  chaos  :  insurrection  de  la  Souabe  en  1491 1 
insurrection  des  paysans  de  Spire  en  i5o3,  in- 
surrection de  Wirtemberg  en  i5i4i  insurrection 
deCarinthioen  i5i5.  L'Espagne,  plus  comprimée 
que  l'Allemagne,  n'était  pas  plus  soumise.  Fer- 
dinand d'Aragon  et  Isabelle,  le  cardinal  Ximénès 
et  l'inquisiteur  Torquémada,  l'avaient  assujettie, 
mais  ne  l'avaient  pas  disciplinée.  La  vieille  audace 
du  Goth  s'y  alliait  à  la  jeune  audace  de  l'Arabe, 
et  la  souplesse  judaïque  apprenait  à  ces  esprits 
indomptables  à  plier  et  à  se  relever  en  temps 
opportun.  Quand  Charles-Quint  vint  en  Espagne, 
on  observa  ce  jeune  homme,  son  précepteur  et 
ses  meneurs  flamands  avec  une  sombre  jalousie. 
Dès  que  l'ambition  du  prince  et  la  révolution 
d'Allemagne  l'eurent  appelé  dans  ce  pays,  on 
leva  l'étendard  de  la  révolte,  on  redemanda  les 


(  ) 

privilèges  dont  on  se  disait  dépouillé.  Tolède^ 
Ségovie,  Burgos,  Zamora,  Mcdina-del-Campo, 
la  plupart  des  communes  de  Castille  s^u-mèrent, 
se  constituèrent  en  SAINTE  LIGUE  et  déclarè- 
rent qu''elles  étaient  résolues  de  rétablir,  au  prix 
de  leur  sang,  leurs  anciens  privilèges  et  de  mettre 
ces  libertés  sur  une  base  telle,  que  désormais  rien 
ne  pût  plus  les  atteindre.  A  les  entendre,  et  elles 
étaient  de  bonne  foi,  elles  ne  songeaient  pas  à  une 
révolution.  Elles  en  firent  une  néanmoins.  Pour 
colorer  cette  révolution  de  tous  les  dehors  de  la 
soumission,  elles  arrachèrent  la  reine  Jeanne  la 
Folle  à  sa  retraite;  remplacèrent,  sous  le  nom  de 
cette  princesse,  la  régence  du  pays  par  une  ad- 
ministration nouvelle,  et  envoyèrent  en  Allema- 
gne des  députés  chargés  de  signifier  au  roi  leur 
ultimatum^  une  charte  dont  voici  les  principaux 
articles. 

PRÉAMBULE. 

«  Les  maux  de  TEspagne  sont  intolérables.  Ils 
sont  dus  aux  fautes  du  pouvoir.  Les  communes  ne 
sauraient  les  tolérer  plus  long-temps.  Elles  ont 
dû  prendre  les  armes  pour  rétablir  la  légalité  et 
assurer  la  constitution. 

ARTICLES. 

))Le  roi  devrarésideren  Espagne,  y  rentrer  sans 
amener  d'étrangers,  retirer  la  régence  à  son  pre- 


(  197  ) 

cepleiir  flamand,  et  se  marier  avec  Tagrément 
des  Corlès. 

)i  Sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  jamais  il 
n'introduira  de  troupes  étrangères  dans  le  pays. 

)j  Les  villes  ne  logeront  plus  gratuitement  les 
troupes  et  ne  recevront  la  maison  du  roi  que 
pendant  ses  voyages  et  pour  un  espace  de  six  jours. 

»  Pour  les  taxes,  on  s'en  tiendra  purement  et 
simplement  aux  anciennes. 

»)  On  ne  lèvera  pas  en  Galice  le  subside  voté 
par  les  derniers  États. 

»  On  abolira  les  offices  récemment  créés. 

»  Désormais  chaque  ville  enverra  aux  Cortès 
trois  députés  choisis  séparément  par  le  clergé, 
la  noblesse  et  le  tiers-état  dans  ces  divers  ordres. 

»  La  cour  laissera  les  élections  libres. 

»  Aucun  député  ne  pourra  recevoir  ni  ojffice  ni 
pension  du  roi^soit pour  lui,^  soit  pour  des  personnes 
de  sa  famille^  sous  peine  de  mort  et  de  confisca- 
tion de  ses  biens. 

))  Chaque  ville  entretiendra  son  délégué. 

»  Les  Etats,  convoqués  ou  non,  s'assembleront 
au  moins  une  fois  tous  les  trois  ans. 

M  Ils  exainineront  dans  chaque  session  de  quelle 
manière  on  observe  les  présens  articles. 

»  On  assignera  aux  juges  des  traitemens  fixes, 
et  rien  ne  leur  sera  désormais  alloué  sur  les  amen- 
des et  les  confiscations. 


(  '98  ) 

»  Tous  les  privilèges  obtenus  par  la  noblesse  au 
préjudice  des  communes  seront  révoqués. 

»  La  noblesse  cessera  d'être  appelée  à  Tadmi- 
nistration  des  cités. 

»  Les  terres  des  nobles  seront  assujetties  aux 
mêmes  taxes  que  celles  des  communes. 

»  Les  indulgences  ne  seront  prêchées  dans  le 
royaume  qu'après  que  l'objet  auquel  on  compte 
en  appliquer  le  produit  aura  été  examiné  par 
les  Cortès. 

»  Le  roi  jurera  ces  articles  et  promettra  de  ne 
jamais  ni  les  révoquer  ni  les  éluder. 

»  Il  ne  se  fera  jamais  délier  du  serment  qu'il 
aura  prêté  à  cet  égard.  » 

Que  si,  à  cette  occassion,  on  nous  demandait 
pourquoi  il  a  fallu  trois  siècles  pour  faire  admettre, 
même  dans  les  pays  avancés,  des  doctrines  qui 
sont  aussi  anciennes,  et  pourquoi  elles  sont  pro- 
scrites encore  dans  d'autres  empires?  nous  di- 
rions qu'il  y  a  de  leur  faute  comme  de  celle  des 
hommes.  Elles  ont  été  long-temps  frappées  de 
réprobation  et  elles  le  sont  encore  un  peu,  parce 
qu'elles  ne  se  sont  pas  présentées  comme  des  doc- 
trines, mais  comme  des  faits  ;  et  que,  faits  de  vio- 
lence, loin  d'amener  un  progrès  véritable,  elles 
n'ont  d'abord  proclamé  qu'un  affreux  désordre. 


*  Sandoval,  Vie  de  Charles-Quint, 


(  199  ) 

C'est  là  le  sort  des  doctrines.  Celles  qui  des- 
cendent des  intelligences  supérieures  aux  autres; 
celles  qui  dans  leur  marche  paisible  viennent 
éclairer  doucement  le  monde  et  y  retracer  Tor- 
dre moral  qui  est  la  loi  suprême  de  Tunivers, 
répandent  autour  d'elles  des  bienfaits  qui,  attes- 
tant leur  haute  légitimité,  se  soumettent  tous  les 
esprits.  Celles  au  contraire  qui  viennent  s'installer 
avec  violence,  en  temps  opportun  ou  inopportun; 
celles  qui  ne  craignent  ni  le  feu,  ni  le  sang,  ni  le 
désordre,  pourvu  qu'elles  triomphent,  sont  frap- 
pées dès  leur  origine  d'un  vice  d'illégalité  et  d'un 
vice  d'immoralité,  qui  se  pardonnent  difficile- 
ment. Les  haines  de  doctrines  peuvent  se  com- 
parer aux  vengeances  de  familles.  Elles  s'enraci- 
nent d'autant  plus  profondément  dans  certaines 
classes  de  la  société,  qu'elles  y  sont  sucées  avec 
le  lait  maternel,  qu'elles  constituent  ainsi  le  sang 
de  certaines  races  et  de  certaines  générations. 

Toujours  le  progrès  intempestif  amène  des  ré- 
actions et  des  ajournemens. 

Voilà  pourquoi  il  a  fallu  trois  siècles  pour  faire 
triompher  les  doctrines  des  communes  de  Cas- 
tille  dans  quelques  pays;  et  voilà  pourquoi  plu- 
sieurs autres  les  rejettent  encore. 

Charles-Quint  ne  put  y  voir  qu'une  bannière 
de  rébellion.  Il  refusa  d'en  prendre  connaissance 
et  donna,  pour  leur  répression  la  plus  prompte  et 


(   200  ) 

la  plus  énergique,  les  ordres  les  plus  sévères. 
Malgré  toute  la  vigueur  de  sa  défense,  la  ligue 
fut  écrasée.  La  noblesse,  profondément  blessée 
par  quelques  articles  des  communes,  s''était  dé- 
tachée d^elle  avec  éclat,  et  tout  le  fanatisme  des 
rebelles  ne  put  suppléer  au  défaut  d\mion  et  de 
*  aient. 

Mais  s^il  fallait  encore  quelques  traits  de  plus 
pour  faire  apprécier  le  côté  moral  des  doctrines 
politiques  du  peuple  espagnol,  on  les  trouverait 
dans  les  lettres  écrites  par  Don  Juan  de  Padilla  à 
sa  femme  et  à  la  ville  de  Tolède,  au  moment  où 
ce  chef  des  rebelles,  vaincu  et  condamné  à  la 
mort,  montait  sur  Téchafaud.  «  Je  regarde,  dit-il 
j\  sa  femme,  comme  une  faveur  distinguée  du 
Tout-Puissant  une  mort  comme  la  mienne  qui 
ne  peut  manquer  de  lui  plaire,  quoiqu'elle  pa- 
raisse déplorable  aux  hommes,  et  je  ne  veux  pas 
diflérer  de  mériter  la  couronne  que  j'espère.  » 
Le  langage  de  Don  Juan  est  plus  exalté  encore 
dans  sa  lettre  à  sa  ville  natale  :  «  Tolède,  dit-il, 
couronne  du  pays,  lumière  du  monde,  loi  qui  fus 
libre  sous  les  puîssans  Goths  nos  aïeux;  toi  qui 
as  versé  le  sang  pour  conquérir  ta  liberté  et  celle 
des  cités  voisines,  ton  enfant  légitime  t'informe, 
comme  par  le  sang  de  ses  veines,  que  tu  dois  re- 
nouveler TES  ANCIENNES  VICTOIRES  Cequidans 

ma  mort  me  donne  la  consolation  la  plus  sen- 


(   201  ) 

sible,  c'est,  que  je  la  souffre  pour  toi  et  que  tes 
mamelles  ont  nourri  des  enfans  qui  pourront  me 
venger.  Je  sens  le  couteau  près  de  mon  sein,  mais 
je  souffre  plus  de  ta  douleur  que  de  la  mienne.  » 

Telles  étaient  à  cette  époque  les  doctrines  mo- 
rales et  politiques  du  peuple,  telles  étaient  ses  pas- 
sions, tel  était  son  fanatisme. 

Et  maintenant  nous  comprenons  quel  béné- 
fice les  passions  populaires  durent  chercher  dans 
les  principes  de  1617,  quelles  doctrines  elles  du- 
rent en  déduire.  Ces  doctrines  n'en  furent  pas 
toutes  tirées  en  un  seul  temps.  A  l'époque  qui 
nous  occupe,  c'est  le  peuple  d'Allemagne  qui  les 
déduit;  au  commencement  de  la  période  suivante, 
ce  sera  le  peuple  des  Pays-Bas,  ce  sera  celui  d'E- 
cosse; à  la  fin,  ce  sera  le  peuple  d'Angleterre. 

Le  peuple  d'Allemagne,  j'entends  le  mauvais 
peuple,  la  Jacquerie  de  Souabe,  fit  comme  le 
peuple  d'Espagne,  il  se  souleva  d'abord  et  pré- 
senta sa  charte  ensuite.  Son  soulèvement  suivit 
de  près  la  révolte  de  Castille.  11  eut  lieu  en  i524. 
Mais  si  les  deux  insurrections  ont  de  grandes  ana- 
logies,  le  principe  et  les  débats  en  sont  bien  dif- 
férens.  Ici  et  là  on  réclame  contre  des  abus,  mais 
on  se  fonde  sur  des  droits  différens.  En  Souabe, 
ce  n'est  pas  au  nom  des  libertés  anciennes,  c'est 
au  nom  d'une  émancipation  récente,  au  nom  de 
la  liberté  chrétienne,  prêchée  dans  cette  Bible 


(  ao2  ) 

qu'on  vient  de  livrer  au  public,  que  réclament 
les  insurgés.  Humbles  et  pieux  au  début,  les  re- 
belles commencent  par  une  pétition  biblique.  Ils 
demandent  à  leur  seigneur, Fabbé  de  Reichenau, 
un  prédicateur  qui  leur  prêche  le  pur  Evangile, 
et  sur  le  refus  qu'ils  éprouvent,  ils  vont  en  cher- 
cher un  dans  les  prisons  où  leur  maître  Ta  fait 
enfermer.  Après  cet  acte  de  violence,  la  petite 
troupe  de  paysans  qui  l'a  commis  est  un  tor- 
rent qui  a  rompu  sa  digue.  Du  territoire  de  la 
petite  abbaye  elle  passe  dans  les  pays  voisins,  et 
partout  les  rebelles  réduisent  en  cendres  les  châ- 
teaux et  les  abbayes.  On  a  dit  que  l'incendie  est 
le  droit  de  pétition  des  barbares.  C'était  alors  le 
droit  des  habitans  de  la  plus  riche  contrée  d'Eu- 
rope. Cependant,  au  milieu  de  tous  les  excès  et 
de  toute  l'ivresse  qu'ils  leur  inspiraient,  les  insur- 
gés se  conduisirent  toujours  comme  de  véritables 
pétitionnaires.  Non-seulement  ils  ne  songèrent 
pas  à  faire  une  révolution,  à  changer  de  gouver- 
nemens,  mais,  entre  leurs  gouvernemens  et  eux, 
ils  ne  désirèrent  pas  d'autre  juge  que  la  Bible;  et 
leurs  prétentions,  telles  qu'ils  les  articulaient,  n'é- 
taient pas  le  moins  du  monde  inquiétantes  pour 
l'ordre  public.  Voici  ces  prétentions  formulées  eu 
doctrines  ou  en  articles  de  traité;  singulier  mé- 
lange d'humilité  et  d'orgueil,  d'ignorance  et  de 
raison;  charte  bizarre  que  quelque  paysan  armé  de 


(   203  ) 

la  faux  a  dû  dicter  à  quelque  clerc  versé  dans  les 
Saintes-Ecritures;  mais  charte  pourtant  qui  fut 
lancée  dans  le  monde  par  la  voie  de  la  presse  ! 

1.  Notre  vœu  très-humble  et  notre  opinion  à 
tous  est  que  désormais  chaque  communauté  chré- 
tienne ait  le  pouvoir  d'élire  son  pasteur  et  de  le 
destituer  s'il  se  conduit  mal.  Celui  que  nous  au- 
rons choisi  devra  nous  prêcher  l'Evangile  pur 
sans  aucune  addition  humaine,  pour  que  la  pa- 
role de  Dieu  grave  en  nous  sa  divine  image.  Au- 
trement nous  ne  serions  jamais  que  chair  et  sang. 
Le  droit  que  nous  demandons  est  fondé  dans  les 
saints  Codes. 

2.  Quoique  la  dîme  ne  soit  commandée  que 
dans  l'Ancien-Testament  et  ne  soit  plus  obliga- 
toire d'après  le  Nouveau,  nous  offrons  néanmoins 
de  continuer  à  payer  celle  des  blés.  Mais  on  en 
devra  faire  trois  parts,  une  première  pour  solder 
les  ministres  de  la  religion,  une  seconde  pour 
nourrir  les  pauvres,  une  troisième  pour  venir  au 
secours  de  ceux  qui  se  trouveraient  ruinés  parles 
charges  publiques.  Quant  aux  seigneurs  qui  ont 
acheté  la  dîme  de  certains  villages,  nous  les  sa- 
tisferons à  l'amiable  ;  mais  à  ceux  dont  les  ancê- 
tres se  seraient  emparés  de  quelques  dîmes  sans 
débourser,  nous  ne  leur  devons  rien.  Nous  ne 
paierons  pas  non  plus  la  petite  dîme,  celle  des 
bêtes,  vu  que  le  Créateur  a  mis  ces  êtres  à  la  libre 


(  ) 

disposition  des  hommes.  (Allusion  à  un  passage 
de  la  Genèse.  ) 

3.  JusquW  présent  on  nous  a  tenus  pour  des 
gens  appartenant  à  un  maitre.  Cela  est  contraire  à 
la  liberté  chrétienne.Nous  voulons  et  nous  devons 
obéir  à  Tautorité,  celle  qui  est  élue  ou  celle  qui 
est  instituée  au  nom  de  Dieu  ;  mais  nous  pensons 
que  vous  nous  sortirez  bien  volontiers  de  cet  es- 
clavage, ou  que  vous  nous  prouverez  qu'il  est 
fondé  dans  les  Saintes-Ecritures. 

4.  Aucun  pauvre  n'a  eu  jusqu'à  présent  la  fa- 
culté de  prendre  ni  gibier,  ni  oiseatix,  ni  pois- 
sons, et  cela  contrairement  à  la  loi  de  Dieu. 
(Même  allusion.  )  Nous  sommes  même  forcés  d'a- 
bandonner nos  récoltes  et  nos  fruits  aux  ravages 
des  bêtes.  A  cet  égard  nous  offrons  de  respecter 
les  droits  qu'on  peut  établir  au  moyen  d'acqui- 
sitions régulires;  mais  les  seigneurs  qui  ne  pour- 
ront pas  en  établir,  doivent  désormais  abandon- 
ner ces  choses  aux  communes. 

5.  Le  pauvre  n'a  plus  de  bois  que  ce  qu'il  en 
achète.  On  s'est  tout  approprié  à  son  préjudice. 
Nous  offrons  de  respecter  tous  les  droits  qui  pour- 
ront se  faire  reconnaître  ;  mais  dans  les  autres  bois 
communaux  nous  demandons  la  jouissance  com- 
mune sous  la  surveillance  d'officiers  régulière- 
ment nommés. 

6.  On  augmente  sans  cesse  nos  corvées,  on  nous 


I 


(   205  ) 

en  accable;  nons  demandons  un  peu  de  tolérance 
chrétienne,  mais  nous  voulons  continuer  à  servir 
comme  nos  pères,  conformément  à  la  parole  de 
Dieu. 

7.  Nous  voulons  aussi  faire  tous  les  services  af- 
fectés aux  biens  que  nous  tenons  des  seigneurs, 
mais  qu'on  n'en  demande  pas  davantage  et  qu'on 
ne  prenne  pas  au  paysan  pour  ces  travaux  les 
heures  qu'il  doit  à  la  propre  culture. 

8.  Les  fermages  de  nos  biens  sont  à  tel  point 
augmentés  qu'on  s'y  ruine.  Nous  désirons  qu'on 
les  fasse  reviser  par  des  experts,  pour  qu'il  nous 
soit  possible  de  les  payer  et  de  vivre  nous-mêmes 
du  fruit  de  notre  travail. 

9.  On  fait  sans  cesse  des  ordonnances  nouvelles 
et  ce  sont  toujours  de  nouvelles  peines  qu'elles 
instituent.  Elles  permettent  aux  juges  la  malveil- 
lance et  la  faveur.  Nous  demandons  qu'on  s'en 
tienne  aux  anciennes  lois  de  justice. 

10.  On  a  privé  les  communes  de  terres  et  de 
prairies  qui  en  formaient  la  propriété.  Nous  les 
revendiquons,  sauf  à  respecter  les  titres  d'acqui- 
sition légitime. 

11.  Quant  au  droit  de  main-morte,  c'est  une 
véritable  spoliation  des  veuves  et  des  orphelins, 
et  nous  entendons  que  désormais  personne  ne  le 
paie  plus  et  ne  donne  ni  peu,  ni  beaucoup. 

12.  Finalement,  nous  déclarons  qu'il  est  dans 


(  2o6  ) 

nos  intentions  de  renoncer  à  toutes  celles  de  nos 
demandes  qui  ne  seraient  pas  fondées  sur  les 
lois  de  Dieu  et  tendraient  au  préjudice  du  pro- 
chain. » 

On  le  voit,  jamais  insurrection  n^eut  la  préten- 
tion d^être  plus  inofFensive,  plus  rationelle  et  plus 
religieuse.  Aucune  ne  se  dit  jamais  plus  pure  dans 
ses  intentions ,  plus  loyale  dans  ses  moyens.  La 
première  celle-ci  en  appela  au  public  parla  presse. 
Là  était  sa  puissance.  Là  aussi  était  le  danger 
qu'elle  présentait.  Son  impuissance,  sa  mort  fut 
dans  ses  excès.  Jamais  insurrection  ne  fut  plus 
violente.  Au  bout  d'un  an,  elle  qui  ne  voulait 
pas  de  révolution,  en  fut  à  la  république;  et 
cette  république  était  d'autant  plus  épouvantable 
que  pour  base  elle  prenait  la  communauté  des 
biens,  pour  faite  la  théocratie.  Déjà  le  plus  ha- 
bile de  ces  démagogues  armés  du  fléau,  Munzer, 
espèce  de  prêtre,  gouvernait  au  nom  de  Dieu  la 
ville  de  Muhlausen  en  Thuringe,  tandis  qu'un 
autre,  le  paysan  Rittel,  organisait  les  bandes  d'Al- 
sace, lorsque  le  duc  de  Lorraine  accourut  immo- 
ler ces  derniers  dans  la  vallée  de  Cherviller  et  que 
les  princes  d'Allemagne  se  hâtèrent  de  terrasser 
les  premiers  dans  les  plaines  de  Thuringe*. 

Les  princes  d'Allemagne,  et  surtout  ceux  d'en- 


*  En  1525. 


(  ) 

tre  eux  qui  avaient  embrassé  les  doctrines  de  i5i  7, 
avaient,  à  sévir  contre  les  rebelles,  Tintérêt  le  plus 
puissant.  Ces  fanatiques,  au  début  de  leur  entre- 
prise, avaient  invoqué  les  doctrines  de  1617,  et 
rien  n'était  plus  propre  à  perdre  un  système  que 
des  excès  si  honteux.  Les  chefs  de  la  Réforme, 
dans  la  crainte  d'être  confondus  avec  des  fanati- 
ques qui  parodiaient  leur  œuvre  d'une  manière  si 
sanguinaire,  dépassèrent  peut-être  les  bornes  de 
la  modération  et  de  la  tolérance-,  mais  leur  dou- 
loureuse indignation  doit  leur  faire  pardonner  un 
langage  un  peu  acerbe.  On  peut  transiger  avec 
des  faiblesses  et  des  erreurs,  jamais  avec  des  opi- 
nions qui  se  tachent  de  sang.  Parmi  les  chefs  de 
la  Réforme,  il  en  était  un  d'une  douceur  extrême, 
Mélanchthon ,  l'homme  aux  belles  études,  aux 
paroles  conciliantes,  l'Erasme  de  l'Allemagne. 
Ce  fut  à  lui  qu'un  prince,  dont  les  sujets  avaient 
signé  la  charte  en  douze  articles,  s'adressa  pour 
avoir  un  avis  consciencieux  sur  leurs  demandes. 
Et  voici  la  substance  du  mémoire  que  répondit 
le  savant  :  «  Si  même  les  requêtes  des  rebelles 
étaient  fondées  sur  les  textes  sacrés,  il  faudrait 
leur  résister.  Ils  emploient  la  violence,  leurs  ac- 
tes sont  impies.  Ils  prétendent  refuser  la  dîme 
par  la  raison  qu'on  refuse  de  leur  prêcher  le  pur 
évangile.  Rien  ne  justifie  ce  raisonnement.  Que 
ceux  qui  veulent  avoir  des  prédicateurs  à  leur 


(   208  ) 

goût  les  appellent  à  leurs  frais.  La  dîme,  ajou- 
tent-ils, est  abolie  avec  les  lois  de  Moïse.  Mais  la 
dime  n''est  pas  due  en  vertu  de  ces  lois;  elle  est 
due  en  vertu  de  celles  de  notre  pays.  Quant  à 
l'emploi  des  deniers  publics,  les  paysans  n'ont 
rien  à  y  voir.  Ils  ne  sont  pas  mieux  reçus  en  se 
refusant  à  la  servitude  au  nom  de  la  liberté  chré- 
tienne. Cette  liberté  n'a  rien  de  commun  avec  la 
liberté  politique;  elle  est  entièrement  religieuse 
et  morale.  Ils  ont  tort  aussi  en  demandant  la 
chasse  dans  les  bois  de  l'état;  mais  on  pourra  leur 
accorder  quelque  indulgence  à  Végard  des  cor- 
vées. Pour  ce  qui  est  des  lois  de  pénalité,  ils  n'ont 
rien  à  y  voir,  et  le  peuple  allemand  étant  (pour  le 
moment  sans  doute)  si  brutal,  si  mauvais,  si  san- 
guinaire, loin  de  diminuer  la  rigueur  des  peines, 
on  devrait  peut-être  les  renforcer.  » 

Le  cardinal  Adrien,  qui  gouvernait  l'Espagne 
au  nom  de  Charles-Quint,  dans  sa  correspon- 
dance avec  ce  prince  n'a  pas  dû  juger  les  re- 
belles delà  Castille  avec  plus  de  sévérité;  et  pour- 
tant, l'auteur  de  ce  Mémoire  lisait  les  lois  et  la 
république  de  Platon  en  berçant  ses  enfans.  Il 
connaissait  donc  les  plus  belles  théories  de  politi- 
que que  conçoive  l'imagination  ;  mais  il  les  pre- 
nait sans  doute  pour  ce  qu'elles  sont  en  effet,  de 
brillantes  utopies  qui  manquent  d'application.  A 
en  juger  par  les  paroles  que  nous  venons  d'enten- 


(  ) 

dre,  il  ne  j)ensait  pas  que  le  moment  d'un  progrès 
quelconque  dans  sa  vieille  constitution  fût  arrivé 
pour  rAllemagne  ;  et  son  ami,  le  chevalier  d^Hut- 
ten,  qui  fut,  en  paroles,  le  Padilla  de  TAllemagne, 
était  sans  doute,  au  fond  de  son  âme,  du  même 
avis. Quant  à  Luther,  il  était  personnellement  trop 
intéressé  dans  cette  affaire,  pour  ne  pas  y  prendre 
également  sa  part.  Il  adressa  d\ibord  une  bro- 
chure de  conciliation  à  la  noblesse  et  aux  paysans. 
Mais  plus  son  langage  conseillait  de  transactions, 
moins  il  fut  compris.  Quand  le  réformateur  vit 
quMl  s'était  trompé,  que  l'autorité  n'entendait  cé- 
der en  rien  et  que  les  paysans  prétendaient  tout 
obtenir  par  la  violence,  il  perdit  le  calme  néces- 
saire pour  bien  juger  cette  grande  question.  Il  fut 
surtout  à  tel  point  irrité  contre  les  rebelles  qui 
invoquaient  son  nom  que,  dans  sa  colère,  il  qua- 
lifia divre  et  àejbu  tout  le  peuple  allemand.  Au 
fond  de  ses  boutades  et  de  ses  emportemens  il  y 
avait  pourtant  plus  de  justice  que  dans  les  juge- 
mens  plus  classiques  mais  plus  timorés  de  son 
collègue,  et  tout  en  traitant  les  rebelles  avec  une 
hauteur  digne  de  Henri  VIII,  il  invita  les  pou- 
voirs temporel  et  spirituel  à  alléger  un  peu  le 
joug  des  nations. 

La  vraie  source  du  mal  n'était  ni  dans  le  mauvais 
esprit  du  peuple,  ni  dans  les  mauvais  principes  de 
l'autorité;  elle  était  dans  les  mauvaises  institutions 

.4 


(  ) 

du  pays.  Allemagne,  à  cette  époque,  était  pri- 
vée de  tout  ce  qui  faisait  ailleurs  Torg ueil  des  peu- 
ples et  la  force  des  souverains,  de  ces  fortes  ga- 
ranties d^union,  d'ordre  et  d"' économie,  que  donne 
une  représentation  nationale  plus  ou  moins  com- 
plète. L'Angleterre  avait  des  chambres;  les  par- 
lemens  et  les  états-généraux  faisaient  la  gloire  de 
la  France-,  d'autres  pays  possédaient  des  institu- 
tions analogues.  La  seule  Allemagne,  sauf  les 
villes  libres,  en  était  privée.  Ses  diètes  ambulantes 
étaient  des  congrès  de  princes:  telle  est  aujour- 
d'hui la  diète  de  Francfort.  Les  bourgeois  n'y  fi- 
guraient pas.  Aucun  de  ces  intérêts  matériels  qui 
les  touchaient  de  si  près  et  qui  étaient  leur  affaire 
majeure  n'occupait  l'attention  de  ces  assemblées. 
Le  peuple  allemand  ne  semblait  avoir  aucun 
droit.  Quand  Charles-Quint  viola  les  privilèges  de 
l'Allemagne,  c'étaient  ceux  des  princes.  Dans  cet 
état  de  choses  et  vu  l'excitation  générale  de  l'es- 
prit public,  accorder  au  peuple  un  peu  d'indul- 
gence à  l'égard  des  corvées^  c'était  vraiment  lui 
accorder  trop  peu.  Juste  peut-être  au  moment 
d'une  révolte,  ce  principe  ne  l'était  plus  après.  Au- 
dessus  et  à  côté  du  petit  nombre  des  rebelles,  se 
trouvait  une  population  plus  respectable  et  plus 
nombreuse,  qui  avait  des  droits  à  faire  valoir. 
11  n'était  pas  à  craindre  sans  doute  que  celle-là 
prit  les  armes  pour  se  faire  justice  ;  les  honnêtes 


(    211  ) 

gens  ne  traduisent  pas  leurs  griefs  en  coups  de 
hache;  mais  leurs  doctrines  souvent  sont  pour 
les  autres  un  aveu  tacite  pour  des  entreprises  té- 
méraires; et  des  hommes  d'état  plus  habiles  que 
ceux  de  TAllemagne,  eussent  fait  quelque  chose 
après  la  bataille  de  Mulhausen.  Les  gouverne- 
mens  n'ont  pasla  mission  d'être,  sentinelle  perdue, 
en  avant  du  progrès  des  idées;  mais,  providence 
sociale,  ils  ont  l'obligation  d'embrasser  l'horizon 
politique  jusque  dans  ses  limites  les  plus  reculées 
et  de  suivre  toujours  la  hauteur  des  besoins  du 
temps,  pour  ne  jamais  se  briser  contre  ses  néces- 
sités. Leur  droit  est  de  s'opposer  à  toute  révolu- 
tion ;  leur  devoir  est  de  transiger  sur  toutes  les 
réformes. 

Dans  les  douze  articles  des  paysans  il  y  avait 
de  mauvaises  choses,  sans  doute,  mais  il  y  en 
avait  aussi  de  bonnes.  En  accordant  les  unes,  on 
était  assez  fort  pour  refuser  les  autres.  Le  droit 
exclusif  de  chasse  et  de  pêche  était  vexatoire; 
quelques  modifications  apportées  à  ce  droit,  et 
les  paysans  consentaient  à  ne  pas  élire  les  minis- 
tres de  la  religion.  La  pénalité  était  horrible,  les 
corvées  ruinaient  le  fermier  ;  quelques  adoucis- 
semens  apportés  à  ce  système  doublement  mau- 
vais, et  les  paysans  payaient  la  dime.  Ces  trans- 
actions honoraient  l'autorité.  Celle  qu'on  propo- 
sait, un  peu  d'indulgence  à  l'égard  des  corvées, 


(   212  ) 

ne  pouvait  satisfaire.  Il  paraît  qu'elle  irrita  les 
disciples  de  Munzer.  Dans  leur  irritation  ils  exa- 
minèrent plus  attentivement  les  droits  de  tout  le 
monde  et,  au  bout  de  dix  années  d'une  sourde 
agitation,  il  éclata  un  soulèvement  plus  fanatique, 
plus  épouvantable  et  mille  fois  plus  périlleux  que 
le  premier. 

Autant  les  doctrines  de  i525  s'étaient  éloignées 
de  celles  de  1617,  autant  celles  de  i535  dépassè- 

I  rent  celles  de  la  guerre  de  Souabe. 

I  Passons  sur  le  côté  religieux  des  nouvelles 
doctrines;  disons  seulement,  pourmieux  en  faire 
saisir  le  côté  politique,  quel  pas  on  avait  fait  dans 
Fintervalle.  Dans  cet  intervalle,  en  effet,  une 
foule  d'Apôtres  rustiques  et  de  docteurs  de 
chaumière  avaient  découvert  que  la  révolution 
de  i5i7,  faite  par  des  hommes  qui  ne  savaient 

\   pas    aller  jusqu'aux    conséquences  dernières, 

I  n'était  qu'une  déception.  Ses  chefs  n'étaient 
que  des  prêtres  sous  un  autre  nom,  mais  tou- 
jours pleins  encore  de  papisme;  ses  doctrines  of- 
fraient une  autre  scolaslique  et  sa  liberté  une  ser- 
vitude plus  complète  ;  son  avenir  étaitcompromis; 
l'œuvre  entière,  à  refaire.  On  était  résolu  à  la 
recommencer.  On  recommença  en  i535,  et  cette 
fois,  pour  en  finir  avec  le  despotisme,  on  sup- 
prima toute  espèce  d'autorité,  en  religion,  eu 
gouvernement,  en    administration.  Sacerdoce, 


(  ^'3  ) 

temples,  culte,  distinction  de  rang  et  de  fortune, 
force  année  pour  veiller  à  Torde  matériel,  reli- 
gion du  serment  pour  garder  Tordre  moral,  tout 
fut  aboli  d'un  seul  coup.  L'Evangile  était  désor- 
mais à  la  fois  la  loi  unique  et  Tunique  pouvoir 
du  monde.  Pour  le  comprendre  n'avait-on  pas 
une  lumière  nouvelle  ?  Une  inspiration  extraordi- 
naire ne  descendait-elle  pas  sur  ceux  qui  devaient 
Texpliquer  à  leurs  frères? 

Il  faut  le  dire,  une  piété  sincère  et  une  mer- 
veilleuse bonne  foi  se  mariaient  à  cet  excès  de 
fanatisme,  comme  dans  les  douze  Articles. 

Telles  étaient  les  doctrines  qu'un  parti  nom- 
bi'eux,  composé  principalement  de  gens  du  peu- 
ple, d'artisans  et  de  fermiers,  parti  désigné  sous 
le  nom  d'Anabaptistes,  proclama  dans  la  ville 
de  Munster  dont  il  avait  su  s'emparer,  et  où  il  ne 
tarda  pas  à  établir  le  gouvernement  le  plus  des- 
potique et  le  plus  immoral  qu'on  eût  jamais  vu. 

En  elfet,  deux  de  ces  démagogues  radicaux, 
un  boulanger  et  un  tailleur,  firent  de  cette  ville 
épiscopale  le  siège  d'une  théocratie  d'abord  ré- 
publicaine, puis  monarchique,  qui  ne  recula 
devant  aucun  crime  à  commettre,  devant  aucun 
projet  à  concevoir.  Pour  affranchir  Thumanité, 
c'est-à-dire  pour  soumettre  le  monde  entier  à  leur 
gouvernement,  ils  instituèrent  une  véritable  pro- 
pagande. Douze  émissaires  furent  députés  dans 


(  ) 

divers  pays,  dans  toute  rAllemagne,  en  Hollande, 
en  Suisse,  en  Alsace,  pour  y  soigner  Tinsurrection 
de  concert  avec  ceux  qui  déjà  la  préparaient.  Par- 
tout où  elle  put  aborder,  cette  propagande  an- 
nonça le  rétablissement  du  royaume  de  Sion. 

C'était  le  gouvernement  de  Munster. 

Promptement  réprimées,  écrasées  par  Févêque 
de  Munster  aidé  des  princes  du  Nord,  ces  doc- 
trines ne  parvinrent  à  se  constituer  nulle  part; 
mais  la  fermentation  continua  long-temps  en- 
core, et  la  situation  de  l'Europe  fut  grave.  Tous 
les  pays  étaient  troublés,  les  uns  sortant  de  Té- 
meute,  les  autres  à  la  veille  d'une  guerre  civile, 
d'autres  encore  en  face  d'une  révolution.  Et  tous 
les  esprits  étaient  en  émoi,  et  toutes  les  doctrines 
en  question;  et  toutes  les  lois,  toutes  les  institu- 
tions étaient  attaquées  dans  les  chaumières  au 
nom  de  la  loi  de  Dieu!  Certes,  nous  avons  vu  de 
nos  jours  des  doctrines  mauvaises  et  périlleuses; 
mais,  certes,  de  celles  qu'on  a  essayé  de  traduire 
en  institutions,  aucune  n'a  offert  le  danger  de 
celles  qui  nous  occupent;  aux  théories  modernes 
les  plus  exaltées  manquaient  à  la  fois  cet  enthou- 
siasme religieux  et  cette  conviction  profonde  qui 
caractérisent  les  opinions  de  i535. 

Le  pouvoir  comprit  ses  périls.  Dix  ans  plus  tôt, 
après  avoir  écrasé  les  paysans  de  Souabe,  on  s'é- 
tait cru  sauvé.  Il  n'en  fut  pas  de  même  après  la 


(  ai5  ) 

Ijjitaille  de  Munster,  et  pour  anéantrr  les  restes 
(l'un  parti  si  audacieux,  on  recourut  aux  peines 
les  plus  rigoureuses.  On  emprisonna  les  uns,  on 
livra  les  autres  aux  derniers  supplices.  C'était  la 
doctrine,  la  loi  du  temps  :  la  peine  de  mort  pour 
la  révolte  religieuse,  comme  pour  la  révolte  ci- 
vile. Un  seul  prince,  le  landgrave  de  Hesse,  ré- 
pugnait à  cette  rigueur;  mais  il  finit  par  s'y  faire 
à  son  tour,  et  pendant  trente  à  quarante  ans  la 
peine  de  mort  fut  prodiguée  en  Allemagne  avec 
une  frénétique  frivolité. 

On  suivit  à  peu  près  partout  le  même  principe 
à  l'égard  de  ce  radicalisme  religieux  et  politique. 
Cependant  on  peut  distinguer,  sous  ce  rapport, 
les  divers  états  d'Europe  en  trois  catégories.  La 
première  se  compose  des  pays  du  Midi  où  la  Ré- 
forme ne  fut  pas  admise  :  là  les  Anabaptistes  de- 
meurèrent inconnus;  on  n'y  avait  pas  voulu  le 
progrès  de  iSij;  il  n'y  avait  pas  lieu  d'examiner 
celui  de  i535.  La  seconde  embrasse  ceux  des 
pays  du  Nord  oii  les  niveleurs  ne  trouvèrent  pas 
d'élémens  particuliers  de  révolte,  et  d'où  ils  fu- 
rent expulsés  facilement  :  la  Suède  et  le  Dane- 
mark. La  troisième  enfin,  est  formée  de  deux  pays 
où  ces  doctrines,  se  rattachant  à  d'autres  élémens 
de  fermentation,  contribuèrent  plus  ou  moins  aux 
plus  violentes  révolutions  :  ce  sont  l'Angleterre  et 
les  Pays-Bas. 


(  ai6  ) 

En  Angleterre  les  doctrines  des  niveleurs,  je 
demande  à  pouvoir  me  servir  de  cette  expression 
quoiqu'elle  soit  un  peu  moderne,  firent  peu  de 
progrès  dans  cette  période;  il  y  eut  pourtant 
beaucoup  d'Anabaptistes  en  Angleterre  à  l'épo- 
que de  la  grande  révolution  de  ce  pays,  et  dès 
ces  temps-ci  nous  en  trouvons  parmi  les  victi- 
mes des  lois  de  Henri  VIII.  Aucun  pays  d'Europe 
n'était  mieux  préparé  que  l'Angleterre  pour  les 
doctrines  des  rebelles  de  Souabe  et  de  Westpha- 
lie.  Henri  VII  avait  irrité  le  peuple  par  son  des- 
potisme, par  son  insatiable  cupidité,  par  ses  ex- 
actions perpétuelles.  Depuis  l'avénement  de  son 
fils  un  despotisme  plus  lourd  et  des  exactions 
plus  intolérables  pesaient  sur  celte  noble  nation, 
qui,  en  parlant  à  la  royauté,  veut  bien  mettre  un 
genou  en  terre,  mais  qui  veut  aussi  que  les  droits 
de  la  couronne  respectent  les  privilèges  de  l'hu- 
manité. Or  sous  Henri  VIII  la  couronne  ravissait 
au  peuple,  avec  une  avidité  égale,  les  droits  et  la 
fortune.  La  presse  d'argent,  les  demandes  et  les 
exactions  de  bénévolences  ne  cessaient  pas  un  in- 
stant. Aussi  les  paysans  d'Allemagne  n'étaient  pas 
encore  écrasés  dans  les  plaines  de  Thuringe, 
quand  ceux  d'Angleterre  prirent  les  armes  pour 
s'opposer  à  la  levée^d'un  impôt  odieux,  i525. 

Déjà  l'année  précédente  le  Parlement,  outré 
des  demandes  sans  cesse  renouvelées  de  Wolsey^ 


(   217  ) 

fastueux  ministre  d'un  despote  opulent,  avait  ré- 
sisté à  ses  bills.  Henri  VIII  lui-même  connaissait 
si  bien  le  mécontentement  qu'^excitaient  ses  spo- 
liations, que,  pour  désarmer  la  colère  publique, 
il  crut  devoir  lui  jeter  pour  victimes  deux  minis- 
tres, instrumens  trop  dociles  de  son  prédéces- 
seur. Mais,  loin  d'éteindre  cette  soif  de  vengeance 
qui  dévorait  le  peuple,  Tholocauste  qu'on  lui  of- 
frait ne  fit  que  l'irriter  davantage.  Un  supplice 
ne  remboursait  pas  les  dettes  que  le  monarque 
avait  contractées  envers  ses  sujets,  et  qu'il  s'était 
fait  remettre  par  ses  parlemens.  Sauf  le  fameux 
dilemme  appelé  la  fourche  de  Morton  ;  «  Vous 
j>  vivez  avec  magnificence,  et  dans  ce  cas  vous 
»  pouvez  donner  de  votre  superflu  ;  ou  vous  vi- 
»  vez  avec  économie,  et  dans  ce  cas  vous  devez 
»  avoir  des  épargnes,  «  les  nouvelles  exactions 
étaient  les  mêmes  que  sous  le  règne  de  Henri  VII, 
et,  comme  avaient  fait  les  ministres  de  ce  prince, 
ceux  de  son  fils  forçaient  les  citoyens  à  s'impo- 
ser bénévolement. 

Sous  les  règnes  d'Edouard,  de  Marie,  d'Elisa- 
beth, la  levée  des  impôts  fut  plus  régulière  et 
l'emploi  en  fut  plus  sage  ;  mais  l'absolutisme  que 
semblait  affecter  le  gouvernement,  l'oppression 
qu'il  faisait  peser  sur  la  liberté  religieuse,  l'inler- 
vention  qu'il  se  permettait  dans  les  élections,  et 
même  dans  l'administration  de  la  justice,  conli- 


(.18) 

nuèrent  à  grossir  les  doléances  et  les  haines  po- 
pulaires, et  sur  ces  mécontentemens  s'établirent 
les  plus  mauvaises  doctrines,  celles  des  niveleurs 
ou  des  Anabaptistes,  celles  des  adversaires  de 
toute  loi  ou  des  Antinomiens,  celles  des  antago- 
nistes de  toute  autorité  en  matière  de  religion  ou 
des  Indépendans.  Dans  un  pays  qui  a  deux  con- 
stitutions, la  grande  charte  des  vieux  temps  et  le 
bon  sens  en  permanence,  ces  mauvaises  doctri- 
nes s'émoussaient  néanmoins  contre  Tune  ou  l'au- 
tre, si  les  fautes  du  pouvoir  ne  venaient  ajouter 
au  fanatisme  de  ces  puissances.  Malheureuse- 
ment ces  fautes  furent  énormes  sous  les  succes- 
seurs d'Elisabeth,  et  alors  dut  éclater  nécessaire- 
ment l'orage  qui  s'amassait  depuis  si  long-temps 
sur  l'horizon  moral  et  politique  de  l'Angleterre. 

Dans  les  Pays-Bas,  les  doctrines  de  i525  et  de 
i535  trouvèrent  encore  plus  d'élémens  de  fer- 
mentation qu'ailleurs.  Aussi  établirent-elles  là 
leur  foyer  principal,  et  avec  les  fautes  du  gou- 
vernement elles  concoururent  à  y  faire  éclater  la 
première  des  révolutions  modernes. 

Les  Pays-Bas  étaient  pour  Charles-Quint  en 
partie  des  états  héréditaires,  en  partie  des  pro- 
vinces réunies  par  lui  à  cet  héritage.  Une  affec- 
tion spéciale  liait  ce  prince  à  ces  riches  contrées; 
et  pourtant  les  libertés  dont  elles  jouissaient 
étaient  celles  de  toutes  qui  le  gênaient  le  plus. 


(  ) 

Aspirait-il  avant  tout  à  être  seul  maître  chez 
lui  ?  S'irritait-il  de  cette  vieille  mutinerie  de  Flan- 
dre plus  que  de  Pesprit  de  révolte  qui  agitait  la 
Castille  ?  Les  airs  dMndépendance  qu''alFectaient 
ces  petites  républiques  lui  donnaient -ils  plus 
d'humeur  parce  que  sans  cesse  elles  l'obligeaient 
à  détourner  sur  elles  des  regards  qui  avaient  à 
planer  sur  Wittemberg  et  Rome,  sur  Constanti- 
nople  et  Paris,  sur  Madrid  et  Mexico  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  en  voulait  aux  Pays-Bas, 
et  en  raison  même  de  leurs  privilèges. 

Ces  privilèges,  sans  être  exorbitans,  étaient 
remarquables.  Dans  chaque  province,  des  états 
composés  de  députés  des  trois  ordres  s'assem- 
blaient aussi  souvent  que  l'exigeaient  les  intérêts 
publics,  et  sans  leur  concours  le  prince  ne  pou- 
vait ni  lever  les  impôts,  ni  faire  la  guerre,  ni 
changer  les  monnaies,  ni  introduire  des  lois 
nouvelles.  L'administration  était  à  tel  point  l'af- 
faire du  pays  qu'aucun  étranger  ne  pouvait  y 
prendre  part,  et  que  chaque  province  réservait 
pour  ses  enfans  les  emplois  qu'elle  avait  à  don- 
ner. La  souveraineté  était  héréditaire,  mais, 
avant  de  la  recueillir,  le  prince  devait  jurer  le 
maintien  de  la  constitution  *. 

A  ces  privilèges,  qui  constatent  d'ailleurs  unç 


*  Grotius.  lib.  1.  3. 


(  aao  ) 

civilisation  peu  avancée  et  ce  même  fraclionne- 
ment  des  forces  de  Tétat  que  nous  avons  déjà 
signalé  dans  les  principaux  empires  de  Tépo- 
que,  les  diverses  provinces  attachaient  une  impor- 
tance extrême.  En  théorie  ces  institutions  étaient 
loin  de  valoir  celles  de  PAngleterre,  mais  en  pra- 
tique elles  étaient  plus  utiles.  Elles  approchaient 
davantage  de  la  représentation  directe  qui  dis- 
tinguait la  constitution  de  la  Suède,  seul  empire 
où  le  plus  laborieux  et  le  plus  honorable  des  di- 
vers ordres  de  Félat,  celui  des  paysans,  ait  ob- 
tenu jusqu''ici  des  délégués  spéciaux.  Aux  Pays- 
Bas  chacune  des  provinces  tenait  à  ses  droits 
avec  d'autant  plus  d'enthousiasme  que  ces  droits 
variaient  et  se  nuançaient  davantage  de  ville 
en  ville.  Le  Brabant,  par  exemple,  passait  pour 
être  la  terre  classique  de  la  liberté,  et  les  mères, 
pour  assurer  à  leurs  enfans  la  jouissance  de  ses 
privilèges ,  s'y  rendaient  au  moment  de  leur 
donner  le  jour.  Ainsi,  dit  un  historien  du  pays, 
on  transporte  dans  des  climats  plus  fortunés  les 
plantes  qu'on  veut  ennoblir  *. 

Les  droits  du  prince  et  les  droits  des  états  étaient 
si  nettement  sus  de  part  et  d'autre  qu'il  était  dif- 
ficile d'envahir  sur  les  uns  ou  les  autres. 

Cependant  plusieurs  provinces  avaient  profité 

i 

! 

'  Strada,  de  Dello  Belgico,  lib.  II,  S/i. 


(  ^21  ) 

de  diverses  circonstances  favorables  pour  éten- 
dre leurs  anciennes  franchises  et  s^en  donner  de 
nouvelles.  La  Hollande  et  la  Zélande  avaient 
abusé  des  embarras  de  Marie  de  Bourgogne  pour 
lui  arracher  des  lettres-patentes  qui  les  ren- 
daient à  peu  près  souveraines.  La  haute  cour 
de  Malines  s'était  procuré  l'indépendance.  La 
ville  de  G  and,  dans  un  moment  favorable,  avait 
traîné  à  sa  barre  même  des  serviteurs  de  la 
princesse;  on  avait  poussé  la  hardiesse  jusqu^i 
décapiter  sous  les  yeux  de  leur  souveraine  des 
hommes  qui  n'étaient  justiciables  que  d'elle. 

De  son  côté,  le  gouvernement  avait  usurpé  sur 
les  droits  des  provinces.  Maximilien,  pour  se  ven- 
ger deFafTront  qu'elles  lui  avaient  fait  à  la  mort 
de  sa  femme,  en  lui  refusant  l'exercice  de  la  sou- 
veraineté en  toute  autre  qualité  que  celle  de  tuteur 
de  ses  enfans,  avait  frappé  le  pays  d'impôts  ex- 
traordinaires, donné  aux  étrangers  des  places 
éminentes  et  occupé  les  villes  par  les  troupes  de 
son  père  Frédéric  IIL  Sans  une  mesure  extrême, 
les  libertés  publiques  étaient  anéanties.  Mais,  en 
ce  périli  la  ville  de  Bruges  n'avait  pas  hésité;  elle 
avait  mis  la  main  sur  le  prince;  elle  l'avait  con- 
duit en  prison  ;  il  n'en  était  sorti  qu'après  avoir 
juré  les  libertés  qu'il  venait  d'enfreindre*.  Noble 


•  En  1487. 


(  110.  ) 

et  haut  sentiment  des  devoirs  et  de  la  dignité  d'un 
peuple.  Et  combien  on  a  déchu  de  ces  temps  ! 
S^insurger  pour  bannir  ou  assassiner,  voilà  le 
progrès  de  notre  décadence.  Nous  sommes  deve- 
nus trop  faibles  pour  garder  de  la  mesure,  pour 

y  savoir  à  la  fois  résister  aux  intempérances  du 

f  pouvoir  et  enchaîner  les  nôtres. 

Dans  un  pays  qui  avait  pour  doctrines  de  tels 
précédens  et,  disons-le,  de  telles  vertus,  il  n'était 
pas  aisé  de  concentrer  les  pouvoirs,  de  tuer  l'es- 
prit de  cité.  Au  commencement  du  seizième  siècle 
cela  était  plus  difficile  quejamais.  A  cette  époque, 
une  opulence  qu'on  pourrait  appeler  fabuleuse 
et  qui  fut  réelle,  donnait  aux  bourgeois  des  gran- 
des villes  une  puissance  presque  royale.  Fruit 
d'une  industrie  propre  au  pays  et  d'un  commerce 
qui  embrassait  le  monde,  ces  richesses  inspiraient 
à  la  fois  l'enivrement  d'une  fortune  et  celui  d'une 
création. 

Ce  fut  pourtant  à  cette  époque,  et  quand  les 
nouvelles  doctrines,  jointes  aux  nouvelles  décou- 
vertes du  temps,  inspiraient  aux  bons  l'enthou- 
/  siasme  du  progrès,  aux  mauvais  la  frénésie  des 
I  révoltes,  que  Charles-Quint  résolut  de  dépouiller 
les  Pays-Bas  de  tout  ce  qui,  à  leurs  yeux,  faisait 
la  gloire  de  leur  vie  morale  politique. 

Depuis  long-temps  on  se  défiait  de  sa  puissance, 
de  ses  plans,  de  ses  armées.  Cependant,  fort  de 


(   .23  ) 

ses  droits,  de  ses  biens  et  de  ses  vertus  ;  sachant  oj)- 
poser  des  digues  même  à  Focéan,  le  peuple  comp- 
tait opposer  aux  envahissemens  du pi'ince  sa  vieille 
constitution.  Quand  on  le  vit  coup  sur  coup  lever 
de  nouveaux  impôts,  introduire  dans  le  pays  des 
troupes  espagnoles,  confier  les  emplois  à  des 
étrangers,  fausser  la  justice  et  soumettre  la  cour 
de  Malines  au  conseil  royal  de  Bruxelles,  on  fut 
étourdi  et  on  plia.  Il  n'est  pas  d'institutions  qui 
aient  force  contre  la  violence,  les  Bataves  le 
savaient.  Ils  savaient  aussi  que  de  simples  pro- 
testations seraient  inutiles,  et  ils  n'en  firent  au- 
cune. 

Leur  salut  était  ailleurs.  Ils  le  cherchèrent  en 
eux  et  dans  les  principes  de  iSij.  Ceux  de  i535, 
plus  énergiques  et  plus  puissans ,  auraient  jeté 
contre  le  colosse  impérial  toute  la  population  du 
pays;  mais  ces  doctrines  avaient  déjà  fait  trop  de 
progrès  dans  le  bas  peuple  pour  que  les  rois  des 
cités  n'en  fussent  pas  inquiets.  Le  nivellement  des 
rangs  et  la  communauté  des  biens  flattaient  mal 
des  gens  qui  devaient  à  leur  travail  une  grande 
richesse  et  une  position  élevée.  Il  n'en  était  pas 
de  même  des  doctrines  de  1617,  qui  dans  l'ori- 
gine avaient  inquiété  également,  mais  qui  se  pré- 
sentaient sous  un  jour  plus  favorable  depuis  que, 
dans  plusieurs  pays,  surtout  en  Allemagne,  en 
Suisse,  en  Suède,  en  Angleterre  et  en  Dane- 


(    224  ) 

juarck,  elles  étaient  arrivées  à  un  état  de  choses 
plus  régulier.  Ces  doctrines  offraient  évidemment 
un  moyen  de  salut,  et  Ton  s^en  avisa  d'autant 
plus  vite,  que  déjà  dans  les  provinces  du  nord 
elles  avaient  fait  plus  de  progrès.  En  effet,  dans 
ces  contrées  les  esprits  y  étaient  généralement 
préparés.  La  Presse,  jeune  encore,  mais  au- 
dacieuse dès  le  berceau,  et  le  Théâtre,  encore 
grossier,  mais  d^mtant  plus  libre,  avaient  depuis 
long-temps  ébranlé  les  vieilles  institutions.  Des 
bandes  de  chanteurs,  de  comédiens  et  de  haran- 
gueurs avaient,  en  parcourant  le  pays,  versé  le 
ridicule  sur  les  hommes  et  les  choses;  ils  avaient 
semé  le  doute  dans  les  populations,  en  s'adressant 
à  la  fois  aux  consciences  et  aux  bourses,  aux  pas- 
sions et  à  la  raison. 

Charles-Quint,  transigeant  avec  les  idées  ou 
les  nécessités  du  temps,  sauvait  le  pays  et  son 
trône  de  toute  commotion .  Mais  comme  la  plupart 
des  hommes  d'état,  ce  prince,  ne  voulut  jamais 
connaître  que  deux  façons  d'agir  :  la  violence, 
où  il  était  le  plus  fort;  la  négociation,  ailleurs. 
Charles  consentait  bien  à  négocier  avec  l'Alle- 
magne, pays  grand,  et  puissant  contre  lui  par 
ses  divisions  mêmes.  Quant  aux  Pays-Bas,  il  en- 
tendait qu'ils  se  soumissent  à  toutes  ses  volontés. 
Se  sentant  le  plus  fort,  il  accabla  et  les  Belges 
et  les  Bataves  ;  il  leur  dicta  du  moins  les  lois 


(   225  ) 

les  plus  rigoureuses;  il  leur  défendit  de  lire  TÉ-  / 
vangile,  de  tenir  des  réunions  de  piété,  de  s'en- 

TRETEMR  A  TABLE  DES  DISCUSSIONS  DU  JOUR.  Et  CC 

fut  pour  punir  de  tels  crimes  quMl  créa  dans 
chaque  province  des  tribunaux  spéciaux. 

Pendant  que  les  sujets  de  PEmpire  avaient  la 
faculté  de  dire  et  de  croire  à  peu  près  ce  qu'ils 
voulaient,  les  sujets  de  Charles-Quint  dans  les 
Pays-Bas  étaient  punis  de  mort  quand  ils  s'avi- 
saient de  prendre  les  mêmes  libertés.  Tout  ha- 
bitant convaincu  d'avoir  répandu  les  nouvelles 
doctrines  ou  assisté  seulement  aux  réunions  où 
elles  étaient  prêchées,  encourait  le  supplice  de 
la  décapitation.  Les  femmes  qui  partageaient  ce 
crime  étaient  enterrées  vivantes.  On  accordait 
de  l'indulgence  au  repentir;  mais  cette  indul- 
gence se  bornait  à  un  genre  de  mort  moins  vio- 
lent*. 

A  ses  mesures  judiciaires  Charles-Quint  ajou-  || 
ta  des  rigueurs  administratives;  par  exemple, 
tout  employé  qui  montrait  quelque  penchant 
pour  les  principes  de  iSij  était  frappé  de  des- 
titution. 

Il  faut  le  dire,  Charles-Quint  et  les  ministres 
de  son  gouvernement  ne  furent  pas  les  seuls  bar- 
bares. Parmi  les  hommes  qui  professaient  les 

"  De  Thoii,  Hf  s'or.  Pars  1.  lib.  V.  —  Grotius.  lib.  I. 


(  2l6  ) 

nouvelles  doctrines,  quelques-uns  no  parais— 

'  saient  les  suivre  que  pour  se  livrer  au  désordre 
sous  une  bannière  quelconque.  Ces  gens,  chaque 
jour,  commettaient  des  actes  d^un  vandalisme 
effroyable;  arrachaient  les  prêtres  et  les  reli- 
gieuses des  couvens  et  des  presbytères;  renver- 
saient les  autels  et  brûlaient  les  temples.  Mais, 
opposer  à  la  violation  de  toutes  les  lois  la  viola- 
tion de  toutes  les  institutions  d^un  pays,  c*'est  pro- 

I  clamer  Tétat  de  guerre  et  en  accepter  les  chan- 
ces; c^est,  de  la  part  du  prince,  abdiquer  le  pou- 
voir, sauf  à  le  conquérir.  Charles-Quint  se  mit 
à  peu  près  dans  cette  condition;  il  se  plaça  du 
moins  sur  une  de  ces  pentes  qui  n'offrent  plus 
aux  souverains  d'autre  point  d'arrêt  que  l'abîme. 

C'est  un  spectacle  d'une  grande  instruction  que 
le  vainqueur  de  Tunis,  d'Alger,  de  François  P% 
de  Clément  VII,  de  Frédéric  de  Saxe,  de  Phi- 
lippe de  Hesse,  se  brisant  contre  un  petit  peuple 

}    qui  veut  la  liberté  des  doctrines  morales. 

;  Charles  essaie  de  ce  tribunal  d'Espagne  dont 
le  seul  nom  épouvante  depuis  Ferdinand  V.  Un 
soulèvement  général  repousse  cette  justice  bar- 
bare, et  alors  Charles  descend  à  la  ruse.  Il  dé- 
guise l'Inquisition.  Ca(:])ée  par  des  conseillers 
habiles  sous  des  formes  moins  répulsives,  elle  est 
combattue  encore;  alors  Charles  descend  jusqu'à 
transiger.  Il  transige  avec  les  négocians  d'An- 


(  2^-7  ) 

vers.  Ces  négocians  lui  font  la  loi.  Ou  il  leur  don- 
nera un  tribunal  à  part,  ou  ils  quitteront  la  ville. 

Les  liabitans  des  autres  provinces  sont  moins 
forts  et  moins  heureux.  Cinquante  mille  tètes 
y  sont  livrées  par  les  tribunaux  à  ia  politique. 
Le  nom  de  Charles-Quint,  qui  ouvre  aux  com- 
merçantes cités  du  pays  toutes  les  mers  et  tous  les 
porls  du  monde,  conjure,  pendant  la  durée  de 
son  règne,  les  haines  que  provoquent  ces  mas- 
sacres réglés  en  cour  de  justice.  Mais  quand 
cette  grande  gloire  et  cette  innnense  protection 
viendront  à  manquer;  quand  les  niveleurs  au- 
ront reçu  des  mains  deMenno  Simonis  des  mœurs 
plus  calmes,  des  doctrines  plus  pures  et  une 
organisation  plus  régulière;  quand  on  aura  vu 
Marie  ïudor  mettre  sa  main  souillée  de  sansf 
dans  celle  de  Philippe  ÏI,  souillée  de  sang  aussi, 
aucune  considération  alors  ne  pourra  plus  ar- 
rêter des  gens  qui  lisent  dans  les  Livres  saints  : 
Tu  OBÉIRAS  A  Dieu  plus  qu\ux  hommes,  et  qui 
entendent  ces  paroles  dans  rintérèt  de  leurs  pas- 
sions comme  dans  Tintérêt  de  leurs  droits. 

Quand  on  suit  ainsi,  dans  les  diverses  classes 
delà  société,  les  doctrines  de  Tépoque,  et  qu'au 
bout  on  se  trouve  toujours  en  face  d'une  cata- 
strophe, cVst  avec  une  sorte  d'anxiélé  qu'on  se 
demande  si,  au  milieu  de  tant  de  passions  et 
de  violences,  il  ne  se  trouvera  pas  quehjuc  sage 


/ 


(  2a8  ) 

qui,  au  don  de  voir  Tabîme  qu'on  creuse  par- 
tout, joigne  la  puissance  d'arrêter  sur  le  bord 
ceux  qui  courent  s'y  engloutir  les  uns  après  les 
autres  ?  C'est  naturellement  dans  les  écoles  qu'on 
cherche  ce  sage-,  et  quand  là  non  plus  on  ne  le 
rencontre,  on  prévoit  que  des  catastrophes  seront 
les  seules  leçons  que  recevront  ces  aveugles. 


(  ^^9  ) 


CHAPITRE  YII. 


DOCTRINES    MORALES    ET    POLITIQUES    DES  ÉCOLES.   

MOYENNE   CLASSE.           PRESSE.          THEATRE.    PCBLI- 

CISTES. 

Quand  on  voit,  durant  toute  cette  période,  les 
doctrines  de  la  Réforme,  qui  étaient  sorties  des 
écoles  ^de  la  Renaissance  sous  une  forme  toute 
idéale,  livrées  d'un  côté  aux  usurpations  du  pou- 
voir et  d'un  autre  côté  aux  passions  du  peuple; 
forcées  partout  dans  leurs  conséquences,  et  con- 
verties, de  théories  d'émancipation  en  théories 
d'absolutisme  ou  de  révolte,  on  se  demande  où 
sont  leshommes  qui  les  ont  enseignées  à  l'Europe, 
où  sont  leurs  disciples  et  pourquoi  personne  ne 
s'oppose  à  ce  qu'elles  soient  ainsi  vilipendées  ? 

Que  ces  doctrines  soient  exploitées  par  des  in- 
térêts contraires;  qu'elles  soient  par  conséquent 
détournées  autant  que  possible  de  leur  première 
tendance  au  bénéfice  des  uns  et  des  autres,  nous 
le  concevons  :  car  deux  élémcns  aussi  puissans, 


(    200  ) 

aussi  impétueux  que  Fesprit  dMnsurrection  et 
Tesprit  de  centralisation  en  présence  s^emparent 
naturellement  de  tout  ce  que  leur  fournissent  les 
idées  et  le  mouvement  général  d'*une  époque.  Mais 
ce  qu^on  a  peine  à  comprendre,  c'est  que  les 
hommes  qui  ont  fait  ces  doctrines  ne  se  lèvent 
pas  pour  les  arracher  à  des  destinées  si  indignes, 
pourles  sortir  nettes  et  pures  de  la  mauvaise  union 
que  les  passions  tentent  de  contracter  avec  elles. 
Qu^est  devenue  Fécole  de  Pomponace  qui  avait 
ouvert  Fère  du  progrès  ?  Que  sont  devenus  les 
exemples  des  Lavacquerie  et  des  Léon  X,  qui 
amendaient  si  bien  les  leçons  des  Comines  et  des 
Machiavel  ?  Que  sont  devenues  ces  sages  com- 
munes qui  avaient  su,  si  heureusement  inspirées, 
demander  à  TÉtat  de  la  dignité  et  des  lois  ?  Que 
sont  devenus  ces  états-généraux  qui  paraissaient 
si  bien  entendre  Fart  de  soustraire  le  pays  aux 
aberrations  de  la  cour  et  aux  aberrations  du  peu- 
ple ?  Qu'est  devenue  la  presse,  qui  promettait  de 
seconder  si  puissamment  Faction  des  écoles  5  et 
quVst  devenu  le  théâtre,  qui,  de  la  naissance 
de  la  presse,  datait  une  ère  de  noblesse  et  d'em- 
pire ? 

De  toutes  ces  puissances,  aucune  n'est  morte; 
chacune  a  grandi,  la  moyenne  classe,  la  presse, 
le  théâtre,  les  écoles;  et  de  leur  progrès  universel 
une  amélioration  sensible  dans  les  doctrines  mo- 


[  =^3.  ) 

raies  et  politiques  sera  le  résultat  définitif.  Nous 
le  verrons.  Cependant  de  ces  puissances,  aucune 
ne  comprend  encore  toute  sa  mission.  Quelques- 
unes  semblent,  au  contraire,  se  tromper  gros- 
sièrement à  cet  égard,  et  leurs  fautes  à  toutes 
n'expliquent  que  trop  bien  les  égaremens  aux- 
quels se  livrent  les  passions  du  peuple  et  les  folies 
du  pouvoir. 

Nous  disons  que,  des  grandes  puissances  du 
temps,  chacune  grandit. 

Et  d'abord  la  moyenne  classe,  ce  foyer  de  doc- 
trines justes,  fait  de  rapides  progrès  dans  celte 
période.  L'industrie  qui  se  perfectionne  entre 
les  mains  du  tiers-état ,  le  commerce  et  la  na- 
vigation qui  lui  donnent  la  fortune  en  échange 
de  son  travail,  le  détachent  toujours  davantage  de 
la  glèbe,  pour  le  mettre  au  rang  de  propriétaire 
dans  le  pays  et  de  citoyen  dans  FEtat.  L'éléva- 
tion politique  suit  de  près  l'élévation  civile. 
Siégeant  aux  assemblées  de  la  commune ,  le 
bourgeois  agrandit  son  horizon  moral  et  politi- 
que; il  s'élève  lui-même  avec  les  fonctions  qu'il 
exerce  dans  la  cité,  les  charges  de  maire,  d'é- 
chevin,  de  capitoul.  Celles  qui  lui  sont  confiées 
dans  les  tribunaux,  dans  les  armées,  lui  confè- 
rent quelquefois  cette  noblesse  de  mérite  qui  a 
d'autant  plus  de  puissance  réelle  qu'elle  a  moins 
d'éclat.  En  effet,  rapprochée  du  peuple,  elle  n'est 


(   232  ) 

pas  suspecte  des  corruptions  du  pouvoir.  De 
hautes  attributions  donnent  d^iilleurs  à  ces  a<^ens 
populaires  cette  force  morale  que  les  hommes 
dMionneur  puisent  toujours  dans  Texercice  des 
fonctions  publiques,  quelque  modestes  qu^elles 
soient,  et  que  les  autres  n'acquièrent  pas  même 
en  s'asseyant  sur  les  degrés  du  trône. 

Les  attributions  municipales  étaient  même  plus 
élevées  qu'elles  ne  le  sont  de  nos  jours,  et  plusieurs 
villes  du  royaume  joignaient  au  pouvoir  admi- 
nistratif le  pouvoir  judiciaire  et  le  pouvoir  mili- 
taire, c'est  à  dire  une  sorte  de  souveraineté, 
moins  le  nom. 

Les  états-généraux,  où  le  tiers-état,  quoique 
à  peu  près  à  genoux,  joua  un  rôle  si  grand  et  si 
grave,  partageaient  avec  le  monarque  la  souve- 
raineté elle-même.  Les  états-généraux  de  France 
furent  dans  la  pensée  de  Charles-Quint  la  caution 
de  François  F".  Ou  le  voit  au  traité  de  Madrid. 
Ils  étaient  naturellement,  dans  tous  les  pays,  les 
représentans  des  intérêts  populaires,  les  tuteurs 
de  la  fortune  de  tous  et  même  ceux  du  do- 
maine de  l'Etat.  C'était  en  France  leur  prétention, 
que  sans  leur  consentement  ne  pouvait  se  faire 
aucune  aliénation  des  biens  de. la  couronne. 

Ils  furent  quelquefois  les  juges  des  souverains. 
Lorsqu'en  i53o  les  états  de  Tours  décernèrent 
à  Louis  XII  le  beau  titre  de  pÈre  du  peuple,  leur 


(  233  ) 

îïcle  fut  un  jugement  et  non  une  bassesse.  Dans 
cet  acte  il  j  avait  appréciation  de  tout  le  gou- 
vernement du  prince.  Dans  d'autres  occasions 
il  j  eut  censure.  D'après  le  traité  de  Madrid  la 
Bourgogne  devait  passer  à  Charles-Quint.  Les 
députés  des  états  de  cette  province,  admis  à  l'as- 
semblée de  Cognac,  tinrent  au  roi  ce  langage  : 

«  Nous  avons  partagé  la  joie  de  toute  la  nation 
en  apprenant  la  délivrance  de  Votre  Majesté; 
mais  nous  n'avons  pu  apprendre  sans  une  ex- 
trême douleur  que  votre  duché  de  Bourgogne 
devenait  le  prix  de  votre  liberté.  Nous  l'aurions 
rachetée  cette  liberté  précieuse  aux  dépens  de 
nos  vies  et  de  tous  nos  biens;  mais  devait-ce  être 
au  prix  de  la  fidélité  et  de  l'attachement  que  nous 
vous  avons  voués,  au  prix  du  nom  français,  dont 
nous  nous  honorons,  et  auquel  Votre  Majesté  veut 
aujourd'hui  que  nous  renoncions  ?  Nous  n'y  con- 
sentirons jamais,  sire,  et  Votre  Majesté  n'a  pas 
droit  non  plus  de  nous  y  contraindre  ;  elle  vio- 
lerait les  sei'mens  faits  à  son  sacre.  Si  elle  per- 
sistait à  vouloir  nous  livrer  à  une  domination 
étrangère,  nous  en  appellerions  aux  états-géné- 
raux ;  et  s'ils  nous  abandonnaient,  nous  défen- 
drions nous-mêmes  notre  province  jusqu'au  der- 
nier soupir,  et  nous  mourrions  Français  !  » 

Si  ce  langage  vint  inattendu,  il  était  fort;  s'il 
était  demandé,  les  états  de  Bourgogne  proté- 


(  '^M  ) 

geaient  Frtançois  \".  Dans  Pun  et  raulre  cas  i!  y 
avait  exception;  mais  le  rôle  que  jouaient  les 
états-généraux  fut  souvent  à  cette  hauteur*. 

Il  le  fut  ailleurs  comme  en  France.  Presque 
partout  les  bourgeois  des  cités  un  peu  notables 
marchaient  de  pair  avec  la  noblesse  de  second 
ordre,  et  la  débordaient  aux  assemblées  des  états. 
Les  bourgeois  de  Gand,  d'Anvers  et  d'Amster- 
dam étaient  des  rois,  si  ce  n'est  de  naissance,  au 
moins  d'opulence.  Ceux  de  Pise,  de  Florence, 
de  Gènes  et  d'autres  villes  d'Italie,  étaient  sur  la 
même  ligne;  tandis  que  ceux  de  Venise  rivali- 
saient avec  la  plus  haute  aristocratie  de  l'Europe. 
En  Angleterre,  le  bourgeois  siégeait  à  la  chambre 
des  communes,  la  première  du  parlement  pour 
les  questions  de  finances.  En  Espagne,  le  tiers- 
état  déléguait  aux  assemblées  politiques  des  hom- 
mes tirés  de  son  sein;  en  Suède,  le  paysan  lui- 
même  allait  aux  états.  Les  institutions  politiques 
de  l'Allemagne  étaient  moins  avancées,  mais  en 
revanche  la  moyenne  classe  du  pays  était  in- 
struite, était  lettrée.  La  majeure  partie  de  ses 
maîtres-chanteurs,  pour  ne  pas  dire  la  totalité, 
se  composait  de  simples  artisans. 

*  Dans  la  piquante  harangue  que  M.  Dupin  a  mise  dans  la 
bouche  du  chancelier  de  L'Hôpital,  sur  un  budget  du  seizième  siè- 
cle (  fragment  composé  de  maximes  prises  dans  les  OEuvres  du  cé- 
lèbre chancelier) ,  on  voit  ce  qu'auraient  du  être  Ics'ctats-généraux. 


(  23r>  ) 

Aiîisi  sV'mancij^ait  et  grandissait  pr>rtout  celte 
classe  moyenne,  qui,  par  la  force  et  la  régularité 
de  ses  habitudes,  forme  la  véritable  puissance  mo- 
rale et  politique  de  la  société.  Cependant,  même 
à  Tépoque  d''un  si  brillant  progrès,  elle  com- 
prit peu  la  nouvelle  destinée  que  lui  faisait  la  ré- 
volution de  i5i7.  Elle  lut  les  ouvrages  populaires 
qu^on  lui  apportait,  mais  fit  peu  de  chose  pour 
s'éclairer  elle-même,  pour  fonder  son  empire  sur 
les  nouvelles  doctrines.  Nulle  part  elle  n'exerçala 
plénitude  d'un  pouvoir  qu'elle  tenait  en  main, 
mais  dont  elle  n'avait  pas  conscience.  Jadis,  pour 
sortir  de  terre,  pour  s'arracher  à  la  poussière  de 
la  glèbe,  elle  avait  été  plus  grande  qu'elle  ne  fut 
à  l'époque  de  iSij.  De  la  servitude  elle  avait 
su  aller  à  l'émancipation  civile.  Alors  la  royauté 
l'avait  guidée  dans  une  lutte  où  il  s'agissait  d'a- 
battre la  féodalité.  Quand  il  fut  question  d'éman- 
cipation politique,  tout  était  changé  pour  elle; 
ce  n'était  plus  la  royauté  qui  l'appellait  à  la 
liberté;  au  contraire,  elle  appelait  la  noblesse 
contre  la  population  qui  se  soulevait. 

Dans  ces  conjonctures  la  moyenne  classe,  ne 
sachant  que  faire,  ni  en  morale  ni  en  politique, 
s'enterra  dans  ses  travaux  les  plus  vulgaires,  l'in- 
dustrie, le  commerce.  Elle  ne  se  mit  à  la  tête 
d'aucun  mouvement ,  d'aucun  progrès  de  doc— 


(  256  ) 

trines.  C'était  choisir  pour  elle  le  parti  le  plus 
sage  ;  c'était  pour  la  cause  de  Thumanité  prendre 
le  parti  le  plus  funeste.  La  bourgeoisie  apportait 
le  calme  et  la  raison  au  milieu  des  orages  et  des 
folies. 

La  presse  fait  comme  la  bourgeoisie;  persé- 
cutée ici,  bienvenue  ailleurs  comme  une  nou- 
veauté qui  flatte  Tamour-propre  des  générations 
dont  elle  est  la  découverte,  elle  est  d'une  prodi- 
gieuse activité.  Mais,  purement  industrielle  ou 
gravement  classique  et  ecclésiastique,  elle  n'est 
ni  une  puissance  politique  ni  une  autorité  mo- 
rale. Elle  imprime  et  réimprime  la  Grèce  et 
Rome,  le  moyen  âge,  la  Réforme  et  la  polémi- 
que. Elle  jelte  ainsi,  cela  est  vrai,  dans  le  com- 
merce de  la  vie  royale,  noble,  bourgeoise  et  po- 
pulaire, unefouled'idéesnouvelles,  et  partout  sont 
bien  accueillies  les  productions  que  répand  cha- 
quejour  un  art  que  redoutent  quelques  pouvoirs 
dans  l'erreur  ;  mais  il  y  a  généralement  dans  le  pu- 
blic aussi  peu  de  goût  que  de  raison.  Les  ouvra- 
ges de  l'époque  les  plus  achetés  et  les  plus  ré- 
pandus sont  ceux  qui  renferment  le  plus  de 
bouffonneries;  et  ce  qu'il  y  a  de  trivialité  et  d'in- 
décence dans  les  livres  les  plus  graves  est  préci- 
sément ce  qui  en  constitue  le  succès. 

C'est  qu'il  n'y  a  pas  de  saines  doctrines.  On  sort 


(  ) 

de  la  barbarie,  et  c'est  à  peine  si  Ton  commence 
à  se  sentir  le  droit  d'examiner.  C'est  à  peine  si 
Texamen  est  possible;  le  résultat  ne  saurait  être 
établi. 

Le  théâtre,  à  son  tour,  commençait  à  délaisser 
les  mystères  pour  aborder  les  mœurs;  mais  il  fut 
détestable  sous  le  rapport  du  goût  et  de  la  mo- 
ralité, même  en  Italie  où  il  fut  le  moins  mauvais. 
On  n'oserait  voir,  même  de  nos  jours,  les  pièces 
que  Léon  X  faisait  représenter  devant  lui  *. 

Si  le  théâtre  sous  le  rapport  des  doctrines 
morales  fut  mauvais,  il  fut  nul  pour  les  doc- 
trines politiques.  Il  le  fut  non-seulement  en  An- 
gleteri'e  et  en  Allemagne,  comme  en  Italie;  il  le 
fut  même  en  France,  oii  il  avait  eu  sous  Louis  XII 
un  moment  d'émancipation.  Ni  François  I"  ni 
aucun  de  ses  fils  n'eurent,  comme  le  Pere  du 
peuple^  l'idée  de  se  faire  dire  par  des  acteurs 
des  vérités  que  leur  cachaient  les  courtisans. 

Seules  les  écoles  demeuraient  donc  chargées 
dé  la  mission  de  donner  des  doctrines.  C'est  un 
devoir  qu'elles  sont  toujours  appelées  à  rem- 
plir ;  c'est  là  leur  affaire,  leur  obligation  fonda- 
mentale. Et,  à  cette  époque,  qui,  plus  que  le 
maître  d'histoire,  de  philosophie,  de  morale  et 
de  droit,  avait  vocation  pour  se  présenter  apôtre 


*  La  Calandria,  Tiraboschi,  t.  VIII. 


(  238  ) 

tle  paix  et  de  progrès,  pour  parier  bon  sens  et  rai- 
son au  milieu  des  folies  du  pouvoir  et  de  la  vio- 
lence des  peuples? 

De  maîtres  en  histoire  il  s^en  présenta  peu  qui 
coin  prissent  leur  mission  comme  Guichardin,  Ma- 
chiavel et  Paul  Jove,  éclairant  leurs  contempo- 
rains par  le  présent  et  le  passé.  La  plupart  se  con- 
stituèi'ent  simples  annotateurs  de  faits  pour  les 
générations  futures.  Cest  souvent  la  folie  des 
écrivains  de  se  dérober  au  présent,  à  ses  vœux 
et  à  ses  nécessités,  pour  instruire  la  postérité. 
Des  chroniqueurs  et  des  rédacteurs  de  mémoires, 
il  s'en  trouve  à  tous  les  âges  ;  d'historiens  mora- 
listes et  politiques,  il  y  en  a  peu  même  au  nôtre. 

On  erra  aussi  dans  les  écoles  des  philoso- 
phes. On  y  comprit  peu  le  beau  rôle  qui  devait 
échoir  à  la  première  des  sciences,  quand  toutes 
celles  qui  venaient  de  renaître  s'insurgeaient  con- 
tre la  religion;  quand  une  révolution  radicale 
s'opérait  dans  toutes  les  doctrines. 

Jamais  la  philosophie  ne  s'était  trouvée  plus 
en  mesure  de  se  venger  des  vieux  dédains  de 
la  théologie  et  de  la  politique.  Dépeinte  à  la  fois 
comme  une  vanité  et  redoutée  comme  une  puis- 
sance, elle  devait  puiser  dans  ces  craintes  et 
dans  ces  insultes,  un  motif  de  plus  de  se  montrer 
dans  toute  la  pompe  du  sens  droit  et  d'aj)paraî- 
îre  avec  celle  supériorité  qui  est  son  caractère 


(  ) 

propre,  puisque  c'est  celui  du  vrai  et  du  bien. 

Elle  ne  sut  ni  s\ifïiancliir  ni  se  venger.  Hu- 
miliée de  voir  les  doctrines  religieuses  absor- 
ber exclusivement  Tesprit  des  peuples,  elle  sem- 
bla vouloir,  par  toutes  ses  fautes,  justifier  tous 
les  affronts  qu'on  lui  faisait  subir.  Elle  pré- 
senta d'un  côté  des  doctrines  qui  tombaient  de 
vestusté;  d'un  autre  côté  elle  jeta  en  avant  des 
opinions  dont  l'audace  et  la  nouveauté  devaient 
inquiéter  des  générations  assaillies  de  toutes  parts 
de  catastrophes  et  de  révolutions. 

Les  écoles  de  philosophie  pi'ésentèrent  quatre 
doctrines  :  la  scolastique  chrétienne,  la  scolas- 
tique  païenne,  une  ébauche  d'éclectisme  et  un 
sci;pticisme  irréligieux. 

La  scolastique  chrétienne,  composée  d'Aris- 
tote,  de  saint  Augustin,  de  Duns-Scot,  de  saint 
Thomas  d'Acquin,  régnait  généralement.  Ar- 
rangée pour  les  écoles,  elle  était  peu  propre  à 
sortir  de  l'enceinte  où  la  débitaient  la  plupart 
des  professeurs.  Elle  n'avait  plus  même  le  droit 
d'y  rester.  Je  ne  parle  pas  de  son  élément  reli- 
gieux; quant  à  son  élément  moral  et  politique, 
c'était  l'immobilisme  dans  sa  plus  pure  abnéga- 
tion. Triste  aliment  pour  des  générations  dévo- 
rées du  désir  d'aller  en  avant.  Autant  vaudrait 
de  nos  jours  enseigner  aux  intelligences  avides  de 
progrès  les  doctrines  antérieures  à  Louis  XIV . 


(  24o  ) 

La  scolastique  païenne,  doctrines  de  Platon  ou 
d^Aristote  sorties  de  la  Renaissance,  avait  à  peu 
près  la  même  portée.  Que  faire  de  la  république 
de  Platon  et  de  la  politique  d'Aristote  en  face  des 
paysans  de  Souabe  et  des  bourgeois  de  Castille? 

On  le  sait,  en  philosophie  toute  doctrine  qui  a 
vingt  ans  n^en  est  plus  une,  n^est  plus  qu'un  mo- 
nument, qu'un  point  de  départ  pour  une  autre. 
En  philosophie  le  maitre  est  pour  le  disciple  ce 
qu'est  le  père  à  l'abeille,  il  meurt  en  lui  donnant 
la  vie.  Aussitôt  que  vit  le  disciple,  le  maître  est 
mort. 

En  ce  temps  le  type  du  mauvais  philosophe,  du 
répétiteur  pur  et  nul,  est  un  chanoine  qui  professe 
Aristote  à  Salamanque.  C'est  Sépulvéda  qui,  au 
milieu  d'un  monde  en  métamorphose,  demeure 
partisan  exclusif  d'institutions  et  de  doctrines 
qui  ne  sont  plus.  Le  résultat  d'une  aberration  si 
profonde  est  une  sorte  de  suicide,  une  nullité 
coupable,  un  épouvantable  idiotisme  sur  les 
questions  du  temps.  En  effet,  à  cette  époque,  on 
achevait  de  soumettre  par  d'infâmes  moyens  ces 
belles  contrées  d'Amérique  que  la  Providence 
venait  de  jeter  au  génie  de  l'Europe,  pour  le  pous- 
ser dans  des  voies  nouvelles.  L'Europe  apprenait 
avec  horreur  les  guerres  impies,  l'atroce  conduite 
de  l'Espagne  en  Amérique.  Eh  bien  !  Sépulvéda 
approuve  et  excuse  dans  ses  écrits  tous  ces  massa- 


(  ) 

cres,  toutes  ces  spoliations  et  ces  fourberies,  que 
de  féroces  conquérans,  ses  compatriotes,  exer- 
cent sur  de  paisibles  Indiens.  Cesl  un  prêtre  qui 
réclame  pour  les  victimes,  c^est  Fimmortel  Bar- 
thélémy de  Las -Casas  qui  crie  honte  et  merci 
aux  bourreaux,  et  c^est  un  philosophe  qui  jus- 
tifie tout  ce  qui  révolte  Thumanité. 

Jamais  la  dégradation  de  la  philosophie  n'est 
allée  plus  loin. 

L'école  platonicienne  n'est  pas  mieux  inspirée 
que  celle  d'Aristote.  Pour  rendre  utiles  les  belles 
et  vieilles  doctrines  de  Platon  ,  il  eût  fallu  les 
confronter  hardiment  avec  celles  de  l'époque, 
appliquer  celles-là  à  celles-ci  comme  une  pierre 
de  touche,  éclairer  les  unes  par  les  autres  et  leur 
donner  à  toutes  cette  forme  populaire  qui  seule 
peut  souffler  la  vie  sur  la  lettre  morte.  Eh  bien  !  les 
platoniciens  du  temps  manquèrent  à  tous  ces  de- 
voirs si  simples.  Serfs  de  la  glèbe  académique,  ils 
répétèrent  sans  cesse  les  mêmes  choses,  reprodui- 
sirent les  mêmes  attaques  contre  Aristote  et  con- 
tinuèrent, au  profit  de  je  ne  sais  quoi,  les  mêmes 
emprunts  à  la  théurgie  de  l'Egypte  et  à  l'astrolo- 
gie de  la  Chaldée-  Le  plus  pur  type  de  ce  plato- 
nisme hors  de  cours,  c'est  le  système  de  Patricius, 
l'ami  de  Clément  VIIL  Et  pourtant  avec  ce  système 
Patricius  se  flattait  de  concilier  tout  le  monde, 
les  philosophes  et  les  théologiens  de  tous  les  partis. 
I.  i6 


(  ) 

Ceque  Charles-Quint,  aidé  de  Clément  VIT,  n''avait 
pu  obtenir,  l'anéantissement  de  1617,  le  philo- 
sophe, aidé  à\\n  autre  pontife,  espérait  sur  la  fin 
de  ses  jours  le  réaliser  au  moyen  d^in  livre.  Quand 
fut  composé  ce  livre*,  quand  il  fut  présenté  au 
pontife  avec  la  demande  de  vouloir  bien  en  pres- 
crire Tadoption  dans  toutes  les  écoles  du  monde, 
un  sourire  fut  certes  Paccueil  le  plus  poli  qu''on 
pût  accorder  à  Tauteur. 

Cette  nuance  de  platonisme  ne  fut  que  stérile. 
La  doctrine  de  Cardan  et  celle  de  Paracelse 
(Bombast  de  Hohenheim)  furent  Tune  et  Tautre 
plus  déplorables.  Elles  reposaient  sur  toutes 
les  superstitions  de  Tastrologie  et  sur  toutes  les 
rêveries  de  la  Kabbale.  Le  premier  de  ces  philo- 
sophes prêchait  la  crédulité  avec  toutes  les  pom- 
pes de  Tenlhousiasme.  Le  second  apprenait  à  ses 
disciples  Tart  de  faire  de  Tor  et  leur  expliquait 
toutes  choses.  Il  leur  dépeignait  surtout,  comme 
s'il  eût  été  question  d'amis  intimes,  les  quatre  or- 
dres de  génies  qui  président  aux  quatres  élémens, 
les  sylvains  et  les  sylphides,  les  nymphes  et  les 
ondines,  les  gnomes,  les  pygmées  et  les  sala- 
mandres. Quand  ses  adversaires  critiquaient  en 
lui  l'absence  de  toute  étude  sérieuse,  il  répondait 
que  la  science  et  l'art  sont  des  dons  immédiats 


*  Novn  (le  nnivcn^ts  pliilosoplna. 


(  ^43  ) 

de  Dieu.  Isolée,  une  folie  de  celte  nature  pouvait 
passer  inaperçue.  Mais  celle  de  Paracelse  eut 
des  disciples  qui  pleurèrent  sa  mort  comme  une 
des  plus  grandes  catastrophes  du  genre  humain 
et  qui  s'associèrent  pour  accomplir  sa  mission, 
c'est-à-dire,  faire  de  For  et  des  breuvages  d'im- 
mortalité pour  la  foule  des  adeptes.  Cela  ne  peint- 
il  pas  une  époque? 

Peut-être  fallait-il  ces  excès  d'idolâtrie  pour 
ouvrir  les  yeux  à  quelques  hommes  moins  en- 
thousiastes. Mais  ces  excès  étaient  arrivés  au 
comble.  Ils  arrachèrent  à  l'un  des  bons  esprits 
de  l'époque,  à  Nizolius,  une  des  plus  Huileuses 
productions  de  la  Renaissance,  l'Anti-Barbarus  *, 
qui  peut  se  résumer  en  ces  mots  :  La  tardive 
admiration  pour  Aristote  prouve  deux  choses, 
la  multitude  des  sots  et  la  durée  de  la  sottise. 

C'était  là  une  exagération,  sans  doute,  mais  les 
partisans  exclusifs  d' Aristote  ou  de  Platon  avaient 
par  leurs  longues  attaques  convaincu  tout  le 
monde,  qu'il  était  désormais  honteux  de  porter 
encore  un  joug  si  ancien.  La  nécessité  de  l'éman- 
cipation était  démontrée  une  fois  de  plus,  et  trois 
doctrines  d'émancipation  se  présentèrent  tout-à- 
coup  dans  le  sens  de  l'éclectisme  et  dans  celui 
du  scepticisme. 

*  Sive  de  V eris  prtnciptis  et  V era  raiione  plnlospfiliandi  contra 
Pseudo-pinlosoplws.  l'arme.  1553. 


(  244  ) 

G<^s  trois  doctrines  furent  enseignées  par 
Agrippa  de  Nelteslieim,  professeur  à  Cologne, 
Télésius,  professeur  à  Padoue,  et  La  Ramée, 
professeur  à  Paris. 

Agrippa  est,  dans  Thistoire  des  doctrines,  un 
des  plus  grands  et  des  plus  riches  phénomènes. 
Vie  d'étudiant,  de  preux,  de  galant,  de  profes- 
seur, de  courtisan,  d^îdministrateur,  de  syndic  de 
ville,  de  conseiller  d'état,  de  capitaine,  d'archi- 
viste, de  chimiste,  d'alchimiste  et  de  kabbaliste: 
voilà  ce  qu'offre  la  carrière  de  ce  personnage, 
le  plus  curieux,  le  plus  dramatique  de  son  temps. 
Dans  ses  doctrines  se  présentent  deux  phases 
principales,  le  mysticisme  d'abord,  le  rationa- 
lisme ensuite.  Un  grand  ouvrage  d'Agrippa , 
intitulé  par  lui  la  Philosophie  occulte,  fut  le 
résultat  des  premières  et  crédules  études  du  gen- 
tilhomme belliqueux,  du  professeur  errant.  Cet 
ouvrage,  qui  n'apprenait  rien  aux  contemporains 
et  ne  saurait  rien  nous  apprendre,  n'est  qu'un 
monument  d'aberrations  juvéniles.  Mais  dans  la 
seconde  période  de  sa  vie  Agrippa  résolut  d'exa- 
miner ce  qu'il  avait  appris  dans  la  première; 
et,  de  cet  examen,  le  résultat  fut  un  autre  ou- 
vrage, d'une  importance  merveilleuse  pour  celte 
époque  et  d'une  rare  curiosité  pour  la  nôtre.  Dans 
cette  chaleureuse  composition,  intitulée  de  la 
Vanité  des  sciences,  se  trouve  une  peinture  si 


(  '^45  ) 

fidèle  du  lemjjs  et  un  examen  si  curieux  de  la 
science,  qu^l  est  impossible  de  rencontrer  ail- 
leurs une  lecture  plus  piquante. 

Il  serait  difficile  aussi  de  trouver  dans  un  ou- 
vrage de  doctrine  plus  de  raison.  En  effet,  ce 
n^est  pas  le  scepticisme  qu'enseigne  Nettesheim  ; 
par  le  doute  même  qu'il  professe,  il  mène  à  la  , 
croyance  ;  dans  les  incertitudes  de  la  philosophie! 
il  montre  la  nécessité  des  révélations. 

Il  y  a,  sans  doute,  dans  les  paroles  de  l'auteur 
toute  l'exagération  qui  est  le  cachet  de  son  génie, 
mais  s'il  est  vrai,  comme  nous  l'apprend  son  livre, 
qu'à  cette  époque  les  professeurs  des  écoles  les 
plus  célèbres  se  faisaient  prêter  parleurs  disciples 
le  serment  de  ne  jamais  combattre  ni  Aristote,  ni 
Boèce,  ni  saint  Thomas,  ni  Albert  le  Grand,  une 
guerre  vigoureuse  était  seule  propre  à  délivrer 
la  raison  de  ces  singulières  idoles. 

Ces  idoles  comptaient  encore  trop  de  fidèles. 
Ils  attaquèrent  avec  fureur,  comme  une  produc- 
tion impie,  le  livre  de  Nettesheim.  Ce  livre  qui 
conduisait  du  doute  à  la  religion,  aies  entendre, 
était  l'ouvrage  d'un  athée;  et  quoique  l'auteur  le 
défendit  avec  éclat,  il  fit  bien  de  mourir  à  l'époque 
où  Erasme,  le  type  de  la  modération,  se  mou- 
rait lui-même  embarrassé  de  trouver  un  asile. 

Les  deux  émules  de  ce  philosophe,  plus  hardis  's 
que  lui ,  furent  aussi  plus  vivement  perséculcs. 


(  246  ) 

Le  premier,  Télésiiis,  qui  avait  puisé  dans  Yé- 
cole  de  Padoue  Vesprit  libéral  de  Poniponace, 
mais  qui  se  souciait  peu  du  martyre,  laissa  de 
côté  les  doctrines  morales  pour  s'*occuper  des 
sciences  naturelles.  Il  étudia  surtout  la  phy- 
sique et  crut  pouvoir  montrer  qu^Aristote  s^était 
trop  pressé  et  qu'il  avait  élevé  au  rang  de  prin- 
cipes et  de  causes,  de  simples  notions;  qu'en 

-  construisant  la  science  de  la  nature,  le  génie  de 
l'homme  ne  doit  pas  avoir  l'ambition  de  procéder 
comme  procéda  le  génie  du  Créateur  en  donnant 
l'existence  aux  cho'ses.  Le  Créateur,  avant  de 
commencer  son  œuvre,  en  avait  conçu  le  type 
dans  son  intelligence.  La  raison  humaine  n'étant 

I  pas  en  possession  de  ce  type,  doit,  pour  arriver 
à  le  connaître,  observer  les  choses  une  à  une,  en 
étudier  la  nature,  la  grandeur,  les  situations, 
les  forces  et  les  rapports. 

Télésius  paya  cher  une  théorie  aussi  sensée. 
Attaqué  de  tous  côtés,  calomnié,  déchiré,  malgré 
toute  la  protection  que  lui  accordaient  les  grands 
et  surtout  le  duc  de  Noceria,  qui  l'avait  recueilli 
dans  son  château,  il  fut  forcé  de  se  retirer  dans 
la  solitude.  Il  mourut  à  Cosenza,  sa  ville  natale, 
l'an  i588. 

On  le  voit,  en  suivant  les  idolâtres  de  la 
scolastique  païenne,  il  n'était  pas  plus  permis 
d'attaquer  la  jihysique  ou  l'histoire  naturelle 


(  'M7  ) 

(i'Aristote  que  sa  logique  ou  sa  métaphysique. 

Cejjendanl  Télésius  u\»vail  pas  achevé  son  œu- 
vre, qu'un  professeur  de  Paris,  La  Ramée,  avait 
déjà  résolu  d'émanciper  les  écoles  dujoug  desdoc- 
Jrines  philosophiques  d'Arislote,  d'une  manière 
aussi  complète  que  le  savant  italien  le  faisait 
pour  les  doctrines  physiques. 

La  Raajée,  ayant  consacré  quatre  ans  à  l'étude 
du  despote  des  écoles,  exposa  le  fi'uit  de  son  tra- 
vail dans  une  thèse  où  il  chargeait  les  défauts 
d'Aristote  avec  l'intention  de  frapper  fortement 
les  intelligences.  Il  prélendit  que  ces  ouvrages 
si  vantés  fourmillaient  d'erreurs,  ne  contenaient 
que  des  erreurs.  L'exagération  était  évidente, 
mais  la  véritable  pensée  du  jeune  philosophe  ne 
l'était  pas  moins.  Il  demandait  qu'on  fit  pour 
un  instant  et  pour  reprendre  toute  l'indépen- 
dance de  la  raison  humaine,  abstraction  com- 
plète des  oracles  du  dictateur,  ce  qui  était  certes 
d'un  grand  sens,  car  pour  arracher  la  philosophie 
à  sa  nullité,  à  son  indigne  idolâtrie,  il  ne  fallait 
rien  moins  que  la  pousser  dans  la  révolte  et  de 
la  révolte  dans  une  révolution  complète. 

On  dirait  que  La  Ramée  avait  pris  pour  sa  tâche 
la  révolte,  et  qu'il  laissait  à  Bacon  la  révolution. 
Sa  vie  entière  fut  une  longue  insurrection  contre 
Aristote,  et  personne  ne  montra  jamais  ni  plus 
de  courage  ui  plus  de  zèle  dans  l'accomplisse- 


(  248  ) 

ment  d'une  mission,  qu'il  n'en  montra  pour  rem- 
plir celle  qu'il  s'était  faite.  Sa  thèse  soutenue, 
il  se  mit  à  étudier  Platon  pour  pouvoir  mieux 
réfuter  Aristote,  et  non-seulement  il  publia  une 
critique  nouvelle  des  doctrines  de  ce  philosophe, 
il  livra  au  public,  pour  remplacer  la  logique  sé- 
culaire des  écoles,  une  logique  de  sa  façon,  une 
logique  plus  intelligible  et  plus  populaire.  Cette 
audace  mit  le  comble  à  racharnement  des  idolâ- 
tres du  stagirite,  et  dès  ce  moment  la  carrièr^de 
La  Ramée  ne  fut  plus  qu'un  tissu  de  combats  et 
de  persécutions.  Tout  se  réunit  pour  accabler  le 
novateur,  ses  collègues,  des  avocats,  le  parle- 
ment, le  conseil  du  roi,  le  roi,  l'université  de 
Paris,  l'académie  de  Genève  et  presque  toutes 
les  écoles  de  l'Europe.  Voici  une  curieuse  sentence 
que  François  I",  sur  le  rapport  d'un  tribunal 
de  cinq  membres,  mais  qui  à  la  ûn  ne  se  com- 
posait plus  que  de  trois  juges,  lança  contre  le 
philosophe. 

«  Lesquels  (arbitres),  après  avoir  le  tout  vu  et 
considéré,  ont*  été  d'avis  que  ledit  Ramus  avait 
été  téméraire,  arrogant  et  impudent  d'avoir  ré- 
prouvé et  condamné  le  train  et  art  de  logique 

*  Il  y  a  eussent  dans  le  texte.  Nous  suivons  l'orthographe  et  la 
grammaire  modernes  en  publiant  ce  fragment  d'une  pit'ce  qu'on 
trouve  dans  les  Mémoires  de  Nicéron,  t.  xiii. 


(  ^49  ) 

reçu  de  toutes  les  nations,  que  lui-même  ignorait; 
et  que,  son  livre  des  Animadversions  reprenant 
Aristole,  son  ignorance  était  évidemment  connue 
et  manifeste.  Voire  qu^il  avait  mauvaise  volonté, 
de  tant  quMl  blâmait  plusieurs  choses  à  quoi  il 
ne  pensa  oncques.  Et  en  somme  ne  contenait 
son  dit  livre  des  Animadversions.,  que  tous  men- 
songes et  une  manière  de  médits,  tellement  qu'il 
semblait  être  le  grand  bien  et  profit  des  lettres  et 
sciences,  que  ledit  livre  fût  supprimé.  Semblable- 
ment  le  susdit  intitulé  :  Dialecticœ  institutiones, 
comme  contenant  aussi  plusieurs  choses  fausses 
et  étranges.  Savoir  faisons  que,  vu  par  nous  le- 
dit avis  et  eu  sur  ce  autres  avis  et  délibérations 
avec  plusieurs  savans...  avons  condamné...  sup- 
primons et  abolissons  lesdits  deux  livres  et...  fai- 
sons défenses  à  tous  imprimeurs  et  libraires  du 
royaume...  qu'ils  n'aient  plus  à  imprimer  ni  dé- 
biter lesdits  livres...  sous  peine  de  confiscation... 
et  de  punition  corporelle,  qu'ils  soient  imprimés 
en  iceux  nos  royaumes,  pays...  ou  autres  lieux; 
et  semblablement  au  dit  Ramus  de  ne  plus  lire 
ni  les  faire  écrire  ou  copier...  ni  lire  en  dialecti- 
que ni  philosophie  en  quelque  manière  que  ce 
soit  sans  notre  expresse  permission  ;  aussi  de  ne 
plus  user  de  telles  médisances  et  invectives  contre 
Aristote  ni  autres  anciens  auteurs  reçus  et  ap- 
prouvés, ni  contre  notre  dite  fille  l'université  et 


(  25o  ) 

sup[)ôls  (i'icelle,  sous  les  peines  que  dessus.  Si 
donnons  en  mandement  et  commandons  par  ces 
présentes  à  notre  prévôt  de  Paris  ou  à  son  lieu- 
tenant conservateur  des  privilèges —  donnés  à 
notredite  fille....  que  notre  présent  jugement... 
il  mette  à  entière  exécution...  nonobstant  oppo- 
sitions et  appellations  quelconques. 

»  Donné  à  Paris,  le  lo  mai  i543  et  de  notre 
règne  le  So".  » 

L^université  de  Paris  reçut  avec  transport  cette 
absurde  ordonnance  et  Tenvoya  avec  enqjresse- 
ment  aux  autres  académies  d'Europe.  Singulière 
époque  que  celle  où  Chai-les-Quint  juge  à  Worms 
des  doctrines  d'Eglise ,  où  Henri  VIll  dresse  à 
Londres  des  articles  de  foi,  et  François  P'  excom- 
mùnie  à  Paris  les  adversaires  d'Aristote. 

Cependant  rien  ne  put  décourager  le  géné- 
reux Ram  us,  ni  les  difficultés  qu'eut  son  protec- 
teur, le  cardinal  de  Lorraine,  à  le  faire  réinté- 
grer au  collège  de  Fi-ance  sous  Henri  H,  ni  les 
nombreuses  fuites  auxquelles  le  forçaient  nos 
guerres  civiles,  ni  l'insultante  politesse  avec  la- 
quelle on  le  recevait  et  l'éconduisait  dans  ses 
voyages  aux  universités  étrangères.  Un  roi  de 
France  lui  avait  interdit  l'enseignement;  ses  col- 
lègues l'avaient  abreuvé  de  dégoûts;  ses  écoliers 
mêmes  l'avaient  sifïlé  quand  il  avait  osé  proposer 
des  améliorations  dans  son  cours  de  logique;  et 


(  25i  ) 

pourtant,  quand  son  adversaire  Charpentier  le  dé- 
signa aux  assassins  de  la  nuit  du  24  août,  son  œu- 
vre était  à  peu  près  accomplie.  Ses  contempo- 
rains étaient  appelés,  des  volumes  d'Aristotc  à 
Tétude  de  la  nature  morale  et  intellectuelle  de 
rhomme.  Le  professeur  avait  succombé  sous  sa 
tâche,  mais  le  service  qu"'il  avait  rendu  à  Thuma- 
nité  était  immense,  et  bientôt  ses  livres  furent 
adoptés  dans  les  meilleures  écoles  de  TEurope. 

Le  rôle  de  la  révolte  philosophique  était 
fini,  celui  de  la  révolution  allait  commencer. 
Il  était  temps  qu'à  Fétude  des  livres  la  phi- 
losophie substituât  Tobservation  de  la  nature,  et 
qu'à  son  idolâtrie  pour  une  seule  doctrine  elle  fit 
succéder  la  comparaison  de  toutes.  Pour  faire 
entrer  le  monde  dans  les  voies  ouvertes  par  Té- 
lésius  et  La  Ramée,  il  était  nécessaire  qu'il  parût 
un  homme  plus  grand  que  Tun  et  l'autre. 

On  serait  sans  doute  entré  dans  ces  belles  voies 
plus  généralement  et  beaucoup  plus  vite,  si  près 
d'elles  un  philosophe  n'était  venu  en  ouvrir  d'au- 
tres plus  hardies  et  plus  dangereuses. 

En  effet,  si  nous  voyons  d'un  côté  toutes  les 
violences  des  écoles  et  du  pouvoir  s'unir  pour 
opprimer  la  révolution  philosophique  qui  se  pré- 
pare; si  d'un  autre  côté  nous  voyons  même  les 
esprits  les  plus  sages  se  défier  des  doctrines  de 
Télésius  et  de  La  Ramée,  c'est  qu'auprès  d'elles  et 


(  ) 

SOUS  une  bannière  analogue  à  la  leur,  il  s^en  pré- 
sentait de  mauvaises.  Les  contemporains  des  deux 
réformateurs  furent  aussi  les  contemporains  d'une 
sorte  de  libre  Penseur  et  même  de  Panthéiste, 
qui  fut  pour  eux  précisément  ce  que  Munzer  et 
Jean  de  Leyde  furent  à  la  même  époque  pour 
Luther  et  Calvin-,  c'est-à-dire  qu'en  forçant  les 
limites  de  la  discussion  légale  ce  téméraire  phi- 
losophe effraya  tous  les  esprits. 

En  effet,  la  philosophie  commit  dans  la  per- 
sonne de  Césalpin  une  faute  énorme.  Elle  vint 
non-seulement  enseigner  le  scepticisme,  mais  at- 
taquer par  des  voies  tortueuses  la  religion  elle- 
même;  et  tout  cela  à  une  époque  où  déjà  les 
croyances  subissaient  des  crises  violentes,  où  déjà 
elles  étaient  fortement  ébranlées;  à  une  époque 
où  par  conséquent  on  demandait  des  lumières 
et  de  la  science,  mais  non  pas  des  doutes  et  des 
sarcasmes.  Dans  un  autre  temps,  quand  l'aulo- 
rité  des  dogmes  écrasait  la  raison  et  comprimait 
la  liberté  des  intelligences,  Pomponace  fut  su- 
blime en  plaidant  la  cause  de  l'émancipation.  Re- 
venir à  ce  vieux  rôle,  quand  déjà  chancelaient 
tant  d'autorités  ;  quand  partout  la  licence  se  dis- 
posait à  saisir  ce  sceptre  de  la  raison  qu'osait  à 
peine  réclamer  la  liberté,  était  commettre  un  ab- 
surde anachron isme.  Césalpin ,  médecin  et  homme 
du  monde,  fit  cette  faute  avec  la  naïveté  d'un 


(  -^53  ) 

écolier.  II  répéta  mot  pour  mot  le  rôle  de  Pom- 
ponace,  prétendit  comme  lui  débarrasser  la  phi- 
losophie des  immuables  théories  delà  scolastique 
et  rétablir  la  doctrine  d'Aristote  dans  sa  primitive 
pureté.  Mais,  sous  ce  prétexte,  il  combattit  d'a- 
bord les  plus  belles  croyances  du  chrétien,  en 
substituant  au  spiritualisme  le  matérialisme,  et 
se  crut  ensuite  libre  de  toute  responsabilité  en 
déclarant  avecPomponace,  que  les  opinions  qu'il 
exposait  étaient  celles  d'Aristote  ;  que,  pour  lui,  il 
soumettait  toutes  les  siennes  à  VEglise. 

Une  tactique  si  commune  put  bien  désarmer 
l'indulgente  Italie  et  la  tolérante  cour  de  Rome, 
que  désarmait  d'avance  le  talent  d'un  médecin 
du  pape;  mais  l'Europe  chrétienne  fut  moins  fa- 
cile que  sa  capitale;  elle  repoussa  les  enseigne- 
mens  de  Césalpin  et,  professant  nettement  Dieu 
et  sa  Providence,  elle  montra  que  le  philosophe 
qui  les  attaquait,  loin  de  suivre  les  principes  d'A- 
ristote,  y  substituait  son  incrédulité*. 

Cela  était  vrai,  et  là  est  en  partie  l'explication 
de  la  nullité  des  doctrines  philosophiques  pendant 
la  grande  crise  de  cette  époque  ;  là  est  l'énigme  des 
persécutions  qu'on  dirigea  contre  elles.  Appelée 

'  Disputatio  de  Deo  et  Provideniin,  par  Samuel  Parker.  — Alpes 
Cœsœ,  hoc  csl  Aiulreœ  Cicsalpini  Monsirosa  et  superba  dogmata  dis- 
cassa et  crciissa,  par  Nicolas  Taiircl.  nK^-decin  de  Montbelliard. 


(  =^54  ) 

par  les  circonstances  à  jouer  un  beau  rôle,  celui 
de  maîtresse  ou  d\nrbitre  entre  la  licence  du 
temps  et  les  vieilles  lois  d'intolérance,  la  philo- 
sophie demeura  au-dessous  de  sa  mission  dans 
toutes  les  écoles.  Télésius  et  La  Ramée  eux-mê- 
I  mes  démolirent  beaucoup  sans  rien  édifier.  L''Ita- 
■  lien  aima  trop  le  repos,  le  Français  trop  les  dis- 
putes. Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  la  religion 
et  la  politique  aient  professé  pour  leurs  doctrines 
un  égal  dédain,  et  que  ceux  mêmes  qui  en  théo- 
logie demandèrent  l'émancipation,  loin  de  ré- 
clamer de  la  philosophie  le  moindre  concours,  se 
soient  constamment  prononcés  contre  elle  avec 
une  extrême  dureté*. 

Cependant  les  doctrines  philosophiques  furent 
moins  négligées  encore  que  les  doctrines  morales 
proprement  dites.  A  celles-ci,  le  monde  occupé 
de  débats  religieux  et  politiques  parut  à  peine 
I  songer.  Et  pourtant,  trois  classes  de  personnes 
devaient,  ce  nous  semble,  vouer  à  ces  doctrines 
une  attention  toute  spéciale;  c'étaient  d'abord 
les  philosophes  eux-mêmes,  c'étaient  ensuite  les 
théologiens,  c'étaient  enfin  les  politiques. 

Quand  la  philosophie  prétendait  à  occuper 
une  place  dans  les  doctrines  publiques,  elle  de- 

*  Les  chefs  de  la  Réforme,  à  l'exception  de  Mélanclilhon.  fn- 
\   rent  tous  ennemis  déclarés  de  la  philosopliie  de  répoqiic. 


(  255  ) 

vail  nécessairement  songer  à  conquérir  la  direc-| 
tion  des  mœurs  et  celle  des  lois.  Sans  cette  posi- 
tion non-seulement  elle  n^estrien  aux  époques  de 
crise,  sans  cette  position  elle  n'est  jamais  rien. 

La  religion,  au  moment  où  des  doctrines  nou- 
velles se  posaient  enfaced''anciennes  institutions, 
devait  dans  Tun  et  dans  Tautre  camp,  comme 
la  philosophie,  prouver  sa  légitimité  par  son  ac-    ;  (4, 
tion  sur  les  lois  et  les  mœurs. 

La  politique,  à  une  époque  où  d'une  révolu- 
tion religieuse  sortaient  menaçantes  toute  une  sé- 
rie de  révolutions  sociales;  à  une  époque  où  s'é- 
branlaient et  se  modifiaient  toutes  les  opinions 
et  par  conséquent  toutes  les  lois  de  la  société, 
avait  pour  mission  première  d'examiner  les  éter- 
nels principes  de  législation  morale  qui  prési- 
dent, ou  du  moins  doivent  présider  aux  principes 
de  la  législation  civile.  Les  lois  humaines,  on  le 
sait,  doivent  être  le  calque  fidèle  des  lois  divines, 
condition  première  de  la  justice  et  de  la  bonté 
de  toutes  les  institutions  publiques.  Dans  cet  \ 
ébranlement  général  de  toutes  les  croyances  et  de 
tous  les  genres  d'autorités,  où  convenait-il  de  cher- 
cher un  appui  aux  institutions  des  empires,  si  ce 
n'est  dans  les  décrets  impérissables  que  l'ordon- 
nateur suprême  du  monde  moral  a  gravés  dans 
notre  conscience  et  qui  sont  le  type  invariable  des 
formes  si  variables  du  monde  politique?  ; 


(  256  ) 

Ehbien!  cette  élude  indispensable  des  doc- 
î fines  morales,  de  ceux  qui  étaient  appelés  à  y 
chercher  le  salut  de  Pépoque,  les  uns  la  négligè- 
rent, les  autres  la  pervertirent  ;  d^ autres  encore  û\- 
vorisèrentle  désordre  en  se  livrant  à  de  péi'illeuses 
chimères  ou  à  un  fol  amour  du  monde  ancien. 

Les  philosophes  enseignèrent  bien  la  morale 
de  Platon  et  celle  d^Aristote;  mais  cette  morale,  ils 
ne  surent  la  rattacher  ni  aux  mœurs  du  temps, 
ni  aux  institutions  toutes  chrétiennes  qu^avait  fai- 
tes le  moyen-âge.  Les  philosophes  ne  placèrent 
aucun  volume  populaire  à  côté  des  belles  pages 
qu'Erasme  traça  pour  la  jeunesse  classique  et 
qu'il  para  de  toutes  les  figures  et  de  toutes  les 
élégances  que  lui  fournissaient  de  brillantes  étu- 
des. Ces  pages  furent  beaucoup  lues  et  juste- 
ment admirées  pour  la  grâce  dont  elles  étaient 
revêtues,  et  elles  jetèrent  dans  les  écoles  un  grand 
I  nombre  de  bons  germes  ,  de  saines  maximes  de 
sagesse  et  de  conduite.  Mais  dans  lè  monde  les 
doctrines  morales  ne  se  posèrent  nulle  part  fortes 
de  leur  divine  légitimité,  et  nulle  part  elles  n'oc- 
cupèrent la  place  qui  leur  était  faite.  On  sait  que 
jamais  elles  n'exercent  d'action  véritable  quand 
elles  négligent  de  s'adresser  au  peuple,  auxiliaires 
de  la  religion  et  de  la  politique. 


■*  Voyez  l'Introduction  qui  se  trouve  à  la  tête  de  ce  volume. 


(  ) 

Les  théologiens  parlèrent  beaucoup  sur  les 
moeurs  au  nom  et  à  Toccasion  du  dogme;  mais, 
absorbés  par  la  polémique  qui  fut  la  grande  af- 
faire du  temps,  et  préoccupés,  comme  il  leur  con- 
venait, de  Timportance  majeure  de  leurs  études 
à  eux,  ils  ne  songèrent  pas  à  poser  les  doctrines 
morales  comme  une  science  à  part,  ayant  ses  prin- 
cipes, son  autorité  et  sa  sanction  propres.  En  gé- 
néral, ceux  d^entre  eux  qui  demeurèrent  attachés 
aux  anciennes  doctrines  suivirent  aussi  l'ancienne 
méthode  d'enseigner  la  morale;  c'est-à-dire  qu'ils 
continuèrent  à  en  réduire  les  préceptes  en  cas  de 
casuistique  et  de  discipline,  et  qu'ils  publièrent 
sous  cette  forme  des  recueils  plus  utiles  dans  les 
écoles  de  la  jeunesse  que  dans  le  sein  d'une  so- 
ciété déchirée  par  tant  d'innovations.  Les  écoles 
reçurent  sans  doute  avec  enthousiasme  la  somme 
des  cas  de  conscience  et  les  aphorismes  à  l'usage 
des  confesseurs^  composés  par  François  de  To- 
lède et  Immanuel  Sa  ;  mais  les  gens  du  monde 
ignorèrent  jusqu'à  l'existence  de  ces  doctes  vo- 
lumes. Quand  ils  demandèrent  à  savoir  quelque 
chose  d'exact  sur  les  opinions  religieuses,  qui 
étaient  devenues  l'objet  de  débats  si  animés  et 
sur  les  raisons  qui  les  appuyaient,  il  fallut  qu'un 
gentilhomme,  que  Michel  de  Montaigne,  à  la 
demande  d'un  père  mourant,  leur  traduisît  la 
théologie  naturelle  de  Raimond  de  Sebonde.  Et 
I.  17 


(  258  ) 

pourtant  on  était  dans  le  monde  très-curieux  de 
ces  choses.  Les  femmes  elles-mêmes  lurent  cet 
ouvrage  avec  un  grand  empressement. 

Ceux  des  théologiens  qui  suivirent  les  nou- 
velles doctrines  firent  en  général  plus  de  livres, 
s'appliquèrent  davantage  à  les  mettre  à  la  portée 
du  peuple,  et  plusieurs  de  leurs  travaux  de  mo- 
rale populaire  sont  remarquables ,  mais  leur 
doctrine  scientifique  n'a  pour  base  que  les  dogmes 
de  la  religion,  et  pour  eux  la  morale  n'est  pas 
non  plus  une  science  indépendante.  Quant  au 
fondement  religieux  sur  lequel  ils  la  jettent,  nous 
n'avons  pas  à  le  juger;  ce  sont  ces  doctrines 
d'une  corruption  totale  de  la  nature  humaine  et 
d'une  incapacité  absolue  de  la  part  de  l'homme 
de  vouloir  ou  de  faire  le  bien,  qui  ont  toujours 
paru  anéantir  la  spontanéité,  c'est-à-dire  la  li- 
berté morale.  Or,  tuer  les  facultés  morales  de 
l'homme,  n'était-ce  pas  tuerla  morale  elle-même? 
Heureusement  les  systèmes  des  écoles  n'anéan- 
tissent pas  les  facultés  du  genre  humain  et  n'ar- 
rêtent pas  les  destinées  du  monde.  Ceux  mêmes 
qui  professèrent  le  plus  hautement  ces  impar- 
faites doctrines  leur  donnèrent  dans  leur  vie  le 
démenti  le  plus  glorieux,  et  si  leurs  livres  conti- 
nuèrent à  combattre  les  opinions  qu'Erasme  sou- 
tint avec  tant  de  supériorité  dans  la  fameuse 
querelle  du  Libre  arbitre^  leurs  mœurs  furent  les 


(  ) 

complices  du  célébra  adversaire  de  la  Réforme. 
Mais  les  écoles  pvofesserentV^ rbitre  esclave^  avec 
une  constance  déplorable.  Erasme  avait  cent 
fois  raison  en  leur  disant  :  «  Vous  imputez,  les 
fautes  à  celui  qui  les  commet;  de  "quel  droit  le 
faites-vous  s^il  est  forcé  de  les  commettre  par  la 
condition  de  ses  facultés  morales  ?  Votre  doc- 
trine plonge  les  uns,  ceux  qui  se  croient  damnés 
quoi  qu''ils  fassent,  dans  le  désespoir;  elle  jette  les 
autres,  ceux  qui  se  ci'oient  prédestinés  au  salut 
quand  méme^  dans  une  funeste  sécurité  ?  On  sa- 
vait cela,  mais  on  n'en  voulait  pas.  C^était  Fargu- 
mentation  de  la  raison  humaine,  et  on  répugnait 
désormais  à  toute  autorité  de  cette  nature;  on 
ne  voulait  plus  que  la  lettre  de  la  révélation  di- 
vine, et  à  la  doctrine  de  la  corruption  absolue, 
à  Findispensable  nécessité  de  la  grâce,  on  ajouta 
celle  de  Tinutilité  positive  des  bonnes  œuvi'es 
pour  le  salut.  C'était  tuer  encore  la  morale, 
s'il  eût  dépendu  de  quelques  professeurs  de  la 
tuer.  Leur  erreur  fut  longue.  Lorsque  vingt  ans 
après  la  mort  d''Erasme  un  docteur  de  Wittem- 
berg  enseigna  la  nécessité  des  bonnes  œuvres, 
on  Taccusa  de  complaisance  pour  la  doctrine 
catholique,  et  il  fallut  les  graves  anathèmes  du 
concile  de  Trente  contre  la  morale  défectueuse 
et  illibérale  de  la  Réforme,  pour  qu'elle  vît  toute 


(  26o  ) 

rinconséquenc<i  où  elle  était  tombée,  elle  doc- 
trine de  liberté. 

Mais,  nous  Pavons  dit,  si  les  fortes  doctrines 
manquèrent  aux  écoles,  le  peuple  reçut  dans  les 
deux  camps  d'excellentes  instructions.  Les  ser- 
mons, les  catéchismes,  les  hymnes  et  les  traités  de 
dévotion  exercèrent  sur  les  mœurs  populaires 
une  influence  plus  heureuse  que  n''eussent  fait 
les  plus  brillantes  théories. 

Les  écrivains  politiques  ne  comprirent  pas 
mieux  que  les  théologiens  et  les  philosophes  leur 
mission  morale  auprès  des  classes  supérieures 
de  la  société. 

Ces  écrivains,  très-peu  nombreux,  se  distin- 
guent en  deux  classes,  que  représentent  parfai- 
tement deux  noms,  celui  de  Thomas  Morus, 
.  chancelier  d\\ngleterre,  et  celui  de  La  Boétie, 
I  conseiller  au  parlement  de  Bordeaux.  Le  premier 
représente,  en  politique  et  en  morale,  la  doctrine 
/  de  la  Renaissance  réduite  par  l'idéalisme  à  la  nul- 
lité pratique-,  le  second,  la  même  doctrine,  pous- 
sée par  le  radicalisme  à  Faction  la  plus  funeste. 
Pour  comprendre  Tun  et  Pautre  il  faut  se  rap- 
peler les  idées  de  Tépoque,  les  études  générales. 

C'est  un  fait  d'histoire  bien  établi  que  dans 
l'éducation  preniière  l'homme  puise  ,  non  pas  le 
germe  de  sa  grandeur,  celui-ià  est  dans  sa  créa- 


(  =^61  ) 

lion,  mais  celui  de  ses  tendances  les  plus  remar- 
quables, de  ses  sentimens  les  plus  profonds,  en  un 
mot  de  sa  vie  morale.  Eh  bien  !  à  Tépoque  qui 
nous  occupe  une  faute  immense  corrompait  Vé- 
ducation.  Non-seulement  toute. instruction  con- 
forme aux  nouveautés  du  temps,  manquait  dans 
les  études  générales,  mais  dans  ces  études  on  fai- 
sait complètement  abstraction  des  mœurs  et  des 
institutions  que  réclamaient  les  peuples.  Une 
étude  incomplète  des  doctrines  religieuses  du 
moyen  âge,  et  une  adoration  fanatique  pour  les 
doctrines  morales  et  les  institutions  politiques 
de  l'antiquité ,  voilà  les  deux  ordres  de  choses 
qu'on  gravait  dans  les  intelligences  et  dans  les 
consciences;  disons  mieux,  voilà  les  deux  moules 
contraires  où  se  jetaient  généralement  les  jeunes 
âmes,  au  risque  d^  puiser  quelque  mélange  bâ- 
tard de  catholicité  romaine  ou  de  scepticisme  phi- 
losophique, de  monarchie  féodale  ou  de  démo- 
cratie athénienne. 

Déjà  nous  avons  vu  un  monument  vivant  de  ce 
fanatisme  classique ,  le  personnage  d'Erasme , 
dont  les  doctrines  si  pures  et  les  productions  si 
élégantes  excitèrent  une  admiration  si  universelle 
et  furent  si  peu  suivies  soit  des  princes  soit  des 
peuples.  Eh  bien  !  Erasme  n'est  pas  le  monument 
le  plus  curieux  de  cette  grande  aberration  ;  Mo- 
rus  et  La  Boétie  l'éclipsent  bien  sous  ce  rapport. 


(  262  ) 

En  efiet,  Morus  dans  sa  célèbre  utopie  donne 
sur  la  morale  et  la  politique,  on  le  sait*,  des  théo- 
ries et  des  rêves  encore  plus  inutiles  que  Vidéa- 
lisme  classique  du  traité  composé  par  Erasme 
pour  Finstruction  de  Charles-Quint. 

Quant  à  La  Boétie,  c'est  sous  un  toutautre  point 
de  vue  que  sa  doctrine  morale  et  politique,  expo- 
sée dans  le  traité  De  la  servitude  volontaire^  est 
mauvaise.  Ce  livre  est  'un  périlleux  s  anachro- 
nisme, s'il  n'est  pas  une  déclamation  séditieuse. 
Voyons  ce  qu'il  est.  Le  jeune  gentilhomme  de 
Sarlat  allait  être  nommé  conseiller  du  roi  au  par- 
lement de  Bordeaux  quand  il  écrivit  cette  bro- 
chure qu'on  surnomma  si  bien  le  Contre-Un. 
Eh  bien  !  la  servitude  qu'il  y  dépeint,  contre 
laquelle  il  s'attache  à  soulever  toutes  les  colères 
et  tous  les  mépris,  c'est  Vobéissance  à  un  seul^ 
c'est-à-dire  la  constitution  monarchique.  Aussi  en 
montrant  aux  peuples  qu'un  long  abrutissement 
de  leurs  plus  nobles  facultés  a'seul  pu  les  soumet- 
tre peu  à  peu  à  la  tyrannie  d'un  de  leurs  sembla- 
bles, c'est  directement  à  la  monarchie  et  au  mo- 
narque que  s'attaque  l'auteur.  Ecrivant  sous  une 
monarchie,  La  Boétie  déguise  comme  il  peut  une 
tendance  si  audacieuse;  luais  autant  qu'il  lui  est 
possible  il  laisse  entrevoir  sa  pensée. 


*  Idée  d'une  n'iHibliquc  heureuse  ou  lîtopic  de  Thomas  Mor-us. 


(  263  ) 

Il  ne  veut  pas,  dit-il,  examiner,  si  les  autres 
façons  de  gouvernement  sont  meilleures  que  la 
monarchie;  c''est  une  autre  fois  qu'il  abordera 
cette  question;  mais  il  veut  pourtant  en  dire  as- 
sez pour  qu'on  sache  bien  qu'il  songe  plus  à  la 
chose  publique  qu'au  monarque  et  qu'il  n'aime 
pas  la  monarchie ,  «  pour  ce  qu'il  est  malaisé  de 
croire  qu'il  y  ait  rien  de  public  dans  un  gouver- 
nement où  tout  est  à  un.  w 

Quand  il  a  de  cette  sorte  à  la  fois  voilé  et  dé- 
voilé sa  tendance,  La  Boétie  déclare  qu'il  veut 
examiner  comment  il  se  fait  qu'on  obéit  à  un 
seul,  et  au  mot  unseul  il  ajoute  celui  de  tyran,  que 
personne  ne  peut  trouver  mauvais,  puisqu'il  ne 
désigne  personne,  mais  que  tous  les  princes  pour- 
ront s'appliquer,  parce  que  jamais  l'auteur  ne  le 
distingue  de  celui  de  monarque,  et  que  tout  ce 
qu'il  dit  de  la  tyrannie  tombe  à  plomb  sur  la  mo- 
narchie. En  cela,  on  le  voit,  La  Boétie  procède 
exactement  comme  d'autres  élèves  de  la  Renais- 
sance qui  avaient  à  faire  entrevoir  des  choses  | 
qu'on  ne  les  eût  pas  laissés  dire,  comme  Pompo- 
nace,  comme  Césalpin;  et  aussitôt  que,  sous  un 
déguisement  si  habile,  il  s'est  assuré  l'impunité, 
il  donne  pleine  carrière  à  sa  politique  d'école  et 
à  ses  réminiscences  classiques. 

Comment  se  fait-il  donc  que  tous  obéissent  à 
im  seul  ?  Il  n'a  que  la  puissance  qu'ils  lui  donnent 


(  a64  ) 

et  n'exerce  que  Paction  qu^ils  lui  laissent.  «  La 
servitude  dans  laquelle  ils  gémissent  a  toujours 
cela  d'étrange  que,  pour  en  être  délivrés,  il  leur 
suffirait  de  ne  pas  s'en  rendre  complices*.  On 
ne  peut  le  craindre,  puisqu'il  est  seul  contre  tous  ; 
on  ne  saurait  l'aimer,  puisque  seu  l  il  opprime'tous. 
On  ne  peut  le  craindre  :  que  deux,  que  quatre  en 
craignent  un  seul,  c'est  une  lâcheté  infâme;  que 
serait-ce  donc  que  ce  sentiment  de  la  part  de 
cent  mille,  d'un  million  d'hommes?  On  ne  peut 
l'aimer  :  il  ravit  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux  au 
monde,  ce  que  les  peuples  les  plus  illustres  ont 
toujours  le  plus  chéri,  la  liberté.  Voyez  les  Grecs; 
ils  aimèrent  mieux  mourir  que  succomber  aux 
armées  du  grand  roi.  » 

Le  tyran  n'étant  ni  craint,  ni  aimé,  comment 
se  fait-il  qu'il  se  maintient  ?  Cela  est  extraordi- 
naire. «  Qu'un  seul  homme  mastine  cent  villes  et 
les  prive  de  liberté,  qui  le  croirait,  s'il  ne  faisait 
que  l'ouïr  dire  et  non  le  voir?  Ajla  bonne  heure 
si,  pour  le  renverser,  il  fallait  se  mettre  en  avant, 
on  comprendrait  l'hésitation  ;  mais  puisqu'il  n'est 
nullement  nécessaire  de  l'attaquer,  puisqu'il  s'a- 
git seulement  de  le  laisser  tomber ,  de  ne  rien  lui 
donner,  de  le  faire,  comme  le  feu  qu'on  cesse 
'd'alimenter,  se  consumer  lui-même,  pourquoi 


*  CF.  la  préface  de  M.  De  Lamennais,  p.  10. 


(  265  ) 

tout  le  inonde  ne  l'abandonne-t-il  pas?  Pourquoi 
chacun  ne  rentre-t-il  pas  dans  la  jouissance  de 
cette  liberté  qui  est  le  plus  grand  de  tous  les 
biens  et  celui  de  tous  sans  lequel  les  autres  sont 
sans  goût  et  sans  saveur  ?  Il  faut  quMl  y  ait  pour 
cela  des  raisons  bien  puissantes.  Il  y  en  a.  La  li- 
berté, qui  est  de  droit  naturel  et  qui  est  si  chère 
aux  bêles  elles-mêmes  qu^elles  crient  vive  la  li- 
berté et  que,  faites  pour  nous  servir,  elles  ne  le 
font  qu'après  mille  résistances  et  protestations,  la 
liberté  n'est  pas  appréciée  des  hommes,  et  cela 
par  suite  d'un  malheur  qui  leur  est  arrivé.  Ce 
malheur,  c'est  une  confiscation  faite  au  profit  des 
tyrans,  »  c'est  l'énorme  confiscation  de  la  liberté 
de  tous. 

«I  II  y  a  trois  sortes  de  tyrans,  tyrans  nés,  ty- 
rans élus,  tyrans  conquérans.  Ils  se  ressemblent. 
Pour  en  dire  la  vérité,  je  voy  bien  qu'il  y  a  en- 
tre eux  quelque  différence,  mais  de  choix  je 
n'en  voy  pas...  toujours  la  façon  de  régner  est 
semblable.  Les  élus,  comme  s'ils  avaient  pris 
des  taureaux  à  dompter,  les  traitent  ainsi;  les 
conquérans  pensent  en  avoir  droit,  comme  de 
leur  proie;  les  successeurs,  en  faire  ainsi  que  de 
leurs  naturels  esclaves.  » 

Cela  est  très-clair;  ce  qui  l'était  déjà  assez, 
c'étaient  ces  mots  :  La  façon  de  régner  est  tou- 
jours semblable.  Ce  qui  l'est  trop,  c'est  ce  qui  suit. 


(  266  ) 

En  effet,  pourqu^on  sache  bien  que  la  royauté  est 
synonyme  de  la  tyrannie,  le  jeune  déclamateur 
ajoute  quM  n'est  aucun  peuple  au  monde  qui 
n'aimât  naturellement  mieux  obéir  à  la  raison 
qu'à  un  homme  ;  que  les  Juifs  seuls  se  donnèrent 
un  tyran  de  gaîté  de  cœur,  action  qui  du  reste  ir- 
rite l'écrivain  à  un  degré  qu'il  se  reproche  comme 
un  sentiment  mauvais,  car  il  dit  :  «  Duquel  peuple 
je  ne  lis  jamais  l'histoire  que  je  n'en  aie  trop 
grand  dépit,  quasi  jusques  à  devenir  inhumain, 
et  me  réjouir  de  tant  de  maux  qui  leur  en  ad- 
vinrent.  » 

On  le  sait,  les  Juifs  ne  se  sont  pas  donné  un 
tyran,  ils  ont  senti  la  nécessité  d'achever  la  con- 
quête d'un  pays  où  ils  luttaient  péniblement  et  de- 
puis cinq  siècles  contre  des  populations  belliqueu- 
ses qui  savaient  vendre  cher  leur  indépendance. 
Pour  achever  cette  conquête,  il  fallait  centraliser 
i  des  forces  partagées  entre  douze  aristocraties  à 
'  peu  près  indépendantes.  Opérer  cette  centralisa- 
i  tion  était  une  nécessité  pour  les  Juifs,  et  la  mo- 
narchie  seule  pouvant  l'opérer,  ils  se  donnèrent 
un  roi.  Ce  roi  n'opprima  jamais  le  peuple,  et  ne 
fut  pas  remplacé  pour  cause  de  tyrannie,  mais 
pour  cause  de  désobéissance  à  Dieu.  Eh  bien  !  il 
n'en  est  pas  moins  pour  notre  écrivain  politique 
un  tjran.  Et  telle  est  pour  la  lâcheté  du  peuple 
qui  s'est  donné  des  institutions  tyranniques,  c'est- 


(  ) 

à-dire  monarchiques,  la  haine  de  La  Boétie,  con- 
seiller du  roi  de  France  dans  un  des  parlemens 
du  royaume,  qu^il  se  réjouit  d'une  manière  inhu- 
maine de  tous  les  maux  qui  ont  affligé  les  Juifs. 
Or,  quand  on  considère  que  c'est  précisément 
la  royauté  qui  a  fait  quelque  chose  de  cette 
nation,  la  royauté  qui  a  terminé  la  conquête 
du  pays,  qui  a  comblé  de  gloire  et  de  richesse 
un  peuple  auparavant  misérable;  qui  a  fait  fleurir 
sur  un  territoire  étroit  et  ingrat  Tagriculture,  le 
commerce  et  les  arts;  qui,  en  un  mot,  par  des 
institutions  brillantes  et  des  œuvres  de  génie  Fa 
élevé  au  rang  des  premiers  peuples  de  l'antiquité, 
vraiment  on  ne  conçoit  plus  rien  au  fanatisme 
de  La  Boétie. 

Cependant,  poursuivant  son  thème,  sa  chimère 
de  démocratie  athénienne,  il  montre  comment 
ont  fait  les  tyrans  pour  ravir  aux  hommes  la  li- 
berté. Ils  leur  ont  fait  avaler  le  poison  à  petite 
dose,  comme  faisait  Mithridate  pour  lui-même; 
ils  les  ont  dressés  comme  Lycurgue  avait  fait 
dresser  deux  chiens,  l'un  aux  champs,  l'autre  à 
la  cuisine;  comme  chaque  jour  encore  on  dresse 
nos  «  courtauds  ;  »  comme  le  grand-turc  dresse 
ses  sujets  en  les  sevrant  de  toute  idée  de  liberté. 

Si  donc  les  hommes  sont  devenus  serfs  ou  su- 
jets, c'est  qu'il  s'est  trouvé  d'autres  hommes  qui 
les  ont  façonnés  à  l'esclavage.  Si  les  premiers  per- 


(  268  ) 

sévèrent  dans  leur  servitude,  c'est  qu'ils  y  sont 
nés  et  nourris;  s'ils  sont  incapables  de  s'affran- 
chir, c'est  que,  sous  les  seconds,  sous  les  tyrans^ 
ils  deviennent  lâches  et  efféminés. 

Pour  les  abrutir  et  les  efféminer,  les  tyrans  les 
plongent  dans  la  mollesse.  Cyrus,  ayant  soumis 
la  ville  de  Sardes,  y  établit  «  des  bordeaux,  des  ta- 
'  vernes,  des  jeux  publics,  et  fit  publier  cette  ordon- 
nance, que  les  habitans  eussent  à  en  faire  état.  » 
—  «  Les  Romains  tyrans  s'avisèrent  encore  d'un 
autre  point,  de  festoyer  souvent....  cette  canaille 
qui  se  laisse  aller,  plus  qu'à  toute  chose,  au  plaisir 
de  la  bouche.  Alors  le  plus  entendu  de  tous  n'eût 
pas  quitté  son  écuelle  de  soupe  pour  recouvrer  la 
liberté  de  la  république  de  Platon....  Ce  fut  cette 
venimeuse  douceur  qui  sucra  la  servitude.  » 

Les  tyrans  ont  inventé  en  leur  faveur  jusques  à 
des  miracles.  Les  uns  guérissaient  leurs  sujets 
d'un  mal,  et  les  autres  d'un  autre. 

On  sait  que  nos  rois  guérissaient  des  écrouelles. 
Mais  pour  qu'une  allusion  si  directe  n'échappât 
à  personne,  voici  ce  qu'ajoute  La  Boétie  :  «  Les 
nôtres  semèrent  en  France  je  ne  sais  quoi  de 
tel,  des  crapauts^  des  Jleurs-de-lis^  Vampoule^ 
Vorijlan.  » 

Cependant  tout  cela  n'explique  pas  encore  suf- 
fisamment le  grand  secret  de  cette  si  funeste  ser- 
vitude, et  ce  secret,  en  dernière  analyse,  le  voici  : 


(  ) 

Mais  maintenant  je  viens  à  mon  advis  à  un 
poinct,  lequel  est  le  secret  et  le  resourd  *  de  la 
domination,  le  soustien  et  fondement  de  la  ty- 
rannie. Qui  pense  que  les  hallebardes  des  gar- 
des, Fassiette  du  guet  garde  les  tyrans,  à  mon 
jugement  se  trompe  fort  :  ils  s'en  aydent,  comme 
je  croy,  plus  pour  la  formalité  et  espouvantail, 
que  pour  fiance  qu'ils  y  ayent.  Les  archei's 
gardent  d'entrer  dans  les  palais  les  malhabiles, 
qui  n'ont  nul  moyen,  non  pas  les  bien  armez, 
qui  peuvent  faire  quelque  entreprinse.  Certes 
des  empereurs  romains  il  est  aisé  à  compter, 
qu'il  n'y  en  a  pas  eu  tant  qui  ayent  eschappé 
quelque  danger  par  le  secours  de  leurs  archers, 
comme  de  ceux-là  qui  ont  esté  tuez  par  leurs 
gardes.  Ce  ne  sont  pas  les  bandes  de  gens  à 
cheval,  ce  ne  sont  pas  les  compagnies  de  gens 
à  pied,  ce  ne  sont  pas  les  armes,  qui  défendent 
le  tyran.  Mais  on  ne  le  croira  pas  du  premier 
coup  :  toulesfois  il  est  vray.  Ce  sont  toujours 
quatre  ou  cinq  qui  maintiennent  le  tyran, 
quatre  ou  cinq  qui  lui  tiennent  le  pays  tout  en 
servage.  Tousjours  il  a  esté,  que  cinq  ou  six 
ont  eu  l'oreille  du  tyran,  et  s'y  sont  aprochez 
d'eux-mêmes,  ou  bien  ont  esté  apellez  par  luy, 
pour  estre  les  complices  de  ses  cruautez,  les 


*  Le  ressort. 


[  270  ) 

»  compagnons  de  ses  plaisirs,  raacquereaux  de 
»  ses  voluptez,  et  communs  au  bien  de  ses  pil- 
"  ieries.  Ces  six  addressent  si  bien  leur  cbef, 
»  qu^'l  faut  pour  la  société,  quMl  soit  meschant, 
»  non  pas  seulement  de  ses  meschancetez,  mais 
»  encores  des  leurs.  Ces  six  ont  six  cens,  qui 
»  profitent  sous  eux,  et  font  de  leurs  six  cens  ce 
»  que  les  six  font  au  tyran.  Ces  six  cens  tiennent 
)»  sous  eux  six  mille,  qu^ils  ont  eslevez,  en  estât, 
»  ausquels  ils  ont  fait  donner,  ou  le  gouverne- 
»  ment  des  provinces,  ou  le  maniement  des  de- 
•)  niers,  afin  qu^ils  tiennent  la  main  à  leur  avarice 
»  et  cruauté,  et  qu^ils  Texécutent  quand  il  sera 
»  temps,  et  facent  tant  de  mal  d'ailleurs^  que  ils 
»  ne  puissent  durer  que  sous  leur  ombre,  n^ 
»  s'exempter  que  par  leur  moyen  des  loix  et  de 
»  la  peine.  Grande  est  la  suyte,  qui  vient  après 
»  de  cela.  Et  qui  voudra  s'amuser  à  devuyder  ce 
»  filet,  il  verra  que  non  pas  les  six  mille,  mais 
»  les  cent  mille,  les  millions,  par  ceste  corde,  se 
»  tiennent  au  tyran  ,  s'aydant  d^icelle,  comme 
»  en  Homère  Jupiter  qui  se  vante,  s'il  tire  la 
))  cbaîne,  d'amener  vers  soy  tous  les  dieux.  » 

Comme  tout  cela  est  parfaitement  applicable 
à  la  monarchie,  la  vraie  pensée  de  l'auteur  perce 
partout;  et  certes  on  s'est  bien  grossièrement 
trompé  dans  le  monde  littéraire,  quand  on  a  dit 
que  c'était  là  une  pure  déclamation  oratoire.  Au 


{    irjl  ) 

contraire,  le  monde  politique  a  bien  vu  quand  il 
a  jugé  que  c'était  une  r/éc/am«^/o;^  séditieuse.  C'est 
avec  raison  qu'on  s'est  gardé  d'imprimer  cette 
diatribe  à  l'époque  de  nos  guerres  civiles. 

Mais,  dit-on,  comment  comprendre  que,  sous 
l'empire  d'une  Médicis,  on  ait  osé  publier  contre 
les  institutions  monarchiques  du  pays,  des  at- 
taques qui  seraient  de  nature  à  faire  traduire 
devant  les  tribunaux  ceux  de  nos  écrivains  qui 
se  permettraient  de  les  imprimer  ?  Rien  ne  s'ex- 
plique plus  aisément.  Nos  auteurs  du  seizième 
siècle ,  après  les  écrivains  grecs  et  romains,  li- 
saient surtout  ces  auteurs  italiens  qui  avaient  su 
exploiter  les  idées  de  la  Renaissance  avec  un  art 
si  merveilleux,  et  La  Boétie  ne  fit  autre  chose 
qu'imiter  trait  pour  trait  la  tactique  de  Pom- 
ponace,  de  Machiavel,  de  Césalpin.  Pour  faire 
passer  tout  ce  qu'il  dit  des  tyrans.,  il  donne 
aux  rois  une  de  ces  louanges  de  parade  qui  ne 
coûtent  rien  aux  écrivains  et  qui  les  mettent  à 
l'abri  de  la  justice.  Voici  le  passage  du  traité  de 
la  servitude  qui  a  servi  de  passe-port  à  tout  le 
reste.  La  Boétie,  après  avoir  parlé  de  l'oriflan  et 
des  autres  merveilles  de  notre  royauté,  ajoute  : 
«  Ce  que  de  ma  part,  comment  qu'il  en  soit,  je 
ne  veux  pas  encore  mécroire  (mettre  en  doute), 
puisque  nous  et  nos  ancêtres  avons  toujours  eu 
des  rois  si  bons  en  la  paix,  si  vaillans  en  la 


(  ) 

guerre  que,  encore  qu^ils  naissent  rois,  il  semble 
quMls  ont  été  non  pas  faits,  comme  les  autres, 
par  la  nature,  mais  choisis  par  le  Dieu  tout- 
puissant,  devant  que  de  naître,  pour  le  gouver- 
nement et  la  garde  de  ce  royaume.  » 

Cette  précaution  prise,  La  Boétie  peut  tout 
dire,  et  voici  ce  qui  suit.  i°  Eloge  fanatique  de  la 
liberté  républicaine,  «  Celui  qui  verrait  les  Vé- 
nitiens, dit-il,  vivant  si  librement  que  le  plus 
méchant  d^entre  eux  ne  voudrait  pas  être  roi  ; 
ainsi  nés  et  nourris  qu^ils  ne  connaissent  point 
d'autre  ambition,  sinon  à  qui  mieux  avisera 
à  soigneusement  entretenir  la  liberté;  ainsi  ap- 
pris et  faits  dans  le  berceau,  qu'ils  ne  pren- 
draient point  le  reste  des  félicités  de  la  terre  pour 
perdre  le  moindre  point  de  leur  franchise;  ce- 
lui qui  verrait  ces  personnages-là  et  s'en  irait 
ensuite  aux  terres  de  ce  que  nous  appelons  le 
Grand-Seigneur...  penserait-il  que  les  uns  et  les 
autres  eussent  même  naturel?  »  i"  Eloge  fanatique 
de  tous  ceux  qui  ont  délivré  un  pays  ou  plongé  le 
fer  dans  le  sein  d'un  tyran;  éloge  d'Harmodius, 
d'Aristogiton,  de  Thrasybule,  de  Brutus,  de 
Dion,  de  Valérius,  de  Cassius.  3°  Eloge  fanatique 
du  jeune  Caton  qui  demandait  un  poignard  pour 
tuer  Sylla.  «  C'était  là  un  noble  enfant;  c'était  là 
une  parole  appartenant  à  Caton  ;  c'était  un  com- 
mencement de  ce  personnage,  digne  de  sa  mort.  •> 


(  ^73  ) 

Et  c'est  pour  une  composition  de  cette  nature, 
que  Montaigne  a  voué  une  admiration  si  exaltée 
à  La  Boétie.  Montaigne,  cet  autre  conseiller  de 
parlement,  ce  philosophe  de  tant  de  bon  sens, 
était  donc  égaré  comme  le  jeune  déclamateur  de 
Sarlat,  par  ces  études  de  la  Renaissance  qui,  au 
lieu  d'affranchir  l'Europe,  la  plongèrent  d'abord 
dans  une  déplorable  idolâtrie. 

On  le  voit,  les  doctrines  morales  des  écrivains 
politiques  ne  furent  pas  plus  fortes,  ne  valurent  pas 
mieux  que  les  doctrines  morales  des  philosophes 
et  des  théologiens.  Elles  sont  les  unes  et  les  autres 
d'une  égale  faiblesse.  Des  déclamations  classiques 
sur  la  morale,  des  thèses  emphatiques  sur  la  po- 
litique, des  traités  insidieux  sur  la  religion,  des 
dissertations  stériles  pour  ou  contre  Aristote,  pour 
ou  contre  Platon,  du  scepticisme  et  un  léger  mou- 
vement d'éclectisme  :  voilà  ce  que  les  écoles  op- 
posent aux  passions  des  princes  et  aux  excès  des 
peuples. 

Trahis  par  tous  ceux  qui  ont  mission  de  les 
éclairer,  les  peuples  et  les  princes  ne  peuvent  que 
s'égarer  davantage.  Ces  égaremens,  l'histoire  des 
dernières  années  de  cette  période  les  présente 
coup  sur  coup,  et  le  système  qu'ils  inspirent  pré- 
cipite les  plus  terribles  événemens  du  seizième 
siècle. 


I. 


18 


(  ^74  ) 


^  ^^^^^B       ^^^fr  ^^4^ 


CHAPITRE  VIII. 


DERNIÈRES  DOCTRINES  DE  CETTE  PERIODE.    INSTRUC- 
TIONS DE   CHARLES-QCINT   A    PHILIPPE   II.    TRAITE 

DE   CATEAD  -  CAMBRESIS.    CONCILE  DE  TRENTE.   

if 

î;    FORMULES  DE  DOCTRINES.        INQUISITION   ET  INSTITU- 
TIONS NOUVELLES. 


Quand  on  a  parcouru  toutes  les  doctrines  de 
cette  célèbre  époque,  début  d'un  monde  nou- 
veau et  ère  d'émancipation  moderne,  on  éprouve 
un  singulier  mécompte.  Toutes  ces  doctrines  sont 
d'une  faiblesse  extrême  et,  ce  qui  en  est  la  con- 
séquence rigoureuse ,  toutes  ces  doctrines,  man- 
quant leur  but,  livrent  les  peuples  et  les  rois  aux 
passions  et  aux  violences  les  plus  graves. 

Celles  de  i5i7,  théories  d'émancipation  s'il  en 
fut  jamais,  ont  à  peine  essayé  de  marcher  qu'elles 
sont  forcées  de  revenir  sur  leurs  pas,  d'aller  con- 
tre leur  principe  fondamental  et  de  se  mettre  en 
tutelle. 


(  =^75  ) 

Les  doctrines  politiques  des  littérateurs,  celles 
d'Erasme,  de  Morus,  de  révêque  Patricius,  de  La 
Boétie,  sont  les  unes  nulles,  les  autres  fantasti- 
ques et  inutiles,  malgré  toute  la  magie  des  formes 
dont  elles  apparaissent  revêtues. 

Des  doctrines  philosophiques,  les  unes,  celles 
de  Patricius  le  Platonicien  etdeSépulvéda  lePéri- 
patéticien,  sont  surannées  et  tombent  de  vétusté; 
les  autres,  celles  de  Télésius  et  de  La  Ramée,  of- 
frent à  peine  des  ébauches  de  systèmes  ;  d'autres 
encore,  celles  de  Césalpin  et  d'Agrippa,  sont  si 
sceptiques  ou  si  impies  qu'elles  épouvantent  au 
même  degré  la  conscience  et  la  raison  publiques. 

Les  doctrines  du  pouvoir,  celles  de  Charles- 
Quint,  deFrançois I",  de  Henri VIII,  de  Marie  et 
d'Elisabeth ,  sont  si  aveugles  qu'elles  usurpent  à 
la  fois  sur  toutes  les  classes  delà  société  et  sur  tous 
les  intérêts,  sur  l'Eglise,  sur  la  religion  ,  sur  les 
droits  et  sur  la  justice ,  sur  l'intelligence  et  sur  les 
mœurs,  assumant  ainsi  sur  un  pouvoir  ignorant 
une  responsabilité  sous  laquelle  s'affaisseraient 
même  les  gouvernemens  les  plus  éclairés. 

Celles  du  peuple,  celles  des  communes  de  Cas- 
tille,  des  paysans  de  Souabe,  des  niveleurs  de 
Munster,  sont  d'un  radicalisme  si  grossier  qu'elles 
tendent  à  replonger  l'Europe  ou  dans  la  barbarie 
du  dixième  siècle  ou  dans  l'enfance  de  la  société. 
Cela  n'est-il  pas  le  chaos?  Et  cela  peut-il  être 


(  ) 

Me  résultat  de  la  Renaissance  et  de  la  Réforme? 

"  De  ces  immenses  mouvemens  Tun  et  Pautre 
étaient  émanés  des  plus  nobles  travaux  et  des 
plus  généreuses  passions,  de  la  science  et  de  la 
liberté.  Le  chaos  que  nous  voyons  se  présenter  à 
leur  suite  ne  peut  donc  pas  être  leur  oeuvre;  mais 
alors,  puisqu'il  apparaît  à  leur  suite,  que^leur 
est-il  ? 

Il  est  le  résultat  naturel  des  violences  des  pas- 
sions mauvaises  qui  s'emparent  de  Pun  et  de 
Pautre  de  ces  mouvemens,  pour  en  détourner 
la  marche  à  leur  bénéfice. 

Cela  établi,  la  situation  du  seizième  siècle 
n'a  plus  pour  nous  rien  qui  étonne.  C'est  un  état 
;  de  crise;  ce  n'est  ni  une  monstruosité  politique 
ni  une  monstruosité  morale.  C'est  une  ce  ces 
époques  où  dans  le  sein  des  nations  se  choquent 
les  vœux  les  plus  contraires,  les  théories  les  plus 
extrêmes;  mais  où,  de  la  rencontre  des  forces  et 
des  idées  les  plus  hardies,  il  naît  toujours,  tôt  ou 
tard,  des  systèmes  et  des  institutions  régulières, 
conformes  à  la  puissance  qui  leur  a  donné  le  jour 
et  propres  à  marquer  de  nouvelles  ères  dans  l'his- 
toire de  l'humanité. 

Le  vieux  temps  peut  arrêter  dans  leur  course 
et  peut  dévorer  même  de  jeunes  idées,  de  nou- 
velles doctrines;  il  ne  peut  pas  les  anéantir,  et 
toujours,  en  s'affranchissant  tôt  ou  tard,  elles 


(  277  ) 

changent  ou  détrônent  le  pouvoir  qui  a  i*efusé  de 
les  accueillir.  C'est  Jupiter  renversant  Saturne 
qui  avait  prétendu  Tengloutir. 

Bientôt  au  milieu  de  cette  fermentation  géné- 
rale quoique  grossière  qui  est  le  travail  du  sei- 
zième siècle;  au  sein  de  toutes  ces  richesses  intel- 
lectuelles que  la  fugitive  Byzance  a  répandues  sur 
VEurope  ;  à  travers  toutes  ces  excitations  morales 
et  ces  tourmentes  politiques  que  la  Réforme 
laisse  échapper  de  sa  grande  main,  il  s'opère  un 
progrès  merveilleux  et  qui  apparaît  ferme  et  net 
jusque  dans  les  derniers  actes  et  dans  les  dernières 
paroles  de  Vhomme  même  qui  a  épuisé  toutes  les 
pensées  de  son  intelligence  et  toutes  les  gouttes 
de  son  sang  à  le  combattre. 

En  effet,  quand  Charles  est  brisé  et  anéanti  par 
sa  longue  lutte,  il  fait  en  faveur  de  son  fils  un  acte 
d'abdication  et  rédige  pour  lui  des  instructions  po- 
litiques on  éclate  tout  le  progrès  qui,  malgré  lui, 
s'est  fait  en  Europe  dans  cet  espace  de  trente  à 
quarante  ans  qu'il  avait  prétendu  dominer. 

D'abord  en  abdiquant  deux  fois  de  suite  de- 
vant les  états  des  Pays-Bas ,  Charles  vient,  comme 
vint  un  jour  Gustave  Wasa  devant  les  quatre  or- 
dres du  royaume,  ou  comme  viendrait  aujour- 
d'hui un  ministre  responsable  dans  un  état  consti- 
tutionnel, rendre  compte  de  sa  gestion.  C'est  de 


(  ) 

sa  gestion  complète,  de  tous  ses  travaux,  de  ses 
voyages  et  de  ses  combats  que  le  puissant  mo- 
narque rend  raison  aux  députés  du  pays,  et  au 
même  degré  qu'il  y  a  dans  cet  acte  une  im- 
mense concession  politique,  il  y  a  un  immense 
hommage  au  progrès  moral.  Charles  avoue  ses 
faiblesses ,  demande  pardon  de  ses  torts  et  solli- 
cite de  Tindulgence  de  ses  juges  un  souvenir  de 
bienveillance,  comme  à  peine  le  ferait  dans  nos 
mœurs  si  avancées  quelque  Sully  prenant  congé 
de  quelque  Henri  IV. 

De  son  côté,  Philippe  II  qui  accepte  les  scep- 
tres et  les  devoirs  que  lui  transmet  un  père  plus 
grand  dans  cet  acte  où  il  honore  les  droits  de 
rhumanité  que  dans  aucun  de  ceux  où  il  les  com- 
battait ,  tient  par  la  bouche  de  son  ministre 
Granvelle  le  langage  le  plus  humble,  le  plus  con- 
stitutionnel} et  il  n'est  pas,  dans  ces  temps,  de 
spectacle  qui  porte  un  caractère  politique  plus  si- 
gnificatif que  ce  grand  acte.  Là  est  mieux  que  le 
rêve  moderne  du  Contrat  social  ;  là  est  la  pratique 
du  bon  gouvernement  de  famille;  là  est  l'idéal  de 
la  politique  religieuse  ;  car  là  Charles-Quint  com- 
paraît devant  le  tribunal  des  nations  comme  il 
compte  bientôt  comparaître  devant  le  tribunal  de 
Dieu,  ou  comme  dans  la  tradition  de  l'Egypte 
comparaissaient  les  rois  de  ce  pays  d'abord  devant 


(  379  ) 

la  justice  des  peuples  qu'ils  avaient  gouvernés, 
ensuite  devant  la  justice  d'Osiris,  le  type  éter- 
nel et  le  juge  suprême  des  inaitres  de  la  terre. 

Ce  seul  acte,  on  le  voit,  vaut  tout  un  corps  de 
doctrines,  et  constate  mieux  qu'aucun  monument 
l'immensité  du  progrès. 

Les  Instructions  de  Charles  attestent  le  même 
progrès.  Sauf  un  léger  trait  d'amour- propre  et 
quelques  traits  un  peu  prononcés  de  machiavé- 
lisme, ce  petit  volume  est  un  abrégé  de  morale 
politique  et  de  politique  morale  qui  a  sur  celui 
des  Médicis  une  prodigieuse  supériorité. 

Le  trait  d'amour-propre  qui  en  défigure  un  peu 
le  début  est  même  pardonnable  de  la  part  d'un 
prince  qu'on  a  tant  flatté  et  qu'on  a  pu  flatter 
avec  tant  de  raison.  En  effet,  si  Charles  compte 
comme  un  grand  avantage  pour  son  fils  de  res- 
sembler de  figure  à  son  père,  les  mœurs  du  temps 
et  celles  des  cours  excusent  cette  vanité  d'ailleurs 
corrigée  par  les  témoignages  de  l'affection  la  plus 
profonde,  et  l'excellence  des  préceptes  de  gouver- 
nement qu'il  donne  à  un  fils  si  cher  corrige  à  son. 
tour  la  fatuité  de  la  tendresse  paternelle. 

Ces  préceptes  sont  d'abord  empruntés  à  la  re- 
ligion et  à  la  morale,  et  toute  cette  première  par- 
tie est  admirable.  La  crainte  de  Dieu,  la  vénéra- 
tion de  l'Eglise  et  de  son  chef,  le  respect  de  ses 
ancêtres ,  l'amour  de  ses  peuples  :  tels  sont  les 


(  28o  ) 

sentimens  fondamentaux  qui  doivent  dominer 
dans  le  cœur  du  jeune  roi ,  et  ces  sentimens 
Charles  les  peint,  sur  la  fin  de  ses  jours,  comme 
les  avait  peints  pour  son  jeune  âge  Téloquent 
Erasme  dont  il  avait  délaissé  les  instructions 
pour  celles  de  Machiavel. 

Charles-Quint  a  même  sur  tout  autre  cet  avan- 
tage, que  ses  conseils  sont  le  fruit  d'une  expé- 
rience consommée  et  ne  ressemblent  en  rien  aux 
antithèses  d'Erasme,  aux  utopies  de  Morus,  aux 
déclamations  deLaBoétie.  Aussi  tous  les  princes 
de  la  terre  doivent-ils  Técouter  quand  il  recom- 
mande à  son  fils  Tamour  sincère  de  ses  peuples 
et  l'inutilité  de  tous  les  efforts  qu'il  pourrait  faire 
soit  pour  remplacer  l'affection  par  la  crainte,  soit 
pour  suppléer  par  l'apparence  à  la  réalité  des 
vertus  qu'il  n'aurait  pas. 

«  Pour  cela,  dit-il,  considérez  que  le  prince  est 
comme  un  miroir  exposé  aux  yeux  de  ses  sujets, 
qui  y  regardent  continuellement,  qui  l'envisa- 
gent comme  le  modèle  auquel  ils  doivent  se  con- 
former, et  qui  par  conséquent  découvrent  sans 
peine  ses  vices  et  ses  vertus.  Ainsi,  quelque  ha- 
bile et  quelque  adroit  que  soit  un  prince,  jamais 
il  ne  doit  se  flatter  de  leur  cacher  ses  actions  ni 
ses  démarches. 

M  II  est  certain  aussi  que  les  peuples  se  soumet- 
tent plus  volontiers  à  l'empire  de  leur  prince 


(  28i  ) 

lorsqu'il  les  traite  bien  que  lorsqu'il  les  tient 
sous  Tesclavage.  Par  l'amour  on  tire  d'eux  plus 
de  services  que  par  la  violence. 

M  J'avoue  que  la  puissance  qui  est  fondée  sur 
la  douceur  du  souverain  est  moins  absolue  que 
celle  qui  ne  subsiste  que  par  la  crainte;  mais  on 
doit  tomber  d'accord  qu'elle  est  plus  ferme  et  plus 
durable. 

)>  La  crainte  tient  en  bride  les  sujets  et  les  rend 
plus  soumis  aux  volontés  du  prince  ;  mais  ils  n'o- 
béissent de  la  sorte  que  jusqu'au  moment  où  il  se 
présente  une  occasion  de  secouer  le  joug-. 

»  La  baine  que  produit  la  crainte  les  porte  à 
tenter  toutes  sortes  de  voies  et  à  s'exposer  aux 
plus  grands  dangers  pour  se  mettre  en  un  état 
meilleur.  « 

Les  leçons  spéciales  que  le  vieil  empereur  joint 
à  ces  directions  générales  ne  sont  pas  moins  bel- 
les, et  portent  le  même  cachet  d'élévation  et  de 
raison  pratique. 

Ce  que  Charles  dit  sur  le  devoir  de  rendre  et 
non  de  vendre  la  justice,  sur  l'inconvénient  des 
condamnations  rigoureuses,  sur  la  convenance 
qu'il  y  a  pour  le  prince  à  intervenir  dans  les  ju- 
gemens  au  nom  de  la  douceur  et  de  l'humanité , 
sur  l'obligation  où  il  est  de  protéger  le  com- 
merce, de  laisser  au  peuple  plus  d'argent  qu'il  ne 
lui  en  prend,  de  lever  les  impôts  avec  son  assen- 


(   282  ) 

y  timent,  d'apporter  à  leur  perception  les  ména- 
gemens  les  plus  délicats,  d'affranchir  de  tous  les 
droits  les  objets  d'exportation  aussi  bien  que  ceux 
,  des  objets  d'importation  qui  sont  nécessaires  à  la 
I  subsistance  du  pauvre,  de  tenter  toute  autre  voie 
}  pour  trouver  la  somme  nécessaire  plutôt  que  d'é- 
puiser des  misérables  qui  gagnent  leur  vie  à  la 
sueur  de  leur  front  :  tout  cela,  disons-nous,  est 
d'une  justesse  parfaite  et  tout  cela  est  dit  avec 
une  simplicité  qui  aurait  dû  frapper  la  raison  de 
Philippe  II. 

Il  en  est  de  même  des  conseils  sur  l'armée,  la 
guerre,  les  conquêtes,  l'administration,  la  fonda- 
tion de  bonnes  écoles  et  d'autres  établissemens 
d'utilité  publique. 

'(  Faire  de  nouvelles  conquêtes,  c'est  ajouter 
de  nouveaux  soucis  à  ceux  qui  vous  accablent,  » 
dit  l'Empereur.  Mais  il  sait  d'avance  que  son  fils 
ne  goûtera  pas  cet  avis,  et  d'avance  il  lui  permet 
de  conquérir,  à  condition  qu'il  le  fera  avec  l'in- 
tention de  bien  gouverner.  C'est  conseiller  en  père 
très-indulgent.  Bientôt  même,  quand  Charles 
entrera  un  peu  plus  en  matièi'e,  il  perdra  de  vue 
cette  attitude  de  moraliste  et  changera  de  langage. 

Cependant  de  toute  sa  riche  expérience,  ce 
qu'il  désire  le  plus  communiquer  à  son  fils, 
c'est  l'art  do  choisir  et  de  s'attacher  ses  mi- 
nistres. Il  a  reconnu  que  dans  le  choix  d'un 


(  283  ) 

conseiller  toute  autre  considération  doit  céder  à 
celle  de  la  capacité  et  de  Thonneur.  Il  faut  sur- 
tout choisir  des  ministres  parmi  les  hommes  in- 
dépendans,  et  parmi  ceux-ci  les  hommes  que 
la  SCIENCE  rend  indépendans.  «  Car  il  est  très- 
vrai,  dit-il,  que  le  savoir  joint  à  la  vertu  con- 
fère non-seulement  une  espèce  de  souveraineté, 
mais  une  souveraineté  véritable.  Dès-lors  il  faut 
que  la  vertu  et  Thabileté  remportent  auprès  de 
vous  sur  les  richesses  et  les  autres  biens  de  la 
fortune.  » 

Dans  toute  la  première  partie  de  ce  bréviaire 
politique  du  plus  grand  monarque  qu''ait  vu  le 
monde  depuis  Constantin  et  Charleraagne ,  c'est 
la  doctrine  saine  et  juste,  c'est  surtout  la  doctrine 
morale  et  religieuse  qui  domine.  Charles-Quint  y 
réfute  et  y  abjure  si  complettement  ces  principes 
de  Machiavel  qu'il  a  jadis  laissés  dominer  dans 
ses  conseils,  que  son  fils  y  fera  régner  à  son  tour, 
.  que  Marie  Tudor  a  tant  écoutés  et  que  Cathe- 
rine de  Médicis  va  répandre  en  France ,  que 
c'est  à  peine,  on  le  dirait,  s'il  en  est  demeuré 
dans  sa  mémoire  quelques  légères  réminiscences. 
Mais  si  les  réminiscences  des  mauvaises  doctri- 
nes de  son  jeune  âge  sont  légères  dans  les  pre- 
mières pages  du  repentant  vieillard,  elles  percent 
d'une  manière  sensible  à  mesure  qu'il  avance 
dans  sa  composition  et  dès  qu'il  arrive  à  la  ques- 


(  284  ) 

tion  de  savoir  si  le  prince  doit  diviser  ou  non  ses 
ministres  pour  mieux  les  gouverner  tous.  Il  ne 
partage  pas,  quant  à  lui,  Tavis  qu'il  faut  semer 
parmi  eux  les  haines  et  les  défiances,  ou  qu''il  faut 
faire  régner  la  discorde  dans  leurs  assemblées; 
mais  il  croit  cependant  qu'il  est  bon  d'entretenir 
entre  eux  «  un  peu  d'émulation^  afin  qu'à  Verni 
ils  tachent  de  se  rendre  plus  dignes  des  grâces  de 
leur  maître  et  cherchent  à  mériter  de  plus  grands 
honneurs. 

Les  mauvaises  doctrines  et  les  mauvaises  pra- 
tiques se  montrent  plus  à  découvert  encore 
quand  il  s'agit  de  cet  égoïsme  de  prince  et  de  cet 
absolutisme  de  monarque  que  Charles-Quint  a 
sucés  dans  le  livre  même  de  Machiavel.  L'art  de 
s'approprier  la  gloire  de  ses  ministres,  il  l'en- 
seigne à  son  fils,  comme  le  secrétaire  de  Florence 
l'eût  enseigné  à  Cosme  de  Médicis,  et  il  s'applau- 
dit de  cette  théorie  de  spoliation  comme  d'une 
invention  sublime.  «  Le  prince  peut  agir  avec 
tant  d'adresse  que  les  délibérations  des  ministres 
lui  soient  attribuées.  On  ne  donne  pas  les  princi- 
pales louanges  que  méritent  les  belles  choses  à 
celui  qui  les  conseille,  mais  à  celui  qui  les  dé- 
crète et  qui  les  fait  exécuter,  w 

Il  y  a  plus  de  machiavélisme  encore  dans  un 
autre  art  qu'il  recommande  à  son  fils,  celui  de 
\      donner  de  grandes  promesses  et  de  belles  pa- 


(  285  ) 

ROLES*,  à  défaut  de  récompenses  plus  solides,  art 
si  infâme  et  si  vulgaire  qu'il  est  indigne  même  du 
misérable  qui  habite  la  cabane,  et  que  jamais  il 
ne  doit  franchir  le  seuil  du  palais  habité  par  un 
maître. 

Placé  près  de  sa  tombe  et  en  face  de  Dieu, 
Charles,  enseignant  à  son  fils  un  art  si  perfide, 
commet  Taction  la  plus  honteuse  de  sa  vie. 

Après  lui  avoir  peint  d'abord  les  soucis  qu'a- 
joutent les  conquêtes  aux  peines  qu'ont  naturel- 
lement les  rois,  il  n'était  pas  non  plus  très-moral 
de  lui  dire  ensuite  :  «  Vous  devez  aussi  penser 
à  la  guerre  contre  le  roi  de  France;  »  il  n'était 
pas  très-moral  de  lui  apprendre  à  l'attaquer  sur 
les  frontières  et  dans  le  cœur  de  son  pays;  il 
n'était  pas  très-moral  de  l'engager  à  chasser  son 
adversaire  d'Italie  et  à  lui  enlever  une  partie  de 
ses  états  héréditaires;  il  était  même  immoral  de 
terminer  les  longues  instructions  qu'il  lui  donne 
à  cet  égard  par  cette  pressante  sollicitation  con- 
tre les  Français  :  «  Tachez  donc  de  les  attaquer 

DANS  LEUR  ROYAUME.  )) 

Ici,  on  le  voit,  les  vieilles  réminiscences  l'em- 
portent complètement  auprès  de  Charles- Quint 
sur  ses  récentes  déterminations.  C'est  à  tel  point 
que  le  futur  religieux  de  Saint-Just  finit  par  ou- 
blier tout-à-fait  le  rôle  qu'il  s'est  d'abord  pro- 

*  Pag.  61,  édition  de  Teissier.  La  Haye,  1700. 1  vol.  in-18. 


(  286  ) 

posé  de  jouer  ou  le  masque  qu'il  avait  si  bien  re- 
vêtu, et  qu'il  dit  à  Philippe  II  ces  propres  pa- 
roles : 

«  Il  vous  sera  très-avantageux  d'être  informé 
de  l'humeur  et  des  inclinations  des  principaux 
ministres  du  roi  de  France,  afin  de  vous  en  pré- 
valoir dans  les  affaires  que  vous  aurez  à  traiter 
avec  cette  couronne. 

1)  Si  dans  la  suite,  par  te  moyen  de  quelque 
mariage  ou  de  quelque  traité,  vous  pouvez  lui 
ôter  le  Piémont,  fermez  les  yeux  a  toutes  sortes 
DE  CONSIDERATIONS  pour  en  venir  à  bout. 

»  Surtout  employez  toute  votre  adresse  pour 
obliger  les  Français  à  quitter  les  armes  et  à  de- 
meurer en  repos,  parce  que  pendant  la  paix  il 
vous  sera  facile  de  causer  des  tumultes  dans  ce 

ROYAUME. 

»  Et  si  VOUS  TROUVEZ  l'occasion  DE  vous  PRÉ- 
I  VALOIR  DE  CES  TROUBLES  INTESTINS,  NE  LA  LAISSEZ 

POINT  ÉCHAPPER.  »  Futup  moinc  de  Saint-Just, 
quand  vous  redevenez  vous-même,  votre  doctrine 
n'est  pas  bonne.  Elle  eût  fait  sourciller  Comines  et 
Machiavel.  Exciter  Philippe  II  à  semer  le  trouble 
en  France  et  le  presser  de  se  prévaloir  du  dés- 
ordre qu'il  y  aurait  semé,  n'est  ni  plus  ni  moins 
que  donner  une  leçon  de  crime  ;  et  si  vous  n'hé- 
sitez pas  à  révéler  devant  Dieu  des  maximes  si 
monstrueuses,  de  quelle  nature  ne  doivent  pas 


(  ) 

être  celles  que  dans  Tattitude  où  vous  êtes  placé 
vous  êtes  obligé  de  taire?  Votre  politique  intime 
est  la  politique  de  Venise  et  de  Florence.  A  la  vé- 
rité, un  instant  après  ces  paroles  qui  impriment 
sur  votre  nom  une  tache  inefFaçable,  vous  re- 
commandez à  votre  fils  d^empêcher  que  dans  la 
promotion  des  souverains  pontifes  on  ne  prenne 
des  VOIES  OBLIQUES  ;  mais  si  c'est  là  votre  pensée 
véritable,  pourquoi  venir  ensuite  le  presser  de 
mettre  dans  ses  intérêts  les  favoris  des  papes  et 
LEURS  PROCHES?  Est-cc  pour  suivrc  les  voies 
droites  qu'ils  ont  besoin  de  conseils  de  cette  na- 
ture, et  sont-ce  enfin  des  voies  droites  aussi  que 
vous  présentez  quand  vous  leur  adressez  ces  pa- 
roles :  «  Quant  aux  Vénitiens,  vous  pouvez  vivre 
en  paix  avec  eux,  dans  VespÉrance  que,  se  con- 
sumant peu  à  peu  ,  ils  seront  bientôt  la  proie  de 
quelque  prince  belliqueux  qui  les  assujettira  sans 
peine.  Mais  si  vous  trouvez  à  propos  de  rompre 
avec  eux,  attaquez-les  brusquement,  sans  leur 
donner  le  temps  de  se  mettre  en  défense.  » 

Enfin,  sont-ce  des  voies  droites  que  vous 
aimez,  lorsque  vous  invitez  votre  fils  à  «  mettre 
et  à  fomenter  la  division  parmi  les  princes  d'I- 
talie? » 

On  le  voit,  en  dernière  analyse  les  combinai- 
sons les  plus  criminelles  entrent  dans  les  doctri- 
nes de  Charles-Quint,  et  ses  Instructions  nous 


(  288  ) 

expliquent  d'avance  ces  menées  si  odieuses  et 
tous  ces  complots  si  coupables,  que  ses  suc- 
cesseurs vont  entretenir  en  France  avec  les  chefs 
de  la  Ligue  et  la  maison  de  Lorraine,  en  Italie 
avec  la  vénale  aristocratie  de  Venise,  en  Alle- 
magne et  jusque  dans  les  pays  du  Nord  avec 
tous  ceux  que  la  corruption  morale  livre  en  tout 
temps  à  la  corruption  politique. 

En  effet,  si  d'un  côté  il  y  a  un  progrès  réel  dans 
les  doctrines  du  premier  représentant  de  cette 
époque  de  crise,  ce  progrès  est  encore  altéré  par 
l'alliage  le  plus  grossier.  C'est  la  doctrine  de  pa- 
rade qui  est  belle  et  pure;  c'est  dans  les  actes 
publics,  dans  son  abdication,  dans  la  partie  pu- 
rement morale  et  religieuse  de  ses  Instructions^ 
que  Charles  se  met  à  la  hauteur  de  son  siècle; 
c'est  surtout  au  moment  de  mettre  la  main  à  son 
bréviaire  pour  Philippe,  c'est  en  se  posant  en  face 
de  la  mort  qu'il  est  religieux  et  grand  et  qu'il  se  sou- 
vient de  son  rôle  de  chrétien,  de  dictateur-ponti- 
fical; mais  à  mesure  qu'il  s'anime  et  qu'il  s'enfonce 
dans  son  sujet,  il  perd  de  vue  l'attitude  qu'il  avait 
prise  dans  l'origine,  et  à  la  fin  de  son  traité,  c'est 
de  nouveau  la  politique  qui  l'emporte  sur  la  mo- 
rale. Machiavel  une  seconde  fois  lui  fait  oublier 
les  leçons  d'Erasme. 

Quand  on  veut  savoir  la  véritable  pensée  mo- 
rale et  politique  de  l'époque,  c'est  moins  dans 


(  ^89  ) 

les  paroles  du  père  que  dans  le  sens  qu'y  attache 
le  fils  qu^'l  faut  la  chercher. 

Philippe  II,  en  effet,  n'est  que  l'expression 
forte  et  courageuse  de  Charles-Quint;  c'est  la 
pensée  du  vieil  empereur  moins  sa  phraséologie 
flamande;  et  celte  pensée  n'est  pas  autre  chose 
que  l'absolutisme  conseillé  par  Machiavel. 

Quant  à  la  question  spéciale  de  l'époque,  la 
liberté  religieuse,  la  politique  de  Charles-Quint 
et  de  Philippe  est  encore  celle  de  Machiavel.  On 
sait  que  le  célèbre  Florentin  conseille  aux  princes 
d'être  en  mesure  de  pouvoir  forcer  de  croire  les 
peuples  qui  n'auraient  plus  envie  de  croire.  C'est 
précisément  là  ce  que  Charles-Quint  a  fait  toute  sa 
vie,  et  c'est  précisément  là  ce  que  Philippe  II  est  ré- 
solu de  faire  à  son  tour.  Voilà  le  choix  qu'à  travers 
la  phraséologie  morale  et  religieuse  de  son  père 
son  instinct  politique  a  fait  du  premier  coup  d'œil. 
Dans  sa  jeunesse  Charles-Quint  a  négligé  les  con- 
seils d'Erasme;  dans  sa  jeunesse  Philippe  II  né- 
glige les  conseils  de  Charles-Quint.  Le  fils  de  Phi- 
lippe II,  dans  sa  jeunesse,  fera  comme  avaient  fait 
son  père  et  son  grand-père.  On  le  sait,  dans  les 
temps  où  régnent  de  mauvaises  doctrines,  la  poli- 
tique n'est  bonne  etpure  quVu  lit  de  mort  des  rois. 

Cette  politique,  contraire  au  vœu  général  et  aux 
grandes  tendances  de  l'époque,  n'est  pas  seule- 
ment celle  du  gouvernement  espagnol,  c'est  celle 
h.  19 


(  290  ) 

de  tous  les  gouvernemens  d^Europe,  républiques 
comme  monarchies.  Emancipation,  liberté  reli- 
gieuse ou  politique,  droit  d''examen,  aucun  pou- 
voir n''en  veut  plus  à  la  fin  de  cette  période.  Les 
partisans  de  iSij  en  cela  sont  d'accord  avec  leurs 
adversaires;  et  les  uns  comme  les  autres  dressent, 
pour  arrêter  toute  espèce  de  progrès,  des  for- 
mules qui  devront  désormais  mettre  Thumanité 
à  Tabri  de  toute  espèce  de  révolutions  nouvelles. 

Telle  est  sérieusement  la  folie  du  temps.  Par- 
tout on  dresse  des  symboles  de  doctrines,  et  tout 
le  monde  s'*en  mêle.  L'an  i53o  la  confession 
d'Augsbourgen  ouvrela  série.  Suivent  les  confes- 
sions helvétiques,  de  Bâle,  de  Zurich,  de  Berne, 
de  Genève  5  les  confessions  de  Suède,  de  Dane- 
mark, de  France,  de  Belgique,  de  Saxe,  d'Ecosse, 
de  Bohême,  de  Hongrie;  les  articles  de  Smal- 
calde,  les  articles  de  Henri  VHI,  les  statuts  d'E- 
douard VI,  les  statuts  d'Elisabeth,  les  deux  Inté- 
rim de  Charles-Quint,  l'Intérim  de  Maurice  de 
Saxe,  le  concile  de  Trente. 

A  examiner  tous  ces  symboles  on  dirait  que  le 
seizième  siècle  s'est  cru  appelé  à  confisquer  la 
conscience  et  h  poser  les  limites  de  l'intelligence 
humaine. 

Ce  n'est  pas  tout,  ces  doctrines  religieuses  si 
nettement  arrêtées  sont  partout  proclamées  lois 
de  l'état;  partout  est  rétabli  en  Europe  ce  vieux 


(  29'  ) 

principe  de  Byzance,  la  loi  religieuse  est  la  loi 
civile.  Il  est  des  pays  où  se  professent  des  croyan- 
ces diverses,  mais  nulle  part  cette  divergence  n'a 
lieu  en  vertu  d'un  principe  de  raison.  Partout  oiî 
elle  existe  elle  est  la  conquête  d'une  force  sur 
une  autre  force.  La  liberté  de  conscience  est  in- 
connue même  aux  partisans  de  iSiy.  Ils  ne  l'ac- 
cordent nulle  part.  En  stipulant  pour  une  partie 
d'entre  eux  au  traité  de  Passau ,  ceux  qui  se  rat- 
tachent à  la  confession  d'Augsbourg  se  donnent 
bien  de  garde  de  stipuler  pour  ceux  qui  se  ratta- 
chent à  la  confession  helvétique.  C'est  à  peine  si 
tout  le  progrès  d'un  nouveau  siècle  suffira  pour 
introduire  au  traité  de  Westphalie  (1648),  en  fa- 
veur du  calvinisme,  une  liberté  qu'on  n'a  pas 
voulu  introduire  au  traité  de  Passau. 

La  réaction  contre  toute  espèce  de  liberté 
est  complète,  et  d'avance  nous  avons  dit  com- 
ment elle  s'explique.  C'est  la  licence  qui  a  tué 
la  liberté.  Un  jour  l'ordre  la  fera  renaître;  elle 
jaillira  du  progrès  qu'il  porte  toujours  dans  son 
sein. 

De  tous  les  princes  d'Europe  c'est  Philippe  II 
qui  suit  le  principe  de  Byzance  dans  sa  plus 
grande  netteté.  La  loi  religieuse  est  la  loi  civile;  { 
la  loi  civile  est  une;  la  loi  religieuse  ne  doit 
être  qu'une  non  plus  :  telle  est  toute  sa  pohtique, 
et  de  cette  politique  il  ne  déviera  jamais;  elle 


(  ) 

brisera  ses  adversaires  ou  le  brisera  lui-même. 
Son  parti  est  pris  pour  la  vie,  sa  pensée  est  im- 
muable, elle  est  de  fer;  ou  elle  régnera  pure  et  ab- 
solue partout  où  il  ne  régnera  pas  lui-même. 

Aucun  des  rois  ses  contemporains  n'apporte  à 
Tapplication  du  système  qui  leur  est  commun  à 
tous  la  même  énergie,  la  même  dévotion.  Seule 
en  Europe  la  femme  qu'il  a  perdue,  Marie  Tudor 
eût  secondé  complètement  sa  pensée.  Catherine 
de  Médicis,  qui  a  lu  Machiavel  dont  elle  a  fait  sa 
Bible ^  la  saisit  d'une  manière  moins  profonde. 

Cependant  cette  princesse  amène  Henri  II  à 
s'entendre  avec  Philippe,  au  traité  de  Cateau- 
Cambrésis,  i559,  pour  l'extirpation  pure  et  nette 
des  principes  de  iSij  soit  dans  leurs  états  soit 
partout  oi'i  leur  bras  pourra  les  atteindre. 

A  celte  époque  des  chances  de  succès  sem- 
blaient s'ouvrir  pour  ce  système. 

D'abord  le  concile  de  Trente  allait  voter  la 
doctrine  depuis  si  long-teinps  désirée  par  Char- 
les-Quint, une  doctrine  propre  à  satisfaire  tout 
le  monde.  Il  n'y  avait  qu'à  l'introduire  partout 
pour  reculer  d'un  seul  trait  à  i5i6. 

Ensuite,  une  institution  célèbre,  celle  des  Do- 
minicains, un  peu  aidés  des  Franciscains,  venait 
d'achever  en  Espagne  par  ses  prédications  et  ses 
mesures,  par  la  police  religieuse  et  le  tribunal 
dogmatique  qu'elle  s'était  adjoints,  l'œuvre  de 


(  ^93  ) 

répression  qui  lui  avait  été  confiée  au  treizième 
siècle.  Grâce  au  secours  qu'elle  avait  prêté  au 
pouvoir  et  à  Talliance  intime  qu'elle  avait  con- 
tractée avec  Tétat,  toutes  les  doctrines  de  Topposi- 
lion  étaient  effacées  en  Espagne.  Et  pourtant  cette 
œuvre  avait  rencontré  les  plus  grands  obstacles. 
Dans  les  provinces  du  midi  le  mahométisme  dis- 
putait Pempire  à  la  religion  chrétienne  depuis 
le  huitième  siècle;  dans  les  provinces  du  nord, 
l'opposition  A^audoise  s'était  introduite  depuis  le 
douzième  siècle*,  le  judaïsme,  depuis  les  Ro- 
mains, s'était  établi  partout,  et  depuis  les  fréquens 
voyages  de  Charles-Quint  en  Allemagne  les  prin- 
cipes de  1617  étaient  divulgués  dans  toute  la 
Péninsule.  Et  toutes  ces  doctrines,  l'Inquisition 
les  avait  fait  disparaître  en  Espagne. 

Pour  reculer  l'Europe  à  i5i6,  il  ne  s'agissait 
que  de  lui  donner  celte  institution,  la  plus  effi- 
cace de  toutes  celles  dont  disposait  Philippe  II. 

Il  y  avait  une  autre  chance  encore.  Une  insti- 
tution née  des  nouvelles  commotions  qui  ve- 
naient d'ébranler  le  monde  religieux  et  par  con-' 
séquent  plus  ardente,  plus  dévouée  qu'aucune 
autre,  savante  et  habile  dès  son  origine,  encore 
plus  éprise  de  la  tâche  qu'elle  se  proposait  d'ac- 
complir en  Europe  que  de  celle  qui  l'attendait 
dans  les  contrées  lointaines,  oflrait  au  système  de 
Philippe  un  appui  qu'à  peine  son  père  avait  pu  en- 


(  294  ) 

trevoir  dans  toute  sa  portée.  Il  ne  s\Tgissait  que 
de  la  répandre  dans  TEurope  entière,  que  de 
lui  confier  la  direction  des  intelligences  et  des 
consciences,  pour  reculer  l'Europe  à  i5i6. 

Telles  étaient  les  chances  du  système  de  Phi- 
lippe IL 

On  voit  donc  que  ce  syslème  était  simple,  qu'il 
avait  ses  probabilités  et  sa  grandeur,  qu'il  répon- 
dait plus  nettement  que  tout  autre  à  Tune  des  opi- 
nions qui  se  trouvaient  en  présence,  et  que,  sous 
bien  des  rapports,  il  devait  compter  sur  le  succès. 

Cependant  cette  opinion  qui  voulait  Tabsence 
de  toute  liberté  et  qui  n'était  qu'une  pensée  de 
Machiavel  sur  les  moyens  de  faire  croire  encore 
quand  déjà  les  peuples  refusent  de  croire,  était 
une  opinion  extrême;  ce  n'était  ni  une  opinion 
saine,  ni  une  opinion  générale.  Elie  devait  en 
dernière  analyse  succomber  complètement. 

Une  autre  opinion  extrême  est  à  signaler  au 
seizième  siècle,  en  présence  de  celle  de  Phi- 
lippe II,  c'est  celle  de  la  liberté  absolue,  de  l'é- 
galité complète,  de  l'absence  de  toute  autorité 
en  politique  comme  en  religion.  C'est  l'opinion 
des  niveleurs  de  Munster,  dont  le  principal 
foyer,  depuis  i535,  est  dans  les  Pays-Bas.  Et, 
chose  curieuse,  l'année  où,  sous  l'empire  moral 
d'un  chef  puissant*,  se  constituent  plus  forte- 

*  Mcnno  Simonîs,  1540. 


(  ) 

ment  les  fanatiques  partisans  du  radicalisme  poli- 
tique et  religieux,  est  aussi  Tannée  où  se  constitue 
la  nouvelle  Société  que  Philippe  II  compte  lui 
opposer,  de  concert  avec  celle  du  treizième  siècle 
perfectionnée  par  l'Espagne. 

Dès-lors,  on  le  prévoit,  la  lutte  qui  s'engage 
sera  violente.  Elle  embrasera  l'Europe.  Elle  ne 
sera  pas  toujours  entre  des  doctrines  extrêmes  ; 
mais  elle  sera  toujours  entre  les  doctrines  qui 
s'en  rapprochent;  cela  va  de  droit  en  attendant 
que  le  progrès  moral,  le  progrès  pacifique  et  pur, 
amène  la  doctrine  d'une  liberté  réglée  par  des 
institutions  nouvelles.  Souvent  l'opinion  modé- 
rée, de  part  et  d'autre,  pour  assurer  son  triom- 
phe, est  obligée  de  s'appuyer  sur  l'opinion  ex- 
trême. Le  pacte  de  l'enthousiasme  et  du  fana- 
tisme est  chose  impie,  mais  aux  époques  des 
grandes  excitations  et  des  grandes  luttes  tous  les 
sentimens  forts  se  confondent. 

C'est  aux  Pays-Bas  que  se  rencontrent  d'abord 
les  deux  opinions  extrêmes.  C'est  là  que  l'élève 
de  Charles -Quint  essaie  d'appliquer  son  sys- 
tème. C'est  là  que  le  débat  moral  et  politique  se 
traduit  d'abord  en  actes  de  violence  5  c'est  aussi 
là  qu'éclate  la  série  des  révolutions  modernes. 

La  leçon  est  grave.  Philippe  II,  repoussant  la 
Renaissance  et  la  Réforme,  ressuscite  la  Jacque- 
rie et  se  trouve  tout-à-eoup  seul  avec  ses  bandes 


mercenaires  en  présence  de  tous  les  élémens  d'in- 
surrection que  les  violences  du  moyen  âge  ont 
amassés  dans  le  cœur  des  nations. 

Philippe  se  brisera  dans  cette  lulte  impie  con- 
tre les  lois  divines  et  humaines,  et,  sur  les  débris 
d'un  de  ses  trônes  héréditaires,  ses  sujets  jette- 
ront les  fondemens  de  la  plus  fortunée  des  répu- 
bliques modernes. 


TROISIÈME  PÉRIODE. 


DE  LA  RÉVOLUTION  DES  PAYS-BAS  A  LA  PREMIÈRE 
RÉVOLUTION  D'ANGLETERRE. 

(1565—1641.) 

PÉRIODE    DE    76  ANS. 

CHAPITRE  PREMIER. 


VCSS    GÉNÉRALES    SUR    CETTE  PÉRIODE. 

D'impétueuses  doctrines  d'émancipation  se 
sont  posées  dans  les  écoles  des  philosophes , 
dans  la  chaire  du  prédicateur,  dans  la  chaumière 
du  paysan,  dans  les  conseils  des  cités,  dans  les 
grandes  assemblées  des  États.  La  loi  du  progrès 
a  été  proclamée  dans  l'Europe  entière.  La  presse 
est  devenue  Torgane  du  mouvement  ;  le  théâtre 
s'en  est  fait  l'écho.  Mais  ce  progrès,  les  pas- 
sions l'ont  enlevé  à  la  science;  de  cette  loi,  le 
peuple  s'est  fait  une  bannière  de  désordre.  On  a 
voulu  le  progrès  violent  et  la  réforme  instanta- 


(  ) 

née.  Celte  réforme,  on  Fa  faite  complète;  dans 
ce  progrès  on  est  allé  de  Finsiirrection  jusqu'au 
nivellement.  Voilà  la  première  face  du  siècle  que 
nous  venons  de  parcourir. 

De  fortes  doctrines  d'absolutisme  et  de  répres- 

I  sion  ont  été  posées  d'un  autre  côté,  dans  les  livres 
des  publicistes  et  dans  les  conseils  des  princes.  Il 
j  a  plus,  à  son  antique  pouvoir  temporel  l'abso- 
lutisme, grâce  au  besoin  qu'on  a  eu  de  son  bras 
vigoureux,  presque  partout  a  joint  le  pouvoir 
spirituel.  De  là  est  né  un  pouvoir  nouveau,  et  ce 
pouvoir  de  récente  origine,  l'autocratie,  a  tout 
mis  à  ses  pieds,  théocratie,  aristocratie,  démo- 
cratie ;  ce  pouvoir  a  passé  sur  toutes  les  choses  le 
même  niveau;  il  a  déclaré  la  guerre  à  toute  es- 
pèce d'indépendance  et  à  toute  espèce  de  mouve- 

i  ment  progressif;  il  a  résolu  de  traiter  la  raison  et 
la  conscience  comme  on  avait  long-temps  traité 
la  glèbe  et  le  serf  qui  y  était  attaché,  c'est-à-dire, 
comme  de  simples  choses  dont  la  Providence  lui 
aurait  commis  ou  la  gestion  ou  la  propriété. 

Voilà  l'autre  face  du  siècle  que  nous  venons 
de  parcourir. 

Deux  systèmes  de  doctrines  contraires,  deux 
immenses  hostilités  se  trouvent  ainsi  en  pré- 
sence. 

En  effet,  ce  ne  sont  plus  deux  théories,  ce 
sont  deux  masses  de  vœux,  deux  corps  de  pas- 


(  m  ) 

sions  et  deux  camps  ennemis  qui  appellent  dans 
leurs  enceintes  rivales  toutes  les  intelligences  et 
toutes  les  consciences. 

Dès  ce  moment  et  pour  long -temps  sinon  à 
jamais,  l'antique  unité  du  corps  social  est  rom- 
pue. A  sa  place  est  substituée  la  discorde ,  systé- 
matique, puissante,  animée,  appelant  à  elle  tou- 
tes les  existences  sociales,  donnant  à  toutes  les 
facultés  humaines  une  immense  excitation,  con- 
centrant sur  le  débat  politique  toutes  les  forces 
et  tous  les  moyens  d'une  société  déjà  savante, 
encore  grossière,  mais  résolue  d'aller  loin. 

La  société  européenne  est  avide  de  se  préci- 
piter dans  cette  funeste  arène.  Elle  tient  encore 
du  moyen  âge  ses  rudes  mœurs,  sa  pétulante  vail- 
lance et  son  ardeur  des  combats;  mais  elle  est 
moderne  par  sa  pensée.  Elle  ne  se  possède  pas 
encore,  il  est  vrai,  et  elle  ne  s'est  pas  comprise 
dans  tous  ses  rapports  avec  ce  qui  est  en  elle,  à 
côté  d'elle,  au-dessus  et  au-dessous.  De  principes 
éprouvés,  de  fortes  doctrines,  d'institutions  libé- 
rales, de  gouvernemens  réguliers,  elle  n'en  a  pas 
vu  à  l'œuvre.  Elle  manque  même  de  théories  tant 
soit  peu  complètes.  Nous  avons  dit  combien  sont 
puériles  celles  d'un  chancelier  d'Angleterre*, 
combien  sont  inconséquentes  celles  d'un  con- 


*  Thomas  Morns, 


(3oo  ) 

seiller  du  roi  de  France  en  ses  parleinens*.  Vers 
le  milieu  de  la  période  où  nous  entrons  nous  ver- 
rons un  publiciste  éminent  qui  viendra  poser  des 
théories  plus  fortes  et  plus  nettes**;  mais  sa  voix 
sera  sans  écho,  et  PEurope,  avant  les  Grotius,  les 
Hobbes,  les  Locke  et  les  Montesquieu,  demeure 
privée  de  rintelligence  du  mécanisme  social. 

Cependant  si  TEurope,  au  moment  où  elle  sort 
du  moyen  âge,  manque  de  théories  fermement 
arrêtées  et  d^nstitutions  éprouvées  par  Texpé- 
rience,  elle  a  pour  se  conduire  dans  ses  voies 
nouvelles,  Texpérience  du  contraire;  elle  a  pour 
se  guider  d'antiques  traditions  et  de  vieilles  souf- 
frances; elle  a  de  jeunes  instincts  de  liberté  et 
d'impétueuses  ardeurs  d'émancipation. 

De  là  même  le  débat  de  l'époque  prend  le  ca- 
ractère qui  le  distingue.  Il  est  plus  dans  le  senti- 
ment que  dans  la  spéculation;  il  est  plus  pas- 
sionné que  rationnel.  Il  est  passionné  en  tout,  il 
l'est  dans  les  formes,  parce  qu'il  l'est  dans  le 
fond.  La  passion,  populaire  ou  royale,  est  son  in- 
spiration et  son  existence. 

Mais  plus  le  débat  est  passionné,  plus  il  est  cu- 
rieux, dramatique,  grave.  S'il  se  passionne  tou- 
jours davantage  et,  pour  ainsi  dire,  d'heure  en 
heure,  il  s'illustre  aussi  davantage  de  moment  en 


*  La  Boétie.  —  "  Bodin. 


(  3oi  ) 

moment.  La  passion  qui  Tanime  n'est  plus  désor- 
mais la  brutalité  du  paysan  de  Souabe,  du  nive- 
leur  de  Westphalie,  du  bourgeois  de  Castille  ; 
c'est  le  fanatisme  religieux  du  convent  d'Ecosse, 
et  le  fanatisme  monacal  de  la  Ligue;  c'est  le  fana- 
tisme politique  de  Guillaume  d'Orange  et  le  fana 
tisme  politique  de  Henri  de  Guise. 

En  effet,  désormais  sous  Philippe  II,  sous 
Charles  IX,  sous  la  reine  Elisabeth,  le  débat  est 
plus  imposant  qu'il  n'était  sous  Charles-Quint, 
sous  François  1"  et  Henri  VIII.  Les  princes  qui 
s'y  engagent  ne  sont  pas  plus  grands  que  ceux  qui 
Vont  ouvert;  mais  sous  leur  règne  les  doctrines 
se  dessinent  plus  nettement  ;  des  principes  on  tire 
des  conséquences  plus  rigoureuses,  et  plus  hardi- 
ment on  va  jusqu'au  bout  de  chaque  système^ 

Pour  ne  point  parler  de  Charles  IX,  il  est  cer- 
tain que  Philippe  II  et  Richelieu  ne  restent  pas  à 
moitié  chemin  comme  l'avaient  fait  leurs  prédé- 
cesseurs. Catherine  de  Médicis  et  la  reine  Elisa- 
beth vont  elles-mêmes  plus  loin  que  n'avait  fait 
Marie  Tudor. 

De  celte  hardiesse  dans  l'œuvre  la  hardiesse 
dans  l'idée  est  toujours  la  compagne,  et  dans 
leur  union  ces  puissances  amènent  à  leur  suite 
des  faits  plus  éclatans  et  de  plus  immortelles 
créations. 

Aussi  le  siècle  de  Philippe  et  de  Richelieu  est  le 


(  302  ) 

siècle  de  Bacon  et  de  Descartes,  le  siècle  de  Sha- 
kespeare et  de  Corneille;  et  tous  ces  géans  de  la 
pensée  pure  ou  de  la  pensée  appliquée  au  drame 
de  la  vie,  ces  grands  maîtres  ou  ces  grands  pein- 
;  très  de  Thumanité,  c''est  à  peine  si  deux  généra- 
tions les  séparent.  Leurs  travaux  se  touchent, 
leurs  règnes  se  confondent  et  leur  dictature  im- 
prime au  monde  moderne  le  cachet  qui  le  dis- 
tingue. 

Le  monde,  en  effet,  a  vécu  long-temps  des 
j  idées  de  Philippe  et  de  Richelieu,  d'Elisabeth  et 
de  Catherine,  de  Bacon  et  de  Descartes,  de  Sha- 
kespeare et  de  Corneille.  Ceux  mêmes  qui  ont 
suivi  des  voies  différentes  avaient  reçu  au  dé- 
part Timpulsion  de  ces  grands  hommes;  le  pri- 
vilège de  Fhomme  de  génie  est  de  provoquer  en- 
core plus  qu'il  ne  crée  lui-même  et  de  faire  après 
sa  mort  encore  plus  de  conquêtes  que  de  son 
vivant. 

Autour  de  Philippe  II  qui,  le  premier,  appli- 
que le  système  de  répression  complète  aux  doc- 
;  trines  de  liberté;  autour  de  Richelieu,  qui  op- 
pose le  plus  nettement  aux  efforts  combinés  de 
la  vieille  féodalité  et  de  la  nouvelle  émancipation 
la  théorie  de  l'absolutisme  monarchique;  au- 
tour de  ces  deux  hommes,  qui  sont  deux  systè- 
mes, se  groupent  tous  les  mouvemens  politiques 
de  cette  période,  comme  autour  de  Bacon  et  de 


(  3o3  ) 

Descartes  se  groupe  le  progrès  philosophique; 
comme  autour  de  Shakespeare  et  de  Corneille  se 
groupe  la  vie  littéraire.  La  souveraineté  des  deux 
philosophes ,  la  souveraineté  des  deux  poètes,  j^al- 
lais  dire  des  deux  moralistes,  personne  ne  la  con- 
teste; celle  des  deux  politiques  serait-elle  niée? 
Elle  ne  saurait  l'être.  Elle  s'étend  jusque  sur 
TAllemagne  et  l'Angleterre.  Les  doctrines  qui 
font  éclater  en  Allemagne  la  guerre  de  trente 
ans,  terminée  en  1648,  et  celles  qui  font  éclater 
la  révolution  d'Angleterre,  dont  le  fait  le  plus  m- 
effaçahle  est  de  1649,  sont  évidemment  que 
le  reflet  des  doctrines  de  Philippe  II  et  de  celles 
de  Richelieu. 

Dans  la  révolution  des  Pays-Bas  qui  ouvre  la 
scène  où  nous  entrons  et  dans  la  révolution  d'An- 
gleterre qui  en  marque  la  limite,  ce  sont  les  mê- , 
mes  intérêts  qui  dominent. 

Dans  l'un  comme  dans  l'autre  de  ces  faits  est 
tout  un  corps  de  doctrines,  et  c'est  toujours  le 
même  corps  de  doctrines  qui  perce  dans  tous  les 
faits  de  cette  période.  C'est  d'un  côté  le  progrès, 
d'un  autre  la  répression,  et  c'est  malheureusement  j 
de  côté  et  d'autre  la  violence,  en  place  de  la  rai- 
son, qui  est  investie  du  droit  de  décision.  La  li- 
berté etl'ordrene  sont  ni  en  guerre  ni  en  paix;  ils 
sont  inconnus;  ce  sont  l'oppression  et  la  licence 
qui  seules  occupent  la  scène  et  seules  y  dressent 


(  3o4  ) 

sent  leurs  camps  pour  s'en  disputer  Tempire. 

Et,  chose  remarquable,  chose  bien  propre  à 
donner  aux  âges  futurs  une  imposante  leçon,  en 
même  temps  qu'à  inspirer  pour  ceux  qui  se  com- 
battent avec  un  acharnement  si  cruel  une  pitié 
profonde,  c'est  que,  de  part  et  d'autre,  c'est 
pour  une  cause  analogue,  avec  des  armes  et  sous 
une  bannière  semblables,  qu'on  entre  en  lice. 
C'est  au  nom  de  la  religion  que  lutte  Philippe, 
sa  cause  c'est  celle  de  Dieu,  l'œuvre  qu'il  accom- 
plit, c'est  la  conscience  qui  la  lui  impose.  C'est 
aussi  au  nom  de  la  conscience  et  de  la  religion 
que  lui  résistent  ses  sujets.  Pour  eux,  leur  cause 
est  aussi  la  cause  de  Dieu,  et  si  du  côté  de  Phi- 
lippe est  le  droit  divin,  de  leur  côté  est  le  martyre. 

Partout,  dans  l'Europe  entière,  se  retrouve 
dans  celte  lutte,  sous  l'analogie  des  bannières,  le 
même  degré  d'impiété. 

Dans  celte  lutte  une  seule  bannière  est  négli- 
gée de  tout  le  monde.  C'est  celle  du  droit  exa- 
miné avec  calme,  c'est  celle  de  l'humanité  étu- 
diée dans  ses  facultés  et  ses  besoins  véritables. 
Des  doctrines  d'humanité  et  de  raison,  personne 
n'oserait  en  mettre  en  avant  au  milieu  de  tant 
de  puissances  hostiles,  et  personne  ne  suppose  à 
cette  époque  que,  dans  ce  sanctuaire  double- 
ment auguste,  est  déposé  le  rameau  de  paix  de 
toute  guerre  de  principes. 


(  3o5  ) 

A  une  solution  pacifique  du  problème  per- 
sonne ne  songera  même  de  long-temps.  La  rai- 
son  est  loin  de  son  avènement  à  Pempire.  Quand 
•on  a  dit  et  qu^)n  répète  chaque  jour  encore  qu^a- 
vec  les  principes  de  1617  le  rationalisme  ou  le 
raisonnement  est  entré  dans  Tétat  social,  dans  les 
doctrines  morales  et  politiques,  on  s'est  trompé 
ou  Von  se  trompe  de  deux  siècles.  Le  rationa- 
lisme, ni  les  partisans  ni  les  adversaires  de  1617 
ne  Tout  voulu.  Sans  doute,  il  s'est  annoncé  dans 
les  théories  de  Pomponace,  et  il  s'est  reproduit 
dans  celles  de  Césalpin;  sans  doute  aussi  Bacon 
et  Descartes  viennent  à  leur  tour  faire  un  peu  de 
jour  à  la  raison  ;  mais  si,  dans  leur  union  intime 
avec  la  philosophie,  les  doctrines  morales  et  po- 
litiques des  écoles  subissent  quelque  influence 
sous  ce  rapport,  les  doctrines  du  monde  extérieur, 
les  maximes  et  les  institutions  des  gouverne- 
mens  demeurent  complètement  les  mêmes.  Dans 
le  monde  politique  Bacon  et  Descartes  ne  sont 
pas  compris,  parce  qu'ils  n'y  sont  pas  écoutés. 
Plus  leurs  spéculations  sont  élevées  et  pures, 
moins  elles  peuvent  descendre  de  leur  hauteur 
naturelle  pour  agir  dans  les  régions  inférieures 
où  se  décident  les  affaires.  Leurs  travaux,  cela  | 
est  vrai,  préparent  une  révolution  immense  et 
certaine  ;  mais,  toute  morale  et  tout  intérieure, 
leur  œuvre,  pour  changer  les  lois  et  les  moeurs, 
I.  20 


(  3o6  ) 

pour  passer  dans  les  institutions  et  dans  les  con- 
sciences, demande  à  traverser  plusieurs  généra- 
tions. Pour  arriver  aux  doctrines  morales  et  po- 
litiques, celles  de  la  philosophie  ont  à  faire  un 
immense  détour.  Ne  faut-il  pas  qu\îlles  passent 
d^abord  dans  les  doctrines  religieuses  qui  domi- 
nent toutes  les  autres,  qui  inspirent  les  moeurs 
générales  et  règlent  la  conduite  des  gouverne- 
mens  comme  celle  des  nations  ? 

Telles  sont  long-temps  Thumilité  du  progrès 
philosophique  et  Tobscurité  de  la  révolution  mo- 
rale quMl  prépare,  que  Philippe  II,  contemporain 
de  Bacon,  et  Richelieu,  contemporain  de  Descar- 
tes, ne  daignent  pas  même  s'apercevoir  des  rap- 
ports que  leurs  travaux  peuvent  avoir  avec  la 
politique.  Et  ils  ont  raison  de  dédaigner  des  rap- 
ports qui  seront  nuls  pendant  leur  règne  et  ce- 
lui de  leurs  successeurs  immédiats. 

Elisabeth  et  ses  successeurs  immédiats  con- 
naissent davantage  les  travaux  des  deux  réfor- 
mateurs de  la  philosophie,  et  les  dédaignent 
moins.  Cependant,  au  milieu  de  conditions  dif- 
férentes, ils  veulent  appliquer  aussi  les  doctrines 
absolues,  et  ce  contre-sens  conduit  à  Téchafaud 
celui  d'*entre  eux  qui  poursuit  son  erreur  avec  le 
plus  de  conséquence. 

Là  est  la  plus  grande  leçon  de  ce  siècle.  Dé- 
daigné dans  toutes  ses  manifestations,  pacifiques 


(  3o7  ) 

ou  tumultueuses,  le  progrès  se  fait  violent, 
despotique,  sanguinaire.  L'absolutisme  Va  pris 
corps  à  corps  ;  il  lutte  avec  lui  corps  î\  corps. 
Irrité  des  passions  qu'il  rencontre,  plus  irrité  en- 
core de  celles  qu'il  porte  en  son  sein,  il  renverse 
enfin  l'édifice  social  qu'il  n'a  pu  changer,  et  de  ses 
ruines  se  fait  un  trône  à  lui,  il  se  fait  Cromwel. 


(  3o8  ) 


CHAPITRE  SECOND. 

APPLICATION  DES  DOCTRINES  DE  RÉPRESSION  AUX  PAYS- 
BAS.    RÉVOLUTION   DE    l565.    INSTRUCTIONS  Dli 

PHILIPPE  II  A  PHILIPPE  III. 

Des  deux  systèmes  contraires,  qui  se  trouvent  en 
présence  pendant  cette  période,  c'est  Philippe  II 
qui  conçoit  le  plus  nettement  Pun  ;  c'est  le  peuple 
des  Pays-Bas  qui  saisit  le  plus  nettement  Pautre. 
C'est  à  ce  peuple  que  Philippe  essaie  d'appliquer 
ses  doctrines;  c'est  contre  Philippe  que  ce  peuple 
fait  valoir  les  siennes.  Là,  sur  ce  théâtre,  se  joue 
le  grand  drame  de  l'époque;  là  est  l'intérêt  mo- 
ral et  politique  de  l'Europe.  Ailleurs  se  trouvent 
en  présence  des  principes  semblables;  nulle  part 
ils  ne  se  dessinent  avec  la  même  précision  ni 
avec  la  même  hardiesse.  Ce  qui  se  passe  en 
France,  ce  qui,  en  Angleterre,  en  Ecosse,  en  Al- 
lemagne et  en  Italie  agite  les  esprits,  n'est  qu'une 
pâle  imitation  du  terrible  duel  qui  ébranle  les 
Pays-Bas,  qui  en  remue  le  sol  jusque  dans  ses 


(  3o9  ) 

fondemens  et  en  fait  jaillir,  au  bout  de  quarante 
ans,  une  république,  riche  et  puissante  dès  son 
origine. 

Dans  riiistoire  d^aucun  pays,  d^iucun  peuple, 
d'aucun  prince  ne  se  trouvent  des  pages  plus 
imposantes  que  dans  Fhistoire  de  cette  lutte. 
Peuples,  voulez-vous  apprendre  Tart  de  démolir 
et  celui  d'édifier;  princes,  voulez-vous  qu'on 
vous  enseigne  Tart  de  résister  et  l'art  de  céder, 
ou  même  celui  de  succomber  sans  fléchir?  mé- 
ditez l'histoire  de  la  première  des  révolutions 
modernes. 

Les  leçons  qu'elle  présente  ne  sont  plus  les 
froides  théories  de  la  Renaissance  sur  la  vieille 
aristocratie  de  la  Grèce  qui  combat  la  vieille 
démocratie  d'Athènes  ou  sur  l'éternelle  dispute 
des  patriciens  et  des  prolétaires.  Ces  classiques 
histoires  et  ces  théories  antiques  ont  fait  place 
à  un  monde  nouveau,  où  ne  serait  écouté  ni  le 
séditieux  discours  du  conseiller  La  Boétie,  ni  la 
platonique  utopie  du  chancelier  Morus.  Ce  n'est 
plus  ni  de  réminiscences  littéraires  ni  de  rêveries 
sociales  qu'il  s'agit;  il  y  a  sur  la  scène  une  riche 
bourgeoisie  et  une  aristocratie  puissante  qui, 
d'un  commun  accord,  demandent  au  fils  de 
Charles-Quint  à  jouir  de  tout  ce  que  le  progrès 
du  temps  a  joint  aux  vieux  droits  du  pays,  et  en 
face  se  montre  le  premier  monarque  du  temps,  qui 


-       (  3io  ) 

déclare,  que  doctrines  nouvelles  et  institutions 
anciennes,  tout  doit  disparaître  devant  sa  vo- 
lonté, religieuse  et  politique,  unique  et  im- 
muable. 

Voilà  les  combattans,  Tobjet  et  le  théâtre  du 
duel. 

La  lutte  dura  quarante  ans.  Elle  commença 
au  moment  où  Philippe  apparut  sur  Thorizon 
politique. 

Entre  lui  et  les  Pays-Bas  la  défiance  avait 
même  précédé  les  premières  relations.  A  son 
avènement  aux  affaires,  on  avait  dressé  un  ser- 
ment plus  explicite  que  n^en  avait  prêté  aucun 
de  ses  ancêtres.  On  lui  avait  fait  jurer  non-seu- 
lement qu'il  respecterait  tous  les  droits  et  tous 
les  usages  du  pays,  mais  encore  quMl  serait  un 
prince  juste  et  bon.  De  leur  côté,  les  Etats  ne 
lui  avaient  prêté  leur  serment  qu'avec  cette  res- 
triction, qu'il  se  conformerait  à  leurs  privilèges; 
on  n'avait  promis  l'obéissance  qu'à  la  condition 
que  ses  ordres  seraient  toujours  donnés  dans  les 
limites  de  la  loi. 

Ces  précautions  indiquaient  clairement  une 
hostilité  latente,  et  après  ce  qui  s'était  passé 
entre  Charles-Quint  et  le  pays,  il  était  impos- 
sible qu'il  n'y  eût  pas  de  défiance.  Cependant 
ni  Philippe  ni  le  pays  n'étaient  inquiets.  Le  pays 
avait  résister  et  mieux.  Philippe,  avec  la  force 


(  3ii  ) 

de  son  génie,  Tenlhousiasme  de  ses  croyances, 
le  secours  de  Tlnquisition,  des  décrets  de  Trente, 
des  jésuites  et  des  trésors  du  Nouveau-Monde,  ne 
pouvait  redouter  le  conflit.  Il  devait  désirer,  au 
contraire ,  une  rencontre  franche  et  prompte 
avec  ce  génie  du  siècle  qu'il  haïssait  comme 
Tauteur  de  tous  les  maux  et  qu'il  était  appelé, 
lui,  à  terrasser  s'il  pouvait  l'être.  Loin  de  man- 
quer de  courage,  Philippe,  on  le  sait,  joignait 
à  l'enthousiasme  tout  ce  qui  peut  conduire  au 
fanatisme. 

Cependant  Philippe  n'agissait  pas  en  aveugle. 
Autant  ses  convictions  étaient  immuables,  autant 
ses  résolutions  étaient  réfléchies.  Il  savait  tout  ce 
que  le  nouveau  système  avait  de  puissance,  et 
de  toutes  les  ressources  que  lui  fournissait  l'an- 
cien, il  employa  d'abord  celle  qu'aimait  le  plus 
son  père,  l'art  de  diviser.  Plus  que  ne  l'avait  fait 
le  moyen  âge,  il  sépara  les  divers  élémens  du 
corps  social,  le  clergé,  la  noblesse,  la  bourgeoi- 
sie, le  peuple.  Le  clergé,  il  en  fit  deux  paris, 
combla  de  faveurs  et  de  distinctions  l'aristocratie 
de  l'Eglise,  et  mit  aux  pieds  des  prélats  le  simple 
prêtre,  l'homme  de  la  paroisse.  La  noblesse  fut 
divisée  de  même.  Il  ruina  les  grands  par  les  hon- 
neurs les  plus  dispendieux;  les  petits,  déjà  dé- 
vorés par  les  dettes,  il  les  retint  dans  leur  mi- 
sère. La  bourgeoisie  des  cités  opulentes,  celle  qui 


(3iO 

concentrait  dans  ses  comptoirs  le  commerce  du 
monde  et  remplissait  le  lise  public  par  les  droits 
que  Tétat  prélevait  sur  ses  opérations,  il  la  mé- 
nagea, il  la  protégea  même.  Du  peuple  qui  for- 
mait avec  la  noblesse  pauvre  le  véritable  élément 
de  trouble,  il  fit  Fobjet  spécial  de  sa  discipline 
politique  et  religieuse. 

Cependant  devant  le  monarque  rien  n^était 
grand,  et  sur  toutes  les  classes  de  la  société,  sur 
toutes  les  intelligences  et  toutes  les  consciences, 
il  était  résolu  d'étendre  le  même  empire.  Au 
moyen  d'une  armée  espagnole  et  du  tribunal  de 
l'Inquisition  dirigés  par  un  ministre  et  un  gou- 
verneur étrangers,  sa  pensée  religieuse  et  poli- 
tique devait  être  Tunique  pensée  qui  régnât  dans 
le  pays.  Son  système,  en  un  mot,  était  le  pan- 
théisme de  la  royauté. 

L'armée  espagnole  bien  établie  dans  le  pays, 
tout  était  fait  pour  lui.  Il  le  savait.  Les  Étals  le 
savaient  aussi,  et  la  lutte  commença  sur  ce  point. 
Au  nom  de  leurs. privilèges  et  de  ses  sermens, 
les  Etats  demandèrent  l'éloignement  des  troupes 
espagnoles,  et  appréciant  toute  l'importance  d'un 
succès  ou  d'un  échec,  ils  prirent  dès  le  début 
une  attitude  qui  ébranla  le  colosse  auquel  ils 
s'attaquaient.  Philippe  fut  à  tel  point  saisi  d'une 
demande  présentée  avec  le  calme  d'une  résolu- 
lion  immuable,  qu'il  ne  trouva  que  la  ressource 


(  ) 

de  promettre  avec  Tintention  d^éluder.  Il  lenla 
d'éluder,  en  effet,  ea  proposant  le  commande- 
ment de  ses  troupes  aux  favoris  de  la  nation, 
au  prince  d^Orange  et  au  comte  d'Egmont;  mais 
ces  deux  hommes  n*'étaienl  les  favoris  du  pays 
que  par  Tamour  passionné  qu'ils  portaient  à  ses 
privilèges;  ils  comprenaient  cette  position,  et  ils 
refusèrent  Tinsidieuse  bienveillance  du  monar- 
que, pour  ne  pas  concourir  à  la  violation  des 
lois.  Philippe  céda.  Cédant  plus  tôt,  il  se  fût 
épargné  la  douleur  d'entendre  ces  rudes  accens 
d'indépendance  que  le  syndic  de  Gand  fit  re- 
tentir, en  sa  présence,  devant  les  états-généraux. 
«  Pourquoi  des  mains  étrangères?  veut-on  nous 
dire  que  nous  sommes  ou  trop  frivoles  ou  trop 
IMPRUDENS  pour  garder  les  armes  dans  les  nôtres? 
Il  est  dans  le  pays  et  à  ton  service,  beaucoup  de 
braves  gens  à  qui  Ion  père,  dans  des  temps  dif- 
ficiles, a  confié  la  république.  Pourquoi  dou- 
terais-tu d'une  fidélité  qu'ont  éprouvée  les  an- 
cêlres  ?  » 

Lorsque,  étourdi  encore  de  ces  graves  paroles, 
Philippe  s'écria  en  quittant  la  salle  :  «  Je  suis 
étranger  aussi,  qu'on  m'expulse  donc  moi  aussi,» 
il  ne  considérait  pas  que  dans  ce  mot  il  donnait 
une  formule  aux  vœux  du  pays.  Deux  jours  après 
il  promit  de  le  satisfaire  dans  l'espace  de  quatre 


(  3i4  ) 

mois,  et  tout  ce  qu^l  put  gagner  fut  de  ne  tenir 
sa  parole  qu'au  bout  de  dix-huit. 

Dans  Tissue  de  ce  premier  combat  est  donnée 
Tissue  de  toute  la  lutte.  A  toutes  les  pensées  de 
Philippe,  à  tous  ses  moyens  de  gouvernement,  le 
j  pays  opposa  constamment  le  même  amour  de  ses 
droits  et  la  même  énergie  de  résistance,  et  comme 
dans  ce  premier  débat,  Philippe  succomba  dans 
tous  les  autres. 

Pour  faire  régner  sa  pensée  religieuse  et  poli- 
tique sans  troupes  étrangères,  il  lui  fallait  au 
moins  un  premier  ministre  et  un  gouverneur-gé- 
.  néral  étrangers.  Il  est  vrai  que  Topinion  du  pays 
ï  appelait  au  poste  de  gouverneur  le  prince  d'O- 
range ou  le  comte  d'Egmont;  mais  précisément 
parce  que  ces  personnages  représentaient  les 
libertés  et  les  voeux  du  peuple,  il  était  impossible 
que  Philippe,  dans  son  système,  en  choisît  Van 
ou  Tautre  pour  en  faire  le  dépositaire  de  sa  pen- 
sée. Pour  concentrer  en  ses  mains  toute  la  puis- 
sance et  toutes  les  affaires,  il  fallait  mettre  à  la 
tête  du  pays  un  personnage  qui  se  contentât  des 
vains  honneurs  de  la  représentation  et  en  seconde 
ligne  un  agent  dévoué,  qui  n'appartînt  qu'au 
monarque.  Philippe  choisit  dans  ce  sens.  11 
nomma  au  gouvernement  sa  sœur  naturelle,  la 
duchesse  de  Parme,  qui  devait  se  borner  à  figu- 


(3i5) 

rer  au  premier  rang,  et  il  appela  au  ministère  le 
bourguignon  Pérenot  de  Granvelle,  évêqued^Ar- 
ras,  qui  était  la  représentation  pure  et  simple  du 
système  de  son  maître. 

Les  moyens  qu'il  mit  à  la  disposition  de  la  ré- 
gente et  du  ministre  étaient  combinés  avec  la 
même  adresse. 

Aux  derniers  Etats  de  Gand,  surpris  par  la 
manifestation  si  unanime  et  si  énergique  des  dé- 
putés en  faveur  des  privilèges  du  pays,  Philippe 
avait  promis  qu'il  prescrirait  aux  personnes 
chargées  de  la  poursuite  des  nouvelles  doctrines 
les  ménagemens  les  plus  affectueux,  mais  il  avait 
déclaré  aussi  que  jamais  il  ne  transigerait  avec 
ces  doctrines.  «  Plutôt  ne  pas  régner  que  régner 
sur  ceux  qui  les  professent  :  »  tel  avait  été  son 
dernier  mot. 

Ce  dernier  mot,  les  Etats,  tout  en  se  proposant 
de  le  combattre,  le  considéraient  comme  un  vœu 
honorable,  mais  fugitif,  dans  la  bouche  d'un 
jeune  prince.  Pour  Philippe,  au  contraire,  ce 
mot  était  toute  une  religion,  une  existence,  un 
système;  et  Granvelle  eut  pour  mission  princi- 
pale, disons  mieux,  pour  mission  unique,  de  le 
réaliser. 

L'Inquisition  était  l'unique  moyen  qu'il  pût  em- 
ployer à  cet  effet;  mais  ce  tribunal,  on  ne  pouvait 
l'établir  que  sous  une  forme  acceptable  pour  le 


(3r6  ) 

pays.  Philippe  Tobtint  du  Saint-Siège  sous  une 
forme  de  celte  nature,  au  moyen  de  treize  évê- 
chés  nouveaux.  En  effet,  à  chacun  de  ces  évè- 
chés  étaient  adjoints  neuf  prébendiers,  docteurs 
en  droit  ou  en  théologie,  chargés  spécialement 
de  la  poursuite  des  nouvelles  doctrines;  et,  au- 
dessus  des  quatre  évêques  anciens  et  des  treize 
évêques  nouveaux  s''élevait  Granvelle,  archevê- 
que de  Malines,  ayant  le  pouvoir  énorme  de  pro- 
poser et  de  déposer  ses  confrères  sous  Tautorité 
du  Saint-Siège;  cVst-à-dire  que  le  même  homme 
était  à  la  fois  monarque  et  ministre,  pontife  et 
inquisiteur  suprême. 

Mais  aussi  dans  Ténormité  de  ces  pouvoirs  et 
dans  les  excès  d'usurpation  où  ils  conduisaient 
naturellement,  était  la  ruine  du  système  et  celle 
de  son  agent.  Concentrant  en  ses  mains  toutes  les 
affaires  d'un  gouvernement  qui  blessait  tous  les 
droits,  et  que  n'osaient  défendre  ceux  mêmes  qui 
en  partageaient  les  opinions,  Granvelle  cumula 
contre  sa  personne,  et  en  raison  même  de  sa 
qualité  d'étranger,  si  précieuse  pour  son  maître, 
toutes  les  haines,  toutes  les  calomnies,  toutes  les 
intrigues.  Dès  le  jour  de  sa  nomination,  son  ex- 
jjulsion  fut  résolue  dans  le  pays;  mais  comment 
y  arriver?  Un  précédent  était  établi  à  la  vérité: 
la  ville  de  Bruges,  pour  forcer  le  prince  d'Autri- 
che de  renvoyer  des  étrangers,  l'avait  conduit  en 


(  3i7  ) 

prison.  Le  droit  d'expulser  les  étrangers  était 
formel.  Mais  le  moyen  de  le  faire  valoir  par  un 
fait  de  plus  manquait  au  pays.  Le  courage  de 
ses  premiers  citoyens,  des  principaux  membres 
de  son  grand-conseil,  ne  lui  manqua  pas.  Sou- 
tenus par  Popinion  générale,  par  les  murmures 
et  les  résistances  des  chapitres,  des  villes,  des 
moines,  des  prêtres  (tous  mécontens  des  nou- 
veauxévêchés  qu'on  avait  établis  à  leurs  dépens), 
le  prince  d'Orange,  les  comtes  de  Horne  et  d'Eg- 
mont,  membres  du  conseil  d'Etat,  adressèrent  au 
roi  un  mémoire  pour  demander  le  changement 
du  ministre. 

La  démarche  était  nouvelle,  le  monarque  ré- 
sista. «  Pour  changer  mes  ministres,  ce  ne  sont 
pas  leurs  accusateurs  que  je  consulte;  »  telle  fut 
sa  réponse.  Les  signataires  du  mémoire  eurent 
beau  protester  contre  la  qualification  d'accusa- 
teurs et  prendre  celle  de  conseillers  du  roi, 
ayant,  avant  tout,  souci  de  ses  intérêts.  On  ne 
trompait  pas  aisément  Philippe. 

Mais  on  trompait  aussi  peu  Guillaume  d'O- 
range, autrefois  favori  et  élève  de  Charles-Quint, 
comme  son  maître;  et  les  nobles  conjurés  ob- 
tinrent bientôt  par  la  voie  du  ridicule  jointe  à 
celle  de  la  colère  publique,  ce  qu'ils  n'avaient  pu 
obtenir  ni  par  leurs  plaintes  ni  par  la  menace  de 
quitter  le  conseil.  Le  moment  même  oii  le  non- 


(  3i8  ) 

veau  cardinal  Granvelle  se  revêtait  d''une  pour- 
pre qui  le  mettait  hors  de  pair  dans  le  pays,  le 

;  pays,  représenté  par  saplushaute  noblesse,  par- 
vint, par  ses  libelles,  ses  sarcasmes,  les  folies  et  les 
parodies  que  lui  suggérait  le  costume  du  ministre, 

|:  à  le  rendre,  au  même  degré,  risible  et  odieux. 
Philippe  se  hâta  de  le  rappeler  au  moment  où  il 
pouvait  encore  avoir  Fapparence  et  le  mérite 
de  le  rappeler  de  son  gré.  Mais  ce  fut  là  son 
deuxième  échec. 

L'homme  qui  avait  absorbé  toutes  les  haines 
qu''on  portait  au  système  étant  changé,  le  gou- 
vernement de  la  régente  parut,  un  moment,  plus 
puissant  que  jamais.  Tout  le  monde,  la  noblesse, 
grande  et  petite,  la  bourgeoisie,  haute  et  basse, 
le  peuple  et  le  clergé,  firent  acte  de  dévouement 
autour  de  la  princesse.  Mais  les  ims  voulaient  le 
pouvoir,  les  autres  la  liberté.  La  noblesse  s'em- 
para des  affaires,  les  villes  chassèrent  les  inqui- 
siteurs. La  cité  de  Bruges,  qui  mettait  en  prison 
les  princes  oublieux  de  ses  privilèges, >  jeta  des 
sergens  qui  s'étaient  avisés  d'arrêter  des  dissidens. 
Mais  cet  état  de  licence  qui  fut  aussi  un  état  de 
gaspillage  pour  le  trésor,  ne  pouvait  durer.  Il 
fallait  de  l'ordre  dans  le  sens  du  pays  ou  dans 
celui  du  monarque,  et  quand  on  reprit  le  système 
de  Philippe,  les  mécontens  reprirent  le  leur. 
Le  concile  de  Trente  venait  de  terminer  ses 


(  3x9  ) 

travaux.  Ce  corps  de  floctrines,  qu"'avait  si  long- 
temps demandé  Charles-Quint,  était  enfin  arrêté 
et  publié  pour  toute  la  chrétienté.  Philippe  se 
hâta  d'ordonner  que  désormais  il  fût  suivi  dans 
le  pays  comme  principale  loi  de  TEglise. 

Les  décrets  de  Trente,  on  le  sait,  présentent 
trois  grandes  faces  ;  une  belle  réforme,  une  pro- 
scription formelle  des  principes  de  1617,  et  une 
puissante  réintégration  de  la  souveraineté  spiri- 
tuelle. 

Sous  les  deux  derniers  rapports,  ces  décrets, 
qui  rencontrèrent  de  Topposition  même  dans  les 
états  les  plus  orthodoxes,  convenaient  peu  aux 
provinces  bataves,  et  la  volonté  du  monarque  de 
lesintroduire,  fut  à  peine  connue  qu'elle  excita  une 
violente  fermentation.  Les  trois  conseils  de  ré- 
gence réunis  pour  en  délibérer  votèrent  une  dé- 
putation  extraordinaire  à  Philippe,  afin  de  le  prier 
d'accorder  une  législation  religieuse  plus  indul- 
gente que  l'Inquisition  et  le  concile. 

Celle  démarche,  au  premier  aspect,  était  toute 
simple.  Rien  n'est  plus  légal  qu'une  doléance. 
Il  y  avait  cependaat  dans  celle  des  Pays-Bas, 
même  prise  isolément,  une  censure  du  système 
de  Philippe,  et,  combinée  avec  le  mémoire  contre 
Granvelle,  elle  présentait  une  sorte  d'insurrection 
morale  contre  ce  système^  elle  révélait  au  moins 
un  système  en  face  d'un  autre. 


(  320  ) 

C'est  bien  ainsi  que  l'en  tend  ait  le  chef  de 
l'opposition  nationale,  Guillaume  d'Orange,  qui 
était  le  chef  du  complot,  parce  qu'il  en  était  la 
plus  grande  expression.  Guillaume  voulait  même 
révéler  nettement  la  conflagration  générale  et 
faire  reconnaître  la  nécessité  d'une  transaction 
politique.  Quand  le  faible  successeur  de  Gran- 
velle,  le  vieux  Viglius,  eut  présenté  un  projet  de 
mémoire  que  le  comte  d'Egmont  devait  porter  à 
Madrid,  Guillaume  s'écria  :  «  Ce  tableau  est  au- 
dessous  de  la  vérité  ;  et  comment  le  roi  pourra- 
t-il  appliquer  les  remèdes  convenables  à  nos 
maux,  si  nous  lui  en  laissons  ignorer  la  source  ? 
Ne  lui  cachons  plus  le  nombre  des  novateurs  ; 
avouons  plutôt  franchement  que  nos  provinces, 
nos  cités,  nos  bourgs  en  fourmillent.  Ne  lui  ca- 
chons pas  non  plus  qu'ils  méprisent  ses  édils  et 
cessent  de  respecter  ses  magistrats.  A  quoi  bon 
des  réticences,  quand  il  faut  de  toute  nécessité 
qu'il  apprenne  que  la  répulique  ne  saurait  de- 
meurer sans  péril  en  l'état  où  elle  est  ?  » 

Les  amis  du  prince  ne  voyaient  pas  aussi  loin 
que  lui  *,  mais  ils  trouvaient,  comme  lui,  qu'il 
fallait  un  changement  dans  l'état.  Ils  n'étaient 
pas  plus  que  lui  membres  des  trois  petits  conseils 
qui  se  partageaient  le  gouvernement  réel,  et  le 
grand  conseil  dont  ils  étaient  avec  lui  l'applaudit 
vivement  quand  il  montra  qu'il  serait  plus  utile 


C  321  ) 

de  concentrer  Tadininistration  dans  cette  assem- 
blée. On  Tapplaudit  bien  plus  encore  quand  il  atta- 
qua toutes  les  institutions  et  toutes  les  mesures  du 
système  de  Philippe,  les  nouveaux  tribunaux,  les 
nouveaux  evêchés;  quand  il  déclara  le  concile  de 
Trente  lui-même  contraire  aux  anciennes  liber- 
tés du  pays.  En  dépit  de  la  régente,  ses  réclama- 
tions furent  insérées  dans  la  dépêche  d'Egmont. 

D^Egmont,  la  seconde  figure  de  celte  révolution, 
était  trop  rapproché  d''Orange  pour  n'en  être  pas 
jaloux;  il  lui  était  trop  inférieur  pour  ne  pas  se 
glorifier  de  son  amitié  ;  il  aimait  trop  le  pays,  pour 
ne  pas  le  défendre;  mais  il  était  aussi  trop  dévoué 
au  roi,  pour  ne  pas  avoir  foi  en  lui.  Il  se  rendit  à 
Madrid  avec  toutes  les  illusions  d'un  grand  cœur 
et  d'une  raison  médiocre  ;  il  en  revint  avec  tou- 
tes les  amertumes  d'un  cruel  désenchantement. 
La  réponse  du  roi  était  pourtant  facile  à  prévoir. 
Elle  fut  ce  qu'elle  devait  être  dans  le  système  de 
répression.  «  Puis-je  accorder  ce  qu'on  me  de- 
mande? avait  dit  Philippe  à  une  commission  de 
théologiens. — Le  danger  d'une  révolte  doit  vous  y 
engager,  avait-on  répondu.  — Je  ne  demande  pas 
à  savoir  s'il  convient  que  je  le  fasse,  mais  s'il  faut 
que  je  tolère  ce  qui  me  déplaît.  —  Non. — Dans  ce 
cas,  ô  Majesté  du  Tout  -  Puissant,  ne  me  laisse?, 
jamais  tomber  si  bas,  je  vous  prie,  que  je  veuille 
régner  sur  des  hommes  qui  vous  rejettent.  » 

I.  9.1 


(  322  ) 

La  réponse  aux  Pays-Bas  fut  dans  ce  sens. 
Point  de  concession,  dit  Philippe;  mais  puisque 
la  corruption  des  mœurs  et  Tignorance  qui  la 
favorise  ont  été  les  causes  principales  des  nou- 
velles doctrines,  on  nommera  une  commission 
de  trois  évêques  et  de  quelques  ecclésiastiques 
distingués,  pour  aviser  aux  moyens  de  procurer 
au  peuple  une  éducation  meilleure;  et  puisque 
l  les  supplices  publics  n'ont  fait  jusqu'ici  qu'aug- 
menter le  nombre  des  dissidens,  on  exécutera 
désormais  les  condamnés  en  secret. 

Une  commission  chargée  de  faire  un  plan  d'é- 
ducation pour  l'avenir  et  des  exécutions  secrètes, 
voilà  tous  les  remèdes  que  Philippe  voulut  ap- 
porter aux  maux  et  au  désordre  de  l'époque 
qu'avait  si  bien  peints  le  conseil  du  pays. 

Dans  les  doctrines  de  Philippe  cela  était  d'une 
conséquence  rigoureuse,  mais  cette  conséquence 
même  ne  devait-elle  pas  l'alarmer  sur  ses  prin- 
cipes ? 

Dans  le  pays,  de  ceux  qui  pouvaient  éclairer 
le  pouvoir,  les  uns  s'en  éloignèrent,  les  autres 
abondèrent  dans  le  sens  du  maître  avec  une  tacti- 
que qui  aurait  dû  lui  ouvrir  les  yeux.  On  nomma 
donc  la  commission  épiscopale,  et  on  répondit 
à  Philippe  que  ses  dispositions  étaient  d'une 
exécution  facile;  que  déjà  les  décrets  du  concile 
offraient  beaucoup  de  réglemens  sur  les  études; 
qu'on  n'avait  qu'à  les  appliquer  aux  Belges  et 


(  323  ) 

aux  Bataves  ;  et  que,  pour  l'article  des  supplices, 
ne  voulant  plus  donner  de  spectacle  dangereux 
aux  enthousiastes,  on  enverrait  les  coupables  aux 
galères  ou  en  exil,  ce  qui,  joint  à  la  confiscation 
de  leurs  biens,  débarrasserait  les  provinces  des 
doctrines  de  lôiy. 

Quelques  membres  du  conseil  d'état,  le  prési- 
dent et  la  régente  elle-même,  avaient  hésité.  La 
politique  de  Guillaume  les  avait  entraînés.  «  Nos 
avis,  dit-il,  ont  été  loyalement  donnés  au  monar- 
que; il  les  a  jugés,  il  les  a  rejetés,  maintenant 
nous  n'avons  plus  qu'à  nous  conformer  à  ses 
ordres  suprêmes.  » 

On  ne  s'exphquait  pas  ces  paroles  de  la  part 
d'un  tel  patriote.  Guillaume  les  expliqua  dans 
celles-ci  qu'il  dit  à  un  confident  en  sortant  du 
conseil  :  «  Et  maintenant  nous  allons  avoir  la 
tragédie.  » 

La  tragédie  commença  en  effet.  La  régente, 
suivant  avec  une  folle  confiance  les  avis  de 
Guillaume,  avait  à  peine  ordonné  la  stricte  exé- 
cution des  ordres  de  Philippe ,  créé  une  inqui- 
sition politique  à  côté  de  l'inquisition  religieuse, 
chargé  les  gouverneurs  de  nommer  des  surveil- 
lans  spéciaux  pour  observer  le  z.èle  des  fonction- 
naires, pour  presser  l'application  des  mesures 
prescrites  et  pour  signaler  de  trois  mois  en  trois 
mois  les  dévoués  ou  les  retardataires;  elle  leur 


(  3^4  ) 

avait  à  peine  ordonné  de  mettre  à  la  disposition 
des  évoques  les  troupes  nécessaires  pour  faire 
respecter  le  concile ,  qu'elle  reçut  de  toutes 
parts  des  refus,  des  remontrances  ou  des  pro- 
testations *. 

Plusieurs  gouverneurs  lui  répondirent  qu'il 
leur  était  impossible  d'exécuter  ses  ordres,  qu'il 
faudrait  sacrifier  cinquante  à  soixante  mille 
victimes  par  province*  Ici  ce  fut  le  bas  clergé 
qui  réclama,  se  croyant  lésé  par  les  décrets 
de  Trente  ;  ailleurs  ce  fut  l'épiscopat  qui  re- 
poussa la  terrible  mission  qu'on  lui  donnait. 
Les  villes  s'émurent  à  leur  tour.  Les  unes  pro- 
testèrent comme  elles  avaient  protesté  contre  les 
nouveaux  évêques  ;  les  autres  rappelèrent  les 
sermens  de  Philippe;  d'autres,  plus  violentes 
encore,  lancèrent  contre  la  tyrannie  et  les  tyrans 
les  brochures  les  plus  incendiaires.  Le  nombre 
des  libelles  de  tout  genre  fut  immense.  La  régente 
en  signala  cinq  mille  au  roi.  On  y  proposait,  entre 
autres,  de  traduire  Philippe  devant  la  chambre 
de  Spire,  pour  avoir  violé  le  traité  de  Passau  à 
l'égard  du  Brabant,  partie  de  l'Empire. 

Cependant  toute  cette  effervescence  de  pas- 
soins  et  de  colères  se  serait  évanouie  aussi  rapi- 
dement qu'elle  s'était  élevée,  si  elle  n'eût  trouvé 


*Strada  ilti. 


(  3.5  ) 


un  chef  pour  la  diriger.  Guillaume  trOrange, 
que  ses  contemporains  surnommaient  le  discret^ 
se  borna,  il  est  vrai,  dans  son  opposition  patente, 
à  déclarer  qu'il  quittait  le  service  public  pour 
n'avoir  pas  à  opter  entre  le  roi  et  la  patrie. 
Mais  son  opposition  latente  alla  sans,  doute  plus 
loin,  et  quand  ou  considère  que  son  frère,  le 
comte  de  Nassau,  ^ut  Fun  des  premiers  signa- 
taires du  fameux  Compromis  qui  fit  éclater  la 
révolution,  i565,  on  ne  doit  pas  supposer  que 
le  prince  resta  étranger  à  ce  document.  Dans 
cette  fédération  dont  le  Rutli  fut  la  boutique 
d'un  peintre  en  armoiries,  et  dont  les  chefs  fu- 
rent la  haute  aristocratie  du  pays,  les  seigneurs 
de  Brederode,  de  Thoulouse  et  de  Sainte-Alde- 
gonde,  on  reconnaît  jusqu'au  langage  habituel 
du  savant  élève  de  Charles-Quint. 

«  Desmalveillans,  «y  disent  les  conjurés,  «  sous 
le  masque  d'un  grand  zèle  de  dévotion,  mais  gui- 
dés au  fond  par  la  cupidité  et  l'ambition,  ayant 
égaré  le  roi  notre  seigneur  et  l'ayant  engagé  à  met- 
tre dans  nos  contrées  le  tribunal  de  l'Inquisition, 
tribunal  contraire  à  toutes  les  lois  divines  et  hu- 
maines, supérieur  en  barbarie  aux  plus  cruelles 
institutions  de  l'aveugle  paganisme,  soumettant 
aux  inquisiteurs  les  autres  pouvoirs  de  l'état,  avi- 
lissant les  hommes  dans  un  esclavage  sans  bor- 
nes, exposant  le  citoyen  à  des  angoisses  pevpé- 


(  3a6  ) 

tuelles,  permettant  à  quelque  prêtre,  à  quelque 
ami  perfide ,  à  quelque  Espagnol  ,  à  quelque 
mauvais  homme,  d'accuser  à  toute  heure  qui  il 
veut,  de  le  faire  emprisonner,  condamner  et 
supplicier,  sans  qu'il  soit  possible  ni  de  confon- 
dre le  dénonciateur  ni  de  faire  constater  Finno- 
cence,  nous  soussignés  nous  sommes  engagés  à 
veiller  à  la  sûreté  de  nos  familles,  de  nos  biens, 
de  nos  personnes.  » 

M  Nous  nous  unissons,  à  cette  fin,  dans  une 
sainte  fraternité  et  nous  engageons  par  un  ser- 
ment solennel  à  nous  opposer  de  tous  nos 
moyens  à  l'introduction  de  ce  tribunal  dans 
notre  pays,  qu'on  y  songeât  publiquement  ou 
secrètement  et  sous  tel  nom  que  ce  pût  être. 

»  Nous  déclarons  en  même  temps  que  nous 
sommes  loin  de  méditer  quelque  chose  d'illégal 
contre  le  roi  notre  seigneur,  qu'il  est  au  con- 
traire dans  notre  volonté  la  plus  immuable  de 
soutenir  et  de  défendre  son  royal  gouvernement, 
de  maintenir  la  paix  et  de  nous  opposer  à  toute 
insurrection. 

»  Dans  cette  intention  nous  avons  juré  et  nous 
jurons  encore  de  respecter  le  gouvernement  dans 
nos  actes  et  dans  nos  paroles;  et  que  le  Dieu  tout- 
puissant  soit  le  témoin  de  ce  serment. 

»  Mais  de  plus  nous  jurons  aussi  et  nous  pro- 
mettons de  nous  soutenir  et  de  nous  défendre 


(  327  ) 

luutueliement ,  en  tous  lieux,  en  tous  temps, 
contre  quelque  attaque  que  ce  soit  sur  les  articles 
du  présent  Compromis  *. 

»  Nous  déclarons  qu'aucune  accusation,  diri- 
gée contre  nous  sous  quelque  nom  que  ce  soit, 
insurrection,  révolte  ou  autre,  ne  peut  nous  dé- 
lier du  serment  que  nous  prêtons  ni  de  la  pro- 
messe que  nous  faisons  de  nous  défendre.  Tous 
ceux,  au  contraire,  qui  auraient  été  poursuivis 
pour  une  telle  cause,  nous  nous  engageons  à  les 
assister  de  notre  fortune  et  à  user  de  tous  les 
moyens  licites  pour  leur  procurer  la  liberté. 

»  Et  en  ceci,  comme  pour  toute  règle  de 
notre  conduite,  mais  surtout  à  Tégard  de  Tln- 
quisition,  nous  nous  en  rapportons  à  Tavis  com- 
mun de  la  fédération,  ou  bien  au  jugement  de 
ceux  que  d'une  voix  unanime  nous  aurons  choisis 
pour  nos  conseillers  et  nos  guides. 

»  En  témoignage  et  en  confirmation  de  cette 
alliance  nous  invoquons  le  saint  nom  du  Dieu 
vivant,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre  et  de  tout 
ce  qu'ils  enferment;  qui  sonde  les  cœurs,  les 
consciences,  la  pensée,  et  qui  connaît  la  pureté 
de  la  nôtre. 

)»  Nous  lui  demandons  l'assistance  de  son  saint 
Esprit,  pour  que  la  fortune  et  la  gloire  dirigent 


*  Promesse  commune  à  plusieurs. 


(  328  ) 

notre  œuvre  à  la  glorification  de  son  noirr,  au 
bonheur;set  à  la  paix  de  patrie.  » 

Il  faut  le  dire,  cette  pièce  est  forte  de  rai- 
son, parce  que  le  pays  était  fort  de  droit,  de 
patriotisme,  de  vertu.  Le  texte  de  la  Ligue  fran- 
çaise et  celui  de  Tassociation  de  Hampden,  ont 
eu  peut-être  plus  de  portée,  mais  ils  n^ont  pas 
plus  de  dignité,  et  ils  n''en  ont  été  que  des  copies 
variées  suivant  le  besoin  des  circonstances.  Et 
cependant  elle  est  séditieuse  en  tous  points  ;  elle 
arme  la  société  contre  la  justice;  de  la  cause  de 
Findividu  elle  fait  celle  d"'une  association  ;  elle 
constitue  dans  Tétat  un  pouvoir  autre  que  celui 
de  l'état;  elle  est  une  révolution  tout  entière, 
car  elle  se  dresse  en  face  du  gouvernement; 
elle  se  constitue  juge  et  partie.  Sans  doute  il 
est  impossible  d'organiser  la  révolte  pour  une 
cause  plus  belle ,  avec  des  sympathies  natio- 
nales plus  universelles,  avec  une  plus  profonde 
intelligence  des  progrès  de  l'humanité  ;  mais  la 
voie  qu'on  y  ouvre  à  des  théories  de  politi- 
que ,  est  bien  la  pure  voie  de  l'insurrection, 
et,  si  belle  que  soit  cette  cause,  si  noble  que 
soit  ce  langage,  le  Compromis  belge  de  i565  n'en 
est  pas  mois  la  Remontrance  castillane  de  1622 
et  les  Articles  de  Souabe  de  i525.  La  phase  est 
nouvelle,  la  lutte  est  la  même. 

Traduite  en  plusieurs  langues,  communiquée 


(  3^9  ) 

à  toutes  les  provinces ,  recommandée  par  les 
noms  magiques  du  prince  d'Orange  et  du  comte 
d'Egmont,  dont  on  imita  les  signatures ,  pré- 
sentée aux  méconlens  dans  les  tavernes  du  bour- 
geois et  dans  les  manoirs  du  gentilhomme,  cette 
charte  de  fédération  fut  partout  accueillie  avec 
enthousiasme  et  couverte  de  signatures  nouvelles. 

La  régente,  ne  sachant  sur  quoi  s'appuyer 
au  milieu  de  toutes  les  colères  nationales,  con- 
voqua le  conseil  général,  comme  pour  donner  à 
l'homme  qui  concentrait  en  lui  tous  les  griefs  du 
pays,  l'occasion  d'introduire  ses  exigences  dans 
le  sein  de  l'administration. 

Déguisant  autant  qu'il  le  put  l'immense  pro- 
grès que  son  activité  secrète  avait  assuré  au  com- 
plot, mais  sachant  bien  que  cinq  cents  conjurés 
approchaient  de  Bruxelles,  Guillaume  d'Orange, 
qui  sut  toujours  aller  aussi  loin  qu'il  voulut  et 
s'arrêter  au  point  nécessaire,  fit  éclater  tous  les 
mécontentemens  et  trembler  tout  le  sol  de  la  pa- 
trie par  les  audacieuses  vérités  qu'il  jeta  au  milieu 
de  l'assemblée. 

«  Le  gouvernement  nous  ruine  de  toutes  ma- 
nières, s'écria-t-il  ;  le  roi  envoie  4o»ooo  florins 
d'or  à  la  reine  d'Ecosse  pour  seconder  de  folles 
entreprises  contre  l'Angleterre;  et  non-seulement 
il  nous  prive,  nons  qui  sommes  écrasés  de  dettes, 
des  secours  que  nous  mériterions,  il  excite  contre 


(  33o  ) 

nous  la  colère  d'Elisabeth  dont  Tamité  était  si 
importante,  dont  la  haine  sera  si  terrible.  Cen^est 
pas  tout;  le  roi  veut,  à  la  perte  des  libertés  du 
pays  joindre  celle  des  hommes  qui  les  défendent. 
Pour  se  débarrasser  de  moi,  de  quelque  manière 

QUE  CE  SOIT,  IL  s'eST  ENTENDU,  JE  LE  SAIS,  AVEC 
LES  ÉTERNELS  ENNEMIS  DE  MA  FAMILLE.  » 

Les  plus  minces  conseillers  puisèrent  du  cou- 
rage dans  l'audace  d'un  politique  si  éminent, 
et  une  impétueuse  majorité  décida,  contre  l%vis 
de  l;i  princesse,  que  les  cinq  cents  conjurés  qui 
demandaient  à  exposer  les  griefs  du  pays,  seraient 
admis  en  sa  présence. 

Guillaume,  comme  pour  lui  marquer  l'heure 
dernière  d'une  administration  placée  entre  les 
mains  d'une  femme,  à  ces  vérités  en  ajouta 
de  plus  fortes.  La  princesse,  en  soutenant  les 
édils,  avait  demandé  au  conseil  pourquoi  on  les 
rejetait  :  «Vous  les  ave^  votés,  avait-elle  dit,  les 
états  les  ont  sanctionnés,  l'Empereur  les  a  faits 
il  y  a  seize  ans  ;  dites-moi  franchement  pourquoi 
vous  n'en  voulez  plus.  »> 

A  cette  interpellation  téméraire  Guillaume  dé- 
voila à  la  fois  le  secret  de  la  situation  et  celui  de 
ses  doctrines  de  gouvernement. 

«  Oui,  dit-il,  nous  avons  voulu  les  édits;  mais 
c'était  dans  d'autres  temps.  Maintenant  tout  est 
changé;  nous  avons  autant  d'évêques  que  de 


(  3?i  ) 

provinces.  Pourquoi  lVrt  de  gouverner  ne  sui- 
vrait-il pas  l'esprit  des  temps?  Ce  n'est  pas  de 
la  rigueur,  c'est  de  la  douceur  qui  convient. 
L'irritation  du  peuple  est  un  fait;  il  faut  le  cal- 
mer, si  l'on  ne  veut  pas  le  pousser  à  la  révolte. 

»  Le  besoin  des  temps  a  fait  l'Inquisition  ;  mais 
ces  temps  ont  cessé.  Le  plus  grand  des  monar- 
ques que  nous  offre  l'histoire,  Charles-Quint,  l'a 
compris.  Vaincu  par  une  longue  expérience,  il 
a  quitté  la  voie  de  l'intolérance.  Il  a  fallu  les 
conseils  de  Granvelle  pour  la  faire  reprendre  à 
Philippe.  Mais  pour  moi,  il  m'a  toujours  paru 
que  les  lois  doivent  se  conformer  aux  moeurs 
et  les  doctrines  aux  temps.  » 

Après  cette  profession  de  foi  et  cette  manifes- 
tation d'un  nouveau  système  de  gouvernement, 
on  savait  désormais  ce  qu'on  voulait  de  part  et 
d'autre,  et  comme  de  part  et  d'autre  on  répu- 
gnait à  toute  concession,  il  n'y  avait  plus  qu'à 
prendre  les  armes  pour  vider  le  différend.  Des 
deux  côtés  on  y  était  résolu. 

Le  gouvernement  fît  quelques  promesses  pour 
gagner  le  temps  d'armer;  les  conjurés,  pour 
donner  à  leur  cause  un  air  de  légalité,  présen- 
tèrent à  la  princesse,  au  nombre  de  trois  à  quatre 
cents,  une  requête  tendant  à  obtenir  la  suppres- 
sion de  l'Inquisition.  Ils  demandaient  en  même 
temps  avec  une  habileté  rare  ou  avec  un  respect 


(  332  ) 

profond  pour  ia  légalité,  le  téinoigiiage  qu'ils 
n^aK>  aient  fait  en  cela  que  leur  devoir  et  montre 
leur  zele  pour  le  service  de  Sa  Majesté  *. 

Mais  ces  vaines  parades  faites  de  part  et  d"'au- 
tre  ne  changèrent  rien  au  cours  nécessaire  des 
évènenriens.  La  lutte  engagée,  il  fallait  la  finir 
ou  renoncer  sincèrement  à  Tune  ou  l'autre  des 
deux  doctrines  qui  partageaient  les  combattans. 

Des  deux  côtés,  pour  mieux  s'assurer  la  vic- 
I  toire,  on  s'attacha  à  tromper  et  à  gagner  de  vi- 
tesse. Les  conjurés  aVaient  promis  d'attendre  une 
nouvelle  décision  de  Madrid,  et  ils  l'attendirent, 
mais  en  l'attendant  ils  recrutèrent  des  partisans. 
La  régente  avait  promis  de  modérer  les  édils,  et 
elle  les  modéra,  mais  sa  modération  dicta  le 
décret  suivant. 

'c  Les  écrivains  qui  publient  de  nouvelles  doc- 
trines, les  chefs  de  ces  doctrines,  ceux  qui  les 
reçoivent  chez  eux  et  favorisent  des  assemblées 
ou  donnent  quelque  scandale  public ,  seront 

PENDUS.  » 

»  Leurs  biens,  là  où  les  lois  du  pays  le  per- 
mettent, seront  confisqués.  Si,  au  contraire,  ils 
abjurent  leurs  erreurs,  ils  seront  quittes  pour  la 
décollation,  et  leurs  héritiers  naturels  seront  mis 
en  possession  de  leurs  biens.  » 


'  Hopper,  %\)lt. 


(  333  ) 

Cette  législation  était  odieuse. 

La fidélitéàes  habitans  répondit  à  la  modération 
du  pouvoir.  Se  glorifiant  du  nom  de  Gueux  que  | 
leur  avait  jeté  le  dédain  de  la  cour,  et  qui  offrait  ' 
toute  Pamertume  d'une  insulte  à  v  enger,  les  re- 
belles se  constituèrent  en  fédération,  rappelèrent 
les  fugitifs  parles  nouvelles  les  plus  mensongères, 
s'attachèrent  les  Calvinistes  des  provinces  méri- 
dionales, les  Luthériens  des  contrées  du  Rhin  et 
les  Anabaptistes  delà  Frise,  et  favorisèrent  les  as- 
semblées les  plus  tumultueuses,  les  prédications 
les  plus  fanatiques.  Bientôt  le  désordre  fut  géné- 
ral dans  le  pays. 

Alors  la  régento  eut  lïi  singulière  naïveté  de  rap- 
peler aux  conjurés  la  promesse  qu'ils  lui  avaient 
faite  de  maintenir  le  calme.  Dans  cette  démarche, 
qui  indiquait  toute  sa  faiblesse,  ils  virent  le  droit 
de  tout  oser.  Ils  s'assemblèrent  au  nombre  de 
deux  mille,  et  au  lieu  de  délibérer  sérieusement 
sur  la  demande  de  la  régente,  ils  lui  adressè- 
rent leurs  doléances,  en  se  constituant  les  juges 
du  pouvoir  et  les  arbitres  du  pays. 

Déjà  ils  se  posaient,  en  effet,  comme  une  sorte 
de  gouvernement  républicain  en  face  du  gou- 
vernement royal. 

«  Nous  sommes  reconnaissans,  dirent-ils,  de 
ce  qu'a  fait  la  régente  pour  notre  requête,  et  nous 
n'avons  à  nous  plaindre  depuis  celte  époque 


(  334  ) 

d^aucune  mesure  fâcheuse;  cependant  puisque 
chaque  jour  encore  nous  apprenons  qu^on  traîne 
nos  concitoyens  devant  les  tribunaux  et  à  ht 
mort  POUR  CAUSE  de  doctrines,  nous  avons  lieu 
de  croire  que  les  juges  ne  tiennent  pas  compte 
des  ordres  qu'on  leur  a  transmis. 

»  Tout  ce  que  la  fédération  a  promis  de  son 
côté,  elle  Va  tenu  fidèlement.  Elle  a  empêché  les 
prédications  tant  qu'il  a  été  en  son  pouvoir. 
Mais  le  roi  tardant  à  répondre  et  la  réunion  des 
États-Généraux  étant  refusée,  il  n'est  pas  éton- 
nant qu'on  fasse  entendre  de  nouvelles  réclama- 
tions. 

>»  Au  surplus,  la  fédération  ne  s'alliera  jamais 
avec  les  ennemis  du  pays,  et  si  des  armes  fran- 
çaises s'y  laissaient  apercevoir  nous  serions  les 
premiers  à  monter  à  cheval  pour  les  repousser. 

»  Mais  d'un  autre  côté  nous  serons  sincères 
avec  la  régente.  Nous  la  Voyons  accorder  sa  con- 
fiance à  nos  ennemis,  nous  la  voyons  remplie  de 
défiance  à  notre  égard.  Le  soupçon  que  nous  in- 
spirons ne  doit-il  pas  exciter  le  nôtre?  N'est-ce  pas 
nous  qu'on  menace  de  l'arrivée  de  Sa  Majesté...? 
N'est-ce  pas  contre  nous  que  sont  dirigés  les  ar- 
memens  du  duc  de  Savoie  et  les  négociations  qui 

*  On  reprochait  aux  Gueux  d'entretenir  des  intelligences  avec 
les  Calvinistes  de  France. 


(  355  )  ■ 

ont  pour  but  de  faire  p:;^er  une  armée  sur  le 
territoire  de  France?  Ces  préparatifs  ne  nous  for- 
cent-ils pas  à  songer  de  notre  côté  au  moyen  de 
nous  défendre  et  de  nous  fortifier  par  des  al- 
liances AVEC  NOS  AMIS  DE  l'ÉTRANGER  ? 

»  Le  roi  est  bon,  nous  espérons  qu"'il  est  juste; 
il  ne  peut  donc  pas  être  question  de  pardon;  ce 
n'est  pas  non  plus  rouble  du  passé  que  nous  de- 
mandons, car  nous  lui  avons  rendu  des  services 
qui  ne  sont  pas  des  moindres. 

«  Il  est  vrai  qu'il  s'est  trouvé  à  notre  réunion 
des  délégués  de  la  Réforme.  Il  y  a  plus,  dans  une 
requête  qu'ils  nous  ont  présentée  ils  se  sont  eri- 
gagés  à  déposer  les  armes,  à  condition  que  nous 
leur  garantissions  leur  sécurité  et  la  convocation 
des  états -généraux;  et  nous  avons  cru  devoir 

LEUR  accorder  l'uN  ET  l'aUTRE. 

»  On  nous  a  proposé  pour  médiateurs  MM.  d'O- 
range, de  Hoorne  et  d'Egmont,  nous  les  accep- 
tons à  la  condition  que  sans  leur  consentement 

IL  ne  soit  pas  levé  de  troupes  NI  NOMMÉ  DE  COM- 
MANDANS.  » 

Se  poser  ainsi  vis-à-vis  du  gouvernement,  c'était 
déjà  traiter  de  puissance  à  puissance. 

Philippe  comprit  toute  l'étendue  du  danger, 
et  en  même  temps  toute  la  faute  qu'il  avait  faite 
en  retirant  Granvelle  du  pays.  ïl  résolut  de  don- 
ner à  la  fois  un  successeur  à  la  régente,  qui  lui 


(  336  ) 

proposait  concession  ^ur  concession,  et  au  cardi- 
nal, qui  ne  lui  en  avai\  jamais  demandé  aucune. 

En  attendant,  il  ordonna  à  la  première  d'armer 
secrètement,  mais  d'abolir  publiquement  les  tri- 
bunaux d'inquisition,  laissant  à  Tépiscopat  le 
soin  d'en  remplir  l'office. 

Cette  concession  qui  vint  trop  tard,  quand  déjà 
le  pays  avait  pris  les  armes,  quand  de  la  haute 
aristocratie,  de  la  petite  noblesse,  des  Gueux  et 
des  divers  dissidens,  la  révolution  était  descendue 
aux  plus  vils  prolétaires;  quand  les  villes  et  les 
campagnes  étaient  inondées  du  sang  des  prêtres 
et  couvertes  des  ruines  des  sanctuaires;  cette  con- 
cession qui  vint  trop  tard,  disons-nous,  fut  le 
troisième  échec  du  monarque. 

Et  pourtant  Philippe  ne  songea  pas  un  instant 
à  fléchir. 

Il  restait  deux  questions  très-graves  à  vider, 
celle  du  gouverneur  général  et  celle  de  la  sou- 
veraineté du  pays ,  qui  se  confondaient  en  une 
seule  ;  le  monarque  se  flattait  de  trouver  dans 
ces  questions  le  moyen  de  réparer  tous  ses  échecs. 
En  mettant  à  la  tête  du  pays  le  prince  d'Orange, 
il  y  rétablissait  le  calme  et  y  perpétuait  son  em- 
pire. Mais  un  tel  choix  était  une  infidélité  à  son 
système,  et  son  système  était  sa  conscience,  sa 
religion,  sa  personne.  Il  ne  songea  pas  un  instant 
à  conserver  par  ce  sacrifice  la  paix  et  le  pays. 


(  33^  ) 

l^lutôt  perdre  la  couronne  que  de  régner  sur  des 
honmies  rebelles  à  Dieu,  telle  était  sa  maxime, 
et  il  fut  fidèle  à  cette  maxime. 

A  sa  cour  se  trouvait  un  homme  de  conseil,  le 
duc  d'Albe,  qui  valait  Granvelle  et  qui,  de  plus, 
était  un  homme  de  guerre  du  premier  rang.  Ce 
fut  lui  que  Philippe  envoya  aux  Pays-Bas,  et 
telle  était  déjà  la  terrible  célébrité  de  ce  cour- 
tisan que  le  seul  bruit  de  son  approche  fit  tom- 
ber les  armes  des  mains  de  la  révolte.  La  plupart 
des  conjurés  prirent  la  fuite,  le  prince  d'Orange 
le  premier.  Un  serment  exigé  de  tous  ceux  qui 
avaient  une  position,  avait  précédé  d'Albe  et 
servi  de  formule  magique  pour  bannir  cent  mille 
habitans  du  pays.  \ 

Le  duc  rétablit  sans  peine  les  décrets  de  Trente 
et  rinquisition.  Sans  retard  il  livra  à  la  justice 
tous  ceux  qui  avaient  réclamé  contre  Gran- 
velle, contre  le  Concile  ou  Tlnquisition;  tous 
ceux  qui  avaient  porté  les  couleurs  des  Gueux 
ou  chanté  leurs  chansons;  tous  ceux  qui,  pour 
motiver  des  résistances,  en  avaient  appelé  aux 
privilèges  du  pays;  tous  ceux  qui  avaient  souf- 
fert des  prédications  dissidentes  sans  s'y  oppo- 
ser de  tous  leurs  moyens;  enfin  tous  ceux  qui 
avaient  professé  cette  maxime  toute  apostoli- 
que, qu'il  fallait  obéir  à  Dieu  plus  qu'aux  hom- 
mes. Sans  respect  pour  le  serment  prêté  et  les 


(  338  ) 

services  rendus,  il  fit  immoler  les  comtes  d'Eg- 
mont  et  de  Hoorne  et  une  foule  de  seigneurs  qui 
s'étaient  flatlés  de  faire  oublier  leur  erreur  d'un 
moment  par  un  dévouement  complet.  Sans  re- 
gret pour  la  prospérité  du  pays,  il  vit  s'exiler  de 
nouveau  des  milliers  de  familles. 

Sa  JUSTICE  était  toute  politique.  Il  la  faisait 
,  rendre  par  une  cour  spéciale,  composée  de  douze 
'  membres,  appelée  le  conseil  des  troubles.  Ce 
conseil  qu'il  présidait  lui-même,  n'avait  à  don- 
ner qu'un  avis;  la  décision  était  réservée  au 
président  et,  en  son  absence,  au  vice-président. 
Ce  dernier,  espagnol,  abusa  bientôt  de  ses  pou- 
voirs élevés  au-dessus  de  tout  appel,  de  tout 
contrôle,  de  tout  privilège,  à  tel  point  que  le 
greffier  et  le  docteur  en  théologie  qui  faisaient 
partie  du  tribunal  cessèrent  de  paraître  aux 
séances. 

Pendant  six  ans  le  duc  d'Albe  fut  le  maître  du 
pays.  Cependant  dès  1672  le  prince  d'Orange  y 
reparut  et  la  lutte  recommença  entre  les  deux 
systèmes.  Dès  1676  les  provinces  jurèrent,  au 
traité  de  Gand,  de  s'entr'aider  à  délivrer  la 
patrie  de  la  servitude  étrangère  ;  et  dès  1679 
les  provinces  du  nord  rejetèrent,  dans  l'union 
d'Utrecht,  la  domination  espagnole. 

Cette  nouvelle  fédération  eut  à  lutter  long- 
temps avant  d'arriver  à  des  institutions  précises. 


(  339  ) 

La  république  était  dans  ses  vœux,  mais  elle 
n'osait  la  proclamer.  Elle  nomma  le  prince  d'O- 
range gouverneur  général  pour  le  roi;  elle  donna 
un  instant  la  souveraineté  au  duc  d'Alençon; 
elle  l'offrit  une  autre  fois,  avec  le  même  degré 
de  sincérité,  à  la  reine  d'Angleterre;  mais  enfin 
ses  mœurs  et  ses  doctrines  l'emportèrent  sur  ses 
calculs,  et  elle  se  constitua  en  république  sous 
le  stadhoudérat  héréditaire  de  la  famille  du  li- 
bérateur. 

Ce  fut  là  le  quatrième  échec  de  Philippe. 

Son  vœu  de  perdre  le  pays  plutôt  que  de  céder 
est  accompli  désormais,  et  de  Guillaume  d'O- 
range dont  il  n'avait  pas  voulu  pour  gouverneur, 
il  a  fait  un  chef  de  dynastie. 

De  ces  échecs,  pourtant,  aucun  ne  fait  fléchir 
le  monarque,  aucun  ne  peut  atteindre  son  sys- 
tème. Ce  système,  c'est  Philippe  lui-même,  et 
l'on  dirait  que,  de  chacune  des  humiliations  qu'il 
subit,  le  prince  sort  avec  une  hauteur  nouvelle. 

En  effet,  cette  doctrine  de  répression,  qui  est 
toute  l'existence  de  Philippe,  il  l'applique  bientôt 
en  grand  à  l'Europe  elle-même.  La  France  trahit 
le  traité  de  Cateau-Cambresis  ;  elle  ne  réprime 
pas,  comme  elle  le  doit,  les  principes  de  i5i7. 
Dans  le  Béarn  règne  une  princesse  qui  les  pro- 
fesse. Philippe  forme  le  projet  d'enlever  cette  der- 
nière et  de  la  livrer  au  tribunal  de  l'Inquisition. 


(  Ho  ) 

I.e  lils  de  celle  princesse  varégnersur  l.i  France, 
tandis  que  la  maison  de  Lorraine  et  la  Ligue  com- 
prennent si  bien  les  fortes  doctrines  que  chérit. 
PEspagne.  Philippe  s'allie  aves  les  Guises  et  les 
I  Ligueurs  pour  combaltre  le  roi  de  France  et  son 
iiéritier  présomptif.  Enfin  la  reine  d'Angleterre, 
f'^lisabeth,  a  renversé  les  doctrines  et  les  insti- 
lutions  de  Marie  Tudor,  femme  de  Philippe,  et 

/  elle  a  soutenu  les  insurgés  des  Pays-B;is.  Phi- 

I  lippe  lui  déclare  la  guerre. 

Le  fanatique  monarque  échoue  dans  tous  ces 
projets.  Ses  immenses  trésors,  ses  armesnens  pro- 
digieux, ses  vieilles  bandes,  ses  flottes  formida- 
bles, tout  est  mis  enjeu  par  lui  et  tout  Test  en 
vain;  mais  partout  il  pose  nettement  ses  prin- 
cipes, et  jamais  il  ne  doute  de  la  bonté  de  son 
système,  «  J'.ni  envoyé  combattre  les  Anglais  et 
non  les  tempêtes,  dit-il  après  la  nouvelle  d'un 
désastre  qui  eût  abattu  le  courage  de  tout  autre , 
(|ue  la  volonté  de  Dieu  soit  faite.  Tant  que  la 
Jiource  me  reste,  je  ne  regretterai  pas  un  ruisseau 
qui  se  perd.  » 

Son  immense  empire,  grossi  du  Portugal  qu'il 
avait  conquis,  lui  restait,  pur  de  toute  idée  nou- 
velle; il  y  promenait  la  peine  de  mort  à  volonté, 
(!t  aussi  fier  de  son  système  que  de  sa  persévé- 
rance, il  ne  regi'Clta  ni  son  Armada  engloutie 
par  l'océan,  ni  les  provinces  Bataves  perdues  par 


(  ) 

ia  révolle,  ni  «  ses  bonnes  villes  d'Orléiins  el  de 
)»  Piiris  ))  dont  il  avait  rêvé  la  possession. 

A  le  considérer  dans  sa  vie  etjdans  ses  doctrines, 
rliilippe  repousse  la  sympathie,  niais  il  excite 
Fadmiration.  Jointe  à  une  puissance  matérielle 
pareille  à  la  sienne,  la  puissance  morale  qui  fut 
en  lui  est  pourtant  la  condamnation  du  système 
qu^elles  n^ont  pu  faire  triompher,  et  Thistoire 
de  ce  prince  le  dit  plus  haut  que  toute  autre,  ré- 
primer ce  qui  doit  triompher  dans  Thumanité  est 
une  tâche  aussi  folle  qu^elle  est  criminelle. 

Mais  les  hommes  comme  Philippe  ne  renon- 
cent jamais  à  leurs  doctrines.  Ce  prince,  dans  ses 
vieux  jours,  rédigeant  pour  son  fils  des  instruc- 
tions morales  et  politiques,  semblables  à  celles 
que  Charles-Quint  avait  jadis  rédigées  pour  lui, 
ne  voulut  connaître  d^autre  système  que  celui 
qui  avait  fait  le  supplice  de  sa  vie  et  la  ruine  de 
ses  sujets. 

Comparer  ces  instructions  avec  le  règne  de 
Philippe  est  chose  curieuse;  non-seulement  elles 
achèvent  de  nous  faire  connaître  son  système, 
mais  elles  nous  expliquent  Fénigme  de  tous  ses 
échecs. 

Disons  d'abord  que  dans  ces  instructions, 
comme  dans  tous  les  écrits  de  ce  genre,  il  faut 
faire  deux  parts  bien  distinctes,  Pune  de  posi- 
tion, c'est  la  part  ostensible;  l'autre  de  con- 
viction, c'est  la  part  dissimulée^  et  j)ourtant 


(  34^  ) 

la  seule  qui  mérite  une  attention  véritable. 

Nous  dirons  peu  de  mots  de  la  première  des 
deux  parts.  Elle  est  si  belle  dans  le  livre  de  Phi- 
lippe qu'elle  est  toute  en  lieux-communs;  c'est 
ridéalisme  deCassiodore,  c'est  l'utopie  de  Morus, 
c'est  le  purisme  d'Erasme,  et  tout  ce  que  cela 
peut  avoir  de  piquant,  c'est  de  se  trouver  dans  la 
bouche  de  son  auteur. 

En  elFet,  voici  les  préceptes  ostensibles  d'un 
prince  qui  fut  appelé  le  démon  du  midi  et  le  fléau 
de  l'humanité. 

Idéal  du  prince.  «  Il  faut  posséder  toutes  les 
vertus  morales  et  même  les  héroïques,  pour  avoir 
les  qualités  nécessaires  à  un  grand  prince.  » 

Amour  de  la  justice  et  de  la  douceur.  «  En 
punissant  les  crimes,  il  vaut  mieux  pencher  du 
côté  de  la  douceur,  et  s'ils  ne  sont  pas  énormes, 
on'^e  doit  pas  infliger  le  dernier  supplice.  » 

Bonne  foi  et  sincérité.  «  Vous  devez  estimer 
la  bonne  foi  comme  la  chose  la  plus  sacrée  qu'il 
y  ait  parmi  les  hommes,  et  considérer  que  celle 
des  princes  fait  la  sûreté  des  peuples  et  des  na- 
tions. Elle  a  pour  compagne  inséparable  la  vérité, 
laquelle  est  absolument  nécessaire  au  prince;  le 
mensonge  est  le  vice  des  esclaves,  la  vérité  est 
une  vertu  royale.  » 

Economie.  «  Il  faut  qu'un  prince  remplisse  ses 
coffres  plutôt  en  retranchant  les  dépenses  inutiles 


(  343  ) 

et  excessives  qu'en  accablant  ses  sujets  d'impo- 
sitions exagérées.  » 

Paix.  «  Je  vous  exhorte  de  n'entrer  en  guerre 
que  lorsque  vous  ne  pourrez  l'éviter  sans  flétrir 
votre  réputation.  » 

Mais  laissons  là  ces  théories  de  parade  que 
les  princes,  au  lit  de  mort,  recommandent  d'or- 
dinaire à  leurs  héritiers  avec  une  éloquence  si 
touchante,  et  passons  à  la  doctrine  réelle  de 
Philippe.  On  peut  la  résumer  sous  quelques  chefs 
principaux,  tous  relatifs  au  roi  ;  car  le  système 
de  Philippe,  c'est  l'égoïsme  et  l'absolutisme  mo- 
narchiques de  Machiavel  élevés  à  l'état  d'idéal. 

Prwilége  du  roi  d'Espagne.  «  Considérez  que 
vos  états  ont  un  circuit  aussi  vaste  que  le  globe, 
qu'ils  n'ont  pas  d'autres  bornes  que  celles  du 
cours  du  soleil,  que  vous  dominerez  sur  des  pays 
qui,  depuis  la  création,  n'avaient  pas  été  décou- 
verts quand  vos  prédécesseurs  en  prirent  con- 
naissar»ce.  Vous  avez  un  avantage  après  lequel 
Alexandre  soupirait  vainement,  puisque  vous  ré- 
gnez sur  plusieurs  mondes,  et  vous  pouvez  dire 
avec  plus  de  raison  qu'Auguste,  que  vous  avez 
partagé  avec  Dieu  l'empire  de  l'univei^s.^» 

Doctrine  religieuse  du  roi  d'Espagne  :  «  Par 
une  grâce  spéciale  de  Dieu  vous  êtes  non-seule- 
ment né  prince  et  successeur  de  plusieurs  grands 


(  344  ) 

états,  mais  aussi  chrétien  et  catholique,  et  vous 
devez  surtout  prendre  à  cœur  les  intérêts  de  la 
religion,  dans  laquelle  il  faut  que  vous  preniez 
pour  guide  le  chef  visible  de  FEglise.  Vous  devez 
donc  OBEIR  aux  souverains-pontifes.  Tous  les 
peuples  ont  du  respect  pour  eux.  Ils  délient  les 
i  sujets  du  serment  de  fidélité,  ils  donnent  et  ôtent 
'  le  titre  de  roi  ;  ils  déclarent  que  les  princes  sont 
des  tyrans  ou  incapables  de  régner,  ils  les  excom- 
munient et  donnent  leurs  états  au  premier  qui 
les  voudra  occuper  ;  ils  sont  les  auteurs  des  ligues 
et  des  croisades,  les  arbitres  des  différends  et  des 
procès  entre  les  souverains  *. 

»  Afin  de  conserver  dans  vos  royaumes  la  pureté 
de  la  religion,  vous  devez  tâcher  de  les  purger 
de  toute  fausse  doctrine,  comme  je  Tai  fait  jus- 
qu'ici par  la  grâce  de  Dieu.  » 

Le  roi  d'Espagne  et  la  loi^  «  Il  est  vrai  que  le 
prince  est  au-dessus  des  ioisf  il  doit  néanmoins 
s'y  soumettre  en  certaines  choses,  s'il  veut  gagner 
l'amour  des  peuples.  » 

Le  roi  et  ses  ministres.  «  Pour  avoir  des  minis- 
tres plus  soumis,  plus  assidus,  qui  m'eussent  plus 
d'obligation,  je  ne  les  ai  pas  choisis  parmi  les 
plus  puissans  et  les  plus  nobles.  Je  n'ai  pourtant 
pas  voulu  qu'ils  fussent  roturiers,  parce  que  Ton 


*  Teissier,  Inslniclions  de  Philippe  Jl,  p.  111. 


(  345  ) 

RAVALE  LE  MINISTERE  ET  LA  DIGNITÉ  DU  PRINCE  CU 

confiant  de  si  grands  emplois  à  des  gens  d^une  si 
basse  naissance.  » 

M  II  faut  tout  connaître  par  vous-même.  Un 
prince  qui  s''en  remet  à  ses  ministres  est  incapa- 
ble du  gouvernement  et  sujet  à  toutes  les  trom- 
peries de  ses  conseillers.  » 

Le  roi  et  lanoblesse.  «  La  noblesse  est  le  prin- 
cipal appui  des  monarchies.  )>  (Philippe  ne  dit 
rien  sur  le  clergé  sous  ce  point  de  vue.) 

Les  grands  et  la  justice.  «  Quant  aux  peines, 
dans  les  états  où  il  y  a  des  barons  et  des  gentils- 
hommes, qui  ne  se  soumettent  à  la  loi  qu'avec 
une  répugnance  extrême,  il  est  difficile  de  gar- 
der une  exacte  égalité.  Je  Tai  pourtant  gardée 
dans  mes  étals,  surfout  en  Espagne  et  en  Italie. 
C'est  pourquoi  je  puis  m'appliquer  ce  vers  du 
poète  : 

«  Justitiaque  dédit  gentes  frenare  superbas.  » 

Le  roi  et  le  peuple.  »  Quand  les  grands  vou- 
draient causer  quelque  tumulte,  ils  n'en  sau- 
raient venir  à  bout;  car  les  peuples  dont  on  ga- 
gne l'aflection  en  leur  rendant  justice,  et  que  l'on 
garantit  par  ce  moyen  des  vexations  des  gentils- 
hommes, seront  toujours  contre  eux,  et  les  gen- 
tilshommes sans  les  peuples  sont  incapables  de 
rien  entreprendre.  » 


(  346  ) 

Le  roi  d'Espagne  et  les  états.  "  Quelques  prin- 
ces, outre  le  conseil  privé,  ont  un  conseil  public; 
comme  TEmpereur  et  le  roi  de  Pologne  les  diètes, 
et  le  roi  de  France,  les  états.  Ces  conseils,  déci- 
dant des  plus  importantes  affaires,  font  connaître 
que  le  prince  n\i  pas  une  autorité  absolue.  Cest 
pourquoi  Louis  XI,  pourn'avoir  point  de  maître  ni 
de  compagnon  dans  le  gouvernement,  ne  voulut 
jamais  assembler  les  états  de  son  royaume.  Cet 
État,  Dieu  merci,  est  un  des  plus  absolus  qu^l  y 
AIT  DANS  le  monde.  Il  est  vrai  que  dans  les  royau- 
mes de  Valence  et  d^ Aragon  on  tient  des  cours, 
mais  depuis  qu^elles  ont  été  modérées  par  une 
guerre  très-juste,  elles  ne  sont  pas  de  grande  con- 
sidération. » 

Le  roi  d'Espagne  et  les  hommes  de  talent.  «  Le 
savoir  et  les  lettres  relèvent  beaucoup  les  perfec- 
tions d''un  ministre,  parce  qu''ils  le  rendent  riche 
en  conceptions  et  en  exemples.  Il  discourt  avec 
plus  d^ordre,  prouve  avec  plus  de  raisons  et  éta- 
blit la  pratique  sur  la  théorie.  » 

L'or  au  service  du  roi.  «  Un  prince  doit  tâcher 
d'en  amasser,  non  pas  par  avarice,  mais  pour 
s'en  servir  dans  ses  besoins.  Le  prince  acquiert 
une  grande  réputation  et  donne  beaucoup  de  ja- 
lousie à  ses  émules,  lorsqu'il  a  fait  amas  d'une 
grosse  somme  d'argent.  Mais  au  lieu  de  l'enseve- 
lir dans  des  dépôts  qui  donnent  aux  autres  l'en- 


(  347  ) 

vie  de  s^en  emparer,  il  vaut  mieux  le  prêter  à  ses 
sujets,  en  prenant  des  assurances  suffisantes, 
afin  de  pouvoir  le  recouvrer  avec  un  profit  hon- 
nête, quand  on  voudra.  » 

Résidence  du  roi.  —  Voyages  et  audiences.  «  Il 
n'est  ni  utile  ni  honnête  de  se  promener  par  les 
royaumes  pour  le  seul  plaisir,  il  n'est  pas  néces- 
saire de  les  visiter  pour  pourvoir  à  leurs  besoins. 
Le  prince  doit  demeurer  dans  un  même  lieu,  afin 
que  ses  sujets  sachent  où  ils  pourront  le  trouver. 
Outre  qu'il  ne  serait  pas  bienséant  qu'il  allât 
de  ville  en  ville  sans  être  suivi  de  toute  la  cour. 
D'ailleurs  ces  voyages  lui  causent  un  grand 
préjudice,  par  les  privilèges  et  les  rémissions  de 
delte.s  qu'il  est  obligé  d'accorder,  par  les  dons 
et  les  grâces  qu'il  ne  peut  éviter  de  faire  partout 
où  il  arrive,  s'il  ne  veut  passer  pour  un  prince 
qui  n'est  nullement  libéral.  Ajoutez  que  les  peu- 
ples, voyant  qu'il  est  fait  comme  les  autres 
hommes,  lui  perdent  le  respect.  » 

On  le  voit,  tout,  dans  cette  doctrine,  est  non- 
seulement  calculé  pour  l'egoïsmeet  l'absolutisme 
du  roi ,  tout  y  converge  à  sa  déification.  C'est  la 
doctrine  du  despotisme  oriental  dans  l'une  de  ses 
formes  les  moins  altérées. 

Sur  le  système  de  Charles-Quint  celui  de  son  fils 
est  un  double  progrès.  Non-seulement  l'empire 


(  348  ) 

(le  Philippe  est  plus  iiettemenl  arrêté,  plus  royal 
et  plus  castillan;  il  est  plus  religieux,  plus  mo- 
ral et  porte  moins  de  traces  de  ce  machiavélisme 
(jui  avait  altéré  le  bon  sens  de  Charles-Quint. 

11  y  a  pourtant,  même  dans  ces  doctrines  où 
respire  une  piété  si  sincère,  quelques  vestiges 

'  encore  d'un  alliage  impur. 

Comme  Charles-Quint,  Philippe  recommande 

;  à  son  fils  d'entretenir  des  gens  à  sa  dévotion, 

j  c'est-à-dire  des  espions,  dans  les  cours  étrangères 
et  surtout  dans  celle  de  Rome,  où  il  faut  suivant 
lui  des  intelligences  avec  les  cardinaux,  les  ne- 
veux et  les  courtisans  du  pape.  Philippe  apprécie 
aussi  ses  rapports  avec  l'Eglise  en  homme  politi- 
cjue  plutôt  qu'en  homme  religieux.  «  Les  papes, 
dit-il  à  son  fils,  vous  considéreront  à  cause  de 
voire  puissance,  de  vos  richesses,  et  des  profits 
que  la  daterie  et  la  chancellerie  apostolique  re- 

;  tirent  de  vos  étals.  «  Enfin  il  enseigne  comme 
son  père  l'art  de  s'approprier  la  gloire  qui  de 
droit  reviendrait  à  ses  ministres. 

Philippe  se  montre  même  plus  à  découvert  que 
n'avait  fait  son  maître,  non-seulement  dans  ces 
mots  gros  d'indiscrétion  :  «  Quelquefois  les  con- 
seillers ne  servent  qu'à  approuver  et  à  autoriser 
les  délibérations  des  princes  ;  »  mais  dans  d'au- 
tres conseils  pleins  de  tout  un  système  d'exactions. 
«  Il  faut,  dit-il,  que  le  prince  remplisseses  collres, 


(  'M9  ) 

mais  quM  ne  presse  pas  la  mamelle  jusqu^  en 

FAIRE  SORTIR  DU  SANG.  » 

Cependant  ces  sortes  de  taches  ne  sont  pas 
nombreuses  dans  le  système  ostensible  de  Phi- 
lippe, et  si  mauvais  qu'il  soit,  il  est  habilement 
conçu.  Ce  système,  au  seizième  siècle,  appuyé 
de  ressources  aussi  immenses  qu'étaient  celles  de 
Philippe,  loin  d'échouer,  pouvait  faire  les  plus 
alarmantes  conquêtes.  Il  pouvait  arrêter  dans 
sa  marche  tout  le  progrès  apparent  et  extérieur 
de  l'époque  ,  et  c'est  une  des  merveilles  de  la 
Providence  ou  une  des  gloires  de  l'humanité, 
que  tant  de  finesse  et  de  despotisme  n'ait  servi, 
en  dernière  analyse,  qu'à  faire  éclater  d'une  ma- 
nière plus  brillante  le  mouvement  moral  et  poli- 
tique d'un  siècle  aussi  important  dans  l'histoire. 

De  ce  phénomène  la  cause  est  simple,  la  voici. 
Philippe  perdit  un  système  exagéré  par  ses  exa- 
gérations personnelles,  par  le  perpétuel  démenti 
que  ses  actes  ne  cessaient  de  donner  à  ses  paro- 
les. On  le  sait,  les  rigueurs  elles-mêmes  ont  leur 
loyauté,  et  quand  cette  loyauté  les  protège  sincè- 
rement, les  peuples  s'y  résignent  avec  moins  d'a- 
mertume. Mais  quand  les  violences  seules  sont 
réelles  et  que  la  loyauté  est  uniquement  dans  les 
paroles,  elles  revêtent  bientôt  ce  caractère  d'in- 
humanité que  l'homme  ne  saurait  souffrir  sans 
se  dégrader.  Or  Philippe  n'était  bon  et  loyal  qu'en 


(  35o  ) 

théorie,  et  rhumanité  outragée  dans  ses  di'oils  les 
plus  sacrés,  repoussa  avec  raison  le  joug  d'un  sou- 
verain qui,  dans  ses  doctrines  ostensibles,  prêchait 
rhorreur  de  la  guerre  et  qui  sans  cesse  harcelait 
TEurope;  d'un  prince  qui  recommandait  la  dou- 
ceur des  peines  et  la  rareté  des  supplices,  mais  en- 
voyait le  duc  d'Albe  exterminer  des  populations 
entières  pour  le  seul  tort  de  chérir  les  lumières 
sorties  de  la  Renaissance. 

«  Vous  hésitez,  dit  Philippe  à  un  médécin  qui 
n'osait  le  saigner,  vous  hésitez  à  tirer  le  sang 
d'un  roi;  j'ai  tiré  beaucoup  de  sang.  » 

Ce  mot,  ajouté  au  système  du  monarque,  en 
est  le  jugement  et  la  flétrissure  éternelle;  il  ex- 
plique aussi  la  stérilité ,  la  réprobation  dont  la 
Providence  l'avait  frappé  avant  que  celle  de  l'hu- 
manité vînt  le  condamner  à  jamais. 

De  l'histoire  du  système  de  Philippe,  comme  de 
l'histoire  de  tout  système  de  politique,  ressort  cette 
vérité,  qu'il  ne  suffit  pas  pour  gouverner  d'avoir 
des  doctrines  plus  ou  moins  bonnes,  qu'il  faut  des 
hommes  et  des  mœurs  convenables  pour  en  as- 
surer l'empire.  Le  système  de  répression  appli- 
qué par  Philippe  aux  Pays-bas  a  succombé  non- 
seulement  parce  qu'il  était  mauvais  en  lui-même, 
il  a  échoué  surtout  parce  qu'd  était  appliqué  par 
Philippe. 


(35i  ) 


CHAPITRE  m. 


APPLICATION   DU  SYSTÈME  DE  RÉPRESSION    EN  FRANCE. 

Nous  l'avons  dit,  dans  cette  période  le  véri- 
table duel  des  doctrines  est  entre  Philippe  et 
les  Pays-Bas.  Ailleurs  aussi  les  deux  systèmes, 
Tancien  et  le  nouveau,  se  trouvent  en  présence  ; 
mais  la  lutte  qu'ils  soutiennent  l'un  contre  l'au- 
tre ne  nous  offre  plus  qu'un  pâle  reflet  de  ce 
qu'elle  est  dans  les  Pays-Bas. 

En  France  l'esprit  de  Philippe  n'est  pas  pré- 
cisément inconnu.  Le  zélé  monarque  a  su  le 
communiquer,  au  contraire,  à  la  dynastie  des 
Valois  et  aux  princes  de  Lorraine;  mais  dans  ce 
pays  la  doctrine  de  répression  se  fractionne 
entre  plusieurs  personnages,  entre  Catherine  de 
Médicis,  Charles  IX,  les  Guises  et  la  Ligue;  et 
fractionnée  de  cette  sorte,  atténuée  et  interrom- 
pue, la  pensée  qui  fait  la  vie  de  Philippe  ne  trouve 
pas  de  véritable  incarnation.  Catherine  de  Mé- 


(  35.  ) 

dicis  elle-même  la  trahit  plus  d'une  fois,  et  la 
maison  de  Bourbon,  qui  n'en  a  jamais  bien 
voulu,  qui  Ta  souvent  combattue,  lui  fait  dans  la 
personne  de  Henri  IV  une  brillante  opposition. 
Richelieu  reprend  en  quelque  sorte  le  système  de 
i559,  mais  le  génie  de  ce  ministre-roi  s'occupe 
plus  volontiers  encore  de  l'Europe  que  de  la 
France,  et  il  tolère  facilement  dans  son  pays  des 
doctrines  auxquelles  il  a  su  enlever  les  chefs  et 
les  places  d'armes. 

D'un  autre  côté,  au  nouveau  système  comme 
à  l'ancien  les  hommes  firent  défaut  en  France. 
Les  Bourbons,  qui  professaient  le  premier,  oppo- 
sèrent sans  doute  aux  Guises,  qui  professaient  le 
second  ,  quelques  hommes  de  cœur  et  de  capa- 
cité; mais  parmi  eux  ne  se  trouva  pas  plus  un 
Guillaume  d'Orange  qu'il  ne  se  trouva  un  duc 
d'Albe  parmi  les  princes  de  Lorraine.  Henri  de 
Béarn  eût  pu  jouer  dans  le  raidi  de  la  France  le 
rôle  que  le  Stadhouder  joua  dans  le  nord  des 
Pays-Bas;  mais,  héritier  du  trône,  Henri  le  pré- 
féra aux  principes  de  iSij.  Si  les  Guises  par- 
venaient îi  le  lui  enlever,  si  Philippe  ajoutait  à 
ses  couronnes  celle  de  Henri  HI,  alors  le  roi 
de  Navarre  devenait  nécessairement  le  chef  des 
doctrines  nouvelles,  et  alors  la  lutte  devenant 
f  à  la  fois  une  guerre  de  dynastie  et  une  guerre 
:   de  principes,  la  France  tombait  dès  ce  moment 


(  353  ) 

dans  une  révolution  purcille  à  celle  des  Pays- 
Bas,  qui  devait  faire  le  tour  du  monde. 

Si  cette  révolution  manque,  au  seizième  et  au 
dix-septième  siècle,  pour  Tintérèt  dramatique  de 
nos  doctrines,  elles  offrent  néanmoins  une  série 
mémorable  de  luttes  et  de  péripéties,  et  les  deux 
révolutions  qu^elles  ont  enfin  amenées  dans  les 
derniers  temps  sont  à  peine  comparables  pour  Té- 
clat  des  faits,  la  grandeur  des  caractères  et  Té- 
normité  des  aberrations,  au  long  drame  de  nos 
anciennes  guerres  civiles. 

Déjà  nous  avons  dit  que  les  lois  et  les  mœurs 
du  pays,  aussi  bien  que  les  doctrines  du  cabinet, 
demandaient  en  France  la  répression  des  princi- 
pes de  i5 17,  même  avant  le  traité  de  Gateau-Cam- 
bresis.  François  I",  son  règne  Ta  fait  connaître, 
était,  sous  ce  rapport  aussi,  le  rival  de  Charles- 
Quint.  Cependant  quand  les  fils  de  Fun  et  de 
Vautre  eurent  résolu  de  suspendre,  pour  suivre 
un  intérêt  moral,  la  guerre  qui  depuis  si  long- 
temps divisait  leurs  maisons,  il  était  naturel  que 
le  roi  de  France  concentrât  tous  ses  moyens  pour 
faire  triompher  un  système  auquel  il  sacrifiait  sa 
gloire  et  son  pays. 

Le  sacrifice  du  roi  de  France  était  énorme,  en 
effet.  S'il  prenait  le  parti  contraire  et  tolérait  le 
progrès  sorti  de  la  Renaissance,  il  demeurait  le 
puissant  allié  de  TAllemagne  réformée,  et  com- 

I.  23 


(  354  ) 

plétnit  non  -  seulement  la  conquête  des  Trois- 
Evêclîés  par  celle  de  Slrabourg,  qu^il  convoitait 
depuis  long-temps,  mais  y  ajoutait  sans  efFortles 
Pays-Bas  embarrassés  d^une  souveraineté  dispu- 
tée à  Philippe  et  successivement  offerte  au  duc 
d'Alençon,  à  la  reine  Elisabeth.  Après  cela  les 
successeurs  de  François  F",  presque  sans  coup 
l  férir,  se  trouvaient  à  la  lêle  de  TEurope,  posi- 
tion rêvée  par  François  1",  et  plus  tard  nettement 
entrevue  par  Henri  IV,  puissamment  recherchée 
par  Louis  le  Grand  et  enfin  occupée  par  le  héros 
qui,  des  débris  du  trône  de  ces  rois,  se  fit  le  pre- 
mier trône  de  PEurope. 

Plus  le  roi  de  France  faisait  de  sacrifices  aux 
doctrines  de  répression,  plus  il  devait  se  hâter 
d'en  assurer  le  triomphe.  Mais,  des  Valois  et 
des  Bourbons,  qui  se  succédèrent  du  règne  de 
Philippe  II  îi  la  mort  de  Richelieu,  aucun  ne  pa- 
rut appelé  h  réaliser  ce  système.  Henri  II  mou- 
rut peu  après  avoir  pris  rengagement  de  rappli- 
quer. François  II  ne  régna  que  seize  mois  et  ne 
connut  pendant  son  apparition  sur  le  trône 
qu'une  seule  passion,  celle  que  lui  inspirait  sa 
femme,  Marie  Stuart.  Catherine  de  Médicis,  qui 
régna  pour  lui  et  gouverna  encore  Charles  IX 
et  Henri  III,  eût  bien  voulu  essayer  des  préceptes 
de  Machiavel,  qu'elle  étudiait  sans  cesse;  mais 
avec  toutes  les  passions  du  gouvernement  cette 


(  355  ) 

femme  n^en  avait  ni  la  science  ni  le  génie.  Faible, 
capricieuse  et  inconséquente,  élevée  selon  les 
mœurs  d\m  temps  malheureux  et  dans  un  pays 
à  doctrines  mauvaises,  elle  prenait  Tintrigue  et 
le  crime  pour  l'art  de  gouverner.  Quand  This- 
toire  nous  apprend  que,  de  ceux  qui  pouvaient 
aspirer  aux  affaires,  y  compris  ses  fils,  elle  fai- 
sait deux  catégories,  et  qu'elle  abrutissait  par 
la  débauche  ceux  dont  elle  ne  pouvait  se  dé- 
barrasser par  l'assassinat,  on  s'indigne  et  on  rou- 
git tour-à-tour  de  faits  si  odieux,  et  nos  sen- 
timens  sont  d'autant  plus  légitimes  que  cette 
princesse  parvint  moins,  malgré  tous  ses  crimes, 
à  disputer  aux  factieux  le  pouvoir  qu'elle  recher- 
chait par  tant  de  méfaits. 

A  l'avènement  de  Catherine,  qui  régna  près  de 
trente  ans,  la  répression,  qui  était  sa  pensée,  dis- 
posait d'immenses  moyens.  Les  lois,  les  institu- 
tions, les  grands  corps  de  l'Etat,  l'université  et  les 
parlemens,la  demandaient.  Les  princes  de  Lor- 
raine, en  qui  elle  paraissait  respirer  dans  toute 
sa  vigueur,  étaient  au  ministère,  le  duc  à  la 
ouerre,  le  cardinal  aux  finances  et  aux  affaires 
ecclésiastiques.  Les  Bourbons,  à  la  vérité,  proté- 
geaient les  principes  de  1617,  et  les  nouvelles 
doctrines  commençaient  à  se  répandre  dans  plu- 
sieurs provinces;  mais  leurs  partisans  n'étaient 
pas  nombreux,  et  leurs  protecteurs,  en  dépit  de 


(  356  ) 

leur  rang,  manquaient  de  crédit.  Le  système  de 
répression  avait  donc  des  chances  de  triomphe, 
et  il  prévalut  un  instant.  Dans  chaque  parlement 
on  institua  pour  l'établir  une  chambre  spéciale, 
la  Chambre  Ardente,  dont  le  nom  seul  indiquait 
la  doctrine  et  dont  la  principale  mission  était 
d'appliquer  la  peine  de  mort.  Cela  ne  valait  pas 
tout-à-fait  le  conseil  des  troubles^  donné  par 
Philippe  II  aux  Pays-Bas;  mais  conçu  dans  des 
principes  moins  révoltans,  ce  système  n'en  ob- 
tint que  plus  de  succès.  Il  triomphait  peut-être, 
s'il  n'avait  dû  périr  coznme  celui  de  Philippe, 
non  par  ses  excès,  mais  par  les  excès  de  ceux 
qui  le  mettaient  en  jeu.  Aux  Pays-Bas  ce  fut  la 
violation  des  privilèges  qui  causa  les  premiers 
soulèvemens,  en  France  ce  fut  la  violation  des 
mœurs  nationales,  le  plus  irritable  de  tous  les 
droits.  La  France  depuis  long-temps  est  le  pays 
des  douces  paroles,  des  formes  polies.  Loin  de 
vouloir  reconnaître  ce  génie  de  la  nation,  les 
princes  de  Lorraine  semblaient  se  plaire  à  le 
braver.  Une  foule  de  courtisans  et  de  solliciteurs 
assiégeaientle  jeuneroi  à  Fontainebleau  :  le  car- 
dinal, pour  lui  montrera  la  fois  ses  dédains  et  ses 
rigueurs,  fit  dresser  une  potence  et  annoncer 
qu'on  y  attacherait  tous  ceux  qui  dans  vingt- 
quatre  heures  n'auraient  pas  quitté  la  ville. 
A  une  époque  où  l'on  venait  de  jeter  dans  le 


(  ) 

commerce  de  la  vie  toutes  ces  nobles  idées  de 
liberté  et  de  dignité  humaine,  une  insulte 
aussi  grave,  un  acte  de  despotisme  si  hautain, 
dut  révolter  Topinion.  Un  parti  en  fut  révolté, 
mais  il  prit,  pour  se  faire  jour,  le  plus  mauvais 
des  moyens,  la  violence;  et  par  le  complot  d'Am- 
boise,  qui  devait  le  venger,  il  compromit  sa 
cause  encore  plus  que  le  ministère  n^ivait  com- 
promis celle  de  ses  doctrines.  En  effet,  il  sVn- 
gagea  dans  cette  entreprise  à  la  suite  des  Bour- 
bons, chefs  de  faction  qui  montraient  d'autant 
^  mieux  leur  intérêt  personnel  dans  celte  association 
qu'ils  évitaient  davantage  d'y  paraître.  Ce  parti 
eut  beau  protester  de  la  pureté  de  ses  intentions 
et  de  la  sainteté  de  ses  droits,  affirmer  que  son 
but  unique  était  de  remettre,  avec  l'aide  du  Dieu 
tout-puissant,  le  gouvernement  du  royaume  en 
son  premier  état  et  faire  observer  les  anciennes 
coutumes  de  France  par  une  légitime  assemblée 
des  états*,  personne  ne  fut  convaincu  que  le  seul 
amour  des  vieilles  institutions  du  pays  avait 
armé  les  conjurés. 

Cette  échauffourée  si  folle  à  la  fois  et  si  tragi- 
que eut  pourtant  un  résultat  immense;  elle  des- 
sina nettement  les  positions  et  sépara  la  cause 
personnelle  du  roi  de  celle  de  son  gouvernement; 
elle  compromit  le  système  de  répression  par  les 
*  Texte  d'un  document  trouvé  sur  La  Renauilic. 


(  358  ) 

excès  auxquels  elle  le  conduisit,  et  elle  amena 
d'abord  une  assemblée  des  notables,  puis  une 
réunion  des  états. 

Elle  sépara  la  cause  du  roi  de  celle  de  ses  mi- 
nistres. Le  roi  comprit  en  effet,  quoi  qu'on  fit 
pour  le  persuader  du  contraire,  qu'on  en  voulait 
au  ministère  et  non  pas  à  sa  personne.  «  Qu'ai- 
je  donc  fait  à  mon  peuple,  dit-il  aux  Guises, 
pour  qu'on  attentât  à  mes  jours  !  Je  veux  entendre 
ses  doléances  et  y  faire  droit.  On  dit  qu'on  n'en 
veut  qu'à  vous.  Ne  saurai-je  pas  qui,  de  vous  ou 
de  moi,  est  l'objet  de  la  haine  publique?  » 

Cette  échaufFourée  compromit  la  répression  par 
ses  excès.  En  effet,  la  cruauté  avec  laquelle  les 
agens  de  la  répression  punirent  des  conjurés 
dont  le  plus  grand  crime  était,  après  tout,  d'avoir 
voulu  ôter  le  roi  aux  Guises  pour  le  remettre  aux 
Bourbons,  opéra  une  réaction  énergique  contre  ce 
système,  on  le  voit  dans  l'historien  deThou.  Pour 
se  maintenir  aux  affaires  les  Guises  furent  obli- 
gés de  faire  à  la  raison  publique  une  concession 
énorme,  de  supprimer  les  chambres-ardentes,  ce 
puissant  moyen  de  gouvernement,  et  de  consentir 
l'édit  de  Romorantin,  qui  rendait  à  l'épiscopat  la 
poursuite  des  nouvelles  doctrines.  Pour  les  Gui- 
ses, l'échec  fut  grave. 

Ce  ne  fut  pas  tout,  lis  furent  réduits  à  subir 
l'assemblée  de  Fontainebleau,  où  Coligny  plaida 


(  359  ) 

êiiergiqueinenl  la  cause  du  nouveau  systèîue  el 
(loMTîanda  au  roi  le  changement  de  ses  ministres 
et  celui  de  leurs  doctrines.  Ils  furent  obligés 
enfin  d\nccepter  les  états-généraux  (Orléans, 
1 56o  )  et  de  voir  le  chancelier  de  France,  leur  col- 
lègue au  ministère,  s'y  poser  hardiment  l'organe 
d'un  tiers-parti  ou  d'un  juste-milieu  d'autant 
plus  redoutable  qu'il  représentait  le  salut  et  les 
lumières  du  pays. 

Que  ne  lui  fut-il  donné  de  le  faire  comprendre  I 
Mais  les  doctrines  de  ce  parti  étaient  loin  de  former 
un  système  complettement  arrêté,  elles  étaient  ce 
que  permettaient  les  mœurs  générales,  le  vice 
des  institutions  et  la  nouveauté  des  lumières.  A 
cette  époque  ni  la  loi  ni  les  usages  ne  disaient 
rien  de  net  sur  les  rapports  de  la  royauté  avec 
le  ministère,  sur  ceux  du  Parlement  avec  les 
états-généraux;  aucun  corps  de  l'Etat  n'avait 
une  position  constitutionnellement  fixée  ;  chacun 
était  ce  qu'il  pouvait  se  faire  à  la  faveur  des  cir- 
constances. Le  chancelier  L'Hôpital,  on  le  voit 
dans  lesharangues  et  dans  les  traitésde  politique 
du  célèbre  magistrat,  on  le  voit  surtout  dans  les 
édits  qu'il  fit  rendre,  professait  sur  la  question 
()rincipale  de  l'époque  et  sur  les  matières  de  po- 
litique en  général  les  principes  les  plus  élevés. 
Cependant  ses  édits  ne  purent  être,  au  milieu  des 
agitations  du  temps,  qu'une  transaction  plus  ou 


(  36o  ) 

moins  heureuse  avec  les  partis.  Plus  libre  dans  ses 
traités,  il  y  posa  des  doctrines  plus  idéales.  Mais 
ces  traités  sont  écrits  en  vers  latins,  et  Ton  y 
trouve  plutôt  de  la  morale  ou  de  la  poésie  sur 
la  politique,  que  des  théories  de  gouvernement. 
C'est  rUtopie  de  Morus  mise  en  vers.  Et  combien 
on  est  contrarié  quand  on  se  rappelle  qu*'Erasme 
consulté  sur  la  liberté  de  la  presse  refusa  de  ré- 
pondre, et  qu'on  voit  L'Hôpital,  traitant  de  la  li- 
berté d'écrire*,  disserter  sous  ce  titre  sur  la  li- 
cence plus  ou  moins  grande  que  prennent  les 
auteurs  d'épigrammes  ou  de  satires  !  A  une  épo- 
que où  la  presse,  encore  bondissante  de  jeunesse 
et  irritée  des  violences  dont  elle  s'était  vu  acca- 
bler dès  le  berceau,  inondait  la  France,  la  Suisse, 
l'Allemagne  et  les  Pays-Bas  des  brochures  les 
plus  véhémentes,  aucune  question  n'était  plus 
importante,  plus  capitale  pour  la  société  que 
celle  de  la  liberté  d'écrire^  et  le  célèbre  chan- 
celier nous  donne  sous  ce  titre  quelques  lieux- 
communs  mis  en  rhythme! 

Dans  ses  harangues  l'illustre  L'Hôpital  est 
homme  d'état  ou  magistrat  véritable,  esprit  posi- 
tif en  un  mot,  et  ces  monumens  de  son  éloquence 
parlementaire  ont  certainement  contribué  plus 
que  tous  les  autres  à  mûrir  les  théories  de  droit 

*  De  Llbcrtalc  scribcndi.  Voyez  les  Œuvres  complètes  et  inédites 
de  L'Hôpital,  par  M.  Uufey, 


(  36i  ) 

public  du  ptiys;  cependant  on  y  rencontre  encore 
beaucoup  trop  d^érudition  ancienne,  bien  du  va- 
gue et  même  des  contradictions  choquantes.  Non- 
seulement  Forateur  y  cite  sans  cesse  Aristote, 
Alexandre,  et  les  Romains  ;  mais  son  discours  est 
toujours  parsemé  de  phrases  empruntées  aux  an- 
ciens. Pourtant  ce  qui  y  frappe  le  plus  le  lec- 
teur, cVst  l'absence  d'une  doctrine  arrêtée.  Ainsi 
L'Hôpital  dit,  dans  une  occasion,  que  le  droit  des 
citoyens  de  s'armer  pour  la  défense  de  la  cité  est 
inhérent  à  la  nature  même  du  lien  qui  les  unit; 
et  dans  une  autre  occasion  il  considère  le  droit 
d'armer  ou  de  désarmer  les  mêmes  citoyens 
comme  un  des  privilèges  de  la  royauté. 

Telle  était  alors  l'incertitude  des  doctrines 
même  sur  des  questions  qui  en  comportaient  le 
moins,  et  ce  n'est  pas  tant  l'illustre  chan- 
celier, c'est  son  siècle  plus  que  lui  qu'atteint 
notre  critique.  L'Hôpital,  nous  l'avons  dit, 
était  avec  Christophe  de  Thou,  quelques  autres 
membres  du  Parlement  et  quelques  prélats,  à  la 
tête  d'un  petit  nombre  d'hommes  à  doctrines 
d'humanité  et  de  raison,  et  L'Hôpital,  aux  Etats 
d'Orléans,  se  constitua  contre  les  Guises  et  leur 
parti  l'organe  d'une  série  de  réformes  qui ,  exé- 
cutées fidèlement,  conduisaient  la  France  dans 
une  voie  nouvelle ,  expulsaient  les  factieux  et 
tuaient  leur  système. 


(  362  ) 

Le  moment  senjblait  bien  choisi;  le  clergé  lui- 
même  demandait  la  réduction  des  gages  alloués 
aux  fonctionnaires,  la  diminution  d'un  grand 
nombre  d'emplois  de  finances  et  la  suppression 
de  toute  espèce  de  dépenses  de  luxe.  La  noblesse 
voulait  la  tolérance,  le  tiers-état  une  réforme 
générale  dans  toutes  les  parties  de  l'adminis- 
tration publique  et  la  convocation  périodique 
des  états-généraux. 

Certes  il  y  avait  dans  ces  mesures  plus  qu'il  n'en 
fallait  pour  perdre  les  Guises  et  sauver  le  pays. 

Certes  aussi,  toutes  ces  réformes,  et  de  plus 
fortes,  étaient  urgentes;  car  entre  la  royauté  et 
le  Parlement,  qui  formaient  des  prétentions  éga- 
lement exagérées,  les  conflitsétaient  perpétuels  et 
d'autant  plus  irritans  qu'ils  étaient  plus  répétés. 

Nous  avons  dit  quelle  était  l'importance  des 
états-généraux  aux  yeux  de  ceux  qui  se  l'exagé- 
raient un  peu.  Dans  tous  les  cas  ces  assemblées 
avaient  mission  souveraine  de  redresser  les  torts 
et  de  rétablir  la  balance  entre  des  pouvoirs  trou- 
blés que  ne  réglait  nulle  loi  précise.  Eh  bien,  le 
parlement  de  Paris  se  prétendait  représentation 
permanente  des  états,  et  à  ce  titre,  il  s'attribuait 
sinon  le  droit  de  concourir  à  la  législation,  du 
moins  celui  de  la  contrôler. 

La  royauté,  de  son  côté,  x'éduisait  ces  attribu- 
tions à  un  simple  enregistrement,  accompagné, 


(  363  ) 

s^il  y  avait  lieu,  trobservations  qui  pussent  éclai- 
rer le  législateur.  Si  les  rois  de  France  ne  se  di- 
saient pas,  comme  Philippe  II,  au-dessus  des  lois, 
du  moins  seuls  ils  se  donnaient  le  pouvoir  d'en 
faire.  Mais  toutes  les  fois  qu'ils  avançaient  cette 
doctrine  par  leurs  chanceliers  ou  en  personne, 
le  Parlement,  par  ses  présidens  ou  ses  orateurs, 
avançait  la  prétention  contraire.  A  L'Hôpital,  qui 
ouvrait  le  parlement  de  i56i,  en  posant  ce  fait  : 
«  Les  principales  maximes  des  royaumes  et  ré- 
publiques qu'il  faut  observer  sont  que  l'un  com- 
mande bien  et  l'autre  obéisse  bien,  »  le  président 
du  corps  le  plus  puissant  et  le  plus  jaloux  de  sa 
puissance  répondit  ces  mots  :  «  Les  rois  très- 
chrétiens  voulant  que  leurs  lois  fussent  digérées 
en  grandes  assemblées,  afin  qu'elles  fussent  justes, 
utiles,  possibles  et  raisonnables  (qui  sont  les 
qualités  des  bonnes  lois  et  constitutions  ),  après 
les  avoir  faites,  les  ont  envoyées  à  ladite  cour, 
pour  savoir  si  elles  étaient  telles.  Quand  la  cour 
les  a  trouvées  autres,  elle  en  a  fait  remontrances, 
ce  qui  a  été  suivre  la  volonté  des  rois  et  non  la 
rompure  des  lois.  » 

La  royauté  aurait  pu  répondre  que  le  parle- 
ment avançait  un  fait  entièrement  faux;  qu'elle 
ne  lui  envoyait  pas  ses  lois  pour  qu'il  examinât  si 
elles  étaient  bonnes,  mais  pour  qu'il  les  enregistrât 
et  connût  la  forme  d'après  laquelle  il  devait 


(  364  ) 

rendre  la  justice  au  nom  du  législateur,  juge  su- 
prême. Mais  le  temps  de  faire  triompher  une  doc- 
I  trine  si  nette  n"'était  pas  arrivé.  L^opinion  soute- 
nait le  Parlement;  et  ce  corps,  le  premier  de  TÉtat, 
en  Tabsence  detout  autre  pouvoir  et  detoute  con- 
stitution qui  limitâtles exactions,  le  despotismeou 
le  favoritisme  des  rois,  avait  rendu  trop  de  servi- 
ces au  pays  pour  qu''on  pût  entreprendre  sérieu- 
sement de  lui  ravir  les  attributions  même  mal 
fondées  qu'il  se  donnait.  Tout  ce  que  la  royauté 
pouvait  faire  à  son  égard  était  de  se  maintenir 
souveraine  d'une  façon  ou  d'une  autre,  de  se 
transporter  au  Parlement  en  personne,  d'y  ordon- 
ner l'enregistrement  ou  l'adoption  de  ses  lois 
en  lit  de  justice,  de  se  faire  présenter  les  registres 
de  la  cour  pour  y  biffer  ou  en  enlever  tous  arrêts 
contraires,  enfin  de  se  faire  recevoir  à  l'arrivée  et 
au  dépari  par  quatre  présidens  à  genoux*. 

Mais  ces  injurieuses  humiliations  et  ces  dan- 
gereux conflits  entretenaient  un  ferment  d'op- 
positions et  de  désordres  qui,  joint  au  progrès 
des  doctrines,  ne  pouvait  que  compromettre  le 
pays. 

Sur  tous  ces  points  fondamentaux  une  réforme 
était  urgente,  et  le  chancelier  qui  eût  proposé  à 
cette  époque  aux  rois  de  France  de  donner  au 


*  Prétention  renouvelée  par  Louis  XIII. 


i  jj  ^' 


(  365  ) 

pays  une  constitution  écrite,  quelque  imitation  de 
la  grande  Charte  d^Angleterre,  leur  eût  rendu  un 
service  immense,  d'un  seul  coup  il  eût  fait  rentrer 
le  Parlement  dans  sa  véritable  mission.  Mais  de 
cette  haute  conception  personne  ne  se  fût  avisé; 
on  eût  craint  d'avilir  une  royauté  à  laquelle  on 
faisait  tenir  ce  superbe  langage  :  "  Si,  dans  les  or- 
donnances qui  vous  sont  adressées,  vous  trouvez 
quelque  chose  de  contraire  à  ce  que  vous  pensez^ 
je  veux  que,  selon  la  coutume^  vous  me  le  fassiez 
au  plus  tôt  connaître  par  vos  députés.  Mais  je  veux 
qu'aussitôt  que  je  vous  aurai  fait  savoir  ma  der- 
nière et  absolue  volonté,  vous  obéissiez  sans  re- 
tardement. » 

Entre  la  royauté,  la  noblesse,  le  clergé  et  le 
tiers-état  pris  à  part  régnaient  les  mêmes  mécon- 
tentemens  qu'entre  la  royauté  et  la  représenta- 
tion nationale,  états-généraux  ou  Parlement.  Là 
aussi,  les  conflits  étaient  périlleux  et  difficiles  à 
éviter  en  l'absence  de  toute  autre  constitution 
que  les  traditions  très-vagues  et  très-contradic- 
toires du  passé.  Là  aussi  des  doctrines  meilleures, 
des  réformes  rationnelles  étaient  urgentes. 

Non-seulement  toutes  les  charges  de  l'état  pe- 
saient sur  le  tiers-état,  à  l'exclusion  de  la  noblesse 
et  du  clergé,  mais  le  clergé  et  la  noblesse  préle- 
vaient encore  sous  toutes  sortes  de  titres  et  de  dé- 
nominations des  impôts  particuliers  sur  l'unique 


(  366  ) 

classe  de  la  société  qui  payait  pour  toutes  les  au- 
tres. Tout  en  laissant  au  tiers-état  seul  le  fardeau 
des  sacrifices  que  demandait  la  couronne,  la  no- 
blesse et  le  clergé  embarrassaient  la  royauté,  la 
première,  par  la  prétention  de  Tavoir  en  tutelle 
politique,  le  second,  par  celle  de  l'avoir  en  tu- 
telle morale.  «  Les  nobles  sont  les  satellites  natu- 
rels de  Tastre  de  la  royauté,  dit  Torateur  de  la 
noblesse  aux  états  d'Orléans;  pareillement,  au 
ciel,  le  soleil  et  la  lune  nous  représentent  le  roi 
et  la  noblesse,  et  tellement  que  quand  advient 
éclipse  entre  eux,  toute  la  terre  en  devient  obs- 
cure; »  et  cette  comparaison  si  insolente  pour  la 
royauté  excita  Tadmiration  de  Tordre. 

En  même  temps  cet  orateur  attaquait  le  clergé, 
dans  l'administration  de  ses  biens,  dans  ses  élu- 
des et  dans  ses  mœurs,  avec  une  grande  violence. 

L'orateur  du  clergé,  à  son  tour,  insistait  sur 
l'obligation  où  était  la  royauté  d'entretenir  la 
splendeur  de  son  ordre,  demandait  la  diminution 
des  hauts  ^«^^j  de  l'administration,  le  maintien 
des  rétributions  payées  à  l'Eglise  par  les  fidèles , 
l'exemption  de  toutes  les  charges  qu'on  voudrait 
faire  peser  sur  ses  biens,  et  la  tolérance  exclusive 
des  doctrines  qu'elle  professait. 

On  le  voit,  les  rapports  des  trois  ordres  entre 
eux  et  les  rapports  de  chacun  d'eux  avec  la 
royauté  demandaient  à  être  réglés. 


(  36?  ) 

Une  situation  aussi  désordonnée  pouvait  sans 
doute  se  maintenir,  mais  elle  n'était  qu''une  lutte 
organisée  des  principales  forces  de  TEtat,  et  elle 
opposait  nécessairement  aux  doctrines  du  parti 
national  des  difficultés  contre  lesquelles  tous  ses 
efforts  devaient  se  briser  long-temps  encore. 

L'Hôpital,  qui  seul  représentait  au  pouvoir  Tes-  ' 
prit  de  progrès  et  de  raison  publique,  fit  toutes  les 
réformes  que  permit  sa  position.  11  rédigea  la  cé- 
lèbre ordonnance  d'Orléans  sur  l'administration 
générale  ;  il  composa  ensuite  son  vaste  traité  sur 
la  Réformation  de  la  justice*,  et  prépara  sur  la 
question  spéciale  du  temps,  la  répression  ou  la 
tolérance  du  progrès  dans  les  doctrines,  quelques 
édits  propres  à  pacifier  le  royaume. 

Mais  L'fiôpital  était  à  peu  près  seul  pour  rou- 
ler le  rocher  de  Sisyphe;  tout  le  monde  était  , 
ennemi  des  réformes.  La  royauté  se  croyait  ab- 
solue. Henri  H,  s'adressant  à  un  conseiller  du 
Parlement  dont  les  allusions  blessaient  Diane  de 
Poitiers,  s'écria  :  De  mes  yeux  je  vous  verrai 
brûler  vif  auparavant  dix  jours  ^  et  ce  mot  résu- 
mait sa  doctrine.  Les  juges  prétendaient  main- 
tenir les  épices;  les  gens  de  finances,  l'impunité 
d'abus  plus  révoltans  ;  la  noblesse  et  le  clergé, 
leurs  privilèges,  destructifs  de  ceux  de  la  royauté 


*  2  vol.  in  8°,  dans  l'édition  de  M.  Diifey. 


(  368  ) 

et  de  la  loi  commune.  Le  tiers-état  s^irrogeait 
le  droit  de  gourmander  tout  le  monde. 

D'ailleurs  L'Hôpital  lui-même,  au  milieu  de 
tant  d'opinions  grossières,  vacillait  dans  les  sien- 
nes. Déjà  nous  avons  vu  ses  incertitudes  et  ses 
contradictions  sur  des  questions  de  politique  gé- 
nérale. Ecoutons-le  encore  sur  la  question  spé- 
ciale de  l'époque,  la  tolérance,  et  nous  l'enten- 
drons parler  contre  après  l'avoir  entendu  pour. 
«  Les  Romains,  dit-il  aux  états  d'Orléans*,  qui 
ont  été  les  plus  sages  policiens  du  monde,  ont  dé- 
fendu et  prohibé  noç>a  sacra,  novos  ritus  indacere 
in  rempuhlicam ;  n'ont  voulu  qu'il  y  eût  diverses 
religions  en  une  maison,  mais  que  les  enfans 
tinssent  la  religion  du  père.  Les  anciens  conciles 
des  SS.  Pères  ont  défendu  les  oratoires  privés, 
afin  qu'il  n'y  eût  qu'une  Eglise,  une  forme  et  une 
manière  de  religion.  La  division  des  langues  ne 
fait  la  séparation  des  royaumes,  mais  celle  de  la 
religion  et  des  lois,  qui  d'un  royaume  en  fait  deux. 
De  là  sortie  vieil  proverbe,  une  foi,  une  loi,  un 
roi.  S'il  est  loisible  à  chacun  prendre  nouvelle  re- 
Uigion  à  son  plaisir,  prenez  garde  qu'il  n'y  ait  au- 
tant de  façons  et  de  manières  de  religions  qu'il  y 
a  de  familles  ou  de  chefs  d'hommes.  » 

Tels  sont  les  discours  et  les  principes  du  plus 


*  Œuvres  complètes,  édition  Dufey,  t.  I,  p.  59S. 


(  369  ) 

éclairé  des  ministres,  du  plus  sage  des  magistrats, 
de  rhomme  qui  a  fait  signer  à  son  roi  tant  d'é- 
dits  en  faveur  des  nouvelles  doctrines.  Avec  tant 
de  supériorité  sur  son  siècle  il  tient  encore  à 
quelques-unes  de  ses  erreurs ,  et  se  voit  naturel- 
lement forcé  de  leur  faire  d'autant  plus  de  con- 
cession, qu''il  est  plus  isolé.  Les  mœurs  générales 
et  ceux  qui  devaient  Tappuyer  étaient  contre 
les  idées  plus  sages  du  Chancelier.  Catherinede 
Médicis,  à  qui  les  États  de  Blois  remirent  les  af- 
faires à  Tavènement  de  Charles  IX,  était  trop  fai- 
ble, trop  intrigante  et  trop  peu  scrupuleuse  sur 
les  moyens  de  gouvernement,  pour  suivre  de 
bonnes  doctrines.  Les  Bourbons  ne  songeaient 
qu'à  ravir  le  pouvoir  aux  Cuisse.  Les  Guises 
trouvèrent  ainsi  dans  les  imprudences  de  Condé, 
dans  les  faiblesses  du  roi  de  Navarre,  dans  les 
sympathies  du  clergé,  du  Parlement,  de  l'Univer- 
sité et  du  peuple  de  Paris,  le  moyen  de  se  main- 
tenir et  de  disputer  pas  à  pas  aux  doctrines 
du  temps  toute  espèce  de  progrès  ou  toute  es- 
pèce de  droit. 

La  cour  traita  plusieurs  fois  ces  doctrines 
avec  indulgence;  pour  les  laisser  se  produire, 
elle  institua  le  colloque  de  Poissy,  où  Char- 
les IX  et  sa  mère  jouèrent  à  peu  près  le  rôle  que 
Charles-Quint  dans  son  ambition  pontificale 
avait  joué  à  Worms.  Elle  stipula  enfin  en 
I.  9-4 


(  ) 

leur  faveur,  dans  Tédit  de  janvier,  i562,  une 
sorte  de  liberté  sous  la  surveillance  de  la  po- 
lice. Mais,  dans  toutes  ces  mesures,  le  gouverne- 
ment était  en  avant  du  pays;  les  grands  corps  de 
FEtat,  le  peuple,  les  Guises  ne  respiraient  que 
la  répression,  et  la  répression,  conforme  aux 
mœurs  générales,  demeura  le  système  dominant- 

Telle  fut  même  la  violence  des  mœurs  et  telle 
fut  la  faiblesse  de  {"'esprit  de  progrès,  qu\ine  cour 
étrangère  demanda  la  destitution  du  Chancelier 
qui  avait  signé  Tédit,  et  qu^il  fallut  trois  lettres 
de  jussion  pour  en  obtenir  Penregislrement. 

Et  pourtant  cet  édit  qu'on  accusait  de  favoriser 
les  nouvelles  doctrines,  n'était  pas  autre  chose 
qu'une  série  de  restrictions  apportées  à  Tune  des 
libertés  les  plus  fondamentales,  celle  des  con- 
sciences. Non-seulement  il  imposait  aux  amis  de 
ces  doctrines  la  restitution  de  tous  les  lieux  d'as- 
semblées dont  ils  s'étaient  saisis,  il  leur  défendait 
tout  exercice  religieux  dans  l'enceinte  des  villes, 
mettait  sous  la  surveillance  de  la  police  les  réu- 
nions qu'il  leur  permettait  de  tenir  dans  les  cam- 
pagnes, leur  ôtait  jusques  au  droit  de  faire  des 
réglemens  d'intérieur  sans  l'agrément  de  l'auto- 
rité civile,  et  leur  défendait  d'enseigner  aucune 
doctrine  qui  fût  contraire  au  concile  de  Nicée. 

Qu'une  série  de  dispositions  aussi  restrictives 
ait  pu  exciter  tant  de  rumeur,  on  ne  le  coarjpren- 


(  ) 

drait  pas;  un  mot  de  plus  va  faire  apprécier  tou- 
tes les  alarmes,  celles  que  les  Bourbons  inspi- 
raient aux  Guises,  celles  que  les  Guises  donnaient 
aux  Bourbons,  celles  que  les  uns  et  les  autres 
causaient  à  juste  titre  au  pouvoir  et  au  pays. 

Les  Bourbons,  maîtres  de  plusieurs  villes  im- 
portantes, avaient  appelé  au  secours  de  leur  cause 
TAngleterre  et  TAllemagne.  Déjà  le  soldat  étran- 
ger avait  mis  le  pied  sur  le  sol  du  royaume. 

Les  Guises,  maîtres  du  gouvernement,  des 
grands  corps  de  TÉtat,  de  Paris  et  de  Vesprit  pu- 
blic, entretenaient  des  intelligences  avec  Tltalie  et 
l'Espagne,  et  se  disposaient  à  en  faire  venir  éga- 
lement des  auxiliaires. 

Dès-lors,  on  le  conçoit,  Fopinion  publique  et  le 
pouvoir  avaient  raison  de  s'alarmer  de  l'état  du 
pays  et  de  toute  concession  qui  pouvait  l'empirer 
encore.  L'opinion  aurait  dû  non-seulement  s'en 
alarmer,  mais  se  soulever  avec  colère  contre  deux 
familles  dont  l'ambition  foulait  aux  pieds  tous 
les  intérêts  de  la  nation,  et  le  pouvoir  eût  dû  reje- 
ter l'une  et  l'autre,  de  toutes  les  affaires,  avec  une 
fermeté  égale.  Mais  l'état  de  faiblesse  oii  était  le 
gouvernement,  la  prépondérance  des  deux  mai- 
sons, l'absence  de  lumières  véritables  dans  le  | 
pays,  la  nullité  des  institutions  qui  eussent  dû 
protéger  la  royauté,  tout  cela  ne  permit  ni  au 
pouvoir  ni  à  l'opinion  de  se  montrer  avec  vigueur. 


(  ) 

I  Au  lieu  de  faire  plier  les  deux  faclions,  on  était 
réduit  à  opter  entre  elles,  et,  forcé  d'opter  pour 
celle  qui  maintenait  les  vieilles  doctrines  et  les 
mœurs  générales,  on  ne  pouvait  que  sMnquiéter 
de  toute  concession  faite  au  parti  des  Bour- 
bons. 

Ce  parti,  abstraction  faite  de  ses  principes  reli- 
gieux qui  nous  sont  étrangers,  avait  non-seule- 
ment moins  de  sympathies,  il  offrait  plus  de  pé- 
rils. 11  avait  appelé  dans  le  pays  ces  mercenaires 
allemands  qui  vivaient  de  rapines  plutôt  que  de 
leur  solde.  Il  y  avait  attiré  les  Anglais,  que  Fa- 
mour-propre  de  la  nation  souffrait  tant  d'y  voir 
reparaître  après  des  guerres  si  longues  et  si  ani- 
mées. En  effet,  à  peine  François  de  Guise  leur 
avait-il  enlevé  la  dernière  de  leurs  places,  que 
les  Bourbons  les  ramenaient  au  Havre,  Tune  des 
plus  importantes  positions  qu'ils  pussent  choisir. 

Il  y  avait  contre  ce  parti  des  griefs  plus  sérieux 
encore.  La  Renaissance  avait  à  peine  rappelé  ri 
l'Europe  si  bien  façonnée  par  le  moyen-âge  les 
antiques  doctrines  de  Rome  et  d'Athènes,  et  la 
Réforme,  qui  n'était  pas  autre  chose  que  la  Re- 
naissance appliquée  à  une  doctrine  spéciale,  avait 
à  peine  proclamé  ses  principes  de  liberté  et  d'exa- 
men, que  des  théories  plus  hardies  perçaient  pai-- 
tout,  dans  l'enceinte  des  écoles  et  au  sein  des 
peuples.  En  France  les  partisans  des  nouvelles 


(  ) 

tloctrines,  d'intelligence  avec  les  Pays-Bas  sou- 
levés contre  la  royauté  absolue  de  Philippe  II, 
passaient  pour  all'ectionner  secrètement  les  plus 
hardies  théories  d^tfFranchissement  et  d'organi- 
sation sociale.  On  confondait  encore  leurs  princi- 
pes avec  ceux  de  i525  et  de  i535;  on  les  assimi- 
lait encore  aux  rebelles  de  Souabe,  aux  niveleurs 
de  Munster.  Dans  tous  les  cas  ils  formaient  un 
état  dans  Tétat,  une  sorte  de  république  au  sein  de 
la  monarchie.  A  la  vérité,  ils  se  trouvaient  dans 
cette  situation  faute  de  mieux,  et  si  dans  Torigine 
ils  s'étaient  vus  réduits  à  se  protéger,  les  lois  ne  les 
protégeant  pas,  plus  tard  ils  avaient  gardé  ou  re- 
pris les  armes,  le  gouvernement  n'étant  pas  assex 
fort  pour  proléger  contre  les  tnœurs  les  lois  faites 
en  leur  faveur.  Mais  cette  situation  n'en  était  pas 
moins  périlleuse,  pour  eux,  pour  leurs  adver- 
saires et  pour  le  pouvoir  placé  entre  deux  partis 
qui  se  disputaient  les  premières  villes  du  royaume 
ou  y  tenaient  leurs  garnisons. 

L'édit  de  janvier  prouve  lui-même  combien 
cette  position  était  fausse.  Il  défend  au  parti  des 
Bourbons  de  créer  des  magistrats  spéciaux,  de 
faire  des  lois,  des  levées  de  troupes  et  d'impôts, 
des  ligues  offensives  ou  défensives. 

Un  parti  auquel  le  pouvoir  est  obligé  de  faire 
de  telles  inhibitions  est  périlleux  pour  l'Etat,  et  le 
pouvoir  qui  ferait  des  concessions  à  une  associa^ 


(  374  ) 

tion  de  cette  nature  donnerait  à  la  nation  le  droit 
de  le  prendre  en  tutelle.  L^édit  de  janvier  ne 
renfermait  pas  de  concession  politique,  il  est 
vrai,  mais  Topinion  considérait  comme  telle  la 
concession  religieuse,  le  droit  de  tenir  des  assem- 
blées de  culte,  et  elle  s'en  autorisa  pour  forcer  la 
main  à  un  gouvernement  incapable  de  réprimer 
par  lui-même  et  d'ailleurs  disposé  à  se  laisser 
faire  cette  violence. 

Catherine  goûtait,  en  effet,  les  conseils  que  lui 
avait  donnés  le  duc  de  Guise,  le  premier  guerrier 
de  France,  expirant  victime  d'un  assassinat  poli- 
tique; c'était  d'endormir  le  parti  des  Bourbons, 
pour  le  détacher  de  l'Angleterre  et  de  l'Allema- 
gne ,  et  de  l'écraser  ensuite. 

Le  gouvernement  était  dans  l'embarras  à  l'é- 
gard de  ce  parti  comme  à  l'égard  de  celui  des 
Guises.  Les  Bourbons  étaient  princes  du  sang, 
descendans  de  Saint-Louis  ;  les  Guises  étaient 
après  eux  les  premiers  seigneurs  de  la  cour,  en- 
tourés de  la  faveur  populaire,  d'une  naissance 
aussi  illustre  que  celle  même  de  la  dynastie  ré- 
gnante. Les  anéantir  comme  partis,  les  uns  et  les 
autres,  était  impossible,  sans  cela  Catherine  n'eût 
pas  hésité.  Les  soumettre  à  la  loi  commune  était 
difficile,  quand  il  n'y  avait  pas  de  loi  commune, 
et  quand  les  premiers  corps  de  l'état,  par  suite 
de  la  fermentation  générale,  faisaient  défaut  à  la 


(  ) 

royauté  comme  les  institutions.  Ne  pouvant  ni 
anéantir,  ni  soumettre,  ni  même  exclure  ensem- 
ble des  affaires  les  Guises  et  les  Bourbons,  assez 
puissans  les  uns  et  les  autres  pour  pouvoir  sans 
cesse  se  disputer  les  armes  à  la  main  Tinutile  per- 
sonnage du  roi,  il  ne  restait  à  Catherine  que 
d'opter.  Elle  opta  dans  les  vues  de  Guise  mou- 
rant, précisément  parce  que,  ce  guerrier  mort, 
elle  pouvait  se  débai'rasserdes  Bourbons  sans  tom- 
ber entre  des  mains  plus  violentes  que  les  leurs. 
Le  nouveau  chef  des  Guises,  Henri  de  Lor- 
raine, n^jspirait  encore,  en  effet,  qu'à  venger  le 
sang  de  son  père  à  Taide  de  Charles  IX;  il  ne 
s'essayait  pas  à  régner  au  lieu  de  Henri  HL 

Catherine  fit  aisément  adopter  à  Charles  IX  un 
système  qu'avait  recommandé  le  conquérant  de 
Calais,  que  venait  de  professer  le  duc  d'Albe  à 
l'entrevue  de  Bayonne,  que  comprenaient  par- 
faitement quelques  conseillers  intimes  de  la  ré- 
gente et  surtout  son  compatriote  Henri  de  Bira- 
gue.  Aussi  tout  fut  disposé  pour  l'exécution. 

L'Hôpital,  qui  veillait  sur  les  lois  et  même  sur 
le  pouvoir,  fut  invité  à  se  reposer  de  ses  longues 
fatigues.  Birague  eut  les  sceaux.  Coligny  fut  at- 
tiré par  la  promesse  d'un  haut  commandement, 
le  roi  de  Navarre  et  Condé  par  les  fêtes  d'un 
mariage,  et  ce  que  la  science  profonde,  ce  que 
la  puissance  colossale  du  premier  monarque  de 


(  ) 

rUnivers  ne  pouvait  obtenir  dans  les  Pays-Bas 
par  les  moyens  les  plus  violens,  une  répression 
complète,  on  voulut  l'obtenir  en  une  seule  nuit 
par  un  assassinat  un  peu  général. 

Le  moyen  était  extrême.  Il  ne  fut  pas  nouveau. 
Il  ne  parut  pas  étrange.  Les  remords  qu'en  eut 
Charles  IX  et  qui  le  tuèrent  attestent  qu'à  certai- 
nes époques  de  sa  vieil  valut  mieux  que  son  siècle 
et  mieux  que  lui-même  pris  dans  d'autres  temps. 

En  effet,  l'assassinat  était  alors  un  moyen  dont 
on  ne  rougissait  pas.  Les  mauvaises  doctrines  de 
morale  hésitaient  un  peu  sur  l'assassinat  commis 
dans  des  vues  particulières,  mais  elles  ne  sourcil- 
laient pas  sur  l'assassinat  commis  au  nom  d'un 
principe,  d'un  parti,  d'une  cause  générale.  L'as- 
sassinat pour  cause  d'état,  pour  cause  de  religion, 
avait  sa  gloire  et  son  martyre  ;  les  amis  de  l'assas- 
sin célébraient  ses  vertus  et  sa  mort ,  les  amis  de 
la  victime  seuls  le  maudissaient  avec  horreur.  Il 
faut  faire  connaître  les  mauvais  temps  avec  tout 
ce  qu'ils  offrent  d'inconséquent  et  d'afti^eux.  Voici 
quelques  faits  de  cette  époque.  Le  duc  François 
de  Guise  assassiné  par  un  ami  des  Bourbons,  et  le 
prince  de  Condé  assassiné  ou  si  l'on  veut  tué  par 
un  ami  des  Guises,  furent  des  victimes  ordinai- 
res. Il  y  eut  des  assassinats  proposés  et  des  assassi- 
nats exécutés  dans  des  vues  plus  élevées.  Le  duc 
François  dcGuise,(|ui  avait  fait  condannieràmort 


(  377  ) 

le  prince  de  Condé,  avait  aussi  proposé  à  Fran- 
çois II  de  tuer  en  personne  Antoine  de  Navarre. 
Charles  IX  proposa  au  prince  de  Béarn  de  tuer 
le  duc  Henri  de  Guise.  Le  duc  Henri  de  Guise 
pressa  Henri  III  de  tuer  Henri  de  Navarre. 
Henri  III  aux  états  de  Blois  fit  assassiner  sous 
ses  yeux  les  deux  princes  de  Lorraine.  Dans  l'an- 
née même  la  Ligue  fit  assassiner  Henri  III  à  Saint- 
Cloud  et  prononcer  dans  les  chaires  de  la  reli- 
gion le  panégyrique  du  meurtrier.  Et  que  de  fois 
le  poignard  fut  dirigé  contre  Henri  IV  ! 

La  mort  de  ce  grand  prince  parut  enfin  devoir 
fermer  la  lice  ouverte  avec  une  imprudence  si 
coupable  par  la  religion  et  la  politique  en  fa- 
veur du  crime  ;  elle  parut  faire  maudire  par  tous 
les  partis  l'affreuse  doctrine  du  régicide  érigé  en 
devoir,  lorsque  le  propre  fils  du  Béarnais,  séduit 
à  son  tour  par  la  théorie  du  crime  politique,  en 
profita  pour  faire  assassiner  le  favori  de  sa  mère, 
le  maréchal  d'Ancre. 

Le  fait  du  24  août  fut  donc  considéré  comme 
un  système  et  trouvé  si  glorieux,  que  Charles  IX, 
dans  l'exaltation  du  premier  moment  et  voyant 
le  bon  effet  qui  était  produit,  en  revendiqua  tout 
l'honneur.  Le  Parlement  de  Paris,  après  l'en 
avoir  félicité,  décréta  bientôt  une  fête  pour 
perpétuer  la  mémoire  du  service  qu'il  avait  rendu 
au  pays.  C'est  (pie  si,  ailleurs,  la  religion  ou  la 


(  ) 

politique  seule  avait  revendiqué  le  privilège  de 
ce  moyen  extrême,  ici  toutes  deux  s^unissaient 
pour  justifier  ce  qu'on  avait  fait;  car  on  était 
persuadé  que  désormais  tous  les  partis  étaient 
anéantis,  que  du  même  coup  on  avait  tué  la  Re- 
naissance, la  Réforme  et  la  République,  qu'elles 
portaient  dans  leur  sein. 

De  tout  cela  il  n'était  rien.  On  ne  tue  pas  en  une 
nuit  les  doctrines  de  tout  un  siècle,  ni  les  idées 
qui  forment  la  vie  morale  ou  politique  d'une  na- 
tion, d'une  grande  partie  du  monde.  C'est  ce  que 
savaient  ces  hommes  supérieurs  qu'on  dédaignait 
d'entendre,  que  l'on  renvoyait  des  affaires,  et 
que  l'on  soupçonnait  au  même  degré  d'hérésie 
politique  et  religieuse.  En  effet,  si  Catherine  de 
Médicis,  en  suivant  les  doctrines  que  Machiavel 
avait  arrangées  pour  un  autre  Médicis  et  dont 
Charles-Quint  et  Philippe  II  avaient  fait  leur  sys- 
tème de  gouvernement,  trouva  de  vives  sympa- 
thies auprès  des  Birague,desGuiseset  du  mauvais 
peuple ,  jamais  la  nation,  mieux  représentée  par 
les  L'Hôpital,  les  Bodin,  les  Pasquier,  les  Montai- 
gne, les  de  Thou  et  une  foule  de  membres  du  Par- 
lement, de  l'Université,  de  l'épiscopat,  de  l'ar- 
mée, ne  transigea  avec  le  crime  ni  l'astuce.  Quelles 
nobles  protestations  ils  opposèrent  au  système  du 
24  août!  Ailleurs  aussi  il  y  eut  des  jours  néfastes 
dans  Phistoire  des  peuples;  trouve-t-on  ailleurs 


(  379  ) 

d^aussi  belles  paroles  que  celles  du  vicomte  d'Or- 
the,  de  Tévêque  de  Lisieux,  de  plusieurs  autres 
prélats  et  gouverneurs  de  provinces  ?  Est-il  pour 
le  courage  simple  et  grave  rien  au-dessus  du  lan- 
gage de  L'Hôpital  prenant  congé  de  Catherine  et 
de  Charles  IX,  et  les  conjurant  d'embrasser  du 
moins  la  première  occasion  de  donner  la  paix  à 
la  France,  quand  ils  auraient  saoulé  et  rassasié 
leur  cœur  et  leur  soif  du  sang  de  leurs  sujets  ? 

Ces  sentimens  n'étaient  professés  encore  que 
par  une  faible  minorité,  mais  ils  en  brillaient 
davantage.  Ils  avaient  l'avenir  pour  eux.  Ils 
avaient  pour  eux  le  plus  grand  homme  de  l'épo- 
que, le  prince  qui  devait  un  jour  les  faire  asseoir 
sur  le  trône  et  pénétrer  dans  la  chaumière. 

Ce  prince  les  professa  dès  le  lendemain  du 
24  août.  Quand  la  mauvaise  majorité  du  Parle- 
ment eut  félicité  Charles  IX  et  décrété  une  fête 
de  commémoration,  elle  voulut,  elle  aussi,  se 
signaler  par  un  service  rendu  au  pays;  elle  vou- 
lut compléter  le  système  de  répression.  Char- 
les avait  épargné  ses  parens,  Navarre  et  Condé; 
mais  il  leur  avait  dicté  des  conditions  qui  inquié- 
taient leurs  consciences,  Condé  s'était  échappé, 
Navarre  avait  échoué  dans  ses  projets  de  fuite.  Le 
Parlement,  résolu  de  lui  faire  un  mauvais  parti, 
lui  dépêcha  Birague  et  quelques  conseillers  pour 
l'interroger.  Mais  alors  on  vit  tout-à-coup,  à  côté 


(  38o  ) 

d'une  royauté  avilie  sur  le  trône,  une  royauté 
éclatante  de  grandeur  dans  la  captivité.  Henri, 
nous  venons  de  le  dire,  était  Thomme  du  siècle, 
Pélève  de  la  Renaissance,  le  disciple  de  César  et 
de  Plutarque.  Mieux  que  les  premiers  magistrats 
dvi  royaume  il  savait  ce  que  c'est  qu'un  roi,  et  ni 
Saint-Louis  son  aïeul,  ni  Louis  XVI  son  petit- 
lils,  Tun  captif  des  Sarrasins,  l'autre  captif  de  ses 
sujets,  n'ont  eu  de  plus  hautes  inspirations  que  le 
jeune  roi  de  Navarre  aux  prises  avec  les  justiciers 
d'une  politique  infâme.  «  Je  suis  roi,  dit-il  à  ses 
interrogateurs,  je  n'ai  rien  à  vous  répondre  et  ne 
souillerai  pas  mon  titre  en  subissant  vos  interro- 
gatoires. Mes  amis  ont  été  égorgés  sous  mes  yeux; 
j'ai  voulu  fuir,  mais  je  n'ai  point  de  complices. 
Je  donne  des  ordres  à  des  serviteurs,  je  ne  séduis 
et  ne  trahis  personne.  Continuez  vos  procédures, 
je  n'y  prends  aucune  part,  et  le  Parlement  de 
Paris  doit  y  réfléchir  avant  de  faire  le  i>rocÈs 

A  DN  roi.  )) 

Dans  ce  langage  se  révèle  toute  la  supériorité 
il'un  système  sur  un  autre,  et  ce  langage  frappa  de 
stupeur  les  prétendus  juges  du  chef  des  Bour- 
bons 5  il  prouva  une  fois  de  plus  l'ascendant  que 
l'homme  d'honneur  et  de  génie,  aux  époques  de 
crimes  et  d'erreurs,  exerce  sur  la  multitude,  haut 
ou  bns  placée. 

Si  le  remords  qui  bientôt  vint  accabler  Char- 


(  38i  ) 

les  IX  dévorait  plus  tôt.  la  proie  qui  lui  était  échue; 
si  Henri  III  ne  parvenait  pas  à  s'échapper  de  Po- 
logne; si  le  duc  d'Alençon  terminait  un  peu  plus 
vite  une  carrière  tissue  d^intrigues,  de  rebellions  et 
de  sollicitations  de  couronnes,  Henri  de  Navarre, 
qui  comprenait  à  la  fois  les  doctrines  anciennes 
et  les  nouvelles,  et  qui  trouvait  en  lui  la  force  de 
faireleur  part  aux  unes  et  aux  autres,  de  poser  au 
milieu  d'elles  un  puissant  système  de  conciliation, 
épargnait  au  pays  la  plus  affreuse  de  ses  guerres 
civiles.  11  lui  épargnait  le  règne  le  plus  honteux 
de  rhistoire  de  France,  ce  règne  où  il  n^y  eut  plus 
de  principes,  plus  de  doctrines,  plus  d^'nstilu- 
tions;  ce  règne  où  tout  le  monde  fut  le  maître  de 
tout  faire  à  Texception  du  souverain;  ce  règne  où 
les  Guises,  les  Ligueurs  et  les  agens  de  TEspagne 
disputaient  aux  criminelles  faiblesses  d'une  Ita- 
lienne et  à  celles  de  son  fils,  roi  de  France,  le 
pays  des  plus  douces  moeurs  et  des  plus  hautes 
lumières  changé  par  eux  en  une  terre  d'igno- 
rance, de  scandale  et  d'assassinat. 

En  place  du  progrès  pacifique  qu'eût  établi  le 
jeune  élève  de  Plutarque,  Henri  III  essaya  de  sui- 
vre la  répression  la  plus  violente.  L'empereur 
Ferdinand,  qui  lui  avait  prodigué  ses  conseils  à 
Vienne  ;  les  politiques  ou  le  parti  modéré  qui  lui 
avaient  présenté  les  leurs  dès  son  arrivée  en  Fran- 
ce, voulaient  la  conciliation.  Henri  préféra  l'avis 


(  382  ) 

de  ministres  aveuglés  et  corrompus  par  les  plus 
mauvaises  doctrines  de  Tépoque.  Dans  ses  oreil- 
les retentissaient  encore  ces  paroles  de  liberté  lé- 
gale dont  un  noble  Polonais,  en  lui  offrant  la 
couronne  du  pays,  avait  accompagné  la  lecture 
du  serment  royal  :  Si  non  jurabis,  non  regnabis. 
Henri  ne  voulait  pas  être  lié  encore  en  France 
comme  il  Tavait  été  en  Pologne;  il  voulait  ré- 
gner absolu,  élevé  au-dessus  des  lois;  il  le  dira 
lui-même  aux  états  de  Blois. 

Mais  le  système  de  Philippe  II  était  un  trop 
lourd  fardeau  pour  de  telles  épaules.  Il  y  a  plus, 
quelque  système  qu'eût  embrassé  Henri,  il  était 
incapable  de  l'appliquer.  C'était  un  de  ces  rois 
que  la  Providence  donne  aux  peuples  pour  leur 
châtiment.  Il  suffit  à  Catherine,  pour  qui  l'intri- 
gue était  la  vie,  qu'elle  le  vît  se  rapprocher  des 
Guises  pour  qu'elle  favorisât  les  Bourbons  et  leur 
fit  accorder  dans  l'édit  de  1676  les  conditions  les 
plus  avantageuses  qu'eût  jamais  obtenues  leur 
parti.  Telles  furent  ces  conditions,  qu'elles  pro- 
duisirent dans  le  parti  contraire  le  degré  d'irri- 
tation nécessaire  pour  soumettre  aux  conseils 
d'une  mère  ambitieuse  la  faiblesse  d'un  prince 
abruti  par  tous  les  genres  d'excès. 

En  effet,  lorsque  par  les  faveurs  de  cet  édit  la 
princesse  eut  amené  le  parti  des  Guises  à  prendre 
pour  la  couronne  la  résolution  la  plus  funeste, 


(  383  ) 

celle  de  fiure  triompher  le  système  de  répression 
en  dépit  d'elle,  de  réunir  en  une  seule,  d'organi- 
ser fortement  les  nombreuses  fédérations  qui  déjà 
enveloppaient  le  pays  et  de  se  constituer  Sainte- 
Ligue  sous  la  protection  de  Rome  et  au  besoin 
contre  le  roi  lui-même,  Catherine  reprit  tout  son 
empire.  Mais  du  moment  où  se  posa  de  cette  sorte 
un  second  Etat  dans  TÉtat,  où  un  parti  plus 
puissant  que  le  roi  proclama  un  système  autre 
que  celui  du  pouvoir,  jusqu'à  Tépoque  où 
Henri  IV  monta  sur  un  trône  si  chancelant  et  si 
avili,  il  n'y  eut  plus  ni  doctrine  ni  gouverne- 
ment en  France ,  il  n'y  eut  plus  que  de  l'anar- 
chie, que  des  partis,  des  passions,  des  violences. 

Le  pouvoir  eut  aussitôt  l'instinct  du  danger 
où  il  se  trouvait,  et  pour  en  sortir,  il  convoqua 
sur-le-champ  les  états-généraux.  Ils  se  réunirent 
à  Blois  l'an  i5y6. 

Les  assemblées  nationales  n'apportent  point 
de  force  aux  pouvoirs  faibles  ;  elles  les  tuent 
quelquefois,  elles  ne  les  fortifient  jamais  ;  elles  ne 
sont  utiles  aux  gouvernemens  qu'autant  qu'elles 
sont  puissamment  dirigées  par  eux  et  qu'ils  se 
trouvent  dans  la  position  de  s'en  passer.  Aux 
pouvoirs  embarrassés,  tout  le  monde  crie  la  règle 
du  jeu,  Qui  est  ruiné  se  retire.  Les  états  de  1676 
ne  tuèrent  pas  le  gouvernement ,  ils  se  bornèrent 
à  le  laisser  choir. 


(  ^H4  ) 

Seize  ans  s^étaient  écoulés  depuis  les  derniers 
états,  ceux  d'Orléans,  que  L'Hôpital  avait  dirigés 
avec  tant  de  grandeur  et  d'adresse.  Depuis  cette 
époque  la  nation,  on  le  voit  dans  un  ouvrage  de 
doctrines  dont  nous  allons  parler,  avait  fait 
un  pas  immense.  Ses  états-généraux  étaient 
donc  plus  difîiciles  à  diriger,  et  pourtant  le  gou- 
vernement n'eut  personne  pour  les  conduire.  Il 
s'y  trouva  un  savant  jurisconsulte,  un  homme  de 
théorie,  Bodin,  l'auteur  des  six  livres  de  la  Chose 
Publique,  politique  que  Ton  a  considéré  comme 
le  précurseur  de  Bacon  et  en  quelque  sorte  de 
Montesquieu.  Mais  ce  politique-philosophe,  le 
pouvoir,  en  lui  refusant  une  simple  place  de 
maître  des  requêtes  qu'il  sollicitait,  avait  eu  la 
maladresse  de  le  jeter  dans  l'opposition.  Et  quels 
services  Bodin  admis  aux  affaires  eût  rendus  au 
roi  qu'il  aimait,  au  pays  qu'il  juge-ait  mieux  que 
personne,  au  ministère  et  aux  grands  corps  de 
l'Etat  qu'eût  éclairés  la  supériorité  de  sa  science! 
Entre  les  partis  extrêmes  Bodin  tenait  une  ligne 
admirable  de  raison.  Tout  ce  que  les  antiques 
institutions  du  pays,  tout  ce  que  les  doctrines  de 
la  Renaissance,  littéraire,  politique  et  religieuse, 
pouvaient  répandre  de  lumières  sur  les  questions 
de  gouvernement,  il  le  savait;  car  il  accueillait  le 
progrès  du  temps  avec  un  jugement  sain  et  pur, 
et  le  premier  il  posa  en  France  ce  principe  dont 


(  385  ) 

déjà  nous  avons  parlé  ailleurs*,  que  les  rois  sont 
encore  plus  que  leurs  sujets  soumis  aux  lois  de 
droit  divin  et  à  celles  de  droit  naturel;  principe 
qui  fonda  en  politique  une  ère  nouvelle,  celle 
d'une  moralité  également  sacrée  pour  les  peuples 
et  les  gouvernemens;  principe  qui,  d'une  ma- 
nière péremptoire,  renversa  cette  théorie  d'abso- 
lutisme royal  qu'avait  posée  Machiavel  et  dont 
Philippe  II  et  même  Henri  III  prétendaient  tirer 
leur  supériorité  sur  la  loi  elle-même. 

Sans  doute  les  rois  pouvaient  distinguer,  se  sou- 
mettre aux  lois  de  Dieu  et  à  celles  du  droit  na- 
turel, et  n'affecter  de  supériorité  que  sur  celles 
qui  émanaient  de  leur  volonté.  Mais  dans  ce  cas  les 
peuples  distinguaient  aussi.  Ou  les  lois  du  prince 
sont  conformes  à  celles  de  Dieu  et  du  droit  natu- 
rel, et  dans  ce  cas  elles  sont  obligatoires  pour 
les  rois  comme  pour  les  nations  ;  ou  elles  n'y  sont 
pas  conformes,  et  dans  ce  cas  elles  ne  sont  obli- 
gatoires pour  personne.  Tel  était  le  dilemme  qui 
sortait  du  nouveau  principe  de  Bodin. 

Bodin  y  ajoutait  la  théorie  de  la  liberté  de  con- 
science, qui  devait  marquer  à  son  tour  une  nou- 
velle ère  dans  les  institutions  comme  dans  les 
doctrines  du  pays. 

La  sainteté  des  traités,  inconnue  à  une  époque 


*  Voyez  ci-dessus. 
I. 


25 


(  386  ) 

où  les  gouvernemens  tiraient  vanité  de  leur  mau- 
vaise foi  ;  Vinviolabilitédela  fortune  privée,  dédai- 
gnée dans  des  temps  où  Part  de  régner  était,  sui- 
vant Philippe  II,  Fart  de  tirer  le  lait  de  la  mamelle 
sans  faire  sortir  le  sang;  l'illégalité  de  tout  impôt 
non  consenti  parla  nation,  doctrine  étrange  dans 
un  siècle  où  l'administration  des  finances,  d'après 
les  paroles  de  L'Hôpital,  n'était  que  l'art  de  dé- 
pouiller d'abord  le  peuple  et  puis  le  souverain  : 
tous  ces  pi-incipes  et  toutes  ces  innovations  étaient 
proclamés  par  Bodin  avec  la  même  netteté. 

D'un  autre  côté,  le  célèbre  député  traçait  avec 
une  grande  vigueur  les  devoirs  des  nations,  et  par 
cette  position  complète  il  se  distinguait  du  simple 
chef  de  parti  et  se  caractérisait  comme  vérita- 
ble homme  d'état. 

On  agitait  alors  plus  que  jamais,  et  en  France 
plus  qu'ailleurs,  la  question  de  la  déposition  des 
princes.  Plusieurs  princes  avaient  été  expulsés  de 
leurs  états,  pour  cause  d'infidélité  aux  lois  et  de 
violation  des  privilèges  du  pays*. 

Depuis  que  la  politique  de  l'Espagne  et  l'am- 
bition des  Guises  conspirait  sous  le  manteau  de; 
la  religion  la  déposition  des  Valois  et  l'exclusion 
des  Bourbons,  on  enseignait  non-seulement  la 
l  doctrine  du  régicide,  on  répandait  celle  de  la  dé- 


*  Fo^ez  c  i  dessus  l'opinion  de  Luther  sur  Cbristiem  II. 


(  387  ) 

position  pour  cause  d'impiété  ou  d'hérésie.  Celte 
question ,  Bodin  Taborda  avec  franchise  et  vi- 
gueur. Dans  aucun  cas  il  n'accorda  aux  sujets 
le  droit  de  déposer  leur  souverain,  fùt-il  même 
un  tyran.  Ce  droit  à  ses  yeux  était  l'anéantisse- 
ment de  l'ordre  social.  Un  seul  est  juge  des  rois, 
c'est  Dieu  qui  les  établit.  A  cette  règle  il  n'est 
qu'une  exception,  c'est  le  cas  où  des  princes  voi- 
sins s'uniraient  pour  déposer  un  souverain  qu'ils 
jugeraient  indigne  de  son  rang*.  Mais  des  sujets 
dressant  un  acte  d'accusation  et  prononçant  une 
sentence  contre  le  monarque,  dit-il,  ressemble- 
raient à  des  domestiques  faisant  le  procès  à  leur 
maître,  à  des  cliens  qui  condamneraient  leur  pa- 
tron. Il  est  sans  doute  beaucoup  de  despotes; 
mais  que  de  princes  innocens  périraient  sous  la 
hache,  s'il  était  loisible  aux  peuples  de  s'en  cons- 
tituer les  juges .' 

Dans  son  zèle  pour  la  monarchie  Bodin  va 
jusqu'à  confondre  les  droits  du  roi  de  France 
avec  ceux  des  princes  les  plus  absolus.  La  mo- 
narchie et  le  despotisme  ont  pour  lui  le  même 
principe,  la  même  légitimité**. 

*  De  Republtca,  lib.  Il,  5. 

**  Quod  si  monarcbia  quaedam  et  summa  iiiiius  potestate  con- 
stituta,  qualis  eslFrancorum,  Hispanorum,  Scotorum,  Turcarum. 
Tartarorum....  ibi  régis  sin«  conlroversia  jura  omnia  majestalis 
faabent.  îl. 


(  388  ) 

Tfil  était  riiomnie  que  dédaigna  le  gouver- 
nement et  qu'il  jeta  dans  Topposition.  Aux  états 
de  Blois,  Bodin  fut  fidèle  ji  ses  doctrines.  Ne 
pouvant,  loin  du  pouvoir,  empêcher  la  couronne 
de  présenter  de  mauvais  projets  de  lois,  il  com- 
battit ceux  qui  furent  présentés.  C'était  surtout 
le  retrait  des  édits  de  pacification,  qui  avaient 
fermé  pour  un  instant  la  plus  grande  plaie  de 
l'époque  et  que  la  peur  seule  engageait  la  cour  à 
vouloir  retirer;  c'était  ensuite  la  proposition  de 
déléguer  à  une  commission  permanente  de  dé- 
putés les  pouvoirs  des  états-généraux,  proposi- 
tion qui  tendait  à  la  fois  à  l'anéantissement  de  ces 
derniers  et  à  la  ruine  des  prétentions  politiques 
du  Parlement  de  Paris,  mais  qui  dans  les  cii*- 
constances  où  se  trouvait  le  pays  et  avec  la  ma- 
jorité que  les  Guises  avaient  à  leur  disposition, 
n'eût  frappé  de  mort  que  le  gouvernement  lui- 
même. 

Bodin ,  osant  faire  un  pas  de  plus,  mettant  la 
main  à  l'œuvre  au  lieu  d'empêcher  simplement 
les  ministres  d'élever  un  mauvais  édifice,  conver- 
tissant le  projet  d'une  délégation  permanente  des 
états  en  un  projet  de  représentation  permanente 
des  trois  ordres,  dotant  la  France  des  institu- 
tions de  l'Angleterre  ou  de  celles  de  la  Suède, 
qu'on  commençait  à  voir  avec  quelque  envie, 
prenait  une  place  glorieuse  dans  l'histoire,  et 


(  389) 


rend.Tit  encore  plus  de  services  à  la  royauté 
qu'au  pays. 

En  effet,  ce  qui  sans  cesse  troublait  TÉtat,  c'é- 
tait rinconséquence  de  la  cour,  qui  prétendait 
suivre  un  système  d'absolutisme  et  de  vigueur, 
non- seulement  en  l'absence  de  toute  doctrine 
positive  sur  les  droits  de  la  royauté,  ceux  des 
parlemens,  du  clergé,  de  la  noblesse ,  des  com- 
munes et  des  états-généraux,  mais  en  l'absence 
de  toute  institution  qui  donnât  force  prépondé- 
rante au  pouvoir.  Ni  l'armée,  ni  la  justice,  ni  le  | 
ministère,  ni  la  police  n'étaient  organisés  pour  / 
cette  monarchie  absolue  qu'on  rêvait.  Pour  une 
monarchie  de  cette  nature  ni  le  clergé,  ni  la  no- 
blesse, ni  le  tiers-états,  ni  le  Parlement,  ni  l'U- 
niversité, ni  les  fonctionnaires  de  l'État  n'étaient 
à  leur  place.  Au  contraire,  en  l'absence  d'une  loi 
forte  et  précise  pour  tous,  toute  ville,  tout  bail- 
liage, toute  espèce  d'agrégation  se  constituait 
corps  politique.  Quand  le  Parlement  de  Paris  dis- 
putait à  la  royauté  quelques-unes  des  préroga- 
tives fondamentales  du  pouvoir  de  faire  des  lois; 
quand  une  petite  place  de  Picardie  pouvait  se 
poser  centre  d'une  association  embrassant  la 
France,  et  qu'un  commandant  de  province  pou- 
vait se  maintenir  gouverneur  du  Dauphiné  en 


(  j 

dépit  du  monarque',  songer  au  gouvernement 
absolu  était  rêver  une  absurdité. 

Régner  était  dans  ces  temps  se  trouver  le  plus 
fort  ou  le  plus  faible,  suivant  les  circonstances. 

Dans  cette  contradiction  profonde  entre  Tam- 
bition  florentine  ou  castillane  de  la  dynastie,  et 
les  vieilles  institutions  du  pays,  était  toute  la 
question  dePépoque;  et  loin  de  poursuivre  ses 
chimères,  la  couronne  plus  clairvoyante,  mieux 
conseillée,  eût  senti,  dans  les  conjonctures  nou- 
velles et  au  milieu  des  nouvelles  lumières,  la  né- 
cessité de  constituer  rÉtat  par  des  lois  également 
obligatoires  pour  la  royauté  et  la  nation.  Chose 
remarquable,  c'était  la  dynastie  qui,  par  sa  pro- 
fonde incapacité,  maintenait  la  faiblesse  de  la 
couronne,  le  vieux  chaos,  Tabsence  de  toute 
sorte  d'institutions;  c'était,  au  contraire,  le  pro- 
grès établi  dans  le  sein  du  peuple,  qui  demandait 
des  lois  puissantes,  des  lois  populaires  et  nationa- 
les sans  doute,  mais  des  institutions  essentielle- 
ment monarchiques  encore. 

La  royauté,  qui  rejetait  des  dons  offerts  par 
une  main  suspecte  et  préférait  l'arbitraire  à  toute 
espèce  de  charte  qui  l'eût  soumise  à  des  lois  ;  la 
royauté,  qui  se  disait  si  follement  au-dessus  de 


*  Losdigiiières  eut  ce  pouvoir  même  sous  Henri  IV. 


(  39'  ) 

celles  du  royaume*,  n^étaiî  pas  seule  de  son  avis, 
opposée  à  toute  espèce  de  législation  consti- 
tuante. Les  grands  corps  de  l'État  pensaient 
comme  elle  à  cet  égard  ;  aucun  n'eût  voulu  d'une 
constitution  qui  réglât  les  rapports  des  divers 
élémens  de  la  nation  ;  chacun  savait  bien  qu'il 
serait  obligé  d'apporter  à  la  loi  commune  le  sa- 
crifice de  quelques-unes  de  ses  prétentions,  si  ce 
n'est  de  quelques-unes  de  ses  attributions  réelles. 

Aux  états  de  Blois  Bodin  n'eut,  pas  plus  que 
dans  ses  ouvrages,  l'idée  de  proposer  une  consti- 
tution ;  il  le  savait,  toute  proposition  de  cette  na- 
ture eût  été  mal  accueillie.  Non-seulement  cette 
doctrine  toute  moderne,  que  la  nation  représen- 
tée par  ses  députés  a  le  droit  de  se  donner  une 
loi  organique,  était  encore  une  hérésie  à  cette 
époque;  mais  en  général,  aux  états  de  1576,  une 
majorité  dévouée  aux  Guises  réclamait  le  main- 
tien de  tout  ce  qui  était  et  la  répression  de  tout 
ce  qui  demandait  à  s'établir.  Conseillée  par  les 
politiques,  la  royauté  penchait  pour  un  système 
de  transaction ,  mais  dominée  par  la  majorité , 
elle  n'eut  pas  la  force  de  suivre  ce  système;  au 
contraire,  pour  être  certain  de  marcher  dans  le 
sens  de  la  Ligue,  Henri  III  se  mit  en  tutelle, 

*  Voyet  ci-dessous  le  discours  de  Henri  III  aui  états  de  Blois. 


(  ) 

c"'est-à-dire  qu'il  entra  dans  Fassociation  de  Pé- 
ronne,  insurrection  organisée  contre  son  trône. 

On  a  blâmé  cette  résolution,  et  de  la  part  d'un 
prince  incapable  de  suivre  un  système  quelcon- 
que, tout  est  blàniable.  Mais  dans  la  situation  où 
se  trouvait  le  roi  de  France  il  lui  fallait  dissoudre 
la  Ligue  ou  Tétouffer  en  Tembrassant.  Si  Henri  y 
entrait  avec  les  moyens  de  la  dominer,  il  avait 
raison  d'y  entrer.  N'étant  pas  assez  fort  pour  réus- 
sir dans  ce  dessein,  il  avait  tort,  et  dans  ce  ce  cas 
l'unique  parti  qu'il  pût  prendre,  était  de  tirer  l'é- 
pée  contre  les  Guises,  de  se  jeter  dans  les  bras  des 
Bourbons,  sauf  à  combattre  ces  derniers  après 
avoir  anéanti  par  eux  ses  plus  dangereux  enne- 
mis. Mais  un  parti  si  décisif  était  au-dessus  de  ses 
forces.  lien  prit  un  plus  facile;  mais  en  se  donnant 
à  la  Ligue,  pour  s'en  laisser  absorber,  il  fil  deux 
fautes  :  d'abord,  par  sa  présence,  il  sanctionna 
l'insurrection;  ensuite,  par  sa  faiblesse,  il  la  mit 
sur  la  voie  de  faire  une  révolution  complète. 

En  effet,  le  rôle  qu'il  joua  fil  mûrir  avec  une 
grande  rapidité  la  résolution,  qui  déjà  perçait  de 
toutes  parts,  d'en  finir  avec  une  dynastie  qui  n'é- 
tait plus  qu'un  embarras  pour  l'opinion  de  la  ma- 
jorité nationale. 

Et,  chose  singulière,  au  moment  où  le  parti 
des  vieilles  doctrines  arrivait  à  cette  idée,  le  parti 
contraire  s'apercevait  à  son  tour  que  sa  cause  per- 


(  393  ) 

tlait  à  se  confondre  sans  cesse  avec  celle  des  Bour- 
bons; qu'une  pure  question  de  foi  ou  de  progrès 
dans  les  doctrines  n'avait  au  fond  rien  de  com- 
mun avec  une  question  de  dynastie  et  une  riva- 
lité de  cour  ;  qu'en  se  séparant  des  factieux ,  on 
ferait  peut-être  tolérer  la  Réforme. 

Ces  idées  qui  fermentaient  dans  quelques  tê- 
tes ne  reçurent  pourtant  aucune  exécution.  Les 
Bourbons  étaient  aussi  nécessaires  aux  nouvelles 
doctrines  que  les  Valois  étaient  embarrassans 
pour  les  anciennes.  Pour  les  villes  attachées  à  la 
Réforme,  les  Bourbons  formaient  l'unique  centre 
possible  d'agrégation;  les  Valois,  au  contraire, 
moins  ardens  que  les  Guises,  n'étaient  pour  celles 
qui  avaient  embrassé  la  Ligue  qu'un  élément  de 
discorde,  qu'un  ennemi  dans  la  place.  Aussi  cette 
puissante  association  se  hàta-t-elle  au  même  de- 
gré de  se  débarrasser  des  Valois,  qui  ne  vou- 
laient pas  franchement  du  système  de  répression, 
et  des  Bourbons  qui  favorisaient  ouvertement  la 
Renaissance,  la  Réforme  et  tout  le  système  du 
progrès. 

La  Ligue  s'attaqua  du  même  coup  aux  uns  et 
aux  autres.  Elle  chassa  Henri  III  de  sa  capitale, 
en  y  installant  le  duc  de  Guise,  et  lui  fit  signer 
à  Rouen,  en  lui  montrant  à  la  hauteur  du  Havre 
l'armée  espagnole  qui  se  rendait  aux  Pays-Bas 
pour  y  soutenir  le  système  de  répression  ,  un 


(  394  ) 

traité  appelé  Védit  d'Union^  qui  était  le  triomphe 
de  Tassociation  de  Péronne  et  celui  de  sa  doc- 
trine. 

En  eâPet,  une  faction  qu'on  eût  dû  anéantir  au 
nom  des  plus  simples  notions  de  gouvernement, 
osa  demander  à  Henri  III  et  en  obtint  l'exclusion 
des  Bourbons  de  la  couronne,  la  concession  d'un 
certain  nombre  de  places  fortes^  la  publication 
du  concile  de  Trente ,  l'extirpation  de  tout  un 
parti  religieux,  et  la  vente  réelle  et  définitive  des 
biens  appartenant  aux  amis  des  nouvelles  doc- 
trines *. 

Mais  l'audace  d'un  sujet  qui  chassait  son  roi , 
l'égarement  d'un  peuple  qui  partout  vociférait  la 
déchéance  de  la  dynastie  régnante,  et  la  tumul- 
tueuse publication  d'un  traité  qui  changeait  l'or- 
dre de  succession  à  la  couronne,  étaient  trois  faits 
graves,  trois  séditions,  sinon  trois  révolutions 
complètes.  Ces  trois  faits  mettaient  le  royaume 
dans  une  de  ces  situations  où  il  y  avait  pour 
le  pouvoir  nécessité  de  consulter  le  pays.  Les 
états  furent  convoqués  à  Blois,  i588. 

Douze  ans  s'étaient  écoulés  depuis  la  dernière 
assemblée  de  ce  genre,  et  le  pays  avait  fait  de  nou- 
veaux progrès;  on  le  voit  par  les  doctrines  de 

*  Voyez  le  texte  de  ce  Traité  dans  les  Mémoires  de  la  Ligue, 
t.  Il,  j).  368. 


(  395  ) 

quelques  députés  qui  se  rendirent  à  Blois,  et  par 
quelques  opinions  qui  y  furent  émises. 

Deux  hommes  de  progrès  y  parurent,  Etienne 
Pasquier,  le  plus  savant  des  jurisconsultes,  versé 
particulièrement  dans  les  anciennes  doctrines  du 
pays,  et  Michel  de  Montaigne,  le  plus  grand  des 
philosophes,  Thomme  de  son  temps  qui  avait  le 
plus  vu  et  le  mieux  vu,  le  plus  étudié  et  le  mieux 
réfléchi;  c'étaient,  en  un  mot,  le  moraliste  le  plus 
sceptique  et  le  politique  le  plus  indépendant  de 
Tépoque. 

De  ces  deux  éminens  personnages,  le  second 
s'occupa  peu  de  politique  active,  et  ce  sera  ail- 
leurs que  nous  parlerons  plus  particulièrement 
de  ses  doctrines;  le  premier  doit  fixer  un  instant 
notre  attention  spéciale.  Ses  opinions  sont  remar- 
quables. On  les  trouve  dans  un  petit  traité  intitulé 
le  Pourparler  ou  VEntretien  du  Prince^  qui  est 
une  sorte  de  pendant  ou  de  réfutation  indirecte 
d'un  plus  célèbre  ouvrage  publié  sous  le  même 
titre,  et  qui,  miroir  fidèle  du  temps,  en  réfléchit 
d'une  manière  piquante  les  doctrines  les  plus  cu- 
rieuses. 

Non-seulement  on  y  voit  que  les  questions  de 
politique  générale  se  traitaient  à  cette  époque 
avec  une  entière  liberté,  mais  on  remarque  que 
celle  de  la  république  et  des  avantages  qu'elle 
peut  offrir  sur  d'autres  formes  de  gouvernement 


(  396  ) 

esl  abordée  elle-même  sans  aucune  hésitation*. 

Ce  qu'on  voit  avec  plus  de  plaisir  encore,  c'est 
que,  d'un  côté,  les  utopies  de  la  Renaissance 
commençaient  à  tomber,  et  que,  d'un  autre 
côté,  les  théories  de  Florence  étaient  appréciées 
comme  elles  le  méritaient. 

En  effet,  dans  ce  curieux  traité  se  produisent 
successivement  quatre  doctrines  différentes  qui 
=  représentent  parfaitement  les  bonnes  et  les  mau- 
vaises écoles  du  temps. 

C'est  d'abord  un  classique  ,  VEscolier ,  qui 
trace  son  système  ou  son  utopie,  et  dont  la  con- 
clusion est,  qu'un  prince  qui  veut  éterniser  son 
empire,  n'a  rien  de  mieux  à  faire  sinon  dévouer 
le  meilleur  de  son  temps  aux  sciences  et  aux  bon- 
nes lettres. 

\^e.  Philosophe  ^  qui  expose  à  son  tour  sa  doc- 
trine, veut  qu'avant  tout  le  prince  contemple  son 
égalité  naturelle  avec  ses  sujets,  les  chances  et  les 
hasards  de  la  vie.  «  Ainsi  qu'Agalhocles,  dit-il,  les 
»  princesse  souviendront  qu'ils  sont  fils  de  potier 
M  et  non  bâtis  d'autre  matière  que  nous;  alors 
»  n'entreprendront  guerres  envain  ou  pour  lége- 
»  res  inductions^  ne  seront  à  Vestroit  d'argent,  ne 
»  sutilizeront  cent  mille  inventions  au  desavan-^ 
»  tage  du  peuple.  » 

M'ag.  58. 


(  %  y 

Le  Courtisan  se  moque  des  doctrines  classiques 
de  Tescolier  et  de  celles  du  philosophe;  il  en  éta- 
blit de  bien  différentes.  Les  lettres  tuent  les  ré- 
publiques, dit-il;  les  princes  ne  les  aiment,  ainsi 
que  les  gens  de  lettres,  que  pour  la  montre.  Ce 
sont  les  armes  et  la  force  qui  soutiennent  les  em- 
pires. Les  lettres  ne  sauraient  les  empêcher  de 
tomber,  la  philosophie  ne  saurait  consoler  les 
princes  dans  leur  chute.  La  principale  philoso- 
phie que  doit  avoir  un  prince  est  sa  promotion  et 
sa  grandeur.  Les  rois  ne  sont  pas  nés  pour  les 
peuples,  mais  les  peuples  pour  les  rois.  Les  lois 
n'ont  pour  but  que  de  mettre  les  sujets  sous  le  joug 
et  faire  guigner  toujours^  petit  à  petit^  quelque 
avantage  sur  eux.  Les  grans  seigneurs  espuisent 
l'argent  de  leur  peuple,  sans  mutinerie  ou  esclan- 
dre., que  sous  la  couverture  d'une  loy.  Il  ne  faut 
balancer  le  juste  et  V  injuste  qu'au  poix  seulement 
de  l'utilité  qui  en  vient. 

Enfin ,  le  Politic  vient  combattre  à  son  tour, 
VEscolier.,  le  Philosophe  et  le  Courtisan.  Et  ici 
Ton  rencontre  les  plus  belles  doctrines  de  gou- 
vernement,  et  peut-être  les  vérités  les  plus 
dures  à  entendre  pour  une  cour  livrée  au  sys- 
tème bâtard  de  Florence  et  de  Madrid.  La  loi  est 
un  moyen  d''absolutisme ,  avait  dit  le  courtisan. 
Elle  est  sous  la  tutelle  des  magistrats,  dit  le 
politique;  et  il  ajoute  qu'en  France  on  peint  les 


(  398  ) 

rois  tenant  la  main  de  justice  dans  la  droite,  le 
sceptre  n'étant  que  dans  la  gauche.  Le  citoyen  est 
sujet  au  magistrat;  le  magistrat,  à  la  loi.  Le  roi 
n'est  que  le  magistrat  suprême.  Ce  sont  les  armes 
qui  soutiennent,  ce  sont  les  lettres  qui  font  périr 
les  républiques,  a  dit  le  courtisan.  Non,  dit  le 
politique.  Il  y  a  deux  causes  qui  font  tomber  les 
rois  et  les  empires;  la  première  est  la  violence, 
quand  par  une  force  ouverte  on  tient  un  peuple 
en  servitude  ;  Pautre  est  la  manière  toujours  pra- 
I  tiquée  par  les  tyrans,  quand  le  bien  public  est  du 
tout  rapporté  an  profit  particulier  d\m  seul.  C'est 
lorsque  les  rois  rapportent  tout  à  eux  qu'ils  pen- 
sent être  plus  grands;  c'est  précisément  alors 
i  qu'ils  sont  plus  petits. 

A  ces  doctrines  si  justes  et  si  nationales  en 
France,  Pasquier  ajoute  quelques  exemples  tirés 
de  l'histoire  du  pays,  afin  de  faire  voirque  toujours 
elles  ont  été  maintenues,  qu'on  a  cherché  quel- 
quefois à  les  violer,  qu'il  y  a  eu  quelques  mau- 
vais princes,  mais  que,  même  sous  Louis  XI,  il 
s'est  trouvé  un  La  Vacquerie,  fort  de  la  loi  et  des 
droits  du  peuple ,  et  prêt  à  mourir  avec  une  ré- 
sistance généreuse,  plutôt  que  de  sacrifier  lâche- 
ment les  libertés  publiques  aux  envahissemens 
d'un  seul. 

Tel  fut  aux  états  de  Blois  le  plus  célèbre  des 
collègues  de  Montaigne ,  telles  étaient  les  doctri- 


(  399  ) 

nés  que  professaient  alors  les  politiques.  Mais  ces 
doctrines,  Pasquier  n'eut  pas  occasion  de  les  pro- 
duire. 

Nous  avons  dit  que  des  opinions  hardies  fu- 
rent émises  à  Blois.  L'émancipation  politique  du 
pays,  Tassimilalion  des  états-généraux  aux  cham- 
bres d'Angleterre  y  fut  agitée  confidentiellement, 
sinon  discutée  en  séance  publique.  Certains  dé- 
putés, c'est  Pasquier  qui  nous  l'apprend,  allèrent 
jusqu'à  dire  :  «<  A  quoi  servira  cette  assemblée, 
si  les  remèdes  pour  restaurer  la  France  que  nous 
présentons  en  nos  cahiers  ne  sont  publiés,  ainsi 
que  nous  le  résoudrons,  sans  rien  y  changer? 
Ne  sont-ce  pas  les  états  qui  ont  donné  aux  rois 
l'autorité  et  le  pouvoir  qu'ils  ont  ?  Pourquoi  donc 
faut-il  que  ce  que  nous  adviserons  et  arrêterons 
en  cette  assemblée,  soit  contrerollé  par  le  con- 
seil du  roi  ?  Le  parlement  d'Angleterre,  les  états 
de  Suède,  ceux  de  Pologne  étant  assemblés,  ce 
qu'ils  accordent  et  arrêtent,  leurs  rois  sont  for- 
cés de  le  faire  observer  sans  y  rien  changer. 
Pourquoi  les  Français  n'auront-ils  pas  pareil  pri- 
vilège?... Et  s'il  faut  que  nos  cahiers  passent  au 
conseil  privé  du  roi,  il  y  devrait  au  moins  assister 
un  certain  nombre  de  députés  de  chaque  ordre*. 

Certes,  des  opinions  si  avancées  et  des  hom- 


*  Voyez  Palma  Cayet,  Crhoii.  Sept,  édition  Pelilot,  t.  I,  p.  kbk. 


(  4oo  ) 

mes  si  courageux  semblaient  devoir  aller  loin. 

Mais  d'abord,  ces  hommes  si  courageux  n'é- 
taient que  des  séditieux,  des  Ligueurs,  et  ces  opi- 
nions qui  paraissent  si  avancées  n'étaient  que  des 
doctrines  de  révolte  :  les  Ligueurs  seuls  les  pro- 
fessaient. Ensuite  ce  ne  fut  pas  entre  les  députés 
de  la  nation  que  se  décidèrent  les  questions  pen- 
dantes, les  Etats  de  Blois  ne  furent  qu'un  duel 
entre  Henri  III  et  le  duc  de  Guise. 

Entre  ces  deux  personnages  qui  ne  pouvaient 
plus  désormais  se  tolérer  l'un  l'autre  sur  le  même 
sol,  la  guerre  ne  devait  être  qu'une  guerre  à 
mort ,  et  tout  le  monde  semblait  croire  la  défaite 
du  roi  certaine.  Cependant  aux  états  de  Blois  les 
premiers  et  les  derniers  coups,  et  les  plus  vigou- 
reux, furent  portés  par  le  faible  Valois  dont  on 
annonçait  la  prochaine  déchéance.  Dans  le  dis- 
cours d'ouverture  qu'il  prononça,  il  se  posa,  non- 
seulement  pour  la  doctrine,  l'émule  du  plus  fier 
monarque  de  ces  temps,  de  Philippe  II  ;  il  s'y  posa 
maître  et  résolu  d'en  finir  avec  tous  les  factieux. 

Voici  la  partie  saillante  de  ce  discours  jeté  si 
hardiment  à  la  tête  d'une  assemblée  hostile,  du 
duc  de  Guise  et  de  sa  majorité  : 

<(  Cette  tenue  des  états  est  un  remède  pour 
guérir ,  avec  les  bons  conseils  des  sujets  et  la 
sainte  résolution  du  prince,  les  maladies  que 
Je  long  espace  de  temps  et  la  négligente  observa- 


(  4oi  ) 

lion  des  ordonnances  du  royaume  y  ont  laissé 
prendre  pied,  et  pour  raffermir  la  légitime  au- 
torité du  souverain ,  plutôt  que  de  l'ébranler  ou 
de  la  diminuer^  ainsi  qu'aucuns  mal  avisés^  ou 
pleins  de  mauvaise  volonté ,  le  voudraient  faire 
accroire. 

»  Je  n^ai  point  de  remords  en  ma  conscience 
des  brigues  ou  menées  que  j'ai  faites,  et  je  vous 
en  appelle  tous  à  témoins  pour  m'en  faire  rougir, 
comme  le  mériterait  quiconque  aurait  usé  d'une 
si  indigne  façon  que  d'avoir  \o\x\\x  faire  couler 
dans  nos  cahiers  des  articles  plus  propres  à  trou- 
bler cet  Etat  qu'à  lui  procurer  ce  qui  lui  est 
utile. 

«  Puisque  j'ai  cette  satisfaction  en  moi-même, 
et  qu'il  ne  me  peut  être  imputé  autrement,  gra- 
vez-le en  vos  esprits  et  discernez,  ce  que  je  mé- 
rite d'avec  ceux,  si  tant  f  en  «,  qui  eussent  pro- 
cédé d'autre  sorte;  et  notez  que  ce  qui  part  de 
mes  intentions  ne  peut  être  reconnu  ni  attribué 
par  qui  que  ce  soit ,  pour  me  vouloir  autoriser 
contre  la  nation  :  car  je  suis  votre  roi  donné  de 
Dieu^  et  suis  seul  qui  le  puis  véritablement  et 
légitimement  dire. 

»  Favorisez  donc  ,  je  vous  en  prie ,  mes  bons 
sujets,  ma  droite  intention  qui  ne  tend  qu'à  faire 
reluire  de  plus  en  plus  la  gloire  de  Dieu  et  de 
notre  sainte  religion  catholique,  apostolique  et 
I.  a6 


(  402  ) 

romaine,  à  exlir^ier  Thérésie  en  tout  ce  roytmnie, 
y  rétablii'  bon  ordre  et  bonne  règle,  soulager 
mon  pauvre  peuple  oppressé,  et  relever  mon  au- 
torité abaissée  injustement. 

))  Je  vous  assure  bien  que  f  aurai  tellement 
Vœil  sur  ceux  qui  me  serviront  à  l'avenir^  que 
mon  bonheur  en  sera  accru  et  mon  Etat  restauré 
au  contentement  de  tous  les  gens  de  bien,  et  for- 
cera ceux  qui  ont  mis  leur  affection  en  autre  en- 
droit qu'au  mien^  de  reconnaître  leur  erreur. 

»  Les  témoignages  sont  assez  notoires  de  quel 
zèle  et  bon  pied  j^ai  toujours  marché  à  Textirpa- 
tion  des  hérétiques;  à  quoi  j'exposerai  plus  que 
jamais  ma  vie,  jusques  à  une  mort  certaine,  s"'il 
en  est  besoin,  n'étant  point  de  plus  superbe  tom- 
beau ou  je  puisse  m' ensevelir  que  dans  les  ruines 
de  l'hérésie.  La  réunion  de  tous  mes  sujets  catho- 
liques, par  le  saint  édit  que  j\ii  depuis  peu  de 
mois  fait*,  a  assez  témoigné  que  rien  n'a  eu  plus 
de  force  en  mon  àme  que  de  voir  Dieu  seul  ho- 
noré, révéré  et  servi  dans  mon  royaume.  » 

Puis  Henri  III  ayant  recommandé  «  Tenrichis- 
sement  des  arts  et  des  sciences  ,  le  règlement  du 
commerce,  le  retranchement  des  superfluités  et 
du  luxe,  et  la  taxation  des  marchandises,  qui 
étaient  montées  à  un  prix  excessif,  »  continue 
ainsi  : 

*  Edit  d'Union. 


(  4o3  ) 

«  La  juste  crainte  que  vous  auriez,  de  tomber 
après  ma  mort  sous  la  domination  d'un  roi  héré- 
tique, s'il  advenait  que  Dieu  nous  fortunât  tant 
que  de  ne  me  donner  mâle  lignée,  n'est  pas  plus 
enracinée  dans  vos  cœurs  que  dans  le  mien, 

»  C'est  pourquoi  j'ai  fait  quasi  principalement 
mon  saint  édit  d'Union,  et  pour  abolir  cette  dam- 
nable  hérésie,  lequel,  encore  que  le  j'ai  juré  très- 
saintement  et  solennellement,  je  suis  d'avis,  pour 
le  rendre  plus  stable,  que  nous  en  fassions  une 
loi  fondamentale  du  royaume,  et  qu'à  ce  pro- 
chain jour  de  mardi,  en  ce  même  lieu  et  en  cette 
même  notable  assemblée  de  tous  mes  états,  nous 
le  jurions  tous,  à  ce  que  jamais  nul  n'en  pré- 
tende cause  d'ignorance. 

»  Par  mon  saint  édit  d'Union,  toutes  autres  li- 
gues que  sous  mon  autorité  ne  se  doivent  souffrir. 
Ni  Dieu,  ni  le  devoir  ne  le  permettent;  car  toutes 
ligues,  associations,  pratiques,  menées,  intelli- 
gences, levée  d'hommes  et  d'argent,  tant  dedans 
que  dehors  le  royaume,  sont  actes  de  roi ,  et  en 
toute  monarchie  bien  ordonnée ,  c'est  crime  de 
lèse-majesté  sans  la  permission  du  souverain. 

«c  Aucuns  grands  de  mon  royaume  ont  fait  telles 
ligues  et  associations*  :  mais,  témoignant  ma 
bonté  accoutumée,  je  veux  bien  mettre  sous  le 


*  Désignation  du  duc  de  Guise. 


(  4o4  ) 

pied,  pour  ce  regard,  tout  le  passé;  déclarant 
dès  à-présent  et  pour  l'avenir  atteints  et  convain- 
cus de  crime  de  lèse-majesté  ceux  de  mes  sujets 
qui  ne  s'en  départiraient  pas,  ou  qui  y  trempe- 
raient sans  mon  aveu  ;  c'est  en  quoi  je  m'assure 
que  vous  ferez  reluire  votre  fidélité. 

»  Je  veux  me  lier  par  serment  solennel  sur  les 
saints  Evangiles,  d'observer  toutes  les  choses  que 
j'aurai  arrêtées  en  ces  états,  comme  lois  sacrées, 
sans  me  réserver  à  moi-même  la  licence  de  m'en 
départir  à  l'avenir^  pour  quelque  cause,  prétexte 
ou  occasion  que  ce  soit. 

»  Que  s'il  semble  qu'en  ce  faisant^  je  me  sou- 
mette trop  volontairement  aux  lois  dont  je  suis 
l'auteur,  et  qui  me  dispensent  elles-mêmes  de 
leur  empire* ^  et  que  par  ce  moyen  je  rende  la 
dignité  royale  aucunement  plus  bornée  et  limitée 
que  mes  prédécesseurs,  c'est  en  quoi  la  généro- 
sité d'un  bon  prince  se  connaît.  Ce  me  suffira  de 
répondre  ce  que  dit  ce  roi  à  qui  on  remontrait 
qu'il  laisserait  la  royauté  moindre  à  ses  succes- 
seurs qu'il  ne  l'avait  reçue  de  ses  pères  :  Je  la 
lairrai  beaucoup  plus  durable  et  plus  assurée. 

>»  Pour  finir  mon  discours,  après  avoir  usé  de 

*  C'est  ici  le  langage  de  Charles-Quint  et  de  Philippe  II,  qui 
veulent  bien  se  soumettre  aux  lois  pour  donner  de  bons  exemples, 
mais  qui  se  déclarent  supérieurs  à  toutes  les  lois. 


(  4o5  ) 

l'autorité  et  du  commandement  je  viendrai  aux 
exhortations  et  aux  prières,  et  vous  conjurerai 
par  toute  la  révérence  que  vous  devez  à  Dieu,  de 
vous  unir  et  rallier  à  moi  pour  combattre  les  dis- 
cordes et  la  corruption  de  cet  Etat,  par  votre  in- 
tégrité et  votre  diligence,  bannissant  toutes  pen- 
sées contraires,  et  n'y  apportant,  à  mon  exemple, 
que  le  seul  désir  du  salut  universel. 

»  Si  vous  en  usez  autrement,  vous  serez  com- 
blés de  malédictions,  vous  imprimerez  une  tache 
d'infamie  perpétuelle  à  votre  mémoire*'^  et  moi 
je  prendrai  à  témoin  le  ciel  et  la  terre,  qu'il 
n'aura  point  tenu  à  mon  soin  ni  à  ma  diligence 
que  les  désordres  de  ce  royaume  n'aient  été  ré- 
formés ,  mais  que  vous  avez  abandonné  votre 
prince  légitime  en  une  si  sainte  et  si  louable 
action. 

»  Et  finalement  vous  ajournerai  à  comparaître 
au  dernier  jour  devant  le  Juge  des  juges,  là  où 
les  intentions  et  les  passions  se  verront  à  décou- 
vert, là  ou  les  masques  des  artifices  et  des  dissi- 
mulations seront  levés^  pour  recevoir  la  punition 
de  votre  désobéissance  envers  votre  roi^  et  de  vo- 
tre peu  de  générosité  et  loyauté  envers  son  Etat. 

»  Jà,  Dieu  ne  plaise  que  je  le  croie,  mais  plu- 

*  Il  faut  se  rappeler,  pour  apprécier  ce  passage,  que  Henri  III 
parlait  à  une  majorité  hostile. 


(  4o6  ) 

tôt,  que  vous  vous  y  gouvernerez  comme  je  me  le 
promets  de  vos  prud'homie,  affection  et  fidélité, 
et  vous  ferez  oeuvre  agréable  à  Dieu  et  à  votre 
roi,  vous  serez  bénis  de  tout  le  monde,  el  acquer- 
rez la  réputation  de  conservateurs  de  votre  pa- 
trie. » 

Ce  discours  fut  couvert  d'applaudissemens 
de  parade;  il  en  eût  mérité  de  sincères  :  c'était 
un  noble  langage  ;  il  fut  stérile  néanmoins.  Le 
pauvre  roi  de  France,  qui  le  destinait  à  tous  ses 
sujets  et  qui  déjà  Pavait  transmis  à  son  impri- 
meur pour  en  faire  tirer  des  milliers  d'exem- 
plaires, n'eut  pas  même  le  pouvoir  de  le  faire 
paraître  tel  qu'il  l'avait  prononcé.  Le  duc  de 
Guise  lui  en  fit  retrancher  ce  qui  le  désignait 
trop  clairement  à  la  colère  du  pays. 

Prononcée  devant  des  députés  véritables,  une 
partie  de  la  harangue  de  Henri  eût  rencontré  une 
vive  opposition,  puisqu'elle  était  d'un  absolu- 
tisme hors  de  cours  ;  jetée  en  forme  de  défi  au 
chef  de  parti  qui  commandait  à  une  majorité 
hostile ,  elle  fut  nécessairement  un  brandon  de 
discorde. 

La  discorde  éclata  bientôt.  Nous  l'avons  dit, 
la  majorité  était  contraire  au  dernier  des  Valois. 
Comme  la  Ligue,  elle  ne  demandait  pas  mieux 
que  de  lui  arracher  la  couronne  pour  la  poser 
sur  un  autre  front.  Sur  cent  quatre-vingt-onze 


(  4o7  ) 

membres  du  tiers-état ,  cent  cinquante  portaient 
la  double  croix  blanche.  Parmi  les  cent  quatre- 
vingts  députés  de  la  noblesse,,  il  se  trouvait  quel- 
ques royalistes  sincères  et  un  certain  nombre  de 
politiques  f  mais  le  clergé  était  à-peu-près  tout 
entier  dévoué  au  duc  de  Guise,  qui  au  moyen  de 
la  Ligue  avait  soigné  les  élections  à  tous  les 
degrés. 

On  le  sait,  elles  étaient  alors  à  deux  degrés. 
Elles  se  faisaient  par  sénéchaussée  ou  bailliage. 
Tous  les  bénéficiers  ecclésiastiques,  les  possesseurs 
de  fiefs,  terres  et  seigneuries,  les  bourgeois  des 
villes,  bourgs  et  paroisses,  se  réunissaient  en 
personne  ou  par  mandataire  au  chef-lieu  de  leur 
juridiction,  pour  y  choisir  un  certain  nombre 
de  délégués  chargés  de  dresser  le  cahier  des  re- 
montrances et  d'élire  au  scrutin  les  députés  qui 
devaient  se  rendre  aux  états. 

Grâce  à  la  majorité  que  des  élections  bien 
Suivies  avaient  donnée  au  système  de  la  Ligue, 
les  deux  adversaires,  Henri  III  et  le  duc  de 
Guise,  virent  bientôt,  le  premier,  que  des  trois 
grandes  questions  qui  étaient  pendantes,  au- 
cune ne  serait  résolue  en  sa  faveur;  le  second, 
que  les  états  iraient  aussi  loin  quMl  le  vou- 
drait; quVi  Texclusion  des  Bourbons  de  la  cou- 
ronne, ils  joindraient  la  déchéance  des  Valois, 
«  t  <pie  ce  ne  serait  pas  TEspagne  qui  recueil- 


(  4û8  ) 

lerait  le  bénéfice  des  votes,  que  ce  serait  lui- 
même. 

Ces  convictions  établies  de  part  et  d^autre, 
Henri  trancha  par  Tassasinat  du  duc  de  Guise 
la  question  qui  lui  était  personnelle,  celle  de 
l'usurpation  faite  et  à  faire.  Un  an  après,  la 
Ligue  trancha  par  un  autre  assassinat  la  ques- 
tion qui  lui  était  personnelle  aussi,  celle  du 
Valois,  comme  elle  disait. 

Celle  de  la  succession,  la  seule  qui  restât  en- 
core à  résoudre,  était  alors  plus  instante  que 
jamais.  Elle  fut  vidée  dans  le  sens  des  deux  sys- 
tèmes. 

Elle  fut  tranchée  par  la  Ligue  dans  le  sens  de 
Pexclusion  politique  et  de  Texcommunication 
religieuse.  Ne  pouvant  proclamer  encore  ni  le 
duc  de  Joinville  ni  Isabelle  d'Espagne ,  la  Ligue 
choisit  celui  des  princes  de  Bourbon  qui  offrait 
à  la  fois  le  mérite  d'un  dévouement  absolu  aux 
Guises  et  les  chances  d'une  mort  prochaine. 
C'était  le  cardinal  de  Bourbon,  l'oncle  de  Henri 
IV,  qu'elle  proclama  sous  le  nom  de  Charles  X. 

La  même  question  fut  tranchée  aussi  dans  le 
sens  de  la  légitimité  naturelle  et  de  la  politique 
légale.  Elle  le  fut  de  cette  sorte  par  l'armée,  les 
politiques  et  quelques  villes  du  royaume  qui 
s'éloignaient  généralement  des  opinions  du 
prince  de  Navarre,  mais  qui  voyaient  en  lui 


(  4o9  ) 

non-seulement  le  roi  des  braves,  suivant  Tex- 
pression  d^un  soldat,  mais  la  vertu  et  le  talent 
joints  aux  droits  les  plus  légitimes,  et  même  les 
seuls  qui  eussent  ce  caractère. 

Deux  rois,  deux  gouvernemens,  deux  systè- 
mes se  trouvèrent  alors  en  présence.  Ici  Char- 
les X  et  les  Guises,  avec  la  Ligue,  une  armée  fran- 
çaise, une  armée  espagnole,  Paris,  le  parlement, 
l'université,  le  clergé  et  la  majorité  de  la  nation; 
là  Henri  IV  et  les  Bourbons  avec  la  Réforme, 
une  petite  armée  française,  ime  petite  armée  de 
Béarnais,  un  petit  corps  d'Anglais,  les  politiques 
et  une  minorité  de  la  nation.  D'un  côté  c'était 
le  système  de  répression  nettement  dessiné,  tel 
qu'il  était  appliqué  depuis  long-temps  aux  Pays- 
Bas,  à  la  France  depuis  iSSg;  d'un  autre  côté 
c'étaient  les  doctrines  sorties  de  la  Renaissance. 
La  lutte  pouvait  devenir  très -grave,  et  telle 
qu'aucun  pays  d'Europe  n'en  eût  vu  de  plus 
compliquée.  Elle  se  termina  cependant  avec 
une  grande  rapidité,  grâce  au  rapide  change- 
ment qui  s'opéra  dans  la  pensée  du  Béarnais,  et 
grâce  au  système  d'une  habile  transaction  qu'il 
substitua  aux  doctrines  qu'il  avait  professées 
jusqu'à  son  avènement. 

Henri  IV,  à  la  place  de  son  oncle,  faisait 
triompher  les  doctrines  de  répression,  point  de 
doute  à  cet  égard,  puisque  même  après  lui  Ri- 


(  4to  ) 

chelieu  et  Louis  XIV  ont  pu  faire  triompher  ce 
système.  A  la  tête  des  doctrines  de  progrès  de 
la  Renaissance  et  de  la  Réforme,  Henri  IV  pou- 
vait lutter  encore  et  se  ménager  une  chute 
glorieuse.  Mais  le  triomphe  était  impossible. 
Henri  IV  ne  le  tenta  pas  un  instant.  Il  adopta  un 
système  de  transaction  et  de  conciliation ,  et 
marqua  par  ce  choix  toute  la  hauteur  de  son  génie. 

En  effet,  pour  marcher  avec  la  Ligue  ou  la 
Réforme,  il  ne  fallait  que  se  laisser  aller,  se 
constituer  simple  chef  de  parti,  et,  s^»ppuyant 
sur  Tétranger,  armer  une  partie  de  la  nation 
contre  Tautre.  Cela  n^était  pas  d'une  bien  haute 
politique.  Il  était,  au  contraire,  besoin  d'une 
grande  supériorité,  non  pour  comprendre  que 
là  n'était  pas  l'honneur  du  prince  ni  le  salut  du 
pays,  et  qu'il  fallait  plutôt  délivrer  la  patrie  de 
l'étranger  que  de  la  jeter  à  ses  intrigues,  mais 
pour  savoir  calmer  la  France  au  lieu  de  l'appe- 
ler aux  camps,  désarmer  tous  les  partis  au  lieu 
d'en  appuyer  le  plus  périlleux,  régénérer  tous 
les  corps  de  l'État  au  lieu  d'en  briser  un  seul, 
et  imprimer  aux  esprits  une  direction  nou- 
velle, au  lieu  de  les  exaspérer  en  donnant  aux 
uns  ou  aux  autres,  sur  des  questions  qui  agitaient 
fout  le  monde  depuis  près  de  quatre-vingts  ans, 
un  triomphe  qui  devenait  une  insulte  pour  les 
vaincus. 


(  4.1  ) 

Henri  IV  suivit  ce  système.  Aidé  des  meilleurs 
capitaines,  des  plus  sages  ministres,  d'écrivains 
dont  le  concours  n'était  pas  à  dédaigner,  — car 
la  satire  Ménippée  valait  un  corps  d'armée  — 
d'une  foule  de  fonctionnaires  qui  l'idolâtraient, 
ce  prince  entra  dans  ses  voies  de  conciliation  et 
de  transaction  avec  d'immenses  moyens.  Il  y  en- 
tra aussi  avec  une  singulière  prudence,  l'épée 
au  côté,  mais  désarmant  toutes  les  passions, 
flattant  tous  les  amours-propres,  consultant  tou- 
tes les  classes  de  citoyens  et  tous  les  corps  de 
l'Etat,  parlant  à  tous,  avec  une  éloquence  dont 
seul  il  avait  le  secret,  puisqu'il  la  puisait  à  la 
fois  dans  ses  sentimens  et  dans  sa  raison. 

Pour  se  constituer  le  maître  daris  le  pays, 
pour  en  pouvoir  dissoudre  l'association  la  plus 
dangereuse,  la  Ligue,  Henri  IV  en  amnistia  tous 
les  repentans.  Avec  les  étrangers  ses  alliés,  les 
Anglais,  il  chassa  les  étrangers  ses  ennemis,  les 
Espagnols.  Pour  gagner  les  grands  corps  de  l'Etat 
et  désarmer  les  préventions  qui  coloraient  leur 
révolte  -,  pour  donner  même  une  satisfaction  véri- 
table aux  doctrines  religieuses  qu'il  avait  si  long- 
temps combattues  et  qu'il  entendait  séparer  dé- 
sormais des  doctrines  politiques  avec  lesquelles 
on  avait  su  les  confondre,  il  les  embrassa  lui- 
même.  Pour  n'avoir  pas  à  violenter  les  con- 
sciences, déjà  maître  de  Paris  il  laissa  le  temps 


(  4iO 

de  la  réflexion  à  ceux  qui  hésitaient  à  lui  jurer 
fidélité.  Pour  établir  Tégalité  entre  ceux  qui  lui 
reprochaient  de  quitter  leurs  doctrines,  après 
s'être  servis  de  leurs  bras,  sans  vouloir  leur  assu- 
rer cette  existence  légale  pour  laquelle  ils  avaient 
combattu  ensemble,  et  ceux  qui,  dans  les  rangs 
contraires,  Taccusaient  de  n'être  à  eux  que  de 
parole,  sans  Têtre  de  fait,  il  ajourna  les  mesures 
les  plus  légitimes  que  pouvait  lui  conseiller  son 
cœur  et  sa  justice;  mais  quand  son  absolution, 
venue  de  Rome  après  les  plus  habiles  négocia- 
tions, eut  fourni  la  preuve  de  la  sincérité  de  ses 
sentimens,  le  moment  de  donner  Tédit  de  Nantes 
'  lui  parut  arrivé;  et  alors  ni  les  hésitations  de 
ses  conseillers  ni  les  remontrances  de  ses  par- 
lemens  ne  purent  Tempêcher  de  faire,  en  faveur 
de  la  minorité,  ce  qu'il  n'aurait  pu  lui  refu- 
ser sans  trahir  et  son  passé  et  les  lumières  de 
l'époque. 

Mais  il  eut  hâte,  de  détourner  les  esprits  de  ces 
questions  brûlantes  qui  les  ti'oublaient  depuis 
trop  long-temps  ;  de  ces  questions  qui  avaient 
trop  souvent  compromis  le  pays  et  couvert  le 
sol  de  la  France  du  sang  de  ses  enfans.  Il  les 
appela  sur  deux  ordres  de  choses  qui,  loin  de 
les  diviser,  ne  pouvaient  qu'établir  enlr'eux  d'u- 
tiles rapprochemens. 

\  D'abord  il  les  dirigea  vers  ces  intérêts  ma- 

\ 


(  4i3  ) 

tériels  à  la  fois  et  moraux  qui,  sans  troubler  la 
tranquillité  des  états,  occupent  si  vivement  les 
afiections  des  peuples,  Tagriculture,  Tindustrie, 
le  commerce,  les  canaux,  les  colonies,  les  finan- 
ces, les  lettres,  les  arts. 

Ensuite,  il  appela  Tattention  générale  sur  ces 
questions  de  politique  extérieure  et  de  dignité 
nationale,  qui  exaltent  si  utilement  les  sentimens 
de  patriotisme,  et  que  les  rois  ses  prédécesseurs 
avaient,  au  traité  de  Cateau-Cambresis,  sacrifiées 
si  follement  aux  vues  despotiques  de  Philippe  II. 

L'Espagne  et  la  maison  d'Autriche,  qui  s'ap- 
puyaient constamment,  depuis  qu'elles  faisaient 
peser  ensemble  leur  sceptre  de  fer  et  de  plomb 
sur  tout  ce  qui  était  sorti  de  la  Renaissance,  et 
qui  avaient  long-temps  miné  le  sol  de  la  France 
par  ces  coupables  intrigues  commencées  sous 
Charles-Quint  et  continuées  sous  Philippe  II,  pré- 
occupaient particulièrement  les  méditations  po- 
litiques de  Henri  IV.  Pour  faire  cesser  ces  longues 
hostilités  qu'elles  dirigeaient  contre  les  Pays-Bas 
et  l'Allemagne-,  pour  mettre  fin  à  ces  funestes 
interventions  pour  cause  de  doctrines,  dont  il 
avait  failli  être  la  victime  avant  de  monter  sur 
le  trône  de  France  ;  pour  établir,  en  un  mot,  dans 
la  politique  de  l'Europe  ce  système  de  trans- 
action et  de  conciliation  qu'il  avait  si  heureu- 
sement donné  à  son  pays,  Henri  IV,  avec  une 


(  4r4  ) 

inconséquence  sublime,  résolut  lui-même  d^in- 
tervenir  en  armes  pour  constituer  FEurope. 

On  a  souvent  pris  en  pitié  celte  chimère, 
disons  mieux,  ce  système  qu^on  n'a  jamais  connu 
tout  entier;  mais,  abstraction  faite  des  illusions 
que  pouvait  nourrir  un  homme  d'un  tel  génie 
et  disposant  de  tels  trésors,  d'une  telle  armée, 
d'une  telle  célébrité,  on  doit  comprendre  qu'il 
j  avait  quelque  chose  à  faire  pour  une  pacifi- 
cation générale,  quand  une  guerre  de  principes 
venait  de  se  vider  en  France  et  une  autre  dans 
les  Pays-Bas;  quand  des  guerres  de  doctrines 
allaient  éclater  en  Allemagne  et  en  Angleterre. 

Loin  de  prendre  en  mépris  la  dernière  con- 
ception du  plus  grand  de  nos  monarques,  nous 
supposons  qu'elle  eût  fait  proclamer  dans  le  mo- 
ment le  plus  opportun  l'indépendance  des  Pays- 
Bas,  prévenu  de  la  manière  la  plus  heureuse  la 
guerre  de  trente  ans,  et  remplacé,  par  une  politi- 
que de  véritable  civilisation,  ce  système  de  ré- 
pression et  de  guerre  civile  que  le  traité  de  Cà- 
teau-Cambresis  avait  allumé  en  Europe. 

Tel  était  sans  doute,  le  vrai  but  de  cette  ré- 
publique européenne,  qu'avait  conçue  Henri  IV 
parce  qu'il  était  impossible  que  son  génie  ne  la 
conçût  pas  dans  les  circonstances  données. 

Le  système  de  répression  eut  l'instinct  de  ses 
périls.  Il  vit  que  le  premier  des  Bourbons  était  le 


(  4i5  ) 

{)lus  dangereux  de  ses  ennemis,  que  plus  il  avait 
de  génie  et  plus  sa  doctrine  de  conciliation  ré- 
pondait au  temps,  plus  aussi  il  avait  de  chances, 
et,  dans  son  désespoir,  ce  système  le  sacrifia 
comme  il  avait  sacrifié  le  dernier  des  Valois. 

Alors  la  répression  triompha  de  nouveau,  et 
Henri  IV,  le  prince  tel queTavaient  rêvé  Erasme, 
Morus  et  L^Hôpital;  le  prince  qui  devait  donner 
à  Vidéalde  Machiavel,  à  César  Borgia  et  à  Ferdi- 
nand d'Aragon,  à  Charles-Quint  et  :i  Philippe  II, 
un  éclatant  démenti;  le  prince  qui,  en  fermant 
la  carrière  du  crime  et  de  Tastuce,  devait  mar- 
quer dans  les  doctrines  morales  et  politiques  du 
monde  une  ère  nouvelle  ;  le  prince  qui,  par  ses 
gestes  encore  plus  que  par  ses  discours,  avait 
établi  de  si  belles  théories  d'administration  et  de 
gouvernement  ;  le  prince  qui  avait  détrôné 
non-seulement  Tanarchie  et  les  partis,  mais  le 
despotisme  et  le  poignard;  le  prince  qui  avait 
réhabilité  la  royauté  et  rendu  à  la  couronne  la 
splendeur  de  son  panache  blanc,  ne  fut  plus  dé- 
sormais qu'une  fâcheuse  interruption  du  plan 
arrêté  en  i559  entre  Philippe  II  et  Henri  I.V. 

Ainsi  l'entendent  les  conseillers  de  sa  veuve, 
et  aussitôt,  sous  Marie  de  Médicis,  se  rouvre  la 
carrière  des  violences,  des  intrigues,  des  persécu- 
tions et  des  concessions,  de  tout  ce  qui  avilit  les 
gouvernemens  et  les  nations. 


(  4i6  ) 

Médicis  rouvre  d'abord  la  carrière  des  violen- 
ces. Elle  se  fait  reconnaître  régente  au  Parle- 
ment sans  permettre  même  la  délibération. 
«  Cette  épée  est  encore  dans  le  fourreau,  dit  son 
»  messager,  le  duc  d'Epernon,  mais  il  faudra 
»  qu'elle  en  sorte  si  on  n'accorde  dans  l'instant 
»»  à  la  reine  un  titre  qui  lui  est  dû  selon  l'ordre 
»  delà  nature  et  de  la  justice.  » 

Elle  rouvre  en  même  temps  la  carrière  des  in- 
trigues; elle  renoue  ces  mauvaises  alliances  avec 
l'Espagne,  qui  avaient  rempli  de  troubles  le 
r(5yaume,  et,  étrangère,  elle  livre  les  afi'aires  du 
pays  à  un  de  ces  étrangers  qui  s'étaient  rendus 
si  méprisables  et  si  odieux  par  leur  bassesse  et 
leur  avidité. 

Elle  rouvre  ensuite  la  carrière  des  persécu- 
tions. Elle  choisit  le  berceau  même  de  son  époux, 
cet  héroïque  pays  de  Béarn  qui  avait  servi  si  fi- 
dèlement son  illustre  Henri,  pour  y  proscrire  une 
doctrine. 

Elle  rouvre  enfin  la  carrière  des  concessions. 
Trois  fois  elle  s'abaisse  jusqu'à  négocier  avec  des 
seigneurs  de  la  Cour,  qui  osent  faire  la  guerre  à 
un  pouvoir  auquel  ils  n'ont  à  reprocher,  pour 
toute  erreur,  que  le  dédain  qu'il  fait  de  leur  ca- 
pacité ;  deux  fois  elle  répond  par  des  manifestes 
aux  manifestes  de  l'ambitieux  Condé,  qui  ose  agi- 
ter encore  une  fois  ces  malheureux  protestans 


(  4i7  ) 

que  ses  pères  ont  si  souvent  sacrifiées  à  leur 
égoïsme  etjdont  sa  famille  a  quitté  depuis  long- 
temps les  doctrines. 

Tout  est^ faute  et  faiblesse  dans  le  système  de 
Médicis.  [Si  elle  assemble  les  états,  ce  n'est  pas 
pour  ^consulter  la|nation,  c'est  pour  satisfaire  la 
Fronde,  quii^lui  a  dicté  l'ordre  de  les  réunir;  ce 
n'est  pas  pour  faire  pénétrer  dans  le  peuple  quel- 
que bonne  maxime  de  gouvernement,  c'est  plutôt, 
on  le  dirait,  pour  sacrifier  aux  plus  coupables 
extravagances  les  principes  plUs  purs  qui  sont 
venus  se  poser,  et  pour  donner  à  l'aristocratie  de 
l'Eglise  l'occasion^ d'humilier  la  royauté  comme 
venait  de  le  faireTarislocratie  de  la  cour. 

En  effet,  à  l'assemblée  de  Rouen,  la  dernière 
des  réunions  de  nos  états-généraux,  Duperron, 
qui  dans  des  temps  meilleurs  avait  soutenu  des 
opinions'^plus  saines  et;jqu'avait  tant  aimé  le 
prince  immolé  par  Ravaillac,  osa  combattre  avec  f 
une  révoltante  chaleur  le  tiers-état,  qui  voulait 
qu'enfin  les  [lois  vinssent  au  secours  des  mœurs 
et  fermassent  la  carrière  'du  crime  politique  par 
la  proscription  d'infâmes  doctrines.  Duperron, 
qui  auraitjdû  réclamer^  ces  lois  avec  plus  d'ar- 
deur que  tout  autre,  osa  les  repousser.  Et  l'ordre 
auquel  il  appartenait  écouta  sans  colère  l'étrange 
discours  d'un  cardinal  de  l'Eglise.  Disons-le, 
simple  question  de  morale,  la  théorie  du  régicide  j 


(  4.8  ) 

n^eût  rencontré  à  Rouen  que  des  accens  de  répro- 
bation, mais,  confondue  avec  la  question  de  su- 
prématie spirituelle,  elle  avait  depuis  quelque 
temps  des  partisans  nombreux,  et  elle  en  trouva 
même  après  le  crime  de  Ravaillac.  C'est  sous  le 

I  point  de  vue  de  Tautorité  spirituelle  que  parla 
Duperron;  mais,  quelque  point  de  vue  qu'on 
pût  choisir  pour  faire  Tapologie  d'une  doc- 
trioe  si  périlleuse,  plus  on  déployait  de  talens, 
plus  on  était  coupable.  L'orateur  du  clergé  sortit 
entièrement  des  convenances.  Non-seulement  il 
revendiqua  au  Saint-Siège  cet  odieux  pouvoir  de 
déposer  les  rois^  auquel  on  rattachait  la  théorie 
du  régicide;  il  déclara  ce  pouvoir plein^  plénis- 
sime^  direct  au  spirituel^  indirect  au  temporel. 

Il  fjîllut  le  ministère,  j'allais  dire  le  règne  d'un 
cardiniil  plus  politique,  le  règne  de  Richelieu, 
pour  qu'en  France  une  doctrine  si  étrange  fût 
extirpée  jusque  dans  ses  racines  dernières.  Mais 
l'assassin :it  devait  disposer  encore  une  fois 
des  rênes  de  l'État.  En  effet,  quand  le  fils  de 
Henri  IV  et  son  favori  le  roi  de  Luynes  s'empa- 
rèrent d'un  pouvoir  avili  et  deux  fois  disputé  par 
une  féodiililé  frondeuse,  ils  s'oublièrent  eux-mê- 
mes jusqu'à  rouvrir  cette  carrière  de  l'assassinat 
dont  deux  rois  avaient  été  victimes;  ils  tran- 
chèrent les  questions  de  gouvernement  comme 

/  avaient  fait  Henri  HI  et  la  Ligue,  comme  aurait 


(  4i9  ) 

voulu  faire,  à  l'égard  de  Guillaume  d'Orange,  le 
plus  absolu  et  le  plus  inflexible  des  despotes 
modernes,  le  sombre  Philippe  IL 

Après  la  mort  de  Henri  IV  tout  vint,  pendant 
douze  ans,  donner  le  démenti  à  son  système. 
Lorsqu'un  homme  d'état  véritable,  Richelieu, 
prit  les  rênes  du  pouvoir  et  mit  fin  à  toutes  ces 
erreurs  renouvelées  du  règne  de  Catherine,  ce 
fut  encore  pour  suivre  une  autre  politique  que 
celle  du  grand  roi. 

Richelieu,  qui  régna  pendant  vingt  ans  sous  le 
nom  de  son  maître,  eut  quelques  belles  et  fortes 
doctrines.  Dans  sa  politique  extérieure  il  mit  quel- 
que chose  de  la  dernière  pensée  du  Béarnais,  de  la 
tendance  constante  de  Fi-ançois  l"]  et  son  regard 
de  souverain  embrassa  l'Europe  en  même  temps 
que  la  France,  l'avenir  en  même  temps  que  le  pré- 
sent ;  mais  ce  ne  fut  pas  la  pure  doctrine  de  l'épo- 
que, et  ce  ne  fut  pas  la  haute  moralité  du  premier 
Bourbon  qui  animèrent  ses  conceptions,  ce  fut  le 
machiavélisme  de  Florence,  au  service  de  l'abso- 
lutisme de  Castille,  qui  les  domina.  Richelieu  n'ef- 
faça point,  à  la  vérité,  les  traces  imprimées  dans  le 
royaume  par  Henri  IV,  mais  il  n'y  marcha  point. 
Les  lumières  de  la  Renaissance  ne  furent  pas 
étrangères  au  goût  du  ministre  qui  fonda  l'Aca- 
démie française  en  dépit  du  Parlement,  mais  s'il 


(  420  ) 

connut  Erasme,  Morus  et  L'Hôpital,  il  fit  comme 
avaient  fait  Charles-Quint,  Philippe  II  et  Cathe- 
rine de  Médicis  :  il  laissa  là  les  Utopistes  pour  se 
guider  d'après  le  célèbre  secrétaire  de  Florence. 

Le  système  de  Richelieu  se  réduit  à  ces  deux 
points ,  grands ,  simples ,  admirablement  liés  , 
1*  rendre  la  royauté  absolue  dans  le  pays  ;  2°  ren- 
dre la  France  prépondérante  dans  l'Europe. 

A  l'absolutisme  de  la  royauté  s'opposaient  trois 
choses ,  la  république  protestante,  le  république 
féodale  et  la  république  parlementaire. 

Si  ces  expressions  étonnent,  qu'on  apprenne 
comment,  dans  son  Testament  politique,  ouvrage 
remarquable,  quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  Riche- 
lieu expose  lui-même  la  situation  où  se  trouvait 
le  pays  : 

«  Lorsque  votre  Majesté  se  résolut  de  me 
»  donner  à  même  temps  l'entrée  de  ses  conseils 
»  et  grand,  part  en  sa  confiance  pour  la  direc- 
»  tion  des  affaires,  je  puis  dire  avec  vérité, 
»  que  les  huguenots  partageaient  l'Etat  avec  elle, 
»  que  les  grands  se  conduisaient  comme  s'ils 
»  n'eussent  pas  été  ses  sujets  j  et  les  plus  puis- 
»  sans  gouverneurs  des  provinces  comme  s'ils 
»  eussent  été  souverains  en  leurs  charges. 

»  Le  mauvais  exemple  des  uns  et  des  autres 
»  était  si  préjudiciable  à  ce  royaume,  que  les 


(  4ai  ) 

»  compagnies  les  plus  réglées  se  sentaient  de  leur 
»  dérèglement*.  » 

Eftacer  des  institutions  et  des  doctrines  et  faire 
disparaître  du  cours  des  affaires  ces  trois  républi- 
ques Tune  après  Vautre,  tell«  devait-être  la  pre- 
mière tâche  du  ministre.  Il  Vaccomplil  d^abord. 

L'édit  de  Nantes,  au  lieu  de  soumettre  la  Ré- 
forme à  la  loi  commune,  ou  de  lui  accorder  cette 
loi,  Tarait  constituée  en  république,  lui  avait 
concédé  des  places  fortes,  des  garnisons,  et  par 
conséquent  le  droit  de  lever  des  impôts  pour  sol- 
der ses  troupes  et  ses  généraux**.  Sauf  le  droit 
de  battre  monnaie  à  leur  effioie  et  de  faire  des 
lois  de  leur  façon,  les  Rohan  et  les  Soubise  for- 
maient à  la  tête  de  la  Réforme  un  état,  qui  négo- 
ciait des  traités  avec  TAngleterre  et  même  avec 
rEspiîgne,  Tancienne  alliée  de  la  Ligue.  On  en 
voit  la  preuve  dans  le  Testament  de  Richelieu  : 
«  Vous  ruinâtes  absolument  ce  parti,  dit-il,  lors- 
que LE  ROI  d'eSPAGNE  TACHAIT  DE  LE  RELEVER  ET 

DE  L*' AFFERMIR  PLUS  QUE  JAMAIS.  Il  Venait  fraîche- 
ment de  faire  un  traité  avec  le  duc  de  Rohan, 
pour  former  en  cet  état  un  corps  d^états  de  re- 
belles à  Dieu  et  à  votre  Majesté  tout  ensemble, 

*  C'est  une  allusion  aux  parlemens.  yojez  l'édition  d'Amster- 
dam, p.  5. 

"  V oyez  cet  édit  dans  Benoît,  histoire  de  la  Récocaiion  de  l'Edit 
de  Nante$.  T.  I.  Pièces. 


(  4"  )• 

moyennant  un  million  quMl  lui  devait  donner 
tous  les  ans  et  dont  par  ce  moyen  il  rendait  les 
Indes  tributaires  à  l'enfer*.  » 

Disons  en  passant  que  TEspagne  accusant  Ri- 
chelieu de  transiger  avec  Thérésie  et  s' alliant  avec 
les  huguenots,  et  la  France  accusant  TEspagne 
de  traiter  avec  les  protestans  de  France  et  trai- 
tant avec  les  protestans  d'Allemagne,  n'offrent 
rien  de  nouveau  ;  mais  que  ces  faits  et  ces  récri- 
minations montrent  une  fois  de  plus  quel  cas  la 
politique  fait  de  la  religion,  quand  ses  doctrines 
sont  mauvaises.  Richelieu  s'excuse  de  ses  ligues 
allemandes.  «  Le  roi  votre  père,  dit-il  à  Louis  XIII, 
n'entra  jamais  en  traité  avec  les  Hollandais  qu'a- 
près que  le  roi  d'Espagne  eut  formé  une  ligue 
en  ce  royaume  pour  usurper  la  couronne**.  »  Cela 
était  vrai  par  hasard,  mais  cette  apologie  était 
bien  absurde;  Henri  IV,  les  choses  étant  de  son 
choix,  n'eût  pas  plus  hésité  à  s'allier  avec  les  Hol- 
landais que  François  I",  au  début  des  nouvelles 
doctrines,  n'avait  répugné  à  s'unir  avec  les  Turcs 
et  les  Allemands.  Quand  Richelieu,  qui  ne  sut 
pas  faire  ce  qu'eût  fait  Henri  IV,  eut  résolu  de 
combattre  en  France  un  ordre  d'idées  qu'il  ne 
devait  pas  tarder  à  soutenir  en  Allemagne,  il  fit  à 
l'égard  de  la  Réforme  tout  ce  qu'en  exigeait  son 


*  Teslamenl  politique,  p.  16.  —  **  Ibidem  p.  17. 


(  4a3  ) 

système,  il  lui  ôta  ses  places  fortes,  la  dépouilla 
de  tout  ce  qui  constituait  sa  puissance  et  la  fit  in- 
viter par  Tancien  clergé  à  rentrer  dans  TEglise. 
Il  lui  donna  ensuite  un  Edit  de  Grâce,  quand  il 
vit  qu"'elle  ne  voulait  pas  se  convertir  (  1629  ). 

Après  la  Réforme  rien  n'embarrassait  plus 
la  royauté  que  la  résurrection  des  turbulences 
féodales.  Les  traités  de  Sainle-Ménehould  et  de 
Ponts-de-Cé  avaient  reconstitué  les  premières 
familles  du  pays  en  une  sorte  de  république  féo- 
dale. On  avait  négocié  avec  elles,  on  leur  avait  re- 
connu sinon  le  droit  de  rébellion,  du  moins  celui 
de  remontrance.  Médicis,  qui  d'abord  avait  com- 
battu le  désordre,  et  le  frère  de  Louis  XIII  qui  le 
favorisa  toujours  par  sa  faiblesse,  trouvaient  leur 
compte  à  cette  anomalie-,  mais  Richelieu  devait 
Fanéantir,  et  Richelieu,  pour  la  faire  disparaître, 
ne  devait  reculer  devant  aucune  difficulté.  Il  ne 
recula  devant  aucun  moyen.  Coup  sur  coup  la 
mère  du  roi  fut  expulsée  du  pays,  le  duc  d'Or- 
léans, forcé  de  s'enfuir,  le  duc  de  Lorraine,  chassé 
de  ses  états.  Montmorency,  Marillac  et  une  foule 
de  personnages  marquans,  subirent  le  dernier 
supplice  pour  des  fautes,  des  intrigues,  des  com- 
plots. Les  Guises  avaient  jadis  fait  trembler  le 
sol  du  pays;  un  descendant  de  ces  factieux  qui 
avaient  osé  s'installer  au  Louvre  en  dépit  des  Va- 
lois, invité  par  Richelieu  à  s'y  présenter,  se  crut  à 


(  4M  ) 

peine  en  sûreté  quand  il  eut  passé  les  Alpes. 

On  pouvait  punir  plus  doucement,  et  moins 
qu''à  tout  autre  il  convenait  à  Richelieu  dVxiler 
Marie  de  Médicis,  auteur  de  sa  fortune;  mais, 
pouvoir  suprême,  il  devait  détruire  enfin  cette 
république  féodale,  qui  depuis  tant  de  siècles 
opprimait  la  royauté  et  la  nation,  et  qui  sans 
cesse  renaissait  de  ses  cendres^  depuis  le  règne 
si  vigoureux  de  Louis  XI. 

La  république  parlementaire  n'était  pas  plus 
tolérable  que  les  deux  autres.  Le  Parlement,  on 
le  sait,  dans  mille  occasions,  a  bien  mérité  du 
pays.  S'il  a  souvent  combattu  le  progrès  et  rejeté 
les  plus  sages  doctrines;  s'il  a  eu  son  procès 
de  Galilée,  en  jugeant  plus  d'un  philosophe; 
s'il  a  paralysé  la  politique  de  L'Hôpital,  et  s'est 
opposé  à  l'institution  de  l'Académie;  s'il  a  fallu  le 
génie  de  Boileau  pour  l'éclairer  sur  celui  d'Aris- 
tote,  dont  il  s'était  fait  une  risible  idole,  il  a  plus 
souvent  lutté  avec  gloire  et  protesté  avec  énergie 
contre  toute  sortes  d'abus,  d'usurpations  et  de 
violences.  Mais,  premier  corps  de  haute  justice,  il 
nourrissait  lui-même  dans  son  sein  des  habitudes 
d'usurpation  et  prétendait  abusivement  à  contrô- 
ler en  même  temps  la  législation  du  pays  et  la  po^ 
litique  du  pouvoir.  Par  celte  attitude  qui  l'élevait 
à  la  fois  au-dessus  des  lois  et  au-dessus  des  rois,  le 
Parlement  formait  à  côté  du  magistrat  suprême 


{  425  ) 

un  magistrat  également  suprême,  et  celle  républi- 
que parlementaire  ne  devait  pas  subsister  plus 
long-temps  que  les  deux  autres.  L^an  i64o  Ri- 
chelieu mit  le  parlement^de  Rouen  en  interdic- 
tion pendant  une  année,  pour  n^avoir  pas  fait 
son  devoir  dans  un  mouvement  populaire.  L'an 
1641  il  mit  le  parlement  de  Paris  à  sa  place  véri- 
table en  lui  portant  défense,  1°  de  prendre  désor- 
mais connaissance  des  affaires  d'état,  à  moins  de 
commandement  contraire  et  d'un  pouvoir  spécial 
donné  par  lettres-patentes  ;  2°  ordre  d'enregis- 
trer sans  aucune  délibération  les  édits  concer- 
nant le  gouvernement  de^l'Etat  :  3°  ordre  de  vé- 
rifier  les  édits  de  finances  tels  qu'ils  seraient 
envoyés,  lorsqu'après  avoir  entendu  les  remon- 
trances, le  roi  jugerait  à  propos  d'en  ordonner 
l'enregistrement. 

Ces  ordres  marquent  la  finMe^la  carrière  po- 
litique du  Parlement.  La  fin  des  états-généraux 
avait  précédé  de  quelques  années^celle  du  parle- 
ment politique. 

Le  système  intérieur  de  Richelieu  était  achevé, 
et  désormais  ces  doctrines  de  répression,  d'abord 
imprudemment  adoptées  par  Henri  II,  puis  ca- 
pricieusement suivies  par  Catherine  de  Médicis, 
bientôt  glorieusement  interrompues  par  Henri  IV, 
et  reprises  enfin  avec  vigueur  par  Richelieu,  sem- 
blaient avoir  triomphé  en  France  comme  el- 


(  4-^6  ) 

les  avaient  triomphé  en  Espagne  et  en  Italie , 
sans  faire  éclater  dans  le  royaume  aucun  de  ces 
cataclysmes  politiques  que  leur  application  de- 
vait amener  partout  où  elles  rencontraient  une 
opposition  sérieuse. 

Des  doctrines  politiques  de  la  Renaissance  et 
du  progrès  moral  de  la  Réforme  rien  ne  semblait 
avoir  pris  racine  dans  le  pays ,  et  l'élément  dé- 
mocratique, ailleurs  si  progressif  et  si  exigeant, 
paraissait  avoir  renoncé  en  France  à  toutes  ses 
prétentions.  On  eût  dit  qu'il  n'avait  tant  com- 
battu dans  les  rangs  de  la  Ligue  que  pour  mettre 
le  clergé  et  la  noblesse  à  son  propre  niveau, 
c'est-à-dire  en  dehors  du  gouvernement  et  aux 
pieds  de  la  royauté,  où  il  gisait  lui-même  depuis 
les  siècles  de  la  conquête. 

Telles  sont  les  apparences.  La  réalité  est  toute 
autre. 

D'abord  le  système  que  fit  triompher  Richelieu 
n'était  pas  celui  de  la  Répression  pure,  appliqué 
également  en  morale  comme  en  politique.  Nous 
l'avons  dit,  après  avoir  désarmé  la  Réforme,  il  en 
toléra  les  doctrines  morales.  Quant  aux  doctrines 
de  la  Renaissance  elle-même,  non-seulement  il 
les  toléra,  mais  il  les  protégea,  mais  il  les  encou- 
ragea de  toute  sa  puissance*,  de  son  exemple; 

*  Comparez  Testament  politique,  sect.  X.  Dans  ce  chapitre  on 
trouve  une  foule  d'idées  applicables  à  l'état  actuel  de  nos  éludes. 


(  4^7  ) 

ses  œuvres,  son  style  latin  et  la  création  de  TAca- 
démie Française  le  prouvent  de  reste'. 

Ensuite,  non-seulement  le  progrès  moral  et  in- 
tellectuel de  la  Renaissance  et  de  la  Réforme  ne 
s'efFaça  point  en  France,  mais  il  s'y  joignit  un 
progrès  politique,  qui  prit  racine  jusque  dans  le 
cœur  de  la  nation,  et  qui  se  révèle  jusque  dans  ce 
culte  qu'elle  a  toujours  professé  pour  celui  de  ses 
rois  qu'on  doit  considérer  comme  la  plus  pure 
incarnation  delà  politique  moderne. 

Si  la  France  subit  le  système  de  Richelieu,  c'est 
que,  à  défaut  de  celui  de  Henri  IV,  ce  système 
était  le  seul  qui  pût  lui  tenir  lieu  d'institutions,  le 
seul  qui  pût  la  délivrer  de  tous  ses  désordres.  Si 
elle  le  subit  avec  une  sorte  d'orgueil,  c'est  qu'il 
était  la  condition  première  de  la  grandeur  du 
pays,  de  cette  prépondérance  en  Europe,  de  cette 
hégémonie  à  laquelle  le  ministre  attachait  sa 
gloire  et  qu'il  assura  si  complètement  à  sa  patrie. 
Sic  ostendi  orbi^  dit  Richelieu ,  prœterire  œta- 
tem  Hispanice  et  redire  sœculum  Galliœ.  Et  cela 
était  vrai. 

•Il  se  trouve  aux  manuscrits  de  la  bibliothèque  du  Roi  (Collée. 
Brecquigny,  101  )  une  espèce  de  Résumé  de  la  politique  de  Riche- 
lieu, écrit  en  latin,  qu'on  a  lieu  de  croire  de  lui,  et  qui  est  à  la 
fois,  comme  ouvrage  de  style  et  de  doctrine,  un  des  monumens 
les  plus  curieux.  Le  style  de  Richelieu  et  son  goût  pour  les  lettres 
sont  d'ailleurs  connus  par  d'autres  documens. 


(  4^8  ) 

Enfin,  si  le  système  de  répression  modifié  par 
Richelieu  triompha  en  France,  sans  faire  éclater 
de  révolution,  c^est  qu'il  avait  épuisé  les  passions 
du  pays  par  une  guerre  civile  de  plus  de  trente 
ans. 

Que  l'on  ne  s'impatiente  pas  de  ne  pas  voir  sor- 
tir une  révolution  d'un  système  qui  ne  fut  ni  celui 
de  Philippe  II  ni  celui  de  Charles  I".  L'absolu- 
tisme sera  adopté  en  France  sous  un  autre  règne, 
lorsqu'un  compatriote  de  Catherine  de  Médicis 
aura  pris  auprès  de  Louis  XIV  la  place  que  tenait 
Richelieu  auprès  du  fils  de  Henri  IV.  Alors  sera 
rejetée  définitivement  la  doctrine  de  transaction 
de  l'habile  Béarnais,  mais  alors  aussi  commen- 
cera, entre  les  doctrines  anciennes  et  les  doctri- 
nes nouvelles,  ce  duel  qui  finira  par  deux  révolu- 
tions. 

Après  avoir  suivi  dans  le  chapitre  précédent  le 
système  de  répression  de  Charles-Quint  et  de  Phi- 
lippe II,  nous  avons  jeté  un  regard  sur  leurs  doc- 
trines de  parade,  sur  les  Instructions  rédigées  par 
l'un  et  l'autre  vers  la  fin  de  leurs  règnes.  Nous 
pouvons  faire  la  même  chose  à  l'égard  de  Riche- 
lieu. Ce  ministre  souverain  a  composé  aussi,  à 
l'usage  de  ceux  qui  devaient  lui  succéder,  des 
doctrines  de  gouvernement;  on  les  trouve  dans 
son  Testament  politique  que  déjà  j'ai  cité,  et  que 
je  déclare  un  livre  de  parade  semblable  aux  In- 


(4^9) 

slriictions  de  Charles-Quint  et  à  celles  de  Phi- 
lippe II,  avec  lesquelles  il  offre  d'ailleurs  pour 
les  doctrines  des  analogies  frappantes.  Cependant 
si  Richelieu  mit  dans  son  travail  encore  moins 
de  sincérité  générale  que  ses  illustres  devanciers, 
il  y  mit  un  peu  plus  de  franchise  personnelle. 

En  effet,  les  deux  princes  de  Castille  osèrent  à 
peine  ébaucher  leur  panégyrique  ;  Richelieu,  au 
contraire,  consacre  au  sien  toute  la  première 
partie  de  son  ouvrage,  et  il  s'y  décerne  une  apo- 
théose si  complète  que  la  postérité  n'a  rien  à  y 
joindre.  Seulement,  habile  ministre,  il  sait,  par 
l'étude  qu'il  a  faite  de  Charles-Quint  et  de  Phi- 
lippe II,  qu'il  convient  d'attribuer  aux  princes 
tout  ce  que  font  leurs  conseillers,  et  dans  les  élo- 
ges qu'il  se  donne,  en  parlant  à  son  maître,  c'est 
toujours  le  nom  de  Louis  XIII  qu'il  substitue  au 
sien. 

Dans  la  seconde  partie  de  son  Testament  poli- 
tique Richelieu  expose  les  vues  les  plus  pures  et 
les  plus  élevées  sur  le  gouvernement  de  l'Etat,  les 
moyens  d'assurer  la  gloire  du  prince  et  la  pro- 
spérité du  royaume. Il  consacre  des  chapitres  ex- 
cellens  au  clergé,  à  la  noblesse,  au  peuple,  à 
l'administration,  au  gouvernement  des  provin- 
ces, aux  finances,  aux  ministres,  au  prince. 

Mais  si  l'on  trouve  dans  les  conseils  élevés  que 
partout  il  prodigue,  des  théories  utiles  à  con- 


(.43o  ) 

sulter  en  tous  temps,  on  n'y  trouve  guère  les 
pratiques  suivies  par  le  ministre  lui-même  qui 
donne  de  si  belles  leçons  à  ses  successeurs. 

C'est  là  ce  qui  ôle  tout  intérêt  spécial  à  celte 
composition  de  parade.  Quand  Charles-Quint  et 
Philippe  II,  parlant  à  leurs  successeurs  en  face  de 
la  Trinité,  leur  prodiguent  de  si  saints  conseils, 
il  leur  arrive  quelquefois  de  s'oublier,  de  laisser 
voir  qu'ils  préfèrent  les  doctrines  de  Machiavel 
à  celles  d'Erasme.  Richelieu,  qui  a  si  bien  profité 
des  exemples  de  ces  princes  et  qui  a  si  bien  pos- 
sédé la  politique  de  Florence  qu'il  a  su  jouer  une 
Médicis,  est  plus  habile  que  l'un  et  l'autre,  il 
ne  dit  jamais  que  ce  qu'il  veut.  C'est  à  peine  s'il 
lui  échappe  quelque  naïveté  telle  que  celle-ci, 
il  faut  négocier  sans  cesse ,  soit  owertement^ 
soit  secrettement ;  et  le  célèbre  Testament  est 
conçu  dans  un  système  de  purisme  si  absolu  que 
s'il  était  l'œuvre  de  quelque  faussaire,  le  grand 
ministre,  du  fond  de  sa  tombe,  aurait  raison  de 
le  remercier  d'un  déguisement  si  complet.  En 
effet,  qui  reconnaîtrait  Richelieu  dans  un  livre 
dont  la  conclusion  est,  que  tous  les  conseils  qu'il 
y  donne  seront  inutiles,  si  le  prince  est  pares- 
seux A  ÉTABLIR  LE  REGNE  DE  DIEU,  CELUI  DE  LA  RAI- 
SON ET  CELUI  DE  LA  JUSTICE  TOUT  ENSEMBLE*  ? 


*  Page  358,  édition  d'Amsterdam. 


(  43i  ) 

Le  pressentiment  des  différences  qu'on  ne  man- 
quera pas  de  remarquer  entre  les  conseils  et  les 
pratiques  du  ministre,  va  jusqu'à  tourmenter  l'au- 
teur ;  il  va  jusqu'à  lui  arracher  ces  paroles  :  «  Cet 
article  (sur  les  audiences,  au  chapitre  qui  traite 
de  l'application  d'un  conseiller  de  la  couronne) 
fera  voir  à  la  postérité  un  témoignage  de  mon 
INGENUITE,  puisqu'il  prescrit  ce  qu'il  ne  m'a  pas 
été  possible  d'observer  de  tout  point.  » 

Richelieu,  signalant  s,on  ingénuité,  est  curieux 
à  entendre.  Il  est  réellement  ingénu,  il  est  naïf 
et  jusqu'à  l'excès,  mais  c'est  une  seule  fois,  c'est 
lorsqu'il  rappelle  ce  mot  de  Philipe  II  à  son  con- 
fesseur :  Ce  ne  sont  pas  les  péchés  de  Philippe^ 
ce  sont  ceux  du  roi  qui  m'inquiètent. 

S'appliquant  ce  mot  Richelieu  est  sublime. 


FIN  DU  TOME  PREMIER. 


DE  I.A 

CONFÉDÉRATION 

SUISSE, 

ROBERT  GLOUTZ-BLOZHEIM  ET  .I.-J.  HOTTINGER, 

TRADUITE   DE   1.' ALLEMAND, 
ET   CONTINUÉE   JUSQu'a  NOS  JOUBS, 

Par  MiW.  Charles  MONIVARD  et  Louis  VULLIEMIN. 

 — a»»a««BS—  

La  France  de  nos  jours  peut  se  glorifier  d'avoir  élevé, 
par  les  mains  d'une  nouvelle  génération  d'historiens,  des 
monumens  qui  font  l'admiration  du  monde  savant  et  lit- 
téraire. Elle  a  aussi  rajeuni  et  complété  quelques-uns  des 
travaux  étrangers  dont  la  réputation  était  déjà  euro- 
péenne. Notre  littérature  s'est  ainsi  enrichie,  dans  ce 
genre ,  de  compositions  originales  et  de  traductions  qui 
ont  eu  pour  objet  la  Gaule  et  la  France,  l'Italie  ancienne 
et  moderne,  l'Angleterre  et  la  Grèce,  l'Espagne  et  la  Rus- 
sie. Il  reste  à  remplir  plusieurs  places  dans  cette  galerie 
des  nations.  Une  des  premières  appartient  à  la  Conféré- 


—  2  — 

ration  Suisse.  Si  Tintérêt  historique  d'un  pays  se  pro- 
portionnait à  l'étendue  de  son  sol  ou  uniquement  à  son 
influence  dans  la  politique  générale  des  Etats,  la  Suisse 
occuperait  sans  doute  une  place  bien  humble  dans  le  sys- 
tème européen.  Mais  aux  yeux  des  hommes  qui  font  des 
destinées  des  peuples  et  du  développement  de  leur  na- 
tionalité le  sujet  d'investigations  philosophiques  j  aux  yeux 
des  hommes  capables  d'apprécier  la  grandeur  morale  sur 
un  petit  théâtre ,  la  Suisse  prend  rang  parmi  les  pays  les 
plus  dignes  d'attention.  Les  malheurs  et  la  gloire  des  peu- 
plades Helvétiques,  leurs  vices  comme  leurs  vertus;  les 
temps  de  décadence  et  d'oppression,  comme  les  époques 
d'éclat  et  de  liberté,  sont  plus  riches  en  graves  leçons 
que  les  vicissitudes  de  telle  monarchie  qui  compte  des  su- 
jets par  millions.  Il  s'en  faut  d'ailleurs  que  l'importance 
politique  de  la  Suisse  se  mesure  à  la  petitesse  de  son  ter- 
ritoire. Il  fut  un  temps  où  son  alliance  et  l'appui  de  sa 
valeur  étaient  ambitionnés  par  les  plus  grands  souverains. 
La  France  se  souvient  mieux  que  nul  autre  pays  de  ce 
que  vaut  la  fidélité  à  la  foi  que  les  Suisses  ont  jurée;  elle 
sait  aussi  que,  marcliant  avec  ses  fils  sous  les  mêmes  éten- 
dards, victorieux  de  l'Europe,  les  Suisses  n'ont  pas  com- 
battu et  ne  sont  pas  morts  au  dernier  rang  des  braves. 
Les  souvenirs  historiques  ne  sont  pas  le  seul  lien  qui 
unisse  les  deux  nations  ;  elles  se  sentent  rapprochées  en- 
core par  des  rapports  de  bon  voisinage,  de  commerce,  en 
partie  de  langage,  enfin  par  une  sympathie  de  générosité. 

La  Suisse  a  un  tout  autre  titre  encore  à  l'attention  des 
penseurs.  Elle  est  la  seule  République  qui  se  soit  main- 
tenue avec  le  rang  et  les  honneurs  d'un  Etat  européen; 
mais  elle  est  surtout  remarquable  par  son  individualité 
historique  et  nationale.  Aggrégalion  de  peuplades  fort 
diverses  de  mœurs,  de  langage,  de  coutumes,  de  légis- 


_  5  — 

lutioii,  (i'habiluiles  publiques  et  domestiques,  elle  est  liée 
en  confédération  plus  encore  par  l'amour  liéréditaiie  de  la 
liberté  que  par  des  institutions  communes,  par  une  pas- 
sion que  par  un  pacte  fédéral.  Et  cette  passion,  sentie  et 
comprise  de  cent  manières  diverses  par  ces  peuplades,  où 
vous  trouvez  tous  les  degrés  de  la  civilisation,  ne  les  en 
vmit  pas  moins  étroitement.  Dans  cette  passion  se  trouvent 
le  germe  de  la  vie  nationale,  une  garantie  d'existence,  et 
le  principe  de  la  force  de  la  Suisse. 

Comment  se  sont  développées  les  nombreuses  variétés 
des  populations  Helvétiques?  Comment  se  sont-elles  amal- 
gamées en  corps  de  nation.!^  Comment  la  liberté,  bien  an- 
térieui'e  à  l'époque  de  l'émancipation  républicaine,  a-t-elle 
vécu  et  fait  ses  affaires  à  travers  les  dominations  étran- 
gères et  seigneuriales,  sous  le  régime  de  la  barbarie  et  sous 
celui  de  la  féodalité?  Comment  la  Confédération  Suisse 
a-t-elle  puisé  dans  un  siècle  de  gloire  assez  de  force  pour 
résister  durant  plusieurs  autres  siècles  à  des  causes  de  dis- 
solution? Comment  s  est  fait  si  promptement  le  travail  d'as- 
similation des  Cantons  nouveaux?  —  Ces  questions,  entre 
beaucoup  d'autres,  font  pressentir  l'intérêt  d'une  histoire 
destinée  à  en  donner  la  solution. 

Le  livre  qui  remplira  ce  but  est  précisément  celui  que 
nous  annonçons.  Le  célèbre  historien  Jean  de  Muller 
conçut  l'histoire  de  sa  nation  dans  l'esprit  dont  nous  ve- 
nons de  donner  une  idée.  Il  se  livra  aux  travaux  les  plus 
laborieux  pour  étudier  dans  les  chartes,  dans  les  chroni- 
ques, dans  les  monumens,  dans  les  chants  populaires,  les 
faits  de  chaque  contrée  de  la  Suisse.  Il  donna  la  même 
attention  aux  lois,  aux  habitudes,  à  la  manière  de  vivre 
d'une  petite  peuplade  obscure  qu'à  la  vie  plus  glorieuse 
d'un  Canton  influent.  Ici  un  vieux  château  lui  rappelait 
une  famille  de  seigneurs  humains;  là  les  ruines  d'un  re- 


—  4  — 

paire  féodal  faisaient  levivre  à  ses  yeux  quelque  scène  du 
moyen  âge;  plus  loin  une  chapelle  rustique  érigée  sur  un 
champ  de  bataille,  ou  sur  l'emplacement  de  la  chaumière 
d'un  héros,  lui  offrait  le  caractère  d'une  nation  de  pâtres 
chrétiennement  valeureux,  aussi  simples  qu'énergiques; 
puis,  à  chacun  de  ces  souvenirs,  à  chaque  tableau  que 
sa  plume  retrace,  vous  sentez  les  battemens  patriotiques 
de  son  cœur  suisse;  il  embrassait  dans  son  amour  national 
et  dans  son  affection  d'historien  tous  les  élémens  de  la  vie 
suisse,  et  par  conséquent  toutes  les  parties,  nous  serions 
tentés  de  dire  tous  les  accidens  du  pays.  Nous  nous  hâtons 
de  prévenir  une  erreur  à  laquelle  nos  paroles  pourraient 
donner  lieu  :  Muller  ne  s'est  point  perdu  dans  les  détails; 
l'ordonnance  générale  de  son  histoire  est  belle  et  majes- 
tueuse; elle  a  l'unité  que  comporte  le  sujet,  ni  plus  ni 
moins.  A  ce  mérite  il  joint  éminemment  celui  de  l'esprit 
national  et  de  la  couleur  locale,  résultat  de  ses  études  ap- 
profondies. Formé  à  l'école  des  anciens  et  surtout  de  Ta- 
cite, il  s  est  placé  par  la  composition  et  le  style  de  son  ou- 
vrage au  premier  rang  des  écrivains  de  l'Allemagne.  Par  la 
réunion  de  tant  de  qualités  et  surtout  par  la  sagacité  avec 
laquelle  il  a,  le  premier,  interrogé  le  génie  des  temps  pas- 
sés ,  Muller  s'est  mis  hors  de  ligne  et  a  mérité  d'être 
considéré  comme  le  père  de  la  nouvelle  génération  d'his- 
toriens. Malheureusement  il  est  arrivé  au  terme  de  sa  car- 
rière avant  d'avoir  achevé  le  grand  ouvrage  qu'il  voulait 
lé'guer  à  sa  patrie  :  il  n'a  pu  le  conduire  que  jusqu'à  la  fin 
du  XV^  siècle  et  à  l'avènement  de  Maximilien 

Un  jeune  patricien  soleurois ,  Robert  Gloutz-Blozheim  ^ 
dont  le  talent  était  à  la  hauteur  de  la  noblesse  de  son  âme 
et  de  son  dévouement  à  la  vérité,  continua  l'œuvre  de 
Muller,  et  ne  resta  point  au-dessous  de  sa  tâche.  Reprenant 
les  événemens  qui  précédèrent  la  guerre  de  Souabe,  il  ra- 


cuntu  celte  guerre  et  une  partie  de  celles  que  les  Suisses 
firent  en  Italie  pour  le  compte  des  souverains  qui  les  sol- 
daient. Il  eut  le  courage  d'exposer  dans  tout  leur  jour  les 
vérités  les  moins  flatteuses  pour  son  pays.  Le  volume  qu'il 
publia  s'arrête  à  l'époque  de  la  Réformation.  Une  mort 
prématurée  trompa  les  espérances  que  ce  jeune  écrivain 
venait  de  justifier  si  noblement. 

A  la  ville  et  à  l'académie  de  Zurich  appartenait  le  droit 
de  produire  un  nouvel  historien  de  la  Réformation,  ap- 
pelé à  prendre  place  à  côté  de  Muller  et  de  Robert  Gloutz. 
M.  /.  /.  Hottitigei.,  professeur  d'histoire,  se  chargea  de 
tracer  le  tableau  de  la  Suisse  durant  la  révolution  la  plus 
profonde  qui  ait  travaillé  l'Europe  depuis  l'établissement 
du  christianisme.  Aussi  personne  n'a- 1- il  blâmé  l'étendue 
donnée  au  récit  de  cet  événement  humanitaire.  Les  deux 
volumes  de  M.  Hottinger  ne  comprennent  que  l'espace 
d'une  quinzaine  d'années,  et  pourtant  on  n'y  trouve  guère 
de  longueurs. 

Ainsi  les  travaux  successifs  de  ces  trois  écrivains  n'ont 
conduit  l'histoire  de  la  Suisse  que  jusqu'au  premier  tiers 
du  xvi^  siècle. 

L'importance  et  la  beauté  de  cette  œuvre  inachevée  ont 
souvent  fait  naître,  chez  les  savans  comme  chez  les  simples 
amateurs  d'histoire,  le  désir  de  la  voir  s'achever.  Ce  désir, 
que  nous  partagions  depuis  long-temps,  nous  a  suggéré 
l'idée  de  l'entreprise  dont  nous  allons  exposer  en  peu  de 
mots  les  antécédens ,  l'esprit  et  le  but. 

Une  traduction  française  des  trois  premiers  volumes  de 
Muller,  rédigée  par  MM.  La  Baume  et  Boileau^  fut  publiée 
à  Lausanne  de  1793  à  1797  en  9  vol.  in-8".  M.  Mallet^  de 
Genève,  fit  une  continuation  jusqu'à  la  révolution  helvé- 
tique, en  2  vol.  in-8",  tomes  10  et  1 1  de  cette  publication. 
Cet  abrégé  n'a  aucun  rapport  de  proportion  avec  l'on- 


—  e  — 

vrage  primitif.  Le  1 1'^  volume  ajouté  par  le  continuateur 
n'est  autre  chose  qu'une  brochure  qui  n'avait  pas  eu  d'é- 
coulement, et  qu'il  débita  sous  un  titre  faux;  le  véritable 
était  :  Esquisse  des  événemens  qui  ont  amené  et  opéré  la 
dissolution  de  la  Confédération  Helvétique.  Cette  traduc- 
tion de  MuUer  est  plutôt  un  travail  de  trucheman  qu'une 
œuvre  d'art  ;  ses  auteurs  se  sont  hâtés  de  dire ,  en  style 
illisible,  les  mêmes  choses  ou  à  peu  près  que  l'écrivain 
original ,  sans  avoir  un  seul  instant  songé  à  rendre  le  mou- 
vement de  sa  pensée,  l'énergie  de  son  langage,  l'accent  du 
patriote  ému  par  des  souvenirs  populaires.  Les  deux  der- 
niers volumes  de  MuUer,  qui  parurent  postérieurement, 
ainsi  que  le  volume  de  Gloutz,  n'ont  jamais  été  publiés  en 
français.  Une  nouvelle  et  complète  traduction  de  ce  beau 
monument  historique  était  donc  devenue  indispensable. 
M.  Monnard,  professeur  à  1  académie  de  Lausanne,  déjà 
connu  par  différentes  publications  qui  l'ont  placé  au  pre- 
mier rang  parmi  les  littérateurs  de  la  Suisse  française,  nous 
a  paru  réunir  toutes  les  qualités  nécessaires  pour  faire  un 
digne  interprète  et  continuateur  de  MuUer.  11  a  accepté 
ce  travail  comme  une  œuvre  patriotique  autant  que  lit- 
téraire, et  son  nom  sera  pour  le  public  la  meilleure  ga- 
rantie de  l'esprit  large  et  désintéressé  qui  présidera  à  cette 
entreprise  vraiment  nationale.  L'ouvrage  de  M.  Hottinger, 
traitant  une  période  qui  se  détache  facilement  du  reste  de 
l'histoire,  a  trouvé  un  traducteur  élégant  et  spirituel  dans 
M.  Louis  Vulliemin. 

M.  Hottinger  avait  consenti  à  s'associer  à  notre  publi- 
cation en  se  charsfeant  de  l'histoire  de  la  Suisse  allemande 
depuis  l'époque  où  finit  son  livre  jusqu'aux  premières  an- 
nées du  xviii*  siècle.  Mais  une  maladie  longue  et  pénible, 
jointe  à  un  âge  assez  avancé,  nous  prive  de  sa  coopération. 

L'entreprise  que  nous  avons  formée  embrasse  ainsi  l'en- 


7  — 

semble  do  l'histoire  de  la  Suisse.  EUe  comprend  :  i"  une 
traduction  entièrement  nouvelle  de  Muller  tout  entier,  et 
la  traduction  de  Gloutz-Blozheim,  l'une  et  l'autre  de  la 
plume  de  M.  Monnard;  2°  la  traduction  de  Hottinger,  par 
M.  f^ulliemin;  3**  la  continuation  par  le  même  de  l'histoire 
de  la  Suisse  depuis  le  point  où  l'a  laissée  M.  Hottinger 
jusqu'à  la  bataille  de  Vilmergen,  en  171 2,  dernière  con- 
vulsion de  la  crise  religieuse.  4'^  A  partir  de  là  M.  Monnard 
se  charge  de  l'histoire  du  xvin^  siècle  et  du  xix®  jusqu'à  la 
tentative  récente  de  révision  du  pacte  fédéral. 

Nos  vues  dépassent  de  beaucoup  les  limites  d'une  spé- 
culation de  librairié.  Si  nous  n'avions  visé  qu'à  produire 
une  marchandise  d'une  vente  facile,  nous  eussions  réduit 
l'ensemble  de  l'ouvrage  à  dix  volumes,  tandis  que  nous  en 
publierons  de  16  à  20;  ce  dernier  chiffre  est  le  maximum 
irrévocable.  Le  but  que  nous  nous  proposons  avant  tout 
est  d'élever  à  la  Suisse  un  monument  national  dont  les 
proportions  soient  dignes  de  son  importance.  Au  lieu  donc 
d'un  ouvrage  étriqué,  nous  publierons,  avec  le  texte, 
toutes  les  notes  qui  l'accompagnent,  toutes  les  préfaces  et 
les  discours  par  lesquels,  non  moins  que  par  l'histoire 
même,  Muller  raviva  les  cœurs  suisses  engourdis  par  la 
torpeur  du  xvm*  siècle,  et  leur  rendit  l'enthousiasme  de 
la  nationalité.  Le  traducteur  de  cet  historien  enrichira  son 
travail  des  renseignemens  et  des  rectifications  que  four- 
nissent des  documens  découverts  postérieurement  à  l'é- 
poque de  Muller. 

En  confiant  ce  vaste  travail  à  deux  écrivains  suisses, 
nous  avons  rempli  une  condition  imposée  par  la  nature  du 
sujet.  Plus  que  toute  autre  histoire ,  celle  de  la  Confédé- 
ration helvétique  exige  une  connaissance  exacte  des  loca- 
lités, des  formes  multiples  de  la  vie  sociale,  des  singularités 
et  même  des  secrets  de  ces  petites  familles  de  peuples  se- 


—  8  — 

parées  par  «les  montagnes  que  les  mœurs  locales  ne  fran- 
chissent point ,  enfin  la  connaissance  des  idiomes  variés 
qui  résument  les  variétés  des  peuplades. 

Si  donc  notre  entreprise,  par  son  objet  comme  par  la 
conscience  qui  en  dirigera  l'exécution,  se  recommande  à 
tous  les  amis  de  la  science  historique,  elle  nous  paraît 
mériter  un  encouragement  particulier  de  la  part  des  gou- 
vernemens  de  la  Suisse,  des  Conseils  qui  surveillent  l'in- 
struction publique  dans  les  Cantons,  des  administrations 
de  bibliothèques  publiques  ou  communales,  enfin  de  tous 
les  citoyens  qui  savent  apprécier  l'éducation  civique  com- 
plétée à  l'école  de  l'histoire  nationale.  Le  mode  successif 
de  publication  mettra  l'acquisition  de  notre  ouvrage  à  la 
portée  du  plus  grand  nombre  des  fortunes,  et  nous  espé- 
rons ainsi  que  ce  monument  élevé  à  la  gloire  de  la  Suisse 
deviendra,  du  moins  dans  les  Cantons  français,  la  base  de 
la  bibliothèque  du  citoyen. 

L'Histoire  de  la  Confédération  Suisse  formera  de  1 8  à  20  volumes  in-8" 
de  400  â  500  pages  d'impression,  papier  conforme  à  celui  de  ce  Pros- 
pectus ,  beau  caractère  dit  cicéro  (plus  fort  que  celui  du  prospectus), 
neuf  et  fondu  exprès. 

L'entreprise  n'aura  lieu  que  si  nous  avons  réuni  au  moins  300  sou- 
scriplions  a\'ant  le  \"  juin  1836.  A  cette  époque,  une  circulaire  affran- 
chie informera  chaque  Souscripteur  du  résultat  obtenu. 

Les  volumes  paraîtront  de  trois  en  trois  jnois,  à  partir  du  1"  octo- 
bre 1836. 

Le  prix  de  chaque  volume,  pour  les  souscripteurs,  est  fixé  à  six 
francs.  Après  la  publication  du  premier  volume,  le  prix  en  sera  irré- 
vocablement porté  à  sept  francs. 

€)n  souervit  sans  ri<?ii  payer  îï'aDancc  : 

A  PARIS,  chez  l'Éditeur,  Th.  BALLIMORE,  rue  Hautefeuille,  20  ; 
Et  CHERBULIEZet  C'%  lib'^"  rue  S.-André-des-Arts,  68. 


IV'  riinpi  imfrîp  Hp  TirAI',  ii  Syîiil -Gnrmain-en-Iiayf: