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Full text of "Histoire des Italiens"

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HISTOIRE 


DES   ITALIENS 


L'auteur  et  les  éditeurs  se  réservent  le  droit  de  repi'tnluctiou. 


PA«H.  —  TTPOORAPBIB  DE  PIRMIN  DIOOT  PHÈRE8,  VILS  KT  C». 


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HISTOIRE 


DES  ITALIENS 


PAR 


CÉSAR  CANTU 


Tridflilc  sMi  In  jtu.  éi  VwUitt 


PAR  M.  ARMAISD  LAGOMBË 


SUR   LA   DEUXIEME  EDITION   ITALIEMMC 


TOME  CINQUIÈME 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  PIRMIN  DIDOT  FRÈRES,  FILS  ET  C* 

IMPranORB  DR  L'INSTITUT  DE  FRANCE 
«PI  lAcoa,  i6 

M  DCCC  LX 


HISTOIRE 

DES  ITALIENS 


UVRE  HUITIEME 


(suite.) 


CHAPITRE  LXXXVI. 


LES  DEIWIEM  NORMANDS  EN  SICILE.  UENRI  TI. 


Nous  avons  vu  que  le  pays  le  plus  méridional  de  Tltalie^  ber- 
ceau de  tant  de  magnanimes  républiques  avant  la  conquête 
romaine^  puis^  après  Timiption  des  barbares^  subdivisé  en  un 
grand  nombre  de  principautés  lombardes  et  de  communes  grec- 
ques 9  avait  été  concentré  par  les  Normands  en  un  État  que  les 
Italiens^  par  antonomase^  appelèrent  le  Royaume  {il  Regno).  Roi  1130 
de  Sicile^  duc  de  Fouille^  prince  de  Gapoue,  Roger  H  prit  la  pom- 
peuse devise  :  Appulus  et  Calaber,  Siculus  mihi  servit  et  Afer. 
Falcone  de  Bénévent  rapporte  un  document  dans  lequel  il  s'in- 
titule :  Dei  gratia  Sicilix  et  Italix  rex,  Christianorum  adjutw 
et  clypeus. 

La  Sicile  fut  repeuplée  avec  les  gens  qu'il  enleva  dans  ses  ex- 
péditions de  Grèce  9  de  Tripoli  et  de  l'île  Zerby.  Nous  avons  ra- 
conté comment  il  savait  au  besoin  courber  la  tète  devant  les  pa- 
pes  et  leur  résister;  il  témoigna  toujours  une  grande  vénération 
pour  saint  Brunon^  qui  avait  fondé  en  Calabre  Tordre  des  Char- 
treux, aima  et  protégea  les  sciences.  Il  fit  don  à  Edrisi^  fameux 
géographe  musulman^  d'un  fief  pour  qu'il  restùt  à  sa  cour,  oii  il 

BI8T.  DBS  RAL.  —  T.  V.  I 


2  L£  ROYAUME. 

écrivit  les  Pérégrinations  cTun  curieux  qui  veut  connaître  à  fond 
les  divers  pays  du  monde;  dans  ce  travail^  destiné  à  Texplica- 
tion  d'une  sphère  d'argent  du  poids  de  800  marcs,  où  les  pays 
du  monde  étaient  gravés ,  l'auteur  dispose  d'une  manière  nou- 
velle et  bizarre  les  connaissances  géographiques  des  Arabes. 

Le  palais  de  Palerme,  sa  capitale^  avec  la  magnifique  cha- 
pelle de  Saint-Pierre  »  dont  les  murs  et  le  pavé  sont  en  mosaï- 
que d'un  goût  exquis^  et  dans  laquelle  on  lit  enoore  Pinscription 
trilingue  tracée  par  lui-même  sur  la  première  horloge  qu'on  y 
plaça;  la  cathédrale  de  Géphalie  et  celle  de  Saleme,  riche  des 
dépouilles  de  Paestum;  les  églises  de  Saint-Nicolas  à  Messine  et 
à  Bari^  le  monastère  de  la  Cava^  sont  des  monuments  de  la  ma- 
gnificence de  Roger.  A  Païenne,  outre  de  nouveaux  édifices  où 
respirent  la  richesse  et  la  splendeur^  il  ouvrit  un  parc  immense^ 
peuplé  de  bétes  fauves,  et  qu'embellissaient  des  eaux  amenées 
par  des  conduits  souterrains  {i);  il  transporta  de  la  Grèce  et  de 
l'Afrique  la  culture  de  Tarbre  à  pain,  du  papyrus  (2)^  du  pista- 
chier, de  la  canne  à  sucre,  et  de  laMorée^  les  mûriers,  les  vers 
à  soie  et  des  ouvriers  en  soie.  Le  fameux  manteau  impérial  fait 
par  ordre  de  Roger^  avec  inscription  coufique  de  Tan  5S8  de 
l'hégire,  correspondant  à  Tannée  1133,  prouve  que  les  Arabes 
travaillaient  déjà  la  soie.  Ce  manteau,  transporté  ensuite  en  Alle- 
magne par  Henri  VI^  se  conserve  aujourd'hui  à  Nuremberg.  Le 
silence  du  palais  de  Roger  était  alors  interrompu  par  les  tisse- 
rands qui  préparaient  toute  espèce  de  tissus,  brocarts,  fleurons, 
arabesques,  de  couleurs  très-variées  et  entremêlés  de  perles  (3)  ; 
en  outre,  on  y  convertissait  en  draps  la  laine  française. 

(1)  Quostiam  montes  et  nemçra  quçesunt  circa  Panorn^^fHf  nwrp/ecit  iapù(eo 
eircumcliu/i,  etparcum  delicioswn  satU  et  amœnum  divertis  arboribiu  insitum 
et  plantatum  conttruijussit ,  et  in  eo  damas,  capreolos,  porcos  sylvestres  jussit 
includi  :fecîtet  in  hoc  pareo  palatium^  ad  quodaqtmm  de  fonte  tuàdUsimo  per 
conductus  enherraneot  Jussit  adduel,  Ghron.  Salem,  in  iter.  it.  Script,,  vol.  vn, 
pag.  194. 

La  campagne  de  Palerme  est  eocore  parsemée  de  petites  coqstructîoii«  à 
forme  pyramidale  (dans  le  pajrs  on  les  appelle  ^^iarre,  mot  arabe)  par  où  jaillissent 
les  eaux  des  aqueducs  souterrains  construits  au  temps  des  émirs,  et  qui  alimentent 
les  fontaines  de  la  ville,  élevant  même  Teau  jusqu^aux  étiiçes  supérieurs  des 
maisons. 

(5)  Un  quartier  de  Païenne  conserve  encore  le  nom  de  Papireêo,  Le  papyrus 
n*eit  pas  de  respèoe  égyptienne,  mais  tyrleone,  et  diffère  de  eehii  qui  croit  à 
Syracuse. 

(.1)  Nec  vero  illas  paiatio  adhœrenies  silentio  prœterire  cçtipenit  officutas^ 


1.6$  Pmïih  lo»  Vénitiens  et  le»  Génoii»^  à  li^ur  retour  d^Orient, 
allaient  «d  rafrotcbir  à  Palerma;  lei  Ho^pitalien  it  les  Tem^ 
pliers  bAtirent  des  couvents  h  Trapani,  halte  ordinaire  d$s  croi- 
sés (i),  Les  Vénitiens  avaient  à  Païenne  une  société  mercantilu 
avec  des  magasins  propres ,  de»  caissiers  et  un  président;  les 
Génois,  une  banque  à  Syracuse^  et  une  maison  fortifiée  h  Mes- 
sine. Les  Amalfitains  remplissaient  une  rue  de  Naples  deleur^ 
boutiques,  où  ils  vendaient  surtout  des  étoffes  de  laine  et  de 
soie;  ils  avaient,  en  outre,  un  quartier  à  Syracuse,  et  une  so- 
ciété mercantile  à  Messine. 

Les  musulmans  conservaient  encore  quelques  parties  de  la 
campagne,  et  Jouissaient  de  Tégalité  des  lois  avec  une  tolérance 
unique  à  celte  époque  ;  ils  avaient  un  quartier  dans  les  villes, 
avec  franchises,  magistrats,  notaires  et  liberté  de  culte]  plu- 
sieurs même  obtinrent  des  fiefs,  et  si  quelques^-un^.  comme  pri- 
sonniers de  guerre^  vivaient  dans  une  condition  servile,  plus  de 
ce^t  mille,  distribués  en  tribus  sous  leurs  cbeil^s,  cultivaient 
librement  le  val  de  Mazzara  et  d'autres  territoires,  Philippe,  un 
des  eunuques  de  Roger,  musulman  converti,  parvint  à  la  dignité 
de  grand  amiralf  et  fut  envoyé  en  Afrique  pour  assiéger  Bone.  i  i^j 
Lesbaronsnormands,  jaloux  de  ce  favori,  Taccusèrent  de  nianger 
de  la  viande  le  vendredi,  et,  pendant  le  carême,  de  fréqu^ter  lea 
églises  avec  répugnance,  ou  de  retourner  secrètement  dans  les 
mosquées.  Abandonné  par  Boger  à  leur  rancune ,  il  fut  attaché 
à  la  queue  d'un  chevAl,  mis  en  morceaux  et  Jeté  dans  )es  flam^ 
mes  (2)« 

Quelques  aunéen  après ,  le  musulman  Mohammed  ebfi-Dgîo- 

tipUci  fe^^uUg§nw§  C0gpta»tiir.  ^inc  fimm  vidtfit  amU^,  dami/Q^m  et  frimita 
minori  periûa  ptrjlcl  (c'est-Ànlire  d'ime,  de  deui^,  de  trois  lisses)  :  fùnc  examita 
(sorte  d^étoffe  de  soie)  uberiorls  materiœ  condensari  :  heic  diarrkodon  igfteoful- 
gore  visum  reperberat;  heic  diapUH  color  subvirldis  intuentlum  oaUos  grato 
blanditur  asptetu  ;  hine  easanthosmaia  (à  fleurs)  clrcuiorum  varietatibut  iiuignifa, 
majoram  qiùdem  artifietim  inttust^iam  êi  materim  ubertalem  4**ULuP4nt^  majo- 
r§m  tfUtilômiuut pfetiû  dittmhmuUi.  Muiia  quidam  t$  »lia  vii^m  ibf  vqr'ù  lirions 
aa  dwvsi  ggnerU  orm^nêtUa^  in  qu^^m  ejc  icriw  iH4rifm  imexUup^  ef  ntftftiforwU 
pietwrtB  itarietas,  gfimmis  Intarlueentibuf  il/nstrt^tur,  Margarifflt  qttoque  aut 
intégra  clttulis  aureit  incUtduntur^  oui  perforatat  filo  tenui  connectuntur^  *rt 
efeganH  quadam  diipositionis  industria,pieturatiJuèentwr/ormam  opensex/ii- 
bere,  Ugo  FalgAHBO,  în  Rer,  it,  Seripi,,  t,  ¥11, 

(1)  ROSAEIO  DB  GasaORIO,  Diseorso  irUorno  alU  SieUiM'/  Paierfàe,  1S26. 

(2)  RoilVAU»!  a^Uiaxif  AiU»  Chron»  ad  î  iSBp 


4  L£  KOYAUME. 

baïr,  qui  voyagea  en  Sicile^  écrivait  :  a  Le  roi  Guillaume^  re- 
«  commandable  par  sa  conduite,  emploie  les  musulmans  ^  et  a 
«  pour  &miliers  des  pages  eunuques^  fidèles  à  l'islam,  bien  que 
a  d'une  manière  secrète.  Telle  est  sa  confiance  dans  les  musul- 
«  mans,  qu'il  les  charge  des  affaires  les  plus  délicates  ;  il  a  une 
a  compagnie  de  musulmans  noirs  ^  commandés  par  un  musul- 
aman.  Les  vizirs  et  Iqs  chambellans,  il  les  choisit  parmi  ses 
0  pages  nombreux,  à  la  fois  employés  du  gouvernement  et  per- 
<f  sonnes  de  cour,  qui  déploient  un  grand  luxe  d'habité  et  de 
a  chevaux^  et  sont  honorés  d'une  suite  particulière.  A  Messine, 
a  le  roi  possède  un  palais  blanc  comme  une  colombe,  où  sont  oc- 
«  cupés  beaucoup  de  pages  et  de  jeunes  filles  ;  il  s'abandonne  au 
a  plaisir  de  la  cour  à  la  manière  des  rois  musulmans ,  qu'il 
«  imite  dans  le  système  des  lois,  dans  la  marche  du  gouverne- 
«  ment,  dans  la  distribution  de  ses  sujets,  dans  la  magnificence* 
a  II  témoigne  une  grande  déférence  à  ses  médecins  et  à  ses  as- 
«  trologues;  on  dit  qu'il  lit  et  écrit  l'arabe^  et  l'un  de  ses  fami- 
a  liers  nous  a  assuré  qu'il  avait  adopté  la  devise  :  Louange  à 
«  Dieu ,  juste  est  sa  louange;  comme  celle  de  son  père  était  : 
a  Louange  à  Dieu  en  reconnaissance  de  ses  bienfaits.  Les  jeunes 
((  filles  et  les  concubines  de  son  palais  sont  toutes  musulmanes  ; 
a  un  camérier^  du  nom  de  Yahia^  employé  dans  la  manufacture 
«  des  drapS;  où  il  brode  d'or  les  habits  du  roi,  nous  dit  que  les 
«  chrétiennes  franques  habitant  le  palais  avaient  été  converties 
a  par  nos  jeunes  filles  sans  que  le  roi  le  sût^  et  qu'elles  faisaient 
a  beaucoup  d'œuvres  de  charité. 

a  A  Palerme  y  les  musulmans  conservent  un  reste  de  foi  ;  ils 
«  tiennent  proprement  les  mosquées,  font  la  prière  à  l'appel  du 
ce  muezzin^  habitent  des  bourgades  (Ûstinctes  de  celles  des  chré- 
a  tiens,  et  fréquentent  les  marchés.  La  profession  publique  de  foi 
a  {khotbah)  étant  prohibée,  ils  ne  font  que  rassemblée  du  ven- 
a  dredi  ;  mais,  dans  les  jours  du  beiram,  ils  prient  pour  les  Ab- 
«  bassides.  Us  ont  un  cadi  qui  juge  leurs  procès,  et  une  mos- 
9  quée  principale  avec  un  nombre  infini  d'autres,  dans  la  plu- 
H  part  desquelles  on  enseigne  le  Koran.  Les  femmes  chrétiennes^ 
a  par  l'élégance  du  langage  et  la  manière  de  se  voiler  et  de  por- 
5  ferles  manteaux,  imitent  les  musulmanes.  Le  jour  de  la  Noël, 
tf  elles  sortent  en  habits  de  soie  d'or^  enveloppées  dans  des 

manteaux  élégants  ;  couvertes  de  voiles  de  couleur,  avec  des 
a  brodequins  dorés,  et  se  montrent  dans  les  églises  chargées  de 
V  colliers,  parfumées  et  fardées  comme  les  musulmanes. 


LE  ROYAUME.  ^ 

a  Naguère  est  arrivé  à  Trapani  le  caïd  Aboul-Kassem ,  chef 
a  des  musulmans  en  Sicile ,  que  des  calomnies  ont  fait  tomber 
a  dans  la  disgrâce  du  roi  ;  bien  qu^il  ait  échappé  à  la  condamna- 
a  tion^  on  lui  a  extorqué  30^000  deniers  d'or  sans  lui  rendre  au- 
a  cune  des  maisons  et  des  terres  qu'il  tenait  de  ses  aïeux.  Il 
a  vient  de  recouvrer  la  faveur  du  roi,  qui  lui  a  confié  un  emploi 
a  dans  Tadministration,  et  lui,  il  s'y  est  résigné  conune  l'esclave 
a  qui  a  perdu  la  personne  et  les  biens  (!}.  » 

Ûauteur  raconte  ensuite  que  les  musulmans,  pour  se  sous- 
traire à  la  colère  de  leurs  parents,  se  réfugiaient  dans  une  église, 
où  ils  recevaient  le  baptême  ;  que  les  musulmans  offraient  leurs 
filles  auxjpèlerins  pour  qu'ils  les  épousassent,  et  que  celles-ci 
abandonnaient  avec  joie  leur  famille  afin  de  se  soustraire  à  la 
tentation  de  l'apostasie  et  de  vivre  en  pays  musulman.  Bien 
qu'il  ne  faille  voir  dans  ce  récit  que  les  ejcagérations  habituelles 
des  partis  vaincus,  il  nous  révèle  néanmoins  les  tentatives  des 
princes  normands  pour  introduire  la  civilisation  orientale.  Du 
reste,  nous  verrons  longtemps  encore  les  infidèles  jouer  un  rôle 
dans  les  événements  de  la  Sicile. 

Les  Juifs  mêmes,  persécutés  ailleurs,  trouvèrent  sécurité  en 
Sicile,  et  Benjamin  de  Tudèle,  dans  son  voyage  de  1172,  en 
comptait  i  ,500  à  Palerme,  200  à  Messine. 

Ce  pays  devait  présenter  alors  un  bizarre  mélange  :  indigènes 
courbés  par  une  longue  servitude ,  chevaliers  normands  avec  la 
cuirasse  et  le  morion,  musulmans  avec  des  turbans,  santons  et 
moines,  courses  de  gérid  et  tournois,  hommes  du  Nord  ignorants, 
et  méridionaux  corrompus.  Asiatiques  fastueux  et  Scandinaves 
aux  mœurs  sévères;  on  y  parlait  grec,  latin  vulgaire,  arabe,  nor* 
mand,  et  c'est  dans  chacune  de  ces  langues  qu'on  publiait  les 
bans,  qui  devaient ,  autant  que  possible,  être  d'accord  avec  le 
code  Justiiïien  pour  les  Grecs,  le  Coutumier  pour  les  Normands, 
le  Koran  pour  les  Sarrasins,  le  code  lombard  pour  les  seigneurs 
primitifs. 

Les  Normands,  peu  nombreux  et  faibles,  durent  s'appuyer 
sur  la  politique  et  l'astuce;  leur  gouvernement,  plus  habile  que 
fort,  manquait  de  cette  vigoureuse  unité  qui  est  nécessaire  pour 
tyranniser  un  peuple  et  faire  converger  ses  ^efforts  vers  un  but 
unique ,  surtout  dans  un  pays  très-accidenté  et  divers  par  l'ori- 
gine de  ses  habitants.  Dans  les  institutions  lombardes  et  grec- 

(I)  Fragmcnl  publié  par  M.  Aman  j  Paris,  1846. 


C  ADMINTSTRATIOTS   DES   LOMBARDS. 

ques^  ils  ne  firent  que  les  changements  nécessaires  pour  l'intro- 
duction de  la  féodalité  à  la  manière  des  Francs.  Les  magistrats 
et  les  comtes  lombards,  devenus  héréditaires^  avaient  déjà  formé 
la  classe  des  barons^  qui  conserva  la  noblesse  même  après  avoir^ 
par  la  conquête  normande^  perdu  les  juridictions.  Les  Normands^ 
investis  de  fiefs ,  les  sous-inféodaient  à  des  chevaliers,  ou  vas- 
saux nobles^  et  à  de  grands  dignitaires  ecclésiastiques.  Mais  ces 
premiers  Normands^  de  môme  que  leurs  compatriotes  appelés 
continuellement  de  France  pour  exercer  leur  courage^  voulaient 
introduire  sur  leurs  tenures  le  droit  du  pays  natal  ;  de  là  vin- 
rent les  flefs  h  la  manière  franque^  qui  différaient  d^  lombards 
par  une  disposition  capitale  ;  en  effet  y  ils  n'admettaient  à  la 
succession  que  Faîne ,  tandis  que  dans  les  autres  chaque  fils 
avait  une  part  d'héritage. 

Le  système  féodal  s'étendit  même  sur  les  pays  jusqu'alors  sou- 
mis aux  GrecS;  et  Roger  inféoda  à  tous  les  chevaliers  de  Naples 
cinq  arpents  de  terre  avec  cinq  colons  (1)  ;  il  fut  aussi  trans* 
planté  dans  la  Sicile^  qui  ne  Pavait  jamais  connu,  et  il  y  décom- 
posa toute  l'organisation  sociale  des  Sarrasins.  Les  colons^  de 
libres^  devinrent  indépendants;  le  vainqueur  eut  le  droit  de  faire 
paître  ses  chevaux  dans  les  prairies;  les  bois  et  les  serfs  furent 
soumis  à  la  taille;  une  administration  fiscale  et  tracasaière,  sub- 
stituée à  celle  des  Sarrasins^  large  et  tolérante^  fit  déchoir  IV 
griculture  et  le  commerce. 

Les  Normands,  habitués  dans  leur  patrie  à  se  réunir  en  assem- 
blées législatives  et  judiciaires,  conservèrent  cet  usage  en  Italie; 
comme  ils  le  firent  en  Angleterre^  ils  transportèrent  le  nom  de 
parlement  dans  le  pays  en  deçà  et  au  delà  du  Phare.  Composé 
d'abord  de  Normands  seuls,  il  s'ouvrit  dans  la  suite  aux  indigènes, 
témoignage  de  fusion  des  vaincus  et  des  vainqueurs  ;  mais^  comme 
le  peuple  ne  pouvait  se  faire  une  place  là  où  les  abbés  et  les  sei- 
gneurs possédaient  tout  le  sol,  les  deux  bras  {bracei)  des  barons 
et  des  ecclésiastiques  étaient  seuls  admis  dans  le  parlement.  Plus 
tard,  les  villes  acquirent  le  droit  de  se  racheter  des  tmrons  et  de 
se  rendre  libres,  c'estr-à-dire  de  ne  dépendre  que  de  l'autorité 
royale  ;  alors  le  bras  dotnanial ,  c'est-à-dire  qui  ne  relevait 
que  du  domaine  du  roi^  fût  ajouté  au  bras  ecclésînstîqne  et  ba- 
ronial.  Ce  travail,  comme  nous  le  verrons,  fut  accompli  par  Fré- 
déric IL 

(1)  PRLLBGaiifiy  AdFalcMdtm  Bênupeni^td  an.  1140. 


ADMINISTRATION  BES  LOMBARDS.  7 

Roger  concentra  Tadministration  dans  la  cour  de  Palermc, 
où  il  s'entoura  de  sept  grands  dignitaires^  sous  lesquels  furent 
placés  les  autres  seigneurs.  A  la  tête  de  chaque  district  étaient 
les  barons  et  les  connétables  ;  de  toute  la  noblesse,  le  grand  con- 
nétable ;  de  la  marine^  le  grand  amiral.  Le  grand  chancelier  ser- 
vait d'anneau  entre  les  fonctionnaires  et  le  prince  ;  puis  venaient 
le  grand  chancelier^  le  grand  chambellan^  le  grand  protonotaire, 
le  grand  sénéchal.  L'archimandrite  ou  abbé  général^  élu  par  les 
moines^  confirmé  par  le  roi,  avait  inspection  sur  les  églises,  et 
spécialement  sur  les  vacantes;  néanmoins  les  évéques  devaient 
recevoir  à  Rome  la  consécration  du  pape. 

Les  gastalds  et  les  sculdasques  avaient  cédé  les  jugements 
à  des  baillis^  à  des  justiciers,  à  des  châtelains,  qui,  avec  le 
roi  à  leur  tête  et  des  privilèges  distincts,  formaient  une  hié- 
rarchie d'administration ,  la  première  organisée  à  la  moderne  ; 
en  effet,  elle  ne  se  composait  pas  de  vassaux  liés  féodalement 
aux  seigneurs,  mais  d'officiers  qui  exerçaient,  chacun  dans  un 
rang  subordonné,  la  portion  d'autorité  qu'on  leur  confiait.  Ainsi, 
tandis  que  l'ancienne  noblesse  restait  en  face  des  conquérants 
dans  un  état  d'opposition,  il  s'en  formait  une  autre  des  individus, 
indigènes  ou  étrangers,  qui  étaient  admis  aux  emplois  (i);  par 
ce  fait  encore,  le  droit  sicilien  différait  des  autres  droits. 

Aux  lois  lombardes,  qui,  avec  quelque  mélange  des  lois  ro- 
maines et  des  coutumes  Scandinaves,  avaient  eu  jusqu'alors  force 
de  droit  commun,  Roger  substitua  les  constitutions  promulguées 
dans  les  assemblées  publiques  de  barons,  de  fonctionnaires  et 
d'évêques,  et  qui  étaient  obligatoires  dans  les  deux  parties  du 
royaume.  Il  emprunta  au  droit  romain  la  loi  qui  qualifie  de  sa- 
crilège la  discussion  des  actes,  des  conseils  et  des  délibérations 
du  roi.  n  infligeait  la  peine  de  mort  à  quiconque  altérait  ou  ro- 
gnait les  pièces  de  monnaie  ;  à  celui  qui,  sous  prétexte  de  ma- 
riage, enlevait  du  couvent  une  jeune  fille,  bien  qu'elle  n^eût  pas 
encore  pris  le  voile;  au  magistrat  qui  dissipait  les  deniers  pu* 
blics,  ou  au  juge  qui  se  laissait  corrompre;  à  celui  qui  donnait 
des  remèdes  pour  inspirer  Faversion;  à'  celui  qui,  sans  avoir 
donné  un  avertissement,  blessait  mortellement  quelqu'un,  soit 
en  roulant  une  pierre,  soit  en  conduisant  une  poutre.  Défense  de 


(1)  Quoscumque  vires  aut  eonsiUis  utiles,  aut  heUo  eUwos  compererai,  cumu- 
lotis  eos  ad  virtutem  ben^ciis  invitabat^  transalpines  maxime,  HUGUES  Fàl- 
CAHD. 


8  GUILLÀUUE  LE  MAUVAIS. 

vendre  ou  d'aliéner  les  fiefs  ;  les  feudataires  ne  pouvaient  encore 
se  marier  sans  le  consentement  du  roi^  ni  marier  leurs  filles  qui 
avaient  l'espoir  de  succéder.  Pour  exercer  la  médecine,  il  fallait 

,  être  licencié  ;  personne,  à  moins  d'être  issu  de  gens  d'armes  ou  de 

notaires,  n'était  fait  chevalier  ou  juge.  Beaucoup  de  peines  étaient 
relatives  aux  femmes  adultères  et  prostituées.  Quiconque  ven- 
dait un  homme  libre  était  réduit  en  servitude  (1) .  Les  compatriotes 
de  Roger  Pont  comblé  de  ces  louanges  que  Ton  prodigue  d'ordi- 
naire au  fondateur  de  l'indépendance  d'un  État»  et  à  l'heureuse 
ambition  de  quiconque  ne  tient  pas  compte  de  la  moralité  des 
moyens.  Après  avoir  perdu  Alphonse  et  Roger,  il  fit  couronner 
conmie  son  collègue  Guillaume,  l'unique  fils  qui  lui  restât;  il 

ti54      mourut  quelque  temps  après,  à  l'&ge  de  soixante  et  un  ans, 
après  en  avoir  régné  vingtnquatre. 

Son  successeur  fut  avare,  soupçonneux,  pusillanime ^  inca- 
pable; renfermé  dans  son  palais,  au  milieu  de  plaisirs  grossiers 
et  barbares,  il  ne  songeait  pas  au  bien  public.  Les  empereurs 
d'Orient  et  d'Occident  profitèrent  de  l'occasion  pour  faire  valoir 
des  prétentions  opposées  sur  le  royaume,  firent  marcher  des 
troupes  et  sollicitèrent  le  concours  des  barons  toujours  remuants. 
Déjà  même  les  seigneurs  avaient  eu  recours  à  Barberousse,  et, 
lorsqu'il  vint  en  Italie,  ils  se  soulevèrent  partout;  mais  il  ne  put 
leur  donner  la  main.  Les  empereurs  grecs,  désireux  de  se  venger 
des  expéditions  des  deux  Roger,  et  déjà  maîtres  d'Ancftne  et 
d'autres  postes  sur  l'Adriatique,  occupèrent  Brindes,  qui  devint 
le  quartier  des  barons  révoltés;  mais  Majone,  qui,  de  marchand 
d'huile  de  Bari,  était  devenu,  par  le  génie,  Téloquepce,  l'art  de 
feindre  et  de  dissimuler,  chancelier  et  grand  amiral  du  royaume, 
l'arbitre  des  conseils  et  des  actes  de  Guillaume,  reprit  cette  ville, 
et,  par  ses  ordres,  les  barons  furent  tués,  aveuglés  ou  ensevelis 
dans  les  prisons  de  Palerme.  Ces  supplices  soulevèrent  la  haine 
contre  Majone,  auquel  on  reprochait  encore  d'avoir  laissé  tom- 
ber au  pouvoir  d'Abd-al-Moumin,  roi  de  Maroc,  la  forteresse  de 
Mahadia,  sur  les  cêtes  d'Afrique,  qui  appartenait  aux  Siciliens. 
On  faisait  courir  le  bruit  qu'il  voulait  s'emparer  de  la  couronne, 
et  les  barons  se  soulevèrent  contre  lui  ;  le  comte  Mathieu  Bonello, 
auquel  il  destinait  la  main  de  sa  fille,  devint  même  son  ennemi, 

ii«i      le  tua  et  fit  Guillaume  prisonnier.  L'abus  de  la  victoire  rendit  les 
conjurés  odieux;  Bonello  fut  pris,  aveuglé,  et  les  supplices  réta- 

(1)  GlAIVKOKB,  liv.  XI,  cfa.  4. 


GUILLAUME  LE  BON.  9 

Mirent  l'ordre.  La  cruauté  de  Guillaume  lui  a  valu  dans  l'histoire 
le  surnom  de  Mauvais. 

Son  fils  Guillaume^  qui  lui  succéda  sous  la  tutelle  de  Margue-  uao 
rite  de  Navarre^  a  reçu  celui  de  Ban.  Jeune  et  beau^  il  élargit^ 
pour  gagner  les  cœurs^  les  nombreux  prisonniers  d'État  ;  mais 
les  factions  se  disputèrent  avec  acharnement  Tinfluence  dans  la 
tutelle,  et  les  parties  hétérogènes  de  ce  royaume,  juxtaposées 
mais  non  soudées,  tendaient  à  se  séparer.  Marguerite  chercha 
un  appui  dans  un  grand  nombre  de  prélats  et  de  sages  juriscon- 
sultes, mais  surtout  dans  les  Francs,  dont  elle  remplit  sa  cour;  de 
ce  nombre  était  Hugues  Falcand,  que  les  couleurs  sombres  et  vi- 
goureuses aveclesqueIlesiIapeintcestroubIes,ontfaitsumommer 
le  Tacite  de  la  Sicile.  Mais  les  factions  et  les  guerres  boulever- 
saient le  pays,  victime  encore  de  terribles  tremblements  de  terre, 
qui  détruisirent  Catane,  endommagèrent  Taormine,  Lentini,  Sy- 
racuse. Des  eaux  couleur  de  sang  jaillirent  des  fontaines;  dans 
le  Phare,  la  mer  se  retira;  puis,  revenant  haute  et  furieuse  sur 
le  rivage,  elle  s'éleva  jusqu'au-dessus  des  murailles  de  Messine,  iico 
et  entraîna  tout. 

Guillaume,  qui  avait  conservé  Famitié  d'Alexandre  III ,  empê- 
cha Barberousse  d'entamer  son  royaume,  et  prit  une  grande  part 
à  la  conclusion  de  la  ligue  lombieirde  et  de  la  paix  de  Venise  ; 
puis,  avec  une  flotte,  armée  pour  rétablir  Alexis  Gomnène  sur  le 
trône  d'Orient,  il  s'empara  de  Durazzo,  de  Thessalonique  et 
d'autres  places  de  la  Grèce;  mais  il  fot  repoussé  de  Constanti- 
nople.  Haida  aussi  contre  Saladin  Antioche,  Tyr,  Tripoli,  et  mou- 
rut à  trente<«ix  ans. 

La  tradition  raconte  que  Guillaume  le  Mauvais  avait  voulu  \  »; 
enlever  à  son  peuple  tout  son  argent;  pour  s'assurer  s'il  en 
restait  encore  dans  les  mains  de  quelqu'un,  il  fit  vendre  sur 
la  place,  à  bas  prix ,  un  très-beau  cheval  arabe  de  ses  écuries. 
Un  jeune  seigneur  l'acheta  en  effet;  appelé  devant  les  juges,  il 
avoua  qu'il  avait  violé  la  tombe  de  son  père  pour  en  retirer  ce 
peu  d'argent.  Cet  immense  trésor  fut  enfoui  par  Guillaume,  qui 
fit  passer  une  rivière  sur  la  terre  qui  le  recouvrait;  mais  Guil- 
laume le  Bon  parvint  à  le  découvrir  miraculeusement,  et,  comme 
témoignage  de  reconnaissance,  il  bfttit  la  magnifique  abbaye  de 
Monreale ,  où  fut  placée  sa  tombe ,  et  qui  atteste  le  progrès  et 
la  somptuosité  des  arts  siciliens  à  cette  époque. 

Tous  les  enfants  de  Guillaume  étant  morts ,  la  succession  re- 
venait à  Constance,  fille  posthume  de  Roger  II,  et  tante  de  Guil- 


1189 


10  ÙVnVkVWR  LE  BON. 

laume  par  conséquent  (4).  Bien  qu'elle  eût  plus  de  trente-six  ans, 
Barberousse  s'était  empressé  de  demander  sa  main  pour  son  (ils 
Henri^  et  l'Anglais  Gualtier  Ofamiglio^  archevêque  de  Palerme^ 
avait  obtenu  le  consentement  du  faible  Guillaume.  Constance  par- 
tit avec  plus  de  1?M)  chevaux  chargés  d'or,  d'argent,  d'étoffes  de 
soie,  de  manteaux  fourrés  de  vair,  et  d'autres  bonnes  choses  (2). 
Le  mariage  fut  célébré  à  Milan  avec  une  magnificence  extraor- 
dinaire, mais  sans  obtenir  la  bénédiction  de  Tarchevéque^  qui 
était  le  pape  Urbain  III ,  très-opposé  à  cette  union  :  en  effets  elle 
consolidait  en  Italie  une  famille  héréditairement  hostile  au  saint- 
siège,  à  cause  de  la  succession  de  la  comtesse  Mathilde,  et  le 
privait  de  Tappui  qu'il  avait  eu  jusqu'alors  contre  les  prétentions 
exorbitantes  des  empereurs;  en  outre^  comme  elle  préparait  la 
réunion  de  cette  couronne  à  TEmpire,  elle  renversait  Tédifice 
élevé  par  les  efforts  persévérants  de  l'audacieux  Grégoire  Vil. 

Guillaume  était  mort  pendant  les  préparatifs  de  la  troisième 
croisade  dont  nous  avons  parlé;  or,  comme  les  feudataires  se 
trouvaient  alors  occupés  outre-mer,  Henri  VI  ne  put  envoyer  de 
forces  pour  occuper  violemment  le  royaume,  qui^  dès  lors,  fut 
envahi  par  un  désordre  extrême.  Tous  les  hommes  de  race  nor- 
mande, sans  souci  de  Constance  et  de  son  époux,  aspiraient  à 
une  portion  de  l'autorité  et  se  la  disputaient  (3).  Dans  l'Ile,  les 
barons,  alléguant  la  vacance  du  trône,  réclamaient  l'ancien  droit 
électoral  des  assemblées  nationales;  dans  la  terre  ferme  (ordi- 
naire iléau),  on  voulait  tout  le  contraire,  par  jalousie  envers  Pa- 
lerme.  L'archevêque  Gualtier  soutenait  le  droit  héréditaire  de 
Constance  et  le  serment  qu'on  lui  avait  prêté  à  Lecce;  Mathieu 
d'Agello,  vic&-chancelier,  vieillard  habile  à  conduire  un  parti, 

(t)  On  disait  qu^dle  était  religieuse,  et  qu'elle  fut  alors  relevée  de  ses  vœux  : 

Soretla  fu ,  et  cosl  le  tu  tolta 

Dl  capo  l'ombra  délie  sacre  bende. 
Ma  poi  che  par  al  uiondo  fti  rivolta 

Gontro  Buo  grado  et  contro  buoo  osanza , 

Non  tu  dal  ?el  del  cor  giaminai  disciolta.. 

(Dante,  Parad,  m.) 

Un  chroniqueur  la  fiùt  boiteuse  et  borgne,  tandis  que  Gofred  de  Yiterbe  dit  : 
Sponsa  ftiit  ipeclosa  oinds ,  Gonstantia  dicta* 

(2)  Chron.  Placent,,  Rer.  it.  Script.  XVI. 

(3)  Omnes  cœperunt  inter  se  de  majoritate  contendere,  et  ad  regni  sollum 
aspirare*  RlGAMDI^S.  Gkuani^  Her,  it,  Seript.  VI. 


omiLAUME  LE  BON.  Il 

animait  ceux  qui  répugnaient  à  voir  la  Sicfle^  affranchie  par  la 
valeur  des  Normands^  tomber^  alors  qu'elle  jouissait  d'une  paix 
entière^  sous  le  pouvoir  d'un  roi  étranger  et  hostile  ;  du  reste^  le 
royaume  étant  un  fief,  U  niait  qu'une  femme  pût  succéder.  Le 
plus  grand  nombre  avait  en  horreur  la  domination  allemande,  et 
rhistorien  Falcand  répétait  :  <  IMeu  vous  garde  de  ces  hommes 
a  d'armes  de  Germanie  ^  barbares  grossiers  ^  étrangers  à  vos 
«  mœurs  et  à  votre  civilisation!  Sous  letf  Allemands,  la  Sicile  ne 
a  serait  plus  qu'une  misérable  province,  éloignée  de  son  souve- 
a  rain  et  livrée  aux  extorsions  de  ses  officiers.  Il  me  semble  déjà 
n  la  voir  envahie  par  ces  hordes  terribles  ^  que  leur  caractère 
«  impétueux  entraîne  dans  le  carnage,  les  rapines  et  la  luxure; 
a  il  me  semble  qu'elles  plongent  dans  la  servitude  cette  noblesse 
«  des  Corinthiens  qui  vint  autrefois  s'établir  dans  la  Sicile^  vaine- 
«  ment  riche  de  philosophes  et  de  poètes,  et  pour  laquelle  le  joug 
a  de  ses  anciens  tyrans  aurait  été  moins  lourd.  Malheur  à  toi^ 
«  Âréthuse,  plongée  dans  une  si  grande  misère  !  car^  au  lieu  des 
«  chants  mélodieux  de  tes  poètes,  tu  entendras  les  clameurs  des 
c  Allemands  ivres^  et  tu  seras  le  jouet  de  leurs  passions  bru- 
«  taies  (!)•» 

Comme  il  arrive  dans  les  moments  où  l'autorité  n'a  plus  de 
force^  la  tourbe  et  les  meneurs  du  peuple  levaient  la  tète;  mais, 
dans  ces  occasions,  il  faut  toujours  un  bouc  émissaire^  et  les  Sar- 
rasins furent  les  victimes  désignées.  Bien  qu'on  tolérât  ce  peuple, 
on  ne  pouvait  espérer  de  paix  soUde  entre  les  maîtres  anciens  et 
les  nouveaux,  entre  deux  religions  si  opposées ,  l'une  soumise  à 
Maroc,  Fautre  à  Rome.  Les  Arabes  s'étaient  agités  pendant  la 
minorité  de  Guillaume,  et  Abou'l-Gassem  des  Amadites  d'Afrique 
s'était  entendu  avec  les  eunuques  du  palais  et  les  barons  mécon- 
tents pour  renverser  le  Français  Etienne  du  Perche.  Les  Paler- 
mitains  saccagèrent  les  maisons  des  Sarrasins,  dont  ils  tuèrent 
un  grand  nombre  ;  les  autres  s'ouvrirent  un  passage  par  force,  et 
se  retirèrent  dans  le  val  de  Mazzara,  où  vivaient  plus  de  cent  mille 
de  leurs  frères,  qui  prirent  les  armes  pour  les  venger;  ils  ne 
s'apaisèrent  que  sur  la  promesse  d'être  garantis  contre  toute  vio- 
lence et  de  conserver  les  anciens  privilèges.  . 

Lors  même  que  de  pareils  incendies  éclatent  spontanément, 
il  se  trouve  toujours  quelqu'un  pour  les  alimenter,  afin  que  la 
nécessité  de  l'ordre  contraigne  à  prendre  le  parti  que  suggère  ^ 

(1)  Bisté  Sieula,  pag.  262  et  siÙTantes. 


12  TANGRiSBE  DE  LEGGE. 

un  individu  rusé;  il  fui  donc  résolu  que  l'on  convoquerait  le 
parlement  des  barons  afin  d'élire  un  roi. 

Roger  de  la  Fouille^  frère  aîné  du  premier  roi  de  Sicile,  avait 
eu  de  la  fiUe  de  Robert,  comte  de  Lecce»  Tancrède,  qui  fut  bien- 
tôt orphelin.  Guillaume  le  Mauvais  avait  persécuté  ce  bâtard, 
qu'il  incarcéra  d'abord  et  bannit  ensuite.  L'autre  Guillaume  l'ac- 
cueillit à  sa  cour,  lui  confia  Tarmée  contre  la  Grèce  et  le  nomma 
comte  de  Lecce.  Instruit  par  le  malheur,  prudent,  versé  dans  les 
mathématiques,  l'astrologie,  la  musique,  il  parut  digne  de  la 
couronne,  et  l'obtint.  La  Matrice^  précieux  monument  d'architec- 
ture mauresque,  mêlée  de  style  normand,  et  datas  laquelle  on  ad- 
mire encore,  bien  que  détériorées  par  Tincendie  de  iSii,  les 
tombes  de  ces  rois,  retentit  d'acclamations  au  couronnement  de 
Tancrède  et  de  son  jeune  fils  Roger;  il  fut  reconnu  par  toutes  les 
provinces  de  terre,  et  le'  pontife  s'empressa  de  lui  donner  l'in- 
vestiture. 

A  cette  époque,  les  croisés  d'Angleterre  et  de  France,  con- 
duits par  leurs  rois,  Richard  Cœur-de-lion  et  Philippe,  station- 
naient ensemble  à  Messine,  afin  de  passer  en  terre  sainte  après 
l'hiver.  Une  tempête  horrible  jeta  la  flotte  génoise  sur  les  côtes 
de  Caiabre,  et  les  Français,  après  avoir  perdu  chevaux  et  provi- 
sions, abordèrent  en  Sicile  dans  un  état  misérable.  Richard ,  de 
race  normande  et  d'une  audace  impatiente,  traversa  presque 
seul,  à  cheval,  les  montagnes  de  Galabre,  et  se  rendit  à  Messine. 
La  chasse  était  un  privilège  en  Angleterre,  mais  non  en  Sicile. 
Un  jour  que  Richard  se  livrait  à  ce  plaisir,  il  entendit  le  cri  d'un 
'  faucon  dans  la  cabane  d'un  paysan,  où  il  entra  pour  emporter 
l'oiseau;  mais  les  Siciliens,  peu  façonnés  à  la  servitude,  repous- 
sèrent à  coups  de  pierres  et  de  bâtons  l'orgueilleux  Anglais,  qui 
ne  dut  son  salut  qu'à  la  fuite. 

Tancrède  était  inquiet  de  l'arrivée  de  Philippe-Auguste,  allié 
de  Henri  VI  et  de  Richard,  frère  de  la  veuve  de  Guillaume,  qu^il 
avait  enfermée  dans  une  prison.  En  effet,  il  fut  contraint  de  lui 
rendre  la  liberté,  en  lui  restituant  sa  dot  de  24,000  onces  d'or  ; 
mais  Richard  exigeait  encore,  à  titre  de  douaire,  quantité  de  vases 
d'or  et  d'argent,  un  trône,  deux  trépieds,  une  table  large  d'un 
demi-mètre  et  longue  de  quatre,  objets  tout  d'or,  une  tente  de 
damas  capable  de  contenir  deux  cents  cavaliers,  plus  cent  ga- 
lères approvisionnées  pour  une  année,  tant  la  Sicile  était  fa- 
meuse par  ses  richesses  !  Sur  le  refus  de  Tancrède,  les  Anglais 
assaillirent  Messine,  qui  se  défendit  h  coups  de  pierres,  et  dont 


*^ 


13  avril. 


GOUBOMNBUENT  DE  HENRI   VI.  13 

la  résistance  força  Richard  à  consentir  à  un  traité;  il  jura  paix 
et  protection^  et  fiança  une  fille  de  Tancrède  à  rtiéritier  d'An- 
gleterre. 

Henri  YI,  couronné  roi  des  Romains,  résolut  de  soutenir  ses  tm 
droits  menacés,  et  vint  en  Italie'avec  ses  feudataires,  qui^  ruinés 
par  la  croisade,  espéraient  trouver  dans  la  Péninsule  Toccasion 
de  réparer  leurs  pertes.  A  Texemple  de  son  père^  rêvant  la  do- 
mination universelle,  il  se  proposait  de  conquérir  la  Sicile^  de  se 
faire  couronner  à  Rome,  de  dompter  la  Lombardie  et  la  Toscane^ 
de  soumettre  les  côtes  d'Afrique  déjà  tributaires  des  Normands^ 
et  de  s'emparer  du  trône  de  Constantinople,  proie  certaine  du 
premier  occupant;  mais^  comme  il  n'avait  pas  de  forces  suffi- 
santes pour  accomplir  de  si  vastes  desseins^  il  dut  acheter  le 
concours  des  cités  lombardes  au  prix  de  son  alliance  et  de  non- 
veaux  privilèges. 

Lorsqu'il  eut  obtenu  les  secours  de  ces  villes  et  des  républi- 
ques maritimes^  il  se  dirigea  vers  Rome.  Célestin  III,  nommé 
pape  à  Tâge  de  quatre-vingt-cinq  ans,  différait  sa  propre  consé- 
cration pour  n'être  pas  obligé  de  couronner  Henri;  les  Romains 
offrirent  alors  à  l'empereur  de  contraindre  le  pontife  à  céder^ 
pourvu  qu'il  abandonnât  à  leur  vengeance  Tusculum^  objet  con- 
stant de  leur  haine  et  de  leurs  fréquentes  attaques.  Henri  YI  ac- 
céda à  leur  désir  fratricide  ;  le  pape  consacré,  Henri  et  sa  femme, 
après  des  serments  réitérés,  furent  reçus  dans  la  ville  ;  ils  en- 
trèrent par  la  porte  Colline,  en  jetant  de  l'argent  au  peuple 
pour  qu'il  applaudit,  et  s'avancèrent,  par  Borgonuovo,  jusqu'à 
Sainte-Marie-Transpontine,  d'où  le  clergé  les  conduisit  en  proces- 
sion au  Yatican.  Au  devant  marchaient  le  préfet  de  Rome,  l'épée 
nue,  le  comte  du  Sacré-Palais,  les  magistrats  de  la  république, 
qui  étaient  suivis  des  juges,  des  chambellans,  de  l'impératrice, 
des  évoques  allemands  et  italiens,  des  princes  et  dignitaires  de 
l'empire.  Célestin,  assis  sur  un  trône  élevé,  occupait  la  plate- 
forme de  l'escalier  de  Saint-Pierre,  avec  les  cardinaux,  les  évo- 
ques et  les  prêtres  à  sa  droite,  les  diacres  à  sa  gauche,  et,  der- 
rière, les  sous-diacres,  la  noblesse  romaine  et  les  officiers  du 
palais.  Le  roi,  ayant  mis  pied  à  terre,  alla  baiser  le  pied  du  pon- 
tife; puis,  à  genoux  et  la  main  sur  l'Évangile,  il  jura  de  lui  être 
fidèle  et  de  l'aider  à  conserver  ses  biens,  ses  honneurs,  ses  droits. 
Le  pape  lui  demanda  trois  fois  s'il  voulait  rester  en  paix  avec 
rÉglise  et  se- montrer  son  fils  respectueux;  sur  sa  réponse  affir- 
mative il  repartit  :  a  Et  moi,  je  te  reçois  comme  un  enfant  chéri, 


14  GOVRONNiMBKT*  D«  HJiHAI  VI. 

et  je  te  donne  la  paix,  comme  Dieu  la  donna  à  ses  disciples»  >  Et 
il  l'embrassa. 

Après  cette  première  cérémonie,  tous  défilèrent  en  procession  ; 
à  la  porte  Argentée,  après  avoir  subi  un  examen  sur  sa  foi  reli- 
gieuse, l'empereur  reçut  la  déricature  en  promettant  de  réprou- 
ver les  hérétiques,  d'assister  les  pauvres  et  les  pèlerins.  Le  car-- 
dinal  d'Ostie  oignit  Henri  au  bras  droit  et  entre  les  épaules;  le 
pontife  lui  présenta  Fanoeau,  Tépée,  le  sceptre,  et  lui  mit  sur  la 
télé,  ainsi  qu'à  sa  femme,  la  couronne  d'or  (1). 

Puis  on  célébra  le  saint  sacrifice ,  pendant  lequel  des  chants 
d'allégresse  souhaitaient  victoire  et  longue  vie  au  pape,  à  Tem** 
pereur,  à  ^impératrice.  L'empereur  offrit  le  pain,  le  cierge,  Tor, 
et  reçut  Peucharistie.  La  messe  tenninée,  le  comte  du  palais  lui 
chaussa  les  bottes  impériales  et  les  éperons  de  saint  Maurice* 
Enfin,  Henri  tint  Tétrier  du  cheval  blanc  du  pape  et  leeondujsit 
au  palais  de  Latran.  Au  dtner,  il  s'assit  h  la  droite  du  pontife , 
tandis  que  l'impératrice,  dans  une  salle  séparée,  fêtait  les  évâ^ 
ques  et  les  grands. 

Le  spectacle  de  sang  ne  n^anqua  point  à  la  cérémonie*  La 
garnison  allemande  étant  sortie  de  Tusculum,  les  Romains,  sans 
écouter  ni  prières  ni  gémissements,  égorgèrent,  aveuglèrent, 
mutilèrent  les  habitants  de  cette  ville,  et  la  détruisirent  (2).  Quel- 
ques-uns purent  se  réfugier  dans  les  montagnes;  d'autres i  par 
amour  du  sol  natal,  s'établirent  dans  le  voisinage  de  leur  patrie 
dévastée,  s'abritant  sous  des  huttes  de  branches  {fratQati)f  d'où 
le  pays  tira  son  nom. 

Après  ce  témoignage  déplorable  de  sa  présence,  Henri,  par  le 
concours  de  troupes  nombreuses^  par  les  promesses,  par  la  cor- 
ruption ,  entreprend  l'œuvre  de  la  conqu^^e  ;  contrarié  p^ir  le 


(1)  Ro^er  Hoveden,  chroniqueur  anglais,  raconte  ({ue  le  pape  mit  sur  la  tète 
de  l'empereur  et  de  Timpératrice  la  couronne  avec  les  pieds,  et  qu'immédia- 
tement il  la  fit  toffliier  avec  les  pieds,  pour  signifier  qu'il  avait  rautorité  de 
donner  et  d'enlever  }es  ToyauniM.  L«  fait  est  pMi  probublst 

Le  serment  était  ;  Mgo  IV.  fuHifUt  imperator,  jurg  me  têrvatur^m  Romanis 
bonas  co/uuemdinté,  etjirmo  eharttu  lofius  generis  pt  liftcUi  sinefruittU  et  nudo 
ÎNgenh,  Sic  me  De^s  adjwet  et  hœe  tancia  Evangelia,  Les  cérémonies  du  cou- 
ronnement sont  décrites  par  le  cardinal  Gencio,  qui  fut  ensuite  pape  sous  le 
nom  d'Honorius  III,  et  qui  avait  assisté  au  couronnement  de  Henri.  Elles  ont  été 
publiées  par  Pbbtz,  Monum.  germ,  hist.,  tome  IV,  p.  tS7. 

(2)  Imperium  in  hoc  non  meetiocri/er  dehotietlavit,  QrsTO  DB  S.  Blasio  ^ 
pag.  8S9, 


HINiU  Tl  PAN8  ÎJÊ  &OTAUMB  VS  U  lOmkMUt,  iS 

pape  (1)^  aidé  par  Vabbé  de  UonirCamn,  il  prend  et  dévaste  les 
cités>  etj  sana  renooDtrer  d'obstacles,  arrive  devant  Naples  et 
l'assiège.  Cette  ville,  restreinte  alors  au  quartier  qui,  du  bas  de 
Saint-Ëlme  et  du  Capodimonte,  se  dirige  en  pente  douce  jusqu'à 
la  mer,  défendue  par  de  forts  épaulements  et  de  bonnes  troupes, 
sous  le  coaunandement  du  brave  Aligemo  Cuttone,  et  maîtresse 
de  la  mer,  résiste  à  Tattaque.  Les  Pisans  et  les  Génois  amènent 
des  navires  pour  ^seconder  les  Allemands,  qui  dévastent  la  cam^ 
pagne;  mais  les  nmladies  punissent  les  envi^sseurs,  et  Henri 
retourne  en  Allemagne  plus  soucieux  que  repentant.  Les  Génois 
et  les  Pisans  cessent  de  favoriser  un  allié  malheureux  ;  les  âa« 
lernitains  arrêtent  Constance  et  la  livrent  à  Tanerède,  qui  la  re- 
tient prisonnière  en  Sicile,  jusqu'à  ce  que ,  sur  les  instances  du 
pape 9  il  la  rendit  sans  conditions  ni  rançon,  comptant  siv  sa 
gratitude. 

Tancrède,  qui  n'avait  pas  su  se  montrer  digne  du  diadème  en  i  lu^i 
le  défendant  lui^^méme,  mourut  bientôt.  Gomme  son  fils  aîné  l'a- 
vait précédé  dans  la  tombe,  il  ne  laissait  que  le  Jeune  Guil* 
laume  III,  sous  la  tutelle  de  sa  femme  Sibylle  d'Acerra  ;  au  mi- 
lieu des  luttes  des  barons  et  des  chevaliers,  luttes  acharnées,  lon- 
gues, désastreuses  et  sans  résultat,  la  croisade  avait  eu  nssiie 
la  plus  funeste,  Philippe-Auguste,  ayant  débarqué  à  Otrante, 
obtint  à  Rome  du  pape  la  dispense  de  son  vmu  et  la  palme  des 
pèlerins.  Cœur-de-lion  lui-même,  après  des  exploits  da  paladin, 
revint  en  Europe  travesti  pour  échapper  k  ses  nombreux  enne- 
mis ;  mais  le  duc  d'Autriche  le  fit  arrêter,  et,  moyennant  W^OOU  119-! 
marcs  d'argent,  le  livra  à  l'empereur,  qui  le  revendit  à  l'Angle* 
terre  au  prix  de  400,000,  outre  la  moitié  de  cette  somme  pour 
terminer  Pentreprise  de  la  Sicile  (S)« 


(1)  Jmperator  ipse  regnum  intrat,  papa  prohibente  et  contradicente,  RicÀrdi 
S.  GBRlfAin,  pag.  972. 

(2)  L«mare  de  Cologne  pèw  233  grasnmes  87.  Le  franc  contient  4  greni- 
ma  et  1/2  d'argent  Bn  ;  ainii  le  mare  de  Golof;ne  vant  51  fr.  97.  Donc  100,000 
marcs  font  5,197,100  fr«  La  Sicile  avait  dei  teki/ati,  monjMÛe  grec<|ue  aimi 
appelée  parce  qu'elle  portait  la  figure  d^une  barque.  Une  di»  ces  pièces^  avec  le 
nom  de  Guillaume  II  en  arabe^  pèse  16 grains  d'or  fin;  elle  vaudrait  doue  au» 
jourd^hui  2fr.  88.  Une  autre  monnaie  sicilienne  était  le  tari;  sur  la  fin  du 
douzième  siècle,  on  faisait  24  tari  avec  une  once  d'or  ;  chaque  tari  pesait  donc 
0  gr.  S792,  et  valait  2  fr.  63  d*aujourd'liul.  Peu  après,  on  tirait  29  1/2  d'ime 
onee^  et  le  poids  varie  souvent;  aussi  c*était  l'empreinte  qui  Karaatissait  ic  titre; 
dtt  rafl«»  on  traitait  nu  poids. 


16     HBNRI  VI  DANS  LE  ROYAUME  ET  LA  LOMBARDIE. 

Alléchés  par  cette  somme^  les  barons  allemands  accoururent 
offrir  lein^  services  à  Henri^  qui ,  ses  préparatifs  terminés^  des- 
cendit dans  la  Lombardie^  bouleversée  par  de  nouveaux  troubles. 
Les  évéques  avaient  peidu  l'autorité  temporelle^  et  le  pouvoir 
communal^  faible  encore^  ne  garantissait  pas  la  tranquillité.  Les 
divers  ordres  participaient  à  l'administration  dans  une  mesure 
différente,  et  les  rapports  variaient  selon  les  pays  ;  chaque  ville 
avait  donc  une  politique  et  des  lois  distinctes.  En  somme^  l'an- 
cien édifice  était  démoli^  mais  le  nouveau  ne  s'élevait  pas  en- 
core. Les  ligues  étaient  plutôt  un  obstable  à  la  loi  qu'un  moyen 
d'établir  la  concorde.  Les  seigneurs^  restés  indépendants^  s'ar- 
rogeaient des  droits  de  souveraineté;  les  grandes  cités  voulaient 
soumettre  celles  du  voisinage^  et  l'énergie  de  la  haine  passait 
pour  de  l'héroïsme.  Si  quelqu'un^  au  milieu  de  cette  confusion 
(du  reste  naturelle  dans  tout  régime  nouveau) ,  entreprenait  de 
rétablir  Tordre^  il  avait  recours  à  des  moyens  tyranniques. 
i  19!^  Henri,  comme  témoignage  de  faveur  envers  P^vie  et  Crémone, 

avait  permis  à  la  première  de  se  servir  de  toutes  les  eaux  du 
Tésin^  et  soumis  Cômeà  la  seconde.  Ces  deux  cités  ^  enor- 
gueillies, s'étaient  alliées  avec  Lodi^  Côme^  Bergame  et  le  mar- 
quis de  Montferrat  pour  combattre  Milan  ;  bien  que  cette  ville 
triomph&t  sur  les  champs  de  bataille ,  elle  se  trouvait  entourée 
d'ennemis  qui  ravageaient  ses  campagnes  et  interrompaient  son 
commerce. 

Henri  réunit  les  états  à  Verceil,  et  s'occupa  de  rétablir  la  tran- 
quillité; maiSy  comme  il  n'avait  ni  la  politique  ni  la  force  de  son 
père^  il  n'obtint  que  de  faibles  résultats.  Alors  il  se  dirigea  vers 
Génes^ bouleversée  aussi  parles  factions,  les  fréquentes  querelles 
de  gouvernements  éphémères^  et  qui  se  trouvait,  à  cette  épo- 
que^ sous  le  podestat  Oberto  d'Olevano,  de  Pavie.  Il  écrivit  aux 
Génois  :  a  Si^  avec  votre  aide^  je  recouvre  le  royaume ,  Thon* 
«  neur  sera  pour  moi^  et  le  profit  pour  vous;  car  ni  moi  ni  mes 
a  Allemands  n'y  séjournerons,  mais  vous-mêmes.  »  Il  continuait 
en  confirmant  les  exemptions  précédentes,  et  leur  donnait, 
avec  de  nouvelles  juridictions  et  des  privilèges,  la  ville  de  Syra« 
cuse,  plus  250  fiefs  dans  le  val  de  Noto.  Pise  reçut  également  en 
fiefs  Gaête,  Mazzara,  Trapani  et  la  moitié  de  Palerme,  de  Saleme, 
de  Naples,  de  Messine ,  outre  de  grandes  possessions  en  Tos- 
cane ;  c'est  à  l'aide  de  ces  promesses ,  dont  il  était  d'autant 
plus  prodigue  qu'il  avait  moins  l'intention  de  les  remplir,  qu'il 
obtint  des  secours.  Aussitôt  qu'il  eut  pénétré  dans  le  royaume. 


HENRI    VI. 


13 


itir  à  un  traité;  il  jura  paix 
Tancrède  à  l'héritier  d'An- 


i 


lins,  résolut  de  soutenir  ses 

^ec  ses  feudataires^  qui^  ruinés 

dans  la  Péninsule  Toccasion 

iple  de  son  père,  rêvant  la  do- 

àX  de  conquérir  la  Sicile,  de  se 

la  Lombardie  et  la  Toscane, 

tributaires  des  Normands, 

itinople,  proie  certaine  du 

•  il  n^avait  pas  de  forces  suffi* 

les  desseins,  il  dut  acheter  le 

I  prix  de  son  alliance  et  de  nou- 

rrs  de  ces  villes  et  des  républi* 
m  Rome.  Gélestin  111,  nommé 
q  ans,  différait  sa  propre  consé- 
j  oouronner  Henri  ;  les  Romains 
contraindre  le  pontife  à  céder, 
^engeance  Tusculum,  objet  con- 
[uentes  attaques.  Henri  Y!  /ic- 
^pe  consacré,  Henri  et  sa  femme, 
int  reçus  dans  la  ville  ;  ils  en- 
jetant  de  l'argent  au  peuple 
^rent,  par  Borgonuovo,  jusqu'à 
le  clergé  les  conduisit  en  proces- 
chaient  le  préfet  de  Rome,  Tépée 
les  magistrats  de  la  république, 
is  chambellans,  de  l'impératrice, 
IKDS,  des  princes  et  dignitaires  de 
|n  trône  élevé,  occupait  la  plate- 
|rre,  avec  les  cardinaux,  les  évê- 

kles  diacres  à  sa  gauche,  et,  der- 
isse  romaine  et  les  officiers  du 
I  terre,  alla  baiser  le  pied  du  pon- 
I  sur  l'Évangile,  il  jura  de  lui  être 
les  biens,  ses  honneurs,  ses  droits. 
Ms  s'il  voulait  rester  en  paix  avec 
respectueux;  sur  sa  réponse  affir- 
f  te  reçois  comme  un  enfant  chéri. 


1191 
13  avril. 


42  TANGREBE  DE  LEGGE. 

un  individu  rusé;  il  fui  donc  résolu  que  Ton  convoquerait  le 
parlement  des  bûons  afin  d'élire  un  roi. 

Roger  de  la  Fouille^  frère  atné  du  premier  roi  de  Sicile^  avait 
eu  de  la  fille  de  Robert^  comte  de  Lecce,  Tancrède^  qui  fut  bien- 
tôt orphelin.  Guillaume  le  Mauvais  avait  persécuté  ce  bâtard, 
qu'il  incarcéra  d'abord  et  bannit  ensuite.  L'autre  Guillaume  l'ac- 
cueillit à  sa  cour,  lui  confia  l'armée  contre  la  Grèce  et  le  nomma 
comte  de  Lecce.  Instruit  par  le  malheur^  prudent^  versé  dans  les 
mathématiques^  l'astrologie^  la  musique,  il  parut  digne  de  la 
couronne^  et  l'obtint.  La  Matrice^  précieux  monument  d'architec- 
ture mauresque,  mêlée  de  style  normand,  et  dans  laquelle  on  ad- 
mire encore,  bien  que  détériorées  par  rincendie  de  1811,  les 
tombes  de  ces  rois,  retentit  d'acclamations  au  couronnement  de 
Tancrède  et  de  son  jeune  fils  Roger;  il  fut  reconnu  par  toutes  les 
provinces  de  terre,  et  le'  pontife  s'empressa  de  lui  donner  l'in- 
vestiture. 

A  cette  époque,  les  croisés  d'Angleterre  et  de  France,  con- 
duits par  leurs  rois,  Richard  Cœur-de-lion  et  Philippe,  station- 
naient ensemble  à  Messine,  afin  de  passer  en  terre  sainte  après 
l'hiver.  Une  tempête  horrible  jeta  la  flotte  génoise  sur  les  côtes 
de  Calabre,  et  les  Français,  après  avoir  perdu  chevaux  et  provi- 
sions, abordèrent  en  Sicile  dans  un  état  misérable.  Richard ,  de 
race  normande  et  d'une  audace  impatiente,  traversa  presque 
seul,  à  cheval,  les  montagnes  de  Calabre,  et  se  rendit  à  Messine. 
La  chasse  était  un  pnvilége  en  Angleterre,  mais  non  en  Sicile. 
Un  jour  que  Richard  se  livrait  à  ce  plaisir,  il  entendit  le  cri  d'un 
*  faucon  dans  la  cabane  d'un  paysan,  où  il  entra  pour  emporter 
l'oiseau;  mais  les  Siciliens,  peu  façonnés  à  la  servitude,  repous- 
sèrent à  coups  de  pierres  et  de  bâtons  l'orgueilleux  Anglais,  qui 
ne  dut  son  salut  qu'à  la  fuite. 

Tancrède  était  inquiet  de  l'arrivée  de  Philippe-Auguste,  allié 
de  Henri  VI  et  de  Richard,  frère  de  la  veuve  de  Guillaume,  qu^il 
avait  enfermée  dans  une  prison.  En  effet,  il  fut  contraint  de  lui 
rendre  la  liberté,  en  lui  restituant  sa  dot  de  24,000  onces  d'or  ; 
mais  Richard  exigent  encore,  à  titre  de  douaire,  quantité  de  vases 
d'or  et  d'argent ,  un  trône,  deux  trépieds,  une  table  large  d'un 
demi-mètre  et  longue  de  quatre,  objets  tout  d'or,  une  tente  de 
damas  capable  de  contenir  deux  cents  cavaliers,  plus  cent  ga- 
lères approvisicmnées  pour  une  année,  tant  la  Sicile  était  fa- 
meuse par  ses  richesses  !  Sur  le  refus  de  Tancrède,  les  Anglais 
assaillirent  Messine,  qui  se  défendit  à  coups  de  pierres,  et  dont 


13  avril. 


GOUBONNSMENT  DE  HENRI   VI.  13 

la  résistance  força  Richard  à  consentir  à  un  traité;  il  jura  paix 
et  protection  ^  et  fiança  une  fille  de  Tancrède  à  rtiéritier  d'An- 
gleterre. 

Henri  YI,  couronné  roi  des  Romains,  résolut  de  soutenir  ses  }m 
droits  menacés,  et  vint  en  ltalie*avec  ses  feudataires^  qui^  ruinés 
par  la  croisade,  espéraient  trouver  dans  la  Péninsule  Toccasion 
de  réparer  leurs  pertes.  A  Texemple  de  son  père^  rêvant  la  do-- 
mination  universelle,  il  se  proposait  de  conquérir  la  Sicile^  de  se 
faire  couronner  à  Rome,  de  dompter  la  Lombardie  et  la  Toscane, 
de  soumettre  les  côtes  d'Afrique  déjà  tributaires  des  Normands^ 
et  de  s'emparer  du  trône  de  Gonstantinople,  proie  certaine  du 
premier  occupant;  mais^  comme  il  n'avait  pas  de  forces  suffi- 
santes pour  accomplir  de  si  vastes  desseins^  il  dut  acheter  le 
concours  des  cités  lombardes  au  prix  de^  son  alliance  et  de  nou- 
veaux privilèges. 

Lorsqu'il  eut  obtenu  les  secours  de  ces  villes  et  des  républi* 
ques  maritimes^  il  se  dirigea  vers  Rome.  Gélestin  III ,  nommé 
pape  à  rage  de  quatre-vingt-cinq  ans^  différait  sa  propre  consé- 
cration pour  n'être  pas  obligé  de  couronner  Henri;  les  Romains 
offrirent  alors  à  l'empereur  de  contraindre  le  pontife  à  céder^ 
pourvu  qu'il  abandonnât  à  leur  vengeance  Tusculum^  objet  con- 
stant de  leur  haine  et  de  leurs  fréquentes  attaques.  Henri  YI  /ac- 
céda à  leur  désir  fratricide  ;  le  pape  consacré^  Henri  et  sa  femme^ 
après  des  serments  réitérés,  furent  reçus  dans  la  ville  ;  ils  en» 
trèrent  par  la  porte  Colline^  en  jetant  de  l'argent  au  peuple 
pour  qu'il  applaudit,  et  s'avancèrent^  par  Borgonuovo^  jusqu'à 
Sainte-Marie-Transpontine^d'oùle  clergé  les  conduisit  en  proces- 
sion au  Yatican.  Au  devant  marchaient  le  préfet  de  Rome^  l'épée 
nue^  le  comte  du  Sacré-Palais,  les  magistrats  de  la  république, 
qui  étaient  suivis  des  juges,  des  chambellans,  de  l'impératrice^ 
des  évoques  allemands  et  italiens^  des  princes  et  dignitaires  de 
l'empire.  Gélestin,  assis  sur  un  trône  élevé,  occupait  la  plate^ 
forme  de  l'escalier  de  SaintrPierre,  avec  les  cardinaux,  les  évê- 
ques  et  les  prêtres  à  sa  droite,  les  diacres  à  sa  gauche^  et^  der- 
rière, les  sous-diacres^  la  noblesse  romaine  et  les  officiers  du 
palais.  Le  roi^  ayant  mis  pied  à  terre,  alla  baiser  le  pied  du  pon- 
tife; puis^  à  genoux  et  la  main  sur  l'Évangile,  il  jura  de  lui  être 
fidèle  et  de  l'aider  à  conserver  ses  biens,  ses  honneurs,  ses  droits. 
Le  pape  lui  demanda  trois  fois  s'il  voulait  rester  en  paix  avec 
l'Église  et  se« montrer  son  fils  respectueux;  sur  sa  réponse  affir* 
mative  il  repartit  :  a  £t  moi^  je  te  reçois  comme  un  enfant  chéri^ 


4â  TANGRÈDE  DE  LEGGE. 

un  individu  rusé;  il  fut  donc  résolu  que  Ton  convoquerait  le 
parlement  des  barons  afin  d'élire  un  roi. 

Roger  de  la  Fouille,  frère  atné  du  preimer  roi  de  Sicile,  avait 
eu  de  la  fiUe  de  Robert,  comte  de  Lecce,  Tancrède,  qui  fut  bien- 
tôt orphelin.  Guillaume  le  Mauvais  avait  persécuté  ce  bâtard, 
qu'il  incarcéra  d'abord  et  bannit  ensuite.  L'autre  Guillaume  l'ac- 
cueillit à  sa  cour,  lui  confia  Tarmée  contre  la  Grèce  et  le  nomma 
comte  de  Lecce.  instruit  par  le  malheur,  prudent,  versé  dans  les 
mathématiques,  l'astrologie,  la  musique,  il  parut  digne  de  la 
couronne,  et  l'obtint.  La  Matricey  précieux  monument  d'architec- 
ture mauresque,  mêlée  de  style  normand,  et  dans  laquelle  on  ad- 
mire encore,  bien  que  détériorées  par  rincendie  de  1811,  les 
tombes  de  ces  rois,  retentit  d'acclamations  au  couronnement  de 
Tancrède  et  de  son  jeune  fils  Roger;  il  fut  reconnu  par  toutes  les 
provinces  de  terre,  et  le'  pontife  s'empressa  de  lui  donner  l'in- 
vestiture. 

A  cette  époque,  les  croisés  d'Angleterre  et  de  France,  con- 
duits par  leurs  rois,  Richard  Ck£ur-de-lion  et  Fhilippe,  station- 
naient ensemble  à  Messine,  afin  de  passer  en  terre  sainte  après 
l'hiver.  Une  tempête  horrible  jeta  la  flotte  génoise  sur  les  côtes 
de  Calabre,  et  les  Français,  après  avoir  perdu  chevaux  et  provi- 
sions, abordèrent  en  Sicile  dans  un  état  misérable.  Richard ,  de 
race  normande  et  d'une  audace  impatiente,  traversa  presque 
seul,  à  cheval,  les  montagnes  de  Calabre,  et  se  rendit  à  Messine. 
La  chasse  était  un  privilège  en  Angleterre,  mais  non  en  Sicile. 
Un  jour  que  Richard  se  livrait  à  ce  plaisir,  il  entendit  le  cri  d'un 
'  faucon  dans  la  cabane  d'un  paysan,  où  il  entra  pour  emporter 
l'oiseau;  mais  les  Siciliens,  peu  façonnés  à  la  servitude,  repous- 
sèrent à  coups  de  pierres  et  de  bâtons  l'orgueilleux  Anglais,  qui 
ne  dut  son  salut  qu'à  la  fuite. 

Tancrède  était  inquiet  de  l'arrivée  de  Philippe-Auguste,  allié 
de  Henri  YI  et  de  Richard,  frère  de  la  veuve  de  Guillaume,  qu'il 
avait  enfermée  dans  une  prison.  En  effet,  il  fut  contraint  de  lui 
rendre  la  liberté,  en  lui  restituant  sa  dot  de  24,000  onces  d'or  ; 
mais  Richard  exigeait  racore,  à  titre  de  douaire,  quantité  de  vases 
d'or  et  d'argent,  un  trône,  deux  trépieds,  une  table  large  d'un 
demi-mètre  et  longue  de  quatre,  objets  tout  d'or,  une  tente  de 
damas  capable  de  contenir  deux  cents  cavaliers,  plus  cent  ga- 
lères approvisi(xmées  pour  une  année,  tant  la  Sicile  était  fa- 
meuse par  ses  richesses  I  Sur  le  refus  de  Tancrède,  'les  Anglais 
assaillirent  Messine,  qui  se  défendit  à  coups  de  pierres,  et  dont 


13  avriL 


COURONNEMENT  DE  HENRI   VI.  13 

la  résistance  força  Richard  à  consentir  à  un  traité;  il  jura  paix 
et  protection  ^  et  fiança  une  fille  de  Tancrède  à  l'héritier  d'An- 
gleterre. 

Henri  YI,  couronné  roi  des  Romains,  résolut  de  soutenir  ses  ii9i 
droits  menacés,  et  vint  en  ltalie*avec  ses  feudataires^  qui^  ruinés 
par  la  croisade,  espéraient  trouver  dans  la  Péninsule  Toccasion 
de  réparer  leurs  pertes.  A  Texemple  de  son  père^  rêvant  la  do- 
mination universelle,  il  se  proposait  de  conquérir  la  Sicile^  de  se 
faire  couronner  à  Rome,  de  dompter  la  Lombardie  et  la  Toscane^ 
de  soumettre  les  côtes  d'Afrique  déjà  tributaires  des  Normands^ 
et  de  s'emparer  du  trône  de  Gonstantinople,  proie  certaine  du 
premier  occupant  ;  mais^  comme  il  n^avait  pas  de  forces  suffis 
santés  pour  accomplir  de  si  vastes  desseins^  il  dut  acheter  le 
concours  des  cités  lombardes  au  prix  de^  son  alliance  et  de  nou- 
veaux privilèges. 

Lorsqu'il  eut  obtenu  les  secours  de  ces  villes  et  des  républi* 
ques  maritimes^  il  se  dirigea  vers  Rome.  Gélestin  III  ^  nommé 
pape  à  rftge  de  quatre-vingt-cinq  ans,  différait  sa  propre  consé- 
cration pour  n'être  pas  obligé  de  couronner  Henri;  les  Romains 
offrirent  alors  à  l'empereur  de  contraindre  le  pontife  à  céder^ 
pourvu  qu'il  abandonnât  à  leur  vengeance  Tusculum^  objet  con- 
stant de  leur  haine  et  de  leurs  fréquentes  attaques.  Henri  YI  ac- 
céda à  leur  désir  fratricide  ;  le  pape  consacré,  Henri  et  sa  femme^ 
après  des  serments  réitérés,  furent  reçus  dans  la  ville  ;  ils  en* 
trèrent  par  la  porte  Colline^  en  jetant  de  l'argent  au  peuple 
pour  quMl  applaudît,  et  s'avancèrent^  par  Borgonuovo^  jusqu'à 
Sainte-Marie-Transpontine^d'oùle  clergé  les  conduisit  en  proces- 
sion au  Yatican.  Au  devant  marchaient  le  préfet  de  Rome^  l'épée 
nne^  le  comte  du  Sacré-Palais,  les  magistrats  de  la  république^ 
qui  étaient  suivis  des  juges^  des  chambellans,  de  l'impératrice^ 
des  évoques  allemands  et  italiens^  des  princes  et  dignitaires  de 
l'empire.  Gélestin,  assis  sur  un  trône  élevé,  occupait  la  plate- 
forme de  l'escalier  de  Saint-Pierre^  avec  les  cardinaux,  les  évo- 
ques et  les  prêtres  à  sa  droite,  les  diacres  à  sa  gauche^  et^  der- 
rière, les  sous-diacres^  la  noblesse  romaine  et  les  officiers  du 
palais.  Le  roi^  ayant  mis  pied  à  terre^  alla  baiser  le  pied  du  pon- 
tife; puis^  à  genoux  et  la  main  sur  l'Évangile,  il  jura  de  lui  être 
fidèle  et  de  l'aider  à  conserver  ses  biens,  ses  honneurs^  ses  droits. 
Le  pape  lui  demanda  trois  fois  s'il  voulait  rester  en  paix  avec 
l'Église  et  se^ montrer  son  fils  respectueux;  sur  sa  réponse  affir- 
mative il  repartit  :  a  £t  moi^  je  te  reçois  comme  un  enfant  chéri^ 


22  INNOCENT  m. 

yeux  à  tous  les  clercs  trouvés  à  Tuscolum,  il  fixa  sa  résidence 
à  Velietri^  puis  à  Vérone  (!)• 

iig5         La  nouvelle  de  la  prise  de  Jérusalem  par  les  infidèles  avait 

1187  hâté  la  mort  d'Urbain  HI;  Grégoire  VIII  ^  pendant  son  règne 
très-court^  travailla  de  toutes  ses  forces  à  ramener  les  chrétiens 
dans  la  ville  sainte.  Clément  lU^  son  successeur^  parvint  à  con- 
clure la  paix  avec  les  Romains^  mais  en  sacrifiant  à  leur  ven- 
geance Tivoli  et  Tusculum. 

iiDi  Le  nouveau  pontife,  Célestin  III^  n'avait  pu  empêcher  Henri  VI 
de  disposer  de  l'héritage  de  la  comtesse  Mathilde^  et  d'assigner 
à  ses  barons  plusieurs  terres  de  la  Romagne  ;  cet  empereur 
avait  même  distribué  des  biens  situés  aux  portes  de  Rome^  ne 
laissant  à  saint  Pierre  que  la  Gampanie^  où^  du  reste^  il  était  plus 
craint  que  le  pape  (2). 
L'autorité  pontificale  avait  donc  décliné  depuis  le  règne  d'A- 

1198  lexandre  III,  et  le^  cardinaux  sentirent  la  nécessité  de  la  con- 
fier à  un  homme  vigoureux,  qui  fut  Lothaire^  de  la  famille  des 
comtes  de  Signi^  connu  sous  le  nom  d'Innocent  III.  Remarqua- 
ble par  une  érudition  qui  n'était  point  surpassée^  il  avait  écrit 
dans  sa  jeunesse  un  traité  :  Du  mépris  du  monde  et  des  misères 
de  la  eonditioû  humaine ,  non  comme  un  sceptique  qui^  dégoûté 
des  choses  terrestres^  en  prêche  la  vanité  sans  reporter  sa  pen- 
sée vers  le  ciel^  mais  en  dirigeant  le  cœur  vers  les  biens  impé- 
rissables; versé  dans  les  affaires  par  une  longue  pratique^  il  joi- 
gnait à  la  prudence  dans  les  desseins  la  fermeté  qui  exécute,  et 
riiabileté  qui  sait  trouver  les  moyens  d'exécution. 

Appelé  au  trône  pontifical  dans  toute  la  vigueur  de  l'ftge,  à 
trente-sept  ans,  il  prit  dans  le  trésor  qu'il  trouva  une  somme 
destinée  à  pourvoir  aux  circonstances  imprévues,  et  distribua  le 
reste  aux  couvents  de  Rome.  Les  établissements  de  bienfaisance 
reçurent  des  secours  réguliers;  il  destina  aux  pauvres  les  dons 
offerts  à  saint  Pierre,  et  qu'on  déposait  à  bqs  pieds,  avec  le 
dixième  de  tous  ses  revenus.  Dans  une  disette,  il  nourrit 
8,000  pauvres  par  jour,  outre  les  distributions  à  domicile; 
un  grand  nombre  d'indigents  recevaient  quinze  livres  de  pain 

(1)  A  Vérone,  on  Ut  cette  épitaphe  alàmbiquée  : 

Lttca  dédit  lucem  tibi,  Luci,  pontlficatuin 

OstSa ,  papatum  Roma ,  Vcrona  mon  ; 
Iinino  Verona  dédit  lucis  tibi  gaudia ,  Bomn 

Exsilium ,  curas  Ostia,  Luca  mori. 

(2)  In  qnaplus  timebatur  ipse  qtuvn  papa,  Gesta  hinocentii,  §  8. 


INNOCENT  III.  23 

par  semaine^  et  quelques*uns  se  présentaient  au  palais  au  mo- 
ment où  il  flnissait  ses  repas^  pour  recueillir  les  reliefs  de  sa  table. 

Un  jour,  des  pêcheurs  retirèrent  du  Tibre  trois  enfants  qu'on 
y  avait  jetés  ;  Innocent  fut  si  touché  de  ce  malheur,  qu'il  réso- 
lut d'ouvrir  un  asile  à  ces  infortunés.  Il  reconstruisit  donc  et 
agrandit  Thospice  du  Saint-Esprit  in  Sassia,  qu'il  dota  splendi- 
dement; en  outre,  il  établit  à  perpétuité  qu'à  Toctave  de  l'Epi- 
phanie, le  pape  y  porterait  le  saint  suaire  en  procession  solen- 
nelle, et  exhorterait  les  chrétiens  à  la  charité,  dont  lui-fnéme 
leur  donnerait  Texemple  en  distribuant  du  vin,  du  pain  et  de  la 
viande  à  tous  les  assistants.  Mille  cinq  cents  malades  restaient 
constamment  dans  cet  hospice,  qui  donnait  encore  asile  à  des . 
pauvres  de  toute  condition  et  de  tous  pays.  De  nos  jours  môme, 
huit  cents  enfants  abandonnés  y  sont  recueillis  annuellement, 
et,  d'ordinaire,  il  en  contient  plus  de  deux  mille.  La  dépense  est 
évaluée  à  100,000  écus  par  an. 

Cette  éminente  charité  s'associait  dans  Innocent  III  au  zèle  le 
plus  ardent  pour  la  prédication  et  la  célébration  des  offices  di- 
vins :  comme  le  prouvent  ses  traités  et  ses  homélies,  il  était 
très-versé  dans  les  Écritures  sacrées;  il  composa  plusieurs  hym- 
nes, et  l'Église  chante  encore  le  Vent  Sancte  Spiritw  et  le  Sta- 
bat  Mater. 

A  ces  qualités  de  chrétien  et  de  pontife,  il  joignait  celle  de 
prince,  mais  de  prince  dans  un  bien  meilleur  sens  que  tous  ceux 
qui  régnaient  à  son  époque.  Il  aimait  Athènes  pour  son  ancienne 
gloire,  et  Paris  pour  son  université,  à  laquelle  il  donna  des  rè- 
glements et  des  privilèges  ;  il  reconstruisait  des  églises ,  et  les 
faisait  revêtir  de  peintures  par  Marchione  d'Arezzo,  le  sculpteur 
et  l'architecte  le  plus  habile  de  la  renaissance,  et  par  d'autres.  Il 
agrandit  et  oriia  Péglise  de  Saint-Pierre  et  celle  de  Saint-Jean 
de  Latran  ;  sur  la  place  de  Nerva,  il  fit  élever  la  tour  des  Com- 
tes, la  merveille  de  ce  temps  (4),  et  qu'on  lui  a  reprochée 
comme  un  acte  de  complaisance  envers  ses  parents,  dont  l'a- 
grandissement, il  est  vrai,  Poccupa  beaucoup. 

Dans  ses  États,  il  ne  confiait  le  soin  de  rendre  la  justice  qu'à 
des  personnes  recommandables  par  le  caractère  et  le  bon  sens  ; 
profond  légiste,  il  rétablit  l'usage  de  réunir  trois  fois  par  se- 
maine, sous  sa  présidence,  une  assemblée  de  cardinaux ,  dans 

(t)  Ébraulée  par  le  tremblement  de  ten*e  de  1349|  elle  fut  ensuite  démolie 
sous  Urbain  III. 


24  s  INNOCENT  m. 

laquelle  tous  avaient  le  droit  de  proposer  des  questions.  On 
croit  que  c^est  lui  qui  institua  la  procédure  écrite,  afin  d'ex- 
clure le  soupçon  de  fraude  et  d'attester  la  régularité  des  ac- 
tes; il  fit  abolir  les  jugements  de  Dieu  (1).  Â  cette  époque,  on 
portait  à  Rome  Tappel  suprême  de  toutes  les  causes  importantes; 
Innocent  assistait  aux  consistoires  où  elles  se  débattaient^  enten- 
'  dait  souvent  lui-même  les  plaideurs  en  particulier,  examinait 
les  actes  et  adoucissait,  par  ses  formes^  les  sentences  contraires 
qu'il  était  obligé  de  prononcer.  Il  nous  reste  de  lui  trois  mille  huit 
cent  cinquante-cinq  lettres,  la  plupart  écrites  de  sa  main^  et 
comprenant  quatorze  années  (elles  manquent  pour  quatre] ,  ce 
.  qui  donne  une  moyenne  de  deux  cent  soixante  et  quinze  par  aii; 
elles  jouirent  d'un  si  grand  crédit  qu'elles  furent  adoptées  dans 
les  universités. 

Doué  d'une  mémoire  imperturbable,  il  avait  encore  une  im- 
mense érudition,  une  grande  élévation  de  pensée,  de  la  persévé- 
rance dans  l'exécution,  et  prévoyait  les  effets  avec  une  rare  sa- 
gacité; il  puisait  de  la  force  dans  les  obstacles,  répondait  et 
agissait  avec  promptitude^  mais  sans  précipitation^  avec  circons- 
pection^  mais  sans  hésiter^  et  toujours  après  avoir  consulté  ses 
cardinaux.  Sévère  avec  les  opiniâtres,  bienveillant  avec  les  per- 
sonnes dociles^  enclin  à  l'indulgence^  il  aimait  à  croire  le  bien. 
De  toutes  les  mesures  adoptées  sous  son  règne^  aucune  ne  fut 
changée  après  lui. 

C'était  avec  les  idées  de  Grégoire  VU  qu'il  acceptait  les  charges 
du  pontificat^  charges  d'autant  plus  lourdes  qu'il  fallait  alors^ 
non-seulement  s'occuper  du  salut  des  âmes  et  du  triomphe  de 
la  vérité  catholique^  mais  encore  songer  au  meilleur  gouverne- 
ment de  la  société  chrétienne^  défendre  la  liberté  de  l'Église, 
veiller  aux  intérêts  des  peuples  et  les  maintenir  dans  leurs  de- 
voirs comme  dans  leurs  droits;  assurer  la  pureté  dés  actes  et  de 
la  croyance  contre  les  simoniaques,  les  hérétiques,  les  rois 
adultères;  empêcher  Taccumulation  des  bénéfices,  donner  et  re- 
nouveler des  privilèges  aux  couvents^  aux  ordres  religieux^  aux 
églises^  ou  bien  abroger  ceux  qui  étaient  nuisibles;  introduire  des 
fêtes,  protéger  les  faibles  contre  les  prétentions  excessives  des  pré- 
la  ts  ou  des  chapitres  ;  prononcer  des  décisions  générales  sur  la  foi^ 
résoudre  des  doutes  et  des  cas  particuliers^  confirmer  ou  réviser 
les  sentences  des  légats^  faire  respecter  les  ordres  de  ses  prédé- 

(1)  Voir  le  2*  et  le  8«  canon  du  concile  de  Latran,  de  prohatione. 


60UYSRNEMENT  D'INIïOGENT  HI.  25 

cesseurs  et  révoquer  ceux  que  la  fraude  avait  surpris;  réprimer 
le  despotisme  des  rois  et  des  barons;  recommander  des  fonc- 
tionnaires ou  des  prêtres  pauvres^  sanctionner  les  conventions 
entre  ecclésiastiques  »  relever  de  Texcommunication ,  canoniser 
des  saints^  telles  étaient  en  partie  les  fonctions  qu'un  pontife 
exerçait  sur  le  monde  entier.  £t  cette  autorité^  établie  dans  le 
christianisme  pour  unir  tous  ceux  qui  le  professent^  protéger  les 
droits,  déterminer  les  devoirs  de  chacun^  faire  respecter  la  légiti- 
mité par  le  sujet  et  le  prince^  également  serviteurs  de  Dieu  dans 
les  faitâ  de  justice  et  de  véritéi  Innocent  III  la  proclamait  avec 
une  conviction  profonde. 

La  première  recommandation  qu'il  faisait  à  ses  légats^  c'était 
de  surveiller  la  conduite  du  clergé,  de  soutenir  le  bon  droite  de 
déraciner  les  abus,  de  concilier  les  différends  et  de  réfréner 
Famour  du  gain  ;  il  s'appliquait  aussi  à  extirper  les  scandales 
parmi  les  .laïques,  à  introduire  des  habitudes  qui  rendissent 
l'existence  plus  grave  et  plus  régulière,  et  protégeait  le  mariage 
contre  le  caprice  voluptueux  des  princes.  Ici,  il  impose  des  li- 
mites à  l'usure  ;  là,  il  détermine  le  costume  des  docteurs  de  Pa- 
ris et  des  chevaliers  Teutoniques;  aujourd'hui,  il  donne  au 
clergé  de  Milan  des  instructions  sur  la  manière  de  traiter  les 
nonces  en  voyage;  demain,  il  invite  le  doge  de  Venise  à  reti- 
rer un  ordre  trop  sévère  contre  un  particulier.  H  écrit  à  diRë- 
rents  princes  pour  recomnmnder  aux  uns  de  veiller  à  la  sftreté 
des  routes,  aux  autres  de  ne  pas  altérer  les  monnaies,  de  ne  pas 
aggraver  Jes  impôts,  ou  de  ne  point  imposer  de  nouveaux  péa- 
ges. Une  loi  de  l'Église  est^lle  violée,  il  la  rétablit;  le  faible  a-t-il 
reçu  une  offense,  il  en  demande  réparation.  Il  prend  sous  sa  tu- 
telle Frédéric  H,  Ladislas  de  Hongrie ,  Henri  de  Castille,  l'in- 
fant d'Aragon ,  des  prmces  orphelins.  Gauthier  de  Montpellier, 
banni  par  son  pupille,  a  recours  à  ce  pontife,  et  c'est  à  lui  en- 
core que  s'adressent  les  nations  commerçantes  pour  résoudre 
leurs  différends.  Pierre  n  d'Aragon,  le  roi  des  Bulgares  et  même 
le  roi  d'Angleterre,  n'imaginèrent  rien  de  mieux ,  pour  assurer 
leur  couronne,  que  de  se  reconnaître  les  vassaux  du  saint-siége  ; 
les  royaumes  de  Navarre,  de  Portugal ,  d'Ecosse,  de  Hongrie  et 
du  Danemark,  se  glorifiaient  de  se  placer  sous  le  haut  domaine 
de  la  papauté. 

L'édifice  pontifical  reposait  déjà  sur  des  bases  solides;  cha- 
que nouveau  pape  avait  apporté  sa  pierre,  et  Innocent  entreprit 
de  le  tenniner.  A  l'exemple  de  Grégoire  VII,  il  croyait ,  pour 


26  GOUVERNEMENT  D'INNOCENT  lU. 

assurer  la  moralité  et  la  dignité  des  prélats^  qu'il  fallait  rendre^ 
autant  que  possible^  l'Église  indépendante  du  pouvoir  temporel. 
Il  commença  donc  par  affranchir  l'autorité  pontificale  dans 
Rome^  dont  les  luttes  éternelles  obligeaient  à  concentrer  entre 
les  sept  collines  le  regard  qui  devait  embrasser  le  monde.  Les 
prétentions  contraires  de  l'empereur  et  du  pontife  avaient  accru 
l'arrogance  des  nobles^  qui  servaient  l'un  ou  l'autre^  selon  leur 
intérêt. 

Le  parti  impérial  était  représenté  par  le  préfet  de  Rome^  à  qui 
l'empereur  donnait  l'investiture  avec  l'épée;  en  outre,  il  existait 
depuis  Amauld  un  sénat  dont  le  peuple  avait  concentré  l'autorité 
dans  un  seul  magistrat  étranger,  chef  suprême  de  la*  justice,  du 
gouvernement  civil  et  de  la  force  armée,  en  un  mot,  centre  du 
gouvernement,  comme  ailleurs  le  podestat.  Clément  III,  lorsqu'il 
revinf  à  Rome>  confirma,  par  conventions  faites  avec  le  peuple, 
la  dignité  du  sénat,  la  cité,  le  droit  de  battre  monnaie,  mais  sous 
la  réserve  d'un  tiers  dans  les  bénéfices  de  la  fabrication  ;  cette 
part  devait  servir  à  éteindre  les  dettes  que  l'église  de  Saint- 
Pierre,  les  autres  églises  et  les  évêchés  avaient  contractées  pour 
subvenir  aux  frais  de  la  guerre.  Il  institua  les  régales  pour  la 
ville  et  les  dehors;  il  s'engageait,  en  outre,  à  défendre  les  capi- 
taines et  les  autres  magistrats  de  la  cité;  les  sénateurs  devaient, 
tous  les  ans,  jurer  fidélité  au  pape;  les  propriétés  deTusculum, 
de  quelque  manière  qu'on  parvînt  à  le  soumettre,  appartien- 
draient à  l'Église  romaine,  qui  donnerait  annuellement,  sur 
leur  produit,  cent  livres  pour  réparer  les  murailles  de  Rome. 
De  leur  côté,  les  sénateurs  assuraient  paix  et  sécurité  au  pape, 
aux  évoques,  aux  cardinaux,  à  toute  la  curie,  à  quiconque  en- 
trait et  restait  dans  la  ville  :  le  pape  élira  dix  individus  ou  da- 
vantage pour  chacune  des  régions  de  la  cité,  auxquelles  les  sé- 
nateurs feront  jurer  cette  paix;  quand  il  s'agira  de  défendre  lo 
patrimoine  de  saint  Pierre ,  les  Romains  fourniront  les  secours 
habituels  (1). 

Tel  était  le  gouvernement  de  Rome  à  l'avènement  d'Inno- 
cent III.  Ce  pape,  qui  savait  combien  l'intervention  des  empe- 


(1)  Antoine  Vitale  a  êcTÏlV Histoire  des  sénateurs  de  Rome;  mais  c'esl  uiie 
«l'uvrc  à  refaiiv.  11  t'sl  ctoniiniit  qu'on  n'ait  pas  une  histoire  particulière  dt- 
Uoiue;  jusqu'à  présent,  les  écrivains  ont  confondu  cette  histoire  avec  celle  des 
])apes. 


LIGUE  TOSCANE.  27 

reurs  était  funeste  aux  républiques,  résolut  de  la  faire  eesser;  il 
fit  expulser  les  Allemands  des  environs  de  Rome^  et  recouvra 
les  châteaux  qu^ils  occupaient  ;  il  obligea  le  préfet  à  ne  plus  prê- 
ter à  Pempereur  Thommage  lige^  mais  à  recevoir  le  manteau  de 
sa  mam^  avec  serment  de  le  déposer  toutes  les  fois  qu'il  en  se- 
rait requis.  Le  sénateur  fut  réduit  à  exercer  son  autorité^  non 
plus  au  nom  du  peuple,  mais  du  pape. 

Après  avoir  détruit  la  puissance  impériale  dans  Rome,  il  invita 
les  habitants  de  la  marche  d'Ancône  à  chasser  F  Allemand  Mark- 
wald^  a  attendu  qu'aucune  violence  ne  peut  abolir  les  droits  x»  ; 
dès  lors  Aneône^  Ferme,  Osîmo,  Gamerino,  Fano,  Jesi,'  Sini- 
gaglia  et  Pesaro  tombèrent  sous  Tobéissance  papale.  Après  l'ex- 
pulsion de  Ck>nrad  Moscaincervel ,  le  comté  de  Spolète,  qui  em- 
brassait Rieti,  Assise,  Poligno  et  Nocera,  fit  également  sa  sou- 
mission ;  puis  vinrent  Pérouse,  Gubbio,  Lodi,  Città  de  Castello. 
Les  Italiens  tressaillirent  de  joie  en  se  voyant  délivrés  des  Alle- 
mands, et  FÉtat  de  TÉglise  cessa  d'être  un  nom  pour  devenir 
une  réalité. 

Innocent  désirait  y  joindre  Texarchat  de  Ravenne  et  les  biens 
delà  comtesse  Mathilde;  mais,  comme  Philippe  de  Souabe  les 
défendait  avec  énergie,  le  pape  se  mit  à  fomenter  l'esprit  libéral 
des  Toscans,  mdignés  d'avoir  à  supporter  la  tyrannie,  tandis  que 
les  Lombards  s'étaient  assuré  la  liberté.  Sur  les  instances  d'Inno- 
cent, qui  les  exhortait  à  se  confédérer,  à  l'exemple  des  Lom- 
bards, pour  la  défense  de  leurs  franchises,  Florence,  Lucques,  mo 
Volterra,  Prato,  San  Miniato  et  d'autres  villes,  formèrent  une 
ligue  ;  tous  les  États  et  les  hommes  libres  ou  nobles  furent  in- 
vités, sous  l'obligation  de  se  soumettre  à  la  décision  d'arbitres, 
^  faire  partie  de  cette  ligue,  afin  de  veiller  à  l'observation  des 
lois,  de  combattre  quiconque  ferait  la  guerre  à  une  ville  alliée, 
et  de  rétablir  la  paix  s'il  naissait  une  querelle  parmi  les  confé- 
dérés :  a  Les  chefs  devront  s'assembler  sous  un  prieur,  afin  de 
pourvoir  aux  intérêts  de  la  ligue,  qui  promet  de  leur  obéir;  les 
transgresseurs  seront  punis  sévèrement;  les  consuls  et  les  po- 
destats feront  jurer  cette  ligue  par  tous  leurs  citoyens;  les  évé« 
ques  et  les  comtes  exigeront  le  même  serment  de  leurs  hommes 
d'armes  et  de  leurs  enfants;  on  ne  reconnaîtra  ni  empereur,  ni 
commissaire  d'empereur,  de  prince,  de  duc  ou  de  marquis,  sans 
l'assentiment  spécial  de  TÉglise  romaine,  à  laquelle  on  prêtera 
secours  afin  qu'elle  recouvre  ses  biens,  pourvu  que  ce  ne  soit 
pas  contre  un  membre  de  la  ligue  ;  si  le  pape  et  les  cardinaux 


28  LA  SICILE. 

ne  remplissent  pas  leurs  obligations  envers  cette  ligue,  l'Église 
en  sera  exclue  (i).  1) 

Pise^  Pistoie  et  Poggibonzi  restèrent  fidèles  à  Tempire  ;  deux 
partis  se  disputèrent  donc  la  Toscane  ^  dans  laquelle  se  répandit 
alors  la  qualification  de  Guelfe  et  de  Gibelin. 

Le  peuple  de  Sicile^  que  nous  avons  vu  si  raffiné^  et  qui  com- 
mençait à  faire  entendre  dans  sa  langue  les  sons  de  la  nouvelle 
poésie,  considérait  les  Allemands  comme  des  barbares.  Henri  VI 
s'étant  aperçu  des  obstacles  qu'il  avait  préparés  à  Frédéric^  son 
jeune  fils.  Pavait  recommandé  au  pape  en  mourant.  Le  pontife 
accepta  la  tutelle  de  cet  enfant^  mais  à  des  conditions  impor- 
tantes :  d'abord  il  exigea  le  départ  des  troupes  allemandes^  ob- 
jet de  la  colère  du  peuple;  puis  il  voulut  introduire  les  modifi- 
cations suivantes  dans  les  quatre  chapitres  de  la  monarchie  :  les 
évéques  seraient  élus  canoniquement  et  confirmés  par  le  roi  ; 
chaque  ecclésiastique  sicilien  aurait  le  droit  de  porter  l'appel  à 
Rome;  le  pape  pourrait  envoyer  des  légats  dans  Tile;  de  son 
côté^  il  s'obligeait  à  réduire  le  cens  à  mille  schifates.  Constance 
ne  sut  pas  refuser^  et,  quand  elle  mourut^  elle-même  laissa  Fré- 
1103  déric  sous  la  tutelle  d'Innocent^  avec  une  provision  de  30^000 
tari  (80,000  fr.). 

Le  pape  donna  pour  gouverneurs  à  Frédéric  les  archevêques 
de  Palerme ,  de  Monreale  et  de  Gapoue,  et  envoya  aussitôt  un 
légat  pour  se  mettre  à  la  tête  du  gouvernement  ;  dès  lors,  par  la 
réunion  du  pouvoir  ecclésiastique  et  civil,  tout  sujet  de  contesta- 
tion fut  écarté.  Les  barons  du  royaume  accueillirent  cette  ré- 
forme avec  déplaisir;  le  duc  Mark wald,  qui,  après  son  expul- 
sion de  la  Romagne,  s'était  renfermé  dans  son  comté  de  Molisc, 
se  mit  à  la  tête  du  parti  impérial ,  et  prétendit  à  la  tutelle  du 
jeune  roi,  dans  le  but  de  se  rendre  indépendant.  U  mit  le  siège 
devant  San  Germano,  et,  favorisé  par  les  Pisans,  il  débarqua  en 
Sicile.  Les  Siciliens,  dans  la  crainte  d'une  persécution,  secondè- 
rent ses  efibrts;  mais,  tandis  que  les  nobles,  partisans  des  Gibe- 
lins, passaient  tour  à  tour  de  l'arrogance  à  la  lâcheté,  le  peuple 
exécrait  les  Allemands  à  tel  point  que  les  pèlerins  de  cette  na- 
tion ne  pouvaient  traverser  impunément  le  royaume  pour  se 
rendre  en  terre  sainte. 

Gauthier,  comte  de  Brienne,  Français  pauvre,  mais  d'un  grand 

(1)  Le  texte  de  la  loi  a  été  publié  par  Scipion  ÂnunÎFato  Juniore  dans  la 
Sforia  dâ  conii  Guidij  puis,  par  La  Farina,  daus  les  Studj  sut  secoio  XIU. 


LA  SICILE.  20 

courage^  avait  épousé  la  fille  aînée  du  roi  Tancrcde^  mise  en 
liberté  sur  les  instances  du  pape;  il  réclamait  Tarente  et 
Lecce^  que  les  fils  de  Tancrède  s'étaient  réservé  en  cédant 
leur  droit  héréditaire  à  la  couronne.  Accompagné  de  Sibylle  et 
de  sa  femme,  il  vint  à  Rome^  et  le  pape^  heureux  d'avoir  un  tel 
vassal,  lui  prêta  son  appui.  Gauthier  alors ^  réunissant  soixante 
Français,  1,000  livres  tournois  et  500  onces  d'or  que  le  pape  lui 
avait  données,  remporta  plusieurs  victoires  dans  le  royaume. 
Mais  Gauthier  Paliaire ,  archevêque  de  Palerme  et  archichance- 
lier  du  royaume,  qui  menait  la  Sicile  à  son  gré,  enlevait  et  don- 
nait comtés  et  fiefs,  protesta  et  résista  par  la  force.  Innocent 
l'excommunia;  mais,  pour  conserver  intact  le  royaume  à  son  pu- 
pille, il  fut  contraint  de  recourir  aux  armes.  La  fortune,  d'abord 
indécise,  favorisa  Markwald,  qui,  maître  de  Frédéric,  et  répan- 
dant le  bruit  que  c'était  un  enfant  supposé  (1),  domina  sur 
la  Sicile,  dont  il  se  serait  fait  roi,  si  la  peur  du  comte  de  Brienne 
ne  Tavait  retenu.  Markwald  mourut  en  se  faisant  opérer  de  la  1201 
pierre  ;  mais  Capperone  continua  son  rôle ,  et  son  adversaire 
fut  toujours  le  comte  de  Brienne,  qui ,  surpris  et  fait  prisonnier 
au  siège  du  château  de  Sarno,  mourut  de  ses  blessures;  néan- 
moins il  s'était  vanté  que  des  Allemands  armés  n'auraient  pas 
osé  affronter  des  Français  désarmés. 

Les  Pisans  voulurent  profiter  des  troubles  de  la  Sicile  pour 
occuper  Syracuse;  mais  les  Génois,  leurs  ennemis  perpétuels, 
accoururent,  en  tuèrent  un  grand  nombre,  et  placèrent  quelqu'un 
dans  la  ville  pour  la  gouverner  en  leur  nom.  Enfin ,  le  pontife 
triompha  partout,  rendit  aux  cités  leurs  anciennes  franchises,  et 
obtint  de  Frédéric  le  comté  de  Sora  pour  son  frère  Richard,  le 
principal  auteur  de  ses  victoires. 

Les  intérêts  particuliers  s'efTacent  devant  la  croisade,  intérêt 
général,  non-seulement  à  cause  du  but  religieux,  mais  des  nom- 
breux Européens  établis  dans  l'Asie,  où  ils  avaient  fondé  des 
colonies,  des  comptoirs  de  commerce,  des  principautés',  dans 
l'espoir  que  leurs  frères  d'Europe  leur  fourniraient  les  secours 
promis. 

Nous  avons  parlé  de  Tépouvante  qui  se  répandit  à  la  nouvelle 
de  la  prise  de  Jérusalem  par  les  musulmans;  mais,  à  la  mort  du 
grand  Saladin,  qui  avait  remporté  ce  triomphe,  dix-sept  de  ses 

(1)  SupposUtts  partusi  ffuod  testibus  adslruere  prom'iUebat,  Gesla  luiio- 
ceiktii  III,  S  23. 


30  QUATRIÈME  CROISADE.  VENISE. 

U03  fils  se  disputèrent  le  pouvoir^  et  le  royaume  vigoureux  des 
Aïoubites  tomba  dans  une  pleine  anarchie.  Innocent  III  ^  s'i- 
maginant  que  le  boulevard  de  Tislam  était  tombé  avec  Sala- 
din,  et  que  le  moment  ne  pouvait  être  plus  favorable  poiu* 
recouvrer  la  cité  sainte,  publia  la  croisade.  Henri  VI  prit  la 
croix;  mais ^  infidèle  à  sa  promesse^  il  employa  son  armée  dans 
ses  luttes  particulières,  et  laissa  les  autres  princes  aller  en  Pa- 

1195  lestine^  où  Maleck-Adel^  frère  de  Saladin^  leur  fit  éprouver  des 
revers. 

Innocent,  qui  voulait  obtenir  le  perfectionnement  de  PÉglise 
au  moyeu  de  la  morale  et  de  Tindépendance ,  déploya  le  zèle 
le  plus  actif  pour  recouvrer  Jérusalem  ;  il  défendit  les  specta- 
cles et  les  tournois  pendant  cinq  ans,  envoya  recueillir  de  l'ar- 
gent dans  toute  la  chrétienté,  et  lui-même  fit  fondre  sa  vaisselle 
d'or  et  d'argent,  se  contentant  d'argile  et  de  bois.  Foulques  de 
Neuilly  prêcha  la  croisade  en  France  ;  une  foule  de  barons  et 
de  prélats  répondirent  à  son  appel,  mais  les  troupes  disciplinées, 
à  Texclusion  de  la  multitude,  furent  seules  admises  à  faire  partie 

nos  de  l'expédition.  Des  ambassadeurs  furent  expédiés  à  Venise  pour 
lui  demander  des  secours  et  des  navires  de  transport  ;  mais^  tan- 
dis que  les  papes  et  les  autres  peuples  se  jetaient  dans  cette  en- 
treprise avec  une  impétuosité  dévote  et  un  pieux  désintéresse- 
ment, les  républiques  maritimes  d'Italie  n'y  voyaient  que  des 
occasions  de  lucre  et  l'avantage  de  fonder  des  banques  et  des 
comptoirs  pour  l'emporter  sur  leurs  concurrents.  Bien  plus, 
elles  ne  se  faisaient  pas  scrupule  de  fournir  des  navires,  des  agrès 
et  des  pilotes  à  ces  Sarrasins,  contre  lesquels  combattait  la  chré- 
tienté. Dans  plusieurs  villes  de  la  Grèce  et  de  la  Syrie ,  elles 
avaient  déjà  des  colonies  gouvernées  par  les  lois  de  la  métro- 
pole; mais  le  contact  avec  les  Gi*ecs  avait  soulevé  dans  le 
cœur  des  Vénitiens  de  vives  répugnances  et  une  haine  san- 
glante; se  sentant  plus  forts  depuis  que  les  Latins  domi- 
naient dans  le  Levant^  ils  cessèrent  de  ménager  les  empereurs. 
Nous  avons  parlé  de  la  guerre  qu'ils  leur  firent;  depuis,  ils  cou- 
vaient toujours  le  désir  d'humilier  les  Grecs  méprisé» ,  et  de 
détruire  en  même  temps  les  comptoirs  qu'ils  avaient  accordés 
aux  Pisans. 

Les  pèlerins  avaient  coutume  de  s'embarquer  à  Venise  pour 
se  rendre  dans  la  Palestine;  lorsqu'ils  se  trouvaient  dans  la  ville, 
on  leur  permettait  de  parcourir  les  rues  avec  des  croix  et  des 
gonfalons.  Quelques  employés,  dits  Tolomazzi,  étaient  élus  à 


QUATRIÈME  G&OISADS.  VENISE.  31 

l'elTet  de  les  assister  et  de  les  conseiller  dans  Tacquisition  des 
objets  nécessaires  au  voyage^  et  les  conventions  pour  le  trans- 
port. Les  seigneurs  de  nuit  décidaient  sommairement  leurs  causes 
et  leurs  querelles.  Le  pèlerin  pouvait  intervenir  dans  les  proces- 
sions sous  le  patronage  d*un  patricien^  qui  lui  cédait  la  droite  et 
lui  donnait  un  cierge  ;  mais^  cette  fois,  avec  de  modestes  et  pieux 
croisés  y  il  vint  des  ambassadeurs  du  plus  haut  baronnage  de 
France. 

Le  doge  était  alors  Henri  Dandolo ,  qui  avait  soutenu  la  gloire  i20i 
nationale  non  moins  par  les  armes  que  par  la  politique,  et  dont 
les  quatre-vingt-dix  ans  n'amortissaient  pas  l'activité.  L'empe- 
reur de  Constantinopieravait  offensé  personnellement  et  presque 
aveuglé;  il  accueillit  donc  avec  empressement  Toccasion  de  se 
venger^  d'autant  plus  que  l'entreprise  devait  tourner  à  Tavantago 
et  à  rhonneur  de  sa  patrie.  Ayant  convoqué  le  peuple  dans  l'é- 
glise de  Saint-Marc,  après  la  messe  du  Saint-Esprit^  il  se  leva  et 
dit:  a  Les  barons  français  te  demandent^  peuple  vénitien^  des 
((  navires  pour  transporter  4^500  chevaux,  20,000  fantassins  et 
a  des  provisions  pour  neuf  mois.  Nous  réclamons  pour  tous  frais 
a  85,000  marcs  (4,250,000  fr.).  En  outre,  si  tu  l'approuves,  la 
a  république  armera  cinquante  galères ,  à  la  condition  qu'on 
c(  nous  cédera  la  moitié  des  conquêtes  qui  se  feront.  La  proposi- 
((  tion  et  le  traité  te  conviennent-ils,  peuple  vénitien?  »  Les  en- 
voyés français,  à  genoux,  tendaient  des  mains  suppliantes  en  ré- 
pétant leur  demande^  persuadés  que  les  seuls  puissants  étaient 
les  Vénitiens  sw^  mer^  et  les  Français  sur  terre;  ils  juraient  sur 
leurs  armes  et  sur  TÉvangile  d'exécuter  fidèlement  les  con- 
ventions. 

Le  peuple  applaudissait  à  grands  cris  au  traité,  et  Tenthou- 
siasme  s'accrut  lorsque  le  doge  ajouta  ces  paroles  du  haut  de  la 
chaire  :  «  Vous  aurez  pour  compagnons  les  hommes  les  plus  ii- 
a  lustres  du  monde,  et  vous  serez  associés  à  l'expédition  la  plus 
(c  glorieuse  que  janoais  peuple  ait  entreprise.  Je  suis  vieux  et 
a  faible^  et  j'aurais  besoin  de  repos  et  de  songer  aux  derniers 
ce  jours  de  ma  carrière  ;  mais  je  vois  cpie  personne  ne  saurait 
c(  vous  conduire  comme  moi,  votre  chef.  Si  vous  voulez  donc 
«  que  je  prenne  la  croix  pour  vous  garder  et  vous  diriger,  et  que 
«  je  laisse  mes  fils  à  ma  place  pour  défendre  la  patrie^  j'irai  vivro 
a  ou  mourir  avec  vous  et  avec  les  pèlerins.  x>  Tous  s'écrièrent 
d'une  voix  unanime:  a  Faiies4e,  Dieu  le  veut*  »  U  attacha  lui- 
même  la  croix  à  son  bonnet  ducal;  les  barons  français  et  les  né- 


32  PRISE  DE  ZARA. 

godants  vénitiens,  attendris  jusqu^aux  larmes^  confondaient  leur 
joie  dans  de  mutuels  embrassements  (i). 

Pise  et  Gènes,  par  jalousie^  refusèrent  de  participer  .à  la  croi- 
sade^ d'autant  plus  qu'elles  se  faisaient  une  guerre  acharnée^  don  l 
le  pape  essaya  vainement  de  les  détourner.  Néanmoins  les  Lom- 
bards et  les  PiémontaiSy  parmi  lesquels  figurait  Sicard^  évoque  de 
Crémone^  qui  décrivit  ces  faits  dans  son  histoire^  répondirent  h 
l'appel  ;  Boniface  II ,  marquis  de  Montferrat^  frère  du  brave  Con- 
rad^ marquis  de  Tyr^  fut  choisi  pour  chef  de  la  ci*oisade.  De  la 
France,  de  la  Bourgogne  et  de  la  Flandre^  les  gens  d^armes  ac- 
couraient à  Venise,  où  Us  trouvèrent  les  navires  appareillés; 
mais  une  foule  de  croisés,  au  grand  préjudice  de  Tentrepriso^ 
s'embarquèrent  dans  d'autres  .ports^  faute  d'argent  pour  payer  le 
fret  aux  Vénitiens^  quoiqu'ils  eussent  converti  en  sequins  leurs 
vases  et  leurs  joyaux  ;  confiants  dans  la  Providence^  ils  donnaient 
tout^  à  l'exception  de  leurs  armes  et  de  leurs  chevaux.  Le  doge 
fit  donc  cette  proposition  :  a  Nous  ferons  aux  croisés  remise  de 
a  la  somme  due^  s'ils  veulent  nous  aider  à  reprendre  Zara,  qui 
«  s'est  soustraite  à  notre  obéissance  pour  se  donner  au  roi  de 
a  Hongrie.  »  Beaucoup  d'entre  eux  se  faisaient  scrupule  de 
tourner  contre  des  chrétiens  les  armes  qu'ils  avaient  juré  d'em- 
ployer contre  les  infidèles.  Le  pape  surtout  combattit  ce  projet, 
attendu  que  le  roi  de  Hongrie,  comme  croisé,  se  trouvait  pro- 
tégé par  la  trêve  de  Dieu  ;  mais  le  doge  ne  tint  aucun  compte  de 
son  opposition,  au  grand  scandale  des  hommes  du  Nord,  habi- 
tués à  soumettre  leurs  intérêts  et  leurs  calculs  à  la  volonté  pon* 
tificale. 

Les  croisés  partent  sur  la  plus  belle  flotte  qui  ait  jamais  sii' 
lonné  l'Adriatique,  prennent  Trieste  et  brisent  les  chaînes  du 
port  de  Zara  ;  mais  là,  de  furieuses  querelles  s'élèvent  parmi  les 
croisés,  qui  s'égorgent  les  uns  les  autres.  Le  pape,  qui  avait 
désapprouvé  cette  attaque,  ordonne  de  restituer  le  butin,  de  faire 
pénitence  et  de  réparer  le  dommage;  les  Vénitiens,  au  lieu  d'o* 
béir,  démolissent  les  murailles,  et  les  Français  lui  adressent  des 
excuses  :  alors  il  excommunie  les  premiers,  sans  toutefois  les  af- 

(1)  Tel  est  le  récit  du  Français  Villehardouin,  qui  fut  témoin  oculaire.  Paul 
Ramusio  le  jeune,  (ils  du  cosmographe  Jean-Baptiste,  fiit  chargé  par  le  sénat 
vénitien  de  traduire  en  italien  Thistoire  de  la  conquête  de  Constantinople  par 
ce  même  ViUehardouin.  Ce  chroniqueur  recueillit  d'autres  renseignements  rela- 
tifs à  ces  faits,  et  publia  eu  seize  années  l'ouvrage  De  belto  Consiantinopoiitafto. 
Terminé  en  1673,  il  ne  fut  imprimé  qu'en  1600. 


LES  GOMN£N£S.  33 

franchir  de  la  guerre  sainte ,  accorde  l'absolution  aux  seconds^ 
et  donne  Tordre  à  tous  de  passer  directement  en  Syrie. 

De  graves  accidents  vinrent  détourner  Texpédition  de  son  but 
spécial.  Bien  que  les  empereurs  byzantins  dominassent  ton-» 
jours  sur  une  grande  partie  de  lltalie,  nous  avons  négligé  d'en 
suivre  les  destinées^  comme  étrangères  à  notre  sujet.  Du  reste^ 
le  lecteur  qui  se  rappelle  les  derniers  temps  de  Rome  im- 
périale peut  se  faire  une  idée  de  la  cour  grecque  :  c'était, 
comme  autrefois,  le  môme  système  de  sérail,  avec  des  monar- 
ques méprisables,  des  favoris  tout-puissants,  dont  le  despotisme 
n^avait  pour  contre-poids  que  de  fréquentes  révolutions,  au 
milieu  desquelles  une  intrigue  de  palais  changeait  les  empe- 
reurs ou  les  ministres.  Ck)nstautinople  applaudissait  à  ces  brus- 
ques péripéties,  et  Tempire  ne  faisait  que  passer  d'un  maître  à 
un  nouveau  noaltre.  L'Église  grecque  n'avait  pas  offert  le  spec* 
tacle  d'un  antagonisme  avec  le  gouvernement;  dans  cet  état 
de  soumission,  elle  ne  put  empêcher  la  corruption  du  pouvoir, 
entraîné  à  son  tour  dans  les  erreurs  de  l'autorité  qu'il  s^était 
attribuée.  De  là,  des  attaques  chaque  jour  plus  menaçantes  d'en- 
nemis extérieurs;  de  là,  les  consciences  troublées  par  la  pré- 
tention royale  d'intervenir  dans  les  dogmes  et  les  rites;  de  là, 
une  littérature,  vierge  encore  des  souillures  de  ^étranger,  et 
pourtant  impuissante,  qui  ne  savait  se  servir  des  classiques  les 
plus  illustres  que  pour  les  commenter,  employant  la  langue  la 
plus  belle  et  la  plus  élégante  à  de  puériles  compositions  et  à  des 
controverses  de  sophistes. 

Tel  était  l'empire  grec;  que  les  écrivains  toujours  prêts  à  tral* 
ner  dans  la  fange  les  contrées  envahies  par  les  barbares,  et  qui 
regrettent  que  l'Italie  ût  rejeté  la  domination  romaine,  n'ou- 
blient pas  ce  tableau  de  misères.  La  famille  Comnène,  dont  fai- 
sait partie  cet  Alexis  qui  fut  l'ami  douteux  et  l'ennemi  secret  des 
croisés,  parut  donner  une  nouvelle  vigueur  à  ce  trône  vermoulu;, 
mais,  quelque  minime  que  fût  son  mérite,  aucun  de  ses  succes- 
seurs ne  Fégala.  Jean  Gonmène  fit  heureusement  la  guerre  pen- 
dant vingt-quatre  ans;  il  eut  pour  successeur  Manuel,  animé  de  iiis 
désirs  chevaleresques,  mais  dépourvu  de  la  prudence  nécessaire 
pour  les  réaliser.  Roger  II  de  Sicile,  comme  nous  l'avons  dit,  1143 
porta  la  guerre  dans  ses  États,  ravagea  les  côtes  de  Plonie,  et 
prit  Thèbes  et  Corinthe,  d'où  il  emmena  les  hommes  les  plus  vi  - 
goureux,  les  femmes  les  plus  belles  et  les  ouvriers  les  plus  ha- 
biles. Manuel  résolut  d*expulser  les  Normands  de  l'Italie,  et  ses 

lil&T.   DES  ITAL.  —.  T.   V.  3 


34  LES  l'ange. 

1155  troupes  s'emparèrent  de  Bari  et  de  Brindes;  mais  la  paix  -fut 
bientôt  faite. 

1180  Alexis  11^  son  fils,  lui  succéda  sous  la  régence  dé  sa  mère^ 

Marie  d'Antioche  ;  mais  celle-ci  mit  toute  sa  confiance  dans  le 
protosébaste  Alexis^  neveu  de  Manuel^  au  grand  st^andale  de  la 
cour,  dont  le  mécontentement  produisit  une  conspiration  en  fa- 
veur d'Andronic  Comnène.  Enfermé  dans  une  prison,  cet  Andro- 
nic  était  parvenu  à  s'enfuir  après  douze  ans  de  réclusion,  et  avait 
obtenu  son  pardon  à  la  suite  d'aventures  romanesques,  mais 
sans  cesser  de  lutter  contre  le  protosébaste  ;  excité  par  le  pa- 
triarche à  délivrer  la  patrie,  il  se  dirigea  vers  la  capitale,  et  tous 
les  mécontents  se  rallièrent  sous  ses  drapeaux.  A  peine  arrivé  à 
Ghalcédoine,  il  est  proclamé  régent  par  le  peuple  ;  il  fait  aveugler 

1183  Alexis,  égorger  sans  distinction  tous  les  Latins  qu'il  surprend  à 
Gonstantinople,  empoisonner  Marie,  sœur  de  l'empereur,  et  son 
mari,  le  marquis  de  Montferrat,  étrangler  enfin  l'impératrice 
mère.  Devenu  empereur,  il  sut  conserver  la  couronne,  et  redou- 
bla de  cruauté  lorsque  Guillaume  II  de  Sicile,  aspirant  à  la  con- 
quête de  Tempire,  prit  Durazzo  et  Thessalonique,  et  marcha  sur 
Gonstantiilbple. 

Le  tyran  avait  désigné  pour  victime  Isaac  TAnge,  citoyen  très- 
influent;  mais  celui-ci  tua  le  sicaire  envoyé  pour  l'égorger,  s'en- 
fuit dans  l'église  de  Sainte-Sophie,  et  le  peuple  soulevé  le  pro- 

1185  clame  empereur  malgré  lui.  Andronic,  abandonné  à  la  fureur  du 
peuple,  subit  pendant  quelques  jours  tous  les  genres  d'outrages, 
et  fut  enfin  pendu  par  les  pieds  dans  le  théâtre,  au  milieu  des 
scènes  familières  à  la  Rome  du  Bas-Ëmpire.  Avec  ce  vieillard,  âgé 
de  soixante-quinze  ans,  finit  la  dynastie  des  Gomnènes. 

Isaac,  inepte  et  de  mœurs  efféminées,  abandonnait  le  soin  du 
gouvernement  à  des  ministres  indignes.  Il  eut  de  graves  démêlés 
avec  Frédéric  Barberousse,  contre  lequel  il  excita  les  républiques 

ii!)5  .lombardes;  enfin  il  lut  déposé  par  sou  frère  Alexis,  aveuglé  el 
jeté  dans  une  prison  avec  son  fils,  nommé  aussi  Alexis,  qui  par- 
vint à  s'enfuir  auprès  de  Philippe  de  Souabe,  son  beau-frère,  au 
moment  où  l'Europe  brûlait  de  l'enthousiasme  de  la  croisade. 
Or,  comme  la  devise  des  chevaliers  était  de  défendre  l'innocence, 
de  redresser  les  torts,  de  soutenir  les  opprimés,  le  fugitif  réclama 
le  secours  de  leurs  bras,  leur  proposant  d'assaillir  Gonstanti- 
nople et  de  le  replacer  sur  le  trône;  de  sou  coté,  il  s'engageait  u 
les  aider  de  toute  sa  puissance  dans  la  sainte  entreprise.  Beau- 
coup de  croisés  insinuaient  qu'ils  ne  s'étaient  point  réunis  dans 


LES  L'AKas.  35 

ce  bnt;  que  les  Grecs  ne  se  plaignaient  pas  de  Tusurpateur^  et 
que  les  empereurs  s^étaient  rarentent  montrés  favorables  aux 
croisés;  mais  d'autres,  plus  habiles,  trouvèrent  mieux  leur  compte 
à  guerroyer  contre  Constantinople,  qui  était  plus  voisine  et  plus 
riche.  Pour  un  grand  nombre,  c'étaijt  une  œuvre  méritoire  que 
d'assaillir  un  peuple  schismatique.  Constantinople,  une  fois 
prise,  deviendrait  la  base  de  l'expédition  contre  Jérusalem.  On 
a  dit  que  Malek-Adel  &isait  vendre  les  biens  du  clergé  chrétien 
en  Egypte,  et  qu'il  achetait,  avec  leur  produit,  des  fauteurs  à 
Venise,  promettant  même  à  la  république  toutes  sortes  dVan-  * 
tages  commerciaux  dans  Alexandrie,  si  elle  détournait  l'expédi- 
tion de  la  Syrie;  du  reste,  les  Vénitiens  n'avaient  pas  besoin 
d'antres  stimulants  pour  se  venger  des  empereurs  et  détruire  les 
comptoirs  fondés  en  Grèce  par  les  Pisans* 

L'empereur  byzantin,  non  moins  faible  que  son  prédécesseur, 
écrasait  le  peuple  sous  le  poids  des  impôts,  et  se  plongeait  dans 
la  mollesse;  il  vendait  la  justice  pour  recouvrer  les  sommes  con- 
sidérables  que  lui  avait  coûtées  l'usurpation;  puis,  tandis  que 
les  Bulgares  et  les  Turcs  ravageaient  les  frontières  de  ses  États, 
il  se  laissait  gouverner  par  sa  femme  Euphrosyne.  Lorsque 
Henri  VI,  dans  la  pensée  de  rétablir  l'ancien  empire  romain,  lui 
réclama  les  provinces  situées  entre  Ourazzo  et  Thessalonique, 
ou  bien,  comme  équivalent,  cinquante  quintaux  d'or  par  an, 
Alexis,  au  lieu  de  se  préparera  la  résistance,  l'amena,  à  force  de 
marchander,  à  se  contenter  de  seize»  Il  dut  même,  pour  réunir 
cette  somme,  dépouiller  les  églises  et  les  tombes  des  empe- 
reurs ;  mais  enfin,  la  mort  prématurée  de  Henri  le  délivra  du 
tribut  allemand,  A  Tapproehe  de  cette  nouvelle  tempête,  il  eut 
recours  au  pape,  le  suppliant  d'empêcher  que  l'on  détournât  de 
son  but  la  sainte  entreprise  ;  néannooins  il  ne  prenait  aucun  en-* 
gagement  qui  put  favoriser  la  croisade,  et  ne  disait  rien  de  ce  que 
les  papes  avaient  tant  à  cœur,  la  réconciliation  de  TÉglise  grec- 
que et  de  l'Église  latine.  Malgré  ce  silence.  Innocent  III,  qui 
mettait  la  justice  avant  tout,  interdit  l'entreprise  aux  croisés, 
dont  l'opinion  diverse  engendrait  de  vifs  démêlés.  Enfin  les  par- 
tisans de  l'expédition  contre  Gonstantinople  l'emportèrent; 
Alexis,  fijs  d'Isaac  l'Ange,  fut  salué  empereur,  et  sa  présence  i2n 
acheva  d'enflaouner  les  esprits. 

La  flotte  se  réunit  à  Gorfou,  et  se  dirigea  sur  Gonstantinople 
avec  trente  mille  hommes  qui  allaient  conquérir  un  empire  de 
plusieurs  millions  d'habitante  ;  U  veiUe  de  la  Saint- Jean,  les  croi- 


36  FRISE  DE  GONSTANTnïOPLE  FAR  LES  LATINS. 

ses  jetèrent  Pancre  sur  la  côte  d'Asie,  à  trois  milles  de  la  capi- 
tale. Là,  se  déroulèrent  à  leurs  yeux  surpris  les  beautés  incom- 
parables de  la  Propontide^  avec  sa  riche  végétation^  ses  fruits 
succulents,  ses  doux  raisins,  sa  pêche  abondante^  ses  limpides 
ruisseaux,  ses  bains  frais^  les  chants  des  rossignols,  au  milieu  de 
toute  la  pompe  que  déployait  Pété  dans  sa  majestueuse  vigueur. 
Par-dessus  les  flots^  que  ridaient  des  brises  légères^  leur  regard 
allait  parcourir  les  rivages  embellis  de  fleurs,  les  jardins,  tes 
riantes  campagnes  avec  leurs  bosquets  de  lauriers  et  de  roses^ 
les  villages  et  les  maisons  qui  s'élevaient  à  l'ombre  des  platanes 
et  des  cyprès  depuis  la  plage  jusqu'au  sommet  des  collines,  où 
s*encadrait  ce  magnifique  horizon. 

Parmi  tant  de  beautés^  comme  la  lune  au  milieu  des  étoiles^ 
dominait  Constantinople,  assise  sur  Fimmense  terrain  de  sept 
collines,  autour  desquelles  serpentait  son  enceinte  de  hautes  mu- 
railles flanquées  de  trois  cent  quatre-vingt-six  tours;  des  églises 
et  des  couvents  sans  nombre  se  reflétaient  dans  les  flots,  qui  sem- 
blaient baiser  ses  pieds  comme  des  esclaves,  ou  frémir  comme 
des  défenseurs  menaçants.  Non-seulement  les  expressions  man- 
quaient aux  croisés  pour  décrire  ces  merveilles ,  mais  leurs 
sens  suffisaient  à  peine  pour  admirer  ce  port  immense  de  deux 
mers,  diamant  dont  l'éclat  scintille  entre  le  saphir  des  ondes  et 
rémeraude des  campagnes;  tel  s'offrait  aux  croisés  le  séjour  le 
plus  beau  de  Phomme  pour  le  bien-être  et  la  sécurité,  la  rivale 
de  Rome  pour  la  dignité,  de  Jérusalem  pour  les  reliques  et  les 
sanctuaires,  de  Babylone  pour  la  vaste  étendue. 

L'empereur,  par  avarice,  avait  laissé  la  flotte  et  l'armée  tom- 
ber dans  l'état  le  plus  misérable  ;  la  ville  fut  donc  impuissante 
à  résister,  malgré  l'assistance  des  Pisans  et  le  courage  des  Va- 
rangues, mercenaires  du  Nord,  et  bien  qu'elle  eût  recours  au  feu 
grégeois,  liquide  combustible  qui  parut  inventé  pour  prolonger 
l'agonie  de  l'empire,  avec  lequel  il  périt.  Les  croisés,  après  avoii* 
brisé  les  chaînes  du  port,  se  rendirent  maîtres  de  Galata  et  don- 
17  juiiieu  nèrent  Passant.  Henri  Dandolo,  porté  par  les  siens,  se  fit  mettre 
à  terre  avec  Pétendard  de  Saint-Marc,  qui  bientôt  flotta  sur  une 
tour,  et  Constantinople  fut  prise. 

Alexis  s'enfiiit  sur  un  navire,  abandonnant  tout,  et  poursuivi 
des  malédictions  de  ceux  qui  Pencensaient  la  veille.  Son  frère 
Isaac,  tiré  de  la  prison  pour  être  assis  sur  le  trône,  vit  commen- 
cer la  compassion  pour  ses  souffrances  alors  qu'elles  venaient  de 
cesser.  Les  envoyés  des  croisés  vinrent  le  sommer  de  ratifier  la 


LES  CROISÉS  A  GONSTÂNTINOPLIS.  37 

promesse  faite  par  son  fils  de  donner  deux  cent  mille  marcs,  des 
vivres  pour  une  année  et  toute  assistance  pour  la  guerre  sainte  ; 
il  dut  accepter^  mais  il  les  pria  de  rester  campés  à  Galata^  c'est-* 
à-dire  sur  le  rivage  opposé. 

Ce  changement  subit,  ce  succès  cpii  épargnait  des  combats  re- 
doutés, portèrent  au  comble  la  joie  des  croisés^  qui,  pourvus  de 
tout  en  abondance,  admiraient  tant  de  merveilles,  mais  surtout 
les  reliques  dont  ce  faubourg  était  rempli.  Le  nouvel  empereur, 
après  avoir  été  couronné  au  milieu  du  cortège  des  barons, 
pompe  inconnue  aux  monarques  d'Orient,  paya  la  moitié  de  la 
somme  promise.  Si  la  bonne  foi  avait  présidé  à  tous  les  rapports 
entre  les  Grecs  et  les  Latins,  c'était  peutrétre  le  moment  die  ra- 
jeunir Tempire,  en  le  faisant  rentrer  dans  Talliance  catholique, 
pour  l'associer  à  l'entreprise  commune  et  repousser  de  concert 
l'ennemi  de  toute  la  chrétienté. 

Les  barons^  en  loyaux  chevaliers,  envoyèrent  des  hérauts  an* 
noncer  leur  arrivée  au  siiltan  du  Caire  et  de  Damas,  au  nom  du 
Christ,  de  Tempereur  de  Constantinople,  des  princes  et  sei- 
gneurs d'Occident.  Ils  informèrent  aussi  le  pape  et  les  rois  chré- 
tiens de  rheureux  succès  de  leurs  armes,  avec  invitation  de  s'as- 
socier à  leurs  travaux  ;  mais  le  pape  répondit  par  des  reproches 
et  refusa  de  les  bénir;  il  n'accepta  que  les  excuses  d'Alexis,  en 
Pexhortant  à  tenir  ses  promesses.  Mais,  pour  les  remplir,  il  fal- 
lait donner  de  l'argent  et  réunir  l'Église  grecque  à  l'Église  latine; 
or  ce  double  engagement  devait  amener  *sa  ruine.  Après  avoir 
dépouillé  jusqu'aux  églises,  il  contraignit  son  peuple  à  abjurer  le 
schisme,  et  les  croisés  employèrent  même  la  violence  contre  les 
récaldtrants.  Ses  sujets  conçurent  dès  lors  contre  lui  une  haine 
violente,  portée  au  comble  par  un  incendie  qui  ravagea  Constan- 
tinople pendant  huit  jours,  et  qu'on  attribuait  aux  étrangers. 
Alexis  suppliait  donc  les  croisés  de  rester  encore,  sinon,  leur 
disaii-il,  «  je  succomberai  sous  la  révolte,  et  l'hérésie  se  relè- 
vera; attendez  le  printemps,  etjusque^à  je  pourvoirai  à  tous 
vos  besoins.  » 

Mais  l'habitude  qu'il  contracta  de  vivre  au  milieu  des  croisés 
affaiblit  le  respect  pour  son  rang  suprême  ;  parfois  un  matelot 
vénitien  lui  enlevait  son  diadème  de  pierreries,  et  le  coiffait  en 
échange  de  son  bonnet  de  laine.  Les  Grecs  en  frémissaient,  et 
l'aveugle  Isaac  était  jaloux  de  son  fils.  Alexis,  de  son  côté,  sen«> 
tait  qu'il  ne  pouvait  compter  sur  les  Latins;  puis,  comme  les 
moines  et  les  astrologues  dont  il  s'entourait  ne  savaient  pas  lui 


38  LSS  CBjOïfit»  k  GONSTAItrmOPlB. 

donner  de  bons  conseils^  il  ne  connaissait  d'àotre  remède  aux 
rébellions  que  de  faire  transporter  de  Thippodrome  k  son  palais 
le  sanglier  calydonien^  symbole  du  peuple  en  foreur,  de  même 
que  le  peuple  renversait  une  statue  de  Minerve^  qu'il  accusait  des 
malheurs  présents* 
1204  Sur  ces  entrefaites^  arrirèrent  de  h  Palestine  des  messagers 
▼étus  de  deuil^  pour  annoncer  de  tristes  nouvelles  :  les  croisés 
de  Flandre  et  de  Champagne^  avec  un  grand  nombre  d'Anglais 
et  de  Bretons^  après  av<rir  quitté  l'armée  à  Zam^  avaient  débarqué 
en  Syrie  et  s'étaient  joints  au  prince  d'Arménie  ;  mais  les  mu- 
sulmans les  avaient  surpris  et  taillés  en  pièces.  Ils  ajoutaient  que 
la  peste  et  la  famine  désolaient  ce  pays,  et  qu'on  avait  enseveli 
à  Ptolémaïs  deux  mille  cadavres  en  un  jour.  Les  croisés  résolu- 
rent alors  de  hâter  l'entreprise»  et  réclamèrent  les  subsides  pro* 
mis;  mais  les  deux  empereurs,  qui  n'osaient  pas  s'expKqner  ou- 
vertement dans  la  cramte  de  soulever  le  peuple,  répondirent 
avec  insolence  afin  de  couvrir  leur  frayeur.  Les  esprits  s'exaspè- 
rent^  et  les  Latins  s'apprêtent  à  prendre  Constantinople  une  se* 
conde  fois.  Les  Grecs  lancent  dix*sept  brûlots  contre  la  flotte 
vénitienne^  et  du  haut  des  muralHes  poussent  des  cris  de«  joie  à 
la  vue  des  bateaux  incendiaires  qui  s'avancent  contre  l'ennemi  ; 
mais  les  Latins  parviennent  à  les  écarter^  et^  ne  respirant  plus 
que  vengeance,  ils  ferment  l'oreille  aux  protestations  de  leur 
créature.  Hurtzuphle,  rusé  séditieux,  qui,  feignant  d'être  l'ami 
de  tous  les  partis,  les  trompait  tous,  répand  le  bruit  que  les 
l'Ange  veulent  livrer  Gonstantinople  aux  Latins;  le  peuple  idors, 
d'autant  plus  féroce  qu'il  est  plus  effrayé,  demande  à  grands 
cris  un  nouvel  empereur.  Alexis  IV  est  étranglé,  Isaac  meurt 
d'épouvante  et  de  douleur,  et  Murtzuphle  est  porté  en  triom- 
phe à  Sainte^Sophie. 

Le  doge  et  les  barons,  qui  naguère  se  déchaînaient  contre  les 
deux  empereurs,  jurent  maintenant  de  venger  leurs  protégés  et 
assaillent  Murtzuphle,  qui  ne  manquait  pas  du  courage  néces- 
saire à  un  chef  de  peuple;  armé  d'une  épée  et  d'une  masse  fer- 
rée, il  parcourait  la  ville  et  ranimait  par  son  courage  celui  des 
Grecs.  11  tenta  de  nouveau  de  surprendre  les  Latins  et  d'incen- 
dier leur  flotte;  mais,  lorsque  l'étendard  de  Marie  tomba  dans 
les  mains  des  croisés,  les  Grecs  se  crurent  abandonnés  par  leur 
protecirice,  et  se  renfermèrent  dans  la  capitale,  où  cent  mil  o 
hommes  travaillaient  jour  et  nuit  pour  compléter  les  travaux  do 
défense.  Les  croisés  sentaient  la  difficulté  de  prendre  une  ville 


LES  CROISÉS  A  GONSTANTINOPLE.  39 

si  admirablement  située.  Après  un  conseil^  où  Pon  délibéra  mû- 
rement^ il  fut  décidé  que  Murtzuphle  serait  déposé^  et  qu'on  lui 
substituerait  un  empereur  latin,  à  qui  reviendrait  un  quart  des 
conquêtes;  que  le  reste  serait  partagé  entre  les  Vénitiens  et  les 
Français,  et  qu'on  déterminerait  les  droits  féodaux  des  empe- 
reurs, des  sujets,  des  grands  et  des  petits  vassaux. 

Après  ce  partage  anticipé,  ils  marchent  à  Tassaut  du  côté  de  la 
,mer,  et  s'emparent  de  la  muraille  ;  Murtzuphle  s'enfuit,  efCons- 
tantinople  tombe  en  leur  pouvoir  une  seconde  fois.  Était-il  pos- 
sible de  contenir  cette  foule  de  guerriers,  dans  Pivresse  de  possé- 
der enfin  une  proie  si  longtemps  convoitée  ?  Rien  ne  fut  respecté, 
ni  la  pudeur^  ni  la  sainteté  des  églises  et  des  tombeaux.  Une 
prostituée  s'assit  dans  la  chaire  de  Sainte-Sophie;  des  mulets, 
chargés  de  dépouilles,  souillaient  les  autels  du  sang  qui  coulait 
de  leurs  blessures.  Des  soldats  jetaient  sur  leurs  épaules  les 
longs  vêtements  des  Grecs,  caparaçonnaient  leurs  chevaux  avec 
les  bonnets|de  toile  et  les  cordons  de  soie  des  Orientaux,  et  par- 
couraient les  rues,  brandissant,  au  lieu  d'épées,  des  écritoires 
et  du  papier  pour  railler  le  savoir  efféminé  des  Grecs  ;  puis  ils 
s'écriaient  :  a  Depuis  que  le  monde  est  monde ,  on  n'a  jamais 
vu  plus  riche  butin.  » 

Les  dépouilles,  qui  devaient  être  mises  en  commun  (et  l'on 
pendit  beaucoup  de  soldats  qui  en  avaient  détourné  une  certaine 
partie),  s'élevèrent  à  cinq  cent  mille  marcs  d'argent  (24  millions), 
malgré  deux  incendies  et  de  nombreuses  soustractions,  malgré 
le  prélèvement  d'un  quart  pour  le  futur  empereur  et  le  prix  du 
noïis  des  Vénitiens;  on  peut  donc  l'évaluer  à  cinquante  mil- 
iiohs.  Il  est  certain  que,  si  l'on  avait  cédé  le  butin  aux  Vénitiens, 
comme  ils  le  proposaient,  ils  en  auraient  tiré  meilleur  parti  et 
avec  moins  de  cruautés.  Le  partage  se  fit  dans  la  proportion  sui- 
vante: un  chevalier  reçut  autant  que  deux  hommes  à  cheval, 
et  un  homme  d'armes  à  cheval  autant  que  deux  fantassins.  Les 
monuments  dont  Constantin  et  ses  successeurs  avaient  enrichi 
la  ville  furent*  abattus  ou  dévastés  (i);  comme  Tor  et  les  tapis, 

(1)  Ce  fut  alors  que  les  Vénitiens  acquirent  les  chevaux  de  Lysippe,  qui  or- 
nent le  pronaos  de  Saint-Marc.  Sanuto  raconte  que,  lorsqu'on  les  transportait 
à  Venise,  la  jajnbe  d\in  cheval  se  rompit,  et  que  Dominique  Morosini,  qui  com- 
mandait le  bâtiment  de  transport,  obtint  de  la  cousener  comme  souvenir.  Le 
conseil  y  consentit,  et  Ton  en  fit  mettre  une  neuve  à  la  place  de  celle  qui 
manquait.  Ei  J'ai  vu  ledU  pied  y  ajoute-t-il.  Ce  fait  a  échappé  à  ceux  qui  ont 
décrit  ce  trophée  de  tant  de  victoires. 


40  LES  CROISÉS  A  GO>'STANTINOPL£. 

on  dérobait  avidement  les  reliques  à  l'aide  de  fraudes^  de  vio- 
lences^ sans  reculer  même  devant  l*effusion  du  sang,  et  le 
monde  en  fut  rempli*  Le  pillage  terminé,  les  croisés  célébrèrent 
dévotement  la  pàque. 

Le  choix  d'un  empereur  fut  confié  à  six  électeurs  vénitiens 
et  à  pareil  nombre  d'ecclésiastiques  français.  Les  candidats  pro- 
posés furent  Henri  Dandolo  »  le  marquis  de  Montferrat  et  Bau- 
douin* de  Flandre;  Dandolo  préféra  à  la  domination  d'une  citét 
vaincue  le  titre  de  chef  d'une  république  victorieuse,  de  même 
que  nul  Romain  d'autrefois  n'aurait  voulu  cesser  d'être  citoyen 
pour  devenir  roi  de  Carthage.  D'autre  part,  les  Vénitiens  au- 
raient pu  voir  avec  ombrage  leur  doge  à  la  tête  d'un  grand  em- 
pire; qui  les  assurait  que  sa  nomination  ne  constituerait  pas  un 
exemple,  et  que  leur  patrie  ne  deviendrait  point  une  colonie  de 
cet  empire?  Ces  motifs  déterminèrent  Dandolo  à  refuser  la  cou- 
ronne^ et  ses  compatriotes^  par  jalousie  contre  le  marquis  de 
Montferrat^  dont  ils  redoutaient  l'agrandissement,  favorisèrent 
Baudouin^  qui  fut  proclamé.  Des  fêtes  dans  le  goût  occidental 
et  des  chants  latins  dans  les  églises  célébrèrent  l'avènement  du 
nouvel  empereur;  le  légat  du  pape  le  revêtit  de  la  pourpre,  et^ 
selon  l'usage,  on  lui  offrit  un  vase  plein  d'ossements  et  de  pous- 
sière; puis  on  mit  le  feu  à  une  touffe  de  coton,  pour  lui  rap- 
peler combien  la  gloire  du  monde  est  prompte  à  s'évanouir. 

Cette  conquête,  à  laquelle  avaient  songé  les  premiers  croisés, 
était  un  triomphe  pour  le  pape,  bien  qu'on  l'eût  faite  malgré  sa 
volonté.  Baudouin  prit  le  titre  de  chevalier  du  saint-siége;  il 
écrivait  au  pape  Innocent  III  pour  lui  annoncer  qu'une  nation 
nouvelle  avait  été  soumise  au  saint-siége,  et  l'invitait  à  venir  en 
personne  jouir  de  cette  victoire.  Le  marquis  de  Montferrat  dé- 
clarait qu'il  était  prêt,  selon  la  volonté  du  pape,  à  reprendre 
la  route  d'Europe  ou  bien  à  mourir  sur  ces  rivages.  Le  doge  de 
Venise  lui-même  supplia  le  pontife  de  l'absoudre  de  cette  vic- 
toire, en  donnant  pour  excuse  que  Constantinople  était  une 
échelle  pour  Jérusalem.  Innocent,  qui  avait  une  politique  franche 
et  nette,  voulait  la  guerre  contre  l'islam,  et  repoussait  Tégolsme 
qui,  sous  le  prétexte  d'affranchir  l'Orient,  commençait  par  s'en 
emparer.  Dès  lors,  s'élevant  au-dessus  des  avantages  du  saint- 
siége,  il  les  biftmait  d'avoir  préféré  les  biens  terrestres  à  ceux 
du  ciel  ;  il  leur  enjoignait  de  demander  pardon  à  Dieu  de  la  li- 
cence militaire,  de  la  violation  des  choses  sacrées,  et  de  mériter 
sa  miséricorde  eu  accomplissant  le  vœu  de  délivrer  la  terre 


PARTAGE  DE  L'EMPIRE.  41 

sainte.  Dans  cet  espoir^  il  rendit  sa  bénédiction  à  ceux  qu'il 
avait  interdits,  se  félicita  avec  les  évéques  du  châtiment  infligé 
aux  Grecs  obstinés,  et  sollicita  les  autres  chrétiens  à  partager  la 
gloire  des  nouvelles  fatigues. 

ly^près  les  ccmventions^  Baudouin  eut  un  quart  de  Tempire 
grec,  Venise  trois  des  huit  quartiers  de  la  ville  et  les  trds  hui- 
tièmes de  l'empire,  c'est-à-dire  une  grande  partie  du  Péloponèse, 
.les  lies  de  TArchipel,  Égine,  Gorcyre,  la  côte  orientale  de  FAdria- 
tique,  celle  de  la  Propontide  et  du  Pont-Euxin,  les  rives  de 
THèbre  et  du  Varda,  les  places  maritimes  de  la  Thessalie  et  les 
villes  de  Cypsèle,  de  Didymotichos,  d'Andrinople,  en  un  mot, 
de  sept  à  huit  mille  lieues  carrées  de  surface,  avec  huit  millions 
de  sujets  et  une  chaîne  de  comptoirs  sur  la  mer  depuis  Raguse 
jusqu'à  ia  mer  Noire.  Aux  Français  échurent  la  Bithynie,  la 
Thrace,  la  Thessalie,  la  Grèce,  depuis  les  Thermopyles  jus- 
qu'au cap  Sunium ,  et  les  grandes  îles  de  l'Archipel.  Les  pays 
situés  au  delà  du  Bosphore  et  Candie  furent  attribués  au  mar- 
quis de  Montferrat ,  qui  fut  ensuite  couronné  roi  de  Thessalie  ; 
il  s'empara  de  Nauplie  yde  Malvoisie  et  de  Ck>rinthe,  occupées  en- 
core par  l'usurpateur  Alexis,  le  fit  prisonnier  avec  sa  famille, 
l'envoya  par  Gènes  dans  le  Montferrat,  et  périt  enfin  en  combat- 
tant les  infidèles.  Les  églises  mômes  de  Gonstantinople  furent 
partagées  entre  les  Vénitiens  et  les  Français,  et  l'on  nonuna  pa- 
triarche Thomas  Morosini.  Victoire  immense,  mais  peu  solide. 

Ces  rapides  acquisitions  avaient  échaufTé  les  imaginations,  et 
déjà  les  barons  d'Occident  se  voyaient  possesseurs  de  royaumes 
et  de  duchés  sur  les  rives  de  TOronte  et  de  TEuphrate,  tandis 
que  d'autres  employaient  leur  part  de  butin  à  l'achat  de  fiefs 
dans  l'empire  conquis,  mais  dont  la  soumission  n^était  pas  en- 
core bien  complète.  Les  croisés  qui  s'étaient  rendus  en  Palestine, 
se  hâtèrent  d'en  revenir;  de  nouvelles  bandes  arrivèrent  de  l'Oc- 
cident, et  l'on  vit  accourir  les  Templiers  et  les  Hospitaliers,  qui 
ne  manquaient  jamais  l'occasion  des  entreprises  faciles  et  lucra- 
tives :  ainsi  le  droit  de  l'épée  fondait  partout  de  nouveaux  États. 

De  môme  que  les  Lombards  vainqueurs  s'étaient  donné  un 
code  pour  eux  seuls,  ainsi  les  Latins  promulguèrent  les  Assises 
de  Jénisalem  dans  le  nouvel  empire,  qu'ils  avaient  partagé 
comme  les  premiers,  et  qui  fut  goavemé  à  la  manière  des  fiefs 
de  l'Europe.  Venise,  peu  soucieuse  de  conquêtes  qu'elle  était 
obligée  de  défendre  sans  pouvoir  en  retirer  de  grands  avantages, 
les  abandonna  presque  toutes  à  ses  nobles,  comme  fiefs  perpé-* 


42  LES  VÉmTIENS  EN  GRÈCE. 

tuels  de  la  république,  avec  faculté  d^entrefenir  des  troupes  ar- 
mées et  de  soumettre  les  ties  grecques  et  les  villes  de  la  côte.  Les 
Sauuto  fondèrent  le  duché  de  Naxos^  qui  embrassait  les  tles  de 
Paros,  Mélos  et  Santorin  ;  les  Navagera  eurent  le  grand-duché 
de  Lemnos;'  les  Michel^  la  principauté  de  Céos;  les  Dandolo, 
celle  d'Andros;  les  Ghisi,  celle  de  Théone,  Mycone  et  Scyros. 
D'autres  obtinrent  les  seigneuries  de  Mételin  et  de  Lesbos,  de 
Phocée,  d'Énos,  les  comtés  de  Zante,  de  Ciorfou,  de  Céphalonie, 
le  duché  de  Durazzo;  les  Yicari  fondèrent  ensuite  le  duché  de 
Gallipolis  dans  la  Chersonèse  de  Thrace.  Des  étrangers  reçurent 
aussi  des  fiefs,  par  exemple^  Michel  Gomnène  le  pays  situé  entre 
Durazzo  et  Lépante,  Robano  des  Carceri  Négrepont,  Théodore 
Brana  Andrinople. 

Toiis  ces  seigneurs  prêtaient  serment  de  fidélité^  avec  obli- 
gation de  fournir  un  tribut  et  des  subsides  pour  la  guerre:  les 
Vénitiens  avaient  le  privilège  du  commerce  dans  leurs  domaines^ 
et  les  citoyens  de  la  république  qui  voudraient  y  demeurer  de- 
vaient rester  indépendants  et  se  gouverner  par  leurs  propres 
lois  ;  un  baile  siégeait  à  Constantinople.  Venise,  par  ces  conces- 
sions, s'assurait  une  domination  libre  de  soucis  et  facile  à  con- 
server au  moyen  des  flottes  ;  on  délibéra  même  sur  la  question 
de  savoir  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  transférer  à  Constantinople 
le  siège  de  la  république,  et  deux  suffrages  seuls  la  firent  ré- 
soudre négativement.  (1) 

Le  marquis  de  Montfeirat,  se  voyant  dans  Timpossibilité  dt; 
conserver  Candie,  la  vendit  aux  Vénitiens,  avec  ses  créances  sur 
Alexis,  au  prix  de  mille  marcs  d'argent ,  et  moyennant  un  terri- 
toire dans  la  Macédoine  occidentale,  qui  produirait  un  revenu 
de  mille  florins  d'or  (2). 

Candie  avait  plus  d'importance  pour  le  commerce  que  Cons- 
tantinople; il  fallut  donc  l'organiser  avec  plus  de  soin.  Les  ha- 
bitants étaient  inconstants  et  légers,  qualités  qui  n'exprimaient 
sans  doute  que  leur  répugnance  pour  le  joug  étranger  ;  comme 
elle  avait  une  trop  grande  étendue  pour  être  concédée  à  un  seul, 

(1)  Sahdi,  Sloria,  eiviUt  P^S*  C^O. 

(2)  Les  conventions  pour  les  impôts  de  Constantinople ,  stipulées  dans  le 
mois  de  mars  1204  entre  la  seigneurie  vénitienne  d'ime  part,  el,  de  l'autre,  le 
nii)rc|uis  Boniface  de  Montferrat  et  les  comtes  de  Flandre,  de  Blois,  de  Saint- 
Paul,  sont  imprimées  dans  les  Momim,  fiist.  patriœ^  Gfaart.  i,  1 109,  où  se  trouve 
aussi  la  cession  que  le  même  Boniface  fit  aux  Vénitiens  de  TUe  de  Crète  et 
d'autres  terres  du  Levant. 


LA  OANÉE.  43 

on  résolut  d^  transporter  raie  colonie ,  dans  la  pensée  qu'elle 
saurait  mieux  c(mtenir  les  vaincus.  Néanmoins  on  trouvait  dif- 
ficilement des  individus  qui  voulussent  renoncer  à  leur  patrie^ 
même  an  prix  des  richesses^  des  dignités,  du  pouvoir  ;  on  choisit 
donc ,  parmi  les  six  sestiers  de  Venise  y  MO  familles ,  i  la  tdte 
desquelles  fut  placé  un  duc  biennal  qui  représentait  le  doge. 
Élu  par  le  grand  Conseil,  assisté  de  deux  conseillers  supérieurs, 
il  avaK  sous  ses  ordres  les  magistrats  comme  à  Venise.  Avec  le 
concours  obligé  des  serfs ,  on  bfttit  et  Ton  fortifia  la  ville  de 
la  Canée. 

La  juridiction  de  cette  ville  appartenait  au  capitaine  et  con- 
seiller de  la  république  y  élu  à  Venise  ;  le  quartier  des  juifs,  le 
port^  Farsenal  et  les  portes  faisaient  partie  de  la  commune  vénî* 
tienne.  Le  pays  fut  divisé  en  Ida  fiefs  de  chevaliers  et  408  de 
sergents.  Tout  chevalier  était  t^u  d'avoir  une  bonne  armure, 
d'amener  de  Venise  et  d'entretenir  deux  chevaux  :  Tun  de  la 
valeur  au  moins  de  quatre-vingts  livres  vénitiennes,  l'autre  de 
cinquante,  âgés  de  trois  ans,  puis  d'en  acheter  un  troisième  de 
vingt-cinq  livres  dans  le  délai  d'un  mois  et  demi  ;  en  outre,  il 
devait  avoir  un  sergent  avec  un  cheval  bardé  de  fer ,  trois 
écuyers  avec  une  cuirasse  et  toutes  les  armes  du  cavalier,  deux 
arbalètes  de  corne  avec  deux  écuyers  capables  de  les  tirer,  issus 
de  nation  latine  et  âgés  de  vingt  à  quarante  ans.  Les  sergents 
titulaires  d'une  demi -chevalerie  furent  obligés  d'amener  de 
Venise  un  cheval  de  cinquante  livres  au  moins  et  deux  écuyers, 
de  se  procurer  ensuite^  dans  le  délai  d'un  mois  et  demi^  un  autre 
cheval  de  vingt-cinq  livres,  et  d'être  enfin  bien  armés.  Les  che- 
valeries ne  pouvaient  être  ni  engagées  ni  saisies  pour  dettes,  et 
la  solde  de  sept  cents  Uvres  devait  être  consacrée  à  l'acquisition 
de  la  terre.  Du  reste»  on  leur  imposait  à  tous  Tobligation  d'aider 
en  toute  occasion  les  gouverneurs  de  l'île ^  et,  dans  celle-ci,  la 
commune  de  Venise  (i).  Les  nobles  du  pays^  dont  l'influence 
fut  appréciée,  participèrent  au  gouvernement,  et  le  grand  Con- 
seil, composé  d'indigènes,  élisait  les  magistrats  inférieurs.  Les 
musulmans  furent  soufferts,  mais  réduits  à  l'état  de  servitude. 

Ainsi  30,000  braves,  avides  de  conquêtes  et  de  butin,*  l'aVaient 
emporté  facilement  sur  des  millions  de  Grecs  qui ,  corrompus 
par  le  luxe,  par  des  habitudes  dépravées  et  la  vanité  des  choses 
frivoles,  ne  surent  honorer  leurs  disgrâce^  par  aucune  vertu  ; 

(1)  DecTêtum  venêtum,  ap.  CAWaAiii,  v,  124. 


44  LA  GANÉE. 

mais  cette  conquête^  faite  sans  intelligence,  tarissait  les  sources 
de  la  prospérité,  au  point  d'amener  la  disette  des  vivres.  Le 
système  féodal  empêchait  Taccord  dans  la  guerre  et  le  bon 
ordre  en  temps  de  paix.  Certaines  villes  avaient  un  mélange  de 
lois  féodales,  ecclésiastiques  et  vénitiennes;  en  outre,  la  douceur 
du  climat  amollit  bientôt  les  soldats ,  et  le  mépris  réciproque 
empêcha  la  fusion  des  vainqueurs  et  des  vaincus. 

Baudouin,  au  bout  de  deux  ans,  mourait  prisonnier  des  Bul- 
gares ;  Henri  Dandolo  avait  fini  ses  jours  à  Gonstantinople,  après 
avoir  vu  la  rapide  décadence  de  Terapire  latin.  Cette  conquête 
fut  plus  nuisible  qu'utile  à  Venise,  à  cause  du  grand  nombre 
d'individus  qui  se  détournèrent  du  commerce  et  de  la  navigation 
pour  se  jeter  dans  des  entreprises  chevaleresques  et  tenter  des 
acquisitions  éphémères;  bien  plus,  en  abattant  Gonstantinople, 
elle  avait  rompu  sa  barrière  la  plus  solide  contre  les  musulmans, 
qui  devaient  bientôt  devenir  ses  voisins  formidables. 


CHAPITRE  LXXXVIII. 


OTHON  IV.  DéVELOPPBMEMT  DBS  RÉPUBLIQUES.  NOBLES  ET  PLÉBÉIENS  EN  LUTTE. 

GUELFES  ET  GIBELINS- 


Dans  ce  système  théocratique  et  féodal,  l'empereur,  dit  ro- 
main pour  cela,  ne  se  considérait  comme  tel  qu'après  avoir  été 
couronné  par  le  pape ,  représentant  de  Dieu ,  par  qui  seul  ré- 
gnent les  rois;  l'empereur  se  glorifiait  donc  du  titre  d'avocat  et 
de  défenseur  de  l'Église.  L'opinion ,  favorisée  par  les  légistes, 
que  nous  avons  vus  à  la  diète  de  Roncaglia  déclarer,  d'après  les 
codes  de  Théodose  et  de  Justinien,  qu'il  était  la  loi  vivante,  lui 
attribuait  la  suprématie  sur  les  autres  rois  ;  le  chancelier  do 
Barberousse  appelait  reges  provinciales  les  autres  monarques. 
Mais  en  réalité,  outre  que  les  rois  agissaient  avec  une  pleine  in- 
dépendaflce,  le  système  féodal  d'un  côté,  et,  de  l'autre,  l'ac- 
croissement des  communes  amoindrissaient  tous  les  jours  la 
puissance  impériale.  Dans  l'Allemagne  même,  l'empereur,  pour 
se  faire  des  partisans,  était  contraint  de  prodiguer  les  franchises, 
c'est-à-dire  d'afTaiblir  la  dépendance  des  princes  et  des  villes, 
lesquelles,  par  le  commerce  ou  le  secours  des  ligues,  parvenaient 


LES  BOIS  B'ALLBMAGNE.  45 

à  cette  prospérité  matérielle  qui  ne  souffrait  plus  l'oppression 
politique.  Au  delà  des  Alpes,  néanmoins^  les  villes  ne  purent 
constituer  des  républiques  comme  en  Italie  ;  en  effet,  elles  n'a- 
vaient pour  habitants  que  de  petits  marcliands  ou  des  artisans  ; 
les  seigneurs  vivaient  dans  leurs  châteaux ,  et  les  luttes  se  len- 
fermaient  entre  le  trône  et  l'église ,  les  Guelfes  et  les  Gibelins. 
Dans  litalie ,  au  contraire  y  les  cités  comprenaient  les  hommes 
instruits  et  les  seigneurs,  les  débris  romains  et  lombards ,  et  le 
pouvoir  fut  même  communiqué  aux  plébéiens ,  qui  apprirent  à 
discuter  leurs  droits ,  à  combattre  pour  une  opinion ,  à  devenir 
libres  enfin. 

Le  souverain  d'Allemagne,  qui  dominait  aussi  sur  les  royau- 
mes de  Lorraine,  d'Arles  et  de  Provence,  était  élu  parles  grands 
seigneurs,  avec  le  concours  de  plusieurs  barons  d'Italie.  Chaque 
empereur,  néanmoins,  profitait  de  Tinfluence  qu'il  devait  à  son 
rang  et  au  dévouement  de  ses  propres  vassaux ,  pour  faire  dé- 
signer comme  successeur  un  des  membres  de  sa  famille. 

Le  roi  jouissait  des  grands  biens  de  la  couronne  répandus 
dans  [toute  l'Allemagne,  du  produit  des  fleuves,  des  forêts,  des 
mines,  des  péages,  d'une  portion  des  amendes ,  des  dépouilles 
des  évéques  et  des  abbés  défunts.  Les  villes,  les  juifs,  pour  ob- 
tenir sa  protection  comme  serfs  de  la  chambre  impériale,  et  les 
Lombards  ou  Gahorsins,  qui  voyageaient  pour  vendre  des  épices 
et  trafiquer  de  Fargent,  ou,  comme  on  dit  aujourd'hui,  pour 
faire  la  banque,  lui  payaient  certaines  contributions. 

Le  royaume  étant  électif,  on  n'annexait  pas  au  domaine  pu- 
blic les  propriétés  patrimoniales  des  nouveaux  élus  ;  bien  plus, 
comme  les  rois  pouvaient  disposer  des  fiefs  qui  faisaient  retour 
à  la  couronne  pour  félonie  ou  bien  à  défaut  d'héritiers,  ils  les 
donnaient  à  leurs  parents,  et  ce  fut  ainsi  que  la  maison  de  Souabe 
d'abord ,  puis  les  familles  pauvres  de  Luxembourg  et  de  Habs- 
bourg parvinrent  à  une  si  grande  élévation. 

L'empereur  avait  le  droit  de  faire  la  guerre;  mais,  comme  les 
soldats  devaient  lui  être  fournis  par  les  feudataires,  il  fallait  ob- 
tenir leur  consentement.  Les  longues  et  désastreuses  expéditions 
de  Frédéric  P'  en  Italie  avaient  dégoûté  les  seigneurs  de  sacri- 
fier leurs  forces  et  leur  argent  pour  des  intérêts  qui  leur  étaient 
étrangers  ;  aussi,  depuis  cette  époque  jusqu'à  Sigismond,  il  ne 
fut  décrété  aucune  expédition  générale,  malgré  les  menaces  ou 
les  promesses  des  empereurs ,  et  bien  que  Tintérét  de  la  patrie 
ou  de  la  chrétienté  réclam&t  le  concours  do  leurs  armes.  Il  no 


46  LES  ROIS  D'ALLEMAGNE. 

restait  donc  aux  empereurs  que  les  hommes  qui  leur  étaient  dus 
par  leurs  vassaux  particuliers  ou  par  les  pays  directement 
sobmis  à  leur  autorité  ^  comme  la  Sicile  à  Fégard  de  la  maison 
de  Souabe^  ou  par  des  princes  et  des  villes  avec  lesquels  ils 
avaient  fait  alliance. 

L'Allemagne  était  pauvre  ;  Lubeck^  Anvers,  Ratisbonne,  Vienne 
et  quelques  autres  villes  sur  le  Rhin  ou  le  Danube,  florissaient 
•  par  le  commerce  et  l'industrie.  La  Flandre  fabriquait  des  draps» 
mais  le  manque  de  routes  et  de  produits  d'échange  Pempécbait 
d'atteindre  à  une  grande  prospérité  ;  d'autre  part,  les  croisades 
lui  enlevaient  beaucoup  d'argent.  Le  commerce,  néanmoins, 
commençait  alcHrs  à  s'étendre ,  et  Ton  venait  de  découvrir  les 
mines  d'argent  de  la  Saxe.  Forte  de  ces  avantages  et  des  libertés 
commerciales,  l'Allemagne  aurait  pu  trouver  une  source  de 
prospérité  dans  le  rang  supérieur  qu'elle  occupait  parmi  les  na- 
tions européennes,  et  dans  la  prédominance  qu'elle  acqué- 
rait sur  les  Slaves  :  heureuse,  et  plus  heureuse  l'Italie  ,  si  elle 
avait  employé  son  ardeur  à  soumettre  ces  races  pour  les  civili- 
ser i  Par  une  fatalité  déplorable,  les  empereurs,  non  contents  de 
leur  suprématie  religieuse  sur  l'Italie,  voulurent  se  mêler  de 
ses  affaires;  de  là,  des  conflits  avec  les  républiques  et  les  papes, 
dans  lesquels  nous  avons  vu  succomber  une  dynastie,  et  qui 
bientôt  causeront  la  ruine  d'une  autre. 

1 97  Après  la  mort  de  Henri  Yi ,  les  seigneurs  d'All^nagne  ne  ju- 

gèrent pas  convenable,  dans  les  circonstances  difficiles  où  l'on 
se  trouvait,  d'élire  pour  empereur  un  enfant  comme  Frédéric 
Roger.  Son  père ,  il  est  vrai,  les  avait  amenés  à  lui  prêter  hom- 
mage ;  mais  ,  comme  il  n'était  pas  encore  baptisé ,  ils  se 
croyaient  affranchis  de  toute  obligation. 

Philippe  de  Souabe ,  fils  de  Barberousse  et  duc  de  Toscane, 
avait  pris,  conune  le  plus  proche  parent  de  l'empereur,  le 
sceptre,  Tépée,  la  couronne,  le  globe  d'or  rempli  de  poussière, 
la  lance  et  le  diamant  dit  démesuré  (derweile);  se  dérobant  aux 
outrages  des  Italiens,  qui  tuèrent  même  un  grand  nombre  des 
gens  de  sa  suite ,  il  s'enfuit  en  Allemagne,  et  parvint  à  force  de 

1198  brigues  à  se  faire  élire  roi  par  les  États  de  Souabe ,  de  Bavière, 
de  Saxe,  de  Franconie  et  de  Bohême  ;  mais  les  Guelfes  lui  op- 
posèrent Othon  de  Brunswick,  fils  de  cet  Henri  le  Li(m,  duc  de 
Saxe  et  de  Bavière^  dont  Barberousse  l'avait  dépossédé  après 
une  lutte  ardente ,  et  neveu  de  Richard  Ck£ur-de-Uon.  Othon, 
brave  comme  ce  roi  d'Angleterre,  d'une  taille  gigantesque,  pro-* 


iiiai-s. 


LES  ROIS  I)*AIX£MA6N£.  47 

digue^  aux  manières  soldatesques^  résolu  à  réprimer  les  oppres- 
seurs^ d'où  les  grands  le  qualifiaient  de  Superbe,  et  le  peuple  de 
Père  de  la  justice,  s'empara  d'Aix-la-Ghapelle,  où  il  se  fit  oindre 
par  Farchevêque  de  Cologne  ;  alors  le  peuple  et  les  seigneurs 
tirèrent  répée  pour  soutenir  chacun  l'empereur  qu'ils  avaient 
élu.  Afin  d'épargner  Teffusion  du  sang^  la  décision  fut  remise 
au  pape,  qui,  après  avoir  examiné  la  question  au  triple  point  de 
vue  du  droit ,  de  la  convenance  et  de  l'utilité ,  exclut  Frédéric, 
parce  qu'on  ne  connaissait  pas  son  intelligence  et  sou  cœur,  et 
que  l'Écriture  dit  :  Malheur  à  la  terre  qui  a  pour  roi  un  enfant  ! 
U  réprouva  Philippe  comme  usurpateur  des  juridictions  ecclé- 
siastiques en  Toscane,  et  parce  qu'il  tenait  encore  dans  les  fers 
l'évoque  de  Salerne  et  la  famille  royale  de  Tancrède;  il  loua 
Othon,  mais  il  lui  semblait  que  son  élection  était  due  à  un  trop 
petit  nombre  de  suffrages  (1).  Le  pontife  se  montrait  donc  im- 
partial entre  une  famille  toujours  hostile  et  l'autre  toujours  favo- 
rable à  l'Église;  les  deux  rivaux,  également  mécontents,  couru- 
rent alors  aux  armes,  jusqu'à  ce  que  le  pape,  sur  les  instances 
des  Guelfes,  envoya  un  légat  pour  excommunier  Philippe  avec 
les  siens,  et  proclamer  Otiion  légitime  empereur. 

Ce  monarque,  en  présence  de  trois  légats,  prêta  le  seraient  i.^*?! 
suivant  :  «  Moi,  Othon,  avec  la  gcâce  de  Dieu,  je  promets  et  "'"'"* 
<(  jure  de  protéger  de  toutes  mes  forces  et  de  bonne  foi  le  sei- 
a  gneur  pape  Innocent,  ses  successeurs  et  l'Église  romaine, 
((  dans  tous  leurs  domaines,  fiefs  et  droits,  tels  qu'ils  sont  définis 
(f  par  les  actes  de  beaucoup  d'empereurs,  depuis  Louis  le  Dc- 
a  bonnaire  jusqu'à  nous  ;  de  ne  pas  les  troubler  dans  ce  qu'ils 
a  ont  déjà  acquis,  et  de  les  aider  à  compléter  leurs  acquisitions,  > 
«  si  le  pape  me  l'ordonna  quand  je  serai  appelé  à  Rome  pour 
0  être  couronné.  En  outre,  je  prêterai  le  secours  de  mon  bras  à 
a  l'ÉgUse  romaine  pour  défendre  le  royaume  de  Sicile,  en  mou- 
«  trant  au  pape  obéissance  et  respect,  .comme  les  pieux  empe- 
a  reurs  catholiques  l'ont  pratiqué  jusqu'à  présent.  Quant  aux 
a  mesures  à  prendre  pour  assurer  les  droits  et  les  coutumes  du 
«  peu(rfe  romain  et  des  ligues  de  la  Lombardie  et  de  la  Toscane, 
«  je  suivrai  les  conseils  et  les  intentions  du  saint-siége,  et  ferai 
(c  de  même  en  ce  qui  concerne  la  paix  avec  le  roi  de  France.  Si 
a  l'Église  romame  se  trouve  en  guerre  pour  ma  cause,  je  lui 

(1)  La  lettre  dlnnocent  lit  est  très-importante  pour  connafitre  les  préten- 
tions et  la  manière  de  voir  du  saint-siége.  Regesta  Impcrii^  note  20  et  suivantes. 


48  OTHONIV. 

tt  fournirai  de  l'agent  selcm  mes  ressources.  Le  présent  serment 
«  sera  renouvelé  de  vive  voix  et  par  écrite  quand  je  recevrai  la 
«  couronne  impériale.  » 

Les  Allemands/  qui  voudraient  toujours  voir  Fempereur  au- 
dessus  du  pontife  et  Fltalie  souniise  à  leur  pays^  reprochent  à 
Othon  cet  acte,  par  lequel,  en  résumé,  ce  que  le  pape  exigeait 
était  Tindépendance  de  TÉgiise  et  de  Titalie.  Les  princes  de 
l'empire,  indignés,  écrivirent  avec  énergie  à  Innocent,  dont  la 
faveur  ne  put  empêcher  la  décadence  du  parti  d'Othon,  accusé 
d'avoir  compromis  la  souveraineté  nationale.  Sur  ces  entrefai- 

1208  tes,  Philippe  de  Savoie  périt  égorgé,  ne  laissant  que  quatre 
filles;  c'était  le  cinquième  fils  de  Barberousse  mourant  à  la  fleur 
de  l'Age,  et  cette  famille  ne  laissait  d'autre  héritier  mài'e  que 
Frédéric  Roger.  Enfin,  après  dix  ans  de  luttes  mêlées  d'intrigues 
politiques,  les  suffrages,  grâce  à  l'influence  de  Rome,  se  réu- 
nirent tous  sur  Othon;  bien  plus,  afin  de  prévenir  les  conflits  et 
d'élever  une  barrière  contre  l'ambition  de  toute  autre  famille,  il 
fut  établi  que  personne  ne  pourrait,  à  l'avenir,  prétendre  à  la 
couronne  germanique  par  droit  héréditaire;  que  l'élection  se- 
rait dévolue  à  trois  princes  ecclésiastiques,  les  archevêques  de 
Mayence,  de  Cologne  et  de  Trêves^  et  à  trois  laïques,  le  palatin 
du  Rhin,  le  duc  de  Saxe  et  le  marquis  de  Brandebourg;  et  que, 
si  les  suffrages  étaient  partagés,  le  roi  de  Bohême  interviendrait 
comme  électeur.  Dès  ce  moment,  le  peuple  ne  prit  aucune  part 
aux  nominations,  et  les  Italiens  en  furent  entièrement  exclus. 

1200  Othon,  par  son  mariage  avec  Béatrix,  fille  de  Philippe,  mort 

violemment,  réunit  les  deux  maisons  des  Guelfes  et  des  Hohen* 

'  staufen,  et  put  arracher  du  sol  allemand  cette  funeste  zizanie 

des  Guelfes  et  des  Gibelins,  tandis  qu'elle  reprenait  vigueiu*  en 

Italie. 

La  Péninsule,  depuis  douze  ans,  n'avait  pas  vu  d'armée  alle- 
mande, et,  dans  cet  intervalle,  les  républiques  s'étaient  forti- 
fiées. Déterminées  par  des  besoins  individuels,  elles  n'avaient 
pas  prétendu  étendre  les  franchises  sur  tout  le  pays,  détruire 
toute  trace  de  l'oppression  soufferte,  établir  l'égalité  de  tous  de- 
vant la  loi.  Les  capitaines,  les  vavasseurs  et  les  ahrimans,  dans 
le  principe,  faisaient  seuls  partie  de  la  commune  ;  plus  tard,  elle 
admit  les  bourgeois  libres,  classe  moyenne  dont  l'importance 
s'était  accrue,  soit  par  les  richesses  provenant  du  commerce,  soit 
pcir  l'adjonction  d'un  grand  nombre  de  familles  nobles  et  de  tous 
ceux  qui  parvenaient  à  se  soustraire  à  l'autorité  des  seigneurs 


AGGa01SS£M£NT  DES  RÉPUBLIQUES.  iO 

féodaux  ou  ecclésiastiques.  Le  reste  des  habitants  dépendait  en- 
core des  nobles  ou  des  vicomtes  épiscopaux^  en  qualité  de  serfs 
ou  d^ommes  liges,  et  suivant  des  conditions,  souvent  insérées 
dans  une  charte,  qui  servent  à  faire  connaître  la^  condition  per- 
sonnelle des  plébéiens  (1). 

Les  anciens  comtes  de  la  ville  s'étaient  retirés  à  la  campagne^ 
où  ils  conservaient  leurs  biens  et  leurs  juridictions  ;  ainsi,  les 
comtés  ruraux  étaient  des  fractions  d'ancien  comté  qui  avait 
perdu  la  cité,  ou  des  portions  assignées  par  on  comte  à  ses  pro- 
pres enfants.  Dans  le  dixième  siècle,  ceux  de  Bergame  avaient 
eu,  pendant  quatre  générations,  la  suprême  dignité  de  comtes 
du  palais  royal;  ils  contractèrent  même  des  alliances  de  famille 
avec  les  marquis  dlvrée  et  de  Toscane.  Obligés  de  sortir  de  la 
ville,  ils  s'affaiblirent  en  produisant  divers  rameaux  :  les  comtes 
d'Almenno,  de  Martinengo,  de  Gamisano,  d'Offenengo  et  d'au- 
tres (2).  Vers  Pannée  1222,  les  historiens  mentionnent  plusieurs 
châteaux  donnés  ou  cédés  à  Bergame  par  les  propriétaires, 
comme  Momico,  Gologna,  Grumello,  Solto,  Plenico,  Cène,  Give- 
date,  Telgate,  Villadadda,  Motengo,  Galepio,  Sarnico,  la  Bretta, 
etc.  ;  déjà  même  les  chanoines  et  l'évêque  avaient  été  amenés 
ou  contraints  à  suivre  cette  voie.  Milan,  dont  la  juridiction  d'a- 
bord ne  dépassait  pas  un  rayon  de  trois  milles,  soumit  les  com- 
tés du  Seprio,  de  la  Bulgaria,  de  la  Martesana,  de  Parabiago,  de 
Lecco  (3).  Les  comtes  de  Vérone  se  retirèrent  à  Saint-Boniface, 
dont  ils  prirent  le  nom;  ceux  de  Padoue,  au  milieu  des  monts 
Euganéens,  avec  les  noms  de  Baone,  d'Abano,  de  Maltraverso 
et  d'autres* 

Les  cités  libres  ne  pouvaient  supporter  longtemps  autour  de 
leur  enceinte  des  bourgs  servilement  soumis  à  des  feudataires 
jouissant  d'une  juridiction  absolue;  elles  saisissaient  donc  les 
occasions  d'y  porter  la  plus  légitime  des  guerres ,  celle  qui  pro- 

(1)  Voir  MvLLATBSA,  Storiadi  Stella^  ]^,ZQf  et  les  Monum,  hht.  patr'uv, 
Ghart,  If,  1294, 1203. 

(2)  LvPl,  Cod.  diplom,  vol.  Il,  passim;  Rokchetti,  Mem.  stor,  délia  ciità  e 
cUesa  di  Bergamo,  ch.  rv,  pag.  27. 

(3)  Et  sic  cmtas  Mediolani,  quœ  ierritorio  trhtmmitiianorum  extra  emtatem 
contenta  fuerat,  longe  lateque  alas  suas  expaadit,  Nam  ducatus  BulgarUv , 
marchionatiis  Marthexanœ^  comilatus  Seprtiy  comitalus  Paraùitagi,  et  comiiatus 
Leuci,  qutqui  omnes  quasi  domestiei  inimici  terrant  istam  semper  invaserant...^ 
faeii  sunl  su6jecti  et  servi  perpetm  civitatis  Mediolani*  Galv.  FiammA;  Manip 

floruiD. 

mar.  des  ital.  — -  t.  v.  4 


50  LES  S£1GNBURS  ENTRENT  DANS  LES  COMMUNES. 

page  et  assure  les  droits  de  Phomme;  parfois  on  avait  recours  à 
des  conventions,  et  la  campagne  restait  affranchie  de  la  servi- 
tude individuelle.  Asti  prit  les  armes  contre  les  ducs  de  Montferrat  ^ 
Ctiieri  contre  les  archevêques  de  Turin.  Les  citoyens  de  Borgo 
Sansepolcro  sommèrent  les  nombreux  châtelains  du  val  Tibe- 
riana  d'évacuer  leurs  citadelles;  ils  employèrent  la  force  contre 
ceux  qui  ne  voulurent  pas,  et  démolirent  le  château  de  Mans- 
ciano,  dont  ils  employèrent  les  pierres  pour  construire  leurs  mu- 
railles^ avec  une  cloche  qu'ils  placèrent  sur  la  tour  de  Berta  (4). 
Les  habitants  de  Yico^  VascOj  Breo,  Carassone,  victimes  de  leur 
mésintelligence  avec  les  Lombards  et  Tempereur/ s'unirent  par 
des  liens  réciproques,  d'où  sortit  la  ville  de  Mondovi.  Les  Pave- 
sans  expulsèrent  le  comte  rural^  qui  se  réfugia  à  Lumello;  mais^ 
poursuivi  dans  cet  asile^  il  dut  renoncer  à  sa  juridiction  et  se 
faire  citoyen  et  sujet  de  la  ville  (2). 

Les  consuls  de  Biandrate  figurent  déjà  dans  une  charte  du 
5  février  4093,  par  laquelle  ces  comtes  donnent  aux  gens  d'armes 
qui  vivent  sur  leurs  terres  une  espèce  de  constitution  :  c  Ils  s'en- 
c  gagent  à  respecter  toutes  les  décidons  des  douze  consuls  ^  les- 
«  quels  font  serment  de  juger  les  procès  de  la  manière  qui  leur 
«  semblera  la  plus  utile  à  la  commune,  sauf  la  fidélité  due  aux 
c  seigneurs.  » 

Frédéric  Barberousse  concédait  de  grands  privilèges  à  Guido 
de  Biandrate,  dont  il  avait  reçu  des  services  signalés  :  il  le  pre- 
nait sous  sa  protection,  lui  confirmait  les  biens  et  les  honneurs 
qu'il  avait  obtenus  de  ses  prédécesseurs,  et  décidait  qvPil  ne  de- 
vait être  appelé  en  jugement  qu'en  présence  de  l'emperear  ;  en 
outre,  il  lui  confirmait  la  capitainerie  (eonductum)  pour  tout  l'é- 
vèché  de  Novare,  avec  défense  à  tous  de  se  battre,  si  ce  n'est  en 

(1)  Brewê  iitoria  àeUorigmû  e  fandoùotm  éella  eitià  dd  Borgo  M  SeOMC- 
polcro,  par  ALEXAia>RB  GoRACa,  1636.  Tous  ces  historiens  du  seizième  et  du 
dix-septièiDe  siècle  n*entendent  rien  aux  constitutions  municipales;  pourtant 
ils  avaient  sous  les  yeux  des  chartes  qui  se  sont  égai^ées  depuis,  et  des  traditions 
encore  vivantes.  Pour  toUs,  c'est  une  ville  qui  se  rachète  des  comtes,  achète 
des  privilèges  aux  empereurs,  abat  les  châtelains  voisins,  qui,  une  fois  établis 

dans  la  cité,  y  portent  le  désordre. 

(2)  Et  nunc  iste  cornes ,  consors  et  consclus  ante , 
nie  potens  princeps ,  sob  que  romana  sccoris 
Italiti  punlre  reost  de  more  vetmto, 
Debnit  iplntUB,  victrid  oogi«iir  urbi 

Ut  jaodiau  aenire  diens»  nuUoquc  relicio 
Jure  sibi ,  domlnae  inetuit  mandata  superbae. 

(Gu.^TKRf  livrent.) 


J 


i£S  SEIGNEURS  ENTRENT  DANS  LES  COMMUNES.  51 

sa  présence;  que  les  hommes  de  ce  comté^  ajoutaiUii^  aient^ 
comme  les  marchands  de  cette  ville^  le  droit  de  vendre  et  d^a- 
cheter  dans  tout  le  comté  de  Novare ,  de  Yerceil  et  d'Ivréc. 
Puis  le  comte  de  Biandrate^  en  ii70^  fait  alliance  avec  les  Ver- 
cellais^  en  cédant  son  château  de  Montegrande^  à  la  condition 
que  86$  habitants  seront  reçus  pacifiquement,  à  Yerceil,  sans 
qu'il  perde  néanmoins  leur  fidélité  ;  il  cède  aussi  tout  ce  (ju'il 
possède  à  Candeto^  Arborio^  Albano,  et  en  deçà  de  la  Sesia  ;  deux 
fois  par  an^  il  se  mettra  en  campagne  pour  les  Vercellais  avec 
un  corps  de  troupes  de  trois  cents  hommes;  il  habitera  leur  ville 
et  fera  jurer  à  quarante  de  ses  hommes  d'armes  d'y  acheter  des 
maisons  ;  il  donnera  de  sa  caisse  dix  mille  livres  pavesanes^  et  il 
obligera  ses  honunes  d'armes  à*donner  le  fodrum  aux  habitants 
de  Yerceil^  comme  le  pratiquent  les  autres  concitoyens;  il  ne  ré- 
clamera rien  pour  les  dommages  causés  à  lui  et  à  sa  famille  ;  il  ne 
fera  point  la  guerre  sans  le  conseil  des  consuls  majeurs  et  des 
consuls  de  Seint-Étienne  et  de  toute  la  Credenza  ;  il  ne  bâtira 
point  de  château  à  partir  de  la  vallée  de  la  Sesia  et  de  Roma- 
gnano,  et^  dans  cet  espace^  il  ne  s'emparera  point  de  château , 
de  tour  ni  de  cour. 

Les  seigneurs  de  fiiandrate  étaient  les  plus  puissants  des  en- 
vii*ons  de  Milan  ;  mais  leur  château  fut  bientôt  assiégé  et  détruit^ 
et  les  habitants  dispersés  dans  quatre  villages.  A  Novare^  le  con- 
sul jurait^  selon  une  prescription  de^  statuts^  qu'il  empêcherait 
Biandrate  de  se  relever  de  ses  ruines,  qu'il  le  visiterait  deux  fois 
par  an^  et,  si  quelque  maison  était  bâtie  dans  l'enceinte  du  fossé, 
qu'il  la  ferait  démolir  dans  le  délai  de  vingt  jours.  Ces  comtes 
conservaient  d'autres  terres ,  qu'ils  dorent  céder  à  Novare ,  en 
1247^  moyemiant  8^000  livres ,  afin  d'acheter  avec  cet  aident 
une  maison  et  des  terrains  dans  le  district.  Néanmoins  ils  in- 
festaient encore  le  val  de  Sesia ,  voulant  déshonorer  toutes  les 
Jeunes  filles;  aussi  les  paysans  les  massacrent  tous^  à  l'exception 
d'une  jeune  fille  À  laquelle  ils  infligent  les  outrages  que  les  leurs 
avaient  soufiferts.  Us  possédaient  d'autres  domaines  sur  le  terri- 
toire d'Asti  ;  mais^  en  4SS0,  ayant  voté  du  drap  à  des  marchands^ 
la  ville^  pour  les  punir,  les  dépouilla  de  leurs  villages.  Une  nuit^ 
en  1290^  le  comte  Manuel  se  jette  sur  un  de  ces  villages^  et  les 
Astigiaus  envahissent  ses  terres,  dont  ils  détruisent  les  vignes  et 
les  troupf^aux^  en  donnant  la  mort  à  son  fils  ;  le  comte  alors,  pour 
sauver  le  reste  ^  céda  le  château  de  Porcello  à  la  ville,  et  vendit 
au  plus  offrant  les  châteaux  de  Montaculo  et  de  Saint-Étienne. 


52  LES  SEIGNEURS  ENTRENT  DANS  LES  COMMUNES. 

Des  conventions  semblables,  mais  plus  largement  expliquées, 
furent  faites  entre  les  Yercellais  et  les  marquis  de  Montferrat^ 
avec  promesse  de  la  part  des  premiers  d'aider  les  seconds  au- 
près de  la  ligue  lombarde,  c'est-à-dire  de  prier  et  d'intercéder 
en  leur  faveur. 

La  commune  de  Brescia,  s'il  faut  s'en  rapporter  à  la  chronique 
d'Ardicio,  avait,  dès  l'année  1104,  formé  avec  d'autres  communes 
de  la  Lombardie  et  du  Trévisan  une  ligue  qui  fut  jurée  dans  le 
cloître  de  Palazzuolo  :  elle  achetait  des  Martinengo  le  château 
d'Orsi  Vecchi;  des  comtes  Lumellini,  tout  ce  qu'ils  possédaient 
dans  le  diocèse  à  titre  féodal  ;  des  comtes  Galepio,  les  châteaux 
de  Samico,  Merlo,  Galepio,  avec  obUgationpoureuxde  convertir 
le  prix  en  acquisitions  d'alleux  dans  le  Brescian;  elle  recevait  sous 
sa  protection  les  abbés  de  Lenoetde  Sainte-Euphémie,  détruisait 
le  fort  de  Montechiaro  et  celui  de  Gavardo,  dont  elle  chassait  la 
garnison,  et  démantelait  Âsola,  qui  appartenait  aux  comtes  de 
Gasalalto,  et  le  château  de  Monterotondo.  Une  assemblée  de  1203 
établit  que  les  habitants  des  villages  et  des  châteaux  achetés  à 
des  nobles  qui  n'étaient  pas  membres  de  la  commune  devaient 
prêter  serment  à  la  république.  Les  statuts  de  cette  ville  obli- 
gent quiconque  veut  devenir  citoyen  de  bâtir  une  maison  dans 
son  enceinte,  et  de  l'habiter  toujours,  sauf  deux  mois,  un  dans 
l'automne,  l'autre  au  printemps:  défense  aux  particuliers  de 
construire  des  forts  à  Pontevico,  Palazzuolo,  Mura,  Qtiinzano, 
Ganeto,  Gavardo,  Iseo.  Tous  les  curés  et  dignitaires  ecclésias- 
tiques devaient  être  brescians  (1). 

Les  comtes  de  Trévise  s'établirent  dans  leurs  propriétés  sur  la 
Piave,  mais  sans  se  brouiller  avec  la  ville,  où  ils  exerçaient  plu- 
sieurs charges  communales,  et  dont  ils  conservèrent  le  nom, 
qu'ils  éctîangèrent  plus  tard  contre  celui  de  Gollatto.  Vecello  et 
Gabriel  de  Gamino  entrèrent  dans  la  commtine  de  Trévise  en 
1183,  et  Mathieu,  évêque  de  Gineda,  en  1190,  avec  la  conven- 
tion que  cette  ville  exercerait  la  juridiction  dans  son  dio 
cèse.  Berthold,  patriarche  d'Aquilée,  en  1^0,  se  fit  citoyen  de 
Padoue,  dans  laquelle,  à  ce  titre,  il  édifia  un  palais,  se  soumit 
aux  droits  d'entrée  comme  aux  tailles,  et,  tous  les  ans,  il  envoyait 
douze  chevaliers  jurer  obéissance  au  nouveau  podestat;  il  fut 
imité  par  l'évéque  de  Feltre  et  de  Bellune  (2). 

(1)  Monum.  hist.  patriœ,  Ghart.  i,  708,  807,  865,  910. 

(2)  Bertholdus  princeps  Atfuilejœ  est  tunicaiiu  cum  Paduanis ,  et  factus  e^i 


LES  SEIGNEURS  ENTRENT  DANS  LES  COMMUNES.  53 

Padoue  contraignit  encore  les  marquis  d'Esté  à  prendre  le  titre 
de  citoyens  et  à  murer  les  portes  de  leur  citadelle.  Moruello 
Malaspina,  en  1494^  se  fit  admettre  dans  la  commune  de  Plai- 
sance, tandis  que  les  autres  membres  de  cette  famille  entraient 
dans  la  cité  de  Lucques.  Les  Gorvoli  de  Frignano,  en  14  56,  deve- 
naient citoyens  de  Modène  avec  obligation  d'aider  la  ville  contre 
qui  que  ce  fùt^  excepté  le  duc  guelfe  d'Esté^  ses  hommes  liges 
et  ses  vassaux  ;  d'haJ[)iter  la  ville  avec  leurs  femmes  un  mois 
sur  douze  en  temps  de  paix,  deux  en  temps  de  guerre;  de  per- 
mettre aux  citoyens  de  traverser  librement  leurs  terres,  et  de  ne 
jamais  fermer  leurs  châteaux  aux  magistrats  de  la  ville;  de  faire 
payer  à  leurs  paysans  six  deniers  lucquois>  chaque  année,  pour 
chaque  paiî*ede  bœufs^  à  l'exception  des  habitants  des  châteaux^ 
valets  et  gastalds.  De  son  côté,  Modène  prenait  l'engagement  de 
les  investir  de  quelques  propriétés  et  de  châteaux  qu'ils  devaient 
conquérir^  de  les  aider  à  revendiquer  certains  droits  auprès 
d'autres  seigneurs^  et  de  les  protéger  contre  leurs  ennemis  (4). 

Les  Bolonais  avaient  pris  les  châteaux  de  Gorbara^  Sassatello^ 
Monteveglio,  Monte  Cadumo^  Ibora,  Dozza^  Fagnano^  et  soumis 
à  leur  autorité  les  seigneurs  Getolani^  Savignanesi^  d'Oliveto^  Mo- 
reto,  Ganeto.  La  Toscane  nous  offrira  le  même  spectacle. 

Les  juridictions  féodales  supprimées^  les  tenures  appartinrent 
toutes  à  des  citoyens,  qui  les  firent  cultiver  par  des  fermiers  et 
des  métayers;  ainsi  fut  transformé  le  système  germain  des  pos^ 
sessions^  et  les  serfs  firent  place  aux  cultivateurs  libres. 

Libres^  il  est  vrai,  mais  on  ne  les  considérait  point  conune 
peuple,  c'estrà-dire  comme  jouissant  du  plein  droit  de  cité;  les 
gens  de  condition  inférieure  et  les  ouvriers  n'étaient  pas  repré- 
sentés dans  le  gouvernement,  et  n'avaient  droit,  ni  de  voter  les  im- 
positions qu'ils  payaient,  ni  d'en  régler  l'emploi.  Dans  toute  ré- 
volution^ la  première  tentative  a  pour  objet  l'affranchissement  ; 
mais,  connme  on  avance  toujours ,  la  classe  libératrice  parait 
insuffisante  ou  tyrannique,  et  celle  qu  es   au-dessous  prétend 

paduanus  civis  ;  et  in  cittadinantiœ  firmitatem  et  signwn  fecit  de  sua  caméra 
quœdam  in  Padua  œdificari  paiatia,  et  se  poni  fecit  vum  aliis  eivibus  Paduœ  in 
coitam  sive  datiam.  Tune  quoque  incepit  mitfere,  et  adhttc  mittit  hodîe  om/ii 
anno  de  suis  melioriùus  militihus  duodecim,  qui  jurant^  in  priiicipio  poiestario! 
cujmlibetf  prœcepta  et  sequentia  potestatis  pro  domino  patriarcha  et  suis,  Quod 
'videns  feltrensis  et  beUunensis  episeopus^  fecit  et  ipse  simi/iter,  noft  lamen  in  quau- 
titate  eadem,  ROLAmono. 

(1)  SaVIOLI,  é4nn,  ^/o^/i.,  I,  di|>l.  Ctvi. 


54  NOBLES  BT  PLÉBÉIENS. 

régaler  d'aliord^  puis  la  renverser.  La  révolution  qui  émancipa 
les  communes  avait  eu  pour  agents  principaux  les  nobles  et  les 
personnages  les  plus  Importants^  qui  fournirent  en  conséquence 
les  consuls  et  les  magistrats  j  car  un  grand  nombre  d'illustres 
famillesd'Italie  ont  le  glorieux  privilège  de  rattacher  leur  noblesse 
aux  libérateurs  de  la  patrie. 

Les  plébéiens  réclamèrent  bientôt  une  part  dans  le  gouverne* 
ment^  et  cette  seconde  ère  des  républiques  fut  signalée  par  un 
siècle  entier  d'agitations^  tantôt  constitutionnelles,  tantôt  vio^ 
lentes  1  Dans  Tintérieur  des  villes^  la  lutte  commença  donc  entre 
les  nobles  et  les  bourgeois ,  les  premiers  voulant  recouvrer  l'au- 
torité qu'ils  avaient  possédée  autrefois ,  les  autres  prétendant 
d'abord  en  avoir  une  part  égale,  puis  se  l'approprier  tout  en- 
tière. Cette  querelle  est  la  même  qui  trouble  chaque  jour  les 
pays  constitutionnels^  ou  plutôt  c'est  la  question  iFautnl  accorder 
aux  propriétaires  seuls  la  plénitude  des  droits?  Le  conflit,  à  cette 
époque,  était  d'autant  plus  naturel  qu'on  ne  tenait  point  compte 
de  la  naissance,  mais  des  propriétés  :  qui  avait  des  biens  était 
noble. 

La  haute  noblesse,  issue  des  anciens  comtes,  marquis  et  capi- 
taines, traditionnellement  puissante  et  soutenue  par  les  empe- 
reurs, s'était  habituée  à  commander  sur  ses  fiefs;  ses  membres^ 
bien  qu'ils  prêtassent  serment  comme  citoyens,  conservaient 
leurs  terres  et  leurs  citadelles,  d'où  on  les  appelait  souvent  pour 
remplir  des  magistratures  urbaines.  La  plèbe,  appliquée  à  l'in- 
dustrie et  au  commerce,  ne  pouvait  se  livrer  à  l'exercice  dos 
armes,  qui  faisaient  au  contraire  l'occupation  et  l'amusement  des 
nobles;  il  fallait  donc,  en  cas  de  guerre,  réclamer  leur  concours, 
surtout  pour  avoir  de  la  cavalerie.  La  noblesse,  même  après 
avoir  déposé  les  armes,  avait,  pour  se  frayer  la  voie  au  conmian- 
dément,  le  patronage  qu'elle  exerçait  sur  ses  anciens  serfs  et 
ses  clients  actuels ,  le  penchant  de  l'homme  à  révérer  dans  les 
fils  les  qualités  et  les  mérites  des  pères,  les  liens  de  parenté  qui 
unissaient  ses  membres,  ou  Pesprit  de  corps,  et  l'avantage  de  pos- 
séder de  si  grands  domaines  qu'elle  pouvait  à  son  gré  affamer  les 
cités.  Appelés  dans  des  pays  étrangers  pour  être  podestats  ou 
capitaines,  les  nobles  contractaient  l'habitude  de  la  domination, 
aussi  facile  à  prendre  que  difficile  à  quitter;  dans  leur  commune 
même,  ils  obtenaient  des  honneurs,  soit  à  cause  des  charges 
qu'ils  avaient  occupées,  soit  à  titre  de  chevatiers.  Dans  quelques 
villes,  les  nobles  seuls  exerçaient  les  fonctions,  comme  il  semble 


NOBLES  ET  PLÉBÉIENS.  55 

que  cela  f&t  à  Bergame,  où  \Hm  ne  voit  pas  de  querelles  entre 
les  nobles  et  les  plébéiens,  mais  des  nobles  entre  eux.    . 

D'autres  fois,  entravés  par  les  magistrats  dans  leurs  volontés 
tyranniques^  ils  se  retournaient  vers  la  classe  inférieure^  exclue 
du  gouvernement  et  tributaire  de  la  cité;  ils  la  caressaient 
parce  qu'ils  la  trouvaient  plus  docile,  et  parce  qu^elle  n'avait  ni 
droits  à  leur  opposer,  ni  richesses  pour  les  égaler.  Ils  la  soute- 
naient donc  devant  les  tribunaux  ou  dans  les  plaintes  qu'elle  éle« 
vait  contre  ses  oppresseurs.  De  là  deux  factions  :  la  noblesse  unie 
aux  plébéiens,  et  la  bourgeoisie  indépendante.  Ces  deux  factions 
se  contrariaient  dans  les  assemblées,  les  élections^  les  procès,  et 
souvent  la  querelle  s'envenimait  au  point  de  leur  mettre  les 
armes  à  la  main.  Les  nobles  avaientrils  Tavantage,  ils  restaient 
maîtres  des  charges,  libres  de  faire  les  lois  à  leur  gré,  de  décré- 
ter les  mesures  les  plus  favorables  à  leur  ordre,  et  la  populace 
applaudissait,  entraînée  par  son  envie  contre  les  riches  bour- 
geois, î  cittadini  grossi  ^  qu'elle  aimait  à  voir  abaisser.  Succom- 
baient-ils, ils  se  retiraient  dans  leurs  cliàteaux  forts,  où  ils  atten- 
daient que  la  nécessité  les  fit  rappeler,  ou  bien  qu'il  seprésentàt 
une  occasion  de  rentrer  à  force  ouverte. 

La  plèbe,  comme  il  arrive  dans  les  luttes  au  sein  des  villes, 
restait  victOTieuse  le  plus  souvent;  mais,  incapable  de  se  gouver- 
ner, et  toujours  facile  à  tomber  dans  les  pièges  des  gens  rusés, 
elle  s'appuyait  sur  un  seigneur  territorial,  en  lui  concédant  des 
pouvoirs  illimités,  comme  doit  les  avoir  quiconque  représente 
le  peuple ,  et  c'est  ainsi  qu'elle  aplanissait  la  route  à  la  tyrannie. 
Les  barons  mêmes,  qui  avaient  juré  la  commune,  outre  les  pou- 
voirs dont  ils  étaient  revôtus  dans  les  villes,  et  l'influence  qui  dé- 
rive naturellement  de  l'ancienne  habitude  de  commander^  de  la 
richesse  et  de  la  pratique  des  armes^  s'étaient  réservé  dans  les 
conventions,  avec  des  privilèges  personnels,  certains  droits  de 
guerre  et  d'alliance. 

Toutes  les  obligations  ayant  un  caractère  personnel  dans  le 
système  féodal,  il  était  permis  de  renoncer  à  ces  conventions 
quand  on  voulait;  or,  comme  le  noble  était  parfois  citoyen  de 
deux  communes,  s'il  était  en  lutte  avec  Tune^  il  s'appuyait  sur 
l'autre ,  source  de  conflits  fraternels.  D'un  autre  côté,  les  nobles 
abandonnaient  avec  peine  le  droit,  précieusement  conservé^  des 
guerres  privées,  et,  dans  l'intérieur  des  terres^  ils  se  battaient 
entre  eux;  aussi  munissaient-ils  leurs  palais  comme  des  forte- 
resses,  avec  des  ponts-levis,  des  tours,  et  des  chaînes  étaient  ten- 


56  NOBLES  ET  PLÉBÉTENS. 

ducs  dans  les  rues.  Trente-deux  tours  couronnaient  ou  menaçaient 
Ferrare,  cent  Pavie^  un  peu  moins  Crémone.  A  Florence,  l'archi- 
tecture massive,  avec  ses  énormes  blocs  saillants,  avec  ses  fenê- 
tres étroites,  ses  portes  ferrées,  atteste  encore  cet  état  de  guerre 
de  voisin  à  voisin.  Le  statut  de  Gènes  défendait  de  lancer  des  pro- 
jectiles du  haut  des  tours,  même  pendant  une  lutte  :  s'il  en  ré- 
sultait un  meurtre,  la  tour  était  démolie;  sinon,  amende  de 
W  livres,  et  si  le  propriétaire  ne  pouvait  Tacquitter,  on  détruisait 
deux  étages  de  la  tour.  Quelquefois  différents  seigneurs  se  parta- 
geaient une  ville;  à  Mantoue,  par  exemple,  les  Bonacossi  et  les 
Grossolani  étaient  chefs  de  parti  dans  le  quartier  de  SaintrÉtienne, 
les  Arlotti  et  les  Paltroni  dans  celui  de  Cittavecchia,  les  Riva  et 
les  Casalodi  dans  celui  de  Sûnt-Jacques,  les  Zanecalli  et  les  Gaf- 
fari  dans  celui  de  Saint-Léonard.  Il  fallait  donc  fortifier  les  quar- 
tiers les  uns  contue  les  autres,  fermer  les  ponts,  surveiller  les  rues. 
Dans  les  villes  les  plus  florissantes  par  le  commerce ,  les  mar- 
chands voulurent  participer  à  la  souveraineté  d'une  patrie  à  la 
prospérité  de  laquelle  ils  sentaient  qu'ils  avaient  tant  contribué. 
Leur  pré|pntion  était  légitime;  mais  l'irritation  produite  par  la 
lutte  et  l'orgueil  du  triomphe  les  poussèrent  à  réclamer  Tex- 
clusion  des  hommes  dont  ils  n'avaient  d'abord  demandé  qu'à 
partager  les  droits.  Florence  exclut  de  la  seigneurie  quiconque 
n'était  pas  inscrit  dans  le  rftle  d'une  corporation  ;  les  neuf  sei- 
gneurs de  Sienne  et  les  anciens  de  Pistoie  devaient  être  mar- 
chands ou  de  la  classe  moyenne  ;  il  en  était  de  même  à  Arezzo  : 
ainsi  tout  individu  parmi  les  nobles  qui  avait  démérité  de  la 
commune  était  noté  d'infamie.  Modène  eut  un  registre  sem- 
blable, et  fut  imitée  quelque  temps  par  Padoue,  Bresda,  Gênes 
et  d'autres  villes  li  bres,  sur  la  fin  du  treizième  siècle.  A  Pise  même, 
les  nobles  ne  pouvaient  témoigner  contre  un  plébéien  ;  on  les 
punissait  de  mort  si ,  pendant  un  tumulte ,  ils  sortaient  de  chez 
eux  avec  ou  sans  armes,  et  la  voix  populaire  suffisait  pour  les 
condamner  (1).  L'article  i50">^  du  livre  premier  des  statuts  de 
Rome  porte  que  le  baron  ou  la  baronne  ayant  un  procès  civil  ou 
criminel  avec  un  plébéien  ne  pourra  entrer  dans  le  palais,  mais 
bien  son  avocat  et  son  procureur  fondé  ;  si  le  plébéien  veut  con- 
fier la  décision  du  différend  à  deux  personnes,  les  nobles  seront 
tenus  d'accepter  cet  arbitrage,  et  défense  était  faite  au  juge  de 
la  cause  de  parler  au  baron  ou  à  la  baronne. 

(1)  Statut!  </i  Pisa,  nis.  $  162,  $  16S. 


NOBLES  ET  PLÉBÉIENS.  ft7 

A  Lucques,  les  citoyens  seuls  qui  habitaient  la  ville  formaient 
proprement  la  république;  les  autres^  qu'on  appelait  foreia" 
net  s'ils  étaient  originaires  de  Lucques^  et  fcre$i  s'ils  venaient 
du  dehors^  ne  participaient  nullement  aux  privilèges  urbains. 
Les  citoyens  se  divisaient  ensuite  en  deux  dasses  :  Tune,  des 
grandsou  easatki^  et  Fautre,  des  bourgeois.  Les  easatiei^  comme 
les  chevaliers  et  les  chAtelains,  étaient  non-seulement  exclus  du 
gouvernement  et  des  corporations  populaires ,  mais  on  n'ad- 
mettait pas  leur  témoignage  contre  les  bourgeois  ;  bien  plus,  on 
ne  punissait  pas  comme  calomniateur  le  bourgeois  qui  ne  pou- 
vait fournir  la  preuve  des  faits  imputés  à  un  patricien  (1).  En 
un  mot,  c'était  une  réaction  des  marchands  contre  Taristocratie^ 
de  la  richesse  industrielle  c<mtre  la  fortune  territoriale.  Les  com- 
merçants et  les  propriétaires  constituaient  les  gouvernements 
tout  à  l'avantage  de  leur  pi*opre  classe  et  au  détriment  de  l'autre, 
sans  égard  pour  la  masse  de  la  population^  qui  néanmoins, 
après  avoir  acquis  des  forces  ^  s'élevait  avec  ses  prétentions  et 
augmentait  l'agitation  générale  des  esprits. 

Quant  à  nous,  nous  ne  voycms  de  véritable  r^ublique  que 
dans  le  gouvernement  de  tous  pour  l'avantage  de  tous.  L'anta- 
gonisme conduit  nécessairement  à  des  conflits  qui  finissent  par 
des  révolutions  de  gouvernement  ou  la  guerre  des  rues  ;  mais 
comment  les  éviter  tant  que  deux  races  non  fondues,  les  c(hi- 
quérants  et  les  conquis,  se  trouvent  face  à  face  ?  Les  nobles  s'a- 
gitaient et  combattaient  parce  que  les  ressources  ne  leur  man- 
quaient pas  ;  entourés  d'un  grand  nombre  de  parents,  ils  enve- 
loppaient l'État  entier  dans  leurs  querelles,  ce  qui  faisait  dire 
que  les  nobles  étaient  la  ruine  du  pays.  Néanmoins  on  peut  leur 
attribuer  une  éducation  plus  soignée,  des  sentiments  moins  in- 
téressés, la  conservation  de  resprit  de  famille  ;  ils  fournissent  de 
grands  exemples  de  fermeté,  conune  à  Sparte,  à  R(»ne,  à  Venise. 
En  effet,  comme  ils  ne  reconnaissent  de  supérieur  que  Dieu,  ils 
voient  plus  loin  que  le  reste  de  la  nation,  et  l'émulation  de  leurs 
pairs  les  rend  capables  de  grandes  choses.  Mais  ils  tombent  fa- 
cilement dans  l'oligarchie  ;  non  contents  de  puiser  de  l'orgueil 
dans  leur  indépendance,  ils  menacent  celle  des  Autres,  et,  pour 
avoir  le  droit  d'être  tyrans  dans  leurs  châteaux ,  ils  se  font  les 
flatteurs  des  princes  :  despotes  et  esclaves  tout  à  la  fois. 

(1)  Sttti.  liv.  m,  eh.  168, 169.  Le  sutut  180  de  cema  poUntium^  donne  ]e 
catalogue  des  fiuniUet  noUei ,  ne  sub  'ptUumne  papulmium  defindaiHur, 


59  NOBLES  fer  PLÉBÉIENS. 

D'autre  part  y  il  est  facile  et  commun  de  couvrir  de  railleries 
dédaigneuses  les  gouvernements  de  marchands;  mais  comment 
aurions-nous  ce  courage,  Icursque  nous  voyons  Florence^  capable 
de  si  longs  et  de  si  magnanimes  efforts^  s'élever  à  la  civilisation 
la  plus  brillante^  et  conserver  la  dernière  son  indépendance  en 
Italie?  L'exclusion  des  nobles  enlevait  aux  républiques  italiennes 
des  forces  très-utiles  ;  le  gouvernement  faisait  des  lois  partiales; 
les  bourgeois  grossiers  et  les  gens  nouveaux  n'étalèrent  pas 
moins  de  faste  et  d'arrogance  que  les  nobles^  sans  étre^  comme 
euX;  soutenus  par  Tillustration  des  aïeux ^  qui  séduit  partout  la 
multitude.  Or^  si  les  plébéiens  vénéraient  dans  le  seigneur  ac- 
tuel le  souvenir  du  magistrat  et  du  capitaine  d'autrefois ,  ils 
supportaient  avec  impatience  Taristocratie  mercantile,  soit  parce 
qu'elle  est  pins  spéculatrice  et  moins  généreuse,  soit  parce  qu'on 
souffre  de  voir  des  hommes ,  objet  habituel  de  notre  respect, 
foulés  aux  pieds  par  d'autres,  dont  une  fortune  subite  constitue 
tout  le  mérite.  Ainsi,  méprisés  par  les  grandes  familles,  odieux 
à  la  plèbe,  menacés  en  haut  comme  en  bas,  les  marchands  du- 
rent se  défendre  à  leur  tour  par  des  moyens  arbitraires  et  tyran- 
niques. 

La  lutte  entre  les  nobles  et  les  plébéiens ,  au  lieu  d'être  le 
produit  funeste  de  la  liberté,  s'explique  donc  par  les  faits  sui- 
vants :  au  moment  de  la  révolution,  l'indépendance  n'avait  pas 
été  obtenue  entière,  et  l'on  avait  laissé  subsister ,  à  côté  des 
communes  libres,  les  campagnes  asservies,  les  juridictions  féo- 
dales, et  partout  la  déplorable  intervention  des  empereurs,  qui 
envenima  les  querelles  des  citoyens  en  les  divisant  en  deux  partis, 
les  Guelfes  et  les  Gibelins. 

Ces  noms,  d'origine  allemande,  furent  bientôt  adoptés  par 
PItalie  pour  désigner  les  opinions  rivales  qui  l'agitaient  depuis 
des  siècles;  elle  les  conserva  lorsque  les  autres  pays  avaient 
cessé  de  les  prononcer,  et  souvent  elle  se  déchira  les  entrailles 
même  alors  qu'elle  n'était  plus  qu'un  cadavre.  «  Les  individus 
qui  s'appelaient  Guelfes  aimaient  l'Élat  de  l'Église  et  du  pape  ; 
ceux  qui  s'intitulaient  Gibelins  aimaient  l'empire,  et  favorisaient 
l'empereur  et  ses  partisans  (Villami).  »  Chez  les  premiers  do- 
minait le  désir  de  se  venger  de  la  maison  de  Souabe,  et  de  voir 
les  communes  affranchies  de  tout  Uen  étranger;  les  Gibelins 
croyaient  que  cette  prétention  des  villes,  de  conserver  la  liberté 
sans  dépendre  d'un  supérieur ,  devait  produn*e  nécessairement 
(les  discordes,  au  milieu  desquelles  les  Italiens  se  détruiraient  de 


GtELFES  ST  6tBELIKS«  59 

leurs  propres  mains.  Les  uns  voyaient  donc  un  bien  suprême 
dans  Pindépondance  de  ritalie^  et  voulaient  qu'elle  pût  organiser 
à  son  gré  ses  propres  gouvernements  ;  les  autres  aspiraient  à 
Tunité  du  pouvoir^  conune  unique  moyen  de  lui  procurer  la 
concorde  au  dedans  et  le  respect  au  dehors,  au  risque  même  de 
diminuer  sa  liberté  orageuse. 

Ces  deux  partis  étaient  donc  animés  didées  généreuses,  et 
chacun  d'eux  semblait  défendre  le  bon  droit  ;  les  libérfltres,  qui 
se  plaisent  à  fouiller  dans  le  passé  pour  exhumer  des  motifs 
d'outrages  contre  le  présent,  auront  seuls  le  courage  de  flétrir 
ou  de  gloriRer  Tun  ou  l'autre.  U  est  difticile  d'ailleurs  de  con- 
naître de  quel  côté  se  trouvait  la  justice,  surtout  si  l'on  ne  sait 
pas  se  transporter  à  cette  époque,  en  apprécier  les  conditions  et 
les  vicissitudes.  On  peu)  bien,  en  effet,  examiner  s'il  est  bon 
d'envelopper  de  langes  un  enfant;  mais  celui  qui  répondrait 
qu'ils  ne  conviennent  pas  à  Padulte  changerait  l'état  de  laques* 
tion.  Les  hommes  qui  ne  savent  apprécier  que  la  liberté  poli- 
tique, ou  la  liberté  négative  d'opposition ,  ne  peuvent  se  figurer 
que  la  papauté  représentait  au  moyen  ftge  le  parti  le  plus  libéral 
et  le  plus  avancé  ;  qu'il  s'opposa  seul  à  la  tyrannie,  et  fut  Tuni- 
que voix  du  peuple  contre  les  guerriers ,  de  la  pensée  contre  la 
lance. 

Mathieu  Villani  appelle  le  parti  guelfe  a  le  fondement,  la  for- 
teresse solide  et  stable  de  la  liberté  d'Italie;  il  est  contraire  à 
toutes  les  tyrannies,  de  telle  sorte  que,  si  quelqu'un  devient 
tyran,  il  doit  forcément  se  faire  Gibelin,  et  l'expérience  en  a  tou- 
jours fourni  la  preuve.  »  il  ajoute  :  a  L'Italie  entière  est  divisée 
confusément  en  deux  partis  :  l'un ,  qui  suit  dans  les  faits  du 
monde  la  sainte  Église,  selon  la  principauté  qu'elle  tient  de 
Dieu  et  du  saint  empire  ;  ceux-là  sont  nommés  Guelfes,  c'est-à- 
dire  garde-foi.  L'autre  parti  suit  l'empire,  qu'il  soit  fidèle  ou 
non,  dans  les  choses  du  monde,  à  la  sainte  Eglise;  on  les  ap- 
pelle Gibelins,  ce  qui  équivaut  à  guide-^guerre  ou  conducteurs 
de  batailles,  et  ils  se  conforment  à  ce  nom  dans  la  réalité,  car 
ils  sont  orgueilleux  de  leur  titre  impérial  et  promoteurs  de  que- 
relles et  de  guerres.  Les  empereurs  allemands  ont  plus  habituel- 
lement favorisé  les  Gibelins  que  les  Guelfes,  et,  par  ce  motif, 
ils  ont  laissé  dans  leurs  villes  des  vicaires  impériaux  avec  des 
troupes.  Après  la  mort  des  empereurs  qu'ils  représentaient,  les 
vicaires  ont  conservé  l'autorité  et  sont  restés  tyrans  ;  ils  ont  dé- 
pouillé lés  peuples  de  la  liberté,  et  sont  devenus  seigneurs  puis- 


60  GUELFES  ET  GIBELINS. 

sants  et  ennemis  du  parti  fidèle  à  la  sainte  Église  et  à  la  liberté. 
Pour  cette  raison^  qui  n'est  pas  sans  importance,  il  faut  bien  se 
garder  de  se  soumettre  sans  conditions  à  ces  empereurs.  Il  faut 
ensuite  considérer  que  les  usages  et  les  manières  d'agir  des  Al* 
lemandssont^  pour  ainsi  dire^  barbares  et  complètement  étrangers 
aux  Italiens,  dont  le  langage,  les  lois,  les  mœurs,  les  coutumes 
graves  et  modérées,  servent  d'exemple  à  tout  Tunivers ,  et  leur 
donnent  Tempire  du  monde.  Voilà  pourquoi  les  empereurs,  venant 
avec  un  titre  suprême  dans  Fltalie,  qu'ils  veulent  gouverner  avec 
les  idées  et  les  forces  d'Allemagne,  ne  savent  et  ne  peuvent  y 
réussir;  aussi,  dans  les  villes  italiennes,  sont-ils  une  source  de 
tumultes  et  de  commotions  populaires,  ce  dont  ils  se  réjouissent, 
afin  d'être,  par  la  discorde,  ce  qu'ils  ne  savent  et  ne  peuvent  être 
ni  par  vertu,  ni  par  supériorité  d'intelligence,  de  mœurs  et  de 
manière  de  vivre.  Pour  tous  ces  motifs,  les  villes  et  les  peuples 
qui  veulent  conserver  leur  indépendance  et  leur  gouvernement 
sont  obligés  de  ne  pas  se  révolter  contre  les  empereurs,  de 
prendre  leurs  précautions,  de  traiter  avec  eux,  d'encourir  même 
leur  animadversion  plutôt  que  de  les  admettre  dans  leurs  murs 
sans  de  grandes  garanties  (1  \  » 

Ces  réflexions  de  Villani,  et  plus  encore  les  faits  historiques, 
démontrent  que  les  Guelfes  ne  voulaient  pas  s'affranchir  de  toute 
dépendance  à  l'égard  des  empereurs,  mais  donner  à  leur  sou- 
mission les  garanties  d'un  traité;  on  pourrait  donc. aujourd'hui 
les  comparer  au  parti  constitutionnel.  Si  l'on  considère  les  maux 
que  les  empereurs  occasionnèrent  à  l'Italie,  et  l'exécration  qui 
dure  encore  contre  Barberousse  ;*si  Ton  songe  que  les  cités  les 
plus  généreuses,  comme  Florence  et  Milan ,  furent  toujours  les 
porte-drapeau  du  parti  guelfe,  et  que  Florence  offrit  le  dernier 
asile  à  l'indépendance  italienne,  tandis  que  ceux  qui  voulaient 

(1)  Croniche,  rr,  76.  — Voltaire  Iiih-nième  rend  justice  aux  Guelfes,  en  disant 
que  l'empereur  voulait  régner  sur  C Italie  sans  borne  ni  partage  (Essai,  ch.  66)  ; 
il  appelle  les  Guelfes  partisans  de  la  papauté  et  encore  plus  de  la  liberté 
(ch.  62).  Les  Guelfes  et  les  Gibelins  étaient  comme  les  Tories  et  les  Wighs  de 
TAngleterre  actuelle.  Il  faut  être  fidèle  à  son  parti  même  alors  qu^il  change  ;  les 
Tories  de  1843  firent  tout  ce  que  voulaient  les  W^ighs  en  1830.  C'est  ainsi  que 
les  Guelfes  de  Florence  deviennent  les  partisans  de  Tempereur  et  les  ennemis  du 
pape  ;  ils  ne  changent  pas  de  nom,  mais  s'appellent  Blancs  et  Noirs,  Dante  était 
Guelfe,  comme  naguère  Robert  Peel  fiit  Tory. 

Voir  le  traité  de  Barthole  sur  les  Guelfes  et  les  Gibelins.  Une  histoire  de  ces 
deux  factions  oflirirait  la  meilleure  explication  des  vicissitudes  italiennes. 


GUELFES  ET  GIBELINS.  61 

tyranniser  un  pays  arboraient  la  bannière  gibeline,  on  incline  à 
désirer  que  le  parti  guelfe  eût  prévalu^  et  que  les  villes  se  fus- 
sent organisées  en  républiques  sous  le  protectorat  du  pontife  ^ 
qui  les  dirigeait  de  ses  conseils  et  réprimait  les  étrangers  par  les 
armes  spirituelles. 

Les  personnages  fameux  qui  favorisaient  l'opinion  gibeline 
étaient  ou  des  gens  stipendiés  par  les  empereurs^  comme  Pierre 
des  Vignes^  ou  des  jurisconsultes  idolâtres  de  l'antiquité^  ou  des 
hommes  entratnés  par  la  passion^  c^mme  Dante^  qui^  banni  par 
les  Guelfes,  se  fit  le  champion  du  parti  contraire.  Toutefois,  dans 
son  livre  De  la  monarchie^  où  (sans  intention  servile,  je  crois^ 
mais  par  fatigue  des  luttes  civiles  qui  poussent  Phomme  à  cher- 
cher le  repos  dans  le  despotisme),  il  admet  la  tyrannie  illimitée^ 
il  demande  que  PItalie  soit  gouvernée  par  un  empereur^  mais  à 
la  condition  qu'il  ait  sa  résidence  à  Rome.  Qui  fut  plus  Gibelin 
que  Machiavel?  et  pourtant  il  termine  son  abominable  livre  Du 
Prince  par  un  vœu  magnanime* 

D'autre  part^  les  droits  impériaux  étaient  alors  compris  tout 
différemment  qu'aujourd'hui  ;  ces  droits^  en  effets  n'impliquaient 
rien  de  plus  qu'une  suprématie^  dont  les  libertés  particulièi-es 
ne  devaient  pas  souffrir.  Les  Guelfes^  en  rêvant  la  théocratie^ 
sacrifièrent  davantage  à  l'imagination,  à  Futopie,  sans  cesser 
d'être  probes;  les  Gibelins,  moins  abstraits  et  plus  habiles  dans 
la  pratique^  se  rappelaient  que  les  sociétés  sont  composées 
d'hommes  et  faites  pour  des  hommes.  L'esprit  démocratique  des 
premiers  inclinait  à  Forgueil  individuel  et  au  fractionnement  ^ 
tandis  que  la  pensée  organisatrice  des  autres  les  entraînait  vers 
la  force  et  la  tyrannie  ;  mais,  au  fond^  c'était  la  même  cause^  la 
lutte  perpétuelle,  dont  Thistoire  offre  partout  l'exemple^  des 
plébéiens  et  des  patriciens^  des  esclaves  et  des  hommes  libres^ 
de  la  Rose  rouge  et  de  la  Rose  blanche,  des  Cavaliers  et  des 
Têtes-Rondes,  des  Progressistes  et  des  Rétrogrades,  des  Libé- 
raux et  des  Absolutistes. 

Il  est  dans  la  nature  des  factions  de  discréditer  les  intentions 
les  plus  honorables ,  et  de  mettre  le  tort  où  était  la  raison , 
par  l'abus,  Fexagération  ou  la  violation  du  droit.  Les  grands 
feudataires,  qui  aspiraient  à  recouvrer  leurs  privilèges  perdus, 
ne  voyaient  d'autres  moyens  de  réussir  que  de  s'appuyer  sur 
l'empereur  et  de  soutenir  ses  prétentions;  en  outre,  ils  aimè- 
rent mieux  dépendre  d'un  souverain  puissant  et  lointain  que 
des  bourgeois,  vilains  parvenus,  ou  de  quelques  moines,  dont 


6%  OU£LFEB  ET  GIBELINS. 

parfois  îU  subissaient  la  direction.  Ils  se  déclaraient  donc  Gibe- 
lins^ excitaient  l'empereur  à  descendre  en  Italie^  et^  pour  con- 
trarier le  pape^  ils  allèrent  jusqu'à  favoriser  les  hérétiques. 

La  suzeraineté  de  la  Sicile  donnait  aux  pontifes  une  grande 
influence  sur  la  basse  Italie,  et^  dans  la  haute^  la  haiœ  enru- 
cinée  contre  la  maison  de  Souabe;  partout,  enftn^  ils  jouissaient 
d'un  immense  pouvoir^  grâce  aux  prédications  du  clergé  et  sur^ 
tout  des  moines^  guides  de  l'opinion^  qui  peut  tout  dans  les  gou- 
vernements populaires,- où  le  sentiment  et  imagination  déci- 
dent des  affaires.  L'empereur  n'avait  d'action  sur  les  républiques 
que  par  la  force  des  armes;  car  il  est  difficile  de  gagner  une 
population  entière,  toujours  jalouse  de  quiconque  possède  Tau- 
toriié.  Il  ne  restait  au  pontife  que  les  moyens  de  persuasion  ; 
mais  lui-même  était  souverain ,  disposait  d'armées,  et  souvent , 
conune  homme,  servait  à  des  passions  privées.  Les  Guelfes  épou- 
saient parfois  une  cause,  non  parce  qu'elle  était  juste  et  favo- 
rable à  la  liberté,  mais  parce  que  le  pontife  l'avait  préférée. 
Les  Gibelins  ont  vaincu,  et  l'Italie  pleure  encore  leur  triomphe. . 

Il  ne  faut  pas  croire  néanmoins  que  ces  noms  ne  désignaient 
que  des  partis  :  chacun  d'eux  avait  sa  commune,  ses  syndics  et 
son  podestat;  on  appartenait  en  naissant  à  l'une  ou  à  l'autre 
faction,  et  passer  dans  une  autre  était  réputé  désertion;  les 
traités  se  faisaient  au  nom  de  la  république  et  du  parti  victo- 
rieux. Les  uns  et  les  autres  devaient  se  distinguer  jusque  dans 
les  faits  les  plus  minimes  :  oeuxrci  avaient  un  bonnet  d'un(^ 
façon,  et  ceux-là  d'une  autre;  les  maisons  des  Guelfes  offraient 
deux  fenêtres,  et  celles  des  Gibelins,  trois;  les  créneaux  des  pre- 
miers étaient  carrés,  et  ceux  des  seconds  en  damiers;  enfin  la 
cocarde,  la  fleur  adoptée  (i),  Tarrangement  des  cheveux,  la 

(1)  D^ni  lei  Memorie  e  doçummùptr  tervin  alla  storia  fli  luccû,  %oU  Ul, 
pa^  47,  on  lit  :  OrUmdinus  notariut,  filiiu  ciomini  Lmn franchi^  et  CheU  filius 
Lamberti,  sindici  et  procuralores  hominum  partis  guetfœf  eorum  terras...  rôle  h- 
tes  se  et  aiios  eorum  partis  ah  erroris  tramite  rcvocare,  et  Lucanam  civilat<m 
reeognoscere  tamjuam  eortim  matrem,  et  ad  hoc  ut  tota  pronrtcia  'vallis  Neu- 
httlœ  {vtl  de  Nievole)  bonum  station  sortiatnr,  promiserunt  et  eon¥etiêrunl.., 
quodipti  et  alii  eorum  partit  guMfatde  dicù$  communitaiièus  perpêUio  eruni  in 
devotione  JUtcani  communis,  étc, 

A  Milan,  la  couleur  des  Guelfes  était  le  Liane,  celle  des  Gibelins  le  rouge< 
Dans  la  Valteline,  les  Guelfes  {sortaient  des  plumes  blanches  sur  la  tempe  droite 
vi  une  fleur  à  Toreille,  du  môme  côté  ;  les  Gibelins,  des  pKmies  rouges  ou  une 
fleur  du  côté  gauche.  Tous  l«s  palais  de  Florence  ont  des  créneaux  carrés,  ex- 
cepté un.  Brescia,  en  1212,  avait  trois  podestats,  élus  par  trois  factions. 


GUELFES  ET  GiBfLlNS.  &i 

manière  de  saluer^  et  jusqu'à  la  maDière  de  couper  le  pain  ou 
de  pUer  la  serviette  distinguait  le  Guelfe  du  Gibelin.  Les  Uii)eiin$ 
juraient  en  levant  l'index,  les  Gudfes  le  pouce;  les  premiers 
coupaient  les  pommes  transversalement,  les  seconds  perpendi- 
culairement ;  ceux-là  employaient  des  vases  simples^  ceux-ci  des 
vases  ciselés.  La  manière  de  se  promener,  de  fiûre  claquer  les 
doigts^  de  bâiller^  de  harnacher  les  animaux^  la  droite  ou  la 
gauche  ;  le  nombre  deux  ou  trois,  tout  enfin  devient  signe  de 
distinction.  Les  Bergamasques  connurent  que  certains  Calabrais 
étaient  de  la  faction  contraire  à  leur  manière  de  couper  Tail. 
A  Florence^  avec  les  biens  enlevés  aux  Gibelins  proscrits,  on 
forma  une  masse  guelfe  pour  soutenir  et  fortifier  le  parti  vic- 
torieux ;  un  magistrat  particulier  Tadministrait  avec  trois  chefs 
renouvelés  tous  les  deux  mois,  un  conseil  secret  de  quatorze 
membres  et  un  grand  conseil  de  soixante^  trois  prieurs^  un  tré- 
sorier et  un  accusateur  des  Gibelins  :  société  régulière  et  perma- 
nente^ armée  et  riche,  qui  dura  autant  que  la  république. 

Au  temps  de  Charles  d'Anjou,  et  d'après  ses  conseils,  les  Par- 
mesans formèrent  (1266)  une  Société  des  croisés  pour  soutenir 
la  cause  guelfe,  sous  la  protection  de  saint  Hiiaire,  évéque  de 
Poitiers;  d'autres  corporations  du  pays  s'agrégèrent  à  cette  so- 
ciété, qui  devint  très-puissante,  et  comprit  plusieurs  milliers 
d'hommes  dont  les  noms  étaient  inscrits  dans  un  registre.  Elle 
avait  un  capitaine  et  quelques  chefs  secondaires,  qui  devaient 
apaiser  toutes  les  dissensions,  nuiis  sans  recourir  à  la  force.  Di- 
vers règlements  furent  faits  pour  l'accroissement  de  cette  asso- 
ciation ;  un  statut  défendait  aux  habitants  de  la  ville  et  du  terri- 
toire du  parti  guelfe  de  contracter  des  alliances  de  famille  avec 
des  individus  étrangers  à  ce  même  parti.  Le  capitaine  des  croi- 
sés, appelé  plus  tard  capitaine  du  peuple,  et  qui  commandait 
les  milices,  était  étranger,  restait  six  mois  en  charge,  avait  un 
juge,  un  associé  et  deux  notaires;  d'où  il  résulte  qu'il  exerçait 
une  partie  de  la  juridiction,  bien  que  le  podestat  fût  encore  con- 
servé: l'un  et  l^aulre  d'ailleurs  devaient  rendre  compte  de  leur 
gestion.  Le  grand  conseil  de  cinq  cents  membres,  comme  les 
magistrats,  ne  pouvait  être  choisi  que  parmi  les  individus  for- 
mant la  Société  des  croisés,  qui  devint  ainsi  Parbitre  de  la  com- 
mune et  la  source  unique  du  pouvoir  législatif^  bien  qu'elle  no 
perdit  point  le  caractèro  de  milice  (1). . 

(1)  Voir ,  au  couuacnceittfiiil  des  vol.  I  et  11  de»  Alunumenta  hislorica  ad 


64  LES  PARTIS. 

Les  noms  de  Guelfes  et  de  Gibelins  perdirent  ensuite  leur  si  • 
gnification  primitive^  pour  désigner  des  partis  engendrés  par  des 
ambitions  personnelles  et  de  familles;  on  embrassait  Fun  par 
l'unique  motif  que  des  adversaires  se  trouvaient  dans  Pautrc . 
Les  hommes  et  les  villes  changeaient  de  bannière  d'une  saison  à 
l'autre  :  prétextes  de  haines  privées^  de  querelles,  pour  se  dé- 
chirer entre  eux  Jusqu'au  moment  où  les  Italiens,  dernière  con- 
solation des  insensés^  subirent  la  servitude  (1). 

ftropmcias  Parmensem  et  Plaeentinam  pertuuntia  (Paime,  1857),  un  discours 
de  Ronchiniy  qui  donne  Thistoire  civile  du  pays. 

(1)  Nons^iCtienfedenèacoiounnèaparte, 

Chè  Guelfo  c  Ghibellino 
Veggio  andar  pellegrino , 
E  dal  iwincipe  suo  esser  deserto. 
Misera  Italia  1  tu  l*hai  bcnc  espcrto 
Ghe  in  te  non  è  latino 
Qie  non  stragga  il  Tidno 
Quando  per  fooa  et  quando  per  nui'  arle. 

Foi  ne  se  garde  k  parti  ni  oonunune; 
Je  Tois  et  Guelfe  et  Gibelin 
Errer  battu  par  la  fortune , 
Délaissé  par  son  souversin. 
Tu  Tas  bien  prouvé,  uialtieureuse  Italie  y 
Qu'il  n'en  est  pas  un  dans  ton  sein 
Qui  ne  mette  à  mal  son  Toisin 
Ou  par  force  ou  par  periidie. 

(Gbaziolo,  chancelier  de  Bologne  en  1220.) 

Ed  ora  in  te  non  stanno  senza  guerra 

Li  Tiri  tuoi ,  et  l*un  Paltro  si  rode 

Di  qnei  che  un  mnro  ed  una  ftnsa  serra. 
Gerça ,  misera ,  intomo  dalle  prode 

Le  tue  marine,  et  poi  ti  guarda  In  seno, 

Se  alcuna  parte  in  te  di  paœ  gode. 

Et  les  vivants  entre  eux,  dans  un  transport  Iktal , 
Ne  peuvent  demeurer  sans  haine  ni  sans  guerre  ; 
Ceux  qu*un  même  fossé ,  qu'un  même  mur  enserre , 
Vont  se  rongeant  l'un  l'autre  et  se  mettant  à  mal. 
Regarde,  malheureuse,  autour  de  tes  rivages. 
Regarde  dans  ton  sdn,  et  dis  en  quels  parages 
Tes  fils  vivent  en  paix. 

(Dantb,  Pwg,  TL  Trad.  en  vers  par  B.  Aroux,  1M2.) 

Nous  donnons  ici  quelques-uns  des  noms  que  prenaient  les  factions  dans  les 
différentes  villes,  bien  qu'dles  en  suivissent  constamment  la  bannière ,  qui  était 
la  même  pour  toutes. 

GUELFES.  01BEUN8. 

Milan  ....  Torriani.  Visconti. 

Florence.  .  .  Neri.  Blanchi. 

Aresso.  .  .  .  Verdi.  Secchl. 

GéiMs  •  •  •  •  Rampini. 


LES  PARTIS. 


65 


Chez  un  peuple  libre^  on  ne  gouverne  qu'au  moyen  des  fac- 
tions, ou  plutôt  le  gouvernement  n'est  lui-même  qu'une  faction^ 
d'autant  plus  forte  et  plus  persévérante  qu'il  existe  dans  la  nation 
des  partis  plus  compactes  et  plus  permanents;  mais  ces  partis 
ne  se  forment  et  ne  se  maintiennent  que  là  où  les  intérêts  des 
citoyens  présentent  des  dissemblances  et  des  contrastes  assez 
évidents  et  assez  durables  poiu*  que  les  esprits  soient  amenés  à 
se  fixer  d'eux-mêmes  dans  des  opinions  opposées.  Il  est  diffi- 
cile, au  contraire^  d'imposer  une  politique  uniforme  à  beaucoup 
d'individus  là  où  les  citoyens  sont  presque  égaux  ;  car  alors  des 
besoins  éphémères^  de  frivoles  caprices^  des  intérêts  particuliers 
créent  et  décomposent  à  chaque  instant  des  factions^  dont  la 
mobilité  dégoûte  les  hommes  de  l'indépendance  et  met  en  péril 
la  liberté^  non  à  cause  des  partis,  mais  parce  qu'aucun  parti  n'est 
'  capable  de  gouverner.  m 

Ces  factions,  d'ailleurs,  quand  elles  ont  leur  origine  au  sein 
même  de  la  constitution,,  n'entraînent  pas  de  graves  inconvé- 
nients, parce  que  l'espérance  d^un  meilleur  gouvernement  s'at- 
tache toujours  à  leur  but;  bien  plus,  elles  sont  la  cause  de  la 
prospérité  des  nations  libres^  dans  lesciuelles,  soit  qu'on  incline 
vers  la  forme  aristocratique  ou  démocratique,  soit  qu'on  penche 
vers  le  gouvernement  personnel  ou  ministériel,  on  aspire  toujours 
et  souvent  on  parvient  à  faire  le  bien  du  pays.  Mais  lorsqu'il  inter- 
vient, comme  en  Italie,  un  élément  étranger^  l'intérêt  de  la  faction 
l'emporte  sur  celui  de  la  patrie,  et^  pour  le  faire  triompher,  on 
immole  jusqu'à  la  liberté.  La  Toscane  et  Venise  furent^  Tune  dé  - 
mocratique^  l'autre  aristocratique,  et  cependant  toutes  les  deux  se 


GUELFRft. 

GIBEUKS. 

Gênes.  •  .  • 

Grimaldi  et  Fleschi. 

Doria  e  Spinola. 

Gôine  •  .  . 

Vitani. 

Rusca. 

Pbtoie .  .  . 

Gancellieri. 

Panciatichi. 

Modène  .  . 

RigonL 

Grasolfi. 

Bologne  .  • 

Scacchesi  (Geremei). 

Maltraverai  (Lambertauci). 

Vérone.  .  . 

San  Bonifuio. 

Tegio. 

Plaisanpe.  . 

Gattanei. 

LandJ. 

Pise  .  .  .  . 

Pcrgolinl  (Visconti). 

Raspanti  (Gonti). 

RonM*.  .  •  • 

Orsini. 

Savelli. 

Sienne.  •  . 

Tolomei. 

Salimbeni.  ' 

Orvieto  .  . 

.         Malcorini. 

BefTati. 

ÂsU  .  .  .  . 

Solari. 

Rotari. 

A  Rome,  les  deux  frères  Stefâno  et  Sciarra  Golonna  étaient  chefs ,  Tiin  dtts 
Guelfes,  l'autre  des  Gibelins.  Dans  les  autres  villes,  on  voyait  aussi  les  familles 
suivre  des  partis  différents  ou  passer  de  Tun  à  Taulre. 


U18T.   DES  ITAL.  —  T.   V. 


5 


66  LES  l'AKTIS. 

maintinrent;  en  Lombardie,  Guelfes  et  Gibelins  portaient  leurs 
regards  hors  de  la  patrie^  et  les  uns  comme  les  autres  la  sacri- 
fiaient à  leurs  rivalités. 

Forts^  exaltés  par  l'orgueil  et  rongés  d'envie^  ils  repoussaient 
dans  l'assemblée  le  parti  le  plus  sage^  parce  qu'il  était  proposé 
par  le  parti  contraire.  Menées  secrètes  et  complots^  familles  dé- 
sunie? parce  que  le  père  et  les  frères  suivaient  des  bannières  dif- 
férentes; à  la  plus  légère  occasion,  luttes  comme  entre  ennemis 
acharnés  :  tel  était  le  spectacle  offert  sans  cesse  par  ces  deux 
factions,  a  Presque  chaque  jour,  ou  un  sur  deux,  les  citoyens  se 
battaient  entre  eux  dans  la  plupart  des  quartiers  de  la  ville,  voi- 
sins  contre  voisins^  selon  les  partis;  ils  avaient  armé  les  tours^ 
dont  la  ville  (de  Florence)  avait  un  grand  nombre^  et  chacune 
était  haute  de  cent  à  cent  vingt  coudées.  Sur  la  plate-forme^  ils 
établissaient  des  arbalètes  et  des  mangonneaux  pour  lancer  des 
projectiles  de  Tune  à  l^autre^  et  la  rue  était  barricadée  en  plu- 
sieurs endroits.  Et  cette  habitude  de  guerroyer  entre  citoyens 
devint  si  fréquente  qu'ils  combattaient  un  jour,  puis^  le  lende- 
main^ ils  mangeaient  et  buvaient  ensemble^  s'entretenant  des 
prouesses  par  lesquelles  chacun  d'eux  s'était  signalé  dans  ces 
batailles  (1).  x> 

On  commence  par  un  conflit  sur  la  place^  déterminé  par  un 
accident  en  apparence  frivole,  mais  qui  dérive  de  Ja  nature  in- 
time de  la  cité.  Aussitôt*  comme  il  est  évident,  les  citoyens  se 
divisent  en  deux  partis,  lesquels  ne  cherchent  qu'à  s'anéantir 
l'un  l'autre,  sans  égards,  sans  capitulation.  Chacun  n'obéit 
qu'aux  inspirations  de  sa  colère.  Si  une  faction  est  battue 
par  l'autre,  elle  sort  de  la  ville,  moins  parce  qu'elle  ne  peut 
se  soutenir  que  parce  qu'elle  rougirait  d'obéir  à  son  ennemie. 
Ses  fauteurs  qui  restent,  faibles  et  vaincus,  sont  tués  sans  pi- 
tié avec  cette  rage  qui  s'exaspère  en  s'assouvissant.  Les  maisons 
des  émigrés  sont  démolies,  leurs  biens  confisqués  et  dévastés, 
et  le  parti  triomphant  établit  dans  la  ville  cette  paix  qui  vient^e 
l'absence  d'ennemis.  Néanmoins  les  vainqueurs  eux-mêmes  se 
subdivisent  en  modérés  et  exagérés;  les  bannis,  rapprochés  par 
le  malheur,  s^associent  dans  la  campagne  à  d^autres  de  leur 
parti ,  et,  avec  les  subsides  de  bourgades  ou  de  villes  en  coni- 

(!)  G.  VlIXÀlfl,  V.  0.  —  in  dieàus  meis  vidi  pius^fuam  qmnquies  expuhos 
stare  milites  de  Papia^.  quia  popuUts  joriior  iUis  «rat,  VmTURA,  Ckran.  Astenst, 
ch.  vm,  Rer.  it.  ScnpL|xi. 


LES  TARTIS,  67 

munauté  d'opinion ,  ils  menacent  de  nouveau  la  cité^  l'assail- 
lent, la  prennent,  et,  à  leur  tour,  tuent,  incendient,  proscri- 
vent. Ces  expulsions  réciproques  forment  presque  Tunique  his- 
toire du  temps. 

Le  parti  plébéien  se  soulevait-il  en  tumulte,  il  sonnait  le  toc- 
sin et  barricadait  les  rues  pour  arrêter  les  chevaux,  fprce  prin- 
cipale de  la  noblesse;  puis  on  l'assaillait  dans  ses  palais  forti- 
fiés, et  Ton  escaladait  les  tours.  Les  gentilshonmies,  chassés  de 
poste  en  poste,  ne  parvenaient  que  difficilement  à  s'ouvrir  un 
passage  ;  le  vainqueur  maltraitait  leurs  clients,  pillait  les  vain- 
cus, et  profanait  le  temple  du  Dieu  de  paix  par  les  hymnes  de  sa 
victoire  fratricide.  Mais  les  nobles,  aussitôt  que  leur  cavalerie 
peut  se  déployer  en  rase  campagne,  reprennent  la  supériorité  ; 
ils  réclament  les  secours  des  seigneurs  châtelains  ou  d'autres 
pays  de  leur  faction,  traitent  avec  eux  comme  puissances  re- 
connues et  les  poussent  à  la  guerre  ;  alors  ils  bloquent  leur  pa- 
trie, l'affament,  y  pénètrent  de  force,  démolissent  à  leur  tour 
les  maisons  de  leurs  ennemis  et  les  frappent  d'exil;  ou  bien  ils 
rentrent  à  la  suite  d'un  traité,  et  jurent  pour  un  siècle  la  paix, 
qui  sera  violée  dans  un  mois. 

Ainsi  la  guerre  civile  a  pour  cortège  les  conspirations,  les 
assemblées,  les  conseils,  les  alliances;  on  recherche  le  con- 
cours d^une  ville  ennemie,  parce  qu'elle  est  du  môme  parti.  Les 
bannis  figurent  comme  puissance  distincte;  les  factions  de  l'in- 
térieur se  rattachent  à  celles  du  dehors,  et  la  logique  des  partis 
détruit  l'équilibre  de  l'économie  géographique,  jusqu'à  ce  que 
celle-là  s'identifie  avec  celle-ci. 

Ni  les  uns  ni  les  autres  ne  veulent  détruire  la  cité,  mais  la 
posséder,  la  dominer.  Dans  ce  but,  et  même  alors  que  les  deux 
partis  l'occupent,  ils  doivent  se  discipliner,  se  tenir  en  garde, 
avoir  des  magistrats  propres,  des  réunions,  un  trésor,  une  force; 
en  outre,  il  leur  faut  au  dehors  des  alliés  spéciaux ,  dont  ils 
puissent  réclamer  les  secours,  puisqu'ils  ne  sont  pas  sûrs  de 
rester  chez  eux  tout  le  jour  du  lendemain  ;  du  reste,  par  ces  rap- 
ports extérieurs,  ils  commencent  à  se  considérer  comme  quel- 
que chose  qui  n'est  plus  le  simple  citoyen,  à  concevoir  l'idée 
d'un  parti,  d'une  nation  au  sein  de  laquelle  deux  factions  sont 
aux  prises.  Mais,  comme  la  lutte  a  pour  fondement  des  passions 
au  lieu  de  principes,  elle  est  nécessairement  interminable,  sans 
issue,  sans  produire  une  victoire  définitive;  seulement  elle 


68  ,  LES  PÀETIS. 

élève  un  plus  grand  nombre  de  personnes  à  la  dignité  de  ci- 
toyens. 

Les  plébéiens  de  Plaisance,  1234,  après  avoir  expulsé  leurs 
nobles,  firent  alliance  avec  les  bourgeois  de  Crémone,  qui  avaient 
choisi  pour  capitaine  le  marquis  Pellavicino;  à  la  tête  de  cent 
cavaliers  et  d'un  grand  nombre  d'arbalétriers,  ce  capitaine  met 
en  déroute  les  nobles  proscrits,  qqi  forment  alors  une  ligue  avec 
ceux  de  Borgotaro,  de  Castelarquato,  de  Firenzuola ,  et  présen- 
tent à  Gravago  la  bataille,  où  ils  laissent  prisonniers  45  hommes 
d'armes  et  environ  80  fantassins.  Les  bourgeois  de  Crémone  et 
de  Plaisance  prennent  de  nouveau  les  armes,  assiègent  le  château 
de  Rivalgario,  mais  ne  peuvent  s'en  emparer.  Enfin,  par  l'entre- 
mise de  Sozzo  Coleoni  de  Bergame,  ils  se  réconcilient  avec  les 
nobles,  et  conviennent  de  leur  accorder,  outre  la  moitié  des 
honneurs  publics,  les  deux  tiers  des  ambassades. 

Les  vainqueurs  n'étaient  pas  toujours  modérés,  ni  les  dom- 
mages momentanés;  dains  l'ivresse  de  la  victoire,  on  poussait  la 
ville  à  s'armer  contre  les  voisins ,  ou  Ton  introduisait  dans  le 
statut  des  changements,  non  pour  l'utilité  conunune,  mais  pour 
fortifier  le  parti  victorieux.  Néanmoins  on  ne  put  jamais  trouver 
la  sécurité;  car  il  restait  toujours  une  faction  mécontente,  et  la 
foule  des  proscrits  était  un  instrument  énergique  dans  les  mains 
de  quiconque  voulait  tenter  une  révolution.  En  une  seule  fois,  il 
sortit  de  Crémone  100,000  exilés,  en  1226  ;  Bologne,  en  1274, 
expulsa  300  familles  composées  de  i  2,000  personnes.  Lorsque 
Castruccio,  en  1323,  faisait  la  guerre  à  Florence,  4,000  Floren- 
tins, faible  reste  de  ceux  qu'on  avait  chassés  vingt  ans  aupara- 
vant, vinrent  offrir  leurs  bras  contre  lui  afin  d'obtenir  leur  par- 
don (1).  Un  pays  qui  compte  beaucoup  d'exilés  ne  peut  jamais 
ôire  tranquille  ;  car ,  entraînés  par  le  désir  de  revoir  la  patrie, 
par  Paudace  qu'inspire  la  pauvreté ,  par  les  faciles  espérances 
qui  sont  leur  héritage,  les  proscrits  s'agitent  et  complotent,  au 
dedans  comme  au  dehors. 

Dans  toute  l'Italie,  on  se  battait  de  ville  à  ville,  et  quelquefois 
pour  des  motifs  aussi  frivoles  que- ceux  de  nos  duels  d'aujour- 
d'hui. Chaque  ville  donnait  à  sa  rivale  un  sobriquet  injurieux, 
source  dequerelles  qui  ne  finissaient  pas  sans  effusion  de  sang(2). 

(1)  Chron.  AHense,  ch.  XYIl.  —  Saviou,  Ann.\  hologn.  ad  ann  1329.  — 
G.  YiLLAin,  IX,  213. 

(2)  On  disait  des  Siemiois  que  c^était  le  peuple  le  plus  orgueilleux  et  le  plus 


BATAILLES  MUNICIPALES.  69 

Un  cardinal  romain  invite  l'ambassadeur  de  Florence,  et  ^l'en- 
tendant faire  l'éloge  d'un  joli  petit  chien  qu'il  avait^  il  promet 
de  lui  en  faire  don;  survient  l'ambassadeur  de  Pise^  qui  mani- 
feste à  son  tour  le  désir  de  le  posséder ,  et  reçoit  la  même  pro- 
messe :  dç  là^  discorde  entre  les  deux  États  et  guerre  acharnée* 
Un  sceau,  enlevé  par  les  Bolonais  aux  habitants  de  Modène, 
devint  Foci^on  d'une  guerre  chantée  par  Tassoni.  Le  vol  d'un 
verrou  fit  éclater  entre  Anghiari  et  Borgo  Sansepolcro  une  lutte 
qui  rougit  de  sang  les  eaux  du  Tibre.  Les  citoyens  de  Chiusi 
combattirent  ceux  de  Pérouse  pour  recouvrer  Tanneau  nuptial  de 
la  Vierge  Marie,  qu'un  moine  avait  dérobé,  et  que  les  Pérugins 
conservent  précieusement. 

Toutes  les  chroniques  sont  pleines  de  ces  rivalités  énei^iques 
et  bruyantes»  ainsi  que  des  honteuses  victoires  remportées  sur 
les  voisins.  Les  Modénais  assiègent  Ponte  Dosolo,  et,  après  l'avoir 
démantelé,  ils  emportent  la  cloche,  qu'ils  placent  sur  la  grande 
tour  ;  une  autre  fois  ils  détournent  la  Scultenna  sur  le  territoire 
de  Bologne  pour  le  dévaster.  Gènes  force  Pise  à  démolir  ses 
maisons  jusqu'au  premier  étage,  et  Ton  voit  encore  suspendues 
dans  cette  ville  les  chaînes  arrachées  au  port  des  Pisans  ;  sur 
rédifice  de  la  Banque  se  trouve  aussi  un  griffon  qui  tient  dans 
ses  senes  l'aigle  et  le  renard,  symboles  de  Frédéric  I  et  de  Pise» 
avec  ces  mots  :  Gryphus  ut  heu  angit,  Hc  hostes  Genua  frangit. 
A  Rome ,  on  avait  attaché  à  l'arc  de  Gallien  la  clef  de  la  porte 
Salsiccia  de  Viterbe ,  qui  s'était  révoltée  contre  le  sénat.  Les 
Pérugins  enlevèrent  les  portes  de  Foligno,  qu*ils  traînèrent  sur 
le  char  des  vaincus,  et  emportèrent  de  Sienne  les  chaînes  de  la 
justice,  qu'ils  placèrent  au-dessus  de  la  porte  du  podestat.  Les 
Lodigians  éternisèrent  (dit-on)  par  des  médailles  un  affront  in- 
fligé par  eux  aux  Milanais  vaincus,  lesquels,  à  leur  tour,  faisaient 
jurer  au  podestat  de  ne  jamais  permettre  de  reconstruire  le 
château  ruiné  du  Seprio;  Sienne  imposait  la  même  obliga- 
tion pour  celui  de  Menzano,  et  les  Novarais  pour  celui  de  Bian- 
drate. 

vindicatif  de  la  Toscane  ;  on  accusait  les  Romagnols  d^être  de  mauvaise  foi  ;  les 
Génois,  d*étre  impatients  et  changeants  ;  les  Milanais,  d*ètre  gloutons,  etc.  Eu 
1152,  saint  Bernard  écrivait  :  Quid  tam  notum  stecuUs  quant  protervia  et  f as  tus 
Bomanorum?  gens  i/isueta  paci,  tumidtui  assueta,  gens  immi/is  et  întractabitis 
usque  adhttCf  subdi  nsscia  nisi  quitm  non  valet  reshlere,  (De  Consideratione,  lY , 
2.)  Il  suffit  de  lire  Dante,  si  Ton  veut  connaître  les  reproches  injurieux  que  se 
renvoyaient  les  Italiens. 


70  BATAILLES  MUNICIPALES. 

Il  est  fatigant,  même  dans  une  histoire  municipale ,  de  sui- 
vre ces  guerres  sans  gloire,  interrompues  par  des  paix  sans 
repos,  diverses  dans  les  accidents,  mais  uniformes  dans  les  mo- 
biles; aussi,  ne  voulons- nous  tracer  que  les  linéaments  et  le 
caractère  général  de  cette  époque.  Brescia  avait  toujours  les 
armes  à  la  main,  d^m  côté  contre  Crémone,  surtout  à  cause 
des  eaux  de  TOglio;  de  Tautre,  contre  Bergame,  à  l'occasion 
des  limites  contestées  du  lac  d'Iseo  et  du  val  Gamonica.  En 
1491,  comme  nous  Tavons  dit,  Brescia  avait  ajouté  à  son  teiTÎ- 
toire  les  châteaux  de  Sarnico,  Calepio  et  Merlo  ;  les  Bergamas- 
ques,  pour  se  venger,  s'unirent  aux  Grémonais,  qui  déjà  les 
avaient  aidés  contre  les  Brescians.  Les  deux  partis  se  ména- 
gent alors  des  alliances,  et  Pavie,  Lodi,  Gôme,  Panne,  Fer- 
rare,  Reggio,  Mantoue,  Vérone,  Plaisance,  Modène,  Bologne, 
marchent  contre  les  Brescians  et  assiègent  les  châteaux  de  Tel- 
gate  et  de  Parlasco  ;  mais  les  Brescians,  commandés  par  Biatta 
de  Palazzo,  les  affrontent  à  Rudiano  et  leur  font  subir  une  telle 
déroute  que  le  champ  de  bataille  garda  depuis  le  nom  de  Ma- 
lamorte. 

Les  nobles,  qui  avaient  en  main  le  gouvernement  de  Brescia, 
excités  par  les  Milanais,  voulurent  quelque  temps  après  entraîner 
la  ville  à  de  nouvelles  hostilités  contre  les  Bergamasques  ;  mais 
le  peuple,  fatigué  de  tant  de  sacrifices,  retourna  les  armes  contre 
les  nobles  et  les  expulsa  de  la  cité  après  en  avoir  tué  un  grand 
nombre.  Les  bannis  se  réfugièrent  dans  le  Grémonais,  où  ils  for- 
mèrent la  Société  de  saint  Fauste,  à  laquelle  les  plébéiens  oppo- 
sèrent celle  de  Bruzella  ;  les  nobles  s'allièrent  avec  Crémone, 
Mantoue  et  Bergame,  les  plébéiens  avec  les  Véronais,  et  les  ini- 
mitiés durèrent  longtemps.  En  H99,  Parme  et  Plaisance,  qui  se 
disputaient  Borgo  Sandonnino,  engagèrent  une  lutte  ardente  ; 
Crémone,  Reggio,  Modène,  Bergame  et  Pavie  firent  cause  com- 
mune avec  Parme,  tandis  que  l'autre  eut  pour  alliées  Milan, 
Brescia,  Côme,  Vercell,  Novare,  Asti,  Alexandrie,  jusqu'à  ce  que 
l'abbé  de  Lucedio  parvint  à  les  réconcilier.  En  1225,  Gênes, 
ayant  avec  elle  le  comte  Thomas  de  Savoie,  les  deux  Rivières, 
les  comtes  de  Ventîmîglia,  les  marquis  Del  Carretto,  de  Ceva,  de 
Gravezana,  du  Bosco,  tous  les  châtelains  du  Garessio  et  du  val 
de  Tanaro,  d'autres  barons  et  capitaines,  se  trouvait  engagée 
dans  une  guerre  contre  Alexandrie ,  dont  Verceii .  Alba  et  Tor- 
tone  suivaient  la  bannière. 

En  1208,  le  marquis  Azzo  d'Esté ,  avec  les  Fcrrarais  de  son 


DISCORDES  CIVILES.  71 

• 

parti  et  la  commune  de  Ferrare  (1) ,  formait  une  ligue  avec  les 
Crémonais  :  ils  prenaient  rengagement  de  garder^  de  sauver^  de 
défendre,  sur  la  terre  et  Peau  de  Tévêché  et  de  leur  district,  à 
Taller,  pendant  le  séjour  et  au  retour,  tous  les  hommes  de  Cré- 
mone dans  leurs  personnes  et  leurs  biens;  de  les  aider  contre 
tout  individu  ou  peuple,  afin  qu'ils  pussent  conserver  ou  recou- 
vrer leurs  domaines,  et  nommément  Crème,  Tîle  Fulcheria  et  les 
tenvs  en  deçà  de  TAdda  :  «  Chaque  année,  ils  se  mettront  au  ser- 
vice de  Crémone  avec  le  carroccio  (2) ,  leurs  cavaliers  et  fan- 
tassins; deux  fois  tous  les  ans,  et  pendant  quinze  jours,  ils  fe- 
ront la  même  chose,  à  leurs  frais  et  risques ,  avec  tous  les  sol- 
dats et  les  archers  de  la  ville  et  de  Tévôché  ;  ils  ne  s'en  retour- 
neront pas  sans  la  permission  des  chefs  de  Crémone  ,  donnée 
dans  le  parlement  ou  l'assemblée  de  la  Credenza.  Ces  quinze  jours 
expirés,  si  les  Crémonais  veulent  réparer  leurs  pertes  et  rentrer 
dans  leurs  dépenses,  le  marquis  d'Esté  et  les  Ferrarais  devront 
rester  deux  autres  semaines  dans  le  lieu  qui  leur  sera  désigné. 
Ils  feront  la  mâme  chose  toutes  les  fois  qu'ils  en  seront  requis 
par  les  chefs,  par  les  consuls  ou  bien  par  des  lettres  scellées 
de  la  commune  de  Crémone  ;  quinze  jours  après  Tavis,  ils  se 
mettront  en  marche  avec  le  carroccio  et  leurs  forces ,  pour 
rejoindre  au  plus  tôt  l'armée  de  Crémone ,  intercepter  le  pas- 
sage des  ennemis,  empêcher  leurs  secours  d'arriver,  et  faire 
obstacle  à  tout  commerce  sur  leurs  terres.  Si ,  pendant  que  les 
Ferrarais  sont  au  service  de  Crémone,  ils  font  des  prisonniers, 
ils  les  livreront  à  cette  commune  dans  le  délai  de  huit  jours,  h 
moins  d'échange  contre  quelques-uns  des  leurs  tombés  au  pou- 
voir de  Tennemî.  Chaque  année,  le  podestat  ou  le  consul  des 
villes  précitées  jurera  ces  conventions ,  et,  tous  les  cinq  ans ,  on 
les  fera  jurer  par  tous  les  citoyens  de  quinze  à  soixante  ans.  » 

La  décision  des  différends  était  parfois  soumise  au  jugement 
d*amis  ou  d'arbitres,  de  môme  qu'on  déférait  aux  consuls  de 
justice,  ou  bien  à  des  personnes  sages,  les  contestations  surve- 
nues entre  des  vilUes  et  leurs  vassaux  ou  des  communes.  Puis, 
lorsque  les  haines  devenaient  implacables,  et  que  tous  les  moyens 
de  conciliation  paraissaient  épuisés,  la  religion  intervenait,  ce 

(1)  Remarquez  la  distinction  entre  les  Ferrarais  et  la  commune  de  Ferrare. 
Ànf.  Estensi^  part,  i,  ch.  39. 

(2)  Le  carroccio  de  Crémone  s^appelait  Gajarjdo;  celui  de  Padoue,  Derta; 
celui  de  Panne,  Crepacitore  ou  RegogliOj  etc. 


72  DISCORDES  CIVILES. 

remède  universel  dans  toutes  les  calamités  de  l'époque  :  au  mi- 
lieu des  guerres  privées^  à  travers  les  rangs  des  combattants,  elle 
envoyait  sa  milice  désarmée  pour  enjoindre,  au  nom  du  Sei- 
gneur, de  mettre  un  terme,  aux  discordes  fraternelles.  Mais, 
comme  chacun  était  persuadé  qu'il .  fallait  dominer  sous  peine 
de  tomber  dans  la  dernière  oppression,  les  querelles  renaissaient 
bientôt  ;  parfois  même,  alors  qu'on  jurait  la  paix,  un  regard 
dédaigneux,  un  mol  piquant,  un  geste  mal  interprété,  faisaient 
de  nouveau  dégainer  les  épées. 

Les  jalousies  et  les  luttes  sans  cesse  renaissantes  affaiblissaient 
la  conscience  des  devoirs  d'État  à  État,  d'homme  à  honmie; 
elles  empêchaient  qu'il  se  formât  un  solide  esprit  public,  fonde- 
ment d'avenir  glorieux.  La  patrie  se  voyait  privée  du  concoui^s 
des  meilleurs  citoyens,  qui  étaient  exclus  comme  Guelfes  ou  Gi- 
belins; déterminé  par  la  haine  ou  la  faveur,  et  non  par  l'équité, 
on  ne  cherchait  pas  le  gouvernement  le  plus  juste  et  le  plus  libre, 
mais  le  triomphe  d'un  pai*ti,  employant  dans  ce  but  des  moyens 
qui  bouleversaient  la  liberté.  La  foule  des  proscrits,  animés  de 
passions  haineuses  et  toujours  préoccupés  de  gouverner  le  pays 
du  dehors,  enlevaient  l'habitude  de  l'opposition  légale  et  du  dé- 
veloppement progressif;  on  s'accoutumait  à  ne  pas  se  conduire 
diaprés  des  principes  certains,  à  méconnaître  la  marche  des  faits 
et  l'ordre  des  choses,  à  toujours  attendre  de  l'extérieur  des  évé- 
nements imprévus,  à  compter  enfin  sur  les  révolutions  :  funeste 
habitude,  que  les  Italiens  devaient  conserver  toujours. 

Aucun  moment  n'est  plus  dangereux  pour  l'indépendance 
que  celui  d'une  victoire.  Éblouis  par  l'éclat  du  succès ,  les  peu- 
ples ne  voient  plus  de  périls,  et,  loin  de  limiter  le  pouvoir  de 
l'homme  qui  les  a  fait  triompher,  ils  regardent  comme  un  bien 
de  le  fortifier  de  manière  à  rendre  impossible  le  retour  de  la 
faction  contraire  ;  mais  les  moyens  qu'on  lui  offre  dans  ce  but , 
il  peut  facilement  les  employer  pour  opprimer  la  patrie.  A  Côme, 
après  la  victoire  remportée  par  les  Rusca  en  4283,  les  trois  po- 
destats de  la  conunune  du  peuple  ou  du  parti  dominant  eurent 
la  faculté  d'établir,  de  concert  avec  les  sages  élus,  la  constitu- 
tion qu'ils  jugeraient  la  plus  favorable  à  la  faction  des  Rusca  et 
de  la  commune  de  Côme.  Les  Vitani  ayant  triomphé  en  1296, 
leur  podestat  décréta  qu'on  nommerait  chaque  mois  deux  po-. 
dcstats  de  cette  faction,  avec  mission  de  la  fortifier  au  préjudice 
de  celle  des  Rusca;  de  plus,  il  ordonna  d'abattre  leurs  insignes, 
de  casser  leurs  ventes  cl  leurs  donations,  d'enlever  à  leurs  vas- 


MAUX  EXAGiRfs.  73 

saux  et  clients  tout  droit  acquis  depuis  dix-huit  ans,  d'annuler 
les  serments  qu'on  leur  avait  prêtés^  de  démolir  leurs  tours  et 
leurs  maisons. 

Gardons-nous  cependant  de  juger  ces  querelles  avec  les  idées 
d'un  siècle  qui  regarde  le  repos  comme  le  premier  élément  de 
félicité^  et  de  nous  faire  les  échos  des  pathétiques  exclamations 
de  quiconque  ne  sait  y  voir  que  des  richesses  détruites  et  des 
frères  égorgés  par  des  frères.  Des  caprices  de  rois,  des  suscepti- 
bilités de  ministres,  des  guerres  dynastiques^  l'ambition  napo- 
léonienne, ont  coûtée  dans  quelques  années^  dix  fois  plus  d'ar- 
gent et  de  sang  que  toutes  les  batailles  des  communes  italiennes 
pendant  des  siècles.  L'histoire,  il  est  vrai  y  accumule  ces  ba- 
tailles avec  tant  de  complaisance  qu'on  pourrait  croire  facile- 
ment à  des  massacres  continuels  :  mais^  sans  parler  des  longs 
intervalles  de  paix,  nous  devons  rappeler  que  ces  guerres  finis- 
saient dans  peu  de  jours  et  quelquefois  dans  un  seul;  que  les 
combats  étaient  si  peu  sanglants  qu'ils  provoquaient  les  raille- 
ries des  politiques  inhumains  du  seizième  siècle^  habitués  à  voir 
les  batailles  autrement  terribles  que  les  étrangers  livraient  sur  le 
sol  italien  (i). 

La  civilisation  moderne  arracbe  aux  bras  de  sa  famille  un  fils, 
le  soutien  de  ses  parents,  et  l'oblige  à  servir  sa  patrie,  moyen- 
nant une  solde  qui  suffit  à  peine  à  le  nourrir;  et  c'est  à  la  fleur 
de  l'âge  qu'on  le  fait  soldat,  pour  le  renvoyer  ensuite  sans  un 
métier  et  déshabitué  du  travail.  Les  Italiens  voient  en  tremblant 
leurs  noms  agités  dans  l'urne,  qui  doit  décider  lequel  d'entre 
eux  abandonnera  les  occupations  et  les  habitudes  de  sa  jeunesse 
«pour  servir  une  cause  qu'il  ignore ,  sous  des  chefs  qu'il  ne  con- 
naît pas,  obéissant  comme  une  machine,  et  traité  comme  infé- 
rieur aux  autres  citoyens.  Loin  de  la  patrie,  des  êtres  qui  leur 
sont  chers,  beaucoup  succombent  à  des  fatigues  nouvelles  pour 
eux  ;  mais  l'ennui  et  le  regret  des  toits  paternels  tuent  le  plus 

(1)  Voir  souvent  Machiavel,  cpii  dit  qu'avant  son  époque  les  guerres  k  se 
commençaient  sans  peur,  se  continuaient  sans  péril,  se  finissaient  sans  dom- 
mage; »  livre  V.  Guicciardini  même  appelle  la  bataille  duTaro  «  mémorable, 
parce  qu'elle  fut  la  première  qui,  depuis  très-longtemps,  offrait  à  l'Italie  le 
s|iectacle  du  sang  et  des  morts.  »  Le  bon  Muratori  s'exprime  plus  humainement 
en  parlant  d'une  bataille  de  1469,  qui  fut,  dit-il,  importante  «  mais  peu  meur- 
trière, parce  que,  dans  ces  temps,  les  Italiens  faisaient  la  guerre  non  en  bar- 
bares, mais  en  chrétiens,  et  donnaient  quartier  à  quiconque  se  rendait  quand  il 
ne  pouvait  résister.  » 


74  XAUX  EXAGJB&ÉS. 

grand  nombre.  Périt-il^  c'est  un  soldat  de  moins  et  un  nom  de 
plus  sur  la  liste  des  morts.  Est-il  victorieux,  il  n'a  d'autre  joie 
que  celle  de  voir  triompher  ses  chefs,  ou  peut-être  de  pouvoir 
maltraiter  les  vaincus.  Est-il  blessé,  on  le  jette  dans  les  hôpitaux, 
abandonné  aux  soins  de  médecins  subalternes  ou  qui  débutent. 
Lorsque  le  temps  de  son  service  est  expiré,  il  rentre  dans  sa  fa- 
mille, habitué  aux  débauches,  à  la  tyrannie,  à  la  paresse. 

Dans  ces  époques,  au  contraire,  la  guerre  était  un  devoir  mo- 
mentané, un  épisode  de  la  vie.  Dès  Tenfance»  on  s'exerçait  au 
maniement  des  armes,  et  Pon  devenait  soldat  quand  le  besoin 
l'exigeait,  sauf  à  se  retirer  lorsque  la  nécessité  cessait.  Les  ci- 
toyens combattaient  sous  les  murailles  de  leur  patrie  pour  la  dé- 
fense des  leurs  ou  de  la  cause  qu'ils  avaient  jugée  la  meilleure. 
Les  monotones  soufirances  des  quartiers  et  des  garnisons  étaient 
inconnues.  Au  son  de  la  cloche,  l'homme  prend  les  armes,  por- 
tant encore  les  traces  des  coups  de  la  hache  allemande  ou  du 
glaive  féodal  ;  il  court  se  ranger  sous  la  bannière  de  sa  paroisse, 
et  commence  l'attaque.  S'il  est  vainqueur,  le  soir  même  ou  le 
lendemain  il  rentre  dans  sa  patrie,  et  montre  les  trophées  enle- 
vés aux  vaincus;  est-il  blessé,  il  trouve  des  soins  dans  sa  propre 
maison;  s'il  meurt,  la  patrie  le  pleure,  et  cette  vénération  ali- 
mente la  valeur  des  autres,  tandis  qu'elle  adoucit  les  regrets  do 
c^ux  qui  survivent. 

Ces  guerres  étaient  une  source  de  souffrances;  qui  le  nie? 
Mais  pouvait-on  les  éviter  dans  le  système  des  petits  États,  cl 
surtout  au  milieu  de  tant  d^éléments  hétérogènes  qu'il  fallait  as- 
similer ou  détruire?  Elles  n'étaient  point,  comme  on  Vs,  prétendu, 
le  résultat  de  la  liberté,  mais  des  efforts  pour  la  conquérir,  mai& 
les  effets  d'une  indépendance  encore  incomplète.  Les  Guelfes  et 
les  Gibelins,  les  républicains  et  les  impériaux  auraient  dû,  en 
toutes  drconstances,  s'unir  pour  l'intérêt  public,  se  concentrer 
dans  une  pensée  générale,  subordonner  les  désirs  personnels  à 
l'avantage  commun  bien  entendu,  se  garantir  réciproquement 
dans  des  entreprises  dont  la  réussite  profite  n)ême  à  ceux  qui 
les  contrarient;  en  résumé,  il  aurait  fallu  des  sentiments  patrio- 
tiques tels  que  nous  les  entendons,  bien  que  nous  sachions  si 
peu  les  mettre  en  pratique  ;  mais  pouvait-on  les  attendre  de 
gens  nouveaux,  de  passions  ardentes?  Pouvait-on  espérer  qtie 
(les  hommes  inexpérimentés  concilieraient  la  liberté  avec  des 
gouvernements  forts,  lorsque  nous-mêmes,  après  des  épreuves 
si  douloureuses,  nous  sommes  incapables  de  le  faire? 


MAUX  EXAGÉRÉS.  75 

La  source  des  inimitiés  était  moins  dans  les  conflits  que  dans 
une  intelligence  active^  qui  nous  porte  à  connaître  le  mieux  et 
nous  inspire  le  regret  de  ne  pas  en  jouir;  aussi^  pour  trouver  l'é- 
quilibre entre  ses  besoins  et  le  moyen  de  les  satisfaire^  l'homme 
lutte  et  se  fatigue^  sans  pouvoir  se  dispenser  d'en  venir  aux  prises 
avec  ses  voisins.  Dans  d'autres  temps  ^  l'unanimité  nationale 
semble  être  le  repos  produit  par  j'oppression  commune  :  mais 
alors^  au  contraire,  Thomme  pensait  et  agissait  par  lui-même  ;  il 
poursuivait  un  but  qu'il  apercevait  nettement^  et  cherchait  à 
l'atteindre  par  des  moyens  qu'il  choisissait  lui-même.  Cette  agi- 
tation^ l'existence  occupée  des  intérêts  publics^  le  drame  conti- 
nuel, les  passions  eu  lutte^  les  questions  de  droit  et  d'honneur 
plus  que  d'intérêts  matériels^  l'ardente  aspiration  vers  un  but 
toujours  divers  mais  toujours  élevé,  la  souffrance  éprouvée  pour 
une  nobl0  cause,  la  joie  de  triompher  avec  la  patrie  ou  sa  propre 
faction,  faisaient  partie  de  la  félicité. 

On  aurait  tort  encore  de  ne  voir  dans  ces  guerres  que  des  dis- 
sensions fraternelles.  Les  étrangers  avaient  envahi  le  pays,  dé- 
possédé les  indigènes,  réduits  à  l'état  de  serfs  ou  de  plèbe  sans 
droits,  tandi»  qu'eux-mêmes,  sous  le  nom  de  feudataires  ou  de 
nobles,  s'étaient  emparés  des  privilèges,  de  la  domination  et  des 
propriétés,  se  déclarant  eux  seuls  la  nation.  Pour  nous,  qui  ne 
voyons  dans  une  origine  roturière  ou  patricienne  qu'une  distinc- 
tion dont  l'opinion  vulgaire  fait  toute  la  valeur,  ces  combats  entre 
les  classes  sont  ridicules  ou  dignes  de  pitié  :  mais  alors  il  s'agis- 
sait de  savoir  qui  l'emporterait  des  étrangers  ou  des  nationaux  ; 
si  les  Italiens  devaient  languir  sur  la  glèbe  arrosée  de  leurs  sueurs, 
sans  la  posséder;  si  le  seigneur  qui  était  maître  du  sol  par  droit 
de  conquête  pouvait  disposer  d'eux  à  leur  gré,  jusqu'à  les  tuer 
pour  quelque  argent. 

Les  plébéiens  l'emportent ,  mais  la  race  dominatrice  met  en 
œuvre  la  force  et  l'astuce  pour  les  réprimer  ou  les  corrompre, 
et,  au  besoin,  s'associe  à  la  puissance  étrangère  dont  elle  tire  son 
origine  A  mesure  que  le  conflit  se  développe,  son  but  n'apparaît 
pas  aussi  clair,  mais  il  reste  le  même  au  fond;  puis,  lorsque  les 
partis  se  rapprochent  et  se  mêlent,  ils  oublient,  dans  le  nom  de 
la  faction,  la  diversité  d'origine,  et  tous  s'appellent  Italiens. 

Malgré  la  légitimité  du  motif,  il  n'en  fautpas  moins  déplorer  ces 
rivalités  continuelles,  dont  les  conséquences  funestes  ont  pesé  sur 
les  générations  postérieures.  Les  villes,  habituées  à  se  regarder 
avec  haine  et  déflance,  ne  purent  jamais  s'unir  dans  une  confédé- 


76  MAUX  EXAGÉRÉS. 

ration  d'utilité  générale  et  de  défense  commune.  Les  divisions 
intérieures  produisaient  des  luttes  jusque  dans  la  haute  politique, 
car  les  partis  contraires  étaient  assurés  de  trouver  de  l'appui  au 
dehors.  Ënfin^  presque  partout  la  fÎEu^tion  populaire  l'emporta  ; 
mais,  peu  versiée  dans  le  maniement  des  affaires  publiques,  om- 
brageuse de  sa  nature,  et  trop  occupée  pour  s'appliquer  à  l'ad- 
ministration, elle  confiait  l'emploi  de  ses  forces  et  l'exercice  de 
ses  droits  au  courage  du  plus  brave  ou  à  la  prudence  du  plus 
habile;  c'est  ainsi  que  les  tyrannies  recueillirent]  l'héritage  des 
libertés  communales. 

D'autres  familles  n'avaient  jamais  perdu  les  biens  de  leurs 
aïeux  ;  elles  parvenaient  même  à  les  étendre,  surtout  lorsqu'ils 
se  trouvaient  compris  dans  l'héritage  contesté  de  la  comtesse 
Mathilde  ;  puis,  dans  les  guerres,  elles  embrassaient  la  cause  de 
l'empereur,  dont  elles  obtenaient  des  privilèges  ou  l'immunité, 
et  finissaient  par  devenir  feudataires.  Les  empereurs,  dans  le 
principe,  avaient  favorisé  les  communes  bourgeoise^  contre  les 
seigneurs  féodaux;  mais,  dès  qu'ils  les  virent  prospérer,  ils  jugè- 
rent plus  utile  à  leurs  intérêts  de  soutenir  les  nobles  libres,  con- 
tre-poids de  la  puissance  des  citoyens,  et  sentinelles  échelonnées 
sur  leur  passage.  D'autres  s'étaient  coiiserv.és  indépendants  dans 
les  châteaux  de  leurs  pères,  surtout  lorsqu'ils  se  dressaient  au  mi- 
lieu des  montagnes,  et  cherchaient  à  obtenir  sur  les  cités  voisines 
la  domination  que  les  comtes  y  avaient  exercée  autrefois;  tels 
étaient  les  marquis  de  Montferrat  et  d'Esté,  les  plus  puissants  de 
l'Italie  septentrionale,  et  que  Barberousse  avait  élevés  comme  des 
partisans. 

Dans  la  marche  Trévisane,  là  où  les  dernières  ramifications  des 
Alpes  et  les  collines  Euganéennes  s'avancent  au  milieu  de  riches 
campagnes  et  de  villes  florissantes,  les  seigneurs  des  hauteurs 
bien  fortifiées  purent  continuer  à  étendre  une  main  sur  les  cités, 
dans  lesquelles  ils  bâtirent  môme  des  palais  semblables  à  des  for- 
teresses. Parmi  ces  familles  avaient  prévalu  les  Salinguerra  de 
Ferrare,  les  Camposampiero  de  Padoue,  les  Guelfes  d'Esté,  les 
Ezzelins  de  Romano.  Les  Ezzelins  tiraient  leur  origine  d'un  Alle- 
mand venu  en  Italie  avec  Conrad  II ,  et  qui  avait  reçu  en  fief  les 
terres  d'Onara  et  de  Romano  dans  la  marche  de  Trévise  ;  ses  des- 
cendants, agrandis  par  les  violences  et  l'habileté,  s'étaient  con- 
stitués  les  coryphées  du  parti  gibelin  du  voisinage,  avaient  con- 
tracté, de  gré  ou  de  force,  des  mariages  avec  de  puissantes 
familles,  et  fait  alliance  avec  Véronaet  Padoue.  A  leur  tête  se 


ORIGINE  DES  TYAANNIES.  77 

trouvait  la  maison  d'Esté,  fameuse  par  ses  ricbesjses^  et  parente 
de  ces  Guelfes  que  nous  avons  vus  dominer  en  Bavière  et  en  Saxe, 
d'oii  la  faction  guelfe  dans  la  haute  Lombardie  prit  le  nom  de 
marcheM.  Padoue  les  avait  obligés  à  jurer  sa  commune^  à  laisser 
déserte  leur  citadelle  d'Esté^  et  à  se  mettre  sous  la  protection  du 
peuple  que  leurs  ancêtres  avaient  foulé  aux  pieds;  appelés  sou- 
vent pour  être  podestats  et  capitaines^  ils  recouvrèrent,  à  Tombre 
de  la  république^  la  suprématie  que  le  caractère  féodal  de  leur 
existence  leur  avait  fait  perdre. 

Ferrare^  bouleversée  par  les  factions^  donna^  en  1208^  le  pre- 
mier exemple  de  seigneurie  éki  choisissant  comme  prince  le  mar- 
quis d'Esté^  à  qui  elle  conféra  le  pouvoir  absolu  de  faire  les  lois, 
la  paix  et  la  guerre^  et  de  conclure  des  alliances.  Salinguerra  de 
Torello^  le  personnage  le  plus  important  de  Ferrare  et  le 
chef  des  Gibelins,  fut  offensé  de  cette  nomination  ;  de  là  des  con- 
flits et  du  sang^  des  expulsions  réciproques,  des  pactes  fré- 
quents et  toujours  violés^  jusqu'au  moment  où  il  fut  convenu  que 
les  charges  de  la  cité  seraient  partagées  entre  les  deux  rivaux^  ou 
mieux  entre  les  deux  factions.  Le  marquis  ne  pouvait  venir  à 
Ferrare  qu'avec  une  suite  d'un  nombre  déterminé  d'individus; 
Salinguerra  allait  à  sa  rencontre  avec  toute  la  noblesse  guelfe  et 
gibeline^  et  l'on  célébrait  un  banquet  où  présidait  la  cour- 
toisie (i). 

Ailleurs  encore  les  seigneurs  se  battaient  entre  eux  pour  do- 
miner dans  les  villes^  qui  finissaient  par  courber  la  tête  sous  le 
joug  d'une  déplorable  oligarchie^  troublée  par  d'incessantes  di- 
visions^ dont  des  luttes  acharnées  étaient  le  résultat  ordinaire.  Ce 
fut  au  milieu  de  ces  guerres  que  les  trouva  Olhon  IV  à  sa  des- 
cente en  Italie;  il  espérait  que  les  Guelfes  l'appuieraient  à  cause 
de  son  origine  et  pour  complaire  au  pape,  tandis  que  les  Gibelins 
devaient  le  favoriser  comme  roi  d'Allemagne.  En  effets  il  rallia  ^^^ 
sous  ses  dcapeaux  beaucoup  de  seigneurs^  entre  autres  Ezzelin 
de  Romanoet  Azzo  d'Esté;  mais  leur  bienveillance  dura  peu^  et 
Guelfes  et  Gibelins  songeaient  à  faire  valoir  leurs  prétentions^ 
sans  souci  de  celles  de  l'empereur^  qu'ils  n'aidaient  qu'autant 
quMls  sentaient  en  avoir  besoin. 

Othon^  néanmoins^  reçut  un  brillant  accueil  des  ennemis  mêmes 
de  la  maison  de  Souabe.  Innocent  m  vint  à  sa  rencontre  jusqu'à 
Viterbe  et  le  couronna  ;  mais  la  bonne  harmonie  fut  de  courte 

(1)  Cluron,  Perrariœ,  Rer.  it.  Script-,  vni. 


78  OTHON  IV. 

durée.  L'arrogance  allemande  blessait  les  Romains^  qiii^  suivant 
rhabitude,  en  vinrent  aux  prises  avec  les  étrangers,  auxquels  ils 
tuèrent  un  grand  nombre  de  cavaliers.  Plusieurs  cardinaux  res- 
taient hostiles  à  Othon,  qui,  à  titre  d'héritier  de  la  comtesse  Ma- 
thilde,  prétendait  rattacher  à  la  couronne  Viterbe,  Monteras- 
cône,  Orvieto,  Pérouse,  Spolète,  données  au  saint-siége,  et  qu'il 
occgpa  militairement.  11  avait  sans  doute  cédé  aux  instigations 
des  jurisconsultes,  apôtres  infatigables  de  la  souveraineté  impë^ 
riale;  lorsque  le  pape  lui  rappela  ses  promesses  et  son  serment, 
il  répondit  qu'un  serment  antérieur  l'obligeait  à  recouvrer  au 
profit  de  l'empire  tout  ce  qui  en  avait  été  distrait.  Il  favorisa  la 
famille  Pierleoni,  gibeline  exaltée  ;  en  son  nom  et  sans  faire  men- 
tion du  pape,  il  investit  Azzo  d'Esté  de  la  marche  d'Âncône.  Pour 
insulter  Frédéric  de  Souabe,  il  entra  dans  la  Pouille,  où  il  préten- 
dait exercer  la  suprématie  impériale,  et  fit  alliance  avec  les  géné- 
raux allemands  qui  étaient  restés  dans  le  pays.  La  réunion  de  la 
Sicile  à  Tempire,  à  laquelle  il  s'était  toujours  opposé,  parut  im* 
minente  à  Innocent,  et  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  était 
opérée  par  le  chef  des  Guelfes,  lesquels  favorisaient  ses  préten- 
tions en  haine  des  Hohenstaufen;  à  défaut  d'autre  remède,  il  ex- 

1210  communia  l'empereur,  ce  qui  ne  l'empêcha  point  de  continuer 
la  conquête  de  la  Pouilie  et  de  faire  des  préparatifs  pour  se  rendre 
en  Sicile. 

L'anathème,  cependant,  avait  agité  TAllemagne  ;  la  mort  de 
Béatrix ,  sa  femme,  affaiblit  les  liens  qui  l'unissaient  à  la  faction 
gibeline.  Le  pape,  sur  ces  entrefaites,  était  parvenu  à  soustraire 
Frédéric  de  Souabe  à  ses  gardiens  allemands;  il  le  reçut  à  Ronx* 
avec  de  grands  honneurs,  lui  donna  sa  bénédiction,  et  le  fit 

1212  transporter  à  Gênes  sur  ses  galères.  Le  jeune  prince,  beau,  ins- 
truit, attirant  les  cœurs  non  moins  par  son  esprit  que  par  le  sou-' 
venir  des  agitations  de  son  enfance,  traversa  la  Lombardie,  où 
sa  munificence  et  son  affabilité  lui  gagnèrent  des  partisans,  bien 
que  les  cités  guelfes,  qui  n'avaient  pas  oublié  Barberousse,  lui 
fussent  toujours  opposées.  Le  marquis  d'Esté,  son  cousin ,  le 
conduisit,  sous  bonne  escorte,  par  le  lac  de  Cême  à  Coïra,  dont 
l'êvêque  fut  le  premier  à  le  saluer  roi  d'Allemagne.  Othon ,  in- 
habile à  gagner  les  cœurs,  avait  dû  quitter  la  Pouilie ,  où  il  ne 
laissait  que  de  chaudes  recommandations  de  fidélité,  auxquelles 
on  fut  peu  sensible.  A  Lodi,  il  convoqua  les  cités  lombardes; 
mais  il  ne  vit  accourir  à  son  appel  que  les  amies  déclarées 
de  Milan ,  qui  défendait  sa  cause  par  haine  contre  la  maison 


FRÉDÉRIC  U.  79 

de  Souabe.  Ses  efforts  restèrent  donc  sans  résultat,  et  les  fac- 
tions ne  suspendirent  point  leurs  luttes,  aggravées  par  les  sectes 
religieuses  qui  pullulaient  alors^  affaiblissaient  la  puissance  clé- 
ricale, habituaient  à  mépriser  les  excommunications,  et  foulaient 
aux  pieds  le  dogme  de  Taulorité. 

Venise  fit  la  guerre  à  Padoue,  qui  voulait  lui*interdire  le  com- 
merce de  terre  ferme  j  Milan  combattit  contre  Pavie  et  le  mar- 
quis de  Montferrat;  les  Malaspina  de  la  Lunigiana  contre  Gènes, 
et  c€ile-ci  contre  Ventimiglia;  les  Garrarais ,  les  seigneurs  de 
Montemagno  et  les  Porcarèses  contre  Pîse;  les  Sanminiatèses 
contre  Borgo  Sanginnesio,  et  les  Salinguerra  contre  Modène. 
Lucques  ne  cessa  jamais  de  guerroyer  contre  Pise,  et,  après  avoir 
construit  le  chftteau  de  Gotone  dans  le  val  du  Serchio,  elle  im- 
posa aux  nouveaux  habitants  l'obligation  de  ne  pas  se  lier  avec 
les  Pisans  par  des  mariages  ou  autrement.  Les  rivalités  des 
Buondelmonti  et  des  Amidei  firent  entendre  pour  la  première 
fois  à  Florence  les  noms  de  Guelfes  et  de  Gibelins. 
'  Othon,  pour  apaiser  la  tempête  qu'on  avait  soulevée  en  Alle- 
magne, était  allé  jusqu'à  se  soumettre  au  jugement  des  États  ; 
mais  cette  faiblesse  accrut  l'audace  des  mécontents.  Après  sa 
guerre  contre  la  France ,  dans  laquelle  il  fut  mis  en  déroute  à 
Bovines,  il  perdit  toute  influence,  et  se  retira  dans  ses  États  hé- 
réditaires  ;  Frédéric  alors  fut  de  nouveau  couronné  roi  d'Allema-  i-^i'* 
gne  à  Aix-la-Chapelle.  Suivant  ses  conventions  avec  Innocent, 
Frédéric  confirma  toutes  les  prérogatives  et  les  possessions  du 
saint-siége,  et  promit  de  reprendre  aux  Pisans,  pour  les  lui  re-  « 

mettre,  la  Sardaîgfle  et  la  Corse,  et  de  lui  céder  la  Sicile  aussi- 
tôt qu'il  serait  empereur,  condition  que  le  pape  exigeait  comme 
nouvelle  garantie  de  l'indépendance  italienne,  toujours  menacée 
si  Tun  de  ses  rois  était  encore  chef  de  Tempire.  Il  avait  donné 
.  pour  épouse  h  Frédéric  Copstance  d'Aragon,  qui  était  aussi  sa 
pupille.  Ayant  placé  sur  le  trône  un  élève  du  saint-siége.  In* 
nocent  pouvait  espérer  pour  l'Église  la  paix  et  de  nouvelles 
grandeurs,  et  néanmoins  ce  flit  alors  que  la  lutte  recommença 
entre  le  sacerdoce  et  Pempire.  Avant  d'en  aborder  le  récit,  nous 
croyons  convenable  de  faire  connaître  les  armes  dont  l'un  et 
l'autre  firent  usage  dans  ce  nouveau  duel. 


^ 


80  HOINEÇ.  UÉRESIJSS.  PATAKINS.  INQUISITION. 


CHAPITRE  LXXXlï. 

MOIRES.  HâuâSIES.  PATABIRS.  IIIQOISITION. 

L'autorité  pontificale  trouvait  un  grand  appui  dans  les  moines. 
Les  Bénédictins ,  les  Augustins  et  les  Basiliens  continuèrent  à 
prier,  à  étudier^  à  chanter,  à  conserver  les  livres  et  les  monu- 
ments. Les  austères  Chartreux ,  les  Carmes  mystiques,  les  cha- 
ritables TrinitaireSy  ou  du  rachat  des  captifs  (institués  par  saint 
Jean  de  Matha>  gentilhomme  de  Nice],  et  d'autres  ordres  fondés 
dans  ces  temps,  s'étendirent  en  Italie.  Les  laborieux  Cisterciens, 
établis  dans  la  Péninsule  par  saint  Bernard ,  aidèrent  beaucoup, 
sans  négliger  les  travaux  de  Tesprit,  à  rendre  fertiles  les  marais 
et  les  vallées,  surtout  dans  le  Milanais  et  le  Lodigian  (i). 

Quelques  Milanais,  emmenés  prisonniers  en  Allemagne  pen- 
dant les  guerres  avec  l'Empire,  et  désabusés  du  monde,  firent 
vœu,  s'ils  revoyaient  leur  patrie,  de  se  consacrer  spécidement 
1230  au  service  de  la  vierge  Marie.  De  retour  dans  le  pays  natal,  ils 
instituèrent  Tordre  des  Humiliés,  qui  vivaient  chacun  chez  eux , 
mais  solitaires,  enveloppés  d'une  robe  grossière  de  couleur 


(1)  Si  Ton  se  rappelle  les  colonies  'civilisatrices  et  llborieHses  des  Saint-Si- 
momensy  en  1833,  et  des  Phalanstériens  de  Fourier  après  1840,  on  en  trou- 
vera le  modèle  chez  les  Cisterciens.  Là  où  se  trouvaient  réunis  leurs  plus  grandes 
propriétés,  on  devait  établir  une  colonie  de  frères  convers,  dirigés  par  un  pro- 
fès,  qui  était  comme  le  facteur  de  toute  la  métairie  :  c'est  lui  qui  donnait  le 
signal  des  travaux,  qui  distribuait  à  chacun  las  outils  nécessaires,  et  déterminait 
les  fonctions  de  berger,  de  charretier,  de  cordonnier,  de  bouvier,  etc.  On  n'ad- 
mettait comme  frères  que  ceux  qui  pouvaient  gagner  leur  vie  de  leurs  propres 
mains.  Les  convers  ne  devaient  avoir  aucun  livre,  ni  apprendre  d'autres  prières 
que  le  Paler^  le  Credo  et  le  Miserere.  Quiconque  avait  des  biens  mal  cultivés 
appelait  une  colonie  de  Cisterciens  pdhr  les  remettre  en  bon  état;  ainsi  Rainald, 
archevêque  de  Cologne,  qui  était  venu  avec  Barl^erousse  faire  la  guerre  en 
Italie,  ayant  trouvé  sa  prébende  dans  un  grand  désordre,  en  confia  la  direction 
À  ces  moines,  qui  et  curtiàiu  prœessent^  et  annuos  reddUtus  reformatent. 

Le  monastère  de  Chiaravalle,  fondé  en  1 135,  donnait  de  très-faibles  revenus  ; 
mais  ses  moines,  à  force  de  travail,  surtout  |)ar  Tachât  de  terres  incultes  (zerbt) 
et  par  des  fermes,  eurent  bientôt  quatre  lx)ns  domaines. 


nouas.  81 

grise^  et  toujours  occupés  à  des  œuvres  saintes.  Leur  nombre 
s'étant  accru,  ils  achetèrent  une  maison  dans  laquelle  ils  se  réu- 
nissaient pour  chanter  des  psaumes  et  se  livrer  à  des  exercices 
de  piété.  Les  femmes,  à  l'exemple  de  leurs  maris,  embrassèrent 
le  même  genre  de  vie  dévote  et  laborieuse.  Après  avoir  obtenu 
une  règle  de  saint  Bernard,  les  Humiliés  se  séparèrent  des  fem- 
mes, et,  sans  négliger  les  exercices  spirituels,  se  livrèrent  à  Tin- 
dustrie  des  étoffes  de  laine  et  au  commerce.  Plus  tard ,  le  bien- 
heureux Jean  de  Meda,  qui  les  établit  à  Côme,  perfectionna  leur 
institut,  éleva  plusieurs  d'entre  eux  à  la  dignité  sacerdotale,  et 
mit  un  prévôt  à  la  tête  de  chaque  maison.  Ils  se  multiplièrent, 
et,  par  le  trafic  et  la  fabrication  des  draps,  ils  enrichirent  Tordre 
et  le  pays.  Â  cette  société,  qui,  à  part  la  dévotion,  pourrait 
servir  de  modèle  à  celles  que  proposent  et  ne  savent  pas  réaliser 
les  modernes  réformatem*s,  ajoutons  la  suivante  qu'un  bon  er- 
mite de  Parme  organisa  pour  construire  un  pont  sur  le  Taro  et 
te  garder. 

Sylvestre  d'Osimo,  ayant  vu  mort  un  homme  très-beau,  se  ré- 
fugia dans  la  vie  spirituelle ,  puis  dans  le  monastère  de  Monte 
Fano  de  la  Marche;  il  fonda,  en  1231,  Tordre  des  Sylvestriens, 
qui  se  propagea  bientôt. 

L'année  suivante ,  sept  seigneurs  florentins,  membres  d'une 
confrérie  de  la  vierge  Marie ,  reçurent,  dans  une  vision.  Tordre 
de  renoncer  au  monde;  ils  distribuèrent  aussitôt  tout  leur  avoir 
aux  pauvres,  se  couvrirent  d'un  sac  et  de  cendres,  vécurent  d^aû- 
mônes ,  prirent  le  nom  de  serviteurs  de  Marie,  et  ouvrirent  le 
premier  couvent  sur  le  mont  Senario,  près  de  Florence. 

Les  moines,  outre  l'ample  moisson  de  prières  qu^ils  apportaient  à 
la  communion  des  fidèles,  exerçaient  différents  offices,  attribués 
aujourd'hui  à  Tautorité  administrative:  ils  soignaient  les  malades, 
assistaient  les  pèlerins  et  veillaient  à  la  sûreté  des  routes.  A  Saintr 
Égidius  Moncalieri,  le  pont  et  Thospice  étaient  confiés  aux  Tem- 
pliers; aux  moines  de  la  Vallombreuse,  le  passage  sur  la  Stura 
près  de  Turin  ;  à  d'autres,  les  passages  du  grand  et  du  petit  Saint- 
Bernard.  Les  moines  de  Saint- Antoine  soignaient  les  malades 
atteints  du  feu  sacré,  et  ceux  de  Saint-Lazare ,  les  lépreux.  Les 
Trinilaires  faisaient  trois  parts  de  leurs  biens  :  une  pour  leur 
entretien,  l'autre  pour  les  pauvres  et  les  infirmes,  et  la  dernière 
pour  le  rachat  de  chrétiens  faits  prisonniers  par  les  Sarrasins. 
Les  républiques  leur  confièrent  aussi  les  fonctions  les  plus  déli- 
cates, des  ambassades,  le  soin  de  garder  leur  argent,  de  perce- 

U»T.  DE8  ITAL.  —  T.  ▼.  6 


83  SAINT  FRAKÇOIS  D'ASSISE. 

voir  les  impôts,  et  de  £eiire  la  paix.  La  commane  de  Mantoue 
laissait  à  leur  garde  le  livre  de  ses  décrets  (i). 

La  vie  monastique  avait  produit  tant  de  rameaux  divers  que 
par  un  décret  Innocent  III  interdit  la  formation  de  nouveaux 
ordres  ;  néanmoins  c'est  sous  lui  que  naquirent  les  deux  qui 
éclipsèrent  les  précédents^  les  Frères  Mineurs  et  les  Frères  Prê- 
cheurs. 

Un  ange  commanda  à  la  femme  de  Pierre  Bernardone  ^  riche 
négociant  d'Assise,  d'accoucher  sur  la  paille  d'une  éiable^  et 
**82  c'est  là  que  vint  au  monde  Jean.  Ck)nduit  par  son  père  en  France, 
il  en  apprit  si  bien  la  langue  qu'il  reçut  le  surnom  de  François. 
Robuste,  vif,  gai  compagnon,  bon  poète,  à  vingt-cinq  ans  il  re- 
nonce au  monde  pour  répondre. à  l'appel  de  Dieu,  se  rend  à  Foli- 
gno  pour  vendre  ses  marchandises,  apporte  l'argent  à  un  prêtre, 
et,  comme  il  refuse  de  le  recevoir,  il  le  lui  jette  par  la  fenêtre.  Le 
père,  bon  économe,  et  qui  applique  Parithmétique  à  la  mesure 
des  qualités,  s'imagine  qu'il  a  perdu  Fesprit,  l'amène  devant  l'é- 
véque,  et  le  fait  interdire.  François,  rempli  de  joie,  se  dépouille 
entièrement,  et  Pévéque  est  obligé  de  lui  jeter  son  manteau  pour 
couvrir  sa  nudité.  Ayant  renoncé  à  sa  famille,  il  se  fait  adopter 
par  un  pauvre  hère,  se  couvre  de  haillons,  et  commence  à  exha- 
ler dans  ses  discours  la  charité  qui  débordait  en  lui ,  charité  fé- 
,  conde  au  moyen  de  laquelle  il  se  flatte  de  conquérir  le  monde 
par  la  prédication  populaire. 

'  Bernard,  citoyen  d'Assise  et  son  premier  disciple,  lui  deman- 
dait s'il  devait  abandonner  le  monde  ;  François  lui  répondit  : 
((  Demandez-le  à  Dieu.  »  Ayant  donc  ouvert  au  hasard  le  livre  des 
Évangiles ,  il  lit  ces  mots  :  Si  lu  veux  être  par faii,  vends  tout  ce 
que  tu  as  et  donner  le  aux  pauvres .  Il  l'ouvre  de  nouveau ,  et  trouve  : 
T^e  portez  en  voyagent  or,  ni  argent  ^  ni  besace^ni  tunique  y  ni  san^ 
dates,  ni  bâton. . .  «  Voilà  ce  que  je  cherche ,  c'est  ce  que  je  désire 
de  cœur,  et  c'est  là  ma  règle,  o  s'écrie  François,  et  il  jette  tout 
ce  qui  lui  restait,  à  l'exception  d'une  tunique  avec  son  capuce, 

(1)  Affô,  Storia  M  Parma^  vol.  11,  paç.  340.  Plus  tard,  Amédée  YIII  <ifi 
Savoie  faisait  des  donA  à  iin  ermite  qui  entretanait  les  cheoiim  prà  de  Genève» 
aiusi  qu'à  uu  chanoine  qui  ouvrit  la  route  de  Meillery  à  Bret.  Voir  GiBRABIO, 
Economia  polit.,  363.  Une  supplique  du  5  avril  1317,  adressée  à  la  seigneurie 
de  Florence,  commence  ainsi  :  Cumfratres  Sancti  Sahatoris  de  Septîmo,  etfra- 
trts  Humiliatorum  omnium  JSanctornm  de  Florentîa,  oiim  et  hodie  midtiplicUer 
sftviêrini  4t  quotidiê  serviant  commun  î  ti  poptdo  fl&rétitmû  inemnibm  f«MV 
pii  i:0mmuni  txpeditml,  eic. 


SAnrF  FAAIfÇOIS  d'assisk.  83 

qu'il  serra  autour  de  ses  reins  avec  une  corde.  C'est  ainsi  qu'il 
va  préchant  la  pauvreté  dans  un  monde  enivré  de  richesses  et 
de  plaisirs  ;  c'est  ainsi  quil  va  proclamant  Famour  dans  ce  monde 
de  haines,  d'orgueil,  de  guerres,  d'Ëzzelinet  de  Frédéric  II.  Ayant 
attiré  à  lui  onze  compagnons,  il  se  soumit  avec  eux  à  de  rigides 
pénitences  et  à  une  pauvreté  absolue,  au  point  de  ne  pas  consi* 
dérer  comme  siens  son  habit  et  ses  livres.  François  obtint  des 
Bénédictins  une  petite  chapelle  dans  la  plaine  d'Assise,  qui  fut 
appelée  la  Porziuncola;  après  l'avoir  rebâtie,  il  y  jeta  les  fon-  iaos 
déments  de  son  ordre,  auquel  il  donna ,  par  humilité,  le  nom 
de  Frères  Mineurs,  avec  mission  de  vivre  au  milieu  des  pauvres,  * 
des  malades,  des  lépreux,  de  travailler  pour  vivre  el  de  men- 
dier. 

Faisant  abnégation  complète  de  sa  propre  volonté,  il  disait  ; 
a  Heureux  le  serviteur  qui  ne  s'estime  pas  meilleur,  quand  il  est 
a  exalté  par  les  hommes ,  que  lorsqu'il  est  méprisé  !  parce  que 
a  l'homme  est  ce  qu'il  est  devant  Dieu,  et  rien  de  plus.  »  Em- 
brasser tous  les  hommes  dans  son  amour  ne  lui  suffit  pas;  il  re- 
tend à  toutes  les  créatures,  parcourt  les  forêts  en  chantant,  in- 
vite les  oiseaux,  qu'il  appelle  ses  frères,  à  célébrer  avec  lui  le 
Créateur,  et  prie  les  hirondelles,  ses  sœurs ,  de  cesser  leur  ga- 
zouillement lorsqu'il  prêche.  Les  mouches,  la  cendre  même,  sont 
ses  sœurs  (1).  Le  chant  d'une  cigale  l'excite  à  louer  Dieu.  Il  re- 
proche aux  fourmis  de  montrer  trop  de  souci  de  l'avenir,  dér 
tourne  du  chemin  le  ver  qui  peut  être  écrasé,  apporte  dans  Phi- 
ver  du  miel  aux  abeilles,  sauve  les  lièvres  et  les  tourterelles  que 
poursuit  le  chasseur,  et  vend  soo  manteau  pour  soustraire  une 
brebis  au  couteau  du  boucher.  Au  jour  de  Noôl ,  il  veut  qu'on 
donne  à  l'âne  et  au  bœuf  une  meilleure  nourriture.  Les  blés,  les 
vignes,  les  rochers,  les  forêts,  tout  ce  que  les  champs  et  les  élé- 
ments contiennent  de  beau,  sont  pour  lui  autant  de  stimulants  à 
Famour  de  Dieu;  chacun  de  ses  couvents  dut  réserver  dans  son 


(1)  «  Et  toutes  les  créatures,  il  les  appelait  frères  et  aœurs,  en  disant  que 
tous  les  êtres  venaient  d'un  même  Créateur  et  d'un  même  Père.  »  Fie  des  saints 
Pères.  —  Fratres  mei^  aves,  multitm  debetîs  iaudare  Creatorem,.,  Sonores  meœ, 
hirundines..,  Segetes,  vineas,  lapides  et  silvas ,  et  omnla  speciosa  camporum, 
terramque  et  ignem,  aerem  et  ventum,  ad  diviaum  mpvebat  amorem.,,  Omnes 
creaturas  fratris  nomine  nuncupaâat,  /rater  cinis,  soror  musca.  Th.  Gelano, 
son  disciple.  Acta  SS,  octobris.  Voir  les  Fioretti  de  saint  François,  un  des  livres 
les  plus  précieux  du  treizième  siècle. 


SA  SAINT  FRANÇOIS  D'ASSISE. 

petit  jardin  uu  carré  pour  les  belles  fleurs,  afin  qu'elles  devins- 
sent une  occasion  de  louer  le  Seigneur  (1). 

Le  trop-plein  de  celte  âme  affectueuse  s'épanchait  en  poésies, 
originales  comme  lui-même ,  où  Ton  ne  trouve  aucune  rémi- 
niscence de  Tantiquité^  mais  une  vive  effusion  de  cœur  et  des 
élans  d'amour  infini  (2).  il  fut  un  des  premiers  à  faire  usage 
dans  ses  cantiques  de  la  langue  vulgaire ,  et  frère  Pacifique,  son 
élève,  mérita  la  couronne  poétique  décernée  par  Frédéric  11. 


(1)  C'est  une  particularité  remarquable  chez  les  moines  que  cette  vénération 
polur  les  œuvres  de  Dieu,  et  le  soin  qu'ils  prennent  des  arbres  historiques.  Nous 
avons  déjà  parlé  de  Tarbre  de  saint  Benoit  à  Naples.  A  Rome,  on  aime  à  goûter 
la  fraîcheur  à  Tombre  de  celui  où  saint  Philippe  de  Neri  élevait  à  la  vertu,  par 
la  contemplation  du  beau,  les  jeunes  gens  de  son  oratoire.  On  y  montre  aussi, 
à  Sainte-Sabine,  un  oranger  planté  par  saint  Domiiii(|ue;  à  Fondi,  on  eu  fait 
voir  un  autre  planté  par  saint  Thomas  d'Aquin.  Si  Aristote  ou  Théophrasle 
écrivait  aujourd'hui  Thistoire  naturelle,  ils  ne  négligeraient  pas  ces  circons- 
tances. ? 

(2)  NuUq  donca  oramai  piti  mi  riprenda , 

Se  tal  amore  mi  fis  pazzo  gire. 
Già  non  è  core  che  piti  si  difenda... 
Pensi  ciascun  corne  cor  non  si  fenda , 
Fornace  tal  corne  possa  patirc... 

Data  m'è  la  sentenza 

Chc  d'araore  io  sla  morto  ; 

Già  non  voglio  conforlo 

Se  non  niorir  d'amore... 
Amore ,  amore ,  grida  tutto  il  uiondo  ; 
Âmore,  amore,  ogni  cosa  clama... 
Amore ,  amore ,  tanto  pensar  mi  fai  ; 
Amore ,  amore,  nol  posso  patlre  ; 
Amore ,  amore ,  tanto  mi  ti  dai  ; 
Amore ,  amore ,  ben  credo  morii-c  ; 
Amore ,  amore ,  tanto  preso  m'hai  ; 
Amore ,  amore ,  fammi  in  te  transi  re  ; 

Amor  dolcc  langui  re  ; 

Amor  mio  desioso  ; 

Amor  mio  dilettoso , 

Anncgami  d*ainorc. 
Amor,  amur,  Jesti  son  zonto  a  porto  ; 
Amor ,  amor ,  JesCi  dammi  conforto  ; 
Amor ,  amor ,  Jcsù  si  m'ha  Infiammato  ; 
Amor,  amor,  Jcsii  lo  sono  morio... 
Amor ,  amor ,  per  te  sono  rapita  ; 
Amor ,  amor ,  viva ,  non  me  dispregia  ; 
Amor,  amor,  Tanima  teco  unita; 

Amor,  tu  sei  sua  vita. 
Jani  non  se  po'  partire , 

Pei chù  ::i  fai  lan Jtuirc , 
Tanto  bti  uggcixlo  uniui". 


RÈGLE  DE  SAIïrr  FRANÇOIS.  85 

François,  voyant  que  les  Frères  Mineurs  s'étaient  multipliés , 
songea  à  leur  donner  une  règle  ;  comme  \\  était  occupé  à  cette 
pensée,  il  rêva  pendant  la  nuit  qu'il  avait  ramassé  trois  miettes 
de  pain,  et  qu'il  devait  les  distribuer  entre  une  foule  de  moines 
affamés.  Il  craignait  qu'elles  ne  se  perdissent  dans  ses  mains , 
lorsqu'une  voix  lui  cria  :  a  Faites-en  une  hostie,  et  donnez-en  à 
qui  veut  de  la  nourriture.  »  Il  fit  ainsi ,  et  quiconque  ne  rece- 
vait pas  avec  dévotion  la  parcelle  qui  lui  revenait  était  couvert 
de  lèpre.  François  raconta  sa  vision  à  ses  frères  sans  en  com- 
prendre le  sens  ;  mais  le  lendemain ,  tandis  qu'il  priait ,  une 
voix  du  ciel  lui  dit:  «François,  les  miettes  de  pain  sont  les 
paroles  de  TÉvangile;  l'hostie  est  la  règle;  la  lèpre,  Finiquité.  o 

n  se  retira  donc  avec  deux  compagnons  sur  une  montagne,  où, 
jeûnant  au  pain  et  à  l'eau,  il  fit  écrire  sa  règle  d'après  les  inspi- 
rations qu'il  recevait  de  l'Esprit  divin.  Elle  commence  ainsi  : 
a  La  règle  des  Frères  Mineurs  est  d'observer  l'Évangile  en  vivant 
dans  l'obéissance  et  la  chasteté,  sans  avoir  rien  en  propre.  » 
Pour  entrer  dans  l'ordre,  il  fallait  vendre  tout  son  bien  au  profit 
des  pauvres,  et  subir,  avant  de  prononcer  les  vœux,  une  année 
d'épreuves  rigoureuses.  Gomme  tous  étaient  Frères  Mineurs  ^ 
ils  rivalisaient  d'humilité ,  et  se  lavaient  les  pieds  les  uns  aux 
autres.  Les  supérieurs  s'appelaient  serviteurs;  celui  qui  savait  un 
métier  pouvait  l'exercer  pour  gagner  sa  vie ,  sinon  il  allait  en 
quête  de  vivres,  mais  non  d'argent.  L'ordre  lui-même  ne  pou- 
vait posséder  que  le  strict  nécessaire.  Les  frères  devaient  pren- 
dre un  soin  spécial  des  exilés,  des  mendiants  et  des  lépreux.  Ce- 
lui qui,  atteint  d'une  maladie,  s'impatiente  et  réclame  des  re- 
mèdes est  indigne  du  titre  de  frère,  parce  qu'il  montre  plus  de 
souci  de  son  corps  que  de  son  âme  :  qu'ils  ne  voient  point  de 
femmes,  et  leur  prêchent  toujours  la  pénitence  ;  si  Tun  d*eux 
•  pèche  avec  elles,  qu'il  soit  aussitôt  chassé;  en  voyage,  qu'ils  ne 
portent  que  leur  habit,  sans  avoir  même  un  bâton;  s'ils  ren- 
contrent des  voleurs ,  qu'ils  se  laissent  dépouiller.  Défense  de 
prêcher  sans  autorisation,  et  celui  qui  l'obtient  doit  promettre 
d'enseigner  la  doctrine  de  l'Église  sans  emprunter  de  formules 
à  la  science  profane,  sans  rechercher  les  suffrages. 

Un  général,  élu  par  tous  les  membres,  réside  à  Rome,  assisté 
d'un  conseil  ;  de  lui  relèvent  les  provinciaux  et  les  prieurs.  Les 
chefs  de  chaque  province,  les  prieurs  et  les  députés  des  moines 
de  chaque  couvent  participent  aux  chapitres  généraux.  Toute 
communauté  tient  un  chapitre  une  fois  par  an;  les  supérieurs 


86  FRANGIBCAINS.  GLARISSSS. 

d'Italie  se  réanissent  tous  les  ans ,  et  une  fois  tous  les  trois  ans 
ceux  d'au  delà  des  Alpes  et  d'outre-mer. 

François  se  présenta  au  pape  pour  lui  demander  la  confirma- 
tion de  son  ordre ,  c'est-à-dire  le  droit  de  prêcher  >  de  mendier 
et  de  ne  rien  posséder  ;  mais  Innocent  III  pensa  d'abord  que  la 
tâche  était  au-dessus  des  forces  humaines.  Enfin ,  dans  une  vi- 
sion, il  lui  semble  que  l'église  de  saint  Jean  de  Latran  menaçait 
ruine,  et  qu'elle  était  soutenue  par  deux  hommes,  l'un  Italien  et 
l'autre  Espagnol  ;  il  approuva  donc  solennellement  Tordre  dans 

1215      le  quatrième  concile  de  Latran. 

Glaire,  noble  dame  d'Assise  y  entraînée  par  l'exemple  et  les 
leçons  de  François,  abandonne  le  monde  et  fonde,  avec  la  même 

1212  règle,  la  corporation  des  religieuses  de  Sainte-Claire  (les  Glarisses). 
•  François  était  indécis  sur  la  question  de  savoir  ce  qui  valait  mieux 
de  la  prière  ou  de  la  prédication  ;  Glaire  et  le  frère  Sylvestre  lui 
ayant  persuadé  que  c'est  la  dernière,  il  se  rend  à  Rome  tout 
plein  de  joie,  et  demande  au  pape  la  permission  de  se  consacrer 
à  la  conversion  des  infidèles  et  de  rechercher  le  martyre.  Il  va 
en  Espagne,  en  Barbarie,  en  Egypte,  pour  cette  croisade  inof- 
fensive dont  le  cri  de  guerre  était  :  JLa  paix  soit  avec  vims,  Ar- 

1219  rivé  en  Afrique  au  moment  où  les  croisés  assiègent  Damiette,  il 
se. présente  devant  Melitel-Kamel,  lui  expose  l'Évangile ,  défie 
les  docteurs  de  la  loi,  et  offre  de  sauter  dans  un  bûcher  embrasé 
pour  attester  la  vérité  de  sa  doctrine.  Melik  l'écoute,  mais  le 
renvoie  sans  s'ôtre  converti  et  sans  lui  accorder  les  honneurs  du 
martyre. 

François  disait  à  ceux  de  ses  frères  qu'il  envoyait  prêcher  : 
«  Cheminez  deux  à  deux  au  nom  du  Seigneur,  avec  humilité  et 
a  modestie  >  particulièrement  avec  un  silence  absolu  depuis  le 
«  matin  jusqu'à'  tierce,  en  priant  Dieu  dans  votre  cœur.  Entre 
a  VOUS)  pas  de  paroles  inutiles  et  oiseuses  ;  pendant  la  route  . 
((  même,  comportez  vous  humblement  et  modestement,  comme 
((  si  vous  étiez  dans  un  ermitage  ou  votre  cellule  ;  car,  en  quel- 
tt  que  lieu  que  nous  soyons,  nous  avons  toujours  avec  nous  notre 
o(  cellule,  qui  est  le  corps,  notre  frère,  notre  âme  étant  l'ermite 
«  qui  habite  cette  cellule  pour  prier  et  penser  à  Dieu.  C'est 
«  pourquoi ,  si  Tàme  n'est  pas  en  repos  dans  cette  cellule ,  la 
a  cellule  extérieure  ne  sert  de  rien  aux  religieux.  Que  votre 
«  conduite  au  milieu  de  la  population  soit  telle  que  tous  ceux 
<r  qui  vous  verront  ou  vous  écouteront  louent  le  Père  céleste. 
«  Annoncez  la  paix  à  tous  ;  mais  ayez-la  dans  le  cœur  comme 


FRÂNGISCAIlfS.  87 

c  sur  left  lèTres^  et  même  ph»  encore.  Ne  soyei  pas  nne  occasion 
a  de  colère  ou  de  scandale;  mais  faites^  par  votre  douceur^  que 
«  chacun  incline  à  la  bonté,  à  la  paix,  à  la  concorde.  Nous 
«  sommes  appelés  pour  guérir  les  blessés  et  ramener  les  égarés; 
c  or  beaucoup  vous  sembleront  enfants  du  diable ,  qui  seront 
«  un  jour  disciples  de  Jésus.  » 

Ces  moines  étaient  les  membres  d'une  république  qui  avait 
pour  siège  le  monde ,  pour  citoyen  quiconque  en  adoptait  les 
rigides  vertus.  Pieds  nus ,  vêtus  comme  les  pauvres  d'alors  ^  ils 
s'exprimaient  dans  le  langage  vulgaire  et  se  répandaient  partout; 
ils  parlaient  au  peuple  comme  il  veut  qu'on  lui  parle^  avec  force^ 
d'une  manière  dramatique  et  même  triviale ,  excitant  les  pleurs 
et  le  rire  en  pleurant  et  en  riant  eux*mêmes^  affrontant  et  pro* 
voquant  les  tourments  comme  les  huées.  Le  saint  fondateur 
voulait,  si  jamais  il  lui  ai*rivait  de  rompre  le  jeûne ,  qu'on  le 
tratnftt  dans  les  rues  et  qu'on  le  batttt  en  criant  derrière  lui  : 
«  Tenez ,  voyez  le  glouton  qui  s'engraisse  de  chair  de  poulet 
san^  que  vous  le  sachiez,  o  Le  jour  de  Noêl^  il  prêchait  dans  une 
étable  où  se  trouvaient  la  crèche,  le  foin,  l'âne  et  le  bœuf;  quand 
il  prononçait  Bethléem ,  il  bêlait  comme  un  agneau ,  et  chaque 
fois  qu'il  disait  le  nom  de  Jésus,  il  se  léchait  les  lèvres,  comme 
s'il  en  savourait  la  douceur.  Dans  les  derniers  jours  de  sa  vie  ^  il 
portait  les  stigmates  des  plaies  du  Christ. 

Le  même  homme  jetait  le  baume  de  sa  parole  sur  les  esprits 
envenimés.  Informé  qu'une  querelle  s'était  élevée  entre  les  ma- 
gistrats et  l'évoque  d'Assise,  il  envoya  ses  frères  chanter  à  l'é- 
vêque  son  Cantique  du  Soleil,  auquel  il  ajouta  alors  ces  paroles  : 
ff  Loué  soit  le  Seigneur  en  ceux  qui  pardonnent  pour  l'amour 
«r  de  lui,  et  supportent  patiemment  les  souffrances  et  les  tribu- 
«  lations.  Bienheureux  ceux  qui  persévèrent  dans  la  paix,  parce 
«  qu'ils  seront  couronnés  par  le  Très-Haut.  » 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  calmer  l'irritation. 

«c  Le  jour  de  l'Assomption  de  l'an  i220  (dit  Thomas,  archi» 
a  diacre  de  Spalatro) ,  alors  que  j'étudiais  à  Bologne,  je  vis 
a  François  prêcher  sur  la  place ,  devant  le  palais  public ,  où 
cf  presque  toute  la  ville  était  réunie.  Dans  son  sermon,  il  traita 
«  des  anges,  des  hommes  et  des  démons  ;  il  s'exprima  si  bien  sur 
tf  ces  esprits  que  beaucoup  de  lettrés,  qui  se  trouvaient  présents, 
.((  ne  furent  pas  médiocrement  surpris  d^un  langage  si  juste  de  la 
<r  part  d'un  homme  inculte.  Tout  son  discours  avait  pour  but 
«  d'éteindre  les  inimitiés  et  d'amener  des  réconciliations.  Sordide 


88  LA  PORTIONCIJLE.  LBS  TERTIAIRES. 

ff  dans  ses  habits >  d\in  aspect  misérable,  d'un  visage  humble, 
a  Dieu  pourtant  mit  une  telle  efficacité  dans  ses  paroles  que 
«  plusieurs  familles  nobles,  entre  lesquelles  une  rage  inhumaine 
a  et  des  haines  invétérées  avaient  occasionné  une  grande  effu- 
a  sion  de  sang,  furent  amenées  à  des  dispositions  pacifiques  (4).» 
1225  Telle  fut  l'existence  du  Père  séraphique,  qui  mourut  à  quarante- 

quatre  ans;  il  implora  du  ciel  et  du  pontife,  pour  sa  chapelle  de  la 
Portioncule,  une  indulgence  qu'on  pût  gagner  sans  faire  aucune 
offrande.  Et  lorsque,  chaque  année  encore,  au  2  août,  elle  est 
proclamée  à  Theure  solennelle  de  l'apparition  de  Marie ,  une 
foule  innombrable  accourt  des  pays  environnants  pour  demander 
reffùsion  de  la  grâce  gratuite.  Quant  à  nous,  qui,  dans  nos  pè- 
lerinages, ne  nous  bornons  point  à  visiter  la  perruque  de  Yoltidre 
et  l'île  de  Rousseau,  nous  parcourons  avec  émotion  les  collines 
et  les  lacs  qui  entourent  cette  vallée  délicieuse,  peuplée  de  si 
tendres  souvenirs  ;  dans  ce  temple  majestueux  de  sainte  Marie 
des  Anges,  bâti  sur  cette  humble  cellule,  monument  consacrée 
la  pauvreté  au  milieu  de  tant  d'autres  élevés  à  la  force  et  au  faste, 
nous  aimons  à  méditer  sur  la  puissance  et  la  sainteté  qui  sorti- 
rent de  cet  ermitage. 

Les  disciples  de  saint  François  restèrent  fidèles  à  leur  vœu  de 
pauvreté  ;  lorsque  le  pape  les  exhortait  à  assurer  la  subsistance  de 
l*ordre  par  l'achat  de  biens-fonds ,  et  leur  offrait  de  les  relever 
de  leur  vœu,  sainte  Claire  lui  répondit  :  a  Je  ne  demande  que 
l'absolution  de  mes  péchés.  »  Saint  Antoine  refusa  constamment 
les  dons  que  lui  offrait  Ezzelin,  en  disant  qu'il  ne  voulait  pas  des 
fruits  du  péché.  Frère  Égidius,  pour  vivre  à  Rome,  s'en  allait 
faire  du  bois  qu'il  vendait  ;  les  autres  se  maintenaient  avec  les 
aumônes,  et  partout  on  les  accueillait  au  son  des  cloches  et  avec 
des  branches  d'olivier  à  la  main.  Pourquoi  les  ordres  mendiants 
ont-ils  exercé  sur  le  peuple  une  plus  grande  influence  que  les 
autres  ?  parce  qu'ils  partageaient  avec  lui  son  pain  de  chaque 
jour,  et  parce  que  le  peuple  respecte  une  indépendance  acquise 
par  des  sacrifices  volontaires. 

Afin  de  pénétrer  plus  avant  dans  la  société,  il  y  eut,  outre  les 
profès  et  les  frères  laïques,  un  tiers  ordre  auquel  pouvait  s'a« 
gréger  tout  séculier  qui,  au  moyen  de  certaines  pratiques,  vou- 
lait participer  aux  trésors  des  prières  sans  abandonner  le  monde, 

(1)  jip.  Job.  Luciuii,  De  regno  Dalmatiœ,  pag.  83S;  et  GBOURDACa, 
Siaria  di  Bdo^fna,  liv.  t. 


LES  TERTIAIRES.  LES  DOMIinCAINS.  89 

sans  cesser  d^étre  époux^  père,  évoque,  chevalier^  pontife. 
Quatre  conditions  étaient  imposées  :  restituer  tout  bien  mal  ac- 
quis, se  réconcilier  avec  le  prochain ,  observer  les  commande* 
ments  de  Dieu  et  de  TÉglise,  et,  pour  les  femmes ,  nécessité 
d'avoir  le  consentement  du  mari  ;  afin  que  la  libre  volonté  cons- 
tituât Tunique  lien  des  adeptes,  on  les  avertissait  qu'ils  n^étaient 
pas  tenus  à  l'observation  de  la  règle ,  sous  peine  de  péché  mor- 
tel. Le  luxe ,  Tavidité  du  lucre ,  les  festins  et  les  théâtres  étaient 
interdits  aux  Tertiaires  :  afin  de  prévenir  les  litiges,  chacun  de- 
vait préparer  son  testament  ;  il  fallait  régler  les  contestations  à 
l'amiable,  ou  les  porter  devant  les  juges  naturels,  non  devant  des 
tribunaux  privilégiés  ;  les  serments  qui  lient  à  un  homme  ou  à 
une  famille  étaient  prohibés,  et  l'on  n'autorisait  à  porter  des 
armes  que  pour  défendre  TÉglise,  la  foi,  la  patrie  (i).  François 
savait  donc  bien  que  les  réformes  doivent  commencer  par  la  vie 
domestique,  par  la  famille. 

A  la  même  époque,  Dominique  Guzman,  illustre  Castillan, 
altéré  de  souffrances  et  d'amour,  introduisit  le  nouvel  ordre  des 
Prêcheurs,  destiné  à  la  science  divine  et  à  l'apostolat.  Dans  cet  1210 
ordre,  toutes  les  charges  étaient  électives,  et  chaque  membre 
faisait  vœu  de  pauvreté;  à  Bologne,  où  mourut  le  saint  institu-  1221 
teur,  on  lui  consacra  une  urne  qui  fut  travaillée  avec  tout  l'art 
que  surent  déployer  frère  Guillaume,  Nicolas  de  Pise,  Nicolas  de 
Bari,  Alphonse  Lonobardi  ;  plus  tard,  on  lui  éleva  un  temple  ma- 
gnifique. 

Quatre  ans  après  l'approbation  de  son  ordre,  François  réunit 
le  premier  chapitre  dit  des  nattes  (délie  stuaje),  parce  qu^il  se 
tint  en  plein  air  sous  des  baraques,  où  Von  compta  cinq  mille 
firères  de  la  seule  Italie,  et  environ  cinq  cents  novices.  Leur  nom- 
bre devint  ensuite  si  considérable  que,  malgré  la  perte  de  la 
moitié  de  l'Europe  occasionnée  par  la  réforme,  on  dit  qu'à  la 
Révolution  française  ils  s'élevaient  à  cent  quinze  mille  individus, 
distribués  en  sept  mille  couvents  et  soumis  à  des  règles  diverses. 

Les  Dominicains  eux-mêmes  se  répandirent  rapidement;  à 
Sienne,  en  1219,  ils  s'établirent  dans  l'hospice  de  la  Madeleine, 
jusqu'en  12S7,  époque  où  les  Malavolti  leur  donnèrent  un  ter- 
rain pour  ox)nstruire  leur  magnifique  couvent.  A  Milan,  ils  occu- 
pèrent l'hospice  des  pèlerins  à  Saint-Barnabe  en  1218,  et  bien- 

(1)  Impugnationis  arma  secumfratref  non  déférant  nisi  pro  defensione  ro» 
manœ  eceUiiœ^  chr'utîanœ  fidei^  W  etîam  terrœ  ipiorum.  Ch.  YII. 


90  DOMTNIGAnfd. 

tôt  ils  eurent  bât î  les  églises  de  Saînte-Marie-Nouvelle  à  Florence, 
de  Sainte-Marie  sur  Minerve  à  Rome,  de  Saint-Jean  et  Saint- 
Paul  et  de  Saint-Nicolas  à  Venise,  de  Saint-Dominique  à  Naples, 
à  Prato,  à  Pistoie,  de  Sainte-Catherine  à  Pise,  des  Gràces  à  Milan, 
et  autres,  remarquables  par  leur  riche  simplicité,  et  la  plupart 
construites  par  des  frères. 

Les  deux  ordres,  dès  leur  origine,  excitèrent  l'admiration  et 
la  sympathie  des  hommes  les  plus  éclairés  (t),  attirant  en  foule 
d'illustres  et  pieux  prosélytes.  A  saint  Dominique  s'adjoignirent; 
Nicolas  Pulla  de  Giovenazzo,  qui,  h  peine  Teut-il  entendu  à  Bolo- 
gne, voulut  l'accompagner  et  le  seconder  toujours,  jusqu'à  ce  qu'il 
mourut  à  Pérouse  après  avoir  accompli  beaucoup  d'œuvres  sain- 
tes ;  Reynold  de  Saint- Ëgide,  professeur  de  droit  canonique  à 
Paris;  le  médecin  Roland  de  Crémone,  qui,  de  chef  de  l'école  de 
Bologne,  devint  professeur  de  théologie  dans  celle  de  Paris; 
Moneta ,  célèbre  maître  es  arts  ;  frère  Ristoro  et  frère  Sisto, 
architectes  très-distingués  ;  frère  Cavalca,  frère  Jacques  Passa- 
vanti,  frère  Jourdain  de  Pise,  qui  Turent  des  premiers  prosa- 
teurs de  l'Italie;  les  grands  peintres  frère  Angélique  et  frère  Bar- 
thélen^y;  puis  Vincent  de  Beauvais  l'encyclopédiste;  les  cardi- 
naux Hugues  Saint-Cher  et  Henri  de  Suse,  auteurs  d'une  Con- 
cordance de  la  Bible  et  d'une  Somme  doi'ée  ;  enfin  saint  Tho- 
mas d'Aquin,  le  plus  grand  philosophe  du  moyen-ftge. 

Avec  François  s'enrôlèrent  Pacifique,  poète  lauréat,  Égidius^ 
prodige  de  savoir,  Jean  de  Pinna  du  territoire  de  Fermo, 
Jean  de  Cortone,  Benvenuto  d'Ancône,  qui  fut  ensuite  évêque 
d'Osimo,  et  tant  d'autres  ;  plus  tard,  le  grand  théologien  Scot, 
le  grand  mystique  saint  Bonavenlure,  Roger  Bacon,  le  restaura- 
teur des  sciences  expérimentales,  prirent  l'habit  de  saint  Fran- 
çois. Les  femmes  et  les  filles  les  imitent  :  Marguerite ,  le  scan- 

(1)  Guitton  d*Arezzo  écrivait -de  saint  François  : 

Qeco  cra  il  mondo,  tu  failo  visare  ; 
tiebbroso,  hailo  mondato  ; 
Morto ,  Phai  suicitato  ; 
Sceso  ad  Inferno ,  failo  al  ciel  montare. 

ATeugle  était  te  monde ,  et  tu  lui  rends  la  vue  ; 

liépreux ,  tu  Tas  purifié  ; 

Mort ,  et  tu  Pas  vivifié  ; 
A  l*enfer  descendu ,  dans  le  ciel  fais  qu'il  monte. 

Dante  met  dans  la  bouche  de  saint  Thomas  et  de  saint  Bonaventure  nn  ma- 
gnifique éloge  des  deux  ordres,  dans  les  chants  x  et  xi  du  ParaMs, 


MOINES.  BRMITKS.  9i 

date  rie  Cortone,  devient  un  miroir  de  pénitence  ;  Roee  de  Vi- 
terbe,  à  peine  âgée  de  dix-sept  ans,  mérite  les  persécutions  de 
Frédéric  II  et  Tadmiration  du  peuple. 

Ces  religieux  propageaient  la  paix^  et  répandaient  sur  la  mul- 
titude la  rosée  de  la  grâcCj  sans  autre  rhétorique  qu'une  foi  iné- 
branlable et  universelle,  et  recourant  à  tous  les  moyens  qui 
pouvaient  servir  à  Tédification.  Les  prédications  morales  et  dog- 
matiques de  quelques-uns  d'entre  eux,  parvenues  jusqu'à  nous, 
ne  sont  évidemment  que  des  tissus  d'aride  scolasUque  ;  il  faut 
donc,  pour  comprendre  leur  prodigieuse  influence ,  se  rappeler 
qu'elles  avaient  pour  auxiliaire  une  parole  chaleureuse ,  et  pour 
auditeurs  des  gens  peu  disposés  à  la  critique  et  pleins  de  con- 
viction. Pauvres^  vivant  dans  les  exercices  de  la  pénitence^  amis 
du  peuple  et  contradicteurs  des  tyrans^  modèles  de  doctrine  et 
de  vertu,  les  ordres  des  Mineurs  et'  des  Prêcheurs  exercèrent  la 
plus  grande  influence  et  devinrent  le  plus  ferme  soutien  du  saint- 
siége.  Partout  où  ils  se  trouvaient,  ils  pouvaient  confesser,  prê- 
cher, et  tout  curé  devait  leur  céder  la  chaire  de  son  égUse. 
Le  peuple  les  écoutait  volontiers,  les  consultait,  et  parta- 
geait avec  eux  le  pain  que  lui  donnait  la  Providence  ;  leurs 
actes  d'abstinence  et  d'abnégation  touchaient  les  hommes, 
qui  reconnaissent  Famour  dans  le  sacrifice  et  la  vertu  dans 
l'amour. 

Les  hommes  doués  de  qualités  supérieures  avaient  deux 
moyens  de  les  mettre  en  lumière:  il  fallait  conquérir,  par  la 
violence  et  la  perfidie^  une  place  dans  le  monde  orageux ,  ou 
bien  lut  tourner  les  épaules,  en  foulant  aux  pieds  les  opinions  et 
la  vanité.  Les  premiers  devinrent  Ëzzelin,  Salinguerra,  Buoso  de 
Dovara  ;  les  autres,  François,  frère  Pacifique,  Antoine  de  Padoue, 
religieux  qui  avaient  toutes  les  charges  du  clergé  sans  les  avan- 
tages; bien  plus,  leur  humilité  et  leur  pauvreté  faisaient  con- 
traste avec  les  pompes  et  l'orgueil  des  ecclésiastiques,  une  des 
plaies  de  la  société  d'alors ,  et  l'un  des  plus  forts  arguments 
pour  les  hérétiques. 

Cette  opposition  des  caractères  se  manifeste  aussi  dans  les 
édifices  de  Fépoque  :  d'un  côté,  des  châteaux,  des  forteresses  de 
princes  et  de  barons ,  épouvante  des  peuples  ;  de  l'autre,  des 
abbayes  et  des  monastères,  ouverts  aux  pèlerins,  aux  malades, 
aux  âmes  qui  ont  besoin  d'aimer,  de  prier,  de  soulager  les 
autres.  Le  sentiment  du  beau  s'associait  dans  les  moines  à  la 
bienfaisance  et  à  la  dévotion  ;  ils  choisissaient  donc  les  situations 


93  ERMITES.  h£r£sies. 

où  Pftme,  après  s'être  abîmée  dans  la  contemplation  de  la  na- 
ture, se  relève  pour  bénir  celui  qui  la  créa. 

A  vingt  milles  de  Florence ,  dans  la  romantique  vallée  de 
l'Amo  supérieur,  s^élève,  au  milieu  de  magnifiques  forêts  de 
sapins,  la  Vallombreuse,  et ,  sur  la  hauteur,  Termitage  du  Para- 
disino ,  d'où  la  vue  plonge  dans  un  immense  horizon  et  va  se 
perdre  sur  les  interminables  flots  de  la  Méditerranée.  Les  moi- 
nes ne  pouvaient  choisir  un  asile  plus  favorable  pour  se  reposer 
des  tempêtes  delà  société,  et  se  préparer  aux  chastes  jouissances 
de  la  vie  intérieure.  Si ,  de  ce  beau  site ,  on  remonte  vers  les 
sources  de  TArno  pour  entrer  dajEts  le  fertile  Gasentino,  on  trouve 
les  Camaldules,  retraite  de  saint  Romuald  de  Ravenne,  et  berceau 
d*un  autre  ordre.  Plus  haut ,  sur  la  croupe  des  Apennins ,  la 
colline  des  Scali  porte  l'Ermitage  sacré,  qui  semble  inviter 
l'homme  à  louer  le  Seigneur  des  merveilles  qu'il  a  prodiguées  à 
^Italie  ;  de  cette  élévation,  on  aperçoit  les  deux  versants  qui 
s'allongent,  parés  de  toutes  les  richesses  d'une  splendide  nature, 
pour  aller  se  baigner  dans  les  eaux  de  PAdriatique  et  de  la  Mé- 
diterranée. Après  un  court  trajet,  on  arrive  à  l'Alvernia,  la 
pieuse  retraite  de  saint  François,  située  aussi  sur  la  cime  du 
mont,  et  qui  ravirait  encore  si  l'on  n'avait  pas  vu  les  deux  au- 
tres. Tels  étaient  les  asiles  enchanteurs  où  se  réfugiaient  ces 
naïfs  admirateurs  de  Dieu,  qui,  alors  qu'un  sang  fraternel  inon- 
dait le  monde,  passaient  les  jours  dans  la  contemplation  du 
beau,  dans  la  recherche  du  vrai,  dans  la  pratique  du  bon. 

Les  nouveaux  moines  déployèrent  leur  activité  dans  une  autre 
mission,  qui  eut  pour  objet  de  combattre  les  hérétiques  par  la 
parole,  de  les  ramener  à  la  foi  pure  ou  de  les  châtier.  En  effet, 
bien  que  l'Europe,  à  l'exemple  de  l'Orient,  ne  s'égarât  point 
dans  les  abîmes  des  subtilités ,  néanmoins  on  découvrait  parfois 
des  hérétiques,  surtout  en  Italie,  et  peut-être,  depuis  les  gnosti- 
ques  et  les  manichéens,  la  chaîne  des  hérésies  ne  fut-elle  jamais 
interrompue.  Vers  le  milieu  du  neuvième  siècle,  Pierre,  évêque 
de  Padoiie,  découvrit  dans  son  diocèse  une  secte  qui  discourait 
sur  la  Rédemption,  et  ne  fut  dissipée  que  cinquante  ans  après  par 
révêque  GozeHn.L'an  mille,  à  Ravenne,  un  certain  Vitgard  basait 
sur  Horace,  Virgile  et  Juvénal,  je  ne  sais  quelles  folles  concep- 
tions religieuses.  Héribert,  le  fameux  archevêque  de  Milan,  ayant 
appris  que  des  hérétiques  tenaient  des  conventicules  dans  le 
château  de  Montfort,  près  d'Asti,  cita  devant  lui  le  nommé 
Gérard,  l'un  des  membres  de  la  secte,  et  l'interrogea  sur  sa  foi  : 


VAUDOIS.  GATHABES.  93 

c  Nous  tous  (réponâit*il)^  nous  observons  la  chasteté  bien  que 
a  mariés;  nous  ne  mangeons  pas  de  yiande,  nous  jeûnons  strie- 
a  tement^  nous  lisons  tous  les  jours  la  Bible,  nous  prions  beau- 
«  coup,  et  nos  majeurs,  chacun  à  leur  tour^  prient  jour  et  nuit, 
«  Les  biens  sont  communs  parmi  nous,  et  nous  aimons  à  mourir 
a  dans  les  peines  pour  échapper  aux  châtiments  éternels.  Nous 
(X  croyons  au  Père,  au  Fils  et  au  Saint-Esprit,  qui  ont  la  faculté 
a  de  lier  et  de  délier  ;  le  Père  est  l'Éternel ,  en  qui  et  |)ar  qui 
a  toutes  les  choses  sont  ;  le  Fils  est  l'esprit  de  rhon^me ,  que 
a  Dieu  aima  ;  le  Saint-Esprit  est  IMntelligence  des  sciences  divi- 
<c  nés ,  qui  gouverne  toutes  les  choses.  Nous  ne  reconnaissons 
«  pas  Pévêque  de  Rome  ni  aucun  autre,  mais  un  seul  qui, 
«  chaque  jour,  visite  nos  frères  dans  tout  le  monde  et  les  éclaire; 
a  et,  lorsqu'il  est  envoyé  par  Dieu,  c'est  auprès  de  lui  qu'il  faut 
«  chercher  le  pardon  des  péchés  (1).  »  Cette  hérésie  parut  dan- 
gereuse à  Pévêque,  au  point  qu'il  marcha  sur  Asti  avec  ses  vas- 
saux, s'empara  par  force  des  mécréants,  et,  comme  ils  refusè- 
rent de  se  rétracter,  il  les  condamna  au  feu ,  supplice  qu'ils 
subirent  en  martyrs. 

Les  opinions  furent  vivement  agitées  par  la  lutte  de  Pempiro 
avec  le  saint-siége;  Popposition  aux  papes  se  résolvait  en  héré- 
sie et  faisait  toujours  une  brèche  à  Pautorité.  Puis  l'esprit  de 
controverse,  introduit  par  la  logique  scolastique  et  la  jurispru- 
dence, entraîna  souvent  à  opposer  le  sentiment  individuel  à  la 
croyance  commune;  ainsi  Ton  confondit  de  nouveau  les  dogmes 
avec  les  actes,  la  question  religieuse  avec  la  question  sociale. 

Pierre  Valdo,  marchand  de  Lyon,  après  avoir  vendu  ses  biens, 
comme  fit  plus  tard  saint  François ,  s'érigea  en  réformateur  des 
mœurs;  mais,  loin  de  soumettre  sa  volonté  à  celle  de  l'Église, 
il  proclamait  qu'elle  avait  dévié  de  l'Évangile,  et  qu'il  fallait  la 
rappeler  à  la  simplicité  primitive;  il  condamnait  le  luxe  du 
culte,  la  richesse  des  prêtres,  la  puissance  temporelle  des  papes, 
et  demandait  qu'on  revint  à  l'humble  pauvreté  des  premiers 
temps.  Ses  sectateurs  s'appelèrent  donc  Pauvres  de  Lyon ,  et 
Cathares,  c'est-à-dire  purs;  ils  étaient  d'ailleurs  si  persuadés  de 
ne  pas  sortir  de  la  vérité  qu'ils  demandèrent  au  pontife  l'auto- 
risation de  prêcher  (2).  Mais  ils  ne  tardèrent  pas  à  nier  l'auto- 

(1)  LAltDULPUi  Senioris,  H'utoria  Medioiani,  II,  27. 

(2)  Multa  peUbant  iuslantia  prœdicationlt  aucloriiatem  sibi  confirmari, 
Etienne  de  Borbou,  ap.  Gikàler,  p{;.  510. 


94  YAUDOIS.  CATHARES. 

rite  du  pape,  le  purgatoire,  Tinvocation  des  saints  et  d^aulres 
dogmes  fondamentaux  ;  ils  réclamèrent  la  liberté  de  prêcher, 
même  pour  les  laïques  (i). 

Comment  se  fait-il  que,  sous  un  Dieu  bon,  tant  de  maux  ac- 
cablent le  monde?  c'est  là  un  problème  qui  a  tourmenté  et 
tourmentera  les  penseurs  de  toutes  les  générations.  Pour  le  ré- 
soudre, les  Manichéens  supposèrent  un  autre  principe,  auteur 
du  mal  ;  mais,  bien  que  vaincus  dès  le  temps  de  saint  Augustin, 
ils  survivaient  en  Orient,  et,  sous  les  noms  divers  de  Patarins, 
de  Bulgares,  de  Pauliciens,  ils  se  propagèrent  en  Europe,  et  d'a- 
bord en  Lombardie.  A  Milan,  ils  eurent  pour  évêque  un  certain 
Marc,  qui  avait  été  ordonné  en  Bulgarie,  et  dont  l'autorité  s'é- 
tendait sur  la  Lombardie,  la  Marche  et  la  Toscane.  Un  autre 
chef,  du  nom  de  Nicétas,  qui  parut  ensuite  en  Italie,  réprouva 
cette  ordination  de  la  Bulgarie,  et  Marc  reçut  de  lui  celle  de  la 
Drungarie,  c'est  à-dire  de  Trau  (Tragurium)  dans  la  Croatie  (2). 


(1)  Le  nom  de  Vaudou  ne  saurait  dériver  de  Pierre  Yaldo,puisqu*on  le  trouve 
dans  un  mamiscrii  de  la  Koùle  leçon  de  Cambridge  qu'on  suppose  de  Tan  1000, 
c'est-à-dire  d'une  époque  antérieure  à  celle  où  ce  Yaldo  vécut  ;  ou  y  lit  en  pro- 
vençal : 

Que  non  vollla  maudire ,  ni  Jurar,  ni  menlire , 
Ni  abountar ,  ni  andre ,  ni  prenre  de  fautrul , 
Ni  veqjar  se  de  li  sio  ennemie , 
nii  disent  quel  es  Vaudés ,  et  degne  de  mûrir, 

Peut-^tre  vient-U  de  l'allemand  waid,  forêt.  Cathare  signie  pur  en  grec,  et 
peut-être  prirent-ils  ce  nom  à  cause  de  Tinnocence  prétendue  de  leur  vie.  Saint 
Augustin  appelle  déjà  Catharistes  les  Manichéens,  De  licer,  ManieJi.  Les  Allemands 
appellent  encore  les  hérétiques  ketzer.  On  les  nomma  patarins,  de  pati,  souHrir, 
parce  qu'ils  faisaient  étalage  de  pénitence,  ou  du  Pater,  qui  était  leur  prière  de 
prédilection.  On  lit  dans  une  constitution  de  Frédéric  II  :  In  exemptum  marty- 
rum,  qui  pro  fiJe  cathollea  martyria  stihienmt^  Patarenos  se  nomlnant,  vetuti 
espoêitos  passunû.  Dans  les  Assises  deCliarles  I*'  :  I4  vice  de  ceaus  son  conett 
par  leur  anciens  nons,  et  ne  veulent  mie  qu'iit  soient  apelépar  leur  propres 
nons,  mais  s'apeUent  Pataliru  par  aucune  excellence^  et  entendent  ^ue  PataUns 
vaut  autant  comme  chose  abandonnée  à  soufrir  passion  en  l'ensemble  des  mar* 
tyrs,  qui  souffrirent  forment  pour  la  sainte  foy. 

Leurs  diverses  sectes  étaient  désignées  par  une  infinité  de  noms  :  Gazares , 
j4rnaldisteSy  Joséphins,  Léonîsles,  Bulgares  (d'où  le  bougre  des  Français  et  le 
bolgiron  des  Lombards),  Circoncis  ^  Publicains,  Insabbasajati^  Cornistes  (ainsi 
appelés  de  Côme,  dit-on)  Croyants  de  Milan ,  de  Bagnolo,  de  Çoncorezzo, 
Vanni,  Fursci,  Romulari,  Çarantani,  etc. 

(2)  Tel  est  le  récit  de  Vignérius,  que  les  protestants  regardent  comme  le  res- 
taurateur de  rhistoii'e  ecclésiastiquci  Blbtioth,  /list.,  addit.  à  la  deuxième  partie. 


VAUS0I6.  GATUAaSS.  9tf 

A  Milan,  on  distinguait  les  Cathares  anciens,  venant  de  la  Dal<* 
matie,  de  la  Croatie  et  de  la  Bulgarie,  dont  le  nombre  s'aug^ 
menta  beaucoup  lorsque  Barberousse  les  favorisait  pour  con^ 
trarier  le  pape  Alexandre  ;  et  les  nouveaux,  qui,  sous  le  nom  de 
Yaudois,  se  montrèrent  en  France  vers  Tannée  1176. 
Les  Yaudois  s'étaient  répandus  en  grand  nombre  au  milieu 


pag.  313.  Le  frère  Ranerio  Saccone  donne  aussi  pour  origine  aux  églises  de 
France  et  d'Italie  eelles  de  Bulgarie  et  de  Dningarie. 

«  Lonque  les  Vaudois  se  séparèjneat  de  nous,  ils  avaient  bien  peu  da  dogmes 
contraires  aux  nôtres,  et  peut-être  aucun.  »  BossUBT ,  HUu  des  ifariatûfiu^ 
liv.  XI.  Et  frère  Ranerio  Saccone  :  Cum  omnes  alla  sectœ  immanitaU  blatpht» 
miarum  in  Deum  audientibus  horrorem  inducantf  hœc  mtignam  ftabel  speciem 
pîetatîSf  eo  quod  eoram  hominibus  juste  vhant,  et  bene  omnia  de  Deo  credant, 
et  omnes  artieulos  qui  in  sjrmbolo  eontinenlur  observent  ;  sotummodo  romanam 
eeelesiam  blasphémant  et  clerum.  Conrad  d'Usperg  dit  que  le  pape  Luce  les 
condamne  pour  quelques  dogmes  et  des  pratiques  superstitieuses.  Claude  de 
Seyssely  archevêque  de  Turin,  déclara  leur  vie  irréprochable;  ce  que  Bossuet 
qualifie  de  nouvelle  séduction  du  diable. 

Beaucoup  d'écrivains  ont  parlé  des  Vaudois;  après  le  retour  des  rois  du 
Piémont,  en  1814,  les  Yaudois  réfugiés  daus  les  vallées  subalpines  furent  me- 
nacés de  quelques  persécutions,  et  les  rois  de  Pnisse  et  d'Angleterre  leur  of- 
frirent leur  appui.  Des  voyageurs  anglais  allèrent  alors  les  visiter,  et  publièrent 
divers  ouvrages  tels  que  Authentie  détails  ofthe  F'aldenses  in  Piémont  and  ot/ier 
countries,  with  abridged  translations  of  YHiSloin  des  Vaudois  par  Bresse,  and  la 
Rentrée  glorieuse  d'Henri  Armand  ;  fFtt/i  ihe  atteient  Faldesiau  catechism  ;  to 
whick  is  subjoined  original  letters,  writlen  ditring  a  résidence  among  tlie  Vau- 
dois of  Piémont  and  Wurtemberg  in  1825  (Londres). 

GiLLYy  Narrative  of  an  excursion  to  the  mountains  of  Piémont  in  [t/ie  year 
1823,  and  researckes  among  the  Fatulois  or  Waldenses  protestants  inhabitants 
ofthe  Cottian  Mpes;  with  maps,  Ibid.,  1820. 

Jones,  the  History  of  the  Christian  Church^  ineluding  the  verjr  interesting 
account  of  the\  Waldenses  and  Albigenses,  2  vol. 
^  LowTHBC's,  Srief  observations  on  tJte  présent  statc  qf  t/ie  Waldenses.  1825. 

ACLAMB,  jé  brief  sketch  of  the  historjr  and  présent  situation  of  the  Faudois» 
lS2a. 

Alux,  Some  resnarks  upon  the  ecclesiastiesU  history  ofthe  ancient  churehes 
ef  PiedmoHi, 

Recherches  lùstoriques  sur  la  ^ritable  origine  des  Faudois,  Paris,  1S36. 
Ouvrage  au  point  de  vue  catholique. 

PKTaiTN»  Nfftice  sur  Cêtat  actuel  des  églises  vaudûises»  Paris,  1822.  Il  les 
fait  contemporains  du  diristianisme. 

A.  MCSTON,  Nist,  des  Faudois  des  vallées  du  Piémont,  1834. 

I/lsraël  des  jilpes^  eu  les  Martyrs  vauslois,  les  lait  desoendre  de  Léon,  qui» 
au  quatrième  aiède,  ae  sépara  d«  fapc  Sylveitre,  lora^us  celui-d  accepta  de 
Constantin  des  biens  temporels. 


96  SECTES  DES  CATHARES. 

des  Alpes^  mais  surtout  dans  le  Languedoc^  entre  le  Rhône,  la 
Garonne  et  la  Méditerranée,  pays  plus  civilisé  que  le  reste  de  la 
Gaule,  où  les  villes,  qui  se  rappelaient,  ou  peut-être  avaient  con- 
servé les  débris  des  institutions  municipales  romaines ,  s'étaient 
constituées  en  communes,  avec  une  sorte  d'égalité  entre  les 
marchands  et  les  nobles,  toujours  favorables  au  progrès  social. 
Une  riche  imagination,  le  goût  des  arts  et  des  plaisirs  délicats, 
s'étaient  donc  développés  dans  cette  contrée,  oii  les  premiers 
vers,  composés  dans  les  idiomes  nouveaux,  furent  chantés  sur 
la  mandoline  de  l'élégant  troubadour,  qui  parcourait  les  châ- 
teaux en  célébrant  l'amour  et  les  prouesses,  ou  bien  en  lançant 
les  traits  de  la  satire  contre  les  grands  et  les  prêtres.  Les  héré- 
tiques reçurent  le  nom  d'Albigeois,  parce  que  la  persécution 
dirigée  contre  eux  commença  dans  la  ville  d'Alby. 

Il  est  difTiciie,  sous  la  variété  infinie  qui  est  le  propre  de  Per- 
reur,  d'apercevoir  leurs  dogmes  réels,  ou  de  découvrir  s'ils 
avaient  un  fonds  comnmn.  Ils  n'eurent  point  de  livre  dépositaire 
de  leurs  croyances.  Réduits  aux  écrits  qui  les  réfutent  et  aux 
historiens  qui  puisèrent  aux  sources  du  crédule  vulgaire,  nous 
les  voyons  accusés  des  méfaits  les  plus  contradictoires  :  ils  au- 
raient proclamé  la  création  tantôt  l'œuvre  de  Dieu ,  tantôt  celle 
du  démon  ;  tantôt  ils  auraient  prêché  un  dieu  matériel,  tantôt 
soutenu  que  le  Christ  n'était  qu'une  ombre;  les  uns  prétendent 
qu^ils  admettaient  à  la  foi  tous  les  mortels,  et  d'autres  qu'ils  ex- 
cluaient les  femmes  de  la  félicité  éternelle;  ceux-ci  veulent  qu'ils 
aient  simplifié  le  culte,  et  ceux-là  qu'ils  aient  ordonné  cent  gé- 
nuflexions par  jour  ;  quelques  auteurs  leur  imputent  les  vo- 
luptés les  plus  grossières,  et  d'autres  leur  font  réprouver  jus- 
qu'au mariage  (i). 

(1)  Nous  avons  consulté  à  ce  sujet  beaucoup  d'ouvrages,  divers  manuscrits 
études  procès.  Le  Crémonais  Moueta,  homme  dissolu,  après  avoir  entendu  prêcher 
à  Bologne  Régiuald  d'Orléans ,  se  convertit,  et,  nommé  inquisiteur  à  Milan  eu 
1220,  tanq/tam  ieo  ntgiens,  se  déchaîna  contre  les  héi^ies;  il  écrivit  une 
Summa  throhgica,  gros  volimie  in-folio,  édité  à  Rome  par  le  Père  Thomas- 
Augustin  Hichino,  avec  ce  titre  :  Fenerabiiis  patris  Monelœ  cremonensis,  orclinis 
Predica tarant,  saneto  patri  Dominïco  œqualis,  adversus  Catharos  et  Faldeuses 
libri  tftimque.  Saccone,  après  avoir  été  cathare  ))en(laut  dix-s<*pt  aus,  se  convertit 
et  les  persécuta  comme  nous  le  venx)ns.  Sa  Summa  de  Catharis  et  Leonitii , 
stve  Pauperibits  de  Lugduno  fut  inséré  dans  le  Thésaurus  novus  anecdotum  des 
Pères  Martcne  et  Durand,  Paris,  1717,  tome  V.  Dans  cette  Summa,  je  trouve 
mentionné  un  volume  de  dix  cahiers,  dans  lequel  Jean  de  Lugio  avait  déposé 
ses  erreurs.  Duoiiaccoi^so,  auliefuis  c\è<iuc  des  Cathai'es  à  Milau,  les  réfuta  dans 


SEGTISS  DES  CATHARES.  97 

Après  avoir  repoussé  rautoriié  pour  ne  consulter  que  la  raison 
individuelle,  les  sectes  devaient  nécessairement  varier  à  l^inPini. 
Frère  Etienne  de  Belleviile  raconte  que  sept  évoques  de  croyan- 
ces diverses  se  réunirent  dans  une  cathédrale  de  Lombardie^  à 
TefTet  do  se  mettre  d'accord  sur  les  points  de  leur  foi  ;  mais 
que ,  loin  de  s'entendre ,  ils  $e  séparèrent  en  s'excommuniant 
réciproquement. 

lYois  sectes  dominaient  en  Lombardie  :  les  Cathares^  les 
Goncorésiens^  et  les  Bagnolais.  Les  Cathares,  qui  s'appe- 
laient encore  Albanais  (Albigeois  probablement^  par  corrup- 
tion) ,  se  divisaient  en  deux  fractions  :  la  première  avait  pour 
évéque  Balansinanza^  de  Vérone;  I^autre  Jean  de  Lugio^  de  Ber- 
game.  Outre  les  croyances  communes  que  nous  avons  énumé- 
rées,  les  premiers  disaient  qu'un  ange  avait  apporté  le  corps  de 
Jésus-Christ  dans  le  sein  de  Marie  sans  qu'elle  y  eût  part;  que 
le  Messie  était  né,  avait  vécu  et  souffert,  était  mort  et  ressus- 
cité seulement  en  apparence  ;  que  les  patriarches  avaient  été  des 
ministres  du  démon,  et  que  le  monde  est  éternel.  Les  autres 
soutenaient  que  les  créatures  avaient  été  formées,  les  unes  par  le 
bon  principe,  les  autres  par  le  mauvais,  mais  de  toute  éternité; 
que  le  Créateur,  le  Rédempteur ,  les  miracles,  étaient  arrivés 
dans  un  autre  monde  tout  à  fait  différent  du  nôtre  ^  que  Dieu 
n'est  pas  tout-puissant,  parce  qu'il  peut  être  cdntrarié  dans  ses 
œuvres  par  le  principe  opposé  à  lui  ;  que  le  Christ  a  pu  pécher. 

Les  Concorésiens  [appelés  peut-être  ainsi  de  Coucorezzo,  bour- 
gade près  de  Monza)  admettaient  un  principe  unique  :  Dieu , 
croyaient-ils,  avait  créé  les  anges  et  les  éléments  ;  mais  l'ange 
rebelle,  et  devenu  démon,  forma  l'homme  et  cet  univers  visible. 
Le  Christ  fut  de  nature  angélique.  Les  Bagnolais  (ainsi  nommés 
de  Bagnolo,  en  Piémont,  ou  de  Bagnols,  en  Povence)  voulaient 
que  les  âmes  eussent  été  créées  par  Dieu  avant  le  monde,  et 
qu'elles  eussent  alors  péché  ;  que  la  sainte  Vierge  fût  un  ange. 

la  Manifestatio  htereseos  Catharorttm,  qui  se  trouve  dans  le  Spicilegium  du  Père 
d'Achery,  tome  1,  pag.  208,  de  1723.  Voir  aussi  dans  le  susdit  Thesatwas  une 
Dissertat'io  inter  CaUioUcum  et  Patarinum ;  et  l'ouvrage  de  frère  Ëtieooe  de 
Belleviile,  inquisiteur. 

Ce  point  se  rattache  aux  opinions  ressuscitées  de  nos  jours  sur  le  communisme  ; 
on  en  a  donc  parlé  beaucoup  récemment.  DoUinger,  dans  YHutoire  ecclésias^ 
tique,  V  Université  catholique  ^  1847,  mars  et  avril,  et  une  dissertation  de 
Schmidt  couronnée  par  l'Institut  de  France,  méritent  surtout  de  fixer  Tat- 
tention.  • 

HIST.  DES  ITAL.   -^  T.   V.  7 


Le  Christ,  selon  eux^  avait  bien  pris  un  corps  humain  pour  souf- 
frir; mais,  loin  de  le  glorifier,  il  l'avait  au  contraire  déposé  lors 
de  son  ascension. 

Frère  Ranerio  Saccone  distingue  seize  Églises  de  Cathares  en 
(.ombardie  :  une  des  Albanais^  résidant  surtout  à  Vérone,  au  nom- 
bre de  gOO;  une  autre  des  Conçu résiens^  qui,  dans  toute  la  Lom- 
bardie^  se  seraient  élevés  à  1,500;  celle  des  Bagnolais,  dissémi- 
nés à  Mantoue ,  à  Milan  et  dans  la  Romagne^  n'excédant  pas 
200  ;  TËglise  de  la  Marche  n'en  comptait  que  100,  et  pareil  nom- 
bre celles  de  Toscane  et  de  Spolèle;  i50  environ  composaient 
rÉgiise  de  France,  résidant  à  Vérone  et  dans  la  Lombardie;  200, 
les  Églises  de  Toulouse,  d'Alby^  de  Carcassonne;  50,  celles  des 
Latins  et  des  Grecs  à  Constantinople,  et  500,  les  autres  de  TËs- 
clavonie^  de  la  Remanie ,  de  Philadelphie  et  de  la  Bulgarie.  Mais 
ces  '4,000^  remarque  Tauteur^  ne  représentent  que  les  hommes 
parfaits;  car  les  croyants  sont  sans  nombre, 

Il  semble  que  la  croyance  dans  les  deux  principes  fût  com- 
mune à  toutes  les  sectes,  et  qu'elles  attribuaient  au  mauvais  le 
monde  et  TAncien  Testament.  S'appuyant  sur  Vobedire  ùfortet 
magis  Deo  quam  hominibus,  ils  s'affranchissaient  de  toute  au- 
torité terrestre  et  ne  reconnaissaient  ni  papc^  ni  évéques^  ni  ca- 
nons ou  décrétales,  ni  domination  temporelle  des  prêtres.  L'É- 
'  glise  romaine,  dtfns  leur  opinion,  n'était  pas  une  sainte  assemblée, 
mais' une  réunion  perverse.  Il  fallait  rejeter  la  croyance  à  la  ré- 
surrection  de  la  chair,  tenir  pour  ridicule  la  distinction  des  pé- 
chés en  véniels  et  en  mortels,  et  les  miracles  pour  des  prestiges 
du  démon  ;  on  ne  devait  point  adorer  la  croix,  symbole  d'oppro- 
bre^ ni  prêter  serment  dans  aucune  circonstance ,  et  les  magis- 
trats n'avaient  pas  le  droit  d'infliger  des  peines  corporelles. 
Quant  aux  rites  ^  ils  répudiaient  Textréme-onction ,  le  purga- 
toire, et,  par  conséquent,  les  suffrages  pour  les  morts,  Tinterces- 
sion  des  saints  et  lAve  Maria  ;  le  consentement  des  deux  par-» 
ties  suffisait  pour  contracter  mariage,  sans  que  la  bénédiction 
fût  nécessaire,  et  le  baptême  administré  aux  enfants  était  sans 
valeur  ;  Dieu  ne  descendait  pas  dans  Thostie  oonsaorée  par  un 
prêtre  indigne  ;  les  sacrements  ne  furent  pas  institués  par  le 
(Christ,  mais  inventés  par  les  hommes. 

L'élection  des  chefs  tenait  lieu  du  sacrement  de  l'ordre. 
La  hiérarchie  se  composait  de  quatre  degrés  :  l'évêque ,  le 
fils  aine,  le  fils  puîné  et  le  diacre*  A  Pévêque  appartenait  de 
préférence  le  droit  d'imposer  les  mains,  de  rompre  le  pain, 


LEUR  CRITIQUE. 

de  réciter  roraison  ;  à  son  défaut  figurait  le  fils  aîné,  sffiïîir^W" 
fiisputné  ou  le  diacre^  qui  pouvait  aussi  être  remplacé  par  un 
simple  croyant,  ou  même  par  une  cathare.  Les  deux  fils  étaient 
les  coadjiiteurs  de  l'évéque;  ils  visitaient  les  fidèles,  et  chaque 
ville  avait  un  diacre  pour  entendre  les  petits  péchés  une  fois 
chaque  mois,  ce  que  les  Lombards  (qui  conservèrent  la  distinc- 
tion des  péchés  véniels)  appelaient  earegare  seri'itium,  L'évô- 
que^  avant  de  mourir^  inaugurait  le  fils  aîné  comme  son  succès* 
seur  par  Timposition  des  mains. 

Tous  les  jours,  lorsqu'ils  se  mettaient  à  table  pour  les  repas 
en  commun^  le  plus  âgé  des  convives  se  levait,  et^  prenant 
le  pain  et  le  vin,  il  disait  :  Graiia  Domini  nostri  Jesu  Christi 
sit  semper  eum  omnibus  vobis,  rompait  ce  pain,  le  distribuait , 
et  c^était  là  leur  eucharistie.  Le  jour  de  la  cène  du  Seigneur,  ils 
faisaient  un  banquet  plus  solennel  ;  le  ministre,  se  plaçant  à  une 
table  sur  laquelle  se  trouvaient  une  ^coupe  de  vin  et  un  gâteau 
azyme,  disait  :  «  Prions  Dieu  qu'il  nous  pardonne  nos  péché:» 
a  par  sa  miséricorde,  et  qu'il  exauce  nos  vœux,  et  récitons  sept 
«  fois  le  Paier  noster  en  Thonneur  de  Dieu  et  de  la  très-sainte 
a  Trinité.  »  Tous  s'agenouillaient  alors,  et,  Toraison  terminée, 
ils  se  relevaient  ;  le  ministre  bénissait  le  pain  et  le  vin ,  rompait 
le  pain ,  donnait  à  manger  et  à  boire,  et  le  sacrifice  était  ainsi 
accompli. 

Dans  la  confession,  ils  ne  rendaient  pas  un  compte  détaillé  de 
leurs  péchés,  mais  Tun  d'eux  récitait,  au  nom  de  tous^  la  formule 
suivante  :  a  Nous  confessons  devant  Dieu  et  devant  vous  que  nous 
avons  beaucoup  péché  en  œuvres,  en  paroles,  par  la  vue,  la  pen- 
sée, etc..  Ji  Dans  les  cas  les  plus  solennels,  le  pécheur,  en  pré- 
sence d'un  certain  nombre  de  ses  coreligionnaires,  PÉvangile  sur 
la  i>oitrine^  prononçait  ces  mots  :  a  Je  suis  ici  devant  Dieu  et  dc- 
a  vaut  vous,  afin  de  me  confesser  et  de  me  déclarer  en  faute  pour 
0  tous  les  péchés  que  j'ai  commis  jusqa'ici^  et  en  recevoir  le  par-< 
c<  don  de  vous.  x>  On  lui  donnait  l'absolution  en  posant  TÉvangile 
sur  sa  tète.  Si  un  croyant  retombait  dans  le  péché,  il  devait  s'en 
confesser,  et  recevoir  de  nouveau  l'imposition  des  mains  en  par- 
ticulier. L'imposition  des  mains ,  ou  consolation ,  pxx  baptême 
spirituel,  était  nécessaire  pour  remettre  le  péché  mortel,  ou  com- 
muniquer l'Esprit  consolateur.  Si  l'un  des  parfaits  imposait  les 
mains  à  un  malade  sur  le  point  d'expirer>  et  récitait  l'oraison  do- 
minicale, le  moribond  était  certainement  sauvé.  Ce  fut  à  cause  de 
la  conjfo/a^r'ondesPatarinsqne  le  quatrième  concile  de  Latranen- 


--*  *-- 


100  PATARINS. 

joignait  aux  catholiques  de  se  confesser  au  moins  une  fois  Pan. 

Frère  Ranerio  ajoute  qu'on  demandait  au  moribond,  après  lui 
avoir  donné  la  consolation^  s'il  voulait  être  dans  le  ciel  parmi  les 
martyrs  ou  les  confesseurs.  Choisissait-il  les  premiers,  on  le  fai* 
sait  étrangler  par  un  sicaire  soudoyé  à  cet  effet  ;  s'il  optait  pour 
les  seconds^  on  ne  lui  donnait  plus  à  boire  ni  à  manger  :  atrocités 
gratuites  imputées  d'ordinaire  par  l'ignorance  ou  la  malignité  à 
toutes  les  congrégations  secrètes.  Du  reste ,  il  n'est  pas  de  mé- 
fait dont  les  Patarins  n'aient  été  accusés  :  c'étaient  des  voleurs, 
des  usuriers,  surtout  des  hommes  charnels^  pratiquant  la  com- 
munauté des  femmes,  l'adultère  et  l'inceste  à  tous  les  degrés, 
outrageant  la  nature,  et  proclamant  que  l'individu  ne  pouvait 
pécher  de  Tombilic  au  bas  du  corps,  parce  que  le  péché  provient 
du  cœur.  Mais  comment  croire  à  cette  immonde  sanctiricalion 
du  libertinage,  lorsque  nous  trouvons  ailleurs,  et  mênje  dans  les 
livres  de  leurs  ennemis^  qu*ils  voyaient  un  péché  jusque  dans  le 
commerce  marital^  qu'ils  s'imposaient  de  pénibles  abstinences 
pour  dompter  la  chair^  œuvre  du  mauvais  principe  et  rebelle  à  la 
volonté;  qu'ils  avaient  trois  carêmes  par  an,  des  jeûnes  fré- 
quents, des  prières  continuelles ,  et  s'abstenaient  toujours  de 
viande  ou  de  lait?  Saint  Bernard,  Timplacable  investigateur  de 
leurs  fautes,  a  dit  :  a  Rien ,  en  apparence^  n'était  plus  chrétien 
que  leurs  discours^  et  leurs  mœurs  semblaient  pures  de  toute 
tache  (i).  D 

Nous  n'hésitons  pas  à  rejeter,  comme  supposées  ^  certaines 
professions  de  foi  rapportées  par  leurs  antagonistes^  d'après  les- 
quelles les  initiés  renonçaient^  non-seulement  à  toutes  les  saines 
croyances  de  la  religion^  mais  encore  à  toute  morale^  à  toute 
pudeur,  à  toute  vertQ.  Ranerio  lui-même,  d'abord  Patarin^  puis 
le  persécuteur  impitoyable  de  la  secte ,  raconte  de  quelle  ma- 
nière^ pour  l'initiation^  l'évéque  interrogeait  le  néophyte  en 
présence  des  croyants  réunis  :  a  Veux-tu  te  soumettre  à  notre 

(1)  Le  dominicain  Sandrini,  qui  put  fouiller  à  sou  aise  dans  les  archives  du 
Saint-Office  en  Toscane,  et  voulut  les  compulser,  s*exprime  ainsi  :  «  Malgré 
«  toutes  mes  recherches  dans  les  procédures  dressées  par  nos  frèi'es,  je  n*ai  fias 
«  trouvé  que  les  hérétiques  consolés  se  livrassent,  en  Toscane,  à  des  actes 
«  énormes,  ni  qu^l  se  commit  i>armi  eux,  surtout  cnti'e  hommes  et  femmes,  des 
«  excès  sensuels;  or,  si  les  religieux  ne  se  sont  pas  tus  par  modestie,  ce  qui  no 
«  me  parait  pas  croyable  de  la  part  d'hommes  qui  faisaient  attention  à  tout, 
«  leurs  erreurs  étaient  plutôt  d'intelligence  que  de  seusunlité.  )i  Ap.  La?(ZI, 
L€êioni  di  anùdùià  toscane,  XVll. 


PATAROfS.  iOl 

foi  ?  »  Celui-ci  répond  aflBnnativemeni^  s'agenouille,  prononce 
le  Benedieite ,  et  le  ministre  répond  trois  fois  :  a  Dieu  te  bé- 
nisse Ib  en  s'éloignant  de  plus  en  plus  de  l'initié,  qui  ajoute  : 
c  Priez  Dieu  de  me  faire  bon  chrétien  ;  »  et  le  ministre  répIi* 
que  :  «  Dieu  soit  prié  de  te  faire  bon  chrétien.  » 

11  rinterroge  ensuite  en  ces  termes  :  —  a  Te  soumets-tu  à 
Dieu  et  à  l'Évangile  ?»  —  a  Oui.  » 

—  «  Promets-tu  de  ne  pas  manger  de  chair,  d'œufs,  de  fro* 
mage,  ni  autre  chose,  sinon  d'eau  et  de  bois  (c'est-à-dire  des 
poissons  et  des  fruits)  ?»  —  a  Oui*  » 

—  «  Promets-tu  de  ne  pas  mentir?  —  De  ne  pas  jurer?  —  De 
ne  pas  tuer  même  des  veaux  ?  —  De  ne  point  te  livrer  à  des  dé- 
bauches de  corps  ?  —  De  ne  pas  aller  seul  quand  tu  pourras 
avoir  compagnie?  —  De  ne  point  manger  seul  quand  du  pourras 
avoir  des  commensaux  ?  —  De  ne  pas  coucher  sans  caleçon  ni 
chemise?  —  De  ne  jamais  renoncer  à  la  foi  par  crainte  du  feu, 
de  l'eau  ou  de  tout  autre  supplice?  »  Quand  le  néophyte  avait 
répondu  à  chaque  demande,  toute  l'assemblée  se  mettait  à  ge- 
noux; le  prêtre  posait  sur  le  novice  le  livre  des  Évangiles,  et  li- 
sait le  commencement  de  celui  de  saint  Jean,  puis  le  baisait  trois 
fois.  Ainsi  faisaient  tous  les  autres,  qui  se  donnaient  l'un  à 
Fautre  le  baiser  de  paix;  on  mettait  alors  au  cou  de  Tinitié  un 
fil  de  laine  et  de  lin  qui  ne  devait  jamais  s'enlever. 

Le  tort  le  plus  grave,  et  le  plus  généralement  reproché  aux 
Patarins,  est  l'obstination;  en  effet,  au  milieu  des  massacres,  des 
tourments,  en  présence  d'une  mort  ignominieuse,  loin  de  se 
convertir,  ils  s'endurcissaient  davantage,  protestaient  de  leur  in- 
nocence, expiraient  en  chantant  les  louanges  du  Seigneur,  avec 
Pespérance  de  se  réunir  bientôt  dans  son  sein.  En  Lombardie, 
on  a  conservé  le  souvenir  d'une  jeune  fille  dontl'ftge  et  la  beauté 
inspiraient  à  tous  une  si  grande  compassion  qu'on  résolut  de  la 
sauver;  on  la  fit  donc  assister  au  supplice  de  son  père,  de  sa 
mère,  de  ses  frères,  condamnés  à  être  brûlés,  dans  l'espoir  que 
la  terreur  déterminerait  sa  conversion;  inutile  précaution  :  après 
avoir  enduré  quelques  moments  ce  spectacle  atroce,  elle  s'ar- 
racha des  bras  des  bourreaux  et  courut  se  précipiter  dans  les 
flammes,  pour  confondre  son  dernier  soupir  avec  celui  de  ses 
parents  (i). 

Le  plus  grave  danger  de  ces  hérésies,  c'était  la  guerre  qu'elles 

(1)  HomrrM  Summa. 


lOÎ  POURSUITES  CONtt^E  LKS  HÉRÉTIQUES. 

faisaient  à  l'Église  extérieure  ;  car  elles  ébranhdent  les  dogttieis 
inhérents  à  Tunilé  du  sacerdoce  pour  constituer  des  sociétés  re*» 
ligieuses  spéciales.  Leurs  attaques,  d'ailleurs,  ne  trouvaient  que 
trop  d'aliments  dans  le  désordre  du  clergé,  dont  les  prédicateurs 
et  les  poètes  s'accordent  à  attester  la  dépravation. 

L'Église,  dans  le  principe,  opposa  aux  erreurs  les  remèdes 
qu'il  lui  convient  d'employer  :  réformer  ses  membres  d'abord , 
puis  avertir  ou  excommunier  les  dissidents,  dernière  tâche  qu'elle 
confia  surtout  aux  nouveaux  moines  ;  ensuite  elle  eut  recours  à 
des  moyens  mondains  et  au  bras  séculier.  La  société  païenne^ 
comme  l'attestent,  sans  citer  d'autres  preuves,  des  milliers  de 
martyrs,  ne  tolérait  point  les  religions  diverses.  Les  Pères  de 
l'Église  proclamèrent  la  liberté  des  croyances  jusqu'à  ce  que  la 
leur  fui  persécutée;  mais,  dès  qu'ils  virent,  une  fois  son  triomphe 
assuré,  que  les  hérétiques  troublaient  la  religion  chrétienne,  ils 
crurent,  à  l'effet  de  prévenir  la  séduction,  que  la  répression 
des  erreurs  était  un  droit  et  une  puissance  légitimes.  Si  l^Ëglise 
est  l'unique  dépositaire  et  Tinterprète  de  la  vérité,  la  source 
unique  du  salut,  ne  doit-elle  pas  s'opposer  par  tous  les  moyens 
à  la  propagation  de  l'erreur  f  Les  empereurs  chrétiens  de 
Rome,  se  itippelant  qu'ils  réunissaient  en  eux  les  deux  pou<« 
voirs  comme  chefs  de  l'État  et  pontifes  suprêmes,  s'imaginèrent 
que  la  loi  devait  protéger  les  croyances  et  le  culte,  de  même 
qu'elle  protégeait  les  biens  et  la  personne;  dans  ce  but,  ils  pu- 
blièrent un  grand  nombre  de  décrets  (i)  et  prononcèrent  dîierses 
peines,  mais  rarement  la  peine  de  mort,  parce  que  les  évêquea 
la  repoussaient  :  ces  prélats  décidaient  si  une  opinion  était  bé- 
rétique  ;  la  connaissance  du  fait  et  la  sentence  regardaient  le  ma* 
gistrat  séculier. 

Telle  fut  la  marche  suivie  au  déclin  de  l'Empire  occidental, 
et  c'est  ainsi  que  l'Orient  continua  de  procéder;  mais,  parmi 
nous,  après  l'invasion,  s'il  arrivait  de  punir  un  transgresseur 
des  lois  ecclésiastiques,  les  évêques  usaient  de  cette  autorité^ 
à  la  fois  spirituelle  et  séculière,  que  nous  leur  avons  vu  attri*- 
huer.  Parfois  encore  l'hérésie,  étant  considérée  comme  une  dé* 
Sobéissance  politique,  on  avait  recours  à  la  force,  ainsi  que 
nous  l'avons  raconté  d'Héribert,  archevêque  de  Milan. 

^1)  Constantin  en  publia  deux  contre  les  hérétiques;  un  fut  pul)lié  parValen- 
tinien  1 ,  deux,  par  Gratîen,  quinze  par  Théodose  1 ,  trois  par  Valentinien  II, 
douze  par  Arcadius,  dix-huit  par  Honorius,  dix  par  Théodose  H,  et  trois  par 
Valentinien  III,  tous  insérés  dans  le  code  iustinien. 


POURSUITES  GOlfTRS  L3BS  HÉAÉllQtmS.  403 

LoTscpie  le  droit  romain  fut  ressuscité,  il  fournil  des  armes 
aux  persécutions  coaire  les  mécréants ,  tout  aussi  bien  qu'à  là 
tyrannie;  car  on  oubliait  que  la  loi  d'amour  avait  aboli  cette 
farouche  légalité»  Othon  III  mettait  les  Gazares  et  les  Patarins  au 
ban  de  Fempire  et  les  condamnait  à  de  graves  châtiments.  Fré- 
déric Barberousse,  dans  le  congrès  quMl  tint  à  Vérone  avec  lé 
pape  Luce  III,  enjoignit  aux  évêques  d'informer  contre  les  per- 
sonnes suspectes  d^hérésie^  et  d'établir  quatre  catégories  :  les 
accusés^  les  convaincus^  les  repentants  et  les  relaps;  les  con- 
vaincus d'hérésie  devaient  être  dépouillés  de  leurs  bénéiices> 
s'ils  étaient  religieux^  et  abandonnés  au  bras  séculier  ;  on  obli- 
geait les  suspects  à  se  Justifier,  mais,  en  cas  de  rechute,  ils  su-» 
bissaient  un  châtiment  immédiat.  Effrayé  de  voir  les  Vaudois 
s'étendre  au  milieu  des  Alpes,  Jacques,  évêque  de  Turin,  réso- 
lut d'avoir  recours  au  bras  séculier  pour  les  réprimer,  et 
Othon  IV  lui  donna  pleine  faculté  deles  expulser  de  son  diocèse  (i). 
Frédéric  II  fulmina  des  peines  temporelles  contre  les  héréti* 
ques,  et  les  reproduisit  à  Padoue  dans  quatre  édits,  où,  a  faisâUt 
usage  de  Tépée  que  Dieu  lui  a  remise  contre  les  ennemis  de  la 
foi,  »  il  veut  que  les  nombreux  hérétiques  dont  la  Lombardie 
est  particulièrement  infestée,  soient  arrêtés  par  les  évêques  et 
livrés  aux  flammes  vengeresses,  ou  privés  de  la  langue  (3)» 

(1)  La  te  patet  Dei  elemtntia,  qui,  pttlsô  infidelitatis  errote,  ijefitatem  fidêî 
suis  fidetibus  patvficît  ;  jttstus  enim  etfidé  vivit^  qui'vero  non  creiiîl ,  j'aài  Judè' 
cattts  est.  Nos  igitttry  qui  gratiam  fidUi  in  vanum  non  neipimus,  omries  MA 
reete  credentes,  qui  lumen  fidei  catkotieœ  hœretica  pravîtatê  in  iHtperio  nûst^ 
eonantnr  exsiingnerey  imperiali  'Miarhtis  severitûte  puniri,  et  a  àùnsoNiû  Jidê" 
Hum  per  totum  impêriam  separari;  prœsentittm  tibi  aUetoritcUè  mandantes,  quU" 
tenus  luereticos  FaU/enses  et  omnes  qui  in  Taurinensi  diœcesi  xizaniam  seminant 
falsilath^  eljidem  cûtholicam  uticnjtu  eiroris  seu  prapitatis  doetrina  impugnant, 
a  toto  Taurinensi  episeopattt  imperiaîi  aaetoritate  expellas;  ticentiam  eniM, 
auctoritatem  omnimodam ,  et  plenam  lièi  conferimus  potestatem,  ut,  per  tUSaè 
studinm  so/licitndinis,  Taurinensis  epîscopûtûs  area  ventile tur,  et  omnis pravitïïi, 
qntt  fidei  catholieœ  conttitdîeif,  penitHs  eâspurgetur.  Ap.  GlOPFaEDO,  Histoire 
des  Alpes  mantimes  en  1209. 

(2)  Le  professeur  Hoffer  a  publié  à  Monaco  (Kaiser  Friedrich  If,  eih  Bêf- 
tragy  ete,,  1844)  quelques  nouTclIes  leUres  de  Frédéric  11,  parmi!  lesquelles  i& 
trouve  la  suivante,  adressée  au  pape  Grégoire  IX,  et  relative  aux  poursuites 
à  diriger  contre  les  hérétiques  : 

Codestis  altitudo  consilii,  quœ  mirabiiiter  in  suasapientia  cuncta  disposuît ,  noH 
immerito  sacerdotii  dignitatem  et  regni  fastigium  ad  mundi  regihien  suhUmavlt, 
uni  spiritnalis  et  alteri  matehalit  conferens  giadii  poleslalefh^  ut  hominum  ac 
éxtritm  rxvresetute  mtdiûa^  et  humanis  mentibus  dipersantm  superstitionum  e/*- 


104  POURSUITES  CONTRE  LES  HÉRÉTIQUES. 

C'est  la  première  loi  de  mort  contre  les  mécréants;  puis,  dans 
les  Consiiiutiofis  du  royaume  de  Sicile  (1),  le  même  empereur  en 

rorihus  inquinatu,  uterque  jitstitiœ  gladuu  ad  eorreeiionem  errorwn  in  medio 
surgeret,  et  dignam  pro  meritis  in-  auciores  scelerum  exerceret  idtionem,,.  Quia 
igttur  ex  apostoUcœ  provîsionis  insiantia^  qua  tenemini  ad  eztirpandam  hœreti' 
cam  pravitatem,  potentiam  nostram  ad  ejusdem  hœresis  exterminium  preeibus  et 
monitionibus  excitaiis;  ecce  ad  voeem  virtutis  vestrœ,  zehfidei  quo  ienemur  ad 
fovûndam  eeciesiastieam  unitatem  gratanter  assurgimus,  heneplacitis  vestris 
devotis  affectibus  concurrentes,  iUam  diligentiam  et  soUicitudinem  impensuri 
ad  evellendwn  et  dissipandum  de  prœdictis  civitaiibm  pestem  hœreticœ pravitatis, 
ut  aitctore  Deo,  cui  gratum  inde  obsequium  prœstare  coufidimus,  acvestris  coad' 
juvantibus  meritis,  nullum  in  eis  vestigium  supersit  erroris,  ac  finitimas  et 
remotas  quascumque  fama  partes  attigerit,  inflicta  pœna  perterreat,  et  omnibus 
innotescat  nos  ardenti  voto  zelare  pacem  Ecclesiœ ,  et  adversus  hostes  fidei  ad 
gïoriam  et  ftonorem  matris  Ecclesiœ  ultore  gladio  patenter  accingi.  Dal.  Tarenti 
XXyitt  febr,  indict,  rv. 

Dans  une  autre  lettre,  le  même  Frédéric  insiste  avec  une  nouvelle  fenreor 

pour  la  répression  des  hérétiques  :  Ut  régi  regum,  de  cujus  nutu  féliciter  im- 

peramuSf  qitanto  per  eum  liominibits  majora  recipimus,  tanto  magnificentius  et 

devotius  obsequamur^  et  obedientis  filii  mater  Ecclesia  ifideat  devotionem  ex  opère 

pro  statu  fidei  chrîstianœ,  cuJus  sumus^  tamquam  cat/tolicus  imperator,  prœcipui 

dtfensores,  nopum  opus  assumpsimus  ad  extirpandam  de  regno  nostro  hœreticam 

pravitatem  f  quœ  latenter  irrepit  et  tacite  contra  fidem.  Cam  enim  ad  nostram 

audientiam  pervenisset,  qitod,  sicut  multorum  tenet  manifesta  suspicio^  partes 

aliquas  regni  nos  tri  contagium  hœretieœ  pestis  invaserit,  et  in  locis  quibttsdam 

occulte  latitant  erroris  hujusmodi  semina  rediviva,  quorum  credidimus  f}er  pœnas 

débitas  extirpasse  radiées,  incendia  traditis ,  quos  evidens  criminis  participium 

arguebatf  providimus  ut  per  singulas  regiones  justiHarias  cum  aliquo  venera- 

bili  prœlato  de  talium  statu  diligenter  inquirant,  et  prœsertim  in  locis,  in  quibus 

suspicio  sit  hœreticos  latitare,  omni  soUicittuiine  diseutiant  veritatem,  Quidquid 

autem  invenerint,  fideliier  redactum  in  scriptis^  sub  amborum  testimonio  sere^ 

nitati  nostrœ  significent,  ut  per  eos  instructi,  ne  processu  temporis  illic  hœreti' 

corum  germina  pullulent,  ubi  fundare  studemus  fidei  firmamentum,  contra  hœ" 

reticos,  et  fautores  eorum^  si  quifuerint,   animadversione  débita  insurgamus. 

Quia  vero  supradicta  nfellemus  per  Italiam  et  Imperium  exsequl  ut  subfelicibus 

temporibuâ  nostris  exaltetur  status  fidei  christianœ,  et  ut  principes  alii  super  lus 

Cœsarem  imitentnr  ;  rogamus  bentttudinem  'vestram  quatenus  ad  vost  quem  spec- 

tat  relevare  christianœ  religionis  incommodum,  ad  tam  pium  opus  et  ojficii  vestri 

debitum  exsequendum  diligentem  operam  assumatis,  nostrum  si  placet  efficaciter 

coadjuvandnm  propositum^  ut  de  utriusque  sententia  gladii,  quorum  de  cœlesti 

provisione  vobis  ac  nobis  est  coliata  potcntia,  subsidium  non  dedignatur  alter^ 

num,  hœreticorum  insania  feriatur,  qui  in  contemptum  divinœ  potentiœ  extra  ma- 

trem  Ecclesiam  de  perverso  dogmate  sibi  gloriam  arroganter  assumant,  Messinœ, 

XV  juL  indict.  vi. 

(1)  Constitudo  Inconsutilem  ;  Const,  De  receptoribus,  liv.  i.  —  Une  lettre  du 
papeHonorius  Ilï  aux  cités  lombardes,  1226  (RATifALDi/Wan.,  n«  26),  dit 


CROTSADE  CONTRE  LES  ALBIGEOIS.  408 

fit  uneautre^  en  se  plaignant  de  ce  que  lesPatarîns^de  la  Lomhar- 
die,  où  se  trouvait  leur  foyer  principal^  eussent  pénétré  en  grand 
nombre  à  Rome  et  même  jusque  dans  la  Sicile  ;  il  envoya  donc, 
pour  les  persécuter,  Tarchevêique  de  Reggio  et  le  maréchal  Ri- 
chard de  Principato. 

D'après  Texemple  et  l'autorité  des  décrets  impériaux ,  les 
villes  firent  des  statuts  contre  les  hérétiques.  Le  sénateur  de 
Rome  jurait^  sous  peine  de  deux  cents  marcs  d'argent^  de  ne 
pas  user  d^indulgence  envers  les  Patarins  ;  Milan  décréta  que 
toute  personne  pouvait  à  sa  volonté  arrêter  des  hérétiquesy  qu^on 
devait  abattre  les  maisons  dans  lesquelles  ils  seraient  trouvés, 
et  saisir  les  biens  que  lesdiles  maisons  renfermeraient  (1).  L'ar- 
chevêque Henri  Settala^  alors  inquisiteur,  jugulavii  hœreses^ 
comme  le  dit  son  épitaphe  ;  mais  les  citoyens  le  chassèrent.  On 
voit  encore  à  Milan  la  statue  équestre  du  podestat  Oldrad  de 
Trezzeno^  loué  dans  l'inscription  parce  que  Catharos  ut  debuit 
uxit  (2). 

Ces  mesures  violentes  n'arrêtèrent  pas  les  hérétiques^  qui^  de 
Toulouse,  Rome  des  Patarins,  envoyaient  pailout  des  mis- 
sionnaires. Les  armes  spirituelles  reconnues  impuissantes, 
Henri,  cardinal  évêque  d'Albano,  eut  recours  au  bras  laïque,  se 
mit  à  la  tête  d'une  armée  pour  extirper  l'erreur,  et  promena  le 
fer  et  la  flamme  dans  le  Languedoc. 

Innocent  III,  à  peine  nommé  pape,  résolut  d*arracher  ces  épi- 
nes de  la  vigne  du  Seigneur,  et  il  envoya  des  moines  pnV.her  en 
exhortant  les  princes  à  les  seconder  ;  lorsque  Régnier  et  Guy  1205 
avaient  excommunié  quelqu'un,  les  seigneurs  devaient  confis- 
quer ses  biens;  le  bannir  et  faire  pire  à  quiconque  résistait. 
Telle  fut  l'origine  de  la  croisade  contre  les  Albigeois,  que  nous 
n'avons  pas  à  raconter  ici  ;  il  faut  dire  pourtant  que,  sous  l'ap- 
parence religieuse,  se  débattait  la  question  de  la  nationalité, 
puisque  la  France,  pour  obtenir  cette  unité  que  tant  d'indivi- 
dus souhaitent  à  lltalie  même  au  prix  des  plus  grands  sacrifices, 

«  que  Temperear  s^est  plaint  à  lui  de  ce  qu'elles  Tavaient  empêché  de  procéder 
contre  l'hérésie  comme  il  TaTait  résolu.  » 

(1)  Ratitaldi,  ad  1231.  —  Gobio,  part.  11,  f.  72. 

(2)  Pour  assit:  elle  se  trouve  dans  la  Place  des  Marchands.  Hais  le  moine 
Galvano  Fiamma,  chroniqueur  de  sens  droit,  dit  :  In  marmore  super  equum 
residens  sctdpUu  fuit,  quod  magnum  vUupcr'mm  fuit,  Frizi,  dans  les  Mem,  di 
Monza^  II,  101,  cite  les  statuts  de  Tarchevéque  Léon  de  Perego  et  de  Tarchi- 
prétre  de  Monza  contre  les  hérétiques. 


106  GROISADK  CONTRE  LES  ALBIGEOIS.   INQUISITION. 

voulut  soumettre  la  Provence  ei  le  Languedoc^  dont  le  carac- 
tère romain  répugnait  aux  institutions  germaniques^  qui  avaient 
1208  prévalu  dans  les  contrées  du  nord.  L'expédition  fut  accompa* 
gnée  de  toutes  les  horreurs  des  guerres  civiles  ;  mais  les  adu* 
lateurs  du  pouvoir  séculier  pouvaient  seuls  en  rejeter  toute  la 
faute  sur  le  pape  et  la  religion. 

L'histoire  a  mis  désormais  hors  de  doute  qu^Innocent^  mal 
informé  sur  les  iniquités  commises  des  deux  côtés>  n'avait  jamais 
cessé  de  prêcher  la  paix  et  la  modération,  et  qu'il  envoya^  après 
la  victoire,  comme  légat  à  latere,  le  cardinal  Pierre  de  Béné- 
vent^  pour  réconcilier  les  excommuniés  avec  TÉglise^  et  coU'» 
stituer  Toulouse  en  république  indépendante,  pourvu  qu'elle  se 
convertit  ;  il  releva  de  l'anathème  les  chefs  de  Finsurrection, 
prodigua  les  consolations  au  fils  de  Haymond  de  Toulousej  lui 
assigna  le  comtat  Venaissin,  Beaucaire,  la  Provence^  et  lui  répé- 
tait :  a  Aie  patience  jusqu'au  nouveau  concile,  d 

La  lutte^  sous  ses  successeurs^  se  poursuivit  avec  la  férocité 
des  guerres  nationales,  jusqu'à  ce  que  la  Provence  resta  soumise 
au  roi  de  France.  Ce  roi^  qui  était  saint  Louis,  voulut  soumettre 
sa  nouvelle  conquête  aux  lois  ordinaires  de  son  royaume  contre 
rhérésie;  or,  dans  la  France,  l'hérésie^  selon  le  droit  commun^ 
était  considérée  comme  un  délit  contre  TËtat,  et  punie  du  feu. 
1213  Romain,  archevêque  de  Saintr-Ange,  pour  en  obtenir  Textirpa-* 
tion^  réunit  un  concile,  qui  décida  que  les  évêques  désigneraient 
dans  cluu]ue  paroisse  un  prêtre  avec  deux  ou  trois  laïques^ 
auxquels  on  ierait  jurer  &inquisire  les  hérétiques  et  de  les 
dénoncer  aux  magistrats  ;  quiconque  leur  donnerait  asile  serait 
puni^  et  Ton  détruirait  la  maison  dans  laquelle  on  en  surpren- 
drait quelqu'un. 

Telle  est  Torigine  du  tribunal  de  Vinguisition,  espèce  de  cour 
martiale  dans  uu  pays  bouleversé  par  une  longue  guerre^  et  qui 
voyait  renaître  sans  cesse  les  soulèvements  mal  réprimés.  Subs- 
tituée aux  massacres  précédents  et  à  des  tribunaux  sans  droit  de 
grâce  ^  Finquisition  était  dirigée  par  des  ecclésiastiques,  gens 
plus  éclairés  et  moins  féroces  :  avant  de  procéder,  elle  avertis* 
sait  deux  fois,  n'arrêtait  que  les  obstinés  et  les  relaps,  acceptait 
le  repentir  et  se  contentait  souvent  de  châtiments  moraux;  elle 
sauva  donc  beaucoup  de  personnes  que  les  tribunaux  sécu- 
liers auraient  condamnées.  Grégoire  tX  lui  donna  plus  tard  une 
12SS  organisation  régulière^  en  enlevant  les  poursuites  aux  évêques 
pour  les  confier  aux  frères  prêcheurs. 


FROOfDUBE  INQUISITORIALli  107 

Le  pouvoir  de  Pinquisition  s'étendait  sur  tous  les  laïques^  sans 
excepter  les  gouvernants,  et  même  sur  le  bas  clergé.  Arrivé 
dans  une  ville^  l'inquisiteur  en  donnait  avis  aux  magistrats^  avee 
invitation  de  se  rendre  auprès  de  lui^  et  le  chef  jurait  aussitôt 
de  faire  exécuter  les  décrets  contre  les  hérétiques^  de  l'aider  à 
les  découvrir  et  à  les  arrêter.  Si  quelque  agent  du  prince  déso- 
béissait^ l'inquisiteur  pouvait  le  suspendre^  rexcommuuier,  et 
mettre  la  ville  en  interdit.  Les  dénonciations  n^étaient  suivies 
d'effet  que  dans  le  cas  où  le  coupable  ne  se  présentait  pas  vo- 
lontairement;  le  terme  expiré,  il  était  cité^  et  Ton  interrogeait 
les  témoins  avec  l'assistance  du  greffier  et  de  deux  ecclésiasti- 
ques. Si  ^instruction  préparatoire  était  défavorable^  les  inquisi- 
teurs ordonnaient  l'arrestation  du  coupable,  qui  ne  pouvait  être 
protégé  ni  par  les  privilèges  ni  par  les  asiles.  Une  fois  arrêté» 
personne  ne  communiquait  avec  lui,  on  faisait  une  perquisition 
dans  sa  maison,  et  ses  biens  étaient  séquestrés. 

Selon  le  droit  germanique,  tout  homme  libre  était  tenu  d'in- 
tervenir au  jugement  et  à  la  sentence.  Les  preuves  de  Dieu  étaient 
pour  le  peuple  une  occasion  de  se  réunir;  le  seigneur  féodal 
convoquait  les  vassaux  pour  rendre  justice,  et  la  nature  des  juges 
et  du  jugement  entrainnit  une  procédure  très-simple.  Mais,  dans 
les  pays  d'origine  romaine,  on  connaissait  les  lois  anciennes,  un 
grand  nombre  d'affaires  s'instruisaient  par  écrit,  et  le  jugement 
même  s'écrivait  ;  néanmoins  on  ne  songeait  pas  encore  à  cacher 
les  témoins  au  prévenu,  ni  à  le  priver  des  moyens  de  défense 
autorisés  d'ordinaire  dans  les  questions  de  moindre  importance, 
les  civiles  par  exemple. 

Une  constitution  de  Cétestin  III  et  d'Innocent  III,  rapportée 
dans  le  Droit  canonique  (1),  distingue  les  procédm*es  pour  accu- 
sation selon  le  code  romain,  pour  dénonciation  et  pour  inquisi- 
tion; mais,  dans  toutes,  les  témoignages  sont  publics,  la  défense 
et  le  débat,  admis.  Les  hérétiques,  jugés  selon  la  loi  canonique, 
bien  qu'ils  ne  comparussent  pas  devant  leurs  pairs,  pouvaient 
donc  connaître  les  témoins  et  ^accusateur,  avoir  un  conseil  et 
des  débats  publics.  Boniface  VllI  affranchit  les  inquisiteurs  de 
ci;s  lormes  salutaires,  toutes  les  fois  qu'elles  pourraient  entraî- 
ner un  danger  pour  les  témoins  (â)  ;  Innocent  VI,  en  déclarant 
que  ce  danger  peut  toujours  se  présumer,  généralisa  l'exception, 

(I)  Ghap.xlxi,  De  simo»ia\  chap.  XXIV,  De  tatettsadonibaii 
{%)  Chap.  fin.,  D§  htgreticu. 


108  PROGÉBURK  mOmSITORIALE. 

« 

et  c'est  ainsi  que  naquit  la  procédure  secrète^  malgré  l'opposi- 
tion des  légistes^  de  la  noblesse  et  des  hommes  qui  se  trou- 
vaient exposés  à  l'arbitraire.  La  discussion  publique  supprimée, 
les  juges  n'eurent  plus  les  moyens  d'acquérir  une  conviction 
intime  :  la  conscience  fut  soumise  à  des  règles  arithmétiques; 
on  inventa  une  conviction  légale  différente  de  la  conviction  mo- 
rale, on  fractionna  les  preuves,  et  l'on  finit  par  introduire  les 
procédés  arbitraires,  dont  les  temps  modernes  ont  donné  tant 
d'exemples. 

La  procédure  des  premiers  tribunaux  de  l'inquisition,  comme 
le  démontre  l'histoire,  fut  beaucoup  plus  conforme  à  l'équité. 
Dans  les  gouvernements  théocratiques,  comme  dans  ceux  du 
moyen  âge,  la  religion  se  confond  avec  la  politique  ;  l'hérésie 
était  donc  justiciable  du  bras  séculier.  D'autre  part,  les  indivi- 
dus renvoyés  devant  les  tribunaux  de  l'inquisition  étaient  pour- 
suivis pour  d'autres  crimes  contre  les  principes  constitutifs 
de  la  société,  c'est-à-dire  la  famille,  la  propriété^  l'honneur,  et 
ces  crimes,  on  les  punirait  également  aujourd'hui  ;  mais  il  est 
difficile  de  savoir,  comme  dans  tous  les  procès  secrets,  s'ils 
étaient  coupables  ou  non  des  méfaits  qu'on  leur  imputait.  Un 
tribunal  établi,  pouvait-on  espérer  qu'il  n'imiterait  pas  les  autres 
tribunaux  de  son  temps?  L'inquisition  renouvela  donc  toutes  les 
cruautés  des  procès  de  Rome  paTenne,  la  torture  et  les  supplices 
barbares,  sans  oublier  les  interrogatoires  captieux. 

Les  vrais  chrétiens  se  rappellent  avec  épouvante  l'inquisition 
à  cause  des  reproches  qu'elle  a  valus  à  la  religion,  et  parce  qu'elle 
a  paru  justifier  les  plus  graves  inculpations;  mais,  outre  qu'elle 
fut  en  réalité,  et  par  rapport  au  temps,  moins  terrible  qu'on  ne 
l'a  faite,  elle  se  proposait  du  moins  un  but  moral,  à  la  différence 
des  institutions  modernes,  au  nom  desquelles  on  procède  et  l'on 
chfttie  dans  Tintérét  d'un  prince  ou  pour  maintenir  une  domina* 
Uon  constituée  sur  la  force.  Si  elle  restreignait  la  pensée,  elle  le 
faisait  ou  croyait  le  faire  pour  le  salut  des  ftmes,  et  non  pour  le 
seul  avantage  d'un  pouvoir  dominant;  n'estril  pas  vrai,  d'ail- 
leurs, que  ce  terrible  épouvantai!  n'a  point  empêché  la  venue 
des  grands  et  libres  penseurs  ? 

L'Église,  du  reste,  n'approuva  jamais,  en  concile  du  moins, 
une  pareille  institution,  quoique,  loin  démontrer  qu'elle  en  avait 
horreur,  elle  s'en  soit  servie  comme  d'un  moyen  de  légitime 
défense  et  d'une  ressource  contre  des  maux  très-gravesl  En  ou- 
tre, il  ne  faut  pas  la  confondre  avec  l'inquisition  espagnole. 


pbogIdure  iNQuisrroBUûE.  109 

indépendante  et  féroce^  instrument  d'une  vengeance  nationale^ 
puisqu'elle  persécutait  dans  les  Maures^  non-seulement  les  enne- 
mis de  la  religion,  mais  encore  les  conquérants  étrangers^  con- 
tre lesquels  l'Espagne  avait  combattu  huit  siècles.  La  congré- 
gation du  saint-office  à  Rome^  composée  de  six  cardinaux  et 
fondée  par  Paul  III  en  1542,  ne  versa  point  de  sang  (1),  bien 
qu'elle  fonctionn&t  dans  une  époque  où  Ton  brûlait  des  hommes 
eu  France,  en  Portugal,  en  Angleterre.  Voilà  pourquoi,  dans  le 
seizième  siècle,  nous  verrons  les  peuples  repousser  même  par  les 
armes  Tinquisition  espagnole,  tandis  qu'ils  demandaient  celle  de 
Rome. 

Dans  les  premiers  temps,  Pinquisition,  même  en  dehors  du 
Languedoc,  ne  manqua  point  d^occupation,  et  les  hérésies,  de 
formes  diverses,  pullulèrent  en  Italie;  néanmoins  le  voisinage 
du  pape  et  son  titre  de  prince  temporel  habituaient  à  leur  ré- 
sister. Dans  les  conflits  des  Guelfes  et  des  Gibelins,  on  passait 
vite,  et  la  transition  est  facile,  du  pouvoir  temporel  au  pouvoir 
spirituel  pour  mettre  en  discussion  l'autorité  pontificale.  Les 
communes  avaient  conquis  leur  liberté  sur  les  évèques,  dont 
Tinfluence  morale  avait  diminué;  les  pontifes,  dans  beaucoup 
de  lettres,  s'en  plaignirent  aux  républiques  italiennes,  qui  exer- 
cèrent souvent  des  actes  de  violence  contre  les  biens  et  les  per* 
sonnes  des  évoques  (i). 

Vers  la  fin  du  douzième  siècle,  Orvieto  était  rempli  de  ma- 
nichéens, introduits  par  le  Florentin  Diotisalvi  et  par  un  certain 
Girard  de  Marsano  ;  Us  prétendaient  que  le  sacrement  de  Teu- 
charistie  ne  signifiait  rien,  que  le  baptême  n'était  pas  néces-. 
saire  pour  le  salut,  et  qu'il  ne  fallait  point  venir  en  aide  aux 
morts  par  Taumâne  et  la  prière.  Après  l'expulsion  de  ces  deux 
mécréants ,  parurent  Melita  et  GiuÛta,  dont  Paspect  de  sainteté 
séduisit  beaucoup  d'bbmmes  et  de  femmes,  jusqu'à  ce  que  l'é- 
vèque,  avec  le  conseil  des  chanoines,  des  juges  et  autres,  puntt 
de  Pexii  et  de  la  mort  un  grand  nombre  d'hérétiques.  Un  cer- 
tain Pierre  Lombard  se  rendit  de  Viterbe  dans  cette  ville,  et  Inno- 
cent m  envoya  contre  lui  Pierre  de  Parenzo,  noble  romain  ;  reçu 

(1)  Bbbgibb,  Dict,  théologt  au  mot  Inquisition,  Les  encyclopédistes  repro- 
chaient à  rinquisition  espagnole  d*ayoir  commis  des  abus  «  dans  l'exercice  d'une 
juridiction,  dans  laquelle  les  Italieus,  ses  inventeurs,  usèrent  de  tant  de 
démence.  » 

(2)  Pour  citer  un  exemple  entre  cent,  les  Trévisans,  en  1220,  ravagèreut 
les  diocèses  de  Ceueda,  de  Feltrc  et  de  BelUme;  ils  tuèrent  Tévèque  du  dernier. 


140  PROCÉDURE  INQUISITOHIâLE. 

avec  des  branches  d'olivier  et  de  palmier^  cet  émissaire  interdit 
les  combats  que  se  livraient  les  habitants  pendant  le  carnaval,  et 
qui  fînissaient  par  du  sang;  mais,  comme  les  hérétiques  pous- 
saient à  la  dèsobéiflsanoe,  une  rixe  violente  s'engagea  ie  premier 
jour  du  carême^  et  Pierre  fit  abattre  les  tours  d'où  les  grands 
avaient  maltraité  le  peuple,  sans  ih'^gliger  de  prendre  de  bonnes 
mesures.  De  retour  à  Rome^  le  pape  lui  demanda  sil  avait  bien 
exécuté  ses  ordres  :  —  «  Si  bien  que  les  hérétiques  menacent 
mes  jours.  —  Retourne  donc  les  combattre  avec  persévérance, 
car  ils  ne  peuvent  tuer  que  ton  corps^  et  s'ils  te  massacrent,  je 
t'absous  de  tous  tes  péchés.  »  Pierre,  après  avoir  fait  son  tes- 
tament et  pris  congé  de  sa  famille  désolée,  alla  poursuivre  sa 
mission  (i). 

Innocent  se  rendit  lui-même  à  Viterbe  pour  réprimer  les 
nombreux  manichéens  de  cette  ville;  il  adressa  de  vifs  reproches 
aux  citoyens  pour  avoir  choisi  leurs  consuls  parmi  ces  héréti- 
ques^ et  leur  enjoignit  de  livrer  au  bras  séculier  tous  ceux  qu'ils 
trouveraient  sur  le  patrimoine  de  saint  Pierre^  afin  de  les  châ- 
tier et  d'en  partager  les  biens  entre  le  délateur,  la  commune  et 
le  tribunal  (2).  D'autres  hérétiques  sont  mentionnés  à  Volterra, 
et  les  inquisiteurs^  malgré  l'évéque,  démolirent  à  Montieriles 
maisons  de  quelques-uns  (3).  En  1193,  l'évoque  de  Worms,  lé- 
gat de  Tempereur  de  Henri  VI,  venu  à  Prato,  fit  détruire  des 
maisons  et  ravager  des  terres  de  Patarins,  avec  dérense  sévère 
de  leur  donner  aide  et  conseil,  ou  de  lui  faire  obstacle  à  lui- 
môme  quand  il  voudrait  les  incarcérer  (4).  Grégoire  IX,  en  qua- 
lité de  souverain  de  Rome^  publia  des  lois  sévères  contre  les 
Cathares,  les  Patarins  et  les  novateurs  quelconques,  voulant 
qu'ils  fussent  condamnés  au  feu,  ou,  s'ils  se  convertissaient,  à 
une  prison  perpétuelle;  et  malheur  à  qui  leur  donnerait  asile  ou 
ne  les  dénoncerait  pas  !  Beaucoup,  en  efTet,  furent  brûlés  et 
beaucoup  enfermés,  pour  faire  pénitence,  dans  les  monastères 
de  Mont-CSassinet  de  la  Gava. 

Le  comte  Egidio  de  Cortenova,  dans  le  Bergamasque,  donnait 
asile  aux  hérétiques;  sur  les  instances  d'Innocent  IV,  il  fut  at- 
taqué, et  son  château  détruit.  Brescia  en  comptait  un  grand 

(1)  BoLLAlfD,  tom.  X,  Fita  s.  Petr»  Parmens, 

(2)  Regesta^  num.  123,  124,  et  p.  130,  liv.  x. 

(3)  GiACHi,  App,  alU  Micetçke  sioHch  di  Foite/ra. 

(4)  Arckino  difl,fiorêMmo, 


SAINT   ANTOINE  DE  PADOUE.  111 

nombre^  mais  si  audacieux  qu'ils  lançaient  des  torches  ardentes 
du  haut  des  tours  et  excommuniaient  l'Ëglise  romaine.  Le  pape 
Honorius  H!  envoya  contre  eux  Févèque  de  Rlmini,  qui  renversa  1225 
plusieurs  églises  souillées  par  eux,  et  les  tours  des  Gambara, 
des  Ugoni^  des  Orianî,  des  Botazzi.  Le  podestat  Raymond  Zoc- 
cola  en  fit  brûler  d'autres  à  Florence^  et  frère  Jean  de  Schio^ 
soixante  à  Vérone  en  trois  jours^  immédiatement  après  la  paix 
de  Paquara.  On  en  trouvait  encore  dans  le  royaume,  et  c'est  pro-  12» 
bablement  comme  protestation  contre  leurs  prédications  qu'un 
ermite  calabrais  parcourait  le  pays  en  criant  dans  le  dialecte 
local  :  Benedittu  laudatu  e  mntificatu  lu  Paire  ;  benedittu,  lath 
datu  esahtificatu  lu  Fillu  ;  benedittu,  laudatu  e  santificatu  lu 
Spi'ritu  Sanlu  (l).'Yvon  de  Narbonne  écrivait  {^  Gérard,  arche- 
vêque de  Bordeaux,  qu'en  voyageant  en  Italie,  il  s'était  fait 
passer  pour  Cathare,  ce  qui  lui  avait  procuré  dans  toutes  les 
villes  un  accueil  excellent;  à  Giemona,  ville  célèbre  du  Frioul, 
ajoutait-il,  les  Patarins  m'ont  fait  boire  des  vins  exquis  et  régalé 
de  toutes  sortes  de  friandises  (â).  Leur  évéque,  du  nom  de  Pierre 
Gallo,  convaincu  de  fornication,  fut  chassé  de  son  siège  et  de  la 
société  de  ses  coreligionnaires. 

Un  adversaire  redoutable  de  Terreur  fut  Antoine  de  Padoue,  1105  —  1251 
natif  de  Lisbonne,  Italien  par  la  résidence;  il  obtint  des  Padouans 
qu'ils  fissent  remise  de  leurs  créances  aux  débiteurs  sans  repro- 
ches, et,  au  nom  de  la  religion  et  de  la  liberté  humaine,  il  pro- 
testa contre  Eszelin,  qui  disait  avoir  plus  peur  des  frères  mineurs 
que  de  toute  autre  personne  au  monde.  A  Rimini  surtout,  il 
combattit  les  hérétiques  par  la  parole  et  les  miracles,  puisqu'une 
fois  les  hommes  négligeant  de  lui  prêter  attention,  on  vit  les 
poissons  venir  sur  Teau  de  la  Mareschia  et  Pécouter  la  bouche 
ouverte  ;  unautre  jour  une  jument,  qui  n'avait  rien  mangé  depuis 
longtemps,  s'agenouilla  devant  l'hostie  consacrée,  bien  que  son 
maître,  patarin,  lui  offrit  sa  provende  d'avoine.  Grégoire  IX 
le  proclama  Parche  des  deux  Testaments,  Tarmoire  des  divines 
Écritures,  et  les  peuples,  le  thaumaturge,  le  saint;  les  arts,  pour 
orner  le  temple  qu'on  lui  éleva,  parurent  ressusciter  à  Tenvi. 

Saint  Thomas  d'Aquin  fut  appelé  le  marteau  des  hérétiques, 
et  saint  Bonaventure  ne  déploya  pas  moins  de  zèle.  £n  Toscane^ 
l'évêque  Patemon  avait  fait  une  foule  de  prosélytes.  Grégoire  IX 

(1)  RiCAEDi  8.  Obmiani,  Chron.  ùd  ann.  1282. 

(2)  Matthieu  Pamis,  a.  1243. 


lis  PIERRE  DE  VÉRONE. 

avait  ordonné  à  frère  Jean  de  Salerne,  compagnon  de  saint  Do- 
1228  minique  et  à  d'autres  de  procéder  juridiquement  contre  lui  ; 
Patemon  abjura,  mais  il  revint  bientôt  à  ses  premières  erreurs, 
et  la  puissance  de  ses  sectaires  lui  assurait  l'impunité.  Lorsque 
la  prudence  lui  fit  changer  de  pays,  il  fut  remplacé  dans  ses 
fonctions  par  Torsello,  ensuite  par  Brunetto,  enfin  par  Jacques 
de  Montefiascone  qui,  avec  un  certain  Marchisiano  et  un  Far- 
nèse,  avait  été  d^abord  ministre  de  cet  évêque. 
Le  premier  inquisiteur  dominicain  établi  régulièrement  à  Fio- 
^  rence  fut  frère  Roger  Calcagni,  avec  le  droit  d^avoir  un  tri- 
bunal dans  le  couvent.  Dans  le  premier  procès,  qui  date  de  4  ^43, 
il  cita  un  grand  nombre  de  Patarins  ;  outre  les  peines  pécu- 
niaires et  la  censure  dont  on  menaçait  les  opiniâtres,  le  pape 
avait  enjoint  à  la  seigneurie  de  remettre  les  coupables  dans  les 
mains  des  ecclésiastiques.  Des  hérétiques  avaient  pour  chefs  Ba- 
ron de  Barone  et  Pulce  de  Pulce,  appuyés  par  la  faction  impé- 
riale et  secondés  pai*  Ghérard  Cavriani  et  sa  famille,  par  Chiaro 
de  Manetto,  comte  de  Lingraccio,  Uguccione  de  Cavalcante,  les 
Saraceni,  les  Malpresa,  et  par  un  grand  nombre  de  femmes» 
parmi  lesquelles  on  comptait  Theodora  Puice,  Âldobrandesca, 
Gontrelda,  Ubaldina  et  autres,  qui  étaient  toujours  les  premières 
à  donner  Fûnpulsion  aux  collectes  ouvertes  en  faveur  des  pau- 
vres et  des  prédicants.  Les  réunions  se  tenaient  dans  les  maisons 
des  barons,  qui ,  comme  dépendants  de  l'empereur,  étaient 
exempts  de  juridiction  communale.  Roger,  néanmoins,  fit  em- 
prisonner quelques  hérétiques;  mais  les  barons  les  ayant  remis 
en  liberté,  le  pape  exhorta  la  seigneurie  à  faire  exécuter  les  lois, 
et  leur  envoya  le  moine  Pierre  de  Vérone  pour  les  seconder. 

Ce  missionnaire  déploya  un  grand  zèle;  la  place  de  Sainte-Ma- 
rie-Nouvelle était  trop  étroite  pour  contenir  la  foule  qui  venait 
Tentendre,  si  bien  que,  sur  ses  instances,  la  seigneurie  dut  la 
faire  agrandir.  La  compagnie  des  Laudesi,  instituée  par  lui, 
chantait  les  louanges  {laudes)  de  Marie  et  du  saint-sacrement, 
i2Wi  ponr  compenser  les  outrages  qu'ils  recevaient  des  Patarins.  11 
organisa  une  compagnie  de  nobles  pour  monter  la  garde  au 
couvent  des  dominicains,  et  une  autre  pour  exécuter  les  décrets 
de  Tordre  ;  de  là  sortit  la  milice  sacrée  des  capitaines  de  Sainte- 
Marie  (1).  Les  procès  et  les  exécutions  augmentèrent  alors, 

(  1  )  Florence  cousei*ve  de  uouibi'eux  souvenirs  de  ces  faits.  Sur  la  façade  de 
Toflice  du  Bigalloi  eu  face  de  Saint-Jean,  deux  fresques  de  Taddeo  Gaddi  repré- 


PllSBRE  D£  VÉRONE.  113 

malgré  les  appels  à  Teinpire  et  l'opposition  des  seigneurs,  qui 
les  déclaraient  inhumains  et  contraires  à  la  loi.  Le  podestat  Pace 
de  Pesannola,  de  Bergame,  ayant  entrepris  de  défendre  les  Pa- 
tarins  et  protesté  contre  les  sentences^  les  inquisiteurs  l'inter- 
dirent avec  solennité  ;  de  là  naquit  une  lutte ,  les  églises  furent  12» 
profanées,  et  le  sang  de  nombreuses  victimes  souilla  le  Trebbio, 
laCroce,  la  place  Sainte-Félicité,  jusqu'au  moment  où  les  catho- 
liques l'emportèrent. 

Après  avoir  fait  preuve  de  tant  de  zèle,  Pierre  alla  continuer 
sa  mission  parmi  les  Grémonais  et  les  Milanais,  qui,  exaspérés  par 
des  combats  malheureux  contre  Frédéric  II,  blasphémaient  le 
ciel,  insultaient  aux  rites  et  suspendaient  le  crucifix  la  tête  en 
bas.  Il  commença  la  persécution;  mais  Etienne  des  Confalonieri 
d'Agliate  et  Manfred  d'OIirone  conjurèrent  contre  lui,  et  le 
firent  tuer  pendant  qu'il  allait  de  Milan  à  Côme;  couveil  de 
blessures,  il  trempa  son  doigt  dans  son  propre  sang,  écrivit 
Credo  sur  la  terre,  et  rendit  le  dernier  soupir.  Les  Patarins  1252 
avaient  traité  de  même  frère  Roland  de  Crémone  sur  la  place 
de  Plaisance,  au  moment  où  il  prêchait;  Pien*e  d'Arcagnano, 
frère  mineur,  fut  égorgé  à  Milan  près  de  Brera,  à  l'instigation 
de  Manfred  de  Sesto,  chef  des  Patarins  lombards  avec  Robert 
Patta  de  Giussano  ;  frère  Pagano  de  Lecco  eut  le  même  sort 
avec  ses  compagnons  tandis  qu'il  allait  établir  l'inquisition  dans 
la  Valteline  ;  d'autres  encore  périrent  assassinés.  En  4279,  les  in- 
quisiteurs ayant  condamné  au  feu,  à  Parme,  une  femme  nommée 
Tedesco,  les  citoyens  se  soulevèrent,  saccagèrent  le  couvent  des 
dominicains,  dont  quelques-uns  furent  blessés,  et  les  moines 
partirent  la  croix  à  leur  tête;  mais  le  podestat,  les  anciens  et  les 
chanoines  les  suivirent  et  les  décidèrent  à  revenir,  en  leur  pro- 
mettant de  réparer  leurs  pertes  et  de  punir  les  offenseurs  (1). 

A  Pierre  de  Vérone,  vénéré  aussitôt  sous  le  nom  de  Pierre 


sentent  saint  Pierre,  martyr,  au  moment  où  il  donne  à  douze  nobles  florentins 
rétendard  blanc  avec  la  croix  rouge  pour  la  défense  de  la  foi.  Saint  Pierre  fut 
enseveli  à  Saint-Eustorge,  à  Milan,  avec  cette  épitapiie  cumposée  par  saint 
Thomas  d'Aquin  : 

Prxco,  luceraa,  pugil  Gbristi,  populi  fideique. 
Hic  silet ,  hic  tegitur ,  jacet  hic  mactatus  inique  ; 
Vox  ovibus  dulcis,  gratissima  lux  aniinorum, 
Et  verbi  gladius,  gladio  cecidit  Catharorum,  etc. 

(1)  Chroa,  parmense^  dans  les  Ber.  it.  Script.  IX. 

HIST.   HES  ITAL.   —  T.   V.  8 


114  GÉKABD  SEGAEXLLA. 

1259  Martyr^  succéda  frère  Ranerio  Saccone^  qui  rasa  la  Gaita ,  lieu 
de  réunion  des  hérétiques^  et  fit  brûler  les  cadavres  de  deux  de 
leurs  évoques,  Didier  et  Nazaire,  pour  lesquels  ils  avaient  une 
grande  vénération.  Son  zèle  ne  se  ralentit  point  jusqu'au  mo- 
ment où  Martin  Torrîano  le  fit  chasser. 

Malgré  ces  rigueurs^  Milan  fut  loin  d'être  purgé.  Une  cer* 
taine  Guillcmine,  qu'on  disait  originaire  de  Bohême  et  de  race 
royale^  fit  grand  bruit  dans  cette  ville  :  elle  proclamait  que  le 
Saint-Esprit  s'était  incarné  en  elle;  que  Parchange  Raphaël 
l'avait  annoncée  à  sa  mère  le  jour  de  la  Pentecôte,  comme  en- 
voyée pour  racheter  les  Juifs^  les  Sarrasins  et  les  chrétiens  cap- 
tifs; qu'elle  devait  mourir,  puis  ressusciter  pour  élever  au  ciel 
l'humanité  féminine.  Tant  qu'elle  vécut ,  le  peuple  la  vénéra; 
après  sa  mort,  elle  fut  ensevelie  splendidement  à  Ghiaravalle, 
maison  des  Cisterciens  près  de  Milan,  et  regardée  comme  sainte; 
mais,  plus  tard,  l'inquisition  examina  les  miracles  qu'on  lui  at- 
tribuait, et  le  peuple,  avec  sa  versatilité  ordinaire,  supposa  que 
les  assemblées  de  ses  prosélytes  étaient  des  réunions  où  se  com- 
mettaient d'infâmes  péchés  ;  alors  on  jeta  dans  les  flammes  ses 
ossements  avec  ses  principaux  sectaires. 

Quelques  frères  mineurs,  après  avoir  abandonné  leur  religion, 
vivaient  solitaires,  afTectaient  une  extrême  rigueur,  et  portaient 
le  nom  de  petits  frères  (fraticeUi)  Bizoochi,  Beghini;  répandus 
surtout  dans  les  Abruzzes  et  la  marche  d'Ancône,  ils  eurent 
pour  maîtres  un  certain  frère  Pierre  de  Macerata  et  frère  Pierre 
de  Forosempronio.  Convaincus  d'erreurs,  ils  furent  oondamnés 
et  persécutés. 

Gérard  Segarella,  frère  mineur  de  Parme,  adonné  à  la  con- 
templation, avait  rhabitude  de  tenir  les  yeux  fixés  sur  un  tar 
bleau  dans  lequel  on  représentait  les  apôtres  enveloppés  de  leurs 
manteaux,  avec  des  sandales  et  la  barbe;  il  crut  devoir  revêtir 
leur  costume,  et  poussa  même  l'imitation  jusqu'à  se  circoncire; 
puis  il  se  faisait  emmailloter  comme  un  enfant  et  déposer  dans 
un  berceau  avec  l'attitude  du  Christ.  Il  forma  des  disciples  qui 
s'appelèrent  Apostoliques,  vendit  tout  ce  qu'il  possédait,  et,  du 
haut  de  la  chaire  de  Parme,  il  jeta  son  argent  à  une  populace 
qui  jouait;  ensuite  il  se  fit  prédicateur  ambulant,  considéré  par 
les  uns  comme  un  saint  et  par  les  autres  comme  une  sentine 
de  vices.  L'évêque  Opison  le  fit  arrêter  et  mettre  en  prison  ; 
mais  il  obtint,  h  Taide  d'une  folie  simiilée,  d'être  gardé  avec 
c  j^aids  dans  l'évêché,  où  il  devint  le  jouol  de  la  valetaille.  Enfin, 


LE  SAINT  OFFICE.  115 

banni,  puis  rappelé  de  nouveau^  il  fut  convaincu  de  vices  et 
brûlé  le  i8  juillet  4300. 

Frère  Dolcino  et  Marguerite^  sa  femme^  prêchaient  dans  les 
environs  de  Novare^  proclamaient  entre  les  sexes  liberté  absolue, 
et  autorisaient  le  parjure  dans  les  faits  d'inquisition  ;  ils  traî- 
naient à  leur  suite  des  milliers  de  prosélytes^  jusqu'au  moment 
où,  par  ordre  de  Clément  V,  ils  furent  cernés  et  massacrés  (i). 

Le  tribunal  de  Tinquisition  fut  admis  à  Venise  en  4286 ,  et  se 
composait  de  trois  juges ,  qui  étaient  Tévéque,  un  dominicain  et 
le  nonce  apostolique,  sous  la  surveillance  des  magistrats  ordi- 
naires ;  il  ne  pouvait  siéger  sans  une  commission  signée  par  le 
doge,  et  devait  procéder  exclusivement  contre  Thérésie,  non 
contre  les  Turcs  et  les  Juifs,  qui  n'étaient  pas  hérétiques  ;  non 
contre  les  Grecs,  parce  que  leur  controverse  avec  les  papes 
n'avait  pas  encore  reçu  de  solution  ;  non  contre  les  bigames, 
parce  que,  le  second  mariage  étant  nul,  ils  avaient  violé  les  lois 
civiles,  non  le  sacrement;  les  usuriers  ne  blessaient  aucun  dogme, 
et  les  blasphémateurs  manquaient  de  respect  envers  la  religion, 
mais  ne  la  niaient  pas;  les  sorciers  et  les  sorcières  ne  devaient  pas 
non  plus  être  passibles  de  ce  tribunal,  à  moins  qu'il  ne  fût  prouvé 
qu'ils  avaient  abusé  des  sacrements. 

L'Église  encore,  à  l'effet  de  combattre  les  hérétiques,  redou- 
blait sa  dévotion  pour  les  choses  qu'ils  foulaient  aux  pieds.  La 
compagnie  des  Laudest  s'était  répandue  de  la  Toscane  dans  la 
Lombardie.  Jean  de  Schio,  le  fameux  conciliateur,  institua  le 
pieux  salut  du  Soit  doué  Jésus-Ckrist.  La  vénération  envers  le 
saint-sacrement  s'accrut  par  des  miracles  qu'on  racontait  alors. 
Urbain  IV  étendit  à  toute  l'Église  la  fête  du  Corpus  Domini,  et 
Thomas  d'Aquin  en  régla  Poffice  magnifique.  On  attribua  à  la 
vierge  Marie  l'enthousiasme  avec  lequel  les  chevaliers  vénéraient 
la  dame  de  leurs  pensées,  et  les  franciscains  soutinrent  avec  ar- 
deur le  dogme  de  son  immaculée  conception  ;  on  composa  on 
son  honneur  un  psautier  sur  le  modèle  de  celui  de  David  ;  Pierre 
Damien,  Bernard,  Bonaventure,  parlèrent  de  Marie  avec  une 
expression  passionnée  qui  rappelle  celle  de  l'époux  du  Canti- 
que des  cantiques,  et  ce  fut  à  qui  l'entourerait  de  la  poésie  du 

(1)  Fa.  Christ.  Schlosseb,  Abélard  et  Dolcino  i  Vw  et  opinions  Jtun 
enthousiaste  et  d'un  philosophe.  Gotha,  1807.  —  C.  BA6GI0U]«I|  Dolcino  e  i 
Patareni.  NoTare,  1S38.  —  JvU08  Khonk,  Bra  Dolcino  und  die  Patarener, 
lûstorisclie  Episode  aujdea  piemonUsischen  Keligwnskriegen,  Leipzig,  1844. 


116  LE  SAINT  OFFICE. 

pardon  ou  des  fleurs  de  la  tendresse.  VAve  Maria  devint  géné- 
ral vers  Tan  J240.  Saint  Dominique  introduisît  le  rosaire,  dé- 
votion qui  fut  ensuite  rattachée  au  souvenir  de  la  victoire  deLé- 
pante  (1573)^  laquelle  décida  de  la  supériorité  des  chrétiens 
sur  les  Turcs,  juste  au  moment  où  Ton  récitait  dans  tout  l'uni- 
vers catholique  cette  simple  formule  de  salut,  de  congratulation, 
de  condoléance,  de  prière. 

Marie  inspira  les  œuvres  d'art  d'alors  :  son  scapulaire,  pro- 
pagé par  les  moines  du  ('nrmcl,  orna  la  poitrine  de  tous,  comme 
une  devise  de  guerriers  destinés  à  combattre  les  passions.  Aux 
trois  ordres  du  Garmel,  des  Servîtes  et  de  la  Merci,  placés  sous 
ses  auspices,  il  faut  ajouter  celui  des  Gaudents,  venus  du  Lim- 
guedoc  en  Italie,  où  ils  se  rendirent  particulièrement  mémo- 
rables. Ils  continuèrent  à  vivre  dans  le  monde  et  le  mariage, 
<x  avec  la  seule  obligation  de  haïr  et  de  fuir  le  vice,  de  désirer 
et  de  suivre  la  vertu,  et  avec  une  règle  d'une  cxti'ême  douceur, 
donnée  en  signe  d'honnêteté,  pour  la  rémission  de  tout  péché, 
et  comme  récompense  de  la  vie  étemelle.  (Frère  Guitxom.)  d 


CHAPITRE  XC. 


LA  6C0LA8TIQUE.  INFLUENCE  CIVILE  DU  DROIT  ROMAIN  ET  DU  DROIT  CANONIQUE. 

LES  UNIVERSITÉS.   LES  SaEKCES  OCCULTES. 


Ces  luttes  de  la  raison  contre  l'autorité,  cet  examen  des  croyan- 
ces, cette  indépendance  de  la  pensée,  attestent  que  la  foi  n'était 
pas  aussi  servile,  l^ignorance  aussi  complète  que  certains  hom- 
mes se  plaisent  à  le  répéter. 

Le  dixième  siècle  a  reçu  le  nom  d'âge  de  ténèbres  et  de  fer, 
parce  que,  l'impulsion  donnée  par  Charlemagne  ayant  cessé, 
toute  tentative  de  recherches  pacifiques  succombait  sous  le  poids 
des  plus  graves  calamités.  Néanmoins  un  clerc  de  Novare  écri- 
vait aux  moines  de  Reichnau,  afin  de  savoir  s'ils  tenaient  pour 
Âristote  qui  nea'oit  pas  aux  universaux,  ou  pour  Platon  qui  les 
admet;  il  recevait  pour  réponse  qu^ils  jouissaient  tous  les  deux 
d'une  telle  autorité  qu'on  n'osait  préférer  l'un  à  l'aulrc  (1). 

(1)  UÀMTkyB  et  Dl'RAND,  CoUect.  atnpL,  lU,  304. 


LA  SGOLAffnQITE.  417 

Les  grands  penseurs  étaient  donc  connus;  on  étudiait,  on 
doutait,  on  interrogeait,  et  des  correspondances  lointaines  s'en- 
gageaient sur  les  faits  d'ordre  intellectuel  ;  on  agitmt  les  ques- 
tions suprêmes,  et  Tindépendance  de  la  pensée,  .exercée  à  la 
manière  du  temps,  se  conservait  parmi  des  hommes  enchaînés 
aux  règles  de  leur  ordre.  Quiconque  est  imbu  des  préjugés  phi- 
losophiques doit  rester  surpris  lorsqu'un  examen  de  bonne  foi 
ramène  à  constater  que,  dans  la  nébuleuse  ignorance  des  cloî- 
tres, un  grand  besoin  de  penser  agitait  ces  moines  vilipendés  ; 
qu'ils  usaient  sans  scrupule  et  sans  crainte  de  leur  propre  rai- 
son pour  affronter  les  pi*oblèmes  essentiels  de  la  philosophie  et 
de  ^intelligence. 

Les  sciences ,  selon  Marcien  Capella,  étaient  divisées  en  sept 
branches  formant  un  trivium  et  un  quadrivium  :  au  premier 
appartenaient  la  grammaire,  la  rhétorique,  la  dialectique  ;  au 
second  l'arithmétique,  la  géométrie,  l'astronomie  et  la  musi- 
que (t). 

Mais,  comme  la  religion  formait  la  base  de  la  société,  la  théo- 
logie était  la  science  capitale;  or  le  clergé  presque  seul  avait 
le  temps  et  les  moyens  de  consacrer  son  activité,  affranchie  des 
liens  du  siècle,  aux  intérêts  de  la  doctrine  et  de  la  vérité.  Les 
premiers  Pères  du  christianisme  avaient  fondé  leur  science  sur 
la  Bible,  en  l'expliquant  et  en  la  commentant  selon  leur  senti- 
ment particulier  et  celui  de  l'Église.  Les  écrivains  postérieurs  se 
bornèrent  à  étudier  leurs  travaux,  dont  ils  firent  des  extraits  et 
des  résumés  pour  leur  commodité,  afin  de  s'appuyer  au  besoin 
de  leurs  assertions.  De  même  que  la  jurisprudence  romaine  avait 
pour  base  certains  axiomes,  ainsi  la  théologie  reposait  sur  l'au- 
torité, qu'elle  se  contentait  d'appliquer  avec  une  argumentation 
subtile  ;  c'était  affaire  de  pure  logique,  mais  elle  négligeait  la 
recherche  des  faits  et  le  sentiment  de  la  réalité. 

(1)  Elles  furent  exprimées  dans  ce  distique  barbare  : 

Gram,  loqaitur;  dia,  vers  docet;  rheU  vera  cobrat; 
Mia.  caoit;  or.  nuinerat;  geo.  pondérât;  ast.  coUt  astra. 

Les  voici  résumées  moins  grossièrement,  Summ,  fîtt,  de  magistris  : 

Grammatica,  Quidquid  agunt  artes,  ego  semper  pnedico  partes. 

Dtalectica.  Me  sine ,  doctores  firostra  coluere  sorores. 

Bhetorica,  Est  mihl  dicendi  ratio  cum  flore  loquendi. 

Musica.  Invenere  locum  per  me  modulamina  vocum. 

Geometria.  Renim  mcnsuras ,  et  rerum  sigoo  figuras, 

ArUhmetica.  ExpUco  per  nnmerum  quid  sit  proportio  rerum. 

Àwtronomia,  Astra  viasque  poU  multas  mUii  vindico  soli. 


118  LA  SOOLASTIOtlS. 

Boèce,  mettant  à  profit  ia  philosophie  grecque  et  païenne  pour 
raltiner  la  science  chrétienne^  développa  dans  son  Organan  le 
raisonnement  sans  compromettre  la  (oi  ;  devenu  Tauteur  univer- 
sel, il  habitua  les  esprits  à  discuter  avec  une  rigueur  précise  et 
cohérente,  à  démontrer^  défendre  et  combattre  au  moyen  de 
règles  déterminées.  En  résumé^  il  introduisit  cette  dialectique 
que  lltalien  Zenon  avait  ens^gnée  autrefois^  et  qui  fut  un  des 
auxiliaires  les  plus  importants  de  la  science  grecque,  mais  qui, 
si  elle  se  renferme  dans  des  formes  et  dans  des  catégories,  en- 
trave la  raison ,  bien  qu^elle  ait  pour  but  de  la  favoriser.  Voilà 
ce  qu'elle  devint  dans  les  écoles,  d*où  elle  prit  le  nom  de  «co/ot- 
tique,  mal  à  propos  couvert  de  ridicule. 

Cette  géométrie  de  la  raison  pose  son  théorème,  établit  des 
principes  irréfutables,  déduit  les  conséquences  avec  un  raison- 
nement serré,  sans  déviation  ni  ornements,  n'emploie  que  des 
mots  clairement  définis,  élimine  les  idées  vagues  et  les  termes 
équivoques,  et  procède  toujours  du  connu  à  Tinconnu.  La  révé- 
lation seule  pouvait  lui  donner  ces  principes;  cet  art  s'exerçait 
sur  les  deux  notions  fondamentales  du  Créateur  et  de  la  créa- 
ture, pour  en  trouver  et  fixer  le  rapport  qui  est  la  source  de 
toute  morale,  et  concilier  la  foi  révélée  avec  la  raison  pure  et  les 
phénomènes  de  la  vie  extérieure.  Partant  de  généralités  indu- 
bitables, parce  qu'elles  sont  révélées,  elle  se  limitait  à  défendre 
et  à  mettre  en  lumière  certains  dogmes  partiels,  à  expliquer 
comment  il  fallait  accepter  la  révélation,  et  reconnaître  le  senti- 
ment commun,  sauf  à  renoncer  à  la  discussion  aussitôt  que  PÉ- 
glise  avait  prononcé. 

Rien  n'est  plus  facile  que  d'abuser  de  la  logique.  L'examen 
minutieux  en  dehors  de  ^application,  de  l'expérience,  de  l'éru- 
dition et  de  toute  beauté,  les  frivoles  distinctions,  la  manie  d'ar- 
gumenter non  pas  tant  pour  découvrir  la  vérité  que  pour  se  con- 
former à  certaines  règles  ou  embarrasser  ses  adversaires  ;  la 
subtile  distinction  de  syllabes,  de  conjonctions  et  de  prépositions, 
l'habitude  de  greffer  sur  la  logique  tout  ce  que  la  grammaire  et 
la  géométrie  comprenaient  de  futile,  afin  de  démontrer  toute 
chose,  même  les  contraires,  furent  les  abus  delà  scolastique; 
en  effet,  comme  elle  voyait  dans  la  discussion  non  le  moyen 
mais  le  but,  et  confondait  la  méthode  avec  la  substance,  elle 
faisait  divaguer  et  délirer  les  esprits  trop  convaincus  de  Tomni- 
potence  de  la  logique. 

Son  oracle  était  Aristote,  maître  excellent,  il  est  vrai ,  puis- 


!  LA  SCJOLASTIOCIl.  149 

qu'il  tentévaiB  la  critique  des  systànes  des  autres  et  la  manière 
de  les  réfuter,  tandis  que  Platon  ne  donne  que  sa  propre  opinion  ; 
mais  le  Stagirite,  qui  érige  la  nature  en  principe  supréme^com^ 
ment  pouvaitrii  être  Poracle  d'une  science  toute  religieuse  1  Puis 
«  il  arrivait  en  Europe  d^nsles  versions  et  les  commentaires  des 
Arabes  et  des  Juifs,  qui  lui  avaient  prêté  des  subtilités  et  d'ab«- 
surdes  sentiments.  Nos  écrivains^  en  traduisant  ces  traductions, 
y  ajoutèrent  de  nouvelles  erreurs;  la  critique  et  la  philologie 
ne  savaient  pas  reconnaître  les  altérations  qu'Aristote  avait  «u** 
bieS;  tandis  que  l'idolâtrie  dont  il  était  Tobjet  empêchait  de  le 
croire  en  faute.  Ainsi  les  œuvres  du  philosophe  grec  furent^  non 
pas  une  source  de  lumière^  mais  d*une  foule  d'erreurs^  imposant 
des  travaux  d'Hercule  à  ceux  qui  voulaient  les  concilier  avec  la 
théologie  dogmatique.  Plus  tarid  Frédéric  II  en  fit  faire  une  vei^, 
sion  sur  le  texte  grec  et  la  déposa  dans  l'université  de  Bologne. 
Manfred^  son  fils,  Fenvoya  à  Paris;  mais^  comme  elle  s'est  perdue, 
on  ne  peut  savoir  dans  quelle  mesure  elle  reproduisait  les  Idées 
véritables  de  celui  qu'on  appelait  V Auteur  par  antonomase* 

Cette  prédilection  exclusive  entravait  le  développement  oatho^ 
lique  des  sciences,  et  les  spéculations  logiques  détournaient  des 
recherches  historiques^  les  esprits  s'amusant  à  résoudre  ces  ques- 
tions frivoles  .*  «  Avant  de  créer,  que  faisait  Dieu  et  où  était*il  ? 
Put^il  faire  les  choses  autrement  qu'il  les  fit?  Gonnait-il  plus  de 
choses  dans  un  temps  que  dans  un  autre?  Peut-il  faire  que  ce 
qui  est  ne  soit  paa^  par  exemple,  qu'une  prostituée  soit  vierge! 
Dieu,  en  s'incarnant,  s'unit^ii  à  l'individu  ou  bien  à  l'espèce  ?  Le 
corps  du  Christ  à  la  droite  du  Père  estril  assis  ou  debout  ?  Les 
vêtements  qu'il  avait  quand  il  apparut  aux  apôtres  après  sa  ré- 
surrection, étaient^iis  réels  ou  apparents  ?  Les  emporta-t-il  dans 
le  ciel  avec  lui,  et  les  a-t^il  encore?  Dans  reucharistie,  est-il  nu 
ou  habillé?  Après  avoir  été  mangées,  que  deviennent  les  espè- 
ces eucharistiques?  De  quelle  manière  s'opéra  Tincarnation  dans 
le  sein  de  Marie?  Baint  Paul  fut^l  enlevé  au  troisième  ciel  avec 
son  corps  ou  sans  lui^  Le  pontife  pourrai^il  casser  les  décrets 
des  apôtres  et  former*  un  article  de  foi,  ou  bien  abolir  le  purgi^ 
toire?  Ëst-il  un  simple  mortel  ou  une  espèce  de  divinité?  »  Ainsi 
toute  la  Bible  devenait  une  arène  de  discussions,  selon  que  les 
uns  s'attachaient  au  sens  littéral,  les  autres  à  l'allégorique,  ou 
bien  au  mystique.  Blâmer  la  science,  comme  on  fait,  pour  les 
abus  dont  elle  peut  être  la  source,  est  aussi  injuste  que  si  l'on 
condamnait  la  littérature  moderne  à  cause  des  journalistes; 


420  LANFRANG  DE  PAYIK. 

d'autant  plus  que  ces  formules  et  ces  épineuses  subtilités  n'é- 
taient pas  le  fruit  de  la  barbarie^  puisqu'on  les  trouve  dans  les 
ouvrages  dialectiques  des  anciens^  et  même  dans  Aristote. 

L^lise  n'étouffait  pas  cette  activité,  mais  elle  protégeait  les 
dogmes-avec  un  soin  jaloux,  et  bientôt  il,  fut  évident  qu'elle  s'en 
foisait  une  arme  pour  défendre  la  vérité  et  la  raison.  A  la  vue 
des  erreurs  qui  germaient  sur  la  doctrine  d' Aristote,  elle  en 
interdit  parfois  l'enseignement.  Des  écrivains  se  mirent  alors 
à  distinguer  deux  ordres  de  vérités ,  la  philosophique  et  la  reli- 
gieuse ;  laissant  les  saints  Pères  arbitres  de  la  vérité  religieuse, 
ils  discutaient,  d'après  Aristote,  les  phénomènes  de  Tintelligence, 
l'origine  et  la  valeur  des  idées,  les  fondements  de  la  conscience, 
c'est-à-dire  qu'ils  se  renfermaient  dans  la  métaphysique. 

ly autres  ont  laborieusemj&nt  étudié  les  procédés  de  la  pensée 
dans  ces  siècles  mal  connus;  poiu*  nous,  obligé  de  nous  limiter 
aux  gloires  italiennes,  nous  rappellerons  les  illustres  Lanfranc, 
de  Pavie,  et  Anselme,  d'Aoste,  qui  représentèrent  en  Angleterre 
le  principe  spirituel  en  face  du  pouvoir  temporel.  Le  premier,  né 
d'une  famille  sénatoriale,  élevé  dans  les  écoles  d'arts  li\)éraux  et 
KM»  —  89  de  législation  selon  la  coutume  de  son  pays  (i),  entra  dans  un 
monastère;  mais,  comme  il  ne  se  sentait  pas  assez  do  force  pour 
supporter  les  travaux  des  champs  auxquels  se  livraient  les  moines, 
et  qu'il  jouissait  déjà  de  la  réputation  d'un  dialecticien  et  d'un 
jurisconsulte  dans  l'école  des  juges  lombards,  il  se  transporta 
dans  la  Normandie.  Attaqué  par  des  brigands  qui  l'attachèrent 
à  un  arbre,  il  passa  toute  la  nuit  dans  l'attente  de  la  mort  et 
voulut  prier;  mais  il  s'aperçut  qu'il  ne  savait  pas  même  une 
prière  par  cœur.  Honteux  de  son  ignorance,  il  résolut  de  se  don- 
ner tout  à  pieu,  et,  délivré  par  quelques  voyageurs,  il  les  pria 
de  lui  indiquer  le  couvent  le  plus  humble  et  le  plus  pauvre,  lis 
lui  nommèrent  Bec,  où  Lanfranc  se  rendit  ;  un  noviciat  sévère 
lui  fut  imposé,  avec  obligation  du  silence  pendant  trois  ans,  et, 
lorsqu'il  lisait  dans  le  réfectoire,  le  prieur  lui  reprochait  de  mal 
prononcer  le  latin.  Un  jour  il  le  reprit  pour  avoir  fait  longue  la 
seconde  syllabe  de  docere,  et  le  vaillant  docteur  se  résigna  à  la 
prononcer  brève,  estimant  qu'une  erreur  de  prosodie  était  un 
moindre  mal  qu'une  insubordination. 

A  cette  rude  école,  où  sa  docilité  ne  se  démentit  point,  il  ap- 

(t)  Âb  annit  puerilibus  erudUiu  est  in  tchoHt  rtheralium  artium  et  legum 
smeutarittm^  ad  ium  nwrem  patriœ.  MlL        CaiSIPIlfO,  Vit»  Lanir.,  chap.  T. 


lANFRANG  D«  PAVnS.  SAHIT  AlfSEUfS.  42i 

prit  à  commander;  bientôt  il  devint  conseiller  et  minisire  de 
Guillaume^  conquérant  d*Angleterre,  et  archevêque  de  Cantor- 
béry.  Défenseur  de  l'intérêt  catholique  dans  cette  lie  après  sa 
conquête  par  les  Normands,  il  favorisa  les  vainqueurs,  dans  la 
persuasion  qu'ils  serviraient  la  cause  dont  il  étidt  le  représen* 
tant.  Souvent  il  corrigeait  ou  refrénait  le  terrible  conquérant  : 
ayant  entendu  un  courtisan  comparer  la  majesté  royale  à  celle  du 
ciel,  il  exhorta  le  roi  à  le  faire  battre  de  verges  pour  qu'il  n*06ât 
plus  proférer  de  tels  blasphèmes.  S'il  fit  des  concessions  à  Guil- 
laume, il  sut  du  moins  éviter  le  conflit,  qu'il  voyait  imminent, 
avec  le  pouvoir  ecclésiastique.  Au  milieu  des  soucis  qui  assaillent 
tout  homme  associé  au  pouvoir,  et  dont  il  semble  se  faire  l'ins- 
trument aveugle,  combien  de  fois  il  regretta  et  demanda  la  soli- 
tude de  son  dottre,  où,  pour  assurer  la  paix  de  la  conscience, 
une  chose  suffit)  obéir  ! 

Ses  nombreuses  affaires  ne  le  détournèrent  point  des  études  ;  4 
ressuscitant  l'art  critique,  il  examina,  confronta,  corrigea  les 
textes  que  Thérétique  Bérenger  avait  falsifiés  pour  nier  la  pré- 
sence réelle  dans  l'eucharistie ,  s'affranchit  des  langes  scolas- 
tiques  et  recourut  au  mode  oratoire.  Réprouvant  la  subtilité  des 
tropes  et  des  syllogismes,  la  vanité  fallacieuse  de  la  dialectique 
d'Aristote,  il  appelle  savant  celui  qui  connaît  et  glorifie  Dieu,  et, 
pour  lui,  entendre  le  mystère  et  la  sagesse  de  ce  Dieu  est  la  plé- 
nitude de  la  doctrine. 

Lanfranc  eut  pour  disciple  Anselme  d'Aoste,  qui  fut  son  suc-  ims  ^  iiw 
cesseur  dans  le  prieuré  du  Bec,  puis  dans  rarchevêché  de  Can- 
torbéry.  D'une  fermeté  calme  et  douce ,  n'affrontant  point  la 
persécution,  mais  ne  se  détournant  pas  de  son  chemin  pour  Pévi- 
ter,  intelligence  élevée  et  cœur  pur,  caractère  aimable  qui  pui- 
sait de  la  grandeur  dans  sa  foi  profonde  et  son  amour  de  Dieu, 
il  fut  appelé  un  second  Augustin  pour  sa  piété  et  la  sagacité  de 
son  esprit;  suivant  les  traces  de  ce  grand  saint,  il  donna  sur 
l'essence  divine,  la  trinité,  ^incarnation,  la  création,  l'accord  du 
libre  arbitre  avec  la  grâce,  des  démonstrations  qu'on  respecte 
encore  aujourd'hui. 

Ses  moines  l'avaient  prié  d*employer  des  formes  simples  et 
•des  arguments  adaptés  à  l'intelligence  commune,  et  de  prouver 
au  moyen  de  raisonnements  rigoureux  et  nécessaires  (1);  en  ef- 
fet, dans  le  Manologiumy  il  s'efforce  d'expliquer  la  science  des 

(1)  PrœfaHo  €ul  Monologhtm, 


m  SAINT  A199SL1CE.  PTBURS  L(WBAA!>« 

choses  sarnaturelies  par  des  principes  rationnels,  cherche  l'al- 
liance de  la  Coi  et  de  la  raison^  et,  à  Taide  d^ine  argumentatioii 
subtile,  protège  la  religion  naturelle  et  la  religion  révélée  contre 
toutes  les  objections  ;  il  aborde  même  la  métaphysique  et  la 
physique^  qui  spéculent^  l'une  sur  la  parole  révélée,  l'autre  sur  la 
nature  manifestée  par  les  ^ens,  et  touche  à  des  matières  qui  ne 
se  rattachent  pas  immédiatement  au  dogme.  Au  problème  ca- 
pital de  l'intelligence,  il  chercha  des  explications  dans  lldée  uni« 
verselle,  qui  ne  pourrait  subsister  comme  perception  de  Tesprit 
sans  la  réalité  de  l'objet;  il  crut  la  trouver  dans  la  perfection  in- 
finie de  Dieu,  qui,  dans  Tordre  logique,  est  la  première  des  idées^ 
comme  de  tous  les  êtres  dans  Tordre  réel. 

Le  sot  qui  dit  :  //  n'y  a  pa»  de  Dieu,  conçoit  un  être  su- 
périeur à  tous  les  autres,  bien  qu'il  afiirme  qu'il  n'existe  pas  : 
affirmation  absurde,  attendu  que  cet  être  resterait  inférieur  à  un 
%  autre  qui  réunirait  Texistence  à  toutes  les  perfections;  ce  sont 
les  mêmes  arguments  que  Desc^rtes  développa  plus  tard.  Ainsi 
un  moine  du  onzième  siècle  trouvait  et  savait  exposer  la  seule 
preuve  complète  et  satisfaisante  de  Texistence  de  Dieu,  c'est-à- 
dire  élevait  la  conscience  à  la  notion  de  Têtre  y  et  fondait  une 
théologie  doctrinale  sur  une  conception  de  la  raison.  Lorsqu'il 
met  en  scène  un  ignorant  qui  cherche  la  vérité  avec  le  secours 
de  la  pure  intelligence,  il  veut  démontrer  que  la  raison,  loin  de 
répugner  aux  vérités  révélées,  les  confirme;  puis,  en  protestant 
que  la  foi  ne  cherche  point  à  comprendre,  mais  à  croire^  il  dé- 
termine clairement  les  limites  de  la  philosophie  et  de  la  théo- 
logie« 
1100  -  iiM  Ramener  les  questions  scolastiques  au  point  où  les  Pères  les 
avaient  laissées  fiit  la  tâche  de  Pierre  Lombard,  né  à  Novare, 
qui  fit  ses  études  grâce  aux  secours  de  la  charité,  et  fut  ensuite 
évêque  de  Paris.  Dans  les  quatre  livres  Senteniiarum»  il  recueillit 
dans  un  ordre  assez  arbitraire  les  propositions  des  saints  Pères 
relatives  aux  dogmes,  de  manière  qu'il  ne  rei»tait  plus  qu'à  les 
appliquer  aux  différentes  questions;  mais^  comme  il  n'offrait 
pas  la  solution  des  difficultés  exposées,  il  ouvrait  la  porte  aux 
subtilités  et  aux  discussions  dialectiques,  bien  qu'il  rappelât 
continuellement  les  esprits  aux  études  positives  et.aux  monu- 
ments de  Taocienne  philosophie  chrétienne.  En  outre,  il  s'éga- 
rait dans  des  arguments  spéculatifs  :  a  Dieu  le  Père,  en  engendrant 
son  P'ils,  s'engendra-t-il  lui-même  ou  un  autre  Dieu?  Engendra- 
t-il  nécessairement  ou  de  sa  propre  volonté?  Lui-même  est-il 


PIERBE  LOMBARD.  THOMAg  D'AQtnN.  J23 

Dieu  spontanément  ou  nécessairement?  Jésus-Christ  devait-il 
naître  d'une  espèce  d'hommes  différente  de  la  race  d'Adam? 
Pouvait-il  prendre  le  sexe  féminin?  »  Il  acceptait  des  autorités 
apocryphes^  et,  lorsque  la  logique  lui  paraissait  conduire  à  des 
conclusions  opposées  à  la  foi^  il  disait  :  a  Sur  ce  points  j'aime 
mieux  écouter  les  autres  que  parler  moi-même,  d  Néanmoins 
son  livre,  qui  lui  valut  le  titre  de  maître  de$  sentences^  resta  le 
texte  des  écoles  et  eut  plusieurs  éditions  dans  les  premiers  temps 
de  l'imprimerie.  Rapine,  dans  son  Abrégé  de  l'histoire  ecclésias- 
tique, lui  donne  deux  cent  vingt-quatre  commentateurs,  nombre 
qui,  suivant  l'assertion  du  comte  San  Rafaele,  pourrait  être  fa- 
cilement  doublé.  Jusqu'à  la  moitié  du  dernier  siècle,  PDniversité 
de  Paris  célébrait  Tanniversaire  de  sa  mort  par  un  service  au- 
quel assistaient  tous  les  bacheliers  licenciés. 

Thomas,  de  la  maison  des  comtes  d'Aquin,  château  dont  les  1227  -  lu 
ruines  se  voient  près  de  Mont-Cassin,  les  éclipsa  tous  par  la  hau- 
teur des  vues  et  Foriginalité.  Petit-neveu  de  Frédéric  Barbe- 
rousse,  cousin  de  Henri  VI  et  de  Frédéric  II,  descendant  par  sa 
mère  des  prindés  normands,  il  abandonna  les  jouissances  de  son 
rang  et  les  brillantes  perspectives  qu'il  lui  offrait,  pour  se  faire 
dominicain  malgré  ses  parents.  D'une  santé  frêle,  taciturne,  ab- 
sorbé dans  ses  méditations ,  la  simplicité  de  ses  manières ,  son 
regard  étonné  et  son  silence  continuel  étaicmt  raillés  par  ses  con- 
disciples, qui  rappelaient  le  bœuf  muet  de  Sicile.  Mais  bientôt 
il  montra  une  rare  intelligence  philosophique,  l'érudition  la  plus 
étendue  et  la  passion  qui  conduit  aux  grands  résultats;  à  l'âge 
de  quarante  et  un  ans,  il  se  proposa  de  réunir  les  matériaux  épars 
de  la  science ,  pour  coordonner  dans  un  système  complet  la 
théologie  et  la  philosophie.  Enfin  il  résuma  dans  un  volume  les 
discussions  que  PÉglise ,  depuis  douze  siècles ,  avait  soutenues 
relativement  aux  premiers  articles  de  la  foi,  et  tout  ce  que  les 
saints  Pères,  les  docteurs,  les  papes,  les  conciles,  avaient  ensei- 
gné, approuvé,  condamné. 

Toute  la  science  et  toute  l'érudition  que  les  chrétiens  ou  les 
Arabes  possédaient  de  son  temps,  il  les  développa,  sous  la  forme 
du  syllogisme,  dans  une  majestueuse  synthèse  tendant  à  repro- 
duire l'ordre  absolu  des  choses,  Dieu  un,  la  trinité,  la  création, 
les  lois  du  monde,  l'homme,  la  grâce  :  c'était  la  vérité  en  face 
des  erreurs  multiformes  que  lui  opposaient  le  Koran,  le  Talmud, 
le  manichéisme.  Pouvait-il  s'occuper  de  sciences  qui  n'existaient 
pas  de  son  temps,  ou  se  servir  d'une  langue  que  son  siècle  ne  lui 


iS^  THOMAS  D'AOUIN. 

fournissait  pas?  Personne  ne  saurait  l'exiger;  mais  il  excite  Tad- 
miration  pour  sa  clarté  et  sa  nerveuse  concision,  pour  son  in- 
vestigation franche  de  la  vérité,  qu'il  fait  consister,  d'après  une 
définition  belle  et  profonde,  dans  une  équation  entre  l'affirma- 
tion et  son  objet  (1). 

Thomas  n'arrive  point  à  l'inspiration  et  à  la  hauteur  des  saints 
Pères,  mais  il  offra  de  savantes  formules  et  de  profondes  dis- 
tinctions, sa  méthode  consistant  à  soutenir  par  le  syllogisme  une 
majeure  d'axiome  donnée  par  eux.  Il  pose  d'abord  un  théorème, 
et  convertit  ensuite  en  syllogismes  les  opmions  contraires  des 
philosophes,  de  manière  que  tous  ceux  qui  ont  eu  la  mauvaise 
foi  de  supprimer  les  réponses  ont  pu  lui  emprunter  des  hérésies 
et  des  objections.  Aux  doctrines  opposées  il  contredit  {sed  conf- 
ira) par  quelques  passages  d'Àristote,  de  la  Bible,  des  Pères, 
surtout  de  saint  Augustin;  à  la  fin  {conelmio)  il  place  sa  réponse 
en  tennes  concis,  quil  développe  ensuite  dialectiquement,  et 
parvient  souvent  à  résoudre  en  peu  de  mots,  d'une  merveilleuse 
précision,  les  problèmes  les  plus  compliqués.  Son  bon  sens  ad- 
mirable, toujours  cakne,  impartial,  éloigné  des  exclusions  sys- 
tématiques, est  disposé  à  accepter  tout  ce  qui  est  vrai,  à  approu- 
ver tout  ce  qui  est  bien. 

Quant  au  fond,  îl  soutient  que  la  science  dérive  de  Dieu  et  re- 
monte vers  Dieu,  attendu  que  le  philosophe,  toujours  à  la  recher- 
che du  premier  être  et  de  la  raison  des  choses,  et  qui  d'ailleurs 
se  propose  le  perfectionnement  de  l'homme,  est  contraint  de 
s'élever  à  la  cause  et  à  la  raison  première.  Or,  de  même  que  dans 
la  société  humaine  la  direction  appartient  à  l'individu  qui  pos- 
sède la  plus  haute  intelligence,  ainsi  domine  dans  les  sciences 
celle  qui  s'occupe  des  choses  toutes  spirituelles,  c'est-à-dire  la 
métaphysique,  science  de  l'être  en  général  et  de  ses  propriétés, 
qui  considère  les  causes  premières  dans  leur  pureté  et  leur  plus 
grande  compréhensibilité. 

Science  de  Dieu,  de  l'homme,  de  la  nature,  la  théologie  re- 
monte jusqu'à  Dieu  pour  le  contempler;  puis,  avec  le  rayon  de 
lumièra  qu'elle  en  tire,  elle  descend  l'échelle  de  la  création  en 
illuminant  les  sphères  inférieures.  Entre  les  corps  purement  ma- 
tériels et  le  monde  des  pures  intelligences,  reflet  de  la  vie  et  des 
perfections  de  Dieu,  se  trouve  rhumanilé,  qui  participe  des  uns 
et  des  autres  :  tfois  mondes  rattachés  par  des  liens  infinis,  d'où 

(1)  Veritas  intellectus  fst  adœquatio  iuteliectus  et  rei^  sretwdttm  qiiod  hitei^ 
Uetus  dieit  esse  quod  est,  v^/  mom  esse  quod  non  est,  AdY.  gent.  r,  49,  l. 


SA  POLITIQUE.  1% 

résulteDt  Tordre  natui'el  et  Tordre  surnaturel,  et  au  sein  de  l'œu- 
vre de  Dieu  nait  l'œuvre  de  Thomme  au  moyen  de  la  liberté 
créée.  De  là  ce  mélange  de  bien  et  de  mal,  de  vérité  et  d*erreur, 
qui  constitue  l'histoire  humaine. 

Parmi  les  créatures,  quelques-unes  sont  absolument  immaté- 
rielles, d'autres  ipatérielles,  d'autres  mixtes  ;  Dieu,  en  les  for- 
mant, se  proposa  le  bien,  c'est-à-dire  de  les  assimiler  à  lui.  Les 
corps,  en  tant  qu'ils  possèdent  l'être  et  sont  FefTet  de  la  bonté 
divine,  participent  aussi  de  ce  bien  et  concourent  à  la  perfection 
de  ^univers,  qui  doit  contenir  des  êtres  gradués,  les  uns  subor- 
donnés aux  autres,  selon  le  degré  de  leur  perfection.  Quiconque 
les  examine  un  à  un,  ne  voit  que  leur  inanité  ;  mais  il  en  est  tout 
autrement  lorsqu'on  les  considère  comme  les  insti*uments  des 
esprits,  car  tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'ordre  spirituel  apparaît 
d'autant  plus  grand  qu'on  le  connaît  davantage. 

Le  point  culminant  de  la  création  est  l'homme,  dont  l'esprit 
vit  d'une  triple  vie,  sensitive,  végétative  et  rationnelle,  celle-ci 
se  subdivisant  encore  en  intelligente  et  volitive.  Saint  Thomas 
assigne  à  cette  dernière  des  règles  sensées,  puisqu'elles  se  fon- 
dent sur  les  enseignements  de  l'Église  ;  mais,  comme  notre  tra- 
vail s'occupe  beaucoup  de  la  science  des  États,  nous  laisserons 
cette  analyse  pour  nous  arrêter  un  peu  sur  le  droit  et  la  politique 
du  saint,  professés  d^aiUeurs  parle  clergé, -bien  qu'ils  ne  reçoi- 
vent pas  d'application. 

Thomas  fonde  sa  théorie  du  droit  sur  la  loi,  et  cette  loi,  qua- 
druple, comprend  :  Véiemelle,  loi  du  gouvernement  divin  du 
monde;  la  naturelle,  participation  de  la  loi  élernelle,  faite  pour 
tous  les  êtres  finis  raUonnels;  V humaine,  relative  aux  conditions 
parliculières  des  hommes;  la  divine,  qui  consiste  dans  Perdre  de 
salut  établi  par  Dieu  dans  sa  spéciale  providence  pour  l^s  hom* 
mes.  Dans  l'État,  le  droit  est  naturel,  fondé  sur  la  nature  inva- 
riable de  l'homme,  ou  positif,  établi  par  convention  ou  pro- 
messe ;  il  ne  concerne  que  la  légalité  des  actes  extérieurs,  tandis 
que  la  justice  intérieure  ordonne  de  bien  faire  pour  l'amour  de 
Dieu. 

La  loi  est  une  mesure  imposée  à  nos  actes,  un  motif  qui  nous 
pousse,  à  l'action  ou  nous  en  détourne,  une  dépendance  de  la  rai- 
son ;  elle  a  pour  but  le  bieu-élrc  commun.  Or,  comme  la  fin 
doit  être  déterminée  par  ceux  qu'elle  intéresse  immédiatement, 
les  lois  seront  Tœuvre  de  tout  le  peuple,  ou  de  quiconque 
est  chargé  de  travailler  pour  son  bien.  La  loi  peut  donc  se 


i96  SA  JPOUTIQUS. 

définir  a  un  ordre  rationnel  qui  a  pour  objet  l'avantage  com* 
mun^  promulgué  par  celui  qui  veille  à  Tintérét  public,  b  Des- 
tinée à  maintenir  la  paix  ^  à  propager  la  vertu  parmi  les  hommes, 
la  loi  doit  être  conforme  à  la  justice  quant  à  la  fin  qu'elle 
se  propose j  à  l'auteur  d*où  elle  dérive ,  aux  formes  qu'elle 
observe^  c'est*à-dire  tendre  au  bien  du  plus  grand  nombre,  ne 
pas  s'élever  au-dessus  des  pouvoirs  du  législateur,  et  distribuer 
dans  une  mesure  équitable  les  charges  que  chacun  doit  sup|)0F- 
ter  pour  l'avantage  commun.  Elle  est  injuste  quand  elle  s'op- 
pose au  bien  relatif  de  l'homme,  ou  au  bien  absolu  qui  est  Dieu; 
dans  ce  cas,  ce  n'est  plus  une  loi,  mais  une  violence,  et  dès  loi^s 
elle  n'oblige  pas  le  for  intérieur,  à  moins  qu'on  ne  veuille  éviter  le 
scandale  que  produirait  sa  transgression.  La  nature  et  la  raison 
veulent  que  l'on  procède  par  degrés  du  moins  parfait  au  plus 
parfait;  les  changements  dans  la  législation  sont  donc  justifiés 
par  la  mobilité  de  la  raison,  par  la  variabilité  des  circonstances. 
Un  peuple  tranquille,  grave,  attentif  à  ses  propres  avantages, 
a  le  droit  de  choisir  ses  propres  magistrats;  il  le  perd  s'il  est 
corrompu. 

Si  l'on  veut  que  la  cité  et  la  nation  durent,  il  faut  que  tous 
participent  au  gouvernement  général,  afin  que  tous  soient  inté- 
ressés à  maintenir  la  paix  publique ,  et  que  Ton  choisisse  une 
forme  politique  où  les  pouvoirs  se  balancent.  La  combinaison  la 
plus  heureuse  serait  celle  où  l'on  verrait  un  prince  vertueux,  qui 
instituerait  au-dessous  de  lui  un  certain  nombre  de  grandes 
charges  pour  gouverner  selon  Féquité,  sauf  à  choisir  les  titulaires 
dans  toutes  les  classes,  et  à  les  soumettre  aux  sufFrages  de  la  mul- 
titude, qu'il  associerait  ainsi  au  gouvernement  de  la  société 
entière. 

Le  prince  doit  au  sujet  \a  même  fidélité  qu'il  exige  de  lui;  s'il 
avilit  Dieu  dans  les  pauvres,  il  imite  les  soldats  qui  frappaient  le 
Christ  avec  le  roseau  mis  dans  ses  mains;  s'il  aggrave  les  impôts, 
il  se  rend  coupable  d'infidélité  envers  les  hommes,  d'ingratitude 
envers  Dieu ,  de  mépris  envers  les  anges  gardiens ,  sur  lesquels 
retombent  les  offenses  faites  à  leurs  pupilles. 

Résister  et  combattre  pour  le  bien  public  n'est  pas  un  crime 
capital  ;  le  crime  c'est  la  rébellion  contre  la  justice  et  l'utilité 
commune.  Tout  prince  qui  se  propose,  au  lieu  de  la  félicité  gé- 
nérale, sa  propre  satisfaction,  cesse  d'être  légitime,  et  le  ren- 
verser n'est  plus  sédition,  pourvu  qu'on  ne  le  fasse  pas  avec  un 
désordre  tel  qu'il  puisse  occasionner  des  maux  pires  que  la 


SA  POLITIQUE.  127 

tyrannie  elle*méme«  Si  le  tyran  se  renferme  dans  certaines  li- 
mites^ il  faut  le  tolérer  pour  éviter  le  péril  d'une  situation  plus 
grave  ;  mais  s'il  franchît  toutes  les  bornes ,  il  peut  être  jugé  et 
même  déposé  par  un  pouvoir  régulièrement  constitué.  Attenter 
à  sa  personne  par  fanatisme  ou  vengeance  n'est  jamais  permis. 

Thomas  fondait  sur  ces  larges  principes  le  système  libéral^ 
que  récole  poussa  quelquefois  beaucoup  plus  loin  ;  de  là  le  re- 
proche que  notre  siècle,  aussi  hypocrite  en  paroles  qu'il  est  au- 
dacieux dans  les  faits  ^  lui  adresse  d'avoir  justifié  le  régicide.  Le 
saint  donne  au  droit  moderne  des  gens  ses  véritables  bases  y  qui 
le  distinguent  du  droit  meurtrier  des  anciens;  certains  mis- 
sionnaires d'un  nouveau  christianisme ,  qui  croient  nées  d'hier 
les  idées  de  liberté  et  d'égalité^  seraient  ébahis  en  lisant  ce  que 
Thomas  pensait  de  la  noblesse  (1). 

Mais  quelle  étajt  son  opinion  sur  la  propagation  de  la  foi  par 
la  force  ?  Parmi  les  infidèles^  quelques-uns  n'embrassèrent  ja- 
mais la  Toi^  comme  les  païens  et  les  juifs;  d'autres  l'abandonnè- 
rent, comme  les  hérétiques  et  les  apostats.  Ces  derniers  ont 
menti  à  leur  promesse^  et  ils  en  sont  punis;  les  autres  ne  doi- 
vent jamais  être  contraints  d'embrasser  la  foi^  mais  il  faut  les 
empêcher  de  l'insulter  par  des  blasphèmes^  des  prédications,  des 
violences.  Les  fidèles  font  souvent  la  guerre  aux  infidèles^  non 
pour  les  forcer  à  croire,  puisqu'on  laisse  au  prisonnier,  même 
après  la  victoire,  toute  liberté  d'opinion  religieuse,  mais  pour 
qu'ils  n'empêchent  pas  les  croyants  de  se  convertir  ou  de  persé- 
vérer (2). 

(1)  A  Beanconp  m  trompent  en  se  croyant  nobles  parp^  qn*ib  sont  de  noble 
«  famille;  eette  erreur  peut  être  réfutée  de  plusieurs  manières.  Et  d*abord,  si 
«  Ton  considère  la  cause  créatrice.  Dieu,  en  se  faisant  Tautenr  de  notre  race, 
<t  ranoblit  tout  entière  ;  si  la  cause  seconde  esc  créée,  les  premiers  pères  dont 
«  nous  descendons  sont  les  mêmes  pour  tous,  et  tous  en  reçurent  une  égale 
a  noblesse  et  une  nature  pareille.  Le  même  épi  donne  la  fleur  de  farint;  et  le 
a  son  ;  celui-ci  est  jeté  aux  pourceaux^  Taulre  va  sur  la  table  des  rois  ;  ainsi, 
«  du  même  tronc  pourront  naître  deux  bommes,  l*un  vil,  Tautre  noble.  Si  ce 
M  qui  provient  d*un  noble  héritait  de  sa  noblesse,  les  insectes  de  sa  tête  et  les 
«  superfluités  naturelles  engendrées  en  lui  deviendraient  nobles  également.  H 
«  est  I)eau  de  ne  pas  dévier  de  nobles  exemples,  mais  plus  beau  d'avoir  illustré 
«  une  humble  naissance  par  de  grandes  aciious.  Je  répète  donc  avec  saint 
«  Jérôme  que,  dans  cette  noblesse  prétendue  héréditaire,  rien  n'est  digne  d'en- 
«  vie,  sauf  que  les  nobles  sont  obligés  à  la  veiiu  par  la  crainte  de  déroger.  11 
n  n*y  a  de  véritable  noblesse  que  celle  de  Tàme.  » 

(?)  Infidellnm  quidam  stmt  qui  nunquam  tuseepentnt  jUem,  sicui  Gentihs  et 


128  SAINT  BON  AVENTURE. 

Ce  grand  homme,  bien  que  très-humble,  ne  voulut  accepter 
dans  son  ordre  d'autre  dignité  que  celle  de  définiteur.  Toujours 
absorbé  dans  la  contemplation,  il  lui  arriva,  un  jour  qu'il  navi- 
guait, de  ne  pas  s'apercevoir  d^une  tempête  terrible,  et,  une 
autre  fois,  il  ne  sentit  pas  la  flamme  d'une  chandelle  qui  lui 
brûlait  la  main;  assis  à  un  banquet  avec  le  roi  de  France,  il 
s'écria  tout  à  coup  en  frappant  sur  la  table  :  a  Voilà  un  argu- 
'     ment  invincible  pour  combattre  les  manichéens  !  »  Quand  il  fut 
question  de  le  canoniser,  peu  de  temps  après  sa  mort,  les  oppo- 
sants faisaient  valoir  qu'il  n'avait  point  opéré  de  miracles  ;  mais 
le  pape  Jean  XXII  s'écria  :    oc  U  en  a  fait   autant  qu'il  a  écrit 
a  d'articles.  »  Et  il  ajoutait  :  «  Thomas  a  éclairé  l'Église  plus 
&  que  tous  les  docteurs  ensemble,  et  il  y  a  plus  de  profit  à  étu- 
a  dier  ses  écrits  une  année  qu'à  lire  toute  sa  vie  ceux  des  au- 
a  très.  » 

Diverse  de  la  scolastique  raisonneuse  sans  lui  être  opposée, 
l'école  mystique  cherchait,  non  pas  un  exercice  pour  l'esprit, 
mais  des  aliments  pour  l'affection  ;  elle  ramenait  tout  au  senti- 
ment et  à  la  contemplation,  assignant  les  degrés  pour  s'élever 
à  l'aide  de  celle-ci  jusqu'à  la  vérité  première.  Au  lieu  de  Taride 
dialectique,  elle  employait  un  langage  orné  d'images,  interpré- 
tait symboliquement  la  nature  en  s'appuyant  sur  la  mystérieuse 
attraction  vers  le  bien  absolu  et  l'infini^  aussi  bien  que  sur  la  di- 
lection  extatique,  fondement  de  notre  sensibilité. 
1221  —  7a      Jean  Fidanza  de  Bagnarea ,  dans  soii  enfance  ^  fut  sauvé 
d'une  maladie  par  l'intercession  de  saint  François,  qui  dit  à  sa 
mère  :  «  C'est  une  bonne  aventure.  »  Lorsqu'il  eut  pris  l'ha- 
bit franciscain,  il  fut  donc  connu  sous  le  nom  de  frère  Bonaven- 
ture.  Versé  dans  toutes  les  connaissances  d'alors,  tout  à  la  fois 
indépendant  et  soumis,  il. sut  apprécier  avec  prudence  les  forces 
relatives  de  la  foi  et  de  Tintelligence,  et  tenta  de  réconciher  les 
partisans  d'Aristote,  de  Platon  et  des  Arabes  ;  dans  ce  but,  il  se 
proposa  de  diriger,  appuyés  l'un  sur  l'autre,  le  raisonnement  et 
l'intention,  le  mysticisme  et  la  dialectique,  non  vers  de  cu- 
rieuses arguties,  mais  vers  des  questions  suprêmes.  Au  lieu  de  re- 
fuser toute  certitude  aux  sens,  il  s'applique  à  démontrer  'in- 

Jufiœi;  et  taies  mtUo  modo  stint  ad  fidem  compeilendi  ut  i/isi  credanty  quia 
crcderc  voluiUatis  est  ;  sunt  tameu  compelUndi  afidelibus,  si  adsit  facidtas^  ut 
fidem  tioH  impedlant  vel  biaspltemlis^  velmaiis  persuasionibus,  vel  etiam  apertis 
persvcutionibus.  Et  propter  hoc  fidèles  Cliristi  fréquenter  contra  infidèles  hetktm 
movent,  etc.  Siiinma,  2a,  2a;  qiia^t.  X,  art.  S. 


SAINT  BONAVENTURE.  129 

faillibilité  de  la  raison^  et  soutient  que  Dieu  amis  les  prémisses 
dans  l'intelligence,  en  la  conformant  de  telle  sorte  qu'elle  soit 
contrainte  d'admettre  la  vérité ,  non  comme  une  perception 
nouvelle,  mais  comme  si  elle  reconnaissait  des  choses  innées  en 
elle.  Il  osa  même  faire  Tarbre  généalogique  des  connaissances 
humaines,  travail  moins  loué^  mais  aussi  digne  d'éloges  que  les 
essais  postérieurs  (1),  et  qui  prouve  combien  ces  scolastiques, 
traités  d'esprits  étroits  et  mesquins^  savaient  envisager  la  science 
d'un  point  de  vue  élevé.   • 

Bonaventure  fut  compté  parmi  les  hommes  les  plus  remar- 
quables de  son  temps  ;  comme  saint  Thomas,  son  ami,  lui  de- 
mandait dans  quels  livres  il  puisait  tant  de  savoir,  il  lui  montra 
le  crucifix.  Sa  Vie  de  saint  François,  le  Miroir  de  la  Vierge, 
V Itinéraire  de  t-âme  au  ciel,  ne  respirent  en  effet  qu'une  pro- 
fonde piété.  A  force  de  prières,  il  obtint  de  n'être  pas  nommé 
archevêque  d'York,  et  lorsqu'on  lui  annonça  qu'il  élait  cardinal, 
il  lavait  les  écuelles.  Grégoire  X  et  le  roi  d'Aragon  assistèrent 
à  ses  funérailles  avec  cinquante  évéques  ,  soixante  abbés  et  plus 
de  mille  prêtres.  Quatre-vingts  ans  après  sa  mort,  il  fut  canonisé 
et  inscrit,  avec  le  nom  de  séraphiqve  (2),  parmi  les  docteurs  de 


(1)  Tout  don  parfait,  selon  lui,  vient  du  père  des  lumières,  et  par  quatre 
voies  :  rextérieure,  qui  éclaire  les  arts  mécaniques  ;  rinférieure,  qui  produit 
les  notions  sensittves  ;  riutérieure  ou  connaissance  philosophique,  et  celle  de  la 
sainte  Écriture.'  La  première  satisfait  les  besoins  corporels  au  moyen  des  sept 
arts,  qui  sont  le  tissage,  la  fabrication  des  armes,  la  chasse,  Tagriculture,  la 
navigation,  la  poésie  dramatique,  la  médecine.  La  seconde  illumine  les  formes 
extérieures,  et  l'esprit,  lumineui  par  lui-même,  réside  dans  les  nerfs,  dont 
Tessence  se  piultiplie  dans  les  cinq  sens.  La  connaissance  pliilosophique  cherche 
les  causes  secrètes  à  Taide  des  principes  de  vérité  dont  notre  nature  est  douée, 
et  qui  se  rapportent,  soit  aux  paroles,  soit  aux  choses  ou  bien  aux  mœurs;  d'où 
la  philosophie  est  rationnelle,  naturelle  ou  morale.  La  philosophie  rationnelle 
consiste  dans  la  grammaire,  la  logique  et  la  rhétorique  ;  la  philosophie  natu- 
relle comprend  la  physique,  les  mathématiques  et  la  métaphysique;  la  philo- 
sophie morale  est  personnelle,  économique  ou  politique,  selon  qu'elle  concerne 
l'honneur,  la  famille  ou  l'État.  Les  choses  qui  excèdent  la  raison  sont  manifes- 
tées à  rhomme  par  la  lumière  supérieure  de  la  grdce  et  par  la  révélation  ;  or, 
comme  toutes  les  connaissances  dérivent  de  la  même  lumière,  elles  aboutissent 
à  la  science  des  vérités  teintes,  qui  seules  peuvent  les  perfectiomier. 

(2)  L'école  eut  pour  coutiune  d'attribuer  un  qualificatif  caractéristique  aux 
différents  docteurs.  Ainsi  saint  Thomas  fut  appelé  Vange  de  Vécole;  saint  Bo- 
nâVenture,  le  séraphlquei  Duns  Scot,  le  subtil;  Ockam,  le  «m^f//t«r;  Henri  de 
Gand,  le  lo/e/ine/;  Égidius  de  Rome,  \e  très- fondé  ;  Alan  d'Isola,  ïimiversel; 

HIST.  DES  ITAL.  —  T.  V.  9 


130  DAOIT  ROMAIN. 

l'Église,  après  Ambroise^  Augustin^  Jérdme,  Grégoire  le  Grand 
et  saint  Thomas  d'Aquin. 

L*école  contemplative  eut  aussi  ses  délires  ;  Jean  de  Parme 
publia  une  Introduction  à  V Évangile  étemel^  dans  laquelle  il  an- 
nonçait que  le  Nouveau  Testament,  de  même  qu'il  avait  suc- 
cédé à  TAncien,  ne  suffisait  plus  à  la  perfection^  et  qull  en 
viendrait  un  autre  tout  d'intelligence  et  d'esprit.  D'autres  tom- 
bèrent dans  le  panthéisme  et  la  négation  de  Tétre;  appliqués 
aux  sciences^  ils  s'égarèrent  dans  les  ténèbres  de  Tastrologie  et 
de  l'alchimie. 

Le  souvenir  du  droit  romain  ne  s'était  jamais  entièrement 
perdu  ;  mais  cette  législation  était  trop  compliquée  et  trop  savante 
pour  des  gens  incultes^  trop  difficile  à  mettre  en  harmonie  avec 
les  codes  barbares.  Il  fallut  donc  s'appliquer  à  favoriser  l'usage 
quotidien  du  droit  lombard ,  à  lui  donner  un  ordre  systémati- 
que au  moyen  d'un  texte  intelligible,  d'éclaircissements,  de  for- 
mules de  procédure.  Ce  travail  occupa  surtout  l'école  de  Pavie, 
qui,  tout  entière  à  la  littérature  dans  les  temps  des  Garlovin- 
giens,  y  joignit  la  jurisprudence  sous  le  règne  d'Othon  I,  et  com-  ^ 
pila  le  Liber  legum  Longobardorum.  Les  maîtres  de  cette  école 
étaient  encore  juges;  associant  la  théorie  à  la  pratique  ets ver- 
sés dans  la  connaissance  du  droit  romain,  ils  composèrent  une 
glose  qui  fut  comparée  au  texte  légal.  Parmi  eux  se  distinguè- 
rent Sigefred,  Guillaume,  Baïlard,  Bonfils,  et  ce  Lanfranc  de 
Pavie  dont  nous  avons  déjà  parlé  (1).  A  mesure  que  les  cités 
italiennes  grandissaient  par  la  richesse,  le  commerce  et  la  puis- 
sance, il  se  présentait  de  nouvelles  complications  auxquelles  ne 
suffisait  pas  le  droit  germanique,  tandis  qu'elles  se  trouvaient 
résolues  dans  le  droit  romain;  les  esprits  s'appliquèrent  donc  à 
ce  dernier  et  constituèrent  une  nouvelle  classe  de  citoyens,  les 
jurisconsultes. 

Lorsque  les  Pisans,  en  il 35,  prirent  Amalfi,ils  enlevèrent 
l'unique  exemplaire  des  Pandectes,  et  Lothaire  [I,  à  titre  de 
récompense,  leur  en  fit  don,  en  décrétant  que,  dans  la  pratique, 
le  droit  romain  serait  sul)stituéau  germanique;  il  institua  même 
des  chaires  pour  l'enseigner.  Voilà  ce  qu'on  dit;  mais  personne 
n'a  vu  ce  diplôme,  et  il  est  démontré  que  les  Pandectes  ne  tom- 

Roger  Bacon,  Vadmirûhle  ;  Guillaume  Durand ,  le  très-résolu.;  Middietou,    le 
solide  wlV authentique;  Pierre  Lombard,  le  maure  des  sentences^  etc. 

(1)  On  peut  dire  que  ceUe  école  a  été  découverte  par  Merkel  dans  son  His- 
toire dn  droit  chez  Us  Lombards,  Berlin,  ISôO. 


DEOIT  ROMAIN.  131 

bèrent  jamais  en  oubli  (1);  c'est  donc  une  opinion  qui  assigne 
un  temps  et  un  lieu  déterminés  à  un  événement  d'origine  incer- 
taine. Le  Gode  fut  longtemps  gardé  à  Pise  comme  une  relique^ 
et  n'était  montré  qu'avec  solennité;  monument  d'autres  victoi- . 
res^  on  le  transféra  plus  tard  à  Florence^  où  Ton  peut  facilement 
le  voir  dans  ce  trésor  de  manuscrits  que  renferme  la  bibliothè- 
que Laurentienne.  L'écriture  prouve  qu'il  est  contemporain  de 
Justinien,  et  un  fait  bizarre  semble  attester  que  c'est  l'unique 
original;  en  effets  le  relieur  ayant  par  méprise  transposé  un  feuillet^ 
tous  les  exemplaires  connus,  comme  transcrits  matériellement^ 
conservent  la  même  erreur.  Néanmoins  il  parait  que  les  glossa- 
teurs  avaient  d'autres  textes,  qu'ils  coUationnèrent  pour  former 
l'édition  bolonaise^  dite  la  Vulgate  ;  mais  leur  rareté  est  attestée 
par  l'importance  attacliée  à  la  possession  de  ce  Code^  qui^  après 
sa  découverte  et  la  joie  qu'il  fit  naître^  fixa  l'attention  des  nom- 
breux esprits  que  les  progrès  de  la  civilisation  avaient  dispo- 
sés aune  législation  plus  savante.  L'étude  du  droit  romain  péné- 
tra donc  alors  dans  les  écoles^  rivalisant  avec  la  théologie  et  la 
scolastique^  et  s'appliqua  môme  à  la  vie. 

Irnérius,  qui  avait  d'abord  enseigné  la  grammaire,  se  rendit  lioo  —  20 
à  Bologne,  sa  patrie,  pour  interpréter  les  Pandectes  ;  les  jeunes 
gens  qui  allaient  en  foule  étudier  cette  science,  de  retour  dans 
leur  pays,  en  appliquaient  les.  règles  aux  cas  particuliers,  ou  du 
moins  comme  supplément  à  la  loi  locale.  Nous  aVôns  conservé, 
en  grande  partie,  les  gloses  de  cet  illustre  professeur  et  le  sou- 
venir d'autres  travaux  à  l'usage  de  l'école ,  qu'il  abandonna 
plus  tard  pour  servir  l'empereur.  Penseur  rigoureux,  il  puisa 
tout  dans  sa  propre  kitelligence,  car  il  ignorait  les  travaux  rela- 
tifs au  droit  faits  ou  tentés  dans  les  siècles  précédents  (2). 

(1)  On  a,  de  TanDée  752,  une  cause  de  Tévéque  d'Arezzo  contre  celui  de 
Sienne,  dans  laquelle  le  Digeste  est  souvent  cité  :  Si  hoc  vindicare  neglexerint, 
iiijamia  laborarct  ut  in  Codicis  libro  IX,  ///.  de  sepulcro  wofato,  Si  quis  sepul- 
crum  lasBurus,  etc..  item  in  vni  iiSro  Codicis  (egitur  Si  quis  in  tanta  furo- 
ris,  etc..  Quod  autem  hœc  quœstio  prœccderc  dthcat^  ix  Codicis  liber  testatttr, 
tittilû  ad  Ifgem  Juliam  de  vi  publica  et  privata,  Si  quis  ad  se,  etc. 

Muratori,  Antiq,  3/.  M.  XLiv,  cite  une  charte  de  7C7,  entièrement  défigurée, 
par  laquelle  le  monastère  de  Sainte-Marie  de  Cosmedin  à  Ravenne  fait  des 
donations  de  beaucoup  de  biens,  en  promettant  Téviction,  en  se  désistant  pour 
lui  et  les  siens  legum  bénéficiât  juris  et  facli  ignorantia^  foris  locisque,  prascrip' 
tione  alla,  senatusconsulto  (probablement  le  sén.-cous.  Velléianus,  1.  xvi,  $  1) 
quod  de  nudieribtu  prœstitit, 

(2)  Quelques  auteurs  lui  attribuent  aussi  les  Authentiques,  c'est-à-dire  les  ex- 


132  GliOSSATEURS.  ÀGCU&SE. 

■ 

Parmi  ses  disciples  les  plus  remarquables^  on  cite  les  Bolo- 
nais  :  Bulgaro,  os  aureum;  Martin  Gossia^  copia  legum;  Jacques  et 
Ugone  (la  Porta  Ravegnana.  La  Somma  del  Codice  de  Roger  est 
Ja  première  tentative  ayant  pour  but  de  réduire  en  système  la 
science-  du  droit.  Othon  de  Plaisance^  malgré  sa  forme  absolue  et 
son  excessive  vanité^  ne  manque  pas  d'esprit  scientifique  et  con- 
naît les  sources.  JeanBassiano  de  Crémone,  précis  dans  l'expo- 
sition^ trouva  des  formes  ingénieuses,  bien  que  parfois  obscures. 

1192  II  piVfessa  à  Mantoue;  mais,  assailli  de  nuit  par  Henri  de  Baïla, 
dont  il  avait  réfuté  une  opinion,  il  n'échappa  qu'à  grand'peine, 
et  s'enfuit  à  Montpellier,  où  il  ouvrit  la  première  école  de  droit. 
Pillio  de  Medicina  professait  très-jeune  à  Bologne,  lorsque 
les  magistrats  le  contraignirent  à  jurer  que,  pendant  deux  ans, 
il  n'enseignerait  pas  ailleurs.  Les  Modénais,  plus  jaloux  peut- 
être  de  l'enlever  à  leurs  rivaux  que  de  le  posséder,  lui  offrirenl 
cent  marcs  d'argent  pour  qu'il  vint  dans  leur  ville,  même  sans 
enseigner,  ce  qu'il  fit.  La  plupart  de  ses  travaux  sont  des  dialo- 
gues entre  la  jurisprudence  et  l'auteur,  écrits  avec  une  grande 
vanité  et  beaucoup  d'affectation  logique. 

On  vante  aussi  Guillaume  de  Cavriano  de  Brescia;  Âlbéric  da 
Porta  Ravegnana,  qui,  à  cause  de  l'affluence  des  écoliers,  faisait 
son  cours  dans  la  salle  du  conseil  ;  Jean  Azzon  de  Bologne,  qui 
comptait  jusqu'à  mille  auditeurs,  et  d'autres  qu'il  serait  trop 
long  d'énumérer. 

1 129  François  Accurse  de  Bagnolo  près  Florence,  dans  la  Glossa conti' 

nua,  comprit  les  auteurs  précédents,  et  nous  conser\'a  ainsi  l'opi- 
nion d'un  grand  nombre  d'entre  eux  ;  mais  ses  choix  ne  sont  pas 
toujours  heureux.  De  son  temps ,  on  la  citait  dans  les  tribunaux 
comme  loi ,  et  sa  réputation  fut  considérable  tant  qu'une  im- 
mense érudition  parut  un  mérite.  Dans  le  seizième  siècle,  quand 
on  étudia  l'antiquité  et  les  historiens,  un  meilleur  goût  prévalut, 
mais  au  préjudice  de  la  hauteur  des  pensées. 

Ces  glossateurs  ne  possédaient  que  les  Pandectes,  le  Code,  les 
Institutes,  les  Authentiques  et  l'Épitome  de  Julien.  Ignorant 
l'histoire  et  la  philologie,  au  lieu  de  rectifier  les  textes,  de  dé- 
terminer les  temps,  de  pénétrer  dans  l'esprit  des  lois,  ils  s'a- 

I rails  des  Nopelles  dérogeant  aux  constitutions  impériales,  qu'on  trouve  dans 
les  manuscrils  du  Codt^  et  qui  furent  citées  et  suivies  comme  lois;  il  paraît 
en  effet  que  la  plupart  doivent  lui  être  attribuées,  et  qu'elles  furent  ensuite 
accrues  par  ses  successeurs  jusqu'à  Accurse ,  qui  eu  clôt  la  série. 


DINO.  BARTUOLE.  133 

musent  à  expliquer  que  etsi  équivaut  à  quamvis,  adtnodum  à 
vaide;  ils  déduisent  le  nom  du  Tibre  de  l'empereur  Tibère^ 
font  vivre  Ulpien  et  Justinien  avant  le  Christ^  tuer  Papinien  par 
Marc  Antoine^  traduisentj^on/t/g^r  par  papa  ou  episcopus,  et,  s'ils  ' 
rencontrent  un  mot  grec,  ils  sautent  par-dessus:  d'où  le  pro- 
verbe grâseum  est,  non  potest  legi.  Néanmoins  ils  ne  manquent 
pas^  surtout  Âccurse,  de  pénétration  et  d'habileté  pour  rappro- 
cher les  passages^  concilier  d'apparentes  divergences^  et  recou- 
rir aux  sources  pour  interprétation^  autant  du  moins  qu^on  le 
pouvait  au  milieu  de  ^ignorance  de  l'histoire-^  ignorance  qui 
durerait  encore  aujourd'hui  si  le  hasard  n'avait  pas  amené  la 
découverte  d'Ulpien  et  d'autres  jurisconsultes  anciens. 

De  serviles  imitateurs  suivirent  bientôt;  aussi  habiles  dialec- 
ticiens que  dé]X)urvus  d'esprit  scientifique,  prolixes,  toujours 
prodigues  de  minutieux  détails^  ils  étouffent  le  texte  sous  le 
poids  des  commentaires^  muUorutn  camelorum  anus,  ne  laissent 
rien  faire  à  l'intelligence  des  élèves,  et  rédigent  dans  un  style 
barbare^  dont  ne  sut  pas  s'affranchir  Dino  de  Mugello.  Ce  glos- 
sateur  jouit  d'une  telle  réputation  que,  môme  de  son  vivant, 
les  évéques  établirent  qu'on  suivrait  ses  décisions^  toutes  les  fois 
que  les  lois  municipales,  les  lois  romaines  et  les  interprétations 
d^Accurse  se  tairaient  ou  se  contrediraient. 

Après  la  désorganisation  des  républiques^  et  lorsque  les  tyrans 
eurent  succédé  au  règne  des  factions  pour  détruire  cette  liberté 
si  nécessaire  à  la  pondération  des  lois^  les  formes  didactiques, 
avec  des  distinctions  et  des  restrictions  interminables,  prévalurent 
de  plus  en  plus  dans  la  méthode.  L'argumentation  ne  roula  plus 
sur  le  texte,  mais  sur  la  glose,  qui  devint  un  'obstacle  pour  le 
comprendre;  Thabitude  de  suivre  fidèlement  les  traces  des  au* 
très  fit  disparaître  toute  originalité. 

Cino  dePistoie,  disciple  de  Dino,  chassé  par  les  Guelfes,  revient 
avec  les  Gibelins.  Admirateur  des  dialecticiens,  il  sait  pourtant 
s'affranchir  des  entraves  de  l'école  et  penser  par  lui-même  ;  il 
s'appuie  sur  les  statuts  des  divers  peuples  et  la  pratique  des  tri- 
bunaux. Barthole  de  Sassoferrato,  son  disciple,  enseigna  à  Pise 
et  à  Pérouse,  où  il  mourut  dans  la  force  de  l'âge  ;  supérieur  en 
renommée  à  tous  les  jurisconsultes,  expliqué  dans  les  chaires, 
faisant  loi  en  Espagne,  il  est  bien  au-dessous,  pour  la  critique  et 
la  méthode,  des  anciens  glossateurs,  parce  qu'il  s'égare  dans  des 
commentaires  sans  fin. 

Plus  tard  Baldo  de  Pérause,  qui  professa  cinquante-six  ans,  tout      k^oo 


1357 


134  BALDO.  PElfNA. 

en  s'occopant  des  affaires  publiques,  acquit  une  certaine  célébrité. 
<r  Dans  sa  manière  de  distinction  (dit  Gravina) ,  il  ne  divise  pas^ 
mais  il  fractionne  tant  le  sujet  que  les  parties  s'envolent  an 
vent  ;  néanmoins,  bien  que  ce  procédé  nuise  à  l'interprétation 
de  la  loi  romaine  comme  code  positif,  Baldo  fut  très-utile  au  ju- 
risconsulte pratique^  à  cause  de  la  multiplicité  des  cas  que  son 
esprit  fécond  retrouva;  aussi  estr-il  bien  rare  qu'on  le  consulte 
sans  y  trouver  toute  espèce  de  solutions,  d  Luc  de  Penna,  dans 
les  Abruzzes^  auteur  du  commentaire  sur  les  TresHbri,  surpasse 
ses  contemporains  pour  la  méthode  et  le  style  ;  puis,  comme  il 
n'a  pas  été  formé  dans  les  écoles,  mais  dans  la  pratique  des  af- 
faires^ il  a  recours  directement  aux  textes  avec  une  grande  in- 
dépendance.  Les  glossateurs  qui  suivirent  délaissèrent  les  ma- 
gistratures pour  se  livrer  aux  consultations^  source  de  renommée 
et  de  richesses. 

D'autres,  au  lieu  du  droit  romain,  étudièrent  le  droit  féodal^ 
dont  les  applications  étaient  encore  plus  fréquentes.  Obert  de 
l'Orto  et  Gérard  de  Negro^  consuls  milanais^  réunirent  en  1170 
les  constitutions  impériales  et  les  coutumes  des  différentes  cités^ 
les  sentences  qui  en  émanaient^  leurs  interprétations  person- 
nelles et  celles  d'autres  juristes.  Jamais^  il  est  vrai,  elles  n'eu- 
rent force  de  loi,  mais  elles  firent  autorité  jusque  dans  les  cours 
pontificales;  elles  furent  l'objet  de  gloses  et  de  commentaires 
infinis  de  la  part  de  Bulgare,  Pileo,  Ugolin,  Conradin,  Vincent, 
Goifredo,  et  surtout  Jean  Colombino,  qui  furent  tous  surpas- 
sés par  le  Napolitain  André  dlsemia,  et,  plus  tard,  par  Mat* 
thieu  des  Afflitti.  En  1436,  le  Bolonais  Antoine  Minuce  de  Prato- 
vecchio  avait  donné  une  meilleure  forme  aux  livres  féodaux, 
qui  furent  confirmés  par  l'empereur  Frédéric  III  et  enseignés 
publiquement  à  Bologne.  L^illustre  Cujas,  déposant  le  mépris 
que  les  juristes  manifestaient  d'ordinaire  pour  tout  ce  qui 
n^était  pas  romain,  améliora  et  rendit  plus  clair  ce  recueil  au 
moyen  d'une  critique  plus  intelligente  et  d'une  forme  plus  cor- 
recte; ce  recueil  se  complète  par  les  lois  féodales,  du  reste  les 
plus  nombreuses  et  les  plus  précises,  que  publia  Barberousse, 
qui  avait  prohibé  ^aliénation  des  fiefs  et  rétabli  en  Italie  les  rè- 
gles impériales  (1)* 

(1)  Selon  Cojas  {Defêud.^  lîv.  i),  la  coutume  variait  dans  les  villes  :  à  Milan, 
Crémone  el  Pavie,  le  vassal  pouvait  aliéner  ses  fiefe  sans  le  consentement  du 
seigneur,  tand»qu*U  lui  était  indispensable  à  Mantoueet  à  Vérone.  A  Plaisance, 


DROIT  CAKOmOUE.  495 

A  cette  métne  époque^  le  droit  canonique  se  complétait.  Un 
recueil  authentique  des  lois  ecclésiastiques  émanées  des  coUr 
ciies  et  des  empereurs^  fait  par  Jean  Scholastique,  patriarche 
de  Ck)nstantinople,  vers  le  milieu  du  sixième  siècle,  devint  loi 
de  l'Église  d'Orient.  En  Occident,  après  les  collections  de  Denis 
le  Petit  et  d'Isidore^  dont  nous  avons  parlé,  Réginon,  abbé  de 
Pum,  en  fit  une  vers  la  fin  du  neuvième  siècle  ;  on  doit  à  Burc- 
khard,  évéque  de  Worms,  appelé  Brocard  par  corruption  de 
son  nom,  le  Magnum  decretamtn  volumen,  dans  lequel  il  ior 
dique  des  questions  incertaines  et  scabreuses.  Yvon  de  Char- 
tres disposa  méthodiquement  le  Décret  en  dix-sept  livres;  enfin 
le  bénédictin  GraticAi  de  Ghiusi,  dans  la  Concordantia  canontm  iiM 
ou  Decretnm,  compléta  la  jurisprudence  canonique.  Eugène  III, 
dit-on,  l'approuva,  et  Tauteur,  avec  Ranieri  Bellapecora^  fut  le 
premier  qui,  à  Bologne,  fit  un  cours  public  sur  cette  matière. 
Son  ouvrage  comprend  les  canons  des  Apôtres,  ceux  des  cent  cinq 
conciles,  les- décrétâtes  des  papes' avec  celles  du  faux  Isidore,  et 
beaucoup  de  passages  tirés  des  saints  Pères ,  des  livres  pontifi- 
caux, du  code  Théodosien  et  d'autres.  Faisant  autorité  dans  le 
droit  canonique,  comme  le  code  Justinien  dans  le  droit  civil,  le 
décret  de  Gratien  eut  une  foule  de  commentateurs;  mais,  pour 
le  débarrasser  de  ses  scories,  il  fallait  attendre  des  siècles  plus 
éclairés  (1). 

Les  consultations  demandées  successivement  à  Rome  provo- 
quèrent de  nouvelles  décrétâtes,  dont  Bernard  Girea^  évéque  de 
Faenza,  puis  de  Pavie,  fit  un  recueil  ;  un  autre  fut  commandé  i 
Pierre  de  Bénévent  par  Innocent  III,  et  approuvé  pour  faire  au* 
torité;  enfin  une  collection  anonyme  parut  après  1215  :  mais 
aucune  de  ces  compilations  n'était  complète,  et  toutes  conte- 
naient des  décrets  incertains.  Grégoire  IX  chargea  donc  le  Bar* 
celouais  Raymond  de  Pegnafort  de  recueillir  les  décrétâtes  pos*- 
térieures  à  1150,  date  où  finit  la  compilation  de  Gratien;  de  ce 

celui  qcd  inTestÎMait  un  antre  d'un  fief  tranamiMible  au  snooeasenr  ne  pouTait 
l'en  dépouiller  tant  qu'il  vivait  ;  le  contraire  était  possible  à  Milan  et  à  Cré- 
mone. Les  coutumes  de  la  Fouille  et  de  la  Sicile,  relatives  à  cette  matière,  se 
conservaient  dans  des  livi*es  appelés  DefetarJ,  qui  périrent  sous  Guillaume  I  ; 
mais  Mathieu  Notaro  les  suppléa  de  mémoire.  Giannone,  xiii,  3. 

(t)  D'après  diverses  tentatives,  môme  par  Tordre  et  le  soin  des  pontifes ,  le 
Turinols  Sébastien  Beritfdl  fit  imprimer  à  Venise,  en  1777  :  Graiiam  eanortes 
genmni  ab  apocryplùs  ditcnti;  corrupù  ad  ememiatiorum  codUumfidémtxaeH; 
IdiUfiàiiorct  oomtnoda  U^tfrpretati^ne  Ulu$irati, 


436  mPLUENCE  DU  DROIT  CIVIL. 

travail  sortit  le  second  corps^  mais  le  plus  important ,  du  droit 
canonique^  et  qui  d'ailleurs  fut  lui-même  augmenté  par  des 
additions  successives. 

L'étude  du  droit  exerça  la  plus  grande  influence  ;  en  effets 
elle  faisait  revivre  au  profil  des  modernes  Pexpérience  des  an- 
ciens ,  déposée  dans  un  système  de  lois  où  tout  ce  qui  importe 
essentiellement  à  la  société  civile  était  déterminé  avec  une  saga- 
cité^ une  équité^  une  précision^  bien  supérieures  aux  tentatives 
des  codes  barbares.  Une  fois  la  preuve  testimoniale  admise^  l'es- 
prit humain  se  dé?eIoppa  dans  cet  exercice  qui  avait  pour  objet 
la  recherche  des  vérités  et  leur  application;  il  remonta  vers  les 
études  classiques  pour  mieux  découvrir  la  signification  des 
choses,  et  cette  manière  de  raisonner,  d'autant  plus  solide 
qu'elle  s'appuyait  sur  les  faits^  corrigeait  la  tendance  sophis* 
tique  des  écoles. 

Les  légistes,  comme  la  doctrine  et  la  patience  manquaient 
aux  barons^  prirent  la  place  des  feudataires  dans  les  offices  de 
judicature.  Séduits  par  la  constitution  romaine,  ils  établirent 
une  école  théorique  et  pratique  de  gouvernement,  dont  la  pre- 
mière règle  était  Funité  et  l'indivisibilité  du  pouvoir  souve- 
rain; en  vertu  de  ce  principe,  ils  regardaient  comme  une  usur- 
pation les  seigneuries  féodales,  comme  non  avenue  Poccupation 
des  barbares,  et  comme  indignes  du  nom  de  lois  celles  qu'ils 
avaient  publiées.  Fait  unique  et  merveilleux  !  la  législation  morte 
d*un  peuple  détruit  devint  la  science  politique  et  sociale  de  toute 
l'Europe ,  et  de  nos  jours  même  les  codes  trouvent  un  appui, 
des  commentaires  ou  des  suppléments  dans  les  décisions  de  Pa- 
pinien  et  l'opinion  des  glossateurs. 

Toutefois  il  est  pénible  de  voir  que  les  peuples  nouveaux 
n'aient  pas  songé  à  emprunter  à  cette  législation  seulement  ce  qui 
pouvait  leur  convenir,  au  lieu  d'adopter  un  amas  de  lois  étran- 
gères à  leurs  coutumes  et  à  l'ordre  social,  ces  principes  absolus, 
ces  formules  matérielles  et  ces  rigides  conséquences  qui  i^'étaient 
point  en  rapport  avec  la  société  nouvelle,  ni  avec  les  mœurs 
modernes,  ni  avec  le  christianisme;  mais  il  est  beaucoup  plus 
facile  de  tout  prendre  que  de  faire  un  choix,  et  le  parti  gibelin 
avait  intérêt  à  considérer  les  Frédérics  comme  les  successeurs 
de  Théodose.  Tous  ces  faits  produisirent  donc  une  législation 
compliquée,  incohérente,  encore  obscure  après  des  commen- 
taires infinis,  et  peut-être  à  cause  de  ces  commentaires. 

Dans  les  villes  libres,  néanmoins,  les  juristes  constituaient  un 


nVFLUENGE  DU  DROIT  GIYII.  137 

corps^  avec  des  emplois  honorifiques  et  d'autres  charges;'  ils 
jouissaient  en  outre  d'une  grande  considération ,  et  des  per- 
sonnes distinguées  portaient  dans  la  jurisprudence  un  rare  sens 
pratique  et  une  dignité  réelle.  Le  droit  canonique  servit  beau- 
coup pour  améliorer  la  législation^  mais  surtout  la  condition  du 
peuple  ;  en  effet,  pour  Pordre  des  successions,  les  mariages  et 
autres  points  légaux^  les  prêtres  n^avaient  aucun  motif  de  faire 
des  lois  iniques. 

Dans  les  conciles,  composés  de  prélats  de  toutes  les  nations, 
espèce  d'aréopage  supérieur  aux  convenances  féodales^  affranchi 
de  tout  intérêt  de  parti,  rarement  les  canons  ne  comprenaient 
qu'un  pays,  et,  comme  ils  avaient  pour  base  la  morale  au  lieu 
de  la  politique,  ils  servaient  à  l'équité  générale.  Les  juridictions 
féodales  furent  moins  vexatoires  dans  les  mains  des  évéques  et 
des  abbés  que  dans  celles  des  comtes  et  des  barons,  parce  que 
le  prêtre  était  obligé  à  quelques  vertus  dont  le  laïque  se  .croyait 
dispensé.  La  charité  et  le  pardon  des  injures,  essence  de  la  mo- 
rale chrétienne,  étaient  spécialement  commandés  par  les  lois  de 
l'Église  dans  un  temps  où  le  pacte  social  autorisait  la  guerre  de 
tous  contre  tous.  Les  peines  étaient  plus  douces  ;  par  respect  pour 
l'image  de  Dieu,  l'Église  avait  aboli  le  supplice  de  la  croix  et  la 
marque  sur  le  front;  aucune  sentence  de  mort  n'était  prononcée, 
et  souvent  on  envoyait  le  coupable  dans  un  cloître  pour  faire 
pénitence  et  s'amender.  La  torture,  approuvée  par  le  divin  Au- 
guste, et  conservée  longtemps  même  par  les  Anglais,  si  avancés 
dans  la  pratique  de  la  liberté,  ne  figurait  pas  dans  le  droit  cano- 
nique (i);  néanmoins  bien  des  siècles  devaient  s'écouler  avant 
que  la  philosophie  pût  faire  valoir  de  pareils  documents. 

Le  clergé,  étranger  au  métier  des  armes,  répudiait  les  preuves 

(1)  Liv.  I,  pr.  D.  de  qiuest.  :  Cum  capîtaUa  et  atroctora  maUficia  non 
aiitâr  explorari  passant  quam  per  servonim  quœstionesj  efficacissîmas  eas  esse 
ad  retfuirendam  'verUatem  existîmo^  ethabendas  censeo.  Le  pape  Nicolas  I,  dans 
une  lettre  aux  Bulgares  récemment  convertis,  la  condamne,  comme  aurait  pu 
le  faire  Beccaria  neuf  siècles  après  :  «  J'apprends  que,  lorsque  vous  avez  pris 
«  un  voleur,  vous  le  soumeUez  à  la  torture  pour  qu*il  fesse  des  aveux  ;  mais  au- 
«  cune  loi  divine  ni  humaine  ne  vous  y  autorise,  la  confession  devant  venir  spon- 
«  tanément,  se  faire  volontairement,  et  non  être  arrachée  par  force.  Si,  après 
<t  avoir  infligé  cette  peine,  vous  ne  décon\Tez  rien  de  ce  qui  est  imputé  au 
«  prévenu,  ne  devez-vous  pas  rougir?  Cela  ne  démontre-t-il  pas  l'iniquité  de 
«  votre  jugement?  Et  si  qtielqu'nn,  ne  résistant  pas  aux  tourments,  se  confesse 
«  coupable  sans  l'être,  sur  qui  retombe  l'impiété,  sinon  sur  celui  qui  l'oblige 
«  à  iSûre  unr  aveu  mensonger?  Abandonnez  donc  et  exécrez  de  pareils  usages.  » 


138  INFXUERCB  im  DHOIT  BOGLBSI ASTIQUE. 

du  duel  ou  de  l'ordalie  (1)»  qu'il  remplaçait  par  le  témoignage, 
et,  comme  preuve  subsidiaire,  par  le  serment  ;  il  introduisait 
plus  de  régularité  dans  l'administration  de  la  justice,  dans  les 
ventes,  les  prêts  et  les  hypothèques,  car  les  tribunaux  ecclésias- 
tiques statuaient  sur  toutes  les  obligations  contractées  sous  la 
foi  du  serment.  Innocent  lll  et  le  quatrième  concile  de  Latran 
instituèrent  la  procédure  écrite»  en  prescrivant  que,  dans  les  ju- 
gements ordinaires  ou  extraordinaires,  le  juge  se  fit  assister 
d'un  notaire  public,  s'il  était  possible;  deux  personnes  capa- 
bles devaient  écrire  les  actes,  c'est-à*dire  les  citations,  les  re- 
mises, les  requêtes,  les  exceptions,  les  témoignages,  etc.,  le 
tout  avec  l^indication  des  lieux,  des  temps,  des  personnes,  et  le 
juge  en  remettait  copie  aux  parties,  en  conservant  l'original 
pour  les  cas  où  quelque  doute  s'élèverait  (2).  Le  droit  même  dé^ 
termina  le  mode  des  citations  et  la  substance  de  la  procédure: 
les  recpurs  au  possessoire  acquirent  de  l'étendue  et  de  la  force; 
les  demandes  reconventionnelles  étaient  favorisées,  les  voies  de 
conciliation  recommandées,  et,  dans  les  appels,  on  distinguait 
l'effet  dévolutif  du  suspensif. 

Le  droit  civil  n'autorisait  pas  les  femmes  à  poursuivre  en  jus-^ 
tice  sans  le  consentement  du  mari,  ce  qui  les  empêchait  de  ré- 
clamer contre  lui;  il  n'en  était  pas  ainsi  des  tribunaux  ecclé- 
siastiques, devant  lesquels  l'union  avait  été  contractée,  la  dot 
stipulée,  et  qui  connaissaient  des  questions  d^nfidélité,  de  sépa- 
ration, de  divorce.  Les  lois  qui  protégaient  les  biens  du  clergé 
enseignaient  qu^il  existait  une  propriété  dont  la  conquête  n'était 
pas  la  source,  avec  d'autres  garanties  que  la  violence,  garanties 
qui  ne  devaient  pas  tarder  à  devenir  communes.  On  appréciait 

(1)  Daos  le  statut  que  Giordano,  abbé  du  monastère  de  Sainte-Hélène,  donnait 
au  château  de  Montecalvo  en  1190,  les  jugements  de  Dieu  étaient  prohibés,  et 
la  liberté  individuelle  assurée,  personne  ne  devant  être  arrêté  si  ce  n'est  en 
vertu  d*un  jugement  ;  on  pouvait  même  éviter  l'arrestation  préventive  en  of- 
frant une  garantie  :  Nemo  MontisctUvi  judicium  ferri  fervidi  et  aquœ  calidœ» 
vel  pugnam  facere  débet,   Nemo  ftabitator  Montiscaivi  capi  débet  antequam 

judicetur  :  ae  si  judicatus  fuerit  ^  capi  non  débet  si  fidejussorem  dare  pottterit, 
prœter  in  gravioribus  adpis,  de  qnibus  corporaiiter  judicatur.  Insuper  nihil  in 
eodem  Castro  sine  judicio  capi  débet»  C'est  précisément  la  loi  anglaise  de  VHa' 
béas  corpus.  Voir  Tria,  Mem,  storiche  délia  città  e  dioeesi  di  Larino, 

(2)  Gapit.  II,  De  probat,,  dans  les  décrétâtes  de  Grégoire  IX.  Pour  ce  qui 
suit,  voir  les  titres  De  indiciis  et  de  libellis  oblat,i  De  off,  et  pot,jud,  deleg,; 
De  foro  comp.  Voir  encore  Rocco  :  Jus  cauonicum  ad  civiUm  jurisprudentiam 
perficiendam  quid  attulerit.  Païenne,  1839. 


INFLUENCE  tfO  DROIT  ECQLfelÂSTIOlTE.  139 

mieux  rinviolabilitédes  personnes  en  voyant  le  haut  prix  auqud 
était  évaluée  la  vie  de  l'ecclésiastique  ;  on  ne  pouvait  défier  ses 
parents»  et  Toffenseur  avait  à  faire  à  toute  une  société  puis- 
sante. L'asile  soustrayait  le  coupable  à  la  vengeance  immédiate, 
mais  non  à  la  justice^  entre  les  mains  de  laquelle  on  le  remet- 
tait si  le  crime  était  constaté;  Texclusion  du  duel  entraînait  la 
nécessité  d'accepter  la  composition  des  tribunaux.  Ainsi,  tandis 
qu'elle  semblait  ne  songer  qu'à  son  propre  intérêt,  l'Église  tra- 
vaillait pour  tous  les  peuples,  qui  devaient  un  jour  convertir  en 
droits  communs  les  principes  qu'elle  introduisait  comme  des 
privilèges  (4). 

Tombé  des  mains  des  forts  dans  celles  des  sages,  le  pouvoir 
législatif  s'améliorait,  pour  réagir  avec  avantage  sur  l'opinion  ; 
aussi,  dit  Montesquieu,  nous  sommes  redevables  au  christianisme 
d'un  certain  droit  des  gens  dans  la  guerre,  dont  la  nature  hu- 
maine ne  pourra  jamais  lui  témoigner  assez  de  reconnaissance; 
depuis  ce  droit,  la  victoire,  parmi  nous,  laisse  aux  vaincus  la 
vie,  la  liberté,  les  biens,  les  lois,  la  religion.  Après  ces  bienfaits, 
je  m'avoue  fort  disposé  à  pardonner  aux  compilateurs  des  Décré- 
tales  de  ne  pas  avoir  eu  assez  de  critique  pour  distinguer  celles 
qui  étaient  fausses;  d'avoir  cru  que  le  pape  était  véritablement 
supérieur  à  tous  les  évéques,  et  pouvait  imposer  aux  rois  l'obli^ 

(1)  S'il  est  quelqu'un  qui,  dans  notre  siècle,  ait  conservé  toutes  les  ran- 
cunes et  toutes  les  préventions  du  siècle  passé  contre  Torganisation  ecclésias- 
tique, c'est  Guillaume  Libri,  et  pourtant  il  écrit  :  j4  la  chute  de  C empire 
romain  t  Église  devint  dépositaire  de  la  civilisation  de  t Europe,  etj  prêchant 
tÉpangile  aux  envahisseurs,  elle  adoucit  tes  mœurs  des  plus  farouches,  et  lettf% 
enseigna  la  charité.  Par  f  influence  de  la  religion,  ils  apprirent  les  élémekts  du 
lettres  latines,  et  s'iu^tuèrent  à  vénérer  en  Rome,  même  après  l'avoir  msservie% 
la  capitale  de  la  chrétienté.  Les  pieux  missionnaires  qui  parcouraient  alors  t  Oc- 
cident représentaient  un  ordre  social  bien  moins  imparfait  que  tout  ce  qui  exis» 
tait  chez  les  barbares;  et  leur  parole  désarmée ,  descendant  sur  des  hommes  qui 
semblaient  destinés  ^  faire  de  l'Europe  un  immense  tombeau,  les  arrêta,  tei 
subjugua,  leur  inspira  t amour  du  prochain,  qui  était  pour  eux  la  plus  néees» 
saire  des  vertus.  Ce  fut  le  plus  beau  tempt  dtt  christianisme.,,  qui  futpluâ 
vénérable,  plus  sublime  aux  jours  de  lutte  et  d'adversité,  que  dans  ses  temps  de 
puissance  et  de  splendeur  (Hist.  des  sciences  mathématiques  en  Italie;  yoI.  ly, 
p.  2).  De  là  il  passe  à  soutenir  Tinimitié  de  TÉglise  contre  toutes  les  sciences, 
excepté  contre  le  catéchisme  ;  puis  il  soutient  que  c'est  aux  musulmans  que 
l'on  doit  la  renaissance  des  lettres  :  Les  Arabes  ont  semé  partout  les  germes  dé 
la  civilisation,,,  partout  la  civilisation  arabe  communique  aux  esprits  ttne  noté* 
velle  activité,,,  ils  ont  été  les  madrés  en  tout  des  chrétiens.  Aipsi  les  Arabes 
fii-ent  en  quelques  années  ce  que  l'Église  n'avait  pat  sa  foire  en  plusl^ra  sièclesl 


140  LES  UNIVERSITÉS. 

gation  d'être  justes  et  de  ne  pas  écraser  les  peuples  sous  le  poids 
des  impôts. 

Avec  la  jurisprudence^  la  doctrine  sortait  du  sanctuaire^  et  le 
savant  n'était  pas  seulement  clercy  mais  encore  docteur.  En 
outre,  toutes  ces  discussions,  mêlées  de  théorie  et  de  pratique, 
attestent  un  extraordinaire  mouvement  intellectuel,  qui  exer- 
çait sur  la  société  la  même  influcrtice  réformatrice  que  le  déve- 
loppement politique.  En  effet,  lorsqu'une  nation  se  réveille,  elle 
étend  son  activité  sur  toutes  les  parties,  qu'elles  soient  politi- 
ques, intellectuelles  ou  morales. 

Dans  l'origine,  on  appelait  université  toute  réunion  libre  ;  les 
savants,  organisés  en  associations  libres  qui  prévenaient  l'action 
des  gouvernements,  et  dont  chacune  administrait  ses  propres 
affaires,  prirent  également  ce  nom.  Quelque  érudit  de  renom 
commençait  à  professer  dans  une  ville  ;  les  auditeurs  accou- 
raient, d'autres  savants  profitaient  de  l'occasion  pour  faire  éta- 
lage de  leurs  connaissances,  et  c'est  ainsi  que  se  formait  une 
université.  Au  milieu  d'une  si  grande  disette  de  livres  et  de 
moyens  d'instruction  particulière,  on  ne  pouvait  apprendre  que 
de  vive  voix,  et  les  cours  étaient  suivis,  non  par  des  jeunes 
gens,  mais  par  des  hommes  faits  et  déjà  recommandables.  A 
l'imitation  de  la  société  civile,  les  universités  se  constituaient  en 
communes,  avec  des  honneurs  et  des  franchises  pour  les  étu- 
diants et  les  professeurs  ;  avivées  par  cet  intérêt  qui  naît  des 
communications  verbales  entre  les  maîtres  et  les  disciples,  elles 
acquéraient,  à  la  faveur  des  études  indépendantes,  de  la  force 
.et  delà  dignité;  puis,  à  l'exemple  des  communes,  elles  sollici- 
taient auprès  des  rois  et  des  papes  des  privilèges,  dont  le  plus 
important  était  de  pouvoir  conférer  le  doctorat. 

Les  professeurs,  grandement  stimulés  par  Tidée  qu'ils  se  trou- 
vaient exposés  aux  regards  de  l'Europe  littéraire,  étaient  rému- 
nérés par  les  étudiants,  et  l'université  ne  se  soutenait  que  par 
leur  réputation.  Le  concours  des  étudiants  pro€urait  des  avan- 
tages aux  villes,  qui  s'efforçaient  de  maintenir  ces  établissements; 
plus  tard,  elles  se  disputèrent  les  professeurs  en  leur  offrant  de 
gr     honoraires. 

Les  maîtres  et  les  universités  ne  ressemblaient  donc  point  à 
ce  que  l'on  voit  aujourd'hui;  autour  de  nos  universités  moder- 
nes, cause  active  de  corruption,  la  jeunesse,  qui  pourrait  trou- 
ver partout  le  savoir,  des  livres  et  des  professeurs,  se  réunit 
pour  flétrir  entre  la  débauche  et  lé  mauvais  exemple  la  fleur 


LES  UNIVERSITES.  141 

de  son  âge  et  la  fraîcheur  des  sentiments^  oublier  les  préceptes 
moraux  puisés  au  foyer  domestique,  et  faire  son  apprentissage 
du  vice;  elle  suit  un  cours  officiel  sous  des  professeurs  dont  elle 
n'a  ni  l'estime  ni  la  confiance»  mais  qui  lui  sont  imposés  pai*  un 
gouvernement  qu'elle  n'aime  peut-être  pas. 

L'  mportance  des  universités  faisait  qu'on  entourait  leur  origine 
de  fables  :  celle  de  Bologne  prétendait  avoir  été  fondée  par 
Théodose  H  en  443  ;  mais  son  premier  privilège^  copié  sur  celui 
dont  Justinien  gratifia  Béryte^  lui  fut  concédé  à  Roncaglia  par 
Frédéric  Barberousse:  il  avait  pour  but  de  protéger  ceux  qui 
viendraient  du  dehors  étudier  dans  ses  murs^  et  de  les  mettre  à 
Tabri  d^  toutes  poursuites  pour  dettes  ou  délits,  en  leur  accor- 
dant la  faculté  de  choisir  la  juridiction  particulière  des  profes-. 
seurs;  l'université  élisait  un  recteur  afin  d'exercer  cette  juridic- 
tion. On  n'étudia  d'abord  dans  cette  ville  que  le  droit,  auquel 
furent  ensuite  ajoutés  les  arts  libéraux  et  la  médecine;  enfin 
Innocent  lY  y  joignit  une  école  de  théologie,  sur  le  modèle  de 
celle  de  Paris,  fondée  vers  la  môme  époque,  et  qui  avait  dans  la 
théologie  scolastique  et  la  philosophie  autant  de  réputation  que 
Bologne  dans  la  jurisprudence.  Ces  deux  universités  furent  les 
plus  renommées  du  moyen  âge  ;  mais  celle  de  Bologne  était 
composée  des  écoliers,  qui  choisissaient  des  chefs  dont  les  pro- 
fesseurs eux-mêmes  devaient  reconnaître  l'autorité,  tandis  que 
les  professeurs  seuls  appartenaient  à  celle  de  Paris,  à  l'exclu- 
sion des  élèves,  qui  restaient  subordonnés.  Les  deux  systèmes 
dérivaient  de  la  diversité  du  gouvernement  des  deux  villes  et 
de  la  nature  de  l'enseignement  :  dans  Tune,  la  république 
et  Pétude  des  lois;  dans  l'autre,  la  monarchie  et  Pétude  de  la 
théologie. 

A  Bologne,  les  divers  portiques  formaient  donc  des  universi- 
tés distinctes,  et  celle  du  droit  était  divisée  en  deux  :  l'une ,  des 
ultramontains,  avec  dix-huit  nations  ;  l'autre,  des  citramonttûns, 
avec  dix-sept  (1). 

(1)  Les  ultramontains  étaient  fournis  par  la  Gaule,  le  Portugal,  la  Provence, 
TAngleterre,  la  Bourgogne,  la  Savoie,  la  Gascogne,  TAuvergne,  le  Uerry,  la 
Touraine,  la  Castille,  T Aragon,  la  Catalogne,  la  Navarre,  T Allemagne,  la  Hon- 
grie, la  Pologne,  la  Bohême  et  la  Flandre  ;  les  citramontains,  par  la  Romagne, 
TAbnizze  et  la  Terre  de  Labour ,  la  Pouille  et  la  Calabre,  la  Marche  d'Ancône 
inférieure,  la  supérieure,  la  Sicile,  Florence,  Pise  et  Lucques,  Sienne, 'Spolète, 
Ravenne,  Venise,  Gènes,  Milan,  les  Lombards,  les  Tessalonici  et  les  CeUstinu 

Les  leçons  comprenaient  les  cinq  parties  du  Corpus  jurii,  et  nous  avons 


I4i  LES  UMtTERSlTiS. 

Les  étudiante  en  droit  étrangers  {advênm  foretues)  iùa]ssaieni 
des  prérogatives  civiles  dans  toute  leur  plénitude  ;  convoqués 
par  le  recteur,  auquel  ils  juraient  obéissance  chaque  année,  ils 

encore  celles  d*Odo(redo  sur  les  trois  paitMsdu  Digeste  et  sur  les  neuf  premiers 
livres  du  Gode.  Un  seid  pouvait  faire  plusieurs  ooun»  eC  suffire  aussi  à  un  grand 
nombre  d'étudiants,  chaque  cours  durant  une  année,  et  chaque  réunion  une 
heure,  nani  le  quatorzième  siècle,  on  changea  cette  distribution;  les  trois  par- 
ties du  Digeste  et  le  Gode  furent  enseignés  simultanément  par  deux  docteurs, 
et  par  un  autre  le  Voliunen,  qui  contenait  les  Institutes,  les  Authentiques ,  le 
droit  féodal,  les  lois  impériales  et  les  trois  derniers  livres  du  Gode.  Plus  tard 
on  introduisit  des  cours  spéciaux  sur  une  seule  matière  ;  les  notaires,  surtout  à 
Bologne,  avaient  des  cours  pour  leur  profession,  avec  le  droit  d'ensei^er. 

Voici  comment  on  procédait  d*ordinaire  dans  les  cours.  Après  l'exposition 
d'un  programme  général  (summa),  on  lisait  le  texte  sur  lequel  devait  s'exercer 
la  critique,  puis  on  donnait  des  éclaircissements  suf  les  difficultés,  les  contra- 
dictions, les  cas  spéciaux  (castis)  ;  on  faisait  une  récapitulation  des  i*cgles  gé- 
nérales {brocarda)  \  on  discutait  les  points  douteux  (quœstîones)  ;  mais  cet  ordre 
n'empêchait  pas  que  chaque  professeur  ne  conservât  pleine  liberté  dans  la 
méthode  et  renseignement.  Les  étudiants  écrivaient  sous  la  dictée,  libres  d'in- 
terrompre et  d'adresser  des  questions,  surtout  dans  les  levons  extraordinaires 
qui  se' donnaient  après  le  dîner.  Plus  tard  on  iuti'oduisit  les  quinternetti  ou 
glouiSj  qui,  dès  le  principe,  étaient  faites  par  chacun  en  marge  du  texte  même, 
et  perfectionnées  successivement  ;  après  la  mort  du  maitrci  on  les  recherchait 
avec  avidité,  parce  qu'elles  contenaient  le  résumé  de  la  science  de  l'auteur.  Dans 
la  suite,  on  leur  donna  plus  d'étendue,  et  les  éclaircissements  d'un  mot  devin- 
rent un  commentaire.  A  la  suite,  Wnrent  les  Questions,  des  livres  sur  l'ordre 
judiciaire,  des  traités  sur  les  actions,  des  distinctions,  des  recueils  de  contro- 
verses, que  l'on  l'ecopiait  à  l'envi.  Dans  les  écoles,  on  déterminait  les  livres  sur 
lesquels  ou  devait  s'exercer;  en  général,  on  n'expliquait  dans  une  année  que 
quelques  textes,  au  détriment  de  l'indépendance  et  de  la  profondeur. 

L'examen  privé  coûtait  60  livres,  et  l'examen  public  80.  Il  en  revenait  24 
au  docteur  qui  présentait,  et  2  ou  seulement  1  à  chaque  docteur  assistant,  selon 
que  l'examen  était  public  on  privé  ;  12  et  1/2  à  l'archidiacre  pour  chaque  exa- 
men,  et  S  pour  chaque  discours.  On  dépensait  beaucoup  plus  dans  les  cérémo- 
nies d'apparat,  si  bien  que  le  pape,  en  1311,  ordonna  que  nul  ne  dépassât  pour 
ce  genre  de  luxe  la  somme  de  500  livres. 

Nous  avons  fait  le  relevé  du  traitement  de  quelques  professeurs.  Guido  de 
Suzzara  s'engagea  à  interpréter  le  Digeste  à  Bologne  moyennant  300  livres  bo- 
lonaises que  lui  promirent  les  étudiants.  Dino  de  Mugello  enseigna  a  Pistoie 
pour  200  livTcs  pisanes  par  an  ;  puis  i  Bologne,  pour  10  livres  bolonaises , 
ajoutées  probablement  à  la  rétribution  des  élèves.  Naples  lui  offrit  100  onces 
d'or.  Les  religieux  appelés  frères  du  Sac  appelèrent,  en  1270,  le  Florentin 
Lapo,  pour  faire  dans  leur  couvent  un  cours  de  physique  et  de  logique,  au 
prix  de  30  livres  bolonaises,  outre  la  nourriture  ;  en  1261,  le  Vicentin  AmoM, 
pour  enseigner  le  droit  canonique,  moyennant  50  livres,  à  la  cnadition  qu'il 
aurait  au  moins  vingt  éooUers;  le  Ber^ousque  Aldovfmd  des  Ukiponi,  pour 


UNIVSRSITi  DE  BOLOGNE.  143 

coDsUtuaieiit  une  université  propra,  avec  voix  délibérative  dans 
les  assemblées.  Oiaque  nation  se  faisait  représenter  par  un  ou 
deux  conseillers,  qui^  adjoints  au  recteur^  formaient  le  sénat 
pour  Texameu  des  affaires.  Un  syndic  annuel  représentait  en 
justice  les  deux  universités;  un  notaire,  annuel  lui-même^  com- 
me le  massier  et  les  deux  bedeaux^  en  rédigeait  les  actes.  Gha« 
que  année^  on  élisait  aussi  deux  taxateurs,  un  pour  la  ville  et 
Taufre  pour  les  étudiants^  chargés  de  fixer  le  prix  des  logements. 
L'écolier  avait  le  droit  de  rester  trois  ans  dans  la  maison  choisie 
par  lui  ;  le  propriétaire  qui  exigeait  au  delà  du  prix  convenu , 
se  plaignait  à  tort  de  son  locataire  ou  le  maltraitait^  ne  pou* 
vait  plus  loger  d'autres  étudiants. 

Les  professeurs  y  au  moment  de  leur  promotion,  puis  une  fois 
chaque  année,  devaient  jurer  obéissance  au  recteur  et  aux  sta- 
tuts; ils  pouvaient  être  suspendus  et  frappés  d'une  amende,  avec 
interdiction  de  voter  dans  les  assemblées  ou  de  remplir  les  char- 
ges de  l'université,  comme  les  écoliers  natifs  de  Bologne,  qui 
restaient  sous  la  dépendance  de  i^autorrté  municipale.  Le  rec- 
teur devait  être  lettré,  célibataire,  âgé  de  vingt-cinq  ans  au 
moins,  jouir  d'une  honnête  aisance,  avoir  étudié  le  droit  à  ses 
frais  pendant  cinq  ans  au  moins,  et  n'appartenir  à  aucun  ordre 
religieux;  il  était  renouvelé  tous  les  ans  dans  une  assemblée  où 
votaient  son  prédécesseur,  les  conseillers  et  quelques  électeurs 
choisis  par  l'université.  Dans  les  cérémonies,  il  avait  le  pas  sur 

interpréter  Vlnfortiat,  avec  un  traitement  de  120  livres,  et  Raulo  pour  faire 
un  cours  de  médecine,  moyennant  150.  PilUo  vint  à  Bologne  enseigner  le  droit 
civil  pour  100  marcs  d'argent.  Thomas  d*Aquin  recevait  de  Charles  I"une  once 
d'or  par  mois.  Eu  1399,  Bakio  touchait  k  Plaisance  164  livres  ])ar  mois,  pour 
commenter  le  Code,  et,  en  U97,  1200  par  an;  Marsilio  de  Sainte-Sophie, 
1 70  livres,  y  compris  le  loyer  de  sa  maison  ;  les  autres|  de  4  jusqu'à  66  livres  par 
mois.  Quelquefois  les  écoliers  servaient  presque  de  pages  aux  maîtres,  découpant 
à  table  et  leur  versant  à  boire,  etc.  Odofredo,  outre  ses  le^is  à  TUniversité, 
en  donnait  d'extraordinaires  à  quiconque  voulait  les  payer;  mais,  comme  il  en 
tirait  peu  de  profit,  il  finit  un  jour  l'explication  du  Digeste  par  ces  mots  :  r  Et 
n  je  vous  dis  que  l'année  prochaine  j'entends  enseigner  ordinairement,  bien  et 
<t  légalement,  comme  je  n'ai  jamais  fait;  mais  je  ne  pense  pas  tire  (professer) 
«  extraordiuaireraent,  parce  que  les  écoliers  ne  sont  pas  bons  payeurs;  ils  veu* 
ti  lent  entendre  sans  bourse  délier,  conformément  à  ce  dicton  :  Cluieun  veut 
«  apprendre,  personne  ne  se  soucie  de  payer.  Je  n'ai  pas  autre  chose  a  vous 
n  dire,  allez  avec  la  bénédiction  du  Seigneur.  »  L'Espagnol  Garcias  fut  le  pre^ 
mier  auquel  on  assigna,  en  12S0,  non  un  traitement  annuel,  mais  le  capital 
de  ISO  livres;  puis,  eu  1289,  le  professeur  du  droit  civil  reç^^t  par  an  100  Uvres^ 
et  celui  du  droit  canoDf  150. 


144  UNIVEESITÉ  DE  BOLOGNE. 

les  évéques  et  les  archevêque»^  à  ^exception  de  celui  de  Bolo* 
gne^  et  môme  sur  les  cardinaux  séculiers.  Le  titre  de  magnifia 
que  lui  fut  attribué  au  quinzième  siècle. 

U  existaitdonc  à  Bologne  quatre  juridictions  :  celle  des  magis- 
trats ordinaires,  celle  de  la  cour  épiscopale^  celle  des  profes- 
seurs et  celle  du  recteur.  Les  fréquentes  collisions  entre  ces  pou- 
voirs distincts,  la  turbulence  et  les  rixes  des  étudiants,  agitèrent 
souvent  la  république  :  quelquefois  les  écoliers  se  retiraient  tous 
dans  une  autre  ville,  jusqu*à  ce  qu'on  eût  consenti  à  leurs  de- 
mandes exorbitantes;  parfois  encore,  excommuniée  par  les  papes 
ou  mise  au  ban  de  Tempire,  Bologne  voyait  émigrer  la  docte 
multitude  à  qui  elle  devait  sa  vie  et  ses  richesses.  La  ville  attirait 
les  écoliers  par  de  grands  privilèges  ;  elle  exemptait  les  profes- 
seurs du  service  militaire  et  de  toute  espèce  de  taxes,  indem- 
nisant môme  les  étrangers  des  vols  commis  à  leur  préjudice,  si 
le  coupable  ne  pouvait  le  faire. 

Les  docteurs  devaient  jurer  de  ne  point  enseigner  ailleurs 
qu'à  Bologne  ;  les  citoyens  qui  détournaient  un  écolier  de  cette 
université,  les  professeurs  bolonais  âgés  de  plus  de  cinquante 
ans,  ou  les  professeurs  étrangers  salariés  qui  passaient  dans  une 
autre  école  avant  le  temps  fixé  par  leur  engagement,  devaient 
subir  la  mort  et  la  confiscation. 

L^université  prenait  sous  sa  protection  les  artistes  qui  travail- 
laient pour  elle,  comme  les  copistes,  les  enlumineurs,  les  re- 
lieurs, les  valets  des  étudiants,  et  quelques  banquiers  qui 
avaient  le  privilège  de  leur  prêter  de  l'argent.  Une  loi  bizarre 
imposait  aux.  Juifs  la  charge  de  payer  cent  quatre  livres  et  demie 
aux  étudiants  en  droit,  et  soixante  et  Six  aux  élèves  qui  suivaient 
les  autres  cours,  destinées  à  fournir  aux  dépenses  d'un  festin  à 
l'époque  du  carnaval.  Les  écoliers,  lorsqu'ils  voyaient  tomber  la 
première  neige,  s'empressaient  d'en  recueillir  pour  en  faire  les 
statues  ou  les  portraits  des  professeurs  les  plus  célèbres. 

L'archidiacre  de  Bologne  avait  le  privilège  de  conférer  le  bon- 
net de  docteur,  et  recevait,  pour  unique  rémunération,  une  part 
des  propines.  Le  doctorat,  qui  était  conféré  comme  grade  par 
le  collège  des  légistes,  doimait  le  droit  d'enseigner  et  d'être 
promu  aux  charges.  Il  fallait  six  ans  d'études  pour  devenir  doc- 
teur en  droit  canon,  huit  pour  le  droit  civil.  Après  avoir  juré 
qu'il  avait  consacré  à  ses  études  le  temps  déterminé,  l'aspirant 
soutenait  l'examen  public  et  privé;  on  lui  assignait  deux  textes 
sur  lesquels  il  discutait  devant  l'archidiaci^e  et  le  docteur  qui  le 


UNIVERSITE  DE  BOLOGNE.  145 

• 

présentait,  avec  liberté  aux  autres  docteurs  d'argumenter  con- 
tradictoirement;  cette  épreuve  subie  ^  il  était  reçu  parmi  les  li- 
cenciés. L'examen  public  se  faisait  dans  la  cathédrale  avec  grande 
solennité;  le  licencié,  après  avoir  récité  le  discours  qu'il  avait 
préparé^  exposait  une  thèse  de  droite  contre  laquelle  les 
étudiants  pouvaient  soulever  des  objections.  L'archidiacre  ou  un 
docteur  prononçait  ensuite  son  éloge,  et  le  proclamait  docteur 
en  lui  donnant  le  livre,  Panneau,  le  bonnet.  On  ne  prétait  pas 
le  serment  de  bien  remplir  les  obligations  du  doctorat,  mais 
d'autres  serments  particuliers. 

Le  grade  de  docteur  donnait  le  droit  de  professer,  non-seule- 
ment à  Bologne,  mais  dans  toute  université  constituée  par  bulle 
papale.  Tout  écolier,  après  cinq  ans  d'études,  pouvait  enseigner, 
mais  sur  un  seul  titre;  après  six,  sur  un  traité  entier,  avec  le 
consentement  du  recteur  :  ces  étudiants  s'appelaient  bacheliers. 
Le  cours  durait  du  19  ou  28  novembre  au  i7  septembre;  le 
jeudi  était  un  jour  de  vacance,  toutes  les  fois  qu'il  n'y  avait  pas 
quelque  fête  dans  la  semaine.  Les  leçons  avaient  lieu  en  partie 
à  VAve  Maria  du  matin,  en  partie  à  une  heure  après  midi,  et 
tout  le  temps  devait  être  consacré  à  l'enseignement  oral.  Les 
cours  se  distinguaient  en  ordinaires  ou  extraordinaires,  selon  les 
livres.  Les  textes  ordinaires  étaient,  pour  le  droit  romain,  le 
Digeste  vieux  et  le  Code  ;  pour  le  droit  canonique,  le  Décret  et 
les  Décrétâtes.  Tout  autre  livre  était  extraordinaire,  et  les  pro- 
fesseurs autorisés  à  les  expliquer  ne  pouvaient  enseigner  sur  les 
textes  ordinaires. 

£n  1260,  on  comptait  à  Bologne  jusqu'à  dix  mille  écoliers,  au 
grand  profit  des  maîtres.  Plus  tard,  on  assigna  des  traitements 
publics  aux  professeurs;  nous  en  trouvons,  en  1384,  dix-neuf 
à  Bologne  pour  le  droit,  ayant  de  50  à  300  florins  de  33  sous. 
Lorsqu'ils  reçurent  tous  un  salaire  de  l'État,  le  professorat  fut 
considéré  comme  une  fonction  publique. 

L'étude  de  la  jurisprudence  s'introduisit  beaucoup  plus  tard 
dans  les  universités  étrangères,  de  telle  sorte  que  le  triomphe 
de  cette  science  fut  toujours  en  Italie,  et  non  par  décret  ou  fa- 
veur des  souverains,  mais  par  nécessité  des  temps.  Aux  cités 
lombardes,  libres,  commerçantes,  riches,  populeuses,  ne  suffi- 
saient plus  les  étroites  dispositions  des  codes  germains  et  la 
rare  connaissance  du  droit  romain.  Avec  la  disparition  du  droit 
personnel  introduit  par  Gharlemagne,  on  s'habituait  à  considé- 
rer la  plupart  des  peuples  de  l'Europe  comme  intimement  unis 

HIST.  DBS  ITAL.   —  T.  V.  10 


146  uNivKiiaiTé  i)X  bouxïiis. 

60US  l'empirO)  et^  parmi  les  variétés  nationales,  à  reconnaître 
quelque  diose  de  commun  :  Tampire,  TÉglise,  la  langue  latine. 
Aussitôt  après  la  formation'  de  Técole  bolonaise^  et  lorsque  les 
connaissances  sa  furent  répandues  au  moyen  des  consultations^ 
des  écrits  et  des  nouvelles  écoles,  le  droit  romain  fut  môme  re- 
gardé comme  étant  commun  à  toute  la  chrétienté^  ce  qui  le 
grandissait  dans  l'opinion  des  peuples. 

L'université  de  Bologne  fut  la  première  qui  ajouta  Pétude  de 
la  grammaire  à  celle  des  autres  sciences;  le  Florentin  Buoncom- 
pagno^  qui  reçut  une  couronne  de  laurier,  y  lut  sa  Forma  lit" 
terarum  scholasticarum  y  méthode  pour  écrire  des  lettres  aux 
princes  et  aux  magistrats.  Il  était  d'usage  que  celui  qui  désirait 
professer  la  grammaire  se  fit  précéder  d'une  épitre  écrite  avec 
•élégance  et  un  grand  étalage  d'érudition^  picturalo  verborum 
et  mictorilate  philosophorum,  Buoncompagno,  orgueilleux  et 
railleur^  expédia  une  lettre  de  ce  genre,  comme  venant  d'un 
nouveau  professeur  qui  le  défiait  lui-même.  Ses  rivaux,  dans 
la  joie,  portèrent  aux  nues  le  rare  mérite  de  la  lettre  supposée; 
puis,  au  jour  fixé,  ils  se  réunirent  en  foule  dans  la  cathédrale. 
Mais  Buoncompagno  ne  tarda  point  à  révéler  Tartifice,  et  ses 
rivaux  se  retirèrent  bafoués,  tandis  que  ses  amis  le  ramenèrent 
en  triomphe  chez  lui. 

Un  certain  nombre  d'écoliers,  dérangés  dans  leurs  études  par 
les  troubles  civils  de  Bologne,  établirent  à  Padoue  une  école 
de  droit  (123S),  qui  devint  le  noyau  de  Tunivensité  de  cette 
ville.  Les  statuts  furent  rédigés  sur  le  modèle  de  ceux  de  Bo* 
logne,  mais  avec  cette  diiTérence  que  les  étudiants,  les  profes- 
seurs et  les  employés  entraient  dans  la  communauté,  et  que  les 
professeurs  étaient  élus  par  les  écoliers.  Aucun  sujet  vénitien  ne 
parvenait  aux  magistratures  sans  avoir  étudié  dans  cette  uni« 
versité,  qui  était  placée  sous  la  surveillance  de  trois  sénateurs. 
Une  autre  fois,  ces  étudiants  avaient  transféré  l'université  à 
Vicence  (1364),  où  elle  dura  sept  ans;  en  i3i6,  ils  se  transpor- 
tèrent à  Sienne,  qui  offrit  6,000  florins  pour  le  rachat  de  leurs 
livres  laissés  en  gage  ;  mais  cette  école  fut  bientôt  fermée,  puis 
rétablie  par  Charles  IV  en  1357;  Grégoire,  en  1408,  y  joignit  la 
faculté  de  théologie. 

L'université  de  Pérouse  naquit  en  1276;  il  est  fait  mention  de 
celle  de  Parme  (1321)  dans  Donnlzone  (1).  La  commune  de 

(1)  U  rappelle  Crif0/Hi/(  / 


AUTRES  UNIVBIISITB8  D'ITAUE.  i47 

Verceil,  en  1228,  ouvrit  une  école  pour  la  théologie,  le  droit 
civil  et  canonique,  les  sciences  médicales,  la  dialectique,  la 
grammaire;  elle  fut  divisée  en  quatre  nations:  une,  de  France, 
Normandie  et  Angleterre;  une,  d'Italiens;  la  troisième,  d'Alle- 
mands; la  dernière,  pour  les  Espagnols,  les  Catalans  et  les  Pro. 
vençaux.  Les  recteurs  prenaient  rengagement  de  lui  procurer 
beaucoup  d'écoliers,  surtout  d'en  faire  venir  de  Padoue,  et  de 
ne  point  s'allier  aux  factions  du  pays.  La  commune,  de  son 
côté,  promettait  de  fournir  cinq  cents  chambres  aux  écoliers, 
des  vivres  à  bon  marché,  de  maintenir  la  tranquillité  publique, 
de  ne  les  laisser  Inquiéter  ni  peur  dettes  ni  pour  représailles,  et 
de  salarier,  d'après  la  décision  de  deux  écoliers  et  de  deux  ci- 
toyens, les  maîtres  qui  seraient  élus  par  le  recteur. 

Dès  le  douzième  siècle,  Pise  avait  des  professeurs  de  droit  ; 
mais  l'enseignement,  comme  un  dédommagement  de  la  liberté 
perdue,  n'y  fut  transféré  de  Florence  que  dans  l'année  4444. 
Afin  de  fournir  aux  professeurs  une  large  rémunération,  elle 
préleva  tous  les  ans  six  mille  florins  d'or  sur  le  trésor,  et  en  ob- 
tint cinq  mille  du  pape  par  dispense  de  bénéfices  (i).  L'école 
de  Ferrare  est  antérieure  à  Frédéric  II,  et  Boniface  IX,  en  1394, 
lui  conféra  le  privilège  de  renseignement  général  ;  celle  de  Rome, 
fondée  par  Innocent  IV,  fut  transférée  à  Avignon  avec  le  saint- 
giége,  et  Léon  XXII  l'autorisa  à  conférer  les  grades.  Frédéric  II 
institua  les  écoles  de  Naples  en  4224;  bien  qu'il  ne  permît  pas 
de  former  l'université  d'écoliers  et  de  professeurs,  il  accorda  de 
grands  privilèges  aux  étudiants;  mais  il  ne  put  jamais  l'élever 
à  cette  prospérité  où  parvenaient  les  écoles  fondées  par  le  libre 
concours  et  la  confiance  des  élèves. 

L'Italie  en  eut  d'autres  à  cette  époque  et  dans  les  siècles  sui- 
vants, surtout  pour  le  droit,  comme  à  Plaisance  (4243),  à  Mo- 
dène  (H89),  à  Reggio  (1188).  Charles  IV,  en  4800,  accorda  des 
privilèges  à  celle  de  Pavie  ;  Galéas  Visconti  défendit  à  ses  su- 
jets d'étudier  ailleurs,  et  rétribua  largement  les  professeurs  (2). 


Quia  granimatica  manet  alta 

Aites  et  septem  studiosc  sunt  Ibi  lecîm, 

Ba\  «.  script.^  V,  p.  4M, 

(1)  Dans  les  Archives  diplomatiques  de  Florence,  on  trouve  les  actes  faits 
avec  le  médecin  François  Dataro,  de  Plaisance,  pour  500  florins;  avecGeoi^es 
d'Arrighetto  Nati  d'Asti,  canouiste,  pour  400  florins  ;  avec  le  médecin  Jérôme 
de  la  Torre  de  Vérone,  avec  Pierre  Leoni  de  Spolète,  etc. 

(2)  A  Ba%,  en  1297,  1,200  florins  ;  à  Jason  du  Maine,  eu  1402 ,  2,250  flo- 


148  ÉCOLE  DE  SALEBNE. 

Le  pape  reconnut  celle  de  Turin  en  i405^  et  Tempereur^  six  ans 
après;  i'évéque  en  était  le  chancelier.  Alexandre  IIl  envoya  beau- 
coup déjeunes  ecclésiastiques  à  ^université  de  Paris,  fameuse 
par  ses  cours  de  théologie,  et  Venise^  un  grand  nombre  d'élèves^ 
qui  devaient  plus  tard  parvenir  aux  premiers  honneurs. 

11  nous  reste  à  parler  d^un  autre  enseignement  universitaire^ 
la  médecine.  Les  Arabes^  qui  traduisirent  et  commentèrent  les 
auteurs  grecs  ^  et  auxquels  nous  devons  divers  médicaments  et 
Télixir^  furent  célèbres  dans  cette  science.  Les  Juifs  étaient  aussi 
des  médecins  et  des  chirurgiens  très-renommés^  et  Ton  trouve  dans 
leslivres  talmudiques  desidées  très-avancéessurl'anatomie.  Parmi 
les  chrétiens  5  la  médecine^  comme  toute  autre  connaissance, 
devint  le  partage  des  ecclésiastiques  et  surtout  des  moines,  bien 
que  les  canons  leur  défendissent  les  opérations  par  le  feu  et  le 
fer  tranchant;  saint  Benoit  imposa  aux  moines  de  Mont-Gassin  et 
de  Salerne  l'obligation  de  soigner  les  malades.  Le  philosophe 
Constantin  l'Africain,  après  avoir  passé  quarante  ans  dans  les 
écoles  arabes,  à  Bagdad,  en  Egypte,  dans  l'Inde ,  faillit,  à  son 
retour,  être  tué  comme  magicien  ;  il  se  réfugia  donc  à  Salerne,  et 
devint  secrétaire  de  Robert  Guiscard;  mais,  fatigué  du  bruit  de 
la  cour,  il  se  retira  à  Mont-Gassin,  où  il  traduisit  les  ouvrages 
des  médecins  de  POrient.  Ses  travaux  accrurent  la  renommée  de 
l'école  de  Salerne,  qui  voyait  afQuer  les  malades,  à  la  guérison 
desquels  contribuaient  la  position  salutaire  de  la  ville  et  les  re- 
liques de  saint  Mathieu ,  de  sainte  Thècle,  de  sainte  Suzanne. 
Frédéric  II  étant  venu  se  faire  extraire  la  pierre,  saint  Benoît  ac- 
complit l'opération  pendant  son  sommeil,  lui  mit  le  calcul  dans 
la  main,  et  cicatrisa  la  plaie  (!]. 

Dans  le  siècle  suivant,  sous  la  direction  de  Jean  de  Milan ,  on 
écrivit  dans  cette  école  certaines  règles  d'hygiène  en  vers  léo- 
nins qui  devinrent  des  proverbes  (2)  et  furent  traduits  dans  toutes 

nos;  à  Alciat,  de  1536  à  1540,  1,000  écus,  puU  7,500  livres,  de  1544  à 
1550;  à  Meuocliio,  0,000  livres,  en  1589. 

(1)  Vita  sancii  Memwerci,  Les  stupéfiants  et  le  sommeil  magnétique  que 
Ton  emploie  aujourd'hui  pour  ces  opérations  obligent  à  réfléchir  sur  oes  récits 
au  lieu  d'en  rire. 

(2)  Ova  rcccotia ,  vina  rubentia ,  pinguia  Jura , 

Cura  simila  pura  naturz  sunt  valitura. 
Gœoa  brevis  vel  coena  levis  ût  raro  uiulc»ta; 
Magna  nocet,  uiedicina  docet,  res  est  manifesta. 
Si  fare  vis  sanus,  ablue  svpe  manus. 


iCOLE  DE  SALERNE.  449 

les  langues.  Peu  de  temps  après  Tan  mille  ^  Garispont^  médecin 
de  Saierne^  publia  le  Paxsionarius  Galeni^  remèdes  contre  toute 
sorte  de  maladies ,  tirés  surtout  de  Théodore  Priscien.  Gophon 
publia  une  thérapeutique  générale  [Ars  medenâi)  selon  Hippo- 
crate^  Galien  et  les  médecins  arabes;  dans  cet  ourrage,  qui  ne 
vaut  guère  mieux  que  le  précédent,  on  remarque  la  première  in- 
dication du  système  lymphatique.  Rorauald^  évêque  de  Salerne, 
fut  consulté  par  les  deux  Guillaume  de  Sicile  et  par  le  pape. 
L'Herbier  de  Técole  de  Saleme^  compilé  certainement  avant  le 
douzième  siècle^  se  répandit  dans  toute  PEurope. 

Cette  école  fut  la  première  qur  introduisit  les  divers  grades 
académiques,  à  Timitation  des  Arabes.  Plus  tard ,  Frédéric  II 
établit  des  conditions  pour  avoir  le  droit  d'exercer  la  médecine  : 
il  fallait^  outre  le  titre  de  licencié ,  prouver  une  naissance  légi- 
time, être  ûgé  de  vingt  et  un  ans  accomplis,  avoir  étudié  trois 
ans  la  logique,  cinq  ans  la  médecine^  et  la  chirurgie,  qui  en  forme 
une  petite  partie  ;  on  exigeait  encore  qu'on  expliquât  VArt  de 
Galien^  le  premier  livre  d^Avicenneou  un  passage  des  Aphorismes 
d'Hippocrate,  et  qu'on  eût  pratiqué  sous  un  médecin  expérimenté. 

Le  candidat  jurait  de  suivre  les  méthodes  usitées,  de  dénoncer 
le  pharmacien  qui  altérerait  les  médicaments^  et  de  traiter  les 
pauvres  gratuitement.  On  exigeait  des  chirurgiens  une  année 
d'études  à  Naples  et  à  Saleme^  puis  un  examen.  Dans  la  suite,  on 
imposa  des  prescriptions  minutieuses  :  le  médecin  devait  visiter 
deux  fois  {)ar  jour  les  malades  domiciliés  dans  la  ville ,  qui 
pouvaient  encore  les  appeler  une  fois  dans  la  nuit;  le  salaire 
était  d'un  demi-taro  par  jour^  et  même  de  trois  si  le  malade  ha- 
bitait hors  de  la  ville.  Les  pharmaciens  avaient  un  tarifa  on  dé- 
signait les  lieux  où  Ton  pouvait  les  établir,  et  de  rigoureuses 
précautions  leur  étaient  commandées. 

"^  On  attirait  les  médecins  par  des  privilèges,  par  l'exemption  des 
tailles^  et  des  villes  leur  fournissaient  même  un  ou  deux  chevaux. 
Ugo  de  Lucques  promettait  de  soigner  gratuitement ,  dans  les 
maladies  ordinaires  ;  les  habitants  du  territoire  bolonais;  mais, 
pour  une  blessure  grave^  un  os  rompu  ou'  disloqué,  il  demandait 


Lotio  post  mensam  tlbi  conferet  rnunert  bina: 
Mundificat  palmas,  et  lumina  i-eddit  acuta. 
Prima  dies  maji  non  carnibus  anseris  uti. 
Ruta  Tiris  minuit  venerem ,  mutieribos  addit. 

•  •  .  Cnida  comesta 
Rata  facit  castwn ,  dat  hinwn  et  ingerit  astum. 


i50  LES  iJPREUX. 

qu^il  pftt  etiger  deft  gens  de  condition  moyenne  un  char  de  bois» 
vingt  sous  et  un  char  de  foin  des  riches ,  et  suivre  Tarmée  sur 
les  champs  de  bataille,  sauf  à  l^ecevoir  six  cents  livres  bolonaises; 
les  pauvres  ne  devaient  rien  payer. 

Il  fut  des  premiers  à  traiter  les  blessures  avec  du  vin  seul  (1)  ; 
en  1Î18,  il  accompagna  ses  concitoyens  en  Palestine. 
.  L'entassement  des  personnes  dans  les  habitations^  les  vête* 
ments  de  laine^  les  pèlerinages^  l'absence  de  toutes  les  précau* 
tions  sanitaires^  favorisaient  la  propagation  des  maladies^  et  Ton 
peut  dire  que  la  peste  ne  cessa  jamais.  Dans  les  temps  où  l'épi- 
démie exerçait  le  plus  de  ravages^  on  entraînait  en  foule  les  pè- 
lerins dans  des  processions  et  des  cérémonies  expiatoires;  les 
quarantaines  et  les  autres  mesures  contre  la  contagion  ne  furent 
imaginées  que  beaucoup  plus  tard^  et  peut-être  faut-il  attribuer 
à  la  commune  de  Milan  le  premier  pas  fait  dans  cette  voie. 

De  nouvelles  maladies  vinrent  aussi  du  Levant;  la  plus  funeste 
et  la  plus  durable  fut  la  petite  vérole  >  qui  semble  avoir  suivi  les 
Arabes  dans  leur  première  sortie  de  la  terre  natale.  On  suppose 
que  les  croisés  nous  apportèrent  le  feu  sacré ,  que  les  religieux 
de  saint  Antoine  firent  vœu  de  soigner.  La  danse  de  iaint  Gui 
parut  après  l'an  mille^  ainsi  que  la  tarentelle  dans  la  Fouille. 

La  lèpre  se  manifestait  le  plus  souvent  sous  des  formes  hor- 
ribles et  dégoûtantes^  par  des  démangeaisons  aux  mains  et 
d'atroces  douleurs  d'entrailles  :  la  peau^  semée  de  taches  livides 
rouges  et  noires^  commençait  par  s'érailler^  puis  devenait  ru- 
gueuse comme  l'écorce  d'un  arbre;  tout  le  corps  se  couvrait 
ensuite  de  tumeurs  rougeâtres  et  cancéreuses;  les  doigts^  les 
mains  et  les  pieds  se  tuméfiaient  démesurément;  les  chairs  se 
détachaient  par  lambeaux^  au  point  de  signaler  la  route  sur 
laquelle  avaient  passé  plusieurs  de  ces  infortunés.  Le  visage 
prenait  un  aspect  rebutant ,  les  cheveux  tombaient ,  la  voix  de- 
venait rauque;  le  mal  envahissait  le  tissu  muqueux^  les  mem- 
branes, les  glandes^  les  muscles^  les  cartilages  »  les  os,  et  une 
sombre  mélancolie  s'emparait  du  malade,  qui  voyait  s'avancer 
à  pas  lents  l'inévitable  solution  de  son  infirmité. 

Sous  les  Lombards,  les  lépreux  étaient  chassés  hors  des  villes, 
et  ne  pouvaient  vendre  leurs  biens;  car  on  attachait  à  leur  ma- 
ladie l'idée  d'un  châtiment  particulier  de  Dieu,  selon  quelque 

(I)  Sarti,  DeÎDVof.  hohgn.f  tom.  1,  peg.  144.  —  RiRTtZI,  St.  délia  meJU 
cina,  tom.  11. 


LES  LÉPREUX.  151 

■ 

passage  de  la  Bible^  à  laquelle  on  empruntait  les  précautions 
qu'elle  recommande  contre  les  lépreux.  Les  statuts  de  toutes  les 
communes  prescrivaient  des  mesures  pour  les  découvrir  et  les 
isoler.  L'Église  elie-môme,  qui  semblait  les  maudire,  adoucissait 
leurs  misères,  qu'elle  faisait  tourner  en  expiation  à  l'aide  de  cé- 
rémonies mêlées  de  tristesse  et  d'espérance,  quand  elle  inter- 
venait pour  les  détacher  de  la  société.  Après  avoir  célébré  en 
présence  du  malade  l'office  des  morts^  elle  l'exhortait  à  être  bon 
chrétien  et  à  se  confier  dans  la  charité  de  ses  frères^  dont  il  était 
séparé  oorporellement  :  il  lui  était  défendu  de  s'approcher  de 
l'habitation  des  vivants^  de  se  laver  dans  les  ruisseaux  ou  les  fon- 
taines>  d'aller  dans  des  chemins  étroits  ,  de  toucher  des  enfants 
ou  la  corde  des  puits^  de  boire  en  d'autres  vases  que  dans  son 
écuelle;  on  bénissait  ensuite  les  ustensiles  qui  devaient  lui  servir 
dans  sa  solitude;  enfin^  après  que  chaque  assistant  lui  avait  of- 
fert son  aumône,  le  clergé^  accompagné  des  fidèles,  le  conduisait 
à  la  cabane  qui  lui  était  destinée,  et,  devant  la  porte,  on  plantait 
une  croix  de  boiS)  à  laquelle  on  suspendait  un  tronc  pour  re- 
cevoir les  aumônes  des  passants. 

Un  habit  particulier  distinguait  le  malheureux  banni;  il  de- 
vait porter  des  gants ,  et,  au  lieu  de  parler,  faire  sonner  une 
espèce  de  crécelle.  A  PàqUes,  il  pouvait  sortir  de  son  sépulcre 
anticipé,  et,  pendant  quelques  jours,  entrer  dans  les  villes  ou 
villages  afin  de  participer  à  la  joie  générale  de  la  chrétienté. 

Les  femmes  pouvaient  suivre  leurs  époux  et  leur  procurer  lés 
consolations  de  la  famille;  celles  de  la  charité  ne  manquaient 
pas  non  plus  aux  lépreux.  Le  troisième  concile  de  Latran,  eh 
condamnant  la  rigueur  avec  laquelle  on  les  traitait  parfois ,  dé- 
clara que  l'Église  était  la  mère  commune  des  fidèles ,  et  que  les 
lépreux  pouvaient  être  plus  méritants  que  les  individus  sains  de 
corps  ;  il  ordonnait,  en  conséquence ,  qu'on  leur  assignât  une 
église  et  un  cimetière  distincfs ,  avec  un  prêtre  chargé  du  soin 
de  leurs  âmes,  et  qu'ils  fussent  exemptés  de  la  dîme  pour  leurs 
jardins  et  leurs  bestiaux. 

Dans  leur  intérêt,  on  multiplia  les  lazarets ,  ainsi  nommés  (et 
les  lépreux  eux-mêmes  s'appelaient  lazares)  du  pauvre  de 
l'Évangile.  Le  dimanche  des  Rameaux,  l'archevêque  de  Milan 
allait  en  procession  à  Saint-Laurent,  puis  au  Carrobbio,  lavait  et 
habillait  un  lépreux.  L^ordre  de  Sainl-Lazare  fut  institué  pour 
leur  soulagement  spécial,  et  le  grand  maître  devait  toujours  être 
un  lépreux,  afin  qu'il  sût  mieux  soulager  les  mailx  dont  il  avait 


152  CHIRUaGIE. 

lui-même  souffert  :  effort  sublime  de  la  chevalerie  chrétienne^ 
qui  tentait  d'ennoblir  en  quelque  sorte  la  plus  repoussante  des 
maladies. 

Catherine  de  Sienne,  en  donnant  la  sépulture  à  une  lépreuse 
qu'elle  avait  soignée,  contracta  son  mal;  mais  aussitôt  ses  mains 
redevinrent  blanches  et  lisses  comme  celle  d'un  enfant.  Saint 
François  d'Assise^  ayant  rencontré  un  lépreux  dans  la  vallée  de 
Spolète^  Tembrassa,  baisa  même  ses  lèvres  cancéreuses,  et  le 
guérit  ainsi.  Un  autre  se  présente  à  lui  dans  la  plaine  d'Assise; 
il  s'approche  pour  lui  faire  l'aumône^  lorsqu'il  disparait  tout  à 
coup  à  ses  yeux ,  et  François  reste  persuadé  que  c'était  Notre- 
Scigneur  lui-môme^  qui  prenait  souvent  cet  aspect  hideux  pour 
éprouver  la  charité  des  fidèles.  Saint  François  recommandait  donc 
les  lépreux  à  ses  moines^  et  il  congédiait  les  novices  qui  ne 
savai^t  pas  les  soigner.  Un  lépreux,  par  son  impatience  et  ses 
blasphèmes,  s'était  rendu  insupportable  aux  autres  religieux; 
François  entreprit  alors  de  le  panser  lui-même,  le  calma  par 
ses  discours,  lava  ses  plaies,  et  a  là  où  touchaient  les  mains  du 
a  saint,  la  lèpre  s'en  allait  et  la  chair  du  malade  restait  parfai- 
a  tement  saine;  si  bien  que,  tandis  que  le  corps  se  purifiait  de 
0  la  lèpre  à  Textérieur,  l'âme  se  purifiait  du  péché  au  dedans 
a  par  la  contrition.  »  Ce  lépreux  étant  mort  après  de  rigoureuses 
pénitences,  apparut  à  François,  auquel  il  dit  :  a  Me  recounais- 
a  tu?  Je  suis  ce  lépreux  que  le  Christ  a  guéri  par  tes  mains.  Je 
a  m'en  vais  aujourd'hui  à  la  gloire  étemelle,  et  j'en  rends  grâces 
a  à  Dieu  et  à  toi;  car  par  toi  beaucoup  d'âmes  seront  sauvées 
a  dans  ce  monde  (1).  d 

Les  Italiens,  pendant  leurs  expéditions  en  Asie,  purent  profiter 
de  l'expérience  des  Arabeà,  et  c'est  alors  en  effet  que  l'on  connut 
la  casse  et  le  séné;  la  thériaque,  médicament  fondamental  du 
moyen  âge,  fut  apportée  d'Antioche  à  Venise,  qui  en  garda 
longtemps  le  secret.  Roger  de  Parme  recommanda  l'éponge  ma- 
rine pour  les  scrofules ,  et  d'excellents  procédés  chirurgicaux. 
Roland  de  Parme  écrivit  un  traité  de  chirurgie,  qui  fut  ensuite 
commenté  par  quatre  Salemitains.  Guillaume  de  Saliceto, 
moine  de  Plaisance,  un  des  meilleurs  chirurgiens  de  l'époque  et 
assez  indépendant,  rédigea,  avec  quelque  exactitude,  un  abrégé 
d'anatomie,  précéda  Willis  dans  la  distinction  des  nerfs  qui  sont 
ou  ne  sont  pas  au  service  de  la  volonté,  et  décrivit  la  syphilis. 

(1)  FlORKTTI,  chap.  XXII. 


GHIRUH6IE.  i53 

Lanfranc  de  Milan,  qui  s'expatria  lorsqu*il  lui  fut  impossible  1205 
de  s'opposer  davantage  à  Mathieu  Visconti,  ouvrit  un  cours  à 
Paris ,  qui  attira  un  si  grand  nombre  d'élèves  que  l'école  des 
chirurgiens  séculiers  devint  très-célèbre.' Bien  que  le  chirurgien 
fût  considéré  comme  très-inférieur  aux  médecins ,  qui ,  pour  ce 
motif,  au  lieu  de  se  prêter  aux  opérations,  avaient  recours  aux 
pbarmaciens^  Lanfranc  opéra  souvent  lui-même;  puis^  chose 
digne  d'éloge ,  il  donnait  toujours  l'anatomie  de  Torgane  dont  il 
décrivait  les  lésions. 

Théodoric,  évoque  de  Bitonte^  observa  par  lui-môme,  et  subs- 
titua les  ligatures  en  toile  aux  grands  appareils  de  bois  dans  le 
cas  de  fracture  des  os.  Le  Florentin  Thaddée  d'Alderotto,  inter- 
prétant philosophiquement  Hippocrate  et  Galien,  acquit  autant 
de  réputation  dans  sa  science  qu'Accurse  dans  celle  du  droit  ;  il 
s'égare  pourtant  toutes  les  fois  qu'il  prétend  révéler  les  secrets 
de  l'art,  cachés,  dit*il,  sous  un  langage  de  convention  des  au- 
teurs. Appelé  à  soigner  le  noble  Ghérard  Rangone,  il  voulut  que,  1285 
par  acte  public,  les  trois  procureurs  du  malade  le  garantissent 
de  tout  dommage  pendant  son  voyage,  et  le  ramenassent  à  Bo- 
logne, sauf  de  sa  personne  et  de  sa  bourse,  sans  être  molesté  par 
les  voleurs  ou  des  ennemis,  ni  être  retenu  à  Modène  contre  sa 
volonté;  dans  le  cas  contraire,  ils  lui  payeront  1,000  livres  im- 
périales pour  chaque  article  violé  ;  puis  ils  lui  restitueront  3,000 
livres  bolonaises  qu'ils  confessent  avoir  reçues  en  dépôt  :  cette 
dernière  clause  était  destinée  à  voiler  une  rémunération  exor- 
bitante (1).  (I  exigea  du  pape  iOO  ducats  d'or  par  jour,  parce 

(1)  SâmT!,  tom.  II,  pag.  t53.  —  Dans  les  Assises  de  Jérusalem,  adoptées , 
comme  nous  l'avons  dit,  dans  les  possessions  italiennes  dn  Levant,  et  qui  repré- 
sentent d'ailleurs  les  coutumes  des  pays  européens,  il  est  établi  que,  si  un  esclave 
tombe  malade,  et  qu'uu  médecin,  ayant  traité  avec  son  maître  pour  le  guérir, 
lui  donne  des  choses  émollieutes  et  chaudes  au  lieu  de  lui  en  administrer  d'as- 
tringentes et  de  froides,  de  sorte  qu'il  meure,  le  médecin  sera  tenu  de  fournir 
un  esclave  semblable  ou  le  prix  qu'il  aura  coûté  jusqu'au  jour  de  sa  mort.  11 
en  sera  de  même  s'il  lui  tire  du  sang  mal  à  propos  ou  en  trop  grande  quantité; 
ou  si,  étant  hydropique,  il  lui  fend  le  ventre  (on  pratiquait  donc  la  paracen- 
tèse ?),  et  ne  sait  pas  ensuite  lui  extraire  l'hiuneur,  au  point  qu'il  s'affaiblisse 
et  meure;  ou  si,  souffrant  d'une  fièvre  quotidienne,  il  le  purge  et  lui  administre 
trop  de  scummonée,  en  provoquant  des  évacuations  qui  entraînent  la  mort.  Si 
un  esclave  a  la  lèpre,  la  gale  ou  toute  autre  maladie,  et  que  le  médecin  con- 
vienne de  le  guérir  à  la  condition  d'avoir  la  moitié  de  sa  valeur,  pourvu  qu'il 
fasse  tout  ce  qu'il  peut,  il  n'est  pas  obligé  de  le  payer,  bien  qu'il  ne  le  guérisse 
pas ,  car  il  a  perdu  sa  peine.  S*il  en  arrive  ainsi  avec  un  homme  ou  une  femme 


184  SCTENflES  OCCULTES*  ASTROLOGIE. 

qu^U  était  plud  riche  que  lès  autres,  qui  lui  en  donnaient  80  ;  la 
cure  finie,  il  en  toucha  iO^OOO.  Barthélémy  de  Yarignana  reçut 
du  marquis  d'Esté^  pour  une  cure,  ^0  florins  d'or. 

Le  Génois  Simon  de  Gordo,  médecin  de  Nicolas  IV^  dans  la 
C lavis  sanationis^  dictionnaire  des  médicaments  simples ,  cheiv 
cha  à  débrouiller  la  confusion  produite  par  la  variété  de  nomen* 
clature.  Dans  un  but  scientifique^  il  parcourut  durant  trente  ans 
la  Grèce  et  POrient;  mais,  au  lieu  de  déterminer  les  corps  d'après 
leur  nature,  il  s'arrête  aux  qualités  médicinales,  qu'il  déduit^ 
non  des  leçons  de  l'expérience,  mais  de  vertus  élémentaires  sup- 
posées. En  effet,  les  progrès  des  sciences  naturelles  étaient  en^ 
través  par  l'empirisme  superstitieux,  par  l'aveugle  vénération 
pour  l'autorité,  et  par  la  manie  de  substituer  la  dialectique  à  l'ex- 
périence ;  Tesprit  se  noyait  dans  d'interminables  argumentations 
sur  des  recherches  oiseuses.  Par  exemple,  on  demandait  si  telle 
potion  pouvait  guérir  la  fièvre^  et  l'on  répondait  non,  parce  que 
celle-là  est  une  substance,  et  celle-ci  un  accident;  donc  Tune  né 
pouvait  rien  sur  l'autre.  L'anatomie  était  peu  étudiée»  et  l'on  ne 
faisait  aucune  opération  sans  consulter  les  étoiles  ;  car  Ton  sup^ 
posait  un  rapport  intime  entre  le  corps  humain  et  l'univers^  les 
planètes  surtout. 

Les  sciences  expérimentales  cédaient  donc  le  pas  aux  sciences 
occultes,  qui  avaient  pour  objet  de  connaître  l'avenir,  de  dé^ 
couvrir  des  trésors,  de  transmuer  les  métau^L,  de  faire  des  amu- 
lettes et  des  incantations,  de  composer  la  panacée  universelle  et 
FéUxir  de  Timmortalité;  pour  atteindre  un  but  si^  élevé,  quelle 
fatigue  pouvait  sembler  excessive?  On  tirait  des  présages  sur 
l'avenir  de  signes  fortuits,  des  lignes  de  la  main,  des  étoiles>  des 
songes,  dont  personne  n'eût  osé  révoquer  en  doute  les  révé^ 
lations  après  ce  qu'en  avait  écrit  Hippocrate;  on  devinait  quel- 
quefois, en  effet,  parce  qu'il  est  difiicile  de  ne  jamais  réussir 
lorsqu'on  parle  un  peu  de  tout  et  d'une  manière  vague. 

L'astrologie,  fille  insensée  d'une  mère  sage,  se  trouve  à  l'en- 
fance comme  à  la  décrépitude  des  sociétés,  parmi  les  doctes  Ro- 
mains aussi  bien  que  chez  les  simples  OcéanienSé  L'homme  est  le 
centre  et  le  but  de  la  création;  tout  se  rapporte  donc  à  lui.  Or 

libre»  le  médecin  sera  pendu ,  après  quHl  aura  été  fouetté  dans  les  mes  in 
portant  à  la  main  un  vase  de  nuit^  afin  d'e/ftayêf  ht  aHttest  et  ses  biens 
seront  confisqués  par  le  seigneur  du  lieu.  Aucun  médecin  venu  du  dehors  ne 
pouvait  exercer  son  art  sans  avoir  été  reconnu  capable  par  d*autres  médecinA 
et  par  Tévèque  i  sinon  on  le  fouettait  dans  les  rues. 


ASTROLOeiE. 


455 


(comme  il  est  Certain)^  A  le  soleil  et  tes  autres  astres  influent  sur 
les  saisons,  sur  la  végétation,  sur  les  animaux,  combien  plus  ne 
doivenHis  pas  agir  sur  l'homme,  la  créature  de  prédilection 
parmi  les  autres?  L'histoire  (disent  les  astrologues)  et  tous  les 
philosophes  anciens  s'accordent  pour  admettre  une  analogie 
entre  les  aimées  de  notre  existence  et  les  degrés  parcourus  par 
chaque  signe  sur  Técliptique.  Afin  de  la  découvrir,  il  faut  con- 
naître Teffet  des  astres  sur  les  diverses  parties  de  la  nature,  les 
calculs  des  mouvements,  et  certaines  formules  mystérieuses  au 
moyen  desquelles  on  peut  accroître  les  forces  de  la  nature,  dé- 
terminer l'influence  des  planètes,  surtout  à  l'instant  da  la  nais- 
sance, ou  bien  évoquer  les  esprits  et  les  morts.  Le  savant  qui 
connaît  les  propriétés  occultes,  non-seulement  devine  l'avenir, 
mais  le  soumet  à  son  influence,  excite  la  haine  ou  l'amour,  dé* 
couvre  les  desseins  secrets,  les  trésors  cachés,  des  remèdes  pour 
les  maux,  et  jusqu'au  grand  arcane  de  la  science ,  l'art  de  faire 
de  Tor. 

Les  phénomènes  de  la  nature  reçoivent  une  grande  énergie 
des  nombres,  puisque  c'est  d'après  leur  combinaison  que  le 
monde  est  disposé,  et  qu'ils  possèdent  une  influence  mysté- 
rieuse. De  là  sortit  la  cabale,  qui  croyait,  au  moyen  des  nombres, 
deviner  les  choses  secrètes,  et  parvenir  à  dominer  les  esprits; 
tout  astrologue  ou  alchimiste  se  vantait  d'avoir  un  démon  fa- 
milier à  ses  ordres.  Ainsi  s'entremêlaient  les  erreurs  que  la  su- 
perstition païenne  nous  avait  transmises  à  Iravôfs  les  écoles  néo- 
platoniciennes et  le  gnosticisme. 

L'astrologie  fut  honorée  de  chaires  publiques,  et  l'université 
de  Bologne  décréta  qtf  elle  aurait  un  professeur  spécial  tamquam 
necessarissimum;\es  princes  et  les  républiques  en  avalent  un  pour 
le  consulter  dans  les  cas  les  plus  graves.  Ezzelin,  Buoso  de  Do- 
vara,  Hubert  Pellavicino,  tyrans  redoutables,  tremblaient  devant 
les  puissances  inconnues,  et  soumettaient  les  calculs  de  la  pru- 
dence et  de  l'ambition  à  la  décision  des  astres  et  de  leurs  inter- 
prètes; dans  la  bibliothèque  du  Vatican,  on  conserve  les  réponses 
que  faisait  à  leurs  consultations  le  Crémonais  Gérard  de  Sabio- 
netta.  Frédéric  II  voulait  être  entouré  dé  l'élite  des  astrologues, 
dont  les  conseils  modifiaient  ses  desseins  (1);  lorsqu'il  apprît,  en 

(1)  Saba  Mala^pi^A,  HUt,,  ch.  n. 

Frédéric  11  cnil  devoir  recourir  à  Taslrologie  pour  intîmider  la  cour  de 

Rome,  et  fit  circuler  ces  vers  : 

F.ita  mortëm,  stellttftiie doeem^  Atittfti^lie  tolMM 


150  ASTROLOGIE. 

4239^  la  rébellion  de  Trévise^  il  flt  observer  Tascendant  par 
maître  Théodore  du  haut  de  la  tour  de  Padoue  ;  mais  Pastro- 
logue  (dit  Rolandino)  ne  remarqua  point  que^  dans  la  troisième 
case^  se  trouvait  alors  le  scorpion ,  qui  y  ayant  le  venin  dans  la 
queue^  indiquait  que  l'armée  aurait  à  souffrir  vers  la  fin  de  l'ex- 
pédition. Le  même  empereur^  étant  à  Vicence,  voulut  qu'un  as- 
trologue devinât  par  quelle  porte  il  sortirait  le  lendemain  ;  celui- 
ci  la  désigna  dans  un  billet  cacheté  qu'il  remit  à  Frédéric  avec 
prière  de  ne  l'ouvrir  que  hors  la  ville.  L'empereur  fit  pratiquer 
une  brèche  dans  la  muraille  et  sortit  par  là;  alors  il  ouvrit  le 
billet,  où  il  trouva  ces  mots  :  Par  une  porte  neuve. 

Gérard  de  Sabionetta  se  rendit  à  Tolède  pour  lire  VAlmageste 
de  Ptolémée,  qu'il  traduisit  en  latin,  comme  le  Traité  des  crépus^ 
cufes  de  Al-Gazen  et  autres  ouvrages;  il  inventa  le  spécillunr,  et 
sa  Tkeoria  planetamm  était  enseignée  dans  les  universités  (1  )• 


Quod  Federicus  ego  maliens  orbis  ero. 

Roma  diu  titiibans ,  variis  erroribas  acta , 

Concidet  et  inundi  desinet  esse  caput. 

On  lui  répondit  avec  le  calme  de  la  raison  : 

F&ta  silent,  stellcque  tacent,  nil  predicit  aies; 

Solius  est  proprium  scire  futura  Dei. 
Niteris  incassum  navem  subraergcre  Pétri  ; 

Fluctoat  et  nunquam  mergftar  ista  ratis. 
Qaid  divina  manus  poasit,  sensit  JuUanus; 

Tu  succedis  ei  :  te  tcnet  ira  Dei. 

JORDàNi,  Chron»,  cap.  221. 

(1)  Dans  les  jétti  dell*  Accademia  de  nitovi  Liticel,  1851,  je  trouve  des 'no- 
tices sur  Gérard  de  Crémone  par  B.  Boncompagni,  recueil  de  tout  ce  qu'on 
possède  ou  de  tout  ce  qu'on  raconte  de  lui,  mais  sans  examen  ni  jugement. 
Néanmoins  un  morceau  inédit  de  traduction  d'un  traité  d'algèbre  a  de  l'im- 
portance ;  ce  traité  est,  sinon  le  plus  ancien,  au  moins  à  coup  sûr  un  des  premiers 
où  fut  enseignée  aux  Européens  cette  science  de  raisonnement  général  au  moyen 
du  langage  symbolique.  On  y  trouve  aussi  le  signe  négatif,  tandis  que  les  Aralies 
et  même  Fil>onacci  ne  connaissaient  que  des  quantités  positives  ;  et  pourtant  il 
fallut  attendre  jusqu'à  Michel  Stifel,  c'est-à-dire  trois  siècles,  pour  en  voir 
l'utile  application.  La  solution  des  équations  du  second  degré  est  exprimée  dans 
ce  traité  par  ces  vers  : 

Cam  rébus  censiun  si  quis  dragmis  dabis  equom 
Res  quadra  médias  quadratum  adjice  dragraas , 
Eadici  quorum  médias  res  excipc  demum, 
Residnum  qnaesti  census  radiccm  osteudet. 

Tout  le  monde  sait  que  pour  les  «Igébristes  res  signifiait  T inconnu;  census^ 


ASTR0L0G1£.  157 

Le  Génois  Andalon  de  Negro,  qui  amassa  des  connaissances 
dans  ses  voyages,  nous  a  laissé  un  traité  latin  sur  la  composition 
de  l'astrolabe. 

Guido  Bonato  deForli  donna  la  quintessence  de  tout  ce  que  les 

le  carré;  nttmenu,  le  connu;  ou  pourrait  donc,  avec  les  symboles  modernes, 
construire  ainsi  : 

a?*  +  px  :=  g 
D'oùa:  =  -ip+v/ip>+g 

Suivent  les  autres  cas  ;  ainsi ,  comme  on  voit,  frère  Luc  Paciolo  a  été 
devancé. 

Les  amateurs  de  cette  science  ne  seront  pas  fâchés  de  trouver  ici  un  pro- 
blème avec  la  solution  : 

Qùœritur  quœnam  s'mt  iliœ  parles  cienarii,  quorum  differentia,  junela  telra-' 
gonis  earuftdem,  coltigc  54. 

Su  UHU  partinm  reSy  altéra  10  minus  re  (c'est-à-dire  x,  et  10  —  j?).  Diffe- 
reniia  10  minus  duabus  rebus^  ex  qua  2  parliuni  tetragonis  conjunctis  coiiigan- 
iur  100,  et  2  census  minus  20  rébus,  qiue  data  sutit  œqualia  54  (c'est-à-dire  x^ 
-f-(10  —  *')-!-  10  —  2  X  -zz  54).  Per  restaurationem  itaque  rerum,  2  census 
cum  100  équivalent  54  et  22  rebiu  (c'est-à-dire  3  jc'  4- 100  =  54  4-22  a).  Per 
ejectionem  vero  abundantis  numeri  50  et  2  census^  22  rebiu  adœquantur  (c'est- 
à-dire  2  ;r'  -f-  56  =  22  x).  Et  per  conversionem  unus  census  cum  28  œquenlur 
1 1  rébus  (c'est-à-dire  «'  -f-  28  =  1 1  x).  Résolve  per  quiitium  modum,  et  re 
erit  4,  c'est-à-dire 

-=in±v/|" 

2        "2 
D'où  les  deux  valeurs  d?  s=  2 

aj  =  4 

L'auteur  n'indique  que  cette  manière. 

Si  je  ne  me  trompe,  c'est  là  une  tentative  ayant  pour  but  représenter  les  quantités 
par  des  lettres,  comme  nous  le  faisons.  En  effet,  là  où  il  cherche  qualiler/tgurentur 
census  radiées  et  dragmce,  il  enseigne  numéro  eensum  littera  c,  numéro  radiaan 
liitera  r  ;  deorsum  virgulas  habentes,  suhterius  apponantur.  Dragmœ  vero  sine 
litteris  virgulas  habeant,  quotiens  hœc  sine  diminutione  proponwttur,  f^erbi 
gratta  duo  census,  très  radiées,  quatuor  dragmœ  sicjigurentur: 


158  ASTIIOLOGIE. 

Arabes  avaient  écrit  sur  la  matière  (1)  ;  avec  l'aide  de  Dieu  et  do 
saint  Valérien^  patron  de  sa  ville  natale,  il  expose  dans  son  ou- 
vrage l'utilité  de  l'astrologie,  la  nature  des  planètes,  leurs  con- 
jonctions et  leur  influence,  les  jugements  quil  en  faut  déduire,  et 
les  différentes  questions  que  l'on  peut  résoudre  au  moyen  de 
cette  science. 

D'une  rare  habileté  dans  la  pratique  de  cette  imposture,  il 
découvrit  à  Frédéric  une  conspiration  ourdie  à  Grosseto,  et  fit 
une  statue  qui  rendait  des  oracles  ;  dirigeant  toutes  les  opéra- 
tions de  Guido  de  Montefeltro,  il  montait  sur  le  clocher  de  San 
Mercuriale  lorsque  ce  capitaine  entrait  en  x^ampagne^  et  lui 
indiquait  par  un  coup  de  cloche  le  moment  de  revêtir  son  ar* 
mure,  par  un  autre  celui  de  monter  à  cheval,  par  un  troisième 
celui  de  se  mettre  en  marche.  Il  prétendait  que  Jésus-Christ 


2    1 
Là       [  équivaut  à  notre  2  x^ 


»         (       »       au  nombre  4 

Ghasles  avait  affirmé  que  l'algèbre  numérique  fut  introduite  en  Europe  par 
les  traducteurs  du  doiuième  siècle;  Libri  le  combattit  amèrement.  Tous  les 
deux  se  trom])aient. 

(1)  Guido   BonatUS  de  Forihio,   decem  continens  iractattu  astronomite, 

Venise,  1506. 

Dans  ces  dernières  années,  on  a  discuté  sur  le  lieu  de  sa  naissance;  mais 
Pbilipi^e  Villani  le  fait  originaire  de  Cascia,  ville  du  Val  d'Arno  sui)érieur. 

Trois  éditions  furent  faites  du  Liber  introductori  m  ad  îndicla  steUarum,  de 
Bonatto  :  la  première  à  Augsbourg,  en  1491  ;  l'autre  à  Bâle,  en  1550;  la  troi- 
sième à  Venise,  en  1500,  que  j'ai  sous  les  yeux,  avec  le  titre  que  nous  avons 
donné  plus  baut.  C'est  un  in-folio  de  cent  quatr»-vingt-onte  feuillets  en  carac- 
tères carrés,  avec  de  petites  gravures.  En  tête  se  trouvent  Uranie  et  l'Astro- 
nomie avec  les  dotue  signes  du  zodiaque,  au  milieu  desquels  figure  assis  Guido 
Bonatto ,  enveloppé  d'une  large  rol)e  ornée  de  l'bermine,  qui  se  relève  sur  les 
épaules  ;  il  porte  une  longue  barbe,  le  bonnet  pointu,  et  tient  daus  la  maiu  un 
globe  avec  un  cadran.  Mazzuccbelli  prétend  qu'on  trouve  de  son  livre  une 
copie  manuscrite  dans  la  bibliothèque  Ambrosienne,  mais  ce  n'est  en  réalité  que 
la  copie  de  cent  soixante-neuf  considérations  des  Jugements  de  l'astronomie, 
François  Sirigatti  (astrologue  de  la  seigneurie  de  Florence,  en  1500)  traduisit 
cet  ouvi-age  en  italien  pour  la  satisfaction  de  Gino  Capponi  ;  celte  traduction, 
qui  se  voit  maimscrite  dans  la  bibliothèque  Laurenlienne,  fut  imprimée  en  Alle- 
mand (1572)  à  Bàle,  avec  le  titre  de  Auîlegung  des  menschiicfun  GeburUUutden^ 
puis  en  français  et  probablement  en  d'autres  langues. 


P1£RRB  D'ABANO;  159 

lui-même  faisait  usage  de  l'astrologie^  et  s'irritait  contre  les 
porte-tuniques  (tunieatij  qui  s'opposaient  à  ses  prédictions. . 

Kerre  d'Abano,  élevé  à  Gonstantinople,  fut  assez  heureux  1250-1916 
pour  saisir  l'instant  où  les  astres  se  trouvaient  dans  la  position 
désignée  par  Âboul-Nasar  comme  étant  celle  qui  fait  obtenir  de 
Dieu  tout  ce  qu'on  lui  demande  ;  il  en  profita  pour  demander  la 
science^  et  tine  illumination  soudaine  lui  fit  connaître  l'avenir. 
On  a  débité  sur  cet  astrologue  une  foule  de  contes  :  il  acquit  la 
connaissance  des  sept  arts  libéraux  au  moyen  de  sept  esprits; 
il  avait  la  faculté  de  faire  revenir  Pargent  qu'on  avait  dépensé; 
n'ayant  pas  de  puits  dans  sa  maison  ;  il  se  fit  apporter  celui  du 
voisin  qui  lui  en  refusait  l'usage^  ou  bien^  selon  d*autres^  il  trans- 
porta le  sien  dans  la  rue  pour  n'être  pas  dérangé  par  ceux  qui 
venaient  y  puiser  de  Teau.  Néanmoins^  dans  son  Conciliator  phi- 
losophorum,  un  des  meilleurs  livres  de  médecine  de  l'époque^ 
il  enseigne  que  la  saignée  n'est  jamais  plus  opportune  que  dans 
le  premier  quartier  de  la  lune  ;  que^  pour  guérir  les  douleurs 
néphrétiques,  il  faut,  au  moment  où  le  soleil  passe  par  le  méri- 
dien^ dessiner  avec  un  cœur  de  lion  sur  une  feuille  d*or  une 
figure  de  cet  animal  et  la  suspendre  au  cou  du  malade  ;  qu'il 
vaut  mieux^  pour  cautériser,  employer  des  instruments  d'or  que 
de  fer,  attendu  la  grande  influence  de  Mars  sur  la  chirurgie. 

Pierre  d'Abano  fut  professeur  à  Padoue  et  à  Paris,  où  d'heu- 
reuses cures  médicales  le  firent  accuser  de  magie.  Plus  tard,  on 
le  poursuivit  à  Rome  comme  coupable  d'hérésie  ;  mais  il  fut 
renvoyé  absous  par  décision  pontificale.  11  rapportait  au  cours 
des  astres  les  périodes  de  la  fièvre.  Dans  le  palais  de  Padoue,  il 
fit  peindre  les  constellations  ;  il  croyait  si  fermement  à  l'astro- 
logie qu'il  chercha  à  persuader  aux  Padouans  de  raser  leur 
ville,  pour  la  reconstruire  sous  une  conjonction  de  planètes  qui 
venait  de  s'effectuer  dans  les  conditions  les  plus  favorables. 
Peut-être  ne  faut-il  voir  dans  ces  imputations  que  des  bavar- 
dages de  Pierre  de  Reggio,  qui,  vaincu  par  lui  en  doctrine,  s'ef- 
força de  le  perdre  dans  l'opinion.  De  là  des  accusations  contra- 
dictoires contre  Pierre  d'Abano,  à  qui  Ton  reprochait,,  d'un 
côté^  de  ne  pas  croire  au.  diable^  et,  de  l'autre,  d'en  tenir  sept 
dans  un  bocal,  dociles  à  ses  moindres  signes^  pour  ces  accu- 
sations, et  d'autres  plus  sérieuses,  l'inquisition  lui  fit  un  procès. 

Avant  d'expirer,  il  disait  à  ses  amis  :  «  Je  me  suis  appliqué 
a  à  trois  nobles  sciences,  dont  l'une  m'a  rendu  subtil ,  l'autre 
«  riche^  la  troisième  menteur  :  la  philosophie,  la  médecine, 


160  GllOYANGES  SUPERSTITIEUSES.  ALGUIMIE. 

«  l'astrologie.  »  Dans  son  testament^  il  se  proclama  bon  catho- 
lique, et  il  avait  demandé  à  être  inhumé  chez  les  dominicains; 
mais  rinquisition  poursuivit  son  procès  et  troubla  ses  ossements. 
Gentile  de  Foligno,  médecin  célèbre^  étant  entré  dans  Técole 
oii  d'Abano  avait  professé^  se  mit  à  genoux  et  s'écria,  les  mains 
levées  :  a  Salut^  temple  saint  !  »  Puis ,  apercevant  quelques- 
uns  de  ses  manuscrits^  il  les  mit  sur  sa  poitrine  et  les  baisait 
avec  respect  (1). 

Malgré  les  défenses  de  l'Église ,  des  évêques  et  des  prélats 
furent  souillés  par  ces  folies^  qui  durèrent  bien  au  delà  de 
répoque  que  nous  décrivons.  Ces  faussetés  eurent  pour  résultat 
de  ramener  les  croyances  classiques  aux  esprits  follets ,  aux 
spectres^  aux  fantômes^  aux  vampires:  croyances  énergiques 
comme  toutes  celles  de  l'époque,  et  qui  devinrent  plus  vives 
quand  elles  furent  Tobjet  de  poursuites  régulières.  L'imagina- 
tion créait  des  événements  qu'elle  finissait  par  croire  véritables; 
des  hommes  h  Tesprit  ardent  s'isolaient  du  monde  réel  pour  se 
jeter  dans  un  monde  fantastique,  mêlant  l'imposture  au  fana- 
tisme et  à  rhallucination.  La  législation  dut  intervenir  pour  ré- 
primer des  gens  qui  soulevaient  les  tempêtes,  changeaient  les 
formes  des  corps  et  des  hommes,  produisaient  des  maladies; 
enfm  des  procès  absurdes  égarèrent  longtemps  la  justice, 
comme  nous  aurons  à  le  déplorer  dans  l'époque  appelée  le  siècle 
d'or. 

La  passion  qui  poussait  à  rechercher  les  moyens  de  s*enri* 
chir  subitement  nuisait  à  la  production  beaucoup  plus  qu'à 
l'existence.  Les  sciences  occultes  offraient  deux  voies  pour  ar- 
river à  la  fortune  :  trouver  des  trésors  et  transmuer  les  métaux. 
Quant  aux  trésors,  les  chroniques  racontent  des  faits  merveilleux^ 
qu'elles  attribuent  même  à  Albert  le  Grand  et  au  pape  Syl- 
vestre II  (2).  Dans  la  Fouille,  on  voyait  une  statue  de  marbre 

(1)  Savon ASOLA,  De  laud.  Patavii,  pag.  1155. 

(2)  Le  moine  Gerl>ert  vit  iiue  slaliie  d'or  qui,  l'index  étendu,  portait  cette 
inscription  sur  la  tétc  :  Frappe  là.  Les  chercheurs  avaient  frappé  plusieurs  fois 
cette  léte  ;  mais  le  moine,  plus  avisé,  remarqua  l'endroit  où  Tombre  de  Fiudex 
toml)ait  à  midi ,  et,  durant  la  nuit,  avec  un  seul  compagnon,  il  vint  y  creuser 
et  trouva  un  vaste  palais  tout  d'or.  Les  soldats  jouaient  aux  dés,  le  roi  et  la 
reine  étaient  assis  à  table,  ayant  près  d'eux  un  damoisel  qui  tenait  l'arc  tendu  : 
tout  cela  était  en  or,  et  brillamment  éclairé  par  un  tison  ardent  qui  brûlait  au 
milieu.  Lorsqu'on  voulait  toucher  à  l'archer,  de  l^elles  jeunes  filles  se  mettaient 
à  danser.  Gerbert,  qui  ne  se  fiait  pas  beaucoup  à  son  compagnon,  ne  prit  sur  la 


ALCHIMIE.  161 

avec  uue  couronne  d'or  portant  cette  inscription  :  Aux  calendes 
de  mai,  au  soleil  naissant,  j'ai  la  tête  d^or.  Personne  ne  com 
prit  le  sens  de  ces  rnots^  jusqu'au  moment  où  Robert  Guiscard 
en  arracha  le  secret  à  un  prisonnier  sarrasin  ;  ayant  creusé  la 
terre  à  l'endroit  où  tombait  Tombre  de  la  tête  au  premier  mai^ 
il  trouva' un  trésor. 

La  chimie  des  anciens  tenait  pour  constant  que  les  corps  ré- 
sultent de  la  combinaison  des  quatre  éléments^  et  que  de  leur 
harmonie  nait  la  perfection  dans  les  corps  humains;  celui  qui 
découvrirait  les  meilleures  combinaisons  pourrait  donc^  non- 
seulement  rendre  la  santé  et  prolonger  indéfiniiïient  la  vie^  mais 
encore  transformer  les  corps  et  les  métaux  :  sentiment  sublime^ 
bien  qu'erroné,  de  la  puissance  de  Thomme  et  de  la  perfecti- 
bilité de  la  création  entière.  Ainsi^  comme  on  voyait  dans  Tor 
le  représentant  universel  des  jouissances  terrestres,  la  science 
s'ingénia  d'une  manière  spéciale  à  transmuer  en  ce  métal  Tétain 
«t  le  mercure,  au  moyen  de  la  pierre  pkilosophale  et  de  la 
poudre  de  projection;  mais,  comme  les  procédés  simples  ne  pu- 
rent la  conduire  à  cette  découverte,  elle  eut  recours  à  l'esprit 
universel,  à  Tâme  générale  du  monde,  à  Tinfluence  des  étoiles 
pour  accomplir  le  grand  œuvre  :  de  là  naquit  la  science  secrète 
et  ténébreuse  de  l'alchimie,  qui  occupa  tant  d'esprits. 

Ses  recettes  étaient  positives  ;  mais  le  mystère  était  expliqué 
en  termes  non  moins  mystérieux.  Voulez-vous,  disaient-ils, 
faire  l'élixir  des  sages  ?  Prenez  le  mercure  des  philosophes, 
transformez-le  successivement,  par  la  calcioation,  en  lion  vert 
et  en  lion  rouge,  l'aites-le  dissoudre  dans  un  bain  de  sable  avec 
de  l'esprit  dé*vin  ficre,  et  distillez  le  produit;  mais  que  l'alambic 
soit  couvert  des  ombres  cimmériennes,  et  il  se  trouvera  au  fond 
un  dragon  noir  qui  dévore  sa  propre  queue.  En  outre,  la  science 
hermétique  se  servait  de  la  verge  de  Moïse,  du  rocher  de  Si- 
syphe, de  la  toison  de  Jason,  du  vase  de  Pandore,  du  fémur 
d'or  de  Pythagore;  si  tous  ces  moyens  étaient  impuissants,  ou 
avait  recours  au  diable  barbu,  chargé  spécialement  de  ce  genre 
d'offices. 

Quelques  alchimistes  s'abandonnaient  de  bonne  foi  à  ce  dé- 
table qu*im  couteau  d*un  travail  admirable  ;  tout  à  coup  les  danseuses  s'élau- 
cèrent  frémissantes,  et  Farcher  lança  une  flèche  sur  la  lumière  qui  s*éteigoit. 
Gerbert,  resté  dans  les  ténèbres,  fut  donc  obligé  de  laisser  toute  chose  intacte  ; 
mais  il  recueillit  des  prédictions,  qui  toutes  se  vérifièrent  par  la  suite.  JORDANI, 
Citron,,  chap.  220  et  222. 

U18T.  DES  ITAL.  «  T.    V.  il 


16â  AXGHIMIE. 

lire  d'origine  classique  (i),  qui  dura  tant  de  siècles  encore.  Le 
témoignage  d^autrui  ou  des  apparences  illusoires  leur  persua- 
dèrent qu'il  était  possible  de  trouver  cette  poudre  de  projection  ; 
ils  s'appliquaient  donc  à  cette  recherche  avec  passion^  au  point 
d'entreprendre  de  longs  voyages,  surtout  au  Sinaï,  au  mont 
Oreb^  au  mont  Athos.  Plus  souvent^  c'était  un  appât  jeté  aux 
gens  crédules  afin  de  leur  soutirer  de  Tor  pour  faire  de  l'or; 
néanmoins^  lorsque  Jean  Augurello  offrit  à  LéonX  un  poème  sur 
l'art  de  faire  de  l'or  (Chrysopée)^  le  pontife  lui  donna  pour  tout 

(1)  Un  g;rand  nombre  de  superstitions  modernes,  attribuées  d*ordinaire  à 
rignorance  du  moyen  âge,  nous  sont  venues  des  anciens  :  ^mr  exemple,  Topiiiion 
que  le  tintement  des  oreilles  annonce  que  d*autres  parlent  de  nous;  qu*il  faut, 
après  avoir  bu  un  œuf,  en  briser  la  coque  (Otide,  Fasii),  Saint  Augustin  {Ex- 
positio  epistotœ  ad  Galatas^  chap.  ir),  dit  :  Vulgatissimus  est  error  Genûlium 
iste,  ut  vel  In  agendis  rtbus^  'vel  in  exspectandis  eventibus  vîtes  ac  negotiorum 
suoriim,  ab  astrologis  notatos  dles  et  menses  et  annos  et  tempora  observent. 
Ainsi  Tusage  de  manger  des  pois  lors  de  la  Commémoration  des  morts  était 
pratiqué  par  les  Romains  dans  les  fêtes  lémurales  du  mois  de  mai,  époque  où 
ils  s*abstenaient  de  se  marier  (Fasti,  y)  ;  celui  de  s'adresser  des  vœux  de  bon- 
heur au  conmnencement  de  Tannée;  de  dire  Dieu  vous  bénisse,  quand  on  éter^ 
nue  (Pline,  liv.  ii,  cbap.  2,  $  11}  ;  de  clouer  sur  des  portes  des  hiboux  et  des 
chats-huants  (Quid  quod  istas  nocUtrnas  aves,  cum  peneiraverint  larem  quem- 
piam,  sollicite  prehensas ,  foribus  videmus  affigi  ?  ÀPCLÉE ,  Metam, ,  liv.  m). 
Dans  les  xeatoC  de  Julius  Africanus,  qui  vivait  sous  Alexandre  Sévère,  on  trouve, 
parmi  tant  d^autres  folies,  le  moyen  d^  se  défaire  de  ses  ennemis.  Préparez  des 
pains  de  cette  manière  :  «  Prenez ,  vers  la  fin  du  jour ,  une  grenouille  des 
(i  champs  ou  utf  crapaud  et  une  vipère,  tels  que  vous  les  voyez  dessines  dans 
u  le  pentagone  parfait,  à  l'endroit  de  la  figure  où  se  trouvent  les  signes  de  la 
«  proslambanomène  du  tropélydien,  c*est-à-dire  un  Çtlxa  sans  aueue  ou  un  tau 
«  couché  H  (c'est  la  note  musicale yâ  dièse)  \  renfermez  ces  animaux  ensemble 
«  dans  un  vase  de  terre  en  le  bouchant  hermétiquement  avec  de  l'argile ,  afin 
«  qu'ils  ne  revivent  ni  air  ni  lumière.  Gela  fait,  brisez  le  vase  après  un  temps 
«  convenable,  et  délayez  les  restes  que  vous  y  trouverez  dans  l'eau  avec  laquelle 
«  vous  pétrirez  le  pain;  de  plus,  oignez  de  cette  composition ,  dangereuse  même 
«  pour  celui  qui  l'emploie,  les  tourtières  dans  lesquelles  vous  cuirez  ce  pain. 
«  Cet  aliment  ainsi  préparé,  donnez-le'à  vos  ennemis  comme  vous  pourrez.  » 

On  sait  que  Galigula  dépensa  des  sommes  considérables  pour  trouver  le  secret 
de  faire  de  l'or  ;  sous  Dioclétien,  il  y  eut  une  persécution  contre  les  alchûnistes. 
Peut-éU«  quelqu'un,  au  milieu  de  ces  essais ,  après  une  fusion  de  borax  et  de 
crème  de  tartre  avec  du  mercure  sublimé,  opéra  l'évaporation  sur  la  surface  d'un 
vase  d'argent,  qu'il  trouva  doré.  \\  put  donc  croire  qu'il  avait  découvert  la  pierre 
philosophale,  et  recommença  ces  combinaisons,  dans  lesquelles,  sous  les  noms 
étranges  d'alors,  nous  voyons  toujours  reparaître  le  borax,  le  tartre,  le  mer- 
cure, le  sel  marin;  or  l'on  sait  que  ces  matières  donnent  à  l'argent  une  teinte 
jaune,  mais  qu'un  simple  lavage  d'acide  nitrique  délayé  efface  immédiatement. 


AXiCBUfOE.  163 

cadeau  tue  bonne  vide>  aBn  qu'il  pût  la  remplir  avec  le  produit 
de  son  invention. 

n  est  facile  de  tourner  en  ridicule  Pignorance  ou  les  opinions 
étranges  de  nos  aïeux,  surtout  si  Ton  perd  de  vue  celles  que 
nos  neveui  auront  un  jour  à  nous  reprodier.  La  science  sérieuse 
cherche  dans  ces  écarts  les  progrès  de  rintelligence  et  de  la  so- 
ciété; elle  reconnaît  dans  Terreur  un  aspect  de  la  vérité,  faux 
sans  doute,  mais  nouveau  et  progressif.  Les  disputes  dans  les 
tmiversités  en  présence  de  tout  le  monde  érudit  d'alors,  et  parmi 
ime  jeunesse  qui  se  passionnait  vivement,  entraînaient  dans  la 
voie  des  subtilités,  d'autant  plus  que  la  mésaventure  la  plus  dou- 
loureuse pour  un  docteur  eût  été  de  rester  enlacé  dans  les  mail- 
les d'une  argumentation  sans  pouvoir  les  rominre  ;  dès  lors»  les 
débats  devenaient»  non  un  eifort  vers  la  vérité,  mais  une  arène 
d'arguties,  et  la  philosophie,  comme  autrefois  .la  théologie,  eut 
ses  martyrs  obstinés  d'énigmes  indéchiffrables.  La  pensée,  néan- 
moins, se  décomposait  et  s'analysait,  et  le  raisonnement,  véhicule 
de  Terreur  et  de  la  vérité,  Jamais  U  cause,  s'aiguisait.  Dans  cette 
gymnastique,  les  esprits  se  façonnaient  aux  habitudes  de  Targu- 
mentation  serrée,  à  Tordre  et  à  l'économie  des  idées,  aux 
rigueurs  d'une  méthode  constante  ;  les  conceptions  morales  et 
métaphyriques,  dont  la  scolastique  avait  fourni  les  germes,  pu- 
rent se  développer,  sinon  avec  les  mêmes  formes,  au  moins  en 
conservant  le  fond.  Nous  devons  à  la  scolastique  la  marche  analy- 
tique des  langues  nKxieroes,  qui,  par  Tintime  rapport  des  mots 
avec  les  choses,  manifestait  le  procédé  logique  de  la  raison  mo- 
derne, résultat  de  cette  éducation,  bien  qu'elle  fût  défectueuse. 
L'astrologie  et  Talchimie  firent  méditer  sur  le  système  du  monde 
et  la  composition  des  corps. 

Les  msÂhématiques,  la  partie  la  plus  importante  des  connais- 
sances humaines  après  la  langue,  n'avaient  pas  péri  non  plus, 
comme  Tatteetent  suffisamment  lee  progrès  de  l'architecture  et 
de  la  mécanique.  On  voit  encore  dans  la  cathédrale  de  ï*lorence 
un  calendrier  écrit  en  813,  avec  de  belles  traces  d'diservatîons 
câestes,  qui  prouTent  que  Tauteur,  guidé  par  le  comput  Julien, 
s'était  aper$u  du  déplacement  des  points  équinoxiaux  depuis  le 
premier  concile  de  Nicée.  Nous  avons  d'un;géographe  de  Ravine 
une  grossière  description  du  monde,  à  laqueUe  peut  servir  d'é- 
clairciMement  une  carte  de  787,  qui  se  trouve  dans  la  biblio- 
thèque deTurin  dans  un  commentiûre  manuscritdeTApocalypse. 
La  géograjAie  dut  profiter  des  nombreux  voyages  entrepris  par 


464  FIBONAGGI.  GUI  D*ÂRXZZO. 

la  dévotion^  et  qui  firent  éclore  une  foule  d'itiDéraires  destinés 
à  guider  les  pèlerins;  mais»  comme  science,  elle  fit  très-peu  de 
progrès. 

Saint  Thomas  d'Aquin,  qui  était  versé  dans  les  sciences  ma* 
thématiques,  écrivit  des  traités  sur  les  aqueducs  et  les  machi- 
nes hydrauliques.  Le  Novarais  Campano  commenta  Euclide» 
étudia  la  quadrature  du  cercle,  la  théorie  des  planètes,  et  indi- 
qua la  génération  des  polygones  étoiles;  Urbain  iV  l'avait  sou-* 
vent  à  sa  table  avec  d'autres,  auxquels  il  aimait  à  voir  résoudre 
les  questions  qu'il  proposait.  Paul  Dagomeri  de  Prato,  dit  VA" 
baque  à  cause  de  sa  grande  habileté  dans  Tarithmétique  et  la 
géométrie,  construisait  des  machines  qui  représentaient  tous 
les  mouvements  des  astres;  il  fut  le  premier  qui  publia  un  al^ 
manach.  Biaise  Pelacani,  de  Parme,  expliqua  les  apparences 
prodigieuses  de  4'atmosphère  au  moyen  de  la  réflexion  des 
images. 

De  cette  époque  date  Fintroduction  d'un  système  très-utile, 
dont  le  mérite  appartient  aux  Italiens.  Tandis  que  les  anciens,  les 
classiques  comme  les  Hébreux  et  les  Arabes,  représentaient  les 
nombres  par  des  lettres,  les  Indiens  possédaient  une  numération 
plus  rationnelle  ;  en  effet,  les  chiffres^  outre  la  valeur  absolue, 
en  ont  une  relative,  de  manière  que,  transportés  au  second  rang 
vers  la  gauche,  ils  expriment  les  dizaines,  et,  au  troisième,  les 
centaines,  etc.  Les  Arabes  l'apprirent  des  Indiens,  et  quelques 
Européens  s'en  servirent  dans  des  travaux  scientifiques. 

Léonard  Fibonacci,  dePise,  étant  employé  dans  la  douane  de 
Bougie  en  Barbarie,  recueillit  tout  ce  qu'on  savait  d'arithméti- 
que en  Iilgypte,  en  Grèce,  en  Syrie,  en  Sicile,  et,  dans  un  traité 
d'arithmétique  et  d'algèbre  de  1202,  il  employa  les  chiffres  qu'il 
appelle  indiens.  Néanmoins  son  mérite  le  moins  contestable  est 
d'avoir  le  premier,  parmi  les  chrétiens,  traité  de  l'algèbre,  mais 
avec  tant  d'intelligence  que  trois  siècles  de  travaux  dirigés  vers 
le  même  but  n'ajoutèrent  pas  un  point  à  ce  qu'il  avait  enseigné. 
Il  s'applique  à  des  problèmes  mercantiles,  sans  la  moindre  trace 
de  ces  opérations  magiques  dans  lesquelles  s'égaraient  les  esprits 
lesjplus  vigoureux  ;  un  négociant  de  Florence  dota  l'Europe  du 
calcul  des  valeurs  et  de  celui  des  fractions. 

Les  notes  musicales,  qu'on  attribue  à  Oui  d-Arezzo,  moine 

bénédictin,  seraient  encore  une  invention  importante  de  cette 

955      époque;  mais  on  ne  sait  pas  d'une  manière  certaine  en  quoi  con* 

siste  so(i  mérite.  En  elTet,  les  lignes  et  les  points  étaient  déjà  çon- 


PLAIN-CHANT.  105 

nus;  ce  n*est  pas  lui  qui  introduisit  la  gamme  pour  apprendre 
le  solfège^  et  ce  n'est  pas  lui  qui  agrandit  TéotieUe  en  ajoutant 
cinq  cordes  aux  quinze  des  anciens.  La  tradition  rapporte  seu- 
lement qu'il  trouva  des  notes,  au  moyen  desquelles  on  appre- 
nait en  très-peu  de  temps  lamusique,  dont  Fétude  avant  lui  coû- 
tait plusieurs  années  ;  appelé  à  Rome  par  Benoit  VIII  pour  faire 
Tessai  de  sa  méthode^  ce  pape  se  déclara  satisfait.  Son  échelle 
ne  diffère  pas  de  celle  des  Grecs^  mais  elle  a  un  peu  plus  d'éten- 
due^  parce  qu'il  ajoute  un  tétracorde  dans  le  ton  aigu  et  une 
corde  dans  le  grave  (1).  Selon  quelques  auteurs,  on  aurait  alors 
substitué  aux  lettres  grégoriennes  les  points  carrés  ou  ronds  sur 
des  lignes  parallèles  et  dans  les  intervalles  ;  ainsi  les  rapports 
harmoniques  des  tons  devinrent  presque  sensibles  à  la  vue^  et  la 
facilité  de  les  noter  avec  des  points  sur  des  points^contre-^point) 
en  rendit  Texécution  facile. 

Saint  Ambroise  et  Grégoire  le  Grand  avaient  affranchi  la  mu- 
sique des  profanations  païennes  et  de  l'élément  mondain^  selon 
lequel  on  se  proposait  uniquement  d'exprimer  la  durée  des  sen- 
sations, et  d'imiter  les  mouvements  des  impressions  nées  du 
sentiment  et  de  la  passion.  Us  avaient  encore  aboli  le  rhythme, 

(1)  Les  Indiens  employaient  depuis  quatre  cents  ans,  pour  les  sept  sons  de 
leur  échelle»  les  lettres  s,  r,  g,  m,  p,  d^  n  ;  les  Romains ,  les  chiffres  numé- 
riques; les  Grecs,  les  lettres  de  leur  alphahet  depuis  TA  jusqu*A  VÛ,  en-  variant 
selon  les  modes.  Les  Italiens  eurent  aussi  une  notation  alphabétique ,  composée 
des  quinze  premières  lettres,  que  Grégoire  le  Grand  réduisit  aux  sept  premières 
pour  réchelle  diatonique,  en  distinguant  les  octaves  par  les  lettres  majuscules 
pour  rinférieure ,  et  par  les  minuscules  pour  la  supérieure.  Dans  la  suite,  on 
les  remplaça  par  des  points,  qui  furent  placés  sur  les  lignes  ;  mais  l'invention 
de  Gui  consistait-elle  dans  cette  innovation?  Il  tira  les  noms  des  notes  des 
syllabes  initiales  de  Thymne  de  saint  Jean  Baptiste  : 

DT  qucant  Iaxis  REsonare  fibris 
Mira  gestorum  PAmuli  tuorum 
SOLve  poUuU  LAMi  reatuoi, 

Sancie  Joannes. 

Le  si  fut  ajouté  dans  le  seizième  siècle  par  Van  der  Putten  {Zrydm  PtUeU" 
mu),  Kircher  assure  avoir  vu  dans  la  bibliothèque  des  jésuites  à  Messine  un 
missel  grec  ancien,  avec  diverses  hymnes  notées  selon  la  méthode  qu'on  dit  inven- 
tée par  Gui.  La  corde  grecque  qu'il  ajouta  fut  marquée  par  le  ^amma  grec;  or, 
conune  cette  lettre  se  trouvait  ainsi  placée  à  la  tète  de  Téchelle  selon  la  cou- 
tume d'alors,  l'échelle  prit  le  nom  de  gamme*  Du  reste,  tout  le  monde  sait 
que  c'est  à  Milan  que  Ton  imprima  les  premières  notes  musicales,  et  que  les 
diverses  expressions  dn  langage  mosîeal  sont  italiennes. 


466  ruiiHnuBT. 

afln  que  le  chant  oessftt  d'exprimer  les  sentiiaento  et  les  pas- 
sions pour  rester  entièitoment  spirituel.  En  effet,  ooiume  toutes 
les  notes  étaient  d'une  durée  égale,  elles  exprimaient  mieux,  en 
revêtant  les  paroles  saintes,  le  calme  inaltérable  de  Tcnnnipo- 
tence;  néanmoins  on  conserva  les  modes  anciens,  c'est-à-dire 
les  tons  qui  exprimaient  la  différence  du  grave  à  Faigu  parmi 
les  divers  points  de  départ  des  systèmes  de  succession.  Àmbroise 
avait  uni  les  deux  tétraeordes  pour  en  former  l'échelle  ;  après 
avoir  choisi  parmi  les  modes  grecs  les  quatre  qui  lui  semblèô'ent 
convenir  le  mieux  k  la  majesté  du  chant  et  à  Pétendue  de  la 
voix,  il  proscrivit  les  ornements  introduits  dans  la  mélopée  et 
un  grand  nombre  de  rhythmes:  simplification  remarquable  et 
barrière  élevée  contre  les  nouveautés  dangereuses,  afin  que  la 
musique  pure ,  simple  et  majestueuse ,  pût  représenter  Tausté- 
rité  sacrée  du  culte.  Grégoire,  sur  les  traces  d'Ambroise,  mais 
en  modifiant  son  système,  ajouta  quatre  nouveaux  modes  pour 
éviter  la  monotonie. 

La  musique  chrétienne  n'avait  plus  qu'à  faire  la  conquête  de 
l'harmonie,  inconnue  aux  Grecs,  ches  lesquels  les  règles  n'a* 
valent  pour  but  que  d'établir  des  successions;  il  fallait  mainte- 
nant introduire  la  simultanéité  des  sons.  Malgré  les  obstacles  de 
l'habitude  et  de  la  vénération  pour  les  anciens^  on  put  faire  en- 
tendre deux  voix  en  même  temps;  mais  on  ignore  la  date  de 
cette  innovation.  Gui  d'Arexio  ne  donne  point  de  nouvelles  rè- 
gles à  l'art;  mais  il  montre  avec  évidence  que  l'on  connaissait  la 
diphonie,  bien  que  nous  ne  sachions  pas  de  quelles  règles  elle 
se  composait. 


CHAPITRE  XCI. 

Le  quatrième  oondle  de  Latran,  ouvert  le  il  novembro  ISIS, 
fut  appelé  le  grat^  eon^h,  parce  que  l'autorité  pontifieale  y  ap- 
parut dans  sa  plus  haute  magnifloence.  Les  deux  empereurs 
d'Orient  et  d'Occident,  les  rois  de  Chypre,  de  Jérusalem,  de 
Sicile,  de  France,  d'Aiigleterre,  d'Aragon,  de  Hongrie,  y  en- 
voyèrent des  ambassadeurs;  les  patriarches  d'Antiocbe  et  de 
Jérusalem  y  assistèrent  en  per80Dne>et,par  représeotants^ceux 


l'église  et  l'empire.  467 

de  Ck)nstantinopIe  et  d'Alexandrie^  outre  soixante  et  onze  aiche- 
Têques,  quatre  cent  dooze  évéques^  plus  de  huit  cents  abbés  et 
prieurs.  L*afHuence  du  peuple  fut  telle  que  beaucoup  de  pré- 
lats ne  purent  pénétrer  dans  la  basilique^  et  que  Tévéque  d^A- 
nàalfi  fut  étouffé. 

Au  milieu  d'un  cercle  de  cardinaux  parés  avec  une  majes- 
tueuse simplicité,  figurait  le  pontife  qui  avait  vu  Gonstantinople 
rentrer  sous  son  obéissance  ;  il  était  sorti  triomphant  de  la  guerre 
des  Albigeois  et  de  la  lutte  contre  l'empereur  Otbon  et  le  roi 
d'Angleterre^  qui  lui  fit  hommage  de  sa  couronne.  Sous  son  in- 
fluence^ cette  lie  avait  obtenu  la  Magna  Charta,  sauvegarde  de 
sa  liberté;  les  cités  toscanes  avaient  formé  une  confédération^ 
celles  de  la  Lombardie,  renouvelé  leur  ancienne  ligue,  et  les  Es- 
pagnols, dans  les  plaines  de  Tolosa^  remporté  Tinsigne  victoire 
qui  les  affranchissait  désormais  de  la  servitude  arabe.  Le  roi 
d'Aragon  lui  demandait  sa  couronne ,  et  celui  de  Bulgarie  lui 
soumettait  la  sienne  ;  il  avait  affermi  la  suprématie  du  saint-siége 
sur  la  Sicile  après  l'avoir  affranchie  dans  Rome;  enfin  il  s'était 
créé  dans  deux  ordres  rayonnants  de  jeunesse  une  milice  per* 
manente,  prête  à  exécuter  tous  ses  commandements. 

Le  monde  entier,  soumis  à  ses  décisions  infaillibles,  recevait 
alors  du  pontife  les  règles  de  sa  croyance,  de  la  discipline  ecclé- 
siastique et  civile  :  défense  de  confier  des  fonctions  publiques 
aux  musulmans  et  aux  juifs,  ou  de  vendre  des  armes  aux  infi- 
dèles ;  l'usure  était  refrénée^  les  patarins  bannis,  et»  pour  se 
distinguer  de  ces  hérétiques^  les  catholiques  devaient  commu- 
nier dans  leur  paroisse  une  fois  au  moins  par  an.  Le  pape  con- 
firma la  doctrine  de  Pierre  Lombard  relative  à  la  Trinité,  et 
condamna  ce  qu'en  avait  dit  «l'abbé  Joachim  de  Calabre,» 
écrivain  mystique,  renommé  pour  ses  prédications;  enfin  une 
paix  générale  fut  ordonnée  pour  quatre  ans. 

Vicaire  de  la  Divinité  sur  la  terre  pour  le  gouvernement  tem- 
porel et  spirituel,  le  pontife  avait  donc  réalisé  les  maximes  sanc- 
tionnées par  les  décrétales,  qui  proclamaient  que  la  puissance 
ecclésiastique  est  le  soleil  d'où  l'autorité  impériale,  comme  la 
lune,  tirait  toute  sa  splendeur  (j).  Expliquant  les  rapports^^du 

•  (1)  Les  cinonistes  «joutaient  que,  comme  la  terre  est  sept  fois  plus'  grande 
que  la  lune,  et  le  loleil  huit  fois  plus  grand  que  la  terre,  le  pontife  pétait  cin- 
quante-six fois  plus  grand  que  Tempereur.  Laurentius  le  fait  dix-sept  cent  quatre 
fois  plus  éleyé  que  l'empereur  et  les  rois.  Nous  ne  connaissons  pas  les  éléments 
de  ce  calcul. 


i68  L'ÉGUSE  et  L^EMPIRE. 

pouvoir  temporel  avec  le  pouvoir  spirituel^  Innocent  III  écri- 
vait (1):  a  Le  Seigneur^  non-seulement  pour  constituer  Tor- 
a  dre  spirituel,  mais  encore  pour  qu'une  certaine  uniformité 
0  entre  la  création  et  le  cours  des  événements  l'annonce  comme 
a  Tauteur  de  toutes  les  choses^  établit  Tharmonie  entre  le  ciel 
«  et  la  terre  ;  afin  que  le  merveilleux  accord  du  petit  avec  le 
c<  grande  de  ce  qui  est  bas  avec  ce  qui  est  élevé,  nous  le  révèle 
(c  pour  unique  et  suprême  créateur.  De  même  qu'il  suspendit 
0  deux  grands  luminaires  à  la  voûte  céleste,  ainsi  il  attacha  au 
«  firmament  de  TÉglise  deux  dignités  suprêmes:  Fune,  desti- 
a  née  à  resplendir  le  jour,  c'est-à-dire  à  éclairer  les  intelligen- 
a  ces  sur  les  choses  spirituelles,  et  à  délivrer  de  leurs  chaînes 
a  les  ftmes  retenues  dans  Terreur;  Tautre,  à  briller  dans  les  té- 
«  nèbres,  c'est-àniire  à  éclairer  les  hérétiques  endurcis,  les  en- 
«  nemis  de  la  foi,  et  à  saisir  le  glaive  pour  le  châtiment  des  ré- 
a  prouvés  et  la  gloire  des  fidèles.  Or,  comme  une  sombre  nuit 
a  enveloppé  toutes  choses  quand  la  lune  vient  à  s'éclipser,  de 
a  même^  lorsqu'on  manque  d'empereur,  on  voit  éclater  la  rage 
a  des  hérétiques  et  des  païens,  b 

Des  prétentions  n<Mi  moins  absolues  étaient  formulées  par  les 
juristes^  qui  attribuaient  aux  empereurs  un  pouvoir  sans  limi- 


(1)  Regesta^  33.  U  s'agjisiait  du  pape  :  vicarius  Jésus  Ckristif  sucetssor 
Pétri j  CIvrisius  Domini,  Deus  Pkaraonîs ,  citra  Deum,  ultra  hominem^  minor 
DeOf  major  homtne  ;  Senn.  de  consecr.  pont. 

Les  droits  des  empereurs  sont  distinctement  formulés  dans  le  Miroir  de  Souabe^ 
qui  dit,  entre  autres  choses,  que  le  roi  élu  perd  le  droit  de  sa  nation,  et  doit 
vivre  selon  les  lois  des  Francs  ;  que  personne  ne  peut  excommunier  Tempereur , 
excepté  le  pape,  mais  pour  trois  causes  :  s'il  doute  de  la  foi  orthodoxe,  s'il 
répudie  sa  femme,  s'il  trouble  l'Église  et  les  maisons  de  Dieu.  Le  Christ,  prince 
de  la  paix,  laissa  sur  la  terre  deux  épées  pour  la  défense  de  la  chrétienté ,  con- 
fiées toutes  les  deux  i  saint  Pierre,  une  pour  le  ju^ment  séculier,  l'autre  pour 
le  jugement  ecclésiastique  :  la  première  est  prêtée  par  le  pape  à  l'empereur 
{Des  iveltiichen  Geriehtes  Sehwert darleiliet  der  Papst  dem  Kaiser);  l'autre  reste 
au  pape  pour  juger  sur  un  palefroi  blanc,  et  l'empereur  doit  lui  tenir  l'étrier, 
afin  que  la  selle  ne  se  dérange  pas  :  cela  signifie  que,  si  quelqu'un  résiste  obstiné- 
ment au  pape ,  l'empereur  et  les  autres  princes  doivent  le  contraindre  en  le 
proscrivant.  S'il  se  trouve  des  hérétiques,  il  faut  procéder  contre  eux  devant 
les  tribunaux  ecclésiastiques  et  séculiers;  la  peine  est  le  feu.  Tout  prince  qui  ne 
punit  point  les  hérétiques  sera  excommunié,  et  si,  dans  un  an,  il  ne  vient  pas 
à  résipiscence ,  le  pape  le  dépouillera  de  son  office  et  de  toutes  ses  dignités. 
Les  pauvres  et  les  seigneurs  seront  traités  de  la  même  manière.  Schiltbr. 
/tnt,  Teuton.,  tom.  II. 


FRfBiRic  n.  169 

tes^  pareil  à  celui  qui  avait  produit  la  puissance  et  Popprobre 
(le  fancienne  Rome  ;  c'était  au  moyen  d'arguments  de  même 
force  qu'ils  enseignaient  dans  les  nouvelles  universités  que  le 
saint  empire  s'élevait  au-dessus  de  toutes  les  choses  de  ce  monde, 
et  que  l'empereur  portait  le  globe  dans  la  main  pour  signifier  la 
domination  sur  Tunivers  entier. 

11  était  impossible,  avec  des  prétentions  si  opposées,  qu'on  ne 
vit  pas  se  renouveler  la  lutte  entre  la  tiare  et  le  sceptre;  com- 
mencée par  Grégoire  VII,  elle  avait  été  assoupie  par  un  arran- 
gement, où  tes  avantages  matériels  étaient  restés  pour  Tempe- 
reur,  et  Topinion  pour  le  pontife.  Après  quatre-vingts  ans,  la 
querelle  se  réveilla  plus  ouvertement,  et  prit  un  caractère  plus 
déterminé  ;  car  il  ne  s'agissait  plus  d'une  formalité  féodale,  mais 
de  savoir  si  TËIglise  devait  être  soumise  à  l'empire.  Les  adversai- 
res étaient  d'ailleurs  bien  différents;  l'inflexible  Grégoire  n'était 
plus,  et,  à  la  place  d'un  Henri  lY,  odieux  et  débauché,  se  trou- 
vaient les  princes  de  Souabe ,  nobles,  généreux ,  courtois,  amis 
des  lettres,  entourés  de  seigneurs  allemands  qui,  fidèles  au  roi 
et  à  sa  femme,  le  suivaient  dans  ses  expéditions  au  delà  des  Al- 
pes ou  des  mers  aussi  volontiers  que  dans  un  tournoi. 

Frédéric  II,  rejeton  gibelin,  élevé  par  le  pape  qui  l'avait  sou- 
tenu contre  le  guelfe  Othon,  si  bien  qu'on  l'appelait  par  mépris 
le  roi  des  prêtres,  témoigna  de  la  déférence  et  du  respect  à  Inno- 
cent III  tant  qu'il  en  eut  besoin  :  il  exhorta  le  sénat  romain  à  lui 
obéir;  dans  la  diète  d'Égra,  il  déclara  solennellement  que,  pour 
les  nombreuses  faveurs  qu'il  avait  reçues  de  l'Église  romaine,  il 
lui  serait  toujours  soumis;  il  confirma  les  concessions  faites  par 
Othon,  et  promit  de  l'aider  à  conserver  ses  domaines,  nommé- 
ment la  Sicile,  la  Sardaigne,  la  Corse,  et  à  recouvrer  les  posses- 
sions qui  lui  étaient  disputées,  comme  l'héritage  de  la  comtesse 
Matbilde.  a  A  peine  consacré  à  Rome  (ajoutait-il),  nous  éman- 
a  ciperons  notre  fils  Henri,  en  lui  cédant  notre  royaume  hérédi- 
a  taire  de  Sicile,  afin  qu'il  le  tienne,  comme  nous-méme,  du 
«  saint  siège;  nous  renoncerons  au  titre  royal  et  au  gouveme- 
«  ment  de  ce  pays,  de  manière  qu'il  ne  puisse  jamais  être  uni  à 
a  Tempire  (i).  o  Conduite  politique,  dirions-nous  aujourd'hui, 
mais  alors  Frédéric  fut  taxé  d'hypocrisie;  car,  vers  le  même 

(1)  Ita  quod  ex  tune  tiec  habehimus  nec  nomnabtmus  nos  regem  Siciliee, 
ne  forte  aliquid  unîonls  regnum  ad  imperium  quûvis  tempore  putaretttr  habere, 
LUNIG,  Co(LdipL  ital,  toro.  H,  pag.  866. 


470  FBÉBÉRIC  n.  HORORIUS  m. 

temps,  Q  refusait  de  faire  jusiioe  aux  demandes  de  l'Église.  H 
prétendait  qulnnocent  lui  avait  endommagé  son  patrimoine, 
et,  pour  ce  motif,  il  reprit  le  comté  de  Sora  à  son  frère  Richard, 
sans  respecter  d'autres  feudataires  investis  par  le  pape  ;  il  fit  en- 
core périr  quelques  évéques  sous  prétexte  de  rébellion,  et  se 
plaignait  sans  cesse  que  Rome  accueillait  tous  ceux  qui  se  mon- 
traient ses  adversaires.  La  mort  seule  put  soustraire  Innocent  au 
regret  de  voir  son  pupille  se  révolter  contre  le  sein  qui  Tavait 
nourri. 

Frédéric,  d'humeur  joyeuse,  instruit,  aimable;  savait  se  con- 
cilier les  esprits  qu'Othon  s'était  aliénés  par  sa  rudesse;  il  resta 
seul  roi  d'Allemagne  après  la  mort  de  son  rival,  qui  finit  ses 
jours  avec  le  remords  d'avoir  porté  les  armes  contre  rËgHse,  et 
1218  se  faisant  flageller  par  des  serviteurs  pour  racheter  cette  faute. 
EncUn  à  la  guerre  comme  les  Suèves,  ses  ancêtres  paternels,  ha- 
bile dans  la  politique  et  dissimulé  comme  les  Normands,  ses 
aïeux  maternels,  il  signala  par  de  bonnes  mesures  les  cinq  an- 
nées qu'il  passa  en  Allemagne;  puis  il  se  rendit  en  Italie,  ob 
l'attiraient  la  beauté  du  ciel,  les  souvenirs  de  sa  jeunesse,  la  cul- 
ture des  habitants  et  le  désir  de  rendre  à  l'empire  sa  vigueur. 
On  racontait  que,  dans  son  enfance,  il  s'était  écrié  pendant  le 
sommeil;  a  Je  ne  puis ,  je  ne  puis.  »  Interrogé  sur  la  signifi- 
cation de  ces  paroles,  il  répondit  :  «  Il  me  semblait  manger  tou* 
tes  les  choses  du  monde,  mais  j'en  ai  mis  dans  ma  bouche  une 
si  grosse  qu'il  m'a  été  impossible  de  l'avaler.  »  Nous  avons  vu 
plusieurs  fois  le  moyen  Âge  donner  aux  faits  la  forme  de  contes. 

En  Lombardie ,  les  cités  principales  étendaient  leur  domina-r 
lion,  non  plus  seulement  sur  les  bourgs  environnants,  mais  sur 
les  petites  villes,  où  elles  envoyaient  des  podestats  et  dont  elles 
exigeaient  des  tributs;  ainsi  le  morcellement  infini  reconnu  par 
la  ligue  lombarde  se  restreignait  à  quelques  centres.  L'un  des 
principaux  était  Milan,  toujours  en  guerre  contre  Pavie,  Cré- 
mone, Parme,  Modène,  et  qui,  à  la  tête  du  parti  guelfe,  se  trou- 
vait, comme  alliée  d'Othon  IV,  excommuniée  par  le  pape^  de- 
venu le  protecteur  du  descendant  de  la  maison  de  Souabe. 

Frédéric  comprit  qu'il  lui  serait  impossible,  au  milieu  d'un  si 
grand  désordre,  de  réaliser  ses  projets;  il  résolut  donc  d'atten- 
dre des  circonstances  plus  favorables  pour  ceindre  la  couronne 
de  fer,  et  se  dirigea  vers  le  Midi. 

Le  nouveau  pape,  Honorius  III,  de  la  famille  des  Savelli,  avait 
été  reçu  par  les  Romains  au  milieu  de  telles  réjouissances  que 


peraonne  ne  se  rappelait  en  avoir  vu  de  pareillea;  quelques  wm  i2id 
après»  il  fut  expulsé  par  ces  mêmes  Romains  et  contraint  de  se 
retirer  à  Rieti  et  à  Vitarbe.  Pontife  rempli  de  douceur,  entre  deux 
papes  d'une  grande  énergie,  il  ne  cassait  de  recommander  aux 
rois  une  mansuétude  qui  était  le  fond  de  son  caractère.  Le  nonce 
lui  ayant  appris  qu^on  ne  pourrait  triompher  du  schisme  grec 
que  par  la  rigueur,  il  défendit  d'en  user,  parce  que,  dîsait-il, 
Pinstruetioa,  la  prière,  le  bon  exemple  et  la  patience  devaient 
seuls  protéger  la  foi.  Il  avait  à  réclamer  de  Frédéric,  au  nom 
duquel  il  avait  été  gouverneur  de  Paleime,  Texéoution  de  trois 
promesses  faites  à  son  prédécesseur  :  la  oroisade,  la  restitution 
de  l'héritage  de  la  amtesse  Mathilde  et  la  renonciation  à  la 
couronne  de  Sicile,  afin  qu'elle  ne  fût  pas  réunie  à  l'empire. 
Après  avoir  renouvelé  ces  promesses,  Frédéric  obtint  d'être  cou- 
ronné empereur  ;  à  cette  occasion,  il  abrogea  toute  loi  restrictive  1320 
de  la  liberté  de  TÉglise,  et  ordonna  d'extirper  l'hérésie.  ^  ^^ 

L'héritage  de  la  comtesse  Mathilde  n'avait  été  recueilli,  en 
réalité,  ni  par  l'empire  ni  par  le  pontife;  car  les  seigneurs  char- 
gés de  Tadministration  avaient  peu  à  peu  secoué  toute  dépen- 
dance, tandis  qu'un  grand  nondnre  de  communes,  parmi  les- 
quelles Florence  occupait  le  premier  rang,  s'étaient  affranchies 
par  la  force,  U  persistance,  à  prix  d'argent. 

Quant  à  la  croisade,  après  la  prise  de  Constantinople  et  la 
fondation  de  l'empire  latin.  Innocent  III  n'avût  cessé  de  pousser  • 
à  la  délivrance  du  saint  sépulcre,  d'autant  plus  que  le  bruit  cou- 
rait alors  qu'on  touchait  au  terme  de  l'empire  de  Mahomet, 
symbolisé  dans  la  bête  de  l'Apocalypse,  laquelle  ne  dépasserait 
point  les  six  cents  ans.  A  cette  époque^  Gènes  vit  arriver  une  mul- 
titude d'^ofants  qui,  ayant  pris  la  croix»  voulaient  aller  délivrer 
Jérusalem.  Infortunés  1  ils  périrent  tous  en  route,  les  uns  de 
faim  et  de  fatigue,  les  autres  noyés  dans  les  fleuves,  ou  bien 
d'avides  spéculateurs  en  enlevèrent  un  grand  nombre  pour  les 
vendre  comme  esclaves.  Innocent  les  plaignit,  mais  il  accablait 
de  reproches  les  adultes  qui,  pleins  de  vigueur,  ne  savaient  pas 
accomplir  ce  qu'avaient  tenté  des  enfants. 

Ses  projets  furent  secondés  par  un  champion  c|ui  avait  donné 
de  grandes  preuves  de  courage  et  de  fidélité  à  TEglise ,  Jean  de 
Brienne,  Français  renommé  dans  les  fastes  miUtaires,  et  frère 
de  celui  que  nous  avons  vu  prétendre  à  Théritage  du  roi  Tan- 
crède  dans  la  Fouille  ;  s'étant  rendu  en  Palestine,  il  avait  épousé 
Marie»  fille  de  Conrad  de  Montfeirat|  qui  lui  avait  apporté  en  dot 


472  CmOmÈME  CROISADÏ. 

des  droits  au  trône  de  Jérusaleoi.  loDOcent  le  reconnut  roi  de 
cette  ville,  et  réunit  un  grand  nombre  de  croisés  qu'il  se  propo- 
sait de  conduire  lui-même  quand  il  mourut.  Honorius  III  promit 
de  continuer  Tentreprise^  et  obtint  que  des  Hongrois  et  des  Alle- 
mands passassent  en  terre  sainte  sur  des  navires  de  Venise  et 
de  Zara. 
1218         Au  siège  de  Damiette,  le  légat  pontifical^  à  la  tète  des  Itidiens^ 
mentale  première  l'assaut^  au  milieu  d'une  nuit  .obscure; on 
prétend  môme  que  la  croix  d^oriflamme,  étendard  conservé  à 
Brescia,  fut  alors  planté  sur  les  murailles  par  l'évéque  Albert,  à 
la  tète  de  4 ,500  Brescians,  entreprise  qui  lui  fit  obtenir  le  pa- 
triarcat d'Autriche.  Quelque  temps  apr^,  Henri  de  Settala,  ar- 
chevêque de  Milan,  conduisit  en  Palestine  un  renfort  de  ses  con- 
citoyens. 

Moadham,  sultan  de  Damas,  désespérant  de  conserver  Jérusa- 
lem, en  avait  détruit  les  murailles;  il  se  proposait  môme  d'abattre 
le  saint-sépulcre,  lorsque  la  fortune  changea,  et  la  croisade  eut 
un  résultat  déplorable.  Toute  la  chrétienté  fut  atterrée  de  ces 
revers^  et  le  pape  reprochait  à  Frédéric,  qui  tant  de  fois  avait 
promis  de  prendre  la  croix,  d'avoir  toujours  manqué  à  sa  parole. 
On  vit  bientôt  arriver  en  Italie  les  grands  maîtres  des  templiers, 
des  hospitaliers,  des  chevaliers  teutoniques,  le  patriarche  et  le 
roi  Jean  de  Brienne,  qui  se  présentèrent  en  suppliants  à  l'empe- 
reur à  Vérone.  Frédéric,  non-seulement  les  écouta,  mais  il  épousa 
Yolande,  fille  héritière  du  roi  Jean,  avec  lequel  il  s'engageait  à 
défendre  et  à  recouvrer  la  terre  sainte,  qu'il  regardait  comme 
son  propre  royaume.  Dans  ce  but,  il  fit  équiper  des  navires  en 
Sicile,  imposa  des  contributions,  contracta  des  emprunts,  et  fai- 
sait parvenir  aux  autres  princes  des  exhortations  ampoulées; 
mais,  lorsque  vint  la  saison  du  départ,  il  eut  recours  à  des  sub- 
terfuges, et  demanda  le  titre  de  roi  de  Jérusalem,  au  détriment 
de  son  beau-père,  tandis  qu'il  ne  montrait  ni  désir  d'entreprendre 
la  croisade,  ni  bonne  Toi  pour  la  mener  à  fin. 

Il  avait  plus  à  cœur  de  soumettre  et  d'organiser,  la  Sicile,  où 
fumait  encore  le  sang  dans  lequel  Henri  VI  avait  étouffé  les  pri- 
vilèges des  barons;  à  la  suite  de  ces  rigueurs  fermentait  ce  mé- 
lange de  vieux  et  de  nouveau,  de  regrets  et  d'espérances,  qui 
trouble  toute  domination  récente.  Dans  les  désastres  passés,  la 
justice  avait  été  bouleversée;  la  hiérarchie  d'emplois  établie  par 
le  roi  Roger  ne  servait  qu'à  couvrir  d'un  masque  de  légalité  des 
exactions  exorbitantes.  Les  fiefii  avaient  été  occupés  abitraire- 


ORGAmSATION  DE  LÀ  SICILE.'  173 

ment^  et  chaque  usurpateur  s'arrogeait  la  souveraineté  jusqu'au 
droit  de  sang  ;  dans  cette  indépendance  tumultueuse^  tout  était 
Vols^  guerres,  assassinats. 

Ihins  le  désir  de  se  faire  pardonner  leur  révolte  ou  de  gagner 
ses  bonnes  grâces^  les  barons  allèrent  j  usqu'à  Rome  à  la  rencontre 
de  Frédéric,  auquel  ils  offrirent  des  dons  et  deux  mille  chevaux 
de  la  Fouille;  puis^  à  son  arrivée,  ils  lui  prodiguèrent  les  hom* 
mages  et  lui  livrèrent  ses  adversaires  les  plus  dangereux.  Frédé* 
rie  les  caresse;  mais,  au  milieu  des  fêtes,  il  se  taxi  céder  les 
droits  régaliens  par  l'abbé  de  San-Germano;  il  soumet  par  la 
force  les  comtes  de  Gelano  et  de  Molise,  emprisonne  ceux  d'A- 
quila,  de  Caserte,  de  San-Beverino,  de  Tricarico,  parce  qu'ils  ne 
lui  avaient  pas  donné  les  troupes  qui  lui  étaient  dues,  et  fait  ra- 
ser  les  forteresses  élevées  depuis  un  certain  temps.  A  Capoue,  il 
établit  un  tribunal  chargé  cfe  reconnaître  les  droits  des  feuda- 
taires,  avec  ordre  de  confisquer  les  fiefs  pour  lesquels  on  ne 
fournirait  pas  de  titres.  Par  ces  mesures,  il  affaiblit  la  féodalité; 
après  avoir  démantelé  les  citadelles  des  barons  dans  la  campagne, 
il  en  construisit  pour  lui-même  dans  les  villes,  entre  autres  le 
castel  Capuano,  à  Naples. 

Profitant  des  institutions  normandes,  sauf  à  leur  donner  une 
forme  plus  régulière,  il  eut  constanunent  pour  objet  de  fortifier 
l'autorité  royale  aux  dépens  des  privilèges  et  des  revenus  des 
feudataires,  d'empêcher  rétablissement  des  grandes  communes, 
telles  qu'on  les  voyait  en  Lombardie,  et  de  ne  laisser  entre  le 
peuple  et  le  roi  que  les  magistrats  et  la  loi.  Tandis  que  l'Italie  et 
même  toute  l'Europe  étaient  morcelées  en  muiiicipes  et  en  fiefs, 
il  devança  les  temps  en  cherchant  à  constituer  l'État  tel  que 
nous  le  concevons,  et  cette  unité  administrative.  L'orgueil  et  peut- 
être  le  malheur  de  notre  époque;  car  il  concentrait  en  sa  pei*- 
sonne  et  dans  ses  magistrats  le  pouvoir  public,  enlevé  aux  soi- 
gneurs, aux  évêques,  aux  cités.  Fidèle  à  la  mission  des  rois  dans 
la  féodalité,  il  éleva  les  classes  inférieures^  en  attribuant  aux  su- 
jets domaniaux  de  plus  grands  privilèges  que  ceux  dont  jouis- 
saient les  serfs  des  fiefs  :  il  voulait  que  les  honunes  se  regardas- 
sent comme  attachés  à  la  terre  qu'ils  tenaient  des  seigneurs,  et 
qu'on  améliorât  leur  condition  dans  un  sens  libéral;  que  les 
propriétés  libres  accrussent  en  nombre,  et  qu'on  allégeât  ou 
qu'on  fit  disparaître  les  corvées  stipulées  par  des  contrats:  in- 
tentions supérieures  à  son  époque. 

Frédéric,  pour  foire  cesser  la  confusion  enfantée  par  les  di« 


174  OMAMIflULTION  DB  LA  ai<ULB. 

verses  dominaiioDs  qui  s'étaîml  succédé^  publia  uo  code  qui  ei&- 
brassait  les  législations  féodale,  eecléstastique,  civilei  poUtique, 
administrative,  et  dans  lequel  toute  dislinction  était  efTacée  entre 
les  Normands,  les  Francs,  les  Grecs  et  les  Latins.  Louant  les  Ro- 
mains, qui,  par  la  loi  royale,  transféraient  au  prince  la  faculté 
législative,  afin  que  l'origine  de  la  justice  et  le  droit  de  la  défen* 
dre  se  trouvassent  dans  le  môme  chef,  il  évoqua  toute  la  juridic- 
tion, dont  furent  dépouillés  les  barons  et  les  prélats.  Alors  il 
proclama  (chose  inconnue  parmi  les  ordres  féodaux)  que  tous  les 
siqels,  sans  même  CToaplei  les  feudataiies,  seraient  soumis  à  la 
juridiction  de  ses  magistrats  (I);  pour  un  jugement  de  fait,  il 
suffisait  du  témoignage  de  deux  pairs,  ou  de  quatre  individus  de^ 
Tordre  inférieur,  c'estrà-dire  qu'il  fallait  pour  «n  comte  deux 
comtes,  ou  quatre  barons,  ou  huit  dievaliers,  ou  seiaa  dtoyeais. 
La  juridicdon  criminelle  restait  séparée  de  la  juridictioa  civile. 
Les  btdllis  {bqfuli),  choisis  plutôt  à  cause  de  leur  bonne  Tépttlih 
tion  que  pour  leur  connaissance  des  lois,  percevaient  les  impôts, 
taxaient  les  comestiUes  ;  avec  un  assesseur  jurisconsulte  nommé 
par  le  roi,  ils  prononçaient  sur  les  délits  ruraux  et  les  causes  ci-» 
viles,  et  pouvaient  airèter  les  malfaiteurs  et  les  gens  suspects 
pour  les  traduire  devant  les  tribunaux.  Au-dessus  d^eux  figuraient 
les  camériers  (coaisrant),  pour  les  ai&ires  civiles  et  fiscales;  puis, 
au  premier  rang,  venaient  les  juêtiûiers  pour  les  causes  crimi' 
nelles  et  de  police,  qui,  avec  un  greffier  et  un  assesseur  rétribués 
par  le  roi,  rendaient  gratuitement  ta  justice  :  ces  magistrats , 
dont  les  fonctions  duraient  tm  an,  devaient  être  étrangers  à  la 
province.  Aucune  cause  ne  pouvait  se  prolonger  au  delà  de  deux 
mois  ;  les  juges  inférieurs  étaient  les  seuls  qui  fussent  rétribués 
par  les  parties,  et  les  avocats  ne  pouvaient  réclamer  plus  du 
soixantième  de  la  valeur  en  litige.  Les  appels  de  tous  les  sujets 
et  les  causes  féodales  étaient  portés  devant  une  cour  suprême, 
composée  de  quatre  juges  et  du  grand  justicier,  qui  parcourait  les 
provinces  une  fois  par  an,  et  tenut  des  assises.  Cette  cour  sur- 
veillait encore  Tadministration  des  finances^  protégeait  les  veuves 
et  les  pupilles.  Dans  les  mois  de  mai  et  de  novembre,  des  com- 
missions provinciales  se  réunissaient  devant  les  prélats,  les  com- 
tes, les  barons  et  les  magistrats  de  la  province>  afin  d'entendre 
les  plaintes  portées  contre  les  employés* 

(1)  Livre  l,  tit.  30,  rubr.  ;  Quod  nuiUu  prœkuas,  tomes,  èaro^  officiumjtu» 
titiœ  ferai. 


OBGANISATIOM  DJB  hk  8IGIU.  175 

À  une  chambre  fiscale,  appelée  segrezia,  appartenaient  la 
haute  juridiction  dans  les  causes  de  finances,  l^administration 
des  biens  vacants  ou  séquestrés,  Tintendance  des  palais  et  des 
biens  royaux,  la  surveillance  des  forteresses  et  des  fonds  desti- 
nés à  la  flotte.  Les  officiers  de  finances  et  Padminisiration  étaient 
placés  sous  le  contrôle  des  procureurs,  qui  revendiquaient  les 
biens  confisqués»  affermaient  les  terres  de  la  couronne,  et  ren- 
daient compte  des  recettes  et  des  dépenses  à  une  haute  chambre 
des  comtes  à  Païenne.  Une  commission  examinait  les  candidats 
pour  les  charges  ou  les  professions  universitaires. 

Le  duel  judiciaire  n'était  maintenu  que  pour  le  cas  de  mort 
donnée  par  une  main  inconnue,  et  pour  crime  de  lèse-majesté. 
Les  guerres  privées  étaient  prohibées  sous  peine  de  la  vie,  et  les 
représailles,  sons  peine  de  l'exil;  la  loi  défendait  même  de  porter 
des  armes,  si  ce  n'est  en  guerre  et  pendant  les  voyages,  et  la  con- 
travention était  punie  d'une  amende  de  cinq  onces  d'or  pour  on 
comte,  de  quatre  pour  un  baron,  de  trois  pour  un  chevalier,  de 
deux  pour  un  citoyen,  d'une  pour  un  vilain.  Les  <Hles  pouvaient 
succéder  dans  les  fiefs;  le  baron  qui  exigeait  au  delà  de  ce  qu'on 
lui  devait  était  puni,  et  les  prélats  ne  pouvaient  recevoir  ni  dons 
ni  legs,  ni  remplir  les  fonctions  de  bailii  ou  de  justicier  (i). 

De  pareilles  institutions  indiquent  sans  doute  une  intelligence 
élevée  ;  mais  la  dureté  du  cœur  se  révèle  dans  l'atrocité  des  châ- 
timents. Les  galères  et  la  perte  du  poing  sont  prodiguées  dans  ses 
lois  ;  quiconque  fraude,  à  l'égard  des  impôts,  soit  par  ruse,  soit 
par  misère,  est  condamné  au  gibet*  Frédéric  détruisit  des  villes 
entières,  inventa  d'atroces  supplices,  et  les  chapes  de  plomb  brû- 
lant qu'il  jetait  sur  les  épaules  des  rebelles  sont  restées  fameuses 
dans  les  traditions  et  les  vers  de  Dante  ;  puis,  afin  de  gagner  les 
barons^  il  eut  la  coupable  faiblesse  de  leur  restituer  le  droit  d'u- 
ser de  la  force  contre  les  vassaux. 

Aux  parlements,  ancienne  institution,  il  appela,  avec  les  évo- 
ques et  les  barons,  deux  bons  hommes  de  chaque  ville  et  bour- 

(1)  GaSGORlOy  Coiuider,  topra  la  ttorîa  délia  Sicîlîa,  Vol.  III.  Huillard 
Bréholles  publie  les  actes  de  Frédéric  II  ;  mais^  jusqu^i  présent^  il  n*a  paru  que 
ceux  qui  sont  relatifs  à  la  première  moitié  de  sa  vie,  c'est-à-dire  la  moins 
importante.  Parmi  les  monuments  inédits  figurent  plusieurs  lettres  de  Gré- 
goire IX  adressées  à  la  ligue  lombarde ,  et  d*autres  sur  la  croisade  ;  on  y 
trouve  aussi  un  itinéraire  et  une  relation  tirée  de  la  bibliothèque  impériale  de 
Paris,  en  outre  une  chronique  sicilienne  depuis  Robert  Guiscard  jusqu'à  Tannée 
1256,  fourlue  par  les  archives  du  Vatican. 


^'^^  OMAHISATION  JDK  LA  SICILE. 

gade  {i),  sans  excepter  les  terres  soumises  aux  feudataires.  Ces 
bons  hommes  (d'où  sortirent  plus  tard  les  syndics ,  lorsque  le 
besoin  dimpôts  toujours  croissants  contraignit  à  les  justifier  par 
Tapparente  adhésion  du  peuple)  apportaient  à  l'assemblée  les 
réclamations  au  sujet  des  lois  violées  par  les  officiers  royaux^  et 
exposaient  les  besoins  de  leurs  commettants  :  premier  exemple 
au  monde  d'une  véritable  représentation  nationale. 

Dans  chaque  ville  deux  jurés^  choisis  parmi  les  habitants , 
veillaient  sur  les  artisans,  les  marchands  en  détail,  les  hôtelle- 
ries, les  monnaies,  les  jeux  de  hasard.  Naples,  Messine,  Salemc 
et  d*autres  cités  conservaient  des  traces  des  anciennes  institu- 
tions, mais  elles  furent  placées  sous  la  tutelle  royale.  Frédéric, 
du  reste,  à  qui  l'émancipation  de  la  haute  Italie  faisait  ombrage, 
défendit  sévèrement  d'instituer  des  communes  indépendantes; 
la  nomination  de  consuls,  de  podestats  ou  de  magistrats  sem- 
blables, conduisait  les  élus  au  gibet,  et  le  pays  était  dévasté  (2). 
Il  sut,  par  une  foule  de  taxes  et  d'habiles  expédients  financiers, 
se  procurer  de  l'argent  Le  commerce,  par  les  droits  de  maga- 
sinage, de  port,  d'embarquement ,.  d'exportation  et  autres,  lui 
fournit  surtout  de  grandes  ressources;  il  mit  en  monopole  le 
sel,  le  fer,  la  poix,  les  peaux  dorées,  exigea  jusqu'à  six  contribu* 
tions  dans  une  année,  c'est-à-dire  des  subsides  extraordinaires, 
non  consentis,  mais  imposés,  et  parfois  les  ecclésiastiques  payè- 
rent la  moitié  de  leurs  revenus  ;  afin  de  réprimer  l'usure,  il  fixa 
l'intérêt  à  12  pour  100  :  mesure  imprudente,  qui  fut,  comme 
à  l'ordinaire,  corrigée  par  la  fraude  (3). 

(1)  Les  cites  du  domaine  royal,  convoquées  directement  par  la  couronne, 
étaient  :  eu  Sicile,  Palerme^  Messine,  Catane,  Syracuse,  Augusta',  Lentini, 
Galatagirone,  Platia,  Castrogiovanni,  Trapani ,  Nicosie  ;  en  terre  ferme,  Gaèle, 
Naples,  Aversa,  Montefiiscolo,  Avelino,  Eboli,  Ariano,  Policastro,  Amalfi. 
Molfetta,  Vigiliano,  GioTenazzo,  Bitonto,  Monopoli,  Bari,  Trani,  Barlette,  Gra- 
vina.  Matera,  Tarente,  Brindes,  Otrante,  Cosenza,  Gotrone,  Nicastro ,  Reggio, 
Sorrenle,  Saleme,  Termoli,  Troja,  Civitella,  Siponto ,  Monte  Sant*Angelo, 
Potenza,  Melfi.  La  première  intervention  des  bons  hommes  date  de  1241,  et 
ce  n*est  qu'en  1265  que  les  bourgeois  furent  appelés  à  siéger  au  parlement 
d*Angleterre. 

{^yiQua  pœna  universitates  ieneantur^  quœ  créant  potestales  et  alios  offh 
ciaies.  Tit.  47. 

(3)  BiARCHiifi,  St,  délie  finanze  nel  regno  di  Napoli.  Le  Megestum  Frede- 
rici  Ilf  ann.  1239  et  1240,  publié  par  Garcani  en  1786  ,  contient  mille  huit 
lellrcs  de' Frédéric,  tirées  des  archives  de  Xaples,  et  relatives  surtout  aux 
liuauces,  dans  lesquelles  cet  empereur  fait  preuve  de  beaucoup  d'intelligence. 


PIERRE  DES  VIGNES.   ETUDES.  177 

Pierre  des  Vignes  naquit  d'une  famille  pauvre  de  Capoue. 
Avide  d'apprendre^  il  se  rendit  eu  mendiant  à  Bologne,  où  il  fut 
admis  dans  ^université.  Son  intelligence  lui  fit  une  telle  réputa- 
tion que  Frédéric  se  l'attacha  comme  secrétaire  ;  puis  il  l'éleva 
aux  fonctions  de  juge^  de  conseiller,  de  protonotaire,  de  gou- 
verneur de  la  Fouille,  enfin  de  chancelier,  investi  de  toute  sa 
confiance.  Beau  parleur,  jurisconsulte  habile,  le  soin  des  affaires 
ne  le  détourna  point  des  lettres,  et,  de  même  qu'il  rédigea  le 
code  de  Tltalie  moderne,  il  écrivit  le  premier  sonnet.  On  attri- 
bue à  son  influence  la  protection  accordée  aux  sciences  par 
Frédéric,  qui,  concentrant  renseignement  comme  on  le  fait  au- 
joui-d'hui ,  ne  voulut  d'autre  école  dans  le  royaume  que  l'uni- 

bien  que  la  nécessité  de  fournir  aux  dépenses  de  gnen*es  continuelles  lui  fit 
pressurer  le  pays  qu'il  voulait  enrichir. 

Disons  quelques  mots  des  ressources  dont  pouvaient  disposer  Frédéric  et  ses 
ennemis  pour  suffire  aux  besoins  de  la  guerre  dans  un  temps  où  la  monnaie 
était  si  rare. 

Impôt  général,  grandes  contributions  sur  les  biens  du  clergé;  il  faisait  admi- 
nistrer par  des  économes  ceux  qui  étaient  vacants  ;  à  chaque  instant ,  il  deman- 
dait l'argent  versé  dans  les  caisses  royales,  négligeant  de  couvrir  les  dépenses 
auxquelles  il  était  destiné,  et  même  d'habiller  et  de  nourrir  Renaud  d'Esté  et 
le  roi  Henri,  ses  prisonniers  ou  ses  otages.  11  limita  l'intérêt  à  10  pour  100 ,  et 
pourtant  il  empruntait  à  3  pour  100  par  mois  ;  puis,  à  l'échéance,  n'ayant  pas 
les  fonds,  il  ajoutait  4  et  5.  Au  siège  de  Faenza,  il  fit  fondre  toute  sa  vaisselle, 
mit  en  gage  ses  joyaux,  et  frappa  une  monnaie  de  cuivre  ayant  d'un  côté  un 
petit  clou  d'argent,  de  l'autre  l'effigie  de  l'empereur  ;  elle  valait  un  agostaro 
d'or,  et  fut  changée,  selon  sa  promesse,  contre  de  bonne  monnaie.  Les  troupes 
n'avaient  pas  une  solde  régulière  :  Frédéric  donnait  aux  fantassins  de  3  à  5 
tari  et  la  nourriture  ;  à  un  cavalier,  3  onces  d'or  par  mois ,  avec  obligation  de 
se  pourvoir  d'un  écuyer,  d'un  valet,  de  chevaux  et  d'armes.  Léonce  d'or,  du 
poids  de  21  grammes  10,  se  divisait  en  30  tari,  et  valait  63  fr.  30,  d'où  le 
taro  était  de  2,1 1.  Ainsi  la  solde  moyenne  d'un  fantassin  s'élevait  à  8,44  ;  celle 
du  cavalier,  à  190  fr.  ;  or  l'argent  valait  cinq  fois  plus  qu'aujourd'hui. 

Les  revenus  du  pape  consbtaient  dans  les  régales  et  dans  le  produit  de 
9  deniers  par  feu  que  payaient  les  communes  de  domaine  direct,  à  l'excep- 
tion des  ecclésiastiques,  des  gens  d'armes,  des  juges,  des  avocats,  des  notaires  et 
de  tous  ceux  qui  n'avaient  pas  de  propriété  soumise  à  l'impôt.  Les  communes, 
néanmoins,  s'afTranchissaient  de  cette  charge  au  moyen  d'une  somme  fixe ,  qui 
était,  pour  Fano,  Pesaro  et  Camerino,  de  50-  livres  d'argent  chacune,  soit 
5,000  fr.,  et  de  40  pour  Jesi;  mais,  comme  l'empereur  occupait  une  grande 
partie  du  territoire,  ces  ressources  se  réduisaient  à  peu  de  chose.  Le  vide 
était  largement  comblé  par  la  dîme  du  5,  du  10,  du  20  même  pour  100  sur  les 
revenus  ecclésiastiques  de  toute  la  chrétienté,  outre  les  contributions  imposées 
sous  le  prétexte  de  subvenir  aux  frais  des  croisades.  Quand  Grégoire  IX  fréta 

HI8T.  DES  rrAL.   —  T.   Y.  12 


178  PIERRE  DES  VIGNES.    ÉTUJïES. 

versité  de  Naples.  Les  gouverneurs  devaient  y  envoyer  tous  les 
écoliers,  auxquels  on  offrait,  pour  les  attirer,  des  privilèges, 
l'avantage  d'être  jugés  par  leurs  maîtres,  bon  traitement,  sécu- 
rité dans  les  voyages,  les  meilleures  maisons  et  des  loyers  à  bas 
prix;  on  leur  promettait  quils  ne  manqueraient  jamais  de  blé^ 
de  vin,  de  viande,  de  poissons,  et  qu'ils  trouveraient  des  prê- 
teurs d'argent  (1). 

Frédéric  fit  faire  la  premîèi'e  traduction  d'Aristote  d'après  le 
texte  grec,  et  forma  une  ménagerie  d'animaux  étrangers.  Qui- 
conque avait  du  mérite  était  accueilli  à  sa  cour,  où  la  langue 
italienne  se  polit,  et  des  poètes,  à  l'exemple  des  Allemands  ou 
des  Provençaux,  habituèrent  la  muse  sicilienne  à  de  nouveaux 
accents.  Lui-même,  «  instruit,  doué  d'un  sens  droit,  universel 
en  toutes  choses,  savait  le  latin,  le  dialecte  vulgaire; l'allemand, 
le  français,  le  grec  et  l'arabe  (Villani).  »  Il  écrivit  un  livre  sur 
la  chasse  au  faucon,  et  en  dicta  un  autre,  sur  la  nature  du  che- 
val, à  Giordano  Ruffo,  son  écuyer.  L'argent  qu'il  retirait  de  ses 
biens  ou  du  négoce,  auquel  il  ne  dédaignait  pas  de  se  livrer,  il 
l'employait  à  faire  des  largesses  à  ses  amis,  ou  bien  à  construire  ; 
c'est  à  lui  qu'on  doit  les  ponts  sur  le  Volturno  (2),  les  tours  de 
Mont-Cassin,  les  châteaux  de  Gaète,  de  Capoue,  de  Saint- 
Érasme,  la  ville  de  Monteleone,  et  autres  forts  et  villages.  Au 
delà  du  détroit,  il  restaura  Antée,  Flégella,  Héraclée,  et  bâtit  les 
forts  de  Lilybée,  de  Nicosie,  de  Girgenti.  Naples  fut  embellie, 

left  navires  de  Gènes  pour  U'ansporter  les  cardinaux  au  concile  de  Rome,  il 
emprunta  1 ,000  marcs,  hypotliéqués  sur  les  biens  du  clergé,  et  paya  200  livres 
genevoises  pour  un  mois  d'intérêt.  Cet  armement  coûta  5,000  marcs,  ou 
260,000  fr.,  que  quelques  marchands  s'obligèrent  à  faire  payer  à  Gènes,  à  trente 
jours,  moyennant  l'escompte  de  57  marcs.  {Regesta^  liv.  xiv,  n.  3,  4.)  Ce  Gré- 
goire laissa  pour  40,000  marcs  de  dettes,  pour  lesquelles  les  préteiu's  tracas- 
sèrent beaucoup  son  successeur. 

Les  Milanais  émirent  un  papier-monnaie  avec  lequel  on  pouvait  acquitter  les 
amendes  ;  aucun  créancier  n'était  obligé  de  le  recevoir  en  payement,  mais  le 
débiteur  n'avait  pas  à  craindre  le  séquestre,  s'il  possédait  en  cédules  de  banque 
de  quoi  le  satisfaire.  Pour  retirer  ce  papier  de  la  circidation,  ou  forma  le 
cadastre  des  revenus,  siu'  lesquels  on  établit  une  taxe  qui,  au  bout  de  huit  ans, 
remboursa  cette  dette. 

(1)  Ep,  Pétri  de  Fineis,  lib.  iii.  Le  président  de  l'université  était  le  célèbre 
jurisconsulte  Pierre  d'Isernia,  avec  un  traitement  annuel  de  12  onces  d'or. 

(2)  A  la  tête  du  pont  se  trouvait  un  château  avec  deux  tours  ;  il  était  orné 
de  marbre,  de  bas-reliefs,  de  statues  parmi  lesquelles  on  voyait  celles  de  Tom- 
pereur»  de  Pierre  des  Vignes,  de  Thaddée  de  Suessa,  Ce  monument  coûta 
20,000  onces  d'or. 


PIERRE  DES  Viams.  iTTTBES.  1*79 

vit  accroître  sa  richesse  et  sa  population  comme  siège  du  tribu- 
nal suprême  et  de  Tuniversité,  et  tendit  dès  lors  à  devenir  la  car 
pitale  du  royaume  :  voilà  pourquoi,  dans  cette  ville,  le  peuple 
rappelle  encore  son  nom  avec  un  bienveillant  souvenir. 

Tant  de  belles  qualités,  il  ne  sut  pas  les  approprier  au  temps, 
dont  il  différa  par  les  vices  et  les  vertus.  A  la  manière  des  rois 
modernes,  il  voulait  soumettre  la  religion  même  à  Tadminis- 
iration,  et  sa  pensée  constante  était  d'aflaiblir  les  papes  comme 
ennemis  de  ses  desseins.  Les  pontifes  avaient  constitué  la  dignité 
de  l'empereur  pour  qu'il  fût  le  protecteur  de  l'Église,  dignité 
qu'ils  conférèrent  toujours  à  un  chef  électif,  c'est-à-^Hre  digne 
de  sa  haute  mission  ;  voulant  l'indépendance  de  l'Italie,  parce 
qu'elle  était  nécessaire  à  Pindépendance  pontificale,  ils  empê- 
chaient qu'on  réunit  à  la  couronne  impériale  celle  de  la  Sicile, 
pays  toujours  de  suprême  importance  en  face  des  étrangers. 

Frédéric,  au  contraire,  aspirait  à  rendre  Pempire  héréditaire 
dans  sa  maison^  avec  annexion  de  la  Sicile;  il  croyait  que  la 
cour  romaine,  dans  laquelle  il  voyait  une  tutrice  incommode  et 
humiliante,  ne  devait  son  influence  qu'à  la  simplicité  des  peu- 
ples et  à  l'astuce  des  papes.  Non-seulement  il  voulait  dominer 
sur  la  Lombardie,  mais  encore  sur  toute  l'Italie,  comme  son  hé- 
ritage. Il  écrivait  à  un  prince  italien  que  tous  ses  efforts  ten- 
daient à  soumettre  la  Péninsule  comprise  entre  ses  domaines,  dont 
il  voulait  faire  une  partie  intégrante  de  l'empire,  comme  le 
royaume  de  Jérusalem,  héritage  de  sa  femme,  comme  la  Sicile, 
héritage  de  sa  mère  (4).  Dans  le  congrès  de  Plaisance,  il  ne  dis- 


(1)  SlGONIUS,  J)é  fÉgHO  iiûl^y  i^  pag.  80:  Née  tnim  ob  ùlmd  credimus  ^uod 
ftrovidenùa  SalveUaris  sic  ma^n^fice,  imo  mir{fice  dirlgit  gressus  nostroi,  dum  ah 
orientali  Mua,  regnum  hierosolymitanum^  Conradi  elar'usimi  nati  iiostri  me 
tema  successio,  ae  deinde  regnum  Siciliœ,  prœclara  maternœ  nostrœ  succès- 
sîonîs  hœreditas,  etprœpotens  Cermamœ  principatus  sic  nutu  cctlestis  arbitru, 
pacatîs  undtque  pùputîs,  sab  devothne  nostri  nomînis  persévérât^  nisi  ut  Hlud 
Italût  médium^  quad  tuutris  tmdique  ndribi»  oirewndatur,  ùd  Mostfœ  sêrêiutatis 
obsequia  redeai  et  imperii  unitatem. 

Le  déiir  de  voi?  la  Sicile  n'appartenir  jamais  à  un  prince  qui  dominât  ail- 
leurSy  est  rq>roclié  aux  papes  comme  un  sentiment  antiitalien,  fils  de  la  bar- 
barie du  moyen  âge  et  de  la  stupide  ambition  des  prêtres.  Or,  dans  Tannée  de 
Taffranchissement  de  l'Italie,  en  1848,  les  Siciliens ,  qui  se  soulevèrent  comme 
tout  le  reste  de  la  Péninsule,  se  donnaient  une  constitution  dans  laquelle, 
paragraphe  2 ,  il  était  dit  :  «  Le  roi  des  Siciliens  ne  pourra  régner  ni  gou- 
verner •or  aucun  antre  pays.  Gela  arrivant,  il  sera  déchu  ipsofaeto,  « 


180  SECONDE  LrGUE  LOMBARDE. 

•  ■ 

•simula  point  qu'il  voulait  subjuguer  la  moyenne  Italie  :  entre- 
prise difficile  et  dans  laquelle  il  succomba. 

Frédéric,  malgré  un  éloignement  nM)mentané9  ne  tarda  point 
à  s'apercevoir  que  ses  alliés  naturels  étaient  les  Gibelins;  il  s'at- 
tacha donc  à  ce  parti  dans  l'espoir  que,  au  milieu  des  orages  des 
factions  en  Lombardie,  il  réussirait  dans  la  tâche  où  son  aïeul 
Barberousse  avait  échoué,  et  qu'il  rétablirait  l'ordre  parmi  les 
dissidents  :  l'ordre,  mot  souvent  synonyme  de  servitude,  alors 
comme  depuis.  Afin  de  réaliser  ses  desseins,  il  se  proposait  d'em- 
ployer les  forces  du  royaume  et  de  l'Allemagne^  les  mercenaires 
qu'il  achetait  partout  avec  les  dépouilles  des  villes  italiennes,  et 
les  bandits  ou  les  malfaiteurs  qu'il  attirait  sous  ses  drapeaux  par 
la  concession  de  franchises  (1). 

Non  content  des  bandes  allemandes  commandées  par  Renaud, 
fils  du  fameux  Markwrald,  il  chercha  des  renforts  chez  lés  en- 
nemis du  nom  chrétien.  Des  montagnes  centrales  où  ils  s'étaient 
réfugiés  après  la  perte  de  la  domination ,  les  Arabes  descen- 
daient pour  dévaster  la  Sicile,  et  a  y  avaient  tué  plus  de  per- 
sonnes qu'elle  ne  compte  d'habitants;  »  comme  ils  ne  s'oppo- 
sèrent pas  à  la  conquête  de  la  maison  de  Souabe,  ils  purent 
échapper  aux  vengeances  exercées  contre  les  Normatids.  Pen. 
dant  la  minorité  de  Frédéric,  ils  continuèrent,  par  haine  contre 
le  pape,  à  favoriser  Markwald  ;  après  sa  défaite ..  ils  se  fortifiè- 
rent dans  les  châteaux  du{val  de  Mazzara,  care^ssèrent  OthonlV, 
et  lui  envoyèrent  des  présents.  Frédéric  finit  par  les  dompter  ; 
il  en  transporta  même  soixante  mille  dans  la  Gapitanate,  et  les 
1222  établit  à  Nocera,  qu'on  appelle  encore  des  Païens, et  à  Lucera , 
située  sur  l'un  des  derniers  versants  de  l'Apennin,  d'où  l'on  do- 
mine les  plaines  de  la  Fouille,  fermées  au  levant  et  au  nord 
par  la  chaîne  du  mont  Gargan  et  par  l'Adriatique.  Là,  ils  tentè- 
rent plusieurs  fois  de  s'enfuir  ou  de  se  soulever;  puis,  s'étant 
résignés,  ils  devinrent  très-fidèles  à  Frédéric,  qui  tirait  de  cette 
colonie  vingt  mille  combattants,  prêts  à  obéir  à  toutes  ses  vo- 
lontés, et,  chose  plus  grave,  inaccessibles  aux  aspirations  natio- 
nales des  Italiens  et  aux  anathèmes  des  papes.  Lorsque  les  pon- 
tifes lui  reprochaient  d'avoir  introduit  les  musulmans  au  milieu 
des  chrétiens,  Frédéric  s'en  faisait  un  mérite,  en  disant  qu'il 
avait  ainsi  délivré  la  Sicile  du  fléau  dé  leurs  incursions,  et  favo- 
risé leur  conversion  en  les  mêlant  aux  chrétiens.  Quoi  qu'il  en 

(1)  RiCARDO  DA  San  Grriiano,  juig.  10S9;  —  Godi,  Chrôn,,  pag.  82. 


SECONDE  UOUE  LOMBARDE.  481 

soit;  il  eut;  par  cette  mesure^  une  armée  permanente,  à  la  ma- 
nière des  rois  modernes. 

n  avait  obtenu  la  couronne  des  princes  d'Allemagne  pour  son 
fils  Henri,  âgé  de  neuf  an^,  lorsque  lui-même  en  comptait  vingt- 
six.  Alors,  sous  le  prétexte  de  la  croisade,  il  Tinvite  à  descen- 
dre en  Lombardie  avec  Tarmée,  et  à  se  trouver  pour  Pftques  à 
Crémone,  où  la  diète  était  convoquée,  a  Une  assemblée  réunie 
sous  les  épées  peut-elle  être  libre?  »  dirent  les  cités  lombardes.  1220 
Or,  comme  elles  avaient  peu  de  confiance  dans  le  pape^  qui  fai- 
sait des  concessions  à  Frédéric,  afin  de  ramener  à  pr^dre  la 
croix,  son  désir  essentiel,  elles  se  précautionnèrent  contre  les 
dangers  de  la  situation  en  renouvelant  la  ligue  lombarde,  selon 
le  droit  que  leur  en  donnait  le  traité  de  Constance.  Les  recteurs, 
les  podestats,  les  ambassadeurs  de  Bologne,  Plaisance,  Vérone, 
MilaiT,  Brescia,  Faenza,  Hantoue,  Verceil,  Lodi,  Bergame,  Tu- 
rin, Alexandrie,  Vienne,  Padoue,  Trévise,  se  réunirent  donc 
àMosio,  sur  le  territoire  de  Mantoue ,  et  firent  alliance  pour 
vingt-cinq  ans. 

«Nous  exclurons,  direnMls*,  les  malfaiteurs  des  places  et 
a  des  villes  alliées,  sans  qu'ils  puissent  être  relevés  de  ce  ban- 
«  nissement  que  par  ordre  des  recteurs  ou  de  la  ligue;  nous 
«.ferons  la  guerre  aux  contrevenants  selon  la  volonté  des  rec- 
«  teurs.  Aucune  cité,  place  ou  personne  privée  ne  pourra  con- 
((  dure  un  traité  avec  aucune  ville  ou  place  en  dehors  de  Ja  ligue 
a  ou  à  son  préjudice;  sinon  elle  sera  traitée  comme  rebelle,  et 
a  les  biens  de  ses  habitants  seront  confisqués  et  dévastés.  Si 
a  quelque  ville,  place  ou  personne  privée  de  la  ligue  est  atta- 
«  q!:ée  par  les  ennemis,  toutes  les  autres  de  Talliance  lui  vien- 
«  di'ont  en  aide,  et  le  dommage  seia  réparé  à  Farbitràge  des 
a  recteurs.»  Tel  était  le  serment  ;  voici  celui  des  recteurs  de  la 
ligue  :  «Je  Jure  par  les  saints  Évangiles  d'exercer  avec  bonne 
«  foi  l'office  qui  m*est  confié  et  les  droite  de  nui  juridiction  ;  dV 
«  gir  d'accord  avec  les  autres  recteurs  dans  ce  qui  concerne 
«  l'état  et  Tutilité  de  toute  la  ligue  et  de  chaque  commune  qui 
«  y  entrera;  de  contribuer  sans  fraude  à  maintenir  et  à  faire 
«  observer  cette  ligue;  de  ne  rien  dévoiler  de  ce  qui  sera  traité; 
a  de  ne  rien  prendre  pour  moi ,  ni  directement  ni  indirecte- 
«  ment,  au  détriment  de  ladite  société,  et,  si  quelque  -offre  m'est 
«  faite,  de  la  faire  connaître  au  plus  tôt  à  tous  les  recteurs.  Je 
«  prononcerai,  dans  les  quarante  jours,  au  gré  des  autres  rec- 
«  teurs,  sur  les  plaintes  qui  seront  portées  devant  moi  ou  mes 


18â  SIXIÈME  GB0I8ADE. 

a  collègues^  selon  la  justice  et  la  bonne  contume;  quinze  joura 
a  avant  ma  sortie  d'office^  je  m'occuperai  de  faire  nommer  un 
0  autre  recteur,  qui  prêtera  le  même  serment  que  moi.  Je  veiN 
«  lerai  au  bien  de  tous  et  non  de  quelques-uns;  je  ferai  tous 
«  mes  efforts  pour  conserver  la  liberté  de  chaque  commune  et 
a  pour  défendre  ses  biens  contre  tous  et  chacun,  d  (Corio.) 

La  ligue  prit  bientôt  un  aspect  hostile  ;  chacun  fit  des  prépa- 
ratifs en  armes;  les  communications  avec  les  villes  gibelines  fu- 
rent interceptées,  et  Ton  défendit  aux  citoyens  de  traiter  avec 
Tempire,  d'en  recevoir  des  ordres  ou  des  présents.  Frédéric 
alors  jeta  le  masque  et  se  mit  en  campagne ,  soutenu  par  Reg- 
gio,  Bfodène,  Parme,  Crémone,  Asti ,  Lucques  et  Pise  ;  mais 
Faenza  et  Bologne,  qui  étaient  à  la  tête  de  la  ligue  cispadane, 
lui  fermèrent  leurs  portes,  ce  qui  l'obligea  de  dresser  ses  tentes 
dans  la  campagne  ;  puis,  attaqué  par  des  armées  imposantes,  il 
dut  rétrograder.  Après  cet  échec,  il  envoya  des  propositions  aux 
villes  confédérées,  qui  les  repoussèrent;  il  les  mit  alors  au  ban 
de  l'empire,  et  (nous  ignorons  s'il  agit  sérieusement  ou  s'il  vou- 
lut parodier  les  anathèmes  pontificaux)  les  fit  excommunier  par 
révêque  d'Ildesheim  ;  de  plus,  il  défendit  d'aller  étudier  à  Bo^ 
logne,  coup  sensible  pour  une  ville  qui  vivait  sur  ses  douze  mille 
écoliers. 

Les  confédérés  ne  furent  point  effrayés;  mais  le  pape  Hono- 
rius  III,  dont  la  préoccupation  dominante  était  la  croisade,  et , 
par  suite,  la  concorde  parmi  les  chrétiens,  s'interposa  et  fit  con- 
clure une  paix  par  laquelle  Frédéric  s*obligeait  à  révoquer  les 
5  jan^er.  mcsurcs  qu'il  avait  prises  contre  la  ligue  ;  quant  aux  Lombards, 
ils  durent  seulement  se  réconcilier  avec  les  Gibelins  et  fournir 
quatre  cents  hommes  pour  Fexpédition  de  la  Palestine;  mais 
Honorius  ne  put  voir  cette  entreprise,  objet  de  tous  ses  désirs. 

Son  successeur  Grégoire  IX ,  issu  des  comtes  d'Agndni ,  avait 
quatre-vingt-cinq  ans;  mais  il  parut  rajeunir  quand  il  se  trouva 
dépositaire  des  clefs  étemelles.  Il  se  fit  couronner  avec  une 
pompe  inaccoutumée,  et  les  fêtes  durèrent  sept  jours;  le  sep- 
tième, après  avoir  célébré  la  messe  à  Saint-Pierre,  il  fit  une 
grande  procession,  dans  un  costume  très -riche,  deux  couronnes 
en  tête,  monté  sur  un  cheval  magnifiquement  enhamaché,  dont 
le  préfet  de  Rome  et  le  sénateur  tenaient  la  bride.  Ses  cardinaux 
le  précédaient;  à  sa  suite  venaient  les  juges  et  les  officiers  en 
brocart  d'or,  puis  une  foule  de  peuple;  ce  fut  ainsi  qu'il  entra 
dans  le  palais,  au  milieu  des  acclamations,  des  pabnes  et  des 


V 


1227 


SIXIÈME  GROISADS.  183 

branches  d'olivier,  comme  s'il  eût  célébré  le  triomphe  de  Tau- 
torité  papale,  qui  jamais  en  effet  n'était  montée  plus  haut. 

Frédéric  avait  introduit  toutes  ces  réformes  dans  la  Sicile  sans 
en  prévenir  le  pape^  dont  il  reconnaissait  pourtant  la  suzerai- 
neté; il  imposait  des  taxes  sur  les  ecclésiastiques  sous  le  prétexte 
de  la  croisade  9  à  laquelle  il  ne  pouvait  jamais  se  résoudre,  et, 
lorsque  Rome  se  pkiignait,  il  répondait  par  des  protestations  d'en- 
fant docile,  et  prêt  à  lui  obéir  comme  à  la  mère  qui  l'avait  nourri. 

La  longanimité  d'Honorius  envers  un  prince  fourbe  et  sans 
foi  comme  Frédéric  pai'ut  intolérable  à  la  fermeté  active  de 
Grégoire;  ce  pape  ordonna  donc  aux  cités  lombardes  de  se  te-  1228 
nir  en  paix,  et  à  l'empereur  d'aller  en  terre  sainte,  lui  qui  avait 
été  a  placé  par  Dieu  dans  ce  monde  comme  un  chérubin  acmé 
<r  de  répée  pour  montrer  aux  égarés  le  chemin  de  l'arbre  de 
a  la  vie.  x>  Frédéric,  n'ayant  plus  ni  raisons  ni  prétextes  à  faire 
valoir,  s'embarqua  à  Brindes  avec  un  petit  nombre  de  soldats. 
Déjà  tous  les  peuples  célébraient  la  victoire  et  voyaient  la  cité 
sainte  rendue  aux  prières  des  chrétiens,  lorsque  le  bruit  se  ré- 
pandit que  l'empereur  étaitrevenuà  terre  au  bout  de  trois  jours, 
alléguant  les  maladies  de  son  armée  et  le  mauvais  état  de  sa 
santé.  Le  pontife  ne  crut  pas  devoir  patienter  davantage ,  et  il 
lança  l'excommunication,  en  dénonçant  Frédéric  comme  infi- 
dèle et  parjure,  comme  étant  la  cause  si  Yolande,  sa  femme, 
était  morte  en  couches,  et  si  les  croisés  avaient  péri  dans  la 
Fouille  de  clialeur  et  de  faim.  Non  moins  emporté,  Frédéric 
se  déchaînait  contre  le  pape,  qui,  au  lieu  de  le  secourir, 
poussait,  disait>il,  son  beau-père  contre  lui^  En  efl'et,  Jean  de 
Brienne,  profitant  de  l'excommunication,  venait  réclamer,  les 
armes  à  la  main,  le  titre  royal  dont  Frédéric  l'avait  dépouillé. 
Néanmoins,  à  la  nouvelle  des  discordes  qui  avaient  éclaté  parmi 
les  princes  Ayoubites,  l'empereur  résolut  de  se  mettre  en  route, 
et  les  guerriers,  par  son  ordre,  se  réunirent  dans  la  plaine  de 
Barlette;  là,  après- avoir  trôné  dans  toute  la  majesté  impériale 
et  avec  la  croix  de  pèlerin,  il  lut  son  testament,  fit  jurer  aux 
barons  de  l'exécuter  s'il  périssait  dans  l'entreprise ,  et  hâta  le 
moment  de  son  départ. 

Grégoire  IX  déclara  qu'il  serait  scandaleux  de  voir  un  excom- 
munié commander  la  sainte  expédition,  et  qu'on  ne  pouvait 
l'entreprendre  sans  imprudence  avec  vingt  galères  et  six  cents 
cavaliers,  flotte  de  corsaire  et  non  d'empereur;  il  interrom-*^ 
pit  donc  la  canonisation  de  saint  François  pour  renouveler 


iHA  PBÉDÉBIG  A   JÉBUSALEM. 

ses  anathèmes  contre  Frédéric,  qui  n'en  tint  pas  compte. 

Dans  le  Levant  y  les  fils  de  Malek-Adel^  après  s'être  partagé  la 
succession  paternelle,  se  faisaient  une  guerre  acharnée.  Melik-ei- 
Kamel  y  seigneur  de  TÉgypte  et  de  Jérusalem ,  rechercha  l'al- 
liance de  l'empereur  d'Occident  pour  soumettre  ses  frères;  il  lui 
envoya  donc  un  émir,  tandis  que  Tarchevôque  de  Palerme  arri- 
1229  vait  au  Caire  avec  de  riches  présents  pour  lui ,  et  des  protesta- 
tions d'amitié  furent  échangées  entre  les  deux  monarques.  Me- 
lik-el-Kamel  envahit  la  Palestine,  et  l'empereur,  qùi|n'avait  plus 
d'ennemis  à  craindre,  n'attendit  pas  les  renforts  de  l'Allemagne. 
A  peine  débarqué,  il  était  accueilli  par  les  chrétiens  conune  un 
Messie ,  lorsque  deux  franciscains  annoncèrent  Pexcommunica- 
tion.  Dès  lors  il  perdit  la  confiance  et  le  respect,  au  point  qu'il 
ne  donnait  plus  les  ordres  en  son  nom,  mais  au  n(mi  de  Dieu  et 
du  peuple  chrétien. 

Melik-el-Kamel  désirait  la  paix  autant  que  Frédéric;  toute  la 
campagne  sa  passa  donc  en  négociations,  toujours  envolofqpées 
de  mystère,  comme  dans  une  guerre  moderne.  L'empereur  en- 
voya au  Soudan  des  fourrures,  d'excellents  coursiers,  de  belles 
armes  d'Allemagne,  le  cheval  de  bataille,  Tépée  et  une  partie 
de  l'armure  dont  il  se  servait  en  campagne;  il  lui  faisait  dire 
qu'il  ne  réclamait  que  les  villes  qu'on  lui  avait  promises,  patri- 
moine légitime  de  son  fils ,  et  appelait  son  attention  sur  le  dis- 
crédit dans  lequel  il  tomberait  s'il  retournait  en  Europe  sans 
rien  obtenir.  L'émir  lui  donnait  en  échange  des  étoffes  de  soie, 
un  éléphant,  des  dromadaires  et  des  singes,  d'autres  raretés  de 
Plnde,  de  l'Arabie,  de  l'Egypte,  et  une  troupe  de  danseuses  et  de 
cantatrices  :  sujet  de  reproches  pour  les  musulmans ,  de  scan- 
dale pour  les  chrétiens,  que  ces  rapports  bienveillants  remplis- 
saient de  dépit  et  de  jalousie  (1).  Les  deux  monarques  conclu- 
rent une  trêve  de  dix  ans  :  Jérusalem ,  Bethléem ,  Nazareth , 
Aaron  et  les  prisonrfiers  devaient  être  livrés  à  Frédéric,  avec 
tout  le  territoire  compris  entre  Jérusalem,  Acre,  Tyr  et  Sidon  ; 
les  musulmans  conservaient  les  mosquées  et  le  libre  exercice 
de  leur  culte,  et  Frédéric  promettait  de  détourner  les  Francs 
de  nouveaux  actes  d'hostilité  contre  les  infidèles. 

Les  deux  religions  regardèrent  ce  pacte^^comme  une  impiété. 

(1)  Ces  négociations  sont  exposées  par  les  auteurs  arabes,  et  se  trouvent  dans 
,  le  quatrième  volume  de  la  Bihlioïkèque  des  croisades  de  Michaud,  pag.  427  ;  la 
correspondance  des  deux  monarques  et  les  sentiments  qu'elle  feit  naître  dans  les 
écrivains  musulmans  se  voient  page  249. 


FRÉDÉRIC  ET  LA   UGUE  LOMBARDE.  485 

Les  imans  et  les  cadis  réclamèrent  auprès  du  calife  contre  la 
cession  de  la  cité  du  Prophète ,  et  les  évêques  du  pape  contre 
rindigne  mélange  des  deux  cultes.  Le  sultan  de  Damas  refusa 
de  sanctionner,  le  traité^  et  le  patriarche  de  Jérusalem  mit  en  in- 
terdit tous  les  lieux  recouvrés.  Frédéric  entra  donc  à  Jérusalem 
sans  être  accompagné  que  par  ses  barons  allemands  et  les  che- 
valiers teutoniques.  Dans  l'église  du  Saint-Sépulcre^  tendue  de 
deuil^  abandonnée  des  prêtres^  Frédéric  dut  placer  lui-même  la 
couronne  sur  sa  téte^  tandis  que,  avec  son  assentiment^  on  <;on- 
tinuait  à  crier  du  haut  des  murailles  :  a  II  n'y  a  pas  d'autre 
Dieu  que  Dieu ,  et  Mahomet  est  son  prophète  !  »  Bien  qu'il  sévit 
contre  les  citoyens,  maltraitât  les  moines,  éloignât  les  pèlerins 
qui  venaient  pour  la  semaine  sainte^  et  ne  voulût  pas  autoriser 
les  templiers  à  relever  les  murailles^  il  ne  put  obtenir  Tobéis- 
sance.  Son  départ  de  Jérusalem  fut  accompagné  des  mêmes 
démonstrations  de  joie  qui  avaient  accueilli  son  arrivée.  Les 
hommes  sensés  lui  reprochaient  de  n'avoir  pris  aucune  mesure 
pour  conserver  ses  acquisitions  et  garantir  la  sécurité  des  fidèles  : 
tant  il  avait  peu  de  souci  du  royaume  du  Christ  lorsqu'il  était 
menacé  de  perdre  le  sien. 

Dans  la  Sicile,  en  effet,  le  pape  lui  suscitait  des  ennemis  au 
moyen  des  nonûes  qu'il  envoyait;  il  gémissait  sur  le  sort  de  ces 
peuples,  condamnés  à  perdre,  sous  un  nouveau  Néron,  jusqu'au 
désir  de  la  liberté,  a  Dieu,  leur  faisait-il  dire,  vous  a-t^il  pla- 
cés par  hasard  sous  un  ciel  si  beau  pour  traîner  des  chaînes 
honteuses?»  Il  demandait  encore  des  secours  aux  Lombards 
confédérés ,  et  réunit  une  armée  dont  il  confia  le  commande- 
ment à  Jean  de  Brienne ,  qui ,  sous  l'étendard  des  clefs ,  porta 
la  dévastation  dans  le  royaume  de  son  gendre. 

Frédéric ,  ne  respirant  que  vengeance ,  s'avança  à  la  tête  des 
bandes  allemandes  revenues  de  la  Palestine ,  et  de  ses  fidèles 
Sarrasins,  qui,  marqués  du  signe  de  la  croix,  se  battent  avec  un 
courage  féroce  contre  les  papalins,  portant  les  clefs.  Après 
avoir  mis  cette  armée  en  déroute ,  l'empereur  recouvre  les  pla- 
ces du  royaume,  envahit  les  États  du  pape,  châtie  ses  partisans 
et  lui  suscite  des  ennemis  jusque  dans  Rome  même. 

Jean  de  Brienne  avait  été  appelé  à  Constantinople  pour  ré- 
gner à  la  place  du  jeune  Baudouin  II,  son  gendre,  et,  bien 
qu'octogénaire,  il  déploya  le  courage  d'un  héros  en  combattant 
les  Bulgares.  Les  Romains,  après  avoir  expulsé  le  pontife, 
avaient  accablé  de  contributions  les  églises,  les  couvents,  les 


186  FRÉDÉRIC  ET  LA  LIGUE  LOMBARDE. 

vassaux  du  saint-siége,  et  poussaient  Frédéric  à  consommer  la 
ruine  du  pape  ;  mais  une  inondation  extraordinaire  du  Tibre . 
considérée  comme  un  châtiment  du  ciel^  décida  le  peuple  et  le 
sénat  à  le  rappeler  en  signe  de  pénitence.  Les  prélats  se  rési- 
gnaient avec  peine  à  contribuer  aux  dépenses  imposées  au  nom 
de  la  croisade^  et  les  cités  lombardes  ^  qui  ne  s'étaient  liguées 
que  pour  la  défense^  regrettaient  de  se  voir  entraînées  dans  une 

1230  guerre  offensive;  un  arrangement  fut  donc  proposé^  et^  après  de 
longs  débats,  on  annonça  que  l'empereur  accordait  un  pardon 
général^  révoquait  le  ban  lancé  contre  les  villes  lombardes^  et 
promettait  que  les  bénéficiers  seraient  élus  conformément  aux 
lois  ecclésiastiques ,  sans  avoir  à  payer  ni  imp6ts  ni  contribu- 
tions. A  ces  conditions,  il  fut  relevé  de  l'excommunication,  et  le 
son  joyeux  des  cloches  célébra  cet  événement  ;  le  roi  baisa  le 
pi^d  du  pape,  reçut  sa  bénédiction,  et  tous  les  deux  s'assirent 
à  la  même  table.  Les  peuples  crurent  à  une  paix  solide;  mais 
ce  n'était  qu'une  halte  pour  Frédéric ,  qui  avait  besoin  de  re- 
prendre haleine,  afin  de  se  préparer  à  un  dernier  effort. 

Lorsque  les  chefs  étaient  désunis,  tous  les  membres  souf- 
fraient, et  ritalie  était  bouleversée  plus  que  jamais  :  Venise  fai- 
sait la  guerre  à  Ferrare,  Padoue  et  Brème  à  Vérone,  Mantoue  et 
Milan  à  Crémone,  Bologne  à  Imola  et  à  Modène,  Parme  à  Pavie, 
Florence  à  Sienne,  Géiies  à  Savone  et  Albenga,  Prato  à  Pistoie.- 
Les  petits  seigneurs  féodaux,  panenus  à  une  grande  puissance, 
se  battaient  entre  eux  ou  guerroyaient  contre  les  villes,  et  le  nom 
du  pape  ou  de  l'empereur  servait  à  couvrir  les  haines  et  les  am- 
bitions privées. 

1231  Frédéric  convoqua  la  diète  à  Ravenne  ;  mais  en  même  temps 
il  faisait  venir  d'Allemagne  son  fils  Henri  avec  une  armée.  Les 
villes  e\)  prirent  ombrage  ;  du  reste,  comme  elles  n'avaient  au- 
cune confiance  dans  les  promesses  du  pape  et  de  l'empereur, 
elles  fermèrent  les  passages,  et  Henri  ne  put  franchir  les  Alpes; 
Frédéric  alors  mit  de  nouveau  la  ligue  lombarde  au  ban  de  Tem- 
pire,  et  annula  tous  les  droits  que  les  villes  confédérées  avaient 
obtenus.  Néanmoins,  comme  il  n'avait  pas  d'armée,  ses  mena- 
ces ne  firent  que  resserrer  la  ligue.  Milan  fournit  sept  capitaines 
avec  mille  hommes  à  cheval  chacun,  qui  jurèrent  de  défendre 
la  liberté  et  de  mourir  sur  le  champ  de  bataille  plutôt  que  de 
finir;  cette,  ville  disposait  des  forces  de  Parme,  de  Plaisance,  de 
Novare,  de  Ven-eil  et  d'Alexandrie,  bien  qu'elles  fussent  indé- 
pendantes. Thomas,  comte  de  Savoie,  était  toujours  resté  fidèle 


EZZEUN.  187 

à  l'empereur^  qui  l'avait  constitué  son  vicaire  ;  les  Milanais  péné- 
trèrent dans  les  Alpes,  et^  pour  soutenir  quelques  villes  soulevées 
contre  lui^  ils  fondèrent  lePizzo  de  Guneo^  qui  devint  plus  tard 
une  des  forteresses  les  plus  importantes  de  cette  maison  et  de 
toute  ritalie. 

Les  villes  de  son  obéissance^  qu'il  avait  dépouillées  de  leurs 
privilèges  municipaux^  et  surtout  Messine^  habituée  à  se  gou- 
verner par  ses  stratigotes,  se  soulevaient  contre  Frédéric,  qui  fit 
prendre  et  brûler  vifs  un  grand  nombre  de  citoyens  ;  il  détruisit 
jusqu'aux  fondements  le  château  de  Centoripa.  Gaète^  bien  qu'am- 
nistiée^ fut  privée  dej'ancien  droit  d'élire  ses  consuls,  et  entou- 
rée de  trente  fortins.  £n  résumé^  ce  héros,  loué  par.  ceux  qui 
vénèrent  en  lui  l'antagoniste  des  papes,  eut  toujours  à  combat- 
tre la  Fouille  et  la  Sicile  révoltées,  et  ne  sut  les  contenir  que  par 
des  forteresses,  cet  expédient  de  la  tyrannie. 

Outre  les  Sarrasins,  il  se  voyait  soutenu  par  les  seigneurs  qui 
s'étaient  faits  les  tyrans  de  quelques  villes  ou  provinces,  et  qui 
croyaient  que  ces  diplômes  leur  conféraient  un  pouvoir  légitime  1215 
et  durable.  Dans  le  nombre  fut  £zzelin  de  Romano;  successeur 
de  son  père,  Ezzelin  le  Moine,  il  avait  ajouté  au  patrimoine  de 
ses  aïeux  Bassano  etTrévise,  puis  Vérone  et  Fadoue,  grâce  à  l'aide 
de  son  frère  Albéric  et  des  Gibelins  de  la  marche  Trévisane.  Avec 
une  énergie  qui  ne  reculait  pas  devant  le  crime  et  le  sang ,  il  était 
devenu  la  terreur  de  la  Marche  et  le  tyran  le  plus  horrible  dont 
rhiotoire  itahenne  rappelle  le  souvenir.  Âzzo  d'Esté,  possesseur 
de  grands  domaines  et  favorisé  par  tous  les  Guelfes,  était  son 
adversaire;  mais  Ezzelin  prévalut  à  Tarrivéç  de  Frédéric,  qui  lui 
donna  en  mariage  Salvaggia,  sa  fille  naturelle.  Au  milieu  de  ces 
rivalités,  la  Marche,  non  moins  que  la  Lombardie,  souffrait  les 
horreurs  de  guerres  déplorables,  dont  la  politique  ne  pouvait . 
amener  la  fin,  et  que  la  religion  seule,  toujours  travaillant  dans 
ce  but,  parvenait  à  suspendre  par  quelque  armistice. 

Nous  avons  déjà  vu  qu'elle  avait  imposé  la  trêve  de  Dieu;  les 
deux  nouveaux  ordres  des  dominicains  et  des  franciscair4S,  sans 
cesse  occupés  d'apaiser  les  haines,  intervenaient  dans  les  con- 
flits quotidiens,  persuadaient  et  portaient  la  paix  de  seigneur  à 
seigneur,  d'une  ville  à  l'autre.  Des  cœurs  féroces,  que  ni  la  force 
des  lois  ni  la  puissance  des  magistrats  ne  pouvaient  contenir, 
s'ouvraient  à  la  pitié,  les  glaives  rentraient  dans  le  fourreau,  et, 
fondant  en  larmes  au  nom  du  Seigneur,  l'ennemi  courait  em- 
brasser l'ennemi. 


i  88  LES  PACIFICATEURS. 

Le  sdint  d^Assise  et  son  disciple,  Antoine  de  Padoue,  firent 
conclure  des  paix  de  longue  durée.  En  il 76^  les  cardinaux  de 
Sainte-Cécile  et  de  Sainte-Marie  in  via  lalOy  délégués  parle  pon- 
tife, réglaient  plusieurs  questions^  agitées  entre  les  républiques 
de  Pise  et  de  Gènes  à  Tégard  de  leurs  droits  sur  la  Sardai- 
gne  (1).  A  leur  exemple,  frère  Guala  de  Bergame,  qui  fut  ensuite 
évéque  de  Brescia^  remit  en  bonne  intelligence  les  Bolonais  avec 
les  Modénais^  les  Trévisans  avec  les  citoyens  de  Bellune.  A  Cré- 
mone^ le  peuple  de  la  cité  nouvelle  était  en  lutte  avec  cehii  de 
la  vieille^  et  Tévéque  Cicard  les  réconcilia;  le  môme  résultat  fut 
obtenu  chez  les  Yicentins  par  le  bienheureux  Giordano  de  For- 
zate^  et  chez  les  Milanais  par  frère  Léon  de  Perego.  On  trouve 
en  manuscrit,  dans  la  bibliothèque  Ambrosienne,  un  long  dis- 
cours d'un  ecclésiastique  qui  exhortait  à  la  concorde,  et  disait: 
a  Peuple  milanais^  tu  cherches  à  supplanter  les  Grémonais^  à 
«  bouleverser  le  Pavesan^  à  détruire  le  Novarais  ;  tes  mains  sont 
((  contre  tous^  et  les  mains  de  tous  contre  toi. . .  Oh  !  quand  vien- 
a  dra  le  jour  où  le  Pavesan  dira  au  Milanais  ;  Tan  peuple  est  mon 
a  peuple ,  et  le  Crémasque  au  Crémonais  :  Ta  cité  est  ma 
a  cité  !  » 

Les  Génois  avaient  souillé  leurs  rues  du  sang  d'un  grand  nom- 
bre de  victimes,  surtout  à  cause  de  la  haine  qui  divisait  les  Avo- 
gadri  et  les  marquis  de  la  Yolta^  lorsqu'on  résolut  d'arrêter  ces 
massacres.  Avant  le  jour,  le  peuple  entend  la  cloche  qui  l'appelle 
en  parlement  ;  les  citoyens  accourent  étonnés,  et  voient  le  vieil 
archevêque  Hugo  en  costume  de  cérémonie  au  milieu  du  clergé 
avec  des  cierges  allumés,  et  des  personnages  les  plus  respecta- 
bles portant  des  croix  à  la  main  et  placés  autour  des  reliques  vé- 
nérées de  saint  Jean  Baptiste.  Le  prélat  exhortait  à  déposer  les 
rancunes  et  les  haines,  à  jurer  sur  TÉvangile  la  concorde,  qui 
seule  pouvait  sauver  la  patrie.  Roland,  chef  des  Avogadri,  refu- 
sait de  pardonner  le  sang  de  tant  de  membres  de  sa  famille,  qu'il 
avait  promis  de  venger;  mais  les  prêtres  et  les  sages  mirent  une 
si  grande  insistance  dans  leurs  prières  qu'il  finit  par  céder  ; 
puis  ils  coururent  à  la  maison  des  Volta,  qui  n'avaient  pas  voulu 
se  présenter,  les  amenèrent  à  donner  le  baiser  à  leurs  ennemis, 
et  Ton  célébra  ces  événements  par  le  son  des  cloches,  par  une 
fête  et  un  TeDeum{^). 

(t)  Monum.  kht,  patr'tœ,  Ghart.  I,  88  t. 

(2)  Gaffa RO,  Ana,  Gen,,  liv.  iv.  A  Tannée  ]2t7,  il  dit  que  oh  mttilas  dit; 


LES  PAGtFlGATEUaS.  i89 

Ambroîse^  de  la  famille  des  Sansedoni  de  Sienne^  que  l^on 
canonisa  plus  tard,  fut  chargé  d'aller  prêcher  la  paix  en  Alle- 
magne ;  il  revint  dans  sa  ville  natale  pour  la  réconcilier  avec  le 
pape  qui  l'avait  interdite  comme  attachée  à  la  cause  de  Frédéric, 
et  voulut  qu'on  commençât  la  réforme  du  mal  par  un  pardon 
réciproque.  Un  grand  personnage,  fatigué  de  ses  conseils,  le 
repoussait  comme  un  imposteur  et  un  vaniteux;  il  lui  répondit  : 
a  Dieu  est  appelé  le  roi  de  la  paix,  mais  il  ne  la  donne  qu'à  celui 
<i  qui  raccorde  aux  autres  de  bon  cœur.  Ce  que  je  fais,  je  le  fais 
«  par  la  volonté  de  Celui  qui  est  au-dessus  de  moi.  Si  je  vous 
a  ai  offensé,  je  vous  en  demande  pardon,  et  si  je  mérite  un  châ- 
a  timent,  je  le  supporterai  volontiers  comme  expiation  de  mes 
<r  péchés,  d  Devant  une  si  grande  humilité,  le  puissant  vint  à 
résipiscence.  Ambroise  prêchait  continuellement  que  la  ven- 
geance est  un  péché  didolàtrie,  parce  qu'elle  usurpe  sur  les 
droits  de  Dieu  qui  se  l'est  réservée.  Il  ne  put  jamais  parvenir  à 
calmer  un  citoyen  de  Sienne,  auquel  il  dit  :  a  Je  prierai  pour 
vous,  »  et  il  enseigna  une  prière  ainsi  conçue  :  a  Seigneur  Jésus, 
«  interposez  votre  puissance  entre  ces  vengeances,  et  réservez- 
«  les  pour  vous,  afin  que  tous  sachent  qu'il  n'appartient  qu'à 
(c  vous  seul  de  punir  les  offenseurs;  »  puis  il  exhortait  à  la  dire 
devant  ceux  qui  s'obstinaient  dans  leur  haine.  L'homme  opiniâ- 
tre, au  moment  où  il  prenait  avec  ses  partisans  la  résolution  de 
ne  jamais  faire  la  paix,  entendit  cette  prière,  qui  le  toucha,  et, 
après  avoir  passé  deux  jours  dans  le  jeûne  et  la  réflexion,  il  vint 
supplier  le  saint  de  lui  pardonner  et  de  le  réconcilier  avec  ses 
ennemis  (i). 

Cette  pieuse  mission  fut  continuée;  en  iâ72,  Grégoire  X  fit 
conclure  à  Florence  une  paix  solennelle  entre  les  Guelfes  et  les 
Gibelins,  et  cinquante  syndics  de  part  et  d'autre  se  baisèrent  à  la 
bouche  sur  la  grève  de  l'Arno,  où  ce  pape  voulut  qu'on  éditiât 
une  église,  que  les  Mozzi  dédièrent  à  saint  Grégoire  (S).  Les  rixes 

cçrdias  quœ  verleèaniar  inier  cmtates  LomhariUœ^  ^uwn  mullœ  rtUgiosœ  pev-^ 
tonœ  se  intromitterent  de  pace  et  concordia  eomponenda,  tandem ,  auxiiio  Dei, 
inter  Paptam,  Mediotanum,  Placentiam,  Terdonam  et  Alexandriam^  pax  firma 
fuit  etfirmata  mense  jitnii, 

(1)  Acta  SS.  20  martii. 

(2)  Le  discours  du  pape  Grégoire  X  aux  Florentios  pour  qulls  recueillissent 
les  Gibelins  expulsés,  est  très-beau  :  Gibelimus  est,  at  christianus ,  at  eivis,  ai 
proximtis,  Ergo  hœc  tôt  et  tam  valida  conjunctionis  nomina  Gibelline  succum- 
bent  ?  et  id  unum  atque  inaiu  nomen,  tfuod  quid  significet  nemo  inteWgit,  plus 


190  IiES  PACIPICATETTRS. 

ayant  recommencé  peu  de  temps  après,  nue  autre  paix  fut  so- 
lennellement célébrée,  en  1280,  par  l'intermédiaire  du  nonce,  le 
cardinal  Latîno,  qui  en  tit  dresser  acte,  et  voulut  366  répon- 
dants pour  les  Gibelins,  384  pour  les  Guelfes,  outre  quelques 
châteaux  (1).  L'année  suivante,  ce  même  Latino  réconciliait  à 
Bologne  les  Lambertazzi  avec  les  Geremei  ;  à  Faenza,  les  Aca- 
risi  avec  les  Manfredi;  à  Ravenne,  les  Polenta  avec  les  Traver- 
sari.  Frère  Barthélémy  de  Vicence  institua  Tordre  militaire  de 
Sainte-Marie-Glorieuse  pour  maintenir  en  paix  les  villes  italiennes. 
En  1266,  le  tailleur  Jacques  Barisello  arbore  à  Parme  le  signe  de 
la  rédeniption,  et  forme  la  Compagnie  de  la  Croix,  composée  de 
500  individus,  avec  lesquels  il  parcourt  les  maisons  pour  récon- 
cilier les  Guelfes  et  les  Gibelins,  et  faire  jurer  fidélité  au  pontife. 
La  Compagnie  eut  un  tel  succès  qu'elle  obtint  des  magistrats 
propres,  avec  droit  de  juger  et  d^intervenir  dans  les  affaires  de 
la  commune,  sur  laquelle,  pendant  un  demi-siècle^  elle  exerça 
une  grande  influence  (2). 

Le  cardinal  Nicolas  de  Prato  pacifia  de  nouveau  Florence.  «  Le 
26  avril  1304,1e  peuple,  réuni  sur  laplace^SainteMarie-Nouvelle, 
en  la  présence  des  seigneurs,  plusieurs  réconciliations  furent 
opérées,  et  Ton  se  baisa  sur  la  bouche  ;  des  actes,  dressés  à  cette 
occasion,  établirent  des  peines  contre  les  personnes  qui  rom- 
praient les  accords,  et,  avec  des  branches  d'olivier  à  la  main,  on 
remit  la  bonne  intelligence  entre  les  Gherardini  et  les  Almîeri.  Le 
rétablissement  de  la  concorde  plaisait  tant  à  tout  le  monde  que, 
malgré  une  grande  pluie  qui  survint,  on  ne  parut  pas  s'en  aper- 

valebit  ad  od'ium,  quam  ista  omnia  tant  clara  et  iam  solide  expresse  ad  chari» 
tatem  ?  Sed  quonîam  hœc  vestra  partium  studia  pro  romanis  pontificibus  contra 
eorum  inimicos  suscepisse  asseveratis^  ego  romanus  pontifex  hos  vestros  cives, 
etsi  hactenus  offenderinty  redeuntes  tamen  ad  gremiutn  reeepi^  ae  remuais 
iajttrits  profiliis  kabeo. 
L'inscription  de  cette  église  était  ainsi  conçue  : 

Gregofli  dedmi  pap»  sancti  snb  honore 
Gregorio  primo  pro  Ghristi  fuodor  ainore. 
Hic  ghibeUinx,  cum  Gueliis  pace  patrata, 
Gessavcrc  niinx  sub  qua  sum  lucc  cicata..» 
Gregorio  bclla  deciroo  fuit  i&ta  capella 
Pacis  fiindata  Mozzis  edificata. 

(1)  Les   actes  se  trouvent  dans  les  Deiizie  drgU  eruditi  toscaniy  vol.   tv, 

pag.  9G. 

(2)  AfFô,  St,  di  forma,  voL  lU,  pag.  274-298^ 


JEAN  DE  SGUIO.  i9d 

cevoir,  et  personne  ne  s'en  alla.  De  grands  feux  furent  allumés^ 
les  cloches  sonnaient^  et  chacun  se  réjouissait  (Compagnt).  » 

A  Milan,  les  nobles  et  les  bourgeois,  toujours  en  hitte,  désignè- 
rent quatre  moines  pour  résoudre  leur  différend,  et  leur  décision 
fut  acceptée  ;  plus  tard,  la  querelle  s^étant  renouvelée,  les  adver- 
saires se  réunirent  à  Parabiago,  où  deux  religieux  dictèrent  les 
conditions  de  Taccord.  Dans  le  siècle  suivant,  le  bienheureux 
Amédée,  chevalier  portugais,  qui  bâtit  Sainte-Marie-de-la-Paix 
avec  le  produit  d'aumônes,  alla  prêcher  la  concorde  dans  cette 
ville.  Dans  la  Yalteline  et  le  Gomasque,  un  grand  nombre  d'ini- 
mitiés privées  et  publiques  furent  apaisées  par  frère  Venturino 
de  Bergame,  qui  décida  10,000  Lombards  à  se  rendre  en  péni- 
tents à  Rome,  criant  paix  et  miséricorde,  et  vivant  d'aumônes. 
Saint  Bernardin  et  frère  Sylvestre,  de  Sienne,  exercèrent  aussi 
une  heureuse  influence  en  Lombardie. 

Alors  comme  aujourd'hui ,  on  pouvait  dire  certainement  : 
Pourquoi  des  moines  et  des  prêtres  se  mêlentrils  des  intérêts 
mondains? 

Grégoire  IX,  soit  pour  obéir  à  ses  devoirs  du  pape,  soit  pour 
favoriser  la  croisade,  s'efforçait  de  ramener  la  concorde  parmi  les 
Itahens.  Dans  ce  but,  il  envoyait  Nicolas,  évêque  de  Reggio,  récon- 
ciher  lesModénais  avec  les  Bolonais  ;  le  cardinal  Jean  de  la  Colonna, 
apaiser  les  citoyens  de  Pérouse,  irrités  les  uns  contre  les  autres,  et 
ramener  les  bannis  dans  leurs  foyers.  Le  cardinal  Thomas  eut  la 
même  mission  pour  Viterbe  :  le  cardinal  Jacques  de  Tréneste  fut 
expédié  à  Vérone  pour  rétablir  la  paix  entre  les  Capulets  et  les 
Montecchi,  factions  connues  par  les  aventures  touchantes  de  Ju- 
liette et  de  Roméo;  frère  Gérard  de  Modène,  dans  sa  patrie  et 
à  Parme,  où  il  fut  même  uonmié  podestat  pour  réformer  les  sta- 
tuts; frère  Orlando  de  Crémone,  à  Plaisance. 

Dans  ces  missions,  le  dominicain  Jean  de  Schio  joua  le  plus 
grand  rôle,  et  fut  chargé  de  parcourir  différentes  villes;  il  sé- 
journa surtout  à  Bologne,  habituée  autrefois  à  écouter  François, 
Domini((ue,  Antoine,  déjà  saints,  puis  engagée  dans  une  lutte 
avec  le  pape,  à  cause  des  juridictions  épiscopales,  ce  qui  lui  avait 
fait  perdre  Puniversité.  A  la  voix  du  frère  de  Schio,  les  différends 
se  réglèrent,  les  débiteurs  sortirent  de  prison,  et  les  exilés  ren- 
trèrent dans  leur  patrie;  il  réfoma  les  statuts  à  son  gré,  réprima 
l'usure,  amena  les  femmes  à  s'habiller  plus  modestement,  et, 
d'après  ses  conseils,  tous  se  saluèrent  paries  mots:  Jcsus-ChrUt 
Boit  loué/  Les  habitants  avaient  pour  lui  une  telle  affection  qu'ils 


192-  JEAN  DE  SCHio. 

ne  voulaient  plus  le  laisser  partir,  et  que  le  pape  dut  les  menacer 
d'interdit.  Il  fut  alors  envoyé  à  Sienne;  mais,  comme  les  Floren- 
tins refusèrent  de  se  réconcilfer,  le  pape  les  frappa  d'interdit, 
châtiment  qu'ils  méprisèrent  par  caprice  de  liberté  désordonnée. 
Frère  Jean  fut  chargé  principalement  d'apaiser  les  fureurs 
de  la  marche  Trévisane;  à  Feltre,  à  Bellune,  à  Trévise,  à  Cone- 
gliano,  à  Vicence,  à  Padoue,  il  opérandes  prodiges  de  réconcilia- 
tion. Apparaissant  comme  un  saint  au  milieu  des  bannières  en- 
nemies, il  rappelait  les  bannis  et  délivrait  les  prisonniers;  à  Prato 
de  la  vallée  de  Padoue,  lorsqu'il  prêchait  du  haut  du  carroccio, 
entouré  des  carrocci  des  autres  villes  accourues  pour  l'entendre, 
il  arrachait  de  toutes  les  bouches  ces  paroles  :  Ils  sont  beaux  les 
pieds  de  celui  qui  prêche  la  paix.  Après  avoir  tout  disposé,  frère 
Jean  ordonna  une  assemblée  à  Paquara,  vaste  plaine  sur  PAdige, 
à  trois  milles  au-dessous  de  Vérone.  A  l'invitation  d'un  moine, 
toutes  les  villes  et  tous  les  villages  accoururent  avec  leurs  car- 
rocci, et  chantant  des  hymnes  au  Seigneur;  quinze  évéques, 
tous  les  barons  du  voisinage,  les  comtes  de  San  Bonifazio,  les 
seigneurs  de  Gamino,  les  Camposampiero,  le  terrible  Salinguerra 
de  Ferrare,  le  bien  plus  terrible  Ëzzelin  et  Albéric  de  Romane 
vinrent  pour  l'entendre  prêcher  la  charité.  Jean  monta  dans  la 
chaire,  prit  pour  texte:  Je  vous  donne  ma  paiXyje  vous  laisse 
ina  paix,  et  parla  avec  une  éloquence  qui  puisait  toute  son  effi- 
cacité dans  le  spectacle  et  la  persuasion  de  sa  sainteté.  A  ses  pa- 
roles, que  bien  peu  pouvaient  entendre,  mais  que  tous  sentaient, 
et  auxquelles  chacun  ajoutait  ce  que  le  cœur  et  l'imagination  lui 
dictaient,  vous  auriez  vu  tous  ces  hommes  irrités  se  frapper  la 
poitrine,  puis  se  jeter  au  cou  les  uns  des  autres,  se  demander 
pardon  et  se  promettre  amitié.  Le  moine,  en  vertu  de  l'autorité 
qu'il  avait  reçue  du  pape,  leva  les  interdits  et  les  excommunica- 
tions; puis,  élevant  le  crucifix,  il  s^écriait  :  a  Béni  soit  celui  qui 
conservera  cette  paix!  »  et  cent  mille  voix  répétaient:  Béni/ 
Il  ajoutait  :  cv  Maudit  soit  quiconque  recommencera  ces  que- 
relles, »  et  cent  mille  voix  disaient  :  Maudit/ 

Malheureusement  ces  réconciliations,  déterminées  parle  sen- 
timent et  proclamées  au  nom  de  la  charité  universelle ,  n'arra- 
chaient aucune  des  causes  des  inimitiés,  et  les  adversaires  ne  tar- 
daient pas  à  reprendre  les  armes.  Quelques  jours  après  la  solen- 
nelle concorde  de  Paquara,  les  haines  s'étaient  rallumées,  le  sang 
avait  coulé  de  nouveau,  et  le  désordre  régnait  plus  que  jamais. 
l,e  peuple,  qui  avait  porté  aux  nues  le  saint  moine,  le  maudissait 


PAIX  DE   PAQUAUA.  193 

comme  le  serviteur  d'un  parti,  comme  vendu  aux  Guelfes  et 
jouet  du  pape.  Jean,  il  est  vrai,  provoqua  ces  colères  par  la  sé- 
vérité qu'il  déploya  contre  les  hérétiques,  dont  il  fit  brûler 
soixante  sur  la  place  de  Vérone;  plus  tard,  à  Viccnce,  appuyé 
par  la  populace,  il  se  déclara  seigneur  et  comte,  distribua  les 
magistratures  à  son  gré,  et  réforma  les  statuts;  mais  bientôt, 
avec  sa  mobilité  ordinaire,  la  multitude  le  mit  en  prison  et  le 
chassa  d'un  pays  qu'il  laissait  en  proie  à  des  discordes  pires 
qu'auparavant  (1). 

Le  pontife,  s'étant  offert  comme  arbitre  entre  Frédéric  et  la 
ligue  lombarde,  décida  que  l'empereur  devait  oublier  toute  of- 
fense, révoquer  la  proscription  et  réparer  les  dommages  qu^il 
avait  occasionnés;  en  retour,  il  imposait  aux  Lombards  l'obli- 
gation d'indemniser  l'empereur  et  les  siens  des  pertes  éprouvées, 
et  d'entretenir  pendant  deux  ans  cinq  cents  chevaux  en  terre 
sainte.  Frédéric  trouva  cette  décision  partiale  et  contraire  à  la 
majesté  royale  ;  mais  le  pontife  voyait  dans  ces  républiques  des 
corps  politiques  légitimes  et  reconnus,  qui  n'avaient  porté  at- 
teinte à  aucun  droit  impérial  en  renouant  la  ligue ,  puisque  le 
traité  de  Constance  leur  maintenait  cette  faculté. 

Ce  pape  était  sans  cesse  contrarié  par  les  Romains,  qui  lui  re- 
fusaient le  droit  d'exiler  un  citoyen,  exigeaient  le  payement  d'une 
rétribution  due  par  TÉglise  à  la  cité  de  temps  immémorial,  et 
lui  contestaient  enfin  la  souveraineté  temporelle.  L'homme  de-  12m 
vaut  qui  tout  le  monde  courbait  la  tête  fut  donc  contraint  de  se 
réfugier  àPérouse.  Rome  rétablit  la  république,  et  Luc  Savelli, 
sénateur,  forma  le  projet  de  fondre  la  Toscane  et  la  moyenne 
Italie  dans  une  confédération  qui  s'affranchit  de  la  domination 
papale,  comme  la  Lombardie  avait  secoué  le  joug  impérial.  Les 
factions  ne  reculent  jamais  devant  les  moyens;  ces  républicains, 
pour  flatter  les  antipathies  de  Frédéric,  lui  demandèrent  de  les 
soutenir;  mais,  comme  il  redoutait  la  liberté  plus  encore  que  le 
pape,  il  offrit  un  secours  à  Grégoire  pour  ramener  Rome  au  de- 
voir. En  reconnaissance,  et  pour  que  la  guerre  qu'il  voyait  im- 
minente ne  détournât  point  les  forces  qu'il  voulait  diriger  vers 
la  Palestine,  le  pape  déclara  que  les  intérêts  de  Frédéric  étaient 
les  siens  propres,  attendu  les  grands  services  qu'il  avait  rendus 


(1)  H  est  vi-ai  que  ces  deriiiei's  fails  nous  sont  racontés  par  les  Gibelins.  Voir 
VKzzeiin  de  Tauteur. 

HI8T.   DE»  rrAL.  —  T.   V.  13 


194  DIETE  DE  HATENCE. 

à  FKglise  (1).  Il  s^efforçait  d'obtenir  des  Lombards  des  condi- 
tions plus  satisfaisantes  pour  l'empereur;  mais  ils  laissèrent  pas- 
ser le  terme  &xé,  et  la  médiation  fut  annulée  par  de  nouvelles 
complications  survenues  au  delà  des  Alpes. 

Le  contre-coup  des  événements  italiens  se  faisait  sentir  dans 
l'Allemagne.  Henri^  chargé  de  la  gouverner^  manquait  non-seule- 
ment de  l'énergie  nécessaire,  mais  s'abandonnait  à  ses  penchants 
iiautains;  il  outrageait  sa  femme,  jalousait  son  frère  et  trahis- 
sait son  père,  jusqu'à  se  déclarer  en  rébellion  ouverte;  puis, 
mal  secondé  par  lés  Allemands,  il  eut  recours  aux  villes  lom- 
bardes. Milan,  Brescia,  Bologne,  Novare,  Lodi  et  le  marquis  de 
12S5  Monferrat  lui  offrirent  cette  couronne  toujours  refusée  à  Frédé- 
ric (2)  ;  en  retour,  il  confirma  tous  leurs  privilèges  et  promit 
d'avoir  pour  amis  et  pour  ennemis  ceux  de  la  ligue.  De  là,  une 
guerre  civile  et  domestique. 

Frédéric  traînait  à  la  suite  de  son  armée,  comme  trophée,  les 
chameaux  et  les  éléphants  qu'il  avait  ramenés  de  son  expédition 
d'Asie.  Les  Milanais,  ayant  appris  qu'il  envoyait  quelques-uns 
de  ces  animaux  aux  Grémonais  comme  témoignage  de  bienveil- 
lance, assaillent  ce  peuple  et  le  mettent  en  déroute  à  Zenevolta; 
mais  les  citoyens  de  Parme,  de  Reggio,  de  Pavie  et  de  Modène 
viennent  au  secours  des  vaincus,  la  lutte  devient  générale,  et 
villes  et  principautés  se  divisent  en  factions.  Après  avoir  quitté 
la  Sicile  où  il  avait  étouffé  dans  le  sang  les  tentatives  faites  par 
les  communes  pour  recouvrer  leurs  franchises  usurpées,  Frédé- 
ric traverse  désanné  la  Lombardie,  qui  ne  veut  pas  profiter  de 
son  humiliation;  lorsque,  sur  ses  instances,  soixante  et  dix  pré- 
lats et  princes  eurent  déclaré  Henri,  désapprouvé  hautement  par 
le  pape  (3),  coupable  de  félonie,  il  le  fit  arrêter  et  conduire  dans 
le  fort  de  Saint-Félix  en  Fouille,  où  il  le  laissa  mourir. 

La  diète,  assemblée  par  Frédéric  à  Mayence,  et  dans  laquelle 
figurèrent  quatre-vingts  princes  et  prélats,  outre  douze  cents  sei- 
gneurs^t  publia  grand  nombre  de  sages  règlements  et  une  paix 
publique  ;  bien  plus,  elle  mit  fin  au  long  différend  entre  les  deux 
familles  guelfe  et  gibeline  en  donnant  à  Othon  l'Enfant,  dernier 

(1)  LeUre  du  28  juillet  1233,  ap.  Raynald.,  n.  41,  42. 

(2)  Promiserunt  ci  dare  coronam  ferream,  quant  patrî  suo  (/are  /ttmquam 
voluerunt.  GALYAlfO  FlAMMA,  ch.  2G4. 

(3)  Divi/iœ  legis  immemor  et  affectionis  humanœ  contemptor,  Rcgesta  Gre- 
gorii  IX,  liv.  vili,  u.  461-62...  Il  le  fit  même  excommunier  ])ar  Tévéque  de 
SalisbouTg,  n.  172.  Ce  n'est  doue  [vas  le  pape  qui  l'armait  contre  son  père.   . 


BUBTB  BB  MÀYINGE.  ^^ 

guelfe  survivant,  lea  terres  dont  se  forma  le  duché  de  Brunsvvick^ 
et  aur  lesquelles  l'empereur  renonçait  à  toute  prétention.  Fré- 
déric déploya  dans  cette  diète  une  grandeur  qui  n'avait  besoin 
que  d'être  modérée;  puis  il  célébra  avec  une  solennité  extraor- 
dinaire un  nouveau  mariage  avec  Isabelle^  fille  du  roi  anglais 
Jean  sans  Terre.  Un  nombreux  cortège  de  chevaliers  et  de  ba- 
rons alla  recevoir  l'épouse  à  la  frontière^  et  partout  le  clergé 
sortait  à  sa  rencontre  au  son  des  cloches.  A  Cologne,  dix  mille 
bourgeois  à  cheval^  couverts  d'armes  et  d^habits  magnifiques, 
lui  firent  cortège  ;  des  minnesingers  en  allemand^  des  trouba- 
dours en  provençal,  et  probablement  des  Siciliens  en  italien, 
célébraient  sa  bienvenue,  tandis  que,  sur  des  chars  oroés  de  ta- 
pis et  d'étoffes  de  pourpre,  des  oi^gues  cachées  faisaient  entendre 
une  douce  harmonie.  Toute  la  nuit,  des  chœurs  de  jeunes  filles 
chantèrent  sous  les  fenêtres  de  la  royale  épouse.  Quatre  rois, 
seize  ducs,  trente  comtes  et  marquis  assistaient  au  mariage,  et 
les  dons  furent  proportionnés  à  là  dignité  des  nobles  invités. 
Frédéric  reçut  une  couronne  d'or,  des  colliers,  des  pierres  pré- 
cieuses, des  écrins,  un  service  entier  d'or  et  d'argent  ciselé;  les 
ustensiles  de  la  cuisine  et  les  marmites  étaient  même  d'argent. 
L'empereur  offrit  à  son  beau-père  trois  léopards  amenés  d'O- 
rient, et  qui  faisaient  allusion  aux  armes  d'Angleterre. 

Isabelle  fut  d'abord  épousée  par  procuration  par  Pierre  des 
Vignes,  ensuite  par  le  roi  lorsque  les  astrologues  trouvèrent  le 
moment  opportun  ;  elle  apportait  en  dot  30,000  livres  sterling, 
qui  représenteraient  aujourd'hui  1,140,000  francs.  Tout  le  val  de 
Mazzara  lui  fut  assigné  comme  domaine,  et,  dans  le  palais,  elle 
avait  pour  serviteurs  des  eunuques  maures  et  siciliens  (1). 

L'empereur  fit  élire  roi  des  Romains  son  fils  Conrad,  car  II  ai- 
mait mieux  lutter  en  Italie  que  de  triompher  au  delà  des  Alpes. 
L'Allemagne  regardait  comme  une  gloire  nationale  les  expédi- 
tions contre  la  Péninsule;  mais  les  princes  de  la  maison  de 
Souabe  les  multipUèrent  et  les  prolongèrent  de  telle  sorte  qu'on 
ne  voulut  plus  voter  de  subsides,  tant  on  était  fatigué  de  s'impo- 
ser de  lourds  sacrifices  toujours  infructueux  ;  Frédéric  alors  se 
trouva  réduit  aux  mercenaires  et  kux  moyens  que  lui  offraient 
son  propre  royaume  et  les  Gibelins.  A  la  cavalerie  allemande  pe- 
sante et  bardée  de  fer,  il  associa  ses  escadrons  san*asins  dont  il 

(i)  Imperalor  imperatricem  quamplurinùs  maur'u  spadonibus  et  veluUs  larvis 
consimiUbus  custodiendam  mancipavU.  Math.  P41IIS»  Hist.  angl.,  pag,  402. 


i96  BATAILLE  DE   CORTENOVA. 

modérait  les  rapides  évolutions  par  la  marche  lente  d'un  élé- 
phant qui  portait  une  tour  sur  laquelle  se  déployait  Tétendard , 
l'un  et  l'autre  tenant  lieu  du  carroccio  et  de  la  croix.  A  cette  ar- 
mée si  bien  composée  et  si  bien  dirigée,  les  Lombards  n'avaient 
à  opposer  que  des  milliers  d'artisans  et  de  campagnards  réunis 
au  moment  du  besoin,  et  qui  ne  connaissaient  pas  la  froide  cons- 
tance des  batailles  régulières.  Ils  évitaient  donc  les  rencontres 
en  rase  campagne,  préférant  attendre  Tennemi  derrière  les  mu- 
railles de  leurs  villes;  or  ^  comme  tout  le  territoire  depuis  les 
Alpes  jusqu'au  Pô  offrait  une  chaîne  de  forteresses^  il  était  aussi 
long  et  pénible  de  les  prendre  Tune  après  l'autre  que' dangereux 
de  les  laisser  sur  ses  derrières^  et  Frédéric  devait  s'épuiser  des 
mois  entiers  devant  de  pauvres  bicoques  comme  Carcano ,  Ron- 
carello  ou  Grevalcuore. 
1237  Après  avoir  resserré  leur  alliance  et  formé  une  caisse  com- 

mune, les  villes  confédérées  attendirent  l'empereur,  qui  comp- 
tait principalement  sur  les  seigneurs.  Les  portes  de  Vérone  leur 
furent  ouvertes  par  Ëzzelin  ;  réunissant  alors  ses  dix  mille  Ara- 
bes, les  Gibelins  de  Crémone ,  de  Parme,  de  Reggio  et  de  Mo- 
dène,  il  battit  les  citoyens  d'Esté,  s^empara  de  Vicence,  força 
Mantoue  à  traiter  et  dévasta  le  Brescian.  Les  Milanais,  accourus 
avec  les  Guelfes  de  Brescia,  de  Bologne,  de  Verceil,^de  Novare , 
d'Alexandrie  et  de  Vicence,  lui  résistèrent  bravement  ;  mais  bien- 
27  novembre,  tôt  ils  sc  laissèrent  surprendre  à  Cortenova  dans  leCrémasque, 
et  furent  défaits.  La  compagnie  des  Gaillards  avait  pourtant  tenu 
ferme  autour  du  carroccio  ;  mais,  voyant  qu'il  leur  serait  impos- 
sible de  repousser  la  nouvelle  attaque  du  lendemain,  ils  résolu- 
rent de  battre  en  retraite.  Or,  comme  il  était  difficile  de  retirer 
ce  char  pesant  d'un  terrain  naturellement  fangeux  et  que  la 
pluie  avait  encore  délayé ,  ils  Pabandonnèrent  après  l'avoir  dé- 
garni. Frédéric  tit  sonner  bien  haut  cet  avantage;  il  écrivit  à  tous 
les  potentats  qu'il  avait  tué  dix  mille  Lombards.  Après  que  son 
éléphant  eut  traîné  le  carroccio  à  travers  les  villes,  il  fit  déposer 
ce  trophée  sur  cinq  colonnes  dans  le  Gapitole  à  Rotre,  où  se  lit 
encore  la  pompeuse  description  par  laquelle  il  voulut  éteniiser 
sa  victoire,  tandis  qu'il  éternisait  sa  frayeur  et  la  bravoure  des 
ItaUens  (4).  Pierre  Tiepolo,  podestat  de  Milan  et  fils  du  doge  de 

(1)  Urbs  decus  orbis,  ave.  Victus  Ubi  destiiior,  ave. 

^  Gurnis  ab  Augusto  Fridcrico  C<esan'  juslu. 

Kle,  Mi*dioIaiiuin.  Jain  sentis  spcmcre  vaiiuiu 
liiipeiii  viitïs  pi-uprias  Ubi  tollere  viit:s. 


PHEDÉRIG  MÉCRÉANT.  i97 

Venise^  trouvé  parmi  les  prisonniers ,  fut  lâchement  égorgé  par 
son  ordre. 

Si  la  peur  fit  hésiter  quelques  villes,  elle  n'arrêta  point  Milan, 
ni  Brescianon  plus,  qui  semble  prédestinée  à  de  féroces  attaques 
et  à  de  magnanimes  résistances;  pendant  soixante  jours  de  siége^ 
elle  repoussa  les  assauts  de  l'ennemi^  aidée  par  les  machines  de 
l'ingénieur  Glamendrino^  si  bien  que  Frédéric  brûla  les  siennes 
et  se  dirigea  vers  Crémone.  Les  Guelfes  reprennent  alors  courage^ 
et  Gènes  les  soutient.  Venise,  indignée  du  supplice  de  Tiepolo^ 
se  déclare  contre  l'empereur.  Grégoire  IX,  mécontent  de  la 
cruauté  dont  il  usaitàTégard  des  villes  lombardes,  de  sa  prédi- 
lection pour  les  Sarrasins^  de  ses  actes  arbitraires  en  Sicile^  de 
son  aversion  constante  pour  l'Église  et  de  la  violation  du  com- 
promis, s'allie  avec  les  Vénitiens  et  leur  cède  tout  ce  qu'ils  pour- 
ront occuper  dans  la  Sicile. 

Frédéric,  il  est  vrai,  ne  laissait  échapper  aucune  occasion  d'ou- 
trager l'Église.  Un  neveu  du  roi  de  Tunis,  converti  parles  domi- 
nicains, se  rend  à  Rome  pour  recevoir  le  baptême,  et  Frédéric  le 
fait  arrêter,  en  disant  qu'on  ne  pouvait  Tamener  au  christia- 
nisme sans  la  permission  de  son  oncle.  Des  évêques,pris  à  la  vé- 
rité les  armes  à  la  main,  furent  égorgés  par  ses  Sarrasins.  Il 
laissa  démolir  des  églises  pour  construire  des  mosquées.  Â  No- 
cera  des  Païens,  il  bâtit  un  palais  sur  l'emplacement  d'une  église 
abattue,  et  la  fosse  d'aisances  fut  établie  à  l'endroit  même  où  se 
trouvait  Tautel  (4).  Il  chassa  des  sièges  de  l'Italie  méridionale  les 
meilleurs  prélats  ou  les  fit  périr,  et  ne  voulut  pas  qu'ils  fussent 
remplacés. 

Frédéric  courtisait  toujours  le  Vieux  de  la  Montagne,  le  dey 
de  Tripoli,  qui  lui  payait  tribut,  le  sultan  d'Egypte  ^  qui  lui  en- 
voya, entre  autres  dons,  une  magnifique  tente  avec  une  horloge 
estimée  20,000  marcs  d'argent,  et  qui  marquait  les  heures  et  le 
cours  des  astres;  il  admettait  leurs  ambassadeurs  à  sa  table  avec 
les  évêques,  au  grand  scandale  des  chrétiens.  Sa  cour  ressemblait 
à  un  harem,  et  des  eunuques  noirs  et  siciliens  gardaient  sa  fem- 
me :  a  II  avait  des  mameluks  et  beaucoup  de  femmes  pour  sa- 
tisfaire sa  luxure,  à  la  honte  de  la  religion;  il  menait  une  vie 

Ergo  triumphorum  potes  urbs  niemor  esse  prioniin 
Quos  tibi  iniserant  regesqui  bella  gerebant. 

Elle  est  donnée  par  Ricobaido,  et  nous  la  croyons  de  cette  époque  plutôt  que 
répigramme  que  chacun  peut  lire  aujourd'hui  au  (îapitole. 
(1)  F'iia  Gregorii  IX,  tom.  III,  pag.  583. 


198  PRÉDiRIG  MÉCRÉANT. 

(l'épicurien,  sans  jamais  songer  qu'il  y  eût  une  autre  vie  (1).  »  H 
iiû  s'abstenait  même  pas  d'outrager  la  nature.  Non -seulement 
des  papes,  des  moines  et  des  Gueires,  mais  T Arabe  Abouiféda, 
disent  qu'il  inclinait  vers  l'islam,  parce  qt^il  avaU  été  élevé  en 
Siciie;  du  reste,  quelques-unes  de  ses  saillies  accusent  une  foi  peu 
robuste  :  «  Si  Dieu  avait  vu  ma  belle  Sicile,  il  n'aurait  pas  choisi 
pour  son  royaume  la  triste  Palestine ,  »  s*écria*t-il  pendant  qu'il 
était  croisé.  Au  moment  où  on  lui  apportait  le  viatique  :  «  Quand 
finiront  tous  ces  enchantements?  d  II  traitait  de  fou  quiconque 
croyait  à  l'enfantement  de  la  Vierge ,  ou  bien  à  d'autres  choses 
répugnant,  selon  lui,  à  la  nature  et  à  la  raison  (2).  On  paria 
même  d'un  livre  de  TYihiLS  impostoribusy  qui  fut  attribué  à  Fré- 
déric ou  à  Pierre  des  Vignes,  mais  personne  ne  le  vit.  Dureste> 
il  ne  semble  pas  croyable  que  les  papes  et  leurs  partisans,  qui 
exhumèrent  les  moindres  fautes  de  la  famille  de  Souabe,  eussent 
gardé  le  silence  sur  cet  ouvrage;  mais  que  Frédéric  ait  dit  qu'il 
regardait  comme  trois  imposteurs  Moïse,  le  Christ  et  Mahomet, 
c'était  une  opinion  si  répandue  que  Pierre  des  Vignes  crut  devoir 
la  démentir  par  une  lettre  où  l'empereur  faisait  profession  de  foi  ; 
il  convenait^  disait-il,  que  ce  bruit  courait,  mais  que  les  bavarda- 
ges populaires  fournissaient  de  bien  faibles  arguments  (3), 

Son  hérésie  principale  consistait  à  fouler  sans  cesse  aux  |Neds 
la  majesté  pontificale,  à  faire  perdre  toute  force  aux  censures 

(1)  ViLLANi.  —  Nuntlos  soldant  ad  convmum  voeat,  et  eis,  mtUtis  episco- 
pis  assidentibus,  ftstivas  epidas  parai,  GODEFRIDI  moDachi  annales,  pag.  398. 

--  In  pluribus  terris  ApuUœ  suarum  meretrieularnm  ioca  construxit,..  et  non 
inntentus  juvenculis  midieribus  etpuellis,  tanquam  scelesttu  infami  vifio  tahora- 
hrtt;  nam  ipsum  fjeccatum  quasi  Sodoma  aperte  prœdieahat^  nec  pentliu  oeeul* 
tabat.  Nie.  DE  (^URRio,  Vîta  Innocentii  lY,  §  29. 

(2)  Heu  me!  quamdiu  durabit  trajfa  ista>  Albbbici,  chron.  —  Fatui  suni 
qui  cftdunt  nasci  ex  virgine  Deum,  Ep.  Gregorii,  ap.  Math.  Paris,  ]uig.  491. 

(3)  Iste  rex  pestilentiœ  a  tribus  baratatoribus,  ui  ejus  verbis  utamur^  Christo 
Jesu,  et  Moyse,  et  MahometOy  totum  mundum  di xi t  fuisse  deceptum,  M.  PARIS, 
ad  ann.  1238.  La  lettre  de  Pierre  des  Vignes  Se  trouve  dans  le  livre  l,  chap.  31. 
Dans  les  érrits  d'alors  et  d*une  époque  peu  éloignée,  l'opinion  de  son  incré- 
dulité est  générale,  et  courait  même  parnki  les  musulmans,  iafei  s'exprime  ainsi  : 
«  L'émir  Fakr-Eddin  entra  fort  avant  dans  la'  confiance  de  l'empereur; 
«  souvent  ils  discutaient  philosophie,  et  semi>laient  d'accord  sur  beaucoup 
n  de  points...  »  Les  chrétiens  étaient  scandalisés  de  ces  relations  amicales. 
«  Frédéric  disait  à  l'émtr  :  Je  n'aurais  pas  tant  insisté  sur  la  remise  de  Jérusa- 
«  lem,  si  je  n'avais  pas  craint  de  perdre  tout  crédit  en  Occident  ;  je  ne  tenais  i 
u  rouserver  Jérusalem  ou  aulre  chose  semblable  que  pour  avoir  l'estime  des 
o  Francs...  L'cmi)ereur  élait  roux  et  chauve;  si  c'ertt  été  un  esclave,  on  n'en 


FRÉDÉRIC  EXCOMMUNIÉ.  109 

ecclésiastiques  (i);  il  s'écriait:  a  Heureux  les  monarques  de 
TAsie^  qui  n*ont  pas  à  craindre  les  révoltes  de  leurs  sujets  ni  l'op- 
position des  papes  !  »  Il  aurait  voulu  faire  de  Rome  sa  capi- 
tale, et  du  pape  son  chapelain.  Un  nouveati  motif  de  conflit  sur^ 
vint  bientôt  entre  l'empereur  et  le  pontife. 

Les  seigneurs  pisans^  qui  avaient  occupé  la  Sardnigne^  prirent 
leur  nom  des  judicatures  de  cette  lie,  mais  sans  cesser  d'être 
vassaux  de  leur  patrie.  Les  papes  réclamaient  la  souveraineté  de 
la  Sardaigne,  comme  de  toutes  les  îles,  et  les  Plsans,  sur  les  ins- 
tances d'Innocent  III,  la  cédèrent  à  ce  pape;  inaisUbaldetLam^ 
bert,  de  la  famille  des  Visconti  de  Pise,  firent  la  guerre  pour 
leur  propre  compte  aux  petits  seigneui-s  qui  tenaient  le  parti  dô 
rÉglise  ;  ils  furent  donc  excommuniés,  puis  absous  quand  ils  ab-  1257 
jurèrent  la  suprématie  de  Pise  pour  reconnaître  celle  du  pape.  Les 
Pisans  s'en  indignent ,  les  comtes  de  la  Gherardesca  prennent 
les  armes,  et  Conli  et  Visconti  deviennent  les  dénominations  des 
Gibelins  et  des  Guelfes,  qui  bouleversèrent  Pise.  Frédéric  cher- 
che à  les  calmer  ;  dans  ce  but,  il  feit  épouser  à  Adélaïde,  veuve  1238 
d'Ubald  Visconti,  dame  de  Gallura  et  de  la  Torre,  son  fils  natu- 
rel, Enzo,  auquel  il  conféra  le  titre  de  roi  de  Sardaigne,  en  pré-' 
tendant  que  cette  tie  avait  été  détachée  de  Tempire  dans  des 
temps  orageux,  et  qu'il  devait,  pour  ce  motif,  la  soustraire  à  la 
suprématie  pontificale. 

Il  ne  restait  au  pape  qu'à  faire  usage  de  ses  propres  armes. 
Or,  pendant  que  Frédéric  célébrait  à  Padoue,  avec  Ezzelin,  la  dé-^ 
faite  du  parti  républicain,  il  lança  contre  lui  la  grande  ekcommu* 
nicaton,  prélude  d'une  seconde  guerre  entre  Pempire  et  FÉglise. 
L'empereur,  qui  savait  par  expérience  combien  de  pareilles  sen- 
tences frappaient  l'esprit  des  peuples ,  fit  lire  par  Pierre  des  Vi- 
gnes, dans  la  grande  salle  de  la  Ragione,  une  longue  justifica- 


«  aurait  pas  donné  200  draciimes.  Son  langage  dénotait  qu'il  ne  crojait  pas  à  la 
«  religion  chrétienne;  il  n*en  parlait  que  pour  la  tourner  en  ridicule.  Un  muez- 
«  zin  récita  devant  lui  un  verset  du  Koran  qui  niait  la  divinité  de  Jésus-Christ,  et 
a  le  sullan  voulait  le  punir;  mais  Frédéric  s*y  opposa.  »  BibL  des  croisades, 
vol.  IV,  pag.  417.  Voir  RsTlf AUD,  Extrait  des  hist.  arabes ^  relatifs  aux  eroi* 
sades,  pag.  48  t. 

(1)  Eûelêsiasiiea  censurai  vigorem  debiUtat  et  eoneulcat»  Regesta  Urbani  III, 
n.  95.  Dans  ia  bibliothèque  de  Vienne  se  troute  ane  lettre  de  Frédéric  à  son 
gendre  Vataoe,  empereur  d'Orient,  où  il  dit  :  O  felix  Asia,  ofelices  Orientalium 
potestates ,  quœ  suhdiiorum  arma  non  metuunt,  et  adinventiones  pontificum  non 
verentùrf  Cod.  philol.,  h,  305,  J>.  12S. 


J 


iOO  FRÉDÉRIC  EXCOMMUNIÉ. 

tion;  mais  le  peuple  Técouta  dans  un  froid  silence,  et  les  sei- 
gneurs eux-niônoes  vacillaient  dans  leur  fidélité,  si  bien  qu'il 
en  envoya  coinme  otages  dans  la  Fouille.  Il  fit  distribuer  plu- 
sieurs circulaires  chez  tous  les  peuples,  et  le  pape  reçut  des 
lettres  dans  lesquelles  il  accusait  de  débauche  ce  vieillard  nona- 
génaire :  a  Tu  vis  uniquement  pour  manger;  sur  les  vases  et  les 
c  coupes  d*or,  tu  as  fait  inscrire  :  Je  bois^  tu  bois;  tu  répètes  si 
«  souvent  le  passé  de  ce  verbe  que,  te  croyant  ravi  au  troisième 
«  ciel,  tu  parles  hébreu,  grec,  latin.  Lorsque  tu  as  i^empli  ta. panse 
a  et  ton  sac,  tu  te  crois  assis  sur  les  ailes  des  vents,  et  tu  t'ima- 
«  gines  que  Tempire  t'est  soumis,  que  les  rois  de  la  terre  t'ap- 
cr  portent  des  dons^  et  que  tous  les  peuples  sont  tes  serviteurs,  i» 
U  ajoutait  que,  par  dévouement  aux  confédérés  lombards,  il  to- 
lérait les  Cathares,  dont  le  foyer  se  trouvait  à  Milan  ;  qu'il  était 
pharisien,  assis  dans  la  chaire  du  dogme  pervers,  oint  avec 
l'huile  de  malice  plus  que  tous  les  méchants,  le  grand  dragon 
qui  séduit,  le  balaam,  Tantechrist. 

Le  peuple  croyait  plutôt  le  pape,  les  curés,  les  moines^  qui  ré- 
pétaient que  Frédéric  était  un  mauvais  chrétien  ;  mais  cet  échange 
de  reproches  déshonorait  les  deux  partis.  Au  milieu  de  ces  con- 
flits entre  l'Église  et  l'empire^  les  Mongols,  entraînés  par  le  ter- 
rible Gengis-Kan,  dévastaient,  non-seulement  l'Asie,  mais  le  nord 
de  l'Europe,  et  menaçaient  l'Allemagne.  L'argent  recueilli  dans 
toute  la  chrétienté  pour  repousser  ces  infidèles  servit  à  faire 
égorger  des  chrétiens.  Grégoire  IX  fait  appel  à  toute  l'Europe 
pour  renverser  Frédéric,  qui  chasse  et  dépouille  les  évéques  sici- 
liens. Le  parti  guelfe^  conmie  cette  excommunication  détournait 
le  dernier  coup  dont  sa  liberté  était  menacée,  relève  partout  la 
tête;  les  marquis  d^Este  recouvrent  les  terres  perdues,  Trévise 
se  révolte,  et  Padoue  est  à  peine  contenue  par  les  torrents  de 
sang  que  verse  Ezzelin.  Frédéric,  soutenu  par  les  nobles  et  les 
Gomasques,  marche  sur  Milan  et  dévaste  la  commune  de  Locate; 
mais  les  Milanais^  encouragés  par  le  légat  pontifical^  qui  fit  même 
prendre  les  armes  aux  prêtres  et  aux  moines,  Fattaquent  à 
Comporgnano,  lâchent  les  eaux  sur  ses  derrières  et  le  forcent 
à  la  retraite. 

Les  États  pontificaux  furent  plus  maltraités;  Frédéric  assiégea 
Faenza,  Césène  et  Bénévent,  qui  se  rendirent  à  condition,  et  se 
12M  dirigea  vers  Rome.  Il  était  difficile  de  la  défendre  contre  ce  hé- 
ros^ d'autant  plus  qu'elle  comptait  un  grand  nombre  de  Gibelins, 
et  que  l'empereur  avait  des  intelligences  avec  les  Frangipani, 


STÉGE   DE  ROME.  %4 

qni^  maîtres  du  Golisée,  pouvaient  lui  donner  une  forteresse  dans 
le  cœur  de  la  ville;  mais  des  moines  prêchent  la  croisade,  des 
prêtres  demandent  la  permission  de  s'armer,  et  le  pape  «  tire  du 
Sancta  Sanctorum  de  Latran  les  têtes  des  bienheureux  apôtres 
Pierre  et  Paul;  puis,  tenant  ces  reliques  à  la  main,  et  suivi  des 
cardinaux,  de  tous  les  évêques,  archevêques  et  autres  prélats, 
ainsi  que  de  tout  le  clergé,  il  parcourut,  au  milieu  de  prières  et 
de  jeûnes  solennels,  les  principales  églises  de  Rome.  Entraîné 
par  cette  dévotion  et  par  un  miracle  des  apôtres,  le  peuple  en- 
tier de  Rome  s'arma  pour  la  défense  de  l'Église  et  du  pape,  et 
presque  tous  les  habitants  se  croisèrent  contre  Frédéric  ;  le  pon- 
tife leur  accorda  la  rémission  de  leurs  péchés,  et  leur  fit  grâce 
des  peines  encourues.  »  (Villa ni.) 

L'empereur,  contraint  de  lever  son  camp,  revint  à  Naples  pour 
se  procurer  Ues  hommes  et  de  l'argent,  et  reparut  bientôt  en 
Lombardie;  mais  il  vit  succomber  ceux  sur  lesquels  il  comptait 
le  plus.  Les  Bolonais,  les  Lombards  et  te  marquis  d'Esté  assailli- 
rent Ferrare  défendue  par  Salinguerra  Torelli,  intrépide  octogé- 
naire, qui  avait  huit  cents  hommes  d'armes  allemands  et  beau- 
coup de  mercenaires  ;  mais  son  lieutenant  le  trahit,  et  le  mar- 
quis, qui  l'avait  invité  à  un  banquet,  le  lit  arrêter  et  l'envoya  à 
Venise,  où  il  vécut  encore  quatre  ans  dans  les  fers. 

Il  faut  pourtant  résoudre  ce  litige  recommencé;  il  faut  deman- 
der à  la  chrétienté  si  elle  approuve  et  soutient  les  actes  du  pape. 
Dans  ce  but,  Grégoire  convoque  un  concile  général  à  Rome  ;  or  i2ai 
Frédéric,  qui  en  avait  toujours  appelé  à  cette  assemblée,  ne  voit 
alors  qu'une  démonstration  hostile  dans  la  démarche  du  pontife  ; 
il  écrit  donc  au  prince  de  ne  pas  laisser  partir  les  cardinaux,  et 
dispose  sur  les  routes  des  gardes  auxquels  il  abandonne  les  dé- 
pouilles des  prélats  qui  se  rendront  au  concile.  Un  grand  nombre 
de  cardinaux  français,  anglais  et  lombards,  résolus  d'obéir  au 
pape,  choisissent  alors  la  voie  de  mer,  et  vont  s'embarquer  à 
Gênes,  ennemie  'de  Frédéric  depuis  que,  après  lui  avoir  promis 
d'amples  privilèges  en  Sicile,  il  l'avait  au  contraire  soumise  aux 
charges  communes,  et  privée  même  d'un  palais  dans  Tile,  qu'elle 
avait  reçu  à  titre  de  don.  Frédéric  envoie  sur  la  flotte  pisane 
Enzo,  son  fils,  qui  rencontre  ce  convoi  entre  le  Giglio  et  Pécueil 
de  la  Meloria,  coule  une  partie  des  navires  et  capture  le  plus  s  mai. 
grand  nombre.  Frédéric,  ivre  de  joie,  informa  le  roi  d'Angleterre 
de  cette  victoire,  qui  avait  coûté  aux  Génois,  disait-il,  deux  mille 
hommes  noyés  et  près  de  quatre  mille  prisonniers;  le  peuple 


20â  BATAILLE  DE  LA  HELORIA. 

ajouta  que  les  Pisans  et  les  Napolitains  s^étaient  partagé  l'or  avec 
un  boisseau. 

Les  Génois,  après  avoir  rendu  compte  au  pape ,  continuaient 
ainsi  :  a  La  perte  de  nos  gens  et  de  nos  vaisseaux  nous  afflige 
et  moins  que  l'ignominie  de  notre  seigneur  et  le  mal  des  saints 
a  prélats  qui^  par  obéissance^  accouraient  au  concile  pour  assis- 
a  ter  Votre  Sainteté  d*avis  justes  et  salutaires.  Afin  de  venger 
a  une  si  atroce  iniquité  et  de  défendre  l'Église  de  Dieu  avec  ie 
«  peuple  qui  lui  est  dévoué,  nous  avons  délibéré^  depuis  le  pre- 
«  mier  jusqu'au  dernier,  d'exposer  notre  vie  et  notre  fortune, 
«  n'épargnant  ni  fatigues  ni  veilles,  jusqu'à  ce  que  nous  ayons 
«  écrasé  la  rébellion  et  tiré  vengeance  des  morts,  blessures  et 
«  outrages  que  les  innocents  ont  soufferts  à  l'honneur  et  gloire 
et  du  nom  de  Jésus-Christ,  de  votre  très-sainte  personne,  de  vos 
(K  vénérables  frères,  de  l'Église  universelle  et  de  tous  les  fidèles. 
<c  Tout  Génois,  grand  ou.petit,  mettant  de  côté  tout  litige,  inté- 
a  rêt  et  affaire,  s'emploie  assidûment  à  la  construction  et  à  l'ar- 
(f  mement  des  navires  et  galères,  afin  que  nous  triomphions  de 
0  nos  ennemis  et  que  l'Église  de  Dieu  puisse  manifester  sa  gran- 
c(  deur  et  sa  puissance  contre  le  fils  de  perdition,  le  scélérat  et 
a  l'apostat  Frédéric,  soi-disant  empereur,  ses  complices  et  ses 
a  fauteurs.  Il  semble,  en  effet,  n'être  parvenu  à  si  haute  fortune 
((  que  pour  être  précipité  de  la  plus  grande  élévation  dans  le 
a  gouffre  de  l'extrême  honte.  Nous  supplions  donc  à  genoux 
a  Votre  Sainteté,  par  le  sang  de  Jésus-Christ  dont  vous  tenez 
a  la  place  sur  la  terre,  de  ne  pas  vous  désister,  malgré  le  dé- 
«  sastre  souffert,  de  votre  détermination;  de  soutenir,  au  con- 
«  traire,  la  barque  de  saint  Pierre  battue  par  la  tempête  et  pres- 
«  que  abtmée,  et  de  la  conduire  au  port  de  joie  et  de  salut.  » 

Les  prélats  furent  enfermés  dans  les  prisons  de  Pise  ou  dans 
les  divers  châteaux  du  royaume  ;  Frédéric  envoyait  sa  flotte  pour 
donner  la  chasse  aux  Génois,  contre  lesquels  il  excitait  aussi 
leurs  alliés,  les  citoyens  de  Pavie,  d'Alexandrie,  de  Verceil,  de 
Tortone,  et  les  marquis  de  Montferrat,  de  Bosso,  de  Palavicîno. 
Il  exigeait,  à  titre  de  prêt,  l'argenterie  des  églises  et  de  )a  Pouille, 
et  occupait  d'autres  villes  romaines,  parmi  lesquelles  Tivoli  et 
Montalbano;  dans  le  sacré  collège  même  il  trouvait  des  traîtres 
envers  le  pape,  comme  le  cardinal  Jean  Colonna,  qui,  après  s'être 
emparé  des  châteaux  de  Lagosta  et  d'autres,  assi^eait  Rome,  où 
le  pape  mourut  bloqué.  A  cette  nouvelle,  Frédéric  suspendit  les 
hostilités,  comme  pour  montrer  qu'elles  étaient  dirigées  contre 


WNOGENT  IV.  203 

la  personne  du  pontife;  mais  les  cardinaux  n'en  (brent  pas  moins 
retenus  en  prison.  Bien  plus^  il  intercepte  Pftrgent  envoyé  à 
Rome  de  toutes  les  parties  du  monde»  et  fait  dévaster  le  patri- 
moine par  ses  Sarrasins  ;  puis  il  écrivait  au  petit  nombre  des 
cardinaux  réunis,  et  dont  il  prolongeait  à  desseiti  le  conclave: 
<(  A  vous,  fils  de  Bélial  ;  à  vous,  fils  d'Éphrem  ;  à  vous,  troupeau 
«  de  perdition  ;  à  Vous,  qui  êtes  coupables  du  tx)Ulevers6ment  du 
«  monde,  x) 

Célestin  IV  mourut  empoisonné  dix-huit  jours  après  son  élec- 
tion ;  or,  comme  Pempereur  tenait  encore  les  cardinaux  à  dis- 
tance ou  dans  les  fers,  plus  d^une  année  s'écoula  avant  qu'on 
pût  en  réunir  un  nombre  suffisant  pour  élir(d  un  successeur,  qui 
fut  le  Génois  Sinibald  Fieschi,  lequel  prit  le  nom  d'Intiocent  IV.  124s 
Personnellement  et  par  sa  famille,  ce  pape  était  favorable  à  l'em- 
pereur, ce  qui  faisait  espérer  un  arrangement  ;  mais  Frédéric 
dit  :  a  J'ai  perdu  un  ami  pour  gagner  un  ennemi.  »  L'évéque  de 
Porto,  avec  Thaddée  de  Suessa  et  Pierre  des  Vigneà,  parvint 
néanmoins  à  obtenir  de  Frédéric  des  conditions  raisonnables;  le 
jeudi  saint  de  Tannée  42M,  ses  ambassadeurs  jurèrent  la  paix 
sur  la  place  de  Latran,  en  présence  du  pape>  des  cardinaux, 
de  Baudouin  H ,  empereur  de  Ck)nstantinople,  du  sénat  et  du 
peuple. 

L'Église  et  Iltalie  se  croyaient  réconciliées,  lorsque  des  pré- 
tentions contraires  vinrent  ajourner  la  tranquillité.  Innocent 
.  exigeait  que  Frédéric  commençât  par  remettre  tes  places  et  les 
prisonniers  qu'il  avait  en  son  pouvoir;  Frédéric  voulait  que  le 
pape  levât  d'abord  l'excommunication,  et  qu'il  séparât  sa  cause 
de  celle  des  cités  lombardes,  usurpatrices  des  régales,  tandis 
qu'Innocent  soutenait  qu'elles  n'étaient  pas  obligées  de  répon- 
dre devant  les  tribunaux  de  Tempire.  Frédéric,  après  avoir  vai- 
nement cherché  à  gagner  le  pontife  en  faisant  proposer  à  une  de 
ses  nièces  la  main  de  son  fils  Conrad,  reprit  les  armes  et  fit  oc- 
cuper toutes  les  villes  des  États  romains;  le  pape,  qui  craignait 
de  rester  à  Rome  (il  le  connaissait  si  bien),  s'enfiiil  à  Gênes  et 
de  là  en  France.  Frédéric,  furieux  de  voir  sa  victime  lui  échap- 
per, écrivit,  envoya  des  ambassadeurs,  et  telle  était  sa  puis- 
sance et  le  respect  qu'il  inspirait  que  personne^  pas  même 
.  saint  Louis,  ne  voulut  donner  asile  au  pape.  Heureusement 
Lyon,  cité  libre,  accueillit  le  fugitif;  c'est  là  que,  au  milieu  des 
témoignages  de  vénération  que  lui  prodiguaient  les  personnes 
qui  affluaient  de  toute  la  chrétienté,  et  même  de  Tltalie,  bien 


25  Juin. 


204  CONCILE   PE   LYON. 

que  l'empereur  fît  garder  les  passages^  Innocent  IV  ouvrit  le 
1215^     quatorzième  concile  générai , 

Cent  quarante  prélats  y  assistaient,  et  ce  fut  alors  qu'Inno- 
cent décora  les  cardinaux  du  chapeau  rouge,  aHn  d'indiquer 
qu'ils  devaient  être  prêts  à  verser  leur  sang  pour  l'Église  ;  il  y 
ajouta  la  bourse  et  la  masse  d'argent,  ornement  royal,  comme 
protestation  contre  Frédéric,  qui  prétendait  les  réduire  à  la  sim- 
plicité apostolique.  Le  pape  exposa  à  l'assemblée  les  cinq  plaies 
de  rÉglise  :  le  schisme  des  Grecs,  les  hérésies  croissantes,  les 
dévastations  des  Gharizmiens  dans  la  terre  sainte,  Finvasion  me- 
naçante des  Mongols^  et  les  énormités  de  l'empereur  hérétique, 
musulman,  blasphémateur,  parjure,  spoliateur  des  églises,  per- 
sécuteur du  clergé.  Néanmoins  il  l'aurait  réconcilié  avec  l'É- 
glise, pourvu  qu'il  relâchât  les  prisonniers,  restituât  les  villes  du 
patrimoine  et  le  choisit  pour  arbitre  de  son  différend  avec  les 
Lombards  ;  mais  Frédéric  refusa,  puis  feignit  de  vouloir  se  ren- 
dre en  personne  au  concile,  où  il  se  contenta  d'envoyer  Thaddée 
de  Suessa. 

Ce  délégué  déploya  toutes  les  ressources  de  l'éloquence  et  de 
la  dialectique  pour  atténuer  les  accusations  d'hérétique,  d'épi- 
curien et  d'athée;  mais,  après  plusieurs  délais,  accordés  vaine- 
ment à  Frédéric  pour  venir  se  justifier  en  personne,  l'excom- 
munication fut  prononcée  contre  lui  par  contumace,  dans  les 
termes  suivants  :  a  Moi,  vicaire  du  Christ  (et  ce  que  je  liei*ai  sur 
a  la  terre  sera  Ué  dans  le  ciel),  après  en  avoir  délibéré  avec  les 
«  cardinaux ,  nos  frères,  et  avec  le  concile,  je  déclare  Frédéric 
a  accusé  et  convaincu  de  sacrilège  et  d'hérésie,  excommunié  et 
c(  déchu  de  l'empire;  j'absous  pour  toujours  de  leur  serment 
a  ceux  qui  lui  ont  promis  fidélité  ;  je  défends  de  lui  obéir  sous 
9  peine  d'excommunication  ipso  facto;  je  commande  aux  élec- 
a  teurs  de  choisir  un  autre  empereur,  en  me  réservant  de  dispo- 
(c  ser  du  royaume  de  Sicile.  »  Les  cardinaux  jetèrent  à  terre  les 
cierges  allumés,  en  proférant  Tanathème  rituel.  Thaddée  se  frap- 
pait la  poitrine  en  s'écriant  :  a  Jour  de  colère,  jour  de  calamité, 
«  de  misère  !»  Et  le  pape  entonna  le  Te  Deum, 

Frédéric  se  trouvait  à  Turin  quand  il  apprit  la  sentence  ponti- 
ficale ;  demandant  alors  sa  couronne,  il  la  posa  sur  sa  tète,  et  dit 
comme  un  autre  monarque  de  nos  jours  :  a  Malheur  à  qui  me  la 
a  touche  !  Malheur  au  pontife  qui  a  brisé  tous  les  liens  qui  m'at- 
«  lâchaient  à  lui  et  ne  me  laisse  plus  à  suivre  d'autres  conseils 
a  que  ceux  de  la  colère  !  »  Il  écrivit  aux  princes  pour  se  plaiu 


CONGIL£  DE  LYON.  205 

dre  d'avoir  été  condamné  avant  d'être  convaincu,  en  refusant 

au  pape  le  droit  de  déposer  les  rois  (1)  :  ((Comment  souffrez-vous 

«  d'obéir  aux  file  de  vos  sujets?  Voyez  comme  ils  s'engraissent 

a  d'aumônes,  et  comme,  gonflés  d'ambition^  ils  attendent  que 

w  tout  le  Jourdain  leur  coule  dans  la  bouche.  Combien  d'argent 

a  n*épargneriez-vous  pas  en  vous  débarrassant  de  ces  scribes  et 

ce  de  ces  pharisiens!  Lorsque  vous  tendez  la  main^  ils  saisissent 

«  tout  le  bras.  Pris  dans  leurs  filets,  vous  ressemblez  à  l'oiseau 

ce  qui,  cherchant  à  fuir,  s'enlace  davantage.  Notre  intention  fut 

<jc  toujours  de  ramener  par  la  force  TÉglise  à  sa  pureté  primitive, 

tf  et  d'enlever  à  ces  prêtres  les  trésors  dont  ils  sont  gorges.  » 

Ainsi  il  se  montrait  hérétique  dans  la  même  lettre  où  il  voulait 

se  laver  de  cette  imputation. 

Mais  la  voix  du  concile  était  entendue  et  retentissait  au  loin  , 
et  le  pape  écrivait  aux  Siciliens  :  u  Beaucoup  s'étonnent  que 
a  vous  autres,  opprimés  par  une  honteuse  servitude,  lésés  dans 
«  vos  personnes  et  vos  biens,  vous  ayez  négligé  de  vous  pro- 
«  curer  les  douceurs  de  la  liberté ,  comme  l'ont  fait  les  autres 
ce  nations.  La  terreur  qui  vous  a  envahis  sous  le  joug  d'un  nou- 
a  veau  Néron  vous  sert  d'excuse  auprès  du  saint-siége,  qui, 
a  éprouvant  pour  vous  de  la  pitié  et  une  alTection  paternelle , 
a  songe  à  alléger  vos  souffrances  et  peut-être  à  vous  donner 
«  une  entière  liberté.  Debout!  brisez  les  chaînes  de  l'esclavage, 
a  et  que  votre  commune  jouisse  de  la  paix  et  de  la  liberté.  Ap- 
a  prenez  aux  nations  que  votre  royaume,  si  fameux  par  sa  no- 
ce blesse  et  l'abondance  de  ses  produits,  est  capable,  la  Provi- 
a  dence  aidant,  de  réunir  à  tant  d'autres  avantages  celui  d'une 
<c  liberté  stable  (2).  d 

Les  Siciliens  cédèrent  à  ces  excitations,  et,  pour  leur  mal- 
heur, conspirèrent  contre  la  vie  de  Frédéric,  qui  profita  de  l'oc- 
casion pour  verser  le  sang  des  meilleurs  citoyens.  Dans  l'Alle- 

(1)  Le  fait  sert  au  contraire  à  prouver  que  ce  droit  était  universellemeut 
reconnu.  Lorsque  le  pa])e,  en  1239 ,  offrit  au  comte  Robert  de  France  la  cou- 
ronne de  Frédéric  excommunié ,  les  barons  français  protestèrent  contre  c«t 
acte,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  bien  certain  que  l'empereur  avait  péché  contre  la  foi  : 
Missuros  ad  imperatorem^  qui  quomodo  de  fide  cathoUcœ  sentiat  Mligenter  in- 
(fuiraNl  :  tum  ipsum,  si  maie  de  Deo  senserit,  usque  ad  inlernecionem  persecu- 
Uiros  (M.  PAltis).  Eu  outre,  les  ambassadeurs  de  toutes  les  puissances  assistaient 
an  concile  de  Lyon,  et  aucun  d'eux  ne  contesta  la  compétence  de.  ce  tribunal; 
ils  cherchèrent  seulement  à  adoucir  le  |)ape  et  à  disculiKU*  l'empereur. 

(2)  De  Lyon,  avril  1296.  Jp.  Raynaldi. 


206  PEiDÉHIG  PBGUNB. 

12M  -  m  magne,  la  couronne  fut  donnée  à  Henri  Raspon,  landgrave  de 
Tburinge,  qui,  favorisé  par  les  dissensions^  par  Targent  et  les 
brefs  du  pape,  vainquit  le  roi  Conrad ,  fils  de  Frédéric  ;  mais, 
battu  à  son  tour,  il  mourut  de  chagrin. 

Cet  avantage  n'améliora  point  la  cause  de  Frédéric ,  qui  avait 
trop  de  motifs  pour  désirer  la  paix.  Saint  Louis  de  France,  qui 
regardait  comme  exorbitant  que  le  pape  eût  condamné,  sans 
l'entendre,  le  plus  grand  prince  de  la  chrétienté,  et  qui,  d'autre 
part ,  avait  hâte  de  voir  les  fidèles  en  paix  afin  de  reprendre  la 
croisade,  s'entremit  plusieurs  fois,  en  rappelant  au  pontife  que 
la  mansuétude  convient  au  vicaire  du  Christ,  et  que  des  milliers 
de  pèlerins  faisaient  des  vœux  en  Orient  pour  que  Fharmonic 
régnât  parmi  les  chrétiens,  dans  Tespoir  d'ôtre  délivrés  du  joug; 
mais  Innocent  restait  inébranlable,  imposait  des  dîmes  au  clergé, 
levait  de  l'argent  de  toute  manière,  sollicitait  les  princes  loin- 
tains à  prendre  les  armes,  et  faisait  partir  chaque  jour  des  moi- 
nes pour  aller  prêcher  contre  l'empereur.  Frédéric  s'était  aperçu 
de  la  puissance  qu'avaient  les  réformes  répandues  par  l'institu- 
tion des  nouveaux  religieux,  réformes  qui  touchaient  aux  en- 
trailles de  la  société,  que  les  tyrans  aiment  à  voir  corrompues; 
ces  moines  lui  étaient  donc  odieux.  Pierre  des  Vignes  se  déchaî- 
nait contre  ces  hommes  qui,  a  dans  le  principe,  paraissant 
(X  fouler  aux  pieds  la  gloire  du  monde,  ont  ensuite  le  faste 
a  qu'ils  méprisaient;  n'ayant  rien,  ils  possèdent  tout,  et  sont 
a  plus  riches  que  les  riches  eux-mêmes.  Les  frères  mineurs  et 
a  les  frères  prêcheurs  (ajoutait-il)  nous  ont  accablés  de  leur  co- 
a  1ère  ;  après  avoir  publiquement  condamné  notre  manière  de 
((  vivre  et  notre  langage,  brisé  nos  droits,  ils  nous  ont  réduits  à 
c<  rien...;  et,  pour  nous  affaiblir  davantage  et  nous  enlever  Tat- 
«  tachement  des  peuples,  ils  ont  créé  deux  nouvelles  confréries 
c<  qui  embrassent  tous  les  hommes  et  toutes  les  femmes  ;  à  peine 
«  on  trouve  un  individu  des  deux  sexes  qui  ne  soit  affilié  à  Tune 
a  ou  à  l'autre  (i).D 

(1)  i?/?.  87,  liv.  I.  Il  paraît  qu9  Frédéric  cherchait  à  gagner  l'opinioa  en 
faisant  traduire  en  italien  les  lettres  qu'il  adressait  au  pape  et  aux  roia,  lettres 
semblables  aux  manifestes  modernes  ;  je  ne  puis  attribuer  une  autre  origine  à 
celles,  en  langues  vulgaires,  qui  ont  été  publiée  s  par  Lami  dans  les  Delizie  degU 
eruditi  toteani,  et  dernièrement  par  Gorazzini,  Florence,  1853.  11  y  en  a  une 
aussi  du  pape  Grégoire,  qui  résume  les  griefs  contre  Frédéric  ;  il  suffit  de  la  lii« 
pour  voir  combien  eUe  surpasse  par  la  rigueur  et  laxondsion  les  épitrea,  tou^ 
jours  écrites  avec  un  art  de  rhéteur,  de  Pierre  des  Vignes. 


PRÉDJRIG  DÉCLINE.  207 

Les  moineSj  en  effets  résistèrent  avec  intrépidité  à  la  tyrannie 
de  Frédéric^  et,  tout  en  rétablissant  la  concorde,  ils  faisaient 
jurer  fidélité  au  pape.  Les  païens  de  Noc^era  firent  irruption 
dans  la  vallée  de  Spolète^  et  arrivèrent  un  jour  sous  les  murs 
d'Assise.  A  la  vue  du  (iéril,  les  religieuses  de  Saint-Damien  se 
serrent  autour  de  Claire^  leur  mère>  qui  était  malade;  la  sainte 
se  lève^  prend  Postensoir^  le  dépose  sur  la  porte^  et,  agenouillée 
devant  les  Sarrasins ,  elle  supplie  Dieu  de  protéger  la  ville;  la 
voix  de  Dieu  la  rassure;  les  musulmans  prennent  la  fuite,  et^ 
depuis  ce  moment,  la  sainte  est  représentée  aveC  Fostensoir  à  la 
main.  Une  autre  fois,  Vitale  d'Aversa,  capitaine  de  Tempereur, 
conduisait  ses  bandes  contre  Assise,  en  ravageant  les  environs  ; 
Claire,  touchée  de  compassion,  réunit  ses  sœurs  :  a  Nous  rece- 
vons, leur  dit-elle,  notre  nourriture  quotidienne  de  cette  ville , 
et  il  est  bien  juste  que  nous  la  secourions  de  tout  notre  pou- 
voir.  >  Elles  se  couvrent  alors  de  cendres  et  se  mettent  en  prières 
jusqu^à  ce  que  Dieu  les  exauce  et  débarrasse  le  pays  des  impé- 
riaux. 

Le  bienheureux  Jourdain,  général  des  prêcheurs,  alla  trouver 
Fempereur,  et,  après  avoir  gardé  quelque  temps  le  silence^  il  lui 
dit:  a  Sire,  je  parcours  différentes  contrées,  comme  c'est  mon 
a  devoir  ;  or  comment  ne  mo  demandez-vous  pas  quelle  est  To- 
a  pinion  sur  votre  personne  ? — J'ai  des  gens  dans  toutes  les  cours 
a  et  dans  toutes  les  provinces,  et  je  sais  ce  qui  arrive  dans  le 
a  monde  entier,  »  répondit  Oédéric. —  Jésus-Christ,  repartit  le 
a  frère,  savait  tout,  et  pourtant  il  ;demandait  à  ses  disciples  ce 
a  qu'on  disait  de  lui.  Vous  êtes  homme,  et  vous  ignorez  beau- 
«  coup  de  choses  qu'il  vous  serait  utile  de  savoir.  On  dit  que  vous 
«  opprimez  les  Églises,  que  vous  méprisez  les  censures,  que  vous 
«  ajoutez  foi  aux  augures,  que  vous  favorisez  les  Juifs  et  les  Sar- 
((  rasins,  que  vous  n'honorez  pas  le  pape^  vicaire  de  Jésus-Christ; 
a  cela  est  indigne  de  vous  (i).  o 

Frédéric  répondait  par  des  cruautés  ;  il  occupa  et  détruisit  1247 
Bénévent,  cité  papale  ;  faisant  un  crime  des  paroles  et  de  la  pen- 
sée, il  sévissait  contre  les  citoyens.  Il  écrivait  au  roi  d'Angle- 
terre que  les  frères  mineurs  le  combattaient  avec  la  lance  et 
répée,  et  donnaient  l'absolution  de  tous  leurs  péchés  à  ceux  qui 
prenaient  les  armes  contre  lui  ;  il  accusait  le  pape  d^accueillir 

(1)  w^^.  BOLLAKD.   yiiw  Palrum  prœdic,^  pag*   54;  GlUUNi,  Aiemoric  d't 
Miktto,  VII,  534. 


208  ENZO, 

et  de  récompenser  tous  ses  ennemis.  A  tous  les  moines  qui  tom- 
baient entre  ses  mains  il  faisait  marquer  sur  la  tête  une  croix 
avec  un  fer  rouge,  envoyait  au  gibet  quiconque  était  trouvé  por- 
teur de  lettres  favorables  au  pape,  et  pillait  le  couvent  de  Mont- 
Gassin  dont  il  expulsâtes  religieux;  puis,  s'apaisant  tout  àcoup^ 
il  se  faisait  examiner  sur  sa  foi  par  cinq  prélats  italiens. 

Les  cités  lombardes  ne  restaient  pas  inactives.  Frédéric  assaillit 
de  nouveau  les  Milanais,  toujours  fidèles  au  pape^et,  après  avoir 
détruit  le  monastère  de  Morimondo,  il  vint  camper  près  d'Ab- 
biategrasso  ;  niais  Tarmée  milanaise  lui  fit  face  sur  la  rive  gau- 
che du  Tessin,  et  Tempécha  de  le  franchir.  Son  fils  Ënzo^  qui  as- 
siégeait les  châteaux  brescians,  avec  les  Crémonais  et  d'autres 
Gibelins,  parvint  à  traverser  TAdda  à  Gassano;  mais  il  fut  mis 
en  déroute  à  Gorgonzola  et  fait  prisonnier  par  le  brave  Simon 
de  Locarno,  qui  lui  rendit  la  liberté  après  serment  de  ne  plus  en- 
trer sur  le  territoire  lombard. 

La  persévérance  d'une  cité  lombarde  acheva  la  ruine  de  Fré- 
déric. Les  Guelfes,  commandés  par  les  Rossi  et  les  Gorreggio, 
succombèrent  à  Parme,  d'où  ils  furent  expulsés  parles  Gibelins^ 
et  l'empereur  mit  à  la  tête  de  cette  ville,  traitée  comme  une  dé- 
pendance de  son  royaume,  le  podestat  A  rrigo  Testa  d' A  rezzo; 
mais  les  bannis  parvinrent  à  la  recouvrer,  après  une  bataille 
dans  laquelle  périt  ce  podestat,  et  la  garnison  impériale  fut  chas- 
sée. Getle  révolte  nuisait  beaucoup  à  Frédéric,  parce  que  Parme 
servait  d'anneau  entre  les  villes  gibelines  qui  s'échelonnaient  des 
Alpes  à  la  Pouille,  c'est-à-dire  Turin,  Alexandrie,  Pavie,  Cré- 
mone, Reggio,  Modène,  la  Toscane;  bien  plus,  elle  servait  en- 
core de  trait  d'union  avec  Vérone,  les  domaines  d'Ëzzelin  et  l'Al- 
lemagne. L'empereur  résolut  donc  de  la  reprendre  à  tout  prix. 
Enzo  se  posta  sur  le  Taro  pour  empêcher  les  secours  des  Lom- 
bards ;  Frédéric  accourut  de  Turin  avec  dix  mille  chevaux  et  un 
grand  nombre  d'arbalétriers  sarrasins,  qu'il  joignit  aux  troupes 
d'Ëzzelin  et  des  autres  Gibelins.  Par  ses  ordres,  on  arrêta  tous  les 
étudiants,  soldats  ou  nobles  parmesans  qui  furent  trouvés  hors 
des  murs  de  la  ville,  et  Frédéric  en  fit  périr  quatre  par  jour  sous 
les  yeux  de  leurs  concitoyens,  jusqu'à  ce  que  les  Pavesans  lui 
dirent  :  a  Nous  sommes  venus  pour  combattre  les  Parmesans, 
mais  non  pour  faire  le  métier  de  bourreaux.  »  En  face  de  Parme, 
il  éleva  de  nombreuses  constructions,  dont  il  fit  une  ville  à 
laquelle  il  donna  le  nom  de  Vittoria;  mais,  dans  le  moment  où 
i2W      il  se  donnait  le  plaisir  de  la  chasse,  les  Parmesans,  qui  étaient 


ENZO.  209 

secondés  par  les  Lombards^  firent  une  sortie^  détruisirent  la  nou- 
velle ville  et  le  camp,  massacrèrent  les  Sarrasins  et  les  soldats  de  la 
Fouille^  tuèrent  le  marquis  Lancia,  le  fameux  Thaddée  de  Suessa, 
et  enlevèrent  à  Frédéric^  avec  son  trésor  et  les  joyaux  de  la  cou* 
ronne,  toute  espérance  de  vaincre.  La  ville  de  Yittoria  fut  livrée 
aux[.flammes,  et  le  carroccio  des  Crémonab  orna  le  triomphe 
des  Parmesans  (1). 

(1)  La  poésie  populaire  insulta  à  la  défaite  de  Frédéric  : 

« 

Frideiicus  dentibus  firendit  et  tabescit, 

In  vindictain  sublimans  minas  noncompescit, 

Antiquain  proverbinm  sapientis  nesdt  t 

la  Tindidam  scpins  dedecos  accreacit.. 
Ipsum  hostem  Brixiay  quae  prier  ftigasti, 

Gaode  quia  gaudium  tonm  dupUcasU , 

Dum  in  Pamue  gloria  gaudens  eisultasii^ 

Gui  talis  per  qMtium  patet  orbis  vasti* 
Mediotanenst  sit  applausus  multus, 

lyus  ope  quoniam  Parmensis  suflultus, 

In  hostem  Eodesi»  ac  in  suom  ultos, 

Podus  a  se  repolit  bostlles  insultus.  ^ 
Gratoletor  Janua^  fp^%  res  est  certa. 

Quia  bostis  fracta  sont  oomua  et  aerta  ; 

Fiat  Janua  per  me  Parmae  laus  aperta , 

Nam  In  Parma  manus  est  Domini  repcrta. 
Gratuletur  dvitas  placens  Ptacenttna 

In  Parme  Tlctoria  ei  taostis  ruina, 

Parma  manu  quoniam  adjuta  dirina, 

Hostem  fugans  bostium  ffedt  mortldna. 
Bonoruip  Bononia  lx>na  natione 

Laetetur  Ixiantlum  Icta  coodone; 

Nam  quod  secum  Dominos  in  dilectlone 

Parma  victrix  prsmium  meretur  coronai. 
Honorem  Ecdesiae  qu»  manu  tuetur, 

Gloria  dritas  Mantua  Ictetur; 

Nam  Parma,  que  Mantuam  amat  et  Teretor, 

Triumpbat  ne  amplins  bostis  ooronetor. 
Exspltet  Venetkiy  dvitas  electa. 

Quia  Parma  spoliis  bostis  est  refecta , 

Inimlcse  copia  gentis  Interfecta , 

Reliqna  carceribus  aut  ftag»  su^lecta. 
Psallat  oonUs  organo  et  in  oris  sono 

Ànchona^  qoain  merilo  laudans  postpono, 

Restituta  MareMa  nobis  ejus  doDO 

Anchooa  proposito  quia  fuit  bono..« 
V«  Tc  Christi  Babylonl  dvitas  PapUty 

Ad  ruinam  quoniam  tlbi  patent  vie, 

Ab  illa,  quia  vlctus  est  Fridericus,  die , 

Per  Parmun  anxilio  Virginis  Mari». 
O  PUtad  perfidi,  aodi  Pilati, 

Vos  fsdstis  iterum  GruciflxuaL.pati; 

Sed  snrrexit  Dominus  ooetne  iibertati, 

Jara  soK  apparuit  Panne  dvitati. 

■iST.  DES  ITAL.  ^  T.  ▼.  14 


210 


ENZO. 


L'empereur,  voulant  se  venger  sur  la  ligue  toscane  des  désas- 
tres que  les  Lombards  lui  avaient  fait  éprouver,  envoya  à  Flo- 
rence, avec  seize  mille  cavaliers  allemands,  son  fils  Frédéric,  roi 
d'Autriche,  qui  excita  la  confrérie  des  Uberti  à  prendre  les  armes; 
après  avoir  parcouru  la  ville  et  pris.  Tune  après  l'autre,  les  bar- 
ricades des  Guelfes,  il  .la  soumit  au  parti  gibelin.  Les  vainqueurs 
abattirent  trente-six  palais  avec  les  tours,  parmi  lesquelles  quel- 
ques-unes se  distinguaient  par  des  travaux  d'art,  comme  celle 
des  Tosinghi  sur  le  marché  vieux,  qui  s'élevait  à  quarante-cinq 
mètres;  les  Guelfes  se  réfugièrent  dans  les  châteaux  qu'ils  avaient 
au  dehors.  L'empereur  lui-même  vint  mettre  le  siège  devant 
Gapraïa,  dont  il  s'empara  ;  un  grand  nombre  d'habitants  furent 
égorgés,  d'autres,  aveuglés,  et  plusieurs,  ensevelis  dans  les  pri- 
sons de  la  Fouille. 

Sur  ces  entrefaites,  Conrad,  son  fils,  était  vaincu  par  Guillaume 

Dum  opem  et  operam  bosti  pnetniiMis, 
Ut  prsdatDS  caperet,  tob  eos  eepistis , 
Quibuft  Dec  discipalis  sois  peperdstis  ; 
Qoia  ftii  minimns  de  captivi  isds... 

Voir  les  Regesta  Innocenta  ir,  heraïugegeben  V012D.  C.  HoFLER.  Stuttgard, 
1847.  Chose  singulière  !  le»  écrivains  modernes  prônait  Frédéric,  tandis  que 
dans  son  temps,  si  pauvre  en  littérature,  il  est  maudit  par  au  grand  nombre  de 
poêles.  Ursone,  notaire  de  Gènes,  auteur  d*un  Uberfahttlantm  moralium,  écrivit 
un  petit  poëme  Deila  vîttorîa  che  i  Genovesiriportaronocontro  le  genù  mandate 
datCimperatore  per  sottomettere  Genova^  Il  a  été  récemment  imprimé  dans  le 
vol.  II  des  Chartes,  Mom.  hisL  palriœ.  Bien  que  le  texte  en  soit  très-altéré,  on 
y  découvre  quelques  beaux  vers,  et  la  connaissance  d'Homère,  de  Claudien,  sur- 
tout de  Virgile.  11  décrit  minutieusement  les  faits.  Voici  dans  quels  termes  il  se 
déchaîne  contre  les  Pisans: 

Gens  Pisana  tamen,  majori  tnrbhie  nnlMis, 
Partim  tecta  petit,  tenuit  pars  altéra  ponram. 
Impia  gens,  scelerata  cohors,  conjunctio  neqnam« 
Perfidia*  populus,  duri  cotas  Fharaonis, 
Grex  bonitate  earens,  fnfidas,  perfida  massa , 
Pra»umen8  violare  crods  fideiqiM  vigorem, 
Gontempcor  Domini,  sacrorom  nescius,  exsid 
•       JustiUs ,  vert  ealcaior ,  soMsmatîs  «octor , 
A  fecie  Domini  millo  ferienle  ftigatur. 
Et  cruels  albletas  beOo  tolerare  neqaifit. 
Hanc  immensa  Dei  vhtatem  dextera  fedt, 
Quodque  terens  tomidam ,  oofrfHBgem  qoodque  superbmri 
Discat  quisqoe  mains,  cognoseat  criiiiiiils  actor 
Quod  maletacta  noceot,  quod  danC  peecaia  pudoreui  i 
Quod  pcccando  miser  dominom  peccator  aoertet, 
Quod  pcrelementem  sibi  donna  venit  f  n  hostem , 
Quod  sccleris  primer  se  damnai  comcfos  ipsCi 


de  Hollande^  le  nouvel  anticésar  d'Allemagne.  Frédéric  fut 
bien  plus  sensible  au  malheur  de  son  autre  (Ils  Enzo,  jeune 
honmie  de  vlngi-clnq  ans,  beau,  instruit^  guerrier  déjà  renom- 
méy  qui^  à  Fossalto^  tomba  entre  les  mains  des  Bolonais  contre 
lesquels  il  avait  marcbé  ;  les  vainqueurs^  il  est  vrai,  le  tinrent 
dans  une  prison  courtoise,  mais  rien  ne  put  les  déterminer  à  le 
relâcher  tant  qu^il  vécut.  On  raconte  que  le  palais  situé  en  face 
de  la  cathédrale  fut  bflti  par  lui,  et  qu'il  eut  de  Lucia  Vendagoli 
un  fils  qu'il  nonmia  BentivogliOj  souche  de  la  famille  de  ce 
nom  (I). 

Au  dépit  de  Torgueil  humilié  se  joigniti  chez  Frédéric,  le  sup- 
plice le  plus  cruel  que  Dieu,  réserva,  d'ordinaire  aux  tyrans,  le 
soupçon.  Les  voûtes  du  patabde  Paletnié  retentirent  des  gémis- 
sements des  barons  qu'il  y  renfermait  jusqu^à  leur  mort,  tandis 
que  leurs  femmes  se  consumaient  de  douleur.  Pierre  des  Vignes 
lui-même,  Fhomme  auquel  il  avait  confié  les  clefê  de  son  cœur  y 
rhomme  qui,  pendant  de  longues  années,  avait  écrit  ses  lettres, 
sans  se  faire  scrupule  de  heurter  les  idées  alors  les  plus  sacrées, 
et  de  mériter  ^accusation  de  bassesse  auprès  de  la  postérité,  de- 
vint Tobjet  de  sa  défiaûcé.  Aveuglé  par  ses  ordres^  Pierre  ne  put 
supporter  d'Mre  foulé  aux  pieds  par  ce  roi  qu'il  avait  tant  exalté, 
et  il  se  donna  la  mort;  le  jugement  de  ses  contemporains,  dont 
le  Dante  se  rendit  l'interprète^  Fabioutdes  accusations  qui  fu- 
rent portées  contre  lui  (t)« 

(\)  Epitaplie  ixk  roi  Ënzo  dan*  ^église  de  Sami*Doiiiiiiiqiie  à  BologMi 

téMlNmi  coffebdllt  Chrtsd  liatha  potentis 
Tune  êno  cttn  éMlM  Ée|fteifl  ctttn  mflkf  <f ucentls, 
Dum  pia  Cssarel  proies  cineratur  in  arca 
Ista  Federici ,  maluit  qaem  stemere  Parca. 
Rex  erat,  d  eômptos  pressit  dladeinate  cHttes 
HentMiB^  iiKttW  |n)&  ttendt  ttcoa  tendefe  flhes. 

GeUe  auU«  semble  potlériMM  : 

Felsina  Sardini»  regem  sllil  Wndâ  ttAxvmm 
Victrix  captivum ,  oonsule  ovante,  trahit* 
Nec  patria  iroperio  cedit,  nec  capitur  auro; 
Sic  cane  non  magno  sspe  tenetur  aper. 

Ernest  Munck  a  donné  une  biographie  d*Eiizû  atec  dé  cutieux  documents  ) 
Louisboorg,  1S2S. 

(2)  lo  80O  coloi  clie  tenni  amlo  te  chftftf 

Del  cuor  di  Federico,  e(  die  le  tofsl 


1269 


912  Fin  DE  FRfBfaiG. 

Le  parti  gibelin^  soutenu  par  Pise  et  Sienne,  prévalait  en  Tos- 
cane; en  Lombardie,  grâce  au  concours  du  farouche  Ëzzelin,  il 
se  tenait  en  balance  avec  la  faction  contraire  :  ainsi  la  force 
triomphait.  Les  Romains  eux-mêmes  menaçaient  de  s'insurger 
si  le  pape  ne  revenait  pas.  Frédéric  pouvait  donc  espàrer  un 
arrangement  à  des  conditions  favorables,  lorsqu'il  mourut  à 
1250  soixante-six  ans.  Une  vision  avait  annoncé  sa  mort  à  Rose  de 
lîiWccnibro.  vitcrbc,  etlcs  astrologues  lui  avaient  prédit  qu'une  ville  qui  ti- 

Sernmdo  e  disserrando  si  soitI  , 
Ghe  dal  segreto  suo  quasi  ogni  uom  tolsl; 
Fede  portai  al  glorioso  uffixio, 
Tanlo  ch*i'  ne  perdei  le  vene  e  I  polsi. 


Vi  giuro  que  giammai  noa  nippi  fede 
Âl  mio  signor ,  die  fu  d*onor  si  degno. 

/nf.,Xiii. 

Je  sols  celui  qui  tint  longtemps  la  double  clef 
Du  c«eur  de  Frédéric ,  et  sus  avec  mystère 
L'ouvrir  et  la  fermer  de  si  douce  manière 
Qu*k  tout  autre  qu*ii  moi  son  secret  fut  voilé  : 
Au  poste  glorieux  tant  j'apportai  de  lèle. 
De  foi ,  que  veines ,  pouls  Je  perdis.*. 

Je  Jure  que  Jamais  Je  ne  manquai  de  foi 
A  mon  maître  et  seigneur ,  qui  dlionneur  fut  si  digne. 
Trad.  de  M.  Aboux,  Paris,  1842. 

Les  chroniques  racontent  que  Pierre  des  Vignes  avait  une  jolie  Cemme,  pour 
laquelle  il  redoutait  Tempereur,  qui  néanmoins  n*eut  jamais  de  rdatioiis  atec 
eUe;  mats  un  matin,  étant  allé  chez  Pierre,  qui  venait  de  sortir,  il  trouva  sa 
femme  endormie  et  les  bras  nus.  Frédéric  la  couvrit  et  se  retira;  cependant, 
soit  à  dessein,  soit  par  oubli,  il  laissa  un  gant  dans  la  maison.  Pierre,  de  retour, 
Taperçut,  et  son  cœur  fut  déchiré,  mais  il  dissimula.  Un  jour  pourtant ,  comme 
il  se  trouvait  seul  avec  Tempereur  et  sa  femme ,  U  voulut,  par  ces  vers,  lui 
reprocher  sa  faute  : 

Una  vigna  ho  piant&  ;  per  travers  è  intii 
Qii  la  vigua  m'ha  guastii;  tian  fekgran  peccà. 

Une  vigne  J'ai  planté;  par  malheur  est  entré 
Qui  ma  vigne  a  gâtée  ;  c'est  nn  grand  péché* 

La  femme  répondit  sur  le  même  ton  : 

Vigna  son ,  vIgna  sarai  ; 
La  uiia  vigna  non  falll  mai. 

Vigne  suis ,  vigne  serai  ; 
Ma  vigne  n'a  Jamais  fUlU* 

Pierre,  consolé,  répartit  : 

Se  cosl  è  ooine  è  narrii, 
Pib  anio  la  vigna  che  li  mai. 


FTN  DE  FRÉDÉRIC.  213 

rail  son  nom  d^ine fleur  lui  serait  fatale;  aussi  Frédéric  ne  vou* 
lut- il  jamais  entrer  à  Florence.  Sa  dernière  maladie  le  surprit  à 
Fiorentino,  ville  de  la  Capitanate.  Avant  d'expirer,  Texconimu- 
nicafion  fut  levée.  Le  bruit  courut  que  son  fils  Manfred  Pavait 
étouffé;  mais  c'est  là  un  des  nombreux  méfaits  dont  cette  fa- 
mille fut  chargée  par  la  haine  des  peuples  et  des  prêtres. 

Avec  des  qualités  remarquables^  ce  prince  n'accomplit  rien  de 
grand  dans  les  cinquante- trois  ans  qu'il  fut  roi  de  Sicile  et  dans 
les  trente-cinq  qu'il  régna  comme  empereur,  parce  que,  comme 
le  disait  saint  Louis  Jl  fit  la  guerre  à  Dieu  avec  les  dons  de  Dieu. 
En  effel^  quelle  différence  entre  sa  jeunesse^  alors  qu'il  était 
non*seuIement  Pami^  mais  le  protégé  de  rËglise,  et  les  vingt  der- 
nières années  de  sa  vie^  durant  lesquelles  il  fut  Fadversaire  obs- 
tiné de  l'autorité  spirituelle  !  Prompt  à  découvrir  les  défouts  et  les 
travers^  qu'il  raillait  avec  aigreur  au  lieu  de  les  corriger  avec  une 
bienveillante  compassion,  il  voulut  implanter  la  politique  maté- 
rielle dans  un  monde  dont  la  foi  déterminait  encore  les  actes^  en 
fiiisant  proclamer  par  Pierre  des  Vignes  que  l'empire  était  l'arbi- 
tre des  choses  humaines  et  divines.  U  visita  le  sépulcre  du  Christ 
comme  allié  des  musulmans^  s'entoura  de  mignons,  d'odalisques 
et  de  Sarrasins  dont  il  adoptait  la  manière  de  vivre,  et  parut  don- 
ner la  préférence  à  la  culture  orientale  sur  celle  des  chrétiens. 

Un  siècle  croyant  pouvait-il  tolérer  cette'  révolte  contre  la 
force  vitale  du  christianisme?  Heurtant  l'opinion  générale  avec 
un  mépris  hautain^  Frédéric  ne  put  donc  jamais  s'appuyer  que 
sur  les  hommes  les  plus  détestables  de  l'Italie;  obligé  de  recou- 
rir à  des  moyens  qui  répugnaient  à  sa  nature^  il  sévissait  contre 
son  propre  fils  qu'il  enferma  pour  toute  sa  vie,  trouvait  des  re- 
belles dans  ses  serviteurs  les  plus  intimes  ou  les  soupçonnait  de 
rétre,  se  vengeait  tous  les  jours  par  la  hache  et  le  gibet,  détrui- 
sait des  villes  et  crucifiait  des  moines  ou  des  prêtres.  Il  dévorait 
ea  espérance  le  patrimoine  de  saint  Pierre,  et  les  papes  vécu- 
rent assez  pour  répandre  l'eau  sainte  sur  la  fosse  du  dernier  reje^ 
t<»kdesa  race. 

Dans  son  royannie  de  Sicile  il  porta  atteinte  aux  fiMUichises^ 
bien  qu'il  le  fit  avec  le  refrain  ordinaire  des  tyrans  :  «  Laissez- 
nous  tout  pouvoir,  et  nous  vous  rendrons  heureux.  »  C'est  ainsi 


S11  est  ainsi ,  comme  on  dit , 
J'aime  na»  yigDe  plus  que  Jamais. 


Voir  Jacques  d*AGQin,  Imago  mundt,  pag.  1577, 


2i4  j^vn  Di  misii6%m. 

qu'il  am9P«4  àfi%  trésors  de  haine  dans  las  eceurs,  qui  n- oublié»- 
rent  pas.  l^es  Allemands  l'accusent  avec  plus  de  raison  d'avoîp, 
pour  subjuguer  l^Italiei  négligé  leur  pays  qu'il  traitait  comme  une 
province;  or^  tandis  qu'il  aurait  pu  réunir  àTempire  tout  le  nord 
et  l'orient  de  l'Europe^  en  répandant  la  civilisation  parmi  les 
Slaves  sur  lesquels  alors  prédominait  la  rade  germanique,  il  per- 
q)it^  pQur  satisfaire  son  caprice  d'abaisser  les  papes  et  pour 
iipnstituer  pn  royaume  à  sa  propre  famille,  que  l'emiûre  perdit 
sa  splendeur,  qu'il  n'a  plus  recouvrée. 

Par  son  testament  il  laissait  le  royaume  à  son  flli  Conrad,  et, 
dan3  le  cas  où  il  mourrait  sans  enfanta,  il  lui  subatituaitson  fils 
naturel,  Manfred,  qu'il  nommait  en  attendant  baUli  en  Italie  :  il 
ordonnait  de  mettre  en  liberté  tous  lea  prisonniem,  excepté  oeux 
qyi  avment  conspiré  eontre  lui,  et  défendait  méma  de  permettre 
aux  trattrei  de  rentrer  dans  le  royaume,  en  appâtant  contre  eux 
lea  vengeances  de  ses  héritiers  ;  on  devait  npndre  ses  drdtt  à 
l'Église  ai  elle  reatituait  e6ux  dePenàpire;  il  rétablissait  lea  bar- 
rons ou  feudataires  dans  lei  {u^ivUéges  et  flwnobiaM  dont  ils  jouis- 
saient au  temp9  de  Guillaume  II,  disposition  qui  détniiiait  i^œu* 
vre  de  tout  son  règne,  c-eat-àrdlre  tout  ee  qu'il  avait  fait  pour 
restreindre  les  juridictions  féodales,  eonune  ai,  penuadë  que  la 
réaolion  était  venue  des  seigneurs,  il  voulait  Tépargner  à  ses  fils. 
L'histoire  ne  devrait  admirer  que  la  grandeur  morale,  et  Frédé- 
ric ne  fonda  rien;  dans  ses  actes,  il  n'était  déterminé  que  perdes 
paasiona  personnelles  et  des  intérêts  domestiques,  et  cependant 
il  ne  put  même  consolider  sa  propre  famille,  Le  peuple  ^  contem- 
plant son  tombeau  avec  un  mélange  de  aurprjse  et  de  pitié,  oon- 
oluait,  comme  le  chroniqueur  Salimbeni ,  qu^i)  n*aurait  pas  eu 
d^égal  sur  la  terre  â'il  aimit  aimé  stm  àmê^ 
.  Aprè$  six  siècles  de  progrès,  un  autre  empereur  devait  gou* 
verner  Avec  le  même  absolutisme,  la  môme  haine  delà  liberlé^ 
la  même  hostilité  contre  les  papes,  et  ne  voir,  comme  lui^  dans 
Jk  religion,  qu\in  instrument  de  politique,  un  rouage  de  PBIai) 
comme  lui  encore,  il  devait  triompher  par  la  violence,  et,  comme 
lui>  auûQomher  àia  voix  du  peuple  et  de  Dieo. 


^*\\t 


GON&AB  lY.  2i5 


CHAPITRE  XCII. 


FIN  DBS  PBIHCEft  DB  lA  MAISON  DB  SOUà»  ET   DB  LA  SGCONDB  OffRRBB  DES 

INTESTITURES. 


a  Que  les  cieux  tressaillent  d'allégresse ,  que  la  ferre  se  ré- 
jouisse^  puisque  la  foudre  et  la  tempête^  suspendues  par  Dieu  sur 
votre  tète,  se  sont  converties  en  frais  zéphyrs  et  en  rosées  fécon- 
dantes (1)  y  D  s'écriait  Innocent  IV  à  la  nouvelle  de  la  mort 
de  Frédéric;  mais  sa  tâche  ne  lui  semblait  pas  complète  tant 
qu'il  resterait  un  rejeton  de  la  lignée  des  Hohenstaufen.  fl  écri- 
vit aux  barons  des  Deux-Siciles  de  ne  reconnaître  d'autre  roi 
que  le  pape;  aux  villes  et  aux  princes 'd'Allemagne  de  renoncer 
à  toute  obéissance  envers  Conrad  lY^  déchu^  non-seulement  du 
tr6ne^  mais  encore  du  duché  de  Souâbe  ;  de  favoriser,  au  con- 
traire, Guillaume  de  Hollande,  élu  empereur,  et  de  n'admettre  à 
la  communion  ou  en  témoignage  que  ceux  qui  se  sépareraient  des 
Hohenstaufen.  Puis ,  sur  Tinvitation  des  Guelfes^  il  se  rendit  de 
Lyon^  son  asile,  à  Gènes,  sa  patrie,  traversa  la  Lombardie,  bénis- 
sant et  excommuniant,  éteignant  et  attisant  des  guerres.  Les  vil- 
les que  sa  bénédiction  avait  soutenues  dans  leurs  luttes  contre 
Frédéric  tressaillaient  de  bonheur  à  son  nom.  Tous  les  Milanais 
sortirent  à  sa  rencontre,  lui  formant  sur  la  route  une  double 
haie  longue  de  dix  milles^  et  firent  un  dais  de  soie,  porté  par  des 
citoyens  honorables,  qui  fut  ensuite  appelé  baldaquin  :  pen- 
dant les  deux  mois  qu'il  séjourna  dans  leur  ville,  ils  Taoeablè  - 
rent  de  démonstrations  de  dévouement,  et  le  pape  leur  accorda 
des  grftces  spiritaeDes. 

Les  Milanais  battirent  les  Lodigians^  leur  imposèrent  un  po- 
destat de  leur  choix  ^  et  remportèrent  sur  les  Tortonais  une 
victoire  si  complète  qu'ils  les  firent  presque  tous  prisonniers. 
Florance  rappela  les  Guelfes  3  qui  furent  bien  tôt  en  mesure  de 
chasser  les  Gibelins.  Dans  le  royaume  beaucoup  de  villes  s'in- 
surgèrent, en^e  antres  Gapoue,  Naples,  Messme,  et  lesccnntés 
d'Acerra,  d'Aquino^  de  Gaserte. 

(I)  Imoeami  IV  Ep^  tiv.  vra,  l. 


1251 


216  .  CONRAD  nr. 

Les  Gibelins  ne  dominaient  qu'à  Borne  ;  loin  d'accueillir  le 
pape  par  des  réjouissances  ou  du  moins  avec  calme,  on  voulut 
nommer  un  sénateur,  non  plus  de  la  ville,  mais  étranger,  comme 
on  le  faisait  à  Fégard  des  podestats.  Le  choix  tomba  sur  le  Bo- 
lonais Brancaleone  d'Andalo,  comte  de  Casalecchia,  lié  avec  Ezze- 
lin^Palavicino  et  d'autres  seigneurs  de  cette  espèce;  il  n'accepta 
*2^  qu'à  la  condition  de  rester  trois  ans  en  fonctions,  et  d'envoyer 
dans  sa  patrie,  comme  otages,  trente  jeunes  gens  des  familles 
principales.  Juste ,  mais  inflexible ,  il  maintint  la  tranquillité 
dans  la  ville  par  des  mesures  sanguinaires,  et  démolit  cent  qua- 
rante tours  des  nobles,  dont  il  exila  ou  fit  périr  un  grand  nom- 
bre ;  il  somma  Innocent,  qui  s'était  installé  à  Assise,  de  venir  re- 
prendre son  siège  s'il  voulait  être  reconnu ,  sous  la  menace  de 
détruire  la  ville  oix  il  s'était  réfugié,  comme  il  avait  déjà  ruiné  les 
turbulentes  Ostie,  Porto,  Alba,  Tivoli,  Sabina,  Tusculano.  Tant 
de  sévérité  irrita  le  peuple,  qui  l'expulsa;  mais  bientôt  il  le  rap- 
pela,  et,  quand  il  mourut,  il  mit  sa  tête  dans  un  vase  d'albâtre, 
qu'il  déposa  sur  une  coloqne. 

Conrad,  de  son  côté,  s'appuya  sur  les  Gibelins  lorsqu'il  vinten 
Italie  avec  des  ressources  trop  insuffisantes  ;  il  convoqua  à  Goito, 
sur  le  territoire  mantouan,  les  Grémonais,  les  Pavesans,  les  Pla- 
centins,  les  Padouans  et  le  chef  du  parti  impérial»  Ëzzelin,  qui 
semblait  sur  le  point  de  fonder  une  puissance  indépendante,  si 
le  sang  n'était  pas  une  base  trop  glissante.  Malgré  les  promesses 
et  les  menaces  du  pape,  il  poursuivit  sa  carrière  de  violences,  et 
par  les  violences  il  soutenait  l'empereur;  les  villes  guelfes  re- 
nouvelèrent donc  la  ligue,  dans  laquelle  elles  avaient  appris  que 
résidait  leur  salut,  et  le  pape  leur  promit  trois  cents  lances  en- 
tretenues à  ses  frais. 

Conrad  se  transporta  par  mer  dans  le  royaume  des  Deux-Si- 
ciles,  livré  aux  plus  grands  désastres,  parce  que  les  uns  préten- 
daient le  gouverner  au  nom  du  pape,  les  autres  au  nom  des  fils 
de  l'empereur  défunt.  Frédéric  avait  encore  laissé  un  fils  dlsa- 
belle  d'Angleterre,  nommé  Henri ,  qui,  ftgé  seulement  de  treize 
ans,  était  trop  jeune  pour  des  temps  si  orageux.  11  restait  de  son 
autre  fils  Henri,  roi  des  Romains,  deux  enfants;  mais  la  fille  de 
BonifaceGuttuario,  seigneur  d'Anglano,  près  d'Asti,  etd*une 
Napolitaine  de  la  famille  Maletta ,  veuve  du  marquis  Lancia , 
avait  eu,  de  Frédéric,  Manfred,  qui  fut  nommé  prince  deTarente. 
Dans  toute  la  vigueur  que  donnent  dix-huit  ans,  rempli  de  sen- 
timents chevaleresques  et  d'ambition,  il  prit  les  rênes  de  TÊlat 


aoNRAB  nr.  217 

s^  la  mort  de  son  père  naturel;  il  réprimait,  à  force  de  suppUœs^ia 
Sicile  et  les  villes  qui,  encouragées  par  le  pape  à  conquérir  cette 
liberté  dont  jouissaient  ceux  qui  étaient  directement  soumis  à 
l'Égtise  (i),  aspiraient  à  consolider  le  gouvernement  municipal, 
qui  peut-être  n'avait  jamais  péri  dans  cette  partie  de  la  Pénin- 
sule, et  duHsissaient  un  conseil  à  la  place  des  baillis  royaux. 
Manfired»  avec  les  Sarrasins  de  Nocera  et  de  Sicile,  aida  Conrad 
à  les  soumettre.  Vainqueur  de  Naples  après  une  longue  résis- 
tance, Conrad  la  saccagea,  contraignit  les  citoyens  à  la  déman- 
teler, et  fit  grande  justice,  c'est-à-dire  qu'il  extermina  les 
chefs  des  rebelles.  Ces  sévérités  et  d'autres,  jointes  à  des  impôts 
excessifs,  faisaient  dire  de  lui  au  peuple  :  «  C'est  un  Allemand,  » 
tandis  qu'il  répétait  de  Manfred  :  a  C'est  un  Italien.  » 

Bien  que  Manfred  se  fût  exercé  de  bonne  heure  dans  Tart  de  ^ 
feindre  et  de  courber  la  tête ,  sa  bienveillance  et  sou  activité  le 
rendirent  suspect  à  Conrad,  qui,  après  la  naissance  d'un  enfant 
nommé  Conradin,  cessa  de  le  traiter  avec  égard.  Pour  l'humi-  i2S2 
lier,  il  révoqua  les  donations  faites  après  la  mort  de  Frédéric, 
déposa  le  grand  justicier  de  Tarente  et  d'autres  créatures  de 
Manfred,  chassa  ses  parents  maternels,  et  le  priva  lui-même  du 
riche  apanage  dont  il  l'avait  pourvu.  Au  temps  de  leur  amitié, 
la  voix  publique  les  avait  accusés  d'avoir  empoisonné  leur  jeune 
frère  Henri  et  le  neveu  de  Frédéric.  Depuis  leur  rupture,  on  im-  i^M 
puta  à  Manfred  la  fin  prématurée  de  Conrad,  qui  mourut  à  vingt- 
six  ans^  craignant  d'êlre  empoisonné  dans  chaque  potion,et  plein 
de  remords  d'avoir  mécontenté  l'Église ,  parce  qu'il  prévoyait 
qu'elle  triompherait  d'une  maison  à  son  berceau.  Guillaume  de 
Hollande  n'eut  plus  alors  de  concurrents  au  trône  d'Allemagne; 
mais,  bien  que  vaillant,  ce  jeune  prince  ne  put  jamais  inspirer 
ni  amour  ni  respect,  et,  avant  de  ceindre  la  couronne  en  Italie, 
il  mourut  en  combattant  les  Frisons. 

L'empire  se  trouvait  dans  un  tel  abaissement  qu'il  ne  fut  am-       1250 
bitionné  par  aucun  prince  national  ;  puis,  au  milieu  d'une  anar- 
chie générale,  la  guerre  éclatait  partout  entre  les  uns  et  les  au- 
tres. Alphonse  X,  roi  de  Castille,  acheta,  au  prix  de  grand&sa-      1257 
crifices,  le  vote  de  quelques  électeurs,  et  celui  des  autres  fut  payé 
plus  cher  encore  par  Richard  de  Comouailles,  qui  n'était  connu 


(1)  Hablturi  perpetuam  tranquUlitattm  etpacem,  ac  illam  titthsimam  et  </«- 
Uctabiîem  Ubertatem^  qua  cœteri  spéciales  Ecclesiœ  filii  feiiciter  et  firmiter  sti(tt 
munith 


218  OONBADm. 

que  par  ses  immenses  richesses  ;  ainsi^  comme  au  temps  de  Ju- 
lius  Didianus ,  l'empire  d'Allemagne  se  vendait  au  plus  offrant. 
Richard,  à  peine  couronné ,  dut  retourner  en  Angleterre,  où  il 
mourut.  Alphonse,  retenu  en  Espagne  par  ses  affaires  domes- 
tiques et  ses  études  astronomiques,  ne  ceignit  jamais  la  couronne 
de  roi  des  Romains  :  ce  temps  fut  donc  appelé  le  grawl  interrè- 
gncy  non  parce  qu'il  manquait  d'empereurs,  mais  parce  qu'au* 
cun  d'eux  n'avait  une  autorité  réelle  ;  époque  dé[dorabIe  pour 
TAllemagne ,  qui  vit  régner  plus  que  jamais  le  droit  du  poing, 
c'est-à*direde  la  guerre  privée.  Aux  anciens  motifs  d'inimitiés  et 
de  luttes  se  joignaient  les  investitures  octroyées  par  les  empe* 
reurs  rivaux,  et  les  peuples  ne  savaient  à  qui  recourir  contre  les 
exactions  des  seigneurs,  qui  ne  connaissaient  que  leurs  caprices 
pour  unique  loi. 

Les  Allemands  n'avaient  pas  le  loisir  de  songer  à  Tltalie^  où 
la  querelle  entre  l'empire  et  le  sacerdoce  était  envenimée  par  dos 
antipathies  nationales.  Cette  race  souabe ,  greffée  sur  le  tronc 
normand ,  et  qui  ne  s'appuyait  que  sur  des  guerriers  sarrasins 
ou  allemands,  qui  avait  choisi  parmi  les  Arabes  presque  tous  les 
magistrats  du  royaume  et  les  fonctionnaires  principaux,  déplai- 
sait aux  Italiens,  jaloux  de  l'indépendance  de  leur  patrie;  elle 
déplaismt  encore  aux  républiques,  comme  Tennemie  héréditaire 
de  leurs  franchises,  et  surtout  aux  papes,  qui  l'avaient  eue  sans 
cesse  pour  adversaire.  Conrad  avait  laissé ,  unique  rejeton  de 
cette  race,  un  enlant  de  trois  ans,  né  d'Elisabeth  de  Bavière  et 
connu  sous  le  nom  de  Conradin.  Comme  il  se  défiait  de  Man- 
fred,  il  l'avait  confié  à  la  tutelle  de  Bertbold  de  Hohenbourg , 
seigneur  bavarois  de  beaucoup  d'ambition  et  d'une  capacité  mé- 
diocre.  Le  tuteur,  pour  se  conformer  à  la  volonté  du  défont,  le 
recommanda  à  la  bienveillance  du  pape.  Innocent  répondit  que 
son  intention  était  de  lui  laisser  le  duché  de  Souabe  avec  le  titre 
de  roi  de  Jérusalem,  et  que ,  à  la  majorité  du  prince,  il  ferait 
examiner  ses  droits  sur  la  Sicile ,  dont  l'Ëglise  avait  d'aîUeurs 
repris  possession.  Le  pape  offrit  alors  cette  tle  à  Richard  de 
CornouaiUes,qui  la  refusa,  parce  que  cette  offre  ressemblai t,  di- 
sait-il, à  celle  qu'on  lui  ferait  de  la  lune.  Henri  III  d'Angleterre 
l'accepta  pour  son  fiis  Edouard ,  auquel  il  n'était  pas  fidié  de 
procurer  un  apanage,  et,  après  avoir  envoyé  quelque  argent  afui 
d'alimenter  là  guerre^  il  ne  fit  plus  rien. 

Au  milieu  de  ces  incertitudes,  chacun  ravissait  un  lambeau 
de  pouvoir,  au  nom  du  pape,  du  roi,  de  la  commune,  ou  même 


sans  invoquer  aucun  titre.  L63  institutions  muuicipalet  aboutia* 
saient  à  la  forme  républicaine j  et  Bertbold,  voyant  lea  Italiens  mai 
disposés  envers  lui,  à  cause  de  sa  qualité  d^étranger ,  remit  la 
régence  dans  les  mains  de  Manfred. 

Frédéric  Tavait  désigné  comme  successeur  de  Ck>nrad,  dans  le 
cas  où  il  mourrait  sans  héritiers.  Or^  quand  on  connaît  Tambition 
humaine,  on  croira  sans  peine  que  Manfred^  bien  qu'il  feignit  de 
travailler  pour  sou  neveu,  aspirait  à  conquérir  ce  royaume  pour 
lui*méme,  Beau  de  corps  ^  d'un  maintien  noble  ^  prudent  et  ré- 
servé dans  son  langage ,  il  avait  cultivé  les  belles^ettres  :  éneiv 
gie^  valeur,  attraits,  intelligence^  adresse^  il  avait  tout  ce  qu'il 
faut  pour  réussir.  Dans  le  principe,  alors  qu'il  manquait  d'argent 
et  qu'il  voyait  les  barons  fatigués  de  la  domination  allemande^ 
il  s'humilia  devant  le  pape^  lui  livra  les  forteresses^  et  le  recon<- 
nut  non -seulement  comme  suierain,  mais  encore  comme  souve- 
rain du  royaume.  A  cette  condition,  Innocent  lui  concéda  la  prin- 
cipauté deTarente  et  les  autres  terres  comme  fiefs  de  l'Église,  à 
la  charge  de  fournir  à  toute  réquisition  cinquante  cavaliers  pour 
quarante  jours  ;  en  outre ,  il  le  nomma  son  vicaire  en  deçà  du 
Phare,  avec  un  traitement  de  8,000  onces  d'or^  tandis  que  U  Si* 
cite  restait  sous  le  gouvernement  de  Pierre  Rufo»  nommé  par 
Conrad  lY,  Innocent  fit  son  entrée  dans  le  royaume ,  accompa- 
gné des  exilés  auxquels  il  rendait  leur  patrie^  et  accueilli  avec 
joie  par  le  peuple  et  les  seigneurs, 

Au  milieu  de  cette  réconciliation  tout  apparente,  les  deux 
partis  luttaient  de  dissimulation*  Manfred  secondait  tantôt  les 
prétentions  du  pontife,  tantôt  les  exigences  des  Allemands  et  des 
Sarrasins^  qui  voyaient  leur  chute  dans  la  domination  papale« 
Les  deux  factions  offrirent  alors  le  spectacle  de  trahisons  réci* 
proques  et  de  luttes  sanglantes,  dans  l'une  desquelles  périt  Bo* 
rello  d'Anglonej  créature  d'Innocent.  Manfred  fut  sommé  de  se 
justifier  de  cette  mort;  mais,  au  lieu  de  se  rendre  à  Tappel  du 
pape,  il  résolut  de  résister^  et,  suivant  la  politique  de  son  père^ 
il  s'appuya  sur  la  force  et  les  mercenaires  étrangers.  Traversant 
alors  le  pays,  qui  le  repoussait  comme  excommunié ,  il  arriva  i^ 
dans  la  Capitanate  après  avoir  échappé  à  de  graves  périls. 

Jean  le  Maure,  né  d'une  esclave  dans  lepalais  royal,  difforme, 
mais  très-rusé,  avait  été  élevé  avec  un  grand  soin  par  ordre  de 
Frédéric,  qui  l'admit  au  nombre  de  ses  sénateurs,  et  le  nomma 
enfin  grand  camérier  du  royaume  et  capitaine  des  Sarrasins  de 
Lucera.  Bien  que  Manfred  l'eût  maintenu  dans  ses  dignités ,  il 


novembre 


220  MANFBEB  ROI. 

traita  avec  le  pontife^  qui  le  reçut  comme  feudataire  et  sous  la 
protection  spéciale  de  l'Église  de  saint  Pierre  (i).  Heureuse- 
ment le  Maure  était  allé  recevoir  Tinvestiture^  lorsque  Manfred 
arriva  à  Lucera^  où  les  Sarrasins  Taccueillirent  avec  enthou- 
siasme^ et  mirent  à  sa  disposition  les  trésors  que  son  père  et 
Conrad  avaient  déposés  dans  cette  ville;  il  employa  cet  argent  à 
soudoyer  des  mercenaires^  sans  distinction  de  couleur  ou  de  na- 
tion. Les  barons  ayant  déclaré  qu'ils  n'étaient  pas  tenus  au  ser- 
vice militaire  hors  du  royaume^  Manfred  les  en  dispensa  ^  et  ^  à 
leur  place^  enrôla  deux  mille  Allemands  pour  six  mois  avec 
double  solde;  il  confiait  aux  capitaines  de  ces  étrangers^  ou  bien 
aux  comtes  ruraux  et  aux  Arabes,  la  garde  et  le  gouvernement 
des  places  guelfes  qu'il  soumettait^  ou  des  villes  gibelines  qui 
embrassaient  sa  cause. 
1  septembre  Innocent  IV,  inexorable  envers  la  maison  de  Souabe,  était  mort 
h  Naples.  Au  milieu  de  son  agonie,  entendant  ses  parents  gémir 
et  sangloter,  il  s'écria  :  «  Misérables  !  ne  vous  ai-je  pas  assez 
enrichis  (2)  ?  d  II  eut  pour  successeur  Alexandre  IV,  delà  famille 
des  Gonti  de  Segni,  qui  avait  fourni  en  soixante  ans  Innocent  m 
et  Grégoire  IX.  Le  nouveau  pape  était  tout  piété,  mais  soumis  à 
rinfluence  des  courtisans.  Manfred,  enivré  par  le  succès  de  ses 
armes^ne  voulut  pas  lui  rendre  hommage,  et  la  guerre  éclata.  Le 
légat,  Octavien  des  Ubaldini,  réunit  tous  les  adversaires  de  Man- 
fred ,  entre  autres  le  marquis  Berthold,  mécontent  de  voir  qu'il 
travaillait  pour  soi,  non  plus  pourConradin,  lequel,  par  diplôme 
royal,  l'avait  nommé  régent, «  comme  celui  qui,  par  sa  prudence, 
sa  fidélité,  sa  haute  intelligence ,  méritait  sa  confiance,  outre 
qu'il  avait  di-oit  (3);  d  mais^  ce  prince  triomphait  partout,  et,  par 
son  activité,  il  se  montrait  digne  de  régner.  Après  avoir  réuni 
le  parlement ,  il  distribua  les  fiefs  à  ses  partisans,  dépouilla  ses 
adversaires*,  et  fit  jeter  dans  une  prison  Berthold  et  ses  frères, 
qui  étaient  tombés  en  son  pouvoir,  il  répandit  ou  laissa  répan- 
dre le  bruit  que  Conradin  était  mort,  et  se  fit  alors  couronner  à 
1258^  Païenne.  Le  pape  l'excommunie  avec  ses  adhérents,  et  Manfred 
se  constitue  le  chef  des  Gibelins  de  toute  l'Italie,  occupe  Naples 

(1)  Regesta  Innocenta  IF,  liv.  12,  n.  284,  337.  Voir  muBÎ  Nicolas  db 
Jamhlla,  pag.  500,  536;  Saba  Malaspima,  HUl^  lib.  u,  ch.  22,  dans  les 
Rer,  it,  Scripi.'ym. 

(2)  Matthibu  Pabis,  pag.  868. 

(3)  Donné  à  Was5ert)onrg  le  20  avril  1255.  On  le  trouve  dans  les  archives 
dea  Prari,  «Uégué  par  Manfred  dans  un  traité  avec  les  Vénitiens. 


II  août 


HANFEED  ROI.   URBAIN   IV.  {21 

et  se  la  concilie  par  l'oubli  et  le  pardon.  Comme  il  domine  pres- 
que dans  les  marches  d'Âncône  et  de  Spolète^  il  cerne  les  États 
du  pape.  Après  la  mort  de  sa  femme ^  Béatrix  de  Savoie^  il 
épouse  Hélène  Comnène^  fille  du  despote  de  TÉpire^  et  fête  son 
mariage  avec  magnificence.  Il  aime  la  chasse  >  les  chansons  des 
poètes  allemands  ^  les  sirventes  des  Provençaux,  les  strcmbotti 
des  Italiens  (1)^  s'entoure  de  savants,  de  jongleurs,  de  concubi* 
nés,  et  tient  une  cour  à  la  manière  orientale;  en  même  temps  il 
envoie  des  troupes,  soit  en  Grèce  pour  soutenir  son  beau-père , 
soit  dans  la  Marche  et  la  Toscane  pour  appuyer  les  Gibelins,  qui 
le  favorisaient  parce  qu'il  n'était  pas  assez  fort  pour  les  refréner, 
et  pour  qu'un  autre  Allemand  ne  vint  pas  en  Italie  (2).  Dans  qua^ 
tre  ans  il  avait  réussi  à  reprendre  aux  papes  ce  sceptre  que  son 
père  avait  porté  avec  tant  de  vigueur.  Il  caressait  les  barons, 
promettait  de  rétablir  les  franchises  municipales,  distribuait  des 
honneurs  et  des  comtés,  donnait  du  relief  à  son  courage  par  le 
contraste  des  lÂches  feintes  des  prêtres,  et  punissait  cruelle^ 
ment  les  villes  ennemies. 

Le  nouveau  pape,  Urbain  IV,  homme  d'un  caractère  énergi-  iki 
que  (3),  fit  peindre  sur  les  vitraux  de  Téglise  de  Troyes,  sa  ville 
natale,  son  père  travaillant  à  son  métier  de  savetier.  Il  s'entoura  de 
bons  cardinaux ,  et  adoucit  la  rigueur  des  interdits,  alors  prodi- 
gués, en  permettant  la  messe  et  les  sacrements  à  portes  closes. 
Il  ordonna  de  retirer  le  corps  de  Sarrasins  qui  occupait  tes  États 
pontificaux ,  sous  la  menace  de  proclamer  la  croisade ,  et  Man- 
fred  obéit,  effrayé  peut-être  d'un  nouvel  enthousiasme  qui  s'é- 
tait alors  répandu.  Une  multitude  de  pénitents,  hommes,  femmes, 
enfants,  dont  les  bandes  désordonnées  suivaient  un  crucifix  en 
se  flagellant  jusqu'au  sang  et  en  chantant  le  Sfabal  Mater  ^  allaient 
de  ville  en  ville,  sommaient  de  faire  pénitence,  et  apaisaient  les 
inimitiés.  Lorsqu'ils  s'approchaient  d'une  cité,  le  podestat  et  le 
clergé  sortaient  à  leur  rencontre  avec  les  croix  et  le  gonfalon, 

(1)  «  Souvent,  la  nuit,  il  allait  dans  les  nies  de  Barlette  en  chantant  des 
êtromboUi  et  des  chansons  ;  il  y  prenait  le  frais,  et  avait  avec  lui  deux  musiciens 
italiens  qui  étaient  grands  chanteurs.  »  Spdcblli. 

De  la  même  époque  sont  aussi  TAnonyme  de  Tarente,  Ricordano  Halaspini , 
Inveges,  et,  très-rapprochés,  Dante  et  Yillani,  qui  racontent  ou  mentionnent  les 
mêmes  faits. 

(2)  «  Le  pape  et  les  gens  du  royaume  n*auraient  pas  souffert  davantage  la 
domination  allemande.  »  Spinblu. 

(3)  «  11  fit  connaître  aussitôt  qu*il  avait  un  autre  caractère  que  le  pape 
Alexandre.  »  SraeiBLU. 


223  URBAIN  nr.  LES  FLA6EUARTS. 

les  campagnards  interrompaient  leurs  travaux^  et  chacun  vou« 
lait  se  distinguer  de  ceux  qui  les  avaient  précédés  par  des  péni* 
tences  plus  austères  et  des  flagellations  plus  rigoureuses  ;  les 
femmes  se  réunissaient  la  nuit  pour  s'appliquer  la  discipline^  et 
tous  les  habitants  suivaient  les  croix.  Au  spectacle  de  cette  dé- 
votion bruyante>  non  sollicitée  par  les  prédicateurs ,  non  insti- 
taée  par  le  pontife,  mais  répandue  rapidement  d'un  bout  de 
l'Europe  à  Pautre  sans  qu'on  sût  par  qui  ni  pourquoi ,  les  Ames 
se  persuadaient  que  Dieu  menaçait  le  monde  d'un  grave  désas* 
tre  pour  laver  ses  péchés.  Les  danses  s'arrêtèrent  et  les  chan* 
sons  se  turent  pour  faire  place  à  des  pèlerinages  et  à  des  canti- 
ques ;  les  usuriers  et  les  voleurs  restituaient  le  bien  mal  acquis^ 
les  pécheurs  invétérés  se  confessaient  et  s'amendaient^  les  hai- 
nes violentes  s'éteignaient  comme  un  incendie  sous  un  amas  de 
terre. 

Le  marquis  Obert  Palavicino  dressa  des  gibets  sur  les  limi-* 
tes  de  son  État^  en  menaçant  d'y  pendre  tous  les  flagellants  qui 
les  franchiraient.  Manfred  leur  interdit  également  l'entrée  dd 
royaume;  mais  il  comprit  tous  les  maux  qu'il  aurait  soufferts  si 
le  pape  avait  profité  de  cet  enthousiasme  pour  le  diriger  contre 
lui. 

Dans  la  Sicile  même,  un  mendiant  feignit  d'être  Frédéric  ;  c'é- 
tait par  expiation,  disait-il,  qui!  avait  passé  dix  ans  dans  la  mi* 
sère;  il  trouva  des  partisans  et  de  l'argent,  et  Ton  fut  obligé 
d'envoyer  Parraée  pour  les  disperser  et  pendre  les  chefs.  Man- 
fred étant  allé  en  personne  apaiser  l'Ile,  réunit  le  parlement  gé* 
néral  à  Florence,  où  les  nobles  vinrent  lui  offrir  des  dons  ;  il  re- 
çut d'un  chevalier,  du  val  de  Mazzara  cent  mulets  conduits  par 
autant  d'esclaves  noirs  (i).  Héritier  des  antipathies  des  princes  de 
Souabe,  il  n'osait  pas  se  concilier  le  peuple  par  l'institution  des 
communes  et  des  concessions  libérales;  il  était  même  contrami 
d'aggraver  toujours  les  impôts ,  outre  30,000  onces  d'or  qu'il 
exigea  pour  le  mariage  de  sa  fille  Constance  avec  Pierre,  infant 
d'Aragon^  somme  dont  une  partie,  disait-oa^  passa  dans  sa 
bourse  (2).  D'autres  dépenaet  furent  occasiomiéea  par  let  fét^^ 
pour  lesquelles  ManfM  était  passkmné;  il  m  |jk>nna  de  magni- 
fiques lorsque  Baudouin ,  empereur  détrôné  de  Constantinopfe^ 
vint  débarquer  à  Bari.  Au  milieu  des  banquets  et  des  danses,  il 

(1)  Malaspina,  Ut.  il,  chap.  6. 

(2)  «  Ob  dit  i|ii^«  M  matMge  plu»  de  la  moilié  dsla  woÊÊÊutt  rtsta  an  Mi  » 
Spiublli. 


URBAIN  IV.  âi3 

y  eut  un  tournoi  où  vingt  chevaliers  chrétiens  et  deux  musul- 
mans rompirent  des  lances  :  le  prix  était  un  collier  d'or  avec  l'ef- 
figie de  Manfred.  «  Chaque  jour  on  vit  des  danses  où  figuraient 
de  très-belles  femmes  de  toute  sorte^  et  le  roi  se  présentait  éga- 
lement devant  toutes  sans  savoir  celle  qui  lui  plaisait  le  plus,  d 
(Spinelli.) 

Manfred  chercha  même  à  s'entendre  avec  le  pape ,  jusqu^à 
faire  intervenir  le  fameux  juriste  Raymond  de  Pégnafort^  mais 
sans  résultat.  Il  refusa  de  relâcher  l'évéque  de  Vérone^  arrêté^ 
disait-il,  à  la  tête  des  insurgés.  Se  déchaînant  contre  le  pontife  : 
a  Qu'il  cesse  (s*éGriait-il)  enfin  de  mettre  la  faucille  dans  la  mois- 
son d'autrui;  qu'il  obéisse  au  divin  précepte,  ordonnant  de  ren- 
dre à  César  ce  qui  est  à  César^  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu.  »  Il 
écrivit  aux  Romains  que  le  droit  de  donner  et  d'eplever  la  cou- 
ronne impériale  appartenait^  non  au  pape,  mais  à  leur  sénat  et 
à  la  cîté^  et  il  envoya  des  mercenaires  allemands  pour  reprendre 
les  hostilités  (i). 

Les  princes  de  l'Europe  étaient  fatigués  de  cette  lutte  ;  car, 
pour  la  soutenir^  les  pontifes  imposaient  des  dîmes  continuelles 
et  des  annates  sur  les  biens  ecclésiastiques.  Or,  voyant  que  les 
papes  s'obstinaient  à  vouloir  renverser  la  maison  de  Souabe^  ils 
s'associèrent  à  cette  pensée,  et,  pour  ranimer  la  guerre ,  on  op- 
posa un  compétiteur  à  Manfred. 

Raymond  Déranger,  comte  de  Provence,  qui  avait  joué  un 
grand  rôle  dans  les  événements  de  Nice,  de  Gênes  et  des  Alpes 
maritimes,  épousa  Béatrix,  fille  de  Thomas,  comte  de  Savoie; 
douée  d'une  beauté  remarquable,  lettrée  et  protectrice  du  sa- 
voir, elle  tenait  souvent  des  cours  plénièrcs  et  d'amour,  favori- 
sait les  troubadours,  et  s'entourait  de  femmes  célèbres  dans  la 
poésie,  telles  que  Béatrix,  sa  cousine,  Agnésine  de  Saluées , 
Massa,  de  la  famille  de  Malaspina,  la  comtesse  du  Carretto,  la 
princesse  Barfoossa.  Raymond  eut  d'elle  quatre  filles,  dont  il  ma- 
ria Tune  au  roi  de  France,  l'autre  à  celui  d'Angleterre,  et  la 
troisième  au  duc  de  Comouaflles,  élu  roi  des  Romains.  A  sa 
mort,  il  laissait  Béatrix,  d'âge  nubile,  sous  la  tutelle  de  sa  mère, 
qui,  pour  la  soustraire  aux  Aragonaîs,  dont  la  Provence  tentait 
l'ambition ,  la  conduisit  à  la  cour  de  Louis  TK  de  France,  son 
gendre,  et  la  fiança  à  Charies  d^Anjou,  le  phis  jeune  frère  de  ce 
roi.  Elle  aurait  voulu  rester  comtesse  de  Provence,  mais  Charles 

(1)  PlPiNl,  Cfwon,f  Ihr.  ui,  cbap.  7^ 


^4  CHARLES  D'aNJOU. 

fit  obstacle  à  ses  prétentions.  Nous  avons^  à  ^occasion  de  ce  oon* 
Ait,  une  lettre  de  condoléance  que  lui  écrivait  son  autre  gendre^ 
Henri  d'Angleterre  (1).  Enfin  elle  dut  abandonner  le  pays  et  se 
retirer  en  Savoie,  où  elle  fonda,  aux  Échelles,  un  hospice,  qui 
renfermait  son  mausolée  de  vingt-deux  statues,  détruit  dans  le 
dix-septième  siècle. 

Tous  les  maux  fondirent  alors  sur  la  Provence,  qui  se  vit  tout 
à  coup  inondée  d'officiers  français.  Cette  grande  commune,  orga- 
nisée comme  celles  d'Italie,  fut  dépouillée  de  ses  libertés,  et  les 
impôts,  les  confiscations,  les  emprisonnements,  les  supplices 
arbitraires,  se  multiplièrent  à  l'infini.  Charles ,  âgé  de  quarante- 
six  ans,  outre  ce  domaine  de  sa  femme,  possédait,  comme  fils 
de  France,  le  comté  d'Anjou  ;  il  était  donc  le  plus  riche  et  le 
plus  puissant  des  princes  non  excommuniés.  Élevé  dans  des 
principes  austères  par  la  reine  Blanche,  il  avait  donné  de  splen- 
dides  preuves  de  son  courage  à  la  croisade  et  dans  les  tournois 
qu'il  recherchait  avec  passion  ;  il  aimait  la  pompe  et  les  cour^ 
toisies  non  moins  que  les  aventures  et  les  prouesses,  et  regar- 
dait comme  perdu  le  temps  consacré  au  sommeil  ;  d'un  carac- 
tère sombre,  peu  scrupuleux  sur  les  moyens,  implacable  envers 
ses  ennemis,  tenace  dans  ses  résolutions,  dont  il  savait  attendre 
le  résultai  avec  patience,  il  était  parjure  au  besoin.  Par  la  force 
et  la  violence  il  consolida  et  agrandit  ses  domaines;  il  soumit, 
entre  autres,  les  importantes  villes  d'Arles  et  de  Marseille,  étroi- 
tement liées  par  le  commerce  avec  Pise  et  Gènes;  puis,  s'éten- 
dant  du  côté  de  lltalie,  il  occupa  Yentimiglia  et  Nice. 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'il  ambitionnât  de  s'élever  au  niveau 
de  son  royal  frère;  sa  femme  aussi  brûlait  du  désir  de  pwter  la 
couronne  de  reine,  comme  ses  trois  sœurs,  surtout  depuis  que, 
s' étant  trouvée  avec  elles  à  une  cour  plénière,  elle  avait  dû  oc- 
cuper un  siège  inférieur.  Charles  n'hésita  donc  point  lorsque  le 
pape  lui  offrit  le  royaume  des  Deux-Siciles  ;  mais  Blanche^  alors 
régente  de  France,  ne  voulut  pas  autoriser  l'expédition.  Les  re- 
gards toujours  fixés  sur  l'Italie,  il  acquit  en  décades  monts  Alba> 
Cuneo,  Mondovi,  Piano  et  Cherasso;  puis,  à  l'avènement  d'Ur- 
bain lY,  il  renouvela  ses  démarches ,  et,  après  avoir  détruit  les 
scrupules  que  les  droits  de  Conradin  faisaient  naître  dans  l'es- 
prit de  saint  Louis,  il  s'apprôta  à  conquérir  le  royaume.  Avant  de 
se  mettre  en  marche,  il  arrangea  les  affaires  de  la  Provence, 


(1)  Àp,  RVMER,  j4cta  ffub/ica,  1816,  %ol,  i,  pag.  352. 


DESCEinr  DE  CHARLES  EN  ITAUE.  225 

soumit  à  des  arbitres  le  différend  qu*il  avait  avec  Thomas^  mar- 
quis de  Saluées^  au  sujet  de  la  possession  de  Busca  et  du  val  de 
Stura^  et  fit  construire  des  vaisseaux  dans  l'arsenal  de  Nice,  où 
des  hommes  de  Peglia  lui  amenaient  des  bois  des  montagnes 
voisines  (i). 

Mais  comme  la  Provence  ne  fournissait  de  guenûers  que  pour 
quarante  jours  et  de  faibles  distances^  il  dut  recoiunr  à  des  aven- 
turiers,  dont  il  fit  la  solde  en  partie  avec  les  dîmes  imposées  sur 
les  églises  de  France^  en  partie  avec  les  joyaux  de  la  comtesse, 
qu'il  avait  mis  en  gage.  Les  meilleurs  champions  de  France  et 
de  Provence  se  joignirent  aux  mercenaires  par  amour  chevale- 
resque envers  Béatrix ,  eipour  la  faire  reine;  quelques-uns  par 
avidité  de  butin ,  d^autres  enfin  pour  acquérir  les  indulgences 
que  le  pape  promettait,  comme  s'il  était  question  d'une  croisade 
destinée  à  fermer  le  passage  que  les  Hohenstaufen  avaient  rou- 
vert aux  Arabes  en  les  installant  en  Italie.  Grâce  à  ces  moyens, 
quinze  mille  fantassins,  cinq  mille  lances  et  dix  mille  arbalétriers 
purent  être  réunis  et  armés.  A  la  tète  de  ces  forces,  et  soutenu 
par  les  indulgences,  Charles  se  dirigea  vers  l'Italie. 

Les  pontifes,  dès  le  règne  de  Pépin ,  avaient  réclamé  les  se- 
cours des  princes  ;  jusqu'à  nos  jours,  et  pour  soutenir  des  causes 
bonnes  ou  déplorables^  ils  ont  imploré  le  bras  de  l'étranger  :  du 
reste,  ces  interventions  ont  donné  des  fruits  si  différents  que 
l'on  n'ose  mesurer  la  louange  ou  le  blâme  sur  les  effets.  Seule- 
ment nous  désirons,  dans  toute  la  sincérité  de  notre  cœur,  que 
le  pouvoir  religieux  se  trouve  le  moins  possible  obligé  de  se  mê- 
ler aux  intérêts  mondains,  cause  fréquente  de  souillure,  mais 
toujours  d'inimitié  de  la  part  d'un  certain  nombre  de  ceux  qui 
sont  tous  ses  enfants  en  Jésus-Christ. 

Pressé  de  plus  en  plus,  et  dans  Rome  même ,  par  les  Gibelins  tm 
et  Manfred,  Urbain  mourut.  Son  successeur.  Clément  lY,  se  dé- 
Clara  l'ennemi  du  népotisme,  et  l'un  de  ses  neveux  reçut  de  lui 
cette  lettre  :  a  Ne  t'enorgueillis  pas  d'une  élévation  qui  nous  hu- 
«  milie  à  nos  propres  yeux,  et  qui  s'évanouira  comme  la  rosée 
tt  du  matin.  Ne  sors  pas  de  ton  pays,  toi  ou  ton  frère  et  d'autres 
d  de  nos  parents;  gardez-vous  de  venir  à  la  cour,  sinon  vous  en 
«  partirez  accablés  de  confusion.  Ne  cherche  pas  pour  tes  sœurs 
«  des  maris  de  condition  supérieure,  car  vous  me  trouverez  con- 
«  traire  à  ces  unions;  mais,  si  elles  épousent  de  simples  cheva- 

(1)  GlOFFBBDO,  Se,  délie  Aliti  maritime. 

H18T.   BKS  ITAI..   —  T.  V.  15 


S96  CHÂBLES  A  ROUX. 

€  lieFs^  nous  leur  donnerons  300  livres  tournois  ^  à  la  condition 
a  que  cela  ne  sera  connu  que  de  toi  seul  et  de  ta  mère.  Que  nos 
a  filles  (il  avait  été  mari,é)  ne  se  marient  pas  autrement  que  si 
«  nous  étions  resté  simple  prêtre.  Qu'aucun  de  vous  n'ose  venir 
c  nous  solliciter  ni  accepter  des  présents;  vos  instances  seraient 
d  plus  nuisibles  qu'utiles  (i).  x> 

Clément,  comme  Provençal^  inclinait  vers  Charles^  sur- 
tout quand  il  vit^  dans  la  guerre  à  la  fois  politique  et  reli- 
gieuse de  toute  Tltalie^  Manfred  assurer  la  supériorité  aux  ad- 
versaires des  papes.  Malgré  les  flottes  combinées  de  Sicile  et  de 
Pise,  Charles ,  à  la  (été  de  mille  cavaliers  d'élite  ^  débarqua  à 
Rome^  dont  il  fut  nommé  sénateur  par  les  citoyens^  qui  lui  firent 
la  plus  belle  réception  qu'on  eût  jamais  vue.  Par  convention  faite 
avec  le  pape^  il  obtint  les  Deux-Siciles  pour  lui  et  ses  descen- 
dants mâles  ou  nés  de  ses  filles^  selon  Tordre  de  primogéniture. 
De  son  côté,  il  promit,  sous  la  foi  du  serment,  de  ne  partager  ni 
d'étendre  ces  domaines,  de  ne  point  se  mêler  des  affaires  de 
Lombardie  et  de  Toscane,  et  de  payer  comptant  une  certaine  som- 
me, puis  8,000  onces  d'or  par  an,  sous  peine  de  déchéance  ;  de 
fournir  au  pape,  à  toute  réquisition,  trois  cents  lances  d*au  moins 
trois  chevaux  chacune  pour  trois  mois,  et  de  lui  présenter  cha- 
que année  un  beau  palefroi  blanc  et  de  bonne  race  en  signe  d'hom- 
mage (2)  ;  de  n'accepter  jamais  la  dignité  impériale ,  et  de  dé- 
poser celle  de  sénateur  aussitôt  qu*il  serait  monté  sur  le  trône. 
Du  reste,  il  devait  respecter  la  constitution  que  le  pape  donne- 
rait à  la  Sicile,  restituer  à  l'Église  tous  les  biens  ou  titres  qu'on 
lui  avait  enlevés,  et  laisser  liberté  entière  pour  les  élections  et 
les  provisions  des  prélats,  de  manière  que  l'assentiment  royal  ne 


(1)  Regesta  Clementh  iF,  Kv.  i,  n.  549. 

(3)  in  recognitionêm  vari  dommii  wnmdtm  regni  H  terr»,  SoÊk  iemteiit  était 
aîmi conçu:  Popoft  e^  SHçcestorikuSpmc  ro«uMKt  Mcekùœ  Ugium  komaghm 
fatmm  pro  wegno  Sicilim^  ac  iota  Urr^  qu^  tsi  dira  Pharum,  lufim  ad  ooji- 
flnia  i^rrarum,  excepta  çifitate  Benevenlana  cum  teto  terrUorio  et  omnibus  dit- 
trictibus  et  pertlnentiis  suisy  nobis  et  heredibus  nostrit  a  prœdicta  Ecciesia  ro^ 
mana  concessis^  etc.  Les  8,000  onces  étaient  ad  générale  pondus,  d^où  il  lé- 
suite  c[u*il  était  fait  une  retenue  de  10  pour  100,  ce  qui  réduit  la  somme  à 
7,300.  Si  Ton  évalue  ToDce  k  68.30,  le  cens  aurait  été  de  4S8,760  fr.  qui 
fenint  au^oord'hiii  enviroii  éeux  miUioiu.  En  1276,  Quurka,  m  tminaBt  à 
Rome,  et  sollicité  de  payer  cette  somme,  qu'il  n'avait  pas,  écriTit  à  ses  tré- 
soriers d'engager  sa  grande  couronne  et  ces  joyaux,  afin  de  l'obtenir  en  prêt. 
Giaunonb,  Hv.  xix,  chap.  12. 


CHAULES  A  ROME.  S27 

fût  nécessaire  ni  avant  ni  après;  le  tribunal  des  évéques  con- 
naîtrait seul  des  causes  ecclésiastiques  et  des  affaires  des  clercs. 

Sur  ces  entrefaites,  l'armée  de  Charles  arrivait  par  les  cols  de 
TArgentière  et  de  Tende.  Pierre,'  comte  de  Savoie,  et  Guil- 
laume, marquis  de  Montferrat,  avaient  déserté  la  cause  du  parti 
guelfe  pour  favoriser  les  nouveaux  vainqueurs,  dont  Acqui  et 
Novi  éprouvèrent  la  vengeance.  Turin,  Verceîl  et  Novare  les  ac- 
cueillirent avec  joie.  De  là  ils  se  dirigèrent  vers  le  Milanais , 
donnèrent  la  supériorité  aux  Guelfes  et  chassèrent  leurs  enne- 
mis. Les  Gibelins  et  surtout  les  Del  Carreto,  avec  le  marquis  de 
Pelavicino,  qui  s'était  formé  un  Ëtat  puissant  entre  Crémone  et 
Brescia,  résistèrent  aux  envahisseurs;  mais,  peut-être  par  la 
trahison  de  Buoso  de  Dovara,  ils  purent  traverser  le  Brescian, 
puis  atteindre  Ferrare  et  le  Bolonais  en  évitant  la  Toscane,  en- 
core fidèle  à  Manfred,  et  rejoindre  enfin  Charles  à  Rome.  Là,  ils 
arrivaient  épuisés  de  fatigue,  pauvres,  nus,  affamés  de  richesses 
romaines.  Mais  Charles  les  avait  épuisées  sans  pouvoir  contrac- 
ter de  nouveaux  emprunts,  parce  qu'il  n'acquittait  pas  les  pre- 
miers, et  le  pays  était  traité  comme  une  conquête. 

Clément  refusait  d'aller  à  Rome  pour  ne  pas  se  mettre  entiè- 
rement à  la  discrétion  de  Charles,  dans  lequel  il  reconnaissait 
alors  un  ambitieux  et  un  égoïste,  bien  au-dessous  de  ce  qu'on 
attendait  de  lui  et  de  ses  fastueuses  promesses,  et  qui  deman- 
dait sans  cesse  de  l'argent,  «comme  si  (écrit  le  pape)  nous 
«avions  eu  des  montagnes  d'or  et  des  fleuves  de  richesses.  »  Afin 
de  purger  la  ville,  il  se  hâta,  après  de  nouveaux  serments  d'hom- 
mage lige,  de  lui  faire  donner  la  couronne  de  la  Sicile  et  le  gon- 
falon  de  l'Église,  en  l'engageant  à  partir  sans  retard,  bien  qu'on 
nit  au  cœur  de  l'hiver.  Le  pape  levait  des  dixièmes  et  des  cen- 
tièmes dans  toute  la  chrétienté ,  hypothéquait  ses  biens  et  ceux 
des  cardinaux  pour  obtenir  des  emprunts  des  Siennois  et  des 
Florentins,  multipliait  les  indulgences,  absolvait  les  incendiaires 
et  les  sacrilèges ,  sous  l'obligation  de  prendre  la  croix  blanche 
et  rouge  ;  son  légat  Pignatelli,  évéque  de  Cosenza,  porteur  d'ab- 
solutions et  d'excommunications,  accompagna  le  roi. 

Manfred  faisait  provision  d'hommes,  d'argent,  de  courage;  il 
demanda  le  contingent  des  feudataires ,  fit  venir  de  nouveaux 
Sarrasinsd' Afrique,  posta  entre  laSardaigne  et  l'Italie  une  flotte 
de  navires  siciliens,  génois  et  pisans,  et  assaillit  le  patrimoine  de 
l'Église  dans  l'espoir  d'exterminer  les  Français  avant  l'arrivée  du 
gros  de  Tannée  ;  mais  tout  lui  faisait  comprendre  que  la  nation 


fl» 


2âS  CHARLES  ET  MANPRED. 

n'était  pas  avec  lui.  Les  Napolitains^  fatigués  de  l'interdit^  le 
suppliaient  de  se  réconcilier  avec  le  pape^  et  Manfred  assurait 
que  l'obstacle  ne  venait  pas  de  lui;  il  promettait  d'envoyer  trois 
cents  Sarrasins  qui  forceraient  les  prêtres  à  rou\Tir  les  églises  et 
à  dire  des  messes.  Par  des  complots,  il  souleva  Rome  contre  les 
papes^  mais  d'autres  conjurations  le  contraignirent  d'évacuer  le 
territoire  {lontifical.  Il  fortifia  ces  défilés  qui  ne  peuvent  être 
rendus  accessibles  que  par  la  trahison  ou  la  lâcheté  de  leurs  dé- 
fenseurs; mais,  malgré  toutes  ces  précautions,  la  crainte  avait 
envahi  les  cœurs  (1);  puis  on  dit  que  le  comte  de  Gaserte,  chargé 
de  la  défense  de  Garigliano,  livra  le  passage  de  ce  fleuve  aux 
Français  pour  venger  son  honneur  d'époux  outragé  par  Man- 
'  fred.  Ce  prince,  se  voyant  pris  dans  les  filets  de  la  trahison,  et 
n'obtenant,  par  ses  discours  et  ses  manifestes,  que  des  promes- 
ses ou  cette  compassion  qui  ennoblit  une  bannière,  mais  n'as- 
sure point  son  triomphe,  proposa  un  arrangement  ;  mais  Ghar^ 
les  répondit  :  a  Dites  au  Soudan  de  Nocera  que  je  ne  veux  avec 
a  lui  ni  paix  ni  trêve;  aujourd'hui  je  l'enverrai  en  enfer,  ou  il 
«  m'enverra  dans  le  paradis.  » 

Nous  avons  vu  d'autres  fois  la  défiance  de  la  victoire  inspirer 
le  désir  de  tout  risquer  et  d'en  finir;  ainsi  Manfred,  alors  qu'il 
aurait  pu  prolonger  la  résistance  en  s'abritant  dans  les  forte- 
resses, résolut  de  tout  aventurer  dans  une  bataille  à  Grandella, 
près  de  Bénévent.  D'un  côté ,  les  devins  arabes  observaient  le 
point  favorable  des  astres  pour  engager  l'action  (S);  de  Vautre, 
1268  l'évêque  d'Auxerre,  revêtu  d'une  armure  complète,  donna  l'ab- 
26  féfricr.  solution  aux  Français,  et ,  a  pour  pénitence ,  leur  dit-il ,  je  vous 
impose  de  frapper  fort  et  à  coups  redoublés.  »  La  lutte  s'en- 
gage ;  les  Guelfes,  et  surtout  ceux  de  Toscane,  font  des  prodiges 
de  valeur.  L'armée  de  Manfred  déploie  plus  de  courage  encore 
et  plus  d'habileté;  les  cavaliers  allemands,  hauts  et  vigoureux, 
manœuvrant  à  deux  mains  leurs  longs  sabres,  l'emportaient  sur 
les  Français,  qui  voyaient  les  armures  trempées  à  toute  épreuve 
émousser  le  tranchant  de  leurs  glaives  courts  et  droits.  Gharles, 
mettant  alors  de  côté  toute  loyauté  chevaleresque ,  ordonne  de 
frapper  d'estoc,  d'enfoncer  la  pointe  sous  les  aisselles  des  cava- 
liers lorsqu'ils  lèvent  les  bras,  et  de  ne  point  épargner  les  che- 

(1)  «  Malgré  tout  cela  nous  avions  grande  peur.  »  Spi5ELLI. 

(2)  Misil  in  Siciiam  et  Lombardiam  ut  inde  arcesteret  duos  astroiogos  :  is 
enim  iucredihile  est  quantam  fidcm  halicret  astrorum  posituris,  Malaspina. 


BATAILLE  D£  BÉNÉVENT.  229 

vaux  (i).  Les  Allemands  sont  ainsi  démontés^  et  restent  accablés 
sous  le  poids  de  leur  armure.  Manfred  veut  alors  faire  avancer 
les  soldats  de  la  Fouille,  qui  formaient  sa  réserve^  mais  ils  refu- 
sent d'obéir.  Son  oncle,  le  grand  camérier,  comte  de  Maletta^ 
donne  le  signal  de  la  défection;  il  est  suivi  par  le  comte  d'A- 
cerra,  beau-frère  de  Manfred,  et  d'autres  chevaliers  déjà  d'intel- 
ligence avec  l'ennemi.  Indigné  de  Pabandon  de  ses  guerriers  les 
plus  braves,  et  résolu  de  mourir  en  roi  plutôt  que  de  vivre  dans 
l'exil  et  la  misère  (2)^  Manfred  se  dépouille  de  ses  insignes  trop 

(i)  Redditevos  attentes,  ut potUts  eifuos quant  homines  offendatis.  MaLASPINA. 

(2)  Potîus  hodU  vole  mori  reXy  quant  vivere  exsul  et  miser,  RiCOBALDO  Fer- 
RARE9|t.  —  Le  fait  qu*il  aurait  été  promené  sur  un  &ne  par  un  misérable  est 
démenti  par  la  lettre  de  Charles  qui  dit  :  Contiglt  quod  die  dominica  corpus 
inventwn  est  nudum,  penitus  inter'cadavera  peremptorum,,.  Ego,  ftaturaii  pie- 
taie  inductuSf  corpus  ipsum  cunt  quadam  honorificentia  sepulturcBj  non  tamen 
ecclesiasticœ^  tradifeci.  Âp.  TuTlM.  Manfred  s'était  déjà  préparé  une  sépulture 
dans  le  fameux  sanctuaire  de  Monte  Vergine,  où  Ton  voit  encore,  dans  la  cha- 
pelle à  droite  du  grand  autel,  Tancien  sarcophage  qui  lui  était  destiné  et  un 
grand  crucifix  donné  par  lui. 

Dante  place  Manfred  dans  le  purgatoire,  en  supposant  quMl  s'est  repenti  à 
rheure  de  la  mort  ;  mais  il  doit  y  rester  autant  de  jours  qu'a  duré  son  opposi- 
tion à  rËglise  : 

Biondo  era  e  bcllo  c  di  gentile  aspetto , 
Ma  Fun  de*  cigli  un  colpo  avea  diviso. 
......  lo  son  Manfredi 

Nipote  di  Costanza  impératrice... 
Poscia  chUo  ebbi  rotta  la  persona 

Da  due  punte  mortali ,  io  rai  rendei 

Pentito  a  que!  che  volcntier  perdona. 
Orribil  furon  li  peccati  miei , 

Ma  la  bontà  di vina  ha  si  gran  braccia , 

Che  prcnde  ci6  che  si  rivolve  a  lei... 
Per  lor  raaledizion  si  non  si  perde 

Cbc  non  possa  tomar  Tcterno  amore 

Montre  che  la  spcranza  ha  fior  di  verde... 

Ses  cheveux  étaient  blonds ,  et  belle  sa  figure 
Soo  aspect  noble  ;  mais  le  fer  avait  tranché 
L'ace  de  IHm  des  sourcils... 


De  Constance ,  dit-il ,  la  noble  impératrice , 
Je  sois  le  petit-fils,  Manfred... 
Mes  pécha  furent  grands ,  horribles  ;  mais  aussi 
Est  la  bonté  divine  inépuisable ,  immense , 
Et  tend  les  bras  à  qui  vient  lui  crier  merci. 


Ne  perd  leur  anathème  au  point  que  sans  retour 
On  se  trouve  déchu  de  Téternel  amour. 

Tant  que  verdit  encore  un  reste  d*cspérancc. 

Trad.  d'E.  ÂBOUZ,  Paris,  1M2« 


330  BATAILLE  DE  BtSftVWT. 

apparents^  et  prend  un  casque  sans  courcxine  ;  mais  Paigle  qui 
en  formait  le  cimier  tombe.  Hoc  est  signum  Dei,  s'écrie-Ml^  et^ 
se  précipitant  avec  le  courage  du  désespoir  au  plus  épais  (te  la 
mêlée ^  il  tombe  percé  de  coups.  Son  cadavre^  trouvé  parmi  un 
monceau  de  morts  ^  fut  reconnu  aux  larmes  de  ses  fidèles.  Les 
barons  français  voulaient  lui  rendre  les  honneurs  militaires^  mais 
Charles  pensa  qu'il  devait^  comme  excommunié ^  être  exclu  de 
la  sépulture  sacrée;  on  le  déposa  donc  dans  une  fosse  ^  où  les 
soldats  jetèrent  chacun  une  pierre,  lui  élevant  ainsi  un  toiBbeau 
comme  aux  anciens  héros.  Le  légat  pontifical  ne  voulut  pas 
même  lui  laisser  cette  sépulture,  et  il  le  fit  jeter  sur  la  rive 
droite  du  fleuve  Verde,  qui,  entre  Ceprano  et  Sora,  forme  la  li- 
mite du  royaume  et  de  la  Romagne. 

Nous  ne  chargerons  pas  la  mémoire  de  Manfred  autant  que 
l'a  fait  la  haine  des  Guelfes  ;  nous  aimons,  au  contraire,  ses  ma- 
nières chevaleresques,  sa  libéralité,  sa  douceur  et  la  constance 
qu'il  déploya  dans  la  disgrâce.  Néanmoins^  comme  il  avait 
commencé  sa  carrière  par  l'usurpation,  il  dut  s'avancer  par  des 
voies  tortueuses  et  recourir  à  la  dissimulation.  A  l'exemple  de 
ses  pères,  au  lieu  de  songer  aux  peuples,  à  leurs  besoins,  à 
leurs  désirs,  et  d^en  rechercher  l'amour,  il  n'eut  en  vue  que 
son  intérêt  propre;  il  combattit  avec  le  bras  des  étrangers,  tou- 
jours intolérables  même  alors  qu'ils  n'étaient  pas  rapaces.  Les 
trahisons  de  ses  partisans  et  des  membres  de  sa  famille  nous 
font  horreur  sans  doute,  mais  elles  supposent  de  graves  motifs. 

Hélène^  sa  femme ,  essaya  de  s'enfuir  auprès  de  son  père  en 
Épire;  mais  à  Trani,  livrée  par  la  trahison,  elle  fut  envoyée  dans 
une  prison  de  Nocera,  où  le  vainqueur  lui  assigna  six  car- 
lins pour  elle  et  ses  fils  ;  elle  mourut  au  bout  de  cinq  ans 
d'épuisement  et  de  douleur.  Béatrix ,  sa  fille ,  ne  fut  remise  en 
liberté  qu'après  dix-huit  ans;  les  trois  m&les  vécurent  malheu- 
reux, traînés  de  prison  en  prison.  Les  fauteurs  de  Manfred  fu- 
rent envoyés  en  Provence  ou  dans  les  forteresses,  ou  bien  pros- 
crits; les  traîtres  recueillirent  de  faibles  récompenses  et  le 
mépris.  Les  Sarrasins,  assiégés  dans  leurs  retraites,  durent  se 
rendre  à  discrétion,  et  abandonner  aux  supplices  les  Gibelins, 
auxquels  ils  avaient  donné  asile;  plusieurs  abjurèrent,  d'autres 
^  furent  dispersés  dans  le  royaume ,  et  quelques-uns  restèrent  à 
Lucera ,  devenu  le  refuge  des  mécontents.  Charles  les  vainquit 
une  seconde  fois,  puis  les  toléra  et  les  admit  dans  son  armée; 
enfin  Charles  II  dissipa  cette  colonie,  dont  il  changea  le  nom  en 


CHARLES  TaiOMPUANT.  S3I 

celui  de  Sainte-Marie,  etBenottXI  le  félicitait  d'avoir  anéanti 
en  Italie  la  foi  hétérodoxe. 

Charles  d'Anjou^  avec  la  nouvelle  de  la  victoire  de  Bénévent/ 
envoya  au  pape  deux  candélabres  d'or  très-précieilx^  beaucoup 
de  joyaux  et  un  trône  orné  de  pierreries  ;  cependant  il  d'empè* 
cha  point  que  Bénévent^  ville  pontificale^  ne  fftt  livrée  au  pillage 
le  plus  affreux.  Naples  fit  écûter  sa  joie  en  voyant  entrer  la 
reine  Béatrix  avec  des  carrosses  dorés^  une  foule  de  demoisellesy 
un  luxe  inusité  (1)^  et  surtout  avec  les  lions,  les  éléphants  et  lea 
dromadaires  qui  avaient  appartenu  à  Tempereur  Frédéric.  Les 
trésors  que  Manfred  avait  déposés  dans  lé  château  de  Porta-Ga- 
puana  devaient  être  pairtagés  entre  les  guerriers  qui  avaient  par- 
ticipé à  rexpéditioui  et  Charles ^  dans  ca  but,  demanda  des 
balanceSé  a  A  quoi  bon  des  balances?  s'écria  Hugues  du  Bahso, 
chevalier  provençal ,  d  et,  faisant  trois  tas  avec  les  pieds^  il  dit  : 
a  Celui-ci  pour  monseigneur  le  roi,  cet  autre  pour  la  reine,  et 
le  troisième  pour  vos  chevaliers,  n  Charles  le  récompensa  par  le 
comté  d'Avellino,  puis  il  établit  partout  des  barons,  ded  magis- 
trats, des  juges  de  sa  nation,  voulant  des  personnes  nouvelles 
pour  des  choses  nouvelles  :  réformes  qui,  sous  le  manteau  de  la 
délivrance,  cachaient  tous  les  malheurs  d'une  conquête.  Le 
système  fiscal  introduit  par  Frédéric  II  fut  non-seulement  main- 
tenu, mais  appliqué  avec  une  rigueur  inouïe;  puis,  comme  le 
pape  exigeait  que  les  biens  ecclésiastiques  jouissent  de  Fimmu^ 
nité,  on  suçait  le  sang  et  la  moelle  des  autres  (3).  Les  amis  se^ 
crets  de  la  maison  de  Souabe  gémissaient ,  et  les  hommes^  tou* 
jours  nombreux,  qui  se  promettent  tout  bien  des  libérateurs^ 
détrompés  actuellement,  s'écriaient  :  «  0  bon  roi  Manfred,  nous 
a  t'avons  mal  connu  vivant,  et  nous  pleurons  ta  mort  !  Tu  nous 
a  semblais  un  loup  rapace  au  milieu  de  nous ^  pauvres  brebis; 
d  mais,  depuis  que  notre  inconstance  nous  a  soumis  à  la  doihina- 
(i  tion  présente,  nous  comprenons  que  tu  étais  un  agneau.  Nous 
«  souffrions  de  voir  qu'une  partie  de  nos  biens  passât  dans  tes 
a  niahis,  et  maintenant  tous  ces  biens  avec  les  personnes  mômes 
(i  sont  au  pouvoir  d'un  peuple  étranger,  d 

Vieux  refrain  que  les  peuples  répètent  à  chaque  changement 
de  maître,  mais  dont  personne  ne  profite,  soit  pour  s'épar- 
gner les  désillusions ,  soit  pour  apprendre  à  supporter  leurs 

(1)  a  De  ma  vie  je  ne  tû  rien  de  plus  beau.  »  Spuielli. 

(2)  Cruorem  eliciunt  et  meduUas,  MalaspucA« 


23â  CHARLES  TRIOMPHANT. 

conséquences.  Le  pontife  lui-même  se  vit  contraint  de  s'appuyer 
sur  les  étrangers^  de  lancer  des  excommunications  contre  des 
villes  anciennement  fidèles  à  sa  bannière^  et  d'exciter  les  pas- 
sions populaires^  si  difficiles  à  calmer  après  Texplosion  de  Té* 
goiste  irritation  des  partis.  Chargé  de  dettes  contractées  pour 
venir  au  secours  de  l'entreprise^  il  avait  espéré  les  payer  après 
l'avènement  de  Charles  et  pouvoir  alors  rentrer  à  Rome  ;  mais, 
dans  cet  homme,  sur  le  dévouement  duquel  il  avait  compté^  il 
trouvait  un  despote.  Il  avait  cherché  à  garantir  les  franchises  des 
Siciliens,  et  il  voyait  qu'il  leur  avait  imposé  un  tyran.  11  ne  ces- 
sait donc  de  lui  faire  des  reproches,  et  lui  écrivait  :  a  Si  tes  mi- 
ce  nistres  dépouillent  le  royaume^  c'est  ta  faute^  parce  que  tu  as 
«  rempli  les  offices  de  voleurs  et  d'assassins  qui  se  permettent 
a  des  actes  dont  Dieu  ne  peut  supporter  la  vue...  rapts,  adul- 
atères^  extorsions,  vols...  Tu  m'allègues  pour  excuse  ta  pau- 
(c  vreté!  Ce  royaume  ne  te  suffit  donc  pas?  ce  royaume ^  avec 
a  les  revenus  duquel  un  grand  homme ^  Fempereur  Frédéric, 
«  satisfaisait  à  des  dépenses  bien  plus  considérables,  rassasiait 
«  l'avidité  de  la  Lombardie^  de  la  Toscane^  des  Marches,  de 
a  l'Allemagne  ;  et  pourtant  il  accumula  d'immenses  riches- 
«  ses  (1)  I  » 

Le  pape,  voyant  des  brigues  se  renouer  dans  le  sens  gibelin^ 
envoya  Charles  pacifier  la  Toscane,  après  avoir  exigé  le  serment 
qu'il  ne  garderait  l'autorité  que  trois  ans,  et  la  céderait  aussitôt 
1267  qu'un  empereur  serait  reconnu.  Florence  se  soumet  pour  dix 
ans  au  pacificateur,  qui  excite  dans  ses  murs]une  guerre  d'exter- 
mination. Plusieurs  villes  lombardes  lui  demandèrent  même  des 
podestats,  et  Charles,  enhardi,  leur  fit  proposer  de  l'élire  pour 
leur  seigneur;  la  plupart  lui  répondirent  :  a  Ami^  oui;  mais  non 
pas  maître.  »  Nommé  par  le  pape  vicaire  de  l'empire  vacant,  il 
étendit  sa  juridiction  sur  le  Piémont,  dont  il  appréciait  l'impor- 
tance comme  voisin  de  la  Provence;  enfin,  sous  le  prétexte  de 
calmer  les  esprits,  il  consolida  partout  sa  domination  et  celle 
des  Guelfes. 

Alors  on  vit  renaître  la  pitié  et  les  regrets  pour  cette  race 
qu'on  venait  à  peine  de  maudire,  et  les  regards  se  portaient  au 
delà  des  Alpes,  où  survivait  son  unique  rejeton.  Conradin,  dé- 
pouillé des  biens  et  des  dignités  de  ses  aïeux,  proscrit  avant  de 
naître  avec  toute  la  descendance  de  Frédéric  II,  vivait  à  Land- 

(t)  Ap.  MartètTB,  Thts.  Jnecd,,  tom.  il,  pag.  521. 


RÉACTION   GIBELINE.   GONRADIN.  233 

shiit^  auprès  du  duc  Louis  de  Bavière^  sous  les  yeux  de  sa  mère, 
Elisabeth.  Agé  de  seize  ans^  beau  de  sa  personne^  généreux 
bien  que  pauvre^  adonné  à  la  chasse  et  aux  exercices  militaires^ 
versé  dans  la  langue  latine^  il  composait  en  allemand  des  poé- 
sies qui  jouirent  de  quelque  réputation  parmi  les  premiers  es- 
sais poétiques  de  cet  idiome.  Jouet  de  tous  les  partis,  but  de 
tous  les  mécontents^  on  avait  même  songé  à  le  faire  empereur 
d'Allemagne  ;  le  reproche  de  mollesse  que  lui  adressaient  les 
Allemands  (i)^Ies  exagérations  de  son  entourage  entretenaient  en 
lui  ces  rêves  de  restauration  dont  se  bercent  d'ordinaire  les  des- 
cendants de  races  détrônées,  à  qui  les  nuages  de  l'encens  ne 
permettent  ni  de  voir  la  situation  réelle,  ni  de  calculer  les 
moyens  et  les  probabilités.  Les  Lancia,  parents  de  Manfred  par 
sa  mère,  et  fidèles  à  ce  prince  dans  les  malheurs  comme  dans 
la  prospérité,  étaient  parvenus  à  s'échapper  des  prisons  du  roi 
Charles  ;  ils  sollicitèrent  particulièrement  Gonradin  à  revendi- 
quer la  couronne,  en  lui  apportant  100,000  florins,  les  vœux  de 
Pise  et  de  Sienne,  outre  des  offres  magnifiques:  il  pourrait, 
lui  disaient-ils,  soudoyer  des  mercenaires,  et  les  chevaliers 
d^aventure  accourraient  à  une  si  noble  entreprise  ;  à  peine  se 
montrerait-il,  et  les  Italiens,  fatigués  des  Guelfes,  des  papes, 
des  Angevins,  viendraient  tous  se  ranger  sous  ses  drapeaux. 

Gonradin ,  avec  Tardeur  d'un  jeune  homme  et  l'aveuglement 
d'un  prétendant,  se  dirigea  donc  vers  Tltalie,  quoi  que  fît  sa 
mère  pour  le  dissuader  de  cette  expédition.  Les  ducs  de  Bavière, 
ses  oncles,  l'accompagnèrent  jusqu'à  Yérotae  avec  dix  mille  com- 
battants; mais,  comme  l'argent  lui  manqua  pour  faire  leur 
solde,  ils  rétrogradèrent,  et  Gonradin  ne  put  en  retenir  que 
trois  mille  en  engageant  son  patrimoine.  Qu'importe  I  les  amis 
de  son  aïeul,  les  Gibelins  de  toute  Tltalie,  les  méqontents  de  la 
Sicile,  lui  prodiguaient  les  promesses,  sacrifice  peu  coûteux  :  les 
hommes  et  l'argent  devaient  affluer;  le  seul  Maletta,  celui  qui 
avait  trahi  Manfred  à  Bénévent,  et  qui  était  devenu  grand  tréso- 
rier de  Gharles,  l'avait  assuré  de  46,000  onces  d'or  et  de  mille 
cavaliers  stipendiés.  11  est  vrai  que  ni  les  hommes  ni  l'argent  ne 
paraissaient  :  mais,  en  attendant,  Gonradin  rédigeait  des  mani- 
festes, armes  de  quiconque  n'en  a  pas  d'autres;  il  exhortait  les 

(1)  Quielem  quœsivU,  et  ob  hoc  a  imlgo  ignomitûam  muUam  tuscepU;  nam 
Je  eo  carmina  prapa  deeantaverunt.  Goh.  ViUodur.  ap.  EccARD,  Corpus  H'ut,, 
1,5. 


334  EXPÉDITION  D£  GONRAPIN. 

Italiens  à  venir  le  rejoindre^  leur  promettant  de  relever  Fbon- 
neur  de  leur  pays  et  la  dignité  du  nom  allemand  (i).  Aux  prin- 
ces de  l'Europe  il  se  plaignait  des  papes  :  a  Innocent  m'a  nui 
à  moi  innocent;  Urbain  ne  m'a  pas  montré  d'urbanité;  Clément 
a  usé  d*inclémence  envers  moi^  et  Rome  nie  hait  au  point  de  ore 
pas  vouloir  méipe  que  je  vive>  moi  rejeton  d'unB  race  si  magni* 
fique^  qui  a  régné  si  longtemps^  et  dont  je  ne  veux  pas  dégéné-f 
rer^  moi  élu  et  créé  pour  la  sublimité  de  Tempire  sur  les  traces 
de  mes  ancêtres,  d 

Les  citoyens  d'Asti^  qui^  pour  suivre  le  mouvement,  s'étaient 
soumis  à  payer  tribut  à  Charles,  voyant  que  ce  sacrifice  ne  les 
mettait  point  à  Tabri  des  exigences  des  maréchaux  sous  Tauto- 
rité  desquels  ce  roi  avait  placé  Turin,  Alba,  Alexandrie^  Sbyî^ 
gliano,  soudoyèrent  quinze  cents  hommes;  puis^  s'étant  alliés 
avec  les  Pavesans  et  le  marquis  de  Montferrat  (gendre  d'Al- 
phonse de  Castilie ,  empereur  élu ,  et  son  vicaire  en  Italie  ),  ils 
soulevèrent  contre  Charles  les  villes  qui  avaient  reconnu  son 
autorité.  Encouragés  par  ces  manifestations,  les  Génois  battirent 
ses  flottes,  et  les  Pisans,  avec  vingt-quatre  galères  commandées 
par  Frédéric  Lancia,  défirent  à  Melazzo  l'escadre  provençale. 
Ces  succès  semblaient  de  bon  augure  à  Conradin,  qui,  préveuqnl 
la  résistance  des  républiques  guelfes  dont  la  ligue  s'était  re- 
constituée, et  soutenu  par  les  cités  gibelines^  sortit  de  Pavie  et 
lias  traversa  par  une  marche  hardie  les  gorges  liguriennes.  Dans  un 
petit  port  près  de  Savone,  il  trouva  des  galères  qui  le  transpor- 
tèrent à  Pise;  affranchi  des  obstacles  des  Alpes  et  des  fleuves, 
il  pouvait  désormais  porter  les  armes  dans  le  pays  même  des 
ennemis,  agité  par  les  souvenii's  et  les  complots* 

Clément  IV,  bien  que  mécontent  du  roi  Charles,  prit  ombrage 
de  cet  enfant^  qui  prétendait  encore  réunir  Fempire  et  la  Sicile; 
il  le  déclara  donc  excommunié  avec  ses  adhérents,  et  déchu  non- 
seulement  de  tout  droit  sur  les  deux  Siciles,  mais  encore  sur  le 
duché  de  Souabe  et  le  royaume  de  Jérusalem;  il  insultait  à  ce 
a  roitelet^  issu  de  la  race  venimeuse  du  serpent  tortueux,  qui^ 
cr  aspirant  à  l'extermination  de  sa  mère,  l'Église  romaine^  em- 
a  peste  de  son  souffle  les  campi^es  de  la  Toscane ,  et  envoie 


(1)  Telle  est  la  forme  d*un  manifeste  qui  se  trouve  dans  la  bibliothèque  de 
Tarin,  D.  N.  38  f.  70.  Pour  le  reste,  voir  LimiG ,  Codêx  it,  dipL,  VL,  41.  Pro- 
testatio  Conradini;  et  d'autres  ^documenta  du  H  jaUTier  1367  et  du  7  juillet 
126S. 


BZfiDITIOR  DB  GONRAPlNi  SSft 

«  des  traîtres  dans  les  différentes  cités  de  l'empire  vacant  et  de 
(  notre  royaume  de  Sicile  (1).  * 

Ces  paroles  dénotent  que  ces  partisans  que  trouve  fadlement 
quiconque  vient  troubler  un  nouveau  règne  ne  manqueraient 
pas  au  prétendant.  Les  barons,  qui^  dans  la  Lombardie  et  la  Tos- 
canei  tenaient  des  fiefs  de  Tempire^  à  Pombre  duquel  ils  avaient 
exercé  la  tyrannie^  désiraient  un  nouvel  empereur,  surtout  jeune 
et  faible,  dont  le  nom  couvrirait  leur  volonté  despotique.  Conrad 
Capece^  ayant  pénétré  en  Sicile  avec  un  corps  d'Africains,  y 
avait  réveillé  la  haine  étemelle  contre  Naples;  puis,  soute- 
nant les  Felenii  contre  les  Ferracaniy  noms  que  les  Gibelins  et 
les  Guelfes  s'étaient  donné  dans  l'Ile,  il  souleva  tout  le  pays, 
excepté  Syracuse  et  Messine.  A  Rome  y  toujours  rebelle  à  l'au- 
torité papale  5  Henri  de  Gastille  avait  embrassé  ouvertement  la 
cause  de  Cûnradin;  célèbre  par  ses  victoires  sur  les  Maures,  il 
était  resté  longtemps  parmi  les  barbaresques  de  Tunis,  dont  il 
avait  contracté  les  vices;  puis,  comme  sénateur  de  Rome^  il 
exerça  dans  cette  ville  une  indigne  tyrannie ,  en  persécutant  un 
grand  nombre  de  personnages.  Dans  le  principe,  favorable  à 
Charles,  son  parent ,  il  devint  son  ennemi  dès  qu'il  l'eut]  empê- 
ché d*obtenir  le  royaume  de  Sardaigne,  objet  de  son  ambition, 
et  ne  put  recouvrer  l'argent  qu'il  lui  avait  prêté  ;  non  moins  hos- 
tile au  pape^  il  promit  à  Conradin  sa  propre  épée  et  un  corps  de 
combattants. 

Alléché  par  des  préludes  si  favorables,  Conradin  partit  de 
Pise,  traversa  Sienne,  et  vint  déployer  ses  bannières  sous  les 
murs  de  Yiterbe,  derrière  lesquels  s'était  abrité  le  pontife 
fugitif  de  Rome,  et  qui  dit  aux  cardinaux  :  a  Que  ce  jeune 
homme,  entraîné  par  les  méchants  comme  une  brebis  au  bou- 
cher, ne  vous  inspire  aucune  crainte ,  »  et  il  célébra  tranquille- 
ment la  solennité  de  la  Pentecôte. 

Les  Romains  fêtèrent  Conradin  comme  un  peuple  qui  a  be- 
soin de  spectacle;  la  terre  fut  couverte  d'habits  et  d'étoffes,  les 
mes  ornées  de  riches  tapis,  de  fourrures,  de  draps  de  soie  et 
d'or,  et  l'on  tendit  des  cordes  où  chacun  suspendit  ce  qu'il  avait 
de  plus  éclatant  en  vêtements,  en  armes,  en  objets  de  luxe;  par- 
tout on  entendait  le  son  des  tambours,  des  violes,  des  fifï*es,  et 
la  voix  de  chœurs  chantant  joyeusement  (2] . 

(1)  Anoales  deBaronius,  à  Tannée  1268. 

(2)  Malaspina,  plein  de  pitié  pour  les  vaincus,  et  qui  raconte  ces  faits  dans 


236  .     BATAILLE  DE  TA6UÀG0ZZ0. 

Conradin,  proclamé  le  libérateur  du  peuple^  Tépée  de  Titalie, 
et  décoré  des  autres  titres  qui  sont  répétés  d'âge  en  âge  par  la 
populace  et  les  bureaucrates^  monta  au  Capitole  et  prononça  un 
discours,  où  les  Romains  surent  trouver  toutes  les  beautés  de 
sentiment  et  de  forme,  parce  qu'ils  y  étaient  adulés.  Des  cris  de 
joie  réveillèrent  l'écho  des  sept  collines  ;  la  poésie  et  la  prose 
chantèrent  le  légitime  successeur  de  tant  de  Césars.  Les  indi- 
vidus-qui  lui  firent  opposition  furent  punis  par  ^emprisonne- 
ment^  le  pillage  et  la  confiscation;  le  sénateur,  pour  faire  de 
l'argent^  dépouilla  les  églises  et  les  sacristies,  oii  les  paiiiculiers 
déposaient  alors  leurs  richesses,  et,  après  avoir  levé  des  soldats, 
il  partit  pour  une  conquête ,  dont  il  espérait  sans  doute  de 
grands  avantages. 

Ivre  d'espérances ,  Conradin  se  dirigea  par  Tivoli  et  Vîcovaro 
afin  de  pénétrer  dans  les  Abruzzes ,  montagnes  si  favorables 
pour  camper  y  et  où  devaient  venir  le  rejoindre  tous  ses  parti- 
sans du  royaume^  mais  surtout  les  païens  de  Lucera.  Charles 
ne  s'endormait  pas^  et^  à  Tagliacozzo,  près  des  anciens  Campi 
25  août.  PalerUini,  alors  plaine  de  Saint-Yalentin,  il  fit  face  à  son  rival. 
Le  légat  pontifical  bénit  les  armes  du  roi,  et  prononça  des  im- 
précations contre  celles  de  Conradin  ;  mais  ce  prince  conduisait 
bon  nombre  d'Allemands^  Galvano  Lancia  d'Italiens^  et  Henri  de 
Castille  d'Espagnols.  Les  Gibelins  eurent  d'abord  l'avantage,  au 
point  que  Charles  se  désespérait  en  voyant  les  siens  dispersés  et 
tués;  mais,  sur  le  conseil  d'Érard,  sire  de  Valéry,  vieux  cheva- 
lier alors  de  retour  de  la  Palestine,  il  avait  en  réserve  un  corps, 
à  la  tête  duquel  il  assaillit  les  Gibelins  qui  célébraient  déjà  la 
victoire,  et  les  mit  en  déroute  avec  un  tel  carnage  que  celui  de 
Bénévent  n'était  rien  en  comparaison  (1). 

tous  leurs  détails,  fut  témoin  de  cette  réception  ;  il  prétend  que  les  seigneurs 
napolitains  conjuraient  avec  Henri  pour  le  faire  roi  de  Sicile,  lorsqu^on  aurait 
vaincu  Charles  avec  le  nom  de  Conradin,  qui  devait  être  tué  avec  tous  ses  pai'- 
tisans .  Spinelli  écrivit  son  journal  en  dialecte  de  la  Fouille  jusqu'à  la  bataille 
de  Tagliacozzo,  où  peut-être  il  mourut.  U  faut  y  joindre  le  Clironieon  Cavense , 
publié  par  Pbbtz;  la  Cronaea  inediia  de  Salimbenb,  et  divers  documents 
nouveaux  produits  par  Saint-Prisst,  dans  VHutoirede  Charles  £  Anjou;  par 
Ravmbb,  GescU.  der  Uohenstaufen  ;  par  HuiLLABD  BréhOLLBS,  Recherches  sur 
les  monuments  de  la  maison  de  Souabe,  et  Nouvelles  recherches  sur  la  mort  Je 
Conradin;  par  Jagbb,  Conradins  Geschtchte;  par  DI  Cesabs,  La  Colonna  di 
Corradino,  etc. 

(1)  lUa  slrage  quœ  in  campo  Betuventano  facta  fuit,  hujus  respecta  valde 
mûdieafuit,  écrivait  Charles  au  pape,  ap.  Martènb,  N.  G90. 


PROCÈS  DE  CONRÂBIN.  237 

A  Rome^  les  Gibelins  avaieut  anûoncé  la  victoire  de  GoDradin^ 
nouvelle  qu'on  avait  accueillie  par  d'autres  fêtes;  mais  la  vérité 
ariMva  bientôt  avec  les  fugitifs.  On  apprit  enfin  que  le  sénateur 
Henri  était  tombé  au  pouvoir  de  Tennemi^  et  que  Charles  faisait 
couper  les  pieds  aux  prisonniers  romains  ^  puis  les  enfermait 
dans  une  enceinte  où  ils  étaient  brûlée  vifs.  Les  Guelfes,  maîtres 
enfin  de  se  venger  ^  accueillirent  avec  magnificence  le  roi 
Charles,  qui  monta  à  son  tour  au|Capitole  au  milieu  d'une  grande 
pompe  et  des  hymnes^  reprit  la  dignité  de  sénateur^  et  occupa 
le  siège  de  juge;  mais  il  ne  perdit  pas  de  temps  à  jouir  de  son 
triomphe. 

Conradin,  tombé  subitement  du  sommet  des  espérances  dans 
l'abîme  de  la  réalité,  avait  couru  à  Rome,  pour  réclamer  l'exécu- 
tion des  promesses  qu'on  lui  avait  faites  dans  la  prospérité  ;  mais 
il  ne  trouva  que  des  railleries  et  des  embûches,  accueil  réservé 
aux  vaincus.  Déguisé  en  paysan,  il  s'enfuit  donc  avec  Galvano 
Lancia,  son  Ois,  et  quelques  autres,  fidèles  à  son  malheur;  dans 
le  nombre  se  trouvait  Frédéric  de  Baden,  son  cousin,  qui,  dépo^ 
sédé  du  duché  d'Autriche,  était  venu  pour  recouvrer  l'héritage 
de  son  ami,  afin  qu'il  l'aidât  à  rentrer  dans  le  sien.  Us  suivirent 
le  rivage  de  la  mer,  à  la  recherche  de  quelque  navire  qui  pût  les 
transporter  en  Sicile,  où  Capece  avait  arboré  leur  bannière;  en- 
fin ils  arrivèrent  à  la  petite  rivière  qui  sépare  la  campagne  de 
Rome  des  marais  Pontios,  près  de  la  forteresse  d'Astura,  dont  le 
seigneur  était  le  Romain  Jean  Frangipane,  qui,  voleur  de  grands 
chemins  et  pirate,  cherchait  partout  du  butin  ou  des  rançons.  A' 
l'exemple  des  autres  barons,  il  avait  embrassé  la  cause  de  Con- 
radin;  il  rejoignit  alors  le  prince  sur  un  navire  et  le  ramena  dans 
son  château,  mais  indécis  sur  la  conduite  qu'il  devait  tenir  à  son 
égard  :  le  sauverait-ii  à  prix  d'or  ou  le  rendrait-il?  Le  pape  lui 
demanda  vainement  ces  fugitifs  arrêtés  sur  ses  terres;  Frangi- 
pane les  livra  aux  Angevins.  Charles  vint  les  recevoir  en  personne, 
et  fit  décapiter  sans  jugement  Lancia,  son  fils,  et  d'autres  sei- 
gneurs de  la  Fouille,  considérés  comme  vassaux  rebelles. 

Clément  IV  réclama  Conradin,  qui,  étant  excommunié,  ne  pou- 
vait être  jugé  que  par  l'Église  (i)  ;  du  reste,  mécontent  de  la  vio- 

(1)  Sunt  qui  dicunt  per  pçntificem  et  cardinales,  ut  Conradtts  et  cœteri  in 
eorum  polestatem  et  carcerem  vanirent,  fuisse  decretum,  Quod  ne  accideret, 
Carolus  saiegit.  RicOBALDO  Ferb.  et  PlPmo  dans  les  Rer.  it.  Script.,  YUI,  137, 
IX,  684. 

On  raconte  que  Cliarles,  ayant  consulté  (Uémcnt  IV  sur  ce  qu'il  devait  faire 


S88  PROGiS  DB  GON&ADIN. 

lence  et  de  l'ambition  du  roi  Charles^  il  voyait  peut-être  dans  ce 
jeune  homme  un  gage  et  un  épouvantail  précieux.  Charles,  pour 
ce  motîf^  devait  se  refuser  à  le  remettre  en  ses  mains;  il  paraît 
d'ailleurs  qu'il  trouva  le  moyen  d'effrayer  Gonradin  sur  le  traite- 
ment que  lui  destinaient  ees  prêtres^  ennemis  implacables  de  sa 
famille^  et  de  l'amènera  se  confier  à  sa  royale  clémence.  En  ef- 
fet» le  jeune  prince  avoua  qu'il  avait  péché  contre  sa  sainte  mère 
l'Église  ;  Ambroise  Sansedoni^  de  Sienne^  prédicateur  renommé, 
se  rendit  auprès  du  pontife^  et^  bien  qu'il  eût  préparé  un  discours 
éloquent^  il  préféra  quelques  paroles  simples^  toujours  plus  effi- 
caces^ et  ne  fit  que  se  prosterner^  en  lui  rappelant  la  parabole 
de  l'enfant  prodigue;  puis  il  s'exprima  ainsi  :  c  Sainteté^  Gonra- 
din vous  feit  dire  :  Père,  f  ai  péché  devant  les  deux  et  devant 
toi,  et  il  demande  humblement  la  rémission  de  sa  foute  par  la 
miséricorde  qui  est  en  vous.  »  Le  pontife^  dont  le  cœur  fut  tou- 
ché par  les  parples  du  moine,  et  qui  sentit  le  souffle  de  Dieu^  ré- 
pondit aussitôt  :  «  Ambroise^  je  te  le  dis  en  vérité^  je  veux  la 
miséricorde,  non  le  sacrifice.  x>  Et^  se  tournant  vers  les  assis- 
tants :  «  Ce  n'est  pas  lui  qui  a  parlée  mais  l'Esprit  de  Dieu  tout- 
puissant.  »  Clément  et  tous  ceux  qui  l'entouraient  furent  surpris 
de  la  douceur  que  Dieu  avait  fait  passer  de  la  bouche  d'Antoine 
dans  leur  cœur  ;  c'est  ainsi  que  Gonradin  fut  absous  de  toute  cen- 
sure, et  que  s'éteignit  la  h^ine  du  pontife  (i). 

L'Église  avait  pardonné,  et  le  roi  triomphait  d'être  enfin  as- 
suré de  sa  proie  (2)  ;  en  effet,  comme  l'absolution  faisait  cesser 
(but  conflit  de  juridiction^  il  put  conduire  le  procès  à  son  gré. 
Après  avoir  convoqué  à  Naples  deux  syndics  de  chacune  des  vil- 
les de  la  principauté  et  de  la  terre  de  Labour  qui  lui  étaient  dé- 


dtt  priiODikier,  re^t  de  lui  cette  réponse  :  «  L«  vie  de  Gonradin  eit  la  mort  de 
Charles;  la  vie  de  Charles  est  la  mort  de  Gonradin.  »  Si  Giannqne,  dans  sa 
servilité  envers  les  rois,  qui  devaient  ensuite  le  payer  avec  tant  d'ingratitude^ 
croit  a  ces  paroles  brutales  avec  son  irréflexion  habituelle,  elles  paraissent  in- 
vraisemblables à  Sismondi  lui-même,  qui  accepte  avec  empressement  tous  les 
faits  défavorabbles  aux  papes.  Selon  le  Chron,  imaginis  mundi,  la  réponse  de 
Qément  lut  :  De  Cmuradino  JUio  iniquitatU  vindietam  non  quœrhnust  nec  juS" 
tiùam  denegamtts  (dans  les  Monum,  hisl.  patriat), 

(1)  Voir  les  BoUandistes,  Acta  SS,  martii,  lom.  lïl,  pag.  190. 

(2)  Ut  faeiat  rex  de  *»Uulo  supersthe 'victîmam,  Conradinum  recognoscentem 
smpiu»  centra  matrem  EccUsiam  deliquisse,  nec  minus  contra  regem  ipsum  Wte- 
menter  errasse,  proettravit  per  quosdam  Ecelesîœ  cardinales  iliuc  propterea  per 
sedem  aposioUeam  destinâtes  aèsoM,  Malaspiha. 


SUPPLICE  DE  CONRÀDIN.  239 

vouées,  il  porta  devant  eux  et  les  magistrats,  tous  Français, 
Faccusation  de  Conradin.  La  plupart  néanmoins,  le  traitant 
comme  un  roi  vaincu  qui  a  tenté  de  recouvrer  les  domaines 
qu'on  lui  avait  ravis,  pensaient  qu'il  devait  être  considéré  comme 
prisonnier  de  guerre.  Charles  insistait  pour  le  faire  déclarer  cou- 
pable de  sacrilège  à  cause  des  monastères  brûlés  ;  mais  Guido  de 
Suzara,  juriste  éminent,  sut  lui  rappeler  qu'un  chef  ne  peut 
être  rendu  responsable  des  excès  de  ses  partisans,  et  que  sonar- 
mée,  d'ailleurs,  en  avait  commis  de  semblables  dans  la  première 
conquête.'  On  passa  aux  voix,  et  tous  furent  pour  l'acquittement  ; 
le  Provençal  Robert  de  Bari,  protonotaîre  du  royaume,  opina 
seul  pour  la  mort,  et  Charles  n'hésita  point  à  prononcer  cette 
peine. 

Conradin  jouait  aux  échecs  avec  son  cousin  Frédéric  quand  il  ociobw. 
apprit  la  sentence  j  ayant  obtenu  trois  jours  pour  se  préparer  à 
la  mort  et  faire  son  testament  (l),il  fut  conduit,  avec  dix  compa- 
gnons, du  château  de  Saint-Sauveur  sur  la  place  du  Marché,  où 
réchafaud  était  dressé.  Charles  voulait  se  donner,  le  barbare  plai- 
sir de  contempler  ce  spectacle  du  haut  du  château.  Robert  de 
Bari  lut  la  sentence  motivée.  Conradin,  après  l'avoir  entendue 
quitta  son  manteau  et  se  mit  à  genoux  en  s*écriant  :  «  0  ma  ten- 
dre mère,  quelle  nouvelle  tu  vas  apprendre  !  »  et,  plaçant  sa 

(1)  Dans  ks  archives  de  Stuttgard  se  troure  le  testament  de  Conradin,  ou 
plutôt  le  codicille  d*un  testament  antérieur  qui  ne  nous  est  point  parvenu;  il  fut 
rédigé,  le  29  octobre,  en  présence  de  Jean  Bricaud,  sire  de  Nangej^  et  de  cet 
Érard  de  Valéry  qui  avait  donné  à  C3iarles  le  conseil  auquel  il  dut  la  victoire  de 
Tagliacozzo. 

Tout  écolier  a  entendu  raconter  que  Conradin  jeta ,  du  haut  de  Téchafaud , 
son  gant  comme  un  appel  à  la  vengeance  de  son  héritier,  qui  était  Pierre  d'Ara- 
gon, auquel  il  fut  apporté  par  Jean  de  Procida  ou  par  Henri  de  Waldbourg. 
Ce  fait  ne  se  trouve  dans  aucun  historien  napolitain  avant  Collennecio;  mais 
antérieurement  il  avait  été  mentionné  par  Jean,  abbé  de  Victring  en  Carinthie, 
qui  rédigea  une  chronique  jusqu'à  l'année  1844;  c'est  une  autorité  bien  loin- 
taine pour  le  temps  et  le  lieu.  Du  reste,  à  quel  titre  Pierre  d'Aragon  était-il  son 
héritier? Mari  de  Constance,  fiUe  de  Manfred,  il  était  traité  par  Conradin  d'u- 
surpateur et  de  parjure  :  Conradin  pouvait-il  alors  vouloir  en  faire  son  héritier? 
Pour  justifier  l'attaque  de  la  Sicile,  Pierre  n'invoqua  d'autres  titres  que  les 
vœux  du  peuple;  il  n'allégua  ni  ce  gant  ni  la  succession  de  Conradin,  mais  bien 
celle  de  Manfred. 

Une  tradition^  dénuée  de  (ondement,  raconte  qu'Elisabeth  de  Bavière  Onà 
s'était  remariée  à  Maynard,  comte  du  Tyrol  de  la  maison  de  Goritz)  vint  en 
personne,  sur  une  galère  toute  noire,  recueillir  le  cadavre  de  son  fils  pour  le 
fiaire  enterrer  dans  l'église  de  Carminé  qu'elle  avait  fondée. 


:> 


240  •    SUPPLICE  DE  CONRADIN. 

tête  sur  le  billot^  les  mains  jointes  levées  vers  le  ciel^  il  attendit 
le  coup.  Frédéric,  au  contraire,  hurlant,  blasphémant^  vocifé- 
rant des  imprécations,  se  laissa  arracher  la  vie  sans  implorer  la 
miséricorde  divine. 

La  multitude  regardait  et  pleurait  avec  stupidité;  quelques 
Français^  qui  s'indignaient  trop  tard  de  servir  d'instrument  aux 
vengeances  du  conquérant^  exhalaient  leur  colère  par  ces  fas- 
tueuses paroles  de  générosité  dont  cette  nation  est  prodigue 
après  les  faits  accomplis.  Les  cadavres  furent  ensevelis  sous  un 
monceau  de  pierres^  non  en  terre  sacrée^  mais  sur  le  lieu  même 
du  supplice.  Aucun  roi  ne  protesta  contre  ce  premier  sang  royal 
versé  par  la  main  du  bourreau.  La  plupart  des  hommes^  bien 
qu'ils  aperçussent  le  doigt  de  Dieu  qui  punit  jusqu'à  la  qua- 
trième génération,  désapprouvèrent  néanmoins  l'abus  de  la  vic- 
toire, et  Jean  Villani  écrivait  :  «c  L'expérienc>e  nous  apprend  que 
a  tout  individu  qui  se  lève  contre  la  sainte  Église  et  encourt  l'ex- 
a  communication  doit  avoir  une  fin  misérable  pour  son  corps  et 
c(  son  âme  ;  mais  le  roi  Charles  fut  beaucoup  réprimandé,  à  i'cc- 
a  casion  de  sa  sentence,  par  le  pape,  les  cardinaux  et  quicon- 
a  que  était  sage.  x> 

La  mort  de  deux  jeunes  princes  était  un  beau  sujet  de  poésie: 
elle  fut  donc  chantée  en  allemand  comme  en  provençal.  Saba 
Malaspina  leur  rendit  l'hommage  dont  un  historien  peut  dispo- 
ser: il  raconta  leur  fm  d'une  manière  pathétique^  et  gémit  sur 
ce  cadavre  qui  «gisait  étendu  comme  une  (leur  purpurine 
<(  tranchée  par  une  faux  imprudente.  »  Le  peuple  raconta  qu'un 
aigle  descendu  des  nuages ,  après  avoir  trempé  son  aile  droite 
dans  ce  sang,  était  remonté  aussitôt  dans  le  ciel.  C'était  du  sang 
de  roi  qu'un  roi^  justifié  par  la  victoire,  avait  répandu,  oubliant 
que  la  victoire  n'est  pas  toujours  pour  les  rois.  Les  gens  de  let- 
tres inventèrent  des  fables  plus  grossières,  et  l'histoire  les  re- 
cueillit avec  une  complaisance  aveugle. 

Si  les  papes^  en  appelant  Charles,  avaient  été  déterminés  par 
le  désir  d'empêcher  que  la  Sicile  ne  devint  une  annexe  de  l'em- 
pire^ et  de  prévenir  la  réunion  du  nord  au  midi  de  l'Italie^  afin 
que  la  Péninsule  ne  fût  pas  dépouillée  de  son  indépendance^  le 
but  était  atteint.  Si  les  Guelfes  n'avaient  pas  sur  la  liberté  des 
idées  plus  larges  que  les  libéraux  modernes^  et  la  faisaient  con- 
sister dans  l'expulsion  des  Allemands^  ils  devaient  être  satis- 
faits; car  avec  les  princes  de  la  maison  de  Souabe  finissent  les 
empereurs  qui  ont  exercé  une  influence  directe  sur  TTlalie  on- 


GRÉGOIRE  X.  RODOLPHE  DE  HABSBOURG.        241 

core  libre,  et,  pendant  cinquante  ans,  aucune  armée  atlemande 
ne  foula  cette  terre  sacrée. 

L'extermination  des  princes  de  la  maison  de  Souabe  laissait  la 
papauté  triomphante;  mais  Clément  IV  ne  vit  pas  le  rétablisse- 
ment de  la  paix  avec  l'empire;  car^  au  moment  où  il  s'apprêtait 
à  prononcer  entre  les  compétiteurs  au  trône  d'Allemagne ,  il 
mourut  à  Viterbe.  Les  cardinaux  s'étant  réunis  dans  cette  ville 
pour  lui  donner  un  successeur^  restèrent  trois  ans  sans  pouvoir 
s'entendre;  enfin  l'élection  fut  remise  à  six  d'entre  eux,  et  l'on 
proclama  Tibaldo  Visconti  de  Plaisance ,  alors  légat  en  Pales- 
tine, qui  prit  le  nom  de  Grégoire  X.  Afin  de  prévenir  le  triste  f27i 
spectacle  des  dernières  élections  et  les  longues  vacances,  ce 
pape  régla  la  forme  du  conclave;  à  l'avenir,  les  cardinaux  du- 
rent être  enfermés  avec  un  seul  conclaviste  et  réduits  à  beaucoup 
de  privations,  sans  pouvoir  communiquer  avec  personne  du 
dehors  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  élu  le  pontife. 

Le  quinzième  concile  œcuménique  se  réunit  à  Lyon  afin  de  itjk 
solliciter  une  nouvelle  croisade  et  de  mettre  un  terme  au  ''™''' 
schisme  des  Grecs.  Dans  cette  assemblée  parpt  Othou ,  vice- 
chancelier  de  Rodolphe  de  Habsbourg,  pauvre  comte  de  l'Argo- 
vie,  élu  naguère  empereur  d'Allemagne;  nouveau  sur  un  trône 
inespéré,  sans  biens  comme  sans  intérêts  dans  cette  Italie  dont 
il  ignorait  même  la  géographie ,  il  aimait  mieux  se  consolider 
en  Allemagne  que  de  guerroyer  pour  un  royaume  lointain  et 
presque  nominal.  Afin  de  terminer  un  litige  qui  durait  depuis 
plus  de  soixante  et  dix  ans^  il  promit  donc,  sous  la  foi  du  ser- 
ment^ d'accomplir  les  promesses  d'Othon  IV  et  de  Frédéric  II; 
de  renoncer  aux  terres ,  objet  de  contestation  entre  l'empire  et 
l'Église  ;  de  n'accepter  aucune  tenure  ecclésiastique,  même  alors 
qu'on  lui  en  offrirait,  ni  de  charges  dans  l'État  romain  sans  l'as- 
sentiment du  pape;  de  ne  pas  troubler  le  roi  de  Sicile  ni  les 
autres  vassaux  de  l'Église,  et  de  ne  point  chercher  à  venger  la 
mort  de  Gonradin.  De  plus^  en  vertu  d'actes  qu'il  fit  souscrire 
aussi  par  les  électeurs,  il  confirmait  au  pontife  les  anciennes  do- 
nations de  tous  les  pays  compris  entre  Radicofani  et  Ceprano^ 
outre  l'Emilie,  la  marche  d'Ancône ,  la  Pentapole  et  les  posses- 
sions de  la  comtesse  Mathilde,  Spolète,  le  comté  de  Bertinoro, 
Massa  et  tout  ce  qui  avait  été  concédé  par  diplôoies  aux  suc- 
cesseurs de  saint  Pierre  (1);  il  ajoutait  encore  la  souveraineté 

(1)  Êp,  Rodulphi,  ap.  RatNALD. 

HIST    DE»  ITVI..   —  T.  V.  16 


U$  B0DOLPHE  BS  HABSBOUBfi. 

sur  la  Siciidt  la  Corse  et  la  Sardaigne.  L'Église  enfin  restait 
émancipée^  et  les  Guelfes  réalisaient  les  dessaios  eongus  dq^QÎs 

L'Église,  vaincue  en  apparence^  était  sortie  touie-fuissaota  de 
sa  première  guerre  avec  l'empire;  aujourd'hui,  bien  qu'elle 
semble  victorieuse  ^  sa  décadence  va  commencer  à  cette  paix. 
Loin  d'acquérir  un  pouce  de  terre ,  les  papes  se  trouvaient  tou- 
jours contrariés  dans  leur  propre  ville  ;  sur  neuf  pontifes  qui^ 
après  la  mort  de  Grégoire  IX ,  occupèrent  en  trente-aix  ans  la 
chaire  de  saint  Pierre^  six  n'entrèrent  pas  à  RcHne,  et  les  autres 
n'y  firent  qu'un  bref  séjour.  L'importance  qu'ils  tiraient  de  leur 
fésistance  à  la  domination  étrangère  disparut  dès  le  rnooient 
où,  pour  abattre  les  Allemands,  ils  se  jetèrent  dms  les  bras  des 
Français;  les  Guelfes,  si  dévoués  à  Tindépendanoe ,  devinrent 
donc  les  fauteurs  des  étrangers ,  auxquels  les  Gibelins  {aisaîent 
opposition. 

L'Église  avait  pu  accumuler  des  richesses  immense^,  augmen- 
tées chaque  jour;  elles  consistaient,  soit  en  fonds  provenant  de 
seigneuries  et  de  comtés  obtins  en  don  ou  achetés  des  baioos 
qui  allaient  aux  croisades,  soit  en  argent  fourni  par  les  dîmes, 
qui  s'étendaient  même  sur  le  commerce,  le  butin  de  guerre,  que 
dis-je?  sur  le  misérable  gain  des  mendiants  et  sur  le  salaire  hon- 
teux des  prostituées  ;  mais,  si  les  lûens  ecclésiastiques  étaient,  à 
l'égal  des  Rets,  exempts  de  tout  inip6t,  les  communes  appelèrent 
le  clergé  à  concourir  aux  charges  d'un  gouvernement  dont  il  re- 
cueillait sa  part  d'avantages.  Dans  le  principe ,  on  n'y  vit  point 
d'inconvénient;  mais^  plus  tard,  soit  que  la  répartition  fût  ini- 
que ,  ou  que  Pimpôt  devint  excessif,  les  ecclésiastiques  firent 
entendre  des  plaintes  fréquentes.  Les  troisième  et  quatrième 
conciles  de  Latran  défendirent  donc  aux  autorités  d'imposer  le 
clergé ,  qui  ne  devait  contribuer  aux  charges  de  la  commune 
qu'autant  qu'il  le  jugerait  utile  au  bien  public;  mais  les  papes 
accordaient  facilement  aux  princes  le  droit  de  le  taxer. 

La  juridiction  du  clergé  fût  même  restreinte  ;  car  les  gouver* 
nements  cherchaient  à  intervenir  dans  les  décisions  des  cours 
ecclésiastiques^  qui ,  ne  prononçant  presque  jamais  de  peines 
corporelles,  réprimaient  faiblement  les  délits.  Les  tribunaux 
même  de  l'inquisition  mirent  TÉglise  dans  une  certaine  dépen- 
dance des  laïques,  dont  ils  devaient  réclamer  le  bras  pour  Vexé* 
cution  de  leurs  sentences. 
Les  armes  spirituelles ,  dont  on  avait  usé  et  abusé  au  profit 


FIN  BE  Lk   GUBaBB  DES  INVESTITURES.         243 

d'intérêts  iBcmâBins^  restèrent  émoussées  :  ces  excommanica*- 
tioBS  mativées  sur  des  haines  qui  semblaient  personnelles  ;  ees 
indulgences  prodiguées  à  quiconque  s'armait  contre  les  ennemis 
du  saintr-siége  ;  ces  dtmes  imposées  sous  le  prétexte  de  délivrer 
ia  terre  sainte^  et  dépensées  au  contraire  pour  combattre  Frédé* 
jrie  ou  Cooradin;  ces  prélats  qui  suivaient  les  armées  et  bénis- 
saient lesmasisacres^  tout  cela  diminnait  l'influence  des  pontifes, 
alors  même  qu'ils  refrénai^ot  dans  Pintérét  du  peuple  les  actes 
arbitraires  des  rois^  ou  réprimaient  les  exactions  de  Gliarles 
et  prodamaient  la  paix.  En  outre,  au  milieu  de  la  lutte^  ils 
avaient  dû  appeler  le  peuple  à  vérifier  les  droits  réciproques^  et 
le  peuple  voulut  examiner  des  actes  auxquels^  jusqu'alors^  il 
a'étttt  sowiis  avec  respect;  or  tout  pouvoir  désarmé^  mis  en 
diacussion,  est  perdu. 

CHAPITRE  XCIII. 


LES  VONGOLS.  FIN  D£8  CROISADES  ET  LEURS  EFFETS.  LES  ARHOIRIES. 

« 

Au  milieu  de  eetUi  décadence^  les  affaires  de  la  terjre  sainte 
étaient  tombée  daxtt  un  état  pire  que  jamais.  Pans  ces  colonias, 
qui  auraient  pu  être  si  favorables  à  la  civilisation,  la  discorde 
régnait  non  moins  qu'en  Ëurppe  ;  on  ne  demandait  pas  quels  se* 
raient  les  vainqueiirs^  des  chrétiens  ou  des  Sarrasins^  mais  <^es 
templiers  ou  des  hospitaliers,  des  Génois  ou  des  Vénitiens;  ces 
deux  peuples^  qui  se  disputaient  l'empire  de  la  mer  et  les  profits 
du  commerce  avec  le  Levant^  rougissaient  de  sang  italien  les 
mers  et  les  pays  étrangers,  et  portaient  jusque  daqs  les  églises 
le  sacrilège  de  meurtres  fraternels. 

Après  la  prise  de  Constantinople,  nous  avons  vu  Tempire  grec 
sortir  de  sa  léthargie,  rompre  son  unité  stupéfiante^  et  se  diviser 
en  une  centaine  de  principautés,  dont  chacune  devint  un  foyer 
de  vie  nouvelle.  Outre  les  Occidentaux,  les  seigneurs  grecs 
avaient  eux-mêmes  constitué  des  Etats  particuliers,  comme 
Alexis  Comnène  à  Trébizonde,  Michel  Comnène  à  Durazzo, 
.  Théodore  Lascaris  à  Nicée  de  Bithynie.  Michel  Paléologue, 
tuteur  d'un  enfant  de  ce  dernier,  avait  usurpé  sa  couronne,  et,  laso 
pendant  que  la  fortune  le  favorisait,  il  assaillit  Gonstantinople. 


244  GEMGIS-KHAN. 

L'empereur  de  cette  ville,  Baudouin  11^  entretenu  par  les 
aumônes  de  la  chrétienté^  se  trouvait  dans  une  telle  pâiurie 
qu'il  fut  contraint,  même  après  avoir  engagé  les  objets  [ûrécieux 
du  palais  et  des  églises^  de  vendre  jusqu'au  plomb  et  au  cuivre 
des  toits.  Michel  lui  enleva  par  surprise  la  ville  et  le  trône,  et 
1261  rétablit  Fempire  grec  avec  une  nouvelle  dynastie.  Les  Génois^ 
qui,  pour  humilier  les  Vénitiens ,  lui  avaient  prêté  secours, 
obtinrent  de  larges  concessions  avec  le  faubourg  de  Péra.  Venise 
et  Pise,  néanmoins,  conservèrent  leurs  anciens  privilèges  et  le 
droit  d'avoir  leurs  juges  propres  ;  le  consul  des  Pisans,  le 
podestat  de  Gênes  et  le  baile  des  Vénitiens  figurèrent  parmi  les 
grands  officiers  de  cette  couronne.  Michel,  d'ailleurs,  n'avait 
repris  que  les  côtes  sud-e3t  du  Péloponèse;  les  principautés 
établies  par  les  croisés  au  centre  et  au  midi  de  la  Grèce  conser- 
vaient encore  leur  indépendance. 

L'Occident  ne  prêtait  qu'une  faible  attention  à  ces  change- 
ments, lorsqu'un  nouveau  fléau  vint  menacer  non-seulement  la' 
terre  sainte,  mais  toute  la  chrétienté  :  nous  voulons  parler  de 
rirruption  des  Mongols  ou  Tartares. 

Gengis-Khan  est  une  de  ces  terribles  incarnations  de  la  force 
qui  sembleraient  des  fictions  mythiques,  si  son  existence  n'avait 
pas  été  trop  réelle  et  trop  douloureuse;  il  réunit  dans  le  cœur 
de  l'Asie,  d'où  il  les  poussa  sur  l'Europe,  ces  barbares  qui,  avec 

une  rapidité  à  peine  croyable,  occupèrent  d'un  côté  l'immense 
empire  de  la  Chine,  de  l'autre  menacèrent  la  Perse,  conquirent 
la  Russie,  et,  après  avoir  réduit  la  Hongrie  en  désert,  parvinrent 
jusque  dans  la  Dalmatie,  c'est-à-dire  en  face  de  l'Italie. 

Une  sombre  terreur  se  répandit  dans  toute  l'Europe  à  l'ap- 
proche de  ces  races  tartares,  qui  ne  connaissaient  ni  loi  ni  foi. 
Grégoire  IX,  pour  réunir  toute  la  chrétienté  contre  les  envahis- 
seurs, et  décider  Frédéric  H  à  se  mettre  à  la  tête  de  l'entreprise, 
multipliait  les  promesses,  les  menaces,  les  indulgences  et  les 
absolutions;  mais  cet  empereur  feignait  un  grand  effroi  et  pro- 
diguait les  promesses  en  style  de  rhétorique  (i),  ce  qui  ne 
Pempêchait  pas  d'agir  avec  tant  de  tiédeur  que  ses  ennemis 
répandirent  le  bruit  qu'il  était  d'accord  avec  les  Tartares,  et 
qu'il  les  avait  appelés  lui-même  pour  insulter  au  pape  et  à  la 

(1)  Jactaùs  inambus  verborumlenocinus  oratovcm^  quant,  rapio  contra  Tar- 
taras  exerciltt,  chrisiianum  imperatorem  a  gère  malebat.  Ëp.  de  Grégoire  IX , 
dansMATTH.  Pabis. 


GENGIS-KUAN.   MISSIONNÀUIES.  245 

religion.  Il  est  certain  que  ces  peuples,  suivant  leur  coutume^  le 
firent  sommer  de  rendre  hommage  de  ses  États  au  grand  khan,  ' 
lui  offrant^  en  récompense,  de  choisir  à  sa  cour  la  charge  qui  lui 
conviendrait  le  mieux  ;  Frédéric  fit  cette  réponse  ironique  :  €  Je 
choisirais  l'office  de  fauconnier,  car  je  me  connms  très-bien  en 
oiseaux  de  proie.  » 

Mais  lorsque  les  Mongols  firent  la  guerre  aux  Turcs  seldjou- 

cides,  qui  dominaient  alors  sur  la  Palestine,  les  Francs,  séduits 

par  cette  illusion  si  commune  qui  nous  fait  voir  des  amis  dans 

tes  ennemis  de  nos  ennemis,  conçurent  l'espoir  que  les  nou- 

vemix  barbares  les  délivreraient  de  leurs  oppresseurs;  leur 

alliance  fut  donc  recherchée,  et  le  pape  se  laissa  bercer  de 

Tespérance  de  les  attirer  au  christianisme.  La  conversion  d'un 

peuple  qui  s^était  répandu  depuis  la  mer  Jaune  jusqu'au  Danube 

aurait  été  un  événement  décisif  pour  la  civilisation  du  monde; 

mais,  pour  l'espérer,  on  n'avait  d'autre  motif  que  l'inimitié  de 

ces  peuples  contre  les  musulmans.  I^s  pontifes,  néanmoins, 

étaient  habitués  à  voir  les  missions  opérer  des  prodiges,  et  les 

croisades  n'offraient-elles,  pas  une  série  de  miracles?  D'autre 

part,  on  savait  confusément  que  les  Tartares,  plongés  dans  de 

grossières  superstitions,  sans  enthousiasme  ni  sacerdoce,  s'étaient 

accommodés  de  la  religion  des  peuples  chez  lesquels  ils  arri« 

valent;  or,  s'ils  avaient  embrassé  le  boudhisme  dans  la  Chine, 

le  mahométisme  dans  la  Perse,  pourquoi  ne  deviendraient-ils 

pas  chrétiens  en  Europe?  Co  n'était  que  de  l'indifférence  née  de 

l'^norance,  mais  on  l'interprétait  conune  une  propension  à  la 

vérité. 

Innocent  résolut  donc  d'envoyer  des  missionnaires  aux 
Tartares,  e(  les  nouveaux  moines  dominicains  et  franciscains 
s'offrirent  à  Tenvi.  On  choisit  les  frères  mineurs  Laurent  du 
Portugal,  Benoît  Polacco,  disciple  de  saint  François,  et  Jean  de 
Piano  Carpino^  le  premier  Européen  qui  fournit  sur  ces  peuples 
des  notions  fabuleuses,  il  est  vrai,  et  grossières.  Ces  religieux 
intrépides,  munis  seulement  de  la  croix,  traversèrent  l'Europe, 
qui  n'était  alors  parcourue  que  par  des  pèlerins  ou  des  combat- 
tants, et  rejoignirent,  sur  les  rives  du  Volga,  Batou,  général  des  12^ 
Mongols  ;  en  môme  temps  arrivaient  auprès  de  BaschiouNouyan, 
autre  général  en  Perse,  les  dominicains  Simon  de  Saint-Quentin, 
de  France,  et  les  Italiens  Alexandre  et  Albert  Ascellin^  Guiscard 
de  Crémone,  André  de  Longiumello.  Ces  barbares,  qui  ne  con- 
naissaient d'autre  droit  que  la  f6rce,  trouvèrent  ridicule  cette 


248  ORDCRIG  DB  POHBBNORE* 

expédition  de  moioeft,  qui  tenaieni  de  si  loin  pottr  hês  btimer, 
'  dans  une  langue  étrangère^  de  détruire  les  autres  mrtîoiiSf  et 
pour  led  inviter  à  se  soumettre  à  une  religion  hora  de  laquelle 
ils  ne  devaient  espérer  que  dananation  étemëUei  Lee  mission- 
naires,  dans  te  principe,  ne  se  montrèrent  pas  découngéa, parce 
qu'ils  ne  se  promettaient  ni  récompenses  ni  louanges  humaines; 
ils  se  transportèrent  à  la  cour  du  grand  khan  mongol ,  auquel 
ils  rendirent  hommage  avec  les  envoyés  du  mode  èntiw;  mais 
ils  n'en  rapportèrent  que  mépris. 

Malgré  cet  échec,  les  papes  ne  cessèrent  pas  d'envoyer  amt 
Mongols  des  missionnaires,  parmi  lesquels  les  frères  Girard  de 
Prato,  Antoine  de  Parme,  Jean  de  Sainte  Agathe ,  André  de 
Florence,  Matthieu  d'Arëzzo,  héros  d'un  nouveau  genre^  que 
Phistoire  néglige  parce  qu'ils  n'ont  ni  massacré  ni  dévasté.  Pins 
tard>  un  autre  missionnaire,  Jean  de  Montecorvino,  après  avoiir 
traversé  la  Perse  et  Tlnde ,  prêcha  dans  la  capitale  de  l'empire 
Mongol,  où  il  fonda  deux  églises  et  baptisa  six  mille  personnes 
en  quelques  années.  Bien  plus,  le  bruit  courut  que  le  grand 
khan  était  chrétien,  parce  qu'il  avait  toléré  à  sa  cour  nos  rites^ 
comme  ceux  de  la  Chine  et  de  la  Perse.  La  croyance  qu'un 
prince  de  ces  pays  s'était  fait  baptiser  dura  plus  longtemps  ; 
ce  prince,  sous  le  nom  de  Prétre-Jean,  resta  fameux  dans  les 
récits  des  voyageurs  et  dans  les  impostures  de  ceux  qui,  dé 
de  temps  à  autre,  feignaient  d'être  envoyés  par  luî« 

Le  fait  est  que  des  Européens  pénétrèrent  alors,  poiir  la  pre* 
mière  fois,  dans  Pextréme  Orient.  Un  franciscain  de  Naples  fut 
archevêque  de  Péking,  capitale  de  la  Chine;  le  bienheureux 
1318  -^  so  Ordéric  de  Pordenone,  frère  mineur,  après  avoir  traversé  TAsie 
de  Constantinople  à  Trébzionde,  à  Erseroum,  à  la  commet^ 
çante  Tébriz,  arriva  par  Tlndus  à  la  c6te  de  Malabar,  d*où 
l'Europe  tirait  le  poivre,  au  Camatic,  à  Sara^  où  l'on  récoltait  la 
girofle,  les  noix  muscades,  les  autres  épices  et  aromates  que  les 
Génois  et  les  Vénitiens  répandaient  dans  toute  l'Europe.  Puis  il 
visita  la  Chine  et  le  Thibet^  et  resta  trois  ans  à  Péking,  où  il 
trouvait  un  couvent  de  franciscains  et  deux  à  Zaïtoun.  De  retour 
à  Padoue,  il  dicta  à  Guillaume  de  Solana  une  relation  de  son 
voyage,  sans  ordre  ni  discernement,  mais  comme  les  faits  se 
présentaient  à  sa  mémoire.  Au  milieu  de  tant  d'erreurs  et  de 
fables,  on  aime  à  voirqu*il  rapporte  tout  à  des  choses  italiennes  : 
«  En  Tartarie,  on  ne  mange  que  des  dattes,  dont  quarante  deux 
livres  coûtent  un  gros  vénitien  ;  le  royaume  de  Mangy  compte 


ORBSRtU  DE  POHDSNONE.  24T 

deux  mille  vHles^  grandes  chacuoe  comme  Trévise  ei  Vicenoe 
dfisetnble  ;  Soustalay  est  comme  trois  Venise^  Zaïkoon  eofnme^ 
deux  Bologne,  el  Ton  y  toit  une  idole  haute  comme  nm  saint 
Christophe;  Chamsana  se  trouve  près  d'un  fleuve  »  comme 
Ferrare  sur  le  Pè.  » 

Le  commerce^  non  moins  que  la  dévotion^  poussait  les  Italiens 
dans  toutes  les  contrées^  et  plusieurs  técurent  à  la  oour  des 
Mongols.  Le  Génois  Biscarello  de  Gtsulfo  fut  ambassadeur  du 
Mongol  Argoun,  seigneur  de  la  Perse;  la  lettre  de  ce  prinee, 
qu'il  fut  chargé  d'apporter  au  roi  de  Fnince  pour  lui  offrir  des 
secours  afin  de  recouvrer  la  terre  sainte^  est  le  plus  ancien  dcH 
eument  de  la  langue  mongole^  et  porte  un  sceau  en  caractères 
chinois^  les  premiers  que  Ton  vit  en  Eurc^e.  Les  voyages  de 
Marco  Polo^  dont  nous  parlerons  ailleurs^  eurent  beaucoup  de 
retentissement.  Outre  l'avantage  de  répandre  notre  foi  et  notre 
civilisation,  les  voyageurs  rapportaient  de  ces  pays  des  connais- 
sances ou  des  arts,  et  le  spectacle  des  coutumes  étrangères 
agrandissait  le  champ  de  l'esprit  limité  de  l'Européen;  à  notre 
avis,  on  ne  ferait  pas  une  conjecture  hasardée,  si  Von  pensait 
que  ces  voyageurs  valurent  à  l'Europe  la  connaissance  du  char- 
bon fossile^  du  papier^  de  la  poudre  et  de  Timprimerie. 

Les  entreprises  des  Mongols,  loin  de  répandre  quelque  rosée 
sur  la  Palestine^  lui  avaient  porté  le  dernier  coup.  Les  habitants 
de  Karîzni^  expulsés  par  les  Mongols^  se  jetèrent,  à  ^instigation 
du  sultan  du  Caire,  sur  la  terre  sainte  avec  une  férocité  inouïe;  1244 
après  un  combat  à  Gaza^  d'où  ne  parvinrent  à  s'échapper  que 
quatre-vingt-trois  templiers,  vingt^six  hospitaliers^  trois  cheva** 
tiers  teutoniques^  ils  prirent  Jérusalem ,  détruisirent  le  sépulcre 
du  Christ  et  celui  des  rois,  exterminèrent  les  habitants  et  oceu- 
çèrent  tout  le  pays ,  excepté  Jaffa,  qui  resta  au  pouvoir  des 
Égyptiens.  Dans  l'affliction  générale,  Louis,  le  saint  roi  de 
France,  fut  celui  qui  éprouva  la  plus  vive  douleur;  résolu  à  re^ 
lever  la  croix  à  tout  prix^  il  s'adressa ,  pour  avoir  des  marins  et 
des  pilotes,  à  l'Espagne  et  à  l'Italie^  et  deux  Génois  remplissaient  iva 
les  fonctions  d'amiraux  sur  la  flotte  française  qui  fit  voile  pour 
l'Egypte;  mais  le  ciel  ne  favorisa  point  son  zèle  et  ses  prépa- 
ratifs bien  combinés,  et  lui-même  resta  prisonnier  des  mame- 
louks. 

Join ville,  le  naïf  biographe  de  ce  roi,  accuse  d'égoïsme  mer- 
cantile les  Génois  et  les  Pisans,  qui,  afin  de  ne  point  participer 
aux  souffrances  des  croisés ,  voulaient  les  abandonner  aussitôt 


248.  S£PTI£M£  ET  HUITIÈME  CROISADE. 

qu'ils  les  virent  malheureux;  la  reine  ne  put  les  retenir  à  Oa- 
miette  qu'en  leur  promettant  de  les  défrayer  aux  dépens  de  la 
couronne.  Bien  plus^  quand  on  apprit  que  Louis  était  prisonnier, 
ritalie ,  loin  de  gémir  de  ce  malheur  comme  toute  la  chrétienté, 
fit  éclater  son  allégresse ,  entraînée  par  les  Gibelins  alors  vic- 
torieux, et  qui  se  réjouissaient  des  désastres  du  frère  de  Charles 
d'Anjou  (i)  ;  des  corsaires  de  Gênes,  de  Venise  et  de  Pise  pro- 
fitèrent de  ces  désastres  pour  dépouiller  les  chrétiens  qui  reve« 
naient  en  Europe. 

De  retour  dans  sa  patrie,  instruit  mais  non  découragé  par  ses 
revers,  Louis  voulut  tenter  de  nouveau  le  sort  des  armes,  et  de- 
^^'^  manda  des  secours  aux  républiques  italiennes.  Gènes  vint  à  son 
aide  à  de  bonnes  conditions  (2);  mais  Venise,  dans  la  crainte  de 
nuire  à  ses  comptoirs  du  Levant,  et  plus  jalouse  de  Gènes  que 
zélée  pour  la  cause  du  Christ,  refusa  de  lui  prêter  des  navires. 
Charles  d'Anjou,  cédant  aux  exhortations  de  son  frère,  avait 
promis  de  se  croiser  lui-même  avec  quinze  vaisseaux  ;  mais  il  se 
contenta  d'envoyer  des  ambassades  à  fiibars ,  sultan  du  Caire , 
pour  lui  recommander  les  colonies  de  Syrie.  Le  pape  se  plaignait 
que  «  le  zèle  de  Charles  se  déployât  en  vaines  promesses,  et  fit 
craindre  qu'on  ne  le  vît  s'évanouir  en  fumée  (3).  d 

L'empereur  Paléologue  n'avait  pas  non  plus  tenu  sa  promesse 
de  réconcilier  TÉglise  grecque  avec  l'Ëglise  latine;  le  pape  lui 
cherchait  donc  des  ennemis,  caressait  l'ambition  de  Charles  et 
persuadait  à  Baudouin  de  lui  céder  ses  droits  impériaux  sur 
l'Achaîe,  la  Morée  et  les  terres  qui  avaient  été  assignées  en  dot 
'à Hélène,  femme  du  roi  Manfred,  outre  l'expectative  au  trône 
de  Constantinopie.  Charles,  pour  donner  quelque  fondement  à 
ces  prétentions,  chercha  donc  à  diriger  la  croisade  sur  l'empire 
byzantin,  et  conseilla  même  d'assaillir  Tunis  au  lieu  de  l'Egypte, 
sous  le  prétexte  que  les  pirates  de  cette  ville  rendaient  dangereux 
le  passage  en  terre  sainte;  mais  en  réalité  il  préférait  qu'on  fit  la 
conquête  de  l'Egypte,  placée  en  face  de  la  Sicile ,  dans  l'espoir 


(1)  ViLLAITl,  liv.  VI,  36. 

(2)  On  trouve  surtout  dans  les  archives  de  Gènes  les  contrats  des  sei- 
gneurs français  qui  donnaient  leurs  terres  en  gage  ;  par  les  soins  de  Louis-Phi- 
lippe, on  copia  la  liste  des  seigneurs  qui  participèrent  à  ces  expéditions,  et 
leurs  noms  avec  leurs  armoiries  ornèrent  la  salle  des  croisades  dans  le  palais  de 
Versailles. 

(3)  Letti-e  du  27  mai  1267,  ap,  MabtkuKi  u.  471. 


FIN  DES  CROISADES.  â49 

t 

qu'elle  servirait  d'appui  à  sa  domination  et  favoriserait  le  coin* 
roerce  de  ses  sujets. 

Les  croisés  se  laissèrent  persuader  et  se  mirent  en  route;  mais 
la  chaleur  et  les  privations  développèrent  bientôt  le  scorbut  dans 
Farmée,  et^  sur  les  lieux  mêmes  où  Carthage  avait  péri  quinze  ta7o 
siècles  auparavant^  Louis  mourut  plein  de  résignation  au  milieu 
de  ferventes  prières  et  de  sages  conseils.  Charles  arriva  à  temps 
pour  voir  le  cadavre  de  son  frère^  prit  le  commandement^  con- 
duisit l'armée  à  la  victoire  et  força  le  bey  de  Tunis  à  lui  de- 
mander la  paix;  le  vaincu  dut  payer  200,000  onces  d'or  à  l'ar- 
mée pour  les  dépenses^  et  à  Charles  40^000  écus  d'or  par  an.  Le 
roi  proposa  alors  aux  croisés  la  conquête  de  la  Grèce  et  de  l'em- 
pire d'Orient;  ils  refusèrent  de  le  suivre,  et  Charles,  pour  se 
venger,  s'empara  des  navires  qu'une  furieuse  tempête  avait  jetés 
sur  les  côtes  de  Sicile^  engraissant  le  fisc  avec  les  dépouilles  de 
ses  propres  compagnons. 

Les  entrailles  de  Louis  furent  exposées  dans  l'abbaye  de  Mon- 
tereale,  près  de  Palerme,  et  son  corps,  partout  vénéré,  traversa 
l'Italie.  Les  mères  recherchaient  les  pièces  de  monnaie  à  son  ef- 
figie pour  les  suspendre  au  cou  de  leurs  enfants  ;  peu  d'années 
après,  Boniface  Vill  le  sanctifiait  en  s'écriant  :  «  Réjouis-toi, 
«  maison  de  France,  d'avoir  donné  au  monde  un  prince  si  grand; 
a  réjouis-toi,  peuple  de  France,  d'avoir  eu  un  roi  si  bon  !  0 

Grégoire  X,  qui  était  nonce  en  Palestine  quand  il  fut  élu  pon* 
tife  (1),  employa  les  quelques  jours  de  son  règne  à  rétablir  la 
paix  parmi  les  chrétiens  pour  qu'ils  recouvrassent  la  terre  sainte; 
il  permit  à  tons  les  souverains  de  lever  les  dîmes  ecclésiastiques 
pendant  six  ans,  afin  de  solder  des  troupes.  Philippe  de  France, 
Edouard  d'Angleterre,  Jacques  d'Aragon,  Charles  de  Sicile, 
avaient  promis  de  se  croiser,  et   l'empereur  Rodolphe ,  de  les 

(1)  Charles  d*Aojou  et  son  neveu  Philippe,  roi  de  France»  étaient  allés  k 
Viterbe  pour  solliciter  les  cardinaax  k  nommer  le  nouveau  pape.  Là*  se  trou- 
vait aussi  Henri,  fils  de  Richard  de  Cornouailles ,  empereur  élu  ;  on  y  vit  éga- 
lement Gui  de  Montfort,  vicaire  de  Charles  en  Toscane.  Afin  de  venger  le 
comte  Simon,  son  père,  tué  en  Angleterre  comme  rebelle,  Gui  de  Montfort 
entra  dans  Téglise  au  moment  où  Ton  disait  la  messe,  égorgea  Henri  et  sortit  ; 
mais  quelqu*un  lui  ayant  dit  :  «  Oublies-tu  que  ton  père  fut  aussi  traîné  dans 
les  rues?  «  il  rentra,  saisit  le  cadavre  par  les  cheveux  et  le  traîna  dehors.  Les 
deux  rois  assistèrent  à  ce  spectacle  sans  rien  faire  pour  empêcher  le  meurtre  et 
saus  se  tenir  pour  offensés.  Plus  tard  Thomicide  fut  arrêté;  il  termina  sa  vie 
dans  les  prisons  de  Sicile. 


250  FIN  DES  CROISADES. 

conduire.  Orégoi^e^  dans  ce  but^  réunit  le  eonèile  gétiéral  de 
1276      Lyon  donl  nous  avons  parlé  ;  mais  tout  Tédifice  s'écroulif  h  sa 
mort. 

Ici  finissent  les  croisades.  Les  vastes  conquêtes  de  TOrient  se 
réduisaient  à  la  seule  ville  d'Acre,  dans  laquelle  s'étaient  réfugiés 
les  représentants  des  rois  de  Jérusalem,  de  Chypre,  de  8icile, 
de  France,  d'Angleterre,  d'Arménie,  les  princes  d'Antioche  0I 
de  Galilée,  les  comtes  de  Jaffa  et  de  Tripoli,  le  duc  d'Athènes, 
le  patriarche  Jérosolymitaîn,  les  chevaliers  du  saint  sépulcre,  du 
temple,  de  saint  Lazare,  le  nonce  du  pape,  les  Génois,  les  Véni- 
tiens et  les  Pisans.  Chacun  d'eux  avait  son  palais  et  son  quartier 
où  il  vivait  indépendant  et  sous  ses  propres  lois,  redevenues  per- 
sonnelles, de  sorte  que  cinquante-huit  tribunaux  exerçaient  le 
droit  du  sang;  ainsi  tout  le  monde  commandait,  et  personne 
n'obéissait.  Opposés  môme  d'intérêts,  ils  soulevaient  d'inces- 
santes querelles,  et  souvent  un  litige  né  à  Pîse  ou  dans  Ancône 
se  vidait  de  Tune  à  l'autre  des  maisons  d'Acre ,  converties  en 
forteresses. 

Un  Vénitien  frappe  un  enfant  génois  ;  ses  compatriotes  voient 
dans  ce  fait  un  outrage  public,  assaillent  le  quartier  des  Vénitiens, 
blessent  les  uns  et  mettent  les  autres  en  fuite.  Les  VénitiedS  se 
préparaient  aux  représailles ,  mais  quelques  hommes  prudents 
assoupirent  ce  feu.  Néanmoins,  lorsque  la  nouvelle  en  vint  à 
Gènes,  tous  dirent  :  a  Qu'on  en  tire  telle  vengeance  qu'elle  ne 
soit  Jamais  oubliée.  Les  femmes  dirent  à  leurs  maris  :  ^ous  ne 
voulons  plus  rien  de  nos  dois,  ni  après  la  mort  ni  pendant  ia  vie; 
dépensez-les  pour  la  vengeance.  Les  jeunes  filles  dirent  à  leurs 
frères  et  à  leurs  autres  parents  :  Nous  ne  voulons  pas  de  maris  ; 
tout  ce  que  vous  devez  nous  donner  pour  dot  y  dépensez-le  pour 
vous  venger  des  Vénitiens,  et  acquittez-vous  envers  nous  en  noui 
apportant  leurs  têtes  {{).  x>  Une  expédition  fut  donc  préparée; 
un  navire  vénitien,  qu'un  Génois  avait  acheté  des  pirates,  est 
pris  et  repris,  et  tout  va  de  mal  en  pire.  Treize  bâtiments  arrivés 
de  Venise  brûlent  ceux  des  Génois  surpris  à  Timproviste  dans  le 
port;  puis,  secondés  par  les  Marseillais  et  les  Pisans,  ils  repous- 
sent d'autres  galères  venues  au  secours  des  ennemis,  détruisent 
leurs  hôtelleries,  leurs  palais  et  une  tour  admirable,  dont  ils  ex- 
pédièrent beaucoup  de  pierres  dans  leur  patrie.  Le  pape  s'en- 
tremit de  la  paix  ;  mais  les  haines,  couvertes  et  non  éteintes, 

(1)  Da  CaNALB,  Chronique  vénitienne^  en  français,  CtIX. 


PHias  d'aoui.  XU 

éclatèreot  lorsque  les  Génois  eurent  obtenu  dans  GonsUuitinople 
les  quartiers  et  les  privilèges  dont  les  Vénitiens  avaient  joui.  Ces 
derniers  firent  tant  qu'ils  refroidirent  Michel  Paléologue  envers 
les  (jéiûoiê  et  renouvelèrent  amitié  avec  cet  empereur* 

Toujours  en  lutte  les  uns  avec  les  autres^  ils  se  trouvaient  tm* 
bies  en  face  des  musulmans^  tandis  que  l'Europe^  découragée 
par  l'insuccès  de  tant  de  tentatives,  absorbée  dan&des  iatérét« 
plus  pi^itifâj  c'est-à-dire  égoïstes^  songeait  à  toiite  autre  dM>ae 
qu'à  les  secourir*  Sur  ces  entrefaites,  les  musulmans  avançaient^ 
et  Témir  Kalif  Ashraf  mit  le  siège  devant  Acre^  dernier  asile  de 
la  croix.  Le  pape  Nicolas  IV  redoubla  de  zèle  pour  exciter  TEu- 
rope  à  secourir  cette  ville*  Parme  fournit  six  cents  hommes^ 
les  autres  villes  rimitèrent,  et  Venise>  pour  les  transporter  >  , 
disposa  vingt  galères,  tandis  que  Jacques,  roi  de  Sicile^  en  pro- 
niettaii  sept  ;  secours  partiels ,  ei,  comme  tels ,  insuffisants. 
ËnfiHi  après  une  longue  résistance^  Acre  fut  prise  d'assaut.  On 
prétend  que  trente  mille  chrétiens  y  furent  égorgés  ;  Tabbesse  ^^h 
de  Sainte-Glaire,  de  Venise,  persuada  à  ses  religieuses  de  se  cou- 
per le  nez  pour  se  soustraire  aux  outrages  et  aux  horreurs  des 
musulmans»  Les  navires  génois  purent  sauver  quelques  chré- 
tiens, parmi  lesquels  le  roi  de  Chypre;  d'autres  se  réfugièrent  à 
Venise,  qui  les  accueillait  parmi  les  nobles*  Dès  lors^  dans  les 
pays  consacrés  par  les  souvenirs  du  Christ,  on  n'entendit  plus 
résonner  que  ces  mots  :  a  U  n'y  a  d'autre  Dieu  que  Dieu,  et  Ma- 
homet est  son  prophète,  s 

A  la  nouvelle  de  cette  catastrophe^  à  laquelle  on  devait  pour- 
tant s'attendre  et  qu'il  était  possible  de  prévenir,  les  Européens 
et  surtout  les  Italiens  poussèrent  des  cris  de  douleur  et  d'effroi 
tardifs,  et  Boniface  VJII  tenta  d'armer  une  autre  croisade  :  mais 
le  temps  n'était  plus  où  la  piété  et  l'espérance  du  paradis  exd- 
taient  l'enthousiasme;  où  les  papes  parlaient  aux  rois  au  nom  du 
ciel  irrité ,  leur  reprochaient  leurs  fautes  et  leur  imposaient 
Tobligation  de  prendre  la  croix  pour  les  expier.  Les  princes,  au 
contraire,  tous  préoccupés  d'affaiblir  l'autorité  pontificale^  refu« 
saient  de  seconder  des  entreprises  qui  l'auraient  accrue  ou  du 
moins  attestée.  Les  Génois  seuls,  pour  se  racheter  de  l'interdit, 
répondirent  à  son  appel,  et  les  femmes,  comme  un  reproche  aux 
hommes,  prirent  la  croix  et  les  armes.  L'entreprise  avorta  ;  mais, 
naguère  encore,  Gènes  conservait  dans  son  arsenal  les  armures 
de  ces  héroïnes,  et^  dans  ses  archives,  lés  félicitations  du  pape. 

Depuis  cette  époque,  on  ne  songea  plus  sérieusement  aux 


352  EXHORTATIONS  A  LA  CROISADE. 

croisades  comme  entreprise  commune  de  FEurope.  Les  Crénois, 
il  est  vrai,  vers  Tannée  4300»  en  préparèrent  une  contre  les  cor- 
saires barbaresques,  mais  elle  ne  fit  que  tes  irriter;  en  effet,  une 
multitude  de  navires  sortirent  d'Afrique  pour  se  venger,  et  leurs 
courses  interrompirent  le  commerce  pendant  longtemps.  Quel- 
ques tentatives  partielles  eurent  lieu;  en  1345  surtout,  on  excita 
les  chrétiens.contre  les  Sarraôns,  et  beaucoup  de  miracles  étaient 
racontés.  On  disait  que  la  Vieige  était  apparue  près  d'Aquila  avec 
Jésus  sur  le  sein,  qui  tenait  une  croix  à  la  main  ;  chacun  put  le 
voir  plus  resplendissant  que  le  soleil,  et  les  enfants  qui  naquirent 
en  ce  jour  étaient  marqués  d'une  petite  croix  sur  l'épaule  droite. 
Cette  apparition  inspira  le  désir  de  combattre  les  infidèles  ;  frère 
Ubertin  de  Philippi  poussait  à  la  croisade  la  jeunesse  de  Florence, 
et  beaucoup  d'individus  le«uivirent  en  Syrie,  entre  autres  Fingé- 
nieur  François  de  Carmignano  et  dix  autres  dominicains.  Ils 
s'emparèrent  d'une  ville  qui  n'est  pas  nommée ,  et  se  battirent, 
près  de  Tibériade,  contre  plus  d'un  million  de  musulmans;  <hi 
ajoute  qu'une  apparition  de  saint  Jean  Baptiste  exalta  le  courage 
des  chrétiens,  et  que  l'on  reconnaissait  leurs  cadavres  à  un  petit 
rameau  qui  se  dressait  sur  la  tète  de  chacun  avec  une  fleur 
blanche  en  forme  d'hostie,  autour  de  laquelle  on  lisait  :  chrétien; 
en  outre,  on  entendit  chanter  au-dessus  d'eux  des  vers  très-doux 
et  le  :  Venitêf  henedicti  patris  mei  (i). 

Les  moines  frandscains  s'étaient  établis  de  bonne  heure  dans 
la  Palestine,  où  ils  restèrent  à  la  garde  du  Saiut-Sépulcre,  même 
après  qu'il  fut  retombé  au  pouvoir  des  Turcs;  en  121  S,  le  sul- 
tan Amed-Schia  leur  permettait  de  l'habiter,  et,  l'année  suivante, 
Omer  les  autorisait  à  restaurer  l'église  de  Bethléem.  Robert,  roi 
de  Naples,  voulut  que  cette  demeure  devint  leur  propriété;  en 
i34S,  il  acheta  du  sultan,  à  prix  d'argent,  le  droit  pour  les  fran- 
ciscains d'occuper  perpétuellement  l'église  du  Saint-Sépulcre  et 
d'y  célébrer  les  offices  divins;  à  cet  effet,  une  charte  fut  rédigée, 
dans  laquelle  le  cénacle  et  la  chapelle  où  le  Christ  se  fit  voir  à 
saint  Thomas  sont  concédés  à  ce  roi  et  à  sa  femme  Sancia,  qui 
fit  construire  une  maison  sur  le  mont  Sion  pour  y  entretenir  à 
ses  frais  douze  franciscains  (2). 

En  i  386,  le  roi  de  Chypre,  d'accord  avec  le  grand  maître  de 

(1)  l4loriepûeoi€si;BlUOTn,  Cron,,  ch.  35. 

(2)  QUABBSMics,  Ektcidatlo  Terrœ  tanetœ,  —  Les  actes  du  roi  Robert  sont 
rapportés  dans  la  bulle  Gratias  agimtts^  donnée  à  ÂTignon  par  Clément  YI,  le 
l  décembre  1342. 


EXHORTATIONS  A  LA  CROISADE.  253 

Rhodes^  voulant  mettre  fin  aux  pirateries  des  émirs  de  Syrie  et 
du  sultan^  résolut  d'assaillir  Alexandrie;  cédant  aux  instancea 
du  pape,  OU  déterminés  par  l'espoir  de  s'assurer  ce  commerce 
sans  les  humiliations  auxquelles  ils  étaient  soumis^  les  Vénitiens 
le  secondèrent.  Alexandrie  fut  prise  en  effets  et  la  flotte  égyp- 
tienne brûlée;  mais  le  sultan  reparut  bientôt ,  et  les  chrétiens^ 
forcés  de  se  retirer,  n'emportèrent  que  peu  de  richesses  ;  ils 
Imssèrent  au  contraire  une  haine  violente  qui  se  déchaîna  contre 
les  Italiens  établis  en  Egypte  et  les  marchandises  des  Vénitiens, 
ûmi  le  commerce  eut  ainsi  beaucoup  à  souffrir. 

Les  pontifes  seuls  ne  renoncèrent  jamais  à  tout  espoir  de  re- 
couvrer la  Palestine,  et  le  projet  de  délivrance  fut  le  thème  de 
déclamations  poétiques  et  parfois  d'écrits  pleins  de  raison.  Parmi 
les  autres.  Marin  Sannto,  chroniqueur  véuifien,  aperçut  la  vérité 
quand  il  annonça  que  la  ruine  des  établissements  chrétiens  en 
Palestine  avait  pour  cause  les  sultans  d'Egypte,  et  que  leur  puis- 
sance était  le  commerce  dans  Tlnde;  il  conseillait  donc  d'en  tarir 
la  source.  Dans  ce  but,  il  fit  cinq  voyages  dans  Tinde,  d'où  il  rap* 
porta,  à  défaut  d'autre  avantage,  des  notions  sur  les  pays  du  midi 
et  du  levant.  Son  livre.  Sécréta  fidelium  erueis  (4321),  auquel  il 
joignit  un  planisphère,  fut  par  lui  divisé  en  trois  parties  en  Thon- 
neur  de  la  Trinité,  et  parce  qu'il  y  a  trois  manières  efficaces  de 
recouvrer  la  santé  :  le  sirop  préparatoire,  le  remède  opportun, 
le  régime.  11  exhortait  à  la  croisade,  non  plus  en  fiiisant  appel  à 
l'enthousiasme  religieux,  mais  en  économiste  et  en  marchand; 
il  ajouta  donc  aux  textes  la  liste  des  épiceries  que  Ton  exportait 
par  la  voie  de  la  Palestine,  les  prix  d'achat  et  les  frais  de  trans- 
port. Le  moyen  le  plus  favorable  pour  atteindre  le  but  lui  semble 
un  débarquement  en  Egypte,  qu'il  est  possible,  croit-il,  de  blo- 
quer avec  dix  galères;  or,  TÉgypte  fermée,  l'islam  est  firappé 
au  cœur.  Hommes,  vivres,  argent,  il  calcule  tout  avec  précision; 
il  a  toujours  en  vue  la  prospérité  de  Venise,  qui  doit  fournir  la 
flotte  entière ,  et  dont  les  marins ,  dans  son  opinion,  sont  les 
seuls  capables  de  manœuvrer  les  navires  au  milieu  des  bas-fonds 
du  Nil.  Il  indique  la  forme  et  la  structure  des  vaisseaux  de  guerre 
et  des  navires  de  transport,  et  décrit  minutieusement  les  balis- 
tes  avec  les  dimensions  et  les  proportions,  sans  négliger  les  ar- 
balètes à  lancer  les  traits  de  loin;  l'armée  de  débarquement  doit 
s'élever  à  15,000  fantassins  et  300  cavaliers.  Végèce  et  César  lui 
fournissent  les  règles  sur  les  campements;  il  fait  preuve  d'intel- 
ligence pratique  dans  l'art  des  forteresses  sdon  son  époque. 


t54  ÉCRIVAINS. 

oomme  te  témoigne  une  gracieuse  parabole.  La  dépense  se  se- 
rait élevée  à  iA  milUons  (i)  ;  œ  projet,  qu'il  offrit  à  sa  patrie  et 
k  toutes  les  cours,  lui  valut  des  louanges  et  Touldî. 

Gui  de  Vigevano ,  médecin  de  l'empereur  Henri  VD ,  publia 
en  i2''i&  des  préceptes  hygiéniques  et  mil  iUites  pour  se  défen- 
dre des  Barrasins  et  les  assaUlir  (i)«  Fiève  Philippe  Bmserio  de 
Savone ,  pr^ifesseur  de  théologie  à  Parié ,  envoyé  par  Benoit  XII 
en  4340  coamie  ambassadeur  à  Ushek ,  khan  de  Capchiac,  avec 
Pierre  de  rOrto  et  Albert  de  la  ooiom'e  de  Gaffa,  pour  obtenir  la 
libre  prédication  du  christianisme  autour  de  la  mer  Noîpe^  écrivit 
le  Sépulors  de  terre  sednte ,  dans  lequel  il  exposait  les  moyens 
4e  le  reprendÉ'e.  Chose  remarquable,  les  premiers  traités  sur 
l'art  militaire  avaient  pour  but  la  délivraoee  de  la  Palestine, 

(1)  ^après  ses  calculs  (disait-il  au  pape)  la  dépense  totale  de  rexpédition 
fOur  vaitteauiLy  armement,  campement,  devait  être  de  600,000  florins  par  an. 
êêormta^  Ik.  o,  p.  1,  di.  4. 

Ces  doBiiées  aident  à  connaître  let  vakun  d'alors*  SuppoMO»  qu*im  hoiuie 
à  cheval  coûte  trois  fois  plus  qu'un  faiitawio  ;  si  une  armée  de  15,000  fantassins 
et  de  300  chevaux,  codte  600,000  florins  par  au,  10,000  iauUssins  et  1,400  che- 
vaux doivent  entraîner  une  dépense  de  53à,849,  auxquels  il  faut  ajouter  300,000 
pour  les  premiers  frais  de  l'expédition,  soit  835,840  florins.  Sanuto  évalue  le 
forin  à  deux  sous  de  gros  vénitiens  ;  cette  expédition  devait  donc  coûter 
1,ST1,7S9  sous  ds  gros.  Le  sou  était  la  vingtième  partie  de  k  livre,  et  la  livre 
valait  10  dacats(  or  le  ducat  devait  alors  valoir  17  francs  d'aujourd'hui.  Ainsi 
cfUe  année  devait  coûter  14,310,282  &.,  ce  qui  fait  pour  chaque  homme 
1,000  fr.  par  an. 

On  peut  vérilier  cette  estimation  en  la  comparant  aux  valeurs  fixes  des  comes* 
tibles.  Sanuto  nous  fournit  les  moyens ,  en  disant  :  «  La  livre  de  biscuit 
«  coûte  4  deniers  et  tiers.  La  ration  journalière  d'un  homme,  qui  est  d'une 
A  livre  et  demie ,  coûtera  6  deniers  et  demi  ;  45  livres  consommées  par  tm 
«  hnmme  en  trente  jours  coûteront  16  sous  et  8  deniers,  petite  monnaie;  en 
K  douce  niois,  640  livres  de  biscuit  eoûteront  6  sous  de  gros,  1  gros  et  4  petits 
«  deniers.  ■  Cette  dernière  représentait  donc,  à  cette  époque,  540  livres  de 
pain;  or  1,671,790  sous  devaient  en  représenter  149,218,334,  quantité  équi- 
valente à  17,177,145  livres  métriques.  Estimant  ce  pain  à  20  centimes  la  livre, 
nous  avons  14,235,407  fr.  Les  deux  calculs  se  vérifient  donc  l'un  par  l'autre. 

Le  même  calcul  pourrait  être  fait  sur  le  vin,  la  viande  salée,  les  légumes,  etc.; 
Biais  la  mobilité  de  valeur  de  ces  comestibles,  jbmte  à  l'mcertitude  sur  les  me- 
sures auciennea,  rendrait  cette  évalualion  trop  hypothétique.  En  résumé,  nous 
trouvons  que,  pour  nounir  un  homme  avec  du  pain,  du  vin,  de  la  viande  salée, 
des  fèves  et  du  fromage,  il  fallait  par  an  12  sous  de  gros,  e'est-à*dire  102  fir. 

(2)  Thésaurus  régis  Franciœ  acquisitionis  terrœ  sanctœ  de  ultra  mare,  nec 
non  sanilatîs  eorporis  ejus,  et  vitai  iptUu  prolungtuionis,  ac  etiam  cum  custoJia 
propter  venenum. 


BcnivAiifS.  ^  255 

(M»niD«  6^il  était  le  seul  qui  pût  excuser  ce  fén^ee  dévdoppement 
de  le  force  et  de  riuteliîgence.  Le  Trentio  Antoioa  d'Arçbi« 
bouiig  écrivU,en  1391,  avec  la  même  pensée,  uii  traité  militaire 
anjourd'hui  manuscrit  dans  la  bibliothèque  impériale  de  Paris, 
Le  Milanais  Lampo  Birago,  protégé  par  François  Sfom,  propoaa 
une  croisade  toute  d'Italiens;  elle  dievait  ae  composer  de  douze 
mille  chevaux,  quinze  mille  fantassins  et  cinq  nulle  hommes  de 
cavalerie  légère  tirée  de  Fétranger,  débarquer  en  Morée  pour 
soulever  les  peuples ,  et,  dans  deux  ou  trois  ans,  disait-il,  Fen* 
toeprise  sewt  accomplie  (1). 

Dante  reprochait  à  ses  contemporains  de  laisser  le  sépulcce 
du  Christ  au  pouvoir  des  chiens,  et  se  plaignait  qu*il  fût  oublié 
par  les  papes  (2)  ;  il  place  dans  le  paradis  Godefrey,  Cacciaguida 
et  d'autres  croisés.  Pétrarque  exhortait  à  la  croisade  dans  le 
chant:  O  a^pelMa  in  eiel,  beaia  e  bella  /  «  0  biaiheureuse  et 
belle  que  Pon  attend  au  ciel  !  a  Annio  de  Viterbe,  &i  1480,  pvé* 
cbait  à  Gènes,  au  milieu  d'immenses  applaudissements,  les  vie*» 
loires  des  chrétiens  contre  les  Turcs,  victoires  qu'il  pponvait 
par  des  passages  de  l'Apocalypse.  L'Arioste ,  au  miiîeu  de  aea 
inépuisables  railleries,  trouvait  un  accent  élevé  pour  démontrer 
que  les  chrétiens  feraient  bien  mieux  de  combattre  les  IWcs 
que  de  se  dédiirer  entre  eux.  Le  Tasse  consacrait  tout  son 
poëme  à  cette  glorieuse  entreprise  ;  car  il  espéiait  aussi  que  ie 
bon  peuple  du  Christ,  une  fois  qu'il  jouirait  de  la  paix,  tnlévê* 
rait  Vinjuste  proie  au  musulman.  D'autres  encore  faisaient  ea» 
tendre  des  exhortations,  généreuses,  mais  qui  restaient  sans  fhiitt 
La  guerre  contre  les  musulmans  ne  fut  réellement  continuée 
que  par  deux  ennemis  :  d'un  côté  les  Vénitiens,  devenus  alors 
le  boulevard  de  l'Europe,  qui  négligeait  de  soutenir  leurs  ef- 
fort^, sauf  à  les  couvrir  ensuite  d'un  lèche  nsépris;  de  l'autre, 
les  chevaliers  du  Saint-Séputcre,  qui  se  retirèrent  d'abord  à 
Chypre,  puis  à  Rhodes,  enfin  à  Malte,  toujours  avec  le  vcbu  de  ne 
jamais  cesser  de  combattre  les  infidèles.  Plus  tard,  la  généro- 
sité devint  négative  et  railleuse,  et  il  Tut  de  mode  de  déclamer 
contre  ces  expéditions  qui  avaient  fait  périr  inutilement  tant 
dliommes.  Ne  rappelons  pas  les  victimes,  aussi  nombreuses,  qui 
furent  sacrifiées  dans  les  guerres  épiques  de  Rome ,  ou  pour 
satisfaire  l'ambition  de  Napoléon  ;  dans  les  croisades,  du  moins, 

(})  Ad  Nîcolaum  Vpontificem  strategicon  aduersus  Tureas» 
(2)  Par.  IX,  126,  et  XV. 


256  EFFETS  DES  CROISADES. 

les  individus  inouraiont  volontairement  et  convaincus  ;  on  ne  les 
arrachait  point  de  leurs  maisons  par  ordre  d'un  roi ,  mais  ils 
étaient  heureux  de  donner  leur  vie  pour  le  service  de  Dieu  ou 
Texpiation  de  leurs  fautes^  et  pour  affronter  une  mort  qui  ou- 
vrait le  paradis. 

Les  musulmans  étaient  ennemis  de  toute  civilisation  ;  il  fallait 
les  repousser.  Us  exterminaient  férocement  les  chrétiens;  il  fal- 
lait les  punir.  Ils  menaçaient  l'Europe  d'une  nouvelle  bariiarie; 
il  fallait  les  prévenir,  en  les  attaquant  dans  leur  pays^  et,  si  l'en- 
treprise avait  réussi^  il  est  facile  de  voir  que  la  civilisation  aurait 
eu  une  destinée  plus  brillante. 

D'abord,  il  avait  été  avantageux  d'envoyer  dans  l'Asie,  pour 
donner  carrière  à  leur  humeur  batailleuse,  tous  les  honunes  qui 
troublaient  la  patrie.  Des  prédicateurs  et  des  papes^  dans  le  but 
de  faire  concourir  les  chrétiens  à  la  sainte  entreprise ,  purent, 
au  milieu  de  tant  de  batailles^  imposer  quelques  traités  de  paix^ 
et  la  trêve  de  Dieu  protégeait  quiconque  avait  pris  la  croix.  Pen- 
dant que  le  seigneur  se  trouvait  en  Palestine,  le  vilain,  resté 
chez  lui,  ne  sentait  plus  le  poids  de  Toppression  ;  au  lieu  de  re- 
courir à  l'autorité  du  feudataire,  il  invoquait  celle  de  la  com- 
mune ou  du  roi.  Bien  qu'il  fût  enchaîné  à  la  glèbe,  le  seigneur 
ne  pouvait  l'empêcher  de  se  croiser;  le  nombre  des  serfs  qui  pas* 
saient  outre-mer  devint  même  si  considérable,  qu'on  imposa  la 
dime  saladine  à  ceux  qui  prenaient  la  croix  sans  l'assentiment 
de  leur  maître;  puis  les  vilains  qui  se  rendaient  en  Palestine 
pour  lui  obéir,  affranchis  de  l'esclavage  local,  se  déshabituaient 
de  leur  servilité  héréditaire.  Ils  avaient  partagé  les  périls,  les 
fatigues,  la  gloire  de  leur  seigneur,  et  peut-être  encore  l'a- 
vaient-ils sauvé  du  poignard  d'un  assassin  au  milieu  dbs  gorges 
du  Liban ,  du  cimeterre  d'un  Turc ,  ou  rendu  à  la  vie  en  lui 
offrant  la  moitié  d'une  coupe  d'eau.  Dans  les  camps ,  sur  les 
champs  de  bataille,  ils  avaient  dormi  et  combattu  à  ses  côtés  :  le 
vautour  du  château  s'était  rapproché  du  lièvre  de  la  vallée,  non 
pour  le  déchirer,  mais  pour  associer  leurs  forces. 

Les  communes,  pendant  l'absence  des  barons,  se  fortifiaient 
et  les  contraignaient  à  faire  le  sacrifice  de  quelques  droits 
tyranniques;  le  seigneur  lui-même,  pour  faire  de  l'argent,  don- 
nait en  gage  ou  vendait  son  fief  ou  quelque  privilège,  ou  bien 
les  laissait  vacants  à  sa  mort.  Lajusiice  était  rendue  avec  plus 
de  régularité  par  le  clergé,  la  campagne  jouissait  de  la  tranquil- 
lité, et  l'abaissement  des  nobles  aplanissait  la  route  aux  citoyens. 


EFFETS  DES  CROISADES.  257 

Ainsi  ces  entreprises,  inspirées  par  le  clergé,  accomplies  par 
la  noblesse,  profitèrent  réellement  au  peuple.  Les  croisades,  en 
outre,  indiquaient  une  amélioration  dans  la  société,  puisqu'il 
ne  s'agissait  pas  de  conquérir  et  de  faire  des  esclaves,  mais  de 
gagner  la  vie  éternelle  et  de  sauver  de  l'enfer  tant  d'infidèles. 
Une  pensée  de  gloire,  d'avenir,  de  sainteté,  naissait  du  milieu 
des  partielles  agitations  de  la  féodalité.  Le  beau  et  l'idéal  rayon- 
naient parmi  les  peuples  et  les  armées,  qui  couraient  à  la  mort 
pour  assurer  le  triomphe  de  la  vérité  :  prélude  des  temps  où  la 
guerre  ne  se  fera  que  pour  conduire  à  la  paix. 

L'avarice,  l'ambition  et  d'autres  vices  accompagnèrent  et 
firent  échouer  ces  expéditions;  mais  pourtant  aucune  armée 
ne  fut  plus  généralement  préoccupée  de  Tidée  morale.  Le 
peuple  était  entraîné  par  un  sentiment  religieux,  bien  ou  mal 
interprété,  mais  supérieur  à  des  calculs  personnels.  L'humilité 
et  l'abnégation  des  chevaliers  faisaient  un  contraste  admirable 
avec  l'orgueil  et  l'avidité  dont  les  entreprises  d'alors  noua 
offrent  le  spectacle;  ils  reconnaissaient. pour  trêves  tous  les 
combattants,  puisque  tous  portaient  le  signe  de  la  croix.  Lorsque 
le  serf  et  le  seigneur,  le  vassal  et  le  roi,  le  Milanais,  le  Breton, 
le  Vénitien,  s'associaient  comme  chrétiens,  ils  s'habituaient  à  des 
idées  d'égalité.  Auprès  des  barons  enracinés  au  sol  s'élevait  la 
noblesse  mobile  des  chevaliers,  appelés  par  profession  à  tout  ce 
qu'il  y  a  de  généreux  et  de  désintéressé.  Beaucoup  de  récon- 
ciliations s'effectuaient,  beaucoup  de  torts  se  réparaient  à  l'oc* 
casion  de  ces  saintes  entreprises  ;  des  âmes  abattues  par  les 
désenchantements  ou  déchirées  par  le  remords  s'en  allaient 
combattre  outre-mer  pour  reprendre  courage  et  se  régé- 
nérer. 

Amédée  VI,  au  moment  de  s'embarquer  à  Venise  pour  la 
terre  sainte,  examina  sa  vie  et  se  souvînt  d'un  certain  Anscr- 
meto  Barberi  qu  il  avait  tenu  longtemps  dans  les  fers  pour  vol, 
et  dont  l'innocence  s'était  manifestée  plus  tard;  il  lui  fît  donner 
deux  cents  florins  d'or  (1).  Il  mit  ensuite  à  la  voile  sur  une 
galère  ornée  de  belles  peintures ,  avec  la  poupe  couverte  de 


(1)  On  trouve  dans  les  archives  de  cour  à  Turin  le  compte  du  voyage  de  ce 
|>rinc«  en  Orient. 

Amédée  III  de  Savoie,  en  1147,  voulant  se  croiser,  emprunta  au  monastère 
de  Saint-Maurice  d*Agaeeno  une  table  d'or  du  poids  de  05  marcs,  garnie  de 
pierres  précieuses. 

HIAT.   DES  ITAI..   —  T.   V.  I7 


258  ANJBGDOTES. 

lames  d'or  ei  d^argent  ;  Teffigie  de  la  Vierge  flottait  sur  la  ban- 
nière asurée  de  Savoie,  et  sur  d'autres  la  croix  d'argent  en  champ 
rouge*  avec  les  nœuds  d'amour ,  emblème  de  ce  prince,  ainsi 
que  la  tête  de  lion  et  le  cimier. 

Lucie  t  religieuse  dans  le  couvent  de  Sainte-Gatberine  de 
Bologne,  s'aperçut  qu*un  jeune  homme  venait  tous  les  jours  la 
regarder  à  la  tribune  d'où  elle  entendait  la  messe;  de  cemo-^ 
ment  elle  ne  parut  à  Téglise  que  derrière  une  jalousie»  L'amal^t 
jure  de  se  consacrer  à  Dieu  comme  celle  qu'il  adore,  se  rend  en 
Palestine,  et  s'aventure  dans  les  combats.  Fait  prisonnier  et  mis 
à  la  torture  pour  renier  sa  foi,  il  s'écrie  :  «  Pieuse  vierge,  chaste 
Lucie,  si  tu  vis  encore ,  soutiens  par  tes  prières  celui  qui  t'aime 
tant  1  Si  tu  es  dans  le  ciel,  rends-moi  le  Seigneur  propice  !  »  A 
peine  a-tril  prononcé  ces  mots  qu'il  tombe  dans  un  profond 
sommeil;  en  se  réveillant  il  se  trouve  chargé  de  fers,  mais 
dans  sa  patrie  et  près  du  monastère  de  sa  bienniimée,  qui  se 
tient  à  côté  de  lui  toute  resplendissante  de  beauté  :  «  Es- tu 
encore  vivante,  Lucie?  »  lui  demande-t*il. — «Vivante,  oui,  mais 
de  la  véritable  vie  ;  va  et  dépose  tes  fers  sur  mon  tombeau,  en 
remerciant  le  Seigneur,  o  La  chaste  fiUe  était  morte  le  jour  qu'il 
avait  quitté  l'Europe  (1). 

Frédéric  Barberousse,  jeune  encore,  s'éprit  de  Gela,  flile  d*uii 
de  ses  vassaux,  qui  répondit  à  cet  innocent  amour;  mais,  eomUie 
elle  ne  se  trouvait  pas  digne  de  l'épouser,  elle  le  décida  à  se 
croiser.  Au  moment  des  adieux ,  il  s'écria  :  «  Notre  amour  est 
étemel.— Étemel,  o  répondit-elle  en  laissant  tomber  sa  tête  suir 
l'épaule  de  son  amant.  Frédéric  part,  triomphe,  revient,  et, 
comme  il  se  trouvait  duc  par  la  mort  de  son  père,  il  vole  à  la 
maison  de  Gela  ;  mais  il  n'y  trouve  qu'un  billet  avec  ces  mots  : 
«  Tq  es  duc,  et  tu  dois  choisir  une  épouse  de  ton  rang.  Le  sou* 
a  venir  d'avoir  été  ton  amie  une  année  me  réjouira  Tàme  toute 
«  la  vie.  Notre  amour  est  étemel.  »  Elle  s'était  faite  religieuse, 
et  Frédéric  posa  dans  le  bois  où  il  lui  avait  fait  ses  adieux  la 
première  pierre  de  la  ville  de  Gelnhausen. 

La  croisade  fut  précbée  à  Torre  San  Donato,  et  l'étendard  du 
peuple  confié  à  Pazzinp  des  Pazzi,  qui  monta  le  premier,  dit-on, 
sur  les  murailles  de  Jérusalem;  Godefroy  lui  aurait  donné  trois 
morceaux  du  Saint-Sépulcre,  aveclesquels  il  alluma  le  feu.  bénit 
dans  sa  patrie,  et  qui  furent  ensuite  conservés  dans  l'église  des 

(1)  GninA^RDACCl,  St,  di  Bo/ogna,  ]iv.  iv.  . 


RELIQUES.   MIRACLES.  259 

Saints- Apôtres;  la  fête  du  char  à  Florence  n'a  pas  d'auti'e  ori- 
gine. En  ISM^  <r  lorsque  Damiette  ftit  prise ,  Renseigne  de  la 
commune  de  Florence^  avec  le  lis  blanc  sur  fond  rouge,  flotta  la 
première  sur  les  remparts^  grâce  au  courage  des  pèlerins  tos- 
cans, qui  se  distinguèrent  parmi  les  plus  braves;  en  souvenir  de 
ce  fait  d'armes  i  ledit  gonfalon  se  montre  encore  à  Florence ,  le 
jour  des  fiStes,  dans  Féglise  de  Saint-Jean  au  Dôme.  »  (VillanI.  ) 
A  Vérone  «  oti  prétend  que  les  croisés ,  après  leur  retour,  don- 
nèrent aux  montagnes  du  voisinage  vers  le  nord-ouest  les  noms 
de  Calvaria  [Monte  3an  Roceo)  et  de  Yaldomia  (  Vûl  Domini); 
on  leur  attribue  aussi,  pour  l'intérieur  de  la  ville,  ceux  de  Naza- 
reth, de  Bethléem,  de  Mont  des  Oliviers  (1).  Albert,  évéque  de 
Brescia,  rapporta  de  la  Palestine  un  gros  lilorceau  de  la  sainte 
croix, qui,  renfermé  dans  un  reliquaire,  oriié  de  lames  d'argent 
historiées i  se  conserve  dans  la  cathédrale  de  cette  ville,  où  Ton 
voit  aussi  la  croix  du  champ,  que  Pon  Suppose  avoir  été  ap- 
portée au  bout  d'un  étendard  par  les  croisés. 

On  abusa  de  la  crédulité  pour  multiplier  les  reliques,  et  tous 
les  pays  voulurent  en  avoir  de  terre  sainte.  Chaculie  eut  sa  lé- 
gende, et  Tauthenticité  de  chacune  fut  confirmée  par  des  mira- 
cles, non  moins  croyables  certainement  que  les  tnille  niaiseries 
que  la  critique  moderne  recueille  chaque  jour  dans  les  gazettes 
et  dans  les  histoires  rédigées  d'après  les  gazettes. 

Quelques  moines  apportèrent  de  Jérusalem  au  tnont  Gassin  uU 
morceau  de  la  serviette  avec  laquelle  Jésus-Christ  essuya  les 
pieds  des  apôtres  ;  mais,  voyant  qu'ils  n'inspiraient  aucune  con- 
fiance, ils  la  placteent  dans  un  encensoir,  où  il  devint  à  l'instant 
couleur  de  feu,  et,  après  l'en  avoir  retiré  intact,  ils  renchââsè- 
rentdans  Tor,  l'argent  et  les  pierres  précieuses*  D'autres  pèle- 
rins faisaient  voile  avec  un  des  clous  de  la  croix  ;  arrivés  devant 
Tomo  sur  le  lac  de  Gôme,  ils  ne  purent  avancer  davantage,  et 
dorent  le  laisser  là,  où  il  est  encore  vénéré.  Lorsque  Saladin  ex- 

(1)  llAFPtl,  Pfoiizie  generali  sopra  Ferona, 

On  connaît  lé  conte  de  TAne  qui  transporta  Marie  en  Egypte,  et  qui  tint 
même  à  Vérone,  on  bien  à  Gènes  selon  d'antres. 

Le  statut  de  Vérone  de  132S  porte  que  le  podestat  prononce  ce  serment  :  Etim 
ptregrlnorum  post  crucem^  qui  ivit  vel  ibit  ultra  mare,  defendam  in  suis  fwsses- 
sioniàus  rerum  mobilium  et  tmmpùiUum  vel  sese  moventium,  quas  definebit  sine 
litis  inquietudine  usque  ad  crucem  susceptam;  si  tamen  reiiquerit  procuratorem, 
qui  poisit  ùgere  et  eonpeniri  de  quasi  mobi/i.,.  De  rébus  vero  immobilibus,  eis 
absentibus,  j'as  nondicatur,  " 


%0  RELIQUES.   MIRACLES. 

pédiait  en  don  à  Tempereur  de  Constaniinople  la  vraie  croix^  un 
Pisan  ti*ouva  le  moyen  de  la  voler^  et^  traversant  la  mer  à  pieds 
secs ,  il  l'apporta  dans  sa  patrie  ;  mais  on  disait  qu'un  Génois^ 
du  nom  de  Dondadio  bo  Fornaro,  ayant  trouvé  cette  croix  dans 
un  navire  de  Vénitiens,  Tavait  enlevée  pour  en  enrichir  sa  ville 
natale,  et  ces  multiplications  du  même  objet  donnent  lieu  à  de 
vulgaires  épigrammes.  y  année  de  la  prise  d'Acre^  il  parait  que 
la  sainte  maison  où  le  Christ  s'était  élevé  ne  voulut  pas  rester 
dans  un  pays  souillé  par  les  infidèles^  et  les  anges  la  transpor- 
tèrent de  Nazareth  à  Tersacto  deDalmatie;  après  être  restée 
dans  cette  ville,  elle  fut  transférée  en  deçà  de  l'Adrialique  et 
déposée  dans  une  bruyère  sur  le  domaine  d'une  certaine  Lau- 
retta  de  Recanoti.  Le  matin ,  les  bergers  trouvèrent  cet  édifice 
là  où  jamais  ils  n'en  avaient  vu>  et  aussitôt  commença  TafOuence 
des  étrangers  et  des  offrandes ,  si  bien  que  Ton  fonda  dans  le 
voisinage  une  ville  appelée  Lorette. 

Rome  se  rempht  d'antiquités  religieuses ,  et ,  de  nos  jours  en- 
core, les  récits  des  sacristains  vous  reportent  continuellement 
aux  temps  des  croisades  et  aux  prodiges  racontés  dans  le  livre 
des  Sepi  voyages,  Padoue  conserve  les  dépouilles  mortelles  des 
Innocents,  apportées  du  Levant  dans  l'église  de  Sainte-Justine 
par  le  bienheureux  Julien.  L'autel  de  Saint-Étienne  à  Crémone 
fut  consacré  en  H  41  par  le  dépôt  de  quelques  restes  du  vête- 
ment de  la  vierge  Marie,  de  la  pourpre  qui  servit  à  .tourner  le 
Christ  en  ridicule,  du  bois  de  la  croix,  du  saint  sépulcre.  A  Bo- 
logne, frère  Vital  Avanzi  fit  don  d'une  des  cruches  dans  les- 
quelles le  Christ  changea  l'eau  en  vin,  et  chaque  année  on  l'ex- 
posait dans  l'église  des  Servi ,  le  premier  dimanche  après  l'É- 
piphanie;  un  autre  de  ces  vases  se  ti*ouvait  dans  la  chartreuse  de 
Florence. 

Genès,  pendant  les  croisades,  rapporta  de  la  Syrie  le  corps  de 
saint  Jean  Baptiste,  et  de  Césarée  le  bassin  dans  lequel  fut  opérée 
la  consécration  de  la  dernière  cène;  du  brave  Montald,  qui  l'a- 
vait obtenue  de  l'empereur  Jean  Paléologue,  elle  reçut  en  don 
l'effigie  du  Christ ,  faite  par  ordre  d'Ugar,  roi  d'Édesse ,  eftigie 
très-vénérée  dans  l'église  de  SaintrBarthéiemy,  bien  que  Rome 
se  vante  aussi  de  l'avoir.  Un  Lucquois,  qui  se  trouvait  à  Jérusa* 
lem,  apprit  par  une  révélation  dans  un  moment  d'extase  que 
le  visage' et  d'autres  reliques  du  Sauveur  gisaient  ignorés  dans 
la  cathédrale  de  Lucques ,  où  ils  furent  trouvés  et  devinrent 
l'objet  d'une  pieuse  vénération.  N'oublions  pas  le  saint  luit  à 


GÉNÉALOGIES.   BLASONS.  261 

Montevarchi,  donné  à  Gui  Guerra  par  Charles  d'Anjou  ;  k  cette 
occasion  ;  un  illustre  écrivain  disait  que  «la  foi  est  bonne  et 
sauve  qui  Ta,  et  que  celui  qui  trompe  sur  de  pareilles  choses  en 
porte  la  peine  dans  ce  monde  et  dans  l'autre.  » 

Les  Pisans^  voulant  reposer  après  leur  mort  dans  de  la  terre 
de  Palestine,  en  transportèrent  assez  pour  remplir  leur  cime- 
tière* De  Scio  les  Vénitiens  rapportèrent  le  corps  de  saint  Isi- 
dore, qui  fut  placé  dans  Téglise  de  Saint-Marc,  ou  se  trouve 
aussi  la  pierre  de  l'autel  de  la  chapelle  du  baptistère  ;  de  Gépha- 
lonie,  saint  Donat,  qu'on  voit  à  Sainte-Marie  de  Murano;  de 
Constantinople,  saint  Etienne,  saint  Pantaléon,  saint  Jacques  et 
les  autres  reliques  dont  les  églises  de  Saint- Georges  et  de  Saint- 
Marc  sont  enrichies.  Le  cardinal  Ugolin,  qui  fut  ensuite  le  pape 
Grégoire  TX,  persuada  au  doge  de  construire  dans  les  lagunes 
Sainte-Marie  Nouvelle  de  Jérusalem,  en  souvenir  d*une  autre  du 
même  nom,  alors  occupée  par  les  musulmans. 

Les  chefs-d'œuvre  d'art  de  la  Grèce  et  de  TAsie,  reliques  d'un 
autre  genre ,  furent  aussi  recherchés  par  les  Italiens;  depuis 
longtemps  les  Vénitiens,  les  Pisans  et  les  Génois  avaient  cou- 
tume d'en  apporter  dans  leur  patrie,  et  leurs  cathédrales,  à  com- 
mencer par  l'ancienne  église  de  Torcello,  furent,  pour  ainsi 
d[re,  construites  avec  d'antiques  débris.  Cet  usage  s'étendit  pen- 
dant les  croisades;  les  Vénitiens  tirèrent  surtout  de  Conslanti- 
nople  des  travaux  l'emarquables,  sauvés  parmi  tant  d'autres  qui 
périrent  à  la  prise  de  cette  ville;  les  chevaux  de  la  façade  de 
Saint-Marc,  les  lions  de  l'arsenal,  les  colonnes  de  Saint-Marc  et 
Théodore,  sont  des  trophées  de  bon  goût  et  de  violence. 

Un  grand  nombre  de  fondations  d'hôpitaux  pour  les  lépreux 
et  les  pèlerins  remontent  aux  croisades;  la  commande  de  Saint- 
Jean  en  Pré  en  logeait  beaucoup,  de  même  que  l'hôpital  de  Sa- 
vone  et  celui  de  Saintr-Lazare,  où  l'on  arrivait  par  l'unique  voie 
qui  débouchait  alors  à  Polcevera. 

Toutes  les  généalogies  voulurent  se  greffer  sur  les  croisades, 
et  chacun  se  fit  une  gloire  d'étaler  la  croix  sur  son  blason  ;  c'est 
donc  aux  croisades  et  à  la  chevalerie  que  nous  devons  le  blason , 
avec  tous  les  raffinements  des  armoiries  et  des  devises.  Le  che. 
valier,  tant  qu'il  combattait  autour  de  son  château,  n'avait  pas 
besoin  de  signes  distinctifs;  mais,  dès  qu'il  s  éloigna,  il  prit  une 
devise,  c'est-à-dire  qu'il  exprimait  son  affection  particulière  ou 
son  désir  au  moyen  de  la  couleur  de  la  cotte  d'armes  et  du  ci- 
mier, ou  par  quelque  dessin  sur  la  pièce  la  plus  apparente  de 


262  BLASONS. 

son  armure,  le  bouclier  par  exemple.  Flus  tard  ces  boucliers 
étaient  suspendus  dans  les  salles  des  ancêtres ,  pour  être  à  la 
fois  le  témoignage  de  leurs  hauts  faits  et  Torgueil  des  fila^  qui  se 
filment  une  gloire  d'adopter  les  insignes  paternels;  c'est  ainsi  que 
les  armoiries  devinrent  héréditaires,  et  furent  la  marque  dis- 
tinctive,  non  plus  de  l'individu,  mais  des  familles. 

Aujourd'hui ,  au  milieu  de  notre  égalité ,  l'art  héraldique  a 
perdu  toute  importance  ;  mais  alors  il  fallait  une  étude  longue 
et  minutieuse  pour  disposer  les  armoiries  ^  en  combiner  les  élé» 
ments ,  c'est-à-dire  les  couleurs  et  les  figures ,  pour  les  lire  et 
les  garantir  comme  titres  domestiques.  Dans  la  suite  on  en 
multiplia  les  éléments  et  la  disposition  ;  mais  les  plus  vantées 
furent  toujours  celles  où  figurait  la  croix,  comme  indice  qu'un 
des  aïeux  était  allé  combattre  en  Palestine. 

Les  Michieli  de  Venise  portaient  sur  une  fasce  d'argent  les 
besants  d'or,  parce  que  le  doge  Dominique  Micbiel,  ayant 
manqué  d'argent  à  la  croisade ,  paya  avec  des  morceaux  de  cuir 
qui  furent  échangés,  à  son  retour,  contre  des  espèces  sonnantes* 
Les  Visconti  de  Milan  se  vantaient  qu*Othon,  de  leur  famille, 
avait,  à  la  première  croisade,  tué  un  géant  qui  portait  pour  ci* 
mier  un  serpent  avec  un  enfant  dans  la  gueule,  figure  qu'ils 
adoptèrent.  Le  cardinal  Jean,  légat  en  Palestine ,  en  rapporta  la 
colonne  de  la  flagellation ,  que  la  famille  Colonna  prit  pour  ar- 
moirie,  d'argent  en  champ  d'azur;  elle  y  ajouta  la  couronne 
quand  Etienne  eut  couronné  l'empereur  Louis  le  Bavarois,  et 
les  quatorze  bannières  turques  que  Marc-Antoîne  acquit  à  la 
bataille  de  Lcpante. 

D'autres  familles  tirèrent  leur  nom  des  armoiries,  tandis  que 
les  armoiries  de  quelques-unes  dérivèrent  de  leur  nom  ;  c'é- 
taient les  annes  parlantes  :  ainsi  les  Orsini  de  Rome  et  les  Or* 
seoli  de  Venise  avaient  un  ours,  les  Moroni  un  mûrier,  lea  Por- 
celetti  un  porc,  les  Gambara  une  écrevisse,  les  Vitelleschi,  les 
Bossi,  les  Boselli  et  les  Gavalcabo  un  bœuf;  les  del  Caietto  la 
charrette,  les  Ganossi  un  chien  avec  un  os  di^ns  la  boiiche,  les 
Scaligeri  une  échelle  portant  un  aigle,  Le  peuple  aussi  voulut 
avoir  ses  armoiries,  et  le  tisserand  comn^e,  le  mercier  adoptait 
un  insigne  qui  se  transmettait  de  père  en  fils,  et  que  l'on  s'ef- 
forçait de  conserver  pur  de  toute  souillure* 

Les  Italiens  virent  le  luxe  oriental  et  se  proposèrent  de  l'i- 
miter. La  soie  se  propagea  ;  les  tissus  en  soie  de  Damas  et  ceux 
en  poil  de  chameau  excitèrent  le  désir  de  les  reproduire.  Les 


AYAJ>îïA(iK.S   DK   LA    GIVJMSATIO.N.  203 

Vénitiens  imitèrent  les  verres  de  Tyr,  et  bientôt  Pon  fabriqua 
des  miroirs  de  verre  et  des  verroteries;  l'application  de  rémail^ 
les  ouvrages  damasquinés  et  ciselés  furent  connus^et  Torfévrerie^ 
pour  enchâsser  tant  de  pierres  précieuses  et  orner  les  nom- 
breuses reliques  enlevées  à  l'Orient ,  trouva  l'occasion  do  se  per- 
fectionner. 

Les  voyages ,  entrepris  non-seulement  par  les  marchands , 
mais  par  des  multitudes  innombrables^  mirent  sous  les  yeux  de 
chacun  d'autres  coutumes^  et  l'on  sait  combien  ce  spectacle  sert 
à  dégrossir  les  nôtres.  Les  hommes  du  Nord  trouvaient  en  Italie 
une  civilisation  bien  plus  raffinée  ;  à  Bologne,  ils  entendaient 
commenter  les  Pandectes;  à  Saleme  et  au  mont  Gassin^  ils  voyaient 
des  écoles  de  médecine;  en  Sicile  et  à  Venise^  des  formes  régu- 
lières de  gouvernement  et  des  citoyens  réunis  pour  donner  leur 
assentiment  au  doge.  Jacques  de  Vitry^  historien  de  ces  entre- 
prises^ admirait  ces  Italiens^  gardant  le  secret  dans  les  conseils^ 
actifs,  zélés  dans  l'administration  des  affaires  publiques,  se  pré- 
munissant contre  l'avenir^  ennemis  de  toute  sujétion^  âpres  dé- 
fenseurs de  leurs  libertés.  La  civilisation  grecque  encore  debout^ 
celle  des  Arabes  dans  toute  sa  splendeur^  et  le  gouvernement 
régulier  institué  par  les  assises  de  Jérusalem,  étaient  pour  les 
Italiens  une  nouvelle  source  d'instruction.  Les  méthodes  intro- 
duites par  l'Église  pour  recueillir  les  dîmes  et  les  aumônes  furent 
appliquées  à  la  perception  des  taxes,  qui  devint  ainsi  moins  ar- 
bitraire; en  outre^  comme  les  ecclésiastiques  eux-mêmes  avaient 
dû  se  soumettre  à  les  payer,  on  apprit  à  les  faire  concourir  aux 
charges  publiques. 

Des  romans  et  des  nouvelles  passèrent  en  grand  nombre  de 
l'Asie  en  Europe,  dont  ils  excitèrent  et  nourrirent  les  jeunes 
imaginations.  La  philosophie  profita  de  toutes  les  additions  dont 
les  Arabes  l'avaient  enrichie;  la  médecine  adopta,  sinon  des 
méthodes,  mais  des  remèdes  de  TOrient ,  de  nouvelles  drogues^ 
de  nouvelles  compositions.  Des  chiens  de  chasse  et  des  chevaux 
arabes  furent  apportés  de  ces  régions,  et,  si  Frédéric  II  eut  des 
éléphants  pour  la  pompe  seule,  les  Pisans  les  employèrent  aux 
travaux  agricoles  de  la  ferme  dé  Rossore,  où  Ton  en  voit  encore. 
La  canne  à  sucre  avait  apaisé  la  soif  des  croisés,  qui  la  trans- 
portèrent en  Sicile,  d'où  elle  passa  en  Espagne,  et  de  là  à  Ma- 
dère et  dans  l'Amérique,  pour  nous  fournir  un  des  condiments 
les  plus  répandus,  le  sucre.  Des  ciboules  d'Ascalon  et  des  prunes 
de  Damas  enrichirent  alors  nos  jardins,  et,  s'il  n'est  pas  vrai 


264 


AVANTA(iES  DJfi  LA  CIVILISATIOX. 


que  le  maïs  est  originaire  de  ces  contrées  (i),  nous  y  apprîmes 
Pusage  de  l'alun ,  du  safran ,  de  l'indigo. 

On  prétend  que  la  vue  des  édifices  aériens  de  TOrient  et  des 
constructions  hémisphériques  des  Grecs  produisit  l'ordre  go- 
thique, certainement  répandu  à  cette  époque;  les  objets  enlevés 
par  Gônes^  Pise,  la  Sicile  et  Venise,  réveillèrent  Tamour  des 
beaux-arts,  qui,  inspirés  par  ces  modèles,  commencèrent  par  re-» 
vêtir  des  formes  él^antes. 

Le  mouvement  extraordinaire  de  tant  de  peuples  augmenta 
la  navigation,  au  profit  surtout  des  Italiens  qu'enrichit  le  trans- 
port des  croisés,  et  qui  établirent  des  comptoirs  sur  tontes  les 
côtes  de  la  Syrie,  de  la  mer  Ionienne  et  de  la  mer  Noire  ;  en 
outre,  ils  se  réservaient  des  privilèges  avantageux  dans  les  con- 
trées qui  leur  étaient  soumises.  La  construction  des  navires  s'a- 
méliora (2),  et  les  voyages  par  eau  remplacèrent  les  lents  trajets 
par  terre.  On  dressa,  dans  l'intérêt  des  pèlerins,  des  itinéraires 
qui,  bien  que  dictés  par  l'enthousiasme,  perfectionnèrent  la  géo- 
graphie dans  une  certaine  mesure  (3). 

L'Italie  entretint  avec  l'Orient  des  relations  continuelles,  dont 
il  est  parlé  fréquemment  dans  les  chroniques  piémontaises  de 
fienvenuto  de  Saint-George  ;  les  familles  le$  plus  remarquables 
contractèrent  des  alliances  avec  les  princes  du  Levant,  et  Ton 


(1)  Dans  V Histoire  d' incisa  et  de  son  célèbre  marquisat  (Asti,  18 10),  on 
trouve  une  charte  de  1204,  rédigée  dans  cette  ville,  où  il  est  dit  que  Bonifaoe» 
marquis  de  Montferrat,  fit  don  à  la  commune  d*un  morceau  de  la  sainte  croix  et 
de  la  huitième  partie  d*un  boisseau  d^un  grain  couleur  d'or  et  quelque  peu 
blanc,  inconnu  auparavant  et  apporté  de  TAnatoIie,  et  appelé  mediea.  Le  docu- 
ment ne  doit  pas  être  authentique,  puisqu'il  n'est  pas  fait  mention  du  blé  de 
Turquie  avant  la  découverte  de  l'Amérique  ;  néanmoins,  dans  les  archives  épi»- 
copales  de  Bergame,  je  trouve  un  acte  dressé  par  Montenario,  die  ly  exeunie 
octobri  de  1249,  où  l'évèque  Albert  de  Terza  investit,  à  titre  d'emphytéose 
perpétuelle,  les  syndics  de  la  commune  de  Sorisole  de  toute  la  dime  appartenant 
à  révèché  dans  les  territoires  de  Sorisole  et  de  Poscaute,  d'un  setier  de  vin, 
d'une  corbam  de  loa  panici  qttœ  extimattir  duo  sextaria^  etc.  On  appelle  encore 
aujourd'hui  loa  l'épi  du  maïs ,  que  l'on  nomme  aussi  panico  en  beaucoup  de 
lieux.  Ge  document,  que  personne  n'a  remarqué,  que  je  sache,  mérite  donc  quel- 
que attention. 

(2)  Parmi  les  navires  que  Venise  expédia  au  secours  de  saint  Louis,  un  avait 
cent  huit  pieds  de  long,  et  soixante-dix  de  large  ;  un  autre,  cent  dix  pieds  sur 
soixante-dix;  aucun  n'avait  moins  de  quatre-vingts.  MARIif  Sanuto. 

(3)  L'/Z^r  syriacum  de  Pétrarque  est  une  description  du  voyage  à  Jérusalem, 
odressée  h  Jean  de  Milan,  qui  était  probalilrment  dr  la  famille  des  Mandelli. 


PROGRÈS.  265 

en  compte  six  entre  les  marquis  de  Montferrat  ot  la  maison  im- 
périalede  Constantinople;  les  dncs  de  Savoie,  avant  de  prendre 
rang  parmi  les  princes^  portaient  le  titre  de  rois  de  Jérusalem  et 
de  Chypre.  Les  établissements  italiens  durèrent  dans  ces  con* 
trées  beaucoup  plus  que  ceux  des  autres  nations^  et  prirent  une 
telle  extension  que  Pitalien  était  la  langue  du  commerce  sur  les 
côtes. 

Laissons  donc  à  d'autres  le  soin  de  tourner  en  ridicule  ce  qui 
excita  l'enthousiasme  de  deux  siècles^  et  ne  regardons  pas 
comme  inutiles  ces  entreprises  qui  donnèrent  un  stimulant  si 
énergique  au  sentiment ,  à  la  curiosité^  à  l'imagination. 


1 


LIVRE  NEUVIÈME. 


CHAPITRE  XCIV, 

L&i  ITàLIENB  ÀPAÈS  LA  CHUTB  PW  B0a£N»T4LrCM.  IMk  FEUIIATAIIIP». 

LES  TORRUNI  ET  LES  VI8C0NTI. 

Nous  avons  vu  ritalie  partagée ,  d'après  la  mesure  des  halle- 
bardes victorieuses,  entre  les  chefs  des  armées  lombardes, 
franques ,  allemandes ,  normandes ,  dans  cette  féodalité  qui ,  à 
l'excessive  concentration  des  anciennes  sociétés,  substituait  un 
excessif  morcellement,  de  telle  sorte  que  toute  idée  de  nMîon  ou 
d'État  disparut  pour  ne  laisser  survivre  que  celle  d'un  saigneur  et 
d'une  terre,  A  côté  de  cette  société,  toute  de  nobles  possesseurs, 
une  autre,  composée  d'artisans,  d'hommes  libres,  de  lettrés,  s'é<- 
lève  et  grandit  au  point  de  se  constituer  en  commune,  qui  s'as- 
socie avec  celle  des  nobles  ou  lui  fait  contre-poids,  Le  bas  peuple 
en  était  exclu,  il  est  vrai,  mais  il  commençait  h  sentir  sa  valeur, 
et,  bien  qu'il  n'eût  p(|s  d'importance  propre ,  il  l'acquérait  en  se 
liguant  avec  les  nobles  ou  les  communes ,  parce  qu^il  donnait  la 
prépondérance  au  parti  qu'il  embrassait. 

L'idée  de  Funité,  de  la  patrie  étendue,  n'existait  pas,  et  le  nom 
d'Italiens  n'avait  pas  une  autre  compréhension  que  celui  d'Euro- 
péens aujourd'hui,  puisque  l'Italie  n'avait  ni  origine  ni  institu- 
tions communes.  Ses  guerres  étaient  funestes,  mais  pas  plus 
fratricides  que  celles  des  Français  contre  les  Allemands^  La  liberté 
restait  un  privilège;  car,  si  la  commune  appartenait  aux  citoyenç^ 
la  Péninsule  appartenait  à  l'étranger ,  et  l'on  dirait  que  les  Ita- 
liens préféraient  être  libres  avec  des  apparences  de  servitude 
que  Ubres  de  nom  et  esclaves  de  fait. 


268  RODOLPHJ;;   DE  HABSBOl'KG. 

Le  titre  d'empereur  des  Romains  fit  accepter  la  suprématie 
des  rois  étrangers;  mais  ces  rois,  non  contents  de  cette  auguste 
souveraineté  sur  tant  de  seigneurs  isolés,  ni  du  patronage  sur 
les  communes  qui  se  gouvernaient  démocratiquement,  aspirèrent 
à  une  domination  efficace  et  directe^  telle  qu'on  Favait  vue  chez 
les  derniers  Romains.  Les  communes  opposèrent  une  digue  à 
cette  prétention^  et  les  deux  ligues  lombardes  firent  voir  corn* 
ment  les  faibles ,  par  Punion,  peuvent  résister  au  despotisme 
des  forts.  La  première  consolida  les  républiques;  la  seconde,  au 
contraire^  aplanit  la  route  aux  tyrannies. 

La  paix  de  Constance  avait  procuré  une  liberté  multiple ,  di- 
verse  de  cité  à  cité  ;  maintenant  les  villes  se  groupent  pour 
constituer  de  gros  États^  souvent  soumis  à  un  chef.  Cette  paix 
avait  consolidé  la  souveraineté  impériale  à  côté  de  la  liberté; 
maintenant  cette  souveraineté  revêt  une  forme  toute  différente 
de  celle  dont  on  avait  conçu  l'idée  au  temps  de  Charlemagne  et 
dans  le  vaste  projet  de  la  république  chrétienne. 

L'empire,  en  effet,  par  ses  querelles  avec  les  papes^  avait  perdu 
son  empi-einte  de  sainteté.  En  luttant  avec  les  peuples,  il  cessa 
de  parattre  le  tuteur  de  la  liberté  des  nouveaux  citoyens  romains; 
en  s'obstinant  à  conquérir  l'Italie ,  il  ne  put  asseoir  l'Allemagne 
sur  la  base  d'une  solide  unité,  mais  la  laissa  devenir  un  i-oyaume 
semblable  aux  autres.  D'un  côté,  les  chefs  s'efforçaient  de  ren- 
dre héréditaire  dans  leur  famille  une  dignité  qui ,  par  essence, 
était  élective  et  destinée  au  plus  digne;  de  l'autre,  les  petits 
princes  s'en  disputaient  les  lambeaux  dans  une  dépendance  tou- 
jours amoindrie,  dans  une  confédération  toujours  moins  déter- 
minée. Bien  plus,  dès  que  le  grand  interrègne  eut  fait  mettre  en 
discussion  l'autorité  du  chef,  le  droit  du  poing  reparut  partout, 
et  la  guerre  de  tous  contre  tous ,  brisant  le  sceptre  glorieux  do 
Charlemagne ,  finit  par  assurer  à  un  millier  de  barons  la  souve- 
raineté territoriale,  c'est-à-dire  que  chacun  d'eux  jouit  de  l'indé* 
pendance  avec  le  double  empii*e  dans  son  domaine,  quelque 
étroit  qu'il  fût. 

Les  Allemands,  par  affection  pour  les  familles  héroïques  qui 
avaient  donné  une  série  de  grands  empereurs,  allèrent  en  cher- 
cher un  parmi  les  cinquante  comtes  qui  s'étaient  partagé  THel- 
vétie.  Un  certain  Rodolphe,  comte  de  Habsbourg  dans  FÂrgovie, 
avait  conduit  en  Italie  une  bande  d'hommes  d'Un,  de  Schwitz  et 
i2<ko  d'Unterwald,  avec  lesquels  il  se  mettait  au  service  de  quiconque 
avait  besoin  de  bras.  Il  servit  Frédéric  II  au  siège  de  Faenza,  et 


HODOLPHE  DE  HABSBOURG.  269 

se  mit  ensuite  à  là  solde  des  Florentins.  Enfermé  dans  Bologne, 
il  emprunta  quelque  argent  pour  retourner  dans  sa  patrie,  lais- 
sant comme  otages  douze  Allemands,  qui  suivaient  les  cours  de 
cette  Université  (1).  Excommunié  pour  avoir  brûlé  un  monastère 
de  Bàle,  il  expia  sa  faute;  une  fois,  rencontrant  un  curé  qui, 
chargé  du  saint  viatique ,  devait  passer  à  gué  un  torrent ,  il  lui 
céda  sa  monture,  et  ne  voulut  pas  consentir  à  reprendre  le  che- 
val qui  avait  porté  le  Seigneur  du  monde.  L'archevêque  de 
Mayence,  allant  à  Rome,  se  fit  escorter  par  Rodolphe,  attendu 
que  les  routes  étaient  peu  sûres  ;  lorsqu'il  fut  question  d'élire 
un  empereur,  il  se  souvint  de  Rodolphe  et  le  proposa  :  a  Sei->  ^^^ 
gneur  d'un  petit  État,  il  ne  pourra,  dit-il,  abuser  du  pouvoir;  il 
est  veuf  avec  beaucoup  d'enfants ,  et  les  électeurs  pourront  con* 
tracter  avec  lui  des  alliances  de  famille.  »  En  effet,  il  fut  nommé. 
Gomme  le  sceptre  manquait  à  son  couronnement,  il  saisit  une  ' 
croix,  en  s'écriant  :  a  Ce  signe  qui  sauva  le  monde  me  tiendra 
bien  lieu  de  sceptre,  n 

Rodolphe  connaissait  donc  son  temps.  Il  déclara  qu'il  voulait 
être  tout  à  fait  Allemand ,  ne  parlait  que  cette  langue ,  et  c'est 
dans  cette  langue  seule  qu'il  dictait  ses  lois  ;  il  raccommodait 
lui-même  sa  casaque,  mangeait  des  raves  dans  les  champs,  et 
jouissait  d'une  telle  réputation  d'honnêteté  qu'on  l'appelait  la 
loi  vivante.  H  donna  bientôt  à  connaître  qu'il  voulait  que  la  cou- 
ronne fût  respectée.  Après  avoir  vaincu  son  compétiteur  Otto- 
kar  II,  roi  de  Bohême,  qui  avait  occupé  les  pays  entre  le  Danube 
et  l'Italie ,  il  lui  enleva  le  duché  d'Autriche  dont  il  investit  son  m 
propre  fils  Albert  ;  c'est  ainsi  qu'il  posait  les  bases  de  la  gran- 
deur de  sa  famille,  à  laquelle  il  trouva  le  moyen  d'inféoder  aussi 
la  Carintliic,  la  marche  des  Yénède^  et  Pordenone,  c'est-à-dire 
une  des  portes  de  Tltalie. 

Cet  empereur  ne  recueillait  pas  de  ses  aïeux  un  héritage  de 
querelles  et  de  difficultés  avec  les  papes  ;  différent  des  Othons 
et  des  Frédérics,  il  n'avait  aucune  passion  pour  la  civilisation 
romaine  qui  renaissait  en  Italie.  Il  comprenait  qu'il  devait  assu- 
rer sa  suprématie  sur  l'Allemagne,  au  lieu  de  chercher,  à  tra- 
vers une  foule  de  périls,  à  dominer  sur  cette  Italie  qu'il  compa- 
rait à  la  caverne  du  lion  malade,  où  le  renard  voyait  toutes  les 
traces  des  pieds  dans  le  sens  de  Faller,  mais  aucune  dans  la  di- 

(1)  Àrchmo  s/oriaf/iv,  35;  SAVIOtl,  Sf,  di  Dologna  ad  ann.  126G,  el  doc. 
749. 


270  GÉOGRAPHIE  POLTTIQtJE  t)E  L*ITALIE. 

reotkm  du  retour.  Satisfait  de  s'intituler  roi  des  Romaim,  il  ne 
songea  jamais  à  descendre  en  Italie  ;  il  fit  droit  à  toutes  les  eii- 
gences  des  papes  ^  qui  se  trduvaiettt  dès  lors  affermis  dans  le 
poutoir  temporel  et  tendaient  l'Italie  indépendante  des  Allemands, 
auxquels  d'ailleurs  tis  opposaient  un  fort  contre*poids  dans  la 
domination  méridionale  des  Angevins.  Pendant  soixante  ans 
les  pays  de  la  ligue  lombarde  ne  virent  pas  les  traces  des  empe- 
reurs»  qui^  après  avoir  cessé  d'être  conquérants,  et  |)erdaDft  leur 
influence  traditioritielle  parce  qu'Us  manquaient  cttex  eux  de 
repos,  négligeaient  le  fardin  de  i'mnpire^  comme  Dante  6*en  plai* 
gnait  {{ )  ;  jusqu'aux  temps  déplorables  de  GharlesrQuint^  ils  ne 
songèrent  jamais  sérieusement  à  faire  deSconquétes  en  deçà  des 
monts. 

Peu  jalou)!  des  droits  nominaux  dans  un  pays  étrange  « 
Rodolphe  vendait  les  privilèges  et  la  liberté  à  toutes  les  villes  qui 
avaient  de  Targant  pour  les  acheter  \  à  Lucques,  pour  i^^OOO 
écus  ;  pour  6,000  à  Gènes,  Bologne  et  Florence  :  belle  occasion 
de  légaliAer  et  de  consolider  les  oonstilulioiis  IUntos* 

Ces  constitutions  étaient  nées,  Je  ne  dirai  pas  de  ht  niskm  des 
élémeals  indigènes  avec  ceux  de  la  conquête^  mais  de  leur  rap- 
prochament;  elles  devaient  leur  développement  à  la  juridiction 
dont  les  communes  avalent  dépouillé  les  comtes  et  les  évoques, 
puis  aux  efforts  déployés  pour  la  défendre  contre  les  armes  alle- 
mandes et  d'indignes  ambitions.  Contraintes  de  triompher  d'un 
pouvoir  guerrier^  de  mettre  un  frein  à  une  autorité  illimitée,  de 
restreindre  les  immunités  du  clergé  et  les  pritiléges  des  nobles, 
d'enlever  les  possessions  ou  les  domaities  à  d'anciennes  familles^ 
d'émancipef  les  esclaves,  de  construire  Tédiflce  nouveau  avec 
des  ruines  pétries  de  sang,  les  communes  devaient,  de  toute  né* 
cessité,  traverser  les  tempêtes  qui  épouvantent  les  ftmes  timides, 
mais  qui  offrent  un  noble  spectacle  à  quiconque,  dans  l'histoire, 
aime  à  voir  les  hommes  au  milieu  d'événements  qui  agitent  leur 
esprit,  exaltent  leurs  passions. 

Le  voyageur  qui  parcourait  ce  magnifique  pays  le  trouvait 
divisé  en  une  infinité  de  communes  gouvernées  démocratique- 
ment, entré  lesquelles  s'élevaient  des  seigneuries  militaires.  Le 
comte  de  Savoie,  comme  un  gardien,  occupait  les  deux  versants 
des  Alpes  cottiennes  et  grecques,  au  midi  desquelles  s'appuyaient 

(1)  Dante  place  Rodolphe  parmi  les  négligentâ  qui  ftont  dans  le  purgatoire , 
ch.  VU. 


GÉOGRAPHtiS  BOUTIQUE  DE  L'ITAUE.  271 

led  marquis  dd  Baluces  et  du  Montfemit.  On  donnait  proprement 
le  nom  de  PiénHmt  au  pays  situé  entre  les  Alpes,lé  Sangotte  «l  le 
Pô^  dont  la  ville  principale  était  PigneroL'  Turin,  sur  la  gauehe 
du  Pô,  autrefois  soumis  à  ses  propres  évéques,  qui,  en  11^9,  ob- 
tinrent de  Barberottsse  l'immunité  dans  le  rayon  d'un  mille,  était 
alors  inférieur  à  Chieri  par  le  commerce  et  ractivité,  à  Ivrée  et' 
AatI  par  la  puissance.  Verceil  dominait  sur  la  gauche  delà  Besia;  ' 
le  Novarais  prospérait  entre  ce  fléute,  lé  TésiU  et  les  Alpes  qui 
s^abaissent  vers  le  lac  Majeurv 

Dans  les  plaines  fertiles  qui  s'étendent  entre  ié  Tésii),  TAdda 
et  le  lac  Majeur,  Milan  occupait  le  premier  rang  parmi  d'autres* 
villes,  inférieures  par  11mportanee>  mais  indépendantes  :  telles 
étaient  G6me,  qui  dominait  sur  la  plus  grande  partie  de  son  lac 
et  de  celui  de  Lugano,  et  s'avançait  dans  les  vallées  de  Ghlaveâna 
jusqu'à  la  Sploga,  de  la  Levantine  jusqu'au  Baint-Gothard,  delà 
Valtelinîd  jusqu'au  Stelvio  ;  Lodl,  qui  s!était  relevée  sur  la  rive 
de  TAdda  infMeur;  Crème,  sur  le  bas  Serio  ;  Pavie,  qui  s'éten- 
dait du  Tésin  au  delà  du  Pô,  entre  les  domaines  de  Verceil,  No- 
vare,  Lodi,Tortone  et  le  Montferrat ;  Bergame,  mahresse  des 
romantiques  vallées  d'où  coulent  limagna,  l'Oglio ,  le  Serio ,  le 
Brembo;  Brescia,  embrassant  depuis  TOglio  jusqu'à  Asda  et  au 
lac  de  Garde ,  en  contact  dangereux  avec  la  gibeline  Crémone 
qui  s'étendait  de  Gassano  à  Guastalla,  de  Mozzanica  à  Boc^ofo, 
sur  rtleFùlchérie,  surl'Ëlat  Pelavicino,entjre  Panne  et  Plaisance, 
possédant  trois  cents  bourgs  et  paroisses. 

An  delà  du  Pô,  Alexandrie,  au  confluent  de  la  Bormida  et  du 
Tanaro,  rappelait  toujours  son  origine.  Tortone  florissait  sur  la 
Scrivia;  sur  les  deux  rives  du  Mincio  et  du  Pô,  d'Asola  jusqu'à  la 
Mirandole,  le  territoire  de  Mantoue,  ville  alors  plus  belle  que  forte, 
était  assaini  au  moyen  de  digues  et  de  comblées.  Les  domina- 
teurs étrangers  fii'ent  toujours  grand  cas  de  Vérone ,  parce  que, 
dominant  du  territoire  de  Roveredo  àla  Polésinede  Rovigo,  elle 
ouvrait  les  passages  des  gorges  Trentines  jusqu'à  la  plaine  cir- 
cumpadane.  Au  débouché  des  vallées  alpines  et  entre  l'Adige, 
la  Pîave  et  le  Tagliamento,  on  voyait  Bassano,  Trévise,  Vicertce, 
Padoue.  A  Udine,  le  patriarche,  seigneur  du  Frioul  et  de  Tb*' 
trie ,  giAce  à  sa  puissance  qui  ne  le  cédait  qu'à  celle  du  pape, 
s'était  opposé  à  la  formation  des  communes;  au  contraire,  il 
avait  établi  une  féodfdité  ecclésiastique  avec  parlement,  réunis- 
sant ainsi  les  forces  qui  restaient  fractionnées  ailleurs. 

L'ancienne  Gaule  cispadane ,  entre  le  Pô,  les  Apennins,  la 


272  ÎFETITS  SEI6I9£UnS. 

Trebbia  et  le  Reno^  était  occupée  par  Plaisance^  sur  la  Trebbia  , 
par  Reggio,  Parme  etModèoe^qui  s'élendait  jusqu'au  petit  Reno. 
Ferrare  possédait  la  majeure  partie  des  pays  embrassés  par  les 
différentes  branches  du  grand  fleuve,  là  où  il  coule  ientemeot 
vers  l'Adriatique.  Tant  de  villes,  et  Tune  à  côté  de  Pautre!  Et 
cependant,  sous  l'heureuse  influence  de  leur  liberté  légale  et 
consentie,  elles  surent  accomplir  des  entreprises  auxquelles  suf- 
firaient à  peine  de  vastes  principautés* 

Partout,  mais  principalement  dans  les  territoires  montueux, 
s'étaient  conservés  ou  avaient  surgi  des  chfttelains,  seigneurs 
absolus  chacun  sur  son  domaine,  et  qui,  soit  entre  eux,  soit  avec 
les  villes,  se  comportaient  comme  Ëtats  indépendants.  Au  pied 
des  Alpes  cottiennes,  les  Saluzzo ,  les  Masino,  les  Balbo  domi- 
naient au  milieu  des  républiques  d'Asti  et  de  Ghieri ,  et  une 
chaîne  de  petits  châteaux  abritait  les  seigneurs  du  val  d'Aoste. 
A  Trente,  dans  les  Alpes  rhétiques,  régnait  un  duc  lombard, 
dont  l'autorité  s'étendait  au  nord  jusqu'à  Mezzolombardo,  qui  se 
trouve  en  ^face  de  Mezzotedesco,  frontière  allemande;  au  midi* 
il  embrassait  le  val  Lagarina ,  mais  le  val  Sugana  restait  annexé 
au  district  de  Feltre.  Sous  les  Carlovingiens,  tantôt  ce  territoire 
forma  un  comté  distinct,  tantôt  il  fut  réuni  à  Vérone;  mais  les 
empereurs  allemands  cherchèrent  à  Tenlever  à  l'Italie,  et,  dans 
ce  but,  ils  en  investissaient  les  évoques  afin  d'associer  ses  desti- 
nées à  celles  de  Bolzano,  siège  d'un  ^ra/ allemand.  Les  comtes 
du  château  Tirolo,  qui  finit  par  donner  son  nom  à  tout  le  pays, 
reconnaissaient  l'autorité  des  évoques ,  mais  ils  furent  souvent 
leurs  adversaires.  Lorsque  Frédéric  II  eut  envoyé  le  podestat 
Lazare  de  Lucques  et  l'odieux  Rodegerio  de  Tito  tyranniser 
Trente ,  Févéque  £ngon  souleva  le  pays ,  et  une  longue  guerre 
s'ensuivit  entre  les  Guelfes  de  Lizzana,  Madruzzo,Vigolo,  Brenta, 
et  les  Gibelins  d'Arco,  Pei^ine,  Campo,  Lovico.  Trente  était  dé* 
chirée  par  les  factions;  ce  désordre  favorisa  Télévation  des  com- 
tes de  Tirolo,  alliés  par  des  mariages  avec  les  familles  deSouabc 
et  d'Habsbourg,  et  qui  finirent  par  en  devenir  les  seigneurs  (i). 

Ces  comtes,  qui  dominèrent  sur  la  Rhétie  et  le  val  Venosta, 
commandaient  les  petits  princes  delà  vallée  de  PAdige  contre  les 
comtes  d'Ëppan;  plus  tard  ils  furent  subordonnés  aux  comtes 

(1)  Voir  Trente,  eittà  ttltalia.  GioVAMSLLI.  —  HoaHAVa,  Sami,  Werh. 
•^  Babbacovi,  A/iri».  staricite  —  Pm,  Bentm  anstriacamm,  etc.  —  PbbIHI, 
/  casteili  del  Tiroir», 


PETITS  SEIGNEURS.  273 

de  Gorilz,  dont  les  vallées  de  Wnri  et  de  l'Ëîsack,  avec  le  Tyrol 
septentrional ,  reconnurent  Tautorité  pendant  des  siècles.  Les 
Andecks  de  Merano^  qui  s'étaient  signalés  dans  les  croisades  et 
las  guerres  des  empereurs  en  Italie^  fondèrent  Inspruck^  furent 
ducs  de  Croatie  et  de  Dalmatie^  et  s'éteignirent  en  1^48.  Les 
Gastel  Barco  prétendaient  descendre  des  rois  de  Bohème  ;  ils  s'as- 
socièrent à  la  ligue  lombarde  contre  les  évoques  de  Trente^  qui^ 
après  avoir  fait  la  paix  avec  Vérone,  investirent  cette  famille  de 
Castel  Pratalift  et  de  Gastel  Barco;  plus  tard  ces  seigneurs  y  en 
faisant  cause  commune  tantôt  avec  les  étrangers,  tantôt  avec  les 
Milanais  et  les  Vénitiens^  acquirent  une  grande  puissance. 

Les  Gastel  Barco  avaient  pour  rivaux  les  comtes  d'Arco^  qui 
faisaient  remonter  leur  origine  au  roi  Didier^  et  qui  possédèrent 
Penede,  Drena,  Restoro,  Spincto,  Gastellino^  non  loin  des  rives 
du  lac  de  Garde.  Vassaux  du  prînce-évôque  de  Trente,  ils  ob* 
tinrent  de  Frédéric  II  l'entier  et  double  empire,  privilège  anté- 
rieur à  tout  autre  de  familles  tyroliennes,  sans  excepter  celle  des 
Habsbourg.  Néanmoins  ils  devinrent  les  ennemis  de  l'empereur^ 
et,  comme  le  reste  du  Tyrol  italien,  ils  eurent  à  souffrir  de  l'in- 
vasion d'Ezzelin;  plus  tard  ils  entrèrent  en  lutte  avec  les  sei- 
gneurs de  Madruzzo  et  les  Sejani  de  Lodrone  pour  certaines 
possessions.  Les  seigneurs  de  Lodrone  font  même  remonter  au 
douzième  siècle  les  domaines  qui  les  placèrent  au  nombre  des 
grands  feudataires  de  l'évêché  de  Trente ,  jusqu'à  la  disparition 
des  gouvernements  despotiques. 

Au  passage  des  Alpes  carniques,  les  Porcia,  les  Brugnera,  les 
seigneurs  de  Prata,  de  Valvassone ,  de  Spilimberg,  se  parta- 
geaient, avec  le  patriarche  d'Âquilée,  la  domination  du  Frioul. 
Les  Rusca,  entre  tes  lacs  délicieux  de  Côme  et  de  Lugano,  éten- 
dirent parfois  leur  autorité  jusqu'au  delà  du  Montecenere  et  de 
la  puissante  Bellinzone,  où  ils  rencontraient  les  seigneurs  de 
Sax,  maîtres  de  la  vallée  rhétiqne  de  Mesolcina.  La  famille  des 
Visconti,  subdivisée  en  plusieurs  branches,  avait  garni  de  forte- 
resses les  deux  rives  du  lac  Majeur.  Les  Venosla,  les  Lavizzani  ^ 
les  Avvocati,  les  Capitanei,  les  Quadrio  de  Valteline,  étaient  sou- 
vent aux  prises  avec  les  Lamberteuglii,  les  Vitani,  les  CastelU^ 
les  Malagrida  du  Lario,  les  Torriani  de  la  Valsassina,  les  Gar- 
cano,  les  Vimercati,  les  Mandelli,  les  Pirovano,  les  Giussani,  les 
Perego,  les  Parravicini ,  les  Sfrtori ,  les  Annoni ,  les  Sacchi ,  les 
Riboldi  et  d'autres  capitaines  de  la  Brianza. 

Sur  les  délicieux  coteaux  qui  s'inclinent  vers  le  lac  Iseo  do-* 

HIST.  DES  ITAL.  —  T.  t.  18 


27i  PETITS  SEIGNEURS. 

minaient  les  Calepi ,  les  Suardi  ^  les  Calini ,  les  Martinengo^  les 
Fenarolî;  dans  le  Pavesan^  les  Langoschi^  les  Gambarana^  les 
Lomellini,  les  Beccaria;  dans  le  Lodigian^  les  Vignati^  les  ^es^ 
tarini^  les  Âverganghi,  les  Sommariva;  sur  le  territoire  milanais^ 
les  Airoldi^  lesMédicis,  les  Grivelli,  les  Melosi,  les  Pusterla,  les 
Biancbi^  les  d'Adda,  les  Litta,  les  Oldradi^  les  Arconati,  les  Bossi, 
les  Gastiglioni  et  autres  seigneurs  des  chfttellenies  de  Yarese; 
dans  le  Parmesan^  les  Rossi  vers  TApennin  ;  sur  les  terres  de 
Plaisance,  les  Pelavicini,  les  Landi,  les  Anguissola,  les  Scotti; 
sur  la  oommune  de  Reggio,  les  Gorreggio,  les  Pico^  les  Fogliani, 
les  Carpineti  ;  dans  le  Modénaîs,  les  MontecuccoK  ;  dans  le  Man* 
touan,  lesBonacolsa  et  les  Gonzague;  dans  le  Crémonais,  les 
Pelaviciniy  les  Barbo  et  les  Secchi  qui  s'unirent  par  des  mariages 
avec  la  famille  impéiiale  desGomnènes;  dans  le  Padouan,  les 
Carrare  et  la  maison  d'Esté;  dans  le  Vicentin  et  la  marche  Tré- 
visane,  les  Gollalto,  les  Gamino,  les  da  Ramono,  les  Gamposam- 
piero;  dans  le  Véronais,  les  Montecchi,  les  Scaligeri^  les  Sanbo- 
nifazio;  dans  la  Polésine  de  Rovigo,  les  Gavelli. 

Aux  deux  extrémités  de  ce  que  nous  appelons  Italie  continen- 
tale, Gènes  et  Venise  développaient  une  liberté  d'origine  plus 
ancienne  et  différente.  Venise,  plus  sage  alors,  ne  s'était  pas  en- 
core étendue  sur  le  continent  italien,  et  semblait  concentrer  son 
attention  sur  la  mer;  outre  ses  vastes  colonies  du  Levant,  elle 
avait  soumis  Gapo  d'Istria,  Pola  et  les  autres  villes  de  cette  côte^ 
et,  dans  la  Dalmatie,  Salone,  Sabenico,  Spalatro,  Narente,  jus- 
qu'à ce  que  les  Hongrois  Ten  dépouillèrent,  à  Texception  de 
Zara;  elle  formait  un  demi-cercle  autour  de  la  mer  Adriatique, 
sur  laquelle  même  elle  prétendait  dominer  exclusivement. 

Gènes  exerçait  une  autorité  souveraine  sur  la  Rivière  au  levant 
et  au  couchant  de  son  golfe,  ainsi  que  sur  une  partie  do  la  Corse 
et  de  la  Sardaigne;  mais,  sur  la  c6te  et  sur  les  montagnes  de  la 
Ligurie,  les  Doria,  les  Spinola,  les  Fieschi,  les  Grimaldi,  les  Uso- 
dimarc  et  les  Zaccaria  avaient  conservé  des  juridictions  féoda- 
les. Les  marquis  del  Carretto  et  del  Finale  prêtaient  hommage  à 
Tempirc.  De  là,  si  Ton  se  dirigeait  par  la  Rivière  du  levant  dans 
les  Apennins,  on  rencontrait  les  seigneuries  des  Malaspina,  puis 
les  Porcari  dans  les  montagnes  lucquoises,  les  nobles  de  Gor- 
vaja  et  de  Valecchia  dans  la  Versilie,  les  Segalari  ot  les  Gherar- 
descha  dans  le  tenitoire  pisan. 

Lucques,  sur  les  deux  rives  du  Serchio  et  de  la  Lima,  rivali- 
sait avec  Pise,  qui  dominait  le  littoral  toscan,  les  lies  voisines  de 


PETITS  S£l&N£CJli?.  275 

Monte  Cristo  et  de  Gorgone  (peuplées  dès  te  sixième  sièele  par  des 
moines  basiliens  venus  d'Orient) ,  et  celles  de  Giglio,  d'Elbe^  de 
Pianosa^  et  une  partie  de  la  Sardaigne.  Pise^  tant  son  commerce 
était  prospère  y  pouvait  nourrir  i  50^000  habitants;  mais,  pour 
être  la  cause  de  sa  ruine,  prospérait  Florence  dont  le  pouvoir 
s'étendait  des  hauteurs  qui  séparent  TËlsa  del'Ëra^  affluents  de 
rArnOy  jusqu'au  versant  des  Apennins  dans  la  Romagne^  et  de 
la  vallée  supérieure  du  Heno  jusqu'au  midi  de  Colle.  De  Colle  à 
Monte  Pulciano  dominait  Sienne,  et  le  territoire  de  Volterra  se 
trouvait  enfermé  entre  les  trois.  Tous  ces  pays,  que  la  malaria 
n'avait  point  encore  envahis^  florissaient  par  l'agriculture^  étaient 
couverts  de  châteaux  et  de  population.  Arezzo  était  au  nord-est 
de  Sienne,  et  Pistoie  au  nord-ouest  de  Florence;  mais  nous  ver- 
rons Sienne^  Arezzo,  Pistoie  et  Pise  elle-même  devenir  successi- 
vement les  alliées  de  Florence ,  et  puis  tomber  sous  sa  domina- 
tion. 

Un  grand  nombre  de  seigneurs  s'étaient  faits  citoyens  de  Flo- 
rence ;  cependant  les  Uberti  et  les  Pazzi,  qui  occupaient  le  terri- 
toire accidenté  du  Val  d'Arno  supérieur,  a  ne  cessèrent  jamais  de 
guerroyer  contre  la  commune  de  cette  ville  (Coppo  Stefàni);  b 
les  Ubaldini  dominaient  dans  le  Mugello  ;  les  Certaldi  et  les  Ca- 
praja  à  l'occident;  dans  le  Siennois,  les  Ardenghi  au  couchant^ 
les  Scalenghi  au  levant,  les  Giulieschi  au  nord  ;  dans  les  Apen- 
nins, entre  la  Toscane  et  Bologne,  les  Ubaldini,  les  Ubertini,  les 
Tarlati;  les  Cadolinghi  à  Fucecchio;  les  Pannochiesehi  dans  la 
Maremme,  les  Orlandi  dans  le  val  tte  Cornia,  et  les  Aldobran* 
deschi  dans  le  val  de  Fiora.  Les  nombreux  rameaux  de  la  fa- 
mille des  comtes  Guido  conservaient  des  possessions  dans  tou- 
tes les  contrées  de  la  Toscane,  mais  surtout  dans  les  montagnes 
de  Pistoie  et  d'Arezzo;  en  outre,  ils  avaient  les  châteaux  d^Èlci, 
de  Gavornano,  de  Monte-Rotondo  et  d'auti*es  dans  la  Maremme, 
à  Spolète  et  dans  la  Romagne*  Ainsi  cette  maison  puissante  et 
les  autres  seigneurs  qui  se  pai'tagèrent  la  Garfagnana  cernaient 
les  républiques  toscanes;  mais,  éloignés  des  villes,  ils  ne  son- 
geaient pas  ou  ne  savaient  parvenir  à  s'y  former  des  partis  et  à 
se  rendre  prépondérants. 

L'Église  commandait  sur  la  Romagne,  les  marches  d'Ancône 
et  de  Spolète,  sur  FÉtrurie  méridionale,  la  Sabine,  le  Latium, 
jusqu'à  Terracine  et  Fondi.  Préservées  la  plupart  de  la  domina- 
tion des  barbares,  ces  régions  avaient  conservé  une  grande  par- 
tie des  anciennes  institutions  municipales,  de  manière  que  cha-* 


276  PETITS  SEiaNEURS  DE  LÀ.  EOMAGNE. 

que  village  prétendait  à  THutocratie.  Les  villes^  soumises  direc- 
ternetit  au  pontife^  choisissaient  leurs  magistrats,  qui  exerçaient 
la  juridietion  civile  et  criminelle,  lorsque  le  pape  avait  approuve 
leur  choix  et  reçu  leur  serment  de  fidélité;  les  citoyens  eux- 
mêmes  prêtaient  ce  serment  tous  les  dix  ans.  Le  pape  jouissait 
des  régales  et  recevait  les  servfces  Imposés  d'ordinaire  aux  vas- 
saux ;  chaque  commune  lui  payait  un  tribut  proportionnel  au 
nombre  des  habitants,  excepté  les  ecclésiastiques,  les  gens  d'ar- 
mes, les  juges,  les  avocats,  les  notaires  et  ceux  qui  n'avaient 
pas  une  propriété  susceptible  d'être  taxée.  Sous  Innocent  III,  cet 
impôt  s'élevait  à  neuf  deniers  pour  chaque  feu  ;  mais  les  com- 
munes le  remplaçaient  souvent  par  une  contribution  fixe  (4). 
Le  comte  de  la  Romagne  était  nommé  par  le  pape  et  dépendait 
du  légat;  les  communes  néanmoins  prospéraient  dans  les  do- 
maines pontificaux. 

Un  grand  nombre  de  seigneurs,  arborant  la  bannière  impé- 
rialCj  s'étaient  soustraits  au  pouvoir  du  saint- siège  pour  devenir 
les  tyrans  des  villes  ;  d'autres  dérivaient  de  la  noblesse  indi- 
gène ou  ravennate,  des  capitaineries  étrangères  ou  de  la  famille 
des  papes.  Les  Pepoli  et  les  Bentivoglio  exerçaient  la  tyran- 
nie à  Bologne  ;  les  Cervia  et  les  Polenta  à  Ravenne;  lesMala- 
testaàRimini  et  àCésène;  les  Migliorati  à  Fermo;  les  Monle- 
feltro  à  Urbin;  les  Varano  à  Camerino  ;  les  Manfredi  et  les  Ali- 
dosi  à  Imola;  les  Trinci  à  Foligno,  et  les  Ordelaffi  à  Forli. 

Ainsi  donc,  bien  que  par  la  cession  de  l'empereur  Rodolphe 
les  droits  souverains  eussent  cessé  d'être  partagés  entre  les  pa- 
pes et  les  empereurs  ou  leurs  vicaires  et  les  comtes,  Taulorité 
pontificale  n'était  guère  qu'une  suprématie  de  dignité,  qui  res- 
treignait faiblement  la  puissance  des  républiques  ou  des  seigneu- 
ries comprises  dans  retendue  des  domaines  du  saint-siége; 
les  unes  et  les  autres  continuaient  à  vivre  indépendantes,  et  par- 
fois môme  en  état  d'hostilité  contre  les  papes.  Aucun  lien  ne  les 
unissait;  en  un  mot,  elles  ne  différaient  des  autres  de  Tltalie  que 
par  leur  participation  aux  vicissitudes  de  l'Église. 

D'autres  familles  se  dressaient  en  face  du  pape  comme  les  Co- 
lonna  à  l'occident  de  Préneste,  les  Orsini  au  milieu  des  monta- 
gnes, à  l'orient  de  Teverone  ;  les  Savelli  dans  l'antique  Lalium> 

(1)  Fano,  Pesaro,  Camerino,  payaient  chacune  50  livres  d'argent,  qui  fai- 
saient 5,000  fr.  ;  Jesi,  40.  Voir  Ep,  Innocenlii  111^  liv.  m,  u.  29,  36,  53  ) 
liv.  vin,  11.211. 


PETITS  SEIONSUIIS  DE  LA  ROMAGNB.  ¥71 

vers  Monte  Âlbano  ;  les  Prangipani  dans  le  voisinage  d'Antium, 
au  nord  des  marais  Pontîns  ;  les  Farnèse  à  Toccident  du  lac  de 
Bolsène;  les  Aldobrandini  au  sud-est  de  la  Toscane.  Que  dirai* 
je  ?  à  Rome  même  le  gouvernement  et  son  chef  étaient  en  butte 
aux  menées  séditieuses  des  puissantes  familles  des  Colonna,  des 
Orsini  et  des  Savelli.  Le  triomphe  des  Guelfes  ou  des  Gibelins 
dans  le  reste  de  1  Italie  augmentait  ou  diminuait  Tautorité  des 
papes,  obligés  souvent,  pour  se  faire  un  appui,  de  nommer  se-* 
nateurs  les  rois  qui  venaient  en  Italie,  ou  d'autres  chefs  aussi 
dangereux.  Innocent  111,  il  est  vrai,  avait  attribué  au  pontife  la 
confirmation  du  sénateur,  et,  par  décret  de  Nicolas  III,  ce  magis* 
trat  ne  pouvait  être  ni  étranger,  ni  d'une  famille  puissante,  ni 
siéger  plus  d'un  an;  malgré  toutes  ces  précautions,  les  papes 
durent  souvent  abandonner  Rome,  pour  se  réfugier  principale- 
ment à  Viterbe  ou  à  Orvieto. 

Bologne,  riche  et  célèbre  par  le  savoir,  se  distinguait  parmi 
les  autres  républiques.  Dés  l'origine,  les  consuls  des  marchands 
avaient  entrée  dans  le  grand  et  le  petit  conseil  de  cette  ville  ;  plus 
tard,  en  4228,  les  arts  et  les  métiers  réclamèrent  l'indépendance 
et  le  droit  de  participer  au  gouvernement,  confièrent  le  soin  de 
leurs  intérêts  à  leurs  propres  chefs,  à  l'exclusion  des  autres  mem- 
bres du  conseil,  et  obtinrent  la  représentation;  les  bouchers  firent 
passer  cette  mesure  de  vive  force,  et  la  république  dès  lors  se 
composa  de  deux  États,  la  Commune  et  les  Arts,  avec  un  sceau 
et  des  assemblées  distinctes.  De  là,  des  conflits  continuels  entre 
le  podestat  de  la  première  et  le  capitaine  des  autres,  jusqu'au 
moment  où  les  Arts  prévalurent;  ils  instituèrent  alors  un  gonfa- 
lonier  de  justice  dont  la  charge  durait  un  mois,  et  qu'on  devait 
choisir  à  tour  de  rôle  parmi  les  membres  de  chaque  Art,  avec 
deux  adjoints  des  Métiers  et  un  de  la  Commune,  c'est-à-dire  de 
la  noblesse. 

Bologne  avait  soumis  à  sa  juridiction  Imola,  Cervia,  Faenza^ 
Forli,  Forlimpopoli,  Bagnacavallo,  et  founiissait  des  podestats  à 
la  plus  grande  partie  de  la  Romagne  ;  elle  disputait  à  Modène 
les  châteaux  de  Frignano,  et  faisait  jurer  par  ses  podestats  de 
recouvrer  le  territoire  jusqu'à  Panaro,  que  l'empereur  Théo- 
dose n,  assurait-elle,  lui  avait  concédé. 

Tout  le  territoire  compris  entre  Ascoli  sur  le  Tronto  et  Ter- 
racine  sur  le  golfe  de  Gaète  jusqu'à  l'extrémité  de  Tltalie,  for- 
mait le  royaume  de  Naples,  excepté  Bénévent  qui  était  retourné 
au  pape  à  la  venue  des  Angevins.  Les  provinces  qui  le  compo- 


278  PETITS  SEIGNEURS  DE   L'ITALIE  MÉRIDIONALE. 

saient  dérivaient  des  gastaldies  et  des  comtés  introduits  par  les 
Lombards,  appelés  ensuite  giustisierati  par  les  Normands,  sous 
lesquels  commencèrent  aussi^  à  ce  qu'il  paraît,  les  nouvelles  dé* 
nominations  de  Terre  de  Labour^  aomprise  entre  le  Silaro,  le  Gari- 
gliano,  l'Apennin  et  la  mer  Tyrrhénienne  ;  de  Principauté  cité- 
rieure  et  ultérieure,  lorsque  le  duc  de  Bénévent  eut  pris  le  titre  de 
prince  sur  l'ancien  Picénum  en  deçà,  et  sur  le  Samnium  au-delà 
de  TÂpennin;  de  Basilicato,  nom  d'origine  grecque,  comme  ce- 
lui de  Gapitanate  provenait  des  Gatapans;  de  Calabre  citérieure 
et  ultérieure^  jusqu'au  pays  qui  descend  de  l'Apennin  vers  la  mer 
Ionienne  près  de  Tromboli^  et  vers  la  mer  Tyrrhénienne  près  du 
golfe  Ipponiate;  de  Terre  de  Bari^  autrefois  l'Àpulie  peucétîenne, 
et  d'Otrante,  l'antique  Japygie,  à  l'extrémité  d'une  des  dernières 
ramifications  de  l'Apennin;  de  comté  de  Molise^  des  deux 
AbruzzeS;  en  deçà  et  au  delà  de  la  rivière  Pescara. 

La  féodalité,  introduite  par  les  Normands^  enracinée  par  les 
princes  de  la  maison  de  Souabe,  ne  disparut  pas  sous  les  Ange- 
\u\s,  et  les  barons  jouèrent  toujours  un  grand  rôle  dans  Padminis- 
tration  du  pays.  Les  principaux  étaient  les  Sanseverino,  qui  {K)s- 
sédaient  la  meilleure  partie  de  la  Basiiicate^  Araalfi  avec  son  du- 
ché^ les  comtés  de  Sanseverino  et  de  Marsico  dans  la  Principauté, 
de  Bassignano  en  Calabre^  de  Matera  dans  la  province  de  Tarente; 
les  Pipino^  qui  dominaient  sur  une  grande  étendue  de  la  Gapita- 
nate et  sur  la  partie  montueuse  de  la  principauté  de  Bari;  les 
Balzi,  sur  les  régions  occidentales  de  la  principauté  de  Tai*ente 
et  sur  la  contrée  orientale  de  la  Basilieale;  lesRuffo,  sur  la  plaine 
au  nord-est  du  Brutium;  les  Gantelmi,  sur  le  versant  occidental 
de  l'Apennin  du  lac  Fucin  ou  Vénafre.  Dans  les  Abruzzes^  les 
comtés  de  Tagliacozzo  et  de  Manupella  relevaient  des  Orsini  de 
Rome^  comtes  encore  de  Nola,  princes  de  Salerne^  et  qui  snccé- 
dèront  ensuite  aux  Sanseverino,  aux  Huffo^  aux  Balzi.  Sur  la 
côte^  les  Aquaviva  possédaient  les  comtés  d'Atria,  et  les  Avalos  le 
marquisiit  de  Pescara.  Dans  l'intérieur,  les  Ganibalesa  dominaient 
sur  le  comté  de  Montorio,  et  les  Savelli  sur  celui  de  Gelano; 
dans  la  Terre  de  Labour^  les  Gaetani  occupaient  le  comté  de 
Fondi^  et  les  Marsano  lo  duché  de  Sessa.  Dans  la  Principauté^ 
les  Tocco  avaient  le  comté  de  Marino;  les  Sanframondo  celui  de 
Cerreto^  et  les  Sovrano  celui  d'Aviano  dans  la  Galabre;  les  Cri- 
glia  étaient  maîtres  du  comté  de  Nicastro^  et  les  Garaccioli  de  ce- 
lui de  Gerace,  etc.,  etc. 

On  trouverait  autant  de  subdivisions  dans  les  trois  vallées  de 


EZZELIN    IT.  279 

la  Sicile.  Mais  il  semble  que  la  population  de  cette  tle  se  con- 
centrait dans  des  villes  et  des  bourgades  importantes;  en  effet, 
tandis  que  la  seule  Gapitanate  comprenait  cent  cinquante  pays, 
un  diplôme  de  1276  (1)  attribue  à  peine  le  môme  nombre  à  la 
Sicile  entière. 

Dans  les  républiques,  les  fiefs  avaient  perdu  toute  importance 
politique,  et  ne  se  distinguaient  que  par  une  forme  privilégiée 
de  possession  ;  mais ,  dans  le  Piémont  et  les  Deux-Siciles,  ils 
conservèrent  la  double  puissance,  attestée  par  les  gibets  dressés 
devant  les  châteaux ,  et  dont  la  hauteur  devint  telle  qu'une  loi 
vint  la  modérer. 

Le  titre  de  marquis  n*eut  pas  en  Italie,  comme  en  Allemagne, 
une  signification  dynastique;  mais  il  indiqua  des  nobles  qui 
avaient  des  droits  de  comte  sur  leurs  propres  domaines,  à  la 
différence  des  comtes  qui  étaient  fonctionnaires  du  roi  et  des 
évèques.  Azzo  d'Ëste,  en  1097,  est  qualifié  do  marquis  et  de 
comte  de  Milan  ;  Frédéric  I«%  en  liB4>,  renouvela  ce  titre  en  fa- 
veur de  sou  neveu  Obizzo,  en  y  ajoutant  la  marche  de  Gènes  (i)  : 
or,  comme  ces  villes  jouissaient  déjà  de  la  liberté,  c'était  le 
constituer  son  vicaire  pour  y  soutenir  les  droits  impériaux. 
Obizzo  était  lui-même  vassal  de  Gènes,  qui  avait  pour  vassal  son 
fils  Moruello;  l'un  et  l'autre  se  confédéraient  avec  les  seigneurs 
de  Lunigiana,  les  comtes  de  Lavagna  et  d'autres. 

Les  principaux  adversaires  de  la  maison  d'Esté  étaient  les 
Ezzelins;  nous  savons  quelle  fut  leur  origine  et  comment  ils  de* 
vinrent  les  soutiens  les  plus  importants  de  Frédéric  IL  Nommé 
le  vicaire  de  cet  empereur,  Fzzelin  IV  se  considérait  comme  sei- 
gneur indépendant  dans  les  territoires  de  Padoue,  de  Trévise  et 
de  Bassano;  il  étouffait  toutes  les  voix  qui  s'élevaient  contre  sa 
domination  sanguinaire ,  et  voyait  des  crimes  dignes  de  mort 
dans  l'antiquité  de  la  race ,  l'opulence,  le  courage,  le  titre  de 
prêtre,  dans  la  piété  même  et  la  beauté;  en  un  mot,  tout  homme 
vénéré,  parce  qu'il  le  craignait  alors,  était  coupable  à  ses  yeux, 
11  laissait  ses  ennemis  mourir  et  pourrir  dans  d'horribles  prisons 
de  Padoue,  ou  ne  les  en  tirait  que  pour  les  envoyer  par  bandes 
au  gibet,  afin  que  leur  supplice  enseignât  l'obéissance. 

Après  de  fréquentes  et  inutiles  admonitions,  le  pape  Alexan- 
dre lY  ordonna  une  croisade  au  nom  de  Dieu  contre  cet  ennemi 


(1)  Ap.  Ahari,  Ut  periodo  m  storia  siciliana,  docum.  H  et  ni< 

(2)  MCRATOU,  ^n/ic/i.  êstetiéi,  part.  I,  c.  1. 


380  EZZEUN  IV. 

i256  des  hommes.  Une  foule  de  gens  se  rendirent  à  son  appel, 
et  des  moines  de  toute  couleur  criaient  aux  armes.  Jean  de 
SchiOy  Tapôtre  de  la  paix ,  sortit  de  Tobscurité  dans  laquelle  il 
était  retombé  après  le  triomphe  pompeux  mais  éphémère  de 
Paquara,  pour  se  montrer  à  la  tête  des  citoyens  armés  que  les 
villes  guelfes,  appuyées  par  Venise,  envoyaient  sous  le  nom  de 
croisés  et  précédés  de  ^étendard  romain.  Padoue  fut  enlevée  de 
vive  force  à  Ëzzelin,  et  d'autres  villes  se  soulevèrent  contre  lui  ; 
mais  le  tyran,  altéré  de  vengeance,  se  mit  à  la  tête  des  troupes 
sarrasines  et  allemandes,  soutien  fatal  des  oppresseurs,  recouvra 
Padoue,  et  l'insigne  cité  subit  toutes  les  horreurs  d'une  victoire 
féroce*  Allié  avec  son  frère  Albéric,  seigneur  de  Trévise,  avec  le 
Crémonais  Buoso  de  Dovara  et  le  marquis  Obert  Pelavicino,  il 
avait  sous  la  main  toutes  les  forces  des  Gibelins;  avec  eux  il 
prit  et  dévasta  Brescia,  centre  de  la  puissance  guelfe.  Mais 
Ëzzelin  n'était  pas  satisfait  de  partager  l'autorité  ;  or,  tandis  qu'il 
déployait  sa  valeur  contre  les  ennemis,  il  ourdissait  des  trames 
pour  affaiblir  le  pouvoir  du  marquis  et  de  Buoso.  Malgré  ses 
associés,  qui  croyaient  avoir  formé  un  triumvirat,  il  s'établit 
despote  à  Brescia ,  d'où  il  sort  pour  recouvrer  l'un  après  l'autre 
les  chftteaux  que  les  croisés  lui  avaient  enlevés  ;  comme  toujours, 
il  brûle,  pille  et  massacre. 

La  possession  de  Milan ,  qui  étendait  sa  domination  sur  quel* 
ques  villes  voisines  et  son  influence  sur  toutes,  a  toujours  été 
considérée  comme  indispensable  pour  être  mattre  de  la  haute 
Italie.  Sa  longue  guerre  avec  les  Frédérics  avait  épuisé  les  finances 
de  cette  ville.  Le  Bolonais  Beno  des  Gozzadini ,  nommé  podes- 

1256  *®*>  essaya  de  les  rétablir  au  moyen  de  nouvelles  contributions 
destinées  à  éteindre  une  dette  que  les  besoins  de  la  guerre  avaient 
fait  contracter.  Après  avoir  atteint  son  but,  il  conseilla  de  pro- 
longer cet  impôt,  atin  de  terminer  le  f^aviglio  qui  amenait  jus- 
qu'à Milan  les  eaux  du  Tessin  ;  mais  la  plèbe,  toujours  plus  re- 
connaissante envers  quiconque  la  flatte  qu'envers  Phomme  qui 
lui  rend  des  services,  se  souleva  furieuse,  l'égorgea  et  jeta  son 
cadavre  dans  ce  canal  qui  fait  la  richesse  de  Milan  et  la  gloire  de 
ce  podestat. 

Milan,  qui  n'oubliait  pas  Frédéric  Barberoussé,  s'était  mis  à 
la  tête  du  parti  guelfe ,  tandis  que  les  châtelains  du  voisinage 
favorisaient  les  Gibelins  ;  de  là,  haines  violentes  entre  les  nobles 
et  les  plébéiens,  querelles  intestines,  expulsions  réciproques, 
désastres  dans  la  ville  et  la  campagne,  négligence  du  bien  pu- 


LB  MILANAIS*  384 

blic.  Qn  pouvait  dire  qne  là  commune  n'existait  pius^  caries 
divers  ordres  de  la  cité  formaient  autant  d'États,  avec  un  gou- 
vernement distinct^  deux  ou  trois  podestats^  des  consuls  opposés 
à  des  consuls,  des  assemblées  à  des  assemblées,  confusion  qui 
était  un  obstacle  à  toute  bonne  mesure. 

Nous  avons  vu  comment  les  hérétiques  patarins,  dont  quel- 
ques-uns firent  massacrer  Tinquisiteur  Pierre  de  Vérone^  avaient 
pris  racine  dans  Milan.  Garino,  le  meurtrier,  fut  arrêté  et  remis 
entre  les  mains  du  podestat;  mais  il  s'échappa  bientôt ,  et  la 
multitude,  qui  croyait  le  podestat  de  connivence,  Temprisonna 
lui*méme  et  saccagea  son  palais.  Le  peuple  empêcha  les  nobles 
de  donner  la  seigneurie  à  l'archevêque  Léon  de  Perego^  et  de- 
manda même  que  les  plébéiens  pussent  être  nommés  chanoines 
de  la  cathédrale^  privilège  des  plus  grandes  familles,  qui  choi- 
sissaient toujours  Tarchevêque  parmi  les  citoyens  les  plus  émi* 
nents.  Soutenus  par  ce  prélat,  par  leurs  propres  vassaux  et  les 
hommes  indépendants,  les  nobles,  que  favorisait  encore  Tusage 
des  armeS)  triomphaient  de  la  tnoUa  populaire,  jusqu'à  vouloir 
ressusciter  une  ancienne  loi  des  temps  féodaux,  qui  les  autori- 
sait à  se  racheter  d'un  meurtre  plébéien  moyennant  sept  livres 
douze  sols  de  tersuoli  (t  14  fr.). 

Un  bourgeois,  ayant  rencontré  le  noble  Guillaume  de  Lan- 
driano,  lui  réclame  le  payement  d'une  ancienne  dette,  et  celui-ci 
le  tue;  le  peuple  se  soulève  en  fureur  et  repousse  les  nobles, 
qui,  avec  Léon  de  Perego  à  leur  tète,  se  réfugient  dans  les  chA- 
teaui  du  comté  de  SepriOi  s'allient  avec  les  Novarais  et  les  Go- 
masques,  interrompent  le  commerce  de  la  ville  et  l^mpéchent 
de  recevoir  des  vivres. 

La  plèbe  se  voyait  contrainte  de  stipendier  un  capitaine  étran- 
ger qui  la  défendit  par  les  armes,  ou  de  chercher  parmi  les  chà* 
telains  un  chef  qui  préférât  la  faveur  populaire  à  Tarrogance  pa- 
tricienne. Lorsque  les  Milanais,  après  leur  déroute  de  Gortenova^  1257 
où  ils  abandonnèrent  le  carroccio  à  Frédéric  If,  se  retiraient  dans 
leurs  foyers ,  Pagano  de  la.  Torre,  seigneur  de  la  Valsassina  , 
leur  offrit  un  asile  et  leur  donna  des  vivres;  dès  lors  il  devint 
l'idole  des  plébéiens,  qu'il  défendait  les  armes  à  la  main,  soit  par 
dévouement,  soit  par  cette  affectation  de  générosité  dont  1m 
nobles  démagogues  voilent  souvent  leur  égoïsme.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  peuple,  qui  voulait  un  magistrat  pour  se  mettre  à  l'abri 
de  l'oppression  des  nobles,  le  nomma  capitaine  jusqu'à  ce  que  12^2 
les  haines  fussent  calmées*  A  la  suite  de  uQuveaux  eoiiflits,  on 


282  LE  MILANAIS. 

confia  ce  poète  à  son  desc>endant  Martin^  qui  réprima  tes  nobles, 
1257  se  mit  à  réformer  les  ordres  en  affranchissant  les  maîtrises  de  ta 
dépendance  de  l'archevêque^  et  devint  ainM  seigneur  véritable. 
Ayant  pris  à  sa  solde  le  marquis  Manfredi  Lancia  avec  1 ,000  che- 
vaux, il  fit  sortir  le  carroccio  et  commença  la  guerre  civile  contre 
les  nobles  bannis;  mais  des  citoyens  prudents  calmèrent  les  es- 
prits, et  l'on  conclut  la  paix  de  saint  Ambroise. 

Les  nobles  et  les  vavasseurs  d'une  part,  la  motta,  la  eredenza 
et  le  peuple  de  l'autre^  établirent  que  tout  litige  particulier^ 
cause^  discorde  et  différend  entre  les  partis^  seraient  mis  en  ou- 
bli perpétuel,  et  toute  injure  pardonnée^  à  moins  qu'il  ne  s'agtt 
d'un  bien  possédé  injustement  par  quelqu'un;  les  électeurs,  le 
conseil ,  le  gouvernement,  les  consuls  de  la  commune  ou  de  la 
justice^  et  tous  les  autres  offices  ordinaires  et  extraordinaires, 
réformateurs  du  statut^  ambassadeurs,  devaient  appartenir, 
moitié  à  la  commune,  moitié  aux  vavasseurs  et  aux  capitaines; 
les  trois  trompettes  du  peuple  éliraient  les  trois  autres  destinés 
aux  capitaines  ;  on  rapeilerait  tous  les  citoyens  bannis  pour  crime 
d'État,  et  leurs  biens,  meubles  ou  immeubles,  leur  seraient  ren- 
dus, à  eux  ou  à  leurs  héritiers.  Venaient  ensuite  des  concessions 
et  des  conventions  spéciales  pour  les  habitants  de  Côme,  de 
Cantu,d'Angera  et  pour  les  capitaines  d'Arsago:»  \finde  réparer 
les  dommages  soufferts,  le  podestat  dépenserait  tous  les  ans  en 
grains  6,000  livres  de  la  commune  de  Milan  ;  les  communes, 
bourgs,  villages  et  fermes,  livreraient  leur  blé  à  Milan  selon  la 
coutume  ;  tout  citoyen  serait  obligé  de  faire  conduire  à  Milan 
deux  boisseaux  de  mélange  pour  chaque  cent  livres  de  sa  ré- 
colte, et  quiconque  n'était  pas  soumis  à  Fimpôt  aurait  le  droit 
de  conduire  du  blé  à  Milan  ou  d'en  exporter;  en  temps  de  di- 
sette, on  pourrait  fouiller  dans  les  greniers  des  ecclésiastiques, 
et  transporter  à  Milan  le  grain  qu'ils  n'auraient  pas  consommé 
après  avoir  satisfait  à  leurs  besoins.»  11  était  ordonné  de  réparer 
les  routes,  et  de  ne  pas  aggraver  les  taxes  ni  les  droits  d'entrée  : 
«Les  préteurs  feraient  obtenir  satisfaction  pour  les  vols  soufferts 
dans  un  rayon  de  quatre  milles  autour  de  Milan  ;  Martin  de  la 
Torre  et  ses  parents,  tous  les  capitaines  et  vavasseurs  alliés  du 
peuple  auraient  la  faculté  de  revenir  au  parti  des  capitaines  et 
vavasseurs,  sans  autre  obligation  que  de  payer  le  fodrvm  passé 
et  présent;  la  commune  ne  pourrait  attaquer  les  châteaux,  si  ce 
n'est  par  décret  du  conseil;  dans  les  bourgs  et  villages,  les  per- 
sonnes âgées  de  plus  de  vingt  ans  pourraient  élire  leur  recteur 


FIN  d'ezzelin.  -  283 

pour  un  an,  toutes  les  fois  que,  par  coutume,  ils  ne  seraient  pas 
soumis  au  podestat  de  Milan  (I).  » 

Nous  avons  cité  en  détail  cette  paix  fameuse  pour  montrer 
que  la  politique  ne  jouait  pas  le  premier  rôle  dans  les  transac- 
tions de  cette  époque,  et  qu^il  s'y  mêlait  toujours  des  dispo- 
sitions économiques  et  civiles  que  l'on  transcrivait  ensuite  dans 
les  statuts.  Cette  paix,  qui  consacrait  l'égalité  civile  entre  les 
nobles  et  les  plébéiens,  fut  appelée  perpétuelle;  mais  les  fa- 
milles puissantes  ne  surent  pas  s'y  soumettre ,  et  les  bourgeois 
n'en  usèrent  point  avec  dignité.  Les  nobles  furent  bientôt  con- 
traints de  s'expatrier  de  nouveau,  et  de  réclamer  les  secours  de 
Gôme  où  leur  parti  dominait.  La  lutte  s'engagea  plusieurs  fois 
avec  (fes  succès  divers;  enfin  Philippe,  archevêque  de  Ravenne 
et  légat  pontifical,  accouru  pour  réconcilier  les  partis,  exila  Tor- 
riano  et  Guillaume  de  Soresina,  Hun  chef  des  plébéiens,  Tautre 
des  nobles;  mais  le  premier  revint,  prévalut,  et  les  nobles,  dé- 
sespérés d'être  bannis,  prirent  la  funeste  résolution  de  livrer  la 
patrie  à  Ezzelifi.  D'après  les  conventions  secrètes  arrêtées  avec 
eux,  le  tyran  partit  secrètement  de  Brescia  pour  surprendre  Mi- 
lan ;  il  avait  déjà  traversé  l'Adda,  et  se  dirigeait  par  Monza  et  Vi- 
mercato  sur  la  métropole  de  la  Lombardie,  lorsque  Martin,  in- 
formé de  sa  marche,  réunit  l'armée  plébéienne  et  se  jeta  sur  ses 
derrières  en  soulevant  la  population.  Ezzelin,  dans  la  crainte  de 
se  voir  couper  la  retraite,  rétrograda  vers  l'Adda;  mais,  au  pont 
de  Cassano,  il  se  trouva  en  face  de  l'ennemi ,  et,  contraint  d'ac- 
cepter la  bataille,  iltomba  blessé,  pour  expirer  bientôt  de  dé- 
sespoir à  Soncino.  Des  cris  de  joie  unanimes  retentirent  dans 
toute  la  Lombardie  et  la  Marche;  ses  .villes  et  ses  châteaux  se 
rendirent  ou  furent  pris;  son  frère  Albéric,  assiégé  dans  la  ci-  • 
tadeile  de  saint  Zenon,  et  forc^  de  se  rendre  à  discrétion,  subit, 
avec  sa  famille  innocente,  les  horribles  traitements  par  lesquels       1200 
se  manifestent  les  vengeances  populaires.  L'enthousiasme  fît 
alors  retentir  le  cri  de  liberté  dans  toute  la  vallée  padouane. 

Mais  trop  souventlespeuples,  délivrésd'un maître,  ont  hâte  d'en 
chercher  un  autre.  Ala  chute  desEzzelins,  la  maison  d'Esté  occupa 
le  premier  rang.  Cette  famille,  ennemie  de  Frédéric  II,  parce  que 
des  liens  étroits  de  parenté  Tunissaient  aux  Guelfes  de  Bavière, 

(1)  CoRio,  II.  Il  est  utile  d'étudier  la  paix  faite,  en  1241,  par  les  communes 
d'Asti  et  d*Alba  avec  les  communes  de  Guneo,  de  Mondovi,  de  Fossano  et  de 
SaTÎgliatto;  elle  est  rapportée  dans  les  Monum,  hisK  pairiœ^  Ghart.  il,  1419. 


12S0 


264  LA  MAISON  B'£STE. 

rivaux  de  ce  prince^  possédait,  outre  le  château  et  le  bourg  d'ob 
elle  tirait  son  nom,  le  marquisat  d'Ancône,  et^  comme  fiefs  im- 
périaux^ovigo^Galaonc^  Monsélice^  Montagnana,Âdria^  Aviano, 
la  seigneurie  de  Gaveilo;  en  outre^  elle  avait  une  infinité  de  petits 
domaines  et  de  juridictions  sur  le  territoire  de  Padoue^de  Vicence, 
de  Ferrare,  de  Brescia^  de  Crémone,  de  Parme^  dans  la  Polésine 
méridionale^  dans  la  Lunigiana  et  les  montagnes  de  la  Toscane^ 
dans  le  Modénais  et  sur  la  commune  de  Plaisance.  Enfin  ses 
possessions  s'étendaient  jusqu*auprès  de  Tortone^  où  elles  confi- 
naient avec  les  terres  du  marquis  de  Montferrat.  Ces  vastes  do* 
maines  se  composaient  de  francs-alleux^  de  fiefs  militaires  ou  de 
bénéfices  ecclésiastiques ,  dont  cette  maison  demandait  la  con- 
firmation aux  papes  et  aux  empereurs;  mais  le  haut  degré  de 
puissance  qu'elle  avait  acquis  l'autorisait  à  les  regarder  comme 
des  biens  propres.  Ferrare,  tyrannisée  par  Salinguerra,  vieillard 
indomptable  et  fameux  par  ses  faits  d^armes^  avait  offert  le  pre* 
1208  mier  exemple  de  se  soumettre  à  un  prince,  en  attribuant  à  Aaszo 
d'Esté  un  pouvoir  illimité  (1).  Modène^  boule^rsée   par  de 


(1)  Qnod  Ulustns  et  Inclitus  dominas  ÀzOt  marc/iio  Estensis,  sit  et  habeatur 
et  guhtinntor,  et  rector,  et  perpétuas  dominas  civifatis  Ferrariœ. 

j4nno  Domini  millesimo  ducentesimo  octavo  :  ad  honorem  Dei,  et  sanctœ  et 
individaœ  Tiinitatis ,  et  ad  laudem  ejus  matris  sanctisiimœ  firginis  Mariœy  et 
ad  revtrcntiam  beati  Gregorù  mariyris  et  omnium  sanctorum  ;  ad  honum  ita- 
tant  civilalis  Ferrariœ,  et  ad  laudem  et  commodum  amicorum,  ui  civitnti  eidem 
saiubriter  sitproyisum,  non  solum  in  prœsenti  tempore,  sed  etiam  in  fntnro  :  vo- 
lumiu  et  duximns  invioiabiliter  observandum,  et  per  hanc  nostram  legem  munici- 
palem  per  nos  et  hœrcdes  nostros  perpetuo  decrcvimus  observari^  quod  magnificns 
et  inclitus  'vir  dominas  Âzo,  Dci  et  Apostolica  gratin  Estensis  et  Anconitanus 
ntarc/tiof  sit  et  habeatur  gabernator,  et  rector^  et  genrraiis  et  perpétuas  dominas 
in  omnibus  negotiis  providrndis  et  emendandis  et  reformandis  ipsius  citritatis  ad 
suœ  arbitrium  voluntatis;  et  jnrisdictionem^  et  potestatem,  atque  imperium  intus 
et  extra  ipsius  civitatis  gérai  et  habeat  dominnndi,  faciendi  atque  dis/aciendi,  et 
sfataendi,  et  removendi,  et  reformandi ^  et  prœcipiendi,  et  pnnicndi,  et  dispo- 
mrndi,  proat  placacrit  et  eidem  utile  visam  erit.  Et  generaliter  possit  et  valeat^ 
sicut  perpétuas  dominas  civitatis  et  disf rictus  Ferrarietf  omnia  et  singula  facere 
et  disponere  ad  usum  beneplacitum  et  mandatum,  ita  quidem  quod  ipsa  eipitas, 
et  districtus,  et  homines  habitantes  nunc  et  in  postertim  in  ipsa  civitate  et  dtstrictu 
cum  jarisdictione  domiuii  eidem  domino  marchioni,  sicut  suo  générale  do» 
mino  perpetuo  obediant  et  intendant,  Qnœ  omnia  et  singula  supradicta  habere 
locnm  voiumust  et  perpetnam  Jirmitntem  non  solum  in  persona  domini  Azonis 
marohioais  preedicti,  dohec  vixerit^  verum  etiam  post  ejns  decessum  hœredem 
ipsius  este  volamus  in  iovum  sui  guhernatoremt  et  rectorem,  et generalem  dominum 
civitêtit  et  districtus,  et  habeat  dominium,  imperium,  el  potestatem^  êljttriséie- 


OBEET  PELAYIGIKO.  285 

graves  désordres^  choisit  aussi  pour  seigneur  Obizzo  d^Este  ; 
sept  années  plus  iard^  elle  fui  imitée  par  Reggio,  et  Comacchio^ 
Trévise,  Feltre,  Bellune,  obéissaient  directement  ou  indirecte-  1282 
ment  aux  DaCamino.  Mastin  de  la  Scala^  nommé  seigneur  des 
Véronais^  chassa  les  comtes  de  San  Bonifazio^  qui,  pendant 
soixante  ans^  ne  purent  rentrer  dans  une  ville  où  ils  avaient  do- 
miné. Mastin,  tué  en  1^77  y  transmit  le  pouvoir  à  son  frère^  et 
celui-ci  à  ses  enfants. 

Les  Grémonais,  jaloux  de  venger  la  défaite  qu'ils  avaient  es^ 
suyée  en  i248  sous  les  murs  de  Parme  ^  choisirent  pour  po- 
destat le  marquis  Obert  Pelavicino^  Gibelin  exalté  ;  soutenu  par 
les  exilés^  ce  nouveau  chef  les  conduisit  contre  Parme,  dans  la-  1250 
quelle  il  put  entrer,  et  d'où  il  emmena  avec  le  Gajardo,  carroc- 
cio  crémonais,  une  foule  de  prisonniers ,  qui  furent  ensuite 
renvoyés  chez  eux  tout  nus.  De  ce  jour,  que  les  Parmesans  nom- 
mèrent le  mauvah  jeudi,  commença  la  grandeur  de  ce  mar- 
quis; déjà  seigneur  de  Crémone,  il  obtint  en  1252  d'être  pro- 
clamé seigneur  perpétuel  de  Florence;  il  le  serait  même  devenu 
de  Parme,  si  uîi  vil  tailleur  n'avait  réussi  à  faire  comprendre 
combien  la  liberté  était  préférable. 

La  victoire  remportée  sur  Ezzelin  avait  accru  outre  mesure  le 
crédit  de  Martin  Torriano  à  Milan;  poursuivant  les  nobles,  qui^ 
après  rinsuccès  de  leur  trahison,  s'étaient  réfugiés  auprès  de  la 
famille  Sommariva  de  Lodi ,  il  soumit  encore  cette  ville.  Neuf  1250 
cents  nobles  s'étaient  fortifiés  dans  le  château  de  Tabiago,  à 
Brianza,  où  ils  furent  pris  et  conduits  à  Milan  au  milieu  des 
insultes  de  toute  sorte;  Martin  cependant  empêcha  de  les 
égorger,  et  ne  voulut  jamais  verser  le  sang:  «  Puisque,  dit-il,  je  126I 
n'ai  pu  donner  la  vie  à  aucun,  je  ne  souffrirai  pas  qu'on  Tenlève 


iionem  pUnam,  slcut  supra  continetur  in  omnibus  et  per  omnla  in  persona  do' 
mini  marchionis  prœdicti.  Adjicientes ,  quod  de  anno  in  annum  lioc  statulum 
firmeiur  et  ccettra  supradicta^  et  scribantur  annuatim  in corpore  statutorum,  ita 
quod  redores  et  potestates  futuri  et  homines  Ferrariœ  jurent  prœdicta  omnia 
prœcise,  sicut  supra  scriptum  legitnr,  observare. 

C'était  là  un  statut;  Muratori  ensuite,  dans  le  vol.  II  des  Antichità  eslensi, 
cite  les  décrets  originaux  par  lesquels,  en  divers  temps,  la  seigneurie  de  Modènc 
et  d'autres  villes  fut  conférée  aux  marquis  d*Este. 

Ivrée,  en  1278,  se  soumettait  à  la  seigneurie  de  Guillaume,  marquis  de  Mont- 
ferrat,  et  consignait  les  conventions  dans  une  charte,  conventions  assez  favora- 
bles à  cette  commune,  et  qui  pouvaient  être  annulées  à  la  mort  du  marquisé 
Cette  charte  rempKt  sept  volumes  des  Monum,  hist,  patriœ,  Chart.  l,  1512.' 


286  LES  TORRIANI. 

à  personne.  »  En  effet,  il  sut  modérer  son  ambition;  puis, 
voyant  que  la  milice  plébéienne  était  incapable  de  résister  aux 
no))les,  il  n'hésita  point  à  laisser  nommer  capitaine  général 
Pelavicino^  qui  eut  ainsi  la  seigneurie  de  cette  ville,  à  laquelle 
Ëzzelin  avait  aspiré  vainement. 

Forte  d'un  tel  appui,  la  faction  populaire  résolut^  afin d'ac- 
,  croître  son  importance^  d'élire  pour  archevêque  Raymond  ^  pa- 
rent de  Martin.  Les  nobles  firent  une  vive  opposition,  et  procla- 
mèrent Hubert  de  Settala;  Urbain  IV^  pour  remédier  au 
schisme,  nomma  donc  à  ce  siège  le  chanoine  Othon  Viscouti, 
qui,  secondé  par  les  nobles,  ses  égaux ,  tint  la  campagne  et 
s'empara  de  plusieurs  châteaux ,  surtout  dans  le  voisinage  du 
lac  Majeur,  où  se  trouvaient  les  fiefs  de  sa  famille.  Les  Torriani 
prirent  et  rasèrent  les  châteaux  d'Arona,  d'Angera,  de  Brebbia, 
et  occupèrent  d'autres  lieux  de  Tarchevêché;  un  interdit  vint 
alors  les  frapper,  sans  épargner  la  ville,  et  la  croisade  fut  pro- 
clamée contre  eux. 

1265  Martin^  affligé  de  tous  ces  conflits,  mourut  prématurément, 

et  son  frère  Philippe  le  remplaça  dans  son  autorité,  qu'il  défendit 
par  les  armes.  C4Ôme,  par  insinuation  de  Yisconti,  se  donnait  à 
lui,  et  la  Valtcline  par  force,  de  même  que  Lodi,  Novare,  Ver- 
ceil^  Bergame;  pour  dissimuler  son  agrandissement,  Philippe 

12Ô5  fit  investir  Charles  d'Anjou  de  la  seigneurie.  Napoleone  lui  suc- 
céda, avec  le  titre  d'ancien  perpétuel,  et  cette  famille  se  trans- 
mettait le  pouvoir  comme  un  héritage,  bien  qu'elle  n'affectât 
point  de  le  rechercher. 

A  la  différence  des  autres  tyrans,  les  Torriani  avaient  em- 
brassé la  cause  des  Guelfes;  les  victoires  des  Angevins  favori- 
sèrent donc  leur  élévation.  Les  Gibelins  comptaient  dans  leur 
rang  Pelavicino,  qui  avait  encore  soumis  Brescia  et  Pavie;  mds 
les  Pavesans,  à  la  nouvelle  de  la  mort  de  Manfred^  égorgèrent 
les  soldats  de  Pelavicino,  et  recoururent  aux  Torriani,  qui,  ac- 
cueillis avec  des  branches  d'olivier,  rappelèrent  les  Guelfes  dans 
la  ville,  dont  ils  furent  proclamés  les  seigneurs.  Un  autre  Tor- 
riano  était  gouverneur  de  Verceil;  mais  les  Gibelins  milanais, 
exilés,  le  surprirent  et  le  tuèrent.  Kmberra  du  Balzo,  podestat 
de  Milan  pour  le  roi  Charles,  conseilla  de  faire  périr  cinquante- 
deux  parents  des  assassins  ;  tous  les  hommes  honnêtes  gémirent 
de  cette  atrocité,  et  Napoleone  s'écria  :  <c  Le  sang  de  ces  inno- 
cents retombera  sur  mes  fils.  »  Plus  tard,  lorsqu'à  l'arrivée  de 
Conradin  les  partisans  de  l'empire  relevèrent  la  tête,  et  qu'Obert 


L£S  TORAUNI.  287 

Pelavicino,  avec  Buoso  de  Dovara^  menaça  de  renouveler  les 
temps  de  Frédéric  et  d'Ezzelin^  JVlilan  réchauffa  le  zèle  des  villes; 
puis,  avec  Yerceil,  Novare^  Gôine^  Ferrare^  Manloue^  Panne, 
Vicence,  Padoue,  Pergame^Lodi,  Brescia,  Crémone  et  Plaisance^ 
elle  renoua  la  ligue  lombarde,  en  s*uni$sant  avec  le  qiarquis  las? 
d'Esté  et  celui  de  Monlferrat,  qui  en  fut  nonuné  capitaine. 

Pelavicino,  sur  les  instances  de  Crémone  et  de  Plaisance, 
abdiqua  bon  gré  malgré  la  seigneurie;  il  se  retira  dans  ses  châ- 
teaux de  Cislago,  Busseto,  Scipione,  Borgo  San  Donnino,  et 
mourut  en  laissant  sa  famille  riche,  mais  non  souveraine.  Dovara, 
dont  le  légat  pontifical  s'était  servi  pour  foi^cer  Pelavicino  à  la 
retraite,  espérait  rester  seigneur  de  Crémone;  mais  les  citoyens 
le  chassèrent  lui-même,  et  ses  maisons  furent  détruites;  puis 
ils  mirent  le  siège  devant  sa  forteresse  sur  TOglio,  et^  lorsqu'il  la 
vit  rasée,  après  capitulation,  il  se  retira  dans  les  montagnes,  où 
il  mourut  sans  richesses  ni  puissance. 

Napoleone,  au  contraire,  soutenu  par  son  cousin  Raymond, 
qui  venait  d'être  nommé  patriarche  d'Aquilée,  continuait  d'exer-  ivn 
cer  la  seigneurie  à  Milan.  Ce  prélat,  allant  prendre  possession 
de  son  siège,  emmena  pour  écuyers  soixante  jeimes  nobles 
milanais,  couverts  de  riches  armes  et  montés  sur  de  magnifiques 
chevaux  ;  cinquante  chevaliers  resplendissants  d'or,  chacun  avec 
quatre  chevaux  et  un  écuyer;  soixante  hommes  d'armes,  avec 
deux  chevaux  chacun,  et  cent  hommes  d'armes  crémonais 
(CoATo)  :  tant  cette  maison  était  riche  !  Napoleone,  à  la  tète  do 
mercenaires,  fit  une  guerre  incessante  aux  nobles  et  les  vainquit 
plusieurs  fois.  Tout  Guelfe  qu'il  était,  il  obtint  de  l'empereur 
Uodolphe  de  Habsbourg  d'être  nommé  son  vicaire  ;  sans  se  laisser 
éblouir  par  les  faveurs  ni  effrayer  par  les  excommunications,  il 
résistait  au  pape  et  à  l'archevêque  Othon  Visconti. 

Moins  constant  que  lui,  le  marquis  de  Montferrat  devint  le 
capitaine  du  parti  gibeUn,  entraînant  sous  sa  bannière  Pavie, 
Asti,  Côme  et  les  bannis  de  Milan.  Ces  exilés  avaient  pour  centre 
Côme,  et  pour  chef  Visconti,  qui,  toujours  exclu  de  Farche- 
vèché,  dirigeait  des  factions  ou  livrait  des  batailles  dans  les 
plaines  et  sur  les  rives  des  lacs  qui  rendent  délicieuse  la  haute 
Lombardie.  Les  nobles,  désespérant  d'obtenir  un  secours  efli- 
cace,  rentrent  à  Pavie,  et  persuadent  à  Gotifredo,  comte  de  1276 
Langosco,  de  se  faire  leur  chef  et  d'aspirer  ainsi  à  la  seigneu- 
rie de  Milan.  En  effet,  il  alla  guerroyer  sur  le  lac  Majeur, 
et  s*empara  d'Arona  et  d'Angepa;  mais  Cassone  de  la  Torre, 


288  BATÀIIUI  DS  DS8I0. 

à  la  tète  d'une  bande  d'Allemands  qu'il  avait  obtenue  de 
Rodolphe^  le  fit  prisonnier  lui-même,  avec  un  grand  nombre  de 
nobles^  dont  trente-quatre  furent  décapités  à  Gallarate.  Parmi 
les  victimes  se  trouvait  Théobald  Yisconti^  père  de  Matthieu^  et 
rarchevéque  Othon  fut  alors  altéré  de  vengeance;  il  fil  équiper 
une  flottille  par  les  Canobiens^  et  la  plaça  sous  le  commandement 
de  Simon  de  LocamO;  fameux  guerrier^  qui  se  rendit  à  Gôine, 
où  il  ressuscita  le  parti  des  Visconti.  Après  s'être  rencontrés 
dans  cette  ville,  où  les  Novaraîs  et  les  Pavesans  leur  envoyèrent 

1277  des  secours,  les  Visconti,  guidés  par  Richard,  comte  de  Lomello^ 
reprirent  Lecco,  Citrate  et  d'autres  forteresses,  traversèrent  la 
Martesana  et  marchèrent  sur  Milan.  Les  Torriani,  qui  se  trou- 
vaient à  Desio  sans  faire  bonne  garde ,  furent  surpris  et  battus  ; 
Napoleone  et  ses  parents  Mosca,  Guido,  Rocco,  Lombardo  et 
Garnavale,  transportés  au  château  de  Baradello  de  Côme,  se 
virent  enfermer  dans  des  cages.  Gassone  eut  le  temps  de  s'enfuir 
à  Milan,  mais  pour  voir  le  peuple  dévaster  ses  palais;  il  se  réfu- 
gia donc  auprès  du  patriarche  Raymond,  dont  les  secours  lui 

12S1  permirent  de  tenir  longtemps  la  campagne;  enfin,  après  s'être 
avancé  jusqu'aux  portes  de  Milan,  il  fut  entièrement  défait  à 
Vaprio. 

Le  peuple  alla  au-devant  d'Othon  en  criant  :  Paix!  Paix!  et 
l'obtint.  Visconti  défendit  toute  vengeance  ou  persécution,  et 
nomma  capitaine  Guillaume,  marquis  de  Montferral,  auquel 
obéissaient  alors  Pavie,Novare,  Asti,  Turin,  Alba,  Ivrée,  Alexan- 
drie, Tortone  et  Gasale.  Guillaume,  fier  de  sa  puissance,  agissait 
en  despote,  au  grand  déplaisir  de  TarcheVèque,  qui  gagna  les 
Carcano,  les  Castiglioni,  les  Mandello,  les  Pusterla  et  autres 
chefs  ;  puis,  saisissant  l'occasion  où  il  se  trouvait  hors  de  la 
ville,  il  occupa  le  Brolelto,  ferma  les  portes  au  marquis,  et,  resté 
seul  maître,  il  se  fit  proclamer  seigneur  perpétuel.  Le  peuple, 
sous  les  Torriani,  s'était  habitué  au  pouvoir  despotique,  et  les 
nobles,  qu'ils  avaient  abattus  ou  bannis,  ne  se  sentaient  plus  la 
force  de  résister  ;  ainsi  la  plus  grande  république  de  la  ligue 
lombarde  devenait,  sans  beaucoup  d'obstacles,  une  principauté. 
Favorisés  par  la  fortune  et  Thabileté,  les  Visconti  la  rendirent 
héréditaire,  et  finirent  par  embrasser  toute  la  Lombardie ,  soit 
par  des  successions,  soit  en  dépossédant  les  seigneurs  qui  domi- 
naient dans  chaque  ville. 

Tous  les  pays  qui  étaient  sortis  républicains  de  la  paix  de 
Constance  passaient  l'un  après  l'autre  sous  la  domination  d*un 


ETABLISSEMENT  DE  LA   TYRANNIE.  289 

seul,  et,,  loin  de  profiter  de  Tinterrègne  pour  consolider  leurs 
institutions,  ils  s'épuisaient  dans  des  luttes  furieuses.  Au  lieu 
d'accepter  cette  sujétion  raisonnable  qui  sert  à  la  prospérité  des 
États,  ils  offraient  le  spectacle  de  cette  anarchie  turbulente  qui 
fait  paraître  la  servitude  désirable.  Tous  les  hommes  s'étaient 
donnés  à  une  faction,  et  les  factions  se  donnent  toujours  à  un 
homme,  maître  alors  de  tous  ceux  qui  Font  embrassée  et  qui 
ne  lui  demandent  que  de  la  faire  triompher;  après  le  triom- 
phe, on  attribuait  les  pouvoirs  à  un  capitaine  ou  défenseur 
du  peuple,  et  ces  pouvoirs,  prorogés  pour  trois,  cinq  et  dix 
ans,  l'habituaient,  lui  à  commander,  les  autres  à  obéir.  Or, 
comme  le  peuple  victorieux  se  sentait  incapable  de  gouverner,  il 
choisissait  un  seigneur,  noble  le  plus  souvent,  et  destiné  pourtant 
à  réprimer  les  nobles.  Ainsi,  dans  la  moderne  Angleterre,  on 
eut  toujours  besoin  d'un  lord,  môme  pour  diriger  des  insurrec- 
tions contre  les  lords. 

Le  peuple  n*hésitait  pas,  effet  ordinaire  des  révolutions,  à 
sacrifier  la  liberté  à  un  vain  nom,  à  la  passion  du  moment,  en 
accordant  des  droits  excessifs  à  une  assemblée  ou  à  un  magis- 
trat. En  1301,  Milan  concédait  le  pouvoir  le  plus  précieux,  celui 
de  faire  des  lois,  au  capitaine  du  peuple,  au  juge  de  la  credenza 
de  saint  Ambroise  et  au  prieur  des  anciens  du  peuple.  Les  plé- 
béiens de  Florence,  victorieux,  «  mirent  un  gonfalon  de  justice 
a  dans  les  mains  de  Lando  de  Gubbio,  et  lui  donnèrent  tout 
a  pouvoir  sur  quiconque  attenterait  contre  les  Guelfes  et  le 
a  présent  Ëtat;  ce  chef,  dispensé  de  toute  formalité,  avait  le 
c(  droit  de  procéder  sans  condamnation  à  l'égard  des  biens  et 
«  des  personnes.  »  En  1380,*  ils  accordèrent  aux  huit  membres 
de  la  balia  la  faculté  de  dépenser  10,000  florins  sans  être  ' 
tenus  d'en  rendre  aucun  compte  ni  secret  ni  public,  et  de 
poursuivre  et  de  faire  périr  les  rebelles  de  la  commune  par  les 
formes,  voies  et  moyens  qui  leur  sembleraient  les  plus  conve- 
nables (1).  Ailleurs  les  baliey  les  cinq  de  V arbitre  ou  d'autres 
magistrats  semblables  recevaient  des  mandats  temporaires,  qui 
émoussaient  le  sentiment  de  la  liberté  et  aplanissaient  la  route 
aux  tyraimies. 

Le  péril  de  la  domination  étrangère  une  fois  écarté ,  les  ci- 
toyens, dont  les  richesses  etle  bien-être  s'étaient  accrus,  dépo- 
sèrent les  armes  pour  s'appliquer  à  Tindustrie.  Cette  transfor- 

(i)  Mabcbionb  Stkfami,  année  IdlG,  etrubr.  875. 

lUST.  DES  ITAL.  »  T.   V.  19 


290  ÉTABLISSEKENT  DE  LÀ   TTRAKinE. 

matîon  donna  plus  d'importance  aux  nobles ,  qui  s'habituaient 
dès  l'enfance  aux  exercices  militaires  ;  couverts  d'une  armure 
de  fer  à  toute  épreuve,  sous  laquelle  ne  pouvaient  les  attein- 
dre les  piques  de  la  milice  citoyenne,  ils  triomphaient  pres- 
que sans  danger.  La  certitude  de  vaincre  augmentait  leur 
audace ,  et  leur  inspirait  facilement  le  désir  de  dominer  sur 
des  gens  incapables  de  résister;  ils  allèrent  plus  avant  dans 
cette  voie ,  lorsque  les  capitaines  d'aventure  mirent  leur  cou- 
rage au  service  de  quiconque  payait,  et  pactisaient  avec  les  ty- 
ranneaux pour  se  soutenir,  ou  bien  aspiraient  eux-mêmes 
au  premier  rang. 

Les  luttes  orageuses  des  citoyens  avaient  engendré  la  lassi- 
tude; or  celui-là  est  toujours  le  bienvenu  qui,  à  la  Kn  d'une 
révolution,  parvient  à  rétablir  l'ordre  quand,môme  il  substitue- 
rait au  tumulte  la  servitude  et  la  léthargie.  Après  avoir  vu  les 
Romains,  républicains  exaltés,  supporter  la  tyrannie  sans  frein 
des  empereurs,  on  ne  peut  s'étonner  beaucoup  de  voir  les  Ita- 
liens, leurs  descendants ,  souffrir  les  durs  éperons  des  tyrans. 
Les  grands  supportaient  avec  impatience  la  domination  d'un 
seigneur,  qui  faisait  obstacle  à  leur  despotisme  et  refrénait 
leurs  désirs  d'une  oligarchie  plus  ou  moins  restreinte  ;  mais 
le  peuple  se  trouvait  bien  de  u'étre  plus  exposé  à  la  haine  de 
tout  un  parti,  et  aux  excès  de  tout  adversaire  ou  rival  victo- 
rieux. Au  lieu  d'avoir  plusieurs  maîtres,  il  aimait  mieux  obéir  à 
un  seigneur  seul  et  lointain,  que  la  passion  n'entraînerait  pas  à 
blesser  les  individus,  et  dont  l'intérêt,  au  contraire,  serait  de 
travailler  à  l'avantage  de  tous  ;  il  en  espérait  cette  justice  et 
cette  sécurité  qui,  si  elles  ne  sont  une  compensation  de  la  li- 
berté, servent  du  moins  à  consoler  de  sa  perte.  Content  du 
repos  intérieur,  de  la  barrière  élevée  contre  l'oligarchie ,  des 
spectacles  et  des  pompes,  il  était  reconnaissant  de  ces  bien- 
faits; en  effet,  nous  le  verrons  bien  rarement  s'insurger  contre 
les  princes  que  l'histoire  nous  a  représentés  comme  les  plus 
grands  misérables ,  bien  qu'on  vît  toujours  de  ces  conjurations 
restreintes  dont  l'insuccès  raffermit  le  pouvoir  qu'elles  veulent 
renverser. 

Les  lettrés  et  les  légistes,  dont  le  nombre  et  Timportance 
croissaient  tous  les  jours ,  puisaient  dans  le  droit  romain  des 
principes  de  servilité,  et  avaient  toujours  quelque  harangue 
prête  pour  démontrer  aux  assemblées  populaires  les  avantages 
de  la  tyrannie.  Les  nobles^  lésés  par  cette  révolution^  regret- 


ÉTABLISSEMBKT  DE  LA  TTEANNIS.  S9i 

taient  le  passé  et  portaient  envie  aux  hommes  nouveaux  ;  néan- 
moins ils  ne  savaient  s'associer  ni  aux  communes  ni  entre  eux 
pour  former  cet  accord  qui ,  dans  d'autres  pays ,  en  fit  Futile 
contre-poids  de  la  monarchie  naissante.  Dès  lors  ils  se  met- 
taient à  courtiser  le  seigneur  afin  d'en  obtenir  un  lambeau  d^au- 
torîté,  une  part  des  jouissances^  ou  bien  se  jetaient  dans  des 
macliinations  qui  lui  offraient  une  occasion  légitime  de  les  ex- 
ternûner  ou  de  les  comprimer.  En  résumé^  il  manquait  à  tous  le 
sentiment  de  la  légalité^  soit  pour  affermir  les  républiques,  soit 
pour  tempérer  les  principautés. 

Les  républiques,  au  bout  de  quelque  temps,  se  transformaient 
en  seigneuries  sans  s'en  apercevoir ,  comme  elles  étaient  par- 
venues sans  s'en  apercevoir  à  la  liberté.  Les  tyrans  (les  Italiens, 
à  Fexemple  des  Grecs  (i),  donnaient  ce  nom  à  ceux  qui,  bous 
ou  mauvais,  usurpaient  le  pouvoir  dans  une  ville  libre)  avaient 
soin  de  se  faire  décerner  solennellement,  par  les  anciens  ou  les 
assemblées  populaires ,  le  titre  et  les  pouvoirs  de  seigneurs  gé- 
néraux pour  un  temps  limité ,  et  de  recevoir  l'investiture  par  la 
remise  de  Tétendard  et  du  carroccio.  Ainsi  on  affectait  de  res- 
pecter la  souveraineté  populaire;  or,  comme  les  formes  consti- 
tutionnelles étaient  greffées  sur  le  gouvernement  monarchique, 
il  semblait  qu^on  dût  empêcher  le  despotisme,  et  que  les  magis- 
tratures populaires  contiendraient  les  seigneurs,  qui,  à  leur  tour, 
seraient  protégés  par  les  lois  et  la  garautie  nationale.  Mais,  de 
même  qu'à  Rome  les  empereurs  exercèrent  un  pouvoir  absolu 
parce  qu'ils  représentaient  le  peuple  souverain,  ainsi  ces  tyrans 
ne  trouvaient  aucune  limite  légale  à  une  autorité  que  le  peuple 
leur  attribuait. 

La  tyrannie  n'était  donc. pas  le  fruit  nécessaire  de  la  démo- 
cratie, mais  une  conséquence  aristocratique ,  puisque  toute  oli- 
garchie, exclusive  et  jalouse,  aspire  à  s'élever  au  détriment  des 
autres.  D'un  autre  côté,  la  tyrannie  servait  les  intérêts  popu- 
laires, puisqu'elle  élevait  les  individus  de  condition  inférieure 
contre  les  anciens  personnages;  aussi,  même  alors  qu'on  expul- 
sait le  tyran,  les  gens  nouveaux  qu'il  avait  assis  sur  les  biens 
confisqués  restaient  et  grandissaient.  Les  personnes  dépouil- 
lées recommençaient  la  lutte,  chassaient  les  parvenus ,  faisaient 


(  i  )  Cornélius  Neposj  Fie  de  MithrUate,  remarque  omnes  et  haheri  et  dicî 
ifra/inoSy  quîpoteslate  sunt  perpétua  in  ea  civitate,  quœ  libertat»  usa  est.  Et 
Jean  Villani,  ix,  154  :  et  MaUiieu  Visconli  fot  un  sage  seigneur  et  tyran.  » 


292  ÉTABLISSEMENT  D£  LA  TYRANNIE. 

un  nouveau  partage ,  et  ces  alternatives  de  violences  ne  lais- 
saient pas  même  jouir  du  repos  qu'on  avait  espéré  conmie  une 
compensation  à  la  servitude. 

Les  révoltes  n'étaient  pas  inspirées  par  le  désir  de  recouvrer 
la  liberté.  On  voulait  seulement  changer  de  seigneurie;  maïs  le 
gouvernement  restait  toujours  militaire  et  despotique ,  puisque 
les  citoyens  désunis  avaient  besoin  de  chefs  absolus.  On  applau- 
dissait, malgré  tous  leurs  excès  ^  aux  juges  qui  chfttiaient  les 
dominateurs  tombés.  Les  partisans  des  nouveaux  réclamaient 
des  franchises  et  l'indépendance.  Les  vaincus  s'expatriaient, 
instituaient  un  gouvernement  tyrannique ,  parce  qu'il  était  in- 
dépendant de  la  volonté  nationale^  et  prétendaient  régir  du  de- 
hors la  patrie ,  la  bouleverser  ^  changer  ses  institutions.  Le  nou- 
veau maître  donnait  libre  carrière  à  ses  passions,  suivait  une 
politique  tortueuse  et  déployait  une  justice  inhumaine,  foulant 
aux  pieds  toute  modération  et  toute  générosité. 

La  domination  qu'une  ville  avait  acquise  sur  d'autres  deve- 
nait une  seigneurie  que  les  ambitieux  s'efforçaient  d'agrandir. 
Ainsi^  danslltalie  septentrionale,  qui,  à  la  paix  de  Constance,  se 
trouvait  fractionnée  en  autant  de  républiques  que  de  villes,  on 
vit  les  cités  se  grouper  autour  de  quelques  centres  et  former  de 
nouveaux  États,  dont  Thistoire  très-diverse  répugne  à  cette 
marche  systématique  qui  se  révèle  là  où  un  maître  unique  dé- 
termine ou  du  moins  dirige  les  événements  d'un  pays. 


CHAPITRE  XCV. 

TOSCANE. 

Sons  la  forte  domination  des  Boniface,  la  Toscane  n'avait  pu 
se  rendre  libre  comme  les  cités  lombardes;  mais  cet  obstacle 
disparut  à  lu  mort  de  la  comtesse  Mathiide,  et  les  débats  suscités 
1112»  au  sujet  de  son  héritage  entre  les  pontifes  et  les  empereurs 
offrirent  aux  communes  l'occasion  de  s'éntanciper,  puis  d'ac- 
quérir des  privilèges  ou  de  les  usurper  dans  la  lutte,  en  s'ap- 
puyant  sur  les  uns  ou  sur  les  autres  (1).  Frédéric  II,  héritier  du 

(1)  Ou  trome  des  consuls  à  Lucques,  eu  1124;  à  Volterra,  en   1144;  à 
Sieuue»  eu  1146,  etc.;  à  Pise,  tn  1094. 


SEIGNEURS  TOSCANS.  203 

dernier  duc  Philippe  de  Souabe ,  frère  de  Barberousse,  y  plaça 
des  vicaires;  maîs^  comme  leur  autorité  déclinait  chaque  jour, 
ils  durent  se  réfugier  dans  quelque  place  forte  ^  par  exemple 
à  San  Miniato^  appelé  pour  ce  motif  al  Tedesco  (à  l'Allemand). 
Des  seigneurs  étrangers  dominaient  sur  le  territoire;  c'étaient 
des  Lombards ,  comme  les  marquis  de  Lunigiana^  les  comtes 
Guido^  ceux  de  la  Gherardesca^  ou  bien  des  Francs^  comme  les 
marquis  Obert^  ceux  du  mont  Sainte-Marie^  les  comtes  Aldo- 
brandeschi,  les  Scialenga^  les  Pannocbieschi^  les  Alberti  du  Ver- 
nîo,  de  la  Bevardenga,  de  TArdenghesca,  etc.,  etc. 

Fiésole,  reste  de  tant  de  villes  doni.  les  Étrusques  avaient  cou- 
ronné les  hauteurs  italiques,  était  déjà  citée  par  Cicéron  pour 
son  grand  luxe,  ses  banquets  somptueux,  ses  métairies  déli- 
cieuses et  ses  constructions  splendides;  les  temps  ayant  changé, 
elle  avait  converti  en  baptistère  un  très-beau  débris  d'antiquité 
païenne,  et  construit  la  cathédrale,  où  l'évéque  Jacques  de  Bavaro 
transporta,  en  i05IS,  les  reliques  de  saint  Homule,  patron  de  la 
cité.  De  cette  position  élevée,  les  familles  patriciennes  mena- 
çaient les  hommes  de  la  plaine  ;  mais  le  temps  était  venu  où 
ceux-ci  devaient  l'emporter  sur  celles-là.  Florence ,  inférieure 
par  la  situation  à  Fiésole,  comme  à  Fisc  pour  les  avantages  du 
commerce,  mûrissait  sa  liberté,  qu  elle  devait  ensuite  longtemps 
conserxer  et  toujours  aimer.  La  première  assemblée  générale  du 
peuple  s^y  tint  en  1605,  d'après  les  instances  de  l'évéque  Ranieri. 
La  première  entreprise  de  cette  ville,  dont  l'histoire  ait  gardé  le 
^  souvenir,  est  l'expédition  de  il  13  contre  Rupert,  vicaire  impé- 
rial; posté  à  Montecascioli,  petite  forteresse  des  comtes  Cado- 
lingi,  il  molestait  les  Florentins,  qui  finirent  par  le  tuer  et  raser 
son  repaire. 

Entraînée  par  Pise  dans  la  guerre  contre  Lucques,  Florence 
apprit  à  connaître  ses  forces,  et  les  employa  à  soumettre  les 
châtelains  :  a  parce  qu'on  trouve  dans  beaucoup  de  teiTes  des 
«  nobles,  comtes  et  capitaines,  qui  aiment  mieux  la  voir  en  dis- 
a  corde  qu'en  paix,  et  lui  obéissent  plutôt  par  crainte  que  par 
c(  amour  (Dino  Compagni).  »  Elle  détruit  les  châteaux  qui  en- 
travent son  commerce  et  servent  d*asile  aux  oppresseurs;  puis 
elle  oblige  les  anciennes  familles  à  descendre  de  la  menaçante 
Fiésole  (1),  et  les  villages  à  recevoir  ses  lois,  comme  elle  fit 


(1)  Nous  ne  rejetons  pas  entièrement  le  récit  des  chroniqueurs,  relatif  à  la 


294  SETOKEtmS  TOSCANS. 

avec  les  capitaines  de  Montorlandi  et  ceux  de  Chîavello,  qui, 
après  s'être  affranchis  des  confites  Guido,  s'étaient  établis  dans 
une  prairie  (prato)  sur  le  Bisenzio ,  d'où  tira  son  nom  la  jolie 
ville  qu'ils  y  construisirent  (1).  Les  Buondelmonti ,  dans  leur 
château  de  Monlebuono,  exigeaient  des  péages  de  quiconque 
traversait  leurs  terres,  et  refusaient  d'écouter  ses  réclama- 
tions. Florence  les  vainquit  et  les  força  de  venir  dans  la  ville, 
iiw  .  Le  comte  Uggero  dut  lui  promettre  de  ne  faire  aucun  tort  aux 
Florentins,  de  les  aider  même,  de  combattre  avec  eux ,  et  d'ha- 
biter trois  mois  dans  la  ville,  en  donnant  en  gage  les  châteaux 
de  Collenuovo,  de  Sillano,  de  Tremali. 

Les  seigneurs  de  Pogna,  qui  ne  cessaient  de  molester  le  Val- 
delsa,  furent  domptés  par  les  armes  ;  les  vainqueurs  démolirent 
leur  château  avec  les  tours  de  Certaldo  et  toutes  celles  qui  s'é- 
chelonnaient jusqu'à  Florence ,  malgré  le  vif  déplaisir  de  Bar- 
berousse,  qui  voyait  dans  ce  fait  une  atteinte  au  pouvoir  impé- 
rial. En  M  97,  Florence  achetait  le  château  de  Monlegrossoli  à 
Chianti,  et  rasait,  en  1199,  celui  de  Frondigliano  ;  puis,  après  un 
long  siège,  elle  renversait  Semifonti  et  la  forteresse  de  Gombiata, 
toujours  hostiles  à  la  commune.  En  1220,  elle  détruisit  Mor- 
tenana,  château  des  Squarcialupi,  et,  plus  tard,  ceux  de  Montaîa, 
de  ïizzano,  de  Figline,  de  Poggibonzi,  de  Vernia,  de  Mangona; 
elle  abattit  les  familles  dynastiques  des  Gadolinghi  dç  Gapraîa^ 
des  Ubaldini  de  Mugello,  des  Ubertini  de  Gaville  ,  des  Buondel- 
monti dans  le  Valdambria;  enfin  elle  construisit  une  ville  pour 
servir  de  refuge  aux  habitants  de  Gasliglion  Alberti,  de  l'ab-* 
baye  d'Agnano,  de  la  paroisse  de  Prisciano,  de  Gampannoli,  de 
San  Leolino,  de  Monteluci,  de  Gacciano,  de  Gornia,  villages  sei- 
gneuriaux qui  restèrent  déserts. 

Les  Alberti  étaient  les  plus  puissants  de  tous;  mais,  comme 
ils  se  divisaient  en  plusieurs  branches,  ils  purent  être  soumis  soit 
par  force,  soit  moyennant  des  conditions.  En  1184,  le  comte  de 
Gapraïa,  de  cette  famille ,  se  recommandait  avec  sa  femme  à  la 
république  florentine,  sous  l'obligation  de  livrer  aux  consuls  de 
cette  république  une  des  tours  de  Gapraïa,  qu'elle  pourrait  garder 
ou  détruire  à  sa  volonté;  bientôt  après  nous  trouvons  les  mem- 

prise  de  Fiésole  ;  mais,  avant  l'époque  assignée  par  eux,  Fiésole  et  Florence  for- 
maient un  seul  comté. 

(1)  Ainsi  parlent  les  clironiqueurs,  mais  le  cIiAlenu  de  Prato  est  nommé  an- 
térieurement. 


SEIGNEUH9  TOSGÀRS.  295 

bres  de  cette  famille  recteurs  et  consuls  dans  la  ville.  La  bonne 
intelligence  dura  peu  néanmoins,  et  les  Alberti  maltraitaient  les 
voyageurs  et  les  vilains;  les  Florentins  furent  donc  obligés  de 
conduire  une  armée  contre  eux,  rasèrent  leur  chftteau  de  Mal- 
borghetto ,  et  construisirent  celui  de  Montelupo  pour  les  tenir 
en  bride.  Le  comte  Guido  Borgognone  chercha  vainement  à  les  re- 
pousser, en  armant  œntre  eux  les  citoyens  de  Pistoie,  auxquels 
il  avait  juré  fidélité  ;  vaincu ,  il  dut,  avec  ses  fils  et  les  hommes 
de  Capraïa,  prêter  hommage  à  la  commune  de  Florence  :  il  lui 
soumettait  cette  terre,  s'engageait  à  payer  vingt-six  deniers 
pour  chaque  feu  ,  et  promettait  de  faire  la  guerre  à  la  volonté 
des  consuls,  contre  qui  que  ce  fût,  excepté  contre  les  Lucquois 
avant  trois  ans,  et  Fempereur  pour  toujours.  Les  consuls  de 
Florence,  de  leur  côté,  s'obligeaient  à  le  défendre  contre  les  ci- 
toyens de  Pistoie  ou  tout  autre  ennemi,  et  à  ne  point  démolir  le 
château  de  Capraia  (I).  Ces  comtes,  néanmoins,  observèrent  si 
mal  les  traités  que  Florence  fut  contrainte  plusieurs  fois  de 
guerroyer  contre  eux;  ils  conservèrent  môme  une  telle  puis- 
sance qu'ils  fournirent  de  nombreux  secours  aux  Pisans  pour 
reprendre  l'île  de  Sardaigne. 

En  1273,  le  conseil  général  des  Trois  cents  et  le  conseil  spé- 
cial des  Quatre-ving t'dix  donneiieni  leur  approbation  pour  qu'on 
achetât  du  comte  Guido  Salvatico  les  hommes,  les  terres ,  les 
châteaux  de  Montemurlo,  Montevarchi,  Empoli,  Monterappoli, 
Vinci,  Cerreto,  Collegonzi,  Musignano,  Golledipietra,  moyennant 
8,000  petits  florins  ;  cette  somme  devait  être  fournie  par  les 
communes  rachetées  proportionnellement  à  la  livre,  c'est-à-dire 
à  ia  contribution  (2). 

Quelques  seigneurs  conservèrent  dans  les  châteaux  de  leurs 
ancêtres  une  souveraineté  locale,  comme  les  Pazzi  dans  le  Val- 
dîirno,  les  Riccasoli  dans  le  Chianti.  Une  famille  de  Longobardi 
ou  Lambardi  gouvernait  la  Versilie,  c'est-à-dire  le  val  de  Sera- 
vezza.  Les  Ubaldini  avaient  une  parenté  si  nombreuse  qu'ils  do- 
minaient presque  sur  une  principauté  (3).  LesPulci,  les  Nerli,  les 

(1)  jérch.  délie  riformagioni^  liv.  xxix,  chap.  35.  Tagioni  Tozzesti,  daiis  ses 
Voyages  de  Toscane^  donne  avec  un  grand  soin  l'histoire  des  communes  toscanes  ; 
il  a  été  imité  par  Rapetti,  et  il  serait  à  désirer  que  ce  travail  se  fît  partout. 
Ma  uni,  dans  ses  Sigilli,  y  a  ajouté  beaucoup  d'éclaircissements. 

(2)  Pront  wncttitjue  contigU  îpsorum  per  soldum  et  liùram.  Delizie  degli 
eruditi  toscani,  tom.  VlII. 

(3)  Ils  se  subdivisaient  en  Ubaldini  de  Coldaria,  de  la  Pila,  de  Montaccianico, 


1204 


296  SEIGNEintS  ECCLÉSIASTIQUES. 

Giangalandi^  les  Giandonati,  les  Délia  Bella  avaient  inséré  dans 
leur  blason  les  armes  de  Hugues  de  Brandebourg,  marquis  de 
Toscane  au  temps  d*Othon  III^  duquel  ils  avaient  reçu  la  noblesse; 
le  jour  do  Saint^Thomas,  ils  fêtaient  dans  l'abbaye  de  Saint-Sep- 
.time  le  nom  de  ce  baron  (1).  D'autres  maisons  s'élevèrent  dans 
la  ville  par  le  commerce^  comme  les  Cerchi^  les  Mozzi,  les  Bardi, 
les  Frescobaldi,  puis  les  Albizzi  et  les  Médicis,  qui  parfois  furmt 
assaillis  dans  leurs  palais  comme  les  vassaux  dans  leurs  forte- 
resses. 

Il  faut  y  joindre  les  seigneuries  eclésiastiques;  en.  effets  de 
même  que  les  moines  de  Saint -Ambroise  à  Milan,  les  abbés 
d'Agnano^  de  Monteamiata^  du  Trivio^  de  Passignano^  de  Monte- 
verde  en  Toscane,  étaient  princes  sur  leurs  domaines.  Dans  cette 
catégorie  surtout  se  trouvaient  ceux  de  Saint-Anthyme  dans  le 
val  d'Orcia^  auxquels  Louis  le  Débonnaire  avait  concédé  presque 
tout  le  territoire  entre  TOmbrone,  l'Orcia  et  TAsso^  si  bien  que 
Lothaire  H  assigna  sur  le  patrimoine  de  cette  abbaye  mille  pro- 
priétés pour  cadeau  de  noce  à  Adélaïde.  Les  abbés  de  ITsola,  près 
de  Staggia  dans  le  Volterran ,  furent  barons  de  toute  File  et  de 
Borgonuovo;  Castelnuovo  de  l'Abbé,  Gello  de  l'Abbé,  Vico  de 
l'Abbé  et  tant  d'autres  noms  semblables  indiquent  des  villages 
créés  par  ces  moines  fainéants. 

Ce  môme  fait,  si  l'on  cherchait  bien,  se  reproduirait  dans  tou- 
tes les  communes  de  la  Toscane.  Montegemoli  des  comtes  Guide 
se  soumit  au  monastère  de  Monteverde,  par  lequel  il  fut  cédé  à 
Volterra  en  i208;  il  en  fut  de  même  de  Querceto  et  de  Castel- 
nuovo de  Montagna.  En  1221,  les  comtes  Aldobrandeschi  se  re- 
commandaient aux  Siennois,  en  leur  donnant  en  gage  les  châ- 
teaux de  Radicondoli  et  de  Belfortc;  ils  furent  imités  par  les  sei- 
gneurs de  Moutorsaio,  les  Cacciaconti  de  Montisi  et  différentes 
familles  nobles  de  Chiusdino. 

Sienne  elle-même  combattit  les  Scalenghi;  en  1212,  elle  ache- 
tait les  propriétés  d'Asciano,  et  Palteniero  Forleguerra,  dès  1151,, 
lui  avait  soumis  ses  châteaux,  parmi  lesquels  Saint-Jean  d'Asso. 
Les  Saiiuibeni  de  Belcaro,  les  vicomtes  deCampagnatico  etd'au- 


de  Senno,  de  Gagliaiio,  de  Spiigiiole,  de  Quercelo,  de  la  Tora,  de  Susinana, 
de  Castello,  de  Feliccioiie,  de  Peiùole,  d'Asciaiiello,  de  Ripa,  de  Pesce,de  Villa- 
iiiiova,  de  Fanieto,  de  Vico,  de  Molettiauo,  de  Palude,  de  Barl)erino,  de  Carda, 
de  Palazziio]o,  de  Cariiica,  d'Ai^ccUio,  de  Mercatello. 
(1)  DaNTR,  Par.,  XVI. 


COMMXTNES  TOSCANES.  297 

très  firent  de  même  ;  mais  Ombert  de  Campagnalîco^  vers  Tan 
4250,  attaquait  sur  la  route  tous  ceux  qui  étaient  amis  de  Sienne, 
jusqu'à  ce  que  quelques  citoyens  de  cette  ville^  travestis  en  moi- 
nes, s'introduisirent  dans  son  repaire  et  le  tuèrent.  Les  IJbaldini 
molestèrent  longtemps  les  habitants  des  vallées  du  Santerno. et 
de  la  Sieve.  Les  Pannochieschi  continuaient  à  dominer  sur  Mon- 
temassi;  Gastruccio^.en  i328^  souleva  cette  place  forte  contre 
les  SiennoiS;  qui,  après  l'avoir  réduite  par  les  armes  et  la  famine^ 
la  ruinèrent  et  firent  peindre  ce  fait  dans  le  palais  du  consistoire 
par  Simon  Memmi.  Les  Salimbeni^  pour  venger  un  membre  de 
leur  famille  décapité  et  d'autres  qu'on  avait  emprisonnés,  por- 
tèrent les  armes  contre  Sienne  en  4  374, et  reprirent  Montemassi. 
Une  guerre  s'ensuivit;  enfm  les  deux  parties  choisirent  la  sei- 
gneurie do  Florence  pour  arbitre^  et  la  citadelle  reconstruite  fut 
rendue  à  cette  commune  (1). 

Les  châteaux  de  Chianti^  qui  formaient  la  limite  entre  Sienne 
et  Florence^  furent  pour  ces  deux  républiques  une  occasion  de 
guerres  fréquentes.  Montepulciano ,  dont  on  ignore  Torigine, 
mais  qui  se  trouve  déjà  mentionné  en  715^  se  soumit  aux  Flo- 
rentins en  promettant  de  ne  pas  imposer  de  droits  sur  leurs  mar- 
chandises^ d'offrir  à  la  Saint-Jean  un  cierge  de  50  livres^  et  de 
payer  un  tribut  annuel  de  50  marcs  d'argent.  Les  Siennois  le  ré- 
clamèrent devant  un  congrès  de  nobles  du  voisinage  et  de  repré- 
sentants de  la  ville;  de  l'examen  des  faits  il  résulta  qu'il  n-'ap- 
partenait  pas  au  district  de  Sienne  depuis  plus  de  quarante  ans^ 
.  mais  qu'il  était  sous  la  domination  de  quelques  comtes  allemands. 
Peu  satisfaite  de  cette  décision.  Sienne  tenta  plusieurs  fois  de 
soumettre  Montepulciano^  qui>  détruit  etréédifié^  se  recommanda 
à  cette  ville  après  des  vicissitudes  diverses.  Il  promit  d'avoir  les 
mêmes  amis  et  ennemis;  de  ne  percevoir  aucun  droit  sur  les 
marchandises  de  ses  négociants  ;  d'offrir  le  jour  de  l'Assomption 
de  la  Vierge  un  cierge  de  50  livres  ;  d'envoyer  à  toute  réquisition 
deux  citoyens  au  parlement  de  Sienne;  d'élire  parmi  les  citoyens 
de  celle-ci  le  podestat  et  le  capitaine  avec  un  salaire  de  400  li- 
vres tous  les  six  mois^  mais  qu'ils  gouverneraient  selon  les  sta- 
tuts de  Montepulciano. 

Grosseto,  centre  de  la  vallée  du  bas  Ombrone  siennois,  et  fon- 
dée vers  Tan  1000,  devint  cité  lorsqu'en  1138  Innocent  II  y 
transféra  le  siège  épiscopal  de  Roselle,  ancienne  ville  étrusque, 

(1)  Malbvolti,  Iitorie  senesif  part,  i,  cfaap.  2. 


9I9S  GOMIfimES  TOSCANES. 

alors  déchue  et  dévastée  par  les  voleurs.  D'abord  sous  la  sei- 
gneurie des  Aldobrandeschi^  qui  se  recommandèrent  ensuite  à 
Sienne ,  les  Grossétans  finirent  eux-mêmes  par  jurer  soumission 
à  cette  république^  en  lui  promettant  un  tribut  annuel  de  48  li- 
vres^ plus  50  livres  de  cire.  L'évêque  payait  également  25  livres, 
et  fournissait  un  cierge  de  là  livres  ;  mais  la  soumission  de  Gros- 
seto  fut  toujours  turbulente,  et  souvent  cette  ville  secoua  le 
joug. 

Pistoie ,  qui  grandit  après  l'assainissement  de  ses  marais  en 
500^  compta  de  riches  familles,  parmi  lesquelles  on  trouve  les 
aïeux  des  comtes  Guido  et  même  des  Cadolinghi.  Elle  fut  gou- 
vernée par  Pévéque,  le  comte,  le  gastald,  et  s'affranchit  après  la 
mort  de  la  comtesse  Mathilde.  Ses  statuts  sont  les  plus  anciens 
que  Ton  ait  conservés;  déjà,  en  1150,  elle  avait  un  podestat  et 
des  conseillers  auxquels  le  cardinal  Hugues,  légat  pontifical  et 
disciple  de  saint  Bernard,  écrivait  pour  qu'ils  annulassent  le  ser- 
ment illicite  qu'ils  prêtaient  en  entrant  en  charge,  de  ne  jamais 
faire  de  bien  aux  Spedalinghi  ni  pendant  la  vie  ni  après  leur 
mort.  Cette  commune  soumit  les  vassaux  épiscopaux  de  Lam- 
porecchio,  les  comtes  Guido  de  Montemurlo,  les  comtes  de  Ca- 
praïa,  les  comtes  Alberti  du  val  Bizenzio,  les  habitants  de  Gar- 
mignano  et  d'Artimino. 

Cortone  composait  sa  commune  de  consuls,  de  nobles  {majoret 
milites),  de  chefs  de  métiers,  avec  un  camerlingue  et  un  chan- 
celier. Le  conseil  de  credensa  était  formé  de  vingt  nobles,  et  le 
conseil  général^  de  cent  citoyens  et  artisans.  En  1313,  les  Alfieri. 
lui  cédèrent  le  château  de  Poggioni,  avec  la  promesse  qu'un  des 
leurs  au  moins  tiendrait  sa  famille  dans  la  cité  :  les  Bandinucci 
lui  remirent  Montemaggio;  les  Balducchini,  Castelgherardi ;  les 
JMancini,  Hnffignano;  les  Bostoli,  Gignano;  les  Baldelli,  Peciaua; 
lesVenuti,  Gigliolo  ;  les  Tommassi,  Gintoïa;  les  Boni,  Fusigliano; 
lesCappi,Ossaïa;  lesPancrazi,  Ronzano;lesSerducci, Daiiciano; 
les  Meili ,  Borghetto  et  Malalbergo  sur  -le  lac  Trasimèue  ;  les 
Passerini,  MontitUat  Cortone  soumit  encore  les  marquis  de  Pe- 
trelia,  de  Fierté,  de  Mercatole,  les  Alticozzi,  lesSernini,  les 
Rodolfini,  les  Orselli,  les  Vagnucci,  les  camaldules  du  prieuré 
de  Saint  Égidius,  qu'elle  fit  entrer  dans  la  ville,  dont  elle  agran- . 
dit  les  murailles  m  1219,  de  manière  à  renfermer  dans  leur  en- 
ceinte le  faubourg  de  Saint-Vinc^ent.  Après  des  alternalives  d'al- 
liances et  de  guerres  avec  les  Aretini,  elle  fut  surprise  en  1259 
par  ces  seigneurs,  qui  la  saccagèrent  et  la  démantelèrent,  en 


fLORENOI.  299 

l'obligeant  k  prendre  toujours  pour  podestat  un  Àretino.  Enfin 
elle  passa  sous  la  domination  des  Casati ,  nommés  vicaires  de 
l'empire,  jusqu'au  moment  où  Florence  la  soumit. 

Les  cités  bâtissaient  de  nouveaux  bourgs  pour  les  campa- 
gnards affranchis,  et  se  les  conciliaient  par  des  franchise  s. Flo- 
rence réunissait  à  son  propre  comiat  les  paysans  qui  s'étaient 
donnés  spontanément^  leur  accordait  le  droit  de  cité  et  les  dis- 
tribuait en  quartiers  ;  mais  ceux  qu'elle  avait  acquis  à  prix  d'ar- 
gent on  soumis  par  la  force  formaient  le  district ^  chacun  avec 
des  conditions  particulières.  Petites  communes^  paroisses^  bour- 
gades, tous  ces  groupes  avaient  formé  des  ligues  pour  se  défen- 
dre contre  les  violences,  s'obligeaient  à  purger  leur  territoire  des 
malfaiteurs  et  des  bandits,  à  maintenir  la  sécurité  sur  les  routes, 
à  réparer  tout  dommage  occasionné  par  les  voleurs,  et  avaient 
au  besoin  des  ofHciers  et  des  fonds  communs. 

Florence,  parvenue  à  la  liberté  longtemps  après  les  commu- 
nes lombardes,  traversa  des  luttes  moins  longues  et  se  fit  remar- 
quer par  des  progrès  plus  rapides  dans  la  civilisation,  les  arts,  le 
commerce  ;  elle  évita  les  guerres  avec  Barberousse,  et  put  faire 
son  profit  de  l'expérience  des  autres.  Sa  position  et  le  caractère 
de  ses  habitants  contribuèrent  à  lui  conserver  ces  mœurs  sim- 
ples et  naïves  que  nous  a  décrites  le  poëte  le  plus  spiendide  et 
le  plus  fidèle  chroniqueur  du  moyen  ftge,  Dante,  ce  Aux  jours  de 
son  trisaïeul  Gacciaguida ,  Florence,  dit-il,  renfermée  dans  son 
étroite  enceinte,  vécut  dans  une  paix  sobre  et  pudique;  les  or- 
nements excessifs  des  femmes  n'attiraient  pas  les  regards  plus 
que  la  personne  elle-même;  la  fille, dès  sa  naissance, n'effrayait 
pas  encore  le  père,  car  il  ne  fallait  songer  ni  à  des  mariages  pré- 
coces ni  aux  grosses  dots.  Bellincion  Berti  (1)  et  d'autres  illus- 
tres citoyens  portaient  une  ceinture  de  cuir ,  et  se  trouvaient 
contents  d'un  vêtement  de  peau  découvert;  leurs  femmes  ne  t^e 
fardaient  pas  devant  le  miroir,  mais  s'occupaient  du  fuseau  et 
de  la  quenouille,  veillaient  sur  le  berceau  de  leurs  enfants,  qu'elles 
consolaient  avec  ce  langage  naïf  qui  fait  le  charme  des  parents; 

(i)  Le  nom  de  Bellincion  rappelle  l'historiette  desa^fiUe  Qualdrada.  L'em- 
pereur Othou  iV,  en  la  \oyant,  demanda  de  qni  était  cette  })eUe  jeune  fille; 
Bellinciou,  qui  se  Irouvait  prés  de  lui,  répondit  :  «  C'esl  la  fille  d'un  tel,  qui 
serait  très-heureux  de  vous  la  faire  embrasser,  w  Mais  la  jeune  fille  ajouta  en 
rougissant  :  »  Ne  disposez  pas  de  moi  si  libéralement ,  car  jamais  homme  ne 
me  baisera  à  moins  d'être  mon  légitime  époux.  »  L'empereur,  louant  sa  résolu- 
tion, la  fil  épouser  à  un  ooiiite  Guido  avec  uhe  riche  dot. 


300  FLOBEIVCE. 

la  quenouille  à  la  nudn,  elles  s^eutretenaient  avec  la  famille  non 
de  vanité  et  de  choses  frivoles,  mais  des  Troyens,  de  Fiésoie  et 
de  Rome.  > 

Après  ces  beaux  vers^  qui  sont  d'ans  la  mémoire  de  tous,  citons 
Texcellent  Jean  Villani  :  «  Dans  ce  temps  (c'est-à-dire  en  i250), 
«  les  citoyens  de  Florence  vivaient  sobrement  de  mets  grossiers, 
0  à  peu  de  frais,  et  leurs  coutumes  étaient  simples  et  rudes, 
a  Leurs  femmes  s'habillaient  de  gros  drap;  beaucoup  portaient 
a  des  peaux  que  ne  recouvrait"  aucun  vêtement  de  drap ,  un 
«  bonnet^  et  tous  chaussaient  des  houseaux.  L'habillement  des 
<x  femmes  du  commun  était  d'une  grosse  étoffe  verte^  avec  une 
((  forme  égale  pour  toutes.  La  dot  donnée  par  les  gens  de  con- 
(c  dition  inférieure  était  ordinairement  de  100  livres,  de  200  au 
a  plus^  et  Ton  regardait  comme  exorbitante  celle  de  300.  La 
«  plupart  des  jeunes  filles  qui  se  mariaient  avaient  vingt  ans  au 
a  plus.  Tels  étaient  le  vêtement,  les  mœurs  et  les  usages  sim- 
a  pies  des  Florentins  d'alors;  mais  ils  avaient  le  oceur  loyal,  et  la 
<c  bonne  foi  présidait  à  leui*s  rapports.  »  fienvenuto  dloiola  dit  : 
a  Les  boulangères  ne  portaient  pas  alors  de  perles  à  leur  chaus- 
a  sure^  comme  on  le  voit  aujourd'hui  dans  cette  ville ,  .à  Gênes 
«  et  à  Venise...  La  nourriture  des  Florentins  est  économique  et 
a  simple^  mais  d'une  grainde  propreté.  Les  gens  de  basse  con- 
((  dition  vont  dans  les  tavernes  où  ils  savent  qu'on  vend  de  bon 
c(  vin,  sans  souci  aucun^  tandis  que  les  marchands  conservent  des 
a  habitudes  modestes.  » 

Afin  de  compléter  ces  descriptions ,  exagérées  sans  doute, 
mais  sur  un  fond  vrai,  nous  rappellerons  que  Florence  offrit  aux 
Pisans^  sur  le  point  de  conduire  une  expédition  contre  les  îles 
Baléares,  de  veiller  à  la  sûreté  de  leur  ville  pendant  leur  ab- 
sence, et  qu'elle  demanda  deux  colonnes  de  porphyre  lorsque 
Pise  lui  proposa  de  choisir  parmi  les  dépouilles  des  vaincus.  Le 
service  et  la  récompense  en  disent  assez  sur  cette  époque. 

Florence  prospérait  donc  au  milieu  de  l'existence  tranquille 
de  ses  citoyens,  lorsque  l'inimitié  privée  de  deux  familles  y  dé- 
veloppa le  germe  fatal  des  factions  guelfe  et  gibeline.  Buondel- 
monte,  de  la  maison  des  Buondelmonti ,  autrefois  seigneurs  de 
1215  Montebuono  dans  levai  d'Amo,  était  fiancé  à  une  fille  d'Oderigo 
Giantrufetti ,  de  la  famille  des  Amedei.  Un  jour  qu'il  passait  à 
cheval  devant  la  maison  de  Donati,  AIdruda,  femme  de  ce  sei- 
gneur, lui  adressa  quelques  paroles  railleuses,  et,  lui  montrant 
sa  fille,  très-belle  et  unique  héritière  d'un  riche  patrimoine,  lui 


LES  BUONDELMONTI  £T  LES  AHEDEl.  30i 

dit  :  «  Je  Pavais  élevée  et  conservée  pour  toi.  »  Buondelmonte, 
épris  de  ses  charmes,  rompit  son  mariage  avec  l'autre.  Getaf«- 
front  irrita  profondément  Oderigo^  qui  s'entendit  avec  ses  pa- 
rents, les  Uberti,  les  Fifanti,  les  Lamberii  et  les  Gangalandi  pour 
le  battre  et  Toutrager;  mais  Mosca,  des  Lamberti,  proféra  ces 
paroles  cruelles  :  a  Fait  accompli  a  droit  acquis  »  (cosa  fat  la 
capo  hd)^  c'est-à-dire  :  a  Tuons-le,  et  la  chose  s'arrangera  en- 
suite. 9  En  effet,  le  jour  où  Buondelmontc,  monté  sur  un  pale- 
froi blanc  et  vêtu  d*un  riche  costume  blanc,  conduisait  l'épou- 
sée, ils  regorgèrent  auprès  du  pont  Vieux.  Le  peuple  tomba 
sur  les  meurtriers,  et  do  graves  inimitiés  divisèrent  les  citoyens, 
qui,  sous  le  nom  de  Guelfes  ou  de  Gibelins,  embrassèrent  la 
cause  des  uns  ou  des  autres;  la  ville  enfin  prit  l'aspect  de  deux 
camps  ennemis.  A  Saint-Pierre  Scheraggio  étaient  les  maisons 
des  Ubcrti,  qui,  suivis  des  Fifanti,  des  Infangati,  des  Amedei  et 
des  Malespini ,  combattaient  les  Bagnesi,  les  Pulci,  les  Guida- 
lotti,  les  Gherardini,  les  Foraboschi ,  les  Sacchetti,  les  Manieri , 
les  Cavalcanti,  attachés  au  parti  guelfe.  A  la  cathédrale,  auprès 
de  la  tour  des  Lancia,  se  groupaient  les  Barrucci ,  les  Agolanti , 
les  Brunelleschi,  qui  luttaient  contre  les  Tosinghi,  lesAgli,  les 
Sizi,  les  Arrigucci.  A  la  porte  Saint-Pierre,  les  Tedaldini,  unis 
aux  Capousacchi ,  aux  Elisei,  aux  Abati,  aux  Galigaï ,  avaient 
pour  adversaires  les  Guelfes  Donati,  Visdomini ,  Pazzi,  Adimari, 
Délia  Bella,  Gerchi,  Ardinghi.  La  tour  du  Scarafaggio  desSolda- 
nieri,  à  Saint-Pancrace,  arborait  la  bannière  gibeline,  défendue 
par  les  Lamberti ,  les  Cipriani,  les  Toschi,  les  Migliorelli,  les 
Amieri  et  les  Pigli ,  contre  les  Tornaquinci ,  les  Vecchietti  et  les 
Bostichi.  Il  en  était  de  même  dans  les  autres  sestiers.  A  Borgo 
même,  les  Buondelmonti,  soutenus  par  les  Guelfes  Giandonati , 
Gianfigliazzi,  Scali,  Gualterotti  et  Importuni,  guerroyaient  con- 
tre les  Scolari,  qui  avaient  avec  eux  les  Guidi,  les  Galli,  les  Ga- 
piardi,  les  Soldanieri.  Au  delà  de  TArno ,  les  Gibelins  Ganga- 
landi, Ubriachi  et  Mannelli,  étaient  aux  prises  avec  les  Guelfes 
Nerli,  Frescobaldi,  Bardi,  Mozi;  ils  s'expulsaient  tour  à  tour,  et 
faisaient  des  alliances  avec  les  autres  villes  ou  bien  avec  les  sei- 
gneurs de  leur  parti. 

Au  temps  de  Frédéric  II,  les  Gibelins  prévalurent;  les  Ubcrti, 
de  leur  faction,  entravaient  le  commerce  de  Florence,  et,  à  la       u^q 
tête  d'une  bande  d'Allenmnds  qu'ils  avaient  appelée  avec  Frédé- 
ric d'Antioche,  fils  de  l'empereur,  ils  chassèrent  les  Guelfes  de 
la  ville.  Rustico  Marign611i,  chef  de  ce  parti,  avait  péri  dans  la 


302  «OUYERNEHENT  017ELFE. 

mêlée  ;  ses  compagnons^  pour  épargner  à  son  cadavre  les  outra- 
ges de  l'ennemi,  revinrent  sur  leurs  pas  sans  souci  du  péril^  et, 
portant  d'une  main  leurs  armes  y  de  Tautre  les  cierges  avec  le 
cercueil,  ils  lui  firent  de  singulières  funérailles.  Les  GibeKns  vie* 
torieux  démolirent  les  tours  de  leurs  ennemis^  et  tentèrent 
même  de  détruire  Téglise  de  Saint-Jean  où  ils  tenaient  leurs  as- 
semblées; puis  ils  les  poursuivirent  dans  la  campagne  et  les 
châteaux  de  Capraîa^  de  Pigline,  de  Montevarchi ,  et  leur  firent 
quelques  prisonniers ,  qui ,  livrés  à  Frédéric  II ,  furent ,  par  ses 
ordres,  tués,  aveuglés  ou  jetés  dans  les  fers. 

Restés  sans  compétiteurs,  les  Gibelins  établirent  un  gouverne- 
ment aristocratique,  tout  au  préjudice  de  la  plèbe  et  des  bour- 
geois libres  ;  mais  les  citoyens  reprirent  les  armes,  et,  délivrés 
de  cette  tyrannie  cupide,  ils  se  réunirent  sur  la  place  de  Sainte- 
1250  Croix,  et  formèrent  une  confédération  sous  le  nom  de  peuple, 
20  octobre.)  d'autant  plus  dignes  d'éloges  qu^ils  surent  se  garantir  des  excès 
de  la  réaction.  Au  podestat  des  nobles  ils  substituèrent  un  ca- 
pitaine, qui  devait  être  «Guelfe  et  du  parti  guelfe,  zélé,  fidèle  et 
dévoué  à  la  sainte  Église  romaine,  et  non  lié  à  aucun  roi,  prince, 
seigneur  ou  baron  ennemis  de  celle-ci  ;  »  il  était  assisté  d'une  sei- 
gneurie bimensuelle,  composée  de  douze  anciens^  deux  par  5^5- 
iier,  La  ville  fut  divisée  en  vingt  gonfalons,  qui  formaient  au- 
tant de  compagnies  de  milice,  et  la  campagne  en  quatre-\ingt- 
seize  paroisses  (pivieri).  Sur  l'ordre  du  capitaine  et  au  son  de  la 
cloche  (la  inartinella)^  la  milice  devait  se  réunir  autour  du  car- 
roccio,  surmonté  du  gonfalon  blanc  et  rouge;  c'est  ainsi  qu'ils 
attaquèrent  plusieurs  fois  les  grands.  Les  bourgeois  n'enlevèrent 
aux  seigneurs  que  le  pouvoir  de  nuire,  en  abaissant  leurs  tours 
au  niveau  de  cinquante  coudées;  avec  les  pierres  qui  provinrent 
de  cette  démolition  ils  fortifièrent  le  sestier  de  l'Arno,  pour 
avoir  la  force  qui  garantit  la  liberté.  Le  palais  du  podestat,  où 
devaient  résider  les  membres  du  gouvernement,  fut  construit  en 
manière  de  forteresse. 

Avec  cette  nouvelle  forme  de  gouvernement  populaire,  Flo- 
rence eut  dix  années  célèbres  par  de  grands  faits.  Aussitôt  que 
la  mort  de  l'empereur  Frédéric  l'eut  délivrée  de  toute  crainte , 
elle  rappela  les  Guelfes  exilés,  et  contraignit  les  nobles  des  deux 
factions  à  signer  la  paix  ;  elle  obligea  Sienne,  Arezzo  et  Pistoie  à 
quitter  la  bannière  impériale  pour  la  sienne,  vainquit  les  citoyens 
de  Poggibonzi  et  de  Volterra,  dont  les  Gibelins  relevaient  les  mu- 
railles étrusques,  et  défit  les  Pisans  près  de  Pontedera.  En  mé- 


FABINATÂ.  303 

moire  de  cette  année  des  victoires,  elle  frappa  la  nouvelle  mon- 
naie d'or  de  vingt- quatre  carats  et  d'un  huitième  d'once  d'or^ 
appelée  florin^  parce  qu'elle  portait  la  fleur,  symbole  parlant 
de  cette  ville. 

Les  années  suivantes  ne  furent  pas  moins  heureuses;  mais  les 
Gibelins  formèrent  le  complot  de  ressaisir  la  domination,  et,  cités 
à  comparaître,  ils  prirent  les  armes  en  élevant  des  barricades.  Le 
peuple  les  attaque,  en  tue  quelques-uns  et  chasse  les  autres. 
Conduits  par  Farinàta,  de  la  famille  des  Uberti,  ils  se  réfugièrent 
à  Sienne  ;  or,  comme  cette  ville  était  convenue  avec  Florence 
(et  l'obligation  était  réciproque)  de  ne  pas  accueillir  ses  bannis, 
la  guerre  lui  fut  déclarée.  Florence  venait  d'être  mise  à  l'inter- 
dit pour  avoir  fait  couper  le  cou  {segar  la  gorgiera)  sur  la  place 
publique  à  un  certain  Beccaria  de  Pavie,  abbé  de  Vollombreuse, 
accusé  de  trames  avec  les  proscrits;  ainsi  la  guerre  prenait  un 
caractère  religieux .  Les  Gibelins  ne  se  firent  pas  scrupule  de  de- 
mander un  renfort  de  soldats  allemands  au  roi  Manfred ,  que 
Sienne  avait  déjà  nommé  son  seigneur.  On  cohiptait  sur  une       1258 
armée,  et  Manfred  n'envoya  que  cent  hommes,  ce  q\\\  découra- 
geait les  Gibelins;  mais  Farinata  leur  dit  :  a  II  suffit  qu'il  nous 
envoie  son  enseigne;  nous  la  mettrons  en  tel  lieu  que,  sans 
autre  prière,  il  nous  fournira  de  plus  grands  secours.  «Après 
avoir  exalté  leur  courage,  il  les  poussa  contre  l'ennemi  dont  ils 
firent  un  grand  carnage;  mais  les  Guelfes  se  rallient,  les  met* 
tent  on  déroute  et  les  taillent  en  pièces.  La  bannière  de  l'aigle 
noire  sur  fond  d'argent  fut  traînée  dans  la  fange  jusqu'à  Florence, 
où  l'on  décréta  dix  livres  pour  tous  ceux  qui  auraient  fait  pri- 
sonnier un  cavalier,  la  moitié  pour  un  fantassin  citoyen,  et  trois 
pour  un  mercenaire;  cette  récompense  fut  maintenue  pour  l'a- 
venir. 

Manfred,  comme  l'avait  prévu  Farinata,  comprit  que  son  hon- 
neur était  engagé;  il  envoya  donc,  déterminé  d'ailleurs  par 
20,000  florins  qu'il  avait  reçus,  dix-huit  cents  cavaliers  alle- 
mands, commandés  par  son  neveu  Giordano  d'Anglano.  Ce  ren- 
fort, joint  aux  Siennois  et  aux  bannis,  porta  l'armée  de  Fari- 
nata à  vingt  mille  hommes.  Deux  moines  imposteurs  promirent 
aux  Florentins  que  les  Siennois  leur  ouvriraient  leâ  portes  de  la 
ville;  aussi,  malgré  les  hommes  prudents  qui  conseillaient  de  ne 
pas  s'aventurer  sur  le  territoire  ennemi,  parce  que  les  Allemands 
ne  tarderaient  point  à  se  disperser  faute  de  solde,  les  exagérés 
l'emportèrent.  Attendre  l'opportunité  était  à  leurs  yeux  une  là^ 


304  •  FAR1NA.TA. 

cheté^  et  Ton  punit  d'une  amende  un  chevalier  qui  suggérait  ce 
parti;  Le  silence,  sous  peine  de  |00'livres,  fut  imposé  à  un  au- 
tre, qui  Jes  paya  pour  avoir  le  droit  de  parler  ;  on  doubla  l'a- 
mende, il  ne  se  tut  pas,  et  continua  même  alors  qu'on  l'eût 
portée  à  400  livres,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  menacé  de  mort. 
1260  L'expédition  résolue,  il  n'y  eut  pas  de  famille  qui  ne  fournit  un 

homme  à  pied  ou  à  cheval.  Pendant  la  marche ,  les  archers  et  les 
arbalétriers  de  la  ville  et  de  la  banlieue  formaient  Tavant-garde; 
venaient  ensuite  la  cavalerie  et  le  peuple  de  trois  sestiers,  puis  la 
cavalerie  et  les  fantassins  des  autres.  Les  confédérés  à  pied  ou  à 
cheval  comfiosaient  rarrière-garde.  Des  gens  de  Bologne,  de  Luc- 
ques,  de  Pisloie,  de  San  Miniato.  de  Saint-Géminien,  de  Volterra, 
de  Pérouse,  d'Orvieto,  et  beaucoup  de  mercenaires  se  trouvaient 
dans  leurs  rangs;  Tannée,  en  tout,  s'élevait  à  plus  de  trente 
n)illè  combattants.  La  bataille,  qui  se  donna  au  milieu  des  collines 
u  septembre,  dc  Mouteaperti,  sur  TArbia,  est  un  des  faits  les  plus  mémorables 
de  lâge  héroïque  des  républiques  italiennes. 

Les  Siennois  se  préj'arèrent  au  conibat  par  des  actes  de  dévo- 
tion, et  «  les  gens  eruployèrenl  presque  toute  la  nuit  à  se  confes- 
ser et  à  se  réconcilier  les  uns  avec  les  autres  ;  ceux  qui  avaient 
reçu  les  plus  grandes  injures  se  mettaient  à  la  recherche  de  leurs 
ennemis  pour  les  baiser  sur  la  bouche  et  leur  pardonner.  C'est 
ainsi  que  se  passa  la  plus  grande  partie  de  la  nuit  (  1).  »  Puis  les 
ti'oupes  se  mirent  en  mouvement.  Les  vaillantes  femmes,  qui 
étaient  restées  à  Sienne  avecTévôque  et  les  ecxîlésiastiques,  com- 
mencèrent le  vendredi  matin  une  procession  solennelle,  où  figu- 
raient toutes  les  reliques  dc  la  cathédrale  et  des  autres  églises  de 
la  ville.  Les  piètres  faisaient  entendre  des  psaumes  divins,  des 
litanies,  des  oraisons.  Les  femmes,  toutes  nu-pieds  et  vêtues 
d'habillements  grossiers,  priaient  Dieu  de  leur  conserver  un  père, 
un  fils,  des  frères,  un  époux,  et  tous,  avec  larmes  et  gémisse- 
ments, suivaient  cette  procession ,  invoquant  toujours  ta  Vierge 
Marie.  Ainsi  se  passa  le  vendredi ,  sans  que  personne  prit  de 
nourriture;  quand  vint  le  soir,  la  procession  retourna  à  la  cathé- 
drale, où  tous  s'agenouillèrent,  et  l'on  dit  les  litanies  avec  l)eau- 
coup  d'oraisons.  De  la  hauteur  on  descendit  dans  la  plaine,  où  le 
loyal  chevalier,  maître  Arrigo  d'Astiniberg,  se  présenta  devant 
tous.  Après  avoir  salué  le  capitaine  et  les  autres,  il  dit  :  Tous 
les  membres  de  notre  w  ai  son  ont  obtenu  de  saint  Exupère  ie  pii- 

(1)  Nicolas  VeKTIBA,  La  Aconfuta  di  Mo/Uca^eni, 


BATAILLE  DE  MONTEAPERTl.  305 

vilége  d*élre  les  premiers  serviteurs  d^m  les  balailles  ou  ils  se 

trouvent.  En  conséquence,  il  m'appartient  de  jouir  de  l'honneur  \ 

de  fnafamilley  et  vous  prie  que  vovs  le  trouviez  bon.  On  fit  droit 

à  sa  demande^  comme  c'était  justice. 

a  Les  gens  de  Sienne  étant  ainsi ,  la  plupart  des  hommes  de 
Florence  aperçurent  un  manteau  tiès-bianc^  qui  couvrait  tout 
le  camp  des  Siennois  et  leur  ville...  Quelques-uns  disaient  qu'il 
leur  semblait  reconnaître  le  manteau  de  notre  Vierge  Marie,  la- 
quelle garde  et  défend  le  peuple  de  Sienne.  Voyant  ainsi  le  man- 
teau dans  le  camp  des  Siennois  et  sur  la  ville  de  Sienne,  tous, 
comme  illuminés  par  Dieu ,  se  mirent  à  genoux  en  versant  des 
larmes  et  en  invoquant  la  Vierge  glorieuse.  Et  ils  disaient  : 
Voilà  un  grand  miraclCy  et  nous  le  devons  aux  prières  de  notre 
évêque  et  des  saints  religieux  (1).  » 

Les  Gibelins  étaient  inférieurs  par  le  nombre,  mais  mieux  dis- 
ciplinés et  plus  unis  ;  Bocca  des  Abbati  et  d'autres,  leurs  fauteurs 
secrets ,  abandonnèrent  les  Florentins ,  dans  les  rangs  desquels 
cette  désertion  jeta  le  désordre.  La  martinella  cessa  de  se  faire 
entendre;  les  premiers  cavaliers  cherchèrent  leur  salut  dans  la 
fuite,  mais  il  périt  environ  trois  mille  fantassins,  et  beaucoup 
restèrent  prisonniers.  Le  carroccio  fut  pris,  et  traîné  à  rebours 
au  milieu  de  grandes  réjouissances.  On  promena  sur  un  ftne, 
les  mains  liées  derrière  le  dos,  un  héraut  que  les  Florentins, 
comptant  sur  des  intelligences,  avaient  envoyé  demander  les 
portes  de  Sienne.  Le  peuple  suivait,  en  criant  :  a  Venez  main- 
tenant pour  occuper  la  ville,  et  construisez-y  un  fort  (2).  d 

L'étendard  du  roi  Manfred  flottait  à  la  tête  des  Allemands,  qui, 
avec  des  branches  à  leurs  casques,  célébraient  par  des  chants, 
dans  la  langue  de  leur  pays,  la  victoire  sur  Tltalie.  Au-dessus  du 
carroccio  siennois,  orné  richement,  se  déployait  le  gonfalon  de 
la  commune,  et  derrière  venaient  les  prisonniers  abreuvés  d'ou- 
trages, que  les  chroniqueurs  se  plaisent  à  énumérer;  ils  racon- 
tent quMi  fut  permis  aux  particuliers  de  recevoir  la  lançon  des 
prisonniers,  mais  que  le-s  magistrats  voulurent  qu'on  y  joignit  un 

(1)  Citroui^urs  de  \ehtijra, 

(2)  Quand  ou  a  .vu  l'étroite  vallée  eutre  rAii>ia  et  le  Biena,  espace  d*un 
demi-mille  carré,  on  est  obligé  de  croire  que  Malespini,  en  y  faisant  combattre^ 
trente  mille  fantassins  et  mille  cavaliers  de  la  seule  ligue  guelfe,  a  fait  comme 
tous  les  journalistes  et  les  narrateurs  vulgaires  ;  il  est  également  impossible  que 
toitie  cette  armée  pût  se  réfugier  dans  le  petit  château  de|^Mottteaperti,  oii  se 
logerait  à  peine  un  régiment. 

1II»T.  DBS  ITAL.  —  T.  ▼.  20 


dOQ  FARLEKENT  D'JSMPOU 

bouo  par  tête,  avec  le  sang  desquels  on  pétrit  la  chaux  ponr  re^ 
taurer  une  fontaine  qui  conserva  le  nom  des  Boucs,  Une  église 
même  fut  b&tie  en  mémoire  et  en  Thonneur  de  saint  George^  avec 
fête  anniversaire^  et  Margariton  peignit  pour  Farinata  un  cru* 
cifix  à  la  manière  byzantine.  Plusieurs  familles  de  Florence,  ef- 
frayées, allèrent  s'établir  à  Lucques,  où  se  réfugièrent  aussi  les 
Guelfes  de  Prato^  de  Pistoie,  de  Volterra,  de  saint  Géminien  et 
d'autres  lieux. 

Le^  Gibelins^  ayant  reconquis  la  supériorité,  se  réunirent  à 
Ëmpoli  et  proposèrent  de  détruire  Florence^  forteresse  de  leurs 
adversaires  ;  seul,  le  magnanime  Farinata  déclara  qu'il  n'était  pas 
entré  dans  cette  confédération  pour  ruiner  la  cité ,  mais  pour  la 
conserver  victorieuse  (1).  Cette  proposition  nous  donne  la  me- 
sure  de  la  fureur  du  parti  gibelin^  qui  pi^iit^  rançonna  et  réfonna 
l'État  dans  le  sens  impérial  ;  les  plébéiens  furent  dépouillés  de 
leurs  privilèges  j  et  les  aristocrates  débarrassés  de  toutes 
charges. 

Le  comte  Guido  Novello,  nommé  vicaire  du  roi  Manfred  en 
Toscane,  assaillit  Lucques^  asile  des  Guelfes,  et  cette  ville,  après 
avoir  vainement  fait  appel  à  Conradin,  ne  put  se  sauver  que  par 
l'expulsion  des  bannis ,  auxquels  il  ne  resta  plus  de  refuge  en 
Toscane.  Malgré  la  victoire  de  Charles  d'Anjou,  Guido  put  con- 
server Florence  aux  Gibelins;  il  chargea  même  deux  moines 
gaudents  de  Bologne,  qu'il  nomma  podestats  avec  treu(e-six 
sages,  4'opérer  une  réconciliation  entre  les  deux  partis.  Lesnou- 
1266  veaux  magistrats  distribuèrent  les  arts  en  douze  corporations, 
divisées  en  majeures  et  mineures,  chacun  avec  des  consuls,  des 
capitaines  et  son  étendard.  A  partir  de  cette  époque  commence 
le  véritable  gouvernement  populaire ,  et  Yillani  a  raison  de  dire 
que  a  désormais,  il  n'y  eut  aucun  grand,  o  c'est-à-dire  nul  ci- 
toyen qui  fût  au-dessus  des  lois. 

L'union  est  toujours  funeste  à  la  tyrannie  ;  le  peuple  se  sou- 
leva bientôt  contre  le  comte  Guido,  qui  jugea  convenable  de  se 
retirer,  et  la  ville  releva  la  bannière  guelfe,  en  confiant  la  sei^ 
gneurie  à  Charles  d'Anjou.  Ce  roi  combattit  les  Gibelins  à  Pog- 
gibonzi,  dont  la  résistance  dura  quatre  mois,  et  prit  beaucoup 
de  châteaux  sur  le  territoire  pisan.  Le  pape  avait  envoyé  la  ban- 
nière à  l'aigle  rouge  sur  fond  blanc,  avec  le  serpent  au-dessous, 

(1)  Dante  place  Farinata  (bien  que  de  son  parti)  dam  Tenfer  parmi  les  épi- 
curiens, c'est-à-dire  parmi  ceux  qui  tuent  tdme  avec  le  caritt. 


Parlement  p'smpoli.  307 

bannière  qui  resta  depuis  l'enseigne  de  la  massa  guelfa,  comme 
on  appela  une  magistrature  nommée  pour  administrer  les  biens 
confisqués  sur  les  Gibelins  contumaces  au  profit  des  Guelfes  (1). 
Indépendante  de  la  seigneurie ,  Florence  élisait  ses  officiers  et 
ses  conseils ,  prenait  des  mesures  et  faisait  des  lois,  recevait  et 
expédiait  des  lettres  aux  autres  États  avec  son  propre  sceau  ^  et 
veillait  à  ce  qu'aucun  Gibelin  ne  fût  admis  aux  honneurs  ou  aux 
bénéfices  de  la  commune  ;  grâce  à  de  si  nombreux  avantages, 
la  commune  de  cette  ville  exerça  une  grande  influence  sur  les 
événements,  survécut  à  la  liberté  comme  administration  écono- 
mique, et  ne  fut  abolie  qu'en  1769. 

Ces  alternatives  de  succès  et  de  revers  multipliaient  les  ani- 
mosités,  les  confiscations,  les  souffrances  ;  mais,  en  mémetemps, 
elles  entretenaient  la  vie  et  l'audace,  qui  fait  entreprendre  les 
jgrandes  choses,  a  La  ville  de  Florence  est  située  dans  un  lieu 
sauvage  et  stérile  qui  ne  pourrait,  malgré  toutes  les  fatigues, 
nourrir  ses  habitants...  c'est  pourquoi  ils  sont  allés  chercher  au 
loin  d'autres  terres,  provinces  et  pays*,  où  les  uns  et  les  autres 
ont  vu  qu'ils  pouvaient  rester  quelque  temps  et  s'enrichir,  afin 
de  retourner  chez  eux.  Visitant  ainsi  tous  les  royaumes  du  monde, 
infidèles  et  chrétiens,  ils  ont  appris  à  connaître  les  coutumes  des 
autres  peuples...  et  l'un  fait  naître  la  volonté  chez  l'autre. 
Aussi  n'accorde-t-on  aucune  estime  à  celui  qui  n'est  pas  mar- 
chand et  n'a  point  parcouru  le  monde,  visité  les  nations  étran- 
gères et  rapporté  des  richesses  dans  sa  patrie...  Les  individus 
qui  vont  par  le  monde  dans  leur  jeunesse ,  et  acquièrent  jexpé- 
rience,  vertu,  trésors,  sont  en  si  grand  nombre  qu'ils  forment 
une  communauté  d'hommes  capables  et  riches ,  comme  il  n'en 
existe  nulle  part  (1).  »  Souvent  les  marchands  se  trouvaient  seuls 
pour  supporter  les  chaires  publiques;  en  outre,  ils  prêtaient  de 
l'argent  aux  nobles  pour  briller,  à  la  plèbe  pour  acheter  des  den- 
rées. Ils  voulurent  donc,  non- seulement  participer  au  gouver- 
nement, mais  encore  en  exclure  les  propriétaires;  dans  ce  but, 

(1)  On  connaît  le  montant  des  dommages  occaâionnés  par  les  Gibelins  aux 
Guelfes,  dommages  évalués  132,160  florins  d^or,  c'estrà-dire  un  million  et 
demi.  Parmi  les  nombreuses  maisons  détruites,  quelques-unes  sont  à  peine  esti- 
mées 1 5  florins  ;  on  appelle  palais  celles  qui  valent  plus  de  300. 

Dans  les  statuts  de  Calimala,  il  est  dit  que  r  tous  les  consuls  des  marcliands 
soient  quatre,  et  le  camerlingue,  on  ;  que  tous  soient  Guelfes  et  amis  de  la  sainte 
tigHse  romaîne.  »  (%  vi.) 

(2)  DjkTi,  Chw.,  pag  .56. 


308  BATAILLE  DE  CAHPALDllfO. 

ils  établirenl  la  seigneurie  des  six  prieurs,  obligés  de  vivre  en- 
semble dans  le  palais,  dont  ils  ne  pouvaient  sortir  pendant  les 
deux  mois  que  durment  leurs  fonctions,  et  qui ,  réunis  aux  con- 
seils des  arts  majeurs,  élisaient  leurs  successeurs.  Les  prieurs 
devaient  appartenir  à  un  art  et,  dès  lors  les  nobles,  comme  les 
familles  patriciennes  qui  aspiraient  au  gouvernement,  se  fai- 
saient inscrire  sur  les  registres  d'une  corporation;  ainsi  la  com- 
mune se  composait  des  artisans  et  du  peuple.  Un  gonfelonier 
présidait  les  prieurs,  qui  étaient  servis  par  trois  grands  officiers 
étrangers,  le  podestat^  le  capitaine  du  peuple,  et  le  magistrat 
chargé  de  faire  exécuter  les  règlements  de  justice. 

Les  Florentins  armaient  de  temps  à  autre  pour  faire  prévaloir 
la  faction  guelfe,  ou  se  mêlaient  aux  querelles  de  Lucques,  de 
Sienne,  de  Pisloie  et  de  Cortone,  où  se  reproduisaient  les  mê- 
mes vicissitudes,  mais  le  plus  souvent  »  l^avantage  de  la  démo- 
cratie. A  Sienne ,  les  /Yet//,  défenseurs  bimensuels  de  la  com- 
mune et  du  peuple,  devaient  être  marchands.  Pistoic  choisissait 
aussi  les  anciens  dans  cette  classe,  à  Pexclusion  des  anciens  no- 
bles et  de  tous  ceux  qu'une  faute  avait  fait  inscrire  parmi  les 
nobles. 

Les  Gibelins  de  toute  la  Toscane  avaient  cherché  un  refuge 
à  Arezzo,  où  le  parti  noble  s*était  relevé  sous  les  auspices  de  Té- 
vèque.  Guillaume,  de  la  famille  des  Ubertini.  Les  Guelfes  de  Flo* 
rence  voulurent  les  réprimer;  toute  la  Toscane  s'enrôla  sous 
l'une  ou  Tautre  bannière ,  et  les  adversaires  se  rencontrèrent  à 
1280  Campaldino,  près  de  Bibiena.  Au  moment  d'engager  la  mêlée, 
^  ^*''"  on  avait  coutume  de  désigner  douze  paladins  qui  devaient,  com-* 
me  enfants  perdus ,  charger  l'ennemi  à  la  tête  de  la  cavalerie^ 
encouragée  par  leur  exemple.  Dans  cette  circonstance,  le  Flo- 
rentin Vieri  des  Cerchi,  bien  que  malade,  se  désigna  lui-même 
avec  son  fils,  mais  sans  vouloir  nommer  les  autres  :  il  n'en  fallut 
pas  davantage  pour  exciter  une  émulation  générale,  et  cent  cin- 
quante citoyens  se  présentèrent  pour  être  les  premiers  cham* 
pions. 

a  L'évêque  d'Arezzo,  qui  avait  la  vue  courte,  demanda  :  QueU 
sont  ces  wvrs  là-bas?  On  lui  répondit  que  c'étaient  les  pavois  des 
ennemis.  Messîre  le  baron  des  Mangiadori  de  San  Miniato,  brave 
chevalier  expert  en  fait  d'armes,  ayant  réuni  des  hommes  d^ar- 
mes,  leur  dit  :  Messieurs,  dans  les  guerres  de  Toscane  on  était 
vainqueur  d^ ordinaire  quand  on  attaquait  bien  ;  elles  ne  duraient 
pas,  et  peu  d'hommes  y  périssaient,  parce  qu*on  n'était  point 


BATAILLE  DE  CAMPALPINO.  309 

dans  l'usage  de  les  tuer,..  A  présent ,  on  a  changé  de  tactiqvs^ 
et  le  vainqueur  est  celui  qui  se  tient  le  plus  ferme  ;  c'est  pour- 
quoi je  vous  conseille  de  rester  solides  à  votre  poste  y  et  de  tes 
laisser  commencer  t'attaque.  Us  résolurent  de  suivre  cet  avis.  Les 
Arétins  assaillirent  le  camp  si  vigoureusement  et  avec  une  telle 
force  que  le  corps  des  Florentins  recula  beaucoup  ;  la  bataille 
fut  rude  et  acharnée.  Des  deux  côtés  on  avait  fait  de  nouveaux 
chevaliers.  Messire  Corso  Donati,  à  la  tûte  de  l'escadron  de  Pis- 
toie^  charge  Tennemi  en  flanc.  Les  carreaux  pleuvaient;  les  Aré- 
tins en  avaient  peu^  et  se  trouvaient  criblés  du  côté  où  ils  étaient 
découverts.  L'air  était  chargé  de  nuages,  et  la  poussière  très« 
grande.  Les  piétons  des  Arétins  se  glissaient  sous  le  ventre  des 
chevaux  avec  le  couteau  à  la  main  et  les  éventraient  ;  puis  leurs 
guerriers  s'avancèrent  tellement  que  beaucoup  de  morts  des 
deux  parts  couvrirent  le  champ  do  bataille.  Dans  cette  journée 
plusieurs ,  qui  étaient  estimés  pour  leur  grande  prouesse ,  se 
monti'èrent  lâches^  et  d'autres  dont  on  ne  parlait  pas  se  firent 
estimer  (i).  » 

Les  Florentins  remportèrent  la  victoire,  mais  les  tumultes  n'en 
continuèrent  pas  moins. 

Les  nobles  9  comptant  sur  leur  expérience  militaire^  ne  sa* 
valent  pas  se  plier  au*joug  des  lois^  molestaient  les  bourgeois, 
et  lorsqu'un  d'entre  eux  avait  commis  un  crime,  toute  la  fa- 
mille paraissait  en  armes  à  ses  côtés  pour  le  soustraire  à  la  jus* 
tice.  Le  gonfalonier  se  voyait  alors  contraint  d'armer  la  jeunesse 
pour  châtier  de  vive  force  le  délinquant,  a  Beaucoup  subii*ent 
a  les  rigueurs  de  la  loi,  et  les  premiers  qu'elle  atteignit  furent 
a  les  Gaiigaî.  En  effet,  run*d*en(re  eux  commit  un  attentat  en 
a  France  sur  les  deux  fils  d*un  marchand,  nommé  Ugolin  Beni- 
<  vieni^et,  comme  ils  en  vinrent  aux  injures,  l'un  des  deux  frèrrs 
a  fut  blessé  par  l'un  des  Galigaï,  et  il  en  mourut.  Et  moi,  Dino 
a  Gompagni  (tel  est  le  récit  de  ce  digne  chroniqueur) ,  me  trou- 
«  vaut  gonfalonier  de  justice  en  1293,  j'allai  à  leurs  maisons  et  h 
«  celles  de  leurs  complices,  et  je  les  fis  démolir  selon  les  lois, 
a  Cet  exemple  entraîna  |K)ur  les  autres  gonfaloniers  un  grave 
a  inconvénient,  parce  que,  s'ils  démolissaient  selon  les  lois,  le 
a  peuple  disait  qu'ils  étaient  cruels,  et  lilches  s'ils  ne  démolis^ 
a  saieut  pas  complètement;  aussi,  par  crainte  du  peuple,  beau- 
c  coup  manquaient  à  la  justice.  » 

(1)  Dino  Gompagni. 


1 


310  6IAN0  DE  LA  BELLÂ. 

1293  Giano  de  la  Bella,  bien  que  noble,  s'était  mis  à  la  tôte  des 

bourgeois,  dont  il  personnifia  les  ressentiments,  a  Homme  viril 
et  de  grand  cœur,  qui  défendait  les  choses  que  d'autres  aban- 
donnaient, et  disait  celles  que  d'autres  taisaient,  »  il  eut  le  cou- 
rage dont  manquaient  les  sociétés  populaires  pour  réprimer  les 
grands  ;  il  fit  choisir  un  gonfalonier  de  justice  et  mille  fantas- 
sins, afin  qu'il  réprimât  vigoureusement  les  oppresseurs  avec  ren- 
seigne populaire  à  la  croix  rouge  sur  fond  blanc.  Revêtu  luî- 
méme  de  ce  pouvoir  illimité ,  et  profitant  des  dissensions  des 
nobles,  il  prit  des  mesures  à  leur  détriment,  a  et ,  dans  Tintérôt 
de  la  véritable  et  perpétuelle  concorde,  unité,  consen-atîon  et 
accroissement  du  pacifique  et  tranquille  état  des  métiers,  des 
arts,  des  bourgeois,  de  toute  la  commune,  de  la  cité  et  du  dis- 
trict de  Florence.  »  Il  fit  exclure  pour  toujours  des  offices  de  la 
cité  trente-sept  familles  patriciennes,  et  autorisa  la  seigneurie  à 
traiter  de  même  toute  maison  noble  qui  démériterait.  La  loi, 
néanmoins,  ne  permettait  de  signaler  parmi  les  nobles  que  pour 
homicide  y  empoisonnement,  rapine,  roberie^  vol,  inceste.  Qui- 
conque était  noté  de  la  sorte  devait  fournir  caution  de  200,000 
livres  pour  sa  conduite,  et  s'abstenir  de  paraître  en  public  dans 
les  temps  de  tumulte;  en  outre,  il  lui  était  interdit  de  posséder 
une  maison  voisine  d'un  pont  ou  d'une  porte  de  la  ville,  d'inter- 
jeter appel  des  jugements  criminels,  d'accuser  un  plébéien  à 
moins  d'un  délit  commis  contre  sa  personne  ou  l'un  des  mem- 
bres de  sa  famille;  de  porter  témoignage  contre  un  bourgeois 
sans  le  consentement  des  prieurs;  enfin  ses  parents,  jusqu'au 
quatrième  degré,  étaient  solidaires  des  amendes  qu'il  encourait. 
Les  bourgeois  furent  divisés  en  vingt  compagnies  de  cinquante 
hommes  chacune,  puis  de  deux  cents,  afin  d'accourir  prompte- 
ment  quand  ils  seraient  appelés  aux  armes.  Ces  règlements' de  jus- 
tice devinrent  chers  au  peuple  (1),  dès  qu'on  eut  donné  dans  les 

(1)  Ils  sont  dans  les  Arclihet  hisloriques. 

Les  premières  familles  exclues  du  gouvernement  furent  au  nombre  de  trente- 
sept  ;  mais  ce  nombre  s'était  accru  eu  1354,  et  quinze  cvnls  patriciens  devaient 
fournir  caution  à  la  commune.  En  1415,  lorsqu'on  rédigea  le  statut  de  la  com- 
mune, les  familles  exclues  étaient  de  quatre-vingt-treize. 

La  pétition  de  sire  Belcaro  Bonaïuti  en  1318,  qui  tend  à  le  faire  passer  de 
la  classe  des  patriciens  parmi  les  boui^ois,  (»t  un  document  curieux,  il  ex- 
pose que  lui  et  ses  fils  ou  descendants  n'avaient  aucun  tiU'e  pour  être  considérés 
comme  nobles,  et  demande  qu'ils  ne  soient  pas  reducù  lu  ter  magnâtes  ^  ut  con- 
sortes  sive  de  domo  filiorum  SeragU,  scd  iittclOgnntur  esse  et  sint  populnres,  et 


OTANO  DE  LÀ  BELLA.  311 

conseils  généraux  quelque  autorité  aux  capitttdinîy  c'est-à-dire 
aux  conseils  des  maîtrises. 

Dans  le  même  temps,  la  république  étendait  sa  juridiction 
sur  Poggibonzi ,  Gertaldo ,  Gambussl ,  Catignano  ,  et  reprenait 
celles  dont  plusieurs  comtes  et  capitaines  jouissaient  ancienne- 
ment^ ou  qu'ils  avaient  recouvrées  depuis  peu.  Les  nobles^  irri- 
tés d'autant  plus  qu'ils  considéraient  Giano  comme  un  déserteur, 
recoururent  à  tous  les  moyens  pour  le  perdre.  Néanmoins^ 
comme  ils  n^osaient  pas  Tassassiner  de  crainte  du  peuple^  ils 
lui  opposèrent  un  seigneur  qui  alléguait  des  diplômes  de  Tempe^- 
reur  ou  du  pape  ;  mais  ils  profitaient  d'un  artifice  qu'on  n'a  plus 
oublié^  et  que  les  patriotes  italiens  mettaient  naguère  en  prati^ 
que^  enseignaient  même  par  écrit  :  cet  artifice  consiste  à  calom^ 
nier  son  adversaire  politique^  afin  de  lui  enlever  la  confiance 
avec  l'honneur.  Ils  rendirent  donc  Giano  suspect  au  peuple,  en 
accusant  de  tyrannie  sa  sévérité.  Or,  un  jour  qu'il  châtiait  les      1295 
méchants,  afin  de  protéger  le  podestat  contre  une  insurrec- 
tion de  la  rue ,  il  fut  expulsé ,  ses  biens  confisqués,  et  il  mou- 
rut en  exil. 

Cette  vengeance  n'assura  point  le  triomphe  des  nobles,  qui , 
forcés  de  courber  la  tête  sous  le  joug  des  lois,  abandonnaient  la 
ville  ]K)ur  aller  exercer  la  tyrannie  dans  leurs  châteaux.  Afin  de 
réprimer  les  fatnilies  toutes -puissantes  des  Pazzi  et  des  Ubertini 
dans  le  val  d'Amo  supérieur,  les  Florentins  construisirent  auprès 
de  leurs  domaines  les  trois  forteresses  de  Terranuova,  de  Saint- 
Jean  et  de  Castelfranco  ;  ils  accordèrent  tant  de  franchises  que 
les  sujets  de  ces  deux  maisons,  des  Ricasoli,  des  Conti  et  d'au- 
tres petits  barons  du  voisinage ,  accoururent  pour  habiter  au- 
tour de  ces  châteaux,  dont  la  population  s'accrut  promptement. 
On  bâtit  également  contre  les  Ubaldini  Gasaglia,  Scarperia  ou 
Gastel  Saint-Barnabe,  Firenzuola,  Barberino,  avec  exemption 
pendant  dix  ans  de  toute  imposition,  et  la  faculté  pour  les  pa- 
triciens d'y  pouvoir  faire  des  acquisitions. 

tanqitam  populares  civitatis  et  comitcUus  F/oreitfiœ;  non  graventur,  înquîetentur, 
veintolesienttir  per  aliquem  ojficiùlem  commwiis  Fiorenfiœ,  eic,  (Deiitie  degli 
enufiù,  tome  Vil,  pag.  290.) 


312  RÉPUBLIQFES  MARITIMES. 


CHAPITRE  XCVI. 

LES  RÉPUBLIQUES  HARimiES.  CONSTITUTION  DE  VERISB. 

De  même  que  Florence  était  à  la  tête  des  Guelfes,  Pise  coin- 
roandait  aux  Gibelins  de  Toscane.  Le  terrain  abandonné  par  les 
eaux^  et  qui  formait  successivement  cette  vaste  plaine  en  éloi- 
gnant la  ville  de  la  mer,  devenait  propriété  des  rois  d'Italie  ; 
ceux-ci  la  donnaient  à  TÉglise  ou  bien  à  Tarchevéque  de  Pise^ 
qui  put  ainsi  acquérir  de  grandes  richesses  et  même  une  juridic- 
tion étendue.  Nous  l'avons  déjà  vue  «  en  grand  et  noble  état  de 
a  riches  et  puissants  citoyens,  ne  le  cédant  à  personne  en  Italie  ; 
a  unis  et  d'accord  entre  eux ,  ils  tenaient  un  grand  état,  car 
a  c^lte  ville  comptait  parmi  ses  citoyens  le  juge  de  Gftllura^  le 
a  comte  Ugolin ,  le  comte  Fazio,  le  comte  Nieri,  le  comte  An- 
«  selme  et  le  juge  d'Arborée.  Chacun  d'eux  avait  nombreuse 
ce  cour^  et  chevauchait  par  la  ville  entouré  de  beaucoup  de  ci- 
a  toyens  et  de  chevaliers.  Pour  leur  grandeur  et  noblesse^  ils 
((  étaient  seigneurs  de  Sardaigne,  de  Corse  et  de  Tîle  d'Ëlbe^  où 
a  ils  avaient  de  grands  revenus  en  propre  et  pour  le  compte  de  la 
a  commune  ;  ils  dominaient  presque  sur  mer  parleurs  vaisseaux 
a  et  leur  commerce.  »  (Villani,) 

Parmi  les  familles  auxquelles  obéissait  la  Sardaigne,  la  pré» 
dominance  appartenait  à  celle  des  Visconti  ;  Capraïa  était  sou- 
mise aux  Alberti;  d'autres,  comme  les  juges  d'Arborée  et  les  di- 
vers membres  de  la  maison  des  Gherardesca ,  avaient  dans  la 
ville  un  palais,  une  cour,  une  bande  particulière.  Pise  avait  des 
possessions  dans  la  Toscane,  de  même  que  Gênes  sur  les  deux 
Rivières,  et  Venise  sur  la  côte  illyrique.  Henri  VI  lui  céda  tous  ses 
droits  royaux  dans  ses  murs  et  un  territoire  riche  de  soixante* 
quatre  bourgs  et  châteaux.  En  lutte  avec  Gênes  et  Lucques  pour 
la  possession  de  la  Lunigiana,  elle  s'empara  des  fiefs  des  évê- 
ques  et  des  comtes  de  Luni ,  et  rouvrit  les  carrières  de  marbre 
anciennement  conuues.  afin  de  construire  sa  cathédrale  et  celle 
de  Carrare  (I). 

(1)  Dès  1188,  le  peuple  de  Carrare  avait  obtenu  de  Tévêque  de  Luni,  son 
ancien  seigneur,  le  terrain  nécessaire  à  la  construction  du  bourg  d*Avenza  dans 


BÂPrBIJQUES  MARITIMES.  3l3 

Constante  dans  son  dévouement  à  la  cause  impériale^  elle  pro- 
fita de  la  grandeur  des  princes  de  la  maison  de  Souabe^  comme 
elle  souffrit  de  leurs  désastres.  Les  Guelfes^  qu'elle  dut  rappeler 
sur  les  ordres  de  Florence^  la  relevèrent  par  leurs  richesses.  Les 
Pisans  ayant  pris  sous  leur  protection  le  juge  de  Ginerca  en 
Corse^  brigand  qui  avait  été  battu  par  les  Génois,  les  anciennes 
antipathies  entre  les  deux  républiques  s'aigrirent  et  provoqué-  1282 
rent  des  luttes  sur  les  mers  et  dans  les  échelles  du  Levant.  Nous 
devons  rappeler  que  les  deux  villes,  afin  qu'il  ne  fût  pas  dit  que 
Tune  avait  triomphé  de  l'autre  par  surprise,  tenaient  chacune 
chez  sa  rivale  un  notaire  qui  informait  les  siens  de  tout  ce  qui  s'y 
préparait  (1). 

Après  avoir  manœuvré  longtemps,  Nicolas  Spinola  se  pré- 
sente à  Tembouchure  de  l'Amo  avec  la  flotte  ligurienne,  et 
Rosso  Buzzaccberini  vient  à  sa  rencontre  avec  celle  des  Pisans  ; 
alors  soixante-dix  vaisseaux  génois  et  soixante-quatre  de  Pise 
(nombre  prodigieux  !}  se  donnent  la  chasse  avec  des  succès  di- 
vers. Pise  se  trouve  épuisée  par  les  dépenses;  mais  les  familles 
illustres  viennent  à  son  aide.  Les  Lanfranchi  arment  onze  galères, 
les  Gualandi,  les  Lei  et  les  Gaelani  six,  les  Sismondi  trois,  les 
Orlandi  quatre,  les  Upezzengbi  cinq,  les  Visconti  trois,  les  Mos- 
chi  deux;  puis  une  flotte  de  cent  trois  galères  s*approche  du 
port  de  Gènes  en  y  lançant  des  flèches  d'argent.  Cent  sept  ga- 
lères mettent  à  la  voile  de  Gènes  au  milieu  des  bénédictions  de 

la  vallée  de  la  Magra,  pour  la  commodité  des  charretiers  et  des  mariniers  qui 
transportaient  lesmariires.  Nous  avons  un  compromis  de  1202  entre  Tévèque 
de  Luni  et  les  marquis  de  Malaspina,  auquel  intervinrent,  comme  garants, 
les  consuls  et  les  chevaliers  {mi(Ues)  de  la  commune  de  Carrare. 

(1)  FOGLIBTTA,  liv.  V  ;  Ânn.  Genuenses,  liv.  x. 

La  haine  entre  les  deux  républiques  se  manifestait  môme  dans  les  actes  diplo- 
matiques. La  charte  d'alliance,  du  13  octobre  1384,  des  Génois  et  des  Luc- 
quois  avec  les  Florentins  contre  les  Pisans,  commence  ainsi  :  Instante  persecit- 
tione  valida  Pisanornm,  quorum  tiras  nedum  vici/ias  partes  in/ecerat,  verum 
pêne  maritimtu  fwi^ersas,  ita  quod  per  Communia  in/rascripta  vix  poterat  toie^ 
rarigpro  tali  zizania  de  terra  radicitus  exlirpanda,  quœ  etiam  messem  domini- 
camdudunt  sua  contagtone  corrumpere  inchoavit,  et  ipsorum perfiMa  refrenandeu,, 
quia  innocentes  tradit  exitio  qui  multorum  non  corripil  flngitia;  idcirco,  Jesu 
Ckristi  nomine  invocato,  et  B.  V.  Mariœ»  etc..  et  B,  Sisti,  in  cujus  festivitate 
civitas  Jnnuœ  immensum  triumphum  habuit  contra  Pisanos,  ipsoram  Communium 
perfidos  inimicos,,.  societatem^fraternitatem  et  pacta  quœ  in  in/rascripta  socic' 
tate  continentur,  fecerunt  adinvicem,  etc.  Suivent  huit  colonnes  des  Monum, 
Hist,  patriœ. 


314  BATAILLE  DE  LÀ  MELORTA. 

l'archevêque  et  des  voeUx  des  citoyens,  abordent  la  flotte  enne- 
i28ft  mie  à  la  Meloria^  banc  en  face  de  la  rade  comblée  de  Porto  Pî- 
eaoût.  sano^  et  lui  firent  essuyer  un'  désastre,  prenant  même  Tamiral 
Morosini,  Tétendard  et  le  sceau  de  la  commune.  Dix  mille  Pisans 
restèrent  pendant  seize  ans  prisonniers  à  Gènes,  qui  ne  voulut 
pas  les  faire  périr,  afin  que  leurs  femmes  ne  pussent,  en  se  re- 
mariant, donner  de  nouveaux  citoyens  à  la  patrie.  Aussi  disait- 
on  qu'il  fallait,  pour  voir  Pise,  aller  à  Gênes,  d'où  les  captifs  di- 
rigeaient les  destinées  de  leur  pays.  Nouveaux  Régolus,  ils  dis* 
suadaient  leurs  concitoyens  de  les  échanger  contre  Castro  de 
Sardaigne,  forteresse  construite  par  leurs  aïeux  et  défendue  au 
prix  de  tant  d'efforts;  ils  juraient,  s'ils  étaient  rachetés  à  celte 
condition,  de  se  déclarer  les  ennemis  des  lâches  qui  auraient 
sacrifié  l'honneur  national  à  l'intérêt  privé. 

Ce  revers  de  Pise  donna  l'avantage  aux  Guelfes  de  Toscane, 
qui  résolurent  d'anéantir  ce  dernier  refuge  des  Gibelins;  et  la 
république  aurait  succombé,  si  l'habileté  d'Ugolin,  comte  de  la 
Gherardesca  (terre  située  dans  la  montagne,  le  long  de  la  mer, 
entre  Livôurne  et  Piombino),  n'avait  réussi  à  dissoudre  la  ligne, 
à  réparer  et  à  fortifier  Porto  Pisano,  à  faire  expulser  les  Gibelins, 
Il  sut  conserver  pendant  dix  ans  Fadministration  des  affaires,  et 
finit  par  obtenir  la  paix  des  Lucquois  et  des  Florentins;  mais  le 
bannissement  des  familles  gibelines  et  la  démolition  de  leurs  pa* 
1288  lais  lui  suscitèrent  des  haines  violentes,  et  Nino  de  Gallura  se 
distingua  parmi  ses  adversaires.  Rappelant  des  faits  anciens,  ses 
ennemis  firent  courir  le  bruit  qu'à  la  Meloriai  où  il  était  Tun  des 
capitaines,  il  avait  cherché  à  perdre  la  bataille  pour  affaiblir  la 
patrie;  ils  ajoutèrent  même  qu'il  avait  acheté  la  paix  en  livrant 
les  châteaux  à  l^ennemi,  et  qu'il  empêchait  maintenant  tout  ac- 
cord avec  les  Génois  dans  la  crainte  de  voir  les  prisonniers  re- 
venir chez  eux. 

y  archevêque  Ruggieri  des  Ubaldini,  chaud  gibelin,  qui  vou- 
lait partager  la  domination  avec  Ugolin,  avait  aussi  passé  dans 
les  rangs  de  ses  adversaires  ;  entouré  d'ennemis  et  de  mécon- 
tents, Ugolin  redoublait  d'oppression,  et  la  haine  croissait.  Un 
de  ses  neveux  osa  lui  faire  connaître,  quand  tout  le  monde  se 
taisait,  l'indignation  que  soulevaient  les  impôts  excessifs,  et  il 
se  jeta  sur  lui  armé  d'un  poignard  ;  un  neveu  de  Parchevêque, 
ami  de  l'autre,  détourna  le  coup,  et  fut  lui  même  victime  de  la 
fureur  d^Ugolin.  Ruggieri  s'entendit  avec  les  Gualandi,  les  Sis- 
mondi,  les  Lanfranchi  et  les  Ripafratta,  qui  assaillirent  le  comte 


LS  GOHTE  UGOLIH.   GÊNES.  815 

et  renfermèrent,  avec  Gaddo  et  Dguccione,  ses  flls,  avec  Nino 
et  AnselmucciO;  ses  petits-fils^  dans  la  tour  des  Gualandi  aux 
Sept-Voies,  où  ils  les  laissèrent  mourir  de  faim.  Uarchevêque 
alors  domina  dans  Pise,  et  les  forces  militaires  furent  confiées 
au  comte  Guido  de  Montefeltro,  grâce  auquel  la  république  re- 
prît ses  anciennes  limites. 

Gênes  arma  de  nouveau  contre  Pise  et  conquit  l'île  d^Elbe  5  1290 
avec  vingt-deux  mille  combattants,  dont  cinq  mille  avaient  des 
cuirasses  blanches  comme  la  neige  (cafabo),  elle  détruisit  Porto  .• 
Fisano^  où  ses  vaisseaux  pénétrèrent  en  brisant  les  chaînes  qu'on 
voit  encore  suspendues  dans  cette  ville,  déplorable  monument  de 
guerres  fraternelles,  surtout  après  la  perte  des  trophées  et  des 
fruits  de  la  liberté.  A  la  paix,  Pise  renonça  à  ses  droits  sur  la 
Corse  et  à  Sassari  en  Sardaigne. 

Dès  l'origine,  Gênes  s'était  gouvernée  comme  une  société 
marchande,  au  moyen'  des  compagnies  qui  se  forihaîent  pour 
équiper  une  flotte  ou  conduire  une  entreprise  qui  durait  deux , 
six  et  vingt  ans.  Les  consuls  de  ces  compagnies  étaient  souvent 
même  consuls  de  la  commune  :  gouvernement  d'apprentis,  qui 
néanmoins  accomplit-  les  nombreuses^i^entreprises  dont  nous 
avons  parlé,  acquit  les  deux  Rivièrég,'  des  possessions  dans  le 
Levant,  et  la  prépondérance  dans  les  affaires  d'Italie.  L'admi- 
nistration de  la  ville  cessa  dès  lors  d'être  confondue  avec  celle 
d'intérôls  particuliers;  elle  fut  confiée  à  des  chefs  annuels  dis- 
tincts, bien  qu'élus  encore  par  les  huit  compagnies,  qui  parti- 
cipaient au  gouvernement  dans  la  même  mesure.  Or  ces  compà* 
gnies,  qui  subsistèrent  toujours,  permirent  aux  citoyens  d'exer- 
cer une  influence  dans  l'État.  Lorsqu'une  d'elles  s'était  formée, 
quiconque  se  présentait  pour  en  faire  partie  dans  le  délai  de  Onze 
jours  était  apte  à  remplir  les  emplois  publics;  ceux  qui  restaient 
à  l'écart  ne  pouvaient  comparaître  en  jugement  qu'après  avoir 
reçu  une  invitation ,  et  aucun  membre  de  la  compagnie  ne  de- 
vait les  servir  sur  les  galères  ou  les  assister  devant  les  tribu- 
naux. Parmi  chaque  compagnie,  on  élisait  un  noble  pour  cons- 
tituer le  conseil  des  cinvigeri  (porte-clefs),  gardiens  et  adminis- 
trateurs du  trésor,  qui  acquircn,t  bientôt  une  grande  importance. 

Le  peuple,  a  ce  qu'il  parait,  n'assistait  pas  au  conseil  général 
qui  bc  réunissait  dans  l'église  de  Saint-Laurent ,  mais  bien  les 
personnages  les  plus  importants  des  compagnies;  il  était  repré- 
senté par  le  héraut  public,  non  pour  délibérer,  mais  pour  don- 
ner des  avis.  Les  quatre  consuls,  élus  par  le  peuple  souverain , 


316  GÈNES.    SON  GOUVERNEMENT. 

juraient  de  ne  faire  ni  la  paix  ni  la  guerre  sans  son  consente- 
ment; d'empêcher  l'entrée  des  marchandises  étrangères^  sauf  les 
bois  de  construction  et  les  munitions  navales,  et  de  rendre  exac- 
tement la  justice.  Ces  cx)nsul$  devinrent  annuels  en  1121,  et  fu- 
rent, en  1130,  distincts  de  ceux  de  la  justice,  c'est-à-dire  que 
l'on  sépara  le  pouvoir  administratif  du  pouvoir  judiciaire.  Entre 
ces  consuls  et  le  parlement  fut  interposé  le  conseil  de  credenza 
{silentiarii)  ou  sénat,  qui  recevait  les  ambassades,  les  requêtes 
des  pays  soumis,  examinait  les  affaires  les  plus  importantes. 

La  dime  de  la  mer,  que  Tarchevéque  percevait  sur  tous  les 
navires  qui  apportaient  un  chargement  de  blé  ou  de  sel ,  restait 
comme  un  vestige  de  Tancienne  immunité  épiscopale  ;  en  outre, 
les  consuls  de  l'État  et  ceux  de  la  justice ,  le  sénat  et  les  con- 
seils, résidaient  dans  le  palais  archiépiscopal.  Les  traités  se  fai- 
saient au  nom  de  l'évéque  et  des  consuls,  et  grand  nombre  de 
feudataires  prêtaient  le  serment  d'abord  à  lui,  puis  à  la  com- 
mune; Saint-Remy,  le  marquis  Malaspina  et  beaucoup  de  ci- 
toyens étaient  soumis  à  son  autorité. 

Vers  le  milieu  de  ce  siècle,  les  autres  pays  de  la  Lîgurie  as- 
piraient à  faire  partie  dç  cette  république,  et  les  bourgs  des  val- 
lées et  des  monts  voisins  s'incorporaient  à  Gênes.  Les  feudataires 
juraient  la  commune,  et  leurs  noms  étaient  inscrits  dans  le  re- 
gistre des  consuls  et  le  livre  des  familles  consulaires;  s'ils  avaient 
des  seigneuries  lointaines  ou  des  titres  de  comte  et  de  marquis, 
ils  renonçaient  à  leur  juridiction  devant  le  parlement ,  et  de- 
mandaient h  être  admis  dans  quelque  compagnie.  Aussitôt  qu'ils 
étaient  immatriculés,  on  les  investissait  de  nouveau  des  droits 
auxquels  ils  avaient  renoncé;  mais  ils  promettaient  d'avoir  une 
maison  dans  la  ville,  d'y  habiter  trois  mois ,  et  de  servir  en 
guerre  a^ec  un  nombre  déterminé  de  fantassins,  de  cavaliers  ou 
de  marins.  De  son  côté,  la  commune  prenait  l'engagement  de 
les  protéger,  de  ne  pas  les  charger  d'impositions  plus  fortes, 
et  de  ne  pas  les  contraindre,  durant  les  mois  de  leur  absence,  à 
venir  aux  assemblées,  à  remorquer  les  navii*es  ;  enfin  elle  les 
autorisait  à  porter  dans  leurs  fiefs  la  chaussure  et  le  manteau  de 
pourpre. 

Les  communes  indépendantes  promettaient  de  participer  aux 
guerres  et  aux  traités  de  paix  des  Génois;  de  n'accorder  asile  à 
nul  proscrit,  corsaire  ou  ennemi;  de  ne  pas  expédier  de  navires, 
d'avril  à  octobre,  au  delà  de  Barcelone  au  -couchant,  ni  au  delà 
de  Vue  de  Sardaigne  au  levant,  sans  toucher,  à  Palier  et  au  re- 


GÊNES.   SES  ENVIRONS.  317 

tour,  au  port  de  Gênes;  de  ne  maltraiter  aucun  vaisseau  qui  fe- 
rait voile  vers  ce  port  ou  en  sortirait  ;  de  contribuer,  dans  une 
proportion  déterminée,  aux  dépenses  des  guerres,  des  arme- 
ments maritimes  ou  des  ambassades  destinées  aux  villes  des 
côtes.  Gènes  les  prenait  sous  sa  protection,  assurait  leurs  privi- 
lèges et  confirmait  les  magistrats  qu'elles  élisaient  (1). 

Les  guerres  extérieures,  la  continuation  des  magistratures  et 
des  charges  des  compagnies  dans  les  mêmes  familles  furent  la 
source  d'une  noblesse  bourgeoise,  qui  fit  naître  des  factions  et 
des  brigues;  entourée  de  clients,  elle  bâtit  des  tours  et  troubla 
la  cité  par  des  luttes  continuelles.  Or,  comme  ni  la  religion  ni 
les  consuls  ne  pouvaient  réprimer  le  désordre,  on  eut  recours  à 
un  podestat  étranger  auquel  huit  nobles  furent  donnés  pour  as- 
sesstmrs. 

Un  grand  nombre  de  petites  seigneuries  se  conservaient  au- 
tour de  Gênes.  Les  Savonais,  en  1153,  se  soumirent  presque  à 
Gênes;  ils  promettaient  de  participer  aux  armements,  aux  che- 
vauchées, aux  impôts,  d'observer  ses  prescriptions,  de  ne  pas 
naviguer  au  delà  de  la  Sardaigne  et  deBaicelone  sans  faire  voile 
de  son  port  et  sans  y  revenir.  En  1121,  Gênes  avait  acheté  Vol- 
taggio  du  marquis  de  Gavi,  pris  Monlaido  en  il 28,  et  fondé  en 
i*183  le  château  de  Porto  Venere.  En  1191,  elle  se  fit  céder  par 


(1)  Le  Liber  jurUun  contient  iine  foule  d'actes  sur  toutes  ces  matières. 

La  ci*edenza  de  1200,  qui  résolut  de  faire  lumer  120  galères,  décida  que  Gêues 
fournirait  les  deux  tiers  des  hommes;  les  autres  claienl  répartis  sur  le  reste  du 
ten'iloire,  dont  la  proportion  se  trouve  indiquée  par  le  nombre  des  individus 
fixés  pour  dix  galères  comme  il  suit:  Roccabruna  devait  donner  2  hommes,  Men- 
toue  3,  Vintimiglia  ôO,  Poggiorinaldi  3,  Saint-Remy  et  (leriana  GO,  Taggia  25, 
Port  Maurice  50,  Pietra  10,  Saint-Étienue  5,  les  comtes  de  Vintimiglia  33,  Liu- 
guegliaet  le  Castellaro  16,Triora  50^  Diauo  40,  Cer^o  15,  Andora  30,  Albeuga 
C2  et  sonévéché  45,  le  marquis  de  Clavesana  40,Cossio  ctPornassio  8,  Finale 
62,  Noli  25  et  sou  évèché  3,  Cugliano  10,  Savoue  02,  Albissola  G,  Vartizzc  et 
Celle  50,  Voltri  100,  Polcevera  75,  Bisagno  100,  Recco  20,  Rapallo  30,  Chia- 
vari  100,  Seslri  75,  Levanto  20,  Passano  et  Lagnoto  3,  Materaua  et  les  deux 
Carodani  5,  Conara  100,  Carpena  75,  Porto  Veuere  25,  Vezzano  18,  Arcola  10, 
Trebiano  3,  Lcrici  3  ;  eu  tout,  1,543. 

Varagine  dit  que  la  Ligurie,  en  1293,  équipa  une  flotte  de  200  galères,  cha- 
cune avec  220  ou  300  hommes,  c'est-à-dire  45^000  combattants,  et  néanmoins 
il  eu  resta  assez  pour  en  armer  mie  autre  de  40,  sans  dégarnir  la  ville  ni  les  Ri- 
\ières.  Portons  à  9,000  ceux  qui  restaient,  et  la  population  maritime  aurait  été 
de  50,000  tctes  ;  en  admettant  que  ce  nombre  fût  le  seizième  de  la  population 
totale,  celle-ci  se  serait  élevée  à  euvirou  900,000  habitants. 


3f8  NICE. 

Henri  V[  Monaco,  bien  qu'il  fût,  comme  annexe  de  la  Turbia^ 
soumis  aux  évoques  et  à  la  commune  de  Nice  ;  mais  plusieurs 
rivaux  lui  disputaient  cette  possession,  et  Gènes,  par  la  ténacité 
de  ses  prétentions,  préparait  un  refuge  aux  Grimaldi ,  dans  les- 
quels plus  tard  elle  devait  trouver  des  ennemis  dangereux. 

Nice  avait  été  république  indépendante;  elle  se  divisait  en 
ville  inférieure  et  supérieure ,  dont  les  habitants  étaient  souvent 
aux  prises  et  souscrivaient  des  compromis  (i),  jusqu'au  mo- 
ment où  elle  tomba  au  pouvoir  des  comtes  de  Provence,  qui 
possédaient  d'autres  châteaux  dans  les  environs.  Raymond  Bé- 
renger  U,  en  iJ76,  reconnut  les  droits  de  la  commune  et  des 
consuls  de  Nice^  qui  restaient  indépendants,  sauf  l'honneur  des 
comtes;  les  statuts  de  cette  ville  furent  commencés  en  1205  (2), 
Ces  comtes,  mécontents  de  voir  Gènes  s'étendre  du  côté  de  Nice, 
l'empêchèrent  toujours  d'acquérir  Monaco;  mais  cette  républi- 
que, en  1215,  envoya  Fulcone  de  Castello  avec  une  foule  de  no- 
bles sur  trois  galères  et  d'autres  vaisseaux,  qui  bâtirent  quatre 
tours  réunies  par  une  courtine  haute  de  SA  palmes^  dans  le  lieu 
même  où  s'éleva  plus  tard  le  palais  des  princes  de  Monaco.  Nice 
elle-même,  cette  année,  jura  la  commune  de  Gênes. 

Le  port  que  les  anciens  appelaient  UercuUs  Monceci  portus, 
situé  à  un  mille  au  levant  de  Nice ,  avait  été  peuplé  par  les  Sar- 
rasins ,  et  ne  servait  que  d'asile  aux  pirates.  Charles  II  de  Pro- 
vence, en  1295,  y  bâtit  un  nouveau  bourg  appelé  Villefranche, 
dans  lequel  il  transféra  les  habitants  de  Montolivo,  avec  la  pro- 
messe de  les  entourer  de  murailles,  d'édifier  une  église  dédiée  à 
saint  Michel,  d'y  construire  une  fontaine,  de  les  exempter  de 
toute  imposition,  excepté  certains  droits  qu'ils  avaient  coutume 
de  payer  à  Nice  (3). 

Les  comtes  Guerra  de  Ventimiglia,  dans  le  territoire  desquels 
Saint-Remy  obéissait  à  l'archevêque  de  Gênes,  étaient  puissants 
et  braves.  Les  comtes  Quaranta,  les  seigneurs  Casanova,  avaient 
des  seigneuries  à  Lingueglia,  à  Garlenda  et  dans  le  Castellaro; 
les  marquis  Taggiaferro  de  Clavesana,  à  Port-Maurice,  Diano^ 
Andora.  Lesdel  Carretto  dominaient  de  Capodimele  à  Albissola, 
outre  qu'ils  étaient  seigneurs  de  Savone  (4).  Albenga,  Savoneet 

(1)  Monum,  hisi,  patrice,  pag.  190.  Lou  municipales. 

(2)  GlOFFRBDO,  op.  cit. 

(3)  GiOFFREDO,  col.  666. 

(4)  Une  commune  de  seigneiuD  est  indiquée  dans  le  diplôme   par  lequel 
Henri  III,  en  1014,  confinnait  homimbut  majoribus  habitanUbus  in  marekia  Sao^ 


RIVIÈRE  DU  PONàNT.  319 

«Noli  formaient  des  communes  distinctes.  Varazze^  terre  qui  se 
subdivisait  en  une  infinité  de  seigneuries,  obéissait  aux  marquis 
de  Ponzone.  Venaient  ensuite  les  tenures  de  I*abbaye  de  San 
Fruttuoso  à  Capodimonte.  Les  comtes  de  Lavagna,  outre  Lava^ 
gna,  dominaient  sur  Seslri,  Yarese,  le  val  de  Taro,  et  jusqu'à 
Pontremoli;  puis^  au  couchant^  de  TEntella  jusqu'à  Rapallo,et^ 
de  l'autre  côté^  jusqu'à  Brugnato  et  à  la  Magra;  ils  confinaient 
avec  les  seigneurs  de  Passano  et  les  Malaspina  de  la  Lunigiana. 
Les  comtes  de  Lagnoto  et  Gelasco^  de  Rivalta^  de  Vezzano  et  de 
Trebiano  élaient  moins  puissants;  enfin  venaient  les  marquis  de 
Massa^  la  commune  de  Lucques>  et  Pise^  la  rivale  de  Gènes.  Plus 
avant  dans  les  terres^  Gènes  se  trouvait  en  contact  avec  la  com- 
mune de  Tortone^  les  marquis  de  Parodi,  deOavi^  de  Bosco,  qui 
arrivaient  jusqu'à  Yoltri^  avec  les  marquis  d'Incisa^  de  Geva,  de 
Garessio ,  les  seigneurs  de  Pornassie^  les  comtes  de  Badalucco^ 
de  Maro,  de  Sospello^  et  les  comtes^  bien  plus  puissants,  de 
Montferrat  et  de  Provence  (i). 

Les  deux  Rivières  acceptaient  avec  répugnance  la  suprématie 
de  Gènes;  Savone,  et  plus  souvent  Yentimiglia^  la  repoussaient 
et  s'appuyaient  sur  Pise^  sa  rivale.  LesFieschi  et  lesGrimaldi, 
dévoués  aux  Guelfes  ou  Rampini,  et  les  Doria  avec  les  Spinola, 
qui  favorisaient  les  Gibelins  ou  Mascherati,  occupaient  le  pre- 
mier rang  parmi  la  noblesse  châtelaine.  Les  deux  factions  trou- 
blaient la  république,  méconnaissaient  l'autorité  des  magistrats, 
et  portaient  tour  à  tour  leurs  créatures  aux  fonctions  de  podes- 
tat, d'abbé,  de  capitaine  de  la  liberté;  de  là,  de  petites  guerres 
et  des  expéditions,  des  revers  et  des  succès  amenés  par  Tes  évé- 
nements généraux  de  l'Italie,  qui  entraînaient  aussi  des  change- 
ments dans  le  gouvernement  intérieur  de  la  république.  Ainsi 
les  querelles  intestines  remplissaient  de  violences  et  de  crimes 
la  ville  et  les  Rivières. 

Parfois  on  voyait  surgir  un  de  ces  hommes  habiles  à  flatter  le 
peuple,  et  qui  s  emparait  en  son  nom  de  Tautorité  suprême.  A 
^expiration  des  pouvoirs  de  Philippe  Torriano,  le  peuple  mé- 
content l'accusa  d'avoir  volé,  et  se  plaignit  que  ses  comptes 
avaient  été  approuvés  par  des  syndics  corrompus  ;  il  était  temps^       1257 

nensi  toutes  les  clûtures  et  propriétés,  de  la  mer  jusqu^à  la  moitié  de  la  montagne, 
les  bourgs,  les  rentes  seigneuriales,  la  pèche  et  la  chasse,  qu'ils  avaient  coutume 
d^avoir.  Moaum,  hist,  patriœ.  Ghart.  I,  404. 

(1)  Monum.  hUi.  patriœf  pag.  284.' Lois  mimtcipales. 


320  FACTIONS. 

disait -il ,  de  mettre  un  terme  aux  concessions  des  nobles^  et^ 
comme  Guillaume  Boccanegra  méritait  seul  sa  confiance,  il  le 
porta  sur  ses  épaules  dans  l'église  de  San  Siro,  où  il  le  proclama 
capitaine  du  peuple.  La  noblesse  citoyenne  le  soutient,  le  nomme 
pour  dix  ans,  et  lui  confère  le  droit  de  choisir  le  podestat  an- 
nuel. Combattu  par  la  noblesse  feudataire,  Boccanegra  la  dompte  ; 
puis  il  élève  des  gens  nouveaux,  caresse  la  multitude,  et,  rendu 
plus  audacieux,  il  abuse  du  pouvoir  pour  faire  augmenter  ses 
honoraires  et  s'arroger  de  nouvelles  prérogatives;  il  donne  et 
enlève  à  son  gré  les  emplois,  méprise  les  délibérations  des  con- 
seils et  casse  les  sentences  des  tribunaux.  Les  principaux  ci- 
toyens, qu'il  avait  résolu  d'incarcérer,  se  soulèvent,  s'emparent 
des  portes  afin  qu'il  ne  puisse  appeler  les  gens  de  la  campagne , 
le  renversent  et  ne  lui  laissent  la  vie  que  sur  les  instances  de  Tar- 
chevéque.  Après  sa  chute,  on  revint  à  Finstitution  du  podestat 
étranger;  mais  le  poste  de  capitaine  du  peuple  devint  le  but  de 
l'ambition  des  nobles  et  la  cause  d'incessantes  querelles. 
1282  Robert  Spinola  parut  un  moment  devoir  exercer  l'autorité  su- 

prême; mais  les  mille  ambitions  que  la  lutte  faisait  éclore  em- 
pêchaient la  tyrannie  d'un  seul.  Les  Génois,  afin  de  prévenir  ces 
rivalités,  résolurent  de  corriger  le  mode  arbitraire  qui  présidait 
à  la  formation  du  grand  conseil  ;  chaque  compagnie  eut  donc  à 
élire  cinquante  membres,  qui  nommaient  quatre  conseillers  dans 
une  autre  compagnie,  et  ces  trente-deux  désignaient  les  conseil- 
lers urbains  et  les  huit.  Les  prétentions  des  familles  puissantes 
empêchaient  tout  accord  durable;  enfin  Gènes  renversa  leur 
domination  en  1339,  pour  confier  le  pouvoir  aux  maisons  popu- 
laires des  Adorno  et  des  Fregoso.  Les  nobles,  cependant,  obtin- 
rent une  large  part  dans  les  magistratures,  dans  l'administra- 
tion, sur  les  flottes;  or,  comme  ils  se  rangeaient  tantôt  avec 
l'une,  tantôt  avec  l'autre  des  factions  dominantes,  ils  produi- 
saient une  instabilité  qui  ne  pouvait  se  résoudre  en  tyrannie  (1). 
Les  premiers  établissements  génois  en  Corse  indiquent  plutôt 
des  entreprises  de  particuliers,  ou  qui  avaient  pour  but  la  pirate- 

(1)  A  la  page  270,  les  Annali  genovesi  disent  :  Januensu  ctpilas  aim  toto  His" 
trictn  sito  in  ainarilndine  morabaturi  reguabnt  eitun  inier  civfti  et  d'uirichiait* 
divisio^  if  me  adeu  sticcrevit,  quod  invaiescentibus  volttnialibus  pariium  venettaiis^ 
per  villas  et  loca  conimunis  Januœ  cœdes  et  honiicidia  indifferenter  committe- 
bû/ftur  etprœlia.  Qua  ex  causa  ex  utraque  parte  banniti  sunt  infinitif  qui  irruentes 
m  strata*  publieatt  insultcbant  homines,  Itomicidia  committebaitt,  spoliantes  ne- 
diun  inimicoSf  ted  etiam  quoslibet  inuueHHÏest  tie» 


(IÉNëS.   VENISE.  3it 

rie;  mais^  en  il 95, la  république  acquit  dans  cette  ile  Saint-Bo- 
niface^  dont  elle  fit  une  colonie  avec  un  podestat  et  de  larges 
privilèges.  Les  bannis  de  Gènes  s'établirent  dans  la  Corse^  et  de- 
vinrent les  ennemis  de  la  métropole;  grftce  à  leur  appuis  le  juge 
Sincello  de  Pise  parvint  à  ramener  File  sous  l'autorité  de  sa  pa- 
trie^ et  les  Génois  se  trouvèrent  de  nouveau  réduils  à  Saint-Bo- 
niface.  Les  vassaux  qui  payaient  uneHaxe  sur  la  cire  et  la  moi- 
tié de  la  capitation  exerçaient  des  juridictions  inférieures  dé- 
pendantes du  juge  ;  mais,  comme  les  uns  s'appuyaient  sur  Pise^ 
les  autres  sur  Gônes^  il  en  résultait  une  anarchie  fomentée  par 
les  privilèges  que  les  deux  rivales  concédaient  à  l'envi  pour  ga- 
gner leur  affection. 

Gènes  eut  dans  la  mer  Ionienne  et  la  mer  Noire  des  établisse- 
ments d'une  tout  autre  importance^  avec  un  commerce  très- 
étendu,  comme  nous  Tavons  vu  et  le  verrons  encore.  Il  partait 
chaque  année  des  rivages  liguriens  de  cinquante  à  soixante-dix 
gros  navires^  portant  des  drogues  et  autres  marchandises  en 
Sardaigne^  en  Sicile, en  Grèce,  en  Provence;  beaucoup  d'autres 
étaient  chargés  de  laines  et  de  peaux,  et  les  richesses  gagnées 
dans  ces  expéditions  servaient  à  rendre  la  cité  belle^  heureuse  et 
forte.  Les  deux  darses  et  la  grande  muraille  du  môle  furent  * 
achevées  en  sept  ans,  de  1276  à  1283^  et ,  en  1295,  le  magnifique 
aqueduc  qui  serpente  au  milieu  de  rudes  montagnes. 

Venise  travaillait  à  développer,  suivant  les  circonstances^  les 
germes  qu'elle  devait  à  son  origine.  Le  doge  Vitale  Michiel  II 
voulait  porter  la  guerre  contre  Manuel  Comnène  afin  de  réprimer 
sa  perfidie;  mais  le  peuple,  qui  craignait  la  ruine  du  commerce^ 
se  souleva  en  tumulte  pour  l'empêcher.  Néanmoins,  lorsque  les 
navires  vénitiens  retournèrent  en  Orient  pour  se  livrer  au  négoce, 
Comnène  les  surprit,  confisqua  les  cargaisons  et  jeta  les  rameurs 
dans  les  fers.  Le  peuple  alors  demanda  à  grands  cris  la  guerre 
qu'il  avait  repoussée;  le  doge  cède  à  ses  désirs,  mais  les  artifices 
de  l'empereur  apaisent  cette  ardeur.  La  peste  envahit  la  flotte, 
fait  de  nombreuses  victimes,  et  peu  de  navires  rentrent  dans  les 
lagunes.  Or,  comme  il  faut  une  victime  dans  les  désastres,  le 
doge  fut  accusé  de  tout  le  mal,  et  la  plèbe  qui  avait  vu  neuf  de 
ces  magistrats  déposés,  cinq  aveuglés,  autant  de  tués,  neuf  con- 
traints d'abdiquer,  égorgea  Michiel.  La  nécessité  de  mettre  des 
limites  à  la  puissance  d'un  seul  élait  si  bien  comprise  qu'on  tarda 
six  mois  à  lui  donner  un  successeur. 

La  ville  avait  pris  une  telle  extension  qu'il  était  désormais      ina 

H18T.  OGS  ITAL.  —  T.  Vt  21 


322  Y£N1S£.   SES  MAGISTRATS. 

impossible  de  réunir  tous  les  citoyens,  et  surtout  de  surveiller 
les  actes  du  gouvernement.  Les  citoyens  songèrent  donc  à  une 
représentation,  et  dès  lors  il  fut  établi  que  l'on  prendrait  tous 
les  ans,  dans  chaque  sestier,  deux  électeurs,  qui  choisiraient 
quatre  cent  quatre-vingts  membres  pour  former  un  grand  con- 
seil, auquel  appartiendrait  la  souveraineté  de  la  république,  la 
nomination  de  tous  les  fonctionnaires  et  môme  de  ses  propres 
électeurs;  par  ce  mode,  les  mêtnes  familles  fournissaient  tou- 
jours les  élus.  Vers  le  milieu  du  treizième  siècle,  ce  conseil 
n'était  plus  renouvelé  par  douze  électeurs,  mais  par  un  collège 
de  quatre  membres  qui  nommait,  chaque  année»  cent  nou- 
veaux conseillers,  et,  par  un  autre  de  trois,  qui  choisissait  les 
successeurs  de  ceux  qui  laissaient  un  vide  en  mourant  ou  de 
toute  autre  manière.  Dans  les  cas  où  tous  devaient  concourir  à 
quelques  charges,  on  convoquait  le  peuple,  qui  votait  la  taxe 
par  acclamation  :  unique  reste  de  la  primitive  souveraineté. 

L'élection  du  doge  fut  attribuée  à  quarante  et  un  électeurs 
avec  ce  mécanisme  compliqué  dont  nous  avons  déjà  parlé.  Le 
peuple  désormais  a  cessé  de  concourir  à  son  choix  ;  mais  le 
doge  était  présenté  à  ses  applaudissements,  et  les  maîtres  de 
Tarsenal  le  portaient  en  chaise  sur  leurs  épaules  dans  les  trois  so- 
lennités de  Tannée  où  il  faisait  le  tourdelaplace  Saint-Marc.  Les 
chefs  de  l'État  cessaient  donc  d'être  élus  par  le  suffrage  univer- 
sel direct  ;  dès  lors  ils  ne  conspirèrent  plus  pour  devenir  sou- 
verains, et  le  peuple  s'abstint  de  les  tuer.  Ils  juraient  de  remplir 
leurs  devoirs,  tels  qu'ils  étaient  exprimés  dans  une  promission, 
et  le  peuple  jurait  de  leur  obéir  ;  à  sa  place,  le  serment  fut 
ensuite  prêté  par  le  syndic  choisi  tous  les  quatre  ans  pour  cha- 
que sestier,  et  qui  répondait  des  délits  commis  dans  sa  circons- 
cription. 

Le  doge,  personnifiant  l'autorité  protectrice  du  salut  |)ublic, 
devait  représenter,  non  agir;  il  ne  prenait  aucune  résolution 
sans  le  concours  de  six  conseillers,  choisis  tous  les  ans  par  le 
grand  conseil,  un  dans  chaque  sestier,  et  qui  formèrent  ensuite 
la  seigneurie.  Dans  les  cas  relatifs  au  crédit  public  et  au  com- 
merce, ou  pour  lesquels  il  n'existait  aucun  précédent,  ou  bien 
encore  quand  il  jugeait  opportun  d'avoir  Tavis  ou  le  consente- 
ment de  citoyens  notables,  afin  de  s'en  faire  un  appui  dans 
l'opinion,  le  doge  en  priait  quelques-uns  de  se  rendre  auprès 
de  lui.  Plus  tard,  sousl'adminisUntion  de  Jacques  Tiepolo,  cette 
forme  aooideatalle  di^viiU  stable  daA&  la  constitution,  ei  le  nom- 


T£N18£.   SSS  MAGISTRATS.  333 

bre  de  pregadi  (priés)  ou  sénateurs,  non  plus  choisis  par  le 
doge,  mais  par  le  grand  conseil,  selon  les  formes  ordinaires , 
fut  porté  à  soixante.  Cette  réforme  fit  participer  les  nobles  au 
gouvernement,  et  fut  Torigine  du  fameux  sénat. 

Les  différentes  lies  avaient  chacune  dans  Forigine  leur  cour 
de  justice  ;  il  est  probable  que  de  leur  réunion  se  forma  la  cour 
suprême  de  la  quarantie  criminelle^  qui,  à  la  différence  de  Pu- 
nique podestat  des  communes  lombardes,  jugeait  avec  le  con- 
cours de  tous  ses  membres.  Appelée  à  prononcer  dans  les  af- 
faires d'État,  elle  acquit  des  attributions  politiques  comme 
collège  intermédiaire  entre  la  seigneurie  et  le  grand  conseil ,  et 
discutait  les  propositions  de  Tune  avant  de  les  soumettre  à  Tau- 
tre.  Les  trois  chefs  de  la  quarantie  devinrent  ensuite  membres 
perpétuels  de  la  seigneurie;  lorsqu'une  délibération  était  prise, 
le  grand  conseil  en  confiait  Texécution  à  la  seigneurie^  c'est-à« 
dire  au  doge  avec  son  conseil  des  Six^  ou  bien  aux  Quarante. 

Le  sceau  de  TËtat  restait  entre  les  mains  du  grand  chance- 
lier ;  choisi  parmi  les  familles  bourgeoises^  à  Texclusion  des  no« 
blés,  notaire  suprême  des  actes  législatifs^  il  assistait  aux  déli- 
bérations du  grand  conseil  et  à  toutes  les  solennités,  jouissait 
de  grands  honneurs^  et  recevait  par  an  jusqu'à  80,000  ducats 
pour  ses  honoraires.  Il  était  indépendant  du  doge,  auquel  il 
le  cédait  k  poine  en  dignité.  Trois  avogadors  de  la  commune, 
espèce  de  tribuns  du  peuple,  exerçaient  les  fonctions  du  minis- 
tère  public  dans  les  causes  d'État  et  celles  des  particuliers  :  ils 
veillaient  au  maintien  de  la  légalité,  à  la  perception  des  taxes, 
à  la  nomination  des  magistrats,  au  bon  ordre;  ils  tenaient  les 
i-egistres  de  naissance  des  nobles^  et  leur  vêio  suspendait  pour 
un  mois  et  unjour  les  actes  de  toutes  les  magistratures,  excepté 
le  grand  conseil;  ils  pouvaient  même  le  répéter  trois  fois,  et 
'  devaient  ensuite  exposer  les  motifs  de  leur  opposition. 

Le  statut  avait  déjà  subi  trois  réformes  lorsque  Jacques  Tie- 
polo,  en  123Î,  en  fit  un  nouveau  sous  le  nom  de  Prommione 
del  tnaleficio.  Dix  ans  plus  tard,  il  fit  recueillir,  corriger  et 
coordonner  les  anciennes  lois,  publiées  en  cinq  livres,  et  qui , 
avec  les  nouvelles  additions,  formèrent  le  code  de  la  république. 

On  racontait  qu'Alexandre  îll,  lorsqu'il  se  rendit  à  Venise 
pour  conférer  avec  Barberousse,  avait  donné  au -doge  un  anneau 
en  lui  disant  :  «  Que  la  mer  vous  soit  soumise  conmic  réponse 
au  mari,  puisque,  par  vos  victoires,  vous  en  avez  acquis  la  sou- 
verahieté.  d  De  là,  cette  fête  de  l'Ascension  où  le  doge,  monté 


1 


324  RELATIONS  EGGLÉSIASTIUUËS. 

sur  le  splendide  Bucentaure^  allait  épouser  la  mer^  dans  laquelle 
il  jetait  un  anneau  en  disant  :  Desponsamus  t^y  mare,  in  si- 
gnum  vert  perpetuique  dominii. 

Les  Vénitiens,  se  considérant  comme  les  seigneurs  de  l'A- 
driatique, voulurent  soumettre  à  un  droit  tous  les  navires  qui 
dépasseraient  une  ligne  tirée  de  Ravenne  au  golfe  de  Fiume. 
Cette  prétention,  sans  exemple,  de  fermer  une  mer  commune 
aux  riverains ,  produisit  dos  guerres,  surtout  avec  les  Bolonais, 
qui  durent  pourtant  se  résigner.  Plus  tard  Jules  II ,  qui  avait 
résolu  de  mettre  fin  k  cette  usurpation,  ayant  dît  à  Tambassa- 
deur,  Jérôme  Donato,  de  lui  montrer  le  document  qui  attribuait 
le  golfe  à  la  république,  reçut  cette  réponse  :  a  II  est  écrit  au 
revers  de  la  donation  faite  par  Constantin  à  saint  Sylvestre,  i 
Ces  paroles  donnent  la  mesure  de  la  hardiesse  dont  Venise  ne 
se  départit  jamais  en  face  de  la  cour  romaine.  £n  effet,  elle  re- 
poussa constamment  les  exigences  cléricales ,  et  sut  toujours 
consener  la  haute  main  sur  les  églises,  bien  qu'elle  fût  animée 
de  sentiments  chrétiens,  comme  le  prouve  ^abdication  de  plu- 
sieurs doges  pour  se  retirer  dans  des  monastères  ;  Pierre  Ziani , 
entre  autres,  laissa  des  legs  à  cent  églises  ou  établissements 
religieux ,  destinés  à  des  offices  pour  le  repos  de  son  àme. 

Plus  tard  Clément  V  défendit  de  commercer  avec  les  infi- 
dèles, sous  peine  d'une  amende  pour  la  chambre  apostolique. 
Los  Vénitiens  ne  tenaient  aucun  compte  de  cette  prohibition; 
mais,  à  l'article  de  la  mort,  ils  n'obtenaient  Tabsolution  qu'en 
payant  cette  amende,  qui  parfois  absorbait  toute  leur  for- 
tune. Le  gouvernement ,  néanmoins,  ne  laissait  pas  sortir  cet 
1322  argent  de  la  république,  et  lorsque  Jean  XXII  envoya  deux 
nonces  pour  recueillir  It^s  sommes  dues,  avec  ordre  d'excom- 
munier quiconque  les  refuserait,  il  leur  enjoignit  de  partir.  Le 
pape  interdit  les  récalcitrants,  et  les  cita  devant  son  tribunal 
d^Vvi^'Uon  ;  mais  ses  débats  avec  Louis  LU  dit  le  Bavarois  l'em- 
pêchèrent de  donner  suite  à  cet  acte,  et  Benoit  XIl  accorda  des 
dispenses  pour  faire  le  commerce  avec  les  infidèles. 

Lorsque  surgit  la  question  des  Trois  ChapUres,  le  patriarche 
Grado,  auquel  obéirent  Venise  et  les  villes  soumises,  se  détacha 
du  patriarche  schismatique  d'Aquilée.  A  la  paix  avec  Alexan- 
dre m,  les  deux  patriarches  firent  un  accord  par  lequel  celui 
de  Grado  renonçait  à  tous  droits  sur  la  province  de  l'autre,  et 
sur  les  trésors  qu'il  avait  enlevés  à  son  église.  Nicolas  V  autorisa 
le  transfert  de  la  dignité  patriarcale  de  Grado  à  la  cathédi'ale 


LA   NOBLESSE. 


325 


de  Castello  de  Venise,  et  saint  Laurent  Giustiniani  fut  le  pre- 
mier revêtu  de  ce  titre  ;  ces  patriarches  s'intitulaient  aussi  pri- 
mats de  la  Dalmatie. 

Les  différentes  îles,  dès  Torigine,  avaient  chacune  leurs  tri- 
buns^ et  se  divisaient,  à  la  manière  grecque^  en  écoles  de  mé- 
tiers, indépendantes  Tune  de  Tautre.  Lorsqu'elles  furent  placées 
sous  Pautorité  du  doge,  l'organisation  intérieure  ne  s'altéra 
points  et  les  tribuns,  convertis  en  économes  ou  gastahls,  déci- 
dèrent des  mesures  relatives  à  la  guerre,  au  commerce,  à  Tad- 
ministration  intérieure.  Un  étranger  était  rarement  admis  dans 
les  écoles,  et  l'on  distinguait  les  citoyens  nouveaux  des  anciens, 
qui  seuls  participaient  à  l'élection  du  doge  et  au  gouvernement. 
Les  anciens  nobles  puisaient  de  la  force  dans  leur  influence  si.ir 
ces  communes,  avec  lesquelles  ils  étaient  considérés  comme 
identifiés,  parce  qu'ils  avaient  grandi  avec  elles;  ils  opposaient 
donc  une  forte  barrière  au  doge,  qui  dès  lors  portait  son  at- 
tention sur  les  affaires  extérieures.  Henri  Dandolo,  doué  d'une 
ûme  énergique  et  d'une  fermeté  inébranlable  dans  l'exécution 
de  ses  desseins,  agrandit  la  puissance  de  Venise,  en  cherchant  à 
la  faire  prévaloir  sur  Pise  dans  le  Levant,  puis  en  acquérant  un 
quartier  de  Constantinople  et  les  trois  quarts  de  l'empire  grec  (i  )  :  *»* 
seigneurie  disséminée  sur  les  eûtes  et  dans  les  iles,  parmi  les- 
quelles Candie  était  la  principale. 

Les  Vénitiens  établis  à  Constantinople  recevaient  de  la  mé- 
tropole un  podestat  dépendant  du  doge  et  du  grand  conseil  ;  ils 

(i)  JoluinneSt  Dei  gratta  Fenettarum^  Dalmatiœ  atque  Croalîœ  dux^  domU 
mis  quartœ  partis  et  dimlHii  tolius  tmperii  romani,  de  consensu  et  voiuntate  mi' 
norÎA  et  majoris  cottsUii  sut,  et  communia  Venetiarum,  ad  sonum  eampanœ  et 
vonem  preeconis  more  soiito  congregati,  et  ipsiiis  consiiii,  etc. 

Il  est  étonnant  que  la  description  d*un  gouvernement  qui  a  duré  jusqu*À  nos 
jours  soit  aussi  incertaine  et  aussi  oliscure  ;  chaque  auteur  change  Tépoque  et 
les  attributions  des  magistrats^Daru'serait  pire  que  les  autres,  s*il  fallait  en 
croire  Jacques  Tiepolo  (18 12),  qui  le  surcharge  de  commentaires  fort  ennuyeux  ; 
maisTiepolo  lui-même  est  démenti  par  les  écrivains  postérieurs,  qui  n'ont  pa£ 
manqué  non  plus  de  contradicteurs  ;  et  tous  s'envoient  réciproquement  les  i-e- 
proches  d'ignorance,  de  négligence,  d'envie,  de  malveillance.  Dam,  certaine- 
ment, connut  très-peu  ce  mécanisme  compliqué;  bien  qu'il  écrivît  sous  le  gou- 
vernement despotique  de  Napoléon,  il  désapprouve  par  allusion  les  actes  arbi- 
traires et  l'omnipotence  de  la  police,  mais  il  ne  comprend  pas  les  libertés  his- 
toriques ou  ne  les  aime  point.  Et  cependant,  c'est  le  seul  qu'on  lise  et  qu'on 
réimprime;  mais  de  quel  droit  nous  en  plaindre,  si  nous  ne  savons  pas  faire 
mieux? 


326  LA  NOBLISSE. 

avaient  aussi  un  grand  et  un  petit  conseil ,  six  juges  pour  les 
affaires  civiles  et  criminelles,  deux  camerlingues  pour  adminis- 
trer les  finances^  deux  avocats  pour  les  contestations  fiscales  et 
un  capitaine  de  la  flotte^  tous  expédiés  de  Venise.  Les  auures  co- 
lonies avaient  une  constitution  égale  ou  peu  différente.  Or,  comme 
leurs  magistrats  dépendaient  de  la  seigneurie,  le  doge  pou- 
vait exercer  dans  ces  possessions  l'activité  qui  lui  était  interdite 
à  l'intérieur  ;  il  en  tirait  de  gros  revenus  dont  il  n'avait  pas  à 
rendre  compte,  et  se  faisait  courtiser  par  les  nobles  qui  ambi- 
tionnaient ces  emplois  lucratifs,  et  que  les  acquisitions  de  qud- 
ques  familles  excitaient  à  tenter  de  nouvelles  conquêtes. 

Beaucoup  de  familles  s'établirent  en  effet  dans  les  lies  et  sur 
les  côtes,  ce  qui  valut  une  grande  force  à  l'aristocratie.  La  no- 
blesse, comme  ailleurs ,  n'avait  pas  la  conquête  pour  origine  ; 
on  était  noble  parce  qu'on  croyait  descendre  des  émigrés  primi- 
tifs qui  passèrent  de  la  terre  ferme  sur  les  lies,  et  créèrent  le  sol 
de  la  patrie.  Le  système  féodal  et  les  droits  nés  de  la  possession 
stable  étaient  ignorés,  puisqu'il  n'existait  pas  de  territoire.  Les 
uns,  dans  les  magistratures,  avaient  transmis  à  leurs  familles 
leur  illustration  personnelle  ;  d'autres  s'étaient  enrichis  par  le 
commerce  et  par  des  acquisitions  dans  les  îles  et  sur  la  terre 
ferme,  qui  ne  conféraient  pas  de  droits  politiques.  De  là  sortit 
une  noblesse  qui  n'était  ni  oisive  ni  dangereuse,  mais  qui  ac- 
quérait peu  à  peu  des  privilèges;  bien  qu'ils  formassent  une 
classe  distincte,  les  nobles  étaient  liés  aux  plébéiens  par  une  es- 
pèce de  patronage  qu'ils  contractaient  en  devenant  parrains  de 
leurs  enfants,  et  en  les  prenant  sous  leur  protection  quand  ils 
aspiraient  à  s'élever. 

La  fréquentation  des  chevaliers  de  France  durant  les  croisades 
apprit  aux  nobles  vénitiens  qu'ils  pouvaient  opprimer  la  plèbe 
en  la  dépouillant  de  tout  droit;  dans  les  gouvernements  étran- 
gersj  ils  contractaient  l'habitude  de  dominer,  et  fmissaient  par 
mépriser  les  autres  classes  de  citoyens.  Le  peuple  ne  comptant 
plus  dans  les  élections,  le  doge  n'avait  à  flatter  que  le  grand 
conseil  qui  le  choisissait.  D'autre  part,  comme  on  voyait  les  ré- 
publiques du  continent  aboutir  à  des  tyrannies  domestiques  après 
avoir  été  bouleversées  par  les  factions ,  quelques-uns  désiraient 
que  la  souveraineté  se  renfermât  dans  un  petit  nombre;  on  pro- 
posa donc  de  n'admettre  dans  le  grand  conseil  que  les  person- 
nages qui  en  faisaient  alors  partie,  et  ceux  dont  le  père,  l'aïeul 
et  le  bisaïeul  y  avaient  siégé.   Le  doge,  Jean  Dnndolo,  bien  que 


LA  NOBLESSE.  327 

d*une  famille  très-ancienne  et  fière  de  ses  conquêtes^  ce  qui  la 
rendait  odieuse,  s'opposa  à  cette  réforme  ;  de  là  des  factions  et 
des  luttes  sanglantes.  A  sa  mort,  et  tandis  que  les  quarante  et  un 
électeurs  délibéraient,  la  multitude,  exaspérée  déjà  par  un  im-  i289 
pôt  extraordinaire  sur  la  mouture,  éleva  des  plaintes  contre  les 
usurpations  des  nobles  qui,  du  doge,  magistrat  du  peuple, 
avaient  fait  leur  créature,  et  proclama  Jacques  Tiepolo,  dont  le 
père  et  Païeul  avaient  été  doges.  Favorisé  par  la  multitude,  il 
aurait  pu  devenir  un  tyran  comme  les  autres  de  T  Italie;  mais, 
soit  que  la  grandeur  d'âme  lui  fit  sacrifier  son  ambition  à  la  li- 
berté de  la  patrie,  soit  qu'il  fût  trop  faible  pour  affronter  les  ris- 
ques d'une  révolution  qu'il  avait  peut-être  fomentée  lui-même, 
il  s'exila  volontairement.  Les  oligarques  élurent  à  sa  place  Pierre 
Gradenigo,  homme  encore  jeune,  qui  songeait  à  élever  au-dessus 
du  peuple  et  des  nouveaux  nobles  une  noblesse  héréditaire,  pré- 
tention que  les  circonstances  favorisèrent. 

La  prospérité  de  Venise  excitait  la  jalousie  de  Gènes  et  de  Pise; 
les  Génois  même  lui  faisaient  une  guerre  ouverte  à  Ptolémaïs, 
mais  à  leur  grand  dommage  ;  puis,  afin  de  la  contrarier,  ils  favo- 
risèrent les  Grecs  au  préjudice  des  ejnpereurs  francs  de  Con&- 
tantinople.  Lorsque  cette  ville  fut  enlevée  à  Baudouin,  ils  sti- 
pulèrent de  grands  avantages  pour  eux,  et  firent  fermer  aux 
Vénitiens  les  trois  voies  de  TEuxin,  de  l'Egypte,  de  la  Syrie.  De 
là,  de  longues  inimitiés,  apaisées  d'abord  par  les  soins  du  pape, 
mais  qui  éclatèrent  de  nouveau ,  et  l'empereur  Ândronic  II  Pa- 
léologue  saisit  cette  occasion  pour  faire  arrêter  les  Vénitiens  ; 
les  Génois  tombèrent  sur  les  prisonniers  et  les  égorgèrent. 

Roger  Morosini,  afin  de  venger  ce  massacre,  mit  à  la  voile  120s 
avec  soixante  galères  vénitiennes ,  alla  dévaster  les  établisse- 
ments des  Génois,  prit  et  ruina  Péra,  leur  quartier,  et  assaillit  le 
palais  impérial  ;  en  même  temps  une  autre  fiottille  détruisait 
Gaffa,  et  Gênes  voyait  ses  colonies  bouleversées  et  ses  navires 
enlevés  sur  toutes  les  mers.  Les  deux  flottes  se  rencontrèrent 
devant  Curzola,  îlejle  la  Dalmatie.  Les  Génois,  commandés  par  s  septembre. 
Lomba  Dorîa,  étaient  tellement  découragés  qu'ils  proposèrent 
aux  Vénitiens  de  leur  abandonner  leurs  navires,  à  la  condition  « 

que  les  équipages  auraient  la  vie  sauve.  Le  refus  de  Tennemi 
leur  inspira  le  courage  du  désespoir;  ils  triomphent ,  tuent  dix 
mille  Vénitiens  et  font  six  mille  prisonniers,  parmi  lesquels 
Marco-Polo  et  l'amiral  lui-même,  André  Daodolo,  qui,  ne  pou- 
vant se  consoler  de  la  perte  d'une  bataille  engagée  malgré  sa 


398  BATAILLE  DE  CURZOLA. 

volonté;  se  brisa  la  tôle  contre  l'antenne  du  navire  eimemi. 

Gênes  fit  éclater  sa  joie;  elle  établit  que,  tous  les  ans,   le 
8  septembre,  la  seigneurie  irait  offrir  un  manteau  de  brocart 
d'or  à  l'église  de  Saint-Mathieu,  où  Ton  construirait  un  palais  à 
Tamiral  vainqueur.  Mais  à  Venise ,  loin  de  fléchir,  le  courage 
grandit  en  raison  du  désastre,  et  la  république  eut  bientôt  anné 
cent  autres  galères  ;  elle  fit  venir  de  la  Catalogne  des  machines 
et  des  pilotes,  accueillit  les  Guelfes  bannis  de  Gènes,  et  Domi- 
nique Sclavo,  qui  s'était  illustré  dans  les  guerres  de  la  Roumé- 
lie,  porta  la  terreur  au  milieu  des  flottes  génoises;  il  pénétra 
même  dans  le  port  de  la  ville  ennemie»  et  battit  monnaie  sur  le 
*2W»      môle,  où  il  éleva  un  monument  à  sa  honte. 

Venise,  vaisseau  ancré  dans  les  lagunes,  vivait  exclusivement 
de  ses  relations  avec  les  étrangers,  et  ne  pouvait  dès  lors  s'a- 
bandonner à  la  marée  populaire  ;  elle  avait  besoin  d'iin  regard 
attentif,  d'un  froid  calcul,  d'une  politique  sévère  et  cohérente, 
d'une  énergie  soutenue  et  d'une  concentration  de  forces  qu'il  est 
impossible  d'obtenir  de  la  multitude.  L'aristocratie  affermît  donc 
sa  prédominance  constitutionnelle,  surtout  dans  cette  guerre , 
dont  les  dépenses,  les  commandements  et  la  gloire  lui  étaient 
réservés;  elle  protlta  de  cette  circonstance  pour  faire  adopter 
une  loi  tout  en  sa  faveur.  Bien  que  le  grand  conseil  élût  ses  pro- 
pres membres,  le  choix,  depuis  longtemps,  tombait  toujours  sur 
les  mêmes  familles.  Le  doge  Gradenigo,  homme  ferme,  supérieur 
aux  vociférations  du  peuple,  auquel  il  était  d'ailleurs  hostile 
parce  qu'il  lui  avait  refusé  ses  applaudissements,  résolut  d'in- 
troduire une  grande  réforme;  il  fit  alors  la  proposition,  repous- 
sée d'autres  fois,  de  ne  plus  examiner  si  les  membres  des  fa- 
milles qui  siégeaient  dans  le  conseil  devaient  être  réélus,  mais 
s'ils  méritaient  l'exclusion,  jugement  réservé  au  premier  tri- 
bunal de  l'État.  Les  juges  de  la  quarantie  procédèrent  à  un 
scrutin  de  ballottage  pour  chacun  de  ceux  qui,  dans  les  quatre 
dernières  années,  avaient  participé  au  grand  conseil;  le  citoyen 
qui  obicnail  douze  suffrages  sur  quarante  était  confirmé  pour 
un  an.  Les  successeurs  furent  élus  de  la  même  manière;  mais, 
pour  ne  pas  détruire  toutes  les  espérances,  on  ajouta  une  liste 
supplémentaire  avec  les  noms  d'autres  citoyens  (de  aliis]  qui 
(levaient,  le  cas  échéant,  être  également  soumis  au  ballottage. 

L'élection  du  conseil  souverain,  composé  alors  d'environ  cinq 
cents  membres,  se  trouva  donc  transférée  du  peuple  au  tribunal 
criminel.  Plus  tard  il  lut  défendu  d'y  admettre  des  hommes  nou- 


CONJURATION  PE   BAÎAMONTE.  329 

veaux,  et  dès  ce  moment  on  vit  se  constituer  une  noblesse 
privilégiée  héréditaire,  à  Pexclusion  même  de  familles  ancien- 
nes et  opulentes» comme  les  Badoero^  parce  qu'aucun  des  mem- 
bres de  cette  maison  ne  siégeait  cette  année  dans  le  conseil. 
Enfin  le  renouvellement  périodique  fut  supprimé^  et  Ton  abolit 
l'institution  des  électeurs  en  décidant  que  tout  citoyen  qui  réu- 
nirait les  conditions  requises  serait  enregistré  à  vingt-cinq  ans 
par  la  quarantie>  afin  de  pouvoir  entrer  dans  le  grand  conseil. 
Cette  assemblée,  qui  ne  se  composait  plus  que  de  nobles^  ne  son- 
gea désormais  qu^à  l'avantage  des  nobles ,  sans  qu'il  restftt  de 
contre-poids  à  leur  puissance,  ni  d'espérance  au  mérite.  Les 
avogadorstle  la  commune  furent  eux-mêmes  condamnés  au  si- 
lence, et  IVistocratie  devint  héréditaire. 

La  noblesse,  exclue  du  grand  conseil^  murmurait;  elle  récla- 
ma, mais  les  réclamants  furent  pendus  (i).' Privée  dès  lors  de 
tout  moyen  légitime  d'opposition^  elle  eut  recours  aux  conspi- 
rations, afin  d'acquérir,  non  l'égalité  avec  tous,  mais  des  privi- 
lèges avec  un  petit  nombre.  Baïamonte,  fils  de  Jacques  Tie-  isio 
polo,  ennemi  personnel  au  doge,  s'unit  avec  les  Querini,  qui 
prétendaient  descendre  de  l'empereur  Galba,  les  Badoero,  qui 
avaient  fourni  sept  doges,  les  Barbaro,  les  Maffei,  les  Barozzi, 
les  Vendelini  et  d'autres.  Affectant  de  prendre  le  nom  àv.  Guel- 
fes et  de  se  placer  sous  la  protection  de  l'Église,  ils  formèrent  le 
complotde  s'emparer  de  la  république  et  de  rétablir  l'élection  an- 
nuelle. Chaque  maison,  soit  par  luxe,  soit  pour  protéger  son  com- 
merce maritime,  avait  beaucoup  d'armes.  Padoue  promettait 
des  secours;  mais  le  doge,  informé  de  leur  projet ,  les  prévint. 
Il  réunit  sur  la  place  Saint-Marc  quelques  forces  et  les  hommes  is  juin 
de  l'arsenal  ;  on  se  battit  dans  les  rues,  et  beaucoup  de  citoyens 
notables  périrent  dans  la  lutte.  Baïamonte,  qui  put  résister  quel- 
.  que  temps  au  Rialto,  refusa  le  pardon  qu'on  lui  offrait,  et  s'en 

(1)  «  Beaucoup  de  nohies  allèrent  se  plaindre  au  doge  et  au  conseil  de  telle 
n  nouveauté  et  exclusion  ;  mais,  après  les  avoir  fait  passer  dans  une  chambre 
H  secrète,  on  les  étranglait  la  nuit,  et  puis,  le  matin,  on  les  voyait  dans  le 
M  palais  avec  la  corde  au  cou.  »  Chronique  citée  par  Dam,  qui,  probablement, 
fait  allusion  à  la  conspiration  de  Marin  Boconio,  au  sujet  de  laquelle  Sanuto 
rapporte  que  plusieurs  conjurés  étaient  appelés  dans  le  palais,  où,  «  la  porte 
«  étant  fermée  subitement,  on  les  dépouillait  pour  les  jeter  dans  Tabime  de 
«  Toresella...  Puis  les  cadavres  de  quelques-uns  furent  enlevés  et  portés  sur  la 
n  place,  avec  défense,  sous  peine  de  mort,  de  les  toucher.  Et,  voyant  que  per- 
te sonne  n'asait  1rs  toucher,  on  reconnut  que  le  peuple  était  obéissant.  » 


3dO  RÉFOKME  DU  GRAND  CONSEIL. 

alla  mourir  parmi  les  Croates.  Les  prisonniers  sub  irent  des  sup- 
plices cruels;  on  mit  à  prix  la  tête  des  fugitifs,  et  des  sicaires  re- 
çurent l'ordre  dé  les  poursuivre.  Les  palais  des  Querini  et  des 
Tiepolo  furent  détruits  et  leurs  noms  supprimés  (i).  Afin  de  pré- 
venir de  pareils  attentats,  on  institua  la  magistrature  des  DiXy 
avec  un  pouvoir  arbitraire  sur  le  trésor  public,  sur  la  vie  et  la  for- 
tune des  citoyens  :  c'était  une  commission  extraordinaire  ;  mais 
elle  sut  allonger  les  procès  et  multiplier  les  incidents,  au  point 
qu'elle  fut  déclarée  permanente  et  «  lien  puissant  de  la  con- 
issa       corde  publique  » . 

Marino  Faliero,  d'une  des  trois  plus  anciennes  familles  de  Ve- 
nise, résolut  aussi  de  réformer  l'État.  Homme  violent,  il  avait 
souffleté  l'évoque  en  public,  alors  qu'il  était  podestat  à  Trévise, 
parce  qu'il  tardait  à  faire  sortir  la  procession.  Nommé  doge  plus 
tard,  il  épousa,  à  soixante-seize  ans,  une  belle  jeune  fille,  qui 
souilla  sa  couche  nuptiale  avec  Michel  Sténo,  un  des  trois  chefs 
de  la  quarantie;  or,  comme  il  vie  put  en  obtenir  d'autre  satis- 
faction que  de  le  voir  fustiger  avec  ,des  queues  de  renard  et 
bannir  pour  un  an,  il  se  mit  à  conspirer.  Parvenu  dans  lai  vieil- 

(1)  Une  femme,  nommée  Justine,  qui  habitait  la  rue  de  In  Mercerie,  lança 
de  sa  fenêtre  un  mortier  qui  atteignit,  non  Baîamonte,  comme  on  a  coutume 
de  dir^,  mais  le  porte-étendard,  ce  qui  effraya  les  autres.  Les  vainqucun  lui 
ayant  oiiei't  une  récompense,  elle  demanda  qu'on  lui  permit  d'exposer  tous  les 
ans ,  le  jour  de  san  Yito ,  à  la  fenêtre  fatale,  l'étendard  avec  les  armes  de 
saint  Marc  ;  de  plus,  que  la  maison  qu'elle  habitait  ne  payât  que  15  ducats  de 
loyer  aux  procureurs  de  saint  Marc,  auxquels  elle  appartenait.  Sur  les  ruines  de 
la  maison  de  Tiejwlo  fut  érigée  une  colonne  d'infamie  îivec  cette  inscription: 

De  B^Oamonte  fo  qucsto  tcrrcno 

E  mo  pcr  lo  so  iniquo  tradimento 

S*è  posto  in  comon  per  altrui  spavento 

E  per  mostrar  a  tutti  sempre  sciio  {icnno). 

Ce  terrain,  autrefois  qui  fut  à  Balamont, 
Est  fait,  pour  châtier  sa  noire  trahison , 
Du  itomalne  public,  aux  autres  en  leçon , 
Et  pour  montrer  à  tous  Jugement  et  raison. 

Sur  la  fin  de  la  république  vénitienne,  lorsque  la  démocratie  devait  mettre 
son  empreinte  sur  tout,  on  proposa  de  l'éhabililer  Tiepolo  pour  avoir  tenté  de 
briser  cette  aristocratie  dont  on  ne  parlait  alors  qu'avec  horreur,  de  lui  ériger 
un  monument  et  de  célébrer  sou  anni>ei'saire.  Quelques-uns  révoquèrent  en 
doute  ses  mérites,  acte  courageux  dans  un  temps  où  l'on  considère  comme  une 
impiété  toute  iiTévèrence  envers  les  idoles  du  jour.  On  écrivit  beaucoup  pour  et 
contre  ;  puis  arrivèrent  les  temps  où  l'on  ne  songea  plus  aux  hontes  ni  aux 
gloires  passées.  Iji  colonne  alla  se  perdre  dans  une  villa  du  lac  de  Côme. 


1 


MARmO  FAUS&O.  331 

lesse  au  poste  le  plus  élevé  que  l'ambition  pAt  désirer^  il  se  lia 
par  dépit  avec  des  personnes  de  condition  ordinaire ,  avec  Ber- 
tuccio  Israeli,  amiral  de  Parsenal,  c'est-à-dire  chef  des  ouvriers, 
et  le  sculpteur  Philippe  Galendaro,  plébéiens  très-influents  sur  la 
multitude.  Us  exagéraient  les  souffrances  du  peuple,  qu'ils  at- 
tribuaient à  Taristocratie ,  et  le  poussaient  à  s'en  défaire.  Tout 
était  disposé  pour  un  soulèvenrient  et  le  massacre  de  tous  les 
nobles ,  lorsque  les  Dix ,  informés  du  complot,  firent  décapiter 
Faliero.  convaincu,  là  môme  où  les  doges  prêtaient  le  serment.       1355 
Ses  complices  furent  pendus,  les  chaînes  du  peuple  rivées,    i^atriu 
et  Ton  établit  que  Varengo,  c'est-à-dire  le  parlement  général, 
a  ne  pourrait  élre  convoqué  ni  parmessire  le  doge  ni  par  d'au- 
a  très;  iLais  que,  le  doge  élu,  on  réunirait  Farengo,  qui  publie- 
V  rait  sa  nomination  selon  l'usage.  » 

C'était  le  temps  où  l'on  voyait  toutes  les  républiques  dltalie 
tond3er  sous  le  joug  des  tyrans,  et  cette  tentative  faisait  craindre 
le  même  résultat  à  Venise.  On  multiplia  donc  les  mesures  de 
précaution,  et  le  doge,  réduit,  de  chef  de  la  république,  à  n'être 
que  le  délégué  d  un  petit  nombre,  eut  les  mains  liées  de  plus 
en  plus.  Les  cinq  corrégidors  de  la  promiêsion  dogale  introdui- 
saient des  changements  dans  les  conditions  à  imposer  au  nouvel 
élu,  et  proposaient  les  réformes  de  gouvernement  qui  semblaient 
opportunes;  puis  trois  inquisiteurs  du  doge  défunt  examinaient 
ses  actes ,  en  les  comparant  avec  le  serment  qu'il  avak  prêté. 
Ces  restrictions  se  multiplièrent  au  point  de  constituer  pour  le 
chef  de  l'État  une  renonciation  à  toutes  les  anciennes  préroga- 
tives et  presque  à  sa  liberté  personnelle.  Le  conseil  du  doge  ne 
fut  plus  choisi  pjr  lui,  mais  par  le  sénat,  et  le  grand  conseil  dut 
enfin  le  confirmer.  Les  six  membres  se  renouvelaient  par  moitié 
tous  les  quatre  mois,  et  il  ne  devait  jamais  s'en  trouver  deux  du 
même  nom  de  famille  ni  du  même  sestier  ;  ils  ouvraient  les  let- 
tres adressées  au  doge,  les  remettaient  aux  différents  employés 
pour  Texpédition  des  affaires,  faisaient  les  propositions  dans  le 
sénat  et  le  grand  conseil ,  et  le  doge  n'avait  qu'une  voix  comme 
chacun  d'eux.  De  plus,  afin  que  la  souveraineté  fût  surveillée  par 
l'administration,  on  établit  que  les  trois  chefs  de  la  quarantie 
siégeraient  avec  les  six  conseillers  et  participeraient  à  leurs  fonc- 
tions. 

Le  doge  ne  put  recevoir  d'ambassadeurs  ni  de  lettres  du  de- 
hors qu'en  présence  de  son  conseil,  avec  défense  de  répondre 
oui  ou  non  sans  l'avoir  consnllé;  de  permettre  qu'aucun  citoyen 


332  CONSEIL  DES  BIX. 

pliât  le  genou  devant  sa  personne  on  lui  baisftt  la  main  ;  de 
souffrir  d'autre  titre  que  celui  de  messire  le  doge;  de  posséder 
tiefy  censive^  rentes  ou  biens-fonds  hors  du  duchés  c'est- à-dtre 
hors  des  îles  et  du  littoral  entre  les  embouchures  du  Husone  et 
deTÂdige;  d'épouser  une  femme  étrangère^  et  de  marier  ses 
enfants  à  des  étrangers  sans  autorisation.  Nul  ne  pouvait  occuper 
d'emploi  tant  qu'il  était  à  sesgages^  et  moins  d'une  année  après. 
Chaque  mois,  on  revisait  les  comptes  de  ce  prince  en  tutelle^  et^ 
s'il  avait  des  dettes^  on  les  retenait  sur  ses  honoraires.  Enfin  on 
allait  jusqu'à  lui  prescrire  de  ne  pas  dépenser  plus  de  i  ,000  lîv. 
pour  recevoir  des  étrangers.  Il  était  tenu  d'acheter  dans  les  pre- 
miers six  mois  un  habit  de  brocart  d'or,  et  ni  sa  femme  ni  ses 
enfants  ne  pouvaient  accepter  de  présents.  A  l'élection  de  Nî- 
1475      colas  Marcel,  il  fut  établi  que,  tant  que  le  doge  vivrait,  ses  Ais  et 
ses  neveux  ne  pourraient  accepter  aucune  fonction,  bénéfice  ou 
dignité  à  vie  ou  à  temps,  ni  siéger  dans  aucun  conseil ,  sauf  le 
grand  et  lespregadi,  où  même  ils  n'avaient  pas  voix  délibéra- 
tive;  seulement,  un  frère  du  doge  pouvait  entrer  dans  le  conseil 
des  Dix. 

Cette  jalousie  de  sérail  s'étendit  sur' la  noblesse,  à  laquelle  on 
défendit  d'épouser  des  étrangères,  d'exercer  au  dehors  des  fonc- 
tions publiques,  de  servir  un  État  ou  un  prince  étranger  en  temps 
de  guerre  ou  de  paix,  d'avoir  enfin  des  possessions  sur  le  conti- 
nent de  l'Italie;  cette  loi  fut  maintenue  jusqu'au  moment  où  Ve- 
nise domina  sur  la  terre  ferme.  Les  nobles  ne  pouvaient  même 
obtenir  de  commandements  dans  les  armées  de  la  république; 
depuis  la  guerre  de  Padoue,  dans  laquelle  on  plaça  les  troupes 
sous  les  ordres  de  Pierre  de  Rossi,  naguère  seigneur  de  cette 
ville,  le  général  fut  toujours  un  mercenaire,  surveillé  par  les 
provéditeurs  choisis  parmi  les  nobles. 

La  sévérité  des  Dix,  qui  étaient  une  barrière  élevée  contre  l'a- 
ristocratie plutôt  qu'un  instrument  de  tyrannie  contre  le  peuple, 
se  faisait  principalement  sentir  aux  nobles.  Le  doge,  six  conseil- 
lers ducaux  et  les  Dix,  tous  avec  voix  délibérative,  composaient 
ce  conseil,  dont  toute  réunion,  pour  être  légale,  avait  besoin 
de  la  présence  d'un  avogador  de  la  commune.  Les  fonctions  des 
membres  jde  ce  tribunal  duraient  un  an,  et  pendant  un  an  ils 
restaient  responsables  de  leurs  actes  ;  choisis  en  petit  nombre  à 
la  fois  par  le  grand  conseil,  ils  ne  pouvaient,  durant  cette  ma- 
gistrature, exercer  d'autre  office,  ni  accepter,  sous  peine  de 
mort,  un  salaire  ou  une  récompense.  Les  Dix,  comme  tous  les 


CONSEIL  D£S  DIX.  333 

magistrats,  recevaient  les  dénonciations  secrètes,  mais  il  fallait 
qu'elles  fussent  appuyées  d'une  enquête  et  de  preuves.  Le  28  jan- 
vier 4^2,  il  fut  décrété  que,  a  si  désormais  un  ou  plusieurs 
a  des  nobles,  personnellement  ou  par  le  moyen  des  autres,  sous 
«  quelque  prétexte,  couleur,  mode,  forme  ou  stratagème  qu'on 
«  puisse  dire  ou  imaginer,  osent  former  ligue,  confédération,  so- 
a  ciété  ou  toute  autre  intelligence  patente  ou  occulte,  par  dîs- 
((  cours  ou  faits,  avec  ou  sans  serment,  pour  s'aider  les  uns  les 
«c  autres  dans  les  conseils,  qu'ils  soient  bannis  perpétuellement, 
«  et,  s'ils  rompent  leur  ban,  enfermés  pour  toute  leur  vie.  »  Telle 
est  aussi  la  teneur  des  lois  des  Dix,  qui  ont  toutes  pour  objet  de 
réprimer  les  nobles,  au  moyen  d'ime  procédure  expéditive;  en 
outre,  ils  exerçaient  une  haute  police  sur  le  peuple,  sur  les  trai- 
tés les  plus  secrets,  6ur  les  individus  qui  fabriquaient  de  la  mon- 
naie fausse  ou  de  faux  bijoux,  sur  les  jeux  et  les  espions.  Toute 
affaire  non  civile  qui  regardait  le  clergé,  les  six  grandes  con  • 
fréries  de  la  cité,  les  fêtes,  les  bois,  les  mascarades,  les  gondoles, 
étaient  de  leur  compétence.  Le  sénat  et  mémo  le  grand  conseil 
étaient  soumis  à  leurs  décrets;  ils  disposaient  du  trésor,  don- 
naient des  instructions  aux  ambassadeurs,  aux  généraux,  aux 
gouverneurs,  et  modifiaient  la  promission  ducale,  A  l'occasion 
du  procès  de  Marino  Faliero,  ils  appelèrent  une  junte  de  vingt 
gentilshommes,  qui  resta  permanente  jusqu'en  ir>82,  et  fortifia 
beaucoup  son  pouvoir. 

Cette  institution,  qui  concentrait  la  direction  de  l'État  et  des 
pouvoirs,  donnait  au  gouvernement  une  autorité  et  une  force 
considérables;  une  pareille  surveillance  empêcha  que  des  per- 
sonnes ou  des  familles  pussent  usurper  la  souveraineté.  Mais 
une  procédure,  qui  n'avait  pour  bases  ni  lois  connues,  ni  peines 
déterminées,  où  les  témoins  n'étaient  pas  confrontés  avec  le  pré- 
venu ni  même  nommés,  n'offrait  aucune  garantie  à  la  société  et 
à  l'individu,  ouvrait  le  champ  à  la  délation  perfide  et  à  l'espion- 
nage soudoyé,  établissait  enfin  le  despotisme  pour  conserver  le 
gouvernement. 

Ne  nous  laissons  pas  néanmoins  effrayer  par  les  déclama- 
tions, et  rappelons  nous  que  les  Dix,  après  un  an,  retombaient 
sous  l'empire  des  lois  communes  ;  outre  les  secrétaires,  choisis 
parmi  les  citoyens,  environ  soixante  personnes,  tirées  des  assem- 
blées principales  de  l'État,  assistaient  à  leurs  délibérations,  et 
l'avogador  pouvait  suspendre  leurs  actes.  Les  jugements  étaient 
ecrets,  mais  écrits,  et  Tonne  refusait  pas  uu  défenseur  au  pré- 


334  INQUISlTEUaS  b*<tat. 

venu.  Le  grand  conseil  pouvait  modifier  celui  des  Dix  on  même 
l'abolir  en  ne  renouvelant  pas  les  nominations;  le  peuple  l'ap- 
prouvait comme  sauvegarde  contre  les  abus  des  nobles,  qui  le 
toléraient  à  leur  tour  avec  l'espoir  d'en  faire  partie. 

En  1454^  le  conseil  des  Dix  choisit  trois  inquisiteurs  d^tat^ 
deux  noirs  tirés  de  son  propre  sein^  et  un  rmge  fourni  par  les 
conseillers  du  doge.  Ils  commençaient  les  procès,  exerçaient  une 
haute  police  sur  tout  individu^  sans  même  excepter  les  Dix,  et, 
réunis  aux  mènibres  de  ce  conseil,  ils  pouvaient  punir  de  mort 
secrète  ou  publique,  disposer  enfin  de  la  caisse  publique,  sans 
rendre  compte  (  1  ). 

Cette  constitution  se  développa  dans  des  temps  postérieurs  à 
ceux  dont  nous  nous  occupons  maintenant  ;  mais  nous  avons 
voulu  l'exposer  ici  pour  rintelligence  de  ^histoire  future  de 
celte  république  si  grande  et  trop  calomniée.  Le  temps  fit  ou- 
blier la  violence  au  moyen  de  laquelle  s'était  fondée  l'aristo- 
cratie ,  qui ,  dès  qu'elle  fut  consolidée ,  s'occupa  tout  entière 
des  relations  politiques,  où  elle  acquit  de  l'expérience  et  de 
l'habileté.  On  appelait  anciennes  les  familles  antérieures  à  Tan- 
née 800,  et  nouvelles  celles  dont  l'origine  était  postérieure  à  cette 
date.  Seize  de  ces  dernières,  c'est-à-dire  les  Barbarighi,  les  Do- 
nati,  les  Foscari,  lesGrimani,  lesGritti,  les  F^ando,  les  Loredani, 
les  Malipieri^  les  Marcelli,  les  Mocenigo,  les  Moro,  les  Priulî, 
les.Trévisan,  les  Tron,  les  Vendramin,  les  Venior,  formèrent  le 
complot^  en  1450,  de  ne  plus  laisser  ancun  membre  des  ancien- 
nes maisons  parvenir  au  trône  dogal  ;  telle  fut  du  moins  l'opi- 
nion commune,  et  ces  familles,  en  effet,  ne  fournirent  plus  un 
doge  jusqu'en  1642,  époque  où  le  sort  désigna,  contre  Tattenle 
générale,  Marc  Antoine  Memmo. 

A  la  présentation  du  doge,  on  cessa  de  demander  au  peuple  : 
«Vous  plaît-il?»  Mais  l'ancien  des  électeurs  disait  :  a  Je  sais 
qu'il  vous  plaira.»  Au  lieu  du  syndic  qui  lui  prêtait  serment  au 
nom  du  peuple,  il  suffit  du  gastald  ou,  comme  disait  la  plèbe, 
du  doge  des  Nicolotti,  chef  des  pêcheurs.  Néanmoins  quicon- 

(1)  Le  nom  à'înquisifeurs  ttÈtat  fut  en  usage  eu  1600;  avant  cette  époque, 
en  les  appelait  inquisiteurs  du  conseil  des  Dix,  Du  dépouillement  des  archives, 
il  résulte  qu'ils  firent  : 

De  1573  à  IGOO      73  procès; 

De  1600  à  1700     554 

De  1700  à  1778    646    —      c*est-à-dire  six  par  an. 


PSUPLE   YÉMITISN.  338 

que  habitait  Venise  pouvait  se  figurer  qu'il  participait  à  la  souve- 
raineté, car  on  i^appelait  patron  ;  de  là^  ce  respect  envers  U  pa- 
trie et  ses  chefs,  qui  identifiait  la  volonté  personnelle  et  la  loi,  et 
disposait  à  tous  les  sacrifices  pour  la  conservation  de  celle-ci. 

Le  peuple  se  divisait  d'abord  en  convoisins  et  clients,  c'est-à« 
dire  patriciens  et  plébéiens.  Dès  que  le  grand  conseil  fut  fermé, 
les  exclus  formèrent  un  tiers  ordre,  dit  des  citoyens  originaires, 
pour  le  distinguer  des  citoyens  agrégés,  qui  habitaient  Venise  de- 
puis moins  de  vingt*  cinq  ans.  Le  plein  droit  de  bourgeoisie  et  la 
précieuse  faculté  de  faire  le  commerce  maritime  sous  la  bannière 
Saint- Marc  n'appartenaient  qu'aux  citoyens  originaires,qui  seuls 
pouvaient  aspirer  aux  emplois  de  la  commune,  dont  le  plus 
considérable  était  celui  de  grand  chancelier;  venaient  ensuite 
les  autres  fonctions  de  la  chancellerie  dogale,  les  charges  dans 
les  maîtrises  et  les  nombreuses  confréries,  quelques  légations  et 
les  consulats  à  l'étranger.  Tout  le  commerce  était  fait  par  les  ci- 
toyens, à  l'exclusion  des  nobles,  parce  qu'ils  auraient  pu  oppri- 
mer. Les  artisans,  les  marchands,  les  médecins,  les  ouvriers  de 
l'arsenal,  confédération  puissante,  composaient  la  plèbe.  La 
vente  en  détail  n'était  perniise  qu'aux  vieillards.  La  voie  des  ar- 
mes se  trouvait  même  fermée,  puisqu'on  enrôlait  des  roerce* 
naires  ou  des  sujets. 

La  sécurité  individuelle,  la  prospérité  assurée  au  commerce,  la 
carrière  des  magistratures,  dédommageaient  les  citoyens  de  leur 
nullité.  Comme  dans  toutes  les  aristocraties,  on  songeait  à  pro- 
curer le  bien-être  au  peuple;  de  là,  ces  magnifiques  institutions 
de  charité,  dont  une  partie  survit  encore  après  tant  de  dilapida- 
tions, et  les  immenses  richesses  des  monastères  et  des  confré- 
ries, corps  moraux  qui,  n'ayant  pas  besoin  d'économiser,  tour^ 
naient  à  l'avantage  de  la  multitude.  La  plèbe  était  liée  aux  patri- 
ciens, non-seulement  par  le  patronage  de  la  richesse  et  des  ser- 
vices, mais  encore  parce  que  chacun  avait  parmi  eux  son  parrain; 
elle  prodiguait  les  génuflexions  et  les  titres  d^excellence,  sans 
mettre  de  limites  à  sa  soumission  ni  de  décence  dans  ses  témoi- 
gnages de  respect.  De  même  que  la  moderne  populace  de  Lon- 
dres, elle  obéissait  à  un  signe  du  messer  p'onde ,  bargel  qui, 
avec  son  bonnet  distingué  par  le  sequin  et  avec  sa  masse,  suffi- 
sait pour  maintenir  l'ordre  au  milieu  des  fêtes  où  se  pressait  une 
foule  innombrable.  Ces  fêtes  étaient  une  nouvelle  occasion  de 
uiêler  riches  et  plébéiens,  sujets  et  magistrats,  soit  aux  solen* 
niiés  de  Bainte^Martbe  et  du  Rédeu]|>t6ur,  où  tous  se  conCoD* 


336  PEUPLE  VÉNITIEN. 

daientdans.les petits  soupers  improvisés;  soit  à  l'Assomption^  où 
le  triomphe  du  gondolier  le  faisait  caresser  par  les  nobles^  soit 
encore  quand  le  pêdïeur  de  Poveglia  ou  le  verrier  de  Morano 
était  admis  à  baiser  le  prince.  Les  rivalités  entre  les  Castellani 
et  les  Nicolotti^  habitant  deux  parties  de  la  viUe,  aboutiraient 
le  plus  souvent  à  des  luttes  qui  avaient  pour  but  de  constater 
leur  supériorité  dans  les  régates  ou  les  épreuves  de  la  force  cor- 
porelle ;  si  elles* se  terminaient  par  des  rixes^  Pindulgence  patri- 
cienne les  laissait  impunies ,  bieii  qu'elles  eussent  coûté  du 
sang. 

Les  sujets  d'outre*mer  étaient  traités  comme  un  peuple  con- 
quis^ foulés  aux  pieds,  sacrifiés  au  monopole  de  la  mère-patrie  ; 
on  fortifiait  tenr  pays  autant  qu'il  le  fallait  pour  les  tenir  en  su- 
jétion, non  pour  les  garantir  des  ennemis.  Enfin  les  colonies 
ne  joLBSsaient  pas  même  des  charges  municipales  ;  la  coutume 
de  leur  envoyer  le  podestat  et  le  capitaine  du  peuple  offrait 
Toccasion  d'occuper  les  nobles  et  de  les  dédommager^  par  les 
emplois  extérieurs,  de  l'oppression  qui  croissait  dans  la  patrie. 
Ces  colonies,  en  effet,  altérèrent  la  constitution  en  introduisant 
une  autre  noblesse^  moins  dépendante  de  la  seigneurie,  et  qui 
aurait  pu  s'affranchir  si  la  vigilance  des  inquisiteur  ne  l'avait 
pas  contenue. 

Les  sujets  de  terre  ferme,  lorsqu'ils  se  donnèrent  à  la  répu- 
blique^ stipulèrent  des  prérogatives  qui  leur  valurent  le  maintien 
des  statuts  primitifs,  des  procédures,  et  même  des  anciens  offi- 
ciers ;  attenter  à  ces  prérogatives  était  un  crime  d^État^  de  la  com- 
pétence du  tribunal  des  Dix.  La  noblesse  y  formait  un  corps  avec 
des  privilèges  et  de  l'autorité^  mais  sans  participer  en  rien  à  la  do- 
mination; elle  avait  donc  en  haine  l'aristocratie  vénitienne^  dont 
elle  était  l'égale  par  le  rang  et  la  sujette  en  droit.  Une  des  plus 
grandes  erreurs  du  gouvernement  vénitien  fut  en  effet  de  ne  pas 
songer^  comme  l'ancienne  Rome^  à  fondre  Pélite  de  la  noblesse 
de  terre  ferme  avec  celle  de  la  métropole;  il  aurait  ainsi  for- 
tifié la  seconde  par  un  sang  nouveau  et  par  la  fortune^  et  ratta- 
ché les  dominés  aux  dominants. 

Venise  envoyait  sur  la  terre  ferme  un  podestat  dont  les  fonc^ 
tious  duraient  six  mois,  et  auquel  était  soumis  le  conseil  des  no- 
bles qui  représentaient  chaque  ville;  la  représentation  nationale, 
élue  par  les  différentes  communes^  dépendait  du  capitaine,  éga- 
lement expédié  par  la  mère-patrie.  Les  villes  et  les  territoires 
avaient  des  envoya  à  Venise  pour  défendre  leui's  intérêts;  les 


PStIPLB  VÉNITIEN.  337 

populations  les  moins  importantes  choisissaieDt  souvent  pour  pa- 
tron quelque  Vénitien  des  plus  illustres  et  des  {dus  influents.  Un 
provéditeur,  dépendant  du  capitaine  de  la  province»  comman- 
dait les  forteresses. 

Dans  les  villes  de  terre  ferme»  le  conseil  ne  se  composait  que 
de  nobles;  mais  quelques-unes,  comme  Padoue,  conféraient  la 
noblesse  moyepnant  5»000  ducats,  expédient  financier  qui  ou- 
vrait une  issue  aux  familles  nouvelles.  En  général»  on  excluait 
du  conseil  les  individus  qui  devaient  au  trésor.  A  Yérone»  Ras- 
semblée se  composait  décent  cinquante-deux  nobles»  dont  trente 
chaque  année  restaient  en  vacance  ;  des  cent  vingl«deux  res- 
tants» cinquante  fonctionnaient  toute  l'année; parmi  les  soixante- 
douze  autres»  douze  à  tour  de  rôle  (une  nuUa)  formaient  tous 
les  deux  mois  le  conseil  des  Douze»  qui»  avec  les  Cinquante»  fai- 
saient partie  du  conseil.  Tous  les  ans»  les  Cinquante  passaient 
dans  les  muiCy  et  les  membres  des  mute  dans  les  Cinquante» 
dont  il  en  sortait  trente  pour  faire  place  à  ceux  qui  se  trouvaient 
en  vacance.  De  nouveaux  membres»  désignés  par  le  sort»  rem-* 
plaçaient  les  morts  ou  les  absents  qu'une  charge  tenait  éloignés. 
Dans  quelques  villes,  les  nobles  avaient  entrée  au  conseil  et  voix 
délibérative  dans  les  affaires  de -haute  importance;  ce  conseil, 
outre  le  droit  de  faire  des  décrets  pour  le  maintien  du  bon  or- 
dre» de  voter  et  d'administrer  les  impôts,  n(»nmait  à  toutes  les 
charges  communales.  La  justice  même  était  rendue  par  des  tri- 
bunaux composés  d*indigènesy  et  selon  des  statuts  propres.  Le 
statut  de  Vérone  mérita  d'être  inséré  dans  les  Républiques  des 
Ëlzevirs;  il  ordonnait  que  les  contestations  entre  parents  fussent 
résolues  par  des  arbitres  qui  devaient  prononcer  sans  éclat  et 
sans  qu^on  pût  appeler  de  leur  décision. 

Les  taxes»  fort  légères»  se  réduisaient  à  une  faible  capitation 
et  à  l'impôt  sur  les  meules  de  moulin  ;  la  Dalmatie  même  coûtait 
beaucoup  plus  qu*elle  ne  produisait ,  mais  elle  procurait  une 
grande  activité  de  commerce.  Les  magistrats  étaient  plutôt  fai- 
bles que  tyrans;  loin  d'exercer  une  autorité  sévère»  ils  proté- 
geaient et  punissaient  avec  quelque  négligence.  Toutes  les  fois 
que  Venise  avait  à  se  plaindre  d'une  mauvaise  administration , 
elle  y  envoyait  des  syndics  inquisiteurs  • 

Toutes  les  institutions  avaient  donc  pour  objet  la  conserva*- 
tion»  et  aucun  État  n'a  résolu  ce  problème  d'une  manière  plus 
remarquable»  puisqu'il  a  vécu  de  longs  siècles  presque  sans  ré* 
volutions»  rare  félicité  qui  lui  a  valu  les  éloges  des  politiques 

HlfcT.  DES  ITAL.    —  T.  V.  22 


338  L1VRB  d'or.   BiRNABOTTI. 

jAalifiQ»  et  étouagorfi.  Les  sentiroenU  et  jbes  foroes  ooneourateDt  à 
ta  cioaservatioD  f^t  à  la  proapérjté  de  la  métropole,  et  Ton  ^acrl- 
âdit  tout  à  ce  double  but,  toéa»  la  liberté;  or,  $1  Ton  veut  se 
rappeler  le  contentement  des  sujets,  leur  bien-être,  leur  tran- 
quillité, les  établissements  de  charité,  on  ne  pourra  que  louer  la 
aeigneurie«  Mais  l'homme  et  les  États  ont  pour  mission  de  pro- 
gresser ;  ils  ne  doivent  donc  pas  affaiblir  tous  les  membres  pour 
fortifier  la  tête,  enlever  les  moyens  de  se  lûgnaler,  substituer  la 
raison  d:'État  à  ia^justice,  faire  prédominer  une  classe  au  préjo- 
dice  des  aoùres,  étouffer  les  passions  sous  la  contrainte  d'une 
autorité  violente,  abaisser  quiconque  s'élève  du  milieu  de  la 
foule. 

L'aristocratie  apportait  dans  le  gouvernement  les  vertus  qui 
lui  sont  propres  :  une  politique  que  n'aveugle  point  la  passion 
personnelle,  une  constance  que  les  plus  grands  revers  ne  saa- 
-raient  ébranler,  un  secret  jaloux,  une  économie  d'autant  plus 
méritoire  que  les  richesses  publiques  étaient  plus  grandes  ;  mais 
en  même  temps,  elle  manquait  de  Télan  des  peuples  libres,  de 
générosité  envers  les  vaincus,  de  ces  espérances  qui  ne  s'éva- 
luent pas  à  prix  d'argent. Elle  ne  regarda  jamais  l'Italie  comme 
nn  pays  de  frères;  si  elle  fit  alUanoe  avec  la  Toscane  pour 
défendre  la  liberté  contre  Martin  de  la  Scala,  elie  s'aHîa  avec 
les  Visoonti  pour  acquérir  de  Tinfluence  dans  la  Péninsule. 

Lorsque  les  républiques  et  même  l'indépendance  périssaient 
en  Italie,  Venise  ouvrit  le  livre  â!Wy  titre  étemel  de  la  noblesse  ; 
ce  fat  alors  qu'apparurent  tous  les  fléaux  de  raristocratie,  les 
droits  de  primogéniture,  les  fidéicommis ,  l'exclusion  des  ma- 
riages iuégaux,  les  prodigalités  en  luxe,  en  constructions,  en 
maisons  de  plaisance  à  Murano,  sur  la  terre  ferme,  en  objets 
d'art  pour  charmer  l'oisiveté. 

Les  patriciens ,  qui  s'étaient  assuré  la  domination,  pesaient 
chaque  jour  davantage  sur  les  nobles  inférieurs  et  la  plèbe. 
Outre  les  nobles  riches,  il  y  en  avait  de  pauvres,  dits  bamadoiti, 
qui  ne  pouvaient  suffire  à  l'honneur  dispendieux  des  emplds; 
ils  rédamai^fft  donc  avec  arrogance  ce  qu'on  appelle  aujour*- 
d'hui  le  droit  au  travail ,  et  l'État,  pour  les  satisfaire,  créait  des 
magistratures  et  des  charges  superflues,  dont  les  honoraires  les 
faisaient  vivre.  Hardis  avec  lesbourgeo»,  dont  ils  afTectaient  d'ê- 
tre les  protecteurs,  rampants  avec  les  patriciens,  artisans  d'in- 
trigues et  de  troubles,  les  barnabotti  étaient  vraiment  la  plaie 
et  le  déshonneur  de  la  république. 


barnàbotti.  339 

Dans  le  grand  conseil^  qui  restait  nommaleroent  le  véritable 
90uveraD  f  tous  les  nobles  figuraient  avec  le  même  droit  de 
suffrage  ;  la  prédominance  appartenait  donc  aux  nobl<^  pau- 
vres^ qui  étaient  les  plus  nombreux.  De  là  le  beseta  de  les  ca- 
resser; du  reste,  nobles,  riches  et  pauvres^  prodiguaient  les  gé- 
nuflexions sous  les  proeuraties  et  dims  le  Rroh.  Le  jeune  homme 
admis  au  grand  conseil  était  présenté  par  douze  parrains,  et  re- 
connu par  ceux  dans  les  rangs  desquels  il  entrait;  quiconque  as- 
pirait aux  dignités  se  présentait  en  suppliant,  enlevait  sq  tunique 
de  Tépaule  pour  la  m^tre  sur  le  bras,  se  faisait  suivre  de  ses 
parents  et  de  ses  amis  dans  la  même  attitude^  et  prodiguait  les 
révérences  et  les  baise-mains. 

Nous  répétons  que  tous  ces  faits  se  prodoîsireni  dans  des 
temps  postérieurs;  mais  nous  les^^îtons  ici  pour  faire  apfnrécier 
les  gouvernenoento  des  anciennes  républiques  de  lltalie,  ainsi  q«e 
le  bien  ei  le  mal  qni  aoraieat  pu  dériver  de  leor  développement 
sfiontané.  Dans  une  époque  où  les  esprits  «vaieot  si  peu  d'expé- 
rience, Venise  possédait  certainement  des  institutions  admira- 
bles. Si  ^aristocratie  deviat  tyiannîque,  eHe  avait  pourtant 
Taffeetion  du  peuple,  qui  la  regrette  encore  aujourd'hui  ;  eUe 
s'imposa  des  charges  excessives,  et  comprit  que  rien  n'est  plus 
funeste  au  pouvoir  que  la  manière  vexatoire  dont  il  est  exercé. 
Du  reste,  Venise  offrait  un  asile  aux  exigés  de  tous  les  pays, 
aux  princes  déchus,  et  les  mouips,  comme  la  presse,  étaient  plus 
libres  chez  eUe  que  partout  ailleurs.  L'espionnage,  qni  fut  l'op- 
probre de  sa  vieillesse,  était  plutôt  une  vexation  qu'une  tyran- 
nie ;  mais  ce  pouvoir  permanent  empêchait  les  extravagances 
populaires  et  les  tumultes  qui  affligeaient  sans  cesse  les  autres 
cités. 

Dans  ses  relations  avec  les  républiques  italiennes,  Venise 
s'efforçait  d'accaparer  )e  commerce  s^r  |e  Pô,  et  de  recueillir 
le  blé  du  voisinage  toutes  les  fois  que  la  mer  Noire  lui  était  fer- 
mée, ou  qu*elle  trouvait  des  avantages  à  cette  «f|éculaMon<  Or, 
comme  la  question  de  l'approvisionnement  est  de  suprême  im- 
portance dans  une  ville  sans  territoire,  elle  nomma  des  inten- 
dants des  subsistances,  et ,  à  Texeinple  des  Sarrasins,  elle  dé- 
fendit l'exportation  des  grains,  à  mcnns  qu'ils  ne  lussent  des- 
cendus à  un  prix  déterminé. 

8ur  ces  entrefaites,  eHe  continuait  ses  conquêtes,  et  Gorfou, 
ModoQ ,  Coron ,  reçurent  des  conservateurs  de  la  r^ublique, 
qui  créa  de  nouvelles  colonies  en  distribuant  des  fiefs.  Elle  dut 


340  CANDIE. 

recourir  souvent  aux  armes,  surtout  pour  maintenir  dans  la 
soumission  Candie,  qui,  pendant  soixante  ans  (1307-65),  fut  pour 
ainsi  dire  dans  un  état  d'insurrection,  qu'on  pourrait  appeler  ré- 
bellion ou  généreuse  résistance  à  un  marché  honteux.  Puis  les 
Vénitiens  envoyés  en  colonie  dans  cette  tie  se  mutinèrent  ;  ils 
voulaient  qu'on  choisit  parmi  eux  vingt  sages  pour  faire  partie 
du  grand  conseil  de  la  métropole,  alléguant  qu'on  ne  pouvait  les 
dépouiller  de  ce  droit  parce  qu'ils  étaient  établis  ailleurs.  Venise 
ayant  repoussé  leur  demande,  ils  se  séparèrent  même  de  TÉglise 
latine,  et  prirent,  à  la  place  de  saint  Marc,  saint  Titus  pour  pa- 
tron; ils  donnèrent  la  mort  à  quiconque  refusa  d'embrasser 
leur  cause,  reçurent  avec  mépris  les  envoyés  de  Venise^  et  se 
préparèrent  à  repousser  la  force  par  la  force.  Luchino  dal  Ver- 
me,  capitaine  d'aventure,  transporta  sur  trente-trois  galères  six 
mille  hommes  dans  rile  aux  cent  villes,  et  ne  la  soumit  qu'a- 
près de  grands  efforts;  mais  bientôt  elle  reprit  les  armes,  et, 
pour  la  tenir  en  sujétion ,  il  fallut  égorger  les  chefs,  détruire 
les  cités  d'Anapolis  et  de  Lasito,  toutes  les  forteresses,  trans- 
pcHter  ailleurs  les  habitants^  dévaster  les  environs  de  ces  villes 
avec  défense  d'en  approcher,  supprimer  tous  les  droits  et  toutes 
les  magistratures  :  ce  sont  là  de  tristes  pages  dans  l'histoire 
d'une  répuUique. 

Le  Levant,  néanmoins,  aurait  dû  être  le  champ  de  l'activité 
de  Venise,  qui,  au  contraire,  par  son  intervention  dans  les 
af&hres  d'itilie,  se  créa  de  sérieuses  entraves;  en  effet ,  après  la 
chute  d'Ëzaelin,  eUecommença,  à  son  grand  préjudice,  à  mettre 
le  pied  sur  la  terre  ferme. 


CHAPITRE  XCVII. 

PROSPÉRITÉ  DES  RÉPUBUQUES  Elf  POPULATION,  RICHESSES,  INSTITUTIONS. 

Ces  indications  suffisrat  pour  démontrer  que  les  maux  de  la 
liberté  n'empêchaient  pas  la  marche  progres^ve  de  la  civilisa- 
tion ;  la  rapide  prospérité  des  républiques  répond  d'ailleurs  à 
ceux  qui  ne  savent  que  gémir  sur  cette  époque  orageuse.  Tou- 
tes se  couvrirent  d'édifices,  pour  la  commodité,  la  défense  ou 
reinbeUissement  :  elles  agrandirent  leurs  murailles  an  point 


ÉTAT  DU  SOL.  341 

# 

d'embrasser  les  bourgs  et  les  cathédrales;  les  rues  furent  pa- 
véeSy  dallées,  et  des  égouts  creusés;  les  ponts,  les  cloaques,  les 
aqueducs  et  les  routes  se  multiplièrent  ;  les  palais  de  la  com- 
aiune  brillèrent  par  la  magnificence  et  k  solidité  ;  les  villes  se 
parèrent  d'églises,  monuments  de  piété  et  d'amour  insigne,  dans 
lesquelles  on  voyait  l'image  la  plus  noble  de  la  patrie. 

Nous  avons  yu  dans  quel  état  se  trouvait  la  campagne  italique 
à  la  chute  de  l'empire  romain,  et  la  domination  des  barbares  ne 
put  que  TemfHrer.  Ëpiphane,  évèque  de  Pavie,  se  rendant  à  Ra* 
venne,  dut  passer  plusieurs  nuits  sur  les  rives  du  Pô,  qui,  sous 
Brescello,  n'av^t  plus  de  lit  et  ne  formait  que  des  marécages. 
Muratori  croit  qu'en  734  on  construisit  la  Ôittanuova,  à  quatre 
milles  de  Modène,  afin  de  protéger  la  voie  Émilienne  contre  les 
assassins  qui  s'abritaient  dans  les  forêts  du  voisinage.  Le  pané- 
gyriste de  Pavie  nous  apprend  que  les  étuves  abondlûent  dans 
cette  ville,  à  cause  de  la  grande  quantité  de  bois  provenant  des 
forêts  environnantes.  Des  lacs  sont  mentionnés  dans  le  Lodi- 
gian,  près  de  Casai  Lupano;  un  autre,  si  la  tradition  dit  vrai^ 
s'étendait  jusqu'à  Saint-Florien,  Saint-Étienne,  Fombio,  Guar- 
damiglio.  Les  terrains  alors  boisés  conservent  encore  dans  le 
Padouan  le  nom  de  gazzo,  guizza  on fratta  (broussailles).  Pis- 
toie  était  entourée  de  marais,  dont  la  délivra  un  miracle  de  saint 
Zenon,  évèque  de  Vérone,  et  Grégoire  le  Grand  lui  envoya  le 
premier  évèque  en  594;  on  y  rencontre  encore  fréqoenmient  les 
noms  de  pantanoy  piscina^  padule,  acqualunga  (marais). 

Modène,  dans  le  dixième  siècle,  fut  souvent  incommodée, 
parfois  submergée,  par  les  inondations.  L'évéque  de  Bologne 
reçut  en  don  d'immense  forêts  et  des  vallées  à  étangs  poisson- 
neux qui  se  trouvaient  à  l'occident  de  cette  ville.  Quatre  ou  cinq 
lacs  sont  mentionnés  près  du  Bondeno,  des  lacs  et  des  étangs 
autour  de  Parme.  Les  biens  de  la  comtesse  Mathilde  étaient 
couverts  de  forêts  et  de  pêcheries.  La  Vie  de  saint  Jean  GiMl- 
bert,  écrite  dans  le  onzième  siècle,  atteste  que  les  ponts  étaient 
très-rares  dans  la  Toscane. 

Plus  tard  même,  il  est  question  à  chaque  instant  de  boulaies, 
de  bois,  d'éboulis  de  terre,  de  marais,  surtout  près  des  affluents 
du  P6  et  dans  les  lieux  où  ce  fleuve,  TAdige  et  TArno  descen- 
dent à  la  mer.  On  a  conservé  le  souvenir  de  plusieurs  forêts  :  la 
Merlata,  dans  le  Milanais  ;1a  Lugana,  dans  le  Brescian  ;  la  Petoiih 
tea,  près  d'Altino;  la  Polaresco,  dans  le  Bergamasque,  sans 
parler  des  vastes  gisements  de  tourbe  que  l'on  trouve  presque  à 


342  ÉTAT  DU  SOL, 

fleur  de  terre.  Dans  les  ventes  d'alors  on  ajoutait  la  formule 
ordinaire  t  €um  sylffis  y  pahêdibus,  piseationibuê.  La  Loaidline 
était  infestée  de  loups  ^  que  le  roi  Bérenger  envoya  l'ordre  de 
tuer  (1).  Othon  le  Grand ,  en  967,  donnait  au  marquis  Aléram» 
toutes  les  possesaioDs  du  royaume  qui  se  trouvaient  dans  le  dé^ 
sert  entre  le  Tanaro,  TOrba  et  la  mer,  appelées  Gobuiidiaaeo> 
Balangio,  Scelesoedo ,  Sassola ,  Miolia,  Putcione^  Grualia  y  Prn- 
neto>  Montore,  Noeeto»  Masitibte,  Arco...  (2).  Le  (cnmd  nombre 
des  forêts  refroidissait  sans  doute  le  climat ,  puisqu^on  voyait 
souvent  des  hivers  assez  rigoureux  pour  geler  le  vin  dans  les 
tonneaux^  et  le  P6^  de  Crémone  à  Venise,  au  pmnt  de  supports 
des  chars  (3)* 

La  féodalité,  en  ramenant  la  population  dans  les  campagneSi 
placées  sous  la  surveillance  immédiate  du  seigneur,  pouv«t  ap- 
porter quelque  remède  ;  mais  deux  choses  étaient  nuisibles  :  les 
servitudes  des  biens  et  la  condition  du  maître,  soumis  lui-même 
à  une  suprématie  qui  pouvait  frapper  de  déchéance  ou  de  cod- 
fiscation,  et  ne  permettait  ni  de  morceler  fe  domaine  y  ni  de  le 
transmettre  à  des  femmes,  m  âe  Taliéner  ;  puis  les  censives,  les 
droits  d'investitute  et  de  réversibilité  absorbaient  la  moitié  des 
produits,  et  dégoOitaient  de  toute  amélioration.  Les  cttkivatenrs, 
en  outre,  étaient  o*  des  serfs,  ou  des  hommes  libres  soumis  à 
des  conditions  onéreuses,  oe  qui  rendait  les  travaux  moins  otites  ; 
parfois  même  le  besoin  ou  la  cupidité  entraînait  le  baron  à  sur- 
charger les  tailles>  au  point  que  le  censitaire  abandonnait  la 
ten'e,  qui  restait  inculte. 

Ces  vices  furent  moins  sensibles,  mais  œ  disparurent  pas  sous 
les  communes.  Les  guerres  fréquentes  et  la  manière  de  les  faiie  ; 
les  représailles,  au  moyen  desquelles  un  étranger  pouvait  attirer 
la  vengeance  de  ses  compatriotes  sur  le  pays  duquel  il  avait 
reçu  un  dommage,  ou  du  moins  sur  les  biens  de  l'offenseur  et 
de  ses  partisans;  la  coutume  de  condamner  à  U  stérilité  les 
biens  des  proscrits  et  des  criminels,  étaient  un  ot)Stacle  à  la 


(1)  Chron,  NovaRe9ns€,  V,  14. 

(2)  Monum.  Hht.  palriœ,  Cliaft.  I,  col.  317. 

(8)  Entre  autreè,  frère  SaliiAbeni  raconte  ({ue  te  P6,  en  1216,  gela  si  for- 
tement qu*il  y  Mt  Mr  la  glace  on  bal  de  femmes  et  une  jo6le  de  eavalkn. 
(Sconari,  dam  les  Ammk»  tU  Pêdoue,  à  l'année  1302,  «joute  que,  sur  la  fin  àû 
siècle  paafé,  le  Bracchiglione  ayant  gelé,  les  habitants  de  Pontelongo  y  donnèrent 
une  fête  avec  bal,  à  laquelle  accounit  tout  le  voisinage. 


ÉTAT  BU  SOL.  343 

prospérité  des  champs.  Les  avantages  du  commerce^  qui  portait 
le  taux  de  Tintérét  à  SO  et  même  à  30  pour  iOO^  détour- 
naient l'argent  de  la  terre.  Des  mesures  imprévoyantes  détermi- 
naient tantôt  une  certaine  culture,  tantôt  le  prix  des  denrées, 
ou  bien  imposaient  l'obligation  d'en  livrer  une  partie  à  la  com- 
mune, ou  défendaièoQt  de  les  exporter;  puis  les  voisins,  par 
jalousie  continuelle  ou  par  suite  d'une  rupture  accidentelle,  re- 
fusaient de  les  recevoir  (i).  Afin  de  nourrir  des  chevaux  pour  la 
guerre,  il  fallait  avoir  des  prairies  immenses^  au  préjudice  de  la 
culture  des  céréales  (2). 

Les  premières  améliorations  du  sol  vinrent  de  l'Église.  La 
règle  imposait  aux  moines  l'obligation  de  bonifier  les  champs  ; 
les  Cisterciens,  établis  autour  de  Milan,  entretenaient  sur  leurs 
domaines  lointains  une  colonie  de  convers  pour  les  cultiver,  tan- 
dis qu'eux-mêmes  travaillaient  sur  leurs  propriétés  du  voisinage 
avec  tant  de  fruit  qu'on  les  chargeait  souvent  de  soigner  les 
champs  des  antres.  On  peut  même,  sans  faire  une  conjecture 
hasardée,  leur  attribuer  le  système  d'irrigation  qui  enrichit  la 
basse  Lombardie  de  ces  pâturages  perpétuels  oii  l'on  commença 
plus  tard  à  £aire  les  fromages  si  connus  sous  le  nom  de  Parmch 
sans  (3).  Qui  aurait  pu  regarder  comme  vil  un  art  qu'on  voyait 
exercer  par  des  moines?  Frère  Gomato,  dominicain,  en  1231^ 
obtint  de  la  dévotion  d'une  foule  de  gens  qu'ils  apportassent  des 
matériaux  pour  combler  un  étang  autour  de  son  couvent;  aussi- 
tôt le  travail  accompli^  il  sema  la  nouvelle  terre.  Grftce  à  ses  ef- 

(1)  Le  dub  d*Athèn«s  défondit  ans  FltmntSns  d'apporter  de»  numkandiscs  à 
Samt-ûéoiimcB,  parœ  que  cette  ▼&!«  amt  reAtté  dereoeNr«lr  certain»  proeerit». 
Le  statut  de  Chieri  exige  que  celui  qui  donne  asile  &  un  meurtrier  paye  25JlTret, 
et,  s'il  ne  les  a  pas,  qu*on  dcraste  sa  nudson  et  qu'on  eoupe  sa  vigne.  CnRABio, 
Écoti»  poL  du  mofon  âgv, 

(2)  Le  satut  de  Mantotie  s'occupe  avec  détait  des  cbevain  et  de  leurs  vice». 
Dans  le  (ivre  ir,  rub.  17,  il  est  ordonné  qu*il  y  ait  dams  tout  viUage  de  quinze 
AuniUes  (kaâemtê  xv  iarts)  un  maréchal  et  «ne  quvilité  sufliiante  de  doue  et  de 
lezs  pour  les  chevaux  d'armes  de  passage. 

(3)  L'irrigation  était  connue  des  anciens;  de  là  le  ven  de  Vii^gile:  Clauéiêe 
fam  riifos,  pueti;  sût  prata  bib^tmL  GoluneUe  die  PortiusOaton,  qui  distingue 
le  pré  siccaneum  et  le  pré  riguumy  et  conseiUe  de  ne  leur  donner  ni  une  pente 
trop  inclinée,  ni  un  fond  tK>p  concave. 

Dans  les  comptes  andens  des  moines  de  Saint-^Ambr^iae  et  de  dûanvaHe  à 
Milan»  il  n'est  pas  question  de  fromages.  In  1404,  on  mentioBne  des  fraaaagi'S 
du  poids  de  quatorze  petilte  livres,  ce  qui  est  à  pdne  un  dixième  de  ceux 
qu'  on  fait  aujourd'hui. 


344  AMÉLIORATION  DE  L'AGEIGULTUBE. 

forts,  on  voyait  le  jonc  et  le  nénufar  faire  place  à  la  renoncuie^ 
au  trèfle^  aux  graminées,  nourriture  salutaire  des  animaux  à  lait. 
Dans  les  dévastations  et  les  tailles^  on  respectait  les  biens  des 
églises  et  des  monastères  ;  bien  plus^  un  grand  nombre  d^di- 
vidus  leur  donnaient  leurs  propriétés,  qu'ils  recevaient  ensuite 
comme  un  précaire^  ou  bien  sous  l'obligation  de  payer  une  re- 
devance temporaire  ou  perpétuelle. 

Le  cens,  forme  de  possession  alors  introduite  ou  étendue^  nip* 
prochait  assez  bien  le  capital  et  le  travail,  comme  on  dit  aujoar^ 
d'hui.  Aucun  propriétaire  n'avait  assez  de  forces  pour  exploiter 
de  vastes  terrains  incultes  et  sans  produits  ;  on  les  divisait  donc 
entre  un  grand  nombre  de  cultivateurs ,  qui,  assurés  d'une  lon- 
gue jouissance,  travaillaient  la  terre  comme  un  bien  propre,  en 
payant  au  maître  une  légère  redevance.  Le  mattre  retirait  un 
avantage  d'un  fonds  qui  ne  lui  avait  rien  donné  jusqu'alors,  et 
le  cultivateur,  rapproché  de  la  condition  de  propriétaire,  fouil- 
lait avec  plaisir  un  terrain  qu'il  était  sûr  de  transmettre  à  ses 
enfants  (i). 

Dès  le  moment  où  Ton  crut  faire  du  libéralisme  en  attribuant 
la  renaissance  agricole  de  l'Italie  aux  musulmans,  afin  d'enlever 
ce  mérite  aux  moines,  on  affirma  que  les  premiers  avaient  intro- 
duit dans  la  Péninsule  la  culture  de  l'olivier,  lorsqu'il  est  certain 
qu'elle  avait  précédé  leur  arrivée  (SI)  ;  bien  plus,  nous  trouvons 

(1)  Grégoire,  évéque  de  Beigame,  en  1 136,  concéda  aux  moines  cisterciens  un 
territoire  au  débouché  de  la  vallée  Seriana,  dit  YairÂlta,  moyennant  la  rede- 
vance de  12  livres  de  cire.  Les  noms  de  €erreto,  Gerretina,  Gaf^o,  Roncarizio, 
qui  s*  j  conservent  encore,  rappettent  les  bois  qui  couvraient  le  sol  où  l*on  voit 
.aujourd'hui  des  prés  et  des  vignes.  Gatti,  Sl  deU'akhttùa  M  FaitAlioi  MîUb, 
1853. 

(3)  Le  roi  Âstolphe,  dans  le  privilège  en  faveur  de  la  célèbre  abbaye  de 
Nonantola,  donnait,  de  Pavie,  le  10  février  733,  un  terrain  planté  d*oliviers  et 
situé  près  du  chAteau  d'Àghinolfo  entre  Pietrasanta  ^et  Massa. 

En  753,  deux  fils  de  Walpert,  duc  des  Lombards  à  Lucques,  abandonnent  ii 
leur  frère  Walprand,  évéque  de  Lucques,  pour  un  morceau  d*or  en  forme  de 
tour,  leur  part  de  tienure  i  Tucciano,  avec  des  vignes,  des  champs  d*oliviers  et 
des  colons.  Afem.  iueckesi,  tom.  y,  pag.  1 . 

En  7  7  9,  un  habitant  de  Pistoie,  partant  pour  un  voyage,  laisse  par  testament  ses 
biens  aux  pauvres,  excepté  un  champ  d'oliviers  situé  à  Orbiniano,  qu'il  lègue 
au  monastère  de  Saint-Barthélémy,  à  Pistoie.  jérch.  éipL  Jîorentmo^  carte 
del  San  Bartolomeo  tU  I^istoja, 

En  818,  les  religieuses  de  Sainte-Lucie  de  Lucques,  investissant  le  curé  de 
Saint-Pierre  à  Nocchi,  lui  imposaient  Tobligation  de  leur  donner  la  moitié  du 
vin,  des  glands,  des  figues  sèches,  des  châtaignes,  de  l'huile.  Aujourd'hui  -en- 


am£uo&ation  ds  l'àoeigtilture.  345 

qu'elle  était  plus  étendue  qu'aujourd'hui,  puisqu'on  Lombardie, 
sans  parler  du  lac  de  Côme  oùThistoire  mentionne  de  nombreu- 
ses plantations  d'oliviers,  les  riants  coteaux  entre  Bergame  et 
Pont-Saipt-Pierre  3  de  même  que  ceux  de  Mozzo  (1),  étaient 
couverts  de  ces  arbres.  Une  charte  de  933  fait  encore  mention 
de  terrains  plantés  d'oliviers  dans  le  Borgo-Canale  de  Bergame^ 
et  d'autres  sur  les  collines  brescianes,  d'où  ils  ont  presque  dis- 
paru aujourd'hui. 

Les  possessions  affranchies  et  divisées^  les  cultivateurs  sous* 
traits  à  la  servitude  personnelle  et  à  l'immédiate  oppression  des 
feudataires^  les  corvées  et  les  réserves  de  chasse  diminuées^ 
l'homme  eut  du  courage  pour  défricher ,  fouiller  le  sol,  peupler 
les  solitudes  et  les  bois^  assainir  les  marais.  On  appela  corregie, 
dossi,  polesine,  les  bandes  de  terre  qui  se  desséchaient  peu  à 
peu  ;  mezzani,  les  lies  nombreuses  entre  Lodi>  Pavie  et  Plaisance^ 
formées  par  la  retraite  du  fleuve  ;  novaliy  les  champs  rendus  à  la 
culture,  et  les  chartes,  à  chaque  instant^  disent  qu'un  champ  est 
terra  novalis  et  fuit  nemus.  Des  villages  et  même  des  villes  con* 
servent  le  nom  de  Rovereto  (chênaie),  de  Saliceto  (saussaie)  et 
d'Àlbereto  (trAnblaie),  à  cause  des  bois  qu'ils  ont  remplacés. 
Cultivées  par  des  hommes  libres,  dont  l'espérance  stimulait  Tac* 
tivité,  et  favorisées  par  les  capitaux  des  citoyens,  les  campagnes 
prospérèrent;  les  villes  entreprirent  des  travaux  grandioses  pour 
Pirrigation,  et  pourvurent  par  des  règlements,  qui  n'étaient  pas 
toujours  opportuns,  aux  cas  de  disette  (2). 

oore  rhuile  forme  la  plus  fçnnde  richesse  de  cette  vallée.  Dans  une  charte  de 
779,  il  est  fait  mention  du  champ  d*olivîers  d*Arliano  dans  le  val  du  Serchio. 
Mem,  buehesif  tom.  IT,  pag.  1. 

(1)  PretiB  LoQgula  dives 

Bt  Yirfdes  nmrit  oleas,  Bacchique  liquores... 
Non  est  mons  allas  melius  tibi ,  Bacche  protarve , 
Non  alibi  tantum  placuit  sua  sylva  Minerv». 

(M0T8E.) 

(2)  Aux  maux  qui  occasionnaient  alors  les  disettes  il  fant  ajouter  les  saute- 
relles, dont  il  est  parlé  souvent.  Le  prêtre  André,  en  871,  ajoute  qu^elles  se 
jetèrent  en  nombre  infini  sur  le  Brescian,  le  Crémonais,  le  Lodigian  et  le  Ifila- 
nais,  dévorant  les  petits  grains.  Jean  Diacono  en  dit  autant  de  la  Gampanie  et  de 
Naples.  On  les  décrit  avec  quatre  ailes,  six  pattes,  une  grande  bouche,  de  vastes 
intestins,  deux  dents  plus  dures  que  la  pierre  avec  lesquelles  elles  rongeaient 
récorce  la  plus  solide;  elles  étaient  longues  et  grosses  comme  le  pouce,  et  se 
dirigeaient  vers  Toecident.  On  ajoute  que,  cette  année,  il  plut  du  sang  à  Bresda, 
ce  qu'on  peut  attribuer  aux  chrysalides  de  ces  insectes  ;  on  doit  penser  de  même, 
loiyque  André  raconte  que,  vers  Pâques,  on  trouva  en  Lombardie  les  feuilles 


346  TAATAirX   HYDRAULIQUES. 

Les  Pisatié  portaient  une  grande  attention  aux  fleuTM  de  leur 
plaine;  un  statut  de  1  I60enjoiïit  au  podestat  de  dioisir^  loihsqii^ 
entre  en  fonctions^  des  personnes  probes  qui  promettent  soi» 
serment  d'examiner  tes  aqiieducs  anciens  et  nouTetux  qtn  tra- 
versent les  terres  et  les  pi^s,  ainsi  que  les  bouches  du  Sésrchio^ 
afin  que  Técoulement  des  eaux  s'opère  facilement»  Lft  eote* 
mune  si^noise  était  cultivée  et  peuplée,  puisqif  oû  trcWTe  à 
chaque  instant^  dans  les  diplômes^  des  châteaux^  des  couM,  des 
terrains  donnés  ou  vendus;  le  pays^  depuis  la  cime  des  ttoDts 
jusqu'à  la  mer,  était  semé  de  maisons  et  d'églises^  avee  dee  vî* 
gnes^  desolivierS;  des  arbres  fruitiers,  des  champs  de  Ué  (i). 
Le  Grémonais^  plaine  à  pente  douce  formée  par  les  atterrisse- 
ments  de  quatre  gros  fleuves  qui  semblent  constituer  les  limites 
de  cette  province^  est  facilement  inondé  aussitM  que  cessent  les 
soins  de  Phomme  ;  cette  plaine  j  en  effet,  fut  sulMiMA'gée  à  ta 
chute  de  Tempire  romain,  et  Ton  parle  d'un  lac  appelé  Geruadio, 
d'une  étendue  de  quarante-cinq  milles ,  si  bien  que  les  Gréittonais 
allèrent  assiéger  Lodi  avec  appareil  terrestre  et  HMoi.  Où  eher<- 
cha  donc  à  lui  ménager  un  écoulement,  et  les  eaux  des  sources 
furent  recueillies  dans  le  petit  canal  d'Isso  et  éê  Barbata^  puis 
utilisées  pour  les  irrigations  :  mais^  comme  il  parut  insuffisant^ 
on  dégoi^ea  TOglio  par  le  Naviglio  national  ;  le  Pô  fut  endigué 
à  partir  de  Tembouchure  de  ce  fleuve^  le  Delmone  dévié,  et  Toft 
put  ainsi  assaihir  une  grande  surface  de  territoire.  La  |)ôpidlitioÉ 
crût  alors  grandement^  et  la  ville  comptait  jusqu'à  80  mille 
âmes;  Soncino  était  plus  peuplée  que  beaucoup  de  villes^  et 
Viadàna ,  renommée  par  ses  richesses  et  le  nombre  dé  ées  ha- 
bitants; Soresina  avait  45^000  tétes^  Casalmaggiore  20,000^ 

couvertes  d'une  ten*e  qu*OD  croyait  tombée  du  ciel.  Ëtieuie  \1\,  outre  Ta^r- 
sion  d'eau  bénite,  eut  recours  au  moyeu ,  encore  usité,  de  payer  cinq  ou  six 
deniers  le  boisseau  que  les  <;|toyens  en  apporteraient.  FréJéric  II,  en  1231, 
comme  la  Pouille  était  dévastée  par  les  sauterelles ,  brdonna  que  chaque  habi- 
tant, le  matin  avaiit  le  lever  du  soleil,  en  prit  quatre  boiasetax  et  ks  ^kftkt  aux 
fonctioaiMÛrafe  publiés  poor  les  brûler.  Linné  les  appeUe  écriéùsm  imfmiianumf 
mais  Vttcridium  iiaiieum  est  indigène  et  inlesle  la  Ran»Sne;.efe  U26«  U  rata* 
gea  le  Manloiian  et  le  Véronais.  Jérôme  Cardan  (De  sn^iliitue,  lib.  IK,  p.  364) 
dit  qne  rexpérience  apprit  que  le  meilleur  remède  était  de  détruire  les  deub. 
La  maremme  toscane  a  été  très-souvent  ravagée  par  ces  insectei  ;  en  1716»  daaa 
Iles  ftêules  campagnes  de  Massa,  Monterotondo,  G«vdrrano,  lUvi^  ScarliaOy  on 
en  brûla  sôt  mille  boisseaux  en  six  mois.  TAasiOMi-Totznn»  MeUu»  di  vimg^i, 
IV,  102. 

(1)  TARGIOlfl-ToziBTTI»  Relâz.di  -vinggi^  tV,  275. 


r 


TRAVAUX  HTBRAULIQUKS.  347 

et^  dans  ses  campagnes,  on  cultivait  le  safran  jusqu'au  quinzième 
sièele^  outre  qu'elle  ressemblait  à  une  petite  Venise  par  l'acti- 
Tité  de  son  commerce  et  l'affluenee  des  navires. 

Déjà,  dans  le  onâème  siècle ,  les  Mantouans  avaient  entrepris 
les  sçârbaie^  larges  fossés  à  Témbouchure  des  fleuves  pour  Itis 
asnener  dans  le  Pd;  mais,  comme  de  fréquentes. inondations 
portaient  la  mine  dans  les  campagnes  du  voisinage  ^  Albert  Pi- 
tentino,  en  1198,  creusa  le  lac  autour  de  Mantoue^  avec  des  di- 
gties  et  des  fossés  de  décharge  pour  en  régler  la  hauteur,  et  des 
écluses  jusqu'à  Governolo  où  il  tombe  dans  le  Pô;  puis  on  pro^ 
Sta  des  chutes  d'un  bassin  à  Tautre  pour  établir  des  moulins  à 
(bulon  et  à  farine^  qui  restaient  un  privilège  de  la  commune. 
D'antres  inondations  extraordinaires  avaient  converti  en  marais 
les  terres  cultivées  des  environs;  c'est  pourquoi  Tévéque  Jac- 
ques Benfatti^  en  133^^  investit  Louis  Gonzague  de  Tlle  Révère 
qui  eratperditUy  diruta,  aquatictty  paludosa, piscatûriacmncasis 
palearum ,  ac  in  toium  steriîi^  sous  la  seule  obligation  de  l'en- 
tourer de  dignes  pour  contenir  le  fleuve.  Ce  prince^  selon  la 
coutume  des  i^publiques ,  subdivisa  en  censives ,  ad  tnelioran^ 
dum,  cette  contrée,  qui  devint  bientôt  une  des  plus  fertiles. 

D'après  l'exposé  qui  précède ,  on  peut  voir  s'il  est  juste  de 
répéter  que  Isl  nature  a  tout  fait  pour  la  Lombardie,  et  les  habi- 
tants rien. 

Alors  di^arurent  les  étangs  et  les  forêts  du  Bolonais  et  du 
territoire  de  Ravenne.  Ferrare,  née  comme  Venise  du  besoin  de 
se  défendre  contre  les  barbares  «  et  dans  laquelle  on  ne  vit  d'à** 
bord  que  deux  tours  réunies  par  une  chaussée  qui  devint  ensuite 
la  rue  appelée  encore  RipagrandCf  s'étendit  autour  du  Bolo- 
nais, établit  un  système  de  digues,  destinées  encore  à  servir  de 
communication ,  et  convertit  eh  campagnes  fertiles  les  marais 
dont  le  Pô  l'entourait.  Les  bétes  sauvages  furent  détruites  dans 
les  forêts  du  Modénais  et  du  Ferrarais  ;  on  transporta  à  Milan 
de  meilleures  races  de  chevaux,  des  chiens  danois  et  des  dogues 
d'Angleterre,  trèâ-grôs  et  très-forts  ;  des  greffés  tirées  du  dehors 
servirent  à  l^amélîoration  du  vin^  et  l'on  introduisit  le  raisin 
blanc.  Le  riz^  cause  de  dépopulation^  venait  encore  de  l'étran- 
ger; il  était  vendu  par  les  apothicaires  ^  auxquels  Milan  défendit 
de  le  faire  payer  au  delà  de  douze  sous  impériaux  la  livre  (1)^  et 

(1)  OAVAiflfO-FlAiaf A.  Le  comte  d'Arco  dit  B^aToir  pu  trouvé  mention  du 
riz  dans  les  docoxnents  de  Mantooe  jusqu'en  HS 1 .  En  IS&O,  les  Gonzajra  «  près- 


348  LES  YIUJSS  S'AM£U0R£NT. 

plus  de  huit^  le  miel,  si  précieux  avant  l'introduction  du  sucre. 

Les  améliorations  se  manifestaient  dans  l'extension  et  Teoi- 
belliss^nent  des  cités.  Milan  occupait  à  peine  la  quatrième  partie 
de  la  superficie  actuelle^  et  pourtant  on  voyait  dans  l'intérieur 
des  champs,  des  vei^ers  (verjièe),  des  pâturages  (pougute)»  et 
rimmense  prairie  de  Tarchevéque.  Les  maisons  n^avaient  qu'un 
seul  étage,  sauf  un  petit  nombre  qu^on  appelait  solariaie;  qud- 
ques-unes  étaient  en  grosses  pierres ,  et  la  plupart  en  bc»s  et 
torchis,  avec  le  toit  en  bardeaux  et  en  paille.  Autour  de  la 
ville  se  trouvaient  des  bois,  comme  le  nemus  de  saint  Am- 
broise  en  dehors  de  la  porte  Comasina;  celui  des  Olmi,  en  de- 
hors de  la  porte  Vereellifui  où  fut  décollé  saint  Victor;  celui  de 
Caminadella  en  dehors  de  la  porte  Tosa.  Aussitôt  qu'il  fut  sorti 
des  ruines  dont  Barberousse  l'avait  couvert.  Milan  étendit  son 
enceinte  en  s'entourant  d'une  muraille  de  la  hauteur  de  vingt 
coudées»  avec  six  portes  de  marbre  ;  il  construisit  des  maisons 
et  des  palais,  «  le  hroletio  au  milieu  de  la  magnanime  cité 
en  lSi8  (CoBio),  »  c'est-à-dire  le  palais  communal,  et,  cinq  an- 
nées plus  tard,  le  nouveau  broleilo  pour  les  réunions  des  mar- 
chands et  les  bureaux  de  l'administration.  Son  éloignement  de 
tout  fleuve  nuisait  à  son  commerce,  surtout  pour  les  objets  de 
consommation;  alors,  pour  tirer  des  Alpes  le  combustiÛe,  les 
pierres  et  les  autres  matériaux  d'un  gros  volume ,  comme  aus» 
pour  arroser  les  plaines,  il  creusa  le  grand  Nomglio,  le  premier 
canal  artificiel  des  nations  modernes,  qui,  dans  une  longueur  de 
trente  milles,  amène  les  eaux  du  lac  Majeur  jusqu'à  la  ville.  En- 
trepris en  4479,  c'est-à-dire  trois  ans  après  la  destruction  de  la 
cité  par  Barberousse ,  il  fut  repris  et  terminé  en  4257,  avec  un 
volume  d'eau  suffisant  pour  porter  de  gros  navires;  par  le  cand 
de  la  Muzza ,  dérivé  de  l'Adda,  le  sol  pierreux  de  la  Geradda  et 
du  Lodigian  devint  la  campagne  la  plus  fertile  en  blé  de  la 
Lombardie. 

Pascal  II,  en  4406,  consacrait  la  cathédrale  de  Pavie.  Les 
Modénais  commençaient  à  reconstruire  la  tour;  cinquante  ans 
plus  tard,  ils  creusèrent  le  Panarello  nouveau  et  le  canal 
Chiaro ,  bâtirent  le  campanile ,  le  palais  communal,  la  tribune, 
dégagèrent  et  pavèrent  les  rues  et  les  portiques.  A  Crémone, 

«  erWirent  de  ne  pts  éublir  les  rizière»  dans  un  rayon  de  cinq  milles  autour  de 
«  la  TiUe.»  (Eeomomiay  279.)  Avec  le  riz  s'introduirirent  beaucoup  de  plantes  de 
marais,  la  ieersia,  la  bident  cemua,  Vammamnia,  le  €f/fenu  dtffbrmU,», 


LES  TILLES  S'SMBELUSSENT.  349 

en  1167^  on  faisait  le  baptistère;  en  1206,  le  palais  communal^ 
avec  des  portes  de  bronze;  en  1384,  l'esplanade.  La  ville,  di* 
visée  en  vieille  et  nouvelle  selon  les  factions^  se  fortifiait  par  des 
murailles  à  Textérieur  comme  au  dedans.  Après  la  peste 
de  1136,  Bei^ame  élevait,  sur  les  plans  de  Varcbitecte  Fredo, 
r^glise  de  la  bienheureuse  Vierge  dePAssomption,  où  se  ré- 
digeaient les  actes  et  les  traités  de  paix  ;  cette  église  servait 
encore  pour  les  assemblées,  et  Ton  voyait  gravée  sur  ses  murs  la 
mesure  officielle.  La  société  de  Sainte-Marie-Majeure  était  une 
milice  pour  la  défense  du  gouvernement  (J). 

Brescia  agrandissait  ses  murailles,  construisait  les  églises  et 
les  monastères  de  Saint-Bamabé,  de  Saint-François,  de  Saint- 
Dominique,  de  Saint-Jean-Baptiste,  terminait  Th^^tel  de  ville, 
élargissait  la  place  de  la  cathédrale,  et,  par  les  soins  de  Tillustre 
évéque  et  seigneur  Bernard  Maggi ,  creusait  trois  canaux  qu'ali- 
mentaient les  eaux  du  Ghiese  et  du  Meila.  Pise  s'entoura  de  mu- 
railles en  1457,  et  Lucques  agrandit  les  siennes  en  1260  ;  Reggio, 
de  1229  à  1244,  ajoute  une  longueur  de  3,300  coudées  à  sa  pre*- 
mière  enceinte  ;  hommes  et  femmes ,  petits  et  grands ,  paysans 
et  bourgeois,  vêtus  de  peaux  diverses  et  chaussés  de  sandales, 
portaient  sur  leur  dos  des  pierres ,  du  sable  et  de  la  chaux  (2). 
Padoue,  en  1191,  sous  l^administi'ation  du  podestat  Guillaume 
de  rOsa ,  Milanais,  rendit  la  Brenta  navigable  jusqu'à  Monse- 
lice,  et  bâtit  un  pont  sur  ce  fleuve.  En  1195,  elle  réparait  ses 
murailles,  et  faisait,  en  1219, le  palais  communal  avec  cette 
merveilleuse  salle  de  la  Ragùme;  puis,  à  peine  délivrée  d'Ezxe- 
lin,  elle  donnait  aux  églises  et  aux  couvents  de  l'argent  pour  ré« 
parer  les  désastres  de  la  guerre,  s'agrandir  et  s'embellir;  elle 
fit  renforcer  ses  murailles,  paver  ses  rues,  améliora  celles  de 
la  banlieue,  endiguer  les  fleuves  et  régler  leur  cours  par  des 
fossés  ou  des  canaux,  et  construisit  divers  ponts,  qui  rivalisaient 
avec  ceux  des  Romains,  conservés  encore  dans  la  ville.  En 
outre,  eUe  bfttit  le  palais  des  Anciens,  termina  le  merveilleux 
temple  du  Saint,  édifia  Gastelbaldo  sur  l'Adige  pour  résister 

(1)  Ber.  it.  Script.  ^  VIU,  1107. 

(2)  Après  1342,  les  meilleurs  artistes  trayaillèreDt  dans  cette  église  :  Jean 
Ugo,  Nicolino,  Antoine  de  Gampione,  firent  les  magnifiques  portes^  outre  le 
baptistère  qui  se  trouve  maintenant  dans  la  cathédrale  ;  Bertolasio  Morone,  le 
campanile;  Earthélemy  Boono  et  Andreolo  des  Biaschi,  ime  croix  avec  des 
statues  et  des  bas-reUe£i  en  argenl.  Dès  1 363,  Pasino»  Pierre  de  Nova  et  George 
de  San  Pi-llc-grino  l'ornèrent  de.  peintures. 


850  iM  VILLES  s'IaawussEaT» 


aux  princes  d'Esté  et  aux  Scaligeri ,  disposa  le  Prato  de  la  ^* 
lée  pour  la  foire  et  les  courses  au  manteau;  elle  daooait  aux  m* 
cendîés  une  indemnité^  sous  la  condition  de  reconstmîre  daii$ 
un  an  leur  maison.  Quiconque  aspirmt  au  droit  de  cité  donraii 
acquérir  un  garbo^  morceau  de  terrain ,  sur  lequel  on  élevait 
une  habitation;  enfin  elle  défendit  de  transGérer  des  poases* 
sions  et  des  rentes  ou  toute  espèce  de  droit  sur  des  immeubles 
aux  personnes  qui  ne  viendraient  pas  habiter  le  territoire  pa- 
douan  (1). 

Bologne  vit  s'élever  les  deux  tours  des  Asinelli  et  des  Gari- 
sendiy  célèbres,  la  première  par  sa  hauteur^  Tautre  par  son 
inclinaison  ;  elle  s'entoura  d'une  troisième  muraille  plus  grande, 
répara  ses  rues  et  ses  ponts,  couvrit  FAvésa,  qui  recevait  les 
immondices,  fit  le  nouveau  marché  à  Gailiera,  œuvre  belle  ««r 
toutes^  commode  et  louable.  Parmi  beaucoup  d'autres  é^es, 
elle  édifia  la  Nunziaia  des  Pugliole,  travail  du  Brescian  Marc, 
et  celle  des  Alemanni  en  dehors  de  la  porte  Bavennate,  pour  ie^^ 
Allemands  qui  allaient  en  pèlerinage  à  Rome  ;  elle  introduisit 
dans  la  ville  une  branche  du  Reno  pour  faire  marcher  trente- 
deux  moulins,  et  en  dirigea  une  autre  jusqu'à  Gortioella  pour 
que  les  navires  arrivassent  à  Ferrare.  Les  eaux  de  la  Dordogna 
et  de  la  Savena  furent  aussi  amenées  dans  la  ville  pour  servir 
à  la  mouture  du  grain,  ainsi  qu'à  la  teinture  de  la  soie  et  des 
étoffes  de  pourpre  et  d'écarlate;  ce  travail  accompli ,  on  célébra 
une  fête  de  trois  jours,  et  un  souvenir  fut  consacré  au  podesftai 
Pirovano,  Milanais.  Dans  l'espace  de  quelques  années,  fiologue 
acheva  la  croix  de  la  place,  la  halle  au  blé,  les  nouveBes  pin- 
sons, les  greniers  de  la  commune,  Castel*8aint-Pierre,  l'église 
de  Sainte-Thècle,  fortifia  et  approvisionna  les  châteaux  de  la 
campagne,  outre  les  grandes  sommes  qui  furent  dépensées 
pour  l'entretien  des  armées.  Le  blé  valait  5  sous  la  eorba  (i),  le 
sel  7,  le  char  de  gros  bois  9,  et  6  le  vin  à  la  corba. 

Le  Milanais  Pietrasanta  podestat  de  Florence,  donna  son  nom 
à  une  petite  ville;  Rubaconte  de  Bandello,  le  pont  le  plus  large 
et  le  plus  spacieux  de  Florence,  reçut  le  sien  d'un  autre  po- 

(1)  GBifRAU,  Jtnt,éU PadoKe,  aux  années  1216,  U92, 1202,  elksloia  1399, 
1300,  ete. 

(2)  Mesure  de  capacité  pour  les  matières  sèckes  et  liquides  ;  la  corba  ^  Ué 
de  Bologne  vaut,  en  litres,  7S,64  ;  celle  de  tin»  7S»&9.  Ghibabdàcce,  ^muim 
et  surtout  à  Tannée  1293. 


dasta^t  âgsrfeoient  Milanais»  qui  fit  aussi  daUer  plurâm  rues. 
En  iVJl,  GeU9  4^nière  ville  achetait  les  terres  toire  PAmo  et 
le  M&lgpoue  pour  y  bâtir  le  faubourg  QgnisanHé 

SUfàfXM^  ep  1228^  construisait  réglisô  de  Saint-Domiaiqae;  en 
iS2S  odke  de  Saint-Augustin  ^  en  1284  le  palais  de  la  seigneurie 
8iur  cette  belle  place  du  Campo  où  venaient  aboutir  onze  rues, 
ei^  quoique  temps  après,  la  tour  du  Mangia  aux  formes  si  dé- 
licate^ Volterra,  en  i206,  éleva  de  nouvelles  murailles  et  le 
palais  d^  Prieurs  ;  puis  Nicolas  de  Pise  faisait  et  agrandissait 
sa  cathédrale.  En  1284,  Prato  érigeait  le  palais  de  la  commune, 
et  pavait  les  rues  en  1292.  A  Saint-Géminien  de  Valdelsa,  on 
admirait  des  palais  publics  et  privés,  des  églises,  /entre  autres 
U^  magnifique  collégiale,  des  fontaines,  quatorze  tours  d'un  tra- 
v^l  très-élégant,  et  le  beffroi  trèsélevé  de  la  commune,  pour 
la  con^truetipn  duquel  chaque  podestat  devait  abandonner  une 
partie  de  sos  honoraires  ;  mais  il  avait  le  droit  d'y  mettre  ses  ar- 
moiries. 

A  quoi  bon  continuer?  Visitez  lltalie ,  et  si ,  à  la  vue  de  ces 
ports  et  de  ces  môles  étonnants,  de  ces  grandes  tours  et  de  ces 
cathédrale»,  vous  demandez  qui  le$  a  construits,  on  vous  répon- 
dra toujours  :  a  Le  peuple,  lorsqu'on  3e  gouvernait  démocrati- 
quement. D 

L^  villes  du  Piémont,  qui,  dans  le  quatorzième  siècle»  appar- 
tenaient aux  comtes  de  Gibrario ,  avaient  à  peine  un  cinquième 
de  la  population  moderne  :  Carignan,  mille;  Cbambéry,  deux 
cent  soixaxite-quinze;  Rivoli,  deux  mille  cent  #oixante-cinq  ; 
jVloopaberi  et  Pignerol^  trois  mille  huit  cent  trente;  Gun^o,  trois 
mille  trois  cents;  Chieri,  six  mille  six  cent  soixante-cinq,  et  la 
capitale  moderne  à  peine  quatre  mille  deux  cents.  La  popula- 
tion des  républiques  devint,  au  contraire,  très-considérable, 
comme  Fattestent,  outre  les  autres  preuves,  leurs  cuerres  fré- 
quentes. Bologne  mit  en  campagne  contre  les  Vénitiens  trente 
mille  fantassins  et  deux  mille  cavaliers;  Milan,  qui  comptait 
deux  cent  mille  habitants,  ofirait  dix  mille  guerriers  à  Prédè* 
rîc  II  pour  la  croisade,  armait  vingt-cinq  mille  liommes  contre 
Lodi,  et  soixante  mille  contre  Brescia,  y  compris  lés  alliés;  à 
Crémone^  la  faction  triomphante  expulsa  cent  mille  personnes; 
Ii;zzelin  en  enleva  dix  mille  de  Padoue  ;  Pavie  mettait  syr  pied 
de  deux  à  trois  mille  cavaliers  et  quinze  mille  piétons  ;  le  terri-r 
toire  brescian  fournissait  quinze  mille  soldats  4e  quinze  à 
soixante  ans.  Gènes,  qui,  en  1345,  agrandit  son  enceinte  de  la 


353  GRANDS  POFULATI0II  DSS  TILUES. 

tour  de  Saint-Barthélémy  de  l'Olivella  à  la  pointe  de  la  mer,  da 
côté  de  Saint-Thomas^  et  qui  en  1291  acheta^  au  ppx  de  2^600  li- 
vres, Fespace  compris  entre  Saint  «Matthieu  et  Saint-Laureail, 
sur  lequel  fut  bftti  en  deux  ans  le  palais  de  la  commune^  annait 
en  1293  une  flotte  de  deux  cents  galères  et  quarante-cinq  nulle 
combattants,  tous  nationaux;  néanmoins  il  en  restait  a^sez  pour 
suffire  aux  besoins  de  quarante  autres  galères  sans  dégarnir  les 
Rivières  et  la  cité  (1).  Les  factions  des  Doria  et  des  Spinok^dans 
cette  ville,,  mettaient  chacune  sur  pied  de  dix  à  seize  mille  bcsn- 
mes;  calculez  pour  les  autres. 

Massa,  qui  n'a  pas  aujourd'hui  deux  mille  habitants»  en  comp- 
tait vingt  millCj  et  Savone  neuf  mille.  A  Pise,on  trouva  plus  de 
trente  mille  familles  en  mesure  de  payer  le  florin  qui  fut  imposé 
à  chacune  pour  la  construction  du  baptistère.  Dans  la  peste  de 
1348,  on  dit  qu'il  mourut  à  Sienne  quatre-vingt  mille  personnes, 
qui  étaient  les  quatre  cinquièmes  de  la  population,  dont  le  total 
s^élèverait  ainsi  à  cent  mille  âmes.  En  1336,  on  comptait  à  Flo- 
rence quatre-vingt-dix  mille  individus,  non  compris  les  étran- 
gers, les  soldats^  les  communautés  religieuses,  ce  qui  donnerait 
cent  mille;  mais,  d'après  les  baptêmes  (1),  qui  étaient  par  an  de 
cinq  mille  huit  cents  à  six  mille,  si  l'on  calcule  à  4  pour  100,  on 
arrive  au  chifh'e  de  cent  quarante  mille  habitants. 

Les  mariages  étaient  favorisés  par  des  distinctions  et  des  fêtes» 
A  Côme,  révêque  envoyait  (et  la  coutume  n'est  pas  oubliée)  aux 
époux  les  plus  illustres  de  l'année  la  branche  de  palmier  qu'il 
recevait  le  jour  de  la  fête  des  Oliviers.  Le  sénat  de  Bologne  don- 
nait aux  principaux  citoyens  un  petit  chapeau  couleur  de  rose, 
que  répoux  avait  coutume  de  porter  pendant  huit  jours  (2).  Le 

(1)  JaÇOPO  D4  VOBAGniB. 

(2)  On  ne  teuait  pas  de  regisU«s  pour  Its  haptèmes.  A  Florence,  où  i'uiyi|iK 
baptistère  est  celui  de  Saint-Jean,  le  curé  mettait  dans  une  boite  pour  chaque 
garçon  une  fève  blanche,  une  noire  pour  chaque  fille,  et  on  les  comptait  à  U 
fin  de  iVinnée.  Les  premiers  registres  sont  de  Sienne  en  1379,  de  Pîse  en  1457, 
de  Piaittnoe  en  146i  ;  le  concile  de  Trente  en  décréta  la  tenue  régulière;  S^on 
Jean  VH^ai,  k  population  de  Florence  éiait,  en  1380,  de  96,000  habAami 
dont  il  mourut  80,000;  puis,  en  1340,  il  donne  à  cette  yiQe  1 20^900  imes.  En 
1351,  on  comptait  1878  feux,  qui,  à  sept  individus  chacun,  ne  donneraient  pas 
76,000  bouches.  On  dit,  d'après  Coro  Dati,  qu*on  y  consommait  100  boisseaux 
dl  grains  par  jour;  'or,  à  un  boisseau  par  mois  pour  chaque  individu,  on  ne 
dépittie  pus  7f  ;000. 

(2)  GniKARDAca  i  Tannée  1288. 


MESUiOES  SAinTAIKES  ET  DE  BIENFAISANCE.  353 

célibat  était  rare^  et>  comme  tous  les  jeunes  geos  se  mariaient, 
il  se  formait  des  familles  nombreuses.  Le  père  de  Pierre  des  Al- 
bizzi  eut  cinq  garçons,  et^  dans  une  guerre  civile  de  1335^  trente 
de  ses  cousins  furent  d'âge  à  prendre  les  armes  (I}. 

La  peste  était  fréquente ,  et  de  funestes  déliros ,  dont  notre 
époque  ne  peut  même  se  dire  exempte^  venaient  s'ajouter  à  ce 
terrible  fléau^  qu*on  attribuait  à  certaines' préparations  ou  bien 
au  poison  jeté  dans  les  puits;  mais  on  accusait  surtout  les 
juifs^  cpà  tombaient  victimes  de  la  fureur  populaire.  £n  1324^ 
le  bruit  courut  que  les  lépreux  avaient  formé  le  complot  d'em- 
pester tout  le  monde;  la  multitude^  avec  sa  crédulité  féroce, 
accueillit  cette  absurde  accusation,  et  se  jeta  sur  ces  malheu- 
reux^ qu'elle  égorgeait,  brûlait  vivants  ou  laissait  mourir  de 
faim. 

Les  quarantaines  furent  inconnues  jusqu'au  moment  où  Ve- 
nise,  en  1403,  prit  aux  Érémitains  Tlle  de  Sainte-Marie-de- 
Nazareth  pour  y  mettre  les  personnes  que  Ton  supposait 
atteintes  de  la  peste,  et  les  marchandises  provenant  du  Levant. 
Une  magistrature  de  salubrité,  ordinaire  et  permanente,  y  fut 
organisée  en  1475;  elle  se  composait  de  trois  provéditeurs  no- 
bles, annuels,  avec  pouvoir  d'infliger  des  amendes,  la  prison,  les 
galères,  la  torture.  Ce  premier  exemple,  que  d'autres  villes  imi- 
tèrent, contribua  beaucoup  à  préserver  l'Europe,  qui  fera  bien 
de  ne  pas  renoncer  aux  quarantaines  tant  que  la  Turquie  ne 
sera  point  civilisée. 

Les  statuts  s'occupèrent  avec  un  grand  soin  de  la  salubrité 
publique  :  ils  ordonnaient  le  balayage  des  rues,,  l'écoulement 
des  eaux  stagnantes  et  l'introduction  de  sources  d'eau  potable, 
prohibaient  les  viandes  malsaines  et  prescrivaient  des  mesures 
contre  les  épizooties;  parfois  môme  ils  imposaient  une  propreté 
minutieuse,  comme  ceux  de  Gasale,  qui  défendirent  aux  reven- 
deuses de  filer.  Frédéric  II  fit  de  bons  règlements  sanitaires  pour 
son  royaume  :  il  fallait  ensevelir  les  cadavres  à  quatre  palmes 
de  profondeur,  rouir  le  lin  et  le  chanvre  à  un  mille  de  distance 
de  toute  bahitation,  et  jeter  les  charognes  dans  la  mer.  On  trouve 
aussi  des  médecins  salariés  pour  soigner  gratuitement  les  mala- 
des; à  Bologne,  en  ISI4,  Ugo  de  Lucques  ne  devait  recevoir 
aucune  rétribution  des  particuliers,  sauf  le  bois  et  le  foin.  Selon 
une  loi  vénitienne  du  Û  mars  1321,  nul  ne  pouvait  exercer  la 

(1)  ScmoNB  AmoiUTO,  Sioris,  lÎTre  xi. 

mST.DES     ITÀL.  ^  T.  V.  ^ 


354  INCENDIES. 

médecine  et  la  chirurgie  sans  un  diplôme  délivré  par  une  Uni- 
versité :  obligation  déjà  imposée  par  Frédéric  II. 

L'existence  communale  provocpiait  rémulation,  même  pour 
les  œuvres  de  bienfaisance  ;  chacun  voulait  avoir  dans  son  pays 
et  sa  corporation  des  secours  pour  toutes  les  misères.  Dans  les 
annales  des  municipes  italiens^  Phistoire  dés  ho^ices  est  des 
plus  intéressantes. 

La  charité  chrétienne  avait  enseigné  à  prendre  soin  des  en- 
fants exposés,  qu'Athènes,  Sparte  et  Rome  abandonnaient  ou 
faisaient  périr.  Le  premier  orphanotrophion  fiit  ouvert  en  755 
par  Dateo^  archiprêtre  de  Milan  ;  il  prescrivait  d^y  élever  les  en- 
fants exposés  jusqu'à  six  ou  sept  ans^  et  les  déclarait  libres  après 
cet  âge^  c'esf^^dire  qu'il  renonçait  au  droit  de  les  garder  comme 
ses  propres  serfs.  L'archiprétre  Ânspeit  de  Crémone,. en  870^ 
formait  dans  sa  maison  un  ospitale  cum  labarerio  pour  les  en- 
fants ex  peccato  natis.  L*Oi'dre  du  Saint-Esprit  ouvrit  des  asiles 
pour  ces  infortunés  à  Marseille,  à  Bei^ame,  à  Rome,  où  Inno- 
cent UI  organisa  avec  une  généreuse  charité  Thospice  du  Saint- 
Esprit.  Florence  avait  de  pareils  établissements  en  1344,  Venise 
en  1380,  et  d'autres  villes  également.  A  Vei'ceil,  on  voyait,  dès 
1150,  un  hospice  des  Écossais  pour  les  pèlerins  d'Ecosse  et  d'Ir- 
lande, et  celui  du  chanoine  Simon  pour  les  pauvres  Français  et 
Anglais  :  preuve  du  grand  nombre  d'étrangers  qui  venaient  dans 
cette  ville. 

Les  incendies  étaient  fréquents  à  cause  des  maisons  fûtes 
en  bois  et  couvertes  de  paille.  Comme  il  est  trèi&-faeile  d'attri- 
buer à  la  malice  ces  désastres ,  dont  personne  ne  veut  accuser 
sa  propre  négligence ,  des  peines  sévères  étaient  prononcées 
contre  les  incendiaires  :  Moncalieri  les  condamnait  à  100  li- 
vres; Nice  sur  mer,  à  1,000  sous,  et  les  punissait  de  mort  s'ils 
n'avaient  pas  de  quoi  payer;  à  Turin,  on  les  brûlait  vib.  Les 
communes  de  Garessio  et  de  Sienne  ûc&[ït  preuve  d*nn  meil- 
leur jugem^al;  en  effet»  la  première  étaUit  que  la  commime 
réparerait  les  dommages  toutes  les  fois  qu'on  ne  pourrait  dé- 
couvrir le  coupable ,  et  Sienne ,  non  contente  d'entretenir  des 
hommes  chargés  d*éteindre  le  feu,  indemnisait  aux  frais  du 
trésor  les  propriétaires  des  maisons  et  des  meubles  atteints  par 
l'incendie  (1). 

(1)  Les  statuts  de  Garessio  sont  de  127S.  Voir  ia  Ckroniqiu  de  Sienne  de 
Nkki  DonatO)  dans  les  Aer,  it.  Stri/jf.,  XV. 


KICHESSB  PUBLIQUE.  355 

Ferrare,  dans  le  méaie  hut^  prescrivait  en  i2S8  de  couvrir  les 
maisons  de  tuiles  au  lieu  de  pulle^  et  Casate  de  Monlferrat  défen- 
dait d'allumer  du  feu  dans  toute  maisco  non  couverte  ea  tuiles 
de  bonne  terre  :  des  gardes  veOiaient  ht  nuit,  tes  tas  de  paille 
étaient  éloignés  des  habitationa^  et  personne  ne  devait  faire  de 
feu  lorsque  le  vent  soufflait.  En  1344,  Florence  établit  des  sur- 
veillants qui,  prévenus  par  une  vedette,  accourai^t  k  la  pre- 
mière manifestation  de  l'incendie  (i).  Le  Brève  cmtimtniê  pisam 
de  1236  ordiMinet  d'éclairer  la  ville,  les  rues  les  plus  fréquentées 
et  même  les  ruelles  avec  des  lampions  numérotés,  et  crée  des 
gardes  nocturnes. 

Dans  tous  ces  faits ,  on  aperçoit  un  noble  et  pénible  effort 
.  pour  sortir  d'un  état  infime  et  s'élever  à  une  mcnlleure  condi- 
tion; les  citoyens,  généralement,  conservaient  beaucoup  de 
simplicité  dans  leur  existence  privée ,  tandis  qu'ils  recherchaient 
la  magnificence  dans  la  vie'  publique.  Le  mai  était  grand  sans 
doute ,  mais  le  progrès  se  manifestait  partout,  et  la  richesse 
commune  était  telle  dans  ces  petitet^  répubiiqueSy  si  raillées  par 
les  modernes  doctrinaires,  que  chacune  égalait  des  royaumes 
florissants.  Dans  la  guerre  contre  Mastin  de  ia  Scala,  Florence 
dépensa  600,000  florins  d'or,  trois  millions  et  demi  dans  sa 
lutte  contre  le  cbrole  de  Yirtà ,  onze  millions  et  demi  de  1377 
à  1406. 

Laissons  les  guerres  :  nous  aimons  mieux  rappeler  les  consttuc- 
tions  publiques  et  les  chefs-d^œuvre  des  bêaux^arts,  pour  les- 
quels chaque  commune  italienne  faisait  des  sacrifices  que  TAn^ 
gleterre  ou  la  France  oserait  à  peine  s'imposer;  les  cités,  qui 
avaient  encore  dans  leur  voisinage  des  villes  florissantes  au  même 
degré,  accomplirent  des  entreprises  qu'on  ne  vit  même  plus 
alors  qu'elles  devinrent  centre  de  vastes  Élats,  comme  Florence 
et  Venise.  Ces  feits  prouvent  qu'elles  savaient  créer  les  richesses 
et  les  conserver  avec  oetle  économie  qui  est  la  première  qualité 
des  gouvernements  républicains  ;  elles  ne  dépensaient  pas  au 
delà  de  leurs  ressources,  ou  s'empressaient  d'éteindre  leurs  det> 
tes,  comme  il  était  naturel  dans  un  pays  où  les  magistrats,  dont 


(1)  Dans  UD  des  nombreux  incendies  de  Bologne,  il  arriva  que  ]e  plâtre, 
dont  les  maisons  étaient  construites,  se  cuisit  et  devint  très-^ur,  par  suite  de 
l'eau  q\i*on  jeta  sur  le  feu  pour  l'éteindre.  Le  fait  fut  remarqué,  et,  dès  ce  mo- 
ment, on  commenKçt  i  faire  usage  du  plâtre  «irit  ponr  les  constroetions,  ha  cor^ 
niches,  les  statues  et  autres  dioaes.  GviBABtiAdcx,  i  famée  1210.  . 


356  EMPRUNTS. 

les  fonctious  ne  duraient  qu'un  an  ou  guère  plus,  devaient  rendre 
compte  de  leurs  actes  :  ce  ne  fut  qu'à  1  avènement  des  princes, 
obligés  d'entretenir  un  grand  luxe^  d'acheter  la  fidélité  des  ci- 
toyens et  des  troupes  mercénmres,  qu'on  ne  craignit  plus  de 
compromettre  l'avenir  et  de  préparer  par  les  dettes  de  nouveaux 
obstacles  aux  finances.  Les  Suisses  avaient  des  gouvernements 
démocratiques,  et^  dans  un  pays  très-pauvre  ,  ils  accumulèrent 
des  capitaux  qui  leur  servirent  pour  faire  des  avances  aux  prin* 
ces  et  des  acquisitions  de  territoires.  Bendé  et  Fribourg  avaient 
prêté  de  grandes  sommes  aux  ducs  Louis  et  Amédée  IX  de  Sa- 
voie,  obérés  surtout  par  les  dépenses  qu'ils  avaient  faites  pour 
réIectioQ  de  fantipape  Félix  et  l'achat  du  royaume  de  Chypre  ; 
se  trouvant  dtms  l'impossibilité  de  payer  à  l'échéance  des  ter- 
mes ,  ces  ducs ,  après  avoir  prodigué  les  dons  pour  gagner  les 
citoyens  les  plus  influents ,  furent  contraints  de  laisser  occuper 
par  ces  villes  le  pays  de  Vaux^  qui  cessa  d'appartenir  à  leur  mai- 
son. Plus  tard,  nous  verrous  des  terres  du  AÙIanais  tomber^  pour 
la  môme  caose^  au  pouvoir  des  Suisses  et  des  Grisons. 

Si  les  républiques  italiennes  furent  obligées  de  recourir  à  des 
emprunts^  elles  surent  du  moins  en  faire  une  source  nouvelle 
d'avantages  et  de  prospérité  ;  en  effets  les  premières  tentatives 
dans  la  science  du  crédit  sont  dues  aux  Italiens.  Vers  l'année 
1156,  le  trésor  de  Venise  étant  épuisé,  le  doge  Vital  MieUèl  n 
proposa  un  emprunt  forcé  sur  les  citoyens  les  plus  riches,  au 
taux  de  quatre  pour  cent  ;  ainsi  se  forma  la  première  ba&que  de 
dépôts,  non  d'émis^on.  Les  contrats  étaient  faits  el  les  UUets 
tirés  par  les  négociants,  non  pas  au  cours  4e  la  place»  mais  en 
monnaie  de  banque,  c'eâtrà-dire  en  ducats  effectifis  du  titre  le 
plus  fin.  Cette  banque  acquit  une  plus  gamde  force  lorsque  le 
gouvernement  semit  k  faire  ses  paiements  enbillets  de  ce  genre  ; 
puis  on  ouvrit  des  comptes  par  doit  et  avoir;  de  sorte  que  les 
fonds  déposés  se  transféraient  d'un  non  à  Tautre,  comme  au- 
jourd'hui dans  le  grand  livre  de  Naples^  et  Feu  acquittait  des 
lettres  de  change  pour  le  compte  des  particuliers.  Dans  le  prin- 
cipe, la  banque  refusait  les  capitan  étrangers;  dans  Pempnmt 
de  4390,  il  fallut  un  décret  pour  qu'elle  acceptât  3W,000  écus 
de  Jean  I  de  Portugal  :  tel  était  son  crédit  qu'on  put  en  Caire 
sortir  tout  le  numéraire  sans  ébranler  la  confiance.  A  cet  ancien 
Mont,  les  Vénitiens  ajoutèrent  le  nouveau  en  1380,  pour  soute- 
nir la  guerre  de  Perrare;  enfin  le  irès^fnauvea'u^  en  1610,  après 
la  guerre  avec  les  Turcs.  Plus  tard,  les  débris  de  ces  Monts  &er- 


EURUNTS.  357 

virent  à  fonner,  en  1712,  la  banque  de  circutaiion  qui  continua 
d'opérer  jusqu'à  la  ruine  de  cette  république. 

Mathieu  Villani  décrit  en  détail  les  opérations  de  la  banque 
de  Florence,  la  réduction^  la  liquidatiori^  le  rachat.  A  Sienne^  le 
Mont-de-piété  des  Pascbi,  établi  afin  de  prévenir  l'usure,  ne 
prétait  qu'aux  Siennois  ^  et  reposait  presque  sur  la  probité  in- 
dividuelle^, garantie  par  un  ou  plusieui-s  individus  solides.  La 
banque  de  Saint-George  à  Gênes  est  un  monument  plus  remar- 
quable. Cette  république,  en  1148,  quand  elle  conquit  Tortose, 
contracta  une  dette,  grossie  par  des  emprunts  successifs^  qu'elle 
réunit^  en  1250^  sous  le  nom  d'achat  du  chapitre  {campera  del 
capitoio);  on  inscrivit  dans  un  cartulaire  28,000  lietix  (/vo* 
ghi)  montant  à  deux  millions  et  huit  cent  mille  livres  d'alors^ 
quand  on  faisait  d'une  once  d'or  trois  livres,  dix  sous>  trois  de- 
niers. La  dette  fut  ainsi  consolidée  ;  mais  la  guerre  avec  Charles 
d'Anjou  entraîna  Tachât  de  quatre  cent  vingt  autres  lieux ,  qui 
fuient  même  augmentés  par  suite  du  siège  des  Gibelins^ 
des  guerres  /ivec  Henri  VII  et  d'autres.  La  guerre  de  Chioggia 
accrut  encore  la  dette  de  495^000  florins  d'or^  et  d'une  somme 
plus  considérable  l'administration  de  Boueicaùlt;  la  républi- 
que aurait  donc  failli  si  elle  n'avait  pas  trouvé  quelque  exp6- 
dientf  Gônes  avait  coutume  de  céder  aux  créanciers  de  l'État 
le  produit  de  qud<iues  droite  indirects;  maiSi  eomme  la  per- 
ception des  dtfférents  impôts  était  confiée  à  des  bureaux  d^ 
vers^  les  d^^sea  absorbaient  les  receltes.  Afin  de  simplifier 
les  chosesî,  on  concentra  le  service  dans  un  collège  de  huit  as^ 
sesseurs^  sous  le  notti  de  banque  de  Saint^^Seorge ,  nommés  par 
les  créanciers ,  à  cent  desquels  ils  devaient  rendre  compte  de 
leur  gestion* 

Les  dettes  antérieures,  de  forme  très-diverse,  furent  conso- 
lidées à  7  pour  100.  On  appelait  lieu  toute  unité  de  crédit  com- 
posée de  100  livres ,  et  qui  pouvait  se  transférer;  rohnnes^  un 
certain  nombre  de  créances ,  réunies  sur  un  seul  hgaiôrio  ou 
créancier;  açhaie  ouéeriiuresy  la  somme  totale  des  lieux,  équi- 
valant aux  Mcnt^-iie^été  de  Florence,  de  Borne,  de  Venise. 
Huit  earinlenres,  selon  les  huit  quartiers  de  la  ville,  servaient  à 
l'enregistrement  des  emprunts ,  et  l'on  délivrait  aux  créanciers 
des  coupons  portant  leur  nom  et  la  signature  du  notaire;  ces 
coupons  ou  billets  étaient  payables  à  vue,  mais  on  ne  devait  en 
émettre  aucun  sans  qu'il  fût  représenté  par  une  valeur  équiva- 
lente dans  les  sacristies  ou  les  caisses.  Les  huit  protecteurs  for- 


358  BAROUBB. 

malent  chaque  année  un  iprand  conseil  de  quatre  oent  qualfe- 
vingts  créanciers,  moitié  au  sort ,  moitié  au  scrutin  de  faouits. 
Les  niagistrflts  supérieurs  de  la  ^épubliqise  devaient  jftfer  de 
protéger  l'inviolabilité  de  la  banque. 

Les  valeurs  de  la  banque  furent  augmentées  par  les  dép6is 
d'argent  que  faisaient  des  particuliers,  et  par  les  malHplici. 
comme  on  appelait  certaines  dispositions  entr&^4fa  on  pu* 
tament;  grAce  à  ces  avantages,  on  laissait  accumuler  les 
de  quelques  lieux  pour  en  acheter  d'autres  jusqu'à  une  limite 
donnée,  au  delà  de  laquelle  on  les  appliquait  à  des  inslitBtimis 
pieuses  ou  à  d'autres  usages:  Lorsqu^on  avait  prélevé  les  aonn 
mes  nécessaires  pour  servir  l'intérêt  annuel  de  qndque  nouvel 
emprunt,  les  lieux  excédants  ise  midtipliaient  au  profit  de  la  ré* 
publique,  et  constituaient  les  code  di  redemzioné^  oo^  oommeoD 
dirait  aujourd'hui,  le  fonds  d'amortissement  ;  or  ce  fonds  pro- 
duisait de  tels  résultats  que,  malgré  plus  de  sotxaaite  prêts  fafis 
à  la  république,  la  banque  réduisit  ses  lieux  de  47d,100  qu'ils 
étaient  en  1407,  à  433,540,  chiffre  qu'on  trouve,  en  1798^  et 
dont  un  quart  servait  pour  couvrir  des  dépenses  pubSqnes. 
Gènes,  n'ayant  pas  assez  de  ressources  plour  défendre  Gaffa 
contre  les  Turcs,  et  la  Corse  contre  le  roi  Alphonse  le  Magna- 
nime, les  céda  à  Saint-George ,  qui  devînt  ainsi  tout  ë  la  fois 
banque  de  comm<^rce.  Mont  de  renteâ ,  ferme  de  conlribuliom 
et  seigneurie  politique. 

Au  milieu  des  ranoones  implacables  des  factions,  qui  len* 
daient  impossible  à  Gônes  la  liberté  comme  la  tyrannie  •  cette 
société,  mieux  consetllée,  protégeait  l'ordre  et  la  paix  ;  elle  con- 
tinua sesopérati(»is  même  après  les  changements  apportés  dans 
les  habitudes  et  les  voies  commerciales,  se  releva  du  pillage  que 
les  Autrichiens  lui  firent  subir  en  1746,  mais  soceondMi  à  eelui 
des  Français  en  1800. 

La  ville  de  Chien ,  en  1415,  fonda  également  une  banque,  au 
moyen  de  laquelle  elle  éteignit  une  dette  dont  elle  servait  l'in* 
térét  à  10  et  même  à  11  pour  100.  Le  capital  de  5M00  gé- 
noises, ni  plus  ni  moins ,  c'est-à-dire  de  178^000  livres,  étsH  ga^ 
ranti,  comme  les  intérêts,  par  les  biens  de  la  commune;  il  se 
divisait  en  lieux,  qui  rendaient  5  pour  100,  pouvaient  se  v^adre 
et  se  transférer,  et  quiconque  en  acquérait  un  devenait  bour^ 
geois  de  Chien.  Ces,  lieux  ne  se  perdaient  jamais,  et  ne  pou- 
viient  être  saisis  pour  un  méfait  quelconque,  pas  même  pour  le 
crime  de  lèse-majesté.  Les  princes  de  Savoie  et  leurs  ministres 


INSTITUTIONS  DE  GUARITE.  3oU 

Q^avaienC  j^  le  droit  d'en  acquérir^  et  la  commune  pouvait  en 
tout  temps  racfaetar  cette  dette  (1  )• 

Nous  ne  voulons  pa^j  à  ce  sujet,  passer  sous  silence  deux  ins* 
titutîons  oubliées  par  les  historiens.  Douze  nobles  de  Pise, 
en  1053^  fo^dàrent  l'œuvre  de  la  Mi&érioorde;  chaoun  d'eux 
veEsa  dâ  livres  de  gros,  et  ce  capital  devait  être  employé  à  des 
opérations  commerciales^  dont  les  profits  servaient  à  doter  de 
pauvres  jeunes  filles,  à  racheter  les  captifs»  è  secourô  les  indi- 
gents honteux  ;  belle  alliance  de  la  chaiîté  chrétienne  avec  l'in- 
dustrie moderne.  En  té9&,  on  établit  à  Florence  on  Monie  délie 
cUàii;  quiconque  y  déposait  100  florins  en  recevait  500  au  bout 
de  qioinze  ans^  s'il  se  mariait;  mats  la  compagnie  gardait  la  dot 
si  l'assuré  miOunûi  avant  Fépoque  de  l'échéance  ou  se  faisait 
religieux  (3).  Telle  est  Torigine  de  ces  tontines  et  des  caisses  de 
secours  mutuel  ou  de  prévoyance,  dont  la  F^anoe  et  l'Angle- 
terre nous  offrent  aujoiurd'hui  un  tableau  si  proq[)èffe« 


CHAPITRE  XCVIIK 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  prévenir  le  lecteur  pour  hn  feire 
apercevoir  toni  les  changements  que  les  mœurs  avaient  sobis.  Ge 
luxe  eorroptear,  qsî  consumait  les  produits  de  provineesentières 
pour  satisfaire  lés  jouissances  et  les  vanités  futiles  d'un  seui^ 
ainsi  que  nous  Tavons  vu  au  déclin  de  rempireromain^  dut  ces- 
ser sous  la  domination  des  barbares^  simples  et  grossiers. 

Dans  un  plaid  tenu  par  Ad^ard  à  ^olète^  au  cottimeneement 
du  règne  de  Louis  le  Pieux,  nous  trouvons  la  desertptiott  d'un 
palais  romain  :  du  proaulion  on  passe  dans  la  salle  destinée  à 
la  réception  ;  vient  ensuite  le  tùmieMre^  où  l'oft  traite  des  af- 
faires secrètes,  puis  le  iriehore  ou  iriclinium^  dans  lequel  les 
convives  s'asseyaient  à  des  tables  sur  trois  rangs,  au  milieu  des 
parfums  qui  s'exhalaient  de  Vépieaustère  ;  ici  des  chambres  d'hi- 
ver et  d'été,  là  des  thermes  et  des  bains^  un  gynmase  pour  les 
luîtes  et  les  exercices,  la  cuisine^  la  piscine  d'où  venaient  les 

(1)  CaRAUO,  St.di  Ciden,  1,  473. 

(2)  T&ONGI,  Ann.pUani;  AimuATO»  StorU,  livre  XIX. 


360  maisons'. 

eaux,  Phippodtome  pour  les  courses  de  chevmrK.  C'est  là,  évi- 
demment^ un  reste  de  palais  ancien,  et  les  nouvelles  moeurs 
firent  abandonner  une  pardtle  distribution. 

La  plupart  des  maisons  n'avaient  que  le  rez^è-cbau^sée  ; 
quelquesp-unes  étaient  couvert(»s  de  tuiles  (eupx  ou  cupeii^  )^ 
beaucoup  de  bardeaux  {scandvla)  on  àe  paifle.    De  là,  des 
incendies  fréquents   qui  détruisaient    parfois  -la  moitié    des 
villes;  à  cause  de  leurs  ravages,  dit  Landoffe  en  4406^  Miian 
n'avait  presque  aucun  mur  en  pierres  ou  en  briques,  mais  seu- 
lement en  paille  et  en  torcbis.  Il  prend  TefTet  pour  la  calim^ 
mais  il  est  certain  que  l'absence  des  cheminées  oontrilnuiit  aux 
incendies;  les  anciens  allumaient  le  feu  au  milieu  de  là  saDe^ 
et  la  filmée  s'échappait  par  une  ouverture.  Galvano  Piamma, 
dans  le  quatorzième  siècle^  parle ,  comme  d'une  découverte 
récente^  des  cheminées  avec  le  tuyau  pratiqué  dans  le  mur.  Se- 
lon André  Gattaro,  François  Carrare  l'ancien^  en  1368^  apporta 
de  Rome  cet  usage^  inconnu  auparavant;  vingt  ans  plus  tard, 
Musso  remarquait  que  les  maisons  de  Plaisance  étaient  splen* 
dides,  propres,  bien  meublées,  avec  des  armoires^  des  ustensiles 
de  cuisine  et  beaucoup  de  vaisselle,  des  jardtos^  des  cours,  des 
puits^  de  vastes  greniers  et  de  belles  chambres^  dont  quelques- 
unes  avec  la  cheminée  (i).  A  Rome^  la  maison  à  laquelle  on 
donne  vulgairement  le  nom  de  Pilàte,  et  qui  appartient  à  uo 
descendant  du  consul  Grescentius,  est  une  forteresse  à  Pusage 
de  ce  temps^  réparée  par  Cola  de  Rieiuso  pour  défendre  le  pont 
Rotto  ;  très-lounie  dans  sa  solidité,  ornée  outre  mesure  de  mor- 
ceaux enlevés  çà  et  là^  elle  a  de  bizarres  chapiteaux  et  porte  me 
inscription  grossière  (2). 

(1)  FiAlOiJi,  Manip,  florwn;  Gattabo,  Misl,  Paitv.f  étmUê  Hm,  ik  &r^.» 
tùm.TmiUVêêO,  Chron^PlaeêMt. 
^  'f'  NoD  tiAt  ignanis  cii^iis  4omu«  hcc  Nicholauft, 

Quod  nil  momenti  âbi  mundi  gratia  sentit. 
Venim  quod  fedt  hanc  non  tam  vana  coegit 
GkM:la,  quam  Rom»  vétéran  reoovare  ABcovcm. 
•f-  lo  domlbus  pulcris  memores  estote  sepulcris , 
Conlisiqoe  Tirnm  non  ibi  stare  diu. 
Mon  Tehitur  painia.  NuBi  fua  ilta  pereanis. 
Mansio  nostra  brerls ,  canas  et  Ipse  levfo. 
*f*  Si  ftigiaa  Tentum,  si  elaodaa  ostia  œntnm. 
Servis  mille  Jubés  non  sine  nidne  culiea. 
Si  maneas  castris,  fenne  vidnus  ei  afiite, 
Ocius  inde  solet  tôlière  quosqne  Tolet 
*f  Surgit  in  astra  domus  sublimis,  culmina  cii^tts 
Primus  de  primis  magnus  Nièhobnis  ab  imto 


MAISONS*  361 

Dans  la  féodalité^  Ithaque  seigneur,  devenu  presque  un  petit 
rm,  avaitde  grandes  richesse»^  mais  l'entretien  d'une  famille 
étendue  lui  imposait  de  grandes  dépenses^  outre  que  ses  reve- 
nus eoDsistaient  en  denrées  plutôt  qu'en  argent.  Son  palais^  qui 
avait  l'aspect,  «ouvent  même  la  force  d'un  château,  se  faisait  re^ 
npiaiiquer  par  de  grosses  murailles^  par  un.  petit  nombre  ou  Fab- 
sence  de  f^ôtres,  par  des  tours  aux  angles,  des  créneaus.,  un 
fofisé  autour  avec  un  pont4evis  devant  la  porta  principale,  que 
défendaient  des  barbacanes,  des  canardières  et  des  m&checoulis. 
Autour  de  la  cour  destinée  aux  exercices  militaires,  se.  trouvaient 
la  euisine  avec  l'office  pour  la  cire  et  les  épices,  de  vastes  écu- 
ries et  les  autres  dépendances,  une  salle  où  l'on  voyait  disposées 
les  armes  de  guerre  et  de  chasse;  une  autre,  salle  à  manger, 
capable  de  contenir  non-seulement  tous  les  membres  de  la  far 
mille,  mais  encore  des  hôtes  nombreux.  Dans  celle  du  prince 
d'Achaie  à  Pignerol,  en  1367,  mangeaient  cent  trente-neuf  per^ 
somnes,  parmi  lesquelles  vingt-cinq  pauvresetquelquesmoines(4). 
Lu  salle  où  le  sagneur  prenait  ses  repas,  éclairée  par  des  torche» 
que  des  pages  tenaient  à  la  main  et  par  de  grands  candélabres 
d'airgent,  restait  oav^e  à  tous  les  vents  dans  la  bonne  saison; 
nmsp  dans  Fhiver,  on  la  garantissait  par  de  la  toile  ou  des  feuil- 
les de  papier. huilées,  telles  que  les  conservait  encore  en  1400 
le  château  ducal  de  Moncaiieri.  A  ce  manque  de  confortable 
dans  les  habitations,  faisait  contraste  la  somptuosité  de  la  table, 
où  brillaieat  des  flambeimx  d'argent  et  même  d'or,  des  chefs- 
d'mivre  artistiques^  des  coupes  d'ivoire,  d'écaillé^  de  cristal,  ou 
bien  d'une  matière  plus  (irécieuse. 

.  La  salle  de  réception  était  ornée  de  tapisseries  venues  de  Flan- 
dre ou  de  Damas,  et  que  l'on  fit  ensuite  sur  les  dessins  des 
moiUeurs  altistes  dltaÛe*  On  étendait  sur  le  pavé  dç  la  paille- 
firatche,  quelquefois  des  tapis,  et  plus  tard  des  nattes  de  sparte 
et  de  jonc.  Les  sièges  étaient  en  bois,  parfois  richement  sculpté, 
et  couverts  de  drap  ou  de  peaux  imprimées,  mais  durs  et  toutr 
aussi  peu  commodes  que  tes  bahuts  et  les  coffres.  Çà  et  là*  on. 

Eradt,  pttnimJecitt  ol»  reooTare  snonim  ; 
Stat  patris  GrMoais  matrtoque  Theodoni  nomen* 
Boc  cnlmen  duimi  caro  pro  pignore  gestnin 
Davldi  trilnitt  qui  pater  eiûbuit. 

(1)  Cadierine  de  VlennoU,  princesse  d'Acfaûe  en  iZW,  pour  obtenir  dé  lài 
viande  d*an  boucher  de  Pûtoiey  dut  lui  donner  en  gage  un  gobelet  d'argent.. 
CiBBARlo,  Écanom,  poL  du  moyen  ége. 


voyait  des  a?iBoire»  et  des  tiuffetf  aiarqueté«  &ef  et  d'aigMft, 
dans  les  tiroirs  desquels  on  plaçait  les  mille  inutiiitèi  ({ne  MMiB 
étalons  aujourd'hui  sur  les  consoles  et  las  ^agères;  onytfoii^radt 
aussi  des  fonlaîaes  et  des  bassins  de  ooîvre  ou  d'un  toAM  pkM 
précieux^  une  sphère  de  métal  ou  de  irerie,  une  horioge  danè  mm 
simplidté  primitive,  un  diptyque,  une  imagode  saiot^  mù  eradftx 
sur  le  prie^Dieu»  mais  rarement  des  liviM.  Le  lit»  etiteuré  d*«ft 
boliistre^  était  surmonté  d'un  ciel  en  drap  orné  de  robillB  et  ém 
dentelle^  avec  des  couvertures  de  grand  prix.  Le  resie  é#  }a  fit'- 
mille  dormait  dans  des  chambres  sans  ornements.  Il  ^isle  ea- 
cope  des  châteaux,  en  Piémont  et  dans  les  Apenttim  loseittS) 
cpn  conservent  cette  distribution  et  cet  ameidErfement^ 

Lorsque  les  serfs  commencèrent  à  fuir  la  oa«ipa|^e  pow  ne 
réfugier  dane  les  villes  aflranchies,  on  s'occupa  de  Aire  da^  b^ 
hitations  à  la  hâte,  avec  poutrelles  et  torchis;  au  lieu  des  au* 
noéios  modernes,  on  plaçait  souvent  au-dessus  d&  la  porte  un 
saint  ou  bicai  une  devise  poor  distinguer  les  maieona^  Ââu  d'é^ 
pargner  le  terrain^  et  les  transports  se  fiaisant  à  dos  d^bélea  de 
somme,  on  donnait  trè^-pen  de  lu^ur  à  4a  pbipaft  de&  nea; 
puist  comme  Ton  construisait  sans  suivre  aucun  pis»  régn&tr, 
elles  étaient  tortueuses  et  ne  correspondaient  paa  «Btire  eâ^m. 
L'aspect  des  villes  ne  devait  pas  être  celui  de  la  propreté^  nkxps 
que  les  vues  pavées  étaient  rares,  et  que  les  cochon»  s'y  vau* 
traient  comme  les  chiens  aujourd'hui. 

Le  peuple^  une  fois  affranchi,  fit  abattre  les  tours^oùleeelgnear 
s'irritait  pour  échapper  au  chÀtimentdes  lois.  Vinrent  ensuite  les 
factions,  et  souvent  le  parti  victorieux,  abusant  de  son  triomphe 
momentané,  rasait  les  maisons  des  vaincus;  parfois  l'attiorité. 
décrétait  cette  mesure  pour  satisfaire  la  fureur  plébéimne;  du 
reste,  on  appliquait  cette  punition  avec  une  telle  exactitude  que 
l'on  ne  déoiolissait  qu'une  partie  de  rhabitalîon  fiMBd  elie  a|H 
partenait  à  divers  propriétaires  (i);  Tinfamie  frappait  l'empte» 
cernent,  sut  lequel  on  ue  pouvait  plus  constraire. 

Le  vieux  palaia  à  Florence,  en  iâ9B,  fut  mis  hors  d'équem, 
pour  qu'il  n'occupÂt  point  l'espace  où  s'étaient  élevées  les  mai- 
sons desUberti»  qui  avaient  voulu  livrer  la  patrie  aux  étrangers; 
à  Venise,  le  terrain  de  celles  des  Quirini»  complices  de  Tiepolo, 
fut  réservé  aux  exéculions. 

Le  luxe  né  tarda  point  à  faire  invasion  dans  les  édifiées  pri- 


i\y  Crouaca  di  Sanmlniaio,  ap«  Baluzio,  I,  457. 


MAISONS.  963 

vé&f  et  Vm  en  tit  de  riches  et  de  majestueux  à  Florence,  à  Génes^ 
à  Veniee  ;  cependant  on  songeait  moins  au  confortaUe  qu'à  la 
dolidtté  et  à  la  beauté.  Sans  rappeler  une  ancienne  Ici  lombarde^ 
qui  défendait  de  coucher  plus  de  quatorze  dans  la  même  pièce, 
les  huit  de  la  seigneurie  de  Florence  dormirent  tous  dans  une 
sevile  diamtoe  jusqu^u  milieu  du  quinzième  siède^  époque  oà 
Micheioeeo  en  construisit  une  pour  chacun.  Néanmoins  on  par^ 
lait  de  cette  glorieuse  répuMique,  dont  les  citoyens^  simples 
dans  leur  costume  et  leurs  habitudes  privées^  protHguaient  far- 
gent  en  tableaux^  sculptures^  bibliothèques^  églises,  et  dont  les 
Bâvires^  expédié»  à  Alexandrie  et  à  €k)nstantinopIe  avec  de  pré- 
cieux tissus  de  soie,  en  rapportaient  des  manuscrits  dHomère, 
de  Thucydide^  de  Haton.  ' 

En  4270,  Venise  publiait  une  ordonnance  sur  les  hôteliers,  par 
laquelle  il  leur  était  enjoint  de  ne  paâ  loger  de  prostituées,  de  ne 
tenir  qu'une  porte  ouverte^  de  ne  Tendre  d'autre  vin  que  celui 
que  leur  fournissaient  les  trois  yfur^tc^^r^,  d'avoir  au  moins  qua- 
rante lits  garnis  de  draps  et  de  couvertures  :  prescriptions  di- 
gnes de  remarque  dans  une  époque  où,  en  Angleterre^  on  cou- 
vrait à  peine  de  paille  les  planches  sur  lesquelles  dormait  le  roi. 
Frère  Buonvicino  de  Rîva^  qui  en  fit  la  statistique  en  i%8,  donne 
à  Milan  trekse  miRe  maisons  et  six  mille  puits,  quatre  cents  fours, 
mille  tavernes  où  Ton  débitait  du  vin,  plus  de  cinquante  au^ 
berges  et  hôtelleries,  soixante  galeries  couvertes  devant  les  mai-^ 
sons.  Ces  vestibules,  les  cloîtres  des  couvents,  le  palais  public, 
Varmgo,  le  broletto^  servaient  pour  les  réunionset  les  assemblées. 
Le  podestat  de  Milan,  en  i^72,  défendit  d'encombrer  les  arca» 
des  sous  le  ôrolettOy  afin  que  les  nobles  et  les  marchands  pus* 
sent  7  circuler  librement;  bien  plus,  il  voulut  qu'on  y  plaçât  des 
bancs  pour  s'asseoir  et  des  perchoirs  destinés  aux  faucons  d  aux 
éperviers,  que  Ton  promenait  alors  avec  soi  comme  aujourd'hui 
on  se  fait  suivre  des  chiens. 

La  nourriture  du  peuple  était  grossière;  on  faisait  un  grand 
usage  du  lard ,  et  nous  trouvons  souvent  des  legs  institués  pour 
en  distribuer  aux  pauvres  (i).  En  4150,  les  chanoines  de  Saint* 
Àmbroise  à  Milan  se  faisaient  donner  par  Tabbé,  sans  que  nous 
puissions  dire  quel  jour,  un  dîner  à  trois  services  :  le  premier,  de 


(1)  Dans  le  testament  d'André,  archevêque  de  Milan  :  Pascere  debeat  pau" 
pères  centuin,  et  detper  unumquemque  pauperem  dimidium  panem,  ei  campatta- 
l'tcum  lardum,  et  de  caseo  luter  quaUior  iièram  unam,  et  vini  sextarium  unum. 


364  NOURRITURE.  VÊTEMENTS. 


'.\l-^it:irit 


poulets  froids ,  de  gigots  au  vin,  de  viande  de  porc  égi 
froid  ;  le  second,  de  poulets  farcis^  avec  du  bœuf  à  la  poivrade  et 
une  tourte;  le  troisième^  de  poulets  rôtis,  de  filets  aux  croûtons 
et  de  cochons  de  lait  farcis  (4).  Le  grand  usage  des  viandes  ren- 
dait nécessake  l'emploi  du  poivre,  dont  la  consçunmaiion  peut 
se  comparer  à  celle  que  Ton  (ait  aujourd'hui  du  café  ou  du  suere. 
Le  pain  Uanc  était  réservé  pour  les  jours  d'invitation ,  et  Milan  ^ 
en  i355,  n'avait  encore  qu'un  jour  où  Ton  cuisait  cette  espèce 
de  pain;  on  faisait  l'autre  avec  de  la  farine  mélangée  ou  du  sei- 
gle. Le  panaloney  les  foca^ecie,  les  pizze,  le  panforie,  les  cros^ 
taie  et  autres  variétés  de  gâteaux  que  l'on  mange  encore  aux 
fêtes  de  Noël  ou  de  Pâques,  sont  des  vestiges  du  temps  où  cha- 
cun cuisait  le  pain  dans  sa  maison  ;  encore  le  faisait-on  rarement, 
et  surtout  à  l'approche  des  grandes  solennités.  En  général,  le 
I^ince  ou  le  seigneur  donnait  à  manger^  dans  le  château  féodal, 
à  tous  les  individus  placés  sous  sa  dépendance  ;  de  là  les  immen- 
ses banquets  et  les  énormes  plats  qui  furent  ejiisuite  conservés 
par  luxe. 

L'art  de  fmre  des  bas  à  l'aiguille,  qu'aucune  jeune  fille  n'ignore 
aujourd'hui,  fut  connu  assez  tard.  On  sait  que  les  Romains  ne 
faisaient  point  usage  de  culottes,  et  Ton  regarda  comme  une 
grande  nouveauté  que  César,  pour  se  mettre  à  l'abri  du  froid, 
prttune  sorte  de  caleçons.  Les  vaincus  adoptèrent  bientôt. tes 
braies  que  portaient  les  barbares.  Les  peaux  étaient  communes; 
celles  de  renard,  d'agneau  et  de  bélier  couvraient  les  plébéiens^ 
et  les  riehes  étalaient  sur  leurs  corps  les  dépouilles  grises,  nm- 
ràtres  ou  Manches  de  la  zibeline,  de  la  martre^  de  l'hermine. 
Le  nom  de  superpelHcem ,  donné  à  la  tunique ,  atteste  chez  les 
prêtres  l'usage  de  porter  des  fourrures,  usage  qui  a  laissé  des 
traces  dans  Taumusse  et  la  chape.  Les  Vénitiens,  et  peut-être 
les  habitants  de  l'Exarchat,  adoptèrent  le  costume  des  Grecs, 
avec  lesquels  ils  se  trouvaient  en  relations  fréquentes;  lorsque 
les  croisés  assaillirent  Constantinople,  le  Vénitien  Pierre  Albeki, 
qui  était  monté  le  premier  sur  les  murailles,  fut  tué  par  un  Fran- 
çais qui  le  prit  pour  un  Grec.  Les  croisés,  comme  l'indique  le 
masque  qui  en  est  le  type,  portaient  la  barbe  à  la  byzantine. 

Cluique  pays  avait  une  manière  propre  de  s'habiller,  et  Dante 
se  fait  reconnaître  dans  son  pèlerinage  autant  par  son  langage 


(1)  GiCLANI,  Memorie  délia  città  e  campûgna  milanese,  tom.  V,  471. 


LOIS  SOMPTUAIBES.  365 

que  par  son  costume  (1).  Les  statuts  et  surtout  les  lois  somp- 
tuaires  de  chaque  commune^  avec  leurs  minutieuses  prescrip- 
tions qui  s'étendent  même  sur  la  coupe,  les  plis,  les  ornements 
et  la  dépense  des  habits»  pourraient,  si  Ton  voulait,  fournir  de 
précieux  détails  sur  les  coutumes  d'alors.  Les  birri  étaient  des 
casaques  de  couleur  roussfttre,  plus  souvent  de  drap  grossier  et 
avec  le  capuce;  on  donnait  le  nom  de  rauba  ou  roba  aux  habits 
les  plus  riches^  nom  qui  s'est  conservé  dans  l'italien  et  le  fran- 
çais. Les  lois  somptuaires  font  mention  du  superioius^  du  palan- 
dran  ou  cape^  distincte  du  manteau  parce  qu'elle  avait  le  capuce, 
mais  non  les  manches.  Mais  pourquoi  faire  le  récit»  et  qui  vou- 
drait récouler»  des  différentes  modes  de  chaque  époque?  C'est 
là  un  travail  dliistorien  municipal. 

Les  statuts  de  Mantoue,  en  4327^  défendent  aux  femmes  de 
basse  condition  de  porter  des  vêtements  qui  traînent^  et  de  met- 
tre au  cou  aucun  ornement  de  soie;  en  outre,  celles  d'un  rang 
quelconque  ne  doivent  pas  avoir  de  robes  avec  une  queue  de  plus 
d'une  coudée,  ni  couronne  de  perles  et  de  pierres  précieuses  à 
la  tête,  ni  ceinture  qui  vaille  plus  de  10  livres ,  ni  bourse  dont  le 
prix  dépasse '15  sous,  a  En  1330,  raconte  Viliani,  Florence  prit 
des  mesures  coiltre  le  luxe  des  femmes,  qui  faisaient  d'excessives 
dépenses  en  parures»  couronnes,  guirlandes  d'or  et  d'argent, 
perles  et  pierres  précieuses,  filets,  ornements  de  perles  et  au- 
tres de  grand  prix  pour  la  tête;  vêtements  de  draps  divers  et 
d'étoffes  diverses,  relevés  en  soie  de  plusieurs  manières,  avec  des 
franges  de  perles  et  de  petits  boutons  dorés  ou  d'ai^ent,  sou- 
vent dé  quatre  files  et  de  six  réunies  ensemble;  fermoirs  de  per- 
les et  de  pierres  précieuses  sur  la  poitrine,  avec  des  signes  et  di- 
verses lettres.  Dans  les  repas  de  noces»  même  dépense»  ménie 
profusion  déréglée.  Il  fut  pourvu  à  tout  cela»  et  des  ordres  sé- 
vères furent  adressés  à  certains  officiers  pour  que  nulle  femme 
ne  pût  se  coiffer  avec  une  couronne  ou  une  guirlande  d'or»  d'ar- 
gent, de  perles,  de  pierres  précieuses,  de  verre,  de  soie  ou  rien 
de  semblable,  pas  même  en  papier  peint  ni  avec  un  réseau  ou 
des  tresses  d'aucune  façon  :  point  de  vêtements  à  crevés  ni  em- 
bellis de  figures ,  mais  un  tissu  simple  avec  deux  couleurs  seu- 
lement, sans  ornements  d'or,  ni  d'argent,  ni  de  soie,  ni  de  pierres 
précieuses»  ni  d'émail,  ni  de  verre;  aux  doigts,  pas  plus  de  deux 
anneaux;  la  ceinture,  sans  pierres  précieuses»  ne  devait  avoir  que 

{!)  Dante»  Enfir^  xxx»  7.  - 


366  LOIS  S0MPTUAIRB8. 

douze  plaques  d'argent;  aucuue  femme  ne  pouvait s'babill^r  de 
âCiamHo  (Borle  d'étoffe  de  soie)^  et  celles  qui  avaient  des  robes 
de  cette  étoffe  étaient  obfigées  de  les  marquer  afin  que  d'autres 
n'en  pussent  faire.  Ainsi  tout  les  habits  de  dnq[>  ornés  de  soie 
furent  supprimés  et  défendus;  aucune  femme  n'eut  le  droit  de 
poiler  des  robes  dont  la  queue  dépassât  deux  coudées,  et  qui 
fussent  échancrées  plus  que  l'ampleur  du  fichu.  De  la  même  ma* 
nière  on  proscrivit  les  vestes  et  les  cotillons  somptueux  des  en- 
fants^ enfin  tous  les  objets  de  luxe  et  même  l'hermine^  esc^té 
pour  les  chevaliers  et  leurs  dames«  Les  honmies  durent  renooeer 
à  toute  espèce  d'ornements,  à  la  ceinture  d'argent,  aux  pour* 
points  de  taffetas,  de  drap  et  de  camelot.  En  outre,  il  fut  pres- 
crit de  ne  servir  aux  festins  que  trois  espèces  de  mets,  et  d'invi- 
ter pour  le  repas  du  mariage  vingt  convives  seulement;  l'épousée 
ne  put  se  faire  accompagner  que  de  six  femmes  :  aux  banquets 
pour  les  nouveaux  chevaliers  cent  invités,  trois  sortes  de  mets, 
et  défense  de  donner  aux  bouffons  des  habits  dont  il  était  fait 
auparavant  une  grande  distribution.  » 

Ces  statuts  somptuaires  offrent  des  détails  curieux  et  des  ren- 
seignements individuels;  mais  chacun  d'eux  exigerait  un  oom* 
mentaire  spécial,  qu'il  serait  difficile  de  compléter*  Comme  essai, 
citons  celui  de  Lucques,  qui,  eni308,ne  veutpas  qu'on  se  frappe 
dans  les  mains  aux  funérailles,  et  défend  aux  femmes  d'avoir  les 
cheveux  en  désordre  et  de  pousser  ainsi  des  gémissements  auprès 
du  cadavre,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  d'une  épouse,  d'une  fiUe  ou 
d'une  cousine  germaine.  En  1363,  il  fixe  à  quarante  le  nombre 
des  invités  pour  les  noces,  outre  quatorze  serviteurs,  cuisiniers 
ou  marmitons  :  sur  la  table  ne  paraîtront  que  deux  espèces  de 
mets,  de  la  viande  et  du  poisson,  et  l'on  n'en  servira  qu'une 
seule  à  la  fois,  en  distribuant  un  morceau  pour  deux  personnes; 
pour  le  rdti,  un  poulet  ou  deux,  ou  deux  perdrix  grises,  ou  deux 
tourterelles  ou  cailles,  ou  un  quartier  de  chevreau,  ou  bien  une 
moitié  d'oison.  Les  ravioli,  les  tartelettes,  les  tourtes  et  autres 
friandises  de  pâte  ou  de  lait,  le  fromage,  les  saucisses,  la  viande 
salée  et  les  langues  fourrées  ne  sont  l'objet  d'aucune  prescrip- 
tion. Au  souper,  vingt  convives  seulement  avec  huit  serviteurs, 
et  deux  qualités  de  mets,  outre  les  légumes,  ou  le  fromage,  ou 
la  recuite  comme  dessus;  défense  d'offrir  des  bonbons  avant  ou 
après  le  diner,  mais  qu'on  présente  une  seule  fois  le  dnigeoîr 
au  diner  et  au  souper.  Un  autre  chapitre  règle  remploi  du  se- 
cond jour,  après  lequel  aucun  festin  n'était  permis ,  pas  môme 


LOIS  aOHfTOAlBIS.  367 

le  jour  où  se  donnait  Tanneau  du  mariage.  Dans  ces  occasions, 
oa  ne  pouvait  avoir  ni  jongleurs,  ni  musiciens,  ni  bouffons; 
mais^le  jour  de  la  fé(e>on  autorisait  la  présence  de  joueurs  dins- 
truments  pour  accompagner  l'épouse  dans  les  rues^  et^  le  pre- 
mier jour  du  mariage^  il  était  permis  d'avoir  un  musicien  dan 
la  maison  ou  dehors/ à  la  condition  que  Tinstrument  m  wemi 
ni  trompe,  ni  trompette,  ni  timbale,  ni  cornemuse. 

Il  fallait  renfemfer  dans  des  cotTres  le  trousseau  que  la  femme 
envoyait  au  mari,  et  les  coffres  ne  devaieatétre  ni  sculptés^ni 
brillants ,  ni  dorés.  A  la  suite  venaient  une  foule  de  prescrip- 
tions sur  ce  trousseau,  puis  les  accoucfaements,  les  bi^>tô- 
mes,  etc.  Ces  règlements  as  multiplièrent  successivement,  en 
1273;  il  fut  défendu  de  porter,  sauf  ré|ùngle  de  la  ueintuve, 
ni  or,  ni  argent ,  ni  étuis  de  couteaux  ou  de  livres ,  ni  aiguil- 
tiers,  ni  boutons,  ni  colliers >  ni  broderie  quelconque,  et  le 
nombre  des  anneaux  resta  limité  à  six.   Les  femmes,  si  ce 
n'est  à  partir  de  Tftge  de  dix  ans  jusqu'à  une  année  après  leur 
mmage,  n'avaient  pas  le  droit  d'étaler  des  perles,  des  joyaux  et 
des  agrafes;  pendant  ce  temps,  elles  pouvaient  orner  leur  tôte  de 
trois  oncea  de  perles,  de  la  valeur  de 30  ducats;  pas  de  sandales 
couvertes  de  sde  ou  d'or;  aucune  femme  ne  devait  avoir  pfaia  de 
deux  vêtements  de  soie,  dont  un  seul  de  couleur  cramoisie,  et, 
pour  éviter  la  fraude,  le  statut  ordonnait,  avant  de  prendre  un 
habii^  de  le  (aûre  enragiatfcr  dans  le  livre  ad  koe;  il  fallait,  en 
outre,  quand OB  voolaii le  quitter,  faire  changer  Hnscriplion,  et, 
dès  qu'on  l'avait  mis  de  côté,  on  ne  devait  plus  le  reprendre.  Les 
manches  ouvertes  à  la  manière  des  cloches  étaient  prohibées. 
Ces  prescriptions,  bien  plus  sévères  encore  pour  les  campa- 
guardes,  ne  regardaient  pas  les  chevaliers,  ni  les  docteurs  méde* 
cina  ou  en  droii,  ni  leurs  femmes. 

«  £t)  comme  les  meilleures  lois  seraient  inefficaces  si  Fon  né- 
gligeait de  les  faire  observer,  »  on  multipliait  les  visites  domi- 
ciliaires, les  espions  et  toutes  les  mesures  qui  accompagnent  des 
lois  absurdes.  En  i&84  parurent  de  nouvelles  restrictions,  au 
point,  que  les  rès^enoents  déterminaient  la  manière  de  se  vêtir, 
le  prixde  la  ceinture,  del'esoarceUe  el  du  tablier.  En  1480,  on 
limitait  les  dépenses  pour  les  repas,  dont  il  fallait  exclure  les 
dragées,  les  gaufres ,  les  fruits,  le  vin  ;  les  meubles  des  cham- 
bres se  composaient  de  sièges  à  dossier,  de  bancs  et  de  tapis  ; 
aux  lits,  des  draps  de  lin  sans  or  ni  argent,  des  couvertures  de 
soie,  et  pour  ciel  des  tapisseries.  Viennent  ensuite  de  nombreu- 


368  LOIS  SOUPTUAnUES. 

ses  prohibitions  dont  il  est  impossible  d'apercevoir  le  motif,  si 
ce  n'est  au  moment  qu'elles  sont  imposées,  ou  lorsqu'on  les  sup* 
prime,  ce  qui  arrive  souvent  peu  après  (4  ). 

Les  lois  somptuaires,bien  qu'elles  fussent  inefficaces,  pouvaient 
sembler  opportunes  alors  que  l'on  attribuait  au  gouvernement  le 
droit,  non-seulement  de  multiplier  les  impôts  et  de  prodiguer  les 
dépenses,  mais  de  veiller,  comme  un  père  de  famille,  à  la  mora- 
lité des  citoyens.  Or  un  moyen  dé  moralité  était  de  ne  pas  sor- 
tir de  son  état,  ce  qui  fait  que  le  riche  ne  contracte  pas  les  vices 
du  pauvre,  ni  celui-ci  les  vices  de  celui-là.  Les  différences  de 
pays  et  le  naturel  ne  conduisaient  pas,  sans  doute,  à  la  vertu, 
mais  classaient  les  individus  d'une  certaine  manière  en  les  main- 
tenant dans  leur  caractère  propre. 

Nous  ne  voulons  pas  quitter  ce  sujet  sans  rappeler  les  mesures 
prises,  en  4346,  par  les  Lucquois  à  Tégard  des  Huit,  leurs  an- 
ciens, qui  habitaient  le  palais  de  Saint-Michel  in  Foro  :  «r  Que 
chacun  d'eux  assiste  à  la  messe  du  matin  ;  ceux  qui  ne  s'y 
trouveront  pas  à  Tévangile,  à  l'élévation,  à  la  bénédiction, 
payeront  :  les  premiers,  six  deniers;  les  seconds,  douze,  et  les 
auti*es,  dix-huit.  Défense  à  tous  de  âortir  du  palais,  et  de  répon- 
dre à  quiconque  parle  au  collège,  sans  la  permission  du  com- 
mandeur, sous  peiue  de  deux  sous;  si  l'un  d'eux  ne  vient  pas 

(1)  La  loi  somptuahre  de  Lucques,  qui  resta  en  Tigueor  jusqu'à  la  fin  de  la 
république,  fut  celle  du  20  octobre  1587.  ToMMASI,  Somnmnc. 

Un  statut  de  Florence,  du  27  mars  1299,  porte  :  Si  qua  mulier  'wUtteni  por- 
tare  in  capite  aliquod  ornamentum  auri  vei  argenti,  vel  lapidum  preàoswnm 
veietiam  contrafaetorum,  "vei  perlarum^  tenatur  tolvere  Commun i  florenli/to  aro 
quoUhet  anno  &0  Uh,  /.  p.  ;  salvo,  quod  possit  quœtibet  domina^  si  sibi  ptoem- 
rit,  portare  4turum  filaUan  vei  argentum  filatum  usqve  in  'Va/orem  iii,  3  adpint, 
—  Et  tiqua  mulier  voluerit  déferre  ad  manteitum  fregiaturam  auri  imI  argenti 
vel  seriei  lexti  cum  auro  vel  argento,  vel  seannellos  aureot  vel  argtntaat  vel 
perlas,  teneatur  solvere  Coaanuni florentine  liàr,  ^  f,  p, proquoliàet  anno  {At^ 
chives  des  réformes). 

Parmi  les  autres,  on  peut  constater  les  Statud  suntuarj  cirea  il  vesHario  délie 
donne,  etc.  émanés  de  la  commune  de  Pistoie,  en  1332  et  les  années  suÎTantes, 
et  publiés  par  Sébastien  Giampi  à  Pise,  en  1815,  a^ec  des  éclaircissements  mur 
les  moeurs  et  le  luxe  d'alors  dans  sa  patrie;  Ibs  Due  ttatuti  suntuarj  eirea  il 
vestire  degli  uomini  e  detle  donne,  faits  par  la  commune  de  Pérouse  avant 
Tannée  1322,  et  publiés^dans  cette  ville  en  1821  par  VenniglioU.  En  184d, 
Fabretti  en  a  publié  dans  VOsservaiore  del  Trasimeno  quelques  autres,  tirés  des 
jinnali  decemvirali  de  Pérouse. 

Les  ennuis  causés  par  les  lois  somptiiaires  et  les  subterfuges  des  femmes  sont 
faoétieusement  exposés  par  Franco  SachetU,  Nov,  cxxxvn. 


USAGES  DIYEES.  369 

au,  collège  lorsque  sonoera  la  grande  cloche^^  il  payera  un  gros. 
Ils  ne  pourront  sortir  plus  de  trois  à  la  fois^  afin  que  le  collège 
se  trouve  au  pafais  la,  nuit  comme  le  jour;  quenulpaconcjlpi^e 
ou  fasse  conduire  au  palais  aucune  femme,  sous  peine  de  cent 
sousy  et  ne  se  mette  à  table  ou  se  lave  les  mains  avant  d'avoir 
vu  assis  et  lavé  iç  commandeur^  qui^  au  collège,  à  Tégiise^  à  ta- 
ble, doit  occuper  le  premier  rang,  et  dans  les  rues  marcher  de- 
vant les  autres.  Qu'on  ne  dise  à  table  aucune  parole  indécentq^ 
ef^si  le  commandeur  n'accorde  pas  Tautorisation  déparier^  qu'on 
garde  le  sîlcacè,,  à  la  messe  comme  à  table.  Aucun  étnu^g^^^^ns 
la  permission  du  collé^^^  »  ne  pourra  être  invité  à  dèjeuner>  à 
dîner,  à  goûter,  à  souper,  et,  si  l'un  des  membi^  obtient  cetj^ 
faveur,  il  payera  chaque  fois  deux  gros  à  Técanom^.  Lp^nnciepé 
u0  pourront  assister  aux  funérailles,  a  moins  qu'il  ne  sagissci  de 
quelque  personne  de  leur  famille  et  d'un  parent^  §ous  peine  de 
quarante  sous:  n'envoyer  au  dehors  aucune  choseàmaqg^r  ou  à 
boire;  ne  pas  faire  venir  de  vin  plus  de  deux  fois  par  joiuvet 
seulement  iin  demi-quail»  en  le  payant;  puis  qu'on  tienne  tour 
purs  lacocbejpour  le  commandeur;  ne  manger  aux  frais  do 
collège  aucune  espèce  de  bonbons,  si  ee  n'est  à  l'apis  confit  w 
des  dragées  de. dessert,  et  quiconque  en  fera  venir  ies^payera  de 
sa  bourse,  »  ... 

Le  Ferrarais  Ricobaldo  décrivait  ainsi  les  usages  vers  Tannée 
ii38  ;  a  A^temps  de  Frédéric  il,  les  italiens  avaient  des  cou- 
tumes grossi^)ro8«  Les  hommes  portaient  des  mitres  à  écailles  de 
fef.  Au  souper,  le  mari  et  la  femme  mangeaient  sur  une  seule 
assiette,  et  ne  faisaient  point  usage  de  couteaux;  on  ne  trouvait 
\î  là  maison  qu'un  ou  deux  gobelets,  et^  la  nuit^  la  table  à  man- 
ger était  éclairée  par  une  torche  que  tenait  un  servitetn*  ;  les 
cbandelloa  de.âuif  ou  de  cire  étaient  inconnues.  Les  hommes  et 
les  bnniues  Si'habilkiient  gi*ossièrement ,  sans  pai*ures  d'or  ou 
d'argent,  oubienVen  ayant  qu'une  petite  quantité,  et  la  nourri- 
ture était  mesquine.  Les  plébéiens  mangeaient  de  la  viande  fraî- 
che trois  jours  de  la  semaine,  à  diner  des  légumes  cuits  avec  de 
la  viande^  à  souper  de  la  viande  froide,  reste  du  repas  antérieur, 
et  tous  ne  buvaient. pas  de  vin  dans  l'été.  Les  jeunes  filles^  dont 
la  toilette  était  fort  modeste,  n'apportaient  à  leurs  maris  qu^une 
dot  modique.  Les  demoiselles  se  contentaient  d^me  jupe /le 
droguet  {pigiiolato),  et  d'une  guinàpc  de  linon  {socca)-^  mariées 
ou  fiancées,  elles  ne  mettaient  sur  lem*  tête  aucun  ornement  de 
prix.  Les  femmes  s'eiitouraient  les  tempes  et  les  joues  de  larges 

UUT.  DES  ITAL.  —  T.  V.  24 


370  USAGES  DIVERS. 

bandes  nouées  sous  le  menton  ;  les  hommes  mettaient  leur  gloire 
dans  les  armes  et  les  chevaux^  et^  s'ils  étaient  nobles^  dans  la 
hauteur  de  leurs  donjons.  z> 

Cette  extrême  simplicité  est  une  exagération  de  Ricobaldo^qui 
voulait^  par  le  cootraste^  faire  honte  de  leur  faste  à  ses  contem- 
porains; c'est  ainsi  que  nous  entendons  chaque  jour  les  vieil- 
lards exalter  les  habitudes  sobres  et  simples  de  leur  jeunesse^ 
habitudes  qui  pourtant  ont  fourni  aux  poètes,  aux  auteurs  comi- 
ques, aux  prédicateurs  d'alors,  un  texte  abondant  de  railleries 
et  de  reproches.  Nous-mêmes,  si  notre  existence  se  prolonge, 
nous  regretterons,  au  milieu  des  accès  de  mauvaise  humeur  de 
la  vieillesse,  l'heureuse  simpHcité  et  la  naïve  bonne  ïoi  qui  ré- 
gnaient à  l'époque  de  notre  jeunesse. 

Un  écrivain  anonyme  du  treizième  siècle    s'exprime  ainsi^ 
mais  plus  longuement  que  nous  ne  le  faisons,  sur  ]e8  mœurs 
des  Padouans  :  «  Avant  Ezzelin^  ils  allaient  jusqu'à  vingt  ans  la 
tête  découverte  ;  mais  ensuite  ils  se  mirent  à  porter  des  mitres 
et  dos  heaumes  ou  capuces  à  becs,  et  tous  adoptèrent  le  surcot 
(épUoge)  en  drap,  dont  la  coudée  valait  plus  de  20  sous.  Belle 
famille,  bons  chevaux ,  toujours  des  armes.  Aux  jours  de  fêtes, 
les  jeunes  gens  nobles  donnaient  des  festins  aux  dames,  qu'ils 
servaient  eux-mêmes,  dansaient  ensuite  et  faisaient  des  tou^ 
nois.  Les  femmes,  après  avoir  renoncé  à  la  grosse  jupe  de  dro- 
guet  crépu,  s'habillaient  de  linon  très-fin,  dentelles  employaient 
de  cinquante  à  soixante  coudées,  chacune  selon  sa  fortune.  Si, 
au  temps  d'Ezzelin,  un  bourgeois  se  présentait  à  une  danse,  il 
était  souffleté  par  les  nobles,  et,  si  un  noble  faisait  la  cour  à 
quelque  femme  du  peuple,  il  ne  pouvait  l'introduire  au  bal  sans 
autorisation.  »  ' 

Nous  trouvons  dans  ce  fait  un  reste  des  insolences  aristocra- 
tiques» Si  nous  considérons  la  Divine  Comédie  comme  le  docu- 
ment le  plus  important  de  l'histoire  italienne,  nous  y  voyons  le 
regret  continuel  des  temps  passés,  c'est-à-dire  des  temps  où  ré- 
gnait l'aristocratie  :  la  valeur  et  la  courtoisie  se  rencontraient 
dans  toutes  les  villes  d'Italie,  les  cours  brillaient  de  tout  l'éclat 
de  la  noblesse,  et  ni  les  parvenus  ni  les  fortunes  subites  n  a- 
vaient  encore  troublé  ce  genre  de  vie  si  beau  et  si  calme.  Laisr- 
soils  dire  à  Boccace  que  les  Florentins  sont  babillards  et  pares- 
seux comme  les  grenouilles  (1),  lui  qui  ailleurs  s'exprime  ainsi 

(I)  Ech^^a  vil. 


PUBLICITÉ  DES  FÊTES.  FASTE.*  371 

à  regard  des  Pîsans  :  «  Il  y  en  a  peu  qui  ne  ressemblent  à  des 
lézards  gris.  »  Gomme  il  écrit  par  raillerie,  par  ordre,  par  imita- 
tion, il  peut,  moins  que  tout  autre  romancier,  nous  fournir  des 
renseignements  sur  les  coutumes  du  pays,  d'autant  plus  qu'il  ne 
fait  souvent  que  copier  ;  dans  la  description  môme  de  la  peste, 
il  emprunte  à  d^autres  les  traits  que  Ton  croirait  caractéristi- 
ques, et  met  sur  le  compte  de  la  reine  Théolinde  ou  de  la  mar- 
quise de  Saluées  des  aventures  qui  leur  sont  étrangères.  La  vie 
d'alors  nous  est  mieux  révélée  par  les  Cent  nouvelles  antiques, 
dont  quelques-unes  furent  certainement  écrites  au  temps  d'Ez- 
zelin,  et  parcelles  de  Franco  Sacchetti;  les  nombreuses  anec- 
dotes de  cet  auteur,  bien  que  parfois  insipides,  nous  révèlent 
les  habitudes  sociables  et  gaies  de  la  liberté,  remarquables  par 
les  réunions  joyeuses,  les  vives  plaisanteries,  les  amusements 
naïfs,  la  passion  de  conter,  les  promptes  répliques,  le  trait  lancé 
à  propos,  l'existence  en  plein  air,  les  rapports  familiers  entre 
les  seigneurs  et  les  plébéiens,  rapports  inconnus  aux  autres 
nations.  Au  temps  où  Frédéric  II  régnait  en  Sicile,  a  un  dro- 
guiste de  Palerme,  nommé  maître  Mazzeo,  avait  coutume, 
chaque  année,  à  la  saison  des  citrons,  après  s'être  bien  frisé  et 
cravaté,  de  porter  au  roi,  d'une  main,  des  citrons  sur  un  pla- 
teau, de  Pautre  des  pommes,  et  le  roi  recevait  ce  don  gracieu- 
sement. »  Ce  même  Frédéric  et  ses  fils,  Henri  et  Manfred,  par- 
couraient le  soir  les  rues  de  Palerme,  en  jouant  de  là  mandore 
et  chantant,  à  la  clarté  des  étoiles,  des  coblas  et  des  strambotti 
de  leur  composition. 

Ce  qui  charme  surtout  dans  le  tableau  de  cette  époque,  c'est 
la  publicité  de  toutes  les  fêtes,  si  différentes  des  nôtres  ;  aujour- 
d'hui la  joie,  comme  la  douleur,  se  renferme  entre  les  murailles 
domestiques,  ou  ne  se  communique  tout  au  plus  qu'à  ceux 
qu'on  appelle  ses  égaux.  Alors,  au  contraire,  il  semblait  que  le 
contentement  d'un  seul  fût  celui  de  tous.  Les  familles  célé- 
braient les  noces  en  tenant  table  ouverte,  et  les  funérailles  avec 
le  concours  de  toute  la  ville  ;  on  dansait  sur  les  places  publi- 
ques, et  avec  le  premier  venu.  L'individu  qui  bâtissait  une  mai- 
son plaçait  à  côté  une  loge  ou  portique  ouvert  pour  recevoir 
ses  amis  en  présence  de  tous(l)  ;  celui   qui  n'était  pas  assez 

(I)  a  Us  élevèrent  au  milieu  du  château  une  colonne  avec  un  portique,  sous 
«  lequel  devaient  se  réunir  les  pères  de  faniille  pour  fuir  la  chaleur  et  s^entre- 
«  tenir  de  leurs  affaires.  Ajoutez  à  cela  que  la  jeunesse  sera  moins  effrénée 


372  FASTE. 

riche  pour  ajouter  cet  appendice  mettait  devant  la  porte  un 
banc^  afin  de  causer  avec  les  passants  :  c'était  sur  ce  siège  que 
le  boulanger  Cisti  excitait  l'envie  des  gros  bourgeois,  avec  le  pain 
mollet  et. le  bon  vin  qu'il  s'estimait  heureux  d'offrir  aux  ci- 
toyens illustres  et  aux  ambassadeurs  des  plus  grandes  puis- 
sances (i). 

A  Pidée  de  ces  siècles  poétiques  et  pittoresques  nous  asso- 
cions celle  de  vêtements  de  grande  valeur,  ornés  d'or,  de  pierres 
précieuses  et  de  founnu'es;  mais  un  seul  suffisait  pour  toute  la 
vie,  et  se  transmettait  même  du  père  aux  lils  et  aux  petits-fils. 
Chaque  condition  avait  son  costume  particulier;  car  un  des 
caractères  du  moyen  âge,  c'est  la  distance  que  les  opinions,  les 
lois,  les  usages  mettaient  entre  le  peuple  et  la  noblesse,  le  riche 
et  l'artisan ,  l'ouvrier  et  le  lettré.  De  vastes  palais,  remarqua- 
bles par  la  sohdité  plus  que  par  la  l)cauté,  avec  quelques  nieu- 
bles  qui  semblaient  faits  pour  réiernitc;  de  grandes  salles,  des- 
tinées à  recevoir  la  nombreuse  clientèle;  des  portiques  pour 
s'abriter  du  soleil,  discourir  et  conter  les  nouvelles;  des  bouf- 
fons pour  égayer  par  des  anecdotes  el  des  facéties  les  réunions 
et  les  convives;  des  dons  d'une  valeur  substantielle,  comme 
babils,  argent,  vivres;  des  troupes  de  chiens,  d'éperviers,  de 
vautours,  de  chevaux  ;  des  parcs  immenses  et  clos  pour  les 
chasses;  une  suite  nombreuse  de  serviteurs,  des  armes  splen- 
dides,  des  réunions  de  tous  les  jeunes  gens,  des  chevauchées, 
de  fréquentes  cérémonies  :  voilà  ce, qui  dislingue  Topulence  dV 
lors  du  luxe  moJerne,  consistant  en  habits  et  en  colifichets 
d'apparence  plus  que  de  prix,  dont  la  forme  change  sans  cesse 
selon  le  caprice  de  la  grande  cité  qui  règle  en  Euro{)e  la  ma- 
nière de  se  vêtir  et  de  penser. 

Nous  ne  ferions  que  nous  répéter  en  mirant  ici  dans  le  dé- 
tail de  ces  mœurs  chevaleresques,  qui  sont  elles-mêmes  toute 
une  poésie.  La  conviclion  domine  partout;  delà  ce  caractère 
absolu  que  Ton  remarque  dans  les  prescriptions,  les  croyances, 
les  haines,  Tamour,  les  persécutions,  dans  les  entreprises  gé- 
néreuses ou  futiles,  dans  la  science  el  la  volonté. 

Les  sentiments,  grâce  à  la  liberté,  durent  s'améliorer  beau* 
coup,  puisqu'un  plus  grand  nombre  participait  à  la  science  et 
pouvait  exercer  son  activité.  Sortir  du  cercle  étroit  des  affaires 

<i  dans  se5  jeux  eu  préseuce  des  patriciens.  »  Léon-Baptute  Albehti,  Ar- 
cliiuct.,  liv.  VIH,  c.  G. 
(1)  Vufr  BoccACE. 


LIBERTINAGE.  373 

domestiques  pour  s'occuper  des  intérêts  publics^  participer  sur 
la  place  et  dans  le  conseil  à  des  débats  dont  dépend  la  prospé- 
rité de  la  patrie,  rien  n'est  plus  propre  à  élever  le  sentiment  de 
la  dignité  personnelle.  L'agitation  des  partis,  les  souffrances 
des  individus,  l'empressement  à  triompher  de  ses  rivaux,  l'am- 
bition de  parvenir  aux  charges  comme  témoignage  de  la  con- 
fiance publique ,  habituent  dès  la  jeunesse  à  se  faire  une 
volonté,  et  préviennent  cette  somnolence  dans  laquelle  s'engen- 
drent les  passions  basses.  L'homme  sentait  qu'il  était  citoyen  ; 
dans  la  lutte  îivec  les  adversaires  intérieurs  et  les  ennemis  do 
dehors,  il  acquérait  la  conscience  de  ses  forces  physiqueset 
morales;  puis,  en  élevant  ses  fils,  il  se  consolait  par  la  certitude 
de  leur  laisser  une  place  dans  la  société  et  une  espérance. 

L'habitude  de  compiler  et  d'appliquer  les  statuts  fit  songer  à 
la  politique  et  développa  la  jurisprudence.  Les  nobles,  qui  ne 
remplissaient  autrefois  que  les  fonctions  de  capitaines,  devin- 
rent alors  podestats,  ce  qui  lés  força  de  se  livrer  à  l'étude  ou 
du  moins  à  tenir  en  plus  grande  estime  les  légistes,  dont  les 
consultations  leur  étaient  nécessaires.  Dans  les  cités  populeuses, 
il  venait  du  dehors  jusqu'à  deux  cents  individus  pour  occuper 
les  magistratures  annuelles,  et  ce  concours  mettait  les  idées  en 
commun,  accroissait  les  connaissances  réciproques,  répandait 
parmi  les  Italiens  la  science  politique.  Les  podestats  étaient  fiers 
de  laisser  leur  nom  à  quelque  œuvre  nouvelle  ou  du  moins  à 
certaine  amélioration;  chaque  république  formait  un  centre 
d'activité,  et  chaque  homme  s'occupait  avec  ardeur  des  intérêts 
de  sa  commune,  au  grand  avantage  des  forces  individuelles  et  de 
l'énergie  des  caractères.  L'Italie,  au  milieu  de  FËurope  féodale, 
apparaissait  donc  comme  une  oasis  de  la  civilisation.  Si  l'on 
voit  peu  de  grands  hommes  briller  au-dessus  de  la  foule,  il  ne 
faut  pas  en  conclure  qu'ils  manquaient,  mais  que  tous  les  ci- 
toyens étaient  parvenus  à  une  certaine  élévation. 

Ne  nous  laissons  pas  néanmoins  abuser  par  les  panégyristes 
du  passé  :  pouvait-on  espérer  la  délicatesse  des  sentiments,  lors- 
que les  intérêts  exaspéraient  les  haines ,  et  que  les  actes  de  la 
violence  restaient  impunis  pour  quiconque  éludait  la  loi  en  se 
réfugiant  sur  le  territoire  voisin,  ou  la  bravait  avec  l'appui  d'une 
faction?  Si  les  châteaux  continuaient  à  offrir  le  spectacle  de  la 
débauche  et  de  l'oppression,  si  le  clergé  étalait  une  magnificence 
et  un  luxe  qui  conviennent  si  peu  à  son  caractère,  les  communes, 
de  leur  côté ,  étaient  loin  de  se  distinguer  par  une  moralité  se- 


374  UBEATINAaS. 

vère.  On  comptait  les  prostituées  par  milliers  à  la  suite  des  armées^ 
même  celles  des  croisés,  ainsi  que  dans  les  villes  où  parfois  on 
les  exposait  aux  courses  y  à  l'époque  des  solennités  publiques. 
Dans  les  archives  de  Massa  Maritime ,  il  existe  un  contrat  du 
3  janvier  1384,  par  lequel  la  commune  vend  un  lupanar  à  Anne 
Tedesca  moyennant  une  rente  annuelle  de  8  livres  et  l'obli- 
gation de  le  tenir  pourvu  d'un  personnel  suffisant*  En  vertu  d'un 
acte  pareil^  du  19  novembre  1370,  qui  se  trouve  dans  les  archives 
diplomatiques  de  Florence^  la  commune  de  Montepulciano  loue 
pour  un  an^  à  Franceschina  de  Martino^  de  Milan,  une  maison  de 
prostitution  au  prix  de  40  livres,  outre  la  taxe  ordinaire  due  par 
les  femmes  de  mauvaise  vie.  François  de  Carrare  ayant  trouvé 
un  grand  nombre  de  ces  malheureuses  dans  le  camp  des  Yéro- 
nais,  qui  venaient  d'essuyer  une  défaite^  les  établit  au  pont  des 
Moulins  de  Padoue ,  et  frappa  d'une  taxe ,  au  profit  de  la  com* 
mune^  le  produit  de  leur  débauche. 

Deux  colonnes,  apportées  d'une  île  de  FArchipel^  gisaient  sur 
le  sol  à  Venise^  faute  de  quelqu'un  qui  sût  les  mettre  debout , 
lorsqu'un  brocanteur  lombard  essaya  de  le  faire.  Après  les  avoir 
attachées,  il  mouilla  les  câbles^  qui^  en  se  contractant,  les  soule- 
vaient ;  puis,  à  mesure  qu*elles  se  dressaient,  il  avait  soin  de  les 
étayer^  opération  qu'il  répéta  jusqu'à  ce  qu'il  fût  parvenu  à  les 
asseoir  sur  leur  base.  Nous  ne  savons  ce  qu'il  faut  croire  d'un 
expédient  aussi  grossier,  mis  en  pratique  au  milieu  d'un  peuple 
qui  avait  Saint-Marc  sous  les  yeux  ;  mais  ce  qui  importe,  c*est  la 
récompense  demandée  par  l'inventeur ,  qui  voulut  que  les  jeux 
de  hasard  fussent  autorisés  à  son  profit  dans  l'intervalle  de  ces 
deux  colonnes ,  privilège  continué  pendant  quatre  siècles ,  jus- 
qu'à ce  que  l'on  fît  de  cet  emplacement  un  lieu  infâme,  résené 
aux  exécutions.  A  Gènes,  à'  Florence,  à  Bologne,  on  se  livrait 
publiquement  à  ces  jeux  ;  ailleurs  on  les  défendait  fréquemment, 
ce  qui  veut  dire  que  les  prohibitions  étaient  inefticaces. 

Les  lois  municipales  révèlent  les  habitudes  du  peuple,  le  luxe 
avec  toutes  ses  corruptions,  les  spéculations  sur  le  change  et  sur 
les  fonds  publics.  A  Lucques,  la  femme.de  condition  libre  qui 
violait  la  foi  conjugale  était  abandonnée  à  ses  parents,  qui  pou- 
vaient ,  sauf  la  mort ,  lui  infliger  toute  espèce  de  châtiments  ; 
ailleurs  on  la  brûlait,  sévérité  qui  devait  empocher  les  accusa* 
tions.  Le  statut  de  Gênes,  de  1113,  ne  prononce  que  l'exil  contre 
le  mari  qui  tue  sa  femme  ;  celui  de  Nice  punit  de  l'amende  et  de 
l'exil  l'adultère,  après  l'excommunication.  L'homme  coupable  de 


GROSSliRBnÉ  DB  MOEURS.  375 

viol  était  marqué  sur  le  front  avec  un  fer  rouge ,  à  moins  qu'il 
ne  payât  KO  sous  ;  les  incendiaires  mêmes  pouvaient  se  racheter 
à  prix  d'argent  (1).  Le  statut  de  Mantoue  imposait  au  blasphé- 
mateur une  amende  de  iOO  sous;  sHl  ne  pouvait  les  payer  dans 
le  délai  de  quinze  jours,  il  était  mis  dans  une  corbeille  et  noyé 
dans  le  lac  (2).  Tout  homme  qui  parlait  à  une  femme  dans  une 
église  payait  20  sous^  dont  la  moitié  revenait  au  dénonciateur. 
A  Suse^  les  gourmands  et  les  prostituées  étaient  promenés  tout 
nus  dans  les  rues  de  la  ville. 

Tous  les  récits  accusent  la  grossièreté  des  mœurs,  une  licence 
effrontée  dans  les  relations  avec  le  beau  sexe^  le  goût  des  bouf- 
fonneries i  Tabus  de  la  force ,  le  brigandage  de  bandes  auda- 
cieuses y  les  dérèglements ,  l'avarice  et  les  simonies  du  clergé , 
les  excès  de  la  table  chez  les  personnages  même  considérables , 
l'absence  de  cette  pudeur  publique  qui  est  le  fruit  de  la  délica- 
tesse des  sentiments,  et,  jusque  chez  les  grands^  une  débauche 
éhontée  et  le  concubinage.  «Dante  n'hésite  pas  à  reléguer  dans 
l'enfer  des  citoyens  renommés  :  le  père  de  son  cher  Gavalcanti 
et  le  grand  Farinata  des  UbeAi  s'y  trouvent  parmi  les  épicuriens^ 
c'est-à-dire  au  nombre  de  ceux  qui  s'occupaient  de  jouir  de  la 
vie  présente^  sans  souci  de  l'avenir;  il  place  encore  parmi  les 
pécheurs  contre  nature  a  la  chère  bonne  image  paternelle  »  de 
ce  Brunetto  Latini ,  qui  lui  avait  enseigné  a  comment  l'homme 
s'éternise  ». 

Néanmoins^  chez  tous  les  personnages  auxquels  Dante  assigne 
un  rôle  dans  ce  drame  si  fertile  en  catastrophes,  apparaît  un  dé- 
sir de  renommée  qui  leur  fait,  pour  un  instant^  oublier  les  tour- 
ments^ oublier  la  honte  qui  peut  rejaillir  sur  eux  de  leur  dam- 
nation connue,  heureux  avant  tout  que  leur  mémoire  revive  parmi 
les  hommes  ;  désir  à  peine  étouffé  chez  ceux  qui  se  plongèrent 
dans  les  vices  d'une  scélératesse  égoïste  et  basse ,  les  traîtres  , 
les  espions  et  autres  misérables  pareils.  Dante^  en  effets  a  trans- 
porté dans  l'autre  monde  ce  qu'il  avait  sous  les  yeux  dans  celui-ci, 
où  les  passions^  entre  la  barbarie  qui  n'était  pas  tout  à  fait  éteinte 
et  la  civilisation  qui  ne  brillait  pas  encore  d'un  pur  éclat ,  n'a- 
vaient rien  perdu  de  leur  énergie  et  obéissaient  à  l'instinct  plus 
qu'au  calcul.  * 

(1)-  Leges  mitnicîp.y  248,  99,  66,  dans  les  Monum,  hîst.patriœ, 
(2)  CorbeUttur  in  lacn  ita  quod  submergatur,  Liv.  i,  nib.  23,  et  IWr.  Y, 
rub.  12.) 


376  SUPERSTITION. 

Ajoutez  à  cela  une  dévotion  puérile,  qui  voyait  un  Riiracle  dans 
tout  événement ,  des  récompenses  et  des  châliroents  immédiats 
dans  tous  les  accidents  ;  qui  mettait  sous  la  garde  d'un  saint  chaque 
passion  et  chaque  espérance^  faisait  intervenir  à  tout  propos  des 
saints  et  des  apparitions ,  et  multipliait  les  vœux ,  comme  un 
pacte  avec  le  ciel,  pour  écarter  les  dangers  et  môme  pour  réussir 
dans  de  mauvais  desseins.  On  attribuait  sérieusement  à  la  statue 
de  Mars,  toutes  les  fois  qu^on  la  changeait  de  place^  les  calamités 
de  Florence.  Les  Milanais  possèdent  dans  l'église  de  Saint-Am- 
broise  un  serpent  de  bronze  qui  était  à  leurs  yeux,  malgré  les 
démentis  de  l'histoire,  le  même  que  Moïse  dressa  dans  le  désert, 
etqui  devait  sifflerjusqu'à  la  fin  du  monde.  Pour  semettreà  Pabrî 
de  la  grêle,  de  la  foudre  et  autres  météores,  ils  suspendaient  dans 
les  églises  des  guirlandes  de  fleurs  et  de  plantes  odoriférantes, 
qui  servaient  encore  à  les  préserver  du  regard  malin  des  vieilles 
femmes  (Dfxembbio).  Afin  d'obtenir  la  pluie,  on  faisait  en  plein 
air  un  grand  feu ,  sur  lequel  on  mettait,  en  l'honneur  de  saint 
Jean,  un  pot  rempli  de  viandes  salées  et  de  légumes,  dont  les 
pauvres  se  régalaient.  Aux  Rogations,  les  femmes  et  les  jeunes 
tilles  faisaient  des  figures  d'enfants  avec  de  la  pâte,  dans  Tes- 
poir  d'en  obtenir  de  semblables;  elles  ornaient  les  rues  de 
gâteaux,  de  raisins,  de  toute  espèce  de  légumes,  et  de  flacons 
remplis  de  lait,  de  vin  ,  d'huile  et  de  miel.  D'un  autre  <;6té,  la 
coutume  de  rappeler  les  fastes  nationaux  par  le  saint  dont  on 
célébrait  la  fête  exprimait  un  sentiment  d'affection  ;  ainsi,  pour 
associer  un  souvenir  historique  à  une  tradition  religieuse ,  on 
disait  que  la  déroute  de  Désius  avait  eu  lieu  à  la  Sainte-Agnès , 
les  batailles  de  Monlecatino  et  de  Yaprio  à  la  Saint-Barnabe  et 
à  laSaint-Deiiis,  la  mort  d'Ëzzelin  à  la  Saint-Gosme  et  Damien,etc. 

De  grandes  vertus,  de  grands  crimes ,  de  grandes  calamités, 
sont  le  partage  de  pareilles  époques,  au  milieu  desquelles  se  dé- 
veloppent ces  caractères  résolus  que  Dante  sut  saisir  et  ne  fit  que 
transporter  de  la  vie  réelle  sur  la  scène  surnaturelle  de  son  drame, 
sans  avoir  presque  besoin  d'y  ajouter  ou  d'en  l'etrancher.  Ce 
n'est  que  dans  des  temps  do  civilisation  raffinée  que  les  physio- 
nomies morales  se  modèlent  sur  un  type  commun  ;  ainsi  les 
linéaments  extérieurs  s'embellissent  et  sont  amenés  à  une  plus 
grande  uniformité  dans  les  villes ,  tandis  qu'ils  consen'ent  à  la 
campagne  un  caractère  distinct  et  prononcé. 

Hors  de  la  Péninsule ,  peu  d'individus  savaient  écrire,  tandis 
que  nous  avons  un  acte  de  1090  par  lequel  Vital  Faledro,  doge 


CULTURE  INTELLECTUELLE.   BITERTISSEMENTS,  377 

de  Venise,  donne  au  monastère  de  Saint-George  des  maisons  à 
Constnntrnople  et  des  terres  ;  or  cet  acte  porte  la  souscription 
de  cent  quarante  personnes^  qui  signent  toutes  avec  leurs  noms 
et  prénoms  (1).  Dans  la  Vie  de  saint  Ambroise^  de  Sansedoni  de 
Sienne  Y  on  lit  que,  tout  jeune  encore^  il  voulait  toujours  avoir 
à  la  main  le  livre  des  offices^  au  point  de  ne  pas  donner  à  sa  mère 
le  temps  de  réciter  les  Heures  ;  son  père  fit  faire  alors  deux  pe- 
tits livres  remplis  d'images^  Tun  des  pei*sonnages  du  siècle, 
l'autre  de  saints  ,  et  Penfant  refusa  le  premier ,  tandis  que  le 
second  lui  plaisait  infiniment. 

Parmi  les  autres  peuples  de  Pltalie,  les  Florentins ,  dans  les 
actes  et  les  écrits^  figurent  comme  les  Athéniens  :  pleins  de  sa- 
gacité pour  trouver  les  meilleurs  expédients,  aimables,  l'esprit 
fertile  en  idées  joyeuses,  lins  railleurs,  ils  saisissaient  le  ridicule 
avec  autant  de  tact  que  de  délicatesse^  et  joignaient  à  un  carac- 
tère ferme  une  conduite  mesurée;  dans  les  lettres^  ils  se  faisaient 
remarquer  tout  à  la  fois  par  la  force  du  raisonnement  et  la  viva- 
cité de  la  pensée,  par  des  facéties  et  de  profondes  méditations^ 
par  la  gravité  philosophique  et  la  gaieté.  Florence,  «pauvre  de 
teriMtoire,  remplie  de  bons  produits,  avec  des  citoyens  exercés 
dans  les  armes,  superbes  et  querelleurs,  riche  de  gains  illicites^ 
redoutée  plus  qu'aimée  des  cités  voisines  à  cause  de  sa  gran- 
deur», songeait  à  mener  joyeuse  vie  et  à  courir  le  voisinage 
pour  danser.  A  la  Toussaint,  on  célébrait  la  fête  du  vin  nou- 
veau ;  on  courait  le  manteau  à  la  Saint-Jean,  et,  ce  même  jour, 
en  1^3,  un  certain  Rossi  forma  une  société  de  plus  de  mille 
bourgeois,  avec  des  statuts,  des  habits  blancs  et  un  seigneur  de 
l'amour^  pour  organiser  des  cavalcades,  des  bals,  des  fêtes,  des 
banquets,  où  devaient  figurer  beaucoup  de  gens,  de  jongleurs 
et  de  musiciens. 

La  richesse  et  la  grandeur  des  républiques  se  manifestaient 
dans  les  divertissements.  Folgore  de  Saint-Géminien,  qui  vécut 
en  1260,  composa  sur  les  mois  de  Tannée  une  série  de  sonnets, 
adressés  à  une  noble  association  de  Siennois,  fondée  pour  vivre 
joyeusement  au  milieu  des  chiens,  des  oiseaux,  des  cailles,  des 
chevaux,  des  prouesses  et  des  galanteries.  Dans  le  mois  de  jan- 
vier, il  leur  offre  de  petites  salles  avec  des  feux  allumés,  des 
chambres  et  des  lits  avec  des  draps  de  soie  et  des  couvertures 
de  vair,  puis  des  dragées  et  du  vin  piquant ,  pour  se  défendre 

(t)  jintiq.  M,  >£.,  I,  902. 


378  PITERTISSBMKHTS. 

de  la  bise  et  du  vent  du  sud*ouest  ;  il  les  invite  ensuite  à  aortir 
le  jour  pour  lancer  des  boules  de  neige  aux  jeunes  filles  du  voi- 
sinage. La  chasse  des  cerfs,  des  chevreuils  et  des  sangliers  se  fidt 
au  mois  de  février  ;  il  les  engage  donc  à  se  mettre  en  route  avec 
un  habit  court  et  de  gros  souliers,  pour  revenir  le  soir,  avec  les 
serviteurs  chargés  de  gibier,  faire  tirer  du  vin^  allumer  1^  four- 
neaux de  la  cuisine  et  se  livrer  à  la  joie.  Dans  le  mois  d'octo- 
bre, il  faut  aller  se  divertir  à  la  campagne,  chasser  aux  oiseaux^ 
à  pied  et  à  cheval,  danser  le  soir  et  s'enivrer  de  vin  doux,  et, 
le  matin,  après  s'être  lavé,  se  traiter  avec  du  rôti  et  du  vin  (1). 

a  Dans  le  meilleur  temps  de  Florence  (dit  Jean  Villani),  on 
voyait  tous  les  ans  les  compagnies  et  les  associations  de  gen- 
tilshommes, habillés  de  neuf,  établir,  dans  plusieurs  endroits  de 
la  ville,  des  cours  qui  étaient  couvertes  de  drap  fin  et  entourées 
de  planches;  les  femmes  et  les  jeunes  filles,  organisées  pareille- 
ment en  sociétés,  se  promenaient  en  dansant,  accompagnées  de 
musiciens  et  la  tête  couronnée  de  fleurs;  puis,  venaient  les 
jeux,  les  divertissements,  les  dîners  et  les  soupers  somptueux.  • 
Et  Boccace  :  a  Florence  avait  de  belles  coutumes  que  Tavarice  a 
fait  disparaître.  En  voici  une  entre  autres  :  Plusieurs  gentils- 
hommes s'associaient  et  avaient  des  réunions  d'amis;  aujour- 
d'hui Tun,  demain  l'autre,  tous  enfin  y  donnaient  des  banquets 
où  figurait  la  compagnie,  et  parfois  même  quelques  étrangers. 
Une  fois  au  moins  par  an,  ils  s'habillaient  de  la  même  manière, 
chevauchaient  dans  les  rues,  et  joutaient  parfois,  surtout  dans 
les  occasions  solennelles,  d  Dans  cette  ville,  en  4333,  se  formè- 
rent deux  compagnies  d'artisans,  composées,  l'une  de  trois  cents 
membres,  avec  le  costume  jaune;  l'autre  de  cinq  cents,  avec  le 
costume  blanc.  Pendant  un  mois,  elles  se  livrèrent  à  tous  les  plai- 
sirs; les  associés  marchaient  deux  à  deux  avec  des  trompettes 
et'  divers  instruments  de  musique,  la  tête  ornée  de  guirlandes, 
et  dansaient  dans  les  rues.  Leur  roi  portait  une  belle  couronne 
et  une  étoffe  d'or  sur  la  tête;  dans  leurs  cours,  ils  faisaient  des 
festins  continuels  et  très-dispendieux  (3). 

Les  gentilshommes  se  disputaient  l'honneur  d^héberger  les 
voyageurs  qui  passaient  sur  leurs  terres,  et  telle  était  cette  ri- 

(i)  Cene  de  la  Ghitarra  parodia  ces  sonnets. 

(2)  ViLLÂifi,  Stor'ie,  131,  x.  BOCCACB,  Giorn,  VU,  nov.  9.  Nicolas  Salim- 
befliy  rappelé  pAr  Dante  datis  le  XXIX*  chant  de  VEn/er^  institua  la  compagnie 
de  la  joie  a  Sienne,  composée  d'un  grand  nombre  déjeunes  gens,  qui  mirent  en 
oommim  200,000  florins,  que  leurs  débauches  absorbèrent  en  vingt  mus. 


DrYEETISSIXElfTS»  379 

f 

valité  que  ceux  de  Brettinoro^  à  Teffet  de  prévenir  les  disputes 
qui  en  naissaient^  élevèrent  au  milieu  du  château  une  colonne 
entourée  d'un  grand  nombre  d'anneaux;  l'étranger  attachait  son 
cheval  à  Tun  de  ces  anneaux,  et  le  noble  auquel  il  était  attribué 
avait  la  préférence.  Ailleurs  méme^  afin  d'offrir  Thospitalité,  on 
institua  des  compagnies,  dont  les  membres  couraient  au-devant 
des  étrangers  pour  avoir  les  premiers  Thonneur  de  les  conduire 
dans  leur  hôtellerie. 

Les  luttes  sanglantes  du  cirque  avaient  cessé  ;  mais  les  fêtes 
religieuses  continuèrent  parmi  le  peuple^  et  les  jeux  guerrière 
parmi  les  seigneurs^  que  les  villes  mômes  imitèrent  plus  tard.  A 
Toccasion  des  couronnements,  des  mariages  ou  d'autres  événe- 
ments heureux,  les  grands  avaient  coutume  de  tenir  table  ou- 
verte, et  les  festins  étaient  préparés  avec  ui>e  somptuosité  qui 
surpasse  rimagination.  On  y  voyait  arriver  des  musiciens,  des 
chanteurs,  des  saltimbanques,  des  charlatans,  des  funambules  et 
des  bouffons,  qui  recevaient  des  habits,  des  vivres,  de  Targent. 
Dans  les  cours  et  sur  les  prés,  on  servait  de  copieux  repas  pour 
quiconque  se  présentait,  et  ni  le  seigneur  ni  le  baron  ne  laiS'^ 
saient  partir  les  convives  sans  leur  offrir  des  cadeaux  en  rap- 
port avec  leur  condition.  Aux  noces  de  Boniface,  père  de  la 
comtesse  Mathilde,  les  banquets  durèrent  trois  mois;  un  grand 
nombre  de  ducs,  avec  les  chevaux  ferrés  d'argent  (raconte  Don- 
nizone),  assistèrent  à  ces  fêtes,  et,  sans  parler  d'autres  magni- 
ficences, on  tirait  le  vin  des  puits  au  moyen  d^un  sceau  attaché 
avec  une  chatne  d'or. 

Dante  vit  lui-môme  plusieurs  fois  «des  sociétés  (gualdane),  dés 
tournois  et  des  joutes  ».  Les  gualdane  étaient  des  compagnies  de 
jeunes  gens,  vêtus  deia  môme  manière,  qui  chevauchaient  dans 
la  ville  et  s'amusaient  aux  passes  d'armes  (1).  Dans  les  joutes^ 
oit  l'on  combattait  avec  des  lances  et  des  épées  émoussées,  on 
ne  cherchait  qu'à  faire  perdre  les  élriers  à  son  adversaire  (2). 

(1)  nastarum  ludis  et  cursibus  usus  cquorum , 
Ac  proponendo  vincenti  prœjnia  curso. 

De  bcUo  ÈalcaricOf  Rer.  It,  Script.,  vi. 

Raykicus,  De  gest,  Prederici  Aag.y  liv.  il,  chap.  8. 
Da?(TB,  Enf.^  XXII.  Et  Fazio  des  Uberti  dans  le  Ditiamondo, 

(2)  Nous  avons  en  manuscrit  les  détails  d'une  joute  organisée  à  Venise  par 
Alvise  Vendramin,  dans  laquelle  figurèrent  :  Bernardin  dé  Pola^  arec  cent  che- 
vaux, cinquante  Maures  avec  des  banderoles  et  des  targes  à  la  turque,  des  tam- 
bours, des  tinil)alesy  huit  trompettes,  dix-sept  soubrevestes  d^or,  d'ar(|eflt  ou  de 


380  DIVERTISSEMENTS. 

Les  tournois  étaient  plus  solennels;  publiés  longtemps   à   Ta- 
vance,  ils  n'avaient  lieu  qu'à  l'occasion  de  grands  événements  et 
sous  la  direction  de  hérauts  qui  devaient  examiner  le  bouclier 
de  tous  les  champions.  Au  milieu  des  nombreux  ronnans  qui 
nous  inondent ,  il  n'est  pas  un  de  nos  lecteurs  qui   n'ait  vu 
quelque  description  de  tournoi^  des  fêtes  et  des  courtoisies  qui 
raccompagnaient.  Dans  ces  passes  d'armes^  comme  aujourd'hui 
dans  les  bals,  le  premier  rôle  appartenait  aux  femmes,  qui  de- 
vaient encourager  les  champions  et  leur  attacher  la  devise,  dé- 
signer le  vainqueur  et  remettre  le  prix.  Non  contents  de  rompre 
des  lances  en  l'honneur  des  dames,  les  chevîiliers  instituèrent 
des  cours  d'amour,  où  s'agitaient  des  problèmes  de  galanterie 
et  dans  lesquelles  on  rendait  des  décisions  en  forme  ;  les  Italiens, 
à  limitation  des  Français,  en  établirent  quelques-unes ,   mais 
sans  durée. 
D'autres  fois  on  égorgeait  et  l'on  brûlait  de  magnifiques  che- 

soie  ;  Etienne  du  Corno,  avec  autant  de  chevaux,  qimtre  palefreniers  habiUés 
splendidement,  dix  soubrevestes  d*or  et  d'argent,  des  trompeUes,  des  fifres,  qua- 
tre casques  garnis  d*or,  avec  quatre  pages  de  dix  ans,  vêtus  d'or  ;  Jean  d'Onîgo, 
avec  cent  cinquante  Huitassins  et  autant  de  cavaliers,  plus  de  li*en(e  pages,   ha> 
billes  à  Tantique  et  portant  des  grèves;  Orlandino  Braga,  avec  quatre->iDgfs 
chevaux  et  trente  fantassins  ayant  des  targes  et  des  bâtons  à  rantiquej  Léonard 
Volpato,  avec  cent  piétons  ayant  des  amtets  d'ai-gent  à  queue  de  renard,  deux  cents 
chevaux,  quatre  bouffons,  un  char  triomphal  avec  un  mont  haut  de  trente  pieds 
et  portant  cinquante^^ix  garçons  sur  quatre  gradins,  et  deux  dragwis  qui  le 
traînaient,  plus  trente  Maures  vêtus  de  blanc.  Cecco  de  Pola  avait  vingt  fantas- 
sins, dix  faunes,  deux  cyclopes  et  une  montagne  avec  Ëole  et  les  quatre  vents  ; 
des  hommes  sauvages  et  nus,  étaut  sortis  de  cette  montagne,  combattirent  les 
faunes.  Ajoutez-y  un  Cupidon  avec  trente  petits  enfants  à  cheval,   tout  nus  et 
des  torches  à  la  main,  entre  deux  cents  nymphes,  un  char  triomphal  monté  par 
Ganymède,  et  Vulcain  avec  quatre  garçons;  ce  char  était  traîné  par  deiu  cen- 
taures, et  Ton  voyait  encore  quatre  géants  tués  à  coups  de  flèches,  puis  Neptune, 
sans  compter  deux  cents  chevaux  et  dix  trompettes  qui  venaient  à  la  suite. 
Jérôme  de  Vérone  eut  cent  chevaux,  vingt  soubrevestes  de  plusieurs  sortes  et 
cent  piétons  avec  une  charge  de  bétes  fauves,  d*où  sortirent  douze  animaux  avec 
des  têtes  de  loup.  Jérôme  Gravolin,  cent  chevaux  et  cinquante  fantassins,  plus 
un  Hercule  armé  sur  un  lion  de  la  grosseur  d*un  bœuf;  Sosio  de  Pola ,  Etienne 
de  Strafagio  Azoni,  cinquante  chevaiLx,  quarante  soubrevestes  d*or,    d'argent 
et  de  soie,  deux  cents  fantassins  avec  cuirasses,  épieux,  faux,  boucliers,  plus  un 
char  triomphal  à  trois  gradins,  au  haut  duquel  siégeait  Mars  triomphant.  l\  y 
eut  d^autres  magnificences  que  le  temps  ne  permit  pas  de  déployer.  La  joule 
dura  huit  heures  et  demie,  et  Ton  donna  pour  le  prix  trente-six  coudées  de  drap 
cramoisi,  fourré  de  vair.  Quatorze  mille  personnes  prirent  part  à  la  joute. — 
Ap.  GiGOGNA,  Iscriz»  venezia/ie,  tom.  i,  355. 


DIY£RT1SSËM£NTS.  381 

vaux,  OU  Ton  faisait  cuire  les  viandes  à  la  seule  chaleur  des  tor- 
ches de  cire,  ou  bien  on  semait  un  champ  de  milliers  de  sous, 
que  la  multitude  allait  ensuite  chercher  dans  la  terre.  Dans  des 
temps  de  vie  isolée  et  rarement  embellie,  les  hommes  recher- 
chaient avec  avidité  toutes  les  occasions  de  faire  étalage  de 
magnificence  et  d'acquérir  de  la  renommée;  on  y  pensait  une 
année  entière,  et  l'on  dépensait  en  un  jour  ce  qui,  au  milieu  des 
sociétés  raffinées,  se  consomme  peu  à  peu  dans  les  plaisirs  ha- 
liituels.  Aujourd'hui  un  seigneur  offre  tous  les  jours  à  huit  ou 
dix  convives  de  modestes  repas  ;  il  a  le  théûtre  le  soir,  des  bals 
fréquents,  des  réceptions  quotidiennes.  Le  châtelain  isolé  dé- 
pensait un  trésor  une  seule  fois  en  sa  vie  ;  il  y  avait  alors  plus 
d'apparence  et  moins  de  réalité,  plus  de  faste  et  moins  de  con- 
fortable. 

Ces  habitudes  somptueuses  se  conservèrent  et  prirent  même 

de   rexteUîiion  dans  les  républiques  et  les  principautés  qu'elles 

servirent  h  former.  Eu  1252,  quelques  compagnies  de  nobles  et 

de  plébéiens  tinrent  table  ouverte  à  Milan,  près  de  la  porte  Ver- 

celline  ;  elles  dresst^rent  un  grand  nombre  de  pavillons  et  de 

cabanes  de  feuillage,  où  chacun  fut  servi  copieusement.  Tous  les 

jours,  les  citoyens  de  trois  portes  se  livraient  aux  plaisirs  de  la 

bonne  chère,  et,  pour  que  les  autres  eussent  leur  part  de  la  joie 

commune,  on  avait  disposé  dans  les  rues  et  sur  les  places  des 

tables  chargées  de  mets  et  de  vin,  destinées  à  satisfaire  tons  les 

appétits. 

La  venue  des  podestats  ou  des  princes,  les  victoires,  les  ma- 
riages, la  réception  des  docteurs  et  des  chevaliers,  étaient  des 
occasions  de  fêtes  nouvelles.  En  1260,  les  Arétins  conféraient  le 
titre  de  chevalier  à  lldebrandoGiratasca  aux  frais  de  la  commune. 
De  grand  matin,  le  récipiendaire,  vêtu  splendidement  et  suivi  de 
ses  nombreux  parents,  entra  dans  le  palais,  ou  il  jura  fidélité  aux 
seigneurs  et  au  saint  patron  ;  de  là  il  se  rendit  à  la  cathédrale 
pour  recevoir  la  bénédiction,  en  présence  des  six  damoiseaux  du 
palais  et  des  six  trompettes.  Il  dîna  dans  la  maison  du  seigneur 
Ridolfoni  avec  deux  religieux  de  Tordre  des  camaldules;  pen- 
daTit  le  repas,  on  offrit  le  pain,  l'eau,  le  sel,  selon  la  loi  de  la 
chevalerie,  et  un  des  moines  lui  fit  un  discours  sur  les  devoirs 
du  chevalier.  Le  dîner  fini,  il  se  retira  dans  une  chambre,  où  il 
resta  une  heure,  et  puis  se  confessa  à  un  moine  ;  un  barbier, 
après  avoir  arrangé  sa  barbe  et  ses  cheveux,  disposa  tout  pour 
le  bain.-  Quatre  chevaliers,  qui  étaient  venus  avec  une  foule  de 


382  ghevàleiue. 

nobles  damoiseauxi  de  jongleurs  et  de  musiciens^  le  déshabil- 
lèrent et  le  mirent  dans  le  bain,  tandis  qu'ils  lui  exposaient  les 
préceptes  et  les  règles  de  sa  nouvelle  dignité.  A  la  suite  du  baio^ 
qui  dura  une  heure^  il  fut  placé  sur  un  lit  magnifique^  avec  de 
fins  draps  de  mousseline,  et  dont  le  ciel,  comme  tout  le  reste, 
était  en  soie  blanche.  Après  une  heure  de  repos^  et  la  nuit  étant 
survenue^  on  l'habilla  d'une  robe  blanche^  moitié  laine  et  moitié 
fil^  avec  le  capuce  et  la  ceinture  de  cuir.  Il  prit  une  réfection 
composée  seulement  de  pain  et  d'eau  ;  puis,  s'étant  rendu  à 
réglise  avec  Ridolfoni  et  les  quatre  chevaliers,  il  fit  la  veillée 
toute  la  nuit^  assisté  de  deux  prêtres  et  de  deux  clercs,  de  quatre 
demoiselles  nobles  et  belles,  outre  quatre  dames  d^un  âge  mûr, 
et  tous  priaient  que  le  néophyte  devînt  un  serviteur  Gdèle  de 
Dieu,  de  la  Vierge  et  de  saint  Donat. 

Au  lever  de  Taurore,  un  prêtre  bénit  Tépée  et  loute  Farmure, 
depuis  le  casque  jusqu'aux  souliers  ferrés;  puis  il  dit  la  messe, 
où  communia  Ildebrando,  qui  offrit  ensuite  à  Tautel  un  grand 
cierge  vert  et  une  livre  d'argent,  plus  une  autre  livre  pour  les 
âmes  du  purgatoire.  Alors  furent  ouvertes  les  portes  de  l'église, 
et  tous  revinrent  dans  la  maison  de  Ridolfoni,  où  Ton  avait  pré- 
paré une  collation  de  confitures  diverses,  tourtes  et  autres  frian- 
dises, avec  du  vin  blanc  liquoreux.  A  l'heure  de  retourner  à 
Féglise,  le  néophyte,  qui  s'était  un  peu  reposé,  fut  entièrement 
habillé  de  soie  blanche,  avec  une  ceinture  rouge  ornée  d'or,  et 
une  tunique  semblable  ;  puis,  accompagné  de  seigneurs  et  de 
damoiseaux,  de  trompettes  et  de  chanteurs  qui  jouaient  et  chan- 
taient des  couplets  nouveaux  en  l'honneur  de  la  chevalerie  et 
du  nouveau  chevalier,  il  se  rendit  à  l'église  au  milieu  des  accla- 
mations de  la  multitude.  Une  messe  solennelle  fut  célébrée,  et, 
à  l'évangile,  quatre  chevaliers  tinrent  élevées  leurs  épées  nues. 
Ildebrando  jura  ensuite  de  rester  fidèle  aux  seigneurs  de  la  com- 
mune d'Arezzo  et  à  saint  Donat,  comme  aussi  de  défendre  de 
tout  son  pouvoir  les  femmes,  les  jeunes  filles,  les  orphelins,  les 
pupilles,  les  biens  des  églises,  contre  la  force  et  le  despotisme. 
Deux  chevaliers  lui  chaussèrent  les  éperons  d'or,  une  demoiselle 
lui  ceignit  Pépée,  et  Ridolfoni  lui  appliqua  la  main  sur  la  joue 
en  disant  :  «  Tu  es  membre  de  la  noble  chevalerie  ;  reçois  le 
coup  dont  je  t'ai  frappé  en  souvenir  de  celui  qui  t'arma  che- 
valier, et  qu'il  soit  la  dernière  injure  que  tu  supportes  pa- 
tiemment. » 

La  messe  terminée ,  le  cortège  revint^  au  milieu  des  chanteurs 


CHEVALERIE.  383 

et  des  musiciens^  à  la  demeure  de  Ridolfoni,  devant  laquelle  se 
trouvaient  douze  belles  jeunes  filles,  la  tète  parée  de  guirlandes; 
elles  tenaient  à  la  main  une  chaîne  de  feuillage  et  de  fleurs,  dont 
elles  formaient  une  barrière  pour  l'empêcher  de  franchir  le  seuil 
de  la  porte.  Le  chevalier  leur  donna  un  riche  anneau  en  disant 
qu'il  avait  juré  de  défendre  les  femmes^  et  les  jeunes  filles  lui 
permirent  d'entrer.  Un  grand  nombre  de  chevaliers  et  de  sei- 
gneurs participèrent  au  dîner^  pendant  lequel  les  membres  de  la 
seigneurie  envoyèrent  un  riche  don,  deux  armures  complètes 
de  fer  :  Tune  blanche  avec  des  clous  d'argent,  l'autre  verte  avec 
des  clous  et  des  ornements  d'or;  deux  forts  chevaux  allemands, 
deux  hacquenées,  deux  soubrevestes  richement  ornées.  Gomma 
le  peuple  murmurait  dans  la  rue,  on  lui  jeta  fréquemment  des 
dragées,  des  poules,  des  pigeons  et  des  oies,  libéralité  qui  ravi- 
vait l'allégresse. 

Après  le  dîner,  Ildebrando  et  plusieurs  nobles  prirent  l'ar- 
mure blanche  ;  monté  sur  un  cheval  blanc,  il  se  rendit  sur  la 
place  avec  des  écuyers  richement  vêtus,  qui  portaient  les  lances 
et  les  boucliers.  Un  tournoi  l'attendait  sur  cette  place,  où  les 
spectateurs  étaient  nombreux  ;  on  combattit  corps  à  corps  avec 
des  lances  émoussées,  et  le  néophyte  se  comporta  bravement  ; 
puis  la  lutte  continua  avec  les  épées  comme  dans  une  véritable 
.  guerre,  et,  grâce  à  Dieu,  il  n'arriva  pas  de  mal.  A  la  chute  du 
jour,  les  trompettes  annoncèrent  la  fin  du  tournoi,  et  les  juges 
distribuèrent  les  prix;  un  des  champions,  qui  avait  été  désar- 
çonné, dut  se  laisser  porter  sur  un  brancard  par  moquerie.  Le 
premier  prix,  qui  était  un  manteau  de  drap,  fut  remporté  par 
Ildebrando,  qui  Fenvoya  à  la  demoiselle  dont  les  mains  lui 
avaient  ceint  Tépée.  Enfin,  au  milieu  des  torches  et  des  musi- 
ciens, il  retourna  chez  Ridolfoni,  soupa  avec  ses  amis  et  ses  pa-. 
rents,  et  distribua  de  magnifiques  dons  à  tous  ceux  qui  avaient 
participé  aux  cérémonies  de  sa  réception  (1), 

En  1307,  Azzo  d'Esté  pria  le  sénat  de  Bologne  d'admettre 
dans  Tordre  de  la  chevalerie  son  fils  Pierre,  âgé  de  quatorze 
ans.  Sa  demande  accueillie,  on  choisit  douze  hommes  sages  dans 
chaque  tribu  pour  s'occuper  de  la  cérémonie,  et  qui  prirent  les 
mesures  suivantes  :  Pierre  devait  loger  à  l'évêché,  pourvu  de 
toutes  les  choses  nécessaires  pour  lui  et  sa  famille;  on  prépa- 

(1)  GeUe  solennité  est  décrite  par  un  clerc,  nommé  Pierre  de  Mathieu  de 
Ponta,  qui  en  avait  vu  une  autre,  mais  moins  splendide^  en  1240. 


384  CHEVALERIE.    FUI^ÉRAILLES. 

rerait  un  beau  destrier  richement  enharnaché^  un  palefroi  et  un 
mulet;  pour  les  lui  donner;  un  habit  d'écarlate  avec  le  capuce  et 
le  bonnet,  le  manteau  pour  monter  à  cheval,  tout  fourré  de  \air, 
et  un  pourpoint  de  taffetas  jaune  et  bleu  de  ciel;  un  lit  avec 
deux  paires  de  draps  très-fins,  une  couverture  de  taffetas  jaune 
et  rouge,  ornée  d'une  bordure  à  glands,  et  une  riche  courte- 
pointe d'écarlatc;  deux  paires  de  bas,  trois  paires  de  chaus- 
sures, une  ceinture  d'argent  ouvragée,  une  épée  dorée  avec 
le  fourreau  garni  d'argent,  un  couteau  avec  le  manche  d'ivoire 
orné  d'argent,  un  chapeau  avec  le  cordon  do  soie,  une  paire  de 
gants  de  chamois  et  une  de  chevreau,  un  petit  chapeau  fourré 
de  vair,  une  escarcelle,  deux  bonnets,  un  peigne  d'ivoire,  deux  pai- 
res de  sandales.  On  dut  choisir  ensuite,  outre  un  certain  nombre 
de  chevaux  et  de  lances,  quarante  pages  des  plus  nobles  de  la  ville, 
vêtus,  aux  frais  de  la  conunune,de  taffetas  blanc  et  argent.  Pierre 
fit  son  entrée,  accompagné  d'un  grand  nombre  de  gentilshommes 
ferrarais  et  bolonais,  et  fut  reçu  par  le  peuple  et  les  magistrats 
au  son  des  trompettes  et  des  tambours.  Le  jour  de  Noël,  il 
se  rendit  dans  la  cathédrale,  décorée  splendidement;  lorsque 
l'évêque  eut  célébré  la  messe,  le  podestat  le  reçut  chevalier  avec 
les  cérémonies  d'usage,  et  le  sénat  le  déclara  enfant  de  la  cité; 
vinrent  ensuite  le  diner,  la  cavalcade  dans  les  rues,  les  feux 
dans  la  soirée,  au  milieu  du  bruit  des  trompettes  et  des  cloches; 
puis  le  jeune  homme,  chargé  de  riches  dons,  retourna  chez  son 
père,  escorté  par  les  nobles  de  Bologne. 

Les  funérailles  mômes  étaient  une  occasion  de  faste.  Les  pa- 
rents, les  voisins  et  beaucoup  d'autres  citoyens  se  réunissaient 
devant  la  maison  du  mort^  et  le  clergé  y  venait,  selon  sa  qualité. 
La  mère  et  les  voisines  commençaient  alors  à  faire  entendre  des 
gémissements  sur  le  cadavre,  et  les  parents  s'asseyaient  sur  des 
nattes.  Le  défunt,  vêtu  selon  sa  condition,  était  sur  un  cercueil; 
puis  des  hommes,  choisis  parmi  ses  égaux ,  le  chargeaient  sur 
leurs  épaules,  et,  au  milieu  des  cierges  et  des  chants  funéraires, 
ils  l'emportaient  à  Téglise  qu'il  avait  désignée  avant  sa  mort. 
Beaucoup  de  croix  précédaient  le  cercueil  avec  les  laïques  con- 
voqués au  son  d'une  trompette;  puis  venaient  les  clercs  et  les 
prêtres,  qui  étaient  suivis  des  femmes,  soutenues  çà  et  là  (I). 
Les  cadavres,  excepté  ceux  des  individus  qu'on  avait  tués,  étaient 
lavés,  oints  et  souvent  remphs  d'aromates;  on  avait  coutume 

(1)  hocCACK,  I/tIroJuzio fie;  AlJLlCO  TlClMtSK,  De  lande  Paffiœ,  cluip^  13. 


FUNERAILLES.  385 

d*enseveiir  les  morts  avec  leurs  amies^  des  habits  splendides^  des 
anneaux  et  des  colliers^  ce  qui  excitait  à  violer  les  tombeaux  (1). 
Un  li\Te  était  placé  sur  le  corps  des  médecins  (2);  plus  tard,  la 
dévotion  introduit  Tusage  de  se  faire  enterrer  avec  la  tunique 
des  battus  on  les  habits  de  moine,  comme  Dante  voulut  l'être. 

Aux  obsèques  des  princes  et  des  chevaliers  on  voyait  une 
grande  affluence  de  gens  en  deuil,  des  chevaux  sellés  sans  cava- 
liers, des  étendards,  des  boucliers,  des  enseignes,  une  profusion 
de  cierges  et  de  tapis.  Des  oraisons  funèbres,  dont  tout  bour- 
geois riche  voulut  en  Sicile  être  honoré,  étaient  prononcées  sur 
la  tombe;  les  cérémonies  mortuaires  se  renouvelaient  au  sep- 
'  tième  jour,  au  treirième,  à  l'anniversaire.  La  commune  faisait 
à  ses  frais  de  «plendides  funérailles  au  podestat  qui  mourait  en 
fonctions.  En  4390,  messire  Jean  A  zzo  des  Ubaldini^  capitaine 
de  Sienne,afut  enterré  dans  la  cathédrale,  à  côté  de  saint  Sébas- 
tien. Son  corps  eut  deux  cent  douze  cierges,  attachés  au  château 
en  bois,  dont  deux  cent  quatre  de  trois  livres  chacun,  et  qui 
restèrent  allumés  tant  que  dura  l'office.  La  commune  couvrit 
quatre  chevaux  de  caparaçons  de  deuil,  déploya  des  bannières 
aux  armes  du  peuple ,  et  habilla  même  de  noir  soixante  hom- 
mes. Le  défunt  fut  placé  dans  un  cercueil  élevé,  recouvert  d'un 
beau  drap  d^or,avecun  pavillon  de  drap  d'or  doublé  d'hermine, 
que  portaient  à  tour  de  rôle  des  chevaliers  et  d'illustres  citoyens 
de  Sienne.  Aux  obsèques  figurèrent  vingt  chevaux  équipés  en 
noir,  les  bannières  de  soie  aux  armes  du  défunt,  et  un  homme 
à  cheval,  revêtu  de  son  armure  complète  avec  la  barbute,  Tépée 
nue,  les  éperons  et  autres  pièces,  qui  restèrent  toutes  dans  la  ca- 
thédrale. Dans  le  château  en  bois,  on  vit  beaucoup  de  femmes  de 
citoyens  les  cheveux  épars.  Tous  les  prieurs  assistèrent  à  la  cé- 
rémonie, où  parurent  aussi  près  de  six  cents  prêtres,  frères  ou 
moines,  dont  chacun  eut  des  cierges  d'une  et  deux  livres,  et  les 
clercs,  de  six  onces.  Afin  de  perpétuer  le  souvenir  du  mort,  on 
peignit  sa  figure  dans  la  chapelle,  où  Ton  suspendit  ses  armes 
'    et  ses  vingtrtrois  bannières  (3).  » 

(1)  La  loi  lombarde  punit  d'une  amende  de  900  sous,  comme  un  homicide, 
le  violateur  des  tombeaux  (RoTH.,  ioi  195),  et  Tlicodoric  inflige  la  mort.  Nous 
trouvons  différentes  peines  dans  les  staluls  et  les  chroniques,  comme  les  roman- 
ciers nous  montrent  à  chaque  instant  de  semblables  violations. 

(2)  Saccubtti,  Nov,  155. 

(3)  Manuscrit  de  MukatobJi  Ant,JtaL,  XLVI. 

UttT.  DKi  ITAL.  —  T.  V.  25 


3d6  FUNÂRÂIIUS.  GRASSE. 

Les  funérailles  devinrent  aussi  l'objet  de  règlements  ;  on  sta- 
tut de  Mantoue  défend  de  faire  entendre  des  gémissements  dans 
la  maison  du  défunt,  et  ne  veut  pas  quil  soit  accompagné  par 
des  femmes  âgées  de  plus  de  sept  ans.  Le  sénat  de  Bologne^  en 
1297  prescrivit  de  ne  point  se  livrer  à  de  bruyantes  lamenta- 
tions aux  obsèques,  comme  c'était  l'usage^  et  de  ne  sonner  d'au- 
tres cloches  que  celles  de  l'église  où  le  mort  se  trouvait;  de  n'en- 
sevelir aucune  femme  le  visage  découvert,  et  de  mettre  sur  le 
cercueil  un  seul  manteau  de  soie.  Après  avoir  inhumé  le  cadavre, 
les  gens  ne  devaientpas  se  réunir  de  nouveau  dans  les  maisons 
des  défunts  ;  excepté  les  parents  jusqu'au  quatrième  degré.  U 
était  défendu  d'habiller  les  morts  d'écarlate,  à  moins  qu'ils  ne 
fussent  chevaliers  et  docteurs  en  droit,  et  le  cortège  ne  pouvait 
se  composer  de  plus  de  douze  hommes,  sauf  les  compagnies 
des  arts  et  des  armes.  Le  statut  de  Turin^  pour  épargner  les  dé- 
penses et  les  fatigues,  ordonnait  aux  épouses,  aux  tilles^  aux 
sœurs,  aux  neveux  jusqu'au  quatrième  degré,  de  ne  pas  sortir 
de  la  maison  pour  accompagner  le  défunt,  de  ne  point  employer 
de  cierges  de  plus  de  quatre  livres,  et  de  ne  pas  faire  de  ban- 
quets. 

Les  nobles,  dès  l'origine^  eurent  le  privilège  de  la  chasse,  et 
le  faucon  qui  servait  à  cet  amusement  fut  regardé  comme  une 
marque  distinctive  de  noblesse.  Dans  leurs  courses,  ils  rempor- 
taient sur  le  poing,  en  ornaient  leurs  cimiers,  et,  comme  signe 
d'illustre  naissance,  ils  Tintroduisaient  dans  leurs  armoiries  et 
le  gravaient  sur  leurs  tombes.  Ils  juraient  par  cet  oiseau,  se  glo- 
rifiaient de  leur  adresse  à  Tencapuchonner,  à  le  lancer,  à  le  rap- 
peler, à  l'exciter,  à  le  précipiter  sur  la  proie,  ou  bien  à  le  faire 
I&cher  prise  aussitôt  qu'il  l'avait  saisie  ;  il  était  très-cher  aux  da- 
mes, qui  manifestaient  leur  bienveillance  pour  les  chevaliers  par 
les  caresses  qu'elles  prodiguaient  à  l'oiseau  chasseur.  Après 
avoir  apprivoisé  les  faucons,  on  les  portait  aux  réunions,  dans 
les  voyages,  et  les  croisés,  quand  ils  allèrent  délivrer  le  saint  sé- 
pulcre, ne  se  séparèrent  point  de  ces  compagnons  chéris.  A  Milan, 
comme  nous  l'avons  vu ,  il  fut  ordonné  qu'on  établit  dans  le 
broletto  nouveau,  où  se  réunissaient  les  nobles  et  les  marchands, 
des  perchoirs,  destinés  aux  faucons,  aux  autours,  aux  éperviers. 
Le  fauconnier  était  un  personnage  important,  et  Frédéric  II  rédi- 
gea un  traité  de  fauconnerie.  Les  prêtres  mêmes  plaçaient  les 
faucons  sur  les  balustres  ou  sur  les  bras  des  stalles.  Le  troisième 
concile  de  Latran  défendit  la  chasse  durant  les  visites  du  diocèseï 


CHASSE.  887 

et  les  évéques  ne  purent  se  faire  suivre  de  plos  de  quarante  on 
cinquante  palefrois. 

Il  était  vigoureusement  interditaux  vilains  de  toucher  aux  bètes 
fauves^  qui  dévastaient  impunément  les  récoltes,  et  le  timide 
lièvre  devenait  lui-même  un  fléau.  Lambert,  archevêque  de  Milan, 
autorisa  par  faveur  spéciale  Burkard,  général  du  roi  Rodolphe, 
à  courre  un  cerf  dans  son  parc  (1).  Les  statuts  mêmes  des  villes 
protègent  avec  un  grand  soin  la  propriété  des  animaux  de 
chasse  ;  celui  de  Milan  oblige  à  restituer  les  faucons,  et  défend  de 
voler  des  chiens,  de  prendre  des  colombes,  des  hirondelles  on 
des  cicognes.  Ces  derniers  oiseaux,  aujourd'hui  presque  étran- 
gers à  nos  contrées,  y  venaient. alors  en  grand  nombre,  faisaient 
leurs  nids  sur  les  tours  et  détruisaient  les  animaux  venimeux  (2). 
Florence  avait  deux  compagnies,  les  Piacevoli  et  les  Plalelli, 
qui  luttaient  d'adresse  à  la  chasse  ;  celle  qui  avait  le  mieux 
réussi  revenait  en  triomphe,  allumait  des  feux,  promenait  des 
chars  et  déployait  un  grand  faste. 

Des  chasses  feintes,  surtout  aux  taureaux,  imitèrent  plus  tard  les 
chasses  véritables  ;  le  cirque  d'Auguste  à  Rome  vit  souvent  et  voit 
encore  de  pareils  exercices.  Alphonse  de  Naples  donna  une  magni** 
fique  chasse  aux  fanaux  à  Fempereur  Frédéric  III  dans  l'enceinte 
de  la  Solfatara,  où  les  prodiges  de  la  magie  parurent  se  renouveler. 
Dans  un  de  ces  divertissements,  tristement  célèbre,  qui  eut  lieu, 
en  13^3,  dans  le  Golisée  ,  Cecco  de  la  Valle,  habillé  d'étoffe 
moitié  blanche  et  moitié  noire,  avait  pour  devise  :  Je  sms  Énée 
pour  Lavinie,  nom  de  sa  bien-aimée.  Mezzostallo,  vêtu  de  deuil 
à  cause  de  la  mort  de  sa  femme,  portait  la  suivante  :  Ainsi  je  vis 
affligé.  Un  des  seigneurs  de  Poleuta  avait  un  costume  rouge  et 
noir,  avec  la  devise  :  Si  je  me  noie  dans  le  sang,  j'ai  douce  mort! 
Un  autre,  habillé  de  jaune,  disait  :  Gardez-vous  de  la  folie  d'a^ 
imour.  Un  autre ,  avec  un  vêtement  couleur  de  cendre  :  Sous  la 
cendre  je  brûle.  Un  certain  Conti,  vêtu  d'étoffe  d'argent,  avait 
pour  devise  :  La  foi  est  ainsi  blanche.  Cappoccio  était  habillé 
d'étoffe  rose  pâle,  avec  la  devise  :  De  la  Romaine  Lucrèce  je  suis 
l'esclave.  Un  autre,  avec  la  devise  échiquetée  blanc  et  noir  :  Je 
suis  fou  d'une  femme.  Un  autre,  au  costume  verdàtre  et  jaune: 


(1)  LlUTPRAND,  III,  4. 

(2)  Tota  regio  ïUa  (de  Pa\ie)  mtmdatur  a  venenos'ts  animalihus,  et  maxîrhe 
serptntibus  per  ciconiaSy  quœ  ililc  (oto  tempore  verts  et  ofslatis  moranttw.  (AUL^ 
Ticuv,  chap.)  IL 


388  FÊTES  POPULAIHES. 

Qui  navigue  pour  V amour  devient  fou.  Un  jeune  homme^  nommé 
Stulli^  vêtu  de  blanc  avec  des  liens  et  un  panache  rouges ,  avait 
la  devise  :  Je  suis  à  moitié  apaisé.  Un  autre  y  au  vêtement  bleu 
céleste^  avec  un  chien  attaché  au  cimier^  disait  :  La  foi  me  tient 
et  me  maintient.  Un  autre^  avec  des  culottes  blanches  et  un  ha- 
bit  noir,  portait  au  casque  une  colombe  dont  le  bec  tenait  une 
branche  d^olivier ,  et  sa  devise  disait  :  Je  remporte  toujours  la 
victoire.  Un  autre ,  avec  un  costume  vert  pâle  :  J'ai  une  espé- 
rance vive,  mais  elle  se  meurt.  Nous  taisons  d'autres  devises.  A 
mesure  que  les  noms  sortaient  de  Turne^  les  champions  descen- 
daient dans  l'arène^  saluaient  les  dames  par  une  inclination  de 
corps,  prenaient  les  armes  et  donnaient  la  chasse  aux  taureaux 
au  milieu  des  applaudissements  des  spectateurs;  mais^  dans  la 
lutte,  dix- huit  furent  tués  par  les  animaux  furieux^  et  le  spec- 
tacle sanglant  fit  place  à  une  cérémonie  funèbre ,  puisqu'il  fallut 
accourir  à  Téglise  de  Latran  pour  assister  aux  obsèques  des  vic- 
times (1). 

De  même  que  les  nobles  avaient  des  fêtes  aristocratiques,  le 
peuple  voulut  avoir  les  siennes,  motivées  souvent  par  la  religion, 
même  alors  qu'elles  faisaient  contraste  à  la  religion.  Les  jeux 
publics  étaient  presque  toujours  des  simulacres  de  guerre  et  des 
exercices  de  force.  A  Milan,  des  bandes  nombreuses  se  réunis- 
saient dans  le  broglio  et  le  cirque  pour  s^exercer  à  la  course  ou 
bien  à  la  lutte;  à  Vérone,  dans  le  Campo-Fiore;  à  Yicence,  dans 
le  Champ  de  Mars;  à  Padoue,  dans  le  Prato  de  la  Valle;  à  Luc- 
ques,  dans  le  Prato.  A  Pise,  le  jeu  de  Ponte  rappelait  Ginzica,  qui, 
disait-on,  avait  sauvé  la  patrie  d'une  surprise  des  Sarrasins.  Les 
deux  factions  de  Borgo  et  de  Sainte-Marie  s'attaqi^aient  sur  le 
pont  de  PArno  avec  des  bâtons,  et  une  lutte  furieuse  s'engageait 
jusqu'au  moment  où  l'une  d'elles  remportait  la  victoire  :  c'était 
trop  pour  un  jeu,  trop  peu  pour  une  bataille,  comme  disait  Pierre 
Léopold.  A  Sienne,  on  représentait  saint  Georges  armé,  qui  lut- 
tait avec  un  dragon,  jusqu'à  ce  que  les  applaudissements  annon- 
çassent la  victoire.  Les  habitants  de  Prato  étaient  renommés  dans 
le  jeu  de  la  savate ,  les  Florentins  dans  celui  de  la  balle ,  les 
Siennois  dans  le  pugilat  ;  à  la  Liz2a  et  dans  le  Campo,  on  mul- 
tipliait les  fêtes,  dont  il  reste  quelque  souvenir  dans  les  courses 
de  juillet  et  d'août,  qui  se  font  sur  dix  chevaux,  avec  des  harnais 
différents.  A  cette  époque  remontent  d'autres  jeux  non  encore 

(1)  lloi«conTK  Moi«ali>kim:ui,  Aitnali^  K<?r.  h.  Script.,  xil. 


CABWAVA.LS.  3W 

oubliés,  comme  de  courir  au  paysan  rouge,  au  pot,  à  Toie  sus- 
pendue, sans  compter  les  mâts  de  cocagne,  la  coutume  de  planter 
les  mais,  etk. 

La  jeunesse,  comme  apprentissage  militaire ,  s'exerçait  beau- 
coup à  monter  à  cheval.  Des  bandes  nombreuses  couraient  la 
gualdaniiy  faisaient  des  parties  de  plaisir,  sortaient  à  la  rencontre 
des  princes  et  des  grands.  Les  illuminations  étaient  fréquentes, 
et  les  bals  aussi  fréquents  que  variés.  Il  y  avait  des  courses  de 
chevaux  barbes ,  tantôt  libres,  tantôt  montés  par  un  fantassin , 
et^  comme  le  premier  prix  consistait  en  un  manteau  de  soie  on 
de  laine,  on  disait  courir  au  manteau  ;  les  prix  secondaires  se 
composaient  de  bidets,  de  faucons,  de  pQrcs,  de  coqs,  de  chiens 
de  chasse ,  de  gants  et  auftres  objets.  On  regardait  comme  une 
grave  insulte  pour  les  villes  assiégées  de  faire  courir  le  manteau 
sous  leurs  murailles;  Gastruccio,  après  avoir  vaincu  les  Floren- 
tins, établit  à  leurs  portes  une  course  de  chevaux,  puis  de  fan- 
tassins, enfin  de  prostituées. 

Les  divertissements  se  multipliaient  au  carnaval,  nom  que  plu- 
sieurs déduisent  de  Tabaridon  des  mets  gras,  comme  si  l'on  di- 
sait :  Vale  alla  came  (adieu  à  la  viande)  (i).  Il  paraît  qu^il 
finissait  partout  avec  le  premier  dimanche  de  carême,  comme  il 
se  maintient  dans  le  diocèse  de  Milan,  où  saint  Charles  s'efforça 
d'exclure  les  réjouissances  profanes  de  ce  dimanche. 

Qui  n'a  pas  entendu  parler  du  vendredi  des  boulettes  de  Vé- 
rone? Rome  a  ses  moceoUtti  (bouts  de  chandelle),  et  la  proces- 
sion des  chars,  qui,  le  dernier  jour  de  carnaval,  se  dirigeait  à 
Monte-Testacio,  est  beaucoup  plus  ancienne.  Pavie  avait  des  ba- 
tailles simulées  :  sur  deux  places ,  auprès  des  murailles ,  deux 
bandes  de  la  ville  en  venaient  aux  mains,  bataillon  contre  batail- 
lon, homme  contre  homme  ;  les  combattants  portaient  des  cas- 
ques d'osier  rembourrés  et  distingués  par  le  signe  de  chaque 
compagnie,  la  visière,  la  crinière,  des  boucliers  et  des  masses  de 
bois.  Les  généraux,  armés  du  bâton  de  commandement,  précé- 
daient les  troupes,  ordonnaient  Vassaut  d'un  monticule,  d'une 
maison ,  d'un  pont,  et  chacun  déployait  alors  son  courage.  Le 
podestat  veillait  à  ce  que  personne  ne  se  servît  d*armes  véritables; 
après  le  carnaval,  les  combats  continuaient  avec  la  masse  et  le 

(1  )  Carnit  prmum  se  trouve  souvent  dans  les  vieilles  chartes  ;  d'autres  fois  on 
dit  cornis  lajcatio ,  carnit  levamen ,  carntm  laxare,  d*où  carna^aL  Les  Grecs 
disaient  àicoxpeoiç,  sans  viande. 


380  GABNiLTALS. 

bouclier  (I).  «A  Florence  (dit  BenedettoVarchi)  les  jeunes  gens^ 
et  surtout  les  nobles,  avaient  coutume,  dans  les  jours  du  carna- 
val, de  sortir  travestis  avec  un  ballon  gonflé,  et  de'^e  rendre  au 
marché  vieux,  ainsi  que  dans  tous  les  lieux  où  se  trouvaient  les 
boutiques  des  marchands  et  des  artisans;  là  ils  lançaient  ce 
ballon,  dont  ils  frappaient  les  citoyens,  et  cherchaient  k  te  jet^ 
dans  les  boutiques  pour  contraindre  les  marchands  à  les  faraier 
et  mettre  ainsi  fin  à  leurs  affaires  pendant  ce  peu  de  jours.  Ils  ne 
leur  faisaient  donc  d^autre  mal  que  celui  de  les  détourner  de 
leurs  occupations;  parfois  ils  se  formaient  en  cercle  sur  le 
marché  neuf,  et,  divisés  par  groupes,  ils  jouaient  à  la  savate. 
Cet  usage  innocent  dégénéra  plus  tard ,  et  les  jeunes  gens  trou- 
blaient la  ville,  jetaient  de  la  boue  {^f.  » 

A  Venise,  le  goût  des  divertissements  était  si  ancien  que  Pierre 
Orseolo  I,  en  078,  abandonnant  le  bonnet  ducal  et  le  monde  pour 
le  cloître,  disposa  de  ses  biens  comme  il  suit  :  1,000  livres  d'or 
en  faveur  de  ses  parents,  1,000  pour  les  pauvres ,  1,000  pour  les 
divertissements  (3).  Les  oirnavals  vénitiens,  qui,  jusqu'à  ces  der- 
niers temps,  ont  attiré  de  toutes  parts  quiconque  aimait  à  s'amu- 
ser librement,  étaient  déjà  célèbres  en  1094.  Les  lois  infligeaient 
les  punitions  les  plus  sévères  à  quiconque  insultait  au  masque; 
le  masque  soustrayait  l'homme  aux  recherches ,  lui  permet- 
tait de  pénétrer  jusque  dans  le  grand  conseil ,  et  rapprochait  le 
pléba^n  du  noble,  Pouvrier  du  moine,  la  mercière  de  la  doga- 
resse.  Après  avoir  vaincu  et  fait  prisonnier,  avec  un  grand  nombre 
de  nobles,  Ulric,  patriarche  d^Aquilée,  les  Vénitiens  le  condam- 
nèrent à  envoyer  au  doge,  tous  les  mercredis  gras,  douze  porcs 
et  autant  de  gros  pains;  puis,  le  jeudi,  en  commémoration  de  U 
victoire,  avait  lieu  la  fête  où  l'on  coupait  la  tète  à  un  bceuf  et  à 
quelques  porcs  que  l'on  distribuait  au  peuple.  En  même  temps, 
on  élevait  dans  la  salle  du  Piovego  de  petits  châteaux  en  bois  qui 
étaient  démolis  par  le  doge  et  les  sénateurs;  puis,  de  l'antenne 
d'un  navire  on  tendait,  jusqu'au  sommet  du  campanile  de  Sainte 

(1)  AiTL.  TiciN.,  chap.  13. 

(2)  Storiâf  liv.  viu,  Lasca,  Pref,  aile  Novelle  :  »  Nous  somines  maÎQ tenant 
a  en  carnaval  ;  dans  ce  temps  il  est  permis  aux  religieux  de  s'amuser,  et  les 
a  moines  entre  eux  jouent  à  la  balle,  représentent  des  comédies,  et,  tra\estis, 
«  jouent  des  instruments,  dansent,  chantent.  Pendant  ces  fêtes,  on  permet  en- 
«  core  AUX  retigieuses  de  s'habiller  en  hommes  avec  le  bonnet  de  velours,  avec 
«  les  chausses  et  i'épée  au  côté.  » 

(3)  Sagorrino,  Cronaca, 


FÊTES  TÉNiTiBinnss.  391 

Marc^  un  cAble  par  lequel  un  marin,  aidé  de  quelque  mécanisme, 
montait,  puis  descendait  pour  offrir  au  doge,  dans  son  pavillon^ 
un  bouquet  de  fleurs. 

Venise ,  même  hors  du  carnaval ,  était  renommée  pour  ses 
fêtes  :  jouets  d'enfants  que  la  noblesse  offrait  à  la  plèbe  pour 
détourner  sa  pensée  des  droits  dont  on  l'avait  dépouillée,  t'en- 
lèvement  des  jeunes  filles  donna  lieu  à  la  fête  annuelle  du  der- 
nier jour  de  janvier,  où  douze  Marie  étaient  mariées  avec  une 
dot  publique  portée  dans  des  moules  ;  mais,  comme  cette  céré- 
monie dégénéra  plus  tard  en  turpitudes,  on  remplaça  les  jeunes 
filles  par  douze  mannequins.  Le  jour  des  Rameaux,  on  mettait  en 
liberté,  de  la  loge  de  Saint-Marc,  des  oiseaux  et  des  pigeons; 
c'était  une  fête  de  leur  donner  la  chasse  et  d'en  raconter  les 
aventures.  Quelques-uns,  échappés  aux  poursuites,  se  réfugiè- 
rent sur  le  campanile  où  ils  se  multiplièrent,  respectés  jusqu'i 
nos  jours  par  les  révolutions  et  le  despotisme. 

A  la  foire  de  TAscension^  qui  attirait  une  foule  innombrable, 
on  exposait  un  mannequin  de  femme  qui  servait  de  modèle  pour 
le  costume  de  cette  année,  costume  qui  ne  variait  pas,  comme 
aujourd'hui ,  à  l'arrivée  de  chaque  courrier.  Là  on  offrait  aussi 
à  Tadmiration  les  chefs-d'œuvre  de  l'art,  et,  dans  Tune  de  ces 
dernières  foires,  Canova  préluda  à  la  renaissance  de  la  sculpture 
en  présentant  Dédale  et  Icare.  Ce  même  jour,  le  doge  épousait  la 
mer.  Les  tables,  qui,  le  jour  de  Sainte-Marthe,  étaient  dressées  le 
long  du  canal  de  la Giudeca,  chargées  presque  de  poisson  seul, 
devenaient  une  occasion  de  ressen'er  ou  de  renouer  les  amitiés. 
La  république,  certains  jours,  offrait  elle-même  aux  patriciens 
des  banquets,  dans  lesquels  figuraient  à  profusion  les -cristaux, 
les  pâtisseries  sucrées  et  les  fruits  confits,  que  les  convives  em- 
portaient chez  eux. 

Comme  les  divertissements  servaient  à  former  de  bons  marins, 
on  multipliait  les  régates,  dont  la  première  est  mentionnée  en 
1315;  à  partir  de  cette  époque,  le  sénat  décréta  qu'elles  se  fe- 
raient le  jour  de  saint  Paul.  Une  fois  par  semaine,  nobles  et  plé- 
béiens devaient  lutter  de  vitesse  sur  le  Lido.  Le  pugilat  avait  lieu 
de  septembre  à  Noël ,  sur  des  ponts  sans  parapets.  Dans  les 
épreuves  de  force  physique,  les  Cdstellani,  vêtus  de  rouge,  lut- 
taient contre  les  Nicolotti,  habillés  de  noir;  ces  exercices  termi- 
nés, les  adversaires  prenaient  des  épées  émoussées,  frappaient 
et  paraient  à  la  moresque,  ou  dansaient  la  furlatia. 
Dans  les  bois  de  l'abbaye  de  Saint-Hilaire,  entre  Gambarare  et 


3d2  FÊTES  HISIOKIQnS. 

la  lagune,  les  chasseurs  devaient  ara  moioes  la  tète  elle  qpmri 
de  tout  sanglier  qulls  taeraîeot  ;  de  leur  côté,  les  moines  étaient 
tenas  de  prêter  au  doge  des  chiens  et  des  chevaux  quand  il  y  Te* 
nait  chasser^  et  de  nourrir  ses  faucons  et  ses  braques.  La  Teille 
de  Noël,  on  faisait  une  grande  chasse,  et  le  doge  distribuait  à 
chaque  magistrat  et  père  de  fanjille  cinq  têtes  de  bêtes  faoTcs, 
qui  furent  remplacées,  sous  AntoineGrimani,  par  les  aselle^  piè- 
ces d*'dfgeni  frappées  uniquement  pour  cet  usage,  et  dont  la  col- 
lection est  aujourd'hui  une  rareté.  Le  jeudi  saint,  le  dogereee- 
vait  le  tribut  de  poissons,  qu'il  distribuait  également. 

Cinq  banquets  publics  étaient  donnés  chaque  année  :  aux  fêtes 
de  saint  Marc,  de  TAscension,  de  saint  Vit,  de  saint  Jérôme  et 
de  saint  Etienne.  Le  doge  invitait  à  ces  festins,  de  cent  couverts 
le  plus  souvent,  d'anciens  magistrats  et  des  personnes  de  crédit. 
Dans  la  salle  du  banquet  brillaient  Targenterie  du  doge  et  de 
l'État,  des  coupes  de  cristal  coloré.  Les  ministres  pouvaient  par- 
ler au  doge  et  le  courtiser  ;  une  foule  de  curieux,  parmi  lesquels 
figuraient  souvent  d'illustres  étrangers,  assistaient  à  ces  réjouis- 
sances en  domino.  Les  femmes  couraient  d'un  convive  à  l'autre, 
et  les  raillaient  avec  la  vivacité  propre  aux  Vénitiennes;  parfois 
un  poète  improvisait,  comme  le  fit  plus  tard  Gassandra  Fedeli  ; 
plus  souvent,  le  banquet  était  réjoui  par  la  musique  et  des  spec- 
tacles. A  la  fin/lu  diner,  les  écuyers  du  doge  venaient  présenter 
à  chaque  convive  un  grand  panier  de  dragées,  et,  tandis  que  les 
patriciens  accompagnaient  le  prince  à  sa  prison  dorée,  le  gondo- 
lier de  chacun  d'eux  entrait  pour  enlever  ce  panier  et  l'apporter 
au  commensal  à  qui  on  l'avait  destiné  :  tous  ambitionnaient  ce 
témoignage  de  prédilection. 

Selon  Rolandino,  Trévise,  en  1214^  imagina  le  château  de 
l'honnêteté.  Au  lieu  de  créneaux*et  de  galeries,  il  était  muni  de 
fourrures  de  petit-gris  et  d'hermine,  d'étoffes  de  pourpre,  de 
taffetas,  et,  dans  l'intérieur,  se  trouvaient  les  femmes  et  les 
jeunes  filles  les  plus  belles,  couvertes  non  de  boucliers  et  de  cui- 
rasses, mais  de  vêtements  pompeux.  Les  jeunes  gens,  non-seu- 
lement des  environs,  mais  de  Padoue  et  de  Venise,  étaient  ac- 
courus à  la  fête  avec  des  costumes  splendides;  divisés  eu  petites 
bandes  sous  l'étendard  de  leur  patrie,  ils  se  préparèrent  à  l'atta- 
que de  la  charmante  forteresse.  Oranges,  dragées,  fruits,  fleurs, 
eaux  odoriférantes,  douces  paroles,  tels  furent  leurs  projectiles; 
la  lutte  continua  avec  ces  armes  jusqu'au  moment  où  les  Véni- 
tiens les  remplacèrent  par  des  sequins,  et  les  Trévisanes,  pour 


FÊTES  mSTOnTOUES.  393 

les  recueillir^  se  déclarèrent  vaincues.  L'étendard  de  saint  Marc 
pénétrait  déjà  dans  les  portes  sans  défense,  lorsque  les  Padouans^ 
se  tenant  pour  offensés,  commencèrent  à  frapper^  déchirèrent 
le  gonfalon^  et  les  deux  partis  saisirent  les  armes.  La  rixe  fut 
apaisée;  mais  Venise  exigea  une  satisfaction,  et  les  Padouans, 
chaque  année^  durent  lui  envoyer  trente  poules^  auxquelles  on 
donnait  la  liberté;  le  peuple  accourait  alors  en  foule  pour  attra- 
per les  poules  pad<manes. 

Les  Padouansi  lorsqu'ils  se  furent  affranchis  par  l'expulsion 
de  Pagano,  podestat  de  Barberousse,  célébrèrent  tous  les  ans  la 
fête  des  Fleurs.  Le  carroccio^  traîné  par  des  bœufs  et  des  che- 
vaux couverts  d'étoffe  rouge  aux  armes  de  la  commune , , était 
promené  dans  la  ville  ;  il  portait  douze  jeunes  filles  nobles,  cou- 
ronnées de  fleurs,  qui  répandaient  des  fleurs,  tandis  qu^on  leur 
jetait  des  fleurs  de  chaque  fenêtre  et  qu'on  semait  les  fleurs  sur 
leur  passage.   Vingt-quatre  chevaliers  marchaient  aux  côtés  du 
carroccio,  et^  lorsqu'il  était  arrivé  dans  le  pré  de  laValle,  une 
lutte  avec  des  fleurs  commençait  entre  eux  et  les  jeunes  filles, 
puis  se  continuait  entre  eux  seuls  avec  des  armes;  enfin  venaient 
des  combats  de  champions  armés  de  rondaches  et  de  masses  de 
bois^  ou  qui  n'avaient  que  de  petits  sacs  remplis  de  sable.  Les 
naumacbies,.  dont  Tite-Live  parle  lui-même,  se  continuaient  sur 
le  canal  de  Saint-Augustin  ou  sur  celui  qui  bordait  le  Champ  de 
Mars  à  l'Occident. 

Vicence  rattache  à  des  faits  incertains  de  l'âge  des  communes 
la  fête  de  la  Bua .;  le  jour  du  Corpus  Domini  on  traîne  dans  la 
ville,  à  force  de  bras,  une  haute  machine  garnie  de  banderoUes, 
d'armoiries  et  de  personnages,  divertissement  carnavalesque  dans 
un  jour  sacré.  Lorsque  Bologne  eut  acquis  Faenza  par  la  trahi« 
son  de  Tibaldeilo  Zambraso,  elle  ordonna  que  Ton  courût  dans  la 
grande  rue  un  cheval  enharnaché,  un  épervier,  deux  braques, 
une  gibecière  et  la  àaraeagna,  c'est-à-dire  le  morceau  de  bois 
que  l'on  attache  à  Tarçon  de  la  selle  quand  on  va  chasser  avec  le 
faucon.  En  outre,  on  faisait  rôtir  une  petite  truie,  et,  lorsqu'elle 
se  trouvait  à  moitié  cuite,  le  cuisiniert  à  cheval,  l'emportait  avec 
la  broche  le  long  de  cette  rue  jusqu^à  la  porte,  et  tenait  l'éper- 
vier  de  la  main  gauche;  de  retour,  il  complétait  la  cuisson  de 
l'animal,  et,  la  course  finie,  on  jetait  la  truie,  au  son  des  trom- 
pettes, du  palais  sur  la  place. 

Messine,  le  jour  de  l'Assomption,  outre  les  courses  et  rillumi- 
nation,  fabrique  et  promène  un  cliameau  qui  rappelle,  selon  la 


394  wÈfns  HisMRiQinEs. 

tradition,  le  souvenir  du  comte  Roger,  lorsqu'il  fit  son  entrée  à 
Torientale  après  l'expulsion  des  Sarrasins;  deux  statues  colosa- 
les,  qui  parcourent  également  les  rues  au  milieu  d'acclamations 
étourdissantes,  indiquent  Zandé  et  Réa,  fondateurs  fabuleux  de 
cette  ville.  Les  Crémonais,  la  veille  de  ce  jour,  célébraient  une 
fête  à  laquelle  ils  rattachaient  le  souvenir  de  Zannino  de  la  Baila, 
qui  les  racheta  du  tribut  d'une  boule  d'or  à  Tempereur^  et  celoi 
de  la  victoire  remportée  sur  les  Parmesans.  La  petite  dataiJIesm 
la  grande  place,  entre  les  jeunes  gens,  commençait  les  réjouis- 
sances; puis  les  portefaix  et  les  meuniers  jetaient  sur  la  multi- 
tude, de  manière  à  la  rendre  toute  blanche,  les  uns  de  Teau  et 
les  autres  de  la  farine.  On  courait,  en  outre,  un  taureau  attaché, 
qui  était  ensuite  promené  dans  la  ville  ;  enfin  de  nouvelles  lot- 
tes avaient  lieu  pour  gagner  le  rigotto,  bonnet  galonné  que  Voo 
jetait  au  milieu  des  portefaix,  et  celui  qui  s'en  emparait  recevait 
6  sequins.  Les  statues  de  Zannino  et  de  Berthe  étaient  habillées 
d'étofle  rouge  et  blanche,  que  Ton  renouvelait  tous  les  ans  aux 
frais  des  boulangers. 

A  Bologne,  en  souvenir  de  Tacquisition  de  Faenza  de  4284, 
on  célébrait,  le  24  août,  la  fête  de  la  petite  truie,  que  les  magîs^ 
trats  distribuaient  aux  gamins,  fameux  dans  cette  ville.  A  Vé- 
rone, le  26  décembre,  on  se  masquait;  puis,  le  lundi  et  le  mardi 
du  carnaval,  le  peuple  alhiit  s'amuser  dans  TArena.  Après  les 
vingt-quatre  heures,  chacun  pouvait  enlever  les  enseignes  des 
boutiques,  et,  sur  l'une  d'elles,  quelque  minime  qu'en  fût  là 
valeur,  se  faire  donner  par  un  aubergiste  jusqu'à  6  livres  et 
4  sous  de  comestibles,  dont  le  prix  était  remboursé  par  le  pro- 
priétaire de  l'enseigne.  Deux  veufs  qui  se  remariaient  devaient 
payer  chacun  1  pour  400  de  leur  dot  aux  jeunes  gens  de  h 
contrée  qu'ils  habitaient,  sinon  on  leur  faisait  un  charivari  sous 
leurs  fenêtres  ;  l'argent  qui  provenait  de  cette  contribution  était 
employé,  soit  à  célébrer  quelque  fête  religieuse,  soit  à  faire  l'au- 
mône ou  bien  à  s*amuser. 

Ces  fêtes  continuèrent  longtemps  parmi  les  Italiens,  et  servi* 
rent  à  leur  donner  de  la  finesse  et  de  la  gaieté,  double  carac- 
tère qui  se  personnifie  dans  les  masques  de  la  scène.  Les  tyrans, 
qui  savaient  combien  il  est  facile  de  conduire  un  peuple  avide 
d'amusements,  préparaient  des  réjouissances  de  plus  en  plu^ 
fréquentes,  et,  dans  le  seizième  siècle,  nous  les  verrons  s'eml)d" 
lir  de  toute  la  magnificence  des  arts. 

Les  bouffons,  meuble  nécessaire,  non^seulement  des  cours, 


FtTES  EGCLÉBIÂS'nO!».  39K 

mais  encore  des  palais  de  la  commaoe»  jouaient  un  rMe  impor- 
tant dans  les  réjouissances  publiques.  Quelques-uns  s'élevèrent 
au  rang  de  ménestrels  ;  du  reste,  on  les  traitait  si  libéralement 
qu'ils  devenaient  pour  le  trésor  une  charge  très-lourde  (i).  Sou- 
vent c'étaient  des  nains,  qui^  à  force  d'ornements,  semblaient 
se  venger  des  railleries  auxquelles  leur  difformité  les  exposait. 
Parfois  ils  usèrent  heureusement  du  privilège  de  la  folie  pour 
dire  aux  princes  des  vérités  qui  n'auraient  pu  autrement  .arriver 
jusqu'il  leurs  oreilles;  par  ce  moyen  quelques-uns,  entre  autres 
Gonnella,  au  service  du  duc  de  Modène,  et  Ponzino  de  la  Torre^ 
parmi  les  Crémonais,  ont  obtenu  Timmortalité^  refusée  aux  in- 
venteurs des  arts  les  plus  utiles. 

Les  diverses  solennités  ecclésiastiques  de  Tannée  étaient  cé- 
lébrées avec  des  costumes  déterminés,  en  partie  dérivés  de 
Pantiquité,  en.  partie  modernes,  et  qu'on  n'a  point  encore  ou- 
bliés. Le  jour  de  TÉpiphanie,  à  Florence,  on  promenait  au 
milieu  des  flambeaux  un  mannequin  de  haillons,  et  d'autres 
étaient  exposés  aux  fenêtres,  d'où  les  nombreuses  plaisanteries 
sur  la  hefana.  A  Milan,  des  citoyens,  qui  figuraient  le  cortège 
des  rois  mages,  partaient  de  l'église  Saint-Eustorge,  précédés 
d'une  étoile;  aux  colonnes  de  Saint-Laurent,  ils  rencontraient 
le  roi  Hérode  et  lui  demandaient  des  nouvelles  du  Messie  ;  puis, 
continuant  leur  marche,  ils  arrivaient  à  la  cathédrale,  où  ils 
trouvaient  une  crèche  magnifique,  offraient  les  trois  dons,  et, 
sur  l'avis  de  Tange,  s*en  retournaient  par  la  porte  Romaine.  La 
fête  domestique  de  Noël  exprimait  encore  un  sentiment  plus 
affectueux  :  le  chef  de  maison  prenait  sur  ses  épaules  une  souche 
ornée  débranches  et  de  feuillage  verts,  et,  après  l'avoir  prome- 
née dans  les  appartements,  la  mettait  au  foyer,  autour  duquel  se 
réjouissait  la  famille  réunie. 

A  Pavie,  lorsqu'on  offrait,  la  veille  de  Saint-Sire,  d'énormes 
cierges  à  l'église,  la  procession  était  précédée  par  les  cabaretiers, 
qui  portaient  un  château  sur  une  table  ;  derrière  eux  venaient 
les  chasseurs  avec  un  arbre,  aux  branches  duquel  on  voyait  at- 
tachés des  oiseanx  de  toute  espèce  que  l'on  mettait  en  liberté 
dans  l'église.  Enfin  suivaient  les  courses  des  écuyers  au  coq 
vivant,  à  la  petite  truie  rôtie,  et  celle  des  prostituées  aux  sau- 
cissons; des  banquets  terminaient  la  fête  (^â).  A  Florence,  le 

(I)  Luchino  Visconli  épargna  au  U'ésor  de  >filaii  30,000  florins  d'or  qu'on 
payait  annuellement  aux  bouffons. 
(3)  AuL.  TiciN.,  chap.  15. 


396  FÊTES  EGOisIASTTOUES. 

jour  de  la  Saint-Jean^  on  construisait  un  char  très-élevé,  rempli 
de  saints  et  de  figures  symboliques  ;  sur  la  place  des  Seigneurs 
s'élevaient  jusqu'à  cent  tours  dorées  avec   des  hommes  dans 
rintérieur,  et  partout  on  voyait  des  manteaux  ^  des  gonfalons, 
des  machines  chargées  de  cierges  et  d'autres  dons  ;  enfin  ve- 
nait le  feu  d^artifice^  dont   les  meilleurs   artistes  ne  dédai- 
gnaient pas  de  fournir  les  combinaisons  variées.  Dans  quelques 
villes^,  à  la  Pentecôte^  on  donnait  la  volée,  dans  l'église,  à  des 
pigeons  blancs,  au  milieu  des  fleurs,  des  langues  de  feu  et  des 
acclamations  de  la  multitude.  Lorsque  Florence  fut  maltresse 
de  quelques  cilés,  elle  exigea  de  chacune  un  cierge;  parfois 
elle  en  reçut  vingt-huit,  longs  de  six  à  huit  coudées,  avec  des 
bamboches  en  papier,  et  tel  était  le  poids  de  celui  de  Pescia  et 
de  San-Miniato  qu'il  fallait  quarante  individus  pour  le  porter. 
Quelque  chose  de  semblable  avait  lieu  dans  les  autres  villes  :  i 
Milan,  le  jour  de  la  naissance  de  la  Vierge;  à  Bologne,  à  la  fête 
de  saint  Pétrone;  à  Modène,  à  celle  de  saint  Géminien,  etxi. 

Dans  toutes  les  villes  et  bourgades^  on  fêtait  par  des  représen- 
tations dramatiques  le  saint  protecteur.  Quelquefois  les  com- 
munes  célébraient   quelque  fête  plus  importante;   ainsi  les 
Florentins,  en  1304,  publiaient  que  a  quiconque  voudrait  savoir 
des  nouvelles  de  l'autre  monde  devrait  se  rendre,  le  jour  des 
calendes  de  mai,  sur  le  pont  de  la  Garraïa  et  dans  le  voisiuHge 
de  TArno.  »  Ils  dressèrent  sur  les  rives  de  ce  fleuve  des  écha- 
fauds,  où  l'enfer  avec  les  damnés  et  leurs  tourments  furent  re- 
présentés. La  foule  accourut  si  nombreuse  qu'elle  fit  écrouler 
le  pont,  et  beaucoup  souffrirent  dans  leur  personne;  c'est  aî/jsi 
que  le  jeu  tourna  de  la  plaisanterie  au  sérieux,  et^  «  comme  le 
ban  l'avait  dit,  plusieurs  allèrent  savoir  des  nouvelles  de  l'âutre 
monde». 

Les  spectacles,  chez  les  anciens,  devaient  exciter  les  senti- 
ments patriotiques  et  fortifier  le  courage  ;  au  moyen  âge,  ils  sen- 
taient l'inspiration  commune,  celle  de  l'Église,  et  poussaient 
à  la  dévotion.  Dans  ce  but,  c'étaient  les  diacres  ou  les  prêtres 
qui  les  organisaient,  et  presque  toujours  une  église  servait  de 
théâtre  ;  de  là  des  abus  qui  révèlent  le  mélange  du  sérieux  et 
du  bouffon,  de  la  ferveur  religieuse  et  de  la  gaieté,  que  l'on 
aperçoit  dans  toutes  les  œuvres  de  cette  époque.  Dans  certaines 
fêtes,  tous  devaient  se  montrer  déguisés  en  renard,  dont  la 
longue  queue  pendait  derrière  les  magistrats  ou  les  prélats, 
quelque  fût  d'ailleurs  leur  costume.  En  commémoration  de  la 


1 


FÊTES  SGGLÉSUST1QU£S.  397 

fuite  en  Egypte,  on  célébrait  la  fête  des  ftnes  où  de  ridicules 
braiements  se  mêlaient  aux  chants  de  l'Église.  Ces  choses  se  fai- 
saient sérieusenoent^  et  nous-mêmes^  dans  notre  enfance,  nous 
avons  pu  voir  des  processions  et  des  fêtes  qui  nous  font  rire  au- 
jourd'hui ,  mais  qui  alors  excitaient  notre  dévotion. 

Les  faits  que  l'Église  rappelait  en  ce  jom*  étaient  représentés 
avec  un  appareil  nH)ins  ridicule.  Tous  les  arts  se  mettaient  au 
service  de  ces  mystères ^  qu'on  célébrait^  non  sur  la  scène 
étroite  et  méphitique  d'un  théâtre^  où  la  santé  comme  la  foi  peut 
être  compromise,  mais  aux  rayons  du  soleil  et  sur  les  places  pu- 
bliques. L'usage  de  ces  représentations  s'accrut  avec  les  croisa- 
des^ lorsque  les  pèlerins,  de  retour  dans  leur  patrie^  voulurent 
reproduire  avec  exactitude  les  scènes  sur  lesquelles  ils  avaient 
médité  en  Palestine  ;  après  avoir  choisi  des  situations  analogues 
à  celles  du  Calvaire^  de  Betliiéem^  de  Jérusalem^  ils  prenaient 
eux- mêmes  et  donnaient  à  d'autres  les  costumes  qu'ils  avaient 
vus  aux  hommes  de  l'Orient.  La  société  du  gonfalon,  pour  re- 
présenter la  passion  de  Jésus^  fut  instituée  à  Rome  en  i264.  A 
Trévise^  les  chanoines  devaient  fournir^  chaque  année,  à  la  com- 
pagnie des  baUuSy  deux  clercs^  habiles  dans  le  chant^  pour  jouer 
le  rôle  de  Marie  et  de  l'Ange  dans  la  fête  de  ^Annonciation  (1). 
Rolandino  rapporte  qu'en  1244  on  figura  la  passion  du  Christ 
dans  la  prairie  de  la  Yalle  à  Padoue ,  et  cette  ville^  en  1331^  or- 
donna de  représenter  tous  les  ans^  dans  l'amphithéâtre^  le  mys- 
tère de  l'Annonciation.  La  chronique  du  Frioul^  par  Julien Cano- 
nico,  rappelle  que  le  clergé^  en  1^98,  représenta  à  la  cour  du 
patriarche  la  passion  et  la  résurrection  du  Christ,  la  venue  du 
Saint-Esprit,  le  jugement  dernier;  d'après  le  même  auteur,  la 
Création,  l'Annonciation,  r£nfantement,  ia  Passion  et  l'Anté- 
christ, furent  représentés,  en  i304,  par  le  chapitre  de  Cividale. 

Si  nos  lecteurs  ne  sont  pas  trop  jeunes,  ils  peuvent  se  sou- 
venir d'avoir  vu  dans  les  campagnes  quelques  restes  de  ces  re- 
présentations* 

Telle  est  l'origine  du  théâtre,  dont  nous  reparlerons  lorsqu'il 
sera  parvenu  à  une  certaine  hauteur. 

(1)  Mém,  de- B.  Etico,  part.  I,  pag.  21.  Le  cbap.  123  eM  le  complément 
nécessaire  de  la  matière  de  ce  chapitre.       * 


898  st&ox-ABn. 


CHAPITRE  XCIX 


■EAUX'AITS. 


Les  lettres  et  les  beaux-arts^  gloire  pacifique  de  I7talic,  res- 
suscitèrent au  milieu  de  cette  prospérité. 

Après  la  chute  de  Tempire  d'Occident,  les  arts  el  les  restes  de 
la  civilisation  s'étaient  réfugiés  à  Constantinople;  de  là  le  nom 
de  byzantin  donné  au  style  qui  fut  employé.  L'arc  et  la  voûte, 
immense  progrès  introduit  par  les  Romains,  continuèrent  à  figu- 
rer dans  les  édifices  ;  l'architrave  fut  abandonnée,  et  Von  re- 
courba directement  l'arc  sur  les  colonnes,  qui  n'étaient  pas  un 
travail  nouveau ,  mais  qu'on  enlevait  aux  constructions  anté- 
rieures. Lorsque  les  chapiteaux  manquaient ,  on  les  remplaça 
par  d'autres  aux  formes  vulgaires,  avec  quelque  feuillage  gros- 
sier et  peu  saillant,  ou  des  lignes  entre-croisées,  ou  bien  quelque 
tête  dinbrme.  Les  arcs,  afin  qu'ils  appuyassent  sur  des  colonnes 
de  hauteurs  diverses,  furent  parfois  allongés  dans  la  partie  infé- 
rieure; pour  d'autres,  moins  apparents,  on  s'éloigna  du  âerai- 
cercle  parfait,  qui  fut  tantôt  écrasé  de  manière  à  produire  le 
cintre  aigu,  tantôt  prolongé  en  fera  cheval,  tantôt  ramenée 
la  forme  d'un  fronton;  parfois  un  arc  en  comprenait  d'autres, 
appuyés  sur  des  colonnettes  (i). 

Ravenne,  qui  conserva  mieux  le  caractère  de  l'Orient,  offre  de 
plus  grands  exemples  du  style  byzantin,  qui  se  manifeste  tou- 
jours par  des  arcs  et  des  voûtes.  L'église  de  Saint-Vital,  cons- 
truite par  saint  Maximien  sous  le  règne  de  Juslînien ,  n'est  à 
Textérieur  qu^une  informe  construction  de  briques  ;  mais,  si  l'on 
pénètre  dans  l'intérieur,  on  est  charmé  par  la  vue  d^ni  octo- 
gone régulier,  dont  le  diamètre  a  quarante  mètres,  avec  une  cou- 
pole hémisphérique  et  deux  galeries ,  dont  l'inférieure  repose 
sur  huit  pilastres  revêtus  de  marbre  grec  veiné.  Puis  viennent 

(1)  L^églisede  Saint-VîUl  de  Ravenne  offre  des  exemples  de  tout  cela;  on 
voit  un  arc  à  fronton  sur  le  poslicum  de  Téglise  de  Saint*Fidèle  à  Gôme*  et  un 
autre  dans  l'édifice  circulaire  représenté  par  la  mosaïque  de  Tabaide  de  Nuo  ' 
ÂmbroÎM  à  fifilan. 


ÂVr  BTZANTI5.  399 

de  belles  mosaïques  et  nne  profusion  d'ornements  empruntés  à 
d'anciens  édifices^  surtout  à  l'amphithéâtre;  les  mosaïques  en 
marbre  décorent  et  contournent  les  portes^  les  fenêtres  et  les 
autels  dans  tous  les  édifices  de  ce  style. 

Le  mausolée  de  Galla  Placidia ,  consacré  à  saint  Nazaire  et  à 
saint  Celse,  forme  une  croix  latine  sans  galeries  ni  tribunes;  au 
centre  est  Pautel,  formé  de  trois  grandes  tables  d'albfttre  oriental. 
Saint-Apollinaire  nouveau,  élevé  par  Théodoric^  avec  des  mosaï- 
ques, des  tombes^  des  inscriptions  et  divers  ornements  d'albâtre, 
de  porphyre,  de  cipollin,  de  marbre  serpentin  et  de  Paros,  est 
un  quadrilatère  à  trois  nefs;  édifice  remarquable,  bien  qu'il  ait 
souffert  des  ravages  des  barbares,  et  plus  encore,  peut-être,  des 
réparations  successives.  Ravenne,  dès  419  >  terminait  l'église  de 
Sainte -Agathe,  à  trois  nefs  soutenues  par  vingt  colonnes  ;  mais 
tout  a  été  changé,  à  l'exception  du  plan  géométral.  A  la  même 
époque,  cette  ville  construisait  la  grande  basilique  de  Saint- 
Apollinaire  in  Classe,  a^ec  trois  vastes  nefs ,  trois  tribunes  et  des 
archivoltes  profilées  solidement.  A  la  cathédrale,  bâtie  par 
saint  Orso  en  540,  est  joint  un  baptistère,  peut-être  de  la  même 
époque,  formé  do  deux  cercles  à  huit  arcades,  qui  supportent  la 
coupole.  Quelques  écrivains  placent  au  neuvième  siècle  le  bap- 
tistère d'Asti,  à  quatre  angles  à  l'extérieur  et  huit  en  dedans,  e{ 
le  palais  des  tours  à  Turin,  avec  la  façade  en  briques  (t). 

Le  mot  œdificare,  compris  dans  un  sens  moral,  montre  que  la 
science  architectonique  impliquait  Tidée  de  dévotion  et  le  désir 
de  consacrer  des  vertus  exemplaires.  Les  évêques,  en  effet, 
étaient  parfois  les  architectes,  plus  souvent  les  promoteurs  d'é- 
difices nouveaux  :  i'évéque  Épiphane  fit  construire  la  cathédrale 
de  Pavie;  Tévêque  Euphrase,  la  basilique  de  Parenzo  en  Istrie, 
ornée  de  belles  mosaïques;  d'autres  bâtirent  le  monastère  et  le 
temple  du  mont  Gassin,  les  églises  de  Saint-Ëvase  à  Casai  Mont- 
ferrât,'  de  Naples,  de  Siponto,  de  Florence,  de  Lucques.  Le  por- 
che de  la  basilique  Saint-Ambroise  à  Milan,  commandé  par 
Tarchevêque  Anspert,  avec  des  arceaux  semi-circulaires  que 
supportent  des  pilastres,  tient  de  la  majesté  sinon  de  l'élégance 
romaine. 

(1)  Après  tant  d'autres,  voir  Qvast,  Die  Âltchrîstliehen  Bauwerke  von  Ra» 
venna,  Berlin,  1842,  et  pour  tout  ce  qui  suit,  SCHOBN  et  Thibrsch,  Reisen  in 
Italien  seit  1822;  OSTEN,  Die  Bauwerke  in  der  Lombardei  vont  siehenten  bi$ 
znm  vierzeknten  Jalirluutdert  gezeichtiel^  und  durck  ftislorisefie  Text  erleutterl, 
Barmstadt,  1846;  Sbltatico>  SuUa  ûrchiutiutae  scultura,yéDm,  1S47. 


400  CEUVAES  D*ART. 

Peut*étre  aucun  pape  ne  régna  sans  doter  les  églises  de  la 
métropole  de  quelque  travail  précieux  ;  c'était  tout  à  la  fois  un 
ornement  pour  le  culte  et  un  aliment  pour  les  beaux-arts  lorsque 
tout  autre  manquait.  Léon  Ili,  outre  un  grand  nombre  de  cons- 
tructions, multiplia  les  œuvres  en  métal  fin;  entre  autres,  il  lit 
revêtir  la  confession  de  Saint-Pierre  de  453  livres  d'or,  et  placer^ 
sous  l'arc  triomphal,  un  balustre  d'argent  de  1,573  livres,  avec 
reHigie  du  Sauveur;  on  lui  dut  encore  un  pupitre  d'argent,  qui 
fut  mis  dans  la  chaire,  et  un  ciboire  de  même  métal.  Il  recons> 
truisit  le  baptistère  de  Saint- André,  édifice  rond  avec  la  vasque 
au  milieu»  entourée  de  colonnes  de  porphyre,  et  dans  laquelle 
Feau  était  versée  par  un  agneau  d'argent  qui  surmontait  une 
colonnette;  enfin  il  orna  la  basilique   de  Lalran  de  vitraux 
peints,  qui  sont  les  premiers  mentionnés.  Saint-George  en  Vé- 
labre,  Sainte-Praxède ,  Sainte-Marie  in  Dominica,  Sainte-Cécile 
en  Transtévère,  Saint-Nérée  et  Achillée,  Sainte-Sabine,  Saint- 
Jean  à  Porte-Latine,  Saint-Martin  aux  Monts,  Saint-Michelin 
Sassia,  Saint-Pierre  es  Liens,  Sainte-Marie  in  Cosmedin ,  d'autres 
églises  de  Home,  furent  à  cette  époque  ornées  avec  les  dépouil- 
les des  anciens  temples. 

Nous  avons  aussi  quelque  niention  de  peintures.  Grégoire  le 
Grand  vit  un  sacriGce  d'Abraham  représenté  avec  tant  de  vérité 
{tatn  e/ficaciter)  qu'il  en  fut  ému  jusqu'aux  larmes.  Théodo- 
linde  fit  peindre  à  Monza  les  hauts  faits  des  Lombards.  Sous  le 
règne  de  Louis  le  Pieux,  une  Vierge,  à  Gravedona  sur  le  lac  de 
Gôme,  pleura  miraculeusement;  d'autres,  à  une  époque  rap- 
prochée, sont  mentionnées  dans  les  églises  de  la  Gava ,  de  .Ca- 
suaria,  de  Subiaco,  du  mont  Cassin.  Il  nous  reste  encore  quel- 
ques-unes de  ces  Vierges,  surtout  dans  les  mosaïques,  les  minia- 
tures, les  cachets,  et  sur  les  monnaies  :  figures  disgracieuses, 
avec  des  yeux  hagards,  des  mains  engourdies,  des  pieds  en 
pointe. 

Le  trésor  de  Monza  fournit  la  preuve  que  le  travail  des  mé- 
taux précieux  n'était  pas  non  plus  négligé  sous  les  Lombards; 
leurs  monnaies  cependant  ne  sauraient  être  plus  grossières.' 
Nous  devons  signaler,  comme  travaux  remarquables,  la  pale 
d'or  de  Saint-Marc  à  Venise ,  tout  émaillée ,  et  le  devant  d'autel 
de  Sainl-Ambroise  à  Milan,  sur  lequel  on  voit  le  parallèle  entre 
les  actions  du  saint  et  celles  du  Christ;  l'annonciation  de  la 
Vierge  et  les  abeilles  déposant  leur  miel  dans  la  bouche  d'Am- 
broise  qui  vient  de  naître;  ^ascension  du  Sauveur  et  Pentrée  du 


ART  BYZANTIN.  ^01 

saint  dans  le  paradis^  etc.  (1).  Dans  plusieurs  églises >  mais  sur- 
tout dans  celles  de  Rome,  on  conserve  des  lampes,  des  encen- 
soirs et  des  évangélîstères  de  ce  temps  ;  à  Saint-Pierre,  on  trouve 
encore  la  dalmatique  dont  les  empereurs  se  couvraient^  avec  des 
objets  sacrés  à  riche  broderie  d'or  et  d'argent. 

Les  beaux-arts  ne  manquèrent  donc  jamais  en  Italie  ;  mais 
l'activité  devint  plus  grande  vers  Tan  iOOO.  Plusieurs  causes 
expliquent  ce  mouvement  :  la  dévotion  pour  les  reliques^ 
poussée  alors  jusqu'à  la  frénésie ,  comme  nous  l'avons  déjà  ra- 
conté; la  confiance  des  hommes^  qui  se  sentaient  rassurés  sur 
un  sol  ravagé  naguère  par  des  hordes  ou  des  nations  entières. 
On  peut  encore  l'attribuer  à  la  résurrection  des  villes  anéanties 
par  la  féodalité,  aux  débuts  favorables  du  commerce  et  de  la  li- 
berté. L'église  de  Saint  Cyriaque  d'Ancône,  élevée  sur  la  fin  du 
dixième  siècle,  à  croix  grecque  avec  coupole,  est  du  style 
byzantin,  comme  Sainte-Marie-Rotonde  hors  de  Ravenne,  et  les 
sept  abbayes  que  le  marquis  Ugo  construisit  en  Toscane. 

Saint- Vital  de  Ravenne,  en  1014,  servait  de  modèle  à  la  vieille 
cathédrale  d'Arezzo,  à  huit  côtés,  et  l'architecte  Mainardo  i  a- 
chevait  en  1022,  en  se  servant  des  dépouilles  du  théâtre  et  d'au- 
tres édifices  anciens.  A  Florence,  vers  Tannée  1013,  l'évoque 
lldebrando  bâtit  San  Miniato  au  Mont,  où  l'on  trouve  une  mo- 
saïque qui  dénote  un  progrès  vers  le  beau  ;  Saint-Laurent  fut 
agrandi  en  1059,  et  Sainte-Agathe,  édifiée  en  1082.  En  1028, 
l'évoque  Jacques  Bavaro  avait  fondé  Saints-Pierre-et-Romule,  ca- 
thédrale de  Florence,  à  trois  nefs,  avec  des  colonnes  et  des  cha- 
pitaux  romains,  enlevés,  dit-on,  d'un  temple  voisin.  Pistoie, 
en  1032,  avait  commencé  son  Saint-Paul;  Saint-André,  avec  la 
façade  en  marbre  blanc  et  noir,  de  Tannée  llt»6,  fut  élevé  d'a- 
près le  plan  des  frères  Gruamont  et  Adéodat,  qui  firont  en  bas- 
relief  TAdoration  des  mages.  Saint-Martin  de  Lncques  fut  ter- 
miné en  dix  ans,  de  1060  à  1070,  et  lévèque  Anselme  de  Bagio 
y  plaçait  la  figure  du  Christ,  que  Ton  déposa  ensuite  dans  le  joli 
petit  temple  de  Mathieu  Cividale.  En  trente-cinq  ans,  de  1035 
à  1070,  on  bâtissait  Saînt-Zénon  de  Vérone,  où  la  tour  de  la 
place  est  de  1172.  La  date  de  1093  se  lit  sur  la  façade  de  la  ca- 


(I)  L*auteiir  s*appelait  f^olvi mu  ;  or  Texier  et  Petit-Didier,  dans  V Essai  sur 
les  émattx^  le  font  natif  de  Limoges,  parce  que  Fart  de  l*émailleur  florissait  dans 
cette  TiUe! 

HIST.   DES  ITAL.  —  T.  V.  2<î 


403  ÉDIFICES  DE  VENISE  ET  DE  GÊNES. 

thédralQ  d'Empoli  (1).  La  magnifique  église  de  Saint-Anthime 
.dans  le  val  d'Orcia^  avec  trois  nefs  voûtées  à  plein  cintre  sur  co- 
lonneS;  est  certainement  antérieure  à  l'année  11  i 8.  La  première 
pierre  du  baptistère  de  Parme  fut  posée  en  1196^  la  dernière 
en  i  270.  Viennent  ensnite  le  Piscopio  de  Naples^  Saint-Pierre  et 
Saint-Pétrpne  de  Bologne,  Sainte-Marie  de  Sarzana^  avec  des  co- 
lonnes de  marbre  qui  soutiennent  des  arcades  très-hardies  et 
non  }iées  par  du  fer.  D'autres  églises  du  Val  d'Amo  supérieur^ 
dans  le  style  qu^on  appelle  aujourd'hui  lombard,  mériteot  de 
fixer  l'attention^  surtout  celle  de  Saint-Pierre  à  Grossina. 

Les  républiques  maritimes  se  proposèrent  d'imiter  les-  mo- 
numents anciens  qu'elles  voyaient  dans  le  Levant.  Saint-Marc 
de  Venise,  commencé  en  977^  fut,  dit-on^  terminé  en  1071  ;  tel 
à  peu  près  aujourd'hui  qu'il  était  alors^  il  a  la  forme  d'une  croix 
grecque,  avec  des  ouvertures  à  courbes,  et  trois  coupoles  le  sur- 
montent, non  hémisphériques,  mais  oblongues,  une  grande  pour 
le  centre^  deux  moindres  pour  chaque  bras.  Les  colonnes^  avec 
des  chapiteaux  carrés,  sont  réunies  par  de  petits  arcs  ronds,  qui 
supportent  des  galeries  autour  de  la  nef  et  des  bras;  le  toit 
s*appuie  sur  une  autre  série  d'arcs,  et  un  voile^  à  la  manière 
orientale^  couvre  le  sanctuaire.  La  façade,  aussi  large  que  Té- 
difice^  a  cinq  portes  en  biais  ;  les  marbres  sont  très-fins^  et  les 
archivoltes^  de  courbe  variée.  La  seigneurie  obligea  tous  les  na- 
vires qui  reviendraient  du  Levant  d'apporter  parmi  leur  charge- 
ment des  statues,  des  colonnes,  des  bas-reliefs^  des  marbres, 
des  bronzes  et  d'autres  matériaux  de  prix,  qui^  joints  aux  mo- 
saïques, formèrent  le  type  de  l'arclûtecture  byzantine  en  Italie, 
type  aussi  régulier  dans  le  plan  qu'il  était  capricieux  dans  les 
détails.  L'évéque  Orso  Arseoio,  avant  1008,  édifiait  Sainte-Marie 
de  Torcelio,  non  pas  à  l'orientale,  mais  sur  le  modèle  des  basi- 
liques romaines^  avec  le  chœur  élevé,  suivi  de  la  crypte  sur  la- 
quelle se  dressait  l'autel;  plus  loin  était  Tabside  semi-circulaire, 
avec  un  [H'esbytère.  Venise  renferme  encore  Sainte-Fosca,  de 
la  même  époque,  mais  en  style  byzantin. 

Dans  le  même  temps,  la  reine  de  la  mer  Ligurienne  construi- 
sait Saint-Laurent,  dont  la  façade,  la  meilleure  partie,  fut  ter- 
minée en  1100;  elle  avait  déjà  l'église  de  Saint- Victor  et  de 
Sainte-Sabine.  Saint-Étienne  fut  commencé  en  960,  et  l'église 

(1)  Hoc  opus  eximii  prapollens  arte  luagisiri 

Bis  novies  lustris  aiiiiis  Jaui  mille  peraclis 
Et  tribus  coeptuQi  post  natum  Virginc  Vertmin* 


ÉDIFICES  DE  PIS8.  403 

des  Vignes,  en  991.  En  994  s'éleva  la  nouvelle  cathédrale  de  Sa- 
vone^  dans  laquelle  une  peinture  conserve  la  date  de  iiOl. 

Les  Pisans  ne  restèrent  pas  en  arrière.  Déjà  ils  possédaient 
réglise  de  Saint-Pierre  in  Grado,  avec  des  colonnes  et  des  cha- 
piteaux grecs  et  romains^  dans  laquelle  étaient  peints  les  pon- 
tifes jusqu'à  Jean  XIII,  qui  siégeait  en  965;  ils  bâtirent  alors, 
avec  les  dépouilles  des  Sarrasins^  la  primatiale^  qui  s'éleva  mar 
jestueusement  sur  une  terrasse.  Buscheito,  qui  la  construisit  j 
habile  mécanicien  y  avait  imaginé  une  machine  au  moyen  de 
laquelle  dix  enfants  soulevaient  un  poids  que  mille  bœufs  au- 
raient à  peine  fait  mouvoir  (1).  Cet  architecte  avait  étudié  les 
travaux  des  premiers  temps  chrétiens^  comme  le  prouve  la  dis* 
position  de  quatre  cent  cinquante  colonnes,  apportées  du  he^ 
vaut  et  enlevées  de  monuments  antérieurs,  ou  taillées  alors , 
peut-être  dans  l'île  d'Elbe,  et,  pour  ce  motif,  de  proportion  et 
de  mérite  divers.  L'édifice  était  achevé  en  1100,  et,  dix-huit 
ans  après,  le  pape  Gélase  II  le  dédiait  à  Marie  ;  il  fut  enrichi  de 
cbefs-d^œuvre  d'art,  d'oves  et  d'épigraphes  anciennes,  brisées  ou 
renversées,  et  mêlées  par  fragments  avec  d'autres  toutes  neuves 
qui  rappelaient  les  fastes  pisans;  de  grandes  statues  étaient  con- 
fondues avec  de  petites,  et  des  travaux  exquis  avec  des  œuvres 
grossières. 

Cette  église  servit  de  modèle  pour  d'autres  édifices  de  style 
grec  et  romain,  dont  le  meilleur  fut  un  baptistère,  qui  porte  la 
date  de  1153  et  le  nom  de  Diotisalvi.  Enrichi  d'une  infinité  d'or- 
nements à  la  manière  gothique  et  de  trois  rangées  de  colonnes 
corinthiennes  adhérentes  au  mur,  il  s'arrondit  sur  un  soubas-* 
sèment  à  trois  degrés;  on  descend  par  trois  marches  dans  l'inté- 
rieur, où  se  trouve  le  vase  octogone  pour  le  baptême.  Huit  co* 
bnnes  et  quatre  pilastres  supportent  les  arcades,  sur  lesquelles 
court  un  second  ordre,  qui  soutient  la  coupole  allongée  en  forme 
de  poire.  L'architecte  dut  plier  son  art  aux  matériaux  qu'il  avait 
sous  la  main,  et  suppléer  conune  il  put  à  la  mesure  diffé- 

(1)  Quod  Tix  mitte  boum  posMnt  Juga  concia  tnoTere , 

Et  quod  vix  potuit  per  uiare  ferre  ratis , 
Buschcti  nisu ,  quod  crat  mirabilc  visu, 
Dena  pucllaruin  turba  leTabat  onus. 

Voilà  ce  que  dit  Tépigraphe  ;  cependant  Busclietto  n*était  pas  Grec,  mais  Pisan , 
comme  Tindique  un  acte  du  2  décembre  1105,  qui  porte  les  noms  de  quatre 
ouvriers  de  La  cathédrale  de  Pise  :  l3berto,  Leone,  Signoretto  et  BuschettOi  fib 
de  feu  Jean  Giudice. 


1 


404  EDIFICES  DE  PISE. 

rente  des  colonnes  et  des  chapiteaux,  dont  quelques-uns  mutent 
parfaitement  les  modèles  antiques. 

Le  campanile^  troisième  merveille  de  cette  place  enchante- 
resse,  fut  élevé  en  1174;  il  forme  un  grand  cylindre^  revêtu  à 
profusion  de  bas-reliefs  et  de  statues^  avec  deux  cent  sept  co- 
lonnettes,  diverses  de  forme  et  de  matière,  à  petits  chapiteaux^ 
dont  quelques-uns  ont  l'élégance  grecque,  tandis  que  les  autres 
portent  des  feuillages  grossiers  et  des  têtes  d'hommes  et  d'ann 
maux.  Ce  campanile  est  Tœuvre  de  Buonanno  de  Pise,  auquel 
s'associèrent  Guillaume  et  Jean  d'inspruck.  Lorsqu'il  eut  atteint 
une  certaine  hauteur,  il  paraît  que  le  terrain  s^affaissa  d'un  cùié; 
mais  Tarchitecte  rec^onnut  qu'il  [)Ouvait,  sans  danger,  continuer 
la  construction  de  Fédifice,  qui  surplombe  de  trois  mètres  sur 
quarante-cinq  d'élévation  :  bizarrerie  dérivée  d'un  accident,  et 
qu'ailleurs  on  a  imitée  à  dessein. 

Afin  que  les  individus  auxquels  il  n'était  pas  donné  de  passer 
en  Syrie  pussent  reposer  en  terre  sainte,  cinquante  galères  pi- 
sanes,  qui  avaient  suivi  Frédéric  Barberousse  à  la  croisade,  rap- 
portèrent de  la  Palestine  de  la  terre,  dont  on  fil  le  Gampo  santo, 
terminé  en  1283.  Jean  de  Pise  lui  donna  la  forme  d'un  cloître  i 
avec  un  portique  à  arceaux  ronds,  mais  à  découpures  et  petits 
arcs  gothiques,  tout  en  marbre  blanc  ;  dans  l'intérieur,  comme 
dans  un  nmsée,  on  réunit  des  sarcophages,  des  inscriptions,  des 
objets  antiques,  et  plus  tard  il  fut  embelli  par  les  meilleurs  pin- 
ceaux des  âges  postérieurs,  si  bien  qu  on  peut  y  retrouver  la  série 
des  artistes  italiens.  Le  campanile  de  Saint-Nicolas^  du  Pisau  Ni- 
colas, est  d'une  époque  un  peu  plus  rapprochée,  et  peut-être 
encore  celui  de  Pabbaye  de  Septhne,  rond  dans  le  bas,  octo- 
gone dans  la  partie  supérieure,  et  de  forme  pyramidale  au 
sommet. 

Deux  systèmes  d'architecture  se  produisaient  donc  en  même 
temps  :  Pun,  conforme  à  l'église  romaine,  avec  des  lignes  droites 
et  des  couvertures  angulaires;  l'autre,  semblable  à  la  basilique 
byzantine,  avec  des  courbes  et  des  coupoles  qui,  d'hémisphéri- 
ques sur  un  cylindre,  comme  les  faisait  Rome,  s'élevèrent  à  de 
plus  vastes  proportions,  et  se  développèrent  en  panaches  pour 
s*appuyer  sur  une  base  carrée  ou  octogone.  La  coupole  de  Saint- 
Vital  à  ftavenne  est  formée  d'un  double  rang  de  vases  en  forme 
de  spire  ;  celle  de  Saint-Michel  à  Pavie  repose  sur  un  plan  octo- 
gone qui  se  rattache  au  carré  à  l'aide  de  panaches,  première 
idée  des  tympans.  A  la  cathédrale  de  Pise  et  de  Corneto,  1^ 


ARCHITECTURE  LOMBARDE  ET  ARABE.         405 

coupoles  sont  elliptiques;  Saint-Marc  les  a  oblongues^  sans  es- 
pace intermédiaire  entre  la  calotte  et  les  panaches. 

Les  édifices  dont  nous  venons  de  parler^  et  les  cathédrales  de 
MoJène,  de  Plaisance,  de  Vérone,  de  Terracine,  de  Borgo  San 
DonninOy  passaient  du  romain-byzantin  au  style  lombard  ou  ro- 
man ;  dans  quelques-unes,  on  trouve  déjà  Tare  aigu^  au  moins 
dans  le  croisement  aigu  des  côtes  de  la  voûte.  La  vanité  natio- 
nale serait  flattée  de  croire  que  rarchitecture  gothique  dérive 
de  cette  source;  mais  Thistoire  ne  justifie  pas  cette  prétention. 

L'arc  aigu,  suggéré  naturellement  par  la  forme  des  grottes^ 
Alt  imité  dans  les  constructions  souterraines  et  les  aqueducs; 
sans  sortir  de  Tltalie,  nous  le  trouvons  dans  la  porte  Sanguina- 
ria ,  à  Alatri  dans  le  Latium^  ville  fondée  par  Saturne  deux  mille 
ans  peut-être  avant  Jésus-Christ,  et  dans  la  porte  Acuminata, 
également  dans  le  Latium,  de  construction  cyclopéenne  (1),  et 
dans  quelques  égouts  de  Home.  Les  arcs  aigus  des  cent  cellules 
de  Néron  à  Misène^  et  de  quelques  fours  de  Pompéi,  sont  moins 
un  système  que  le  résultat  du  caprice  et  du  hasard. 

En  Italie,  l'arc  aigu  parut  d*abord  uni  à  l'arc  rond.  A  Subiaco, 
délicieuse  solitude  à  cinquante  milles  de  Rome  près  des  sources 
de  TAnio,  on  construibit  autour  de  la  grotte  de  saint  Benoit  des 
chapelles  et  des  cellules,  connues  sous  le  nom  de  Sainte  Grotte; 
détruites  ou  endommagées  par  des  Lombards  et  des  Sarrasins, 
elles  furent  réédifiées  en  847  par  l'abbé  Pierre^  qui  restaura  par* 
ticulièrement  la  chapelle  que  Léon  lY  avait  consacrée  à  saint 
Sylvestre,  chapelle  creusée  dans  la  roche.,  h  voûte  aiguë,  comme 
d'autres  excavations  du  môme  endroit.  Au-dessus,  l'abbé  Hum* 
bert  commença,  en  1053  une  église^  et,  treize  ans  après,  l'abbé 
Jean  la  fit  servir  de  confession  à  un  temp'e  qu'il  érigea  au 
même  lieu  ;  soit  à  cause  des  vents  et  des  neiges,  ou  par  imita- 
tion de  ces  souterrains,  ce  temple  fut  construit  à  voûtes  aiguës, 
comme  aussi  le  monastère  de  Sainte-Scolastique  qui  en  dépend. 

Le  cintre  aigu  se  laisse  voir  dans  Téglise  de  Ghiaravalle,  de 
\n%  entre  Ancône  et  Sinigaglia;  c'est  d'après  cette  forme  que, 
l'année  suivante^  fut  restaurée  une  partie  de  la  cathédrale  de 
San  Léo  dans  FUrbinate.  Quelques  portiques  de  Rimini^  de  i204, 
sont  encore  du  même  style^  et  les  ogives  se  mêlent  aux  pleins 

(1)  On  en  voit  le  dessin  dans  l'ouvrage  de  Louis  Mazara:  Temple  anUdilu^ 
9Îeti,  dit  dts  Géants,  découvert  dans  t^t/ede  Calypso,  aujourd'hui  de  GcÂMO,prèt 
de  Malle  (Paris,  1S27).  Ce  temple  a  été  supposé  antécUluvien. 


A 


406  ARCniTECTURE  LOMBARDE  ET  ARABE. 

cintres  dans  l'église  de  Saînl-Flavîen  près  de  Montefiascone,  réé- 
difiée par  Urbain  IV.  Cette  innovation  se  glissait  timidement,  et 
n'occupait  souvent  que  les  espaces  où  la  voûte  ne  pouvait  s'ar- 
rondir. Dans  la  Portioncule,  cellule  de  saint  François,  mainte- 
nant renfermée  dans  Sainte-Marie-des-Anges-d'Assise,  l'angle 
aigu  de  la  petite  porte  est  enclos  dans  un  autre  à  plein  cintre. 

Mais,  longtemps  avant  que  Farc  aigu  devint  commun,  la 
grandeur  des  cathédrales,  l'élévation  des  aiguilles,  les  nefs  en 
caracol  autour  du  chœur  et  d'autres  caractères  du  gothique  se 
rencontrent  dans  le  grand  nombre  des  églises  bâties  vers  Tan 
1000;  or  les  croisés  n'avaient  pas  encore  vu  les  basiliques  de 
l'Asie,  auxquelles,  selon  quelques  écrivains,  nous  l'aurions  em- 
prunté. 

N'excluons  pas  néanmoins  Tinfluence  orientale  :  les  Arabes, 
probablement,  construisirent  la  Zisa  et  la  Cuba  à  Païenne,  et 
sans  aucun  doute  la  forteresse  et  les  bains  d'Alcamo  sur  la  mon- 
tagne Bonifato,  édifices  qui  ont  tous  l'arc  brisé.  Le  Mongibello, 
près  de  Syracuse,  montre  d'autres  constructions  ;  les  villes  de  Po- 
lemi  et  de  Lonama,  il  y  a  deux  siècles,  conservaient  encore  des 
restés  précieux,  de  même  que  le  port  de  Marsala.  Avant  ii32, 
le  normand  Roger  érigeait  dans  son  palais  de  Païenne  la  cha- 
pelle de  Saint-Pierre,  où  tous  les  arceaux  et  le  triomphal  s'élan- 
cent en  ogive  sur  des  colonnes  corinthiennes  dçs  plus  beaux  mar- 
bres de  rOrient;  il  bâtissait  la  vaste  cathédrale  de  Cefalù,  qu'A 
ornait  de  mosaïques,  de  dorures,  d'inscriptions,  et  dans  laquelle 
on  voit  de  capricieux  enlacements  d'arcs  aigus  de  toute  gran- 
deur. La  cathédrale  de  Monreale,  le  plus  splendide  monument 
de  l'art  siculo-normand,  se  terminait  en  i  174;  à  arcs  aigus,  avec 
une  profusion  de  mosaïques  et  un  cloître  merveilleux,  elle  est 
partout  ornée,  sans  excepter  les  colonnes,  de  magnifiques  sculp- 
tures. A  la  même  époque,  on  construisait  la  Wartorana,  Sainte- 
Marie-de-l'Amiral,  Saint-Castald,  la  Matrice  et  le  Saint-Esprit  à 
Palerme,  la  cathédrale  à  Messine,  dont  le  tremblement  de  terre 
ne  laissa  qu'une  porte,  Sainte-Marie-de-Randazzo,  et  toujours 
avec  l'arc  aigu,  tel  qu'il  est  encore  dans  la  chapelle  de  Saint- 
Castald  à  Palerme,  antérieure  à  l'année  1160  (1).  Là  dominaient 
les  Arabes  et  les  Normands  ;  il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les 

(1)  De  Lutnes,  Recherches  sur  les  monuments  et  f/iistoire  des  Normands  et 
de  ta  maison  de  SouaBe  dans  l'Italie  méridionale ,  1844  ;  SerbA  Dl  Yalco, Det 
duomo  di  Monreale  e  di  altre  chiese  siculo-normanne,  1838. 


ARCHITECTURE  NORMANDE.  4(W 

auteurs  qdi  font  dérÎTer  le  gothique  de  TOrlent,  et  ceux  qui  Pat- 
tribuent  aux  hommes  du  Nord^  fournissent  dçs  pfeutes  à  l'appui 
de  leurs  prétentions.  Le  plan  néanmoins  tient  ordinairement 
du  style  roraano-chrétien,  et  la  coupole,  du  byzantin^  tandis 
que  Tare  s'allonge  à  la  musulmane;  les  ornements  et  les  ara- 
besques alternent  avec  des  morceaux  enlevés  à  des  édifices  clas* 
siques. 

Les  coilstructions  normandes  et  souabes  de  Tltalie  méridionale 
sont  semblables^  iflais  non  point  égales  à  celles  de  la  Sicile;  la 
cathédrale  de  Salerne,  élevée  en  1080  par  Robert  Guiscard^  oc- 
cupe le  premier  rang.  Le  magnifique  portique  quadrilatère  qui 
la  précède  a  des  colonnes  corinthiennes,  tirées  des  ruines  de 
Pœstum  et  surmontées  d'arceaux  ronds.  Le  goût  classique  a  di- 
rigé les  ornements  de  la  grande  porte,  et  le  style  byzantin  se 
révèle  dans  le  chœur  et  les  trois  tribunes;  la  mosaïque  qui  se 
trouve  au  chœur,  à  Tambon  et  à  la  tribune  des  chantres,  est  Tune 
des  plus  exquises.  D'anciennes  colonnes^  dans  la  cathédrale  d'A- 
maifi^  soutiennent  des  arceaux  aigus,  et  Ton  trouve  les  arcs 
,  mauresques  dans  le  cloître  contigu^  comme  aussi  dans  celui  de 
Ravello,  où  leur  assemblage  offre  une  bizarre  variété.  Les  cathé- 
drales deTroïa,  deTrani,  de  Bitonto,  de  Saint-Nicolas- de-Bari, 
ont  des  parties  qui  datent  de  cette  époque;  le  castel  du  Mont , 
palais  quadrangulaire  de  Frédéric  11^  avec  une  tour  semblable, 
embellit  les  formes  germaniques  atec  des  corniches  et  des  fron- 
tons anciens. 

Toute  l'Italie,  à  cette  époque,  déployait  une  activité  prodi- 
gieuse dans  les  constructions  et  les  restaurations,  et  les  édifices 
où  dominait  Pogive  se  multiplièrent  à  l'infini.  Dans  le  couvent 
d'Assise,  peu  de  temps  après  Tannée  1226,  frère  Élie  élevait  à 
saint  François  un  temple  fameux,  ou  plutôt  trois  temples  super- 
posés l'un  à  Tautre.Dans  l'inférieur  prévaut  encore  l'arc  arrondi; 
mais  dans  le  supérieur  apparaissent  régulièrement  les  arcs  en 
poihte,  appuyés  sur  des  pilastres,  d'où  s'élèvent  en  faisceaux  lea 
colonnes  du  corps  supérieur,  et  dont  le  contre- fort  principal  se 
croise  avec  celui  du  pilastre  voishi  pour  former  le  comble.  Bien 
qu'il  ne  soit  pas  vrai  qu'on  ait  employé  pour  la  première  fois 
Tare  aigu  dans  PItalie,  cette  église,  devenue  le  modèle  de  toutes 
celles  qui  furent  élevées  au  nouveau  saint,  contribua  beaucoup 
à  répandre  le  gothique.  On  n'est  pas  d'accord  sur  l'architecte  : 
Vasari  nomme  à  tort  un  Allemand,  père  d*ArnoIphe  de  Lapo,  et 
d'autres  pensent  que  Lapo  et  Amolphe  furent  les  élèves  du  Pisun 


408  SYSTÈXÊ  GOTHIQUE.' 

Nicolas,  auquel  on  attribue  le  plan  de  cet  édifice  (1)^  du  reste  fort 
ressemblant  aux  constructions  allemandes. 

La  rapide  extension  du  système  gothique  ne  peut  être  expli- 
quée que  par  l'existence  des  loges  maçonniques.  Les  chefs  ma- 
çons, comme  les  autres  arts,  étaient  organisés  en  corporaiions, 
et  les  lois  lombardes  parlent  fréquemment  des7nagistfi'COif>aciniy 
c'est-à-dire  des  maîtres  ès-œuvres,  qui,  des  lacs  de  Côme  ftde 
Lugano,  allaient  déjà,  comme  aujourd'hui  encore,  parcourir  le 
monde  pour  construire  des  édifices  ;  peut-étrtt  furentrils  la  cause 
que  les  sociétés  de  maçons  se  relièrent  dans  tous  les  pays  par 
des  rites  solennels  d'admission,  avec  une  juridiction  particulière, 
c'est-à*dire  franche ,  d'où  vint  leur  nom  de  francs-maçons.  Ils 
se  transmettaient  mystérieusement  les  procédés  de  construction, 
ce  qui  fit  avancer  la  mécanique,  connaître  .exactement  la  pous- 
sée des  voûtes,  la  force  des  arcs,  la  forme  la  plus  convenab.eet 
d'autres  règles,  qui  se  perdirent  ensuite  grûce  au  secret  avec 
lequel  on  les  gardait. 

Mais,  à  cause  de  ce  mélange  de  discipline  et  d*indépendance 
que  nous  avons  rencontré  si  souvent  dans  les  institutions  du 
moyen  âge,  les  accessoires  étaient  abandonnés  au  génie  inven- 
tif de  chacun,  parce  que  les  francs-maçons  étaient  Irères  et  non 
manœuvres  ;  de  là  une  variété  inépuisable,  qui  nuit  parfois  à 
l'harmonie  de  l'ensemble,  et  fait  que  les  détails  ne  répondent 
pjs  à  la  grandeur  du  plan  ni  à  la  hardiesse  réfléchie. 

Les  idolâtres  de  l'antiquité  disaient  hier  encore  :  a  Le  beau 
n'existe  pas  hors  du  classique.  »  Dès  lors  ils  considéraient  le 
gothique  comme  un  produit  de  l'ignorance,  qui  ne  procède  que 
sous  l'inspiration  de  fantaisies  insensées.  Aux  colonnes  toujours 
belles,  malgré  leur  uniformité,  des  ordres  grecs,  se  substituent 
d'autres  colonnes  isolées  de  formes  diverses  :  massives,  élan- 
cées, en  faisceaux,  torses,  en  spirale,  polygonales,  striées; 
quelques-unes  sont  ornées  de  pampre,  des  animaux  grimpant 
sur  d'autres,  plusieurs  sont  ornées  d'inscriptions,  et  parfois  elles 
se  superposent  l'une  à  l'autre,  rangée  par  rangée,  sans  être  sé- 
parées par  une  corniche.  La  volute  et  la  gracieuse  acanthe  sont 
remplacées  dans  les  chapiteaux  par  les  grosses  feuilles  du  chou 
et  du  figuier  ;  on  rencontre  des  conire-forts  grossiers ,  des  mem- 
bres incohérents  sans  repos  ni  harmonie,  à  tel  point  que  le  faible  • 
soutient  parfois  le  fort  ;  des  piliers  de  renfort  encombrent  Tar- 

(1)  Leltere  senesîsopral  *arti  belle ,  n,  |»g.  75. 


SYSTÈME  GOTHIQUE.  409 

ceau  :  ce  sont  des  façades  disproportionnées^  des  aiguilles^  de 
petites  chapelles,  des  découpures,  d'énormes  gouttières  en  sail- 
lie, de  hautes  fenêtres,  terminées  en  fer  de  lance,  ou  divisées  par 
des  colonnettes,  et  souvent  surmontées  d'une  autre  ouverture 
en  forme  de  trèfle  ou  de  rose  ;  des  lions  qui  portent  des  colon- 
nes ou  les  piliers  du  bénitier,  de  petits  nains,  des  monstres  et 
d^autres  produits  capricieux  d'une  imagination  déréglée. 

Si  Ton  examine  sans  préventions  d'école,  on  s'aperçoit  qu'une 
pensée  harmonique  fait  concourir  les  diverses  parties  h  un  plan 
commun,  de  telle  sorte  qu'à  la  vue  d'un  édifice  on  dit  :  //  est  go- 
thique. A  la  différence  des  règles  modernes,  toujours  détermi- 
nées ,  tout  était  libre,  tout  s'expérimentait,  et  un  genre  n'ex- 
cluait pas  l'autre;  de  même  que  la  littérature  offraitun  mélange 
de  traditions  anciennes  et  d'inspirations  nouvelles,  ainsi  se  ma- 
rièrent, dans  l'architecture^  les  souvenirs  grecs  et  romains,  les 
conceptions  indigènes  et  le  goût  oriental.  Le  gothique,  comme 
art  nouveau^  signalait  même  un  grand  progrès,  puisqu'on  ob- 
tenait un  résultat  égal  avec  des  moyens  plus  faibles  ;  car  un  espace 
étant  donné,  on  savait  le  couvrir  de  matériaux  plus  faciles  à  se 
procurer,  de  soutiens  dont  le  nombre  et  le  volume  étaient  moin- 
dres. Puis,  dit-on,  les  monuments  sont  l'histoire  des  peuples; 
.  tout  changement  dans  l'architecture  exprime  un  changement 
de  civilisation,  et  quiconque  manque  d'originalité  dans  ks  idées 
ne  saurait  en  avoir  dans  cet  art  S'il  en  est  ainsi ,  nous  avouons 
que  ces  hommes,  qualifiés  de  grossiers,  eurent  le  bonheur,  ce 
qui  fut  impossible  aux  siècles  de  Léon  X,  de  Louis  XIV  et  de  Na- 
poléon, de  créer  un  genre  nouveau,  de  parvenir  à  un  beau  plus 
élevé  et  plus  spiritualiste. 

Dans  cette  nouvelle  phase,  comme  dans  la  primitive,  l'archi- 
tecture était  religieuse  et  s'exerçait  spécialement  dans  les  mai- 
sons de  Dieu,  images  imparfaites  et  finies  du  modèle  infini  de  la 
création  progressive  (i).  L'église  gothique  cependant  adopta  tout 
ce  que  la  basilique  des  premiers  chrétiens  avait  de  formes  symboli- 
ques et  de  proportions  mystiques:  science  mystérieuse  des  francs- 
maçons.  Tout  était  allégorique ,  tout  entraînait  les  fidèles  vers 

(1)  Dans  la  mission  que  la  république  de  Gènes  (Connaît  en  lt75  à  Grimaldi 
pour  un  traité  avec  Tempereur  de  Con»tantinople,  on  lit  :  Item  pro  opère  nostrœ 
matris  Ecclesiœ,  pulchra  et  laudabiitjabricatione  ad  honorent  Deitt  gloriosimar" 
tyris  beau  Laitrentii,,,  petite  a  sanetitate  imperiaii  decem  milita  perperorum^  et 
annuatim  postmodnm  quod  eonveniens  videatur,  donee  opus ,  Dec  auctore, 
compieatur,  (Ap.  Savu,  Col,  di  Galaia.) 


440  GATfliimALES  GorrHiotrss. 

rorigitiè  dd  trfti  culte  et  la  destination  sùpérleûf  e  du  temple  ;  font 
devait  rappeler  que  TÉglise  n'est  pas  un  assemblage  de  pierres, 
mais  un  édifice  vivant^  dont  Jésus-Christ  est  la  pierre  angulaire, 
et  les  fidèles  les  membres.  Le  nombre  trois  et  la  figure  triangu- 
laire dirigent  l'élévation  y  non  moins  que  les  constructions  se- 
condaires. La  forme  est  une  croix,  les  arêtes  se  croisent  sur  h 
tète  du  croyant  agenouillé  ^  et  Tiustrument  de  la  rédemption  se 
dt^së  partout  afin  de  rsippeler  la  ^génération  par  Id  souffrance. 
Toutes  les  parties  de  l'édifice  respirent^  dans  un  mélange  indéfi- 
nissable, la  confiance  et  Teffroi,  la  mort  et  la  vie,  et  Dieu  le  rem- 
plit tout  entier  comme  Tunivers,  dont  il  est  l'image.  L^arc  en 
pointe^  les  dentelure^,  les  petites  pyramides,  les  aiguilles  élevées 
vers  le  ciel,  semblent  inviter  la  pensée  à  se  détacher  des  choses 
terrestres,  ou  représenter  les  vœux  des  mille  croyants  qui  mon- 
tent ensemble  aux  pieds  de   l'Éternel.  L'obscurité  des  nefs,  la 
nudité  des  murs,  les  échos  des  voûtes  élancées,  les  énormes  pilas- 
tres derrière  lesquels  se  cache  et  gémit  le  pénitent ,  les  tombes 
des  personnes  endormies  dans  l'espoir  de  la  résurrection,  tout 
inspire  k  la  fois  une  piété  austère  et  consolante.  Puis  te  sondes 
orgues  (instrument  par  excellence,  qui  confond  les  mille  voix  dans 
une  seule  voix  sublime),  le  va-et-vient  et  les  pauses  des  clercs, 
le  chant  des  chœurs  populaires,  représentent  la  vie,  dont  la  mort 
offre  l'explication. 

*Les  verres  peints  formaient  romement  habituel  des  cathé- 
drales ;  on  les  trouve  déjà  dans  les  églises  grecques  et  latines, 
comme  dans  Sainte-Marie-Majeure.  Dans  le  douzième  siècle,  on 
commença  à  représenter  sur  les  vitraux  les  faits  de  Yhisioirc 
sacrée,  qui  reproduisaient  aux  regards  du  peuple  ce  que  le  prê- 
tre avait  dit  à  son  oreille  ;  c'est  aitisi  que  l'on  atteignait  le  cœur 
et  rintelligence  par  la  voie  des  sens  et  de  l'imagination.  Un  grand 
liombre  de  jésuates,  et  même  divers  dominicains,  se  distinguè- 
rent dans  cet  art. 

Le  culte  des  tombeaux,  seconde  religion  des  peuples  et  des 
familles,  contribuait  aussi  à  rornement  des  cathédrales.  Cheva- 
liers, dames  et  prélats  étaient  représentés  slir  leur  tombe,  asec 
une  expression  déterminée,  dételle  sorte  qu'on  pouvait  lire  dans 
cette  génération  de  statues  l'histoire  des  temps.  Ici,  le  roi  sur 
son  trône  avec  le  diadème  et  le  sceptre,  ou  le  doge  avec  le  corao  ; 
là,  l'épouse  du  Gbri^  portant  à  sa  ceinture  les  tresses  dfe  ses 
chevenx,  coupés  le  jour  (rti  elle  se  Cbnsdcra  ft  Dieu.  L'dmoilf 
conjugal  était  indiqué  par  la  pose  des  detix  époiilt,  qu'on  repré- 


r 


GATkÉDRÀLES  GOtlîIOUiS;  éik 

sentait  côte  à  cftte^  les  iliains  enlacées  ;  Fange  de  la  nïort  sus- 
pendait des  couronnes  sur  la  tête  de  l'enfant  qiii  avait  einporté 
avec  lui  toutes  les  espérances  de  ses  parents  ;  une  pierre  nae^ 
avec  le  nom  du  défunt  et  les  mots  De  profundis  ou  MisertOre  inei, 
indiquait  le  lieu  de  repos  d'un  religieux,  qui  peut-être  avait  pré- 
sidé  aux  conseils  des  princes  et  aux  destinées  d'un  royaume.  Les 
basiliques  des  Frari  et  de  Saints-Jean-et-Paul  à  Venise  donnent^ 
par  les  tombeaux^  l'histoire  des  arts  à  partir  de  l'année  1380  ;  on 
en  trouve  de  plus  anciens  dans  toutes  les  églises  et  cathédrales 
de  ritalie,  qui  ont  échappé  à  de  funestes  restaurations. 

n  faudrait  être  dépourvu  de  sentiment  pour  ne  point  admirer 
la  confraternité  des  peuples  qui  pouvaient  élever  de  tels  ouvra- 
ges sans  autres  ressources  que  celles  de  la  charité  spontanée; 
la  foi  qui  jetait  les  fondements  d'édifices  dont  l'avenir  seul  ver- 
rait poser  le  faite  ;  la  religion  des  hommes  qui  remplissaient  ces 
vastes  nefs,  pour  remercier  le  Seigneur  de  letir  avoir  donfié  une 
patrie. 

Les  cathédrales  gothiques,  en  effet  (et  c'est  là  un  nouVeau 
caractère  qui  nous  les  rend  précieuses),  furent  construites  avec  le 
concours  de  tout  le  peuple,  au  moyen  d'aumônes  et  de  corvées 
volontaires.  Les  croisés,  à  leur  retour  de  la  Palestine,  fbndaient  un 
monastère  ou  bien  une  église,  soit  pour  accomplir  un  vœu  du  Con- 
sacrer un  souvenir,  soit  avec  les  dépouilles  des  infidèles;  la  prédi- 
cation d'un  religieux  exhortait  les  fidèles  à  concourir  à  l'œuvre 
chacun  selon  sa  fortune;  parfois  la  taxe  pour  dispenser  des 
jeûnes  du  carême  ou  le  produit  de  quelques  indulgences  était  em- 
ployé à  cet  usage.  A  quiconque  faisait  un  testament  on  rappelai! 
la  construction  de  la  cathédrale,  et  les  communes  consacraient 
à  ces  édifices  les  sommes  que  le  faste  des  pritices  absorba  dans  M 
suite.  L'église  de  Saint-Laurent  de  Gênes  percevait  le  dtxièriie 
de  tous  les  héritages  et  tant  pour  cent  sur  les  droits  d^entrée;  elle 
obtint  plusieurs  donations  en  terre  sainte^  et  l'on  stipulait  à  son 
profit,  avec  les  empereurs,  des  tributs  et  des  hommages. 

Les  conseils  publics  dirigeaient  les  constructions  ;  mais  leur 
surveillance,  loin  d'entraver  le  génie  des  artistes,  servait  à  pM* 
pager  le  goût.  Néanmoins,  comme  il  arrive  toujours,  le  zèle  s6 
refroidissait,  et  c'est  pourquoi  la  plupart  des  œuvres  gothi- 
ques sont  restées  inachevées  (1  ). 

(1)  Parmi  \H  édifices  godiiques,  dans  les  diverses  gradations  de  ce  style,  nous 
avons  :  en  Sicile^  à  Palerme,  la  Matrice  (1169)»  Saint-Sauveur  (ii39),  la  Clia- 
pelle  palatine  (1190),  Saint-Castald  (U61),  Saint-Sauveur  (Il 98),  la  cathédraJe 


^12  CATHÉDRALES  GOTHIQUES. 

En  outre^  nous  connaissons  très-peu  d'architectes  de  cette 
époque,  soit  qu'ils  aient  caché  leur  nom  par  un  sentiment  de 
pieuse  abnégation»  soit  qu'une  ignorante  incurie  ait  laissé  périr 
leur  mémoire;  on  ne  retrouve  pas  même  les  prenniers  dessins, 
qui  étaient  sans  doute  enveloppés  de  mystère,  ou  transmis  aux 
loges  maçonuiques  d'Allemagne,  dont  les  archives^  en  effet,  ont 
founii  récemment  quelques-uns  de  ces  plans.  On  attribue  tu 
Lombard  Bono  divers  travaux  de  Naples,  de  Havenne  et  d'autres 
villes^  mais  surtout  le  campanile  de  Saint-Marc  à  Venise^  cons- 
truction de  la  plus  grande  solidité ,  bien  qu'elle  repose  sur  pilo- 
tis. La  façade  de  Saint-Martin  et  de  Saint  Michel  de  Lucques,  à 
plusieurs  rangs  de  colonnettes  et  qui  se  rétrécit  graduellement, 

deCatane(1170),  la  cathédralede  Cefalù  (1131);  à  Rome,  le  Saint-Esprit  n 
Sassia  (  1 198},Saiu(s^eaii-et-Paul,  Saint-Antoine-Abbé,  Saiute-Pudentiaiie{  1 130)^ 
Saiute-Marie-Traiistévëre(1139).  Eu  outre,  Saint-Nicolas  de  Buri  (1107);  h 
cathédrale  de  San  Léo  (1173);  celle  de  Ferrare  (1 135);  la  tour  de  Garisendc  à 
Bologne  (1 110  ;  Fonte  Branda  à  Sienne  (1 193) ,  et  la  cathédrale  de  cette  ville 
(1 180);  à  Pistoie,  Saint-  Sauveur  (U 50),  Saint-André  (1 166),  la  façade  de  Saiut- 
Barthélémy  (1150)  et  de  Saint-Jean;  à  Pise,Saint.André  (1110),  la  touriadiak 
(1184),  lebapttstère(1153),Saint-Mathieu(1125).  AGénes,  on  commence  Saint 
Laurent  (1 190);  à  Plaisance,  la  cathédrale  (1 1 1 7);  à  Parme,  le  baptistère  (U9by, 
àPadoue,  Sainte-Sophie,  vers  1200,  et  le  baptistère,  en  1167  ;  à  Crémone, la 
cathédrale  ,  en  1 107;  près  de  Milan,  Téglise  de  Chiaravalle  (  Ua5);  à  Bergame, 
Sainte-Marie-Majeure  (1134),  et,  dans  le  voisinage,  Saint-Thomas  d'AImcnno 
(1100).  Puis,  dans  le  treizième  siècle,  Sainte-Marie-del-Fiore  à  Florence  (1298); 
Saint-François-d'Assise  (1226)  ;  à  Padoue,  le  Saint  (1231);  à  Sienne,  la  façade  de 
la  cathédrale  (1284);  la  cathédrale  d^Orvieto  (1290)  ;  d'Arezzo  (1256);  le  Campo 
santo  de  Pise  (1278),  et  SainteMarieKle-rËpine  (1230)  ;  SaintCHMarie-Nouvelle 
(1279)  et  Sainte  Croix  (1294) à  Florence;  àNaples,  la  cathédrale  (1280);  le  bap- 
tistère de  Bergame  (1275);  le  campanile  de  Crémone  (1284);  à  Milan,  Saiut- 
Eustorge  (1278),  Saint-Marc  (1254),  la  pUce  des  Marchands  (1238y  ;  à  Venise, 
les  Frari  et  Saints-Jean-et-Paul  (1 246)  ;  la  cathédrale  de  Vicence  (  1 260);  à  Artao, 
Sainte-Marie  des  Servi  (1286);  Sainte-Marie  de  Cortone  (1297);  Or-Sainl-Micbel 
(1284),  la  Très-Sainte-Trinité  (1250),  et  le  Palais-Vieux  à  Florence;  la  façade 
de  Saint-Laurent  à  Gènes  (1260);  Sainte-Marie  del  Popolo  à  Rome  (1277).  Au 
quatorzième  siècle  appartiennent  Sainle-Anastasie,  la  cathédrale  de  Vérone  et 
Saint-Pierre  martyr,  San  Fermo  Majeur,  à  Pavie,  le  Carminé  (1373);  à  Venisci 
le  campanile  des  Frari  (1361),  Saint-Élienne  (1325),  le  \vi\ùs  ducal  (1350);  « 
Florence,  outre  la  restauration  d'Or-Saint-Michcl  et  les  clia])elles  de  la  Vierge 
(1384) et  deSainte-Anne  (1359).  la  logcdes  Lanzi  (1355),  la  Chartreuse  (131*)^ 
Saint-Martin  de  Lucques  restauré  (1308);  Saint-Martin  de  Pise  (1332  );  le  cam- 
panile de  Pistoie(  1301);  la  cathédrale  de  Prato  (1312);  celle  de  Pérouse  (1300); 
le  palais  Pepoli  à  Bologne  (1344);  Sainte-Marie-sur-Minerve  à  Rome  (1375); 
Sainte4:aaire  deNaples  (1328). 


I 


PREMIEKS  ARCHITECTES.  ENTHOUSIASME  ESTIiETIQUE.        413 

comme  dans  le  petit  nombre  des  églises  finies  de  Toscane,  fut 
construite  par  un  certain  Guidetto  en  1200.  Dans  le  milieu  de  ce 
même  siècle.  Sienne  comptait  soixante  et  un  maîtres  maçons,  et 
probablement  des  compagnies  semblables  se  constituaient  par- 
tout où  Ton  élevait  des  monuments.  La  cathédrale  de  cette "vilie^ 
commencée  peut-être  en  1089,  couverte  et  consacrée  en  HSOj 
excite  moins  l'admiration  par  sa  grandeur  que  par  la  beauté  et 
la  profusion  du  marbre  et  du  bronze. 

Dnccio  de  Buoninsegna ,  de  Sienne ,  inventa  les  pavages  en 
marbre  blanc,  faits  au  moyen  de  poix  en  fusion ,  et  qui  produi- 
sent l'effet  de  nielles  gigantesques.  Dans  la  cathédrale  de  cette 
ville,  la  sacristie^  riche  de  précieux  manuscrits  enluminés.^  et 
qui 'fut  plus  tard  embeUie  par  les  fresques  du  Pinturicctiio,  exé- 
cutées sur  les  dessins  de  Raphaël,  offre  le  plus  bel  exemple  de 
ces  pavages.  Marchione  d'Aresezo  fut  employé  par  Innocent  III  à 
la  construction  de  plusieurs  édifices;  en  1216,  il  éleva  leglise 
paroissiale  de  sa  patrie  et  le  clocher  à  trois  rangs  superposés  de 
colonnes,  avec  une  grande  variété  dans  les  fûts,  les  chapiteaux, 
les  combinaisons,  et  d'étranges  compositions  d'hommes  et  d'ani- 
maux qui  supportent  les  parties  massives.  Arnolphe  de  Cambiode 
Colle,  faussement  nommé  de  Lapo,  dirigea  à  Florence  la  cons- 
truction de  la  logfi  sur  la  place  des  Prieurs,  celle  de  la  dernière 
enceinte  des  murailles,*  de  Sainte-Croix  et  du  Palais- Vieux  de 
la  Seigneurie,  qui  joint  la  grandeur  à  une  vigoureuse  simplicité. 
L'ardeur  qui  poussait  les  Italiens  si  avant  dans  les  voies  de  la 
civilisation  les  entraînait  aussi  à  embellir  leurs  villes  des  pro- 
ductions des  beaux-arts;  ce  ne  fut  donc  pas  la  fiiveur  des  prin- 
ces, mais  l'enthousiasme  populaire,  qui  attira  les  artistes.  La  plus 
digne  récompense  que  Margaritone  crut  devoir  offiir  au  magna- 
nime Farinata  fut  un  crucitix  fait  de  sa  main.  Les  Vénitiens  ac- 
cordèrent à  Gentile  de  Fabiano  un  ducat  par  jour  et  le  privilège 
de  porter  la  toge  de  sénateur.  Les  Pisans  avaient  cède  quelques 
villes  d'Asie  à  l'empereur  Calo-Jean,  pour  qu'il  les  aidât  à  cons- 
truire leur  archevêché  et  la  cathédrale  de  Falerme.  Les  citoyens 
de  Pérouse  envoyèrent  prier  Charles  d'Anjou  de  leur  céder 
Jean  de  Pise  pour  orner  leur  ville  de  sculptures.  Lorsque  ce  roi 
vint  à  Florence,  la  commune  l'invita  à  voir  le  tableau  que  Cima- 
.  bué  terminait  alors.  Charles  se  rendit  à  l'atelier  du  peintre  avec 
son  cortège,  suivi  des  magistrats  et  du  peuple,  et  tels  furent 
Fallégresse  et  les  applaudissements  que  la  rue  conserve  encore 
le  nom  de  Borgho  AUegri.  Dès  que  le  tableau  fut  achevé,  on  le 


41 4       PABOBa  ÂmCOTIGEXS.  ERnURISUaUS  KSTHfnOUS' 


à  PégGse  ea  proeessioD  solameUe^  et  rauteur  reçat 
des  récoBqwnses  et  des  honneurs. 

LcMnsqu' André  de  Pise  eut  fondu  les  portes  de  SaiDi-Jeani 
Flori^nce^  il  fut  permis  à  la  seigneurie  de  sortir  du  palais, 
qu'elle  n'avait  pas  le  droit  de  quitter,  pour  aller  les  voir  avec 
les  ambassadeurs  de  fifaples  et  de  Sidle.  La  même  commune  pu- 
bliai ensuite  ce  mépiorable  4écret  :  c  Attendu  qu'il  est  de  ia 
«  haute  prudence  d'un  peuple  d'origine  illustre  de  procéder  dans 
«  aes  affaires  de  telle  sorte  que  ses  actes  extérieurs  manifestent 
«  sa  sagesse  et  sa  magnanimité,  nous  ordonnons  à  Arnold,  maître 
<x  maçon  de  notre  commune,  de  faire  le  modèle  ou  le  dessin  de  la 
<r  reconstruction  de  Santa  Reparata^  avec  la  magnificence  la  plus 
a  grandiose  et  la  plus  somptueuse  que  Tart  et  le  pouvoir  desbom- 
«  mes  seront  capables  d'ioventer.  Selon  qu'il  a  été  dit  et  conseillé 
'  a  par  les  sages  de  .cette  ville  en  assemblée  publique  et  privée,  les 
a  choses  de  la  commune  ne  peuvent  s'entreprendre  qu'autant  que 
«  la  pensée  est  de  les  faire  correspondre  à  un  cœur  dont  la  grao- 
a  deur  est  extrême ,  parce  qu'il  se  compose  de  nombreux  (â- 
«  toyens  réunis  dans  une  seufe  volonté  (1).  » 

Conformément  à  ce  décret^  Aruolphe  érigea  Sainte-Marie  del 
Fiore;  elle  est  en  forme  de  croix  latine,  à  arceaux  obtus,  soute- 

(1)  S*il  n'est  pas  authentique,  il  fut  du  moins  pensé  et  rédigé  dans  ce  temps. 
Voici  la  chronologie  de  Sainte-Bfarie-del-Fiore  : 
1207.  La  reconstruction  est  décrétée. 

129S.  La  première  pierre  est  bénie,  et  Tinscription  dit  : 
Annis  millenis,  centum  bis,  octo  novenis 
Venit  legatus  Roma  bonitatc  dooatus ,  etc. 
iaa4.  Giottoest  nommé  architecte;  on  commence  le  campanile. 
13S0.  On  reprend  les  travaux  interrompus. 
1364.  On  Î9ii  les  voûtes. 
1393.  On  crée  une  balia  pour  fournir  aux  dépenses  de  la  coDStruction  de 

la  coupole. 
1420.  Bnmelleschi  est  nommé  architecte  de  la  coupole. 
1423.  Et  de  tout  l'édifice. 
1462.  Toute  la  lanterne  se  termine* 
1474.  On  met  la  boule. 
1515.  On  i^et  une  façade  en  bois* 
1547.  Le  chœur  en  marbre  est  fait. 

1588.  On  démolit  Tancienne  partie  de  la  façade,  œuvre  de  Giotto. 
1636.  On  eu  commence  une  nouvelle,  qui  n^a  jamais  été  finie. 
On  dit  qu'Arnold  creusa  sous  Téglise  de  grands  puits»  afin  qu'ils  senissent 
d'isnie  aux  gaz  élastiques  et  développés  par  l'action  du  feu  central  :  fût  remar- 
quille  da^f  U  pbysiqMe  d'«lo^« 


▲&GHITSCTES  TOSGAMS.  Mi 

nus  pur  c}es  piliers  formés  de  quatre  pilastres  que  sunnontent 
des  chapiteaux  à  feuillage.  L^ampleur  des  arcs  donne  l'idée  d'une 
immense  étendue^  tandis  que  la  simplicité  du  style/désapprouvée 
par  d'autres^  tempère  Fattente^  de  tj^Ue  sorte  que  la  réflexion  ne 
diminue  point  Teffet  de  la  première  impression.  Une  M^e  de 
4  deniers  par  livre  sur  les  marebandises  qui  sortaient  de  la  ville^ 
et  de  deux  sous  par  tête  chaque  année^  forma  }e  subside  acccMrdé 
par  Florence  à  la  piété  de  ses  habitants  pour  ériger  cet  insigno 
monument  national  et  religieux. 

Lé  baptistère  voisin,  construit  peut-être  au  sixième  siècle  avec 
des  matériaux  antiques^  fut  restauré  et  orné  par  Arnold ,  qui  fit  * 
disparaître  ce  qui  était  en  désaccord  avec  sa  destination ,  et  le 
revêtit  de  marbre  noir  de  Prato.  11  fit  preuve  enccMre  d'une  belle 
et  majestueuse  simplicité  dans  Saint^roix^  où  il  ménagea  l'é* 
coulement  des  eaux  pluviales  au  moyen  de  toits  à  frontispice  et 
de  conduits  en  maçonnerie. 

On  donne  pour  architectes  à  Sainte-Marie-Nouvelle  frère  Jac- 

Ïues  Calenti  de  Nipozzano  et  deux  autres  dominicains^  élèves 
'Ârnolpbe;  à  Tintérieur,  dit-on^  ils  diminuèrent  par  degrés,  au 
moyen  d'un  artifice  d'optique,  le  développem^t  des  arcs, 
comme  on  le  ferait  en  perspective. 

Laurent  Maitani,  de  Sienne,  édifiait  à  la  même  époque  la  ca- 
thédrale d'Orvieto,  qui ,  placée  sur  une  hauteur,  dut  coûter  un 
prix  énorme.  Ces  détails  sont  d'un  fini  parfait,  surtout  dans  la 
façade,  aux  proportions  élégantes  et  couverte  de  mosaïques  et 
de  reliefs  qui  offrent  le  plus  beau  coupd'œil;  la  variété  des 
pierres  qui  les  divise  en  tranches  se  reproduit  souvent  dans  les 
édifices  toscans.  Or,  si  Ton  se  rappelle  combien  celte  ville  était 
petite,  on  est  d'autant  plus  surpris  qu'elle  ait  voulu  rivaliser 
avec  les  plus  grandes  par  des  sculptures  d'Amolphe,  de  frère  Guil- 
laume, d'Augustin  et  d'Ange  de  Sienne ,  de  Mosca ,  et  par  des 
peintures  de  Gentile  de  Fabriano,  du  bienfieureux  Angelino, 
de  Benozzo  Gozzoli,  de  Signorelli  et  d^autres  artistes  remarqua- 
bles. 

Nicolas  de  Pise  fit  preuve  de  talents  archiiectoniques  dans  le 
monastère  des  frères  Mineurs  de  Florence»  puis  dans  le  Saint  de 
Padoue,  à  la  construction  duquel  le  pape  Alexandre  IV  invitait 
toute  la  chrétienté  (i33i).  Jean,  son  fils,  travailla  dans  plusieurs 
cités,  et  notamment  à  Pérouse,  où  il  fit  le  mausolée  de  Be- 
noit Xf  ;  cette  ville  lui  dut  encqre  la  riche  fontaine  historiée,  à 
trois  bassins  superposés»  élevée  snr  douze  dfesrés»  embellie  de 


1 


^16  ARCHITECTBS  TOSCANS. 

nymphes  et  de  griffons  en  bronze,  et  qui.  coûta  1 60,000  ducats. 
A  Pise,  il  bâtit  Sainte-Marie  de  l'Épine,  véritable  joyau  de  me- 
nus détails^  et  le  fameux  Ganipo  snnto  Charles  d'Anjou  lappela 
pour  construire  le  Castel  nuovo  à  Napies;  il  dessina  les  façades 
de  la  cathédrale  de  Sienne  et  d'Orvieio,  et  fît  exécuter  une  très- 
belle  mosaïque  pour  le  grand  autel  d'Arezzo.  André  de  Pise,  en 
1304,  commença  l'arsenal  de  Venise,  le  monument  le  plus  glo- 
rieux de  cette  ville,  comme  il  en  est  aujourd'hui  le  plus  déplo- 
rable. 

En  Italie,  le  style  gothique  conservait  la  forme  massive  dans  les 
fenêtres,  et  n'employait  pas  les  contre-forts,  communs  en  Alle- 
magne. Les  artistes  de  la  Péninsule  avaient  un  goût  particulier 
pour  les  décorations  de  frontons,  les  aiguilles  et  les  chapelles; 
mais  ils  surent  rarement  greffer  le  campanile  sur  l'ensemble  de 
l'éditice.  D'autre  part,  ils  ne  furent  jamais  exclusifs,  et  Von  trou- 
vait des  oppositions  dc^tyle  entre  les  partfes  inférieures  et  les 
supérieures,  les  unes  canées,  les  autres  en  pointe.  La  ligne  per- 
pendiculaire et  pyramidale  ne  s  élançait  pas  avec  cette  hardiesse 
qu'elle  avait  dans  les  monuments  du  Nord,  et  souvent  faisait 
place  à  Thorizontale  classique* ;  l'arc  aigu  n'excluait  pas  non  plus 
l'arc  hémicyclique,  et  nous  les  voyons  tous  les  deux  dans  des 
édifices  remarquables ,  tels  que  le  Gampo  santo  de  Pise,  Saint- 
Michel  de  Florence,  les  églises  de  Sieime,  d'Orvîeto,  de  Padoue, 
la  chapelle  souterraine  de  Monteiiascone.  Le  Palazzaccio  des  So- 
derini  à  Corneto,  en  marbre  blanc  dans  l'intérieur,  est  à  trois 
rangs  de  galeries  couvertes,  dont  les  deux  premières  ont  Tare 
aigu  ;  la  troisième  se  con)po>e  de  colonnettes  corinthiennes  q»ii 
supportent  l  architrave  unie.  A  Rome,  si  l'on  excepte  Aiacœli 
et  Sainte-Marie  près  Minerve ,  le  gothique  n'apparaît  que  dans 
certaines  décorations.  En  somme,  tout  montre  que  le  gothique 
fut  en  Italie,  non  un  produit  indigrne,  mais  une  imitation,  et  qu'il 
se  superposa  à  l'ancienne  forme  byzantine  et  au  style  romano- 
chrétien. 

Les  ordres  sont  encore  mêlés  dans  le  broletio  de  Milan  et  ce- 
lui de  Gôme,  en  marbre  de  trois  couleurs;  celte  ville,  en  U^» 
reconstruisit  sa  cathédrale,  l'une  des  plus  remarquables  de  styw 
normand,  tout  en  marbre  du  pays,  et  enrichie  d'ornements  d  ua 
goût  exquis.  Pour  le  Saint-Petrone  de  Bologne,  bâti  en  ij^ 
par  Antoine  de  \incenzo,  l'un  des  seize  réformateurs  etquifu* 
ambassadeur  à  Venise ,  on  fit  un  modèle  en  bois  et  en  carton  ré- 
duit à  un  douzième  de  la  grandeur  véritable,  et  Ton  devait  dé- 


ÉDIFICES  D£  LA   HAUTE  ITALIE.  417 

molir  huit  églises  voisines  ;  bien  que  rédifice  n'ait  pas  les  di- 
mensions que  le  plan  lui  assignait  (i),  il  est  remarquable  par  ses 
beaux  ornements  et  la  majestueuse  disposition  de  Tintérieur. 
Saint- André  de  Verceil,  fondé  par  le  cardinal  Guala  des  Bic- 
chîeri  en  1219,  après  son  retour  de  la  nonciature  d'Angleterre,  . 
est  à  arcs  aigus,  avec  des  tours  à  coupole  et  des  fenêtres  rondes; 
outre  cette  église,  le  Piémont  offre  un  beau  modèle  de  gothique 
dans  Tabbaye  de  Yezzoiano,  oubliée  au  milieu  des  collines  du 
Montferrat.  Les  cathédrales  d'Asti  et  de  San  Secondo  sont  dans 
le  genre  lombard. 

La  cathédrale  de  Milan  et  la  Chartreuse  de  Pavie  appartiens 
nent  à  des  époques  plus  splendides  et  moins  sévères.  La  pre- 
mière fut  commencée,  ou  plutôt  continuée  avec  ardeur  en 
1386  (2);  l'architecte,  inconnu,  suivit  dans  le  plan  géométral  la 

{!)  Les  seize  projets  de  la  façade,  dessins  originaux  d'illustres  architectes, 
qui  se  ti'ouvent  dans  cette  église  véncrable,  sont  au  nombre  des  plus  curieux 
documents  de  Tart,  d'autant  plus  qu'ils  révèlent  que  les  meilleurs  maîtres   ne 
manifestèrent  pas  (lour  le  style  gothique  ce  dédain  qui  parut  ensuite  un  indice 
de  bon  goût.  Palladio,  consulté  sur  la  façade  de  Saint-  Pétrone,  voulait   que 
Von  conservât  le  soubassement,  et  que  le  reste   fut  mis  en  harmonie  avec  le 
caractère  général  de  Tédifice  ;  il  montra  que  Tltalie  possédait  de  belles  cons- 
tructions dans  le  style  gothique.  Pellegrino  Tibaldi  assure  que  «  les  préceptes 
de  cette  architecture  sont  plus  raisonual)les  qu'on  ne  le  croit  généralement.  » 
Voir  plusieurs  lettres  du  troisième  volume  de  la  Correspondance  d'artistes  de 
Gaye,  et  surtout  les  numéros  ccxcv,  CCCXLIX,  CGCLXXX.  H  faut  consulter  prin- 
cipalement le  niunéro  CCCGVIII,  où  Ton  discute  sur  les  moyens  de  couvrir  Saint- 
Pétrone,  quelques-uns  voulant  le  réduire  selon  Vitruve ,  et  d'autres  maintenir 
la  manière  allemattde, 

(2)  Une  inscription  (des  inscriptions  italiennes  se  trouvent  déjà  dans  plusieurs 
édiiices)dit  :  E  il  principio  de  domo  dé  Milanofu  nclCanno  1386  ;  mais  dans  le 
décret  du  16  octobre  138Î,  on  lit  :  Ad  utilitatem  et  debitum  ordinem  fabrîcoi 
majoris  eccUsiœ  Mediolani,  quœ  de  novo,  Deo  propitio  et  intercessione  ejusdem 
Firginis  gloriosœ,  sub  ejtts  vocabulo ,  JAM  MULTIS  BKTBO  TEMPOBIBUS  INI- 
TIATA  KST,  qttœ  imnCy  divina  inspîratione  et  suo  condigno  favore  fabricatur,  et 
rjtis  gratta  médian  te,  fe/iciter  per/icietur. 

Dans  les  Annales  archéologiques  de  1845,  où  Ton  soutient  l'origine  française 
de  l'architecture  ogivale,  il  est  affirmé  qu'on  appela  du  nord  delà  France  les  ar- 
chitectes pour  tracer  le  plan  de  cette  métropolitaine,  et  Ton  nomme  spécialement 
Philippe  Bonaventure  de  Paris,  l^s  archives  de  l'Italie  font  rarement  connaître 
les  premiers  architecles;  mais,  dans  la  première  assemblée  dont  nous  ayons  les 
procès-verl)aux,  on  trouve  en  1388  les  ingénieurs  Simon  d'Orsenigo,  directeur 
des  travaux,  Marc,  Giacomo,  Zeno,  Bonino  de  Campione,  Guarnerio  de  Sirtori, 
Ambroise  Ponzone  ;  tous,  néanmoins,  semblent  discuter  sur  le  plan  d'un  autre. 
Quel  était  cet  autre .*>  La  tradition  nomme  un  certain  Cumudia,  mais  Henri 

UIST.  DES  ITAL.  —  T.  T.  27 


413  ÉDIFICES  D£  LA  HAUTE  }TAU£. 

régularité  des  basiliques,  et,  dans  Vélévaiion^  se  rapprocha  des 
cathédrales  du  Nord,  surtout  de  celles  de  Strasbourg  et  de  Spire, 
qui  sont  les  plus  beaux  monuments  de  TAliemagne.  Les  arceaux 
très-aigus  des  cinq  nefs  en  forme  de  croix  latine  reposent  sur 
cinquante-deux  piliers  polygonaux,  avec  des  chapiteaux  riches 
d'ornements  variés;  l'éditice  compte  cent  deux  aiguilles,  nom- 
bre qu'on  ne  trouve  dans  aucune  autre  construction  italienne; 
elles  sont  ornées,  avec  tout  le  reste,  de  trois  mille  trois  cents  sta- 
tues en  marbre.  Jusqu'à  nos  jours,  cette  cathédrale  a  été  la  lire 
où  les  arti>tes  ont  exercé  leurs  talents;  au   seizième  siècle, 
Gobbo-Solaro,  Vairone,  Bambaïa,  Urambilla,   Fusina  et  d'au- 
tres l'embellissaient  de  i^culptures,  bien  supérieures  au  saiol 
Barthélémy  écorché  de  Marc  Agrati,  qui  jouit  d'une  répulation 
populaire  non  méritée  par  Texecution  et  moins  encore  par  la 
pensée. 

A  la  même  époque,  mais  dans  un  style  plus  italien,  on  com- 
mençait la  Chartreuse  près  de  Pavie,  dont  Tarchitecte  primitif 
reste  inconnu.  L'orthographie  extérieure  de  4472  est  d'aprè5 
l'élégant  dessin  du  peintre  Ambroise  Fossano,  dit  Borgognorie, 
et  l'on  peut  dire  qu'elle  fut  terminée  en  154^.  Elle  ne  le  cède 
qu'à  Saint-Marc  de  Venise  par  les  marbres  et  les  pierres  pré- 

Gmunden  ne  vint  qu'en  1392,  lorsque  le  travail  se  trouvait  déjà  fort  avuDcé. 
Cet  architecte,  après  avoii*  tout  désapprouvé,  exposa  publiquement  un  luodèie 
d'un  chapiteau  des  piliers;  mais  on  ne  dit  pas  qu'il  fit  autre  chose. 

Ces  Annales  (p.  140)  disent  :  Totu  Us  arcUitecU's  de  ce   célèbre  èd'ijicffont 
conuuSy  de^nàs  le  prem'ur  jusijuau  dernier.  Dès  ta  seconde  année  des  trav^uXt 
Philippe  Oonaventure  de  Paris  devenait  maure  de  l'œuvre^  et  conseivait  /o  ""»'* 
trise  pendant  huit  ans,  jusqu'à  ce  que  les  événemenls  pofiliqufs  {i'esfédliiomlti 
comte  d'Armagnac)  le  fissent  exiler  de  l'Italie,  ainsi  que   Its  autres  Fraaçtns 
qui  travaUlaieni  sous  sa  direction.  Assertions  gratuites.  Eu  effet,  on  trouve  iw 
date  de  1390  un  protocole  quo  I  cassetur  m-gister  IXico/aus  dr  Uonnvrtttii^^' 
être  est-ce  une  ahréviation)  inzign.  a  salaria  quod  sibi  daiur  projnbr.  et  to^lf^' 
tur  ab  opère  ipùus  Jab.  penitns;  et  l'on  nomme  de  nouveau  ingénieur  en  c1j« 
Simon  d'Orsenigo.  Il  est  vrai  néanmoins  que  beaucoup  d'Allcmauds  tra^^'ail* 
lèreut  à  celte  cathédrale,  entre  autres  Jean  de  Feruoch ,  Jean  de  FuriuJ^*"?' 
Pierre  de  Franz,  Hans  Marchestein,  Ulrie  Fusingen  ou  Ëiusingeu  de  Tlm. 

Lorsque  le  goût  classique  prédomiua  de  nouveau,  César  Gicerano  P**^*"*|* 
retrouver  les  préceptes  de  Vitruve  dans  cette  mnssima  sacra  edt  bunajalc»^^ 
faut  l'en  croire,  elle  reproduit  les  nombres  symboliques  7,  10,  12  :  il  J  ^  ^' 
quante  pieds  d'un  pilier  à  Tauli-e  de  l'arcade  ;  les  colonnes  ont  cinquante  ^i^ 
de  hauteur,  viugt>cinq  les  petites  nefs,  soixante-ffuinze  la  façade;  tout  \*^ 
a  trois  fois  la  largeur  totale  ;  le  chœur  est  à  sept  fenêtres ,  et  deux  foi*  *^P'  ^ 
tonnes  soutiennent  les  nefs* 


£l>IFIG£S  W  f^  m^^^  ITALIE.  ^l^ 

cîeuses;  en  forme  de  croix  latine^  d'une  longueur  de  soixante- 
seize  mèlres  sur  cinquante-trois  de  large,  elle  compte  tr'ois  nefs 
à  arceaux  aigus,  quatorze  chapelles  et  deux  enfoncemenis  de 
croix.  Au  point  d'intersection  s'élève  le  pinacle,  à  galeries  inté- 
rieures et  extérieures,  dont  le  style  ressemble  au  byzantin  plu§ 
3u'à  Tallemand,  et  qui  sont  remarquables  par  l'habile  mélange 
u  marbre  et  de  la  terre  cuite.  Dans  cet  éditice,  où  diyers  ordres 
se  confondent,  avec  profusion  d'ornements,  de  trophées,  rie 
monuments,  la  grande  porte  et  le  tombeau  de  Jean  Galéas^  mér 
ritent  surtout  de  fixer  l'attention.  Le  monastère,  avec  une  cour 
de  cent  mètres  de  large,  à  colonnes  de  marbre,  orné  de  médail- 
lons en  terre  cuiie,  me  paraît  ^ussi  un  chef-d'œuvre  ;  il  idûnuq 
accès  à  vingt-quatre  cellules,  chacune  à  deux  étages  avec  up 
petit  jardin,  distribution  aussi  commode  qu*ingénieuse. 

Les  cloîtres,  dérivés  de  la  cour  que  les  anciens  ouvraient  w 
milieu  de  leurs  palais  afin  de  leur  donner  de  l'air  et  de  la  lu- 
mière, comme  aussi  pour  favoriser  les  communications  inté- 
rieures, sont  une  beauté  particulière  aux  édifices  sacrés.  La  plu- 
part s  allongent  en  vaste  parallélogramme,  entouré  d'un  sty- 
lobate  sur  lequel  s'appuient  des  colonnettes  qui  soutiennent 
autant  d'arceaux  ou  bien  une  architrave  continue;  le  jardin 
avec  un  puits  se  trouve  au  milieu,  et  les  murs  offrent  l'histoire 
de  Tordre  ou  des  inscriptions  sépulcrales.  Le  beau  cloître  de 
Sainte-Scholaslique  à  Subiaco  (1)  est  l'œuvre  des  maçons  de 
Côme,  génération  d'artistes  qui  reparait  souvent  dans  les  monu- 
ments romains  de  cette  époque;  celui  des  Bénédictins,  à  Mon- 
reale  de  Palerme,  a  les  colonnes  jumelles  selon  la  grosseur  du 
stylobate,  différentes  l'une  de  l'autre,  revêtues  de  mosaïques, 
et  riches  surtout  autour  de  la  fontaine^  comme  il  est  facile  d'en 
juger  d'après  celles  qu'ont  épargnées  les  mains  rapaces  des  Es- 
pagnols. Parmi  les  nombreux  cloîtres  de  Rome,  il  suffit  de  citer 
celui  de  Saint-Paul  hors  des  murs,  avec  les  arcades  séparées 
par  de  gros  pilastres  carrés  qui  supportent  les  voûtes  de  la  ga- 
lerie; la  façade  est  à  colonnes  doubles,  comme  à  Monreale,  et 
surmontées  d'une  corniche.  Michel-Ange  avait  certainement  de 
pareils  exemples  sous  les  yeux  lorsqu'il  bâtit  le  cloître  merveil- 

(l)  On  y  trouve  écrit  : 

Gommas  et  filii  Lucas,  et  Jacobus  atter, 
RonuuU  civës  ia  nSarmoris  arte  peritl. 
Hoc  opus  explerunt  abbatis  tcmpore  Landi* 

Lando  fut  abbé  en  1235. 


420  ARGUITEGTUaS  CIVILE. 

leux  d^  Sainte-Marie  des  Anges,  à  cent  colonnes,  et  digne  de 
rivaliser  avec  les  Thermes  de  Dioclétien,  sur  les  ruines  duquel  il 

s'élevait. 

De  même  que  l'Église,  la  patrie  fournissait  aux  artistes  des 
travaux  et  des  inspirations.  Chaque  cité  eut  son  palais  commu- 
nal, avec  des  salles  capables  de  contenir  le  peuple  assemblé, 
sans  aucun  faste  ;  au-dessus  de  ce  palais  la  cloche  élevait  sa  voix 
solennelle  pour  appeler  tous  les  citoyens  à  discuter  les  intérêts 
de  tous.  Le  frère  Jean,  érémitain,  dessina  le  plafond  de  la  salle 
de  la  Ragione  de  Padoue,  la  plus  grande  de  Tltalie  ;  le  frère  Ris- 
toro  et  le  frère  Sixte,  tous  deux  Florentins,  construisirent^  dans 
leur  ville  natale,  les  ponts  sur  TAmo  et  plusieurs  des  voûtes  du 
palais  communal. 

De  leurcôté,  les  seigneurs,  contraints  de  s'établir  dans  les  vil- 
les, voulurent  y  avoir  des  habitations  aussi  solides  que  les  châ- 
teaux qu'ils  abandonnaient;  elles  étaient  si  nombreuses  que  les 
Gibelins,  après  la  prise  de  Florence  en  12148,  démolirent  trente- 
six  palais  avec  tours,  parmi  lesquelles  se  distinguait  celle  des 
Tosinghi,  sur  le  Marché-Vieux,  ornée  de  colonnes  en  marbre  ei 
haute  de  130  coudées.  La  tour  de  Guardamorto  était  d'une  telle 
solidité  que  l'on  ne  pouvait  à  coups  de  pic  en  détacher  une 
pierre  ;  il  fallut,  d'après  le  conseil  de  Nicolas  de  Pise,  l'étayer 
avec  des  pièces  de  bois ,  et ,  après  l'avoir  déchaussée  d'un  côté, 
mettre  le  feu  aux  arcs-boutants  pour  la  faire  écrouler.  A  Bolo- 
gne, à  Crémone,  à  Padoue  et  ailleurs,  les  seigneurs  furent  obli- 
gés d'abattre  les  tours  jusqu'à  une  certaine  hauteur,  afin  que 
les  uns  ne  dominassent  pa^  sur  les  autres. 

Les  cités,  vues  de  loin,  avec  leur  grand  nombre  de  tours,  de 
pignons  aigus,  de  coupoles  et  de  clochers,  offraient  un  aspect 
tout  différent  des  villes  anciennes.  Au  dedans ,  l'architecture  se 
modifiait  selon  la  nature  du  sol  ou  du  gouvernement.  A  Gènes, 
dont  l'emplacement  est  resserré,  on  bâtit  des  palais  très-élevés, 
et  les  jardins  en  pente  sont  à  gradins  ;  à  Venise,  où  il  faut  de 
grandes  salles,  des  magasins  aérés  et  clairs,  on  fait  courir  sur 
toute  la  façade  une  rangée  de  fenêtres;  à  Bologne,  pour  border 
la  rue  de  portiques,  on  en  ajoute  un  à  chaque  maison;  à  Naples 
et  en  Sicile,  où  l'on  n'a  pas  à  craindre  la  neige,  on  remplace 
le  toit  par  la  terrasse  afin  de  respirer  l'air  frais  ;  à  Florence,  les 
maisons  ressemblent  à  des  forteresses,  avec  leurs  fenêtres  étroi- 
tes, leurs  portes  massives  et  leurs  énormes  blocs  saillants.  Le 
pahiis  des  ducs  de  Ferrare,  entouré  de  fossés^  indique  un  honune 


MOSAÏQUES.  431 

qui  fait  trembler  et  tremble  hii-même^  tandis  que  celai  du  doge 
de  Venise  s'élève  au  milieu  du  peuple  duquel  il  tire  son  pouvoir. 
A  chaque  pas^  on  trouve  en  présence  l'Église  et  la  féodalité,  la 
commune^  la  cathédrale^  le  palais,  les  citadelles ^  la  cité,  les 
bourgs^  les  hospices^  les  couvents;  tous  les  édifices  sont  un  élé- 
ment de  l'histoire^  et  le  sentiment  de  leur  destination  faisait  que 
l'on  recherchait  les  proportions  grandioses  plus  que  l'élégance , 
la  grâce  et  la  pureté,  qui  font  l'éternelle  gloire  des  Grecs  et  des 
Romains. 

Rome  impériale  avait  déjà  pris  goût  aux  marbres  à  nuances 
diverses,  qu'elle  coloriait  même  artificiellement,  ornait  de  doru- 
res, et  disposait  en  marqueterie  ou  en  mosaïque.  Cet  art  fleurit 
chez  les  Byzantins  ;  mais  il  fut  bientôt  cultivé  ailleurs,  et  surtout 
parmi  les  moines  d'Italie.  Toutefois  il  s'occupa  moins  des  pava- 
ges que  de  l'ornement  des  murailles,  des  balustres  et  des  sièges 
des  évèques  ;  on  incrustait  des  pierres  dures  dans  du  marbre 
sculpté  et  parfois  recouvert  d'émail  et  d'or.  A  Rome,  on  trouve 
des  mosaïques  de  tous  les  âges,  qui  suffiraient  pour  écrire  l'his- 
toire des  arts.  La  plus  ancienne  est  peut-être  celle  de  Sainte- 
Sabine,  commandée  en  424  par  le  pape  Célestin  (1);  mais  la 
plus  remarquable  serait  celle  de  Saint-Apollinaire  à  Ravenne^ 
avec  des  figures  hautes  de  huit  pieds,  qui  couvrent  toutes  les  mu- 
railles latérales.  Les  villes  occupées  par  les  Lombards  n'en 
manquent  pas  ;  Saint-Pierre  au  ciel  cfor^  à  Pavie,  dut  son  nom  à 
ce  peuple,  et  Luitprand  orna  de  mosaïques  la  basilique  de  Saint- 
Anastase  à  Corteolona  près  du  Pô. 

Vers  l'an  mille/.Léon  d'Ostie  écrit  que  Didier,  abbé  de  Mont- 
Cassin,  fit  venir  de  la  Lombardie  (il  donnait  ce  nom  à  l'Italie 
méridionale),  d'Amalfi  et  même  de  Gonstantinople  d'habiles  ou- 
vriers en  mosaïques,  marbre,  or,  argent,  fer,  bois,  plâtre,  ivoire; 
il  ajoute  que  les  maçons  latins,  qui  avaient  négligé  depuis  cinq 
siècles  l'art  de  tailler  les  pierres,  le  réapprirent  au  moyen  des 
enfants  attachés  à  ce  couvent,  qui  devinrent  d'habiles  maçons, 
et  qui  peut-être  exécutèrent  les  nombreuses  mosaïques  norman- 

(1)  On  montre  danft  Sainte-Rtttitute,  oontiguë  à  la  caUiédrale  de  Naples,  la 
Motionna del princifio,  mosaïque  du  temps  de  Constantin;  mais  Tinscriptioft 
dément  la  tradition,  puisqu'elle  dit  : 

Annis  dat  clerus  instanrator  Parthenopensis 
Mille  trecentenis  undenis  bisque  retentis. 

Et  on  décliiffre  plus  difficilement  encore  :  Hoe  opus  fecU  Lelius,  Il  y  a  là, 
dans  la  chapelle  de  Saint-Jean-des-FonU,  des  peintures  de  550. 


422  MOSAÏQUES.   FONTE  DES  MÉTAUX. 

des  en  Sicile.  Lç  second  concile  de  Nicée,  de  787 ,  citait  les  histoires 
du  Testament  exécutées  en  mosaïque  sous  Sixte  lil^  dans  lali- 
beriana  de  Rome^  où  elles  se  voient  encore  ;  il  y  en  a  du  neu- 
vième siècle  dans  le  grand  arc  et  la  tribune  de  Sainte-Praxède. 
Sous  le  portique  de  Sainte-Marie-Transtévère^  où  les  chapiteaux 
présentent  les  images  d'isis^  d'Harpocrate  et  de  Sérapis,  se 
trouve  une  Annonciation  du  treizième  siècle,  d'un  travail  remar- 
quable ;  les  mosaïques  de  la  tribune^  de  1 1 43^  bien  que  de  forme 
grossière^  accusent  plus  de  mouvement  que  celles  des  Byzan- 
tins. 

Étaient-elles  l'ouvrage  d'Italiens  ou  de  Grecs?  Problème  d'au- 
tant plus  difficile  à  résoudre  que  les  artistes  modifiaient  leur 
manière  par  imitation,  ou  suivaient  des  types  invariables.  Les 
Italiens  devinrent  ensuite  très-habiles  dans  cet  art^  et  les  Sien- 
nois  Jacques  et  Mino  de  Torrita  ajoutèrent  de  nouvelles  mosaï- 
ques aux  anciennes  du  Vatican  ;  ce  dernier^  aidé  par  frère  Jacques 
deCamerino^  fit  celle  de  la  nef  transversale  de  Latran^  achevée 
en  Î272  par  GaddoGaddi^  avec  une  riche  symbolique.  Sur  la 
façade  de  la  ca  liédrale  de  Spoleto  est  une  mosaïque  de  li07^ 
avec  cette  inscription  :  Doctur  Sotsernus  hac  smmmus  in  arte 
modfmtLs.  Six  années  après  naissait  à  Florence  André  Tafi, 
grand  maître  en  ce  genre  d'ouvrages. 

L'art  de  fondre  les  métaux  ne  s'était  pas  perdu  non  plus. 
Didier,  abbé  de  Mont-Cassin,  voyageant  en  1062,  vit  couler  par 
un  nommé  André  les  portes  de  bronze  d*Amalfi  ;  Pantaleone  de 
Tiaretta  fît  faire  en  1087  celles  de  Saint-Sauveur  à  Atrani.  Dix 
ans  auparavant,  Kobert  Gaiscard  en  posait  à  la  cathédrale  de  Sa* 
lerne,  mais  d'un  travail  grossier  ;  elles  ressemblaient  h  celles 
que  le  feu  a  consumées  naguère  à  Saint-Paul  de  Rome,  et  qne 
Stauracio  avait  fondues  à  Constantinople  en  1070.  D'autres  fe^ 
ment  le  tombeau  de  Bohémrtnd  d'Autriche  à  Ganossa  ;  deux  au- 
tres, de  la  cathédrale  de  Troïa,  portent  les  dates  de  1 1 19  et  de 
1127;  celles  de  Saint-Barthélémy  à  Bénévent  sont  de  1150  Outre 
celles  de  Ravello^  Barisano  de  Trani  en  a  fait  dans  sa  ville  na- 
tale^ non  d'après  le  style  byzantin^  ififtis  dans  une  torttie  barbare, 
non  pas  à  nielle,  mais  à  figures  à  relief.  Les  portés  qtle  Buon- 
anno  de  Pise  posa»  en  1180,  à  l'église  primatiale  de  sa  pairie, 
furent  détruites  par  Pincendie  de  1596  (1);  mais  celles  qu  il  6i 

(1)  Rosini  élève  des  doutes  sur  Fauteur  ou  du  moins  siur  le  temps,  atteudo 
que  le  travail  en  est  trop  grossier  ;  fl  n'a  pas  vu  celles  de  Monreale. 


FONTE  DKS  METAUX.  AU 

six  ans  plus  tard  pour  la  cathédrale  de  Monreale  subsistent  en- 
core, et  sont  d'un  dessin  très-convenable.  En  H97,  Tabbé  Gîoele 
en  fit  placer  à  Saint-Clément,  à  douze  milles  de  Chieti  ;  quatre 
ans  plus  tard,  Hubert  et  Pierre  de  Plaisance  terminaient  celles 
de  \i\  chapelle  orientale  de  Saint-Jean  de  Latran;  peu  après^ 
Marchione  achevait  celles  de  Saint-Pierre  à  Bologne,  et  Nicolas 
de  Pise,  en  1232,  celles  de  Saint-Pierre-Martyr,  à  Lucqiies. 

Les  porfes  de  bronze  du  portique  de  Saint-Marc,  à  Venise, 
sont  de  cette  époque  ;  mais  celles  qu'on  voit  à  droite,  guillochées 
et  niarquetées  de  divers  métaux,  avec  des  figures,  des  saints  éi 
des  caractères  grecs,  remontent  plus  haut  et  furent  peut-être 
apportées  de  Sainte-Sophie  de  Couhtantinople.  Sur  ce  modèle, 
Léon  de  Moïno,  procurateur  de  Saint-Marc  en  1112,  fit  fondre 
les  portes  du  milieu;  celles  du  milieu  de  la  façade  appartiennent 
à  Tannée  1300^  et  sont  Toeuvre  d'un  certain  Bertuccio,  d'un  ta- 
lent médiocre. 

Célestin  TI  fît  don  à  la  cathédrale  de  Cività  de  Castello,  dans 
rOmbrîe,  d'un  devant  d'autel  en  argent  ciselé;  en  1166,  Gona- 
mène  et  Adéodat  exécutèrent  les  bas  reliefs  de  la  porte  princi- 
pale de  Saint-André,  à  Pistoie.  Nous  citerons  encore  Tévôque 
Pacifique  de  Vérone,  habile  dans  l'art  de  travailler  le  marbre  et 
les  métaux,  et  qui  fut  l'inventeur  de  l'horloge  nocturne  (1). 
Tous  furent  surpassés  par  André  de  Pise,  qui,  en  1330,  fit  les 
portes  m-  ridionales  du  baptistère  de  Florence,  en  haut-relief,  à 
compartiments  qui  forment  autant  de  tableaux  d'une  merveil- 
leuse beauté,  et  coulées  à  feu  de  fourneau  par  des  maîtres  vé- 
nitiens. Dans  la  pale  d'or  de  Saint-Marc  de  Venise,  apportée  de 
Constantinople  au  douzième  siècle,  et  riche  d'émaux  et  de  pierres 
précieuses  (2),  chaque  morceau  respire  une  vigueur  ingénue  et 

(1)  Quioquid  aura  vel  argento 

Et  metallis  ceteris, 
QoJcquld  ligniâ  ex  diversis 

Et  Riannore  candido, 
Nallus  uoquam  sic  peritus 

In  tamis  opcribus. 
Horologium  nocUirnum 

Mullus  ante  viderat. 
Et  invenii  argumentum , 

Et  primum  fundaTeraU 
Os  vers  sont  remarquables  par  la  rime  à  Itf  fratiçaise. 

(2)  Au  temps  de  Meschiuello,  elle  contenait  treize  cents  perles,  quatre  cenii 
grenats,  quatre-viiigt-dù  améthystes,  trois  cents  saphirs,  trois  cents  émeraudes, 
quinze  rubis  balais,  quatre  topazes,  deux  cornalines  très-précieuses  enchAsfées 
dans  de  Tor. 


424  SCULPTURE. 

rend  avec  majesté  les  poses  hiératiques  ;  mais,  outre  Tignorance 
des  lois  de  la  perspeclive,  la  disposition  des  groupes  est  extra- 
vagante^ la  forme^  incorrecte  dans  les  détails,  le  dessin^  sec,  et 
le  style,  pauvre.  Le  devant  d'autel  de  la  cathédrale  de  Cività  de 
Gastello  fut  ciselé  vers  Tannée  1143. 

A  toutes  les  époques,  on  avait  sculpté  en  bas-relief^  soit  des 
tombeaux ,  soit  des  frontons  sur  les  portes  des  églises,  où  Ton 
représentait  la  Divinité  avec  différents  attributs  :  tantôt  c'était 
le  Chtist  sur  un  trône,  avec  une  robe  traînante,  la  main  levée 
pour  bénir,  entouré  d'anges  et  d'animaux  symboliques;  tantôt 
la  Vierge  Marie,  qui  abritait  les  âmes  dévotes  sous  les  plis  de  son 
manteau.  Quelques  façades  portaient  la  série  des  signes  du  zo* 
diaque,  accompagnés  pai'fois.  de  figures  qui  rappelaient  les  tra- 
vaux champêtres  de  chaque  mois.  Les  quatre  colonnes  en  pierre 
du  grand  autel  de  Saint-Marc  à  Venise,  historiées  avec  une  grande 
liberté,  méritent  de  fixer  l'attention;  deux  plaques  de  marbre  re- 
présentant le  Christ  et  Samson,  qui  avaient  appartenu  à  Vambon 
de  Sainte-RestiUite  de  Naples,  et  d'autres  dans  la  cathédrale  de 
Salerne,  sont  également  remarquables. 

Dans  le  douzième  siècle,  les  colonnes  et  les  chapiteaux  sont 
travaillés  avec  plus  de  soin;  les  arabesques  et  les  dentelures  ac- 
quièrent de  la  finesse;  les  statues  de  saints  et  de  personnes  illus- 
tres manquent  encore  de  vie  et  d'individualité,  non  de  hardiesse 
et  d'élégance.  Un  certain  Guillaume  fit  les  reliefs  de  la  cathédrale 
de  Modène  de  1099,  et  une  partie  de  ceux  de  la  façade  de  Saint- 
Zénon  à  Vérone;  mais  les  meilleurs  de  la  dernière  église  appar- 
tiennent à  Nicolas  de  Ficarolo,  qui,  en  1135,  en  exécutait  sur  la 
façade  de  la  cathédrale  de  Ferrare.  Robert,  Gruamont  et  Biduino 
sculptèrent  à  Pistoie,  à  Lucques,  à  San  Casciano.  Dans  la  cathé- 
drale de  Parme  est  une  Descente  de  croiXy  de  1170,  par  Benoit 
Antelmi;  il  existe  à  Milan  un  bas-relief  qui  représente  la  recons- 
truction de  cette  ville,  et  un  monument  élevé  à  Oldrad  de  Très- 
seno,  podestat  en  1283^  c'est-à  diie  une  statue  équestre  d'après 
les  anciens.  On  trouve  sur  la  place  de  Saint-Dominique  à  Bolo- 
gne le  tombeau  des  Foscherari,  orné  en  1289  de  bas-reliefs,  et 
celui  du  jurisconsulte  Rolandino  Passaggeri ,  qui  rédigea  la  ré- 
ponse adressée  à  Frédéric  II  quand  il  demanda  d'un  ton  mena- 
çant la  restitution  du  roi  £nzo.  L'église  renferme  le  tombeau  de 
Thaddée  Pepoli,  représenté  par  le  Vénitien  Jacques  Lanfrani  dans 
l'attitude  d'un  magistrat  qui  rend  la  justice  au  peuple.  Dans  la 
cathédrale  deSessa  est  un  lutrin  grandiose,  soutenu  par  six  co- 


SGULPTURK.  495 

lonnesdé  granit  avec  de  très-beaux  chapiteaux  etoméde  mosal* 
ques^  comme  les  deux  qui  se  trouvent  à  Salerne;  cette  môme 
église  renferme  un  candélabre  d'un  travail  remarquable^  que 
Finscription  attribue  à  un  certain  Pellegrini  dont  le  nom  n'est 
cité  nulle  part,  et  qu'on  place  entre  les  années  122^  et  1^3  (1). 
En  général,  c'est  la  méthode  byzantine  que  l'on  suit  dans  le 
travail  des  métaux^  et  celle  de  l'Occident  prédomine  dans  les 
œuvres  en  pierre  ;  il  faut  peut-être  attribuer  ce  fait  à  ce  que  les 
maîtres  en  fonderie  venaient  de  Constantinople^  où  cet  art  flo* 
rissait  encore^  tandis  que  celui  de  la  sculpture  y  avait  péri. 

Pise  nous  offre  des  travaux d^un  mérite  bien  supérieur;  Giunta 
avait  formé  une  bonne  école  dans  cette  ville/où  Nicolas»  étudiant 
les  bas-reliefs  antiques,  se  proposa  d'en  imiter  la  beauté,  sans 
ignorer  probablement  les  œuvres  des  artistes  saxons  qui  embel- 
lissaient alors  Wechselbourg  et  Freyberg.  11  orna  de  figures  ad- 
n>irables^  malgré  les  nombreux  défauts  du  dessin,  la  chaire  de 
Saint- Jean  (2);  puis  il  dota  l'église  de  Saint-Martin  de  Lucques 
d'une  Descente  de  croix  encore  inspirée  par  le  sentiment  religieux, 
qu'il  fit  céder  ensuite  à  la  perfection  technique^  dont  une  autre 
chaire  octogone  à  Sienne  offre  un  nouvel  exemple  :  dans  cet  ou- 
vrage, de  composition  compliquée,  fait  avec  goût  et  beaucoup  de 
soin,  embelli  de  nombreuses  figures  et  de  lions  bien  étudiés^  on 
remarque  surtout  un  Jugement  dernier,  traité  pour  la  première 
fois  d'une  manière  large,  quoique  la  lecture  de  Dante  n'ait  point 
inspiré  l'artiste. 

Le  tombeau  de  saint  Dominique  à  Bologne  (3),  de  composition 
sobre,  à  l'exécution  duquel  concoururent  ses  élèves  ou  qu'ils  fini- 
rent, ne  vaut  pas  mieux  que  la  chaire  de  Sienne;  Jean  de  Pise 
travailla  aussi  avec  eux  à  la  magnifique  cathédrale  d'Orvieto^  dans 
laquelle  s'exercèrent  les  peintres  et  les  sculpteurs  les  plus  dis- 
tingués de  ce  siècle;  ce  fut  parmi  eux,  en  effets  que  BonifaceYIH 
recruta  les  artistes  qu'il  employa  aux  travaux  de  Saint-Pierre  de 
Rome^  entre  autres  Augustin  et  Ange  de  Sienne.  On  voit  sur  la 


(1)  Munere  dîTino ,  décos  et  laos  ait  Peregrino 
Talia  qui  sculpsit;  opus  ejos  ubique  refulslt 

(2)  Il  recevait,  pour  ce  travail,  8  sons  par  jour,  4  pour  son  fils  Jean  et  6 
pour  ses  autres  élèves. 

(3)  La  chronologie  de  ces  travaux  est  rectifiée  par  Rosini,  $t,  delta  pittura 
italiana  esposta  coi  monumenti  ;  Pise,  1840.  Voir  aussi  Davia,  Mem,  storico^t' 
tittiehe  intorno  altarca  di  San  Damenieo;  Bologne,  1838. 


426  PEJNTURE. 

façade  de  la  cathédrale  do  Sienne  des  ornements  et  des  statues 
de  Jean  de  la  Quercia,  de  1339. 

Jean  Nicolas  de  Pise  continua  la  bonne  sculpture  ;  avec  lecon- 
cout*s  des  Siennois  Augustin  et  Ânge^  il  fit  le  tombeau  de  Guido 
TarJato,  le  plus  beau  qu'on  eut  encore  vu,  et  décoré  de  seize  su- 
jets qui  représentent  ses  exploits.  On  attribue  à  quelqu'un  de 
ces  artistes  la  magnifique  table  de  Saint-Françoîs  de  Bologne, 
tout  historiée,  et  peut  être  le  tombeau  de  saint  Augustin  à 
Pavie,  orné  de  deux  cent  quatre-vingt-dix  figures,  et  dont  les 
seuls  travaux  de  marbre  coûtèrent  4,000  florins  d'or.    André 
Ugolin  de  Pise  fit  son  apprentissage  sous  Jean  ;   à  Florence,  il 
orna  la  façade  de  la  cathédrale,  façade  qui  fuldétruîte  plustard^ 
de  manière  qu'il  ne  reste  de  lui  que  des  bas- reliefs  sur  le  cam- 
panile, et  les  portes  de  Saint-Jean,  éclipsées  depuis  par  celles  de 
Ghiberti;  c'est  à  tort  qu'on  lui  attribue  le  monument  de  Cino  de 
Pistoie  et  la  très-belle  statue  qui  décore  Tautel  de  Bi^allo. 

Pise  fournit  encore  à  Milan  Jean  Balduccio,  qui  fit  Jes  portes 
médiocres  de  Téglise  de  Brera;  on  lui  doit  aussi,  outre  un  petit 
temple  où  se  trouvent  le  Christ  et  plusieurs  saints,  le  womuneut 
de  saint  Pierre  Martyr  à  Saint-Eustorge,  tout  en  marbre  de  Car- 
rare arec  huit  bas-reliefs  et  diverses  statues  symboliques,  qui 
soutiennent  et  ornent  un  sarcophage  surmonté  de  pyramides; 
ces  travaux  le  cèdent  pour  le  goût  aux  chaires  de  Pise  et  de 
Sienne,  au  tombeau  même  de  saint  Dominique,  mais  ils  les  éga- 
lent en  magnificence. 

La  peinture  n'avait  jamais  péri.  Les  moines  qui  enluminaient 
des  manuscrits,  mais  surtout  des  psautiers  et  des  benéilictioa- 
naires,  n'avaient  pas  à  sacrifier  leur  pensée  à  d'anciens  modèles; 
ils  étudiaient  donc  le  mouvement  et  l'expression.  Othon  lU  ew- 
menait  dltalie  un  peintre  nommé  Jean,  afin  d'orner  un  oratoire 
de  son  palais  à  Aix-la-Chapelle;  l'évéque  Notker  lui  fit  peindre 
le  cloître  de  la  Athédrale  de  Liège,  et  son  successeur,  édifier 
Péglise  de  Saint-André  (1).  Les  dames  de  Modène,   en  115'^ 

(1)  Égidius  Boucher,  en  lÔlî,  til  à  Aîx-la-Cha|ièHè  ces  peintures,  sur  ksr 
quelles  il  lut  ces  vers  : 

A  patrie  nido  rapuit  me  tertius  Otto... 
Claret  Aquisgrane  tua  qua  vaLat  rnanus  arte. 

Sou  épitaphe  disait  : 

Qua  prebat  arte  uanus  dat  Aquis  dat  cernere  plaoum 
Picta  domus  KaroU  rara  sub  axe  poli. 


PEnmnuE. 


ii7 


firent  enluminer  le  renieîl  des  lettres  de  j?aint  Jérôme,  beau 
monument  d'art  et  plus  encore  de  civilisation.  Il  ne  nous  reste 
rien  de  frère  Oderisî  d'Agubio  et  de  Franco  de  Bologne,  vantés 
par  Dante.  Dans  les  archives  des  Riformagioni  à  Sienne,  on  ad- 
mire des  miniatures  de  la  moitié  du  quatorzième  siècle,  surtout 
de  Nicolas  de  Sozzo,  et  de  magnifiques  enluminures  de  livres 
d'église  par  frère  Benoit  de  Matera.  Des  œuvres  semblables  se 
voient  encore  à  ferrare,  mais  surtout  à  Mont-Gassin,  où  elles 
furent  exécutées  par  Técole  que  ce  monastère  avait  fondée,  ei 
qui  travailla  ensuite  à  Sandolio,  dont  nous  avons  conservé  uù 
merveilleux  petit  office.  Il  existe  à  la  bibliothèque Lauren tienne 
un  bréviaire  très-précieux,  reste  de  tant  d'autres  qui  appartin- 
rent aux  Camaldules  des  Anges,  et  parmi  lesquels  on  distingue 
ceux  de  dom  Sylvestre  de  Florence  ;  ces  religieux  conservèrent 
comme  une  relique  la  mt^in  de  frère  Laurent  des  Anges.  Gh'e- 
rardo  et  Atavante,  aussi  de  Florence,  furent  appelés  avec  d'au- 
tres artistes  par  Mathias  Gorvin ,  roi  de  Hongrie,  pour  embellir 
ses  manuscrits. 

L'histoire  de  Tart  doit  apporter  beaucoup  d'attention  à  ce 
genre  d'ouvrages,  où  l'imitation  est  moindre,  et  plus  vive  l'ins- 
piration religieuse. 

Une  profusion  d'or,  sur  le  fond  duquel  se  détache  le  Créateur 
ou  le  Rédempteur;  des  crucifix  semblables  à  des  momies^  avec 
des  pieds  disjoints  et  des  blessures  d'où  sort  à  flots  un  sang 
verdâtre;  des  vierges  noires  et  hagardes,  aux  doigts  longs  et 
maigres,  aux  yeux  ronds,  avec  un  gros  enfant  sur  les  genoux; 
en  général,  des  figures  longues,  des  têtes  vulgaires  et  sans  ex- 
pression» deâ  compositions  disgracieuses ,  sont  les  caractères 
particuliers  de  cette  manière  de  peindre  antérieure  au  douzième 
siècle,  qu'on  a  qualifiée  du  nom  de  byzantine.  Les  Grecs,  pré- 
servés jusqu'alors  des  invasions  des  barbares,  avaient  conservé 
le  mécanisme  de  l'art;  mais,  au  lieu  de  reproduire  îà  nature,  ils 
s'attachaient  à  des  types  sacerdotaux,  in\(ariables. 

Dans  la  prise  de  Constantinople,  les  italiens  appiirehi  sans 
doute  l'usage  de  substances  ou  d'instruments  nouveauit,  èl 
parvinrent  à  imiter  quelques  formes  grecques  avec  une  plus 
grande  habileté  technique.  Le  genre  néo-grec  a  produit  fes 
peintures  révères  de  Saint-Pierre  in  Grado  près  de  ^îse,  è!t  uriè 
pale  d'autel  dans  la  galerie  de  Sienne  de  1215,  ville  &oiilà 
nouvelle  manière  jeta  ses  premières  lueurs.  Là  se  irouve,  datis 
l'église  des  Dominicains,  une  précieuse  mad'oné  àe  HSl  >  ^i^f 


428    .  PEUfTIJEE. 

Guido  de  Sienne.  A  la  même  époque^  Bonamico,  Parabuoi,  Dio- 
tisalvi^  ornaient  de  peintures  les  livres  du  Camerlingue;  puis, 
vers  la  Hn  du  siècle^  Duccio  de  Buoninsegna  exécutait  le  grand 
tableau  de  la  cathédrale,  peint  sur  l'envers  et  le  revers,  dans 
lequel  la  dignité  hiératique  s* associe  à  la  douceur  et  à  la  gravité 
qui  conviennent  aux  scènes  de  la  passion.  On  conserve  encore 
le  Christ  que  les  Siennois  portèrent  à  la  bataille  de  Monteaperti; 
pour  consacrer  le  souvenir  de  cette  victoire,  ils  firent  peindre 
la  Vierge  par  Mino  de  Simone,  leur  concitoyen,  qui  s'écarta, 
dans  ce  travail,  de  la  dureté  byzantine.  Inspirée  par  la  religion 
et  la  patrie,  cette  école  a  plus  de  verve  que  celle  de  Florence, 
et  ses  productions  ne  sont  point  entassées  dans  les  galeries  des 
princes;  aussi»  lorsqu'on  visite  cette  ville,  qui  est  une  vision  du 
moyen  âge,  on  incline  à. lui  assigner  le  premier  rang  dans  les 
beaux  arts. 

Dès  1202,  Giunta  de  Pise  porte  le  titre  de  peintre;  c'est  lui, 
et  non  Margaritone,  qui  a  fait  le  Christ  d'Assise,  peut-être  en- 
core les  peintures  de  cette  tribune  et  un  autre  Christ  dans  Té- 
glise  de  SaintrRenier  de  Pise.  Jacques  Francescano  décora  Tau- 
tel  de  Saint-Jean  de  Florence  ;  il  existe  d'autres  ouvrages  dont 
la  date  est  incertaine. 

Vasari  attribue  à  Margaritone  d*Arezzo,  sculpteur  et  archi- 
tecte ,  d'avoir  le  premier  remédié  aux  fissures  des  tables  en 
bois  au  moyen  d'une  toile  encollée,  sur  laquelle  il  étendait  un 
enduit  de  plâtre;  d'après  le  même  auteur,  il  aurait  encore  en- 
seigné à  mettre  Tor  en  feuilles  et  à  le  brunir  {dar  di  bolo).  Il 
laissa  beaucoup  d'ouvrages  à  fresque,  en  détrempe  et  sur  toile; 
mais  ses  jours  furent  empoisonnés  par  le  chagrin  de  voir  s'éle- 
ver une  génération  plus  habile.  Ferrare  cite  avec  orgueil  Ge- 
lasio  de  Nicolas;  Lucques,  Buonagiunta;  Bologne,  Guido,  Ven- 
tura et  Ursone.  La  dernière  ville  conserve  beaucoup  de  peintures 
du  douzième  siècle,  et  d'autres,  aux  contours  secs,  au  coloris 
vigoureux,  se  voient  dans  la  cathédrale  de  Crémone,  qui  fit 
peindre  par  Lanfranc  Oldovinc  sa  victoire  sur  les  Milanais  de 
i2i3. 

Les  contours  de  ces  travaux  paraissent  roides,  parce  que  les 
sujets  se  détachent  sur  un  fond  d'or  ou  d'outre-mer;  mais  les 
linéaments  commencent  à  devenir  moins  durs,  et  quelque  mou- 
vement se  manifeste  dans  l'attitude  tranquille  que  Ton  avait  cru 
jusqu'alors  convenir  uniquement  à  la  sainteté.  On  suppléait  au 
manque  d'expression  par  certaines  inscriptions,  expédient  bien 


eiMABITE.  4S9 

dntérieur  à  Bnfalmacco  auquel  on  l'attribue  (i)  ;  Smon  Memmi^ 
voulant  exprimer  Tinutilité  des  tentations  du  diable  à  l'égard 
de  Saint-Renier^  représente  Tesprit  malin  la  tête  basse,  les  deux 
mains  sur  les  yeux,  avec  une  bande  sortant  de  sa  bouche,  où  se 
lisait  :  Hélas  f  je  n'en  puis  plus, 

La  peinture  s'était  donc  relevée  avant  la  venue  de  celui  qu'on 
dit  l'avoir  restaurée,  c'est-à-dire  Jean  Cimabué.  Né  à  Florence 
en  1^40,  il  se  forma  sur  le  modèle  des  Grecs,  dont  il  ne  tarda 
point  à  s'éloigner;  ses  tons  sont  moins  enfumés  et  plus  fondus» 
et  il  sait  rendre  les  vêtements  souples  et  les  attitudes  vivantes, 
bien  qu'il  manque  de  perspective  linéaire  et  aérienne,  et  paraisse 
sec  à  cause  du  fond  vert  ou  bleu.  Il  faisait  encore,  par  respect 
religieux  pour  les  types,  ses  vierges  sombres  et  disgracieuses  ; 
mais  ses  autres  têtes  ont  un  meilleur  air,  et,  dans  les  deux 
grands  tableaux  de  Sainie-Marie-Nouvelle  et  de  Sainte^Triniié 
à  Florence,  les  caractères  sont  exprimés  avec  dignité.  Le  pre- 
mier est  plus  dégagé  d'imitation,  plus  doux  dans  les  visages  ; 
l'autre  a  moins  de  grâce  et  plus  de  vigoureuse  majesté.  Cimabué 
groupa  ingénieusement  les  personnages  des  vastes  peintures 
murales  de  Saint-François  dP Assise,  et  sut  les  développer  avec 
sentiment  et  naturel. 

Les  artistes  surgirent  alors  de  toutes  parts;  Thomas  des  Ste- 
fan! peignait  à  Naples,  et  Simon  de  Crémone  à  Sainte-Claire. 
En  i297,  on  exécutait  à  Pérouse  la  3/aestà  délie  volte,  c'est-à- 
dire  une  Vierge  et  quelques  saints  (changés  aujourd'hui  en  an- 
ges), sous  le  palais  du  peuple,  avec  un  manteau  d'or  orné  d'a- 
rabesques; les  têtes  et  l'enfant  ont  beaucoup  de  grâce.  Scipion 
Maffei,  dans  sa  Vérone  illuslrée,  cite  beaucoup  de  compositions 
véronaises,  et  Malvasia  en  mentionne  d'autres  de  Bologne,  an- 
térieures à  Giotto.  Des  artistes  du  pays  couvrirent  le  baptistère 
de  Parme  de  peintures  imitant  la  mosaïque,  aux  contours  moins 
anguleux,  avec  de  nouvelles  dispositions  de  draperies  et  des 
mouvements  passionnés  jusqu'à  l'exagération. 

(1)  On  Toyait  à  Naples  Frédéric  II  sur  son  troue,  avec  Pierre  des  Vigues  en 
chaire,  et  devant  eux  le  peuple,  qui  demandait  justice  par  ces  vers  : 

C«sar  anior  legum ,  Fedcricc  piissiinc  rcgum , 

Caosarum  telas ,  nostras  résolve  querelas. 
Et  Frédéric  répondait  en  indiquant  son  ministre  : 

Pro  vcstra  Ute  censorem  Juris  adile  ; 

Hic  est,  jura  dabit,  vel  pcr  me  danda  rogabit. 
Une  bande  sortant  de  la  bouche  de  Pierre  portait  * 

Vinea  oognoiucn,  Pcirus  Judet  est  tibi  nouien. 


490  nMA^puyl- 

Les  artirtes  fanai  Autant  plos  eotnloé»  à  s'affiraiicliir  des 
types  grecs  qo^îU  dureot  représPDter  des  choses    joouveilesy 
telles  que  les  amioiries,  souvent  ooéme  les  ponrails  cies  fiodes- 
tats  (1)^  les  armes  de  la  coaunuoe,  les  ge^tes  de  saiat  François 
et  des  parents,  avec  des  actes  pleins  de  simplicité,  an  aiîlîea  de 
personnes  et  d'évâMments  positifs  et  récents;  aussi,  à  défaut  de 
modèles  classiques  ou  de  modèles  préétablis^  un  imita,  la  na- 
ture. Théophile,  moine  vivant  en  Lombardie,  que  des  écrirains 
placent  au  dixième  siècle,  mais  qui  semble  pluKVt  de  Fépoqne 
dont  nous  parlons  (2),  «  décrivit  tout  ce  que  la  Grèce  possède 
«  sur  les  espèces  et  les  mélanges  des  diverses  couleurs  ;  toute 
c  la  science  de» Toscans  sur  les  incrustations  et  les  dîfierents 
«  guillochis;  tous  les  ornements  qu*emploient  les  Arabes  dans 
«  les  ouvrages  faits  avec  le  marteau,  la  ciselure  et  la  fusion; 
«  Part  de  la  glorieuse  Italie  dans  Tapplication  de  Tor  et  de  Tar- 
a  gent  à  la  décoration  des  vases  de  toutes  sortes,  ou  bien  aux 
«  travaux  des  pierres  précieuses  et  de  livoire  ;  ce  que  la  Frauce 
«  rerherche  dans  la  précieuse  variété  des  fenêtres;  les  ouvrages 
a  délicats  d'or,  d'argent,  de  cuivre,  de  tVtr,  de  bois^  de  pierres, 
«  qui  honorent  l'industrieuse  Allemagne,  a  11  indique  claire- 
ment la  peinture  à  Thuile,  inconnue  des  anciens;  mais,  conune 


(1)  1^  république  de  Pérouse,  en  1297,  ordonna  d^effaoer  ces  portraits. 
D'autres  fou,  on  faisait  Teffigie  des  condamnés;  dans  le  ban  de  Frédéric  H 
contre  Vérone,  de  1239,  il  est  dit  que  les  portraits  des  rebelles  se  tronvuent 
dans  la  salle  de  la  commune.  D'autres  peintures  furent  déposées  dans  la  salie 
de  la  Ragione  de  Padoue. 

(2)  L'Ëscalopier,  en  1843,  fit  à  Paris  une  nouvelle  édition  de  cet  ouvra^ 
coUationné  avec  soin,  et  qu'il  traduisit  en  français,  tout  en  renricbîssaut  de 
notes  ;  il  attribue  cet  ouvrage  à  un  Allemand.  Guichard  y  ajouta  ime  dissertation 
sur  Fauteur,  qu'il  placerait  entre  la  fin  du  douzième  siècle  et  le  commencement 
du  tn'izième.  Voir  les  chapitres  De  coloriùits  et  âe  arte  eolorandi  veira,  et 
De  rubricaiidii  os  fit  s  et  de  o/eo  /i//i.  Puis,  dans  celui  De  eotorihiu  oieo  et  gummi 
tereiidis^  il  écrivit  :  Omnin  gênera  co/orum  eodem  génère  oiei  leri  et  f'Om  pot" 
tant  in  opère  ligfteo,  in  his  taiitum  rébus  quœ  sole  siccari  possunt,  ^ttia,  quo' 

tttescumqite  unum  colorent  imposneris^  altfrum  eî  snperponere  non  potes,  nid 
prior  l'xsiccetur,  quod  in  imaginihus  diuturiium  et  tœ'^iosum  nimis  est.  Si  euiiem 
volueris  opus  luum/estinare,  sume  gummi  fjU(td  exit  de  arbore  ceraso  vrl  prune, 
êt^oncidens  iUud  minutatim,  pone  in  vasficdte,  et  aquam  abundauter  infunde, 
et  ifone  ad  so/em,  sn^e  super  carbones  in  liieme^dotiec  gummi  Hquefiat^  et  Hgno 
fotnndo  diligeuler  commisce;  d*:indc  cola  per  pannum^  et  inde  tere  colores  et 
impone,  Omnes  colores  etmisturœ  eorum  hoc  gummi  teri  et  poni  possunt,  prœter 
minium  et  eerussam  et  carmin^  qui  cum  claro  ovi  terendi  etponendi  tunt. 


GIOTTQ  £T  SES  £liV£S.  431 

« 

on  employait  l'huile  de  lin^  très-lente  à  sécher,  il  était  difficile 
de  peindre  sur  ses  p^emi^^es  couches  ;  peut-être  celte  décou- 
verte, dont  on  fait  honneur  à  Jean  de  Bruges,  se  borna-t-elle  à 
remplacer  l'huile  de  lin  par  celle  de  noix  et  de  pavot,  ou  bien 
à  y  ajouter  un  siccatif. 

C'est  à  ce  point  que  l'art  fut  trouvé  par  Giotto  de  Bondone; 
tout  jeune  encore,  et  pendant  qu'il  gardait  les  troupeaux  de  son 
père,  il  dessinait  des  brebis  et  des  chèvres,  s'habituant  ainsi  à 
copier  la  nature.  Cimabué,  après  l'avoir  tiré  de  son  obscurité, 
lui  enseigna  la  peinture,  où  il  acquit  bientôt  un  coloris  agréable 
et  transparent,  l'art  de  bien  disposer  ses  conipositions,  l'exac- 
titude des  formes  et  l'expression  naturelle;  enlin  il  abandonna 
les  types  archaïques  et  conventionnels. 

Le  premier  ou  l'un  du  ses  premiers  ouvrages  fut  le  portrait 
de  Dante,  suivi  de  ceux  de  messire  Brunetto,  de  Corso  Donati 
et  d'autres  illustres  Florentins,  dans  la  chapelle  du  Bargello; 
en  dernier  lieu,  c<  il  peignit  dans  la  salle  des  Marchands,  et 
avec  une  invention  propre  et  vraisemblable,  la  commune  volée 
par  une  foule  de  gens,  atin  d'inspirer  de  la  frayeur  aux  peuples. 
(Vasabi.)  »  Il  dut  probablemem  ces  inspirations  patriotiques  à 
Tamitié  de  Dante,  dont  il  se  plut  à  repiodqire  l^s  traits;  il  erra 
dans  les  villes  d'Italie,  chef  d'une  école  ambulante,  et  laissa  dans 
plus  de  vingt  cités  des  travaux  et  des  modèles,  dont  les  princi- 
paux sont  à  Florence,  entre  autres  le  Couronnement  de  la 
Vierge,  dans  l'église  de  Sainte-Croix.  Bonilace  VU!  le  chargea 
de  plusieurs  travaux,  et  lui  donna  1,^00  florins  pour  le  dessin 
de  la  Barque  de  saint  Pierre,  allégorie  chrétienne,  exécuté  en 
mosaïque  par  Pierre  Cavallini  sous  le  portique  de  la  basilique 
du  Vatican.  Il  peignit  à  fresque  l'intérieur  de  l'ancien  portique 
de  Saint-Jean  de  Lairan;  à  Padoue,  il  retraça  dans  la  petite  cha- 
pelle gothique  des  Scrovegno,  sur  remplacement  de  l'ancienne 
arène,  la  Vie  de  la  sainte  Verge,  composition  délicieuse,  outre 
un  Jugement  dernier  et  les  figures  symboliques  des  Y»ces  et  des 
Vertus,  plus  élaborées  que  louables.  Sainte  Claire  de  Naples  fut 
ornée  des  richesses  de  son  pinceau  ;  mais  on  les  recouvrit  de 
badigeon  dans  un  âge  d'elegance  barbare,  afm  de  donner  plus  ' 
de  clarté  à  i'eglise;  ses  peintures  dans  le  Saint  d  Assise  sont 
relevées  par  la  piété  et  l'intelligence  symbolique. 

Giotto,  comme  les  autres  artistes  de  son  temps,  s'occupa 
aussi  d'architecture,  et  nul  clocher  ne  Pemporte  sur  celui  de  la 
cathédrale  de  Florence,  bâti  par  lui;  il  est  tout  à  compartiments 


432  aiOTTO  ET  SES  ÉLÈVES. 

de  marbres  variés^  avec  des  fenêtres^  des  niches^  des  statues^  des 
faisceaux  de  représentations  civiles^  qui  figurent  la  création  et 
le  développement  de  Thumanité  dans  les  habitudes  domestiques, 
les  voyages^  les  arts^i  les  sciences^  les  vertus  chrétiennes^  les  sa- 
crements. Il  a  cinq  étages^  et  Giotto  avait  Pintenlion  de  le  su^ 
monter  d'une  pyramide  qui  aurait  offert  un  coup  d'œil  ad- 
mirable. 

Ses  élèves  étudièrent  de  plus  les  nuances^  et  adoucirent  les 
contours  au  point  de  tomber  dans  Tafféterie;  maîs^  dans  le 
jugement  qu'elle  porte  sur  ces  artistes,  la  critique  systématique 
blâme  ou  loue  la  même  main^  selon  qu'elle  y  voit  l'imitation  de 
l'ancienne  pureté  ou  l'inspiration  du  sentiment  chrétien.  ÉUenne, 
son  neveu  ^  améliora  la  perspective^  essaya  les  raccourcis^  et 
forma  Giottino^  qui ,  pour  ia  gravité  de  Texpression  et  l'art  de 
fondre  les  couleurs^  surpassa  les  précédents;  s*il  n'égala  point 
son  aïeul;  il  ne  faut  peut-être  l'attribuer  qu'à  sa  mort  prématu- 
rée. Thaddée  Gaddi ,  qui  avait  travaillé  vingt-quatre  ans  avec 
GiottO;  rivalisa  avec  lui  dans  la  grande  chapelle  de  Sainte-Ma- 
rie Nouvelle,  où  il  peignit  la  religion  triomphante  par  les  efforts 
de  saint  Dominique  et  de  saint  Thomas  ^  avec  une  grande  richesse 
d'allusions^  do  portraits^  d'inventions  grandioses. 

Dans  cette  œuvre^  il  eut  pour  collaborateur  Simon  de  Martin 
Memmi  de  Sienne^  coloriste  plein  de  suavité^  aux  compositions 
inspirées  et  aux  physionomies  expressives;  il  fut  immortalisé 
par  Pétrarque^  pour  lequel  il  fit  le  portrait  de  Laure,  et  il  en- 
lumina un  Virgile^  conservé  dans  la  bibliothèque  Ambr^ienne 
de  Milan.  Cet  artiste  peignit  dans  d'autres  villes  de  l'Italie^  et 
travailla  dans  Avignon  pour  les  papes;  ainsi  les  deux  écoles 
toscanes  >  mai*cbant  de  front,  consacraient  l'honneur  des  arts 
italiens  par  le  sentiment  du  beau  et  la  convenance  des  œuvres. 
L'école  de  Florence  était  plus  érudite,  plus  habile  qt  plus  large; 
celle  de  Sienne,  plus  profonde  de  sentiment.  Les  Lorenzetb'^  et 
surtout  Ambroise^  unirent  à  la  suavité  de  la  composition  la  vi- 
gueur du  coloris.  Berna  reproduisit  avec  succès  les  animaux;  les 
hautes  magistratures  exercées  par  André  Vanni  ne  lui  firent 
point  abandonner  le  pinceau  ;  Duccio  donna  les  preuves  d'un  beau 
talent  dans  la  cathédrale  de  cette  ville;  Thaddée  de  Bartolo  de 
Fredo,  qui  forme  le  passage  entre  cette  école  et  celle  de  Pérouse, 
s'attache  plus  à  l'esprit  qu'à  la  correction  extérieure  des  con- 
tours. Les  ravages  de  la  peste  réchauffèrent  les  idées  religieu- 
ses, conservées  dans  l'académie  que  cette  ville  avait  fondée. 


ÉLÈVES  DE  GIOTTO.  433 

«tecques  de  Gasentino  réunit  dans  l'Académie  de  saint  Luc  à 
Florence  les  principaux  artistes.  Assise  était  toujours  lalice  où 
s'exerçaient  les  peintres,  de  même  que  Subiaco,  Mont*Gassin 
et  autres  cloîtres.  Etienne  et  Simon  Menuni,  Pierre  Lorenzetto, 
Spinello  Aretino,  le  Vénitien  Anton  et  Bufalmacco  Buonamico, 
renommé  pour  ses  bizarreries,  rivalisèrent  avec  Orcagna  dans 
le  Gampo  santo  de  Pise.  Les  peintres  qui  surgirent  dans  la  haute 
Italie  annoncent  l'apparition  de  Giotto.  Vérone  possède  Turone 
et'  Etienne  de  Zevio,  et  Jacques  d'Avanzo,  qui  peignirent  avec 
un  talent  remarquable  dans  le  Saint  de  Padoue  et  la  chapelle 
voisine  de  Saint- George;  Victor  Pisanello  travailla  plus  tard 
dans  cette  ville,  où  Ton  admire  encore  les  ouvrages  de  Jean 
Miretto,  de  Jean  et  d'Antoine  Padovano.  Une  vanité  pardonna- 
ble multiplia  les  chapelles  de  famille  dans  les  églises,  et  les 
fit  décorer  par  les  artistes  les  plus  habiles  à  manier  le  pinceau 
et  le  ciseau;  on  admire  surtout  à  Florence  celles  des  Baroncâlli 
et  des  Rinuccini  dans  Sainte-Croix,  des  Strozzi  dans  Sainte*Ma- 
rie-Nouvelle,  des  Brancacci  dans  le  Carminé;  enfin,  dans  les 
maisons  particulières,  on  fit  peindre  des  chambres,  des  cof- 
fres-forts, des  têtes  de  lit. 

Mais  déjà  nous  entrons  dans  Tâge  où  le  goût  classique  re- 
prenait son  empire;  la  Toscane  surtout  vit  naître  et  grandir  ri- 
dée qu'il  fallait  imiter  les  modèles  antiques,  au  point  de  renier 
toute  originalité.  Les  maîtres  et  les  historiens  s'inclinèrent  de- 
vant cette  théorie,  et  déplorèrent  comme  le  produit  d'une  bar- 
barie misérable  tout  ce  qu'on  avait  fait  dans  le  moyen  âge.  Les 
artistes  furent  conduits  à  ce  résultat  par  le  désir  exclusif  de 
reproduire  la  forme,  au  lieu  de  s'élever  jusqu'à  l'idée  ;  puis  ils 
faisaient  consister  le  beau,  non  dans  les  pensées  qui  l'inspirent 
et  les  sentiments  qu'il  suscite,  mais  dans  Texacte  représentation 
de  la  nature;  non  dans  la  maigreur  ascétique,  la  souffrance  ré- 
signée et  la  tranquille  dévotion,  mais  dans  l'audace  de  la  jeu- 
nesse et  de  la  force. 

Au  temps  que  nous  décrivons,  les  arts  semblaient  avoir  pour 
but  de  spiritualiser  la  matière,  plutôt  que  de  reproduire  fidèle- 
ment la  vie;  à  la  beauté  plastique  ils  préféraient  une  expression 
délicate  et  spirituelle,  et  visaient  moins  aux  détails  qu'à  l'effet 
général.  Or,  comme  ils  se  donnaient  tous  la  main,  l'artiste  pou- 
vait se  servir  de  tous  les  moyens,  du  symbole,  du  relief,  de  la 
dorure,  des  paroles  qui  tantôt  sortaient  de  la  bouche ,  tantôt 
entouraient  lé  bord  du'vétement  ou  bien  l'auréole  qui  couron- 

HIST.   DES  ITàL.   ~-  T.   V.  28 


434  LE  S£NTlM£lfT. 

nait  la  tête.  La  peinture,  de  son  côté,  devait  exprimer  son  idée 
de  la  manière  la  plus  simple  et  la  plus  évidente,  sans  s'égarer 
dans  les  accessoii*es  ni  dans  le  fond,  sans  rechercher  les  beautés 
naturelles;  car  le  plaisir  n*était  qu'un  mdyen.  En  résumé,  les 
ar(s  étaient  restés  mystiques  et  religieux,  bien  qu'ils  sortiNsent 
déjà  des  temples  de  Dieu  pour  embellir  les  demeures  des  hom- 
mes; du  reste,  on  croyait  que  l'on  ne  pouvait  atteindre  an  beau 
véritable  que  par  Tinspiration,  qui  provenait  elle-iuême  d'un 
cœur  pur,  d'une  foi  vive,  de  prières  ardentes. 

Bufalmacco  disait  que  les  peintres  a  songeaient  à  faire  des 
a  saints  et  des  saintes  sur  les  murailles  et  les  planches  de  bois, 
a  afin  de  rendre,  en  dépit  des  démons,  les  hommes  plus  dévots 
a  et  meilleurs  ;  »  une  inscription  au  bas  du  tableau  (  I  \  ou  Tef- 
figie  du  peintre  lui-même  représenté  en  prières,  devaient  attes- 
ter sa  dévotion. 

t'ouvrage  de  ce  Théophile  dont  nous  avons  parlé  eut  ponr 
objet  la  peinture  sacrée  les  vases,  les  missels  et  les  vitraux  des 
églises:  ainsi,  non-seulement  par  ce  sujet,  où  Tespril  est 
exailé  sans  cesse,  mais  encore  par  chaque  mot,  il  élève  Tartistû 
à  Dieu  duquel  cmane  l'art;  il  veut  que  Tou  considère  sa  profes- 
sion comme  une  charge  divine,  et  demande  pour  récompense 
de  la  peine  que  son  livre  lui  a  coûtée  ut  quoties  labore  meo 
USU8  fueris,  ores  pro  nie  ad  mhericordiam  Dei  omnipoienlis. 

(1)  Jean  de  Pise  dans  Saint- And  ré  de  Pistoie  : 

Lande  Dei  trini  rein  cceptani  copulo  uni. 
A  Pise  : 

Laudo  Dcum  veruiii ,  per  queui  sunt  optiiua  rciuui, 
Qui  dodit  lins  purat»  liumini  roniiare  figuras. 

A  Castel-Saint-Pierre,  près  de  Pise  : 

Magister  Johaïuies...  fecit  ad  lionorcin  Dei  et  sancti  Pétri  apostuli. 

A  Saint-Paul  extra  muros  : 

Suminu  Deus ,  tibi  hic  abbas  Bartholoniœus 
Fecil  opus  licri,  sibi  te  dignan*  int'reri. 

buccio  de  Buoninsegna,  dans  le  diocèse  de  Sienne  : 

Mater  sancta  Dei ,  sis  cauba  senis  requiei. 
Gelase  de  Nicolas,  à  Ferrare  : 

Jesù  spos  dilct ,  a  li  ine  racboniaiido ,  doname  fede« 

Au  bas  du  tableau  de  Guido  de  Sienne  : 

Me  Guido  de  Senis  diebus  piiixit  amœni^. 
(juem  Chrisdis  lenis  nullis  vplit  agcrc  poeniti. 
Aiino  D.  Ncoxxi. 


LE  SENTIMENT.  43(^ 

Cennino  Cenninî^  qui,  cent  ans  après  Giotto^  exposait  les  pré- 
ceptes et  les  secrets  que  cet  artiste  avait,  trans^mis  à  ses  disci- 
ples, terminait  son  traité  de  la  peinture  par  une  prière  à  Dieii^ 
à  la  Vierge  et  à  saint  Luc,  premier  peintre  chrétien^  dans  lequel 
il  demandait  que  ceux  qui  le  liraient  pussent  le  faire  avec  fruits 
et  retenir  pour  toujours  ses  enseignements.   Le  bienheureux 
Jean  Dominici  établissait  des  écoles  d'enluminure  dans  tous  les 
couvents  qu'il  fondait  ou  réformait;  il  écrivit  pour  les  domini- 
caii)es  du  Corpus  Domini  de  Venise  des  règles  sur  la  manière 
de  bien  enluminer,  et  s'offrait  à  terminer  les  ouvrages  qui  se- 
raient au-dessus  des  forces  de  ces  religieuses,  parce  que  cet 
art  lui  semblait  très-propre  à  faire  naître  de  chastes  pensées  (i). 
Lippo  Dalmase  ne  peignait  jamais  la  Vierge  sans  avoir  jeûné  et 
communié.  Les  statuts  de  la  corporation  des  peintres  de  Sienne, 
de  1355,  commençaient  ainsi  :  «  Nous  sommes,  par  la  grâce  de 
u  Dieu  9  appelés  à  manifester  aux  hommes  grossiers  qui  ne  sa- 
«r  vent  pas  lire  les  choses  miraculeuses  opérées  par  la  vertu  et 
«  en  vertu  de  la  sainte  foi  ;  or  notre  foi  consiste  principalement 
a  à  adorer  Dieu,  à  croire  en  un  Dieu  éternel,  d'une  puissance 
a  infinie,  d'une  sagesse  infmie,  d'une  clémence  et  d'un  amour 
«  infmis,  et  nous  sommes  persuadés  qu'aucune  chose,  quelque 
c(  petite  qu'elle  soit,  ne  peut  avoir  commencement  ou  fin  sans 
«  ces  trois  choses,  c'est-à-dire  sans  pouvoir,  sans  savoir  et  sans 
«  vouloir  avec  amour.  » 

Les  artistes  et  les  savants  continuèrent  pendant  longtemps  à 
regarder  Thonmie  comme  l'instrument  principal ,  et  la  morale 
comme  le  but  du  savoir.  Léonard  de  Vinci ,  dessinant  une  hor- 
loge, y  plaçait  cette  inscription  :  «  Consume  les  heures  de  ma- 
nière à  vivre  dans  la  postérité.  »  Michel-Ange  disait  que  la 
main  n'est  rien,  et  qu  elle  obéit  à  l'esprit  qui  sait  la  diriger. 
Marchi  connnencait  son  traité  d'architecture  militaire  par  des 
chapitres  sur  l'homme,  sur  la  nécessité  d'élever  l'esprit  à  la 
considération  des  choses,  sur  les  vertus  qui  font  acquérir  bon- 
.  neur  et  g  oirc  ;  il  écrivait  des  préceptes  moraux  sur  les  planches 
de  ses  dessins  :  «  L'homme  peut  quand  il  veut.  Le  travail  triom- 
phe de  tous  les  obstacles.  » 

(1)  BlSCIOTU,  Leltere  efi  santi  c  6eaùfiorentinù 


436  LANGUE    ITÂUENME. 


CHAPITRE  C. 


L4ISGUE  ITALIENNE. 


Dans  les  arts  de  la  parole^  révénement  le  plus  important  da 
moyen  âge  est  la  formation^  ou^  je  dirai  mieux^  Papparition  des 
langues  nouvelles^  et  de  l'italien  spécialement,  que  nous  trou- 
vons de  bonne  heure  assez  développé  pour  suffire  aux  plus  no- 
bles sujets.  Les  écrivains  qui  se  sont  plu  à  rechercher  ses  ori- 
gines ont  attribué  à  des  sources  différentes  ses   mots  et  ses 
modes  :  les  uns  les  ont  fait  dériver  de  l'allemand;  les  autres,  da 
grec;  ceux-ci,  du  provençal;  ceux-là,  du  celtique;  quelques- 
uns  enfin,  de  l'arabe  et  du  persan.  A  les  voir  soutenir  leur  thèse 
avec  un  grand  appareil  d'érudition  et  souvent  avec  loyauté,  on 
incline  à  croire  que  chacun  d'eux  possède,  non  toute  la  vérité, 
mais  une  partie.  Pourquoi  cette  divergence  ?  parce  que  les  phi- 
lologues ont  rapetissé  la  question  en  l'isolant,  tandis  qu'il  faut, 
avant  tout,  grouper  les  langues  dérivées  d'un  tronc  commuo, 
langues  dont  les  ressemblances  sont  nécessairement  très-gran- 
des, sans  que  l'une  soit  la  fille  de  l'autre.  On  ne  saurait  trop 
recommander  cette  règle  aux  étymologistes,  pour  eu  finir  une 
fois  avec  les  extravagances  qui  les  rendent  ridicules,  et  pour 
diriger  vers  un  but  plus  élevé  la  science  philologique. 

Tout  le  monde  sait  que  les  langues  forment  trois  groupes,  qui 
tirent  leur  nom  des  trois  fils  de  Noé.  Parmi  les  japhétiques,  udo 
vaste  famille  s'appelle  indo  -  européenne ,  parce  qu'elle  em- 
brasse presque  toutes  les  langues  de  l'Europe  moderne,  y  com- 
pris le  persan  et  le  sanscrit  de  l'Inde;  or  ces  langues  ont  un 
organisme  commun,  puis  entre  elles  des  ressemblances  plus  ou 
moins  grandes.  A  ces  dernières  appartient  le  latin,  qui  lient 
beaucoup  du  grec  sans  doute,  mais  qui  n'en  est  point  issu  ;  en 
effet,  il  a  reçu  du  sanscrit  un  plus  grand  nombre  de  termes  que 
le  grec  lui-môme.  Expression  de  la  société  qui  les  employait,  ils 
étaient,  le  sanscrit  une  langue  sacerdotale  ;  le  grec,  une  langue 
populaire;  le  latin,  une  langue  aristocratique  et  grave,  ayant 
pour  caractère  spécial  la  majesté^  dont  le  nom  même  est  étranger 


I 


LANGUE  ITÂIIENIIE.  437 

aux  autres  :  langue  très-propre  à  exprimer  le  commandement, 
puisque  c'est  en  latin  que  furent  écrites  les  plus  savantes  légis- 
lations, et^  plus  tard^  les  règles  du  nouvel  empire  chrétien; 
langue  de  la  civilisation^  qui  se  fondit  avec  tous  les  idiomes  des 
barbares  pour  les  épurer^  et  qui  fut  adoptée  comme  universelle 
dans  le  monde  catholique  où  tout  devait  être  un. 

Le  latin  se  forma  d'un  fond  indien  qu'il  reçut  par  la  Thrace^ 
et  des  dialectes  des  diverses  colonies  qui  s^établirent  en  Italie, 
comme  aussi  des  idiomes  des  peuples  associés  ou  soumis.  Les 
plus  anciens  monuments  le  montrent  incertain  et  vague,  comme 
un  langage  qui  n'était  pas  écrit  ou  qu'on  écrivait  peu  ;  bien 
plus,  les  uns  diffèrent  tellement  des  autres  qu'il  serait  impos- 
sible, sans  des  preuves  extérieures,  d'en  déterminer  l'âge,  et 
Pon  croirait  l'épitaphe  de  Lucius  Scipion  plus  ancienne  que  celle 
de  Barbatus  son  père. 

La  littérature  grecque  servit  à  épurer  le  latin,  à  l'asseoir  sur 
une  base  régulière;  inculte  et  rauque  dans  le  Carmen  SaliarCy 
il  devint  bref  et  martial  dans  Ennius.  Enfin  il  se  polit  et  se  fixa 
peu  à  peu.  L'assujettissement  du  Latium  fit  que,  si  la  langue  de 
Rome  se  corrompait  au  contact  de  tant  de  peuples  aux  idiomes 
variés,  la  langue  du  Latium,  la  latinité,  en  resta  comme  le  type; 
Rome  ne  se  distingua  que  par  cette  urbanité,  moins  remarquée 
dans  la  cité,  comme  dit  Cicéron,  que  son  absence  néTétait  dans 
les  provinces.  Fomenté  par  le  patriotisme  et  la  liberté,  fortifié 
par  les  luttes  intérieures  et  du  dehors,  rendu  vigoureux  et  concis 
par  Torgueil  national,  enrichi  des  dépouilles  des  autres  idiomes, 
perfectionné  par  un  grand  nombre  d'écrivains,  le  latin,  dans 
les  derniers  temps  de  la  république  romaine,  avait  acquis  la  no- 
blesse des  formes,  la  plénitude  du  sens,  l'élégance  et  la  majesté 
dignes  d'un  peuple-roi. 

La  grandeur  nationale  faisait  présumer  qu'il  conserverait 
longtemps  ces  rares  qualités;  mais  une  chose  artificielle  ne  peut 
durer  éternellement.  Marcus  Tullius,  qui  plaçait  à  l'époque  de 
Scipion  et  de  Lélius  le  meilleur  langage,  s'apercevait  qu'il  dé- 
clinait de  son  temps  (i)  ;  il  aimait  à  entendre  Lélia,  sa  bru,  s'ex- 
primer dans  ce  parler  vieux  et  pur  qui  lui  rappelait  Plante  et 
Névius,  absolument  comme  un  Italien  se  figure  qu'une  fenîme 


(1  )  iEtatis  iilitu  ista  fuit  iaus,  tanqitam  innocentiœ,  sic  latine  loquendi.  (De 
OflQciis,  I,  57,  et  Qu«st.  tusc.  u,  2.) 


438  VICISSITUDBB  DE  tA   LANGUE  ÏTALIEIWE. 

de  Pistoie  parle  la  langue  de  Saccbetli  ou  de  Firenzuola  (I  ).  Une 
stérilité  organique  ne  permettait  pas  au  latin  de  s'enrichir, 
comme  la  langue  grecque,  au  moyen  de  la  composition  ;  il  man- 
quait de  la  partie  métaphysique  et  transcendante»  outre  qu'il 
répudiait  le  langage  du  peuple.  Banni. de  la  tribune,  il  se  ré- 
fugia à  la  cour;  mais,  soumis  au  caprice  des  Césars  et  forcé  de 
consolider  l'avilissement  par  des  doctrines  officielles,  il  ne  ma- 
nifesta de  dignité  que  par  le  ton  déclamatoire;  il  eut  recours  à 
l'archaïsme^  symptôme  de  décadence  comme  l'enfantillage  des 
vieillai*ds,  et  il  fit  abus  de  mots  nouveaux,  non  justifiés  par  le 
besoin  d'exprimer  des  idées  nouvelles  ou  de  mieux  préciser  les 
idées  philosophiques.  Augus*e  critiquait  déjà  la  puanteur  des 
mots  ignorés,  et  tournait  en  ridicule  les  chercheurs  d'anfiqiiaî/- 
les;  puis  les  auteurs  venus  d'Espagne  introduisaient  des  néc- 
logismes  ampoulés,  et  le  grec  fournissait  des  affectations  pédaa- 
tesques. 

Le  désordre  s'accrut.progressivem^nt,  lorsque  les  barbares  de 
tout  l'univers  connu  devinrent  citoyens  de  Rome  ;  car,  chaque 
fois  qu'ils  parlaient  au  peuple  ou  dans  le  sénat,  ils  ajoutaienf  ca         I 
latin,  avec  un  droit  égnl,  des  expressions  de  leur  pays  :  or, 
quand  des  capitaines,  étrangers  au  Latium  et  à  l'Italie,  pan*e- 
naientaux  fonctions  supérieures,  et  même  au  siège   impérial, 
pouvait- on  espérer  la  pureté  de  langage?  Néanmoins  ce  fut 
alors  que  les  conquêtes  portèrent  le  latin  aux  extrémités  de  TO- 
rient  et  de  TEurope,  et  qu*il  devint,  réformé  par  le  christianisme, 
la  langue  universelle,  le  lien  de  la  science  et  de  la  civilisation,  de 
telle  sorte  que  les  limites  de  celle-ci  sont  là  où  le  latin  est  com- 
pris. 

Quiconque  a  médité  sur  la  nature  des  langues  sera  convaincu 
que  la  plèbe  de  Kome  avait  la  sienne  propre,  différente  de  celle 
de  Livius  et  de  Cicéron;  plus  analytique,  elle  négligeait  les  dé- 
sinences diverses  qu'elle  remplaçait  par  les  prépositions,  sup- 
pléait par  les  auxiliaires  aux  inflexions  des  verbes,  et  déterminait 
mieux  les  rapports  au  moyen  des  articles.  Les  beaux  parleurs 
avaient  poli  la  langue  avec  le  chlectus  Vfrborumy  c'est-à  dire  qu'à 
l'aide  de  l'euphonie  et  do  l'analogie  ils  supprimaient  les  mots 

(1)  Eqtiidem,  cum  audio  socnan  meam  LœViam  {JacU'ius  eaim  mtdierts  incor- 
ruptam  iniqtùtatem  conservant,  qnod,  muUorum  sermonls  expertes,  ea  tencnt 
svnper  qttœ  prima  didieerunt);  sed  eam  sic  attdio,  ul  Plaulwn  mihi  ant  Atrt'fvm 
videnr  audire,».  sic  lociUum  esseejus  patrem  /udieo,  sic  majores, 

\ 
I 


ianCtCE  rustique.  439 

trop  usuels  et  trop  rudes,  pour  donner  la  préférence  aux  expres- 
sions douces,  arrondies  et  allongées.  Les  grammairiens ,  avec 
Foi'tunatianus ,  enseignaif>nt  que  longioribva  verbi$  décora  et 
iœ^ior  fit  oratio;  on  accepta  donc  les  composés  comme  l'rtati- 
rare^  aggregarcapparere,  ersf/ngmre ,  observare,  exprimefê , 
non  leurs  radicaux,  qui  restèrent  pourtant  dans  la  langue  du 
peuple.  Nous  savons  que  la  plèbe  disait  «copar^,  siupa^  sufoiOf 
bf^lluSf  caàailus,  au  lieu  de  verrere^  UnuM,  tibicen,  pulcheTy 
ecjtdux,  mots  employés  par  les  aristocrates  :  nous  trouvons  en* 
core  dans  Gicéron,  aneilus  et  seuttlla  ;  dans  Pacuvius,  adiutare; 
dans  Plante,  mffiacciax  ;  dans  Lucrèce,  bene  nmpe,  et  bene  im- 
pudentem  dans  Gicéron  (1).  Les  traités  sur  ragriculture,  recueil- 
lis par  Goes,  nous  offrent  botones  pour  amas  de  terre,  braneam 
tupiy  catftptcellus^  manticellus^  flwniceliuSymitntaniosus^  fonr- 
tafia,  planaritty  quadrum  et  bien  d'autres  termes  étrangers  au 
langage  littéraire.  Nous  sommes  donc  persuadé  que  la  langue 
des  patriciens  latins  se  nourrit  des  éléments  étrusques  et  grecs 
qui  prévalaient  parnn  eux ,  tandis  que  les  éléments  osques  et 
sabins  dominaient  dans  l'idiome  rustique  adopté  par  la  plèbe; 
or,  pour  nous  exprimer  sans  ambages,  nous  croyons  que  cet 
idiome  ^st  le  même  que  nous  parlons  aujourd'hui,  avec  les  mo- 
difications introduites  par  trente  siècles  et  de  nombreuses  vicis* 
situdes. 

Nous  avons  fourni  ailleurs  les  preuves  de  notre  opinion.  Piaule 
distingue  la  langue  noble  de  la  plébéienne  :  la  première  s'appe- 
lait encore  U'bana  ou  claasicay  comme  étant  particulière  aux 
premières c/ojxex  de  la  société;  Tautre,  rustica  ou  vernacula, 
du  nom  des  esclaves  attachés  au  service  de  la  maison  ver/ix),  et 
même  pedestris  (Végèce),  usualis  (Sidonius),  ç«o//f/2awa  (Quin- 
tilien).  Ce  dernier  se  plaint  «  que  Ton  entende  souvent  reten- 
tir dans  les  Ihéûtrcs  el  le  cirque  des  mots  plus  barbares  que 
romains,  »  prévient  qu'en  bonne  langue  il  ne  faut  pas  dire  due, 
ire,  cinque^  qxiattordicc ,  et  déplore  que  le  langage  soit  entiè- 
rement changé  (2).  Gicéron  nous  apprend  que  des  maîtres  en- 


(1)  D*autres  ont  remarqué  dans  Gicéron  m«///VWmtti ,  tornare ,  lùetum  ^  corn" 
promiisum,  iuantedirm,  iitdolentia^  nigror,  rolum^are,  sequeslrium,  cancef/t, 
susfùciosus,  ia/wriositSfOrdinare,  procrasùnare,  ^uadrare, ,.  {\o\r  Cicero  a  ca- 
lumniis  vintiicatus,  chap.  7  et  TAppendice  I  du  premier  volume.) 

(2)  Tottts perte  mutatus  esf  sirnw,{be  lusl.  Or.  VUI.)  Le  grammairien Dioméde 
parle  d'çcrÎYains,  (gui  rustictiatis  tnormitate,  incttUique  strmoms  online  uuiciant. 


i|40  LANOtJE  RUSTIQUE. 

seîgnaient  la  bonne  langue,  en  ajoutant  qu'il  y  a  moins  de  mé- 
rite à  savoir  le  latin  que  de  honte  à  l'ignorer  (i)  ;  puis  il  exhorte 
à  faire  usage  du  parler  correct  et  certain^  puisqu'il  existe  k 
Roroe^  et  donne  le  conseil  d'éviter  la  dureté  rustique  et  les  ex- 
pressions bizarres  introduites  par  les  étrangers  (S).  Ovide  re- 
commande aux  jeunes  Romains  d'apprendre  lingtias  dtuu, 
c'est-à-dire  le  latin  et  le  grec^  et  d'écrire  aux  femmes  aimées  eo 
langue  pure  et  usitée  (3).  Un  puriste  censura  le  cujufn  pecus  de 
Virgile,  comme  étant  une  expression  de  la  campagne  (4).  L'i- 
mitation passionnée  du  grec  donna  sans  doute  au  latin  une  con- 
sistance qui  le  préservait  des  altérations  profondes  et  soudaines; 
mais  ces  raffinements  n'eurent  aucune  influence  sur  le  peuf^e, 
qui  continua  de  parier  comme  l'avaient  fait  l'aïeul  et  la  bis- 
aïeule (5). 

Les  anciennes  langues  n'étaient  pas  mortes  dans  les  pays 
conquis  du  reste  de  l'Italie.  Lorsque  Brutus  fut  nommé  pro- 
consul dans  les  Gaules  ^  Cicéron  l'avertit  qu'il  y  entendrait  des 
mots  peu  usités  à  Rome  {partun  bnta),  Décimus  Brutus^  dans 
les  derniers  temps  de  la  république,  fut  favorisé  dans  sa  fuite, 
de  Bologne  vers  Aquilée,  par  la  connaissance  qu'il  avait  du  dia- 
lecte de  ces  pays  (6).  On  reprochait  à  Tite-Live  sa  patavimté{7). 


imo   deformani  examussîm  normatam  oration'is  integrilatemy  positumque  ejus 
lumen  infuscant  ex  arte  prolatum,  (DeOratione,  lib.  i,  prol.) 

(1)  Prœcepta  latine  loquendi puer'dis  doctruia  tradit,  —  Non  tant  prœelarum 
est  scire  latine,  quam  turpe  nejcîre. 

(2)  Cum  sit  quœdam  cet  ta  vox  romani  generis  urhisque  propria,  in  qua  nihU 
offendi,  nihil  displicere,  nihil  animadverti  possit,  ntlùl  sonare  aut  oiere  père- 
grinian^  liane  sequamur  ;  neque  solum  rusticam  asperitatem^  scd  etiam  paregri' 

^tam  insolenùam  fugere discamus.  (De  Oratore,  lll,  12.) 

(S)  Munda  sed  e  medio,  consoetaque  verba,  puella: 

Scribitc  :  sennonis  publica  forma  placet. 
Ah  1  quoUes  dubios  scripUs  exarsit  aniator , 
Et  iiocuit  fomue  barbara  Ungua  bona  I 

Ars.  am,^  lu,  479. 

{k)  Die  mibi ,  Dainœta  ;  cujum  pccus  aiiiie  latiauiu? 

Non,  ^ero  iEgonis;  noslri  sic  rure  ioqauntur. 

GeUe  gracieuse  parodie  est  rapportée  par  Donat  daus  la  Vie  de  Virgile. 

(5)  Sic  matemus  avus  dixerit  atquc  avia.       ' 

Catulle,  S4, 

(6)  Sumpto  cultuga/lieo,  non  ignarus  et  linguœ^fugiebat  pro  Gallo  lutUtui. 

(Val.  Max.,  Uv.  m.) 

(7)  Morhof  a  une  dissertation  De  patavinttate  Lii^iana,  Ces  pro^incialîsm^s 


LANGUE  Htrsn:iQtE.  444 

Les  jeunes  Romains  représentaient  les  àtellanes  en  langue 
osque^  et  le  peuple  prenait  un  vif  plaisir  à  ce  spectacle.  Pompéius 
Festus  se  plaint  que  le  latin  fût  ignoré  dans  ce  Latium  qui  lui 
avait  donné  son  nom(l).  Or  ces  divers  dialectes  italiens  attes- 
tent d'anciennes  différences  de  langue^  bien  antérieures  à  l'in- 
vasion des  barbai:jBs. 

Les  langues  anciennes,  à  plus  forte  raison,  devaient  subsister 
hors  de  Tltalie  ;  la  consultation  d'Ulpien  qui  consent  à  rédiger 
les  Adéicommis  non-seulement  en  latin  et  en  grec^  mais  encore 
en  punique»  en  gothique,  ou  bien  dans  toute  autre  langue,  suf- 
firait pour  le  prouver  (â).  Les  légions  romaines  qui  campaient 
dans  les  provinces,  et  celles  qui^  recrutées  parmi  les  étrangers^  . 
s'établissaient  dans  l'Italie,  devaient  introduire  des  termes  et 
des  modes  inconnus  aux  hommes  qui  parlaient  correctement. 

Il  faut  y  joindre  les  différences  de  prononciation.  Le  vieux 
latin  était  âpre,  comme  le  prouve  le  grossier  nombre  saturnin, 
et  cette  dui'eté  se  conserva  en  grande  parlie  dans  le  langage 
écrit;  mais^  en  parlant,  on  l'adoucissait  par  sentiment  d'eupho- 
nie^ au  point  de  blesser  les  lois  grammaticales.  Cette  altération^ 
opérée  déjà  par  le  peuple  dans  les  beaux  temps  romains^  et 
parfois  acceptée  par  les  écrivains  (3)^  tenait^  je  crois^  aux  anciens 
idiomes  ou  dialectes  italiques,  dans  lesquels  on  affectionnait 
beaucoup  la  terminaison  en  o,  comme  le  prouvent  les  monnaies 
de  l'Italie  basse  et  moyenne  (4),  le  fameux  sénatus-consulte.des 

sont  d^autant  plus  remarquables  que  le  commentateur  de  Virgile  dernièrement 
publié  par  Maï  {Classieorum  auctorum  fragmenta,  tom.  YII,  p.  2C9)  écrit  : 
Dicunt  Patavi/tt  getitiles  se  Romanorum» 

(1)  Latine  loqui  a  Latio  dietum  est,  (fuœ  locutio  adeo  est  versa,  ut  vix  uiia 
ejus  pars  maneat  in  notitia.  (De  verb.  signif.) 

(2)  Livre  XXXII,  chap.  21.  Au  temps  même  de  Gicéron,  la  langue  latine  en 
Espagne  semblait  pingue  quiddam  aique  peregrinum  souare  (Pro  Archia,  10); 
et  saint  Jérôme  exhortait  une  mère  à  enseigner  de  bonne  heure  la  langue  latine 
à  son  fils  :  Quœ,  si  non  a&  initio  os  tenerttm  eomposuerit,  in  peregrinum  sonum 
lifigua  corrumpilur^  etexternis  vitiis  sermo  patrius  sordidatur,  (Kà  lAtUm,  ep. 
107.) 

(3)  Impetratum  est  a  eonsuetudine^  ut  peccare  suavitatis  causa  iiceret.  — 
Sœpe  brevitatis  causa  contrahebant,  ut  ita  dicerent;  multimodis,  vas'  argenteis, 
pafm*  et  crinjbuSf  tectl' /radis, {ClCÂnoif,  f^ie  de  Brutus.) — Ego  sic  scribendtan 
quidquid  jitdico,  quomodosonat,(QvmJILïïK!f,Inst.,cxp,  2.) 

(4)  Dans  ces  monnaies,  Eckhel)  Doctrina  numm,  vet,  i,  127)  a  remarqué 
Aisemino,  Aquino,  Arimno,  Caleno,  Gozano,  Campano,  Meisano,  IIAI£TAMOy 
Recino,  Romano,  Suesano,  Tiano.  —  Prisdea  écrit  au  contraire  :  0  aiiquot 
Iiaiiœ  civitates,  teste  Piinio,  non  habebant,  sedioco  ejusponebaat  u,  et  maxime 


442  LANGUE  RUSTfOUB. 

bacchanales  et  les  épit^phes  des  Scipîons.  Ainsi,  à  c6té  de  la 
langue  à  terminaison  mobile,  employée  dans  les  écrits,  vivait 
celle  à  terminaison  û\e  qui  se  parlait,  et  que  les  s'ècles  virent 
grandir;  l'italien,  en  effet,  a  conservé  les  mots  qui  finissant  par 
une  voyelle  (acqua,  stella,  porta),  tandis  qu*il  ajoute  une  voyelle 
à  ceux  dont  la  dernière  leitre  est  une  consonne,  ou  bien  ne  les 
emploie  qu'à  Tablatif  •/*/ or? /c,  ordine,  arbore^  fibro.,,)  Pailout 
on  aperçoit  cet  effort,  ou  je  dirai  mieux,  cet  instinct  d'adoucis- 
sement, manifesté  par  l'habitude  de  tronquer  Ips  mots,  d'ajou- 
ter des  lettres,  de  les  transposer;  et  que  faut-il  de  plus  pour 
rendre  italiennes  la  plupart  des  expressions  latines? 

Nous  en  trouvons  des  vestiges  notables  dans  les  inscriptions, 
surtout  dans  celles  des  premiers  chrétiens,  faites  par  des  indivi- 
dus vulgaires,  c'est- à-ilire  qui  écrivaient  selon  l'usage  et  non  d'a- 
près la  grammaire.  Dans  ces  inscriptions,  on  supprimait  souvent 
le  *,  le  (j,  le  m  final;  on  réduisait  la  diphthongue  ou  ent>,  et  Ton 
remplaçait  Ve  par  Vo  et  par  T/,  le  v  par  le  b,  de  manière  que 
mtmdus,  fides,  très,  aurum,  scribere^  sic,  devenaient  wondo, 
fede,  tre,  oro,  scriver^,  si;  plus  la  culture  diminuait^  plus  les 
écrivains  se  rapprochaient  de  la  prononciation^  au  lieu  de  suivre 
l'usage  littéraire.   . 

Lorsque  les  familles  les  plus  importantes  et  la  cour  se  furent 
transportées  à  Constanlinople,  et  que  le  silence  se  fit  à  la  tribune 
et  dans  le  sénat,  le  latin^  en  l'absence  d'un  corps  d'écrivains  et 
de  traditions  qui  pussent  lui  conserver  sa  pureté  aristocratique^ 
dut  s'altérer  comme  un  iastrumeut  compliqué  dans  des  nmins 
inexpérimentées:  d'abord,  parce  qu'il  est  synthétique;  ensuite^ 
pHVce  qu'au  lieu  de  procéder  par  des  moyens  simples  selon  le 
besoin  rigoureux  des  idées,  il  a  recours  à  un  grand  nombre  de 
cas,  de  conjugaisons  et  d'inversions  laborieuses. 

On  voit  alors  s'établir  la  souveraineté  de  l'usage,  dont  les  ins- 
truments ^ont  le  temps  et  le  peuple,  qui  agissent  dans  le  même 
sens.  Le  peuple  veut  être  bref^  et,  pourvu  qu'il  exprime  sa  pensée, 
il  s'inquiète  peu  d'articuler  exactement  le  mot  ou  d'employer 
tous  les  éléments,  luxe  grammatical.  Au  lieu  de  recourir  aux  dé- 
clinaisons et  aux  conjugaisons,  trop  compliquées,  il  fit  usage  des 
prépositions  et  des  auxiliaires,  spécifia  les  objets  avt?c  l'article 
pt  tronqua  les  désinences.  Ainsi  la  langue  latine^  polie  par  les 

Umiri  et  Tusci,  Dans  les  Tables  Ëiigubines»  nous  U'OMVons  avec  les  tenninaisoBS 
modernes  poi  ipour  postquam,  pane,  capro,  f>orco,  but,  atro,  fmrittm,  sonito. 


INnUE!f€B  CHJi£TI8imS,  448 

écrivains  classiques^  ne  tombait  pas  dans  la  barbarie,  eomme  on 
le  dit  généralement^  mais  reto  irnait  vers  ses  principes,  en  se 
transformant  en  une  autre  plus  simple,  peu  ou  point  différente 
de  ritalien  moderne.  Le  langage  de  fer,  comme  on  l'appelle, 
n^était  donc  qu'une  autre  phase  de  la  langue,  où  la  langue  écrite 
admit  en  plus  grand  nombre  des  mots  et  des  formes  de  l'idiome 
parlé^  les  uns  et  les  autres  modifiés  selon  les  pays;  de  là  ces 
plaintes  de  saint  Jérôme  que  la  latinité  changeait  tous  les  jours^ 
soit  dans  les  pays,  soit  dans  le  temps  (J). 

Lrs auteurs  ecclésiastiques  aidèrent  à  cette  évolution;  préoc- 
cupjs,  non  de  corrompre  les  riches  et  de  flatter  les  lettrés,  mais 
de  faire  entendre  au  vulgaire  les  paroles  de  la  vie  et  de  l'espé- 
rance, ils  ne  choisirent  pas  la  langue  aristocratique^  mais  cellQ 
du  peuple^  la  rustique.  Ces  écrivains  ailfectent  de  mépriser  Té* 
légance  et  même  la  correction;  saint  Augustin  écrit  que  Dieu 
comprend  l'idiot,  même  alors  qu'il  dirait  inter  homnibus,  et 
saint  Jérôme  avoue  qu'il  abuse  du  langage  commun  pour  la  fa^ 
cilité  d''  ceux  qui  lisent  (i).  Quiconque  se  reporte  à  la  pureté 
cicéronifune,  doit  être  saisi  de  dégoût  à  la  vue  des  modes  parti- 
entiers  qui  abondent  dans  les  Pères,  et,  sans  doute,  il  les  qua- 
lifie de  barbarismes  ;  mais,  qiioi  qu'on  dise»  le  christianisme 
transformait  la  langue  comme  il  transformait  toutes  choses. 

Dans  la  traduction  de  la  Bible  qui  avait  pour  but ,  non  de 
charmer  loisiveté  aristocratique,  mais  d'édifier  la  plèbe,  on 
bannit  les  formes  conventionnelles  et  les  périodes  étudiées  des 

(1)  Qiitim  ipsn  latinitas  et  reglonibus  quotidie  mtitelur  et  tempore, {Coiam.  jn 
Ep.  ad  Galatas  il,  prol.) 

(2)  f^oio^  pro  irgeittis  faeîlitate,  abuii  termone  vulga(o,(Ep.  ad  Fabiolam.) 
Sur  ta  douljle  langue  des  Latins,  après  Léonard  Arétin,  qui  disait  :  Pis  tores 

et  lanistœ  et  Uujusmoiii  titrha  sic  intetlexerutit  oratoris  verba^  ut  nitnc  înteUi* 
gtmi  missartim  solemnia  (Ep.  TI,  p.  273);  et  Poggio,  daus  sa  Dissertation  sur 
les  festins  :  Uirum  prisais   Homnnis  latinn  lingtta  omnibus  communts  fuerit,  an 
alla  (foctorum  virontm,  alia  plebis  et  vulgi^  voir  : 
HfUMAî^N,  De  latinitate pUtfeja  œvî  ciceroniani, 

Pbilmann,  Romanus  bitinguis,  sive  disserlatio  de  di/femnlia  Un guœ  plèbe jm 
et  rusticir,  tempore  ^ugusii,  a  scrmone  honestiore  hominum  urbanorum, 
Hagendorn,  De  lingùa  Romanornm  rustica. 
Fer.  WiNKELMANN,  Uehir  die  Vmgangsprache  der  Rômer. 
Celso  CiTTADI?ri,  Délia  vrra  origine  delln  nostra  lingua. 
Le  savant  Bartiits  reconnaît  la  difTérence  qui  existait  enlre  la  langue  écrite  et 
le  langage  commun  :  Fetemm  Lntinorum  in  loquendo  longe  a  liant  linguam  fuisse 
qiiam  quœ  a  nobis  usufrequenfalur,  dubium  minime  esse  débet.  (Adv.  lib.  XIII, 
C.2.) 


444  INFLUENCE  CHRÉTIENNE. 

classiques^  lesquelles  d'ailleurs  ne  se  trouvent  pas  dans  les  au- 
teurs qui  écrivent  avec  moins  d'art^  comme  dans  l'inimitable 
César  y  ou  les  épitres  de  Gicéron  et  de  ses  amis;  mais,  suivant  le 
langage  commun^  on  lui  donna  des  allures  simples,  et  Pexposi- 
tion  fut  dépouillée  de  tout  artifice.  Les  pédants  de  collège,  qui  la 
qualifient  d'œuvre  barbare^  devraient  se  rappeler  que  l'ancienne 
version^  dite  italique,  fut  rédigée  dans  les  plus  beaux  jours  de 
la  langue  latine;  or,  dans  ces  psaumes,  l'idiome  du  Latium 
prend  une  vigueur  inusitée^  et  s'élève^  pour  seconder  la  subli- 
mité des  pensées^  à  la  noble  hauteur  qu'il  dut  avoir  dans  l'é- 
poque sacerdotale;  puis  il  revêt  une  harmonie  qui ,  bien  que 
différente  de  celle  que  les  prosateurs  cherchaient  dans  les  pé- 
riodes^ et  les  poètes  dans  l'imitation  des  mètres  grecs,  est  si 
grande  que  les  maîtres  de  chant  la  préfèrent  même  à  l'italien. 

Cette  reconstruction  du  langage  plébéien^  ce  retour  vers  l'O- 
rient d'où  il  était  venu,  auraient  pu  rajeunir  le  latin^  en  lui  in- 
fusant la  chaude  vigueur  des  belles  langues  araméennes  et  /a 
simple  structure  du  grec;  mais  trop  de  catastrophes  boulever- 
sèrent la  société,  et,  lorsque  l'empire  tombait  en  lanibeaiix, 
pouvait-on  espérer  une  restauration  de  la  littérature  ? 

Les  anciens,  dans  leur  patriotisme  exclusif,  idolâtraient  h 
langue  nationale,  au  mépris  de  toute  autre.  Thémistocle  fit  con- 
damner à  mort  l'interprète  venu  avec  les  an4)assadeurs  de 
Perse,  parce  qu'il  avait  profané  le  grec  en  exposant  dans  cette 
langue  la  sommation  de  livrer  la  terre  et  le  feu.  Il  fut  défendu 
aux  Carthaginois  d'étudier  le  grec  ;  les  magistrats  romains  par- 
laient latin  même  aux  Grecs,  et  les  édits  du  préteur  ne  pou- 
vaient se  publier  que  dans  cette  langue.  Parmi  les  autres  char- 
ges que  Rome  imposait  aux  vaincus,  était  l'obligation  de  parler 
latin  (i),  et  l'empereur  Claude  enleva  le  droit  de  cité  à  un  ha- 
bitant de  la  Lycie,  qui  ne  sut  pas  lui  répondre  dans  cette  lan- 
gue (2).  Une  discussion  s'engageait  devant  le  sénat  pour  savoir 
si  l'on  devait  employer  un  certain  mot  d'étymologie  grecque,  et 
l'empereur  Tibère  voulait  recourir  à  une  circonlocution  plutôt 
que  de  dire  monopolium.  Ainsi  l'on  trouve  dans  les  anciens 
idiomes  l'unité,  le  caractère  spécifique,  qui  se  reproduit  sans 

(1)  Plutabqub,  Fie  iieTfiém}stocie;JvsTiyy  XX ;  Val.  Max.,  ii,  2;  Tbi- 
PHOiauSy  liv.  XLTUI,  ff.  De  rejuHic.  —  S.  AuGUSTm  :  Opéra  data  est,  ut  Im- 
perioia  civitasnon  solumjugwn,  vero  ttiam  tinguam  suam  dom'Uis  gentibasp^ 
pactm  soeîetatis  imponeret, 

<2)  Dion»  Ut.  X,  à  Taunée  798  U.  G.;  Xiphilin,  r  ie  de  Claude. 


I 

I 


ÉVOLUTION  SPONTANiLE  DE  LA  LAl^GUE.'  445 

altération  dans  les  dérivés  et  les  composés  *,  les  modernes^  au 
contraire^  sont  formés  des  débris  de  dialectes  divers,  aU  point 
que  Ton  peut  rencontrer  dans  une  seule  période  des  mots  four- 
nis par  les  sources  les  plus  éloignées  (i);  d'un  autre  côté,  plus 
une  littérature  est  populaire^  moins  la  forme  a  d'élégance  et  de 
pureté. 

Mais  que  les  barbares,  plus  que  les  autres^  aient  concouru  à  la 
formation  de  nos  langues  dites  romanes ,  parce  qu'elles  sont  ve- 
nues  des  Romains^  c'est  ce  qui  ne  nous  semble  nullement  prou- 
vé. Les  Goths  ont  dominé  longtemps  en  Espagne^  et  pourtant 
l'idiome  de  ce  pays  n'a  conservé  aucun  terme  gothique.  Venise 
ne  vit  aucun  peuple  barbare;  Vérone  fut  envahie  par  tous^et 
leurs  dialectes  ont  bien  plus  de  ressemblance  qu'il  n'en  existe 
entre  le  véronais  et  le  brescian ,  entre  le  brescian  et  le  berga- 
masque^  entre  le  bergamasque  et  le  milanais  ^  sé|)arés  à  peine 
par  quelque  rivière.  Ainsi  un  cours  d'eau  ou  la  crête  d'une 
montagne  s'interposait  entre  le  toscan  et  le  bolonais,  deux  lan- 
gues très-différentes. 

Dans  la  question  qui  nous  occupe,  les  barbares  doivent  être 
mis  hors  de  débat;  néanmoins,  selon  quelques  auteurs ^  il  fau- 
drait croire  qu'un  beau  jour  les  Italiens  s'entendirent  pour  re- 
noncer au  langage  romain  et  adopter  celui  des  barbares.  Mais 
dans  quel  but?  L'Italien  n'avait  rien  à  demander  au  conquérant^ 
sauf  sa  pitié;  les  barbares,  au  contraire^  qui  avaient  besoin  du 
vaincu  pour  toutes  les  nécessités  de  la  vie^  étaient  contraints  de 
modifîer  leur  idiome  d'après  le  sien.  Gela  est  si  vrai  que  l'on  • 
trouve  dans  Titalien  très-peu  de  mots  d'origine  allemande^  et 
ces  mots  représentent  des  armes  ou  de  nouveaux  genres  d'op- 
pressions. Les  quelques  termes  qui  s'appliquaient  aux  besoins 
de  la  vie  viennent  toujours  accompagnés  du  synonyme  latin  y 
du  reste^  ils  sont  beaucoup  moins  nombreux  que  les  expressions 
latines  adoptées  par  les  Allemands  (i).  Bien  plus,  et  ce  fait  a 

(1)  ««  Dalla  maglone  del  meschino  ffastaldo  ftassaio  net  palatzo  ove  stava  ad 
•«  al  lier  go,  il  conte  scorse  nelCalcova  il  signore  in  gittbba  e  coUa  camicia  sopra 
«  un  soja  ricamato,  e  colla  tazza  e  con  un  lintone  attornialo  da  gioviale  brigala 
u  e  da  paggi;  scudieri  cogU  sproni  faceano  guardia,  e  un  astrotogo  spiegava 
«  l'almanacco,  etc.  *>  Dans  cette  seule  périodci  paggio,  gioviale^  ajtrologo,  sout 
grecs;  palazzo^  latin  Micien;  signore,  scudierc,  conte,  bosse  latinité;  sofa,  hé- 
!)riMi  (sopftan,  élever)  ;  almanacco^  ricamato^  giuùùa,  camicia^  mescliino,  alcova^ 
linijne^  aralies;  magione^  ctlûque 'y  gastaldo ,  ôrigala^  sprone ,  guardia,  alle- 
uands  ;  bigio,  ibère,  etc. 

(2)  Ainsi  bara  et  feretro  ;  brando  et  spada  ;  alabarda,  partigia/ia  et  asta, 


446        ÉVOLUtlON  SPONTANÉE  DE  LA  LANGUE 

quelque  valeur  pour  l'histoire,  les  mots  empruntés  aux  vain- 
queurs furent  souvent  employés  dans  le  sens  le  plus  défavorable  : 
land^  qui  signifie  t^rre  en  allemand,  exprime  chez  les  Italiens  un 
sol  inciiHe  ;  rou  tut,  noti  un  cheval,  mais  une  rosse  ;  baron  de- 
vient synonyme  de  vaurien  et  de  brigand;  grosso  signifie  tout 
autre  chose  que  grandezza. 

L'itatien  moderne  offre  une  foule  de  mots  et  de  locutions  qui 
ne  tirent  pas  leur  origine  du  latin,  ou  mieux,  pour  être  plus 
exact,  du  latin  écrit.  Or  ces  expressions,  souvent  des  plus  né- 
cessaires, n^ont  pas  toujours  leurs  racines  dans  les  idiomes  du 
septentrion,  et  se  trouvent  en  plus  ou  moins  grand  nombre  dans 
le  pays  où  les  hommes  du  Nord  ne  s'élablirenl  jamais,  comme 
la  Toscane,  la  Sicile,  Venise,  la  Romagne.  Elles  provi«»nnent 
donc  des  anciens  dialectes  qui  avaient  survécu  à  la  domination 
fomaine.  Eh!  ne  voit- on  pas  une  nouvelle  preuve  de  ce  fait  daos 
la  conforuiité  des  dialectes  adoptés  par  les  pays  où  Ton  parle 
deux  langues  différentes  (i)?  S*il  fallait  admettre  comme  au- 
thentiques deux  chartes  citées  par  Muratori  (2),  les  Coi-ses  et  les 
Sardes,  dès  Tannée  9C0,  auraient  parlé  un  idiome  très- semblable 
à  Titalien;  cependant  les  peuples  du  Nord  ne  s'établirent  point 
dans  la  Corse  et  la  Sardaigne. 

LMtalien  (et  Ton  peut  dire  presque  la  môme  chose  des  autres  lan- 
gues romanes)  n'estque  la  langue  parlée  des  anciens  Latins,  avec 
les  modifications  que  le  cours  de  vingt  siècles  introduit  nécessai- 
rement dans  tout  idiome.  Voici  d'autres  preuves:  les  italiens  font 
usage  de  termes  que  le  latin  classique  reproduit  conmie  vieux  ou 
corrompus  3),  mais  que  le  peuple  devait  employer,  puisque 
nous  les  voyons  ressusciter  lorsque  le  langage  littéraire  se  gâte 


lancia  ; /or^/fw  et  pulire  ;  gonfalone,  handhra  et  vessîUo  ;  y?o//fl  et  armata; 
bizzaro  et  iracoudo;  laido  et  hriitto  ;  glardino  et  orto  ;  riceo  et  dovizioso  ;  gfta^ 
dngnare  et  lucrare  ;  snello  et  rapido  ;  gniderdotie  et  premio  ;  mngtonr  et  casa,  etc. 
Si  l*on  m^oppose  des  mots  aUemacds  de  date  plus  ancienne,  je  répondrai  qn*ils 
ne  dérivèrent  point  des  envahisseurs,  mais  de  la  langue,  niére  commune  de  Tal- 
lemand  et  du  latin,  dont  nous  ne  possédons,  du  reste,  que  la  faible  partie 
employée  par  les  rares  écrivains  qui  nous  sont  restés. 

(1)  Le  patois  de  Marseille  ressemble  beaucoup  au  dialecte  de  Milan. 

(2)  Anùq,  M,  i£.  XXXII. 

(3)  Chstrum,  coda,  vidgus,  magester,  audibnm,  caldits^  repostns,  cordoiium, 
bufga,  manteUum,  finis  eifrons  au  féminin,  qui  se  rapprochent  des  expressions 
italiennes,  appartenaient  à  Taucieune  langue  et  furent  ensuite  abandonnés  |>ar 
les  classiques. 


D1|:p£eBNGBS  aaÀMHATlCÂLES.  447 

ou  se  tait.  Or^  comme  Pitalien  ne  dérive  pas  de  quelques  lettrés, 
mais  de  la  masse  de  la  population  latine,  les  mots  actuels  ont 
la  sij^ntfication  de  la  basse  latinité  plutôt,  que  celle  du  langage 
de  la  belle  époque. 

n  faut  moins  tenir  compte  des  mots  que  des  difTérences  gram- 
maticales dont  nous  avons  parlé  :  on  suppléait  aux  différentes 
désinences  par  les  prépositions;  l'article  était  placé  devant  les 
noms;  l'auxiliaire  servait  à  former  plusieurs  temps  des  verbes 
actifs  et  tous  ceux  de  lu  voix  pa^ive^  et  l'on  abandonnait  l'inutile 
genre  neutre  et  l'inexplicable  déponent.  Mais  il  est  de  la  nature 
de  toutes  les  langues^  dans  leur  marche  progressive^  de  0e  ren- 
dre d'autant  plus  claires  et  plus  analytiques^  qu'elles  d^appauvris- 
sent  davantage  de  formes  grammaticales  (4)  :  réforme  qui  se  ma- 
nifeste aussi  dans  Tallemand  et  le  persan^  pour  ne  citer  que  des 
langues  du  même  groupe  que  le  latin^  et  des  pays  qui  ne  furent 
pomt  f  xposés  aux  «mêmes  immigrations  dont  Fltaiie  eut  à  souf- 
frir. Déjà,  dans  le  latin  des  meilleurs  temps,  les  rapports  sont  in- 
diqués au  moyen  de  prépositions ,  et  Ton  connaissait  les  auxi- 
liaires habere  et  siare,  dont  le  dernier  nous  a  laissé  le  participe 
stuto.  L'article,  propre  au  grec  et  aux  langues  germaniques,  n'é- 
tait pas  rare  parmi  les  Latjns  sous  la  forme  du  déteruiinalif  ilie 
ou  d'unus  indéterminé;  puis^  sentant  l'avantage  de  cette  préci- 
sion dans  le  langage  ordinaire ,  les  écrivains  admirent  ipse  et 
ille,  ou  bien  substituèrent  l'article  à  ces  pronoms^  comme  on 
fait  aujourd'hui  2).  Dans  les  litanies  que  Ton  chantait  à  l'église 
au  temps  de  Gharlemagne^  le  peuple  répondait  :  Ora  pro  nos,  Tu 
lo  adjuva  (3).  Ainsi  s^introduisait  ou  se  confirmait  l'usage  de 


(1)  Aiosi  le  pâli  et  le  prâciit  ont  perdu  le  duel,  propre  au  sanscrit  duquel 
ils  proviennent;  de  même  le  persan  a  omis  le  passif  du  zend,  comme  l'italien  a 
&it  du  passif,  du  déponent  et  du  genre  neutre  ;  enfm  Tarabe  vulgaire  s*est 
dépouillé  de  la  terminaison  des  cas  et  du  passif,  auxquels  il  supplée  par  des 
prépositions  et  l'auxiliaire. 

(2;  Voir  Tappeudice  1  du  premier  volume.  L'Analogie  universelle  de  Tarticle 
avec  le  pronom  démonstratif  est  digne  de  rémarque.  Eu  grec,  6,  Vj,  tô  ,  et  5ç, 
f),  8  ;  en  allemand,  der,  ffie,  das,  et  diejer,  €Ucse,^ieses  ;  en  anglais,  the,tliis, 
that  ;  en  français,  //,  le,  la. 

(3)  Les  exemples  seraient  innombrables  ;  eu  voici  quelques*uns  : 

As.  528.  Rivulus  qui  ipsas  déterminât  terras,  et  permit  ipsusyf/iij...  pcr  ip- 
sam  vallem  et  rivulum  vadit. 

An  5S2.  Calices  argenteot  iy\,,  ait  medianus  valet  solides  XXX..,  et  ille 
(fuartuf  vaiei  soiidos  XIIL 


^ 


448  DIFFEREI^GES  ORÂ^tfMATIGALES. 

rartide ,  caractéristique  des  langues  de  l'Europe  latine ,  mais 
diiïérent  de  celui  des  Grecs  et  des  Gotbs^  qui  n'exclut  pas  la  dé- 
clinaison. Les  langues^  par  l'article  et  les  auxiliaires,  gagnèrent 
en  clarté  et  en  précision  analytique  ce  qu'elles  perdaient  en  ri- 
chesse et  en  symétrie.  Le  fond,  néanmoins,  restait  toujours  la- 
tin ,  et  l'on  sait  que  plusieurs  dialectes  italiens  offrent  des  phra- 
ses entières  tout  à  fait  latines,  le  frioulan,  par  exemple.  On  écri- 
vit des  poésies  bilingues ,  et  même  une  longue  composition 
sardo-latine  (1).  ^ 

11  n'est  donc  pas  nécessaire  de  faire  dériver  de  la  langue  des 
envahisseurs  les  mots  et  le  système  grammatical;  mais,  comme 
il  n'existe  pas  de  monuments  qui  nous  permettent  de  suivre  his- 
toriquement cette  transformation,  nous  sommes  réduit  à  la  cher- 

An.  629.  V^Saxones.,.  ]^crsolvant  de  illos  navigios,,,  Vt  illî  negotiatores, 
de  Longobardta, 

An.  721.  Dono,,,  prœter  illas  vineas,  quomodo  ille  rmdus  cttrrie...  iottim 
iUiim  ciausum. 

An.  753.  Dicebant  ut  îlle  toleneus  de  illo  mercado  'ad  illos  necacioMtes, 
(Dans  Raykouard,  De  la  langue  rom.,  i,  40.) 

Et  dans  Mdratori,  Antiq.  M,  JE,  diss.  Xli  :  Uua  ex  Ipte  regttur  per  Emëdo, 
et  illa  aiiaper  Aripertulo.,.  \^^ prœnomïnata  êcclesia,,. 

An.  9C1.  Dans  le  testament  de  Raymond  I,  comte  de  Rovergue  :  Dono  ad 
iUo  canobio  de  Conquas  illa  medietate  de  illo  alode  de  Aunniaco  et  de  illas 
ecclesias,,,  lUo  alode  de  Canavolas,  et  illo  alode  \de  Cniclo,  et  illo  alade  de 
PocioloSf  et  illo  alode  de  Garrighas^  et  illo  ahde  de  J^inago,  et  illo  alode  de 
léOnglassat  et  illos  mansos  de  Bonaldo,  Poncioni  aùùati  remaneat. 

Dans  un  acte  de  rente  seigneuriale  de  1003  :  Manifestum  sum  ego  Theuderico 
filio  6.  m.  Ildebrandt  secundum  conveneuza  nosira^  et  qu'ia  dare  aique  Uaben- 
dttm  et  cassiua  ibidem  leva/tdum,  et  per  hominem  tuum  ibi  resedendum,,.  id  est 
terre  pezae  très,  quœ  sunt  posite  illa  una  in  loco  Poccano,  et  illa  alia  in  loco 
yersinne  ubi  dicitur  Salingo,  et  illa  terza  pezza  in  loeo  Ordinanna,  etc,  (Sou- 
venirs historiques  de  Philippe  de  Cino  Rinuccini  ;  Florence,  1840.) 

Là,  il/e  tient  lieu  de  //,  lo,  le,  l'una^  l'altra, 

(1)  Elle  est  du  père  Nadau,  dans  le  Saggio  <Cun^ opéra  intitolata  :  Ripalimento 
délia  lingua  sarda;  Cagliari,  1782.  Eu  voici  im  extrait  : 

Dcus  qui  cum  potcntia  irresistlbllc 
Nos  créas  cl  conservas  cum  ainorc , 
Nos  sustentas  cum  gratia  indefcctibile , 
Nos  refrénas  cum  pcna  et  cum  dolorc , 
Cum  fide  nos  itluslras  infollibile , 
El  nos  \isilas  cum  dulce  lerrorc, 
Cum  gloria  premias  bunos  inefTabili* , 
Malos  punis  cum  poma  interminabile , 
Jam  cum  roisericordia ,  Jam  Jubtiiia 
Humilias  et  exaltas,  feris ,  curas,  etc. 


DIFFÉRENCES  URAMMATIGALES.  449 

cher  à  tâtons  dans  quelques  locutions  échappées  aux  hommes 
qui  faisaient  usage  de  la  langue  littéraire. 

Un  document  singulier  nous  est  resté  dans  les  commande- 
ments militaires  dont  les  tribuns  se  servaient  pour  diriger  Par- 
mée  :  Silentio  mandata  impiété. — Non  vos  turàatis.  —  Ordinem 
ssrvate.  —  Bandum  sequile.  — -  Nemo  dimittat  bandum*  *—  /m- 
fnicos  seque  (i).  Ce  Ijundum  pour  vexiltum,  ce  sequite  et  ce 
tvràtuis,  impératifs  inusités,  sont  les  précurseurs  de  toutes  les 
contorsions  que  l'on  fait  subir  aux  mots  pour  commander  aux 
soldats.  On  trouve,  à  Fannée  38  de  Justinien,  un  acte  sur  papy*- 
tus,  fait  à  Ravenne  et  déjà  rempli  de  modes  à  ritalienne^  comme  : 
Damo  qux  est  ad  mnvta  Àgata  ;  intra  civitate  Ravetma;  valenr 
tes  solido  nno;  tina  elusa,  buticella^  orcioloy  scotelia,  braeile, 
baudilos  (â).  Ammien  Marcellin  dit  que  les  Romains  de  son 
temps  étaient  portés  in  carrucis  solilo  altioribus  (3);  or  le 
peuple  lombard  dit  encore  carrocta  pour  carrozza  (carrosse). 

I^  Storia  miscellanea,  à  Tannée  583,  l'apporte  que^  tandis  que 
le  général  Conimentiolus  faisait  la  guerre  aux  Huns,  un  mulet 
jeta  sa  charge^  et  que  les  soldats  crièrent  au  muletier^  dans  la 
langue  de  leur  pays  :  Torna,  toma^  fratre!  Leurs  camarades^  pre- 
nant ces  mots  pour  un  ordre  de  revenir  en  arrière,  se  mirent  à 
fuir  (4).  Aimoin  raconte  que  le  roi  dé  certains  barbares  fut 
prisonnier  de  Justinien,  qui  le  fit  asseoir  à  ses  côtés  et  lui  com- 
manda  de  restituer  les  provinces  conquises  :  Non  dabo^  répon- 
dit le  barbare,  et  l'empereur  répliqua  :  Darasy  forme  italienne 
du  verbe  dare  au  fujLur  (5). 

Ainsi  le  langage  parlé  s'éloignait  de  plus  en  plus  du  langage 
^écrit,  au  point  de  former  deux  langues  différentes.  Les  barbares 
èux-ménies  conservaient  l'idiome  national;  mais,  pour  être  com- 
pris des  vaincus,  ils  adoptaient  un  jargon  qui  tenait  du  tudes- 

(1)  On  les  lit  en  caractères  grecs  dans  un  recueil  latin  d*Urbicius,  écriTain 
sur  l'art  militaire  de  la  fin  du  cinquième  siècle;  c*est  \k  que  les  a  copiés  Fa- 
bretti,  v,  390. 

(2)  A  la  fin  de  la  Diplomatique  deMABiLLON,  etdausTBRBASSOlf ,  Hist.  de  ia 
jurispr,  rom.  Voir  encore  Francisquk  Masdru,  HisU  de  ta  langue  romane, 
Paris,  1840. 

(3)  Historia,  XlY,  G,  9,  10. 

(4)  T-§  naTpcpa  çorv^*  xôpva,  9pàTpe.(THB0PllAK.  Chronogr,,  fol.  2l8.)  — 
'Eni/wpCc^  TV)  Y^<^'^'^-**  «^o;àXX{{>'  pST6pva.(TElK0PHlL.,  u,  15.) 

(5)  oui  aie,  non,  inquit,  dubo.  Ad  liœc  Juslinianus  respondii,  daras.(Liv.  il, 
6-)  — Dans  une  inscription  lapidaire  de  Tibur,  citée  |)ar  Lanzi,  on  trouve  :  Dono 
dedro;  dans  Festus,  danunt  est  indiqué  pour  dant, 

HI6T.  DKS  ITAL.  —  T.  V.  29 


480  INGORKBGTIONS  DU  LANGAGE   ÉCRIT. 

que  et  du  latin^  devenant  à  leur  tour  bilingues.  NéaDinoîDs^ 
si^  dans  d'autres  pays^  le  vaincu  se  glorifiait  de  parler  la  langue 
du  vainqueur  comme  signe  d'émancipation,  Tltalien  préférait 
celle  de  sa  patrie  comme  souvenir  de  gloire;  du  reste,  le  vain- 
queur lui-même,  toujours  illettré,  employait  des  secrétaires  ita- 
liens, et,  par  suite,  la  langue  latine  pour  écrire  les  lois,  dans 
lesquelles  le  synonyme  du  parler  vulgaire  est  souvent  ajouté  aux 
Wnaes  latins  (i)  :  preuve  évidente  de  l'existence  de  ce  syno- 
nyme ,  comme  l'attestent  encore  les  rares  chartes  de  cet  âge. 
Durant  la  féodalité,  les  seigneurs,  disséminés  dans  les  châteaux, 
se  trouvaient  en  contact  avec  les  indigènes  et  non  avec  leurs 
compatriotes;  dés  lors  ils  étaient  obligés  de  renoncer  au  dialecte 
tudesque,  pour  adopter  l'italien  vulgaire  dans  la  conversation, 
sauf  à  se  servir  du  latin  pour  écrire. 

Dans  une  époque  où  les  études  étaient  si  rares,  on  pouvait 
difficilement  écrire  cette  langue,  d'autant  plus  que  l'homme 
pensait  et  parlait  dans  une  autre  ;  or  chacun  y  ajoutait  les  idio- 
tismes  de  son  pays ,  et ,  comme  il  arrive  pour  un  langage  qui  ne 
nous  est  pas  familier,  on  hésitait  sur  l'orthographe,  sur  les  régi- 
mes et  les  constructions.  Aussi  est-ce  dans  les  grossiers  rédac- 
leurs  de  chartes  et  de  chroniques  qu'il  faut  chercher  l'origine  de 
Fitalien,  ou  mieux  la  transformation  progressive  de  la  langue 
ancienne  dans  l'idiome  actuel. 

Sur  la  mosaïque  que  le  pape  Léon  III  fit  placer  en  798  à  Saint- 
Jean  de  Latran,  c'est-à-dire  dans  la  ville  la  plus  éclairée  du 
monde  au  temps  de  ce  restaurateur  des  études,  on  lit  :  Béate 
Petrus,  dona  nita  Leoni  pp,  e  Victoria  Carulo  régi  dona.  Dans 
cette  inscription,  comme  on  le  voit,  les  désinences  sont  aban- 
données, et  la  conjugaison,  raccourcie.  Le  testament  d'André, 
archevêque  de  Milan  en  903,  porte  :  Xenodochium  istum  sitree- 
tum  et  gubematum  per  Warimbertus  humilis  diaconus,  de  or- 
dine  sanctx  Mediolanensi  ecçlesiœ,  nepote  meo  et  Jilius  b,  m. 
Ariberti  de  befana,  diebus  viix  sux.  Quatre  ans  après,  un  autre 
disait  :  Pro  me,  et  parentorum  tneorum,  seu  domni  Landuiphi 
archiepiseopi  seniori  meo,  animas  salulem.  Et  ailleurs  :  Farif 

(1)  Le  code  lombard  en  offre  de  nombreux  exemples;  sans  parler  des  sjikv 
nymes  qui  expliquent  des  expressions  entièrement  germaniques,  on  j  \oil 
barbam  quod  est  patruus  (Hot.,  104);  novercam^  id  est  matrhinm  (ib.,  185); 
prmgnuniy  td  est  fiUastrum  (ib.)  ;  strigam,  quod  est  mascam  (îb.,  197)  ;  si  qnii 
paluntj  quod  est  caratium^  de  vite  tuiertt  (ih,,  298);  ctrrum,  quod  est  modo 
iaiseum,  oti  hiseum  (ib*,  305)* 


INCQRRECTIOMS  DU  lAMftAGB  ÉflEIT.  451 


porte  qui  Tmnemi  vocatur^^  Ego  Radaperio  presbitero  edificor 
tus  esthçLUC  civorio  sub  tempore  nostro.,*  (i). 

Des  erreurs  aussi  grossières,  commises  par  des  personnes  ins- 
truites comme  Tétaient  les  prélats  qui  stipulaient  et  les  notaires 
qui  rédigeaient,  attestent  que  le  latin  n'était  plus  parlé  même 
dans  la  classe  élevée;  en  effets  celui  qui  écrit  dans  sa  propre  lan- 
gue fait  accorder  les  noms  et  les  verbes  sans  se  tromper,  tandis  que 
rindividu  qui  veut  se  servir  d'un  idiome  différent  tombe  dans  de 
bizarres  discordances.  De  là  aussi  la  dureté  des  constructions, 
l'inélégance  des  idiotismes,  le  manque  de  spontanéité,  la  variété 
même  des  solécismes;  car  tous  ces  défauts  ne  provenaient  pas 
d^une  manière  de  parler  commune,  mais  de  Teffort  capricieux 
que  chacun  faisait  pour  latiniser  son  propre  langage. 

De  même  que  le  conquérant  appelait  Romains  tous  les  vaincus, 
ainsi  leur  idiome  fut  appelé  romain  où  roman^  non-seulement 
en  Italie,  mais  partout  où  les  barbares  se  superposèrent  à  des 
colonies  latines  (2).  Nous  ne  sommes  pas  néanmoins  de  Favis 
de  ceux  qui  croient  qu'une  langue  romane  était  parlée  dans 

(1)  GlULlNl,  Memorie^  II,  110.  En  730,  deax  notaires  de  Pise  signaient  ^ 
l'un  :  Ego  Ansotf  notarius  rogitum  et  petetum  subserips'u  et  deplent  ;  Tautre  : 
Esfo  Rodualt  notarius  scripsi  et  explivL  En  750  :  Ego  Teofrid  notario  rogito  ad 
Racolo  hane  cartttla  inscripsit.  En  757  :  Ego  Mpertu  notarius  kae  eartula 
scripsit.  En  765,  dans  un  document  de  Lucques  :  Ego  Eixoifu  presbitero.  Ego 
Martinus  presbiter.  Et  en  tl3  :  Ego  Fortnnaio  reiigioso  presbiter,  DanB  une 
charte  de  la  même  viUe,  de  722,  on  trouve  les  signatures  suivantes  :  Ego  Taits- 
perianus  ejcimius  episcopus  rogatus  ad  filio  meo  Ursone^  testi  subscripsi,  -^ 
Ego  rogatus  ad  Orsiun,  testi  subscripsi,  —  Voir  MàZZOUI  TosbllI,  Orig,  délia 
lingua  italiana;  Bologne,  1831,  p.  50. 

(2)  Dans  Fempire  même  d*0rient,  la  langue  des  Crées  fut  dite  romaicmj  et 
Ton  appelle  encore  romaneio  le  dialecte  semi-latin  qui  se  parle  dans  quelques 
▼allées  des  Grisons. 

AU)éric,  dans  la  Chronique  ad  a/i.  1177  :  Multos  libros,  et  maxime  Fitas 
Sanctorum  et  Aetus  Apostolorum,  de  latino  vtr^t  in  romantun. 

Saint  Pierre  Damien  dit  d*un  Français  :  Seholastiee  disputons  (  e'est-à-dire 
en  latin,  langage  d'école)  quasi  descripti  libri  verba  percurrit  :  Tutgariter  lo- 
(fuens^  rantanœ  urbanitatis  regulam  non  offendit,  C'est-i-dire,  il  ne  blessa  point 
les  règles  dn  langage  roman.  (Opusc.,  Xlv,  chap.  7.) 

Benvenuto  d'imola  dit  de  la  comtesse  Mathilde  :  Linguam  itaticam^  germani^ 
cam  et  gaUicam  bene  nopit,  (Àntiq.  ital.,  I,  1232.)  Le  même  ajoute  :  Galliei 
cmnia  vulgaria  appeUant  romantia  ;  quod  est  adftue  signum  idiomatis  romani, 
tfuod  imitari  eonati  sunt,  (Ib.  I,  1239.) 

Jean  de  MandeviUc,  dans  V  itinéraire  Et  sackez  que  J'eus  eest  Uprt  mié  en 
latin  pour  plus  britvemtnt  diwisêr)  mais  pour  êa  que  plutieun  emtendaui  miex 
roumant  que  lutin,  jt  fay  mis  en  roumunt  (c'est  k-énu  en  frm^). 


482  INCORRECTIONS  DU  LANGAGE  ÉCRIT. 

toute  l'Europe  latine  :  fait  qui  n'est  prouvé  par  aucun  document, 
et  que  la  raison  dénient  (i).  Si  les  provinces  ne  parlaient  pas 
latin  aux  plus  belles  époques  de  Tempire,  alors  que  les  lois  et  les 
magistrats  venaient  de  Rome,  elles  durent  bien  moins  le  faire 
quand  elles  furent  inondées  par  des  peuples  dont  les  idiomes 
étaient  différents  et  grossiers. 
Le  pape  Grégoire  V,  dans  son  épitaphe,  est  loué  en  ces  termes  : 

Usus  francisca,  vulgari  et  Toce  latina, 
Instituit  populos  eloquio  triplici. 

Cette  langue  vulgaire  avait  en  Italie  beaucoup  de  conformité 
avec  le  latin  écrit,  et  Gonzone,  Italien  de  960,  dit  que,  pour 
s*exprimer  en  latin,  il  est  quelquefois  gêné  par  l'habitude  de  par- 
ler la  langue  vulgaire,  qui  s'en  rapproche  beaucoup  (2)  ;  aussi 
les  notaires  ou  les  chroniqueurs  se  croient-ils  souvent  obligés 
d'expliquer  le  terme  latin  par  un  mot  plus  connu,  qui  est  iden- 
tique à  celui  dont  Titalien  fait  actuellement  usage.  D'anciennes 
chartes  mentionnent  certaines  localités  d'après  l'appellation 
vulgaire,  de  même  que  des  personnes  et  des  métiers.  D'un 
autre  côté,  le  peuple,  en  donnant,  selon  son  usage,  des  surnoms 
plaisants  ou  qualificatifs,  employait  des  mots  à  physionomie  ita- 
lienne. Les  historiens  mettent  parfois  des  noms  vulgaires  dans 
la  bouche  de  leurs  personnages  (3),  ou  laissent,  par  habitude, 
tomber  de  la  plume  des  idiotismes  et  des  phrases  de  leur  langage 
familier,  qui  ne  tiennent  pas  moins  à  leur  ignorance  qu'au  pays 
qu'ils  habitent:  nouvelle  preuve  que  le  langage  nouveau  se  dis- 
tinguait déjà  de  l'ancien. 

(1)  L'opinion  de  M.  Rayuouard  est  répudiée  par  tous  les  Français  qui  ont  tnitc 
après  lui  de  Torigine  des  langues  romanes,  et  surtout  par  Ampère,  Formation 
de  la  langue  françaue,  chap.  3,  p.  25-34  ;  par  Éd.  du  Méril,  JntroducUoa  à 
Floire  et  Blancefort^  et  par  Fauriel,  Lettons  sur  Dante  et  Us  ong'mes  de  la  Htti» 
rature  Uatienne. 

(2)  Fcdso  putavit  Sangalli  monachiis  me  remotum  a  seientia  grammatica  artisf 
lîcet  aliqnando  retarder  usa  nostrœ  vu/garis  linguœ,  quœ  latinitate  vicUia  est, 

(3)  Quand  Tarchevéque  Grossolano  eut  reçu  le  paJlium  du  pontife,  le  peuple 
milanais  criait  :  ffeecum  la  i/o/a. (Lattdolphr  Jdw.,  dans  les  Her.  it,Senpt,,  T, 
476.)  Dans  la  \ie  du  bieuheiu^ux  Pierre  Orseolo  (^ntiq.  ital,,  ii,  1031)  :  jiit 
abbati  lingua  propria:  naiionis,  O  abba,  frustra  me;  hoc  est,  ^irgis  eœde  me. 
Quelque  temps  après  vint  le  cri  des  croisés  :  Deus  lo  volt  En  1179,  ostiarit 
elamabaut  :  Uvale ,  audate.  Les  femmes  romaines  appelaient  Tautipape  Oc- 
tavieu,  fi/igua  vtdgari,  Smanta  compagoo.  (Barohios,  oj  ««•  11640 


COmtENGBlONTS  DB  L'ITALIIK.  42^3 

Mais  quand  cette  transformation  s'opéra-i«lle?  c'est  comme 
si  l'on  demandait  à  quelle  heure  on  passe  de  renfàhce  à  la  jeu- 
nesse^  et  de  la  jeunesse  à  Tftge  adulte,  y  homme  se  croit  aujour- 
d'hui ce  qu'il  était  hier^  et^  bien  qu'il  reste  le  même  individu^  il 
change  de  jour  en  jour,  et  passe  successivement  de  l'enfance  à 
la  jeunesse^  à  l'âge  mur,  à  la  vieillesse.  Le  travail  des  langues 
traverse  les  mêmes  phases.  Le  petit  nombre  des  savants  trou- 
vaient agréable  et  commode  ui^e  langue  commune ,  au  moyen 
de  laquelle  ils  pouvaient  tout  à  la  fois  se  communiquer  leurs 
pensées  et  les  transmettre  à  ceux  qui  parlaient  un  autre  lan» 
gage;  ils  cultivèrent  donc  le  latin  en  négligeant  les  idiomes  vul- 
gaires. 

Les  seigneurs  traitaient  sans  doute  leurs  affaires  dans  les  dia- 
lectes fudesques;  mais,  quand  il  s'agissait  de  mettre  leurs  con- 
ventions par  écrit,  ils  recouraient  k  des  clercs  indigènes  qui  les 
rédigeaient  dans  ce  jargon  auquel  ils  donnaient  le  nom  de  latin. 
Les  contrats  étaient  rédigés  par  des  notaires  qui  suivaient  les 
anciennes  formules;  les  lois  et  les  traités  s'écrivaient  en  latin,  et 
nul  grand  intérêt  ne  poussait  les  hommes  à  perfectionner  les 
langues  vulgaires.  Quant  aux  prédications ,  tout  porte  à  croire 
qu^elles  étaient  comprises  par  la  multitude,  comme  le  sont  auT 
jourd'hui  les  sermons  prononcés  dans  la  moyenne  Italie  en  lan- 
gue toscane,  si  différente  des  dialectes ;*quelquefois  cependant 
le  prédicateur  s'exprimait  en  latin,  puis  lui-même  ou  tout  autre 
traduisait  ses  paroles  en  langage  vulgaire.  £n  1189,  à  la  con- 
sécration de  Sainte-Marie  des  Carceri,  Geoffroy,  patriarche  d'A- 
quilée,  prêcha  liberaliter  et  sapienter;  Ghérard,  évoque  de  Pa- 
doue,  expliqua  son  discours  au  peuple  maiernaliter,  c'est-à-dire 
le  traduisit  en  langue  vulgaire  (1).  £n  1267,  l'Église  releva  la 
commune  de  Milan  d'une  censure  qu'elle  avait  encourue  pour 
avoir  grevé  d'impôts  des  biens  ecclésiastiques;  l'acte  fut  lu  en 
présence  d'un  grand  nombre  de  personnes,  primo  liberaliter  et 
secundo  vulgariter,  diligeniery  per  sérient  de  verbo  ad  ver* 
bum  (2). 

Les  langues  restèrent  dans  l'enfance  tant  que  les  communi- 
cations et  les  affaires  furent  rares  ;  mais,  quand  le  peuple,  af- 
franchi de  la  servitude  féodale,  fut  aussi  appelé  à  discuter  ses 
intérêts  particuliers,  les  dialecte^  durent  s'étendre  et  se  perfe€- 

(1)  MCRATOBI,  Ant.  estensiad  an.  1189,  I,  chap.  36. 

(2)  Docnmenti  conservati  neltarchmo  deila  ctiria  di  Étihno,  1854,  p.  ÎO. 


454  OOmnEKCEVlNTS  BS  L'TTAUBlff. 

tionner  ;  car  l'homme  veut  pwler  dans  les  assemblées  comme  il 
le  fait  dans  la  conversation  usuelle,  et  chacun;  du  reste^  n'avait 
pas  à  sa  disposition  un  notaire  pour  exposer  ses  pensées. 

Les  langues  nouvelles  ne  se  forment  donc  pas  à  l'aide  d'un 
travail  scientifique,  mais  d'après  Teuphonie  et  l'analogie»  selon 
la  logique  naturelle  et  cet  instinct  régulateur  qui  se  manifeste 
d'une  manière  si  étonnante  chez  les  enfants.  A  la  partie  poéti- 
que, qui  seil  à  faire  Péducatiofi  de  chaque  dialecte ,  s'unissait 
rérudition,  c'est-à-dire  les  éléments  transmis  par  le  monde  an- 
cien ;  c'est  ainsi  que  les  langues  modernes,  poétiques  et  popa- 
laires  de  leur  nature,  se  perfectionnèrent  sur  Texemple  des  idio- 
mes antérieurs. 

La  séparation  des  communes  et  des  fiefs  avait  amené  une  pro- 
digieuse variété  de  dialectes;  lorsqu'elles  se  fondirent  en  petits 
Ëtats  et  les  petits  en  grands,  on  choisit  un  dialecte  spécial  afin 
de  le  raffiner,  et  les  nations  acquirent  ce  qui  forme  leur  pre- 
mier caractère  distinctif,  la  langue. 

C'est  encore  par  la  langue  que  se  révèle  la  condition  politi- 
que; or,  tandis  que  la  France  constituait  l'unité  territoriale,  qui 
entraînait  Punité  de  langage,  en  Italie,  au  milieu  de  son  déplo- 
.rable  morcellement,  il  y  eut  autant  de  langues  que  d'États,  et 
plus  d'une  mit  en  avant  des  prétentions  de  priorité  ou  de  cul- 
ture. * 

D'après  une  opinion  d'école,  c'est  la  Sicile  qui  aurait  parlé  la 
première  l'italien.  Cette  assertion,  d'ailleurs,  viendrait  à  l'appui 
de  notre  thèse  sur  le  peu  d'influence  des  barbares  ;  mais  parler 
est  autre  chose  qu'écrire.  Or  c'est  rapetisser  la  question  que 
d'attribuer  la  formation  d'une  langue  à  quelques  lettrés,  fftt-ce 
même  à  tous ,  tandis  que  le  peuple  seul  lui  dbnne  la  vie  et  la 
souveraineté.  S'imagine-t<*on ,  par  exemple ,  que  des  philoso- 
phes ou  des  poètes  ont  l'intelligence  qui  invente,  ou  le  pouvoir 
qui  fait  adopter  les  mots?  Tout  au  plus  savent-ils  déduire  les 
lois  grammaticales  de  l'usage.  Sous  l'influence  gibeline,  et  pour 
flatter  Frédéric  II,  on  assura  que  c'était  à  sa  cour  que  l'on  avmt 
commencé  à  substituer,  en  poésie,  Titalien  au  provençal  (I); 
mais  les  quelques  fragments  qui  nous  restent  de  ces  essais  ne* 
diffèrent  pas  du  toscan  qui  se  parlait  à  la  môme  époque.  D'un 
autre  côté,  pour  affirmer,  avec  Perticari,  que  cette  lie  parlait  le 
bon  italien  avant  la  Toscane,  il  faudrait  que  nous  n'eussions  pas 

(1)  le  le  dis  avec  hétitation,  parce  que  Gastelvetro  soutient  qu'à  la  cour  de 
Frédéric  on  n*écrivit  que  le  sicilien  et  le  provençal,  à  l'exclusion  de  Titalien. 


GOMMEUGEHOSNTS  DE  L'ITALISM.  455 

de  emsani  en  dialecte  sicilien^  très- différent  dé  la  langue  em- 
ployée par  les  écrivains  (i). 

Limpérialiste  Dante  dit  :  «  Parce  que  le  siège  royal  était 
«en  Sicile^  il  arrive  que  tout  ce  que  nos  prédécesseurs  ont 
«  composé  en  langue  vulgaire  s'appelle  sicilien  ;  ce  que  nous 
<r  faisons  nous-mêmes  j  et  nos  descendants  ne  pourront  le  chan- 
«ger  (2).»  Eh  bien,  nous  portons  le  défi  qu'on  cite  un  au- 
tre écrivain  qui  ait  tenu  ce  langage  ;  Pétrarque  seul^  par  con- 
descendance d'érudit ,  écrit  que  le  genre  de  la  langue  poétique, 
quod  apud  Siculos ,  ut  fama  est,  non  multis  anfe  sœcuHSy  re- 
natum  ,  brevi  per  omnem  Italiam  ac  longius  manavit  (3).  Du 
reste,  il  s'agit  de  poésie  et  non  de  langue;  peut-être  Frédé- 
ric, ayant  vu  en  Allemagne  les  chants  que  les  minnesingers  ré- 
pétaient dans  les  cours,  voulut  en  avoir  à  la  sienne  en  langue 
italienne.  Dante  lui-même,  lorsqu'il  donne  la  priorité  aux  Sici- 
liens, n'a  pas  en  vue  leur  langage;  au  contraire,  il  réprouve 
tous  les  dialectes,  et  ne  trouve  pas  celui  de  la  moyenne  Italie 
meilleur  que  les  autres  :  mais,  comme  Frédéric  et  Manfired,  si 
vantés  par  lui,  occupaient  la  Sicile,  où  ils  accueillaient  Péllte  de 
l'Italie,  à  la  différence  des  princes  avares  du  reste  du  pays,  les 
écrivains  étaient  d'accord  sur  un  fait  digne  de  louahges.  a  II  ne 
faut  pas  croire  (dit-il  en  terminant)  que  le  sicilien  ou  le  dialecte 
de  la  Fouille  soit  le  plus  beau  de  l'Italie,  puisque  les  bons  écri- 
vain sne  l'ont  pas  employé  (4).  » 

Dante  déclare  qu'on  n'avait  commencé  à  écrire  en  vers  dans  la 
langue  d*ot?,  c'est-à-dire  en  provençal,  et  dans  la  langue  de  «t , 
c'est-à-dire  eh  italien,  que  cent  cinquante  ans  avant  lui,  ce  qui 
nous  reporte  à  1150;  le  commentaire  de  Benvenuto  d'Iipola  vient 

(1)  Voir  Bârbieri,  DelÇ origine  delta  poesia  rimata,  et  notre  Appendice  I.  Le 
sicilien,  du  reste,  tiendrait  beaucoup  de  l'ancien  latin,  puisque!  dit  argentu, 
locut  pani,  qui  est  le  pur  latin  avec  suppression  du  m  et  du  s,  l\  dit  encore 
JocUfjugUfjudicif  au  Meudegiuoco,  giogo,  giadice,  mots  toscan^  et  amau, 
laudau,  pour  amb,  lodb,  etc. 

(2)  Fulg,  eloq,^  liv.  i,  chap.  12. 

(3)  Prœf,  ad  epistfamil, 

(4)  Quod  si  vulgare  sicilianum  accipere  volumus,  scilicet  quodprodit  a  terri- 
genis  medioeribiis  ex  ore  quorum  judicium  eliciendum  videiur,  prœlationis  mi- 
nime dignum  est.  Si  autem  ipsupi  accipere  nolumiis,  sed  quod  ab  ore  primorign 
Sicuiorum  émanât,  ut  in  prœallegatis  cantionibus  perpendi  potes t,  nihil  dijfert 
ab  illo  quod laudabiËssimum  est..,  Quapropter  superiora  notantibus  innotescere 
débet,  neque  siculum  neque  apulum  esse  iilud  quod  in  Italia  pulcherrimwn  est 
vulgare;  cum  éloquentes  indigenas  ostenderimus  aproprio  divertisse^ 


450  COMMENCEMENTS  DS  L'ITAUBN. 

à  Tappui  de  son  assertion.  Quant  an  provençal^  le  fait  est  dé- 
menti par  de  nombreux  documents.  Nous  n'avons  rien  en  italieo 
d'une  antiquité  pi u^ certaine;  en  effet,  on  sentit  fort  tard  le  be- 
soin de  l'écrire ,  parce  qu'on  possédait  déjà  le  latin ,  formé  et 
national.  Une  langue  qui  succède  à  une  autre  sait  difficilement 
se  défendre  de  l'imiter ,  même  après  que ,  formée  et  agrandie, 
elle  est  employée  par  les  écrivains;  ainsi  fut -il  de  l'italieD  ,  qvd 
conservait  encore  au  quatorzième  siècle  la  physionomie  mater- 
nelle, puisqu'il  ne  changeait  pas  au  en  o,  ni  le  l  en  t  devant  a,b, 
^}  f»  P»  6^  1^6  mettait  point  le  %  avant  Ve  (i). 

A  côté  de  la  langue  à  mots  tinis,  employée  dans  les  écrits,  de> 
vait  rester  le  langage  à  mots  tronqués;  voilà  ce  qui  est  conforme 
à  la  nature  du  peuple.  Outre  le  toscan,  qui  devint  langue  natio- 
nale, je  pense  que  les  autres  dialectes  avaient  également  pris  al(»s 
le  caractère  propre  qu'ils  eurent  dans  la  suite ,  et  qu'ils  tiraient 
de  sources  plus  éloignées  (2).  Si  les  Lombards  prononcent  Veu 
et  Vu  comme  les  Français,  donnent  comme  eux  l'accentuation 
nasale  à  Ton,  à  Yen,  et  contractent  Yau  en  o,  nous  croyons  qu'ils 
le  doivent  aux  immigrations  des  Gaulois ,  antérieures  à  celles 
des  Romains  :  de  là  cette  foule  de  noms  de  localités,  entièrement 
gaulois  ou  celtes^  que  l'on  trouve  dans  cette  partie  de  l'Italie,  où 
le  vulgaire  prononce  certains  mots  comme  ils  l'étaient  dans  les 
anciens  idiomes  gaulois  (3).  Les  autres  dialectes  ont  aussi  des 
modes  non  adoptés  par  les  écrivains,  et  qui  ressemblent  au  pro- 
vençal :  nouvelle  preuve  qu'ils  sont  antérieui*s  à  la  séparation 
des  deux  langues. 

Dans  les  chartes  vénitiennes  du  douzième  siècle,  le  g  est  changé 
en  z  {verzane ,  zoj^zi)  ;  celles  de  Bologne  nous  offrent  aliare 
sancise  Liiziae^  Cazzavillanus,  Cazzanùnicus ,  Bonazuniay  n- 

m  * 

(1)  Thesauro,  Umploy  clarezza,  judicto,  tene,  peusero..* 

(2)  Daus  le  U-aité  eutreObizzo  Malaspiua  et  ta  ligue  lombarde  de  11^,  on 
lit  :  Novttm  dictmiis  statutum  a  triginta  anuis  infra,  sive  in  zà.  Et  dans  une 
charte  de  1153  a/7.  GlULIIf  I  :  Et  hoc  vid'tt  per  annos  oeto  et  pitu  a  ferremotu 
in  zày  ei  a  decem  annis  in  là.  Ce  sont  les  mots  dont  on  fait  usage  aujourd'hui. 
VoirMAZZONi  TosBLLI,  ouvr.  cité,  p.  120.  Il  parle  d'un  poëme  de  1360  en 
dialecte  bolonais. 

(3)  On  disait  braich  dans  Tancien  gaulois,  et  le  même  mot  est  bratch  aujour- 
d'hui en  Lombardie,  qui  prononce  cadenn  comme  en  Bretagne  et  en  Irlande; 
ou  y  dit  provecc  comme  dans  le  vieux  français  (Ciascun  fait  grtm  provecc  qui 
bien  tient  ce  qu'il  oie)  \,fiœu  comme  dans  l'Anjou;  ciao  comme  dans  le  pays  àt 
Galles;  /i^i  comme  dans  d'autres  dialectes  français. 


COMMENCEMENTS  DE  L'ITALIEN.  457 

tmm  Anzeliy  Délai  dé  la  Bogna^  Adam  de  Amizo,  MtUm  de 
Baiajay  Arderiei  de  Mugnamigelo.  On  lisait  sur  l'arc  édifié-par 
lesMibmais'  lorsqu'ils  relevèr^t  leur  .ville  de  ses  ruioes^les  noms 
de  Seiiara^  Matiegnianega ,  Prevedey  idiotismes  encore  usités 
dans  le  pays.  BosoTosaboest  un  des  cinq  consuls  de  justice  qui^ 
en  4170,  composèrent  les  statuts  de  Milan.  Nous  avons  de  frère 
Buonvicino  de  Riva,  qui  privait  dans  le  siècle  suivant,  un  dialo- 
gue entre  la  Vierge  et  un  paysan,  qui  commence  ainsi  : 

Ghiloga  se  lumenta  lo  aatanas  rumor 
D'ia  verzene  Maria  matre  del  Salvator. 

Les  paysans  disent  encore  chiloga  pour  dans  ce  lieu  y  et  lii- 
mentà  pour  ricordarey  rammentare  (rappeler).  D'autres  mots  des 
dialectes  conservent  Tempreinte  des  dominations  et  des  commu- 
nications étrangères,  grecs  à  Ravenne,  allemands  et  espagnols 
enLombardie,  arabes  et  grecs  en  Sicile,  levantins  à  Venise, 
français  en  Piémont  ;  au  contraire,  le  romain  rustique  a  laissé 
de  plus  grandes  traces  dans  les  pays  des  Volsques ,  des  Sabins , 
des  Véiens,  des  Falisques,  des  Samnites,  des  Marses  et  au  delà 
du  Tibre:  tant  les  villes  italiques  étaient  loin  de  parler  toutes  le 
même  langage  (i).  Cette  identité  répugne  à  la  nature  des  choses, 
même  alors  qu'il  ne  resterait  pas  de  preuves  du  contraire,  et 
que  nous  ne  verrions  pas  Dante,  peu  de  temps  après ,  réprouver 
quatorze  dialectes,  c'est-à-dire  les  expressions  trop  grossières  et 
trop  municipales,  pour  n'admettre  que  les  plus  favorables  à  la 
poésie.  Un  fait  digne  de  considération,  c'est  que  ces  premiers 
écrivains  (bien  que  leur  pays  natal  tronque  les  mots,  les  torture 
et  les  écorchè,  glisse  sur  les  désinences  ou  les  allonge,  emploie 
des  locutions  dures  et  grossières  comme  Dante  trouvait  déjà 
celles  des  Lombards,  ou  bien  qu'il  accumule  des  phrases  disgra- 
cieuses et  de  vilaines  consti*uctions),  quelle  que  fût  leur  patrie, 
s'étudiaient  tous,  comme  on  le  fait  encore  aujourd'hui,  à  se  rap- 
procher du  dialecte  toscan.  Si  les  érudits  qui  ont  traité  cette 
matière,  n'avaient  pas  méconnu  la  règle  générale  que  nous  ve- 

(1)  Les  écriTains  chargés  de  la  correction  de  Boccace  appellent  le  quator- 
zième siècle  qtéei  buon  secolo  quando,  corne  gli  ahiti  e  le  monete,  cosl  usavano 
tutti  a  medesimi  modi  e  parole.  Bien  qu'ils  appliquent  cela  aux  Florentins,  c*est 
déjà  une  assertion  contre  nature  ;  mais  que  dire  de  celle  de  Perticari,  qui  pré- 
tend que  tutte  ad  un  tempo  le.  eittà  ttllalia  vennero  a  paHar  neltittetsa  ma' 
niera  l'idioma  vyl^are  ? 


456  us  NOM  ra  LÀ  LAJTGCE* 

nons  (indiquer,  combien  ils  se  aéraient  épargné  de  anbtililés  et 
de  discussions  qui  ont  encombré  des  bibliothèques^  sans  autre 
résultat  que/d'embrouiller/»  qui  était  clair,  et  de  &iie  un  sujcl 
de  controverse  de  ce  qui  est  admis  par  le  fait  I 

Le  langage^  en  effet,  est  comme  le  ârcMt.  Une  logiqu0  natu» 
relie  domine  sa  première  formation^  puis  quelque  haute  InteBî- 
genoe  aide  le  peuple  à  le  constituer  ;  elle  s'empare  des  éiénaenlB 
informes  assemblés  par  le  vulgaire^  en  tûre  le  beau,  dôme  des 
règles  à  la  langue  et  la  fixe.  Dans  cette  haute  intelligence ,  le 
peuple  ne  voit  pas  un  commandement  tyrannique^  mais  la  fidèle 
expression  de  sa  manière  d'être^  de  penser^  de  sentir^  bien  qu'elle 
soit  ennoblie. 

Mais ,  tandis  que  le  peuple  conservait  le  nom  de  toscane  à  la 
langue,  les  doctes  l'appelèrent  d'abord  vulgaire,  comme  ne  con- 
venant qu'à  la  multitude;  lorsqu'ils  l'eurent  adoptée,  ils  la  qua- 
lifièrent de  cor^t^iana  (de  cour],  comme  destinée  à  flatter  les 
cours  des  petits  seigneurs.  Ils  en  rougirent  plus  tard,  et,  comme 
ils  n'osaient  pas  lui  infuser  la  vitalité  populaire,  ils  la  voulurent 
docte  et  lettrée  ;  ainsi  la  langue,  qui  s'était  d'abord  développée 
dans  les  pays  les  moins  foulés  par  les  barbares  et  régis  démocra- 
tiquement, put  acquérir  bientôt  une  mélodie  variée,  de  douces 
.  cadences ,  de  riches  transitions ,  et  devenir  assez  flexible  pour 
exprimer  des  conceptions  sublimes  avec  Daiite,  des  pensées  ten- 
dres avec  Pétrarque,  plaisantes  avec  l'Arioste,  politiques  avec 
Machiavel.  Et  pourtant  nous  entendons  encore  discuter  pour  sa- 
voir quel  nom  il  faut  lui  donner,  et^  ce  qui  est  plus  triste,  quelles 
autorités  doivent  la  régler  ! 


>*«w^>aa*^i*ai>^MB«*«<Mata>«Mi«*>*«ai^>«— ^w>Wi«*>«««rt 


CHAPITRE  CI. 

LETTRES  ItALlENS.  COMllENCEMENTS  DE  LA  POÉSIE  ITALIENNE  JUSQU'A  DA5TB. 

Expression  des  croyances,  des  usages  et  des  passions  des 
hommes,  la  littérature ,  au  moment  oii  les  peuples  se  fixent, 
commence  elle-même  à  s'individualiser  ;  mais,  pc^rmi  celles  du 
néo-latin ,  la  littérature  italienne  ne  vint  pas  la  première.  Le 
midi  de  la  France  moderne,  réduit  de  bonne  heure  en  provinoe 
(Proviricia)  par  les  Romains,  conserva,  à  travers  la  bait)arie,  sa 


TIIOtBAPOITRS*  459 

couBtilution  communale^  à  la  faveur  de  laquelle  fleurirent  aon 
commerce  et  sa  civilisation  ;  tout  à  coup,  vers  Fan  mille^  quel** 
ques  poètes,  fameux  sous  le  nom  de  .troubadours^  firent  enten- 
dre des  chants  dans  ce  pays.  Nous  avons  conservé  beaucoup  de 
leurs  compositions  ;  mais^  en  général ,  elles  sont  remplies  d'ar- 
tifice, de  jeux  de  mots^  de  froides  théories  d'amour^  de  contro- 
verses même  sur  la  galanterie  ;  jamais  on  n'y  trouve  Tinspiration 
libre  et  simple^  le  chaud  langage  du  cœur^  ni  même  Tindividua- 
lité>  q^r  elles  ont  toutes  les  mêmes  défauts  et  les  mêmes  qualir 
tés.  Du  reste,  aucun  d'eux  n'a  mérité  une  gloire  littéraire  du- 
rable. Nous  les  mentionnons  pour  deux  motifs  :  d'abord^  à  cause 
de  l'opinion,  émise  il  y  a  plusieurs  siècles  et  ressuâcitée  naguère, 
que  l'italien  dérivait  du  provençal  (4);  ensuite^  parce  qu'un 
grand  nombre  dltaliens^  par  esprit  précoce  d'imitation^  com- 
posèrent des  vers  dans  cette  langue,  dont  beaucoup  d'autres 
imitèrent  les  modes  et  les  pensées. 

Le  Génois  Folchetto'  de  Marsiglia  fut  le  premier  Italien  qui 
trouvât  en  provençal  :  vinrent  ensuite,  à  Gênes,  Boniface  Calvi, 
Percivalle  et  Simon  Doria ,  Ugo  de  Grimaldo,  Jacques  Grillo, 
Lanfranc  Gicala;  dans  le  Piémont,  Pierre  de  la  Garavana,  Pierre 
de  la  Rovere,  Nicoletto  de  Turin ,  qui  lutta  avec  Ugo  de  San 
Giro,  et  mourut  poétiquement,  en  1225,  de  chagrin  de  ne  pas 
être  payé  de  retour  par  la  dame  de  ses  pensées;  à  Âlbenga,  Al- 
bert QuDgIia;  à  Nice,  Guillaume  Brievo;  dans  le  Montferrat, 
Pierre  de  la  Mula;  &  Pavie,  un  certain  Ludovico;  à  Fossano,  un 
moine  ;  à  Venise,  Barthélémy  Zdrzi,  qui^  pris  dans  un  voyage  par 
les  Génois  et  tenu  dans  les  fers  pendant  sept  ans,  fit  un  sirvente 
contre  Gênes  ;  délivré  ensuite,  il  fut  nommé  capitaine  du  châ- 
teau de  Coron,  oh  il  mourut.  Ajoutons  à  cette  liste  Siccard  de 
Lombardie,  qui  a  traite  de  poltrons  tous  ses  voisins ,  mais  qui 
s*enfuit  le  premier  dans  tout  danger;  il  s'enorgueillit  des  airs 
grossiers  qu'il  adapte  à  des  mots  vides  de  sens  (2).  d  La  plupart 
des  troubadours  appartiennent  donc  à  la  haute  Italie;  cepen- 
dant nous  trouvons  mentionnés  Albert  des  Malaspina  dans  laLu- 
nigîana,  Paul  des  Lanfranchi  à  Pise,  Ruggerotto  à  Lucques,  Mi- 
gliore  des  Abbati  à  F4orencc,  Lambertino  Bonarello  à  Bologne  , 

(1)  Raynouard  (Choix  dei  poésies  origiiialei  dût  Troubadours)  le  soutient; 
mais  les  mêmes  accidents  s^  rencontrent  dans  le  valaque,  très-dislinct  du  roman. 
Perticari  se  servit  des  mêmes  argimients  pour  rabaisser  Florence  en  faisant 
dériver  l'italien  du  provençal. 

{Tj  Pierfe  d'Auvergne,  ap,  MttLot,  Hisu  des  TroubadùUf'S, 


460  TROUBABOimS.   SORBELLO. 

tant  le  provençal  était  répandu,  et  tant  on  le  croyait  plus  fa?o- 
rable  à  la  poésie  que  les  dialectes  italiens. 

Ugo  Catola  se  distingue  de  tous  ces  poètes  parce  que,  au  lieu 
de  futiles  galanteries^  il  consacre  sa  muse  à  flétrir  la  corruptkjit 
des  petits  seigneurs.  Émeric  de  Péguilain  ^  vers  Tàn  120l^  vint 
en  Italie^  où  il  resta  plus  de  cinquante  ans,  fêté  dans  les  cours 
de  Montferrat,  d'Esté,  des  Malaspina  y  et  composant  des  chants 
populaires  même  sur  des  sujets  de  circonstance,  tels  que  la  lutte 
des  empereurs  avec  les  papes,  des  Guelfes  avec  les  Gibelins. 
Azzo  Vil  d'Esté,  seigneur  de  Ferrare,  combla  les  troubadours  de 
bienfaits;  ce  prince  et  ses  tilles  figurent  souvent  comme  des  mo- 
dèles de  courtoisie  et  de  vertu  dans  les  chants  des  poètes^  pro- 
digues de  louanges  envers  quiconque  leur  prodiguait  ses  dons. 
Charles  d'Anjou ,  dans  la  conquête  d'Italie,  fut  accompagné  par 
Percivalle  Doria,  nommé  plus  haut ,  qui  écrivit  encore  la  Chuerre 
de  Charles^  roi  de  Naples,  avec  le  tyran  Manfred» 

Lorsque  Gonradin  périssait  sous  la  hache  du  bourreau   de 
TAngevin ,  Zorzi  faisait  entendre  ces  paroles  :  a  Si  une  catas- 
a  trophe  épouvantable  entraînait  la  ruine  du  monde,  si  tout  ce 
a  qui  brille  dans  l'univers  se  trouvait  enseveli  dans  les  ténèbres, 
a  je  n'en  gémirais  pas  plus  douloureusement  que  de  la  mort  du 
a  jeune  Gonradin  et  du  duc  Frédéric,  que  j'ai  vus  tomber  vie- 
a  times  de  tant  de  perversité.  Oh!  qu'elle  soit  mille  fois  mau- 
a  dite,  la  Sicile,  qui  laissa  commettre  un  si  grand  méfait  !  Hélas! 
a  à  quoi  désormais  peuvent  s'attendre  les  gens  de  bien,  si  ce 
((  n'est  de  vivre  dans  l'abjection?  Eurent-ils  jamais  un  ennemi 
a  plus  impitoyable  que  le  comte  d'Anjou  ?  d 

Sordello  de  Mantoue,  qui  réunit  la  palme  du  guerrier,  le  myrte 
de  l'amant  et  le  lauriei:  du  poète,  jouit  d'une  plus  grande  re- 
nommée. Sa  vie  et  ses  amours  avec  Cunizza ,  sœur  d'Ezzelin  IV, 
furent,  dit-on ,  remplies  d'étranges  aventures,  que  nous  aban- 
donnons au  roman.  La  plupart  de  ses  poésies  sont  consacrées  à 
l'amour,  et,  ce  qui  nous  étonne,  célèbrent  Yâme  lombarde^  air 
Hère  et  dédaigneuse.  \>\x  reste,  il  ne  semble  pas  qu'il  jouit,  au- 
près de  ses  contemporains,  de  la  réputation  d'héroïsme  que  lui 
ont  faite  les  chroniques  mantouanes  et  JDante.  Dans  ses  oeu- 
vres, il  se  révèle  plutôt  sous  le  caractère  d'un  joyeux  compa- 
gnon; comme  un  don  Juan,  mais  sans  délicatesse  chevaleres- 
que, il  se  vante  de  ses  bonnes  fortunes  auprès  de  toutes  les  fem- 
mes. Invité  par  Gharles  d* Anjou  à  se  croiser,  il  lui  répondit  : 
c(  Seigneur  comte ,  n'exigez  pas  que  j'aille  chercher  la  mort. 


1 
I 


LE  LATIN.  461 

«  Sur  ces  eaux  salées^  on  gagne  trop  vite  le  paradis  ;  je  n'ai  pas 
«  hâte  de  l'obtenir^  et  je  veux  arriver  le  plus  tard  possible  à  Té- 
((  ternité.  »  Nous  aimons  à  croire  que  son  premier  langage  n'é- 
tait qu'une  forfanterie,  et  le  second^  qu'une  profonde  ironie  ;  car 
ailleurs  Sordello^  digne  et  fier^  sans  égard  pour  la  grandeur  et 
la  puissance^  se  déchaîne  contre  la  lâcheté  quelque  part  qu'il  la 
trouve.  Tel  est  son  fameux  sirvente  sur  la  mort  de  messire  Bla- 
casso,  dans  lequel ,  avec  une  audace  insultante,  il  envoie  les 
morceaux  du  cœur  de  ce  brave  aux  différents  rois ,  en  repro- 
chant à  chacun  d'eux  son  peu  de  courage. 

N'oublions  pas  quelques  poésies^  où  les  Vaudois  exprimèrent 
leurs  doctrines  religieuses  au  moyen  d'un  dialecte  qui  se  rap- 
proche plus  des  idiomes  lombards  qu'aujourd'hui  celui  de  G^nes 
ou  du  Montferrat;  il  ne  manque  aux  mots^  pour  être  italiens^ 
que  (a  terminaison  actuelle  (1).  L'Italie  même  eut  des  auteurs 
qui  firent  usage  du  français^  et  Marco-Polo^  Brunetto  Latini,  Da 
Canale  et  divers  romanciers  écrivirent  dans  cette  langue. 

Si  la  langue  vulgaire  s'écrivit  tard  dans  la  Péninsule^  il  ne  faut 
pas  en  conclure  qu'elle  se  développa  tardivement;  le  latin  était 
considéré  comme  langue  nationale^  différait  peu  du  langage 
parlée  et  dès  lors  il  n'y  avait  pas  de  motifs  pour  que  les  doctes 
voulussent  affronter  les  nombreuses  difliculiés  d'une  langue 
qu'on  n'avait  jamais  écrite,  et  qui ,  par  conséquent ,  était  incer- 
taine ou  sans  règles  dans  les  formes,  les  mots,  l'orthographe. 
Les  Italiens  regrettèrent  toujours  l'antique  grandeur  de  Home, 
et^  toutes  les  fois  qu'ils  le  purent,  ils  choisirent  des  institutions 
semblables,  au  moins  de  nom^  à  celles  des  vieux  temps  ;  ce  fut 
encore  avec  plus  de  ténacité  qu'ils  conservèrent  la  langue  la- 
tine dans  les  actes  publics,  coutume  qui  a  duré  jusqu'à  notre 

(1)  Voici  quelques  vers  de  la  Barca  : 

De  quaire  clément  ha  Dio  lo  luont  foriuà , 
.Fuuc ,  ayre ,  ayga'et  terra  sou  nouià.  » 

^  Stelas  et  plantM.is  fey  de  (iioc , 

L*aura  e  lo  vent  han  en  i'ayie  loi*  luoc. 
L'ayga  produy  li  oysel  c  li  peyson , 
La  terra  li  Juuicat  e  li  otn  felloo. 
La  terra  es  lo  plus  vil  de  li  quatre  élément. 
De  b  cal  Tu  la>t  Adam  paire  de  tota  gent. 
O  lang,  o  polvcr,  or  te  cnsupcrbis  ! 
O  Yayaei  de  miscria ,  or  te  enorgolhls  ! 
liomate  ben ,  e  qucr  vaiia  beotà  (beith) , 
La  fia  te  uwstrare  que  tu  aures  obrà. 

Dans  Ratrooard,  tome  u,  p.  108. 


462  LE  LATIN.   LE  GREC. 

siècle.  D'autre  part,  ils  voulaient  imiter  la  cour  romaine,  obligée 
Remployer  le  latin ,  parce  qu'elle  entretenait  une  coirespoii- 
dance  avec  le  monde  entier.  L'usage  de  cette  langue^  bien  qu'elle 
eût  déjà  revêtu  les  formes  nouvelles,  devint  plus  fréquent  lors- 
que les  hommes  des  communes  primitives  furent  amenés^  grâce 
aux  progrès  de  la  liberté,  à  traiter  plus  souvent  de  leurs  intérêts 
particuliers.  Mais,  sans  parler  des  chartes-  recueiUies  çà  et  là, 
nous  trouvons  un  indice  de  la  forme  de  ce  latin  dans  Odofredo, 
célèbre  professeur  de  l'université  de  Bologne,  qui,  après  avoir 
terminé  son  cours  du  Digeste,  congédiait  ainsi  ses  élèves  :  Dieo 
vobiSf  quod  in  anno  sequehii  intendo  docere  ordinariey  bene  et 
legaliter  sicut  unquam  feci.  Non  credo  légère  extraordinark, 
quia  scholares  non  sunt  boni  pagatores;  quia  volunt  scire  ted 
nolunt  solvere,  juxta  illud  :  Scire  volunt  omnes,  mercedem  ,sol^ 
vere  nemo.  Non  habeo  vobis  plura  dicere;  ealis  cum  benedic- 
iione  Domini  (1).  Dans  toutes,' ces  époques,  les  épîtres  de  la 
chancellerie  romaine  valurent  beaucoup  mieux ,  par  le  fond  et 
la  forme,  que  les  autres  écrits.  Dans  le  onzième  siècle,  les  cloî- 
tres fournirent  quelques  écrivains ,  bien  inférieurs  aux  classi- 
ques sans  doute,  mais  plus  corrects  et  plus  précis  que  tous 
ceux  de  la  décadence  de  l'empire.  Nous  en  avons  cité  plusieurs; 
Rappelons  encore  Arrigo  de  Settimello,  qui,  dépouillé  par  ré- 
voque de  Florence  d'un  riche  bénéfice  et  réduit  à  la  misère, 
s'en  consola  dans  l'élégie  De  diversitate  fortunœ  et  philosopHr 
consolatione^  quatre  livres  en  latin  non  dépouniis  de  tout  mé- 
rite (2),  et  qui  parvinrent  si  rapidement  à  la  renommée  que,  du 
vivant  de  Fauteur,  on  les  commentait  dans  les  écoles.  11  serait 
facile  d'en  exhumer  d'autres;  mais  quiconque  se  sert  d'une 
langue  séparée  de  la  vie  actuelle  déchoit  dans  le  raisonnement 
et  l'imagination,  parce  que  de  vieilles  formes  entraînent  les  pen- 
sées vieillies. 

Le  grec  ne  fut  pas  oublié  non  plus;  les  moines  basiliens,  ré- 
pandus dansMe  midi  de  lltalie ,  le  conservaient  dans  le^offices. 
Dans  les  croisades ,  on  se  mit  à  l'étudier  pour  Pusage  pratique, 
et,  de  même  qu'on  recueillait  partout  des  reliques ,  des  livres 
furent  apportés  de  la  Grèce.  Sur  la  prière  d'Eugène  III,  et  pour 

(1)  TiBABoscHi,  lY,  et  notre  cliap.  xc. 

(2)  Sim  licet  agrestis ,  tenuique  propagine  Datus , 

NoQ  vacat  oauiimoda  nobititate  genuk 
Non  pnesigne  genus ,  nec  clarum  nomen  avorum, 
Sed  probitas  Tera  nobiUtate  vigeL 


ÏTÈTRES  LATINS.  W3 

te  salut  de  l'âme  de  son  fils,  Burgondione,  juge  de  Pise,  traduisit 
en  latin  quelques  homélies  de  Chrysostome ,  les  œuvres  de  Jean 
Damascène,  et  la  Nature  de  l'homme  de  Grégoire  de  Nysse. 

Le  nombre  des  contes  sacrés  et  des  miracles  faux  ou  altérés , 

• 

notamment  sur  la  passion  du  Christ,  devint  alors  plus  considé- 
rable ;  chaque  motte  de  terre  de  la  Palestine ,  chaque  bagatelle 
apportée  de  ce  pays,  avait,  dans  l'opinion  publique ,  la  faculté 
d'engendrer  des  prodiges.  Jacques  de  Voragine,  après  les  anciens 
biographes  des  ermites,  fut  le  premier  qui,  dans  la  Légende 
dorée,  recueillit  des  Vies  de  saints,  toutes  remplies  de  fables  (i)  ; 
on  accorde  plus  de  confiance  à  celle  de  frère  Pierre  Calo  de 
Chioggia.  Mais,  parmi  la  compilation  indigeste  et  grossière  des 
légendes  qui  parurent  alors ,  les  protestants  ont  beaucoup  dé^ 
clamé  sur  le  Liber  conformitalum  saneii  Francisci  cum  Domino 
■  Nostro  Jesu  Christo,  écrit  avec  une  grande  simplicité.  Barthé- 
lémy de  Lucques,  évêque  de  Torcello  et  l'ami  de  Thomas  d^A-  , 
quin,  rédigea  une  histoire  ecclésiastique  jusqu'à  Tannée  13i3, 
copiant  ce  qu'il  trouva,  et  nous  conservant  ainsi  de  précieux 
renseignements. 

Guido  des  Colonnes,  juge  de  Messine,  résida  quelque  temps  en 
Angleterre,  oii  il  écrivit  De  regibus  et  rébus  AnçUœ,  œuvre 
louée,  que  le  chroniqueur  anglais ,  Robert  Fabyan ,  s'attribua. 
En  1287,  déjà  vieiu,  il  traduisit  ou  composa,  d'après  Dictys  de 
Crète  ou  Darès  le  Phrygien,  De  rébus  trojanis,  livre  très-répandu, 
et  qui  fut  ensuite  traduit  dans  toutes  les  langues;  en  1333,  Mat* 
thieu-Jean  Bellebuoni ,  de  Pistoie,  fit  en  italien  une"  version  de 
cet  om'rage,  qui  fut  un  des  premiers  que  l'on  imprima  (2) . 

On  vit  encore  des  bibliothèques,  des  trésors,  des  miroirs,  ou 
bien,  sous  tout  autre  nom,  des  encyclopédies  de  toutes  les  con- 
naissances qu'un  auteur  pouvait  acquérir  :  livres  de  la  plus 
grande  utilité  au  milieu  de  cette  pénurie  de  livres.  Le  Catho^ 
HcoHy  Somme  universelle,  du  Génois  Jean  Balbi,  est  une  table 
alphabétique  et  raisonnée  de  tout  ce  que  les  Européens  savaient 


(1)  Le  père  Sportono  le  défend  en  démontrant  que  les  passager  lilàmables 
y  ont  éjé  interpolés. 

(2)  «  Ce  présent  ouvrage  a  été  imprimé  par  Antoine  d'Alexandrie  de  la 
a  Paille,  Barthélémy  de  Fossombrone  de  la  Marche,  et  Marchesino  de  Salvioni 
«  de  Milan,  dans  la  célèbre  ville  de  Venise,  Tan  de  l'incamation  MCCGCLXXXI.  » 
Voir  II  Maurolico,  joumail  de  Messine,  novembre  1833,  corrigeant  Crescim-^ 
béni  et  Tiraboschi. 


464  RIME.    NOUYBAi'X  METRES. 

alors^  et^  sur  l'attestation  de  l'auteur,  wilet  ad  omne$  fere 
lias. 

Le  latin  n'était  pas  seulement  la  langue  des  lettrés  ,  mais  il 
avait  cours  parmi  le  peuple,  comme  aujourd'hui  le  toscan  dans 
les  pays  d'uu  dialecte  différent.  Gaufrido  Malaterra ,  dans  le 
prologue  de  sa  chronique^  cite  des  vers  composés  par  lui  sur  les 
mstances  du  prince^  piano  sermons  et  facili  ad  inlelligendum, 
guo  omnibus  faciiius  quidquid  diceretur  patesceret;  lorsque  le 
roi  Roger^  peu  après  la  mort  de  son  fils  aîné ,  devint  père  de 
Simon^  il  fit  les  vers  suivants  : 

PaU'e  orbo 

Gravi  morho 
iSic  sublalo  filio, 

Unde  doleret 

Quod  careret 
HKi'editatis  gaiidio, 

Dilat  proie 

Quasi  flore 
Supema  prwvisto. 

Ces  vers  nous  offrent  la  mesure  et  la  rime  à  la  moderne^  et 
nous  invitent  à  rechercher  s'il  est  vrai  que  les  Italiens  ont  appris 
des  Provençaux  le  genre  poétique. 

De  même  qu'il  existait  une  langue  parlée^ différente  du  lan- 
gage écrit,  ainsi  nous  croyons  que  les  Romains  possédaient ,  à 
côté  d'une  poésie  métrique^  c'est-à-dire  déterminée  par  des  lon- 
gues et  des  brèves^  une  poésie  rhythmique ,  basée  uniquement 
sur  le  nombre  des  syllabes.  Telle  dut  être  la  poésie  primitive 
des  vers  saturnins  et  du  chant  des  frères  Arvales^  ainsi  que  des 
autres  vers  déprécalifs^  magiques^  médicaux^  qu'on  récitait 
assa  voce,  c'eslrà-dire  sans  accompagnement  musical^  mais  avec 
une  danse  virile  où  les  mouvements  du  pied  marquaient  l'ac- 
cent (i)  ;  les  chants  des  banquets,  dont  parle  Catou,  par  lesquels 
on  célébrait  au  son  de  la  flûte  les  louanges  des  aïeux ,  eurent 
sans  doute  le  même  caractère.  Quiconque  connaît  l'accent  latin 
se  persuadera  facileipenl  que  la  mesure  rhythmique  convenait 

(1)  Seu  cantai-c  juvat,  scu  ter  pedc  Ueta  fcrire 

Gannina... 

Calpurmcs,  EcL  n% 

Duiiique  rudcui  prebenlc  iiiodum  tibiciue  tusco 
Ludius  aequataiu  ter  pccte  puisai  luiinuui. 

UviOE,  Jr«.  ain. 


RltfE.    METRES  NOUVEAUX.  468 

seule  aux  chants,  mal  servis  par  la  mesure  prosodique.  Dans 

notre  opinion,  les  vers  fescennins,  délices  du  peuple,  furent 
toujours  rbythmiques,  de  même  que  les  chants  militaires,  ba- 
chiques, railleurs,  dont  quelques-uns  nous  ont  été  con8ei*vés  par 
Suétone,  auquel  nous  devons  aussi  des  strophes  de  l'empereur 
Adrien,  étrangères  aux  mesures  connues  (i). 

L'imitation  grecque  introduisit  les  mètres  dactyliqiies  ,  mais 
comme  hannonie  fictive,  arbitraire,  sans  aucun  rapport  avec  la 
langue;  au  lieu  de  se  préoccuper  de  la  véritable  prononciation, 
elle  s'attachait  aux  convenances  accidentelles  du  mètre  ou  à  de 
prétendues  analogies  avec  les  modèles  grecs  :  cela  est  si  vrai  que 
Taccent  tonique  tombait  souvent  sur  les  brèves,  et  qu'un  grand 
nombre  de  syllabes  restaient  incertaines.  Cette  mélopée,  tout  ar- 
tificielle, élait  plus  nuisible  à  la  quantité  que  dans  les  idiomes 
où  elle  existait  naturellement,  comme  le  grec  et  le  sanscrit;  or, 
quoi  que  fissent  les  poètes  pour  accroître  Pharmonie  de  leurs 
vers  en  soumettant  les  pieds  libres  à  un  ordre  systématique, 
c'est-à-dire  en  déterminant  la  succession  des  dactyles  el  des 
spondées,  comme  aussi  en  réglant  la  disposition  des  césures  et 
jusqu'à  la  longueur  des  mots  (!^),  Tharmonie' n'acquit  pas  même 
à  Rome  la  force  d'une  habitude.  Les  barbares  introduisaient  des 
mots  rebelles  à  la  prosodie ,  et  la  prononciation ,  qui  respectait 
moins  les  traditions  littéraires ,  ramenait  les  capricieuses  diffé- 
rences de  quantité  à  une  espèce  d'unité.  Les  poètes  changèrent 


(1)  Gallias  Caesar  subegit,  Nicomcdes  Ccsarem,  etc. 

Ego  nolo  Fiorus  esse,  etc. 

Et  l*cpigramme  très-connue  : 

Animula  vaguift,  blaiidula. 

Horace,  tout  empreint  de  l*liuiiiauité  grecque,  traite  d'horribles  les  vers  sa- 

tiimins  ;  mais  il  avoue  que,  malgré  les  grëeUantt,  ils  se  cooservaient  encore 

de  SOD  tem|is  : 

Horridus  Ule 
Defluxit  noinenis  satumius ,  et  grave  virus 
Mnoditiae  pepalerc  ;  scd  in  longum  tainen  «vu m 
ManiM*nint ,  hodicque  nianent  vcstigia  niris. 

Ep.  l,lib.  2. 

(2)  Ovide  aimait  à  commeorcrpar  le  dactyle,  Virgile  par  le  spondée;  Qau- 
dien  les  alterna,  et  le  plus  souvent  Te  premier  pied  est  un  dactyle,  le  quatrième 
un  spondée.  La  césure,  dans  le  siècle  d'or,  vient  après  le  second  pied  ;  Claudien 
la  met  après  le  premier  et  le  troisième.  Au  temps  de  la  décadence,  on  voulut 
toujours  finir  par  un  mot  bissyllabique. 

H16T.   DES  ITJIL.   —  T.   ▼.  30 


4QQ  mW.  MiTRÏS  HOUYEAItt. 

d'abord  les  règles  prosodiques  ^  pui$  «voueront  qu'ils  les  igno* 

raient  (ij,  et  Ton  fit,  d'après  le  type  de  l'ancien  hexaoïètre,  des 
vers  qui  s'éloignaient  systématiquement  de  toute  mesuie« 

Après  la  disparition  de  l'élégance  classique,  les  formes  iiuli* 
gènes  prévalurent  j  surtout  à  la  faveur  du  christianisme^  où 
l'inspiration  était  plus  personnelle,  et  le  sentimenl  plus  domi* 
nant;  aussi  les  poètes ,  au  lieu  de  subordonner  leurs  émotions 
à  une  mesure  inanimée ,  voulurent  l'approprier  aux  pensées,  et 
ils  substituèrent  l'expression  mélodique  à  la  régularité  plastique. 
Dès  lors  on  négligea  la  quantité  des  syllabes  pour  s'atUcher  eir 
clusivement  à  leur  nombre^  et  faire  intervenir  la  musique;  mais» 
comme  l'oreille  n'était  pas  habituée  à  cette  finesse,  elle  préféra 
être  caressée  par  la  rime.  Nous  avons,  dans  cette  forme ,  de» 
vers  d'auteurs  (2),  des  inscriptions ,  des  hy ornes  de  l'Église ,  &- 
cites  à  chanter,  mais  rebelles  k  la  prosodie;  la  mesure  ea  fui 
changée^  mais  toujours  d'après  le  nooibre  des  syllabes  et  son 
d'après  leur  quantité. 

Les  classiques  latins  et  grecs  commencèrent  la  rime^  et,  bien 
qu^ils  révitassent  comme  peu  favorable  à  la  métrique,  ils  accu- 
mulèrent parfois  les  consonnes  à  ce  point  qu'il  est  impossible 

de  les  attribuer  à  une  inadvertance  (3).  Cet  usage  de  revêtir 

« 

(1)  Saint  Paaliu  d'Aquilée  prie  le  lecteur  de  hii  pardoiuier  lorsqu'il  trou- 
\exûiper  Mcuriam  atU  brevem  prQhnga,  auiloHgampro  àrwi;  et  Fortimat  de 

YsddQbbkdeat!  : 

Pusthabui  Icgcs,  fenilas  et  munia  luetri; 

Noa  puto  grande  scelus ,  si  syllaba  loiiga  brevisquc 

Altéra  iii  altcrius  dubia  atatione  loceuu. 

(2)  Des  exemples  fréqueaU  ont  déjà  été  cités.  —  Nous  lisons  dans  Fabretti 
cette  épilapbe  : 

Nome  fuit  nomen;  haesit  nascenti  Gosuccia, 

Utraque  et  boc  tltolo  oonrina  stguificon 
Vixi  paru  m,  dulcisque  fui  duin  vixi  pareuti; 
*    Hoc  titolo  legor ,  débita  persolui. 
Quisque  legis  titulum,  sentis  qaam  vix«rfm  parom, 

Hoc  pelo  nonc  dicastSit  tlbi  terra  levis. 

(3)  Homère  :  ^Eoicctt  vOv  (loûaat,  6Xv(i,ina  6(o|iaT*  Ixovvai. 

Les  riuies  se  rencontrent  très-souvent  dans  les  Grec5,  surtout  dans  VOEtiipt 
à  Colorie  et  les  Trachiniennes  de  Sophocle. 
Horace  : 


Virgile  : 
Ovide-: 


Non  satls  est  pokhra  esse  poemata  )  dulda  sunto, 
Et  quocumque  volent  aniinuin  auditoris  agunto. 

Gomoa  velataruin  obvertbnus  aiitennaruMi. 

Quot  cceluui  stellas ,  tôt  habet  tua  Roo»  pueilas^ 


mus.  UÈr$JSB  KOUVEAIO.  401 

ridée  d'une  forme  plus  musicale  et  de  reudUB  Tharmonie  plus 
sensible  s'étendit  à  mesure  que  le  latin  déclinait^  et  qu'on  sen*  • 
tait  la  nécessité  de  donner  un  rbythme  plus  libre  et  plus  ex[Nres- 
sif  à  des  pensées  sur  lesquelles  le  sentiment  acquérait  un  plus 
grand  empire.  D'abord  on  se  contenta  de  la  consonnance,  c'est* 
à-dire  ide  la  cadence  uniCoiine  de  la  dernière  syllabe  ou  des 
deux  dernières  dans  les  mots  sdmccioli  (mots  dont  l'accent 
tonique  tombe  sur  l'antépénultième  syllabe)  (I)  ;  puis  on  voulut 
que  toutes  les  lettres  qui  succédaient  à  Taccent  tonique  fussent 
égales*  Les  vers  furent  appelés  léonins,  sans  doute  pour  en  in- 
diquer la  force ,  ou  peut-être  de  Léon ,  bénédictin  de  Saint* 
Victor,  à  Paris  (1190)  ^  qui  s'en  attribua  le  mérite^  bien  qu'ils 
fussent  en  usage  longtemps  avant  lui  (2).  Toutes  les  langues 
romanes  adoptèrent  la  rime  caamie  l'avaient  déjà  fait  les  Arabes 
et  les  peuples  du  Nord  »  dont  l'exemple  put  la  répandre  parmi 
nous^  mais  ne  l'enseigna  point. 

Si  l'on  ne  tient  pas  compte  de  la  quantité,  on  peut  trouver 
dans  les  classiques  latins  la  mesure  des  vers  italiens  à  cinq^  àt, 
sept,  huit  syllabes,  dont  les  combinaisons  augmentèrent,  et  qui 
prirent  des  allures  plus  vives  quand  ils  forent  consacrés  au  chant 

Properce;  • 

Non  non  humani  sont  partus  talia  dona  ; 
Ista  deAm  menies  non  peperere  bona. 

Il  serait  trop  long  de  les  eiler  tou»;  mai»  qWnft  se  vappcUe  que  la  première 
ode  d'Horace  est  presque  toute  à  rimes  imparfaites.  Tout  le  monde  cennilt  ees 
quatre  vers  attribués  à  Virgile  ; 

Sic  vos  non  ▼obis  fertis  aratra  bOTes,  etc. 

Et  ceux  d*Eimius  dans  Cicéron^  TuseuL  : 

HzcomniaTidiinflamniftr  *  ^ 

Priamo  vitam  eTitari, 
JoYis  aram  saiiguiiie  Mrpcrt» 

(1)  Saint  Golomban  : 

Differcntibus  vitam  msn  Ineeitt  surrfpir; 
Omnes  superbes  vagos  mœror  mortis  corriplu 

(2)  Dans  un  antiphonaire^du  septième  ou  du  huitième  siècle,  Muratori  trôuta 
ees  vers  de  rime  parfaite  : 

Vere  regalls  aula.*^  variîA.geiiiaift  oniau,. 
Gregisque  Ghristi  caola  ->-  Patm  sommo  aenvtftp 

Pierre  damien,  en  1063,  employait  les  rimes  parfeites  et  impoiftôtea  : 

Ave  David  iilia  —  sancta  mundo  nota , 
Tirgo  prudens,  sobrto  —  Joseph  desponsafiL 


468  RIME.   MéTRES  KOXrfEAVX. 

ecclésiastique  (4).  Le  vers  héroïque  italien  dérive  des  hendécasyl- 
labes  anciens,  ou  du  saphique^  ou  de  Tiumbe  hipponacte  (2)^  et 
fut  d'usage  dans  les  temps  de  liasse  latinité  ;  les  soldats  rem- 
ployaient pour  s'encourager^  en  900,  à  gard^  les  remparts  de 
Modène»  Le  décasyllabe,  inconnu  des  Latins  et  des  Provençaux^ 
est  attribué  à  messire  Onesto,  de  Bologne  (3).  La  poésie  recon- 
naissait de  plus  en  plus  Pempire  de  la  musique,  ce  que  révèleôt 
encore  les  noms  de  chanson,  cantilène,  sonnet,  ariette,  ballade, 
antienne,  répons. 

Pourquoi  dès  lors  chercher  chez  les  Provençaux  les  formes 
poétiques  de  litalie  ?  elles  étaient  la  conséquence  logique  du 
progrès  de  la  versification,  de  Tintroduclion  drs  langues  anti- 
prosodiques  ,  de  l'association  plus  intime  de  la  poésie  avec  la 
musique.  Les  Italiens  leur  doivent  les  canzani  à  vers  inégaux  el 
rimes  croisées  terminées  par  un  envoi,  appelées  pétrarquesqnts 
par  les  Italiens,  avec  la  forme  fastidieuse  des  sestines  anciennes 
et  des  ballades,  dans  lesquelles  se  reproduit,  à  chaque  inter- 
valle donné,  le  même  mot  ou  le  même  y^rs.  Leur  sonnet  diffé- 
rait entièrement  des  sonnets  italiens,  dont  le  plus  ancien  qui 
nous  reste  est  aitribué  à  Pierre  des  Vignes  (4)  ;  il  reçut  une  forme 
régulière  de  Guitlon  d'Arezzo,  le  premier,  dit-on,  qui  fit  usage 
des  octonaires.  Oh  attribue  à  Boccace  Tinvention  de  Voctave  (5), 


Et  ailleurs 


Ad  salutem  omnium  —  in  exemplum  ûata, 
Sopemonim  ârium  —  consors  Jam  probola. 

O  miscratrix  —  o  doniinatrix  —  prqpdpe  dictu 
Ne  devastemur  —  ne  lapidcmur  —  grandinis  icCv. 


(t)  Frère  Jacopooe  de  Todi  romposa  des  quinaires  sdruceioli  : 

Gur  mundus  militât  sub  vâna  gloHa, 
Cujus  prospcritas  est  tniiisitoria  7 
Tarn  ciio  labitur  ejus  prssentia, 
Quam  vasa  figuli  que  svnt  fragilia,  etc. 

(2)  Dulce  et  décorum  est  pro  patria  niori. 

Jam  satis  terris  nivis  atque  dire... 
Ibis  libumis  intcr  alta  navium... 

HORACK. 

Phaselus  ille  quem  vidctis,  hospites... 

Catulle. 

^3)  La  parienxa  ctae  f  6  dolorosa 

E  penofia  —  più  ch'altra  m*aiicide , 
Per  mia  flde  —  a  vol  dà  bel  diporto. 

(4)  II  est  daiis  ÀUacci,  Poeti  anticlù,  et  l'on  en  trouve  encore  deux  de  Ceoco 
Nuccoli  de  Pérouse,  avec  trois  tercets. 

(5)  .\vaut  lui ,  nous  trouvons  Toctave  daiis  Thibaut,  comte  de  rham[MiSHC« 


PREMIERS  POETES  ITALTEIfS.  469 

dont  la  sestine  moderne  n'est  qn*une  mutilation.  Les  premiers 
poètes  de  l'Italie  eurent  un  goût  particulier  pour  les  tercets.  La 
versification  se  perfectionnait  graduellement,  et  combinait  d'une 
manière  plus  mélodieuse  des  éléments  plus  conformes  à  la  na- 
ture de  la  langue. 

Pierre  des  Vignes,  Frédéric  II,  £nzo  et  Manfred,  ses  fils, 
versifièrent  dans  la  Sicile.  Ciullo  d'Alcamo  et  Mazzeo  Ricco  de 
Messine  paraissent  antérieurs  à  ces  poètes^  moins  élégants  que 
Rinald  d^Aquin>  Jacques,  notaire  de  Lentino,  et  Giiido  des 
Colonnes.  A  la  même  époque ,  la  poésie  était  cultivée  en  Tos- 
cane par  deux  Buonàgiunta  de  Lucques ,  Ghiaro  Davanzati^  SaU 
vino  Doni ,  Guido  Orjandi,  Noffo,  notaire  d'Oltrarno,  que  nous 
citons,  parce  qu'ils  furent  les  premiers.  Nous  avons  déjà  parlé 
de  saint  François  et  de  frère  Pacifique;  Forcalchiero  Forcalchieri, 
de  Sienne,  cultivait  peut-être  la  poésie  dès  1177,  et  il  semble 
faire  allusion  à  larpaix  de  Constance  lorsque,  par  ce  vers  :  TatU 
le  inonde  vit  sans  guerre,  il  commence  le  plus  ancien  chant  de 
la  langue  italienne.  Dante  de  Maîano,  qui  s'éprit  de  la  Nina  de 
Sicile  d'après  sa  réputation,  échangea  des  vers  avec  elle;  or,  bien 
qu'ils  fussent  de  pays  différents,  aucune  différence  ne  se  mani- 
feste dans  la  forme  de  leur  langage,  tapt  il  est  ;^rai  que  tous  s'é- 
tudiaient à  suivre  le  même  type. . 

Dans  le  nord  de  l'Italie,  on  écrivait  aussi,  mais  plus  grossiè- 
rement. Les  Milanais  Pierre  Besgapè,  qui  fit  l'histoire  de  l'Ancien 
et  du  Nouveau  Testament;  frère  Buonvicino  de  Riva,  qui  en- 
seigna les  belles  manières  (1),  et  Guido  de  Sommacampagna, 

(f^o/.  PASOUim,  Recherches  de  la  France;  Paris,  1617.)  Les  Aralies  mêmes  en 
offreDt  des  exemples. 

(1)  Frà  Bonveiin  de  Riva  che  sla  in  borgo  Legnano , 

Die  cortesie  de  deaoo  ne  disette  primano  ; 
Die  cortesie  cioquanta  che  s' de  usare  a  desco 
Frà  Bonvexjn  de  Riva  ne  parla  wo  de  fresco. 

Le  recueil  n**  92  de  la  bibliothèque  Ambrosienne  contient,  de  ce  mèm« 
Buonvicino,  une  Disptitatïo  Roxe  et  f^ioie,  qui  commence  ainsi  : 

In  nome  de  Dio  grande  e  de  Bonaventura , 
Chilè  {qui)  si  da  oomeuxo  a  una  legenda  pura 
De  gran  loya  e  sdaia  :  laschun  si  n'abia  coni 
lyimprender  ste  parole  de  dolie  nudridora. 

D'autres  de  ses  vers  célèbrent  la  dignité  de  la  glorieuse  vierge  Marte  : 

QoeUa  viola  olcnte ,  quclla  roxa  fioria , 
Quella  è  blanchisslm  liUo ,  qaeUa  è  gemma  Ibmia , 
QuellB  è  nostra  advocata ,  nostra  speranxa  e  via , 
Quella  è  piena  de  gratia ,  piena  de  owiexiaM. 


470  nSKIERS  TOETBS  If  AXiISlfS. 

jrecteur  véronais/qui  en  1360  écrmt  le  lYàité  et  Vart  det 
rhyikme$  vulgaires  (1),  ne  servent  que  pour  attester  combien  le 
didactique  toscan  était  alors  supérieur. 

Cette  énumération  sufBt  pour  qu'on  ne  répète  plus  ces  pa- 
roles banales,  que  Dante  a  créé  la  langue  et  la  poésie  italiennes; 
lui  qui,  dans  son  traité  du  Langage  vulgaire,  examine  et  jnge 
les  écrivains  qui  Tout  précédé,  en  condamnant  ceux  qui  se  sont 
6ervis,  sans  la  polir,  de  la  langue  telle  qu^on  la  parlait  ;  lui  qiB, 
même  dans  la  Divine  Comédie^  les  accuse  de  ne  pas  s'être  ins> 
pires  à  la  souroe  du  sentiment,  et  d'avoir  voulu  plaire,  non  par 
l'expression  vraie  de  l'amour,  mais  par  des' ornements  (2). 

I>antd  se  montre  très-sévère  envers  Guitton  d'Arezzo,  et 
pourtant  cet  auteur,  versé  dans  le  provençal,  le  français  et  l'es- 
pagnol, exposa  sous  des  formes  grossières  de  hautes  pensées, 
soit  dans  les  vers,  soit  dans  quarante  lettses  sur  divers  sujets,  la 
plupart  écrites  pour  l'édification  des  âmes ,  pour  encourager  k 
la  vertu  les  chevaliers  Gaudents,  auxquels  il  appartenait,  ou 
pour  exhorter  à  la  paix  Florence  et  les  autres  villes  de  la  Tos- 
cane; pour  peu  qu'on  les  dérouille,  ces  lettres  sont  loin  d*ètTe 
nrëprisables. 

,  Jacopone  deTodi,  docteur  et  lettré,  s'occupa  d'abord  de 
spéculations  et  de  plaisirs;  mais  un  jour,  assistant  à  un  spec- 
tacle, le  plafond  s'écroula,  et  sa  femme  fut  tuée  ;  lui  découvrant 
alors  le  sein,  il  la  trouva  xeinte  d'un  cilice  sous  des  habits 
somptueux.  Repentant,  il  se  fit  tertiaire  de  saint  François,  et, 
pour  s'attirer  le  mépris,  il  feignit  d'être  fou.  Aussitât  il  fut  en 

Qdella  è  saim  del  moado ,  Tflxello  de  deltade , 
VaxeUo  pretioxissim ,  e  plen  d*ogiil  boQUde , 
Vergea  sopra  le  vergen ,  aoprana  per  belUMls , 
Haii^stra  d*oortexU ,  et  de  grande  bumiltade,  etc. 

Nous  aTons  aussi  de  lui  différentes  légendes  de  saint  Christophe,  de  sainte 
Lude,  de  TesdaTe  Dalmasina.  Void  le  commencement  de  la  dernière  : 

Intendete ,  signori ,  sel  y!  place  ascoltare 
D'une  bello  sermone  eo  re  toUIo  conure  ; 
Se  voi  ponete  mente,  ben  ve  pork  zoTarei 
Ghè  sempre  de  la  morte  se  dee  ruom  recordare. 
Chi  serre  a  Jesa  Grtsto  non  pii^  mal  arriTare, 
Lo  sdavo  Dalmasina  per  nome  era  cbiamaio  « 
E  n  R»  de  la  Ztzilia,  e  in  Palermo  el  fb  nato,  etc. 

G*est  le  Ters  martdlien,  qui  fut  employé  aussi  par  Boezio  de  RinaM,  d*Aoqiii, 
dans  son  histoire  d^Àquila,  de  1262  à  1362.  (JUr,  il.  Script,) 

(1)  U  est  ukanuscrit  ;  et  voir  MAFVfli,  V^rcma  iUuitrmtOf  pttC  n»  tir.  n. 

(2)  Fuig.  thq„  I,  la,  Pm^.fJEMSf. 


PREîtIERS  POETES  ITALIENS.  471 

butte  aiîx  huées  des  enfants,  à  la  persécution  de  ses  frères  et  du 
pape  Boniface  VIÏ!;  enfermé  dans  une  pHson,  îl  y  composa  des 
vers,  ainsi  que  dés  laudes  sacrées ,  incorrectes  et  grossières, 
mais  parfois  vigoureuses,  et  dans  lesquelles  tout  est  spontané, 
la  pensée  comme  Texpression.  Il  ne  put  être  admis  dans  le  pre- 
mier ordre  de  Saint-François  qu'après  avoir  écrit  sur  le  mépris 
du  monde;  mais  il  ne  voulut  jamais  devenir  prêtre. 

Brunetto  Latini  nous  a  laissé  en  langue  vulgaire  le  Petit  tré- 
sor ^  recueil  de  préceptes  moraux  en  septénaires  rimes  deux  à 
deux.  <r  II  fut  secrétaire  de  la  commune  de  Florence,  mais 
homme  mondain.  Le  premier,  il  s'occupa  de  dégrossir  les  Flo- 
rentîtis,  de  leur  enseigner  à  parler  bien  et  habilement,  à  savoir 
juger  et  régir  la  république  selon  la  politique  (Villani).  »  Per- 
sécuté par  le  roi  Manfred,  il  se  réfugia  en  F^rance  auprès  de 
Louis  IX,  où  il  écrivit  le  Trésor,  dont  on  a  voulu  faire  une  en- 
cyclopédie de  ce  temps,  mais  qui  n'est  qu'un  mélange  confus 
de  choses  tirées  de  la  Bible,  de  Pline,  de  Solin.  H  dit  qu'il  le 
composa  en  français  jjour  ce  que  nous  sommes  en  France^  et  par 
ce  que  la  parleure  en  est  plus  délitahle  et  plus  commune  à  toutes 
gens.  L'original  resta  inédit,  mais  deux  traductions  italiennes, 
faites  du  temps  de  Pauteur,  enrichirent  la  langue  italienne  d'i- 
dées et  de  beaucoup  de  mots  ;  ce  travail  dut  jouir  d'une  longue 
estime,  puisqu'à  l'introduction  de  la  typographie,  il  fut  un  des 
premiers  qu'on  imprima  (i). 

Les  vers  rimes,  par  lesquels  Cino  de  Pistoie  célébra  la  belle 
Sauvage,  me  paraissent  obscurs  dans  la  forme  et  tout  alàmbi- 
qués^  néanmoins  on  vante  Pélégance  et  la  douceur  de  sa  poésie, 
6t  Dante  assure  que  les  chants  de  Ginô  et  les  sienâ  H  avaient 
«  élevé  la  puissance  et  la  dignité  du  parler  Italien,  lequel,  étant 
a  de  mots  très-grossiers,  de  constructions  incertaines,  de  pro- 
a  nonciation  défectueuse,  avait  été  rendu  par  eux  beau,  régu- 
a  lier,  parfait  et  gracieux.  »  Ses  Comtnentairés  sur  le  Gode  lui 
valurent  une  grande  renommée,  et,  banni  comme  Gibelin,  les 
universités  le  demandaient  à  Tenvi. 

Guido  Guinicelli,  de  Bologne,  expatrié  avec  les  Lambertazzi, 
et  mort  en  exil  deux  années  après,  est  appelé  par  Dante  «noble, 
a  très-grand,  son  père  et  l'un  des  meilleurs  qui  jamais  aient 

•' 

(1)  L'édition  de  1474  est  cilée  par  Mehds,  P^ita  Ambrosii  camaldolensis, 
pag.  156.  L'horrible  mélange  du  Patafio  qu'on  lui  attribue  est  au  moins  posté- 
rieur d  W  siècle,  comme  le  prouye  dàl  Fnria. 


473  PREHIERS  POETES  ITALIENS.  ' 

«  chanie  rimes  d'amour  douces  et  gracieuses...  Le  premier,  il  a 
«  donné  une  douce  couleur  à  la  forme  de  notre  idiome,  que  le 
«  rudejGuiiton  avait  à  peine  crayonnée  (i).  »  Il  nous  reste  peu 
de  ses  vers,  qui  d'ailleut^s  sont  altérés  ;  mais  ils  suffisent  pour 
attester  la  vigueur  et  l'élévation  du  poète;  on  ytroiive  des  pen- 
sées nobles,  un  style  dégrossi,  mérites  qui  pourraient  étonner 
dans  un  auteur  du  treizième  siècle,  si  nous  n'avions  pas  aussi 
de  la  prose  et  des  vers  de  Guitton,  bien  supérieurs  à  l'opinion 
que  Dante  et  ses  partisans  voudraient  nous  en  donner. 

Les  précédents  furent  surpassés  par  le  Florentin  Guido  Cavat 
canti,  qui,  en  chantant  Mandetta  de  Toulouse,  mêla  la  philoso- 
phie à  l'amour,  et  sut  donner  à  la  langue  une  élégance  toute 
moderne  (2). 

A  la  même  époque ,  la  prose  était  employée,  soit  dans  les 
prédications  ou  les  chroniques,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
soit  dans  les  traductions,  qui  sont  un  excellent  exercice  pour  les 
langues  nouvelles.  Frère  Guidotto  de  Bologne  écrivit  en  langue 
vulgaire  la  Fleur  de  rhétorique^  abrégé  du  livre  à  Hérennius, 
qu'il  dédia  à  Manfred,  roi  de  Sicile;  mais  probablement  les 
nombreuses  traductions  d'alors  sont  faites  d'après  le  français  et 
non  d'après  le  latin  :  de  là  les  romans,  de  là  plusieurs  des  Cent 
Nouvelles,  tirées  du  moine  de  Montai to. 

Des  écrivains  firent  usage  des  locutions  populaires,  mais  en 
les  combinant  selon  leur  caractère  et  leui*  degré  de  culture;  ils 
établirent  ainsi  la  suprématie  de  la  langue  toscane,  comlmttûe 


(1)  Con9. —  De  ^vulg.  eloq.  < —  Purg.  XXYI  ;  et  VEpîstola  al  s'ignor  Federigo, 
dont  Poliziaao  est  regardé  comme  Tauteur,  mais  qu'Apostolo  Zeoo,  avec  lie 
bonnes  raisons,  attribue  à  Laurent  de  Médicis. 

(2)  In  un  boschctto  trovai  pastorella 

Pib  cbe  la  Stella  bella ,  al  inio  parei-e  ; 
Capcgli  avea  bioadetti  e  ricciutelU , 
E  gli  occhi  pien  d'amor ,  cera  rosaia  ; 
Gon  sua  verghetta  pasturava  agnelU , 
E  scalsa ,  e  di  rugiada  era  bagnata  ; 
Cantava  corne  Ibsse  innaroorata , 
Era  adomata  di  tuuo  piacere. 
D'amor  la  salutai  imuiantinente ,  * 

E  domandai  se  avesse  compagnii  ; 
£d  ella  mi  rispose  dolcemente 
Che  sola  sola  per  lo  bosco  gla, 
E  disse  :  Sappi  quando  Taugel  pla , 
Allor  desla  lo  mio  cuor  drudo  avère. 

Ballata  Era  (m  pensier  d'amor. 

Voir  pour  les  autres  exemples  TAppendice  I*'  du  premier  volume. 


PREWIEHS  POETES  ITAIJENS.  47S 

vainement  par  ceux  qui  voulurent  emprunter  à  Dante  ses  doc- 
trines mal  éclairées  plutôt  que  ses  exemples  immortels.  Or  ces 
exemples  étaient  si  grandioses  et  si  nouveaux  qu'il  fut  salué 
oomme  le  créateur/ non -seulement  de  la  poésie^  mais  de  la  lan- 
gue, quoiqu'il  ne  fît  que  recueillir  leurs  traditions^  sur  lesquelles 
Il  projeta  la  lumière  du  génie  :  œuvre  d'autant  plus  étonnante 
que  le  reste  de  l'Europe  était  moins  cultivé  de  son  temps,  et 
que  Ton  connaissait  peu  les  modèles  anciens. 

Ces  modèles  oubliés^  Pimagination  s'était  jetée  dans  la  double 
voie  des  idées  religieuses  et  chevaleresques;  les  premières 
av^ent  produit  une  série  de  légendes  appliquées  à  cent  per- 
sonnages, à  des  époques  très-diverses^  et  qui  constituaient  une 
mythologie  chrétienne,  fort  inférieure  sans  doute  à  celle  des 
gentils^  mais  plus  morale,  plus  efficace,  et  dont  la  forme  était 
rallégorie  et  la  vision.  La  chevalerie,  introduite  en  Europe  avec 
les  croisades  et  vivifiée  par  leur  souffle,  avait  enfanté  tous  ces 
exploits  des  héros  de  la  Table-Ronde  et  des  paladins  de  Charle- 
magne,  ou  bien  transformé  à  la  moderne  les  compagnons  d'A- 
lexandre le  Grand  ;  elle  inventait  encore  des  généalogies  pour 
les  maisons  régnantes  et  surtout  pour  celle  de  France.  La  satire 
et  le  grotesque  prédominaient  dans  les  œuvres  de  ces  auteurs  ; 
car  ils  racontaient  des  entreprises  ridicules,  exagéraient  les  ac- 
tions héroïques,  ou  ne  les  exposaient  qu'avec  un  sourire  mo- 
queur. Nous  avons  vu  aussi  les  poètes-historiens,  dont  les  nar- 
rations étaient  affranchies  de  faits  imaginaires.  Le  sentiment 
individuel  s'exprimait  dans  la  poésie  lyrique,  toute  d'amour; 
mais,  s'il  avait  une  forme  légère  et  libre  parmi  les  Français  et 
les  Provençaux,  il  parla  bientôt  en  Italie  un  langage  respectueux, 
devint  platonique  et  métaphysique,  au  point  que  les  chants  d'a- 
mour eurent  besoin  de  commentaires,  qui  d'ailleurs  ne  man- 
quèrent pas  (1).  Le  sentiment  et  la  beauté  en  souffrirent;  mais, 
à  force  d'exprimer  de  pareilles  idées  ou  de  les  analyser,  la  lan- 
gue acquérait  de  la  vigueur  et  de  l'ampleur. 

Le  grand  nombre  de  fabliaux,  de  poèmes  et  de  romans  en 
français,  en  allemand,  en  provençal,  en  italien,  œuvres  d'instinct 
plutôt  que  d'art,  étaient  grossiers  par  la  forme,  et  simples  de 
conception.  Le  moyen  âge  n'avait  pas  encore  produit  l'homme 
qui  (tâche  des  poètes  primitifs}  sût  recueillir  toutes  les  tradi- 

(1)  Buona(piiiiU  écrirait  à  Guido  Cfuinicelli  que  sa  manière  d*écrire  éuii 
obicure. 


4t4  BAHTIi 

tiens  vivantes^  les  combiner  &veo  ia  Bcience  plus  raffinée  de  son 
temps,  et  mêler  à  la  satire,  à  l'histoire,  à  Famour ^  à  la  dévotion^ 
la  poésie  lyrique^  le  dialogue,  le  récit  et  Tidlégorie  qui  enaaoi 
les  formes;  cet  homme  devait  en  outre^  au  moyen  de  son  génie 
et  avec  Tart  qui  peut  seul  éterniser  les  travaux,  unir  leadogm» 
positifs,  les  institutions  civiles,  les  faits  historiques^  les  spéciila- 
tions  philosophiques  et  théologiques  :  voilà  ce  que  Dante  ais 
complit  avec  une  intelligence  supérieure)  aidée  par  les  cirooDi- 
tances. 
12^^1821       Descendant  d'un  nommé  Cacciaguida ,  qui  avait  suivi  à  la 
croisade  l'empereur  Conrad  >  Dante^  à  neuf  ans^  aceompagm 
ses  parents  dans  la  maison  de  Folco  des  Portinari  qui  célébftil 
les  calendes  de  mai;  là  il  vit  Bice,  fille  de  ce  seigneur,  laquelle 
«  ne  dépassait  pas  la  neuvième  année,  était  très-gracieuse,  ai- 
mable  et  gentille  dans  ses  manières^  belle  de  visage,  et  pins 
grave  dans  ses  paroles  que  son  jeune  ftge  ne  le  comportait. 
L'àme  de  Dante  en  f\it  tellement  frappée  que  nul  autre  plaisir 
ne  put  jamais  ni  effacer  ni  bannir  cette  belle  Image  (BoecAet).  » 
Il  se  mit  à  faire  des  vers  sur  la  jeune  fille  chérie,  en  les  en- 
voyant ,  comme  c*étaît  Tusage,  à  d'autres  poètes  toscans,  qui 
cherchèrent  sans  doute  à  le  détourner  d'une  voie  où  ils  crai- 
gnaient de  l'avoir  pour  rival,  ou  bien  lui  donnèrent  de  ces  en- 
couragements charitables  qui  ressemblent  à  une  insulte.  Qui- 
conque est  sensible  à  la  passion  vraie  comprendra  de  quelle 
manière  et  combien  il  Taimait,  quand  il  écrivait  :  «Cette  gentille 
dame  jouissait  auprès  des  gens  d'une  telle  faveur  que,  lorsqu'elle 
passait  dans  la  rue,  les  personnes  accouraient  pour  la  voir;  puis, 
lorsqu'elle  se  trouvait  auprès  de  quelqu'un,  elle  faisait  naître 
dans  son  cœur  une  telle  honnêteté!  qu^il  n'osait  pas  lever  ?les 
yeux  ni  répondre  à  son  salut.  Couronnée  et  vêtue  d'humilité, 
elle  ne  montrait  aucune  vanité  de  ce  qu'elle  voyait  et  entendait. 
Aussitôt  qu'elle  avait  passé,  beaucoup  disaient  :  Ce  n*e$t  pas 
une  femme  y  mais  bien  Vun  des  plus  beaux  anges  du  ciel;  et 
d'autres  :  Cest  une  merveille;  béni  soit  le  Seigtieuty  qui  fait 
des  œuvres  si  admirables!  Je  dis  qu'elle  était  si  gentille  que 
ceux  qui  la  regardaient  sentaient  en  eux  une  telle  douceur.,  hon- 
nête et  suave,  qu'ils  ne  savaient  pas  le  redire ^  il  h'était  même 
personne  qui  pût  la  regarder  sans  qu*il  éprouvât  d'abord  le  be* 
soin  de  soupirer  (1).  » 

(1)  Vita  nuovn.  —  Ce  sont  les  pensées  exprimées  dans  ce  sonnet,  le  plus  bean 


DANTÏ.  47S 

Bice  épousa  un  membre  de  la  famille  des  Bardi  ;  maïs  bien- 

iAt  (raconte  le  poète  )  «  le  seigneur  de  la  justice  appela  cette 

noMe  femme  à  briller  sous  l'enseigne  d'une  reine  bénie,  la  vierge 

Marie^  dont  le  nom  fut  en  grande  vénération  dans  la  bouche  de 

cette  bienheureuse  Béalrix.  »  Dante,  qui  s'imagina^  comme  Içs 

âmes  passionnées ,  que  tout  le  monde  devait  participer  à  son 

deuil  y  informa  par  )ettre*s  les 'rois  et  les  pinnces  de  cette  perte 

cruelle;  puis,  afin  de  se  distraire,  il  se  plongea  dans  des  études 

solitaires,  et  se  promit  a  de  garder  le  silence  à  Pégard  de  cette 

àme  bénie,  jusqu'à  ce  qu'il  pût  en  parler  d'une  manière  plus 

digne  ;  »  et  il  espérait  en  dire  n-ce  qu'on  n'avait  jamais  dit  d'au* 

cime  femme.  » 

Dante  raconte  ses  amours  dans  la  Vita  nuova,  le  premier  des 
livres  intimes  à  la  moderne,  où  il  analyse  le  sentiment  et  révèle 
868  tribulations  secrètes.  Dans  cet  opuscule,  écrit  trop  souvent 
avec  une  prétention  d'érudit  et  une  aridité  scolastique,  mais 
parfois  avec  la  candeur  natve  de  l'homme  qui  raconte  sa  vie,  et 
où  respire  une  mélancolie  qui  n'a  rien  de  morose,  Dante  se  * 
montre  plus  poète  que  dans  beaucoup  de  ses  poésies  ;  quoique 
Béatrix  fût  morte  depuis  longues  années,  il  la  contemple  dans 
ses  visions,  et  il  en  parle  comme  s'il  Pavait  vue  la  veille.  A  cet 
enthousiasme,  on  comprend  qu'il  ne  sera  jamais  ni  un  homme 
vulgaire  ni  un  écrivain  médiocre  *,  or,  si  l'amour  le  rendait  si  ' 
malheureux ,  que  ne  dut-il  pas  souffrir  lorsque  les  tourments 
politiques,  l'exil  immérité  et  sa  chute  avec  des  misérables  vin- 
rent s'unir  à  ce  sentiment  (1)  I 


de  la  langue  italienne»  que  Pétnurque  tte  le  jMUtlOBne,  parmi  ceux  qui  tniteût 

d'amour  : 

Tanto  gendle  e  tanto  onesta  pare 

La  donna  mia ,  quand'ella  altral  Sahtt:!, 

Ghe  ogni  lingua  diricD  tremaodo  muta , 

£  gli  occlU  non  ardiscon  di  guardare. 
SUa  scn  va ,  tentendosi  lodare 

Beoigiumenie  d'umiltà  retoata , 

B  par  che  sia  uoa  oo»  venuta 

Di  cielo  in  terra  a  miracol  mostrare, 
Hostrasi  al  placente  a  chi  la  mira , 

Che  dà  per  gli  occhi  una  dolcezza  al  core , 

Che  intender  non  la  pud  ehi  fioti  la  ptota  ; 
S  par  Ghe  dalle  ane  labhia  al  aooYa 

Uno  apirito  soave  pien  d*amor«  , 

Ghe  va  dicendo  all'anima  :  Sospira. 

(1)  Gader  coi  buoni  è  par  di  laude  degno. 

•  Tomber  avec  les  bona  est'encor  glorieux*  * 


476  DANTE. 

La  force  du  sentimenl  le  poussait  à  ceindre  le  cordon  de  saint 
François  ;  mais  ii  renonça  à  ce  projet  pour  se  mêler  aux  luttes  po- 
litiques. Exilé  par  ses  concitoyens^  ii  conçut  et  composa  une  épo- 
pée entièrement  diiïérente  des  modèles  classiques,  dont  il  avail 
une  connaissance  imparfaite.  L'Iiiade  exposait  les  vicissitudes 
gtierrières;  VOdyssée,  la  vie  domestique  des  petits  princes  grecs; 
VÉnéide^  la  grandeur  de  Rome.  Cette  Rome,  Dante  l'avait  vue 
en  1300^  lorsque  des  centaines  de  mille  de  pèlerins  accouraîent 
au  jubilé^  entraînés  par  une  pensée  unique,  le  salut  de  leur 
âme,  ce  qui  ne  les  empêchait  pas  d'avoir  chacun  ses  idées,  ses 
passions,  ses  caprices.  L'enthousiasme  religieux  de  toute  la 
chrétienté  se  concentra  dans  le  poète,  qui  entreprit  de  chanter 
l'homme,  et  d*exposer  comment  ses  mérites  ici-bas  sont  ré- 
compensés dans  l'autre  monde.  L'irritation  contre  les  honunes, 
les  misères  de  l'Italie  qu'il  avait  touchées  avec  la  main,  ses  en- 
tretiens avec  les  artistes  qui,  régénérant  alors  la  peinture,  lui 
donnaient  l'exemple  d'une  noble  audace,  mûrirent  ses  vastes  fa- 

•  cultes  poétiques  ;  enfin  l'amour,  la  politique,  la  théologie,  le 
mépris,  lui  dictèrent  la  Divine  Comédie^  qui  est  tout  à  la  Ibis 
l'épopée  la  plus  hardie  et  l'œuvre  la  plus  lyrique  de  la  langue 
italienne;  car  il  exhale  dans  ses  chants  sa  propre  inspiration, 
l'enthousiasme  dont  il  brûlait  pour  la  religion,  la  patrie,  l'eni- 

.  pire  et  les  objets  de  ses  immortels  ressentiments. 

Tous  les  arts  s'étaient  de  nouveau  réunis  dans  le  temple  et  la 
.  cathédrale,  comme  on  les  avait  vus  dans  le  principe,  avant  qu'ils 
se  fussent  perfectionnés  séparément,  au  préjudice  de  l'expres- 
sion universelle.  Ainsi  Dante  reprenait  l'épopée  véritable,  qui 
devait  comprendre  les  trois  éléments  de  récits,  la  représentation, 
l'inspiration ,  les  élans  de  l'imagination  et  les  spéculations  du 
raisonnement,  toucher  à  l'origine  et  à  la  fin  du  monde,  décrire 
le  ciel  et  la  terre,  l'homme,  Tange,  le  démon ,  le  dogme  et  la 
légende,  l'immense,  l'étemel,  l'infini,  avec  ses  connaissances 
toutes  personnelles  et  puisées  dans  le  peuple  ;  son  poème  fut 
donc  théologique,  moral,  historique,  philosophique,  allégori- 
que, encyclopédique,  mais  coordonné  de  manière  à  donner  des 
leçons  salutaires  pour  la  vie  sociale  (1)» 

(1)  Primus  sensus  est  qui  habetur  per  iittram  ;  aliiis  qui  haheiur  per  sifH^- 
cota  per  literam,  £t  primus  dieitur  literetlis,  secundus  veto  alifgoricus,  stpe 
moralis.  Est  subjectum  totius  operis,  liberaiiter  tantum  accepti,  status  oMmonm 
post  morttm  simpliciter  sumptus  ;  nam  de  illo  et  ctrea  ilium  totius  operis  versatmr 
processus.  Si  vero  accipitur  opus  altegorice,  subjeetum  est  Homo  proisi  merendo 


LA  DIVINE   COBCémS.  477 

Boccace^  qui  vécut  quelque  temps  après^  écrivit  que  Dante 
avait  [)our  but  unique  de  distribuer  la  louange  ou  le  blâme  à 
ceux  dont  il  jqgeait  la  politique  et  les  mœurs  honorables  ou  in- 
dignes, utiles  ou  funestes.  Réduii*e  une  si  Vaste  conception  à  la 
mesure  d'un  libelle  de  circonstance!  Et  telle  était  peut-être  l'o- 
pinion  des  hommes  vulgaires,  habitués  à  ne  voir  que  des  allu- 
sions et  des  actualités^  parce  qu'elles  sont^  en  effet,  contenues 
dans  les  vérités  éternelles  et  dans  cette  vaste  étendue  des  géné- 
ralités qui  distinguent  les  génies  élevés;  mais,  à  notre  avis, 
ceux-là  se  trompent  qui  ne  voient  qu'une  allégorie  politique 
^  dans  un  poème  «  auquel  mirent  la  main  le  ciel  et  la  terre.  »  La 
lutte  entre  le  néant  et  Pimmortalité,  entre  les  aspirations  vers  un 
bien  suprême  et  ^avilissement  de  maux  continuels,  ce  problème 
capital  qu'Eschyle  pressentit  dans  le  Prométhée,  que  Shaks- 
peare  exposa  dans  Hamlei,  que  Faust  essaya  de  résoudre  par  la 
science,  don  Juan  par  la  volupté,  Werther  par  l'amour,  fut  l'ob- 
jet des  méditations  de  Dante  comme  de  tous  les  penseurs. 

a  L'auteur,  à  l'époque  où  il  commença  ce  traité,  était  pé-  ^* 
cheur,  vicieux,  et  semblait  vivre  dans  une  forêt  de  vices  et  d'i- 
gnorance; mais,  dès  qu'il  fut  parvenu  sur  la  hauteur,  c'est-à-dire, 
à  la  connaissance  de  la  vertu,  alors  les  tribulations,  les  chagrins 
et  les  diverses  passions  procédant  de  ces  péchés  et  défauts,  ces- 
sèrent et  s'apaisèrent  (l}.i>  Cette  transformation  s'effectua  cfai» 
le  milieu  du  chemin  de  la  vie  du  poète,  lorsque  le  jubilé  le  rap- 
pela aux  sentiments  du  devoir. 

Les -poètes  païens  sont  remplis  de  descentes  aux  enfers.  Les 
Pères  chrétiens  ne  s'arrêtèrent  pas  à  les  décrire,  et  l'extatique 
de  Pathmos  glisse  légèrement  sur  ce  sujet  ;  mais,  après  Fexten- 
sion  de  la  barbarie,  il  semble  qu'on  s'attacha,  pour  renforcer  les 
barrières  contre  le  mal,  à  peindre  eii  détail  ces  terribles  suppli- 
ces. Le  sentiment  religieux  étant  devenu  le  sentiment  commun, 
des  centaines  de  légendes  reproduisaient  des  voyages  dans 
l'autre  monde.  Par  le  puiis  de  Saint-Patrice  en  Irlande,  Guerrin 
le  Chétif  descend  aux  lacs  enflammés  où  les  âmes  se  purifient; 
au  milieu  de  l'enfer,  disposé  en  sept  cercles  concentriques,  Tun 
au-dessous  de  l'autre,  et  dans  chacun  desquels  est  puni  l'un 

■ 

et  demerendo  per  arbitra  iiùeriatemJMtitiœ  ^rœmianMoànositu  est.  Finis  totius 
et  pewtis  est  removere  wvetttes  in  kac  vita  de  statu  miseriœ^  et  perducere  ad 
statum  frlicitatis,  (LeUre  à  Cane  de  la  Scala.) 

(1)  Jacques,  son  fils,  dans  les  commeiitAires  inédits. 


478  LA  JOVIlfS  GOUSDiS* 

des  péchés  mortels^  il  reacootre  beaucoup  de  pecsoDoes 
nues.  Enfin  Enoch  et  Élie  le  transportent  dans  les  délices  <iu 
paradis  et  résolveut  ses  doutes  (1).  Les  ^lies  compositioDS  ciii 
Songe  d'enfer  de  Rodolfe  de  Houdan^  et  du  Jengleur  qui  fom 
dans  fei^er,  circulaient  partout  coouue  expresâoo  de  croyance» 
très-répandues  et  communes  aux  peuples  les  plus  lointaius.  L'I- 
talie devait  surtout  connaître  la  vision  d'AlbériC;^  moioe  du  latml 
Cassin  vers  Tan  1127»  qui,  après  une  longue  m^adie^  resU. 
privé  de  sentiment  neuf  jours  et  neuf  nuits;  pendant  ce  temps, 
porté  sur  les  ailes  d'une  colombe  et  assisté  dô  deux  anges^  il  va 
dans  l'enfer^  puis  dans  le  purgatoire^  d'où  il  est  enlevé  aux  sept 
cieux  et  à  l'empyrée.  Brunetto  Latuû,  maître  de  Oanle^  avait 
puisé  dans  ses  croyances  Tidée  d'un  voyage  dans  lequel  il  disait 
qu'Ovide  l'avait  délivré  des  obstacles  d'une  forêt  inconnue  où  il 
s'était  égaré  (2). 

(1)  Le»  détails  i|ui  lui  donnent  tant  de  rcaaemblance  avec  Dante  penvenf 

avoir  été  s^outés  par  le  traducteur  lorsqu'il  eut  ooonu  la  Divin*  CemmUts.  Dans  la 
^Revue  des  Deux  Mondus,  f  septembre  1842^  sont  éuumérées  lea  nombremci 
visions  de  Tautre  moude  qui  précédèrent  celles  de  Daute.  Dans  le  Correspond 
dont  de  1843,  Ozanam  a  mieux  exposé  les  sources  poétiques  de  la  Divine  Corné' 
die.  Parmi  les  nombreux  exemples  qu'il  cite,  cehii  d'un  sage  Scandinave  mérite 
de  fixer  l'attention  :  Càtervatim  ibant  illiadPtutonls  areem,  et  gesîobani  onera  e 
plumbo*  Homiaé»  vidi  iiias  qui  multos  pecttmia  et  vita  speiianmi  ^  peetora  rt^Hm 
perfodeàant  i/tris  i$ùs  vaUdi  vene/mû  drecûnes*(^]»t'lÀoà,  63»  €4).  Vailà  la 
cité  de  Dite,  les  chapes  de  plomb  des  hypocrites^  et,  ce  qfù  est  plus  singulMr, 
les  serpents  qui  suivent  les  brigands.  Dans  V Alpliabetum  thihetanum,  le  père 
Gior^i  publia  une  image  de  Tenfer  selon  les  Indiens,  qui  ressemble  beaucoup  à 
cdui  de  Bante  (tab.  ii,  pag.  486).  L'enfer  du  Koran  suppose  sept  portes,  dont 
chacune  conduit  à  un  supplice  particulier. 

(2)  Pehsando  a  capo  chino 

.  Ptrdei  U  gran  cammtnD» 

£  tenoi  alla  traversa 

D*una  selva  diversa... 

lo  v'era  si  invescato, 

Ghe  già  da  nullo  lato 

Poteva  movcr  passo. 

Cosi  foi  giunto  lasso 

E  oiasao  in  mala  parte) 

Ma  Ovidio  per  arte 

Mi  diede  maestria , 

Si  cb'io  trovai  tal  via. 

Teaoretto» 
pr  tRéllécliisaant  la  tête  IncHnée,  Je  perdis  le  grand  chemin,  et  Je  me  mis  k  inverser  une 
Ibrét  inconnue...  Je  m'étais  al  bien  égaré  que  Je  ne  aaTais  de  qoel  eM  porter  mes  pas. 
Ainsi,  très-fatigué,  Je  me  trouvai  dans  une  triste  situation;  naia. Ovide»  par  son  ait» 
vint  à  mon  secours ,  et  Je  retrouvai  mon  cbeuiiiL  « 


I 

II 


LA  nmilK  GOKÉDIK.  t79 

Il  Mnit  puéril  d'accuser  J>aDte  cKmitatiOD.  La  Madone  avec 
l'mifaal  Jésus^  barbouillée  par  le  badigeonneur  du  village^  res- 
semble-t-elle  à  la  Vierge  de  Raphaël?  Les  temps  et  les  croyances 
luaiverselles  poussaient  Dante  à  cette  description  ;  le  livre  le  plus 
répaaduy  et  presque  Tunique  du  moyen  àge^  lui  fournissait  ces 
allégories^  les  visions  et  jusqu'aux  trois  bétes  féroces  qui  l'arrê- 
tent au  commencement  de  sa  descente  (4).  La  vision  est  telle- 
ment une  forme  essentielle  de  Tœuvre  de  Dante  qu'elle  se  con-- 
tinua  même  après  sa  mort  :  il  était  enseveli  depuis  huit  mois^ 
leraqu'il  apparut^  dit-oa^  à  Pierre  Giardino,  pour  lui  indiquer 
l'endroit  ou  ae  trouvaieat  déposés  les  treize  derniers  chants  de 
son  poeme^  dont  la  trorsiéœe  partie^  en  conséquence^  ne  fut  pu- 
bliée qu'après  sa  mort. 

La  prédilection  de  Dante  pour  les  idées  symboliques  se  mani- 
festait dans  tous  ses  ouvrages;  il  connut  Béatrix  à  neuf  ans,  et 
la  revit  à  dix-huit  à  la  neuvième  heure  ;  il  rêva  d'elle  dans  la 
première  des  neuf  dernières  heures  de  la  nuit  ;  il  la  chanta  à 
dix-^bttit  ans^  et  la  perdit  à  vingt-sept^  le  neuvième  mois  de  l'an- 
aée  judaïque.*  Ce  retour  des  puissances  du  nombre  le  plus  au- 
gMste  lui  indiquait  quelque  chose  de  divin  (S)^  comme  le  nom. 
de  BéalriX;  qualificatif  de  la  science  et  des  idées  les  plus  suMi- 
mesy  lui  paraissait  tenir  du  ciel  ;  il  la  divinisa  donc  comme  le- 
symbole  de  la  lumière  interposée  entre  finteiligence  et  la  vérité. 
Dante  ne  fait  donc  pas  de  la  poésie  par  instinct^  mais  il  cal- 
oule  et  raisonne  tout  ;  il  combine  son  poème,  un  et  triple  tout 
eoseinble,  en  trois  fbis  trente-quatre  chants^  outre  Tintroduction^ 
et  chacun  d'eux  en  un  nombre  presque  égal  de  terzine  (3)  ;  les 

(1)  iàBÈSOMf  diap.  5,  vers.  6  :  PtreusHt  eosUode  silva;  lùpns  md  'yesperam 
'WSlQ^ii  eosf  ^rdus  Dtgilans  tup^  civUates  eorum  s  omnis  qui  êgrênut  fiurU 
e«  eis^  capieturj  quia  muUipltcalœ  suni  prœvarieaûones  eorum»  ewijortaim  Mfttf 
aversiones  eorum, 

(2)  n  dît  en  propres  termes  que  Bice  est  un  9,  c'est-à-dire  un  miracle  dont  la 
racine  est  la  sainte  Trinité. 

(3)  Cent  chants,  en  tout  de  quatorze  mille  deux  cent  trente  vers,  répartis 
de  manière  que  la  seconde  caniica  dépasse  la  première  de  trente  vers  à  peine, 
et  la  troisième  de  vingt-quatre.  Le  poète  répond  à  ceux,  qui  verraient  là  un 
effet  du  hasard  : 

Ma  percha  pieue  son  tuttc  le  carte 
Ordite  a  questa  caniica  seconda. 
Non  mi  lasda  piii  Ir  lo  fren  deU*arte, 

Mais  sont  en  ce  moment  toutes  les  feuilles  pleines 
Qu'à  ce  ctiant ,  le  second  des  trois ,  Je  destinais  ; 


480  hk  DITINE  GCKfDIE. 

distributions  numériques  introduites  dans  son  premier  vers  {nei 
mezzo)  l'accompagnent  à  travers  les  gouffres  de  l'enfer,  au  pur* 
gatoire,  aux  cieux,  toujours  coordonnés  neuf  par  neuf.  Ce  res- 
pect pour  la  règle^  ce  frein  de  l'art  qu'il  crée  lui-même,  et  au- 
quel il  se  soumet,  ne  dérive-t-il  pas  de  cet  amour  de  Tordre  qui 
lui  faisait  désirer  la  monarchie  universçlie? 

Le  mélange  du  réel  et  de  l'idéal,  du  fait  avec  le  symbole,  de 
l'histoire  avec  Pallégorie,  mélange  commun  dans  le  moyen 
âge  (1),  servit  à  Daute  pour  greffer  sur  la  fable  mystique  l'exis- 
tence matérielle  et  les  événements  humains  de  date  récente. 
Ainsi  les  deux  mondes  sont  le  reflet  Tun  de  Tautre,  et  Béatrix 
est  tout  à  la  fois  la  dame  de  ses  pensées'  et  la  science  de  Dieu , 
comme  les  quatre  étoiles  véritables  figurent  les  vertus  cardina- 
les, et  les  trois  étoiles,  les  vertus  théologiques. 

Égaré  dans  la  forêt  sauvage  des  passions  et  des  brigues  poli- 
tiques, le  poète  de  la  littérature  et  de  la  philosophie,  personni- 
fiées dans  Virgile,  est  conduit  par  Pexpérience  à  connaître  la 
vérité  positive  de  la  théologie,  représentée  par  Béatrix ,  dont  il 
n^obtient  la  vue,  joie  première  de  son  Paradis,  qu'à  travers  le 
châtiment  et  l'expiation.  Sur  le  seuil  de  l'enfer,  il  rencontre  les 
infortunés  qui  vécurentsans  infamie  et  sans  gloire,  engeance  im- 
bécile, appelée  prudente  dans  les  siècles  qui  ne  connaisaent 
d'autre  vertu  que  cette  lâche  modération  dont  les  conseils  dis- 
suadent d'avoir  tn^.  Des  châtiments  moins  sévères  attendent  ceux 
dont  les  fautes  sont  toutes  personnelles  ;  le  courroux  du  del  se 
déchaîne  avec  plus  de  rigueur  contre  les  hommes  qui  ont  of- 
fensé les  autres.  Aussi,  dans  le  second  royaume,  les  méfaits  s'ex- 
pient par  des  peines  proportionnées  au  préjudice  quMls  ont 
causé  à  la  société.  Or,  pour  l'homme  sérieux ,  c'est  encore  à 
cette  pensée  sociale  que  se  rapportent  les  questions  que  le  poète 
soulève  et  discute,  comme  les  inimitiés  politiques,  le  libre  ar- 
bitre, Pindissolubilité  dés  vœux,  la  volonté^ absolue  ou  mixte^ 

Et  Vart  sévèt^e ,  auquel  en  tout  je  ine  soumets, 
Plus  loio  pour  mVnipôchcr  d'aller ,  raidit  les  rêne». 

frad.  d*£.  Aroux,  1842,  Purç.  xxni. 

(1)  Daiis  Richard  de  Saint- Victor  {De  prépara tione  ad  contempiationem)^  la 
famille  de  Jacob  représente  celle  des  facultés  humaines  ;  Rachel  et  Lia,  Tin- 
teltigence  et  la  volonté;  Joseph  et  Renjamin,  fils  de  la  première,  la  science  et  la 
contemplation,  opérations  principales  de  riulelligence  ;  Rarhel  meurt  en  dmi- 
nant  le  jour  à  Renjamiu,  comme  riutelligeiice  s'évanouit  dans  Teitase  de  la 
contemplation. 


LA   DIVINE  COMÉDIE.  481 

la  solution  du  problème  comment  un  fils  pervers  naît  d'un 
père  vertueux,  et  le  choix  d*un  état  qui  ne  doit  passe  faire  con- 
tre le  vœu  de  la  nature. 

Dans  ces  temps,  où  Fon  ne  connaissait  pas  le  frein  qu'impose 
^éducation,  tout  était  poussé  à  l'excès;  or  Dante  nous  dépeint  les 
hommes  de  cet  âge  avec  leur  crédulité ,  leurs  haines,  leur  soif 
de  vengeance.  Il  s  érige,  comme  c'est  le  rôle  du  poete^  en  con- 
seiller des  nations^  en  juge  des  événements  et  des  hommes^  en 
roi  de  l'opinion;  mais  le  fiel  peu  chrétien  qu'il  distille  sur  la 
trame  religieuse  est  aussi  nuisible  au  fond  qu'à  la  forme. 

Une  beauté  particulière  au  Dante,  c'est  la  rapidité  de  sa  mar- 
che; sans  s'arrêter  à  faire  étalage  d'art,  de  figures  de  rhéto- 
rique^ de  descriptions^  et  sans  répéter  des  pensées  déjà  expri- 
mées^ il  va  droit  au  but,  frappe  et  passe.  Habile  à  saisir  ou  bien 
à  dégager  les  caractères  des  êtres  sur  lesquels  il  se  fixe ,  il  est 
.  toujours  d'une  telle  fidélité  dans  ses  peintures  que  l'on  voit  ses 
tableaux  et  que  lou  entend  ses  personnages.  Génie  libre^  il  em- 
ploie un  style  propre,  rempli  de  vigueur  et  de  simplicité,  avec 
lin  langage  discipliné  qui  n'exprime  pas  toujours  le  sentiment 
complet  du  poète,  mais  qui  nous  fait  mieux  entrevoir  Tinfini, 
atin  que  nous  en  cherchions  le  sens  en  nous-mêmes.  Jamais  au- 
cune œuvre,  par  la  force  et  la  concision,  n'égala  ce  poème,  où 
chaque  mot  résume  tant  de  choses,  où  un  vers  contient  tout  un 
chapitre  de  morale  (1)>où  une  ierzina  est  un  traité  de  style  (2). 
La  génération  humaine  et  Taccord  de  la  prescience  de  Dieu  avec 
la  Uberté  de  rhotnme,  ces  questions  abstruses  qui  jusqu'alors 
n'avaient  paru  que  dans  le  dédale  épineux  de  Targumentation 
scolastique,  y  sont  résolues  envers  élégants (3).  Dante  agit  donc 

(1)  *    Cliiedc  coiisiglio  da  persona 

Chc  vcde,  c  yuoI  dirittamentc,  ed  ama. 

11  demande  conseil  à  celui 
Qui  voit,  qui  veut,  et  qui  aime  convenablement. 

(2)  lo  mt  son  un ,  che  quando 

Amore  spira ,  ooto ,  c  in  quel  modo 
Ch'ei  dctta  dentro,  vo  sigoificando. 

Je  me  borne  à  tracer  ce  que  Tamour  ni*Insptre; 
El  quand  j'entends  sa  voix ,  Je  vais  docilement , 
Selon  quMl  m'a  dicté  me  contentant  d'écrire. 

•        (3)  La  contingenu ,  che  fuor  dal  quaderno 

Délia  vostra  memoria  non  si  stcnde, 
Tutta  è  dipinta  nel  cospetto  eterno. 
Neccbsità  perù  quindi  non  prende 

HI8T.   DKS  ITAL.  —  T.   V.  31 


48â  LA  MTINE  OOMiDII. 

sur  le  lecteur  moins  par  ce  qu'il  exprime  que  par  ce  qa^  insi- 
nue^ moins  par  les  idées  qu'il  excite  directement  que  par  celles 
qui  viennent  en  foule  s'associer  aux  premières.  Il  est  impossible 
de  le  comprendre  si  TimaginatioH  du  lecteur  ne  vient  pas  en 
aide  à  la  sienne.  11  esquisse,  et  laisse  au  lecteur  le  soin  de  metlie 
les  couleurs  ;  il  donne  le  motif,  et  celui-ci  doit  trouver  l'hanno- 
nie.  Cet  exercice  de  l'activité  le  fait  paraître  phis  grand. 

Dante  n'est  pas  un  auteur  de  cabinet;  il  montre  sa  noblesse 
en  écrivant  ce  qu'il  voit^  et  dès  lors,  dans  toute  la  liberté  de 
son  génie,  il  ne  craint  pas  la  critique,  pèche  par  le  goût,  et 
manque  de  cette  élégance  qu'exigent  les  temps  polis.  U  oom- 
prit  la  nature  du  style  nowvecm^  qui  ne  saurait  conserver  l'in- 
vanîable  dignité  des  anciens;  mais,  comme  dans  la  société,  il 
place  le  ridicule  à  côté  du  terrible  :  d'où  le  titre  AeComédie  (I). 

Nous  ne  voulons  pas  justifier  Dante  d'avoir  introduit  dans 
son  poème  tant  de  questions  scolastiques;  mais,  si  elles  nous 
paraissent  étranges  aujourd'hui  qu'elles  ne  sont  plus  dans  dos 
habitudes,'  elles  se  discutaient  alors  journellement,  et  toute  p«r* 
sonne  instruite  avait  pris  parti  pour  ou  contre,  comme  le  font 
les  modernes  dans  les  théories  politiques;  du  reste,  il  est  de 
la  nature  des  poèmes  primitifs  de  recueillir  et  de  répéter  tout  ce 
qu'on  sait. 

On  peut  le  nier,  mais  le  plus  grand  défaut  de  Dante,  c'est 
l'obscurité  (2).  Des  locutions  forcées,  impropres,  des  mots  et 

Se  non  corne  dal  viso  in  che  si  specchia , 
Nave  che  per  corrente  gib  discende. 

La  contingence ,  qui  de  lliumaine  matière 
Smbraise  retendue  et  le  livre  complet , 
.    Dans  le  regard  de  Dieu  se  réfléchit  entière  ; 
Mais  la  nécessité  n*en  est  pas  plus  reflet 
Que  de  l'œil  oti  se  mire ,  en  sa  marche  rapide , 
Un  vaisseau ,  son  essor  sur  la  plaine  liquide. 

(1)  Dans  la  dédicace  à  Cane  de  la  Scala,  Dante  veut  que  son  ouvrage  porte 
ce  titre  :  Incipit  Comœdia  Dantis  Alighîen,  Florentine  natione  non  morihus. 
Et  il  ajoute  :  «  J'appelle  mon  œuvre  comédie,  parce  qu'elle  est  écrite  dans  un 
ic  mode  humble,  et  parce  que  j'y  ai  employé  le  langage  vulgaire  dans  lequel 
a  les  femmes  mêmes  du  peuple  se  communiquent  leiii*s  pensées.  »  11  est  bon  de 
savoir  eu  outre  que,  dans  le  Traité  du  langage  vulgaire /li  distingue  trois  styles  : 
tragédie,  comédie,  élégie. 

(2)  Boccace  dit  dans  im  sonnet  : 

Dante  Alighicri  son ,  MInerva  oAçura 
DHntelIigenza  e  d*ane. 

Dante  Alighieri  suis ,  Minerve  obscure 
DlnteUigeoce  et  d*aru 


j 


LA   DIVINE  G(ndh)IB.  483 

des  phrases  imposés  par  Pexîgence  de  la  rime,  des  termes  em- 
ployés dans  un  sens  nouveau^  des  allusions  détournées^  par* 
tielies,  ou  trop  légèrement  indiquées,  des  choses  éphémères  et 
municipales  énoncées  comme  étant  connues  et  perpétuelles^  le 
hérissent  de  tant  de  difficultés  qu'Homère  et  Virgile  exigent 
moins  de  commentaires;  un  Italien  même  est  obligé  de  l'étudier 
comme  vm  livre  étranger,  en  promenant  alternativement  ses 
yeux  du  texte  à  la  glose;  puis  on  y  rencontre  des  pensées  qu'il 
est  impossible  de  comprendre,  même  après  des  volumes  de  dis- 
cussions. H  est  vrai  que  cette  phraséologie  s'adapte  si  bien  à  sa 
manière  de  concevoir  et  de  versifier  qu'on  doit  la  regarder 
comme  la  plus  propre  à  révéler  son  âme  et  ses  pensées.  On  di- 
rait même  que  l'attrait  du  poète  consiste  dans  une  vertu  occulte 
des  mots,  qui  ont  besoin  d'être  disposés  d'une  façon  détermi- 
née; transposez-les,  changez  un  adjectif,  substituez  un  syno- 
ny  me,  et  ils  ne  sont  plus  les  mêmes.  Il  y  a  des  vers  sans  aucune 
signification,  et  pourtant  tout  le  monde  les  sait  par  cœur;  en- 
tendez ces  tercets  tels  qu'ils  sont,  et  la  vanité  se  personnifie,  le 
passé  devient  présent,  l'avenir  se  dessine. 

Tels  furent  les  commencements  extraordinaires  de  fa  langue 
italienne.  Dans  la  Vie  nouvelle^  Dante  avait  blâmé  ceux  a  qui 
riment  sur  une  autre  matière  que  l'amour,  attendu  que  cette 
manière  de  parler  (l'italien)  avait  été  imaginée  dès  le  principe 
pour  traiter  des  sujets  d'amour,  d  Mais,  dans  les  affaires  poli- 
tiques, il  dut  reconnaître  la  force  du  langage  vulgaire  ;  puis  il 
comprit  que  a  la  langue  doit  être  un  serviteur  obéissant  à  celui 
qui  l'emploie,  et  que  le  latin  est  plutôt  un  maître,  tandis  que  le 
parler  vulgaire  se  transforme  à  vokMiité.  »  11  disait  donc  dans  le 
Convito  :  a  Celui-ci  sera  la  lumière  nouvelle  et  le  soleil  nouveau, 
qui  s'élèvera  à  la  place  du  soleil  éclipsé  (le  latin],  pour  éclairer 
ceux  qui  sont  dans  les  ténèbre$  et  dans  l'obscurité  à  cause  du 
soleil  usé  qui  ne  brille  plus,  jf 

Frère  Hilaire,  prieur  du  monastère  de  Saînte-Croix-du-Corvo, 
dans  le  diocèse  de  Luni,  en  adressant  le  pieinier  chant  à  Uguc- 
cione  de  la  Fagiuola,  lin  écrivît  cette  lettre  :  cr  Dante  est  venu 
ici,  soit  par  dévotion  an  lieu,  soit  par  tout  autre  motif.  Ayant 
aperçu  cet  homme,  qui  n'était  connu  ni  de  moi  ni  d'aucun  de 
nos  frères,  je  lui  demandai  ce  qu*il  voulait  et  ce  qu'il  cherchait. 
Gomme  il  ne  répondait  pas,  et  contemplait  silencieusement  les 
colonnes  et  les  travées  dn  clottre,  je  lui  demandai  de  nouveau 
ce  qull  voulait  et  ce  qa^  cherchait;  tournant  alors  lentement 


484  LANGUE  DE  DANTE. 

la  téie,  et  dirigeant   ses  regards  siir  mes  frères  et  moi,  il  ré- 
pondit :  La  paix  !  ce  qui  me  donna  plus  grande  envie  de  le  coo- 
naitre.  Je  le  pris  à  part,  et,  après  avoir  échangé  quelques  pa- 
roles avec  lui,  je  le  connus;  car,  bien  que  je  ne  Teusse  jamais 
vu  avant  ce  moment,  sa  renommée  était  venue  jusqu'à  moi  de- 
puis longtemps.  Lorsqu'il  s'aperçut  que  mes  regards  ne  le  quit- 
taient pas,  et  que  je  l'écoutais  avec  un  vif  intérêt,  il  tira  de  scm 
sein  un  livre,  qu'il  ouvrit  avec  une  grâce  parfaite,  et  me  Toffrii 
en  disant  :  Frèrey  voici  une  partie  de  mon  œuvre^  que  tu  n^as  pas 
vue  peut-^tre  ;je  te  laisse  ce  souvenir;  ne  m'oublie  pas.  Je  serrai 
sur  ma  poitrine  avec  reconnaissance  le  livre  qu'il  m'avait  donné, 
et,  lui  présent,  j'y  portai  les  yeux  avec  un  grand  amour;  mais, 
en  voyant  qu'il  était  écrit  en  langue  vulgaire,  j'éprouvai  une 
surprise  qui  se  manifesta  sur  mon  visage,  et  il  m'en  demanda 
la  cause.  Je  lui  répondis  que  j'étais  étonné  de  ce  qu'il  avait 
composé  dans  cette  langue^  parce  qu'il  me  semblait  difficile  et 
même  incroyable  que  dj^s  pensées  si  hautes  pussent  être  expri- 
mées par  des  mots  de  l'idiome  vulgaire;  que  d'ailleurs  je  ne 
trouvais  pas  convenable  qu^ine  science  si  grande  et  si  digne  fût 
revêtue  de  la  forme  plébéienne  :  Tu  as  raison^  répliqua-^-il, 
et  moi-même  f  ai  pensé  comme  toi;  lorsque^  dès  le  principe^  les 
semences  de  ces  choses,  infuses  peut-être  par  le  ciel^  commencè- 
rent à  germer  en  moiy  je  choisis  la  langue  qui  en  était  la  plus 
digncy  et  non-seulement  je  la  choisis  ^  .mais  aussitôt  je  chantai 
ainsi  : 

Ultima  régna  caiiani  fluido  contermiua  tuundo, 
Spiritibiis.  qiia;  late  patent,  quae  pnemia  nolvunt 
Pro  meritis  ciiicumqiie  suis. 

J/û/.v,  lorsque,  songeant  à  la  condition  de  Vâge  présent ^  je  vis 
que  les  chants  des  illustres  poètes  étaient  délaissés^  et  que  les 
hommes  généreux  par  qui  s* écrivaient  ces  choses  au  bon  temps 
avaient,  6  douleur!  abandonné  les  arts  libéraux  aux  plébéiens, 
alors  je  jetai  cette  petite  lyre  dont  je  m'étais  orné^  etfen  accor- 
dai une  autre  mieux  adaptée  à  t' oreille  des  modernes;  car  m 
apprête  en  vain  un  aliment  solide  pour  la  bouche  qui  ne  sait 
encore  que  teter, 

Dante,  en  effet,  pour  décrire  l'univers,  osa  employer  l'italien^ 
auquel  il  donna  la  vigueur^  la  rapidité,  la  liberté  d'une  langue 
vivante.  S'il  ne  la  créa  points  il  lui  fit  prendre  un  essor  plus  su- 
blime; s'il  ne  la  fixa  point,  il  la  détermina^  et  montra  ce  qu'elle 


LANftUB  BB  DANTE.  485 

pouvait  Excepté  les  expressions  doctrinales,  on  celles  qu'il 
créait  par  caprice  ou  besoin,  car  il  se  vantait  de  ne  jamais  faire 
servir  la  pensée  au  mot  ou  le  mot  à  la  rime  (i),  les  autres  sont 
encore  usitées.  S'il  était  vrai^  comme  Ton!  imaginé  quelques 
écrivains,  qu'il  eût  fait  des.  emprunts  aux  divers  dialectes,  il 
aurait  formé  un  mélange  absurde^  pédantesque,  sans  le  souffle 
populaire  qui  seul  peut  donner  la  vie.  La  prose  et  les  vers  de 
ses  contemporains^  quant  aux  locutions,  ne  diffèrent  pas  des 
siens.  Né  Toscan^  il  n'eut  pas  besoin  d'employer  d'autre  idiome 
que  celui  de  son  pays  ;  tes  mots  d'autres  dialectes  dont  il  fit 
usage  quelquefois  pour  la  commodité  des  vers^  sont  en  moindre 
quantité  que  les  expressions  latines  ou  provençales^  auxquelles 
néanmoins  il  ne  songea  point  à  conférer  le  droit  de  cité,  irrité 
contre  sa  patrie^  il  professa  des  théories  en  opposition  complète 
avec  ce  qu'il  pratiquait  lui-même  ;  après  avoir  traité,  dans  son 
livre  De  vuigari  eloquio  (écrit  en  latin  par  une  nouvelle  contra- 
diction) de  l'origine  du  langage  humain  (2),  de  la  division  des 
idiomes  et  de  ceux  qu'avait  produits  le  latin,  qui  sont  la  langue 
d'oc,  la  langue  iVoui  et  la  langue  de  «/,  il  reconnaît  dans  cette 
dernière  quatorze  dialectes,  semblables  à  des  plantes  sauvages 
dont  il  faut  débarrasser  le  sol  de  la  patrie.  Il  aiTache  d^abord 
le  romagnol,  le  spolétain,  l'ancouitain,  ensuite  le  ferrarais,  le 
vénitien,  le  bergamasque,  le  génois,  le  lombard  et  les  autres 

(1)  Le  commentateur  anonyme  dit  :  »  Mo},  écrivain,  j'ai  entendu  dire  à 
«  Dante  que  la  rime  ne  l'entraîna  jamais  à  dire  ce  qu'il  a\  ait  pensé,  mais  que 
n  très-souvent  il  faisait  dire  aux  mots  dans  ses  rimes  (ont  autre  chose  que  ce 
«  qu'ils  avaient  coutume  d'exprimer  chez  les  autres  Jioétes.  »  C/est  là  une 
licence  du  génie,  et  non  un  mérite. 

(2)  Selon  lui,  la  première  langue  créée  en  même  tempsu  que  l'hoihme  aurait 
été  l'hébreu.  Dans  le  Paradis^  au  contraire,  il  dit  qu'elle  eut  une  origine  na- 
turelle, mais  qu'elle  avait  péri.  W  soutenait  que  toutes  les  sciences  avaient  été 
réservées  au  premier  homme  : 

Tu  credi  che  nel  petto ,  onde  la  Costa 

Si  trasse  per  formar  la  bella  guaiicia , 

Il  cai  palato  tanto  al  mondo  co«ta, 
Qualuiique  alla  natara  umana  lece 

Aver  dl  lume ,  tutto  fosse  infùso. 

Par,  XIII. 

Tu  crois  assurément  que  Jadis  fut  au  sein 
Dont  la  d^te  engendra  la  belle  enchanteresse 
Qui  fit  payer  si  cher  au  monde  sa  faiblesse. 
De  himlère  Infusé  tout  ce  qu*à  Tétre  humain 
Il  soii  Jamais  permis  d'acquérir... 

Trad.  d*E.  Aroox. 


486  LàUGUI  Bl  DAim« 

dialectes  traospadans  ryden  et  kéri$$é$ ,  et  les  bafinares  oMemU 
des  Istriotes.  Selon  lui,  «  le  langage  vulgaire  des  Romains,  cms, 
pour  mieux  dire^  son  triste  parler,  est  le  plus  laid  de  tous  les 
dialectes  italiens,  et  il  ne  faut  pas  s'en  étonner,  puisqu'ils  soot 
par-dessus  tout  fétides  dans  les  mq^urs  et  dans  les  usages.  »  Il 
dit  que  Ferrare>  Modène,  Reggio  et  Parme  ne  peuvent  avoir  de 
poètes  à  cause  de  leur  loquacité  (4). 

>  En  résumé,  il  laisse  apparaître  que  la  question  grammaticale 
est  ce  qui  lui  importe  le  moins;  mais  il  blftme  surtout  les  Tos* 
oans  de  oe  qu'ils  ^attribuent  arrogamment  le  mérite  de  ptaier 
te  vulgaire  illuetre.  Ge  langage,  d'après  lui,  a  est  celui  qui  existe 
dans  chaque  ville  et  ne  réside  dans  aucune  ;  vulgaire  cardinal, 
aulique,  qui  est  à  toutes  les  cités  d'Italie,  etsemUe  n'appartenir 
à  aucune;  avec  lequel  tous  les  dialectes  vulgaires  des  villes 
d'Italie  doivent  se  mesurer,  se  peser  et  se  comparer.  »  Pour  des- 
servir sa  patrie,  il  rcU^aisse  son  langage,  et  désapprouve  d'autant 
plus  les  dialectes  qu'ils  se  rapprochent  davantage  du  florentin  ; 
cependant  il  insulte  les  Sardes,  parce  qu*ils  n'ont  pas  de  dia- 
lecte propre ,  et  parlent  encore  latin.  Il  vante ,  au  contraire ,  le 
sicilien,  en  disant  que  c'est  ainsi  que  s'appelle  et  que  s'appellera 
toujours  l'italien  ;  au  dernier  chapitre ,  il  écrit  pourtant  qœ  le 
parler  italien,  qiu>d  totiue  italix  est,  latinum  vulgare  vocatur. 
Toutes  les  fois  qu'il  lui  arrive  de  faire  mention  de  son  dialecte 
ou  de  l'italien  en  général ,  il  l'appelle  vulgaire ,  ou  langage  tos- 
can, ou  latin,  et  jamais  sicilien. 

A  l'appui  de  son  sophisme ,  il  cite  quelques  mots  de  chaque 
dialecte,  preuve  insuffisante,  et  des  vers  des  poètes  de  chaque 
région,  louant  ceux  qui  s'appliquèrent  à  la  langue  aulique,  bU* 
mant  ceux  qui  firent  usage  de  la  populaire,  surtout  les  Toscans. 
Rjen  n'est  moins  juste  que  de  pareils  jugements ,  et  il  suffit  de 
lire  les  vers  qu'il  cite  pour  voir  que  les  chants  populaires  de  la 
Toscane  ressemblent  beaucoup  aux  poésies  des  lettrés  d'autres 
pays  ;  d'où  il  résulte  que  le  langage  des  hautes  classes  partout 
ailleurs,  c'est-à-dire  le  langage  étudié,  était  la  langue  naturelle 
et  générale  de  Florence  (2). 

(1)  De  vulg,  eloq.,  i,  15.  Néanmoins  un  Jean  de  Modène,  un  Anselme  et  un 
Antoine  du  Berretaïo,  de  Ferrare,  avaient  déjà  brillé  ;  Reggio  avait  déjà  produit 
divers  poètes,  membres  de  la  famille  de  Gastello,  et  un  Ghérardi  qui  échangea 
des  sonnets  avec  Gino  de  Pistoie;  puis  Ferrare  donna  le  jour  à  Boîardo,  à 
TArioste,  à.Manzoni,  à  Monti. 

(2)  La  démonstration  de  ce  fait  peut  se  voir  dans  Galvami,  SttUa  teriià 


QUESTIONS  DE  LANGinB.  tt? 

Maigre  les  commentaires  des  écrivains  les  plus  érudits,  ou 
peut-être  k  cause  de  ces  commentaires^  je  n'ai  pu  saisir  ie  but 
précis  que  Dante  s'est  proposé  dans  cet  ouvrage ,  et  jignore  si 
d'autres  ont  été  plus  heureux  que  moi  :  tant  il  se  contredit  sou- 
vent, tant  il  s'égare  dans  les  jugements  les  plus  inattendus.  Celui 
qui  voudrait  y  voir  quelque  chose  de  plus  que  le  dépit  d'un  exilé 
pourrait  supposer  que  les  doctes  avaient  montré  peu.  d'estime 
pour  sa  Comédie,  parce  qu'elle  était  écrite  dans  la  langue  de  âa 
nourrice^  sans  les  patientes  études  qu'exigeait  le  latin  ;  c'est  pour- 
quoi il  entreprit  de  démontrer  qu'aucun  dialecte  ne  doit  s'écrire, 
mais  qu'il  faut  choisir  dans  tousc^qu'ils  ont  de  meilleur.  Il  avait 
raison  en  partie  ;  car^  lorsqu'on  veut  (Composer  un  bouquet^  on 
ne  cueille  pas  toutes  les  fleurs  d'un  jardiU;  mais  les  plus  belles. 
Or  cet  art  de  passer  au  crible  et  de  bien  écrire  ne  peut  étrt  en- 
seigné que  par  les  hommes  qui  écrivent  bien^  et  ces  hommes  île 
sont  renfermés  dâtis  les  limites  d'aucun  pays  ;  mais  ta  Toscane 
seule  était  le  jardin  naturel  qui  produisait  les  fleurs  les  plus  abon- 
dantes. En  effets  Dante  avoue  que  jusqu'alors,  nonseule^eni  l'o- 
pinion des  plébéiens,  mais  celle  de  beaucoup  d'hommes  iliUsires, 
ce  qu'il  appelait  \me  folie,  attribuaient  au  floreutih  le  tKt^  de 
vulgaire,  illustre.  Et  pourtant  il  croyait  nécessaire  d'assigner  un 
dialecte  pour  fondement  à  la  langue  écrite ,  bien  que ,  par  ran- 
cune contre  les  Florentins ,  obtus  dans  leur  honteux  langage ,  il 
donnât  la  préférence  au  disgracieux  bolonais  ;  puis  il  affirmait 
qu'il  faut  observer  les  règles  de  la  grammaire  pour  écrire  en 
latin  ^  mais  que  le  bel  idiome  vulgaire  suit  Vusage, 

Dans  la  rare  métaphysique  d'alors^  il  confondait  la  langue  avec 
le  style.  11  est  vrai  d'ailleurs  qu'en  adoptant  celle  des  Floren- 
tins, il  fallait  la  raflSner  par  le  concours  de  l'art  et  du  génie;  or, 
comme  la  culture  d'un  idiome  est  favorisée  par  les  hommes  qui 
pensent  et  parient  bien,  Bologne,  à  cause  de  son  université^  con- 
venait mieux  pour  améliorer  le  style  que  la  commerçante  Flo- 
rence. Pourquoi,  du  reste,  le  blâmer  de  n'avoir  pas  su  faire  une 
distinction  qu'on  ne  trouve  pas,  même  aujourd'hui,  dans  les 
nombreux  écrivains  qui  ont  agité  cette  question?  Au  surplus,  il 
ne  traite  pas  de  la  langue  en  général,  mais  de  celle  qui  convient 
aux  canzonif  remarque  importante  qui  ne  doit  point  échapper 
à  ceux  qui  prétendent  faire  de  Dante^.  Florentin,   un  adver- 

deUe  dattrine  pmrlUarimnênêlJmtto  ttorico  deUmlingua;  Milan,  XUb,  pa§«  lt4 
et  suivantes. 


488  QUESTIONS  B£  LANGUE. 

saire  déclaré  de  ce  dialecte  florentin  qu'il  a  inironisé  à  jamais. 

Il  composa  d'autres  vers,  surtout  des  c<$nzoni  erotiques^  cloot 
il  fit  ensuite  un  conunentaire  dans  le  Canvifio.  Dans  cette  ora- 
vre,  médiocre  d'ailleurs,  il  entreprit ,  parvenu  à  Tâge  mûr,  de 
chercher  des  raisons  philosophiques  aux  sentiments  que  les  dé- 
sirs de  la  jeunesse  lui  avaient  inspiré»  '  par  amour  il  faut  en- 
tendre l'étude;  la  philosophie  est  la  dame  de  nos  pensées,  et  le 
troisième  ciel- de  Vénus,  la  rhétorique,  troisième  science  du  tri- 
vium;  les  anges,  moteurs  de  cette  sphère,  sontTullius  et  Boêce, 
ses  uniques  consolateurs.  Dans  le  Convito^  dit-i4,  il  emploie 
l'italien  a  pour  confondre  ses  accusateurs ,  qui  méprisent  cei 
idiome  et  recommandent  les  autres,  surtout  la  langue  d'oc,  en 
disant  qu'elle  est  plus  belle  et  meilleure  que  celui-là;»  il  dit  ail- 
leurs cependant  que  «  plusieurs  régions  et  cités  sont  plus  no- 
bles et  plus  délicieuses  que  la  Toscane  ei Florence,  et  que  beau- 
coup de  nations  et  de  gens  font  usage  d'un  parler  plus  agréable 
et  plus  utile  que  celui  des  Italiens.  »  Pouvait  -  on  ,  à  cette  épo- 
que, tenir  ce  langage  avec  justice? 

La  langue  réellement  créée  par  Dante  est  la  langue  poétique, 
employée  encore  avec  plus  ou  moins  de  talent ,  mais  qui  ne 
change  pas,  et  dans  laquelle,  de  son  temps  même,  on  le  chantait 
dans  les  rues  (1).  Sa  prose,  au  contraire,  est  pauvre  d'art,  lourde, 
prolixe ,  avec  des  tournures  embarrassées  et  des  périodes  com- 
pliquées. Combien  peu  d'écrivains  à  cette  époque,  excepté  les 
Toscans,  devaient  se  résoudre  à  l'employer  dans  sa  naïveté  pri- 
mitive? Néanmoins  la  prose  alors  est  plus  originale  qu'elle  ne 
le  devint  dans  les  mains  de  ceux  qui  voulurent  ensuite  y  appli- 
quer la  construction  latine. 

L'éloquence  devait  grandir  au  milieu  des  débats  soulevés  par 
les  intérêts  publics;  mais  ce  grand  symptôme  des  progrès  d'un 
peuple,  la  puissance  politique  de  la  parole,  le  talent  appliqué  â 

(1)  Je  ne  crois  pas  que  le  poënie  fiU  chanté,  mais  bien  les  poésies  erotiques, 
dont  quelques-unes  respirent  une  exquise  tendresse,  comme  celle^i  : 

Quantunquc  volte ,  lasso  !  mi  rimembra 

Cirio  non  debbo  giainmai 

Veder  la  donna  ondMo  vo  si  dolente , 

Tanto  doiore  Intorno  al  cor  mi  assembra        ê 

La  dolorosa  mente , 

Cb'io  ^ico,  Anima  mia,  che  non  ten  vai7 

■  Toutes  les  fois,  bêlas  !  que  Je  me  rappelle  que  je  ne  dois  jamais  Toir  la  femme  pour 
laquelle  je  souffre  tant,  mon  esprit  aflligé  entoure  mon  cceor  d'une  douleur  si  grande 
que  je  dis  :  Mon  âme ,  que  ne  t*cn  vas-tu  ?  • 


ii 


PROSE.  489 

gouverner  les  nations^  non  à  distraire  les  esprits,  fut  entravé  par 
l'inexpérience  des  langues.  Les  rares  discours  rapportés  par  les 
historiens  ne  semblent  pas  authentiques;  nous  savons  néanmoins 
que   les  orateurs  de  tribune,  se  conformant  aux  coutumes  sco- 
1  astiques,  choisissaient  un  texte^  souvent  plébéien,  sur  lequel  ils 
discouraient  sans  art.  Lorsque  Farinata  des  Uberti,  après  la  ba- 
taille de  PArbia,  se  déclara  ouvertement  contre  la  proposition 
de  détruire  Florence,  il  prît  pour  texte  deux  proverbes  vulgai- 
res :  Cotne  asino  sape,  eosi  minvsza  râpe  (chacun  fait  ce  qu'il 
peut)  ;  sï  va  la  eapra  soppa,  se  lupo  non  la  inioppa  (l'homme  a 
besoin  d*étre  stimulé).  Saint  François,  préchant  à  Montefeltro^ 
choisit  un  autre  dicton  vulgaire  :  Tanto  è  il  ben  che  aspetto,  che 
ognipena  m'è  diletto  (le  bien  que  j'attends  est  si  grand  que  toute 
peine  m^est  un  plaisir).   Ces  prédicateurs  qui  entraînaient  les 
multitudes,  les  poussaient  à  la  guerre  et,  ce  qui  est  plus  éton- 
nant^ à  la  paix,  confus  et  grossiers,  ne  savaient  reproduire  que 
des  subtilités  scolastiques  ou  des  aspirations  mystiques ,  entre- 
mêlées de  textes  sacrés  et  d'allusions  forcées  ;  puis  ils  divisaient 
et  subdivisaient  à  la  manière  des  dialecticiens,  mais  sans  faire 
preuve  de  la  moindre  intelligence  et  rarement  d'an  sentiment 
vrai.  Il  est  probable  qu'ils  s'exprimaient  en  latin  rustique;  du 
reste,  ils  prêchaient  devant  une  foule  si  considérable  qu'ils  ne 
pouvaient  être  entendus  et  compris  que  du  petit  nombre,  si  bien 
que  les  chroniqueurs  ont  recours  au  miracle.  En  effet,  il  faut 
attribuer  leur  influence  prodigieuse  à  l'opinion  qu'on  avait  de 
leur  sainteté,  et  à  la  persuasion  avec  laquelle  ils  parlaient,  per- 
suasion qui  se  communique  facilement  aux  auditeurs. 


CHAPITRE  Cil. 


IKCÉRENOE   FRANÇAISE.    VÊPRES  ftlCILICNNES  ET   LA    GUERRE  QUI  EN  FCT 

LA    SUITE. 


La  chute  des  Souabes  et  Tavénement  de  Charles  d'Anjou 
comme  roi  des  Deux-Siciles  parurent  fixer  la  roue  de  la  fortune 
au  profit  de  la  faction  guelfe.  Charles  avait  pour  tributaires , 


490  GOUYERNEHENT  DB  QHA&LES  D^ANJOU. 

outre  le  bey  de  Tunis,  plusieurs  villes  du  Piémont ,  et  «  pour 
alliées  soumises,  celles  de  la  Romagne  et  de  la  Lomtiardie.  Vi- 
caire de  la  Toscane,  gouverneur  de  Bologne,  sénateur  de  Rome, 
protecteur  des  citoyens  d'Ëste  et,  par  suite^  de  la  marche  Trévi- 
sane,  il  était  l'arbitre  des  papes  et  du  roi  de  France»  son  iievea. 
Il  se  fit  céder  par  Baudouin  II,  Tempereur  dépossédé  de  Gonstan- 
tinople,  ses  droits  sur  l'Achaïe  et  la  Morée  ;  par  Marie  ,  fille  de 
Bohémond  IV  d'Antioche ,  le  royaume  de  Jérusalem  ;  par  Mé- 
lisende,  le  royaume  de  Chypre  :  vains  titres,  qu'il  espérait  rendre 
réels  en  faisant  excommunier  par  les  papes  Michel  Paléologue, 
empereur  byEantin ,  mais  surtout  au  moyen  des  troupes  nom- 
breuses qu'il  armait  pour  le  renverser. 

Charles  fit  peu  de  changements  à  la  constitution  du  royaume, 
dans  lequel  il  conserva  les  charges  et  les  lois  répressives  que  k 
main  robuste  de  Frédéric  II  et  les  besoins  de  la  guerre  y  avaî^it 
introduites*  Naples  fut  embellie  d'édifices,  parmi  lesquels  le 
Gastel  Nuovo  pour  assurer  l'accès  de  la  mer^  la  cathédrale, 
Sainte-Marie  la  Nouvelle  avec  un  vaste  monastère  pour  les  frères 
Mineurs,  Saint-Laurent  élevé  sur  remplacement  du  palais  de  la 
commune,  qu'il  avait  abattu.  11  fit  paver  les  rues  de  Tintérieur 
de  la  ville,  et,  pour  favoriser  l'université,  il  lui  attribua  un  jus- 
ticier propre, *et  fixa  le  prix  des  objets  de  consommation  pour 
les  écoliers,  qu'il  affranchit  des  droits.d'entrée.  L'usage  de  faire 
des  chevaliers  dans  toutes  les  solennités  fut  étendu  ,  et>  par  cet 
honneur,  il  s'attacha  quelques  riches  bourgeois ,  comme  il  sut 
gagner  beaucoup  de  seigneurs  français  en  leur  distribuant  les 
fiefs  enlevés  aux  amis  du  prince  de  Souabe*  Il  n'admit  dans  les 
sièges  (seggi)  que  des  gentilshommes  ou  des  personnes  recom- 
mandabies  par  leur  fortune  ou  leur  sagesse  ;  réduits  aux  cinq 
de  Capuana,  Nido,  Montagna,  Porto,  Portanova,  les  sièges  riva- 
lisaient entre  eux  pour  construire  dans  leur  propre  quartier  un 
théâtre  et  un  palais.  Chacun  d'eux  nommait  cinq  ou  six  capi- 
taines, chargés  de  convoquer  les  nobles  pour  toutes  les  affaires 
publiques ,  et  les  Élus,  qui  gouvernaient  la  ville  avec  l'Élu  de  la 
pi  ce  du  Peuple.  Les  parlements,  qui  s'assemblaient  tantôt  dans 
une  ville ,  tantôt  dans  une  autre,  furent  abrs  fixés  à  Naples;  ils 
se  composaient  de  la  plupart  des  barons ,  des  syndics  de  tout  le 
royaume,  des  deux  ordres  des  nobles  et  de  la  plèbe,  outre  les 
prélats,  qui  n'en  faisaient  partie  qu'en  qualité  de  barons. 

Mais  Tantique  noblesse  haïssait  la  nouvelle  ;  les  malheurs  de 
la  dynastie  déchue  convertiretit  la  haine  en  compassion ,  et  le 


OOirVEllNEMÊNt  Ï)E  CHARLES  D'ANJOIT.  4Ô1 

peuple  frètnîssaît  aux  supplices  des  hommes  qui  n^avaîent  pas 
été  assez  lâches  pour  renier  les  anciens  bienfaiteurs.  Les  barons, 
qui  d'habitude  n'offraient  un  don  que  dans  les  cas  prévus  par 
le  droit  féodal^  c'est-à-dire  pour  invasion  du  pays,  rançon  du  roi 
prisonnier,  le  mariage  de  sa  fille  ou  de  sa  sœur,  el  lorsqu'il 
s'agissait  de  l'armer  chevalier,  lui  ou  son  (Ils,  avaient  été  soumis 
par  Frédéric  à  des  charges  régulières,  maintenues  ou  augmen- 
tées par  Manfred  afiUxde  subvenir  aux  frais  de  la  guerre.  Charles 
avait  promis  de  les  exonérer;  mais  îl  profita  de  la  faveur  qu'ils 
avaient  témoignée  à  Conradin,  pour  manquer  à  ses  engagements. 

Droits  du  peuple  et  droits  de  TÉglise,  tout  lui  prescrivait  de 
les  respecter,  et  il  viola  les  ims  comme  les  autres.  Il  avait  fait  au 
saint-siége  le  serment  d^abolir  les  exactions  arbitraires  Inventées 
par  les  princes  de  la  maison  de  Souabe,  et  de  rétablir  les  Imttiu- 
nîtés  comme  au  temps  de  Guillaume  le  Bon  ;  puis,  par  ambition, 
par  avarice,  et  pour  satisfaire  l'armée,  îl  avait  recours  à  toutes 
les  subtilités  fiscales,  mettait  des  taxes  sur  les  moindres  objets 
de  consommation,  et,  si  personne  ne  voulait  en  prendre  la  ferme, 
il  l'imposait  à  quelque  riche  ;  c'était  encore  par  force  qu'il  faisait 
accepter  à  bail  les  biens  du  domaine  royal ,  fixant  lui-même  le 
prix  à  son  gré.  Les  chasses  réservées  étaient  étendues;  il  ré- 
tablissait les  services  de  corps,  de  chars ,  de  navires ,  et  s^attri- 
buait  les  droits  sur  les  cours  d'eau.  Toute  réclamation,  le  moindre 
retard  entraînait  la  prison;  heureux  celui  qui  parvenait  à  s'en- 
fuir, laissant  sa  terre  inculte,  sa  maison  déserte,  qu'on  démo- 
lissait quelquefois  !  II  mit  en  circulation  la  monnaie  ahérée  du 
carlin,  sous  la  menace  de  marquer  au  front,  avec  une  pièce  de 
cette  monnaie,  quiconque  la  refuserait  (1),  mesure  qui  jeta  le 
désordre  dans  les  conventions  privées.  Que  dirons-nous  des 
crimes  de  lèse-majesté ,  des  châtiments  cruels  réservés  aux 
suspects,  de  la  défense  faite  aux  flls  des  criminels  d'État  de  se 
marier  sans  la  permission  du  roi  (2]?  Charles  condamnait  encore 
au  célibat  les  successeurs  des  fiefs  importants,  ou  mariait  les  ri- 
ches héritières  avec  des  Français. 

A  son  exemple,  les  ministres  abusaient  de  leur  pouvoir,  exi- 
geaient de  l'argent  à  toute  ocqasion ,  volaient,  puis  se  faisaient 

(1)  KaroUnsîs  ponatur  In  îgne  ut  accendatur ;  et  sic  totus  caîidus  et  accensus 
$b  igné  imprimatut  in  fade  \Uius  ifel  lllorum  qui  karolensem  pro  minori  quanti^ 
iate  dederintvel  expeuderînt,  (Décret  de  1208.) 

(2)  CapitoUdel  regno  di  ÎÇapoîî,  novembfc  1276. 


492  JEAN  BB  P&OGIBA. 

absoudre  en  partageant  avec  le  roi  ;  au  milieu  d'un  peuple 
coutume  aux  franchises  normandes  et  à  la  courtoisie  des  Souabes, 
ils  se  comportaient  avec  cette  insolence  étourdie  qui  n'a  jamab 
permis  aux  Français  de  se  faire  aimer  en  Italie^  si  ce  n'est  qaaod 
ils  n'y  sont  pas. 

La  Sicile  fut  d'autant  plus  châtiée  que  les  Souabes  l'avaîenl 
favorisée  davantage;  dépouillée  de  ses  privilèges,  placée  sous  la 
dépendance  de  Naples,  abandonnée  à  des  magistrats  violents  ou 
avares,  à  des  justiciers  qui  opprimaient  les  villes  et  les  côtes  ^ 
elle  se  vit,  sous  le  prétexte  de  la  croisade,  accablée  d'impôts  tou- 
jours croissants.  Parmi  les  barons,  beaucoup  furent  spoliés,  et 
beaucoup  se  réfugièrent  dans  les  châteaux  de  la  montagne.  Tous 
soupiraient  donc  après  une  occasion  de  déchaîner  leur  colère, 
et  l'entrevoyaient  dans  l'effroi  que  Charles  inspirait  aux  poten- 
tats. Les  villes  du  Piémont,  qui  avaient  reconnu  sa  seigneurie , 
s'en  affranchirent  à  rinstigation  de  Guillaume  IV,  marquis  de 
Montferrat,  et  des  Génois  qui  battirent  souvent  dans  la  Méditer- 
ranée la  flotte  provençale.  Michel  Paléologue ,  qui  avait  usurpé 
et  fortifié  Pempire  d'Orient ,  voyait  avec  défiance  les  préparatifs 
de  Charles.  Or  les  peuples  réduits  à  n'avoir  d'espérance  que 
dans  la  révolution  s'imaginent  qu'ils  seront  aidés  par  tous  les 
ennemis  de  leur  tyran. 

La  légende,  qui  broda  sur  les  faits  de  l'époque  ,  raconte  que 
les  douleurs,  les  passions  et  les  anathèmes  de  la  patrie  s'étaient 
concentrés  dans  Jean  de  Prooida,  noble  de  Salerne,  qui,  privé 
de  ses  biens  comme  créature  des  Souabes  (1),  parcourut  toute 
l'Europe  avec  une  haine  infatigable  pour  susciter  des  ennemis 
aux  Angevins;  elle  ajoute  qu*il  avait  ramassé  le  gant  jeté  par 
Conradin  du  haut  de  l'échafaud ,  et  l'avait  apporté  à  Pierre  m, 
roi  d'Aragon,  lequel,  par  sa  femme  Constance ,  ftlle  de  Manfred 
et  cousine  du  jeune  prince,  pouvait  prétendre  à  sa  succession. 
Ces  faits  sont  incertains  ;  mais  il  est  possible  que  Pierre  fit  servir 
à  ses  projets  ce  Procida ,  d'abord  médecin  de  Frédéric  II,  puis 
chancelier  de  Manfred ,  enfin  l'un  des  premiers  à  rendre  hom- 
mage à  Charles  d'Anjou,  et  qui  peut-être  s'entendait  avec  les 
barons  siciliens,  non  pour  acquérir  la  liberté,  mais  pour  changer 
de  maître.  Une  telle  acquisition  ne  pouvait  que  plaire  au  roi 

(!)  Nicolas  Busckhi,  F i/adi Giovanni  da  Procida;  1S41.  —Michel  Amari 
{Un  periodo  délia  storia  siciliana^  Palerme,  1S42)  flétrit  le  Uiirier  dont 
rhistoire  et  la  poésie  avaient  couronné  Jean  de  Procida  et  Roger  de  I^oria, 
qu'il  appelle  eVra/f^er/,  parce  qu'ils  étaient  de  terre  terme. 


JBAN  DE  PROCIDA.  493 

d'Aragon,  seigneur  d'un  petit  État,  mais  brave,  ambitieux  et 
jaloux  de  venger  son  beau-frère;  mais  Conradin  aurait-il  jamais 
songé  à  transmettre  son  héritage  au 'gendre  de  celui  qui  Ten 
avait  dépouillé?  Le  fait  est  que,  c  comme  il  le  faut  en  bonne 
guerre»  TAragonais  s'était  préparé  par  des  alliances,  de  l'argent, 
le  secret  (Montanbh).  »  Après  s'être  concerté  avec  l'empereur  de 
Gonstautinople,  il  répandait  le  bruit  qu'il  voulait  faire  une  des- 
cente sur  les  c6tes  d'Afrique,  et,  lorsqu'on  cherchait  à  pénétrer 
son  but  véritable,  il  répondait  :  «Je  suis  si  jaloux  de  mon  secret 
que,  si  ma  main  droite  le  savait^  je  la  couperais  avec  la  gauche. 
La  conquête  de  la  Sicile  présentait  de  sérieuses  difficultés  ; 
défendue  par  quarante-deux  châteaux  forts^  par  les  troupes  féo- 
dales toujours  prêtes  à  répondre  au  ban  du  roi,  elle  avait  encore 
des  armements  considérables  {réparés  pour  l'expédition  du  Le- 
vant. D'un  autre  côté,  le  peuple,  moins  préoccupé  du  roi  d'Ara- 
gon, tournait  plutôt  ses  regards  vers  le  pontife,  (\m ,  dans  son 
opinion,  pouvait  exiger  de  Charles  l'accomplissement  des  con- 
ventions libérales  qu'il  avait  jurées.  Clément  IV  lui  avait  plusieurs 
fois  tracé  des  règles  de  conduite^  dont  l'application  pouvait  as- 
surer  son  repos  et  faire  le  bonheur  de  son  peuple  :  a  Convoque, 
a  lui  conseillait-il,  les  barons,  les  prélats,  les  plus  sages  descités^ 
a  expose-leur  tes  besoins^  et  détermine  les  subsides  avec  leur 
«consentement;   puis  sois  content  de  ces  subsides  et  de  tes 
«  droits.  Laisse  tes  sujets  libres^  et  règle  avec  ton  parlement  les 
a  cas  où  tu  peux  exiger  des  contributions  des  vassaux  et  des 
a  barons  (i).  »  Grégoire  X,  à  qui  la  menace  de  la  croisade  faisait 
désirer  la  paix,  caressait  le  champion  de  .rËglise^  et  s'était  borné 
à  de  paternelles  doléances,  restées  sans  effet.  Non  content  de 
favoriser  les  prétentions  de  Charles  sur  l'empire  grec,  il  s'efforça 
de  réconcilier  cette  Église  avec  l'Église  latine  ;  une  tradition  po- 
pulaire racontait  même  que  Charles  avait  empoisonné  saint 
Thomas  d'Aquin^  tandis  qu'il  se  rendait  au  concile  œcuménique 
de  Lyon,  où  il  craignait  de  le  voir  hostile  à  ses  projets  (2). 

(1)  Ray>ald,  àramicc  1207,  §4. 

(2)  Dante  adopta  celle  tradition,  Jnf.jLX: 

Garlo  venno  in  Irah'a,  o  per  amnicnda 
Vittiuia  fe  di  Corradino ,  e  poi 
Ripinse  al  ciel  Toiumaso  per  anuncnda. 

«  Charles  vint  eu  Italie ,  et ,  par  châtiment ,  il  ût  de  Conradin  une  victime  et  puis  en- 
voya au  ciel  Thomas  par  châtiment.  » 

Peut-être  saint  Tliomas  avait-ii  fait  allusiou  à  la  lyrauuie  de  Charles  dans  le 

livre  De  regimine  //rincif/um. 


494  ÏMELDk  DSS  LAMBB&TAZZI. 

Les  trois  pontificats  très-courts  qui  se  succédèpent  ^Nrès  faii 
(Innocent  V^  Adrien  Y^  Jean  XXI) ,  ne  tentèrent  rien  de  noo- 
veau  ;  mais  Nicolas  III,  de  la  maison  Orsini ,  bomoi»  altier  ei 
jaloux  d'affranchir  l'Italie^  peut-ôtre  afin  d'agrandir  sa  piopra 
famille^  agit  avec  intelligence  et  vigueur  pour  rétablir  ia  paix, 
et  chargea  L^tino^  cardinal  d'Ostie ,  de  calmer  les  factioiis.  A 
Florence,  où  les  Adimari  et  les  Donati,  les  Tosinghi  et  les  Paxd 
étaient  en  lutte,  le  cardinal  ^  après  quatre  mois  d'efibrts ,  les 
réunit  tous  à  Sainte-Marie-Nouvelle,  ornée  de  fleurs  et  d'éloffe» 
brillantes;  sur  ses  instances,  ils  se  donnèrent  le  baiser  de  paix  , 
brûlèrent  les  sentences  prononcées ,  rendirent  les  biens  confis- 
qués et  s'unirent  par  des  mariages.  Les  Gibelins  exilés  fareoi 
également  rappelés  par  ses  soins. 

A  Bologne,  les  inimitiés  .avaient  un  caractère  plus  violeat. 
Imelda  des  Lambertazzi,  ayant  reçu  dans  sa  maison  BooiCace  da 
Geremei,  famille  ennemie  de  la  sienne ,  ses  frères  ie  buppèreni 
avec  un  poignard  empoiscmné.  La  jeune  fille  suça  la  blessure 
pour  le  sauver;  mais,  atteinte  elle-même  par  le  poison,  elle 
mourut  avec  son  amant.  La  pitié  pour  ces  deux  infortuaés 
péra  les  haines;  on  combattit  dans  la  ville  et  les  environs 
dant  soixante  jours^  jusqu'au  moment  où  les  Geremei^ 
queurs,  expulsèrent  douze  mille  citoyens.  Les  proscrits,  réfugiés 
à  Faenza  et  à  Foi^li^  continuèrent  les  hostilités;  eoSsk  Lalino 
leur  fit  rendre  la  patrie  avec  le^  honneurs,  et  supprima  les  so» 
ciétés  populaires,  brandons  de  discorde  ;  puis,  sur  la  place  dé> 
corée  avec  pompe ,  en  présence  de  beaucoup  d'évèques^  la  paix 
fut  jurée  sur  les  Evangiles  et  souscrite  par  cent  soixante-sepl 
familles,  dont  trente-huit  gibelines  et  cent  vingt-neuf  gueiles  (I). 
Peu  de  temps  après,  les  Lambertazzi  reprirent  les  hostilités»  ou 
du  moins  en  furent  accusés  par  les  Geremei,  qui  les  expulaèieHl 
de  nouveau  et  démolirent  leurs  palais. 

Nicolas  ni^  Tun  des  poatifes  les  plus  magnifiques^  entreprit  la 
reconstruction  de  la  basilique  de  Saint-Pierre  et  y  dans  te  voî- 
sinage,  celle  du  Vatican,  qu'il  fortifia  comme  une  ville;  un 
autre  palais  fut  élevé  par  ses  soins  à  Montefiascone.  Il  pro- 
digua les  prélatures  et  les  seigneuries  à  ses  parents,  et  fit  tant 
pour  les  agrandir  qu'on  le  soupçonna  d*avoir  détourné  l'argent 
des  collectes  destinées  à  !a  terre  sainte.  Appuyé  par  sa  famille, 

(1)  Dam  les  actes  de  celte  paix,  rapportés  par  Gbirardacci^  iiv.  VUI«  les 
familles  des  deux  factions  se  trouvent  distinctes. 


NICOLAS  ni.  4M 

il  aspirait  à  la  domination  de  Tltalie  ;  on  rapporte  qu'il  demanda 
une  fille  de  Charles  d'Anjou  pour  Tun  de  ses  parents,  et  que 
Porgueilleux  Français  répondit  :  c<  Parce  quMl  porte  la  chaussure 
rougo^  aurait-il  la  prétention  de  mêler  le  sang  des  Orsini  avec 
celui  de  France?  »  Ce  refus  irrita  Nicolas^  qui,  pour  s'opposera 
Charles^  se  fit  nommer  lui-même  sénateur  de  Rome,  avec  dé- 
fense de  porter  désormais  aucun  roi  à  cette  dignité.  11  conféra  le 
bonnet  de  cardinal  à  beaucoup  d'Italiens,  et  les  nombreux  ex- 
communiés, dont  la  plupart  étaient  gibelins ,  Turent  absous  par 
ses  ordres.  Il  avait  même  formé  le  projet  de  diviser  Tempire  en 
quatre  royaumes  héréditaires  :  celui  d'Allemagne ,  pour  la  des- 
cendance mâle  de  Rodolphe  ;  celui  d*  Arles  pour  sa  fille  Clémence, 
mariée  à  Charles  Martel;  celui  de  la  Lombardie  et  de  la  Tos- 
cane, destiné  à  deux  neveux  du  pape.  • 

Quelles  eussent  été  les  conséquences  de  cette  distribution  ? 
N'aurait-il  pas  détruit  cet  empire  électif,  dont  ses  prédécesseurs 
étaient  fiers  comme  d'une  création  glorieuse  ?  Du  reste,  où  pui- 
sait-il le  droit  de  partager  ainsi  les  peuples,  et  de  les  assigner 
comme  un  héritage?  et  surtout  la  chose  aurait-elle  été  possible? 
Nicolas  en  fit  la  proposition  à  Rodolphe  de  Habsbourg;  mais 
la  mort  interrompit  le  traité  (1),  ainsi  que  sa  courte  et  vigoureuse  ^^^ 
administration. 

Charles,  qui  sentit  l'importance  d'avoir  un  pape  à  sa  dévotion, 
chassa  brutalement  les  trois  cardinaux  de  -la  maison  Orsini,  et 
fit  enfermer  les  autres,  qui  furent  condamnés  au  pain  et  à  l'eau; 
puis,  s'étant  allié  avec  les  Annibaldeschi,  il  donna  la  tiare  au 
Français  Martin  IV.  Ce  pape,  afin  de  lui  témoigner  sa  reconnais-  iist 
sance,  le  servit  avec  le  plus  grand  zèle,  le  renomma  sénateur  ^ 
de  Rome,  excommunia  Michel  Paléologue  ;  or,  tandis  que  son 
prédécesseur  s'était  efforcé  de  maintenir  en  paix  les  Guelfes  et 
les  Gibelins,  il  chercha  toujours  à  donner  la  prépondérance  aux 

(1)  Tractabat.,.  ut  totum  mpertitm  in  quatuor  dîvideretur  partes;  in  regnum 
Memaniœ,  quod  dabattir  posteris  Rodulphi  in  perpetuiim  ;  in  regnum  viennense, 
qttod  dahatur  in  doUm  ujcori  Caroli  Marteli,  JUiœ  dieti  Rodulpfti  :  de  Italia  vera, 
futmter  regnum  Siciliw,  duo  i^gna  fiebant^  wmm  in  LomÂanUa,  aiiud  in  Tuscia, 
(  ProLOMfil  LUGBNSis,  Hist.  eccl.  )  —  Adtiisus  est  ut  eognatu*  ums  evelt^ttt, 
et  alterum  in  Elruria,  allerum  in  Longobardia  rtges  faceret^  quoniam  Rodul' 
phus  imperator,  rébus  germants  impeditus,  in  Italiam  non  i/eniebat.  Ferum 
cipttates  Italia  imperatori  adiiœrentes  contrasta bant,  et  misso  locumienente  per 
Hpdulphum  in  Italiam,  eonsiiia  pontificis  fnutrata  sunt.  (Abbas  UsPiaCENSlS, 
Ghroa.) 


4M  MARTIN  lY.   YÉPRBS  SICILIENNES. 

Guelfes^  usant  au  besoin  des  armes  spirituelles.  Il  fit  la  guerre  à 
Forli,  asile  des  proscrits  de  Bologne,  frappa  non-sculeineot  toute 
la  ville  d'interdit,  mais  voulut  encore  que  les  biens  des  citoyens 
de  Forii^  dans  quelque  pays  qu'ils  fussent  arrêtés,  appartinsseot 
au  fisc  papal  :  fait  nouveau^  ensuite  imité  souvent.  Les  habitants 
de  Forli  envoyèrent  implorer  leur  pardon  ;  mais  il  refusa,  à 
moins  qu'ils  n'expulsassent  tous  les  étrangers.  Les  bannis  de 
Bologne  le  firent  prier  a  de  leur  assigner  un  lieu  où  ils  pussent 
se  réfugier,  puisqu'ils  étaient  chassés  de  leur  patrie  »  ;  ils  n'ob- 
tinrent pas  môme  cette  faveur.  Mais  Jean  d'Appia^  créature  do 
roi  Charles  et  nommé  comte  de  la  Homagne,  qui  poursuivait 
cette  guerre  au  moyen  de  l'argent  recueilli  pour  la  croisade,  fut 
mis  dans  une  déroute  complète  par  l'armée  de  Forli  ^  sous  le 
commandement  do  Guido  dé  Montefellro. 

Un  tel  pontife  pouvait-il  être  disposé  à  prêter  l'oreille  aux 
supplications  des.Siciliens?  Loin  de  là,  il  fit  jeter  en  prison  Tévé- 
que  et  le  moine  qu'ils  avaient  chargés  de  lui  apporter  leurs  do- 
léances. Les  Français  redoublaient  d'arrogance^  et  les  Siciliens 
attendaient  l'occasion  dans  un  sombre  silence;  enfin,  détermi- 
née par  des  outrages  privés^  la  fougue  populaire  des  .Siciliens 
prévint  les  calculs  ambitieux  des  rois  et  les  intrigues  des  ba- 
rons. Le  troisième  jour  de  PAques,  1283,  au  moment  où  les 
Palermitains  assistaient  aux  vêpres  dans  l'église  du  Saint-Esprit, 
située  à  un  demi-iuiile  de  la  ville,  Drouet,  soldat  français,  porta 
les  mains  sur  une  jeune  fille  de  noble  naissance,  sous  le  prétexte 
de  s'assurer  si  elle  avait  des  armes  cachées.  Les  parents  de  la 
Sicilienne,  iiTités  de  cette  offense^  tuent  le  soldat  ;  les  Français 
veulent  venger  sa  mort,  mais  ils  succombent  à  leur  tour.  Alors 
le  cri  de:  Meure!  meure!  se  répand;  Roger  Mastrangeli  ordonne 
de  nmssacrer  quiconque  ne  sait  pas  prononcer  ciciri. 

Rien  ne  protège  les  Français,  ni  fautel,  ni  l'ordre  sacré  ou  le 
froc,  ni  le  sexe  ou  l'enfance.  Les  jours  suivants,  le  carnage  s'é- 
tend dans  l'île  entière,  dans  les  châteaux  vainement  défendus 
et  dans  les  retraites  des  bois,  carnage  dont  les  hommes  ont  ou- 
blié rhorreur  afin  qu'il  servit  de  leçon  aux  rois.  Seul,  Guillaume 
Porcelet,  feudataire  de  Calatafini,  homme  juste  et  humain,  fut 
sauvé  et  renvoyé  dans  son  pays. 

Le  peuple,  qui  ne  savait  rien  des  trames  du  roi  d'Aragon,  et 
qui  avait  rhal)itude  d'associer  les  idées  d'Église  et  de  liberté, 
résolut  d'établir  de^  communt;s  confédérées  entre  elles  sous  la 
protection  du  pape,  dont  il  arbora  la  bannière;  il  inscrivait  bur 


VÊPRES   SICILIENNES.  497 

ses  actes  :  «  Au  temps  de  la  domination  de  la  sacrosainte  Église 
romaine  et  de  rheureuse  république,  an  premier.  »  Mais  le  papQ 
Martin  en  conçut  une  fureur  extr^^me,  et,  lorsque  des  moines  de 
Palerme  vinrent  lui  entonner,  à  genoux  et  les  mains  croisées  sur 
la  poitrine,  Agnus  Dei  qui  toilis  peccata  mundi,  miserere  nobix, 
il  leur  répondit  de  même  avec  l'Évangile  :  Dicebani ,  ave  rex 
Judxoruniy  et  ^dabant  ei  alapam.  11  enjoignit  ensuite  «  aux  gens 
perfides  et  cruels  de  Tile  de  Sicile,  violateurs  delà  paix  et  meur- 
triers des  chrétiens,  »  d'avoir  à  lui  obéir  à  lui  pape,  et  de  se  sou- 
mettre à  Charles,  leur  seigneur  légitime,  sinon,  a  il  les  déclarait 
excommuniés  et  interdits. selon  le  droit  divin.  » 

Les  Siciliens  avaient  donc  agi  sagement  en  distinguant  les 
droits  de  le\ir  propre  liberté  de  ceux  de  TÉglise;  Martin,  en  les 
confondant,  forçait  les  peuples  à  se  déclarer  contre  TÉglisc,  qui, 
dans  l'impossibilité  de  renoncer  à  sa  suprématie  sur  la  Sicile,  se 
trouvait  chargée  de  venger  l'Angevin  et  de  se  faire  la  complice 
des  excès  qu'il  avait  commis. 

Charles,  à  la  nouvelle  du  massacre,  fut  saisi  tout  à  la  fois  de 
rage  et  de  douleur;  il  s'empressa  d'accuser  les  subalternes  de 
toutes  les  fautes  de  sa  mauvaise  administration,  et  de  comman- 
der des  réformes  auxquelles,  même  alors,  les  peuples  répon- 
daient par  le  fatal  :  Il  est  trop  tard.  Néanmoins,  comme  il  avait 
fait  de  grands  préparatifs  de  terre  et  de  mer,  dans  le  but  d'atta- 
quer la  Grèce  (1),  il  aurait  pu  facilement  remettre  sous  l'obéis- 
sance une  province  sans  trésor,  ni  arsenaux,  ni  capitaines;  les 
Siciliens,  d'ailleurs,  lui  offraient  de  reconnaître  son  ^torité, 
pourvu  qu^il  âe  contentât  de  ce  qu'ils  payaient  au  roi  Guillaume 
le  Bon,  et  ne  mît  dans  les  emplois  ni  Français  ni  Provençaux. 
Charles  refusa  de  les  recevoir  à  merci  ;  ils  réunirent  donc  des 
gens  armés,  formèrent  un  trésor,  et  la  haine  profonde,  la  crainte 
des  châtiments,  l'ardeur  d'une  vengeance  nationale,  en  firent  des 
héros. 

Le  peuple,  très-propre  à  faire  les  révolutions,  est  incapable 
de  les  organiser,  et  les  barons  purent  s*emparer  de  la  direction 
d'une  entreprise  qu'ils  n'avaient  point  commencée;  or,  comme 


(1)  «  H  passa  en  Sicile  avec  deux  cents  galères  et  vaisseaux,  où  se  trouvèrent 
«  un  grand  nombre  de  Vénitiens  ;  à  côté  de  ses  sujets  et  vassaux  figurèrent  mes- 
«  sire  Marc  Rœdoer  et  messire  Jacques  Tiepolo  S(!upolo,  qui  conduisit  avec  lut 
M  nue  grande  compagnie,  dans  laquelle  on  vit  aussi  messire  Laurent  Tiepolo, 
«  son  parent  et  mon  cousin.»  (MAHi?i  SAifijTorancieu.) 

MIOT.  DES  ITAL.'—  T.   V.  32 


1382 


498  PIERRE  d'àragon. 

H  arrive  tonjouk's ,  lorsque  des  hommes  opposent  une  idée  fixe  à 
ceux  qui  n'ont  formé  aucun  dessein ,  les  partisans  du  roi  d'Ara- 
gon invitèrent  à  venir  en  Sicile,  et  Pierre,  après  avoir  débarqué 
à  Palerme,  ceignit  la  couronne  des  rois  normands. 

Roger  de  Loria,  Calabrais  rebelle,  célèbre  tout  à  la  fois  par 
son  courage  audacieux,  ses  succès  et  sa  férocité,  .fut  nommé  son 
amiral;  il  surprit  Charles  devant  Messine  assiégée,  qui  se  défen- 
dait avec  une  valeur  intrépide,  et  lui  brûla  sa  flotte ,  dont  l'ar- 
mement avait  coûté  tant  de  peine  et  d'argent.  A  la  nouvelle  de 
ce  désastre,  Charles  s'écria  en  mordant  son  sceptre  :  «  Seigneur 
Dieu,  vous  m'avez  beaucoup  élevé;  faites  au  moins  que  ma  des- 
cente ne  soit  pas  trop  rapide  (Villani).  » 

Cette  victoire  inespérée  et  rhéroisme  de  Messine  firent  donc 
échouer  la  première  tentative  de  vengeance  de  Charles;  puis, 
autant  par  esprit  chevaleresque  que  pour  gagner  du  temps,  il 
accusa  Pierre  de  trahison,  et  le  défia  par  liérauts  en  combat  sin- 
gulier avec  cent  chevaliers ,  sous  la  coudition  que  le  vaincu  per- 
drait non- seulement  tous  droits  sur  la  Sicile,  mais  encore  son 
patrimoine,  et  serait  tenu  parmi  les  gentilshommes  pour  traître 
et  foi-mentie.  C'était  un  retour  aux  jugrmenis  de  Dieu  non  encore 
.  oubliés;  les  deux  rois  jurèrent  sur  l'Évangile  de  se  donner  satis- 
faction, et  le  roi  d'Angleterre  leur  accorda  champ  libre  à  Bor- 
deaux (1).  Charles  s'y  rendit,  mais  TAragonais  trouva  des  pré- 
textes pour  ne  pas  jouer  sur  un  coup  d'épée  le  beau  royaume 
qu'il  lui  avait  enlevé;  puis,  tandis  que  son  rival  le  traitait  à  haute 
voix  d^élon,  il  se  fit  intituler  «Pierre  d'Aragon,  chevalier,  père 
de  rois  et  seigneur  de  la  mer.  »  Du  reste,  soit  dans  les  ôaux  d'I- 
talie, soit  dans  celiez  d'Espagne,  il  combattit  avec  succès,  et  fut 
1284  assez  heureux  pour  faire  prisonnier  Charles  le  Boiteux,  fils  de 
son  ennemi. 

Le  pape,  qui  avait  déclaré  TAragonais  excommunié  et  pcu*- 
jure,  déchu  du  royaume  paternel  et  de  tout  honneur,  envoya  ré- 
clamer le  prisonnier  ;  mais  les  Siciliens,  méprisant  les  interdits, 
voulaient  le  sacrifier  en  expiation  du  sang  de  Manfred  et  de  Con- 
radin;  ils  firent  même  irruption  dans  Messine  pour  envahir  les 
prisons  où  les  Français  étaient  enfermés,  et,  comme  ils  ue  purent 


(1)  Jean  Viltanî  prcteiid  ((ue  le  duel  fut  juré  en  pi'ésence  du  pape.  Martin  IV, 
au  contraire,  dit  dans  sa  bulle  :  Duc/lum  rr/froùamiu ,  irritamia ,  ac  ftemtms 
vacuwntu,  cum  non  sit  omnino  au  Ecclesia  toletandutn» 


PIERRE  b'aragon.   HONORITJS  IV.  499 

forcer  les  portes,  ils  y  mirent  le  feu.  La  reine  Constance  fit  dire 
à  Charles  de  se  préparer  à  mourir  le  lendemain  vendredi,  a  Je  suis 
heureux,  répondit-il,  de  mourir  le  jour  où  le  Christ  est  mort.  » 
A  ce  pieux  souvenir,  la  femme  cruelle  se  rappela  que  le  Christ 
avait  pardonné,  et  fit  grâce  de  la  vie  à  cet  ennemi. 

Irrité  par  ce  coup  terrible,  par  ses  défaites  et  les  cris  du  peu- 
ple de  Napies,  qui  répétait  :  Mort  à  Charles/  comme  il  a  l'habi- 
tude de  le  faire  à  Tégard  des  rois  vaincus,  l'Angevin  voulait  li- 
vrer aux  flammes  sa  propre  capitale  ;  mais  il  en  fut  empêché 
par  le  légat  apostolique,  et  sa  colère  alors  se  déchaîna  contre  . 
les  citoyens,  dont  il  fit  pendre  plus  de  cent  cinquante.  A  Brin- 
des,  il  équipa  bientôt  une  flotte  nouvelle,  qui,  à  peine  Sortie  du 
port,  fut  détruite  par  une  tempête.  Le  chagrin  causa  la  mort  de 
Charles,  doué  de  qualités  remarquables,  mais  éclipsées  par  une  i26s 
excessive  ambition. 

Le  pape  Martin  mourut  à  la  même  époque.  Honorius  IV  des 
Savelli,  son  successeur,  dont  le  corps  débile  renfermait  un  ca- 
ractère énergique,  promulgua  deux  décrets  très-favorables  aux 
libertés  du  royaume  :  par  Tun,  il  consolidait  les  privilèges  ecclé- 
siastiques; par  Tautre,  il  attribuait  la  rébellion  de  la  Sicile  aux 
avanies  et  aux  injustices  des  gouvernants,  défendait  de  dé- 
pouiller les  naufragés,  étendait  aux  frères  et  à  leurs  descendants 
le  droit  d'hériter  des  fiefs,  dispensait  du  service  militaire  hors 
des  limites  du  territoire,  et  prohibait  la  levée  des  impôts,  excepté 
dans  les  quatre  cas  féodaux.  Il  permettait  aux  communes  de 
porter  leurs  réclamations  devant  le  saint-siége,  et  frappait  d'in- 
terdit la  chapelle  du  roi,  si  jamais  il  violait  ces  franchises:  vaine 
précaution,  les  rois  qui  suivirent  se  hâtèrent  de  les  mettre  en 
oubli,  en  les  qualifiant  d'usurpation  de  la  cour  papale  (1). 

Charles  de  Vtilois,  second  fils  du  roi  Philippe  le  Hardi,  que  sa 
conquête  de  la  Flandre  avait  couvert  de  gloire,  fut  investi  par  la 
pape  du  royaume  d'Aragon,  dont  Pierre  était  déchu  par  excom- 
munication; mais  il  fallait  le  conquérir.  Une  expédition,  folle- 
ment qualifiée  de  croisade,  comme  tant  d'autres,  fut  alors  pu- 
bliée dans  toute  la  France,  et  remplit  la  Catalogne  de  sang, 
d'incendies ,  d'outrages  odieux.  Le  roi  Pierre  fit  preuve  d^un 

(1)  C'est  ainsi  que  les  considère  Giannoiie,  qui,  scandalisé  de  voir  un  pape 
italien  refréner  Taventurier  tyran  français,  avertit  les  rois  «  de  bien  se  garder 
<(  de  confier  les  soins  et  le  gouvernement  de  leurs  États  à  d'autres  qu*à  eaK-* 
<i  mêmes  et  à  leurs  ministres  les  plus  fidèles.  »  Ils  ont  profité  de  la  leçoa. 


1285 


500  CHÂRUSS  II  LE  BOITEUX.       . 

grand  courage  ;  Rogsr  de  Loria  dut  suspendre  ses  exploits  en 
Sicile  pour  les  recommencer  dans  la  Catalogne^  où  périrent  des 
milliers  de  Fançais  avec  leur  roi  lui-môme.  Pierre  mourut  bien- 
tôt^ laissant  TAragon  à  son  ftls  aîné  Alphonse,  et  la  Sicile  à  Jac* 
ques.  Honorius  renouvela  ses  excommunications  contre  le  nou- 
veau roi  ;  mais  il  les  avait  émoussées  à  force  de  les  prodiguer, 
et  Jacques  ne  s'en  effraya  point.  *I1  donna  de  bonnes  franchises 
aux  Sicilens,  et  battit  plus  d'une  fois  les  Angevins  et  les  ponti- 
ficaux. 

1228  Sur  ces  entrefaites ,  Charles  le  Boiteux  ,  reconnu  roi  de  la 

Fouille,  avait  été  mis  en  liberté  par  les  Siciliens,  moyennant  cer- 
taines conditions  qu'il  était  tenu  de  remplir,  sous  peine  de  per- 
dre la  Provence  et  de  revenir  se  constituer  prisonnier.  Afin  de 
gagner  Taffection  générale,  il  garantit  les  privilèges  du  clergé, 
permit  aux  barons  et  aux  chevaliers  de  lever  des  impôts  et 
d'exercer  la  juridiction,  et  le  peuple  reçut  la  promesse  de  ne 
pas  être  grevé  au  delà  de  ce  qu'il  payait  au  temps  de  Guillaume 
le  Bon.  11  s'occupa  même  des  monnaies,  de  la  justice  et  de  la  ré- 
forme des  abus;  puis,  ne  pouvant  tenir  tout  ce  qu'il  avait  pro- 
mis sous  serment  à  son  ennemi,  il  se  remit  entre  les  mains  de 

1291  TAragonais.  Enfin,  après  la  paix  conclue  entre  l'Aragon  et  la 
France,  Charles  fut  consolidé  sur  le  trône  de  Naples,  mais  il  dut 
céder  le  Maine  et  l'Anjou  comme  dot  de  sa  fille,  mariée  à  Char- 
les de  Valois, et  remettre  au  pape  la  décision  relative  à  la  Sicile. 
Pendant  la  négociation  de  ces  traités,  le  roi  Alphonse  d'Aragon 
mourut,  et  Jacques,  son  frère,  pour  aller  recueillir  son  héritage, 
remit  la  Sicile  entre  les  mains  du  pape,  qui  en  investit  Charles 
le  Boiteux. 

Lorsqu'après»dix  ans  d'une  guerre  acharnée,  les  Siciliens  se 
trouvèrent  vendus,  comme  un  troupeau  de  moutons,  aux  meur- 
triers de'Manfred  et  de  Conradin,  ils  comprirent  combien  il  est 
dangereux  de  confier  sa  délivrance  à  des  étrangers  ;  puisant  alors 
un  nouveau  courage  dans  le  désespoir,  ils  se  réunirent  en 
parlement  général  sous  la  présidence  de  la  reine  Constance,  et 
proclamèrent  Frédéric,  frère  de  Jacques.  Ce  prince  monta  sur 
le  trône,  et  se  mit  en  devoir  de  défendre  l'île,  malgré  l'opposi- 
tion de  toute  sa  famille,  qui  s'était  réconciliée  et  même  alliée 
par  des  mariages  avec  les  Angevins.  Il  avait  encore  pour  adver- 
saire Roger  de  Loria,  qui,  aspirant  à  la  souveraineté,  avait  con- 
quis dans  la  juridiction  de  Xtmis  les  îles  de  Gerbi^  dont  il  s^était 
fait  donner  l'investitiire  par  Boniface  VIII ,  sous  le  prétexte  de 


12M 


CHARLES  II   LE  BOITEUX.  504 

les  conserver  au  christianisme.  Relevé  de  rexcommunicatîon 
par  ce  pape,  il  avait  abandonné  la  cause  sicilienne^  trahie  déjà 
par  Jean  de  Procida,  qui  mourut  obscurément  à  Rome. 

Le  roi  Jacques,  gajçné  par  Tor  du  pontife,  conduisit  lui-môme 
la  flotte  contre  son  frère,  mais  il  subit  une  défaite  (1).  Un  fils 
de  Roger  de  Loria  fut  pris  et  décapité  par  les  Siciliens  implaca- 
bles. Une  déroute  qu'il  leur  fit  essuyer,  malgré  le  secours  des 
Génois,  vengea  Roger  de  la  mort  de  son  fils,  tandis  que  les 
royalistes  de  Naples,  soutenus  par  les  Toscans,  se  distinguaient 
par  de  beaux  faits  d'armes  et  ravageaient  le  pays. 

Comment  deux  petits  rois  d'une  fraction  de  l'Italie  avaient-ils 
tant  de  forces*pour  combattre  avec  acharnement?  Ce  fait  ne  peut 
étonner  que  celui  qui  n'a  pas  vu,  surtout  par  des  exemples  ré- 
cents, ce  dont  est  capable  un  pays  en  révolution,  c'est-à-dire 
un  pays  où  la  passion  commune  met  toutes  les  forces  en  mou- 
vement. D'un  autre  côté,  les  rois  de  Sicile  pourvoyaient  aux 
armements  maritimes  avec  la  même  économie  qui  présidait  à  la 
formation  des  troupes  de  terre;  au  lieu  de  les  mettre  tous  à  la 
charge  du  trésor,  ils  ordonnaient  aux  comtes  et  aux  barons  d'é- 
quiper chacun  un  ou  plusieurs  navires,  selon  leur  fortune ,  et  les 
chiourmes  arrivaient  de  Pintérieur  du  pays  entièrement  dé- 
frayées. Lorsqu'elles  avaient  servi  quatre  ou  cinq  mois,  selon  les 
conventions,  elles  rentraient  dans  leurs  foyers,  et  toute  dépense 
cessait  pour  l'État,  qui  ne  devait  rembourser  aux  barons  que  les 
sommes  réellement  avancées.  9-  ^ 

Boniface  VIII  fit  de  vains  efforts  pour  amener  les  Siciliens  à 
se  soumettre  au  saint-siége;  il  leur  envoya  même  un  bjanc-seing 
avec  faculté  de  le  remplir.des  conditions  qui  leur  plairaient  pt 
de  prendre,  à  leur  choix,  un  cardinal  pour  les  gouverner.  Habi- 
tués à  considérer  les  pontifes  comme  des  traîtres  et  la  cause 
sicilienne  comme  hostile  à  celle  du  saintsiége,  ils  chassèrent 
honteusement  le  messager  papal,  et  couronnèrent  Frédéric,  qui 
les  défendit  contre  Charles  de  Valois  ;  mais  bientôt ,  et  malgré 
les  conventions  jurées,  le  nouveau  roi  conclut  avec  son  adversaire 


(1)  Cl  Le  roi  Jacques,  avec  une  partie  de  ses  cavaliers  et  d'autres  gens,  partit 
<(  de  la  Sicile  pour  se  rendre  à  Rome  où  était  sa  cour,  et  sVutretiut  avec  le  pon* 
ft  tife.  Entre  autres  choses,  le  pape  lui  dit  qu'il  l'avait  rasé  à  sec,  et  ce  u'était 
«  pas  sans  raison,  parce  que  la  flotte  conl.iit  au  pontife  1,200  onces  d*or  par 
«  jour  ;  or  ledit  roi  Jacques  était  resté  en  voyage  et  en  expédition  environ  un 
«  an  et  demi.  »  (BIarin  Sanuto.) 


502  PAIX  DE  GALATABBLLOTA. 

1S02  la  paix  dé  Calatabellota  (i)^  par  laquelle  il  se  résignait  lâche- 
ment à  garder  la  Sicile  sa  vie  durant  avec  le  titre  de  roi  de  Tri- 
nacrie;  euoutre^  il  épousait  une  fille  des  angevins^  auxquels  îl 
promettait  de  ne  pas  disputer  la  Galabre  ni  le  titre  de  roi  de  Si- 
cile» et  se  déclarait  le  vassalHu  saint-siége,  avec  obligation  de 
lui  payer  tous  les  ans  3,000  onces  d'or. 

Après  avoir  soutenu  avec  un  courage  héroïque  contre  les 
armes  redoutables  de  Rome,  contre  l'élite  des  chevaliers  et  des 
amiraux,  une  révolution  déterminée  par  l'élan  de  rindignation 
nationale;  après  avoir  triomphé  dans  trois  batailles  sur  terre  et 
dans  quatre  sur  mer^  sans  parler  d'une  foule  de  combats  par- 
tiels; après  avoir  expulsé  trois,  armées  de  Ttle^  conquis  les  Ca- 
labres  et  le  val  de  Crati^  les  Siciliens  frémirent  à  la  nouvelle  de 
cette  paix  qui  les  replaçait  (disaient-ils)  sous  le  joug  des  étran- 
gers. Frédéric  néanmoins  eut  le  mérite  d'apaiser  l'île,  de  lui 
donner  ou  de  consentir  qu'on  lui  donnât  de  sages  institutions 
civiles,  et  restreignit  spontanément  les  droits  de  la  monarchie. 

Le  roi  Jacques,  à  qui  l'urgente  nécessité  faisait  un  devoir  de 
gagner  l'affection  des  Siciliens ,  avait  affranchi  des  provinces 
entières  de  toutes  charges;  or  cette  exemption  appauvrissait 
les  finances  au  moment  où  la  guerre  interminable  faisait  sentir 
davantage  le  besoin  de  l'argent.  Frédéric  s'efforça  de  les  rétablir, 
en  obtenant  de  nouvelles  impositions  des  parlements^  dans  les- 
quels il  fit  toujours  intervenir,  avec  les  prélats  et  les  barons,  les 
^  représentants  des  ville^  ou  les  syndics,  qui  formèrent  un  troi- 
sième aras;  il  imitait  le  nom  et  quelques-unes  des  formes  de  la 
constitution  aragotiaise.  Le  roi,  revêtu  des  insignes  de  sa  di- 
gnité^ ouvrait  l'assemblée  par  un  discours  aux  trois  bras  ;  les 
prélats  et  les  barons  étaient  assis  à  côté  du  trône,  les  syndics 
en  face,  et  chaque  bras  délibérait  séparément.  Le  premier  par- 
lement de  Gatane^  dans  lequel  Frédéric  fut  élu,  établit  l'union 
perpétuelle  du  parlement,  et  soumit  le  clergé  à  l'obligation  de 
contribuer  aux  charges  publiques  pour  tous  les  biens  qui  ne 
seraient  pas  spécialement  affectés  à  leurs  fonctions.  Urbain  H, 
comme  nous  l'avons  dit  ailleurs,  avait  revêtu  le  roi  Roger  IT  de 
l'autorité  de  légat  papal;  ce  droit  de  la  monarchie  sicilienne, 
bien  que  Charles  d'Anjou  l'eût  abandonné  à  la  cour  pontificale, 
fut  recouvré  par  les  Aragonais. 

(1)  Calaih  a/  Bellutf  château  des  chéaes.  La  Sicile  conserve  encore  beau- 
coup de  uoms  avec  une  racine  semblable. 


LA  SICILB.  ïRfBÉRIG  I*'.  503 

Les  barons^  qui  sentaient  que  leur  concours  était -nécessaire 
pour  soutenir  Télection,  devenaient  chaque  jour  plus  arrogants; 
ils  déployaient  une  pompe  extraordinaife  dans  leurs  vêtements, 
les  banquets  et  les  cérémonies  ;  puis,  encouragés  par  l'exemple 
de  la  noblesse  aragonaise  qui  jouissait  des  plus  grands  privi- 
lèges, ils  s'entouraient  de  clients  et  d'affidés^  qui  s'obligeaient 
par  serment  à  favoriser  leurs  intérêts.  Les  hautes  dignités  étaient 
le  prix,  non  du  mérite^  mais  de  la  naissance,  et  Ton  choisissait 
parmi  les  barons  le  maître  justicier,  le  maître  camérier,  ainsi 
que  tous  les  commandants  de  terre  et  de  mer.  Aucune  denrée 
ne  pouvait  être  exposée  sur  les  marchés  avant  que  les  leurs 
fussent  vendues,  et  les  vassaux  devaient  acquitter  les  redevances 
d'après  les  mesures  que  chacun  d'eux  .adoptait  ;  puis,  chaque 
jour,  ils  faisaient  entendre  au  roi  de  nouvelles  prétentions,  si 
bien  que  Frédéric,  à  la  fois  doux  et  for(,  avait  de  la  peme  à  les 
réprimer.  Afin  de  refréner  l'avidité  des  magistrats  extérieurs,  il 
limita  leur  puissance  et  leur  juridiction;  il  divisa  Tlle,  non  plus 
en  deux,  mais  en  quatre  vallées,  et  nomma  plusieurs  juges 
subalterfies,  dépendants  de  quatre  grands  tribunaux.  Pes  se- 
crétaires spéciaux  à  Palerme,  Messine,  Gatane  et  Syrappse,  fu- 
rent placés  sous  la  dépendance  du  chef  des  finances  {magister 
secretus  regni).  Les  maltf*es  jurats,  que  flbarles  d'Anjou  avait, 
institués,  un  pour  chaque  ville,  afin  de  veiller  sur  la  justice  4h 
roi,  des  nobles  et  des  ecclésiastiques,  devinrent  des  espèces  de 
magistrats  communaux.  Frédéric  confia  aux  municipes  le  choix 
et  la  surveillance  d'un  grand  nombre  de  magistrats  autrefois 
royaux,  dont  Péloignement  empêchait  de  contrôler  les  aptes, 
et  ne  se  réserva  que  la  norpination  du  premier  juge  de  chaque 
lieu.  Il  multipliait  h  l'infini  les  divisions  administrativies  dans  les 
villes,  de  manière  qu'elles  pussent  fprpier  des  corps  indépen- 
dants, plus  faibles  contre  la  prérogative  royale. 

L'organisation  municipale, entravée  par  les  Souabes,  prit  ^nsi 
un  large  développement,  et  put  élever  une  barrière  contre  l^au- 
torité  royale.  Un  bailli,  quelques  juges  et  des  jurats  .consti- 
tuaient le  cpUége  municipal,  qui,  4ans  certaips  cas,  s'adjoignait 
quelques  conseillers,  marchands  et  perspji^nes  âgées.  Les  no^ 
blés,  plus  tard  même  leurs  aff^dés,  étaient  explus  des  charges 
municipales,  au  moins  dans  les  cites  royales;  aipsi  le  corps  des 
citoyens,  avec  une  existence  distincte,  restait  opposée  à  l'aristo- 
cratie. Frédéric  permit  aux  nobles  de  vendre  et  d'hypothéquer 
leurs  fiefs,  pourvu  .que  co  ne'  fut  pas  en  fav^eur  .du  clergé}  un 


504  LA    SICILE.   FRÉDÉRIC  l«^ 

dixième  de  la  valeur  devait  être  payé  au  fisc,  et  le  nouveau 
propriétaire  contractait  les  obligations  du  précédent.  La  néces- 
sité seule,  à  ce  qu'il  pafaît,  lui  arrachait  une  concession  si  pro- 
pre à  fractionner  les  possessions,  et  à  mettre  en  circulation  d^s 
richesses  qui,  accumulées,  entravaient' son  pouvoir  (I  ). 

La  Sicile  sortait  donc  de  sa  révolution  aVec  des  institutioBS 
monarchiques,  les  seules  en  Italie.  U  faut  savoir  gré  à  Frédéric  I*' 
d'avoir  su,  dans  des  temps  si  orageux,  maintenir  la  tranquillité 
et  la  justice  sans  opprimer;  mais,  dès  cette  époque,  commeoce 
le  déclin  de  I  île,  où  les  statuts  partiels  eurent  pour  objet,  non 
plus  Tordre  public,  mais  l'avantage  de  l'aristocratie. 


CHAPITRE  GUI. 

BONIFÀCE  TUI.    •—  DANTE,   HOMME  POLITIQUE  £T  EUSTOBIEN. 

Nous  n'avons  raconté  que  les  faits  relatifs  à  la  Sicile  ;  mais,  à 
la  même  époque,  d'autres  événements  d'une  grande  impor- 
tance s'étaient  accomplis  ailleurs. 

1291  Après  la  mort  deTerapereur  Rodolphe,  la  couronne  germa- 
nique fut  disputée  entre  son  fils  Albert  d'Autriche,  Wcnceslas  ÏV 
de  Bohême  et  Adolphe  de  Nassau.  Le  dernier,  a  prince  de  grand 
courage  et  de  petite  puissance,  »  resta  préféré  ;  mais  Albert  ne 
voulut  jamais  se  soumettre,  et  le  désordre,  sinon  la  vacance,  se 
prolongea.  A  la  mort  du  pape  Nicolas  IV,  ce  désordre  s'accrut 
encore;  en  effet,  six  cardinaux  romains,  dont  quatre  italiens  et 
deux  français,  se  réunirent  en  conclave,  sans  jamais  parvenir  à 

1292  s^enlendre.  Mathieu  des  Orsini,  famille  agrandie  par  Nicolas, 
voulait  un  pape  tout  dévoué  aux  Guelfes  et  à  Charles  de  Naples; 
Jacques  Colonna,  chef  de  Tautre  famille  à  laquelle  Honorius  fV 
avait  prodigué  faveurs  et  propriétés,  manifestait  une  prétention 
tout  opposée.  Rome  se  rangeait  sous  l'une  ou  l'autre  bannière  : 
de  là  des  luttes,  le  pillage,  l'incendie  de  palais  et  d'églises;  enfin 
deux  sénateurs  furent  choisis,  l'un  parmi  les  Colonna,  Tautre 
parmi  les  Orsini,  compensation  qui  causa  de  la  surprise,  sans 
terminer  les  maux. 

Les  cardiuaux  qui  s'étaient  fixés,  une  partie  à  Rieti,  l'autre 

(1)  GrK6OB|0,  Consicferaj^ioni  fulia  storia  dtUa  SicHia;  Païenne,  1S07, 


BONIFAGE  VIII.  SOS 

h  Yiterbe,  s'assemblèrent  à  Pérouse,  mais  sans  pouvoir  se  met- 
tre d'accord  sur  le  choix  d'un  pape;  enfin,  après  dix-huit  mois, 
les  votes^  à  la  surprise  de  tous^  tombèrent  sur  Pierre  Moron,  1294 
austère  pénitent  septuagénaire,  qui  vivait  sur  le  mont  Maïella, 
près  de  Snlmona,  à  la  niauière  des  anciens  cénobites,  renommé 
pour  ses  vertus  et  les  miracles  qu'on  lui  attribuait.  Lorsqu'il  vit 
arriver  les  cardinaux  dans  son  pauvre  ermitage ,  il  tomba  à 
leurs  genoux  ;  à  leur  tour,  ils  se  jetèrent  à  ses  pieds,  le  saluè- 
rent pape,  ef,  malgré  ses  refus  obstinés,  ils  l'obligèrent  à  ac- 
cepter les  clefs  suprêmes,  avec  le  nom  de  Gélestin  V.  Charles  fut 
tout  joyeux  d'avoir  pour  pontife  un  de  ses  sujets,  et,  lorsqu'il  fit 
son  entrée  à  Aquila  monté  sur  une  mule,  ij  lui  tint  la  bride  avec 
son  fils  Charles  Martel. 

Cet  homme  pieux,  qui  avait  toujours  vécu  loin  du  monde, 
de  ses  passions  et  de  ses  intrigues,  étranger  aux  sciences  hu- 
maines, absorbé  dans  la  contemplation  de  Dieu,  habitué  à  tout 
faire  par  obéissance,  fut  entouré  par  le  roi  d'hommages,  de 
légistes  retors,  de  chaînes  royales,  si  bien  qu'il  n'eut  d'autre 
volonté  que  le  bon  plaisir  de  Charles.  Sur  les  instances  de  ce 
prince,  il  établit  sa  résidence  à  Naples,  nomma  sur  douze  car- 
dinaux sept  Français,  trois  Napolitains,  et  fit  d'autres  actes 
(au  dire  de  Yoragine)  non  in  plenitudine  poieslatis,  sed  in 
plenitudine  simpHcitatis.  Ce  pontife,  néanmoins ,  n'avait  rien 
perdu  de  son  humilité  cénobitique;  pénétré  de  son  insuffi- 
sance dans  les  affaires,  et  voyant  un  danger  pour  son  salut 
dans  l'avidité*  de  son  entourage  qui  abusait  de  son  nom,  et 
dans  l'oppression  dissimulée  du  roi  (1),  il  demanda  qu'il  lui 
fût  permis  d'aller  jouir  encore  du  repos  et  des  consolations  de 
sa  pieuse  retraite.  Après  en  avoir  délibéré  avec  les  cardinaux,  il 
abdiqua  malgré  l'opposition  du  roi  et  de  ses  voisins;  il  avait 
occupé  cinq  mois  le  siège  pontifical. 

Dans  le  poste  qui  demandait,  non  un  ange,  mais  un  homme, 
il  eut  pour  successeur  Benoît  Gaetani  d'Agnani  qui ,  dit-on , 
l'engagea  le  plus  à  se  démettre;  ce  pape  prit  le  nom  de  Boni- 
face  VIII  (2)  et  la  devise  :  Deu^  in  adjutorium  meum  intende, 

(1)  Frère  Jacopono  de  Todi  lui  écrivit  nue  canzone  pour  lui  montrer  tout 
le  danger  que  son  âme  courait  sur  le  siège  pontifical. 

(2)  Les  papes  Innocent  HI,  Grégoire  IX  et  Alexandre  IV  étaient  sortis  d'A- 
guani,  d'où  provenaient  aussi  les  cinq  illustres  familles  Occano ,  Toscanella, 
Frangipane,  Oollemedio,  Annihaldesca,  auxqueUes  s'élaieul  jointes  celles  des 
Segni  et  des  Gaetani. 


506  BomPAGs  vint 

comme  s'il  pressentait  les  luttes  qu'il  devait  soutenir,  et  dans 
lesquelles  il  aurait  tant  besoin  clés  secours  du  ciel.  IVès-instruil. 
surtout  dans  le  droit  civil  et  canonique^  <^iniàtre  et  sévère, 
habile  dans  les  pratiques  de  la  sagesse  mondaine,  il  avait  une 
haute  opinion  des  droits  du  saint-^iége';  voyant  la  papauté  m 
déclin^  il  se  proposa  de  reprendre  l'œuvre  de  Grégoire  VU  et 
d'Innocent  IIl^  c'est-à-dire  de  soumettre  la  puissance  tempo- 
relle à  l'autorité  ecclésiastique,  la  nuttiére  à  Tesprit.  II  com- 
mence par  se  soustraire  à  la  domination  du  roi  de  Naples,  qui 
voulait,  pour  avoir  les  pontifes  sous  sa  dépendance,  les  retenir 
dans  ses  États.  Son  arrivée  soudaine  è  Home,  veuve  depuis  trcûf 
ans,  lui  soumet  les  factions;  il  abaisse  les  Colonna,  qu'il  excom- 
munie et  combat  comme  gibelins,  comme  patitrins  incorrigibles, 
et  alliés,  pour  lui  nuire,  avec  les  rois  de  Sicile  et  d'Aragon  ; 
enfin  il  les  réduit  à  reconnaître  son  autorité.  Ces  mesures  de 
vigueur  étouffèrent  la  faction  gibeline,  mais  lui  valurent  des  en- 
nemis irréconciliables.  Il  révoqua  les  concessions  imprévoyantes 
de  son  prédécesseur  et  les  nombreuses  bulles  qui  n'avaient  de 
lui  que  le  nom;  puis,  comme  il  était  à  craindre  qu'on  ne  pro- 
fitât de  son  ignorance  pour  l'exciter  à  réclamer  la  tiare,  pré- 
1296  tention  qui  aurait  fait  naître  un  schisme,  il  l'enferma  dans  un 
château  de  la  Campanie,  où  les  mauvais  traitements  abrégé- 
Tent  ses  jours.  Sa  vie  sainte  valut  à  Célestin  V  les  honneurs  des 
autels,  et  sa  ftiiblesse,  les  outrages  de  Dante  (i). 
De  même  que  les  anciens  célébraient  la  centième  année  de 

(1)  Vidi  rombm  di  colui 

Che  fece  per  viliate  il  gran  rifiuto. 

Inf,  in. 

Je  vis  Tombrc  de  celui 
Qui  fit  par  lAcheté  le  grand  refUs.    • 

Des  écrivains  nient  qu'il  fasse  allusion  à  Célestin;  mais  il  est  impossible  de 
trouver  un  autre  pape  auquel  ses  vers  puissent  s'appliquer.  Pétrarque  (De  viUi 
solUaria,  Iît.  U,  c.  18)  s'exprime  tout  autrement  sur  le  pape  Célestin,  dont  il 
fiiit  le  plus  sraml  éloge. 

Les  accords  et  les'  promesses  au  moyeu  desquels  Boniface  YIII  aurait  acheté 
la  tiare  de  Charles  d'Anjou,  affirmés  par  des  écrivains  postérieurs  plus  que  par 
le  silence  des  contemporains,  sont  démentis  par  rinférèt  que  Charles  a^Vit 
d'éloigner  Boniface  de  la  papauté.  Plus  tard,  les  Colouna  écrivirent  avec  vio- 
lence contre  lui,  en  le  déclarant  élu  illégalement;  mais  ils  ne  se  foodaicnl  que 
sur  Tin  validité  de  la  renonciation  de  Célestin.  Si  Bonifioce  avait  acheté  la  liarti 
comme  l'en  accuse  Danie,  cette  simonie  aurait-eUe  été  passée  sous  silenoe  par 
les  ennemis  acharnés  de  ce  pape  ?  * 


j 


la  fondation  de  la  cité,  lea  chrétiens  avaient  adopté  l'usage  d'ac- 
courir à  Rome  tous  les  cent  ans^  dans  la  persuasion  que  ce  pè- 
lerinage valait  de  grandes  indulgences^  bien  qu'il  n'en  fût  rien 
dit  dans  les  livres  liturgiques.  A  la  vue  de  l'immense  concours  i5oo 
qui  se  trouvait  à  la  fête  des  Saints-ApôtrQ3>  Boniface  résolut  de 
le  sanctifier  en  accordant  un  pardon  général  à  quiconque,  à  la 
fin  de  chaque  siècle^  visiterait  certaines  églises  de  Rome  ;  il  ap- 
pela cette  (aie  jubilé,  nom  donné  par  les  Hébreux  à  celle  où  l'on 
faisait  remise  de  toute  espèce  de  dettes.  L'engouement  des  croi- 
sades se  reporta  sur  ce  pèlerinage,  qui  offrait  une  plus  grande 
facilité  d'acquérir  les  indulgences  plénières^  réservées  d'abord 
aux  soldats  du  Christ. 

Les  peuples,  qui  ne  cherchaient  plus  désormais  la  civilisation 
dans  les  voies  religieuses,  et  dont  la  liberté  trouvait  dans  les 
parlements  et  les  chartes  les  garanties  que  la  tutelle  papale  of- 
frait seule  d'abord,  parurent  vouloir  se  réunir  encore  poivra- 
viver  la  charité  du  chef  |)ar  les  membres,  et  fortifier  leur  foi 
au  spectacle  des  choses  saintes.  La  chronique  d'Asti  prétend 
que  deux  millions  de  personnes  se  rendirent  à  Rome.  Jean  Vil- 
lanij  témoin  oculaire^  dit  que  l'on  comptait  chaque  jour  dans  la 
ville  200,000  étrangers  de  tout  sexe,  de  tout  âge  et  de  toute  na- 
tion. Les  comestibles  et  les  fourrages  renchérirent  :  les  Romains 
s'enrichirent  par  la  vente  des  denrées  et  le  loyer  des  apparte- 
ments; la  chambra  apostolique,  par  les  offrandes,  dont  l'abon- 
dance fut  telle  que  deux  clercs^  avec  des  râteaux,  se  tenaient 
jour  et  nuit  devant  l'autel  pour  les  ramasser.  Giotto,  le  restau- 
rateur de  la  peinture  en  Italie,  se  trouva  parmi  les  pèlerins; 
sur  l'invitation  du  pape,  qui  avait  déjà  fait  venir  frère  Oderisi 
pour  enluminer  des  livres,  il  orna  la  basilique.de  Latran  d'un 
grand  nombre  de  peintures,  dont  une  se  voit  encore  qui  repiré-  ^ 
sente  Boniface  publiant  le  jubilé.  Les  solennités  furent  magni- 
fiques, et  le  pontife  se  montra  «à  la  ville  et  au  monde  avec  les 
ornements  impériaux,  précédé  de  l'épée,  du  globe,  du  sceptre 
et  d'un  héraut  qui  criait  :  «  Voici  deux  épées,  voici  le  succes- 
seur de  Pierre^  voici  le  vicaire  du  Christ  (i).  » 


(1)  Le  jubilé  fut  renouvelé  cinquante  après  par  Clément  VI.  Mathieu  Villani 
raconte  qu'il  y  eut  à  Rome  une  foire  perpétuelle  et  un  million  deux  cent  mille 
personnes,  si  bien  que  les  vivres  manquèrent.  L'argent  recueilli  fut  employé  en 
partie  pour  subvenir  aux  besoins  de  l'Église,  en  partip  pour  racheter  des  tyrans 
les  tilles  de  la  Komagne.  Urbain  VI  rédnisit  la  période  à  trente-trots  ans,  nom- 


508  LES  BLANCS  ET  LES  NOIRS. 

Boniface^  bien  que  de  famille  gibeline^  devait  par  nature  in- 
cliner vers  ^es  Guelfes;  à  la  nouvelle  qu'Albert  d'Autriche  s'était 
déclaréempereursansTautorisation  pontificale^  il  mit  la  cou- 
ronne sur  sa  tête,  saisit  lepée  et  s'écria  :  «  Je  suis  César,  je  suis 
empereur^  et  je  ferai  valoir  les  droits  de  l'empire.  »  Les  Siciliens 
ayant  refusé  la  paix  qu'il  leur  avait  proposée,  il  les  excommunia 
sans  égard  aux  motifs  qui  peuvent  déterminer  un  peuple  à  pré- 
férer la  guerre.  Il  excitait  les  Guelfes  contre  Frédéric  de  Sicile . 
receleur  de  patarins  et  de  Gibelins,  et  concédait  aux  ennemis  de 
ce  prince  les  dîmes  levées  sous  le  prétexte  de  la  croisade  ;  il  ap- 
pela même  Charles  de  Valois  pour  le  combattre,  en  lui  promet- 
tant l'empire  d'Occident  conféré  illégalement,. et  celui  d'Orient 
sur  lequel  il  avait  des  droits  par  sa  femme ,  nièce  de  Baudouin , 
empereur  titulaire  de  Constantinople.  Charles  vint,  précédé  d'an 
étalage  bruyant,  et  tous  les  Guelfes  Taccueillirent au  milieu  des 
ré^uissances  ;  nommé  comte  de  la  Romagne,  gouverneur  du  Pa- 
trimoine et  seigneur  de  la  marche  d'Xncône ,  il  fut  couronné  à 
Kome. 

,  Le  pape  le  chargea  d'abord  de  pacifier  la  Toscane,  dont  les 
graves  désordres  avaient  leur  source  à  Pistoie.  Apt'ès  la  défaite 
des  Gibelins  Panciatichi,  cette  ville  fut  soumise  à  la  haute  in- 
fluence desCancelleri,  noble  famille  qui  «avait  alors  dix-huitche- 
valiersà  éperons  d'or,  si  grands  et  si  puissants  qu'ils  dominaient 
et  battaient  tous  les  autres.  Leurs  richesses  et  leur  position  éle- 
vée leur  inspirèrent  tant  d'orgueil  qu'il  n'y  avait  personne  dans  la 
ville  ou  la  campagne,  quel  que  fût  son  rang ,  qu'ils  n'opprimas- 
sent ;  ils  accablaient  d'outrages  tous  les  individus,  se  livraient  à 
beaucoup  d'actes  vilains  et  cruels ,  faisaient  tuer  et  frapper  un 
grand  nombre  de  citoyens,  et,  par  crainte  de  leur  vengeance, 
personne  n  osait  se  plaindre.»  (Storie  pisivlesi,) 

Cette  famille  se  divisait  en  deux  branches ,  les  Blancs  et  les 
Noirs;  or,  un  jour  que  plusieurs  d'entre  eux  buvaient  ensemble 
dans  une  taverne,  ils  finirent  par  se  quereller,  et  Carlin  de  Gual- 
fredo,  des  Blancs,  frappa  Doro  de  Guillaume,  des  Noirs.  I>oro 


bre  d'années  que  vécut  Jésus-Christ  ;  Paul  II,   à  vingt-tinq,  comme  eUe  est 
restée  depuis. 

On  attribue  à  Boniface  VIII  l'introduction  de  la  double  couronne  sur  la  tiare 
papale  ;  cependant  ou  connaît  iix  statues ,  élevées  de  son  vivant  ou  peu  après  sa 
mort,  qui  le  représentent  avec  la  couronne  simple.  Il  eu  est  de  même  de  ceUea  de 
iienoit  XI,  son  successeur.  La  U'iple  couronne  apparaît  dans  celles  d*l)rbain  VI. 


LES  CEBCHl   ET  LES  DONATI.  S09 

surprit  par  trahison  un  frère  de  celui  qui  l'avait  offensé,  et,  après 
l'avoir  assailli  pour  le  tuer^  il  lui  coupa  une  main.  Guillaume, 
afin  de  rétablir  la  paix,  livra  Doro  à  Gualfredo ,  qui  fut  assez  là* 
che  pour  lui  abattre  le  poing  sur  la  mangeoire  des  chevaux.  Le 
s  mg  appela  le  sang.  Les  CanceUeri,  Blancs  et  Noirs,  se  livrèrent 
les  uns  contre  les  autres  à  tous  les  excès  dans  la  ville  et  les  mon- 
tagnes de  Pistoie,  exerçant  la  vmdatta  par  la  force  et  la  trahison. 
Dans  la  crainte  qu'au  milieu  du  tumulte  l'une  des  deux  factions 
ne  se  rapprochât  des  Gil>elins^  les  Florentins  s'interposèrent ,  ob- 
tinrent pour  trois  ans  la  balia  de  la  ville^  et  ordonnèrent  aux 
chefs  des  deux  partis  de  se  rendrpà  Florence. 

Après  les  avoir  éloignés  de  leurs  clients,  les  Florentins  croyaient 
pouvoir  les  contenir  et  ramener  la  paix;  mais  les  Gancellcri^  au 
contraire,  transportèrent  dans  la  ville  le  germe  des  discordes  ci- 
viles. Les  Blancs  furent  accueillis  par  les  Cerchi ,  famille  bour- 
geoise  parvenue  par  le  négoce ,  tandis  que  les  Donati ,  leurs  ri- 
vaux^ gentilshonunes  aux  mœurs  chevaleresques,  recevaient  les 
Noirs.  Les  uns  et  les  autres,  adoptant  les  noms  de  leurs  hôtes,  se 
tirent  la  guerre  avec  les  vicissitudes  accoutumées;  dans  les  mal- 
sons voisines,  dans  les  champs  limitrophes,  dans  les  bals,  aux 
mariages,  aux  funérailles,  c'étaient  tous  les  Jburs  des  luttes  et 
des  scènes  de  violence,  a  C'est  ainsi  que  notre  ville  est  remplie 
de  troubles;  c'est  ainsi  que  nos  citoyens  sont  obstinés  à  mal  faire. 
Ce  que  l'un  fait  l'autre  le  blâme...;  la  chose  la  plus  louable  est 
réputée  mauvaise  et  critiquée.  Les  hommes  se  donnent  la  mort, 
et  la  loi  ne  punit  pas  le  méchant;  mais,  comme  le  malfaiteur  a 
des  amis  et  peut  dépenser  de  l'argent,  il  échappe  aux  conséquen- 
ces de  sa  mauvaise  action.  »  (Gompagni.)  Les  chefs  des  deux  fac- 
tions étaient  Vieri  des  Gerchi,  qui  devait  ce  grade  à  sa  position 
plutôt  qu'à  un  talent  supérieur,  etCorso  Donati,  homme  plein  de 
vigueur^  et  dont  l'activité  prodigieuse  balançait  les  forces  plus 
grandes  de  ses  rivaux. 

Des  rapports,  exagérés  comme  d'habitude,  apprirent  ces  dis- 
sensions à  Boniface;  afin  de  les  amener  à  ses  desseins,  qui  étaient 
tout  pacifiques,  ce  pape  crut  bien  faire  d'appeler  Vieri  «^  Rome, 
et  d'envoyer  à  Florence  frère  Mathieu  d'Aquasparta ,  cardinal, 
qui  fut  chargé  par  la  commune  de  partager  les  offices  entre 
les  deux  factions  et  de  régler  leur  différend  ;  mais  tous  les  efforts 
échouèrent,  et  le  cardinal  partit  après  avoir  lancé  l'interdit  sur 
la  ville.  ^ 

Alors,  comme  il  arrive  toujours,  chacun  proposait  un  remède. 


510  LES  CERCHI  ï^  LES  DONATI. 

Dante  Âlighieri  conseillait  de  bannir  les  chefs  des  deux  factîoDS. 
1301  et  Corso  Donati  engagea  le  pape  à  leur  envoyer  Charles  de  Va- 
lois comme  pacificateur.  L'introduction  d'un  étranger  pouTait 
plaire  aux  factieux,  non  aux  bons  citoyens,  parmi  lesquels  figu- 
rait Dino  Compagni,  ce  modèle  de  vertu  citoyenne  et  de  modé- 
ration historique,  qui  s'efforça  d'éteindre  au  moins  les  discordes^ 
«  Me  trouvant  (raconte4-il  lui-môme)  dans  ladite  assemblée ,  et 
désireux  d'amener  l'union  et  la  paix  parmi  les  citoyens,  je  dis 
avant  que  Ton  se  séparai  :  «  Seigneurs,  pourqutoi  èottiez-vovs 
troubler  et  détruire  une  aussi  bonne  ville  ?  Contre  qui  vonies- 
vous  combattre  ?  contre  vos  frères?  QueU  seront  les  fruits  de  voire 
victoire?  des  gémissements.  Ils  répondirent  qu'ils  n'avaient  d'au- 
tre désir  que  d'éteindre  le  scandale  et  de  vivre  en  paix.  A  ces 
paroles,  je  m'approchai  de  Lapo  de  Guazza  Olivieri,  bon  et  loyal 
bourgeois,  et  tous  les  deux  nous  allâmes  trouver  les  prieurs,  cbei 
lesquels  nous  conduisîmes  quelques-uns  de  ceux  qui  avaient  as- 
sisté à  l'assemblée;  là,  nous  posant  comme  médiateurs  entre  eux 
et  les  prieurs,  nous  apaisâmes  les  seigneurs  par  de  douces  paro- 
les. »  Les  Blancs  et  les  Noirs  désiraient  la  paix  ;  mais  les  premiers , 
la  voulaient  spontanée ,  et  les  autres  par  l'entremise  de  l'étran- 
ger, qui  reçut  en  effet,  avec  de  l'argent,  l'invitation  de  venir. 

«Les  choses  étant  dansées  termes,  il  mé'vint  à  moi  Dino  une 
pensée  honnête  et  sainte;  ce  seigneur  viendra ,  mcdis-je,  et  il 
trouvera  tous  les  citoyens  divisés,  ce  dont  il  résultera  grand  scan- 
dale. A  cause  de  mon  office  et  de  la  bonne  volonté  dont  jje  sen- 
tais mes  compagnons  animés,  je  songeai  donc  a  réunir  beaucoup 
de  bons  citoyens  dans  Téglise  de  Saint-Jean,  ce  que  je  fis  ;  tous 
les  magistrats  répondirent  à  mon  appel,  et,  quand  le  moment  me 
sembla  propice,  je  dis  :  Chers  et  braves  concitoyens^  qui  tous 
avez  reçu  égalemeîit  le  baptême  à  ces  fonts  sacrés,  la  raison 
vous  oblige  et  vous  commande  de  vous  aimer  comme  des  frères 
chéris  y  et  vous  le  devez  encore  parce  que  vou^  possédez  la  plus 
noble  cité  du  monde.  Il  est  né  entre  vous  quelque  itritation  par 
rivalité  de  fonctions  ;  or  y  comme  vous  le  savez,  mes  collègues  ei 
moi  nous  vous  avons  promis  par  serment  de  les  partager  entre 
vous.  Ce  seigneur  vient  f  et  nous  devons  lui  faire  honneur.  Étouf- 
fez vos  ressentiments,  et  faites  la  paix  entré  vous,  afin  qu*ii  ne 
vous  trouve  point  divisés.  Oublies  toutes  les  offenses,  et  que  les 
désirs  criminel»  qui  vous  ont  animés  dans  le  passé  soient  pardon- 
nes jtour  r amour  et  le  bien  de  votre  cité.  Et,  sur  ces  fonts  .sacrés 
où  vous  avez  reçu  le  saint  baptême^  jurez  entre  vous  bonne  et  en- 


il 


LES  GERGHI  Et  LES  DONATI.  511 

Hère  paix ,  afin  que  le  seigneur  qui  arrive  trouve  tous  les  ci- 
toyens  unis.  A  ces  paroles  tous  se  recueillirent,  ce  qu'ils  fai- 
saient en  touchant  le  livre  corporellement ,  et  ils  jurèrent  de 
vivre  en  bonne  paix  et  de  conserver  les  honneurs  et  la  juridic- 
tion de  la  cité;  cela  faït,  nous  sortîmes  de  l'église. 

«  Les  mauvais  citoyens,  qui  par  attendrissement  avaient  ré- 
pandu des  larmes  et  baisé  le  livre,  on  s^étaient  monti'és  les  plus 
chaleureux,  furent  les  plus  animés  à  la  «lestruction  de  la  ville;  je 
ne  dirai  pas  leurs  noms  par  honnêteté.  Les  individus  dont  les  in- 
tentions étaient  mauvaises  disaient  que  c'était  pour  tromper  que 
j'avais  imaginé  cette  paix  charitable;  mais  si,  dans  les  paroles, 
je  commis  quelque  fraude,  c'est  à  moi  d'en  porter  la  peine, 
bien  qu'on  ne  doive  pas  encourir  de  reproches  pour  une  bonne 
intention.  J'ai  versé  bien  des  larmes  au  sujet  de  ce  serment,  en 
songeant  combien  d'âmes  il  aura  damnées  pour  leur  ma- 
lice. » 

Les  conseils  de  la  prudence,  qui  les  écoute  au  milieu  des  pas- 
sions haineuses*!  On  prêtait  plus  volontiers  l'oreille  à  Baldino 
Falconieri ,  toujours  prêt  à  vanter  la  tranquillité  présente ,  qu'il 
mettait  en  regard  des  troubles  passés  et  des  désordres  plus 
graves  que  l'avenir  faisait  craindre;  à  Berto  Frescobaldi,  qui  se 
montrait  le  zélé  partisan  des  Cerchi  pour  en  obtenir  un  prêt  de 
12,000  florins;  à  Lapo  Salterello,  avocat  et  poète,  déjà  flétri  par 
un  jugement  correctionnel,  qui  faisait  une  opposition  conti- 
nuelle aux  recteurs  et  les  appelait  voleurs  et  traîtres.  Ah! 
ces  individus,  nous  les  connaissons,  et  tous  les  jours,  sous 
d'autres  noms,  nous  les  rencontrons  sur  la  place  et  dans  le  par- 
lement ! 

Les  Noirs,  qui  avaient  prévalu,  reçureïfn  Charles  dans  la  ville, 
en  lui  faisant  jurer  de  ne  point  changer  les  lois  et  de  n'exercer 
aucune  juridiction.  A  peine  entré  avec  cinquante  chevaux,  il  se 
fit  connaître  par  des  actes  tyranniques  :  il  dépouilla  les  citoyens 
de  droits  plus  précieux  que  la  paix ,  et  il  permit  aux  Noirs  de 
saccager  durant  cinq  jours  les  maisons  et  les  biens  des  Blancs, 
d*épouser  leurs  héritières,  d'incendier  et  d'égorger.  Sous  le 
prétexte  ordinaire  de  conjuration  découverte,  il  bannit  les  prin- 
cipaux citoyens  et  nomma  juge  le  sévère  Cante  des  Gabrielli 
d'Agubio ,  qui  punit  de  l'exil  et  de  fortes  amendes  environ  six 
cents  personnes.  Dans  le  nombre  étaient  Dino  Compagni,  Guklo 
Cavaloauti,  Dante  Alighieri,  et  Petrarco  de  l'Ancisa,  qui,  renon- 
çant à  la  politique,  se  consacra  tout  entier  à  l'éducation  de  ses 


512  DANT£  £}(1LÉ. 

enfants  (1),  l'un  desquels  devint  illustre  sous  le  nom  de  Fnui- 
çois  Pétrarque. 

Guido^  philosophe  et  poëte^  était  gendre  ie  Farinata  des 
Uberti,  et,  par  suite,  Gibelin  et  ardent  ennemi  des  Donati;  tan- 
dis qu'il  allait  en  pèlerinage  à  Saint- Jacques  de  Galice  >  Corso 
tenta  de  le  faire  tuer.  A  son  retour,  informé  de  ce  projet,  Giiido 
Tattaqua  un  jour  au  milieu  de  la  place  de  Florence;  mais, 
n'ayant  pu  l'atteindre,  il  fut  poursuivi  à  coups  de  pierres  par  le 
fils  et  les  gens  de  lu  suite  du  baron.  Relégué  à  Sarzane,  dont 
l'air  insalubre  le  rendit  malade,  il  obtint  de  revoir  sa  patrie,  où 
il  mourut.  Guido  allait  en  pèlerinage  à  Saint- Jacques,  ^t  cepen- 
dant il  avait  la  réputation  d'un  épicurien  .  c^est>à-dire  d'un  in- 
crédule ;  puis,  comme  il  se  livrait^  dans  une  profonde  retraite,  à 
des  spéculations  philosophiques,  on  disait  qu'il  cherchait  à 
prouver  que  Dieu  n'est  pas.  Il  était  le  second  œil  de  Florence  (2), 
dont  le  premier  était  Dante  Alighieri,  et  tous  les  deux,  jeunes 
encore,  avaient  joué  un  rôle  dans  les  événements  politiques.  En 
effet,  dans  les  démocraties,  surtout  quand  elles  sont  restreintes, 
las  affaires  publiques  attirent  les  jeunes  gens,  et,  comme  ils 
voient  le  gouvernement  de  près,  ils  croient  bien  le  connaître  et 
facile  de  le  diriger.  Dante  «fut  homme  très-poli,  de  stature 
ordinaire,  d'aspect  agréable  et  plein  de  gravité,  parleur  sobre 
et  lent,  mais  fort  subtil  dans  ses  réponses.  Ses  études  ne  le  dé- 
.tournèrent  point  de  la  vie  active  ni  du  commerce  du  monde; 
mais,  vivant  et  conversant  avec  les  autres  jeunes  gens  de  son 
âge,  honnête,  prudent  et  brave,  il  participait  à  tous  les  travaux 
de  la  jeunesse;  puis,  chose  étonnante,  bien  qu'il  étudiât  conti- 
nuellement, personne  n'aurait  cru  qu'il  en  fût  ainsi,  tant  ses 
manières  étaient  aimables  et  sa  conversation  juvénile,  d  (L.  Aie- 
TiNo  )  Il  eut,  en  effet,  pour  caractère  essentiel  de  passer  faci- 
lement de  la  contemplation  à  Tactlvité,  qu'il  déploya  au  service 
de  la  faction  de  ses  aïeux  dans  les  ambassades,  les  magistra- 
tures et  sur  le  champ  de  bataille  de  Gampaldino;  à  l'école  de  la 
politique,  au  contact  pénible  des  hommes,  à  l'enseignement 
laborieux  des  révolutions,  il  (it  un  véritable  apprentissage  de 
l'enfer,  du  purgatoire  et  du  paradis. 

L'ancienne  noblesse    florentine,    qui  prétendait  descendre 


(1)  P^TBARQUB,  //;.,pag.  446. 

(2)  jéiter  ocuius  Florenùœ  (Bemvisncto   d'Ihola  ,  au  dixième   chant  (l« 
CEnfer), 


lUr^TE   KXILE.  513 

« 

Romains  ;  avait  toujours  mis  obstacle  à  l'élévation  des  geus 
nouveaux  et  suivi  la  bannière  des  Guelfes.  Telle  avait  été  la 
conduite  des  Alighieri  et  de  Dante  lui-même  jusqu'au  moment 
où  la  division  en  Noirs  et  en  Blancs  leur  assigna  un  rôle  si  dis- 
tinct qu'ils  purent  se  considérer  comme  Guelfes  et  Gibelins.  isoa 
Dante  se  trouvait  parmi  les  derniers,  et  fut  exilé  avec  eux.  Nous  '"*" 
ue  pouvons  rien  dire  à  Tégard  de  la  malversation  dont  Taccuse 
la  sentence  de  Gante  d'Agubio;  Dante  n'en  parle  jamais^  parce 
qu'il  est  des  choses  dont  un  homme  dédaigne  de  se  défendre^ 
comme  il  y  en  a  d'autres  dont  il  ne  se  vante  point.  Les  factions, 
comme  tout  le  monde  le  sait,  ont  toujours  Tart  de  dénigrer  ceux 
qu'elles  veulent  perdre,  et  de  choisir  précisément  les  accusa- 
tions les  plus  opposées  au  caractère  de  Poffensé,  parce  que  la 
plèbe  croit  plus  facilement  ce  qui  est  le  moins  croyable. 

Dante  vécut  quelque  temps  dans  la  guelfe  Sienne  et  la  gibe- 
line Arozzo,  confondu  avec  les  autres  bannis;  ingrate  société, 
qur  l'obligeait  à  participer  à  des  haines  impuissantes^  à  des  es- 
pérances chimériques,  à  de  violentes  exagérations  qui  n'étaient 
pas  dans  son  esprit.  Les  proscrits,  avec  des  secours  de  Bartbé-  is^ 
ieniy  de  la  Scala,  seigneur  de  Vérone,  formèrent  le  complot  de 
rentrer  par  force  dans  leur  patrie;  m<iis  la  tentative  échoua,  et 
l'insuccès  fut  imputé  à  Dante,  qui  avait  toujours  donné  le  con- 
seil de  s'abstenir  de  toute  attaque.  11  résolut  alors  d'abandonner 
cette  compagnie  ■  perverse  cl  sêupide,  de  former  tout  seul  un  • 
parti ,  et  de  fuir  le^  deux  factions ,  dont  il  voyait  les  torts  :  les 
partis  qualilient  cet  éloignement  de  double  trahison. 

a  Ghassé  de  ma  patrie  (raconte- t-il  dans  le  ConvUo),  errant 
dans  la  plupart  des  contrées  où  cette  langue  se  parle,  j'ai  voyagé 
presque  comme  un  mendiant,  montrant,  contre  ma  volonté,  la 
plaie  de  la  fortune,  qu'on  impute  souvent  avec  injustice  au 
blessé.  J'ai  été  véritablement  un  navire  sans  voiles  ni  gouver- 
nail, poussé  à  divers  ports,  embouchures  et  rivages,  par  le  vent 
aride  qu'exhale  la  douloureuse  pauvreté.  » 

Dante  se  rendit  à  Paris  pour  étudier  la  théologie  et  la  philoso- 
phie dans  son  Université ,  où  Thomas  d'Aqiiin  avait  brillé  na- 
guère, et  qui  îissistait  alors  aux  leçons  de  l'abbé  Suger;  ne  re- 
nonçant jamais  à  l'éternelle  espérance  des  exilés,  il  chercha, 
«  par  de  bonnes  œuvres  et  une  bonne  conduite,  à  mériter  de 
revenir  à  Florence,  rappelé  spontanément  par  celui  qui  gou- 
vernait la  ville.  Dans  ce  but,  il  travailla  beaucoup,  et  plusieurs 
lettres  furent  écrites  par  lui ,  non-seulement  à  des  citoyens  du 

HI8T.    DES   ITAL.   —   T.    V.  33 


514  DANTE   EXILÉ. 

gouvernement,  mais  encore  au  peuple;  entre  autres^  il  envoya 
une  épître  fort  longue  qui  commence  par  ces  mots  :  PopuU  m/, 
guid  feci  tibi  (1)?»  Dante  disait  :  aTous  les  malheureux  m'Ins- 
pirent (le  la  pitié,  surtout  ceux  qui,  s'épuisant  dans  Texil ,  ne 
revoient  la  patrie  qu'en  songe  (2).  »  Mais,  lamentations  ou  fré- 
missements, rien  ne  put  jamais  le  ramener  auprès  de  son  beau 
saint  Jean. 

Dans  la  solennité  de  saint  Jean ,  Florence  avait  coutume  de 
faire  grâce  à  quelques  condamnés,  qui,  la  mitre  sur  la  tête  et  ua 
cierge  à  la  main ,  étaient  offerts  au  saint.  Ce  moyen  de  faire 
cesser  son  exil  fut  proposé  à  Dante  (3),  qui  répondit  :  a  Est-ce  là 
le  glorieux  rappel  que  sa  patrie  réservait  à  Dante  des  Âlighieri? 
La  sueur  et  la  fatigue  que  Fétude  lui  a  values  ont-elles  mérité 
cette  récompense?  Non,  ce  n'est  pas  par  cette  voie  que  l'on  doit 
retourner  dans  sa  patrie,  et,  si  toute  autre  est  fermée,  je  n^eafre- 
rai  jamais  dans  Florence.  Ne  verrai-je  pas,  dans  quelque  lieu 
que  je  me  trouve,  les  miroirs  du  soleil  et  des  astres?  Ne  pour- 
rai-je  pas,  sous  un  ciel  quelconque,  méditer  sur  d'utiles  vérités, 
sans  me  rendre,  privé  de  gloire,  avec  ignominie  même,  auprès 
du  peuple  florentin?  »  Bocoace,  qui  nous  raconte  ces  faits  dans 
sa  Vie,  ajoute  que,  «voyant  qu'il  ne  pouvait  rentrer  dans  sa 
patrie,  il  changea  tellement  de  caractère  qu'on  ne  vil  personne 
plus  ardent  Gibelin  et  plus  ennemi  des  Guelfes;  chose  dont  je 
rougis  le  plus  k  cause  de  sa  mémoire ,  la  Romàgne  entière  sait 
que  tout  enfant,  toute  femme  du  peuple,  qu'il  aurait  entendus 
discourir  de  parti  et  se  prononcer  contre  l'opinion  gibeline,  Fau- 
raient  mis  en  fureur,  au  point  de  leur  jeter  des  pierres  s'ils  ne  se 
fussent  tus  (4).  »  Dante  cependant  répétait  lui-même,  ce  qu'on 
ne  saurait  trop  redire  aux  Italiens ,  que  c  rhoi\pête  homme  ne 
doit  jamais  faire  la  guerre  à  l'honnête  homme  avant  d'avoir 

(1)  LÉOKARD  ARÉT15,  V,  67. 

(2)  De  vulgari  eiotfuio. 

(S)*  Cette  ignominie  avait  été  subie  par  son  compagnon  d^infortune,  k  peiv 
de  Pétrarque,  qui  fut  oéanmoiof  dispensé  de  porter  la  mitre.  Le  décrvt  du 
10  février  1308  porte  quod  prœfatui  ser  Petraccoitu,.  Jacta  de  to  obiatiotie 
sectwditm  modum  prœdictum,  intelllgatur  esse  et  sit  pcrpetuo  exemotus^  libéra' 
tus  et  tôt  aliter  absolulus, 

(4)  Dante,  dans  sou  pocme,  donne  des  preuves  continuelles  de  ces  profonde» 
convictions  si  énergiquenient  exprimées  ;  il  dit  dans  le  Convito,  à  |iropo$  d'une 
proposition  philosophique  :  «.  C'est  avec  le  couteau  qu'il  confient  de  répMHbe 
i  qui  parle  ainsi,  et  non  avec  des  argumeuts.  ■ 


SBS  PLAINTES.  515 

vaincu  les  méchants;  c'est  folie  de  ne  pas  abandonner  une 
mauvaise  cause  par  respect  humain,  n 

Inspiré  par  la  douleur  et  Tindignation^  il  écrivît  sa  Comédie^ 
poëme  essentiellement  historique,  dans  lequel  il  exalte  ou  flétrit 
en  homme  de  parti  qui,  frémissant  de  la  persécution,  fait  arme 
de  tout  pour  se  venger  ;  or,  avec  l'autorité  que  donnent  la  ran- 
cune, le  génie,  le  malheur,  il  éternisa,  avec  ses  douleurs  et  ses 
ressentiments,  les  gloires  et  les  calamités  de  l'Italie.  Après  avoir 
examiné  cette  œuvre  comme  poésie,  nous  y  chercherons  les  ju- 
gements du  poète  sur  les  hommes  et  les  choses  qui  l'entou- 
raient ;  car  il  leur  fit  subir  un  examen  sévère  pour  en  tirer  des 
idées  de  vengeance  ou  d'espoir.  Or,  comme  les  Italiens  comptè- 
rent toujours  un  grand  nombre  de  ces  infortunés  a  qui  ne  re- 
voient la  patrie  qu'en  songe  n,  Dante  fut  identifié  aux  souffran- 
ces de  tous,  et  devint  le  type  de  toutes  les  victimes  de  Tinjus- 
tîce  et  de  la  tyrannie. 

A  l'exemple  des  mécontents,  il  ne  laisse  échapper  aucune  oc- 
casion de  louer  les  anciens  temps,  lorsque  la  valeur  et  la  coui"- 
toisie  régnaient  sur  le  pays  arrosé  par  TAdige-et  le  Pô;  lorsque 
Florence  vivait  dans  une  paix  sobre  et  pudique^  avec  des  fem- 
mes économes,  avec  des  hommes  pontents  d'un  habit  de  peau, 
avec  de  nombreux  enfants,  a  Au  sein  de  cette  existence  paisible 
et  belle ,  de  cette  société  Me  citoyens  où  régnait  une  confiance 
mutuelle,  de  ce  séjour  si  doux  à  habiter,  les  Florentins  prospé- 
raient glorieux  et  justes,  guerroyant  dans  les  croisades  ou  se  li- 
vrant au  commerce;  le  lis  n'était  jamais  placé  à  rebours  sur  la 
lance,  et  les  divisions  ne  le  tachaient  pas  de  sang.  On  ne  voyait 
pas  des  maisons  rester  vides  par  suite  de  l'exil  de  leurs  maitres> 
dû  à  l'influence  des  Français.  S'il  reste  encore  quelques  hom- 
mes de  bien  de  la  même  race,  ils  ne  servent  qu'à  faire  honte  à  ce 
siècle  sauvage,  aujourd'hui  que  la  ville  est  souillée  par  la  gour- 
mandise, l'orgueil,  l'avarice,  l'envie,  et  qu'elle  se  montre  hostile 
au  peu  d'honnêtes  gens  qu'on  y  compte  encore.*  Du  reste,  elle 
est  si  légère  qu'elle  change  à  chaque  instant  de  lois,  de  mon- 
naies, de  magistrats,  d'usages,  et  que  ses  décisions  d'octobre  ne 
durent  pas  jusqu'à  la  mi-novembre.  » 

Dante  trouve  la  cause  de  ces  vices  dans  l'admission  au  droit 
de  cité  de  ceux  de  Campi,  de  Certoldo,  de  Figtine,  tandis  qu'il 
vaudrait  mieux  pour  Florence  être  encore  restreinte  entre  6al- 
lu2zû  et  Trespiano ,  et  n'avoir  accueilli  ni  le  paysan  infect  d'A- 


516  S£S  COLÈRES. 

guglione^  ni  le  concussionnaire  de  Signa  (i)  parmi  la  noblesse  ro- 
maine issue  des  premières  colonies ,  et  mal  entourée  par  les 
hommes  venus  de  Fiesole^  et  qui  tiennent  encore  du  roc  natal. 

Ce  langage  révèle  le  patricien  intolérant,  qui,  non-seulement 
irrité  contre  les  recteurs  de  sa  patrie,  mais  contre  sa  patrie  elle- 
même,  excitait  l'empereur  à  «venir  abattre  ce  Goliath  avec  la 
fronde  de  sa  sagesse  et  la  pierre  de  sa  force.  »  Bien  plus,  il  décla- 
rait que,  c(  bien  que  la  fortuné  leût  condamné  à  porter  le  nom 
de  Florentin,  il  ne  voulait  pas  que  la  postérité  s'imaginât  qu'il 
tenait  de  Florence  autre  chose  que  l'air  et  le  sol.  »  (EpUre 
dédiva toire,)  Il  aurait  dû  ajouter  au  moins  ei  h'dionie^  sans  le- 
quel il  n'aurait  pu  se  faire  une  gloire  éternelle. 

Si,  des  chères  illusions  de  la  jeunesse,  embellies  par  une  ima- 
gination bienveillante,  l'iniquité  des  hofnmesvous  a  jeté  au  mi- 
lieu des  cruelles  déceptions  et  hors  du  cercle  de  votre  activité, 
de  vos  affections ,  de  vos  espérances  primitives  ;  si  vous  avez 
senti  profondément  comme  Dante,  et,  comme  Dante,  souffert 
les  persécutions  du  siècle,  qui  ne  pardonne  jamais  à  quicon- 
que le  devance  de  loin,  alors  vous  avez  le  droit,  mais  seul, 
de  condamner  les  explosions  de  cette  colère. 

Dans  ses  austères  dédains,  il  ne  ménageait  pas  davantage  les 
autres  cités  d'Italie.  Sienne  est  peuplée  dr  gens  plus  vains  que 
les  Français  ;  les  Romaguols  se  sont  abç.lardi$;  les  Génois,  étran- 
gers aux  bonnes  mœurs,  sont  remplis  de  vices;  à  Lucques ,  /</«/ 
homme  est  concussionnaire  ;  les  Bolonais  sont  avares  et  entre- 
metteurs; les  Vénitiens,  d'ignorance  absolue  et  bestiale,  de  cou- 
tumes détestables  et  très-repréhensiblesy  se  plongent  dans  la  fange 
d'une  débauche  effrénée  (2):  TArno,  lorsqu'il  vient  à  peine  de  nai- 
tre,  passe  nu  milieu  de  grossiers  pourc€au.r ,  plus  dignes  de  se 
repaître  de  glands  que  de  toute  autre  nourriture;  puis  il  arrive 
chez  des  roquets  hargneux,  qui  sont  les  Arélins;  de  là  chez  les 
loups  de  Florence  ;  enûn ,  parmi  4es  renards  pleins  d'astuce,  qui 
sont  les  habitants  de  Pise.  Il  souhaite  à  cette  ville,  honte  des  m- 
^ton«, que  tout  le  monde  s'y  noie;  à  Pistoie,  qu'elle  soit  réduite 
en  cendres,  parce  qu'elle  agit  de  mal  en  pis. 

Il  se  déchaîne  contre  les  anciennes  maisons,  qui  ont  dé- 
rogé de  leurs  antiques  vertus  :  les  Malatesta  font  de  leurs  dents 

(1)  Par.  XYI.  Baido  d'Agiiglioue  efMorubaldini  de  Signa  étaient   ceux  qui 
avaient  prononcé  la  sentence  capitale  contre  Dante. 

(2)  Lettre  à  Giiido  Novello  de  Polenta,  que  les  Vénitiens  supposent  apocryphe. 


•i 
.1 


SES  COLERES.  517 

une  tarière;  les  Gallurasont  devenus  vase  à  toute  fraude;  Bran- 
ca  Doria  vit  encore^  tnais  son  âme  pâlit  déjà  en  enjer,  et  a  laissé 
tin  diable  à  aa  place  pour  gouverner  son  corps  et  celui  d'un  de  ses 
parents.  Ayérone,  les  Monteccbi  et  les  Gapulets  sont  les  uns  déjà 
pervers^  les  autres  en  mauvaise  odeur;  Albert  de  la  Scala  est 
gâté  dans  tout  son  corps,  et  pire  encore  quant  à  l'esprit;  Gaiûo'de 
Montefeltroyi^  des  œuvres,  non  pas  de  lion,  mais  de  renard,  et 
il  connut  tous  les  eocpédients,  toutes  les  voies  couvertes.  Il  acca- 
ble d'outrages  le  boa  roi  Robert^  plus  fait  pour  le  froc  qt^  pour 
te  sceptre,  et  souhaite  que  Brettinoro  s'enfuie  pour  ne  pas  souf- 
frir la  txjrannie  desGalboli  ;  il  condamne  RinierdeCorneto^  qui 
fit  la  guerre  aux  grands  chemins;  Provenzan  Silvani^  qui  eut  la 
prétention  de  vouloir  dominer  à  Sienne,  et  les  Santafiora,  qui 
dévastèrent  les  environs  de  cette  ville,  W  décerne,  au  contraire^ 
des  éloges  aux  Scaiigeri  et  aux  Malaspini ,  ses  refuges  hospita- 
lie7*s  ;  à  Uguecione  de  la  Fagiuola,  auquel  il  se  proposait  de  dé« 
dier  sa  première  Cantica.  Maintenant,  que  ceux  qui  ne  cherchent 
pas  dans  l'histoire  de  pures  déclamations  ou  des  théories  précon- 
çues^ jugent  s'il  est  possible  de  foutenir^  à  moins  de  le  faire  à 
titre  d'exercice  de  rhétorique^  l'équité  de  Dante  dans  la  distri- 
bution de  réloge  et  du  blâme  ;  de  même  son  amour  de  la  patrie 
ne  peut  être  soutenu  que  par  celui-là  seul  qui  cède  au  désir  par- 
donnable de  vouloir  trouver  tout  grand  dans  les  grands  hommes. 
Ses  vengeances  ne  s'arrêtent  point  à  ta  limite  des  Alpes:  il  fla- 
gelle encore  Edouard  d'Angleterre  et  Robert  d'Ecosse,  qui  ne 
savent  pas  se  tenir  dan  >  leurs  frontières  ;  le  lâche  roi  de  Bohême^ 
Vefjéminé  Alphonse  d'Espagne,  le  dégénéré  Frédéric  d'Aragon, 
Y  usurier  Denis  de  Portugal,  les  fainéants  Autrichiens ,  un  roi 
de  Norwége,  un  prince  inconnu  de  Rascia  (Servie),  qui  avait 
falsifié  les  ducats  de  Venise.  Il  se  déchaîne  surtout  contre  les 
Capets^  qu'il  maudit  dans  leur  souche,  Hugues,  fils  de  boucher, 
dont  la  descendance  valait  peu^,  mais  ne  fil  pourtant  a^cun 
mal,  jusqu'au  moment  où,  ayant  acquis  la  Provence,  elle  com- 
merça ses  rapines  à  l'aide  de  la  force  et  du  mensonge.  De  là 
sortit  Charles  de  Yatois,  sans  autres  armes  que  celle  de  Judas  ; 
de  là  Philippe  le  Bel ,  le  mal  de  France,  qui  crucifia  de  nou- 
veau le  Christ  dans  son  vicaire:  aussi  le  poète  fait-il  des  vœux 
pour  avoir  bientôt  le  plaisir  d'assister  à  la  vengeance  que  Dieu 
prépare  dans  le  secret  de  sa  pensée  ;  ailleurs  encore,  il  appelle 
le  jugement  divin  sur  la  race  d'Albert  d^Autriche,  de  sorte  que  le 
monde  en  reste  épouvanté. 


518  SA  POLITIQUE. 

A  l'exemple  des  impérialMtes  d'alors  et  des  légistes,  il  montre 
une  ténération  profonde  pour  la  très-antique  et  chère  nation 
latine,  qui  dominait  avec  une  douceur  extrême,  acquérait  avec 
la  plus  grande  habileté  et  conservait  enfin  avec  une  fcnrcr  extraor- 
dinaire; mais  surtout  pour  ce  peuple  saint  de  Rome,  au  sang 
duquel  s'était  mêlé  le  sang  illustre  des  Troyens,  cette  Rome  do- 
minatricei  qui,  par  un  doux  chemin,  conduisait  la  société  ha 
maine  au.  port  qui  lui  était  assigné...  «Et  certes,  je  croîs  ferme- 
ment que  les  pierres  qui  se  trouvent  dans  ses  murailles,  et  le  sol 
sur  lequel  elle  s'élève,  sont  bien  plus  dignes  de  respect  que  les 
hommes  ne  le  proclament  {Convito).ïi  Gomme  il  attendait  des 
empereurs  le  remède  aux  maux  de  Tltalie ,  il  les  invitait  à  sou- 
tenir ses  haines  et  ses  affections.  Toujours  prêt  à  relever  l'i^i- 
nioû  de  leur  autorité^  il  plaça  au  plus  profond  de  l'enfer  les 
meurtriers  du  premier  César,  et  l'aigle  impériale  au  sommet  do 
paradis  ;  il  composa  même  un  livre  spécial  sur  la  Monarchie. 
Préoccupé  des  tribulations  où  le  désaccord  des  deux  puissances 
plongeait  la  chrétienté,  il  pensa  que  le  seul  moyen  d'arriver  à 
un  progrès  désirable  était  la  paix  sous  la  tutelle  d'un  m<M)arqoe, 
unique  arbitre  des,  choses  de  la  terre,  tandis  que  le  pontife  diri- 
gerait celles  qui  concerneot  le  salut  éternel.  Lorsqu'un  seul  est 
le  maître,  la  cupidité,  racine  de  tous  les  maux,  est  extirpée,  et 
le  monde  voit  naître  la  charité  et  la  liberté. 

Dante  trouve  la  réalisation  de  cette  monarchie  universelle 
dans  le  peuple  romain,  dont  le  fondateur  descend  tout  à  la  fois 
de  TËurope  et  de  TAfrique  ;  peuple  au  profit  duquel  Dieu  opérs 
les  miracles  qu'on  lit  dansTite-Live,  et  qu'il  fit  triompher  dans 
ses  luttes  avec  les  autres  nations.  S'il  est  vrai  qu'on  acquiert  des 
droits  légitimes  par  le  duel,  il  y  a  lieu  de  croire  que  le  jugement 
de  Dieu  ne  se  manifeste  pas  moins  dans  les  batailles  générales, 
et  que^  dès  lors^  Tempire  du  monde  a  été  légitimement  acquis 
par  les  Romains;  par  ce  peuple  qui  montra  combien  il  aimait 
les  autres  nations  en  les  conquérant,  et  en^préférant  à  sescoa&mo- 
dites  propres  le  salut  du  genre  humain. 

Voilà  donc,  exprimée  il  y  a  des  siècles,  la  théorie  moderne 
que  la  cause  la  meilleure  finit  toujours  par  triompher;  voilà  donc 
la  suprême  puissance  de  la  monarchie  universelle  et  ne  relevant 
que  de  Dieu,  sans  Tinten^ention  d'aucun  vicaire,  affirmée  comme 
la  meilleure  garantie  de  la  félicité  publique.  Ainsi  Dante  en* 
levait  aux  peuples  Tunique  refuge  qu'ils  avaient  alors  contre 
l'empereur,  et  les  dépouillait  de  l'indépendanee  nationale,  leof 


SA  POLmouB.  B19 

orgueiil  et  leur  ambition  (i  ).  Cependant  il  av&it  lui-même  inv(H 
que  le  juste  jugement  de  Dieu  sur  la  race  de  l'Allemand  Rodol« 
phe  et  d* Albert;  son  fils^  qui  laissèrent»  par  cupidité^  dévaster 
le  jardin  de  l'empire.  Il  maudit  Wenoeslas^  repu  de  luxure  et 
d'oiêiveté;  mais  il  prépara  au  divin  et  trés^heureux  Henri  VU 
de  Luxembourg  un  siège  au  paradis,  et  Texcitait  contre  cette 
ville ,  qui  fut  alors  et  depuis  le  boulevard  de  la  liberté  ita« 
lienneé 

Dante  ne  descendait  si  banque  par  dépit^  non  par  lâcheté.  Du 
reste,  il  ne  lirait  point  de  sa  doctrine  les  conséquences  servUes 
qui  en  découlent;  mais  il  fatisait  comme  les  Italiens ^  qui  dési« 
rent  trop  souvent  ce  qu'ils  n'ont  pas ,  ^auf  à  se  repentir  après 
l'avoir  obtenu.  Les  vIbux  du  poète  furent  accomplis:  l'étran-» 
ger,  enfin^  enfourcha  len  arçons  de  cette  Italie  ùrffueilieuêé^  per-- 

fide  et  sauvage  ;  les  embrassements  des  empereurs ,  lorsqu'ils 
eurent  les  papes^  non  plus  comme  adversaires»  mais  comme 
alliés  et  complices,  préparèrent  un  âge  de  honteuse  servitude^ 
et  la  nécessité;  toujours  sans  résultat,  de  violentes  tentativea 

"pour  s'en  affranchir. 

MaisvDante  voulait  que  cet  empereur  universel  et  toat^puls^ 
sant  eût  sa  résidence  en  Italie  ;  puis  il  proclamait  que  les  mo- 
narques sont  faits  pour  le  peuple,  et  non  le  peuple  pour  les  mo« 

'  narqueS;  dans  lesquels  il  ne  faut  même  voir  que  les  premiers  mi* 
nistres  du  peuple  :  tant  son  bon  sens  naturel  savait  reprendre  le 
dessus,  aussitôt  que  la  colère  cessait  de  laveugler.  D'autre  part, 
biejfi  qu'il  se  montrât  jtfloux  des  origines  sans  tache,  il  tourne  en 
ridicule  les  privilèges  de  naissance  et  Tédifice  féodal,  jusqu'à 
vouloir  abolir  ^hérédité  des  honneurs  et  des  biens,  r  L'autorité 
publique  ne  doit  pas  tourner  à  l'avantage  de  quelques-^uns>  qui, 
sous  le  nom  de  nobles,  envahissent  les  premières  fonctions.  A  les 
entendre^  la  noblesse  consiste  dans  une  série  d'aïeux  riches  ; 
mais  comment  se  faire  un  titre  des  richesses,  méprisables  par  les 
misères  de  la  possession^  les  dangers  de  l'accroissement;  l'ini- 
quité de  l'origine  1  CSette  iniquité  apparaît,  soit  qu'elles  provien- 

(1)  Dante»  néanmoiiu»  litcrvtit  expreiiéinent  Ut  itatuts  particiilien  :  jtd» 
vertenJutn  sane  qnod  cum  diciiur  hujnanum  getim  f>ê*ie  régi  per  unum  prinei' 
ptm,  non  sic  inteUigenthan  est,  ut  au  if  h  uiio  prodire  possinl  municipha  et  teges 
municipales.  Hahent  namque  nationes,  régna  et  civiiaies  inter  se  proprietates^ 
(futis  iegièus  differentibus  regutari  oporlê/tt.  (De  monbrchia.)  Ce  «ont  les  excep- 
tions ttu  mojren  déiqii«lles  le  bon  seu«  corrige  tel  consécpiettces  qui  fertient 
apparaître  erroné  le  principe  posé, 


I 


5Î0  SA  POLITIQUE. 

nent  de  Paveugle  hasard,  d'industries  élevées,  d'an  travail  inté- 
ressé et,  dès  lors,  étranger  à  toute  idée  généreuse,  ou  bien  du 
cours  ordinaire  des  successions.  Le  dernier  cas  ne  saurait,  en 
effet,  se  concilier  avec  Tordre  légitime  de  la  raison,  qui  voudrait 
que  l'héritier  des  vertus  lût  appelé  seul  à  l'héritage  des  biens. 
Que  si  le.  droit  des  nobles  consiste  dans  une  longue  série  de  géné- 
rations, la  raison  et  la  foi  les  ramènent  tontes  aux  pieds  du  pre- 
mier père  commun,  dans  lequel  tous  les  hommes  furent  anoblis 
ou  tous  rendus  plébéiens.  Or,  comme  une  aristocratie  hérédi- 
taire suppose  l'inégalité,  la  multiplicité  primitive  des  races  ré- 
pugne au  dogme  catholique.  La  véritable  noblesse  réside  dans  U 
perfection,  à  laquelle  tout  individu  créé  peut  atteindre^  dans  la 
limite  de  sa  nature;  pour  l'homme,  spécialement,  elle  se  trouve 
dans  l'accord  des  dispositions  heureuses  dont  la  main  de  Dieu 
déposa  le  germe  en  son  sein,  et  qui^  cultivées  par  une  volonlé 
diligente,  deviennent  des  ornements  et  des  vertus.  j> 

Lorsque  Dante  se  permettait  ces  sorties,  il  s'excusait  d'être  en 
opposition  avec  les  idées  de  Frédéric  il.  Dans  le  Convtto^  où  il 
flatte  plus  la  plèbe  et  les  petits  seigneurs,  il  s'écrie:  «  Ah  !  mé- 
«  chants  et  pervers,  qui  dépouillez  les  veuves,  les  orphelins  et 
c(  les  moins  fortunés  ;  qui  volez  et  usurpez  le  bien  d'autrui^  avec 
«  lequel  vous  offrez  des  banquets  splendides,  et  faites  des  dons 
a  en  chevaux,,  armes,  habits  et  argent;  qqi  portez  de  riches  vête- 
«  meuts,  et  construisezde  merveilleux  édifices,  vous  croyez  faire 
a  preuve  de  libéralité  !  Et  n'est-ce  pas  comme  si  vous  enlenez  la 
a  nappe  de  Tautel  poiu*  couvrir  le  voleur^t  sa  table?  Tyrans,  il 
8  faut  rire  de  vos  demeures  comme  du  larron  qui  domierait  un 
«  festin  sur  une  table  où  Ton  verrait,  portant  encore  les  signes 
a  ecclésiastiques,  la  nappe  dérobée  à  Tautel,  et  qui  s'imaginerait 
«  que  d'autres  ne  s'en  aperçoivent  pas.  » 

Nous  avons  voulu  exposer  ses  idées,  comme  le  jugement  du 
plus  grand  homme  d'alors,  sur  les  événements  qui  s'accomplis- 
saient à  son  époque.  Nous  y  trouvons,  comme  témoignage  de  la 
civilisation  des  Italiens,  qu'ils  savaient  distinguer  l'Évangile  des 
fausses  interprétations,  l'Église  des  abus,  le  prince  de  Rome  du 
pontife  universel,  et  se  déchaîner  avec  hardiesse  contre  la  Ba- 
bylone  adultère,  tandis  qu*ils  se  montraient  fort  soumis  à  l'au- 
torité du  saint-siége.  Voilà  ce  que  n'ont  pas  vu  les  intolérants 
d'une  certaine  époque,  qui  ont  prétendu  faire  d'Alighieri  un  pré- 
curseur de  la  doctrine  protestante  ;  ni  les  sectaires  mod^nes 
dont  l'imagination  complaisante  l'a  travesti  en  écrivain  d'une  per- 


DANTE  ET  LE  CLERGE. 


521 


pétiielle  allégorie  contre  FÉgUse,  et  même  en  fondateur  de  je  ne 
sais  quelle  religion  nouvelle  (1). 

Dante  frappe  jiussi  sur  les  moines,  dont  les  abbayes  étaient 
devenues  des  cavernes,  et  le  froc  un  sac  à  mauvaise  farine  ; 
pourtant  c'est  à  saint  Thomas,  à  saint  François,  à  saint  Domini- 
que, que  son  poëme  accorde  les  plus  grandes  louanges.  H  pousse 
les  papes  dans  les  enfers,  et  place  Clément  V,  pasteur  sans  loi  et 
souillé  des  œuvres  les  plus  hideuses  [Inf.\\\\  avec  le  magicien 
Simon  pour  attendre  BonifaceVIH.  A  ses  yeux,  le  lieu  où  repose 
la  dépouille  de  saint  Pierre  est  devenu  un  cloaque  ;  néanmoins  il 
expose  avec  une  précision  rigoureuse  la  formule  du  catholicisme, 
proclame  son  respect  pour  les  chefs  suprêmes,  et  croyait  que 
l'empire  de  Rome  avait  été  constitué  par  Dieu  pour  la  grandeur 
future  de  la  cité  où  siège  le  successeur  de  Pierre.  Son  opinion 
gibeline,  sa  rancune  Contre  Boniface  et  les  vices  du  clergé,  lui 
faisaient  maudire  le  luxe  des  prélats  qui  couvraient  de  leurs 
manteaux  leurs  palefrois^  si  bien  que  deux  bêtes  eheminaiént 
sous  une  même  pau;  la  cour  de  Rome,  oii  chaque  jour  on  trafi- 
quait du  Christ;  les  loups  rapaces  sous  l'habit  des  pasteurs,  qui, 
s*élant  fait  un  dieu  de  l^or  et  de  l'argent,  attristaient  le  mond-e, 
en  foulant  aux  pieds  les  bons  ei  en  élevant  les  méchants.  Tout  en 
exaltant  la  comtesse  Matbilde,  il  savait  mauvais  gré  a  Constan- 
tin le  Grand  d'avoir  doté  de  terres  les  pontifes,  et  à  Rodolphe  de 
Habsbourg  de  leur  en  avoir  confirmé  la  possession.  Il  réprouve 
Tabus  des-excommunications  qui  privaient,  tantôt  id,  tantôt  /à, 
du  pain  que  le  père  miséricordieux  ne  refuse  à  personne  ;  i\  ne 
les  croit  pas  tellement  mortelles  que  Véternel  amour  ne  puisse 
revenir  à  celui  qui  se  repent  (Purg,,  111). 

En  résumé^  il  censurait  les  pontifes,  mais  parce  qu'ils  étaient 
ou  qu'il  les  supposait  dégénérés;  or  nous  ne  voyons  pas  que 
le  guelfe  Villani  ni  tout  autre  contemporain  lui  en  aient  fait  un 
reproche.  Lorsqu'il  mourut  à  Ra venue  auprès  de  Guido  de  Po- 
lenta, on  raconte  que  le  cardinal  Bertrand  du  Poyet,  légat  pon- 
tifical en  Romagne  pendant  que  le  saint-siége,  esclave  et  avili, 
se  trouvait  en  France,  essayait  de  troubler  ses  ossements  :  nou- 
velle folie  qu'il  faudrait  ajouter  à  tant  d'autres,  dont  ce  prélat 
souilla  sa  mission  politique  ;  peut-être  était-ce  une  vengeance 
inspirée  par  le  mal  que  Danle  avait  dit  de  cette  France  dont  les 
papes  alors  s'étaient  faits  les  vassaux.  Mais  il  n'en  fit  rien;  du 

(11  Voir  Vj4ppendice  vili. 


842  DANTE  ET  BONIPACE  Vin. 

reste,  au  lieu  dlnsuller  à  sa  tombe,  lltalie  manifesta  pour  le 
poète  une  vénération  d^autant  moins  en  rapport  avec  les  songes 
modernes  que  les  Guelfes  prévalurent  alors.  Ses  concîtoyens, 
à  l'effet  de  réparer  leurs  torts,  instituèrent  une  chaire  pour  le 
commenter  dans  la  cathédrale,  où  Dominique  de  Michelino  (1) 
le  représentait  sous  Thabit  de  prieur  et  couronné,  avec  la  Co- 
médie ouverte  à  la  main,  montrant  à  ses  compatriotes  les  gouf- 
f^es  de  Tenfer  et  la  montagne  du  paradis.  Le  Dante  était  lu  aa 
•concile  général  de  Constance;  Jean  de  Serravalle,  évoque  de 
Fermo,  sur  Tinvitation  du  cardinal  Amédée  de  Savoie  et  des 
évêques  de  Bath  et  de  Salisbourg,  le  traduisit  en  prose  latine  et 
en  fit  un  commentaire,  qui  se  trouve  transcrit  dans  la  bibliothè- 
que du  Vatican. 

Personne  ne  fut  plus  en  butte  aux  traits  de  Dante  que  Boni- 
face  VIII;  il  se  déchaîne  neuf  fois  contre  ce  pape,  qui,  insatiable 
de  biens,  ne  craignit  pas,  afin  de  s'en  procurer,  de  s*emparer  de 
ta  sainte  Église  par  tromperie,  pour  la  mettre  ensuite  à  mal; 
qui  changea  le  lieu  oii  repose  la  dépouille  de  Pierre  en  cloaque 
infect  et  sanglant  oii  le  démon  se  réjouit,  afin  que  les  chréUens 
siègent  partie  à  droite^  partie  à  gauche,  et  que  les  étendards  ce 
brillent  les  clefs  se  déploient  contre  les- gens  baptisés,  et  que  des 
sceaux  à  Veffigie  de  Pierre  soient  empreints  sur  des  privilèges 
vendus  et  mensongers. 

Aux  yeux  de  Dante,  la  faute  mortelle  de  ce  pape  était  d'avoir 
favorisé  les  Noirs,  et  causé  l'expulsion  des  Blancs  en  envoyant 
à  Florence  Charles  de  Valois.  Ce  «  seigneur,  qui  faisait  d'exces- 
«  sives  dépenses  »,  voulait  de  l'argent,  et,  lorsqu'il  en  eut  extor- 
qué beaucoup,  il  alla  en  demander  au  pape,  qui  lui  répondit: 
a  Ne  t'ai-je  pas  envoyé  h  la  source  de  Por"?  »  Après  avoir  accu- 
mulé or,  fautes,  honte,  11  partit  avec  les  trésors  ou  les  nialédic- 
tiens  des  Toscans.  Il  se  dirigea  vers  la  Sicile  pour  la  combattre, 
mais  il  conclut  bientôt  la  paix  de  Calatabellota  ;  les  Guelfes  di- 
saient donc  qu'il  laissa  la  guerre  dans  la  Toscane,  où  il  était 


(1)  Non  rOrgagna,  comme  on  dit  ordinairement.  (Voir  Gatb,  Cotrespon' 
dance,  il.  Y.)  La  chaire  destinée  à  TexpUcation  de  Dante  dan  longtempi;  «t 
14 12,  la  seigneurie  payait  8  florins  par  mois  au  Ravennate  Jean  de  Malpa^ûiu^ 
qui  avait  longtemps  commenté  Dante,  et  qui  l'expliquait  encore  tous  les  «li- 
manches.  Six  ans  après,  cet  office  était  rempli  par  Jean  Gherardi  de  Pisloi«f 
moyennant  C  florins  par  mois  ;  un  peu  plus  tard,  il  était  remplacé  par  Fnoqois 
Filelfo. 


PHOIPPE  LE  BEL  ET  BONIFÀGB  TIIL  523 

verni  rétablir  la  paix ,  et  qu'il  imposa  la  paix  à  la  Sicile ,  où  il 
était  allé  porter  la  guerre. 

La  paix  de  la  Sicile  avait  été  Tœuvre  de  Boniface^  qui  s'était 
constitué  le  pacificateur  de  PEurope  comme  père  universel  des 
fidèles  ;  il  mit  encore  fin  aux  difTérends  de  rAllemagne  en  recon- 
naissant comme  empereur  Albert  d'Autriche  (1).  Lorsqu'il  offrit 
sa  médiation  aux  rois  de  France  et  d'Angleterre  qui  se  dispu- 
taient la  riche  Flandre^  il  exigea  que  le  premier  remit  en  liberté 
Guy^  comte  de  Flandre^  et  ses  fils  livrés  par  une  infâme  trahi- 
son; mais  le  roi  lui  répondit  que  a  personne  n'avait  à  s'entre- 
mettre entre  un  vassal  et  lui;  qu'il  écouterait  volontiers  des 
conseils,  mais  n'accepterait  point  de  conunandements.  x> 

Ce  roi  était  Philippe  le  Bel,  homme  de  grand  cœur,  d'un 
grand  courage,  calculateur  et  opiniâtre,  qui  ne  renonçait  à  ses 
desseins  ni  par  justice,  ni  par  humanité,  ni  par  considération 

(1)  La  confirmation  de  Bonifac«  respire  un  profond  orgueil  :  Feeit  Deui 
duo  lumlnaria  magna  :  lunùaare  majus^  ut  prœetset  dUi^  luminare  minuâ  ut 
prœesset  nocti,  Hœc  duo  luminaria  fecit  Deus  ad  iiteram,  sicut  diehur  in  Ge» 
nesi  :  et  nîhilominus  spiritual'Uer  in(/eliec/a  fecit  Uiminana  prœdicta,  scHicet 
soient  f  id  est  ecctesîasticam  potestatem^  et  lunam^  hoc  est  temporalem  et  impc' 
rtaiem,  ut  rfgeret  universwn.  Et  sicut  luna  nuttum  lumen  habet  nisi  quod  reeipit 
a  sole,  sic  née  aliqua  terrena  potesttts  aliquid  hahet  nisi  quod  reeipit  ah  eccle^ 
siastiea  potéstate»  lAeet  mutemita  commutiiter  consueveritintêlligi,  unus  estimpe» 
rator;  nos  auttm  accipimut  hic  imperatorêm,  solem/fui  tstfuiuruê  hoc  est  regem 
Romanorum^  qui  pronutvendus  est  imperator,  qui  est  sol  sicut  rnonarc/ta,  qui 
habet  ow nés  illuminare  et  spiritualem  potestatem  defendere,  quia' ipse  est  datas 
et  mis  sus  //i  laudem  bonnrum  et  in  mindictam  malefactorian.,.  Unde  hœc  nota 
et  scripta  sunt,  quod  vicarius  Jesu  Christi  et  successor  Petti  potestatem  imperii 
a  Grœcis  transtulil  in  Germanos,  ut  ipsi  Germani,  id  est  septem  principes ^  qua- 
tuor laici  et  très  cleriei,  possint  éUgere  regem  Bomanorum,  qui  est  promovendut 
in  imperatorem  et  monarcham  omnium  regum  eUprincipum  terrenorum,  Nec  in- 
surgat  hic  superbia  galtieana,  quœ  dicit  quod  non  recognoscit  superiorem,  Men- 
tiuntur  :  quia  de  Jure  sunt  et  esse  debent  sub  rege  romano  et  imperatore.  EL. 
nesctmusunde  hoc  habuerint  veladinvenerint,  quia  constat  quod  Christiani  subditi 
fuerunt  monarchis  ecclesiœ  rdmanœ,  et  esse  debent.,.  Et  attendant  hic  Germani, 
quia,  sicut  translatum  est  imperium  ab  aliis  in  ipsoSy  sic  Christi  vicarius  successor 
Pétri  habet  potestatem  transferendi  imperium  a  Germanis  in  alios  quoscumque^ 
si  vellety  W  hoc  sine  juris  injuria.,,  Electus  in  regem  Romanorum^  pritts  fuit  in 
nubilo  arrogantiie,  ftenipi  non  fuit  devotus  ad  nos  et  ecclesiam  istam  sicut  de- 
huit.  Nunc  nutem  exiûbet  se  devotum  et  promptunt  adfacienda  omnia,  quœ 
volnmus  nos  et  fratres  nostri  et  ecclesia  ista,..  Si  autfm  ipse  veliet  contrarium 
faeere,  non  posset  ;  quia  nos  non  habenius  alas  nec  manus  ligafeu,  nec  pedes 
compeditoSf  quia  bene  possumtu  eum  repnmere  et  quemeumque  alîum  principem 
terrenum. 


524  PHILIPPE  LE  BEL  £T  BONIPAGE  VIU. 

de  temps^  de  personnes  et  d'opinions.  Son  but  principal  était 
d'étendre  la  prérogative  royale,  ct^  pour  l'atteindre,  il  abattit 
sans  pitié  les  feudataires,  afin  de  concentrer  les  lambeaux  de  la 
souveraineté.  La  suprématie  papale,  à  l'ombre  de  laquelle  la 
France  avait  grandi,  lui  semblait  répugner  à  cette  souveraineté, 
et  les  ecclésiastiques  devinrent  l'objet  de  ses  vexations;  il  ac- 
crut les  impôts  sur  leurs  biens,  emprisonna  l'évéque  de  Paroiers 
et  dérendit  de  poi*ter  à  Rome  ni  argent  ni  joyaux.  Après  avoir 
ainsi  diminué  les  revenus  et  secoué  l'autorité  du  saint-siége^ 
il  réunit  le  clergé  de  France,  qui  proclama  les  libertés  galli-^ 
canes,  c'est-à-dire  que  le  pontife  n'avait  pas  le  droit  de  res- 
treindre l'autorité  absolue  que  le  roi  de  France  a  sur  son 
clergé.  Ainsi  les  Français,  qui  naguère  avaient  accepté  d'un 
pape  les  royaumes  de  Sicile  et  d'Aragon,  et  fait  une  guerre  im- 
pitoyable aux  indigènes  qui  les  repoussaient ,  refusaient  main- 
tenant au  pape  jusqu'au  droit  de  faire  des  remontrances  à  leur 
roi  (i). 

Boniface,  comme  protecteur  des  immunités  ecclésiastiques^ 
publia  la  bulle  Clerfcis  laicos,  par  laquelle  il  reprochait  aux 
1296  princes  d'envahir  les  biens  ecclésiastiques,  et  frappait  d'excom- 
munication tout  clerc  qui  accorderait  des  subventions,  dons  et 
prêts,  ou  tout  laïque  qui  les  exigerait ,  sans  l'autorisation  du 
saint-siége  (S).  Cependant  il  ne  désignait  personne;  mais  Plii- 
lippe,  par  dépit,  augmenta  la  taxe  imposée  aux  ecclésiastiques, 
et  Boniface  lui  en  fit  reproche,  en  lui  montrant  qu'il  s'exposait 
aux  censures  encourues  par  ceux  qui  attentaient  aux  immunités 
de  l'Église  ;  en  môme  temps,  il  lui  adressait  des  remontrances 
sur  l'administration  de  son  royaume  et  sur  la  guerre  avec  TAn- 
gleterre^  qui  entraînait  de  grandes  charges  pour  le  peuple.  Phi- 

(1)  Sismoudi  lui-même,  bien  que  très-hostile  à  Boniface,  dit:  «Acides  de 
«  servitude,  ils  appelèrent  liberté  le  droit  de  saciifier  jusqu*à  leurs  consciencps 
«  aux  caprices  de  leiurs  maîtres,  en  repoussant  la*  protection  que  leur  oiïrtit 
«  contre  la  tyrannie  un  piince  étranger  et  indépendant...  Les  peuples  de^Taient 
«  désirer  que  les  souverains  despotiques  reconnussent  au-dessus  d'eux  un  pou- 
«  voir  venu  du  ciel,  qui  les  arrêtât  sur  le  chemin  du  crime.  »  {Hut»  dtsrép' 
Ual.,  chap.  24.) 

(2)  On  fait  un  gi*and  gi-ief  de  cette  bulle  à  Boniface,  et  pourtant  elle  ne  con- 
tient que  le  sens  précis  du  canon  XJJV  du  quatrième  concile  de  Latran  et  U 
doctrine  généralement  acceptée  dans  le  droit  canonique  du  temps  ;  c^est  ce  que 
Philipps  démontre  avec  évidence  dans  le  Droit  ecciéiiasiiiiue,  vol.  m,  li'r. '» 
8130. 


(1 


m 

PHILIPPE  LE  BEL  ET   BONIPAGE  VIII.  5îà5 

lippe  lui  répondit  avec  aigreur,  et  soutînt  Pindépendance  des 
droits  royaux.  Malgré  son  caractère  violent,  Boniface,  comme 
chef  des  Guelfes  dltalie,  désirait  rester  en  paix  avec  la  France  ; 
il  adressa  donc  au  roi,  au  sujet  de  la  bulle,  une  franche  ex- 
plication, dans  laquelle  il  lui  disait  qu'il  n'avait  nullement  pré-  1297 
tendu  lui  soustraire  les  services  et  les  prestations  dus  par  les 
ecclésiastiques  comme  vassaux,  mais  le  détourner  en  général  de 
grever  le  clergé  d'impôts  ;  du  reste,  ajoutait-il,  il  laissait  à  sa 
conscience  le  soin  de  déterminer  les  cas  où  il  conviendrait 
d'exiger  une  contribution  extraordinaire. 

Ils  parurent  donc  réconciliés.  Le  pape,  avec  une  condescen- 
dance inattendue,  acox)rda  à  Philippe  les  dhnes  pour  trois  ans, 
et  promit,  comme  le  trône  impérial  était  vacant,  de  favoriser 
l'élection  de  Charles  de  Valois,  son  frère,  dont  nous  avons  parlé 
souvent,  et  qui  parut  destiné  à  recevoir  toutes  les  couronnes 
et  à  n'en  por^ter  aucune.  Il  canonisa  saint  Louis,  à  la  grande  sa- 
tisfaction de  ceux  qui  Pavaient  vénéré  durant  sa  vie. 

Philippe^  en  retour,  soumit  à  son  arbitrage  son  différend  avec 
TAngleterre  et  la  Flandre;  mais  il  se  tint  pour  offensé  de  la 
sentence,  ou  feignit  de  Têtre,  et  laissa  son  frère  jeter  la  bulle 
au  feu.  Enfin,  pour  braver  le  pape,  il  accueillit  les  Golonna  ban- 
nis de  Rome,  s'allia  avec  Albert  d'Autriche,  et  fît  poursuivre 
devant  les  tribunaux  l'évoque  Bernard  de  Saisset;  puis  il  écrivit 
au  pape  avec  une  cruelle  ironie,  pour  qu'il  dégradât  ce  prélat 
traître  envers  Dieu  et  les  hommes,  dont  il  voulait  offrir  un  sa-  • 
«rifice  au  Seigneur. 

Boniface  ne  put  tolérer  cette  indignité,  et  répondit  au  roi  par  ««1 
la  bulle  Ausculta,  fili,  dans  laquelle  il  avançait  que  Dieu  a  placé 
le  pontife  au-dessus  des  empires  pour  arracher,  détruire,  dissi- 
per, édifier,  fonder;  qu'il  aurait  tort,  bien  que  roi,  de  prétendre 
n'avoir  aucun  supérieur  sur  la  terre.  Il  lui  reprochait  ses  atten- 
tats contre  les  immunités  cléricales,  ses  altérations  de  monnaies 
et  ses  usurpations  des  biens  de  l'Église;  il  suspendit  le  privilège 
qu'avaiejit  les  rois  de  France  de  n'être  point  excommuniés,  et 
convoqua  le  clergé  gallican  à  un  concile  à  Rome.  Il  ajoutait  que 
le  pouvoir  du  pape,  au  temporel  comme  au  spirituel,  est  au-des- 
sus de  celui  des  rois  (1).  Boniface  crut  encore  que  Charles  de  Va- 
lois, dont  il  avait  espéré  le  triomphe  des  Guelfes,  avait  à  dessein 

(I)  L*aiiiiée  suhaute,  il  déclara  dans  le  consistoire  qu^ii  n'entendait  yms  s'ar- 
roger la  juridiction  du  roi,  mais  que  celui-ci  est  soumis  au  pape  quant  au  péché. 


526  PHILIPPE  t£  BEL  ET  BONIPÂCE  Yin. 

mal  conduit  les  affaires  de  Sicile;  à  son  passage  à  Rome,  il  lui 
en  fit  de  si  vifs  reproches  que  Charles  tira  Tépée  contre  lui. 

Philippe,  dans  ses  efforts  pour  abattre  les  feudataires  et  agran- 
dir la  suprématie  royale,  se  servait  des  subtilités  des  légistes, 
jaloux  des  autres  pouvoirs,  élevés  dans  le  despotisme  des  empe- 
reurs romains  et  les  chicanes  du  barreau.  Dans  le  nombre,  les 
plus  célèbres  étaient  le  garde  des  sceaux  Pierre  Flotte  et  l'avocat 
Guillaume  Nogaret,  dont  la  malice  égalait  l'opiniâtreté,  et  qui,  à 
l'exemple  des  courtisans,  faisaient  consister  l'honneur  à  servir 
les  passions  du  maître.  Non  contents  d'insulter  le  pape  par  des 
admonitions  hypocrites  et  audacieuses,  ils  supposèrent,  pour 
éluder  l'effet  que  devait  produire  Tépître  paternelle  et  digne  de 
Boniface,  une  lettre  où  ce  pape,  avec  une  franchise  rendue  plus 
absolue  par  une  concision  impérative,  exposait  ces  prétentions  que 
la  cour  romaine  voilait  sous  des  expressions  adoucies ,  et  s'en 
firent  un  prétexte  pour  dicter  au  roi  une  réponse  violente  et  bru- 
tale, qui  commençait  ainsi  :  a  Philippe,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi 
des  Français,  à  Boniface  soi-disant  pape,  peu  ou  point  de  salut. 
Sache  votre  fatuité  que  nous  ne  sommes  soumis  à  personne  dans 
le  temporel,  etc.  b 

Ces  lettres  étaient  apocryphes  ou  du  moins  interpolées  ({}, 
mais  elles  devaient  servir  à  sonder  Topinion.  Le  peuple,  dont  on 
avait  excité  les  mauvaises  passions,  applaudit,  comme  il  le  fait 
trop  souvent  lorsqu'il  s*agît -d'actes  violents.  Le  parlement  dé- 
•  Clara  qu'il  ne  souflfrirait  jamais  en  France  d'autres  maîtres  que 
Dieu  et  le  roi;  puis  il  fut  défendu  au  clergé  de  se  rendre  au  con- 
cile général,  qui  ne  parut  imaginé  que  pour  éloigner  les  pasteurs 
des  églises,  priver  le  roi  de  ses  conseillers,  le  peuple  des  sacre- 
ments, et  l'on  brûla  la  bulle  supposée;  enfin  on  publia  les  lettres 
des  trois  ordres,  où  les  prétentions  du  siège  pontifical  étaient 
réfutées  avec  un  grand  étalage  de  subtilités,  d'érudition,  de  ser- 
vilité. 

Boniface  démasqua  les  calomnies  de  Fastucieux  légiste,  qui 

avait  mis  le  droit  de  son  côté  en  lui  prêtant  un  faux  langage;  il 

envoya  un  nonce  en  France  pour  absoudre  le  roi  s'il  se  repen- 

1M2       tait,  et  prit  en  pitié  l'Église  française,  (^  fille  en  délire,  à  qui  une 

mère  affectueuse  était  disposée  à  pardonner  ses  discours  insen- 

(1)  Peints  (la  Flotte)  literam  noslram  faUavit,  seufatsa  de  ea  confisU. 
(Preuves  du  différend,  etc.,  pag.  77.)  Mais  la  lettre  de  Philippe  parait  authoi- 
tique. 


NOGARET. -  52T 

sésx»;  puisj  ayant  réuni  le  concile^  il  publia  la  bulle  Uwxm  sanc- 
tanif  où  il  proclame  que  TÉglise,  une^  sainte,  catholiquQ>  aposto- 
lique, a  pour  chef  le  Christ  et  son  vicaire  sur  la  terre;  que  la 
puissance  spirituelle^  bien  que  confiée  à  un  homme^  est  pour- 
tant divine,  et  que  lui  résister  c'est  résister  à  Dieu;  que  la  puis- 
sance temporelle  est  inférieure  à  Tautorité  ecclésiastique,  et  doit 
se  laisser  guider  par  elle  comme  le  corps  par  Tànne;  que  le  pape 
peut^  quand  les  rois  commettent  des  fautes  graves,  les  admo- 
nester el  les  ramener  dans  le  droit  chemin;  que  toute  créature 
humaine  est  subordonnée  au  pontife,  et  qu*on  ne  peut  obtenir  le 
salut  dans  une  opinion  contraire.  En  outre,  il  décréta  que  les 
empereurs  et  les  rois  devaient  comparaître  à  l'audience  aposto- 
lique chaque  fois  qu'ils  seraient  cités,  «  telle  étant  notre  volonté 
à  nous  qui,  avec  la  permission  de  Dieu,  commandons  à  tous.  » 
Une  autorité  sûre  n'a  pas  besoin  de  violences  ;  menacée ,  elle 
exagère  pour  mieux  se  défendre;  or  la  puissance  papale  ne  fai- 
sait entendre  un  langage  si  absolu  que  parce  qu'elle  se  sentait 
entamée.  En  effet,  les  temps  des  croyances  inébranlables  dispa- 
raissaient >  les  sociétés  européennes  s'éloignaient  de  Taiie  qui  les 
avait  couvées,  et  chaque  peuple  voulait  l'indépendance ,  chaque 
prince  le  pouvoir  illinûté.   Plus  avide  encore  que  tout  autre  de 
cette  autorité  sans  bornes,  Philippe  se  disposa  donc  à  lutter  avec 
ces  papes  qui  avaient  triomphé  des  Henris  et  des  Frédérics. 

Apres  avoir  gagné  le  peuple  par  quelques  concessions,  et  sa- 
tisfait aux  exigences  de  l'Angleterre,  il  fit  publier  par  Nogaret 
une  diatribe  furibonde  contre  Bouiface,  qu'il  appelait  Maliface,  1303  j 
faux,  intrus^  larron,  hérétique,  ennemi  de  Dieu  et  des  hommes. 
Loin  de  courber  le  front  sous  la  sentence  d'excommunication,  il 
arrête  le  légat  pontifical  et  lui  enlève  ses  dépêches.  Ses  avocats, 
dans  le  parlement,  formulent  contre  Boniface  vingt-neuf  chefs 
d'accusation ,  qui  lui  imputent  des  hérésies .  des  blasphèmes , 
toutes  sortes  de  méfaits;  il  en  appelle  à  un  concile  convoqué  par 
le  pontife  légitime,  et  les  ecclésiastiques  qui  refusent  leur  adhé- 
sion sont  expulsés  ou  emprisonnés;  les  autres  et  l'université  de 
Paris  approuvent  ces  actes ,  et  un  schisme  se  prépare.  11  fallait 
que  la  violence  accomplit  l'œuvre  que  la  calomnie  avait  com- 
mencée; Nogaret,  accompagné  de  Musciatto  Franzesi,  person- 
nage influent  de  Sienne  et  châtelain  deStaggia,  fut  expédié  à 
Rome  avec  de  bonnes  lettres  de  change  et  carte  blanche,  en  ap- 
parence pour  informer  Boniface  des  décisions  prises,  mais  avec 
l'ordre  secret  de  l'arrêter  et  de  l'envoyer  à  Lyon, 


528  NOGAttET    KT   SCIAKRA    COLONNA. 

Nous  avons  répété  fréquemment  que  les  Romains  étaient  tou- 
jours disposés  à  insulter  leur  pape^  et  que  les  seigneurs  se  dres- 
saient armés  contre  son  autorité.  Entre  mille  ^  il  suffit  de  citer 
GRino  de  Tacco,  qui,  expulsé  de  Sienne,  en  lutte  avec  les  comtes 
de  Santa  Ghiara,  souleva  Badicofani  contre  TÉglise,  s'établît  dans 
les  environs  de  la  ville,  et  faisait  dévaliser  tous  les  passants.  Son 
frère  et  Pun  de'ses  neveux,  qui  lui  avaient  prêté  la  mairi,  furent 
arrérés  par  messire  Benincasa,  juge  à  Sienne,  qui  remplit  en- 
suite  à  Rome  les  mêmes  fonctions.  Un  jour,  Ghino  pénètre  dans 
cette  ville  avec  sa  bande,  se  rend  au  palais  du  sénateur  où  sîo- 
geait  Benincasa  pour  rendre  la  justice,  lui  coupe  la  tête  en  pré- 
sence d'un  grand  nombre  d'individus,  et  s'en  retourne  sans  que 
personne  ose  l'arrêter.  Plus  lard  l'abbé  de  Cluny,  qu'il  avait 
dévalisé  avec  une  certaine  courtoisie,  le  réconcilia  avec  le  pape, 
qui  le  fit  chevalier  et  le  pourvut  d'un  riche  prieuré. 

Parmi  les  seigneurs  de  Rome,  les  Colonna  occupaient  le  pre- 
mier rang.  Giordano  avait  laissé  cinq  fils  :  le  cardinal  Jacques, 
Jean,  Oddone,  Mathieu  et  Landolfe,  chacun  avec  des  portions  dis- 
tinctes d'héritage;  mais,  d'un  commun  accord,  ils  le  laissèrent 
administrer  par  Jacques/même  après  la  mort  de  Jean,  qui  avait 
six  fils:  le  cardinal  Pierre,  Etienne,  Jean,  Jacques,  Oddone,  Aga- 
pito.  Uoncle  dissipait  la  fortune  de  ses  frères  et  de  ses  neveux , 
et  Boniface ,  qui  voulut  intervenir,  encourut  la  haine  du  voleur 
et  des  volés.  Jacques,  le  ne*'eu,  se  montrait  surtout  querelleur 
et  violent,  au  point  qu'il  mérita  le  surnom  de  sciarra;  pour  se 
venger  il  assaillit  et  enleva  quatre-vingts  bêtes  de  sonmie  char- 
gées d'ustensiles  et  d'argent  du  pape ,  qui  allaient  d'Agnani  à 
Rome.  Boniface  avait  raison  de  vouloir  le  châtier,  et  Sciarra,  qui 
redoutait  sa  vengeance,  l'exécrait.  Frédéric,  de  Sicile  exploita  sa 
haine  au  détriment  du  pape,  son  ennemi,  et  les  cardinaux  de 
cette  famille  commencèrent  à  publier  que  l'élection  de  Boniface 
était  illégale,  parce  que  le  pape  Célestin  ne  pouvait  abdiquer.  Ci- 
lés  devant  la  cour  papale,  ils  refusèrent  dé  comparaître,  et  le 
consistoire  enleva  la  pourpre  aux  deux  cardinaux,  Jacques  et 
Pierre,  en  les  frappant  d'excommunication ,  eux  et  leur  descen- 
dance.  En  réponse  à  ces  mesures,  ils  déclarèrent  Boniface  pon- 
tife intrus,  en  appelèrent  au  futur  concile,  firent  paraître  dés  li- 
belles remplis  d'accusations  infâmes^  et  se  préparèrent  à  la  ré- 
sistance, excitant  le  peuple  et  cherchant  partout  des  ennemis  à 
leur  adversaire.  Boniface  publia  contre  eux  la  croisade,  à  laquelle 
accoururent  un  grand  nombre  d'individus,  d'abord  les  Orsini, 


FIN  DE  BUNIFACË.  529 

ennemis  des  Golonna^  et  puis  les  Florentins;  beaucoup  de  fem- 
mes contribuèrent  à  l*achat  des  armes.  Colonna^  Nepi,  Zagarolo^ 
furent  pris;  enfin  Palestrine  eut  le  même  sort  pour  être  détruite^ 
et  l'on  bâtit  en  face  (Îivila-Papale. 

On  devine  sans  peine  quelle  devait  être  la  fureur  des  Colonna, 
surtout  de  Sciarra,  qui,  après  sa  fuite  de  Rome,  tombé  au  pou-  . 
voir  des  Barbaresques ,  rama  quatre  ans  sur  Une  galère  plutôt 
que  de  révéler  son  nom^  couvant  une  haine  féroce  contre  le 
pape  ;  maintenant^  pour  Fassouvir^  il  s'offrit  à  Nogaret.  Boni- 
face^  se  voyant  menacé ,  s'enfuit  à  Anagni^  où  il  préparait  une 
excommunication  destinée  à  reproduire  les  scènes  de  la  maison 
de  Souabe;  mais  il  est  prévenu  par  Nogaret,  qui^  après  avoir 
recruté  à  prix  d'argent  une  bande  d'aventuriers,  et  secondé  par 
les  nobles  de  Ceccano,  de  Supino,  et  môme  par  quelques  cardi- 
naux, assaille  cette  ville  aux  cris  de  :  Vive  la  France  !  mort  à  Bo- 
ni/ace/ Le  pape ,  âgé  de  quatre-vingt-six  ans  et  abandonné  par 
ies  cardinaux,  s'écrie  :  a  Livré  comme  le  Christ  le  fut  à  ses  en- 
nemis, je  mourrai,  mais  pape.  »  Il  couvre  sa  tète  de  la  tiare  de 
Constantin,  et  s'assied  sur  son  trône  avec  les  clefs  et  la  croix  à 
la  main.  Bientôt  le  palais  est  envahi  par  les  gens  d'armes,  qui  se 
mettent  à  piller,  violant  les  reliques  et  les  archives;  Nogaret 
l'insulte  et  Sciarra  le  soufflette.  Retenu  prisonnier,  Boniface  re- 
fuse toute  nourriture  dans  la  crainte  d'être  empoisonné.  Le 
pejfiple ,  revenu  de  sa  frayeur,  s^  soulève  en  criant  :  Vive  le 
pape  !  mort  aux  traîtres!  et  délivre  de  vive  force  le  pontife,  qui, 
emmené  sur  la  place,  répétait  :  aO  bons  Romains  et  bonnes 
femmes!  »  Accablé  de  tristesse,  if  racontait  à  tous  ses  souf- 
frances et  demandait  un  morceau  de  pain  par  charité.  Le  peu- 
ple criait  :  Vive  le  saint-père  l  et'  chacun  pouvait  lui  parler 
comme  à  un  autre  pauvre.  Conduit  à  Rome  en  triomphe,  Boni- 
face  reprend  courage,  en  renonçant  aux  idées  de  pardon  et  de 
réconciliation  qu'il  avait  manifestées  à  Anagni.  Mais  les  Orsini 
eux-nfrômes,  dans  lesquels  il  avait  mis  sa  confiance,  l'enferment 
dans  le  g$^is  ;  alors,  abattu  par  tant  de  coups,  il  expire  aii  mi- 
lieu de  huit  cardinaux,  confessant  la  vraie  foi  (4). 
Les  prélats  le  combattirent  avec  les  doctrines  d'indépendance 


(1)  Ferreto  raconte  quUI  mourut  daus  des  accès  de  rage,  le  frappant  la  tête 
contre  les  murs,  rongeant  le  bâton  pastoral ,  et  suffoquant.  Sismondi  ne  lui 
demande  pas  même  à  quelle  source  il  a  puisé  ces  détails  ;  il  ne  s'informe  pas 

IfIST.   DES  ITAL.   —  T.   V.  34 


630  bbupit  xi. 

nationale ,  le»  rois  par  les  légistes ,  les  écrivains  par  l'opinion. 
Philippe  le  Bel^  les  Golonna  et  Dante  font  encore  peser  une  re«- 
noDimée  sinistre  sur  ce  pontife,  avec  lequel  finit  Pomnipotenoe 
11  octobre   du  saint-siége. 

Benoît  XI  (  Nicolas  Boccasini  )  lui  succéda.  «  Homme  de  pa- 
renté limitée  et  de  petite  naissance ,  ferme  et  honnête,  sage  et 
saint  (GoHPAONi)^»  il  ne  voulut  pas  reconnaître  sa  mère  quand 
elle  se  présenta  devant  lui  avec  des  habits  magnifiques,  mais 
bien  lorsqu'elle  vint  avec  son  costume  ordinaire,  il  n'était  ni 
Guelfe  ni  Gibelin,  mais  pape  de  la  paix^  comme  il  connènt; 
néanmoins  il  souffrait  dans  cette  Borne,  dont  chaque  palais  était 
une  forteresse,  où  les  cardinaux  eux-mêmes  dirigeaient  ou  ser- 
vaient les  factions  des  Golonna,  des  Orsini  ou  des  Gaetani. 
Obligé  de  se  défendre  CiOntre  les  hommes  qui  Tentoaraient,  com- 
ment pouvait-il  déployer  de  la  vigueur  contre  ceux  qui  étaient 
éloignés?  Pour  se  soustraire  à  leur  oppression,  il  se  réfugia 
dans  Assise,  et  Ton  dit  qu'il  songeait  à  transférer  le  siège  pon- 

non  plus  pourquoi  son  cada^Te,  trouvé  intact  après  troi«  cent  deux  ans,  ne 
portait  aucune  trace  de  lésion. 

Le  procès^verbal  de  Boniface  dit  qu'il  expira  tranquillement  dans  le  palais 
du  Vatioan,  et  le  cardinal  Etienne,  qui  assistait  à  sa  mort,  écrit  : 

Lecto  prostratus  antaelus 
Procnbuit,  fassusque  fidem ,  curamque  professas  * 

AoiDfttue  ecdesis ,  Gbristo  tnnc  reddfttur  almus 
Spiritus,  et  sxvi  nescit  Jam  Judicis  iram, 
Seâ  mitem  placidamguc  patris ,  ceu  credcre  fiis  est. 

Voir  Jo.  Rdbbi,  Bonifaeius  f^lll;  Rome,  16^1.  11  est  défendu  contre  Dute, 
Ferreto,  les  historiens  et  surtout  contre  SismoQdi,par  le  Du&lbi  Re¥iew,  année 
1842,  et  par  le  père  Testi  dans  V Histoire  de  Boniface  F'IH,  1847^  Ben^enuto 
d'imola,  dans  ses  commentaires  sur  Dante,  l'appelle  magnanime  fféekeur^  et 
c'est  répithète  que  lui  donnent  saint  Ântonin  et  Jean  Villanl.  Pétrarque  Tappelle 
metveii/é  du  monde.  Raynald,  continuateur  de  Baronius,  fait  preuve  d'une  im- 
partialité chrétienne,  en  terminant  ainsi  le  jugement  qu'il  porte  sur  re  pon- 
tife ;  Supef  iptum  itaqtte  Bonifaciumf  qui  regtt  et  pontifices  0€  reiigioêoê,  cte- 
rumque  ac  popidum  horrende  tremere  fecerat^  repente  timor  et  tremor  et  dtUor 
una  die  irruerunt^  ut  ejus  exempto  discant  superiores  prœltUi  non  superbe  domi- 
nari  in  ctero  et  populo,  sed  forma  facti  gregis,  curam  sithditorum  gérant^  prius' 
que  t^tpetant  amari  quem  timeri. 

Les  Preuves,  c'est-à-dire  les  actes  publics,  mis  au  jour  par  Pierre  Dupuy, 
nnt  l'mmage  le  plus  important  de  ce  pape.  En  1&2S,  le  Bolonais  Alexandre 
wyageait  de  ces  côtés,  et,  xoyant  Anagni  déserte  et  rainée,  il  en  demanda 
la  cause  :  «  L'emprisonnement  de  Boniface  (lui  répondit  un  des  rares  habitants)  ; 


1505 


BB50IT  XI.   GiimNT  V.  631 

• 

lifical  en  LombArdie  (i).  Sans  pâfents,  plus  doux  que  fort  de 
caractère^  il  géniisâait  des  excès  qu'il  ne  pouvait  réprimer.  Afin 
de  montrer  son  désir  de  la  paix ,  il  annula  plusieurs  constitua 
lions  de  son  prédécesseur^  entre  antres  celle  contre  Philippe  de 
France  et  le  décret  qui  dispensait  les  sujets  du  serment  de  fidé» 
lité  ;  mais  il  lança  l'excommunication  contre  Nogaret  et  qua* 
torze  seigneurs  italiens  qu'il-avait  vus  lui-même  outrager  Doni^ 
fiice.  Nogaret  vint  lui  en  demander  pardon  au  nom  du  roi  ;  mais  ^^m 
quelques  jours  après  Benoît  mourait  empoisonné^  et  le  salaire 
de  Nogaret  s'élevait  de  50  à  800  livres. 

Les  vingt'Cinq  cardinaux  se  réunirent  alors  en  conclave  à 
Pérouse,  et  Télection  fut  longtemps  ballottée  entre  les  Gaetani, 
fauteurs  de  Boniface,  et  les  Colonna^  qui  favorisaient  les  Gibe- 
lins et  la  France.  Forcés  par  les  Pérousins,  qui  allèrent  jusqu'à 
leur  diminuer  les  rations,  ils  désignèrent  trois  étrangers^  parmi 
lesquels  le  parti  national  eut  à  choisir  le  pontife.  Bertrand  de 
Got ,  archevêque  de  Bordeaux^  réunit  les  suffrages.  Ce  prélat 
s'était  montré  hostile  au  roi;  mais  Philippe,  qui^  par  Pintermé- 
diaire  des  Colonna^  exerçait  une  grande  influence  dans  le  con*^ 
clavCj  informé  prompteipent  du  choix  qu'on  avait  fait,  vint  à  lui^ 
Gt^  paraissant  oublier  les  animosités  nouvelles  pour  la  familiarité 
d'autrefois^  il  lui  dit  :  «  Je  puis  vous  faire  pape  si  vous  me  pro- 
mettez de  me  rendre  six  services  :  le  premier,  que'  vous  me  ré^ 
conciliiez  avec  l'Église;  le  second^  que  vous  me  rappeliez  à  la 
communion  moi  et  tous  les  miens;  le  troisième^  que  vous  m'ac- 
cordiez les  dtmes  du  clergé  dans  mon  royaume  pour  cinq  ans, 
afin  de  subvenir  aux  dépenses  de  la  guerre  de  Flandre;  le  qua- 
trième, que  vous  abolissiez  entièrement  la  mémoire  du  pape 
Boniface;  le  cinquième^  que  vous  rendiez  la  dignité  de  cardinal 
à  Jacques  et  à  Pierre  Colonna^  et  que  vous  l'accordiez  à  quel- 
ques-uns de  mes  amis;  quant  à  la  sixième  grâce,  je  vous  en 
parlerai  en  temps  et  lieu,  d  L'archevêque,  qui  se  croyait  pontife 
grâce  à  son  pouvoir,  promit  sur  l'hostie  ce  qu'il  demandait ,  et 
fut  élu  sous  le  nom  de  jClément  V.' 
Jean  Villani^  qui  rapporte  cet  absurde  entretien^  était-il  en 

depuis  ce  moment,  la  gneiTe,  la  pette  et  les  factions  ont  ravagé  de  plus  en  plus 
la  cité.  » 
(1)  Taeita  mente  aonciperet  intra  magnam  lialiam  apud  Longibardoê  sedem 
'  MpostoUoeam  sihi  slatuert,  ui  ei  in  potterum  ibidem  etseîfaNe  mamsura,   (VvM* 
BRO,  Ut.  m^pag.  10t2.) 


53i  L£S  PAPES  A  AVIGNON. 

tiers  par  hasard?  Aucuq  autre  contemporain  n'en  parle,  et  le 
bon  chroniqueur  l'avait  sans  doute  recueilli  de  la  bouche  du 
peuple^  qui  traduisait  en  pacte  antérieur  les.  complaisances  pos- 
térieures. Le  fait  est  que  Clément  avait  déjà  vu  que  les  papes, 
à  Rome ,  étaient  les  esclaves  de  la  plèbe  et  des  factions;  dans 
l'intention  peut-élre  d'affranchir  Tautorité.  pontificale^  il  invita 
les  cardinaux,  au  lieu  de.se  rendre  ^  Rome>  à  le  couronner  dans 
la  ville  de  Lyon.  Dans  le  trajet  un  mur  s*écroula,  plusieurs 
cardinaux  et  domestiques  furent  tués ,  et  d'autres^  blessés  ;  une 
rixe  entre  les  gens  de  la  suite  du  pape  et  les  Lyonnais  fit  ré- 
pandre d'autre  sang  :  accidents  d'où  la  superstition  tirait  de  fu- 
nestes présages.  La  capitale  de  l'antique  empire,  la  cité  des 
plus  grands  souvenirs/  la  tombe  du  prince  des  Apôtres  et  de  tant 
de  martyrs,  le  rendez-vous  des  pèlerins,  le  centre  d'étude  des 
érudits,  était  mal  remplacé  par  une  ville  étrangère,  pauvre  et  dé- 
vastée par  les  guerres;  mais  Tltalie  avait  à  déplorer  surtout  que 
cet  abandon  parût  justifié  par  les  désordres  de  Rome. 

Après  avoir  couru  de  diocèse  en  diocèse  avec  une  suite  nom- 
breuse de  serviteurs  et  de  courtisans,  Clément  s'établit  enfin 
1909  dans  Avignon ,  ville  du  comtat  Venaissin,  possession  des  papes, 
appartenant  au  comte  de  Provence,  sous  la  suprématie  de  l'em- 
pire ;  dès  lors  commença  ce  que  les  Italiens  appelèrent  ia  cap- 
livilé  de  Babylane.  Avignon,  que  Pétrarque  trouvait  petite,  dés- 
agréable, fétide,  reléguée  sur  un  rocher,  avec  des  rues  étroites, 
des  maisons  basses  et  mal  construites,  descendit  bientôt  dans 
la  plaine,  se  remplit  de  palais  et  d'auberges.  Sur  l'autre  rive  du 
Rhône,  terre  de  France,  les  prélats  édifièrent  Villeneuve,  et 
Taffluence  considérable  des  étrangers  et  des  princes  anima  oe 
pays. 

Établi  sur  la  terre  de  Tétranger,  et,  par  suite,  soumis  à  sa  vo- 
lonté, le  pape  commença  par  des  œuvres  abjectes;  au  moyen  de 
la  concession  des  dîmes,  il  engraissait  les  uns  et  les  autres  avec 
rargentd'autrui(l).  Il  abrogea  la  constitution  C/ertm  latcostàé- 

(f)  dément  V  a  fut  un  homme  très-«vide  d'argent  et  limoniaque;  tout  bé- 
K  néfice  se  vendait  à  prix  d'argent  dans  sa  cour.  Luxurieux,  on  disait  ou^eii^ 
«  ment  qu*il  avait  pour  maîtresse  la  comtesse  Palagorgo,  très-jolie  femme,  fiUe 
«  du  comte  Fos.  \\  laissa  à  ses  neveux  et  à  ses  parents  des  trésors  coDsidénblcs. 
n  Ou  raconte  que  ce  pape,  ayant  perdu  un  de  ses«neveux,  cardinal,  qu'il  aimsit 
«  beaucoup,  contraignit  un  nécromancien  célèbre  a  lui  dire  ce  qu'était  devenu 
«  TAme  de  ce  neveu.  Ledit  nécromancien  transporta  aux  enfers  un  chapeiaiB 
«  du  pape,  homme  très-sAr,  et  lui  montra  \isiblement  un  palaisdam  lequel  était 


LES  TSMPLIERS.  .    533 

•  •  • 

clara  que  la  bulle  Vnam  «anctom  n'était  pas  contrairaau  royaume 
de  France ,  promut  au  cardinalat  douze  créatures  de  Philippe , 
entre  autres  les  deux  Colonna  dégradés  par  Boniface  YIII^  moyen 
assuré  de  perpétuer  la  servitude^  et  donna  l'absolution  àNogaret. 
Par  ces  faveurs  il  voulait  calmer  Philippe,  qui  persistait  à  récla- 
mer la  condamnation  de  Boniface.  Il  espérait  sans  doute  que  le 
.  temps  amortirait  sa  passion  y  tandis  qu'il  ne  faisait  que  l'irriter; 
car  le  roi  demandait  sans  cesse  que  Boniface  fût  déclaré  héréti- 
que, effacé  du  nombre  des  papes,  exhumé,  brûlé,  et  qu'on  jetât 
ses  cendres  au  vent.  Ce  n'était  pas  seulement  une  rancune  per- 
sonnelle, mais  une  lutte  de  principes  :  il  s'agissait  de  savoir  si  le 
spirituel  devait  l'emporter  sur  le  temporel,  comme  aux  temps  de 
Grégoire  VII  ou  d'Innocent  III,  ou  bien  si  l'heure  était  venue  que 
personne  ne  pût  refréner  les  rois;  et  que  la  légalité  dût  céder  à 
leurs  exigences.  Le  pape  tenta  dç  se  soustraire  à  l'oppression 
par  la  fuite  ;  enfin  il  décida  qu'une  affaire  de  cette  importance 
ne  pouvait  être  résolue  que  par  un  concile. 

Ce  procès  se  compliquait  d'un  autre  non  moins  honteux.  Après 
avoir  indiqué  l'origine  des  chevaliers  du  Temple,  nous  avons  fait 
connaître  comment ,  de  Jérusalem ,  ils  s'étaient  propagés  dans 
toute  l'Europe.  Parmi  les  provinces  dont  se  composait  cet  ordre, 
les  plus  anciennes  de  l'Orient  avaient  été  occupées  par  les  mu- 
sulmans, à  l'exception  de  Chypre;  celles  d'Occident,  dont  trois 
étaient  l'Italie,  la  Pouille  et  la  Sicile,  possédaient  neuf  mille 
commendes,  qui  donnaient  un  revenu  de  9,000,000  de  francs.  La 
plupart  des  trente  mille  chevaliers  étaient  français ,  et ,  commu- 
nément, on  choisissait  un  Français  pour  grand  maître ,  prince 
souverain. 

Tant  de  privilèges,  tant  de  richesses,  attiraient  en  foule  dans* 
cet  ordre  les  cadets  des  principales  familles  de  l'Europe;  mais, 
après  la  perte  de  la  terre  sainte,  le  champ  principal  de  son  acti» 
vite  n'exista  plus,  et  les  templiers,  oisifs ,  égoïstes,  insolents,  vé- 
curent au  milieu  d'orgies  crapuleuses  voilées  par  le  mystère,  et 
que  leurs  chapitres  pardonnaient  sous  la  forme  de  confession 
générale.  De  la  vénération  qu'il  avait  pour  eux,  le  peuple  tomba 
dans  un  effroi  mystérieux ,  alimenté  par  les  formes  orientales 

«  un  lit  de  feu  ardent  où  se  trouvait  Tâme  du  neveu  mort,  en  lui  disant  que  sa 
«  simonie  lui  avait  mérité  ce  supplice.  Dans  cette  vision,  il  aperçut  un  autre 
n  palais  en  face,  qii^on  lui-  dit  être  préparé  pour  le  pape  Clément.  Ledit  chape- 
«  lain  rapporta  tout  cela  au  pontife,  qui,  depuis>ce  moment,  ne  fut  plus  joyeux  ; 
«  il  mourut  peu  après.  (Villani.)  » 


B34  im  TeXFUERS. 

dontiU  entouraient  Piiiitiaiton^qui  m  fmatidans  kim  nuBsoni, 
la  Quit ,  à  portes  closes,  avec  exclurion  de  tout  étranger,  même 
du  roL  Tandis  que  ces  accusations  inspiraient  de  l'épouvante  an 
vulgaire,  les  grands,  souvent  aussi  crédules  que  le  peuple,  leur 
attribuaient  le  projet  d'établir  sur  toute  l'Europe  une  république 
aristocratique,  afin  d'exercer  la  domination  universelle;  cedeç* 
sein,  imputé  à  des  chevaliers  armés,  soumis  à  l'autorité  absolue 
du  grand  maître,  était  moins  absurde  que  celui  dont  les  jésuites, 
au  siècle  dernier,  furent  accusés  par  les  philosophes.  Mais  le 
crinve  des  uns  et  des  autres,  c'étaientles  rfcbesses  qu-ils  wm&A 
ou  qu'on  leur  supposait;  or  les  dix  charges  d'argent  et  les 
i 50,000  florins  d'or  que  les  templiers  avaieAt  apportées  delà 
Palestine  en  France,  comme  le  proclamait  la  renommée,  équi- 
valent aux  barils  de  poudre  d'or  que  l'on  disait  remplir  les  caves 
des  jésuites. 

Les  richesses  devenaient  chaque  jour  plus  nécessaires  au  roi 
depuis  qu'il  avait  changé  le  système  de  gouvernement;  or  celles 
des  templiers  ne  pouvaient  manquer  d'exciter  la  convoitise  de 
Philippe,  qui  résolut  de  détruire  leur  ordre  avec  ses  armes  ordi* 
nalres ,  les  légistes  et  un  procès.  Le  brave  Jacques  de  Molay, 
leur  grand  maître,  informé  des  accusations  dirigées  contre  les 
siens,  demnnda  à  «e  justifier  devant  les  tribunaux.  Philippe,  après 
Pavoir  amusé  de  belles  paroles,  le  fit  arrêter  à  llmproviste  avec 
tous  les  chevaliers  qui  se  trouvaient  en  France,  et  séquestra  leurs 
biens.  Molay  invoqua  les  privilèges  de  son  ordre;  neuf'cents  che- 
valiers se  déclarèrent  ses  défenseurs/et  ceux-qui  l'avaient  chargé 
se  rétractèrent.  Les  iniquités  de  la  procédure,  les  souffrances 
des  cachots  et  de*la  torture,  sont  connues;  Clément  s'écria  qu'on 
Pavait  trompé,  et,  sentant  laTaiblesse  d'un  pontife  sur  la  terre  de  • 
l'étranger ,  il  tenta  de  fuir.  Philippe,  pour  l'effrayer,  remit  en 
scène  le  procès  contre  Boniface ,  accumulant  toutes  sortes  d'ac- 
cusations sur  le  pontife  mort  et  sur  les  templiers  condamnés! 
mourir.  Nogaret ,  ^  genoux  devant  le  pape  et  les  mains  jointes, 
insistait  avec  des  pleurs  et  des  gémissements,  en  invoquant  Thon* 
neur  de  l'Église,  l'amour  de  la  patrie,  toutes  les  choses  les  plus 
sacrées^  pour  que  le  cadavre  de  Boniface  fût  exhumé  et  brftié, 
satisfaction,  disait-il,  que  le  saint-père  devait  en  conscience. 
Clénaent,  pour  éviter  ce  scandale,  cela  aux  exigences  du  roi,  st 
pour  qu'il  le  tint  quitte  du  jugement  de  son  prédécesseur,  il  le 
laissa  libre  du  reste. 

Les  accusations  contre  Boniface  furent  longuement  exposées 


1 

I 

■ 


II 

» 


CONCILE  DE  VIENNE.  53S 

et  dâ)attue8;  enOn  le  pape  en  remit  la  décision  k  un  eonclle.  Le  uii 
seizième  concile  œcuménique,  réuni  à  Vienne  dans  le  Dauphiné^ 
déclara  que  les  inculpations  n'étaient  pas  fondées,  et  deux  che* 
valiers  catalans  se  présentèrent  devant  l'assemblée  en  Jetant  leur 
gant,  comme  disposés  à  soutenir^  l'épée  à  la  main,  l'innocence 
de  Boniface.  Néanmoins  les  concessions  déjà  faites  par  Clément 
furent  confirmées^  et^  en  un  mot,  le  concile  décréta  que  Philippe 
avait  agi  par  un  zèle  louable;  que  ni  lui  ni  ses  successeurs  ne  se- 
raient jamais  inquiétés  pour  cela  ;  que  toutes  les  constitutions 
préjudiciables  à  la  liberté  du  royaume  seraient  annulées^  et  qu'on 
effacerait  dans  les  archives  les  sentences  prononcées. 

Au  prix  de  tant  de  concessions^  Philippe  consentait  à  renoncer 
à  ses  poursuites  contre  la  mémoire  de  Boniface  :  mais  il  ne  le  fai- 
sait que  pour  obtenir  satisfaction  dans  un  autre  procès  ;  or  Clé- 
ment, une  fois  engagé  dans  la  voie  des  complaisances,  ne  put 
refuser  la  suppression  des  templiers.  Philippe,  loin  d*étre  con- 
tent, voulut  encore  le  supplice  d'un  grand  nombre  et  des  princi- 
paux d'entre  eux.  a  Dans  un  grand  espace  clos  de  bois,  il  fit 
attacher,  chacun  à  un  poteau,  cinquante-six  desdits  templiers  ; 
on  mit  le  feu  aux  bûchers,  et,  l'un  après  l'autre,  ils  brûlèrent  peu 
à  peu ,  l^roi  les  avertissant  qu'il  accorderait  la  vie  à  celui  qui 
voudrait  reconnaître  son  erreur  et  ses  péchés.  Malgré  ces, tour- 
ments, et  bien  que  leurs  amis  et  parents  les  suppliassent  de  coi>- 
fesser  leurs  fautes  pour  échapper  à  une  mort  si  misérable,  aucun 
d'eux  ne  voulut  faire  d'aveux  ;  mais,  avec  des  plaintes  et  des  cris, 
ils  se  proclamaient  innocents  et  fidèles  chrétiens,  en  invoquant  le 
Christ,  sainte  Marie  et'  les  saints;  ce  fut  ainsi  que,  par  ce  mar- 
tyre, tous  finirent  la  vie,  brûlés  et  consumés (i).>>  Après  les  au- 
tres vint  le  grand  maître  Molay,  qui ,  expirant  sur  le  bûcher,  cita 
Philippe  et  Clément  au  tribunal  de  Dieu,  où  ils  comparurent  en 
effet  avant  un  an,  délai  qu'il  leur  avait  assigné. 

(1)  ViLLAN  1  ;  et  Dante,  Purg.,  XX. 

Toutes  les  accusations,  bien  qu^elIes  ne  soient  pas  admises  généralement, 
peuvent  se  réduire  à  six  chefs  :  1®  qu^ils  reniaient  la  foi,  blasphémaient  le 
Christ  y  Marie,  les  saints,  outrageaient  la  croix  et  la  foulaient  aux  pieds  ;  2^  que, 
dans  la  consécration,  ils  s^abstenaient  de  prononcer  les  paroles  sacramentelles,  et 
que  le  maître,  bien  que  laïque,  donnait  l'absolution  des  péchés  ;  3'  qu'ils  ado- 
raient la  léte  de  Bafomet^eX  portaient  des  ceintures  bénies  par  son  contact; 
V*  qu'ils  se  donnaient  des  baisers  indécents  ;  5**  qu'ils  péchaient  contre  nature  ; 
6"  qu'ils  faisaient  tout  clandestinement,  en  jurant  d'étendre  l'ordre  par  tous  les 
moyens  possibles.  « 


536  ABOLITION  D£  L'ORDRE  DES  TEMPLIERS. 

Noffî  Dei,juge  de  Florence^  avait  travaillé  beaucoup  pour 
faire  condamner  les  templiers,  dont  il  avait,  disait-il ,  connu  les 
crimes  quand  il  appartenait  à  leur  ordre;  puis  il  servit  le  roi 
dans  d'autres  procès  contre  des  sorcières  et  des  magiciens.  Las 
templiers  furent  condamnés  en  Lombardie  et  dans  la  Toscane , 
absous  à  Havenne,  à  Bologne,  en  Castille  ;  Charles  II  de  Naples 
fit  condamner  à  mort  les  Provençaux ,  dont  il  donna  les  terres 
aux  hospitaliers. 

'  Le  pape,  non  par  sentence  définitive,  mais  pair  voie  deprom- 
sion,  abolit  cet  ordre  dans  toute  la  chrétienté,  comme  inutile  et 
dangereux;  on  prétend  qu'il  partagea  avec  le  roi  de  France 
200,000  florins  d'or  de  leurs  biens-meubles.  Les  immeubles  de- 
vaient être  assignés  aux  hospitaliers  pour  qu'ils  équipassent  ceat 
galères  contre  les  Turcs;  mais  les  dépenses  du  procès  et  les 
dettes  à  payer,  dont  Tétat  fut  présenté  par  les  légistes  du 
roi,  s'élevèrent  à  des  sommes  si  considérables  que  les  hospita- 
liers s^en  trouvèrent  plus  pauvres. 

Le  lecteur  sent  déjà  que  des  temps  nouveaux  approchent. 
Deux  grands  faits  s'accomplissaient  :  la  distinction  des  nationa- 
lités et  la  sécularisation  des  États.  Cette  république  chrétienne, 
placée  sous  la  main  des  papes,-  se  dissolvait;  l'unité  des  instn 
tutions  cessait;  la  critique  se  substituait  à  la  foi,  une  époque  de 
remaniement  à  un  âge  organisé,  la  puissance  des  rois  à  l'autorité 
de  PÉglise.  Toutes  les  forces  nouvelles  voulaient  rompre  le  fais- 
ceau ;  de  là  une  lutte;  générale  contre  l'Église,  non  pas  qu'on  la 
combattit  encore  elle-même,  mais  sa  domination,  qui  paraissait 
devenue  oppressive. 


FIN  DD  CINQUIÈME  TOLUMB. 


r 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES  DANS  LE  CINQUIÈME  VOLUME. 


UVRE  HUITIÈME. 

Pages. 

Cbapitbe  LXXXVI.  —  Les  deniicn  NonMiMlt  eo  Sicile.  Heori  VI i 

Le  rajaune... •. ., ,, , •  ...  a 

AdoÎDistratioa  det  Lombards. 6 

Goillaume  le  MaaTai« 8 

Goillaone  le  Bon *.. 9 

Tanerédede  Lecee.., ., • .••• 11 

CoaronaeoMot  de  Heori  IV i3 

Henri  Vi  dans  le  royaooie  et  la  Lonbardie. ,...  i5 

Tyrannie  de  Henri  VI ; x8 

rude  Henri  VI %t 

raAPiTRB  LXXXVII.  .—  Innocent  III.  Qnatrième  croiaade.  L*en>pire  latin  en 

Orient. • ac 

Innocent  III 1 .., •....• M 

Gouveruenent  d'Innocent  III.. ."...• 95 

Ligne  toscane. • 27 

La  Sicile a» 

Quatrième  croiaade.  Venise • • 3o 

Prise  de  Zara.\.  ; • • 3a 

Les  Comnènet • 33 

Les  Anges. 34 

Prise  de  Constantinople  par  les  Latins, ..., ...* 36 

Les  croises  à  Constantinople 37 

Partage  de  l'empire.' 3i 

Les  Vénitiens  en  Grèce.. '. 4a 

LaCanée , 43 

C^APirmi  LXXXVIIL—  Othon  IV.  DcTeloppement  des  répnbliqvcs.  Nobles  et 

plébéiens  en  lotte.  Gnelles  et  Gibelins 44 

Les  rois  d*Alleamgne 4^ 

Othon  IV kH 

Accroissement  des  républiques 49 

Les  seignenrs  entrent  dans  les  oomnrones 5o 

Nobles  et  plébéiens 54 

Guelfes  et  Gibelins 5g 

Les  partis ••••• •••  •• 64 


■ 


538  TABLE  DES  MATliRES. 


Batailles  nuDicipales 69 

Diacordes  civile*.  ••••.••••• ...•• ...  71 

Maax  exagéréff , •.». «•••••!#•. »••••««#*• 73 

Origine  des  tjnQoioa «•#••• «i*>«t««*«««««f 77 

Othon  IV ■ 7* 

Frédéric  11 79 

Chapxtrb  LXXXIX.  ^  Molnoa.  Bévéaias.  Paterlat.  l^qnlailloB So 

Moiaes 8f 

Saint  François  d'Auiae • « -•  Sa 

Règle  de  saint  François 8f 

Franciscains.  Clarisses. 86 

Franciscains , • #7 

La  Portionc^ale.  Les  tertiaires ••••••»• •  88 

Les  tertiaires.  IjCS  dominicains %.....<.•.. 89 

Dominicains t, .,•...••« ,y 90 

Moines.  Ermites. 91 

Hérésies .., ;,,, 99 

Yaadois.  Cathares ,...' ••.  •• •  9^ 

Sectesdes  cathares , , <i , 9^ 

Leur  critique ,. •  99 

Patarins. .  ;. ,, loo 

Poursoites  contre  les  hérétiques , . .  T09 

Croisade  contre  les  Albigeois, . .  : , »....•  io5 

inquisition •• ,^ •••••.#••••  106 

Procédure  iaquisitoriale ••.«••'»  tt  «t  •  -ft  ••  •  •  • 107 

Saint  Antoine, • ..••••••  m 

Pierre  de  Vérone • ^. .. .» .., lia 

Pierre  Martyr « .......••.,....*.•..., ii4 

Le  saint  office • .• , ,  ix5 

Cbapitab  XC.  — '  La  acoUstiqile.  Influence  cifile  du  droit  ronain  et  da  droit  oft* 

noniqne.  Les  universités.  Les  sciences  occultes,  .•.••«#••..•.«•••,••  116 

La  scolastiqoe..,  ..••,•,..•»..,,.,....., ••^•••t..**  it? 

Lanfraoc  de  Pnvie*. ,  •»,>.•,,  ^ «..#•••  «t  •• » .  •  «t  >•  ••«•  «t*  ••»•  i^o 

Saint  Anselme, •.».•» • ••  ••  •  121 

Pierre  Lombard. ., ..*•. ••••ff*«t«t»«t«*tfft*  l^^ 

Thomai  d'Aquin ••••.•,••••  tii 

Sa  politique f., • •t«tt*»t**»«i  12^ 

Saint  Bonaventore , ••••#••  •#•#»#••.•  xa8 

Paris • «f  ••  i^ 

Droit  rofluin.  »*•,•»•,,•«»,. t.*  >f*t«.« .»•.»••«»•#•#..  ..,  i3« 

Glossateurs.  Accnrse ,...•...*».,  >•  •••»•»  »•  «m trt«*f  •••!•  >3i 

Dino.  Barthole ,•*•.. ••  «t».  ••t»«f«»«.  i33 

Balda  Penna ..»..,.  iH 

Droit  canonique, #•«•#*••#•••#».»,••••  f35 

Infloence dn  droit  citil .,.,,,, ••••#•»»••  •#«•••«•»••*»  «»t«ff.*  »36 

Influence  du  droit  ecclésiastique, ..,...,.. , ••»#.#»f»*t*  t  f  38 

Les  universités. ,,,,, t. .......♦•». »•  »t»«»»i**»*  J4^ 

Université  de  Pologne,»,.,  »,,,,,  ##»f  .f»rf  ».t  •?...».  »».-t  .»•»•»••  f43 

Autres  nntTersités d'Italie ,, ......'....• i47 


TABLE  DBS  MATltltXS.  539 

Piges. 

École  deSaleme •••••••  «i..*  x4S 

Les  lépreai «.. ,  i5o 

Chirurgie > , •.•«•••  xSa 

Sciences  occoltes.  Astrologie , •••  t  •  t  ••••  f  ••«•••  t  •  «  x54 

Pierre  d*Albaoo ^  •••  t  •••••.•••• , tSg 

CrojsAces  sap«rsUtiesses.  Alcbiaiie  .»..»...••.••••••. « . .  «  <  i6o 

Fiboucci.  Guy  iTAnnso , •  • .  •  •  164 

Plaio-chaut , i65 

Chapitre  XCI Frédéric  II. , 166, 

L'figlise  et  Tempire «» ,.  167 

Frédéric  II , , , -, 169 

Honoriiis  III , ^.♦•t.....»,t  170 

Ouquième  croisade ##••#••«  *7^ 

Organisation  de  b  Sicile  ......••.• ••«••••••••••••«.•  178 

Pierre  des  Vignes.  Études ,,,,  177 

Seconde  ligne  lonbarde •••••••••»••»•«.  180 

Sixième  croisade...; ,,   ,,,  i8a 

Frédéric  à  Jémsalero ,,,, 184 

Frédéric  et  la  ligne  lombarde • •,• •••••  i85 

Euelin , •#••••••«••••,•  ••  «  187 

Les  pacificateurs. «,,,  188 

Jean  de  Schio .- .  igc 

Paix  de  Paqnara ...•.., ^ 193 

Diète  de  Mayenee 194 

Bataille  de  Corteno? a , 196 

Frédéric  nécréént.. ••.... 197 

Frédéric  excominwiié ...•• • «.  .  199 

Siège  de  Rome ,, ,.,, '  aoi 

Bataille  de  ta  Meloria ^ • «, .  aoa 

Innocent  IV ••••........••.....  ao3 

Concile  de  Ljon • ..• 204 

Frédéric  dédine • 307 

Enzo. .  ; i 108 

Pierre  des  Vignes an 

Tin  de  Frédéric axa 

Cbapithb  XCIl.  —  Fin  des  princes  de  la  maison  de  Sonabe  et  de  la  seconde 

guerre  des  inTestKares ai5 

Conrad  IV a  x  6 

Conradin • aj8 

Bfanfred  roi...... aao 

Urbain  IV. ; ai  t 

'  Les  flagellants aaa 

Charles  d'Anjoa aa4 

Descente  de  Charles  en  Italie aa5 

Charles  i  Bome <....» aa6 

Charies  et  Manfred aa8 

Bataille  de  Bénérent ,  aa6 

Charles  triomphant. • . . , t .  *  •  »  •  a3i 

Réaction  gibeline.  Conradin • a33 


5W  TABLE  DES  MATIÈRES. 


EipéditioD  de  Coondin a3' 

Bataille  de  Tagliacouo ^y^ 

Procès  de  Coondio ^, 

Supplice  de  Conradin ^3^ 

Grégoire  X.  Rodolphe  de  Habsbourg * . .  "  ^, 

Fin  de  la  guerre  des  ioTestitures ^43 

Chapitre  XCIll.  —  Les  Mongols.  Fia  des  croisades  et  Icori  effels.  Les  ar-  «43 

»o»ri  w 94  S 

Gengis-Rhan. ^ ^  ,^^ 

Missionnaires , 5i*5 

Orderie  de  Pordenone ^^g 

Septième  el  buitièfne  croisade , ,  .* ^^g 

Fin  des  croisades ; a^g 

Prise  d'Acre ., ,  ^j 

Exhortations  à  la  croisade 959 

ÉcrÎTsios ^ ^ 954 

EfTets  des  croisades , ^55 

Anecdotes » ,...*. «58 

Reliques.  Miracles a5g 

Généalogie.  Blason 95i 

Ayantages  de  la  civilisation «63 

Progrès 965 


LIVRE  NEUVIEME. 

Chai'ITIIB  XCIV.  «i—  Les  Italiens  après  la  chute  des  Hoheoslauren.  Lea  feada- 

taires.  Les  Torriani  et  les  Visconti 96^ 

Rodolphe  de  Habsbourg , 968 

Géographie  politique  de  l'Italie 9-0 

Petils  seigneurs 9^9 

Petit*  seigneurs  de  la  Romagoe , , , 9-6 

Petits  seigneurs  de  Tltalie  méridionale 378 

Eztelin  IV 979 

Le  Milanais , 981 

Fin  d'Ezzelin , , 983 

La  maison  d^Fjste 98& 

Obert  PelaTicino , 985 

Les  Torriani 986 

Bataille  de  Desio 988 

Établissement  de  la  tvranuie 989 

Chapitr»  XCV.  —  Toscane    999 

Seigneurs  toscans 995 

Seigneurs  ecclésisstiques 996 

Communes  toscanes 997 

Florence 999 

Les  Buondeiroonte  et  les  Amedei 3Uit 

Gouvernement  ^elfe; 3o9 

Farinata 3o3 

BaUille  de  Monteapertî 3o5 


TABLE  DKS  MATlÈnFS-  541 

Pages. 

Parlement  d'Kmpoli • 3^ 

Bataille  de  Campaldlno ^ j^g 

Giano  de  la  Sella ', 3^^^ 

CiAPiTRt  XCVI.  -^  Les  républiques  maritimes.  Coostilation  de  Venise 3ia 

Républiques  maritimes -^  ^ 3i3 

Bataille  de  la  Meloria ..!.!*!..!]!!!!!.!...!!.!  3i4 

Le  comte  Ugolin.  Gènes. ..." 3,5 

Géaes.  Son  goureniement 3^5 

Hes  environs ^ 3  j_ 

N'«« '- l^'^..^y^\'^'.'^^^'.'^  sis 

Rivières  dn  Piémont '. ^ 3,^ 

*■■«*»«« ....!!!.!!!.!!'///.!]!!!!  3ao 

Gènes.  Venise 3^^ 

Venise.  Ses  magistrats 3^^ 

Relations  ecclésiastiques ' 3^  * 

La  noblesse 3^^ 

Bataille  de  Cunola "  30 

Conjuration  de  Baïauonte "        '  3-. 

Réforme  dn  grand  conseil !  33o 

Marino  Faliero ^  a^ 

Conseil  des  Dix "    "  -33 

ln(|ui8itenrs  d'ÉUt ^ '  "  3,, 

Peuple  vénitien , "  *  99c 

Livre  d'or.  Bamabotti ,'"' 33g 

Candie *  », 

Chapitbi  XCVIl.  —  l*rospérité  des  républiques  en  population  ,  ricbe«srs,  insti- 
tutions    a 

Éutdusoi ^-.''!i!!'i* !!!!!!!!!;!!;;!;'!!*";!  3^1 

Amélioration  de  l'agriculture '  \    ..!... 3zr 

Tra? aui  hydrauliques. '    ^        3 . 

Les  villes  Vaméliorent  ei  VembellÏMent '!.....!.!!.......'  848 

Grande  |>opulation  des  villes 3^ 

Mesurte  sanitaires  ei  de  bienfaisance *  *  ' 353 

^'^^^^ ^ll\.^y.y.^[[[[','^[['^][[','^',  354 

Richesse  publique ^ ^    ^  at- 

^v^^ ^^^^''111"'"*1!1!!!!!!!!!!;!!!;  356 

^^"« 35« 

Institutions  de  charité , 3c_ 

Chapitus  XCVI II.  —  MoeucB.  Réjouissances.  Spectacles 35g 

Maisons : *'      '  ..^ 

••.... i6o 

Nourrirure.  VétemeuU ; ^^ •  o-- 

Lois  aomptuaires , f '^  3^^ 

Usages  divers. ^      ^  a- 

Publicité.  Fastes '.....'......!...]!!!!!!!.!........!!  3^ 

Libertinage '   ]    *  ^  « 

Grossièreié  de  mœurs ^  3  e 

Superstition !  ^  .!..!..!!!!.!......!  !  376 

Culture  intellectuelJe.  DjvertissemenU  ^.. 

Chevalerie ,i' 

• •.  • • 3Ba 


54d  TABU  OIS  MATiiass. 


Funéraillea ^  . . , •«.«..•.•••••••  384 

Cbaues » » . .  é  • . . .  t , . .  • . .  386 

Fêles  popuiaint * 388 

CÀntnU ^ 389 

Pétet  ▼éoitiennes .,.*  391 

Fêtes  historKiues ...»  « •  •  .  •  39s 

Fêtes  eccléiiistiques, 39S 

Chapitre  XClX.  —  Beaax«arU « , 398 

Art  byzantin ,  399 

OEurres  d'art s •  •  480 

Édifices  de  Venise  et  de*Gêoes «t •••••  4<n 

Édifices  de  Pise ••••  4<>3 

Architecture  lombarde  et  arabç •  «    •,,.*•••  4<^ 

Arcbilecture  normande »,,»», »»»iO,»»»  407 

Système  {gothique .* •  1 . 4  «.«•.•.•••  •  4^^ 

Cathédrales  gothiques •«■•...»  4 10 

Premiers  architectes,  Enthonstasme  esthétique <«. «t. •••••••  4t3 

Architectes  toscans ••«.tt.««tt.*f«t«..*  41^ 

Édifices  de  b  haute  IUlie «••«*.••.••••..•  4<7 

Architecture  civile •...  •é»«.t«««»«  4><' 

Mosaïques •«.••...•••  i^i 

Fonte  des  métaux • ••.■•«.••••  4^* 

Sculptures, ..• ••«••••*•••••  4M 

Peinture '. • ..  .«••.'•• 43^ 

Cimabné ,   • •••• ««••«  4^9 

Giotto  et  ses  élèves. «t*......  43i 

Le  sentimeat 4^4 

CiAPiTRi  C.  -^  Langue  itanenue » t..«.«..  436 

Vicissitudes  de  la  tangue  italienne t. •«••••... 438 

Langue  rustique • •  •  •  439 

Infiuence  chrétienne .•..•••.••*..••.••••  44^ 

Évolution  spontanée  de  la  bingue • •••    ......••••  443 

Différences  gramopaticales #.•.«•...••••••«•.•>•'•••••  447 

Incorrections  du  langage  écril •••   ••••..  46o 

Commeocemeats  de  l'italien.. ...    ....    , <••..•# ••  4^ 

Le  nom  de  la  langue 44^ 

CsAPiTRc  CI.  •*  Lettrés  italiens.  CommenccmeaU  de  la  poésio  italienoe  jn^à 

Dante 4S8 

Troubadours •••....«••••• • 4^ 

Sbrdello : 460 

lie  latin ^ i^i 

Le  grec ....: •.. ••.•.••• 4^ 

Mètres  latins 463 

Rimes.  Nouveaux  mètres ..* 4^4 

Premiers  poètes  italiens • ••••••   ••  4^ 

Daote 474 

La  Divine  Comédie • 477 

Langue  de  Dante ••••.•••.>•»..>••••• 4^4 

Queetions  de  Inngvc. • é..«é.*. • 4^7 


TABLE  DES  MATliBES.  543 

Pages. 

Pro«c 48^ 

Chapitre  Cil.  -.  iDgéreoce  francise.  Vêpres  sicilienoet  et  la  gaerre  qui  en  fut  - 

la  suite , 4% 

Gott?eroement  de  Qiarles  d* Anjou >-•  49^ 

Jean  de  Procida.. . .". 49» 

Imcida  des  Lambertazzi .  * ^94 

Nicolas  ni 495 

Martin  IV.  Vêpres  siciliennes ' 49^ 

Pierre  d'Aragon • 49<* 

HonoriusIV .• 499 

Charles  le  Boiteux • 5*^ 

Paix  de  CalatabèUoU » 5oa 

Sicile.  Frédéric  1 5o3 

Cuâ.prrRji  cm. Boniface  Vlll.  Dante,  bomme  politique  et  historien 5o4 

Booiface  VIII 5o5 

Le  jubilé 5o6 

Les  Blancs  et  les  Noirs ^oS 

Les  Cercbi  et  les  Donati ^09 

Dante  exilé 5ia 

Ses  plaintes .  .• 5x3 

Ses  colères 5i6 

Sa  politique ^i^ 

Dante  et  le  clergé 5ai 

Dante  et  Boniface  VIII '....« 5aa 

Philippe  le  Bel  et  Boniface  VIII 5a3 

Mogaret 5a7 

Sciarra  Colonna 5a8 

Fin  de  Boniface • '•.......  5^9 

Benoît  XI >3o 

Clément  V ; A3i 

'   Les  papes  à  Avignon 53a 

Les  templiers 633 

Concile  de  Vienne. . . .' • , .  335 

Abolition  de  l'ordre  des  templiers 536 


PIN  DE  LA  TABLE  DU  CIIIQCIÈIIE  VOLUME.