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Full text of "Histoire de Sienne : histoire politique et sociale de la République de Sienne"

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LES  ETUDES  D'ART 
-î-     A     L'ÉTRANGER 


HISTOIRE    -è  -è  -$ 
•i  -i    DE    SIENNE 

-î-    ^-   par   LANGTON     DOUGLAS    ^    ^ 


1.  HISTOIRE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 
DE    LA    RÉPUBLIQUE    DE    SIENNE   -?• 


THE  LIBRARY  OF 

YORK 

U  N IVEKSITY 


Fonds 
Germain  Bazin 


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FROM 


HISTOIRE  DE  SIENNE 

HISTOIRE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

DE 

LA  RÉPUBLIQUE  DE  SIENNE 
I 


LES   ETUDES  D'ART  A  L'ETRANGER 

Collection  de  volumes  in-8°  raisin  illustrés. 


Déjà  parus  : 

Saint  François  d'Assise  et  les  origines  de  l'Art  de  la  Renaissance 
en  Italie,  par  Henry  Thode.  Traduit  de  l'allemand  par  Gaston  Lefèvre. 
1  volumes  illustrés  de  64  planches  hors  texte. 

L'Art  Chinois,  par  S.  W.  Bushell.  Traduit  de  l'anglais  par  H.  D'Arden.ne 
DE  TizAc,  conservateur  du  Musée  Cemuschi.  i  vol.  illustré  de  208  planches 
hors  texte. 

Constantinople,  De  Byzance  à  Stamboul,  par  Djelal  Essad,  Traduit  du 
turc  par  l'auteur,  i  vol.  illustré  de  56  planches  hors  texte. 

L'Art  Classique,  par  le  professeur  Wolfflin.  Traduit  de  l'allemand  par 
Conrad  de  Mandach,  1  vol.  illustré  de  126  gravures. 


LANGTON  DOUGLAS 


HISTOIRE  DE  SIENNE 

HISTOIRE  POLITIQUE  ET  SOCIALE 

DE 

LA  RÉPUBLIQUE  DE  SIENNE 


Traduit  de  l'anglais  par 

GEORGES  FEUILLOY 

LICENCIÉ    ES    LETTRES 


VINGT-SIX  PLANCHES   HORS   TEXTE 


PARIS 

LIBRAIRIE  RENOUARD,  H.   LAURENS,  ÉDITEUR 

6,    RUE    DE    TOURNON,    6 
19^4 


T::3!«*i2^^'>, 


AVANT-PROPOS 


Il  ne  nous  paraît  pas  nécessaire  de  justifier  la 
publication  de  ce  livre.  La  république  de  Sienne  a 
joué  un  rôle  important  en  Italie  au  Moyen-Age, 
ainsi  qu'aux  xv*  et  xvi*  siècles  ;  pourtant,  alors  que 
sa  voisine,  Florence,  compte  de  nombreux  histo- 
riens, l'histoire  complète  de  Sienne  n'existe  en 
aucune  langue. 

Notre  dessein  primitif  était  de  donner  d'abord 
aux  lecteurs  un  abrégé  de  l'histoire  de  Sienne,  et 
de  rédiger  plus  tard  un  récit  plus  circonstancié  de 
sa  vie  tourmentée  et  batailleuse  ;  mais,  avec  le  temps, 
nous  nous  sommes  rangé  au  parti  d'écrire  un  livre 
utile  à  celui  qui  étudie  Thistoire  en  détail  et  pré- 
sentant en  même  temps  quelque  intérêt  pour  le 
grand  public. 

Nous  nous  sommes  efforcé  de  tracer  un  tableau 
complet  de  la  vie  de  Sienne,  pendant  la  durée  de  son 
existence  indépendante,  en  l'embrassant  dans  toutes 
ses  manifestations.  On  remarque  en  effet  une  ten- 
dance, aussi  bien  chez  les  écrivains  d'histoire  poli- 


VIII  AVANT-PROPOS 

tique  ou  sociale  que  chez  les  historiens  d'art,  à 
considérer  dans  le  domaine  de  la  vie  une  série  de 
compartiments  étanches,  si  l'on  peut  dire,  soit  aux 
idées,  soit  aux  émotions.  Profondément  pénétré, 
pour  notre  part,  de  la  solidarité  de  l'art  et  de  la  vie, 
nous  nous  sommes  attaché,  dans  le  présent  ouvrage 
comme  dans  notre  Fra  Aîigelico^  à  réagir  contre 
cette  tendance.  Dans  notre  monographie  du  maître, 
nous  croyons  avoir  démontré  comment  des  idées 
erronées  sur  l'artiste  et  son  œuvre  étaient  arrivées  à 
prévaloir  parce  qu'historiens  et  critiques  avaient 
négligé  d'étudier  l'histoire  de  l'architecture  de  la 
Renaissance  en  Italie  et  n'avaient  pas  saisi  le  véri- 
table caractère  du  mouvement  religieux,  au  sein  de 
l'Église  catholique,  dontle  moine  de  saintDominique 
fut  le  plus  grand  représentant  artistique.  Dans  le 
présent  volume,  nous  avons  voulu  montrer  que  l'on 
ne  saurait  pleinement  comprendre  l'histoire  poli- 
tique ou  artistique  de  Sienne,  si  Ton  concentre  son 
attention  sur  l'une  au  détriment  de  l'autre. 

Il  n'est  pas  possible,  à  notre  sens,  de  se  faire 
une  juste  idée  de  l'œuvre  d'un  peintre  et  de  marquer 
sa  place  exacte  dans  l'histoire  de  son  art,  si  l'on  ne 
possède  une  connaissance  approfondie  de  celle  des 
autres  arts  à  la  même  époque,  ainsi  que  de  la  vie 
politique  et  sociale  du  peuple  d'où  ce  peintre  est 
sorti.  Un  artiste  n'a  rien  d'un  être  exceptionnel  :  il 
est  la  résultante  d'un  milieu.  Pas  plus  que  le  com- 


AVANT-PROPOS  IX 

mun  des  mortels  il  ne  saurait  échapper  aux  influences 
de  l'hérédité  et  de  l'ambiance.  Et  puisque,  même  en 
politique,  les  hommes  se  laissent  guider  plus  encore 
par  leurs  passions  que  par  leurs  idées,  il  est  égale- 
ment impossible  de  comprendre  l'histoire  politique 
d'un  peuple  sans  étudier  cette  expression  harmo- 
nieuse de  ses  émotions  à  laquelle  nous  donnons  le 
nom  d'art. 

En  ce  qui  concerne  Sienne,  aucune  considération 
matérielle  n'empêchait  l'historien  d'envisager  sa 
vie  dans  son  ensemble,  tellement  l'histoire  de  la 
petite  république  toscane  est  ramassée,  complète 
par  elle-même.  Pour  rassembler,  passer  au  crible 
et  mettre  en  ordre  tout  ce  que  l'on  sait  de  son  passé, 
quelques  années  de  travail  ont  suffi. 

Au  cours  de  notre  tâche,  nous  avons  reçu  l'aide 
la  plus  obligeante  de  M.  le  chevalier  Alessandro 
Lisini,  Directeur  des  Archives  siennoises,  de  M.  le 
professeur  Zdekauer  et  de  feu  le  professeur  Ce- 
sare  Paoli,  dont  l'extrême  bienveillance  égalait  la 
rare  érudition.  Dans  la  phase  préparatoire  de  notre 
livre,  des  notes  manuscrites  de  M.  Heywood,  tou- 
chant l'histoire  politique  de  la  Commune  de  Sienne 
avant  la  bataille  de  Montaperti,  nous  ont  épargné 
beaucoup  de  besognes  préliminaires.  Cependant 
nous  assumons  la  responsabilité  de  tout  ce  que 
contiennent  ces  pages,  car  nous  n'avons  jamais 
admis,   sans   les  vérifier,  les    assertions   d'aucune 


I  AVANT-PROPOS 

autorité  moderne,  si  éminente  fût-elle,  et  nous  avons 
exclusivement  étayé  nos  conclusions  sur  le  témoi- 
gnage des  écrivains  originaux  et  des  documents  de 
l'époque. 

L.  Douglas. 

Septembre  1902. 


PRÉFACE  DE  L ÉDITION  FRANÇAISE 


Cette  nouvelle  édition  de  notre  Histoire  de  Sienne 
ne  diffère  que  très  légèrement  de  V édition  originale 
publiée  il  y  a  douze  ans.  Nous  avons  seulement  inter- 
calé deux  ou  trois  passages  nouveaux  au  chapitre  III 
de  la  seconde  partie  et  ajouté  un  appendice  traitant 
d' Andréa  di  Bartolo^  artiste  méconnu  sur  l'œuvre 
duquel  nous  avons  été  le  premier  à  attirer  V atten- 
tion^ en  i904^. 

Le  but  que  nous  avons  poursuivi  en  écrivant  ce 
livre  a  été,  principalement,  de  mettre  en  lumière 
cette  vérité  que  les  mouvements  politiques  et  sociaux 
résultent  en  grande  partie  de  conditions  économiques 
et  que  celles-ci  dépendent,  à  leur  tour,  en  grande 
partie  de  la  situation  géographique  des  États,  de  la 
conformation  de  leur  sol  et  de  leurs  produits  naturels. 
Notre  tâche  s'est  également  inspirée  de  cette  convic- 
tion que,  pour  comprendre  une  société  d'autrefois,  et 

i  Je  tiens  à  remercier  ici  M.  Henry  Cochin,  M.  Prophétie  et  M.  Charles 
Mathon  du  concours  qu'ils  m'ont  prêté  dans  la  préparation  de  cette  édition, 
et  à  remercier  tout  particulièrement  M.  Georges  Feuilloy  du  soin  qu'il  a 
apporté  à  donner  de  mon  livre  une  traduction  fidèle  et  précise. 


XII  PRÉFACE    DE    l'ÉDITION    FRANÇAISE 

son  histoire  sociale  et  politique,  il  importe  non  seule- 
ment de  compulser  les  documents  manuscrits  et  les 
livres,  mais  encore  de  ne  négliger  aucune  source  sus- 
ceptible de  fournir  sur  elles  une  information  authen- 
tique :  notamment  cette  expression  harmonieuse  de 
la  sensibilité  d'un  peuple  que  nous  appelons  son  art, 
les  maisons  à  V intérieur  desquelles  il  a  vécu,  ses 
meubles  et  les  ustensiles  dont  il  se  servait,  les  por- 
traits de  tous  ceux,  hommes  ou  femmes,  qui  ont  tenu 
une  place  dans  son  histoire. 

Ces  aspirations  pourront  sembler  banales  aujour- 
d'hui :  dans  le  domaine  de  V  histoire  et  de  la  géogra- 
phie, il  est  en  effet  survenu  en  ces  dix  dernières 
années  de  grands  changements.  Déjà  en  1901 ,  la 
partie  du  public  français  qui  s'adonne  aux  études 
historiques  n'aurait  sans  doute  pas  eu  l'impression 
de  trouver  à  ces  idées  quelque  chose  de  nouveau,  car 
en  histoire,  comme  à  bien  d'autres  égards,  les  Fran- 
çais, tant  au  point  de  vue  des  travaux  que  de  l'ensei- 
gnement, ont  ouvert  les  voies.  Mais,  à  cette  Univer- 
sité d'Oxford  dont  nous  avons  reçu  les  leçons,  tout  le 
monde,  historiens  et  professeurs  d' histoire  moderne,  à 
part  une  brillante  exception,  considérait  le  document 
écrit  ou  imprimé  comme  seul  digne  de  V  étude  sérieuse 
d' un  sérieux  étudiant  d' histoire.  Nous  en  voulions  un 
peu  à  notre  Université  de  ce  que,  au  temps  ou  nous 
suivions  ses  cours,  nos  maîtres  d'histoire  étaient 
enclins  à  tenir,  chez  l'étudiant,  le  fait  de  visiter  les 


PRÉFACE    DE    l'ÉDITION    FRANÇAISE  XIII 

musées  et  les  galeries  artistiques  cV Oxford^  ainsi  que 
les  églises^  châteaux  et  champs  de  bataille  du  voisi- 
nage^ pour  une  marque  de  dilettantisme  et  de  frivolité. 
Voilà  certes  longtemps  déjà  qu'Oxford  possède  une 
grande  Faculté  d'histoire  moderne  ;  mais  jamais,  au 
cours  de  nos  longues  années  de  séjour  dans  la  vieille 
ville  universitaire,  il  ne  nous  est  arrivé  de  voir  un 
étudiant  arrêter  ses  regards  sur  les  portraits  gravés 
de  la  Collection  Hope,  jeter  un  coup  d'œil  sur  les 
tableaux  et  les  dessins  de  la  BibliotJihque  de  Christ 
Church,  ni  examiner  les  sculptures,  les  bronzes  ou 
les  terres  cuites  de  la  Collection  Drurj-FortJium  ;  et 
nous  ne  sachons  pas  que  jamais  un  professeur  ait 
attiré  V attention  de  ses  auditeurs  sur  ces  collections . 
Mais  tout  évolue,  même  à  Oxford.  Et  peut-être 
tout  cela  a-t-il  changé  depuis.  Certains  professeurs 
d' histoire  ont  prêté,  nous  le  savons,  leur  concours  à 
V organisation  d'une  exposition  de  portraits  histo- 
riques. Mais  V  Université  compte  encore  dans  son 
sein  des  historiens  qui  jugent  indigne  de  la  Muse 
de  V Histoire  de  demander  assistance  à  ses  sœurs 
et  qui  ne  regardent  pas  sans  une  nuance  de  dédain 
un  ouvrage  historique,  s'il  est  illustré.  Notre  con- 
ception de  la  tâche  de  V historien  s''oppose,  à  cet 
égard,  diamétralement  à  la  leur.  Nous  estimons  en 
effet  que  tous  les  livres  d'histoire  devraient  au  con- 
traire être  illustrés,  non  certes  d'évocations  imagi- 
naires des  faits  passés,  mais  de  gravures  possédant 


XIV  PRÉFACE    DE    L'ÉDITION    FRANÇAISE 

une  réelle  valeur  documentaire.  Nous  considérons  en 
outre  que  celui  qui  se  livre  aux  études  historiques , 
devrait  tirer  ses  conclusions  de  tous  les  témoignages 
qu'il  peut  rencontrer  et  ne  pas  s'en  tenir  à  ceux  d'un 
seul  ordre.  Et  nous  souhaiterions  vivement  gagner 
à  cette  manière  de  voir  certains  de  nos  confrères  assu- 
rément mieux  partagés  que  nous  tant  au  point  de  vue 
du  talent  que  des  facilités  dont  ils  jouissent  pour 
leurs  recherches . 

Langton  Douglas. 


HISTOIRE  DE  SIENNE 


PREMIÈRE   PARTIE 
HISTOIRE   POLITIQUE  ET  SOCIALE 

DE   LA   RÉPUBLIQUE    DE  SIENNE 


ciiAi'i'i Ki:  (MU-: VI II: Il 

:i  I  N  A   V I.  F  U  8 

|)rH  IIIIIIH  ri  «jrH  («hiih  <)l!l  H<*  M'ImI.'mI  de  lOMr  vif  .1 
ramorr,  <l  au  Oxmt'htW  cjll  Holr^il,  (lorniiiaiil  iinr,  tnrr 
tin  iVairlH-  v«  r«liirr.,  lariwh*-  «|r  priM  «l'argCitll  ;  llc  CMCÎttr- 
jh'r^  HurgÎHMJiiil  (liiii  gcéan  niouh.niM  us  ,  <I(M  loitH  roux 
OHtHlllHlunlCM  gradiiiM  \iirp;>\\is  Ir,  llaiu  al.rii|.|  (JcMJOlliwoM, 
(lUO  <U)i||'(>firU'   lllir  Hvrllr,  iNtrlir  hlaiii  lie,   noiir  r(.  or;  dcH 

riU'H  «'îU'oilt'M  çl,  HinutjiiHtjM,  bcjidt;t'H  dt;  [>alaiH  (jin,  Oanlc 
vil,   |)<Mil-Mrti  ;    t\o,H   \AnGm  tpacvieuMCM  dont  l<;   pavé  de 

l»rii|ii(  :.,  rrii|MHirj»i<     du  HftBtt  t'ha  iid   «Ir;;   Sal  iiidxii  j  iît  dCH 

InlnMioi,  a   vvnyoyiS  l'écho  des  «arcasme^  et  d<  h  aua- 

llirnuH  <!<•  Haiiil  Pm  ruai  dlii  «1.  d€3H  Val.i<'ina  I  kuih  du  '/  Ion 
du  Cliiihl.  1»,  l'.i  aiidaiM»,  «<  Sa  voMai'oIr,  <ii  liaill<»nH  j  drM 
r«nAlrcH   g(»t,lii<|ii(s    aux    Itarjt'UUX   Hr'llÔH,    par    \\u\ti   dcH- 

«liirlicM   Aiif.';rlMa    Mniiiauini    contemplu    peut-^tre   Hon 

aiiiaiil,  riiiK  UN   li>  r«'dilaiir    «|r  Hù  raC©  ;  Qtlîïn  dOM  j.'iidiriH 

i\  terraHHeH,  Hniddald.  m  à  celui  où,  au  soleil  coucliani, 
venait  »o  Idoiin  Ippcdiio  Suracini,  tatuiiH  (pn*  la  belle 
(latif^'criova  Hc  |M-,ii«liail.  à  HfHi  haK'ori,  neH  y^•l^^  IraliihKant 
un  aiiH»ur  (juc  Ht'M  lévrcM  iravaicjit  juinain  avou*-  V<»ilà 
SiriiiK»,  Senn  Vetim  1 

Sena  V<Tusl  (IVsl  le  iioui  <|iie,  pOfuianl  liuil  («•iil.s  ans 
au  iiiMiiis,  HCH  IiIh  lid<'ic.H  nul.  aiUM-  à  lui  dniiuci.  S<'.ria 
VrIiiH  !  INoiiH  l<-  \oyons  gravé  sur  HeS  nionnaus  «•!,  sur  s<'S 


\ 


HISTOIRE    DE    SIENNE 


sceaux,  de  même  que  sur  les  façades  de  ses  églises  et  de 
ses  palais  ;  et  Sienne  peut  à  bon  droit  revendiquer  une 
antiquité  respectable.  Pourtant,  il  en  est  peu  parmi  les 
cités  voisines  qui  n'aient  de  justes  raisons  de  se  dire  plus 
Adeilles  qu'elle  ;  on  en  compterait  moins  encore  qui 
n'aient  connu  en  Italie  une  plus  grande  importance  pen- 
dant ou  avant  Tépoque  romaine.  En  fait,  Sienne  est  une 
ville  médiévale  :  elle  ne  joua  guère  de  rôle  dans  l'his- 
toire avant  le  xiii®  siècle  ;  puis,  pendant  un  peu  plus  de 
cent  ans,  elle  atteignit  la  ATaie  grandeur  :  le  renom  de 
ses  prouesses  guerrières  retentissait  par  la  chrétienté; 
ses  princes  du  négoce  possédaient  des  comptoirs  dans 
toutes  les  grandes  villes  de  l'Occident. 

Mais  son  heure  d'énergie,  de  richesse  et  de  gloire  est 
brève.  Une  longue  et  lamentable  période  de  décadence 
la  suit,  où  elle  se  déchire  au  dedans  en  luttes  honteuses, 
tandis  que,  sans  honte,  elle  entretient  la  paix  avec  ses 
rivales  du  dehors;  sauf  un  brillant  épisode,  lorsque, 
retrouvant  un  peu  de  son  ancienne  fierté,  elle  fait  pleu- 
rer de  rage  et  de  frayeur  un  Empereur  qui  l'aurait  voulu 
mettre  dans  les  fers,  elle  s'efface  dans  l'histoire,  jusqu'au 
moment  de  sa  lutte  suprême  pour  l'indépendance,  où 
revivent  une  dernière  fois  son  courage  et  son  patriotisme 
de  jadis,  mais  en  vain. 

Sienne  est  située  au  cœur  même  de  la  Toscane  ;  la 
croupe  qui  la  porte  fait  partie  d'une  chaîne  d'éminences 
qui  se  détachent  des  monts  du  Chianti.  Florence  se 
trouve  à  une  cinquantaine  de  kilomètres  au  nord;  Arezzo, 
un  peu  plus  près  au  nord-est  ;  à  soixante-quatre  kilo- 
mètres à  l'ouest,  la  Méditerranée  baigne  les  grèves 
mornes  de  la  Maremme. 

vSur  ses  origines,  nous  ne  possédons  pas  de  données 
certaines  ;  il  ne  nous  est  parvenu  que  peu  de  matériaux 


SENA    VETUS 


sur  quoi  édifier  son  histoire  primitive  :  quelques  vestiges 
étrusques,  une  assez  pauvre  collection  d'inscriptions, 
deux  ou  trois  allusions  brèves,  dans  l'œuvre  des  histo- 
riens ou  des  géographes,  voilà  toutes  les  sources  dont 
nous  disposons  sur  l'enfance  de  la  ville. 

Mais,  où  Fhistoire  se  tait  ou  presque,  la  légende 
parle  d'abondance.  Les  brouillards  qui  enveloppent  l'ori- 
gine de  Sienne  n'arrêtent  pas  les  chroniqueurs  :  ceux-ci 
nous  donnent  de  la  fondation  de  la  ville  des  relations 
détaillées,  qui  seraient  amusantes  si  celui  qui  étudie  l'his- 
toire n'avait  déjà  lu  tant  de  fois  pareil  fatras.  Ces  récits 
dont  la  variété  égale  la  précision  se  divisent  forcément  en 
deux  groupes  :  d'un  côté,  ceux  qui  attribuent  la  fonda- 
tion de  la  ville  aux  Romains  ;  de  l'autre,  ceux  qui  la  font 
remonter  aux  Gaulois  envahisseurs.  Les  récits  du  second 
groupe  remportent  en  ancienneté;  mais,  de  ceux  parve- 
nus jusqu'à  nous,  aucun,  sous  sa  forme  présente, 
n'appartient  à  une  date  plus  reculée  que  le  xii'  siècle.  Le 
plus  vieux  est  celui  de  Jean  de  Salisbury\  qui  donne  à  la 
ville  une  origine  gauloise  et,  peut-on  dire,  britannique  : 
il  rapporte  qu'elle  fut  fondée  par  Brennus,  chef  des 
Sénons,  né  en  Grande-Bretagne,  qui  y  laissa  ses  vétérans 
et  ses  invalides  ;  il  ajoute  que,  de  corps  et  de  visage,  les 
Siennois  ressemblent  beaucoup  aux  Bretons.  Inutile  de 
dire  que,  malgré  Tancienneté  que  revendique  l'écrivain 
pour  cette  légende,  il  n'existe  pas  l'ombre  d'un  témoi- 
gnage en  sa  faveur  ;  en  outre,  le  caractère  du  récit  donne 
du  poids  à  la  supposition,  émise  depuis,  d'après  laquelle 
elle  aurait  été  inventée  de  toutes  pièces  à  Florence  ou 
dans  une  autre  cité  rivale  de  Sienne. 

Cette   hypothèse   n'en  paraît   que  plus  vraisemblable 

1  Jean  de  Salisbury,  Policraticus,  sive  de  nugis  curialium  et  vestigiis 
philosophorum ;  Patrologie  de  Migne,  vol.  CXCIX,  lib.  VI,  cap.  17,  c.  612, 
6i3. 


4  HISTOIRE    DE    SIENNE 

quand  on  se  reporte  au  texte  de  Villani.  Lui  aussi  se 
prononce  pour  l'origine  transalpine  de  Sienne  ;  mais, 
désireux  de  dépouiller  celle-ci  autant  que  possible  de  sa 
erandeur,  il  assigne  à  sa  fondation  une  date  très  tardive. 
La  première  fois  qu'il  la  mentionne,  il  s'abandonne  à 
cette  haine  et  à  ce  parti  pris  enracinés  communs  à  tous 
les  Florentins  qui  ont  écrit  sur  Sienne  et  les  Siennois, 
depuis  Dante  jusqu'à  Vasari  ;  au  seul  nom  de  la  cité 
rivale,  il  oublie  tout  respect  de  la  vérité  historique  :  il 
s'ingénie  à  échafauder  une  version  de  ses  origines  qui, 
sans  perdre  toute  apparence  de  vraisemblance,  soit  aussi 
blessante  et  désobligeante  que  possible  pour  un  peuple 
fier  de  son  ancienneté  et  de  sa  force. 

«  La  cité  de  Sienne,  écrit-il,  est  une  ville  relativement 
nouvelle,  qui  fut  fondée  en  l'an  du  Christ  670,  lorsque 
Charles  Martel,  père  du  roi  Pépin  de  France,  se  rendit 
avec  les  Francs  dans  le  royaume  d'Apulie,  au  service  de 
la  sainte  Église...  Et  la  dite  armée  de  Francs  et  d'ultra- 
montains,  se  trouvant  à  l'endroit  où  s'élève  aujourd'hui 
Sienne,  y  laissa  tous  les  vieillards  et  les  malades,  et  ceux 
qui  ne  pouvaient  porter  les  armes...  Et  en  ce  lieu  ces 
s:ens  établirent  leurs  demeures... 

«  Et  plus  tard,  Sienne  s'étant  développée  au  cours  des 
temps,  il  s'y  trouva  une  hôtelière  influente  et  riche, 
appelée  Madonna  Veglia.  Et  un  certain  grand  cardinal- 
légat,  qui  revenait  de  France  à  la  cour  de  Rome,  séjour- 
nant dans  son  hôtellerie,  elle  lui  fit  grand  honneur  et  ne 
souffrit  pas  qu'il  lui  payât  rien  pour  l'avoir  hébergé.  Le 
légat,  devant  une  telle  marque  de  courtoisie,  demanda  à 
Madonna  Veglia  s'il  pouvait  lui  rendre  quelque  service  à 
la  cour  papale.  Sur  quoi,  cette  femme  le  supplia,  s'il 
voulait  lui  être  agréable,  d'obtenir  que  Sienne  possédât 
un  évêclié  en  propre.  Et  il  promit  de  l'obtenir  si  faire  se 


SENA    VETUS  5 

pouvait...  Et  c'est  ainsi  que  Sienne  reçut  un  évêché  et 
fut  élevée  au  rang  de  cité...,  et  pour  honorer  la  dite  Ma- 
donna  Veglia...  on  Ta  toujours  appelée  Siena  la  Veglia*.  » 

Naturellement  ce  récit  n'est  pas  entièrement  l'inven- 
tion de  Villani.  Au  contraire,  l'histoire  de  Madonna 
Veglia  circulait  à  Florence  avant  son  époque  ^  et,  avant 
qu'il  eût  jamais  écrit,  ses  compatriotes  se  délectaient  à 
répéter  la  légende  qui  prêtait  pour  ancêtres  aux  Sien- 
nois  des  vieillards  et  des  infirmes.  Mais  Villani  est  le 
premier  historien  qui  ait  appelé  Sienne  «  une  cité  relati- 
vement nouvelle  »  et  assigné  à  sa  fondation  une  date 
aussi  récente  que  670  après  J.-G.  Il  fut  le  premier  aussi 
à  revêtir  d'une  forme  littéraire,  en  les  condensant 
en  un  seul  paragraphe,  court  et  venimeux,  tous  les 
plus  méchants  racontars  que  ses  ennemis  eussent 
jamais  répandus  sur  son  compte. 

Les  légendes  relatives  à  l'origine  romaine  de  la  ville 
appartiennent,  du  moins  sous  leur  forme  actuelle,  à  une 
époque  plus  tardive,  à  l'époque  de  la  Renaissance.  Il 
devait  exister  cependant  une  tradition  ancienne  établis- 
sant la  filiation  de  Sienne  et  de  Rome,  car,  dès  le 
XIII®  siècle,  la  louve  et  les  jumeaux  constituaient  déjà 
l'emblème  de  la  Commune  ^,  emblème  qu'au  siècle  sui- 
vant Ambrogio  Lorenzetti  popularisa  davantage. 

La  plus  accréditée  peut-être  de  ces  légendes  de  la 
Renaissance  est  celle  que  Ton  attribue  maintenant  à 
Agostino    Patrizi,    évêque     de    Pienza,    qui    vivait    au 


1  Villani,  Historié,  Venise,  iSSg,  cap.  Ivi,  p.  Sa. 

2  C.  Paoli,  Di  un  libro  del  Dott.  O.  Hartwig,  estratto  dalV  Arch.  Stor. 
Ital.,  Quarta  Série,  t.  IX,  1882,  pp.  8-9.  Aussi  Arch.  Stor.  Ital.,  ad.  ann., 
p.  74. 

3  Ce  n'est  qu'en  i344  que  la  louve  et  les  jumeaux  figurèrent  pour  la  pre- 
mière fois  sur  le  sceau  communal.  Cf.  les  Miscellanea  Storica  Senese, 
vol.  III,  1895,  p.    195. 


HISTOIRE    DE    SIENNE 


xv^  siècle  :  il  rapporte  que  Senio  et  Aschio,  fils  de 
Rémus,  fuyant  la  cruauté  de  leur  oncle,  emportèrent 
de  Rome  avec  eux  Timage  de  la  louve  et  des  jumeaux. 
Ils  prirent,  dit-il,  la  route  de  Toscane,  et,  se  voyant 
serrés  de  près,  firent  vœu  d'élever  un  temple  à  Apollon 
s'ils  échappaient  aux  émissaires  de  Romulus.  Sur  quoi 
le  dieu  leur  envoya  deux  coursiers,  l'un  noir  comme  la 
nuit,  l'autre  du  blanc  le  plus  pur,  et  ils  réussirent  à  fuir. 

Arrivés  sur  les  rives  de  la  Tressa,  ils  se  mêlèrent  aux 
bergers  du  pays  et,  au  lieu  dit  aujourd'hui  Gastelvecchio, 
édifièrent  un  château-fort  auquel  ils  donnèrent  le  nom  de 
Gastel  Senio.  Ayant  triomphé  de  l'opposition  fomentée 
contre  eux  par  leur  oncle,  ils  ordonnèrent  de  grands 
sacrifices  à  Apollon  et  à  Diane  ;  et  de  l'autel  d'Apollon 
s'élevaient  des  tourbillons  d'un  noir  intense,  tandis 
qu'une  fumée  blanche  s'échappait  de  l'holocauste  offert 
à  Diane.  Sur  ce,  les  deux  frères  prirent  pour  emblème  la 
halzana  *. 

Quelques  auteurs  modernes  voudraient  attribuer  des 
origines  médiévales  à  cette  légende  plutôt  que  de  la 
dater  de  la  Renaissance.  Cette  question  n'a,  au  point  de 
vue  historique,  qu'une  importance  minime.  De  même 
que  les  légendes  que  nous  avons  citées  d'après  Villani 
tiraient  leur  source  de  la  haine  de  Florence  pour  Sienne, 
de  même  des  récits  comme  celui  de  Patrizi  s'ins- 
pirent du  désir  qu'éprouvaient  les  Siennois  de  donner 
à  leur  ville  le  prestige  d'une  seconde  Rome,  d'une  fille 
aînée  de  la  Ville  Éternelle.  Le  fond  de  vérité  sur  lequel 
repose  tout  cet  édifice  fabuleux  et  fantaisiste,  est  le  fait 
que   Sienne   fut  en   effet   quelque  temps  une   Rome  en 

^  L.  Banchi,  Le  origini  favoLose  di  Siena,  seconda  una  presunta  cronaca 
di  Tisho  Colonncse,  Sienne,  1882.  Aussi  G.  Rondoni,  Tradizioni  popolari  e 
leggende  di  un  comune  mediœvale  e  dclsuo  contado,  Florence,  1886,  pp.  i3- 
27.  La  halzana  est  un  écusson  dont  la  moitié  supérieure  est  blanche  et 
l'autre  noire. 


SENA    VETUS  y 

miniature;  et,  de  cela,  les  témoignages,  quoique  assez 
peu  nombreux,  sont  probants. 

Abandonnons  maintenant  la  légende  pour  l'histoire. 
Voyons  ce  que  Ton  peut  raisonnablement  déduire,  tou- 
chant l'histoire  primitive  de  la  ville,  des  restes  étrusques 
et  romains,  des  inscriptions,  enfin  des  assertions  des 
historiens  et  géographes  anciens. 

Les  documents  les  plus  reculés  que  nous  possédions, 
nous  les  trouvons  dans  les  urnes  cinéraires,  les  cruches, 
les  flacons  à  huile,  les  lampes  et  les  lacrymatoires  d'une 
nécropole  étrusque.  Il  s'agit  de  la  nécropole,  assez  peu 
importante  d'ailleurs,  découverte  à  Sienne,  près  de  la 
porte  Camollia,  au  milieu  du  siècle  dernier  et  dont  les 
restes  ont  été,  pour  une  partie,  recueillis  dans  l'im- 
meuble de  l'Accademia  dei  Fisiocritici.  Ces  reliques 
prouvent  l'existence,  à  une  certaine  date,  d'une  colonie 
étrusque  sur  cet  emplacement,  et  leur  témoignage  se 
trouve  confirmé  par  le  fait  que,  dans  les  chroniques 
comme  aux  Archives  de  Sienne,  nous  notons  l'indication 
de  découvertes  analogues  effectuées,  dans  la  ville  et  aux 
environs,  à  des  époques  anciennes.  Toutefois,  des  ves- 
tiges conservés  actuellement  à  Sienne,  nous  ne  saurions 
déduire  rien  de  décisif  en  ce  qui  concerne  soit  l'origine 
de  cette  colonie,  soit  son  caractère  d'antiquité.  Nous 
devons  donc  nous  en  rapporter  aux  inscriptions  romaines 
susceptibles  de  jeter  de  la  lumière  sur  l'histoire  primi- 
tive de  la  ville. 

Nous  ne  relevons  dans  le  Corpus  Inscriptionum  Latina- 
rum   que  dix-neuf  inscriptions   relatives   à  Sienne  *  et. 


^  Il  fut  un  temps  où  l'on  discutait  sur  la  question  de  savoir  si  certaines  de 
ces  inscriptions  se  rapportaient  à  Sienne  ou  à  Senigallia  (Sena  Gallica)  :  il 
ne  subsiste  plus  de  doute  à  cet  égard.  L'antique  dénomination  de  Senigallia 
diffère  de  celle  de  Sienne,  tant  au  point  de  vue  de  l'orthographe  que  de  la 
prononciation  et  de  l'origine.  Dans  la  Géographie  de  Ptolémée,  la  Sienne 
étrusque   s'appelle   Saova,    et  dans  les   inscriptions    trouvées  dans  la    ville 


HISTOIRE    DE    SIEîîNE 


parmi  celles-ci,  une  seule  subsiste  dans  la  ville  même.  Mal- 
gré leur  petit  nombre,  ces  épigraphes  suffisent  à  établir 
que,  dans  les  premiers  temps,  Sienne  possédait  un  terri- 
toire en  propre  et  était  indépendante  de  ses  voisines  plus 
puissantes  :  en  effet,  elles  nous  apprennent  qu'ayant  reçu 
de  Rome  la  franchise,  elle  fut  attribuée  à  la  tribu  oufen- 
tine\  à  laquelle  ne  fut  donnée  aucune  autre  ville  étrusque. 

C'est  probablement  en  90  avant  J.-G.  que  ses  habi- 
tants reçurent  les  droits  de  citoyens  romains.  C'est  Tan- 
née, on  le  sait,  où  les  Italiens,  qui  ne  jouissaient  pas 
de  cette  qualité,  se  soulevèrent  pour  obtenir  la  franchise 
et  l'abolition  d'injustices  intolérables.  Un  nombre  consi- 
dérable de  bourgades  d'Ombrie  et  d'Étrurie  restèrent 
fidèles  à  Rome  pendant  toute  la  durée  de  la  guerre  :  la 
métropole  leur  octroya  à  toutes,  écrit  Mommsen,  les 
droits  civiques,  par  une  loi,  dite  Lex  Julia.  Il  paraît  pro- 
bable que  Sienne  en  faisait  partie. 

Mais,  en  dehors  du  fait  qu'elle  constituait  déjà  une  com- 
munauté indépendante  cent  ans  avant  l'ère  chrétienne, 
nous  ne  trouvons  rien  à  glaner  sur  les  inscriptions  tou- 
chant son  histoire  primitive.  Il  est  à  présumer  que, 
pendant  plusieurs  siècles,  la  colonie  continua  à  exister 
sous  forme  de  canton^  ,  c'est-à-dire   une    agglomération 

même,  Saena.  les  inscriptions  sur  lesquelles  le  nom  de  Saena  se  trouve 
l'objet  de  mentions  ou  d'allusions  se  réfèrent  à  Sienne  et  non  à  Senigallia.  Cf. 
P.  Pvossi,  Le  origini  di  Siena,  I  ;  dans  les  Conferenze  délia  Com.  Sen.  di 
stor.  patria,  Sienne,  Lazzeri,  iSgS,  pp.  42-4?  •  enfin  dans  un  article  du 
même,  dans  le  Bulletino  Senese  di  storia  patria,  2°  année  (iSgS),  fasc.  i,  11, 
Le  iscrizioni  romane  del  territorio  senese,  I.  L'iscrizione  dell'Augustale  di 
Porta  Romana,  p.  74. 

Sur  la  carte  d'Italie  de  l'exemplaire  manuscrit  de  la  Géographie  de  Ptolé- 
mée  au  Mont  Athos,  Saîva  est  au  sud  de  F^csula;  et  à  lest  de  Volterra.  Cf. 
Géographie  de  Ptoléinée  ;  reproduction  photolithographique  du  manuscrit 
grec...  au  Mont  Athos,  précédée  d'une  introduction  historique  sur  le  Mont 
Athos... par  Victor  Langlois,  Paris,  Didot,  1867,  pl-  LXXII. 

1  Corpus  inscript.  Lat.,  VII,  i345  ;  III,  5538  ;  XI,  1804,  i8o5,  i8i5. 

^  Cf.  l'article  du  Prof.  U.  Pedroli,  dans  la  Rivista  di  Storia  antica,  Mes- 
sine, D'Amico,  1897,  intitulé  L'origine  délia  Colonia  romana  in  Siena. 


SENA    VETUS  9 

de  petits  villages  patriarcaux  groupes  autour  d'une  posi- 
tion très  fortifiée,  servant  à  la  fois  de  lieu  d'assemblée 
et  de  refuge.  Ces  points  de  concentration  étaient  géné- 
ralement établis  sur  des  sommets  :  avec  le  temps,  des 
maisons  s'étageaient  entre  les  enceintes  extérieures  et  la 
forteresse,  et  ainsi  se  formait  un  noyau  de  ville.  En  Etru- 
rie,  à  cause  des  instincts  commerciaux  de  la  race,  des 
cités  apparurent  à  une  époque  plus  ancienne  que  dans 
d'autres  régions  de  l'Italie  ;  mais  pendant  longtemps,  là 
comme  ailleurs,  nombre  de  ces  agglomérations  en 
restèrent  au  stade  cantonal,  et,  comme  les  premiers 
auteurs  qui  écrivirent  sur  l'Etrurie  ne  mentionnent  pas 
Sienne,  nous  en  concluons  qu'elle  ne  différait  pas  d'elles 
à  cet  égard.  Il  ne  paraît  pas  non  plus  sans  fondement  de 
supposer  que  le  réduit  fortifié  de  la  communauté  pasto- 
rale se  trouvait  sur  la  colline  abrupte  qui  porte,  de 
temps  immémorial,  le  nom  de  Gastelvecchio  et  que  la 
petite  ville  grandit  progressivement  autour  de  la  forte- 
resse. Quoi  qu'il  en  soit,  aux  derniers  jours  de  la  Répu- 
blique, et  probablement,  comme  nous  l'avons  vu,  par 
la  Lex  Jiilia^  les  droits  civiques  romains  furent  octroyés 
au  peuple  de  Sienne. 

Soixante  ans  environ  plus  tard,  Sienne  fut  érigée  en 
colonie  romaine.  Dans  V Histoire  Naturelle  de  Pline,  nous 
la  voyons  mentionnée  parmi  d'autres  colonies  d'Etrurie 
datant  de  l'époque  d'Auguste.  Sous  le  nom  de  Saena 
Julia,  elle  figure  sur  la  Table  de  Peutinger,  document 
tenant,  comme  l'on  sait,  le  milieu  entre  une  carte  et  un 
itinéraire,  et  exécuté  probablement  au  iv"  siècle,  peut- 
être  d'après  le  modèle  de  cartes  plus  anciennes  du  temps 
d'Auguste ^et  des  Antonins.  Il  est  maintenant  prouvé 
que  le  titre  de  Colonise  Julise  s'appliquait  spécialement 
aux  colonies  fondées  par  Octave  en  29  avant  J.-C,  après 
la  bataille   d'Actium  ;  destinées  à  apaiser   le  méconten- 


10  HISTOIRE    DE    SIENNE 

tement  des  vétérans,  elles  furent  pour  la  plupart  établies 
dans  des  localités  de  quelque  importance  qui,  avec  cet 
accroissement  de  population,  recevaient  le  Jus  colo- 
niœ. 

Comme  les  autres  colonies,  Sienne  devint,  autant  que  le 
permettait  la  conformation  de  son  sol  et  de  la  ville 
primitive,  une  Rome  en  miniature.  Nous  pouvons  donc 
nous  représenter  la  Saena  romaine,  avec  ses  temples, 
ses  thermes,  ses  théâtres,  ses  arcs  de  triomphe,  ses  fon- 
taines et  ses  aqueducs  \  Ces  derniers  font  d'ailleurs  l'ob- 
jet d'une  allusion  sur  une  inscription  de  l'an  894  après 
J.-C.  qui  se  trouve  maintenant  à  la  villa  Mattei  à  Rome-. 
Elle  célèbre  les  vertus  civiques  d'un  habitant  de  Sienne 
qui,  de  ses  deniers,  restaura  les  anciennes  canalisations 
et  embellit  les  fontaines. 

Ce  fut  sans  doute  le  souvenir  obscur  et  confus  du 
grand  aqueduc  amenant  l'eau  à  la  vieille  cité,  qui 
donna  naissance,  au  Moyen  Age,  à  la  légende  siennoise 
d'après  laquelle  une  rivière  souterraine,  abondante  et 
pure,  cours  d'eau  fabuleux  appelé  la  Diana,  aurait  coulé 
sous  la  ville  et  son  territoire  vers  la  mer.  Aux  xiii"  et 
xiv^  siècles,  les  Siennois  dépensèrent  maladroitement 
des  sommes  énormes  à  vouloir  retrouver  cette  rivière 
perdue  ;  ils  eussent  été  bien  mieux  avisés  de  se  fier  à  de 
bons  ingénieurs  qu'à  de  nébuleuses  traditions,  en  cher- 
chant à  amener  dans  la  ville,  à  la  mode  romaine,  l'eau 
si  nécessaire  au  développement  régulier  de  ces  industries 
dont  dépendaient  sa  prospérité  commerciale  et  son 
succès  dans  sa   lutte  contre    ses  rivales.   La    croyance 

'  On  trouvera  un  essai  de  reconstitution  topographique  de  la  Sienne 
romaine  dans  Rossi,  Siena,  Colonia  liornann,  II  ;  dans  les  Confercnzc  délia 
Coin.  sert,  di  Slor.  patr..  Sienne,  1897. 

*  Corpus  inscript,  lai.,  VI,  N^  1793.  Cf.  Rossi,  Le  iscrizioni  romane  del 
territorio  sencse  ;  II.  f.a  iscrizione  dell'acqucdotlo  romano  ;  Ihillctino  Sen. 
di  Stor.  patr.,  IV«  année,  1897,  fasc.  i,  pp.    i36-i54. 


SENA    VETUS  II 

obstinée  des  Siennois  en  cette  fable  provoquait  la  déri- 
sion des  Florentins  et  fit  railler  amèrement  par  Dante 
ce  l'espoir  »  qu'entretenait  Sienne  «  de  retrouver  la 
Diana  ^  ». 

De  même  que  par  son  aspect  extérieur,  la  colonie, 
pour  la  forme  de  son  gouvernement,  rappelait  Rome  en 
miniature.  Saena  Julia  possédait  ses  magistrats,  son 
Sénat,  ses  prêtres,  sa  plebs.  Des  inscriptions  nous  ont 
conservé  les  noms  de  quelques  dignitaires.  Parmi  les 
plaques  découvertes  il  y  a  une  trentaine  d'années  dans 
le  vestibule  du  temple  antique  d'Ostie,  s'en  trouvait 
une  en  l'honneur  de  Q.  Petronius,  Curator  Reipublicœ 
Saenensiuni  et  Prœtor  Etrurise  XV.  populorum .  A  Sienne 
même,  on  voit  maintenant,  encastrée  dans  le  mur  de  la 
porte  Romaine,  une  tablette  votive,  offerte  par  un  cer- 
tain G.  Vitricius,  qui  était,  nous  dit-elle,  l'un  Aç.%  sexviri 
Augustales^  fonction  honorifique  très  recherchée  par  les 
riches  parvenus  des  villes  provinciales  \ 

Il  est  impossible  de  déterminer  à  quel  moment  les 
Siennois  se  convertirent  au  christianisme.  La  légende 
attribue  cette  conversion  à  saint  Ansanus,  jeune  Romain 
de  noble  famille  dont  les  prédications  et  les  miracles 
convainquirent  si  bien  les  habitants  que  beaucoup  d'en- 
tre eux  renversèrent  leurs  idoles  et  embrassèrent  la 
foi  chrétienne.  Jeté  par  ordre  du  proconsul  dans  une 
chaudière  d'huile  bouillante,  il  en  ressortit  indemne  ;  il 
fut  alors  décapité  en  un  lieu  dit  Dofana,  tout  près  de 
l'endroit  où  devait  se  livrer  un  jour  la  bataille  de  Monta- 
perti . 

Au  Castelvecchio,  à  Sienne,  on  montre  la  prison  où,  sui- 
vant  la   tradition,  le  jeune  martyr  fut  incarcéré,  et  la 

1  Dante,  Purg.,  XIII,  i5i-3. 

-  Tacite  fait  allusion  à  un  incident  de  l'histoire  primitive  de  Sienne.  Hist., 
IV,  45. 


12  HISTOIRE    DE    SIENNE 

fenêtre  d'où  l'on  raconte  qu'il  baptisa  des  convertis  \ 
Nous  ne  trouvons  aucun  document  relatif  à  saint 
Ansanus  avant  le  xuf  siècle,  bien  que  YOrdo  Officio- 
rum  Ecclesiae  Senensis  de  1275  mentionne  sa  fête 
comme  une  antique  institution.  Mais,  si  vague  et  si 
fabuleuse  que  paraisse  sa  figure  à  l'historien  et  à  l'étran- 
ger, les  Siennois  voient  en  lui  un  personnage  très  réel. 
Depuis  leur  enfance  ils  sont  habitués  à  ce  qu'on  leur 
parle  de  saint  Ansanus  et  leur  enseigne  à  le  considérer 
comme  l'un  des  protecteurs  de  la  cité  ;  et  ce  n'est  pas 
seulement  à  la  voir  constamment  aux  murs  des  églises 
que  son  effigie  leur  est  devenue  familière  :  dans  la  grande 
rue  de  Sienne,  au  centre  même  de  l'activité  de  la  ville, 
au  seuil  àe\2i Loggia  di Mercanzia^  se  dresse  la  statue  du 
saint,  sculptée  avec  ce  souci  bien  antique  de  la  forme  qui 
s'associe  dans  notre  esprit  à  l'art  d'Antonio  Federi- 
ghi. 

Le  dernier  des  vestiges  de  la  Sienne  romaine  est  cette 
inscription,  actuellement  à  Rome,  à  la  villa  Mattei,  à 
laquelle  nous  faisions  plus  haut  allusion  et  qui  appar- 
tient à  la  dernière  décade  du  iv"  siècle.  Lorsque  le 
Sénat  siennois  la  fît  graver,  les  hordes  germaines  se 
pressaient  déjà  aux  frontières  de  l'Empire  et  les  fils 
dégénérés  de  Rome  se  sentaient  envahis  par  de  vagues 
pressentiments  de  la  ruine  de  leur  ville. 

*  On  trouvera  d'autres  légendes  sur  saint  Ansanus  dans  Rondoni,  of.  cit., 
pp.  79-81.  Est-il  besoin  de  faire  remaz-quer  que  le  bâtiment  actuel  est  de 
beaucoup  postérieur  ? 


CHAPITRE  II 
ORIGINES  DE  LA  COMMUNE 

C'est  en  l^oS  qu'Alaric,  roi  des  Ostrogoths,  envahit 
ritalie  en  proie  à  la  corruption  :  les  habitants  de  la  pénin- 
sule, énervés  par  le  luxe,  furent  incapables  de  lui  offrir 
une  résistance  effective.  Rome,  elle-même,  la  superbe 
«  Reine  du  monde  »,  fut  enlevée  de  vive  force  par  le  bar- 
bare ;  la  métropole  de  la  civilisation,  le  sanctuaire  des  lois 
et  de  Tordre,  profané  et  détruit.  Beaucoup  crurent  à  la 
disparition  prochaine  de  la  civilisation  de  FOccident  et  à  la 
ruine  du  monde,  prédite  par  les  prophètes  et  les  sibylles  \ 

Si  une  capitale  aussi  grandiose  et  vénérable  se  trouva, 
pendant  quelque  temps  du  moins,  ébranlée  et  submergée 
par  la  marée  montante  de  la  barbarie,  faut-il  s'étonner 
que  maintes  petites  villes  d'Italie  aient  été  presque 
balayées  par  elle.  Sous  ce  flot  irrésistible,  il  semble  que 
Sienne  ait  presque  complètement  sombré.  En  tout  cas, 
aucun  document  contemporain  sur  son  histoire,  du  iv^  au 
vii^  siècle,  n'est  parvenu  jusqu'à  nous  ;  nous  savons  seule- 
ment qu'avant  cette  époque  elle  avait  déjà  reçu  son  pre- 
mier évèque  et  était  devenue  le  siège  d'un  diocèse  indé- 
pendant '.  Il  est  probable  que  sa  constitution  municipale 

^  Gi-egorovius,  The  History  ofthe  City  of  Borne  in  the  Middle  Ages.  Tra- 
duit de  l'allemand  par  Annie  Hamilton.  Londres,  G.  Bell  and  Sons,  1894, 
vol.  I,  p.  i63. 

2  Pecci  rapporte  que  Sienne  reçut  son  premier  évêque  en  3o6,  trois  ant 
après  la  mort  de  saint  Ansanus  ;  Malavolti  écrit  que  le  siège  épiscopal  fus 
fondé  au  temps  de  Tbéodoric,  par  le  pape  Jean  P"",  mais  ni  l'un  ni  l'autre 


l4  HISTOIRE    DE    SIENNE 

subsista  intacte  jusqu'à  l'arrivée  des  Lombards,  les  plus 
néfastes  des  envahisseurs.  Alors,  non  seulement  son 
ancien  gouvernement  autonome,  mais  sa  nouvelle  juridic- 
tion ecclésiastique,  tout  disparut  dans  ce  naufrage  de 
l'ordre  antique.  Sienne  fut  incorporée  aux  Etats  du  roi  des 
Lombards  et  gouvernée  par  un  gastald,  son  représentant. 

Mais,  lorsque  Rome  eut  conquis  ses  conquérants  et  les 
eut  soumis  à  son  autorité  spirituelle.  Sienne  vécut  de 
meilleurs  jours  ;  sous  Rotharis,  son  évèché  fut  rétabli,  et 
nous  voyons  l'administrateur  du  roi  se  concerter  avec 
l'évêque  et  ses  ouailles  pour  défendre  ce  qu'ils  considé- 
raient comme  les  justes  droits  de  Sienne  et  de  son  chef 
spirituel. 

Un  grand  dueP  s'engagea  alors,  dont  les  protagonistes 
furent  les  évêques  de  Sienne  et  d'Arezzo.  Ce  dernier,  à 
ce  qu'affirmaient  les  Siennois,  avait  profité  de  la  dispa- 
rition de  leur  épiscopat,  pour  étendre  sa  juridiction  sur 
un  certain  nombre  de  paroisses  ressortissant  au  diocèse 
de  Sienne.  Le  siège  une  fois  rétabli,  l'évêque  d'Arezzo 
refusa  de  les  rendre  :  ce  refus  suscita  naturellement  le 
ressentiment  de  l'évêque  de  Sienne  ainsi  que  de  ses  fidèles  ; 
et  cette  usurpation  leur  paraissait  d'autant  plus  pénible 
qu'elle  repoussait  les  limites  du  diocèse  d'Arezzo  jusqu'à 
quelques  kilomètres  seulement  des  portes  de  leur  ville. 

Les  Arétins,  ne  se  contentant  pas  de  soutenir  leurs 
prétentions  en  paroles,  recoururent  bientôt  à  la  force  : 
Gondibert,  juge  royal  de  Sienne,  fut  traîtreusement  assas- 
siné par  eux  au  cours  de  pourparlers  à  Pacina. 


ne  fournit  de  preuves  suffisantes  à  l'appui  de  son  assertion.  Nous  inférons 
néanmoins  des  documents  relatifs  à  la  querelle  entre  les  diocèses  d'Arezzo  et 
de  Sienne  que  l'évêché  de  Sienne  devait  exister  déjà  au  \i°  siècle.  Cf.  Pecci, 
Storia  del  Vescovado  di  Siena,  Lucqucs,  1748,  p.  i;  et  Malavolti,  Ilistoria 
de'  falti  e  guerre  de'  Senesi,  etc.  Venise^  1^99,  i^°  partie,  f.  16. 

1  Muratori,  Ant.  It.  Med.  Aevi,  t.  YI,  Dissert.    LXXIV,  col.  367  et  seq. 
Troya,  Codlce  diplom.  Longobardo,  vol.  IV,  p.  3,  1 53-238. 


ORIGINES    DE    LA    COMMUNE  l5 

Finalement,  après  de  longues  chicanes,  l'affaire  fut 
portée  devant  la  cour  royale  de  Pavie  :  Liutprand,  siégeant 
en  personne  avec  son  évêque,  et  de  nombreux  juges 
pour  assesseurs,  rendit  sa  décision  en  faveur  de  Tévèque 
d'Arezzo. 

Mais  les  Siennois  ne  se  tinrent  pas  pour  battus  :  après 
de  nombreuses  tentatives  plus  ou  moins  légales  pour 
recouvrer  ce  qu'ils  avaient  perdu,  ils  réussirent  en  853 
à  obtenir  annulation  du  jugement  royal  :  après  deux 
siècles  de  controverses,  le  Pape,  siégeant  à  Saint-Pierre, 
assisté  de  Tempereur  Louis  II  et  de  nombreux  archevê- 
ques, rendit  la  sentence  que  les  paroisses  en  litige  appar- 
tenaient par  droit  ancien  au  diocèse  de  Sienne  et  devaient 
lui  être  restituées. 

Cette  querelle,  d'une  médiocre  importance  au  point  de 
vue  historique,  offre  cependant  un  intérêt  :  en  effet  les 
documents  qui  s'y  rattachent  sont  le  seul  témoignage 
que  nous  possédions  sur  la  constitution  du  gouverne- 
ment de  Sienne  au  cours  des  longs  siècles  d'obscurité 
qui  suivirent  la  chute  de  l'Empire  romain.  Nous  voyons 
dans  ces  archives  conquérants  et  vaincus,  gastald, 
évêque  et  peuple,  travailler  de  concert  dans  un  but 
commun,  soutenir  habilement  et  opiniâtrement  leur  cause 
devant  les  cours  royale  et  papale.  Ces  circonstances 
exercèrent  forcément  une  influence  importante  sur  les 
citoyens,  en  leur  donnant  conscience  de  leur  union,  en 
tenant  en  éveil  chez  eux  cet  esprit  de  corps  qui  ne  s'étei- 
gnit jamais  complètement  dans  les  municipalités  ita- 
liennes, en  y  faisant  naître  enfin  un  esprit  de  jaloux 
patriotisme  local.  Mais,  cinquante  ans  avant  la  fin  de  ce 
long  différend,  un  événement  était  survenu,  tel  qu'on  en 
a  peu  compté  de  plus  considérables  dans  l'histoire  de 
l'humanité.  Le  jour  de  Noël  de  l'an  800,  Charles,  roi  des 
Francs,  fut  couronné  empereur  des  Romains  par  Léon  III, 


l6  HISTOIRE    DE    SIENNE 

au  milieu  de  l'enthousiasme  sans  bornes  de  la  multitude 
qui  voyait  de  nouveau  Rome  reconnue  comme  la  source 
légitime  de  Tempire,  le  centre  de  tout  pouvoir  politique. 

Le  seul  effet  immédiat  de  cet  événement  fut,  pour 
Sienne,  la  substitution  de  comtes  impériaux  aux  gastalds 
royaux,  en  qualité  de  premiers  magistrats  de  la  ville  et 
de  son  territoire.  Mais,  là  comme  sur  toute  l'étendue  de 
la  chrétienté,  cette  renaissance  de  l'Empire  devait  avoir 
une  répercussion  considérable. 

En  premier  lieu,  elle  fut  la  cause  principale  quoique 
non  exclusive  du  développement  notable  que  prit  alors  le 
pouvoir  de  l'épiscopat  local. 

Ceci  est  du  reste  facile  à  comprendre.  Dans  le  nouvel 
ordre  de  choses,  l'Église,  royaume  de  Dieu  sur  terre, 
apparaissait  sans  contestation  comme  l'élément  supérieur, 
spirituel,  l'âme  de  la  chrétienté,  dont  l'Etat  ne  constituait 
que  le  corps.  «  On  reconnaissait  le  Pape  comme  le 
vicaire  du  Christ  pour  toutes  les  choses  divines  et  éter- 
nelles; l'Empereur,  comme  son  vicaire,  seulement  pour  les 
choses  transitoires  et  terrestres.  »  Le  premier  était  l'astre 
du  jour,  qui  donne  la  vie,  le  second,  semblable  à  l'astre 
des  nuits,  ne  faisait  que  renvoyer  l'éclat  du  soleil  \  Rien 
de  surprenant  donc  à  ce  que  le  développement  de  cette 
théorie  de  souveraineté  universelle  ait  provoqué  à  Sienne 
comme  ailleurs  un  accroissement  graduel  du  prestige  et 
de  l'autorité  de  l'Église  et,  par  suite,  de  l'évèque,  son 
représentant  local. 

Un  autre  changement,  à  peine  moins  important,  qui 
dut  son  origine  aux  Francs,  fut  qu'ici,  comme  dans  d'au- 
tres régions  de  l'Italie,  le  régime  féodal  commença  len- 
tement et  progressivement  à  se  substituer  au  régime 
allodial. 

1  Grcgorovius,  éd.  cit.,  vol.  II,  pp.  5o6,  507. 


ORIGINES    DE    LA    COMMUNE  in 

D'après  ce  nouveau  système,  le  possesseur  d'une 
terre,  petite  ou  grande,  est  le  seigneur  et  maître  de 
ceux  qui  y  habitent.  Son  devoir  est  de  les  protéger 
en  père  ;  par  contre,  ils  lui  doivent  le  service  militaire 
et  Tobéissance.  Chaque  vassal  occupe  à  l'égard  de  son 
suzerain  la  même  situation  que  ses  propres  vassaux 
par  rapport  à  lui-môme;  au  sommet  de  cette  hiérarchie 
sociale  se  trouve  l'Empereur  de  qui,  en  leur  qualité  de 
grands  vassaux,  les  grands  seigneurs  tiennent  leurs  terri- 
toires. 

Aux  alentours  de  Sienne  les  idées  féodales  prirent 
vite  une  grande  intluence  :  plusieurs  fils  et  descendants 
de  comtes  impériaux  réussirent  à  acquérir  des  fiefs  impor- 
tants dans  cette  partie  de  la  Toscane;  graduellement  le 
nombre  des  alleutiers  décrut,  et  des  châteaux  féodaux 
s'y  élevèrent  dans  toutes  les  directions. 

Ces  donjons  commandaient  la  route  de  Sienne  à  Rome 
et  celles  qui  conduisaient  à  travers  la  Maremme  toscane 
vers  la  mer  ;  et  tous  ceux  qui  circulaient  sur  ces  routes 
devaient  acquitter  des  droits  draconiens.  Et  encore  ces 
exactions  ne  contentaient-elles  pas  ces  seigneurs  :  ils  raz- 
ziaient fréquemment  le  bétail  sur  le  territoire  de  Sienne 
et  pillaient  les  convois  de  ses  négociants.  En  outre, 
eurs  continuelles  escarmouches  entretenaient  un  senti- 
ment général  d'insécurité  et  entravaient  les  progrès  de  la 
jeune  communauté  marchande. 

Contre  des  nobles  aussi  puissants  que  les  Aldobran- 
deschi  de  Santa  Fiora,  les  Ardengheschi  et  les  Pannoc- 
chieschi,  les  comtes  de  Sienne  ne  possédaient  guère  de 
moyens  de  défense.  Le  marquis  de  Toscane  intervenait 
rarement  dans  les  affaires  du  pays,  et  il  s'écoulait  parfois 
des  années  sans  qu'on  pût  songer  à  demander  justice  à 
l'Empereur  trop  éloigné.  Il  n'existait  ainsi  qu'une  puis- 
sance de  qui  les  citoyens  et  la  petite  noblesse  du  contado 


HISTOIRE    DE    SIENNE 


pussent  implorer  le  secours,  c'était  TÉglise,  en  la  per- 
sonne de  son  chef  local,  Févêque. 

L'épiscopat  siennois  grandit  donc  en  autorité  et  en 
prestige  durant  tout  le  ix^  et  le  x^  siècle.  Au  xi^,  son 
pouvoir  temporel  fut  reconnu  et  validé  par  TEmpereur 
lui-même,  à  qui  il  ne  répugnait  pas  de  voir  à  Sienne  un 
gouvernement  assez  solide  pour  contrebalancer  ses  tur- 
bulents feudataires  des  alentours,  pourvu  que  ce  gouver- 
nement admît  sans  restriction  sa  souveraineté. 

De  io53  à  io56,  Henri  III,  ne  faisant  en  partie  que 
confirmer  d'anciennes  donations,  conféra  officiellement 
à  Tévéque,  en  même  temps  que  des  domaines,  certains 
privilèges  notables.  11  lui  octroya  Gastelvecchio,  ancien 
siège  de  l'autorité  civile,  et  lui  attribua  en  outre  juridic- 
tion sur  toutes  les  personnes  résidant  sur  son  territoire 
épiscopal,  avec  faculté  d'y  élever  des  forteresses  sans 
que  nul,  archevêque  ou  duc,  marquis  ou  comte,  pût  inter- 
venir. C'est  ainsi  que  l'évêque  de  Sienne  devint  un  prince 
temporel  puissant*. 

Les  ouailles  se  tournèrent  désormais  vers  leur  pasteur 
lorsqu'elles  virent  leurs  terres  ravagées  par  les  grands 
seigneurs.  En  sa  qualité  de  grand  feudataire,  il  disposait 
d'armes  temporelles  redoutables  :  lorsqu'à  ses  nombreux 
vassaux  se  joignirent  les  milices  siennoises  et  les  gens 
de  la  petite  noblesse,  les  plus  grands  seigneurs  féodaux 
du  voisinage  trouvèrent  en  lui  un  rival  en  mesure  de 
leur  tenir  tête  les  armes  à  la  main.  Mais  ce  n'est  pas  sur 
ses  forces  matérielles  qu'il  comptait  le  plus  :  il  dispo- 
sait d'autres  armes  terribles  qu'il  ne  se  fit  pas  scrupule 
d'employer  pour  défendre  et  accroître  les  droits  et  les 
privilèges  des  citoyens  et  de  son  siège  ;  et  il  arriva  ainsi 


^  Pecci,    op.   cit.,  p.  120  et  seq.  Pecci  reproduit  le  documcnl  qui  existait 
encore  de  son  temps. 


ORIGINES    DE    LA    COMMUNE  I9 

à  ses  fins.  Les  grands  feiidataires,  ArdengheschietSoarzi, 
Manenti  et  Guglieschi,  cédèrent  «  à  la  bienheureuse 
Vierge  et  à  leur  seigneur  évoque  »  ce  que  la  force  bru- 
tale n'aurait  pas  réussi  à  leur  arracher. 

Ainsi,  en  mai  1187,  les  Soarzi  abandonnèrent  certaines 
terres  et  une  partie  d'un  château  à  Févèque  de  Sienne*  ; 
et  nous  inférons  d'autres  actes,  établis  dans  des  cas  ana- 
logues, que  le  prélat  reçut  ce  don  au  nom  de  la  ville.  Cette 
cession  fut  d'ailleurs  effectuée  en  présence  du  peuple 
de  Sienne  assemblé  en  parlement  sur  la  place  San  Cris- 
toforo. 

Dix  ans  plus  tard,  une  partie  de  Montepescoli  fut 
donnée  à  l'église  Santa  Maria  de  Sienne,  et  les  dona- 
teurs s'engagèrent,  si  jamais  ils  s'avisaient  de  vouloir 
reprendre  une  portion  de  ce  domaine,  à  faire  retour  du 
double  à  l'église,  à  ses  recteurs  et  à  la  Commune  de  la 
villes 

De  même  Ranuccio  Soarzi  de  Staggia,  ainsi  que  ses 
fils  et  frères,  remit  en  gage  le  château  de  Strove  «  à 
Rainerio,  évêque  de  Sienne,  à  l'église  Santa  Maria  et  à  tout 
le  peuple  de  l'État  de  Sienne  »,  promettant  de  secourir  et 
défendre  les  habitants  en  temps  de  guerre  et  surtout 
contre  les  Florentins.  Par  contre,  il  refusait  de  s'engager 
à  les  soutenir  en  cas  de  conflit  avec  l'Empereur,  le  mar- 
quis de  Toscane,  l'évèque  de  'Volterra  ou  les  abbés  d'Isola 
et  de  Marturi.  Enfin  il  s'obligeait  à  résider  à  Sienne  deux 
mois  par  an  en  temps  de  paix,  et  six  en  temps  de  guerre. 
A  ces  conditions,  il  jura  fidélité  à  ^évêque^  Les  Guglies- 

1  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Caleffo  Vecchio,  c.  4*.  Les  références  indiquées 
par  Rondoni  sont  inexactes  ;  mais  nous  n'avons  pas  eu  de  peine  à  les  identi- 
fier dans  les  Caleffi,  grâce  à  l'admirable  Inventario  de  Lisini. 

2  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Caleffo  Vecchio,  c.  17.  Le  principal  donateur  était 
Gualcherino  di  Tignoso. 

^  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Caleffo  Vecchio,  5,  5*,  Qi  Caleffo  dell'  Assiinia, 
c.  3o8,  3o8'. 


20  HISTOIRE    DE    SIENNE 

clîi,  en  1139  s  et  les   Soarzi,  en  iiGS^,  effectuèrent  des 
cessions  analogues. 

Et  ces  actes  de  soumission  ne  constituaient  pas  sim- 
plement un  aveu  solennel  de  la  souveraineté  du  Christ 
sur  tous  les  membres  de  l'Église,  le  texte  des  documents 
officiels  ne  saurait  autoriser  cette  interprétation  :  Tévôque 
n'exerçait  pas  seulement  une  suzeraineté  spirituelle  sur 
ces  nobles,  il  occupait  également  le  rang  de  comte  d'Em- 
pire, et  les  formules  usitées  en  pareil  cas  ressemblent  à 
celles  qui  revenaient  dans  les  actes  de  soumission  à  un 
seigneur  laïque.  On  ne  saurait  en  effet  aboutir  à  une 
autre  conclusion  :  l'évoque  était  considéré  comme  le 
représentant  politique  aussi  bien  que  spirituel  du  peuple 
de  Sienne  ;  c'était  en  qualité  de  chef  temporel  qu'il  le 
convoquait  en  parlement  sur  la  place  San  Cristoforo  pour 
assister  à  ces  professions  de  vassalité. 

Un  régime  mixte,  mi-laïque  mi-clérical,  s'établit  donc 
graduellement  à  Sienne.  D'abord  les  comtes  impériaux 
se  partagèrent  avec  Tévèque  le  gouvernement  de  la  ville 
et  de  son  contado  ;  plus  tard,  des  consuls  remplacèrent 
dans  l'enceinte  de  la  cité  les  comtes  qui  ne  continuaient 
à  administrer  que  le  territoire  extérieur.  C'est  ainsi  qu'au 
milieu  du  xif  siècle  nous  voyons  les  consuls  de  la  Com- 
mune naissante  et  les  évêques  figurer  conjointement 
dans  les  actes  publics  en  qualité  de  premiers  magis- 
trats. 

Mais  ce  régime  dualiste  ne  dura  guère.  Au  point  de 
vue  temporel,  l'évêqueeut  en  effet  rapidement  réalisé  ses 
desseins  :  grâce  à  son  intervention,  la  puissance  malfai- 
sante des  grands  feudataires  fut  bientôt  sinon  détruite, 
du  moins  sérieusement  entamée  ;  convaincus  de  l'inutilité 


1  Arch.  di  Stato,  Sienne,  Caleffo  Vecchio,  c.  23'. 
^  Arch.  di  Stato,  Sienne,  Caleffo  Vecchio,  c.  5*^,  6. 


ORIGINES    DE    LA    COMMUNE  21 


de  la  résistance,  beaucoup  vinrent  solliciter  Tamitiéetla 
protection  de  la  ville.  Alors  l'aristocratie  de  la  cité,  con- 
tinuellement renforcée  par  des  arrivants  du  contado^  ne 
tarda  pas  à  s'aviser  qu'en  se  perpétuant,  Tautorité  tem- 
porelle de  l'évoque  pourrait  nuire  sérieusement  au  déve- 
loppement de  Sienne.  De  même  qu'auparavant  elle  s'était 
unie  à  son  pasteur  pour  briser  la  puissance  des  grands  sei- 
gneurs terriens,  elle  se  ligua  à  présent  avec  le  peuple 
contre  l'autorité  temporelle,  maintenant  surannée,  de  son 
chef  spirituel. 

Pour  cimenter  cette  alliance,  les  nobles  consentirent 
à  accorder  au  peuple  une  part  dans  le  gouvernement 
communal,  et,  en  ii47,  il  fut  stipulé  que,  des  trois  con- 
suls, un  serait  choisi  dans  son  sein.  C'est  ainsi  que  la 
Commune  de  Sienne  remporta  sa  première  et  modeste 
victoire,  en  se  faisant  reconnaître  comme  un  pouvoir 
politique  dans  l'Etat. 

Le  parti  ainsi  constitué  était,  dans  une  certaine 
mesure,  gibelin,  sinon  officiellement  encore,  du  moins 
de  tendance.  Composé  presque  entièrement  de  mar- 
chands (les  plus  vieilles  familles  de  la  noblesse  siennoise 
commençaient  alors  à  s'adonner  au  négoce),  il  nourrissait 
pour  deux  raisons,  l'une  politique,  l'autre  économique, 
une  hostilité  particulière  à  l'égard  de  la  cité  rivale  des 
bords  de  l'Arno,  qui  professait  des  sympathies  guelfes 
et  ne  manquait  jamais  une  occasion  d'entraver  l'expan- 
sion du  commerce  siennois.  De  ces  deux  motifs  principaux 
de  dissension,  le  second,  comme  nous  le  verrons  bientôt, 
était  de  beaucoup  le  plus  impérieux  :  c'est  la  jalousie  à 
l'égard  de  Florence,  beaucoup  plus  que  son  dévouement 
à  la  cause  impériale,  qui  amena  finalement,  en  1167,  le 
nouveau   parti   à    se   déclarer  ouvertement   contre    son 

évèque. 

Jusque-là,  Rainerio,  le  prélat  vénérable  qui  avait  rem- 


22  HISTOIRE    DE    SIENNE 


porté  tant  de  victoires  en  défendant  la  ville  et  son  diocèse 
contre  les  grands  feudataires,  avait  réussi  à  conserver 
intacte  sa  situation  puissante  à  Sienne.  Le  parti  impérial 
aurait  probablement  pris  plus  tôt  l'offensive  si  le  trône 
papal  n'avait  été  occupé  par  un  Siennois,  d'un  courage  et 
de  capacités  remarquables,  envers  qui  ses  concitoyens, 
malgré  leur  adhésion  à  la  cause  impériale,  professaient 
une  ardente  admiration.  A  la  longue  cependant  la  haine 
des  Siennois  pour  leurs  concurrents  commerciaux  triom- 
pha du  respect  que  leur  inspirait  personnellement  le 
Pape  :  la  trêve  tacite  entre  l'évêque  et  le  parti  au  pouvoir 
fut  rompue. 

L'incident  qui  suscita  le  conflit  fut  le  refus  opposé  par 
le  Pontife  à  une  requête,  pourtant  assez  raisonnable,  de 
ses  concitoyens  :  ceux-ci  lui  demandaient  de  rattacher  au 
monastère  de  Vallombreuse  un  établissement  religieux 
important,  situé  sur  le  territoire  siennois  et  jouissant  de 
nombreuses  immunités,  qui  dépendait  d'un  couvent  de 
Florence  et  qu'ils  semblent  avoir  considéré  comme  un 
foyer  d'insubordination  contre  leur  gouvernement.  Le 
refus  du  Pontife  irrita  vivement  les  Siennois  et  contribua 
à  fortifier  le  parti  impérial  à  Sienne,  tandis  que  Barbe- 
rousse  cherchait  à  les  attacher  davantage  à  sa  cause  par 
l'octroi  de  nouveaux  privilèges. 

En  1167,  le  chancelier  impérial,  à  titre  de  concession 
aux  Siennois,  fit  défense  aux  seigneurs  d'Orgiale,  forte- 
resse importante  au  sud  de  Sienne,  de  réparer  ou  bâtir 
tous  châteaux  forts  dans  un  rayon  de  vingt  kilomètres 
autour  de  la  ville.  En  même  temps  l'Empereur  ratifia 
officiellement  en  qualité  de  suzerain  la  plupart  des  soumis- 
sions et  dons  antérieurement  effectués  au  profit  de  la 
Commune  par  l'intermédiaire  de  son  évêque\ 

^  Boehmer,  Acla  linperii  selecta,  n°  ii3o. 


ORIGINES    DE    LA    COMMUNE  23 

Enhardis  par  ces  faveurs,  les  consuls  de  Sienne  se 
déclarèrent  ouvertement  pour  l'Empereur  et  voulurent 
contraindre  le  clergé  local  à  soutenir  l'anti-pape.  C'est 
en  vain  que  Rainerio  anathématisa  les  premiers  magis- 
trats et  leurs  partisans,  en  vain  qu'Alexandre  mit  sa 
ville  natale  en  interdits  la  victoire  resta  aux  impériaux: 
le  vieil  évèque,  «  expulsus  a  scismaticis  »,  dut  finir  ses 
jours  en  exil.  Et  ce  n'est  qu'à  la  date  mémorable  du 
24  juillet  1177,  où,  sur  la  place  Saint-Marc  à  Venise,  Bar- 
berousse  vaincu  se  prosterna  aux  pieds  du  successeur  de 
saint  Pierre,  que  Sienne  se  réconcilia  complètement  avec 
le  Pape. 

Dix  ans  plus  tard  un  orage  vint  troubler  pour  quelque 
temps  l'amitié  des  Siennois  et  de  l'Empereur.  Frédéric, 
s'il  faut  en  croire  certains  chroniqueurs,  enleva  aux 
communes  toscanes  tous  les  territoires  qu'elles  possé- 
daient hors  de  leurs  murs  ;  Villari  a  mis  en  doute  cette 
allégation,  et  il  est  certain  qu'on  ne  trouve  aux  archives 
de  Florence  ou  de  Sienne  nulle  trace  d'une  telle  confis- 
cation :  ce  qui  se  produisit  probablement,  c'est  que  l'Em- 
pereur, en  qualité  de  suzerain,  refusa  de  reconnaître 
toutes  prises  de  possession  ou  cessions  non  encore 
agréées  et  de  ce  fait  validées  par  lui.  Cette  décision 
menaçant  les  jeunes  et  ambitieuses  communes  de 
graves  préjudices,  quelques-unes,  nous  le  savons,  protes- 
tèrent, et  même  Sienne,  malgré  son  habituel  loyalisme, 
encourut  les  remontrances  de  son  maître.  En  ii85, 
Frédéric  s'y  rendit  pour  y  affirmer  ses  droits  impériaux  ; 
un  an  plus  tard,  comme  les  habitants  résistaient  à  ses 

1  Arch.  di  Stato,  Florence,  Diplomatico,  Provenienza  di  Passignano, 
copia  sincrona.  Classé  par  erreur  au  20  févr.  1257.  Daté  de  Bénéveut.  Cf. 
R.  Davidsohu,  Sicna  interdotta  sotto  un  papa  senese,  Bull.  Sen.  di  stor. 
pair.,  ann.  Y,  1898,  fasc.  i,  pp.  63-70.  Rondoni,  qui  est  généralement  bien 
informé,  ignorait  ce  document,  ce  qui  l'empêche  de  bien  saisir  le  sens  des 
événements  qui  amenèrent  l'exil  de  Rainerio. 


24  HISTOIRE    DE    SIENNE 

exigences,  son  fils  Henri  vint  mettre  le  siège  devant  la 
ville  \  Si,  comme  on  Va  conjecturé,  les  grands  feuda- 
taires  voisins  de  Sienne  cherchèrent  en  sous-main  à 
échauffer  l'irritation  de  l'Empereur  contre  la  Commune, 
pour  l'amener  à  abattre  son  pouvoir,  ils  furent  cruelle- 
ment désappointés  dans  leurs  machinations,  car  Henri 
leva  bientôt  le  siège,  et  le  gouvernement  conclut  une 
paix  stable  et  avantageuse  avec  l'Empereur. 

Cet  accord  stipulait  notamment  que  les  citoyens  renon- 
çaient à  tout  ce  qu'ils  avaient  pris  ou  usurpé  au  détri- 
ment de  l'héritage  légitime  de  la  comtesse  Mathilde  et 
du  margraviat  de  Toscane  ;  ils  reconnaissaient  sans  res- 
triction toutes  les  prérogatives  impériales,  juraient  fidélité 
à  Henri,  et  promettaient  de  ne  pas  rassembler  d'armée 
sans  le  consentement  de  leur  seigneur.  Restituant  toutes 
les  terres  dont  ils  s'étaient  illégitimement  emparés,  ils  se 
soumettaient  sur  ce  point  à  la  décision  de  l'Empereur. 

En  retour,  Frédéric  octroyait  à  la  Commune  le  droit 
d'élire  ses  consuls,  de  battre  monnaie  et  lui  accordait 
la  juridiction  sur  la  ville  et  son  coiitado^  ainsi  que  sur 
les  vassaux  de  l'évêque.  Sous  certaines  conditions,  il  lui 
reconnaissait  aussi  le  droit  de  frapper  d'impôt  ses  admi- 
nistrés, à  charge  de  verser  chaque  année  à  Pâques  un 
tribut  fixe  au  trésor  impérial  de  San  Miniato  al  Tedesco. 
Enfin,  il  ordonnait  aux  Ardengheschi  et  aux  Guglieschi 
de  détruire  leurs  forteresses  à  Lucignano,  sans  pouvoir 
jamais  les  rétablir  ^ 

On  a  comparé  ce  pacte  à  la  Grande  Charte  :  il  régu- 
larisa  et   fortifia  la  situation  de  Sienne.   D'ailleurs  ses 


*  Villani  (lib.  V,  cap.  xi)  et  Tizio  (t.  I,  c.  56)  relatent  que  Frédéric  assié- 
gea la  ville  en  personne,  mais  voir  Annales  Senenses  dans  Perlz,  Mon. 
Germ.,  t.  XIX,  226. 

-  Muratori,  Ant.  It.  Med.  .^vi,  t.  lY,  Dissert.  L.,  col.  469-70,  cf.  Arch.  di 
Stato,  Sienne.  Arch.  Diplomat.,    Riformagioni,  ann.  1186. 


ORIGINES    DE    LA    COMMUNE  2$ 

habitants  surent  entretenir  leurs  bonnes  relations  avec 
TEmpereur  :  de  môme  qu'ils  s'étaient  servis  de  leurs 
évêques,  lorsqu'ils  luttaient  pour  l'existence  même  de 
leur  gouvernement  contre  les  grands  nobles  terriens,  ils 
tenaient  à  se  ménager  maintenant  la  faveur  du  chef 
temporel  de  la  chrétienté  pour  défendre  et  accroître  les 
libertés  acquises.  Ils  ne  se  firent  pas  scrupule  de  jurer 
tour  à  tour  fidélité  à  des  empereurs  rivaux,  changeant 
de  parti  selon  qu'ils  y  trouvaient  leur  intérêt.  En  1208 
nous  les  voyons  prêter  serment  à  l'empereur  gibelin, 
Philippe  de  Souabe^;  Tannée  suivante,  prendre  parti 
pour  son  adversaire,  Othon  IV,  et  le  prier  de  les  con- 
firmer dans  la  possession  des  territoires  et  forteresses 
dont  «  l'empereur  Henri  de  bien  aimée  mémoire  »  les 
avait  dotés^ 

Le  légat  impérial  les  admonesta  assez  vertement,  leur 
disant  qu'ils  n'honoraient  leur  maître  que  des  lèvres, 
sans  avoir  aucun  attachement  réel  pour  lui,  qu'ils  ne 
songeaient  qu'à  leurs  propres  intérêts  et  non  à  la  gloire 
et  à  l'honneur  de  l'Empereur.  Toutefois,  en  octobre  de 
la  même  année,  Othon  lui-même  vint  à  Sienne  et  par- 
donna aux  habitants  toutes  les  offenses  commises  contre 
son  autorité.  Peu  après  son  départ,  il  leur  fit  officielle- 
ment remise  de  toutes  les  sommes  dues  au  trésor  impé- 
rial et,  quelques  semaines  plus  tard,  confirma  tous  les 
privilèges  accordés  à  Sienne  par  Frédéric  I®''  et  Henri  VI, 
avec  le  droit  pour  les  citoyens  d'élire  leurs  consuls,  à 
condition  de  verser  chaque  année  soixante-dix  marcs 
d'argent  au  bailli  impérial  à  San  Miniato  ^. 

Sienne   constituait   donc    maintenant,    sur   des  bases 

1  Arch.  di  Stato,  Sienne,  n^  77.  Daté  du  3  juin   1208. 

2  Boehmer,  Acta  Imperii  Selecta,  n^^  ii36  et  87. 

^  Arch.  di  Stato,  Sienne,  ^rcA.  diplomatico,  Riformagioni  —  Balzana,  ann. 
1209,  et  Caleffo  delV  Assunta,  C.  610',  611'. 


20  HISTOIRE    DE    SIENNE 

solides,  un  fief  important  de  l'Empire  en  plein  cœur  de 
la  Toscane  ;  et,  bien  qu'elle  eût  encore  mainte  lutte  à 
soutenir  contre  l'aristocratie  territoriale  et  les  communes 
rivales,  ses  bourgeois  jouissaient  désormais  d'une  liberté 
et  d'une  sécurité  suffisantes  pour  développer  leur  com- 
merce et  édifier  une  puissante  république. 


CHAPITRE   III 
UN   PEUPLE  DE  MARCHANDS 

Nous  atteignons  maintenant  la  période  la  plus  impor- 
tante de  l'histoire  de  Sienne,  une  période  de  guerres 
presque  continuelles  :  la  jeune  Commune  lutte  opiniâ- 
trement pour  la  suprématie  en  Toscane,  l'obtient,  puis  la 
perd. 

On  s'est  gravement  mépris  sur  la  nature  de  ce  conflit. 
Suivant  l'opinion  la  plus  répandue,  on  y  a  vu  un  duel 
entre  deux  cités  rivales,  l'une  profondément  démocra- 
tique et  sincèrement  convaincue  de  la  justice  de  la  cause 
papale  ;  l'autre ,  féodale  et  aristocratique ,  se  dévouant 
tout  entière  à  celle  de  l'Empereur  :  on  ne  saurait  en 
réalité  se  faire  conception  plus  erronée  de  la  longue  que- 
relle qui  mit  aux  prises  les  Communes  de  Florence  et  de 
Sienne.  Tout  d'abord  le  gouvernement  de  Florence  ne 
fut  jamais  démocratique  au  vrai  sens  du  mot.  Régie 
d'abord  par  une  oligarchie  de  la  naissance,  elle  tomba 
ensuite  aux  mains  d'une  oligarchie  financière.  Il  est  exact 
que,  dans  l'ardeur  de  la  lutte  contre  l'ancienne  aristo- 
cratie, les  riches  bourgeois,  — comme  le  fait  s'est  si  sou- 
vent répété  dans  l'histoire,  en  des  circonstances  ana- 
logues, —  lancèrent  les  cris  de  guerre  de  la  démocratie 
et  réussirent  à  obtenir  le  concours  des  classes  inférieures  ; 
mais,  une  fois  la  bataille  gagnée,  le  peuple  leurré  s'aper- 
cevait qu'il  avait  simplement  changé  de  maîtres,  —  cons- 
tatation qu'en  pareil  cas  il  a  eu  maintes  fois  l'occasion  de 


28  HISTOIRE    DE    SIENNE 

faire,  avant  et  depuis,  —  et  que  ses  nouveaux  tyrans 
étaient  encore  plus  avides  et  impitoyables  que  les  anciens. 

D'autre  part,  à  dater  du  début  du  xiii^  siècle,  le  gou- 
vernement de  Sienne  ne  revêtait,  en  aucun  point  essen- 
tiel, un  caractère  plus  aristocratique  que  celui  de  Flo- 
rence. Après  avoir,  dans  les  premiers  temps,  offert  une 
analogie  sensible  avec  ce  dernier,  en  ce  qui  concerne  la 
représentation  des  classes,  il  se  démocratisa  finalement 
bien  davantage  ;  les  artisans  et  les  corporations  infé- 
rieures acquirent  plus  de  pouvoir  politique  qu'ils  n'en 
conquirent  jamais  à  Florence. 

On  est  également  mal  fondé  à  voir  dans  l'alliance  de 
Florence  avec  le  parti  du  Pape,  et  celle  de  Sienne  avec 
l'Empereur,  respectivement  autre  chose  que  de  simples 
«  mariages  de  convenance  ».  Les  Siennois  recherchaient 
l'appui  de  l'Empereur  pour  lutter  contre  les  grands  feu- 
dataires,  d'une  part,  et  contre  les  Florentins,  de  l'autre, 
les  deux  puissances  qui  faisaient  alors  surtout  obstacle  à 
leur  expansion  commerciale.  Les  Florentins  tenaient  au 
contraire  à  se  ménager  la  faveur  du  Pape,  parce  qu'ils 
voyaient  en  lui  le  plus  sérieux  adversaire  de  l'Empereur 
avec  qui  ils  s'étaient  âprement  querellés  et  dont  ils 
avaient  méconnu  les  droits.  Il  ne  leur  échappait  pas  non 
plus  qu'au  point  de  vue  financier,  comme  au  spirituel, 
Rome  était  la  capitale  du  monde. 

De  son  côté,  si  le  Pape  s'allia  avec  Florence,  ce  n'est 
évidemment  pas  qu'il  sympathisât  vivement  avec  les 
communes,  ou  qu'il  fût  animé  du  désir  désintéressé  de 
voir  un  régime  bourgeois  établi  dans  la  principale  cité 
de  Toscane  :  il  cherchait  simplement  la  coopération  d'une 
jeune  et  vigoureuse  commune,  dans  le  but  de  maintenir 
et  accroître  son  pouvoir  temporel.  De  même,  si  l'Empe- 
reur comblait  Sienne  de  privilèges,  c'est  dans  la  convic- 
tion que,  par  reconnaissance,  elle  soutiendrait  sa  cause 


UN    PEUPLE    DE    MARCHANDS  29 

en  Toscane,  Taiderait  généreusement  en  hommes  et  en 
subsides  tant  que  durerait  sa  lutte  contre  les  Guelfes. 

Au  fond,  la  politique  de  Florence  et,  dans  une  plus 
grande  mesure  encore,  celle  de  Sienne,  s'inspira  princi- 
palement de  motifs  commerciaux.  On  peut  dire  en  parti- 
culier des  Siennois,  du  moins  au  xiii*  siècle,  qu'ils  étaient 
une  nation  de  marchands;  bien  plus,  de  marchands 
adonnés  au  genre  de  négoce  qui,  dans  les  pays  catho- 
liques, a  toujours  été  le  plus  décrié,  celui  de  l'argent. 
A  Sienne,  en  effet,  ce  n'était  pas  seulement  la  classe 
moyenne,  mais  les  chefs  des  plus  fières  maisons  de  la 
noblesse,  les  membres  des  familles  allemandes  histo- 
riques, et  les  petits-fils  des  grands  feudataires  du  con- 
taclo,  qui  se  livraient  au  commerce.  Les  Salimbeni  et  les 
Buonsignori,  qui  revendiquaient  pour  ancêtres  des  mi- 
nistres impériaux  entraient  en  rivalité  avec  les  Juifs 
honnis  sur  les  Bourses  de  Londres  et  de  Troyes.  Les 
Cacciaconti  et  les  Squarcialupi,  nobles  descendants  du 
grand  Winigis,  débitaient  le  drap  et  les  denrées  de 
l'Orient.  Les  Tolomei,  qui  se  donnèrent  pendant  un 
temps  comme  de  la  lignée  des  Ptolémées  d'Egypte,  et 
les  Piccolomini,  qui  se  vantaient  de  tirer  leur  origine  de 
Porsenna  s'ingéniaient  à  gagner  leur  cent  pour  cent  sur 
les  marchés  de  France  et  d'Angleterre. 

Dans  leurs  luttes  contre  les  grands  feudataires,  dans 
leur  alliance  avec  l'Empereur,  dans  leurs  guerres  contre 
Florence  et  lorsque  finalement  ils  abandonnèrent  la  cause 
gibeline,  les  Siennois  avaient  toujours  en  vue  un  but 
commercial  qu'ils  poursuivaient  avec  toute  la  rouerie 
que  développe  le  maniement  de  l'argent. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  temps  modernes 
qu'on  a  vu  se  lancer  dans  des  expéditions  des  compa- 
gnies financières,  entre  les  mains  d'une  direction  aris- 
tocratique.  Le   brave   chevalier   siennois  qui  chargeait^ 


3o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

la  lance  en  arrêt,  sur  les  champs  de  bataille  sanglants 
de  Montalto  et  de  Montaperti,  obéissait  certainement  à 
un  patriotisme  ardent;  au  temps  de  Manfred,  il  rêvait 
même  d'une  Italie  unie  sous  un  roi  de  sang  italien  et  dont 
Sienne  eûtétéFune  des  principales  cités  ;  mais,  ne  perdant 
jamais  de  vue  les  intérêts  de  sa  conipagnia^  il  brûlait  du 
désir  d'asséner  de  rudes  coups  à  ses  concurrents  d'affaires. 
Impossible  par  conséquent  de  pénétrer  la  politique  de 
Sienne,  si  Ton  ne  possède  son  histoire  commerciale. 
Aussi,  avant  de  rapporter  la  lutte  qu'elle  soutint  pour 
l'hégémonie,  nous  proposons-nous  d'exposer  succinc- 
tement son  développement  à  cet  égard. 

C'est  dans  les  dernières  années  du  xii^siècleque  Sienne, 
dont  la  prospérité  allait  déjà  croissant  depuis  quel- 
que temps,  se  lança  dans  le  grand  commerce  interna- 
tional ;  c'est  également  à  cette  époque  que  les  nobles 
qui  étaient  venus  s'établir  dans  ses  murs,  au  lieu  de 
continuer  à  vivre  dans  l'oisiveté,  passant  leur  temps  à 
batailler  et  à  chasser,  commencèrent  à  s'occuper  de 
constituer  et  de  développer  de  grandes  sociétés  commer- 
ciales ayant  pour  objet  les  opérations  financières  à 
l'étranger. 

Nous  avons  de  bonnes  raisons  de  penser  que  la  com- 
pagnie Piccolomini  des  a  milites  et  mercatores  senenses» 
existait  déjà  en  ii93\  La  compagnia  des  Buonsignori, 
la  fameuse  Grande  Tavola^  fut  fondée,  suivant  Andréa 
Dei,  en  1209  ;  et  sept  ans  plus  tard  des  négociants  de 
Sienne  trafiquaient  déjà  sur  les  foires    de    Champagne. 

Les  Siennois  faisaient  surtout  commerce  de  draps  et 
d'argent.  Ils  vendaient  aussi  la  cire  et  le  safran,  de 
même   que  le  poivre,  le  gingembre  et  d'autres  denrées 


^  F.-B.   Piccolomini,  Carte   mercanùli  Piccolomini  del  secolo  XIII,  dans 
Mise.  Stor.  Sen.,  vol.  V,  1898,  p.  69. 


UN    PEUPLE    DE    MARCHANDS  3l 

venues  de  l'Orient^;  mais,  chez  eux,  les  affaires  finan- 
cières étaient  de  beaucoup  les  plus  importantes.  On  les 
connaissait  surtout  comme  banquiers,  changeurs  et 
usuriers,  possédant  des  maisons  de  banque  dans  les 
grandes  villes  de  France  et  d'Angleterre,  et  probable- 
ment aussi  en  Flandre. 

En  raison  des  idées  prévalant  alors  dans  la  chrétienté 
à  regard  de  l'usure,  le  fait  de  devenir  les  banquiers  de 
a  papauté  fut  pour  les  Siennois  de  la  plus  haute  impor- 
tance. Dans  leurs  rapports  avec  les  financiers,  chrétiens 
ou  juifs,  tous,  rois  et  seigneurs,  évèques  ou  abbés,  fai- 
saient preuve  en  effet  d'une  conscience  très  accommo- 
dante :  quand  il  ne  s'agissait  que  d'emprunter,  on  ne  se 
faisait  pas  scrupule  d'encourager  le  péché  d'usure,  on 
allait  trouver  les  Lombardi  canes  et  l'on  souscrivait  à 
tous  les  engagements  ;  mais,  lorsqu'arrivait  le  moment 
de  rembourser  l'argent,  l'emprunteur,  pris  soudain  de 
remords,  s'avisait  que  prêter  contre  intérêt  est  chose 
damnable  :  décidant  incontinent  de  cesser  tout  rapport 
avec  ses  vils  créanciers,  juifs  ou  italiens,  et  de  se  puri- 
fier de  toute  complicité,  il  finissait  par  déclarer  que, 
l'usure  étant  défendue  par  l'Eglise,  sa  conscience  lui 
interdisait  de  rembourser  un  seul  soldo   de  l'emprunt. 

En  pareil  cas  le  banquier  siennois  s'estimait  heureux 
lorsque,  soutenu  par  l'autorité  papale,  il  réussissait  à 
obtenir,  moyennant  espèces,  une  lettre  menaçant  son 
débiteur  de  redoutables  sanctions  ecclésiastiques  s'il 
persistait  à  refuser  de  s'acquitter  2. 

Au  cours  de  la  troisième  décade  du  xiii^  siècle,  le  com- 


1  Les  Siennois  achetaient  le  poivre  et  le  gingembre  à  Venise,  sur  des 
bateaux  qui  les  apportaient  dAIexandrie  et  des  ports  de  Syrie  où  des  cara- 
vanes les  amenaient  de  Damas.  On  trouvait  du  safran  en  différentes  régions 
d'Italie. 

-  Paoli  et  Piccolomini,  Lettere  volgari  del  sec.  XIII,  p.  17  et  124.  Les 
archives  de  la  famille  ïolomei  contiennent  plusieurs  lettres  analogues. 


32  HISTOIRE    DE    SIENNE 

merce  de  Sienne  se  développa  rapidement  ;  c'est  précisé- 
ment à  cette  époque  qu'un  certain  nombre  de  ses  finan- 
ciers eurent  la  bonne  chance  de  devenir  banquiers  de  la 
Curie.  Pendant  près  de  trente  ans,  la  majeure  partie 
des  affaires  de  banque  de  l'Eglise  fut  ainsi  confiée  aux 
Siennois.  Plus  que  toute  autre  circonstance,  c'est  la 
clientèle  du  Saint-Siège  qui  assura  à  Sienne  une  situation 
prépondérante  dans  le  monde  de  la  finance. 

On  peut  voir  encore  dans  la  ville  un  souvenir  de  ces 
relations  avec  la  papauté.  Dans  la  sinueuse  via  del  Re, 
en  face  d'un  vieux  palais  des  Tolomei,  devenu  l'Albergo 
Toscana,  subsiste  sur  une  maison  une  inscription  du 
xiii^  siècle,  mentionnant  qu'elle  fut  bâtie  en  i234  par 
c(  Angelieri  »,  banquier  de  Grégoire  IX^  Or  nous  savons, 
par  d'autres  sources,  qu'Angiolieri,  —  le  grand-père  de 
Gecco  Angiolieri,  le  poète,  —  exerça  la  charge  de 
banquier  et  percepteur  du  pape,  avant  et  après  la  date 
que  porte  cette  inscription. 

Les  négociants  siennois  n'étaient  d'ailleurs  pas 
seulement  en  bons  termes  avec  la  Curie  ;  ils  se  met- 
taient aussi  en  peine  pour  conserver  l'amitié  des  citoyens 
de  Rome.  La  Commune  de  Sienne  ne  tardait  jamais  à  dé- 
dommager les  marchands  romains  des  pertes  qu'il  pouvait 
leur  arriver  de  subir  sur  son  territoire  en  temps  de 
guerre  ou  du  fait  des  maraudeurs.  Bien  plus,  elle  indem- 
nisa entièrement  certains  citoyens  romains,  directeurs 
de  compagnies  commerciales,  dont  les  marchandises 
avaient  été  saisies  en  mer  par  le  capitaine  des  galères 
de   son   seigneur    l'Empereur',  tant    son  gouvernement 


*  Voici  le  texte  de  l'inscription  :  «  Hanc  domura  cepit  hedificare  Angele- 
rius  Solafiche  quando  erat  campsor  domini  pp  :  Gregorii  VIIII.  in  A.  D. 
MCCXXXIIII.   » 

2  Cf.  Documenti  dei  secoli  XI11  e  XIV  riguardanti  il  Coimine  di  Borna, 
conservati  nel  R.  Arch.  di  Stato  in  Siena,  reproduits  dans  les  3Iisc.  Stor. 
Sen.,vol.  III,  1895,  pp.  i46-i5i. 


UN    PEUPLE    DE    MARCHANDS  33 

tenait  à  éviter  toute  affaire  susceptible  de  froisser  la 
Commune  romaine.  C'était  d'ailleurs  saorement  ag-ir, 
car  il  contribuait  ainsi  à  assurer  à  Rome  sécurité 
complète  aux    importants  comptoirs  de  ses  nationaux. 

Après  Rome,  la  Champagne  était  alors  le  marché 
financier  le  plus  considérable  de  l'Europe  occidentale. 
Les  foires  de  Champagne  sont,  à  vrai  dire,  un  des  phé- 
nomènes économiques  les  plus  extraordinaires  du 
Moyen  Age.  De  tous  les  pays  de  la  chrétienté,  des  mar- 
chands s'y  donnaient  rendez-vous  et  l'on  y  effectuait 
d'énormes  opérations  financières.  Il  se  tenait  six  foires 
par  an  :  une  à  Lagny,  une  à  Bar,  deux  à  Provins  et  deux 
à  Troyes,  et,  comme  chacune  d'elles  durait  près  de 
deux  mois,  leur  succession  remplissait  pour  ainsi  dire 
l'année  entière*. 

Les  foires  comprenaient  trois  phases  bien  distinctes. 
Pendant  la  première,  les  marchands  installaient  et  expo- 
saient leurs  denrées  en  bon  ordre  ;  la  seconde,  la  plus 
importante,  était  celle  de  la  vente  ;  durant  la  troisième, 
les  banquiers  faisaient  des  affaires  prospères;  c'était 
en  effet  le  moment  où  les  commerçants  venaient  les 
trouver  pour  emprunter,  placer  ou  changer  de  l'argent. 

Sur  ces  foires,  les  Italiens,  et  parmi  eux  les  Siennois, 
se  distinguaient  par  leur  activité .  Là  se  retrouvaient 
chaque  année  les  grandi  de  Sienne,  fiers  descendants  des 


i  Sur  les  foires  de  Champagne,  lire  F.  Bourquelot,  Études  sur  les  foires 
de  Champagne,  etc.,  dans  les  Mémoire-i  présentés  par  divers  savants  à  l'Aca- 
démie des  Inscriptions,  etc.,  2"  série,  t.  V,  Paris,  i865.  Sur  la  participation 
des  Siennois  à  ces  foires,  lire  Paoli,  Siena  aile  Fiere  di  Sciampagna,  l'une 
des  Conferenze  délia  Comm.  Sen.  di  Stor.  Patria,  Sienne,  1898  ;  Schaube, 
Ein  italienischer  Coursbericht  von  der  Messe  von  Troyes,  etc.,  dans  la 
Zeitschrift  fur  Social-  und  Wirthschaftgeschichte,  Weimar  1897,  vol.  V, 
fasc.  3  ;  la  brochure  de  Zdekauer,  Documenti  senesi  riguardanti  le  Fiere 
di  Champagne,  etc.,  Sienne,  1896,  Per  nozze  Sanesi-Crocini  ;  Sanesi,  //  tes- 
tamento  di  un  prestatore  senese  nella  Champagne  (i238),  Bull.  Sen.  di  Stor. 
Pair.,  ann.  IV,  1897,  fasc.  i,  pp.  ii5-i28;  aussi  Mengozzi,  //  monte  dci 
Paschi  di  Siena,  etc.,  Sienne,  1891,  vol.  I,  eh.  i. 


34  HISTOIRE    DE    SIENNE 

comtes  impériaux,  s'évertuant  à  triompher  de  leurs  rivaux 
florentins  sur  le  terrain  des  affaires  et  luttant  contre  eux 
avec  toute  Tâpreté  qu'avive  le  voisinage  continuel  de 
concurrents  ambitieux.  Et  là,  comme  partout  ailleurs, 
le  principal  objet  de  leur  négoce  était  l'argent.  Gomme 
banquiers,  ils  réalisaient  de  grosses  sommes,  tant  au 
moyen  de  lettres  de  change  que  par  le  trafic  des  espèces 
sonnantes.  Malgré  les  sympathies  qu'il  peut  professer  à 
l'égard  de  Sienne,  l'historien  doit  ajouter  à  regret,  s'il 
tient  à  rester  impartial,  qu'une  partie  de  leurs  bénéfices, 
et  non  la  moindre,  provenait  de  la  vente  de  monnaies 
altérées,  c'est-à-dire  qu'ils  écoulaient  des  pièces  de  mau- 
vais aloi  contre  des  bonnes. 

Les  Siennois  brassaient  aussi  de  grosses  affaires  en 
Angleterre.  Le  professeur  Patetta'  a  en  effet  démontré 
que  les  Caorsini^  ces  percepteurs  de  la  papauté  ^  dont 
Mathieu  de  Paris  dénonce  les  agissements  avec  tant 
d'amertume,  étaient  italiens  et  pour  la  plupart  siennois. 
Le  terme  de  Caorsino^  comme  l'explique  Boccace,  avait 
fini  par  prendre  la  signification  d'usurier  :  dérivé  à  l'ori- 
gine de  la  ville  de  Gaorsa,  c'est-à-dire  Cahors,  dont  les 
habitants  pratiquaient  communément  l'usure,  on  finit 
par  appliquer  ce  surnom  à  tous  les  usuriers  chrétiens. 
Plus  tard,  ces  derniers  étant  presque  tous  italiens,  il 
devint  synonyme  de  Lomhardus.  Mathieu  de  Paris  lui- 
même  qualifie  les  Gaorsini  àïlltramontani  e\  de  Transal- 
pini  ;  en  certains  passages,  il   emploie  ces   deux  mots 


^  Patetta,  Caorsini  Senesi  in  Inghilterra  nel  sec.  XIII,  con  documenti  ine- 
Biti,  Bull.  Sen.  di  Stor.  Patr.,  au.  lY,  1897,  fasc,  II,  III,  pp.  3ii-344-  Le 
professeur  Patetta  y  passe  en  revue  les  arguments  et  théories  de  Huillard- 
Bréholles,  Pitou,   Blaize,  Lacabanc,  Bourquelot,  et  Goldschmidt. 

-  Mathieu  de  Paris  les  dénomme  «  Caursini  prajcipue  scnonensibus  ». 
Cf.  l'édition  Luard  dans  les  Masier  oftlie  liolls' Séries,  Londres,  1872,  vol.  IV, 
p.  8.  Il  est  maintenant  évident  que  Scnonensibus  est  une  erreur  de  copiste 
pour  Sencnsibus. 


UN    PEUPLE    DE    MARCHANDS  35 

comme  équivalents  ^Italiani.  D'ailleurs,  chez  lui,  le 
verbe  transalpinare  signifie  aller  en  Italie. 

C'est  précisément  aussi  à  cette  époque  que  l'on  trouve 
des  échos  de  l'arrivée  des  Caorsini  en  Angleterre,  et  que 
l'on  voit  des  banquiers  siennois  y  opérer  en  qualité  de 
percepteurs  de  la  papauté.  En  même  temps  le  vocable 
anglais  sterlino  fait  alors  sa  première  apparition  dans  des 
documents  siennois  *. 

D'après  Mathieu  de  Paris,  c'est  en  l'an  1229  que  les 
Caorsini  débarquèrent  en  Angleterre  avec  Maître  Etienne, 
chapelain  et  nonce  de  Grégoire  IX,  chargé  de  lever  la 
dîme  papale  à  l'occasion  de  la  guerre  contre  Frédéric  II. 
Enfin  un  acquit  de  la  papauté,  daté  de  i233,  nous  apprend 
qu'antérieurement  à  cette  année,  Angiolieri  Solafica  de 
Sienne  et  sa  société,  opérant  déjà  en  qualité  de  banquiers 
de  Sa  Sainteté,  avaient  perçu  ses  redevances  en  France 
et  en  Angleterre. 

Mais  la  preuve  la  plus  concluante  à  l'appui  de  la 
théorie  d'après  laquelle  le  terme  de  Caorsini  eng[oh2iït  les 
Siennois,  se  trouve  dans  un  document  appartenant  actuel- 
lement aux  archives  de  Turin  ^  :  nous  voulons  parler 
d'une  copie  faite  au  xiii"  siècle  d'un  modèle  de  contrat 
conclu  entre  un  monastère  du  diocèse  de  Lincoln  et 
Alexandre  Salimbeni,  banquier  siennois,  fils  du  célèbre 
Salimbene  Salimbeni.  Précédé  de  l'en-tète  :  «  Obligacio 
cawarc  (inorum)  » ,  bien  que  présentant  des  lacunes,  il 
s'identifie  pour  ce  que  nous  en  possédons  avec  la /b/v/^« 
Caursinoruin  obligandi  debitores  que  donne  Mathieu  de 
Paris,  pacte  tellement  rigoureux,  dit-il,  qu'en  y  souscri- 
vant, le  débiteur  s'enchaînait  en  quelque  sorte  dans  des 
fers  dont  il  ne  pouvait,  quoi  qu'il  en  eût,  s'évader.  Par 

1  Arch.  di  Slato,  Sienne.  Arch.  générale,  1228,  26  juin  et  3o  octobre  ;  aussi 
6  mars  1229. 

2  Arch.  di  Slato,  Turin.  D.  III,  21.  Cf.  n^  DCC  XXXVII  ducatalogue  Pasini 


36  HISTOIRE    DE    SIENNE 

d'autres  sources  nous  savons  aussi  que  les  sociétés  des 
Tolomei,  des  Buonsignori  et  des  Cacciaconti,  aussi  bien 
que  celle  des  Salimbeni,  possédaient  des  agents  en 
Angleterre. 

C'est  en  vain  que  l'évêque  de  Londres  tenta  de  main- 
tenir les  Gaorsini  hors  de  son  diocèse  ;  ils  étaient  sou- 
tenus par  la  Curie  :  tous  ses  efforts,  quoique  bien  inten- 
tionnés, échouèrent.  Les  banquiers  italiens  occupèrent 
d'importants  palais  dans  la  cité  et  prospérèrent  puissam- 
ment. On  conçoit  qu'ils  s'attiraient  la  haine  cordiale  de 
leurs  rivaux,  les  juifs,  naturellement  jaloux  de  leurs  pri- 
vilèges. Les  nobles  et  le  clergé  les  détestaient  encore 
davantage  parce  que,  chrétiens  et  de  plus  protégés  par 
le  Saint-Père,  il  n'était  pas  facile  de  les  duper  ou  de  les 
intimider.  Abhorrés  à  la  fois  des  juifs  et  des  chrétiens, 
les  Lomhardi  cartes^  mandataires  de  la  papauté,  pouvaient 
sourire  avec  mépris  de  la  rage  de  leurs  ennemis  :  en  fait, 
ces  messieurs  de  Sienne,  à  ce  que  nous  disent  les  con- 
temporains, ne  se  faisaient  pas  faute  de  prendre  de 
grands  airs^ 

En  1240,  Henri  III  d'Angleterre,  profitant  de  leur  impo- 
pularité, promulgua  un  édit  d'expulsion  contre  les  Caor- 
sini.  Comme  d'autres  souverains,  avant  lui  et  depuis,  il 
s'efforça  de  mettre  en  avant  que,  s'étant  subitement  pris 
d'une  grande  horreur  pour  le  péché  d'usure,  il  avait 
décidé  d'en  purifier  son  royaume  ;  en  réalité  l'affaire  fut 
arrangée  par  les  plus  riches  banquiers  de  la  manière 
habituelle  :  ils  versèrent  au  roi  de  grosses  sommes 
d'argent  qui  mirent  un  baume  sur  sa  conscience  endo- 
lorie. 

Les  grandes  maisons  siennoises  poursuivirent  donc 
leurs  affaires  en  Angleterre  après  1240  :  le  taux  de  l'in- 

i  Mathieu  de  Paris,  éd.  cit.,  vol  III,  p.  332. 


UN    PEUPLE    DE    MARCHANDS  87 

térêt  y  étant  plus  élevé  qu'en  France,  on  la  considérait 
comme  un  excellent  terrain  de  spéculation.  Ce  ne  fut  en 
effet  qu'après  la  bataille  de  Montaperti,  lorsque  l'excom- 
munication papale  les  laissa  sans  défense  contre  leurs 
ennemis,  que  les  comptoirs  siennois  de  Londres  fermè- 
rent. 

Le  courage,  l'opiniâtreté  et  la  prévoyance  des  négo- 
ciants de  Sienne  commandent  notre  respect.  Ce  respect 
se  teinte  d'admiration  lorsque  nous  nous  rendons  un  peu 
mieux  compte  des  dangers  et  des  difficultés  qu'ils  devaient 
affronter.  Nous  voyons  les  longs  convois  de  leurs  entre- 
prises commerciales,  chargés  des  produits  de  l'Italie  et 
de  l'Orient,  voyager  par  des  chemins  peu  sûrs,  franchir 
les  hauts  cols  des  Alpes,  s'engager  dans  des  vallées  où 
s'embusquaient  des  bandits,  passer  près  des  forteresses 
où  de  grands  seigneurs  rapaces  et  impitoyables,  comme 
les  brigands,  leur  extorquaient  de  lourdes  redevances, 
pour  les  laisser  traverser  leurs  terres  en  sécurité. 

Nous  voyons  ces  commerçants,  tels  que  nous  les  évo- 
quent leurs  lettres,  adressées  à  leurs  parents  ou  à  leurs 
associés,  offrir  en  présent  des  oranges  à  telle  comtesse, 
une  paire  de  souliers  à  tel  fonctionnaire,  dans  le  dessein 
de  gagner  leurs  faveurs.  Nous  voyons  ces  mêmes  nobles- 
marchands  de  la  vieille  Sienne,  ces  chevaliers  hâlés  qui 
conduisaient  leur  étendard  à  la  victoire  sur  les  bords 
ensanglantés  de  l'Arbia,  nous  les  voyons  débiter  la  cire 
et  le  poivre,  négocier  des  lettres  de  change,  vendre  des 
monnaies  de  tout  aloi  sur  les  marchés  de  Troyes  et  de 
Provins,  à  Paris  et  à  Londres.  Puis  nous  les  suivons  du 
regard  sur  le  chemin  du  retour,  pliant  sous  le  faix  du 
bon  argent  et  rapportant  dans  leurs  convois  les  balles 
empilées  de  draps  des  Flandres.  Enfin  nous  contemplons 
la  lente  cavalcade  qui  entre  par  la  porte  Camollia,  s'en- 
gage dans  les  rues  étroites  et  montantes  de  Sienne,  pour 


38  HISTOIRE    DE    SIENNE 

s'arrêter  devant  la  façade  de  quelque  palais  gothique  ;  là, 
maris,  fils,  fiancés,  retrouvent  les  femmes  qui  les  ont 
attendus  dans  les  veilles  durant  de  longs  mois  d'inquié- 
tude; qui,  pendant  les  nuits  solitaires,  tandis  que  le  vent 
faisait  rage  autour  de  la  ville  escarpée,  ou,  les  jours 
d'abattement,  alors  que  des  rumeurs  angoissantes,  échos 
de  tragédies  lointaines,  leur  revenaient  à  l'esprit,  ont 
tremblé  à  la  pensée  des  périls  dont  leurs  maîtres  étaient 
assaillis,  périls  sur  terre  et  sur  mer',  du  fait  des  voleurs, 
du  fait  de  leurs  concitoyens  eux-mêmes  ! 

Qui  contesterait  que  ces  grandi^  milites  et  mercatores^ 
de  Sienne,  qui,  au  xiii^  siècle  endurèrent  tant  d'épreuves 
pour  leurs  familles,  leurs  compagnies  et  leur  ville,  ne 
servirent  pas  plus  utilement  la  société  que  ces  barons  de 
France  ou  d'Angleterre  qui  passaient  leur  temps  à  chasser 
au  faucon  ou  à  courre,  ou  à  pourfendre  leurs  adversaires  ? 
C'eût  été  pour  Sienne  un  grand  bien  que  ses  nobles  pour- 
suivissent leurs  entreprises,  accroissant  sans  cesse  la 
richesse  de  leur  cité,  dotant  ses  institutions  d'une  partie 
du  fruit  de  leur  labeur  et  de  leur  activité,  plutôt  que  de 
se  prendre  sur  le  tard  d'un  mépris  ridicule  pour  le 
négoce  et  de  laisser  leur  débordante  énergie  s'épuiser 
en  vendettas  et  en  interminables  luttes  de  factions. 

^  On  trouve  aux  archives  de  Venise  la  relation  du  meurtre,  eu  pleine  mer, 
d'un  négociant  italien  revenant  d'Angleterre  ;  il  s'embarqua  à  Boston  pour 
la  Flandre  et  fut  assassiné  par  les  matelots  anglais  qui  lui  volèrent  ses  mar- 
chandises. Cf.  Calendar  of  State  Papers,  Venice,  vol.  I,  lao'^-iSog  ;  Lon- 
dres, 1864,  P-  3,  4- 


CHAPITRE  IV 
LA   LUTTE  CONTRE  LES   NOBLES 

Les  Siennois  étant,  comme  nous  l'avons  vu,  une  nation 
de  marchands,  leur  politique  étrangère  devait  donc  s'ins- 
pirer de  raisons  commerciales.  D'une  part,  ils  tenaient  à 
mettre  leurs  négociants  à  l'abri  des  pillards  le  long  des 
grandes  routes  conduisant,  au  nord  et  au  sud,  vers 
Rome,  Pise  et  Grosseto  ;  de  l'autre,  ils  aspiraient  à  libé- 
rer leur  trafic  du  lourd  fardeau  des  taxes  écrasantes  dont 
le  frappaient  les  cités  voisines  et  les  grands  seigneurs 
féodaux. 

Pour  atteindre  ce  double  but,  la  Commune  se  vit  obli- 
gée de  réduire  la  grande  noblesse  terrienne  dont  les 
châteaux  encerclaient  son  contado^  et  d'autre  part  de 
soumettre  à  sa  suzeraineté  les  cités  de  Montepulciano, 
Montalcino  et  Grosseto. 

Les  grands  feudataires,  ainsi  que  ces  villes,  oppo- 
sèrent, on  le  conçoit,  une  vive  résistance  à  la  politique  de 
Sienne.  Cependant,  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  lui 
auraient  tenu  tète  avec  autant  d'opiniâtreté,  s'ils  n'y 
avaient  été  incités,  encouragés  et  aidés  sans  répit  par  sa 
jalouse  rivale,  Florence.  Au  cours  de  la  longue  lutte  qui 
mit  aux  prises  les  deux  républiques,  Florence  fut  cons- 
tamment l'agresseur.  11  est  certain  que  les  Siennois 
n'aimaient  pas  les  Florentins,  mais  l'hostilité  contre 
Florence  ne  constituait  pas  le  principe  directeur  de  leur 
politique  ;  les  Florentins  au  contraire  eurent  toujours  en 


4o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

tête  cette  idée,  d'entraver  par  tous  les  moyens  le  déve- 
loppement commercial  de  Sienne,  de  déloger  ses  négo- 
ciants de  la  position  solide  qu'ils  occupaient  sur  les 
grands  marchés  de  l'Europe  et  principalement  à  Rome. 
Pour  arriver  à  ce  résultat,  ils  cherchaient  à  commander 
directement  ou  indirectement  la  grande  Via  Francigena, 
au  nord  comme  au  sud  du  territoire  siennois  qu'elle  tra- 
verse :  ils  s'efforcèrent  de  tenir  la  clé  de  la  route  qui  va 
de  Sienne  à  la  vallée  de  la  Ghiana  ;  un  moment  ils  ten- 
tèrent même,  avec  l'aide  des  Aldobrandeschi,  de  s'assu- 
rer la  maîtrise  des  ports  de  la  Maremme  toscane.  Cette 
politique  ne  les  empêchait  pas,  malgré  les  principes 
démocratiques  qu'ils  affichaient,  de  défendre  jalouse- 
ment les  privilèges  de  petits  tyrans  comme  les  Aldo- 
brandeschi, les  Ardengeschi,  et  les  Visconti  de  Campi- 
glia,  et  ils  s'évertuaient  sans  cesse  à  frustrer  les  efforts 
faits  par  les  Siennois  pour  rompre  la  chaîne  féodale  qui 
les  enserrait. 

Ce  sont  précisément  ces  efforts  des  Siennois  que  nous 
nous  proposons  de  retracer  à  grands  traits,  avant  d'abor- 
der l'histoire  des  guerres  des  deux  républiques  rivales. 
Nous  verrons  comment  Sienne  finit  par  avoir  raison  de 
ces  seigneurs,  dont  la  puissance  malfaisante,  si  hostile  à 
ses  intérêts  commerciaux,  avait  été  entamée  mais  non 
détruite  au  temps  du  régime  épiscopal. 

Sienne  souffrit  plus  que  toutes  ses  voisines  du  bon 
plaisir  tyrannique  des  nobles  terriens,  cela  à  cause  de  sa 
position  géographique.  Au  sud  de  son  territoire  s'éten- 
dait une  contrée  montagneuse  et  sauvage,  beaucoup  plus 
boisée  qu'elle  ne  l'est  de  nos  jours.  A  l'ouest  et  au  sud- 
ouest,  c'était  la  Maremme,  fiévreuse,  inculte  et  déserte. 
Aucune  de  ces  régions  ne  possédait  de  plaines  larges  et 
riches,  susceptibles  de  recevoir  une  population  d'artisans 
importante.  Ainsi  advint-il  que  la  féodalité,  bientôt  dis- 


LA  LUTTE  CONTRE  LES  NOBLES  4* 

parue  de  la  plaine  lombarde  et  de  Fample  et  fertile  vallée 
de  TArno,  survécut  longtemps  sur  les  confins  méridio- 
naux et  occidentaux  du  contado  siennois.  Sur  les  pentes 
abruptes  du  mont  Amiata,  au  fond  des  vallées  étroites 
de  la  Merse  et  de  TOmbrone,  dans  les  bourgs  désolés  et 
en  ruines  du  littoral  toscan  où  sévissait  la  malaria,  la  féo- 
dalité trouva  un  refuge  approprié.  Là,  pas  de  classe 
moyenne  naissante  qui  pût  tenir  en  échec  les  nobles  ou  les 
menacer;  seule,  une  population  rurale  trop  déprimée 
pour  offrir  une  résistance  aux  brutales  exigences  féo- 
dales. On  y  pouvait  chasser  à  cœur  joie  le  daim  et  le  san- 
glier. Et,  dans  ces  vallées  tortueuses,  voleurs  de  chevaux 
et  maraudeurs  de  noble  naissance  trouvaient  un  refuge 
sûr,  au  retour  de  leurs  incursions  dans  les  campagnes 
voisines.  Enfin,  c'était  ce  genre  de  pays  si  difficile  à  con- 
quérir, lorsqu'il  est  défendu  par  un  ennemi  courageux  et 
mobile,  habitué  à  vivre  au  grand  air,  connaissant  chaque 
pouce  du  terrain  et  qui  apporte  dans  la  lutte  l'agilité  et 
l'œil  exercé  du  chasseur  de  carrière.  Si  l'Eglise  n'avait 
employé  les  armes  dont  elle  disposait  contre  la  tyrannie 
des  grands  feudataires,  la  jeune  Commune  aurait  bien 
risqué  périr  au  berceau  ;  et  même,  une  fois  leur  pouvoir 
malfaisant  entamé  par  l'évêque,  qui  sait  si  ces  nobles 
n'auraient  pas  triomphé  encore,  s'ils  avaient  su  s'en- 
tendre entre  eux. 

Les  Siennois  envisageaient  dans  toute  leur  gravité  les 
dangers  et  les  difficultés  de  leur  situation;  tant  que  dura 
leur  longue  lutte  contre  la  noblesse,  ils  agirent  avec  une 
opiniâtreté,  une  habileté  et  un  sang-froid  merveilleux. 
On  ne  saurait  véritablement  trop  faire  l'éloge  de  leur 
politique  au  xii^  et  au  xiif  siècle  jusqu'à  la  journée  de 
Montaperti  ;  de  même  qu'on  ne  peut  guère  la  condamner 
avec  trop  de  sévérité  au  cours  des  siècles  suivants. 
Quelle  infinie  patience  dans  leur  lutte  contre  des  ennemis 


42  HISTOIRE    DK    SIKNNK 

U)ii|oursoiiôvoil  I  Quelle  infatigable  application  à  guetter 
et  à  saisir  toutes  les  occasions  d'accroître  leur  puissance; 
satisfaits,  un  jour,  d'ac(|ucrir  une  pia/./a  dans  telle  ville 
seigneuriale,  d'acheter,  un  autre  jour,  un  land)cau  de 
territoire  à  tel  noble  en  mal  d  argent,  ou  encore  d'arra- 
cher unallègenient  de  redevance  à  tel  conUe  en  quête  de 
leur  aide  militaire;  ne  poussant  jamais  trop  loin  leur 
avantage,  endurant,  le  cas  échéant,  une  injustice  ou  un 
dommage  en  silence,  attendant  l'occasion  proi)icc  pour 
châtier  TolTenseur  ;  se  servant  ilabord  de  l'cvcquc  comme 
instrument  pour  arriver  à  leurs  tins,  puis  de  TEmpereur; 
plus  tard,  quoique  oflicicllcmcnt  gibelins,  s'alliant  à  une 
cité  guelfe  pour  abattre  la  puissance  de  leurs  plus  ter- 
ribles voisins,  les  fiers  comtes  de  Santa  Fiora.  Dans  le 
Calc/jo  Vccc/uo  et  le  Cdlc/fo  dcIFAssunta.  ces  inesti- 
mables archives  de  la  politique  siennoise  qui  ont  survécu 
jusqu'à  nos  jours,  on  peut  lire  en  détail  le  récit  véri- 
dique  des  circonstances  où  la  Commune  déploya  sa 
sagesse  et  sa  patience. 

Au  nombre  des  nobles  dont  la  puissance  constituait 
un  (langer  pour  1  expansion  du  commerce  siennois,  les 
Ardengeschi  comptaient  parmi  les  plus  importants.  Leur 
frontière  s'avançait  originairement  à  quelques  kilomètres 
seulement  de  la  ville;  leurs  turbulents  partisans  trou- 
blaient sans  cesse  de  leurs  incursions  la  sécurité  des 
contins  sud-occidentaux  de  son  territoire.  En  outre, 
leurs  forteresses  commandant  la  route  (jui  conduisait 
par  la  vallée  de  la  Merse  à  Grosseto  et  aux  jioits  de  la 
Maremme,  ils  avaient  accoutumé  d'extorquer  des  mar- 
chands qui  l'empruntaient  d'onéreuses  redevances.  Au 
xii"  siècle  donc,  la  jeune  Commune  se  mit  à  l'œuvre  pour 
refréner  l'arbitraire  des  Ardengeschi.  Les  bourgeois 
gagnèrent  un  premier  et  nu>deslc  succès  en  iïjÔ,  lors- 
qu'avec  l'aide  de  leur  seigneur-évèque,  ils  contraignirent 


I,A  LLTTK  CONTRK  LES  NOBLES  4^ 

cette  famille  à  veiulrc  la  forteresse  quasi  inexpugnable 
d'Orgia.  Deux  ans  plus  tard,  ils  obtinrent  que  l'Empe- 
reur lit  défense  à  tous  seigneurs  féodaux  de  réparer  ou 
bâtir  aucun  château  dans  un  rayon  de  20  kilomètres 
autour  de  leur  ville,  interdiction  qui  visait  spécialement 
les  Ardengeschi,  h^nlin,  en  1 1'][),  ils  étaient  devenus 
assez  forts  pour  obliger  ces  puissants  comtes  à  jurer  fidé- 
lité à  Sienne  et  à  s'engager  à  ne  construire  aucun  châ- 
teau ni  aucune  forteresse  dans  les  vallées  de  la  Merse  et 
de  rOmbrone  sans  le  consentement  de  la  Commune. 

Les  xVrdengeschi ,  n'ayant  pas  tenu  leur  parole,  se 
trouvèrent  dès  le  début  du  siècle  suivant  en  guerre  ouverte 
avec  Sienne  ;  mais  ils  furent  vite  réduits  à  demander  la 
paix  et  à  accepter  des  conditions  plus  dures  que  celles 
qu'ils  avaient  subies  auparavant.  Même  après  cette  humi- 
liation ils  lui  causèrent  encore  des  difficultés  ;  mais  doré- 
navant ils  ne  furent  guère  mieux  traités  que  des  crimi- 
nels vulgaires  par  les  magistrats  civiques.  Les  sentences 
augmentèrent  toujours  de  sévérité,  jusqu'au  jour  où  un 
podestat  de  Sienne,  «  le  noble  Messer  Barone  dei  Man- 
giadri  »,  déclara  que,  s'il  s'emparait  d'un  de  ceux  qui  se 
rendraient  coupables  d'un  vol  ou  d'un  délit,  il  lui  inflige- 
rait une  amende  ruineuse,  sinon  il  l'exposerait  plusieurs 
heures,  enchaîné  comme  un  mâtin,  sur  la  place  publique, 
pour  le  faire  ensuite  chasser  à  coups  de  fouet  à  travers  la 
ville  et  finalement  bannir  du  territoire.  La  houssine  du 
bouri>eois  cinglait  le  dos  du  noble*  ! 

o  D 

Proches  voisins  des  Ardengeschi,  les  Pannocchieschi 
empêchaient  aussi  le  libre  accès  de  la  Commune  à  la 
côte  toscane.  C'était  une  race  turbulente, jamais  en  repos; 
le  moins  célèbre  d'entre  eux  n'était  pas  «  le  magnifique 
chevalier  »  Nello,   voleur,   maraudeur,   assassin,  le  mari 

*  llondoui,  Scna  Veius,  Turiu,   FratcUi  Bocca,  p.  3a. 


44  HISTOIRE    DE    SIENNE 

ridiculisé  ^  de  cette  Pia  que  le  grand  Florentin  rencontra, 
avec  d'autres  «  morts  par  violence  »  sur  la  montée  escar- 
pée du  Purgatoire  : 

«  Ricorditi  di  me,  che  son  la  Pia  : 

Siena  mi  fè,  disfecemi  Maremma  : 
Saisi  colui  che  inannellata,  pria 

Disposata,  m'avea  con  la  sua  gemma  ^  » 

Les  Pannocchieschi,  comme  les  Ardengeschi,  se  virent 
contraints  de  jurer  fidélité  à  Sienne  ;  et,  bien  que  souvent 
coupables  de  violences  dans  ce  pays  sauvage  que  domi- 
naient leurs  châteaux,  ils  nourrissaient  une  saine  terreur 
de  la  Commune,  dont  ils  étaient  devenus  obligatoirement 
citoyens,  résidant  à  Sienne  une  partie  de  l'année. 

Mais  les  plus  puissants  de  tous  les  feudataires  étaient 
de  beaucoup  les  Aldobrandeschi,  seigneurs  de  Santa 
Fiora  et  de  maint  autre  château,  issus  d'un  certain  llde- 
prando,  qui  fut  comte  de  Roselle  au  x^  siècle  \  Leurs 
vastes  domaines  qui  englobaient  le  mont  Amiata  et  ses 
alentours,  et  tout  le  district  qui  s'étend  à  l'ouest  jusqu'à 
la  côte,  comprirent  même,  un  temps,  Grosseto  et  Orbe- 
tello,  Sovana  et  Pitigliano.  La  multitude  de  leurs  forte- 
resses faisait  dire  qu'ils  en  comptaient  autant  qu'il  y  a  de 
jours  dans  l'année.  Mais  leur  gîte  habituel  était  Santa 
Fiora.  Santa  Fiora!  ce  nid  de  vautours  perché  sur  l'altier 
Amiata,  que  Dante  considérait  comme  le  symbole  même 
de  l'oppression  féodale.  Dans  ce  passage  pathétique  du 
Purgatoire  où  il  appelle  César  en  Italie  pour  châtier  les 

^  Cf.  Aquarone,  Dante  in  Siena.  Città  di  Castello,  1889,  pp.  71-84  ;  de 
même  uue  lettre  de  feu  M.  Banchi  dans  VAcademy  du   19  juin  1886. 

2  Dante,  Purg.,  V,  i33-i36.  «  Souviens-toi  de  moi,  je  suis  Pia  :  Sienne  me 
fit,  la  Maremme  m'a  détruite  :  il  le  sait,  celui  qui,  en  raépousant,  avait  passé 
à  mon  doigt  l'anneau  orné  de  pierreries.  » 

'  L'origine,  lombarde  ou  salique,  des  Aldobrandeschi  fait  encore  l'objet 
de  discussions.  On  les  trouve  mentionnés  pour  la  première  fois  avec  la  qualité 
de  comtes  palatins  en  ii63. 


LA.  LUTTE  CONTRE  LES  NOBLES  45 

tyrans  et  apporter  la  paix  et  la  justice  au  pays  opprimé,  il 
lance  cette  adjuration  passionnée  : 

«  Vien  !  crudel,  vieni,e  vedi  la  pressura 
De'  tuoi  gentili,  e  cura  lor  magagne 
E  vedrai  Santa  Fior,  com'è  sicura  '  ». 

Terrible  en  effet,  l'oppression  de  ces  comtes  palatins 
d'Empire.  Leurs  gens  ravageaient  impunément  toute  la 
campagne  autour  d'Amiata,  la  tenant  dans  un  perpétuel 
état  d'alarme.  Les  monastères  mêmes  n'étaient  pas  à 
Fabri.  Et,  bien  que  les  comtes  manifestassent  parfois  de 
la  frayeur  devant  les  anathèmes  de  l'Eglise,  certains  parmi 
leur  suite  ne  craignaient  ni  Dieu  ni  homme.  Tel,  le  ter- 
rible Giovagnolo  qui,  un  jour,  suivant  Fra  Filippo  de 
Sienne,  fit  exécuter  un  par  un  cent  prisonniers  par  un 
vieillard  débile,  se  rassasiant  les  yeux  pendant  tout  ce 
temps  de  leur  terreur  et  de  leur  agonie.  Giovagnolo 
mourut  comme  il  avait  vécu  :  se  soulevant  sur  sa  couche, 
le  moribond  cria  au  prêtre  venu  pour  le  confesser  qu'il 
ne  s'abaisserait  jamais  jusqu'à  s'adresser  à  Dieu  en  sup- 
pliant. «  Je  me  doute  bien,  disait-il,  qu'il  ne  se  mettrait 
pas  à  ma  merci.  Pourquoi  me  mettre  à  la  sienne?  »  Et  il 
trépassa  en  blasphémant  ainsi  le  Tout-Puissant.  Les 
comtes  n'en  ordonnèrent  pas  moins  qu'on  fît  reposer  le 
corps  de  leur  fidèle  faA^ori  en  terre  sainte,  dans  l'église 
abbatiale  de  Santa  Fiora.  Mais  son  autre  maître,  le  Prince 
des  Tempêtes,  qu'il  avait  toujours  loyalement  servi,  con- 
tremanda  —  suivant  le  mot  du  moine  de  Lecceto  —  les 
ordres  de  celui  qui  n'avait  été  que  son  maître  terrestre. 
En  vain  les  religieux  aspergèrent-ils  la  tombe  d'eau  bénite  ; 
en  vain  y  placèrent-ils  le  symbole  sacré   de  la  Passion 

^  Dante,  Purg.^  VI,  109-111.  «  Viens,  cruel,  viens  et  vois  l'oppression  de 
tes  concitoyens  :  venge  leurs  injures  et  tu  sauras  comme  le  séjour  de  Santa 
Fiora  est  tranquille.  » 


46  HISTOIRE    DE    SIENNE 

pour  écarter  les  esprits  mauvais,  à  peine  l'office  des  morts 
était-il  achevé  qu'un  orage  terrible  éclata  sur  le  sanc- 
tuaire profané.  Pendant  trois  jours  et  trois  nuits,  on 
entendit,  dominant  le  fracas  du  tonnerre  et  le  gronde- 
ment de  la  rafale,  les  cris  des  âmes  damnées  et  le  rire 
horrible  de  leurs  persécuteurs.  L'église  enténébrée  sem- 
blait remplie  de  diables.  Ce  tumulte  ne  s'apaisa  que 
lorsque  le  corps  du  blasphémateur  eut  été  exhumé  et 
rejeté  hors  de  l'enceinte  sacrée  \ 

Voilà  donc  à  quel  despotisme  cruel  les  Siennois  allaient 
s'attaquer  afin  de  rendre  les  grandes  routes  sûres  et 
libres  à  leur  commerce,  de  mettre  un  terme  au  brigan- 
dage des  gens  du  comte,  et  de  s'affranchir  du  pedagium 
et  du  taloneum  que  les  Aldobrandeschi  exigeaient  des 
négociants  traversant  leur  territoire. 

Les  donjons  de  ces  tyranneaux  commandaient  les  deux 
grandes  routes  du  sud.  Avec  le  pays  de  Grosseto,  ils 
tenaient  les  approches  des  ports  de  la  Maremme  ;  avec  la 
vallée  de  FOrcia,  la  Via  Francigena,  grande  route  de 
Rome. 

Dès  l'année  ii5i,  les  Siennois  conclurent  avec  les 
Grossétans  un  traité  qui  leur  donnait  libre  passage  à  tra- 
vers leur  ville  ;  un  demi-siècle  plus  tard,  ils  se  liguèrent 
en  outre  avec  Orvieto  la  guelfe,  dans  le  but  de  forcer  les 
Aldobrandeschi  à  céder  à  leurs  revendications.  La  com- 
binaison réussit  :  le  comte  de  Santa  Fiora  vit  qu'il  ne 
lui  restait  qu'à  se  soumettre  d'aussi  bonne  grâce  que 
possible.  En  i2o3  donc,  domptant  son  orgueil,  il  se  rendit 
à  Orvieto  où,  en  présence  des  habitants  de  la  ville,  il 
jura  fidélité  à  leur  Commune,  s'engageant  à  ne  plus 
frapper  de  taxes  ses  marchands.  Deux  consuls  de  Sienne 
assistaient  à  la  cérémonie  ;  dans  son  serment,  l'Aldobran- 

^  Fra  Filippo  daSiena,  Gli  Assempri,  publ.  parD.  F.  C.  Carpellini,  Sienne, 
Gali,  1864,  ch.  34,  pp.  114-119- 


LA  LUTTE  CONTRE  LES  NOBLES  47 

deschi  reconnaissait  expressément  la  dette  d'honneur  et 
de  respect  qu'il  contractait  envers  leur  cité. 

En  1216  le  comte  Aldobrandini  Aldobrandeschi  sévit 
obligé  de  souscrire  à  des  conditions  encore  plus  dures  à 
l'égard  des  Orviétans.  Il  fut  contraint  de  leur  transférer 
tous  ses  domaines  depuis  le  mont  Amiata  jusqu'à  l'Al- 
benga,  et  d'instituer  la  Commune  son  héritière,  au  cas 
où  il  mourrait  sans  laisser  de  souche  légitime. 

D'ailleurs  les  succès  de  son  seigneur,  l'Empereur, 
n'améliorèrent  guère  la  situation  du  comte  de  Santa  Fiora. 
Bien  que  confirmé  dans  sa  dignité  de  comte  palatin  de 
Toscane,  il  ne  put  se  dégager  de  la  griffe  des  Communes. 
Il  réussit  bien,  du  temps  de  la  prépondérance  gibeline,  à 
desserrer  un  peu  les  liens  qui  l'assujettissaient  à  Orvieto 
la  guelfe,  mais  pour  tomber  de  plus  en  plus  sous  le  joug 
de  Sienne  l'impériale  :  le  2  octobre  1 221,  il  se  vit  con- 
traint de  conclure  avec  Sienne  un  traité  stipulant  qu'il 
n'écraserait  plus  de  taxes  ses  marchands,  qu'il  lui  verse- 
rait un  tribut  annuel,  qu'il  lui  prêterait  secours  en  cas  de 
guerre  et  qu'enfin  il  résiderait  dans  ses  murs  au  moins 
un  mois  par  an^ 

En  même  temps  il  crut  habile  de  rendre  aux  Grossé- 
tans  leur  liberté  ;  c'était  les  livrer  aux  mains  des  Siennois 
qui  n'attendaient  depuis  longtemps  qu'une  occasion  favo- 
rable pour  châtier  leur  mauvaise  foi  et  leur  insolence,  et 
s'assurer  d'une  ville  commandant  une  grande  partie  du 
littoral  toscan. 

Les  Siennois  donc,  résolus  à  poursuivre  leur  avantage, 
ne  furent  que  plus  fortifiés  dans  cette  résolution,  lorsqu'ils 
virent  les  gens  de  Grosseto  répondre  par  des  insultes  et 
des  menaces  à  leur  mise  en  demeure.  L'été  de  1224, 
l'armée  siennoise  se  mit  en  campagne,  avec  le  podestat  à 

i  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Capitoli,  iSum.  d'ord.  i3-i4  ;  aussi  Caleffo  Vecchio, 

C.    132*,  125. 


48  HISTOIRE    DE    SIENNE 

sa  tête.  c(  Oncques,  dit  le  chroniqueur  \  ne  vit  plus  belle 
armée.  Leurs  boucliers,  cuirasses  et  pavillons  faisaient 
resplendir  tout  le  pays  à  l'entour,  en  sorte  qu'il  apparais- 
sait un  autre  Paradis.  » 

Ils  brûlaient  d'une  telle  impatience  de  prendre  la  ville, 
qu'ils  ne  voulurent  pas  observer  les  règles  qui  présidaient 
habituellement  à  la  conduite  des  sièges  au  Moyen  Age. 
Sitôt  arrivés  devant  Grosseto,  ils  essayèrent  de  l'emporter 
d'assaut  incontinent  ;  et,  malgré  la  défense  héroïque  de 
ses  habitants,  ils  réussirent  dans  leur  dessein.  «  Avec 
l'aide  de  Dieu,  poursuit  le  chroniqueur,  le  podestat  triom- 
pha grandement,  entrant  avec  son  armée  dans  la  cité  et 
emmenant  à  Sienne  tous  les  hommes  qui  s'y  trouvaient... 
A  leur  retour,  pour  célébrer  cette  victoire,  on  festoya 
abondamment,  on  alluma  des  feux  de  joie  et  les  boutiques 
fermèrent  autour  du  Gampo.  » 

Les  Siennois  imposèrent  aux  vaincus  des  conditions 
fort  dures.  Notamment  ils  ne  pourraient  dorénavant 
réparer  les  murailles  et  douves  de  leur  ville  sans  l'assen- 
timent formel  des  magistrats  de  Sienne  ;  aucun  marché 
ne  pourrait  se  tenir  à  Grosseto  ni  aux  environs  le  samedi, 
jour  de  marché  des  Siennois  ;  seules,  les  mesures  sien- 
noises  y  auraient  cours  pour  le  débit  de  l'huile,  du  vin  et 
des  draps ^ 

C'est  ainsi  que  les  Siennois  réussirent  à  soumettre  la 
Maremme  et  à  y  assurer  leur  libre  commerce.  Cependant, 
comme  ils  éprouvaient  encore  de  temps  à  autre  des  dom- 
mages du  fait  de  vassaux  des  Aldobrandeschi  dont  les 


'  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Cron.  senesi  d'autore  ignoto  ;  Collection  de  manus- 
crits Bichi.  Le  ms.  est  une  copie  faite  au  xyiii*"  siècle  de  la  chronique  du  xiv*. 
Paoli,  l'une  des  autorités  les  plus  compétentes  d'Italie  en  matière  de  paléo- 
graphie, ne  mit  jamais  en  doute  leur  authenticité  qui,  d'ailleurs,  n'a  jamais 
été  discutée. 

^  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Pergameno  délie  Riformagioni,  27,  28,  3o  sep- 
tembre et  i^"",  2,  5  octobre  1224. 


LA  LUTTE  CONTRE  LES  NOBLES  49 

châteaux-forts  commandaient  la  grand'routc  de  Grosseto, 
ils  dépêchèrent  en  i25o  vers  la  Maremme  une  armée  qui 
s'empara  de  tous  ces  nids  de  pillards.  Ayant  ainsi  rendu 
sa  sécurité  à  la  route  de  la  côte,  ces  troupes  firent  demi- 
tour,  puis,  remontant  la  vallée  de  l'Orcia,  occupèrent 
Castiglione  et  Selvena,  tenant  ainsi  la  Via  Francigena  au 
point  où  elle  coupait,  au  nord-est,  les  limites  du  terri- 
toire des  Aldobrandeschi.  Aldobrandino  se  vit  contraint 
de  solliciter  la  paix  ;  et  sa  maison,  bien  qu'elle  continuât 
à  causer  parfois  des  difficultés,  ne  recouvra  jamais  son 
ancienne  situation. 

Une  seule  fois  elle  tenta  de   regagner  sa  suprématie 
d'autrefois  :  voyant  les  Siennois  paralysés  par  une  guerre 
avec  Florence,  Umberto  Aldobrandeschi  S  qui,  contraire- 
ment aux  traditions  de  sa  famille,  s'était  fait  guelfe  par 
haine  pour  Sienne  gibeline,  crut  loccasion  bonne  pour 
essayer  de  reconquérir  quelques-uns    de  ses  châteaux- 
forts  de  la  Maremme.  Son  cousin  Aldobrandino  se  sépara 
de  lui  et  conclut  pour  son  propre  compte  un  pacte  avec 
Sienne  ;  mais  Umberto  persista  obstinément  dans  sa  déter- 
mination de  se  venger  d'elle.  Jl   fit  saisir   ses  ambassa- 
deurs et  menaça  d'envahir  les  terres  de  son  cousin,  puis, 
organisant  des  embuscades  pour  dépouiller  tous  ceux  qui 
suivaient  la  route  de  Grosseto,  il  établit  un  régime  de 
terreur  dans  la  portion  de  la  Maremme  qu'elle  traverse. 
La  Commune  enfin  décida  de  se  débarrasser  de  lui  à  tout 
prix.    Andréa  Dei   nous   rapporte   qu'elle  soudoya  deux 
moines  pour  l'étouffer  au  lit,  dans  son  château  de  Cam- 
pagnatico  '  ;  mais  Thistorien  des  Aldobrandeschi,  Berlin- 
ghieri,  refuse  d'ajouter  foi  à  ce  récit.  La  version,  d'ail- 
leurs plus   vraisemblable,  que  donne    de    ce  drame  un 


1  Dante,  Piirg.,  XI,  50-72. 

2  Andréa  Dei,  Cronica,  dans  Muratori,  Reriim  Ital.  Script.,  T.  XV,  c.  28. 

1—4 


5o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

autre   chroniqueur  est  corroborée  par  des  témoignages 
dociimentaires  ^ 

Il  raconte  que  Gampagnatico,  surpris  par  un  parti 
siennois,  fut  emporté  d'assaut  et  qu'Umberto  refusa  de 
se  rendre.  «  Avant  de  mourir,  il  massacra  beaucoup  de 
gens  ;  car  il  revêtit  son  harnois  et  traversa  à  cheval  la 
cour  du  château,  comme  un  dragon.  A  ce  moment  un 
homme  lui  lança  un  épieu  qui  frappa  le  coursier  à  la  tète  : 
la  bête  tomba  raide  morte,  le  choc  lui  ayant  fait  jaillir  la 
cervelle.  »  Cependant  le  comte  continua  à  se  battre  jus- 
qu'au moment  où  ses  assaillants  «  lui  assénèrent  sur  le 
crâne  un  coup  de  masse  d'armes,  ce  qui  le  fit  quitter  ce 
monde.  » 

i  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Le  document  est  exposé  dans  les  vitrines  des 
Archives,  il  fait  partie  de  la  Mosira  Dantesca.  Voir  aussi  Omaggio  al  IV. 
Congresso  storico  italiano  délia  B.  Accademia  dei  Rozzi,  Sienne,  Imprime- 
rie des  Sourds-Muets,  1889. 


CHAPITRE   V 
LA   LUTTE  AVEC  FLORENCE 

L'ennemie  la  plus  puissante  et  la  plus  opiniâtre  de 
Sienne  ne  fut  pas  cependant  Taristocratie  terrienne,  sur 
ses  confins  méridionaux,  mais  sa  rivale  commerciale,  la 
Commune  de  Florence.  Les  guerres  nombreuses  et  san- 
glantes qui  firent  rage  entre  les  deux  cités  aux  xii®  et 
xiii^  siècles,  furent  suscitées  quelquefois  par  les  diffé- 
rends qui  ne  peuvent  manquer  de  surgir  entre  deux  États 
voisins  et  ardents,  nourrissant  des  ambitions  bien  défi- 
nies, mais  dont  les  frontières  le  sont  beaucoup  moins  ; 
d'autres  fois  aussi,  mais  beaucoup  moins  souvent,  elles 
provinrent  de  ce  que  Florentins  et  Siennois  avaient 
adopté  sur  des  questions  importantes  de  politique  étran- 
gère des  vues  contradictoires.  Mais,  nous  le  répétons, 
la  plupart  du  temps  elles  trouvèrent  leur  source  dans  la 
rivalité  commerciale  aiguë  des  deux  jeunes  républiques. 

Sienne  commandait  les  grandes  routes  vers  Rome. 
Très  en  faveur  auprès  de  la  Curie  et  bien  vus  des  citoyens 
de  la  Ville  Eternelle,  ses  financiers,  dont  leur  titre  de 
banquiers  de  la  papauté  affermissait  le  crédit,  concur- 
rençaient avec  succès  les  Florentins  sur  d'autres  places. 
«  Delenda  est  Sena  »  fut  toujours  le  mot  d'ordre  popu- 
laire chez  les  négociants  des  bords  de  l'Arno. 

On  est  fort  incertain  sur  l'époque  où  commença  cette 
série  de  luttes.  Tommasi  rapporte  que  les  premiers  dé- 
saccords des  deux  Communes  s'élevèrent  à  propos  du 


D2  HISTOIRE    DE    SIENNE 

château  de  Staggia,  position  stratégique  importante  près 
de  rentrée  du  Val  d'Eisa,    dont  le  voyageur  entrevoit 
aujourd'hui   les   ruines  pittoresques  par  la  portière  du 
train  qui  Femmène  de  Poggibonsi  à  Sienne.  Quoi  qu'il 
en  soit,  elles  guerroyaient  déjà  en  ii4i,  date  à  laquelle 
les  Florentins    ravagèrent  le  pays  jusqu'aux   portes  de 
leur  rivale.  Quatre  ans  plus  tard,  s'il  faut  en  croire  les 
chroniqueurs  locaux,  les  Siennois  prirent  leur  revanche, 
par  la  victoire  de  Montemaggio  qui  leur  permit  d'étendre 
leur  territoire  presque  jusqu'à  Poggibonsi.  Enhardie  par 
ce  succès,  Sienne  poursuivit  ses  efforts  en  vue  de  reculer 
ses  frontières  jusqu'aux  abords  du  Val  d'Eisa  ;  et  en  ii56 
elle  réussit  enfin  à  prendre  pied  à  Poggibonsi  même  :  elle 
recevait  du  comte  Guido  Guerra  le  huitième  du  château- 
fort  et  concluait  une  alliance  défensive  avec  les  habitants. 
Les  Florentins,  désireux  par  contre  de  posséder  tout 
le  Val  d'Eisa,  convoitaient  Semifonte',  forteresse  impor- 
tante près  de   Gertaldo  et   s'efforçaient  de   déloger  les 
Siennois  de  la  position  qu'ils  occupaient  à  Poggibonsi; 
mais,  pour  acharnés  qu'ils  fussent  à  vouloir  commander 
la  Via  Francigena,  au  nord  du  territoire  de  Sienne,  ils 
étaient  encore  plus  impatients  de  la  tenir  là  où  elle  sor- 
tait du  conlado  siennois  vers  le  sud.  Le  principal  objet 
de  cette  politique,    comme  nous    l'avons   déjà  indiqué, 
était  de  tenir  la  clef  de  la  grand'  route  de  Rome  de  même 
que  la  chaussée  moins  importante  du  Val  de  Chiana.  Ils 
cherchèrent  en  conséquence  à  s'allier  avec  Montalcino 
et  Montepulciano,  entretenant  continuellement  dans  ces 
villes  une  agitation  contre  Sienne  :  leur  appui  fidèle  per- 
mettait aux  Florentins  de  frapper  de  lourdes  taxes  les 
marchandises  siennoises  et  de  faire  passer  les  leurs  en 
toute  sécurité  et  franchise. 

^  Semiforile  avait  une  grande  importance  stratégique  :  elle  menaçait  Flo- 
rence sur  sa  frontière  sud-ouest. 


LA    LUTTE    AVEC    FLORENCE  53 

Les  Siennois  regardaient  naturellement  la  politique  de 
Florence  comme  injustifiable  et  inique.  Ils  soutenaient 
que,  depuis  les  temps  anciens,  Montepulciano  apparte- 
tenait  à  leur  territoire  et  cette  revendication  était  consi- 
dérée comme  bien  fondée  dans  les  cours  impériales  ;  ils 
se  tenaient  en  outre  pour  légitimes  suzerains  de  Montal- 
cino.  Les  deux  villes  étant  très  éloignées  des  limites  ter- 
ritoriales de  Florence,  ils  estimaient  que  cette  dernière 
ne  pouvait  se  prévaloir  d'aucun  droit  pour  s'immiscer 
dans  des  différends  surgissant  entre  eux  et  leurs  sujettes 
rebelles. 

En  II 74  Sienne  tenta  sans  succès  de  s'emparer  de 
Montepulciano  :  son  armée  défaite  par  les  Florentins, 
elle  fut  contrainte  après  de  longues  négociations  d'ac- 
cepter d'humiliantes  conditions  de  paix.  Non  seulement 
les  Siennois  durent  promettre  de  prêter  aide  à  Florence 
dans  toutes  les  guerres,  sauf  contre  l'Empereur,  mais 
encore  leur  fallut-il  abandonner  aux  vainqueurs  la  moitié 
des  possessions  acquises  à  Poggibonsi*. 

Pendant  tout  le  cours  du  dernier  quart  du  siècle,  la 
puissance  et  l'influence  de  Florence  continuèrent  de 
croître.  Frédéric  Barberousse  et  Henri  VI  firent  subir,  il 
est  vrai,  des  arrêts  temporaires  à  son  ambitieuse  poli- 
tique, mais  sans  qu'il  en  résultât  d'effets  durables  :  les 
Hohenstaufen  ne  parvinrent  jamais  à  lui  imposer  leur 
suzeraineté  avec  quelque  continuité.  Néanmoins  les 
efforts  tentés  par  l'Empereur  pour  exercer  sa  juridiction 
sur  le  territoire  florentin  par  l'intermédiaire  d'un  podestat 
dévoué  à  ses  desseins ,  bien  que  toujours  finalement 
déjoués,  ne  laissaient  pas  de  causer  constamment  soucis 
et  difficultés  à  l'ambitieuse  jeune  Commune.  Aussi,  à  la 
mort  d'Henri  VI,  le  28  septembre  1197,  les  Florentins  se 

1  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Caleffo  Vecchio,  c.  9*,  12. 


54  HISTOIRE    DE    SIENNE 

déterminèrent-ils  à   tenter   un   effort   pour   prévenir   le 
retour  de  toute  immixtion  impériale. 

A  cet  effet  ils  constituèrent  aussitôt  une  ligue  des 
villes  toscanes,  dont  le  but  avoué  était  d'assurer  à  chacune 
des  alliées  le  droit  de  gouverner  son  propre  territoire 
en  vassale  directe  du  Saint-Empire,  sans  Tintervention 
d'un  podestat  impérial,  marquis  ou  comte  palatine  Pour 
une  fois  les  villes  toscanes  se  trouvèrent  donc  unies  : 
Sienne  et  Arezzo,  Lucques  et  Volterra,  Poggibonsi  et  San 
Miniato  acceptèrent  les  propositions  de  Florence;  des 
délégués  de  toutes  les  parties  contractantes  se  lièrent 
par  serment  à  Castelfiorentino,  le  4  décembre  1197  ;  les 
comtes  Guidi  et  Alberti  eux-mêmes  entrèrent  dans 
l'alliance.  Pise  et  Pistoie,  il  est  vrai,  se  tenaient  à  l'écart, 
mais  n'étaient  pas  hostiles. 

Il  apparut  bientôt  que  les  Florentins  ne  se  contente- 
raient pas  simplement  de  garder  ce  qu'ils  possédaient  : 
aspirant  depuis  longtemps  à  s'emparer  de  Semifonte 
dans  le  Val  d'Eisa,  ils  entreprirent  de  mettre  ce  projet  à 
exécution.  Redoutant  surtout  de  l'opposition  de  la  part 
de  Sienne,  qui  naturellement  ne  pourrait  voir  d'un  bon 
œil  les  progrès  de  Florence  dans  la  direction  de  ses  fron- 
tières septentrionales,  ils  offrirent  aux  Siennois,  en 
échange  de  leur  neutralité,  de  les  laisser  s'emparer 
librement  de  Montalcino.  Satisfaits  de  ce  dédommage- 
ment, leurs  rivaux  accédèrent  à  la  proposition'  :  c'est 
ainsi  que  Florence  acquit  Semifonte  et  que  Sienne  prit 
possession  de  Montalcino  qu'elle  emporta  d'assaut  et 
dont  elle  rasa  les  murailles  et  les  tours. 

Mais  voilà  que  les  Siennois,  mis  en  goût  par  la  prise 
de  Montalcino,   décidèrent   de  s'emparer  également  de 

'■  Ficker.  Forschungen  zur  lieichs  und-  Rechtsgcschichle  Italiens,  Iiinsbruck, 

1868-7/1,  vol.  rv,  pp.  242-246. 

-  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Caleffo  Ve.cchio,  c.  29',  à  la  date  du  29  mars  1201. 


LA    LUTTE    AVEC    FLORENCE  55 

Montepulciano  ;  cela,  les  Florentins  ne  pouvaient  le  per- 
mettre. Ces  derniers  se  mirent  donc  en  quête  d'un  prétexte 
pour  chercher  querelle  à  leurs  nouveaux  alliés.  Celui 
auquel  finalement  ils  s'arrêtèrent  ne  valait  pas  cher,  mais 
il  était  encore  assez  bon  pour  leurs  fins  :  ils  s'avisèrent 
de  revendiquer  Tornano,  château-fort  situé  à  treize  kilo- 
mètres au  nord-est  de  Sienne.  En  vain  les  Siennois  pro- 
testèrent-ils qu'il  ne  leur  appartenait  pas  de  céder  Tor- 
nano, propriété  de  seigneurs  indépendants,  simplement 
alliés  à  la  Commune,  les  Florentins  se  préparèrent  immé- 
diatement à  envahir  leur  territoire. 

Les  deux  cités  se  décidèrent  toutefois,  en  dernier 
recours,  à  soumettre  leurs  différends  à  un  arbitrage  et 
choisirent  pour  les  départager  le  podestat  de  Poggibonsi. 
Ce  dernier  rendit  sa  sentence  le  4  juin  i2o3  :  les  Siennois 
devaient  renoncera  tous  leurs  droits  sur  Poggibonsi; 
la  frontière  de  Florence  était  portée  à  moins  de  dix  kilo- 
mètres de  leur  ville*.  Malgré  l'injustice  notoire  de  cette 
décision,  les  Siennois  décidèrent  de  s'y  conformer,  tout 
en  pourvoyant  à  la  défense  de  leurs  frontières  réduites 
en  fortifiant  Monteriggioni  et  Querciagrossa. 

Loin  de  se  montrer  satisfaite,  l'insolence  des  Floren- 
tins s'accrut  de  cette  soumission  et,  bien  que  professant 
toujours  une  entière  fidélité  au  texte  de  leur  traité,  ils 
conclurent  un  pacte  secret  avec  les  gens  de  Montepul- 
ciano, persuadant  à  ceux-ci  de  renouveler  avec  eux  leur 
alliance  offensive  et  défensive  contre  Sienne^.  La  pa- 
tience des  Siennois  étant  alors  à  bout,  ils  adressèrent  une 
protestation  indignée  au  Conseil  de  la  ligue  :  cette  assem- 
blée se  réunit  pour  entendre  leurs  doléances  et,  après 
avoir  recueilli   les  témoignages  contradictoires,   décida 

1  Arch.  di  Stato,  Sienne,  Caleffo  Vecchio,  c.   SgS  4i- 

2  Yillari,  The  Two  First  Centuries  of  Florentine  History,  traduit  par  Linda 
Villari,  Londres,  Fisher  Unwin,  1894,  vol.  I,  pp.  166,  167. 


56  HISTOIRE    DE    SIENNE 

que   Montepulciano  appartenait  de  droit  aux  Siennois. 
Mais  les  Florentins,  bien  que  promoteurs  de  l'alliance,  ne 
tinrent  pas  le  moindre  compte  de  cette  sentence  :  la  ligue 
avait  secondé  leurs  desseins  ;  en  trompant  ceux-là  mêmes 
qu'ils  y  aA^aient  fait  entrer,  ils  les  avaient  fait  servir  à  la 
réalisation  de  plusieurs  de  leurs  projets  les  plus  cliers; 
maintenant,  avec  une  effronterie  cynique,  ils  ne  se  don- 
naient même  plus  la  peine  de  masquer  leur  véritable  but 
à  leurs  dupes  furieuses  ^  Ils  avaient  acquis  Semifonte  et 
d'autres  possessions;  mais,  s'ils  pouvaient  les  en  empê- 
cher, ils  ne  laisseraient  pas  les  Siennois  mettre  la  main 
sur  Montepulciano  et  Montalcino.  Peu  leur  importait  que, 
de  l'aveu  des  légats  impériaux,  Montepulciano  eût  tou- 
jours fait  partie,  de  droit,  du  contado  siennois,  ou  que 
les  représentants  des  autres  villes  de  Toscane  se  fussent 
prononcés  en  faveur  de  Sienne  :  Florence  n'avait  jamais, 
en  réalité,  perdu  un  instant  de  vue  son  ancienne  poli- 
tique. 

Pour  en  finir,  en  l'année  1207,  les  Siennois  résolurent 
de  faire  triompher  leurs  droits  par  la  force  des  armes  et 
d'emporter  d'assaut  Montepulciano.  De  leur  côté,  afin 
de  créer  une  diversion,  les  Florentins  s'avancèrent  alors 
avec  leur  carroccio^  dans  la  Berardenga  et  mirent  le  siège 
devant  Montalto,  château-fort  situé  à  quelque  vingt  kilo- 

^  Villari,  op.  cit.,  pp.  iSg,  167.  Le  rccil  de  Villari  est  sur  ce  point  aussi 
clair  qu'impartial. 

^  Le  carroccio,  ou   chariot  de   guerre,  bas  et  lourd,  monté    sur  des  roues 
massives  extrêmement  fortes,  était  traîné  par  des  bœufs  et  portait  une  cloche, 
L'évêque  de  la  ville,    à  qui  il    appartenait,   y  dressait  un  autel  au   moment 
où  les  citoyens  commençaient  une    bataille.  Au  centre  du  carroccio  se  dres- 
sait un  mât  élevé,  appelé  antenna,  auquel  flottait   l'étendard  de   la   ville:  au 
sommet  de  Vantenna,  on  fixait  une  effigie  du  patron  de  la  ville,  ou  bien  un 
crucifix  ou  un  Christ,  les  bras  étendus  comme  pour   bénir   l'armée.  Le  chef 
j  de  la  milice  prenait  place  avec  ses  officiers  auprès  du  carroccio  autour  duquel 
j  prêtres  et  moines  priaient  pour  le  succès  de  leurs  armes.   Le  carroccio  joua 
j   un  rôle  important  dans  la  stratégie  italienne  :  c'était  le    point   de    ralliement 
J    des  troupes   bourgeoises.    Cf.   Lanzani,    Storia  dei   Comiini   Italiani   dalle 
origini  al  i3i3,  Milan,  Vallardi,  1882,  lib.  11,  cap.  11,  p.  loi. 


LA    LUTTE    AVEC    FLOKENCE  D^ 


mètres  à  l'ouest  de  Sienne.  Les  Siennois  marchèrent  à  leur 
rencontre  :  un  combat  extrêmement  opiniâtre  et  sanglant 
s'ensuivit  qui  se  termina  par  une  victoire  complète  des 
envahisseurs.  Il  se  fit  un  terrible  massacre  de  Siennois  : 
tentes  et  bannières,  le  carroccio  lui-mcme,  tout  fut  perdu. 
Quand  la  nouvelle  du  désastre  arriva  à  Sienne,  un  grand 
nombre  de  femmes  se  mirent  en  route  vers  le  champ  de 
bataille  pour  rechercher  qui  le  corps  d'un  mari,  qui  d'un 
fils  ou  d'un  fiancé.  La  cité  tout  entière  était  plongée 
dans  le  deuil  et  la  désolation. 

Le  printemps  suivant,  l'armée  florentine  ravagea  de 
nouveau  le  contado  siennois;  mais  le  6  octobre,  sur  l'in- 
tervention des  gens  de  Poggibonsi,  on  finit  par  arrêter 
des  conditions  de  paix.  Sienne  dut  s'engager  à  ne  pas 
attaquer  Montepulciano  et  à  renoncer  à  ses  possessions 
de  Poggibonsi  ;  à  ces  conditions,  les  Florentins  consen- 
tirent à  rendre  leurs  prisonniers  et  les  forteresses  prises 
au  cours  de  guerre.  Pendant  les  quinze  années  qui  suivi- 
rent ce  traité,  la  paix  régna  entre  les  deux  rivales  ;  durant 
cette  période,  Sienne  fortifia  sa  situation  à  maints  égards  : 
elle  s'assujettit  plus  complètement  plusieurs  grands  feu- 
dataires  et  réussit  à  s'assurer  des  plus  importantes  places 
fortifiées  commandant  les  routes  du  sud  et  du  sud- 
ouest. 

En  I2I2,  les  gens  de  Montalcino  se  virent  contraints 
de  jurer  fidélité  à  la  Commune  et  de  s'engager  à  lui  ver- 
ser un  tribut  annuel.  L'année  suivante,  les  Gacciaconti 
et  les  Scialenghi  se  trouvant  réduits  à  l'obéissance,  de 
nombreux  châteaux  passèrent  ainsi  sous  la  domination 
de  Sienne.  Finalement  en  1216  les  Orviétans  et  les  Sien- 
nois réussirent,  comme  nous  l'avons  vu,  à  abattre  le 
clan  puissant  des  Aldobrandeschi.  Toutes  ces  mesures 
tendaient  à  rendre  plus  sûre  la  route  de  Rome;  la  poli- 
tique de  Sienne  atteignit  bien  le  but  qu'elle  visait  :  au 


58  HISTOIRE    DE    SIENNE 

cours  de  cette  période,  son  commerce  extérieur  s'ac- 
crut énormément  ;  ses  négociants  réalisaient  de  gros 
bénéfices  à  Rome,  en  Angleterre  et  en  Champagne  ; 
chaque  année,  la  cité  devenait  plus  riche  et  plus  pros- 
père. 

Peu  de  temps  après  son  couronnement,  Frédéric  II 
confirma  les  privilèges  de  la  Commune;  et,  hien  qu'il 
dépouillât  les  Siennois  de  leurs  droits  sur  Poggibonsi, 
pour  faire  de  cette  ville  une  place  forte  d'Empire,  comme 
San  Miniato  al  Tedesco,  son  intention  n'était  pas  d'affai- 
blir Sienne,  mais  plutôt  de  dresser  une  barrière  impé- 
riale contre  de  nouveaux  progrès  de  Florence  dans  le  Val 
d'Eisa.  Dans  le  même  but,  encourageant  les  loyales  cités 
de  Toscane  à  se  grouper,  il  fut  l'instigateur  d'une  alliance 
entre  Poggibonsi  et  Sienne. 

Au  couronnement  de  Frédéric,  en  1220,  les  ambassa- 
deurs pisans  et  florentins  se  prirent  de  querelle  à  propos 
d'un  bichon.  «  Le  diable,  dit  Villani,  devait  se  cacher 
dans  la  peau  de  ce  petit  chien.  »  Et,  en  vérité,  de  son 
point  de  vue,  cette  opinion  n'était  pas  si  déraisonnable, 
car,  suivant  le  chroniqueur  florentin,  c'est  de  cette  misé- 
rable dispute  que  sortit  une  guerre  qui  devait  traîner  plu- 
sieurs années  en  longueur^  Sienne  s'y  trouva  un  moment 
impliquée,  mais,  après  la  première  campagne  sérieuse,  il 
semble  qu'elle  rappela  ses  contingents  :  ses  hommes  d'État 
s'avisèrent  en  effet  que,  les  armées  de  Florence  se  trouvant 
suffisamment  occupées  ailleurs,  l'occasion  était  bonne  pour 
réaliser  des  projets  qu'ils  caressaient  depuis  si  longtemps  : 
c'est  dans  ces  conditions  que  les  Siennois  réussirent  à 
s'emparer  de  Grosseto,  et  à  assurer  plus  complètement 

^  Arias  a  montré  que  la  véritable  cause  de  la  lutte  était  la  lùvalité  com- 
merciale des  deux  républiques.  «  L  inimitié  des  cités  rivales,  dit  Villani,  fai- 
sait de  n'importe  quel  incident  un  prétexte  à  l'effusion  du  sang.  »  Voir  Arias, 
/  Trattati  Commerciali  deUa  Repubblica  Fiorentina,  vol.  I,  Florence,  190 1, 
pp.  3i,  32  ;  également  Villari,  up.  cil.  vol.  I,  177. 


LA    LUTTE    AVEC    FLORENCE  og 

leur  pouvoir  sur  les  vallées  de  la  xMerse  et  de  TOmbrone'. 

Enhardis  par  ce  succès,  ils  décidèrent  au  printemps 
de  1228  de  soumettre  aussi  Montcpulciano;  malheureu- 
sement les  circonstances  se  prêtaient  mal  à  leur  tentative. 
Au  plus  pacifique  des  papes  venait  de  succéder  Gré- 
goire IX,  pontife  vieux  d'années  mais  jeune  d'énergie 
et  d'ardeur,  professant  pour  tout  compromis  un  mépris 
surhumain  et  presque  héroïque.  Le  nouveau  pape  resta 
d'abord  en  termes  d'amitié  avec  l'Empereur;  mais  ce  bon 
accord  ne  pouvait,  quoi  qu'il  advînt,  durer  longtemps  et, 
lorsqu'à  l'automne  1227,  Frédéric  fit  demi-tour  sur  le 
chemin  de  la  croisade  pour  laquelle  il  venait  de  partir, 
le  conflit  inévitable  éclata.  De  ce  jour,  la  Papauté  ne 
visa  plus  que  la  ruine  totale  de  la  puissance  des  Hohen- 
staufen,  but  qu'elle  poursuivit  avec  une  indomptable  opi- 
niâtreté. 

L'objet  secret  de  sa  politique  apparut  quand,  l'année 
suivante,  Frédéric  se  mit  en  route,  pour  de  bon  cette 
fois,  pour  la  croisade  :  anathématisé  naguère  à  cause  de 
son  retour,  il  se  vit  couvrir  de  nouveaux  anatlièmes  à 
cause  de  son  départ.  Ce  pape  belliqueux  prêcha  la  croi- 
sade contre  un  prince  qui,  arborant  l'étendard  delà  croix, 
venait  précisément  de  partir  en  guerre  contre  les  infi- 
dèles. Les  croisés  de  la  papauté,  rangés  sous  la  bannière 
aux  clefs  de  saint  Pierre,  engagèrent  la  lutte  contre  le 
vice-roi  temporel  de  la  chrétienté  ;  les  vieux  cris  de  partis 
retentirent  de  nouveau  de  tous  côtés  :  l'Italie  entière 
bouillonna  bientôt  une  fois  de  plus. 

Pendant  que  ces  événements  s'accomplissaient,  les 
Siennois  poursuivaient  la  réalisation  de  leurs  projets  sur 
Montepulciano.  Au  printemps  de  1228,  ils  conclurent 
une   alliance   avec  les    Gibelins  exilés  de  cette  ville  et 

'   Voir  p.  47-48. 


6o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

trois  mois  plus  tard,  afin  d'obtenir  l'appui  des  Orvié- 
tans, ils  leur  déléguèrent  une  ambassade  pour  leur  rap- 
peler la  ligue  qui  les  avait  unis  dès  122 1  '.  Les  Orviétans 
répondirent  aux  ambassadeurs  par  de  bonnes  paroles, 
se  déclarant  prêts  à  se  conformer  aux  termes  de  leur 
ancien  pacte  ;  en  réalité,  ils  dissimulaient  simplement 
pour  gagner  du  temps  :  ils  avaient  déjà  conclu  une 
entente  secrète  avec  Florence  et  Montepulciano,  et,  à 
peine  les  délégués  de  Sienne  étaient-ils  sortis  de  leurs 
murs,  qu'ils  signèrent  un  traité  d'alliance  avec  les  gens 
de  Montepulciano. 

Les  Siennoisleur  déclarèrent  immédiatement  la  guerre  : 
pendant  la  campagne  de  1228,  le  sort  favorisa  leurs 
armes,  mais  au  cours  de  l'hiver  des  dissensions  écla- 
tèrent entre  les  citoyens;  en  outre,  la  défection  du 
comte  Aldobrandino  Aldobrandeschi  vint  leur  porter  un 
coup.  Aussi  au  printemps  suivant,  ne  purent-ils  opposer 
qu'une  faible  résistance  à  l'invasion  des  Florentins.  Ceux- 
ci  leur  démolirent  plus  de  vingt  forteresses  et  ravagèrent 
leur  contado  jusqu  au  pied  de  leurs  murs''  ;  et  leur  marche 
victorieuse  ne  s'arrêta  pas  là,  car,  forçant  la  porte 
GamoUia,  ils  pénétrèrent  dans  la  ville  jusqu'à  San  Pietro 
alla  Magione. 

Dans  cette  extrémité,  l'imminence  du  péril  commun 
ramena  la  concorde  parmi  les  Siennois.  Les  factieux, 
oubliant  leurs  querelles  criminelles,  s'unirent  pour  bou- 
ter dehors  les  assiégeants  ;  les  femmes  elles-mêmes 
prirent  les  armes,  pour  protéger  leurs  foyers  et  se 
défendre  contre  les  outrages.  Les  Florentins  furent 
refoulés.  «  Mais  ils  réussirent,  dit  le  chroniqueur,  à 
emmener  à  Florence  beaucoup  de  belles  femmes  de  con- 

^  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Caleffo  Vecchio,  c.  i45',  147. 

^  Cronica  Fiorentina,  chronique  du  xiii®  siècle  publiée  par  Villari  dans 
The  Tw'o  First  Centuries  of  Florentine  History,  vol.  II,  p.  5o. 


LA    LUTTE    AVEC    FLORENCE  6l 

clition  qu'ils  forcèrent  à  devenir  les  maîtresses  de  leurs 
ravisseurs.  » 

Cependant,  tandis  que  Sienne  essuyait  ces  graves 
revers,  son  seigneur  l'Empereur  voyait  la  fortune  lui 
sourire  dans  l'Italie  méridionale;  à  l'heure  du  succès,  il 
n'oublia  pas  ses  loyaux  Toscans  :  il  dépêcha  son  légat, 
Gérald  d'Arnstein,  pour  enjoindre  à  Montepulciano  de 
reconnaître  les  justes  revendications  des  Siennois.  Mais 
les  gens  de  cette  ville  s'y  refusèrent  :  encouragés  par  les 
Florentins,  ils  firent  la  sourde  oreille  aux  ordres  impé- 
riaux, même  lorscju'ils  se  virent  mis  au  ban  de  l'Empire. 
Peu  après,  Frédéric  interdit  aux  Florentins  d'attaquer 
les  Siennois,  injonction  à  laquelle  ils  passèrent  égale- 
ment outre.  En  vain  les  condamna-t-il  à  payer  de  fortes 
amendes  au  trésor  impérial  et  une  indemnité  importante 
à  Sienne  :  il  ne  pouvait  mettre  ses  menaces  à  exécution, 
et  les  rebelles  le  savaient.  Finalement  les  Siennois  com- 
prirent cju'ils  ne  devaient  compter  que  sur  eux-mêmes. 

Redevenus  unis,  ils  firent  en  1282  une  heureuse  cam- 
pagne. Le  jour  de  la  fête  de  saint  Simon  et  saint  Jude, 
ils  atteignirent  enfin  le  but  de  leurs  efforts  en  s'emparant 
de  Montepulciano  et  ils  achevèrent  leur  victoire  en 
dévastant  le  territoire  d'Orvieto.  Seule  la  venue  de  l'hi- 
ver mit  un  terme  à  leurs  succès. 

Sienne  était  maintenant  disposée  à  accepter  des  con- 
ditions de  paix  honorables.  Le  Pape  et  l'Empereur, 
réconciliés  en  1280  à  San  Germano,  unirent  d'ailleurs 
leurs  efforts  pour  rendre  sa  tranquillité  à  l'infortunée 
Toscane.  Quoique  les  Florentins  fussent  guelfes,  le  Pape 
s'accorda  avec  Frédéric  pour  reconnaître  que  Montepul- 
ciano et  Montalcino  appartenaient  de  droit  à  Sienne  et 
cjue  l'attitude  de  Florence  ne  pouvait  aucunement  se  jus- 
tifier. Il  ne  se  contenta  du  reste  pas  de  simples  protesta- 
tions :  lorsqu'Orvieto  et  Arezzo,  incitées  par  Florence, 


62  HISTOIRE    DE    SIENNE 

refusèrent  de  suspendre  les  hostilités,  Grégoire  excom- 
munia les  trois  cités  guelfes.  Mais  sesanathèmes,  comme 
le  ban  impérial,  restèrent  sans  effet  :  les  Florentins 
s'étaient  faits  guelfes,  non  pour  soutenir  la  cause  papale, 
mais  pour  arriver  à  leurs  propres  fins.  Ils  s'étaient  alliés 
avec  le  Vicaire  du  Christ  parce  qu'ils  y  voyaient  leur 
intérêt;  mais  voilà  qu'on  ne  leur  permettait  pas  de  tenir 
les  cordons  du  sac,  et  Sienne  gibeline  se  trouvait  avoir 
encore  une  part  plus  importante  dans  la  gestion  des 
finances  de  la  Curie.  Ils  poursuivraient  donc  la  guerre 
tant  qu'ils  n'auraient  pas  humilié  et  amoindri  leurs 
rivaux  et  forcé  Sienne  à  accepter  des  conditions  de  paix 
qui  mettraient  dans  leurs  mains  et  dans  celles  de  leurs 
alliés  les  clefs  de  la  grande  route  romaine,  ainsi  que  de 
celle  conduisant  à  la  vallée  de  la  Chiana. 

Pour  y  arriver,  Florence  était  prête  à  employer  tous  les 
moyens.  Ses  bourgeois,  qui  se  disaient  démocrates,  ne 
se  firent  pas  scrupule  de  s'allier  aux  plus  tyranniques 
despotes  féodaux,  sur  les  frontières  du  territoire  sien- 
nois,  Umberto  Aldobrandeschi  et  Pepone  Visconti  de 
Campiglia.  Ils  excitèrent  en  outre  les  gens  de  Montal- 
cino  à  se  révolter  contre  Sienne,  si  bien  que,  vers  la  fin 
de  1233,  ils  les  décidèrent  à  rompre  le  pacte  solennel 
qu'ils  venaient  de  conclure  avec  elle  quelques  mois  seu- 
lement auparavant.  Trois  ans  de  suite,  ils  ravagèrent  le 
contado  ennemi  ^,  détruisant  les  récoltes,  brûlant  les 
maisons  et  massacrant  les  paysans  ;  ils  transformèrent 
ainsi  les  belles  campagnes  environnant  la  ville  en  un 
désert  affreux. 

Les  Siennois  remportèrent  toutefois  un  brillant  succès 
avant  que  la  famine  et  la  peste,  fidèles  alliées  de  Flo- 
rence,   ne  vinssent  les    décimer  :    en    i234,   ils  prirent 

^  Cronica  Fiorentina,  éd.  cit.,  p.  5i. 


LA    LUTTE    AVEC    FLORENCE  63 

Campiglia  qu'ils  mirent  à  sac  et  brûlèrent i.  Mais  leur 
joie  ne  fut  pas  de  longue  durée  :  leur  territoire  fut  encore 
une  fois  dévasté  par  les  Florentins  qui  ruinèrent  qua- 
rante bourgades  et  villages,  coupant  les  blés  et  les 
vignes,  pour  retourner  chez  eux  après  deux  mois  d'escar- 
mouches, chargés  de  butin,  à  la  tête  d'un  long  convoi 
de  captifs. 

Cet  automne  sans  moisson  fut  suivi  d'un  hiver  rigrou- 
reux.  La  famine  et  la  peste  enlevèrent  des  centaines  de 
victimes.  Des  bandes  de  loups,  descendues  des  mon- 
tagnes, venaient  ravager  les  campagnes  presque  désertes. 
Les  Siennois,  malgré  leur  fond  d'insouciante  gaité, 
s'assombrirent  de  désespoir,  en  voyant  la  mort  faucher 
tout  autour  d'eux.  «  Aux  festins  des  noces,  dit  Tommasi, 
il  leur  fallait  boire  de  l'eau,  ce  qui  suffisait  à  leur  enle- 
ver toute  leur  joyeuseté  !  » 

Enlin  les  bourgeois  en  furent  réduits  à  un  tel  degré  de 
misère  qu'ils  ne  souhaitaient  plus  que  la  paix  à  tout  prix. 
D'abord  par  l'entremise  d'un  frère  mineur,  puis  parcelle 
du  cardinal  de  Préneste,  on  s'entendit  sur  les  condi- 
tions^  Sienne  renonçait  à  toute  suzeraineté  sur  Monte- 
pulciano;  elle  restituait  à  Orvieto  tout  ce  qu'elle  lui  avait 
pris  au  cours  de  la  guerre.  Chianciano,  forteresse 
importante  sur  la  route  du  Val  di  Ghiana,  passait  à  la 
maison  des  Manenti  ;  enfin  les  Siennois  devaient  dénon- 
cer leur  alliance  avec  Poggibonsi  et  abdiquer  de  nouveau 
tous  droits  sur  cette  ville  ^ 

La  fortune  de  Sienne  était  alors  au  plus  bas,  mais  elle 
allait  bientôt  reprendre  sa  marche  ascendante.  La  grande 
paix  de  i235  préluda,  pour  les  citoyens,  à  une  nouvelle 

^  Cf.  Croniche  Sencsi,  chronique  manuscrite  du  xiv*  siècle,  d'auteur 
inconnu,  conservée  à  l'Archivio  di  Stato,  à  Sienne. 

■^  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Caleffo  Vecchio,  c.  199,  200,  201,  201*. 
^  Arch.  di  Stato,  Sienne,  Caleffo   Vecchio,  c.  2o3,  2o3'. 


64  HISTOIRE    DE    SIENNE 

période  d'essor  commercial  :  c'est  alors  que  bourgeois 
et  artisans,  dont  la  prospérité  s'accroissait,  voulurent 
avoir  leur  place  dans  le  gouvernement.  La  lutte  politique 
qui  s'ensuivit  ne  semble  avoir  été  ni  longue  ni  sérieuse. 
Plusieurs  membres  de  la  vieille  aristocratie,  comme 
Aldobrandino  di  Guido  Cacciaconti,  firent  cause  com- 
mune avec  le  parti  populaire  qui  ne  tarda  pas  à  triom- 
pher :  une  réforme  de  la  constitution  octroya  au  peuple 
des  pouvoirs  plus  étendus  dans  l'administration  de  l'Etat. 
Entre  i233  et  1240,  un  Conseil  composé  de  vingt- 
quatre  citoyens,  moitié  nobles,  moitié  popolani,  s'érigea 
en  magistrature  suprême  de  la  ville  *.  C'est  sous  ce  gou- 
vernement que  Sienne  était  destinée  à  atteindre  l'apogée 
de  sa  grandeur  :  avec,  à  sa  tète,  des  hommes  comme 
Provenzano  Salvani  et  Buonaguida  Lucari,  elle  allait  faire 
respecter  et  craindre  son  nom  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'Italie;  et  c'est  la  chute  des  Ventiquattro  qui  marquera 
le  commencement  de  sa  lente  décadence. 

Deux  ans  après  la  conclusion  de  la  Grande  Paix,  Fré- 
déric vainquit  les  cités  guelfes  du  nord  sur  les  champs 
sanglants  deCortenuova.  Il  envoya  le  crt/voccw  de  Milan, 
qu'il  avait  capturé,  en  présent  à  son  allié,  le  sénat 
romain.  En  route,  ce  trophée  traversa  Sienne  :  il 
apporta  aux  Gibelins  de  Toscane,  telle  la  colombe  de 
l'Arche,  un  présage  de  l'affranchissement  prochain.  Ils  y 
virent  le  signe  que  le  flot  du  «  guelfisine  »,  après  avoir 
inondé  les  terres,  allait  bientôt  se  retirer. 

En  janvier  1240,  l'Empereur  se  rendit  en  personne  à 
Sienne.  Sa  venue  suscita  un  vif  enthousiasme  parmi  sa 
population  gibeline;  cependant  l'élan  des  habitants  se 
refroidit   un   peu    avec    le    temps,    lorsqu'ils    le   virent 

^  Paoli,  /  «  monti  »  o  fazioni  nella  RepublAica  di  Siena,  dans  la  Nuova 
Antologia,  août  1891,  fasc.  XV,  pp.  4o4-4o5. 


LA    LUTTE    AVEC    FLORENCE  65 

accroître  ses  exigences  en  hommes  et  en  subsides,  et 
chercher  en  outre  à  réduire  certains  de  leurs  privilèges 
les  plus  chers.  Une  fois  même,  l'un  des  chefs  de  l'Etat, 
Provenzano  Salvani,  prononça  des  paroles  qui  touchèrent 
la  fibre  sensible  chez  tous  ses  concitoyens  :  il  leur  con- 
seilla de  ne  pas  se  ruiner  pour  l'Empereur,  mais  de 
veiller  à  tirer  profit  de  leur  alliance  avec  lui.  Le  «  gibe- 
linisme  »  des  Siennois  était  peut-être  un  peu  moins  à 
fleur  de  peau  que  le  «  guelfisme  »  des  Florentins,  mais 
les  uns  comme  les  autres  mettaient  toujours  avant  tout 
leurs  intérêts  commerciaux. 

Les  Siennois  étaient  surtout  jaloux  de  préserver  de 
toute  réserve  et  restriction  leur  juridiction  sur  leur  con- 
tado  :  ils  protestèrent  donc  énergiquement  contre  la  ten- 
tative que  fit  Frédéric  pour  imposer  à  leur  territoire  un 
podestat  de  son  choix  ;  de  même,  ils  se  refusèrent  à  lais- 
ser rétablir,  au  profit  des  comtes  palatins,  les  Aldobran- 
deschi,  le  droit  de  frapper  leurs  marchands  de  rede- 
vances. 

La  cause  gibeline  continuait  donc  à  prospérer  en 
Toscane,  en  dépit  des  anathèmes.  Florence  elle-même 
expulsa  de  chez  elle  la  noblesse  guelfe  :  nombre  de 
fuorusciti  tombèrent  ainsi  entre  les  mains  de  Frédéric 
qui  en  fit  aveugler  quelques-uns  et  jeter  d'autres  à  leau 
dans  des  sacs.  «  Telle  est,  dit  Marchionne  di  Coppo 
Stefani,  la  récompense  que  vous  réservent  les  luttes  de 
partis*.   » 

Mais,  le  19  décembre  i25o,  l'Empereur  mourut,  ce  qui 
changea  complètement  l'état  des  affaires.  Les  exilés 
ffuelfes  revinrent  à  Florence  et  se  mirent  aussitôt  à 
l'œuvre  pour  faire  obstacle  au  développement  du  com- 
merce siennois  et  favoriser  l'expansion  du  leur.  S'effor- 

1  Marchionne  di  Coppo  Stefani,  L.  II,  Rubr.  86.  Cf.  les  Pelizie  degli 
Toscani  de  Fr.  Ildefonso,  Florence,  1776,  t.  VII,  pp.  96,  97. 

I    —  5 


66  HISTOIRE    DE    SIENNE 

çant  encore  une  fois  d'obtenir  pour  leur  république  ce 
libre  accès  à  la  mer  qui  faisait  depuis  deux  siècles  Fun 
des  principaux  objets  de  la  politique  florentine,  tout  en 
cherchant  à  recouvrer  indirectement  la  maîtrise  du 
pays  au  sud  de  Sienne,  ils  finirent  par  s'aviser  d'une  com- 
binaison qui  leur  permettrait,  pensaient-ils,  d'atteindre 
du  même  coup  ces  deux  fins  :  leur  Commune  conclut 
avec  le  comte  Guglielmo,  celui  des  Aldobrandeschi  qui 
appartenait  au  parti  guelfe,  un  traité  accordant  aux  Flo- 
rentins libre  passage  à  travers  ses  domaines  vers  Tala- 
mone  et  Portercole  \  espérant  ainsi  libérer  leur  com- 
merce du  lourd  fardeau  que  leur  imposait  Pise  par  ses 
taxes  excessives. 

Le  comte  Aldobrandino  Aldobrandeschi,  chef  de  la 
principale  branche  de  la  famille,  désavouant  la  politique 
de  son  cousin,  renouvela  son  serment  de  fidélité  à 
Sienne.  Cependant  la  situation  était  grave  pour  les  Sien- 
nois  :  Orvieto  étendait  déjà  sa  suzeraineté  sur  l'Albenga; 
si  Florence  prenait  possession  de  ces  ports,  Grosseto  et 
toute  la  Maremme  toscane  seraient  bientôt  perdus  pour 
eux. 

Heureusement  la  Commune  menacée  n'eut  pas  à  cher- 
cher loin  des  alliés.  Les  Pisans,  estimant  qu'il  serait 
contraire  à  leurs  intérêts  de  laisser  détourner  le  transit 
de  la  vallée  supérieure  de  l'Arno,  formèrent  avec  Sienne 
une  ligue  dans  laquelle  entrèrent  Pistoie  et  Arezzo. 
Mais  Florence  de  son  côté  ne  restait  pas  non  plus  isolée  ; 
la  rivale  maritime  de  Pise,  Gênes,  ainsi  que  Lucques  et 
Orvieto,  prirent  parti  pour  elle. 

La  guerre  éclata  à  l'automme  1231  et  fut  particulière- 
ment désastreuse  pour  les  cités  gibelines.  Les  Siennois 
essuyèrent  une    série   de   défaites  écrasantes  et,    après 

^  Cf.  Fnmi,  Tratlato  fra  il  comune  di  Firenze  e  i  Conti  Aldobrandeschi,  etc. 
dans  Afcli .  Stor.  ItiiL,  série  III,  vol.  i3,  pp.  218-222. 


LA.    LUTTE    AVEC    FLORENCE  67 

plus  de  deux  années  d'une  lutte  presque  sans  trêve,  se 
virent  obligés  d'implorer  la  paix;  mais,  par  un  singulier 
retour  de  fortune,  il  advint  que  Sienne,  quoique  battue, 
obtint  après  tout  ce  c[u'elle  cberchait  :  la  soumission  de 
Pise  ouvrant  aux  Florentins  le  chemin  de  la  mer  par  la 
vallée  de  l'Arno,  leur  enthousiasme  pour  le  projet  d'uti- 
lisation des  ports  plus  éloignés  de  la  Maremme  tomba  et 
ils  l'abandonnèrent  même  avec  le  temps. 

Un  court  répit  précéda  la  reprise  décisive  de  ce  long 
duel  entre  les  deux  cités.  Après  un  siècle  de  luttes  fré- 
quentes dans  lesquelles  Sienne  avait  presque  toujours  eu 
le  dessous,  elle  pouvait  se  féliciter  de  n'avoir  pas  man- 
qué, en  somme,  les  principaux  objets  de  sa  politique. 
Elle  n'avait  pas  réussi,  au  vrai,  à  faire  triompher  ses 
droits  sur  Montalcino  et  Montepulciano  ;  mais  elle  avait 
soumis  Grosseto  et  considérablement  entamé  la  puis- 
sance de  la  grande  noblesse  terrienne.  Elle  avait  ouvert 
à  son  trafic  la  route  de  la  Maremme  toscane  et  assis  plus 
solidement  sa  domination  sur  la  Via  Francigena.  Elle 
avait  développé  par  contre-coup  son  commerce  extérieur 
de  façon  importante  et,  quoique  gibelins,  ses  fils  res- 
taient toujours  banquiers  de  la  Curie  romaine.  Sa  propre 
liberté  une  fois  conquise,  le  développement  constitu- 
tionnel de  la  cité  s'était  dessiné  jusqu'ici  normalement. 
Elle  allait  bientôt  atteindre  l'apogée  de  sa  destinée. 


CHAPITRE  VI 
SIENNE   GIBELINE 

C'est  au  mois  de  juin  j  254  que  la  paix  avait  été  conclue 
entre  Florence  et  Sienne.  Conrad,  seul  héritier  légitime 
de  Frédéric  II,  venait  de  mourir  dans  la  fleur  de  sa  jeu- 
nesse, victime  du  climat  de  l'Italie  méridionale,  laissant 
le  Pape  tuteur  de  son  tout  jeune  fils,  Conradin.  La  fortune 
semblait  sourire  au  parti  guelfe.  On  n'apercevait  à  Tho- 
rizon  qu'un  petit  nuage  gros  comme  le  poing  :  il  ne  sem- 
blait pas  possible  qu'une  tempête  pût  s'élever  et  mettre 
en  danger  la  nef  de  samt  Pierre. 

Pourtant,  en  quelques  mois,  tout  changea.  Manfred, 
fils  naturel  de  Frédéric,  qui  en  septembre  avait  juré 
vassalité  à  l'Eglise  et  ramené  son  nouveau  suzerain,  le 
Pape,  ennemi  mortel  de  sa  race,  dans  ses  domaines,  se 
décida  inopinément  à  briser  ses  chaînes  dorées. 

Innocent  venait  à  peine  de  s'installer  à  Naples,  que 
lui  parvint  la  nouvelle  de  la  révolte  du  jeune  prince. 
Quittant  à  l'improviste  le  château  d'Acerra,  Manfred 
chevaucha  à  travers  les  montagnes  vers  Lucera  :  à  son 
arrivée,  il  réunit  ses  fidèles  Sarrasins,  avec  qui  il  recon- 
quit la  Pouille  en  une  série  de  brillants  succès. 

Dans  cette  conjoncture.  Innocent,  le  mondain,  l'astu- 
cieux sans  scrupule,  mourut  ;  son  successeur,  corpu- 
lent et  pieux  vieillard,  aimant  la  plaisanterie,  bonhomme 
mais  sans  aucune  force  de  caractère,  n'était  pas  de  taille 
à  diriger  un  grand  parti  dans  une  telle  crise. 


SIENNE    GIBELINE  69 

Avec  leur  perspicacité  coutumière,  les  Florentins 
pesèrent  la  situation.  Ils  avaient  obtenu  en  grande  partie 
ce  qu'ils  désiraient  ;  leurs  rivaux,  humiliés,  s'étaient  vus 
contraints  par  deux  traités  successifs  d'accepter  des  con- 
ditions très  désavantageuses  :  se  rendant  compte  qu'en 
accroissant  leurs  exigences,  ils  provoqueraient  peut-être 
contre  eux  un  réveil  et  une  coalisation  des  forces  gibe- 
lines et  risqueraient  ainsi  de  perdre  ce  qu'ils  avaient 
acquis,  ils  jugèrent  plus  avisé,  en  l'occurrence,  de  s'en- 
tendre sans  retard  avec  leurs  adversaires,  tant  qu'ils  se 
trouvaient  en  bons  termes  avec  eux.  Adoptant  en  con- 
séquence une  attitude  très  conciliante  à  l'égard  de 
Sienne,  ils  cherchèrent  à  conclure  avec  elle  une  alliance, 
convaincus  qu'en  aucun  cas  Florence  ne  pourrait  perdre 
au  traité  :  cette  trêve  leur  laisserait  du  moins  le  temps 
de  se  préparer,  contre  le  parti  gibelin,  à  la  grande  lutte 
suprême  qui  devait,  à  leur  sens,  tôt  ou  tard  éclater. 

Les  Siennois  accueillirent  favorablement  leurs  propo- 
sitions :  le  3i  juillet  i255,  leurs  ambassadeurs,  Pro- 
venzano  Salvani  et  Berlinghieri  di  Aldobrandino  rencon- 
trèrent les  légats  florentins  à  San  Donato  in  Poggio,  et, 
dans  l'église  paroissiale  de  ce  bourg,  les  représentants 
des  deux  Communes  se  jurèrent  paix  et  amitié  éternelles. 
Le  traité  stipulait  que  Sienne  refuserait  asile  à  tous  ceux 
qui,  pour  raison  de  méfait,  sédition  ou  conspiration,  au- 
raient été  bannis  de  Florence,  de  Montepulciano  ou  Mon- 
talcino,  ainsi  qu'à  toute  personne  ennemie  de  ces  cités. 
De  leur  côté,  les  Florentins  s'interdisaient,  pour  leur 
propre  compte  et  au  nom  des  gens  de  Montalcino  et  Monte- 
pulciano, d'abriter  quiconque  se  serait  révolté  contre 
la  Commune  de  Sienne,  ou  lui  serait  hostile'. 

Mais,   en   prêtant  ce  serment  solennel,  les    Siennois 

»  Arch.  di    Stato,    Sienne.    Perg.    délie  Riformagioni,  3i  juillet    i355;   et 
Caleffo  Vecchio,  c.  335,  336', 


rjo  HISTOIRE    DE    SIENNE 

n'étaient  pas  plus  sincères  que  les  Florentins  dans  leurs 
protestations  d'amitié.  En  fait,  aucune  des  deux  parties 
n'avait  l'intention  de  tenir  ses  engagements. 

Quatre  ans  auparavant  exactement,  Sienne  avait 
conclu  un  pacte  avec  les  Gibelins  de  Florence,  leur  promet- 
tant son  aide  s'ils  se  soulevaient  contre  le  parti  au  pou- 
voir dans  leur  ville  ;  elle  devait  également  donner  asile 
à  tous  ceux  que  le  gouvernement  exilerait  \  Ce  pacte 
secret  resta  en  vigueur  malgré  le  traité  de  juillet  i255. 
11  arriva  donc  que,  lorsque,  trois  ans  plus  tard,  un  grand 
nombre  de  Gibelins  se  trouvèrent  exilés  de  Florence,  ils 
vinrent  immédiatement  se  réfugier  à  Sienne  qui  leur 
ouvrit  ses  portes.  Les  Florentins  dépêchèrent  des  ambas- 
sadeurs pour  protester  contre  cette  infraction  à  leur 
traité  et  demander  une  explication  :  ils  ne  reçurent  des 
Vingt-Quatre  qu'une  réponse  évasive.  Les  deux  Com- 
munes commencèrent  aussitôt  à  liàter  leurs  préparatifs 
guerriers. 

La  guerre  faisait  en  effet  maintenant  l'objet  des 
vœux  de  chacune  d'elles.  Rendus  confiants  par  une 
série  presque  ininterrompue  de  victoires  et  se  préparant 
depuis  bientôt  trois  ans  à  une  lutte  qui  leur  paraissait 
inévitable,  les  Florentins  brûlaient  de  réduire  définitive- 
ment à  la  subordination  leur  seule  rivale  dangereuse  de 
Toscane  et  de  détruire,  une  fois  pour  toutes,  ses  espoirs 
de  suprématie  commerciale. 

Les  Gibelins  de  Sienne  ne  rêvaient  que  de  réaliser  des 
aspirations  plus  hautes  et  plus  vastes  que  celles  qu'ils 
avaient  jamais  nourries.  Manfred,  qui  venait  d'être 
couronné  roi  de  Sicile,  Italien  de  race  et  d'éducation, 
possédait  toutes  les  qualités  susceptibles  de  le  rendre 
cher   à    un  peuple   chevaleresque  :  beau,    d'une   intelli- 

^  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Caleffo  Vecchio,  c.  3i3*,  3i4S  32i,  3'2i  ^ 


SIENNE    GIBELINE 


gence  brillante,  brave,  magnanime,  guerrier  et  straté- 
giste,  poète  et  musicien,  il  semblait  le  souverain  idéal 
pour  des  Italiens.  Attirés  par  une  personnalité  si  sym- 
pathique, les  gens  de  Sienne  formèrent  des  rêves  plus  pré- 
cis :  sous  son  règne  leur  cité  deviendrait  la  capitale 
d'une  Toscane  gibeline,  en  même  temps  que  l'un  des 
premiers  centres  commerciaux  de  la  chrétienté.  Qui 
sait  même  si  Florence  ne  finirait  pas  par  devenir  leur 
vassale  ? 

Au  début  de  isSg,  les  Vingt-Quatre  envoyèrent  à 
Palerme  des  ambassadeurs  solliciter  l'aide  de  Manfred 
en  vue  de  la  lutte  imminente.  Cependant,  tout  en 
s'alliant  à  lui,  ils  désiraient  éviter,  autant  que  possible, 
de  provoquer  la  colère  du  Pape,  pour  ne  pas  hasarder 
leur  situation  de  banquiers  de  la  Curie,  ni  enlever  Tap- 
pui  de  la  Papauté  à  leurs  négociants,  en  France  et  en 
Angleterre  :  les  délégués  ne  jurèrent  donc  fidélité  à 
Manfred  qu'à  la  condition  expresse  de  ne  pas  être  appe- 
lés à  violer  les  libertés  de  l'Eglise. 

Manfred  consentit  à  cette  restriction  et,  promettant 
de  soutenir  Sienne  contre  ses  ennemis,  prit  la  ville  sous 
sa  protection  ^  A  quelque  temps  de  là,  les  secours  maté- 
riels n'arrivant  pas,  bien  que  la  guerre  semblât  de  jour 
en  jour  plus  imminente,  et  leur  inquiétude  grandissant 
sans  cesse,  les  habitants  dépêchèrent  à  Palerme  une 
nouvelle  ambassade,  adjurant  Manfred  d'envoyer  des 
troupes  avec  un  capitaine  en  Toscane  ;  en  même  temps 
ils  l'exhortaient  à  ceindre  la  couronne  impériale. 

Manfred  répondit  par  une  lettre  affectueuse  aux  mes- 
sages des  Siennois",  les  remerciant  de  leurs  témoignages 
de  loyalisme  :  leur  dévouement  à  sa  personne,  qui  ne 
lui   avait  pas  échappé,   lui  faisait  aimer  Sienne    mieux 

'  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Caleffo  Vecchio,  c.  35o  ',  mai  1239. 
2  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Lettere  al  concistoro,  Filza  I. 


n2.  HISTOIRE    DE    SIENNE 

qu'aucune  autre  cité  toscane  ;  il  leur  enverrait  bientôt 
un  chef  de  son  propre  sang,  à  la  tête  de  forces  suffi- 
santes pour  aplanir  toutes  les  difficultés  et  ramener  la 
paix  par  toute  la  province. 

Manfred  tint  du  reste  la  parole  donnée  :  vers  la  fin 
de  décembre*,  Giordano  d'Anglano,  capitaine  brave  et 
expérimenté,  son  cousin  germain,  entrait  à  Sienne  avec 
une  troupe  respectable  de  chevaliers,  rejoint  bientôt 
après  par  un  fort  détachement  de  cavalerie  allemande  \ 

Entre  temps,  avant  l'arrivée  de  Giordano,  une  ré- 
volte inexplicable,  encouragée,  sinon  fomentée,  par 
les  Florentins  avait  éclaté  dans  la  Maremme  ;  Grosseto, 
Monteano  et  Montemassi  s'étaient  soulevées  contre 
Sienne  :  le  Consiglio  générale  détacha  aussitôt  à  l'atta- 
que de  la  première  de  ces  villes  les  milices  du  terzo  de 
Gamollia,  bientôt  suivies  de  Giordano  avec  ses  reîtres  : 
ils  en  vinrent  à  bout  après  un  siège  de  moins  d'une 
quinzaine  ^ 

Pendant  ce  temps  les  Siennois  renforçaient  les  for- 
tifications de  leurs  places  frontières  et  les  ravitaillaient. 
Avec  l'assentiment  de  Giordano,  ils  dépêchèrent  encore 
une  fois  des  ambassadeurs  à  Manfred  pour  le  presser 
de  leur  envoyer  de  nouveaux  renforts.  Ils  adressèrent 
aussi  des  messages  aux  citoyens  de  Rome,  de  Viterbe 
et  d'autres  villes,  pour  les  supplier  de  cesser  tout 
commerce  avec  Florence.  Après  la  prise  de  Grosseto, 
ils  poursuivirent  la  guerre  dans  la  Maremme  avec  l'aide 
des  habitants  de  cette  ville  vassale  revenue  à  de  bons 
sentiments. 

C'est   le    19   avril    que   les    Florentins    s'ébranlèrent, 

1  Gregorovius  [éd.  cit.,  vol.  V,  II"  partie,  p.  SSg,  n.  i)  se  trompe  touchant 
la  date  de  l'arrivée  de  Giordano  à  Sienne.  Cf.  à  l'Archivio  di  Stato  de 
Sienne,  Cons.  délia  Camp.,  ad  ann.  9^  i3,  i3',  14. 

^  Malavolti,    éd.  cit.  Seconda    Parte,  f.  2'°. 

'  Malavolti,  éd.  cit.  Seconda  Parte,  f.  5.  La  ville  se  rendit  le  5  Février  ia6o. 


SIENNE    GIBELINE  73 

au  nombre  de  trente  mille,  précédés  de  leur  carroccio^ 
au  mât  duquel  flottait  Toriflamme  fleurdelisée.  Ils  se 
dirigèrent  sur  Colle  dans  le  Val  d'Eisa  :  puis,  laissant 
Sienne  sur  leur  gauche,  ils  s'avancèrent  vers  la  Ma- 
remme,  comme  pour  aller  lever  le  siège  de  Montemassi, 
ville  rebelle  alors  investie  par  les  Siennois  ;  mais,  après 
avoir  poussé  jusqu'à  Mensano,  ils  firent  demi-tour  et 
marchèrent  à  petites  journées  sur  San  Martino,  forte- 
resse située  à  quelques  kilomètres  au  nord  de  Sienne. 
Cette  feinte  avait  évidemment  pour  objet  d'en  sur- 
prendre les  défenseurs,  mais  le  mouvement  fut  effectué 
trop  lentement  :  ce  n'est  qu'un  mois  après  son  départ  de 
Florence  que  l'armée  se  trouva  en  vue  de  la  cité  des 
collines.  Dans  l'intervalle  les  Siennois  s'étaient  mis  en 
mesure  de  résister  à  toutes  les  attaques. 

Le  17  mai,  les  Florentins  établirent  leur  camp  sur  les 
hauteurs  de  San  Martino  et  de  Vico,  et,  dès  cette  pre- 
mière nuit,  une  escarmouche  s'engagea  entre  eux  et  les 
cavaliers  allemands.  Le  lendemain  matin,  ils  s'avancèrent 
sur  le  monastère  de  Sainte-Pétronille,  en  avant  de  la 
porte  Camollia  :  le  comte  Giordano  et  ses  chevaliers, 
soutenus  par  quelques  troupes  des  milices  bourgeoises, 
firent  alors  une  sortie  inopinée  qui  mit  en  fuite  les 
assaillants  ;  mais,  les  Florentins  s'étant  ralliés,  un  fort 
parti  d'Allemands  se  trouva  coupé  et  fut  taillé  en  pièces  : 
la  bannière  de  Manfred  tomba  aux  mains  de  l'ennemi 
qui  la  traîna  insolemment  dans  la  boue. 

Les  historiens  florentins  relatent  que,  des  Allemands 
qui  prirent  part  à  cette  sortie,  aucun  ne  réchappa  ;  ils 
racontent  aussi  que  Farinata  degli  Uberti  aurait  secrète- 
ment persuadé  aux  Siennois  de  ne  faire  sortir  qu'un  déta- 
chement insuffisant  de  reîtres,  insinuant  aux  Ventiquattro 
que,  si  les  soldats  de  Manfred  étaient  taillés  en  pièces, 
le  roi  brûlerait  d'un  tel  désir  de  vengeance  qu'il  dépê- 


74  HISTOIRE    DE    SIENNE 

cherait  certainement  des  forces  importantes  au  secours 
de  ses  alliés  de  Toscane.  L'une  au  moins  de  ces  alléga- 
tions est  détruite  par  les  documents  :  on  trouve  aux 
Archives  siennoises  ample  témoignage  que  beaucoup 
d'Allemands  qui  prirent  part  à  l'engagement  revinrent  à 
Sienne  et  furent  soignés  de  leurs  blessures  à  l'hôpital 
Santa  Maria  délia  Scala.  Quant  à  l'histoire  du  stratagème 
de  Farinata  degli  Uberti,  sans  parler  de  son  caractère 
fantaisiste  et  improbable,  rien  ne  vient  la  corroborer.  Le 
représentant  du  roi  à  Sienne,  homme  rompu  aux  affaires 
en  même  temps  qu'habile  capitaine,  aurait  certaine- 
ment éventé  une  supercherie  aussi  transparente,  Teût-on 
jamais  tramée,  et  aurait  rapporté  cette  traîtrise  de  ses 
alliés  à  son  maître  absent. 

La  réalité  est  que,  pendant  plusieurs  siècles,  les  Floren- 
tins ne  purent  oublier  les  humiliations  qu'ils  avaient 
essuyées  au  cours  de  cette  campagne.  Dans  l'impossibi- 
lité de  nier  que  l'armée  de  la  République  avait  subi  une 
défaite  désastreuse  de  la  part  de  troupes  très  inférieures 
en  nombre,  leurs  historiens,  à  partir  de  Villani,  se  sont 
ingéniés  à  démontrer  que  Florence  avait  été  battue  par 
les  ruses  et  la  vaillance  de  ses  propres  fils  réfugiés  à  Sienne. 
Les  légendes  extraordinaires  qui  se  sont  formées  autour  du 
nom  de  Farinata  degli  Uberti  ne  sont  donc  que  le  fruit  de 
la  vanité  blessée  de  ses  compatriotes  :  malgré  la  destruc- 
tion de  beaucoup  de  documents  publics  et  d'archives  rela- 
tives à  ces  événements,  il  reste  encore  à  Sienne  assez  de 
témoignages  officiels  contemporains  pour  montrer  quel 
rôle  insignifiant  jouèrent  les  proscrits  florentins  dans  la 
préparation  de  la  lutte.  En  leur  qualité  d'hôtes  et  d'alliés, 
on  les  traitait  certes  avec  considération,  mais  les  Sien- 
nois,  ne  perdant  pas  de  vue  que  tous  ces  fuorusciti 
étaient  après  tout  des  étrangers  et  des  Florentins,  se 
réservèrent   sagement   la    conduite  des   opérations,    ne 


SIENNE    GIBELINE  jS 


prenant   conseil    que    du    brave    Giordano    d'Anglano'. 

Mais,  de  même  que  Ton  accepte  généralement  sans 
contrôle  les  récits  florentins  retraçant  les  débuts  de 
la  peinture  italienne,  on  accorde  une  créance  illimitée 
aux  annalistes  florentins  de  cette  période,  et  pour  la 
même  raison  :  grâce  au  génie  littéraire  de  ses  propres 
panégyristes,  Florence  a,  pendant  des  siècles,  accrédité 
touchant  ses  rivales  les  pires  calomnies. 

Les  envahisseurs  se  firent  gloire  de  cette  rencontre  de 
Sainte-Pétronille  comme  d'une  grande  victoire  pour  leurs 
armes  ;  mais  il  devint  bientôt  évident  que  les  phases  du 
combat  avaient  plutôt  révélé  à  leurs  chefs  le  peu  de  fond 
qu'ils  pouvaient  faire  sur  leurs  hommes;  c'est  tout  juste 
en  effet  si,  par  pure  lâcheté,  ceux-ci  n'avaient  pas  subi 
une  défaite  malgré  leur  supériorité  numérique  écrasante. 
Jugeant  inutile  de  s'obstiner  à  assiéger  la  ville,  les  Flo- 
rentins rebroussèrent  chemin  deux  jours  plus  tard  vers 
leur  capitale. 

Peu  après  leur  départ,  Provenzano  Salvani  revint  de  la 
cour  de  Manfred  avec  de  gros  renforts.  Ainsi  encouragés, 
les  bourgeois  de  Sienne  reprirent  la  lutte  avec  vigueur  : 
ils  attaquèrent  et  emportèrent  de  vive  force  Montemassi  ; 
dévastant  ensuite  la  région  de  Montepulciano,  ils  inves- 
tirent cette  ville,  puis  jetèrent  des  garnisons  dans  Mon- 
teriggioni  et  d'autres  places  frontières.  Finalement  ils 
décidèrent  de  s'emparer  de  Montalcino,  objectif  plus 
important  que  tout  autre  pour  cette  nation  commerçante, 
car  la  grand'route  de  Rome  traversait  le  contado  de 
cette  ville. 

Cependant  les  Florentins  préparaient  activement  une 
nouvelle  expédition.  Suivant  Yillani,  ils  subissaient  Ten- 

1  Tommasi  (/sforia,  vol.  II,  pp.  7-9)  démontre  nettement  l'absence  de  toute 
union  réelle  entre  les  Siennois  et  leurs  alliés.  La  haine  de  Farinata  pour 
Provenzano  Salvani,  qui  apparut  à  l'assemblée  gibeline  à  Empoli,  n'était  pas 
née  en  un  jour. 


^6  HISTOIRE    DE    SIENNE 

traînement  des  discours  de  deux  moines,  émissaires 
secrets  de  Farinata  degli  Uberti.  Cet  historien  rapporte 
que  le  chef  gibelin  exilé  fit  savoir  aux  Florentins  que, 
s'ils  s'avançaient  jusqu'à  la  vallée  de  l'Arbia  avec  un 
détachement  important,  la  porte  San  Viene  leur  serait 
livrée*.  Il  ajoute  que  Farinata  agissait  de  connivence 
avec  les  Siennois  pour  attirer  les  Florentins  dans  une 
embuscade  ;  mais  dans  aucun  document,  dans  aucune 
chronique,  publiée  ou  inédite,  de  Sienne,  on  ne  trouve  de 
témoignage  à  l'appui  de  cette  histoire,  peu  vraisemblable 
d'ailleurs  :  comment  supposer  en  effet  que  les  Siennois 
auraient  laissé  ce  transfuge  inciter  leurs  ennemis  à  venir 
ravager  le  pays  jusque  sous  leurs  murs?  Il  faut  donc  voir 
là  encore  une  légende  inventée  par  l'amour-propre  de 
Florence. 

Peut-être,  comme  le  suggère  Tommasi,  les  gros  bour- 
geois de  Florence  à  la  tête  des  ghildes,  pleins  de  haine 
pour  leurs  rivaux  heureux,  et  par  suite  encore  plus 
ardents  à  la  guerre  que  les  nobles  ou  le  bas-peuple,  ima- 
ginèrent-ils semblable  fable  pour  gagner  d'indécis  parti- 
sans de  la  paix  au  parti  militant  :  la  question  n'a  au 
fond  pas  grande  importance.  Les  hostilités  étaient  de 
toute  façon  inévitables.  L'ambitieuse  république  commer- 
çante des  rives  de  l'Arno  ne  pouvait  rester  inactive,  tandis 
que  Sienne  voyait  se  développer  sans  obstacle  sa  prospérité 
grandissante.  «  A  quoi  bon,  se  récriaient  sans  doute  les 
Florentins,  avoir  souffert  pour  la  cause  du  Pape  ?  11  con- 
tinue toujours  à  employer  les  services  de  ces  Gibelins 
comme  banquiers  et  percepteurs.  Ne  sont- ils  pas  en 
termes  d'amitié  aussi  bien  avec  la  Curie  qu'avec  la  cité 
de  Rome,  avec  le  Souverain  Pontife  comme  avec  l'Empe- 
reur? Ils  ont  établi  leur  domination  sur  la  Maremme  et 

'  Appelée  aujourd'hui  porte  Pispini. 


SIENNE    GIBELINE  ^^ 

Poggibonsi.  Montalcino  et  Montepulciano  vont  bientôt 
tomber  entre  leurs  mains,  et  ils  commanderont  sans  con- 
teste la  Via  Francigena.  Et,  si  leur  allié,  ce  Manfred, 
rejeton  bâtard  de  Frédéric,  étend  sa  suprématie  politique 
sur  l'Italie,  Sienne  deviendra  la  capitale  de  la  Toscane, 
tandis  que  Florence  descendra  au  rang  de  ville  provinciale 
de  troisième  ordre.  Il  faut  agir,  et  promptement,  si  nous 
ne  voulons  pas  nous  voir  exclus  des  grands  marchés  du 
monde  par  les  banquiers  et  les  commerçants  de  cette 
cité  de  parvenus.  » 

Les  exhortations  des  gros  négociants  prévalurent. 
Montalcino  se  trouvait  dans  une  situation  critique  :  la 
crainte  de  voir  cette  place  importante  tomber  aux  mains 
des  Siennois  incita  les  Florentins  à  hâter  leurs  prépara- 
tifs militaires  \  Vers  la  fin  d'août  la  grande  armée  des 
Guelfes  toscans  se  mit  en  route  :  sous  sa  bannière  se 
rangeaient  des  contingents  de  Prato  et  de  Bologne,  de 
Volterra  et  de  San  Miniato  al  Tedesco,  de  Colle  et  de  San 
Gemignano.  A  leurs  côtés  chevauchaient  aussi  quelques- 
uns  des  seigneurs  féodaux  voisins  de  Sienne,  le  comte 
Aldobrandino  de  Pitigliano,  cousin  du  capitaine-général 
des  Siennois,  et  Pepo  Visconti  de  Campiglia. 

Cette  fois  les  Guelfes  ne  firent  pas  un  long  détour  ;  ils 
passèrent  par  le  Val  di  Pesa.  Arrivés  à  Pieve  Asciata,  ils 
envoyèrent  des  ambassadeurs  à  Sienne,  tandis  que  l'armée 
poursuivait  sa  route  :  laissant  la  ville  sur  sa  droite,  elle 
s'avança  vers  l'Arbia,  puis,  franchissant  la  rivière  près  de 
San  Ansano  in  Dofana,  dressa  ses  tentes  dans  la  vallée 
appelée  la  Cortine  et  sur  les  premières  pentes  du  Monte- 
selvoli,  non  loin  du  château  de  Montaperti. 

A  leur  arrivée  à  Sienne,  les  délégués  florentins  furent 
reçus  par  les  Vingt-Quatre  dans  l'église  San  Cristoforo  : 

^  Malavolti,  éd.  cit.,  Seconda  Parte,  Libro  I,  p.  i3. 


r;8  HISTOIRE    DE    SIENNE 

«  Notre  volonté,  déclarèrent-ils,  est  que  votre  cité  soit 
démantelée  incontinent  et  qu'en  ses  murs  soient  prati- 
quées plusieurs  brèches  pour  nous  permettre  d'entrer 
dans  la  ville  quand  et  par  où  il  nous  plaira.  Nous  nous 
proposons  d'établir  une  Seigneurie  dans  chaque  terzo^  si 
tel  est  notre  plaisir.  Nous  voulons  aussi  bâtir  une  puis- 
sante forteresse  à  Gamporegio,  afin  d'y  emmagasiner  des 
approvisionnements  et  y  tenir  garnison  pour  notre 
magnifique  et  souveraine  Commune  de  Florence.  Mais,  si 
vous  refusez  de  vous  soumettre  aux  conditions  que  nous 
venons  de  formuler,  il  faut  vous  attendre,  n'en  ayez  nul 
doute,  à  être  assiégés  par  notre  puissante  Commune  de 
Florence.  Et  soyez  assurés  que,  dans  ce  cas,  nous  nous 
montrerons  impitoyables.  Or  donc,  faites-nous  savoir 
sur-le-champ  quel  est  votre  dessein.   » 

Quelques  membres  du  Conseil,  se  rappelant  sans  doute 
les  défaites  nombreuses  de  Sienne  dans  sa  lutte  avec  lui, 
penchaient  pour  temporiser  avec  l'ennemi  ;  mais  une 
majorité  écrasante,  à  la  tète  de  laquelle  se  trouvait  Pro- 
venzano  Salvani  ne  voulut  entendre  parler  que  de  résis- 
tance immédiate.  Aussi,  après  une  brève  délibération, 
les  Ventiquattro  rendirent  cette  digne  et  laconique  réponse 
à  l'ultimatum  insolent  des  Florentins.  «  Nous  avons 
entendu  et  compris  vos  exigences;  nous  vous  ordonnons 
de  retourner  vers  le  capitaine-général  et  les  membres  de 
votre  Commune,  leur  dire  que  nous  leur  répondrons  face 
à  face.  » 

Les  Vingt-Quatre  hâtèrent  alors  leurs  préparatifs.  Ils 
décidèrent  de  donner  double  solde  aux  cavaliers  alle- 
mands, et,  comme  on  s'avisa  que  le  trésor  public  ne  suf- 
firait pas  à  payer  ces  dépenses  et  les  frais  de  la  guerre, 
le  riche  Salimbene  de'  Salimbeni,  chevalier  et  marchand, 
mit  une  grosse  somme  à  la  disposition  de  la  Commune  : 
s'il  faut  en  croire   le  chroniqueur,    il    l'apporta  séance 


SIENNE    GIBELINE  79 

tenante  dans  un  chariot.  Les  membres  du  Conseil  déci- 
dèrent en  outre  de  nommer  un  syndic  qui  assumerait 
temporairement  des  pouvoirs  dictatoriaux.  «  Et,  comme 
inspirés  par  la  Providence,  rapporte  le  chroniqueur*, 
ils  choisirent  pour  syndic  de  la  Commune,  Buonaguida 
Lucari,  le  plus  noble  caractère  qu'on  eût  pu  trouver  à 
Sienne  et,  durant  cette  élection,  notre  père  spirituel, 
Messire  Tévêque,  fit  sonner  la  cloche  pour  convoquer  son 
clergé. . .  »  Tous,  prêtres  et  religieux,  réunis  dans  la  cathé- 
drale, implorèrent  Dieu,  la  Vierge,  et  tous  les  Saints  pour 
le  peuple  de  la  ville.  Ensuite  il  ordonna  une  procession, 
pieds  nus,  à  Tintérieur  de  la  cathédrale.  Pendant  ce 
temps  le  syndic  adjurait  ses  concitoyens  de  se  vouer,  eux 
et  leurs  biens,  à  la  Vierge  Marie  et  les  invitait  à  Timiter  : 
tête  et  pieds  nus,  en  chemise,  sa  ceinture  de  cuir  nouée 
autour  du  cou,  il  se  mit  en  marche  vers  la  cathédrale  ; 
tous  le  suivirent  dans  le  même  appareil  en  implorant  à 
haute  voix  leur  protectrice  :  ce  Vierge  Marie  !  secours-nous 


^  Tout  ce  récit  est  cité  ou  inspiré  d'une  chronique  anonyme  siennoise  inti- 
tulée La  sconfitta  di  Montaperti  ou  La  battaglia  di  Montaperti.  Les  plus 
anciens  manuscrits  existants  de  cette  chronique  appartiennent  à  la  première 
moitié  du  xv*^  siècle,  mais  d'Ancona  et  d'autres  autorités  récentes  estiment 
que  ces  manuscrits  ne  sont  que  des  copies,  ou  versions,  d'un  original  du 
xiii''  siècle.  Il  est  certain  que  la  relation  des  plus  anciennes  versions  est  con- 
firmée parles  documents  contemporains  des  archives  de  Sienne  et  de  Florence. 
Le  manuscrit  le  plus  important  se  trouve  à  l'Ambrosienne  à  Milan;  d'autres 
sont  conservés  à  la  Bibliothèque  Chigi  et  à  la  Bibliothèque  publique  de  Sienne  ; 
celui  de  Sienne  date  de  1442  et  fut  copié  par  un  certain  Niccolô  di  Ventura, 
peintre  de  troisième  ordre,  né  vers  i38o  et  mort  en  1464.  G-  Porri  qui  a 
publié  cette  version  en  1844  dans  les  vieux  Miscellanea  Storica  Senese  en  a 
modernisé  le  texte  et  y  a  ajouté  des  passages  d'autres  manuscrits.  Les  histo- 
riens modernes  de  la  bataille  ont  toujours  recouru  à  la  version  facilement 
accessible,  mais  altérée,  de  Porri,  en  la  citant  sous  le  nom  de  son  transcrip- 
teur  du  xv^  siècle,  Niccolô  di  Ventura;  aucun,  semble-t-il,  n'a  eu  connais- 
sance du  manuscrit  de  l'Ambrosienne,  mentionné  par  d'Ancona  et  Bacci 
{Manuale  délia  Letteraturaltaliana,  Florence,  Barhera,  1898,  vol.  i,  p.  149), 
qui  reproduit,  comme  le  dit  avec  raison  d'Ancona,  avec  le  plus  d'exactitude 
le  texte  original  du  xiii'^  siècle.  Ce  manuscrit  (Bibl.  Amb.  Cod.,  F.S.V.  23) 
fut  copié  par  un  certain  Jachomo  di  Marrano,  en  1445.  L'écriture  en  est 
bonne  et  il  se  trouve  en  parfait  état.  Le  texte  en  a  été  reproduit  par  Ceruti 
dans  le  volume  VI  du  Propugnatore.  N'ayant  pu  nous  procurer  un  exemplaire 


8o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

dans  notre  grande  détresse  et  délivre-nous  des  griffes  de 
ces  lions  ;  sauve-nous  de  ces  arrogants  qui  veulent  nous 
dévorer.  »  Et  tous  répétaient  à  Tunisson  :  «  0  Vierge 
très  sainte,  Reine  du  Ciel,  aie  pitié,  nous  t'en  supplions, 
de  misérables  pécheurs!  »  En  entendant  leurs  cris  de 
«  Misericordia  !  »,  Tévèque,  accompagné  de  son  clergé, 
vint  au-devant  de  la  procession  donner  le  baiser  de  paix 
au  syndic,  et  tous  les  citoyens  s'embrassèrent  aussi. 

«  Se  prenant  alors  par  la  main,  continue  le  chroni- 
queur, Messire  l'évèque  et  Buonaguida  s'avancèrent  au 
pied  de  Notre  Mère  la  Vierge  Marie,  et  là  s'agenouillèrent 
en  répandant  des  larmes  amères.  Alors  ce  vénérable 
citoyen,  Buonaguida,  se  prosterna  sur  les  dalles,  et  tout 
le  peuple  l'imita,  au  milieu  des  pleurs  et  des  soupirs,  et 
ils  restèrent  ainsi  pendant  un  quart  d'heure.  Alors  Buo- 
naguida se  releva  et  prononça  maintes  sages  et  prudentes 
paroles  et  il  adressa  à  la  Vierge  cette  adjuration  :  «  0 
Vierge,  glorieuse  Reine  du  Ciel,  Mère  des  pécheurs! 
Moi,  misérable  pécheur,  je  te  donne,  te  dédie  et  te  voue 
cette  ville  et  le  contado  de  Sienne;  et  je  te  prie,  très 
douce  Mère,  qu'il  te  plaise  de  l'accepter,  malgré  notre 
grande  faiblesse  et  nos  nombreux  péchés.  Ne  considère 
pas  nos  offenses,  mais  garde-nous,  défends-nous  et  dé- 
livre-nous, nous  t'en  supplions,  des  griffes  de  ces  chiens 

de  ce  tome  du  Propugnatore,  nous  nous  sommes  rendus  à  Milan  et  nos 
références  se  rapportent  au  manuscrit  de  l'Ambrosienne. 

En  i5o'i,  Lanzilotto  Politi  publia  un  récit  curieux  de  la  bataille,  basé  prin- 
cipalement sur  cette  chronique.  Ce  livre,  imprimé  par  o  Symione  di  Nicholo, 
cartolaio  »  et  dédié  «Al  Magnifico  PandolFo  Petrucci  »  est  extrêmement  rare. 
C'est  l'œuvre,  l'auteur  nous  le  dit  lui-même,  d'un  très  jeune  homme.  Un  grand 
nombre  de  canzoïii  à  la  Divinité,  à  la  Vierge  et  à  Bacchus  s'entremêlent  au 
récit,  ainsi  que  des  panégyriques  variés  du  despote.  Ce  livre  original  et  amu- 
sant est  orné  d'un  frontispice  intéressant  :  une  vue  de  Sienne  prise  devant  la 
porte  Camollia. 

La  meilleure  autorité  moderne  sur  la  bataille  de  Montaperti  est  Paoli. 
Son  édition  de //  Lihro  di  Montaperti  (Florence,  Vieusseux,  1889)  et  ses 
articles  de  l'ancien  Bulletino  délia  Società  Senese  di  Storia  Patria,  1869, 
constituent  d'inappréciables  contributions  à  la  bibliographie  de  cette  bataille. 


SIENNE    GIBELINE  8l 

perfides  de  Florentins,  et  de  quiconque  voudra  nous 
opprimer,  nous  tourmenter  ou  nous  perdre.  »  Quand  il 
eut  terminé  son  invocation,  Messire  l'évêque  monta  en 
chaire  et  prêcha  un  magnifique  sermon  invitant  le  peuple 
à  s'embrasser  les  uns  les  autres  et  à  se  pardonner  leurs 
torts  réciproques.  »  Et  tous,  précédés  de  l'évêque  et  de 
Buonaguida,  nu-tête  et  pieds  nus,  se  rendirent  en  pro- 
cession à  San  Gristofano  et  revinrent  en  passant  par  le 
Campo. 

Après  avoir  tenu  conseil,  les  Ventiquattro  envoyèrent 
le  lendemain  matin  descrieurs,  un  dans  chacun  des  trois 
quartiers,  pour  appeler  les  citoyens  aux  armes.  Ceux-ci 
accoururent  en  toute  hâte  sous  leurs  bannières  à  la  porte 
San  Viene.  Quand  toutes  les  milices  furent  sorties,  les 
vieillards  commencèrent,  avec  l'évêque,  le  clergé  et  les 
religieux,  une  procession  solennelle  qui  visita  toutes  les 
églises  de  Sienne  en  chantant  des  psaumes,  des  litanies 
et  des  prières. 


I.  —  6 


CHAPITRE  VII 
WIONTAPERTI 

Lorsque  Ton  quitte  Sienne  par  la  porte  du  sud-ouest, 
la  porte  Pispini,  et  que  l'on  suit  la  grand'route  menant  à 
Asciano,  on  commence,  après  moins  d'une  heure  de 
marche,  à  gravir  la  pente  douce  du  Mont  Ropoli.  En 
atteignant  la  crête,  on  aperçoit  à  ses  pieds  la  large  plaine, 
bien  arrosée,  de  TArbia,  avec  le  Monteselvoli,  couronné 
de  cyprès,  dominant  le  bord  opposé  de  la  rivière,  au 
milieu  d'une  chaîne  de  collines  basses  qui  limitent  au 
sud-est  la  vallée  et  la  séparent  de  son  voisin  plus  étroit, 
le  Val  di  Biena.  Au  delà  de  ces  pentes  verdoyantes  on 
découvre,  plissées  devant  l'horizon,  les  hautes  terres, 
arides  et  volcaniques,  du  pays  d'Asciano. 

La  vallée  de  l'Arbia  court  du  nord-est  au  sud-ouest. 
Le  mont  Ropoli,  le  Monteacuto  et  d'autres  collines,  la 
bornent  dans  la  direction  de  Sienne;  de  l'autre  côté,  au- 
dessus  du  Monteselvoli,  s'élèvent  comme  une  muraille  les 
crêtes  escarpées  du  Mencia  et  du  Poggiarone,  en  avant 
de  Montapertaccio'.  Tout  près  du  Monteselvoli,  le  ruis- 
seau de  la  Malena  se  déverse  dans  l'Arbia.  En  amont,  la 
vallée  est  arrosée  par  ces  deux  cours  d'eau,  la  Malena 
coulant  sous  un  rempart  à  pic,  au  pied  du  Mencia  et 
du  Poggiarone  ;  mais,  plus  haut  dans  la  vallée,  l'émi- 
nence  bastionnée  de  Montaperti  se  dresse  soudain  entre 

^  Repelli  confond  Moutaperlaccio  avec  Montaperti.  Cf.  Aquaronc,  Dante 
in  6'iena,  Ciltà  di  Castollo,  1889,  p.  17. 


MONTAPERTI  83 

les  versants   peu  inclinés   de  la   Malcna  et   de  TAibia. 

Près  de  Montaperti,  le  Val  di  Biena  est  relié  à  la  vallée 
de  l'Arbia  par  une  gorge  qui  sépare  le  Poggiarone  de 
Montapertaccio  ;  mais  ce  n'est  pas  par  ce  couloir  que  la 
Biena  pénètre  dans  la  vallée  de  TArbia;  elle  ne  se  jette 
pas  non  plus  dans  la  Malena,  comme  l'ont  répété,  après 
Carpellini  \  tous  les  récits  modernes  italiens  de  la 
bataille  :  elle  coule  droit  vers  le  sud  au  delà  du  Poggia- 
rone et  du  Monteselvoli,  pour  rejoindre  FArbia,  seize 
kilomètres  plus  loin,  à  Lucignano  d'Arbia,  par  une  étroite 
coupée  volcanique. 

Immédiatement  au-dessous  du  Monteselvoli,  vers  le 
nord-est  et  voisine  de  la  vallée  supérieure  de  la  Biena, 
s'étend  la  petite  plaine  de  la  Cortine,  que  séparent  de 
la  vallée  de  l'Arbia  un  terrain  accidenté  près  du  Monte- 
selvoli, puis  les  éperons  du  Mencia  et  du  Poggiarone. 
C'est  là  que  les  Florentins  dressèrent  leurs  tentes  ;  mais 
l'aile  gauche  de  leur  camp  débordait  sur  le  versant  nord 
du  Monteselvoli,  de  sorte  qu'on  la  distinguait  nettement 
de  Sienne. 

C'est  au  matin  du  vendredi  4  septembre  1260  que  l'ar- 
mée siennoise  déboucha  de  la  vieille  porte  San  Viene, 
appelée  maintenant  porte  Pispini,  précédée  du  comte 
Giordano  et  de  trois  cents  chevaliers  allemands,  arborant 
l'étendard  de  Manfred.  Ils  établirent  leurs  pavillons  dans 
la  vallée  de  l'Arbia,  au  pied  du  Ropoli,  disposant  leur 
camp  de  façon  à  faire  paraître  leurs  effectifs  plus  consi- 
dérables qu'ils  ne  l'étaient  en  réalité.   Pleins  de  foi  et 

*  Rapporta  délia  Commissione  istituita  délia  Società  Senese  di  Storia 
Patria  Municipale  per  la  ricerca  di  tutto  che  in  Siena  si  riferisce  a  Dante 
Alighieri,  ecc,  vol.  i,  sér.  i,  pp.  44-48-  Tous  les  écrivains  modernes  ont,  à 
notre  connaissance,  suivi  Carpellini  ;  cette  erreurtopographique  en  a  entraîné 
d'autres.  Ce  n'est  qu'après  avoir  étudié  les  cartes  militaires  modernes  de 
la  région  au  sud  de  Sienne  et  avoir  parcouru  à  pied  le  champ  de  bataille, 
que  nous  avons  pu  bien  pénétrer  le  sens  des  relations  des  anciens  chroni- 
queurs. 


84  HISTOIRE    DE    SIENNE 

confiants  dans  l'aide  de  leur  céleste  protectrice,  qui  les 
avait  déjà  si  souvent  secourus  et  à  qui  ils  avaient  solen- 
nellement remis  leur  salut  et  celui  de  leur  ville,  les  Sien- 
nois  mangèrent  avec  appétit  le  repas  substantiel  dont  les 
avaient  pourvus  des  chefs  prévoyants  qui  estimaient  «  que 
la  bonne  chair  rôtie  fortifie  un  homme  pour  la  lutte  ». 

A  mesure  que  la  nuit  s'avançait,  en  voyant  le  reflet  de 
leurs  feux  éclairer  les  nuages  blancs  qui  passaient  lente- 
ment au-dessus  de  leur  armée  et  de  la  ville,  les  Siennois 
ne  doutèrent  plus  que  leur  protectrice  n'eût  elTective- 
ment  entendu  leurs  prières  et  n'étendît  son  manteau 
immaculé  sur  ses  enfants  pour  les  protéger  de  tout  mal. 
Aussi,  tombant  tous  à  genoux,  ils  l'implorèrent  à  grands 
cris  :  «  Oh  !  Vierge  glorieuse  !  Nous  te  prions  de  nous 
garder  et  de  nous  défendre  ;  délivre-nous,  nous  t'en  sup- 
plions, de  ces  chiens  de  Florentins,  » 

Mais  les  Siennois  ne  se  contentaient  pas  de  fortifier 
leurs  corps  par  la  nourriture  et  leurs  âmes  par  la  prière, 
ils  veillaient  et  ils  travaillaient  aussi,  se  préparant  avec 
soin  à  la  lutte.  De  temps  à  autre  des  piquets  de  leurs 
cavaliers  tombaient  à  l'improviste  avec  de  grandes  cla- 
meurs sur  les  Guelfes  endormis  et  les  remplissaient  de 
terreur. 

Déjà,  s'il  faut  en  croire  les  chroniqueurs  siennois,  des 
craintes  vagues  de  désastre  avaient  assailli  les  Floren- 
tins. Ils  nous  content  la  consternation  qui  s'empara 
d'eux,  lorsqu'ils  découvrirent  de  l'autre  côté  de  la  vallée 
les  mille  bons  cavaliers,  bien  montés  et  bien  armés,  que 
Manfred  avait  envoyés  au  secours  de  ses  alliés  ;  leur 
surprise,  quand  ils  dénombrèrent  l'imposante  armée  de 
Sienne.  Des  présages  funestes  les  hantaient  aussi, 
paraît-il  :  lorsqu'ils  s'enquirent  du  nom  des  deux  cours 
d'eau  entre  lesquels  campait  leur  armée,  on  leur  répondit 
que  c'étaient  la  Malena  et  la  Biena.  Alors  ils  se  souvinrent 


MONTAPERTI  85 

qu'une  vision  leur  avait  annoncé  qu'ils  mourraient  «  entre 
le  mal  et  le  bien  »  [frai  maie  el  bene) . 

Quoi  qu'il  en  soit,  malgré  quelques  accès  de  décou- 
ragement et  des  alarmes ,  les  Florentins  comptaient  tou- 
jours sur  la  victoire  et  se  croyaient  sur  le  point  de  porter 
un  coup  fatal  au  parti  gibelin  en  Toscane,  tout  en  rui- 
nant en  même  temps  d'une  manière  définitive  leur 
grande  rivale  commerciale. 

Aux  approches  du  jour,  les  Siennois  commencèrent  à 
prendre  leur  ordre  de  bataille.  Ils  partagèrent  leur  armée 
en  trois  corps.  A  la  tête  du  premier  se  trouvait  le  comte 
d'Arras,  sénéchal  d'Empire  ;  le  comte  Giordano  en  per- 
sonne, suivi  d'un  gros  de  chevaliers  allemands,  comman- 
dait le  second  ;  avec  lui  marchaient  aussi  les  Gibelins 
exilés  de  Florence  et  d'Arezzo.  Le  troisième,  de  beau- 
coup le  plus  considérable,  se  composait  exclusivement 
des  chevaliers  et  du  peuple  de  Sienne,  avec,  à  sa  tête,  le 
comte  Aldobrandino  Aldobrandeschi  de  Santa  Fiora, 
capitaine-général  des  troupes  de  la  Commune.  Une 
importante  fraction  de  ce  corps,  à  qui  était  confiée  la 
garde  de  l'étendard  et  du  carroccio  de  la  cité,  se  tenait 
aux  ordres  de  Niccolô  da  Bigozzi,  sénéchal  siennois. 

Le  chef  de  chaque  corps  adressa  quelques  paroles 
pleines  de  flamme  à  ses  hommes.  Puis  chacun  fit  un 
solide  repas,  à  son  poste  même,  les  sages  Ventiquattro 
ayant  veillé  à  ce  qu'il  fut  accommodé  avec  soin  et  servi 
sur  le  terrain.  De  leur  côté,  les  chevaliers  allemands, 
mis  en  liesse  par  le  bon  vin  de  Toscane,  entonnèrent 
leurs  chants  guerriers  pour  se  donner  du  cœur,  à  eux  et 
aux  camarades. 

Lorsqu'enfin  tout  fut  prêt,  un  conseil  de  guerre  suprême 
se  réunit,  dans  lequel  les  chefs  siennois  combinèrent 
habilement  leur  plan  de  bataille.  Ils  détachèrent,  à  l'insu 
de  l'ennemi ,  le  comte  d'Arras  avec    sa  cavalerie  pour 


86  HISTOIRE    DE    SIENNE 

aller,  par  des  chemins  détournés,  se  poster  en  embus- 
cade*, et  lui  donnèrent  pour  signal  le  cri  de  ralliement 
«  Saint-Georges  !  »  Masqué  par  les  arbres  qui  revêtaient 
alors,  au  sud  et  à  Touest,  les  premières  pentes  du 
Monteselvoli ,  il  réussit  à  effectuer  le  mouvement,  sans 
être  vu,  par  un  sentier  parallèle  à  la  route  d'Asciano,  à 
quelques  centaines  de  mètres  plus  bas  que  celle-ci.  Il 
traversa  cette  grand'route  un  peu  plus  loin  et  déboucha 
dans  la  vallée  de  la  Biena  de  l'autre  côté  de  la  colline. 
Se  glissant  sous  le  couvert  en  haut  du  versant  occidental 
de  la  colline,  il  trouva  une  position  favorable  à  ses  des- 
seins, sur  les  derrières  des  Florentins  et  tout  près  de 
leur  flanc  gauche  :  son  objectif  était  de  rabattre  Tennemi 
vers  la  petite  plaine  de  la  Cortine. 

En  même  temps  on  convint  que  le  comte  Giordano 
et  le  comte  Aldobrandino  attaqueraient  le  Monteselvoli 
de  front,  tandis  que  Niccolô  da  Bigozzi,  à  la  tête  d'une 
fraction  de  la  troisième  division,  resterait  en  arrière 
avec  le  carroccio  et  les  gonfaloniers  des  terzi  de  la 
cité.  Le  mot  d'ordre  fut  donné  de  ne  faire  ni  prisonniers 
ni  butin  :  les  Siennois  ne  devaient  avoir  qu'une  pensée 
«  changer  l'ennemi  en  chair  froide  »  et  ne  pas  faire  quar- 
tier. 

Au  signal  donné,  le  gros  de  l'armée,  comprenant  le 
second  corps  et  la  plus  grande  partie  du  troisième, 
remonta  la  vallée  de  l'Arbia  jusqu'à  hauteur  du  Monte- 
selvoli ;  là,  il  franchit  la  rivière,  environ  huit  cents  mètres 
au-dessous  du  confluent  de  la  Malena  et  dans  le  plus 
grand  silence  commença  à  gravir  la  colline.  En  voyant 
approcher  les  Siennois,  ceux  des  Florentins  qui  étaient 
encore  dans  la  plaine  de  la  Cortine  et  sur  les  contreforts 


'   La    hatlagUa  di  Moniaperti,  chronique   manuscrite,  à  la    Bibliothèque 
Ainbrosienne,  Cod.  F.  S.  V.  23,  f.  9*. 


MONTAPERTI  87 

du  Monteselvoli,  montèrent  aussitôt  plus  haut,  pour  se 
donner  Tavantage  du  terrain  ^ 

Le  premier  Gibelin  qui  prit  contact,  —  en  vertu  d'un 
privilège  que  TEmpereur  lui-même  avait  conféré  à  sa 
maison  —  fut  Walterd'Astenburg,  jeune  chevalier  «  beau 
de  corps  et  de  grande  prouesse  »,  «  dont  le  coursier,  dit 
le  chroniqueur,  semblait  un  véritable  dragon,  brûlant  de 
dévorer  Tennemi  ».  Rabattant  sa  visière,  il  se  signa  et, 
la  lance  en  arrêt,  poussant  un  cri  terrible,  fondit  sur  le 
capitaine  des  Lucquois  qui  conduisait  Taile  gauche  flo- 
rentine :  il  précipita  à  terre  Thomme  et  le  cheval,  s'atta- 
qua ensuite  à  un  second,  puis  à  un  troisième  «  faisant 
rage  de  toutes  parts,  au  milieu  des  gens  de  Lucques, 
comme  un  lion  furieux  ».  Derrière  lui  venait  son  oncle, 
Henri,  puis  le  comte  Giordano  avec  ses  chevaliers  qui 
foncèrent  sur  les  gens  d'Arezzo,  enfin  le  comte  Aldobran- 
dino,  à  la  tête  des  milices  siennoises,  criant  d'une  seule 
voix  :  ((  Alla  morte  !  Alla  morte  !  »  Taillant  de  son  épée 
à  deux  mains,  Santa  Fiora  accomplit  ce  jour-là  de  grands 
faits  d'armes.  «  Qui  recevait  un  coup  de  lui  n'en  avait 
pas  besoin  d'un  second,  et  il  n'avait  pas  besoin  non 
plus  de  docteur  pour  le  remettre  sur  pied.  »  «  Puis  ce 
fut  une  grande  confusion  de  bris  d'épieus  et  de  chocs 
d'épées.  Et  le  bruit  en  roulait  de  colline  en  colline.  » 
On  ne  faisait  et  Ton  ne  demandait  pas  de  quartier,  ni 
d'un  côté  ni  de  l'autre. 

Cependant,  à  Sienne,  Cerreto  Geccolini,  le  tambour- 
veilleur,  homme  d'une  vue  remarquablement  perçante  ^ 

^  La  battaglia  di  Montaperti,  chron.  manuscrite,  Bibl.  Ambr.,  Cod.  F.  S. 
V.  23,  f.    10. 

2  La  battaglia  di  Montaperti,  chron.  ms.,  Bibl.  Ambr.  Cod.  F.  S.  Y.  23, 
f.  II.  Tous  les  manuscrits  de  la  chronique  de  la  bataille  mentionnent  le 
tambour-guetteur,  mais  celui  de  l'Ambrosienne  ne  donne  pas  son  nom.  De 
temps  à  autre,  le  chroniqueur  a  peut-être  exagéré  un  peu  le  pouvoir  visuel 
de  Cerreto  Ceccolini  ;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  distance,  à  vol 
d'oiseau,  de  la  tour  au  champ  de  bataille  n'atteint  pas  cinq  kilomètres  et  que 


55  HISTOIRE    DE    SIENNE 

était  posté  au  haut  du  Palais  Marescotti ',  pour  guetter 
les  mouvements  des  armées  et  les  annoncer  à  la  foule 
anxieuse  groupée  au  bas.  Appelant  l'attention  par  quel- 
ques roulements,  il  criait  aux  femmes  éplorées  qui 
priaient  à  genoux  au  pied  de  la  tour  :  «  Nos  gens  com- 
mencent à  gravir  la  colline..  Les  voilà  qui  engagent  le 
corps  à  corps...  Priez  Dieu  de  donner  force  et  appui  à 
l'armée  de  Sienne  !  »  En  même  temps,  dans  la  cathédrale, 
Tévêque  et  le  clergé,  les  femmes,  les  enfants  et  les 
vieillards  adressaient  au  Ciel  leurs  incessantes  invoca- 
tions. 

«  Et  la  bataille  fut  livrée  avec  une  extrême  fureur,  dit 
le  chroniqueur.  Tantôt  nos  gens  avaient  l'avantage  et 
tantôt  les  Florentins.  Et  cela  continua  ainsi  longtemps 
après  que  l'heure  de  tierce  fut  écoulée,  et  celle  de  vêpres 
arrivait  déjà.  » 

Vers  la  fin  de  la  journée,  le  soleil  qu'ils  avaient  d'abord 
eu  dans  le  dos  commença  à  arriver  en  plein  dans  le 
visage  des  Florentins.  N'hésitant  plus  alors  à  ne  laisser 
au  carroccio  siennois  qu'une  garde  peu  importante, 
Niccolô  da  Bigozzi  traversa  la  vallée  avec  sa  compagnie 
et,  aux  cris  de  «  Ahi  caniglia  !  Alla  morte  !  Alla  morte  !  », 
se  joignit  à  la  mêlée.  La  lance  en  arrêt,  il  se  précipita 
sur  le  comte  de  Pitigliano,  cousin  guelfe  du  comman- 
dant des  troupes  de  Sienne  ;  mais  le  rejeton  des  Aldo- 
brandeschi,  quoique  blessé  au  premier  choc,  réussit  à 
tuer  la  monture  de  son  assaillant.  Niccolô  pourtant  réussit 
à  se  dégager  ;  enfourchant  un  coursier  que  l'on  venait 

par  un  beau  jour  d'été  italien  la  pureté  de  l'atmosphère  permet  bien  de 
suivre  à  cette  distance  les  évolutions  de  troupes  compactes,  surtout  si  chaque 
corps  porte  des  couleurs  distinctes.  La  tour  du  palais  était  aussi,  naturel- 
lement, plus  haute  à  cette  époque.  On  employait  déjà  alors  en  Italie  des 
longues-vues  rudimcntaircs  et  il  est  très  possible  que  le  guetteur  en  avait 
reçu  une  des  Ventiquattro.  Voir  Acquarone,  Dante  in  Siena,  i865,  p.   24. 

*  Le  palais  Marescotti  fut  rebâti  quarante  ou  cinquante  ans  plus  tard.  Il 
passa  ensuite  en  la  possession  de  la  famille  Saracini. 


MONTAPERTI  89 

de  maîtriser,  il  s'enfonça  de  nouveau  dans  la  niôlée. 
Mais,  même  avec  ces  renforts,  les  Siennois  auraient 
encore  eu  difficilement  le  dessus. 

«  La  lutte  fait  rage,  clamait  Gerreto...  Voilà  que  nos 
gens  fuient...  Maintenant  c'est  l'ennemi  qui  fuit...  Im- 
plorez Dieu  de  nous  aider  !  Ne  cessez  pas  de  l'invoquer  !  » 

Vers  riieure  des  vêpres,  le  comte  d'Arras,  resté  jus- 
qu'alors caché  presque  à  portée  de  flèche  des  Florentins 
dans  l'attente  d'un  moment  favorable,  quitta  soudain  son 
embuscade.  Ce  fut  l'heure  décisive  de  la  journée.  Se  pré- 
cipitant sur  leurs  adversaires,  le  comte  et  ses  preux  che- 
valiers en  culbutèrent  un  grand  nombre  dans  la  plaine 
de  la  Cortine.  «  Et,  comme  une  rivière  débordée  balaie 
tous  les  obstacles,  de  même  le  vaillant  comte  s'ouvrait 
un  large  chemin  à  travers  les  rangs  ennemis.  » 

A  ce  moment  le  comte  Giordano  conduisait  une  nou- 
velle charge  contre  le  centre  florentin  ;  et  à  l'instant 
même  où,  avec  ses  Allemands,  il  croisait  l'épée  avec  les 
chevaliers  guelfes,  Bocca  degli  Abati,  Gibelin  de  grande 
famille,  obligé  contre  son  gré  de  combattre  dans  les 
rangs  florentins,  fit  sauter  d'un  seul  coup  la  main  de 
Jacopo  de'  Pazzi,  qui  portait  Tétendard  de  la  cavalerie 
guelfe,  et  jeta  ainsi  sa  bannière  sur  le  sol  ;  puis,  se  joi- 
gnant aux  Gibelins,  il  se  retourna  avec  furie  contre  ses 
anciens  compagnons.  Cette  défection  acheva  la  déroute 
de  Florence.  Maint  chevalier,  voyant  la  journée  perdue 
et  ne  reconnaissant  plus  ennemis  ni  amis,  enfonça  ses 
éperons  aux  flancs  de  son  cheval  et  piqua  des  deux  loin 
du  champ  de  bataille.  Sur  ce,  les  fantassins  pris  de 
panique  à  l'apparition  soudaine  du  comte  d'Arras  et  de 
ses  reîtres,  tout  autant  que  devant  la  fuite  éperdue  de 
leurs  propres  chevaliers,  ne  songèrent  plus  qu'à  échapper 
à  leur  ennemi  sans  pitié.  «  Ils  sont  rompus  !  Ils  sont  en 
fuite!  criaient  les  chefs  siennois.  En  avant!  Sus  à  eux, 


go  HISTOIRE    DE    SIENNE 

braves  compagnons  !  N'en  laissez  pas  réchapper  un  seul  !  » 
Et  les  Gibelins  victorieux  ne  furent  pas  longs  à  répondre 
à  cet  appel.  Alors  eut  lieu 

«  Lo  strazio  e'I  grande  scempio 
Che  fece  l'Arbia  colorata  in  rosso.  » 

Ce  fut  un  massacre  sans  merci. 

«  En  vain,  raconte  le  chroniqueur  siennois,  invo- 
quaient-ils San  Zanobi  à  leur  aide.  Nous  les  égorgeâmes 
comme  un  boucher  égorge  le  bétail  le  vendredi  saint... 
C'était  surprenant,  ajoute-t-il,  de  voir  quel  carnage  on 
faisait  de  ces  chiens  de  Florentins.  Ils  avaient  beau  crier  : 
je  me  rends  !  et  implorer  grâce  ;  la  fureur  des  vainqueurs 
était  telle  qu'ils  auraient  voulu  les  voir  tous  morts.  » 

«  Voilà  donc  comment  vous  prendrez  notre  ville  ! 
criaient  les  gens  de  Sienne.  Voilà  comment  vous  raserez 
nos  murs  et  construirez  votre  donjon  à  Camporegio  ! 
Tenez...  tenez...  tenez,  chiens  et  traîtres  que  vous 
êtes  !  »  Et  les  Siennois,  sans  pitié,  continuaient  à  tailler 
en  pièces  les  fuyards,  tandis  que,  du  haut  de  la  tour, 
Gerreto  battait  joyeusement  sur  sa  caisse  et  criait  victoire 
à  ses  concitoyens. 

Les  chevaliers  guelfes  s'étaient  échappés  de  la  petite 
plaine  de  la  Gortine  par  l'extrémité  opposée  au  Monte- 
sel  voli.  Remontant  quelque  temps  la  rive  droite  de  la 
Biena,  ils  s'engagèrent  alors  dans  la  gorge  qui  relie  les 
vallées  de  la  Biena  et  de  l'Arbia.  Après  avoir  longé  le 
pied  du  Poggiarone  et  atteint  la  Malena,  ils  franchirent 
celle-ci,  puis  traversèrent  la  plaine,  passèrent  à  gué  l'Ar- 
bia à  quelques  centaines  de  mètres  en  amont  de  San 
Ansano  in  Dofana  et  joignirent  enfin  la  route  de  Florence. 

Les  gonfaloniers  florentins  et  les  gardes  du  carroccio^ 
conduits  par  le  vieux  Giovanni  Tornaquinci,  tentèrent 
de  les  suivre,  emmenant  leur  précieux  dépôt  :  ils  réussi- 


MONTAPERTI  Qi 

rent  à  se  faire  jour  jusque  dans  la  plaine  de  TArbia  et  ils 
avaient  déjà  franchi  la  Malena,  lorsqu'un  parti  écrasant 
d'Allemands  et  de  Siennois  les  poursuivit  et  leur  coupa 
la  retraite.  C'est  là  que  les  plus  vaillants  Guelfes  oppo- 
sèrent la  résistance  suprême.  Se  ralliant  autour  du  vieux 
carroccio  qui  les  avait  si  souvent  menés  à  la  victoire,  ils 
jurèrent  de  le  défendre  jusqu'à  la  mort.  Une  heure 
durant  les  chevaliers  allemands  qui  brûlaient  de  traîner 
dans  la  poussière  la  bannière  fleurdelisée  pour  venger 
l'insulte  faite  à  Tétendard  de  leur  maître  après  la  ren- 
contre de  Sainte-Pétronille,  hachèrent  et  taillèrent  en 
vain  le  mur  vivant  qui  l'entourait  :  ils  ne  réussirent  à  la 
prendre  que  lorsque  le  dernier  de  ses  gardes  eut  suc- 
combé ^  S'emparant  alors  à  la  fois  du  carroccio  et  de  la 
martineUa' ^  la  grosse  cloche  de  guerre,  de  Florence, 
ils  les  emmenèrent  en  triomphe  à  Ropoli. 

Entre  temps  des  débris  de  l'ennemi,  gens  de  Lucques, 
d'Arezzo  et  d'Orvieto,  et  aussi  du  Val  d'Eisa,  de  San 
Gemignano,  de  Prato  et  de  Pistoie  avaient  trouvé  refuge 
au  château  de  Montaperti.  Mais  au  pied  du  Poggiarone 
le  carnage  durait  encore.  «  Et  tant  d'hommes  et  de  che- 
vaux furent  tués,  dit  le  chroniqueur,  que  sur  tous  les 
chemins,  dans  tous  les  fossés  et  les  sillons,  découlait  du 
sang.. .  Et  la  Malena  était  gonflée  du  sang  des  Florentins, 
si  nombreux  étaient  leurs  morts  et  ceux  de  leurs  alliés.  » 

Enfin,  le  farouche  Aldobrandeschi,  capitaine-général 
des  Siennois,  fut  lui-même  pris  de  pitié  ;  chevauchant  à 
la  rencontre  du  comte  Giordano,  il  lui  demanda  s'il  ne 
vaudrait  pas  mieux  maintenant  rapporter  l'ordre  donné 
et  annoncer  que  l'on  accorderait  grâce  à  tous  ceux  qui  se 


^  Leoaardo  Aretino,  Istoria  Fiorentina,  Lib.  II. 

■  On  faisait  retentir  la  Martinella  pour  donner  les  commandements  mili- 
taires. Elle  suivait  le  carroccio  de  Florence,  sur  un  chariot  plus  petit.  Cf. 
Yillari,  op.  cit.,  vol.  I,  pp.  177,  178. 


ga  HISTOIRE    DE    SIENNE 

rendraient  de  leur  plein  gré.  Le  lieutenant  de  Manfred 
ayant  accédé  à  cette  proposition,  il  fut  fait  comme  le 
comte  de  Santa  Fiora  le  souhaitait. 

Alors  les  gens  de  Lucques  et  d'Orvieto,  et  tous  ceux 
encore  qui  s'étaient  réfugiés  au  château  de  Montaperti, 
sortirent  et,  se  jetant  aux  pieds  du  comte  Aldobrandeschi, 
le  supplièrent  de  leur  laisser  la  vie  sauve.  De  même,  les 
Florentins  restés  dans  la  vallée  se  rendirent  aux  vain- 
queurs. «  Et  ils  étaient  si  impatients  d'échapper  à  la  mort, 
nous  raconte-t-on ,  qu'ils  estimaient  heureux  celui  qui 
était  pris  et  ligotté.  Bien  plus,  beaucoup  d'entre  eux 
s'aidèrent  les  uns  les  autres  à  attacher  leurs  liens. 
Quelques-uns  même  se  laissèrent,  dans  leur  panique  et 
leur  épuisement,  lier  par  une  femme  '  :  une  marchande  de 
la  halle,  Usiglia,  en  ficela  trente-six,  se  servant,  dit  le 
chroniqueur,  même  de  ses  jarretières.  «  Et  ils  la  suivaient 
tous  à  travers  le  camp,  ajoute-t-il,  comme  des  poussins 
suivent  la  poule.  » 

Les  morts  gisaient  si  nombreux  sur  les  rives  de  l'Arbia 
et  de  la  Malena,  qu'il  n'était  pas  possible  de  les  enterrer; 
et,  sous  l'action  du  brûlant  soleil  d'été,  le  champ  de 
bataille  offrit  bientôt  un  spectacle  horrible.  Personne 
n'osait  plus  passer  par  là,  les  paysans  fuyaient  leurs 
demeures.  La  vallée  fut  bientôt  un  désert  que  hantaient 
seulement  les  bêtes  sauvages.  Bien  que  le  pays  soit  de 
nouveau  cultivé  et  habité  depuis  de  nombreuses  généra- 
tions, les  villageois  de  Taverne  d'Arbia  et  de  Presciano 
se  transmettent  toujours  les  légendes  du  carnage  qui 
désola  ce  coin  de  terre  il  y  a  sept  siècles.  Le  sifflet  de  la 
locomotive  lui-même  n'a  pas  pu  chasser  les  apparitions 


1  La  battagUa  di  Montaperti,  cliron.  uian.,  Bibl.  Ambr.  (Cod.  F.S.V.  23). 
f.  l'x.  Usiglia  appartenait  à  la  contracta  de  S.  Maria  dclle  Grazie,  dans  le 
terzo  de  CaraoUia.  Politi  rapporte  cet  épisode.  Cf.  Politi,  op.  cit.,  89',  43^ 
461. 


MONTAPERTI  g3 

qui  le  hantent.  Maintenant  encore,  par  les  soirs  d'hiver, 
le  contadino  qui  traverse  la  vallée  pour  regagner  son 
logis,  après  sa  journée  de  travail,  voit  les  fantômes  des 
combattants  massacrés  en  ces  lieux,  sous  la  forme  de 
chiens  blancs,  errer  sur  les  bords  de  ces  rivières  jadis 
rougies  de  leur  sang. 

La  bataille  n'ayant  pris  fin  que  très  avant  dans  la 
journée,  l'armée  victorieuse  ne  rentra  pas  à  Sienne,  mais 
campa  au  pied  du  Ropoli.  Levée  à  l'aurore  le  lendemain, 
elle  fit  son  entrée  dans  la  cité,  chargée  de  dépouilles  et 
conduisant  une  longue  fde  de  prisonniers,  au  milieu  de 
grandes  manifestations  de  joie. 

En  tête  du  cortège,  les  Siennois  placèrent  l'un  des 
ambassadeurs  florentins  qui,  deux  jours  auparavant,  leur 
avaient  transmis  l'insultant  message  de  leur  Seigneurie. 
Il  défda,  les  mains  liées  au  dos,  assis  à  rebours  sur  un 
âne.  Attaché  au  baudet,  l'antique  étendard  de  Florence 
traînait  derrière  dans  la  poussière  des  chemins.  Et,  lorsque 
le  malheureux  franchit  la  porte  San  Viene  et  s'engagea 
le  long  des  rues  étroites,  les  enfants,  redisant  ses  paroles 
de  défi,  le  poursuivirent  de  leurs  sarcasmes  et  de  leurs 
cris  de  dérision. 

Derrière  venaient,  précédés  de  trompettes,  Giordano 
et  le  comte  d'Arras,  sous  les  plis  de  l'étendard  de  Man- 
fred;  puis  les  gros  cavaliers  allemands,  «  couronnés  de 
rameaux  d'oliviers  et  chantant  dans  leur  langue  de  beaux 
chants  de  victoire  ».  Ensuite  roulait  le  lourd  carroccio  de 
Sienne,  son  oriflamme  blanche  flottant  au  mât  élevé,  pré- 
cédant un  long  cortège  de  prisonniers  et  la  grosse  cloche 
des  vaincus,  \2imartinella,  et  nombre  de  bêtes  de  somme, 
chargées  de  dépouilles.  Derrière  tous  les  captifs  marchait 
Usiglia,  la  femme  de  la  halle,  en  tête  de  son  détache- 
ment; puis,  suivi  des  milices  des   terzi,  avec  leurs  éten- 


94  HISTOIRE    DE    SIENNE 

dards,  le  capitaine-général  de  Sienne,  le  comte  Aldo- 
brandino  de  Santa  Fiora.  Des  chevaliers,  derrière  le 
jeune  héros  Walter  d'Astenburg,  son  oncle  Henri  et 
Niccolô  da  Bigozzi,  fermaient  le  cortège  triomphal. 

Les  vainqueurs  arrivèrent  ainsi  à  la  cathédrale,  tout  en 
chantant,  et  y  rendirent  grâces  à  Dieu  et  à  la  Vierge. 

Les  réjouissances  durèrent  trois  jours,  pendant  lesquels 
des  processions  circulèrent  constamment  dans  les  rues, 
tandis  que  Ton  chantait  des  Te  Deum  dans  toutes  les 
églises.  Les  antennes  du  carroccio  siennois  furent  dres- 
sées dans  la  cathédrale  ^  On  ordonna  la  construction 
d'une  église  à  Pantaneto  en  l'honneur  du  saint  patron  des 
chevaliers  allemands,  le  grand  saint  Georges.  Enfin  Ton 
frappa  une  nouvelle  monnaie  d'argent,  sur  laquelle  on 
ajouta  à  l'ancienne  légende,  «  Sena  Vêtus  »,  les  mots 
«  Givitas  Virginis  ». 

^  La  tradition  populaire  veut  que  les  mâts,  au  Dôme,  soient  ceux  du 
carroccio  florentin;  cette  supposition  est  erronée.  Cf.  Paoli,  //  Lihrodi  Monta- 
perti,  p.  XLTII,  et  Lisini,  Le  Antenne  del  Carroccio  dei  Senesi  dans  Atti  e 
Memorie  délia  R.  Accademia  dei  Rozzi,  Sezione  di  Storia  Patria  municipale, 
Nuova  Série,  vol.  III,  pp.  177-180. 


CHAPITRE  VIII 
LA  VIE  A  SIENNE  AU  Xllh  SIÈCLE 

L'histoire  du  progrès  humain  est  celle  de  rémancipa- 
tion  graduelle  des  individus.  L'évolution  des  sociétés  part 
d'un  pouvoir  tyrannique  pour  aboutir  à  la  liberté  des 
citoyens  ;  mais,  comme  toutes  choses  ici-bas,  la  marche 
du  monde  est  irrégulière  :  le  flot  monte,  puis  se  retire  ; 
de  nouvelles  tyrannies  apparaissent,  à  peine  moins  écra- 
santes et  moins  absolues  que  celles  qui  les  ont  précédées. 
Cependant  celui  qui  place  son  idéal  dans  la  liberté  de 
l'individu  et  sait  embrasser  l'ensemble  de  l'histoire  de 
l'humanité,  ne  se  désespère  pas  dans  les  périodes  de 
régression  :  il  sait  que  le  flot  reviendra,  dépassant  le 
niveau  qu'il  avait  atteint  précédemment,  et  que  telle 
antique  barrière  dressée  contre  lui  se  trouvera  finalement 
balayée. 

De  toutes  les  périodes  de  progrès,  aucune  n'a  jamais 
revêtu  importance  plus  grande  que  celle  de  la  Renais- 
sance. C'est  au  cours  du  xuf  siècle  que  cette  immense 
marée  de  progrès  humain  commença  à  monter.  Le 
xiii''  siècle  forme  en  effet  la  frontière  entre  le  Moyen  Age 
et  le  monde  moderne.  Il  réunit  leurs  caractères.  C'est  le 
siècle  où  les  semences  de  la  culture  antique,  apportées 
de  l'Orient,  germèrent  en  Espagne  et  dans  le  midi  de  la 
France.  C'est  aussi  le  siècle  de  la  prérenaissance  sici- 
lienne, ce  tressaillement  précurseur  du  grand  essor  de  la 
Renaissance.  C'est  sous  les  orangers  de  Palerme  que  les 


g6  HISTOIRE    DE    SIENNE 

premiers  poètes  italiens  écrivant  en  langue  vulgaire  firent 
retentir  leurs  chants.  C'est  à  la  cour  brillante  de  Fré- 
déric que  Michel  Scot,  son  vieux  précepteur,  rapporta  le 
fruit  de  son  séjour  de  dix  années  en  Espagne,  ses  tra- 
ductions des  commentateurs  arabes  d'Aristote,  ses  con- 
naissances en  histoire  naturelle,  en  astronomie,  en 
chimie  et  en  médecine. 

Le  XIII*  siècle  vit  aussi  le  réveil  de  l'esprit  civique. 
Sous  l'action  de  causes  économiques,  les  habitants  des 
cités  italiennes  eurent  bientôt  un  objectif  autre  que 
celui  des  gens  du  Moyen  Age,  un  idéal  différent  de  ceux 
du  moine  et  du  chevalier.  A  l'intérieur  des  villes  ita- 
liennes régna  de  nouveau  celui,  plus  sain  et  plus  humain, 
dont  s'étaient  nourries  les  cités  antiques. 

Mais,  même  dans  les  communes,  dans  les  cités  où  pre- 
nait naissance  ce  mouvement,  les  deux  grands  pouvoirs 
du  Moyen  Age,  et  l'idéal  qu'ils  reflétaient  en  partie,  exer- 
çaient encore  une  puissante  influence  sur  la  pensée  et 
rimasrination  des  hommes  :  dans  les  villes  comme  dans 
les  campagnes,  l'existence  semblait  encore  se  dérouler 
dans  un  camp  et  sous  la  discipline  d'un  couvent  ;  tous 
portaient  des  armes  ;  les  grands  palais  qui  projetaient 
leur  ombre  sur  les  rues  étroites  ressemblaient  plutôt  à 
des  forteresses  qu'à  des  demeures.  Comme  dans  certaines 
communautés  religieuses,  les  actes  intimes  et  personnels 
des  individus  étaient  assujettis  à  des  lois  et  des  règles. 
La  couleur  et  l'étoffe  du  vêtement  des  citoyens,  la  parure 
et  la  coiffure  de  leurs  femmes,  la  longueur  de  leurs  robes, 
la  grosseur  et  le  prix  des  boutons  qui  les  ornaient,  les 
heures  auxquelles  on  pouvait  rentrer  chez  soi  ou  sortir, 
tout  cela  était  fixé  par  la  loi.  L'individu  se  trouvait  pris 
dans  un  réseau  de  toutes  sortes  de  réglementations,  dans 
la  rue,  à  l'atelier,  dans  sa  maison.  Aussi,  pour  bien  con- 
naître la  vie  publique  et  privée  des  citoyens   dans  n'im- 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIIl"    SIÈCLE  C)y 

porte  quel  état  italien  de  cette  époque,  il  ne  suffit  pas  de 
dépouiller  les  chroniques  et  correspondances  contempo- 
raines, de  s'initier  à  l'art  et  à  la  littérature  de  l'époque, 
et  de  se  mettre  au  courant  des  travaux  des  archéologues, 
il  faut  encore  scruter  très  attentivement  l'ensemble  des 
lois  de  la  commune  que  l'on  étudie.  Or  les  statuts  sien- 
nois  de  12621,  publiés  de  façon  excellente  par  le  profes- 
seur Zdekauer,  «  renferment  suffisamment  de  matériaux 
pour  nous  permettre  de  revivre  à  la  fois  la  vie  publique 
et  la  vie  privée  des  citoyens,  sinon  dans  son  intégralité, 
du  moins  dans  ses  aspects  les  plus  essentiels  ». 

Voyons  d'abord  ce  nous  pouvons  glaner  dans  ces  sta- 
tuts de  1262,  en  ce  qui  concerne  la  vie  publique  du 
citoyen. 

On  sait  que  les  habitants  de  Sienne  se  divisaient  en 
deux  grands  partis,  les  milites  et  le  populus.  D'un  côté, 
les  Chevaliers,  le  parti  de  l'aristocratie  ;  de  l'autre,  le 
Peuple,  destiné  à  devenir  plus  tard  le  chef  suprême  de 
l'Etat,  et  dontjle  pouvoir  irait  sans  cesse  s'accroissant, 
au  point  qu'un  jour  il  créerait  lui-même  ses  propres  che- 
valiers et  leur  donnerait,  en  la  personne  de  son  repré- 
sentant, l'accolade  sur  la  place  publique. 

Il  ne  faudrait  pas  toutefois  supposer  que  le  parti  des 
milites  ne  comprenait  que  des  aristocrates,  et  celui  du 
peuple  que  des  plébéiens.  On  rencontrait  dans  les  rangs 
des  premiers,  nombre  de  citoyens  d'instincts  conserva- 
teurs appartenant  aux  classes  moyennes  et  inférieures, 
et  particulièrement  ces  artisans  des  industries  d'art  qui 
produisaient  les  objets  de  luxe.  Réciproquement,  dans 
le  parti  du  peuple,  on  comptait  des  membres   des  plus 

^  Zdekauer,  //  Constitiito  del  Comiine  di  Siena  dell'anno  1262,  pubblicato 
sotto  gli  auspici  délia  tacoltà  giuridica  di  Siena  da  Lodovico  Zdekauer,  Milan, 
Hœpli  1897.  L'édition  du  Constitiito  siennois  du  Professeur  Zdekauer  est 
lune  des  contributions  les  plus  importantes  à  l'histoire  constitutionnelle  des 
cités  italiennes,  qui  aient  vu  le  jour. 

1.  —  7 


q8  histoire  de  sienne 

anciennes  familles  de  Sienne,  tels  que  Provenzano  Sal- 
vani.  Les  milites  et  le  populus^  point  sur  lequel  insiste 
Zdekauer,  étaient  donc  des  groupements  politiques, 
comprenant  l'un  et  l'autre  des  citoyens  appartenant  à 
toutes  les  classes  de  la  société. 

Une  particularité  de  la  constitution  sociale  de  Sienne 
voulait  que  l'organisation  du  populus  ne  fût  pas  basée  sur 
les  corporations,  mais  sur  celle  de  la  milice.  La  ville  était 
divisée  en  trois  districts  ou  terzi  :  le  terzo  de  la  cité, 
celui  de  CamoUia  et  celui  de  San  Martino.  Chaque  tei^zo 
se  subdivisait  lui-même  en  quartiers  ou  contrade^  au 
nombre  de  trente-cinq  à  l'origine  :  douze  dans  chacun 
des  terzi  de  San  Martino  et  de  la  cité,  onze  dans  celui  de 
Gamollia  \  Ces  divisions  répondaient  primitivement  à  des 
nécessités  militaires,  les  hommes  de  chaque  contrada 
formant  une  association  guerrière.  Chaque  terzo  avait  son 
gonfalonier,  et  les  troupes  des  trois  terzi  constituaient 
l'armée  milicienne.  Le  symbole  sacré  de  son  unité 
civique  était  le  carroccio  ou  chariot  de  guerre.  Le  peuple 
tout  entier  venait,  homme  par  homme,  prêter  serment 
de  fidélité  devant  le  carroccio  ;  pour  le  défendre,  le  Sien- 
nois  loyal  était  prêt  à  verser  son  sang  jusqu'à  la  dernière 
goutte. 

L'organisation  des  chevaliers  reposait  sur  la  même 
base.  Leurs  terzi  Qt  leurs  co/ï^râ;«?e  correspondaient  à  ceux 
du  peuple.  Comme  lui,  les  chevaliers  avaient  dans  chaque 
terzo  un  porte-étendard,  mais  ils  ne  possédaient  pas  de 
carroccio. 

Nous  avons  vu  comment,  en  ii47,  le  peuple  avait  rem- 
porté une  première  et  modeste  victoire,  en  obtenant  le 
droit  de  nommer  un  des  trois  consuls  de  la  Commune. 
Nous  avons  vu  aussi,  en  1240,  le  peuple  réussir  à  s'attri- 

^  ZdcUauer,  //  Constiluto,  etc.,  p.  xxxv. 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIIl"    SIÈCLE  99 

buer  la  moitié  des  sièges  au  nouveau  conseil  des  Vingt- 
Quatre  '  ;  ceux-ci,  assistés  des  consuls  des  ghildes  mar- 
chandes, ainsi  que  du  camerarius  et  des  contrôleurs  de 
la  Biccherna,  ou  Trésor  d'Etat,  qui  géraient  souveraine- 
ment les  questions  de  finances,  assumèrent  alors  l'admi- 
nistration de  la  république.  Vers  le  milieu  du  siècle,  le 
populus  devint  un  parti  politique  complètement  organisé, 
sous  les  ordres  d'un  seul  chef,  appelé  Capitaine  du 
peuple,  parti  pleinement  conscient  de  ses  aspirations  et 
des  moyens  de  les  réaliser.  Déjà,  en  1257,  le  peuple 
s'était  agité  avec  succès  pour  réclamer  le  remplacement, 
par  une  taxe  sur  les  biens  mobiliers,  de  la  vieille  rede- 
vance par  feu;  par  la  constitution  de  1262,  il  conquit  le 
droit  de  nommer  à  la  moitié  des  emplois  publics.  Il  pos- 
sédait en  outre  un  conseil  particulier  qui  élaborait  des 
statuts  ;  ces  mesures  n'obligeaient,  à  vrai  dire,  que  les 
membres  du  populus^  mais,  d'une  façon  générale,  le 
parti  réussit  toujours  à  les  faire  inscrire  parmi  les 
statuts  de  l'Etat. 

Tels  étaient  donc  les  partis  politiques  :  examinons 
maintenant  sommairement  la  constitution  de  Sienne. 

Le  centre  de  la  vie  politique  de  la  cité  était  le  Conseil 
de  la  Cloche.  Dans  le  vieux  temps,  lorsque  l'évêque  était 
à  la  tète  du  gouvernement  de  Sienne,  la  population,  con- 
voquée tout  entière,  se  formait  souvent  en  parlement.  Au 
xiii^  siècle,  de  telles  assemblées  se  firent  de  plus  en  plus 
rares,  le  Conseil  de  la  Cloche  devint  le  véritable  pouvoir 
représentatif  de  la  Commune.  Il  n'était  toutefois  pas  élu 
par  un  vote  populaire  :  ses  membres  étaient  convoqués 


^  C.  Paoli,  /  «  Monti  »  o  fazioni  nella  Repubhlica  di  Siena,  dans  laA^uova 
Antologia,  i^^  août  1891,  fasc.  XV,  p.  4o4-  Zdekauer,  //  Constituto,  pp. 
Lxxvii-Lxxix.  La  façon  dont  étaient  constitués  les  Vingt-Quatre  fait  encore 
l'objet  de  discussions:  les  meilleures  autorités  ne  s'accordent  pas  non  plus 
sur  la  date  exacte  à  laquelle  le  pouvoir  suprême  de  l'Etat  passa  entre  leurs 
mains. 


lOO  HISTOIRE    DE    SIENNE 

par  le  podestat,  le  conseil  des  Vingt-Quatre,  le  camera- 
rius  et  les  contrôleurs  de  la  Bicchema^  ainsi  que  les  con- 
suls des  deux  ghildes  marchandes.  Il  se  composait  de 
trois  cents  conseillers,  mais  avec  faculté  d'en  augmenter 
indéfiniment  le  nombre  dans  des  cas  exceptionnels. 

Le  magistrat  le  plus  important,  élu  au  sein  du  Conci- 
lium  Campane^  était  le  podestat.  On  ne  saurait  fixer 
exactement  la  date  de  création  de  cette  charge;  toutefois, 
c'est  dans  les  vingt  ou  trente  premières  années  du 
xiii^  siècle  que  le  podestat,  d'abord  nommé  par  la  volonté 
populaire  pour  surveiller  la  gestion  des  Consuls,  com- 
mença à  les  supplanter.  Le  podestat  était,  en  règle 
générale,  un  étranger;  on  lui  allouait  un  traitement  con- 
sidérable, avec  la  jouissance  d'un  beau  palais.  En  théorie 
le  principal  dignitaire  de  la  Commune,  il  ne  détenait 
cependant  pas  un  pouvoir  effectif  étendu  :  il  pouvait 
bien  influer  indirectement  sur  la  législation,  en  suggé- 
rant des  dispositions  nouvelles  aux  fonctionnaires  con- 
nus sous  le  nom  d'  «  Amendeurs  »  de  la  Constitution, 
qui  les  exposeraient  ensuite  au  Conseil  ;  il  pouvait  pro- 
mulguer décrets  et  prohibitions  ;  mais,  même  dans  la 
période  de  sa  plus  grande  autorité,  ces  actes  d'exécutif 
n'avaient  force  qu'autant  qu'ils  rentraient  dans  le  cadre 
des  lois  existantes.  Lorsque  le  populus  eut  conquis  la 
suprématie,  tout  exercice  indépendant  de  pouvoir  fut 
interdit  au  podestat  :  sa  charge  devint  une  magistrature 
purement  représentative  ;  ses  fonctions  législatives  dis- 
parurent; ses  attributions  essentielles  ne  furent  plus  que 
juridiques  :  il  restait  la  plus  haute  autorité  judiciaire  de 
l'Etat.  La  potesteria  était  à  tous  points  de  vue  une  insti- 
tution moins  stable  que  le  consulat  :  au  bout  de  cin 
quante  ans,  elle  donnait  déjà  des  signes  de  décadence. 
Néanmoins,  à  Sienne  comme  dans  d'autres  communes 
italiennes,   elle   avait  une   très  grande  importance.    La 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIIl"    SIECLE  lOI 

nomination  de  podestats  étrangers  amenait  en  effet  un 
échange  d'idées,  principalement  sur  des  questions  légis- 
latives et  juridiques,  entre  les  grandes  cités  du  centre 
et  du  nord  de  l'Italie,  échange  qui  contribuait  à  créer  un 
type  uniforme  de  civilisation  et  une  ébauche  de  senti- 
ment national.  Surtout,  la  présence,  dans  des  villes 
comme  Sienne,  de  juristes  distingués  de  la  grande  école 
de  Bologne  exerça  une  influence  capitale  sur  l'histoire  du 
droit  en  Italie. 

Avec  quelle  curiosité  les  Siennois  ne  devaient-ils  pas 
dévisager  leur  nouveau  podestat,  arrivant  de  Bologne  ou 
de  Modène,  lorsqu'il  chevauchait,  par  quelque  après-midi 
de  décembre,  dans  les  rues  étroites  de  Gamollia,  escorté 
de  toute  une  suite  de  juges  et  de  notaires,  de  chevaliers 
et  de  gens  d'armes,  dans  le  costume  de  leur  pays,  et  con- 
versant entre  eux  dans  leur  dialecte  plus  rude  du  Nord. 
Nous  voyons  dans  cette  coutume,  alors  régnante,  de  la 
nomination  d'un  podestat  étranger,  un  des  premiers  pas 
vers  l'unification  de  l'Italie ^ 

La  base  de  la  constitution  de  Sienne  était  la  halia  \ 
Il  faut  rechercher  l'origine  de  tous  les  grands  emplois 
de  l'État,  de  tous  les  conseils,  y  compris  celui  de  la  Cloche 
dans  des  balie,  ou  comités  temporaires.  Aux  premiers 
temps  de  la  Commune,  des  comités  furent  nommés  à 
intervalles,  d'abord  par  le  parlamentum,  plus  tard  par 
le  Conseil  de  la  Cloche,  pour  une  durée  déterminée  et 
pour  remplir  certaines  missions  définies.  Le  retour  des 
circonstances  qui  avaient  occasionné  la  nomination  d'un 
comité  tendit,  avec  le  temps,  à  faire  de  la  halia,  gratuite 
et  temporaire,  un  emploi  permanent  comportant  un  trai- 
tement fixe.  La  première  balia  qui  subit  cette  transfor- 

1  Zdekauer,    La    vita    pubblica   dei   Senesi  nel   diigento ,   Sienne,    1897, 
p.  16. 

2  Zdekauer,  //  Constituto,  etc.,  p.  lvi. 


102  HISTOIRE    DE    SIENNE 


mation  fut  celle  qui  gérait  les  affaires  financières  de  la 
Commune,  la  Biccherna.  Simple  comité  du  Conseil  de 
la  Cloche,  à  l'origine,  ce  corps  important  devint  plus 
tard  un  des  rouages  permanents  de  la  Constitution.  En 
dehors  de  leurs  autres  attributions,  ses  membres  sur- 
veillaient aussi  la  voirie,  l'entretien  des  fontaines  et  des 
ponts  ;  ils  dirigeaient  la  construction  des  édifices  publics. 
Ils  avaient  également  pour  fonction  d'inspecter  périodi- 
quement les  armements  de  l'Etat  et  de  renouveler  le 
matériel  de  guerre.  Enfin  ils  nommaient  à  divers  emplois 
publics.  A  la  tête  de  la  Biccherna  se  trouvait  le  cainera- 
rius,  généralement  un  moine  de  San  Galgano^  :  on  choi- 
sissait pour  cette  charge  des  membres  d'ordres  religieux 
parce  que  l'on  pouvait  recruter  dans  leurs  rangs  des 
hommes  qui,  rompus  néanmoins  aux  affaires,  parais- 
saient peu  susceptibles  de  prévarications,  n'ayant  pas 
d'intérêts  de  famille  à  servir  et  leur  règle  leur  interdi- 
sant d'amasser  des  biens  personnels  ;  quatre  provisores 
ou  contrôleurs,  choisis  parmi  les  citoyens  les  plus  sûrs, 
assistaient  le  camerarius ;  enfin,  bien  que  l'emploi  fût 
permanent,  ceux  qui  l'occupaient  étaient  remplacés  tous 
les  six  mois. 

Le  premier  comité  qui  se  transforma  ensuite  en  une 
institution  permanente  fut  celui  des  treize  «  Amendeurs  » 
de  la  Constitution,  dont  la  mission  consistait  à  élaborer 
des  projets  de  lois,  soit  sur  leur  propre  initiative,  soit  à 
la  suite  d'une  pétition,  en  vue  de  les  soumettre  au  Con- 
seil. Ils  devaient  aussi  coordonner  les  statuts  et  veiller 
à  ce  qu'il  ne  se  glissât  aucune  incohérence  dans  les  textes 
de  la  Constitution.  Ils  étaient  élus  annuellement  par  le 
Conseil  de  la  Cloche. 

Le  Conseil  des  Vingt-Quatre,  à  l'origine  également  une 

'  On  voit  ce  personnage  représenté  sur  des  Tavoletle  (couvertures 
peintes)  anciennes  de  la  Biccherna^  aux  Archives  de  Sienne. 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIII^    SIÈCLE  Io3 

balia,  évolua  très  tôt  en  une  magistrature  stable.  11 
revêtait  un  caractère  spécialement  politique,  étant  com- 
posé exclusivement  de  Gibelins,  et  l'on  dénommait  offi- 
ciellement ses  membres  :  XXIIH'"^  partis  GkibeUine  po- 
puli  civitatis  et  comitatus  senarum.  On  les  choisissait 
toutefois  impartialement  dans  toutes  les  classes  :  c'était 
donc  le  plus  représentatif  de  tous  les  gouvernements 
qui  administrèrent  Sienne.  Redevable  de  son  existence 
à  un  mouvement  populaire,  le  parti  démocratique  vit 
en  lui  un  instrument  actif  par  lequel  réaliser  sa  poli- 
tique. Le  populus  lutta  donc  continuellement  pour  accroî- 
tre les  pouvoirs  des  Vingt-Quatre  et  en  faire  l'autorité 
souveraine  dans  l'Etat  \  Et  ses  efforts  ne  restèrent  pas 
infructueux  :  les  Ventiquattro  furent  bientôt  revêtus  de 
pouvoirs  tels  que  n'en  avait  jamais  possédés,  avant  eux, 
aucune  magistrature.  Leurs  Prieurs  ne  pouvaient  pren- 
dre l'initiative  directe  des  lois,  mais  nulle  ne  devait  être 
promulguée  sans  leur  intervention  et  agrément  ;  appar- 
tenant d'office  au  Conseil  de  la  Cloche,  ils  faisaient  par- 
tie du  collège  qui  élisait  ce  conseil.  A  beaucoup  d'é- 
gards, ils  remplissaient  les  fonctions  d'un  ministère 
moderne. 

Les  seuls  représentants  de  ghildes  qui  eussent  une  im- 
portance politique  à  Sienne  étaient  les  consuls  des  deux 
Mercanzie  ou  ghildes  marchandes  :  l'une,  celle  des  finan- 
ciers, des  banquiers  et  des  changeurs,  l'autre,  celle  des 
marchands  au  détail,  destinées  d'ailleurs  à  fusionner  au 
bout  d'un  certain  temps.  Presque  à  Forigine  de  l'histoire 
de  la  Commune,  aux  jours  de  la  domination  épiscopale, 
leurs  consuls  commencèrent  à  occuper  dans  le  gouver- 
nement une  situation  influente.  Comme  les  Prieurs  des 


i  Armstrong,  The  Sienese  Statutes  of  1262,  dans  l'English  Hist.  Review 
de  janvier  1900,  p.  10,  article  où  se  trouve  admirablement  résumé  le  Consti- 
tuto.  Cf.  aussi  Zdekauer,  //  Constituto,  p.  lkv. 


Io4  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Vingt-Quatre,  ils  appartenaient  d'office  au  Conseil  de  la 
Cloche  ;  ils  figuraient  en  outre  au  nombre  des  treize 
c(  Amendeurs  »  de  la  Constitution  et  exerçaient  leur  con- 
trôle sur  la  Monnaie. 

Les  financiers,  jouissant  de  grands  pouvoirs  politiques 
et  renforcés  parleur  union  avec  les  petits  commerçants, 
agirent  à  Sienne  comme  ils  ont  de  tout  temps  accoutumé 
de  le  faire  :  ils  spéculaient  sur  le  poivre  et  la  cire  ;  ils 
cherchaient  à  accaparer  le  bois  et  le  froment,  malgré 
l'interdiction  des  statuts;  et,  sans  que  les  deux  ghildes 
marchandes  de  Sienne  atteignissent  jamais  l'importance 
politique  des  «  arts  majeurs  »  à  Florence,  leurs  membres 
détenaient  plus  de  pouvoir  qu'il  n'eût  été  souhaitable  pour 
le  bien  de  l'Etat.  Leurs  faillites,  et  notamment  la  déconfi- 
ture de  la  société  Buonsignori,  non  seulement  causèrent 
dans  la  ville  de  grandes  infortunes  mais  influèrent  sérieu- 
sement aussi  sur  les  relations  politiques  de  Sienne. 

Telle  était,  dans  ses  traits  principaux,  sa  constitution 
au  temps  de  sa  période  de  gloire,  tant  quelle  resta  loya- 
lement gibeline,  avant  le  triomphe  de  la  bourgeoisie  et 
son  alliance  néfaste  avec  le  parti  guelfe. 

En  même  temps  qu'à  la  victoire  du  parti  populaire, 
nous  assistons  à  un  développement  de  l'esprit  civique 
dont  les  manifestations  ne  sont  nulle  part  aussi  impor- 
tantes qu'à  Sienne.  Aux  meilleurs  jours  de  l'histoire  de 
leur  cité,  ses  marchands  ne  poursuivaient  pas  unique- 
ment en  effet  des  ambitions  personnelles  :  rêvant  de  voir 
leur  ville  grande  et  prospère,  ils  se  réunirent  pour  fon- 
der et  gérer  d'importantes  institutions  publiques  qui 
devinrent  parties  intégrantes  de  l'édifice  communal.  Son 
vaste  hôpital,  son  université,  VOpera  (Œuvre  de  la 
cathédrale),  étaient  des  fondations  ou  organismes  muni- 
cipaux alimentés  des  deniers  de  l'Etat,  mais  qu'enrichis- 
sait aussi  la  générosité  privée. 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    Xlll      SIECLE  lOD 

Nous  aurons  plus  loin  l'occasion  de  parler  de  la  cons- 
truction du  Dôme*.  L'édifice  actuel  fut  commencé,  selon 
Malavolti,  en  Tan  i245  et  les  documents  des  Archives 
de  Sienne  semblent  corroborer  cette  assertion  -.  Notons 
que  le  plus  ancien  manuscrit  relatif  au  monument  que 
nous  possédions  spécifie  que  certains  paiements  étaient 
faits  aux  entrepreneurs  «  au  nom  de  la  Commune  de 
Sienne  ».  Et  Sienne  ne  contribua  pas  seule,  en  tant  que 
cité,  à  l'érection  de  la  cathédrale,  toutes  les  villes  vas- 
sales et  les  seigneurs  féodaux  sur  son  territoire  furent 
obligés  d'y  concourir  aussi. 

A  l'origine  simple  refuge  de  pèlerins  fondé  au  ix'  siècle 
par  les  chanoines  de  la  cathédrale,  l'Hôpital  de  Santa 
Maria  délia  Scala,  était  tenu  par  des  oblats,  confrérie 
d'hommes  et  de  femmes,  mariés  ou  célibataires,  ayant  voué 
leur  vie  au  soulagement  des  malades  et  des  malheureux. 
Après  un  long  conflit  avec  le  chapitre,  ils  réussirent, 
en  1194,  à  accaparer  la  direction  exclusive  de  l'Hôpital 
qui  devint  dès  lors  un  établissement  laïque  et  communal, 
continuant,  comme  dans  le  principe,  à  donner  asile  aux 
pèlerins,  et  destiné  en  outre  à  recueillir  les  enfants 
trouvés  et  les  orphelins,  et,  dans  une  certaine  mesure, 
à  abriter  tous  les  déshérités. 

C'est  sous  le  régime  des  Vingt-Quatre  que  lUniversité 
de  Sienne  apparaît  pour  la  première  fois  en  tant  qu'ins- 
titution municipale  complètement  organisée.  Dès  11 78 
Sienne  avait  possédé  un  lecteur  public  de  droit,  qui  pro- 
fessait près  de  l'église  San  Vincenzo  de  Camollia  \  Mais 
le  plus  ancien  document  nous  révélant  une  université 
régulièrement  constituée  date  de  l'an  1240  :  l'Université 

^  Au  chapitre  i,  t.  II. 

-  Borghesi  e  Banchi,  yuo^iDocutnenti  per  la  Storia  delV  Arte  senese,  p.  5. 
Le  premier  document  remonte  à  1246. 

'  Davidsohn,  Documenti  del  12i0  e  del  1251  relati^i  allô  studio  senese, 
dans  le  Bulletino  Senese  di  Storia  Patria,  ann.  VII,  fasc.  I,  pp.  168,  169. 


I06  HISTOIRE    DE    SIENNE 

de  Sienne  y  figure  déjà  comme  ayant  pris  rang  d'insti- 
tution communale,  dotée  de  professeurs  payés  par  l'Etat. 
Sept  ans  plus  tard,  la  Commune  voulut  augmenter  l'im- 
portance de  sa  petite  mais  florissante  université  en  invi- 
tant des  professeurs  du  dehors  à  venir  y  traiter  des 
matières  qui,  jusqu'à  ce  jour,  n'avaient  pas  encore  été 
enseignées  à  Sienne  \ 

Ce  faisant,  le  gouvernement  visait  à  attirer  des  spécia- 
listes de  certaines  brandies  du  droit,  appartenant  à 
l'Université  de  Bologne,  mais  qui  avaient  dû  quitter  cette 
ville  par  suite  des  dissensions  qui  divisaient  sa  fameuse 
école  ;  la  faculté  de  médecine  désirait  aussi  renforcer  son 
personnel  enseignant.  Parmi  les  maîtres  qui  répondirent  à 
cette  invitation,  se  trouvait  le  grand  Pietro  Hispano,  connu 
plus  tard  sous  le  nom  de  Jean  XXP.  Le  futur  pape,  aliun- 
nus  de  l'Université  de  Paris,  était  originaire  du  Portugal  ; 
instruit  dans  la  science  des  médecins  arabes  et  israé- 
lites,  il  connut  certainement  dans  sa  jeunesse  les  traduc- 
tions des  commentateurs  arabes  d'Aristote,  émanant  de 
la  grande  école  de  Tolède  ^  Pietro  Hispano  enseignait 
la  thérapeutique,  la  chirurgie  et,  domaine  dans  lequel  il 
était  particulièrement  versé,  la  diététique.  C'est  durant 
son  séjour  à  Sienne  qu'il  rédigea  ses  premiers  ouvrages, 
ainsi  que  ses  Summulae  Logicales.  Il  y  resta  quatorze  ans, 
et  le  futur  pontife  se  trouvait  parmi  les  médecins  qui 
soignèrent  les  blessés  après  la  bataille  de  Montaperti. 


■  Zdekauer,  Suile  origini  dello  studio  senese,  Sienne,  1896,  p.  16.  Moriani, 
Notizie  sulla  Università  di  Siena,  Sienne,    1873. 

^  Cf.  Zdekauer,  A  proposito  di  una  récente  hiografia  di  Papa  Giovanni 
XXI  [Pietro  Hispano),  au  Bulletino  Senese  di  Stor.  Pair.,  ann.  V,  fasc.  II, 
pp.  283-287  ;  aussi  Petella,  Siili  identità  di  Pietro  Hispano,  medico  in  Siena 
e  poi  Papa,  col  filosofo  Daniesco,  dans  le  même  Bulletin,  ann.  YI  (1899) 
fasc.  II,  p.  277-329. 

^  Au  sujet  de  1" École  de  Tolède,  cf.  Jourdain,  Recherches  sur  l'âge  et  Vori- 
gine  des  traductions  latines  d'Aristote,  Paris,  i843,  ch.  m;  aussi  Wood- 
Brown,  Life  of  Michoel  Scot,  pp.  42-i36. 


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LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIII     SIECLE  1 07 

Le  gouvernement  ne  négligeait  pas  non  plus  Tinstruc- 
tion  élémentaire.  Les  actes  de  la  Curia  del  Placito  et 
autres  écrits  contemporains  témoignent  d'un  enseigne- 
ment de  bonne  qualité  et  largement  répandu. 

La  période  du  régime  des  Vingt-Quatre  fut  marquée 
par  maint  changement  dans  l'aspect  extérieur  de  la  cité. 
En  1245  et  1246,  l'enceinte  de  Sienne  fut  élargie  et  beau- 
coup d'améliorations  de  voirie  furent  entreprises.  Pendant 
la  seconde  moitié  du  siècle,  la  ville  continua  à  grandir, 
au  point  de  devenir  l'une  des  plus  importantes  de  TEurope 
occidentale,  plus  grande  que  Londres  et  que  Paris.  La 
richesse  des  habitants  s'accroissait  également  avec  rapi- 
dité, et,  avec  la  richesse,  leur  venait  le  désir  d'habiter 
de  belles  maisons  et  de  posséder  de  belles  choses.  Leurs 
relations  avec  Rome  et  la  France  les  mettaient  en  con- 
tact direct  avec  les  principaux  centres  de  la  civilisation 
de  ce  temps  ;  ils  étaient  en  outre  alliés  aux  Pisans,  dont 
les  vaisseaux  parcouraient  les  mers  et  ramenaient  en 
Toscane  des  œuvres  d'art  de  Grèce,  de  Syrie  et  d'Espagne. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  la  nouvelle  aristocratie 
de  l'argent  ait  laissé  son  empreinte  sur  les  rues  de  la 
ville  ^  Côte  à  côte  avec  les  palais  de  la  vieille  noblesse, 
sombres  et  crénelés  comme  des  forteresses,  commencè- 
rent à  s'élever  de  splendides  demeures  de  négociants 
opulents.  Sienne  revêtit  peu  à  peu  l'aspect  qu'on  lui  voit 
dans  la  fresque  d'Ambrogio  Lorenzetti,  Les  Effets  ci  un 
bon  gouvernement,  dans  la  Salle  de  la  Paix  au  Palais 
Public  ;  mais  beaucoup  de  maisons  de  bois  subsistaient 
encore,  surtout  dans  les  quartiers  pauvres  ;  et  le  danger 
d'incendie  était  accru  par  les  loggiati  de  bois  qui  sur- 
plombaient les  voies  sur  un  tiers  de  leur  largeur. 

'  Zdekauer,  La  vita  pru'ata  dei  Senesi  nel  dugento.  Sienne,  1876.  p.  02. 


108  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Un  savant  qui  fait  autorité  sur  son  histoire  sociale  a 
décrit  Sienne  au  temps  du  régime  des  Neuf  comme  «  une 
agglomération  de  forteresses  coupée  par  un  lacis  de  cou- 
loirs tortueux  et  d'allées  en  labyrinthes  »  *.  Cette  défini- 
tion ne  nous  paraît  pas  tout  à  fait  exacte.  L'écrivain  n'a 
pas  tenu  compte  de  Tinfluence  qu'exerçait  sur  la  ville 
l'importance  croissante  de  la  classe  moyenne.  L'étude 
des  testaments  et  des  lettres,  la  recherche  minutieuse  des 
maisons  du  xiii"  siècle  subsistantes,  comme  celle  d'An- 
giolieri,  et,  plus  que  tout  le  reste,  le  témoignage  de  la 
fresque  de  Lorenzetti,  nous  révèlent  le  fait  que  les 
demeures  de  riches  bourgeois  se  multipliaient  à  Sienne. 
L'idéal  civil,  contrastant  avec  l'idéal  féodal  et  monastique, 
commençait  à  se  manifester  dans  son  architecture.  Et,  s'il 
est  vrai  que  les  Siennois  de  la  haute  classe  nourrissaient 
a  la  détermination  enracinée  qu'aucune  face  de  leur 
maison  ne  servît  à  un  voisin  de  mur  d'appui  »,  cette 
règle,  on  peut  encore  le  constater  aujourd'hui,  n'était 
nullement  observée  à  la  lettre,  même  par  les  riches 
citoyens.  L'examen  attentif  des  maisons  siennoises  nous 
a  du  reste  convaincu  que  des  portions  considérables  des 
anciennes  rues  n'ont  subi  aucune  transformation  struc- 
turale importante  depuis  l'époque  de  Cecco  Angiolieri. 
Nombre  de  palais  splendides  remontent,  il  est  vrai,  aux 
XIV*  et  xv^  siècles  ;  mais  une  partie  assez  étendue  de  la 
Abeille  Sienne  nous  est  restée.  Les  habitations  séculaires 
ont  perdu  leurs  créneaux  ;  les  tours  ont  été  rasées  ou 
ruinées  ;  leurs  fenêtres  modifiées.  De  place  en  place,  on 
les  a  enduites  de  plâtre  ;  elles  ont  souffert  du  feu  ou  de 
la  destruction  lente  du  temps,  mais,  dans  bien  des  mai- 
sons de  Sienne,  une  portion  importante  date  des  vrais 
jours  de  sa  gloire.  Leurs  murs  à  demi  écroulés  ont  vu 

'  Heywood,  The  Ensamples  ofFra  Filippo,  Sienne,  Torrini,  1901 .  pp.  34-35. 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIIl"    SIÈCLE  1 09 

déambuler  fièrement  Messer  Provenzano  Salvani  ;  Dante 
exilé  s'est  promené  à  leur  ombre  ;  ils  renvoyèrent  l'écho 
des  rudes  chants  bachiques  et  des  cris  de  victoire  des 
reîtres  après  Montaperti. 

Les  rues  de  Sienne,  à  cette  époque,  étaient  certaine- 
ment fort  étroites.  Beaucoup  aussi  étaient  sales,  à  les 
juger  d'après  nos  idées  modernes  :  la  pluie  et  les  porcs 
se  chargeaient  surtout,  sinon  exclusivement,  de  les 
nettoyer.  Mais  celui  qui  connaît  l'histoire  et  l'état  des 
villes  européennes  au  Moyen  Age  ne  saurait  douter  que 
la  Sienne  médiévale,  comparée  aux  grandes  cités  de 
France  ou  d'Angleterre  à  la  même  époque,  ne  fût  une 
ville  très  propre,  plus  propre  que  ne  le  seront  plus  tard 
Paris  ou  Londres  après  trois  siècles  d'amélioration.  A 
Sienne,  les  rues  principales,  ou  strade,  étaient  toutes 
pavées  de  dalles  de  brique  et  les  rues  latérales,  ou  vie^ 
de  pierre  \  Ses  paveurs  jouissaient  d'une  telle  renommée, 
qu'on  les  appelait  dans  d'autres  villes  :  la  grande  place 
de  Pérouse  fut  ainsi  pavée  par  des  Siennois  ^ 

A  Sienne,  de  même  que  dans  le  Paris  du  xviii®  siècle 
ou  l'Edimbourg  du  xix%  c'était  chose  habituelle  pour  une 
ménagère  que  de  jeter  les  eaux  sales  par  la  fenêtre, 
pratique  qui  devait  sérieusement  ennuyer  certains  élé- 
gants noctambules  de  la  brigata  spendereccia  dont  parle 
Dante.  Toutefois  cette  habitude  n'était  tolérée  à  Sienne 
que  la  nuit  et  même  complètement  interdite  dans  certaines 
rues  ^  En  outre  on  frappait  avec  rigueur  d'une  amende 


^  Ce  n'est  qu'en  i3i7  que  les  rues  de  Naples  furent  pavées  convenable- 
ment: Archivio,  Naples,  Reg.  i3i7-i3i8  :  A.  214,  148'.  Robert  vit  Sienne  en 
iSio;  à  son  retour  à  Naples,  en  i3i2,  il  se  mit  à  l'œuvre  pour  nettoyer  sa 
capitale.  —  0  Deliciosa...  civitas  Neapolis.  corrupto  aère  per  repleta  lacu- 
naria,  et  cenositatem  repletam,  spurcitiis,  mandatur  purgare,  et  itinera 
refici,  adequari,  pavimcntari,  et  lineari.  » 

2  Zdekauer,  La  vita  privata,  etc.,  p.  36,  note  1. 

3  Zdekauer,  Il  Constituto,  etc.  Dist.  III,  CIII,  CVII. 


110  HISTOIRE    DE    SIENNE 

toute  personne  qui  lançait  par  la  fenêtre  un  liquide  sans 
avoir  crié  «  Guarda  !  » 

Mais,  bien  que  Sienne  se  trouvât,  au  point  de  vue  de 
la  propreté,  en  avance  sur  d'autres  villes,  elle  comptait, 
comme  leurs  noms  l'indiquent,  des  ruelles  obscures  et 
mal  famées  où  se  perpétraient  des  actes  noirs  et  crimi- 
nels. Tel,  par  exemple,  ce  passage  de  Valle  Piatta,  où 
habitait  le  boulanger  Pennuccio.  «  Très  sombre  le  soir, 
déclarait  le  statut  qui  en  ordonnait  la  fermeture,  on  y 
commet  maintes  actions  viles  et  déshonnêtes  ;  et  des 
coupe-jarrets  s'y  embusquent  pour  assaillir  et  égorger 
les  gens\  » 

La  nuit,  les  rues  étaient  obscures  et  désertes.  Après 
neuf  heures  personne  ne  devait  plus  y  circuler.  On  igno- 
rait l'éclairage  public.  De  loin  en  loin  un  lumignon  jau- 
nâtre brillait  devant  quelque  image  de  la  Madone.  Tout 
le  reste  était  plongé  dans  les  ténèbres  et  la  solitude. 

Si  des  Siennois  du  Moyen  Age  pouvaient  revoir  main- 
tenant leur  ville  natale,  de  l'Observance  ou  de  la  Lizza, 
ce  qui,  dans  sa  physionomie,  les  frapperait  le  plus,  au 
premier  abord,  ce  serait  le  petit  nombre  de  ses  tours.  Au 
xiii^  siècle  chaque  maison  de  quelque  importance  en  pos- 
sédait plusieurs  :  il  y  en  avait  tant,  dit  Ugurgieri,  que  la 
ville  ressemblait  à  une  touffe  de  roseaux.  C'est  au  xvi^ 
siècle  que  l'on  commença  à  abattre  cette  forêt,  et  la  des- 
truction n'a  jamais  cessé  jusqu'à  nos  jours  ".  San  Gemi- 
gnano,  «  San  Gemignano  aux  belles  tours  »  ne  nous 
donne  qu'une  faible  idée  de  la  beauté  de  la  Sienne  médié- 


»  Arch.  di  Slato,  Sienne.  Statuto  dei  Viari,  R.  CCLXVIIII,  cité  par  Zde- 
kauer,  La  vita  pubhlica  dei  Sencsi  nel  dugento,  Sienne,  1897,  p.  36. 

2  Les  deux  principales  périodes  de  destruction  furent  les  années  i55i  et 
1798.  En  i55i,  Mendoza  fit  abattre  un  grand  nombre  de  tours  pour  cons- 
truire la  forteresse  impériale.  En  1798,  après  le  terrible  tremblement  de 
terre,  on  démolit  une  grande  partie  de  celles  qui  subsistaient.  Cf.  Mise.  Stor. 
Sen.,  vol.  II,  1894,  Num.  2,  pp.  17,  18,  19. 


l'I. 


LA    VIA    GAI.LUZZA,    SIEXXE 


FI.   6. 


LA    TOUn    DU    MANGIA    VUE    A    TKAVEltS    I-AKCIIE    DE    SAN    <;IUSEIM> 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIIF    SIECLE  I  I  I 

vale,  telle  qu'on  la  découvrait  des  collines  voisines  ;  car 
dix  fois  plus  nombreuses  étaient  ses  tours  dans  la  seconde 
moitié  du  xiii"  siècle. 

Les  fontaines  jouaient  alors  un  rôle  important  dans  la 
vie  de  la  cité.  Elles  ne  servaient  pas  seulement  à  appro- 
visionner d  eau  les  habitants,  elles  comportaient  cha- 
cune un  lavoir  et  des  bains  publics  :  c'était  le  rendez- 
vous  favori  des  Siennois.  Là  s'assemblaient  chevaliers  et 
muletiers,  teinturiers  et  drapiers,  tanneurs  et  tisserands  ; 
là  aussi  fréquentaient  toutes  les  femmes  du  voisinage, 
auprès  de  qui  s'empressaient  oisifs  et  galants.  A  l'ombre 
de  leurs  voûtes  gothiques  se  tint  maint  débat  politique; 
et  dans  la  fraîcheur  du  soir  les  amoureux  s'y  rencon- 
traient. La  plus  ancienne  des  fontaines  était  la  Fonte- 
branda  ^  ;  et  si  ce  n'est  plus  maintenant  la  Fontebranda 
de  Dante,  c'est  du  moins  celle  que  connut  un  de  ses 
contemporains  moins  âgé  et  plus  terre  à  terre  :  c'est  là 
en  effet  que  Gecco  Angiolieri,  Cecco  le  fol,  venait 
rejoindre  la  jolie  Becchina,  la  fille  du  cordonnier. 

Avant  de  terminer  cette  esquisse  rapide  de  la  vie  exté- 
rieure des  gens  de  Sienne,  il  nous  faut  dire  un  mot  de 
leurs  sports  et  de  leurs  jeux.  Les  Siennois  ont  toujours 
manifesté  une  ardeur  toute  juvénile  pour  les  fêtes  et  les 
amusements  :  dans  la  seconde  moitié  du  xiii"  siècle, 
alors  que  la  ville  regorgeait  de  richesse  et  que  ni  les 
angoisses  de  la  famine  ni  les  dissensions  intérieures 
n'assombrissaient  ses  habitants,  Sienne  était  vraiment 
une  joyeuse  cité.  Folgore  di  San  Gemignano  a  décrit  la 
vie  de  plaisir  de  la  jeunesse  dorée  de  ce  temps.  Les 
sonnets  du  poète  montrent  à  quel  point  l'idéal  féodal  et 
monastique  avait  déjà  perdu  de  terrain  dans  Tesprit  des 

^  Rossi,  Le  iscrizioni  romane  del  territorio  senese,  dans  le  Bidletino  Sert, 
di  Stor.  Patr.,  ann.  IV,  fasc.  I,  pp.  148,  149.  Petrucci,  Le  acque  in  Siena, 
Sienne,  1894. 


HISTOIRE    DE    SIENNE 


gens  appartenant  aux  hautes  classes  de  la  société.  Beau- 
coup considéraient  le  plaisir  comme  un  but  se  suffisant  : 
le  jeune  chevalier  se  contente  de  jouir  le  mieux  possible 
de  cette  vie  ;  il  n'use  pas  ses  forces  à  tenter  de  s'en 
assurer  une  dans  l'autre  monde  en  pourchassant  l'infidèle 
et  l'hérétique  sur  l'ordre  de  sa  Mère  l'Église.  Il  ne  part 
pas  à  l'aventure,  poursuivant  un  rêve,  dans  des  expédi- 
tions lointaines. 

A  l'automne,  on  chasse  à  courre  et  au  faucon.  En 
hiver,  on  se  bat  avec  des  boules  de  neige  dans  les  cours 
des  palais.  De  brillants  tournois  ont  lieu  au  mois  de  mai 
sur  la  grand'place.  Les  jours  de  fête,  en  été,  les  jeunes 
gens  s'étendent  au  bord  des  fontaines,  à  l'ombre  du 
feuillage  touffu,  et  «  de  plaisantes  dames  »  viennent 
«  leur  apporter  des  distractions  ». 

Le  peuple  aussi  avait  ses  jeux,  sur  la  Piazza  del 
Gampo.  La  caractéristique  la  plus  frappante  de  ces 
amusements  était  leur  brutalité.  Le  xiif  siècle  fut  un 
siècle  de  violence  et  ses  distractions  aussi  étaient  vio- 
lentes. Alors  que  princes  temporels  et  religieux  faisaient 
également  preuve  de  brutalité  et  de  cruauté  dans  les 
châtiments  horribles  qu'ils  infligeaient  à  ceux  qui  enfrei- 
gnaient leurs  volontés,  y  a-t-il  lieu  de  s'étonner  que  la 
vie  entière  du  peuple  fût  empreinte  de  violence  ?  Au 
cours  de  jeux  comme  YElmora  ou  lutte  au  bâton*,  et  la 
Battaglia  de  Sassi  ou  lutte  à  coups  de  pierres,  de  nom- 
breux citoyens  restaient  chaque  année  sur  le  carreau. 

Les  amusements  des  Siennois  étaient  de  trois  sortes  : 
les  combats  simulés,  les  jeux  de  ballon  et  les  courses. 
Les  premiers  comprenaient  :  le  tournoi,  pour  les  cheva- 
liers ;  YElmora,  la  Battaglia  de  Sassi,  et  la  Pugna  ou 
lutte  à  coups  de  poings,  pour  toute  la  population  mâle. 

1  On  employait  pour  Y Elmora  des  épécs  et  des  lances  de  bois.  Interdite 
par  le  statut  de  1262,  on  y  joua  encore  pendant  trente  ans. 


L\    VIE    A    SIENNE    AU    XIII*    SIÈCLE  Il3 

Le  plus  important  des  jeux  de  ballon  était  le  Pallone, 
ou  gros  ballon ,  ressemblant  vaguement  au  football 
Rugby,  et  qui  gagna  en  popularité  lorsque  les  jeux  plus 
violents  comme  YElmora  eurent  été  interdits.  La  course 
de  chevaux  s'appelait  le  Palio  ^,  mot  qui,  par  lui-même, 
signifie  bannière  :  on  remettait  en  effet  comme  prix  une 
bannière  au  vainqueur  des  épreuves.  Dès  les  premiers 
temps  de  l'histoire  de  la  cité,  un  Palio  fit  partie  des 
réjouissances  en  Thonneur  de  TAssomption,  qui  fut  tou- 
jours à  Sienne  la  fête  la  plus  populaire.  Mais,  à  l'origine, 
il  ne  se  courait  pas  sur  la  Piazza  del  Gampo  comme  de 
nos  jours  :  il  avait  probablement  lieu  sur  la  grand'route, 
en  avant  d'une  des  portes.  C'est  seulement  à  partir  de 
i6o3  qu'il  fut  organisé  sur  la  grandplace. 

Nous  avons  rapidement  passé  en  revue  la  constitution 
de  Sienne,  ses  principales  institutions  et  l'existence  exté- 
rieure de  ses  habitants  ;  décrivons  maintenant  l'intérieur 
de  leurs  maisons,  leur  mobilier,  leur  nourriture  et  leurs 
vêtements. 

Nous  avons  dit  que  les  demeures  des  riches  bourgeois 
se  multipliaient  dans  les  rues  de  Sienne.  Bâties  de  pierre 
ou  de  brique,  elles  comportaient  généralement  une  log- 
gia à  l'étage  supérieur.  La  décoration  des  murailles  était 
géométrique  et  polychrome  :  criarde,  barbare  et  d'une 
régularité  obsédante,  elle  ne  laissait  guère  de  repos  pour 
l'œil.  Libre  à  ceux  qui  ne  supportent  pas  la  moindre  cri- 
tique à  l'art  du  xiii^  siècle,  de  professer  du  goût  pour  ce 
genre  de  décoration  ;  nous  ne  croyons  pas,  pour  notre 
part,  qu'ils  prendraient  plaisir  à  vivre  dans  ce  cadre.  Et 

'  Le  premier  document  faisant  allusion  au  Palio  d'août  date  de  I238  ; 
c'était  probablement  alors  une  institution  établie.  Cf.  Arch.  di  Stato,  Sienne, 
Lib.  dei  Pretnri,  i'i32-42,  iSy.  Pour  l'histoire  du  Palio,  cf.  Heywood,  Our 
Lad)  of  August  and  the  Palio  o(  Siena,  Sienne,  Torrini,  1899:  aussi  Heywood, 
Palio  and  Ponte,  Londres,  Methuen,  1904. 


Il4  HISTOIRE    DE    SIENNE 

pour  quelqu'un  d'impartial,  aux  sens  affinés,  qui,  vivant 
dans  un  siècle  bruyant,  demande  surtout  à  une  maison 
d'être  un  lieu  de  calme,  invitant  au  repos,  le  genre  d'or- 
nementation que  l'on  voit  encore  dans  certaines  salles 
du  Palais  Public  de  Sienne,  ou  à  la  Villa  Bardini,  près 
de  Florence,  est  particulièrement  irritant. 

Les  poutres  des  plafonds  étaient  ornées  à  peu  près 
dans  le  même  style,  mais  leurs  décorations,  d'un  modèle 
plus  délicat  et  un  peu  atténué  de  teinte,  en  rendaient 
l'aspect  plus  agréable  et  plus  satisfaisant  que  celui  des 
murs. 

Chez  les  particuliers,  les  fenêtres  n'étaient  pas  vitrées  : 
elles  consistaient  en  châssis  de  bois  sur  lesquels  on  ten- 
dait des  pièces  de  vélin  mince  ou  de  toile,  qu'on  huilait 
pour  les  rendre  à  demi  diaphanes.  En  toute  saison,  sauf 
en  hiver,  on  les  laissait  ouvertes,  en  règle  générale. 

En  hiver,  d'ailleurs,  les  maisons  étaient  mieux  chauf- 
fées alors  qu'aujourd'hui.  De  nos  jours  plus  d'un  Toscan 
craint  comme  la  peste  de  faire  du  feu  dans  une  pièce 
d'habitation.  Il  déclare  que  cela  lui  cause  un  malaise.  Au 
xiii^  siècle,  le  Siennois  se  faisait  une  autre  idée  du  con- 
fort. Folgore  chante  «  les  bûches  entassées  comme  des 
montagnes  et  les  tapis  étalés  »  et  autre  part  encore  «  de 
puissants  feux  dans  les  salles  »  \  Les  voyageurs  qui  ont 
séjourné  en  hiver  dans  leur  ville  ont  dû  souvent  regret- 
ter que  les  Siennois  se  soient  départis  des  habitudes  de 
leurs  ancêtres. 

De  l'ameublement  de  cette  époque,  en  dehors  des  cas- 
soni  et  d'objets  d'art  tels  que  triptyques,  tableaux,  enlu- 
minures, il  ne  subsiste  que  peu  de  pièces  originales.  On 
ne  peut  s'en  faire  une  idée  que  par  l'étude  attentive  des 


i  Heywood,  The  Ensamples  of  Fra  Filippo,  Sienne,  Torrini,  1901,  pp.  5i-53. 
Cette  monographie  savante  olfre  beaucoup  d'intérêt  pour  ceux  qui  étudient 
l'histoire  sociale  au  Moyen  Age. 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIIl"    SIECLE  Il5 

peintures,  ainsi  que  des  testaments  et  des  inventaires. 
Pendant  tout  le  xiii*  siècle,  le  niveau  du  confort  s'éleva 
graduellement  :  le  commerce  de  Sienne,  particulièrement 
avec  la  France,  accentua,  comme  nous  Tavons  vu,  la  ten- 
dance au  luxe.  On  vendait  communément  dans  la  ville 
les  riches  soieries  d'Orient,  les  draps  d'or  et  autres 
étoffes  coûteuses  de  France,  les  tapisseries  des  Flandres  ; 
on  fabriquait  d'ailleurs  à  Sienne  du  bon  drap  en  grande 
quantité.  L'industrie  de  la  céramique,  qui  allait  bientôt 
prendre  une  extension  considérable,  était  également  déjà 
née\  On  l'employait  pour  les  assiettes,  les  tasses,  les 
bols  et  les  cruches,  de  même  que  pour  nombre  d'usten- 
siles de  cuisine.  D'une  simplicité  Spartiate,  ces  objets 
étaient  pourtant  d'une  matière  agréable  et  souvent  d'une 
réelle  beauté  de  forme. 

La  chambre  à  coucher  d'une  maison  de  la  classe  moyenne 
contenait  un  grand  lit  flanqué  de  rideaux  :  un  cassone  ou 
coffre  de  mariage,  peint  ou  sculpté,  renfermant  le  plus 
beau  linge  de  ménage  ;  un  siège  haut  et  large  ;  une  table 
et  une  estrade  ou  predella,  posée  près  du  lit  et  de  même 
longueur,  qui  parfois  était  aménagée  pour  servir  de  coffre. 

Les  Siennois,  à  cette  époque,  se  couchaient  sans  che- 
mises de  nuit  et  toujours  à  deux  ou  trois  dans  le  même 
lit.  Pourtant,  au  point  de  vue  de  la  propreté,  leurs  mo- 
dernes descendants  ne  pourraient  guère  leur  en  remon- 
trer :  on  n'omettait  presque  jamais  de  se  laver  les  mains 
avant  les  repas  ;  et,  même  au  xiif  siècle,  l'habitude  du 
bain  quotidien,  importée  par  les  Croisés,  se  répandait 
déjà  parmi  les  gens  des  hautes  classes". 

En  ce  qui  concerne  la  cuisine,  les  renseignements  dé- 
taillés et  précis  ne  nous  manquent  pas.   Deux  livres  de 

1  On  a  découvert  à  Sicune,  à  intervalles,  des  fragments  de  vieille  faïence 
émaillcc.  Plusieurs  tableaux  anciens  en  représentent.   Cf.  ch.  iv,  t.  II. 
-  Heywood,  The  Ensumples,  etc.,  p.  4'^- 


Il6  HISTOIRE    DE    SIENNE 

cuisine  italiens  du  Quattrocento^  contenant  des  recettes 
évidemment  déjà  en  faveur  au  siècle  précédent,  sont 
venus  jusqu'à  nous.  Rédigés  tous  deux  en  Toscane,  l'un, 
en  partie  tout  au  moins,  est  d'origine  siennoise  :  les  re- 
cettes qu'il  fournit,  compliquées  et  difficiles,  révèlent  un 
art  culinaire  déjà  très  avancé. 

A  cette  époque,  comme  à  présent,  les  légumes  for- 
maient le  fond  de  la  nourriture  en  Toscane  :  on  mangeait 
surtout,  en  fait  de  viande,  du  gibier,  du  porc  et  de 
l'agneau  ;  le  bœuf  paraissait  rarement  sur  les  tables  sien- 
noises.  La  plupart  des  plats  étaient  fortement  relevés, 
grâce  à  une  profusion  de  poivre  et  de  gingembre,  de 
clous  de  girofle  et  de  safran  ;  Tail  également,  rapporte 
Zdekauer,  était  considéré  comme  un  légume  recherché 
et  aristocratique  ^ 

Dès  le  xiii''  siècle.  Sienne  était  renommée  pour  ses 
friandises  ;  elle  avait  déjà  la  spécialité  des  cavallucci^ 
que  l'on  appelait  alors  bericuocoli,  et  du  panforte. 

Nulle  part  le  luxe  grandissant  des  Siennois  ne  se  ma- 
nifestait davantage  que  dans  le  costume.  Leurs  relations 
avec  la  France  qui,  alors  comme  aujourd'hui,  donnait  le 
ton  en  matière  de  modes  féminines,  tendaient  à  dévelop- 
per chez  les  femmes  le  goût  des  toilettes  opulentes.  Dès 
1262,  de  respectables  citoyens  sollicitaient  l'intervention 
de  l'Etat  pour  modérer  l'extravagance  de  leurs  épouses. 
Il  fut  alors  prescrit  par  statut  combien  une  dame  pouvait 
porter  de  boutons  de  perle  à  son  corsage,  ainsi  que  la 
longueur  de  sa  traîne,  la  quantité  de  riche  écarlate  qu'elle 
pouvait  employer  pour  une  robe,  le  prix  de  ses  ornements 
d'or  et  d'argent. 

Mais  la  passion  de  la  parure  qui  s'était  emparée  des 
Siennoises  ne  fut  pas  refrénée  pour  cela  ;  elle  ne  cessa  au 

'  Zdclvauer,  La  vita  privata,  etc.,  p.  ug. 


Tl.   8. 


AMISIîOGIO    LORENZETII    LA    l'AlX 

Détail  de  la  fresque  du  Bon  (Gouvernement  de  Sienne, 
Palais  Public.  Sienne. 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIIl"    SIÈCLE  II7 

contraire  de  croître.  Fra  Filippo  de  Lecceto,  l'auteur  de 
Gli  Assenipri^  qui  écrivait  un  siècle  et  demi  plus  tard,  se 
plaint  avec  une  sévérité  toute  monastique  de  ce  «  qu'elles 
portaient  toutes  leurs  pensées  sur  le  maquillage  et  la 
parure  de  leurs  corps  maudits  et  corrompus  ^  »  Déjà  au 
Trecento  elles  commençaient  à  cchancrer  très  bas  leurs 
corsages,  comme  les  Florentines  censurées  par  Dante. 
Non  contentes  de  rehausser  l'attrait  de  leurs  charmes, 
trop  libéralement  étalés,  par  la  richesse  et  la  splendeur 
de  leurs  robes,  elles  usaient  de  façon  extravagante  de 
fards  et  de  poudres,  de  teintures  et  de  lotions.  Dans  un 
sonnet  acéré,  Cecco,  nous  révélant  les  secrets  de  toilette 
de  sa  femme,  énumère  les  cosmétiques  grâce  auxquels  elle 
cherchait  à  plaire  aux  yeux  des  hommes.  Ces  pratiques 
féminines  conservèrent  leur  vogue  pendant  tout  le  Tre- 
cento et  le  Quattrocento.  Saint  Bernardin  ne  se  lassa  ja- 
mais de  dénoncer  la  futilité  des  Siennoises  '.  «  Vous  vous 
fardez,  leur  dit-il,  plus  qu'aucunes  femmes  que  je  con- 
naisse... Ne  voyez-vous  pas  que  vous  vous  flétrissez  vous- 
mêmes  et  provoquez  l'aversion  des  hommes.  Il  en  est 
parmi  vous  dont  la  bouche  empoisonne  grâce  à  ces  fards, 
d'autres  qui  empestent  le  soufre,  d'autres  qui  se  peignent 
le  visage  avec  ceci  ou  avec  cela  ;  et  vous  imposez  toute 
cette  fétidité  à  vos  maris.  Combien  parmi  vous  ont  vu 
leurs  dents  abîmées  par  les  pâtes  que  vous  y  appliquez  ! 
Songez  bien  que  c'est  là  l'œuvre  du  démon  qui  veut  vous 
entraîner  à  une  fin  misérable,  vous  et  vos  maris  \  » 

L'abus   des  cosmétiques  produisait  des  etïets  désas- 
treux. Sacchetti  nous  rapporte  que,  sous  leur  action,  la 


^  Cf.  Fra   Filippo,  Gli  Assempri,  édit.  Carpellini,  Assempro  III,  pp.  20-23. 
Hcywood,  The  Ensamples,  etc.,  p.  99. 

2  Saint  Bernardin,  Le  Predicke  volgari,  etc.,  vol.  III,  pp.  2o5,  206. 

3  Saint  Bernardin,    Le  prediche  volgari,  etc.,   vol.   III,    p.   206.   Cité  par 
Heywood,  Op.  cit.,  p.  io3. 


Il8  HISTOIRE    DE    SIENNE 

plus  belle  femme  se  fanait  en  très  peu  de  temps  comme 
une  fleur  et  vieillissait  prématurément.  Et  les  Sieanoises, 
il  convient  de  le  faire  remarquer,  enduraient  tant  de 
peine  et  d'incommodité  non  pas  pour  trouver  des  maris, 
car  celles  qui  usaient  de  ces  pratiques  étaient  mariées, 
mais  par  pure  vanité  personnelle  ou  pour  courir  à  d'autres 
amours. 

Les  jeunes  filles  siennoises  des  classes  moyennes  et 
supérieures  menaient  une  vie  recluse  :  il  ne  leur  était 
pas  permis  de  se  mêler  aux  hommes,  pas  même  à  ceux 
de  leur  propre  famille.  Souvent  elles  épousaient  en  bonne 
forme  et  en  toute  légalité  des  maris  qu'elles  n'avaient 
jamais  entrevus  avant  que  tout  fût  réglé  et  le  jour  des 
noces  prochain.  Dans  une  société  où  les  conventions 
extérieures  du  mariage  étaient  tout,  et  où  l'on  n'atta- 
chait guère  d'importance  à  sa  réalité  profonde,  faut-il 
s'étonner  que  le  niveau  de  la  moralité  mondaine  ait  été 
bas  ? 

Pourtant,  malgré  ces  inflexibles  règles  sociales,  les 
iiovellieri  nous  apprennent  que  de  véritables  mariages 
d'amour  se  faisaient  parfois,  même  dans  les  hautes 
classes.  Nous  savons  aussi  qu'à  tous  les  échelons  de  la 
société,  des  femmes  réunissant  la  beauté  morale  et  phy- 
sique —  cette  beauté  qui  est  encore  si  souvent  le  partage 
des  Siennoises  —  dédaignaient  l'emploi  des  cosmétiques 
et  se  souciaient  seulement  de  plaire  à  leurs  maris. 

Au  xin°  siècle,  la  prérenaissance  n'avait  presque  rien 
fait  pour  relever  la  situation  de  la  femme.  Les  idées  mo- 
nastiques et  féodales  s'opposaient  encore  à  son  émanci- 
pation. Même  dans  les  villes  libres,  sa  situation  légale 
était  très  inférieure  à  celle  de  l'homme.  On  battait  com- 
munément sa  femme  :  l'Église  l'enjoignait.  Les  prédica- 
teurs prônaient  le  châtiment  corporel  des  épouses,  le 
préconisant  comme   un   devoir  marital,  tout   comme  le 


LA    VIE    A    SIENNE    AU    XIIl''    SIÈCLE  II9 

firent  plus  tard  les  pasteurs  puritains  \  Pendant  dix-sept 
siècles,  le  christianisme  dogmatique  prescrivit  les  verges 
comme  le  remède  le  plus  efficace  contre  rindocilité 
capricieuse  du  sexe  faible. 

Mais,  bien  que  le  mouvement  vers  l'émancipation  de 
la  femme  fût  lent  à  se  dessiner,  à  Sienne  comme  ailleurs, 
il  finit  néanmoins  par  y  aboutir,  sous  Tinfluence  de  la 
Renaissance  ^  Trois  siècles  plus  tard,  le  savoir  des  Sien- 
noises  excitait  l'admiration  d'un  voyageur  anglais  distin- 
gué ^  Enfin,  elles  prirent  une  part  active  et  qui  leur  fait 
honneur  à  la  lutte  suprême  de  leur  ville  pour  l'indépen- 
dance. 

Arrêtons  ici  ce  tableau  trop  court  et  incomplet  de  la 
vie  des  citoyens  dans  la  Sienne  du  xiif  siècle.  Les  grands 
systèmes  du  Moyen  Age  réglaient  encore  en  partie  leur 
existence  ;  mais  le  mouvement  d'affranchissement  était 
commencé  :  ce  fut  dans  les  villes  libres  d'Italie  qu'il  prit 
son  essor,  et  Sienne  y  contribua  largement  dans  sa  pre- 
mière phase. 

'  Cf.  notre  introduction  à  Certaine  Tragicall  Discourses,  de  Geoffrey  Feu- 
ton  (Tudor  Translations  Séries,  London,  D.  Nutt,  1897)  p.  l-lii. 

*  L'essai  de  Casanova  :  La  donna  senese  del  Quattrocento  nella  vita privata 
(dans  le  Bull.  sen.  di  Stor.  Pair.,  anno  VIII,  1901,  fasc.  I,  pp.  S-gS)  constitue 
une  monographie  érudite  et  intéressante  de  la  vie  privée  des  Siennoises  à 
l'époque  de  la  Renaissance. 

^  Hoby,  A  book  ofthe  Travaile  and  lief  ofme,  Thomas  Hoby,  with  diverse 
things  woorth  the  notinge,  journal  manuscrit  au  British  Muséum,  Manuscrits 
Egerton,  2148,  fol.  24. 


CHAPITRE  IX 
AVÈNEMENT  ET  CHUTE   DES  NEUF 

Le  résultat  immédiat  de  la  victoire  de  Montaperti  fut 
de  faire  triompher  le  parti  gibelin  par  toute  la  Toscane. 
Les  Guelfes  de  Florence  s'enfuirent  de  leur  patrie  sans 
attendre  l'arrivée  du  comte  Giordano  et  des  fuorusciti^  et 
se  réfugièrent  àLucques.  Les  Gibelins  assumèrent  le  gou- 
vernement de  la  République.  Le  i3  novembre,  un  traité 
fut  conclu  entre  Sienne  et  Florence  par  lequel  celle-ci 
renonçait  à  ses  prétentions  sur  Montalcino,  Montepul- 
ciano,  Campiglia,  Staggia  et  Poggibonsi\  et  en  quelques 
mois  les  Siennois  eurent  pris  possession  de  ces  forte- 
resses. Sienne  s'assurait  ainsi  de  toutes  les  positions 
importantes  au  nord  et  au  sud  de  son  territoire,  en  même 
temps  qu'elle  commandait  enfin  la  grand'route  de  Rome. 

Non  contents  d'humilier  la  reine  des  cités  guelfes,  les 
Gibelins  voulurent  positivement  raser  Florence':  cette 
proposition  aurait  même  réuni  les  suffrages,  sans  l'oppo- 
sition résolue  de  Farinata  degli  Uberti.  Ils  réussirent  en 
tout  cas  à  cimenter  une  ligue  comprenant,  outre  Sienne 
et  Florence,  Pise,  Prato,  Pistoie,  Colle,  Poggibonsi,  San 
Gemignano  et  San  Miniato.  Seule  des  villes  Toscanes, 
Lucques  offrait  encore  aux  Guelfes  un  asile  sûr. 

Durant  que  s'accomplissaient  ces  événements,  les 
Siennois  s'étaient  vus  excommunier  par  le  pape  Alexandre  ; 

^  Arch.  di  Slalo,  Sienne.  Caleffo  Vecchio,  C.  067,  368,  368'  cl  069^ 
2  Dante,  Infenio,  X,  88-93. 


AVENEMENT  ET  CHUTE  DES  NEUF  121 

mais,  le  pontife  étant  mort  bientôt  après,  la  sentence  fut 
d'abord  laissée  en  suspens  par  son  successeur.  De  fait, 
une  grande  maison  siennoise,  celle  des  Buonsignori, 
continua  à  exercer  Toffice  de  banquiers  et  percepteurs 
de  la  Curie,  en  France,  en  Angleterre  et  en  Allemagne. 
En  1261  et  1262,  ils  furent  encore  désignés  pour  lever  le 
denier  de  Saint-Pierre  et  autres  redevances  papales  per- 
çues en  Angleterre^  et,  jusqu'en  octobre  i263,  nous  les 
y  voyons  opérer  en  qualité  d'agents  du  Saint-Siège.  Mais 
l'excommunication  ne  tarda  pas  à  nuire  au  commerce  de 
Sienne  :  les  débiteurs  malhonnêtes  y  trouvèrent  un  pré- 
texte pour  décliner  de  s'acquitter  envers  ses  négociants. 
Andréa  Tolomei,  qui  écrit  de  Troyes  le  4  septembre  1262, 
mentionne  une  certaine  abbesse  de  Provins  et  d'autres 
qui  avaient  refusé  de  rendre  une  somme  due  à  sa  com- 
pagnie ((  à  cause  de  l'excommunication  ».  Impossible  aux 
Tolomei  d'acheter  maintenant  au  Saint-Père  des  lettres 
menaçant  leurs  débiteurs  en  retard.  Ce  même  personnage 
déclare  par  ailleurs  que  tous  ses  concitoyens  avaient 
quitté  l'Angleterre  parce qu'  «  aucun  n'osait  plus  y  rester  ». 
Assertion  quelque  peu  exagérée,  comme  le  prouvent 
les  Lettres  Papales";  néanmoins,  à  l'époque  où  écrivait 
Andréa,  les  marchands  de  Sienne  avaient  déjà  beaucoup 
souffert  à  l'étranger  de  la  politique  gibeline  de  leurs  con- 
citoyens. Ils  n'arrivaient  plus  à  se  faire  rembourser  leurs 
prêts;  on  les  menaçait  delà  confiscation  de  leurs  biens. 
Faut-il  s'étonner  que  les  Tolomei  et  autres  grands  ma- 
nieurs d'argent  passèrent  alors  avec  ardeur  au  parti 
guelfe  ? 

«  Regesta.  vol.  XXVII,  i  Urbain  IV,  f,  3.  f.  lo  et  F.  33.  Cf.  Calendar  of 
Papal  Registers  relating  to  Great  Britain  and  Irelond,  publ.  par  W.  H. 
Bliss,  D.  C.  L.,  sous  la  direction  du  «  Masler  of  tlie  Rolls  »,  Papal  Letters, 
vol.  I,  pp.  38o,  384-387. 

■^  Regesta,  vol.  XXVII,  3  Urbain  IV,  f.  41  à.  Cf.  Calendar  of  Papal  Regis- 
ters. Papal  Letters,  vol.  I,  p.  386. 


122  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Cependant  le  retrait  partiel  de  la  clientèle  et  de  la 
protection  papales  ne  fut  pas  la  seule  cause  du  déclin 
du  commerce  de  Sienne.  Les  bénéfices  réalisés  au  change 
par  ses  banquiers  avaient  déjà  commencé  à  diminuer. 
Antérieurement  ils  en  avaient  récolté  de  considérables 
à  changer  contre  bon  argent  une  petite  pièce  commode 
détenant  une  forte  proportion  de  métal  commun  ;  les 
sociétés  florentines  avaient  d'ailleurs  aussi  amassé  de 
grosses  sommes  d'argent  par  des  procédés  de  change 
peu  scrupuleux.  Mais,  à  la  longue,  les  clients  des  ban- 
quiers toscans  découvrirent,  les  uns  après  les  autres, 
la  fraude  dont  ils  étaient  victimes,  et  le  profit  que  réa- 
lisaient les  Italiens  à  écouler  des  monnaies  de  mauvais 
aloi  décrut  graduellement.  Alors,  en  i252,  tandis  que 
les  autres  Etats  ne  frappaient  encore  que  des  pièces  d'ar- 
gent, les  Florentins  commencèrent  à  faire  circuler  leur 
florin  d'or.  Cette  pièce,  d'un  module  commode  et  de 
valeur  presque  invariable,  devint  vite  populaire.  Voyant 
que  l'honnêteté  était  la  meilleure  politique,  les  Floren- 
tins, désireux  de  réhabiliter  leur  réputation  de  mon- 
nayeurs,  maintinrent  le  bon  aloi  de  leur  florin.  Par 
contre,  beaucoup  de  banquiers  siennois  persistant  à 
vouloir  changer  des  pièces  altérées  contre  du  bon  argent, 
le  prestige  des  banquiers  florentins  s'accrut  de  tout  ce 
que  perdait  celui  de  leurs  concurrents. 

Dans  la  seconde  moitié  du  siècle,  le  commerce  de  la 
draperie  avait  aussi  commencé  à  péricliter  à  Sienne  à 
cause  de  la  concurrence  de  Florence  et  par  suite  de  la 
rareté  de  l'eau  dans  la  ville.  Les  Florentins,  avec  l'aide 
des  Umiliati,  ordre  religieux  qui  s'intéressait  particuliè- 
rement au  développement  de  l'industrie  lainière  de 
leur  cité  \  s'efforçaient  continuellement  d'améliorer  la 

^  Villari,  op.  cit.,  vol.  I,  pp.  jiS-Sig. 


AVÈNEMENT  ET  CHUTE  DES  NEUF  123 

qualité  de  leur  drap,  tant  en  important  des  laines  plus 
fines  des  Flandres,  d'Espagne  et  d'Afrique,  qu'en  intro- 
duisant des  perfectionnements  dans  leurs  procédés  de 
fabrication.  Les  drapiers  siennois  éprouvèrent  de  plus 
en  plus  de  difficulté  à  soutenir  la  lutte  avec  leurs 
rivaux. 

Une  autre  source  de  ralentissement  pour  le  commerce 
de  Sienne  fut  l'esprit  de  parti  qui  commençait  à  se 
manifester  de  façon  aiguë  chez  ses  banquiers  et  ses 
marchands.  Ce  mal  finit  aussi  par  miner  le  négoce  de 
Florence,  mais  ce  fut  d'abord  à  Sienne  qu'il  porta  grave- 
ment atteinte  à  la  prospérité  nationale  \ 

Toutes  ces  causes  concomitantes  contribuèrent  à 
amener  une  décadence  générale  des  affaires.  Or,  dans 
un  état  démocratique,  la  décadence  commerciale  tend 
toujours  à  affaiblir  le  parti  au  pouvoir. 

Un  incident  regrettable  vint  encore  accroître  les  diffi- 
cultés éprouvées  par  le  gouvernement  gibelin.  Un  jeune 
Siennois,  nommé  Baroccino,  fds  de  Bencivenne  Barocci, 
l'un  des  Vingt-Quatre  et  Gibelin  de  marque,  fut  tué  dans 
une  querelle  par  deux  jeunes  gens  de  nobles  familles, 
Benuccio  Salimbeni  et  Robba  Renaldini.  Désirant,  autant 
que  possible,  inspirer  à  la  turbulente  jeunesse  aristocra- 
tique une  saine  terreur  de  son  autorité,  le  gouvernement 
prit  soin  qu'on  leur  infligeât  une  sentence  très  sévère. 
Les  coupables  furent  condamnés  au  bannissement  perpé- 
tuel; le  palais  Salimbeni  fut  démoli,  une  lourde  amende 
fixée,  et  le  père  de  Benuccio,  maintenu  dans  les  fers 
jusqu'à  ce  qu'elle  fût  payée.  Par  cet  exemple  les  Vingt- 
Quatre  espéraient  mater  l'esprit  de  discorde  qui  commen- 
çait à  jeter  le  trouble  dans  la  cité. 

^  Voir  l'article  du  D''  Casanova  sur  /  Trattaii  Commerciali  délia  Repiih- 
blica  Fiorentina  d'Arias,  dans  le  fasc.  III  du  Bull.  Sen.  di  Stor.  Patria.  de 
1901. 


124  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Toutefois  cette  politique  produisit  l'effet  opposé  :  les 
nobles  supportèrent  mal  la  sévérité  de  la  sentence  qui 
frappait  dans  leurs  rangs  ;  plusieurs  même  firent  alors 
cause  commune  avec  les  ennemis  de  la  République  :  c'est 
ainsi  que  plusieurs  des  Tolomei  et  des  Salimbeni  allèrent 
grossir  les  rangs  des  proscrits. 

Les  fiwruscùi gueUes  vinrent  alors  occuper  la  bourgade 
élevée  de  Radicofani  qui,  malgré  sa  grande  proximité 
de  Sienne,  appartenait  aux  Etats  de  l'Eglise.  Il  ne  fallait 
pas  s'attendre  à  ce  que  les  Siennois  tolérassent  l'établis- 
sement d'une  puissance  hostile,  dans  une  forte  position, 
à  si  petite  distance  de  leurs  murs.  Ils  décidèrent  donc, 
avec  l'aide  des  chevaliers  allemands  qui  se  trouvaient 
encore  chez  eux,  de  déloger  les  proscrits  de  leur  gîte  ;  et 
ils  y  réussirent  après  une  lutte  courte  mais  acharnée,  au 
cours  de  laquelle  vainqueurs  et  vaincus  essuyèrent  des 
pertes  sanglantes. 

Cette  incursion  en  territoire  papal  suscita  de  la  part 
d'Urbain  IV  un  geste  décisif  :  enlevant  sa  protection 
aux  banquiers  siennois,  il  délia  complètement  leurs  débi- 
teurs à  leur  égard.  En  même  temps  il  frappait  Sienne 
d'une  amende  de  dix  mille  marcs  d'argent.  Gomme 
la  Seigneurie  refusait  de  payer,  il  tenta  de  recouvrer 
cette  somme  chez  ceux  qui  se  trouvaient  devoir  de 
l'argent  aux  marchands  de  Sienne,  en  France  et  en  An- 
gleterre. En  novembre  1260,  il  adressait  à  Messer 
Milo,  nonce  papal,  mandat  de  réclamer  quatre  mille 
marcs  à  divers  débiteurs  de  maisons  siennoises  dans 
ces  deux  pays,  puis  d'envoyer  moitié  de  cette  somme 
aux  gens  de  Radicofani  et  moitié  à  lui-même.  Quatre 
mois  plus  tard,  il  enjoignait  au  même  nonce  de  remettre 
six  mille  marcs  à  un  légat  papal,  pour  le  compte  des 
gens  de  Lucques,  à  prélever  sur  l'amende  totale  de  dix 
mille  marcs  qu'il  lui    avait  prescrit   de   se  faire  verser 


AVENEMENT  ET  CHUTE  DES  NEUF  I2D 

par  les  débiteurs  des  négociants  de  la  cite  impénitente'. 
Nonobstant  ces  pertes  et  des  occasions  de  décourage- 
ment, le  gouvernement  poursuivit  vaillamment  la  même 
politique.  Pom*  une  fois,  entraînée  par  un  homme  d'Etat 
plein  de  séduction  et  héroïque,  la  majorité  des  citoyens 
s'éleva  au-dessus  des  considérations  purement  mercan- 
tiles ;  pour  une  fois,  ils  défendirent  avec  une  réelle 
ardeur  la  cause  gibeline.  Avec  Provenzano  Salvani  à  leur 
tête,  ils  se  mirent  bravement  à  Toeuvre  et  s'efforcèrent 
de  fortifier  leur  situation  en  soumettant  plus  complète- 
ment les  seigneurs  féodaux  voisins.  Aldobrandino  Aldo- 
brandeschi  fut  contraint  de  renouveler  le  traité  signé  par 
lui  en  i25i,  d'achever  le  palais  qu'il  avait  commencé  de 
construire  dans  la  ville,  et  de  payer  un  tribut  annuel,  à 
la  fête  de  l'Assomption.  Ils  arrachèrent  les  mêmes  clauses 
auxPannochieschi,  auxVisconti  de  Campigliaetà  nombre 
de  seigneurs  de  moindre  importance.  Il  semblait  vrai- 
ment que  Sienne  réussirait  quand  même  à  braver  la  tem- 
pête, malgré  la  censure  papale. 

Mais,  au  commencement  de  1266,  un  coup  fatal  brisa 
toutes  ses  espérances:  le  28  février,  Manfred,  le  «  biaus 
chevalier,  et  preus  et  sage  »,  fut  tué  sur  le  néfaste  champ 
de  bataille  de  Bénévent.  Villani,  ce  détracteur  par  excel- 
lence de  Sienne,  rapporte  qu'en  apercevant  les  rangs 
serrés  des  Guelfes  florentins,  le  roi  demanda  avec 
angoisse  où  étaient  passés  ses  partisans  de  Toscane. 
Mais    Villani   et  Collenuccio,    l'historien  napolitain  qui 

1  Regesta,  vol.  XXVII,  Curial  Letters,  f.  82,  84  et  89.  Cf.  Calendar  of 
Papal  Begisters,  Papal  Letters,  vol.  i,  pp.  401,  402. 

Nous  avons  lu,  depuis  que  nous  avons  écrit  ce  chapitre,  les  intéressants 
ouvrages  du  D""  Gino  Arias,  /  trattati  commerciali  delta  Repuhblica  Fioren- 
tina,  vol.  I  (Florence,  Le  Monnier,  1901)  et  Stiidi  e  documenti  di  Storia  del 
Biritto  (Florence,  Le  Monnier,  1901).  Lauteur  ne  traite  pas  à  fond  les 
relations  des  banquiers  florentins  et  siennois  avec  la  France  et  l'Angleterre, 
mais  les  nouveaux  documents  qu'il  publie  confirment  nos  conclusions. 
L'article  du  D'  Casanova  sur  le  livre  du  D''  Arias,  dans  le  Bull.  Sen.  di 
Stor.  Patr.,  1901  (fasc.  III,  pp.  461-481)  mérite  qu'on  l'étudié. 


126  HISTOIRE    DE    SIENNE 

reprend  cette  anecdote,  ont  eux-mêmes  fourni  la  réfuta- 
tion de  leurs  propres  allégations.  En  dénombrant  les  forces 
en  présence,  ils  mentionnent  que  la  seconde  aile  de  l'ar- 
mée de  Manfred,  commandée  par  le  comte  Giordano,  se 
composait  de  Gibelins  lombards  et  toscans,  appuyés  de 
quelques  chevaliers  allemands  ^ 

Dans  cette  sanglante  rencontre,  les  braves  Toscans 
furent  presque  anéantis  ;  mais  un  sort  plus  pénible  atten- 
dait leur  chef  :  fait  prisonnier  sur  le  champ  de  bataille, 
on  le  mena  deux  jours  plus  tard  reconnaître  le  cadavre 
de  Manfred.  En  voyant  le  corps  dépouillé  du  prince,  sa 
beauté  défigurée  par  la  mort  et  les  outrages,  il  s'écria 
avec  douleur  :  «  0  mon  maître  !  »  et  se  couvrant  le  visage 
de  ses  mains,  ce  farouche  soldat  pleura  amèrement  ^ 

Maudit  par  les  papes  comme  un  païen  et  un  infidèle, 
un  dragon  venimeux,  un  enfant  de  perdition,  le  plus 
grand  poète  catholique  place  pourtant  Manfred  au  Pur- 
gatoire et  non  dans  l'Enfer.  C'est  là  qu'il  apparaît  à 
Dante,  avec  l'aspect  qu'il  avait  revêtu  au  temps  de  sa 
prospérité  terrestre,  biotido,  e  bello^  e  di  gentil  aspetto^ 
un  sourire  éclairant  son  gracieux  visage.  La  malédiction 
papale,  dit-il,  n'avait  pas  suffi  à  en  faire  un  réprouvé  de 
l'Amour  éternel^. 

La  défaite  des  Gibelins  à  Bénévent  stimula  les  espé- 
rances des  exilés  siennois  :  ils  repartirent  en  guerre  avec 
une  nouvelle  vigueur  et  bientôt  Montepulciano  et  d'autres 
places  importantes  tombaient  entre  leurs  mains.  Déses- 
pérés, les  Siennois  adjurèrent  le  petit-fils  de  Frédéric, 
le  jeune  Gonradin,  de  quitter  son  royaume  d'Allemagne 
pour  venir  à  leur  aide.  Et  voilà  qu'au  même  moment, 
Don  Arrigo,  sénateur  de  Rome,  se  déclara  en  faveur  des 

^  Villani,  Historié,  ed  cit.,  Lib.  VII,  cap.  7,  p.  167. 

-  Malavolti,  Istoria  di  Siena,  Venise,  1699,  Seconda  Parle,  f.  3i^°. 

=*  Danle,  Purg..^  III,  i33,  iS/,. 


A.VENEMENT    ET    CHUTE    DES    NEUF  1 27 

Gibelins  ;  le  i"  décembre  1267,  une  alliance  offensive  et 
défensive  était  conclue  entre  les  Romains  et  les  villes 
gibelines  de  Toscane. 

La  venue  de  Gonradin  avait  précédé  la  signature  de 
ce  traité  :  en  juin  il  arriva  à  Sienne  dont  il  fut  Thôte  fêté 
pendant  près  d'un  mois;  quittant  ensuite  sa  loyale  alliée, 
il  se  dirigea  directement  sur  Rome.  Là,  le  peuple  sortit 
à  sa  rencontre:  en  grande  pompe,  sous  les  bannières 
flottantes,  au  son  des  lyres  et  des  cymbales,  le  jeune  roi 
franchit  le  pont  Saint-Ange  et  chevaucha  le  long  des 
rues  de  la  Ville  Eternelle  où  se  pressait  unegrande  foule. 
Mais  son  triomphe  devait  être  de  courte  durée.  Un  mois 
plus  tard,  il  perdait  sur  le  champ  de  bataille  de  Taglia- 
cozzo  tout  l'enjeu  de  la  lutte,  et,  le  29  octobre  1268,  ce 
petit-fils  du  grand  Frédéric,  le  dernier  de  sa  race  héroïque, 
montait  sur  l'échafaud  à  Naples. 

La  cause  gibeline  semblait  condamnée.  Pourtant  les 
Siennois  persistaient  à  rester  fidèles  à  leur  politique  tra- 
ditionnelle. Tout  espoir  fut  cependant  perdu,  quand  leur 
chef,  Provenzano  Salvani,  fait  prisonnier  à  la  désastreuse 
journée  de  GoUe,  le  11  juin  126g,  eut  été  décapité. 

La  chute  des  Vingt-Quatre  fut  la  conséquence  la  plus 
importante  de  la  défaite  et  de  la  mort  des  principaux 
Gibelins  de  Sienne  :  les  exilés  guelfes  furent  rappelés  et 
le  gouvernement  transféré  à  un  Gonseil  de  trente-six 
membres  recrutés  dans  leur  parti. 

Les  grands  négociants  l'emportaient  donc.  Du  jour  où 
Sienne  avait  été  excommuniée,  ils  s'étaient  montrés  de 
plus  en  plus  tièdes  pour  la  cause  gibeline.  G'étaient 
avant  tout  des  commerçants  et  ensuite  seulement  des 
partisans  de  l'Empereur.  Maintenant  qu'ils  savaient  par 
l'expérience  ce  que  leur  coûtait  la  suppression  de  la 
clientèle  et  de  la  protection  papales,  il  ne  leur  répugnait 


128  HISTOIRE    DE    SIENNE 

nullement  de  renier  leur  principes,  si,  par  là,  ils  pou- 
vaient rétablir  leur  négoce  avec  la  France  et  l'Angle- 
terre. 

Mais  les  riches  bourgeois  qui  formaient  la  faction  d'où 
sortit  le  Monte  des  Neuf  ne  se  contentèrent  pas  de  pos- 
séder une  majorité  suffisante  pour  diriger  la  politique  de 
la  république;  pénétrés  de  l'esprit  départi,  ils  voulurent 
dépouiller  les  autres  classes  de  tout  pouvoir  et  devenir 
les  maîtres  indiscutés  de  la  cité.  Le  28  mai  1277,  ils  réus- 
sirent à  réaliser  ce  dessein  :  il  fut  décidé  au  Conseil  de 
la  Cloche,  que,  seuls,  «  les  bons  marchands  du  parti 
guelfe  »  seraient  dorénavant  éligibles  au  conseil  des 
Trente-Six,  et,  pendant  près  de  soixante-dix  ans,  les 
conseillers  d'État  furent  recrutés  exclusivement  parmi 
les  membres  de  la  classe  dominante*,  les  nobles  et  les 
ordres  inférieurs  étant  tenus  à  l'écart  de  toute  participa- 
tion au  gouvernement. 

Mais  la  force  appelle  la  force,  la  violence  provoque  la 
violence.  Par  sa  passion  effrénée  du  pouvoir,  le  Monte 
des  Neuf  fit  éclore  à  Sienne  cette  maladie  de  la  STao-iç,  ou 
esprit  factieux,  qui,  suivant  Aristote,  est  le  mal  le  plus 
pernicieux  dont  puisse  être  atteint  un  Etat  démocratique  : 
d'autres  partis  se  formèrent  en  vue  d'abattre  la  domina- 
tion de  la  ploutocratie.  La  noblesse,  d'une  part,  les 
petits  commerçants  et  artisans,  de  l'autre,  s'unirent 
étroitement  :  leur  but,  comme  celui  des  Noue,  n'était  pas 
seulement  de  prédominer,  mais  encore  d'écraser  leurs 
rivaux  et  de  les  dépouiller  de  leurs  droits  civiques  essen- 
tiels. 

C'est  ainsi  que  se  constituèrent  nettement  les  premiers 
de  ces  Monti  ou  Ordini,  dont  l'àpre  esprit  de  parti  fut 
la  cause  principale  mais  non  pas  unique,  tant  s'en   faut, 

^   Le  Conseil  fut  réduit  à  quinze  membres  en  1280  et   à  neuf  en  ii85. 


AVKNEMENT    ET    CHUTE    DES    NEUF  129 

de  la  décadence  de  Sienne.  Le  mal  allait  en  croissant  de 
génération  en  génération  ;  les  énergies  des  citoyens  s'é- 
puisaient en  luttes  civiles.  «  L'Italie,  dit  Geoffroy  Fenton 
dans  sa  version  de  l'histoire  siennoise  d'Anselmo  Salim- 
beni  et  Angelica  Montanini,  est  par  excellence  le  maga- 
sin de  factions,  le  marché  de  tumultes  et  de  troubles  du 
monde  entier.  »  Et  nulle  part  dans  la  péninsule  la  folie 
des  factions  ne  causa  plus  de  malheurs  à  l'Etat  qu'à 
Sienne. 

L'âpreté  grandissante  des  luttes  de  classes  ne  fut  d'ail- 
leurs pas  le  seul  résultat  de  la  politique  des  Neuf.  Exclus 
par  la  force  de  la  conduite  des  affaires  publiques,  beau- 
coup de  nobles  passaient  leur  temps  à  vider  leurs  que- 
relles de  familles,  tandis  que  d'autres  allaient  grossir  les 
rangs  des  compagnies  de  mercenaires  qui  commençaient 
alors  à  s'abattre  sur  l'infortunée  Italie.  Dépourvus  main- 
tenant de  chefs  militaires,  les  bourgeois  ne  songeaient 
de  plus  en  plus  qu'à  acquérir  la  richesse.  L'esprit  guer- 
rier s'éteignit  parmi  eux.  Incapables  de  mener  une  cam- 
pagne, ils  perdirent  de  vue  ce  que  l'on  doit  au  prestige 
de  l'État.  Ils  ne  désiraient  qu'une  chose,  la  paix,  la  paix 
à  tout  prix. 

L'idéal  de  cette  oligarchie  marchande  a  été  immor- 
talisé par  Ambrogio  Lorenzetti.  Sur  les  murs  de  la  Salle 
de  la  Paix,  au  Palais  Public,  il  a  symbolisé  la  conception 
où  se  complaisaient  les  Neuf  de  leur  gouvernement  et 
de  ses  effets  sur  Sienne  et  son  contado.  La  composition 
entière  n'est  qu'une  glorification,  sous  forme  de  fresque, 
du  régime  ploutocratique,  dont  la  principale  qualité 
semble  être  de  savoir  rendre  justice  avec  élégance  à  ses 
propres  mérites.  Impossible  en  effet  d'égaler  la  vertu  et 
la  noblesse  d'àme  dont  le  bon  apôtre  de  capitaliste  se 
croit  revêtu  ou  dont  le  parent  ses  adulateurs. 

Tout  en  ne  cessant  de  dénoncer  en   leurs  adversaires 


l3o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

deTaristocratie  des  amis  de  la  tyrannie,  les  Neuf  ne  sem- 
blent pas  s'être  jamais  avisés,  non  plus  que  leurs  parti- 
sans, qu'ils  n'étaient  eux-mêmes  pas  autre  chose  que  des 
tyrans,  et  de  la  pire  espèce  :  leur  arbitraire  ne  se  restrei- 
gnait pas  en  effet  à  la  politique,  il  s'exerçait  dans  toutes 
les  phases  de  l'existence  des  citoyens,  dans  leurs  rela- 
tions sociales  et  commerciales  comme  sur  les  affaires 
publiques.  L'acquisition  de  la  richesse  étant  le  seul 
objet  du  parti  au  pouvoir,  lorsqu'une  guerre  survenait, 
le  gouvernement  se  trouvait  en  désarroi.  Gomme  les 
autres  Etats  italiens  qui  avaient  dépouillé  leur  noblesse 
de  ses  droits  civiques  et  consacraient  toutes  leurs  éner- 
gies à  la  poursuite  de  l'argent,  Sienne  était  obligée  d'a- 
cheter les  services  de  mercenaires;  comme  les  autres 
Etats  également,  les  Siennois  trop  amollis  ne  pouvaient 
tenir  en  main  les  condottieri  qu'ils  stipendiaient.  Il  en 
résultait  que  les  serviteurs  devenaient  les  maîtres.  Ces 
armées  mercenaires  erraient  où  il  leur  plaisait  par  la 
péninsule,  vivant  sur  le  peuple,  et  arrachaient  partout 
des  tributs  aux  faibles  gouvernements  bourgeois  pour 
les  laisser  en  repos. 

Obéissant  à  une  passion  aveugle  et  effrénée  pour  la 
paix,  le  nouveau  gouvernement  s'allia  étroitement  avec 
Florence  :  aucun  geste  n'aurait  pu  être  plus  imprévoyant, 
plus  funeste  pour  les  intérêts  vitaux  de  Sienne.  Trois 
mesures  s'imposaient  alors  en  effet  pour  l'empêcher  de 
descendre  au  rang  de  puissance  de  quatrième  ordre.  En 
premier  lieu,  il  importait  au  progrès  de  ses  industries 
que  la  ville  fût  abondamment  pourvue  d'eau.  En  second 
lieu  son  gouvernement  aurait  dû  acquérir  ou  construire 
un  bon  port,  d'abord  facile,  et  encourager  par  tous  les 
moyens  le  développement  d'une  marine  marchande. 
Enfin,  l'intérêt  de  Sienne  lui  commandait  de  conclure 
une  alliance  étroite    et   durable  avec   Pise  dans  le  but 


M.  ç.- 


INTERIEUR    DE    L  EGLISE    DE    SAN    AXTIMO 


ri.  lu. 


l.E    l'Ai. AÏS    TOLO.MEI,     SlliNXE 


AVÈNEMENT  ET  CHUTE  DES  NEUK  l3l 

d'empêcher  Florence  d'accéder  librement  à  la  mer.  Or 
les  Neuf  tentèrent  bien,  dans  une  faible  mesure,  de  remé- 
dier sur  les  deux  premiers  points  à  l'état  de  choses  exis- 
tant :  ils  édifièrent  ainsi  de  nouvelles  fontaines  dans  la 
ville  et  essayèrent,  toujours  en  vain,  comme  l'avaient 
fait  leurs  prédécesseurs,  de  retrouver  le  cours  d'eau  fabu- 
leux de  la  Diana  ;  ils  acquirent  aussi,  des  moines  de  San 
Antimo,  le  port  de  Talamone  ;  mais,  loin  de  conclure 
alliance  avec  Pise,  ils  s'unirent  aux  Florentins.  Et  long- 
temps Sienne  se  contenta  de  tirer  les  marrons  du  feu 
pour  son  astucieuse  rivale  :  au  lieu  d'atténuer  les  effets 
néfastes  de  sa  rivalité  commerciale  avec  la  république 
voisine,  Sienne  ne  faisait  que  les  aggraver  en  procurant 
au  négoce  florentin  de  nouveaux  moyens  d'expansion. 

Les  résultats  parurent  d'abord  justifier  la  politique  des 
Neuf.  La  cité  vit  assez  rapidement  croître  sa  richesse. 
Même  la  faillite  de  la  Grande  Tavola,  l'importante 
société  des  Buonsignori,  en  i3o4,  ne  compromit  pas 
trop,  sur  le  moment,  sa  solidité  commerciale  \  La  répu- 
blique voyait  ses  frontières  s'étendre,  ses  campagnes 
gagner  en  sécurité  ;  et  même  la  visite  du  héros  favori  de 
Dante,  «  le  dernier  représentant  de  cet  idéal  impérial  qui 
embrassait  tout  »,  n'ébranla  pas  la  situation  du  gouver- 
nement guelfe,  ni  ne  réveilla  chez  les  Siennois  l'enthou- 
siasme éteint  d'une  génération  plus  désintéressée. 
Henri  VII  ne  roulait  guère  sur  l'or,  défaut  capital  chez 
un  souverain,  aux  yeux  de  bourgeois  cossus.  Si  ces  der- 
niers éprouvèrent  quelque  appréhension  à  l'approche  de 
l'Empereur,  cette  émotion  fut  bientôt  dissipée.  Il  pour- 
suivit son  chemin,   désappointé  de  voir  que  la   ville   ne 

'  Ce  n'est  qu'en  i344  que  la  Papauté  intenta  uue  action  pour  recouvrer  les 
sommes  dues  au  Saint-Siège.  Les  principales  causes  de  la  déconfiture  des 
Buonsignori  furent  :  a)  la  concurrence  des  banques  florentines  :  h)  des  dis- 
sentiments entre  les  associés.  Ct.  Arias,  Studi  e  Documenii,  pp.  1-19,  p.  3i, 
Doc.  1. 


l32  HISTOIRE    DE    SIENNE 

lui  était  pas  livrée,  pour  aller  mourir  à  Buoncouvento, 
à  six  lieues  de  là. 

Le  sort  semblait  favoriser  la  faction  dominante.  Elle 
avait  trouvé  un  allié  fidèle  en  Robert  d'Anjou,  roi  de 
Naples,  et  son  seul  ennemi  sérieux,  Uguccione  délia 
Faggiola,  seigneur  de  Lucques  et  de  Pise,  chef  des  Gibe- 
lins de  Toscane,  dut  s'enfuir  du  pays,  une  insurrection 
ayant  éclaté  dans  les  villes  dont  il  venait  d'acquérir  la 
suzeraineté.  Cependant  les  résultats  naturels  de  la  poli- 
tique intérieure  des  Neuf  avaient  déjà  commencé  à 
se  faire  sentir.  Les  nobles,  ne  trouvant  plus  dans  la 
défense  d'une  juste  cause  l'emploi  de  leurs  énergies, 
se  mirent  à  se  quereller  entre  eux.  Le  17  avril  i3i5  les 
Salimbeni  et  les  Tolomei  se  livrèrent  un  véritable  combat  : 
toute  la  cité  avait  pris  les  armes.  Le  gouvernement  se 
détermina  à  une  mesure  décisive  :  plaçant  une  torche 
allumée  à  l'une  des  fenêtres  du  palais  de  la  Seigneurie, 
il  lança  une  proclamation  déclarant  que,  si  les  Salim- 
beni et  les  Tolomei  ne  venaient  pas  déposer  leurs  armes 
sur  la  place  avant  qu'elle  fût  consumée,  les  uns  et  les 
autres  seraient  déclarés  coupables  de  forfaiture  et  leurs 
biens  confisqués  ^ 

Devant  cette  menace  les  deux  maisons  se  soumirent 
et  firent  officiellement  la  paix  ;  en  réalité  elles  ne  renon- 
cèrent nullement  à  la  vendetta  qui  les  mettait  aux  prises. 
Ce  fut  là  une  des  premières  crises  de  cette  maladie  de 
la  stasis  qui  empoisonnait  le  sang  de  l'Etat  et  paralysait 
ses  énergies.  Pendant  de  longues  années  cette  querelle 
continua  à  agiter  périodiquement  la  ville.  Et  les  Tolomei 
ne  se  contentaient  pas  seulement  d'attaquer  leurs  vieux 
concurrents  en  affaires,  ils  conspirèrent  plus  d'une  fois 

'  Frammento  di  unacronachetta  senese  d'anonimo  del  secolo  XIV.Sienni\ 
Sourds-muets,  1893,  pp.  i5,  16.  Malavolti  place  ces  événements  à  ladatodu 
16  avril.  Cf.  Malavolti,  éd.  cit.,  Sec.  parte,  p.  75. 


AVÈNEMENT  ET  CHUTE  DES  NEUF  l33 

avec  quelques-unes  des  ghildes  populaires  pour  renverser 
le  gouvernement.  En  i3i8,  les  notaires  et  les  bouchers, 
alors  alliés  aux  Tolomei,  s'insurgèrent  :  se  précipitant 
sur  la  grand'place  aux  cris  de  «  Mort  aux  Neufî  ^),  ils 
assaillirent  le  Palais  Public  ;  mais  ils  furent  repoussés 
et  chassés  du  Campo  ;  le  gouvernement  fit  démolir  le 
palais  de  M.  Deo  Gucci  de'  Tolomei  et  décapiter  plusieurs 
bouchers.  Les  Neuf,  malgré  leur  victoire  facile  sur  les 
classes  exclues  du  pouvoir,  ne  surent  cependant  pas 
maintenir  la  paix  dans  la  cité  :  les  Salimbeni  et  les  Tolo- 
mei reprirent  leur  lutte  acharnée  et,  en  iSig,  ces  der- 
niers tentèrent  encore,  avec  l'aide  des  bouchers,  un  coup 
de  force  qui  avorta. 

Enfin,  en  i326,  voyant  que  les  Neuf  se  montraient 
décidément  incapables  de  faire  régner  Tordre  dans  la 
ville,  le  Sénat,  réuni  en  séance  extraordinaire,  se  résolut 
à  appeler  à  son  aide  un  prince  étranger.  Sérieusement 
alarmés  par  les  progrès  victorieux  de  Gastruccio  Castru- 
cane,  seigneur  de  Lucques,  les  Florentins  avaient  déjà 
sollicité  l'appui  du  duc  de  Calabre,  fils  du  roi  de  Naples, 
et  lui  avaient  transféré  la  suzeraineté  de  leur  ville  pen- 
dant dix  années  :  les  Siennois  offrirent  à  leur  tour  à  ce 
prince  le  droit  d'élire  leur  podestat  pendant  cinq  années, 
à  condition  qu'il  se  soumît  à  leur  loi  \  Le  duc  ayant 
agréé  cette  offre,  arriva  à  Sienne  avec  des  forces  consi- 
dérables, sur  quoi  Salimbeni  et  Tolomei  firent  aussitôt 
la  paix. 

Mais  cette  trêve  ne  fut  pas  de  longue  durée.  En  1828, 
le  duc  mourut  :  la  même  année,  une  grande  famine  désola 
toute  l'Italie,  accompagnée  de  son  cortège  de  troubles  et 
d'épidémies  :  le  peuple,  misérable,  affolé  par  la  faim, 
pilla  les  boutiques  de  la  grand'place  et  vint  cogner  aux 

1  Muratori,  Rer.  liai.  Script.,  l.  XY,  Cronica  Senese  di  Andréa  Dei  e 
Agnolo  di  Tara,  p.  gS,  note. 


l34  HISTOIRE    DE    SIENNE 

portes  du  Palais  de  la  Seigneurie  en  demandant  du  pain. 
Les  Neuf  pendirent  plusieurs  émeutiers,  mais  firent  peu 
de  chose  pour  alléger  les  souffrances  des  indigents.  Sans 
la  patriotique  philanthropie  du  recteur  de  l'hôpital, 
M.  Giovanni  di  Tese  Tolomei,  la  mortalité  causée  par  la 
famine  et  la  peste  qui  suivit  aurait  été  désastreuse. 

Ces  troubles  passés,  Sienne  fit  preuve,  comme  d'habi- 
tude, d'une  puissance  de  renouveau  extraordinaire.  Luttes 
intestines,  faillites,  famine,  peste,  rien  ne  détruisait  sa 
vitalité  meiveilleuse  :  au  cours  des  deux  décades  qui 
suivirent  la  grande  famine,  les  princes  du  négoce  siennois 
continuèrent  à  accroître  rapidement  leurs  fortunes.  La 
richesse  des  Salimbeni,  par  exemple,  était  énorme  • 
Agnolo  di  Tura  nous  rapporte  qu'en  iSSy  l'intendant  de 
cette  importante  maison  eut  à  répartir  entre  les  seize 
branches  de  la  famille  un  revenu  de  cent  mille  florins 
d'or  ^  L'année  suivante,  les  Salimbeni  importèrent,  en 
soie,  pour  une  valeur  de  cent  trente  mille  florins  d'or  ;  et 
les  citoyens  étaient  tellement  contents  de  leurs  affaires 
qu'en  quelques  mois  tout  fut  vendu. 

Toutefois  il  convient  de  remarquer  que,  durant  la 
période  ascendante  des  Neuf,  les  marchands  siennois 
n'affectaient  pas  exclusivement  leurs  richesses  à  des 
dépenses  personnelles  ;  le  luxe  et  la  cupidité  grandis- 
saient parallèlement,  mais  il  se  trouvait  encore  des 
citoyens  qui  déliaient  généreusement  leur  bourse  en 
faveur  d'entreprises  publiques  importantes.  Le  Dôme 
comme  l'hôpital  profitèrent  largement  des  dons  et  legs 
de  banquiers  et  de  riches  négociants,  qui,  dans  leurs 
vieillesse  ou  sur  leur  lit  de  mort,  rachetaient  habituelle- 
ment ainsi  les  injustices  et  le  péché  d'usure  qu'ils  avaient 
commis  leur  vie  durant.  En  même  temps  que  s'accrois- 

1    Malavolli.  éd.  cil.,  Seconda  Parte,  Libro  Quiulo,  p.  85. 


l'I.  11. 


Ul    PALAIS    l{UONSI(;\Oni,    SIEXNE 


I 


AVÈNEMENT  ET  CHUTE  DES  NEUF  l35 

sait  en  nombre  la  classe  riche  et  oisive,  les  arts  deve- 
naient de  plus  en  plus  florissants.  Giovanni  Pisano,  qui, 
jeune  homme,  était  déjà  venu  à  Sienne  pour  aider  son 
père  à  la  construction  de  la  grande  chaire,  y  fut  rappelé 
en  1284  pour  diriger  les  travaux  de  la  nouvelle  façade  de 
la  cathédrale  \  Une  école  de  peinture  naissait,  dont  les 
maîtres  reçurent  d'importantes  commandes  du  gouverne- 
ment. Duccio  peignait  son  grand  tahleau  d'autel  qui, 
au  son  des  tambours,  des  trompettes  et  des  flûtes,  fut 
porté  en  procession  solennelle  au  Dôme  par  les  mem- 
bres du  Conseil  des  Neuf  et  les  magistrats  de  la  Commune 
suivis  d'un  grand  cortège  de  prêtres  et  de  religieux  -. 
L'art  exquis  de  Simone  Martini  décorait  les  murs  de  la 
Salle  de  la  Mappemonde,  au  Palais  de  la  Seigneurie. 
Ambrogio  Lorenzetti  embellissait  de  ses  fresques  remar- 
quables la  Salle  de  la  Paix.  On  demanda  à  un  peintre, 
Lippo  Memmi,  de  dessiner  un  projet  pour  l'achèvement 
de  la  tour  du  Palais  *.  Enfin,  en  iSSg,  les  Siennois  déci- 
dèrent d'ériger  une  cathédrale  plus  grande  et  plus  magni- 
fique que  toutes  celles  d'Italie,  en  utilisant  le  chœur  et 
la  nef  de  celle  existante  pour  en  faire  le  transept  du  nouvel 
édifice. 

Mais  le  prestige  splendide  de  l'art  siennois  ne  suffisait 
pas  à  voiler  les  maux  dont  souffrait  l'Etat.  Les  travaux 
entrepris  par  le  gouvernement  devaient  leur  importance 
au  fait  que,  pendant  ces  premières  décades  du  xiv®  siècle, 
la  cité  possédait  un  immense  surplus  d'argent.  11  ne 
régnait,  au  fond,  chez  les  citoyens  qu'un  médiocre  esprit 
de  dévouement  à  la  chose  publique.  Les  offrandes  à 
l'Œuvre  de  la  Cathédrale  diminuaient  plutôt  qu'elles  ne 

*  Cette  façade  fut  démolie  moins  dun  siècle  plus  tard,  lorsqu  ou  agrandit 
la  cathédrale  ;  cf.  eh.  i,   t.  II. 

-  Le  9  juin  i3io. 

'  Lisini,  Chi  fu  l'architetlo  dclla  Tone  del  Mangia ?  dans  les  Mise.  Stov. 
Sen.,  vol.  II  (1894),  p.  i3i. 


l36  HISTOIRE    DE    SIENNE 

se  multipliaient.  Depuis  soixante  ans  le  goût  de  la 
richesse  et  du  luxe  s'était  progressivement  accru  chez  les 
membres  les  plus  opulents  de  la  classe  dominante.  Déjà, 
dans  la  première  période  du  régime  des  Neuf,  d'hypo- 
crites avares,  tel  le  père  de  Cecco  Angiolieri,  s'enrôlaient 
dans  un  ordre  de  frères  lais,  les  Frati  Gaudenti^  et  se 
dérobaient  ainsi  à  l'obligation  de  consacrer  une  partie 
de  leur  temps  au  service  de  l'Etat  ^  Et  des  enfants  pro- 
digues succédaient  à  des  parents  cupides  :  les  fils  de 
négociants  heureux  en  affaires  dépensaient  au  jeu,  avec 
les  femmes  et  en  coûteuse  chère,  l'argent  amassé  laborieu- 
sement par  leurs  pères.  La  brigata  spendereccia  de  Dante 
faisait  retentir  la  ville  des  échos  de  ses  débauches.  On 
entendait  dans  les  rues  les  joyeuses  chansons  de  Pro- 
vence, et  «  le  son  de  la  musique  allemande  »  traversait 
«  l'air  ».  Les  Sonnets  des  Mois  de  Folgore  de  San  Gemi- 
gnano  nous  offrent  douze  tableaux  de  la  vie  prodigue  et 
luxueuse  que  menait  alors  la  jeunesse  dorée  de  Sienne  : 
elle  passait  son  temps  à  satisfaire  ses  sens,  cherchant 
toujours  de  nouveaux  plaisirs  et  les  jouissances  de  l'or- 
gueil. Cette  jeunesse  avait  perdu  de  vue  l'idéal  du 
Moyen  Age  ;  au  xiii*  siècle,  celui  des  républiques  grec- 
ques, l'idéal  civil,  avait  temporairement  remplacé  l'idéal 
féodal  et  chevaleresque  du  siècle  précédent,  mais  son 
règne  fut  de  courte  durée.  Les  membres  de  la  classe 
riche,  pour  la  plupart,  se  consacrèrent  bientôt  exclusi- 
vement à  l'accumulation  de  la  richesse  et  à  la  poursuite 
sans  frein  du  plaisir.  Ils  devinrent  de  plus  en  plus  tjTan- 
niques,  de  plus  en  plus  insouciants  du  bien-être  des 
pauvres  citoyens,  de  plus  en  plus  prodigues  et  déréglés 
dans  leur  luxe.  A  la  hn,  une  série  de  catastrophes,  acca- 
blante, irrésistible,  changea  leurs  chants  en  lamentations. 

'   D'Aucon.i,  Cecco  Angiolieri  du  Sioia,  dans  Sliidj  di  Crilica  c  Sioria  Let- 
lerarifi,  pp.  113-119.  Malavolli,  cd.  cit.^  sec.  parte,  Libro  Tcrzo,  t'.  5i. 


AVÈNEMENT  ET  CHUTE  DES  NEUF  1 'îj 

De  i34i  à  i344,  près  de  trente  sociétés  commerciales 
florentines  firent  faillite,  entraînant  de  nombreux  mar- 
chands guelfes  de  Sienne  dans  leur  ruine.  Le  Saint- 
Siège,  qui  avait  également  éprouvé  des  pertes  par  suite 
de  la  crise  financière  de  Florence,  réclama  aux  Buonsi- 
gnori  le  paiement  d'une  somme  énorme  qui  n'avait  jamais 
été  versée  à  la  Curie  depuis  la  déconfiture  de  la  Grande 
Tavola,  quarante  ans  auparavant.  N'obtenant  pas  satis- 
faction, le  Pape  mit,  en  i345,  Sienne  en  interdit.  Mais 
elle  ignorait  encore  la  plus  terrible  des  calamités  qui 
l'attendaient  :  un  beau  jour  de  printemps,  trois  ans  plus 
tard,  un  spectre  décharné  parcourut  de  son  vol  les  rues 
de  la  ville,  en  frappant  à  la  porte  de  maint  palais  orgueil- 
leux. 

C'est  l'été  de  i347  ^}^^  ^^  Mort  Noire  fit  son  apparition 
en  Italie  :  Gênes  fut  la  première  touchée.  Les  Toscans  se 
plaisaient  à  dire  que  Dieu  avait  déchaîné  la  peste  sur  les 
Génois  parce  qu'ils  avaient  aidé  les  Turcs  à  massacrer  les 
chrétiens  \  Mais  ce  fléau  nouveau  et  effrayant  ne  choisis- 
sait pas  ses  victimes  :  il  ;|s'abattit  bientôt  aussi  sur  les 
Siennois  et  les  Florentins,  et  avec  plus  de  furie  encore 
que  sur  les  Liguriens  impies.  De  mai  à  octobre  i348  -,  la 
mortalité  fut  si  grande  que  beaucoup  trépassèrent  sans 
confession  et  sans  viatique.  Bien  plus,  les  vivants  ne 
suffisaient  plus  à  enterrer  les  morts,  et  ceux  qui  trouvaient 
une  tombe  étaient  entassés  comme  des  chiens  et  inhumés 
sans  office.  «  Dans  beaucoup  d'endroits  de  la  ville, 
raconte  Agnolo  di  Tura,  on  avait  ouvert  de  vastes  tran- 
chées, où  l'on  jetait  les  corps  en  les  recouvrant  d'un  peu 
de  terre.  Ensuite  on  plaçait  d'autres  corps  par-dessus  en 
les  recouvrant  encore  de  terre,  et  ainsi  on  les  étendait  par 
couches  successives  jusqu'à  ce  que  la  tranchée  fût  rem- 

>  Aguolo  di  Tara,  éd.  cit..  col.  io5,  iic. 
-  Agnolo  di  Tura,  éd.  cit.,  col.  122. 


l38  HISTOIRE    DE    SIENNE 

plie.  Et  moi,  Agnolo  di  Tiira,  qu'on  appelle  Grasso,  j'ai 
enterré  de  mes  propres  mains  cinq  de  mes  enfants  dans 
une  tranchée  et  bien  d'autres  firent  de  même.  Et  quelques- 
uns  des  cadavres  étaient  si  mal  recouverts  que  les  chiens 
les  déterraient  et  les  dévoraient...  Et  les  cloches  ne 
sonnaient  pas  et  personne  ne  pleurait,  quelle  que  fût 
la  grandeur  de  son  deuil,  car  chacun  songeait  que  sa 
fin  était  proche.  Et  cela  continua  ainsi  au  point  que 
nul  ne  croyait  qu'une  seule  âme  survivrait.  Et  beau- 
coup d'hommes  pensèrent  et  dirent  :  «  C'est  la  fin  du 
monde  '  » . 

Agnolo  rapporte  que  quatre-vingt  mille  personnes  péri- 
rent ainsi  à  Sienne  et  aux  alentours.  Un  autre  chroniqueur 
écrit  que  soixante-cinq  mille  moururent  dans  la  ville  pro- 
prement dite  et  qu'il  n'en  resta  que  quinze  mille 
vivantes. 

Et  tout  d'abord  les  survivants  terrorisés  ne  pensèrejit 
qu'à  la  religion.  Ils  s'efforçaient  d'apaiser  la  colère  divine 
et  de  gagner  la  faveur  de  la  Vierge  par  des  offrandes  : 
on  donna  ainsi  beaucoup  d'argent  aux  églises  ;  on  com- 
mença à  édifier,  au  pied  de  la  grande  tour  du  Palais  de 
la  Seigneurie,  une  chapelle  dédiée  à  la  Protectrice  de  la 
cité  ;  on  éleva  aussi  beaucoup  d'autres  oratoires  en  dif- 
férents quartiers.  Mais,  quand  le  péril  fut  bien  passé, 
l'inévitable  réaction  se  produisit.  «  Les  gens  qui  avaient 
échappé  à  la  peste,  nous  raconte-t-on,  voulurent  se 
divertir  et  ne  pensèrent  qu'à  mener  joyeuse  vie...  Et  ils 
se  donnèrent  au  plaisir  et  au  festoiement.  Car  il  semblait 
à  chacun  qu'il  avait  reconquis  le  monde  -.  » 

Pendant  ce  temps,  au  milieu  de  la  dislocation  générale 
de  la  société,  dans  les  années  qui  suivirent  le  passage  du 


*  Agnolo  di  Tara,  éd.  cit.,  col.   lïi. 

-  Agnolo  di  Tura,  e'rf.  cit.,  col.  i.i4>  i'-^5. 


AVÈNEMENT  ET  CHUTE  DES  NEUF  l?)() 

fléau,  les  Neuf  se  montraient  plus  que  jamais  incapables 
d'imposer  leur  autorité  aux  classes  dépouillées  de  leurs 
droits  et  de  maintenir  l'ordre  dans  la  cité.  Une  période 
de  mauvaises  affaires  avait  causé  un  mécontentement 
universel  et  gravement  compromis  la  situation  du  Monte 
au  pouvoir.  Les  nobles  continuaient  à  enfreindre  les  lois 
avec  impunité.  Homicides  et  attentats  se  multipliaient. 
Le  gouvernement  arbitraire  et  corrompu  des  riches  bour- 
geois chancelait  lentement  vers  sa  chute.  L'an  i355 
amena  sa  fin. 

Au  printemps,  l'Empereur  Charles  IV  arriva  à  Sienne. 
Homme  de  sang-froid,  dépourvu  d'ambition  et  d'idéal, 
incapable  d'enthousiasme,  le  petit-fils  du  héros  de  Dante 
était  descendu  en  Italie  plutôt  en  quête  de  richesses  que 
d'honneurs  ;  aussi  les  nobles  le  gagnèrent-ils  aisément 
au  parti  de  la  révolte.  Après  avoir  conclu  un  pacte  secret 
avec  lui,  ils  se  coalisèrent  avec  le  bas-peuple  et  attaquè- 
rent avec  succès  le  Palais  de  la  Seigneurie.  Les  Neuf 
furent  chassés.  Les  Prieurs  des  Arts  majeurs  et  leurs  par- 
tisans furent  traqués  comme  des  bêtes  sauvages  par  les 
rues  de  la  ville.  <(  Personne  n'en  eut  pitié,  dit  un  chro- 
niqueur, tous  les  réprouvaient.  »  Le  gouvernement  fut 
confié  aux  mains  d'une  assemblée  de  douze  citoyens, 
recrutés  principalement  parmi  les  petits  commerçants. 
En  même  temps,  il  fut  décidé  que  les  nobles  éliraient  un 
second  conseil  de  douze  membres,  qui  s'appellerait  le 
Collège,  et  que  la  magistrature  suprême  consulterait  sur 
certaines  matières  nettement  spécifiées. 

Ce  changement  de  gouvernement  ne  fit  qu'aggraver  les 
maux  dont  souffrait  l'Etat.  Les  Douze,  comme  leurs  pré- 
décesseurs, ne  considéraient  que  les  intérêts  d'un  seul 
Monte,  et  bientôt  ne  furent  plus  que  de  simples  porte- 
paroles  de  la  classe  moyenne  inférieure.  Ils  ne  songeaient 
qu'à  la  favoriser  matériellement  et  à  faire  du  tort  aux 


l4o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

bourgeois  plus  riches.  Le  système  d'exclusion  pratiqué 
par  les  Neuf  fut  repris  par  leurs  successeurs.  La  lutte 
entre  les  Ordini  rivaux  devint  de  plus  en  plus  aiguë.  Le 
patriotisme  semblait  mort  chez  les  Siennnois  :  tous  pen- 
saient à  leur  parti,  nul  au  bien  de  TEtat. 


CHAPITRE  X 
LES  DOUZE   ET  LES  «  RÉFORMATEURS  » 

Pendant  soixante-dix  ans,  Sienne  avait  été  gouvernée 
par  de  riches  bourgeois  ;  puis  une  oligarchie  de  petits 
commerçants  venait  de  succéder  à  celle  de  la  noblesse 
d'argent.  Ce  changement  ne  constituait  pas  une  amélio- 
ration. Le  nouveau  gouvernement  s'appropria,  en  les  exa- 
gérant, les  erreurs  les  plus  funestes  de  la  politique  des 
Neuf.  Une  fois  au  pouvoir,  il  se  montra  encore  plus  arro- 
gant, plus  arbitraire,  plus  insouciant  du  bien  de  la  com- 
munauté que  ses  prédécesseurs.  Et  le  nouveau  régime  ne 
se  signala  pas  seulement  par  sa  cruauté  et  son  égoïsme, 
il  eut  pour  défaut  capital  le  plus  néfaste  qui  puisse  affli- 
ger le  pouvoir  :  une  faiblesse  et  une  incapacité  absolues. 
Les  Douze  furent  bien  le  pire  gouvernement  dont  ait 
jamais  été  pourvu  cet  Etat  pourtant  si  mal  partagé  à  cet 
égard. 

Et,  par  malheur  pour  Sienne,  à  aucun  moment  de  son 
histoire  elle  n'aurait  eu  davantage  besoin,  pour  la  diri- 
ger, d'une  main  ferme  que  dans  la  seconde  moitié  du 
XI v'  siècle.  L'Italie  récoltait  alors  les  fruits  du  sj^stème 
excluant  les  nobles  de  toute  action  politique,  et  souffrait 
de  l'affaiblissement  de  l'esprit  militaire  qui  en  était 
résulté.  Des  bandes  de  mercenaires  étrangers  sillon- 
naient le  pays  :  Allemands  barbares  et  Anglais  brutaux, 
dont  les  communes  dégénérées  étaient  également  inca- 
pables de  venir  à  bout  par  la  force  ou  l'autorité.  Appelés 


l42  HISTOIRE    DE    SIENNE 

en  Italie,  pour  prendre  part  à  leurs  querelles,  par  le  Pape 
et  les  Visconti,  les  Vénitiens  et  les  Florentins,  ils  y 
restèrent  pour  s'engraisser  sur  le  dos  des  infortunés  habi- 
tants. C'est  en  vain  que  Pétrarque  *  adjurait  ses  com- 
patriotes de  prendre  les  armes  et  de  chasser  ces  nou- 
veaux Barbares  :  les  condottieri  établirent  par  toute  la 
péninsule  le  règne  de  la  violence  arbitraire  et  de  la 
cruauté. 

Lorsqu'un  gouvernement  apprenait  leur  arrivée  pro- 
chaine aux  confins  de  son  territoire,  il  avait  coutume  de 
dépêcher  des  cavaliers  avertir  les  habitants  de  la  localité 
menacée  en  leur  ordonnant  de  couper  aussitôt  leurs 
récoltes,  mûres  ou  non,  et  de  les  transporter  à  la  forte- 
resse la  plus  proche.  On  postait  alors  des  guetteurs  en 
haut  des  tours  des  églises,  et  des  vedettes  sur  les  collines 
voisines.  Quand  la  troupe  des  envahisseurs  était  signa- 
lée, les  cloches  des  campaniles  prévenaient  les  cam- 
pagnes. Les  paysans  terrifiés,  rassemblant  hâtivement 
leur  bétail,  l'entraînaient  vers  la  forteresse  ;  enlevant 
fruits  et  blé  tant  bien  que  mal,  ils  les  mettaient  aussi  à 
l'abri  de  ses  murs.  Derrière  les  troupeaux  et  les  mules 
chargées,  des  groupes  de  femmes  cheminaient  pénible- 
ment, emportant  tout  ce  qu'elles  pouvaient  prendre  de 
leurs  pauvres  mobiliers,  traînant  des  enfants  en  larmes 
et  terrifiés,  accrochés  à  leurs  jupes. 

Alors,  comme  une  bande  de  loups,  la  horde  des  enva- 
hisseurs ravageait  la  région.  Sans  pitié,  car  elle  se  van- 
tait sans  vergogne  de  faire  du  pillage  un  métier  et  de 
l'assassinat  et  des  attentats  un  passe-temps,  la  soldatesque 
transformait  le  beau  paysage  méridional  en  un  morne  dé- 
sert. Une  foule  d'êtres  encore  plus  vils  l'accompagnait, 
voleurs,  procureurs,  bandits,  ignobles  mégères,  ivres  de 

'  Pëlrarque.  Le  Tiiuio.  Milnn.  i8o'),  vol    I.  Cim?.  -ir),  pp.  109  lia. 


LES    DOUZE    ET    LES    «    REFORMATEURS    »  l43 

sang  et  de  rapine,  mais  toujours  altérés  de  meurtre  et 
de  pillage. 

Après  avoir  tout  ravagé  et  s'être  repus  de  tout  ce  qui 
leur  tombait  sous  la  main,  les  mercenaires  achevaient 
habituellement  leur  œuvre  en  mettant  le  feu  à  la  chau- 
mière et  à  la  grange.  Alors,  si  la  forteresse  qui  les  abri- 
tait avait  résisté  aux  attaques  des  forbans,  les  paysans, 
voyant  la  fumée  de  leurs  fermes  s'élever  vers  le  ciel,  sa- 
vaient que  l'envahisseur  avait  atteint  son  but,  que  l'An- 
glo-Saxon  ou  l'Allemand  était  reparti  en  quête  d'une 
autre  proie  :  s'aventurant  hors  de  sa  retraite,  le  conta- 
dino  regagnait  la  ruine  noircie  qui  avait  été  son  logis  et 
le  désert  où  s'étendait  hier  un  champ  de  blé  ou  une  vigne. 

Les  conséquences  lointaines  de  ces  incursions  étaient 
encore  plus  funestes  aux  Etats  que  leurs  effets  immédiats. 
Les  nobles  de  la  classe  la  plus  inférieure,  profitant  du 
désordre,  reprenaient  leurs  vieilles  habitudes  de  pillage  ; 
en  l'absence  d'une  main  ferme  qui  les  tînt  en  respect 
comme  autrefois,  le  règne  de  la  loi  et  de  l'ordre  fut  dé- 
truit dans  les  campagnes.  Dépouillés  des  fruits  de  leur 
labeur,  continuellement  exposés  à  la  ruine  et  aux  coups, 
indigents  et  découragés,  les  paysans  s'enfuyaient  de  plus 
en  plus  nombreux  vers  les  villes  où  ils  allaient  grossir 
les  rangs  des  gens  sans  travail  ;  de  vastes  étendues  de 
territoire  demeuraient  incultes  ;  des  bêtes  sauvages  er- 
raient en  liberté  dans  les  campagnes  désertes,  des  loups 
affamés  emportaient  de  petits  enfants  presque  aux  portes 
de  la  ville. 

C'est  en  i342  que  Sienne  avait  été,  pour  la  première 
fois,  mise  en  coupe  réglée  par  une  de  ces  compagnies  '. 
Son  chef  était  ce  Werner  d'Uerslingen  qui  portait  gravé 
sur  le  plastron  de  sa  cuirasse  le  surnom  qu'il  s'était  lui- 

^  Lisini,  Provvediinenti  econuinici  délia  Repubblicu  di  Sieiui  nel  1382, 
Sienne,  Toriiui,  1893,  p.  xvui. 


l44  HISTOIRE    DE    SIENNE 

même  donné  d'  «  Ennemi  de  Dieu  et  de  la  pitié  ».  Le 
Capitaine  de  la  place  avait  essaj^é  d'entraîner  ses  conci- 
toyens à  la  résistance  et  fait  préparer,  en  guise  d'aver- 
tissement aux  lâches  et  aux  traînards,  un  billot  et  une 
hache  devant  la  porte  Camollia.  Mais,  quel  que  fût 
l'amour  du  négociant  siennois  pour  son  or,  il  préférait 
encore  en  abandonner  une  partie,  plutôt  que  de  risquer 
sa  \ie  en  bataille  rangée.  Suivant  le  pernicieux  exemple 
que  leur  donnaient  d'autres  villes,  les  Neuf  achetèrent  les 
maraudeurs  pour  leur  faire  évacuer  le  territoire  de  Sienne. 

Les  Etats  italiens  furent  terriblement  punis  de  ces 
marques  de  pusillanimité  :  les  nobles  batailleurs  et  né- 
cessiteux, et  tous  les  aventuriers  sans  sou  ni  maille  qui 
savaient  monter  à  cheval  et  manier  l'épée,  s'avisèrent 
dès  lors  d'un  métier  nouveau  et  lucratif.  Dix  ans  plus 
tard  le  condottiere  Fra  Moriale  extorquait  de  la  même 
façon  treize  mille  trois  cent  vingt-quatre  florins  aux 
Siennois.  A  partir  du  triomphe  des  Douze,  ces  incursions 
se  firent  plus  fréquentes  et  plus  désastreuses.  Le  comte 
de  Landau,  le  félon  Hans  de  Bongard,  connu  en  Italie 
sous  le  nom  d'Anichino,  la  Compagnie  du  Chapeau,  celle 
de  Saint-Georges,  envahirent  tour  à  tour  le  territoire  de 
la  république  ^ 

Une  seule  fois,  les  Siennois  retrouvèrent  un  peu  leur 
ancienne  vaillance.  Le  6  octobre  i363,  les  milices,  sous 
la  conduite  d'un  membre  de  la  grande  maison  des  Or- 
sini,  attaquèrent  et  défirent  la  Compagnie  du  Chapeau, 
composée  en  majeure  partie  de  Bretons,  et  capturèrent 
son  chef,  Niccolô  de  Montefeltro.  On  peut  voir  une 
fresque  commémorant  cette  rencontre  sur  les  murs  de 
la  Salle  de  la  Mappemonde  au  Palais  Public. 

Mais  cette  victoire  ne  servit  pas  beaucoup  à  Sienne. 

^  Professione,  Siena  e  le  compagnie  di  \-eiUnra.  Civitanove-Marclie' 
1898. 


LES    DOUZE    RT    LES    «    REFORMATEURS    »  l45 

L'année  suivante,  la  Compagnie  Blanche,  composée  sur- 
tout d'Anglais,  ainsi  qu'Anichino  avec  sa  bande  féroce, 
envahirent  son  contado,  brûlant  et  pillant  de  toutes 
parts.  En  i364,  et  de  nouveau  en  i36.5  et  i366,  Sir  John 
Hawkwood  ravagea  une  partie  du  territoire  siennois.  En 
vain  la  république  soudoyait-elle  les  chefs  des  Grandes 
Compagnies  pour  obtenir  d'eux  leur  départ  et  l'engage- 
ment de  ne  pas  piller  le  pays  pendant  un  certain  nombre 
d'années,  ils  empochaient  l'argent  mais  ne  tenaient  pas 
leur  promesse  :  les  Siennois  étaient  dans  l'impossibilité 
matérielle  de  se  faire  justice. 

Le  Pape  et  l'Empereur  essayèrent  vainement  de  déli- 
vrer l'Italie  de  ce  fléau.  Le  ii  avril  i366,  Urbain  V  lança 
contre  les  Compagnies  une  bulle  d'excommunication  ', 
promettant  l'absolution  plénière  à  tous  ceux  qui  aide- 
raient à  les  expulser  ^  :  les  condottieri  accueillirent  ses 
fulminations  avec  dérision.  Le  Pape  tenta  alors  de  cons- 
tituer une  ligue  des  villes  italiennes,  groupées  pour  com- 
battre l'ennemi  commun  ;  une  conférence  fut  invitée  à 
se  réunir  à  Florence  sous  la  présidence  de  son  légat  : 
cet  effort  échoua  également.  Les  Florentins,  jaloux,  pro- 
testèrent avec  leur  perversité  coutumière  contre  l'admis- 
sion de  l'Empereur  dans  la  ligue,  et  les  bonnes  intentions 
d'Urbain  restèrent  ainsi  sans  effet  ^ 

Impuissants  à  protéger  le  contado  des  ravages  des  Com- 
pagnies mercenaires,  les  Dodici  se  montrèrent  presque 
aussi  incapables  de  maintenir  la  paix  et  Tordre  à  l'inté- 
rieur des  murs  de  la  ville  :  les  scènes  de  sang  et  de  vio- 
lence se  renouvelaient  fréquemment  ;  les  familles  luttaient 
les  unes  contre  les  autres  ;  la  faction  dominante,  sous  le 

'  Ricotti,  Storia  délie  compagnie  di  ventura  in  Italia,  Turin,  1844»  ^ol.  II. 
pp.  i46-i5o. 

-  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Riformagioni ,  11  avril  i366,  n.  1773. 

^  Professione  ne  mentionne  pas  les  diflicultés  du  Pape  avec  Florence  et  ne 
démêlepas  la  cause  de  l'échec  de  ses  plans.  Cf.  Grégorovius,  éd.  cit.,  VI,  421. 

I.  —   10 


l46  HISTOIRE    DE    SIENNE 

coup  de  paniques  passagères,  agissait  avec  cette  bruta- 
lité irraisonnée  qui  marque  souvent  la  conduite  des 
faibles  après  une  grande  frayeur.  Les  Douze  ne  son- 
geaient à  rien  autre  chose  qu'à  défendre  ce  qu'ils  consi- 
déraient comme  l'intérêt  de  leur  classe. 

Après  treize  années  de  gouvernement,  ils  furent  ren- 
versés. Le  2  septembre  i368,  les  nobles,  avec  de  nombreux 
partisans,  attaquèrent  le  Palais  :  expulsant  les  Dodici, 
ils  mirent  à  leur  place  un  gouvernement  comprenant  dix 
membres  de  leur  ordre  et  trois  du  Monte  des  Neuf.  Mais 
ce  n'était  là  que  la  première  d'une  série  de  révolutions 
qui  se  suivirent  à  intervalles  rapprochés.  Au  cours  des 
quatre  derniers  mois  de  i368,  pas  moins  de  quatre  gou- 
vernements occupèrent  tour  à  tour  le  Palais.  Les  artisans, 
le  popolo  minuto,  prenaient  part  pour  la  première  fois 
aux  luttes  politiques  :  s'alliant  aux  Douze  et  aux  Salim- 
beni,  ils  chassèrent  les  magistrats  aristocratiques  et, 
le  i[\  septembre,  constituèrent  un  gouvernement  mixte, 
comprenant  trois  Noveschi^  quatre  Dodicini  et  cinq  repré- 
sentants de  leur  ordre.  Prenant  toujours  plus  de  force  et 
d'assurance,  le  nouveau  Moule  démocratique  —  qui  reçut 
le  nom  de  Riformat.ori  —  décida  bientôt  d'installer  un 
conseil  entièrement  composé  de  membres  de  sa  classe, 
et,  le  1 1  décembre,  avec  l'aide  de  Malatesta,  général  de 
l'Empereur  alors  à  Sienne,  il  établit  dans  le  Palais  un 
gouvernement  de  «  Quinze  Défenseurs  »  entièrement 
empruntés  au  popolo  minuto.  Apprenant  sur  ces  entre- 
faites que  le  parti  des  Douze  complotait  avec  l'Empereur 
pour  amener  leur  chute,  les  Riformatori  décidèrent  très 
sagement  d'élargir  la  base  de  leur  gouvernement  :  le 
16  décembre,  réduisant  à  huit  le  nombre  de  ses  membres 
appartenant  à  leur  parti,  ils  rappelèrent  les  quatre  repré- 
sentants des  Dodicini  et  les  trois  Novesclii  qui  avaient 
fait  partie  du  précédent  ministère.  Le  gouvernement  ainsi 


LES    DOUZE    ET    LES    «     REFORMATEURS    »  l/^y 

constitué  comprenait  donc  huit  membres  du  Monte  des 
Riformatori^  quatre  des  Douze,  et  trois  des  Neuf:  il  fut 
décidé  que  le  Capitaine  du  Peuple  et  les  gonfaloniers 
des  terzi  de  la  cité  seraient  choisis  dans  le  nouvel  Ordre. 

Le  nouveau  gouvernement  nourrissait  des  desseins 
plus  élevés  qu'aucun  de  ses  devanciers.  11  voulait  unir 
en  une  magistrature  suprême  les  membres  des  divers 
partis,  limiter  la  proscription,  abattre  Tesprit  de  faction 
et  rendre  la  paix  à  l'Etat  :  quiconque  oserait  pousser  un 
quelconque  des  cris  de  guerre  des  partis  :  «  Mort  au 
peuple!  »,  «  Mort  aux  Neuf!  »  ou  «  Mort  aux  Douze!  », 
serait  puni  avec  impartialité.  Les  vieux  noms  des  Monti 
seraient  abolis  ;  les  trois  principales  classes  s'appelaient 
désormais  :  le  peuple  du  plus  petit  nombre,  le  peuple  du 
moyen  nombre  et  le  peuple  du  plus  grand  nombre.  Les 
Réformateurs  permettaient  même  aux  nobles  d'occuper 
des  emplois  publics  :  seul,  l'accès  de  la  magistrature 
suprême  leur  restait  interdit. 

Mais  les  maladies  politiques  dont  souffrait  Sienne 
étaient  incurables.  A  peine  le  nouveau  gouvernement 
s'établissait-il,  que  les  Douze  et  les  Salimbeni  fomen- 
taient déjà  l'insurrection  ;  les  conspirateurs  s'assurèrent 
même  la  coopération  de  l'Empereur  qui,  revenant  de 
Rome,  se  trouvait  précisément  de  passage  à  Sienne.  Sous 
prétexte  d'écarter  du  gouvernement  ceux  de  ses  membres 
qui  appartenaient  à  l'Ordre  des  Neuf,  ils  attaquèrent  le 
Palais.  Charles  lui-même  vint  leur  prêter  main-forte  avec 
trois  mille  chevaliers. 

Devant  cette  menace  la  vieille  énergie  siennoise  se 
réveilla  quelque  peu  :  la  Seigneurie  fit  sonner  le  tocsin 
pour  appeler  le  peuple  aux  armes,  et  les  citoyens  accou- 
rurent de  toutes  parts  ;  la  garde  de  TEmpereur  subit  de 
grosses  pertes.  Sur  quoi  les  Salimbeni  prirent  la  fuite,  et 
les  trois  membres  des  Neuf  qui  avaient  été  expulsés  du 


l48  HISTOIRE    DK    SIE?ÎNE 

Palais  lurent  ramenés  au  milieu  de  grandes  manifesta- 
tions de  joie'.  Cependant  Charles  qui  s'était  réfugié 
au  palais  Salimbeni  pleurait  de  rage  et  de  frayeur.  Em- 
brassant et  serrant  dans  ses  bras,  comme  un  fou,  ceux 
des  vainqueurs  qui  l'approchaient,  il  leur  assurait  qu'il 
avait  été  trompé  et  trahi  par  les  Salimbeni  et  les  Douze. 
Finalement,  contre  une  grosse  somme,  il  nomma  les 
Quinze  Défenseurs  ses  vicaires  à  Sienne  et  sur  son  terri- 
toire, et  quitta  la  ville. 

Les  rebelles  avaient  été  vaincus  ;  un  Empereur  humi- 
lié. Mais  les  Riformatori  restaient  incapables  de  sou- 
mettre entièrement  les  Salimbeni  et  leurs  fidèles  alliés, 
les  petits  commerçants  :  des  troubles  éclataient  conti- 
nuellement dans  la  ville  ;  les  campagnes  subissaient  de 
fréquentes  incursions  des  nobles  bannis  ou  des  Compa- 
gnies mercenaires.  L'esprit  de  violence  envahissait  même 
le  cloître.  «  A  San  Antonio,  relate  Neri  di  Donato,  les 
Augustins  assassinèrent  leur  provincial  à  coups  de  poi- 
gnards... A  Sienne  aussi  s'éleva  un  grand  conflit,  et  un 
jeune  moine...  tua  un  autre  moine,  un  fils  de  M.  Carlo 
Montanini...  Et  il  semblait  que  tous  les  religieux,  dans 
les  monastères,  s'adonnaient  à  la  lutte  et  à  la  discorde. 
Ce  n'étaient  partout,  de  la  même  façon,  que  divisions, 
querelles  à  mort  et  révoltes  !...  A  Sienne,  personne  n'ob- 
servait la  foi  jurée  :  ni  les  gentilshommes  à  l'égard  de 
membres  de  leur  propre  classe  ou  d'autres,  ni  les  Douze 
entre  eux  ou  avec  d'autres,  ni  les  gens  du  peuple  parmi 
eux  ou  avec  d'autres.  Ainsi  régnaient  partout  les  ténè- 
bres. » 

Ces  luttes  intestines  et  les  razzias  interminables  des 
mercenaires  engendraient  la  stagnation  des  affaires.  Les 
meilleurs  citoyens  gaspillaient  leurs  forces  dans  des  ven- 

'  Nerl  di  Doiialo,  Croiiica.  dans  Muratori,  lier.  liai.  Script.,  vol.  XV, 
col.  206. 


LES    DOU/I-:    KT    LES    «    HKFOrtMATKUHS    »  149 

(lettas  de  famille  ou  clans  les  guerres  des  partis,  cepen- 
dant qu'une  portion  non  médiocre  des  richesses  amassées 
par  leurs  ancêtres  sur  les  foires  de  Champagne,  sur  les 
places  de  Londres  et  de  Paris,  s'engouffrait  à  satisfaire 
les  insatiables  exigences  des  condottieri.  Au  début,  les 
Siennois  avaient  essayé  d'autres  moyens  de  se  débar- 
rasser d'eux  :  ils  cherchèrent  à  en  finir  avec  Fra  Moriale 
et  ses  hommes  en  empoisonnant  leurs  vivres  ;  ils  tentè- 
rent de  venir  à  bout  par  la  ruse  de  ceux  qu'ils  ne  pou- 
vaient réduire  par  la  force  ;  enfin  ils  s'efforcèrent,  comme 
nous  l'avons  vu,  de  nouer  des  alliances  avec  d'autres 
Etats  également  mis  en  coupe  réglée.  Tous  ces  expédients 
ayant  échoué,  ils  en  arrivèrent  vite  à  voir  dans  l'argent 
le  seul  moyen  d'éloigner  les  envahisseurs.  Et  c'est  ainsi 
qu'en  un  peu  plus  de  vingt  ans,  ils  dépensèrent  plus  de 
deux  cent  soixante-quinze  mille  florins  à  acheter  leurs 
persécuteurs,  sans  compter  les  troupeaux  de  bétail  et  de 
chevaux,  et  les  vivres  qu'ils  leur  fournissaient.  L'argent 
se  faisant  rare,  l'initiative  commerciale  se  paralysait  et 
nombreux  étaient  les  artisans  sans  travail. 

Ce  marasme  des  affaires,  comme  le  fait  s'est  souvent 
reproduit  dans  l'histoire,  aggrava  le  mécontentement 
politique  et  contribua  à  affaiblir  la  situation  du  gouver- 
nement. L'hiver  de  1369-70  amena  une  grande  disette  de 
farine.  Un  conflit  ouvrier  venait  également  d'éclater  dans 
l'industrie  lainière,  la  plus  importante  des  industries 
siennoises.  La  concurrence  avec  Florence  et  le  manque 
d'eau  l'avaient  déjà  sérieusement  atteinte.  A  tort  ou  à  rai- 
son, les  artisans  protestaient  qu'ils  avaient  eu  à  souffrir 
plus  que  leur  part  des  conséquences  du  déclin  de  ce  com- 
merce. Dans  le  but  de  faire  triompher  leurs  revendications 
contre  les  patrons,  les  ouvriers  tisseurs,  qui  habitaient 

^  Lisini,  Pro'>'\'ediinenti  ecunoinici  délia  Rep.  di  Siena  /tel  13H2,  Sienne, 
Torrini,  1895,  p.  xxviii. 


l5o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

aux  alentours  de  la  porte  Ovile,  formèrent  une  association 
qu'ils  baptisèrent  la  Compagnie  de  la  Chenille,  du  nom 
de  la  contracta  où  ils  logeaient.  Le  il\  juillet  1371,  les 
membres  de  cette  association,  affolés  par  la  faim,  s'in- 
surgèrent* :  après  avoir  mis  à  sac  les  demeures  de  beau- 
coup de  riches  citoyens,  et  renforcés  de  la  portion  la 
plus  démocratique  du  parti  des  Réformateurs,  ils  prirent 
d'assaut  le  Palais  Public,  et  en  chassèrent  les  sept  membres 
du  gouA^ernement  qui  n'appartenaient  pas  au  popolo  mi- 
ïiuto  ;  pendant  quelques  jours  la  violence  régna  en  maî- 
tresse dans  la  ville.  Finalement,  les  trois  Noveschi  furent 
autorisés  à  revenir  ;  mais  les  sièges  des  quatre  représen- 
tants des  Douze  furent  attribués  à  quatre  membres  de  la 
classe  populaire. 

Ce  changement  ne  consolida  pas  le  gouvernement  le 
moins  du  monde  ;  les  Réformateurs  luttèrent  vaillam- 
ment contre  les  difficultés  de  leur  situation,  mais  sans 
succès,  La  maladie  de  la  stasis  était  devenue  chronique  à 
Sienne  et  chaque  révolution  nouvelle  ne  faisait  que  l'ag- 
graver. Les  troubles  se  multipliaient  plus  que  jamais  dans 
la  cité.  Les  Salimbeni  et  les  autres  nobles  proscrits 
ravageaient  toujours  le  contado  ^  La  peste  suivit  de 
près  la  famine.  Ce  n'était  partout  que  misère,  désordre 
et  violence. 

'  Malavolli,  éd.  cit.,  sec.  parle,  p.  i^i'. 
-  Neri  di  Donalo,   éd.  cit..  eol.  .424. 


CHAPITRE  Xr 

SAINTE  CATHERINE  DE  SIENNE 

C'est  en  ce  siècle  de  luttes,  de  violence  et  de  haine, 
à  cette  ville  en  proie,  jusqu'à  la  démence,  à  la  maladie 
des  factions,  que  sainte  Catherine  vint  prêcher  l'amour 
et  la  paix.  Une  fille  d'humble  origine  se  fit  la  conseillère 
des  papes  et  des  princes,  leur  écrivant  des  missives  aussi 
belles  par  la  forme  que  par  leur  sagesse  et  leur  charité. 

Le  Quattrocento  siennois  donna  d'ailleurs  le  jour  à 
d'autres  saints.  Sienne  offrit  toujours  en  effet  de  violents 
contrastes.  A  cette  époque,  c'était  à  la  fois  la  ville  la  plus 
turbulente  de  toute  Tltalie,  le  foyer  par  excellence  de  la 
discorde  et  de  l'agitation,  en  même  temps  qu'une  cité  de 
saints,  méritant  ainsi  le  surnom  de  «  Vestibule  du 
Paradis  ».  Elle  compta  parmi  ses  habitants  d'abord  le 
Bienheureux  Bernardo  Tolomei,  fondateur  de  la  congré- 
gation du  Mont  Oliveto;  puis  Giovanni  Colombini,  riche 
négociant  qui,  après  avoir  occupé  les  plus  hautes  charges 
de  l'État,  abandonna  tout  pour  prêcher  l'Évangile  aux 
pauvres,  fondant  la  confrérie  des  Poveri  Gesuati,  les  che- 
valiers du  Christ;  le  bienheureux  Pietro  Petroni,  le  Char- 
treux, et  Fra  Filippo,  l'auteur  de  Gli  Âssemprl'  ;  enfin 
c'est  à  Sienne  que  grandit  saint  Bernardin  qui  devait  être 
au  siècle  suivant  le  plus  grand  prédicateur  de  T Italie. 

1  Sur  Fra  Filippo  la  meilleure  autorité  est  le  livre  de  Heywood,  The 
Ensamples  of  Fra  Filippo  :  a  Studr  of  Medim-al  Siena,  Sienne,  Torrini, 
1901. 


132  HISTOIRE    DE    SIENNE 


Fille  d'un  teinturier  de  Fontebranda  qui  avait  vingt- 
cinq  enfants,  sainte  Catherine  vit  le  jour  en  i347.  Les 
hagiographes  rapportent  sur  son  enfance  et  ses  années 
de  jeunesse,  outre  les  légendes  habituelles,  des  anec- 
dotes qui  ont  le  tort  de  sembler  vouloir  faire  croire 
à  leurs  lecteurs  que  les  manifestations  d'hystérie,  de 
catalepsie  et  autres  désordres  nerveux  sont  autant  d'iné- 
vitables indices  de  la  sainteté.  Quiconque  professe  un 
amour  éclairé  envers  sainte  Catherine  ne  s'attarde  pas  à 
ces  histoires,  si  même  il  ne  cherche  pas  à  les  oublier, 
et  se  rappelle  surtout  avec  admiration  l'inlassable 
énergie  qu'elle  dépensa  pour  panser  les  blessures  de 
la  chrétienté,  pour  relever  le  niveau  de  la  moralité  pu- 
blique et  privée,  pour  amener  les  chrétiens  à  ne  plus 
se  dévorer  entre  eux,  et  à  travailler  d'un  commun  effort 
au  bien  de  tous. 

Très  jeune  encore,  sainte  Catherine  conçut  un  grand 
attachement  pour  l'église,  voisine,  de  San  Domenico  et 
pour  Tordre  auquel  appartenait  ce  sanctuaire.  Couron- 
nant la  colline  dominant  son  humble  logis,  ce  grand  édi- 
fice gothique  constituait  à  ses  yeux  le  symbole  perma- 
nent de  la  demeure  céleste  vers  laquelle  elle  s'efforçait 
de  s'élever.  Il  se  rattache  à  ses  premières  visions  :  à 
l'âge  de  six  ans,  levant  un  jour,  dans  Vallepiatta,  son 
regard  vers  le  ciel,  elle  aperçut  au-dessus  de  San  Dome- 
nico le  Christ  sur  son  trône  entouré  d'une  pompe  royale. 
C'est  également  saint  Dominique  qui  lui  apparut,  un 
lis  à  la  main,  lui  présentant  l'habit  des  sœurs  de  la  Péni- 
tence. C'est  au  tiers  ordre  de  Saint-Dominique  qu'elle 
finit  par  entrer.  En  vain  sa  mère  s'effbrça-t-elle  par  tous 
les  moyens  de  la  dissuader  de  se  consacrer  à  la  vie  reli- 
gieuse ;  en  vain  son  père  essaya-t-il  de  l'amener  au 
mariage  :  «  Ne  savez-vous  pas,  leur  disait  Catherine,  que, 
depuis  mon   enfance,  par  une  inspiration  manifeste  de 


SAINTK    CATHERINE    DE    SIENNE  1 53 

Dieu,  j'ai  juré  au  Christ  et  à  sa  Bienheureuse  Mère  de 
rester  toujours  vierge  et  de  ne  jamais  donner  mon  cœur  à 
un  autre  amant  que  Lui  ?J'ai  Fintention  irrévocable  d'oh- 
server  ce  serment.  »  Fidèle  à  son  vœu,  elle  commença 
de  bonne  heure  à  pratiquer  toutes  les  formes  de  la  cha- 
rité ;  elle  nourrissait  les  affamés,  elle  vêtait  les  gens 
dépouillés,  elle  visitait  les  malades,  les  pestiférés  et  les 
prisonniers.  Elle  s'efforça  aussi  de  ramener  la  paix  dans 
la  cité  prise  de  folie,  sa  Sienne  bien-aimée,  en  inspirant 
l'amour  de  Dieu  et  du  prochain  à  des  cœurs  pleins  de 
haine,  en  dissipant  les  mésintelligences  entre  concitoyens, 
en  faisant  voir  sous  leur  véritable  couleur  à  ces  malheu- 
reux abusés  l'injustice,  la  malignité  et  la  violence  où  ils 
vivaient. 

On  rapporte  qu'un  certain  Niccola  Tuldo,  jeune  noble 
de  Pérouse,  fut  accusé  d'avoir  attaqué  en  paroles  le 
Monte  des  Réformateurs,  alors  au  pouvoir,  et  d'avoir 
incité  ses  amis  de  Sienne  à  se  révolter  contre  le  gouver- 
nement. Condamné  à  la  décapitation,  il  ne  cessait  de 
maudire  le  Ciel  de  permettre  que  sa  vie  fût  ainsi  tran- 
chée dans  sa  fleur.  C'est  en  vain  que  différents  prêtres 
essayèrent  d'éveiller  en  lui  le  repentir  :  jusqu'au  moment 
où  sainte  Catherine  vint  le  visiter,  on  désespérait  de  le 
ramener  à  de  bons  sentiments.  Sous  son  influence,  ce 
jeune  furieux  se  fit  aussi  doux  qu'un  agneau.  «  Reste 
avec  moi,  lui  dit-il,  ne  me  quitte  pas  ;  ainsi  je  serai  heu- 
reux et  mourrai  content.  »  11  reposa  la  tête  sur  la  poitrine 
de  la  sainte  qui  le  caressait  comme  une  sœur.  «  lo  allora 
sentivo^  raconte-t-elle,  un  giubilo  ecl  un  odore  del  sangue 
suo,  e  non  era  senza  V odore  del  mio,  lo  quale  io  desidero 
spandere  per  lo  dolce  sposo  Gesù  ^  » 

Sur  Téchafaud,  Catherine  l'attendait,  fidèle  au  rendcz- 

I.  «  Je  sentais  alors  une  jubilation  et  lodeur  de  son  sang  et  aussi  Todeur 
du  mien,  que  j  aspirais  à  répandre  pour  le  doux  époux  Jésus.  » 


l54  HISTOIRE    DE    SIENNE 

VOUS.  Oubliant  la  foule  des  spectateurs,  Tuldo,  dès  qu'il 
l'aperçut,  se  mit  à  sourire.  L'ayant  priée  de  faire  le  signe 
de  la  croix,  il  plaça  de  son  propre  mouvement  le  cou  sur 
le  billot,  en  murmurant  avec  ferveur  :  «  Jésus  !  Cathe- 
rine !  »  Elle  reçut  sa  tête  dans  ses  mains,  et,  au  même 
moment,  elle  vit  son  âme  s'envoler  au  repos  éternel. 

Employant  les  mêmes  armes  d'amour  et  de  douceur, 
elle  tenta  de  mettre  fin  aux  luttes  féroces  qui  divisaient 
sa  ville  natale.  Elle  réussit  à  convaincre  le  jeune  Stefano 
Maconi  de  renoncer  à  poursuivre  la  vendetta  qui  mettait 
depuis  longtemps  aux  prises  sa  famille  et  les  maisons 
alliées  des  Tolomei  et  des  Rinaldini.  Elle  le  salua,  nous 
raconte-t-il,  non  avec  la  timidité  d'une  jeune  fille,  mais 
comme  une  sœur  accueille  un  frère  chéri,  revenant  d'un 
pays  lointain,  en  le  pressant  ardemment  sur  son  cœur. 
Sous  son  influence  Maconi  se  voua  à  la  vie  religieuse  et 
mérita  le  titre  de  Bienheureux. 

Nombreux  furent  ses  concitoyens  que  la  jeune  fille 
convertit  :  à  son  exemple,  ils  se  consacraient  à  des  œuvres 
de  charité  et  d'assistance.  Lorsque  la  peste  ravagea  la 
Toscane  en  i374,  Catherine,  avec  d'autres  tertiaires  de 
l'ordre  de  Saint-Dominique,  qu'elle  avait  réunies  à  ses 
côtés,  visitait  les  malades  et  les  moribonds.  Insoucieuse 
du  danger,  la  sainte  se  rendait  au  chevet  des  plus  atteints 
et  les  soignait. 

Mais  elle  allait  bientôt  déployer  sur  un  champ  plus 
vaste  ses  grandes  qualités  d'esprit  et  de  cœur.  Depuis 
longtemps  elle  considérait  avec  douleur  et  angoisse  l'état 
de  la  chrétienté.  Aidée  par  la  France,  la  Papauté  n'avait 
triomphé  du  Saint-Empire  que  pour  tomber  sous  le  joug 
de  son  alliée.  Et  ce  n'était  pas  seulement  son  indépen- 
dance qu'elle  avait  perdue  :  pendant  son  séjour  à  Avi- 
gnon, la  frivolité  et  le  sybaritisme  corrompirent  plus  pro- 
fondément que  jamais  les  membres  de  la  Curie.  Le  luxe, 


PI.   i3. 


EGLISE    SAN    DOMEXICO,    SIENNE 


l'I.  I 


ANniU:A     VANM.    —    SAINIK    CATIIKIUNK 

I^l'lisc  S.-iii    IJdiiipnicii.    Sii'iiiio. 


SAINTE    CATHERINK    DE    SIENNE  lOJ 

la  débauche  et  l'iniquité  d'Avignon,  durant  le  séjour  des 
Papes,  devinrent  proverbiaux  en  Europe'.  Les  exactions 
et  l'oppression  résultèrent  naturellement  de  la  débauche 
et  du  luxe,  car  l'une  et  l'autre  sont  dispendieux,  susci- 
tant à  leur  tour  d'âpres  animosités,  des  luttes  dans  le 
sein  de  l'Eglise. 

Sainte  Catherine,  voyant  les  maux  engendrés  par  le 
séjour  du  Pape  à  Avignon,  exhorta  Grégoire  à  revenir  en 
Italie  pour  rendre  la  paix  à  l'Eglise  et  s'occuper  de  la 
réformer.  Elle  adressa  des  missives  aux  princes  chrétiens, 
les  adjurant  de  cesser  leurs  luttes  fratricides.  Tout  en  prê- 
chant la  paix  entre  les  chrétiens,  elle  voulait  aussi  les 
coaliser  contre  les  hordes  de  Mahomet  qui  menaçaient  de 
nouveau  de  submerger  la  religion  et  la  civilisation  en 
Orient.  Elle  considérait  la  croisade  comme  le  remède  le 
plus  efficace  aux  divisions  de  la  chrétienté,  par  l'union 
qu'elle  rétablirait  entre  tous  les  catholiques. 

Son  premier  effort  fut  pour  mettre  iin  à  la  guerre  qui 
venait  d'éclater  en  Italie.  A  l'instigation  de  Florence,  qui 
croyait  son  indépendance  menacée  par  la  politique  d'op- 
pression des  légats  français  que  le  Pape  avait  nommés 
gouverneurs  à  Bologne  et  à  Pérouse,  les  villes  papales 
s'étaient  révoltées  au  cri  de  «  Liberté!-  ».  Sainte  Cathe- 
rine exhorta  Grégoire  à  songer  davantage  au  pouvoir  spi- 
rituel de  l'Eglise  qu'au  temporel  et,  même  au  risque  de 
diminuer  celui-ci,  de  faire  la  paix  avec  ses  fils  de  Flo- 
rence. «  N'est-ce  pas  mon  devoir,  répliqua  le  Pontife,  de 
défendre  et  de  recouvrer  ce  qui  appartient  à  la  Sainte 
Église? —  Hélas  !je  n'en  disconviens  pas,  répondit  Cathc- 

1  Creighton,  A  History  of  the  Papacy,  nouv.  éd..  Longmans,  1899,  '^'ol-  '> 
p.  5i. 

-  Ammirato,  Istorie  florentine,  Florence,  1647,  Parte  Prima,  libro  tredi- 
cesimo,  vol.  II,  p.  692-695.  L'abbé  de  Montemaggio,  qui  représentait  le 
Pape  à  Pérouse,  intervenait  aussi  dans  les  affaires  siennoises  ;  il  secondait 
les  Salimbeni  rebelles. 


l56  HISTOIRE    DE    SIENNE 

rine,  mais  il  me  semble  que  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
précieux  qu'il  faut  garder  avec  le  plus  de  soin...  La  paix  ! 
la  paix  !  criait-elle,  y  a-t-il  rien  déplus  doux  que  la  paix  ! 
Par  les  prestiges  de  l'amour,  donnez  la  paix  à  vos  enfants, 
et  ils  viendront  tous,  chargés  de  regrets,  reposer  leur 
tête  sur  votre  sein.  Ensuite,  mon  doux  Père,  nous  ferons 
l'expédition  sainte  contre  les  Turcs.  Brandissez,  mon 
Père,  l'étendard  de  la  Croix,  et  vous  verrez  bientôt  les 
loups  se  changer  en  brebis.  Paix  !  Paix!  Paix!  » 

Répétant  ce  message,  Catherine  se  mit  en  route  pour 
Avignon  en  qualité  d'ambassadrice  des  Florentins.  C'est 
à  la  fin  de  l'après-midi,  le  i8  juin  1876,  qu'elle  entra 
dans  la  cité  provençale.  Une  foule  bigarrée  se  pressait 
dans  les  rues.  De  brillantes  cavalcades  frôlaient  l'humble 
sœur,  pauvrement  vêtue,  de  Saint-Dominique.  Elle  entre- 
vit en  passant  l'éclat  du  brocard  et  du  velours,  le  scin- 
tillement des  joyaux  et  des  armes,  tandis  que  de  nobles 
dames  revenaient  de  la  chasse,  le  faucon  au  poing,  sui- 
vies de  chevaliers  et  de  cardinaux  en  somptueux  appa- 
reil ;  le  long  des  voies  encombrées  circulaient  moines  et 
docteurs,  acteurs  et  astrologues,  poètes  et  usuriers,  sol- 
dats et  courtisanes.  Partout  éclataient  l'orgueil,  la  splen- 
deur et  le  plaisir.  Mais  elle  ne  regardait  ni  à  droite  ni  à 
gauche  ;  elle  accomplissait  une  mission  qu'elle  croyait 
divine  :  il  lui  était  départi,  à  elle,  chétive  femme,  de  for- 
tifier la  volonté  du  Vicaire  du  Christ,  Grégoire,  homme 
bon,  mais  faible,  timide  et  chancelant.  C'est  elle  qui  de- 
vait lui  inspirer  le  courage  d'agir,  de  braver  la  colère  des 
prélats  mondains,  assoiffés  de  luxe.  Elle  se  rendit  tout 
droit  au  palais  qui,  sur  son  roc  élevé,  domine  la  ville. 
Pénétrant  dans  la  grande  salle  du  consistoire,  superbe- 
ment décorée  des  fresques  de  Simone  Martini,  elle  se  jeta 
aux  pieds  du  Souverain  Pontife. 

D'autres,  avant  elle,  avaient  déjà  tenté  de  persuader 


SAINTE    CATHERINE    DE    SIENNE  137 

les  Papes  de  revenir  à  Rome.  Dante,  avec  son  âpreté  cou- 
tumière,  avait  voué  aux  feux  dévorants  de  Tenfer  celui 
qui  avait  transféré  le  siège  de  la  Papauté  à  Avignon. 
Rienzi,  sur  son  ton  arrogant,  avait  sommé  le  Pontife  de 
regagner  la  ville  de  Scipion  et  de  Régulus.  Pétrarque, 
enthousiaste  de  l'antiquité  classique,  avait  aussi  invité  la 
cour  papale  à  se  réinstaller  dans  la  capitale  du  monde. 
Mais  tous  avaient  plaidé  en  vain.  Urbain  V,  il  est  vrai, 
avait  passé  quelque  temps  à  Rome,  mais,  ne  pouvant  se 
faire  à  ce  séjour,  il  était  revenu  à  la  vie  commode  d'Avi- 
gnon, à  la  grande  joie  des  cardinaux. 

Et  voilà  que,  malgré  Téchec  du  génie  et  du  talent,  la 
fille  du  teinturier  de  Fontebranda  venait  renouveler  le 
même  plaidoyer.  Sur  leurs  fauteuils  exhaussés  siégeaient 
les  cardinaux  revêtus  de  la  pourpre.  Sans  doute  quelques- 
uns  sourirent  de  pitié  en  la  voyant  traverser  la  salle  et  se 
prosterner  aux  pieds  de  Grégoire  ;  mais  les  sourires  des 
prélats  mondains  s'effacèrent,  quand  ils  virent  que  Ca- 
therine produisait  sur  lui  une  impression  manifeste.  Et, 
lorsqu'au  cours  de  nouvelles  audiences,  elle  les  dépei- 
gnit tels  qu'ils  étaient,  dénonçant  ouvertement  leur 
amour  du  plaisir  et  leur  simonie,  leur  avidité  et  leur  des- 
potisme, lorsqu'il  parut  probable  que  leurs  intrigues  se- 
raient déjouées,  que  la  paix  serait  conclue  avec  les  Flo- 
rentins, et  que  la  cour  papale  quitterait  Avignon  pour 
Rome  et  sa  pauvreté,  alors  leur  tolérance  fit  place  à  la 
colère.  «  Il  ne  faut  pas  que  la  paix  se  fasse  avec  les  Flo- 
rentins, disaient  les  cardinaux.  11  faut  empêcher  à  tout 
prix  ce  départ  pour  Rome.  » 

Ne  parvenant  pas  à  leurs  fins  en  jetant  sur  elle  le  ridi- 
cule ni  par  une  opposition  directe,  les  ennemis  de  Cathe- 
rine essayèrent  de  les  atteindre  par  des  voies  détournées  '. 

1  Capccelalro,  6loria  di  S.  Caterina  da  Siena,  Sienne,  1878.  pp.  li^S, 
■246,  etc. 


loS  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Ils  recoururent  à  toutes  sortes  de  manœuvres  tor- 
tueuses pour  venir  à  bout  de  cette  femme  qui,  quelles 
qu'aient  pu  être  ses  imperfections,  luttait  de  tout  son 
cœur  pour  le  bien  de  la  chrétienté,  pour  l'unité  de  l'Eglise, 
pour  sa  réformation,  et  son  retour  à  son  ancien  siège.  Ils 
répandirent  le  bruit  qu'irrités  contre  Grégoire,  les  Ita- 
liens l'assassineraient  à  son  arrivée  à  Rome.  Ils  amenè- 
rent certains  de  ses  amis  à  lui  rappeler  le  danger  qu'il 
courait  d'être  empoisonné  par  les  Français.  C'est  parce 
qu'il  projetait  de  retourner  une  seconde  fois  en  Italie 
qu'Urbain  V,  disaient-ils,  avait  succombé  à  cette  mort. 
Ils  forgèrent  une  lettre  émanant  soi-disant  d'un  saint 
réputé  et  avertissant  le  Pape  qu'il  se  ferait  tuer  s'il  par- 
tait pour  Rome, 

Et  ils  ne  s'efforcèrent  pas  seulement  d'éveiller  par  ces 
moyens  les  appréhensions  du  Pontife  ;  ils  voulurent  faire 
du  tort  à  Catherine  à  la  fois  dans  son  honneur  et  sa  per- 
sonne. Ils  répandirent  des  histoires  scandaleuses  sur  son 
compte  et  ne  reculèrent  pas  devant  une  tentative  de 
meurtre  pour  l'empêcher  de  remplir  sa  mission  *.  Mais  en 
vain  :  la  foi,  la  vaillance  et  la  persévérance  de  Catherine 
triomphèrent.  Elle  ne  réussit  pas  à  rétablir  la  paix  entre 
les  Florentins  et  le  Saint-Siège,  mais  elle  atteignit  le  but 
capital  de  son  voyage  :  raffermir  le  courage  d'un  pape 
timoré  et  irrésolu,  «  Partons,  mon  Père,  sans  crainte  ! 
exhortait-elle.  Courage!  ne  résistez  pas  davantage.  Venez, 
mon  Père,  venez  !  »  Grégoire  céda  à  ses  objurgations  : 
ni  les  murmures  des  cardinaux,  ni  le  refus  de  l'accompa- 
gner que  formulèrent  certains  d'entre  eux,  ni  les  pleurs 
de  son  vieux  père,  ni  même  le  présage  malencontreux 
qui  marqua  son  départ,  —  son  cheval  se  refusant  obsti- 
nément à  avancer  dans  la  direction  de  Marseille,  —  ni 

'  Capccelalio,  op.  cit.,  p.  217. 


l'I.  i5. 


CHAPELLE    DE    LA    CONTUADA    DELL'ocA   :    ENTREE    DE    LA    MAISON 
DE    SAINTE    CATHERINE 


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SAINTE    CATHERINE    DE    SIENNE  \D() 

les  tempêtes  qu'il  essuya  dans  la  Méditeiranée,  rien 
n'ébranla  la  détermination  du  Pontife.  Une  femme,  par 
sa  seule  bonté,  une  bonté  vivifiée  par  l'amour,  et  éclai- 
rée par  la  sagesse  et  la  prévoyance,  avait  réussi,  là  où 
plusieurs  des  plus  éminents  fils  de  l'Eglise  avaient 
échoué. 

Le  17  janvier  1377,  Grégoire  fit  son  entrée  solennelle 
dans  Rome  :  précédé  de  mille  bouffons  vêtus  de  blanc 
et  de  nombreux  musiciens,  il  chevaucha  en  conquérant  le 
long  des  rues  de  la  Ville  Eternelle.  Quelques  mois  après, 
il  mourait.  Intimidés  par  l'attitude  menaçante  du  peuple 
romain  et  divisés  entre  eux,  les  cardinaux  français,  qui 
formaient  une  importante  majorité,  n'osèrent  pas  élire 
l'un  d'eux.  Ils  choisirent  Bartolomeo  Prignano,  Napoli- 
tain qui  prit  le  nom  d'Urbain  VI  ;  mais,  tout  en  donnant 
la  tiare  à  un  pape  italien,  cette  majorité  n'en  était  pas 
moins  décidée  à  tenir  la  papauté  sous  la  tutelle  française  et 
à  la  ramener  à  Avignon.  Finalement  les  cardinaux  établi- 
rent leurs  quartiers  à  Anagni  et  là,  le  20  septembre  1378, 
élirent  un  antipape,  alléguant  que  la  première  élection 
était  illégale,  le  peuple  de  Rome  les  ayant  forcés  à  choi- 
sir Urbain.  L'antipape  prit  le  nom  de  Clément  VII.  Le 
Grand  Schisme  d'Occident  commençait  :  un  an  après  son 
élection,  Clément  VII  établit  sa  résidence  dans  la  ville 
provençale. 

Catherine  eut  le  cœur  brisé.  Les  autres  maux  de  la 
chrétienté  n'étaient  rien  à  côté  de  celui-là.  D'abord  elle 
pensa  succomber  à  sa  douleur  :  le  rétablissement  de 
l'union  parmi  les  chrétiens,  le  projet  de  croisade,  la 
réforme  de  l'Eglise,  tous  ces  vastes  desseins  semblaient 
voir  leur  réalisation  plus  lointaine  que  jamais.  L'œuvre 
de  sa  vie  entière  paraissait  maintenant  vaine  \ 

1  Calisse,  S.  Catevina  da  Siena,  daus  les  Conferenze,  publiées  par  la  R. 
Accad.  dei  Rozzi,  Sienne,  iSgS,  pp.  179,  180. 


l6o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Mais  cette  phase  de  faiblesse  et  d'abattement  ne  dura 
pas.  Son  énergie  et  sa  vaillance  sans  bornes  s'affirmèrent 
de  nouveau.  Elle  adressa  des  missives  aux  rois  de  France 
et  de  Hongrie,  à  la  reine  de  Naples,  aux  cardinaux,  aux 
citoyens  de  Florence,  de  Venise  et  de  Pérouse.  Elle  encou- 
ragea le  condottiere  du  pape,  Alberico  da  Barbiano  à 
combattre  courageusement  les  schismatiques.  Elle  usa  en 
faveur  d'Urbain  de  son  influence  personnelle  et  comme 
magnétique,  pour  lui  conserver  le  loyalisme  des  Romains. 
Enfin,  à  la  requête  pressante  du  Pontife,  elle  quitta  sa 
bien-aimée  Sienne  pour  Rome  et  resta  à  la  cour  papale 
jusqu'à  son  dernier  jour,  aidant  Urbain  de  sa  sympathie 
et  de  ses  conseils. 

Jamais  pape  n'avait  eu  davantage  besoin  d'un  conseil- 
ler prudent.  Dans  une  situation  qui  aurait  durement 
éprouvé  la  patience  des  plus  sages,  Urbain  agissait  avec  un 
manque  absolu  de  jugement,  de  tact  et  de  prudence.  Animé 
de  bonnes  intentions  et  dévoué  à  sa  tâche,  mais  violent 
et  autoritaire,  il  était  arrogant  et  affligé  d'une  irascibilité 
effrénée.  «  Quand  on  le  contredisait,  rapporte  un  chroni- 
queur, le  visage  du  pape  s'allumait  comme  une  lampe,  sa 
voix  s'étranglait  de  colère  et  celui  qui  lui  avait  tenu  tète 
restait  muet  de  terreur.  »  Ce  Boanerges  napolitain,  ba- 
sané et  aux  allures  de  moine,  fit  plus  de  tort  à  la  Papauté 
que  maint  indigne  titulaire  du  trône  de  saint  Pierre. 

A  côté  de  ce  fougueux  représentant  du  Prince  de  la 
Paix,  se  dressait  la  figure  angélique  de  Catherine.  Elle 
refrénait  sa  violence,  apaisait  sa  colère,  travaillait  infati- 
gablement à  sa  cause,  persuadée  que  c'était  celle  de 
l'Eglise  et  de  Dieu.  Mais  ses  efforts,  l'affliction  que  lui 
causait  l'état  de  la  chrétienté,  toutes  ses  angoisses,  vin- 
rent à  bout  d'une  constitution  déjà  minée  par  des  pra- 
tiques ascétiques.  Au  début  de  i38(),  elle  tomba  grave- 
ment malade  ;  à  mesure  que  le  printemps  s'avançait,  elle 


SAINTE    CATHERINE    DE    SIENNE  l6l 

déclinait  peu  à  peu  ;  le  29  avril,  Catherine  s'éteignit  dou- 
cement. Jusqu'au  dernier  moment  ses  pensées  furent  pour 
l'Eglise  et  «  son  très  doux  époux,  le  Christ  »,  qui,  pen- 
sait-elle, la  rappelait  à  lui. 

Son  corps  repose  sous  le  grand  autel  de  la  vaste  église 
dominicaine  de  Santa  Maria  sopra  Minerva,  près  de  l'en- 
droit où  furent  plus  tard  déposés  les  restes  mortels  de 
Fra  Angelico.  La  tête  et  un  doigt  de  la  sainte  comptent 
parmi  les  plus  précieuses  reliques  que  possède  sa  ville 
natale.  On  les  conserve  dans  l'église  San  Domenico 
qu'elle  aimait  tant,  et  où  elle  eut  ses  premières  visions. 
L'art  de  Peruzzi  a  embelli  sa  demeure,  et  des  milliers  de 
pèlerins  de  tous  les  pays  y  affluent  pour  rendre  hommage 
à  sa  mémoire. 

Sainte  Catherine  nous  semble  bien  la  figure  la  plus 
séduisante  du  xiv®  siècle  ;  et  nul  Siennois,  sauf  peut-être 
TËneas  Sylvius  Piccolomini,  n'a  joué  un  plus  grand  rôle 
dans  l'histoire.  Il  est  facile  de  trouver  à  critiquer  chez 
cette  femme  :  crédule,  sujette  à  l'hystérie,  elle  fit  un 
usage  immodéré  de  cette  «  discipline  »  qui  ne  fait  sou- 
vent que  provoquer  les  émotions  qu'elle  cherche  à  refré- 
ner, et  aggrave,  plutôt  qu'elle  n'y  porte  remède,  les  maux 
qu'elle  est  censée  guérir.  Elle  ne  se  rendit  pas  compte 
que,  sans  la  santé  du  corps,  la  santé  complète  de  l'es- 
prit n'est  pas  possible;  mais  santé,  tempérance,  modéra- 
tion n'étaient  pas  le  propre  du  Moyen  Age. 

Nous  ne  devons  pas  faire  grief  à  sainte  Catherine  de 
l'excès  même  de  ses  vertus.  C'est  au  cœur  plutôt  qu'à 
l'intelligence  que  les  grandes  religions  s'adressent.  Un 
grand  prophète  religieux  doit  nécessairement  surtout 
émouvoir  ;  pour  lui  l'amour  doit  toujours  rester  la  pre- 
mière chose  du  monde.  Ce  serait  folie  de  souhaiter  que 
David,  saint  Jean,  saint  François  ou  sainte  Catherine 
n'aient  pas  été  ce  qu'ils  ont  été. 


102  HISTOIRE    DE    SIENNE 

«  L'œuvre  de  sainte  Catherine,  dit  Symonds,  fut  celle 
d'une  femme  :  apporter  la  paix,  secourir  les  affligés,  for- 
tifier l'Église,  purifier  le  cœur  de  ceux  qui  l'entouraient, 
mais  non  point  commander  ou  organiser.  En  mourant, 
elle  laissa  derrière  elle  un  souvenir  d'amour  plutôt  que  de 
force,  le  parfum  d'une  vie  de  dévouement  et  douceur, 
l'écho  de  tendres  et  ardentes  paroles.  Sa  place  est  dans 
le  cœur  des  humbles  ;  les  enfants  appartiennent  à  sa  con- 
frérie, et  les  pauvres  se  pressent  dans  son  sanctuaire  aux 
jours  de  fête.  » 


H.    17. 


ENTRÉE    DE    LA    MAISON    DE    SAINTE    CATHERINE, 
AVEC    LA    LOGGIA    DE    PEUUZZI 


PI.    i8. 


Cl.  Mil,,, 

SANO    1)1     l'IKlIU)    (A.     n.     l'iUol.    SAINT     ItKIÎXA  lî  1)1  \ 

l'"rcsque  du  Palais  Pul)lic,   Siciuio. 


CHAPITRE  XII 

L'ÉPOQUE   DE  SAINT   BERNARDIN   ET   D'/ENEAS 
SYLVIUS  PICCOLOIVilNI 

Les  efforts  tentés  par  sainte  Catherine  pour  amener 
la  paix  et  l'union  étaient  arrivés  trop  tard  pour  améliorer 
la  situation  politique  de  sa  ville  natale.  De  même,  bien 
qu'ils  eussent  doté  Sienne  du  meilleur  gouvernement 
qu'elle  eût  possédé  depuis  les  Vingt-Quatre,  les  Réfor- 
mateurs ne  purent  guérir  les  maladies  dont  était  atteint 
son  organisme  social  :  bientôt  même  la  plus  pernicieuse 
commença  à  se  déclarer  au  sein  précisément  du  Monte 
qui  s'efforçait  d'y  porter  remède.  Des  dissensions 
s'élevèrent  à  l'intérieur  du  parti  au  pouvoir,  dissensions 
qui  amenèrent  la  paralysie  de  l'exécutif  au  milieu  de  plus 
d'une  crise,  alors  qu'il  eût  fallu  agir  avec  promptitude  et 
vigueur.  C'est  ainsi  que  le  gouvernement,  par  suite  de 
ses  divisions,  manqua  l'occasion  d'acquérir  Arezzo  en 
i384  et  laissa  tomber  cette  ville  aux  mains  de  Florence. 
Enhardis  par  les  maladresses  des  Réformateurs,  leurs 
adversaires  prirent  de  plus  en  plus  confiance.  Fomentant 
les  dissensions  de  ce  Monte,  ils  réussirent  à  y  provoquer 
une  scission  :  dès  lors  la  démocratie  de  Sienne  ne  forma 
plus  un  parti  politique  homogène. 

Cette  rupture  amena,  le  22  mars  i385,  la  chute  du  gou- 
vernement :  et  non  seulement  les  Quinze  Défenseurs  et 
leurs  principaux  partisans  furent  expulsés  de  la  ville, 
mais  il  n'y  eut  pas  moins  de  quatre  mille  laborieux  arti- 


l64  HISTOIRE    DE    SIENNE 

sans  envoyés  en  exil,  à  leur  suite.  Une  nouvelle  Seigneu- 
rie fut  installée,  comprenant  quatre  membres  des  Neuf, 
quatre  des  Douze,  et  deux  représentants  de  la  fraction 
de  la  classe  inférieure  qui  n'appartenait  pas  au  Monte 
des  Réformateurs.  En  outre,  les  gens  du  popolo  minuto 
qui  n'avaient  jamais  figuré  parmi  les  7?;/b/'mrt^o/'i,  s'alliant 
avec  ceux  qui  s'étaient  détachés  de  ce  parti,  constituè- 
rent un  nouvel  Ordre  sous  le  nom  de  Monte  du  Peuple. 
Un  obstacle  de  plus  s'opposait  ainsi  dorénavant  à  l'union 
des  citoyens. 

Affaiblie  par  l'expulsion  de  nombre  de  ses  fils  les 
plus  utiles  et  les  plus  industrieux,  la  décadence  de  la 
République  s'accéléra,  de  plus  en  plus  inévitable.  Aussi, 
peu  d'années  après  la  chute  des  Réformateurs,  Sienne 
devint-elle  la  proie  facile  de  ce  despote  ambitieux,  Gian 
Galeazzo  Visconti,  seigneur  de  Milan,  qui  caressait  le 
projet  d'arrondir  son  duché  de  la  Toscane  tout  entière. 
Appelé  à  l'aide  par  les  Siennois,  pour  empêcher  Monte- 
pulciano,  ce  gâteau  toujours  disputé,  de  tomber  aux 
mains  des  Florentins,  il  réussit  en  fin  de  compte  à  im- 
poser sa  suzeraineté  à  la  ville  qui  avait  sollicité  son  assis- 
tance. Ce  furent  les  Douze  et  les  Salimbeni,  dont  l'alliance 
scandaleuse  avait  déjà  causé  tant  de  maux  à  Sienne,  qui 
le  secondèrent  dans  l'exécution  de  ses  desseins.  Vers  la 
fin  de  l'année  1399,  la  Commune  lui  transféra  solennelle- 
ment la  suzeraineté  de  la  ville  et  de  son  contado^  ;  et  les 
Siennois  étaient  tombés  si  bas,  que,  se  glorifiant  de  leur 
honte,  ils  célébrèrent  cet  événement  par  des  banquets 
et  des  illuminations. 

Heureusement  pour  la  république,  Visconti  fut  emporté 
par  la  peste  en  1/402.  Quelques  mois  à  peine  après  sa 
mort,  le  Monte  des  Douze  et  les  Salimbeni  complotèrent 

^  Malavolli,  éd.  ctf.,  Seconda  Parle,  ff.  iSS-igo. 


SAINT    BERNARDIN  l65 

de  renverser  le  gouvernement  étranger  qu'ils  s'étaient 
eux-mêmes  employés  à  établir*.  Mais  la  conspiration 
échoua  :  les  Dodici  furent  expulsés  de  la  cité  et  un  décret 
leur  interdit,  ainsi  qu'à  leurs  descendants,  de  jamais  y 
remettre  les  pieds.  Néanmoins  en  il\ol\  les  Siennois  se 
révoltèrent  avec  succès  contre  la  suzeraineté  du  duc  de 
Milan,  tout  en  faisant  la  paix  avec  Florence,  mais  ils 
durent  payer  chèrement  leur  indépendance.  Montepul- 
ciano,  qui  commandait  la  Via  Francigena,  passa  aux 
mains  des  Florentins. 

Au  cours  des  années  i4o8  et  i4o9  un  autre  prince 
ambitieux  menaça  la  liberté  de  Sienne,  Ladislas  de  Naples , 
qui  ne  rêvait  rien  moins  que  de  constituer  un  grand 
royaume  italien  et  de  ceindre  la  couronne  impériale. 
C'était  à  l'époque  du  Grand  Schisme  :  profitant  des 
divisions  de  l'Italie,  le  jeune  roi  vit  bientôt  ses  projets 
en  bonne  voie  de  réalisation.  S'emparant  de  Rome  et  des 
Etats  de  l'Eglise,  il  avait  acheté  de  Grégoire  XII,  pour 
la  somme  insignifiante  de  vingt-cinq  mille  florins  d'or,  un 
titre  légal  à  ses  nouvelles  conquêtes  ;  craignant  alors  que 
l'élu  du  Concile  de  Pise  ne  se  refusât  à  ratifier  cet  accord, 
Ladislas  se  mit  en  route  vers  la  Toscane,  dans  le  but  de 
dissoudre  cette  assemblée.  Les  Siennois,  d'abord  alliés  à 
Ladislas  et  Grégoire,  avaient  même  donné  asile  au  Pape, 
mais,  à  l'instigation  de  Cossa  qui  dirigeait  les  cardinaux, 
ils  décidèrent,  afin  d'assurer  la  sécurité  du  Concile,  de 
seconder  Florence  dans  ses  efforts  pour  arrêter  la  mar- 
che du  prince ^  Renonçant  alors  à  emporter  Sienne  das- 
saut,  ce  dernier  se  replia  sur  Arezzo'^;  mais  sa   mort,  le 

1  Malavolti,  éd.  cit.,  Seconda  Parte,  ff.  193*. 

^Ammirato,  éd.  cit..  Prima  parte,  Libro  diciasettesimo,  vol.  II,  p.  94a. 
Le  traité  fut  signé  le  3o  mai  1408. 

3  Ammirato,  éd.  cit..  Prima  parte,  Libro  diciasettesimo,  vol.  II,  pp.  948, 
949.  Creighton  raconte  en  détail  et  avec  netteté  les  dernières  années  de 
Ladislas.  Cf.  Ilistoiy  ofthe  Papacy,  éd.   cit.,  vol.  I,  pp.  208-298. 


l66  HISTOIRE    DE    SIENNE 

6  août  1414,  vint  dissiper  les  craintes  des  deux  répu- 
bliques. 

Seize  années  durant,  Sienne  s'abstint  de  toute  guerre 
sérieuse,  et  aucune  révolution  n'éclata  dans  ses  murs  : 
au  cours  de  cette  période  de  calme,  son  commerce  rede- 
vint florissant  et  elle  réussit  à  annexer  d'importantes 
acquisitions  à  son  territoire.  Pendant  l'hiver  i423-i424, 
un  concile  général  se  tinta  Sienne,  contribuant,  sans  que 
l'Eglise  en  retirât  aucun  profit,  à  accroître  la  prospérité 
de  ses  habitants.  Cardinaux,  ambassadeurs,  prélats  et 
abbés  de  toute  la  chrétienté  y  affluèrent. 

Mais  son  néfaste  esprit  de  faction  ne  l'avait  pas  aban- 
donnée :  vendettas  et  luttes  de  partis  troublaient  tou- 
jours la  ville.  Par  suite  de  ce  regain  de  prospérité  maté- 
rielle, le  nombre  des  citoyens  adonnés  au  luxe  et  aux 
plaisirs  grandit  de  plus  en  plus  :  molles  Senae  devint 
«  une  vraie  cité  de  Vénus  ».  Les  humanistes  conviés  à 
venir  enseigner  à  son  Université  avaient  apporté  avec 
eux  les  vices  païens  en  même  temps  que  la  culture 
antique.  C'est  là  qu'Antonio  Beccadelli  puisa  surtout  le 
fonds  de  son  Hermaphroditus .  Les  nouvelles  de  Sermini, 
les  Assempri  de  Fra  Filippo,  les  écrits  d'JEneas  Sylvius 
Piccolomini  nous  révèlent  la  corruption  de  la  ville. 

C'est  à  ce  moment  que  saint  Bernardin^  commença  à 
exercer  son  influence  sur  les  Siennois.  Cet  homme  extraor- 
dinaire était  né  en  i38o,  l'année  même  de  la  mort  de 
sainte  Catherine,  issu  de  la  noble  maison  des  Albizzeschi 
de  Massa  Marittima.  Arrivé  encore  tout  enfant  à  Sienne, 
il  fit  ses  études  à  l'Université  communale  ;  c'est  aussi  à 
l'hôpital  de  Santa  Maria  délia  Scala  qu'il  accomplit  ses 

*  Les  principales  autorités  sur  l;i  vie  de  saint  Bernardin  sont:  Alessio, 
S.  Bcrnardino  da  Siena,  Mondovi,  1899;  Thurcau-Dangin,  Saint  Bernardin 
de  Sienne,  Paris,  Pion  ;  et  Dacci,  Le  Prediche  Volgari  di  S.  Bernardino  in 
Siena,  nel  1427,  publ.  dans  les  Conferenze  de  la  R.  Accademia  dei  Rozzi, 
Sienne,  1895. 


SAINT    BERNARDIN  167 

premiers  actes  de  charité  ;  enfin  c'est  à  San  Francesco 
de  Sienne  qu'il  reçut  l'habit  de  l'ordre  franciscain.  Doué 
d'une  réelle  verve  comique,  alliée  à  une  ferveur  intense, 
tout  vibrant  d'émotion  religieuse,  personnalité  très 
virile  cependant  et  éminemment  imprégnée  de  bon  sens, 
un  saint  à  coup  sûr  mais  en  même  temps  profondément 
humain,  son  éloquence  étrange  et  affranchie  de  toute  con- 
vention entraîna  des  cités  entières.  Tenant  à  la  main  un 
panneau  où  figurait  le  monogramme  du  Christ  auréolé  de 
rayons  d'or,  il  visita  Milan,  Venise,  Brescia,  Ferrare,  Bo- 
logne et  Florence  :  le  but  principal  qu'il  poursuivait  était 
de  mettre  fin  aux  luttes  fratricides  de  partis  qui  divisaient 
tant  de  villes  italiennes,  de  combattre  les  pratiques  de 
luxe  et  de  vice  qui  prévalaient  chaque  jour  davantage  en 
Italie  au  temps  de  la  Renaissance  et  d'amener  un  retour 
à  la  vraie  religion. 

C'est  en  avril  14^5  qu'il  revint  à  Sienne,  après  plu- 
sieurs années  d'absence  :  le  gouvernement  et  le  peuple 
l'accueillirent  avec  enthousiasme.  Un  autel  et  une  chaire 
furent  dressés  devant  le  Palais  de  la  Seigneurie,  et  là,  sur 
la  grand'place,  à  l'ombre  de  la  Tour  Mangia,  le  plus 
grand  prédicateur  du  siècle  adressa  sa  première  série  de 
sermons  à  sa  cité  d'adoption. 

Dénonçant  leurs  factions,  il  exhorta  les  Siennois  à 
mettre  fin  aux  discordes  qui  agitaient  depuis  si  long- 
temps leur  ville.  Il  condamna  leur  vie  luxueuse,  leur 
amour  du  jeu  et  du  plaisir.  La  renommée  de  sa  spirituelle 
audace,  de  son  talent  merveilleux  de  conteur,  avait  attiré 
une  foule  d'auditeurs  ;  mais  ceux  qui  étaient  venus  se 
divertir  restèrent  pour  prier.  Ses  paroles  agirent  avec 
une  telle  puissance  qu'on  éleva  un  bûcher  sur  la  Piazza 
del  Campo,  sur  lequel  on  brûla  nombre  d'objets  de  vanité  : 
cartes  à  jouer,  dés,  faux  cheveux,  cosmétiques,  livres  et 
gravures  licencieux.   En   même  temps  le  gouvernement 


l68  HISTOIRE    DE    SIENNE 

édicta  un  ensemble  de  décrets  appelés  les  Rifornia- 
gioni  di  Frate  Bernardiiio\  visant  à  réduire  toutes  les 
manifestations  exagérées  de  luxe  et  à  exclure  des  em- 
plois publics  toutes  personnes  notoirement   immorales. 

Mais,  après  le  départ  du  saint,  beaucoup  rejetèrent 
l'habit  de  pénitence  et  donnèrent  libre  cours  à  leur  haine 
et  à  leurs  appétits.  On  entendit  de  nouveau  retentir  dans 
les  rues  les  vieux  cris  des  partis  ;  les  assassinats  repri- 
rent leur  fréquence.  Maintes  belles  pénitentes  renou- 
velèrent leur  attirail  de  teintures,  de  parfums  et  de  cos- 
métiques, et  se  replongèrent  dans  leurs  amours. 

Saint  Bernardin,  en  apprenant  la  rechute  des  Siennois, 
fut  péniblement  affecté  de  cette  nouvelle  preuve  de  leur 
mobilité  coutumière.  Revenu  à  Sienne  en  1427,  il  prêcha 
de  nouveau  sur  la  Piazza  del  Gampo  "  et  dénonça  dans 
les  termes  les  plus  véhéments  ceux  qui  se  livraient  aux 
luttes  de  partis.  Il  montra  qu'en  s'abandonnant  à  leurs 
passions  factieuses,  les  Siennois  amèneraient  la  ruine 
matérielle  et  morale  de  leur  patrie.  Avec  simplicité  et 
vigueur,  il  exposa  l'effet  désastreux  de  ces  dissensions 
sur  l'agriculture  et  le  commerce ^  Il  déclara  aussi  que 
tous  ceux  qui  fomentaient  conflits  et  divisions  iraient 
«  dans  la  maison  du  démon  »,  père  de  discorde,  et  n'en- 
treraient jamais  au  royaume  d'amour. 

«  Que  de  maux,  s'écrie-t-il,  découlent  de  ces  luttes  ! 
Que  de  femmes  ont  été  massacrées  dans  leurs  villes 
natales,  dans  leurs  foyers  !...  Que  d'enfants  immolés  aux 

'  Mengozzi,  //  Monte  dei  Paschi  di  Siena  e  le  aziende  in  esse  riuniie, 
vol.  I,  pp.  m,  113. 

2  Les  sermons  de  saint  Bernardin  en  1427  furent  pris  en  sténographie  par 
un  humble  admirateur,  un  nommé  Benedetto.  Milanesi  a  publié  un  choix  de 
sermons  en  i853  (Sienne,  Landi  et  Alcssandri).  En  1880,  Banchi  a  réuni  tous 
les  sermons  de  1427  en  trois  volumes. 

•'  Predicke  Volgari,  Sienne,  i853,  p.  io5.  Quoique  son  nom  ne  figure  pas 
sur  le  titre  ui  la  couverture,  c'est  bien  Milanesi  qui  publia  ce  choix  de 
sermons. 


SAINT    BERNARDIN  169 

vendettas  de  leurs  pères  !  Que  de  tout  petits  arrachés 
des  entrailles  maternelles!...  On  a  vu  des  hommes  frap- 
per sur  les  murs  d'innocentes  victimes,  faisant  jaillir 
leurs  cervelles  ;  vendre  la  chair  de  leur  ennemi  chez  le 
boucher,  comme  une  viande  quelconque  ;  saisir  le  cœur 
dans  la  poitrine  d'un  cadavre  et  le  dévorer.  Que  de  gens 
poignardés  et  jetés  au  fumier  !  D'autres  ont  été  rôtis  et 
mangés;  d'autres  précipités  en  bas  des  tours  et  des  ponts, 
dans  l'eau  rapide  ;  des  femmes  saisies  et  violentées  en 
présence  de  leurs  pères  et  de  leurs  maris  que  l'on  a  alors 
abattus  sous  leurs  yeux.  Et  nul  n'a  jamais  témoigné  de 
pitié  pour  un  ennemi,  tant  qu'il  restait  à  celui-ci  un 
souffle  de  vie*.  » 

Il  exhorta  ses  auditeurs  à  arracher  les  emblèmes  des 
partis,  les  étendards  des  factions  que  l'on  voyait  partout 
sur  leurs  murs  et  à  les  remplacer  par  le  monogramme 
du  Prince  de  la  Paix.  Des  milliers  de  citoyens  obéirent 
à  ses  objurgations  :  sur  le  Palais  Public  et  mainte  maison 
de  Sienne  on  peut  voir  encore  l'emblème  de  saint  Ber- 
nardin :  les  initiales  I.  H.  S.  entourées  de  rayons  dorés. 

L'action  de  son  éloquence  ne  fut  d'ailleurs  pas  com- 
plètement éphémère.  De  nouvelles  Riformagioni  furent 
promulguées  à  son  instigation  "  et,  pendant  de  longues 
années,  les  documents  politiques  et  légaux  portent  des 
traces  de  son  influence. 

Ce  furent  les  desseins  ambitieux  d'un  parti  belliqueux 
de  Florence,  à  la  tête  duquel  se  trouvaient  de  jeunes 
aristocrates,  qui  finirent  par  troubler  la  paix  de  la  Tos- 
cane. Rinaldo  degli  Albizzi  et  Neri  Gapponi,  adoptant 
une  tactique  qui  a  toujours  exercé  une  grande  séduction 

i  Le  Prediche  Volgari,  publ.  par  L.  Banchi,  Sienne,  1880,  vol.  I,  pp.  u52, 
253.  Le  texte  diffère  quelque  peu  de  celui  des  sermons  choisis  de  Milanesi. 
^  Thureau-Dangiiî,  Saint  Bernardin  de  Sienne,  Paris,  Pion,  p.  127. 


170  HISTOIRE    DE    SIENNE 

sur  les  chefs  de  parti  conservateurs  de  tous  les  temps, 
voulurent  détourner  l'esprit  du  peuple  des  questions  de 
politique  intérieure  et  acquérir  de  la  popularité  par  une 
guerre  offensive  heureuse  :  ils  firent  valoir  en  consé- 
quence l'intérêt  que  présenterait  pour  la  république  la 
conquête  de  Lucques,  sous  prétexte  qu'elle  tiendrait  ainsi 
mieux  en  main  Pise,  tout  en  élevant  du  même  coup  un 
nouveau  rempart  contre  l'ambitieuse  dynastie  de  Milan. 
Le  parti  de  la  guerre  l'emporta  et,  en  décembre  1429,  les 
hostilités  éclatèrent.  S'alarmant  à  juste  titre  des  disposi- 
tions agressives  de  leurs  voisins,  les  Siennois  décidè- 
rent de  faire  tout  ce  qui  dépendrait  d'eux  pour  empêcher 
Lucques  de  tomber  en  leur  pouvoir. 

Le  gouvernement  de  Florence  conduisit  cette  campagne 
avec  une  maladresse  insigne.  L'argent  filait  comme  de 
l'eau,  sans  procurer  de  résultat  satisfaisant.  La  ville  était 
dans  une  grande  pénurie  ;  l'enthousiasme  belliqueux  du 
peuple  se  refroidissait  rapidement  ;  et  le  parti  d'opposi- 
tion au  gouvernement  gagnait  de  jour  en  jour  du  terrain. 
L'oligarchie  dut  bientôt  songer  à  faire  la  paix. 

L'arrivée  en  Toscane  de  l'Empereur  Sigismond,  venu 
en  Italie  pour  se  faire  offrir  la  couronne  impériale,  ren- 
dit bientôt  la  situation  des  Florentins  encore  plus  pré- 
caire. Attaché  aux  vieux  principes  gibelins,  il  voulait  se 
faire  reconnaître  comme  le  chef  temporel  de  la  chré- 
tienté :  il  prit  parti  pour  Lucques,  Sienne  et  les  Vis- 
conti. 

Le  12  juillet  i432,  le  bel  Empereur  fit  son  entrée  dans 
Sienne,  entouré  de  toute  la  pompe  et  la  magnificence 
qu'il  aimait.  La  Seigneurie,  le  clergé  et  la  noblesse  sorti- 
rent à  sa  rencontre  jusqu'à  Sainte-Pétronille,  pour  lui 
remettre  les  clefs  de  la  ville.  Sigismond,  à  cheval,  abrité 
d'un  somptueux  baldaquin,  passa  sous  la  porte  Camollia. 
Son  visage  agréable  et  sa  belle  prestance  lui  gagnèrent 


l'I.     H, 


CV.  Alinari. 


SAXO  DI  PIETRO.  —  SAINT  BERXARDIX  PRKCHANT  SUR  LA  PIAZZA  DEL  CAMPO 

Salle  du  Cliapitre,  Cathédrale  de  Sienne. 


PI.    90. 


noMi::M(;o  di   kaiîtolo.  —  l'kmpereuu  sigismoxd 

Délail    du  paveiueiit  (le  la  Catliédrale,   Sienne. 


.ENEAS    SYLVIUS    PIGCOLOMINI  1^71 

le  cœur  de  toutes  les  femmes,  et  les  evvivas  retentissaient 
bruyamment  tandis  qu'il  chevauchait  le  long  des  rues 
sinueuses  et  escarpées,  sous  les  fenêtres  des  palais  déco- 
rées de  riches  brocards,  escorté  d'un  millier  de  chevaliers, 
de  six  cents  arquebusiers  et  d'une  troupe  bigarrée  de 
musiciens  et  de  bouffons.  La  vue  des  armes  à  feu,  encore 
inconnues,  fit  de  Feffet  sur  le  peuple  et  contribua  à  forti- 
fier chez  lui  l'impression  de  puissance  et  de  splendeur 
impériales  qu'il  ressentait  ^ 

Pourtant  le  vieil  esprit  gibelin  que  personnifiait  Sigis- 
mond,  était  presque  mort  :  il  fut  impossible  de  réveiller 
aucun  enthousiasme  durable  et  les  Siennois  se  fatiguè- 
rent vite  de  leur  hôte  dispendieux.  Néanmoins  la  venue 
de  l'Empereur  en  Toscane  ne  laissa  pas  de  provoquer  un 
revirement  notable  :  elle  décida  enfin  Rinaldo  degli 
Albizzi  à  négocier  la  paix  ;  après  quelque  marchandage, 
un  traité  fut  conclu  le  29  avril  i433,  entre  Florence, 
Lucques  et  Sienne,  par  lequel  les  trois  villes  convenaient 
de  se  restituer  mutuellement  leurs  conquêtes". 

A  part  quelques  incursions  de  membres  proscrits  des 
Douze  sur  le  contado  siennois,  l'histoire  de  la  Commune 
n'est  marquée  par  aucun  incident  pendant  les  quatorze 
premières  années  qui  suivent  ce  traité.  Mais,  à  la  mort  de 
Filippo  Maria  Visconti,  seigneur  de  Milan,  en  i447>  s'ouvre 
une  nouvelle  période  de  l'histoire  des  Etats  italiens,  une 
période  de  conflits  et  de  changements  politiques.  Le 
pacte  de  protection  mutuelle  qui  liait  les  républiques  de 
Florence  et  de  Venise  arriva  à  expiration  et  les  princi- 


^  Un  des  sujets  du  pavement  du  Dôme,  dessiné  par  Domenico  di  Bartolo 
en  1434,  commémore  le  séjour  de  Sigismond  à  Sienne.  C'est,  à  diCFérents 
points  de  vue,  une  oeuvre  intéressante  :  l'empereur  est  représenté  trônant 
sous  uu  baldaquin  de  style  classique;  les  colonnes  qui  le  soutiennent  ont  des 
chapiteaux  ioniques.  Cf.  Douglas.  Fra  Angellco  (Bell  and  sons.  1900)  pp.  77-79. 

-  .Malavolti,  éd.  cit.,  Terza  Parte.  Libro  Seconde,  f.  2;'.  Le  traité  fut 
publié  à  Florence  le  24  mai. 


l'JI  ÏIISTOIUE    DE    SIENNE 

paux  gouvernements  se  mirent  à  former  de  nouveaux 
systèmes  d'alliances. 

Ce  fut  Gosme  de  Médicis  qui  réussit  à  modifier  la  poli- 
tique traditionnelle  de  Florence.  Beaucoup  de  prétendants 
se  disputaient  alors  le  trône  vacant  de  Milan  :  le  duc 
d'Orléans,  l'Empereur,  Alphonse  de  Naples,  Venise, 
Sforza  ;  sans  compter  les  Milanais  qui  voulaient  se  cons- 
tituer en  république.  Florence  ne  pouvait,  il  va  sans  dire, 
laisser  un  souverain  étranger  acquérir  une  province  ita- 
lienne aussi  riche  en  ressources  naturelles  que  le  Mila- 
nais et  aussi  importante  au  point  de  vue  stratégique  ;  elle 
ne  pouvait  admettre  non  plus  que  le  duché  passât  aux 
mains  d'un  des  grands  Etats  italiens,  annexion  qui  eût 
rompu  l'équilibre  politique  de  la  péninsule.  11  ne  lui  res- 
tait donc  que  deux  solutions  à  envisager  :  prêter  son 
concours  au  parti  républicain  de  Milan,  ou  aider  le  con- 
dottiere Sforza  à  réaliser  ses  ambitieux  desseins. 

Gosme  estima  qu'il  était  préférable  pour  Florence,  et 
pour  lui-même  aussi,  de  voir  installé  dans  la  capitale 
lombarde  un  despote  puissant  et  redevable  de  sa  situa- 
tion à  l'aide  de  Florence,  plutôt  qu'une  république  agitée 
qui  risquerait  de  devenir  la  proie  de  la  France  ou  de 
Venise.  Usant  donc  de  son  immense  influence  personnelle 
en  faveur  du  condottiere^  il  vit,  après  quelques  traverses, 
ses  espoirs  réalisés.  En  février  i45o.  Milan  se  rendait  en 
effet  à  Sforza  qui  concluait  six  mois  plus  tard  une  alliance 
défensive  avec  Florence. 

Entre  temps,  furieuse  de  voir  son  ancienne  alliée  aider 
Sforza  à  conquérir  le  Milanais,  Venise  avait  déjà  recruté, 
en  Alphonse  de  Naples,  un  nouvel  ami.  L'Italie  se  trou- 
vait ainsi  divisée  en  deux  camps  :  d'une  part  Sforza  et 
Florence,  de  l'autre  Venise  et  Alphonse.  Les  Siennois 
décidèrent  de  se  ranger  du  côté  des  adversaires  de  leur 
voisine,  et  Frédéric  III,  qui  arrivait  à  ce  moment  en  Italie 


jENEAS    SYLVIUS    PICCOLOMINI  1^3 

pour  ceindre  la  couronne  impériale,  leur  promit  aussi  son 
assistance. 

L'éventualité  de  son  intervention  alarma  les  Florentins, 
mais  ils  n'avaient  guère  lieu  de  la  redouter  :  Frédéric,  le 
dernier  des  Empereurs  couronnés  à  Rome,  était  une  sorte 
de  monarque  de  théâtre  :  ne  possédant  du  Saint-Empire 
que  les  attributs,  il  lui  manquait  à  la  fois  le  tempéra- 
ment et  l'autorité  d'un  Empereur,  Le  seul  événement 
qui  marqua  sa  venue  en  Toscane  fut  sa  première  entrevue 
avec  Éléonore  de  Portugal,  qui  eut  lieu  à  Sienne,  le  24 
février  i/^^i.  C'est  devant  la  porte  Camollia  qu'il  ren- 
contra cette  fiancée  de  seize  ans.  Le  charme  irrésistible 
delà  jeune  princesse  excita  l'enthousiasme  d'un  connais- 
seur aussi  blasé  en  fait  de  beauté  féminine  qu'yEneas 
Sylvius  Piccolomini  et  produisit  une  telle  impression  sur 
son  futur  époux  que,  dès  qu'il  l'aperçut,  oublieux  de 
l'étiquette  impériale,  il  l'étreignit  sans  cérémonie  dans 
ses  bras^ 

A  son  retour  de  Rome,  Frédéric  voulut  se  présenter 
en  médiateur  entre  les  deux  grandes  coalitions  afin  de 
prévenir  la  lutte  qui  semblait  imminente,  mais  sa  ten- 
tative n'aboutit  pas.  Dès  son  départ,  Venise  déclara  la 
guerre  à  Sforza  et  Alphonse  à  Florence.  Sienne  refusa 
d'abord  de  se  mêler  au  conflit  ;  mais,  devant  l'invasion 
d'une  armée  florentine,  elle  fut  obligée  de  prendre  les 
armes. 

La  guerre,  qui  ne  fut  jamais  très  vivement  menée, 
dégénéra  bientôt  en  une  série  d'incursions  de  représailles 
des  armées  de  Florence  et  de  Sienne,  envahissant  tour  à 
tour  le  territoire  ennemi.  Enfin,  en  mars  i454,  Venise  et 
Sforza  arrivèrent  à  un  accord  que  scella  le  traité  de  Lodi. 

1  La  fresque  de  Pintoricchio  qui,  à  la  Bibliothèque  Piccolomini,  dans  la 
suite  illustrant  la  vie  de  Pie  II,  représente  cette  scène,  est  bien  connue  des 
amateui's  d'art. 


ly^  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Tous  les  Etats  italiens  y  adhérèrent  sauf  Naples,  Alphonse 
ayant  conçu  une  vive  irritation  de  ce  qu'il  n'avait  pas  été 
consulté  par  les  parties  contractantes  ;  finalement  il  se 
rallia  aussi  à  la  nouvelle  ligue  \  mais  décida  de  se  venger 
sur  les  Siennois  qui  l'avaient  devancé.  11  poussa  le  con- 
dottiere Piccinino  à  envahir  leur  territoire,  et  ce  dernier 
leur  causa  de  grosses  difficultés.  Pour  comble  d'infortune, 
le  général  de  la  République,  Gisberto  da  Correggio,  fit 
acte  de  traîtrise,  tandis  que  certains  des  Neuf  conspi- 
raient avec  Alphonse  pour  abolir  les  libertés  de  la  Com- 
mune. 

Pendant  l'été  de  i455,  les  Siennois  se  déterminèrent  à 
prendre  des  mesures  énergiques  pour  châtier  les  traîtres. 
Ils  nommèrent  une  balia  de  quinze  citoj^ens,  munis  de 
pouvoirs  discrétionnaires  pour  défendre  la  sûreté  de 
l'Etat.  Convoqué  au  Palais,  le  général  félon  fut  précipité 
d'une  fenêtre  élevée  sur  la  place ^  Enfin,  grâce  à  l'inter- 
vention de  Calixte  III  et  d'^neas  Sylvius  Piccolomini, 
alors  évêque  de  Sienne,  Piccinino  fit  la  paix  avec  la  Répu- 
blique. 

Deux  ans  plus  tard  le  cardinal  siennois  était  élevé  au 
pontificat  sous  le  nom  de  Pie  II.  iEneas  Sylvius  Piccolo- 
mini est  peut-être  l'homme  le  plus  remarquable  d'un 
siècle  qui  en  compte  cependant  beaucoup  d'éminents.  De 
tous  les  grands  humanistes,  nul  ne  fut  plus  profondément 
imbu  du  véritable  esprit  de  l'humanisme,  nul  ne  professa 
des  vues  plus  larges.  Exempt  de  tout  pédantisme  clas- 
sique, ce  n'était  ni  un  pur  archéologue,  ni  un  dilettante 
de  décadence  détaché  des  choses  de  son  temps  et  féru 
d'une  admiration    aveugle   pour   les    œuvres   antiques  : 

^  Ai'ch.  di  Stalo,  Sienne.  Capitoli,  Num.  d'ord.,  177  ;  26  janvier  i455. 

-  Nous  avons  découvert  à  la  Biblioteca  Classense.  à  Ravenne,  un  manus- 
crit intéressant  touchant  cet  épisode  qui  avait  écliappé  jusqu'ici  à  l'attention 
des  savants.  Il  se  trouve  dans  un  volume  contenant  d'autres  documents  inté- 
ressants sur  Ihistoire  siennoise.  Cf.  Cod.  IS'°  284,  A.  C  99. 


^NEAS    SYLVIUS    PICCOLOMINI  1^5 

aimant  le  peuple,  il  partageait  les  joies,  les  inquiétudes 
et  les  aspirations  de  ses  contemporains.  Il  se  mêla,  en 
s'efforçant  de  les  diriger,  aux  grands  mouvements  popu- 
laires de  son  époque. 

Pour  cette  raison,  il  faisait  grand  cas  de  l'éloquence. 
Du  jour  où  il  avait  écouté,  jeune  homme,  les  prédica- 
tions de  saint  Bernardin  sur  la  grand'place,  il  n'avait 
jamais  cessé  de  cultiver  la  force  de  persuasion  qu'il  por- 
tait en  lui.  Grâce  à  ce  don  puissant  et  à  de  nombreuses 
et  éminentes  qualités  de  cœur  et  d'esprit,  ce  lettré  avait 
atteint  la  dignité  suprême  de  l'Eglise. 

Mais,  au  milieu  des  splendeurs  de  cette  élévation,  il 
n'oublia  jamais  sa  patrie.  Fervent  admirateur  des  specta- 
cles de  la  nature,  il  aimait  à  quitter  Rome,  avec  ses  misé- 
rables intrigues  de  cour  et  ses  inextricables  problèmes, 
pour  aller  passer  les  mois  d'été  sur  les  pentes  de  l'A- 
miata,  au  milieu  des  bois  silencieux,  près  de  ruisseaux 
limpides,  parmi  les  vignes  aux  pampres  touffus  et  les 
prairies  émaillées  de  fleurs.  11  aimait  aussi  Sienne,  la 
cité  de  ses  premières  tendresses,  de  ses  jeunes  enthou- 
siasmes, unie  par  plus  d'un  lien  séculaire  à  la  noble 
maison  dont  il  était  issu.  Animé  du  désir  très  légitime 
de  voir  les  Gentiluomini^  ordre  auquel  appartenait  sa 
famille,  recouvrer  leurs  droits  civiques,  il  se  rendit  à 
Sienne,  au  printemps  de  i4'^9,  et,  pensant  se  ménager 
ainsi  sa  faveur,  lui  offrit  la  rose  d'or.  Le  peuple  ne  lui 
céda  cependant  pas  sur  tous  les  points  :  il  rétablit  la 
maison  des  Piccolomini  dans  la  jouissance  de  ses  droits 
politiques  et  ouvrit  certains  emplois  publics  aux  autres 
familles  nobles,  mais  les  Gentiluoniiiii  ne  furent  pas 
placés  sur  le  même  pied  que  les  autres  Monti. 

Cinq  ans  après,  Pie  II  mourut,  lui,  le  lettré  calme  et 
pondéré,  en  servant  la  cause  à  laquelle  son  ardente 
compatriote,  sainte  Catherine,  avait  dévoué  sa  vie.  Pen- 


iy6  HISTOIRE    DE    SIENNE 

dant  son  court  pontificat,  il  s'était  efforcé  de  promouvoir 
la  paix  et  Tamour  parmi  les  chrétiens  et  de  les  unir 
contre  les  hordes  musulmanes  qui  menaçaient  de  nou- 
veau la  religion  et  la  civilisation  occidentales  ;  mais  ses 
appels  éloquents  laissaient  la  chrétienté  indifférente. 
Affligé  de  Fégoïsme  à  courte  vue  de  ses  ouailles,  il 
prit  la  détermination  de  partir  lui-même  à  la  croisade. 
«  Si  le  vicaire  du  Christ,  un  vieillard  valétudinaire,  ne 
recule  pas  devant  une  campagne,  disait-il,  peut-être 
la  honte  incitera-t-elle  les  chrétiens  à  le  suivre.  »  Mais 
ses  forces  précaires  trahirent  son  énergie  :  il  mourut 
à  Ancône,  où  il  s'était  rendu  pour  s'embarquer.  Les  Sien- 
nois  se  crurent  alors  déliés  des  engagements  qu'ils  avaient 
pris  sur  son  désir  :  ils  retirèrent  les  concessions  qu'ils 
avaient  accordées  aux  Gentiluomini^  mais  laissèrent  tou- 
tefois la  famille  du  Pontife  en  possession  de  ses  droits 
politiques. 

En  1478,  Sienne  se  trouva  une  fois  de  plus  entraînée 
dans  une  guerre  contre  Florence.  Le  pape  Sixte  et  ses 
fidèles  alliés,  les  Napolitains,  irrités  de  l'échec  de  la  con- 
spiration des  Pazzi  et  de  la  fidélité  de  Florence  aux  Médicis, 
avaient  résolu  de  venir  à  bout  de  Laurent  à  tout  prix  : 
Sienne,  espérant  recouvrer  ainsi  Montepulciano,  prit  parti 
pour  le  Pape  et  Ferrand  de  Naples.  Venise,  Milan,  Fer- 
rare  et  Bologne  s'allièrent  à  Florence  ;  le  roi  de  France 
soutenait  aussi  Laurent.  Les  Florentins  et  les  Milanais 
fortifièrent  une  position  solide  qui  commandait  la  vallée 
de  l'Eisa,  à  Poggio  Impériale,  une  colline  dominant  Pog- 
gibonsi  dont  ils  firent  leur  base  principale.  Le  duc  de 
Ferrare  qui  les  commandait  n'avait  rien  des  qualités 
d'un  grand  général  :  dès  le  début  des  hostilités,  son 
indolence  fit  perdre  aux  Florentins  San  Savino,  dans  la 
vallée  de  la  Ghiana.  L'hiver  qui  suivit  fut  d'ailleurs  désas- 
treux pour  eux  :  des  bandes  de  maraudeurs  venaient  pil- 


PI.  -11. 


l'KNTORICCHIO.    PIE    II    A    ANCONE 

Bibliothèque  Piccoloniini,  Sienne. 


PI.    22. 


l'IXTOUICClIIO.  —FIANÇAILLES  DE  FUÉdÉIUC  IH  ET  DKLÉONOIîE  I)K  1>0HTU(;AL 

lîibliothùquc  Piccolomiiii,  Sienne. 


^NEAS    SYLVIUS    PICCOLOMINI  177 

1er  la  campagne  jusqu'aux  portes  de  Florence  ;  elle 
souffrit  d'une  grande  disette  de  pain  ;  la  peste,  sur- 
venant derrière  la  famine,  emporta  de  nombreux  habi- 
tants *. 

La  campagne  suivante  décida  de  l'issue  de  la  guerre  : 
les  Napolitains  et  les  Siennois,  sous  les  ordres  du  fils  de 
Ferrand,  Alphonse,  duc  de  Calabre,  et  du  duc  d'Urbin, 
s'avancèrent  rapidement  de  Ghiusi  vers  Poggibonsi,  dépas- 
sant Sienne,  et  arrivèrent  dans  la  nuit  du  8  au  9  septembre 
devant  la  position  de  Poggio  Impériale  qu'ils  emportèrent 
avant  le  jour.  Les  Florentins  et  leurs  alliés,  mis  en 
déroute  complète,  essuyèrent  de  grandes  pertes  ^  Aucunes 
troupes  régulières  ne  couvraient  plus  Florence  ;  Alphonse 
eût-il  marché  contre  elle,  qu'elle  n'aurait  pu  lui  opposer 
aucune  résistance  effective  ;  mais  il  préféra  mettre  le 
siège  devant  la  petite  ville  de  Colle  ^ 

C'est  dans  cette  conjoncture  que  Laurent  de  Médicis 
fit  son  mémorable  voyage  à  Naples.  Dépourvu  de  génie 
militaire,  il  ne  pouvait  servir  son  pays  sur  les  champs  de 
bataille  ;  mais  il  lui  consacrait  les  dons  que  la  nature 
lui  avait  départis  :  il  risqua  alors  pour  lui  sa  vie  et  sa 
liberté.  Son  talent  diplomatique,  son  expérience  étendue 
des  hommes,  sa  puissance  de  persuasion,  enfin  Tirrésis- 
tible  séduction  qu'il  dégageait,  lui  permirent  d'arriver  à 
ses  fins.  Emportant  l'admiration  de  Ferrand,  il  gagna  son 
amitié  et  renversa  les  desseins  du  Pape,  sauvant  ainsi 
sa  maison  et  sa  patrie. 


1  Les  notes  sans  apprêt  du  Journal  de  Landucci,  le  boutiquier  florentin, 
montrent  bien  1  étendue  de  la  misère  et  la  panique  do  ses  compatriotes.  Cf. 
Landucci,  Diario  Fiorentino,  Florence,  Sansoni,  i883,  pp.  34-3i. 

-  Amrairato,  éd.  cit..  Parte  Seconda,  Libro  Ventiquattresimo,  vol.  III, 
p.   i38. 

=*  La  Tavoletta  (peinture  de  couverture)  de  la  Biccherna  de  1478-79  repré- 
sente ce  siège  ;  nous  croyons  pouvoir  l'attribuer  à  Francesco  di  Giorgio. 


lyS  HISTOIRE    DE    SIENNE 

La  paix  fut  conclue  en  février  i48o*  :  Sienne  conser- 
vait San  Savino,  Poggibonsi,  Colle  et  plusieurs  châteaux- 
forts  du  Chianti  ;  Florence  devait  en  outre  verser  une 
indemnité  au  duc  de  Calabre.  La  ville  des  Médicis  se 
voyait  donc  obligée  de  s'accommoder  de  pertes  sérieuses, 
mais  son  maître  l'avait  tirée  d'un  très  mauvais  pas  :  il 
méritait  et  obtint  sa  gratitude. 

Sienne,  quoique  du  côté  des  vainqueurs,  ne  se  trouvait 
pas  dans  une  situation  enviable.  La  Commune  ne  pouvait 
plus  se  débarrasser  de  son  allié,  le  duc  de  Calabre.  La 
guerre  terminée,  il  resta  dans  la  ville,  menaçant  sérieuse- 
ment son  indépendance  ;  les  Florentins  se  divertissaient 
de  la  mésaventure  des  Siennois.  «  Le  Duc  fait  d'eux  ce 
qu'il  lui  plaît  »  ricanait  Landucci,  le  boutiquier  de  Flo- 
rence. Son  despotisme  l'indisposant  naturellement  à 
l'égard  des  Riformatori,  il  intrigua,  non  sans  succès,  avec 
les  proscrits  du  parti  des  Neuf  et  le  Popolo  pour  obtenir 
l'exclusion  de  ce  Monte  des  emplois  publics  :  un  tiers  au 
moins  de  ses  membres  furent  expulsés  delà  ville.  L'exode 
d'un  si  grand  nombre  d'artisans  expérimentés  fut  des 
plus  néfastes  pour  son  industrie. 

Le  gouvernement  se  composa  alors  de  vingt  citoyens 
tirés  en  partie  des  Neuf,  en  partie  du  Popolo.  Son  éta- 
blissement coïncida  avec  la  formation  d'un  nouveau 
Monte .^  dit  des  Aggregati^  constitué  avec  des  membres 
des  trois  ordres  :  No{>e^  Popolo  et  Gentiluoniini. 

En  août  1480,  un  événement  imprévu  vint  modifier 
tous  les  plans  d'Alphonse  :  les  Turcs  s'emparèrent 
d'Otrante.  Rappelé  d'urgence  par  son  père,  le  duc  quitta 
Sienne  en  hâte  :  grande  fut  la  satisfaction  de  tous  les 
citoyens  encore  épris  de  liberté. 

Une  goutte  d'amertume  se  mêla  toutefois  à  leurs  li- 

*  Le  traité  fut  signé  le  i3  mars  1480.  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Capitoli,  Nura. 
d'ord.  aoi,  i3  mars  1480. 


^NEAS    SYLVIUS    PICGOLOMINI  179 

bâtions  joyeuses.  Afin  d'apaiser  les  Florentins  et  de 
se  ménager  leur  appui,  le  roi  de  Naples  et  son  allié, 
le  Pape,  consentirent  à  leur  restituer  tout  ce  que  le 
récent  traité  leur  avait  enlevé.  En  cette  conjoncture, 
Sienne  ne  put  que  souscrire  à  cette  décision  :  très  à 
contre-cœur,  elle  abandonna  ses  nouvelles  acquisitions. 


CHAPITRE   XIII 
PANDOLFO  PETRUCCI 

On  a  dit  qu'il  suffisait  de  considérer  Thistoire  consti- 
tutionnelle de  l'une  quelconque  des  communes  libres  de 
ritalie  centrale  pour  y  trouver,  dans  ses  grandes  lignes, 
une  image  de  l'histoire  constitutionnelle  de  toutes  les 
autres.  D'une  façon  générale  et  en  tenant  compte  de 
modalités  exceptionnelles  chez  Tune  ou  chez  l'autre, 
cette  observation  peut  être  tenue  pour  exacte.  Dans 
chaque  cité  les  riches  bourgeois  s'unissent  avec  les  basses 
classes  pour  abattre  la  puissance  des  anciens  nobles, 
pour  la  plupart  d'origine  allemande  ;  il  en  résulte  que, 
dans  chacune  d'elles,  une  oligarchie  de  la  richesse  sup- 
plante celle  de  la  naissance  :  les  artisans  dupés  s'aper- 
çoivent alors  qu'ils  n'ont  aidé  à  déloger  l'ancienne  aris- 
tocratie que  pour  lui  substituer  des  maîtres  encore  plus 
tyranniques.  Ensuite,  après  une  période  de  prospérité 
financière,  l'oligarchie  de  la  richesse,  à  l'exemple  de 
toutes  les  oligarchies,  devient  elle-même  la  proie,  dans 
chaque  ville,  de  divisions  intestines  :  les  chefs  se  battent 
pour  la  suprématie  et  cherchent  des  alliés  dans  toutes 
les  autres  classes.  C'est  un  conflit  à  outrance,  car,  pour 
l'une  comme  pour  l'autre  faction,  la  défaite,  ou  l'abandon 
de  la  lutte,  se  traduit  non  seulement  par  la  privation  des 
droits  politiques  mais  aussi  par  une  ruine  financière  et 
sociale  complète.  Finalement,  dans  toutes  ces  cités,  après 
une  période  de  guerres  civiles,  au  cours  desquelles  de 


PANDOLFO    PETRUCCI  l8l 

nouveaux  gouvernements  s'élèvent  ou  tombent  sans  trêve, 
un  membre  de  la  nouvelle  aristocratie  réussit  à  s'emparer 
des  rênes  du  pouvoir  :  fatigué  des  effets  néfastes  de  sa 
propre  instabilité,  le  peuple  salue  son  maître,  et  le  despo- 
tisme se  substitue  ainsi  en  dernier  lieu  à  Toligareliie  de 
la  richesse. 

Telle  fut  donc  aussi  la  marche  des  événements  à  Sienne  ; 
mais  ici  l'évolution  se  dessina  moins  rapidement  que 
dans  d'autres  cités  :  ce  n'est  que  dans  la  dernière  décade 
du  XV®  siècle  que  le  despotisme  s'établit  dans  ce  «  foyer 
de  discordes  »,  et  encore  ne  s'y  maintint-il  pas  longtemps, 
La  cause  de  ce  phénomène  n'a  jamais  été  complètement 
tirée  au  clair.  Les  historiens,  et  surtout  les  historiens 
florentins,  se  contentent  habituellement  d'alléguer  que  le 
développement  constitutionnel  fut  plus  rapide  à  Florence 
qu'à  Sienne  parce  que,  dans  cette  dernière  ville,  l'aristo- 
cratie était  plus  puissante  et  aussi  parce  que  les  habi- 
tants de  Sienne  avaient  l'intelligence  moins  alerte  et  le 
caractère  moins  indépendant  que  ceux  de  la  cité  de  l'Arno. 
L'ardeur  de  leur  patriotisme  local,  allié  à  un  attachement 
passionné  à  la  cause  de  la  démocratie,  a  conduit  les 
auteurs  florentins  à  s'obstiner  dans  cette  conception 
étrange  que  leur  cité  était  le  foyer  de  la  liberté,  que  Flo- 
rence marchait  «  à  lavant-garde  du  progrès  démocra- 
tique ».  Ils  ne  s'avisent  pas  que,  si  l'établissement  du 
despotisme  fut  plus  longtemps  différé  à  Sienne  qu'à  Flo- 
rence, c'est  précisément  parce  que,  dans  la  cité  des 
collines,  les  basses  classes  participaient  au  pouvoir  d'une 
manière  effective  et  plus  d'une  fois  parvinrent  à  la  pré- 
pondérance politique,  tandis  que  dans  celle  des  bords 
de  l'Arno,  sauf  pendant  quelques  mois  de  folie  révolu- 
tionnaire, le  parti  démocratique  ne  constitua  jamais  un 
facteur  influent  dans  l'F^tat.  A  Florence,  les  ghildes  popu- 
laires  et  les    artisans  ne  réussirent  jamais   en   effet    à 


l82  HISTOIRE    DE    SIENNE 

occuper  une  situation  à  aucun  égard  équivalente  à  celle 
des  basses  classes  à  Sienne  ;  et  les  luttes  des  factions  se 
prolongèrent  justement  dans  cette  dernière  ville  parce 
que  les  classes  ennemies  s'y  équilibraient  davantage  et 
qu'aucun  des  partis  n'était  assez  puissant  pour  conserver 
pendant  quelque  temps  la  suprématie  absolue.  Là  comme 
ailleurs,  le  popolo  grasso,  les  riches  bourgeois,  formait 
bien  dans  l'ensemble  la  classe  la  plus  forte,  mais,  par 
suite  de  la  grande  dispersion  du  pouvoir  politique,  il 
éprouvait  de  grosses  difficultés  à  recouvrer  la  prépondé- 
rance, celle-ci  une  fois  perdue.  Les  basses  classes,  on  le 
conçoit,  ne  portaient  pas  une  affection  particulière  à  l'an- 
cienne noblesse  ;  quoique  divisées  entre  elles,  elles  se 
réjouissaient  d'oublier  pour  un  temps  leurs  querelles  et 
de  s'allier  aux  vieilles  maisons  si,  ce  faisant,  elles  réus- 
sissaient à  contrarier  les  desseins  ambitieux  de  la  coterie 
qui  dominait  le  Monte  des  Neuf. 

C'est  dans  lavant-dernière  décade  du  xv^  siècle  que  la 
démence  des  factions  atteignit  son  comble.  Le  Monte 
del  Popolo  coalisa  toutes  les  classes  contre  ses  anciens 
alliés,  les  riches  bourgeois.  Les  Noveschi  furent  con- 
damnés au  bannissement  perpétuel  :  leur  expulsion  donna 
lieu  aux  plus  grands  désordres  et  la  cité  devint  le  théâtre 
de  sanguinaires  violences  \  C'est  en  vain  que  le  pape 
envoya  à  Sienne  le  cardinal  Giovanni  Battista  Cibo  del 
Molfetta  pour  calmer  ces  désordres  :  le  prélat,  qui  parut 
d'abord  réussir  dans  sa  mission,  dut  bientôt  constater 
combien  irréalisable  était  la  tâche  qu'on  lui  avait  confiée. 
En  avril  i483,  les  Plebei  iorcèrent  les  prisons  où  certains 
chefs  des  Neuf  étaient  incarcérés  et,  s'emparant  de  ces 
malheureux,  les  précipitèrent  par  les  fenêtres  de  Tétage 
supérieur  du  Palais  Public.  Désespéré,  Molfetta  secoua 

^  C'est  entre  le  7  juin  1482  et  le  20  février  i483  que  l'anarchie  fut  à  son 
comble. 


PANDOLFO    PETRUCCI  l83 

de  la  semelle  de  ses  souliers  la  poussière  de  l'incorrigible 
cité  et  repartit  pour  Rome. 

Mais  le  jour  de  revanche  des  Neuf  approchait  :  les  fac- 
tions qui  leur  étaient  le  plus  âprement  opposées  s'affai- 
blissaient de  plus  en  plus,  du  fait  de  leur  extermination 
mutuelle.  Les  citoyens  sensés  de  toutes  les  classes  étaient 
dejour  en  jour  plus  disposés  à  soutenir  un  gouvernement 
réellement  digne  de  ce  nom.  Reprenant  confiance,  les 
proscrits  établirent  leur  quartier  général  dans  la  forte- 
resse de  Staggia  et  commencèrent  à  dresser  des  plans 
pour  s'emparer  de  Sienne  par  surprise.  Enfin,  le  20  juil- 
let 14871  ils  quittèrent  leur  refuge  dans  le  but  de  mettre 
leur  dessein  à  exécution.  Malgré  le  secret  de  leurs  opé- 
rations, la  Seigneurie  fut  avisée  qu'ils  se  mettaient  en 
route  :  quelque  traître  informa  le  gouvernement  que 
les  assaillants  espéraient  atteindre  la  ville  à  la  nuit  tom- 
bante ;  tout  l'après-midi  donc  et  toute  la  soirée,  les 
citoyens  firent  le  guet,  tout  en  se  préparant  à  repousser 
l'attaque.  Mais  la  nuit  arrivant  sans  que  rien  signalât 
l'approche  des  Noveschi^  beaucoup  pensèrent  qu'on  les 
avait  dérangés  pour  une  fausse  alerte  et  allèrent  se  cou- 
cher'. En  réalité,  un  contretemps,  qui  causa  d'abord 
une  vive  contrariété  aux  conjurés,  était  venu  favoriser 
leurs  projets  à  leur  insu  :  une  fois  en  marche,  ils  s'aper- 
çurent en  effet  que  les  appareils  d'escalade  qu'ils  avaient 
fait  construire  à  Viterbe  exigeaient  des  réparations  ; 
celles-ci  les  retardèrent  six  ou  sept  heures  :  ne  trouvant 
plus  les  défenseurs  sur  leurs  gardes,  les  fuorusciti^  arri- 
vant à  l'aube  devant  Sienne,  forcèrent  facilement  la 
porte  Fontebranda  et  s'emparèrent  de  la  ville  en  un  clin 
d'œil. 

Le   véritable   chef  du   parti  victorieux   était  un  jeune 

*  Pecci,  Memorie  storico-criiiche  délia  città  di  Siena,  che  servono  allavita 
civile  di  Pandolfo  Petrucci,  Parte  Prima,  Sienne,  i755,  p.  47. 


l84  HISTOIRE    DE    SIENNE 

homme  de  trente-six  ans,  issu  d'une  famille  de  médiocre 
importance  appartenant  à  la  nouvelle  noblesse,  Pandolfo 
Petrucci^  La  tradition  veut  qu'il  ait  escaladé  le  premier 
les  murs  de  la  ville  ;  en  tout  cas,  il  commença  aussitôt  à 
jouer  un  rôle  prépondérant  dans  l'organisation  du  nou- 
veau gouvernement.  Après  plusieurs  mois  de  change- 
ments et  de  troubles  continuels,  il  fut  décidé  finalement, 
en  décembre  14^7,  qu'il  ne  subsisterait  plus  dorénavant 
qu'un  seul  Ordre,  celui  de  la  Cité  et  du  Peuple  de  Sienne, 
dont  les  membres  constitueraient  le  Conseil  général  de 
l'État. 

Mais  ce  Conseil  général,  jadis  suprême,  ne  détenait 
plus  qu'un  pouvoir  infime.  La  direction  des  affaires  de 
la  Commune  était  passée  peu  à  peu  aux  mains  du  collège 
de  la  Balia.  Ce  dernier,  à  l'origine  magistrature  extraor- 
dinaire, comité  spécial  de  citoyens  constitué  en  cas  de 
grande  crise  et  revêtu  de  pouvoirs  exceptionnels,  avait 
pris  le  caractère  d'une  institution  permanente:  on  décréta 
qu'il  comprendrait  maintenant  neuf  membres,  pris  par 
tiers  dans  chacun  des  terzi  de  la  cité. 

Mais  une  autre  mesure  vint  bientôt  accélérer  l'achemi- 
nement vers  le  despotisme.  La  Balia  élut  un  sous-comité 
de  trois  membres,  appelé  les  Segreti^  à  qui  elle  délégua 
tous  ses  pouvoirs.  Giacomo  Petrucci,  frère  de  Pandolfo, 
fut  l'un  des  trois  dictateurs  et,  en  i/jQ^,  à  l'approche  de 
Charles  VIll  et  des  Français,  Pandolfo  lui-même  reçut 
le  commandement  des  trois  cents  gardes  du  Palais  for- 
mant la  petite  armée  permanente  de  Sienne. 

Des  tentatives  se  succédaient  sans  relâche  pour  mettre 
obstacle  à  la  domination  envahissante  des  Petrucci  :  le 
comité  secret  fut  aboli  deux  fois  ;  la  constitution  de  la 


*  Les  autorités  sur  Pandolfo  Petrucci  sont  Pecci,  Aquarone  [Gli  ultimi 
anni  délia  sioria  repuhhlicana  di  Siena,  Sienne,  1869)  et  Moudolfo  [Pan- 
dolfo Petrucci,  Sienne,    1899). 


PANDOLFO    PETHUCCI  I?55 

Balia^  changée.  Pandolfo,  se  voyant  retirer  temporaire- 
ment ses  fonctions,  en  quitta,  de  dépit,  la  ville;  mais, 
après  une  très  courte  absence,  il  fut  rappelé,  ce  qui  eut 
pour  effet  d'accroître  encore  son  autorité.  Elu  membre 
de  la  Balia  à  son  retour,  il  devint,  à  la  mort  de  son  frère 
Giacomo,  en  i497,  incontestablement  le  premier  person- 
nage de  rÉtat. 

Parvenu  au  rang  suprême,  Pandolfo  restait  toujours 
en  butte  à  une  implacable  opposition  de  la  part  de  cer- 
taines grandes  familles  du  parti  des  Neuf,  et  principale- 
ment les  Belanti  et  les  Borghèse*.  Pour  consolider  sa 
situation,  il  jugea  nécessaire  de  se  débarrasser  des  chefs 
de  cette  opposition,  son  beau-père,  Niccolo  Borghèse, 
Luzio  Belanti  et  Ludovico  Luti,  et  il  y  réussit.  Luzio  dut 
se  réfugier  à  Florence  après  un  complot  avorté  ;  Ludovico 
Luti,  qui  y  avait  aussi  trouvé  asile,  fut  expédié  par  des 
assassins  à  la  solde  de  Pandolfo  ;  en  même  temps,  Nic- 
colo était  poignardé  à  Sienne  par  des  hravi^  tandis  qu'il 
revenait  de  la  cathédrale  chez  lui. 

La  voix  publique  acquitta  Pandolfo  :  il  avait  agi  en 
homme  de  décision,  sans  contrevenir  en  rien  à  la  mora- 
lité politique  de  son  temps  en  supprimant  Borghèse  et 
ses  autres  ennemis.  Sa  femme,  Aurélie,  eut  plus  de  peine 
à  lui  pardonner.  «  Je  trouverais  facilement  un  autre  mari, 
s'écriait-elle,  mais  jamais  un  autre  père'.  »  Finalement, 
elle  oublia  aussi  et,  bien  que,  dans  sa  vieillesse,  il  ame- 
nât chez  lui  une  maîtresse  qu'il  aimait  à  la  folie,  Aurélie 
lui  conserva  son  affection  jusqu'à  son  dernier  jour.  Tant 
il  est  vrai  qu'une  personnalité  virile  et  le  succès  absol- 
vent un  homme  aux  yeux  des  femmes. 

Les  quinze  années  qui  s'écoulèrent  entre  l'accession  de 

^  F.  Donati  a  publié  une  intéressante  lettre  de  Leonardo  Belanti  dans  les 
Mise.   Stor.  sen.,  anu.  I,  num.  7,  juillet  iSgi,  pp.  129-132. 

■^  Pecci,  op.  cit.,  Parte  Prima,  p.  i63.  Niccolo  mourut  le  19  juillet  i5oo. 


l86  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Pandolfo  au  pouvoir  suprême  et  sa  mort  décidèrent  défi- 
nitivement du  sort  de  la  Toscane.  Depuis  plus  de  deux 
siècles,  principalement  par  suite  de  la  politique  mala- 
droite des  Siennois,  Florence  avait  vu  constamment  s'ac- 
croître sa  puissance.  Son  alliance  avec  Sienne,  pendant 
une  grande  partie  de  ce  laps  de  temps,  lui  avait  donné 
le  libre  passage  vers  Rome  et  vers  la  mer,  nécessaire  au 
développement  de  son  commerce.  Par  ces  moyens,  elle 
avait  enfin  réussi,  dans  les  premières  années  duxv''  siècle, 
à  acquérir  à  la  fois  Montepulciano  et  Pise.  Sous  les 
Albizzi  et  les  Médicis,  elle  avait  ainsi  crû,  d'année  en 
année,  en  richesse  et  en  importance. 

Mais,  à  la  fin  du  siècle,  sa  prépondérance  courut  de 
nouveaux  dangers.  Subissant  l'ascendant  de  Savonarole, 
Florence  s'était  absurdement  alliée  au  roi  de  France, 
alors  que  toute  l'Italie  se  coalisait  contre  l'envahisseur. 
Profitant  alors  des  difficultés  nées  de  son  isolement,  suc- 
cessivement Pise  puis  Montepulciano  se  révoltèrent. 
Simultanément  les  Florentins  se  virent  menacés  parleur 
prince  proscrit,  Pierre  de  Médicis,  qui  ne  demandait 
qu'à  traiter  à  n'importe  quel  prix  avec  les  ennemis  de 
la  République  s'il  pouvait  reconquérir  ainsi  le  pouvoir. 
Florence  se  trouvait  donc  engagée  une  fois  de  plus  dans 
une  lutte  décisive  :  attaquée  au  nord  par  le  duc  de  Milan 
et  les  Vénitiens,  à  l'ouest  par  Pise,  et  au  sud  par  Pierre 
de  Médicis,  sa  situation  semblait  grave.  11  était  à  présu- 
mer que  Pandolfo  et  ses  concitoyens  voudraient  profiter 
de  cette  occasion  pour  humilier  la  cité  rivale  et  essayer 
de  conquérir  pour  leur  ville  l'hégémonie  en  Toscane. 

Acceptant  la  suzeraineté  de  Montepulciano,  les  Sien- 
nois assistèrent  en  effet  Pise  dans  sa  lutte  contre  Flo- 
rence; ils  laissèrent  également  Pierre  de  Médicis  tra- 
verser librement  leur  territoire  lors  de  sa  malheureuse 
campagne  de  l'hiver  1493-96.  Mais  la  vieille  crainte  des 


PANDOLFO   PETRUCCI  187 

Florentins  ne  tarda  pas  à  prévaloir  de  nouveau  à  Sienne. 
Le  peuple,  tout  le  premier,  s'opposa  à  toute  résistance 
offensive  et  à  la  conclusion  d'une  alliance  avec  le  duc  de 
Milan  ;  quant  à  Pandolfo,  d'abord  favorable  à  cette  ligue, 
il  décida  finalement  qu'il  était  plus  sûr  de  temporiser 
avec  Florence  et  cette  conviction  se  fortifia,  lorsqu'il  vit 
le  duc  de  Milan,  par  jalousie  pour  Venise,  s'unir  aussi 
avec  elle. 

Pandolfo  Petrucci  n'avait  pas  la  moindre  intention 
de  tenir  ses  engagements  avec  la  république  de  l'Arno, 
mais  il  ne  témoigna  cependant  pas  d'hostilité  ouverte  à 
l'égard  des  Florentins.  Incapable  de  concevoir  que  Sienne 
eût  peut-être  pu  l'emporter  encore  sur  sa  rivale  en  for- 
mant une  solide  alliance  défensive  et  offensive  avec  Pise 
et  Lucques,  ignorant  la  vigueur  et  l'audace  des  grands 
aventuriers  de  la  Renaissance,  il  crut  qu'il  arriverait  à 
ses  fins  par  la  seule  dissimulation.  Mais,  pour  rusé  men- 
teur qu'il  fût,  Pandolfo  ne  réussit  jamais  à  berner  long- 
temps ni  les  Florentins  ni  leur  allié,  le  roi  de  France. 
C'était  une  époque  de  duplicité  en  politique,  mais  celle 
de  Pandolfo  était  si  éhontée  et  si  continuelle  qu'il  écœura 
à  la  fois  alliés  et  ennemis.  D'ailleurs  il  ne  trompa  réelle- 
ment que  ses  concitoyens  qui  placèrent  bientôt  en  lui 
une  confiance  sans  bornes. 

Plus  d'une  fois  il  assura  l'ambassadeur  florentin  de 
son  attachement  à  l'alliance  française  au  moment  même 
où,  par  l'entremise  de  son  fidèle  secrétaire  Antonio  da 
Venafro,  il  promettait  son  concours  aux  Pisans,  aux 
Vénitiens  et  à  Pierre  de  Médicis.  Enfin,  le  i4  septembre 
1498,  il  conclut  un  traité  formel  avec  Florence^  :  les 
Florentins  démoliraient  la  forteresse  qu'ils  avaient  édi- 
fiée dans  la  vallée  de  la  Ghiana,  celle  de  Valiano  ;  Monte- 

*  Arch.  di  Stato,  Sienne,  CapitolL  Num.    d'ord.    ai4,  i4  septembre  1498. 


l88  HISTOIRE    DE    SIENNE 

pulciano  ne  serait  Tobjet  d'aucune  tentative  avant  cinq 
ou  six  ans  ;  enfin,  et  à  titre  de  réciprocité,  ni  Sienne  ni 
Florence  ne  laisseraient  les  ennemis  de  la  cité  rivale 
venir  se  réfugier  ou  prendre  un  point  d'appui  sur  leur 
territoire. 

Ni  l'une  ni  l'autre  ne  tint  cet  engagement  solennel  : 
Pandolfo  continua  à  rester  secrètement  allié  aux  enne- 
mis de  Florence  qui,  de  son  côté,  prêtait  abri  aux  rebelles 
de  Montepulciano  et  les  autorisait  à  passer  par  la  vallée 
de  la  Cliiana  pour  attaquer  cette  dernière  ville.  Cepen- 
dant, les  Siennois  refusèrent  à  plusieurs  reprises  de 
répondre  à  l'appel  des  Pisans  et  des  Lucquois  qui  solli- 
citaient leur  aide  effective  :  Pandolfo  ne  voulait  pas 
déclarer  ouvertement  son  hostilité  envers  Florence,  de 
crainte  qu'en  jouant  le  tout  pour  le  tout,  ses  propres 
ennemis,  soutenus  par  les  Florentins,  ne  réussissent  à  le 
renverser. 

Sur  ces  entrefaites,  au  cours  des  années  i499  et  i5oo, 
les  desseins  ambitieux  des  nouveaux  alliés,  le  Pape  et  le 
roi  de  France,  vinrent  modifier  complètement  l'aspect 
de  la  politique  italienne.  Louis  aspirait  depuis  longtemps 
à  dépouiller  Ludovico  Sforza  du  duché  de  Milan  ;  de  son 
côté,  Alexandre  VI  voulait  agrandir  les  États  de  l'Eglise 
pour  en  faire  une  grande  principauté  sur  laquelle  régne- 
rait son  fils.  César  Borgia.  Pour  cimenter  leur  alliance, 
on  négocia  un  mariage  français  pour  César  :  le  roi  lui 
accordait  la  main  d'une  de  ses  nièces,  belle  princesse  de 
seize  ans.  Le  mariage  conclu,  chacun  des  alliés  se  mit  à 
poursuivre  la  réalisation  de  ses  projets.  En  octobre  1499^ 
Louis  Xll  conquit  l'objet  de  ses  convoitises  :  il  entra 
dans  Milan  au  milieu  des  cris  joyeux  du  populaire.  La 
chute  des  Sforza  fournit  à  César  Borgia  l'occasion  atten- 
due :  son  oncle  ayant  pris  la  fuite,  Catherine  Sforza, 
comtesse  de  Forli  et  d'Imola,  se  trouvait  privée  d'amis 


PANDOLFO    PETRUCCI  189 

puissants.  César  décida  de  s'emparer  de  ses  domaines 
que  son  père  revendiquait  comme  faisant  partie  des  Etats 
de  rÉglise.  Malgré  l'héroïque  résistance  de  cette  femme 
à  l'âme  virile,  César  réalisa  son  dessein  etemmena  la  com- 
tesse prisonnière  à  Rome. 

Alarmé  des  succès  des  deux  confédérés,  Pandolfo  se 
hâta  de  s'allier  à  l'un  et  à  l'autre  :  le  traité  conclu  avec 
Louis  XII  stipulait  que  le  roi,  prenant  Sienne  sous  sa 
protection,  la  défendrait  contre  tous  ses  ennemis  ;  de 
leur  côté,  les  Siennois  s'engageaient  à  considérer  comme 
leurs  ennemis  tous  les  adversaires  du  roi  et  comme  leurs 
amis  tous  ses  amis,  et  à  n'adhérer  à  aucune  ligue  sans 
son  agrément.  Ils  nommèrent  un  seigneur  français  capi- 
taine général  des  forces  de  la  République  avec  une  solde 
de  cinq  cents  ducats,  à  condition  qu'il  s'engageât  à  leur 
conserver  Montepulciano  et  tous  leurs  autres  territoires. 
Ce  traité  perdit  quelque  peu  de  sa  valeur  du  fait  que 
Louis  en  conclut  un  autre  avec  Florence,  par  lequel  il  lui 
promettait  de  l'aider  à  reconquérir  Pise  et  tous  les  terri- 
toires que  lui  avaient  enlevés  les  Pisans  et  les  Lucquois. 

Parallèlement,  Pandolfo  fut  amené  à  signer  aussi  un 
pacte  avec  César  Borgia,  par  lequel  les  Siennois  s'enga- 
geaient à  lui  fournir  des  munitions  et  des  vivres  pour 
attaquer  Piombino.  Entre  temps,  alarmés  de  ses  rapides 
progrès  dans  la  Romagne,  de  nombreux  principicules 
s'étaient  enrôlés  au  service  du  duc  :  entre  autres  Vite- 
lozzo  Vitelli,  de  Città  di  Castello,  les  Orsini  de  Pitigliano, 
Oliverotto,  seigneur  de  Fermo,  Guidobaldo  d'Urbin,  Gio- 
vanni Bentivoglio,  de  Bologne,  et  les  Baglioni  de  Pérouse  ; 
mais,  malgré  leur  apparente  servilité,  ces  condottieri 
haïssaient  César  Borgia  et  maudissaient  m  joe^^o  le  bâtard 
du  pape. 

N'ignorant  pas  leurs  véritables  sentiments,  Pandolfo 
les  encouragea  à  conspirer  contre  leur  maître,  et.  à  Tau- 


igo  HISTOIRE    DE    SIENNE 

tomne  i5o2,  ils  conclurent  entre  eux  une  ligue  secrète, 
au  château  de  Mugione,  sur  les  bords  paisibles  du  lac  de 
Trasimène.  Mais  cette  petite  coalition  avorta  :  ses  mem- 
bres n'étaient  que  des  gens  de  second  ordre,  des  conjurés 
qui  n'avaient  confiance  ni  en  eux-mêmes  ni  en  leurs  com- 
plices. César  sourit  lorsqu'il  les  vit,  à  tour  de  rôle,  cher- 
cher à  se  ménager  ses  bonnes  grâces,  en  livrant  les  noms 
de  cette  pitoyable  bande  de  conspirateurs.  Se  rendant 
compte  que  la  peur  seule  les  attacherait  à  lui,  il  sentit 
qu'il  fallait  leur  donner  une  leçon  et  «  leur  montrer  qu'il 
pouvait  faire  et  défaire  les  hommes  à  son  gré,  selon  leurs 
mérites  ».  Sous  couleur  de  tenir  une  conférence  avec  ses 
lieutenants  réconciliés,  les  deux  Orsini,  Oliverotto,  Vite- 
lozzo  Vitelli,  à  Senigallia,  lorsqu'il  les  eut  en  son  pouvoir, 
il  fit  étrangler  Oliverotto  et  Vitelozzo,  emprisonner  et 
finalement  exécuter  les  Orsini.  «  11  convient,  dit  César, 
de  prendre  au  piège  ceux  qui  se  sont  montrés  maîtres 
ès-traîtrises.  » 

Mais  ce  succès  ne  satisfaisait  pas  encore  le  duc  :  il 
résolut  de  consommer  la  ruine  de  Pandolfo  qu'il  consi- 
dérait comme  «  le  cerveau  des  conspirateurs^  ».  11  déclara 
qu'il  ne  portait  aucune  inimitié  aux  Siennois,  mais  qu'il 
voulait  les  délivrer  du  despotisme  d'un  tyran.  En  vain 
la  Seigneurie  de  Sienne  protesta-t-elle  que  Pandolfo 
n'était  pas  un  tyran,  assurant  qu'il  n'avait  jamais  pris  part 
à  aucune  conspiration  contre  le  duc,  en  vain  annonça-t-elle 
que  les  membres  de  tous  les  Monti  étaient  unis  dans 
leur  détermination  de  le  défendre  par  les  armes.  César 
persista  à  réclamer  son  expulsion  hors  de  la  ville.  Les 
citoyens  refusant  de  satisfaire  son  exigence,  il  envahit 
le  territoire  siennois  avec  une  armée  de  quinze  mille 
hommes,  dévastant  la  campagne  environnante  à  mesure 

*  Machiavel,  Opère,   Florence,  1845,  p.  825.  Lettre  du  10  janvier  i5o3. 


PANDOLFO    PETRUCCI  191 

qu'il  avançait  vers  Sienne.  Les  membres  de  la  Balia  con- 
servant la  même  attitude,  le  Valentinois  les  menaça  plus 
bruyamment.  Finalement  un  ultimatum  émanant  des 
chanceliers  de  César  fut  remis  à  la  Seigneurie  qui  vit  qu'il 
ne  lui  restait  plus  qu'à  s'incliner.  Elle  consentit  à  1  ex- 
pulsion de  Petrucci,  à  condition  que  César  Borgia  quitte- 
rait immédiatement  le  territoire  de  la  République  et 
promettrait  de  ne  pas  tenter  de  changer  la  forme  du  gou- 
vernement siennois'. 

Cependant  Pandolfo  s'attardait  encore,  espérant  que 
des  ordres  péremptoires  du  roi  de  France  viendraient 
bientôt  enjoindre  à  Borgia  de  renoncer  à  son  attaque 
contre  Sienne.  Rendu  furieux  par  ces  atermoiements, 
César  déclara  que  si  Pandolfo  n'était  pas  expulsé  incon- 
tinent, il  exterminerait  les  Siennois  et  leur  ville.  Sur  ce, 
Pandolfo  se  décida  à  prendre  la  fuite  :  quittant  Sienne 
au  milieu  des  lamentations  des  habitants,  il  partit  au 
galop  pour  Lucques,  serré  de  près  par  les  hravi  de  César 
qui  avaient  ordre  de  l'assassiner,  mais  il  réussit  à  arriver 
sain  et  sauf  à  destination. 

César  avait  dépassé  la  mesure.  L'ambassadeur  français 
l'avait  averti  que  Sienne  se  trouvait  sous  la  protection 
spéciale  du  roi  très  chrétien  :  Louis  XII  exigea  la  réinté- 
gration immédiate  de  Pandolfo.  Malgré  leurs  protesta- 
tions, César  et  le  Pape  durent  obéir.  Après  deux  mois 
d'absence,  Pandolfo  rentra  à  Sienne  au  milieu  de  grandes 
réjouissances.  Son  autorité  se  trouvait  mieux  établie  que 
jamais  ;  la  bonne  volonté  apparente  avec  laquelle  il  s'était 
résigné  à  l'exil,  plutôt  que  d'attirer  sur  sa  patrie  les  mi- 
sères d'un  siège,  convainquit  le  populaire  de  la  sincérité 


^  Cf.  Lisini,  Cesare  Borgia  e  la  repubblica  di  Siena,  dans  le  Bull.  Sen.  di 
Stor.  Pair.,  aur\.  YII  (1900I,  fasc.  i,  pp.  ii4,ii5et  i44-i46.  Lisini  reproduit 
les  documents  in  extenso.  Le  traité  entre  Ccsar  et  la  Piépublique  est  daté 
du  24  janvier  i5o3. 


192  HISTOIRE    DE    SIENNE 

de  son  patriotisme.  Ses  admirateurs  voyaient  autour  de 
sa  tête  l'auréole  du  martyr  :  il  s'était  sacrifié  au  bien  de 
l'État.  La  mort  d'Alexandre  VI,  quelques  mois  après  son 
retour,  consolida  encore  sa  situation  :  César  en  effet  ne 
pouvait  plus  espérer  maintenant  se  venger  de  son  adver- 
saire. 

Revenu  à  Sienne  par  l'intervention  du  roi  de  France, 
Pandolfo  allait  bientôt  avoir  l'occasion  de  montrer  le  peu 
de  prise  qu'avait  sur  lui  la  reconnaissance.  A  la  suite  de 
la  défaite  des  Français  par  les  Espagnols  au  Garigliano, 
qui  leur  fit  perdre  Naples  au  début  de  l'année  i5o4,  Bar- 
tolommeo  d'Alviano,  le  chef  de  l'armée  espagnole,  voyant 
en  Florence  le  plus  puissant  soutien  des  Français  dans 
la  Toscane  centrale,  décida  de  détruire  sa  puissance  :  Pan- 
dolfo se  mit  du  côté  espagnol  ;  les  Génois  s'étaient  déjà 
alliés  aux  Pisans  et  aux  Lucquois  pour  abattre  leur  vieille 
ennemie.  Les  Florentins  semblaient  donc  en  très  mau- 
vaise posture. 

Néanmoins,  cette  fois  encore,  Pandolfo  crut  habile  de 
biaiser.  Dans  une  lettre  adressée  au  roi  de  France,  il 
déplora  hypocritement  les  tendances  belliqueuses  des 
Florentins,  se  représentant  comme  un  incompris  dont  le 
seul  vœu  était  de  vivre  en  paix  avec  tout  le  monde  ;  mais 
cette  rouerie  fut,  comme  d'habitude,  démasquée  :  Louis, 
mis  au  fait  de  sa  trahison  s'indigna  fort  de  la  mauvaise 
foi  et  de  l'ingratitude  du  despote  de  Sienne. 

Néanmoins  la  grande  ligue  contre  les  Florentins 
avorta  :  Pandolfo,  trop  timoré  pour  prendre  parti,  com- 
mença, comme  à  l'ordinaire,  par  assurer  sa  propre  sau- 
vegarde en  révélant  à  l'ennemi  les  plans  de  ses  alliés. 
Le  23  avril  i5o6,  il  renouvela  son  ancien  traité  avec  Flo- 
rence, promettant  de  ne  plus  soutenir  les  Pisans  si  elle 
consentait  à  renoncer  à  ses  tentatives  sur  Montepulciano. 
Un  an  plus  tard,  il  réussit  à  se  raccommoder  avec  le  roi 


PANDOLFO    PETRUGGI  198 

de  France.  Pandolfo  ne  se  risqua  plus  à  secourir  ouverte- 
ment Pise,  mais  continua  à  ravitailler  secrètement  ses 
habitants.  Cependant  leur  situation  était  devenue  désespé- 
rée :  en  dépit  de  leur  vaillance  et  de  leurs  sacrifices,  le 
8  juin  iSoQ,  la  ville  tomba  dans  les  mains  des  Florentins. 

La  perte  de  Montepulciano  devait  être  considérée  dès 
lors  comme  inévitable  :  forte  de  son  alliance  avec  la  France, 
ses  forces  militaires  disponibles  pour  de  nouvelles  entre- 
prises, pourvue  désormais  d'un  port  aisément  accessible, 
Florence  devenait  une  ennemie  formidable.  Pandolfo 
désireux  de  se  concilier  ses  bonnes  grâces,  se  montra  dis- 
posé à  lui  rétrocéder  purement  et  simplement  Montepul- 
ciano. 11  entama  d'ailleurs  aussitôt  avec  elle  des  négocia- 
tions officieuses  à  cet  effet  ;  et,  en  août  i5ii,  malgré  les 
protestations  des  Siennois  et  de  ses  propres  habitants, 
Montepulciano  fut  livré  aux  Florentins  ;  Talliance  entre 
Florence  et  Sienne  était  confirmée  :  les  deux  villes 
vivraient  maintenant  en  sœurs  ^  Un  mois  après,  Pan- 
dolfo renouvela  son  pacte  avec  Louis  XII.  Le  roi  fai- 
sait serment  de  défendre  le  gouvernement  existant  et 
de  maintenir  Pandolfo  et  ses  fils  dans  leur  situation  poli- 
tique. 

Le  sort  de  Sienne  était  maintenant  décidé.  Les  désastres 
qu'avait  subis  Florence  à  la  suite  de  l'invasion  française 
lui  avaient  offert  une  occasion  suprême  d'écraser  sa  rivale 
et  de  devenir  la  principale  cité  de  Toscane  :  Pandolfo 
l'avait  rejetée.  Par  crainte  de  j)erdre  le  pouvoir,  il  avait 
hésité  à  adopter  une  ligne  de  politique  extérieure  hardie  ; 
au  lieu  de  former  avec  Pise  et  Lucques  une  solide  coa- 
lition défensive  contre  la  ville  de  l'Arno,  il  n'avait  prati- 
qué qu'une  tactique  de  ruse  et  d'expédients  de  circons- 
tance. A  la  fin,  personne  ne  se  fiait  plus  à  lui,  sauf  son 

1  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Calefetto,  c.  409,  a  août  i5ii,  et  Capitoli,  num. 
d'ord.  242. 

I.  —  i3 


1^4  HISTOIRE    DE    SIENNE 

propre  parti  à  Sienne.  Ses  alliances,  pour  ce  qu'il  en  avait, 
reposaient  sur  une  base  très  fragile. 

Rien  ne  prouve  évidemment  que  Sienne  l'eût  emporté, 
si  elle  s'était  décidée  à  lutter  ouvertement  contre  l'offen- 
sive florentine,  mais  c'était  la  seule  ressource  qui  lui  res- 
tât, si  elle  tenait  à  défendre  son  indépendance.  Ce  n'est 
qu'en  coupant  à  sa  rivale  le  libre  accès  de  la  mer  et  en 
conservant  la  clef  de  la  grande  route  de  Rome,  qu'elle 
pouvait  espérer  l'empêcher  de  devenir  toute-puissante 
en  Toscane  :  laisser  Pise  tomber  aux  mains  des  Floren- 
tins et  leur  livrer  Montepulciano  équivalait  de  sa  part  à 
un  véritable  suicide  politique. 

Pandolfo,  au  contraire,  crut  avoir  atteint  l'objet  capi- 
pital  de  sa  vie  :  parvenu  au  pouvoir  suprême,  il  en  assu- 
rait la  succession  à  ses  enfants.  Souffrant  déjà  de  la  mala- 
die qui  devait  l'emporter,  il  résolut  d'abdiquer  en  faveur 
de  son  fils  aîné;  et,  en  février  i5i2,  à  l'âge  de  soixante 
ans,  il  prit  ses  dispositions  pour  que  Borghèse  Petrucci 
héritât  de  toutes  ses  dignités  et  fonctions  publiques. 

Outre  son  mauvais  état  de  santé,  une  autre  raison  pous- 
sait Pandolfo  à  se  libérer  des  préoccupations  politiques  : 
il  était  devenu  follement  épris  de  la  beauté  d'une  femme 
du  peuple,  fille  d'un  forgeron  et  mariée  à  un  sellier,  Gate- 
rina  de  la  Via  Salicotta.  Pandolfo  consacra  le  restant  de 
ses  jours  au  service  de  cette  maîtresse  que  sa  taille  éle-^ 
vée  avait  fait  surnommer  «  Fépée  à  deux  mains  ». 

Cependant  sa  fin  était  proche.  En  mai,  il  se  rendit  aux 
bains  de  San  Filippo,  mais,  comme  le  traitement  aggra- 
vait plutôt  son  état,  il  repartit  le  20  pour  Sienne.  Le  len- 
demain il  arriva  à  San  Quirico  in  Osenna  et,  se  sentant 
fatigué,  se  mit  au  lit.  Quelques  heures  plus  tard,  quelqu'un 
de  sa  suite  allant  le  voir  le  trouva  mort.  Pandolfo  fut 
enterré  en  grande  pompe  dans  la  sacristie  de  l'Observance. 
La  puissance  qu'il  avait  édifiée  s'écroula  rapidement. 


fJASCONnCTA  DI  MONTE  APERTO. 


^(^r^-^i!^ 0OLtrfAa€  ^tK^t  Jo  e^ypfZtjfùt 


FRONTISPICE    DE    l'oUVRAGE    DE    LANZILOTTO    POLITI 

La  Sconfitta  di  Montaperti. 


iq6  histoire  de  sienne 

Incapable,  sanguinaire,  brutal,  BorghèsePetrucci  fut  bien- 
tôt l'homme  le  plus  détesté  de  Sienne.  Quatre  ans  après 
la  mort  de  son  père,  il  dut  s'enfuir  :  ainsi  que  son  frère, 
Fabio,  il  fut  déclaré  rebelle.  L'intervention  de  Léon  X 
fit  mettre  à  sa  place  leur  cousin,  Raffaello  Petrucci, 

En  1322  Raffaello  mourut  :  une  fraction  des  Nove  réus- 
sit à  ménager  le  retour  de  Fabio,  mais  ses  partisans  se 
repentirent  bientôt  de  leur  acte  :  s'appuyant  sur  la  faveur 
de  Clément  VII  et  sur  son  alliance  avec  la  famille  régnante 
de  Florence,  il  dépassa  son  frère  en  insolence  et  en  immo- 
ralité. Moins  de  deux  ans  après,  il  dut  repartir  en  exil. 
«  Ainsi,  dit  Ferrari,  les  Petrucci  retombèrent  dans  leur 
obscurité  première.  » 

Pandolfo  Petrucci  fut  avant  tout  l'homme  de  son  siècle, 
celui  de  César  Borgia  et  de  Machiavel.  Ses  principes  et 
sa  manière  d'agir  diffèrent  peu  de  ceux  des  tyranneaux 
d'autres  cités  italiennes,  les  Malatesta,  les  Vitelli,  les 
Baglioni  et  les  Bentivogli.  Ce  ne  fut  pas,  à  coup  sûr,  un 
grand  génie  politique  :  ignorant  les  larges  conceptions, 
il  ne  possédait  ni  la  détermination,  ni  la  terribiltà,  ni 
l'autorité  des  grands  usurpateurs.  On  raconte  que,  le 
pape  demandant  un  jour  à  Antonio  da  Venafro  comment 
son  maître  arrivait  à  maintenir  son  empire  sur  les  mobiles 
Siennois  :  Par  des  mensonges.  Saint  Père,  lui  répondit 
laconiquement  le  secrétaire.  Ce  témoignage  était  vrai. 
Incapable  d'arriver  à  ses  fins  par  la  force,  il  recourut  à  la 
ruse  :  ses  armes  principales  étaient  des  mensonges  qu'il 
ne  mania  d'ailleurs  pas  sans  quelque  maladresse.  Il  fut 
assez  perspicace  pour  prendre  comme  collaborateur  et 
émissaire  un  homme  d'un  jugement  excellent,  et  fer- 
tile en  ressources,  pour  qui  Machiavel  nourrissait  une 
vive  admiration  *  ;    mais   ce  choix  avisé  ne  suffit  pas  à 

*  Machiavel,  Il  Principe^  publié  par  L.-A.  Burd,  Oxford,   1891,  p.   347. 


PANDOLFO    PETRUCCI  ^97 

établir  sa  gloire.  Ni  ses  desseins  ni  ses  talents  ne 
furent  ceux  d'un  homme  d'État  de  premier  ordre.  Cepen- 
dant il  fallait  évidemment  autre  chose  que  de  la  médio- 
crité pour  conquérir  et  conserver  le  pouvoir  suprême 
dans  une  cité  aussi  turbulente  que  Sienne. 

Pandolfo  partageait  avec  d'autres  despotes  de  l'épo- 
que de  la  Renaissance  l'amour  des  lettres  et  des  arts. 
Bienfaiteur  de  l'Université,  ami  des  savants',  il  recons- 
truisit partiellement  l'église  de  l'Observance,  celle  de 
San  Spirito,  ainsi  que  d'autres  édifices  publics.  Il  proté- 
gea intelligemment  les  arts.  Le  jeune  Sodoma  peignit 
son  portrait  '  ;  Giacomo  Cozzarelli  lui  bâtit  un  palais  dont 
Sio-norelli,  Genga'  et  Pintoricchio  décorèrent  les  murs, 
tandis  que  les  maîtres  siennois  de  la  majolique  en  embel- 
lissaient le  sol  de  leurs  ambrogette\  Enfin,  il  mérita  la 
reconnaissance  de  ses  concitoyens  par  les  efforts  qu'il  fit 
pour  améliorer  les  rues  et  les  places  de  la  ville  ',  pour  don- 
ner plus  d'agrément  et  de  lumière  aux  habitants  des 
ruelles  obscures  et  nauséabondes  de  la  vieille  Sienne*. 

i  Lanzilotto  Politi  dans  sa  Sconfitta  di  Montaperti,  livre  dédié  à  Pandolfo, 
déclare  que  «  personne  n'ignorait  sa  prudence,  sa  libéralité,  sa  clémence, 
son  humanité  et  sa  magnificence  ».  —  «  Sous  son  gouvernement,  ajoute-t-il, 
notre  très  fortunée  république  vit  heureuse,  prospère  et  en  paix.  »  Ce 
volume  contient  plusieurs  éloges  pompeux  du  despote  populaire. 

2  L'inventaire  des  biens  du  Sodoma,  à  sa  mort,  mentionne  un  portrait  de 
Pandolfo  Petrucci.  Un  portrait  gravé,  que  l'on  dit  exécuté  d'après  une  œuvre 
originale  de  Baldassare  Peruzzi  sert  de  frontispice  au  premier  volume  des 
Memorie  Storico-Critu-he  délia  Città  di  Siena  de  Pecci. 

3  Des  fresques  de  Genga,  deux  se  trouvent  au  Musée  de  Sienne,  une  à  la 
National  Gallery  et  une  autre  dans  la  collection  du  D'  Ludwig  Mond. 

V  Une  des  fresques  e.vécutées  par  Pintoricchio  dans  le  palais  Petrucci  se 
trouve  maintenant  à  la  National  Gallery.  —  On  peut  voir  quelques  carreaux 
du   dallage  du  Palais  de  Pandolfo  au  Musée  de  South  Kensington. 

3  Pecci,  op.  cit.,  Parte  prima,  p.  277. 

6  On  trouvera  une  étude  très  remarquable  sur  Pandolfo  Petrucci  dans 
Edmund  Gardner,  The  Story  of  Siena,  Londres,  Dent,  190a,  ch.  m, 
pp.  67-98. 


CHAPITRE   XIV 
LA  BATAILLE  DE  CAWIOLLIA.   EXPULSION   DES  ESPAGNOLS 

Pandolfo  Petrucci  ne  s'était  pas  montré  de  taille  à 
asseoir  une  dynastie,  ou  à  modifier  d'une  manière  durable 
le  gouvernement  de  Sienne  :  ce  n'était  pas  un  génie  cons- 
tructeur mais  un  politicien  retors,  toujours  prompt  à 
imaginer  des  expédients  de  circonstance.  Chaque  se- 
maine, surgissait  une  difficulté  nouvelle  ou  se  révélait  un 
danger  imprévu  ;  chaque  semaine  le  trouvait  prêt  à  esqui- 
ver l'une  ou  détourner  l'autre  par  quelque  moyen.  Le  suc- 
cès, relatif,  de  sa  politique  dépendait  uniquement  de  sa 
dextérité  personnelle.  Lorsqu'elle  put  de  nouveau  respi- 
rer, la  cité  qu'il  avait  tenue  sous  le  joug  retomba  dans 
son  état  d'agitation  :  à  la  mort  du  despote,  les  luttes  des 
factions  reprirent  de  plus  belle.  Tandis  que  le  Sodoma  et 
ses  élèves  étaient  occupés  à  peindre  sur  les  murs  des 
palais,  des  églises  et  des  oratoires  de  douces  madones, 
des  saintes  en  extase,  et  le  prince  de  la  Paix,  de  bons 
chrétiens,  des  gens  appartenant  à  la  même  race  et  à  la 
même  patrie,  s'entr'égorgeaient  sans  trêve  dans  les  rues 
de  Sienne. 

Parmi  les  ordres  engagés  dans  la  lutte,  les  Noveschi  et 
les  Libertini  se  distinguaient  par  leur  animosité.  Les 
Libertini^  nouveau  parti  professant  des  idées  démocrati- 
ques extrêmes,  s'étaient  constitués  aux  jours  de  Borghèse 
Petrucci  ;  ils  déclaraient  vouloir  débarrasser  la  ville  des 
tyrans.  Aprement  hostiles  à  l'aristocratie  nouvelle,  ils 


LA    BATAILLE    DE    CAMOLLL\  199 

devinrent  d^emblée  les  plus  grands  ennemis  du  parti  des 

Neuf. 

Après  Texpulsion  de  Fabio  Petrucci,  les  Noveschi  pri- 
rent pour  chef  Alessandro  Biclii  qui  appartenait  à  une 
famille  éminente  de  Sienne  ;  en  même  temps,  conscients 
de  leur  faiblesse  devant  les  progrès  constants  de  leurs 
adversaires,  tant  en  nombre  qu'en  énergie  et  en  solida- 
rité, ils  revinrent  à  leur  ancienne  politique  en  s  unissant 
aux  Florentins  et  au  parti  de  la  papauté.  Ils  se  firent  les 
instruments  dociles  du  pape  Médicis,  Clément  VII,  qui 
s'employait  à  seconder  les  intérêts  de  Florence  et  de  sa 

propre  maison. 

Avec  l'aide  des  Français,  nouvellement  alliés  au  Pape, 
les  Noveschivén^^ÏTenl  à  modifier  le  gouvernement  de  la 
ville,  et  un  important  contingent,  sous  les  ordres  de  Jean 
Stuart,  duc  d'Albany,  qui  se  dirigeait  vers  Naples,  sé- 
journa quelque  temps  à  Sienne  ^  Les  habitants  se  rési- 
gnaient en  apparence,  mais  Timpopularité  de  la  faction 
au  pouvoir  grandissait  de  jour  en  jour.  Les  Libertini 
dénoncèrent  cette  tentative  d'intimidation  appuyée  sur 
rintervention  étrangère,  ce  qui  leur  permit  désormais  de 
poser  au  parti  patriote  \ 

L'occasion  qu'ils  cherchaient  ne  tarda  pas  à  s'offrir  aux 
démocrates  :  le  24  février  i525,  l'armée  h-ançaise  fut 
presque  anéantie  à  Pavie  ;  les  Libertini  se  soulevèrent 
aussitôt  :  le  cri  de  «  Libertà  !  Libertà  !  »  retentit  de  nou- 
veau dans  les  rues.  Combattant  avec  une  bravoure  extrême 
contre  leurs  adversaires  pesamment  armés,  ils  s'empa- 
rèrent bientôt  de  la  ville.  Alessandro  Bichi,  le  chef  des 
Neuf,  périt  dans  la  lutte. 

A  cette  nouvelle,  le  Pape  résolut  de  châtier  les  Sien- 

1  Pecci,  op.  cit.,  Prima  Parte,  p.    i46.  Malavolti,  op.  cit.,  ïerza  Parte-, 
ff.   123-124. 

2  Malavolti,  op.  cit.,  Terza  Parte,  f.   124». 


200  HISTOIRE     DE    SIENNE 

nois  et  de  réinstaller  au  pouvoir  ses  alliés  dociles  :  une 
flotte  génoise,  sous  Andréa  Doria,  attaqua  et  réduisit  les 
ports  de  la  Maremme,  tandis  que  Clément  dépêchait 
contre  Sienne  des  forces  imposantes  conduites  par  les 
meilleurs  généraux  de  la  ligue.  L'armée  papale,  forte  de 
sept  mille  six  cents  hommes,  infanterie,  cavalerie,  artil- 
lerie, fut  bientôt  rejointe  par  un  détachement  de  deux 
mille  deux  cents  Florentins,  et  vint  camper  devant  la 
porte  Camollia, 

Les  citoyens  implorèrent  encore  une  fois  leur  céleste 
protectrice,  la  Vierge  Marie,  et  ils  purent  croire  qu'un 
miracle  avait  répondu  à  leurs  prières.  Avec  cent  cava- 
liers seulement  et  quelques  pièces  de  canon,  les  milices 
bourgeoises  mirent  en  déroute  cette  armée  composée  en 
grande  partie  de  soldats  entraînés,  bien  équipés  et  sous 
les  ordres  des  premiers  généraux  du  temps  \  Sorties  de  la 
ville  le  matin  du  25  juillet  i526,  les  forces  siennoises 
réussirent  à  s'emparer  bientôt  de  l'artillerie  ennemie. 
Elles  tenaient  déjà  la  victoire,  lorsque  la  grosse  cloche  de 
la  cité,  dans  la  tour  Mangia,  se  mit  en  branle  pour  appe- 
ler tout  le  peuple  à  la  rescousse.  En  1  entendant  sonner, 
toute  l'armée  du  Pape  se  débanda,  ses  troupes  et  les 
Florentins  prirent  la  fuite  ^. 

Les  Siennois  rentrèrent  chez  eux  en  triomphe,  chargés 
de  butin,  ramenant  l'artillerie  papale,  et  vinrent,  couron- 
nés de  lauriers  et  de  rameaux  d'oliviers,  rendre  grâce  à 
leur  patronne  céleste,  dans  la  cathédrale.  La  gloire  de 
Montaperti  pâlissait  devant  celle  de  Camollia,  où  les 
Siennois,   sans  secours  étranger,  sans  détachement  de 


^  Ammirato,  cherchant  à  expliquer  la  défaite  des  Florentins,  écrit  que 
leurs  soldats  n'avaient  jamais  fait  la  guerre  ;  ceci  n'est  vrai  que  d'une  partie 
de  leurs  troupes.  L'armée  florentine  était  dans  l'ensemble  inGniment  mieux 
équipée  et  entraînée  que  les  milices  qui  lui  furent  opposées. 

^  Pecci.  op.  cit.    Part.  II,  op.  2i8-23i. 


LA    BATAILLE    DE    CAMOLLIA  201 

cavalerie  exercée,  n'avaient  eu  à  compter,  contre  une 
armée  puissante,  que  sur  leur  seule  vaillance  *. 

La  marche  victorieuse  des  troupes  impériales  à  travers 
l'Italie  et  le  sac  de  Rome  empêchèrent  le  pape  de  renou- 
veler sa  tentative.  Les  Libertini  restèrent  maîtres  de  la 
ville. 

Mais  le  nouveau  gouvernement,  comme  celui  qui  l'avait 
précédé,  n'était  pas  de  force  à  se  maintenir  par  ses  propres 
moyens  au  milieu  de  l'Italie  redevenue  depuis  peu  un 
vaste  champ  de  bataille.  François  I^""  était  en  captivité, 
mais  la  Sainte-Ligue  de  Cognac  poursuivait  la  lutte  contre 
Charles-Quint,  Les  voisins  de  Sienne  avaient  pris  parti 
pour  le  Pape  et  la  France  :  la  petite  république,  ne  pou- 
vant se  passer  d'alliés,  se  trouva  ainsi  poussée  de  plus  en 
plus  dans  les  bras  de  l'Empereur. 

Une  fois  les  forces  impériales  entrées  à  Florence,  le 
gouvernement  entama  des  négociations  avec  Don  Ferrante 
Gonzaga,  général  de  Charles-Quint  :  une  partie  de  son 
armée  fut  autorisée  à  traverser  le  territoire  siennois.  Le 
i"  octobre  ij3o,  les  potiers  des  alentours  de  la  porte  San 
Marco  purent  voir  la  bannière  espagnole  flotter  sur  les 
châteaux  de  Rosia  et  de  Torri.  De  ce  jour  Sienne  perdit 
son  indépendance.  Des  troupes  impériales  furent  canton- 
nées dans  chacun  des  terzi  de  la  cité  ;  un  détachement 
de  deux  cents  Espagnols  se  substitua  aux  gardes  siennois 
du  Palais  Public.  Un  conseil  nommé  pour  refondre  la 
constitution  y  opéra  des  changements  radicaux  :  les  Neuf 
recouvraient  leurs  droits  politiques  ;  un  officier  étranger, 
nommé  par  le  vicaire  impérial,  prenait  le  commandement 
des  forces  civiques  :  le  représentant  de  l'Empereur 
régnait  maintenant  de  fait  à  Sienne. 

*  La  tavoletta  di  Bicckerna  de  1527-28,  exposée  aux  Archives  de  Sienne, 
commémore  cette  victoire.  Voir  Lisini,  Le  ta^'olette  dipinte  di  Biccherna  e 
di  Gabella,  del  R.  Arch.  di  Stato  in  Siena,  Sienne,  1902. 


202  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Au  «  doux  mois  d'avril  i536  »,  l'Empereur  lui-même 
vint  y  séjourner.  Pour  une  fois,  la  vieille  ardeur  gibeline 
sembla  revivre  chez  les  citoyens.  Cinquante  jeunes  nobles 
se  portèrent  au-devant  de  Charles  à  un  demi-mille  de  la 
porte  Romaine.  Se  jetant  à  bas  de  leurs  montures,  ils 
s'avancèrent  vers  lui  en  criant  d'une  même  voix  : 
«  Imperio  I  Imperio  I  »  Tel  était  leur  enthousiasme  qu'ils 
se  mi.ent  à  lui  baiser  les  mains,  les  pieds,  son  harnois, 
son  coursier  même  !  A  peu  de  distance  des  murs,  il 
fut  salué  par  le  Capitaine  du  peuple,  le  collège  de  la 
Balia  et  le  reste  des  magistrats,  ainsi  qu'un  nombreux 
clergé,  séculier  et  régulier.  Entête  du  cortège  marchaient 
cent  beaux  enfants  de  noble  naissance,  vêtus  de  blanc  et 
d'or,  portant  à  la  main  des  rameaux  et  des  guirlandes  de 
fleurs  tressées  d'olivier.  Sienne  s'était  parée  comme  une 
fiancée  qui  attend  son  seigneur.  Les  palais,  le  long  des 
rues  étroites,  resplendissaient  de  brocards,  de  tapis 
d'Orient,  de  festons  fleuris  et  de  bannières  ornées.  Les 
belles  Siennoises  se  penchaient  aux  fenêtres  à  ogives 
pour  contempler  la  cavalcade  impériale.  Dix  mille  voix 
enthousiastes  criaient  :  «  Bienvenue  à  notre  Empereur 
Charles  !  »  '. 

Charles-Quint  donna  à  ses  sujets  force  bons  conseils.  Il 
les  exhorta  à  vivre  en  paix  et  concorde.  Déclarant  qu'il 
adoptait  la  ville  pour  sienne,  pour  le  bonheur  et  le  mal- 
heur, il  jura  sur  sa  couronne  qu'il  aimerait  mieux  perdre 
la  vie  et  l'Empire  que  de  lui  faire  défaut  le  jour  où  elle 
aurait  besoin  de  son  assistance. 

Mais  les  adjurations  de  l'Empereur  et  les  efforts  de 
ses  lieutenants  victorieux  restèrent  vains  :  les  vieilles 
luttes  de  partis  reprirent  de  plus  belle.  Noi>eschiet  Popo- 
lani  en  venaient  continuellement  aux  mains.  Malgré  la 

^  Carlo  Quinto  in  Siena,  relazione  di  un  contemporaneo,  puhhlicato  per 
cura  di  Pietro  Vigo,  Bologne,  Romagnoli,  1884,  pp.   i5-3o. 


EXPULSION    DES    ESPAGNOLS  2o3 

présence  de  la  garnison  espagnole,  «  il  y  avait  beaucoup 
de  meurtre  et  de  haine  privée  parmi  les  citoyens  *  ».  Un 
traitement  ordinaire  ne  pouvait  guérir  le  mal  dont  souf- 
frait la  République.  Finalement,  en  i547,  Charles  résolut 
de  réaliser  un  plan  qu'il  mûrissait  depuis  longtemps  : 
bâtir  une  forteresse  à  Sienne. 

Le  représentant  de  l'Empereur  dans  la  ville  était  alors 
le  grand  Hurtado  de  Mendoza  qui,  pour  avoir  autrefois 
étudié  le  droit  à  leur  université,  n'était  pas  un  inconnu 
pour  les  Siennois.  Soldat  et  diplomate,  courtisan  et 
poète,  linguiste  et  historien,  le  général  espagnol  comp- 
tait parmi  les  hommes  les  plus  brillants  de  son  temps,  et 
les  Siennois,  imbus  de  la  culture  de  la  Renaissance 
et  fiers  de  revendiquer  en  lui  un  condisciple  de  leur 
grande  université,  étaient  loin  de  rester  insensibles  à  la 
séduction  qu'il  dégageait.  Les  dames  de  la  ville,  qui,  à 
l'instar  de  beautés  mondaines  comme  Tullia  d'Arragona, 
sacrifiaient  à  Minerve  aussi  bien  qu'à  Vénus  ',  se  sentaient 
attirées  par  ce  beau  cavalier  poète.  Une  main  de  fer  se 
cachait  toutefois  sous  son  gant  de  velours  :  ils  eurent 
affaire,  avec  lui,  à  un  agent  habile  et  déterminé  de  la 
politique  impériale.  Malgré  les  protestations  du  peuple, 
les  pleurs  et  les  supplications  de  Girolamo  Tolomei, 
l'ambassadeur  de  Sienne  près  la  cour  impériale,  l'Empe- 
reur ne  démordit  pas  de  sa  résolution.  Charles,  cette  fois, 
était  très  irrité.  Il  déclara  que  les  Siennois  constituaient 
un  véritable  danger  aussi  bien  pour  eux-mêmes  que  pour 

1  Sir  Thomas  Hoby,  Journal  manuscrit  au  British  Muséum  (Manuscrits 
Egerton,  2148),  fol.  27.  Il  passa  plusieurs  semaines  à  Sienne  à  l'automne  de 
1549.  Il  dîna  chez  Mendoza  qui  avait  fait  deux  séjours,  dont  l'un  de  quinze 
mois,  en  Angleterre. 

-  Sur  les  poétesses  de  Sienne,  lire  l'intéressant  article  de  Lisini,  Le  Poé- 
tesse Senesi  degli  ultimi  anni  délia  Repuhhlica  di  Siena,  dans  les  Mise. 
Stor.  Sen.,  vol.  V  (1898),  pp.  33-38.  Le  recueil  bion  connu  de  Domenichi, 
Rime  diverse  d'alcune  nohilissime  et  viriuosissime  donne  (Lucques,  lâSg), 
contient  plusieurs  poèmes  écrits  par  des  Siennoises. 


204  HISTOIRE    DE    SIENNE 

leurs  voisins  et  que,  seule,  la  construction  d'une  forte- 
resse permettrait  de  faire  régner  la  concorde  dans  la  cité. 
Il  importait,  ajouta-t-il,  de  presser  les  travaux  avec  le 
plus  de  célérité  possible.  De  tous  côtés  se  dressaient 
encore,  aussi  drues  qu'une  forêt,  les  vieilles  tours  des 
palais  de  Sienne,  dont  on  avait  fait  usage  pendant  deux 
siècles  de  luttes  civiles  :  il  fallait  maintenant  renverser 
ces  nids  à  désordre  et,  avec  leurs  débris,  élever  une  cita- 
delle, massif  soutien  de  Tordre,  qui  materait  complète- 
ment la  folie  factieuse  des  Siennois.  «  Si  les  tours  ne  suf- 
fisent pas,  s'écria  TEmpereur,  abattez  aussi  les  palais.  Il 
faut  que  cette  forteresse  se  construise  ^  » 

On  choisit  pour  emplacement  la  colline  de  San  Pros- 
pero,  près  de  San  Domenico,  là  où  s'étendent  aujourd'hui 
les  jardins  de  la  Lizza  ;  Mendoza  fit  commencer  les  tra- 
vaux. Les  citoyens  continuaient  à  envoyer  protestations 
et  prières  à  l'Empereur,  leur  «  idole  ».  L'  «  idole  »  était 
inexorable.  «  Cette  forteresse  est  le  seul  remède  efficace, 
disait-il,  pour  la  maladie  dont  souffre  Sienne  \  » 

Dans  leur  désespoir,  les  habitants  décidèrent  de  vouer 
encore  une  fois  leur  ville  à  la  Vierge,  leur  protectrice. 
Mendoza,  qui  se  trouvait  alors  à  Rome,  envoya  à  son 
retour  chercher  en  Lombardie  des  renforts  considérables. 
Une  nouvelle  ambassade  fut  dépêchée  auprès  de  l'Empe- 
reur ;  les  Prieurs  convoquèrent  le  Conseil  général  ;  Lelio 
Tolomei,  en  un  discours  plein  de  patriotisme  et  de  piété 
montra  éloquemment  à  ses  concitoyens  que  c'étaient 
leur  esprit  factieux  et  leurs  discordes  qui  attiraient  ces 
malheurs  sur  leur  ville  et  les  invita  à  prier  Dieu  dans  le 
deuil  de  sauver  leur  patrie  de  la  servitude  ^ 

*  Tommasi,  Istoria,  Man.  à  la  Bibl.  com.  de  Sienne,  Cod.  A.  X.,  74,  fol.  423. 
-  Aquarone,  Gll  ultirnl  anni  délia  storia  repubblicana  di  Siena  (i55i-i555). 
La  cacciata  degli  Spagnuoli,  pp.  209,  210. 
^  Aquarone.  op.  cit.,  pp.  11 1,  212-219. 


EXPULSION    DES    ESPAGNOLS  2o5 

En  février  i55i,  le  comte  Achille  d'Elci  Pannocchiesclii 
Tun  des  ambassadeurs,  revint  et  rapporta  que  l'Empe- 
reur, refusant  d'écouter  leur  appel,  avait  rejeté  d'un 
geste  indigné  la  supplique  que  la  Seigneurie  lui  faisait 
remettre.  Ces  paroles  plongèrent  Sienne  dans  la  douleur 
et  la  consternation  :  on  ordonna  des  prières  et  des  pro- 
cessions ;  le  soir,  des  cortèges  de  flagellants  parcouraient 
les  rues  de  la  ville.  Pour  mettre  le  comble  à  Téncrve- 
ment  de  la  foule,  un  prophète  en  haillons,  Brandano  da 
Petroio,  tertiaire  des  Augustins,  prédit  la  fin  prochaine 
de  la  domination  espagnole  \  De  vagues  pressentiments 
vinrent  alors  assaillir  Mendoza  :  bien  que  le  moine  fana- 
tique eût  comploté  son  assassinat,  il  se  contenta  de  l'ex- 
pulser de  la  ville. 

Désespérant  maintenant  de  faire  revenir  l'Empereur  sur 
sa  décision,  un  certain  nombre  d'exilés  siennois  commen- 
cèrent à  conspirer  contre  le  régime  espagnol.  Leur  chef, 
qui  appartenait  au  parti  populaire,  était  un  certain  Giovan 
Maria  Benedetti,  surnommé  Giramondo  à  cause  de  ses 
nombreux  voyages  :  compagnon  de  Gortès,  il  avait  fondé 
la  Vera  Gruz  ^  Navré  de  voir  son  pays  sous  le  joug,  il 
quitta  Sienne  en  se  jurant  de  tout  faire  pour  lui  rendre  sa 
liberté.  A  Rome,  il  entra  au  service  de  l'ambassadeur  de 
France,  le  cardinal  de  Tournon,  à  qui  il  donna  à  entendre 
avec  le  concours  de  LelioTolomeiqueles  Siennois  accep- 
teraient volontiers  la  protection  de  son  souverain  s'il  les 
aidait  à  secouer  la  domination  de  ^Espagne^  La  lutte 
contre  Charles-Quint  recommençait  justement.  La  tenta- 
tive qu'il  avait  faite,  d'imposer  par  la  force  une  solution 

1  Sozzini.  Diario  délie  cose  avvenute  in  Siena,  dai  20  luglio  1550  ai  QH  giu- 
gno  1555.  Florence,  G. -P.  Vieusseux,  184a,  p.  38.  Le  journal  de  Sozzini 
forme  le  deuxième  volume  de  VArch.  Stor.  ital.  de  1842. 

2  Cf.  l'article  de  F.  Bandini  Piccolomini  dans  les  Mise.  Stor.  Sen., 
vol.  m  (1895),  pp.  91,  9-J. 

^  Sozzini,  op.  cit.,  pp.   4^»  43. 


2o6  HISTOIRE    DE    SIENNE 

de  son  choix,  dans  la  question  religieuse,  aux  princes 
protestants  d'Allemagne,  avait  suscité  une  rébellion 
ouverte.  Maurice  de  Saxe  avait  pris  parti  avec  les  princes. 
Henri  II,  jugeant  l'occasion  favorable  pour  entamer  de 
nouveau  la  lutte  contre  l'ennemi  séculaire  de  la  France, 
s'alliant  aux  rebelles,  avait  envahi  la  Lorraine  :  le  cardi- 
nal de  Tournon  s'avisa  que  Sienne  pourrait  fournir  à  son 
pays  une  base  militaire  importante  en  Italie  ;  il  donna  à 
Benedetti  et  aux  autres  conspirateurs  l'assurance  que  leur 
ville  pouvait  compter  sur  l'appui  de  la  France  si  elle  se 
soulevait  contre  la  domination  espagnole. 

Les  proscrits  activèrent  alors  leurs  préparatifs  :  des 
détachements  furent  secrètement  constitués  en  différents 
points  du  contado.  Enea  Piccolomini,  jeune  homme  d'une 
rare  énergie,  et  ancien  ami  de  Mendoza,  fut  choisi  pour 
commander  les  forces.  Organisant  rapidement  leurs  frac- 
tions éparses,  il  les  fit  converger  vers  Sienne,  au  voisi- 
nage de  laquelle  elles  devaient  se  concentrer  le  26  juillet 
i552. 

Le  jour  venu,  la  petite  armée  vint  se  ranger  sous  les 
murs  de  la  ville  près  de  la  Porta  Nuova.  Le  lieutenant  de 
Mendoza,  Don  Franzese,  s'efforça  en  vain  de  prévenir  une 
insurrection  :  dans  la  nuit  du  28,  vers  minuit,  huit  jeunes 
Siennois  assaillirent  des  soldats  espagnols.  En  un  clin 
d'œil,  tout  le  terzo  de  San  Martino  fut  illuminé  ;  les  cris 
de  «  Francia  !  Francia  !  Libertà  !  Libertà  !  »  retentirent  de 
toutes  parts.  Des  lampes  et  des  torches  brillaient  à  toutes 
les  fenêtres.  «  La  cité  était  si  pleine  de  lumières,  qu'on 
aurait  cru  que  le  soleil  était  levé.  » 

Le  mouvement  gagna  rapidement  toute  la  ville.  Les 
habitants  du  terzo  di  Città  se  rendirent  maîtres  de  la 
porte  Tufi,  par  où  Piccolomini  pénétra.  Les  Espagnols 
se  retirèrent  vers  la  grand'place,  sous  la  grêle  de  pierres 
que  les  femmes  leur  lançaient  des  fenêtres,  tandis  qu'ils 


EXPULSION    DES    ESPAGNOLS  207 

fuyaient  le  long  des  rues  étroites  :  elles  se  vengeaient 
ainsi  des  outrages  que  leur  avait  fait  subir  la  soldatesque 
impériale. 

Malgré  l'arrivée  d'un  renfort  de  quatre  cents  Floren- 
tins, dépêchés  par  le  duc  Cosme,  les  Espagnols  ne  purent 
réprimer  l'insurrection.  Evacuant  la  grand'place,  leurs 
deux  compagnies  allèrent  cantonner  à  Campansi,  mais 
à  la  nuit,  la  nouvelle  parvint  aux  officiers  espagnols 
et  florentins  qu'un  millier  d'arquebusiers,  détachés  par 
le  Comte  de  Pitigliano',  venaient  d'entrer  dans  Sienne, 
et  que  de  gros  renforts  français  étaient  aux  portes  de  la 
ville.  Très  alarmés,  ils  donnèrent  à  leurs  hommes  l'ordre 
de  se  réfugier  dans  la  forteresse.  Le  bruit  de  l'arrivée 
d'un  contingent  français  fut  bientôt  confirmé  :  un  corps 
considérable  envoyé  par  le  cardinal  Farnèse  s'établit 
dans  la  ville'-.  Les  Siennois,  disposant  maintenant  de  dix 
mille  hommes,  étaient  sauvés  pour  le  moment. 

Lorsqu'il  reçut  à  Pérouse  les  premières  nouvelles  de 
leur  victoire,  Mendozajura  que  les  rebelles  ne  jouiraient 
pas  huit  jours  de  leur  indépendance  ;  mais,  lorsqu'il  con- 
nut la  marche  des  événements,  il  commença  à  craindre 
pour  ses  hommes.  Le  duc  Cosme  s'étant  également 
alarmé,  le  Pape  chercha  à  le  persuader  de  terminer  une 
campagne  qui,  selon  lui,  finirait  par  mettre  en  péril  tous 
les  Etats  toscans.  Des  négociations  furent  donc  entamées 
entre  les  Florentins  et  les  Siennois  :  il  fut  convenu  que 
le  détachement  florentin  quitterait  la  forteresse  avec 
tous  les  honneurs  de  la  guerre  ;  que  chacun  des  belligé- 
rants abandonnerait  ses  récentes  conquêtes,  enfin  que  la 
République  siennoise  resterait  libre  et  ne  subirait  pas  de 
représailles,  tout  en  continuant  à  reconnaître  l'Empereur 


^  Sozzini,  op.  cit.,  p.  77. 

-  Fecci,  op.  cit.,  Terza  parte,  p.  571. 


2o8  HISTOIRE    DE    SIENNE 

comme  son  protecteur  et  ami  *.  Il  fut  en  outre  stipulé 
que  Don  Franzese  aurait  la  faculté  de  traiter  aux  mêmes 
conditions  que  les  Florentins,  s'il  le  désirait.  Les  Espa- 
gnols n'ayant  d'autre  ressource  que  d'accepter,  les  pré- 
paratifs de  reddition  commencèrent. 

Le  5  août  i5d2,  les  Espagnols  et  les  Florentins  éva- 
cuèrent la  forteresse.  Don  Franzese,  qui  fermait  le  cor- 
tège, fut  salué  au  passage  par  quelques-uns  des  jeunes 
gens  qui,  des  remparts,  assistaient  nombreux  au  défilé. 
S'adressant  à  eux,  il  leur  dit  :  «  Valeureux  Siennois,  vous 
avez  accompli  une  action  glorieuse.  Mais  à  l'avenir 
soyez  prudents,  car  vous  avez  offensé  un  trop  grand 
homme  -.  » 

Le  commandant  des  Français,  Lansach,  occupa  aussi- 
tôt la  citadelle  avec  une  compagnie  d'infanterie  et  envoya 
immédiatement  quérir  le  Capitaine  du  peuple.  Précédé 
de  l'étendard  de  la  Vierge,  «  La  Dame  de  Sienne  »,  ce 
dernier,  accompagné  des  principaux  fonctionnaires,  de 
Taristocratie,  du  clergé  et  des  religieux,  et  suivi  d'un 
immense  concours  de  peuple,  se  rendit  à  la  forteresse. 
Lansach  vint  à  leur  rencontre  et  les  félicita  d'avoir  recon- 
quis leur  indépendance.  «  Puisque  ce  lieu,  dit-il,  fut 
l'instrument  de  votre  esclavage,  c'est  ici  que  la  liberté 
vous  est  rendue  :  je  remets  le  château  lui-même  entre  vos 
mains.  Mon  roi  ne  vous  demande  rien  d'autre  en  échange 
que  de  reconnaître  dans  ce  don  la  main  de  Dieu  et  de  ne 
pas  oublier  celui  qui  vous  a  aidés  à  recouvrer  votre  indé- 
pendance. » 

Le  Capitaine  du  peuple  remercia  Lansach  au  nom  de 
la  ville  :  «  Nous  offrons,  ajouta-t-il,  nos  personnes,  nos 
enfants  et  nos  biens   au  roi   notre   bienfaiteur  et   nous 

'■  Arch.  di  Stato,  Sienne.  Calefetio,  c.  404-408,  et  Capitoli,  num.  d'ord. 
357-268. 

2  Sozzini,  op.  cit.,  p.  88. 


PI.  ïi. 


;MPKi/AO-  DICIENAÎO  vWCCCC-LXVl  •        . . 
,    LEKPODEVEfERABÎLf-HVO/AIMUOMARDODi 
||™il^AI\DREA'KD'B-EDIGViOARDO-DirorE'FORT< 
|^»*^Tl]BARXWLO/AEIO-BPa/0IDDîGABRlEL0vI0\i^iÏÏl 
^^OA'TD^JD-DirERI-GICV^J-DISAVINO-SAVINJi'FRARWL^^- 
lE    sm-DlBAO:iûMgO-WFRAKClESOTrQm3,^AJ^GLJ^ 
prH-ODci/lCODELraE-DAELni'LODOVIDDArTOr  0•DE7D^DI• 
ARIA  \-niLÏALGAr  IQBirHI-  SCR1TDRE»S''STFFAN'JDAIJTOWIO. 


BEXVEXUTO    DI    GIOVAXM.    LA    VIERGE    PROTEGEANT    SIENNE 

Miniature  sur  une  couverture  aux  Archives  de  lEtat,  Sienne. 


PI.  24. 


BRONZINO.   —   (.OSMlî    I   " 
Musée    des    Offices.    Florence. 


EXPULSION  DES  ESPAGNOLS  209 

l'assurons  de  rameur  et  du  dévouement  des  Siennois.  » 
Se  tournant  vers  le  peuple,  il  termina  son  adresse  par 
les  cris  de  «  Libertà  !  Libertàl  Francia  !  Francia  !  »  qui 
furent  repris  par  la  foule.  Les  murs  de  Taltière  forteresse 
renvoyèrent  Técho  des  clameurs  qui  annonçaient  leur 
chute. 

Prenant  possession  de  la  citadelle,  le  Capitaine  du 
peuple  donna  le  signal  de  sa  démolition.  Avec  des  larmes 
de  joie,  les  Siennois  commencèrent  immédiatement,  de 
tous  les  côtés  à  la  fois,  à  renverser  ses  murailles.  Peinant 
avec  des  pics  et  des  pelles,  des  ciseaux  et  des  marteaux, 
«  ils  en  abattirent  autant  en  l'espace  d'une  heure  qu'on 
en  avait  construit  en  quatre  mois  ».  Piccolomini  prit 
livraison  des  armes,  munitions  et  matériel  militaire,  et 
trente  gros  canons  furent  traînés  et  mis  en  batterie 
devant  le  Palais  Public'. 

Pendant  trois  jours,  au  bout  desquels  la  forteresse 
était  complètement  rasée,  il  y  eut  f esta  ;  la  joie  et  la  cor- 
dialité régnaient  par  la  ville.  Le  dernier  jour,  journée  de 
réconciliation  et  de  réjouissances,  on  promena  en  proces- 
sion solennelle  la  vieille  madone  de  la  cathédrale.  Amnis- 
tie fut  octroyée  à  tout  FOrdre  des  Nove.  Oubliant  toutes 
les  vieilles  causes  de  discorde,  les  citoyens  résolurent 
d'essayer  sincèrement  de  vivre  dans  l'union  et  de  tra- 
vailler comme  un  seul  homme  à  la  liberté  et  au  bien  de 
l'État. 

Sienne  retrouvait  enfin  son  bon  sens  :  après  bientôt 
trois  siècles  de  folles  luttes  intestines,  le  courage,  le 
dévouement  patriotique  des  anciens  jours  animaient  de 
nouveau  ses  enfants  ;  mais  cette  guérison  avait  trop 
tardé.  L'expérience  est,  à  coup  sûr,  le  meilleur  des  maî- 
tres ;  malheureusement  on  ne  se  pénètre  en  général  des 

^  La  tns'oletta  di  Bicchernade  i55i-52  représente  cet  événement. 

1.  —  14 


2IO  HISTOIRE    DE    SIENNE 

leçons  qu'elle  ne  se  fait  pas  faute  de  nous  dispenser  que 
lorsqu'il  est  déjà  trop  tard  pour  les  mettre  en  pratique. 
Ce  n'est  que  lorsque  le  criminel  se  voit  sur  Técliafaud 
qu'il  apprécie  toute  la  valeur  des  avertissements  qu'on 
lui  donnait  jadis. 


CHAPITRE  XV 
SIÈGE  DE  SIENNE 

I 

Une  petite  république  avait  défié  le  plus  grand  empe- 
reur des  temps  modernes  :  il  était  évident  que  Charles- 
Quint  ne  reculerait  devant  nul  effort  pour  relever  son 
prestige  en  Toscane,  dès  qu'un  arrêt  des  hostilités  dans 
le  Nord  lui  permettrait  de  tourner  de  nouveau  son  atten- 
tion vers  les  affaires  d'Italie.  Pour  l'instant,  les  Siennois 
jouissaient  de  leurs  libertés  nouvellement  reconquises, 
insouciants  de  ce  que  l'avenir  pourrait  leur  réserver.  C'est 
au  moment  de  la  saison  des  fruits,  des  vendanges,  qu'ils 
secouèrent  le  joug  espagnol;  conviés  par  la  nature,  les 
habitants  de  la  «  douce  Sienne  »,  toujours  friands  de 
plaisirs,  répondirent  de  bon  cœur  à  son  appel  :  ils  passè- 
rent les  jours  dorés  de  l'automne  toscan  en  jeux  et 
réjouissances,  les  nuits  à  chanter  et  à  festoyer.  Ce  fut 
un  étranger  qui  éveilla  en  eux  le  sentiment  du  danger, 
le  représentant  du  roi  de  France,  Hippolyte  d'Esté,  fils 
de  Lucrèce  Borgia  et  cardinal  de  Ferrare,  qui  les  avertit 
de  l'orage  imminent,  Charles -Quint,  après  le  traité  de 
Passau,  se  retrouvait  les  mains  libres  ;  une  armée  se 
rassemblait  déjà  à  Naples  pour  châtier  Sienne.  C'est  alors 
que  les  Siennois  se  rappelèrent  les  paroles  d'adieu  de  Don 
Franzese  :  conscients  du  danger,  mais  sans  effroi,  ils  se 
mirent  à  l'œuvre  pour  renforcer  leurs  défenses.    Toutes 


212  HISTOIRE    DE    SIENNE 

les  contrade  fournirent  leur  part  de  Feffort  ;  un  joueur  de 
flûte  distrayait  le  labeur  des  citoyens. 

Dès  la  fin  de  janvier  i553,  une  armée  impériale  consi- 
dérable avait  atteint  le  Val  di  Ghiana.  Le  vice-roi 
de  Naple^,  Don  Pedro  de  Tolède,  qui  la  commandait, 
étant  mort  peu  après  à  Florence  chez  son  gendre  le  duc 
Gosme,  son  fils,  Don  Garcia,  conduisit  les  opérations  : 
après  avoir  ravagé  la  campagne  au  sud  de  Sienne,  il  vint 
mettre  le  siège  devant  Montalcino.  L'indépendance  sien- 
noise  semblait  en  grand  péril,  lorsqu'une  fois  de  plus, 
comme  en  i48o,  l'Infidèle  sauva  la  cité  de  la  Vierge.  En 
juin,  Don  Garcia  apprit  que  Soliman,  allié  de  Henri  II, 
ayant  franchi  le  détroit  de  Messine  avec  une  flotte  impo- 
sante, faisait  voile  sur  Naples  ;  sur  l'ordre  de  l'Empereur, 
il  leva  précipitamment  le  siège  et  se  hâta  vers  le  sud. 
Montant  sur  leurs  remparts,  les  gens  de  Montalcino 
saluèrent  ce  départ  d'une  bruyante  retraite  en  musique, 
soutenue  d'un  charivari  de  marmites,  de  poêles  et  dépôts 
de  cuivre. 

Mais  ce  répit  fut  de  courte  durée  :  le  duc  Gosme,  qui 
n'endurait  qu'avec  irritation  la  présence  d'une  armée 
française  en  Toscane,  avait  d'abord  hésité  à  enarag-er  les 
hostilités;  lorsqu'il  vit  son  ennemi  mortel,  Piero  Strozzi, 
le  chef  des  rebelles  florentins,  délégué  à  Sienne  en  qua- 
lité de  représentant  du  roi  de  France,  sa  colère  ne  con- 
nut plus  de  bornes  ;  il  se  mit  aussitôt  à  l'œuvre  pour 
ruiner  les  plans  de  son  rival'. 

Piero  Strozzi,  qui  appartenait  à  l'une  des  plus  fières 
et  opulentes  familles  de  Florence,  était  allié  par  mariage 
avec  les  Médicis.  Ainsi  que  son  père,  Filippo,  et  ses 
frères,  Leone,  Vincenzio  et  Roberto,  on  le  comptait 
naguère    parmi    les  meilleurs     soutiens    de  la    maison 

^  Ararairalo,  Isiorie  Florentine,  Florence,  1641,   Parte   seconda,  vol.   III, 
P-  499- 


SIÈGE    DE    SIENNE  2l3 

régnante.  D'abord  compagnons  intimes  du  duc,  le  débau- 
ché Alexandre,  les  Strozzi  étaient  passés  au  parti  rebelle. 
A  la  mort  du  prince,  ils  prirent  les  armes  contre  son 
jeune  successeur,  Gosme,  mais  subirent  bientôt  une 
irrémédiable  défaite.  Filippo,  fait  prisonnier,  mit  peu 
après  fin  à  ses  jours  ;  Piero  se  réfugia  à  la  cour  de  France 
et  n'eut,  de  cet  instant,  qu'un  seul  but  dans  la  vie,  chas- 
ser les  Médicis  de  Florence.  Pour  y  arriver,  il  ne  s'arrêta 
à  aucune  considératiqn,  supérieure  ou  humaine.  Riche, 
beau,  énergique,  soldat  et  courtisan,  lettré  et  rompu 
aux  affaires,  il  gagna  bientôt  la  faveur  de  la  reine  qui 
haïssait  le  duc  Gosme,  son  cousin.  Son  appui  le  fit  nom- 
mer commandant  en  chef  de  toutes  les  troupes  françaises 
d'Italie  ;  et  le  connétable  de  Montmorency,  désireux  de 
réduire  le  pouvoir  du  cardinal  de  Ferrare,  qui  était  par- 
tisan des  Guises,  approuva  ce  choix. 

Arrivé  à  Sienne  le  7  janvier  i554,  Strozzi  s'installa  au 
palais  Spannocchi'.  Sur  ce,  Gosme  commença  aussitôt 
ses  préparatifs  de  guerre  :  il  prit  pour  commandant  en 
chef  Giovanni  Jacopo  de'  Medici%  marquis  de  Marignano, 
soldat  de  fortune,  homme  d'une  énergie  et  d'une  habi- 
leté remarquables  qui  s'était  acquis  une  réputation 
universelle  de  dureté  et  de  détermination.  Résolu  à 
chasser  à  tout  prix  de  Sienne  son  ennemi  mortel,  le 
duc  obtint  de  l'Empereur  quatre  mille  Espagnols  et  Alle- 
mands. 

Gosme  avait  du  reste  de  bonnes  raisons  de  s'inquiéter  : 
de  toutes  parts  les  ennemis  des  Médicis  s'agitaient,  l'arri- 
vée de  Strozzi  leur  apportait  l'espoir.  A  Rome,  les  proscrits 
florentins  commençaient  à  s'organiser  sous  la  direction 

i  Construit  par  Giuliano  da  Maiano  pour  Ambrogio  Spannocchi,  trésorier 
du  pape  Pie  II  en  1471-73.  Cf.  Mise.  Stor.  Sen.,  vol.  III  (iSgS)  p.  bg. 

-  Cf.  Vita  di  Gio.  Jacopo  de'  Medici,  Marchese  di  Marignano,  dans  le 
même  volume  que  la  Relazione  délia  guerra  di  Siena  de  Montalvo,  Turin, 
i863.  Aussi  Missaglia,  Vita  di  Gian.  Giacomo  Medici,  Milan,  i854. 


2i4  HISTOIRE    DE    SIENNE 

de  Bindo  Altoviti,  riche  négociant,  père  de  Farchevêque 
de  Florence.  Ils  prirent  pour  devise  ce  vers  de  Dante  : 

Libertà  vo'  cercando  chè  si  cara. 

A  Florence  même  la  sédition  grondait  :  un  matin,  les 
habitants  aperçurent  à  leur  réveil  sur  les  murs  des  pla- 
cards qui  attaquaient  violemment  Cosme  et  dénonçaient 
Talliance  impériale. 

Le  duc,  maîtrisant  sa  colère,  se  mit  à  Tceuvre  avec  un 
courage  et  une  habileté  remarquables  ;  tout  en  hâtant 
secrètement  ses  préparatifs  militaires,  il  s'efforça  d'ins- 
pirer à  Ferrare  et  aux  Siennois  la  conviction  qu'il  n'y 
avait  aucun  danger  immédiat  d'attaque,  dans  le  dessein 
d'emporter  la  ville  par  surprise. 

Il  s'en  fallut  d'ailleurs  de  peu  qu'il  n'y  réussît,  grâce  à 
la  célérité  de  Marignano  qui  opéra  dans  le  plus  grand 
secret.  Le  26  janvier,  sans  aucun  avertissement,  le  con- 
dottiere franchit  la  frontière  et  marcha  rapidement  sur 
Sienne.  A  trois  heures  de  l'après-midi,  un  cavalier  arriva 
au  galop,  apportant  la  nouvelle  au  gouvernement.  Sur-le- 
champ  la  grosse  cloche  de  la  Tour  Mangia  commença  à 
sonner,  appelant  les  citoyens  aux  armes.  C'était  le  glas 
de  la  République  ;  à  peine  avait-il  cessé  de  tinter  que  les 
exécuteurs  frappaient  à  ses  portes.  Un  parti  de  cavaliers 
espagnols  arriva  jusqu'à  la  porte  GamoUia  ;  l'un  d'eux, 
enfonçant  son  sabre  dans  une  fente  du  vantail,  demanda 
impudemment  accès  au  nom  de  Hurtado  de  Mendoza  \ 

La  lutte  suprême  commençait  pour  Sienne.  Sans  faiblir 
devant  la  soudaineté  de  l'attaque,  sans  trembler  à  la  vue 
de  l'armée  nombreuse  ni  au  nom  du  terrible  Marignano, 
affrontant  les  menaces  de  l'Empereur,  les  Siennois  luttè- 
rent noblement  pour  sauver  leur  ville.  Sans  panique  ni 
confusion,  ils  organisèrent  rapidement  leurs  milices  et 

*  Sozzîni,  op.  cit.,  p.  i6i. 


SIEGE    DE    SIENNE  210 

fortifièrent  les  points  vulnérables,  surtout  la  porte 
Gamollia  déjà  menacée.  Gentilshommes  et  artisans,  prêtres 
et  religieux,  femmes  et  enfants,  travaillèrent  de  concert 
à  la  défense,  nul  ne  dédaignant  les  plus  humbles  emplois. 
De  nouveau,  pour  une  courte  période,  les  citoyens  se 
trouvèrent  unis  comme  au  temps  de  Montaperti. 

Le  plan  conçu  par  Marignano  pour  emporter  Sienne 
par  surprise  ayant  échoué,  il  décida  de  bloquer  la  ville. 
Dévastant  tout  le  pays  environnant,  il  s'empara  successi- 
vement de  toutes  les  places  fortes  et  localités  du  contado 
siennois,  passant  au  fil  de  Tépée  tous  les  habitants  de 
celles  qui  osaient  opposer  une  résistance.  A  TefTet  de 
jeter  la  terreur  dans  Tâme  des  contadini  et  pour  empêcher 
le  ravitaillement  des  assiégés,  il  fit  pendre  aux  arbres 
des  alentours  tous  les  paysans  surpris  entrain  d'y  amener 
des  vivres.  —  ce  qui  ne  fit  d'ailleurs  pas  renoncer  les 
campagnards  à  risquer  ce  trafic. 

Au  mois  de  mars,  un  succès  militaire  vint  relever  les 
espoirs  des  Siennois  :  Ascanio  délia  Cornia,  neveu  du 
Pape,  officier  dans  Farmée  florentine,  obtint  du  duc 
l'autorisation  de  conduire  une  expédition  dans  la  vallée 
de  la  Chiana;  victime  d'une  embuscade,  à  Cliiusi,  le 
jeune  homme  tomba  avec  mille  de  ses  hommes  entre  les 
mains  des  Siennois  et  fut  emmené  captif  à  Sienne. 

Cependant,  bien  que  l'investissement  ne  fût  pas  encore 
complet,  les  communications  avec  le  dehors  se  faisaient 
chaque  semaine  plus  difficiles  ;  de  nouvelles  forteresses 
passaient  constamment  aux  mains  du  marquis  ;  en  avril 
il  s'empara  à  la  fois  de  Belcaro  et  de  Monastero,  qui 
commandaient  la  route  de  la  Maremme  :  la  situation  des 
Siennois  devenait  de  plus  en  plus  précaire. 

Cependant  Strozzi  ne  cessait  de  lancer  au  roi  de  France 
des  appels  de  secours  ;  il  adjurait  aussi  ses  coexilés,  dont 
la  plupart  étaient  retirés  à  Rome,  de  l'aider  en  hommes 


2l6  HISTOIRE    DE    SIENNE 

et  en  subsides  :  ses  prières  ne  restèrent  pas  vaines.  Le 
roi  promit  de  lui  envoyer  trois  mille  fantassins  des  Gri- 
sons, et,  du  Piémont,  un  corps  plus  important  d'infan- 
terie allemande  et  de  Gascons. 

Les  fuorusciti  florentins  s'engagèrent  à  entretenir  un 
contingent  de  deux  mille  deux  cents  hommes  pendant 
toute  la  durée  de  la  campagne,  mais,  ni  de  France,  ni 
de  ses  compatriotes,  Strozzi  ne  réussit  à  obtenir  suffi- 
samment de  cavalerie.  Il  remédia  toutefois  en  partie  à 
cette  infériorité  grâce  à  l'intervention  du  cardinal  de 
Ferrare,  qui  lui  fit  obtenir,  de  Parme  et  de  Mirandola  % 
l'espérance  qu'elles  lui  fourniraient  quinze  cents  cavaliers, 
en  même  temps  que  la  promesse  de  renforts  d'infanterie 
de  Lombardie. 

Encouragé  par  ces  résultats,  Strozzi  décida  de  prendre 
ses  dispositions  pour  délivrer  Sienne,  tout  en  atteignant 
du  même  coup  le  but  de  sa  vie  entière:  il  appela,  de 
Portercole,  son  frère,  le  brave  et  populaire  Prieur  de 
Gapoue,  qui  avait  été  nommé  amiral  de  la  flotte  française 
dans  la  Méditerranée  ;  il  envoya  aussi  quérir  Lansach, 
alors  ambassadeur  de  Sa  Majesté  très  chrétienne  à  la  cour 
de  Rome,  mais  le  grand  soldat  ne  put  atteindre  Sienne 
à  temps.  A  l'arrivée  du  Prieur  de  Gapoue,  se  tint  un  con- 
seil de  guerre  auquel  prirent  part  en  outre  Gornelio  Ben- 
tivoglio,  qui  commandait  l'infanterie,  et  le  cardinal  de 
Ferrare.  Tous  s'accordèrent  pour  seconder  activement 
la  réalisation  du  plan  de  campagne  de  Strozzi  ". 

On  convint  de  choisir  Mirandola  comme  point  de  ral- 
liement pour  les  corps  des  Grisons  et  de  Lombardie, 
ainsi  que  pour  la  cavalerie  promise  :  ces  troupes  marche- 
raient de  compagnie,  par  Parme  et  à  travers  les  Apen- 

*  Mirandola  esta  quarante-huit  kilomètres  environ  à  l'ouest  de  Ferrare, 
sur  la  vieille  route  de  Vérone  à  Bologne. 

-  Pecci,  op.  cit.,  Parle  Quarta,  pp.  144,  i45.  Montalvo,  op.  cit.,  pp.  34,35. 


SIÈGE    DE    SIENNE  217 

nins,  sur  Lucques  ;  les  Allemands  et  les  Gascons  venus 
du  Piémont  s'embarqueraient  sur  la  flotte  d'Alger,  à 
Marseille,  pour  être  convoyés  au  port  lucquois  de  Via- 
reggio.  Strozzi,  à  la  tête  de  troupes  italiennes  et  fran- 
çaises, se  glisserait  au  travers  des  lignes  ennemies  et  se 
dirigerait  aussi  rapidement  que  possible  vers  Lucques, 
au-devant  des  contingents  du  nord  et  de  France.  Alors, 
par  Pistoie  et  Prato,  il  s'avancerait  sur  Florence  avec  ces 
forces  réunies.  Pistoie,  disait-il,  ouvrirait  ses  portes,  car 
ses  habitants  étaient  las  de  la  domination  ducale.  Pen- 
dant ce  temps,  Bindo  Altoviti  et  les  proscrits  florentins, 
à  Rome,  rassembleraient  une  armée  qui  attaquerait  le 
territoire  du  duc  par  le  sud,  en  suivant  le  Val  di  Ghiana. 
De  son  côté,  le  Prieur  de  Gapoue,  faisant  voile  de  Porter- 
cole,  ravagerait  le  littoral  florentin  aux  environs  de 
Livourne  ;  puis,  faisant  jonction  avec  la  flotte  d'Alger, 
une  fois  les  troupes  débarquées  à  Viareggio,  il  s'empare- 
rait de  Piombino  et  cinglerait  sur  Pise'. 

Ge  plan  d'opérations  arrêté,  le  conseil  de  guerre  se 
dispersa:  le  cardinal  retourna  à  Ferrare,  promettant  de 
s'employer  à  gagner  l'appui  des  amis  du  roi  très  chrétien 
dans  le  nord  ;  le  prieur  de  Gapoue  partit  pour  Portercole  ; 
enfin  Strozzi  commença  ses  préparatifs  pour  quitter 
Sienne:  il  tint  ses  projets  si  secrets,  les  dérobant  même 
à  ses  plus  intimes,  que  Marignano  n'en  eut  pas  vent.  Ge 
dernier  n'ignorait  pas  que  l'on  équipait  des  renforts  dans 
le  nord,  mais  il  était  convaincu  qu'ils  arriveraient  à 
Sienne  par  la  Romagne  et  Pérouse  ;  il  ne  croyait  pas 
possible  qu'ils  descendissent  par  Lucques,  en  passant 
l'Arno,  et  en  traA'^ersant  le  pays  ennemi.  Il  se  doutait 
encore  moins  que  Strozzi  pût  aller  à  Lucques  à  leur  ren- 
contre et  réussir  à  faire  traverser  la  rivière  à  ses  hommes, 

*■  Montalvo,  op.  cit.,  pp.  4^»  43.  Moatalvo  se  trompe  en  faisant  assister 
Lansach  à  ce  conseil  de  guerre   :  il  arriva  trop  tard  pour  y  prendre  part. 


2l8  HISTOIRE    DE    SIENNE 

en  un  point  où  on  la  considérait  comme  quasi  infranchis- 
sable*. 

Informé  néanmoins  que  d'importants  renforts  se  diri- 
geaient sur  Sienne,  Marignano  commença  aussitôt  à  tirer 
des  plans  pour  leur  barrer  la  route,  tout  en  s'occupant 
d'augmenter  considérablement  ses  effectifs.  En  même 
temps  qu'il  demandait  au  gouverneur  impérial  de  Milan 
d'empêcher  les  gens  des  Grisons  de  rejoindre  le  comte  de 
Mirandola,  il  adressa  de  pressantes  requêtes  au  duc  de 
Florence,  à  l'Empereur  et  au  Vice-roi  de  Naples  pour 
solliciter  leur  aide.  11  conseilla  à  Cosme  de  persuader 
au  Pape  de  s'opposer,  si  possible,  au  passage  des  Fran- 
çais à  travers  les  Etats  de  l'Église  dans  la  direction  de 
Pérouse.  Ses  efforts  ne  restèrent  pas  vains  :  le  duc  s'em- 
ploya avec  une  activité  extrême  à  augmenter  les  forces 
assiégeantes  :  des  contingents  espagnols,  venus  de  Corse 
et  de  Naples,  se  mirent  bientôt  en  route  vers  leur  camp. 

Strozzi  n'ignorait  pas  ces  préparatifs,  mais  il  était  per- 
suadé qu'il  aurait  le  temps  de  frapper  un  coup  décisif 
avant  l'arrivée  du  gros  des  renforts  impériaux.  Il  convain- 
quit amis  et  ennemis  que  l'armée  de  secours  s'avançait 
vers  Sienne  à  travers  les  États  de  l'Eglise.  Marignano, 
ainsi  dépisté,  ravagea  la  campagne  entre  Sienne  et  Pérouse 
se  figurant  arrêter  ainsi  la  marche  des  renforts.  Même 
chez  les  assiégés,  nul  ne  soupçonnait  en  fait  les  vraies 
intentions  de  Strozzi  :  les  habitants  croyaient  que  le 
détachement  important  qu'il  équipait  était  destiné  à  aller 
combattre  le  marquis  dans  le  Val  di  Chiana-. 

Le  II  juin  i55/|,  un  véritable  branle-bas  régnait  à 
Sienne.  Une  cohue  d'hommes  en  armes  se  hâtait  en  tous 
sens  par  les  rues.  Dans  les  cours  des  palais  on  fourbis- 

*  Ammirato,  éd.  cit.,  Parte  Seconda,  vol.  III,  pp.  $17,  5i8.  Moutalvo.  op. 
cil.,  p.  4o- 

*  Sozzini,  op.  cit.,  p.  a44- 


SIEGE    DE    SIENNE  219 

sait  les  armures,  des  valets  préparaient  l'équipage  de 
leurs  maîtres  pour  l'expédition.  Sur  les  places  publiques, 
on  chargeait  des  bêtes  de  somme  d'approvisionnements 
militaires.  A  onze  heures  du  soir,  tout  était  prêt,  et  à 
minuit  un  convoi  s'ébranlait  en  silence  devant  la  porte 
Fontebranda  ;  une  heure  plus  tard,  l'armée  commença  à 
défiler  sous  cette  même  porte.  Sans  tambours  ni  trom- 
pettes, Strozzi  et  ses  hommes  se  glissèrent  par  le  vallon 
qui  sépare  San  Domenico  de  la  Cathédrale  ;  poursuivant 
leur  marche  à  vive  allure,  ils  atteignirent  bientôt  Gasole, 
ville  située  aux  confins  du  territoire  florentin,  où  ils  se 
reposèrent  un  jour  et  une  nuit'.  Ensuite  ils  passèrent  à 
deux  pas  de  Volterra.  Le  soir  du  i3,  ils  entraient  à  Pon- 
tedera  et  le  lendemain  matin  toute  l'armée  franchissait 
l'Arno  sans  incident. 

Marignano  n'ignorait  pas  cette  sortie,  mais  il  se  mé- 
prit sur  l'importance  numérique  des  effectifs  et  sur  leur 
direction.  Quand  il  apprit  que  la  colonne  marchait  sur 
Casole  et  non  vers  le  Val  di  Chiana,  il  en  conclut  que 
Strozzi  se  proposait  d'enlever  San  Gemignano  ou  Colle  ^ 
Il  ne  soupçonnait  pas  le  moins  du  monde  le  véritable 
objectif  de  son  rival.  Son  étonnement  égala  son  dépit 
lorsqu'un  cavalier  arriva  au  camp  avec  la  nouvelle  que 
Strozzi  occupait  Pontedera.  Le  duc  ordonna  au  marquis 
de  pourchasser  l'ennemi  à  toute  vitesse.  L'infanterie  flo- 
rentine traversa  l'Arno  en  barques,  aux  marais  de  Fucec- 
chio,  en  vue  de  San  Miniato  aux  nombreuses  tours  ;  la 
cavalerie  alla  le  passer  au  pont  de  Signa,  avec  Pistoie 
pour  point  de  ralliement.   De  là,  Marignano  marcha  sur 

^  Roffia,  Racconti,  publiés  après  le  Diario  de  Sozzini,  dans  le  second 
volume  de  VArck.  Stor.  Ital.,  1842.  Le  récit  que  donne  Montalvo  des  mouve- 
ments de  Strozzi  ne  concorde  pas  complètement  avec  celui  de  Roffia.  Nous 
avons  suivi  ce  dernier,  parce  que  la  relation  détaillée  qu'il  donne  de  la  marche 
de  Strozzi  fut  écrite  aussitôt  après  que  ce  dernier  l'eut  effectuée. 

^  Montalvo,  op.  cit.,  p.  47- 


HISTOIRE    DE    SIENNE 


Pescia,  OÙ  il  apprit  que  son  adversaire  avait  atteint  le 
premier  objet  de  son  expédition  :  Strozzi  avait  opéré  sa 
jonction  avec  le  contingent  de  Mirandola,  à  Ponte-a- 
Moriano  non  loin  de  Lucques.  S'avisant  que  les  forces 
ennemies  dépassaient  de  beaucoup  les  siennes,  Marignano 
battit  précipitamment  en  retraite  sur  Pistoie  où  un  ren- 
fort de  quatre  mille  quatre  cents  hommes,  tirés  des 
troupes  d'investissement  de  Sienne,  le  rejoignit  ^ 

Ce  fut  le  moment  critique  de  la  campagne  :  Gosme  se 
trouvait  à  court  d'argent;  les  mercenaires,  fatigués  de  la 
lutte,  manifestaient  leur  mécontentement  ;  la  famine 
régnait  à  Florence.  Tout  dépendait  maintenant  de  la 
venue  de  la  flotte  d'Alger.  Si  elle  avait  rallié  Viareggio 
au  moment  prévu,  avec  le  détachement  important  de 
Gascons,  d'Allemands  et  de  Provençaux  qu'elle  portait, 
le  plan  de  Strozzi  aurait  probablement  abouti  :  la  rapidité 
de  son  attaque  inopinée  avait  déjà  frappé  ses  adversaires 
de  terreur  ;  rejointe  à  temps  par  les  renforts  français, 
son  armée  aurait  joui  sur  celle  de  Marignano  d'une  supé- 
riorité numérique  écrasante.  En  cas  de  victoire,  Florence 
se  serait  trouvée  à  sa  merci,  avec  les  moissons  des  gens 
de  Pistoie  et  toute  la  riche  vallée  de  l'Arno.  Même  si, 
pour  quelque  raison,  Strozzi  avait  échoué  à  emporter 
Florence  de  vive  force,  la  cause  du  duc  aurait  encore  été 
désespérée. 

Cependant  Strozzi  attendait  toujours,  mais  ne  recevait 
aucune  nouvelle  de  la  flotte.  Finalement,  fatigué  de  cette 
attente,  il  revint  à  Lucques  et,  du  sommet  d'une  mon- 
tagne proche  de  la  ville,  parcourut  de  ses  yeux  l'horizon 
de  la  mer  :  aucun  indice  des  vaisseaux  français.  D'heure 
en  heure,  sa  situation  devenait  plus  précaire  ;  les  forces 
de  Marignano  s'accroissaient  constamment  et  Don  Juan 

*  Roffia,  Bacconti,  pp.  55o-55i. 


SIEGE    DE    SIENNE  221 

de  Luna,  avec  un  gros  détachement  de  troupes  milanaises, 
avait  quitté  Pontremoli  pour  le  réjoindre.  Les  espoirs  de 
Strozzi  s'évanouirent  lentement  :  à  sa  grande  mortifica- 
tion, il  dut  avouer  que  son  vaste  plan  avait  échoué. 

Or,  le  retard  de  la  flotte  était  simplement  dû  à  la 
mauvaise  volonté  de  son  amiral  qui,  par  amour-propre, 
sachant  qu'à  l'arrivée  il  devrait  se  mettre  aux  ordres 
d'un  étranger,  le  Prieur  de  Capoue,  avait  tergiversé  à 
suivre  les  instructions  de  Strozzi.  Celui-ci,  malgré  l'amer- 
tume de  son  désappointement,  fit  contre  fortune  bon 
cœur  et  prit  rapidement  ses  dispositions  :  toute  attaque 
contre  le  marquis  étant  condamnée  d'avance,  il  ne  lui 
restait  plus  qu'à  regagner  les  alentours  de  Sienne.  Bien 
que  Marignano  fiit  persuadé  qu'il  ne  réussirait  pas  à 
s'échapper,  l'Arno  étant  gonflé  par  les  pluies,  sans  compter 
la  cavalerie  de  Luna  qui  lui  barrerait  le  passage,  Strozzi 
fit  adroitement  franchir  les  eaux  très  hautes  à  ses  troupes 
et,  atteignant  Pontedera,  repartit  sur  Gasole. 

Mais  de  nouveaux  malheurs  l'attendaient  :  des  cour- 
riers qui  lui  portaient  une  grosse  somme  d'argent  furent 
capturés  par  l'ennemi  ;  et  voilà  qu'en  arrivant  à  Gasole, 
il  apprit  que  son  frère,  le  vaillant  Prieur  de  Capoue, 
venait  d'être  mortellement  blessé  à  l'assaut  du  petit  port 
toscan  de  Scarlino. 

Accablé  par  ses  déconvenues  et  son  chagrin,  Strozzi 
ne  voulut  voir  personne  pendant  trois  jours,  a  Laissons 
les  choses  aller  comme  elles  veulent,  disait-il  ;  pour  moi, 
j'ai  perdu  tout  espoir  et  tout  ce  qui  m'était  cher  en  ce 
monde.  » 

Las  et  découragé,  il  replia  ses  hommes  sur  la  Maremme, 
pour  y  attendre  l'arrivée  des  secours  promis  de  France, 
pendant  que  Marignano  retournait  à  Sienne  et  installait 
son  camp  devant  la  porte  Romaine,  laissant  un  détache- 
ment  suffisant  pour  garder  les  forts  de  Camollia.   Une 


HISTOIRE    DE    SIENNE 


semaine  plus  tard,  la  flotte  d'Alger  entrait  enfin  à  Por- 
tercole,  la  mort  du  Prieur  de  Capoue  ôtant  à  son  chef 
toute  raison  de  retard.  L'armée  siennoise,  que  des  déser- 
tions en  masse  avaient  sérieusement  affaiblie  pendant 
son  bref  séjour  dans  la  Maremme,  se  trouvait  ainsi  ren- 
forcée de  six  mille  soldats  bien  équipés.  Se  dirigeant 
alors  vers  Buonconvento,  Strozzi  fut  rejoint  par  Bindo 
Altoviti,  à  la  tète  de  trois  mille  hommes  dont  un  certain 
nombre  appartenaient  à  la  fleur  de  la  jeunesse  florentine, 
brûlant  de  délivrer  leur  patrie  du  despotisme  desMédicis. 
De  là,  les  forces  réunies  marchèrent  sur  Sienne. 

Muni  d'hommes  et  d'argent,  Strozzi  pouvait  mainte- 
nant raisonnablement  concevoir  des  espérances  de  vic- 
toire. 11  avait  joué  un  des  plus  grands  capitaines  de  son 
temps,  toute  l'Italie  retentissait  du  bruit  de  sa  brillante 
marche  sur  Lucques  ;  son  prestige  était  tel,  à  ce  moment, 
que  la  nouvelle  de  son  approche  frappa  les  Impériaux  de 
terreur  :  abandonnant  en  hâte  leurs  quartiers  près  de  la 
porte  Romaine,  ils  se  replièrent  en  désordre  sur  leur  ancien 
camp  de  Gamollia'.  Profitant  deleur confusion,  les  assiégés 
effectuèrent  une  sortie  et  pillèrent  les  bagages  espagnols 
mal  gardés  ^  Deux  fautes  militaires  déplorables  allaient 
maintenant  faire  perdre  à  Strozzi  tous  ses  avantages  et 
amener  sa  ruine  en  même  temps  que  celle  de  la  cause 
siennoise. 

II 

Parmi  ceux  qui  entrèrent  alors  dans  la  ville  avec  Strozzi, 
se  trouvait  le  futur  héros  du  siège.  Biaise  de  Montluc, 
le  brillant  auteur  de  ces  Commentaires  que  Henri  IV 
appelait  la  Bible  des  soldats.  Depuis  longtemps  en  effet, 
Strozzi  souhaitait  avoir  un  coadjuteur  :  voyant  que  Mari- 

*  Sozzini,  op.  cit,  pp.  259,  260. 

^  Moutalvo,  op.  cit.,  p.  73  ;  Sozzini,  op.  cit.,  p.  260. 


SIÈGE    DE    SIENNE  223 

gnano  ne  parviendrait  à  prendre  la  ville  qu'en  Tinvestis- 
sant  complètement  et  en  affamant  ses  habitants,  Strozzi 
voulait  rendre  ce  blocus  impossible,  tout  en  réduisant  le 
nombre  des  bouches  à  nourrir  ;  pour  cela  il  fallait  établir 
une  seconde  base  d'opérations  à  quelque  distance  de 
Sienne,  ce  qui  exigerait  la  présence  d'un  autre  général 
pour  commander  la  place,  puisqu'il  se  proposait  de  diriger 
lui-même  celles  en  rase  campagne.  Strozzi  avait  donc 
prié  le  roi  de  France  de  lui  envoyer  dans  ce  but  un  lieu- 
tenant. Henri  II  demanda  à  Montmorency,  à  Guise  et  à 
Saint-André  de  lui  suggérer  un  homme  à  hauteur  de  la 
situation  ;  finalement  il  rejeta  leurs  propositions  et  choisit 
lui-même  Montluc. 

Montmorency  et  Brissac  discutèrent  ouvertement  la 
sagesse  de  ce  choix.  «  Montluc,  dit  Brissac,  est  bien  bon 
pour  fere  tenir  la  police  et  la  justice  en  ung  camp,  pour 
commander  à  la  campaigne  et  pour  fere   combattre  les 

soldatz Mais  il  est  colère  et  bizarre  et  ne  s'accommodera 

jamais  avecques  les  Siennois.  »  Le  roi  reconnut  que  l'appré- 
ciation n'était  pas  dépourvue  de  justesse,  mais  s'en  tint 
énergiquement,  pour  une  fois,  à  sa  décision.  En  même 
temps  il  conseilla  en  riant  au  bouillant  Gascon  de  a  laisser 
un  peu  sa  colère  en  Gascogne  ». 

«  Certes,  écrit  Montluc  avec  sa  candeur  coutumière,  le 
Roy,  mon  bon  maistre,  avoict  raison  de  deffendre  ma 
cause,  car  jamais  ma  collèrene  porta  nul  préjudice  à  son 
service...  Si  elle  est  violente  et  prompte,  aussi  elle  en 
dure  moingz.  J'ai  tousjours  cogneu  qu'il  vault  mieux  se 
servir  de  ces  gens-là  que  d'aultres  ;  car  il  n'y  a  poinct 
d'arrière-boutique  en  eux  :  et  si  ilz  sont  plus  prompts, 
plus  vaillans  que  ceux  qui  veulent  avec  leur  froideur 
se  fere  estimer  plus  sages'.  » 

*  Montluc,  Commentaires,  Bordeaux,  iSg^,  fF.  79,  80. 


2a4  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Irascible,  mais  magnanime  ;  irritable,  mais  prompt  à 
pardonner  ;  brave  comme  un  lion,  mais  non  dénué  de 
prudence  et  de  mesure  ;  aimant  les  jolies  femmes  et  le 
bon  vin,  mais  possédant  en  même  temps  un  sens  aiguisé 
de  sa  responsabilité  qui  Fempècha  toujours  de  sacrifier  le 
devoir  au  plaisir,  Biaise  de  Montluc  personnifiait  à  cette 
époque  de  sa  vie  le  loyal  soldat-gentilhomme  français  ^ 
Il  gagna  vite  le  cœur  du  peuple  qu'on  l'envoyait  com- 
mander :  Tune  des  principales  raisons  de  son  succès  fut 
qu'il  partageait  l'élasticité  de  caractère,  pour  ainsi  dire 
enfantine,  des  Siennois  et  leur  faculté  d'amusement, 
qualités  que  les  gens  moroses  sont  sujets  à  considérer 
comme  incompatibles  avec  le  sérieux  de  l'action. 

Dès  son  arrivée  à  Sienne,  Strozzi  commit  la  première 
des  deux  fatales  erreurs  qui  détruisirent  ses  chances  de 
victoire.  Rejetant  l'avis  d'un  grand  nombre  de  ses  capi- 
taines ^  il  différa  d'attaquer  l'ennemi,  alors  qu'il  était 
encore  en  proie  à  la  panique  et  à  la  confusion  et  hésita 
à  engager  une  bataille  rangée  à  proximité  de  la  ville.  Or 
chaque  jour  d'attente  rendait  pour  lui  le  succès  plus 
incertain  :  des  renforts  s'acheminaient  vers  le  camp  de 
Marignano,  dont  les  hommes  reprenaient  rapidement 
énergie  et  confiance.  Il  fallait  en  outre  nourrir  les  soldats 
français,  et  les  habitants  sentaient  leur  cœur  se  serrer  en 
regardant  chaque  matin  une  portion  considérable  de  leurs 
réserves  de  pain  et  de  vin  sortir  de  la  ville  pour  ravi- 
tailler le  camp  français.  La  Seigneurie,  voyant  que  Strozzi 
ne  se  décidait  pas  à  tout  risquer  dans  un  engagement 
général,  le  pria  d'évacuer  Sienne  avec  son  armée,  requête 
qu'il  satisfit.  Le  17  juillet,  il  partit  pour  le  Val  di  Chiana  ; 


^  Montluc  resta  toujours  un  brillant  et  valeureux  officier,  mais,  au  cours 
des  guerres  de  religion,  il  ne  recula  pas  devant  de  regrettables  cruautés. 

-  Malavolti,  op.  cil.,  Terza  Parte,  f.  i63'  ;  Pecci,  op.  cit.,  Parle  Quarta, 
p.  162. 


SIEGE    DE    SIENNE  22D 


cinq  jours  plus  tard  Marignano  s'éloigna  sur  ses  traces  : 
finalement  les  deux  armées  plantèrent  leurs  tentes  près 
de  Marciano,  à  peu  de  distance  l'une  de  l'autre. 

Strozzi  était  très  mal  monté  en  artillerie,  et  la  confor- 
mation du  pays  lui  enlevait  la  supériorité  de  sa  cava- 
lerie ^  Aussi,  les  escarmouches  qui  s'engagèrent  entre 
détachements  des  deux  armées  dans  les  derniers  jours  de 
juillet  furent-elles  presque  toujours  défavorables  aux 
Siennois  et  aux  Français.  C'est  à  ce  moment  que  Strozzi 
commit  la  seconde  des  erreurs  funestes  qui  ruinèrent  la 
cause  de  Sienne.  La  sagesse  lui  commandant  de  gagner 
une  position  plus  avantageuse,  il  décida  de  se  replier  sur 
Lucignano-,  à  cinq  kilomètres  de  là,  mais,  aveuglé  par  la 
vanité  et  une  fausse  idée  de  l'honneur  militaire,  il  refusa 
de  se  retirer  de  nuit,  annonçant  son  intention  de  battre 
en  retraite  en  plein  jour,  à  la  vue  de  l'ennemi. 

Montluc,  apprenant  cette  folle  résolution,  lui  dépêcha 
des  messagers,  bride  abattue,  de  Sienne,  le  conjurant  de 
changer  ses  plans  ^  ;  Bentivoglio  et  d'autres  capitaines 
plaidèrent  la  même  cause.  Un  moment  Strozzi  hésita, 
mais  de  mauvais  conseillers  le  persuadèrent  de  ne  pas 
démordre  de  sa  détermination .  11  persista  à  traiter  la 
lutte  suprême  d'une  vaillante  cité  comme  un  simple 
tournoi  de  chevalerie. 

Levant  son  camp  le  matin  du  2  août,  il  commença  sa 
retraite  sur  Lucignano  :  Marignano  le  suivit,  harcelant 
continuellement  ses  derrières  et  son  flanc  droit.  Enfin  le 
général  siennois,  décidant  de  s'arrêter  et  de  faire  face  à 
l'ennemi,  concentra  ses  hommes  sur  une  légère  éminence 


'  Sozzini,  op.  cit.,  p.  270. 

2  Ne  pas  confondre  avec  Lucignano  d'Arbia. 

"^  Montluc,  op.  cit.,  ff.  83',  85',  86.  Les  pages  de  cette  première  édition 
des  Commentaires  ne  sont  pas  toujours  bien  numérotées.  Les  pages  86  et  87 
par  exemple,  portent  83  et  84. 

I.  —  i5 


220  HISTOIRE    DE    SIENNE 

appelée  le  Colle  clelle  Donne.  Gornelio  Bentivoglio,  qui 
commandait  la  cavalerie,  s'avança  vers  son  général  et  lui 
offrit  magnanimement  de  se  sacrifier  avec  ses  gens  pour 
assurer  la  retraite  de  Finfanterie  :  son  offre  ne  fut  pas 
acceptée.  «  Que  celui  qui  a  peur  fuie,  répliqua  Strozzi. 
Pour  moi,  j'ai  l'intention  de  combattre.  » 

La  bataille  s'engagea  sur  une  charge  de  la  cavalerie 
impériale.  «  Nos  hommes,  rapporte  Montalvo,  semblaient 
une  mouvante  montagne  d'acier.  La  cavalerie  française, 
ajoute-t-il,  offrait  aussi  un  beau  spectacle,  avec  ses  uni- 
formes aux  couleurs  variées,  ses  armes  dorées,  ses  bro- 
deries et  les  innombrables  plumets  qui  ondulaient  au 
vent.  Escortée  de  nombreux  pages,  bien  montée,  on  aurait 
dit  qu'elle  allait  à  un  tournoi  '.  » 

Mais  à  peine  la  cavalerie  avait-elle  pris  contact  que  le 
porte-étendard  des  Français,  grassement  soudoyé  par 
Marignano,  tourna  bride  et  s'enfuit.  Ses  compagnons, 
pris  de  panique,  le  suivirent.  La  Journée  paraissait  déjà 
perdue  :  Strozzi,  tentant  un  vaillant  effort  pour  détour- 
ner la  défaite,  rallia  ses  fantassins  et  les  ramena  sur  l'en- 
nemi. L'infanterie  espagnole,  après  s'être  agenouillée  un 
instant  en  prière,  chargea  alors  aux  cris  de  «  Viva  Spagna  ! 
San  Jago  !  »  Son  élan  fut  irrésistible  :  Siennois  et  Fran- 
çais se  virent  peu  à  peu  refoulés.  Après  avoir  bravement 
lutté  corps  à  corps  pendant  quelque  temps,  ils  lâchèrent 
pied  :  le  combat  dégénéra  alors  en  déroute.  Strozzi, 
voyant  que  tout  était  perdu,  monta  à  cheval  et  piqua  des 
deux  sur  Lucignano.  Le  carnage  fut  terrible  :  au  bout  de 
quelques  heures,  cinq  mille  hommes  des  troupes  sien- 
noises  gisaient  morts  sur  les  bords  de  la  Ghiana  et  sur  la 
route  de  Lucignano  ;  des  milliers  d'autres  furent  blessés 
ou  faits  prisonniers,  tous  les  étendards  pris  par  l'ennemi. 

^  Monlalvo,  op.  cit.,  p.  98. 


SIÈGE    DE    SIENNE  227 

Quelques  troupeaux  de  fuyards  affolés,  voilà  tout  ce  qui 
restait  de  la  brave  armée  qui  était  sortie  de  Sienne  quinze 
jours  auparavant  \ 

Ce  soir-là,  on  vit  un  cavalier  descendre  en  galopant 
bride  abattue  la  vallée  de  TArno  vers  Florence  ;  il  tra- 
versait au  crépuscule  les  villages  étonnés  en  criant  «  Vit- 
toria  !  Vittoria  !  Palle,  Palle  !  »  C'était  le  capitaine  Er- 
nando  Santé,  chambellan  du  duc  :  en  arrivant  en  ville, 
il  rencontra  dans  la  rue  son  maître  qui  revenait  d'une 
réception.  Après  lui  avoir  baisé  la  main,  il  lui  annonça 
en  ces  termes  la  nouvelle  :  «  Il  a  plu  à  Dieu  grand  de  vous 
donner  la  victoire  sur  Piero  Strozzi,  votre  ennemi  mor- 
tel, qui  s'est  enfui,  et  dont  Tarmée  est  culbutée  et  dé- 
truite ^  » . 

Se  rendant  aussitôt  à  l'église  de  l'Annunziata,  le  duc 
ordonna  de  chanter  un  Te  Deum  solennel  et,  Toffice 
terminé,  rentra  au  palais,  escorté  par  une  foule  de  citoyens 
qui  l'acclamaient.  Le  lendemain  ce  ne  furent  que  musique 
et  chants  dans  toutes  les  rues  de  la  ville  ;  le  peuple,  pous- 
sant des  vivats,  s'amassait  devant  le  Palazzo  Vecchio,  tan- 
dis que  ronflaient  bruyamment  les  feux  de  joie  ;  on  ouvrit 
les  portes  des  prisons  et  tous  les  malfaiteurs  furent  gra- 
ciés. Le  capitaine  Ernando  Santé  reçut  la  mission  d'aller 
porter  cette  heureuse  nouvelle  à  l'Empereur  et  à  Philippe 
d'Espagne. 

L'infortunée  Sienne  présentait  un  tableau  tout  diffé- 
rent :  le  soir  du  2  août,  des  bandes  de  misérables  fuyards 
mutilés,  ensanglantés,  frappés  de  panique,  s'engagèrent 
sous  la  porte  Romaine  :  Thôpital  regorgea  bientôt  de 
blessés  ;  les  couloirs,  la  chapelle  elle-même  ne  suffisaient 
pas  à  les  recevoir.  Nombre  de  pauvres  diables  durent 
coucher  à  la  belle  étoile.   On  entendait  dans  toutes  les 

*  Sozzini,  op.  cil.,  pp.  270-271. 
2  Montalvo,  op.  cit.,  p.  m. 


228  HlSTOlllK    DE    SIENNE 

rues,  sur  toutes  les  places,  les  cris  déchirants  de  ces 
malheureux.  «  Eût-on  possédé  un  cœur  dur  comme  la 
pierre,  raconte  Sozzini,  qu'il  n'aurait  pas  été  possible  de 
ne  pas  verser  de  larmes  à  la  vue  d'un  tel  carnage.  »  L'état 
des  étrangers,  Français  et  Allemands,  était  particulière- 
ment lamentable.  «  J'ai  vu  de  mes  yeux,  ajoute  Sozzini, 
plus  de  cent  personnes  se  tourner  le  visage  contre  le  mur 
pour  pleurer  de  pitié  au  spectacle  de  ces  pauvres  sol- 
dats'.  » 

Les  Siennois  ne  firent  pas  que  s'apitoyer  sur  leur  sort  : 
oubliant  leur  malheur,  ils  s'occupèrent  de  secourir  les 
étrangers  réfugiés  dans  leurs  murs.  Plus  d'un  habitant 
généreux  alla  porter  dans  les  rues  aux  blessés  du  pain  et 
du  vin  pris  sur  ses  maigres  provisions.  Comme  leurs 
vainqueurs,  ils  effectuèrent  aussi  des  processions  reli- 
gieuses :  trois  jours  après  la  bataille,  pour  célébrer  l'an- 
niversaire de  l'expulsion  des  Espagnols,  la  Seigneurie  se 
rendit  en  cortège  solennel  à  la  cathédrale.  En  avant,  deux 
par  deux,  marchaient  trois  cents  jeunes  filles,  pâlies  par 
les  privations,  vêtues  de  blanc,  nu-tête  et  pieds  nus,  qui 
chantaient  avec  ferveur  les  litanies  ^ 

Mais  l'appel  des  Siennois  retentit  en  vain  :  de  jour  en 
jour,  leur  situation  devenait  plus  désespérée.  Les  plus 
riches  citoyens  pressaient  pour  que  l'on  entamât  sur-le- 
champ  des  négociations  de  paix,  tandis  que  le  parti  popu- 
laire voulait  continuer  la  lutte  jusqu'à  la  dernière  extré- 
mité :  la  volonté  du  peuple  prévalut.  Entraînés  par  une 
éloquente  harangue  de  Montluc,  les  membres  de  la  Sei- 
gneurie déclarèrent  qu'ils  aimeraient  mieux  dévorer  leurs 
propres  enfants  que  céder  devant  Cosme\ 

l^our  permettre  de  tenir  plus  longtemps,  le  gouverne- 

'  SozzJiii,  »[)■  cil.,  p.  U72. 
-  Sozzini.  op.  cit.,  p.  ■i75. 
»  Mouline,  oj).  rit..  If.   88-8<j. 


SIÈGE    DE    SIENNE  229 

ment  ordonna  Texpulsion  des  bouclics  inutiles,  et  un 
comité  de  quatre  citoyens  fut  nommé  pour  exécuter  ce 
décret  cruel.  Des  familles  entières  de  paysans  qui  s'étaient 
réfugiées  à  Sienne  durent  la  quitter  immédiatement. 
Quelques  semaines  plus  tard,  on  recourut  à  des  mesures 
plus  rigoureuses  encore  pour  réduire  la  consommation 
journalière  des  vivres.  Un  soir  d'automne,  on  renvoya 
hors  de  la  ville  deux  cent  cinquante  enfants  de  moins  de 
dix  ans,  pensionnaires  de  Tllôpital  Santa  Maria  délia  Scala, 
accompagnés  de  femmes  et  d'une  garde  de  soldats.  A  un 
mille  de  la  porte  Fontebranda,  ils  tombèrent  dans  une  em- 
buscade espagnole.  Alors  se  déroula  une  scène  d'une  hor- 
reur indescriptible  :  l'ennemi,  fondant  sur  eux,  massacra 
nombre  de  femmes  et  d'enfants.  A  la  nuit  noire,  les  sur- 
vivants, gémissant  d'une  façon  pitoyable,  essayèrent  de 
regagner  la  ville.  Le  matin,  les  gens  qui  habitaient  dans 
le  voisinage  de  la  porte  Fontebranda  furent  réveillés  par 
des  cris  lamentables  et  les  plaintes  des  enfants.  En  regar- 
dant devant  la  porte,  ils  aperçurent,  gisant  sur  le  sol 
couvert  de  givre,  ces  misérables  petites  victimes  du  pa- 
triotisme siennois  et  de  la  cruauté  espagnole.  «  Ce  spec- 
tacle, dit  Sozzini,  aurait  ému  un  Néron  jusqu'aux  larmes. 
J'aurais  payé  vingt-cinq  scudi  pour  ne  pas  l'avoir  vu. 
Pendant  trois  jours,  je  ne  pus  ni  manger  ni  boire  '.  » 

Après  en  avoir  sacrifié  les  enfants,  les  Siennois  laissè- 
rent même  les  officiers  français  réquisitionner  les  provi- 
sions de  grain  de  l'Hôpital,  malgré  la  protestation  véhé- 
mente de  son  recteur.  La  majorité  des  citoyens  était 
déterminée  à  sauver  à  tout  prix  l'indépendance  de  Sienne. 
Mais  de  pieuses  gens  hochaient  la  tète,  prophétisant  quil 
ne  sortirait  rien  de  bon  de  semblables  mesures.  Cepen- 
dant, pour  rendre  justice  au  gouvernement  de  Sienne,  il 

*  Sozziui,  op.  cit.,  p.  307. 


23o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

faut  reconnaître  qu'il  était  aussi  prêt  à  se  sacrifier  avec 
les  siens,  pour  la  cause  de  la  liberté,  qu'à  l'exiger  des 
autres.  Des  dames  de  noble  condition,  de  la  haute  société 
siennoise,  travaillaient  à  la  défense  à  côté  d'artisans  et  de 
simples  soldats  :  «  Dames  siennoises,  s'écriait  le  galant 
Montluc,  vous  estes  dignes  d'immortelle  louange,  si 
jamais  femmes  le  feurent.  Au  commencement  de  la  belle 
rézolution  que  ce  peuple  fist  de  deffendre  sa  liberté, 
toutes  les  dames  de  la  ville  de  Sienne  se  despartirent  en 
trois  bandes  :  la  première  estoict  conduicte  par  la  signora 
Forteguerra,  qui  estoict  vestue  de  violet,  et  toutes  celles 
qui  la  suivoient  aussi,  ayant  son  accoustrement  en  façon 
d'une  nymphe,  court  et  monstrant  le  brodequin  :  la 
seconde  estoict  la  signora  PicoUuomini,  vestue  de  satin 
incarnadin,  et  sa  troupe  de  mesme  livrée  :  la  troisiesme 
estoict  la  signora  Livia  Fausta,  vestue  toute  de  blanc, 
comme  aussi  estoict  sa  suite  avec  son  enseigne  blanche. 
Dans  leurs  enseignes  elles  avoient  des  belles  devises... 
Ces  trois  escadrons  estoient  composez  de  trois  mille 
dames,  gentilz-femmes  et  bourgeoises.  Leurs  armes 
estoinct  des  picz,  des  pelles,  des  hôtes  et  des  facines. 
Et  en  cest  équipage  firent  leur  monstre,  et  allèrent  com- 
mencer les  fortifications...  »  En  se  rendant  au  travail,  ces 
vaillantes  femmes  entonnaient  un  chant  composé  par 
l'une  de  ces  nombreuses  poétesses  qui  lançaient  alors  le 
chant  du  cygne  de  leur  patrie  \ 

Montluc,  dont  l'admiration  pour  les  Siennoises  ne  con- 
naissait pas  de  bornes,  cite  l'histoire  d'un  acte  d'hé- 
roïsme accompli  par  une  jeune  fille  d'humble  origine. 
«  J'avois  faict  une  ordonnance,  dit-il,  au  temps  que  je 
feus  créé  dictateur,  que  nul,  à  peine  d'estre  bien  puny, 
ne  faillist  d'aller  à  la  garde  à  son  tour.  Cette  jeune  fille, 

'  Hoby,  Diary,  ms.,  fol.  24;  Montluc,  op.  cil.,  f.  97. 


SIÈGE    DE    SIENNE  23 1 

voyant  ung  sien  frère,  à  qui  il  touchoit  de  fere  la  garde, 
ne  pouvait  y  aller,  prend  son  morion  qu'elle  met  en  teste, 
ses  chausses  et  ung  collet  de  buffle,  et,  avec  son  halle- 
barde sur  le  col,  s'en  va  au  corps  de  garde  en  cest  équi- 
page, passant  lorsqu'on  lut  le  rolle  soubz  le  nom  de  son 
frère  :  fist  la  sentinelle  à  son  tour,  sans  estre  congneue 
jusques  au  matin,  que  le  jour  eust  point*.  » 

Lorsque  l'hiver  eut  succédé  à  l'automne,  la  famine  et 
l'épidémie,  ces  meilleurs  auxiliaires  de  Gosme,  emportè- 
rent des  victimes  de  plus  en  plus  nombreuses.  Montluc, 
bien  qu'à  peine  rétabli  d'une  maladie  qui  avait  failli  l'em- 
porter à  son  arrivée,  faisait  de  son  mieux  pour  masquer 
sa  faiblesse;  par  son  attitude  joviale,  confiante  et  coura- 
geuse, il  cherchait  à  empêcher  les  habitants  de  se  démo- 
raliser. Il  considérait,  comme  tous  les  sages,  que  nourrir 
une  conviction  ferme  dans  le  succès  est  l'un  des  meilleurs 
moyens  de  l'atteindre. 

Marignano,  entre  autres  honnêtetés,  laissa  entrer  en 
ville  un  mulet  chargé  de  llacons  de  vin  grec,  présent  du 
cardinal  d'Armagnac  à  Montluc.  Le  généreux  soldat  en  fit 
distribuer  la  moitié  aux  femmes  enceintes  et  en  offrit 
quelques  flacons  à  Strozzi.  Du  reste,  comme  nous  le  ver- 
rons, ce  qu'il  réservait  pour  lui,  il  ne  remployait  pas 
moins  pour  le  bien  des  autres  :  Montluc  ne  cessait  de 
s'évertuer  pour  faire  oublier  aux  habitants  leur  misérable 
situation.  Le  matin  il  avait  coutume  de  se  parer  comme 
pour  une  fête  :  il  enfdait  son  haut-de-chausses  de  velours 
cramoisi,  qu'on  lui  avait  fait,  nous  conte-t-il,  quand  il 
était  amoureux  à  Albi,  sa  chemise  de  soie,  son  pourpoint 
et  son  manteau,  et  se  coiffait  d'une  toque  de  soie  grise, 
galonnée  d'or  et  portant  aigrette  de  plumes  argentées. 
«  Or  avois-je  encore  deux  petits  flascons  de  vin  grec  de 

1  Montluc,  op.  cit.,  f.  97. 


232  HISTOIRE    DE    SIENNE 

ceux  que  M.  le  cardinal  d'Armaignac  m'avoict  envoyés; 
et  m'en  froetis  ung  peu  les  mains,  puis  m'en  lavay  fort  le 
vizaige,  jusques  à  ce  qu'il  eust  prins  ung  peu  de  couleur 
rouge,  et  en  beuz,  avec  ung  petit  morceau  de  pain,  trois 
doigts,  puis  me  regarday  au  miroir.  Je  vous  jure  que  je 
ne  me  cognoissais  pas  moy-mesme,  et  me  sembloit  que 
j'estois  encore  en  Piémont,  amoreux  comme  j'avois  esté. 
Je  ne  me  peux  contenir  de  rire,  me  semblant  que  tout  à 
coup  Dieu  m'avoict  donné  tout  ung  autre  vizaige  \  » 

Sa  toilette  achevée,  M.  de  Montluc  s'armait  et  descen- 
dait dans  les  rues,  saluant  gaiement  les  habitants  au 
passage  et  les  encourageant  à  continuer  la  lutte.  «  Mes- 
sieurs mes  compagnons,  conclut-il  dans  ses  délicieux 
Commentaires^  quand  vous  vous  trouverez  en  telles 
nopces,  prennes  vos  beaux  accoutremens,  parés-vous  : 
lavés-vous  vostre  face  de  vin  grec,  et  la  faictes  devenir 
rouge,  et  marchés  ainsi  bravement  parmy  la  ville  et  parmy 
les  soldatz,  la  care  levée,  ne  tenant  jamais  autre  propoz, 
sinon  que  bientost  avec  l'ayde  de  Dieu  et  la  force  de  voz 
bras  et  de  voz  armes,  vous  aurés  en  despit  d'eux  la  vie  de 
voz  ennemis  et  non  eux  la  vostre...  Et  de  cette  sorte 
jusqu'aux  femmes  prendront  courage,  et  les  soldatz 
pareillement.  Mais  si  vous  allés  avec  un  vizaige  palle, 
ne  parlant  à  personne,  tristes,  mélancolicques  et  pensifs, 
quand  toute  la  ville  et  tous  les  soldatz  auroinct  cœur  de 
lions,  vous  le  leur  fériés  tourner  de  moutons".  » 

Mais  que  pouvaient  maintenant  le  courage  et  la  sagesse 
de  Montluc,  l'endurance  et  la  patience  des  citoyens  ? 
Chaque  jour  l'investissement  se  resserrait  :  Marignano 
était  résolu  à  réduire  les  Siennois  par  la  faim,  et  les  alliés 
de  la  République  ne  se  trouvaient  pas  en  situation  de 
l'empêcher  de  réaliser  son  dessein.  Entièrement  secondé 

1  Montluc,  op.  ci;.,  f.  97. 

2  Montluc,  op.  cit.,  f.  gS. 


SIÈGE    DE    SIENNE  2.33 

par  Charles-Quint  et  Gosme,  il  poursuivit  sa  tactique 
avec  une  impitoyable  rigueur  :  tout  paysan  pris  à  vouloir 
introduire  des  vivres  dans  Sienne  était  pendu  aux  arbres 
environnant  la  ville  ;  tout  habitant  mâle  trouvé  hors  des 
murs,  mis  à  mort  sur-le-champ*.  Les  Siennois  affamés 
voyaient,  du  haut  de  leurs  remparts,  les  corps  putréfiés 
se  balancer  au  vent.  «  Les  arbres,  gémit  le  chroniqueur, 
portent  plus  de  cadavres  que  de  feuilles.  »  Sur  les  bords 
de  la  Tressa  s'étendait  un  bois  dont  les  branches  pliaient 
sous  le  faix  de  ces  fruits  de  la  vengeance  du  maître. 
C'était  le  verger  de  l'Empereur. 

De  jour  en  jour  les  maigres  provisions  de  la  ville  dimi- 
nuaient :  on  se  nourrissait  de  tout  ce  que  l'on  pouvait 
trouver  à  manger,  chats,  souris,  rats,  herbes  des  rem- 
parts, détritus  de  la  rue.  Chaque  semaine  on  expulsait 
de  nouvelles  bouches  inutiles  qui  allaient  mourir  dans  la 
campagne  nue  et  déserte,  ou  de  la  main  des  Espagnols  ; 
mais  leur  expulsion  ne  diminuait  pas  sensiblement  la 
rigueur  de  la  famine  à  Tintérieur  de  la  ville  :  leurs  châ- 
teaux brûlés,  leurs  vignes  coupées,  leurs  récoltes  détruites, 
des  membres  des  plus  nobles  familles  du  contado  men- 
diaient par  les  rues  une  miette  «  pour  l'amour  de  Dieu  ». 
On  ne  voyait  partout  que  visages  blêmes  et  formes  amai- 
gries ;  partout  on  entendait  les  gémissements  pitoyables 
d'enfants  pleurant  pour  avoir  du  pain. 

Pourtant  Siennois  et  Siennoises,  avec  cette  inlas- 
sable mobilité  de  caractère  particulière  à  tous,  jeunes  et 
vieux,  réussissaient  à  oublier  parfois  leur  misère.  On 
revit  «  les  rues  de  la  cité  pleines  de  garçons  et  de  fil- 
lettes jouant.  » 

1  Cf.  la  proclamation  de  Marignano  du  4  octobre  i554  (Arch.  di  Stato- 
Florence,  Mediceo  Carteggio  universale  —  Carieggio  del  Diica  Cosinio  I, 
Filza  4^7  j  octobre,  novembre,  décembre  i554)-  Cette  proclamation  est  repro- 
duite par  F.  Bandiui  Piccolomini  dans  les  3/jsc.  Stor.  Sen.,  novembre  1894» 
pp.  166-169. 


234  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Le  i^  janvier,  la  jeunesse  se  rassembla  sur  la  grand- 
place  pour  jouer  au  pallone^  au  milieu  d'un  grand  con- 
cours de  spectateurs.  Pendant  deux  heures  les  habi- 
tants oublièrent  leur  infortune,  tandis  que  le  gros  ballon 
s'élevait  et  rebondissait  entre  les  deux  camps.  Parmi  les 
joueurs  se  faisait  remarquer  un  jeune  gentilhomme  espa- 
gnol, portant  une  ceinture  rouge,  et  que  Bernino,  le 
brave  charcutier,  avait  fait  prisonnier  trois  jours  aupara- 
vant. L'Espagnol,  bien  découplé  et  très  leste,  fut  le  héros 
de  l'après-midi  :  des  fenêtres  et  des  balcons  retentissaient 
de  bruyants  ewwas,  tandis  que  l'étranger  de  bonne  mine 
marquait  point  sur  point  \ 

Au  pallone  succéda  la  pugna,  ce  combat  figuré  à 
coups  de  poings,  jeu  sanglant  presque  aussi  propre» à 
discipliner  le  courage  que  la  guerre  elle-même  et  meil- 
leur pour  tremper  le  caractère.  Montluc  ne  pouvait  retenir 
ses  larmes  en  contemplant  ces  jeux,  tellement  il  était 
touché  de  la  bravoure  émouvante  avec  laquelle  ce  peuple 
étrange,  devant  la  mort  cruelle  qui  le  menaçait  de  toutes 
parts,  savait  ainsi  vaincre  ses  appréhensions  et  l'afflic- 
tion. 

Cependant  les  Siennois  n'oubliaient  pas  dans  ces  jeux 
leurs  responsabilités  de  citoyens.  Comme  leur  chef,  pour 
friands  de  plaisir  qu'ils  fussent,  ils  ne  consacraient  de 
temps  aux  divertissements  que  juste  ce  que  le  devoir  ne 
réclamait  pas.  Aussitôt  la  partie  finie,  le  cri  de  ce  Aile 
guardie  !  Aile  guardie  !  »  retentit  et  chacun,  reprenant 
ses  armes,  regagna  aussitôt  son  poste. 

Les  vivres  étaient  maintenant  presque  épuisés,  et  les 
Siennois  avaient,  à  cette  heure,  perdu  tout  espoir  qu'on 
vînt  les  délivrer.  Depuis  des  mois,  Piero  Strozzi  leur 
adressait  de  temps  à  autre  des  messages  annonçant  l'ap- 

^  Sozziûi,  op.  cit.,  pp.  353,  354. 


SIÈGE    DE    SIENNE  235 

proche  de  renforts.  A  mainte  reprise,  il  leur  dépêcha 
qu'une  armée  arrivait  de  France  ;  mais  le  corps  de  secours 
promis  ne  vint  jamais.  Au  début,  nombre  de  citoyens 
étaient  enclins  à  ajouter  foi  aux  affirmations  du  Florentin, 
mais,  à  mesure  que  les  mois  succédaient  aux  mois,  ils 
devinrent  de  plus  en  plus  sceptiques.  Ils  comprirent 
qu'eux-mêmes,  leurs  femmes  et  leurs  enfants  étaient  dans 
sa  main  autant  de  pions  pour  jouer  son  ambitieuse  partie 
et  qu'il  les  sacrifierait  sans  balancer  jusqu'au  dernier  si, 
ce  faisant,  il  arrivait  enfin  à  faire  échec  et  mat  à  son 
adversaire. 

Donc,  en  février,  le  gouvernement,  avec  l'assentiment 
de  son  allié,  Henri  II,  entama  des  négociations  avec  le 
duc  :  le  seul  désir  des  Siennois  était  de  sauvegarder  leur 
autonomie  ;  ils  auraient  donné  tout  pour  cela.  Mais  Cosme 
ne  montra  nulle  pitié  :  il  leur  répondit  froidement  de 
traiter  avec  l'Empereur,  et  Charles-Quint,  ils  le  savaient, 
ne  se  contenterait  de  rien  moins  que  du  sacrifice  complet 
de  leurs  libertés.  L'accablement  s'abattit  plus  que  jamais 
sur  Sienne.  Les  citoyens  avaient  cru  fermement  voir 
enfin  le  terme  de  leurs  souffrances  ;  en  apprenant  l'échec 
des  négociations  avec  Cosme,  beaucoup  moururent  sous 
le  coup  de  cette  terrible  déception,  de  besoin  et  par  suite 
des  intempéries.  On  entendait  continuellement  des  gémis- 
sements de  mourants  s'élever  des  maisons  des  pauvres  ; 
dans  les  églises,  on  ne  disait  plus  que  des  messes  de 
morts  ;  on  croisait  sans  cesse  des  convois  funèbres. 

Mais,  si  cruel  que  fût  le  siège,  il  ne  se  passa  pas  sans 
quelques  douceurs.  Même  les  farouches  Espagnols  sem- 
blèrent à  la  fin  pris  de  pitié  pour  les  Siennois.  Quand,  à 
la  fête  de  San  Felice,  on  expulsa  de  nouveau,  en  pleurs, 
un  misérable  troupeau  de  quatre  cents  femmes  et  enfants, 
bocche  disutili^  des  soldats  ennemis  les  emmenèrent  au 
couvent  de  l'Observance  et  leur  donnèrent  un  peu  de 


236  HISTOIRE    DE    SIEMNE 

pain.  Le  même  jour  aussi,  comme  c'était  en  temps  de 
carnaval,  Marignane  envoj^a  à  Montluc  un  chevreuil, 
quatre  lièvres,  quatre  couples  de  volaille  et  d'autres 
friandises  pour  faire  bombance. 

Dans  leur  affliction,  les  Siennois  décidèrent  d'adresser 
en  commun  un  appel  suprême  à  leur  Mère,  la  céleste 
protectrice  de  Sienne  et  de  lui  vouer  solennellement  leur 
ville.  La  veille  de  la  fête  de  l'Annonciation,  les  corps  de 
l'Etat,  suivis  d'une  multitude,  se  rendirent  en  cortège  à 
la  cathédrale  et,  pour  la  dernière  fois,  offrirent  les  clefs 
de  la  ville  à  la  Vierge  :  mais  leurs  supplications  ne  furent 
pas  exaucées. 

La  famine  devenait  chaque  jour  plus  terrible.  «  De  vin, 
dit  Montluc,  il  n'y  en  avoit  une  seule  goutte  en  toute  la 
ville  dès  la  demy-février.  Avions  mangé  tous  les  che- 
vaux, asnes,  muletz,  chatz  et  ratz^  »  Même  les  malades 
et  les  blessés  n'avaient  plus  à  se  mettre  sous  la  dent 
qu'un  morceau  de  pain  noir.  Il  ne  restait  plus  de  viande 
digne  de  ce  nom,  ni  de  médicaments,  ni  d'onguents.  La 
pitié  des  Espagnols  d'ailleurs  ne  dura  guère  :  à  la  fin  de 
mars,  un  nouveau  convoi  de  bouches  inutiles  fut  assailli 
par  les  Impériaux  qui  renvoyèrent  les  malheureux  après 
leur  avoir  coupé  le  nez  et  les  oreilles,  en  les  chargeant 
de  faire  savoir  que  tous  fugitifs  seraient  aussitôt  pen- 
dus que  pris  ^ 

A  la  fin,  les  plus  braves  citoyens  commencèrent  à 
perdre  courage.  Tous  les  jours,  les  cris  en  faveur  de  la 
paix  retentissaient  plus  nombreux.  Des  hommes  qui,  de 
longs  mois,  n'avaient  jamais  chancelé  dans  leur  détermi- 
nation de  tenir  jusqu'au  bout,  faiblissaient  en  voyant  leurs 
enfants,  pâles  et  émaciés,  mourir  lentement  de  faim,  et 
finalement  allaient  grossir  la  foule  bruyante  des  mécon- 

^  Montluc,  op.  cit.,  f.  io5. 
-  Sozzini,  op.  cit.,  p.  391,  892. 


SIÈGE    DE    SIENNE  287 

tents  sur  la  grand'place.  Strozzi  lançait  toujours  des  his- 
toires de  plus  en  plus  invraisemblables  d'importantes  ar- 
mées de  secours  en  marche  sur  Sienne.  Dix  mille  hommes, 
disait-il,  cantonnaient  à  Pienza  ;  une  flotte  française 
venait  d'arriver  à  Portercole.  Les  Siennois  souriaient 
avec  une  amère  incrédulité  à  l'arrivée  de  ses  messages  : 
ils  le  croiraient  quand  ils  verraient  les  troupes.  Depuis 
un  mois,  pas  une  miche  de  pain  n'était  entrée  dans  la 
ville.  Leurs  prières,  leurs  adjurations  ne  leur  avaient 
procuré  aucune  assistance.  La  liberté  mcme,  pensaient- 
ils,  risquait  de  leur  coûter  trop  cher. 

Enfin,  le  17  avril,  des  conditions  de  paix  furent  arrê- 
tées entre  les  ambassadeurs  siennois  et  les  représentants 
de  Charles-Quint.  Il  était  stipulé  que  Sienne  se  placerait 
sous  la  protection  de  l'Empereur  qui  lui  restituerait  son 
indépendance.  Toutefois  il  aurait  tout  pouvoir,  «  la 
liberté  de  celle-ci  restant  sauve  »,  de  changer  le  gouver- 
nement de  la  ville  et  de  la  République,  d'y  mettre  en 
garnison  les  troupes  qu'il  lui  conviendrait  d'y  envoyer. 
En  même  temps,  il  s'engageait  à  ne  restaurer  ou  édifier 
à  Sienne  aucune  forteresse  sans  le  consentement  de  la 
République;  absolution  était  accordée  aux  citoyens  pour 
toutes  offenses  passées  contre  son  autorité,  tous  joui- 
raient d'une  liberté  complète  d'action  et  de  la  tranquille 
possession  de  leurs  biens.  La  garnison  française  quitte- 
rait la  ville  avec  les  honneurs  de  la  guerre  ^ 

Le'21  avril,  les  Français  sortirent  parla  porte  Romaine, 
accompagnés  d'une  troupe  importante  de  citoyens  qui 
chérissaient  la  liberté  encore  plus  que  leur  ville.  «  Ubi 
cives ^  disaient-ils,  ibi patria.  »  Ils  résolurent  de  transfé- 
rer à  Montalcino  le  siège  de  la  République.  Parmi  ces 
martyrs  de   l'indépendance  se  trouvaient   des    citoyens 

^  Arch.  di  Slalo,  Sienne,  Calefetio,  c.  4'i'.  4i3;  17  avril  i555. 


238  HISTOIRE    DE    SIENNE 

appartenant  aux  plus  nobles  familles  :  Bandini  et  Span- 
nocchi,  Piccolomini  et  Tolomei.  Les  proscrits  emme- 
naient avec  eux  leurs  femmes  et  leurs  enfants  et  tout  ce 
qu'ils  purent  emporter  de  leurs  biens  ;  affaiblis  et  amai- 
gris par  la  famine,  plusieurs  tombèrent  morts  sur  le  bord 
du  chemin.  Montluc,  tout  soldat  qu'il  était,  ne  put  conte- 
nir son  émotion  en  les  voyant  se  traîner,  le  visage  creusé 
et  pâli,  derrière  ses  hommes,  le  long  de  la  poudreuse 
route  de  Rome,  le  père  tenant  sa  petite  fille  par  la  main, 
la  mère  portant  dans  les  bras  son  nouveau-né,  s'enfoncer 
dans  un  morne  désert  parce  qu'ils  ne  voulaient  pas  se 
soumettre  à  la  domination  haïe  des  Espagnols.  «  Oncques 
à  ma  vie,  dit-il,  je  n'ay  veu  despartie  si  désolée...  [Je  ne 
pus]  sans  larmes  veoir  toute  ceste  misère,  regrettant  infi- 
niement  ce  peuple,  qui  s'estoit  montré  si  dévotieux  à  sau- 
ver sa  liberté  ^  »  Avançant  très  lentement  et  souffrant 
terriblement  de  la  faim,  les  Français  et  les  exilés  qui  les 
accompagnaient  atteignirent  enfin  Montalcino. 

Marignano  rencontra  Montluc  le  21  avril,  à  peu  de  dis- 
tance de  la  porte  Romaine \  Les  deux  généraux  échan- 
gèrent des  politesses  et  s'entretinrent  agréablement  du 
siège.  L'entrevue  terminée,  Marignano  entra  à  Sienne  et  se 
dirigea  sur-le-champ  vers  la  cathédrale  pour  rendre  grâces 
à  Dieu  de  la  prise  de  la  ville.  Les  cloches  des  églises  son- 
nèrent ;  on  amena  les  drapeaux  français  qui  flottaient 
encore  ;  des  salves  joyeuses  retentirent  sur  la  grand'place. 
Les  rues  résonnaient  des  clameurs  des  soldats  en  liesse. 

^  Montluc,  op.  cit.,  f.  107^ 

-  Napier  écrit  que  les  deux  capitaines  se  rencontrèrent  à  Buonconvento, 
ce  qui  est  inexact.  Montluc  raconte  lui-même  que  l'entrevue  eut  lieu  à  trois 
cents  pas  do  la  porte.  Cf.  Montluc,  Éd.  cit.,  p.  108.  Le  récit  du  siège  que 
donne  Napier,  quoique  non  dépourvu  de  mérite,  contient  nombre  d'erreurs. 
Il  ne  connaissait  pas  suffisamment  les  textes  originaux  et  n  avait  lu  Montluc 
que  dans  une  mauvaise  traduction  italienne  ;  n'ayant  jamais  eu  sous  les  yeux 
la  lielazionc  de  Montalvo,  il  s'en  rapporte,  semblc-l-il,  généralemenl  à  Gal- 
luzzi  qui  écrit  de  seconde  main. 


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PL  26. 


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PLAN    DE    SIENNE,    VEHS    1 800,     HAB    <..    PL  LITI 
D'après  une   estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.  Paris. 


SIÈGE    DE    SIEN>E  289 

C'était  une  ville  désolée  dont  les  Espagnols  prenaient 
possession  :  en  deux  ans  sa  population  était  passée  de 
quarante  mille  âmes  à  huit  mille  ;  mais  la  famine  et  les 
privations  ne  pouvaient  changer  la  nature  des  Siennois. 
Leur  enjouement  et  leur  mobilité  habituels,  leur  carac- 
tère hospitalier  survivaient  à  tous  les  chocs.  Ils  ne  surent 
résister  au  plaisir  de  souhaiter  la  bienvenue  au  brave 
Marignano.  L'inscription  gravée  au-dessus  de  Tune  des 
portes  de  la  cité  :  Cor  magis  tibi  Sena  pandit^  le  saluait 
lui  aussi.  Les  femmes  suspendirent  leurs  brocards  aux 
fenêtres  et  sourirent  aux  beaux  cavaliers  espagnols  qui 
défilaient  devant  elles,  de  même  qu'elles  avaient  acclamé 
Charles-Quint  lui-même  vingt  ans  auparavant;  la  jeu- 
nesse fraternisait  avec  les  Impériaux.  Les  vivres  regor- 
gèrent de  nouveau  ;  les  tavernes  ne  désemplissaient  ni 
de  jour  ni  de  nuit.  Marignano,  avec  sa  fermeté  coutu- 
mière.  ne  toléra  ni  pillage,  ni  violence  ;  le  changement 
de  gouvernement  s'effectua  sans  désordre'. 

Henri  II  prit  fort  à  cœur  la  prise  de  la  ville  :  il  avait 
espéré  faire  du  territoire  de  la  République  un  point  d'ap- 
pui de  ses  opérations  dans  l'Italie  centrale  et  méridio- 
nale, et,  de  Sienne,  une  étape  sur  la  route  de  Naples  ;  son 
dépit  augmenta  lorsqu'il  vit  les  forts  de  la  Maremme 
tomber  l'un  après  l'autre  aux  mains  de  Marignano.  Sur 
le  conseil  du  duc  de  Guise,  il  résolut  de  tenter  un  nouvel 
effort  pour  garder  pied  en  Toscane  :  s'alliant  avec 
Paul  IV  et  le  Sultan,  il  combina  une  attaque  contre  les 
possessions  espagnoles  d'Italie.  Cette  tentative  fut  un 
lamentable  fiasco  ;  l'offensive  de  Guise  sur  Naples  échoua 
piteusement.  Seules,  dans  l'Italie  centrale,  Montalcino, 
Grosseto,  Chiusi,  Radicofani  et  quelques  petites  places 
appartenaient  encore  à  la  France. 

^  Moutalvo.  op.  cit..  p.  149. 


24o  HISTOIRE    DE    SIENNE 

Entre  temps,  Cosme  machinait  tranquillement  la  chute 
de  Sienne  en  son  pouvoir.  Le  regain  d'activité  des  Fran- 
çais en  i557  lui  fournit  Toccasion  souhaitée  :  Philippe, 
trop  occupé  par  la  campagne  qu'il  menait  en  Picardie  et 
dans  le  sud  de  Tltalie,  ne  pouvait  se  passer  de  ses  alliés. 
Cosme,  s'en  rendant  compte,  lui  réclama  impérieuse- 
ment le  paiement  d'une  somme  de  deux  millions  de 
ducats  que  lui  devait  l'Espagne  :  affirmant  qu'il  se  trou- 
vait à  court  d'argent,  il  lui  fit  part  qu'il  avait  reçu  de  très 
belles  propositions  des  adversaires  du  roi,  propositions 
qu'il  se  verrait  peut-être  obligé,  laissait-il  entendre, 
d'accepter,  si  sa  créance  ne  lui  était  pas  immédiatement 
remboursée.  Philippe,  fort  irrité  de  cette  prétention,  ne 
put  cependant  que  s'incliner  devant  les  exigences  du 
duc.  Il  accepta  de  lui  remettre  Sienne  et  son  territoire, 
pour  solde  de  tout  ce  que  l'Espagne  restait  devoir  à  Flo- 
rence ^  Le  1 5  juillet  iSSy,  le  représentant  de  Cosme  prit 
officiellement  possession  de  la  ville.  Ainsi  finit  l'histoire 
de  Sienne,  en  tant  qu'Etat  indépendant. 

«  La  République  de  Sienne  à  Montalcino  »  ne  sauve- 
garda son  existence  précaire  que  pendant  deux  ans  et 
encore  le  gouverneur  français  y  exerçait-il  en  réalité  le 
pouvoir  suprême.  Finalement  en  iSSq,  à  la  suite  du 
traité  de  Câteau-Cambrésis,  les  gens  de  Montalcino  se 
rendirent  aussi  au  duc  qui  possédait  dorénavant  presque 
toute  la  Toscane,  sauf  la  petite  principauté  de  Lucques. 
Dix  ans  plus  tard,  une  bulle  de  Pie  V  élevait  Cosme  à  la 
dignité  de  grand-duc  de  Toscane  ;  et  en  février  1570  le 
Pontife  lui-même  le  couronnait  solennellement. 

1  Arch.  di  Stalo,  Sienne.  C'apitoli,  Num.  d'ord.  -^65;  3  juillet  i557. 


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