1887 ^
-Kl
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HISTOIRE
DES
DOCTRINES MORALES ET POLITIQUES
DES TROIS DERNIERS SIÈCLES.
I.
A STRASBOURG,
CHEZ DERIVAUX, LIBRAIRE,
Successeur de Février;
A VALENCE, cher MARG-AUREL frères, Imprimeurs-libraires;
À AMSXERDAM, CHEZ S. DELACHAVX ET FILS.
DE L'IMPRIMERIE DE BEAU,
A Saint-Gcrniain-cn-Laye.
HISTOIRE
DBS
DOCTRINES MORALES
ET POLITIQUES
DES TROIS DERNIERS SIÈCLES,
PAR
INSPECTEOB GÉKÉRAL DES ÉTUDES,
Correspondant de l'Institut, etc.
TOME PREMIER.
PARIS,
AB. CHERBULIEZ ET C", LIBRAIRES,
RDE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N° 68.
JOUBERT, LIBRAIRE, RUE DES GRÈS-SORBONNE, N» 14;
GENÈVE ,
AB. CHERBULIEZ ET C>*.
1836
PRÉFACE.
— m »tt m
Nous possédons en France, sur les sciences morales
et politiques des derniers siècles, un aperçu remarqua-
ble; c'est un travail publié par Dugald Stewart dans
l'Encyclopédie Britannique et traduit fort habilement
par M. Buchon.
L'ouvrage dont je donne en ce moment le volume
qui embi-asse la Renaissance, la Réforme, la Ligue et la
première des Révolutions modernes, se distingue, et
par le sujet et par le but, de la belle publication du
célèbre philosophe d'Ecosse. Dugald Stewart , sous ce
titre de Sciences morales, a surtout compris ce qu'en
France nous appelons la philosophie; il ne s'est occupé
des sciences politiques qu'autant qu'elles se confon-
daient avec son sujet. Je m'attache, au contraire, essen-
tiellement aux doctrines politiques et je prends les doc-
trines morales dans leur sens le plus restreint et le plus
précis ; je n'aborde le progrès de la philosophie et l'état
de la religion qu'autant qu'ils expliquent le progrès de
la politique et de la morale.
Cependant nous différons encore, le célèbre Ecossais
et moi, sous un point de vue plus fondamental. Le
voici.
L'histoire de la science est dans les monumens de la
science, et surtout dans les monumens écrits , dans les
livres. L'histoire des sciences morales et politiques des
trois derniers siècles est l'histoire des théories qui, pen-
dant cet espace de temps , ont régné parmi les savans ,
ont prévalu dans les écoles; et sans doute cette étude
est à la fois importante et curieuse, puisqu'elle montre
aux esprits spéculatifs le progrès qu'a fait l'intelligence,
la route qu'elle a parcourue , les obstacles qu'elle a sur-
montés, et les méthodes qu'elle pourra suivre pour
atteindre à la solution des questions qu'elle débat en-
core. Il est pourtant, à mes yeux, une autre manière
d'étudier les doctrines morales et politiques des derniers
siècles, et une manière plus curieuse à la fois et plus
importante encore; c'est de s'attacher aux systèmes qui
ont prévalu dans le monde au même degré qu'à ceux
qui ont régné dans les écoles.
En effet, non-seulement les théories qui prévalent
dans les écoles sont rarement celles qui régnent dans le
monde ; mais puisque celles-ci nous gouvernent, qu'elles
font nos mœurs et nos destinées, nos prospérités et nos
malheurs, il me semble qu'elles méritent de fixer no-
tice attention principale; et c'est là le but et le sujet de
ce livre.
Dans le principe, la science, la théorie des écoles,
j exerce une sorte d'empire et de dictature; son influence
sur le monde ne peut, ne doit pas être niée, et le
monde n'est à son égard qu'une école d'application.
Mais dans le fait ces rapports et cette harmonie sont
; si rares, (|ue le désaccord qui règne entre le monde
( "I )
et l'école, entre les doctrines qui dominent ici et
celles qui dominent là, est ordinairement le mot de
l'énigme de nos destinées sociales. En effet, pour ne
citer qu'un seul et frappant exemple, ce qui explique le
drame moral et politique du seizième et du dix-septiè-
me siècle, est précisément aussi ce qui l'amena, c'est-à-
dire cette antithèse profonde qui régna entre les doc-
trines d'Erasme et de Charles-Quint, de Morus et de
Henri VIII , de Bodin et de Catherine de Medicis. Et
cette antithèse se perpétue, grosse de violences et de
tempêtes, jusqu'à nos jours. Elle est là sous nos yeux,
pleine d'irritation et de colère, épandue sur toute l'Eu-
rope.
Séparer ces deux séries de doctrines, ou bien re-
jeter les unes pour s'occuper exclusivement des autres,
c'est, à mes yeux, se priver du moyen de les appré-
cier les unes et les autres, d'en déterminer la valeur
réelle. Pour savoir si les théories de l'Ecole sont
utiles, si elles sont autre chose que de stériles ou de
condamnables utopies, c'est dans leurs rapports con-
stans , c'est dans leur lutte ou leur accoid avec les
doctrines du monde, qu'il faut sans cesse les envisa-
ger : qui veut avoir une opinion de quelque valeur doit
sans cesse transporter devant le tribunal de l'Ecole
les maximes du monde, devant le tribunal du monde
les théories de l'Ecole. La seule scission des doctrines
serait peu de chose; ce qui est grave et périlleux, c'est
la scission des esprits, la scission des générations qui se
trouvent en regard , la scission entre le présent et l'a-
venir ; et toujours cette autre scission résulte de la pre-
( »v )
niière, et toujours elle alimente non pas quelque con-
spiration secrète, honteuse de la conscience de ses
méfaits, mais une, mais mille conspirations publiques,
glorieuses de la conscience de leurs lumières. Et c'est
là qu'est le péril. On le sait, la théorie de l'Ecole, pure,
hardie, sublime comme toute création, exerce sur le
sentiment et sur l'intelligence un pouvoir légitime j on
peut déserter et trahir ce pouvoir, mais il demeure
établi dans la conscience comme un maître , comme un
vengeur providentiel. Il ne faut donc pas dédaigner ce
qu'on appelle communément les utopies de l'école.
D'un autre côté, elles sont frappées néanmoins de cette
sorte de stérilité, de monotonie et de mort morale, qui
pèse toujours sur l'étude à l'état de simple spéculati on,
et, sous ce rapport, les doctrines du monde ont sur
elles une éclatante supériorité. Moins absolues et moins
enivrantes de pureté, elles sont plus variées, plus ani-
mées, plus fécondes; elles sont l'humanité en œuvre
d'enfantement, et quelque grossières, quelque coupa-
bles qu'elles soient souvent, il ne faut les dédaigner
jamais : elles sont en possession de l'empire. Faire l'his-
toire des sciences morales et politiques qui ont régné
dans les écoles sans pénétrer dans le monde, c'est
faire l'histoire d'une abstraction , belle sans doute, mais
frappée de stérilité; faire l'histoire des doctrines qui ont
prévalu dans le monde sans obtenir la sanction de la
science, c'est souvent faire l'histoire d'une triste et
coupable réalité. Suivre, au contraire, dans leur appli-
cation , dans les conseils des princes , dans les débats
des corps politiques et dans les destinées des peuples
c V )
ce qu'à chacune de ses grandes époques l'humanité a
conçu de plus élevé et de plus pur pour sa constitu-
tion sociale, c'est, je crois, accomplir une tâche plus
utile et plus complète. C'est la tAche que je me suis
faite dans ce livre. Si elle a quelque chose de nouveau ,
ce n'est point par ce côté qu'elle m'a tenté j elle a quel-
que apparence d'utilité, c'est par là qu'elle m'a séduit.
Il m'a paru même, si j'ose le dire, qu'il y avait, dans
la situation de l'Europe, une sorte d'urgence à consi-
dérer sous ce point de vue les doctrines morales et po-
litiques des trois siècles qui ont fait notre situation. Il
ne faut pas se le dissimuler, jamais l'Europe n'a été
plus partagée qu'elle ne l'est aujourd'hui, jamais les deux
camps qu'y a jetés la Renaissance n'ont professé avec
des convictions plus complettes deux systèmes plus
nettement opposés, et jamais temps n'a été plus que
le nôtre gros d'orages de théories et d'orages de faits.
Heureux l'écrivain qui, montrant ce qu'ont été nos
doctrines depuis trois siècles, ce qu'ont été et la
lutte qu'elles ont amenée et le progrès qu'elles ont
fait faire, apporterait quelques paroles de conciliation
aux deux camps. Et quelle autre autorité que la raison
des siècles prétendrait- on faire valoir auprès de ces
générations qui se précipitent dans le progrès politi-
que, précédé ou non du progrès moral, avec un dé-
dain si profond pour la vieille expérience et une con-
fiance si naïve dans les théories les plus fraîchement
écloses? Quelle autre condamnation que la sentence
des siècles prétendrait-on opposer à ceux qui, domi-
nés par de chimériques préoccupations aussi, contes-
( VI )
tent avec un dévouement si stérile un progrès que n'ont
pu arrêter ni les Philippe II, ni les Richelieu, ni les
Louis XIV, ni tout ce que les temps les plus glorieux
ont eu de maîtres plus puissans ?
Paris, 20 mars 1836.
TABLE,
Pages .
Préface. i
Introddction. 1
PREMIÈRE PÉRIODE.
DE LA RENAISSANCE A LA RÉFORME. (1453 — 1517.)
Chapitre PREmER. — V«e générale sur cette époque. 29
Ghap. il — De l'état des doctrines morales et politiques au
moment de la Renaissance. 5 S
Ghap. III. — Des doctrines apportées en Occident par les ré- ,
fugiés de Constantinople. 44
Ghap. IV. — Pomponace, le plus grand philosophe de l'épo-
que, détache de la religion les doctrines morales. 51
Ghap. V. — Machiavel détache la politique des doctrines re-
ligieuses et morales. 68
Ghap. VI. — De la sympathie que ces doctrines trouvèrent en
Europe, et de l'état moral et politique de l'Occident au
moment où éclata la révolution de 1517. 89
DEUXIÈME PÉRIODE.
DE LA RÉFORME A LA RÉVOLUTION DES PAYS-BAS. (1517 — 1565.)
Ghapitre PREMIER. — Vue générale sur Cette période. 117
Ghap. II. — Du caractère moral et politique de la Réforme.
— Du caractère moral et politique des doctrines contem-
poraines, et en particulier de celles d'Érasme. 128
Ghap. III. — De l'accueil que rencontrent ces doctrines ; des
progrès et des retours qu'elles amènent dans la politique
du pouvoir. 147
( vin )
■ CuAP. IV.* — De l'accueil que les principes de 1517 trourè-
I rent auprès des passions populaires ; des doctrines morales
' et politiques qu'elles en déduisirent. 192
Chap. V. * — Doctrines morales et politiques des Écoles. —
Moyenne classe. — Presse. — Théâtre. — Publicistes. 229
Chap. VL* — Dernières doctrines de cette période. — In-
structions de Charles-Quint à Philippe II. — Traité de Ca-
teau-Cambresis. — Concile de Trente. — Formules de doc-
trines. — Inquisition et institutions nouvelles. 274
TROISIÈME PÉRIODE.
DE LA DÉVOLUTION DES PAYS-BAS A LA PREMIÈRE RÉVOLUTION d' ANGLETERRE.
(1565—1641)
Chapitre premier. — Vues générales sur cette période. 297
Chap. II. — Application de« doctrines de répression aux Pays-
Bas. — Révolution de 1565. — Instructions de Philippe II
à Philippe m. 308
Chap. III. — Application du système de répression en France. 351
FIN DE LA TABLE.
" Ce Chapitre cl Us deuï suivant de celle Période sont oolés VI, VII et VIII par
■erreur typographique seulement ; il n'y a point de lacune.
HISTOIRE
DES
DOCTRINES MORALES ET POLITIQUES
DES TROIS DERIVIERS SIÈCLES.
INTRODUCTION.
Les trois derniers siècles de TEurope sont des
siècles d'orgueil pour Pespèce humaine. Dans les
annales du monde, ils forment Tépoque des plus
glorieuses conquêtes, celles de rintelligence; l'é-
poque qui a vu la raison individuelle de l'homme
prendre son vol le plus hardi, et la conscience
publique s'assurer ses franchises les plus illimi-
tées. Ere d'émancipation politique et morale, cet
âge, mieux que tout autre, a su comprendre les
lois qui président au développement de l'huma-
nanité, et plus qu'en aucun temps la Providence
I. I
( - )
a comblé de ses faveurs celte intelligence de nos
destinées les plus hautes. Dans tout le cours de
ces trois siècles, ou ne sait quoi le plus admirer,
du progrès de la science ou de celui des institu-
tions.
Et pourtant, au bout de ces trois siècles de pro-
grès, est une ère de bouleversement et de contro-
verses; si ce n'est pas une ère de ruine, c'est du
moins une ère à disputer au désordre. L'on dirait
une ère. de décadence. Manque de foi aux cho-
ses et aux hommes, absence d'enthousiasme pour
les doctrines et pour les institutions, scepticisme
dans les lois et dans les mœurs, dégoût pour ce
qui est, épouvante de ce qui menace d'être ; telle
est la situation morale et politique où trois siècles
d'un développement immense ont jeté toute cetle
fraction de l'humanité qui a voulu ou qui a subi
le progrès.
Quel est le mot d'une énigme si extraordinaire ?
C'est ici, je crois, la plus grande des questions
du jour, celle qui domine toutes les autres, et
celle de toutes que la science doit résoudre le
plus nettement, puisque dans cette solution est
la leçon du jour et l'espoir du lendemain.
Le mot d'une situation est dans ce qui l'a ame-
née. Dans le progrès des trois derniers siècles et
dans la manière dont il s'est accompli, est le mot
que nous cherchons.
( 3 )
J'entreprends Thistoire âe. ce progrès ; je le
prendrai à son origine, j'en suivrai les grandes
phases, j'en décrirai les dessinées fondamentales.
Dans l'état présent delà société il faut si bien sa-
voir d'où nous venons, pour comprendre oià nous
allons, que je permets à qui le veut de prendre
pour un ouvrage de circonstance ce livre de lon-
gue méditation. Mais je déclare que la pensée de
choisir trois siècles d'un immense développement,
d'une instruction majestueuse, dans la vue d'en
abaisser l'histoire au profit d'une doctrine, ne
saurait entrer dans mon esprit. L'histoire dn passé
est au-dessus de la question du jour de toute la
hauteur qui sépare le ciel de la terre. Sans doute
la controverse du présent est déjà dans le passé,
puisque les mêmes besoins et les mêmes opposi-
tions nous agitent depuis trois cents ans; sans
doute aussi le passé est plein de questions irri-
tantes, plein de faits de violence et d'oppression;
mais du moins sur ce terrain neutre et calme, au-
guste nécropolis, les passions dorment glacées; là
il est permis de juger chacun suivant ses doctri-
nes et ses œuvres sans se faire l'homme de per-
sonne, et en parlant de là aux vivans on a le droit
de dire la vérité à tous. A l'historien qui s'élève
jusqu'à la vérité, fût-elle débordante des plus
amères leçons, ceux-là même que blessent ses li-
gnes sont forcés de rendre hommage. Devant la
( 4 )
loule-puissance du lait expire ia chicane des
partis, eût -elle le génie même à sa dévotion.
Loin d'abaisser cette majesté du fait devant une
doctrine, ou morale, ou politique, Thistorien a
le droit de mettre à ses pieds la vaine agitation
des systèmes. De la commune sentence de toutes
les générations dont il voit les peines et les vœux,
il a mission d'écraser ces théories fantasliquesqui
sont également en dehors de la nature morale
el en dehors de la condition sociale de l'hu-
manité.
Des questions qui ont été agitées depuis trois
siècles, des révolutions qui en ont été l'épreuve
ou la contre-épreuve, il sort au moins une vérité,
une au moins, et une vérité axiome; c'est celle
que nul progrès politique n'est désirable^ que nul
même n'est possible^ s'il n'est amené naturelle-
ment et fatalement par un progrès moral.
Pour sanctionner cette doctrine, à l'histoire
de tant d'institutions mal nées, avortées, se joint
le spectacle des catastrophes les plus sanglantes
et des réactions les plus déplorables.
Que le pi'ogrès moral et par conséquent le pro-
grès politique soient l'un et l'autre finis ou infi-
nis; qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas nécessité de
réformer sans cesse pour n'avoir à révolutionner
jamais ; qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas possibilité
d'arrêter la raison publique dans une situation
( 5 )
donnée, cela peut demeurer question et contro-
verse; l^axiome que je constate suffit à tous les
partis, puisqu'il satisfait à tous les vœux. Il re-
! connaît la loi du progrès et il accepte tous les gen-
I res de progrès, toutes les institutions et toutes
. les doctrines politiques, à la seule condition que
rien ne soit Teffet de la violence, qu'à tout pré-
side un progrès moral.
A son tour la réciprocité de ce principe con-
stitue un axiome, et cet axiome est encore de
haute portée; c'est celui que tout progrès poli-
tique, toute loi, toute institution fondamentale
qui ne sort pas naturellement d'un progrès mo-
ral, n'est pas un progrès, est au contraire une
aberration.
En effet, les mœurs seules peuvent inspirer les
bonnes lois, et les institutions qui ne répondent
pas aux mœurs du pays, j'entends aux bonnes, à
celles qui ont vie et puissance dans les esprits
élevés, sont mauvaises non -seulement en ce
qu'elles sont précoces et qu'elles offrent des ana-
chronismes qui révoltent la raison, mais en ce
qu'elles jettent le trouble dans l'organisme mo-
ral des peuples et y deviennent des causes de
paralysie ou de refoulement, en un mot des
causes de rétrogradation.
Dans ces principes, simples mais féconds en
applications, est non-seulement ia politique saine
( 6 )
et forte de tous les temps; dans ces principes est
aussi le mot de Ténigme que nous offrent le pro-
grès des derniers siècles et Tère de décadence
morale et politique, qui en est le résultat.
En effet, si ce progrès est incomplet-, s'il n'offre
rien encore de positivement acquis à Phumanité;
s'il est encore mis en question par tant de gens ;
s'il a jeté parmi nous encore plus d'élémens
d'antagonisme que de pacification, c'est qu'il est
moins une oeuvre de paix que de guerre; c'est
qu'il a plus envahi qu'il n'a pénétré la société;
c'est qu'il a été plus imposé qu'il n'est échu à
l'Europe; c'est que, germe débile et privé de
vie, il a été arraché du sein de sa mère, plutôt
que d'en éclore complet et fécond; c'est, en un
mot, qu'il n'a fait son entrée dans le monde qu'à
travers des résistances et des catasti'ophes.
Sans doute le mouvement des derniers siècles
a été majestueux; il ne l'a été pourtant que par
intervalles, et trop rarement il a été dans les con-
ditions de la régularité politique ou morale. Si
dans son origine il a été plus moral que politi-
que, et il l'a été, bientôt il a changé de nature
pour devenir plus politique que moral; à la
fin il a dévié au point d'être plus social que po-
litique. Alors aux paisibles travaux de la raison
s'est substitué le tumulte des passions; des mains
du philosophe la cause est passée dans celles du
( 7 )
démagogue, et quand la rue est devenue l'école,
ces lois éternelles qui constituent Tordre moral
du monde, ces lois que la Providence divine a
données à la fois à la raison et à la conscience de
riiomme, alin de lui servir de code à tous les
degrés de sa civilisation, ont été foulées aux
pieds comme des entraves à Témancipation de
Tespèce humaine.
Au bout d'un progrès impur est toujours une
révolution sociale. Et quV-st, en effet, Thistoire
morale et politique des derniers siècles? Elle n'est
pas un progrès pur. Elle est une lutte constante,
un duel acharné entre le progrès moral qui, d'un
pas calme et majestueux, cherche à descendre
des intelligences supérieures aux masses pour les
féconder du ges me de ses richesses, et entre la
violence matérielle que lui apportent, dans les
masses ou à la tête des masses, les esprits les plus
désordonnés, soit pour arrêter, soit pour préci-
piter ses pas au bénéfice d^un système ou d'un
autre. Et si de ce duel sacrilège, de cette lutte
impie qui constitue le drame moral et politique
des derniers siècles, nos jours de convulsive acti-
vité offrent fatalement le résumé, le mot de la
situation du jour n'est-il pas donné?
Il l'est si bien que nous comprenons, non-
seulement ce que nous sommes, mais encore
qu'il est impossible que nous soyons autre chose.
( 8 )
Mais où est le remède à apporter au mal ? Il
n'est pas diflicile à trouver : acceptez la grande
leçon des trois cents ans.
La leçon est ricîie, et elle est aisée à prendre.
Partout, dans les trois siècles, perce le progrès
moral, ce progrès qui amène tous les autres ;
mais partout aussi se montrent des mains gros-
sières qui Toppriment, qui le violentent, les unes
pour Tétouffer, les autres pour lui enlever ce
qu'il ne saurait donner. Si, dans Thistoire, il
n'est pas d'âge plus riche eu faits moraux, il
n'en est pas de plus révoltant en faits matériels ;
et si ce progrès que nous y cherchons à suivre
en constitue le mouvement et la vie intime,
l'oppression et la violence constituent les actes
les plus patens de cette vie. Ouvrez l'histoire
du premier de ces trois siècles, vous y trouvez
Louis XI, Richard III, Alexandre VI, César Bor-
gia, Machiavel, Henri VIII, Christian II, Ferdi-
nand et Isabelle, Marie-Tudor et Charles IX,
Voilà ce qu'on appelle la première ère de l'é-
mancipation moderne. Poursuivez, et à la place
de ces docteurs couronnés, ou de ces tyrans, les
uns froids, les autres furibonds, vous trouvez le
despotisme des démagogues et les fureurs de la
populace. A Charles IX succède la Ligue, aux
filles de Henri VIII l'œuvre des Puritains, aux
premières guerres de la réforme d'Allemagne,
(9)
l'éternelle guerre de trente ans; et quand il n'y
a plus ni puritains, ni ligueurs, ni guerres de re-
ligion; quand la royauté et la démocratie se
modèrent, l'aristocratie, qui a pris aux folies de
l'une et de l'autre une part si large, à son tour
fait des ligues, des complots, et s'exerce dans
les guerres de la Fronde au mépris des lois, à la
dérision de l'ordre.
Et pour gouverner ce délire, pour régler le
progrès moral et politique du monde, ce siècle a
des duc d'Albe, des Cromwel, des Richelieu, des
Mazarin, des Jefferys.
Le dernier siècle est plus sage et plus grave.
C'est une ère de science et de philosophie. Le
premier mot de cette ère est. Emancipation de la
conscience par la raison. Mais celle émancipa-
tion qui résume en elle tous les progrès de deux
siècles d'études, porte aussi dans son sein toutes
les colères et toutes les vengeances de deux siècles
d'esclavage; à peine son œuvre est-elle ébauchée
que, changeant de nature, elle se convertit en
oeuvre de violence et d'oppression. Ecrasons Vin-
fdme^ telle est de ses progrès, de ses lumières el
de ses vœux la formule dernière. Et l'infâme
était cette sublime institution qui depuis dix-
huit siècles préside à tout ce que le développe-
ment intellectuel et moral de l'espèce humaine a
produit de plus magnifique.
( »o )
Ce n'est pas tout ; cette émancipation, d'abord
si pure, mais qui bientôt s'est faite oppression,
se fait ensuite corruption et licence. En effet, du
système des libres penseurs et des philosophes
indépendans sort ce déisme, qui, pour affran-
chir la morale de la religion et de la politique,
la dépouille de toutes les institutions humaines
et de toutes les révélations divines. Puis, du
déisme émane cet épicurisme moderne, qui, au
même degré, fait abstraction de la conscience et
des destinées immortelles de l'homme, et qui,
dans ses honteux et derniers enfanlemens, jette
parmi nous cette littérature de rébellion contre
le goût et la raison, qu'aucune puissance du
monde ne sait plus bannir, dont le mépris moral
et le progrès moral pourront seuls nous faire
justice.
A l'athéisme religieux se joint ainsi l'athéisme
moral, et des deux ne peut naître en dernier lieu
que l'athéisme politique, qui est la dissolution
même du lien social.
Il y aurait exagération extrême à voir dans ce
triple anéantissement le progrès de trois siècles.
Ce triste phénomène n'offre que le résultat des
violences auxquelles on s'est porté de part et
d'autre dans une lutte si gigantesque et si impé-
tueuse. Une ère qui s'ouvre par une triple éman-
cipation, par une émancipation morale, politi-
(
que et religieuse ; une ère qui présente sept gran- j.
des et violentes révolutions, deux en Angleterre,
deux dans les Pays-Bas, deux en France, et une
en Amérique, a dû ébranler jusque dans leurs
fondetnens les croyances, les institutions et les f
mœurs.
Mais cet ébranlement impétueux n'est pas
Tœuvre complète des trois siècles, et si d'un
côté il y a violence, oppression, corruption et
licence, d'un autre côté il y a progrès pacifique,
progrès véritable, progrès imposant.
En effet, dans cet immense débat, les hom-
mes du progrès moral n'ont pas gardé le silence.
Non-seulement du premier jusqu'au dernier, ils
ont proclamé la nécessité de ce progrès et l'indé-
pendance de ses doctrines ; non-seulement ils ont
élevé la doctrine des mœurs au rang d'une science
complète et indépendante : mais encore, de Pom-
ponace à nous, ils ont montré aux peuples comme
aux rois que l'asservissement de la morale aux
intérêts des partis est au même degré une im-
piété et une folie; aux uns et aux autres ils ont
crié que, semblable au colosse qui écrase dans sa
chute le téméraire qui ose l'atteindre d'une main
sacrilège, la raison publique tue l'impie qui l'ou-
trage. Avec énergie ils en ont appelé à l'appui
que les bonnes mœurs prêtent aux bonnes lois;
avec force ils ont signalé les bienfaits que répan-
( )
dent sur les nations ces fortes doctrines qui gou-
vernent au nom du Ciel la pensée la plus intime
de Tàme. Sans cesse ils ont lutté avec dévoue-
ment. Ils ont quelquefois combattu avec colère
pour disputer au despotisme la liberté de la con-
science et Tinviolabilité de la justice. Si, presque
toujours, ils ont succombé dans une mêlée si in-
digne, au moins ont-ils toujours flétri la fourbe,
arraché le masque à la tyrannie et accompagné
de leurs anathèmes les noms des Machiavel, des
Mazarin et des Walpole. Aux moralistes se sont
joints les premiers écrivains de l'Europe; aux
philosophes, les prêtres les plus éloquens. Dé-
fenseurs de deux sanctuaires, de celui de la con-
science, de celui de la religion, avec quel art
sublime, quelle onction et quelle majesté les Pas-
cal, les Fénélon, les Bossuet, les Massillon, ont
tour à tour jeté la honte ou Tépouvanle dans
Pâme des corrupteurs de la conscience !
S'ils n'ont pas vaincu dans une lutte si grande,
ils ont au moins avancé la victoire, et, sur la fin
du dernier siècle, triomphait le progrès moral,
en assurant un progrès politique d'une immense
portée, si la grande révolution de l'époque, éclai-
rée par des doctrines plus pures, n'apportait pas
aux principes des violences nouvelles, des vio-
lences extrêmes.
Ces violences, ni l'Empire, ni la Restauration,
( ^3 )
lie les ont continuées. Cependant, run et Taiitre
(le ces systèmes, aussi aveugles dans leur marche
politique que dans les moyens de Fassurer, dé-
daignèrent ie progrès moral et tombèrent écrasés
par sa puissance.
S^isseoir sur le progrès moral, est désormais la
condition de la légitimité et de la stabilité d^un
système.
De tout gouvernement qui veut vivre,- — et les
gouvernemens moraux ne vivent que des pensées
de la raison publique, que des battemens de la
conscience nationale; — de tout gouvernement
qui veut vivre, le principe de vie est dans la puis-
sance de ses doctrines morales. La puissance des
doctrines morales est dans leur pureté, cette pu-
reté est dans leur indépendance. L'indépendance
des doctrines morales estTère moderne.
Je crois qu''en parlant de l'indépendance des
doctrines morales, on est généralement peu com-
pris.
Dans le langage ordinaire, on confond, sous
le nom de doctrines morales, les doctrines reli-
gieuses et les doctrines philosophiques, et Ton
subordonne à la philosophie et à la religion, la
morale, qu'on considère comme la fille de l'une et
de l'autre. Cela est à la fois exact et inexact. Quand
on a posé la morale comme la fille de la politi-
que, on s'est trompé ; on se trompe encore, quand
( '4 )
on la prend, ou pour la fille de la philosophie,
ou pour celle de la religion . Elle n''est, sans doute,
indépendante d^aucune de ces doctrines, mais, à
leur tour, chacune de ces doctrines est dépen-
dante d''elle. Si les grandes notions de Dieu et
d'homme ne se conçoivent pas en regard Fune
de l'autre sans amener la notion d'un lien ou
d'une loi religieuse, cette loi, elle-même, ne se
conçoit pas, si ce n'est comme loi morale. La
morale naît donc contemporaine de la reli-
gion.
La morale est dans des rapports analogues avec
la philosophie. La notion de loi morale ne se
conçoit qu'à la suite d'une notion de psycholo-
gie, cela est vrai, et en ce sens les doctrines mo-
rales dépendent des doctrines philosophiques;
mais l'unique notion nécessaire pour constituer la
morale, est celle d'une faculté morale, et cette no-
tion est non-seulement dans l'élude de l'homme
une des premières, elle est la plus importante
de toutes, et elle est inséparable de celle de vo-
lonté, qui explique tout l'homme.
La morale est donc aussi primitive que la phi-
losophie, aussi primitive que la religion, et elle
l'est plus que la politique. Il est vrai que, dans
son union avec ces doctrines, se trouve sa puis-
sance, et j'ignore si elle pourrait exister sans
l'une ou l'autre-, mais ce que je n'ignore pas.
( i5 )
c'est que ni la religion, ni la politique, ni la phi-
losophie, ne sauraient exister sans elle. Sans la
morale, la politique est un joug odieux, la reli-
gion un masque infâme, et la philosophie une •
torche incendiaire. La morale a même sur tou-
tes les autres doctrines au moins cette supériorité
qu*'elle en est la véritable pierre de touche. Niez-
le, prêchez, une religion immorale, enseignez une
philosophie immorale, suivez une politique immo-
rale, et vous verrez bien que vous soulèverez con-
tre vous la raison et la conscience publique. Il
est un autre point. La morale est à peu près tou-
jours la même; les syslèmes de religion, de poli-
tique et de philosophie sont variés; ils changent
suivant les temps, les climats et les moeurs.
Aussi, la morale a-t-elle une haute et souve-
raine mission dans FEglise, dans FEtat, dans
rÉcole.
Je le sais, on a sur la valeur de ses doctrines,
des vues fort différentes des nôtres.
Il est un système, je pourrais dire un parti,
qui ne veut pas que les doctrines morales soient
quelque chose par elles-mêmes, qui les considère
comme une simple émanation des doctrines reli-
gieuses, et attribue à leur émancipation, à leur
séparation de la religion, tous les maux qui ca-
l'actérisent la situation de TEurope. Il est un
autre système, et je pourrais dire un autre parti.
( i6 )
contraire au premier en tout autre point, mais
d'accord avec lui sur celui de la parfaite inuti-
lité des doctrines morales. Il s'y a pas de morale
dans ce système; ses doctrines morales ne sont
que réclîo des doctrines politiques, et l'émanci-
pation véritable du genre humain est son affran-
chissement de toutes les auti'es.
Plus ces théories sont extrêmes, plus elles ont
d'ascendant sur les esprits; l'une et l'autre elles
ont l'éclat de la simplicité. Aussi dominent-elles,
l'une et l'autre, dans l'opinion qu'on se fait com-
munément du progrès qui est accompli et de
celui que l'on attend encore. D'ailleurs, de ces
deux points de vue, l'un et l'autre ont cela de
puissant, qu'ils tiennent par un côté à la vérité
des choses.
Il faut, en elfet, leur faire cette concession, au
premier, que, sans la religion, la morale est un
édifice sans faite et sans base; «u second, que,
sans la politique, c'est une cité dénuée de gardes
et de remparts.
Mais après cela, tout est faux ou exagéré dans
l'argumentation de l'un et de l'autre.
Quand on nous dit que le progrès moderne
ou l'émancipation des doctrines philosophiques
a tué l'ordre moral et l'ordre politique; que,
sous l'empire uni de l'autel et du trône, les gou-
vernemens étaient forts, les peuples tranquilles,
( 17 )
les mœurs pures et les lois respectées ; que Vavé-
nemcnt des nouvelles théories a frappé au cœur
rhumanité jadis heureuse de ses institutions sé-
culaires et de ses vieilles croyances ; que, de
celles qu'on lui a offertes pour les remplacer, elle
n'a pu accepter aucune ; et que Tunique fruit de
toute celte prétendue émancipation de la con-
science par la raison est Finsurrection qui sta-
tionne dans les rues ou s'agite dans les clubs;
que de cette épouvantable anarchie des esprits
le retour franc et prompt sous la bannière sa-
crée de Tordre ancien est le remède unique :
quand on nous dit tout cela, on ne considère pas
deux choses, d'abord qu'une partie de ces asser-
tions est fausse, ensuite que l'anéantissement du
mal est hors des possibilités humaines.
En elfet, si l'on prétend qu'avant l'avénement
des doctrines modernes le monde reposait tran-
quille, on ment à soi-même ou à l'histoire. Les
querelles de l'Empire et du sacerdoce ont fait as-
sez de bruit et pendant assez de temps, pour que
personne neles ignore, et si la séparation des deux
domaines a été prononcée, c'est que cette sépa-
ration était devenue nécessaire. Prononcée plus
tôt, nous n'avions ni l'insurrection des paysans
de la Souabe, ni celle des paysans de la West-
phalie; nous n'avions ni les gueux de plaine, ni
les gueux de mer, ni les gueux de bois, ni la
I. 2
( i8 )
Ligue, ni les Têtes-Rondes, ni la guerre de trente
ans, ni celle des Camisards, ni enfin celle des
paysans de la Vendée,
i Quand on demande le rétablissement de Tordre
ancien, on se trompe du tout au tout. D^ibord,
cet ordre ancien ne se trouve à aucune époque
donnée de Thistoire, puisque les querelles du sa-
cerdoce et de TEmpire avec les querelles de la
féodalité et de la monarchie constituent la trame
historique de tout le moyen âge. Ensuite, on est
encore dans Terreur quand on s'imagine qu'un
I retour serait possible. Les doctrines et les insti-
; tutions s'établissent, elles ne se rétablissent pas.
Si celles qu'on accuse d'avoir été pour l'Europe
la boîte de Pandore y sont advenues, c'est qu'elles
ne pouvaient pas ne pas sortir des événemens. Les
faits les ont amenées. Les faits du moyen âge, et
plus encore les méfaits, en étaient gros. La faute
n'a pas été de les laisser venir, la faute a été de
vouloir les empêcher de s'établir, de leur refuser
le droit commun, le jugement par devant la rai-
son et la conscience. C'est en leur déniant justice
qu'on les a forcées de se faire justice ; c'est en les
rendant, par l'oppression, assez puissantes pour
être justes dans leur cause, qu'on les a rendues
assez puissantes pour être injustes dans celle des
autres, pour opprimer à leur tour.
Les opprimer encore une fois et faire reculer
(' «9 )
aujourd'hui vers le passé la fraction avancée de
l'Europe, c'est l'idée fixe du système que je com-
bats. Cette idée, je la déclare complètement ab-
surde, puisqu'elle est de tout point contraire à la
nature morale de l'homme et aux leçons que
nous crient toutes les pages de l'histoire.
Mais quelle est la fraction vraiment avancée
de l'Europe? J'avoue que je ne considère pas
comme telle celle qui vient communément se
poser sous ce nom, et qui n'a dans le fond qu'une
seule idée non plus, et une idée fixe encore,
celle de substituer au progrès moral le progrès
politique, au progrès politique le progrès so-
cial, au progrès du temps celui de la création
instantanée; idée usée, s'il en fut jamais, puisque
sur elle ont passé tant de siècles, ont roulé les le-
viers et lesdébordemens de toutes les révolutions.
Je prends, au contraire, pour la fraction la plus
avancée de l'humanité celle qui a le plus d'idées,
le plus de lumières et par conséquent le plus de
moyens; car, à l'époque où nous en sommes, la
puissance est nécessairement dans la science
point de doctrine forte, point d'actron réelle. Le
règne du hasard ou de la brutalité n'est plus
qu'un mauvais souvenir.
Je passe, après ces mots de définition sur la
fraction avancée de l'humanité, au second sys-
tème qu'on avance sur la valeur des doctrines
( )
morales, et quej^ai à combattre. Il est professé, ce
système, précisément par ceux qui, si faussement,
à mon avis, se disent à haute voix les plus avan-
cés. Ils sont avancés, en ce sens qu''ils n'en veu-
lent pas aux doctrines morales d'être advenues
dans le monde. Ils leur en veulent au contraire
d'y être encore, et c'est en cela qu'ils sont en
arrière. En effet, en déniant à ces doctrines
leur puissance sur les institutions politiques, leur
nature et leur caractère ; en les déclarant illégi-
times dans leur origine et dans leurs préten-
tions; en les subordonnant aux doctrines politi-
ques et en les réduisant à l'humble rôle d'échos
de ces doctrines, ils établissent un système qui a
trois cents ans de date, et qui ne doit pas comp-
ter sur autant d'années encore ; car c'est un ma-
chiavélisme si brut et si repoussant, qu'il serait
désavoué par Machiavel lui-même.
La cité, la constitution, le gouvernement, les
; droits et les devoirs des citoyens : voilà, disent-
'• ils, les objets uniques de la science sociale; et les
principes qui y président constituent seuls la véri-
table doctrine politique ou morale. Toute autre
est ou un rêve de philosophie ou un rêve de reli-
gion. Seuls, le bien et le mal politique fondent le
bien et le mal moral. La vertu, c'est tout acte qui
sert la chose publique ; le vice, c'est tout acte qui
; la compromet. Tel acte que la morale religieuse
( )
se plairait à traiter de crime, dans ce système
peut, suivantle but, être un acted^un magnanime
dévouemenl, tandis que le dévouement que pro-
clame la morale ancienne, dévouement à un
principe, dévouement à une personne, peut être
un vrai crime de lèse-cité.
Ces principes, on en convient, choquent en-
core la vieille morale, la vieille société; mais
cette société et cette morale, dit-on, n'ont plus
désormais qu'une existence décrépite, usurpée;
elles sont en dehors du droit et de la raison ; et
l'émancipation complète, celle qui en politique
met tin à toutes les illusions, à tous les rêves d'u-
topie philosophique et à tous les dogmes d'utopie
religieuse, est désormais la condition légitime
des nations si impatientes déjà d'entrer dans
cette ère nouvelle.
Je dis que ce système, qui a ses voiles comme
tout ce qui craint d'effaroucher, mais que j'ai
suivi jusque dans son dernier ésotérisme, recule
de je ne sais combien de siècles. En eâPet, ce n'est
pas seulement au siècle dernier, c'est au dix-sep-
tième, c'est au seizième, c'est même au quinzième,
que je trouve ces doctrines. Dans tous ces siècles
le même système apparaît comme une grave
aberration, et pourtant je l'accepterai tel qu'il se
produit encore, et je proclamerai que, dans la
science de l'homme, il n'est rien qu'on puisse
( ^2 )
qualifier de doctrine morale, à cette condition
seulement que dans Punivers on anéantisse d'a-
bord Tordre moral et les lois qui le constituent;
que, de cet ordre moral, on arrache ou Tidée et
l'existence de Dieu, et qu'ensuite, de l'homme,
on retire la conscience et la raison.
C'est là toute ma réfutation de ce système. Et
je crois, en effet, les doctrines morales impéris-
sables en dépit des uns, et souveraines en dépit
des autres, tant que ne sera pas accomplie cette
triple œuvre d'anéantissement.
Mais que valent vos doctrines morales ? Les
mœurs et les principes s'en vont ensemble ; le
désordre est dans les intelligences et dans les
consciences, comme il est dans la cité et dans les
rues ; on l'a dit.
Oui, on l'a dit, on a dû le dire ^ on a dû vous le
dire f mais à vous se borne la nécessité de la
révélation, à vous s'arrête le fait. Car, s'il y a
désordre, il n'y a pas désordre général. Grâce à
Dieu, le genre humain n'est altéré ni dans sa
raison ni dans sa conscience, et ce n'est pas d'une
seconde chute de l'homme qu'il s'agit; c'est d'une
crise, et d'une crise sociale qui n'est ni universelle
ni nouvelle.
Tout le désordre qui est et qui cherche tant à
se grandir, mais qu'on ne doit ni exalter pal-
peur ni contester par aveuglement, n'est comme
( )
théorie qu'une mauvaise tradition du passé ;
comme état moral, qu'une simple impuissance
de foi et de raison ; et, soit comme théorie, soit
comme état moral, ce désordre est parce qu'il ne
saurait pas ne pas être.
En eflPet, ces libres croyances qui, dans leur
lutte et dans leur colère contre des doctrines et
des institutions oppressives, se sont fait un petit
coin en Italie, dès le xvi" siècle - une grande place
en Angleterre au xvif; une place immense en
France au xviif -, dans l'Europe entière au xix";
ces croyances qui ne voient l'ère de leur triomphe
que dans l'anéantissement de toutes les doctrines
contre lesquelles elles sont en guerre depuis si
long-temps, ont puisé dans les fautes, dans les
violences et dans les déceptions de nos mauvais
jours, cette espèce de sanction que le scepticisme
puise toujours dans les grandes aberrations de
l'humanité. Fortes des méfaits commis au nom
de la religion, de la morale, de la politique, de
la philosophie ; plus fortes encore des mécomp-
tes qu'a faits naguère un progrès politique qui,
loin de vouloir se faire social, s'est hâté de se
faire moral, elles exercent sur les intelligences,
comme sur les passions , \m empire déplorable,
un empire immense. Dans les intelligences elles
tuent cette puissance de discernement, cette rai-
son pure et calme qui, délégation providentielle
( -4 )
dans rhomine, sait rendre justice à tout, en se
mesurant elle-même, selon sa force et sa fai-
blesse; dans ia conscience, elles anéantissent
cette puissance de foi aux immortelles destinées
de rhomme et aux lois éternelles du monde, qui
doit régler, arbitre suprême, les délibérations
d^une volonté soumise à la loi divine et les actes
d'une vie soumise à la loi humaine.
De ce déplorable égarement des plus nobles fa-
cultés de rhomme les victimes sont nombreuses,
sans doute; mais autour de nous n'en sont plus
les auteurs. Nous Pavons dit, le désordre qui rè-
gne est une tradition, il n'est pas une création;
il est un égarement et n'est pas un anéanisse-
ment; il est un effet, il n'est pas une cause ; il n'est
que la fin dernière des doctrines du passé; il est
l'épuisement de cette orgiaque ivresse et de ces
fureurs bachiques qui ont marqué les jours né-
fastes de notre histoire.
Pour prouver que le désordre est, au contraire,
plein de vie, gros de progrès et assuré d'ave-
nir, on objecte ses créations du jour. La litté-
rature est, dit-on, l'expression de la société, et
notre littérature est désordonnée. J'avoue que, si
la littérature du jour est notre expression la plus
pure, l'absence de goût et de raison, de sens com-
mun et de sens moral, en un mot un désordre très-
complet est le caractère de l'époque. Majs, aux
( '^^ )
époques d'une riche et haute civihsation, il est
quelquefois plusieurs sociétés et plusieurs litté-
ratures. Parmi nous, j'en distingue deux. Il est
une société marchande, et une société qui ne
Test pas; il est une littérature marchande, et
une littérature qui ne Test pas. J'appelle l'une la
basse, l'autre la haute. Or, la haute littérature d'un
peuple, c'est celle qui peint son état moral, sa vie
la plus pure, sa pensée la plus élevée, tout ce qui
a puissance et intelligence, ce qui porte en soi
Tinspiration du jour et la destinée du lendemain.
Si cela est, je ne crains pas d'affirmer que notre
société, haute dans mon sens, et notre littérature,
haute dans mon sens aussi, sont loin d'accuser et
de réfléchir le désordre.
Le roman et le drame du jour, qui réfléchis-
sent si purement et si naïvement le désordre
des intelligences et des consciences, ne sont pas
notre expression véritable ; et si ce désordre est
immense, s'il a parcouru, fleuve impétueux, tou-
tes les lignes du pays, nulle part il ne s'est creusé
un lit profond, nulle part il n'a une demeure d'a-
venir. Bientôt, banni de nos champs, il n'y sera
plus qu'un souvenir ; il n'y laissera pas même une
ruine; car déjà d'habiles ouvriers fécondent le
limon qu'ont déposé ses ondes fugitives. Je le
crois, l'excès même du désordre en est devenu
le remède, en ce sens qu'il fait accepter la cure.
( ^(i )
Si donc le résultat d'un progrès, immense mais
sans cesse violenté, est en apparence une ère
de ruine, il cache en réalité une ère de renais-
sance. Sans doute, nous Tavons dit, Tabsence de
foi aux hommes et aux choses, Tabsence d'en-
thousiasme pour les institutions et les doctrines,
est un des caractères de l'époque; mais le besoin
de doctrines plus pures et d'institutions plus
puissantes en est un autre. L'ère du progrès poli-
tique par le progrès moral est arrivée ; l'ère du
gouvernement moral, de celui qui vit des lumiè-
res de la raison publique et des battemens de la
conscience populaire, est arrivée à son tour.
C'est pour concourir à l'établissement du pro-
grès pacifique qu'amènera cette ère, que nous
présentons l'histoire des trois siècles du progrès
orageux. Nous l'avons dit, prenant ce dernier pro-
grès dès son origine, à la renaissance des lumiè-
res, nous le suivons jusqu'à nos jours. Nous distin-
guons, dans l'histoire des doctrines morales et
politiques de ces trois cents ans, sept périodes :
la renaissance, la réforme, la révolution des Pays-
Bas, la première révolution d'Angleterre, la se-
sonde, la révolution d'Amérique, la première
révolution de France, et celle de i83o.
Ce drame, dont les scènes se jouent dans deux
mondes, offre des leçons imposantes. Les peuples
I ne profitent pas, dit-on, des leçons de l'histoire;
( ^7 )
est-ce à dire qu'il faut renoncer à les avertir
ou leur donner la férule ? Je ne le pense pas ; je
crois qu'ils sont maintenant trop grands pour la
recevoir, et que personne n'est plus assez grand
pour la donner.
FI?t DE L INTRODUCTIOJr.
PREMIÈRE PÉRIODE.
DE LA RENAISSANCE A LA REFORME.
(1453—1517.)
PÉRIODE DE 64 ANS.
CHAPITRE PREMIER.
«a>^< «»=---
VUE GÉNÉRALE SUR CETTE ÉPOQUE. /
Le progrès que nous avons entrepris de décri-
re, et qui, dans le cours de trois siècles, est une
succession des luttes les plus violentes, prend son
origine dans la renaissance des études les plus
pacifiques, les plus inolFensives. C'étaient des étu-
des de littérature et de philosophie. Cette philo-
sophie et cette littérature étaient même antiques.
Cinq siècles de décadence et de barbarie avaient
passé sur Pune et Tautre; elles étaient froides,
elles étaient glacées.
( 3o )
Mais un orage, rinvasioii de Constantinople
par les Turcs, jeta ces lumières dans le sein des
populations d'Occident, par les réfugiés grecs,
au moment même où ces populations, grâce aux
travaux des Pétrarque et des Boccace, renais-
saient d'elles-mêmes au goût, à la raison, au
sentiment de la dignité humaine. L'éclair ren-
contra des éclairs. En effet, si les réfugiés qui
apportèrent ces études, furent aussi pacifiques
qu'elles ; si ce furent les plus imbelliqueux des
hommes, de vrais savans de l'empire- grec, ils
eurent pourtant à peine louché le sol de l'Italie,
qu'ils y firent éclater des tempêtes. Des accens
d'émancipation rencontraient alors des vœux de
liberté, et causaient des révolutions.
Neuf ans après la prise de Constantinople na-
quit en Italie Pomponace, qui devait émanciper
la philosophie ; et, sept ans après Pomponace,
y naquit Machiavel, qui devait émanciper la po-
litique.
Ces deux hommes amenèrent le changement
de toutes les doctrines et de toutes les institutions
sur lesquelles reposaient l'ordre moral et l'ordre
social du monde.
A ces deux hommes, qui furent les plus grands
parmi les élèves des réfugiés, et aux deux faits
d'émancipation qui dominent -les études morales
I et politiques de cette époque, se rattachent tous
( 3« )
les autres faits, toutes les autres doctrines. Tout
se trouve amené ou expliqué par ces faits et ces
hommes. Nous donnons dans cet ordre Thistoire
de cette époque, sans plier les événemens aux
idées ou les doctrines aux événemens, acceptant
dans leur simple vérité, mais aussi dans toute
leur grandeur, Torigine et les progrès du débat
qui s'ouvre.
Où en étaient, à cette époque, les uns à Tégard
des autres, les peuples et leurs maîtres? Où en
étaient leurs doctrines morales et politiques?
Que vint demander, pour les doctrines mora-
les, Pomponace , le plus grand philosophe de l'é-
poque ?
Que vint faire, pour les doctrines politiques,
Machiavel, le plus grand des publicistes?
Comment l'Europe accueillit-elle les enseigne-
mens de l'un et de l'autre ?
Quel fut le résultat immédiat de leur oeuvre ?
Avec quelles doctrines les peuples arrivèrent-
ils à la révolution religieuse de 1617?
Voilà les questions qui résument le débat de
l'époque, voilà aussi l'ordre dans lequel nous
avons à les suivre.
Si, de la science, qui peut échoir à l'intelli-
gence humaine, nous essayions de nous élever à
celle qui lui est refusée ; si, dans ce que l'his-
toire nous montre, nous prétendions voir aussi
( 32 )
ce qu'elle nous cache, nous serions amenés sans
doute à dire admirable celle marche de la Pro-
vidence qui, à Constanlinople, jelle au milieu
d'une civilisation décrépite des barbares que
leurs victimes doivent civiliser tôt ou tard, et
dans les débris de cette civilisation, portés à
d'autres barbares, aux peuples de l'Occident,
donne à ces derniers le germe des plus glorieux
progrès. Mais, loin de vouloir interpréter le des-
sein de la Providence, et payer à ses voies, dans
nos récifs, un tribut d'éloges que les faits paient
mieux que les mots, nous nous tenons à ces faits
et nous bornons à lire dans les pensées des hom-
mes. C'est encore là s'occuper de la pensée de
Dieu ; le génie en est le reflet, les hommes en sont
les inslrumens; et si à celte époque ils ne furent
que des inslrumens grossiers, ils furent encore des
inslrumens sublimes. En effet, les desseins qui
s'accomplissent dans ces soixante ans, sont plus
hauts que les leurs. Dans ce labyrinthe qu'of-
fraient alors les doctrines et les institutions, et
dans cette guerre de tous contre tous, qui est
l'histoire du temps, quelle est l'intelh'gence hu-
maine qui eût pu tracer une voie aux peuples ou
à leurs maîtres ? Une intelligence supérieure à
celle de l'homme a seule pu diriger d'une manière
si ferme la marche si imposante des nations.
( 33 )
CHAPITRE SECOND.
DE l'état des doctrines MORALES ET POLITIQUES AU
MOMENT DE LA RENAISSANCE.
Il est, de nos jours, une Europe en morale et
en politique, comme il en est une en géographie.
Peut-être la première ofFre-t-elle autant de nuan-
ces de doctrines et d^institutions que la seconde
pi"ésente de variétés de peuples et de climats;
il n^en est pas moins vrai qu'une certaine unité,
une certaine communauté de mœurs et d'inté-
rêts, se fait sentir jusque dans les dissonances
qu'on peut remarquer encore. En elFet, chacun
des états qui composent cette agrégation un peu
fortuite, est lié à tous les autres, est obligé de les
observer tous, et aucun ne peut plus toucher à
ses lois fondamentales, sans que tous se croient
tenus de s'en alarmer. Volontaii e ou fatale, l'unité
est réelle. Si elle est un mal pour les uns, elle est
un bieu pour les autres. Aux uns et aux autres
I. 3
( 34 )
elle ofFre au moins cet avantage, qu^elle agrandit
à Tinfini leur horizon moral et politique.
De cette unité, cVst à peine s'il existait en i453
quelque grossière ébauche. Nul système européen
à cette époque. Les relations étaient difficiles;
les communications étaient rares; aux rapports
moraux, comme aux rapports matériels, s^oppo-
saient la situation politique des peuples et les
embarras qu^elle leur créait. Entre la royauté et
les seigneurs, entre les seigneurs et leurs vassaux,
entre ces vassaux et les communes, il existait, dans
chaque pays, des luttes si permanentes et si ani-
mées, qu'elles absorbaient tous les esprits, que
personne n'avait le loisir de s'occuper d'une
question ou d'une chose générale, d'une Eu-
rope, d'une politique européenne.
Il y avait pourtant communauté d'intérêts et
conformité de tendances, et, sous certains rap-
ports, l'Europe offrait un système qu'elle ne
présente plus de nos jours : partout la même foi;
pour tous le même pontife; ce pontife, le père de
tous les fidèles. A la voix de ce vicaire de Jésus-
Christ, pendant deux siècles, l'Europe avait mar-
ché sous une bannière commune. La même
langue, sacrée pour tous, était connue d'une ex-
trémité à l'autre ; la situation morale et politique
de tous était semblable; dans tous les cœurs ré-
gnaient les mêmes vœux, car tous les peuples
( 35 )
éprouvaient le même besoin d'ordre, de protec-
tion et de franchises. Sous tous ces points de vue,
ils s'observaient comme ils s'observent de nos
jours, et, malgré leur isolement, malgré l'absence
des routes et des canaux, des journaux et des tri-
bunes qui maintenant font tour-à-tour de l'Eu-
rope entière un sénat, un forum, un salon ou un
club, le serment du Rutli et la conquête de Gre-
nade trouvèrent de l'écho dans les montagnes de
la Scandinavie et dans les plaines de l'Irlande.
Il y avait donc une Europe, une ébauche d'Eu-
rope même avant 1^53.
Et nous sommes autorisés par conséquent à
demander quel était le caractère moral et poli-
tique de cette grande agrégation ? quelles en
étaient les doctrines générales, celles qu'on peut
considérer comme constituant la vie même de
l'Europe ?
La réponse à deux questions qui n'en font
qu'une, est donnée dans un seul fait : la religion
dirigeait la morale et la politique. L'état et l'é-
cole étaient dans l'Eglise ; le christianisme avait
fondé ou civilisé tous les empires ; le clergé avait
créé ou réglé toutes les études ; toutes les doc-
trines et presque toutes les institutions étaient
son oeuvre, et cette oeuvre faisait à la fois son
règne et sa gloire. L'Europe était si bien gouver-
née par la religion, qu'au-dessus des codes qu'a-
( 36 )
vaient apportés les conquérans des anciennes
provinces de TEinpire, et au-dessus des lois ro-
maines que conservaient ces dernières, planaient
la législation de Moïse et les décrets du droit
canon, qui réglaient à la foisPélat et la famille.
Pour caractériser cette situation d'un seul mot,
on Va nommée la théocratie du moyen âge. Dire
que c'était une théocratie véritable serait une
exagération extrême. Mais on sait que la religion
n'est pas autre chose qu'une théocratie morale,
et dès-lors on comprend que là où la religion est
puissante, il y a théocratie dans les doctrines et
dans les mœurs. Il y a donc théocratie dans
le moyen âge ; il y a théocratie pontificale et
théocratie royale; il y a même théocratie po-
pulaire, et le Dieu le veut des Croisés n'est pas
autre chose.
La théocratie ne se bornait pas aux doctrines,
elle respirait dans les institutions. Plusieurs mo-
narques étaient vassaux du pontificat suprême ;
le premier de tous se glorifiait du titre d'avocat
de l'Eglise; des litresplus modestesy rattachaient
les autres ; de hauts et puissans seigneurs étaient
inféodés aux évêques ; aux abbés et aux abbesses
obéissaient des chevaliers et des barons.
L'inféodation morale était plus intime. Un
clergé, sinon fort d'une science hautement pro-
gressive, du moins en possession d'un savoir net-
( 37 )
tenient ai rêlé et <ruii sacerdoce qui élevail jus-
ques au-dessus de la couronne, gouvernait les
intelligences, et, dans toutes les classes de la so-
ciété, les consciences étaient dirigées diaprés les
mêmes codes et les mêmes règles.
De cette théocratie morale et politique, Tauto-
rité royale avait eu quelquefois à se plaindre;
d'autres fois les populations elle-mêmes avaient
pu en murmurer; mais la supériorité des lu-
mières Tavait établie; d'immenses bienfaits, de
hautes institutions l'avaient consolidée; ses ré-
sultats étaient brillans encore, et, en thèse géné-
rale, les peuples et les rois la respectaient. Au
nom de la religion, les peuples prenaient encore
les armes ; à leur foi, ils sacrifiaient encore leurs
biens les plus chers. Les rois, à leur tour, étaient
dévoués à un ordre de choses où leurs droits pui-
saient une sanction si auguste ; et, si quelquefois
le glaive spirituel les fit trembler sur leurs trônes,
ils comprenaient néanmoins que, sans l'appui
de cette arme sacrée, le glaive temporel qu'ils
tenaient de leur côté se briserait impuissant dans
leurs mains.
Cet ordre politique offrait, non-seulement un
caractère hautement religieux et moral, il pré-
sentait des rapports nettement tracés et reposait
sur un fondement sacré, sur des lois divines et par
conséquent des lois éternelles.
( 38 )
Telle était l'Europe, telles étaient ses institu-
I tions et ses doctrines générales avant i453.
Et tout cet ordre de choses, toutes ces doc-
trines et ces institutions, les réfugiés de Byzance
vinrent les ébranler jusque dans leurs fondemens,
déchirer le pacte de la religion et de la philoso-
phie, de la politique séparer la morale, et opérer
une double émancipation, le tout en substituant
:\ l'autorité la discussion, le progrès à l'immu-
tabilité.
Comment la Grèce fugitive, la Grèce byzantine
a-t-elle pu opérer cette immense révolution ?
L'Europe, pour donner au germe qu'on lui ap-
portait un développement si rapide, n'a-t-elle
pas dû présenter un terrain d'une merveilleuse
fécondité?
En effet, l'Europe offrait ce terrain aux fugi-
tifs et aux doctrines de Byzance. Dans l'Occi-
dent entier, sous l'apparence du calme, se ca-
chait la tempête, et l'esprit de ces puissantes
populations du moyen âge, qui portaient encore
sur leur physionomie les marques du respect et
de la soumission, était sillonné par tous les genres
d'excitation et d'ébranlement. Déjà Tinsurrec-
tion perçait de toutes parts, dans les doctrines,
dans les institutions, dans tous les élémens du
corps social.
En effet, entre la politique et la religion l'ai-
( ^9 )
liance était apparente, la dissolution réelle. La
guerre de PEmpire et du sacei'doce s'était cal-
mée, mais elle en était là précisément parce que
la séparation de leurs intérêts était désormais en-
tendue, et qu'aucun genre d'ambition n'excitait
plus le successeur du pénitent de Canosse à com-
battre le successeur de Grégoire. La dictature du
pontificat n'avait-elle pas cessé, quand partout
s'effaçailla prépondérancedel'Egîise; quand, dans
son propre sein, on désertait son système; quand
l'épiscopat, jusque sur les bancs des conciles, se
prononçait pour l'indépendance des couronnes;
quand Rome, aux synodes de Pise, de Constance
et de Bàle, trouvait ses adversaires les plus re-
doutables dans ces prélats de France et d'Es-
pagne dont les prédécesseurs, pour régner par
elle, l'avaient jadis fait régner sur les rois ?
A la défection de ses princes, l'Eglise déjà
voyait s'unir la défection de ses peuples. L'in-
surrection religieuse était commencée. En France,
en Piémont, en Angleterre, en Bohême, des po-
pulations considérables s'étaient détachées des
institutions et des doctrines publiques, et, dans
tous les coins de l'Europe, de simples prêtres
répétaient les paroles d'opposition qu'impru-
demment avaient articulées des prélats.
Ainsi s'émancipaient non-seulement les princes
et les empires ; déjà se révoltaient les consciences,
( 4o )
et la houlette de la théocratie paraissait devoir
se briser par les coups mêmes qu'elle ne pouvait
pas ne pas férir.
Il en était de même du glaive de la féodalité.
Entre les vassaux et les suzerains, comme entre
PEmpire et le sacerdoce, la guerre s'était calmée.
Grâce au système d'émancipation et à la hache
de Louis XI, les donjons tombaient des hauteurs
du pays, comme tombaient les couronnes ducales
des têtes de la noblesse princière. Cependant
cette guerre, pour n'être plus violente, était sé-
rieuse encore, et à la fin de cette période, un roi
de France, en montant sur le trône, prit pour la
première de ses maximes celle de se mettre hors
de pairs.
De leur côté, les communes, surgies du progrès
des bourgeois autant que des torts de la féodalité
et de la politique des monarques, luttaient contre
les barons, et apprenaient dans cette lutte à por-
ter plus haut leur audace. En effet, dans les jours
difficiles, la royauté avait appelé aux états des
députés pris dans leur sein; les services qu'ils
avaient rendus et les subsides qu'ils avaient votés
étaient mis en oubli tout ensemble ; on avait à
les rappeler; on y songeait partout, et la manière
dont le fît contre le puissant Charles-Quint une
petite cité de Flandre, nous montre comment,
en dernière analyse, on entendait s'assurer ses
riviléges.
( 4i )
De cette émancipation et des discordes qui Ta- |
vaient amenée, la royauté profilait généralement
pour s'entourer d'hommes et d'institutions.
Cependant un esprit de révolte semblait se ré-
veiller partout. Les exemples que les pâtres de
quelques obscures vallées de Suisse et les bour- ;
geois des plus opulentes cités d'Italie, avaient
donnés en Europe étaient d'autant plus périlleux
que l'indépendance des uns et les richesses des
autres excitaient plus d'envie.
Mais la guerre n'était pas même circonscrite
dans, l'ordre religieux et politique, dans l'Eglise
et dans l'état; elle était dans toutes les études, et
toutes les écoles étaient des arènes. Partout on
attaquait l'empire de cette scolastique qui était
à la fois, et depuis quatre siècles, une rhétorique,
une logique, une philosophie et une théologie,
en (un mot, la science du monde. Sans doute elle
était enseignée encore et devait l'être encore
long-temps, mais déjà des doctrines nouvelles
affectaient d'en mépriser la forme et le fond, et,
à cette époque, pour parvenir à la faire écouter,
les plus modestes de ses défenseuis croyaient
déjà devoir la modifier dans leurs leçons *. Tous
ceux qui lisaient Boccace et Pétrarque, Cicéron
* Modifications apportées à la scolastique par Gabriel de
Biel.
( 42 )
et Horace, la sapaient dans sa base, et les nou-
velles littératures populaires, dans toutes les lan-
gues, chansonnaient et honnissaient sa vieille
allure. Quand abordèrent en Italie les fugitifs
de Byzance, déjà les peuples d'Occident avaient
sur les lèvres, pour une foule de doctrines, Tar-
guraent du doute ou le sarcasme du mépris.
A cet esprit d'insurrection littéraire, morale et
politique, se joignait une singulière excitation,
une sorte d'exaltation magique.
Celte gigantesque accumulation des richesses
de l'Asie et de l'Afrique, des objets d'art et des
monumens du génie des plus célèbres peuples de
la terre, qui illustrait celles des villes d'Italie que
l'Empire avait laissées libres ; cette haute fortune
que s'étaient faite les cités anséatiques du Nord
dont le commerce et l'industrie civilisaient les
contrées les plus barbares-, cette heureuse dé-
couverte du Cap qui ouvrait une voie générale
aux régions fabuleuses des Indes orientales ; celte
découverte plus heureuse encore des Indes occi-
dentales, qui bientôt révéla un nouveau monde;
cette vaillante expulsion des Maures de l'Anda-
lousie qui termina si glorieusement quatre siè-
cles de croisades; ces faciles expéditions d'Italie,
et ces beaux rêves de conquêtes que Charles VIII
jetait dans l'imagination du peuple le plus hardi
de la terre; cette brillante invention de la bous-
( 43 )
sole, qui enseignait à tracer sur TOcéan des routes
plus sûres et plus lointaines; cette création plus
magique encore de la presse mobile, qui fut à
elle seule une révolution tout entière : tous ces
faits si immenses donnaient aux esprits une im-
pulsion sublime.
Est-il surprenant que la foudre qui vint tom-
ber tout-à-coup au milieu de ces élémens ait
produit des flammes si subites et si vives? Nous
Pavons dit, le génie de la Grèce antique venant
souffler sur le génie du temps, c'était Téclair ren-
contrant réclair.
Quand les fugitifs de Byzance abordèrent en
Italie, ne sauvant du naufrage que des manu-
scrits, ni eux ni leurs hôtes ne jugeaient ainsi
le faible don qne les supplians tenaient dans
leurs mains. Que venaient- ils donc apporter à
rOccident touché du récit de leur catastrophe ?
( 44 )
CHAPITRE m.
DES DOCTRINES APPORTÉES EN OCCIDENT PAR LES
RÉFUGIÉS DE CONSTANTINOPLE.
On peut affirmer que tout ce que ces illustres
exilés apportèrent en Italie, ce furent des volu-
mes de philosophie et de littérature, avec le désir
de gagner leur vie à les expliquer. S'ils y joi-
gnirent quelque ambition plus haute, ce fut tout
au plus celle d'inspirer aux disciples qu'ils pour-
raient se faire en Occident l'enthousiasme qu'ils
éprouvaient eux-mêmes pour les seuls trésors
qu'ils eussent sauvés. Exercer sur les doctrines et
sur les institutions de l'Europe une action puis-
sante, en changer l'esprit et la nature, cela n'en-
trait pas dans leur pensée. Sans doute ils étaient
Grecs et d'un esprit ambitieux; l'exemple de Bes-
sarion devenu cardinal, pouvait donc leur inspi-
rer le désir de s'élever aux dignités; mais leur
antipathie pour une Eglise dont ils n'imploraient
( 45 )
les secours et dont ils ne flattaient le chef qu'eu
gémissant de leur humiliation, les éloignait de
cette perspective. La grossièreté générale deTOc-
cident excitait leurs sourires et leur pitié, et de
ces sentimens, ils pouvaient aller à quelque vœu
secret, à quelque projet intime de civilisation
plus haute; mais au dehors ils poussaient le res-
pect de Fhospitalité jusqu'à l'exagération , et,
en lisant avec leurs disciples d'Italie les lois ou
la République de Platon, les OEuvres morales ou
politiques d'Aristote, jamais ils ne sortirent avec
eux de l'Académie ou du Lycée. Personne plus
qu'eux ne savait se confiner dans Athènes sans
jeter un regard sur Rome. Leur existence était
une chose à part ; c'était la paix après l'orage, et
ces pauvres réfugiés avaient un tel besoin de la
paix, que, pour la conserver, ils faisaient abné-
gation de toute parole qui pouvait la leur ravir.
Pour eux plus de politique ; pour eux la philoso-
phie elle-même n'était plus que la religion. Une
seule querelle éclata parmi eux ; ce ne fut pas
pour savoir si le descendant des Paléologues ou
Mahmoud était leur souverain légitime ; ce fut
pour savoir qui, de Platon et d'Aristote, était leur
philosophe par excellence. Quand cette dispute
vint à éclater entre deux Grecs, entre Gémiste
Pléthon et George de Trébisonde, elle alarma
tous les autres ; ils furent bien obligés de prendre
( 46 )
parti et de se ranger en bataille ; mais, loin de
faire de ce problème une affaire de libre discus-
sion, des deux côtés on se hâta d'en appeler à la
religion pour le faire résoudre. On échangea bien
' quelques argumens de pure spéculation, mais on
n'y attachait pas d'importance. La religion fut
déclarée ai'bitre suprême. Les doctrines d'Aristote
sont les seules vraies, disait George, parce que
seules elles s'accordent avec le christianisme ;
celles de Platon sont fausses, par la raison con-
traire. Dans l'autre camp, on opposa aux parti-
sans d'Aristole précisément le même genre de
démonstration, et le juge du combat, le cardinal
Bessarion, rétablit, sinon la paix intérieure, du
moins le silence, en se prononçant pour cet avis.
On n'est pas plus réservé, on n'est pas plus
soumis aux lois et aux moeurs d'un pays que ne
le furent les réfugiés de Byzance accueillis en Oc-
cident.
Cependant ils y amenèrent, comme malgré
^ eux, une immense révolution, d'abord par leur
' apparition, ensuite par les livres qu'ils appor-
taient, enfin par les disciples qu'ils formèrent.
Leur apparition, avec tout ce qui s'y rattacha,
devint une sorte de résurrection de la Grèce an-
tique , de la vieille Athènes et de ses illustres
écoles. Leur enthousiasme pour ces beaux siècles
fut d'autant plus contagieux qu'ils laissaient à
( 47 )
leurs disciples plus de spontanéité. Leur enthou-
siasme alla loin. Plélhon ressuscita toute une
religion, toute une philosophie, toute une poli-
tique inconnue, en exposant les croyances de la
Hellade, les institutions de Sparte, la morale du
Portique. Et tout cela Pléthon le fit connaître
avec un zèle, un entraînement qui, à lui-même,
fit oublier qu'il était chrétien. En effet, quand
Pléthon exposait avec Taccent de Tenivrement
ces belles créations du génie grec, son langage
n'était plus celui de FÉglise. Sans doute il ne
voulait pas, comme on Vcn accusa, ramener au
paganisme; mais involontairement il amena,
par l'explication de quelques volumes anciens,
les comparaisons les plus fâcheuses pour les doc-
trines et les institutions modernes.
Les livres publiés par les Grecs, si imbelliqueux
qu'ils fussent, excitèrent les esprits plus encore
que leurs enseignemens. Ces livres n'étaient plus
des leçons de grec. C'était la plus belle littérature
et c'était la plus belle philosophie qui fussent au
monde. Ensemble elles inspiraient le goût de la
critique, l'amour de la liberté, la haine du des-
potisme, le mépris de la barbarie. N'était-ce pas
là s'attaquer à tout ce qui existait ? L'idéalisme
de Platon, le vol audacieux et les belles utopies
de ce sublime rêveur n'entraînaient-ils pas forcé-
ment la pensée dans des régions nouvelles, dans
( 48 )
des régions périlleuses pour les esprits fiiçonnés
par la scolastique ? Et la sévère analyse à laquelle
Aristote soumet les mœurs et les institutions des
peuples les plus célèbres du monde, ne venait-
elle pas ajouter des directions très-précises aux
excitations trop vives de Platon? Cest là le carac-
tère de la science : elle ne sait apparaître à Tin-
telligence sans Félever, sans pénétrer Thomme
du sentiment de sa dignité, sans exalter ses fa-
cultés les plus hautes.
Ce que ne firent pas les réfugiés et leurs publi-
cations, fut fait par leurs disciples.
Ces disciples étaient nombreux. C'étaient tous
les Italiens de goût, presque tous les princes et
prélats de ce pays, et toute la jeunesse un peu
éminente des autres. A la lête de ces disciples de
la Grèce étaient les premiers cardinaux, et au
rang des principaux admirateurs de ces études
antiques étaient les papes. Nommer Bembo et
Léon X, n'est-ce pas nommer plusieurs papes et
plusieurs cardinaux?
De ces disciples il y en eut de pacifiques comme
leurs maîtres*, comme eux attachés, les uns aux
textes, à la simple critique et à la stérile gram-
maire; les autres, à la savante philosophie, au
péripatétisme pur et au platonisme pur, ou bien
au platonisme de Plotin, au platonisme de Pro-
clus, au platonisme enrichi des oracles de Zo-
( 49 )
roaslre et des mystères de laKabbala. Tels furent
les Marsile Ficin, les Pic de la Mirandole, les
Reuchlin, et rimmense majorité de ceux dont
les noms ne se citent plus. Dans les écrits si nom-
breux et si prolixes de tous ces critiques, de tous
ces philosophes, pas une allusion politique, pas
une innovation en philosophie. C'est Fabnéga-
tion pure de la raison. Ces hommes ne sont pas
des individus, ce sont des rôles. Veut-on les con-
naître par leur langage?
«Dans tout ce que j'écris ici, dans tout ce que
j'affirme ailleurs, dit Marsile, le chef de l'aca-
démie des Médicis, je n'entends affirmer qu'au-
tant que l'Eglise approuve. » Et celte profes-
sion est la foi commune de presque tous ses
émules.
Mais parmi les disciples des réfugiés de By-
zance, il en est qui ont puisé dans les études des
inspirations plus hardies, plus conformes à la
force de leur intelligence. Il en est qui ont puisé
dans les études et dans le langage de leurs maî-
tres une sorte d'insurrection contre les mœurs,
les doctrines, les usages de l'Occident. Bembo,
lui-même, comme les Grecs, comme Plélhon,
oublia plus d'une fois qu'il n'était ni grec ni
païen, qu'il était cardinal de l'Eglise, et qu'il
était mal séant à un cardinal de parler comme
un adorateur des divinités de l'Olympe.
4
( 5o )
Mais, au nombre de ces disciples de la Gièce
ressuscitée, il en est deux surtout qui se distin-
guent. L'un a fait de Thistoire une étude spé-
ciale, Tautre a mesuré toute la philosophie : sans se
connaître ils ébranlent, Tun par ses leçons, Vau-
tre par ses livres jusque dans ses bases ce grand
système du moyen âge, qui met la religion à la
tête de toutes les institutions politiques et de tou-
tes les doctrines morales. L''un détache de la re-
ligion les doctrines morales, Fautre en détache
les doctrines politiques. Nous avons nommé
Pomponace et Machiavel : dans leurs travaux
apparaît le monde moderne.
( 5i )
CHAPITRE IV.
POMPONÀCE, I.E PLUS GRAND PHILOSOPHE DE LKPOQUE,
DÉTACHE DE LA RELIGION LES DOCTRINES MORALES.
L'histoire de rémancipation des doctrines mo-
rales n'étant pas été faite encore, Pomponace
n'occupe pas dans l'opinion la place qu'il y
mérite.
Pomponace n'est ni plus ni moins que l'homme
de génie de qui émane le mouvement philoso-
phique des derniers siècles, tout le progrès qui
constitue l'histoire morale de trois cents ans. Sans
doute, Pomponace n'a pas calculé tout ce pro-
grès; mais il a si bien senti la nécessité de l'en-
treprendre, qu'il a mis à remplir la tâche que
loi offrait sa position une élévation de vues et
une persévérance qui le placent au rang des plus
grands hommes de tous les temps.
Les hommes un peu éminens, ceux qui impri-
•( 5. )
ment aux siècles une marche, une pensée, les
hommes providentiels, ont toujours des missions
ardues. Celle de Pomponace était hérissée d^ob-
stacles. Trois systèmes également défectueux,
mais pesant sur le monde de toute Tautorité de
plusieurs siècles, gouvernaient les intelligen-
ces : la doctrine d'Aristote, implantée dans
FEurope par les Arabes; la vieille théologie de
Duns-Scot et de saint Thomas d'Aquin, associée
par les scolastiques à la philosophie du stagirite;
enfin Tancienne philosophie de la Grèce, fraîche-
ment apportée de By^ance. Partout régnaient ces
trois doctrines, et toutes trois elles substituaient à
la libre pensée, au génie créateur de la philoso-
phie, le dogme fait, la pensée enchaînée, Fim-
muable autorité. Profondément pénétré de Tin-
suffisance de toutes les trois, et impatient de se
mesurer librement avec les plus hautes questions
de morale et de philosophie, Pomponace résolut
de rendre libres toutes ces questions et d'éman-
ciper complètement Tintelligence.
Dans la crise où se trouvait le monde, le salut des
doctrines était dans la liberté. C'est ce que Pom-
ponace comprit parfaitement ; c'est ce qu'autour
de lui ne comprenait personne. Il savait son iso-
lement, mais sa mission était fatale ; on sait d'ail-
leurs que les obstacles sont des aiguillons pour
l'homme de génie.
( 53 )
De ses maitres Pomponace avait appris la pru-
dence; le courage qu'il montra fut son propre
bien, et il Tunil à la prudence au plus haut de-
gré. Révéler de sa pensée tout ce qu'il fallait pour
la faire comprendre, en cacher tout le reste : telle <
fut sa politique. Elle fut simple comme son gé-
nie. La nature envers lui s'était montrée prodi-
gue. Né de noble famille *, petit de taille, mais
plein de vie, et réfléchissant sur une physiono-
mie brillante tous les dons de rintelligence ;
d'une éloquence un peu populaire, mais d'ail-
leurs toule dramatique, toute pittoresque; versé
dans toutes les sciences de son temps, il fut le
premier professeur de l'époque. Il occupa des
chaires à Padoue et à Bologne; sa célébrité rem-
plit l'Italie, l'Europe. Ses adversaires égalaient
presque en nombre et en puissance ses admira-
teurs, quoique toute la jeunesse, quoique Bembo
et Léon X fussent de son côté. De ses ennemis
un seul, son collègue Achillini, qu'irritait la
désertion de ses auditeurs, pouvait balancer sa
renommée, et comprometti'e ses succès. En ef-
fet, ^ans ces joutes académiques qui consti-
tuaient alors pour la science la presse et la pu-
blicité, Achillini, défenseur de la scolastique et
d'Averroès, plus d'une fois enlaça le jeune athlète
* Mantoue, 1462.
( 54 )
dans ses dilemmes ; mais toujours quelque sail-
lie plus brillante que logique le débarrassa du
vieux lutteur. Cependant Pomponace eût re-
noncé sans peine à des combats qui pouvaient
le compromettre, si à ces débats, où il était
permis de prendre quelque licence, n'eût pas
assisté la génération la plus intéressante de son
siècle.
Ce ne fut pas, toutefois, dans ces joutes et ces
improvisations, ce fut dans des leçons profondé-
ment méditées et dans trois traités fondamentaux
que Pomponace exposa ses doctrines, tout en les
cachant sous celles d'Aristote, dont il prétendait
rétablir les plus pursenseignemens. Les doctrines
de Pomponace se résument toutes en ces mots,
affranchir la philosophie des dogmes de la reli-
gion. Mais ces mots, il ne pouvait les prononcer.
Ce qu'il pouvait attaquer ouvertement, ce n'était
pas l'empire de la religion, c'était le règne de la
scolastique, telle que l'avaient faite, d'abord les
professeurs musulmans de Cordoue, ensuite les
docteurs chrétiens du moyen âge, Averroès à la
tête des uns, et saint Thomas d'Aquin à la
queue des autres. Sans doute le philosophe en
voulait à l'absolutisme de la religion, mais tout
en se réduisant à le combattre dans les thèses de
la scolastique, il fallait encore des précautions et
des détours. Italien et formé par des Grecs, Pom-
( 55 )
ponace sut se faire entendre sans trop se faire l
persécuter.
Pour arriver k son but, il s'attaqua non pas à
Fensemble de la scolastique, mais à ses questions ^
fondamentales, par exemple, celles sur Pâme et
son immortalité; celles sur la Providence, le des-
tin et la liberté ; enfin celle des miracles. Libre
d'exprimer sa pensée, il n'eût abordé qu'une seule
de ces questions, celle de la liberté; ne pouvant
que laisser entrevoir ses tendances, il fut bien
aise de les éparpiller sur un plus grand nombre
de sujets.
Son premier soin fut de dégager l'âme elle-
même des liens où elle lui semblait comme em-
prisonnée. En effet, à ses yeux, le dogme de l'im-
mortalité, placé par la scolastique au sommet de
toutes les croyances, planait de là comme une
sorte de fatalité, de prédestination, sur la pensée,
la volonté, sur toute la vie de l'âme. Immortelle
et créée de toute éternité ou pour toute l'éter-
nité par le régulateur suprême de toutes choses,
l'intelligence humaine, il s'en plaignait, avait
une destinée invaiiablement et fatalement ré-
glée. Dès-lors plus de liberté. Dès-lors il y a pour
le philosophe véritable une triple tâche à rem-
plir : prouver que l'âme n'a pas une destinée si \
fatalement établie, et démontrer que la scolasti-
que, en affirmant le contraire, est impuissante à le
( 56 )
prouver ; que, sur cette grande question, la phi-
losophie doit être entièrement indépendante des
dogmes de la religion. Telle fut précisément la
tâche que se fit Pomponace, et, ne pouvant di-
rectement ^accomplir, il résolut de prendre ce
détour, de montrer que le dogme de Timmorta-
lité était plus que douteux, qu^il était complète-
ment incertain, qu'il n'était d'ailleurs d'aucun
intérêt ni pour la morale, ni pour la politique.
Tout cela, à celte époque, était d'une audace
extrême-, mais le mauvais état où se trouvait la
philosophie, et le débat qui était ouvert entre
Aristole et Platon sur la doctrine de l'àme, per-
mit non-seulement à Pomponace de soutenir son
opinion, mais encore d'accabler ses adversaires
de tout le poids d'une haute supériorité.
Disons d'abord combien les doctrines sur l'âme
étaient déplorables. Les Platoniciens enseignaient
trois âmes différentes, l'une végétative, commune
aux animaux et aux plantes; l'autre sensitive,
commune aux hommes et aux animaux; la troi-
sième rationnelle, commune aux hommes et aux
anges.
A cette théorie générale ils rattachaient une
foule de discussions secondaires, pour savoir si
les âmes des anges étaient créées avant le temps
ou avant le mouvement du ciel ; si les âmes des
hommes étaient créées immédiatement après cette
( 57 )
époque, mais non pourtant dans le temps*, et si
les âmes des animaux étaient créées dans le'
temps, et long-temps après celles des hommes.
Les péripatéticiens se distinguaient en deux
camps. Les uns n'admettaient pour la pensée de
tous les êtres intelligens qii\m principe unique
et universel, de telle sorte que les individus de
Tespèce humaine seraient les simples véhicules
de ce principe, le seul qui fût immortel. Les au-
tres enseignaient des âmes individuelles, mais
mortelles suivant la philosophie , immortelles
d'après la religion.
Pomponace avait trop de science et de raison
pour ne pas sourire intérieurement de ces théo-
ries; mais il avait aussi trop de tact pour ne pas f,
en profiter et faire voir qu'aucune d'elles, pas j
même celle d'Aristote , ne pouvait démontrer i
l'immortalité. Tel fut l'objet de son premier
traité**, traité court, diffus, plein de scolastique
et plein d'arguties , mais plein aussi d'une im-
mense érudition , et allant par mille détours au
grand but que s'était proposé l'auteur.
Ce but, nous l'avons dit, était de dégager la
* Quelques platoniciens, Ficin entre autres, enseignaient
que les ames sont créées par Dieu tous les jours.
** Tractatus de Animœ immortalitatc. Première édit. Bolo-
gne, 1516; dernière, par Bardili, Tubinge, 1791, in-S".
( 58 )
philosophie aspirant à rindépendance du dogme
d'une destinée immortelle et fatale. Pomponace,
après avoir protesté de son attachement aux
doctrines de TEglise, démontre successivement,
comme philosophe^ qu'aucun argument produit
dans les écoles pour prouver l'immortalité, n'est
décisif, et que ni la morale ni la politique ne souf-
frirent de l'opinion contraire. Toutes les objec-
tions qu'on élève communément dans l'intérêt de
la politique et de la morale, non-seulement il
les combat, mais il cherche à faire voir que le
^ dogme de la mortalité de l'âme est plus favorable
aux moeurs.
C'est dépasser le but pour être certain d'y at-
teindre. Nous n'avons pas besoin de faire voir
que Pomponace dépasse le sien, que sa doctrine
est sophistique , que sa doctrine est absurde.
Pomponace savait cela comme nous, et ce philo-
sophe, dans sa conscience, n'avait nulle envie
d'ôter à la religion la plus haute de ses espéran-
ces. Mais pour obtenir ce qu'il voulait, pour en-
lever la philosophie à la religion, celte dernière,
et la rendre maîtresse de toutes ses ques-
tions, il pensait devoir aller, loin. Il savait re-
venir. Ce qu'il croyait au fond de son âme, et
ce qu'il voulait qu'on crût sur la question de
l'immortalité, il le dit nettement à la fin de son
traité : La question de l'immortalité de l'dme
( 59 )
est^ comme celle de l'immortalité du monde ^ un
problème sur lequel la raison ne peut décider ni
pour ni contre., et sur lequel Dieu seul peut don-
ner la certitude. Pour moi., il suffit que S. Au-
gustin^ qui vaut bien Platon et Aristote, ait cru
à l'immortalité pour que j'y ajoute foi moi-même.
Je soumets^ au surplus, toutes mes opinions au
Saint-Siège.
On peut ne pas accepler cette déclaration 5 on
peut la traiter de concession , d'hypocrisie , de
couardise ; à nos yeux elle est sincère. Bembo et
Léon X, si passionnés qu'ils fussent pour les bel-
les-lettres et la saine philosophie, n'eussent pro-
tégé ni un hypocrite, ni un impie, ni un poltron.
Le pontife et le cardinal protégèrent le phi-
losophe; et quand se fut calmée la tempête
qu'avait soulevée son premier traité, qui n'était
qu'une introduction au débat principal, Pompo-
nace en publia un second, afin de faire voir que
l'homme était réellement libre, qu'il l'était à
l'égard de la Providence comme à l'égard du
destin.
Tel fut, en effet, l'objet du nouveau volume *
qu'il imprima, et qu'avec une rare habileté il sut
se faire pardonner de la manière la plus ingé-
nieuse. Les questions qu'il y traite, il les formule
* De Falo, Librru Arbitrio et Prœdestinationc, libri V.
( 6o )
à peu près ainsi : a Pourquoi m^impule-t-on le bien
» ou le mal qui résulte de mes actions? S^il était
» une volonté plus haute que la mienne et une loi
» donnée au monde par cette volonté, obligé à
» cette loi, poussé par cette puissance, serais-je
)) responsable de ma pensée, et mes mouvemens
» seraient-ils spontanés ? Eh bien! il est un monde,
» il y est un ordre, une volonté, une puissance
» suprême, et dès-lors, tout ce qui est et ce qui
" se fait ne peut se passer que dans une voie
)» donnée. Dès-lors aussi, vil instrument d'une
» providence ou d\ine fatalité, que je fasse le
» bien, que je fasse le mal, il n^ a de ma part ni
» cause ni volonté, c*'est-à-dire, ni faute ni vertu.
Ces questions, ajoute Pomponace, me dévo-
raient le cœur comme le vautour dévorait les
entrailles de Prométhée. Elles m'ôtaient le som-
meil, elles me rendaient fou.
Pouvait-on refuser la libre discussion à un phi-
losophe si angoissé de questions, et qui ne de-
mandait après tout, pour lui et ses successeurs,
que le droit de les débattre? Obtenir cette libre
discussion était tout ce qu'il désirait; et, pour la
conquérir, il examine, épluche et rejette succes-
sivement toutes les solutions que donnait ou la
scolastique des philosophes ou la scolastique des
théologiens. Quand il n'a plus qu'à se faire par-
donner cette audace, il finit par soumettre en-
( 6' )
core une fois à l'Eglise toutes les opinions qu'il a
énoncées.
Ses opinions, il ne serait pas important de les
connaître; mais lui-même, il n'y attachait qu'une
valeur secondaire; nous le répétons, il ne vou-
lait pas établir un système, il voulait conquérir
la libre discussion et forcer la religion à laisser la
parole à la philosophie. C'était là tout son sys-
tème.
Ces deux premiers succès le rendirent témé-
raire, et après avoir affranchi, dans certaines li-
mites et au moyen de mille précautions fatigan-
tes pour l'homme de génie, un certain nombre de
questions, il résolut d'affranchir d'un seul coup
la philosophie tout entière, de montrer à la reli-
gion en masse qu'elle aurait tort de vouloir en-
core lancer les foudres de l'anathème, qu'elle-
même pourrait un jour avoir besoin de tolérance
de la part des philosophes, et que, suivant des
signes peu trompeurs, son règne était près de
finir. Tel fut l'objet d'un troisième traité de
Pomponace
Cela était, il y a trois cents ans, quand tout
existait de par la religion, d'une audace extrême;
mais par là même que cette audace touchait à
l'impiété, nous voyons que l'impiété n'était pas
* De Incantationibus.
( 6. )
la véritable pensée de Pomponace; car dans ce
cas, on ne Veut point tolérée. Aussi, pour bien
apprécier toute la portée de ce traité, faut-il bien
se pénétrer de ce point de vue, que Pomponace,
une dernière fois, prouve le plus pour prouver
le moins. Quand nous aurons vu que, dans cette
position si difficile, il va puiser ses démonstra-
tions jusque dans les superstitions de Tastrologie,
nous Pacquitterons au moins du soupçon de Pin-
crédulité.
Son art dMntroduire ce troisième traité égale
Paudace des idées qu^il y expose. « Un ami, dit-
il, m^avait écrit, qu^au moyen de certaines for-
mules de magie, on venait d'extraire d'une bles-
sure le fer qui Pavait causée. » L'ami demandait
une explication rationnelle d'un fait si merveil-
leux. Pour pouvoir la lui donner complète, Pom-
ponace s'élève à la question générale des sciences
occultes, et de cette question il passe directe-
ment à celle des miracles, qui sont la sanction
suprême des religions révélées.
A cette hauteur et pour dominer tout son sujet,
Pomponace pose un axiome : Toutes les Jbis, dit-
il, que, pour l'explication d'un phénomène, si
extraordinaire qu'il paraisse, les raisons natu-
relles sujffisent, on doit s'en tenir à la nature.
Ce principe posé, le philosophe avoue que,
dans l'histoire des religions révélées, il y a des
( 63 )
miracles, des fails extraordinaires que n'expli-
quent pas les raisons connues, et qu'il faut
pourtant expliquer naturellement; et aussitôt il
produit lui-même une théorie pour rendre na-
turellement raison de ces fails. Sa théorie est,
au premier aspect, nous l'avons dit, la chose du
monde la plus singulière; de la part d'un philo-
sophe comme Pomponace, elle étonne; mais bien
considéré, le parti que, faute de tout autre moyen,
il sait tirer d'une croyance qu'admettent ses con-
temporains et qu'il dédaigne au fond du cœur,
est digne des exemples que nous ont laissés dans
ce genre les sages des temps antiques. On ne s'est
jamais mieux abaissé au niveau des superstitions
pour les combattre.
Voici cette théorie. Tout se fait naturellement,
d'après des lois tracées à la nature par son créa-
teur, et à ces lois, ni lui, ni aucune puissance du
ciel ou de la terre ne saurait déroger ; mais l'ap-
plication de ces lois n'est pas seulement une
affaire entre le créateur et la terre ; c'en est une
entre lui, les intelligences célestes et le monde
sublunaire où se passent les miracles. Ce monde
différant trop de la nature de Dieu, pour qu'il
y agisse directement, c'est par des agens intermé-
diaires qu'il y opère; ces agens, ce sont les puis-
sances qu'il a placées dans les sphères les plus ra-
dieuses, pour exécuter des lois que souvent elles
( 64 )
ignorent, mais dont elles sont toujours les instru-
mens dociles. Ce sont elles qui agissent directe-
ment sur ces hommes privilégiés que Dieu lui-
même destine aux plus hautes missions, mais qui
ne les accomplissent qu^en vertu des dispositions
que leur ont données à leur entrée dans le monde
les constellations qui ont présidé à leur naissance.
C'est là ce qui explique et les cures qu'ils opèrent
et les oracles qu'ils rendent et Tempire qu'ils
exercent sur la terre que leur voix fait trembler,
surTOcéan dont leurs regards soulèvent les va-
gues irritées. En l'ésumé, il n'est dans l'histoire,
soit profane, soit sacrée, aucun fait, si extraor-
dinaire qu'il paraisse, qui soit une violation des
lois de la nature, qui soit un miracle.
Ce mot si hardi, l'addition d'un correctif, d'un
autre mot, pouvait seule le faire passer. Pompo-
nace donna ce mot : C'est en philosophie^ dit-il,
qu'il n'y a pas de miracle. Et quand ce mot fut
î articulé nettement, il ajouta qu'en religion c'é-
^ tait autre chose ; que les miracles de Moïse et ceux
de Jésus-Christ étaient vrais, pour lui comme
pour tous les fidèles, par la seule raison que la
religion les enseignait.
Cette profession de foi , loin d'être de sa part
une simple précaution oratoire , précaution qui
n'eût certainement trompé ni Léon X, ni Bembo,
était d'autant plus sincère qu'elle était plus pro-
( 65 )
fondôment philosophique. En effet, en sa quaUtc
de philosophe, Poniponace regardait rétablisse-
ment d'une religion comme Tune des révolutions
morales les plus difficiles. A ses yeux, pour fon-
der des croyances nouvelles, il ne fallait pas
moins que des miracles, c'est-à-dire des faits ex-
traordinaires, paraissant placer ceux qui les ac-
complissent au-dessus des lois de la nature, mais
néanmoins accomplis réellement en vertu de lois
immuables par ces mêmes être privilégiés qui,
nés sous d'heureuses étoiles, sont destinés aux
mijSsions du prophétisme, de l'apostolat et des
plus hautes institutions religieuses ou politiques.
Philosophe encore dans son jugement sur les re-
ligions établies, Pomponace osa déclarer qu'il ne
les considérait nullement comme éternelles; qu'à
ses yeux toutes les institutions et même celles de
ces fils de Dieu qui établissent des religions,
étaient transitoires; qu'elles n'étaient pas plus
éternelles que ceux qui avaient mission de les
fonder; que notamment les religions, à mesure
que se perfectionne l'humanité, ont besoin de se
perfectionner elles-mêmes, et que chacune d'el-
les, par conséquent, a son période de progrès, de
calme et de décadence. Appliquant, avec la
hardiesse d'une conscience puissante, ces prin-
cipes généraux à la religion devant laquelle il
plaidait l'émancipation de la philosophie, Pom-
I. 3
( 66 )
ponace osa lui dire quVUe-mênie était arrivée
au déclin, que pour elle-même semblait passée
l'époque de Venthousiasme et du progrès, et que,
voyant cesser tous ses miracles, elle devait sen-
tir rapproche de sa fin.
Bientôt nous devons montrer comment les
contemporains de Pomponace accueillirent une
déclaration si audacieuse. Ici nous nous bornons
à constater trois grands faits qui marquent la
carrière de ce philosophe : i" Pomponace a posé
la loi de la perfectibilité humaine; 2° Pompo-
nace a posé la loi du progrès des institutions et
des doctrines, 3° Pomponace, dans ses ouvrages
sinon dans ses leçons, a contesté à la religion
Tautorité magistrale qu'elle exerçait sur la phi-
losophie depuis l'élévation du christianisme sur
le trône de l'Empire ; 4° Pomponace est le créa-
teur des doctrines indépendantes de l'ère mo-
derne.
Dans notre manière de concevoir ce philoso-
phe, il ne fut ni un athée, ni un hypocrite. Nous
avouons qu'on peut le concevoir différemment,
et trop souvent cela est arrivé; mais, sans en-
trer à cet égard dans aucune controverse, nous
dirons que les livres de Pomponace sont ouverts
à tout le monde, que pour être compris ils ont
besoin d'être jugés dans leur rapport avec les per-
sonnes et les choses contemporaines, et il nous
( 6? )
semble que de leur trouver une meilleure clef que
la nôtre serait d'autant plus dinicile, que celle-
ci explique à la fois les écoles qui ont formé e
philosophe et les sympathies qu'a rencontrées sa
doctrine. A Tégard de la sincérité de Pomponace,
nous dirons ce que ce grand homme disait lui-
même de l'immortalité de Tàme ; il lui suffisait que
S. Augustin crût à celle-ci; il nous suffit que
Léon X crût à celle-là.
Les doctrines morales de Pomponace ne furent
pas sans influence sur la politique du temps, mais
puisque, si peu d'ans après lui, naquit l'homme
de génie qui devait faire à l'égard de la politique
ce que le professeur de Padoue venait de faire à
l'égard de la philosophie, nous négligerons, pour
peindre une action plus directe et plus grande,
celle qu'il a pu exercer sous ce rapport.
( 68 )
CHAPITRE V.
MACHIAVEL DETACHE LA POLITIQUE DES DOCTRINES
RELIGIEUSES ET MORALES.
L'œuvre de Machiavel fut plus simple que celle
de Pomponace; et, mieux préparée, elle fut lais-
sée plus complète. Chose étonnante pour une
œuvre aussi grande, on pourrait dire qu'elle se
fit d'elle-même ; que, venant au monde d'elle-
même, elle ne demandait qu'un nom pour s'y
faire reconnaître. C'est à peine si Machiavel eut
besoin d'y travailler d'une manière sérieuse. Ên
effet, pour tracer sa doctrine politique telle qu'il
nous l'a donnée, il n'avait qu'à laisser aller sa
plume au gré de ses souvenirs du passé ou de ses
observations de chaque jour; partout lui posait
l'idéal, et tout le monde l'inspirait ou l'aidait.
Pour lui, ni adversaires à combattre, ni foudres
à conjurer ; partout des amis ou des complices.
Et pourtant, rien n'était plus propre à flatter
( 69 )
^intelligence humaine que Vœuvro de Pompo-
nace, tandis que rien n^élait plus fait pour Thu-
milier que celle de Machiavel. Quelle est la cause
d'une telle différence dans les sympathies que
trouva Tun ou Tautre? Quel charme put offrir
Tœuvre nouvelle? Qui fut Machiavel et quelle
fut son oeuvre?
Machiavel, né à Florence, de noble famille',
ne fut pas, au même degré que Pomponace, l'é-
lève des Grecs ; et il n'eût pas aussi savamment
que lui comparé les textes d'Aristote avec les ver-
sions. Il avait pourtant appris le grec et étudié
Aristote; mais, bien différent du philosophe de
Padoue, qui trouvait ses délices dans les théo-
ries des philosophes, le génie de Machiavel aima
mieux Thistoire que la métaphysique, et ne vou-
lut se nourrir que de Tacite et de Tite-Live. Au-
tant que son génie, l'exemple de ses pères et la
situation de son pays l'appelèrent aux affaii-es. Il
y entra jeune. Secrétaire du gouvernement de
Florence, sous la faible administration qui avait
expulsé les Médicis il en devint l'àme. 11 en ré-
digea les délibérations, les traités et la corres-
pondance; il en remplit, sinon les missions les
plus brillantes, du moins les plus difficiles. Flo-
*Lc 5 mai 1469.
** Celle du gonfalonnier Soderini.
( 70 )
rencc lenait alors à toute la politique du temps,
au dehors à celle de la France et de TEmpire, en
Italie à celle de Rome, de Venise, de Naples. Von
sait quelle était cette politique. Pendant qua-
torze ans Machiavel trouva engagé de corps
et d^àm^Hlet Machiavel devint en quelque sorte
l'incarnation des doctrines de son pays. Avec
toute cette humilité de forme et toute cette au-
dace de pensée qui distinguent le génie italien,
il faisait les affaires du pays et la leçon à la sei-
gneurie de Florence. Il songeait peu à publier
les principes de sa politique, lorsqu'ime révolu-
tion complète, révolution qu'il avait prévue sans
pouvoir l'empêcher, la restauration des Médicis,
vint l'arracher à tout ce qui faisait les délices de
sa vie et l'amener à mettre par écrit ses vieilles
expériences.
Machiavel fut non-seulement destitué, on l'exila
de Florence, on l'impliqua dans un complot con-
ti'e le cardinal de Médicis *, on l'apphqua à la
torture, on le chargea de fers. Il était innocent
du crime qui servait de prétexte à ces rigueurs,
mais les Médicis savaient bien que, dans ses vers,
il les avait appelés un bat pesant pour le pays.
Quand on se fut lassé de le persécuter, on lui par-
donna en faveur d'autres vers, et on affecta de
* Depuis le pape Léon X.
T
( 7» )
Toublier. Mais Machiavel, la plus haute intelli-
gence de Tépoque, aimait les affaires, la politi-
que, la fortune. En vain chercha-t-il des distrac-
tions dans les purs plaisirs de la campagne, dans
Tétude plus sérieuse de Tite-Live et de Tacite.
Ces historiens Tentreten aient d'affairesQ) rappe-
laient sans cesse à leur lecteur de quel poste il
était déchu; sans cesse aussi Toisiveté de la cam-
pagne le faisait rêver au moyen d'y rentrer. Mal-
heureusement, il avait joint au tort de servir la
révolte celui de blâmer les premiers pas de la
restauration. Comment revenir d'une erreur si
grave ? Auprès des Médicis, il lui restait un ami ;
à cet ami et à son propre génie Machiavel ratta-
cha Pespoir de relever sa fortune. Laurent de Mé-
dicis n'avait-il pas besoin de garder le principal
que la politique de Jules II avait rendu à sa fa-
mille? Et qui, mieux que Machiavel, savait les
intérêts de Florence, avait étudié l'art d'y gou-
verner les esprits ? Machiavel recueillit ses sou-
venirs et ses lectures, et rédigea cet opuscule des
Principautés^ ce petit livre que nous appelons le
Prince * ; et, après lui avoir donné, dans dix-huit
mois de méditations, le dernier degré de fini, il
le mit aux pieds de Laurent de Médicis, qui ne
tarda pas à en employer l'auteur.
* // Principe.
( 72 )
Dans celle origine du plus fameux de lous les
traités de politique esl aussi donnée la clé de la
doctrine qu'il expose. Ce n'est, quoi qu'on en ait
dit, ni le code ni la satire du despotisme j c'est un
manuel de conduite pour un Médicis rentré dans
Florena^Mais, lorsqu'un auteur comme Ma-
chiavel traite un sujet pareil, il ne fait pas un
petit livre de circonstance, il pose des principes,
il fait une doctrine. C'est ce qui advint dans ce
traité ; manuel de politique pour le prince Lau-
rent, qui le négligea pour l'auteur, il devint
pour l'Europe, qui ne le négligea pas, tout un
système.
C'est comme formule de la doctrine de l'é-
poque que nous examinerons l'œuvre de Ma-
chiavel. Peu nous importent les intérêts et les
opinions de Laurent de Médicis *, ce qui nous
importe, c'est de bien connaître les principes
que professe le premier écrivain politique du
temps. Ces principes nous intéressent dans leurs
rapports avec la religion, avec la morale, avec
la situation générale de l'Europe et avec les
pratiques que suivaient les gouvernemens et les
peuples.
Dans ses rapports avec lareligion, dontles doc-
trines dominaient partout encore et qui, de son
souffle divin, de son puissant spiritualisme, ani-
mait la vie sociale, le grand fait que nous avons à
( 73 )
signaler, estque la politique de Machiavel marque
une ère nouvelle, une ère de subversion com-
plète, non pas une ère de simple rupture entre la
religion et la politique, mais une ère de subver-
sion fondamentale de leurs anciens rapports.
En effet, non-seulement Machiavel fait abstrac- !
tion de tous les principes de droit divin et de lé-
gitimité religieuse; non-seulement la politique
chez lui se réduit aux faits et aux moyens pure-
ment humains; elle va jusqu'à ranger la reli-
gion elle-même au nombre de ces moyens ; et,
de cette manière, son système est à la fois la sub-
stitution du matérialisme au spiritualisme et la
subordination de la religion à la politique.
Machiavel ne fut ni un matérialiste ni un
athée, pas plus que Pomponace. Cette accusa-
tion, pour Fun comme pour Tautre, ne peut plus
désormais avoir cours que dans les niaiseries de
riiistoire anecdotique; mais, comme Pomponace
avait demandé Tindépendance de la philosophie,
Machiavel posa Tindépendance de la politique et
la posa sans haine comme sans arrière-pensée.
Loin d'en vouloir à la religion, pour avoir vu le
pontificat d'Alexandre VI et celui de Jules II,
l'illustre secrétaire de Florence l'apprécie mal-
gré ce qu'il a vu; et, non-seulement il parle de
ses doctrines dans les termes les plus convena-
bles, il lui offre ce respect sincère que lui ont
( 74 )
toujours porté les hommes vraiment supérieurs.
Voici son langage : « De même que Pobserva-
tion du culte divin est une des causes de la gran-
deur des étals, le mépris qu'on s'en permet est la
cause de leur perte*. » « Les princes et les répu-
bliques qui veulent se préserver de la corrup-
tion, doivent, par-dessus tout, maintenir dans
leur intégrité les choses de la religion, et faire
en sorte que jamais elles ne cessent d'être révé-
rées. Il n'y a pas de plus grand indice de la ruine
prochaine d'un état, que lorsqu'on y voit mé-
priser le culte divin **. »
Et qu'on ne dise pas, avec la préoccupation
naturelle à nos idées modernes, que Machiavel
parle ainsi de la religion considérée dans sa con-
ception la plus idéale, de la religion considérée
comme affaire de conscience et de for intérieur j
non, le secrétaire de Florence entend la religion
avec toutes les institutions de culte et de disci-
pline qu'il lui connaît. Quand nous parlons de
la religion, nous faisons d'habitude un triage
mental qui nous met à l'aise. Machiavel ne pro-
cède pas avec cette duplicité. Il prend la reli-
gion avec tous ses accessoires, et fait notamment
* Discours sur les premières Décades de Tite-Live, liv. i,
ch. 11.
** Ihid. cil. 12.
( 75 )
réloge le plus profondément senti des services
qu'ont rendus les ordres les plus célèbres
Et malgré cela, Machiavel est homme d'état
avant tout, et Machiavel change complètement
les anciens rapports de la politique et de la reli-
gion. Pour lui la politique est une chose pre-
mière, une doctrine mère, une doctrine qui puise
ses principes en elle-même et qui n\i besoin
d'aucune sanction supérieure. La religion, dans
son système, n'est qu'un moyen de gouverne-
ment; et s'il m'était permis d'employer une ex-
pression si familière, je dirais qu'après lui avoir
rendu hommage en homme d'état, il l'apprécie
encore en vrai tarijier de chancellerie. Ecoutons
à cet égard sa profession de foi la plus naïve et
la plus vraie. « Ce n'est pas avec des Oraisons
Dominicales qu'on garde les empires, » dit l'é-
mule de Tacite, dans l'une de ses plus belles com-
positions d'histoire Dans son traité du Prince,
il apprécie même la religion en précepteur du des-
potisme. Suivant lui, le prince doit non-seule-
ment s'appuyer sur les croyances de ses sujets, il
doit prendre les mesures nécessaires pour pou-
voir les forcer de croire encore , lorsqu'ils n'en
* Discours sur les premières Décades de Tite-Live, liv. iHj
ch. 1.
**Che gli statinon si tencvaiio cou Pater-nostri iii niano.
Hist. Florent, liv. VU.
( 76 )
auraienl plus envie : « Le naturel des peuples,
)» dit-il, est variable. On pourra leur faire croire
» aisément une chose, mais il sera difficile de les
» faire persister dans cette croyance. Il convient
» par conséquent, de s'arranger de manière que,
» lorsqu'ils auront cessé de croire, on puisse les
» forcer à croire encore. Moïse , Cyrus, Thésée
» et Romulus n'auraient pu faire observer long-
» temps leurs institutions, s'ils eussent été désar-
» més, comme cela est arrivé au moine Savona-
» rola, qui échoua dans ses nouvelles institutions.
» Quand la multitude cessa de le croire inspiré,
» il n'eut pas le moyen de maintenir forcément
» dans leur croyance ceux qui ne croyaient
» plus *. »
On le voit, entre la politique et la religion, l'an-
cien rapport est changé dans ce système. La re-
ligion n'est plus un principe, une sanction; elle
est un moyen, un appui. Le prince n'est plus, sui-
vant la doctrine du passé, l'homme de Dieu, l'oint
du Seigneur; c'est l'homme de son génie, l'homme
de ses œuvres. Ce n'est plus la religion qui prend
les princes en tutelle, qui leur confère un carac-
tère d'auguste inviolabilité , une sorte d'apo-
théose anticipée ; c'est le prince qui confisque la
religion à son profit et qui en fait un moyen de
* Ch. 10.
( 77 )
police. La politique est souveraine : tel est le
principe que partout proclame Machiavel.
Il la pose souveraine, en effet, à Fégard de la
morale comme à Tégard de la religion. Sous ce
nouveau rapport le caractère distinctif de sa
politique est une abstraction complète de la na-
ture morale de Thomme, et une abstraction com-
plète de la valeur morale de ses actions. Dans le
succès, et non dans les moyens, est le jugement
à porter sur tous les actes de gouvernement. On
connaît César Borgia et Ferdinand d^Ara^on. En
cherchant dans Thistoire celui de tous les hom-
mes qui, dans ses entreprises, ses institutions et
ses doctrines politiques, a fait le plus complète-
ment abstraction de toute moralité, c'est à César
Borgia qu'on s'arrête ; et en cherchant aussi celui
de tous qui, dans toute la durée de son règne, a
fait le plus nettement abstraction de toute loyauté,
qui même avouait naïvement que la mauvaise
foi était un de ses moyens de succès, on s'arrête
à Ferdinand d'Aragon. Eh bien ! Machiavel n'hé-
site pas un instant à présenter Ferdinand comme
l'un des exemples à imiter; et il déclare, sans
sourciller, qu'il ne saurait donner de plus utiles
leçons à un prince nouveau que les actions de
César. C'est surtout ce dernier qu'il aime à citer.
« Si ses institutions échouèrent, dit-il, ce ne fut
» pas sa faute, mais celle d'une malignité extraor-
( 78 )
» dinaire de la fortune. » Et, en effet, il expose
la conduite du frère de Lucrèce comme un mo-
dèle à suivre, ajoutant à son exposé ce résumé
admirable de naïveté : « Celui qui juge néces-
» saire, dans sa principauté nouvelle, de s'assu-
I M surer de ses ennemis, de se gagner des amis;
)) de vaincre par la force ou par la fraude ; de se
» faire aimer et craindre des peuples, suivre et
» respecter par les soldats ; de se débarrasser des
n hommes qui peuvent et doivent lui nuire ; de
» changer les institutions anciennes en nouvelles ;
» d'être sévère et agréable, magnanime et libé-
» ral ; d'éteindre la milice infidèle, et d'en créer
» une nouvelle ; de conserver l'amitié des rois et
»j des princes, de manière qu'ils aient à le servir
» de bonne grâce, ou à ne l'offenser qu'avec mé-
» nagement : celui-là , dis-je, ne peut pas trou-
» ver d'exemple plus récent , que les actions de
» ce duc *. »
Machiavel connaît la morale, il apprécie la
pureté et la puissance de ses principes, il sait la
gloire qu'elle procure , il est loin d'être un homme
immoral ; mais c'est en raison de cela même que
sa politique, se posant indépendante de la loi des
mœurs, est curieuse. Mieux il distingue l'empire
et l'honneur, plus dans l'alternative il préfère
* Ch. 10.
( 79 )
neltennent Tempire : « Que le prince, dit-il, ne
« redoute pas d'encourir Tinfamie attachée à cer-
» tains vices, s'il ne peut facilement sans eux con-
» server son état*. Quand un prince doué de
» prudence, voit que sa fidélité à ses promesses
» tourne à son préjudice, et que les occasions qui
» Pont déterminé à les faire n'existent plus, il ne
» peut et même il ne doit pas les tenir, à moins
» qu'il ne consente à se perdre. . . Jamais un prince
» NE MANQUE DE MOTIFS LEGITIMES POUR COLORER
)» CETTE INOBSERVANCE... Celui qui a su le mieux
» a^ir en renard, a le mieux réussi... mais il faut
» bien savoir masquer ce naturel artificieux, et
» avoir de l'habilité pour feindre et pour dissi-
» muler. Celui qui trompe avec art trouve tou-
» jours des gens qui se laissent abuser**. »
Loin de reculer devant l'immoralité, la poli-
tique de Machiavel, on le dirait, recule dans les
circonstances devant la vertu. « Il n'est pas né-
» cessaire, dit-il, qu'un prince ait toutes les ver-
» tus dont nous avons parlé, mais il très-néces-
» saire qu'il semble les avoir. J'oserais même
» dire que s'il les a réellement, s'il les observe
» toujours, elles lui deviennent quelquefois per-
» NiciEUSES... Tu peux sembler doux, fidèle, hu-
* Ch. 15. — ** Ch. 18.
( 8o )
» main, religieux, loyal, et l^ètre même; mais
» il faut avoir la force d^àme suffisante pour
» changer» au besoin, en sens contraire... L'es-
» prit d'un prince, surtout d'un prince nouveau,
» doit savoir se tourner selon les vents et les va-
>) riations de la fortune; ne pas s' éloigner du bien,
» TANT qu'il se PEUT, mais aussi savoir entrer
» DANS le mal, quand IL Y A NÉCESSITÉ...*. DanS
» les actions des princes, on considère simple-
» ment la fin qu'elles ont. Que le prince s'attache
n donc à vaincre toutes les difficultés. S'il réussit,
» ses moyens seront toujours jugés honorables.
» Toujours le vulgaire se laisse prendre aux ap-
» parences et séduire par les succès; or, il n'y
» A que du vulgaire dans le MONDE**. »
Jamais de pareilles doctrines n'étaient entrées
officiellement, comme principes, dans un manuel
de politique. On pratiquait cela, mais on voilait
ces pratiques. Louis XI demandait encore par-
don de ces choses-là à Notre-Dame d'Embrun.
On le voit, Machiavel a réellement émancipé
la politique, en lui apprenant à se poser pure et
nette, à faire, au besoin, abstraction de tout,
même de religion et de morale.
C'est là le caractère fondamental de l'œuvre
* Ch. 18. — **Ibid.
( 8. )
de Machiavel, et, nous Favons dit, c'est là ce
qu'elle a de curieux. On ne s'est occupé jusqu'ici
des doctrines de ce publiciste que sous certains
points de vue ; on n'en a examiné que le carac-
tère plus ou moins libéral, plus ou moins des-
potique. Je dirai que, sous ce rapport, elles
n'offrent rien d'extraordinaire; que, là-dessus,
quelques pages de la vie intime de Ferdinand
d'Aragon ou de Wolsey, nous ne voulons pas
même dire d'Alexandre VI ou de son fils, seraient
plus curieuses que tout l'opuscule des Princi-
pautés. Mais cet opuscule a dans l'histoire une
tout autre importance, et cette importance est
dans la séparation qu'il établit entre la politique,
la religion et les mœurs. C'est là, suivant nous,
le véritable caractère du fameux volume, et c'est
celui que nous tenions le plus à signaler.
Et maintenant que nous avons considéré la
valeur morale et religieuse de ces doctrines, nous
passerons à leur valeur politique. Sous ce rap-
port, elles sont caractérisées d'un seul mot ; elles
offrent le pur type de i'égoïsme de prince et de
l'absolutisme de conmiandement.
Dans nos doctrines modernes, pour constituer
un état, l'idée première est une nation, une agré-
gation d'individus à organiser en corps social.
Voilà le point de départ. Pour rendre le plus fa-
milièrement que je pourrai cette pensée toute
I. ■ 6
( 82 )
moderne, je dirai que c'est celle de Louis XVIII
appelé à faire un gentilhomme de la chambre.
L^'dée d'un chef, ou d'un gouvernement, ne se
présente à notre raison qu'immédiatement après
celle-là. Dans le manuel du prince, c'est le con-
traire. L'idée première de Machiavel, c'est ou un
prince qui désire, qui cherche un état, et qui s'a-
grége des sujets, des villes, des provinces; ou
bien, c'est un prince qui a trouvé tout cela, et
qui, désormais, dans toutes ses entreprises, dans
chacune de ses pensées, ne voit plus que lui, son
intérêt, sa conservation et sa gloire.
Gloire ou prospérité nationale, garanties so-
ciales, libertés publiques, voilà pour le prince
qui a besoin de conquérir ou besoin de conser-
ver, pour le prince de Machiavel, des termes si
inconnus ou des choses si secondaires, qu'il n'en
est pas plus question que de religion et de morale.
La plus pure formule de tous les devoirs et de
toutes les inspirations de cet égoïsme de chef, la
formule suprême, la voici : le prince doit, en un
mot et par-dessus tout, s'ingénier pour que cha-
cune de ses opérations tende à lui procurer 1a
réputation de grand homme et de chef d'un gé-
nie supérieur *. Cela fait, tout va bien.
Tel est le point de vue fondamental de toute la
* Chapitre 21.
( 83 )
science du gouvernement. Et, à ce point de vue
point d^obstacles. Le prince doit, sans niaiserie,
se sacrifier la nation ou Tétat toutes les fois que
son intérêt Texige : « Un prince sage doit, toutes
les fois quM le peut, se ménager avec adresse
quelque ennemi, afin qu'en Tattaquant et le ré-
primant il en recueille pour lui-même quelque
augmentation de grandeur *. »
On le voit, lorsque, cent cinquante ans plus
tard, un roi de France vint dire : L'état c'est
moi ; ce mot, où l'on a si souvent reconnu la
plus pure formule de l'absolutisme, fut sur la
politique de Machiavel un progrès immense;
car, désormais, l'état élevé au niveau du maître,
confondu avec lui, ne pouvait plus au moins être
sacrifié à ses intérêts ; désormais l'état était l'é-
gal du prince, était le prince lui-même. Machia-
vel ne va pas jusqu'à cette fusion. A ses yeux il
n'est rien dans l'état qui ne soit au prince, qui ne
soit pour lui. Tout homme qui sert le prince est
au prince; ce n'est plus un homme, c'est une
chose. « Voici un principe, dit-il : celui qui ma-
nie les affaires d'un état ne doit jamais songer à
lui-même, mais au prince, et ne lui rappeler ja-
mais aucune chose qui ne se rapporte aux inté-
rêts de sa qualité de prince Mais aussi, quand
• Chap. 20. — " Chap. 22.
( 84 )
il a trouvé un tel ministre, il doit Tenrichir, et
le combler d'honneurs, pour se Vattacher autant
par Fintérêt que par la reconnaissance. Lors-
que le prince et le ministre sont faits et se con-
duisent de cette manière, ils peuvent se fier Tun
à Tautre; s'ils sont autrement, Tun ou Fautre fi-
nit toujours mal *. »
Il y aurait de la naïveté à demander si Machia-
vel parle de la responsabilité du ministre à Pé-
gard des lois et du pays.
Le prince de Machiavel , nous Pavons dit, est
non-seulement dans les conditions de Fégoïsme
pur, il est encore dans celles de Fabsolutisme
tout net. C'est un absolutisme légal. Mais voici
ce que c'est que cette légalité : « Les principales
garanties que puissent avoir (pour le prince) tous
les genres d'états, soit anciens, soit nouveaux,
sont les bonnes lois et les bonnes armes, et,
comme les lois ne peuvent être bonnes oii il n'y
a pas de bonnes armes, et que les lois ne peu-
VFNT PAS être mauvaises OU LES ARMES SONT BON-
NES, JE PARLERAI DES ARMES, LAISSANT DE CÔTE LES
LOIS .
Pour compléter cette déclaration, d'ailleurs la
plus nette qui se soit jamais donnée, Machiavel
dit, dans un autre chapitre : « Un prince doit
* Chap. 22. — " Chap, 12.
( 85 )
M n'avoir d'autre objet, d'autre pensée, ni culti-
» ver d'autre art que la guerre, l'ordre et la dis-
» cipline des armées*. »
Ces principes posés, on comprend les détails ;
et ceux qui, sans se reporter aux premiers, se sont
appesantis sur les seconds , simples commenta-
teurs ou adversaires plus puissans, écrivains ou
monarques*', se sont fait une tâche trop facile.
C'est avec autant de science que de raison qu'on
vient de mettre à nu leurs singulières erreurs***.
On aurait d'ailleurs de la politique de Machia-
vel une idée fort imparfaite, si l'on s'imaginait
que ses doctrines, pour être nettement séparées
de celles de la morale et de la religion , et pour
être calculées dans l'intérêt du prince, sont étran-
gères aux idées généreuses, aux doctrines libéra-
les. Loin de là, Machiavel a semé dans son livre
une foule de pensées élevées , de principes de
progrès et de liberté. Si l'auteur répondit au re-
proche d'enseigner aux tyrans l'art de subjuguer
les peuples, qu'il enseignait aussi aux peuples ce-
lui de se délivrer des tyrans, ce fut avec raison.
Son opuscule des Principautés, ses Discours sur
Tite-Live, son Histoire de Florence et ses lettres
• Ghap. 14.
** On sait que Frédéric le Grand a publié un Anti-Machiavel.
Machiavel, son génie et ses erreurs; par M. Artaud. 2 vol.
in-8». Paris, 1833.
( 86 )
d'ambassade ont jeté dans le commerce du monde
des vues aussi remarquables par leur élévation
que par leur nouveauté. Il a mieux fait qu'ap-
prendre aux peuples à se révolter, il a enseigné
aux rois à se faire bénir des peuples. L'amour
du peuple est la meilleure place forte, dit-il aux
princes*. Non-seulement, lui, le noble florentin,
relève le peuple, il lui sacrifie les grands. « C'est
» le peuple, dit-il, et non les grands, qu'il faut
» satisfaire. Ceux-ci veulent opprimer , le peu-
î » pie borne son désir à ne point l'être. » Et ce
n'est pas là l'unique raison qu'il donne aux rois
pour le ménager. « Le pire que le prince ait à
» craindre d'un peuple qui ne l'aime pas, dit-il,
» est d'être abandonné par lui**. « C'était alors
un proverbe italien : Qui fait fond sur le peuple^
bdtit sur la fange ; lui, le noble florentin combat
avec feu ce proverbe, et montre dans quelles cir-
constances le peuple abandonne les princes ou
les démagogues, et pour quels bienfaits il de-
meure fidèle. Encourager l'industrie, accorder
des distinctions au mérite, songer même aux plai-
sirs et aux fêtes des populations, et faire en sorte
qu'elles se trouvent bien; voilà les conseils que
ce précepteur de despotisme donne aux rois. Ma-
chiavel va plus loin , il attaque les abus et les
* Chap. 20. — " Cliap. 9.
( 87 )
fautes du pouvoir j il proscrit les confisccitions et
les troupes mercenaires, et c^esl à Pinfluence de
sa parole que nous devons, dans la justice et dans
l'armée, les plus belles réformes des derniers
siècles.
Nous l'avons dit , dans ses divers ouvrages de
prose comme dans ses poésies, car Machiavel fut
poète, et poète gracieux, poète charmant*, il
sème une foule de ces idées de réforme et de
progrès, que nous appelons libérales, et dont les
générations actuelles s'attribuent si volontiers la
découverte. 11 est en cela l'heureux émule de ,
Pomponace qui avait proclamé cette loi du pro-
grès et de la perfectibilité à laquelle nous as-
signons des auteurs morts sous nos yeux ; et, s'il
a été trop blâmé pour avoir appris aux princes
l'art de contenir les peuples, il mérite d'être cé-
lébré beaucoup pour leur avoir enseigné celui de
les rendre heureux. Machiavel peut être cité non-
seulement pour la révolution qu'il opéra dans les
rapports de la politique avec la religion et la mo-
rale, mais encore pour celle qu'il a faite dans
certaines doctrines de pure politique. Ceci sonne
mal, mais c'est une vérité. 11 a plus innové pour s
la liberté que pour le despotisme, car autour de
* La Mandragore est l'une des plus belles créations de son
génie.
( 88 )
lui la liberté était inconnue, tandis que le despo
tisme lui posait partout.
Mais ici se présente une grande question. Quand
parut celui des livres de Machiavel qui formu-
lait l'innovation la plus grave, Témancipation de
la politique, ce fut avec le privilège d'*un souve-
rain pontife ; le livre lui-même était rédigé pour
le frère d'un autre pape; ce pape était le pa-
tron de Pomponace ; et cependant, les doctrines
de Pomponace et de Machiavel enlevaient la
philosophie et la politique à la religion. Pour-
quoi les papes ont-ils permis de publier ce livre?
En faut-il conclure que ces doctrines ne firent
pas assez de sensation pour être repoussées par
rautorité,ou qu'elles avaient déjà trop d'empire
pour pouvoir l'être encore ? Quelles sympathies
ces doctrines trouvèrent-elles en Europe ?
( 89 )
CHAPITRE VI.
DE tA SYMPATHIE QUE CES DOCTRINES TROUVÈRENT EN
EUROPE, ET DE l'ÉTAT MORAL ET POLITIQUE DE
l'occident au moment ou Éclata la révolution
DE l5l7.
Le réformateur des doctrines morales de cette
époque, fut accueilli à peu près comme il méri-
tait de Têtre. Son œuvre était un mélange de
bien et de mal, un mélange où dominait le bien,
mais où perçait le mal de toutes parts ; car, il faut
bien le dire, à côté des purs principes de philo-
sophie, Pomponace avait mis, tantôt le scepti-
cisme, tantôt le sophisme; et les germes qu'il
répandait sur des générations aussi grossières,
aussi ignorantes, devaient porter quelques mau-
vais fruits. Ses adversaires lui reprochèrent ce
fait avec amertume, et, il faut le croire, ils lui
(90 )
suscitèrent encore plus d'obstacles en raison du
danger de ses doctrines qu'en raison de la su-
périorité de son talent. Dans tous les cas, leur
résolution bien formelle était d'anéantir son œu-
vre, de la faire passer comme une de ces tentati-
ves dont la seconde génération n'entend parler
qu'avec mépris. Ils le chassèrent de Padoue ; ils
le forcèrent, à Bologne, de chercher un refuge
dans la pratique de la médecine; ils brûlèrent à
Venise son livre de l'Immortalité de l'âme *; ils
lui arrachèrent deux apologies, et le forcèrent
de soumettre ses doctrines aux examinateurs de
l'Inquisition. Ils n'eussent pas borné là leur zèle,
si le plus tolérant des pontifes n'eût eu pour con-
seiller le plus tolérant des princes de l'Eglise, si
Léon X et le cardinal Bembo, qui voyaient avec
tant de bonheur dans l'Italie encore si barbare,
la résurrection des lettres et des arts, n'eussent
protégé le philosophe. Sans doute, ces princes
de l'Eglise le trouvaient imprudent, téméraire,
peut-être*, mais son œuvre était généreuse, et ils
savaient qu'aux philosophas, aux hommes qui
éclairent et honorent un pays, le pouvoir même
doit accorder un peu de cette licence qui s'allie si
aisément au génie.
* On lui reprochait surtout le passage où il semble insinuer
que ce dogme fui inventé par la politique.
( 9^ )
Cependant, si Pomponace fut protégé, per-
sonne ne parut suivre son impulsion. A parcourir
les autres traités de philosophie qui furent rédi-
gés ou publiés pendant cette période, on cherche
en vain un progrès dû au professeur de Padoue.
La plupart des philosophes, et surtout les Plato-
niciens, loin de demander l'émancipation de la
philosophie, réputent heureuse son absorption
dans le dogme de FEglise, et tiennent à cette
fusion comme à une ancre de salut. Nicolas de
Cussa est purement et simplement de cet avis à
la fois commode et convenable pour un homme
de son rang. Marsile Ficin, les deux Pic de la
Mirandole, Reuchlin et les humbles échos de ces
grands maîtres, voudraient tirer de Talliance
sainte un plus grand avantage. Ils voudraient
mettre sous Taile de la religion toutes les rêve-
ries, toutes les superstitions qu'ils ont recueillies
dans les Kabbalistes, dans les Platoniciens des
derniers temps, dans les prétendus oracles de
Zoroastre, et dans les écrits apocryphes d'Her-
mès Trismégisle. Loin de vouloir adopter le
scepticisme de Pomponace, c'est à peine si le
mysticisme le plus absolu suffit à leur foi d'en-
thousiaste. Ils compromettraient la religion, si la
reh'gion, qui a des dogmes si nettement arrêtés,
daignait se laisser compromettre par leur insa-
siable crédulité.
( 9^ )
Les théologiens suivent Texemple des philoso-
phes, sans écouter ni Pomponace ni ses disciples;
ils continuent à enseigner leurs vieilles Sommes
et leurs vieux Maîtres de sentences *. Les mora-
listes que l'on doit à peine distinguer des théolo-
giens, et qui publient, de 1470 à <5i6, leurs re-
cueils les plus fameux, le Pisauella, le Pacifica,
TArtesana, le Rosella, ne tiennent pas compte non
plus de Tindépendance que le célèbre réforma-
teur réclamait pour leurs doctrines. Ainsi, la sco-
lastique et la religion continuent au même degré
à exercer leur antique empire dans les écoles,
comme dans les sanctuaires.
Mais, d'abord, Pomponace lui-même, qui con-
naissait si bien les esprits et les doctrines de son
temps, ne se flattait pas, sans doute, de les chan-
ger par un coup de baguette. Ensuite, si ces ap-
parences de calme nous faisaient admettre une
immobilité absolue, elles nous tromperaient gran-
dement. Les révolutions morales ne sont jamais
brusques; plus le sillon qu'elles tracent est pro-
fond, moins leur marche est précipitée. D'ordi-
naire, elles ont trois périodes et demandent trois
générations différentes ; la première les conçoit,
la seconde les mûrit, la troisième les met en œu-
* Les Manuels de doctrine portaient les titres de Somma et de
Magister sententiarum.
( 93 )
vie. Souvent ce triple période demande, pour
s'accomplir, cinq à six générations. Pomponace
ne fut pas repoussé par tous ses contemporains.
Si quelques-uns de ses disciples, si Niphus et
Contarini le traitèrent d'impie, traitement dur
pour un maître, leur nombre fut petit. Le nom-
bre de ceux qui Tadmirèrent, le commentèrent et
Tamplifièrent, fut considérable; les faits l'attes-
tent. Le cardinal Hercule de Gonzague, en éri-
geant une statue au courageux philosophe, le ven-
gea de la peine que lui fit le cardinal Contarini.
L'amitié du plus illustre des pontifes, de Léon X,
celle du plus lettré des cardinaux, de Bembo, le
consola des haines de Niphus, des clameurs de
quelques rivaux éclipsés et des persécutions du
sénat de Venise. Entre les grands hommes et
leur siècle il y a action et réaction; c'est tantôt
l'homme qui agit et le siècle qui répond ; souvent
c'est le siècle qui inspire et l'homme qui parle.
Non-seulement le siècle de Pomponace l'écouta,
il l'avait inspiré. Personne ne demandait comme
lui l'émancipation radicale de la philosophie;
mais au pouvoir qui dominait, chacun alors de-
mandait une liberté quelconque. Les Platoni-
ciens, sans doute, combattirent le panégyriste
d'Aristote, mais, philosophes eux-mêmes et
presque en dépit d'eux, ils furent forcés à de-
mander cette même liberté de discussion dont ils
( 94 )
repiochaient à Pomponace d'avoir abusé. Pic
de la Mirandole, Poncle, ne demanda pas moins
que Texamen public de neuf cents questions de
religion, de philosophie, de morale et de politi-
que. Ses intentions étaient bonnes. Il voulait faire
triompher les institutions et les doctrines existan-
tes, et un instant le pape autorisa la dispute.
Mais bientôt, mieux avisé, il vit que mettre en
question toutes les bases de Tordre établi, était
chose téméraire dans les circonstances. D^ail-
leurs, des hérésies s'étaient glissées jusque dans
les thèses du défenseur de l'ordre. Les affiches
avaient été posées en i483, au moment même ou
naissait l'auteur de la révolution de iBi'j.
Pic alla bouder en France l'autorité qui lui
ôtait la parole en Italie. Son neveu, philosophe
aussi religieux que lui, porta un coup plus dan-
gereux à cette autorité. S'égarant dans son mys-
ticisme encore plus que son maître, il prêcha la
supériorité de la lumière intérieure sur les doc-
trines positives de l'Eglise. Or, la lumière inté-
rieure, qui peut être la raison, peut bien être
aussi la folie. Elle l'a été maintes fois. Elle fut
extravagante dans Pic de la Mirandole.
Les autres philosophes, les scolastiques, à la
vérité, ne demandaient pas une révolution com-
plète dans les doctrines ; c'eût été vouloir la
ruine de leur savoir; mais tous ceux à qui il ve-
( 95 )
nait une idée étaient bien aises de la pouvoir
dire. Une foule de docteurs innovaient; le plus
sage de tous, nous Tavons déjà dit, Gabriel de
lîiel, innova plus que tous les autres.
Ce n'est pas tout, à côté de ces scolastiques il
se rencontra quelques docteurs isolés qui cher-
chèrent, les uns dans Tinspiration prophétique,
les autres dans les révélations de la Bible, une
autorité qu'ils pussent opposer à celle de la sco-
lastique, comme Pomponace lui opposait la phi-
losophie. Savonarola, dans son prophétisme po-
litique, et Jean de Wesel, dans son mysticisme
biblique, n"*étaient pas bien loin de Pomponace,
s'il est vrai que toujours les extrêmes se touchent
par quelque bout.
Si Pomponace eût mis dans ses paroles cette
mesure que la philosophie ne doit franchir ja-
mais; si sa doctrine demeurait plus religieuse et
plus morale, son action était immense. Telle
qu'elle se présentait, elle effrayait les moralistes
vulgaires; et, nous l'avons dit, ils ne semblaient
en tenir aucun compte. Mais dans leurs rangs pa-
rut, dès la première année du seizième siècle, le
plus éloquent, le plus spirituel et le plus réservé
des hommes, Erasme. Eh bien! dans les Traités
de morale chrétienne qu'il jeta au milieu des
écoles, se trouvent tous les principes vrais et
sages de Pomponace, tous ces axiomes sur la li-
( 96 )
berté et la dignité de Thorame, de la conscience
et de la raison, qui font la base de nos vertus et
la gloire de nos destinées *.
La scolastique fut donc singulièrement ébran-
lée par les leçons de Pomponace, et Taction de
ce philosophe, en apparence si peu sensible, fut
profonde partout. Ses livres firent le reste. Ses
traités, si pleins de hardiesse, au charme de la
nouveauté ajoutaient toute la séduction d^ou-
vrages livrés au bûcher, et cette séduction était
alors plus puissante que jamais.
Les doctrines de Machiavel, présentées avec
Tart d'un diplomate, étaient plus voilées que
celles du philosophe. Elles devaient par consé-
I quent moins efiFaroucher les esprits. Quand elles
parurent, elles n'effarouchèrent personne. Ré-
digées de i5i3 à i5i5, elles ne furent publiées
qu'en i532 **, après avoir long-temps circulé en
manuscrit; mais, de l'accueil qu'elles reçurent
alors, du privilège que leur donna Clément VII,
trompé par les éloges que le chapitre xi du Prince
payait à la souveraineté spirituelle de Rome, nous
jugeons de la réception qu'on leur eût faites quinze
ans plus tôt. Ily a mieux ; l'époque que nous re-
' Erasme, de Virtutt amplectenda. — Enchlridion milltis cliristiani.
— Encomium moriœ. — Adagia. — Àpophthegmata.
" A Rome, par les soins d'Antoine Blado d'Asola.
( 97 )
Iraçons sanctionna les doctrines de Machiavel par
une sorte de divination ou de complicité antici-
pée. Cela se comprend. Elle les avait inspirées.
C'étaient ses pratiques, sinon ses doctrines. C'é-
taient les pratiques pures et nettes de Louis XI,
de Ferdinand V, de Richard III, de Henri VII,
d'Alexandre VI, de César Borgia, de Jules II, de
la république de Venise, de la république de Flo-
rence. Les gouvernemens posaient, et le secré-
taire Nicolas écrivait sous leur dictée. A son dé-
faut, d'autres eussent écrit à sa place, et peut-être
avec d'autant plus de séduction qu'ils y auraient
mis plus de réserve. Je donne un exemple. Certes,
il n'entre pas dans ma pensée d'assimiler Comines
à Machiavel. Ce faisant, je craindrais de blesser
les amis de l'un et les partisans de l'autre. Cepen-
dant, Comines qui, dans une carrière semblable
à celle de Machiavel, le précéda de quelques an-
nées seulement; Comines, qui eut des destinées
analogues à celles de son illustre contemporain,
mêmes honneurs, mêmes disgrâces, mêmes fers,
mêmes désirs et mêmes retours de fortune ; Com-
mines, dis-je, si Charles VIII lui avait demandé
un abrégé de politique, pour peu que le spiri-
tuel ministre eût voulu être sincère, eût présenté
les doctrines mêmes du secrétaire de la seigneu-
rie de Florence. 11 était à ce niveau. Des actes
de Louis XI aucun ne fit sourciller Comines, et
I- 7
( 98 )
en rapportant dans ses mémoires les faits les plus
iniques (l\m règne aussi funeste pour la morale
qu'avantageux pour la politique ; en narrant les
gestes les plus révoltans d\]n prince dont il a su
conquérir et garder la faveur; dont il n'a, par
conséquent, jamais frondé les confidences, Co-
mines garde le sang-froid le plus imperturbable.
Il est pourtant vrai de dire que Comines, tout naïf
qu'il est, n'eût pas fait les naïvetés peu scrupu-
leuses du Florentin. Comines affecte au con-
traire une singulière dévotion. Par exemple, en
parlant d'un de ces succès que son maître savait
si bien préparer, il ajoute cette réflexion : Toutes
telles dispositions viennent de Dieu, qui donne
mutation aux choses selon le mérite ou démérite
des gens. Comines eût gardé, dans un abrégé de
politique, la même piété de langage ; mais, d'un
autre côté, Comines n'eût pas professé tout le
libéralisme de Machiavel ; après s'être enrichi des
confiscations de Louis XI, il n'eût pas, comme
le secrétaire du gonfalonnier, flétri l'usage des
confiscations. Mais , sous tous les autres rap-
ports, la politique de Machiavel est bien celle de
Comines, celle de cette époque en général.
Ce qui caractérise le plus fortement la doc-
trine de Machiavel, c'est l'espèce d'absolutisme
qu'elle donne au pouvoir du prince, c'est la ma-
nière dont elle subordonne la religion à la poli-
( 99 )
tique. Eh bien, sous l^un et l'autre de ces rap-
ports sa doctrine est celle de Tépoque. Les faits
le disent. En effet, tous les princes du premier
ordre marchent vers Tabsolutisme, et, s'ils n'at-
teignent nulle part à l'idéal, partout l'autorité
royale se fortifie. Elle fait des pas de géant en
Espagne, en France, en Angleterre. Toutes les
ressources de l'Etat, tous les moyens de gouver-
nement et tous les genres d'autorité et d'action,
partout se concentrent entre les mains du monar-
que. Partout, en abattant les grands, on soumet
les peuples; partout on diminue les privilèges des
uns et les garanties des autres. Et partout, il faut
le dire, ce changement s'accomplit au profit de
l'ordre, dans l'intérêt de la civilisation.
Dans la situation politique de la plupart des
pays deux grands obstacles, le fractionnement
de l'Etat et l'esprit de révolte du peuple, s'oppo-
saient à toute civilisation véritable. L'Italie était
divisée entre plusieurs gouvernemens de prin-
cipes contraires. L'Espagne formait plusieurs
royautés et professait les trois religions les plus
hostiles entre elles. La France était partagée entre
les grands vassaux et le monarque. Deux dynas-
ties se disputaient l'Angleterre, contre laquelle
l'Irlande, vaincue, mais non pas abattue, était
toujours prête à se soulever, et l'Ecosse, demeu-
rée indépendante , toujours disposée à faire la
( 100 )
guerre. L'Allemagne, sous sept maîtres d'un rang
secondaire et une foule de petits princes, obéis-
sait à un César, qui d'ordmaire était le point de
mire de toutes les jalousies de l'Europe. Ce frac-
tionnement, qui faisait la grandeur des vassaux,
était maintenu par leurs efforts, d'autant plus
obstinément qu'il constituait les peuples et les
rois en un état de commune faiblesse.
Les seigneurs entretenaient avec soin l'esprit
de révolte que favorisait le fractionnement des
empires. Cet esprit de révolte est le caractère du
temps. On le trouve dévorant les forces morales
et politiques de tous les pays, et son action est
d'autant plus forte qu'elle est le résultat plus na-
turel de l'état social de l'Europe. Presque par-
tout, dépouillés des droits qu'auparavant on leur
avait conférés en les appelant aux Etats; livrés à
toutes les erreurs et à toutes les vexations d'un
gouvernement faible et d'une administration
grossièrement constituée et n'ayant guère de li-
bertés, les peuples se réservaient, pour leur tenir
lieu de toutes les autres, le droit de la résistance,
qui touche de si près à celui de la révolte. Ne
citons pas la chaotique Allemagne, la tumul-
tueuse Italie; choisissons nos exemples dans des
pays d'une situation plus normale. Demandons-
nous quel gouvernement et quelle administra-
tion étaient possibles en France, de la Jacquerie
( >oi )
à la Praguerie, intrigue armée dans laquelle fi-
gura le fils de Charles VII, et qui fut suivie, sous
le règne de ce prince, d'un si grand nombre
d'autres révoltes? Puis, demandons encore quel
gouvernement et quelle administration étaient
possibles en Angleterre, du règne d'Edouard IV à
celui de Henri VIII, pendant cette longue guerre
des deux Roses qui, dans le fait, ne se termina
qu'à la mort de Henri VII ? Certes, elles sont dé-
plorables les mœurs et les doctrines politiques
d'une nation qui, sous le règne de Henri VII,
prince distingué par son habileté autant que par
ses victoires, se précipite successivement dans les
bras de tous les aventuriers qui veulent bien spé-
culer sur ses déréglemens, en se disant les fils
d'Edouard.
Que dire, en effet, des mœurs et des doctrines
politiques d'un temps où les plus grands person-
nages de l'Etat, les propres ministres du roi, sa
propre belle-mère et même d'autres princesses
d'Angleterre, des femmes distinguées par une
sorte de sainteté dans leur conduite*, trempaient
dans ces révoltes?
Mais ce désordre des mœurs et des idées n'est
nullement particulier aux Français, aux Anglais;
il constitue le caractère de l'époque; on le ren-
* La duchesse douairière de Bourgogne.
( I^'^ )
coulic chez tous les peuples. A lire les moralistes
du temps, non ceux qui tracent des théories et
font des livres, mais ceux qui parlent aux nations,
qui peignent les mœurs et les habitudes intimes,
les Savonarola et les Barletta, pour Tltalie;
les Menot et les Maillard, pour la France; les
Geiler et les Brandt , pour TAllemagne , on re-
connaît dans les intelligences et dans les con-
sciences, dans les goùls et dans les habitudes, un
dérèglement, un degré d'extravagance et de folie,
qui parait annoncer une dissolution de Tordre
social. Les auteurs des livres de morale scolasti-
que, de morale mystique et de morale biblique,
sont loin de nous faire soupçonner Texistence d'un
tel mal; mais, certes, c'est pour l'humanité une
époque déplorable que celle où Barletta par ses
bouffonneries; Maillard et Paulin par la licence
de leur langage ; Geiler par les satires qu'il dé-
bite en chaire sur le texte d'un poème burlesque,
le Navire du Pays de sottise ; Erasme, par l'Eloge
de la folie; Hutten, par les platitudes de ses
Epitres d'Hommes obscurs^ excitent des trans-
ports d'admiration.
Nulle administration régulière, nul gouverne-
ment moral, nul progrès de civilisation n'était
• compatible avec cet esprit de désordre ce dou-
' ble mal, ce fractionnement des empires.
\ Sur cet état de choses ne pouvait s'asseoir nulle
( 'o3 )
institution. Prenons un exemple. L'établissement ^
des postes est Tune des plus simples de nos in-
stitutions publiques : c'est à peine si c'en est
une dans la pensée du vulgaire. Et, en eflét,
au premier aspect elle est purement matérielle,
commerciale. Cependant, au fond, elle touche
par tous les côtés aux principales questions de la
politique et de la morale. Eh bien ! elle était im-
possible avant Louis XI, avant la royauté à peu
près toute-puissante, absolue, et ce monarque lui-
même ne put pas songer à l'établir pour d'autres
services que le sien et celui du pape. Pour appré-
cier tous les obstacles qu'ofirait une institution
si simple, voyez ce qu'elle demeura si long-temps
api'ès Louis XI dans d'autres empires, voyez ce
qu'elle était naguère encore dans un pays très-
civilisé, en Allemagne, où, pour l'établir d'une
manière un peu tolérable, il fallut créer une sorte
de dynastie ou de maison neutre, qui en eût le
privilège dans les divers Etats de l'Empire.
La doctrine la plus fortement monarchique,
celle de l'absolutisme, était donc la doctrine de
la civilisation 5 et par cette raison même, qu'on
ne s'y trompe pas, ce n'était pas seulement la
doctrine du pouvoir, c'était celle des peuples,
c'était la doctrine nationale. Et qu'on ne rejette
pas non plus ce phénomène sur la barbarie du
temps. Il se produit, il se reproduit partout où
( io4 )
il est dans l'intérêt de la majorité. En effet, Tes-
prit public, nouvelle épée de Brennus, se porte
du côté de la balance qui lui est avantageux.
Dans les derniers siècles, on a vu Tune des na-
tions les plus civilisées de TEurope, dans sa colère
contre une aristocratie trop exclusive et contre
de Û-op longs désordres, déchirer sa vieille con-
stitution, et pour conférer au monarque tous les
droits imaginables, faire un grand acte, d'abdi-
cation pour elle, d'absolutisme pour l'autorité,
en déclarant, par forme de supplément et dans la
crainte de n'avoir pas pris des précautions suffi-
santes contre le retour d'une licence quelconque,
que, s'il existait, quelque part que ce fût, une
prérogative royale de plus, elle entendait la don-
ner également à son souverain *.
Ainsi s'explique, à cette époque, dans l'inté-
rêt des peuples, le progrès si rapide de l'autorité
royale. La mauvaise aristocratie conserve sans
doute sur le petit peuple assez d'ascendant enco-
re, pour l'ébranler sans cesse; mais la saine par-
tie des nations, celle dont les intérêts matériels
reposent sur l'ordre, se presse et se réfugie tou-
jours davantage autour du pouvoir. Aussi, voyez
avec quelle facilité les royaumes d'Espagne s'a-
grégent à la Castille, dès qu'Isabelle a donné sa
' Révolution de Danemark, de 1665.
( io5 )
main à Ferdinand et qu'il se présente une royauté
puissante. Voyez avec quelle rapidité toutes les
opinions dissidentes, celles des Juifs, celles des
Maures s'eftacent; voyez avec quelle hâte toutes
les provinces, toutes les ressources de TEtat, tous
les corps et jusqu'à la grande-maîtrise des Ordres
de chevalerie et Plnquisition elle-même se fon-
dent, se concentrent dans les mains de Ferdi-
nand. Voyez avec quelle promptitude Louis XI,
qui a figuré dans la Praguerie, qui connaît les
g-rands, bons et mauvais, le peuple, bon et mau-
vais, abat ceux qui embarrassent sa couronne
et relève ceux qui la soutiennent. Voyez avec
quelle hauteur Henri VII, prince nouveau, mal
affermi sur son trône, traite ce parlement qui,
dans d'autres temps, est le rempart inviolable
des libertés du pays. L'Italie, qui s'oppose avec
les rois d'Europe aux progrès de conquête et
de centralisation de Jules II, et l'Allemagne, qui
a des princes secondaires trop nombreux et trop
puissans (et qui laisse d'ailleurs son chef suprême
dans un tel état de pénurie, qu'il est obligé de se
mettre simple capitaine à la solde d'un roi con-
quérant)*, sont les seuls Etats considérables où
l'autorité centrale manque de se fortifier dans
* Maximilion fil ainsi la guerre de Flandre, sous les ordres de
Henri VII.
( )
celte période. Aussi, le rôle de Tltalie est-il dé-
sormais nul en politique, et celui de l'Allemagne
n^est-il digne de Pimportance du pays, que dans
des circonstances extraordinaires, lorsque des
Charles-Quint ou des Gustave-Adolphe viennent
prendi'e le commandement de ses forces, lorsque
des Mazarin ou des Oxenstiern viennent diriger
sa politique.
Tous les faits le prouvent, la centralisation
était dans Tintérêt de TEurope, et la sympathie
générale était pour Pabsolutisme royal que pose
Machiavel. Cet homme de génie, en traçant son
plan de politique, n'est que Tinterprète des idées
qui dominent son siècle.
L'autre caractère fondamental de sa doctrine
est la rupture de la politique avec la religion, la
subordination de celle-ci à celle-là. Machiavel en
cela est-il encore Técho de son temps, et sa théo-
rie est-elle encore Fimage fidèle du fait ?
On donne souvent à l'histoire, sans beaucoup
de frais, une merveilleuse et séduisante unité.
On remarque une tendance, on signale les faits
qui l'attestent, et, négligeant tous les autres, on se
débarrasse de ce qui pourrait compromettre l'u-
nité qu'on a créée. Mais cette unité, si bien sys-
tématisée, si elle a tout le mérite de l'invention,
a rarement celui de l'exactitude.
Presque toujours, et aux époques de crise né-
( )
cessairenient, plusieurs ordres cVidées, plusieurs
tend.mces diverses se trouvent en présence. Les
soixante ans que nous examinons sont une de
ces époques où deux systèmes nettement tran-
chés se partagent les esprits. A considérer la su-
perficie de la société, rien n'est changé dans les
rapports de la religion et de la politique. La su-
prématie de la première est intacte, et même
elle n'a jamais été plus haute. Voyez combien
son rôle est brillant. Les rois de France, glo-
rieux de quelques privilèges anciens, en avaient
stipulé les maximes dans celte Pragmatique-
Sanction qui remontait à saint Louis, à Charle-
magne, aux premiers temps de la monarchie, et
que Charles VII avait renouvelée. Eh bien! Pie II
eu est mécontent, et Louis XI, si jaloux de ses
prérogatives, le roi qui sollicite le moins la bé-f
névolence de Rome, met ces privilèges aux pieds i
du pontife et lui écrit d'en user désormais de son !
autorité en France comme il lui plaira *.
En Angleterre, Henri VII, vainqueur de tous
les partis, réunissant par son mariage les droits des
maisons d'York et de Lancaslre, en demande la
sanction suprême au chef religieux de l'Occident,
et dans la bulle que lui accorde Innocent VIII**,
Utere demceps tu regno nostro potestaic tua ut voles. Lettre du
roi au pape, en date du 2 7 novembre 1/161.
L'an 1Û87.
( i»8 ;
l'anathème est prononcé contre quiconque ose-
rait troubler ce prince ou ses héritiers dans la
possession du trône. Excepté à l'article de la
mort, personne ne pouvait être absous de ce
crime que par le pontife lui-même.
En Espagne, au-dessus de toutes les entrepri-
ses, de toutes les institutions politiques, plane la
religion. Lorsqu'entre ce puissant royaume et le
Portugal s\îlève un conflit pour la possession de
plusieurs régions du Nouveau-Monde, Alexan-
dre VI, par une sentence d'arbitre, met fin à la
querelle. Sous Jules II , Tempire religieux de
Rome est si haut placé dans Topinion, que Maxi-
milien veut échanger le sceptre de l'empire pour
la tiare du pontificat. Léon X dicte au vainqueur
de Marignan tout ce que la France avait refusé
d'accorder à ses prédécesseurs.
Ces faits sont-ils positifs ? Et Machiavel ne s'est-
il pas trompé sur les doctrines qui convenaient à
l'époque, lorsque à la politique il a prétendu sub-
ordonner la religion? Machiavel ne s'est pas
trompé et ne nous a pas trompés. C'est lui, au
contraire, qui nous dit la vérité. En effet , à côté
de ce premier ordre de faits que nous venons d'en-
visager, il s'en présente un second qui atteste des
tendances bien différentes et nous explique par
l'antagonisme qu'il révèle la révolution religieuse
qu'amène cette période.
( '«9 )
Dès les premiers ans de la renaissance des let-
tres, on voit une sorte de décadence dans les dis-
positions morales de TEurope. En vain retentis-
sent partout les appels de Pie II et de Nicolas V
contre les Turcs, dont Tinvasion dans les îles, en
Italie, dans les provinces du Danube, était si alar-
mante pour Vancien empire de la religion ; nulle
population ne s'ébranle plus à cette voix jadis si
forte, au nom de ce système jadis si puissant.
Les rois, il est vrai, dans les affaires majeures pa-
raissent tenir encore aux anciennes habitudes;
les plus puissans de tous, Ferdinand V, Louis XI
et Henri VII, ont recours à la religion toutes les
fois que se présente quelque grande difficulté.
Mais, si le premier la met dans toutes ses entre-
prises et dans toutes ses institutions; si le second
Tinvoque sans cesse, et que le troisième lui de-
mande la sanction suprême de ses droits; c'est
précisément parce que rien ne saurait pour eux
remplacer sa puissance, et que, d'accord avec Ma-
chiavel, ils la considèrent comme le plus grand
des moyens de politique et de gouvernement.
Machiavel le dit à l'égard de Ferdinand, et qui
en douterait à l'égard de Louis XI, de Henri VII?
Alexandre VI et Jules II exercent le pouvoir
d'une manière brillante, il est vrai, mais c'est
précisément parce qu'ils l'exercent moins au nom
delà religion qu'au nom de la politique. C'est le
( )
/ génie de Jules qui place ce pontife à la tête de
;' l'Europe dans la ligue de Cambrai, et c"'est Tépée
de César Borgia qui met Tltalie, la France, TEs-
pagne et le Portugal aux pieds de son père. Sans
/ doute la politique des gouvernemens prodigue à
la religion ses plus douces flatteries et ses plus
profonds hommages toutes les fois qu'elle réclame
son appui ; mais à côté de ses démonstrations in-
téressées se place la rude opposition des opinions
indépendantes. Quand Louis XI met aux pieds de
l'Eglise la Pragmatique-Sanction, l'université, le
parlement, les grands corps du royaume récla-
ment avec une énergie à laquelle succombe le
monarque. Si le traité de i5i5 accorda au pon-
tife ce qu'avaient refusé deux rois, c'est que ce
traité fut l'œuvre d'un prince de l'Eglise et non
pas celle d'un roi de France. Et cette œuvre fut
désavouée de nouveau dans la nation avec une
énergie qu'on put à peine réduire au silence.
Ce qui fait connaître la véritable pensée de
la politique contemporaine à l'égard de la re-
ligion, c'est la conduite que tiennent les prin-
f ces les plus modérés dans leurs conflits avec les
I dépositaires du pouvoir spirituel. A la tête des
princes les plus religieux et les plus respectés de
celte époque se trouvent l'empereur Sigismond
et le roi Louis XII. Eh bien ! il n'est pas de moyen,
il n'est pas d'intrigue même qu'ils ne mettent en
( m )
jeu pour soulever les peuples, les prélats et jusques |
aux cardinaux, contre les papes qui se permettent
de combattre leur politique. On connaît la mé-
daille, révoltante d'insinuation, que fit frapper
Louis XII. La conduite de Sigismond fut plus
insolente sous des formes plus pieuses.
La politique de l'Europe est donc bien celle
de Machiavel. Pour elle la relig^ion est désormais
un simple moyen. Toutes les fois que cela est né-
cessaire, la suprématie du sceptre spirituel est re-
connue, est invoquée, est exagérée même; mais
ce moment passé, elle est reconduite aux fron-
tières, avec de l'encens et des fleurs, comme Pla-
ton dans sa république conseille aux législateurs
de reconduire tes poètes.
Nous disions lout-à-Fheure qu'à cet égard c'est
Machiavel qui nous apprend la vérité, qui nous
fait les confidences de l'Europe. En effet, dans
les instructions qu'on lui avait données en i5io,
lorsqu'il se rendit auprès de Louis XII, on lui
avait recommandé particulièrement de suivre les
affaires de Rome. « Tu diras au roi, lui avait-on
» écrit, que Sa Majesté doit tout faire pour ne pas
» rompre avec le pape , parce que, si un pape
» ami ne sert pas à grand'chose, un pape en-
» nemi nuit beaucoup, à cause de la réputation
» qu'il tire de l'Eglise, et puis encore parce qu'on ^
( )
jl » ne peut pas lui faire la guerre directement
» sans provoquer tout le monde contre soi*. »
Machiavel avait parfaitement saisi cette affaire,
et dans une de ses lettres au gouvernement
de Florence il met ce qui suit : « Ce que ron
n dit du pape, Vos Seigneuries peuvent se Fi-
» maginer. On parle de lui refuser Tobédience,
» d'assembler un concile contre lui. Le ruiner
n dans son temporel et da?is son spirituel^ c'est la
» moindre ruine dont on le menace. » Il s'agit
d'une querelle purement mondaine, de ce duché
de Milan que la politique du temps eut si grande
peine à donner définitivement ; eh bien ! la cour
de France cherche tout naïvement la solution de
cette affaire dans la ruine du pouvoir spirituel.
Il serait difficile d'être plus leste à l'égard d'une
autorité, qui, en apparence, constituait encore la
clef de voûte de l'édifice social, mais dont, à la
vérité, on minait partout les fondemens.
On dira que Jules II n'était pas un pape
comme un autre; qu'il ne s'agissait pas du ponti-
ficat, mais du pontife, de l'individu; qu'en rem-
plaçant le premier dignitaire de l'Eglise par un
autre prêtre, on ne sortait pas du système général
et n'attaquait pas l'empire antique de la religion.
Cette objection ne répond à rien, puisque, pour
* Voy. le Machiavel de M. Artaud, vol. i. p.
( )
remplacer un pontife, il fallait être en mesure
de déposer Jules et d'en élire un autre. Si la po-
litique se flattait d'avoir à elle seule tout ce cré-
dit, de mener à son aise le Sacré-CoUége et les
prélats de l'Eglise, la politique traitait la religion
avec une bien grande légèreté. Or c'est là préci-
sément le système qui répond à la doctrine de
Machiavel, et cette doctrine s'accorde parfai-
tement avec celle du roi de France, avec celle de
sa cour, qui, pourtant, n'était pas la plus mau-
vaise cour de l'Europe.
On objectera encore que si la politique traita
politiquement le pouvoir religieux, c'est qu'il
s'était constitué politiquement ^ qu'il avait abusé
de ses moyens sous le pontificat d'Alexandre et
de Jules, à tel point que la doctrine hostile de
l'époque a dû se développer bien naturellement;
mais qu'en général et sous tous les autres points
de vue, la religion était debout et exerçait son
action entière. Cela est très-vrai, mais la religion
n'est pas en question. Il ne s'agit que du point
de vue que lui appliquait la politique, et de l'em-
pire qu'on laissait à ses ministres. Or, ce point
de vue est établi. Il est bien évident , au reste ,
que pour mieux se servir de la religion et de ses
ministres, la politique en maintint encore et en
exagéra même plus d'une fois le caractère sacré.
( »«4 )
On ne brise jamais les instrumens dont on veut
se servir encore.
Voulons-nous savoir la pensée tout entière, la
pensée vraie de cette époque , écoutons les con-
fidences intimes de ses diplomates; écoutons Vun
des hommes qui ont le plus et le mieux vu.
L'ambassadeur florentin Vettori était un de ces
politiques essentiellement modérés, qui se main-
tiennent aux afl'aires à travers toutes les vicissi-
tudes des gouvernemens et des partis. Servant sa
patrie sous les Médicis comme il l'avait servie
sous le gonfalonnier Soderini, il fut le confident
du plus gracieux de tous les papes et celui du
plus sage de tous les empereurs, en un mot, le
confident de Léon X et celui de Maximilien I".
L'une des questions qui préoccupaient le plus son
génie à l'aspect des progrès toujours croissans de
la puissance ottomane, c'était la future destinée
de l'Italie, celle de l'Occident, celle delà religion;
et une question de cette gravité méritait bien
d'occuper un homme d'une intelligence si haute,
d'une si grande expérience. Or voici comment il
la juge dans l'intimité : Si nous voyons cela bien-
tôt (les Turcs débordant en Italie pour châtier les
chrétiens), ce sera tant mieux. »
Et pourquoi ? Parce qu'une autre pensée oc-
cupe Vettori plus que l'abaissement de Venise,
plus que l'invasion des Turcs; parce qu'il éprouve,
( '^5 )
non pour la religion, mais pour l'empire qu'elle
possède, pour le sacerdoce qui régit l'Occident,
une antipathie plus grande que pour la dorai-
nation musulmane. «Ce sera tant mieux, dit-il,
car je m'accommode mal à l'ivresse de ces prêtres,
je ne dis pas du pape, qui, s'il n'était pas prêtre,
serait un grand prince. »
On le voit, ici il ne s'agit pas du chef, il
s'agit des ministres de la religion; il ne s'agit pas
de quelque abus de pouvoir, il s'agit du carac-
tère même qui constitue le sacerdoce et qui donne
action sur les consciences. C'est là ce qu'on
attaque, et c'est ce qu'on attaque jusque dans
l'homme qu'on chérit, dans le prince qu'on es-
time le plus, jusque dans ce Léon X dont le goût
si pur fut si prodigue pour les lettres , et se
montra si digne de la famille des Médicis; mais
dont la valeur réelle était altérée, suivant Vittori
qui l'aimait, par ce caractère auguste que con-
fère la religion. Ce caractère l'empêchait d'être
un grand homme*.
Ainsi, sur ce grand point, il y a accord en
Europe entre les théories, les faits et les confi-
dences intimes. La doctrine des princes et des
diplomates est celle de l'écrivain qui formule la
* Correspondance de Vetlori avec Machiavel. Foy. le Machiavel
de M, Artaud, vol. 1, pag, 2A5.
politique de Pépoque. L'émancipation de la poli-
tique est complète; la religion, de la dictature
suprême qu'elle exerçait avant la renaissance, est
descendue au second rang ; elle ne donne plus
Fempii-e , elle en rend indigne; elle ne sanctionne
plus Tautorité suprême, elle se subordonne aux
droits des monarques; humble servante, elle
obéit à la politique que jadis elle a réglée à son
gré; elle est au nombre des moyens; le pouvoir
civil est le but.
L'émancipation de la philosophie n'est pas
moins avancée que celle de la politique. La phi-
losophie aussi se constitue juge de cette religion,
ou, comme elle dit, de cette scolastique dont
l'empire sur elle avait été si complet. Sur cette
émancipation aussi les faits et la pensée intime
s'accordent avec les théories de Pomponace.
Deux révolutions sont donc accomplies, l'une
en philosophie, l'autre en politique, et ces révo-
lutions ne se bornent pas à des théories isolées,
elles constituent ce qui domine dans la pensée
générale. Dès-lors elles doivent amener fatale-
ment et immédiatement une révolution de plus,
et une révolution religieuse.
Cette révolution religieuse, son caractère moral
et politique, ses luttes, ses destinées et les nou-
velles doctrines qu'elle amène, forment dans les
progrès de l'Europe une époque nouvelle.
DEUXIÈME PÉRIODE.
DE LA RÉFORIME A LA RÉVOLUTION DES PAYS-BAS.
( 1517—1565.)
PÉRIODE DE 4o ANS.
CHAPITRE PREMIER.
VUE GÉNÉRALE SUR CETTE PÉRIODE.
La renaissance des études, les débats qu'elles
amènent, Texcitation générale qui les accompa-
gne portent leurs fruits au début du seizième siè-
cle. Des doctrines nouvelles se produisent sur
rhorizon moral et politique, et FOccident est dé-
sormais la terre du progrès.
Ces doctrines sont diverses comme les élémens
qui leur ont donné la vie.
Elles sont, les unes réservées comme ceux qui
les enseignent -, et celles qui s'introduisent dans
( ^'8 )
le monde avec celte pudeur y font aussi peu de
sensation qu'en avaient fait le mysticisme de Pic
^ ou Tidéalisme de Marsile. Classiques de fond
/ et de forme, trop belles et trop idéales pour les
j mœurs d'un temps rude, elles ne disent rien à
Topinion un peu grossière de cette époque. Si elles
obtiennent des hommages, ces hommages sont
stériles. Aucun parti politique n'en fait son sym-
bole. C'est le sort des théories qui ne sont que
belles, des livres qui n'ont de valeur que par la
forme. On lit, on admire, puis on laisse là ces
beautés inutiles.
Mais d'autres doctrines sont plus hardies ; pré-
f sentées sous des formes tantôt brusques, tantôt
pittoresques , elles s'attaquent aux principes
mêmes et, tirant toutes les conséquences, réali-
sent tous les vœux de liberté qu'avaient formés
Pomponace et sa nombreuse école. Ces doctrines
se caractérisent d'un seul mot, ce sont celles
d'une révolution religieuse. Doctrines de révo-
lution, elles obtiennent des suffrages nombreux et
des partisans enthousiastes; elles se font d'autre
part des adversaires puissans et acharnés; elles
parviennent ainsi à préoccuper de leurs débats
non-seulement les écoles, mais les peuples et les
pouvoirs.
Le caractère tout entier de cette période est
dans ces mots : une révolution religieuse qui
( )
porte en elle une révolution politique. Durant
cette période tout est là. Toutes les doctrines,
tous les faits moraux et politiques se rapportent
à cette révolution. Ce n'est pas elle seule qui
amène les guerres et les conflits qu'on voit écla-
ter; mais ou elle enfante ou elle modifie les sys-
tèmes qu'on voit surgir. Partout se fait sentir son
action. C'est elle qui divise l'Europe en deux
camps, et l'antagonisme qu'elle établit est toute
l'histoire de cette époque. Autour d'elle, par con-
séquent, se groupent tous les phénomèmes qui
nous intéressent, comme d'autres se groupaient
tout-à-l'heure autour de Pomponace et de Ma-
chiavel, les véritables instituteurs du monde mo-
derne.
Quelles sont les nouvelles doctrines qui se pré-
sentent au commencement de cette période?
Comment sont-elles accueillies? quels progrès '
et quels retours amènent-elles dans la politique
du pouvoir, dans les vœux des peuples, dans les
travaux des philosophes ?
Quel est l'état moral et politique de l'Europe
au moment oii éclate la révolution des Pays-Bas ? i
Voilà les questions qui surgissent devant nous.
Les doctrines d'un pouvoir fort, d'un pouvoir t
absolu et désormais indépendant de l'autorité )
religieuse ayant fait de grands progrès, et ces { y
doctrines étant devenues nationales, populaires ^ J
( )
sur la (In du quinz,ième siècle, on s^Utend nalu-
rellement à voir ce système aller jusqu'à ses con-
séquences dernières et amener Tabsolutisme par
une révolution calme, par un progrès régulier.
C'est au contraire une révolution orageuse, pas-
sionnée, irritante qui éclate ; c'est une période de
luttes aflreuses, c'est une période où les insurrec-
tions et les massacres alternent avec les profes-
sions de foi et les colloques. Et pourtant le pou-
voir n'abdique rien de sa force, aucune de ses
doctrines ; ses attributions vont même croissant.
Si jadis le sacerdoce a conquis l'empire, c'est
maintenant l'empire qui absorbe le sacerdoce,
qui régit les croyances. C'est que la révolution re-
ligieuse qui éclate est à tel point et puissante et
violente que le pouvoir temporel seul peut désor-
mais lutter contre elle. Il lutte contre elle avec
toute sa violence, avec toutes ses passions, et nous
sommes aujourd'hui si loin de ces débats, si loin'
des doctrines qui les ont amenés, qu'il n'y au-
rait aucun mérite à calmer les faits; nous pou-
vons, au contraire, laisser apparaître ces temps
avec toutes leurs préventions et leurs combats.
Plus ils se montrent vrais, plus ils instruisent.
Ils étonnent pourtant. Comment s'est-on si
subitement passionné ? Pourquoi a-t-on voulu
traduire en caractères de sang le vœu secret de
Vettori et la froide médaille de Louis XII ? La
( I--^' )
renaissance était pacifique. A la vérité c'était
aussi une époque d'agitation, niais du moins le
débat qu'elle avait ouvert demeura dans les
écoles et dans les livres, et les élémens qui alors
se combattaient, à peine semblaient hostiles les
uns aux autres. Ces élémens n'étaient que des
doctrines et même des doctrines antiques, car
Pomponace ne prétendait pas faire autre chose
qu'opposer Aristote bien compris à Aristote mal
entendu. Ces élémens étaient d'ailleurs mis en
jeu par des savans pacifiques, des savans de l'em-
pire grec, des péripatéticiens ou des platoniciens
purs, qui eurent sans doute des disciples un peu
plus ardens qu'eux-mêmes, mais dont les parti-
sans les plus audacieux se soumettaient après tout
au tribunal suprême des doctrines. En somme,
dans soixante ans d'une grande agitation litté-
raire, un seul professeur avait été persécuté , un
seul livre brûlé. Et maintenant tout est changé.
Nous ne trouvons plus les mêmes hommes, ni les
mêmes élémens à l'époque où nous entrons. Au
premier pas, nous y voyons éclater la guerre.
La commotion morale qu'éprouve la société est
si violente , qu'elle en est ébranlée dans tout
son être. Cette agitation va toujours croissant
pendant cinquante ans; et au bout de celte crise,
il éclatera des guerres plus violentes encore. D'où
viennent toutes ces passions?
( )
Ce qui émane sort de ce qui a été , et celte
époque, qui nous étonne, n^est vraiment que ce
que Ta faite celle qui Ta amenée. En effet, elle
sort d'un débat violent. Malgré toutes ses appa-
rences de calme et de résignation, le siècle de
Pomponace et de Machiavel avait été un siècle
de guerre ; et toute sa modération dans les formes,
toutes ses protestations de docilité cachaient mal
la violence des passions et l'exagération des doc-
trines. Or, aux époques où Fenthousiasme de
l'innovation se choque si vivement contre de
vieilles institutions, la guerre des esprits est in-
évitable, et cette guerre est la plus dangereuse,
alors qu'elle est réduite à n'être qu'une antipa-
thie profonde. Toujours les principes qui se tra-
duisent en passions expectantes au lieu de passer
en actions directes, amassent dans les coeurs des
haines plus irréconciliables que ceux qui trou-
vent immédiatement à se faire jour.
Les nouveaux principes irritaient et s'irritaient
sous plus d'un rapport. Ils irritaient, car si l'in-
dépendance des doctrines morales et politiques fut
posée avec raison par Pomponace et Machiavel ,
la religion fut attaquée par l'un et avilie par
l'autre dans ses croyances les plus pures. Ils
s'irritaient, car plus ils avaient fait d'eftbrts pour
se faire jour sous quelque déguisement, plus ils
se sentaient humiliés des rétractations auxquelles
( )
ils étaient soumis encore après toutes ces pré-
cautions. Ainsi, dès son début, le progrès des
trois siècles, légitime dans son principe, fut hos-
tile dans ses actes comme dans sa pensée. Les
passions de Tattaque passionnant la défense,
FEurope conçut le germe de la guerre en re-
cevant le germe du mouvement.
Dès-lors, il n'est pas étonnant que Tépoquc
qui nous occupe débute par une rupture, et,
dès qu'il y a rupture, nous comprenons qu'elle
provoque des retours. Ceux-là même qui avaient
accepté l'indépendance des doctrines morales
et politiques sous une forme paisible, se pronon-
cent contre la lutte aussitôt qu'elle se fait hos-
tile.
En effet, au sujet d'une révolution si profonde,
la politique se partage. Ici elle l'adopte, ailleurs
elle la combat; partout, en vertu de celte sou-
veraineté nouvelle qu'elle s'est donnée et qu'a
posée Machiavel , elle s'empare de la dii'ection
des esprits. C'est dans l'histoire un phénomène
remarquable. C'est la résurrection de la poli-
tique de Constantin avec l'expérience de plus
pour guide. C'est un phénomène funeste. Rien
ne saurait paralyser davantage le progrès véri-
table des principes. Aussi, au bout de cette pé-
riode qui commence par un grand acte d'éman-
cipation, par une révolution véritable, la liberté
( )
morale et politique, et surtout la liberté reli-
gieuse, est moins avancée que jamais. D'un côté,
le pouvoir, loin de souffrir l'émancipation, là
où il le peut s'empare de la direction des doc-
trines; d'un autre côté, la Réforme elle-même,
par ses fautes et ses violences , se compromet
au point que partout, pour être indépendante
de l'autorité religieuse qu'elle a rejetée, elle a
besoin de se réfugier sous l'empire de l'auto-
rité civile. Si donc elle a changé, ce n'est que
de maître, et, dominée ici par les partisans des
doctrines anciennes, là par les partisans des doc-
trines nouvelles, elle est esclave partout. Elle ne
l'est pas seulement du pouvoir, de l'autorité
royale, des intérêts de la politique ; elle l'est aussi
des intérêts de la passion, des excès du peuple,
des rudesses de la démocratie.
Elle n'est despote que sous un seul point de
vue, dans ses rapports avec la morale. La mo-
rale est son esclave à elle ; à la morale elle rend
toutes les violences que lui fait subir la poli-
tique.
La philosophie se flatte en vain de profiter de
ses premiers succès et du mouvement général
qu'ils ont amené. Elle est peu de chose à cette
époque. Elle est peu écoutée. Quelquefois même
elle est peu sage. Elle|aussi se compromet par ses
fautes et ses excès, elle aussi tombe captive sous
( )
une lutèle plus rigoureuse, et, pendant toute cette
période, c^est à peine si elle peut, en les cachant
sous une forme ou sous une autre, émettre quel-
ques doctrines fortes et pures. La liberté dont
use Césalpin trouble les esprits, et celle que prê-
che La Béotie est peu faite pour les rnssurer.
C'est donc la politique seule qui fait un pas
notable. Ses doctrines dominent toutes les au-
tres. Les doctrines morales, qui avaient à peine
commencé de naître, avancent moins quejamais.
Elles ne peuvent se produire et se développer
qu'aux époques qui laissent le calme aux inspi-
rations de la conscience, au travail de la raison,
à la méditation libre et pure.
Cependant, pour elles aussi se préparent des
temps meilleurs , des conditions plus heureuses.
Les grandes crises politiques et religieuses, loin
d'anéantir ces affections intimes , ces sentimens
moraux qu'elles ont l'air de contraindre et de
paralyser, finissent toujours par leur donner un
nouvel essor, un nouveau degré de puissance.
D'abord, au milieu de toutes les tempêtes se pré-
sentent quelques intervalles de calme et de repos,
et le progrès pacifique, la civilisation véritable
en font leur profit. Ensuite, cette riche instruction
que jette la presse, cette grande impulsion vers la
science que donne la Réforme, toutes ces discus-
sions qui s'établissent, générales et publiques,
( »26 )
j sur les plus hautes questions que la raison soit
appelée à résoudre ; ce grave appel qui se fait de
partout à celle des facultés de Fintelligence qui
est la reine et Parbitre de toutes les auires; en-
fin cet arrêt suprême qui fait de la conscience de
rhomme Toracle de la morale, et de la morale la
pierre de touche de la religion comme de la po-
litique: tout cela porte ses fruits. Il y a change-
ment. Sur la fin de cette période où Ton fonde
tant d'écoles, où la presse parvient à former en
Europe une opinion si puissante, il se fait un
grand pas. La Ramée fait une réforme dans les
écoles, Montaigne en médite une autre dans le
monde. Marchant sur les traces de Tun et de
l'autre. Bacon les suit de près. Bacon, philoso-
phe, posera la loi et la méthode d'un progrès
plus général-, Bacon, homme d'état, posera aussi
les bases d'une instruction plus pratique. Il est
, temps que la philosophie des écoles pénètre dans
le monde, qu'elle y apparaisse plus puissante,
qu'elle y apporte des doctrines plus utiles, qu'elle
y éclaire les institutions, qu'elle y fortifie les
} mœurs. Déjà partout les vieilles doctrines s'usent
et partout se brisent les pouvoirs qui les appli-
quent encore; les peuples, à moins d'èlre con-
duits d'après un autre système, menacent de s'é-
garer de plus en plus.
Au moment oii Bacon vient au monde, les plus
( 127 )
hautes questions de îiberté, les droits de la rai-
son et de la conscience, se plaident les armes à
la main. Autour du berceau de ce grand homme
éclate la révolution des Pays-Bas, la première
des révolutions modernes, la plus violente et la
plus complète de toutes, celle qui enfante toutes
les autres.
( 1.8 )
CHAPITRE SECOND.
DU CARACTÈRE MORAL ET POLITIQUE DE LA REFORME.
DU CARACTÈRE MORAL ET POLITIQUE DES DOC-
TRINES CONTEMPORAINES, ET EN PARTICULIER DE
CELLES d'Érasme.
Le caractère religieux de la Réforme nous est
étranger-, son caractère moral et politique seul
nous intéresse. Nous n^indiquerons le premier
que pour en faire ressortir le second.
Le premier est donné dans les mots mêmes de
réforme et de révolution relio^ieuse. La Réforme
est, en effet, une révolution complète, un chan-
gement de charte et de dynastie, ou, si Ton aime
mieux, un changement dans la profession de foi
et dans le gouvernement de TEglise. A la place
de la doctrine ancienne, arrêtée comme déve-
loppement de TEvangile, par les docteurs, les
pères, les conciles et les pontifes des quinze pre-
miers siècles du christianisme, elle substitue une
( )
doctrine nouvelle arrêtée d'après TEvangile seul,
en vertu d'une interprétation directe, abstrac-
tion faite de toute autorité humaine, et abstrac-
tion faite de quinze siècles d'études.
Tel était du moins le caractère primitif, tel était
le principe de la révolution religieuse de lôij.
Si plus tard ce caractère a été changé ; si, après
avoir donné à la doctrine première une formule
officielle, on l'a mise sous la sanction d'une auto-
rité humaine, le principe d'une indépendance
entière, fut au moins dans l'origine, posé d'au-
tant plus nettement que la Réforme elle-même en
avait besoin pour se plus légitimer.
En effet, entre l'autorité de leur raison propre
et celle de la révélation divine, ceux qui entre-
prirent la Réforme n'en pouvaient admettre aucu-
ne autre, et celle confiance, si nouvelle et si cou-
rageuse, dans la raison; celte foi à sa capacité de
saisir, par elle-même et sans aucun intermédiaire,
la pure et divine vérité, est précisément ce qui
constitue le caractère religieux de leur œuvre.
Ce caractère, que nous devions indiquer, nous
n'avons ni à le combattre, ni à le justifier. Il doit
nous mener au caractère moral et politique de la
Réforme, et il y mène. C'est tout ce que nous
avions à lui demander.
La Réforme, ne voulant pas de gouvernement
spirituel pour la religion , ne veut pas non plus
i- 9
( ;
pour son compte de gxDuvernemenl temporel, et
en ce dernier point elle se rattache à cette doc-
trine de Tépoque qui dénie à la religion toute
action civile. Mais si elle s'y rattache en ce point
et puise dans cette affinité une sorte de puis-
sance ou de sanction, elle s'en éloigne et la dé-
passe sur un point capital. Elle ne se borne pas
à rejeter le pouvoir temporel de FEglise, elle en
rejette même le pouvoir spirituel, et en cela elle
ne réalise plus une doctrine générale, publique,
officielle; elle réalise xme pensée intime, un vœu
secret, une passion de Tépoque; c'est cette anti-
pathie que Vettori avoue dans sa correspondance
privée, et cette colère que Louis XII affiche sur
une médaille peu divulguée.
En effet, renverser complètement ce puissant
sacerdoce qui depuis si long-temps a lutté contre
l'Empire et usé dans cette lutte tant de génie et
de vertus, c'est bien servir les Vettori, les Ma-
chiavel et les courtisans de Louis XII ; mais, si
éminens que soient ces hommes, leur pensée in-
time n'est pas la pensée publique. Il y a plus. Si
la Réforme, en abaissant un pouvoir jadis si co-
lossal, vient au secours d'une pensée intime de la
politique du temps, elle va beaucoup trop loin
en le sapant jusque dans sa base, avant de l'avoir
remplacé par un autre fondement. Ne prive-t-elle
pas ainsi le pouvoir civil d'un moyen dont nul
( i:^' )
autre ne peut tenii- lieu? Ici le caractère politi- |
que de la Réforme se montre sous une face nou-
velle, sous une face défavorable aux yeux de Tnu-
torité. Elle ôle un rival et ne donne point d\illio.
Si fortes que soient ses sanctions, si elficace et si
salutaire que soit son action sur les esprits, cette
action est au moins aussi volontaire, aussi indé-
pendante que les doctrines elles-mêmes, qui,
suivant elle, sont loujoui-s le résultat d'une en-
tière liberté de raison. Sur de pareils auxiliaires,
sur un concours toujours raisonné et, par consé-
quent, toujours disputable et chanceux, la poli-
tique ne peut faire fond qu'à la condition d'être
toujours elle-même acceptable par la raison.
Or c'est bien à celte condition qu'est arrivée de
nos jours la politique avancée ; mais à l'époque
dont il s'agit, personne ne concevait que jamais
elle pût aller si loin.
Au commencement du xvf siècle, une telle
politique dut apparaître comme une nouveauté
pénible, une exigence étrange.
La révolution de iSiy n'offrait donc à l'au-
torité civile qu'un appât incomplet, un appât
qui devait l'alarmer plutôt que la séduire , et
puisqu'elle l'a séduite en partie , nous devons
admettre qu'elle offrait d'autres attraits. Elle
flatta en effet la politique du pouvoir de la ma-
nière la plus entraînante, non pas seulement par
( ^-^^ )
le fait, en substituant dans beaucoup de points
le pouvoir civil au povivoir religieux, et en le
dotant à la fois des plus beaux domaines et des
plus hautes attributions ; elle le flatta plus puis-
samment en lui doimant tout-à-fait la même lé-
gitimité immédiate qu^elle se donnait à elle-mê-
me. Plus d^intermédiaire entre elle et Fautorité
de la révélation divine; de même plus d'inter-
médiaire entre Tautorité civile et Fautorité di-
vine : telle était sa maxime fondamentale.
Dès-lors plus aucune nécessité de sacre ou
de sanction de la part du sacerdoce. Le seul ti-
tre de souverain confère le sacre et la sanction.
Toute autorité est instituée de par Dieu. Ces
mots, inscrits dans les textes de cette révélation
à laquelle s'attachait la révolution de t5i7, furent
la théorie invariable de la Réforme. A ces textes
elle s'enchaina avec un dévouement si judaïque,
et cette doctrine elle Fexagéra de telle sorte, qu^elle
mit dans le plus grave embarras les princes qui
étaient sur le point de tirer Fépée pour la sou-
tenir. En effet, consultée par Félecteur de Saxe
sur la question de savoir s'il prendrait les armes
pour la défendre, dans le cas où Charles-Quint
la viendrait attaquer, elle répondit avec obsti-
nation par ses organes les plus illustres, que Fem-
pereur élait le chef auguste et sacré de Fempire,
et qu'il n'était pas plus permis à Félecteur de le
- «33 ;
combattre, qu'il n'était permis au bourguemeslre
de Torgau de se révolter contre Félecteur.
Dans Forigine, quand le clief de la Réforme se
trouvait encore, sans le savoir, sous la puissance
de cette obéissance passive qu'il venait de briser,
le principe de cette obéissance était posé absolu,
exagéré. En voici un exemple l'rappant. Chris-
tiern II, roi de Danemark, venait de conquérir
la Suède et de faire périr sur Téchafaud, d'une
manière traîtreuse, le plus pur sang des Suédois*.
La noblesse, aidée des évêques et de la ville de
Lubeck, avait expulsé le tyran et mis à sa place
son plus proche purent, Frédéric l", dont la na-
tion entière avait reconnu la légitimité. Chris-
liern ne trouva dans l'opinion du temps que deux
défenseurs ; l'un fut Charles-Quint, l'autre le chef
delà Réforme; et à celte occasion, voici comment
ce dernier posa sa doctrine. <( Changer et amé-
liorer les gouvernemens sont deux choses aussi
distantes l'une de l'autre qu'est le ciel de la terre.
Il est aisé de changer ; il est malaisé, il est périlleux
d'améliorer. Pourquoi? C'est que cela n'est pas
dans notre mission ; cela est réservé à Dieu seul.
Le peuple, dans ses emportemens, incapable de
savoir ce qui serait mieux , se borne à vouloir
* 1520.
( i34 )
autre chose, sauf à changer encore, s'il tombe
de mal en pis. Ce qu'il y gne , c'est de tomber
, de mal en pis. Quand les grenouilles de la fable
• ne voulurent plus du soliveau , elles eurent la
cigogne qui les dévora. Une populace déchaînée
est une race si mauvaise, qu'un tyran seul peut
la gouverner. Le tyran , c'est la muselière qu'on
met à l'animal indomptable. S'il était possible
de soumettre un mauvais peuple à un ordre ré-
i gulier. Dieu n'aurait pas institué le despotisme
et le glaive. Pour mon compte , je conseille à
ceux qui veulent écouter la justice et vivre en
paix avec leur conscience, de rester d'autant
plus fidèles à l'autorité civile que , si même elle
est mauvaise, elle ne peut pas porter dom-
mage à l'âme. David , plutôt que de mettre la
main sur son roi, en souffrit toutes les injures, et
laissa Dieu le maintenir tant que le voulaient ses
saints conseils. Si donc il éclate une lutte contre
l'autorité, laissez aller la foule que vous ne sauriez
(•ontraindre. Dieu ne voulant pas la soumettre;
mais ne combattez, jamais contre votre maître,
fût-il même un tyran , et sachez que ceux qui
l'osent attaquer trouveront leur juge. Vous m'ob-
jectez le serment qu'aurait prêté un roi pour
s'obliger à gouverner d'après des statuts précis,
et qu'il aurait violés; vous prétendez que dès-lors
( »3r, )
il est déchu du trône ; et de ce que le roi de
France est tenu de gouverner d^iccord avec les
parlemens, vous voulez que le roi de Danemarck
soit obligé de garder sa foi aux articles qu'il a
jurés? A cela je dirai qu'il est bon , sans doute,
qu'un roi règne d'après les lois du pays; mais les
rois violent aussi les lois de Dieu qu'ils ont juré
d'observer, et, puisque vous ne les jugez pas pour
ce crime, pourquoi vous arroger le droit de les
condamner pour l'autre ? Entre vous et les rois il
est un juge , mais ce n'est pas vous qui l'êtes ; c'est
celui qui a dit : A moi la vengeance. J'accorde
que le roi a été violent et injuste, que le droit est
du côté des rebelles ; mais Dieu leur a-t-il donné
la mission de se faire justice, et de faire justice au
roi ? Quand ils auront à rendre leur compte devant
le Juge suprême, celui-ci ne leur demandera pas
si le roi a été bon ou mauvais, cela n'est pas une
question; il leur dira :«« Messieurs du Danemarck
et messieurs de Lubeck, qui vous a chargés de
mon aflaire? De quelle autorité, de quel em-
pereur tenez-vous vos lettres-patentes ? Si vous
n'en avez point, vous êtes coupables du crime
de lèse-majesté divine. »» Et que deviendrait le
monde, si chacun s'y faisait justice, le valet du
maître, la servante de la maîtresse, les enfans
du père, l'écolier du professeur? C'est préci-
( '-^e )
sèment pour que le désordre n'y régnât pas, que
Dieu a établi Vautorité *. »
Cette doctrine, que les rois sont tenus encore
plus de gouverner d^q^rès les lois de Dieu et
celles de la nature que d'après celles du pays,
n'est pas d'un moine seulement, c'est la doctrine
du temps, c'est celle d'Erasme. C'est une doctrine
que Bodin, jurisconsulte célèbre, reproduira en-
core dans la période suivante. Elle plaçait baut
l'autorité des rois ; d'instrumens et de serviteurs
dociles des lois humaines, elle les fiiisait arbitres
et juges des institutions mêmes qu'ils avaient
jurées. Impossible d'être plus roi que cela.
On le voit, cette opinion donnait à l'autorité
royale non-seulement l'institution, mais une sorte
d'inviolabilité divine. Elle avait donc pour la
politique du temps un attrait capable de com-
penser quelques défauts.
C'est dans cette triple doctrine, celle d'une in-
violabilité sacrée, celle d'une légitimité directe
et celle d'une indépendance complète du pouvoir
spirituel, que git le caractère politique de la
révolution de 1617.
Son caractère moral découle également de son
caractère religieux. Il consiste en cela qu'il pose
* Œuvres de Luther, t. x, p. 592.
( «37 )
ialraison, guidée par les saints cotles, législatrice
suprême, et la conscience, éclairée par la rai-
son , juge absolu des mœurs. Par là, toute di-
rection des consciences étant enlevée au pou-
voir spirituel, le pouvoir temporel n^a plus de
rivalité à craindre pour Tinfluence que, par
ses lois et ses institutions , il peut exercer sur
les nations. Cet avantage était immense à une
époque où Tautorité royale , dans Tintérêt de
Tordre public, attachait une importance extrême
à son contact immédiat avec le cœur du peuple.
Mais d''autre part, ces mœurs qui ne recon-
naissaient que dans la conscience , que dans la
raison , leur juge et leur législateur suprême ,
étaient difficiles à manier. Ces mœurs sévèrement
examinées, froidement raisonnées, n^^bdiquaient
pas aisément une indépendance qui les flattait ; et,
par cette indépendance des mœurs, la politique
perdait, auprès de populations encore grossières,
façonnées à la direction du sacerdoce par d^an-
ciennes habitudes, toute cette influence qui
s'exerçait autrefois au nom de la religion et de
sa discipline. Cela était grave.
En général, la révolution religieuse de 1617
dépouillait les mœurs, non-seulement de la di-
rection du sacerdoce, mais encore de tous les
moyens extérieurs, de tous ces exercices, de tou-
tes ces pratiques, qu^aiment peu les esprits supé-
( ';^8 )
rieurs, mais dont le retour régulier et l'impres-
sion puissante fournissent à la fois des alimens à
la méditation et des appuis à la vertu du vulgaire.
La Réforme compensait cette privation par une
méditation plus directe, plus dégagée de formes
sensibles; mais sa doctrine était-elle assez prati-
que pour la faiblesse humaine ; n'était-elle pas,
au contraire, trop subtile pour la grossièreté gé-
nérale de Tépoque?
Le temps seul pouvait résoudre cette ques-
tion, mais dès-lors cette question dut réveiller
les craintes et les soucis du pouvoir.
Le caractère moral de la Réforme offrait donc,
comme son caractère politique, un mélange d'a-
vantages et d'inconvéniens bien propre à suspen-
dre et à diviser les esprits.
Les modifications qu'elle apport^iit aux doc-
trines étaient grandes, étaient trop grandes pour
l'opinion du temps. Ce n'étaient pas des modifi-
cations, c'étaient des révolutions. Or, on le sait,
les esprits les plus hardis, ceux qui demandent le
plus haut les révolutions les plus complètes, sont
parfois interdits comme le vulgaire, lorsque leurs
vœux viennent à s'accomplir trop brusquement.
Lesystème delà Réforme était à la fois trop vaste et
trop nouveau, pour que la politique d'un empire
considérable pût aisément prendre sur elle la res-
ponsabilité du changement. Une théorie nouvelle
( '39 )
a toujours son charme, mais une théorie à réah'ser
avec des moyens contraires à ceux qu'on a tou-
jours mis enjeu, effraie toujours. Dans celte com-
motion générale des espi'its, quel homme d'état
pouvait donner l'assurance qu'avec des doctrines
si rationnelles, on parviendrait à constituer un
peu fortement un empire ? D'ailleurs tous les élé-
mens moraux du corps social se renouvelant,
n'élait-il pas à craindre qu'on voulût renouve-
ler aussi le pouvoir appelé à les régir ?
On le voit, les meilleurs esprits pouvaient hé-,
siter, et malgré tout ce qui, dans les mœurs et
les besoins du temps, avait amené cette révolu-
tion, on pouvait ou lui tourner le dos ou la com-
battre en face, après l'avoir vue se poser.
Cependant des moeurs nouvelles et denouveaux
besoins perçaient partout et demandaient quelque
chose de hardi et de tranché. Non-seulement cela
est établi par le fait même de la révolution qui se
fit jour; on a de cela, dans les phénomènes du
temps, une autre preuve encore et une preuve
plus frappante. Des doctrines autres que celles
de la Réforme, des doctrines modérées, pures de
conception et séduisantes de forme, furent émi-
ses, contemporaines de celles de Machiavel et de
celles de la révolution de iSiy. L'homme le plus
éminent de l'époque, le plus spirituel élève de la
renaissance, l'écrivain le phis classique de l'Eu-
( i4o )
rope, Erasme publia un système de politique et
de morale qui évitait tous les excès, et offrait
le beau idéal, la science de la Grèce et de Rome
anciennes embellie par les graves leçons du chri-
stianisme. Eh bien ! ce beau système fut ad-
miré, comme il devait Tôtre, et passa néanmoins
aussi inefficace que si personne ne Teùt jamais
aperçu.
J^insisterai un peu sur ce fait. On sait que le livre
de Machiavel ne parut qu'en i535, et qu'Érasme
mourut en i536, au moment où la Réforme venait
de soumettre son symbole à Charles-Quint*, à
François p' **. Erasme, qui avait refusé de rési-
der auprès du second de ces princes, avait man-
qué d'être le précepteur du premier. Pour ne pas
le priver de la science qu'il aurait pu lui ensei-
gner, il avait fait pour lui un traité intitulé :
Institution d'un prince chrétien. C'est à la fois un
abrégé de politique et de morale, et c'est incon-
testablement, avec les ouvrages de Fénelon, ce
qui existe de plus pur, de plus parfait sur ces
matières. Qu'on en juge par quelques détails.
Erasme définit d'abord nettement le prince, et le
distingue du tyran-, celui-ci ne règne que pour
lui-même, dit-il, celui-là pour ses sujets. Il ap-
* Diète d'Augsbourg, 1530.
*• L'ouvrage de Calvin, l'Instilulioa cluûticnnc, avec une pré-
face au roi de France, f ut publié à Uâle en 1535.
( '4' )
prend ensuite au prince dont il vient de tracer la
haute mission, les moyens de la remplir, de fuir /
les flatteurs qui le corrompent; de cultiver les
arts et les lettres qui le font vivre dans la société la
plus digne de lui; de chercher dans une sage éco-
nomie le moyen d'éviter ces exactions qui provo-
quent tant de révoltes; de distinguer dans le pays
les hommes honnêtes des intrigans et des fac-
tieux; de surveiller Texécution des lois comme
d'en faire de bonnes; en un mot, il expose de la
manière la plus ingénieuse toute la science du
gouvernement et de Tadministration. Dans cette
composition d'un homme qui sait tout, rien, en
effet, n'est négligé, les alliances de famille pas
plus que les traités de paix, les petites choses pas
plus que les grandes. Mais ce traité, qui eut sans
doute le succès de tous ceux du même écrivain;
ce traité que Charles et les princes de sa famille
admirèrent, sans nul doute, autant que le célèbre
éloge de la folie qui leur fit tant de plaisir, n'eut
une action réelle sur personne. Charles-Quint,
pour qui il était fait, laissa là le prince d'Erasme
pour le prince de Machiavel, dont il fit sa lecture
favorite, et, il faut le dire, où il trouva mieux
son compte. Pourquoi cet abandon ? C'est que le
livre d'Erasme était, pour cette époque, trop
idéal et trop classique; qu'il sentait trop la lampe
et l'école; qu'il était trop plein de maximes sécu-
( )
laires, de thèses et d'antithèses académiques. Pour
tous les temps, il y a quelque chose de puéril dans
ces cinquante-huit épitliètes, tirées du grec, qu'E-
rasme emprunte au précepteur de Commode pour
qualifier le bon prince, et dans les cinquante-huit
autres qui distinguent le tyran. Pour tous les goûts
il y a quelque chose de froid dans ces conseils si
bien symétrisés que Télégant écrivain prodigue
au jeune homme. « Pourvu que vous fassiez bé-
)• néfice de vertu, méprisez la perte de votre fisc.
» — Songez moins à faire respecter vos lois, qu'à
» respecter les lois de Dieu. — Vous ne pouvez être
» ni pape, ni évêque, ni religieux, mais vous pou-
» vez être chrétien, et rien à vos yeux ne doit être
» au-dessus de cet honneur. » Certes, ces maxi-
mes sont bien justes et belles, et Ton ne saurait
trop les répéter aux jeunes princes; mais la scien-
ce du gouvernement demande quelque chose de
moins général et de plus pratique. La politique
de cette époque désirait surtout quelque chose
de plus direct et de moins clérical, de plus con-
forme, en un mot, à ces tendances qu'a si bien
saisies Machiavel, le secrétaire de la politique
européenne. Pour avoir un succès véritable, un
livre de politique et de morale, loin de planer
dans des régions imaginaires, quelque belles
qu'elles soient, doit se rattacher aux mœurs, aux
institutions, aux préoccupations du temps. Il doit
[ i43 )
se faire homme et peuple, il doit s'incarner et non
se faire Dieu. Celui d'Érasme disait le contraire.
Si quelque chose peut nous exphquer la des-
tinée du livre d'Erasme, c'est la destinée de l'au-
teur lui-même. Elle donne une grande instruc-
tion. Erasme, l'homme le plus spirituel et le plus
classique de son temps; l'homme qui signalait le
mieux toutes les aberrations ; qui se préservait le
mieux de tous les excès; l'homme qui, en religion
et en philosophie comme en morale et en politi-
que, professait les doctrines les plus plausibles,
fut lu et admiré, fêté et convié de tous les princes,
de tous les hommes de lettres et de tous les im-
primeurs. Mais ce héros universel n'eut jamais de
parti et n'exerça sur son siècle nulle action pro-
fonde , précisément parce qu'il y avait dans sa
personne comme dans ses livres quelque chose
de si idéal et de si extraordinairement modéré
que nulle passion, nul enthousiasme ne trouvait
à s'agréger à celte nature surhumaine. Erasme,
en un mot, avec toute sa raison, tout son goût,
fut une trompette sans bannière; et si, d'une part,
l'on imprima vingt-quatre mille exemplaires d'un
seul de ses traités, d'autre partjil fut] déchiré
avec une égale violence par les deux opinions
extrêmes qui se partageaient alors les esprits.
Erasme, flottant sans cesse entre l'une et l'au-
tre, n'inspirant de confiance à aucune d'elles,
( )
I écrivait tantôt contre l'une, tantôt contre Tautre.
Cest qu'Erasme vint au monde trop tôt ou trop
tard. Le rôle des modérés est avant ou après les
révolutions; pendant, ils ne donnent de garantie
à personne, et personne n'aime à s'appuyer sur
une substance trop molle pour rien soutenir.
Erasme, bon à consulter, fut consulté par les pa-
pes, les empereurs, les rois, les cardinaux, les
évêques, les réformateurs et la république de
Bàle ; mais Erasme, qui n'eut ni le courage d'at-
taquer la Réforme ni celui de la défendre, qui
n'osa ni se marier ni se laisser revêtir de la pour-
pre du Vatican, ne donna que des conseils trop
timides pour être utiles, et trop sages pour être
praticables. Quand Frédéric de Saxe le consulta
sur la Réforme, il répondit par des figures; quand
le pape lui demanda son avis sur les moyens de
rétablir la paix dans l'Eglise, il lui traça le plan
d'un concile impossible à former; quand Fran-
çois l" le pressa de venir diriger le collège de
France que ce prince allait fonder, il lui répon-
dit des flatteries et déclina la charge qu'on le
priait d'accepter. Quand la ville de Bâle l'invita
à lui donner des conseils sur la liberté de la
presse, il déclara que, les opinions étant parta-
gées en Suisse sur un sujet aussi grave, il ne con-
venait pas à un étranger d'émettre un avis ; qu'au
surplus, il allait sous peu quitter la ville, et lui
( 145 )
laisser en signe de reconnaissance pour l'hospi-
talité dont elle Thonorait, sa pensée sur celte ma-
tièi"e, mais qu'au préalable il n'approuvait pas
une liberté absolue.
Non-seulement de tels conseils ne conviennent
pas dans des temps d'orage, des hommes tels
qu'Érasme ne trouvent, à ces époques, qu'une
existence douloureuse. Ce qui fait le courageux
citoyen dans les crises sociales, c'est précisément
ce qui fait le héros au milieu des batailles, la
résolution d'avancer à tout prix. Quand Erasme
nous dit lui-même qu'il n'a aucune vocation pour
le martyre, que jamais il ne ferait pour la vérité
le sacrifice de sa vie *, Erasme nous donne à la
fois la clef de ses destinées et l'énigme de ses doc-
trines. C'est un caraclère que l'on trouve natu-
rel, mais c'est un homme qu'on laisse là.
J'ai un peu insisté sur ce personnage et sur ses
théories, pour pouvoir mieux faire ressortir le
caraclère de l'époque. On le voit, les doctrines
de Machiavel, celles d'Érasme et celles de la
Réforme, paraissent à la même époque. Mais
entre elles le choix des contemporains ne pou-
vait être douteux. Ce que demandait cette épo-
que, c'étaient précisément des opinions tran-
* Lettre d'Erasme à Pace, doyen de Saint-Paul à Londres, de
l'an 1521. V. Fortin. Life ofErasmus, p. 270 et suiv.
( »46 )
chées, des hommes vigoureux, prêts à suivre
jusqu'au bout et au péril de leurs jours, les ins-
pirations de leur enthousiasme ou les doctri-
nes de leur raison. Machiavel et i5i7 offraient
et ces doctrines et ces hommes, et dès-lors on
conçoit qu'*au lieu de prendre pour guide le pré-
cepteur officieux de Charles-Quint, et pour dra-
peau ses classiques utopies, le monde se soit par-
tagé entre des docteurs et des hommes d'état
plus hardis.
Au moment même où éclatait la révolution
de iSiy, un compatriote d'Érasme, le profes-
seur Adrien d'Utrecht, fut envoyé en Espagne
pour présider conjointement avec Ximenès aux
affaires de la régence. La Castille se révolta.
Adrien était dans les doctrines timides. Le prélat
d'Espagne, qui connaissait le monde, se moqua
du Flamand, dont bientôt la politique caute-
leuse devait faire gémir les prélats de Rome, et,
fort de son courage, commanda en maître à des
belles que son collègue eût vainement essayé
de calmer avec des sentences.
Voilà les hommes et les doctrines que deman-
dait cette époque, que demandent toutes les épo-
ques de crise.
— —
C »47 )
CHAPITRE ITI.
DE l'accueil QTJE RENCONTRENT CES DOCTRINES; DES
PROGRÈS ET DES RETOURS Qo'eLLES AMENENT DANS LA
POLITIQUE DU POUVOIR.
On peut le dire, les doctrines morales et poli-
tiques de la Réforme (je ne parle pas des autres),
pures et nettes, telles qu^elles étaient dans le
principe et telles que nous venons de les présen-
ter, n'eurent Tobédience de personne. Ceux qui
les acceptèrent, comme ceux qui les combattirent,
les modifièrent à leur gré avec une égale liberté.
On peut cependant classer toutes les idées du
temps en systèmes qui les reçurent et en systèmes
qui les rejetèrent. On peut ajouter que les uns
et les autres en profitèrent à peu près au même
degré et quMls rivalisèrent soit d'adresse, soit de
( i48 )
violence pour en tirer le parti le plus avanta-
geux. Ce n'est pas là un paradoxe, c'est un fait;
ce fait est, d'ailleurs, à tel point dans la nature
des choses qu'il n'a besoin d'aucune autre légi-
timation.
A la tête des systèmesqui rejetèrent la révolution
de i5i7 se présente nécessairement le pouvoir qui
si long-temps s'était trouvé à la tète de toutes les
doctrines, et auquel on en voulait le plus, auquel
on s'efforçait d'enlever l'Europe. Le pouvoir spi-
rituel, au premier aspect, ne pouvait que perdre
au changement qu'on réclamait, et, par consé-
quent, il ne devait voir ni sans douleur ni sans
colère un ordre de choses qui, non -seulement
par son élément religieux, mais encore par son
élément moral et politique, minait ses institu-
tions et ses doctrines. Et pourtant ce pouvoir,
nous le verrons, se trouva bientôt plus fort et
entouré d'adhésions plus éclatantes qu'il n'était
depuis long-temps. Une réaction aussi fonda-
mentale que la révolution de iSty serra puis-
samment autour de lui une majorité dévouée, et
ce que les conciles de Pise, de Constance et de
Bàle lui avaient ôté, le concile de Trente, plus
universel et plus explicite, le lui rendit avec toute
la prodigalité d'un retour-
Mais d'abord se présentèrent des faits différens,
et le pouvoir politique parut rivaliser avec la Ré-
( U9 )
forme elle-même pour dépouiller le pouvoir spi-
rituel =
Le pouvoir politique et, pour ainsi dire, tonte
la politique de cette époque, se voient entre les
mains de deux hommes qui semblaient appelés
à réaliser tous les voeux de cet absolutisme et
toutes les tendances de cette centralisation que
nous avons vus, sur la fin du quinzième siècle,
naître et grandir aux dépens de la mutinerie po-
pulaire et de Tinsolence féodale.
Ces deux hommes, Charles- Quint et Fran-
çois 1", avaient pu croire un instant que la ré-
volution de i5i7 était faite pour eux, et qu'elle
accomplissait la pensée de Louis XII et de Maxi-
milien V\ en donnant à Tautorité royale cette in-
vestiture directe et cette suprématie sacerdotale,
qui seules manquaient encore à leur ambition
souveraine.
Charles-Quint et François l" ont eu, dit-on,
leur moment d'hésitation. Si j'accorde ce doute
dans la pensée du roi de France, je le nie dans
celle de l'empereur. Charles-Quint monta sur le
trône de l'Empire en iSig. Dès cette époque, le
chef de la Réforme avait adressé une brochure à
la noblesse d'Allemagne, et, dans ce seul appel
au public ou plutôt à la féodalité, était pour le
petit-fils de Ferdinand la sentence de proscrip-
tion du nouveau système. Lorsque, bientôt après
( x5u )
cette publication, éclata rinsurreclion des paysans
de Souabe, que le chef de la Réforme combattit
peut-être trop tard, Charles-Quint prit la ré-
solution immuable d'éteindre jusqu'au dernier
principe de celte réforme. A la tête d'un empire
tellement vaste que jamais le soleil ne se cou-
chait dans ses provinces, Charles ne pouvait
régner qu'en maître absolu. Cette centi'alisation
que Louis XI avait opérée en France; que Ferdi-
nand avait établie en Espagne; que l'inflexible
génie de Ximenès put à peine maintenir pendant
la régence qu'il exerça pour Charles et qui ne
fui pas aussi complète qu'on le croit ordinaire-
ment ce prince devait la maintenir dans un
pays qui avait encore trop de libertés. Il devait
l'établir dans celte Allemagne si fractionnée,
dont il avait payé si cher les suffrages et dont
il avait été obligé de jurer les droits dans ces
Pays-Bas oii sa volonté rencontrait tant de pa-
triotisme, tant de privilèges et tant de résistan-
* V oy. Baudier, Histoire de l'administration du cardinal XindnèSy
1635, in-4°.
** Charles-Quint, pour obtenir des états d'Aragon le litre de
roi, avait été obligé de jurer le maintien de tons leurs droits et
privilèges.
*** Guicciardini, lib. xiii, p. 159. — Sleidani, Comment, lib. xiv,
**** La capitulation impériale, Pfeffel, Histoire du droit public
d'Allemagne, p. 590.
( i5i )
ces. Il ne pouvait opérer celte grande spolia-
tion avec un système qui prêchait Pexamen de
toutes les prétentions nouvelles et la discussion
de toutes les prétentions anciennes. Il y a plus,
Carles-Quint régnait dans l'autre hémisphère sur
des colonies qu'une sentence pontificale avait
soumises à TEspagne. Dans ces colonies dominait
la religion de Rome avec sa hiérarchie, ses insti-
tutions, sa discipline ; cette religion était le prin-
cipal appui du gouvernement espagnol dans ces
vastes et fortunées régions : comment Charles-
Quint aurait-il pu songer à se priver d'un auxi-
liaire dont il disposait à son gré? Car c'était lui
qui nommait les évêques et les curés du Nou-
veau-Monde. Comment abandonner Rome dans
un moment où le Portugal, pour des îles dont la
propriété était un peu litigieuse, en appelait au
jugement du Saint-Siège? Pour régner en maî-
tre sur tant d'empires, ce n'était pas trop d'un
pouvoir ecclésiastique et d'un pouvoir civil éga-
lement absolus. Non-seulement il fallait au mo-
narque des Espagnes et des Indes une dictature
politique et religieuse, l'esclavage lui-même,
dans les moeurs du temps, était nécessaire, était
du moins utile pour maintenir la soumission du
Nouveau-Monde. Certes, en créant les univer-
sités de Lima et de Mexico, Charles-Quint était
loin d'y vouloir introduire les principes de iDiy.
( «52 )
Charles-Quint n'aimait guère la discussion. A
peine pouvait-il se permettre à lui-même Texamen
de tous ses actes. Sans doute il se montre scrupu-
leux dans un de ces ouvrages de parade que pré-
sente la littérature de répoque,dans ses instruc-
tions à Philippe II, Manuel dont nous parlerons
en son temps. Quand on se trouve comme lui en
face de la mort et de la postérité, on est obligé de
tenir un langage conforme à cette position ; mais
durant son règne Charles-Quint, le plus assidu
de tous les lecteurs de Machiavel, n'y regardait
pas de si près. Le mot que, dans une occasion
critique, il répondit un peu sèchement a Fran-
çois I", qui lui faisait une mauvaise confidence,
Si le conseil est hon^ il faut le suivre^ était la clef
de sa politique, et ce mot était loin du système
de libre examen. Charles devait repousser lôiy.
Dans toute la révolution de iSiy, jamais il ne
vit autre chose que des chances de domination,
et de toutes ces chances, son génie flamand tira
toujours le parti le plus avantageux. Pour mieux
régner il aimait à diviser. Il le dit. Les divisions
de la chrétienté et celles de FAlleniagne, qui
avaient amené les premières, lui permirent à la
fois de dominer le sacerdoce elTEmpire. Jamais
position plus belle ne s'était présentée dans l'his-
toire. Charles-Quint s'y élança avec prudence,
mais avec vigueur.
( i53 )
Rome d'jibord tenta son orgueil. Et non-seu-
lement il domina Rouie, mais, au pouvoir spi-
rituel qu'elle exerçait partout encore, il se sub-
stitua dans les pays soumis à son sceptre d'une
manière si nette, qu'il n'eut pas un instant à re-
gretter la tiare qui eût rendu si heureux son pré-
décesseur Maximilien. Voyons les faits.
Aussitôt que Charles parut en Allemagne, il ré-
unit les princes à Worms pour examiner, comme
une simple affaire de police impériale, les doc-
trines de la Réforme et la bulle pontificale qui
les avait proscrites. Cet examen terminé et le
grand accusé entendu sous sa présidence, il
fît mettre hors les lois de l'Empire cet homme
qui, par des thèses académiques et un auto-da-fé
du droit canon, avait remué l'Allemagne.
La compétence des juges, la procédure et la
sentence étaient nouvelles. Entre l'Eglise et un
prêtre, César avait jugé. Ce n'était plus désormais
la crosse surmontée du glaive, c'était le glaive
surmonté de la crosse, qui réglait la pensée.
Cela se passa en 1621, sous le plus illustre des
Médicis, sous Léon X. Quand fut mort ce pon-
tife si lestement dépouillé de ses prérogatives par
l'avocat de l'Eglise, l'avocat de l'Eglise fit revê-
tir de la tiare son précepteur Adrien, qui gou-
vernait l'Espagne, et il conduisit aisément à son
gré le pape de son choix. Il n'eût pas conduit de
( )
même le cardinal Wolsey, qui partageait avec
Henri VIII le gouvernement de TAngleterre, et
malgré toutes les paroles qu'il avait données à ce
cardinal, il aima mieux pour pape un Médicis
qu'un esprit dominateur. Clément VII montra
plus de jalousie de ses prérogatives que Léon X.
Mais Charles-Quint était résolu de se faire payer
les services que, dans ces temps de troubles, lui
demandaitl'Eglise. Il était résolu de maintenir sa
position d'arbitre. Quand il vit Clément VII délier
de ses sermens et de ses traités l'ancien captif de
Madrid ; quand il le vit s'allier a vecle roi de France,
il l'attaqua de la manière la plus brusque, la plus
scandaleuse ; il fit non pas au prince mais au pape
les reproches les plus vifs sur l'état oii il laissait
l'Eglise ; il censura avecune amertume et avec une
inconvenance extrêmes unebulle apologétique du
Saint-Siège ; il jeta dans Rome des troupes affa-
mées de pillage et leur ordonna d'arrêter Clé-
ment VII.
Il est vrai qu'il joignit à tant d'audace les for-
mes les plus respecteuses. Il eût pourtant conduit
en Espagne le prisonnier du château Saint-Ange
comme il y avait conduit celui de Pavie, s'il
n'eût craint d'affaiblir, parla même, le pouvoir
qu'il exerçait en son nom , et s'il n'eût jugé plus
conforme à ses intérêts de le replacer au Vatican.
Les Turcs campaient sur les frontières de l'Aile-
( »55 )
magne. L'Allemagne était divisée, et François I"
convoitait Tltalie. Réconcilier l'Allemagne, l'op-
poser aux Turcs et surveiller le roi de France :
tels étaient les travaux qui l'attendaient, et pour
lesquels il fallait l'appui du pontife.
Quand ses nouveaux plans furent arrêtés , il
se rapprocha de Clément VII, l'initia dans ses
projets aux entrevues de Bologne, puis se di-
rigea sur l'Allemagne, et invita les princes de
l'Empire à se rendre à Augsbourg, pour y expo-
ser leurs griefs ou leurs doctrines, afin qu'eu re-
tranchant ce qu'il y avait de mauvais de part et
d'autre, on pût tomber d'accord sur la même foi.»
Les princes d'Allemagne produisirent devant
ce dictateur spirituel, en i53o, les uns une pro-
fession de foi contenant les nouvelles doctrines
résumées avec une grande habileté, les autres
une réfutation de cette profession, non moins
habilement formulée. D'autres pièces de théologie
furent échangées encore sous la direction suprême
de l'empereur. Quand il eut tout entendu, tout
examiné; quand il se fut convaincu qu'aucun
rapprochement n'était plus possible, il leva \a
diète, défendant à tous, sous les menaces les plus
sérieuses, d'innover ultérieurement, et promet-
tant de faire réunir sans retard un concile géné-
ral qui décidât de toutes les questions.
Peu après il invita effectivement le pape à
( '56- )
convoquer un concile; in.nis pendant dix ans des
affaires plus urgentes, la France, la Turquie,
l'Afrique préoccupèrent son esprit, et pendant dix
ans il se montra d'une indulgence extrême pour
les doctrines nouvelles. En i54i il se trouva un
peu libre, et aussitôt il convoqua une diète à Ra-
lisbonne, se fît désigner par ses chanceliers les
théologiens les plus modérés de chaque parti et
chargea une commission composée de six d'entre
ces derniers, de la rédaction d'un symbole que
tout le monde pût admettre. Quand les commis-
saires eurent achevé la partie possible de leur
travail, il l'examina et enjoignit aux princes de
se conformer désormais aux points définitivement
arrêtés, en laissant les consciences libres pour tout
le reste.
Cependant le roi de France encore une fois
l'empêcha de terminer cette affaire. Il ne put y
revenir qu'après la paix de Crespy. Mais alors il
prit des mesures décisives. D'abord il rassembla
ses troupes, tomba sur les chefs de la ligue de
Smalcalde et les fit prisonniers tous deux. Ensuite
il invita le pape à transférer à Trente le concile
qu'on avait convoqué depuis onze ans, mais
qu'on venait de rassembler dans Bologne, et à
presser les décisions des prélats de manière à en
obtenir prochainement une doctrine acceptable
et obligatoire pour tout le monde.
( )
C'était procéder lestement. Cependant les cho-
ses n'allant pas au gré de son impatience, et
Charles-Quint voulant en finir, il nomma de
nouveaux commissaires, fit rédiger par eux une
doctrine et invita tout TEmpire à s'y conformer,
en attendant les décisions du concile. Cet acte
qu'on appelle I'Interim de i548 blessait les opi-
nions de tous les partis. Force fut néanmoins au
pape de comprimer son indignation, force fut
aux chefs de la Réforme de dévorer la leur, force
aux princes et aux villes libres d'Allemagne de
subir l'intérim. Charles-Quint et son frère Fer-
dinand, roi des Romains, donnaient garnison
autrichienne aux cités qui repoussaient leur théo-
logie, et ce fut à peine si Hambourg, Lubeck et
Brème échappèrent à des bras si puissans.
Le triomphe de Charles fut complet , jamais
dictature religieuse n'avait été plus absolue, ja-
mais Rome politiquement dominée par les rois
ne l'avait été dogmatiquement à un tel point.
Nous l'avons dit, cet empire plus que tout autre
avait tenté l'orgueil du César.
La domination de l'Allemagne le tenta aussi.
Faire la loi à des souverains, à ces fiers électeurs
qui disposaient du sceptre de Charlemagne, à ces
villes libres qui se considéraient comme autant
de républiques helvétiques, c'était pour Charles-
Quint chose plus douce que de commander aux
( i58 )
vieux nobles de laCastilleou aux descendans des
Montézuma. Charles eut cette jouissance, et celle
de la devoir à son génie seul. Une ligue catho-
lique s'était formée dans TEmpire contre la li-
gue de Smalcalde. S''appuyant sur la première, il
écrasait la seconde; mais, dans ce cas, il était
moins le maître que Pinstrument, et ne pouvait
plus se soumettre ceux qui auraient partagé sa
victoire. Il dédaigna la ligue catholique, écrasa
seul la ligue protestante, inonda FAllemagne
de soldats espagnols et fut enfin le maître de cet
Empire, dont les libertés et les privilèges le cho-
quaient depuis si long-temps.
Cependant cette jouissance si complète fut
courte pour Charles-Quint.
Le prince Maurice, quMl avait mis à la place de
rélecteur de Saxe aussi aisément qu'il eût rem-
placé un de ses généraux par un autre, eût bien
consenti à rester son allié ; mais, aimant le pouvoir
comme lui et doué de plus d'adresse, il ne voulut
pas tomber au rang d'un vil instrument. Par une
combinaison si hardie et une exécution si rapide,
qu'il était difficile d'échouer, Maurice en un mo-
ment fit tomber Charles -Quint du faîte de sa
grandeur. Maurice, et ici les faits fournissent les
doctrines mieux que les livres, Maurice se fit
donner des troupes pour réduire la ville de Mag-
debourg qui refusait l'Intérim. Pendant qu'il
( i59)
en traînait le siège il s'allia avec Henri II par le
traité de Chambord. Quand tout fut prêt, pen-
dant que le roi de France se dirigeait sur les Vos-
ges, il se dirigea vers le Tyrol, où se trouvait
TEmpereur. Au moment où les Français prenaient
les Trois-Evèchés, il dicta le trailé de Passau, qui
d'un seul coup mit lin à la dictature religieuse
et politique de Charles-Quint et établit une tolé-
rance égale pour les doctrines anciennes et celles
de 1617.
C'était en i552, et alors volontiers le roi de
France, dont les troupes occupaient Saverne, eût
mis Strasbourg dans les limites de son royaume;
mais, et ceci est un autre trait sur les doctrines
morales et politiques du temps, ses alliés>d' Alle-
magne étaient libres, et aucun intérêt ne les en-
gageant plus à continuer leur alliance, ils la rom-
pirent aussitôt, sans autre formalité.
L'échec qu'éprouva Charles-' Quint en i552;
ceux qu'il éprouva aux Pays-Bas dans la même
lutte, le dégoûtèrent bien de ses couronnes,
mais non pas de ses doctrines. Quand il remit les
premières à son fils, il lui recommanda les se-
condes ; nous le verrons en examinant tout-à-
l'heure ses célèbres Instructions. Nous verrons
aussi que Philippe II sortit plus humilié que
son père des conquêtes qu'il avait entreprises
• ( i6o )
sur les vieilles libertés des Pays-Bas et les doc-
trines nouvelles qui s'y étaient jointes.
Après Cliarles-Quintce fut François l" qui op-
posa à ces doctrines la plus énergique résistance.
On dit que d\ibord il hésita sur les principes de
i5i7; qu'aimant les études qui les avaient ame-
nés, et quelques personnes de sa famille goûtant
ces nouveautés, il pouvait les chérir lui-même.
Mais François n'eut jamais le moindre intérêt à
les soutenir, et toujours ses goûts, ses sentimens
les plus prononcés les rejetèrent. Plus qu'aucun
monarque d'Europe il aimait Léon X ; plus qu'au-
cun autre il était lié au Saint-Siège par le con-
cordat de i5i6; moins que tout autre il parta-
geait les vœux que son prédécesseur avait pu
émettre dans un moment d'humeur.
Déjà rival de Charles-Quint en politique, Fran-
çois l" voulut l'être encore dans la défense des
doctrines religieuses. Si, dans cette ambition, il
y eut des éclipses ou des lacunes, c'est que Fran-
çois P'", comme son rival, voulait tirer parti des
conjonctures. Poussé par l'immense supériorité
de son adversaire à chercher de l'appui jusqu'au-
près de Soliman, il était bien naturel qu'il en
cherchât auprès des princes d'Allemagne. Mais,
s'il ménagea plus que Charles-Quint les protec-
teuBS de la réforme germanique, jamais ni lui, ni
[ '6. )
ses confidens ne ménagèrent les partisans de la
réforme française. Loin de là, ils opposèrent aux
principes de 1617 toute la rigueur des lois et
toute la violence des mœurs.
Les lois de l'Europe entière, on le sait d'autant
mieux que bientôt la révolution de 1617 les re-
prit elles-mêmes, les lois de l'Europe entière re-
posaient sur ce principe du Bas-Empire, que
la loi religieuse est la loi civile; que la loi de
l'Eglise oblige l'état. Des principes contraires
étaient posés depuis plusieurs siècles; des faits
contraires étaient un peu tolérés en France, en
Angleterre et en Bohème ; mais en général, loin de
vouloir, pour 1617, faire la concession réclamée
depuis long-temps, on trouva dans 1617 une rai-
son pour la refuser. En France le pouvoir résolut
d'appliquer les lois avec une énergie suffisante
pour atteindre un résultat complet. Des con-
dérations purement politiques se joignaient aux
considérations purement religieuses pour faire
adopter ce système. La révolution de 1617 n'é-
tait aux yeux de François I" qu'une insurrection
dangereuse. Dans ses premières pensées il con-
fondait ensemble les réformateurs de Saxe , les
paysans révoltés de la Souabe, les impies et fana-
tiques niveleurs de la Westphalie. Quand, plus
tard, les princes d'Allemagne lui présentèrent
leur profession de foi et lui adressèrent comme à
I. II
( )
Henri VIII des mémoires apologétiques, ii chan-
gea bien d'avis en ce sens qu'il aperçut dans ce
parti religieux un parti politique, régulièrement
et fortement constitué ; mais pour s'allier en i535
avec ce parti il eut besoin, comme plus tard le
cardinal de Richelieu, de faire abstraction de
son élément religieux.
Les faits le montrent. Quand ses nouveaux al-
liés le prièrent de suspendre les persécutions eu
France, il leur répondit qu'ils étaient dans l'er-
reur; qu'iln'y avait pas depersécutionsenFrance;
que ce qu'ils appelaient ainsi, c'étaient des suppli-
ces mérités de la part de gens qui, sous le man-
teau de la religion, méditaient la ruine de l'Etat.
Toutes les fois qu'il se 'trouvait un peu gêné dans
sa lutte avec Charles-Quint, il faisait comme ce
prince; il négociait avec ses alliés, partageait
leurs vœux, et leur promettait de s'entendre avec
eux pour arriver aux mêmes doctrines; mais ces
négociations, qui avaient tout juste le même
degré de sincérité que celles de Charles-Quint,
eurent toujours le même résultat, avec cette dif-
férence seulement que jamais le roi de France ne
se fit pontife et ne publia d'iNTÉniM.
Les doctrines de François I" n'étaient pas pré-
cisément celles que le parlement de Provence
appliqua, en i544i ^^x habitans de Mérindol,
puisqu'il les désavoua sur son lit de mort, et
( i63 )
chargea son fils de venger les victimes du prési-
dent d'Aix ; mais le roi de France n'a pas dû s'é-
loigner beaucoup des mœurs générales du temps,
et ces mœurs étaient d'accord avec les lois. Elles
demeurèrent même intolérantes plus long-temps
que ces dernières, on le sait,
Henri II conserva les doctrines judiciaires de
son père, malgré ses relations politiques avecles
protestans d'Allemagne. Il apporta même à la
répression des principes de 1617 plus de régu-
larité et de rigueur. Les parlemens et les offi-
cialités se partageaient jusque là la poursuite des
opinions ; il étendit ce privilège aux présidiaux.
Tout tribunal composé de dix juges put désor-
mais condamner à mort et sans appel. L'ordon-
nance de i55i le voulait. Les mœurs appuyaient
ces mesures. Elles allaient très-loin et on médita
plus. Sans les résistances glorieuses du parlement
de Paris, on introduisait en France ce fatal tri-
bunal d'Espagne, dont l'introduction dans les
Pays-Bas insurgea les plus loyales populations
du monde. Le parlement, en osant résister à la
majesté royale qui se posa devant lui en lit de
justice, ne voyait peut-être pas l'insurrection
qui déjà grondait au nord ; il ne voyait sans doute
que la nécessité de défendre les lois du pays dans
le sanctuaire de la justice; il fut néanmoins meil-
leur politique que le prince. On est toujours grand
( »64 )
quand on résiste à la violence au nom des lois.
Mais si les premiers magistrats du royaume
repoussèrent alors Plnquisition, il était bien en-
tendu que cela se faisait au nom des lois du pays
et non au bénéfice de iSiy. Ils donnèrent trop
fréquemment la preuve de cette pensée pour qu'il
fût permis de la révoquer en doute. Peut-être
Henri II eût sacrifié quelque chose de sa rigueur
habituelle, si Maurice de Saxe avait voulu le se-
conder et favoriser la prise de Strasbourg en
continuant à tenir TEmpire en échec. Mais aus-
sitôt que François II fut arrivé au trône et Ca-
therine de Médicis à la tête des affaires, on sa-
crifia les relations étrangères à la pureté des
doctrines nationales. Des conjonctures nouvelles
se présentaient alors. Tous les efforts de la cour,
de Tadministration et de la justice avaient échoué
contre les principes de 1617, et déjà les par-
tisans de ces principes venaient de s'organi-
ser en synodes, en paroisses, en Eglise, i55g.
Quand la cour vit enfin un prince du sang,
Fambitieux et coupable Condé, organiser les
amis des nouvelles doctrines en parti politique
et protéger, au moins par quelques-uns de ces
agens qu'on désavoue avec tant de facilité, des
complots et des troubles *, elle opéra tout-à-coup
dans la politique générale du royaume la révolu-
* Conjuration d'Amboise.
( ^65 )
tion la plus complète. Elle se ligna à Cambrai
avec cette même dynastie qni, effrayant TEurope
par ses progrès, devait trouver en France d'autant
plus d''opposition qu'elle n'en trouvait plus ail-
leurs. La faute fut grande. Elle commença les
malheurs du pays ; et encore les désordres et
les fureurs qui le déchirèrent de François II à
Henri IV sont-ils moins pénibles pourTorgueil
national que cette humiliante nullité où l'histoire
générale de l'Europe nous montre la France pen-
dant ces jours néfastes; mais, des guerres intes-
tines la honte h l'étranger est toujours l'inévi-
table compagne, et puisque dans la concorde
seule est la dignité de la nation, la paix publique
aurait dû être pour les fils de François 1" une
affaire de patriotisme tout aussi bien qu'une af-
faire d'amour-propre.
C'est parce qu'ils n'ont pas sti assez se respecter
eux-mêmes, que les successeurs de Henri II n'ont
pas su faire respecter le pays; c'est aussi, sans
doute, parce qu'ils n'ont pas eu l'amour de leur
propre grandeur, qu'ils n'ont pas eu celui delà
nation. Quoi qu'il en soit, comme les successeurs
de Charles-Quint, ceux de François V, pre-
nant corps à corps les principes de iSiy; fai-
sant, pour la répression de toute espèce de pro-
grès dans les doctrines de la conscience, cause
commune avec Philippe II, et essayant d'oppri-
( )
mer une crise religieuse, précipitèrent le pays
dans une crise politique. Se substituer à la loi du
progrès, n^est pas seulement un crime de lèse-
humanité, c^est un crime de lèse-divinité, car
cette loi est du Roi des rois. Forcer ainsi le ci-
toyen à prendre les armes pour soutenir les droits
de sa conscience, pour sauver sa foi, est le dernier
degré de la folie; c''est d\ine révolution purement
religieuse faire une révolution essentiellement po-
litique. Mais à cette époque, on en était encore
aux plus aveugles doctrines.
A égale dislance des princes qui repoussèrent
la révolution de et de ceux qui Taccueilli-
rent, il se trouva un pontife-roi qui d^abord la
combattit, mais qui Texploita bientôt au gré de ses
intérêts politiques et de ses passions privées, avec
un succès si étonnant que son règne offre la page
la plus curieuse de Thistoire. Ce fut Henri VIII.
Angleterre était alors le seul pays d'Europe
qui eût des doctrines politiques bien arrêtées, des
libertés nationales profondément enracinées dans
les mœurs. En Angleterre un prince qui entrepre-
nait, comme Charles-Quint en Allemagne, de dis-
poser des esprits en religion comme en politique,
rencontrait des difficultés immenses, un système
vivant de droit et de privilège. Auprès du trône
veillaient des chambres habituées depuis trente
ans à donner ce trône. Sans ces chambres point
( 1(^7 )
de lois, point d'ini[)ôts; et à côté de ces chambres
siégeaient des magistrats, les uns commis pour
garantir le citoyen de toute illégalité, les autres
pour le faire sortir promptement de prison, d^au-
tres encore pour lui assurer le jugement du pays,
le jury. Avec de telles lois et de tels privilèges
Charles-Quint n'eût pas mis le chef de la Réforme
au ban de PEmpire, et l'électeur de Saxe ne Peut
pas dérobé pendant un an à la justice du pays.
Nous venons d'indiquer la substance des doc-
trines et des libertés civiles et politiques d'Angle-
terre. Ces libertés et ces doctrines, c'était la vie
du pays, c'était le sang qui coulait dans les veines
du citoyen ; car là il est ancien ce puissant génie
du peuple, qui tiendrait lieu au besoin des char-
tes du vieux temps et des institutions nouvelles
que réclame chaque époque.
Et pourtant, grâce au mouvement général des
esprits, grâce au courage et à la hauteur naturelle
de son cœur, grâce aussi à l'habileté de ses mi-
nistres, Henri VIII fit des doctrines de 1617, des
libertés de son pays, de ses deux chambres et de
son peuple tout ce qu'il voulut.
C'est au moment des grandes excitations popu-
laires que le génie exécute le pl us aisément ses pro-
jets. Dès que sont passées ces excitations, dès que
s'est calmée la raison publique , une puissance
même supérieure n'obtient plus les mêmes ré-
( i68 )
suUats. Les enfans d'Henri VIIï ne furent ni moins
habiles ni moins despotes que leur père. Ils eu-
rent pourtant la commune destinée des succes-
seurs de François I" el de Charles-Quint; c'est-
à-dire qu'au bout d'uue révolution religieuse, ils
se trouvèrent en face d'une révolution politique.
C'est qu'eux aussi se prirent corps à corps avec
l'élément religieux, avec la conscience; c'est
qu'eux aussi forcèrent le citoyen à prendre les
armes pour la défense du plus saint de tous les
droits. Si la révolution d'Angleterre éclata plus
lard que celle des Pays-Bas et nos guerres civi-
les, c'est que le régulateur des doctrines angli-
canes avait su l'ajourner par un système de
transaction d'une grande habileté.
En effet, Henri greffa d'autant plus facilement
sa pensée religieuse et politique sur les principes
de i5i7, qu'il se montra plus impartial à leur
égard. Il avait commencé par les combattre, et
quand plus tard, frappé des avantages que sous
un rapport ils offraient à ses intérêts, il en accepta
une partie, il se donna la haute position d'un
examinateur et d'un arbitre. Et dans cette at-
titude encore il sut offrir des gages à toutes les
opinions. Avec Genève il rejeta l'autorité de Ro-
me; avec Rome il conserva les institutions fon-
damentales de l'Eglise. C'était presque deviner
la doctrine que le plus grand et le plus pacifique
( )
des philosophes modernes, que Leibnilx devait
proposer après deux siècles de luttes sanglantes.
Son système de transaction nettement conçu, ja-
mais Henri ne transigea avec les hon)mes ; dans
Texéculion jamais il ne fit une concession. On con-
çoit tout ce qu^une conduite si nette donna de fa-
cilité pour Taccomplissement d^un plan si habile.
Acceptant le principe de Témancipation reli-
gieuse, conservant les doctrines et la hiérarchie
de Rome , mais renversant sa suprématie ; don-
nant la Bible au peuple et les biens des monastè-
res à la noblesse ; offrant ainsi des gages aux uns
et aux autres, il put exiger la soumission de tous.
Sans peine aucune il se substitua au pouvoir spi-
rituel, et disposa du parlement comme des liber-
tés, des consciences, des trésors et des armées du
pays. Avec ces moyens il fit toutes les doctrines
politiques qu'il voulut, doctrines aussi nouvelles
que ses institutions religieuses, et qui violaient au
même degré tout ce qui jusqu'alors constituait les
droits du pays; mais doctrines qui apparurent
toujours avec toutes les formes de la légalité.
Ainsi sortit d'un système de transaction et de
transaction religieuse, habilement combiné, le
plus pur système de despotisine politique qu'ait
jamais vu nation d'Occident.
Henri VHI, qui fut l'homme le plus brutale-
ment passionné de son époque, ne fut pas un
( »7o )
homme sans vertus. Instruit, animé de profondes
convictions, destiné aux ordres, il eût gouverné
comme archevêque le diocèse de Cantorbéry , et
comme légat du Saint-Siège, TEglise d'Angle-
terre, si la mort de son frère Arthur ne Veut ap-
pelé au trône. Dans ce cas la révolution de 1617
eût trouvé en lui un rude antagoniste. Elle le
trouva hostile sous la couronne. Adorateur pro-
noncé de saint Thomas d'Acquin, Henri VIII, le
seul de tous les rois, entra dans cette lice de po-
lémique qu'on venait d'ouvrir. Il réfuta non pas
le caractère moral et politique de la Réforme, qu'il
lui était impossible de tolérer, mais sa doctrine
religieuse et surtout cette émancipation , cette
guerre à la scolastique qu'elle faisait à la suite d'un
ennemi de S. Thomas, à la suite de Pomponace.
Il attaqua Luther, et jamais on ne vit de plus âpres
jouteurs que le roi d'Angleterre et le professeur de
Saxe. Jamais athlète n'obtint un plus beau prix
que Henri. Le titre de Défenseur du Saint-Siège
qui vint récompenser son ardeur, fut pour lui une
gloire d'autant plus flatteuse qu'elle était davan-
tage la reconnaissance d'un mérite personnel. Ce
titre semblait le lier à Rome d'une union plus
* étroite et le placer en Occident à la tête des fi-
dèles. Aussi rien de si net d'abord que sa rupture
avec la révolution de i5i7, rien de plus franc
que sa conduite. Par là il se mettait au-dessus des
( '7' )
deux premiers monarques de l''Europe , qui , par
politique, ménageaient alternativement les ad-
versaires et les [lartisans de iBiy. Et pourtant
rien ne fut bientôt plus brusque que sa rupture
avec Rome. Rien n'est peut-être plus mal jugé
en histoire que cette alFaire. Le fait est que des
scrupules réels sur son mariage avec Catherine
d'Aragon et une passion profonde pour Anne
de Boleyn portèrent Henri à demander son di-
vorce avec toute l'humilité du plus simple des
fidèles. Les conseils insidieux de son ministre
Wolsey et ceux plus positifs encore du professeur
Cranmer firent le reste. Ils flattèrent ce prince
d'un succès facile. Les résistances d'abord trop
molles, puis trop maladroites de Clément VII, et
l'influence trop prépondérante de Charles-Quint
sur les démarches du pontife, ayant in-ité toutes
ses passions, en leur fermant toutes les issues, il
ne lui resta plus qu'à se faire justice lui-même,
et, une fois ce parti pris, il se la fit plus complète
que d'abord il ne l'avait conçue.
A partir de ce moment, Henri n'est plus un roi,
c''est un maitre irrité , absolu, libidineux, épou-
vantable. Coup sur coup il consulte les univer-
sités de l'Europe, présente leurs avis aux deux
chambres, fait prononcer son divorce, épouse sa
maîtresse et se donne , par l'organe d'un clergé
qu'il a mis aux abois par ses exactions, le titre de
( )
protecteur et de chef suprême de l'Eglise d'An-
gleterre*. Dans ce premier acte il tolère, comme
correctif trune nouveauté si étrange, une restric-
tion exprimée en ces termes : autant du moins
que le permet la loi du Christ. Mais aussitôt qu'il
se voit excommunié**, il se fait conférer sans ré-
serve aucune, par Torgane des deux chambres ,
ce que ni le Parlement ni personne au monde ne
peut lui donner, à lai laïque, le titre de chef
suprême de TEglise anglicane. Ce titre n'ajoute
rien à son pouvoir, puisque depuis quelque
temps déjà il en exerce les fonctions et en dépasse
la compétence; mais ce titre désormais revêt
toutes ses usurpations sacerdotales d'une appa-
rence de légalité. Dans un pays de doctrines celte
apparence vaut la légalité elle-même. Elle sauve
en Angleterre la belle institution de l'épiscopat.
Déjà Cromwel, lord vice-régent de la supré-
matie ecclésiastique du roi, a fait, au nom de son
maître, par lui ou ses délégués***, dans les diocè-
ses et les monastères, une inspection plus absolue
que n'en fit jamais évêque ni légat ; déjà les
chambres ont supprimé la plupart des droits et
revenus de Rome; mais à partir du nouveau sta-
tut des parlemens, Henri exerce le pouvoir spi-
* En 1529. — " En 1534.
*** Layton, London, Price.Gaye, Peter, Bellasis.
( '7^ )
rituel sur une plus grande échelle. -Il prend pour
lui seul les annotes, partage avec les grands les
biens des monastères, décrète les nouvelles doc-
trines religieuses, fait voter par les deux cham-
bres le bill des six articles*, et les impose à la
nation sous les peines les plus rigoureuses , la
confiscation des biens, Femprisonnement et îa
mort.
Le conseil que Machiavel donne aux princes
qui veulent faire croire encore des peuples qui
seraient tentés de n^avoir plus de foi, Henri le
suit avec une grande intelligence. Il a eu pour
précepteur un homme aussi habile que Machia-
vel et plus apte à manier des chambres : Wolsey
lui a donné des leçons. Elles ont été complètes.
Du même supplice Henri frappe ceux qui lui con-
testent son pouvoir et ceux qui nient la présence
réelle dans la Sainte-Cène. Se rapprocher ou s'é-
loigner de Rome, s'éloigner ou se rapprocher de
Genève, c'est courir un égal danger.
Mais aussitôt que le fougueux dictateur a sou-
mis tout le monde, il se relâche de ses rigueurs et
nomme une commission pour modifier à la fois
les doctrines et la pénalité des six articles. D'a-
vance il fait approuver par les chambres les dé-
cisions que les commissaires devront porter de
* C'était un moyen terme, comme Yinterim de Charles-Quint.
( 174 )
commun accord avec le chef de PEglise, avec
Henri VIII, si la mort n'eût mis fin à cette dic-
tature qui façonnait à son gré les lois et les in-
telligences, faisait un troisième bill de religion.
Il en était occupé dans ses derniers jours.
Èdouard VI et le régent Soramerset exercè-
rent avec moins de passion, mais avec autant de
netteté que Henri la suprématie spirituelle. Ils
firent adopter par les chambres presque tout le
culte et toutes les doctrines de la Réforme, mais
ils conservèrent TEpiscopat et les Prières, et main-
tinrent la peine de mort pour les dissidens **.
La reine Marie sut exercer le même pouvoir.
Elle avait un autre but. Soumise à Rome, elle
entendait que l'Angleterre le fût comme elle.
Et elle aussi sut donner à sa dictature, tant qu'il
lui importait de l'exercer , les apparences d'une
légalité chère aux Anglais. Avec toute l'adresse
d'une fille de Henri VIII, elle fit réhabiliter le
premier mariage de son père, annuler le divorce
prononcé par Cranmer , rétablir sa légitimité à
elle, voter son mariage avec Philipe II, casser les
statuts d'Edouard et proclamer le rétablissement
de l'autorité pontificale. Rien ne fut plus docile
que les chambres. Rien ne fut plus habile ni plus
* Loi de 1541. —
* Loi de 1549.
( )
violent que la reine. Quand elle eut toutes les lois
pour elle et qu'elle eut trouvé le faible de tout le
monde, elle écrasa comme Henri tous ceux qui
n'étaient pas pour elle. Elle avait le droit de dis-
poser des consciences , elle les avait payées avec
douleur de ces biens qu'elle eût voulu restituer à
l'Eglise au prix de son sang, mais dont les pairs
avaient déclaré qu'ils ne se dessaisiraient jamais.
Quant au peuple et aux prêtres de la Réforme,
elle fit tout plier en passant dessus.
Elisabeth, qui monta sur le trône malgré l'il-
légitimité dont on venait de la frapper, parvenue
au faîte du pouvoir, profita, pour fiure triompher
les doctrines d'Edouard, de tous les exemples de
Marie et de tous ceux de Henri VHI. D'abord
elle mit dans ses démarches plus de ménagemens
que n'avaient fait ses prédécesseurs, et les cham-
bres votèrent rapidement sa légitimité, sa supré-
matie spirituelle et le rétablissement des statuts
d'Edouard. Bientôt et insensiblement sa mar-
che, toujours légale^ fut plus haute. Avec plus de
science et d'élévation que Marie, avec plus de dé-
férence pour l'opinion et plus de génie politique
qu'Edouard et Henri, elle établit un absolutisme
plus complet que n'avait été le leur. Mais malgré
son génie et ses bienfaits, plus que ses prédéces-
seurs, elle irrita la nation par le joug qu'elle lui
jeta sur le cou. Les circonstances avaient changé;
( )
Tépoque des vagues excitations était passée. Ce
n'étaient plus les vœux incertains de la première
réforme qui dominaient sous son règne, c'étaient
des principes nets, des doctrines arrêtées. Et Eli-
sabeth, en osant se heurter contre ces puissances,
en osant les fouler aux pieds, ne considérait pas,
elle si savante, qu'on ne tue jamais les bonnes
doctrines; que tôt ou tard elles se relèvent, et
qu'en se relevant d'une oppression elles ajoutent
à l'enthousiasme du martyre les fureurs du fana-
tisme. Aussi Elisabeth comme Charles-Quint,
comme Fraçois P'', devait-elle laisser à ses suc-
cesseurs une révolution politique sortant d'une
révolution religieuse.
Mais n'anticipons pas sur le siècle suivant. Bor-
nons-nous à le faire entrevoir, à montrer com-
ment, en changeant les doctrines, les Tudor al-
térèrent les institutions et compromirent les des-
tinées du pays.
Quand Henri se fut donné cette suprématie re-
ligieuse qui l'autorisait à tout changer dans l'E-
glise, il se donna aussi cette sorte de canonisation
politique qui lui permit de tout oser dans l'Etat.
Que ses droits fussent déclarés inviolables, que la
succession au trône fût bien assurée à ses enfans,
cela était naturel : au sortir de la longue guerre
des maisons d'York et de Lancastre, une mesure
extraordinaire se comprenait; Henri VHI pouvait
( '77 )
vail en cela imiter Henri Henri VH. Mais c'était
là peu pour son esprit ombrageux; il proposa et le
parlement slalua que tout discours injurieux sur
son compte, sur celui de la reine, Anne de Boleyn,
et de leurs enfans, serait un crime de lèse-majesté.
De plus une loispécialelemitau-dessus detoutesles
lois en lui donnant le moyen de les éluder. Telle
était la portée de celle qui assimilait aux statuts
chacune de ses proclamations. Restaient les cham-
bres. Elles pouvaient le contrarier encore, ajour-
ner ses bills ou les rejeter, et par là refuser à ses
caprices ce cachet de légalité que demandait la
conscience du pays. Mais en possession du trésor
amassé par Henri VH, en possession des biens
des monastères et riche des nombreuses bénéi^o-
lences du peuple*, Henri VHI, à même de payer
tous, les suffrages, les obtint tous. Il se rendit maî-
tre absolu des chambres, et fît, des pairs, des dé-
putés, des chanceliers, des ministres, des nobles,
des bourgeois, de ses femmes, desévêques, des ju-
ges tout ce qu'il voulut. Toute TAngleterre était à
lui. Une conscience osant un jour lui résister etles
communes hésitant à lui accorder un bill d'exac-
tion, il fit venir Montagne, député récalcitrant,
prit par la tête l'homme d'honneur qui tenait un
* Ces contributions d'amour (suivant Hallam, Histoire constitu-
tionnelle d' Angleterre , liv. 1, p. 36) étaient de véritables exactions.
( '7« )
genou à terre, et lui dit familièrement : « Hé!
» riiomme, voilà une tête qui tombera, si de-
» main soir le bill n^est pas voté. » Le bill passa
le lendemain. Machiavel auprès d'un tel prince
n'était qu'un écolier. « Comme il ne saurait v
)) avoir de mauvaises lois là où les armes sont
» bonnes, je ne parlerai que des armes et je lais-
)) serai de côté les lois, » avait dit le secrétaire de
Florence. Henri, plus adroit, sut se donner de
boruies lois sans les armes. Cela était plus habile,
et il est fâcheux qu'un prince si savant n'ait pas
fait, au lieu délivres de théologie, un traité sur
l'art de régner. On l'aurait comparé avec plaisir
au Prince de Machiavel et aux instructions de
Charles-Quint à Philippe H.
I Quand on avait de tels moyens de faire bien
/ voler les députés, il était, on le dirait, inulile de
songer à les bien faire choisir. Cependant Henri
ne négligea pas les élections, et quand ses enfans
n'eurent plusses moyens pour les conduire, on en
inventa d'autres non moins efficaces. Edouard VI
rétablit ou créa vingt bourgs, Marie quatorze,
Elisabeth davantage. Ainsi cette vénalité qui
faussa si long-temps la représentation nationale
du pays le plus constitutionnel du monde, fut
l'œuvre de trois pontifes-rois. Mais il ne suffisait
pas de faiie des bourgs; il fallait encore les di-
riger. On les dirigea. On intervint dans les éîec-
( *79 )
lions. On notifia par les shériiFs aux francs-te-
nanciers et aux bourgeois sur quels hommes,
avec le bon plaisir du roi, devaient se porter leurs
suffrages j et il est bien entendu que les person-
nages recommandés appartenaient à la cour, ou
remplissaient des places d^honneur et de con-
fiance dans l'administration *.
Cependant rien n'est fait pour le despotisme
tant que la justice protège librement les hommes
et les choses, tant que la loi donne force au droit.
On n'oublia pas la justice. Dans ces temps de
troubles et de désordres, il était facile d'y inter-
venir et elle fut altérée comme les élections. On
l'attaqua jusque dans son sanctuaire. Les tribu-
naux ordinaires furent mis de côté pour toutes les
affaires politiques; et quelles affaires ne le sont
pas quand la société est ébranlée dans ses bases ?
Toutes ces affaires furent portées devant une cour
spéciale, devant cette chambre étoilée qui donnait
d'autant moins de garanties aux libertés publi-
ques que sa composition était plus arbitraire. Il
règne sur cette cour quelque obscurité, mais il
est certain que ceux qui la formaient principale-
ment, les conseillers intimes du roi et les pairs
les plus favorisés du royaume, en offrant tous
les caractères de la capacité et de la modéra-
*Strype, Annales, II, 39/(. — Hallam. 1. «8.
( '8o )
tion, laissaient désirer celui de findépendance *.
Et pourtant leur zèle ne suffit pas à tous les
besoins du pouvoir; on violenta encore le jury.
On emprisonna, on frappa d*'aniendes les jurés
qui refusaient les condamnations désirées et quel-
quefois désirables *' ; car il est très-vrai que sou-
vent des périls réels, quelque intérêt majeur, le
salut de Tétat, la sûreté du monarque, la néces-
sité d\ipaiser des troubles, de prévenir des com-
plots, venaient motiver ces scandaleux holocaus-
tes de libertés qui constituaient le sang et la vie
du pays.
On le voit, la royauté d\4.ngleterre tira de la
révolution de 1617 un parti complet, et par
son immense progrès elle laissa bien loin der-
rière elle le pouvoir que Charles-Quint et Fran-
çois 1" surent puiser dans des circonstances ana-
logues.
Nous avons dit qu'un succès si plein fut le fruit
naturel de ce système de transaction qui est de-
venu plus tard la vraie politique d'Angleterre. En
effet, sans jamais se laisser conduire, le gouver-
nement de ce pays s'appuya toujours sur l'o-
pinion. Celle d'une fraction nombreuse du peuple
* Hiidson, Traité sur la Chambre dtoiUe, publié sous Jacques I.
— llalc, Juridiction tic la Chambre des Lords.
** Ilallam, I, 73.
( '8. )
wt le soutien de Henri VIIT, d'Edouard VI, de
Marie, d'Elisabeth-, et si cette famille put si ai-
sément imprimer aux doctrines de iSiy la tour-
nure qui lui convenait, c'est qu'elle eut toujours
îe talent de suivre une opinion forte et de faire de
la légalité. Avec ces précautions le despotisme
lui-même trouve des enthousiastes. Y a-t-il dans
l'histoire rien de plus étonnant que les succès de
Marie? Marie va directement contre la majorité,
les mœurs, les lois du pays; et pourtant elle
réussit. Eh bien ! le secret de sa politique est dans
l'art de faire de la légalité et de s'appuyer sur une
opinion tranchée. Elle n'eût jamais obtenu le re-
tour si complet qu'elle opéra, si elle ne se fût en-
tourée d'un parti, si elle n'eût joint aux con-
sciences fortement catholiques les consciences
sincèrement prolestantes, consciences si parfaites
pour elle dès qu'elle eut garanti à la noblesse les
anciennes donations sur les monastères. En un
mot, Marie échouait si elle n'eût fait parles cham-
bres tout ce qu'il lui importait d'établir.
Il est donc vrai que pour l'Angleterre la révo-
lution de i5i7 amena en politique comme en
religion un absolutisme pur et légal.
En France elle fortifia également le pouvoir..
En Allemagne elle lui permit de se substituer
à l'Eglise.
Docli iue d'émancipation dans le princi|)e, elle
( l82 )
eonsouiina dans le fait celle cenlralisalion, ce
progrès de la souverainelé qui est le caraclère
de l 'époque. C'est-à-dire que la révolution de
i5i7, dans les pays où elle fut ou repoussée ou
altérée, amena précisément le contraire de ce
qui était dans ses principes, et qu'elle alla direc-
tement contre son but.
Voyons maintenant quelles doctrines politi-
ques elle amena là où elle fut accueillie dès l'o-
rigine avec plus ou moins de sympathie.
Les royaumes de Suède et de Danemnrck, la
plupart des pays d'Allemagne, les villes libres,
les cantons de la Suisse la reçurent avec enthou-
siasme. Et pourtant là aussi elle alla réellement,
pendant toute (fette période, contre son but pri-
mitif. Ce but, sans ducun doute, était d'enlever
la religion à toute juridiiction hums-in-e. C'était là
ce qu'on demandait avec Pomponaee ; c'était là;
ce qu'on était obligié de demander, si on voulait
être conséquent au principe. Toutes les libertés
de la conscience et toute l'indépendance de la
raison étaient là. Eh bien! Si dans les premiers
temps la liberté d'examen et de jtvgement ap-
parut un instant comme pour tenter l'humanité,
elle ne s'établit nulle part, ne fut tolérée dans
aucun pays. Partout, au contraire, on l'expulsa
dès qu'on l'eut aperçue; partout on l'enchaîna à
des formulaires nouveaux; pnrtout on mit les
( '83 )
nouvelles doctrines sous une aulorité nouvelle et
sous une autorité à laquelle certainement les vé-
ritables auteurs de la révolution de t5i7, Pom-
ponace et ses disciples, n'eussent jamais songé.
En effet, qu'on eût jadis soumis les choses re-
ligieuses à une autorité religieuse, c'est ce qu'ils
comprenaient tout en gémissant d'un pareil ordre
de choses; mais que l'on pût jamais songera sou-
mettre ces mêmes intérêts à une autorité civile,
et faire du chef de l'état l'arbitre suprême de la
loi, certes d'une telle doctrine ils ne se fussent
point avisés. Et c'est là précisément ce que fit
la Iléforme. Partout où elle fut reçue elle mit le
pouvoir temporel en place du pouvoir spirituel;
partout elle lui donna ou bien il prit une juridic-
tion aussi absolue que celle qu'on venait de reje-
ter. Et ce fait, si étonnant qu'il paraisse, demande
à peine un mot d'explication; cela arriva, autre
chose ne pouvant arriver. Réduite à une puis-
sance toute idéale, celle d'une doctrine, d'un
ordre de principes, la révolution de 1617, presque
partout combattue, avait partout besoin de pro-
tection , et plus on l'accusait d'être la rébellion et
le désordre, plus pour se disculper et se présen-
ter régulière, elle devaù hàler sa soumission aux
princes qui la soutenaient. Ce n'est pas tout,
plus elle renfermait de principes d'indépendance
et plus, par conséquent, elle était forcée de souf-
( )
frir de doctrines diverses, plus aussi elle senliÉ
vite la nécessité d'arrêter une liberté qui la per-
dait et de prévenir une chute dont elle ne relève-
rait pas. Dès-lors vine aliénation spontanée, mais
temporaire, d'une partie de ses titres était pour
elle d'excellente politique; c'était même une né-
cessité, et celte nécessité elle la comprit avec
un tact merveilleux. Le principe des révolutions
s'étaut constitué dans son sein, comme il aime ît
se poser, permanent, infini, incessant, elle fut
obligée de l'étouffer pour ne pas s'anéantir. Dès-
lors, pour refaire des doctrines et rétablir de
l'ordre, elle dut subir toutes les institutions et ac-
cepter toutes les lois les plus propres à la conso-
lider. C'était là pour elle une condition d'exis-
tence. Se conserver est pour les doctrines comme
pour toutes les puissances la loi suprême, et comme
foutes les puissances du monde les doctrines ont
leurs nécessités. Elles ne succombent pas à ces
nécessités, elles les subissent, à la condition de
ressusciter dans des temps meilleurs, et l'art de
faire le mort n'est pas si vulgaire qu'elles aient
à en rougir.
De cette nécessité sortit donc une doctrine po-
litiquetoutenouvelle, celle qui donnait àl'autoi-ité
civile la tutelle des doctrines religieuses. En effet,
une double série de mesures, la rédaction de nou-
veaux formulaires de croyances et le rétablisse-
( »85 )
ment dVine nouvelle juridiction religieuse, se
présente dans tous les pays qui adoptèrent les
principes de iSij, et partout cette double série
de faits amène le même résultat, la soumission
de l'Église à TÉtat. J'ignore si Ton comprit bien
que celte soumission au pouvoir politique était
une altération des principes, ou si l'on se per-
suada que l'autorité royale était de droit divin
arbitre de la foi. Quoi qu'il en soil, on se livra
ayant besoin de tutelle. En Allemagne, en Suède,
en Danemarclc, partout les nouveaux symboles
furent dressés par l'ordre du prince, corrigés,
remaniés, modifiés suivant ses désirs, présentés
par lui à l'Europe et proclamés en son nom dans
les paroisses. Cet épiscopat suprême que de nos
jours on a vu se rétablir en Allemagne et que
l'ignorance dupasse taxait d'innovation, n'a été
que la conséquence naturelle des principes posés
au seizième siècle. Voyez plutôt les faits. Quand
il fut question d'inspecter les anciennes paroisses
de Saxe et d'en organiser de nouvelles d'après les
doctrines de i5i7,le prince chargea de celte mis-
sion des conseillers de cour et des docteurs en
droit accompagnés de quelques ecclésiastiques.
Partout dans ces pays, des délégués du prince, et
des délégués de l'ordre laïque, présidèrent le nou-
veau clergé.
Les rois de Suède et de Danemarck conser-
( ^86 )
vèrent la hiérarchie épiscopale, niais ils exercè-
rent sur l'organisation de leurs églises et le déve-
lo])j3ernent de leurs doctrines les mêmes pouvoirs
qu'Elisabeth ou Edouard VI. Peut-être disposè-
rent-ils des biens du clergé avec plus de facilité
que les rois d'Angleterre. Il est vrai qu'ils les ap-
pliquèrent davantage à des objets d'utilité publi-
que, et qu'en fondant plus d'écoles ils conservè-
rent dans le maniement de ces trésors des mains
plus nettes et une réputation plus pure. Gustave
Wasa, l'homme vraiment grand de celte époque,
offrit en effet sur le trône que lui avaient fait les
paysans de Dalécarlie et dont ils le menacèrent
un jour de le faire descendre, autant de vertus
que Henri VIII déployait de vices sur celui d'An-
gleterre, et la mémoire de l'un est l'objet de plus
de bénédictions que celle de l'autre n'éveille de
censures; mais quand on vient à examiner la su-
prématie spirituelle exercée par l'un et par Tau-
Ire, on est tout surpris de les trouver d'accord.
Nous avons vu ce que fit Henri. Voici ce que
fit Gustave.
On lui a opposé tous les genres d'intrigues. On
a semé le trouble dans les familles, la révolte dans
les provinces. On veut arrêter par une résistance
infatigable l'œuvre politi(jue et religieuse du
prince. Il assemble les états, leur expose la situa-
tion du royaume et la sienne, en un mot tout ce
( i«7 ;
qu'il peut l'aire connailre de ses futurs projets et
de ses travaux passés. On Taccueille d'abord avec
froideur, on lui résiste ensuite avec adresse. Lassé
des difficultés qu'il rencontre encore, quand déjà
tant d'obstacles ont étésurmontés, Gustave frappe
un grand coup, un de ces coups dont Henri ne
se serait pas avisé; il abdique, les larmes aux
yeux. On le laisse faire. On sait où prendre un
roi. Moins habile que le parlement d'Angleterre
à faire de la légalité, les états de Suède savent
pourtant conduire une intrigue. La noblesse et
le clergé, dont les intérêts sont compromis, di-
rigent à leur gré les opinions des bourgeois et
des paysans, plus forts les uns et les autres de
leurs grossières vertus et de leurs loyales inten-
tions que de la portée de leurs vues politiques.
Toutes les combinaisons des chefs paraissent
réussir, lorsque Gustave les déroute brusquement
en opposant un peu d'habileté à beaucoup d'a-
dresse. Sa belle âme y avait d'abord répugné. Il
avait bien laissé entrevoir aux deux ordres infé-
rieurs que l'égoïsme des deux ordres supérieurs
créait seul tous les obstacles; mais il s'était ex-
pliqué avec la réserve d'un roi plutôt qu'avec la
tactique d'un chef de parti. Forcé de combattre,
il rompt en visière. Des deux premiers ordres et
de leur égoïsme il en appelle à la raison, au coeur
des deux autres, de ses chers paysans surtout : il
( i88 )
/ expose, après loiil ce qu'il a fait, ce qu'il se pro-
pose de faire encore. Il parle à la fois avec tant
(le modestie et de dignité, il fait ressortir si bien la
supériorité de son patriotisme et les droits de son
dévouement, quMl obtient un de ces triomphes
cjue de nos jours les conseillers des rois parlant de-
vant des chambres populaires considèrent comme
ies plus belles des conquêtes. On invile le grand
homme, qui de royal boudeur s'est fait royal ora-
teur, h formuler ses vœux, et on se hâte, au sou-
venir deChristiern II, d'accéder à ses demandes,
à condition qu'aussitôt il reprenne la couronne
et achève l'oeuvre qui est sa gloire et l'orgueil du
pays. Gustave cède aux conditions suivantes :
« Les états apaiseront les troubles.
On augmentera les revenus de la couronne sur
les châteaux et sur les domaines des évèques, des
cathédrales et des couvens.
La cour des évèques sera réglée par le bon
plaisir du roi.
Le roi aura plein pouvoir de gouverner les
églises et les monastères, en les traitant d'après
leurs besoins réels.
La noblesse a droit de répéter, par voie judi-
ciaire, ceux des biens de sa caste qui auraient
été donnés, vendus ou engagés depuis Canutson.
On étouffera le bruit qui court, que le roi pro-
jette d'introduire une fausse religion, et tous les
( ï«9 )
Suédois devront apprécier lu pure parole de Dieu,
telle qu'elle est annoncée par les prédicateurs
évangéliques. >>
A ce statut si complet, on ajouta un règlement
d'Eglise qui livra au roi toute l'administration
des paroisses.
On le voit, Henri VIII ne fût pas allé si loin ;
il n'eût pas exigé qu'on réfutât des bruits publics.
Dans les villes libres d'Allemagne et dans les
petites républiques de Suisse, ce fut le magis-
trat suprême qui hérita des droits épiscopaux.
Partout se présente la même doctrine, partout le
même fait. Une seule exception doit être signalée.
Le réformateur de Genève, loin de soumettre la
religion à l'autorité civile, soumet cette autorité à
la religion, mais la cause de la liberté des cons-
ciences n'y gagne rien. Au contraire, dans cette
cité plus qu'ailleurs, le lien de la religion et de la
politique, est intime; le dogme est même plus in-
variablement fixé, le l'èglement des mœurs plus
précis, la juridiction ecclésiastique plus absolue.
Il est vrai de dire que là il était plus urgent de
poser une règle nouvelle aux nouvelles doctri-
nes et aux nouvelles mœurs. On fut même ob-
ligé, pour maintenir les unes et les autres, de
revenir à la plus rigoureuse de toutes les lois
anciennes, à la peine de mort.
Mais de tous ces faits il résulte bien évidem-
( ^9<' )
ment, ce me semble, que la révolution de i5i7
tjui devait exercer par son caractère moral et po-
litique une action si libérale, et donner une si
vive impulsion de progrès, ne parvint d^abord
nulle part à réaliser ses vœux. Partout, au con-
traire, elle va contre son but. Non-seulement elle
impose à la raison et à la conscience une juridic-
tion nouvelle, elle livre cette juridiction au pou-
voir politique. Partout où elle est accueillie, elle
donne à ce pouvoir des attributions plus grandes,
et partout où elle est repoussée, elle fortifie par
une réaction toute naturelle ce qu''elle était venue
combattre. Il y a plus, de ses propres mains elle
rétablit ce règne de la scolastique, ces dogmes
consacrés et ces formulaires invariables qu'elle
avait tant censurés. Toutes les questions quelle
est venue aftrancbir, elle les enchaîne à des pro-
fessions de foi enregistrées dans les chancelleries
et protégées par la police. Partout, à Genève
comme à Londres, à Leyde comme à Wittemberg,
elle reprend ce code d'intolérance qu'elle avait
rejeté dans sa première colère, et décrète de nou-
veau jusqu'à cette peine de mort qu'elle avait
combattue avec tant de raison.
Pour qu'une révolution si nettement accomplie
se détourne ainsi spontanément de son but, renie
jusqu'à son principe et rétablisse, sous des noms
nouveaux, ce qu'elle avait attaqué sous d'autres,
( M)' )
il faut ou qirelli! se recoiiii;iisse j)oui' une grande
erreur ou qu^elle se trouve dans des circonstances
extraordinaires.
C'est dans ce dernier cas que s'est trouvée la
révolution de iSij. Elle s'est vue en face d'ex-
cès qui l'ont fait reculer avec horreur. Elle a
trouvé dans son sein des hommes qui, forçant ses
principes, ont voulu forcer par eux les institu-
tions et les lois, et dans celte position, elle s'est
hâtée de se réfugier sous l'aile du pouvoir pour
échapper à des amis trop chauds, ou plutôt à
des ennemis trop dangereux.
C'est ce retour volontaire qui a tant favorisé les
progrès, ou si l'on veut, les usurpations du pou-
voir. Les passions royales n'ont eu si beau jeu à
combattre et à se soumettre les élémens soulevés
en 1617, qu'à la suite des alarmes causées par les
passions populaires qui étaient venues les exploi-
ter un instant. Quand les esprits supérieurs, les
hommes qui font les destinées des peuples, eurent
à choisir entre l'ajournement de quelques libertés
et la ruine de toutes, leur choix était fait. Il serait
même plus juste de dire qu'il n'y eut pas de choix.
A l'aspect des doctrines que les passions popu-
laires déduisaient des principes de 1617, l'option
était forcée; ces doctrines, en effet, mettaient en
question toutes les institutions et par conséquent
la destinée même des nations d'Occident.
( '9^ )
CHAPITRE YI.
DE l'accueil que LES PRINCIPES DE iSl^ TROUVERENT
AUPRÈS DES PASSIONS POPULAIRES; DES DOCTRINES
MORALES ET POLITIQUES Qu'eLLES EN DEDUISIRENT.
Nous avons vu la part que se sont faite les gou-
vernemens; il faut voir la part que s^est faite le
■peuple.
Nousl'avons dit, une grande excitation , un mou-
vement remarquable, sublime d'inventions et de
découvertes, avait précédé la révolution de 1617.
Mais, à côté de celte excitation intellectuelle, il y
avait eu ébranlement moral, altération dans les
habitudes, relâchement dans les liens sociaux.
Une sorte de dissolution morale avait paru pré-
sager une sorte de révolution politique. Je ne
vais pas même trop loin en alfirmant que les
vœux de changemens politiques cachaient des
projets de bouleversemens sociaux. Si cela est, on
conçoit aisément que ceux qui avaient de pareilles
( ^9^ )
dispositions se soient prononcés hautement pour
les doctrines de lôiy. Ce n'étuient là, à la vérité,
que des doctrines de liberté religieuse; nia-is cette
liberté était sœur de la liberté morale et politique,
et tous ceux qui demandaient à la fois moins de
chaiges et moins de maîtres trouvaient là leur
compte. La révolution de iSiy les délivrait non-
seulement de toute autorité ayant la prétention
de gouverner la raison et les consciences, elle les
débarrassait d\ine série d^institutions qui pe-
saient à leur opinion et à leur fortune. Et non-
seulement cette révolution affranchissait ses par-
tisans, sous le rapport de la discipline et des
finances, mais encore, par les écoles qu^elle ou-
vrait à tout le monde, par les livres qu*' elle offrait
à chacun, elle appelait évidemment les classes in-
férieures de la société à une condition plus relevée.
Elle flattait donc plus d'une passion, et même,
abstraction faite de son élément religieux, que
nous n"'avons pas à examiner, elle offrait assez,
d'attrails pourinspirer beaucoup d'enthousiasme.
L'entraînement avec lequel on l'accueillit dans
plusieurs pays, là surtout où des hommes supé-
rieurs en exposèrent les principes, n'a rien qui
puisse nous surprendre.
Dans l'origine, cette révolution ne s'adressait
pas au peuple; elle avait débuté, au contraire,
par des thèses académiques; cependant le peuple
I. i3
( M )
se Tétant adressée lui-même, elle lui parla bientôt
un langage à sa portée, et cette seule démarche
fut toute une révolution. Une fois saisi des prin-
cipes de 1617, le peuple songea tout naturelle-
ment au bénéfice qu'ils lui offraient, et tout na-
j turellement aussi il y songea avec ses passions,
bonnes et mauvaises. Les révolutions sont le do-
maine privé des passions; on le sait, et cela ne
peut surprendre personne. Si les passions ont en-
fanté des révolutions parmi les anges, il est per-
mis aux révolutions d'enfanter des passions parmi
les hommes.
Les passions populaires ont dû naturellement
encore s'attacher à la révolution de 1617 dans
un sens contraire au pouvoir. Le pouvoir, nous
l'avons vu, en profitait pour étendre ses attri-
butions et pour recueillir l'héritage enlevé à la
souveraineté spirituelle; le peuple, de son côté,
devait chercher à partager les dépouilles des
vaincus et à étendre ses franchises politiques en
même temps que ses libertés religieuses.
C'est ce qu'il fit. Mais il fil plus. Egalement ir-
rité de la part trop grande que se faisait le pou-
voir et de la part trop petite qu'on lui laissait et
que souvent même on lui contestait, il essaya d'a-
bord de demander justice et ensuite de se faire
justice. Il fut violent, brutal, fanatique, rebelle ;
il fut pèuple. Révolution politique, révolution
(^95)
inorale, révolution sociale, tout lui parut devoir
passer à la suite de la révolution religieuse.
Déjà le peuple était mauvais quand éclata
cette dernière. Nous savons ce quMl fut en France
de la Jacquerie à la Praguerie, et plus tard encore;
ce qu'il fut en Angleterre pendant la lutte des
deux Roses et sous le règne de Henri VII qui la
termina; ce qu'il fut en Italie sous les Borgia. Fut-
il meilleur dans les Pays-Bas, en Allemagne, en
Espagne ? La Flandre était la terre aux émeutes :
émeute de 1487, émeute de 1491 • L'Allemagne
était le chaos : insurrection de la Souabe en 1491 1
insurrection des paysans de Spire en i5o3, in-
surrection de Wirtemberg en i5i4i insurrection
deCarinthioen i5i5. L'Espagne, plus comprimée
que l'Allemagne, n'était pas plus soumise. Fer-
dinand d'Aragon et Isabelle, le cardinal Ximénès
et l'inquisiteur Torquémada, l'avaient assujettie,
mais ne l'avaient pas disciplinée. La vieille audace
du Goth s'y alliait à la jeune audace de l'Arabe,
et la souplesse judaïque apprenait à ces esprits
indomptables à plier et à se relever en temps
opportun. Quand Charles-Quint vint en Espagne,
on observa ce jeune homme, son précepteur et
ses meneurs flamands avec une sombre jalousie.
Dès que l'ambition du prince et la révolution
d'Allemagne l'eurent appelé dans ce pays, on
leva l'étendard de la révolte, on redemanda les
( )
privilèges dont on se disait dépouillé. Tolède^
Ségovie, Burgos, Zamora, Mcdina-del-Campo,
la plupart des communes de Castille s^u-mèrent,
se constituèrent en SAINTE LIGUE et déclarè-
rent qu''elles étaient résolues de rétablir, au prix
de leur sang, leurs anciens privilèges et de mettre
ces libertés sur une base telle, que désormais rien
ne pût plus les atteindre. A les entendre, et elles
étaient de bonne foi, elles ne songeaient pas à une
révolution. Elles en firent une néanmoins. Pour
colorer cette révolution de tous les dehors de la
soumission, elles arrachèrent la reine Jeanne la
Folle à sa retraite; remplacèrent, sous le nom de
cette princesse, la régence du pays par une ad-
ministration nouvelle, et envoyèrent en Allema-
gne des députés chargés de signifier au roi leur
ultimatum^ une charte dont voici les principaux
articles.
PRÉAMBULE.
« Les maux de TEspagne sont intolérables. Ils
sont dus aux fautes du pouvoir. Les communes ne
sauraient les tolérer plus long-temps. Elles ont
dû prendre les armes pour rétablir la légalité et
assurer la constitution.
ARTICLES.
))Le roi devrarésideren Espagne, y rentrer sans
amener d'étrangers, retirer la régence à son pre-
( 197 )
cepleiir flamand, et se marier avec Tagrément
des Corlès.
)i Sous quelque prétexte que ce soit, jamais il
n'introduira de troupes étrangères dans le pays.
)j Les villes ne logeront plus gratuitement les
troupes et ne recevront la maison du roi que
pendant ses voyages et pour un espace de six jours.
» Pour les taxes, on s'en tiendra purement et
simplement aux anciennes.
») On ne lèvera pas en Galice le subside voté
par les derniers États.
» On abolira les offices récemment créés.
» Désormais chaque ville enverra aux Cortès
trois députés choisis séparément par le clergé,
la noblesse et le tiers-état dans ces divers ordres.
» La cour laissera les élections libres.
» Aucun député ne pourra recevoir ni ojffice ni
pension du roi^soit pour lui,^ soit pour des personnes
de sa famille^ sous peine de mort et de confisca-
tion de ses biens.
)) Chaque ville entretiendra son délégué.
» Les Etats, convoqués ou non, s'assembleront
au moins une fois tous les trois ans.
M Ils exainineront dans chaque session de quelle
manière on observe les présens articles.
» On assignera aux juges des traitemens fixes,
et rien ne leur sera désormais alloué sur les amen-
des et les confiscations.
( '98 )
» Tous les privilèges obtenus par la noblesse au
préjudice des communes seront révoqués.
» La noblesse cessera d'être appelée à Tadmi-
nistration des cités.
» Les terres des nobles seront assujetties aux
mêmes taxes que celles des communes.
» Les indulgences ne seront prêchées dans le
royaume qu'après que l'objet auquel on compte
en appliquer le produit aura été examiné par
les Cortès.
» Le roi jurera ces articles et promettra de ne
jamais ni les révoquer ni les éluder.
» Il ne se fera jamais délier du serment qu'il
aura prêté à cet égard. »
Que si, à cette occassion, on nous demandait
pourquoi il a fallu trois siècles pour faire admettre,
même dans les pays avancés, des doctrines qui
sont aussi anciennes, et pourquoi elles sont pro-
scrites encore dans d'autres empires? nous di-
rions qu'il y a de leur faute comme de celle des
hommes. Elles ont été long-temps frappées de
réprobation et elles le sont encore un peu, parce
qu'elles ne se sont pas présentées comme des doc-
trines, mais comme des faits ; et que, faits de vio-
lence, loin d'amener un progrès véritable, elles
n'ont d'abord proclamé qu'un affreux désordre.
* Sandoval, Vie de Charles-Quint,
( 199 )
C'est là le sort des doctrines. Celles qui des-
cendent des intelligences supérieures aux autres;
celles qui dans leur marche paisible viennent
éclairer doucement le monde et y retracer Tor-
dre moral qui est la loi suprême de Tunivers,
répandent autour d'elles des bienfaits qui, attes-
tant leur haute légitimité, se soumettent tous les
esprits. Celles au contraire qui viennent s'installer
avec violence, en temps opportun ou inopportun;
celles qui ne craignent ni le feu, ni le sang, ni le
désordre, pourvu qu'elles triomphent, sont frap-
pées dès leur origine d'un vice d'illégalité et d'un
vice d'immoralité, qui se pardonnent difficile-
ment. Les haines de doctrines peuvent se com-
parer aux vengeances de familles. Elles s'enraci-
nent d'autant plus profondément dans certaines
classes de la société, qu'elles y sont sucées avec
le lait maternel, qu'elles constituent ainsi le sang
de certaines races et de certaines générations.
Toujours le progrès intempestif amène des ré-
actions et des ajournemens.
Voilà pourquoi il a fallu trois siècles pour faire
triompher les doctrines des communes de Cas-
tille dans quelques pays; et voilà pourquoi plu-
sieurs autres les rejettent encore.
Charles-Quint ne put y voir qu'une bannière
de rébellion. Il refusa d'en prendre connaissance
et donna, pour leur répression la plus prompte et
( 200 )
la plus énergique, les ordres les plus sévères.
Malgré toute la vigueur de sa défense, la ligue
fut écrasée. La noblesse, profondément blessée
par quelques articles des communes, s''était dé-
tachée d^elle avec éclat, et tout le fanatisme des
rebelles ne put suppléer au défaut d\mion et de
* aient.
Mais s^il fallait encore quelques traits de plus
pour faire apprécier le côté moral des doctrines
politiques du peuple espagnol, on les trouverait
dans les lettres écrites par Don Juan de Padilla à
sa femme et à la ville de Tolède, au moment où
ce chef des rebelles, vaincu et condamné à la
mort, montait sur Téchafaud. « Je regarde, dit-il
j\ sa femme, comme une faveur distinguée du
Tout-Puissant une mort comme la mienne qui
ne peut manquer de lui plaire, quoiqu'elle pa-
raisse déplorable aux hommes, et je ne veux pas
diflérer de mériter la couronne que j'espère. »
Le langage de Don Juan est plus exalté encore
dans sa lettre à sa ville natale : « Tolède, dit-il,
couronne du pays, lumière du monde, loi qui fus
libre sous les puîssans Goths nos aïeux; toi qui
as versé le sang pour conquérir ta liberté et celle
des cités voisines, ton enfant légitime t'informe,
comme par le sang de ses veines, que tu dois re-
nouveler TES ANCIENNES VICTOIRES Cequidans
ma mort me donne la consolation la plus sen-
( 201 )
sible, c'est, que je la souffre pour toi et que tes
mamelles ont nourri des enfans qui pourront me
venger. Je sens le couteau près de mon sein, mais
je souffre plus de ta douleur que de la mienne. »
Telles étaient à cette époque les doctrines mo-
rales et politiques du peuple, telles étaient ses pas-
sions, tel était son fanatisme.
Et maintenant nous comprenons quel béné-
fice les passions populaires durent chercher dans
les principes de 1617, quelles doctrines elles du-
rent en déduire. Ces doctrines n'en furent pas
toutes tirées en un seul temps. A l'époque qui
nous occupe, c'est le peuple d'Allemagne qui les
déduit; au commencement de la période suivante,
ce sera le peuple des Pays-Bas, ce sera celui d'E-
cosse; à la fin, ce sera le peuple d'Angleterre.
Le peuple d'Allemagne, j'entends le mauvais
peuple, la Jacquerie de Souabe, fit comme le
peuple d'Espagne, il se souleva d'abord et pré-
senta sa charte ensuite. Son soulèvement suivit
de près la révolte de Castille. 11 eut lieu en i524.
Mais si les deux insurrections ont de grandes ana-
logies, le principe et les débats en sont bien dif-
férens. Ici et là on réclame contre des abus, mais
on se fonde sur des droits différens. En Souabe,
ce n'est pas au nom des libertés anciennes, c'est
au nom d'une émancipation récente, au nom de
la liberté chrétienne, prêchée dans cette Bible
( ao2 )
qu'on vient de livrer au public, que réclament
les insurgés. Humbles et pieux au début, les re-
belles commencent par une pétition biblique. Ils
demandent à leur seigneur, Fabbé de Reichenau,
un prédicateur qui leur prêche le pur Evangile,
et sur le refus qu'ils éprouvent, ils vont en cher-
cher un dans les prisons où leur maître Ta fait
enfermer. Après cet acte de violence, la petite
troupe de paysans qui l'a commis est un tor-
rent qui a rompu sa digue. Du territoire de la
petite abbaye elle passe dans les pays voisins, et
partout les rebelles réduisent en cendres les châ-
teaux et les abbayes. On a dit que l'incendie est
le droit de pétition des barbares. C'était alors le
droit des habitans de la plus riche contrée d'Eu-
rope. Cependant, au milieu de tous les excès et
de toute l'ivresse qu'ils leur inspiraient, les insur-
gés se conduisirent toujours comme de véritables
pétitionnaires. Non-seulement ils ne songèrent
pas à faire une révolution, à changer de gouver-
nemens, mais, entre leurs gouvernemens et eux,
ils ne désirèrent pas d'autre juge que la Bible; et
leurs prétentions, telles qu'ils les articulaient, n'é-
taient pas le moins du monde inquiétantes pour
l'ordre public. Voici ces prétentions formulées eu
doctrines ou en articles de traité; singulier mé-
lange d'humilité et d'orgueil, d'ignorance et de
raison; charte bizarre que quelque paysan armé de
( 203 )
la faux a dû dicter à quelque clerc versé dans les
Saintes-Ecritures; mais charte pourtant qui fut
lancée dans le monde par la voie de la presse !
1. Notre vœu très-humble et notre opinion à
tous est que désormais chaque communauté chré-
tienne ait le pouvoir d'élire son pasteur et de le
destituer s'il se conduit mal. Celui que nous au-
rons choisi devra nous prêcher l'Evangile pur
sans aucune addition humaine, pour que la pa-
role de Dieu grave en nous sa divine image. Au-
trement nous ne serions jamais que chair et sang.
Le droit que nous demandons est fondé dans les
saints Codes.
2. Quoique la dîme ne soit commandée que
dans l'Ancien-Testament et ne soit plus obliga-
toire d'après le Nouveau, nous offrons néanmoins
de continuer à payer celle des blés. Mais on en
devra faire trois parts, une première pour solder
les ministres de la religion, une seconde pour
nourrir les pauvres, une troisième pour venir au
secours de ceux qui se trouveraient ruinés parles
charges publiques. Quant aux seigneurs qui ont
acheté la dîme de certains villages, nous les sa-
tisferons à l'amiable ; mais à ceux dont les ancê-
tres se seraient emparés de quelques dîmes sans
débourser, nous ne leur devons rien. Nous ne
paierons pas non plus la petite dîme, celle des
bêtes, vu que le Créateur a mis ces êtres à la libre
( )
disposition des hommes. (Allusion à un passage
de la Genèse. )
3. JusquW présent on nous a tenus pour des
gens appartenant à un maitre. Cela est contraire à
la liberté chrétienne.Nous voulons et nous devons
obéir à Tautorité, celle qui est élue ou celle qui
est instituée au nom de Dieu ; mais nous pensons
que vous nous sortirez bien volontiers de cet es-
clavage, ou que vous nous prouverez qu'il est
fondé dans les Saintes-Ecritures.
4. Aucun pauvre n'a eu jusqu'à présent la fa-
culté de prendre ni gibier, ni oiseatix, ni pois-
sons, et cela contrairement à la loi de Dieu.
(Même allusion. ) Nous sommes même forcés d'a-
bandonner nos récoltes et nos fruits aux ravages
des bêtes. A cet égard nous offrons de respecter
les droits qu'on peut établir au moyen d'acqui-
sitions régulires; mais les seigneurs qui ne pour-
ront pas en établir, doivent désormais abandon-
ner ces choses aux communes.
5. Le pauvre n'a plus de bois que ce qu'il en
achète. On s'est tout approprié à son préjudice.
Nous offrons de respecter tous les droits qui pour-
ront se faire reconnaître ; mais dans les autres bois
communaux nous demandons la jouissance com-
mune sous la surveillance d'officiers régulière-
ment nommés.
6. On augmente sans cesse nos corvées, on nous
I
( 205 )
en accable; nons demandons un peu de tolérance
chrétienne, mais nous voulons continuer à servir
comme nos pères, conformément à la parole de
Dieu.
7. Nous voulons aussi faire tous les services af-
fectés aux biens que nous tenons des seigneurs,
mais qu'on n'en demande pas davantage et qu'on
ne prenne pas au paysan pour ces travaux les
heures qu'il doit à la propre culture.
8. Les fermages de nos biens sont à tel point
augmentés qu'on s'y ruine. Nous désirons qu'on
les fasse reviser par des experts, pour qu'il nous
soit possible de les payer et de vivre nous-mêmes
du fruit de notre travail.
9. On fait sans cesse des ordonnances nouvelles
et ce sont toujours de nouvelles peines qu'elles
instituent. Elles permettent aux juges la malveil-
lance et la faveur. Nous demandons qu'on s'en
tienne aux anciennes lois de justice.
10. On a privé les communes de terres et de
prairies qui en formaient la propriété. Nous les
revendiquons, sauf à respecter les titres d'acqui-
sition légitime.
11. Quant au droit de main-morte, c'est une
véritable spoliation des veuves et des orphelins,
et nous entendons que désormais personne ne le
paie plus et ne donne ni peu, ni beaucoup.
12. Finalement, nous déclarons qu'il est dans
( 2o6 )
nos intentions de renoncer à toutes celles de nos
demandes qui ne seraient pas fondées sur les
lois de Dieu et tendraient au préjudice du pro-
chain. »
On le voit, jamais insurrection n^eut la préten-
tion d^être plus inofFensive, plus rationelle et plus
religieuse. Aucune ne se dit jamais plus pure dans
ses intentions , plus loyale dans ses moyens. La
première celle-ci en appela au public parla presse.
Là était sa puissance. Là aussi était le danger
qu'elle présentait. Son impuissance, sa mort fut
dans ses excès. Jamais insurrection ne fut plus
violente. Au bout d'un an, elle qui ne voulait
pas de révolution, en fut à la république; et
cette république était d'autant plus épouvantable
que pour base elle prenait la communauté des
biens, pour faite la théocratie. Déjà le plus ha-
bile de ces démagogues armés du fléau, Munzer,
espèce de prêtre, gouvernait au nom de Dieu la
ville de Muhlausen en Thuringe, tandis qu'un
autre, le paysan Rittel, organisait les bandes d'Al-
sace, lorsque le duc de Lorraine accourut immo-
ler ces derniers dans la vallée de Cherviller et que
les princes d'Allemagne se hâtèrent de terrasser
les premiers dans les plaines de Thuringe*.
Les princes d'Allemagne, et surtout ceux d'en-
* En 1525.
( )
tre eux qui avaient embrassé les doctrines de i5i 7,
avaient, à sévir contre les rebelles, Tintérêt le plus
puissant. Ces fanatiques, au début de leur entre-
prise, avaient invoqué les doctrines de 1617, et
rien n'était plus propre à perdre un système que
des excès si honteux. Les chefs de la Réforme,
dans la crainte d'être confondus avec des fanati-
ques qui parodiaient leur œuvre d'une manière si
sanguinaire, dépassèrent peut-être les bornes de
la modération et de la tolérance-, mais leur dou-
loureuse indignation doit leur faire pardonner un
langage un peu acerbe. On peut transiger avec
des faiblesses et des erreurs, jamais avec des opi-
nions qui se tachent de sang. Parmi les chefs de
la Réforme, il en était un d'une douceur extrême,
Mélanchthon , l'homme aux belles études, aux
paroles conciliantes, l'Erasme de l'Allemagne.
Ce fut à lui qu'un prince, dont les sujets avaient
signé la charte en douze articles, s'adressa pour
avoir un avis consciencieux sur leurs demandes.
Et voici la substance du mémoire que répondit
le savant : « Si même les requêtes des rebelles
étaient fondées sur les textes sacrés, il faudrait
leur résister. Ils emploient la violence, leurs ac-
tes sont impies. Ils prétendent refuser la dîme
par la raison qu'on refuse de leur prêcher le pur
évangile. Rien ne justifie ce raisonnement. Que
ceux qui veulent avoir des prédicateurs à leur
( 208 )
goût les appellent à leurs frais. La dîme, ajou-
tent-ils, est abolie avec les lois de Moïse. Mais la
dime n''est pas due en vertu de ces lois; elle est
due en vertu de celles de notre pays. Quant à
l'emploi des deniers publics, les paysans n'ont
rien à y voir. Ils ne sont pas mieux reçus en se
refusant à la servitude au nom de la liberté chré-
tienne. Cette liberté n'a rien de commun avec la
liberté politique; elle est entièrement religieuse
et morale. Ils ont tort aussi en demandant la
chasse dans les bois de l'état; mais on pourra leur
accorder quelque indulgence à Végard des cor-
vées. Pour ce qui est des lois de pénalité, ils n'ont
rien à y voir, et le peuple allemand étant (pour le
moment sans doute) si brutal, si mauvais, si san-
guinaire, loin de diminuer la rigueur des peines,
on devrait peut-être les renforcer. »
Le cardinal Adrien, qui gouvernait l'Espagne
au nom de Charles-Quint, dans sa correspon-
dance avec ce prince n'a pas dû juger les re-
belles delà Castille avec plus de sévérité; et pour-
tant, l'auteur de ce Mémoire lisait les lois et la
république de Platon en berçant ses enfans. Il
connaissait donc les plus belles théories de politi-
que que conçoive l'imagination ; mais il les pre-
nait sans doute pour ce qu'elles sont en effet, de
brillantes utopies qui manquent d'application. A
en juger par les paroles que nous venons d'enten-
( )
dre, il ne j)ensait pas que le moment d'un progrès
quelconque dans sa vieille constitution fût arrivé
pour rAllemagne ; et son ami, le chevalier d^Hut-
ten, qui fut, en paroles, le Padilla de TAllemagne,
était sans doute, au fond de son âme, du même
avis. Quant à Luther, il était personnellement trop
intéressé dans cette affaire, pour ne pas y prendre
également sa part. Il adressa d\ibord une bro-
chure de conciliation à la noblesse et aux paysans.
Mais plus son langage conseillait de transactions,
moins il fut compris. Quand le réformateur vit
quMl s'était trompé, que l'autorité n'entendait cé-
der en rien et que les paysans prétendaient tout
obtenir par la violence, il perdit le calme néces-
saire pour bien juger cette grande question. Il fut
surtout à tel point irrité contre les rebelles qui
invoquaient son nom que, dans sa colère, il qua-
lifia divre et àejbu tout le peuple allemand. Au
fond de ses boutades et de ses emportemens il y
avait pourtant plus de justice que dans les juge-
mens plus classiques mais plus timorés de son
collègue, et tout en traitant les rebelles avec une
hauteur digne de Henri VIII, il invita les pou-
voirs temporel et spirituel à alléger un peu le
joug des nations.
La vraie source du mal n'était ni dans le mauvais
esprit du peuple, ni dans les mauvais principes de
l'autorité; elle était dans les mauvaises institutions
.4
( )
du pays. Allemagne, à cette époque, était pri-
vée de tout ce qui faisait ailleurs Torg ueil des peu-
ples et la force des souverains, de ces fortes ga-
ranties d^union, d'ordre et d"' économie, que donne
une représentation nationale plus ou moins com-
plète. L'Angleterre avait des chambres; les par-
lemens et les états-généraux faisaient la gloire de
la France-, d'autres pays possédaient des institu-
tions analogues. La seule Allemagne, sauf les
villes libres, en était privée. Ses diètes ambulantes
étaient des congrès de princes: telle est aujour-
d'hui la diète de Francfort. Les bourgeois n'y fi-
guraient pas. Aucun de ces intérêts matériels qui
les touchaient de si près et qui étaient leur affaire
majeure n'occupait l'attention de ces assemblées.
Le peuple allemand ne semblait avoir aucun
droit. Quand Charles-Quint viola les privilèges de
l'Allemagne, c'étaient ceux des princes. Dans cet
état de choses et vu l'excitation générale de l'es-
prit public, accorder au peuple un peu d'indul-
gence à l'égard des corvées^ c'était vraiment lui
accorder trop peu. Juste peut-être au moment
d'une révolte, ce principe ne l'était plus après. Au-
dessus et à côté du petit nombre des rebelles, se
trouvait une population plus respectable et plus
nombreuse, qui avait des droits à faire valoir.
11 n'était pas à craindre sans doute que celle-là
prit les armes pour se faire justice ; les honnêtes
( 211 )
gens ne traduisent pas leurs griefs en coups de
hache; mais leurs doctrines souvent sont pour
les autres un aveu tacite pour des entreprises té-
méraires; et des hommes d'état plus habiles que
ceux de TAllemagne, eussent fait quelque chose
après la bataille de Mulhausen. Les gouverne-
mens n'ont pasla mission d'être, sentinelle perdue,
en avant du progrès des idées; mais, providence
sociale, ils ont l'obligation d'embrasser l'horizon
politique jusque dans ses limites les plus reculées
et de suivre toujours la hauteur des besoins du
temps, pour ne jamais se briser contre ses néces-
sités. Leur droit est de s'opposer à toute révolu-
tion ; leur devoir est de transiger sur toutes les
réformes.
Dans les douze articles des paysans il y avait
de mauvaises choses, sans doute, mais il y en
avait aussi de bonnes. En accordant les unes, on
était assez fort pour refuser les autres. Le droit
exclusif de chasse et de pêche était vexatoire;
quelques modifications apportées à ce droit, et
les paysans consentaient à ne pas élire les minis-
tres de la religion. La pénalité était horrible, les
corvées ruinaient le fermier ; quelques adoucis-
semens apportés à ce système doublement mau-
vais, et les paysans payaient la dime. Ces trans-
actions honoraient l'autorité. Celle qu'on propo-
sait, un peu d'indulgence à l'égard des corvées,
( 212 )
ne pouvait satisfaire. Il paraît qu'elle irrita les
disciples de Munzer. Dans leur irritation ils exa-
minèrent plus attentivement les droits de tout le
monde et, au bout de dix années d'une sourde
agitation, il éclata un soulèvement plus fanatique,
plus épouvantable et mille fois plus périlleux que
le premier.
Autant les doctrines de i525 s'étaient éloignées
de celles de 1617, autant celles de i535 dépassè-
I rent celles de la guerre de Souabe.
I Passons sur le côté religieux des nouvelles
doctrines; disons seulement, pourmieux en faire
saisir le côté politique, quel pas on avait fait dans
Fintervalle. Dans cet intervalle, en effet, une
foule d'Apôtres rustiques et de docteurs de
chaumière avaient découvert que la révolution
de i5i7, faite par des hommes qui ne savaient
\ pas aller jusqu'aux conséquences dernières,
I n'était qu'une déception. Ses chefs n'étaient
que des prêtres sous un autre nom, mais tou-
jours pleins encore de papisme; ses doctrines of-
fraient une autre scolaslique et sa liberté une ser-
vitude plus complète ; son avenir étaitcompromis;
l'œuvre entière, à refaire. On était résolu à la
recommencer. On recommença en i535, et cette
fois, pour en finir avec le despotisme, on sup-
prima toute espèce d'autorité, en religion, eu
gouvernement, en administration. Sacerdoce,
( ^'3 )
temples, culte, distinction de rang et de fortune,
force année pour veiller à Torde matériel, reli-
gion du serment pour garder Tordre moral, tout
fut aboli d'un seul coup. L'Evangile était désor-
mais à la fois la loi unique et Tunique pouvoir
du monde. Pour le comprendre n'avait-on pas
une lumière nouvelle ? Une inspiration extraordi-
naire ne descendait-elle pas sur ceux qui devaient
Texpliquer à leurs frères?
Il faut le dire, une piété sincère et une mer-
veilleuse bonne foi se mariaient à cet excès de
fanatisme, comme dans les douze Articles.
Telles étaient les doctrines qu'un parti nom-
bi'eux, composé principalement de gens du peu-
ple, d'artisans et de fermiers, parti désigné sous
le nom d'Anabaptistes, proclama dans la ville
de Munster dont il avait su s'emparer, et où il ne
tarda pas à établir le gouvernement le plus des-
potique et le plus immoral qu'on eût jamais vu.
En elfet, deux de ces démagogues radicaux,
un boulanger et un tailleur, firent de cette ville
épiscopale le siège d'une théocratie d'abord ré-
publicaine, puis monarchique, qui ne recula
devant aucun crime à commettre, devant aucun
projet à concevoir. Pour affranchir Thumanité,
c'est-à-dire pour soumettre le monde entier à leur
gouvernement, ils instituèrent une véritable pro-
pagande. Douze émissaires furent députés dans
( )
divers pays, dans toute rAllemagne, en Hollande,
en Suisse, en Alsace, pour y soigner Tinsurrection
de concert avec ceux qui déjà la préparaient. Par-
tout où elle put aborder, cette propagande an-
nonça le rétablissement du royaume de Sion.
C'était le gouvernement de Munster.
Promptement réprimées, écrasées par Févêque
de Munster aidé des princes du Nord, ces doc-
trines ne parvinrent à se constituer nulle part;
mais la fermentation continua long-temps en-
core, et la situation de l'Europe fut grave. Tous
les pays étaient troublés, les uns sortant de Té-
meute, les autres à la veille d'une guerre civile,
d'autres encore en face d'une révolution. Et tous
les esprits étaient en émoi, et toutes les doctrines
en question; et toutes les lois, toutes les institu-
tions étaient attaquées dans les chaumières au
nom de la loi de Dieu! Certes, nous avons vu de
nos jours des doctrines mauvaises et périlleuses;
mais, certes, de celles qu'on a essayé de traduire
en institutions, aucune n'a offert le danger de
celles qui nous occupent; aux théories modernes
les plus exaltées manquaient à la fois cet enthou-
siasme religieux et cette conviction profonde qui
caractérisent les opinions de i535.
Le pouvoir comprit ses périls. Dix ans plus tôt,
après avoir écrasé les paysans de Souabe, on s'é-
tait cru sauvé. Il n'en fut pas de même après la
( ai5 )
Ijjitaille de Munster, et pour anéantrr les restes
(l'un parti si audacieux, on recourut aux peines
les plus rigoureuses. On emprisonna les uns, on
livra les autres aux derniers supplices. C'était la
doctrine, la loi du temps : la peine de mort pour
la révolte religieuse, comme pour la révolte ci-
vile. Un seul prince, le landgrave de Hesse, ré-
pugnait à cette rigueur; mais il finit par s'y faire
à son tour, et pendant trente à quarante ans la
peine de mort fut prodiguée en Allemagne avec
une frénétique frivolité.
On suivit à peu près partout le même principe
à l'égard de ce radicalisme religieux et politique.
Cependant on peut distinguer, sous ce rapport,
les divers états d'Europe en trois catégories. La
première se compose des pays du Midi où la Ré-
forme ne fut pas admise : là les Anabaptistes de-
meurèrent inconnus; on n'y avait pas voulu le
progrès de iSij; il n'y avait pas lieu d'examiner
celui de i535. La seconde embrasse ceux des
pays du Nord oii les niveleurs ne trouvèrent pas
d'élémens particuliers de révolte, et d'où ils fu-
rent expulsés facilement : la Suède et le Dane-
mark. La troisième enfin, est formée de deux pays
où ces doctrines, se rattachant à d'autres élémens
de fermentation, contribuèrent plus ou moins aux
plus violentes révolutions : ce sont l'Angleterre et
les Pays-Bas.
( ai6 )
En Angleterre les doctrines des niveleurs, je
demande à pouvoir me servir de cette expression
quoiqu'elle soit un peu moderne, firent peu de
progrès dans cette période; il y eut pourtant
beaucoup d'Anabaptistes en Angleterre à l'épo-
que de la grande révolution de ce pays, et dès
ces temps-ci nous en trouvons parmi les victi-
mes des lois de Henri VIII. Aucun pays d'Europe
n'était mieux préparé que l'Angleterre pour les
doctrines des rebelles de Souabe et de Westpha-
lie. Henri VII avait irrité le peuple par son des-
potisme, par son insatiable cupidité, par ses ex-
actions perpétuelles. Depuis l'avénement de son
fils un despotisme plus lourd et des exactions
plus intolérables pesaient sur celte noble nation,
qui, en parlant à la royauté, veut bien mettre un
genou en terre, mais qui veut aussi que les droits
de la couronne respectent les privilèges de l'hu-
manité. Or sous Henri VIII la couronne ravissait
au peuple, avec une avidité égale, les droits et la
fortune. La presse d'argent, les demandes et les
exactions de bénévolences ne cessaient pas un in-
stant. Aussi les paysans d'Allemagne n'étaient pas
encore écrasés dans les plaines de Thuringe,
quand ceux d'Angleterre prirent les armes pour
s'opposer à la levée^d'un impôt odieux, i525.
Déjà l'année précédente le Parlement, outré
des demandes sans cesse renouvelées de Wolsey^
( 217 )
fastueux ministre d'un despote opulent, avait ré-
sisté à ses bills. Henri VIII lui-même connaissait
si bien le mécontentement qu'^excitaient ses spo-
liations, que, pour désarmer la colère publique,
il crut devoir lui jeter pour victimes deux minis-
tres, instrumens trop dociles de son prédéces-
seur. Mais, loin d'éteindre cette soif de vengeance
qui dévorait le peuple, Tholocauste qu'on lui of-
frait ne fit que l'irriter davantage. Un supplice
ne remboursait pas les dettes que le monarque
avait contractées envers ses sujets, et qu'il s'était
fait remettre par ses parlemens. Sauf le fameux
dilemme appelé la fourche de Morton ; « Vous
j> vivez avec magnificence, et dans ce cas vous
» pouvez donner de votre superflu ; ou vous vi-
» vez avec économie, et dans ce cas vous devez
» avoir des épargnes, « les nouvelles exactions
étaient les mêmes que sous le règne de Henri VII,
et, comme avaient fait les ministres de ce prince,
ceux de son fils forçaient les citoyens à s'impo-
ser bénévolement.
Sous les règnes d'Edouard, de Marie, d'Elisa-
beth, la levée des impôts fut plus régulière et
l'emploi en fut plus sage ; mais l'absolutisme que
semblait affecter le gouvernement, l'oppression
qu'il faisait peser sur la liberté religieuse, l'inler-
vention qu'il se permettait dans les élections, et
même dans l'administration de la justice, conli-
(.18)
nuèrent à grossir les doléances et les haines po-
pulaires, et sur ces mécontentemens s'établirent
les plus mauvaises doctrines, celles des niveleurs
ou des Anabaptistes, celles des adversaires de
toute loi ou des Antinomiens, celles des antago-
nistes de toute autorité en matière de religion ou
des Indépendans. Dans un pays qui a deux con-
stitutions, la grande charte des vieux temps et le
bon sens en permanence, ces mauvaises doctri-
nes s'émoussaient néanmoins contre Tune ou l'au-
tre, si les fautes du pouvoir ne venaient ajouter
au fanatisme de ces puissances. Malheureuse-
ment ces fautes furent énormes sous les succes-
seurs d'Elisabeth, et alors dut éclater nécessaire-
ment l'orage qui s'amassait depuis si long-temps
sur l'horizon moral et politique de l'Angleterre.
Dans les Pays-Bas, les doctrines de i525 et de
i535 trouvèrent encore plus d'élémens de fer-
mentation qu'ailleurs. Aussi établirent-elles là
leur foyer principal, et avec les fautes du gou-
vernement elles concoururent à y faire éclater la
première des révolutions modernes.
Les Pays-Bas étaient pour Charles-Quint en
partie des états héréditaires, en partie des pro-
vinces réunies par lui à cet héritage. Une affec-
tion spéciale liait ce prince à ces riches contrées;
et pourtant les libertés dont elles jouissaient
étaient celles de toutes qui le gênaient le plus.
( )
Aspirait-il avant tout à être seul maître chez
lui ? S'irritait-il de cette vieille mutinerie de Flan-
dre plus que de Pesprit de révolte qui agitait la
Castille ? Les airs dMndépendance qu''alFectaient
ces petites républiques lui donnaient -ils plus
d'humeur parce que sans cesse elles l'obligeaient
à détourner sur elles des regards qui avaient à
planer sur Wittemberg et Rome, sur Constanti-
nople et Paris, sur Madrid et Mexico ?
Quoi qu'il en soit, il en voulait aux Pays-Bas,
et en raison même de leurs privilèges.
Ces privilèges, sans être exorbitans, étaient
remarquables. Dans chaque province, des états
composés de députés des trois ordres s'assem-
blaient aussi souvent que l'exigeaient les intérêts
publics, et sans leur concours le prince ne pou-
vait ni lever les impôts, ni faire la guerre, ni
changer les monnaies, ni introduire des lois
nouvelles. L'administration était à tel point l'af-
faire du pays qu'aucun étranger ne pouvait y
prendre part, et que chaque province réservait
pour ses enfans les emplois qu'elle avait à don-
ner. La souveraineté était héréditaire, mais,
avant de la recueillir, le prince devait jurer le
maintien de la constitution *.
A ces privilèges, qui constatent d'ailleurs unç
* Grotius. lib. 1. 3.
( aao )
civilisation peu avancée et ce même fraclionne-
ment des forces de Tétat que nous avons déjà
signalé dans les principaux empires de Tépo-
que, les diverses provinces attachaient une impor-
tance extrême. En théorie ces institutions étaient
loin de valoir celles de PAngleterre, mais en pra-
tique elles étaient plus utiles. Elles approchaient
davantage de la représentation directe qui dis-
tinguait la constitution de la Suède, seul empire
où le plus laborieux et le plus honorable des di-
vers ordres de Félat, celui des paysans, ait ob-
tenu jusqu''ici des délégués spéciaux. Aux Pays-
Bas chacune des provinces tenait à ses droits
avec d'autant plus d'enthousiasme que ces droits
variaient et se nuançaient davantage de ville
en ville. Le Brabant, par exemple, passait pour
être la terre classique de la liberté, et les mères,
pour assurer à leurs enfans la jouissance de ses
privilèges , s'y rendaient au moment de leur
donner le jour. Ainsi, dit un historien du pays,
on transporte dans des climats plus fortunés les
plantes qu'on veut ennoblir *.
Les droits du prince et les droits des états étaient
si nettement sus de part et d'autre qu'il était dif-
ficile d'envahir sur les uns ou les autres.
Cependant plusieurs provinces avaient profité
i
!
' Strada, de Dello Belgico, lib. II, S/i.
( ^21 )
de diverses circonstances favorables pour éten-
dre leurs anciennes franchises et s^en donner de
nouvelles. La Hollande et la Zélande avaient
abusé des embarras de Marie de Bourgogne pour
lui arracher des lettres-patentes qui les ren-
daient à peu près souveraines. La haute cour
de Malines s'était procuré l'indépendance. La
ville de G and, dans un moment favorable, avait
traîné à sa barre même des serviteurs de la
princesse; on avait poussé la hardiesse jusqu^i
décapiter sous les yeux de leur souveraine des
hommes qui n'étaient justiciables que d'elle.
De son côté, le gouvernement avait usurpé sur
les droits des provinces. Maximilien, pour se ven-
ger deFafTront qu'elles lui avaient fait à la mort
de sa femme, en lui refusant l'exercice de la sou-
veraineté en toute autre qualité que celle de tuteur
de ses enfans, avait frappé le pays d'impôts ex-
traordinaires, donné aux étrangers des places
éminentes et occupé les villes par les troupes de
son père Frédéric IIL Sans une mesure extrême,
les libertés publiques étaient anéanties. Mais, en
ce périli la ville de Bruges n'avait pas hésité; elle
avait mis la main sur le prince; elle l'avait con-
duit en prison ; il n'en était sorti qu'après avoir
juré les libertés qu'il venait d'enfreindre*. Noble
• En 1487.
( 110. )
et haut sentiment des devoirs et de la dignité d'un
peuple. Et combien on a déchu de ces temps !
S^insurger pour bannir ou assassiner, voilà le
progrès de notre décadence. Nous sommes deve-
nus trop faibles pour garder de la mesure, pour
y savoir à la fois résister aux intempérances du
f pouvoir et enchaîner les nôtres.
Dans un pays qui avait pour doctrines de tels
précédens et, disons-le, de telles vertus, il n'était
pas aisé de concentrer les pouvoirs, de tuer l'es-
prit de cité. Au commencement du seizième siècle
cela était plus difficile quejamais. A cette époque,
une opulence qu'on pourrait appeler fabuleuse
et qui fut réelle, donnait aux bourgeois des gran-
des villes une puissance presque royale. Fruit
d'une industrie propre au pays et d'un commerce
qui embrassait le monde, ces richesses inspiraient
à la fois l'enivrement d'une fortune et celui d'une
création.
Ce fut pourtant à cette époque, et quand les
nouvelles doctrines, jointes aux nouvelles décou-
vertes du temps, inspiraient aux bons l'enthou-
/ siasme du progrès, aux mauvais la frénésie des
I révoltes, que Charles-Quint résolut de dépouiller
les Pays-Bas de tout ce qui, à leurs yeux, faisait
la gloire de leur vie morale politique.
Depuis long-temps on se défiait de sa puissance,
de ses plans, de ses armées. Cependant, fort de
( .23 )
ses droits, de ses biens et de ses vertus ; sachant oj)-
poser des digues même à Focéan, le peuple comp-
tait opposer aux envahissemens du pi'ince sa vieille
constitution. Quand on le vit coup sur coup lever
de nouveaux impôts, introduire dans le pays des
troupes espagnoles, confier les emplois à des
étrangers, fausser la justice et soumettre la cour
de Malines au conseil royal de Bruxelles, on fut
étourdi et on plia. Il n'est pas d'institutions qui
aient force contre la violence, les Bataves le
savaient. Ils savaient aussi que de simples pro-
testations seraient inutiles, et ils n'en firent au-
cune.
Leur salut était ailleurs. Ils le cherchèrent en
eux et dans les principes de iSij. Ceux de i535,
plus énergiques et plus puissans , auraient jeté
contre le colosse impérial toute la population du
pays; mais ces doctrines avaient déjà fait trop de
progrès dans le bas peuple pour que les rois des
cités n'en fussent pas inquiets. Le nivellement des
rangs et la communauté des biens flattaient mal
des gens qui devaient à leur travail une grande
richesse et une position élevée. Il n'en était pas
de même des doctrines de 1617, qui dans l'ori-
gine avaient inquiété également, mais qui se pré-
sentaient sous un jour plus favorable depuis que,
dans plusieurs pays, surtout en Allemagne, en
Suisse, en Suède, en Angleterre et en Dane-
( 224 )
juarck, elles étaient arrivées à un état de choses
plus régulier. Ces doctrines offraient évidemment
un moyen de salut, et Ton s^en avisa d'autant
plus vite, que déjà dans les provinces du nord
elles avaient fait plus de progrès. En effet, dans
ces contrées les esprits y étaient généralement
préparés. La Presse, jeune encore, mais au-
dacieuse dès le berceau, et le Théâtre, encore
grossier, mais d^mtant plus libre, avaient depuis
long-temps ébranlé les vieilles institutions. Des
bandes de chanteurs, de comédiens et de haran-
gueurs avaient, en parcourant le pays, versé le
ridicule sur les hommes et les choses; ils avaient
semé le doute dans les populations, en s'adressant
à la fois aux consciences et aux bourses, aux pas-
sions et à la raison.
Charles-Quint, transigeant avec les idées ou
les nécessités du temps, sauvait le pays et son
trône de toute commotion . Mais comme la plupart
des hommes d'état, ce prince, ne voulut jamais
connaître que deux façons d'agir : la violence,
où il était le plus fort; la négociation, ailleurs.
Charles consentait bien à négocier avec l'Alle-
magne, pays grand, et puissant contre lui par
ses divisions mêmes. Quant aux Pays-Bas, il en-
tendait qu'ils se soumissent à toutes ses volontés.
Se sentant le plus fort, il accabla et les Belges
et les Bataves ; il leur dicta du moins les lois
( 225 )
les plus rigoureuses; il leur défendit de lire TÉ- /
vangile, de tenir des réunions de piété, de s'en-
TRETEMR A TABLE DES DISCUSSIONS DU JOUR. Et CC
fut pour punir de tels crimes quMl créa dans
chaque province des tribunaux spéciaux.
Pendant que les sujets de PEmpire avaient la
faculté de dire et de croire à peu près ce qu'ils
voulaient, les sujets de Charles-Quint dans les
Pays-Bas étaient punis de mort quand ils s'avi-
saient de prendre les mêmes libertés. Tout ha-
bitant convaincu d'avoir répandu les nouvelles
doctrines ou assisté seulement aux réunions où
elles étaient prêchées, encourait le supplice de
la décapitation. Les femmes qui partageaient ce
crime étaient enterrées vivantes. On accordait
de l'indulgence au repentir; mais cette indul-
gence se bornait à un genre de mort moins vio-
lent*.
A ses mesures judiciaires Charles-Quint ajou- ||
ta des rigueurs administratives; par exemple,
tout employé qui montrait quelque penchant
pour les principes de iSij était frappé de des-
titution.
Il faut le dire, Charles-Quint et les ministres
de son gouvernement ne furent pas les seuls bar-
bares. Parmi les hommes qui professaient les
" De Thoii, Hf s'or. Pars 1. lib. V. — Grotius. lib. I.
( 2l6 )
nouvelles doctrines, quelques-uns no parais—
' saient les suivre que pour se livrer au désordre
sous une bannière quelconque. Ces gens, chaque
jour, commettaient des actes d^un vandalisme
effroyable; arrachaient les prêtres et les reli-
gieuses des couvens et des presbytères; renver-
saient les autels et brûlaient les temples. Mais,
opposer à la violation de toutes les lois la viola-
tion de toutes les institutions d^un pays, c*'est pro-
I clamer Tétat de guerre et en accepter les chan-
ces; c^est, de la part du prince, abdiquer le pou-
voir, sauf à le conquérir. Charles-Quint se mit
à peu près dans cette condition; il se plaça du
moins sur une de ces pentes qui n'offrent plus
aux souverains d'autre point d'arrêt que l'abîme.
C'est un spectacle d'une grande instruction que
le vainqueur de Tunis, d'Alger, de François P%
de Clément VII, de Frédéric de Saxe, de Phi-
lippe de Hesse, se brisant contre un petit peuple
} qui veut la liberté des doctrines morales.
; Charles essaie de ce tribunal d'Espagne dont
le seul nom épouvante depuis Ferdinand V. Un
soulèvement général repousse cette justice bar-
bare, et alors Charles descend à la ruse. Il dé-
guise l'Inquisition. Ca(:])ée par des conseillers
habiles sous des formes moins répulsives, elle est
combattue encore; alors Charles descend jusqu'à
transiger. Il transige avec les négocians d'An-
( 2^-7 )
vers. Ces négocians lui font la loi. Ou il leur don-
nera un tribunal à part, ou ils quitteront la ville.
Les liabitans des autres provinces sont moins
forts et moins heureux. Cinquante mille tètes
y sont livrées par les tribunaux à ia politique.
Le nom de Charles-Quint, qui ouvre aux com-
merçantes cités du pays toutes les mers et tous les
porls du monde, conjure, pendant la durée de
son règne, les haines que provoquent ces mas-
sacres réglés en cour de justice. Mais quand
cette grande gloire et cette innnense protection
viendront à manquer; quand les niveleurs au-
ront reçu des mains deMenno Simonis des mœurs
plus calmes, des doctrines plus pures et une
organisation plus régulière; quand on aura vu
Marie ïudor mettre sa main souillée de sansf
dans celle de Philippe ÏI, souillée de sang aussi,
aucune considération alors ne pourra plus ar-
rêter des gens qui lisent dans les Livres saints :
Tu OBÉIRAS A Dieu plus qu\ux hommes, et qui
entendent ces paroles dans rintérèt de leurs pas-
sions comme dans Tintérêt de leurs droits.
Quand on suit ainsi, dans les diverses classes
delà société, les doctrines de Tépoque, et qu'au
bout on se trouve toujours en face d'une cata-
strophe, cVst avec une sorte d'anxiélé qu'on se
demande si, au milieu de tant de passions et
de violences, il ne se trouvera pas quehjuc sage
/
( 2a8 )
qui, au don de voir Tabîme qu'on creuse par-
tout, joigne la puissance d'arrêter sur le bord
ceux qui courent s'y engloutir les uns après les
autres ? C'est naturellement dans les écoles qu'on
cherche ce sage-, et quand là non plus on ne le
rencontre, on prévoit que des catastrophes seront
les seules leçons que recevront ces aveugles.
( ^^9 )
CHAPITRE YII.
DOCTRINES MORALES ET POLITIQUES DES ÉCOLES.
MOYENNE CLASSE. PRESSE. THEATRE. PCBLI-
CISTES.
Quand on voit, durant toute cette période, les
doctrines de la Réforme, qui étaient sorties des
écoles ^de la Renaissance sous une forme toute
idéale, livrées d'un côté aux usurpations du pou-
voir et d'un autre côté aux passions du peuple;
forcées partout dans leurs conséquences, et con-
verties, de théories d'émancipation en théories
d'absolutisme ou de révolte, on se demande où
sont leshommes qui les ont enseignées à l'Europe,
où sont leurs disciples et pourquoi personne ne
s'oppose à ce qu'elles soient ainsi vilipendées ?
Que ces doctrines soient exploitées par des in-
térêts contraires; qu'elles soient par conséquent
détournées autant que possible de leur première
tendance au bénéfice des uns et des autres, nous
le concevons : car deux élémcns aussi puissans,
( 200 )
aussi impétueux que Fesprit dMnsurrection et
Tesprit de centralisation en présence s^emparent
naturellement de tout ce que leur fournissent les
idées et le mouvement général d'*une époque. Mais
ce qu^on a peine à comprendre, c'est que les
hommes qui ont fait ces doctrines ne se lèvent
pas pour les arracher à des destinées si indignes,
pourles sortir nettes et pures de la mauvaise union
que les passions tentent de contracter avec elles.
Qu^est devenue Fécole de Pomponace qui avait
ouvert Fère du progrès ? Que sont devenus les
exemples des Lavacquerie et des Léon X, qui
amendaient si bien les leçons des Comines et des
Machiavel ? Que sont devenues ces sages com-
munes qui avaient su, si heureusement inspirées,
demander à TÉtat de la dignité et des lois ? Que
sont devenus ces états-généraux qui paraissaient
si bien entendre Fart de soustraire le pays aux
aberrations de la cour et aux aberrations du peu-
ple ? Qu'est devenue la presse, qui promettait de
seconder si puissamment Faction des écoles 5 et
quVst devenu le théâtre, qui, de la naissance
de la presse, datait une ère de noblesse et d'em-
pire ?
De toutes ces puissances, aucune n'est morte;
chacune a grandi, la moyenne classe, la presse,
le théâtre, les écoles; et de leur progrès universel
une amélioration sensible dans les doctrines mo-
[ =^3. )
raies et politiques sera le résultat définitif. Nous
le verrons. Cependant de ces puissances, aucune
ne comprend encore toute sa mission. Quelques-
unes semblent, au contraire, se tromper gros-
sièrement à cet égard, et leurs fautes à toutes
n'expliquent que trop bien les égaremens aux-
quels se livrent les passions du peuple et les folies
du pouvoir.
Nous disons que, des grandes puissances du
temps, chacune grandit.
Et d'abord la moyenne classe, ce foyer de doc-
trines justes, fait de rapides progrès dans celte
période. L'industrie qui se perfectionne entre
les mains du tiers-état , le commerce et la na-
vigation qui lui donnent la fortune en échange
de son travail, le détachent toujours davantage de
la glèbe, pour le mettre au rang de propriétaire
dans le pays et de citoyen dans FEtat. L'éléva-
tion politique suit de près l'élévation civile.
Siégeant aux assemblées de la commune , le
bourgeois agrandit son horizon moral et politi-
que; il s'élève lui-même avec les fonctions qu'il
exerce dans la cité, les charges de maire, d'é-
chevin, de capitoul. Celles qui lui sont confiées
dans les tribunaux, dans les armées, lui confè-
rent quelquefois cette noblesse de mérite qui a
d'autant plus de puissance réelle qu'elle a moins
d'éclat. En effet, rapprochée du peuple, elle n'est
( 232 )
pas suspecte des corruptions du pouvoir. De
hautes attributions donnent d^iilleurs à ces a<^ens
populaires cette force morale que les hommes
dMionneur puisent toujours dans Texercice des
fonctions publiques, quelque modestes qu^elles
soient, et que les autres n'acquièrent pas même
en s'asseyant sur les degrés du trône.
Les attributions municipales étaient même plus
élevées qu'elles ne le sont de nos jours, et plusieurs
villes du royaume joignaient au pouvoir admi-
nistratif le pouvoir judiciaire et le pouvoir mili-
taire, c'est à dire une sorte de souveraineté,
moins le nom.
Les états-généraux, où le tiers-état, quoique
à peu près à genoux, joua un rôle si grand et si
grave, partageaient avec le monarque la souve-
raineté elle-même. Les états-généraux de France
furent dans la pensée de Charles-Quint la caution
de François F". Ou le voit au traité de Madrid.
Ils étaient naturellement, dans tous les pays, les
représentans des intérêts populaires, les tuteurs
de la fortune de tous et même ceux du do-
maine de l'Etat. C'était en France leur prétention,
que sans leur consentement ne pouvait se faire
aucune aliénation des biens de. la couronne.
Ils furent quelquefois les juges des souverains.
Lorsqu'en i53o les états de Tours décernèrent
à Louis XII le beau titre de pÈre du peuple, leur
( 233 )
îïcle fut un jugement et non une bassesse. Dans
cet acte il j avait appréciation de tout le gou-
vernement du prince. Dans d'autres occasions
il j eut censure. D'après le traité de Madrid la
Bourgogne devait passer à Charles-Quint. Les
députés des états de cette province, admis à l'as-
semblée de Cognac, tinrent au roi ce langage :
« Nous avons partagé la joie de toute la nation
en apprenant la délivrance de Votre Majesté;
mais nous n'avons pu apprendre sans une ex-
trême douleur que votre duché de Bourgogne
devenait le prix de votre liberté. Nous l'aurions
rachetée cette liberté précieuse aux dépens de
nos vies et de tous nos biens; mais devait-ce être
au prix de la fidélité et de l'attachement que nous
vous avons voués, au prix du nom français, dont
nous nous honorons, et auquel Votre Majesté veut
aujourd'hui que nous renoncions ? Nous n'y con-
sentirons jamais, sire, et Votre Majesté n'a pas
droit non plus de nous y contraindre ; elle vio-
lerait les sei'mens faits à son sacre. Si elle per-
sistait à vouloir nous livrer à une domination
étrangère, nous en appellerions aux états-géné-
raux ; et s'ils nous abandonnaient, nous défen-
drions nous-mêmes notre province jusqu'au der-
nier soupir, et nous mourrions Français ! »
Si ce langage vint inattendu, il était fort; s'il
était demandé, les états de Bourgogne proté-
( '^M )
geaient Frtançois \". Dans Pun et raulre cas i! y
avait exception; mais le rôle que jouaient les
états-généraux fut souvent à cette hauteur*.
Il le fut ailleurs comme en France. Presque
partout les bourgeois des cités un peu notables
marchaient de pair avec la noblesse de second
ordre, et la débordaient aux assemblées des états.
Les bourgeois de Gand, d'Anvers et d'Amster-
dam étaient des rois, si ce n'est de naissance, au
moins d'opulence. Ceux de Pise, de Florence,
de Gènes et d'autres villes d'Italie, étaient sur la
même ligne; tandis que ceux de Venise rivali-
saient avec la plus haute aristocratie de l'Europe.
En Angleterre, le bourgeois siégeait à la chambre
des communes, la première du parlement pour
les questions de finances. En Espagne, le tiers-
état déléguait aux assemblées politiques des hom-
mes tirés de son sein; en Suède, le paysan lui-
même allait aux états. Les institutions politiques
de l'Allemagne étaient moins avancées, mais en
revanche la moyenne classe du pays était in-
struite, était lettrée. La majeure partie de ses
maîtres-chanteurs, pour ne pas dire la totalité,
se composait de simples artisans.
* Dans la piquante harangue que M. Dupin a mise dans la
bouche du chancelier de L'Hôpital, sur un budget du seizième siè-
cle ( fragment composé de maximes prises dans les OEuvres du cé-
lèbre chancelier) , on voit ce qu'auraient du être Ics'ctats-généraux.
( 23r> )
Aiîisi sV'mancij^ait et grandissait pr>rtout celte
classe moyenne, qui, par la force et la régularité
de ses habitudes, forme la véritable puissance mo-
rale et politique de la société. Cependant, même
à Tépoque d''un si brillant progrès, elle com-
prit peu la nouvelle destinée que lui faisait la ré-
volution de i5i7. Elle lut les ouvrages populaires
qu^on lui apportait, mais fit peu de chose pour
s'éclairer elle-même, pour fonder son empire sur
les nouvelles doctrines. Nulle part elle n'exerçala
plénitude d'un pouvoir qu'elle tenait en main,
mais dont elle n'avait pas conscience. Jadis, pour
sortir de terre, pour s'arracher à la poussière de
la glèbe, elle avait été plus grande qu'elle ne fut
à l'époque de iSij. De la servitude elle avait
su aller à l'émancipation civile. Alors la royauté
l'avait guidée dans une lutte où il s'agissait d'a-
battre la féodalité. Quand il fut question d'éman-
cipation politique, tout était changé pour elle;
ce n'était plus la royauté qui l'appellait à la
liberté; au contraire, elle appelait la noblesse
contre la population qui se soulevait.
Dans ces conjonctures la moyenne classe, ne
sachant que faire, ni en morale ni en politique,
s'enterra dans ses travaux les plus vulgaires, l'in-
dustrie, le commerce. Elle ne se mit à la tête
d'aucun mouvement , d'aucun progrès de doc—
( 256 )
trines. C'était choisir pour elle le parti le plus
sage ; c'était pour la cause de Thumanité prendre
le parti le plus funeste. La bourgeoisie apportait
le calme et la raison au milieu des orages et des
folies.
La presse fait comme la bourgeoisie; persé-
cutée ici, bienvenue ailleurs comme une nou-
veauté qui flatte Tamour-propre des générations
dont elle est la découverte, elle est d'une prodi-
gieuse activité. Mais, purement industrielle ou
gravement classique et ecclésiastique, elle n'est
ni une puissance politique ni une autorité mo-
rale. Elle imprime et réimprime la Grèce et
Rome, le moyen âge, la Réforme et la polémi-
que. Elle jelte ainsi, cela est vrai, dans le com-
merce de la vie royale, noble, bourgeoise et po-
pulaire, unefouled'idéesnouvelles, et partout sont
bien accueillies les productions que répand cha-
quejour un art que redoutent quelques pouvoirs
dans l'erreur ; mais il y a généralement dans le pu-
blic aussi peu de goût que de raison. Les ouvra-
ges de l'époque les plus achetés et les plus ré-
pandus sont ceux qui renferment le plus de
bouffonneries; et ce qu'il y a de trivialité et d'in-
décence dans les livres les plus graves est préci-
sément ce qui en constitue le succès.
C'est qu'il n'y a pas de saines doctrines. On sort
( )
de la barbarie, et c'est à peine si Ton commence
à se sentir le droit d'examiner. C'est à peine si
Texamen est possible; le résultat ne saurait être
établi.
Le théâtre, à son tour, commençait à délaisser
les mystères pour aborder les mœurs; mais il fut
détestable sous le rapport du goût et de la mo-
ralité, même en Italie où il fut le moins mauvais.
On n'oserait voir, même de nos jours, les pièces
que Léon X faisait représenter devant lui *.
Si le théâtre sous le rapport des doctrines
morales fut mauvais, il fut nul pour les doc-
trines politiques. Il le fut non-seulement en An-
gleteri'e et en Allemagne, comme en Italie; il le
fut même en France, oii il avait eu sous Louis XII
un moment d'émancipation. Ni François I" ni
aucun de ses fils n'eurent, comme le Pere du
peuple^ l'idée de se faire dire par des acteurs
des vérités que leur cachaient les courtisans.
Seules les écoles demeuraient donc chargées
dé la mission de donner des doctrines. C'est un
devoir qu'elles sont toujours appelées à rem-
plir ; c'est là leur affaire, leur obligation fonda-
mentale. Et, à cette époque, qui, plus que le
maître d'histoire, de philosophie, de morale et
de droit, avait vocation pour se présenter apôtre
* La Calandria, Tiraboschi, t. VIII.
( 238 )
tle paix et de progrès, pour parier bon sens et rai-
son au milieu des folies du pouvoir et de la vio-
lence des peuples?
De maîtres en histoire il s^en présenta peu qui
coin prissent leur mission comme Guichardin, Ma-
chiavel et Paul Jove, éclairant leurs contempo-
rains par le présent et le passé. La plupart se con-
stituèi'ent simples annotateurs de faits pour les
générations futures. Cest souvent la folie des
écrivains de se dérober au présent, à ses vœux
et à ses nécessités, pour instruire la postérité.
Des chroniqueurs et des rédacteurs de mémoires,
il s'en trouve à tous les âges ; d'historiens mora-
listes et politiques, il y en a peu même au nôtre.
On erra aussi dans les écoles des philoso-
phes. On y comprit peu le beau rôle qui devait
échoir à la première des sciences, quand toutes
celles qui venaient de renaître s'insurgeaient con-
tre la religion; quand une révolution radicale
s'opérait dans toutes les doctrines.
Jamais la philosophie ne s'était trouvée plus
en mesure de se venger des vieux dédains de
la théologie et de la politique. Dépeinte à la fois
comme une vanité et redoutée comme une puis-
sance, elle devait puiser dans ces craintes et
dans ces insultes, un motif de plus de se montrer
dans toute la pompe du sens droit et d'aj)paraî-
îre avec celle supériorité qui est son caractère
( )
propre, puisque c'est celui du vrai et du bien.
Elle ne sut ni s\ifïiancliir ni se venger. Hu-
miliée de voir les doctrines religieuses absor-
ber exclusivement Tesprit des peuples, elle sem-
bla vouloir, par toutes ses fautes, justifier tous
les affronts qu'on lui faisait subir. Elle pré-
senta d'un côté des doctrines qui tombaient de
vestusté; d'un autre côté elle jeta en avant des
opinions dont l'audace et la nouveauté devaient
inquiéter des générations assaillies de toutes parts
de catastrophes et de révolutions.
Les écoles de philosophie pi'ésentèrent quatre
doctrines : la scolastique chrétienne, la scolas-
tique païenne, une ébauche d'éclectisme et un
sci;pticisme irréligieux.
La scolastique chrétienne, composée d'Aris-
tote, de saint Augustin, de Duns-Scot, de saint
Thomas d'Acquin, régnait généralement. Ar-
rangée pour les écoles, elle était peu propre à
sortir de l'enceinte où la débitaient la plupart
des professeurs. Elle n'avait plus même le droit
d'y rester. Je ne parle pas de son élément reli-
gieux; quant à son élément moral et politique,
c'était l'immobilisme dans sa plus pure abnéga-
tion. Triste aliment pour des générations dévo-
rées du désir d'aller en avant. Autant vaudrait
de nos jours enseigner aux intelligences avides de
progrès les doctrines antérieures à Louis XIV .
( 24o )
La scolastique païenne, doctrines de Platon ou
d^Aristote sorties de la Renaissance, avait à peu
près la même portée. Que faire de la république
de Platon et de la politique d'Aristote en face des
paysans de Souabe et des bourgeois de Castille?
On le sait, en philosophie toute doctrine qui a
vingt ans n^en est plus une, n^est plus qu'un mo-
nument, qu'un point de départ pour une autre.
En philosophie le maitre est pour le disciple ce
qu'est le père à l'abeille, il meurt en lui donnant
la vie. Aussitôt que vit le disciple, le maître est
mort.
En ce temps le type du mauvais philosophe, du
répétiteur pur et nul, est un chanoine qui professe
Aristote à Salamanque. C'est Sépulvéda qui, au
milieu d'un monde en métamorphose, demeure
partisan exclusif d'institutions et de doctrines
qui ne sont plus. Le résultat d'une aberration si
profonde est une sorte de suicide, une nullité
coupable, un épouvantable idiotisme sur les
questions du temps. En effet, à cette époque, on
achevait de soumettre par d'infâmes moyens ces
belles contrées d'Amérique que la Providence
venait de jeter au génie de l'Europe, pour le pous-
ser dans des voies nouvelles. L'Europe apprenait
avec horreur les guerres impies, l'atroce conduite
de l'Espagne en Amérique. Eh bien ! Sépulvéda
approuve et excuse dans ses écrits tous ces massa-
( )
cres, toutes ces spoliations et ces fourberies, que
de féroces conquérans, ses compatriotes, exer-
cent sur de paisibles Indiens. Cesl un prêtre qui
réclame pour les victimes, c^est Fimmortel Bar-
thélémy de Las -Casas qui crie honte et merci
aux bourreaux, et c^est un philosophe qui jus-
tifie tout ce qui révolte Thumanité.
Jamais la dégradation de la philosophie n'est
allée plus loin.
L'école platonicienne n'est pas mieux inspirée
que celle d'Aristote. Pour rendre utiles les belles
et vieilles doctrines de Platon , il eût fallu les
confronter hardiment avec celles de l'époque,
appliquer celles-là à celles-ci comme une pierre
de touche, éclairer les unes par les autres et leur
donner à toutes cette forme populaire qui seule
peut souffler la vie sur la lettre morte. Eh bien ! les
platoniciens du temps manquèrent à tous ces de-
voirs si simples. Serfs de la glèbe académique, ils
répétèrent sans cesse les mêmes choses, reprodui-
sirent les mêmes attaques contre Aristote et con-
tinuèrent, au profit de je ne sais quoi, les mêmes
emprunts à la théurgie de l'Egypte et à l'astrolo-
gie de la Chaldée- Le plus pur type de ce plato-
nisme hors de cours, c'est le système de Patricius,
l'ami de Clément VIIL Et pourtant avec ce système
Patricius se flattait de concilier tout le monde,
les philosophes et les théologiens de tous les partis.
I. i6
( )
Ceque Charles-Quint, aidé de Clément VIT, n''avait
pu obtenir, l'anéantissement de 1617, le philo-
sophe, aidé à\\n autre pontife, espérait sur la fin
de ses jours le réaliser au moyen d^in livre. Quand
fut composé ce livre*, quand il fut présenté au
pontife avec la demande de vouloir bien en pres-
crire Tadoption dans toutes les écoles du monde,
un sourire fut certes Paccueil le plus poli qu''on
pût accorder à Tauteur.
Cette nuance de platonisme ne fut que stérile.
La doctrine de Cardan et celle de Paracelse
(Bombast de Hohenheim) furent Tune et Tautre
plus déplorables. Elles reposaient sur toutes
les superstitions de Tastrologie et sur toutes les
rêveries de la Kabbale. Le premier de ces philo-
sophes prêchait la crédulité avec toutes les pom-
pes de Tenlhousiasme. Le second apprenait à ses
disciples Tart de faire de Tor et leur expliquait
toutes choses. Il leur dépeignait surtout, comme
s'il eût été question d'amis intimes, les quatre or-
dres de génies qui président aux quatres élémens,
les sylvains et les sylphides, les nymphes et les
ondines, les gnomes, les pygmées et les sala-
mandres. Quand ses adversaires critiquaient en
lui l'absence de toute étude sérieuse, il répondait
que la science et l'art sont des dons immédiats
* Novn (le nnivcn^ts pliilosoplna.
( ^43 )
de Dieu. Isolée, une folie de celte nature pouvait
passer inaperçue. Mais celle de Paracelse eut
des disciples qui pleurèrent sa mort comme une
des plus grandes catastrophes du genre humain
et qui s'associèrent pour accomplir sa mission,
c'est-à-dire, faire de For et des breuvages d'im-
mortalité pour la foule des adeptes. Cela ne peint-
il pas une époque?
Peut-être fallait-il ces excès d'idolâtrie pour
ouvrir les yeux à quelques hommes moins en-
thousiastes. Mais ces excès étaient arrivés au
comble. Ils arrachèrent à l'un des bons esprits
de l'époque, à Nizolius, une des plus Huileuses
productions de la Renaissance, l'Anti-Barbarus *,
qui peut se résumer en ces mots : La tardive
admiration pour Aristote prouve deux choses,
la multitude des sots et la durée de la sottise.
C'était là une exagération, sans doute, mais les
partisans exclusifs d' Aristote ou de Platon avaient
par leurs longues attaques convaincu tout le
monde, qu'il était désormais honteux de porter
encore un joug si ancien. La nécessité de l'éman-
cipation était démontrée une fois de plus, et trois
doctrines d'émancipation se présentèrent tout-à-
coup dans le sens de l'éclectisme et dans celui
du scepticisme.
* Sive de V eris prtnciptis et V era raiione plnlospfiliandi contra
Pseudo-pinlosoplws. l'arme. 1553.
( 244 )
G<^s trois doctrines furent enseignées par
Agrippa de Nelteslieim, professeur à Cologne,
Télésius, professeur à Padoue, et La Ramée,
professeur à Paris.
Agrippa est, dans Thistoire des doctrines, un
des plus grands et des plus riches phénomènes.
Vie d'étudiant, de preux, de galant, de profes-
seur, de courtisan, d^îdministrateur, de syndic de
ville, de conseiller d'état, de capitaine, d'archi-
viste, de chimiste, d'alchimiste et de kabbaliste:
voilà ce qu'offre la carrière de ce personnage,
le plus curieux, le plus dramatique de son temps.
Dans ses doctrines se présentent deux phases
principales, le mysticisme d'abord, le rationa-
lisme ensuite. Un grand ouvrage d'Agrippa ,
intitulé par lui la Philosophie occulte, fut le
résultat des premières et crédules études du gen-
tilhomme belliqueux, du professeur errant. Cet
ouvrage, qui n'apprenait rien aux contemporains
et ne saurait rien nous apprendre, n'est qu'un
monument d'aberrations juvéniles. Mais dans la
seconde période de sa vie Agrippa résolut d'exa-
miner ce qu'il avait appris dans la première;
et, de cet examen, le résultat fut un autre ou-
vrage, d'une importance merveilleuse pour celte
époque et d'une rare curiosité pour la nôtre. Dans
cette chaleureuse composition, intitulée de la
Vanité des sciences, se trouve une peinture si
( '^45 )
fidèle du lemjjs et un examen si curieux de la
science, qu^l est impossible de rencontrer ail-
leurs une lecture plus piquante.
Il serait difficile aussi de trouver dans un ou-
vrage de doctrine plus de raison. En effet, ce
n^est pas le scepticisme qu'enseigne Nettesheim ;
par le doute même qu'il professe, il mène à la ,
croyance ; dans les incertitudes de la philosophie!
il montre la nécessité des révélations.
Il y a, sans doute, dans les paroles de l'auteur
toute l'exagération qui est le cachet de son génie,
mais s'il est vrai, comme nous l'apprend son livre,
qu'à cette époque les professeurs des écoles les
plus célèbres se faisaient prêter parleurs disciples
le serment de ne jamais combattre ni Aristote, ni
Boèce, ni saint Thomas, ni Albert le Grand, une
guerre vigoureuse était seule propre à délivrer
la raison de ces singulières idoles.
Ces idoles comptaient encore trop de fidèles.
Ils attaquèrent avec fureur, comme une produc-
tion impie, le livre de Nettesheim. Ce livre qui
conduisait du doute à la religion, aies entendre,
était l'ouvrage d'un athée; et quoique l'auteur le
défendit avec éclat, il fit bien de mourir à l'époque
où Erasme, le type de la modération, se mou-
rait lui-même embarrassé de trouver un asile.
Les deux émules de ce philosophe, plus hardis 's
que lui , furent aussi plus vivement perséculcs.
( 246 )
Le premier, Télésiiis, qui avait puisé dans Yé-
cole de Padoue Vesprit libéral de Poniponace,
mais qui se souciait peu du martyre, laissa de
côté les doctrines morales pour s'*occuper des
sciences naturelles. Il étudia surtout la phy-
sique et crut pouvoir montrer qu^Aristote s^était
trop pressé et qu'il avait élevé au rang de prin-
cipes et de causes, de simples notions; qu'en
- construisant la science de la nature, le génie de
l'homme ne doit pas avoir l'ambition de procéder
comme procéda le génie du Créateur en donnant
l'existence aux cho'ses. Le Créateur, avant de
commencer son œuvre, en avait conçu le type
dans son intelligence. La raison humaine n'étant
I pas en possession de ce type, doit, pour arriver
à le connaître, observer les choses une à une, en
étudier la nature, la grandeur, les situations,
les forces et les rapports.
Télésius paya cher une théorie aussi sensée.
Attaqué de tous côtés, calomnié, déchiré, malgré
toute la protection que lui accordaient les grands
et surtout le duc de Noceria, qui l'avait recueilli
dans son château, il fut forcé de se retirer dans
la solitude. Il mourut à Cosenza, sa ville natale,
l'an i588.
On le voit, en suivant les idolâtres de la
scolastique païenne, il n'était pas plus permis
d'attaquer la jihysique ou l'histoire naturelle
( 'M7 )
(i'Aristote que sa logique ou sa métaphysique.
Cejjendanl Télésius u\»vail pas achevé son œu-
vre, qu'un professeur de Paris, La Ramée, avait
déjà résolu d'émanciper les écoles dujoug desdoc-
Jrines philosophiques d'Arislote, d'une manière
aussi complète que le savant italien le faisait
pour les doctrines physiques.
La Raajée, ayant consacré quatre ans à l'étude
du despote des écoles, exposa le fi'uit de son tra-
vail dans une thèse où il chargeait les défauts
d'Aristote avec l'intention de frapper fortement
les intelligences. Il prélendit que ces ouvrages
si vantés fourmillaient d'erreurs, ne contenaient
que des erreurs. L'exagération était évidente,
mais la véritable pensée du jeune philosophe ne
l'était pas moins. Il demandait qu'on fit pour
un instant et pour reprendre toute l'indépen-
dance de la raison humaine, abstraction com-
plète des oracles du dictateur, ce qui était certes
d'un grand sens, car pour arracher la philosophie
à sa nullité, à son indigne idolâtrie, il ne fallait
rien moins que la pousser dans la révolte et de
la révolte dans une révolution complète.
On dirait que La Ramée avait pris pour sa tâche
la révolte, et qu'il laissait à Bacon la révolution.
Sa vie entière fut une longue insurrection contre
Aristote, et personne ne montra jamais ni plus
de courage ui plus de zèle dans l'accomplisse-
( 248 )
ment d'une mission, qu'il n'en montra pour rem-
plir celle qu'il s'était faite. Sa thèse soutenue,
il se mit à étudier Platon pour pouvoir mieux
réfuter Aristote, et non-seulement il publia une
critique nouvelle des doctrines de ce philosophe,
il livra au public, pour remplacer la logique sé-
culaire des écoles, une logique de sa façon, une
logique plus intelligible et plus populaire. Cette
audace mit le comble à racharnement des idolâ-
tres du stagirite, et dès ce moment la carrièr^de
La Ramée ne fut plus qu'un tissu de combats et
de persécutions. Tout se réunit pour accabler le
novateur, ses collègues, des avocats, le parle-
ment, le conseil du roi, le roi, l'université de
Paris, l'académie de Genève et presque toutes
les écoles de l'Europe. Voici une curieuse sentence
que François I", sur le rapport d'un tribunal
de cinq membres, mais qui à la ûn ne se com-
posait plus que de trois juges, lança contre le
philosophe.
« Lesquels (arbitres), après avoir le tout vu et
considéré, ont* été d'avis que ledit Ramus avait
été téméraire, arrogant et impudent d'avoir ré-
prouvé et condamné le train et art de logique
* Il y a eussent dans le texte. Nous suivons l'orthographe et la
grammaire modernes en publiant ce fragment d'une pit'ce qu'on
trouve dans les Mémoires de Nicéron, t. xiii.
( ^49 )
reçu de toutes les nations, que lui-même ignorait;
et que, son livre des Animadversions reprenant
Aristole, son ignorance était évidemment connue
et manifeste. Voire qu^il avait mauvaise volonté,
de tant quMl blâmait plusieurs choses à quoi il
ne pensa oncques. Et en somme ne contenait
son dit livre des Animadversions., que tous men-
songes et une manière de médits, tellement qu'il
semblait être le grand bien et profit des lettres et
sciences, que ledit livre fût supprimé. Semblable-
ment le susdit intitulé : Dialecticœ institutiones,
comme contenant aussi plusieurs choses fausses
et étranges. Savoir faisons que, vu par nous le-
dit avis et eu sur ce autres avis et délibérations
avec plusieurs savans... avons condamné... sup-
primons et abolissons lesdits deux livres et... fai-
sons défenses à tous imprimeurs et libraires du
royaume... qu'ils n'aient plus à imprimer ni dé-
biter lesdits livres... sous peine de confiscation...
et de punition corporelle, qu'ils soient imprimés
en iceux nos royaumes, pays... ou autres lieux;
et semblablement au dit Ramus de ne plus lire
ni les faire écrire ou copier... ni lire en dialecti-
que ni philosophie en quelque manière que ce
soit sans notre expresse permission ; aussi de ne
plus user de telles médisances et invectives contre
Aristote ni autres anciens auteurs reçus et ap-
prouvés, ni contre notre dite fille l'université et
( 25o )
sup[)ôls (i'icelle, sous les peines que dessus. Si
donnons en mandement et commandons par ces
présentes à notre prévôt de Paris ou à son lieu-
tenant conservateur des privilèges — donnés à
notredite fille.... que notre présent jugement...
il mette à entière exécution... nonobstant oppo-
sitions et appellations quelconques.
» Donné à Paris, le lo mai i543 et de notre
règne le So". »
L^université de Paris reçut avec transport cette
absurde ordonnance et Tenvoya avec enqjresse-
ment aux autres académies d'Europe. Singulière
époque que celle où Chai-les-Quint juge à Worms
des doctrines d'Eglise , où Henri VIll dresse à
Londres des articles de foi, et François P' excom-
mùnie à Paris les adversaires d'Aristote.
Cependant rien ne put décourager le géné-
reux Ram us, ni les difficultés qu'eut son protec-
teur, le cardinal de Lorraine, à le faire réinté-
grer au collège de Fi-ance sous Henri H, ni les
nombreuses fuites auxquelles le forçaient nos
guerres civiles, ni l'insultante politesse avec la-
quelle on le recevait et l'éconduisait dans ses
voyages aux universités étrangères. Un roi de
France lui avait interdit l'enseignement; ses col-
lègues l'avaient abreuvé de dégoûts; ses écoliers
mêmes l'avaient sifïlé quand il avait osé proposer
des améliorations dans son cours de logique; et
( 25i )
pourtant, quand son adversaire Charpentier le dé-
signa aux assassins de la nuit du 24 août, son œu-
vre était à peu près accomplie. Ses contempo-
rains étaient appelés, des volumes d'Aristotc à
Tétude de la nature morale et intellectuelle de
rhomme. Le professeur avait succombé sous sa
tâche, mais le service qu"'il avait rendu à Thuma-
nité était immense, et bientôt ses livres furent
adoptés dans les meilleures écoles de TEurope.
Le rôle de la révolte philosophique était
fini, celui de la révolution allait commencer.
Il était temps qu'à Fétude des livres la phi-
losophie substituât Tobservation de la nature, et
qu'à son idolâtrie pour une seule doctrine elle fit
succéder la comparaison de toutes. Pour faire
entrer le monde dans les voies ouvertes par Té-
lésius et La Ramée, il était nécessaire qu'il parût
un homme plus grand que Tun et l'autre.
On serait sans doute entré dans ces belles voies
plus généralement et beaucoup plus vite, si près
d'elles un philosophe n'était venu en ouvrir d'au-
tres plus hardies et plus dangereuses.
En effet, si nous voyons d'un côté toutes les
violences des écoles et du pouvoir s'unir pour
opprimer la révolution philosophique qui se pré-
pare; si d'un autre côté nous voyons même les
esprits les plus sages se défier des doctrines de
Télésius et de La Ramée, c'est qu'auprès d'elles et
( )
SOUS une bannière analogue à la leur, il s^en pré-
sentait de mauvaises. Les contemporains des deux
réformateurs furent aussi les contemporains d'une
sorte de libre Penseur et même de Panthéiste,
qui fut pour eux précisément ce que Munzer et
Jean de Leyde furent à la même époque pour
Luther et Calvin-, c'est-à-dire qu'en forçant les
limites de la discussion légale ce téméraire phi-
losophe effraya tous les esprits.
En effet, la philosophie commit dans la per-
sonne de Césalpin une faute énorme. Elle vint
non-seulement enseigner le scepticisme, mais at-
taquer par des voies tortueuses la religion elle-
même; et tout cela à une époque où déjà les
croyances subissaient des crises violentes, où déjà
elles étaient fortement ébranlées; à une époque
où par conséquent on demandait des lumières
et de la science, mais non pas des doutes et des
sarcasmes. Dans un autre temps, quand l'aulo-
rité des dogmes écrasait la raison et comprimait
la liberté des intelligences, Pomponace fut su-
blime en plaidant la cause de l'émancipation. Re-
venir à ce vieux rôle, quand déjà chancelaient
tant d'autorités ; quand partout la licence se dis-
posait à saisir ce sceptre de la raison qu'osait à
peine réclamer la liberté, était commettre un ab-
surde anachron isme. Césalpin , médecin et homme
du monde, fit cette faute avec la naïveté d'un
( -^53 )
écolier. II répéta mot pour mot le rôle de Pom-
ponace, prétendit comme lui débarrasser la phi-
losophie des immuables théories delà scolastique
et rétablir la doctrine d'Aristote dans sa primitive
pureté. Mais, sous ce prétexte, il combattit d'a-
bord les plus belles croyances du chrétien, en
substituant au spiritualisme le matérialisme, et
se crut ensuite libre de toute responsabilité en
déclarant avecPomponace, que les opinions qu'il
exposait étaient celles d'Aristote ; que, pour lui, il
soumettait toutes les siennes à VEglise.
Une tactique si commune put bien désarmer
l'indulgente Italie et la tolérante cour de Rome,
que désarmait d'avance le talent d'un médecin
du pape; mais l'Europe chrétienne fut moins fa-
cile que sa capitale; elle repoussa les enseigne-
mens de Césalpin et, professant nettement Dieu
et sa Providence, elle montra que le philosophe
qui les attaquait, loin de suivre les principes d'A-
ristote, y substituait son incrédulité*.
Cela était vrai, et là est en partie l'explication
de la nullité des doctrines philosophiques pendant
la grande crise de cette époque ; là est l'énigme des
persécutions qu'on dirigea contre elles. Appelée
' Disputatio de Deo et Provideniin, par Samuel Parker. — Alpes
Cœsœ, hoc csl Aiulreœ Cicsalpini Monsirosa et superba dogmata dis-
cassa et crciissa, par Nicolas Taiircl. nK^-decin de Montbelliard.
( =^54 )
par les circonstances à jouer un beau rôle, celui
de maîtresse ou d\nrbitre entre la licence du
temps et les vieilles lois d'intolérance, la philo-
sophie demeura au-dessous de sa mission dans
toutes les écoles. Télésius et La Ramée eux-mê-
I mes démolirent beaucoup sans rien édifier. L''Ita-
■ lien aima trop le repos, le Français trop les dis-
putes. Il n'est donc pas étonnant que la religion
et la politique aient professé pour leurs doctrines
un égal dédain, et que ceux mêmes qui en théo-
logie demandèrent l'émancipation, loin de ré-
clamer de la philosophie le moindre concours, se
soient constamment prononcés contre elle avec
une extrême dureté*.
Cependant les doctrines philosophiques furent
moins négligées encore que les doctrines morales
proprement dites. A celles-ci, le monde occupé
de débats religieux et politiques parut à peine
I songer. Et pourtant, trois classes de personnes
devaient, ce nous semble, vouer à ces doctrines
une attention toute spéciale; c'étaient d'abord
les philosophes eux-mêmes, c'étaient ensuite les
théologiens, c'étaient enfin les politiques.
Quand la philosophie prétendait à occuper
une place dans les doctrines publiques, elle de-
* Les chefs de la Réforme, à l'exception de Mélanclilhon. fn-
\ rent tous ennemis déclarés de la philosopliie de répoqiic.
( 255 )
vail nécessairement songer à conquérir la direc-|
tion des mœurs et celle des lois. Sans cette posi-
tion non-seulement elle n^estrien aux époques de
crise, sans cette position elle n'est jamais rien.
La religion, au moment où des doctrines nou-
velles se posaient enfaced''anciennes institutions,
devait dans Tun et dans Tautre camp, comme
la philosophie, prouver sa légitimité par son ac- ; (4,
tion sur les lois et les mœurs.
La politique, à une époque où d'une révolu-
tion religieuse sortaient menaçantes toute une sé-
rie de révolutions sociales; à une époque où s'é-
branlaient et se modifiaient toutes les opinions
et par conséquent toutes les lois de la société,
avait pour mission première d'examiner les éter-
nels principes de législation morale qui prési-
dent, ou du moins doivent présider aux principes
de la législation civile. Les lois humaines, on le
sait, doivent être le calque fidèle des lois divines,
condition première de la justice et de la bonté
de toutes les institutions publiques. Dans cet \
ébranlement général de toutes les croyances et de
tous les genres d'autorités, où convenait-il de cher-
cher un appui aux institutions des empires, si ce
n'est dans les décrets impérissables que l'ordon-
nateur suprême du monde moral a gravés dans
notre conscience et qui sont le type invariable des
formes si variables du monde politique? ;
( 256 )
Ehbien! cette élude indispensable des doc-
î fines morales, de ceux qui étaient appelés à y
chercher le salut de Pépoque, les uns la négligè-
rent, les autres la pervertirent ; d^ autres encore û\-
vorisèrentle désordre en se livrant à de péi'illeuses
chimères ou à un fol amour du monde ancien.
Les philosophes enseignèrent bien la morale
de Platon et celle d^Aristote; mais cette morale, ils
ne surent la rattacher ni aux mœurs du temps,
ni aux institutions toutes chrétiennes qu^avait fai-
tes le moyen-âge. Les philosophes ne placèrent
aucun volume populaire à côté des belles pages
qu'Erasme traça pour la jeunesse classique et
qu'il para de toutes les figures et de toutes les
élégances que lui fournissaient de brillantes étu-
des. Ces pages furent beaucoup lues et juste-
ment admirées pour la grâce dont elles étaient
revêtues, et elles jetèrent dans les écoles un grand
I nombre de bons germes , de saines maximes de
sagesse et de conduite. Mais dans lè monde les
doctrines morales ne se posèrent nulle part fortes
de leur divine légitimité, et nulle part elles n'oc-
cupèrent la place qui leur était faite. On sait que
jamais elles n'exercent d'action véritable quand
elles négligent de s'adresser au peuple, auxiliaires
de la religion et de la politique.
■* Voyez l'Introduction qui se trouve à la tête de ce volume.
( )
Les théologiens parlèrent beaucoup sur les
moeurs au nom et à Toccasion du dogme; mais,
absorbés par la polémique qui fut la grande af-
faire du temps, et préoccupés, comme il leur con-
venait, de Timportance majeure de leurs études
à eux, ils ne songèrent pas à poser les doctrines
morales comme une science à part, ayant ses prin-
cipes, son autorité et sa sanction propres. En gé-
néral, ceux d^entre eux qui demeurèrent attachés
aux anciennes doctrines suivirent aussi l'ancienne
méthode d'enseigner la morale; c'est-à-dire qu'ils
continuèrent à en réduire les préceptes en cas de
casuistique et de discipline, et qu'ils publièrent
sous cette forme des recueils plus utiles dans les
écoles de la jeunesse que dans le sein d'une so-
ciété déchirée par tant d'innovations. Les écoles
reçurent sans doute avec enthousiasme la somme
des cas de conscience et les aphorismes à l'usage
des confesseurs^ composés par François de To-
lède et Immanuel Sa ; mais les gens du monde
ignorèrent jusqu'à l'existence de ces doctes vo-
lumes. Quand ils demandèrent à savoir quelque
chose d'exact sur les opinions religieuses, qui
étaient devenues l'objet de débats si animés et
sur les raisons qui les appuyaient, il fallut qu'un
gentilhomme, que Michel de Montaigne, à la
demande d'un père mourant, leur traduisît la
théologie naturelle de Raimond de Sebonde. Et
I. 17
( 258 )
pourtant on était dans le monde très-curieux de
ces choses. Les femmes elles-mêmes lurent cet
ouvrage avec un grand empressement.
Ceux des théologiens qui suivirent les nou-
velles doctrines firent en général plus de livres,
s'appliquèrent davantage à les mettre à la portée
du peuple, et plusieurs de leurs travaux de mo-
rale populaire sont remarquables , mais leur
doctrine scientifique n'a pour base que les dogmes
de la religion, et pour eux la morale n'est pas
non plus une science indépendante. Quant au
fondement religieux sur lequel ils la jettent, nous
n'avons pas à le juger; ce sont ces doctrines
d'une corruption totale de la nature humaine et
d'une incapacité absolue de la part de l'homme
de vouloir ou de faire le bien, qui ont toujours
paru anéantir la spontanéité, c'est-à-dire la li-
berté morale. Or, tuer les facultés morales de
l'homme, n'était-ce pas tuerla morale elle-même?
Heureusement les systèmes des écoles n'anéan-
tissent pas les facultés du genre humain et n'ar-
rêtent pas les destinées du monde. Ceux mêmes
qui professèrent le plus hautement ces impar-
faites doctrines leur donnèrent dans leur vie le
démenti le plus glorieux, et si leurs livres conti-
nuèrent à combattre les opinions qu'Erasme sou-
tint avec tant de supériorité dans la fameuse
querelle du Libre arbitre^ leurs mœurs furent les
( )
complices du célébra adversaire de la Réforme.
Mais les écoles pvofesserentV^ rbitre esclave^ avec
une constance déplorable. Erasme avait cent
fois raison en leur disant : « Vous imputez, les
fautes à celui qui les commet; de "quel droit le
faites-vous s^il est forcé de les commettre par la
condition de ses facultés morales ? Votre doc-
trine plonge les uns, ceux qui se croient damnés
quoi qu''ils fassent, dans le désespoir; elle jette les
autres, ceux qui se ci'oient prédestinés au salut
quand méme^ dans une funeste sécurité ? On sa-
vait cela, mais on n'en voulait pas. C^était Fargu-
mentation de la raison humaine, et on répugnait
désormais à toute autorité de cette nature; on
ne voulait plus que la lettre de la révélation di-
vine, et à la doctrine de la corruption absolue,
à Findispensable nécessité de la grâce, on ajouta
celle de Tinutilité positive des bonnes œuvi'es
pour le salut. C'était tuer encore la morale,
s'il eût dépendu de quelques professeurs de la
tuer. Leur erreur fut longue. Lorsque vingt ans
après la mort d''Erasme un docteur de Wittem-
berg enseigna la nécessité des bonnes œuvres,
on Taccusa de complaisance pour la doctrine
catholique, et il fallut les graves anathèmes du
concile de Trente contre la morale défectueuse
et illibérale de la Réforme, pour qu'elle vît toute
( 26o )
rinconséquenc<i où elle était tombée, elle doc-
trine de liberté.
Mais, nous Pavons dit, si les fortes doctrines
manquèrent aux écoles, le peuple reçut dans les
deux camps d'excellentes instructions. Les ser-
mons, les catéchismes, les hymnes et les traités de
dévotion exercèrent sur les mœurs populaires
une influence plus heureuse que n''eussent fait
les plus brillantes théories.
Les écrivains politiques ne comprirent pas
mieux que les théologiens et les philosophes leur
mission morale auprès des classes supérieures
de la société.
Ces écrivains, très-peu nombreux, se distin-
guent en deux classes, que représentent parfai-
tement deux noms, celui de Thomas Morus,
. chancelier d\\ngleterre, et celui de La Boétie,
I conseiller au parlement de Bordeaux. Le premier
représente, en politique et en morale, la doctrine
/ de la Renaissance réduite par l'idéalisme à la nul-
lité pratique-, le second, la même doctrine, pous-
sée par le radicalisme à Faction la plus funeste.
Pour comprendre Tun et Pautre il faut se rap-
peler les idées de Tépoque, les études générales.
C'est un fait d'histoire bien établi que dans
l'éducation preniière l'homme puise , non pas le
germe de sa grandeur, celui-ià est dans sa créa-
( =^61 )
lion, mais celui de ses tendances les plus remar-
quables, de ses sentimens les plus profonds, en un
mot de sa vie morale. Eh bien ! à Tépoque qui
nous occupe une faute immense corrompait Vé-
ducation. Non-seulement toute. instruction con-
forme aux nouveautés du temps, manquait dans
les études générales, mais dans ces études on fai-
sait complètement abstraction des mœurs et des
institutions que réclamaient les peuples. Une
étude incomplète des doctrines religieuses du
moyen âge, et une adoration fanatique pour les
doctrines morales et les institutions politiques
de l'antiquité , voilà les deux ordres de choses
qu'on gravait dans les intelligences et dans les
consciences; disons mieux, voilà les deux moules
contraires où se jetaient généralement les jeunes
âmes, au risque d^ puiser quelque mélange bâ-
tard de catholicité romaine ou de scepticisme phi-
losophique, de monarchie féodale ou de démo-
cratie athénienne.
Déjà nous avons vu un monument vivant de ce
fanatisme classique , le personnage d'Erasme ,
dont les doctrines si pures et les productions si
élégantes excitèrent une admiration si universelle
et furent si peu suivies soit des princes soit des
peuples. Eh bien ! Erasme n'est pas le monument
le plus curieux de cette grande aberration ; Mo-
rus et La Boétie l'éclipsent bien sous ce rapport.
( 262 )
En efiet, Morus dans sa célèbre utopie donne
sur la morale et la politique, on le sait*, des théo-
ries et des rêves encore plus inutiles que Vidéa-
lisme classique du traité composé par Erasme
pour Finstruction de Charles-Quint.
Quant à La Boétie, c'est sous un toutautre point
de vue que sa doctrine morale et politique, expo-
sée dans le traité De la servitude volontaire^ est
mauvaise. Ce livre est 'un périlleux s anachro-
nisme, s'il n'est pas une déclamation séditieuse.
Voyons ce qu'il est. Le jeune gentilhomme de
Sarlat allait être nommé conseiller du roi au par-
lement de Bordeaux quand il écrivit cette bro-
chure qu'on surnomma si bien le Contre-Un.
Eh bien ! la servitude qu'il y dépeint, contre
laquelle il s'attache à soulever toutes les colères
et tous les mépris, c'est Vobéissance à un seul^
c'est-à-dire la constitution monarchique. Aussi en
montrant aux peuples qu'un long abrutissement
de leurs plus nobles facultés a'seul pu les soumet-
tre peu à peu à la tyrannie d'un de leurs sembla-
bles, c'est directement à la monarchie et au mo-
narque que s'attaque l'auteur. Ecrivant sous une
monarchie, La Boétie déguise comme il peut une
tendance si audacieuse; luais autant qu'il lui est
possible il laisse entrevoir sa pensée.
* Idée d'une n'iHibliquc heureuse ou lîtopic de Thomas Mor-us.
( 263 )
Il ne veut pas, dit-il, examiner, si les autres
façons de gouvernement sont meilleures que la
monarchie; c''est une autre fois qu'il abordera
cette question; mais il veut pourtant en dire as-
sez pour qu'on sache bien qu'il songe plus à la
chose publique qu'au monarque et qu'il n'aime
pas la monarchie , « pour ce qu'il est malaisé de
croire qu'il y ait rien de public dans un gouver-
nement où tout est à un. w
Quand il a de cette sorte à la fois voilé et dé-
voilé sa tendance, La Boétie déclare qu'il veut
examiner comment il se fait qu'on obéit à un
seul, et au mot unseul il ajoute celui de tyran, que
personne ne peut trouver mauvais, puisqu'il ne
désigne personne, mais que tous les princes pour-
ront s'appliquer, parce que jamais l'auteur ne le
distingue de celui de monarque, et que tout ce
qu'il dit de la tyrannie tombe à plomb sur la mo-
narchie. En cela, on le voit, La Boétie procède
exactement comme d'autres élèves de la Renais-
sance qui avaient à faire entrevoir des choses |
qu'on ne les eût pas laissés dire, comme Pompo-
nace, comme Césalpin; et aussitôt que, sous un
déguisement si habile, il s'est assuré l'impunité,
il donne pleine carrière à sa politique d'école et
à ses réminiscences classiques.
Comment se fait-il donc que tous obéissent à
im seul ? Il n'a que la puissance qu'ils lui donnent
( a64 )
et n'exerce que Paction qu^ils lui laissent. « La
servitude dans laquelle ils gémissent a toujours
cela d'étrange que, pour en être délivrés, il leur
suffirait de ne pas s'en rendre complices*. On
ne peut le craindre, puisqu'il est seul contre tous ;
on ne saurait l'aimer, puisque seu l il opprime'tous.
On ne peut le craindre : que deux, que quatre en
craignent un seul, c'est une lâcheté infâme; que
serait-ce donc que ce sentiment de la part de
cent mille, d'un million d'hommes? On ne peut
l'aimer : il ravit ce qu'il y a de plus précieux au
monde, ce que les peuples les plus illustres ont
toujours le plus chéri, la liberté. Voyez les Grecs;
ils aimèrent mieux mourir que succomber aux
armées du grand roi. »
Le tyran n'étant ni craint, ni aimé, comment
se fait-il qu'il se maintient ? Cela est extraordi-
naire. « Qu'un seul homme mastine cent villes et
les prive de liberté, qui le croirait, s'il ne faisait
que l'ouïr dire et non le voir? Ajla bonne heure
si, pour le renverser, il fallait se mettre en avant,
on comprendrait l'hésitation ; mais puisqu'il n'est
nullement nécessaire de l'attaquer, puisqu'il s'a-
git seulement de le laisser tomber , de ne rien lui
donner, de le faire, comme le feu qu'on cesse
'd'alimenter, se consumer lui-même, pourquoi
* CF. la préface de M. De Lamennais, p. 10.
( 265 )
tout le inonde ne l'abandonne-t-il pas? Pourquoi
chacun ne rentre-t-il pas dans la jouissance de
cette liberté qui est le plus grand de tous les
biens et celui de tous sans lequel les autres sont
sans goût et sans saveur ? Il faut quMl y ait pour
cela des raisons bien puissantes. Il y en a. La li-
berté, qui est de droit naturel et qui est si chère
aux bêles elles-mêmes qu^elles crient vive la li-
berté et que, faites pour nous servir, elles ne le
font qu'après mille résistances et protestations, la
liberté n'est pas appréciée des hommes, et cela
par suite d'un malheur qui leur est arrivé. Ce
malheur, c'est une confiscation faite au profit des
tyrans, » c'est l'énorme confiscation de la liberté
de tous.
«I II y a trois sortes de tyrans, tyrans nés, ty-
rans élus, tyrans conquérans. Ils se ressemblent.
Pour en dire la vérité, je voy bien qu'il y a en-
tre eux quelque différence, mais de choix je
n'en voy pas... toujours la façon de régner est
semblable. Les élus, comme s'ils avaient pris
des taureaux à dompter, les traitent ainsi; les
conquérans pensent en avoir droit, comme de
leur proie; les successeurs, en faire ainsi que de
leurs naturels esclaves. »
Cela est très-clair; ce qui l'était déjà assez,
c'étaient ces mots : La façon de régner est tou-
jours semblable. Ce qui l'est trop, c'est ce qui suit.
( 266 )
En effet, pourqu^on sache bien que la royauté est
synonyme de la tyrannie, le jeune déclamateur
ajoute quM n'est aucun peuple au monde qui
n'aimât naturellement mieux obéir à la raison
qu'à un homme ; que les Juifs seuls se donnèrent
un tyran de gaîté de cœur, action qui du reste ir-
rite l'écrivain à un degré qu'il se reproche comme
un sentiment mauvais, car il dit : « Duquel peuple
je ne lis jamais l'histoire que je n'en aie trop
grand dépit, quasi jusques à devenir inhumain,
et me réjouir de tant de maux qui leur en ad-
vinrent. »
On le sait, les Juifs ne se sont pas donné un
tyran, ils ont senti la nécessité d'achever la con-
quête d'un pays où ils luttaient péniblement et de-
puis cinq siècles contre des populations belliqueu-
ses qui savaient vendre cher leur indépendance.
Pour achever cette conquête, il fallait centraliser
i des forces partagées entre douze aristocraties à
' peu près indépendantes. Opérer cette centralisa-
i tion était une nécessité pour les Juifs, et la mo-
narchie seule pouvant l'opérer, ils se donnèrent
un roi. Ce roi n'opprima jamais le peuple, et ne
fut pas remplacé pour cause de tyrannie, mais
pour cause de désobéissance à Dieu. Eh bien ! il
n'en est pas moins pour notre écrivain politique
un tjran. Et telle est pour la lâcheté du peuple
qui s'est donné des institutions tyranniques, c'est-
( )
à-dire monarchiques, la haine de La Boétie, con-
seiller du roi de France dans un des parlemens
du royaume, qu^il se réjouit d'une manière inhu-
maine de tous les maux qui ont affligé les Juifs.
Or, quand on considère que c'est précisément
la royauté qui a fait quelque chose de cette
nation, la royauté qui a terminé la conquête
du pays, qui a comblé de gloire et de richesse
un peuple auparavant misérable; qui a fait fleurir
sur un territoire étroit et ingrat Tagriculture, le
commerce et les arts; qui, en un mot, par des
institutions brillantes et des œuvres de génie Fa
élevé au rang des premiers peuples de l'antiquité,
vraiment on ne conçoit plus rien au fanatisme
de La Boétie.
Cependant, poursuivant son thème, sa chimère
de démocratie athénienne, il montre comment
ont fait les tyrans pour ravir aux hommes la li-
berté. Ils leur ont fait avaler le poison à petite
dose, comme faisait Mithridate pour lui-même;
ils les ont dressés comme Lycurgue avait fait
dresser deux chiens, l'un aux champs, l'autre à
la cuisine; comme chaque jour encore on dresse
nos « courtauds ; » comme le grand-turc dresse
ses sujets en les sevrant de toute idée de liberté.
Si donc les hommes sont devenus serfs ou su-
jets, c'est qu'il s'est trouvé d'autres hommes qui
les ont façonnés à l'esclavage. Si les premiers per-
( 268 )
sévèrent dans leur servitude, c'est qu'ils y sont
nés et nourris; s'ils sont incapables de s'affran-
chir, c'est que, sous les seconds, sous les tyrans^
ils deviennent lâches et efféminés.
Pour les abrutir et les efféminer, les tyrans les
plongent dans la mollesse. Cyrus, ayant soumis
la ville de Sardes, y établit « des bordeaux, des ta-
' vernes, des jeux publics, et fit publier cette ordon-
nance, que les habitans eussent à en faire état. »
— « Les Romains tyrans s'avisèrent encore d'un
autre point, de festoyer souvent.... cette canaille
qui se laisse aller, plus qu'à toute chose, au plaisir
de la bouche. Alors le plus entendu de tous n'eût
pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la
liberté de la république de Platon.... Ce fut cette
venimeuse douceur qui sucra la servitude. »
Les tyrans ont inventé en leur faveur jusques à
des miracles. Les uns guérissaient leurs sujets
d'un mal, et les autres d'un autre.
On sait que nos rois guérissaient des écrouelles.
Mais pour qu'une allusion si directe n'échappât
à personne, voici ce qu'ajoute La Boétie : « Les
nôtres semèrent en France je ne sais quoi de
tel, des crapauts^ des Jleurs-de-lis^ Vampoule^
Vorijlan. »
Cependant tout cela n'explique pas encore suf-
fisamment le grand secret de cette si funeste ser-
vitude, et ce secret, en dernière analyse, le voici :
( )
Mais maintenant je viens à mon advis à un
poinct, lequel est le secret et le resourd * de la
domination, le soustien et fondement de la ty-
rannie. Qui pense que les hallebardes des gar-
des, Fassiette du guet garde les tyrans, à mon
jugement se trompe fort : ils s'en aydent, comme
je croy, plus pour la formalité et espouvantail,
que pour fiance qu'ils y ayent. Les archei's
gardent d'entrer dans les palais les malhabiles,
qui n'ont nul moyen, non pas les bien armez,
qui peuvent faire quelque entreprinse. Certes
des empereurs romains il est aisé à compter,
qu'il n'y en a pas eu tant qui ayent eschappé
quelque danger par le secours de leurs archers,
comme de ceux-là qui ont esté tuez par leurs
gardes. Ce ne sont pas les bandes de gens à
cheval, ce ne sont pas les compagnies de gens
à pied, ce ne sont pas les armes, qui défendent
le tyran. Mais on ne le croira pas du premier
coup : toulesfois il est vray. Ce sont toujours
quatre ou cinq qui maintiennent le tyran,
quatre ou cinq qui lui tiennent le pays tout en
servage. Tousjours il a esté, que cinq ou six
ont eu l'oreille du tyran, et s'y sont aprochez
d'eux-mêmes, ou bien ont esté apellez par luy,
pour estre les complices de ses cruautez, les
* Le ressort.
[ 270 )
» compagnons de ses plaisirs, raacquereaux de
» ses voluptez, et communs au bien de ses pil-
" ieries. Ces six addressent si bien leur cbef,
» qu^'l faut pour la société, quMl soit meschant,
» non pas seulement de ses meschancetez, mais
» encores des leurs. Ces six ont six cens, qui
» profitent sous eux, et font de leurs six cens ce
» que les six font au tyran. Ces six cens tiennent
)» sous eux six mille, qu^ils ont eslevez, en estât,
» ausquels ils ont fait donner, ou le gouverne-
» ment des provinces, ou le maniement des de-
•) niers, afin qu^ils tiennent la main à leur avarice
» et cruauté, et qu^ils Texécutent quand il sera
» temps, et facent tant de mal d'ailleurs^ que ils
» ne puissent durer que sous leur ombre, n^
» s'exempter que par leur moyen des loix et de
» la peine. Grande est la suyte, qui vient après
» de cela. Et qui voudra s'amuser à devuyder ce
» filet, il verra que non pas les six mille, mais
» les cent mille, les millions, par ceste corde, se
» tiennent au tyran , s'aydant d^icelle, comme
» en Homère Jupiter qui se vante, s'il tire la
)) cbaîne, d'amener vers soy tous les dieux. »
Comme tout cela est parfaitement applicable
à la monarchie, la vraie pensée de l'auteur perce
partout; et certes on s'est bien grossièrement
trompé dans le monde littéraire, quand on a dit
que c'était là une pure déclamation oratoire. Au
{ irjl )
contraire, le monde politique a bien vu quand il
a jugé que c'était une r/éc/am«^/o;^ séditieuse. C'est
avec raison qu'on s'est gardé d'imprimer cette
diatribe à l'époque de nos guerres civiles.
Mais, dit-on, comment comprendre que, sous
l'empire d'une Médicis, on ait osé publier contre
les institutions monarchiques du pays, des at-
taques qui seraient de nature à faire traduire
devant les tribunaux ceux de nos écrivains qui
se permettraient de les imprimer ? Rien ne s'ex-
plique plus aisément. Nos auteurs du seizième
siècle , après les écrivains grecs et romains, li-
saient surtout ces auteurs italiens qui avaient su
exploiter les idées de la Renaissance avec un art
si merveilleux, et La Boétie ne fit autre chose
qu'imiter trait pour trait la tactique de Pom-
ponace, de Machiavel, de Césalpin. Pour faire
passer tout ce qu'il dit des tyrans., il donne
aux rois une de ces louanges de parade qui ne
coûtent rien aux écrivains et qui les mettent à
l'abri de la justice. Voici le passage du traité de
la servitude qui a servi de passe-port à tout le
reste. La Boétie, après avoir parlé de l'oriflan et
des autres merveilles de notre royauté, ajoute :
« Ce que de ma part, comment qu'il en soit, je
ne veux pas encore mécroire (mettre en doute),
puisque nous et nos ancêtres avons toujours eu
des rois si bons en la paix, si vaillans en la
( )
guerre que, encore qu^ils naissent rois, il semble
quMls ont été non pas faits, comme les autres,
par la nature, mais choisis par le Dieu tout-
puissant, devant que de naître, pour le gouver-
nement et la garde de ce royaume. »
Cette précaution prise, La Boétie peut tout
dire, et voici ce qui suit. i° Eloge fanatique de la
liberté républicaine, « Celui qui verrait les Vé-
nitiens, dit-il, vivant si librement que le plus
méchant d^entre eux ne voudrait pas être roi ;
ainsi nés et nourris qu^ils ne connaissent point
d'autre ambition, sinon à qui mieux avisera
à soigneusement entretenir la liberté; ainsi ap-
pris et faits dans le berceau, qu'ils ne pren-
draient point le reste des félicités de la terre pour
perdre le moindre point de leur franchise; ce-
lui qui verrait ces personnages-là et s'en irait
ensuite aux terres de ce que nous appelons le
Grand-Seigneur... penserait-il que les uns et les
autres eussent même naturel? » i" Eloge fanatique
de tous ceux qui ont délivré un pays ou plongé le
fer dans le sein d'un tyran; éloge d'Harmodius,
d'Aristogiton, de Thrasybule, de Brutus, de
Dion, de Valérius, de Cassius. 3° Eloge fanatique
du jeune Caton qui demandait un poignard pour
tuer Sylla. « C'était là un noble enfant; c'était là
une parole appartenant à Caton ; c'était un com-
mencement de ce personnage, digne de sa mort. •>
( ^73 )
Et c'est pour une composition de cette nature,
que Montaigne a voué une admiration si exaltée
à La Boétie. Montaigne, cet autre conseiller de
parlement, ce philosophe de tant de bon sens,
était donc égaré comme le jeune déclamateur de
Sarlat, par ces études de la Renaissance qui, au
lieu d'affranchir l'Europe, la plongèrent d'abord
dans une déplorable idolâtrie.
On le voit, les doctrines morales des écrivains
politiques ne furent pas plus fortes, ne valurent pas
mieux que les doctrines morales des philosophes
et des théologiens. Elles sont les unes et les autres
d'une égale faiblesse. Des déclamations classiques
sur la morale, des thèses emphatiques sur la po-
litique, des traités insidieux sur la religion, des
dissertations stériles pour ou contre Aristote, pour
ou contre Platon, du scepticisme et un léger mou-
vement d'éclectisme : voilà ce que les écoles op-
posent aux passions des princes et aux excès des
peuples.
Trahis par tous ceux qui ont mission de les
éclairer, les peuples et les princes ne peuvent que
s'égarer davantage. Ces égaremens, l'histoire des
dernières années de cette période les présente
coup sur coup, et le système qu'ils inspirent pré-
cipite les plus terribles événemens du seizième
siècle.
I.
18
( ^74 )
^ ^^^^^B ^^^fr ^^4^
CHAPITRE VIII.
DERNIÈRES DOCTRINES DE CETTE PERIODE. INSTRUC-
TIONS DE CHARLES-QCINT A PHILIPPE II. TRAITE
DE CATEAD - CAMBRESIS. CONCILE DE TRENTE.
if
î; FORMULES DE DOCTRINES. INQUISITION ET INSTITU-
TIONS NOUVELLES.
Quand on a parcouru toutes les doctrines de
cette célèbre époque, début d'un monde nou-
veau et ère d'émancipation moderne, on éprouve
un singulier mécompte. Toutes ces doctrines sont
d'une faiblesse extrême et, ce qui en est la con-
séquence rigoureuse , toutes ces doctrines, man-
quant leur but, livrent les peuples et les rois aux
passions et aux violences les plus graves.
Celles de i5i7, théories d'émancipation s'il en
fut jamais, ont à peine essayé de marcher qu'elles
sont forcées de revenir sur leurs pas, d'aller con-
tre leur principe fondamental et de se mettre en
tutelle.
( =^75 )
Les doctrines politiques des littérateurs, celles
d'Erasme, de Morus, de révêque Patricius, de La
Boétie, sont les unes nulles, les autres fantasti-
ques et inutiles, malgré toute la magie des formes
dont elles apparaissent revêtues.
Des doctrines philosophiques, les unes, celles
de Patricius le Platonicien etdeSépulvéda lePéri-
patéticien, sont surannées et tombent de vétusté;
les autres, celles de Télésius et de La Ramée, of-
frent à peine des ébauches de systèmes ; d'autres
encore, celles de Césalpin et d'Agrippa, sont si
sceptiques ou si impies qu'elles épouvantent au
même degré la conscience et la raison publiques.
Les doctrines du pouvoir, celles de Charles-
Quint, deFrançois I", de Henri VIII, de Marie et
d'Elisabeth , sont si aveugles qu'elles usurpent à
la fois sur toutes les classes delà société et sur tous
les intérêts, sur l'Eglise, sur la religion , sur les
droits et sur la justice , sur l'intelligence et sur les
mœurs, assumant ainsi sur un pouvoir ignorant
une responsabilité sous laquelle s'affaisseraient
même les gouvernemens les plus éclairés.
Celles du peuple, celles des communes de Cas-
tille, des paysans de Souabe, des niveleurs de
Munster, sont d'un radicalisme si grossier qu'elles
tendent à replonger l'Europe ou dans la barbarie
du dixième siècle ou dans l'enfance de la société.
Cela n'est-il pas le chaos? Et cela peut-il être
( )
Me résultat de la Renaissance et de la Réforme?
" De ces immenses mouvemens Tun et Pautre
étaient émanés des plus nobles travaux et des
plus généreuses passions, de la science et de la
liberté. Le chaos que nous voyons se présenter à
leur suite ne peut donc pas être leur oeuvre; mais
alors, puisqu'il apparaît à leur suite, que^leur
est-il ?
Il est le résultat naturel des violences des pas-
sions mauvaises qui s'emparent de Pun et de
Pautre de ces mouvemens, pour en détourner
la marche à leur bénéfice.
Cela établi, la situation du seizième siècle
n'a plus pour nous rien qui étonne. C'est un état
; de crise; ce n'est ni une monstruosité politique
ni une monstruosité morale. C'est une ce ces
époques où dans le sein des nations se choquent
les vœux les plus contraires, les théories les plus
extrêmes; mais où, de la rencontre des forces et
des idées les plus hardies, il naît toujours, tôt ou
tard, des systèmes et des institutions régulières,
conformes à la puissance qui leur a donné le jour
et propres à marquer de nouvelles ères dans l'his-
toire de l'humanité.
Le vieux temps peut arrêter dans leur course
et peut dévorer même de jeunes idées, de nou-
velles doctrines; il ne peut pas les anéantir, et
toujours, en s'affranchissant tôt ou tard, elles
( 277 )
changent ou détrônent le pouvoir qui a i*efusé de
les accueillir. C'est Jupiter renversant Saturne
qui avait prétendu Tengloutir.
Bientôt au milieu de cette fermentation géné-
rale quoique grossière qui est le travail du sei-
zième siècle; au sein de toutes ces richesses intel-
lectuelles que la fugitive Byzance a répandues sur
VEurope ; à travers toutes ces excitations morales
et ces tourmentes politiques que la Réforme
laisse échapper de sa grande main, il s'opère un
progrès merveilleux et qui apparaît ferme et net
jusque dans les derniers actes et dans les dernières
paroles de Vhomme même qui a épuisé toutes les
pensées de son intelligence et toutes les gouttes
de son sang à le combattre.
En effet, quand Charles est brisé et anéanti par
sa longue lutte, il fait en faveur de son fils un acte
d'abdication et rédige pour lui des instructions po-
litiques on éclate tout le progrès qui, malgré lui,
s'est fait en Europe dans cet espace de trente à
quarante ans qu'il avait prétendu dominer.
D'abord en abdiquant deux fois de suite de-
vant les états des Pays-Bas , Charles vient, comme
vint un jour Gustave Wasa devant les quatre or-
dres du royaume, ou comme viendrait aujour-
d'hui un ministre responsable dans un état consti-
tutionnel, rendre compte de sa gestion. C'est de
( )
sa gestion complète, de tous ses travaux, de ses
voyages et de ses combats que le puissant mo-
narque rend raison aux députés du pays, et au
même degré qu'il y a dans cet acte une im-
mense concession politique, il y a un immense
hommage au progrès moral. Charles avoue ses
faiblesses , demande pardon de ses torts et solli-
cite de Tindulgence de ses juges un souvenir de
bienveillance, comme à peine le ferait dans nos
mœurs si avancées quelque Sully prenant congé
de quelque Henri IV.
De son côté, Philippe II qui accepte les scep-
tres et les devoirs que lui transmet un père plus
grand dans cet acte où il honore les droits de
rhumanité que dans aucun de ceux où il les com-
battait , tient par la bouche de son ministre
Granvelle le langage le plus humble, le plus con-
stitutionnel} et il n'est pas, dans ces temps, de
spectacle qui porte un caractère politique plus si-
gnificatif que ce grand acte. Là est mieux que le
rêve moderne du Contrat social ; là est la pratique
du bon gouvernement de famille; là est l'idéal de
la politique religieuse ; car là Charles-Quint com-
paraît devant le tribunal des nations comme il
compte bientôt comparaître devant le tribunal de
Dieu, ou comme dans la tradition de l'Egypte
comparaissaient les rois de ce pays d'abord devant
( 379 )
la justice des peuples qu'ils avaient gouvernés,
ensuite devant la justice d'Osiris, le type éter-
nel et le juge suprême des inaitres de la terre.
Ce seul acte, on le voit, vaut tout un corps de
doctrines, et constate mieux qu'aucun monument
l'immensité du progrès.
Les Instructions de Charles attestent le même
progrès. Sauf un léger trait d'amour- propre et
quelques traits un peu prononcés de machiavé-
lisme, ce petit volume est un abrégé de morale
politique et de politique morale qui a sur celui
des Médicis une prodigieuse supériorité.
Le trait d'amour-propre qui en défigure un peu
le début est même pardonnable de la part d'un
prince qu'on a tant flatté et qu'on a pu flatter
avec tant de raison. En effet, si Charles compte
comme un grand avantage pour son fils de res-
sembler de figure à son père, les mœurs du temps
et celles des cours excusent cette vanité d'ailleurs
corrigée par les témoignages de l'affection la plus
profonde, et l'excellence des préceptes de gouver-
nement qu'il donne à un fils si cher corrige à son.
tour la fatuité de la tendresse paternelle.
Ces préceptes sont d'abord empruntés à la re-
ligion et à la morale, et toute cette première par-
tie est admirable. La crainte de Dieu, la vénéra-
tion de l'Eglise et de son chef, le respect de ses
ancêtres , l'amour de ses peuples : tels sont les
( 28o )
sentimens fondamentaux qui doivent dominer
dans le cœur du jeune roi , et ces sentimens
Charles les peint, sur la fin de ses jours, comme
les avait peints pour son jeune âge Téloquent
Erasme dont il avait délaissé les instructions
pour celles de Machiavel.
Charles-Quint a même sur tout autre cet avan-
tage, que ses conseils sont le fruit d'une expé-
rience consommée et ne ressemblent en rien aux
antithèses d'Erasme, aux utopies de Morus, aux
déclamations deLaBoétie. Aussi tous les princes
de la terre doivent-ils Técouter quand il recom-
mande à son fils Tamour sincère de ses peuples
et l'inutilité de tous les efforts qu'il pourrait faire
soit pour remplacer l'affection par la crainte, soit
pour suppléer par l'apparence à la réalité des
vertus qu'il n'aurait pas.
« Pour cela, dit-il, considérez que le prince est
comme un miroir exposé aux yeux de ses sujets,
qui y regardent continuellement, qui l'envisa-
gent comme le modèle auquel ils doivent se con-
former, et qui par conséquent découvrent sans
peine ses vices et ses vertus. Ainsi, quelque ha-
bile et quelque adroit que soit un prince, jamais
il ne doit se flatter de leur cacher ses actions ni
ses démarches.
M II est certain aussi que les peuples se soumet-
tent plus volontiers à l'empire de leur prince
( 28i )
lorsqu'il les traite bien que lorsqu'il les tient
sous Tesclavage. Par l'amour on tire d'eux plus
de services que par la violence.
M J'avoue que la puissance qui est fondée sur
la douceur du souverain est moins absolue que
celle qui ne subsiste que par la crainte; mais on
doit tomber d'accord qu'elle est plus ferme et plus
durable.
)> La crainte tient en bride les sujets et les rend
plus soumis aux volontés du prince ; mais ils n'o-
béissent de la sorte que jusqu'au moment où il se
présente une occasion de secouer le joug-.
» La baine que produit la crainte les porte à
tenter toutes sortes de voies et à s'exposer aux
plus grands dangers pour se mettre en un état
meilleur. «
Les leçons spéciales que le vieil empereur joint
à ces directions générales ne sont pas moins bel-
les, et portent le même cachet d'élévation et de
raison pratique.
Ce que Charles dit sur le devoir de rendre et
non de vendre la justice, sur l'inconvénient des
condamnations rigoureuses, sur la convenance
qu'il y a pour le prince à intervenir dans les ju-
gemens au nom de la douceur et de l'humanité ,
sur l'obligation où il est de protéger le com-
merce, de laisser au peuple plus d'argent qu'il ne
lui en prend, de lever les impôts avec son assen-
( 282 )
y timent, d'apporter à leur perception les ména-
gemens les plus délicats, d'affranchir de tous les
droits les objets d'exportation aussi bien que ceux
, des objets d'importation qui sont nécessaires à la
I subsistance du pauvre, de tenter toute autre voie
} pour trouver la somme nécessaire plutôt que d'é-
puiser des misérables qui gagnent leur vie à la
sueur de leur front : tout cela, disons-nous, est
d'une justesse parfaite et tout cela est dit avec
une simplicité qui aurait dû frapper la raison de
Philippe II.
Il en est de même des conseils sur l'armée, la
guerre, les conquêtes, l'administration, la fonda-
tion de bonnes écoles et d'autres établissemens
d'utilité publique.
'( Faire de nouvelles conquêtes, c'est ajouter
de nouveaux soucis à ceux qui vous accablent, »
dit l'Empereur. Mais il sait d'avance que son fils
ne goûtera pas cet avis, et d'avance il lui permet
de conquérir, à condition qu'il le fera avec l'in-
tention de bien gouverner. C'est conseiller en père
très-indulgent. Bientôt même, quand Charles
entrera un peu plus en matièi'e, il perdra de vue
cette attitude de moraliste et changera de langage.
Cependant de toute sa riche expérience, ce
qu'il désire le plus communiquer à son fils,
c'est l'art do choisir et de s'attacher ses mi-
nistres. Il a reconnu que dans le choix d'un
( 283 )
conseiller toute autre considération doit céder à
celle de la capacité et de Thonneur. Il faut sur-
tout choisir des ministres parmi les hommes in-
dépendans, et parmi ceux-ci les hommes que
la SCIENCE rend indépendans. « Car il est très-
vrai, dit-il, que le savoir joint à la vertu con-
fère non-seulement une espèce de souveraineté,
mais une souveraineté véritable. Dès-lors il faut
que la vertu et Thabileté remportent auprès de
vous sur les richesses et les autres biens de la
fortune. »
Dans toute la première partie de ce bréviaire
politique du plus grand monarque qu''ait vu le
monde depuis Constantin et Charleraagne , c'est
la doctrine saine et juste, c'est surtout la doctrine
morale et religieuse qui domine. Charles-Quint y
réfute et y abjure si complettement ces principes
de Machiavel qu'il a jadis laissés dominer dans
ses conseils, que son fils y fera régner à son tour,
. que Marie Tudor a tant écoutés et que Cathe-
rine de Médicis va répandre en France , que
c'est à peine, on le dirait, s'il en est demeuré
dans sa mémoire quelques légères réminiscences.
Mais si les réminiscences des mauvaises doctri-
nes de son jeune âge sont légères dans les pre-
mières pages du repentant vieillard, elles percent
d'une manière sensible à mesure qu'il avance
dans sa composition et dès qu'il arrive à la ques-
( 284 )
tion de savoir si le prince doit diviser ou non ses
ministres pour mieux les gouverner tous. Il ne
partage pas, quant à lui, Tavis qu'il faut semer
parmi eux les haines et les défiances, ou qu''il faut
faire régner la discorde dans leurs assemblées;
mais il croit cependant qu'il est bon d'entretenir
entre eux « un peu d'émulation^ afin qu'à Verni
ils tachent de se rendre plus dignes des grâces de
leur maître et cherchent à mériter de plus grands
honneurs.
Les mauvaises doctrines et les mauvaises pra-
tiques se montrent plus à découvert encore
quand il s'agit de cet égoïsme de prince et de cet
absolutisme de monarque que Charles-Quint a
sucés dans le livre même de Machiavel. L'art de
s'approprier la gloire de ses ministres, il l'en-
seigne à son fils, comme le secrétaire de Florence
l'eût enseigné à Cosme de Médicis, et il s'applau-
dit de cette théorie de spoliation comme d'une
invention sublime. « Le prince peut agir avec
tant d'adresse que les délibérations des ministres
lui soient attribuées. On ne donne pas les princi-
pales louanges que méritent les belles choses à
celui qui les conseille, mais à celui qui les dé-
crète et qui les fait exécuter, w
Il y a plus de machiavélisme encore dans un
autre art qu'il recommande à son fils, celui de
\ donner de grandes promesses et de belles pa-
( 285 )
ROLES*, à défaut de récompenses plus solides, art
si infâme et si vulgaire qu'il est indigne même du
misérable qui habite la cabane, et que jamais il
ne doit franchir le seuil du palais habité par un
maître.
Placé près de sa tombe et en face de Dieu,
Charles, enseignant à son fils un art si perfide,
commet Taction la plus honteuse de sa vie.
Après lui avoir peint d'abord les soucis qu'a-
joutent les conquêtes aux peines qu'ont naturel-
lement les rois, il n'était pas non plus très-moral
de lui dire ensuite : « Vous devez aussi penser
à la guerre contre le roi de France; » il n'était
pas très-moral de lui apprendre à l'attaquer sur
les frontières et dans le cœur de son pays; il
n'était pas très-moral de l'engager à chasser son
adversaire d'Italie et à lui enlever une partie de
ses états héréditaires; il était même immoral de
terminer les longues instructions qu'il lui donne
à cet égard par cette pressante sollicitation con-
tre les Français : « Tachez donc de les attaquer
DANS LEUR ROYAUME. ))
Ici, on le voit, les vieilles réminiscences l'em-
portent complètement auprès de Charles- Quint
sur ses récentes déterminations. C'est à tel point
que le futur religieux de Saint-Just finit par ou-
blier tout-à-fait le rôle qu'il s'est d'abord pro-
* Pag. 61, édition de Teissier. La Haye, 1700. 1 vol. in-18.
( 286 )
posé de jouer ou le masque qu'il avait si bien re-
vêtu, et qu'il dit à Philippe II ces propres pa-
roles :
« Il vous sera très-avantageux d'être informé
de l'humeur et des inclinations des principaux
ministres du roi de France, afin de vous en pré-
valoir dans les affaires que vous aurez à traiter
avec cette couronne.
1) Si dans la suite, par te moyen de quelque
mariage ou de quelque traité, vous pouvez lui
ôter le Piémont, fermez les yeux a toutes sortes
DE CONSIDERATIONS pour en venir à bout.
» Surtout employez toute votre adresse pour
obliger les Français à quitter les armes et à de-
meurer en repos, parce que pendant la paix il
vous sera facile de causer des tumultes dans ce
ROYAUME.
» Et si VOUS TROUVEZ l'occasion DE vous PRÉ-
I VALOIR DE CES TROUBLES INTESTINS, NE LA LAISSEZ
POINT ÉCHAPPER. » Futup moinc de Saint-Just,
quand vous redevenez vous-même, votre doctrine
n'est pas bonne. Elle eût fait sourciller Comines et
Machiavel. Exciter Philippe II à semer le trouble
en France et le presser de se prévaloir du dés-
ordre qu'il y aurait semé, n'est ni plus ni moins
que donner une leçon de crime ; et si vous n'hé-
sitez pas à révéler devant Dieu des maximes si
monstrueuses, de quelle nature ne doivent pas
( )
être celles que dans Tattitude où vous êtes placé
vous êtes obligé de taire? Votre politique intime
est la politique de Venise et de Florence. A la vé-
rité, un instant après ces paroles qui impriment
sur votre nom une tache inefFaçable, vous re-
commandez à votre fils d^empêcher que dans la
promotion des souverains pontifes on ne prenne
des VOIES OBLIQUES ; mais si c'est là votre pensée
véritable, pourquoi venir ensuite le presser de
mettre dans ses intérêts les favoris des papes et
LEURS PROCHES? Est-cc pour suivrc les voies
droites qu'ils ont besoin de conseils de cette na-
ture, et sont-ce enfin des voies droites aussi que
vous présentez quand vous leur adressez ces pa-
roles : « Quant aux Vénitiens, vous pouvez vivre
en paix avec eux, dans VespÉrance que, se con-
sumant peu à peu , ils seront bientôt la proie de
quelque prince belliqueux qui les assujettira sans
peine. Mais si vous trouvez à propos de rompre
avec eux, attaquez-les brusquement, sans leur
donner le temps de se mettre en défense. »
Enfin, sont-ce des voies droites que vous
aimez, lorsque vous invitez votre fils à « mettre
et à fomenter la division parmi les princes d'I-
talie? »
On le voit, en dernière analyse les combinai-
sons les plus criminelles entrent dans les doctri-
nes de Charles-Quint, et ses Instructions nous
( 288 )
expliquent d'avance ces menées si odieuses et
tous ces complots si coupables, que ses suc-
cesseurs vont entretenir en France avec les chefs
de la Ligue et la maison de Lorraine, en Italie
avec la vénale aristocratie de Venise, en Alle-
magne et jusque dans les pays du Nord avec
tous ceux que la corruption morale livre en tout
temps à la corruption politique.
En effet, si d'un côté il y a un progrès réel dans
les doctrines du premier représentant de cette
époque de crise, ce progrès est encore altéré par
l'alliage le plus grossier. C'est la doctrine de pa-
rade qui est belle et pure; c'est dans les actes
publics, dans son abdication, dans la partie pu-
rement morale et religieuse de ses Instructions^
que Charles se met à la hauteur de son siècle;
c'est surtout au moment de mettre la main à son
bréviaire pour Philippe, c'est en se posant en face
de la mort qu'il est religieux et grand et qu'il se sou-
vient de son rôle de chrétien, de dictateur-ponti-
fical; mais à mesure qu'il s'anime et qu'il s'enfonce
dans son sujet, il perd de vue l'attitude qu'il avait
prise dans l'origine, et à la fin de son traité, c'est
de nouveau la politique qui l'emporte sur la mo-
rale. Machiavel une seconde fois lui fait oublier
les leçons d'Erasme.
Quand on veut savoir la véritable pensée mo-
rale et politique de l'époque, c'est moins dans
( ^89 )
les paroles du père que dans le sens qu'y attache
le fils qu^'l faut la chercher.
Philippe II, en effet, n'est que l'expression
forte et courageuse de Charles-Quint; c'est la
pensée du vieil empereur moins sa phraséologie
flamande; et celte pensée n'est pas autre chose
que l'absolutisme conseillé par Machiavel.
Quant à la question spéciale de l'époque, la
liberté religieuse, la politique de Charles-Quint
et de Philippe est encore celle de Machiavel. On
sait que le célèbre Florentin conseille aux princes
d'être en mesure de pouvoir forcer de croire les
peuples qui n'auraient plus envie de croire. C'est
précisément là ce que Charles-Quint a fait toute sa
vie, et c'est précisément là ce que Philippe II est ré-
solu de faire à son tour. Voilà le choix qu'à travers
la phraséologie morale et religieuse de son père
son instinct politique a fait du premier coup d'œil.
Dans sa jeunesse Charles-Quint a négligé les con-
seils d'Erasme; dans sa jeunesse Philippe II né-
glige les conseils de Charles-Quint. Le fils de Phi-
lippe II, dans sa jeunesse, fera comme avaient fait
son père et son grand-père. On le sait, dans les
temps où régnent de mauvaises doctrines, la poli-
tique n'est bonne etpure quVu lit de mort des rois.
Cette politique, contraire au vœu général et aux
grandes tendances de l'époque, n'est pas seule-
ment celle du gouvernement espagnol, c'est celle
h. 19
( 290 )
de tous les gouvernemens d^Europe, républiques
comme monarchies. Emancipation, liberté reli-
gieuse ou politique, droit d''examen, aucun pou-
voir n''en veut plus à la fin de cette période. Les
partisans de iSij en cela sont d'accord avec leurs
adversaires; et les uns comme les autres dressent,
pour arrêter toute espèce de progrès, des for-
mules qui devront désormais mettre Thumanité
à Tabri de toute espèce de révolutions nouvelles.
Telle est sérieusement la folie du temps. Par-
tout on dresse des symboles de doctrines, et tout
le monde s'*en mêle. L'an i53o la confession
d'Augsbourgen ouvrela série. Suivent les confes-
sions helvétiques, de Bâle, de Zurich, de Berne,
de Genève 5 les confessions de Suède, de Dane-
mark, de France, de Belgique, de Saxe, d'Ecosse,
de Bohême, de Hongrie; les articles de Smal-
calde, les articles de Henri VHI, les statuts d'E-
douard VI, les statuts d'Elisabeth, les deux Inté-
rim de Charles-Quint, l'Intérim de Maurice de
Saxe, le concile de Trente.
A examiner tous ces symboles on dirait que le
seizième siècle s'est cru appelé à confisquer la
conscience et h poser les limites de l'intelligence
humaine.
Ce n'est pas tout, ces doctrines religieuses si
nettement arrêtées sont partout proclamées lois
de l'état; partout est rétabli en Europe ce vieux
( 29' )
principe de Byzance, la loi religieuse est la loi
civile. Il est des pays où se professent des croyan-
ces diverses, mais nulle part cette divergence n'a
lieu en vertu d'un principe de raison. Partout oiî
elle existe elle est la conquête d'une force sur
une autre force. La liberté de conscience est in-
connue même aux partisans de iSiy. Ils ne l'ac-
cordent nulle part. En stipulant pour une partie
d'entre eux au traité de Passau , ceux qui se rat-
tachent à la confession d'Augsbourg se donnent
bien de garde de stipuler pour ceux qui se ratta-
chent à la confession helvétique. C'est à peine si
tout le progrès d'un nouveau siècle suffira pour
introduire au traité de Westphalie (1648), en fa-
veur du calvinisme, une liberté qu'on n'a pas
voulu introduire au traité de Passau.
La réaction contre toute espèce de liberté
est complète, et d'avance nous avons dit com-
ment elle s'explique. C'est la licence qui a tué
la liberté. Un jour l'ordre la fera renaître; elle
jaillira du progrès qu'il porte toujours dans son
sein.
De tous les princes d'Europe c'est Philippe II
qui suit le principe de Byzance dans sa plus
grande netteté. La loi religieuse est la loi civile; {
la loi civile est une; la loi religieuse ne doit
être qu'une non plus : telle est toute sa pohtique,
et de cette politique il ne déviera jamais; elle
( )
brisera ses adversaires ou le brisera lui-même.
Son parti est pris pour la vie, sa pensée est im-
muable, elle est de fer; ou elle régnera pure et ab-
solue partout où il ne régnera pas lui-même.
Aucun des rois ses contemporains n'apporte à
Tapplication du système qui leur est commun à
tous la même énergie, la même dévotion. Seule
en Europe la femme qu'il a perdue, Marie Tudor
eût secondé complètement sa pensée. Catherine
de Médicis, qui a lu Machiavel dont elle a fait sa
Bible ^ la saisit d'une manière moins profonde.
Cependant cette princesse amène Henri II à
s'entendre avec Philippe, au traité de Cateau-
Cambrésis, i559, pour l'extirpation pure et nette
des principes de iSij soit dans leurs états soit
partout oi'i leur bras pourra les atteindre.
A celte époque des chances de succès sem-
blaient s'ouvrir pour ce système.
D'abord le concile de Trente allait voter la
doctrine depuis si long-teinps désirée par Char-
les-Quint, une doctrine propre à satisfaire tout
le monde. Il n'y avait qu'à l'introduire partout
pour reculer d'un seul trait à i5i6.
Ensuite, une institution célèbre, celle des Do-
minicains, un peu aidés des Franciscains, venait
d'achever en Espagne par ses prédications et ses
mesures, par la police religieuse et le tribunal
dogmatique qu'elle s'était adjoints, l'œuvre de
( ^93 )
répression qui lui avait été confiée au treizième
siècle. Grâce au secours qu'elle avait prêté au
pouvoir et à Talliance intime qu'elle avait con-
tractée avec Tétat, toutes les doctrines de Topposi-
lion étaient effacées en Espagne. Et pourtant cette
œuvre avait rencontré les plus grands obstacles.
Dans les provinces du midi le mahométisme dis-
putait Pempire à la religion chrétienne depuis
le huitième siècle; dans les provinces du nord,
l'opposition A^audoise s'était introduite depuis le
douzième siècle*, le judaïsme, depuis les Ro-
mains, s'était établi partout, et depuis les fréquens
voyages de Charles-Quint en Allemagne les prin-
cipes de 1617 étaient divulgués dans toute la
Péninsule. Et toutes ces doctrines, l'Inquisition
les avait fait disparaître en Espagne.
Pour reculer l'Europe à i5i6, il ne s'agissait
que de lui donner celte institution, la plus effi-
cace de toutes celles dont disposait Philippe II.
Il y avait une autre chance encore. Une insti-
tution née des nouvelles commotions qui ve-
naient d'ébranler le monde religieux et par con-'
séquent plus ardente, plus dévouée qu'aucune
autre, savante et habile dès son origine, encore
plus éprise de la tâche qu'elle se proposait d'ac-
complir en Europe que de celle qui l'attendait
dans les contrées lointaines, oflrait au système de
Philippe un appui qu'à peine son père avait pu en-
( 294 )
trevoir dans toute sa portée. Il ne s\Tgissait que
de la répandre dans TEurope entière, que de
lui confier la direction des intelligences et des
consciences, pour reculer l'Europe à i5i6.
Telles étaient les chances du système de Phi-
lippe IL
On voit donc que ce syslème était simple, qu'il
avait ses probabilités et sa grandeur, qu'il répon-
dait plus nettement que tout autre à Tune des opi-
nions qui se trouvaient en présence, et que, sous
bien des rapports, il devait compter sur le succès.
Cependant cette opinion qui voulait Tabsence
de toute liberté et qui n'était qu'une pensée de
Machiavel sur les moyens de faire croire encore
quand déjà les peuples refusent de croire, était
une opinion extrême; ce n'était ni une opinion
saine, ni une opinion générale. Elie devait en
dernière analyse succomber complètement.
Une autre opinion extrême est à signaler au
seizième siècle, en présence de celle de Phi-
lippe II, c'est celle de la liberté absolue, de l'é-
galité complète, de l'absence de toute autorité
en politique comme en religion. C'est l'opinion
des niveleurs de Munster, dont le principal
foyer, depuis i535, est dans les Pays-Bas. Et,
chose curieuse, l'année où, sous l'empire moral
d'un chef puissant*, se constituent plus forte-
* Mcnno Simonîs, 1540.
( )
ment les fanatiques partisans du radicalisme poli-
tique et religieux, est aussi Tannée où se constitue
la nouvelle Société que Philippe II compte lui
opposer, de concert avec celle du treizième siècle
perfectionnée par l'Espagne.
Dès-lors, on le prévoit, la lutte qui s'engage
sera violente. Elle embrasera l'Europe. Elle ne
sera pas toujours entre des doctrines extrêmes ;
mais elle sera toujours entre les doctrines qui
s'en rapprochent; cela va de droit en attendant
que le progrès moral, le progrès pacifique et pur,
amène la doctrine d'une liberté réglée par des
institutions nouvelles. Souvent l'opinion modé-
rée, de part et d'autre, pour assurer son triom-
phe, est obligée de s'appuyer sur l'opinion ex-
trême. Le pacte de l'enthousiasme et du fana-
tisme est chose impie, mais aux époques des
grandes excitations et des grandes luttes tous les
sentimens forts se confondent.
C'est aux Pays-Bas que se rencontrent d'abord
les deux opinions extrêmes. C'est là que l'élève
de Charles -Quint essaie d'appliquer son sys-
tème. C'est là que le débat moral et politique se
traduit d'abord en actes de violence 5 c'est aussi
là qu'éclate la série des révolutions modernes.
La leçon est grave. Philippe II, repoussant la
Renaissance et la Réforme, ressuscite la Jacque-
rie et se trouve tout-à-eoup seul avec ses bandes
mercenaires en présence de tous les élémens d'in-
surrection que les violences du moyen âge ont
amassés dans le cœur des nations.
Philippe se brisera dans cette lulte impie con-
tre les lois divines et humaines, et, sur les débris
d'un de ses trônes héréditaires, ses sujets jette-
ront les fondemens de la plus fortunée des répu-
bliques modernes.
TROISIÈME PÉRIODE.
DE LA RÉVOLUTION DES PAYS-BAS A LA PREMIÈRE
RÉVOLUTION D'ANGLETERRE.
(1565—1641.)
PÉRIODE DE 76 ANS.
CHAPITRE PREMIER.
VCSS GÉNÉRALES SUR CETTE PÉRIODE.
D'impétueuses doctrines d'émancipation se
sont posées dans les écoles des philosophes ,
dans la chaire du prédicateur, dans la chaumière
du paysan, dans les conseils des cités, dans les
grandes assemblées des États. La loi du progrès
a été proclamée dans l'Europe entière. La presse
est devenue Torgane du mouvement ; le théâtre
s'en est fait l'écho. Mais ce progrès, les pas-
sions l'ont enlevé à la science; de cette loi, le
peuple s'est fait une bannière de désordre. On a
voulu le progrès violent et la réforme instanta-
( )
née. Celte réforme, on Fa faite complète; dans
ce progrès on est allé de Finsiirrection jusqu'au
nivellement. Voilà la première face du siècle que
nous venons de parcourir.
De fortes doctrines d'absolutisme et de répres-
I sion ont été posées d'un autre côté, dans les livres
des publicistes et dans les conseils des princes. Il
j a plus, à son antique pouvoir temporel l'abso-
lutisme, grâce au besoin qu'on a eu de son bras
vigoureux, presque partout a joint le pouvoir
spirituel. De là est né un pouvoir nouveau, et ce
pouvoir de récente origine, l'autocratie, a tout
mis à ses pieds, théocratie, aristocratie, démo-
cratie ; ce pouvoir a passé sur toutes les choses le
même niveau; il a déclaré la guerre à toute es-
pèce d'indépendance et à toute espèce de mouve-
i ment progressif; il a résolu de traiter la raison et
la conscience comme on avait long-temps traité
la glèbe et le serf qui y était attaché, c'est-à-dire,
comme de simples choses dont la Providence lui
aurait commis ou la gestion ou la propriété.
Voilà l'autre face du siècle que nous venons
de parcourir.
Deux systèmes de doctrines contraires, deux
immenses hostilités se trouvent ainsi en pré-
sence.
En effet, ce ne sont plus deux théories, ce
sont deux masses de vœux, deux corps de pas-
( m )
sions et deux camps ennemis qui appellent dans
leurs enceintes rivales toutes les intelligences et
toutes les consciences.
Dès ce moment et pour long -temps sinon à
jamais, l'antique unité du corps social est rom-
pue. A sa place est substituée la discorde , systé-
matique, puissante, animée, appelant à elle tou-
tes les existences sociales, donnant à toutes les
facultés humaines une immense excitation, con-
centrant sur le débat politique toutes les forces
et tous les moyens d'une société déjà savante,
encore grossière, mais résolue d'aller loin.
La société européenne est avide de se préci-
piter dans cette funeste arène. Elle tient encore
du moyen âge ses rudes mœurs, sa pétulante vail-
lance et son ardeur des combats; mais elle est
moderne par sa pensée. Elle ne se possède pas
encore, il est vrai, et elle ne s'est pas comprise
dans tous ses rapports avec ce qui est en elle, à
côté d'elle, au-dessus et au-dessous. De principes
éprouvés, de fortes doctrines, d'institutions libé-
rales, de gouvernemens réguliers, elle n'en a pas
vu à l'œuvre. Elle manque même de théories tant
soit peu complètes. Nous avons dit combien sont
puériles celles d'un chancelier d'Angleterre*,
combien sont inconséquentes celles d'un con-
* Thomas Morns,
(3oo )
seiller du roi de France en ses parleinens*. Vers
le milieu de la période où nous entrons nous ver-
rons un publiciste éminent qui viendra poser des
théories plus fortes et plus nettes**; mais sa voix
sera sans écho, et PEurope, avant les Grotius, les
Hobbes, les Locke et les Montesquieu, demeure
privée de rintelligence du mécanisme social.
Cependant si TEurope, au moment où elle sort
du moyen âge, manque de théories fermement
arrêtées et d^nstitutions éprouvées par Texpé-
rience, elle a pour se conduire dans ses voies
nouvelles, Texpérience du contraire; elle a pour
se guider d'antiques traditions et de vieilles souf-
frances; elle a de jeunes instincts de liberté et
d'impétueuses ardeurs d'émancipation.
De là même le débat de l'époque prend le ca-
ractère qui le distingue. Il est plus dans le senti-
ment que dans la spéculation; il est plus pas-
sionné que rationnel. Il est passionné en tout, il
l'est dans les formes, parce qu'il l'est dans le
fond. La passion, populaire ou royale, est son in-
spiration et son existence.
Mais plus le débat est passionné, plus il est cu-
rieux, dramatique, grave. S'il se passionne tou-
jours davantage et, pour ainsi dire, d'heure en
heure, il s'illustre aussi davantage de moment en
* La Boétie. — " Bodin.
( 3oi )
moment. La passion qui Tanime n'est plus désor-
mais la brutalité du paysan de Souabe, du nive-
leur de Westphalie, du bourgeois de Castille ;
c'est le fanatisme religieux du convent d'Ecosse,
et le fanatisme monacal de la Ligue; c'est le fana-
tisme politique de Guillaume d'Orange et le fana
tisme politique de Henri de Guise.
En effet, désormais sous Philippe II, sous
Charles IX, sous la reine Elisabeth, le débat est
plus imposant qu'il n'était sous Charles-Quint,
sous François 1" et Henri VIII. Les princes qui
s'y engagent ne sont pas plus grands que ceux qui
Vont ouvert; mais sous leur règne les doctrines
se dessinent plus nettement ; des principes on tire
des conséquences plus rigoureuses, et plus hardi-
ment on va jusqu'au bout de chaque système^
Pour ne point parler de Charles IX, il est cer-
tain que Philippe II et Richelieu ne restent pas à
moitié chemin comme l'avaient fait leurs prédé-
cesseurs. Catherine de Médicis et la reine Elisa-
beth vont elles-mêmes plus loin que n'avait fait
Marie Tudor.
De celte hardiesse dans l'œuvre la hardiesse
dans l'idée est toujours la compagne, et dans
leur union ces puissances amènent à leur suite
des faits plus éclatans et de plus immortelles
créations.
Aussi le siècle de Philippe et de Richelieu est le
( 302 )
siècle de Bacon et de Descartes, le siècle de Sha-
kespeare et de Corneille; et tous ces géans de la
pensée pure ou de la pensée appliquée au drame
de la vie, ces grands maîtres ou ces grands pein-
; très de Thumanité, c''est à peine si deux généra-
tions les séparent. Leurs travaux se touchent,
leurs règnes se confondent et leur dictature im-
prime au monde moderne le cachet qui le dis-
tingue.
Le monde, en effet, a vécu long-temps des
j idées de Philippe et de Richelieu, d'Elisabeth et
de Catherine, de Bacon et de Descartes, de Sha-
kespeare et de Corneille. Ceux mêmes qui ont
suivi des voies différentes avaient reçu au dé-
part Timpulsion de ces grands hommes; le pri-
vilège de Fhomme de génie est de provoquer en-
core plus qu'il ne crée lui-même et de faire après
sa mort encore plus de conquêtes que de son
vivant.
Autour de Philippe II qui, le premier, appli-
que le système de répression complète aux doc-
; trines de liberté; autour de Richelieu, qui op-
pose le plus nettement aux efforts combinés de
la vieille féodalité et de la nouvelle émancipation
la théorie de l'absolutisme monarchique; au-
tour de ces deux hommes, qui sont deux systè-
mes, se groupent tous les mouvemens politiques
de cette période, comme autour de Bacon et de
( 3o3 )
Descartes se groupe le progrès philosophique;
comme autour de Shakespeare et de Corneille se
groupe la vie littéraire. La souveraineté des deux
philosophes , la souveraineté des deux poètes, j^al-
lais dire des deux moralistes, personne ne la con-
teste; celle des deux politiques serait-elle niée?
Elle ne saurait l'être. Elle s'étend jusque sur
TAllemagne et l'Angleterre. Les doctrines qui
font éclater en Allemagne la guerre de trente
ans, terminée en 1648, et celles qui font éclater
la révolution d'Angleterre, dont le fait le plus m-
effaçahle est de 1649, sont évidemment que
le reflet des doctrines de Philippe II et de celles
de Richelieu.
Dans la révolution des Pays-Bas qui ouvre la
scène où nous entrons et dans la révolution d'An-
gleterre qui en marque la limite, ce sont les mê- ,
mes intérêts qui dominent.
Dans l'un comme dans l'autre de ces faits est
tout un corps de doctrines, et c'est toujours le
même corps de doctrines qui perce dans tous les
faits de cette période. C'est d'un côté le progrès,
d'un autre la répression, et c'est malheureusement j
de côté et d'autre la violence, en place de la rai-
son, qui est investie du droit de décision. La li-
berté etl'ordrene sont ni en guerre ni en paix; ils
sont inconnus; ce sont l'oppression et la licence
qui seules occupent la scène et seules y dressent
( 3o4 )
sent leurs camps pour s'en disputer Tempire.
Et, chose remarquable, chose bien propre à
donner aux âges futurs une imposante leçon, en
même temps qu'à inspirer pour ceux qui se com-
battent avec un acharnement si cruel une pitié
profonde, c'est que, de part et d'autre, c'est
pour une cause analogue, avec des armes et sous
une bannière semblables, qu'on entre en lice.
C'est au nom de la religion que lutte Philippe,
sa cause c'est celle de Dieu, l'œuvre qu'il accom-
plit, c'est la conscience qui la lui impose. C'est
aussi au nom de la conscience et de la religion
que lui résistent ses sujets. Pour eux, leur cause
est aussi la cause de Dieu, et si du côté de Phi-
lippe est le droit divin, de leur côté est le martyre.
Partout, dans l'Europe entière, se retrouve
dans celte lutte, sous l'analogie des bannières, le
même degré d'impiété.
Dans celte lutte une seule bannière est négli-
gée de tout le monde. C'est celle du droit exa-
miné avec calme, c'est celle de l'humanité étu-
diée dans ses facultés et ses besoins véritables.
Des doctrines d'humanité et de raison, personne
n'oserait en mettre en avant au milieu de tant
de puissances hostiles, et personne ne suppose à
cette époque que, dans ce sanctuaire double-
ment auguste, est déposé le rameau de paix de
toute guerre de principes.
( 3o5 )
A une solution pacifique du problème per-
sonne ne songera même de long-temps. La rai-
son est loin de son avènement à Pempire. Quand
•on a dit et qu^)n répète chaque jour encore qu^a-
vec les principes de 1617 le rationalisme ou le
raisonnement est entré dans Tétat social, dans les
doctrines morales et politiques, on s'est trompé
ou Von se trompe de deux siècles. Le rationa-
lisme, ni les partisans ni les adversaires de 1617
ne Tout voulu. Sans doute, il s'est annoncé dans
les théories de Pomponace, et il s'est reproduit
dans celles de Césalpin; sans doute aussi Bacon
et Descartes viennent à leur tour faire un peu de
jour à la raison ; mais si, dans leur union intime
avec la philosophie, les doctrines morales et po-
litiques des écoles subissent quelque influence
sous ce rapport, les doctrines du monde extérieur,
les maximes et les institutions des gouverne-
mens demeurent complètement les mêmes. Dans
le monde politique Bacon et Descartes ne sont
pas compris, parce qu'ils n'y sont pas écoutés.
Plus leurs spéculations sont élevées et pures,
moins elles peuvent descendre de leur hauteur
naturelle pour agir dans les régions inférieures
où se décident les affaires. Leurs travaux, cela |
est vrai, préparent une révolution immense et
certaine ; mais, toute morale et tout intérieure,
leur œuvre, pour changer les lois et les moeurs,
I. 20
( 3o6 )
pour passer dans les institutions et dans les con-
sciences, demande à traverser plusieurs généra-
tions. Pour arriver aux doctrines morales et po-
litiques, celles de la philosophie ont à faire un
immense détour. Ne faut-il pas qu\îlles passent
d^abord dans les doctrines religieuses qui domi-
nent toutes les autres, qui inspirent les moeurs
générales et règlent la conduite des gouverne-
mens comme celle des nations ?
Telles sont long-temps Thumilité du progrès
philosophique et Tobscurité de la révolution mo-
rale quMl prépare, que Philippe II, contemporain
de Bacon, et Richelieu, contemporain de Descar-
tes, ne daignent pas même s'apercevoir des rap-
ports que leurs travaux peuvent avoir avec la
politique. Et ils ont raison de dédaigner des rap-
ports qui seront nuls pendant leur règne et ce-
lui de leurs successeurs immédiats.
Elisabeth et ses successeurs immédiats con-
naissent davantage les travaux des deux réfor-
mateurs de la philosophie, et les dédaignent
moins. Cependant, au milieu de conditions dif-
férentes, ils veulent appliquer aussi les doctrines
absolues, et ce contre-sens conduit à Téchafaud
celui d'*entre eux qui poursuit son erreur avec le
plus de conséquence.
Là est la plus grande leçon de ce siècle. Dé-
daigné dans toutes ses manifestations, pacifiques
( 3o7 )
ou tumultueuses, le progrès se fait violent,
despotique, sanguinaire. L'absolutisme Va pris
corps à corps ; il lutte avec lui corps î\ corps.
Irrité des passions qu'il rencontre, plus irrité en-
core de celles qu'il porte en son sein, il renverse
enfin l'édifice social qu'il n'a pu changer, et de ses
ruines se fait un trône à lui, il se fait Cromwel.
( 3o8 )
CHAPITRE SECOND.
APPLICATION DES DOCTRINES DE RÉPRESSION AUX PAYS-
BAS. RÉVOLUTION DE l565. INSTRUCTIONS Dli
PHILIPPE II A PHILIPPE III.
Des deux systèmes contraires, qui se trouvent en
présence pendant cette période, c'est Philippe II
qui conçoit le plus nettement Pun ; c'est le peuple
des Pays-Bas qui saisit le plus nettement Pautre.
C'est à ce peuple que Philippe essaie d'appliquer
ses doctrines; c'est contre Philippe que ce peuple
fait valoir les siennes. Là, sur ce théâtre, se joue
le grand drame de l'époque; là est l'intérêt mo-
ral et politique de l'Europe. Ailleurs se trouvent
en présence des principes semblables; nulle part
ils ne se dessinent avec la même précision ni
avec la même hardiesse. Ce qui se passe en
France, ce qui, en Angleterre, en Ecosse, en Al-
lemagne et en Italie agite les esprits, n'est qu'une
pâle imitation du terrible duel qui ébranle les
Pays-Bas, qui en remue le sol jusque dans ses
( 3o9 )
fondemens et en fait jaillir, au bout de quarante
ans, une république, riche et puissante dès son
origine.
Dans riiistoire d^aucun pays, d^iucun peuple,
d'aucun prince ne se trouvent des pages plus
imposantes que dans Fhistoire de cette lutte.
Peuples, voulez-vous apprendre Tart de démolir
et celui d'édifier; princes, voulez-vous qu'on
vous enseigne Tart de résister et l'art de céder,
ou même celui de succomber sans fléchir? mé-
ditez l'histoire de la première des révolutions
modernes.
Les leçons qu'elle présente ne sont plus les
froides théories de la Renaissance sur la vieille
aristocratie de la Grèce qui combat la vieille
démocratie d'Athènes ou sur l'éternelle dispute
des patriciens et des prolétaires. Ces classiques
histoires et ces théories antiques ont fait place
à un monde nouveau, où ne serait écouté ni le
séditieux discours du conseiller La Boétie, ni la
platonique utopie du chancelier Morus. Ce n'est
plus ni de réminiscences littéraires ni de rêveries
sociales qu'il s'agit; il y a sur la scène une riche
bourgeoisie et une aristocratie puissante qui,
d'un commun accord, demandent au fils de
Charles-Quint à jouir de tout ce que le progrès
du temps a joint aux vieux droits du pays, et en
face se montre le premier monarque du temps, qui
- ( 3io )
déclare, que doctrines nouvelles et institutions
anciennes, tout doit disparaître devant sa vo-
lonté, religieuse et politique, unique et im-
muable.
Voilà les combattans, Tobjet et le théâtre du
duel.
La lutte dura quarante ans. Elle commença
au moment où Philippe apparut sur Thorizon
politique.
Entre lui et les Pays-Bas la défiance avait
même précédé les premières relations. A son
avènement aux affaires, on avait dressé un ser-
ment plus explicite que n^en avait prêté aucun
de ses ancêtres. On lui avait fait jurer non-seu-
lement qu'il respecterait tous les droits et tous
les usages du pays, mais encore quMl serait un
prince juste et bon. De leur côté, les Etats ne
lui avaient prêté leur serment qu'avec cette res-
triction, qu'il se conformerait à leurs privilèges;
on n'avait promis l'obéissance qu'à la condition
que ses ordres seraient toujours donnés dans les
limites de la loi.
Ces précautions indiquaient clairement une
hostilité latente, et après ce qui s'était passé
entre Charles-Quint et le pays, il était impos-
sible qu'il n'y eût pas de défiance. Cependant
ni Philippe ni le pays n'étaient inquiets. Le pays
avait résister et mieux. Philippe, avec la force
( 3ii )
de son génie, Tenlhousiasme de ses croyances,
le secours de Tlnquisition, des décrets de Trente,
des jésuites et des trésors du Nouveau-Monde, ne
pouvait redouter le conflit. Il devait désirer, au
contraire , une rencontre franche et prompte
avec ce génie du siècle qu'il haïssait comme
Tauteur de tous les maux et qu'il était appelé,
lui, à terrasser s'il pouvait l'être. Loin de man-
quer de courage, Philippe, on le sait, joignait
à l'enthousiasme tout ce qui peut conduire au
fanatisme.
Cependant Philippe n'agissait pas en aveugle.
Autant ses convictions étaient immuables, autant
ses résolutions étaient réfléchies. Il savait tout ce
que le nouveau système avait de puissance, et
de toutes les ressources que lui fournissait l'an-
cien, il employa d'abord celle qu'aimait le plus
son père, l'art de diviser. Plus que ne l'avait fait
le moyen âge, il sépara les divers élémens du
corps social, le clergé, la noblesse, la bourgeoi-
sie, le peuple. Le clergé, il en fit deux paris,
combla de faveurs et de distinctions l'aristocratie
de l'Eglise, et mit aux pieds des prélats le simple
prêtre, l'homme de la paroisse. La noblesse fut
divisée de même. Il ruina les grands par les hon-
neurs les plus dispendieux; les petits, déjà dé-
vorés par les dettes, il les retint dans leur mi-
sère. La bourgeoisie des cités opulentes, celle qui
(3iO
concentrait dans ses comptoirs le commerce du
monde et remplissait le lise public par les droits
que Tétat prélevait sur ses opérations, il la mé-
nagea, il la protégea même. Du peuple qui for-
mait avec la noblesse pauvre le véritable élément
de trouble, il fit Fobjet spécial de sa discipline
politique et religieuse.
Cependant devant le monarque rien n^était
grand, et sur toutes les classes de la société, sur
toutes les intelligences et toutes les consciences,
il était résolu d'étendre le même empire. Au
moyen d'une armée espagnole et du tribunal de
l'Inquisition dirigés par un ministre et un gou-
verneur étrangers, sa pensée religieuse et poli-
tique devait être Tunique pensée qui régnât dans
le pays. Son système, en un mot, était le pan-
théisme de la royauté.
L'armée espagnole bien établie dans le pays,
tout était fait pour lui. Il le savait. Les Étals le
savaient aussi, et la lutte commença sur ce point.
Au nom de leurs. privilèges et de ses sermens,
les Etats demandèrent l'éloignement des troupes
espagnoles, et appréciant toute l'importance d'un
succès ou d'un échec, ils prirent dès le début
une attitude qui ébranla le colosse auquel ils
s'attaquaient. Philippe fut à tel point saisi d'une
demande présentée avec le calme d'une résolu-
lion immuable, qu'il ne trouva que la ressource
( )
de promettre avec Tintention d^éluder. Il lenla
d'éluder, en effet, ea proposant le commande-
ment de ses troupes aux favoris de la nation,
au prince d^Orange et au comte d'Egmont; mais
ces deux hommes n*'étaienl les favoris du pays
que par Tamour passionné qu'ils portaient à ses
privilèges; ils comprenaient cette position, et ils
refusèrent Tinsidieuse bienveillance du monar-
que, pour ne pas concourir à la violation des
lois. Philippe céda. Cédant plus tôt, il se fût
épargné la douleur d'entendre ces rudes accens
d'indépendance que le syndic de Gand fit re-
tentir, en sa présence, devant les états-généraux.
« Pourquoi des mains étrangères? veut-on nous
dire que nous sommes ou trop frivoles ou trop
IMPRUDENS pour garder les armes dans les nôtres?
Il est dans le pays et à ton service, beaucoup de
braves gens à qui Ion père, dans des temps dif-
ficiles, a confié la république. Pourquoi dou-
terais-tu d'une fidélité qu'ont éprouvée les an-
cêlres ? »
Lorsque, étourdi encore de ces graves paroles,
Philippe s'écria en quittant la salle : « Je suis
étranger aussi, qu'on m'expulse donc moi aussi,»
il ne considérait pas que dans ce mot il donnait
une formule aux vœux du pays. Deux jours après
il promit de le satisfaire dans l'espace de quatre
( 3i4 )
mois, et tout ce qu^l put gagner fut de ne tenir
sa parole qu'au bout de dix-huit.
Dans Tissue de ce premier combat est donnée
Tissue de toute la lutte. A toutes les pensées de
Philippe, à tous ses moyens de gouvernement, le
j pays opposa constamment le même amour de ses
droits et la même énergie de résistance, et comme
dans ce premier débat, Philippe succomba dans
tous les autres.
Pour faire régner sa pensée religieuse et poli-
tique sans troupes étrangères, il lui fallait au
moins un premier ministre et un gouverneur-gé-
. néral étrangers. Il est vrai que Topinion du pays
ï appelait au poste de gouverneur le prince d'O-
range ou le comte d'Egmont; mais précisément
parce que ces personnages représentaient les
libertés et les voeux du peuple, il était impossible
que Philippe, dans son système, en choisît Van
ou Tautre pour en faire le dépositaire de sa pen-
sée. Pour concentrer en ses mains toute la puis-
sance et toutes les affaires, il fallait mettre à la
tête du pays un personnage qui se contentât des
vains honneurs de la représentation et en seconde
ligne un agent dévoué, qui n'appartînt qu'au
monarque. Philippe choisit dans ce sens. 11
nomma au gouvernement sa sœur naturelle, la
duchesse de Parme, qui devait se borner à figu-
(3i5)
rer au premier rang, et il appela au ministère le
bourguignon Pérenot de Granvelle, évêqued^Ar-
ras, qui était la représentation pure et simple du
système de son maître.
Les moyens qu'il mit à la disposition de la ré-
gente et du ministre étaient combinés avec la
même adresse.
Aux derniers Etats de Gand, surpris par la
manifestation si unanime et si énergique des dé-
putés en faveur des privilèges du pays, Philippe
avait promis qu'il prescrirait aux personnes
chargées de la poursuite des nouvelles doctrines
les ménagemens les plus affectueux, mais il avait
déclaré aussi que jamais il ne transigerait avec
ces doctrines. « Plutôt ne pas régner que régner
sur ceux qui les professent : » tel avait été son
dernier mot.
Ce dernier mot, les Etats, tout en se proposant
de le combattre, le considéraient comme un vœu
honorable, mais fugitif, dans la bouche d'un
jeune prince. Pour Philippe, au contraire, ce
mot était toute une religion, une existence, un
système; et Granvelle eut pour mission princi-
pale, disons mieux, pour mission unique, de le
réaliser.
L'Inquisition était l'unique moyen qu'il pût em-
ployer à cet effet; mais ce tribunal, on ne pouvait
l'établir que sous une forme acceptable pour le
(3r6 )
pays. Philippe Tobtint du Saint-Siège sous une
forme de celte nature, au moyen de treize évê-
chés nouveaux. En effet, à chacun de ces évè-
chés étaient adjoints neuf prébendiers, docteurs
en droit ou en théologie, chargés spécialement
de la poursuite des nouvelles doctrines; et, au-
dessus des quatre évêques anciens et des treize
évêques nouveaux s''élevait Granvelle, archevê-
que de Malines, ayant le pouvoir énorme de pro-
poser et de déposer ses confrères sous Tautorité
du Saint-Siège; cVst-à-dire que le même homme
était à la fois monarque et ministre, pontife et
inquisiteur suprême.
Mais aussi dans Ténormité de ces pouvoirs et
dans les excès d'usurpation où ils conduisaient
naturellement, était la ruine du système et celle
de son agent. Concentrant en ses mains toutes les
affaires d'un gouvernement qui blessait tous les
droits, et que n'osaient défendre ceux mêmes qui
en partageaient les opinions, Granvelle cumula
contre sa personne, et en raison même de sa
qualité d'étranger, si précieuse pour son maître,
toutes les haines, toutes les calomnies, toutes les
intrigues. Dès le jour de sa nomination, son ex-
jjulsion fut résolue dans le pays; mais comment
y arriver? Un précédent était établi à la vérité:
la ville de Bruges, pour forcer le prince d'Autri-
che de renvoyer des étrangers, l'avait conduit en
( 3i7 )
prison. Le droit d'expulser les étrangers était
formel. Mais le moyen de le faire valoir par un
fait de plus manquait au pays. Le courage de
ses premiers citoyens, des principaux membres
de son grand-conseil, ne lui manqua pas. Sou-
tenus par Popinion générale, par les murmures
et les résistances des chapitres, des villes, des
moines, des prêtres (tous mécontens des nou-
veauxévêchés qu'on avait établis à leurs dépens),
le prince d'Orange, les comtes de Horne et d'Eg-
mont, membres du conseil d'Etat, adressèrent au
roi un mémoire pour demander le changement
du ministre.
La démarche était nouvelle, le monarque ré-
sista. « Pour changer mes ministres, ce ne sont
pas leurs accusateurs que je consulte; » telle fut
sa réponse. Les signataires du mémoire eurent
beau protester contre la qualification d'accusa-
teurs et prendre celle de conseillers du roi,
ayant, avant tout, souci de ses intérêts. On ne
trompait pas aisément Philippe.
Mais on trompait aussi peu Guillaume d'O-
range, autrefois favori et élève de Charles-Quint,
comme son maître; et les nobles conjurés ob-
tinrent bientôt par la voie du ridicule jointe à
celle de la colère publique, ce qu'ils n'avaient pu
obtenir ni par leurs plaintes ni par la menace de
quitter le conseil. Le moment même oii le non-
( 3i8 )
veau cardinal Granvelle se revêtait d''une pour-
pre qui le mettait hors de pair dans le pays, le
; pays, représenté par saplushaute noblesse, par-
vint, par ses libelles, ses sarcasmes, les folies et les
parodies que lui suggérait le costume du ministre,
|: à le rendre, au même degré, risible et odieux.
Philippe se hâta de le rappeler au moment où il
pouvait encore avoir Fapparence et le mérite
de le rappeler de son gré. Mais ce fut là son
deuxième échec.
L'homme qui avait absorbé toutes les haines
qu''on portait au système étant changé, le gou-
vernement de la régente parut, un moment, plus
puissant que jamais. Tout le monde, la noblesse,
grande et petite, la bourgeoisie, haute et basse,
le peuple et le clergé, firent acte de dévouement
autour de la princesse. Mais les ims voulaient le
pouvoir, les autres la liberté. La noblesse s'em-
para des affaires, les villes chassèrent les inqui-
siteurs. La cité de Bruges, qui mettait en prison
les princes oublieux de ses privilèges, > jeta des
sergens qui s'étaient avisés d'arrêter des dissidens.
Mais cet état de licence qui fut aussi un état de
gaspillage pour le trésor, ne pouvait durer. Il
fallait de l'ordre dans le sens du pays ou dans
celui du monarque, et quand on reprit le système
de Philippe, les mécontens reprirent le leur.
Le concile de Trente venait de terminer ses
( 3x9 )
travaux. Ce corps de floctrines, qu"'avait si long-
temps demandé Charles-Quint, était enfin arrêté
et publié pour toute la chrétienté. Philippe se
hâta d'ordonner que désormais il fût suivi dans
le pays comme principale loi de TEglise.
Les décrets de Trente, on le sait, présentent
trois grandes faces ; une belle réforme, une pro-
scription formelle des principes de 1617, et une
puissante réintégration de la souveraineté spiri-
tuelle.
Sous les deux derniers rapports, ces décrets,
qui rencontrèrent de Topposition même dans les
états les plus orthodoxes, convenaient peu aux
provinces bataves, et la volonté du monarque de
lesintroduire, fut à peine connue qu'elle excita une
violente fermentation. Les trois conseils de ré-
gence réunis pour en délibérer votèrent une dé-
putation extraordinaire à Philippe, afin de le prier
d'accorder une législation religieuse plus indul-
gente que l'Inquisition et le concile.
Celle démarche, au premier aspect, était toute
simple. Rien n'est plus légal qu'une doléance.
Il y avait cependaat dans celle des Pays-Bas,
même prise isolément, une censure du système
de Philippe, et, combinée avec le mémoire contre
Granvelle, elle présentait une sorte d'insurrection
morale contre ce système^ elle révélait au moins
un système en face d'un autre.
( 320 )
C'est bien ainsi que l'en tend ait le chef de
l'opposition nationale, Guillaume d'Orange, qui
était le chef du complot, parce qu'il en était la
plus grande expression. Guillaume voulait même
révéler nettement la conflagration générale et
faire reconnaître la nécessité d'une transaction
politique. Quand le faible successeur de Gran-
velle, le vieux Viglius, eut présenté un projet de
mémoire que le comte d'Egmont devait porter à
Madrid, Guillaume s'écria : « Ce tableau est au-
dessous de la vérité ; et comment le roi pourra-
t-il appliquer les remèdes convenables à nos
maux, si nous lui en laissons ignorer la source ?
Ne lui cachons plus le nombre des novateurs ;
avouons plutôt franchement que nos provinces,
nos cités, nos bourgs en fourmillent. Ne lui ca-
chons pas non plus qu'ils méprisent ses édils et
cessent de respecter ses magistrats. A quoi bon
des réticences, quand il faut de toute nécessité
qu'il apprenne que la répulique ne saurait de-
meurer sans péril en l'état où elle est ? »
Les amis du prince ne voyaient pas aussi loin
que lui *, mais ils trouvaient, comme lui, qu'il
fallait un changement dans l'état. Ils n'étaient
pas plus que lui membres des trois petits conseils
qui se partageaient le gouvernement réel, et le
grand conseil dont ils étaient avec lui l'applaudit
vivement quand il montra qu'il serait plus utile
C 321 )
de concentrer Tadininistration dans cette assem-
blée. On Tapplaudit bien plus encore quand il atta-
qua toutes les institutions et toutes les mesures du
système de Philippe, les nouveaux tribunaux, les
nouveaux evêchés; quand il déclara le concile de
Trente lui-même contraire aux anciennes liber-
tés du pays. En dépit de la régente, ses réclama-
tions furent insérées dans la dépêche d'Egmont.
D^Egmont, la seconde figure de celte révolution,
était trop rapproché d''Orange pour n'en être pas
jaloux; il lui était trop inférieur pour ne pas se
glorifier de son amitié ; il aimait trop le pays, pour
ne pas le défendre; mais il était aussi trop dévoué
au roi, pour ne pas avoir foi en lui. Il se rendit à
Madrid avec toutes les illusions d'un grand cœur
et d'une raison médiocre ; il en revint avec tou-
tes les amertumes d'un cruel désenchantement.
La réponse du roi était pourtant facile à prévoir.
Elle fut ce qu'elle devait être dans le système de
répression. « Puis-je accorder ce qu'on me de-
mande? avait dit Philippe à une commission de
théologiens. — Le danger d'une révolte doit vous y
engager, avait-on répondu. — Je ne demande pas
à savoir s'il convient que je le fasse, mais s'il faut
que je tolère ce qui me déplaît. — Non. — Dans ce
cas, ô Majesté du Tout - Puissant, ne me laisse?,
jamais tomber si bas, je vous prie, que je veuille
régner sur des hommes qui vous rejettent. »
I. 9.1
( 322 )
La réponse aux Pays-Bas fut dans ce sens.
Point de concession, dit Philippe; mais puisque
la corruption des mœurs et Tignorance qui la
favorise ont été les causes principales des nou-
velles doctrines, on nommera une commission
de trois évêques et de quelques ecclésiastiques
distingués, pour aviser aux moyens de procurer
au peuple une éducation meilleure; et puisque
l les supplices publics n'ont fait jusqu'ici qu'aug-
menter le nombre des dissidens, on exécutera
désormais les condamnés en secret.
Une commission chargée de faire un plan d'é-
ducation pour l'avenir et des exécutions secrètes,
voilà tous les remèdes que Philippe voulut ap-
porter aux maux et au désordre de l'époque
qu'avait si bien peints le conseil du pays.
Dans les doctrines de Philippe cela était d'une
conséquence rigoureuse, mais cette conséquence
même ne devait-elle pas l'alarmer sur ses prin-
cipes ?
Dans le pays, de ceux qui pouvaient éclairer
le pouvoir, les uns s'en éloignèrent, les autres
abondèrent dans le sens du maître avec une tacti-
que qui aurait dû lui ouvrir les yeux. On nomma
donc la commission épiscopale, et on répondit
à Philippe que ses dispositions étaient d'une
exécution facile; que déjà les décrets du concile
offraient beaucoup de réglemens sur les études;
qu'on n'avait qu'à les appliquer aux Belges et
( 323 )
aux Bataves ; et que, pour l'article des supplices,
ne voulant plus donner de spectacle dangereux
aux enthousiastes, on enverrait les coupables aux
galères ou en exil, ce qui, joint à la confiscation
de leurs biens, débarrasserait les provinces des
doctrines de lôiy.
Quelques membres du conseil d'état, le prési-
dent et la régente elle-même, avaient hésité. La
politique de Guillaume les avait entraînés. « Nos
avis, dit-il, ont été loyalement donnés au monar-
que; il les a jugés, il les a rejetés, maintenant
nous n'avons plus qu'à nous conformer à ses
ordres suprêmes. »
On ne s'exphquait pas ces paroles de la part
d'un tel patriote. Guillaume les expliqua dans
celles-ci qu'il dit à un confident en sortant du
conseil : « Et maintenant nous allons avoir la
tragédie. »
La tragédie commença en effet. La régente,
suivant avec une folle confiance les avis de
Guillaume, avait à peine ordonné la stricte exé-
cution des ordres de Philippe , créé une inqui-
sition politique à côté de l'inquisition religieuse,
chargé les gouverneurs de nommer des surveil-
lans spéciaux pour observer le z.èle des fonction-
naires, pour presser l'application des mesures
prescrites et pour signaler de trois mois en trois
mois les dévoués ou les retardataires; elle leur
( 3^4 )
avait à peine ordonné de mettre à la disposition
des évoques les troupes nécessaires pour faire
respecter le concile , qu'elle reçut de toutes
parts des refus, des remontrances ou des pro-
testations *.
Plusieurs gouverneurs lui répondirent qu'il
leur était impossible d'exécuter ses ordres, qu'il
faudrait sacrifier cinquante à soixante mille
victimes par province* Ici ce fut le bas clergé
qui réclama, se croyant lésé par les décrets
de Trente ; ailleurs ce fut l'épiscopat qui re-
poussa la terrible mission qu'on lui donnait.
Les villes s'émurent à leur tour. Les unes pro-
testèrent comme elles avaient protesté contre les
nouveaux évêques ; les autres rappelèrent les
sermens de Philippe; d'autres, plus violentes
encore, lancèrent contre la tyrannie et les tyrans
les brochures les plus incendiaires. Le nombre
des libelles de tout genre fut immense. La régente
en signala cinq mille au roi. On y proposait, entre
autres, de traduire Philippe devant la chambre
de Spire, pour avoir violé le traité de Passau à
l'égard du Brabant, partie de l'Empire.
Cependant toute cette effervescence de pas-
soins et de colères se serait évanouie aussi rapi-
dement qu'elle s'était élevée, si elle n'eût trouvé
*Strada ilti.
( 3.5 )
un chef pour la diriger. Guillaume trOrange,
que ses contemporains surnommaient le discret^
se borna, il est vrai, dans son opposition patente,
à déclarer qu'il quittait le service public pour
n'avoir pas à opter entre le roi et la patrie.
Mais son opposition latente alla sans, doute plus
loin, et quand ou considère que son frère, le
comte de Nassau, ^ut Fun des premiers signa-
taires du fameux Compromis qui fit éclater la
révolution, i565, on ne doit pas supposer que
le prince resta étranger à ce document. Dans
cette fédération dont le Rutli fut la boutique
d'un peintre en armoiries, et dont les chefs fu-
rent la haute aristocratie du pays, les seigneurs
de Brederode, de Thoulouse et de Sainte-Alde-
gonde, on reconnaît jusqu'au langage habituel
du savant élève de Charles-Quint.
« Desmalveillans, «y disent les conjurés, « sous
le masque d'un grand zèle de dévotion, mais gui-
dés au fond par la cupidité et l'ambition, ayant
égaré le roi notre seigneur et l'ayant engagé à met-
tre dans nos contrées le tribunal de l'Inquisition,
tribunal contraire à toutes les lois divines et hu-
maines, supérieur en barbarie aux plus cruelles
institutions de l'aveugle paganisme, soumettant
aux inquisiteurs les autres pouvoirs de l'état, avi-
lissant les hommes dans un esclavage sans bor-
nes, exposant le citoyen à des angoisses pevpé-
( 3a6 )
tuelles, permettant à quelque prêtre, à quelque
ami perfide , à quelque Espagnol , à quelque
mauvais homme, d'accuser à toute heure qui il
veut, de le faire emprisonner, condamner et
supplicier, sans qu'il soit possible ni de confon-
dre le dénonciateur ni de faire constater Finno-
cence, nous soussignés nous sommes engagés à
veiller à la sûreté de nos familles, de nos biens,
de nos personnes. »
M Nous nous unissons, à cette fin, dans une
sainte fraternité et nous engageons par un ser-
ment solennel à nous opposer de tous nos
moyens à l'introduction de ce tribunal dans
notre pays, qu'on y songeât publiquement ou
secrètement et sous tel nom que ce pût être.
» Nous déclarons en même temps que nous
sommes loin de méditer quelque chose d'illégal
contre le roi notre seigneur, qu'il est au con-
traire dans notre volonté la plus immuable de
soutenir et de défendre son royal gouvernement,
de maintenir la paix et de nous opposer à toute
insurrection.
» Dans cette intention nous avons juré et nous
jurons encore de respecter le gouvernement dans
nos actes et dans nos paroles; et que le Dieu tout-
puissant soit le témoin de ce serment.
» Mais de plus nous jurons aussi et nous pro-
mettons de nous soutenir et de nous défendre
( 327 )
luutueliement , en tous lieux, en tous temps,
contre quelque attaque que ce soit sur les articles
du présent Compromis *.
» Nous déclarons qu'aucune accusation, diri-
gée contre nous sous quelque nom que ce soit,
insurrection, révolte ou autre, ne peut nous dé-
lier du serment que nous prêtons ni de la pro-
messe que nous faisons de nous défendre. Tous
ceux, au contraire, qui auraient été poursuivis
pour une telle cause, nous nous engageons à les
assister de notre fortune et à user de tous les
moyens licites pour leur procurer la liberté.
» Et en ceci, comme pour toute règle de
notre conduite, mais surtout à Tégard de Tln-
quisition, nous nous en rapportons à Tavis com-
mun de la fédération, ou bien au jugement de
ceux que d'une voix unanime nous aurons choisis
pour nos conseillers et nos guides.
» En témoignage et en confirmation de cette
alliance nous invoquons le saint nom du Dieu
vivant, créateur du ciel et de la terre et de tout
ce qu'ils enferment; qui sonde les cœurs, les
consciences, la pensée, et qui connaît la pureté
de la nôtre.
)» Nous lui demandons l'assistance de son saint
Esprit, pour que la fortune et la gloire dirigent
* Promesse commune à plusieurs.
( 328 )
notre œuvre à la glorification de son noirr, au
bonheur;set à la paix de patrie. »
Il faut le dire, cette pièce est forte de rai-
son, parce que le pays était fort de droit, de
patriotisme, de vertu. Le texte de la Ligue fran-
çaise et celui de Tassociation de Hampden, ont
eu peut-être plus de portée, mais ils n^ont pas
plus de dignité, et ils n''en ont été que des copies
variées suivant le besoin des circonstances. Et
cependant elle est séditieuse en tous points ; elle
arme la société contre la justice; de la cause de
Findividu elle fait celle d"'une association ; elle
constitue dans Tétat un pouvoir autre que celui
de l'état; elle est une révolution tout entière,
car elle se dresse en face du gouvernement;
elle se constitue juge et partie. Sans doute il
est impossible d'organiser la révolte pour une
cause plus belle , avec des sympathies natio-
nales plus universelles, avec une plus profonde
intelligence des progrès de l'humanité ; mais la
voie qu'on y ouvre à des théories de politi-
que , est bien la pure voie de l'insurrection,
et, si belle que soit cette cause, si noble que
soit ce langage, le Compromis belge de i565 n'en
est pas mois la Remontrance castillane de 1622
et les Articles de Souabe de i525. La phase est
nouvelle, la lutte est la même.
Traduite en plusieurs langues, communiquée
( 3^9 )
à toutes les provinces , recommandée par les
noms magiques du prince d'Orange et du comte
d'Egmont, dont on imita les signatures , pré-
sentée aux méconlens dans les tavernes du bour-
geois et dans les manoirs du gentilhomme, cette
charte de fédération fut partout accueillie avec
enthousiasme et couverte de signatures nouvelles.
La régente, ne sachant sur quoi s'appuyer
au milieu de toutes les colères nationales, con-
voqua le conseil général, comme pour donner à
l'homme qui concentrait en lui tous les griefs du
pays, l'occasion d'introduire ses exigences dans
le sein de l'administration.
Déguisant autant qu'il le put l'immense pro-
grès que son activité secrète avait assuré au com-
plot, mais sachant bien que cinq cents conjurés
approchaient de Bruxelles, Guillaume d'Orange,
qui sut toujours aller aussi loin qu'il voulut et
s'arrêter au point nécessaire, fit éclater tous les
mécontentemens et trembler tout le sol de la pa-
trie par les audacieuses vérités qu'il jeta au milieu
de l'assemblée.
« Le gouvernement nous ruine de toutes ma-
nières, s'écria-t-il ; le roi envoie 4o»ooo florins
d'or à la reine d'Ecosse pour seconder de folles
entreprises contre l'Angleterre; et non-seulement
il nous prive, nons qui sommes écrasés de dettes,
des secours que nous mériterions, il excite contre
( 33o )
nous la colère d'Elisabeth dont Tamité était si
importante, dont la haine sera si terrible. Cen^est
pas tout; le roi veut, à la perte des libertés du
pays joindre celle des hommes qui les défendent.
Pour se débarrasser de moi, de quelque manière
QUE CE SOIT, IL s'eST ENTENDU, JE LE SAIS, AVEC
LES ÉTERNELS ENNEMIS DE MA FAMILLE. »
Les plus minces conseillers puisèrent du cou-
rage dans l'audace d'un politique si éminent,
et une impétueuse majorité décida, contre l%vis
de l;i princesse, que les cinq cents conjurés qui
demandaient à exposer les griefs du pays, seraient
admis en sa présence.
Guillaume, comme pour lui marquer l'heure
dernière d'une administration placée entre les
mains d'une femme, à ces vérités en ajouta
de plus fortes. La princesse, en soutenant les
édils, avait demandé au conseil pourquoi on les
rejetait : «Vous les ave^ votés, avait-elle dit, les
états les ont sanctionnés, l'Empereur les a faits
il y a seize ans ; dites-moi franchement pourquoi
vous n'en voulez plus. »>
A cette interpellation téméraire Guillaume dé-
voila à la fois le secret de la situation et celui de
ses doctrines de gouvernement.
« Oui, dit-il, nous avons voulu les édits; mais
c'était dans d'autres temps. Maintenant tout est
changé; nous avons autant d'évêques que de
( 3?i )
provinces. Pourquoi lVrt de gouverner ne sui-
vrait-il pas l'esprit des temps? Ce n'est pas de
la rigueur, c'est de la douceur qui convient.
L'irritation du peuple est un fait; il faut le cal-
mer, si l'on ne veut pas le pousser à la révolte.
» Le besoin des temps a fait l'Inquisition ; mais
ces temps ont cessé. Le plus grand des monar-
ques que nous offre l'histoire, Charles-Quint, l'a
compris. Vaincu par une longue expérience, il
a quitté la voie de l'intolérance. Il a fallu les
conseils de Granvelle pour la faire reprendre à
Philippe. Mais pour moi, il m'a toujours paru
que les lois doivent se conformer aux moeurs
et les doctrines aux temps. »
Après cette profession de foi et cette manifes-
tation d'un nouveau système de gouvernement,
on savait désormais ce qu'on voulait de part et
d'autre, et comme de part et d'autre on répu-
gnait à toute concession, il n'y avait plus qu'à
prendre les armes pour vider le différend. Des
deux côtés on y était résolu.
Le gouvernement fît quelques promesses pour
gagner le temps d'armer; les conjurés, pour
donner à leur cause un air de légalité, présen-
tèrent à la princesse, au nombre de trois à quatre
cents, une requête tendant à obtenir la suppres-
sion de l'Inquisition. Ils demandaient en même
temps avec une habileté rare ou avec un respect
( 332 )
profond pour ia légalité, le téinoigiiage qu'ils
n^aK> aient fait en cela que leur devoir et montre
leur zele pour le service de Sa Majesté *.
Mais ces vaines parades faites de part et d"'au-
tre ne changèrent rien au cours nécessaire des
évènenriens. La lutte engagée, il fallait la finir
ou renoncer sincèrement à Tune ou l'autre des
deux doctrines qui partageaient les combattans.
Des deux côtés, pour mieux s'assurer la vic-
I toire, on s'attacha à tromper et à gagner de vi-
tesse. Les conjurés aVaient promis d'attendre une
nouvelle décision de Madrid, et ils l'attendirent,
mais en l'attendant ils recrutèrent des partisans.
La régente avait promis de modérer les édils, et
elle les modéra, mais sa modération dicta le
décret suivant.
'c Les écrivains qui publient de nouvelles doc-
trines, les chefs de ces doctrines, ceux qui les
reçoivent chez eux et favorisent des assemblées
ou donnent quelque scandale public , seront
PENDUS. »
» Leurs biens, là où les lois du pays le per-
mettent, seront confisqués. Si, au contraire, ils
abjurent leurs erreurs, ils seront quittes pour la
décollation, et leurs héritiers naturels seront mis
en possession de leurs biens. »
' Hopper, %\)lt.
( 333 )
Cette législation était odieuse.
La fidélitéàes habitans répondit à la modération
du pouvoir. Se glorifiant du nom de Gueux que |
leur avait jeté le dédain de la cour, et qui offrait '
toute Pamertume d'une insulte à v enger, les re-
belles se constituèrent en fédération, rappelèrent
les fugitifs parles nouvelles les plus mensongères,
s'attachèrent les Calvinistes des provinces méri-
dionales, les Luthériens des contrées du Rhin et
les Anabaptistes delà Frise, et favorisèrent les as-
semblées les plus tumultueuses, les prédications
les plus fanatiques. Bientôt le désordre fut géné-
ral dans le pays.
Alors la régento eut lïi singulière naïveté de rap-
peler aux conjurés la promesse qu'ils lui avaient
faite de maintenir le calme. Dans cette démarche,
qui indiquait toute sa faiblesse, ils virent le droit
de tout oser. Ils s'assemblèrent au nombre de
deux mille, et au lieu de délibérer sérieusement
sur la demande de la régente, ils lui adressè-
rent leurs doléances, en se constituant les juges
du pouvoir et les arbitres du pays.
Déjà ils se posaient, en effet, comme une sorte
de gouvernement républicain en face du gou-
vernement royal.
« Nous sommes reconnaissans, dirent-ils, de
ce qu'a fait la régente pour notre requête, et nous
n'avons à nous plaindre depuis celte époque
( 334 )
d^aucune mesure fâcheuse; cependant puisque
chaque jour encore nous apprenons qu^on traîne
nos concitoyens devant les tribunaux et à ht
mort POUR CAUSE de doctrines, nous avons lieu
de croire que les juges ne tiennent pas compte
des ordres qu'on leur a transmis.
» Tout ce que la fédération a promis de son
côté, elle Va tenu fidèlement. Elle a empêché les
prédications tant qu'il a été en son pouvoir.
Mais le roi tardant à répondre et la réunion des
États-Généraux étant refusée, il n'est pas éton-
nant qu'on fasse entendre de nouvelles réclama-
tions.
>» Au surplus, la fédération ne s'alliera jamais
avec les ennemis du pays, et si des armes fran-
çaises s'y laissaient apercevoir nous serions les
premiers à monter à cheval pour les repousser.
» Mais d'un autre côté nous serons sincères
avec la régente. Nous la Voyons accorder sa con-
fiance à nos ennemis, nous la voyons remplie de
défiance à notre égard. Le soupçon que nous in-
spirons ne doit-il pas exciter le nôtre? N'est-ce pas
nous qu'on menace de l'arrivée de Sa Majesté...?
N'est-ce pas contre nous que sont dirigés les ar-
memens du duc de Savoie et les négociations qui
* On reprochait aux Gueux d'entretenir des intelligences avec
les Calvinistes de France.
( 355 ) ■
ont pour but de faire p:;^er une armée sur le
territoire de France? Ces préparatifs ne nous for-
cent-ils pas à songer de notre côté au moyen de
nous défendre et de nous fortifier par des al-
liances AVEC NOS AMIS DE l'ÉTRANGER ?
» Le roi est bon, nous espérons qu"'il est juste;
il ne peut donc pas être question de pardon; ce
n'est pas non plus rouble du passé que nous de-
mandons, car nous lui avons rendu des services
qui ne sont pas des moindres.
« Il est vrai qu'il s'est trouvé à notre réunion
des délégués de la Réforme. Il y a plus, dans une
requête qu'ils nous ont présentée ils se sont eri-
gagés à déposer les armes, à condition que nous
leur garantissions leur sécurité et la convocation
des états -généraux; et nous avons cru devoir
LEUR accorder l'uN ET l'aUTRE.
» On nous a proposé pour médiateurs MM. d'O-
range, de Hoorne et d'Egmont, nous les accep-
tons à la condition que sans leur consentement
IL ne soit pas levé de troupes NI NOMMÉ DE COM-
MANDANS. »
Se poser ainsi vis-à-vis du gouvernement, c'était
déjà traiter de puissance à puissance.
Philippe comprit toute l'étendue du danger,
et en même temps toute la faute qu'il avait faite
en retirant Granvelle du pays. ïl résolut de don-
ner à la fois un successeur à la régente, qui lui
( 336 )
proposait concession ^ur concession, et au cardi-
nal, qui ne lui en avai\ jamais demandé aucune.
En attendant, il ordonna à la première d'armer
secrètement, mais d'abolir publiquement les tri-
bunaux d'inquisition, laissant à Tépiscopat le
soin d'en remplir l'office.
Cette concession qui vint trop tard, quand déjà
le pays avait pris les armes, quand de la haute
aristocratie, de la petite noblesse, des Gueux et
des divers dissidens, la révolution était descendue
aux plus vils prolétaires; quand les villes et les
campagnes étaient inondées du sang des prêtres
et couvertes des ruines des sanctuaires; cette con-
cession qui vint trop tard, disons-nous, fut le
troisième échec du monarque.
Et pourtant Philippe ne songea pas un instant
à fléchir.
Il restait deux questions très-graves à vider,
celle du gouverneur général et celle de la sou-
veraineté du pays , qui se confondaient en une
seule ; le monarque se flattait de trouver dans
ces questions le moyen de réparer tous ses échecs.
En mettant à la tête du pays le prince d'Orange,
il y rétablissait le calme et y perpétuait son em-
pire. Mais un tel choix était une infidélité à son
système, et son système était sa conscience, sa
religion, sa personne. Il ne songea pas un instant
à conserver par ce sacrifice la paix et le pays.
( 33^ )
l^lutôt perdre la couronne que de régner sur des
honmies rebelles à Dieu, telle était sa maxime,
et il fut fidèle à cette maxime.
A sa cour se trouvait un homme de conseil, le
duc d'Albe, qui valait Granvelle et qui, de plus,
était un homme de guerre du premier rang. Ce
fut lui que Philippe envoya aux Pays-Bas, et
telle était déjà la terrible célébrité de ce cour-
tisan que le seul bruit de son approche fit tom-
ber les armes des mains de la révolte. La plupart
des conjurés prirent la fuite, le prince d'Orange
le premier. Un serment exigé de tous ceux qui
avaient une position, avait précédé d'Albe et
servi de formule magique pour bannir cent mille
habitans du pays. \
Le duc rétablit sans peine les décrets de Trente
et rinquisition. Sans retard il livra à la justice
tous ceux qui avaient réclamé contre Gran-
velle, contre le Concile ou Tlnquisition; tous
ceux qui avaient porté les couleurs des Gueux
ou chanté leurs chansons; tous ceux qui, pour
motiver des résistances, en avaient appelé aux
privilèges du pays; tous ceux qui avaient souf-
fert des prédications dissidentes sans s'y oppo-
ser de tous leurs moyens; enfin tous ceux qui
avaient professé cette maxime toute apostoli-
que, qu'il fallait obéir à Dieu plus qu'aux hom-
mes. Sans respect pour le serment prêté et les
( 338 )
services rendus, il fit immoler les comtes d'Eg-
mont et de Hoorne et une foule de seigneurs qui
s'étaient flatlés de faire oublier leur erreur d'un
moment par un dévouement complet. Sans re-
gret pour la prospérité du pays, il vit s'exiler de
nouveau des milliers de familles.
Sa JUSTICE était toute politique. Il la faisait
, rendre par une cour spéciale, composée de douze
' membres, appelée le conseil des troubles. Ce
conseil qu'il présidait lui-même, n'avait à don-
ner qu'un avis; la décision était réservée au
président et, en son absence, au vice-président.
Ce dernier, espagnol, abusa bientôt de ses pou-
voirs élevés au-dessus de tout appel, de tout
contrôle, de tout privilège, à tel point que le
greffier et le docteur en théologie qui faisaient
partie du tribunal cessèrent de paraître aux
séances.
Pendant six ans le duc d'Albe fut le maître du
pays. Cependant dès 1672 le prince d'Orange y
reparut et la lutte recommença entre les deux
systèmes. Dès 1676 les provinces jurèrent, au
traité de Gand, de s'entr'aider à délivrer la
patrie de la servitude étrangère ; et dès 1679
les provinces du nord rejetèrent, dans l'union
d'Utrecht, la domination espagnole.
Cette nouvelle fédération eut à lutter long-
temps avant d'arriver à des institutions précises.
( 339 )
La république était dans ses vœux, mais elle
n'osait la proclamer. Elle nomma le prince d'O-
range gouverneur général pour le roi; elle donna
un instant la souveraineté au duc d'Alençon;
elle l'offrit une autre fois, avec le même degré
de sincérité, à la reine d'Angleterre; mais enfin
ses mœurs et ses doctrines l'emportèrent sur ses
calculs, et elle se constitua en république sous
le stadhoudérat héréditaire de la famille du li-
bérateur.
Ce fut là le quatrième échec de Philippe.
Son vœu de perdre le pays plutôt que de céder
est accompli désormais, et de Guillaume d'O-
range dont il n'avait pas voulu pour gouverneur,
il a fait un chef de dynastie.
De ces échecs, pourtant, aucun ne fait fléchir
le monarque, aucun ne peut atteindre son sys-
tème. Ce système, c'est Philippe lui-même, et
l'on dirait que, de chacune des humiliations qu'il
subit, le prince sort avec une hauteur nouvelle.
En effet, cette doctrine de répression, qui est
toute l'existence de Philippe, il l'applique bientôt
en grand à l'Europe elle-même. La France trahit
le traité de Cateau-Cambresis ; elle ne réprime
pas, comme elle le doit, les principes de i5i7.
Dans le Béarn règne une princesse qui les pro-
fesse. Philippe forme le projet d'enlever cette der-
nière et de la livrer au tribunal de l'Inquisition.
( Ho )
I.e lils de celle princesse varégnersur l.i France,
tandis que la maison de Lorraine et la Ligue com-
prennent si bien les fortes doctrines que chérit.
PEspagne. Philippe s'allie aves les Guises et les
I Ligueurs pour combaltre le roi de France et son
iiéritier présomptif. Enfin la reine d'Angleterre,
f'^lisabeth, a renversé les doctrines et les insti-
lutions de Marie Tudor, femme de Philippe, et
/ elle a soutenu les insurgés des Pays-B;is. Phi-
I lippe lui déclare la guerre.
Le fanatique monarque échoue dans tous ces
projets. Ses immenses trésors, ses armesnens pro-
digieux, ses vieilles bandes, ses flottes formida-
bles, tout est mis enjeu par lui et tout Test en
vain; mais partout il pose nettement ses prin-
cipes, et jamais il ne doute de la bonté de son
système, « J'.ni envoyé combattre les Anglais et
non les tempêtes, dit-il après la nouvelle d'un
désastre qui eût abattu le courage de tout autre ,
(|ue la volonté de Dieu soit faite. Tant que la
Jiource me reste, je ne regretterai pas un ruisseau
qui se perd. »
Son immense empire, grossi du Portugal qu'il
avait conquis, lui restait, pur de toute idée nou-
velle; il y promenait la peine de mort à volonté,
(!t aussi fier de son système que de sa persévé-
rance, il ne regi'Clta ni son Armada engloutie
par l'océan, ni les provinces Bataves perdues par
( )
ia révolle, ni « ses bonnes villes d'Orléiins el de
)» Piiris )) dont il avait rêvé la possession.
A le considérer dans sa vie etjdans ses doctrines,
rliilippe repousse la sympathie, niais il excite
Fadmiration. Jointe à une puissance matérielle
pareille à la sienne, la puissance morale qui fut
en lui est pourtant la condamnation du système
qu^elles n^ont pu faire triompher, et Thistoire
de ce prince le dit plus haut que toute autre, ré-
primer ce qui doit triompher dans Thumanité est
une tâche aussi folle qu^elle est criminelle.
Mais les hommes comme Philippe ne renon-
cent jamais à leurs doctrines. Ce prince, dans ses
vieux jours, rédigeant pour son fils des instruc-
tions morales et politiques, semblables à celles
que Charles-Quint avait jadis rédigées pour lui,
ne voulut connaître d^autre système que celui
qui avait fait le supplice de sa vie et la ruine de
ses sujets.
Comparer ces instructions avec le règne de
Philippe est chose curieuse; non-seulement elles
achèvent de nous faire connaître son système,
mais elles nous expliquent Fénigme de tous ses
échecs.
Disons d'abord que dans ces instructions,
comme dans tous les écrits de ce genre, il faut
faire deux parts bien distinctes, Pune de posi-
tion, c'est la part ostensible; l'autre de con-
viction, c'est la part dissimulée^ et j)ourtant
( 34^ )
la seule qui mérite une attention véritable.
Nous dirons peu de mots de la première des
deux parts. Elle est si belle dans le livre de Phi-
lippe qu'elle est toute en lieux-communs; c'est
ridéalisme deCassiodore, c'est l'utopie de Morus,
c'est le purisme d'Erasme, et tout ce que cela
peut avoir de piquant, c'est de se trouver dans la
bouche de son auteur.
En elFet, voici les préceptes ostensibles d'un
prince qui fut appelé le démon du midi et le fléau
de l'humanité.
Idéal du prince. « Il faut posséder toutes les
vertus morales et même les héroïques, pour avoir
les qualités nécessaires à un grand prince. »
Amour de la justice et de la douceur. « En
punissant les crimes, il vaut mieux pencher du
côté de la douceur, et s'ils ne sont pas énormes,
on'^e doit pas infliger le dernier supplice. »
Bonne foi et sincérité. « Vous devez estimer
la bonne foi comme la chose la plus sacrée qu'il
y ait parmi les hommes, et considérer que celle
des princes fait la sûreté des peuples et des na-
tions. Elle a pour compagne inséparable la vérité,
laquelle est absolument nécessaire au prince; le
mensonge est le vice des esclaves, la vérité est
une vertu royale. »
Economie. « Il faut qu'un prince remplisse ses
coffres plutôt en retranchant les dépenses inutiles
( 343 )
et excessives qu'en accablant ses sujets d'impo-
sitions exagérées. »
Paix. « Je vous exhorte de n'entrer en guerre
que lorsque vous ne pourrez l'éviter sans flétrir
votre réputation. »
Mais laissons là ces théories de parade que
les princes, au lit de mort, recommandent d'or-
dinaire à leurs héritiers avec une éloquence si
touchante, et passons à la doctrine réelle de
Philippe. On peut la résumer sous quelques chefs
principaux, tous relatifs au roi ; car le système
de Philippe, c'est l'égoïsme et l'absolutisme mo-
narchiques de Machiavel élevés à l'état d'idéal.
Prwilége du roi d'Espagne. « Considérez que
vos états ont un circuit aussi vaste que le globe,
qu'ils n'ont pas d'autres bornes que celles du
cours du soleil, que vous dominerez sur des pays
qui, depuis la création, n'avaient pas été décou-
verts quand vos prédécesseurs en prirent con-
naissar»ce. Vous avez un avantage après lequel
Alexandre soupirait vainement, puisque vous ré-
gnez sur plusieurs mondes, et vous pouvez dire
avec plus de raison qu'Auguste, que vous avez
partagé avec Dieu l'empire de l'univei^s.^»
Doctrine religieuse du roi d'Espagne : « Par
une grâce spéciale de Dieu vous êtes non-seule-
ment né prince et successeur de plusieurs grands
( 344 )
états, mais aussi chrétien et catholique, et vous
devez surtout prendre à cœur les intérêts de la
religion, dans laquelle il faut que vous preniez
pour guide le chef visible de FEglise. Vous devez
donc OBEIR aux souverains-pontifes. Tous les
peuples ont du respect pour eux. Ils délient les
i sujets du serment de fidélité, ils donnent et ôtent
' le titre de roi ; ils déclarent que les princes sont
des tyrans ou incapables de régner, ils les excom-
munient et donnent leurs états au premier qui
les voudra occuper ; ils sont les auteurs des ligues
et des croisades, les arbitres des différends et des
procès entre les souverains *.
» Afin de conserver dans vos royaumes la pureté
de la religion, vous devez tâcher de les purger
de toute fausse doctrine, comme je Tai fait jus-
qu'ici par la grâce de Dieu. »
Le roi d'Espagne et la loi^ « Il est vrai que le
prince est au-dessus des ioisf il doit néanmoins
s'y soumettre en certaines choses, s'il veut gagner
l'amour des peuples. »
Le roi et ses ministres. « Pour avoir des minis-
tres plus soumis, plus assidus, qui m'eussent plus
d'obligation, je ne les ai pas choisis parmi les
plus puissans et les plus nobles. Je n'ai pourtant
pas voulu qu'ils fussent roturiers, parce que Ton
* Teissier, Inslniclions de Philippe Jl, p. 111.
( 345 )
RAVALE LE MINISTERE ET LA DIGNITÉ DU PRINCE CU
confiant de si grands emplois à des gens d^une si
basse naissance. »
M II faut tout connaître par vous-même. Un
prince qui s''en remet à ses ministres est incapa-
ble du gouvernement et sujet à toutes les trom-
peries de ses conseillers. »
Le roi et lanoblesse. « La noblesse est le prin-
cipal appui des monarchies. )> (Philippe ne dit
rien sur le clergé sous ce point de vue.)
Les grands et la justice. « Quant aux peines,
dans les états où il y a des barons et des gentils-
hommes, qui ne se soumettent à la loi qu'avec
une répugnance extrême, il est difficile de gar-
der une exacte égalité. Je Tai pourtant gardée
dans mes étals, surfout en Espagne et en Italie.
C'est pourquoi je puis m'appliquer ce vers du
poète :
« Justitiaque dédit gentes frenare superbas. »
Le roi et le peuple. » Quand les grands vou-
draient causer quelque tumulte, ils n'en sau-
raient venir à bout; car les peuples dont on ga-
gne l'aflection en leur rendant justice, et que l'on
garantit par ce moyen des vexations des gentils-
hommes, seront toujours contre eux, et les gen-
tilshommes sans les peuples sont incapables de
rien entreprendre. »
( 346 )
Le roi d'Espagne et les états. " Quelques prin-
ces, outre le conseil privé, ont un conseil public;
comme TEmpereur et le roi de Pologne les diètes,
et le roi de France, les états. Ces conseils, déci-
dant des plus importantes affaires, font connaître
que le prince n\i pas une autorité absolue. Cest
pourquoi Louis XI, pourn'avoir point de maître ni
de compagnon dans le gouvernement, ne voulut
jamais assembler les états de son royaume. Cet
État, Dieu merci, est un des plus absolus qu^l y
AIT DANS le monde. Il est vrai que dans les royau-
mes de Valence et d^ Aragon on tient des cours,
mais depuis qu^elles ont été modérées par une
guerre très-juste, elles ne sont pas de grande con-
sidération. »
Le roi d'Espagne et les hommes de talent. « Le
savoir et les lettres relèvent beaucoup les perfec-
tions d''un ministre, parce qu''ils le rendent riche
en conceptions et en exemples. Il discourt avec
plus d^ordre, prouve avec plus de raisons et éta-
blit la pratique sur la théorie. »
L'or au service du roi. « Un prince doit tâcher
d'en amasser, non pas par avarice, mais pour
s'en servir dans ses besoins. Le prince acquiert
une grande réputation et donne beaucoup de ja-
lousie à ses émules, lorsqu'il a fait amas d'une
grosse somme d'argent. Mais au lieu de l'enseve-
lir dans des dépôts qui donnent aux autres l'en-
( 347 )
vie de s^en emparer, il vaut mieux le prêter à ses
sujets, en prenant des assurances suffisantes,
afin de pouvoir le recouvrer avec un profit hon-
nête, quand on voudra. »
Résidence du roi. — Voyages et audiences. « Il
n'est ni utile ni honnête de se promener par les
royaumes pour le seul plaisir, il n'est pas néces-
saire de les visiter pour pourvoir à leurs besoins.
Le prince doit demeurer dans un même lieu, afin
que ses sujets sachent où ils pourront le trouver.
Outre qu'il ne serait pas bienséant qu'il allât
de ville en ville sans être suivi de toute la cour.
D'ailleurs ces voyages lui causent un grand
préjudice, par les privilèges et les rémissions de
delte.s qu'il est obligé d'accorder, par les dons
et les grâces qu'il ne peut éviter de faire partout
où il arrive, s'il ne veut passer pour un prince
qui n'est nullement libéral. Ajoutez que les peu-
ples, voyant qu'il est fait comme les autres
hommes, lui perdent le respect. »
On le voit, tout, dans cette doctrine, est non-
seulement calculé pour l'egoïsmeet l'absolutisme
du roi , tout y converge à sa déification. C'est la
doctrine du despotisme oriental dans l'une de ses
formes les moins altérées.
Sur le système de Charles-Quint celui de son fils
est un double progrès. Non-seulement l'empire
( 348 )
(le Philippe est plus iiettemenl arrêté, plus royal
et plus castillan; il est plus religieux, plus mo-
ral et porte moins de traces de ce machiavélisme
(jui avait altéré le bon sens de Charles-Quint.
11 y a pourtant, même dans ces doctrines où
respire une piété si sincère, quelques vestiges
' encore d'un alliage impur.
Comme Charles-Quint, Philippe recommande
; à son fils d'entretenir des gens à sa dévotion,
j c'est-à-dire des espions, dans les cours étrangères
et surtout dans celle de Rome, où il faut suivant
lui des intelligences avec les cardinaux, les ne-
veux et les courtisans du pape. Philippe apprécie
aussi ses rapports avec l'Eglise en homme politi-
cjue plutôt qu'en homme religieux. « Les papes,
dit-il à son fils, vous considéreront à cause de
voire puissance, de vos richesses, et des profits
que la daterie et la chancellerie apostolique re-
; tirent de vos étals. « Enfin il enseigne comme
son père l'art de s'approprier la gloire qui de
droit reviendrait à ses ministres.
Philippe se montre même plus à découvert que
n'avait fait son maître, non-seulement dans ces
mots gros d'indiscrétion : « Quelquefois les con-
seillers ne servent qu'à approuver et à autoriser
les délibérations des princes ; » mais dans d'au-
tres conseils pleins de tout un système d'exactions.
« Il faut, dit-il, que le prince remplisseses collres,
( 'M9 )
mais quM ne presse pas la mamelle jusqu^ en
FAIRE SORTIR DU SANG. »
Cependant ces sortes de taches ne sont pas
nombreuses dans le système ostensible de Phi-
lippe, et si mauvais qu'il soit, il est habilement
conçu. Ce système, au seizième siècle, appuyé
de ressources aussi immenses qu'étaient celles de
Philippe, loin d'échouer, pouvait faire les plus
alarmantes conquêtes. Il pouvait arrêter dans
sa marche tout le progrès apparent et extérieur
de l'époque , et c'est une des merveilles de la
Providence ou une des gloires de l'humanité,
que tant de finesse et de despotisme n'ait servi,
en dernière analyse, qu'à faire éclater d'une ma-
nière plus brillante le mouvement moral et poli-
tique d'un siècle aussi important dans l'histoire.
De ce phénomène la cause est simple, la voici.
Philippe perdit un système exagéré par ses exa-
gérations personnelles, par le perpétuel démenti
que ses actes ne cessaient de donner à ses paro-
les. On le sait, les rigueurs elles-mêmes ont leur
loyauté, et quand cette loyauté les protège sincè-
rement, les peuples s'y résignent avec moins d'a-
mertume. Mais quand les violences seules sont
réelles et que la loyauté est uniquement dans les
paroles, elles revêtent bientôt ce caractère d'in-
humanité que l'homme ne saurait souffrir sans
se dégrader. Or Philippe n'était bon et loyal qu'en
( 35o )
théorie, et rhumanité outragée dans ses di'oils les
plus sacrés, repoussa avec raison le joug d'un sou-
verain qui, dans ses doctrines ostensibles, prêchait
rhorreur de la guerre et qui sans cesse harcelait
TEurope; d'un prince qui recommandait la dou-
ceur des peines et la rareté des supplices, mais en-
voyait le duc d'Albe exterminer des populations
entières pour le seul tort de chérir les lumières
sorties de la Renaissance.
« Vous hésitez, dit Philippe à un médécin qui
n'osait le saigner, vous hésitez à tirer le sang
d'un roi; j'ai tiré beaucoup de sang. »
Ce mot, ajouté au système du monarque, en
est le jugement et la flétrissure éternelle; il ex-
plique aussi la stérilité , la réprobation dont la
Providence l'avait frappé avant que celle de l'hu-
manité vînt le condamner à jamais.
De l'histoire du système de Philippe, comme de
l'histoire de tout système de politique, ressort cette
vérité, qu'il ne suffit pas pour gouverner d'avoir
des doctrines plus ou moins bonnes, qu'il faut des
hommes et des mœurs convenables pour en as-
surer l'empire. Le système de répression appli-
qué par Philippe aux Pays-bas a succombé non-
seulement parce qu'il était mauvais en lui-même,
il a échoué surtout parce qu'd était appliqué par
Philippe.
(35i )
CHAPITRE m.
APPLICATION DU SYSTÈME DE RÉPRESSION EN FRANCE.
Nous l'avons dit, dans cette période le véri-
table duel des doctrines est entre Philippe et
les Pays-Bas. Ailleurs aussi les deux systèmes,
Tancien et le nouveau, se trouvent en présence ;
mais la lutte qu'ils soutiennent l'un contre l'au-
tre ne nous offre plus qu'un pâle reflet de ce
qu'elle est dans les Pays-Bas.
En France l'esprit de Philippe n'est pas pré-
cisément inconnu. Le zélé monarque a su le
communiquer, au contraire, à la dynastie des
Valois et aux princes de Lorraine; mais dans ce
pays la doctrine de répression se fractionne
entre plusieurs personnages, entre Catherine de
Médicis, Charles IX, les Guises et la Ligue; et
fractionnée de cette sorte, atténuée et interrom-
pue, la pensée qui fait la vie de Philippe ne trouve
pas de véritable incarnation. Catherine de Mé-
( 35. )
dicis elle-même la trahit plus d'une fois, et la
maison de Bourbon, qui n'en a jamais bien
voulu, qui Ta souvent combattue, lui fait dans la
personne de Henri IV une brillante opposition.
Richelieu reprend en quelque sorte le système de
i559, mais le génie de ce ministre-roi s'occupe
plus volontiers encore de l'Europe que de la
France, et il tolère facilement dans son pays des
doctrines auxquelles il a su enlever les chefs et
les places d'armes.
D'un autre côté, au nouveau système comme
à l'ancien les hommes firent défaut en France.
Les Bourbons, qui professaient le premier, oppo-
sèrent sans doute aux Guises, qui professaient le
second , quelques hommes de cœur et de capa-
cité; mais parmi eux ne se trouva pas plus un
Guillaume d'Orange qu'il ne se trouva un duc
d'Albe parmi les princes de Lorraine. Henri de
Béarn eût pu jouer dans le raidi de la France le
rôle que le Stadhouder joua dans le nord des
Pays-Bas; mais, héritier du trône, Henri le pré-
féra aux principes de iSij. Si les Guises par-
venaient îi le lui enlever, si Philippe ajoutait à
ses couronnes celle de Henri HI, alors le roi
de Navarre devenait nécessairement le chef des
doctrines nouvelles, et alors la lutte devenant
f à la fois une guerre de dynastie et une guerre
: de principes, la France tombait dès ce moment
( 353 )
dans une révolution purcille à celle des Pays-
Bas, qui devait faire le tour du monde.
Si cette révolution manque, au seizième et au
dix-septième siècle, pour Tintérèt dramatique de
nos doctrines, elles offrent néanmoins une série
mémorable de luttes et de péripéties, et les deux
révolutions qu^elles ont enfin amenées dans les
derniers temps sont à peine comparables pour Té-
clat des faits, la grandeur des caractères et Té-
normité des aberrations, au long drame de nos
anciennes guerres civiles.
Déjà nous avons dit que les lois et les mœurs
du pays, aussi bien que les doctrines du cabinet,
demandaient en France la répression des princi-
pes de i5 17, même avant le traité de Gateau-Cam-
bresis. François I", son règne Ta fait connaître,
était, sous ce rapport aussi, le rival de Charles-
Quint. Cependant quand les fils de Fun et de
Vautre eurent résolu de suspendre, pour suivre
un intérêt moral, la guerre qui depuis si long-
temps divisait leurs maisons, il était naturel que
le roi de France concentrât tous ses moyens pour
faire triompher un système auquel il sacrifiait sa
gloire et son pays.
Le sacrifice du roi de France était énorme, en
effet. S'il prenait le parti contraire et tolérait le
progrès sorti de la Renaissance, il demeurait le
puissant allié de TAllemagne réformée, et com-
I. 23
( 354 )
plétnit non - seulement la conquête des Trois-
Evêclîés par celle de Slrabourg, qu^il convoitait
depuis long-temps, mais y ajoutait sans efFortles
Pays-Bas embarrassés d^une souveraineté dispu-
tée à Philippe et successivement offerte au duc
d'Alençon, à la reine Elisabeth. Après cela les
successeurs de François F", presque sans coup
l férir, se trouvaient à la lêle de TEurope, posi-
tion rêvée par François 1", et plus tard nettement
entrevue par Henri IV, puissamment recherchée
par Louis le Grand et enfin occupée par le héros
qui, des débris du trône de ces rois, se fit le pre-
mier trône de PEurope.
Plus le roi de France faisait de sacrifices aux
doctrines de répression, plus il devait se hâter
d'en assurer le triomphe. Mais, des Valois et
des Bourbons, qui se succédèrent du règne de
Philippe II îi la mort de Richelieu, aucun ne pa-
rut appelé h réaliser ce système. Henri II mou-
rut peu après avoir pris rengagement de rappli-
quer. François II ne régna que seize mois et ne
connut pendant son apparition sur le trône
qu'une seule passion, celle que lui inspirait sa
femme, Marie Stuart. Catherine de Médicis, qui
régna pour lui et gouverna encore Charles IX
et Henri III, eût bien voulu essayer des préceptes
de Machiavel, qu'elle étudiait sans cesse; mais
avec toutes les passions du gouvernement cette
( 355 )
femme n^en avait ni la science ni le génie. Faible,
capricieuse et inconséquente, élevée selon les
mœurs d\m temps malheureux et dans un pays
à doctrines mauvaises, elle prenait Tintrigue et
le crime pour l'art de gouverner. Quand This-
toire nous apprend que, de ceux qui pouvaient
aspirer aux affaires, y compris ses fils, elle fai-
sait deux catégories, et qu'elle abrutissait par
la débauche ceux dont elle ne pouvait se dé-
barrasser par l'assassinat, on s'indigne et on rou-
git tour-à-tour de faits si odieux, et nos sen-
timens sont d'autant plus légitimes que cette
princesse parvint moins, malgré tous ses crimes,
à disputer aux factieux le pouvoir qu'elle recher-
chait par tant de méfaits.
A l'avènement de Catherine, qui régna près de
trente ans, la répression, qui était sa pensée, dis-
posait d'immenses moyens. Les lois, les institu-
tions, les grands corps de l'Etat, l'université et les
parlemens,la demandaient. Les princes de Lor-
raine, en qui elle paraissait respirer dans toute
sa vigueur, étaient au ministère, le duc à la
ouerre, le cardinal aux finances et aux affaires
ecclésiastiques. Les Bourbons, à la vérité, proté-
geaient les principes de 1617, et les nouvelles
doctrines commençaient à se répandre dans plu-
sieurs provinces; mais leurs partisans n'étaient
pas nombreux, et leurs protecteurs, en dépit de
( 356 )
leur rang, manquaient de crédit. Le système de
répression avait donc des chances de triomphe,
et il prévalut un instant. Dans chaque parlement
on institua pour l'établir une chambre spéciale,
la Chambre Ardente, dont le nom seul indiquait
la doctrine et dont la principale mission était
d'appliquer la peine de mort. Cela ne valait pas
tout-à-fait le conseil des troubles^ donné par
Philippe II aux Pays-Bas; mais conçu dans des
principes moins révoltans, ce système n'en ob-
tint que plus de succès. Il triomphait peut-être,
s'il n'avait dû périr coznme celui de Philippe,
non par ses excès, mais par les excès de ceux
qui le mettaient en jeu. Aux Pays-Bas ce fut la
violation des privilèges qui causa les premiers
soulèvemens, en France ce fut la violation des
mœurs nationales, le plus irritable de tous les
droits. La France depuis long-temps est le pays
des douces paroles, des formes polies. Loin de
vouloir reconnaître ce génie de la nation, les
princes de Lorraine semblaient se plaire à le
braver. Une foule de courtisans et de solliciteurs
assiégeaientle jeuneroi à Fontainebleau : le car-
dinal, pour lui montrera la fois ses dédains et ses
rigueurs, fit dresser une potence et annoncer
qu'on y attacherait tous ceux qui dans vingt-
quatre heures n'auraient pas quitté la ville.
A une époque où l'on venait de jeter dans le
( )
commerce de la vie toutes ces nobles idées de
liberté et de dignité humaine, une insulte
aussi grave, un acte de despotisme si hautain,
dut révolter Topinion. Un parti en fut révolté,
mais il prit, pour se faire jour, le plus mauvais
des moyens, la violence; et par le complot d'Am-
boise, qui devait le venger, il compromit sa
cause encore plus que le ministère n^ivait com-
promis celle de ses doctrines. En effet, il sVn-
gagea dans cette entreprise à la suite des Bour-
bons, chefs de faction qui montraient d'autant
^ mieux leur intérêt personnel dans celte association
qu'ils évitaient davantage d'y paraître. Ce parti
eut beau protester de la pureté de ses intentions
et de la sainteté de ses droits, affirmer que son
but unique était de remettre, avec l'aide du Dieu
tout-puissant, le gouvernement du royaume en
son premier état et faire observer les anciennes
coutumes de France par une légitime assemblée
des états*, personne ne fut convaincu que le seul
amour des vieilles institutions du pays avait
armé les conjurés.
Cette échauffourée si folle à la fois et si tragi-
que eut pourtant un résultat immense; elle des-
sina nettement les positions et sépara la cause
personnelle du roi de celle de son gouvernement;
elle compromit le système de répression par les
* Texte d'un document trouvé sur La Renauilic.
( 358 )
excès auxquels elle le conduisit, et elle amena
d'abord une assemblée des notables, puis une
réunion des états.
Elle sépara la cause du roi de celle de ses mi-
nistres. Le roi comprit en effet, quoi qu'on fit
pour le persuader du contraire, qu'on en voulait
au ministère et non pas à sa personne. « Qu'ai-
je donc fait à mon peuple, dit-il aux Guises,
pour qu'on attentât à mes jours ! Je veux entendre
ses doléances et y faire droit. On dit qu'on n'en
veut qu'à vous. Ne saurai-je pas qui, de vous ou
de moi, est l'objet de la haine publique? »
Cette échaufFourée compromit la répression par
ses excès. En effet, la cruauté avec laquelle les
agens de la répression punirent des conjurés
dont le plus grand crime était, après tout, d'avoir
voulu ôter le roi aux Guises pour le remettre aux
Bourbons, opéra une réaction énergique contre ce
système, on le voit dans l'historien deThou. Pour
se maintenir aux affaires les Guises furent obli-
gés de faire à la raison publique une concession
énorme, de supprimer les chambres-ardentes, ce
puissant moyen de gouvernement, et de consentir
l'édit de Romorantin, qui rendait à l'épiscopat la
poursuite des nouvelles doctrines. Pour les Gui-
ses, l'échec fut grave.
Ce ne fut pas tout, lis furent réduits à subir
l'assemblée de Fontainebleau, où Coligny plaida
( 359 )
êiiergiqueinenl la cause du nouveau systèîue el
(loMTîanda au roi le changement de ses ministres
et celui de leurs doctrines. Ils furent obligés
enfin d\nccepter les états-généraux (Orléans,
1 56o ) et de voir le chancelier de France, leur col-
lègue au ministère, s'y poser hardiment l'organe
d'un tiers-parti ou d'un juste-milieu d'autant
plus redoutable qu'il représentait le salut et les
lumières du pays.
Que ne lui fut-il donné de le faire comprendre I
Mais les doctrines de ce parti étaient loin de former
un système complettement arrêté, elles étaient ce
que permettaient les mœurs générales, le vice
des institutions et la nouveauté des lumières. A
cette époque ni la loi ni les usages ne disaient
rien de net sur les rapports de la royauté avec
le ministère, sur ceux du Parlement avec les
états-généraux; aucun corps de l'Etat n'avait
une position constitutionnellement fixée ; chacun
était ce qu'il pouvait se faire à la faveur des cir-
constances. Le chancelier L'Hôpital, on le voit
dans lesharangues et dans les traitésde politique
du célèbre magistrat, on le voit surtout dans les
édits qu'il fit rendre, professait sur la question
()rincipale de l'époque et sur les matières de po-
litique en général les principes les plus élevés.
Cependant ses édits ne purent être, au milieu des
agitations du temps, qu'une transaction plus ou
( 36o )
moins heureuse avec les partis. Plus libre dans ses
traités, il y posa des doctrines plus idéales. Mais
ces traités sont écrits en vers latins, et Ton y
trouve plutôt de la morale ou de la poésie sur
la politique, que des théories de gouvernement.
C'est rUtopie de Morus mise en vers. Et combien
on est contrarié quand on se rappelle qu*'Erasme
consulté sur la liberté de la presse refusa de ré-
pondre, et qu'on voit L'Hôpital, traitant de la li-
berté d'écrire*, disserter sous ce titre sur la li-
cence plus ou moins grande que prennent les
auteurs d'épigrammes ou de satires ! A une épo-
que où la presse, encore bondissante de jeunesse
et irritée des violences dont elle s'était vu acca-
bler dès le berceau, inondait la France, la Suisse,
l'Allemagne et les Pays-Bas des brochures les
plus véhémentes, aucune question n'était plus
importante, plus capitale pour la société que
celle de la liberté d'écrire^ et le célèbre chan-
celier nous donne sous ce titre quelques lieux-
communs mis en rhythme!
Dans ses harangues l'illustre L'Hôpital est
homme d'état ou magistrat véritable, esprit posi-
tif en un mot, et ces monumens de son éloquence
parlementaire ont certainement contribué plus
que tous les autres à mûrir les théories de droit
* De Llbcrtalc scribcndi. Voyez les Œuvres complètes et inédites
de L'Hôpital, par M. Uufey,
( 36i )
public du ptiys; cependant on y rencontre encore
beaucoup trop d^érudition ancienne, bien du va-
gue et même des contradictions choquantes. Non-
seulement Forateur y cite sans cesse Aristote,
Alexandre, et les Romains ; mais son discours est
toujours parsemé de phrases empruntées aux an-
ciens. Pourtant ce qui y frappe le plus le lec-
teur, cVst l'absence d'une doctrine arrêtée. Ainsi
L'Hôpital dit, dans une occasion, que le droit des
citoyens de s'armer pour la défense de la cité est
inhérent à la nature même du lien qui les unit;
et dans une autre occasion il considère le droit
d'armer ou de désarmer les mêmes citoyens
comme un des privilèges de la royauté.
Telle était alors l'incertitude des doctrines
même sur des questions qui en comportaient le
moins, et ce n'est pas tant l'illustre chan-
celier, c'est son siècle plus que lui qu'atteint
notre critique. L'Hôpital, nous l'avons dit,
était avec Christophe de Thou, quelques autres
membres du Parlement et quelques prélats, à la
tête d'un petit nombre d'hommes à doctrines
d'humanité et de raison, et L'Hôpital, aux Etats
d'Orléans, se constitua contre les Guises et leur
parti l'organe d'une série de réformes qui , exé-
cutées fidèlement, conduisaient la France dans
une voie nouvelle , expulsaient les factieux et
tuaient leur système.
( 362 )
Le moment senjblait bien choisi; le clergé lui-
même demandait la réduction des gages alloués
aux fonctionnaires, la diminution d'un grand
nombre d'emplois de finances et la suppression
de toute espèce de dépenses de luxe. La noblesse
voulait la tolérance, le tiers-état une réforme
générale dans toutes les parties de l'adminis-
tration publique et la convocation périodique
des états-généraux.
Certes il y avait dans ces mesures plus qu'il n'en
fallait pour perdre les Guises et sauver le pays.
Certes aussi, toutes ces réformes, et de plus
fortes, étaient urgentes; car entre la royauté et
le Parlement, qui formaient des prétentions éga-
lement exagérées, les conflitsétaient perpétuels et
d'autant plus irritans qu'ils étaient plus répétés.
Nous avons dit quelle était l'importance des
états-généraux aux yeux de ceux qui se l'exagé-
raient un peu. Dans tous les cas ces assemblées
avaient mission souveraine de redresser les torts
et de rétablir la balance entre des pouvoirs trou-
blés que ne réglait nulle loi précise. Eh bien, le
parlement de Paris se prétendait représentation
permanente des états, et à ce titre, il s'attribuait
sinon le droit de concourir à la législation, du
moins celui de la contrôler.
La royauté, de son côté, x'éduisait ces attribu-
tions à un simple enregistrement, accompagné,
( 363 )
s^il y avait lieu, trobservations qui pussent éclai-
rer le législateur. Si les rois de France ne se di-
saient pas, comme Philippe II, au-dessus des lois,
du moins seuls ils se donnaient le pouvoir d'en
faire. Mais toutes les fois qu'ils avançaient cette
doctrine par leurs chanceliers ou en personne,
le Parlement, par ses présidens ou ses orateurs,
avançait la prétention contraire. A L'Hôpital, qui
ouvrait le parlement de i56i, en posant ce fait :
« Les principales maximes des royaumes et ré-
publiques qu'il faut observer sont que l'un com-
mande bien et l'autre obéisse bien, » le président
du corps le plus puissant et le plus jaloux de sa
puissance répondit ces mots : « Les rois très-
chrétiens voulant que leurs lois fussent digérées
en grandes assemblées, afin qu'elles fussent justes,
utiles, possibles et raisonnables (qui sont les
qualités des bonnes lois et constitutions ), après
les avoir faites, les ont envoyées à ladite cour,
pour savoir si elles étaient telles. Quand la cour
les a trouvées autres, elle en a fait remontrances,
ce qui a été suivre la volonté des rois et non la
rompure des lois. »
La royauté aurait pu répondre que le parle-
ment avançait un fait entièrement faux; qu'elle
ne lui envoyait pas ses lois pour qu'il examinât si
elles étaient bonnes, mais pour qu'il les enregistrât
et connût la forme d'après laquelle il devait
( 364 )
rendre la justice au nom du législateur, juge su-
prême. Mais le temps de faire triompher une doc-
I trine si nette n"'était pas arrivé. L^opinion soute-
nait le Parlement; et ce corps, le premier de TÉtat,
en Tabsence detout autre pouvoir et detoute con-
stitution qui limitâtles exactions, le despotismeou
le favoritisme des rois, avait rendu trop de servi-
ces au pays pour qu''on pût entreprendre sérieu-
sement de lui ravir les attributions même mal
fondées qu'il se donnait. Tout ce que la royauté
pouvait faire à son égard était de se maintenir
souveraine d'une façon ou d'une autre, de se
transporter au Parlement en personne, d'y ordon-
ner l'enregistrement ou l'adoption de ses lois
en lit de justice, de se faire présenter les registres
de la cour pour y biffer ou en enlever tous arrêts
contraires, enfin de se faire recevoir à l'arrivée et
au dépari par quatre présidens à genoux*.
Mais ces injurieuses humiliations et ces dan-
gereux conflits entretenaient un ferment d'op-
positions et de désordres qui, joint au progrès
des doctrines, ne pouvait que compromettre le
pays.
Sur tous ces points fondamentaux une réforme
était urgente, et le chancelier qui eût proposé à
cette époque aux rois de France de donner au
* Prétention renouvelée par Louis XIII.
i jj ^'
( 365 )
pays une constitution écrite, quelque imitation de
la grande Charte d^Angleterre, leur eût rendu un
service immense, d'un seul coup il eût fait rentrer
le Parlement dans sa véritable mission. Mais de
cette haute conception personne ne se fût avisé;
on eût craint d'avilir une royauté à laquelle on
faisait tenir ce superbe langage : " Si, dans les or-
donnances qui vous sont adressées, vous trouvez
quelque chose de contraire à ce que vous pensez^
je veux que, selon la coutume^ vous me le fassiez
au plus tôt connaître par vos députés. Mais je veux
qu'aussitôt que je vous aurai fait savoir ma der-
nière et absolue volonté, vous obéissiez sans re-
tardement. »
Entre la royauté, la noblesse, le clergé et le
tiers-état pris à part régnaient les mêmes mécon-
tentemens qu'entre la royauté et la représenta-
tion nationale, états-généraux ou Parlement. Là
aussi, les conflits étaient périlleux et difficiles à
éviter en l'absence de toute autre constitution
que les traditions très-vagues et très-contradic-
toires du passé. Là aussi des doctrines meilleures,
des réformes rationnelles étaient urgentes.
Non-seulement toutes les charges de l'état pe-
saient sur le tiers-état, à l'exclusion de la noblesse
et du clergé, mais le clergé et la noblesse préle-
vaient encore sous toutes sortes de titres et de dé-
nominations des impôts particuliers sur l'unique
( 366 )
classe de la société qui payait pour toutes les au-
tres. Tout en laissant au tiers-état seul le fardeau
des sacrifices que demandait la couronne, la no-
blesse et le clergé embarrassaient la royauté, la
première, par la prétention de Tavoir en tutelle
politique, le second, par celle de l'avoir en tu-
telle morale. « Les nobles sont les satellites natu-
rels de Tastre de la royauté, dit Torateur de la
noblesse aux états d'Orléans; pareillement, au
ciel, le soleil et la lune nous représentent le roi
et la noblesse, et tellement que quand advient
éclipse entre eux, toute la terre en devient obs-
cure; » et cette comparaison si insolente pour la
royauté excita Tadmiration de Tordre.
En même temps cet orateur attaquait le clergé,
dans l'administration de ses biens, dans ses élu-
des et dans ses mœurs, avec une grande violence.
L'orateur du clergé, à son tour, insistait sur
l'obligation où était la royauté d'entretenir la
splendeur de son ordre, demandait la diminution
des hauts ^«^^j de l'administration, le maintien
des rétributions payées à l'Eglise par les fidèles ,
l'exemption de toutes les charges qu'on voudrait
faire peser sur ses biens, et la tolérance exclusive
des doctrines qu'elle professait.
On le voit, les rapports des trois ordres entre
eux et les rapports de chacun d'eux avec la
royauté demandaient à être réglés.
( 36? )
Une situation aussi désordonnée pouvait sans
doute se maintenir, mais elle n'était qu''une lutte
organisée des principales forces de TEtat, et elle
opposait nécessairement aux doctrines du parti
national des difficultés contre lesquelles tous ses
efforts devaient se briser long-temps encore.
L'Hôpital, qui seul représentait au pouvoir Tes- '
prit de progrès et de raison publique, fit toutes les
réformes que permit sa position. 11 rédigea la cé-
lèbre ordonnance d'Orléans sur l'administration
générale ; il composa ensuite son vaste traité sur
la Réformation de la justice*, et prépara sur la
question spéciale du temps, la répression ou la
tolérance du progrès dans les doctrines, quelques
édits propres à pacifier le royaume.
Mais L'fiôpital était à peu près seul pour rou-
ler le rocher de Sisyphe; tout le monde était ,
ennemi des réformes. La royauté se croyait ab-
solue. Henri H, s'adressant à un conseiller du
Parlement dont les allusions blessaient Diane de
Poitiers, s'écria : De mes yeux je vous verrai
brûler vif auparavant dix jours ^ et ce mot résu-
mait sa doctrine. Les juges prétendaient main-
tenir les épices; les gens de finances, l'impunité
d'abus plus révoltans ; la noblesse et le clergé,
leurs privilèges, destructifs de ceux de la royauté
* 2 vol. in 8°, dans l'édition de M. Diifey.
( 368 )
et de la loi commune. Le tiers-état s^irrogeait
le droit de gourmander tout le monde.
D'ailleurs L'Hôpital lui-même, au milieu de
tant d'opinions grossières, vacillait dans les sien-
nes. Déjà nous avons vu ses incertitudes et ses
contradictions sur des questions de politique gé-
nérale. Ecoutons-le encore sur la question spé-
ciale de l'époque, la tolérance, et nous l'enten-
drons parler contre après l'avoir entendu pour.
« Les Romains, dit-il aux états d'Orléans*, qui
ont été les plus sages policiens du monde, ont dé-
fendu et prohibé noç>a sacra, novos ritus indacere
in rempuhlicam ; n'ont voulu qu'il y eût diverses
religions en une maison, mais que les enfans
tinssent la religion du père. Les anciens conciles
des SS. Pères ont défendu les oratoires privés,
afin qu'il n'y eût qu'une Eglise, une forme et une
manière de religion. La division des langues ne
fait la séparation des royaumes, mais celle de la
religion et des lois, qui d'un royaume en fait deux.
De là sortie vieil proverbe, une foi, une loi, un
roi. S'il est loisible à chacun prendre nouvelle re-
Uigion à son plaisir, prenez garde qu'il n'y ait au-
tant de façons et de manières de religions qu'il y
a de familles ou de chefs d'hommes. »
Tels sont les discours et les principes du plus
* Œuvres complètes, édition Dufey, t. I, p. 59S.
( 369 )
éclairé des ministres, du plus sage des magistrats,
de rhomme qui a fait signer à son roi tant d'é-
dits en faveur des nouvelles doctrines. Avec tant
de supériorité sur son siècle il tient encore à
quelques-unes de ses erreurs , et se voit naturel-
lement forcé de leur faire d'autant plus de con-
cession, qu''il est plus isolé. Les mœurs générales
et ceux qui devaient Tappuyer étaient contre
les idées plus sages du Chancelier. Catherinede
Médicis, à qui les États de Blois remirent les af-
faires à Tavènement de Charles IX, était trop fai-
ble, trop intrigante et trop peu scrupuleuse sur
les moyens de gouvernement, pour suivre de
bonnes doctrines. Les Bourbons ne songeaient
qu'à ravir le pouvoir aux Cuisse. Les Guises
trouvèrent ainsi dans les imprudences de Condé,
dans les faiblesses du roi de Navarre, dans les
sympathies du clergé, du Parlement, de l'Univer-
sité et du peuple de Paris, le moyen de se main-
tenir et de disputer pas à pas aux doctrines
du temps toute espèce de progrès ou toute es-
pèce de droit.
La cour traita plusieurs fois ces doctrines
avec indulgence; pour les laisser se produire,
elle institua le colloque de Poissy, où Char-
les IX et sa mère jouèrent à peu près le rôle que
Charles-Quint dans son ambition pontificale
avait joué à Worms. Elle stipula enfin en
I. 9-4
( )
leur faveur, dans Tédit de janvier, i562, une
sorte de liberté sous la surveillance de la po-
lice. Mais, dans toutes ces mesures, le gouverne-
ment était en avant du pays; les grands corps de
FEtat, le peuple, les Guises ne respiraient que
la répression, et la répression, conforme aux
mœurs générales, demeura le système dominant-
Telle fut même la violence des mœurs et telle
fut la faiblesse de {"'esprit de progrès, qu\ine cour
étrangère demanda la destitution du Chancelier
qui avait signé Tédit, et qu^il fallut trois lettres
de jussion pour en obtenir Penregislrement.
Et pourtant cet édit qu'on accusait de favoriser
les nouvelles doctrines, n'était pas autre chose
qu'une série de restrictions apportées à Tune des
libertés les plus fondamentales, celle des con-
sciences. Non-seulement il imposait aux amis de
ces doctrines la restitution de tous les lieux d'as-
semblées dont ils s'étaient saisis, il leur défendait
tout exercice religieux dans l'enceinte des villes,
mettait sous la surveillance de la police les réu-
nions qu'il leur permettait de tenir dans les cam-
pagnes, leur ôtait jusques au droit de faire des
réglemens d'intérieur sans l'agrément de l'auto-
rité civile, et leur défendait d'enseigner aucune
doctrine qui fût contraire au concile de Nicée.
Qu'une série de dispositions aussi restrictives
ait pu exciter tant de rumeur, on ne le coarjpren-
( )
drait pas; un mot de plus va faire apprécier tou-
tes les alarmes, celles que les Bourbons inspi-
raient aux Guises, celles que les Guises donnaient
aux Bourbons, celles que les uns et les autres
causaient à juste titre au pouvoir et au pays.
Les Bourbons, maîtres de plusieurs villes im-
portantes, avaient appelé au secours de leur cause
TAngleterre et TAllemagne. Déjà le soldat étran-
ger avait mis le pied sur le sol du royaume.
Les Guises, maîtres du gouvernement, des
grands corps de TÉtat, de Paris et de Vesprit pu-
blic, entretenaient des intelligences avec Tltalie et
l'Espagne, et se disposaient à en faire venir éga-
lement des auxiliaires.
Dès-lors, on le conçoit, Fopinion publique et le
pouvoir avaient raison de s'alarmer de l'état du
pays et de toute concession qui pouvait l'empirer
encore. L'opinion aurait dû non-seulement s'en
alarmer, mais se soulever avec colère contre deux
familles dont l'ambition foulait aux pieds tous
les intérêts de la nation, et le pouvoir eût dû reje-
ter l'une et l'autre, de toutes les affaires, avec une
fermeté égale. Mais l'état de faiblesse oii était le
gouvernement, la prépondérance des deux mai-
sons, l'absence de lumières véritables dans le |
pays, la nullité des institutions qui eussent dû
protéger la royauté, tout cela ne permit ni au
pouvoir ni à l'opinion de se montrer avec vigueur.
( )
I Au lieu de faire plier les deux faclions, on était
réduit à opter entre elles, et, forcé d'opter pour
celle qui maintenait les vieilles doctrines et les
mœurs générales, on ne pouvait que sMnquiéter
de toute concession faite au parti des Bour-
bons.
Ce parti, abstraction faite de ses principes reli-
gieux qui nous sont étrangers, avait non-seule-
ment moins de sympathies, il offrait plus de pé-
rils. 11 avait appelé dans le pays ces mercenaires
allemands qui vivaient de rapines plutôt que de
leur solde. Il y avait attiré les Anglais, que Fa-
mour-propre de la nation souffrait tant d'y voir
reparaître après des guerres si longues et si ani-
mées. En effet, à peine François de Guise leur
avait-il enlevé la dernière de leurs places, que
les Bourbons les ramenaient au Havre, Tune des
plus importantes positions qu'ils pussent choisir.
Il y avait contre ce parti des griefs plus sérieux
encore. La Renaissance avait à peine rappelé ri
l'Europe si bien façonnée par le moyen-âge les
antiques doctrines de Rome et d'Athènes, et la
Réforme, qui n'était pas autre chose que la Re-
naissance appliquée à une doctrine spéciale, avait
à peine proclamé ses principes de liberté et d'exa-
men, que des théories plus hardies perçaient pai--
tout, dans l'enceinte des écoles et au sein des
peuples. En France les partisans des nouvelles
( )
tloctrines, d'intelligence avec les Pays-Bas sou-
levés contre la royauté absolue de Philippe II,
passaient pour all'ectionner secrètement les plus
hardies théories d^tfFranchissement et d'organi-
sation sociale. On confondait encore leurs princi-
pes avec ceux de i525 et de i535; on les assimi-
lait encore aux rebelles de Souabe, aux niveleurs
de Munster. Dans tous les cas ils formaient un
état dans Tétat, une sorte de république au sein de
la monarchie. A la vérité, ils se trouvaient dans
cette situation faute de mieux, et si dans Torigine
ils s'étaient vus réduits à se protéger, les lois ne les
protégeant pas, plus tard ils avaient gardé ou re-
pris les armes, le gouvernement n'étant pas assex
fort pour proléger contre les tnœurs les lois faites
en leur faveur. Mais cette situation n'en était pas
moins périlleuse, pour eux, pour leurs adver-
saires et pour le pouvoir placé entre deux partis
qui se disputaient les premières villes du royaume
ou y tenaient leurs garnisons.
L'édit de janvier prouve lui-même combien
cette position était fausse. Il défend au parti des
Bourbons de créer des magistrats spéciaux, de
faire des lois, des levées de troupes et d'impôts,
des ligues offensives ou défensives.
Un parti auquel le pouvoir est obligé de faire
de telles inhibitions est périlleux pour l'Etat, et le
pouvoir qui ferait des concessions à une associa^
( 374 )
tion de cette nature donnerait à la nation le droit
de le prendre en tutelle. L^édit de janvier ne
renfermait pas de concession politique, il est
vrai, mais Topinion considérait comme telle la
concession religieuse, le droit de tenir des assem-
blées de culte, et elle s'en autorisa pour forcer la
main à un gouvernement incapable de réprimer
par lui-même et d'ailleurs disposé à se laisser
faire cette violence.
Catherine goûtait, en effet, les conseils que lui
avait donnés le duc de Guise, le premier guerrier
de France, expirant victime d'un assassinat poli-
tique; c'était d'endormir le parti des Bourbons,
pour le détacher de l'Angleterre et de l'Allema-
gne , et de l'écraser ensuite.
Le gouvernement était dans l'embarras à l'é-
gard de ce parti comme à l'égard de celui des
Guises. Les Bourbons étaient princes du sang,
descendans de Saint-Louis ; les Guises étaient
après eux les premiers seigneurs de la cour, en-
tourés de la faveur populaire, d'une naissance
aussi illustre que celle même de la dynastie ré-
gnante. Les anéantir comme partis, les uns et les
autres, était impossible, sans cela Catherine n'eût
pas hésité. Les soumettre à la loi commune était
difficile, quand il n'y avait pas de loi commune,
et quand les premiers corps de l'état, par suite
de la fermentation générale, faisaient défaut à la
( )
royauté comme les institutions. Ne pouvant ni
anéantir, ni soumettre, ni même exclure ensem-
ble des affaires les Guises et les Bourbons, assez
puissans les uns et les autres pour pouvoir sans
cesse se disputer les armes à la main Tinutile per-
sonnage du roi, il ne restait à Catherine que
d'opter. Elle opta dans les vues de Guise mou-
rant, précisément parce que, ce guerrier mort,
elle pouvait se débai'rasserdes Bourbons sans tom-
ber entre des mains plus violentes que les leurs.
Le nouveau chef des Guises, Henri de Lor-
raine, n^jspirait encore, en effet, qu'à venger le
sang de son père à Taide de Charles IX; il ne
s'essayait pas à régner au lieu de Henri HL
Catherine fit aisément adopter à Charles IX un
système qu'avait recommandé le conquérant de
Calais, que venait de professer le duc d'Albe à
l'entrevue de Bayonne, que comprenaient par-
faitement quelques conseillers intimes de la ré-
gente et surtout son compatriote Henri de Bira-
gue. Aussi tout fut disposé pour l'exécution.
L'Hôpital, qui veillait sur les lois et même sur
le pouvoir, fut invité à se reposer de ses longues
fatigues. Birague eut les sceaux. Coligny fut at-
tiré par la promesse d'un haut commandement,
le roi de Navarre et Condé par les fêtes d'un
mariage, et ce que la science profonde, ce que
la puissance colossale du premier monarque de
( )
rUnivers ne pouvait obtenir dans les Pays-Bas
par les moyens les plus violens, une répression
complète, on voulut l'obtenir en une seule nuit
par un assassinat un peu général.
Le moyen était extrême. Il ne fut pas nouveau.
Il ne parut pas étrange. Les remords qu'en eut
Charles IX et qui le tuèrent attestent qu'à certai-
nes époques de sa vieil valut mieux que son siècle
et mieux que lui-même pris dans d'autres temps.
En effet, l'assassinat était alors un moyen dont
on ne rougissait pas. Les mauvaises doctrines de
morale hésitaient un peu sur l'assassinat commis
dans des vues particulières, mais elles ne sourcil-
laient pas sur l'assassinat commis au nom d'un
principe, d'un parti, d'une cause générale. L'as-
sassinat pour cause d'état, pour cause de religion,
avait sa gloire et son martyre ; les amis de l'assas-
sin célébraient ses vertus et sa mort , les amis de
la victime seuls le maudissaient avec horreur. Il
faut faire connaître les mauvais temps avec tout
ce qu'ils offrent d'inconséquent et d'afti^eux. Voici
quelques faits de cette époque. Le duc François
de Guise assassiné par un ami des Bourbons, et le
prince de Condé assassiné ou si l'on veut tué par
un ami des Guises, furent des victimes ordinai-
res. Il y eut des assassinats proposés et des assassi-
nats exécutés dans des vues plus élevées. Le duc
François dcGuise,(|ui avait fait condannieràmort
( 377 )
le prince de Condé, avait aussi proposé à Fran-
çois II de tuer en personne Antoine de Navarre.
Charles IX proposa au prince de Béarn de tuer
le duc Henri de Guise. Le duc Henri de Guise
pressa Henri III de tuer Henri de Navarre.
Henri III aux états de Blois fit assassiner sous
ses yeux les deux princes de Lorraine. Dans l'an-
née même la Ligue fit assassiner Henri III à Saint-
Cloud et prononcer dans les chaires de la reli-
gion le panégyrique du meurtrier. Et que de fois
le poignard fut dirigé contre Henri IV !
La mort de ce grand prince parut enfin devoir
fermer la lice ouverte avec une imprudence si
coupable par la religion et la politique en fa-
veur du crime ; elle parut faire maudire par tous
les partis l'affreuse doctrine du régicide érigé en
devoir, lorsque le propre fils du Béarnais, séduit
à son tour par la théorie du crime politique, en
profita pour faire assassiner le favori de sa mère,
le maréchal d'Ancre.
Le fait du 24 août fut donc considéré comme
un système et trouvé si glorieux, que Charles IX,
dans l'exaltation du premier moment et voyant
le bon effet qui était produit, en revendiqua tout
l'honneur. Le Parlement de Paris, après l'en
avoir félicité, décréta bientôt une fête pour
perpétuer la mémoire du service qu'il avait rendu
au pays. C'est (pie si, ailleurs, la religion ou la
( )
politique seule avait revendiqué le privilège de
ce moyen extrême, ici toutes deux s^unissaient
pour justifier ce qu'on avait fait; car on était
persuadé que désormais tous les partis étaient
anéantis, que du même coup on avait tué la Re-
naissance, la Réforme et la République, qu'elles
portaient dans leur sein.
De tout cela il n'était rien. On ne tue pas en une
nuit les doctrines de tout un siècle, ni les idées
qui forment la vie morale ou politique d'une na-
tion, d'une grande partie du monde. C'est ce que
savaient ces hommes supérieurs qu'on dédaignait
d'entendre, que l'on renvoyait des affaires, et
que l'on soupçonnait au même degré d'hérésie
politique et religieuse. En effet, si Catherine de
Médicis, en suivant les doctrines que Machiavel
avait arrangées pour un autre Médicis et dont
Charles-Quint et Philippe II avaient fait leur sys-
tème de gouvernement, trouva de vives sympa-
thies auprès des Birague,desGuiseset du mauvais
peuple , jamais la nation, mieux représentée par
les L'Hôpital, les Bodin, les Pasquier, les Montai-
gne, les de Thou et une foule de membres du Par-
lement, de l'Université, de l'épiscopat, de l'ar-
mée, ne transigea avec le crime ni l'astuce. Quelles
nobles protestations ils opposèrent au système du
24 août! Ailleurs aussi il y eut des jours néfastes
dans Phistoire des peuples; trouve-t-on ailleurs
( 379 )
d^aussi belles paroles que celles du vicomte d'Or-
the, de Tévêque de Lisieux, de plusieurs autres
prélats et gouverneurs de provinces ? Est-il pour
le courage simple et grave rien au-dessus du lan-
gage de L'Hôpital prenant congé de Catherine et
de Charles IX, et les conjurant d'embrasser du
moins la première occasion de donner la paix à
la France, quand ils auraient saoulé et rassasié
leur cœur et leur soif du sang de leurs sujets ?
Ces sentimens n'étaient professés encore que
par une faible minorité, mais ils en brillaient
davantage. Ils avaient l'avenir pour eux. Ils
avaient pour eux le plus grand homme de l'épo-
que, le prince qui devait un jour les faire asseoir
sur le trône et pénétrer dans la chaumière.
Ce prince les professa dès le lendemain du
24 août. Quand la mauvaise majorité du Parle-
ment eut félicité Charles IX et décrété une fête
de commémoration, elle voulut, elle aussi, se
signaler par un service rendu au pays; elle vou-
lut compléter le système de répression. Char-
les avait épargné ses parens, Navarre et Condé;
mais il leur avait dicté des conditions qui inquié-
taient leurs consciences, Condé s'était échappé,
Navarre avait échoué dans ses projets de fuite. Le
Parlement, résolu de lui faire un mauvais parti,
lui dépêcha Birague et quelques conseillers pour
l'interroger. Mais alors on vit tout-à-coup, à côté
( 38o )
d'une royauté avilie sur le trône, une royauté
éclatante de grandeur dans la captivité. Henri,
nous venons de le dire, était Thomme du siècle,
Pélève de la Renaissance, le disciple de César et
de Plutarque. Mieux que les premiers magistrats
dvi royaume il savait ce que c'est qu'un roi, et ni
Saint-Louis son aïeul, ni Louis XVI son petit-
lils, Tun captif des Sarrasins, l'autre captif de ses
sujets, n'ont eu de plus hautes inspirations que le
jeune roi de Navarre aux prises avec les justiciers
d'une politique infâme. « Je suis roi, dit-il à ses
interrogateurs, je n'ai rien à vous répondre et ne
souillerai pas mon titre en subissant vos interro-
gatoires. Mes amis ont été égorgés sous mes yeux;
j'ai voulu fuir, mais je n'ai point de complices.
Je donne des ordres à des serviteurs, je ne séduis
et ne trahis personne. Continuez vos procédures,
je n'y prends aucune part, et le Parlement de
Paris doit y réfléchir avant de faire le i>rocÈs
A DN roi. ))
Dans ce langage se révèle toute la supériorité
il'un système sur un autre, et ce langage frappa de
stupeur les prétendus juges du chef des Bour-
bons 5 il prouva une fois de plus l'ascendant que
l'homme d'honneur et de génie, aux époques de
crimes et d'erreurs, exerce sur la multitude, haut
ou bns placée.
Si le remords qui bientôt vint accabler Char-
( 38i )
les IX dévorait plus tôt. la proie qui lui était échue;
si Henri III ne parvenait pas à s'échapper de Po-
logne; si le duc d'Alençon terminait un peu plus
vite une carrière tissue d^intrigues, de rebellions et
de sollicitations de couronnes, Henri de Navarre,
qui comprenait à la fois les doctrines anciennes
et les nouvelles, et qui trouvait en lui la force de
faireleur part aux unes et aux autres, de poser au
milieu d'elles un puissant système de conciliation,
épargnait au pays la plus affreuse de ses guerres
civiles. 11 lui épargnait le règne le plus honteux
de rhistoire de France, ce règne où il n^y eut plus
de principes, plus de doctrines, plus d^'nstilu-
tions; ce règne où tout le monde fut le maître de
tout faire à Texception du souverain; ce règne où
les Guises, les Ligueurs et les agens de TEspagne
disputaient aux criminelles faiblesses d'une Ita-
lienne et à celles de son fils, roi de France, le
pays des plus douces moeurs et des plus hautes
lumières changé par eux en une terre d'igno-
rance, de scandale et d'assassinat.
En place du progrès pacifique qu'eût établi le
jeune élève de Plutarque, Henri III essaya de sui-
vre la répression la plus violente. L'empereur
Ferdinand, qui lui avait prodigué ses conseils à
Vienne ; les politiques ou le parti modéré qui lui
avaient présenté les leurs dès son arrivée en Fran-
ce, voulaient la conciliation. Henri préféra l'avis
( 382 )
de ministres aveuglés et corrompus par les plus
mauvaises doctrines de Tépoque. Dans ses oreil-
les retentissaient encore ces paroles de liberté lé-
gale dont un noble Polonais, en lui offrant la
couronne du pays, avait accompagné la lecture
du serment royal : Si non jurabis, non regnabis.
Henri ne voulait pas être lié encore en France
comme il Tavait été en Pologne; il voulait ré-
gner absolu, élevé au-dessus des lois; il le dira
lui-même aux états de Blois.
Mais le système de Philippe II était un trop
lourd fardeau pour de telles épaules. Il y a plus,
quelque système qu'eût embrassé Henri, il était
incapable de l'appliquer. C'était un de ces rois
que la Providence donne aux peuples pour leur
châtiment. Il suffit à Catherine, pour qui l'intri-
gue était la vie, qu'elle le vît se rapprocher des
Guises pour qu'elle favorisât les Bourbons et leur
fit accorder dans l'édit de 1676 les conditions les
plus avantageuses qu'eût jamais obtenues leur
parti. Telles furent ces conditions, qu'elles pro-
duisirent dans le parti contraire le degré d'irri-
tation nécessaire pour soumettre aux conseils
d'une mère ambitieuse la faiblesse d'un prince
abruti par tous les genres d'excès.
En effet, lorsque par les faveurs de cet édit la
princesse eut amené le parti des Guises à prendre
pour la couronne la résolution la plus funeste,
( 383 )
celle de fiure triompher le système de répression
en dépit d'elle, de réunir en une seule, d'organi-
ser fortement les nombreuses fédérations qui déjà
enveloppaient le pays et de se constituer Sainte-
Ligue sous la protection de Rome et au besoin
contre le roi lui-même, Catherine reprit tout son
empire. Mais du moment où se posa de cette sorte
un second Etat dans TÉtat, où un parti plus
puissant que le roi proclama un système autre
que celui du pouvoir, jusqu'à Tépoque où
Henri IV monta sur un trône si chancelant et si
avili, il n'y eut plus ni doctrine ni gouverne-
ment en France , il n'y eut plus que de l'anar-
chie, que des partis, des passions, des violences.
Le pouvoir eut aussitôt l'instinct du danger
où il se trouvait, et pour en sortir, il convoqua
sur-le-champ les états-généraux. Ils se réunirent
à Blois l'an i5y6.
Les assemblées nationales n'apportent point
de force aux pouvoirs faibles ; elles les tuent
quelquefois, elles ne les fortifient jamais ; elles ne
sont utiles aux gouvernemens qu'autant qu'elles
sont puissamment dirigées par eux et qu'ils se
trouvent dans la position de s'en passer. Aux
pouvoirs embarrassés, tout le monde crie la règle
du jeu, Qui est ruiné se retire. Les états de 1676
ne tuèrent pas le gouvernement , ils se bornèrent
à le laisser choir.
( ^H4 )
Seize ans s^étaient écoulés depuis les derniers
états, ceux d'Orléans, que L'Hôpital avait dirigés
avec tant de grandeur et d'adresse. Depuis cette
époque la nation, on le voit dans un ouvrage de
doctrines dont nous allons parler, avait fait
un pas immense. Ses états-généraux étaient
donc plus difîiciles à diriger, et pourtant le gou-
vernement n'eut personne pour les conduire. Il
s'y trouva un savant jurisconsulte, un homme de
théorie, Bodin, l'auteur des six livres de la Chose
Publique, politique que Ton a considéré comme
le précurseur de Bacon et en quelque sorte de
Montesquieu. Mais ce politique-philosophe, le
pouvoir, en lui refusant une simple place de
maître des requêtes qu'il sollicitait, avait eu la
maladresse de le jeter dans l'opposition. Et quels
services Bodin admis aux affaires eût rendus au
roi qu'il aimait, au pays qu'il juge-ait mieux que
personne, au ministère et aux grands corps de
l'Etat qu'eût éclairés la supériorité de sa science!
Entre les partis extrêmes Bodin tenait une ligne
admirable de raison. Tout ce que les antiques
institutions du pays, tout ce que les doctrines de
la Renaissance, littéraire, politique et religieuse,
pouvaient répandre de lumières sur les questions
de gouvernement, il le savait; car il accueillait le
progrès du temps avec un jugement sain et pur,
et le premier il posa en France ce principe dont
( 385 )
déjà nous avons parlé ailleurs*, que les rois sont
encore plus que leurs sujets soumis aux lois de
droit divin et à celles de droit naturel; principe
qui fonda en politique une ère nouvelle, celle
d'une moralité également sacrée pour les peuples
et les gouvernemens; principe qui, d'une ma-
nière péremptoire, renversa cette théorie d'abso-
lutisme royal qu'avait posée Machiavel et dont
Philippe II et même Henri III prétendaient tirer
leur supériorité sur la loi elle-même.
Sans doute les rois pouvaient distinguer, se sou-
mettre aux lois de Dieu et à celles du droit na-
turel, et n'affecter de supériorité que sur celles
qui émanaient de leur volonté. Mais dans ce cas les
peuples distinguaient aussi. Ou les lois du prince
sont conformes à celles de Dieu et du droit natu-
rel, et dans ce cas elles sont obligatoires pour
les rois comme pour les nations ; ou elles n'y sont
pas conformes, et dans ce cas elles ne sont obli-
gatoires pour personne. Tel était le dilemme qui
sortait du nouveau principe de Bodin.
Bodin y ajoutait la théorie de la liberté de con-
science, qui devait marquer à son tour une nou-
velle ère dans les institutions comme dans les
doctrines du pays.
La sainteté des traités, inconnue à une époque
* Voyez ci-dessus.
I.
25
( 386 )
où les gouvernemens tiraient vanité de leur mau-
vaise foi ; Vinviolabilitédela fortune privée, dédai-
gnée dans des temps où Part de régner était, sui-
vant Philippe II, Fart de tirer le lait de la mamelle
sans faire sortir le sang; l'illégalité de tout impôt
non consenti parla nation, doctrine étrange dans
un siècle où l'administration des finances, d'après
les paroles de L'Hôpital, n'était que l'art de dé-
pouiller d'abord le peuple et puis le souverain :
tous ces pi-incipes et toutes ces innovations étaient
proclamés par Bodin avec la même netteté.
D'un autre côté, le célèbre député traçait avec
une grande vigueur les devoirs des nations, et par
cette position complète il se distinguait du simple
chef de parti et se caractérisait comme vérita-
ble homme d'état.
On agitait alors plus que jamais, et en France
plus qu'ailleurs, la question de la déposition des
princes. Plusieurs princes avaient été expulsés de
leurs états, pour cause d'infidélité aux lois et de
violation des privilèges du pays*.
Depuis que la politique de l'Espagne et l'am-
bition des Guises conspirait sous le manteau de;
la religion la déposition des Valois et l'exclusion
des Bourbons, on enseignait non-seulement la
l doctrine du régicide, on répandait celle de la dé-
* Fo^ez c i dessus l'opinion de Luther sur Cbristiem II.
( 387 )
position pour cause d'impiété ou d'hérésie. Celte
question , Bodin Taborda avec franchise et vi-
gueur. Dans aucun cas il n'accorda aux sujets
le droit de déposer leur souverain, fùt-il même
un tyran. Ce droit à ses yeux était l'anéantisse-
ment de l'ordre social. Un seul est juge des rois,
c'est Dieu qui les établit. A cette règle il n'est
qu'une exception, c'est le cas où des princes voi-
sins s'uniraient pour déposer un souverain qu'ils
jugeraient indigne de son rang*. Mais des sujets
dressant un acte d'accusation et prononçant une
sentence contre le monarque, dit-il, ressemble-
raient à des domestiques faisant le procès à leur
maître, à des cliens qui condamneraient leur pa-
tron. Il est sans doute beaucoup de despotes;
mais que de princes innocens périraient sous la
hache, s'il était loisible aux peuples de s'en cons-
tituer les juges .'
Dans son zèle pour la monarchie Bodin va
jusqu'à confondre les droits du roi de France
avec ceux des princes les plus absolus. La mo-
narchie et le despotisme ont pour lui le même
principe, la même légitimité**.
* De Republtca, lib. Il, 5.
** Quod si monarcbia quaedam et summa iiiiius potestate con-
stituta, qualis eslFrancorum, Hispanorum, Scotorum, Turcarum.
Tartarorum.... ibi régis sin« conlroversia jura omnia majestalis
faabent. îl.
( 388 )
Tfil était riiomnie que dédaigna le gouver-
nement et qu'il jeta dans Topposition. Aux états
de Blois, Bodin fut fidèle ji ses doctrines. Ne
pouvant, loin du pouvoir, empêcher la couronne
de présenter de mauvais projets de lois, il com-
battit ceux qui furent présentés. C'était surtout
le retrait des édits de pacification, qui avaient
fermé pour un instant la plus grande plaie de
l'époque et que la peur seule engageait la cour à
vouloir retirer; c'était ensuite la proposition de
déléguer à une commission permanente de dé-
putés les pouvoirs des états-généraux, proposi-
tion qui tendait à la fois à l'anéantissement de ces
derniers et à la ruine des prétentions politiques
du Parlement de Paris, mais qui dans les cii*-
constances où se trouvait le pays et avec la ma-
jorité que les Guises avaient à leur disposition,
n'eût frappé de mort que le gouvernement lui-
même.
Bodin , osant faire un pas de plus, mettant la
main à l'œuvre au lieu d'empêcher simplement
les ministres d'élever un mauvais édifice, conver-
tissant le projet d'une délégation permanente des
états en un projet de représentation permanente
des trois ordres, dotant la France des institu-
tions de l'Angleterre ou de celles de la Suède,
qu'on commençait à voir avec quelque envie,
prenait une place glorieuse dans l'histoire, et
( 389)
rend.Tit encore plus de services à la royauté
qu'au pays.
En effet, ce qui sans cesse troublait TÉtat, c'é-
tait rinconséquence de la cour, qui prétendait
suivre un système d'absolutisme et de vigueur,
non- seulement en l'absence de toute doctrine
positive sur les droits de la royauté, ceux des
parlemens, du clergé, de la noblesse , des com-
munes et des états-généraux, mais en l'absence
de toute institution qui donnât force prépondé-
rante au pouvoir. Ni l'armée, ni la justice, ni le |
ministère, ni la police n'étaient organisés pour /
cette monarchie absolue qu'on rêvait. Pour une
monarchie de cette nature ni le clergé, ni la no-
blesse, ni le tiers-états, ni le Parlement, ni l'U-
niversité, ni les fonctionnaires de l'État n'étaient
à leur place. Au contraire, en l'absence d'une loi
forte et précise pour tous, toute ville, tout bail-
liage, toute espèce d'agrégation se constituait
corps politique. Quand le Parlement de Paris dis-
putait à la royauté quelques-unes des préroga-
tives fondamentales du pouvoir de faire des lois;
quand une petite place de Picardie pouvait se
poser centre d'une association embrassant la
France, et qu'un commandant de province pou-
vait se maintenir gouverneur du Dauphiné en
( j
dépit du monarque', songer au gouvernement
absolu était rêver une absurdité.
Régner était dans ces temps se trouver le plus
fort ou le plus faible, suivant les circonstances.
Dans cette contradiction profonde entre Tam-
bition florentine ou castillane de la dynastie, et
les vieilles institutions du pays, était toute la
question dePépoque; et loin de poursuivre ses
chimères, la couronne plus clairvoyante, mieux
conseillée, eût senti, dans les conjonctures nou-
velles et au milieu des nouvelles lumières, la né-
cessité de constituer rÉtat par des lois également
obligatoires pour la royauté et la nation. Chose
remarquable, c'était la dynastie qui, par sa pro-
fonde incapacité, maintenait la faiblesse de la
couronne, le vieux chaos, Tabsence de toute
sorte d'institutions; c'était, au contraire, le pro-
grès établi dans le sein du peuple, qui demandait
des lois puissantes, des lois populaires et nationa-
les sans doute, mais des institutions essentielle-
ment monarchiques encore.
La royauté, qui rejetait des dons offerts par
une main suspecte et préférait l'arbitraire à toute
espèce de charte qui l'eût soumise à des lois ; la
royauté, qui se disait si follement au-dessus de
* Losdigiiières eut ce pouvoir même sous Henri IV.
( 39' )
celles du royaume*, n^étaiî pas seule de son avis,
opposée à toute espèce de législation consti-
tuante. Les grands corps de l'État pensaient
comme elle à cet égard ; aucun n'eût voulu d'une
constitution qui réglât les rapports des divers
élémens de la nation ; chacun savait bien qu'il
serait obligé d'apporter à la loi commune le sa-
crifice de quelques-unes de ses prétentions, si ce
n'est de quelques-unes de ses attributions réelles.
Aux états de Blois Bodin n'eut, pas plus que
dans ses ouvrages, l'idée de proposer une consti-
tution ; il le savait, toute proposition de cette na-
ture eût été mal accueillie. Non-seulement cette
doctrine toute moderne, que la nation représen-
tée par ses députés a le droit de se donner une
loi organique, était encore une hérésie à cette
époque; mais en général, aux états de 1576, une
majorité dévouée aux Guises réclamait le main-
tien de tout ce qui était et la répression de tout
ce qui demandait à s'établir. Conseillée par les
politiques, la royauté penchait pour un système
de transaction , mais dominée par la majorité ,
elle n'eut pas la force de suivre ce système; au
contraire, pour être certain de marcher dans le
sens de la Ligue, Henri III se mit en tutelle,
* Voyet ci-dessous le discours de Henri III aui états de Blois.
( )
c"'est-à-dire qu'il entra dans Fassociation de Pé-
ronne, insurrection organisée contre son trône.
On a blâmé cette résolution, et de la part d'un
prince incapable de suivre un système quelcon-
que, tout est blàniable. Mais dans la situation où
se trouvait le roi de France il lui fallait dissoudre
la Ligue ou Tétouffer en Tembrassant. Si Henri y
entrait avec les moyens de la dominer, il avait
raison d'y entrer. N'étant pas assez fort pour réus-
sir dans ce dessein, il avait tort, et dans ce ce cas
l'unique parti qu'il pût prendre, était de tirer l'é-
pée contre les Guises, de se jeter dans les bras des
Bourbons, sauf à combattre ces derniers après
avoir anéanti par eux ses plus dangereux enne-
mis. Mais un parti si décisif était au-dessus de ses
forces. lien prit un plus facile; mais en se donnant
à la Ligue, pour s'en laisser absorber, il fil deux
fautes : d'abord, par sa présence, il sanctionna
l'insurrection; ensuite, par sa faiblesse, il la mit
sur la voie de faire une révolution complète.
En effet, le rôle qu'il joua fil mûrir avec une
grande rapidité la résolution, qui déjà perçait de
toutes parts, d'en finir avec une dynastie qui n'é-
tait plus qu'un embarras pour l'opinion de la ma-
jorité nationale.
Et, chose singulière, au moment où le parti
des vieilles doctrines arrivait à cette idée, le parti
contraire s'apercevait à son tour que sa cause per-
( 393 )
tlait à se confondre sans cesse avec celle des Bour-
bons; qu'une pure question de foi ou de progrès
dans les doctrines n'avait au fond rien de com-
mun avec une question de dynastie et une riva-
lité de cour ; qu'en se séparant des factieux , on
ferait peut-être tolérer la Réforme.
Ces idées qui fermentaient dans quelques tê-
tes ne reçurent pourtant aucune exécution. Les
Bourbons étaient aussi nécessaires aux nouvelles
doctrines que les Valois étaient embarrassans
pour les anciennes. Pour les villes attachées à la
Réforme, les Bourbons formaient l'unique centre
possible d'agrégation; les Valois, au contraire,
moins ardens que les Guises, n'étaient pour celles
qui avaient embrassé la Ligue qu'un élément de
discorde, qu'un ennemi dans la place. Aussi cette
puissante association se hàta-t-elle au même de-
gré de se débarrasser des Valois, qui ne vou-
laient pas franchement du système de répression,
et des Bourbons qui favorisaient ouvertement la
Renaissance, la Réforme et tout le système du
progrès.
La Ligue s'attaqua du même coup aux uns et
aux autres. Elle chassa Henri III de sa capitale,
en y installant le duc de Guise, et lui fit signer
à Rouen, en lui montrant à la hauteur du Havre
l'armée espagnole qui se rendait aux Pays-Bas
pour y soutenir le système de répression , un
( 394 )
traité appelé Védit d'Union^ qui était le triomphe
de Tassociation de Péronne et celui de sa doc-
trine.
En eâPet, une faction qu'on eût dû anéantir au
nom des plus simples notions de gouvernement,
osa demander à Henri III et en obtint l'exclusion
des Bourbons de la couronne, la concession d'un
certain nombre de places fortes^ la publication
du concile de Trente , l'extirpation de tout un
parti religieux, et la vente réelle et définitive des
biens appartenant aux amis des nouvelles doc-
trines *.
Mais l'audace d'un sujet qui chassait son roi ,
l'égarement d'un peuple qui partout vociférait la
déchéance de la dynastie régnante, et la tumul-
tueuse publication d'un traité qui changeait l'or-
dre de succession à la couronne, étaient trois faits
graves, trois séditions, sinon trois révolutions
complètes. Ces trois faits mettaient le royaume
dans une de ces situations où il y avait pour
le pouvoir nécessité de consulter le pays. Les
états furent convoqués à Blois, i588.
Douze ans s'étaient écoulés depuis la dernière
assemblée de ce genre, et le pays avait fait de nou-
veaux progrès; on le voit par les doctrines de
* Voyez le texte de ce Traité dans les Mémoires de la Ligue,
t. Il, j). 368.
( 395 )
quelques députés qui se rendirent à Blois, et par
quelques opinions qui y furent émises.
Deux hommes de progrès y parurent, Etienne
Pasquier, le plus savant des jurisconsultes, versé
particulièrement dans les anciennes doctrines du
pays, et Michel de Montaigne, le plus grand des
philosophes, Thomme de son temps qui avait le
plus vu et le mieux vu, le plus étudié et le mieux
réfléchi; c'étaient, en un mot, le moraliste le plus
sceptique et le politique le plus indépendant de
Tépoque.
De ces deux éminens personnages, le second
s'occupa peu de politique active, et ce sera ail-
leurs que nous parlerons plus particulièrement
de ses doctrines; le premier doit fixer un instant
notre attention spéciale. Ses opinions sont remar-
quables. On les trouve dans un petit traité intitulé
le Pourparler ou VEntretien du Prince^ qui est
une sorte de pendant ou de réfutation indirecte
d'un plus célèbre ouvrage publié sous le même
titre, et qui, miroir fidèle du temps, en réfléchit
d'une manière piquante les doctrines les plus cu-
rieuses.
Non-seulement on y voit que les questions de
politique générale se traitaient à cette époque
avec une entière liberté, mais on remarque que
celle de la république et des avantages qu'elle
peut offrir sur d'autres formes de gouvernement
( 396 )
esl abordée elle-même sans aucune hésitation*.
Ce qu'on voit avec plus de plaisir encore, c'est
que, d'un côté, les utopies de la Renaissance
commençaient à tomber, et que, d'un autre
côté, les théories de Florence étaient appréciées
comme elles le méritaient.
En effet, dans ce curieux traité se produisent
successivement quatre doctrines différentes qui
= représentent parfaitement les bonnes et les mau-
vaises écoles du temps.
C'est d'abord un classique , VEscolier , qui
trace son système ou son utopie, et dont la con-
clusion est, qu'un prince qui veut éterniser son
empire, n'a rien de mieux à faire sinon dévouer
le meilleur de son temps aux sciences et aux bon-
nes lettres.
\^e. Philosophe ^ qui expose à son tour sa doc-
trine, veut qu'avant tout le prince contemple son
égalité naturelle avec ses sujets, les chances et les
hasards de la vie. « Ainsi qu'Agalhocles, dit-il, les
» princesse souviendront qu'ils sont fils de potier
M et non bâtis d'autre matière que nous; alors
» n'entreprendront guerres envain ou pour lége-
» res inductions^ ne seront à Vestroit d'argent, ne
» sutilizeront cent mille inventions au desavan-^
» tage du peuple. »
M'ag. 58.
( % y
Le Courtisan se moque des doctrines classiques
de Tescolier et de celles du philosophe; il en éta-
blit de bien différentes. Les lettres tuent les ré-
publiques, dit-il; les princes ne les aiment, ainsi
que les gens de lettres, que pour la montre. Ce
sont les armes et la force qui soutiennent les em-
pires. Les lettres ne sauraient les empêcher de
tomber, la philosophie ne saurait consoler les
princes dans leur chute. La principale philoso-
phie que doit avoir un prince est sa promotion et
sa grandeur. Les rois ne sont pas nés pour les
peuples, mais les peuples pour les rois. Les lois
n'ont pour but que de mettre les sujets sous le joug
et faire guigner toujours^ petit à petit^ quelque
avantage sur eux. Les grans seigneurs espuisent
l'argent de leur peuple, sans mutinerie ou esclan-
dre., que sous la couverture d'une loy. Il ne faut
balancer le juste et V injuste qu'au poix seulement
de l'utilité qui en vient.
Enfin , le Politic vient combattre à son tour,
VEscolier., le Philosophe et le Courtisan. Et ici
Ton rencontre les plus belles doctrines de gou-
vernement, et peut-être les vérités les plus
dures à entendre pour une cour livrée au sys-
tème bâtard de Florence et de Madrid. La loi est
un moyen d''absolutisme , avait dit le courtisan.
Elle est sous la tutelle des magistrats, dit le
politique; et il ajoute qu'en France on peint les
( 398 )
rois tenant la main de justice dans la droite, le
sceptre n'étant que dans la gauche. Le citoyen est
sujet au magistrat; le magistrat, à la loi. Le roi
n'est que le magistrat suprême. Ce sont les armes
qui soutiennent, ce sont les lettres qui font périr
les républiques, a dit le courtisan. Non, dit le
politique. Il y a deux causes qui font tomber les
rois et les empires; la première est la violence,
quand par une force ouverte on tient un peuple
en servitude ; Pautre est la manière toujours pra-
I tiquée par les tyrans, quand le bien public est du
tout rapporté an profit particulier d\m seul. C'est
lorsque les rois rapportent tout à eux qu'ils pen-
sent être plus grands; c'est précisément alors
i qu'ils sont plus petits.
A ces doctrines si justes et si nationales en
France, Pasquier ajoute quelques exemples tirés
de l'histoire du pays, afin de faire voirque toujours
elles ont été maintenues, qu'on a cherché quel-
quefois à les violer, qu'il y a eu quelques mau-
vais princes, mais que, même sous Louis XI, il
s'est trouvé un La Vacquerie, fort de la loi et des
droits du peuple , et prêt à mourir avec une ré-
sistance généreuse, plutôt que de sacrifier lâche-
ment les libertés publiques aux envahissemens
d'un seul.
Tel fut aux états de Blois le plus célèbre des
collègues de Montaigne , telles étaient les doctri-
( 399 )
nés que professaient alors les politiques. Mais ces
doctrines, Pasquier n'eut pas occasion de les pro-
duire.
Nous avons dit que des opinions hardies fu-
rent émises à Blois. L'émancipation politique du
pays, Tassimilalion des états-généraux aux cham-
bres d'Angleterre y fut agitée confidentiellement,
sinon discutée en séance publique. Certains dé-
putés, c'est Pasquier qui nous l'apprend, allèrent
jusqu'à dire : «< A quoi servira cette assemblée,
si les remèdes pour restaurer la France que nous
présentons en nos cahiers ne sont publiés, ainsi
que nous le résoudrons, sans rien y changer?
Ne sont-ce pas les états qui ont donné aux rois
l'autorité et le pouvoir qu'ils ont ? Pourquoi donc
faut-il que ce que nous adviserons et arrêterons
en cette assemblée, soit contrerollé par le con-
seil du roi ? Le parlement d'Angleterre, les états
de Suède, ceux de Pologne étant assemblés, ce
qu'ils accordent et arrêtent, leurs rois sont for-
cés de le faire observer sans y rien changer.
Pourquoi les Français n'auront-ils pas pareil pri-
vilège?... Et s'il faut que nos cahiers passent au
conseil privé du roi, il y devrait au moins assister
un certain nombre de députés de chaque ordre*.
Certes, des opinions si avancées et des hom-
* Voyez Palma Cayet, Crhoii. Sept, édition Pelilot, t. I, p. kbk.
( 4oo )
mes si courageux semblaient devoir aller loin.
Mais d'abord, ces hommes si courageux n'é-
taient que des séditieux, des Ligueurs, et ces opi-
nions qui paraissent si avancées n'étaient que des
doctrines de révolte : les Ligueurs seuls les pro-
fessaient. Ensuite ce ne fut pas entre les députés
de la nation que se décidèrent les questions pen-
dantes, les Etats de Blois ne furent qu'un duel
entre Henri III et le duc de Guise.
Entre ces deux personnages qui ne pouvaient
plus désormais se tolérer l'un l'autre sur le même
sol, la guerre ne devait être qu'une guerre à
mort , et tout le monde semblait croire la défaite
du roi certaine. Cependant aux états de Blois les
premiers et les derniers coups, et les plus vigou-
reux, furent portés par le faible Valois dont on
annonçait la prochaine déchéance. Dans le dis-
cours d'ouverture qu'il prononça, il se posa, non-
seulement pour la doctrine, l'émule du plus fier
monarque de ces temps, de Philippe II ; il s'y posa
maître et résolu d'en finir avec tous les factieux.
Voici la partie saillante de ce discours jeté si
hardiment à la tête d'une assemblée hostile, du
duc de Guise et de sa majorité :
<( Cette tenue des états est un remède pour
guérir , avec les bons conseils des sujets et la
sainte résolution du prince, les maladies que
Je long espace de temps et la négligente observa-
( 4oi )
lion des ordonnances du royaume y ont laissé
prendre pied, et pour raffermir la légitime au-
torité du souverain , plutôt que de l'ébranler ou
de la diminuer^ ainsi qu'aucuns mal avisés^ ou
pleins de mauvaise volonté , le voudraient faire
accroire.
» Je n^ai point de remords en ma conscience
des brigues ou menées que j'ai faites, et je vous
en appelle tous à témoins pour m'en faire rougir,
comme le mériterait quiconque aurait usé d'une
si indigne façon que d'avoir \o\x\\x faire couler
dans nos cahiers des articles plus propres à trou-
bler cet Etat qu'à lui procurer ce qui lui est
utile.
« Puisque j'ai cette satisfaction en moi-même,
et qu'il ne me peut être imputé autrement, gra-
vez-le en vos esprits et discernez, ce que je mé-
rite d'avec ceux, si tant f en «, qui eussent pro-
cédé d'autre sorte; et notez que ce qui part de
mes intentions ne peut être reconnu ni attribué
par qui que ce soit , pour me vouloir autoriser
contre la nation : car je suis votre roi donné de
Dieu^ et suis seul qui le puis véritablement et
légitimement dire.
» Favorisez donc , je vous en prie , mes bons
sujets, ma droite intention qui ne tend qu'à faire
reluire de plus en plus la gloire de Dieu et de
notre sainte religion catholique, apostolique et
I. a6
( 402 )
romaine, à exlir^ier Thérésie en tout ce roytmnie,
y rétablii' bon ordre et bonne règle, soulager
mon pauvre peuple oppressé, et relever mon au-
torité abaissée injustement.
)) Je vous assure bien que f aurai tellement
Vœil sur ceux qui me serviront à l'avenir^ que
mon bonheur en sera accru et mon Etat restauré
au contentement de tous les gens de bien, et for-
cera ceux qui ont mis leur affection en autre en-
droit qu'au mien^ de reconnaître leur erreur.
» Les témoignages sont assez notoires de quel
zèle et bon pied j^ai toujours marché à Textirpa-
tion des hérétiques; à quoi j'exposerai plus que
jamais ma vie, jusques à une mort certaine, s"'il
en est besoin, n'étant point de plus superbe tom-
beau ou je puisse m' ensevelir que dans les ruines
de l'hérésie. La réunion de tous mes sujets catho-
liques, par le saint édit que j\ii depuis peu de
mois fait*, a assez témoigné que rien n'a eu plus
de force en mon àme que de voir Dieu seul ho-
noré, révéré et servi dans mon royaume. »
Puis Henri III ayant recommandé « Tenrichis-
sement des arts et des sciences , le règlement du
commerce, le retranchement des superfluités et
du luxe, et la taxation des marchandises, qui
étaient montées à un prix excessif, » continue
ainsi :
* Edit d'Union.
( 4o3 )
« La juste crainte que vous auriez, de tomber
après ma mort sous la domination d'un roi héré-
tique, s'il advenait que Dieu nous fortunât tant
que de ne me donner mâle lignée, n'est pas plus
enracinée dans vos cœurs que dans le mien,
» C'est pourquoi j'ai fait quasi principalement
mon saint édit d'Union, et pour abolir cette dam-
nable hérésie, lequel, encore que le j'ai juré très-
saintement et solennellement, je suis d'avis, pour
le rendre plus stable, que nous en fassions une
loi fondamentale du royaume, et qu'à ce pro-
chain jour de mardi, en ce même lieu et en cette
même notable assemblée de tous mes états, nous
le jurions tous, à ce que jamais nul n'en pré-
tende cause d'ignorance.
» Par mon saint édit d'Union, toutes autres li-
gues que sous mon autorité ne se doivent souffrir.
Ni Dieu, ni le devoir ne le permettent; car toutes
ligues, associations, pratiques, menées, intelli-
gences, levée d'hommes et d'argent, tant dedans
que dehors le royaume, sont actes de roi , et en
toute monarchie bien ordonnée , c'est crime de
lèse-majesté sans la permission du souverain.
«c Aucuns grands de mon royaume ont fait telles
ligues et associations* : mais, témoignant ma
bonté accoutumée, je veux bien mettre sous le
* Désignation du duc de Guise.
( 4o4 )
pied, pour ce regard, tout le passé; déclarant
dès à-présent et pour l'avenir atteints et convain-
cus de crime de lèse-majesté ceux de mes sujets
qui ne s'en départiraient pas, ou qui y trempe-
raient sans mon aveu ; c'est en quoi je m'assure
que vous ferez reluire votre fidélité.
» Je veux me lier par serment solennel sur les
saints Evangiles, d'observer toutes les choses que
j'aurai arrêtées en ces états, comme lois sacrées,
sans me réserver à moi-même la licence de m'en
départir à l'avenir^ pour quelque cause, prétexte
ou occasion que ce soit.
» Que s'il semble qu'en ce faisant^ je me sou-
mette trop volontairement aux lois dont je suis
l'auteur, et qui me dispensent elles-mêmes de
leur empire* ^ et que par ce moyen je rende la
dignité royale aucunement plus bornée et limitée
que mes prédécesseurs, c'est en quoi la généro-
sité d'un bon prince se connaît. Ce me suffira de
répondre ce que dit ce roi à qui on remontrait
qu'il laisserait la royauté moindre à ses succes-
seurs qu'il ne l'avait reçue de ses pères : Je la
lairrai beaucoup plus durable et plus assurée.
>» Pour finir mon discours, après avoir usé de
* C'est ici le langage de Charles-Quint et de Philippe II, qui
veulent bien se soumettre aux lois pour donner de bons exemples,
mais qui se déclarent supérieurs à toutes les lois.
( 4o5 )
l'autorité et du commandement je viendrai aux
exhortations et aux prières, et vous conjurerai
par toute la révérence que vous devez à Dieu, de
vous unir et rallier à moi pour combattre les dis-
cordes et la corruption de cet Etat, par votre in-
tégrité et votre diligence, bannissant toutes pen-
sées contraires, et n'y apportant, à mon exemple,
que le seul désir du salut universel.
» Si vous en usez autrement, vous serez com-
blés de malédictions, vous imprimerez une tache
d'infamie perpétuelle à votre mémoire*'^ et moi
je prendrai à témoin le ciel et la terre, qu'il
n'aura point tenu à mon soin ni à ma diligence
que les désordres de ce royaume n'aient été ré-
formés , mais que vous avez abandonné votre
prince légitime en une si sainte et si louable
action.
» Et finalement vous ajournerai à comparaître
au dernier jour devant le Juge des juges, là où
les intentions et les passions se verront à décou-
vert, là ou les masques des artifices et des dissi-
mulations seront levés^ pour recevoir la punition
de votre désobéissance envers votre roi^ et de vo-
tre peu de générosité et loyauté envers son Etat.
» Jà, Dieu ne plaise que je le croie, mais plu-
* Il faut se rappeler, pour apprécier ce passage, que Henri III
parlait à une majorité hostile.
( 4o6 )
tôt, que vous vous y gouvernerez comme je me le
promets de vos prud'homie, affection et fidélité,
et vous ferez oeuvre agréable à Dieu et à votre
roi, vous serez bénis de tout le monde, el acquer-
rez la réputation de conservateurs de votre pa-
trie. »
Ce discours fut couvert d'applaudissemens
de parade; il en eût mérité de sincères : c'était
un noble langage ; il fut stérile néanmoins. Le
pauvre roi de France, qui le destinait à tous ses
sujets et qui déjà Pavait transmis à son impri-
meur pour en faire tirer des milliers d'exem-
plaires, n'eut pas même le pouvoir de le faire
paraître tel qu'il l'avait prononcé. Le duc de
Guise lui en fit retrancher ce qui le désignait
trop clairement à la colère du pays.
Prononcée devant des députés véritables, une
partie de la harangue de Henri eût rencontré une
vive opposition, puisqu'elle était d'un absolu-
tisme hors de cours ; jetée en forme de défi au
chef de parti qui commandait à une majorité
hostile , elle fut nécessairement un brandon de
discorde.
La discorde éclata bientôt. Nous l'avons dit,
la majorité était contraire au dernier des Valois.
Comme la Ligue, elle ne demandait pas mieux
que de lui arracher la couronne pour la poser
sur un autre front. Sur cent quatre-vingt-onze
( 4o7 )
membres du tiers-état , cent cinquante portaient
la double croix blanche. Parmi les cent quatre-
vingts députés de la noblesse,, il se trouvait quel-
ques royalistes sincères et un certain nombre de
politiques f mais le clergé était à-peu-près tout
entier dévoué au duc de Guise, qui au moyen de
la Ligue avait soigné les élections à tous les
degrés.
On le sait, elles étaient alors à deux degrés.
Elles se faisaient par sénéchaussée ou bailliage.
Tous les bénéficiers ecclésiastiques, les possesseurs
de fiefs, terres et seigneuries, les bourgeois des
villes, bourgs et paroisses, se réunissaient en
personne ou par mandataire au chef-lieu de leur
juridiction, pour y choisir un certain nombre
de délégués chargés de dresser le cahier des re-
montrances et d'élire au scrutin les députés qui
devaient se rendre aux états.
Grâce à la majorité que des élections bien
Suivies avaient donnée au système de la Ligue,
les deux adversaires, Henri III et le duc de
Guise, virent bientôt, le premier, que des trois
grandes questions qui étaient pendantes, au-
cune ne serait résolue en sa faveur; le second,
que les états iraient aussi loin quMl le vou-
drait; quVi Texclusion des Bourbons de la cou-
ronne, ils joindraient la déchéance des Valois,
« t <pie ce ne serait pas TEspagne qui recueil-
( 4û8 )
lerait le bénéfice des votes, que ce serait lui-
même.
Ces convictions établies de part et d^autre,
Henri trancha par Tassasinat du duc de Guise
la question qui lui était personnelle, celle de
l'usurpation faite et à faire. Un an après, la
Ligue trancha par un autre assassinat la ques-
tion qui lui était personnelle aussi, celle du
Valois, comme elle disait.
Celle de la succession, la seule qui restât en-
core à résoudre, était alors plus instante que
jamais. Elle fut vidée dans le sens des deux sys-
tèmes.
Elle fut tranchée par la Ligue dans le sens de
Pexclusion politique et de Texcommunication
religieuse. Ne pouvant proclamer encore ni le
duc de Joinville ni Isabelle d'Espagne , la Ligue
choisit celui des princes de Bourbon qui offrait
à la fois le mérite d'un dévouement absolu aux
Guises et les chances d'une mort prochaine.
C'était le cardinal de Bourbon, l'oncle de Henri
IV, qu'elle proclama sous le nom de Charles X.
La même question fut tranchée aussi dans le
sens de la légitimité naturelle et de la politique
légale. Elle le fut de cette sorte par l'armée, les
politiques et quelques villes du royaume qui
s'éloignaient généralement des opinions du
prince de Navarre, mais qui voyaient en lui
( 4o9 )
non-seulement le roi des braves, suivant Tex-
pression d^un soldat, mais la vertu et le talent
joints aux droits les plus légitimes, et même les
seuls qui eussent ce caractère.
Deux rois, deux gouvernemens, deux systè-
mes se trouvèrent alors en présence. Ici Char-
les X et les Guises, avec la Ligue, une armée fran-
çaise, une armée espagnole, Paris, le parlement,
l'université, le clergé et la majorité de la nation;
là Henri IV et les Bourbons avec la Réforme,
une petite armée française, ime petite armée de
Béarnais, un petit corps d'Anglais, les politiques
et une minorité de la nation. D'un côté c'était
le système de répression nettement dessiné, tel
qu'il était appliqué depuis long-temps aux Pays-
Bas, à la France depuis iSSg; d'un autre côté
c'étaient les doctrines sorties de la Renaissance.
La lutte pouvait devenir très -grave, et telle
qu'aucun pays d'Europe n'en eût vu de plus
compliquée. Elle se termina cependant avec
une grande rapidité, grâce au rapide change-
ment qui s'opéra dans la pensée du Béarnais, et
grâce au système d'une habile transaction qu'il
substitua aux doctrines qu'il avait professées
jusqu'à son avènement.
Henri IV, à la place de son oncle, faisait
triompher les doctrines de répression, point de
doute à cet égard, puisque même après lui Ri-
( 4to )
chelieu et Louis XIV ont pu faire triompher ce
système. A la tête des doctrines de progrès de
la Renaissance et de la Réforme, Henri IV pou-
vait lutter encore et se ménager une chute
glorieuse. Mais le triomphe était impossible.
Henri IV ne le tenta pas un instant. Il adopta un
système de transaction et de conciliation , et
marqua par ce choix toute la hauteur de son génie.
En effet, pour marcher avec la Ligue ou la
Réforme, il ne fallait que se laisser aller, se
constituer simple chef de parti, et, s^»ppuyant
sur Tétranger, armer une partie de la nation
contre Tautre. Cela n^était pas d'une bien haute
politique. Il était, au contraire, besoin d'une
grande supériorité, non pour comprendre que
là n'était pas l'honneur du prince ni le salut du
pays, et qu'il fallait plutôt délivrer la patrie de
l'étranger que de la jeter à ses intrigues, mais
pour savoir calmer la France au lieu de l'appe-
ler aux camps, désarmer tous les partis au lieu
d'en appuyer le plus périlleux, régénérer tous
les corps de l'État au lieu d'en briser un seul,
et imprimer aux esprits une direction nou-
velle, au lieu de les exaspérer en donnant aux
uns ou aux autres, sur des questions qui agitaient
fout le monde depuis près de quatre-vingts ans,
un triomphe qui devenait une insulte pour les
vaincus.
( 4.1 )
Henri IV suivit ce système. Aidé des meilleurs
capitaines, des plus sages ministres, d'écrivains
dont le concours n'était pas à dédaigner, — car
la satire Ménippée valait un corps d'armée —
d'une foule de fonctionnaires qui l'idolâtraient,
ce prince entra dans ses voies de conciliation et
de transaction avec d'immenses moyens. Il y en-
tra aussi avec une singulière prudence, l'épée
au côté, mais désarmant toutes les passions,
flattant tous les amours-propres, consultant tou-
tes les classes de citoyens et tous les corps de
l'Etat, parlant à tous, avec une éloquence dont
seul il avait le secret, puisqu'il la puisait à la
fois dans ses sentimens et dans sa raison.
Pour se constituer le maître daris le pays,
pour en pouvoir dissoudre l'association la plus
dangereuse, la Ligue, Henri IV en amnistia tous
les repentans. Avec les étrangers ses alliés, les
Anglais, il chassa les étrangers ses ennemis, les
Espagnols. Pour gagner les grands corps de l'Etat
et désarmer les préventions qui coloraient leur
révolte -, pour donner même une satisfaction véri-
table aux doctrines religieuses qu'il avait si long-
temps combattues et qu'il entendait séparer dé-
sormais des doctrines politiques avec lesquelles
on avait su les confondre, il les embrassa lui-
même. Pour n'avoir pas à violenter les con-
sciences, déjà maître de Paris il laissa le temps
( 4iO
de la réflexion à ceux qui hésitaient à lui jurer
fidélité. Pour établir Tégalité entre ceux qui lui
reprochaient de quitter leurs doctrines, après
s'être servis de leurs bras, sans vouloir leur assu-
rer cette existence légale pour laquelle ils avaient
combattu ensemble, et ceux qui, dans les rangs
contraires, Taccusaient de n'être à eux que de
parole, sans Têtre de fait, il ajourna les mesures
les plus légitimes que pouvait lui conseiller son
cœur et sa justice; mais quand son absolution,
venue de Rome après les plus habiles négocia-
tions, eut fourni la preuve de la sincérité de ses
sentimens, le moment de donner Tédit de Nantes
' lui parut arrivé; et alors ni les hésitations de
ses conseillers ni les remontrances de ses par-
lemens ne purent Tempêcher de faire, en faveur
de la minorité, ce qu'il n'aurait pu lui refu-
ser sans trahir et son passé et les lumières de
l'époque.
Mais il eut hâte, de détourner les esprits de ces
questions brûlantes qui les ti'oublaient depuis
trop long-temps ; de ces questions qui avaient
trop souvent compromis le pays et couvert le
sol de la France du sang de ses enfans. Il les
appela sur deux ordres de choses qui, loin de
les diviser, ne pouvaient qu'établir enlr'eux d'u-
tiles rapprochemens.
\ D'abord il les dirigea vers ces intérêts ma-
\
( 4i3 )
tériels à la fois et moraux qui, sans troubler la
tranquillité des états, occupent si vivement les
afiections des peuples, Tagriculture, Tindustrie,
le commerce, les canaux, les colonies, les finan-
ces, les lettres, les arts.
Ensuite, il appela Tattention générale sur ces
questions de politique extérieure et de dignité
nationale, qui exaltent si utilement les sentimens
de patriotisme, et que les rois ses prédécesseurs
avaient, au traité de Cateau-Cambresis, sacrifiées
si follement aux vues despotiques de Philippe II.
L'Espagne et la maison d'Autriche, qui s'ap-
puyaient constamment, depuis qu'elles faisaient
peser ensemble leur sceptre de fer et de plomb
sur tout ce qui était sorti de la Renaissance, et
qui avaient long-temps miné le sol de la France
par ces coupables intrigues commencées sous
Charles-Quint et continuées sous Philippe II, pré-
occupaient particulièrement les méditations po-
litiques de Henri IV. Pour faire cesser ces longues
hostilités qu'elles dirigeaient contre les Pays-Bas
et l'Allemagne-, pour mettre fin à ces funestes
interventions pour cause de doctrines, dont il
avait failli être la victime avant de monter sur
le trône de France ; pour établir, en un mot, dans
la politique de l'Europe ce système de trans-
action et de conciliation qu'il avait si heureu-
sement donné à son pays, Henri IV, avec une
( 4r4 )
inconséquence sublime, résolut lui-même d^in-
tervenir en armes pour constituer FEurope.
On a souvent pris en pitié celte chimère,
disons mieux, ce système qu^on n'a jamais connu
tout entier; mais, abstraction faite des illusions
que pouvait nourrir un homme d'un tel génie
et disposant de tels trésors, d'une telle armée,
d'une telle célébrité, on doit comprendre qu'il
j avait quelque chose à faire pour une pacifi-
cation générale, quand une guerre de principes
venait de se vider en France et une autre dans
les Pays-Bas; quand des guerres de doctrines
allaient éclater en Allemagne et en Angleterre.
Loin de prendre en mépris la dernière con-
ception du plus grand de nos monarques, nous
supposons qu'elle eût fait proclamer dans le mo-
ment le plus opportun l'indépendance des Pays-
Bas, prévenu de la manière la plus heureuse la
guerre de trente ans, et remplacé, par une politi-
que de véritable civilisation, ce système de ré-
pression et de guerre civile que le traité de Cà-
teau-Cambresis avait allumé en Europe.
Tel était sans doute, le vrai but de cette ré-
publique européenne, qu'avait conçue Henri IV
parce qu'il était impossible que son génie ne la
conçût pas dans les circonstances données.
Le système de répression eut l'instinct de ses
périls. Il vit que le premier des Bourbons était le
( 4i5 )
{)lus dangereux de ses ennemis, que plus il avait
de génie et plus sa doctrine de conciliation ré-
pondait au temps, plus aussi il avait de chances,
et, dans son désespoir, ce système le sacrifia
comme il avait sacrifié le dernier des Valois.
Alors la répression triompha de nouveau, et
Henri IV, le prince tel queTavaient rêvé Erasme,
Morus et L^Hôpital; le prince qui devait donner
à Vidéalde Machiavel, à César Borgia et à Ferdi-
nand d'Aragon, à Charles-Quint et :i Philippe II,
un éclatant démenti; le prince qui, en fermant
la carrière du crime et de Tastuce, devait mar-
quer dans les doctrines morales et politiques du
monde une ère nouvelle ; le prince qui, par ses
gestes encore plus que par ses discours, avait
établi de si belles théories d'administration et de
gouvernement ; le prince qui avait détrôné
non-seulement Tanarchie et les partis, mais le
despotisme et le poignard; le prince qui avait
réhabilité la royauté et rendu à la couronne la
splendeur de son panache blanc, ne fut plus dé-
sormais qu'une fâcheuse interruption du plan
arrêté en i559 entre Philippe II et Henri I.V.
Ainsi l'entendent les conseillers de sa veuve,
et aussitôt, sous Marie de Médicis, se rouvre la
carrière des violences, des intrigues, des persécu-
tions et des concessions, de tout ce qui avilit les
gouvernemens et les nations.
( 4i6 )
Médicis rouvre d'abord la carrière des violen-
ces. Elle se fait reconnaître régente au Parle-
ment sans permettre même la délibération.
« Cette épée est encore dans le fourreau, dit son
» messager, le duc d'Epernon, mais il faudra
» qu'elle en sorte si on n'accorde dans l'instant
»» à la reine un titre qui lui est dû selon l'ordre
» delà nature et de la justice. »
Elle rouvre en même temps la carrière des in-
trigues; elle renoue ces mauvaises alliances avec
l'Espagne, qui avaient rempli de troubles le
r(5yaume, et, étrangère, elle livre les afi'aires du
pays à un de ces étrangers qui s'étaient rendus
si méprisables et si odieux par leur bassesse et
leur avidité.
Elle rouvre ensuite la carrière des persécu-
tions. Elle choisit le berceau même de son époux,
cet héroïque pays de Béarn qui avait servi si fi-
dèlement son illustre Henri, pour y proscrire une
doctrine.
Elle rouvre enfin la carrière des concessions.
Trois fois elle s'abaisse jusqu'à négocier avec des
seigneurs de la Cour, qui osent faire la guerre à
un pouvoir auquel ils n'ont à reprocher, pour
toute erreur, que le dédain qu'il fait de leur ca-
pacité ; deux fois elle répond par des manifestes
aux manifestes de l'ambitieux Condé, qui ose agi-
ter encore une fois ces malheureux protestans
( 4i7 )
que ses pères ont si souvent sacrifiées à leur
égoïsme etjdont sa famille a quitté depuis long-
temps les doctrines.
Tout est^ faute et faiblesse dans le système de
Médicis. [Si elle assemble les états, ce n'est pas
pour ^consulter la|nation, c'est pour satisfaire la
Fronde, quii^lui a dicté l'ordre de les réunir; ce
n'est pas pour faire pénétrer dans le peuple quel-
que bonne maxime de gouvernement, c'est plutôt,
on le dirait, pour sacrifier aux plus coupables
extravagances les principes plUs purs qui sont
venus se poser, et pour donner à l'aristocratie de
l'Eglise l'occasion^ d'humilier la royauté comme
venait de le faireTarislocratie de la cour.
En effet, à l'assemblée de Rouen, la dernière
des réunions de nos états-généraux, Duperron,
qui dans des temps meilleurs avait soutenu des
opinions'^plus saines et;jqu'avait tant aimé le
prince immolé par Ravaillac, osa combattre avec f
une révoltante chaleur le tiers-état, qui voulait
qu'enfin les [lois vinssent au secours des mœurs
et fermassent la carrière 'du crime politique par
la proscription d'infâmes doctrines. Duperron,
qui auraitjdû réclamer^ ces lois avec plus d'ar-
deur que tout autre, osa les repousser. Et l'ordre
auquel il appartenait écouta sans colère l'étrange
discours d'un cardinal de l'Eglise. Disons-le,
simple question de morale, la théorie du régicide j
( 4.8 )
n^eût rencontré à Rouen que des accens de répro-
bation, mais, confondue avec la question de su-
prématie spirituelle, elle avait depuis quelque
temps des partisans nombreux, et elle en trouva
même après le crime de Ravaillac. C'est sous le
I point de vue de Tautorité spirituelle que parla
Duperron; mais, quelque point de vue qu'on
pût choisir pour faire Tapologie d'une doc-
trioe si périlleuse, plus on déployait de talens,
plus on était coupable. L'orateur du clergé sortit
entièrement des convenances. Non-seulement il
revendiqua au Saint-Siège cet odieux pouvoir de
déposer les rois^ auquel on rattachait la théorie
du régicide; il déclara ce pouvoir plein^ plénis-
sime^ direct au spirituel^ indirect au temporel.
Il fjîllut le ministère, j'allais dire le règne d'un
cardiniil plus politique, le règne de Richelieu,
pour qu'en France une doctrine si étrange fût
extirpée jusque dans ses racines dernières. Mais
l'assassin :it devait disposer encore une fois
des rênes de l'État. En effet, quand le fils de
Henri IV et son favori le roi de Luynes s'empa-
rèrent d'un pouvoir avili et deux fois disputé par
une féodiililé frondeuse, ils s'oublièrent eux-mê-
mes jusqu'à rouvrir cette carrière de l'assassinat
dont deux rois avaient été victimes; ils tran-
chèrent les questions de gouvernement comme
/ avaient fait Henri HI et la Ligue, comme aurait
( 4i9 )
voulu faire, à l'égard de Guillaume d'Orange, le
plus absolu et le plus inflexible des despotes
modernes, le sombre Philippe IL
Après la mort de Henri IV tout vint, pendant
douze ans, donner le démenti à son système.
Lorsqu'un homme d'état véritable, Richelieu,
prit les rênes du pouvoir et mit fin à toutes ces
erreurs renouvelées du règne de Catherine, ce
fut encore pour suivre une autre politique que
celle du grand roi.
Richelieu, qui régna pendant vingt ans sous le
nom de son maître, eut quelques belles et fortes
doctrines. Dans sa politique extérieure il mit quel-
que chose de la dernière pensée du Béarnais, de la
tendance constante de Fi-ançois l"] et son regard
de souverain embrassa l'Europe en même temps
que la France, l'avenir en même temps que le pré-
sent ; mais ce ne fut pas la pure doctrine de l'épo-
que, et ce ne fut pas la haute moralité du premier
Bourbon qui animèrent ses conceptions, ce fut le
machiavélisme de Florence, au service de l'abso-
lutisme de Castille, qui les domina. Richelieu n'ef-
faça point, à la vérité, les traces imprimées dans le
royaume par Henri IV, mais il n'y marcha point.
Les lumières de la Renaissance ne furent pas
étrangères au goût du ministre qui fonda l'Aca-
démie française en dépit du Parlement, mais s'il
( 420 )
connut Erasme, Morus et L'Hôpital, il fit comme
avaient fait Charles-Quint, Philippe II et Cathe-
rine de Médicis : il laissa là les Utopistes pour se
guider d'après le célèbre secrétaire de Florence.
Le système de Richelieu se réduit à ces deux
points , grands , simples , admirablement liés ,
1* rendre la royauté absolue dans le pays ; 2° ren-
dre la France prépondérante dans l'Europe.
A l'absolutisme de la royauté s'opposaient trois
choses , la république protestante, le république
féodale et la république parlementaire.
Si ces expressions étonnent, qu'on apprenne
comment, dans son Testament politique, ouvrage
remarquable, quoi qu'on en ait pu dire, Riche-
lieu expose lui-même la situation où se trouvait
le pays :
« Lorsque votre Majesté se résolut de me
» donner à même temps l'entrée de ses conseils
» et grand, part en sa confiance pour la direc-
» tion des affaires, je puis dire avec vérité,
» que les huguenots partageaient l'Etat avec elle,
» que les grands se conduisaient comme s'ils
» n'eussent pas été ses sujets j et les plus puis-
» sans gouverneurs des provinces comme s'ils
» eussent été souverains en leurs charges.
» Le mauvais exemple des uns et des autres
» était si préjudiciable à ce royaume, que les
( 4ai )
» compagnies les plus réglées se sentaient de leur
» dérèglement*. »
Eftacer des institutions et des doctrines et faire
disparaître du cours des affaires ces trois républi-
ques Tune après Vautre, tell« devait-être la pre-
mière tâche du ministre. Il Vaccomplil d^abord.
L'édit de Nantes, au lieu de soumettre la Ré-
forme à la loi commune, ou de lui accorder cette
loi, Tarait constituée en république, lui avait
concédé des places fortes, des garnisons, et par
conséquent le droit de lever des impôts pour sol-
der ses troupes et ses généraux**. Sauf le droit
de battre monnaie à leur effioie et de faire des
lois de leur façon, les Rohan et les Soubise for-
maient à la tête de la Réforme un état, qui négo-
ciait des traités avec TAngleterre et même avec
rEspiîgne, Tancienne alliée de la Ligue. On en
voit la preuve dans le Testament de Richelieu :
« Vous ruinâtes absolument ce parti, dit-il, lors-
que LE ROI d'eSPAGNE TACHAIT DE LE RELEVER ET
DE L*' AFFERMIR PLUS QUE JAMAIS. Il Venait fraîche-
ment de faire un traité avec le duc de Rohan,
pour former en cet état un corps d^états de re-
belles à Dieu et à votre Majesté tout ensemble,
* C'est une allusion aux parlemens. yojez l'édition d'Amster-
dam, p. 5.
" V oyez cet édit dans Benoît, histoire de la Récocaiion de l'Edit
de Nante$. T. I. Pièces.
( 4" )•
moyennant un million quMl lui devait donner
tous les ans et dont par ce moyen il rendait les
Indes tributaires à l'enfer*. »
Disons en passant que TEspagne accusant Ri-
chelieu de transiger avec Thérésie et s' alliant avec
les huguenots, et la France accusant TEspagne
de traiter avec les protestans de France et trai-
tant avec les protestans d'Allemagne, n'offrent
rien de nouveau ; mais que ces faits et ces récri-
minations montrent une fois de plus quel cas la
politique fait de la religion, quand ses doctrines
sont mauvaises. Richelieu s'excuse de ses ligues
allemandes. « Le roi votre père, dit-il à Louis XIII,
n'entra jamais en traité avec les Hollandais qu'a-
près que le roi d'Espagne eut formé une ligue
en ce royaume pour usurper la couronne**. » Cela
était vrai par hasard, mais cette apologie était
bien absurde; Henri IV, les choses étant de son
choix, n'eût pas plus hésité à s'allier avec les Hol-
landais que François I", au début des nouvelles
doctrines, n'avait répugné à s'unir avec les Turcs
et les Allemands. Quand Richelieu, qui ne sut
pas faire ce qu'eût fait Henri IV, eut résolu de
combattre en France un ordre d'idées qu'il ne
devait pas tarder à soutenir en Allemagne, il fit à
l'égard de la Réforme tout ce qu'en exigeait son
* Teslamenl politique, p. 16. — ** Ibidem p. 17.
( 4a3 )
système, il lui ôta ses places fortes, la dépouilla
de tout ce qui constituait sa puissance et la fit in-
viter par Tancien clergé à rentrer dans TEglise.
Il lui donna ensuite un Edit de Grâce, quand il
vit qu"'elle ne voulait pas se convertir ( 1629 ).
Après la Réforme rien n'embarrassait plus
la royauté que la résurrection des turbulences
féodales. Les traités de Sainle-Ménehould et de
Ponts-de-Cé avaient reconstitué les premières
familles du pays en une sorte de république féo-
dale. On avait négocié avec elles, on leur avait re-
connu sinon le droit de rébellion, du moins celui
de remontrance. Médicis, qui d'abord avait com-
battu le désordre, et le frère de Louis XIII qui le
favorisa toujours par sa faiblesse, trouvaient leur
compte à cette anomalie-, mais Richelieu devait
Fanéantir, et Richelieu, pour la faire disparaître,
ne devait reculer devant aucune difficulté. Il ne
recula devant aucun moyen. Coup sur coup la
mère du roi fut expulsée du pays, le duc d'Or-
léans, forcé de s'enfuir, le duc de Lorraine, chassé
de ses états. Montmorency, Marillac et une foule
de personnages marquans, subirent le dernier
supplice pour des fautes, des intrigues, des com-
plots. Les Guises avaient jadis fait trembler le
sol du pays; un descendant de ces factieux qui
avaient osé s'installer au Louvre en dépit des Va-
lois, invité par Richelieu à s'y présenter, se crut à
( 4M )
peine en sûreté quand il eut passé les Alpes.
On pouvait punir plus doucement, et moins
qu''à tout autre il convenait à Richelieu dVxiler
Marie de Médicis, auteur de sa fortune; mais,
pouvoir suprême, il devait détruire enfin cette
république féodale, qui depuis tant de siècles
opprimait la royauté et la nation, et qui sans
cesse renaissait de ses cendres^ depuis le règne
si vigoureux de Louis XI.
La république parlementaire n'était pas plus
tolérable que les deux autres. Le Parlement, on
le sait, dans mille occasions, a bien mérité du
pays. S'il a souvent combattu le progrès et rejeté
les plus sages doctrines; s'il a eu son procès
de Galilée, en jugeant plus d'un philosophe;
s'il a paralysé la politique de L'Hôpital, et s'est
opposé à l'institution de l'Académie; s'il a fallu le
génie de Boileau pour l'éclairer sur celui d'Aris-
tote, dont il s'était fait une risible idole, il a plus
souvent lutté avec gloire et protesté avec énergie
contre toute sortes d'abus, d'usurpations et de
violences. Mais, premier corps de haute justice, il
nourrissait lui-même dans son sein des habitudes
d'usurpation et prétendait abusivement à contrô-
ler en même temps la législation du pays et la po^
litique du pouvoir. Par celte attitude qui l'élevait
à la fois au-dessus des lois et au-dessus des rois, le
Parlement formait à côté du magistrat suprême
{ 425 )
un magistrat également suprême, et celle républi-
que parlementaire ne devait pas subsister plus
long-temps que les deux autres. L^an i64o Ri-
chelieu mit le parlement^de Rouen en interdic-
tion pendant une année, pour n^avoir pas fait
son devoir dans un mouvement populaire. L'an
1641 il mit le parlement de Paris à sa place véri-
table en lui portant défense, 1° de prendre désor-
mais connaissance des affaires d'état, à moins de
commandement contraire et d'un pouvoir spécial
donné par lettres-patentes ; 2° ordre d'enregis-
trer sans aucune délibération les édits concer-
nant le gouvernement de^l'Etat : 3° ordre de vé-
rifier les édits de finances tels qu'ils seraient
envoyés, lorsqu'après avoir entendu les remon-
trances, le roi jugerait à propos d'en ordonner
l'enregistrement.
Ces ordres marquent la finMe^la carrière po-
litique du Parlement. La fin des états-généraux
avait précédé de quelques années^celle du parle-
ment politique.
Le système intérieur de Richelieu était achevé,
et désormais ces doctrines de répression, d'abord
imprudemment adoptées par Henri II, puis ca-
pricieusement suivies par Catherine de Médicis,
bientôt glorieusement interrompues par Henri IV,
et reprises enfin avec vigueur par Richelieu, sem-
blaient avoir triomphé en France comme el-
( 4-^6 )
les avaient triomphé en Espagne et en Italie ,
sans faire éclater dans le royaume aucun de ces
cataclysmes politiques que leur application de-
vait amener partout où elles rencontraient une
opposition sérieuse.
Des doctrines politiques de la Renaissance et
du progrès moral de la Réforme rien ne semblait
avoir pris racine dans le pays , et l'élément dé-
mocratique, ailleurs si progressif et si exigeant,
paraissait avoir renoncé en France à toutes ses
prétentions. On eût dit qu'il n'avait tant com-
battu dans les rangs de la Ligue que pour mettre
le clergé et la noblesse à son propre niveau,
c'est-à-dire en dehors du gouvernement et aux
pieds de la royauté, où il gisait lui-même depuis
les siècles de la conquête.
Telles sont les apparences. La réalité est toute
autre.
D'abord le système que fit triompher Richelieu
n'était pas celui de la Répression pure, appliqué
également en morale comme en politique. Nous
l'avons dit, après avoir désarmé la Réforme, il en
toléra les doctrines morales. Quant aux doctrines
de la Renaissance elle-même, non-seulement il
les toléra, mais il les protégea, mais il les encou-
ragea de toute sa puissance*, de son exemple;
* Comparez Testament politique, sect. X. Dans ce chapitre on
trouve une foule d'idées applicables à l'état actuel de nos éludes.
( 4^7 )
ses œuvres, son style latin et la création de TAca-
démie Française le prouvent de reste'.
Ensuite, non-seulement le progrès moral et in-
tellectuel de la Renaissance et de la Réforme ne
s'efFaça point en France, mais il s'y joignit un
progrès politique, qui prit racine jusque dans le
cœur de la nation, et qui se révèle jusque dans ce
culte qu'elle a toujours professé pour celui de ses
rois qu'on doit considérer comme la plus pure
incarnation delà politique moderne.
Si la France subit le système de Richelieu, c'est
que, à défaut de celui de Henri IV, ce système
était le seul qui pût lui tenir lieu d'institutions, le
seul qui pût la délivrer de tous ses désordres. Si
elle le subit avec une sorte d'orgueil, c'est qu'il
était la condition première de la grandeur du
pays, de cette prépondérance en Europe, de cette
hégémonie à laquelle le ministre attachait sa
gloire et qu'il assura si complètement à sa patrie.
Sic ostendi orbi^ dit Richelieu , prœterire œta-
tem Hispanice et redire sœculum Galliœ. Et cela
était vrai.
•Il se trouve aux manuscrits de la bibliothèque du Roi (Collée.
Brecquigny, 101 ) une espèce de Résumé de la politique de Riche-
lieu, écrit en latin, qu'on a lieu de croire de lui, et qui est à la
fois, comme ouvrage de style et de doctrine, un des monumens
les plus curieux. Le style de Richelieu et son goût pour les lettres
sont d'ailleurs connus par d'autres documens.
( 4^8 )
Enfin, si le système de répression modifié par
Richelieu triompha en France, sans faire éclater
de révolution, c^est qu'il avait épuisé les passions
du pays par une guerre civile de plus de trente
ans.
Que l'on ne s'impatiente pas de ne pas voir sor-
tir une révolution d'un système qui ne fut ni celui
de Philippe II ni celui de Charles I". L'absolu-
tisme sera adopté en France sous un autre règne,
lorsqu'un compatriote de Catherine de Médicis
aura pris auprès de Louis XIV la place que tenait
Richelieu auprès du fils de Henri IV. Alors sera
rejetée définitivement la doctrine de transaction
de l'habile Béarnais, mais alors aussi commen-
cera, entre les doctrines anciennes et les doctri-
nes nouvelles, ce duel qui finira par deux révolu-
tions.
Après avoir suivi dans le chapitre précédent le
système de répression de Charles-Quint et de Phi-
lippe II, nous avons jeté un regard sur leurs doc-
trines de parade, sur les Instructions rédigées par
l'un et l'autre vers la fin de leurs règnes. Nous
pouvons faire la même chose à l'égard de Riche-
lieu. Ce ministre souverain a composé aussi, à
l'usage de ceux qui devaient lui succéder, des
doctrines de gouvernement; on les trouve dans
son Testament politique que déjà j'ai cité, et que
je déclare un livre de parade semblable aux In-
(4^9)
slriictions de Charles-Quint et à celles de Phi-
lippe II, avec lesquelles il offre d'ailleurs pour
les doctrines des analogies frappantes. Cependant
si Richelieu mit dans son travail encore moins
de sincérité générale que ses illustres devanciers,
il y mit un peu plus de franchise personnelle.
En effet, les deux princes de Castille osèrent à
peine ébaucher leur panégyrique ; Richelieu, au
contraire, consacre au sien toute la première
partie de son ouvrage, et il s'y décerne une apo-
théose si complète que la postérité n'a rien à y
joindre. Seulement, habile ministre, il sait, par
l'étude qu'il a faite de Charles-Quint et de Phi-
lippe II, qu'il convient d'attribuer aux princes
tout ce que font leurs conseillers, et dans les élo-
ges qu'il se donne, en parlant à son maître, c'est
toujours le nom de Louis XIII qu'il substitue au
sien.
Dans la seconde partie de son Testament poli-
tique Richelieu expose les vues les plus pures et
les plus élevées sur le gouvernement de l'Etat, les
moyens d'assurer la gloire du prince et la pro-
spérité du royaume. Il consacre des chapitres ex-
cellens au clergé, à la noblesse, au peuple, à
l'administration, au gouvernement des provin-
ces, aux finances, aux ministres, au prince.
Mais si l'on trouve dans les conseils élevés que
partout il prodigue, des théories utiles à con-
(.43o )
sulter en tous temps, on n'y trouve guère les
pratiques suivies par le ministre lui-même qui
donne de si belles leçons à ses successeurs.
C'est là ce qui ôle tout intérêt spécial à celte
composition de parade. Quand Charles-Quint et
Philippe II, parlant à leurs successeurs en face de
la Trinité, leur prodiguent de si saints conseils,
il leur arrive quelquefois de s'oublier, de laisser
voir qu'ils préfèrent les doctrines de Machiavel
à celles d'Erasme. Richelieu, qui a si bien profité
des exemples de ces princes et qui a si bien pos-
sédé la politique de Florence qu'il a su jouer une
Médicis, est plus habile que l'un et l'autre, il
ne dit jamais que ce qu'il veut. C'est à peine s'il
lui échappe quelque naïveté telle que celle-ci,
il faut négocier sans cesse , soit owertement^
soit secrettement ; et le célèbre Testament est
conçu dans un système de purisme si absolu que
s'il était l'œuvre de quelque faussaire, le grand
ministre, du fond de sa tombe, aurait raison de
le remercier d'un déguisement si complet. En
effet, qui reconnaîtrait Richelieu dans un livre
dont la conclusion est, que tous les conseils qu'il
y donne seront inutiles, si le prince est pares-
seux A ÉTABLIR LE REGNE DE DIEU, CELUI DE LA RAI-
SON ET CELUI DE LA JUSTICE TOUT ENSEMBLE* ?
* Page 358, édition d'Amsterdam.
( 43i )
Le pressentiment des différences qu'on ne man-
quera pas de remarquer entre les conseils et les
pratiques du ministre, va jusqu'à tourmenter l'au-
teur ; il va jusqu'à lui arracher ces paroles : « Cet
article (sur les audiences, au chapitre qui traite
de l'application d'un conseiller de la couronne)
fera voir à la postérité un témoignage de mon
INGENUITE, puisqu'il prescrit ce qu'il ne m'a pas
été possible d'observer de tout point. »
Richelieu, signalant s,on ingénuité, est curieux
à entendre. Il est réellement ingénu, il est naïf
et jusqu'à l'excès, mais c'est une seule fois, c'est
lorsqu'il rappelle ce mot de Philipe II à son con-
fesseur : Ce ne sont pas les péchés de Philippe^
ce sont ceux du roi qui m'inquiètent.
S'appliquant ce mot Richelieu est sublime.
FIN DU TOME PREMIER.
DE I.A
CONFÉDÉRATION
SUISSE,
ROBERT GLOUTZ-BLOZHEIM ET .I.-J. HOTTINGER,
TRADUITE DE 1.' ALLEMAND,
ET CONTINUÉE JUSQu'a NOS JOUBS,
Par MiW. Charles MONIVARD et Louis VULLIEMIN.
— a»»a««BS—
La France de nos jours peut se glorifier d'avoir élevé,
par les mains d'une nouvelle génération d'historiens, des
monumens qui font l'admiration du monde savant et lit-
téraire. Elle a aussi rajeuni et complété quelques-uns des
travaux étrangers dont la réputation était déjà euro-
péenne. Notre littérature s'est ainsi enrichie, dans ce
genre , de compositions originales et de traductions qui
ont eu pour objet la Gaule et la France, l'Italie ancienne
et moderne, l'Angleterre et la Grèce, l'Espagne et la Rus-
sie. Il reste à remplir plusieurs places dans cette galerie
des nations. Une des premières appartient à la Conféré-
— 2 —
ration Suisse. Si Tintérêt historique d'un pays se pro-
portionnait à l'étendue de son sol ou uniquement à son
influence dans la politique générale des Etats, la Suisse
occuperait sans doute une place bien humble dans le sys-
tème européen. Mais aux yeux des hommes qui font des
destinées des peuples et du développement de leur na-
tionalité le sujet d'investigations philosophiques j aux yeux
des hommes capables d'apprécier la grandeur morale sur
un petit théâtre , la Suisse prend rang parmi les pays les
plus dignes d'attention. Les malheurs et la gloire des peu-
plades Helvétiques, leurs vices comme leurs vertus; les
temps de décadence et d'oppression, comme les époques
d'éclat et de liberté, sont plus riches en graves leçons
que les vicissitudes de telle monarchie qui compte des su-
jets par millions. Il s'en faut d'ailleurs que l'importance
politique de la Suisse se mesure à la petitesse de son ter-
ritoire. Il fut un temps où son alliance et l'appui de sa
valeur étaient ambitionnés par les plus grands souverains.
La France se souvient mieux que nul autre pays de ce
que vaut la fidélité à la foi que les Suisses ont jurée; elle
sait aussi que, marcliant avec ses fils sous les mêmes éten-
dards, victorieux de l'Europe, les Suisses n'ont pas com-
battu et ne sont pas morts au dernier rang des braves.
Les souvenirs historiques ne sont pas le seul lien qui
unisse les deux nations ; elles se sentent rapprochées en-
core par des rapports de bon voisinage, de commerce, en
partie de langage, enfin par une sympathie de générosité.
La Suisse a un tout autre titre encore à l'attention des
penseurs. Elle est la seule République qui se soit main-
tenue avec le rang et les honneurs d'un Etat européen;
mais elle est surtout remarquable par son individualité
historique et nationale. Aggrégalion de peuplades fort
diverses de mœurs, de langage, de coutumes, de légis-
_ 5 —
lutioii, (i'habiluiles publiques et domestiques, elle est liée
en confédération plus encore par l'amour liéréditaiie de la
liberté que par des institutions communes, par une pas-
sion que par un pacte fédéral. Et cette passion, sentie et
comprise de cent manières diverses par ces peuplades, où
vous trouvez tous les degrés de la civilisation, ne les en
vmit pas moins étroitement. Dans cette passion se trouvent
le germe de la vie nationale, une garantie d'existence, et
le principe de la force de la Suisse.
Comment se sont développées les nombreuses variétés
des populations Helvétiques? Comment se sont-elles amal-
gamées en corps de nation.!^ Comment la liberté, bien an-
térieui'e à l'époque de l'émancipation républicaine, a-t-elle
vécu et fait ses affaires à travers les dominations étran-
gères et seigneuriales, sous le régime de la barbarie et sous
celui de la féodalité? Comment la Confédération Suisse
a-t-elle puisé dans un siècle de gloire assez de force pour
résister durant plusieurs autres siècles à des causes de dis-
solution? Comment s est fait si promptement le travail d'as-
similation des Cantons nouveaux? — Ces questions, entre
beaucoup d'autres, font pressentir l'intérêt d'une histoire
destinée à en donner la solution.
Le livre qui remplira ce but est précisément celui que
nous annonçons. Le célèbre historien Jean de Muller
conçut l'histoire de sa nation dans l'esprit dont nous ve-
nons de donner une idée. Il se livra aux travaux les plus
laborieux pour étudier dans les chartes, dans les chroni-
ques, dans les monumens, dans les chants populaires, les
faits de chaque contrée de la Suisse. Il donna la même
attention aux lois, aux habitudes, à la manière de vivre
d'une petite peuplade obscure qu'à la vie plus glorieuse
d'un Canton influent. Ici un vieux château lui rappelait
une famille de seigneurs humains; là les ruines d'un re-
— 4 —
paire féodal faisaient levivre à ses yeux quelque scène du
moyen âge; plus loin une chapelle rustique érigée sur un
champ de bataille, ou sur l'emplacement de la chaumière
d'un héros, lui offrait le caractère d'une nation de pâtres
chrétiennement valeureux, aussi simples qu'énergiques;
puis, à chacun de ces souvenirs, à chaque tableau que
sa plume retrace, vous sentez les battemens patriotiques
de son cœur suisse; il embrassait dans son amour national
et dans son affection d'historien tous les élémens de la vie
suisse, et par conséquent toutes les parties, nous serions
tentés de dire tous les accidens du pays. Nous nous hâtons
de prévenir une erreur à laquelle nos paroles pourraient
donner lieu : Muller ne s'est point perdu dans les détails;
l'ordonnance générale de son histoire est belle et majes-
tueuse; elle a l'unité que comporte le sujet, ni plus ni
moins. A ce mérite il joint éminemment celui de l'esprit
national et de la couleur locale, résultat de ses études ap-
profondies. Formé à l'école des anciens et surtout de Ta-
cite, il s est placé par la composition et le style de son ou-
vrage au premier rang des écrivains de l'Allemagne. Par la
réunion de tant de qualités et surtout par la sagacité avec
laquelle il a, le premier, interrogé le génie des temps pas-
sés , Muller s'est mis hors de ligne et a mérité d'être
considéré comme le père de la nouvelle génération d'his-
toriens. Malheureusement il est arrivé au terme de sa car-
rière avant d'avoir achevé le grand ouvrage qu'il voulait
lé'guer à sa patrie : il n'a pu le conduire que jusqu'à la fin
du XV^ siècle et à l'avènement de Maximilien
Un jeune patricien soleurois , Robert Gloutz-Blozheim ^
dont le talent était à la hauteur de la noblesse de son âme
et de son dévouement à la vérité, continua l'œuvre de
Muller, et ne resta point au-dessous de sa tâche. Reprenant
les événemens qui précédèrent la guerre de Souabe, il ra-
cuntu celte guerre et une partie de celles que les Suisses
firent en Italie pour le compte des souverains qui les sol-
daient. Il eut le courage d'exposer dans tout leur jour les
vérités les moins flatteuses pour son pays. Le volume qu'il
publia s'arrête à l'époque de la Réformation. Une mort
prématurée trompa les espérances que ce jeune écrivain
venait de justifier si noblement.
A la ville et à l'académie de Zurich appartenait le droit
de produire un nouvel historien de la Réformation, ap-
pelé à prendre place à côté de Muller et de Robert Gloutz.
M. /. /. Hottitigei., professeur d'histoire, se chargea de
tracer le tableau de la Suisse durant la révolution la plus
profonde qui ait travaillé l'Europe depuis l'établissement
du christianisme. Aussi personne n'a- 1- il blâmé l'étendue
donnée au récit de cet événement humanitaire. Les deux
volumes de M. Hottinger ne comprennent que l'espace
d'une quinzaine d'années, et pourtant on n'y trouve guère
de longueurs.
Ainsi les travaux successifs de ces trois écrivains n'ont
conduit l'histoire de la Suisse que jusqu'au premier tiers
du xvi^ siècle.
L'importance et la beauté de cette œuvre inachevée ont
souvent fait naître, chez les savans comme chez les simples
amateurs d'histoire, le désir de la voir s'achever. Ce désir,
que nous partagions depuis long-temps, nous a suggéré
l'idée de l'entreprise dont nous allons exposer en peu de
mots les antécédens , l'esprit et le but.
Une traduction française des trois premiers volumes de
Muller, rédigée par MM. La Baume et Boileau^ fut publiée
à Lausanne de 1793 à 1797 en 9 vol. in-8". M. Mallet^ de
Genève, fit une continuation jusqu'à la révolution helvé-
tique, en 2 vol. in-8", tomes 10 et 1 1 de cette publication.
Cet abrégé n'a aucun rapport de proportion avec l'on-
— e —
vrage primitif. Le 1 1'^ volume ajouté par le continuateur
n'est autre chose qu'une brochure qui n'avait pas eu d'é-
coulement, et qu'il débita sous un titre faux; le véritable
était : Esquisse des événemens qui ont amené et opéré la
dissolution de la Confédération Helvétique. Cette traduc-
tion de MuUer est plutôt un travail de trucheman qu'une
œuvre d'art ; ses auteurs se sont hâtés de dire , en style
illisible, les mêmes choses ou à peu près que l'écrivain
original , sans avoir un seul instant songé à rendre le mou-
vement de sa pensée, l'énergie de son langage, l'accent du
patriote ému par des souvenirs populaires. Les deux der-
niers volumes de MuUer, qui parurent postérieurement,
ainsi que le volume de Gloutz, n'ont jamais été publiés en
français. Une nouvelle et complète traduction de ce beau
monument historique était donc devenue indispensable.
M. Monnard, professeur à 1 académie de Lausanne, déjà
connu par différentes publications qui l'ont placé au pre-
mier rang parmi les littérateurs de la Suisse française, nous
a paru réunir toutes les qualités nécessaires pour faire un
digne interprète et continuateur de MuUer. 11 a accepté
ce travail comme une œuvre patriotique autant que lit-
téraire, et son nom sera pour le public la meilleure ga-
rantie de l'esprit large et désintéressé qui présidera à cette
entreprise vraiment nationale. L'ouvrage de M. Hottinger,
traitant une période qui se détache facilement du reste de
l'histoire, a trouvé un traducteur élégant et spirituel dans
M. Louis Vulliemin.
M. Hottinger avait consenti à s'associer à notre publi-
cation en se charsfeant de l'histoire de la Suisse allemande
depuis l'époque où finit son livre jusqu'aux premières an-
nées du xviii* siècle. Mais une maladie longue et pénible,
jointe à un âge assez avancé, nous prive de sa coopération.
L'entreprise que nous avons formée embrasse ainsi l'en-
7 —
semble do l'histoire de la Suisse. EUe comprend : i" une
traduction entièrement nouvelle de Muller tout entier, et
la traduction de Gloutz-Blozheim, l'une et l'autre de la
plume de M. Monnard; 2° la traduction de Hottinger, par
M. f^ulliemin; 3** la continuation par le même de l'histoire
de la Suisse depuis le point où l'a laissée M. Hottinger
jusqu'à la bataille de Vilmergen, en 171 2, dernière con-
vulsion de la crise religieuse. 4'^ A partir de là M. Monnard
se charge de l'histoire du xvin^ siècle et du xix® jusqu'à la
tentative récente de révision du pacte fédéral.
Nos vues dépassent de beaucoup les limites d'une spé-
culation de librairié. Si nous n'avions visé qu'à produire
une marchandise d'une vente facile, nous eussions réduit
l'ensemble de l'ouvrage à dix volumes, tandis que nous en
publierons de 16 à 20; ce dernier chiffre est le maximum
irrévocable. Le but que nous nous proposons avant tout
est d'élever à la Suisse un monument national dont les
proportions soient dignes de son importance. Au lieu donc
d'un ouvrage étriqué, nous publierons, avec le texte,
toutes les notes qui l'accompagnent, toutes les préfaces et
les discours par lesquels, non moins que par l'histoire
même, Muller raviva les cœurs suisses engourdis par la
torpeur du xvm* siècle, et leur rendit l'enthousiasme de
la nationalité. Le traducteur de cet historien enrichira son
travail des renseignemens et des rectifications que four-
nissent des documens découverts postérieurement à l'é-
poque de Muller.
En confiant ce vaste travail à deux écrivains suisses,
nous avons rempli une condition imposée par la nature du
sujet. Plus que toute autre histoire , celle de la Confédé-
ration helvétique exige une connaissance exacte des loca-
lités, des formes multiples de la vie sociale, des singularités
et même des secrets de ces petites familles de peuples se-
— 8 —
parées par «les montagnes que les mœurs locales ne fran-
chissent point , enfin la connaissance des idiomes variés
qui résument les variétés des peuplades.
Si donc notre entreprise, par son objet comme par la
conscience qui en dirigera l'exécution, se recommande à
tous les amis de la science historique, elle nous paraît
mériter un encouragement particulier de la part des gou-
vernemens de la Suisse, des Conseils qui surveillent l'in-
struction publique dans les Cantons, des administrations
de bibliothèques publiques ou communales, enfin de tous
les citoyens qui savent apprécier l'éducation civique com-
plétée à l'école de l'histoire nationale. Le mode successif
de publication mettra l'acquisition de notre ouvrage à la
portée du plus grand nombre des fortunes, et nous espé-
rons ainsi que ce monument élevé à la gloire de la Suisse
deviendra, du moins dans les Cantons français, la base de
la bibliothèque du citoyen.
L'Histoire de la Confédération Suisse formera de 1 8 à 20 volumes in-8"
de 400 â 500 pages d'impression, papier conforme à celui de ce Pros-
pectus , beau caractère dit cicéro (plus fort que celui du prospectus),
neuf et fondu exprès.
L'entreprise n'aura lieu que si nous avons réuni au moins 300 sou-
scriplions a\'ant le \" juin 1836. A cette époque, une circulaire affran-
chie informera chaque Souscripteur du résultat obtenu.
Les volumes paraîtront de trois en trois jnois, à partir du 1" octo-
bre 1836.
Le prix de chaque volume, pour les souscripteurs, est fixé à six
francs. Après la publication du premier volume, le prix en sera irré-
vocablement porté à sept francs.
€)n souervit sans ri<?ii payer îï'aDancc :
A PARIS, chez l'Éditeur, Th. BALLIMORE, rue Hautefeuille, 20 ;
Et CHERBULIEZet C'% lib'^" rue S.-André-des-Arts, 68.
IV' riinpi imfrîp Hp TirAI', ii Syîiil -Gnrmain-en-Iiayf: