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HISTOIRE
DES ITALIENS
L'auteur et les éditeurs se réservent le droit de repi'tnluctiou.
PA«H. — TTPOORAPBIB DE PIRMIN DIOOT PHÈRE8, VILS KT C».
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HISTOIRE
DES ITALIENS
PAR
CÉSAR CANTU
Tridflilc sMi In jtu. éi VwUitt
PAR M. ARMAISD LAGOMBË
SUR LA DEUXIEME EDITION ITALIEMMC
TOME CINQUIÈME
PARIS
LIBRAIRIE DE PIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET C*
IMPranORB DR L'INSTITUT DE FRANCE
«PI lAcoa, i6
M DCCC LX
HISTOIRE
DES ITALIENS
UVRE HUITIEME
(suite.)
CHAPITRE LXXXVI.
LES DEIWIEM NORMANDS EN SICILE. UENRI TI.
Nous avons vu que le pays le plus méridional de Tltalie^ ber-
ceau de tant de magnanimes républiques avant la conquête
romaine^ puis^ après Timiption des barbares^ subdivisé en un
grand nombre de principautés lombardes et de communes grec-
ques 9 avait été concentré par les Normands en un État que les
Italiens^ par antonomase^ appelèrent le Royaume {il Regno). Roi 1130
de Sicile^ duc de Fouille^ prince de Gapoue, Roger H prit la pom-
peuse devise : Appulus et Calaber, Siculus mihi servit et Afer.
Falcone de Bénévent rapporte un document dans lequel il s'in-
titule : Dei gratia Sicilix et Italix rex, Christianorum adjutw
et clypeus.
La Sicile fut repeuplée avec les gens qu'il enleva dans ses ex-
péditions de Grèce 9 de Tripoli et de l'île Zerby. Nous avons ra-
conté comment il savait au besoin courber la tète devant les pa-
pes et leur résister; il témoigna toujours une grande vénération
pour saint Brunon^ qui avait fondé en Calabre Tordre des Char-
treux, aima et protégea les sciences. Il fit don à Edrisi^ fameux
géographe musulman^ d'un fief pour qu'il restùt à sa cour, oii il
BI8T. DBS RAL. — T. V. I
2 L£ ROYAUME.
écrivit les Pérégrinations cTun curieux qui veut connaître à fond
les divers pays du monde; dans ce travail^ destiné à Texplica-
tion d'une sphère d'argent du poids de 800 marcs, où les pays
du monde étaient gravés , l'auteur dispose d'une manière nou-
velle et bizarre les connaissances géographiques des Arabes.
Le palais de Palerme, sa capitale^ avec la magnifique cha-
pelle de Saint-Pierre » dont les murs et le pavé sont en mosaï-
que d'un goût exquis^ et dans laquelle on lit enoore Pinscription
trilingue tracée par lui-même sur la première horloge qu'on y
plaça; la cathédrale de Géphalie et celle de Saleme, riche des
dépouilles de Paestum; les églises de Saint-Nicolas à Messine et
à Bari^ le monastère de la Cava^ sont des monuments de la ma-
gnificence de Roger. A Païenne, outre de nouveaux édifices où
respirent la richesse et la splendeur^ il ouvrit un parc immense^
peuplé de bétes fauves, et qu'embellissaient des eaux amenées
par des conduits souterrains {i); il transporta de la Grèce et de
l'Afrique la culture de Tarbre à pain, du papyrus (2)^ du pista-
chier, de la canne à sucre, et de laMorée^ les mûriers, les vers
à soie et des ouvriers en soie. Le fameux manteau impérial fait
par ordre de Roger^ avec inscription coufique de Tan 5S8 de
l'hégire, correspondant à Tannée 1133, prouve que les Arabes
travaillaient déjà la soie. Ce manteau, transporté ensuite en Alle-
magne par Henri VI^ se conserve aujourd'hui à Nuremberg. Le
silence du palais de Roger était alors interrompu par les tisse-
rands qui préparaient toute espèce de tissus, brocarts, fleurons,
arabesques, de couleurs très-variées et entremêlés de perles (3) ;
en outre, on y convertissait en draps la laine française.
(1) Quostiam montes et nemçra quçesunt circa Panorn^^fHf nwrp/ecit iapù(eo
eircumcliu/i, etparcum delicioswn satU et amœnum divertis arboribiu insitum
et plantatum conttruijussit , et in eo damas, capreolos, porcos sylvestres jussit
includi :fecîtet in hoc pareo palatium^ ad quodaqtmm de fonte tuàdUsimo per
conductus enherraneot Jussit adduel, Ghron. Salem, in iter. it. Script,, vol. vn,
pag. 194.
La campagne de Palerme est eocore parsemée de petites coqstructîoii« à
forme pyramidale (dans le pajrs on les appelle ^^iarre, mot arabe) par où jaillissent
les eaux des aqueducs souterrains construits au temps des émirs, et qui alimentent
les fontaines de la ville, élevant même Teau jusqu^aux étiiçes supérieurs des
maisons.
(5) Un quartier de Païenne conserve encore le nom de Papireêo, Le papyrus
n*eit pas de respèoe égyptienne, mais tyrleone, et diffère de eehii qui croit à
Syracuse.
(.1) Nec vero illas paiatio adhœrenies silentio prœterire cçtipenit officutas^
1.6$ Pmïih lo» Vénitiens et le» Génoii»^ à li^ur retour d^Orient,
allaient «d rafrotcbir à Palerma; lei Ho^pitalien it les Tem^
pliers bAtirent des couvents h Trapani, halte ordinaire d$s croi-
sés (i), Les Vénitiens avaient à Païenne une société mercantilu
avec des magasins propres , de» caissiers et un président; les
Génois, une banque à Syracuse^ et une maison fortifiée h Mes-
sine. Les Amalfitains remplissaient une rue de Naples deleur^
boutiques, où ils vendaient surtout des étoffes de laine et de
soie; ils avaient, en outre, un quartier à Syracuse, et une so-
ciété mercantile à Messine.
Les musulmans conservaient encore quelques parties de la
campagne, et Jouissaient de Tégalité des lois avec une tolérance
unique à celte époque ; ils avaient un quartier dans les villes,
avec franchises, magistrats, notaires et liberté de culte] plu-
sieurs même obtinrent des fiefs, et si quelques^-un^. comme pri-
sonniers de guerre^ vivaient dans une condition servile, plus de
ce^t mille, distribués en tribus sous leurs cbeil^s, cultivaient
librement le val de Mazzara et d'autres territoires, Philippe, un
des eunuques de Roger, musulman converti, parvint à la dignité
de grand amiralf et fut envoyé en Afrique pour assiéger Bone. i i^j
Lesbaronsnormands, jaloux de ce favori, Taccusèrent de nianger
de la viande le vendredi, et, pendant le carême, de fréqu^ter lea
églises avec répugnance, ou de retourner secrètement dans les
mosquées. Abandonné par Boger à leur rancune , il fut attaché
à la queue d'un chevAl, mis en morceaux et Jeté dans )es flam^
mes (2)«
Quelques aunéen après , le musulman Mohammed ebfi-Dgîo-
tipUci fe^^uUg§nw§ C0gpta»tiir. ^inc fimm vidtfit amU^, dami/Q^m et frimita
minori periûa ptrjlcl (c'est-Ànlire d'ime, de deui^, de trois lisses) : fùnc examita
(sorte d^étoffe de soie) uberiorls materiœ condensari : heic diarrkodon igfteoful-
gore visum reperberat; heic diapUH color subvirldis intuentlum oaUos grato
blanditur asptetu ; hine easanthosmaia (à fleurs) clrcuiorum varietatibut iiuignifa,
majoram qiùdem artifietim inttust^iam êi materim ubertalem 4**ULuP4nt^ majo-
r§m tfUtilômiuut pfetiû dittmhmuUi. Muiia quidam t$ »lia vii^m ibf vqr'ù lirions
aa dwvsi ggnerU orm^nêtUa^ in qu^^m ejc icriw iH4rifm imexUup^ ef ntftftiforwU
pietwrtB itarietas, gfimmis Intarlueentibuf il/nstrt^tur, Margarifflt qttoque aut
intégra clttulis aureit incUtduntur^ oui perforatat filo tenui connectuntur^ *rt
efeganH quadam diipositionis industria,pieturatiJuèentwr/ormam opensex/ii-
bere, Ugo FalgAHBO, în Rer, it, Seripi,, t, ¥11,
(1) ROSAEIO DB GasaORIO, Diseorso irUorno alU SieUiM'/ Paierfàe, 1S26.
(2) RoilVAU»! a^Uiaxif AiU» Chron» ad î iSBp
4 L£ KOYAUME.
baïr, qui voyagea en Sicile^ écrivait : a Le roi Guillaume^ re-
« commandable par sa conduite, emploie les musulmans ^ et a
« pour &miliers des pages eunuques^ fidèles à l'islam, bien que
a d'une manière secrète. Telle est sa confiance dans les musul-
« mans, qu'il les charge des affaires les plus délicates ; il a une
a compagnie de musulmans noirs ^ commandés par un musul-
aman. Les vizirs et Iqs chambellans, il les choisit parmi ses
0 pages nombreux, à la fois employés du gouvernement et per-
<f sonnes de cour, qui déploient un grand luxe d'habité et de
a chevaux^ et sont honorés d'une suite particulière. A Messine,
a le roi possède un palais blanc comme une colombe, où sont oc-
« cupés beaucoup de pages et de jeunes filles ; il s'abandonne au
a plaisir de la cour à la manière des rois musulmans , qu'il
« imite dans le système des lois, dans la marche du gouverne-
« ment, dans la distribution de ses sujets, dans la magnificence*
a II témoigne une grande déférence à ses médecins et à ses as-
« trologues; on dit qu'il lit et écrit l'arabe^ et l'un de ses fami-
a liers nous a assuré qu'il avait adopté la devise : Louange à
« Dieu , juste est sa louange; comme celle de son père était :
a Louange à Dieu en reconnaissance de ses bienfaits. Les jeunes
(( filles et les concubines de son palais sont toutes musulmanes ;
a un camérier^ du nom de Yahia^ employé dans la manufacture
« des drapS; où il brode d'or les habits du roi, nous dit que les
« chrétiennes franques habitant le palais avaient été converties
a par nos jeunes filles sans que le roi le sût^ et qu'elles faisaient
a beaucoup d'œuvres de charité.
a A Palerme y les musulmans conservent un reste de foi ; ils
« tiennent proprement les mosquées, font la prière à l'appel du
ce muezzin^ habitent des bourgades (Ûstinctes de celles des chré-
a tiens, et fréquentent les marchés. La profession publique de foi
a {khotbah) étant prohibée, ils ne font que rassemblée du ven-
a dredi ; mais, dans les jours du beiram, ils prient pour les Ab-
« bassides. Us ont un cadi qui juge leurs procès, et une mos-
9 quée principale avec un nombre infini d'autres, dans la plu-
H part desquelles on enseigne le Koran. Les femmes chrétiennes^
a par l'élégance du langage et la manière de se voiler et de por-
5 ferles manteaux, imitent les musulmanes. Le jour de la Noël,
tf elles sortent en habits de soie d'or^ enveloppées dans des
manteaux élégants ; couvertes de voiles de couleur, avec des
a brodequins dorés, et se montrent dans les églises chargées de
V colliers, parfumées et fardées comme les musulmanes.
LE ROYAUME. ^
a Naguère est arrivé à Trapani le caïd Aboul-Kassem , chef
a des musulmans en Sicile , que des calomnies ont fait tomber
a dans la disgrâce du roi ; bien qu^il ait échappé à la condamna-
a tion^ on lui a extorqué 30^000 deniers d'or sans lui rendre au-
a cune des maisons et des terres qu'il tenait de ses aïeux. Il
a vient de recouvrer la faveur du roi, qui lui a confié un emploi
a dans Tadministration, et lui, il s'y est résigné conune l'esclave
a qui a perdu la personne et les biens (!}. »
Ûauteur raconte ensuite que les musulmans, pour se sous-
traire à la colère de leurs parents, se réfugiaient dans une église,
où ils recevaient le baptême ; que les musulmans offraient leurs
filles auxjpèlerins pour qu'ils les épousassent, et que celles-ci
abandonnaient avec joie leur famille afin de se soustraire à la
tentation de l'apostasie et de vivre en pays musulman. Bien
qu'il ne faille voir dans ce récit que les ejcagérations habituelles
des partis vaincus, il nous révèle néanmoins les tentatives des
princes normands pour introduire la civilisation orientale. Du
reste, nous verrons longtemps encore les infidèles jouer un rôle
dans les événements de la Sicile.
Les Juifs mêmes, persécutés ailleurs, trouvèrent sécurité en
Sicile, et Benjamin de Tudèle, dans son voyage de 1172, en
comptait i ,500 à Palerme, 200 à Messine.
Ce pays devait présenter alors un bizarre mélange : indigènes
courbés par une longue servitude , chevaliers normands avec la
cuirasse et le morion, musulmans avec des turbans, santons et
moines, courses de gérid et tournois, hommes du Nord ignorants,
et méridionaux corrompus. Asiatiques fastueux et Scandinaves
aux mœurs sévères; on y parlait grec, latin vulgaire, arabe, nor*
mand, et c'est dans chacune de ces langues qu'on publiait les
bans, qui devaient , autant que possible, être d'accord avec le
code Justiiïien pour les Grecs, le Coutumier pour les Normands,
le Koran pour les Sarrasins, le code lombard pour les seigneurs
primitifs.
Les Normands, peu nombreux et faibles, durent s'appuyer
sur la politique et l'astuce; leur gouvernement, plus habile que
fort, manquait de cette vigoureuse unité qui est nécessaire pour
tyranniser un peuple et faire converger ses ^efforts vers un but
unique , surtout dans un pays très-accidenté et divers par l'ori-
gine de ses habitants. Dans les institutions lombardes et grec-
(I) Fragmcnl publié par M. Aman j Paris, 1846.
C ADMINTSTRATIOTS DES LOMBARDS.
ques^ ils ne firent que les changements nécessaires pour l'intro-
duction de la féodalité à la manière des Francs. Les magistrats
et les comtes lombards, devenus héréditaires^ avaient déjà formé
la classe des barons^ qui conserva la noblesse même après avoir^
par la conquête normande^ perdu les juridictions. Les Normands^
investis de fiefs , les sous-inféodaient à des chevaliers, ou vas-
saux nobles^ et à de grands dignitaires ecclésiastiques. Mais ces
premiers Normands^ de môme que leurs compatriotes appelés
continuellement de France pour exercer leur courage^ voulaient
introduire sur leurs tenures le droit du pays natal ; de là vin-
rent les flefs h la manière franque^ qui différaient d^ lombards
par une disposition capitale ; en effet y ils n'admettaient à la
succession que Faîne , tandis que dans les autres chaque fils
avait une part d'héritage.
Le système féodal s'étendit même sur les pays jusqu'alors sou-
mis aux GrecS; et Roger inféoda à tous les chevaliers de Naples
cinq arpents de terre avec cinq colons (1) ; il fut aussi trans*
planté dans la Sicile^ qui ne Pavait jamais connu, et il y décom-
posa toute l'organisation sociale des Sarrasins. Les colons^ de
libres^ devinrent indépendants; le vainqueur eut le droit de faire
paître ses chevaux dans les prairies; les bois et les serfs furent
soumis à la taille; une administration fiscale et tracasaière, sub-
stituée à celle des Sarrasins^ large et tolérante^ fit déchoir IV
griculture et le commerce.
Les Normands, habitués dans leur patrie à se réunir en assem-
blées législatives et judiciaires, conservèrent cet usage en Italie;
comme ils le firent en Angleterre^ ils transportèrent le nom de
parlement dans le pays en deçà et au delà du Phare. Composé
d'abord de Normands seuls, il s'ouvrit dans la suite aux indigènes,
témoignage de fusion des vaincus et des vainqueurs ; mais^ comme
le peuple ne pouvait se faire une place là où les abbés et les sei-
gneurs possédaient tout le sol, les deux bras {bracei) des barons
et des ecclésiastiques étaient seuls admis dans le parlement. Plus
tard, les villes acquirent le droit de se racheter des tmrons et de
se rendre libres, c'estr-à-dire de ne dépendre que de l'autorité
royale ; alors le bras dotnanial , c'est-à-dire qui ne relevait
que du domaine du roi^ fût ajouté au bras ecclésînstîqne et ba-
ronial. Ce travail, comme nous le verrons, fut accompli par Fré-
déric IL
(1) PRLLBGaiifiy AdFalcMdtm Bênupeni^td an. 1140.
ADMINISTRATION BES LOMBARDS. 7
Roger concentra Tadministration dans la cour de Palermc,
où il s'entoura de sept grands dignitaires^ sous lesquels furent
placés les autres seigneurs. A la tête de chaque district étaient
les barons et les connétables ; de toute la noblesse, le grand con-
nétable ; de la marine^ le grand amiral. Le grand chancelier ser-
vait d'anneau entre les fonctionnaires et le prince ; puis venaient
le grand chancelier^ le grand chambellan^ le grand protonotaire,
le grand sénéchal. L'archimandrite ou abbé général^ élu par les
moines^ confirmé par le roi, avait inspection sur les églises, et
spécialement sur les vacantes; néanmoins les évéques devaient
recevoir à Rome la consécration du pape.
Les gastalds et les sculdasques avaient cédé les jugements
à des baillis^ à des justiciers, à des châtelains, qui, avec le
roi à leur tête et des privilèges distincts, formaient une hié-
rarchie d'administration , la première organisée à la moderne ;
en effet, elle ne se composait pas de vassaux liés féodalement
aux seigneurs, mais d'officiers qui exerçaient, chacun dans un
rang subordonné, la portion d'autorité qu'on leur confiait. Ainsi,
tandis que l'ancienne noblesse restait en face des conquérants
dans un état d'opposition, il s'en formait une autre des individus,
indigènes ou étrangers, qui étaient admis aux emplois (i); par
ce fait encore, le droit sicilien différait des autres droits.
Aux lois lombardes, qui, avec quelque mélange des lois ro-
maines et des coutumes Scandinaves, avaient eu jusqu'alors force
de droit commun, Roger substitua les constitutions promulguées
dans les assemblées publiques de barons, de fonctionnaires et
d'évêques, et qui étaient obligatoires dans les deux parties du
royaume. Il emprunta au droit romain la loi qui qualifie de sa-
crilège la discussion des actes, des conseils et des délibérations
du roi. n infligeait la peine de mort à quiconque altérait ou ro-
gnait les pièces de monnaie ; à celui qui, sous prétexte de ma-
riage, enlevait du couvent une jeune fille, bien qu'elle n^eût pas
encore pris le voile; au magistrat qui dissipait les deniers pu*
blics, ou au juge qui se laissait corrompre; à celui qui donnait
des remèdes pour inspirer Faversion; à' celui qui, sans avoir
donné un avertissement, blessait mortellement quelqu'un, soit
en roulant une pierre, soit en conduisant une poutre. Défense de
(1) Quoscumque vires aut eonsiUis utiles, aut heUo eUwos compererai, cumu-
lotis eos ad virtutem ben^ciis invitabat^ transalpines maxime, HUGUES Fàl-
CAHD.
8 GUILLÀUUE LE MAUVAIS.
vendre ou d'aliéner les fiefs ; les feudataires ne pouvaient encore
se marier sans le consentement du roi^ ni marier leurs filles qui
avaient l'espoir de succéder. Pour exercer la médecine, il fallait
, être licencié ; personne, à moins d'être issu de gens d'armes ou de
notaires, n'était fait chevalier ou juge. Beaucoup de peines étaient
relatives aux femmes adultères et prostituées. Quiconque ven-
dait un homme libre était réduit en servitude (1) . Les compatriotes
de Roger Pont comblé de ces louanges que Ton prodigue d'ordi-
naire au fondateur de l'indépendance d'un État» et à l'heureuse
ambition de quiconque ne tient pas compte de la moralité des
moyens. Après avoir perdu Alphonse et Roger, il fit couronner
conmie son collègue Guillaume, l'unique fils qui lui restât; il
ti54 mourut quelque temps après, à l'&ge de soixante et un ans,
après en avoir régné vingtnquatre.
Son successeur fut avare, soupçonneux, pusillanime ^ inca-
pable; renfermé dans son palais, au milieu de plaisirs grossiers
et barbares, il ne songeait pas au bien public. Les empereurs
d'Orient et d'Occident profitèrent de l'occasion pour faire valoir
des prétentions opposées sur le royaume, firent marcher des
troupes et sollicitèrent le concours des barons toujours remuants.
Déjà même les seigneurs avaient eu recours à Barberousse, et,
lorsqu'il vint en Italie, ils se soulevèrent partout; mais il ne put
leur donner la main. Les empereurs grecs, désireux de se venger
des expéditions des deux Roger, et déjà maîtres d'Ancftne et
d'autres postes sur l'Adriatique, occupèrent Brindes, qui devint
le quartier des barons révoltés; mais Majone, qui, de marchand
d'huile de Bari, était devenu, par le génie, Téloquepce, l'art de
feindre et de dissimuler, chancelier et grand amiral du royaume,
l'arbitre des conseils et des actes de Guillaume, reprit cette ville,
et, par ses ordres, les barons furent tués, aveuglés ou ensevelis
dans les prisons de Palerme. Ces supplices soulevèrent la haine
contre Majone, auquel on reprochait encore d'avoir laissé tom-
ber au pouvoir d'Abd-al-Moumin, roi de Maroc, la forteresse de
Mahadia, sur les cêtes d'Afrique, qui appartenait aux Siciliens.
On faisait courir le bruit qu'il voulait s'emparer de la couronne,
et les barons se soulevèrent contre lui ; le comte Mathieu Bonello,
auquel il destinait la main de sa fille, devint même son ennemi,
ii«i le tua et fit Guillaume prisonnier. L'abus de la victoire rendit les
conjurés odieux; Bonello fut pris, aveuglé, et les supplices réta-
(1) GlAIVKOKB, liv. XI, cfa. 4.
GUILLAUME LE BON. 9
Mirent l'ordre. La cruauté de Guillaume lui a valu dans l'histoire
le surnom de Mauvais.
Son fils Guillaume^ qui lui succéda sous la tutelle de Margue- uao
rite de Navarre^ a reçu celui de Ban. Jeune et beau^ il élargit^
pour gagner les cœurs^ les nombreux prisonniers d'État ; mais
les factions se disputèrent avec acharnement Tinfluence dans la
tutelle, et les parties hétérogènes de ce royaume, juxtaposées
mais non soudées, tendaient à se séparer. Marguerite chercha
un appui dans un grand nombre de prélats et de sages juriscon-
sultes, mais surtout dans les Francs, dont elle remplit sa cour; de
ce nombre était Hugues Falcand, que les couleurs sombres et vi-
goureuses aveclesqueIlesiIapeintcestroubIes,ontfaitsumommer
le Tacite de la Sicile. Mais les factions et les guerres boulever-
saient le pays, victime encore de terribles tremblements de terre,
qui détruisirent Catane, endommagèrent Taormine, Lentini, Sy-
racuse. Des eaux couleur de sang jaillirent des fontaines; dans
le Phare, la mer se retira; puis, revenant haute et furieuse sur
le rivage, elle s'éleva jusqu'au-dessus des murailles de Messine, iico
et entraîna tout.
Guillaume, qui avait conservé Famitié d'Alexandre III , empê-
cha Barberousse d'entamer son royaume, et prit une grande part
à la conclusion de la ligue lombieirde et de la paix de Venise ;
puis, avec une flotte, armée pour rétablir Alexis Gomnène sur le
trône d'Orient, il s'empara de Durazzo, de Thessalonique et
d'autres places de la Grèce; mais il fot repoussé de Constanti-
nople. Haida aussi contre Saladin Antioche, Tyr, Tripoli, et mou-
rut à trente<«ix ans.
La tradition raconte que Guillaume le Mauvais avait voulu \ »;
enlever à son peuple tout son argent; pour s'assurer s'il en
restait encore dans les mains de quelqu'un, il fit vendre sur
la place, à bas prix , un très-beau cheval arabe de ses écuries.
Un jeune seigneur l'acheta en effet; appelé devant les juges, il
avoua qu'il avait violé la tombe de son père pour en retirer ce
peu d'argent. Cet immense trésor fut enfoui par Guillaume, qui
fit passer une rivière sur la terre qui le recouvrait; mais Guil-
laume le Bon parvint à le découvrir miraculeusement, et, comme
témoignage de reconnaissance, il bfttit la magnifique abbaye de
Monreale , où fut placée sa tombe , et qui atteste le progrès et
la somptuosité des arts siciliens à cette époque.
Tous les enfants de Guillaume étant morts , la succession re-
venait à Constance, fille posthume de Roger II, et tante de Guil-
1189
10 ÙVnVkVWR LE BON.
laume par conséquent (4). Bien qu'elle eût plus de trente-six ans,
Barberousse s'était empressé de demander sa main pour son (ils
Henri^ et l'Anglais Gualtier Ofamiglio^ archevêque de Palerme^
avait obtenu le consentement du faible Guillaume. Constance par-
tit avec plus de 1?M) chevaux chargés d'or, d'argent, d'étoffes de
soie, de manteaux fourrés de vair, et d'autres bonnes choses (2).
Le mariage fut célébré à Milan avec une magnificence extraor-
dinaire, mais sans obtenir la bénédiction de Tarchevéque^ qui
était le pape Urbain III , très-opposé à cette union : en effets elle
consolidait en Italie une famille héréditairement hostile au saint-
siège, à cause de la succession de la comtesse Mathilde, et le
privait de Tappui qu'il avait eu jusqu'alors contre les prétentions
exorbitantes des empereurs; en outre^ comme elle préparait la
réunion de cette couronne à TEmpire, elle renversait Tédifice
élevé par les efforts persévérants de l'audacieux Grégoire Vil.
Guillaume était mort pendant les préparatifs de la troisième
croisade dont nous avons parlé; or, comme les feudataires se
trouvaient alors occupés outre-mer, Henri VI ne put envoyer de
forces pour occuper violemment le royaume, qui^ dès lors, fut
envahi par un désordre extrême. Tous les hommes de race nor-
mande, sans souci de Constance et de son époux, aspiraient à
une portion de l'autorité et se la disputaient (3). Dans l'Ile, les
barons, alléguant la vacance du trône, réclamaient l'ancien droit
électoral des assemblées nationales; dans la terre ferme (ordi-
naire iléau), on voulait tout le contraire, par jalousie envers Pa-
lerme. L'archevêque Gualtier soutenait le droit héréditaire de
Constance et le serment qu'on lui avait prêté à Lecce; Mathieu
d'Agello, vic&-chancelier, vieillard habile à conduire un parti,
(t) On disait qu^dle était religieuse, et qu'elle fut alors relevée de ses vœux :
Soretla fu , et cosl le tu tolta
Dl capo l'ombra délie sacre bende.
Ma poi che par al uiondo fti rivolta
Gontro Buo grado et contro buoo osanza ,
Non tu dal ?el del cor giaminai disciolta..
(Dante, Parad, m.)
Un chroniqueur la fiùt boiteuse et borgne, tandis que Gofred de Yiterbe dit :
Sponsa ftiit ipeclosa oinds , Gonstantia dicta*
(2) Chron. Placent,, Rer. it. Script. XVI.
(3) Omnes cœperunt inter se de majoritate contendere, et ad regni sollum
aspirare* RlGAMDI^S. Gkuani^ Her, it, Seript. VI.
omiLAUME LE BON. Il
animait ceux qui répugnaient à voir la Sicfle^ affranchie par la
valeur des Normands^ tomber^ alors qu'elle jouissait d'une paix
entière^ sous le pouvoir d'un roi étranger et hostile ; du reste^ le
royaume étant un fief, U niait qu'une femme pût succéder. Le
plus grand nombre avait en horreur la domination allemande, et
rhistorien Falcand répétait : < IMeu vous garde de ces hommes
a d'armes de Germanie ^ barbares grossiers ^ étrangers à vos
« mœurs et à votre civilisation! Sous letf Allemands, la Sicile ne
a serait plus qu'une misérable province, éloignée de son souve-
a rain et livrée aux extorsions de ses officiers. Il me semble déjà
n la voir envahie par ces hordes terribles ^ que leur caractère
« impétueux entraîne dans le carnage, les rapines et la luxure;
a il me semble qu'elles plongent dans la servitude cette noblesse
« des Corinthiens qui vint autrefois s'établir dans la Sicile^ vaine-
« ment riche de philosophes et de poètes, et pour laquelle le joug
a de ses anciens tyrans aurait été moins lourd. Malheur à toi^
« Âréthuse, plongée dans une si grande misère ! car^ au lieu des
« chants mélodieux de tes poètes, tu entendras les clameurs des
c Allemands ivres^ et tu seras le jouet de leurs passions bru-
« taies (!)•»
Comme il arrive dans les moments où l'autorité n'a plus de
force^ la tourbe et les meneurs du peuple levaient la tète; mais,
dans ces occasions, il faut toujours un bouc émissaire^ et les Sar-
rasins furent les victimes désignées. Bien qu'on tolérât ce peuple,
on ne pouvait espérer de paix soUde entre les maîtres anciens et
les nouveaux, entre deux religions si opposées , l'une soumise à
Maroc, Fautre à Rome. Les Arabes s'étaient agités pendant la
minorité de Guillaume, et Abou'l-Gassem des Amadites d'Afrique
s'était entendu avec les eunuques du palais et les barons mécon-
tents pour renverser le Français Etienne du Perche. Les Paler-
mitains saccagèrent les maisons des Sarrasins, dont ils tuèrent
un grand nombre ; les autres s'ouvrirent un passage par force, et
se retirèrent dans le val de Mazzara, où vivaient plus de cent mille
de leurs frères, qui prirent les armes pour les venger; ils ne
s'apaisèrent que sur la promesse d'être garantis contre toute vio-
lence et de conserver les anciens privilèges. .
Lors même que de pareils incendies éclatent spontanément,
il se trouve toujours quelqu'un pour les alimenter, afin que la
nécessité de l'ordre contraigne à prendre le parti que suggère ^
(1) Bisté Sieula, pag. 262 et siÙTantes.
12 TANGRiSBE DE LEGGE.
un individu rusé; il fui donc résolu que l'on convoquerait le
parlement des barons afin d'élire un roi.
Roger de la Fouille^ frère aîné du premier roi de Sicile, avait
eu de la fiUe de Robert, comte de Lecce» Tancrède, qui fut bien-
tôt orphelin. Guillaume le Mauvais avait persécuté ce bâtard,
qu'il incarcéra d'abord et bannit ensuite. L'autre Guillaume l'ac-
cueillit à sa cour, lui confia Tarmée contre la Grèce et le nomma
comte de Lecce. Instruit par le malheur, prudent, versé dans les
mathématiques, l'astrologie, la musique, il parut digne de la
couronne, et l'obtint. La Matrice^ précieux monument d'architec-
ture mauresque, mêlée de style normand, et datas laquelle on ad-
mire encore, bien que détériorées par Tincendie de iSii, les
tombes de ces rois, retentit d'acclamations au couronnement de
Tancrède et de son jeune fils Roger; il fut reconnu par toutes les
provinces de terre, et le' pontife s'empressa de lui donner l'in-
vestiture.
A cette époque, les croisés d'Angleterre et de France, con-
duits par leurs rois, Richard Cœur-de-lion et Philippe, station-
naient ensemble à Messine, afin de passer en terre sainte après
l'hiver. Une tempête horrible jeta la flotte génoise sur les côtes
de Caiabre, et les Français, après avoir perdu chevaux et provi-
sions, abordèrent en Sicile dans un état misérable. Richard , de
race normande et d'une audace impatiente, traversa presque
seul, à cheval, les montagnes de Galabre, et se rendit à Messine.
La chasse était un privilège en Angleterre, mais non en Sicile.
Un jour que Richard se livrait à ce plaisir, il entendit le cri d'un
' faucon dans la cabane d'un paysan, où il entra pour emporter
l'oiseau; mais les Siciliens, peu façonnés à la servitude, repous-
sèrent à coups de pierres et de bâtons l'orgueilleux Anglais, qui
ne dut son salut qu'à la fuite.
Tancrède était inquiet de l'arrivée de Philippe-Auguste, allié
de Henri VI et de Richard, frère de la veuve de Guillaume, qu^il
avait enfermée dans une prison. En effet, il fut contraint de lui
rendre la liberté, en lui restituant sa dot de 24,000 onces d'or ;
mais Richard exigeait encore, à titre de douaire, quantité de vases
d'or et d'argent, un trône, deux trépieds, une table large d'un
demi-mètre et longue de quatre, objets tout d'or, une tente de
damas capable de contenir deux cents cavaliers, plus cent ga-
lères approvisionnées pour une année, tant la Sicile était fa-
meuse par ses richesses ! Sur le refus de Tancrède, les Anglais
assaillirent Messine, qui se défendit h coups de pierres, et dont
*^
13 avril.
GOUBOMNBUENT DE HENRI VI. 13
la résistance força Richard à consentir à un traité; il jura paix
et protection^ et fiança une fille de Tancrède à rtiéritier d'An-
gleterre.
Henri YI, couronné roi des Romains, résolut de soutenir ses tm
droits menacés, et vint en Italie'avec ses feudataires, qui^ ruinés
par la croisade, espéraient trouver dans la Péninsule Toccasion
de réparer leurs pertes. A Texemple de son père^ rêvant la do-
mination universelle, il se proposait de conquérir la Sicile^ de se
faire couronner à Rome, de dompter la Lombardie et la Toscane^
de soumettre les côtes d'Afrique déjà tributaires des Normands^
et de s'emparer du trône de Constantinople, proie certaine du
premier occupant; mais^ comme il n'avait pas de forces suffi-
santes pour accomplir de si vastes desseins^ il dut acheter le
concours des cités lombardes au prix de son alliance et de non-
veaux privilèges.
Lorsqu'il eut obtenu les secours de ces villes et des républi-
ques maritimes^ il se dirigea vers Rome. Célestin III, nommé
pape à Tâge de quatre-vingt-cinq ans, différait sa propre consé-
cration pour n'être pas obligé de couronner Henri; les Romains
offrirent alors à l'empereur de contraindre le pontife à céder^
pourvu qu'il abandonnât à leur vengeance Tusculum^ objet con-
stant de leur haine et de leurs fréquentes attaques. Henri YI ac-
céda à leur désir fratricide ; le pape consacré, Henri et sa femme,
après des serments réitérés, furent reçus dans la ville ; ils en-
trèrent par la porte Colline, en jetant de l'argent au peuple
pour qu'il applaudit, et s'avancèrent, par Borgonuovo, jusqu'à
Sainte-Marie-Transpontine, d'où le clergé les conduisit en proces-
sion au Yatican. Au devant marchaient le préfet de Rome, l'épée
nue, le comte du Sacré-Palais, les magistrats de la république,
qui étaient suivis des juges, des chambellans, de l'impératrice,
des évoques allemands et italiens, des princes et dignitaires de
l'empire. Célestin, assis sur un trône élevé, occupait la plate-
forme de l'escalier de Saint-Pierre, avec les cardinaux, les évo-
ques et les prêtres à sa droite, les diacres à sa gauche, et, der-
rière, les sous-diacres, la noblesse romaine et les officiers du
palais. Le roi, ayant mis pied à terre, alla baiser le pied du pon-
tife; puis, à genoux et la main sur l'Évangile, il jura de lui être
fidèle et de l'aider à conserver ses biens, ses honneurs, ses droits.
Le pape lui demanda trois fois s'il voulait rester en paix avec
rÉglise et se- montrer son fils respectueux; sur sa réponse affir-
mative il repartit : a Et moi, je te reçois comme un enfant chéri,
14 GOVRONNiMBKT* D« HJiHAI VI.
et je te donne la paix, comme Dieu la donna à ses disciples» > Et
il l'embrassa.
Après cette première cérémonie, tous défilèrent en procession ;
à la porte Argentée, après avoir subi un examen sur sa foi reli-
gieuse, l'empereur reçut la déricature en promettant de réprou-
ver les hérétiques, d'assister les pauvres et les pèlerins. Le car--
dinal d'Ostie oignit Henri au bras droit et entre les épaules; le
pontife lui présenta Fanoeau, Tépée, le sceptre, et lui mit sur la
télé, ainsi qu'à sa femme, la couronne d'or (1).
Puis on célébra le saint sacrifice , pendant lequel des chants
d'allégresse souhaitaient victoire et longue vie au pape, à Tem**
pereur, à ^impératrice. L'empereur offrit le pain, le cierge, Tor,
et reçut Peucharistie. La messe tenninée, le comte du palais lui
chaussa les bottes impériales et les éperons de saint Maurice*
Enfin, Henri tint Tétrier du cheval blanc du pape et leeondujsit
au palais de Latran. Au dtner, il s'assit h la droite du pontife ,
tandis que l'impératrice, dans une salle séparée, fêtait les évâ^
ques et les grands.
Le spectacle de sang ne n^anqua point à la cérémonie* La
garnison allemande étant sortie de Tusculum, les Romains, sans
écouter ni prières ni gémissements, égorgèrent, aveuglèrent,
mutilèrent les habitants de cette ville, et la détruisirent (2). Quel-
ques-uns purent se réfugier dans les montagnes; d'autres i par
amour du sol natal, s'établirent dans le voisinage de leur patrie
dévastée, s'abritant sous des huttes de branches {fratQati)f d'où
le pays tira son nom.
Après ce témoignage déplorable de sa présence, Henri, par le
concours de troupes nombreuses^ par les promesses, par la cor-
ruption , entreprend l'œuvre de la conqu^^e ; contrarié p^ir le
(1) Ro^er Hoveden, chroniqueur anglais, raconte ({ue le pape mit sur la tète
de l'empereur et de Timpératrice la couronne avec les pieds, et qu'immédia-
tement il la fit toffliier avec les pieds, pour signifier qu'il avait rautorité de
donner et d'enlever }es ToyauniM. L« fait est pMi probublst
Le serment était ; Mgo IV. fuHifUt imperator, jurg me têrvatur^m Romanis
bonas co/uuemdinté, etjirmo eharttu lofius generis pt liftcUi sinefruittU et nudo
ÎNgenh, Sic me De^s adjwet et hœe tancia Evangelia, Les cérémonies du cou-
ronnement sont décrites par le cardinal Gencio, qui fut ensuite pape sous le
nom d'Honorius III, et qui avait assisté au couronnement de Henri. Elles ont été
publiées par Pbbtz, Monum. germ, hist., tome IV, p. tS7.
(2) Imperium in hoc non meetiocri/er dehotietlavit, QrsTO DB S. Blasio ^
pag. 8S9,
HINiU Tl PAN8 ÎJÊ &OTAUMB VS U lOmkMUt, iS
pape (1)^ aidé par Vabbé de UonirCamn, il prend et dévaste les
cités> etj sana renooDtrer d'obstacles, arrive devant Naples et
l'assiège. Cette ville, restreinte alors au quartier qui, du bas de
Saint-Ëlme et du Capodimonte, se dirige en pente douce jusqu'à
la mer, défendue par de forts épaulements et de bonnes troupes,
sous le coaunandement du brave Aligemo Cuttone, et maîtresse
de la mer, résiste à Tattaque. Les Pisans et les Génois amènent
des navires pour ^seconder les Allemands, qui dévastent la cam^
pagne; mais les nmladies punissent les envi^sseurs, et Henri
retourne en Allemagne plus soucieux que repentant. Les Génois
et les Pisans cessent de favoriser un allié malheureux ; les âa«
lernitains arrêtent Constance et la livrent à Tanerède, qui la re-
tient prisonnière en Sicile, jusqu'à ce que , sur les instances du
pape 9 il la rendit sans conditions ni rançon, comptant siv sa
gratitude.
Tancrède, qui n'avait pas su se montrer digne du diadème en i lu^i
le défendant lui^^méme, mourut bientôt. Gomme son fils aîné l'a-
vait précédé dans la tombe, il ne laissait que le Jeune Guil*
laume III, sous la tutelle de sa femme Sibylle d'Acerra ; au mi-
lieu des luttes des barons et des chevaliers, luttes acharnées, lon-
gues, désastreuses et sans résultat, la croisade avait eu nssiie
la plus funeste, Philippe-Auguste, ayant débarqué à Otrante,
obtint à Rome du pape la dispense de son vmu et la palme des
pèlerins. Cœur-de-lion lui-même, après des exploits da paladin,
revint en Europe travesti pour échapper k ses nombreux enne-
mis ; mais le duc d'Autriche le fit arrêter, et, moyennant W^OOU 119-!
marcs d'argent, le livra à l'empereur, qui le revendit à l'Angle*
terre au prix de 400,000, outre la moitié de cette somme pour
terminer Pentreprise de la Sicile (S)«
(1) Jmperator ipse regnum intrat, papa prohibente et contradicente, RicÀrdi
S. GBRlfAin, pag. 972.
(2) L«mare de Cologne pèw 233 grasnmes 87. Le franc contient 4 greni-
ma et 1/2 d'argent Bn ; ainii le mare de Golof;ne vant 51 fr. 97. Donc 100,000
marcs font 5,197,100 fr« La Sicile avait dei teki/ati, monjMÛe grec<|ue aimi
appelée parce qu'elle portait la figure d^une barque. Une di» ces pièces^ avec le
nom de Guillaume II en arabe^ pèse 16 grains d'or fin; elle vaudrait doue au»
jourd^hui 2fr. 88. Une autre monnaie sicilienne était le tari; sur la fin du
douzième siècle, on faisait 24 tari avec une once d'or ; chaque tari pesait donc
0 gr. S792, et valait 2 fr. 63 d*aujourd'liul. Peu après, on tirait 29 1/2 d'ime
onee^ et le poids varie souvent; aussi c*était l'empreinte qui Karaatissait ic titre;
dtt rafl«» on traitait nu poids.
16 HBNRI VI DANS LE ROYAUME ET LA LOMBARDIE.
Alléchés par cette somme^ les barons allemands accoururent
offrir lein^ services à Henri^ qui , ses préparatifs terminés^ des-
cendit dans la Lombardie^ bouleversée par de nouveaux troubles.
Les évéques avaient peidu l'autorité temporelle^ et le pouvoir
communal^ faible encore^ ne garantissait pas la tranquillité. Les
divers ordres participaient à l'administration dans une mesure
différente, et les rapports variaient selon les pays ; chaque ville
avait donc une politique et des lois distinctes. En somme^ l'an-
cien édifice était démoli^ mais le nouveau ne s'élevait pas en-
core. Les ligues étaient plutôt un obstable à la loi qu'un moyen
d'établir la concorde. Les seigneurs^ restés indépendants^ s'ar-
rogeaient des droits de souveraineté; les grandes cités voulaient
soumettre celles du voisinage^ et l'énergie de la haine passait
pour de l'héroïsme. Si quelqu'un^ au milieu de cette confusion
(du reste naturelle dans tout régime nouveau) , entreprenait de
rétablir Tordre^ il avait recours à des moyens tyranniques.
i 19!^ Henri, comme témoignage de faveur envers P^vie et Crémone,
avait permis à la première de se servir de toutes les eaux du
Tésin^ et soumis Cômeà la seconde. Ces deux cités ^ enor-
gueillies, s'étaient alliées avec Lodi^ Côme^ Bergame et le mar-
quis de Montferrat pour combattre Milan ; bien que cette ville
triomph&t sur les champs de bataille , elle se trouvait entourée
d'ennemis qui ravageaient ses campagnes et interrompaient son
commerce.
Henri réunit les états à Verceil, et s'occupa de rétablir la tran-
quillité; maiSy comme il n'avait ni la politique ni la force de son
père^ il n'obtint que de faibles résultats. Alors il se dirigea vers
Génes^ bouleversée aussi parles factions, les fréquentes querelles
de gouvernements éphémères^ et qui se trouvait, à cette épo-
que^ sous le podestat Oberto d'Olevano, de Pavie. Il écrivit aux
Génois : a Si^ avec votre aide^ je recouvre le royaume , Thon*
« neur sera pour moi^ et le profit pour vous; car ni moi ni mes
a Allemands n'y séjournerons, mais vous-mêmes. » Il continuait
en confirmant les exemptions précédentes, et leur donnait,
avec de nouvelles juridictions et des privilèges, la ville de Syra«
cuse, plus 250 fiefs dans le val de Noto. Pise reçut également en
fiefs Gaête, Mazzara, Trapani et la moitié de Palerme, de Saleme,
de Naples, de Messine , outre de grandes possessions en Tos-
cane ; c'est à l'aide de ces promesses , dont il était d'autant
plus prodigue qu'il avait moins l'intention de les remplir, qu'il
obtint des secours. Aussitôt qu'il eut pénétré dans le royaume.
HENRI VI.
13
itir à un traité; il jura paix
Tancrède à l'héritier d'An-
i
lins, résolut de soutenir ses
^ec ses feudataires^ qui^ ruinés
dans la Péninsule Toccasion
iple de son père, rêvant la do-
àX de conquérir la Sicile, de se
la Lombardie et la Toscane,
tributaires des Normands,
itinople, proie certaine du
• il n^avait pas de forces suffi*
les desseins, il dut acheter le
I prix de son alliance et de nou-
rrs de ces villes et des républi*
m Rome. Gélestin 111, nommé
q ans, différait sa propre consé-
j oouronner Henri ; les Romains
contraindre le pontife à céder,
^engeance Tusculum, objet con-
[uentes attaques. Henri Y! /ic-
^pe consacré, Henri et sa femme,
int reçus dans la ville ; ils en-
jetant de l'argent au peuple
^rent, par Borgonuovo, jusqu'à
le clergé les conduisit en proces-
chaient le préfet de Rome, Tépée
les magistrats de la république,
is chambellans, de l'impératrice,
IKDS, des princes et dignitaires de
|n trône élevé, occupait la plate-
|rre, avec les cardinaux, les évê-
kles diacres à sa gauche, et, der-
isse romaine et les officiers du
I terre, alla baiser le pied du pon-
I sur l'Évangile, il jura de lui être
les biens, ses honneurs, ses droits.
Ms s'il voulait rester en paix avec
respectueux; sur sa réponse affir-
f te reçois comme un enfant chéri.
1191
13 avril.
42 TANGREBE DE LEGGE.
un individu rusé; il fui donc résolu que Ton convoquerait le
parlement des bûons afin d'élire un roi.
Roger de la Fouille^ frère atné du premier roi de Sicile^ avait
eu de la fille de Robert^ comte de Lecce, Tancrède^ qui fut bien-
tôt orphelin. Guillaume le Mauvais avait persécuté ce bâtard,
qu'il incarcéra d'abord et bannit ensuite. L'autre Guillaume l'ac-
cueillit à sa cour, lui confia l'armée contre la Grèce et le nomma
comte de Lecce. Instruit par le malheur^ prudent^ versé dans les
mathématiques^ l'astrologie^ la musique, il parut digne de la
couronne^ et l'obtint. La Matrice^ précieux monument d'architec-
ture mauresque, mêlée de style normand, et dans laquelle on ad-
mire encore, bien que détériorées par rincendie de 1811, les
tombes de ces rois, retentit d'acclamations au couronnement de
Tancrède et de son jeune fils Roger; il fut reconnu par toutes les
provinces de terre, et le' pontife s'empressa de lui donner l'in-
vestiture.
A cette époque, les croisés d'Angleterre et de France, con-
duits par leurs rois, Richard Cœur-de-lion et Philippe, station-
naient ensemble à Messine, afin de passer en terre sainte après
l'hiver. Une tempête horrible jeta la flotte génoise sur les côtes
de Calabre, et les Français, après avoir perdu chevaux et provi-
sions, abordèrent en Sicile dans un état misérable. Richard , de
race normande et d'une audace impatiente, traversa presque
seul, à cheval, les montagnes de Calabre, et se rendit à Messine.
La chasse était un pnvilége en Angleterre, mais non en Sicile.
Un jour que Richard se livrait à ce plaisir, il entendit le cri d'un
* faucon dans la cabane d'un paysan, où il entra pour emporter
l'oiseau; mais les Siciliens, peu façonnés à la servitude, repous-
sèrent à coups de pierres et de bâtons l'orgueilleux Anglais, qui
ne dut son salut qu'à la fuite.
Tancrède était inquiet de l'arrivée de Philippe-Auguste, allié
de Henri VI et de Richard, frère de la veuve de Guillaume, qu^il
avait enfermée dans une prison. En effet, il fut contraint de lui
rendre la liberté, en lui restituant sa dot de 24,000 onces d'or ;
mais Richard exigent encore, à titre de douaire, quantité de vases
d'or et d'argent , un trône, deux trépieds, une table large d'un
demi-mètre et longue de quatre, objets tout d'or, une tente de
damas capable de contenir deux cents cavaliers, plus cent ga-
lères approvisicmnées pour une année, tant la Sicile était fa-
meuse par ses richesses ! Sur le refus de Tancrède, les Anglais
assaillirent Messine, qui se défendit à coups de pierres, et dont
13 avril.
GOUBONNSMENT DE HENRI VI. 13
la résistance força Richard à consentir à un traité; il jura paix
et protection ^ et fiança une fille de Tancrède à rtiéritier d'An-
gleterre.
Henri YI, couronné roi des Romains, résolut de soutenir ses }m
droits menacés, et vint en ltalie*avec ses feudataires^ qui^ ruinés
par la croisade, espéraient trouver dans la Péninsule Toccasion
de réparer leurs pertes. A Texemple de son père^ rêvant la do--
mination universelle, il se proposait de conquérir la Sicile^ de se
faire couronner à Rome, de dompter la Lombardie et la Toscane,
de soumettre les côtes d'Afrique déjà tributaires des Normands^
et de s'emparer du trône de Gonstantinople, proie certaine du
premier occupant; mais^ comme il n'avait pas de forces suffi-
santes pour accomplir de si vastes desseins^ il dut acheter le
concours des cités lombardes au prix de^ son alliance et de nou-
veaux privilèges.
Lorsqu'il eut obtenu les secours de ces villes et des républi*
ques maritimes^ il se dirigea vers Rome. Gélestin III , nommé
pape à rage de quatre-vingt-cinq ans^ différait sa propre consé-
cration pour n'être pas obligé de couronner Henri; les Romains
offrirent alors à l'empereur de contraindre le pontife à céder^
pourvu qu'il abandonnât à leur vengeance Tusculum^ objet con-
stant de leur haine et de leurs fréquentes attaques. Henri YI /ac-
céda à leur désir fratricide ; le pape consacré^ Henri et sa femme^
après des serments réitérés, furent reçus dans la ville ; ils en»
trèrent par la porte Colline^ en jetant de l'argent au peuple
pour qu'il applaudit, et s'avancèrent^ par Borgonuovo^ jusqu'à
Sainte-Marie-Transpontine^d'oùle clergé les conduisit en proces-
sion au Yatican. Au devant marchaient le préfet de Rome^ l'épée
nue^ le comte du Sacré-Palais, les magistrats de la république,
qui étaient suivis des juges, des chambellans, de l'impératrice^
des évoques allemands et italiens^ des princes et dignitaires de
l'empire. Gélestin, assis sur un trône élevé, occupait la plate^
forme de l'escalier de SaintrPierre, avec les cardinaux, les évê-
ques et les prêtres à sa droite, les diacres à sa gauche^ et^ der-
rière, les sous-diacres^ la noblesse romaine et les officiers du
palais. Le roi^ ayant mis pied à terre, alla baiser le pied du pon-
tife; puis^ à genoux et la main sur l'Évangile, il jura de lui être
fidèle et de l'aider à conserver ses biens, ses honneurs, ses droits.
Le pape lui demanda trois fois s'il voulait rester en paix avec
l'Église et se« montrer son fils respectueux; sur sa réponse affir*
mative il repartit : a £t moi^ je te reçois comme un enfant chéri^
4â TANGRÈDE DE LEGGE.
un individu rusé; il fut donc résolu que Ton convoquerait le
parlement des barons afin d'élire un roi.
Roger de la Fouille, frère atné du preimer roi de Sicile, avait
eu de la fiUe de Robert, comte de Lecce, Tancrède, qui fut bien-
tôt orphelin. Guillaume le Mauvais avait persécuté ce bâtard,
qu'il incarcéra d'abord et bannit ensuite. L'autre Guillaume l'ac-
cueillit à sa cour, lui confia Tarmée contre la Grèce et le nomma
comte de Lecce. instruit par le malheur, prudent, versé dans les
mathématiques, l'astrologie, la musique, il parut digne de la
couronne, et l'obtint. La Matricey précieux monument d'architec-
ture mauresque, mêlée de style normand, et dans laquelle on ad-
mire encore, bien que détériorées par rincendie de 1811, les
tombes de ces rois, retentit d'acclamations au couronnement de
Tancrède et de son jeune fils Roger; il fut reconnu par toutes les
provinces de terre, et le' pontife s'empressa de lui donner l'in-
vestiture.
A cette époque, les croisés d'Angleterre et de France, con-
duits par leurs rois, Richard Ck£ur-de-lion et Fhilippe, station-
naient ensemble à Messine, afin de passer en terre sainte après
l'hiver. Une tempête horrible jeta la flotte génoise sur les côtes
de Calabre, et les Français, après avoir perdu chevaux et provi-
sions, abordèrent en Sicile dans un état misérable. Richard , de
race normande et d'une audace impatiente, traversa presque
seul, à cheval, les montagnes de Calabre, et se rendit à Messine.
La chasse était un privilège en Angleterre, mais non en Sicile.
Un jour que Richard se livrait à ce plaisir, il entendit le cri d'un
' faucon dans la cabane d'un paysan, où il entra pour emporter
l'oiseau; mais les Siciliens, peu façonnés à la servitude, repous-
sèrent à coups de pierres et de bâtons l'orgueilleux Anglais, qui
ne dut son salut qu'à la fuite.
Tancrède était inquiet de l'arrivée de Philippe-Auguste, allié
de Henri YI et de Richard, frère de la veuve de Guillaume, qu'il
avait enfermée dans une prison. En effet, il fut contraint de lui
rendre la liberté, en lui restituant sa dot de 24,000 onces d'or ;
mais Richard exigeait racore, à titre de douaire, quantité de vases
d'or et d'argent, un trône, deux trépieds, une table large d'un
demi-mètre et longue de quatre, objets tout d'or, une tente de
damas capable de contenir deux cents cavaliers, plus cent ga-
lères approvisi(xmées pour une année, tant la Sicile était fa-
meuse par ses richesses I Sur le refus de Tancrède, 'les Anglais
assaillirent Messine, qui se défendit à coups de pierres, et dont
13 avriL
COURONNEMENT DE HENRI VI. 13
la résistance força Richard à consentir à un traité; il jura paix
et protection ^ et fiança une fille de Tancrède à l'héritier d'An-
gleterre.
Henri YI, couronné roi des Romains, résolut de soutenir ses ii9i
droits menacés, et vint en ltalie*avec ses feudataires^ qui^ ruinés
par la croisade, espéraient trouver dans la Péninsule Toccasion
de réparer leurs pertes. A Texemple de son père^ rêvant la do-
mination universelle, il se proposait de conquérir la Sicile^ de se
faire couronner à Rome, de dompter la Lombardie et la Toscane^
de soumettre les côtes d'Afrique déjà tributaires des Normands^
et de s'emparer du trône de Gonstantinople, proie certaine du
premier occupant ; mais^ comme il n^avait pas de forces suffis
santés pour accomplir de si vastes desseins^ il dut acheter le
concours des cités lombardes au prix de^ son alliance et de nou-
veaux privilèges.
Lorsqu'il eut obtenu les secours de ces villes et des républi*
ques maritimes^ il se dirigea vers Rome. Gélestin III ^ nommé
pape à rftge de quatre-vingt-cinq ans, différait sa propre consé-
cration pour n'être pas obligé de couronner Henri; les Romains
offrirent alors à l'empereur de contraindre le pontife à céder^
pourvu qu'il abandonnât à leur vengeance Tusculum^ objet con-
stant de leur haine et de leurs fréquentes attaques. Henri YI ac-
céda à leur désir fratricide ; le pape consacré, Henri et sa femme^
après des serments réitérés, furent reçus dans la ville ; ils en*
trèrent par la porte Colline^ en jetant de l'argent au peuple
pour quMl applaudît, et s'avancèrent^ par Borgonuovo^ jusqu'à
Sainte-Marie-Transpontine^d'oùle clergé les conduisit en proces-
sion au Yatican. Au devant marchaient le préfet de Rome^ l'épée
nne^ le comte du Sacré-Palais, les magistrats de la république^
qui étaient suivis des juges^ des chambellans, de l'impératrice^
des évoques allemands et italiens^ des princes et dignitaires de
l'empire. Gélestin, assis sur un trône élevé, occupait la plate-
forme de l'escalier de Saint-Pierre^ avec les cardinaux, les évo-
ques et les prêtres à sa droite, les diacres à sa gauche^ et^ der-
rière, les sous-diacres^ la noblesse romaine et les officiers du
palais. Le roi^ ayant mis pied à terre^ alla baiser le pied du pon-
tife; puis^ à genoux et la main sur l'Évangile, il jura de lui être
fidèle et de l'aider à conserver ses biens, ses honneurs^ ses droits.
Le pape lui demanda trois fois s'il voulait rester en paix avec
l'Église et se^ montrer son fils respectueux; sur sa réponse affir-
mative il repartit : a £t moi^ je te reçois comme un enfant chéri^
22 INNOCENT m.
yeux à tous les clercs trouvés à Tuscolum, il fixa sa résidence
à Velietri^ puis à Vérone (!)•
iig5 La nouvelle de la prise de Jérusalem par les infidèles avait
1187 hâté la mort d'Urbain HI; Grégoire VIII ^ pendant son règne
très-court^ travailla de toutes ses forces à ramener les chrétiens
dans la ville sainte. Clément lU^ son successeur^ parvint à con-
clure la paix avec les Romains^ mais en sacrifiant à leur ven-
geance Tivoli et Tusculum.
iiDi Le nouveau pontife, Célestin III^ n'avait pu empêcher Henri VI
de disposer de l'héritage de la comtesse Mathilde^ et d'assigner
à ses barons plusieurs terres de la Romagne ; cet empereur
avait même distribué des biens situés aux portes de Rome^ ne
laissant à saint Pierre que la Gampanie^ où^ du reste^ il était plus
craint que le pape (2).
L'autorité pontificale avait donc décliné depuis le règne d'A-
1198 lexandre III, et le^ cardinaux sentirent la nécessité de la con-
fier à un homme vigoureux, qui fut Lothaire^ de la famille des
comtes de Signi^ connu sous le nom d'Innocent III. Remarqua-
ble par une érudition qui n'était point surpassée^ il avait écrit
dans sa jeunesse un traité : Du mépris du monde et des misères
de la eonditioû humaine , non comme un sceptique qui^ dégoûté
des choses terrestres^ en prêche la vanité sans reporter sa pen-
sée vers le ciel^ mais en dirigeant le cœur vers les biens impé-
rissables; versé dans les affaires par une longue pratique^ il joi-
gnait à la prudence dans les desseins la fermeté qui exécute, et
riiabileté qui sait trouver les moyens d'exécution.
Appelé au trône pontifical dans toute la vigueur de l'ftge, à
trente-sept ans, il prit dans le trésor qu'il trouva une somme
destinée à pourvoir aux circonstances imprévues, et distribua le
reste aux couvents de Rome. Les établissements de bienfaisance
reçurent des secours réguliers; il destina aux pauvres les dons
offerts à saint Pierre, et qu'on déposait à bqs pieds, avec le
dixième de tous ses revenus. Dans une disette, il nourrit
8,000 pauvres par jour, outre les distributions à domicile;
un grand nombre d'indigents recevaient quinze livres de pain
(1) A Vérone, on Ut cette épitaphe alàmbiquée :
Lttca dédit lucem tibi, Luci, pontlficatuin
OstSa , papatum Roma , Vcrona mon ;
Iinino Verona dédit lucis tibi gaudia , Bomn
Exsilium , curas Ostia, Luca mori.
(2) In qnaplus timebatur ipse qtuvn papa, Gesta hinocentii, § 8.
INNOCENT III. 23
par semaine^ et quelques*uns se présentaient au palais au mo-
ment où il flnissait ses repas^ pour recueillir les reliefs de sa table.
Un jour, des pêcheurs retirèrent du Tibre trois enfants qu'on
y avait jetés ; Innocent fut si touché de ce malheur, qu'il réso-
lut d'ouvrir un asile à ces infortunés. Il reconstruisit donc et
agrandit Thospice du Saint-Esprit in Sassia, qu'il dota splendi-
dement; en outre, il établit à perpétuité qu'à Toctave de l'Epi-
phanie, le pape y porterait le saint suaire en procession solen-
nelle, et exhorterait les chrétiens à la charité, dont lui-fnéme
leur donnerait Texemple en distribuant du vin, du pain et de la
viande à tous les assistants. Mille cinq cents malades restaient
constamment dans cet hospice, qui donnait encore asile à des .
pauvres de toute condition et de tous pays. De nos jours môme,
huit cents enfants abandonnés y sont recueillis annuellement,
et, d'ordinaire, il en contient plus de deux mille. La dépense est
évaluée à 100,000 écus par an.
Cette éminente charité s'associait dans Innocent III au zèle le
plus ardent pour la prédication et la célébration des offices di-
vins : comme le prouvent ses traités et ses homélies, il était
très-versé dans les Écritures sacrées; il composa plusieurs hym-
nes, et l'Église chante encore le Vent Sancte Spiritw et le Sta-
bat Mater.
A ces qualités de chrétien et de pontife, il joignait celle de
prince, mais de prince dans un bien meilleur sens que tous ceux
qui régnaient à son époque. Il aimait Athènes pour son ancienne
gloire, et Paris pour son université, à laquelle il donna des rè-
glements et des privilèges ; il reconstruisait des églises , et les
faisait revêtir de peintures par Marchione d'Arezzo, le sculpteur
et l'architecte le plus habile de la renaissance, et par d'autres. Il
agrandit et oriia Péglise de Saint-Pierre et celle de Saint-Jean
de Latran ; sur la place de Nerva, il fit élever la tour des Com-
tes, la merveille de ce temps (4), et qu'on lui a reprochée
comme un acte de complaisance envers ses parents, dont l'a-
grandissement, il est vrai, Poccupa beaucoup.
Dans ses États, il ne confiait le soin de rendre la justice qu'à
des personnes recommandables par le caractère et le bon sens ;
profond légiste, il rétablit l'usage de réunir trois fois par se-
maine, sous sa présidence, une assemblée de cardinaux , dans
(t) Ébraulée par le tremblement de ten*e de 1349| elle fut ensuite démolie
sous Urbain III.
24 s INNOCENT m.
laquelle tous avaient le droit de proposer des questions. On
croit que c^est lui qui institua la procédure écrite, afin d'ex-
clure le soupçon de fraude et d'attester la régularité des ac-
tes; il fit abolir les jugements de Dieu (1). Â cette époque, on
portait à Rome Tappel suprême de toutes les causes importantes;
Innocent assistait aux consistoires où elles se débattaient^ enten-
' dait souvent lui-même les plaideurs en particulier, examinait
les actes et adoucissait, par ses formes^ les sentences contraires
qu'il était obligé de prononcer. Il nous reste de lui trois mille huit
cent cinquante-cinq lettres, la plupart écrites de sa main^ et
comprenant quatorze années (elles manquent pour quatre] , ce
. qui donne une moyenne de deux cent soixante et quinze par aii;
elles jouirent d'un si grand crédit qu'elles furent adoptées dans
les universités.
Doué d'une mémoire imperturbable, il avait encore une im-
mense érudition, une grande élévation de pensée, de la persévé-
rance dans l'exécution, et prévoyait les effets avec une rare sa-
gacité; il puisait de la force dans les obstacles, répondait et
agissait avec promptitude^ mais sans précipitation^ avec circons-
pection^ mais sans hésiter^ et toujours après avoir consulté ses
cardinaux. Sévère avec les opiniâtres, bienveillant avec les per-
sonnes dociles^ enclin à l'indulgence^ il aimait à croire le bien.
De toutes les mesures adoptées sous son règne^ aucune ne fut
changée après lui.
C'était avec les idées de Grégoire VU qu'il acceptait les charges
du pontificat^ charges d'autant plus lourdes qu'il fallait alors^
non-seulement s'occuper du salut des âmes et du triomphe de
la vérité catholique^ mais encore songer au meilleur gouverne-
ment de la société chrétienne^ défendre la liberté de l'Église,
veiller aux intérêts des peuples et les maintenir dans leurs de-
voirs comme dans leurs droits; assurer la pureté dés actes et de
la croyance contre les simoniaques, les hérétiques, les rois
adultères; empêcher Taccumulation des bénéfices, donner et re-
nouveler des privilèges aux couvents^ aux ordres religieux^ aux
églises^ ou bien abroger ceux qui étaient nuisibles; introduire des
fêtes, protéger les faibles contre les prétentions excessives des pré-
la ts ou des chapitres ; prononcer des décisions générales sur la foi^
résoudre des doutes et des cas particuliers^ confirmer ou réviser
les sentences des légats^ faire respecter les ordres de ses prédé-
(1) Voir le 2* et le 8« canon du concile de Latran, de prohatione.
60UYSRNEMENT D'INIïOGENT HI. 25
cesseurs et révoquer ceux que la fraude avait surpris; réprimer
le despotisme des rois et des barons; recommander des fonc-
tionnaires ou des prêtres pauvres^ sanctionner les conventions
entre ecclésiastiques » relever de Texcommunication , canoniser
des saints^ telles étaient en partie les fonctions qu'un pontife
exerçait sur le monde entier. £t cette autorité^ établie dans le
christianisme pour unir tous ceux qui le professent^ protéger les
droits, déterminer les devoirs de chacun^ faire respecter la légiti-
mité par le sujet et le prince^ également serviteurs de Dieu dans
les faitâ de justice et de véritéi Innocent III la proclamait avec
une conviction profonde.
La première recommandation qu'il faisait à ses légats^ c'était
de surveiller la conduite du clergé, de soutenir le bon droite de
déraciner les abus, de concilier les différends et de réfréner
Famour du gain ; il s'appliquait aussi à extirper les scandales
parmi les .laïques, à introduire des habitudes qui rendissent
l'existence plus grave et plus régulière, et protégeait le mariage
contre le caprice voluptueux des princes. Ici, il impose des li-
mites à l'usure ; là, il détermine le costume des docteurs de Pa-
ris et des chevaliers Teutoniques; aujourd'hui, il donne au
clergé de Milan des instructions sur la manière de traiter les
nonces en voyage; demain, il invite le doge de Venise à reti-
rer un ordre trop sévère contre un particulier. H écrit à diRë-
rents princes pour recomnmnder aux uns de veiller à la sftreté
des routes, aux autres de ne pas altérer les monnaies, de ne pas
aggraver Jes impôts, ou de ne point imposer de nouveaux péa-
ges. Une loi de l'Église est^lle violée, il la rétablit; le faible a-t-il
reçu une offense, il en demande réparation. Il prend sous sa tu-
telle Frédéric H, Ladislas de Hongrie , Henri de Castille, l'in-
fant d'Aragon , des prmces orphelins. Gauthier de Montpellier,
banni par son pupille, a recours à ce pontife, et c'est à lui en-
core que s'adressent les nations commerçantes pour résoudre
leurs différends. Pierre n d'Aragon, le roi des Bulgares et même
le roi d'Angleterre, n'imaginèrent rien de mieux , pour assurer
leur couronne, que de se reconnaître les vassaux du saint-siége ;
les royaumes de Navarre, de Portugal , d'Ecosse, de Hongrie et
du Danemark, se glorifiaient de se placer sous le haut domaine
de la papauté.
L'édifice pontifical reposait déjà sur des bases solides; cha-
que nouveau pape avait apporté sa pierre, et Innocent entreprit
de le tenniner. A l'exemple de Grégoire VII, il croyait , pour
26 GOUVERNEMENT D'INNOCENT lU.
assurer la moralité et la dignité des prélats^ qu'il fallait rendre^
autant que possible^ l'Église indépendante du pouvoir temporel.
Il commença donc par affranchir l'autorité pontificale dans
Rome^ dont les luttes éternelles obligeaient à concentrer entre
les sept collines le regard qui devait embrasser le monde. Les
prétentions contraires de l'empereur et du pontife avaient accru
l'arrogance des nobles^ qui servaient l'un ou l'autre^ selon leur
intérêt.
Le parti impérial était représenté par le préfet de Rome^ à qui
l'empereur donnait l'investiture avec l'épée; en outre, il existait
depuis Amauld un sénat dont le peuple avait concentré l'autorité
dans un seul magistrat étranger, chef suprême de la* justice, du
gouvernement civil et de la force armée, en un mot, centre du
gouvernement, comme ailleurs le podestat. Clément III, lorsqu'il
revinf à Rome> confirma, par conventions faites avec le peuple,
la dignité du sénat, la cité, le droit de battre monnaie, mais sous
la réserve d'un tiers dans les bénéfices de la fabrication ; cette
part devait servir à éteindre les dettes que l'église de Saint-
Pierre, les autres églises et les évêchés avaient contractées pour
subvenir aux frais de la guerre. Il institua les régales pour la
ville et les dehors; il s'engageait, en outre, à défendre les capi-
taines et les autres magistrats de la cité; les sénateurs devaient,
tous les ans, jurer fidélité au pape; les propriétés deTusculum,
de quelque manière qu'on parvînt à le soumettre, appartien-
draient à l'Église romaine, qui donnerait annuellement, sur
leur produit, cent livres pour réparer les murailles de Rome.
De leur côté, les sénateurs assuraient paix et sécurité au pape,
aux évoques, aux cardinaux, à toute la curie, à quiconque en-
trait et restait dans la ville : le pape élira dix individus ou da-
vantage pour chacune des régions de la cité, auxquelles les sé-
nateurs feront jurer cette paix; quand il s'agira de défendre lo
patrimoine de saint Pierre , les Romains fourniront les secours
habituels (1).
Tel était le gouvernement de Rome à l'avènement d'Inno-
cent III. Ce pape, qui savait combien l'intervention des empe-
(1) Antoine Vitale a êcTÏlV Histoire des sénateurs de Rome; mais c'esl uiie
«l'uvrc à refaiiv. 11 t'sl ctoniiniit qu'on n'ait pas une histoire particulière dt-
Uoiue; jusqu'à présent, les écrivains ont confondu cette histoire avec celle des
])apes.
LIGUE TOSCANE. 27
reurs était funeste aux républiques, résolut de la faire eesser; il
fit expulser les Allemands des environs de Rome^ et recouvra
les châteaux qu^ils occupaient ; il obligea le préfet à ne plus prê-
ter à Pempereur Thommage lige^ mais à recevoir le manteau de
sa mam^ avec serment de le déposer toutes les fois qu'il en se-
rait requis. Le sénateur fut réduit à exercer son autorité^ non
plus au nom du peuple, mais du pape.
Après avoir détruit la puissance impériale dans Rome, il invita
les habitants de la marche d'Ancône à chasser F Allemand Mark-
wald^ a attendu qu'aucune violence ne peut abolir les droits x» ;
dès lors Aneône^ Ferme, Osîmo, Gamerino, Fano, Jesi,' Sini-
gaglia et Pesaro tombèrent sous Tobéissance papale. Après l'ex-
pulsion de Ck>nrad Moscaincervel , le comté de Spolète, qui em-
brassait Rieti, Assise, Poligno et Nocera, fit également sa sou-
mission ; puis vinrent Pérouse, Gubbio, Lodi, Città de Castello.
Les Italiens tressaillirent de joie en se voyant délivrés des Alle-
mands, et FÉtat de TÉglise cessa d'être un nom pour devenir
une réalité.
Innocent désirait y joindre Texarchat de Ravenne et les biens
delà comtesse Mathilde; mais, comme Philippe de Souabe les
défendait avec énergie, le pape se mit à fomenter l'esprit libéral
des Toscans, mdignés d'avoir à supporter la tyrannie, tandis que
les Lombards s'étaient assuré la liberté. Sur les instances d'Inno-
cent, qui les exhortait à se confédérer, à l'exemple des Lom-
bards, pour la défense de leurs franchises, Florence, Lucques, mo
Volterra, Prato, San Miniato et d'autres villes, formèrent une
ligue ; tous les États et les hommes libres ou nobles furent in-
vités, sous l'obligation de se soumettre à la décision d'arbitres,
^ faire partie de cette ligue, afin de veiller à l'observation des
lois, de combattre quiconque ferait la guerre à une ville alliée,
et de rétablir la paix s'il naissait une querelle parmi les confé-
dérés : a Les chefs devront s'assembler sous un prieur, afin de
pourvoir aux intérêts de la ligue, qui promet de leur obéir; les
transgresseurs seront punis sévèrement; les consuls et les po-
destats feront jurer cette ligue par tous leurs citoyens; les évé«
ques et les comtes exigeront le même serment de leurs hommes
d'armes et de leurs enfants; on ne reconnaîtra ni empereur, ni
commissaire d'empereur, de prince, de duc ou de marquis, sans
l'assentiment spécial de TÉglise romaine, à laquelle on prêtera
secours afin qu'elle recouvre ses biens, pourvu que ce ne soit
pas contre un membre de la ligue ; si le pape et les cardinaux
28 LA SICILE.
ne remplissent pas leurs obligations envers cette ligue, l'Église
en sera exclue (i). 1)
Pise^ Pistoie et Poggibonzi restèrent fidèles à Tempire ; deux
partis se disputèrent donc la Toscane ^ dans laquelle se répandit
alors la qualification de Guelfe et de Gibelin.
Le peuple de Sicile^ que nous avons vu si raffiné^ et qui com-
mençait à faire entendre dans sa langue les sons de la nouvelle
poésie, considérait les Allemands comme des barbares. Henri VI
s'étant aperçu des obstacles qu'il avait préparés à Frédéric^ son
jeune fils. Pavait recommandé au pape en mourant. Le pontife
accepta la tutelle de cet enfant^ mais à des conditions impor-
tantes : d'abord il exigea le départ des troupes allemandes^ ob-
jet de la colère du peuple; puis il voulut introduire les modifi-
cations suivantes dans les quatre chapitres de la monarchie : les
évéques seraient élus canoniquement et confirmés par le roi ;
chaque ecclésiastique sicilien aurait le droit de porter l'appel à
Rome; le pape pourrait envoyer des légats dans Tile; de son
côté^ il s'obligeait à réduire le cens à mille schifates. Constance
ne sut pas refuser^ et, quand elle mourut^ elle-même laissa Fré-
1103 déric sous la tutelle d'Innocent^ avec une provision de 30^000
tari (80,000 fr.).
Le pape donna pour gouverneurs à Frédéric les archevêques
de Palerme , de Monreale et de Gapoue, et envoya aussitôt un
légat pour se mettre à la tête du gouvernement ; dès lors, par la
réunion du pouvoir ecclésiastique et civil, tout sujet de contesta-
tion fut écarté. Les barons du royaume accueillirent cette ré-
forme avec déplaisir; le duc Mark wald, qui, après son expul-
sion de la Romagne, s'était renfermé dans son comté de Molisc,
se mit à la tête du parti impérial , et prétendit à la tutelle du
jeune roi, dans le but de se rendre indépendant. U mit le siège
devant San Germano, et, favorisé par les Pisans, il débarqua en
Sicile. Les Siciliens, dans la crainte d'une persécution, secondè-
rent ses efibrts; mais, tandis que les nobles, partisans des Gibe-
lins, passaient tour à tour de l'arrogance à la lâcheté, le peuple
exécrait les Allemands à tel point que les pèlerins de cette na-
tion ne pouvaient traverser impunément le royaume pour se
rendre en terre sainte.
Gauthier, comte de Brienne, Français pauvre, mais d'un grand
(1) Le texte de la loi a été publié par Scipion ÂnunÎFato Juniore dans la
Sforia dâ conii Guidij puis, par La Farina, daus les Studj sut secoio XIU.
LA SICILE. 20
courage^ avait épousé la fille aînée du roi Tancrcde^ mise en
liberté sur les instances du pape; il réclamait Tarente et
Lecce^ que les fils de Tancrède s'étaient réservé en cédant
leur droit héréditaire à la couronne. Accompagné de Sibylle et
de sa femme, il vint à Rome^ et le pape^ heureux d'avoir un tel
vassal, lui prêta son appui. Gauthier alors ^ réunissant soixante
Français, 1,000 livres tournois et 500 onces d'or que le pape lui
avait données, remporta plusieurs victoires dans le royaume.
Mais Gauthier Paliaire , archevêque de Palerme et archichance-
lier du royaume, qui menait la Sicile à son gré, enlevait et don-
nait comtés et fiefs, protesta et résista par la force. Innocent
l'excommunia; mais, pour conserver intact le royaume à son pu-
pille, il fut contraint de recourir aux armes. La fortune, d'abord
indécise, favorisa Markwald, qui, maître de Frédéric, et répan-
dant le bruit que c'était un enfant supposé (1), domina sur
la Sicile, dont il se serait fait roi, si la peur du comte de Brienne
ne Tavait retenu. Markwald mourut en se faisant opérer de la 1201
pierre ; mais Capperone continua son rôle , et son adversaire
fut toujours le comte de Brienne, qui , surpris et fait prisonnier
au siège du château de Sarno, mourut de ses blessures; néan-
moins il s'était vanté que des Allemands armés n'auraient pas
osé affronter des Français désarmés.
Les Pisans voulurent profiter des troubles de la Sicile pour
occuper Syracuse; mais les Génois, leurs ennemis perpétuels,
accoururent, en tuèrent un grand nombre, et placèrent quelqu'un
dans la ville pour la gouverner en leur nom. Enfin , le pontife
triompha partout, rendit aux cités leurs anciennes franchises, et
obtint de Frédéric le comté de Sora pour son frère Richard, le
principal auteur de ses victoires.
Les intérêts particuliers s'efTacent devant la croisade, intérêt
général, non-seulement à cause du but religieux, mais des nom-
breux Européens établis dans l'Asie, où ils avaient fondé des
colonies, des comptoirs de commerce, des principautés', dans
l'espoir que leurs frères d'Europe leur fourniraient les secours
promis.
Nous avons parlé de Tépouvante qui se répandit à la nouvelle
de la prise de Jérusalem par les musulmans; mais, à la mort du
grand Saladin, qui avait remporté ce triomphe, dix-sept de ses
(1) SupposUtts partusi ffuod testibus adslruere prom'iUebat, Gesla luiio-
ceiktii III, S 23.
30 QUATRIÈME CROISADE. VENISE.
U03 fils se disputèrent le pouvoir^ et le royaume vigoureux des
Aïoubites tomba dans une pleine anarchie. Innocent III ^ s'i-
maginant que le boulevard de Tislam était tombé avec Sala-
din, et que le moment ne pouvait être plus favorable poiu*
recouvrer la cité sainte, publia la croisade. Henri VI prit la
croix; mais ^ infidèle à sa promesse^ il employa son armée dans
ses luttes particulières, et laissa les autres princes aller en Pa-
1195 lestine^ où Maleck-Adel^ frère de Saladin^ leur fit éprouver des
revers.
Innocent, qui voulait obtenir le perfectionnement de PÉglise
au moyeu de la morale et de Tindépendance , déploya le zèle
le plus actif pour recouvrer Jérusalem ; il défendit les specta-
cles et les tournois pendant cinq ans, envoya recueillir de l'ar-
gent dans toute la chrétienté, et lui-même fit fondre sa vaisselle
d'or et d'argent, se contentant d'argile et de bois. Foulques de
Neuilly prêcha la croisade en France ; une foule de barons et
de prélats répondirent à son appel, mais les troupes disciplinées,
à Texclusion de la multitude, furent seules admises à faire partie
nos de l'expédition. Des ambassadeurs furent expédiés à Venise pour
lui demander des secours et des navires de transport ; mais^ tan-
dis que les papes et les autres peuples se jetaient dans cette en-
treprise avec une impétuosité dévote et un pieux désintéresse-
ment, les républiques maritimes d'Italie n'y voyaient que des
occasions de lucre et l'avantage de fonder des banques et des
comptoirs pour l'emporter sur leurs concurrents. Bien plus,
elles ne se faisaient pas scrupule de fournir des navires, des agrès
et des pilotes à ces Sarrasins, contre lesquels combattait la chré-
tienté. Dans plusieurs villes de la Grèce et de la Syrie , elles
avaient déjà des colonies gouvernées par les lois de la métro-
pole; mais le contact avec les Gi*ecs avait soulevé dans le
cœur des Vénitiens de vives répugnances et une haine san-
glante; se sentant plus forts depuis que les Latins domi-
naient dans le Levant^ ils cessèrent de ménager les empereurs.
Nous avons parlé de la guerre qu'ils leur firent; depuis, ils cou-
vaient toujours le désir d'humilier les Grecs méprisé» , et de
détruire en même temps les comptoirs qu'ils avaient accordés
aux Pisans.
Les pèlerins avaient coutume de s'embarquer à Venise pour
se rendre dans la Palestine; lorsqu'ils se trouvaient dans la ville,
on leur permettait de parcourir les rues avec des croix et des
gonfalons. Quelques employés, dits Tolomazzi, étaient élus à
QUATRIÈME G&OISADS. VENISE. 31
l'elTet de les assister et de les conseiller dans Tacquisition des
objets nécessaires au voyage^ et les conventions pour le trans-
port. Les seigneurs de nuit décidaient sommairement leurs causes
et leurs querelles. Le pèlerin pouvait intervenir dans les proces-
sions sous le patronage d*un patricien^ qui lui cédait la droite et
lui donnait un cierge ; mais^ cette fois, avec de modestes et pieux
croisés y il vint des ambassadeurs du plus haut baronnage de
France.
Le doge était alors Henri Dandolo , qui avait soutenu la gloire i20i
nationale non moins par les armes que par la politique, et dont
les quatre-vingt-dix ans n'amortissaient pas l'activité. L'empe-
reur de Constantinopieravait offensé personnellement et presque
aveuglé; il accueillit donc avec empressement Toccasion de se
venger^ d'autant plus que l'entreprise devait tourner à Tavantago
et à rhonneur de sa patrie. Ayant convoqué le peuple dans l'é-
glise de Saint-Marc, après la messe du Saint-Esprit^ il se leva et
dit: a Les barons français te demandent^ peuple vénitien^ des
(( navires pour transporter 4^500 chevaux, 20,000 fantassins et
a des provisions pour neuf mois. Nous réclamons pour tous frais
a 85,000 marcs (4,250,000 fr.). En outre, si tu l'approuves, la
a république armera cinquante galères , à la condition qu'on
c( nous cédera la moitié des conquêtes qui se feront. La proposi-
(( tion et le traité te conviennent-ils, peuple vénitien? » Les en-
voyés français, à genoux, tendaient des mains suppliantes en ré-
pétant leur demande^ persuadés que les seuls puissants étaient
les Vénitiens sw^ mer^ et les Français sur terre; ils juraient sur
leurs armes et sur TÉvangile d'exécuter fidèlement les con-
ventions.
Le peuple applaudissait à grands cris au traité, et Tenthou-
siasme s'accrut lorsque le doge ajouta ces paroles du haut de la
chaire : « Vous aurez pour compagnons les hommes les plus ii-
a lustres du monde, et vous serez associés à l'expédition la plus
(c glorieuse que janoais peuple ait entreprise. Je suis vieux et
a faible^ et j'aurais besoin de repos et de songer aux derniers
ce jours de ma carrière ; mais je vois cpie personne ne saurait
c( vous conduire comme moi, votre chef. Si vous voulez donc
« que je prenne la croix pour vous garder et vous diriger, et que
« je laisse mes fils à ma place pour défendre la patrie^ j'irai vivro
a ou mourir avec vous et avec les pèlerins. x> Tous s'écrièrent
d'une voix unanime: a Faiies4e, Dieu le veut* » U attacha lui-
même la croix à son bonnet ducal; les barons français et les né-
32 PRISE DE ZARA.
godants vénitiens, attendris jusqu^aux larmes^ confondaient leur
joie dans de mutuels embrassements (i).
Pise et Gènes, par jalousie^ refusèrent de participer .à la croi-
sade^ d'autant plus qu'elles se faisaient une guerre acharnée^ don l
le pape essaya vainement de les détourner. Néanmoins les Lom-
bards et les PiémontaiSy parmi lesquels figurait Sicard^ évoque de
Crémone^ qui décrivit ces faits dans son histoire^ répondirent h
l'appel ; Boniface II , marquis de Montferrat^ frère du brave Con-
rad^ marquis de Tyr^ fut choisi pour chef de la ci*oisade. De la
France, de la Bourgogne et de la Flandre^ les gens d^armes ac-
couraient à Venise, où Us trouvèrent les navires appareillés;
mais une foule de croisés, au grand préjudice de Tentrepriso^
s'embarquèrent dans d'autres .ports^ faute d'argent pour payer le
fret aux Vénitiens^ quoiqu'ils eussent converti en sequins leurs
vases et leurs joyaux ; confiants dans la Providence^ ils donnaient
tout^ à l'exception de leurs armes et de leurs chevaux. Le doge
fit donc cette proposition : a Nous ferons aux croisés remise de
a la somme due^ s'ils veulent nous aider à reprendre Zara, qui
« s'est soustraite à notre obéissance pour se donner au roi de
a Hongrie. » Beaucoup d'entre eux se faisaient scrupule de
tourner contre des chrétiens les armes qu'ils avaient juré d'em-
ployer contre les infidèles. Le pape surtout combattit ce projet,
attendu que le roi de Hongrie, comme croisé, se trouvait pro-
tégé par la trêve de Dieu ; mais le doge ne tint aucun compte de
son opposition, au grand scandale des hommes du Nord, habi-
tués à soumettre leurs intérêts et leurs calculs à la volonté pon*
tificale.
Les croisés partent sur la plus belle flotte qui ait jamais sii'
lonné l'Adriatique, prennent Trieste et brisent les chaînes du
port de Zara ; mais là, de furieuses querelles s'élèvent parmi les
croisés, qui s'égorgent les uns les autres. Le pape, qui avait
désapprouvé cette attaque, ordonne de restituer le butin, de faire
pénitence et de réparer le dommage; les Vénitiens, au lieu d'o*
béir, démolissent les murailles, et les Français lui adressent des
excuses : alors il excommunie les premiers, sans toutefois les af-
(1) Tel est le récit du Français Villehardouin, qui fut témoin oculaire. Paul
Ramusio le jeune, (ils du cosmographe Jean-Baptiste, fiit chargé par le sénat
vénitien de traduire en italien Thistoire de la conquête de Constantinople par
ce même ViUehardouin. Ce chroniqueur recueillit d'autres renseignements rela-
tifs à ces faits, et publia eu seize années l'ouvrage De belto Consiantinopoiitafto.
Terminé en 1673, il ne fut imprimé qu'en 1600.
LES GOMN£N£S. 33
franchir de la guerre sainte , accorde l'absolution aux seconds^
et donne Tordre à tous de passer directement en Syrie.
De graves accidents vinrent détourner Texpédition de son but
spécial. Bien que les empereurs byzantins dominassent ton-»
jours sur une grande partie de lltalie, nous avons négligé d'en
suivre les destinées^ comme étrangères à notre sujet. Du reste^
le lecteur qui se rappelle les derniers temps de Rome im-
périale peut se faire une idée de la cour grecque : c'était,
comme autrefois, le môme système de sérail, avec des monar-
ques méprisables, des favoris tout-puissants, dont le despotisme
n^avait pour contre-poids que de fréquentes révolutions, au
milieu desquelles une intrigue de palais changeait les empe-
reurs ou les ministres. Ck)nstautinople applaudissait à ces brus-
ques péripéties, et Tempire ne faisait que passer d'un maître à
un nouveau noaltre. L'Église grecque n'avait pas offert le spec*
tacle d'un antagonisme avec le gouvernement; dans cet état
de soumission, elle ne put empêcher la corruption du pouvoir,
entraîné à son tour dans les erreurs de l'autorité qu'il s^était
attribuée. De là, des attaques chaque jour plus menaçantes d'en-
nemis extérieurs; de là, les consciences troublées par la pré-
tention royale d'intervenir dans les dogmes et les rites; de là,
une littérature, vierge encore des souillures de ^étranger, et
pourtant impuissante, qui ne savait se servir des classiques les
plus illustres que pour les commenter, employant la langue la
plus belle et la plus élégante à de puériles compositions et à des
controverses de sophistes.
Tel était l'empire grec; que les écrivains toujours prêts à tral*
ner dans la fange les contrées envahies par les barbares, et qui
regrettent que l'Italie ût rejeté la domination romaine, n'ou-
blient pas ce tableau de misères. La famille Comnène, dont fai-
sait partie cet Alexis qui fut l'ami douteux et l'ennemi secret des
croisés, parut donner une nouvelle vigueur à ce trône vermoulu;,
mais, quelque minime que fût son mérite, aucun de ses succes-
seurs ne Fégala. Jean Gonmène fit heureusement la guerre pen-
dant vingt-quatre ans; il eut pour successeur Manuel, animé de iiis
désirs chevaleresques, mais dépourvu de la prudence nécessaire
pour les réaliser. Roger II de Sicile, comme nous l'avons dit, 1143
porta la guerre dans ses États, ravagea les côtes de Plonie, et
prit Thèbes et Corinthe, d'où il emmena les hommes les plus vi -
goureux, les femmes les plus belles et les ouvriers les plus ha-
biles. Manuel résolut d*expulser les Normands de l'Italie, et ses
lil&T. DES ITAL. —. T. V. 3
34 LES l'ange.
1155 troupes s'emparèrent de Bari et de Brindes; mais la paix -fut
bientôt faite.
1180 Alexis 11^ son fils, lui succéda sous la régence dé sa mère^
Marie d'Antioche ; mais celle-ci mit toute sa confiance dans le
protosébaste Alexis^ neveu de Manuel^ au grand st^andale de la
cour, dont le mécontentement produisit une conspiration en fa-
veur d'Andronic Comnène. Enfermé dans une prison, cet Andro-
nic était parvenu à s'enfuir après douze ans de réclusion, et avait
obtenu son pardon à la suite d'aventures romanesques, mais
sans cesser de lutter contre le protosébaste ; excité par le pa-
triarche à délivrer la patrie, il se dirigea vers la capitale, et tous
les mécontents se rallièrent sous ses drapeaux. A peine arrivé à
Ghalcédoine, il est proclamé régent par le peuple ; il fait aveugler
1183 Alexis, égorger sans distinction tous les Latins qu'il surprend à
Gonstantinople, empoisonner Marie, sœur de l'empereur, et son
mari, le marquis de Montferrat, étrangler enfin l'impératrice
mère. Devenu empereur, il sut conserver la couronne, et redou-
bla de cruauté lorsque Guillaume II de Sicile, aspirant à la con-
quête de Tempire, prit Durazzo et Thessalonique, et marcha sur
Gonstantiilbple.
Le tyran avait désigné pour victime Isaac TAnge, citoyen très-
influent; mais celui-ci tua le sicaire envoyé pour l'égorger, s'en-
fuit dans l'église de Sainte-Sophie, et le peuple soulevé le pro-
1185 clame empereur malgré lui. Andronic, abandonné à la fureur du
peuple, subit pendant quelques jours tous les genres d'outrages,
et fut enfin pendu par les pieds dans le théâtre, au milieu des
scènes familières à la Rome du Bas-Ëmpire. Avec ce vieillard, âgé
de soixante-quinze ans, finit la dynastie des Gomnènes.
Isaac, inepte et de mœurs efféminées, abandonnait le soin du
gouvernement à des ministres indignes. Il eut de graves démêlés
avec Frédéric Barberousse, contre lequel il excita les républiques
ii!)5 .lombardes; enfin il lut déposé par sou frère Alexis, aveuglé el
jeté dans une prison avec son fils, nommé aussi Alexis, qui par-
vint à s'enfuir auprès de Philippe de Souabe, son beau-frère, au
moment où l'Europe brûlait de l'enthousiasme de la croisade.
Or, comme la devise des chevaliers était de défendre l'innocence,
de redresser les torts, de soutenir les opprimés, le fugitif réclama
le secours de leurs bras, leur proposant d'assaillir Gonstanti-
nople et de le replacer sur le trône; de sou coté, il s'engageait u
les aider de toute sa puissance dans la sainte entreprise. Beau-
coup de croisés insinuaient qu'ils ne s'étaient point réunis dans
LES L'AKas. 35
ce bnt; que les Grecs ne se plaignaient pas de Tusurpateur^ et
que les empereurs s^étaient rarentent montrés favorables aux
croisés; mais d'autres, plus habiles, trouvèrent mieux leur compte
à guerroyer contre Constantinople, qui était plus voisine et plus
riche. Pour un grand nombre, c'étaijt une œuvre méritoire que
d'assaillir un peuple schismatique. Constantinople, une fois
prise, deviendrait la base de l'expédition contre Jérusalem. On
a dit que Malek-Adel &isait vendre les biens du clergé chrétien
en Egypte, et qu'il achetait, avec leur produit, des fauteurs à
Venise, promettant même à la république toutes sortes dVan- *
tages commerciaux dans Alexandrie, si elle détournait l'expédi-
tion de la Syrie; du reste, les Vénitiens n'avaient pas besoin
d'antres stimulants pour se venger des empereurs et détruire les
comptoirs fondés en Grèce par les Pisans*
L'empereur byzantin, non moins faible que son prédécesseur,
écrasait le peuple sous le poids des impôts, et se plongeait dans
la mollesse; il vendait la justice pour recouvrer les sommes con-
sidérables que lui avait coûtées l'usurpation; puis, tandis que
les Bulgares et les Turcs ravageaient les frontières de ses États,
il se laissait gouverner par sa femme Euphrosyne. Lorsque
Henri VI, dans la pensée de rétablir l'ancien empire romain, lui
réclama les provinces situées entre Ourazzo et Thessalonique,
ou bien, comme équivalent, cinquante quintaux d'or par an,
Alexis, au lieu de se préparera la résistance, l'amena, à force de
marchander, à se contenter de seize» Il dut même, pour réunir
cette somme, dépouiller les églises et les tombes des empe-
reurs ; mais enfin, la mort prématurée de Henri le délivra du
tribut allemand, A Tapproehe de cette nouvelle tempête, il eut
recours au pape, le suppliant d'empêcher que l'on détournât de
son but la sainte entreprise ; néannooins il ne prenait aucun en-*
gagement qui put favoriser la croisade, et ne disait rien de ce que
les papes avaient tant à cœur, la réconciliation de TÉglise grec-
que et de l'Église latine. Malgré ce silence. Innocent III, qui
mettait la justice avant tout, interdit l'entreprise aux croisés,
dont l'opinion diverse engendrait de vifs démêlés. Enfin les par-
tisans de l'expédition contre Gonstantinople l'emportèrent;
Alexis, fijs d'Isaac l'Ange, fut salué empereur, et sa présence i2n
acheva d'enflaouner les esprits.
La flotte se réunit à Gorfou, et se dirigea sur Gonstantinople
avec trente mille hommes qui allaient conquérir un empire de
plusieurs millions d'habitante ; U veiUe de la Saint- Jean, les croi-
36 FRISE DE GONSTANTnïOPLE FAR LES LATINS.
ses jetèrent Pancre sur la côte d'Asie, à trois milles de la capi-
tale. Là, se déroulèrent à leurs yeux surpris les beautés incom-
parables de la Propontide^ avec sa riche végétation^ ses fruits
succulents, ses doux raisins, sa pêche abondante^ ses limpides
ruisseaux, ses bains frais^ les chants des rossignols, au milieu de
toute la pompe que déployait Pété dans sa majestueuse vigueur.
Par-dessus les flots^ que ridaient des brises légères^ leur regard
allait parcourir les rivages embellis de fleurs, les jardins, tes
riantes campagnes avec leurs bosquets de lauriers et de roses^
les villages et les maisons qui s'élevaient à l'ombre des platanes
et des cyprès depuis la plage jusqu'au sommet des collines, où
s*encadrait ce magnifique horizon.
Parmi tant de beautés^ comme la lune au milieu des étoiles^
dominait Constantinople, assise sur Fimmense terrain de sept
collines, autour desquelles serpentait son enceinte de hautes mu-
railles flanquées de trois cent quatre-vingt-six tours; des églises
et des couvents sans nombre se reflétaient dans les flots, qui sem-
blaient baiser ses pieds comme des esclaves, ou frémir comme
des défenseurs menaçants. Non-seulement les expressions man-
quaient aux croisés pour décrire ces merveilles , mais leurs
sens suffisaient à peine pour admirer ce port immense de deux
mers, diamant dont l'éclat scintille entre le saphir des ondes et
rémeraude des campagnes; tel s'offrait aux croisés le séjour le
plus beau de Phomme pour le bien-être et la sécurité, la rivale
de Rome pour la dignité, de Jérusalem pour les reliques et les
sanctuaires, de Babylone pour la vaste étendue.
L'empereur, par avarice, avait laissé la flotte et l'armée tom-
ber dans l'état le plus misérable ; la ville fut donc impuissante
à résister, malgré l'assistance des Pisans et le courage des Va-
rangues, mercenaires du Nord, et bien qu'elle eût recours au feu
grégeois, liquide combustible qui parut inventé pour prolonger
l'agonie de l'empire, avec lequel il périt. Les croisés, après avoii*
brisé les chaînes du port, se rendirent maîtres de Galata et don-
17 juiiieu nèrent Passant. Henri Dandolo, porté par les siens, se fit mettre
à terre avec Pétendard de Saint-Marc, qui bientôt flotta sur une
tour, et Constantinople fut prise.
Alexis s'enfiiit sur un navire, abandonnant tout, et poursuivi
des malédictions de ceux qui Pencensaient la veille. Son frère
Isaac, tiré de la prison pour être assis sur le trône, vit commen-
cer la compassion pour ses souffrances alors qu'elles venaient de
cesser. Les envoyés des croisés vinrent le sommer de ratifier la
LES CROISÉS A GONSTÂNTINOPLIS. 37
promesse faite par son fils de donner deux cent mille marcs, des
vivres pour une année et toute assistance pour la guerre sainte ;
il dut accepter^ mais il les pria de rester campés à Galata^ c'est-*
à-dire sur le rivage opposé.
Ce changement subit, ce succès cpii épargnait des combats re-
doutés, portèrent au comble la joie des croisés^ qui, pourvus de
tout en abondance, admiraient tant de merveilles, mais surtout
les reliques dont ce faubourg était rempli. Le nouvel empereur,
après avoir été couronné au milieu du cortège des barons,
pompe inconnue aux monarques d'Orient, paya la moitié de la
somme promise. Si la bonne foi avait présidé à tous les rapports
entre les Grecs et les Latins, c'était peutrétre le moment die ra-
jeunir Tempire, en le faisant rentrer dans Talliance catholique,
pour l'associer à l'entreprise commune et repousser de concert
l'ennemi de toute la chrétienté.
Les barons^ en loyaux chevaliers, envoyèrent des hérauts an*
noncer leur arrivée au siiltan du Caire et de Damas, au nom du
Christ, de Tempereur de Constantinople, des princes et sei-
gneurs d'Occident. Ils informèrent aussi le pape et les rois chré-
tiens de rheureux succès de leurs armes, avec invitation de s'as-
socier à leurs travaux ; mais le pape répondit par des reproches
et refusa de les bénir; il n'accepta que les excuses d'Alexis, en
Pexhortant à tenir ses promesses. Mais, pour les remplir, il fal-
lait donner de l'argent et réunir l'Église grecque à l'Église latine;
or ce double engagement devait amener *sa ruine. Après avoir
dépouillé jusqu'aux églises, il contraignit son peuple à abjurer le
schisme, et les croisés employèrent même la violence contre les
récaldtrants. Ses sujets conçurent dès lors contre lui une haine
violente, portée au comble par un incendie qui ravagea Constan-
tinople pendant huit jours, et qu'on attribuait aux étrangers.
Alexis suppliait donc les croisés de rester encore, sinon, leur
disaii-il, « je succomberai sous la révolte, et l'hérésie se relè-
vera; attendez le printemps, etjusque^à je pourvoirai à tous
vos besoins. »
Mais l'habitude qu'il contracta de vivre au milieu des croisés
affaiblit le respect pour son rang suprême ; parfois un matelot
vénitien lui enlevait son diadème de pierreries, et le coiffait en
échange de son bonnet de laine. Les Grecs en frémissaient, et
l'aveugle Isaac était jaloux de son fils. Alexis, de son côté, sen«>
tait qu'il ne pouvait compter sur les Latins; puis, comme les
moines et les astrologues dont il s'entourait ne savaient pas lui
38 LSS CBjOïfit» k GONSTAItrmOPlB.
donner de bons conseils^ il ne connaissait d'àotre remède aux
rébellions que de faire transporter de Thippodrome k son palais
le sanglier calydonien^ symbole du peuple en foreur, de même
que le peuple renversait une statue de Minerve^ qu'il accusait des
malheurs présents*
1204 Sur ces entrefaites^ arrirèrent de h Palestine des messagers
▼étus de deuil^ pour annoncer de tristes nouvelles : les croisés
de Flandre et de Champagne^ avec un grand nombre d'Anglais
et de Bretons^ après av<rir quitté l'armée à Zam^ avaient débarqué
en Syrie et s'étaient joints au prince d'Arménie ; mais les mu-
sulmans les avaient surpris et taillés en pièces. Ils ajoutaient que
la peste et la famine désolaient ce pays, et qu'on avait enseveli
à Ptolémaïs deux mille cadavres en un jour. Les croisés résolu-
rent alors de hâter l'entreprise» et réclamèrent les subsides pro*
mis; mais les deux empereurs, qui n'osaient pas s'expKqner ou-
vertement dans la cramte de soulever le peuple, répondirent
avec insolence afin de couvrir leur frayeur. Les esprits s'exaspè-
rent^ et les Latins s'apprêtent à prendre Constantinople une se*
conde fois. Les Grecs lancent dix*sept brûlots contre la flotte
vénitienne^ et du haut des muralHes poussent des cris de« joie à
la vue des bateaux incendiaires qui s'avancent contre l'ennemi ;
mais les Latins parviennent à les écarter^ et^ ne respirant plus
que vengeance, ils ferment l'oreille aux protestations de leur
créature. Hurtzuphle, rusé séditieux, qui, feignant d'être l'ami
de tous les partis, les trompait tous, répand le bruit que les
l'Ange veulent livrer Gonstantinople aux Latins; le peuple idors,
d'autant plus féroce qu'il est plus effrayé, demande à grands
cris un nouvel empereur. Alexis IV est étranglé, Isaac meurt
d'épouvante et de douleur, et Murtzuphle est porté en triom-
phe à Sainte^Sophie.
Le doge et les barons, qui naguère se déchaînaient contre les
deux empereurs, jurent maintenant de venger leurs protégés et
assaillent Murtzuphle, qui ne manquait pas du courage néces-
saire à un chef de peuple; armé d'une épée et d'une masse fer-
rée, il parcourait la ville et ranimait par son courage celui des
Grecs. 11 tenta de nouveau de surprendre les Latins et d'incen-
dier leur flotte; mais, lorsque l'étendard de Marie tomba dans
les mains des croisés, les Grecs se crurent abandonnés par leur
protecirice, et se renfermèrent dans la capitale, où cent mil o
hommes travaillaient jour et nuit pour compléter les travaux do
défense. Les croisés sentaient la difficulté de prendre une ville
LES CROISÉS A GONSTANTINOPLE. 39
si admirablement située. Après un conseil^ où Pon délibéra mû-
rement^ il fut décidé que Murtzuphle serait déposé^ et qu'on lui
substituerait un empereur latin, à qui reviendrait un quart des
conquêtes; que le reste serait partagé entre les Vénitiens et les
Français, et qu'on déterminerait les droits féodaux des empe-
reurs, des sujets, des grands et des petits vassaux.
Après ce partage anticipé, ils marchent à Tassaut du côté de la
,mer, et s'emparent de la muraille ; Murtzuphle s'enfuit, efCons-
tantinople tombe en leur pouvoir une seconde fois. Était-il pos-
sible de contenir cette foule de guerriers, dans Pivresse de possé-
der enfin une proie si longtemps convoitée ? Rien ne fut respecté,
ni la pudeur^ ni la sainteté des églises et des tombeaux. Une
prostituée s'assit dans la chaire de Sainte-Sophie; des mulets,
chargés de dépouilles, souillaient les autels du sang qui coulait
de leurs blessures. Des soldats jetaient sur leurs épaules les
longs vêtements des Grecs, caparaçonnaient leurs chevaux avec
les bonnets|de toile et les cordons de soie des Orientaux, et par-
couraient les rues, brandissant, au lieu d'épées, des écritoires
et du papier pour railler le savoir efféminé des Grecs ; puis ils
s'écriaient : a Depuis que le monde est monde , on n'a jamais
vu plus riche butin. »
Les dépouilles, qui devaient être mises en commun (et l'on
pendit beaucoup de soldats qui en avaient détourné une certaine
partie), s'élevèrent à cinq cent mille marcs d'argent (24 millions),
malgré deux incendies et de nombreuses soustractions, malgré
le prélèvement d'un quart pour le futur empereur et le prix du
noïis des Vénitiens; on peut donc l'évaluer à cinquante mil-
iiohs. Il est certain que, si l'on avait cédé le butin aux Vénitiens,
comme ils le proposaient, ils en auraient tiré meilleur parti et
avec moins de cruautés. Le partage se fit dans la proportion sui-
vante: un chevalier reçut autant que deux hommes à cheval,
et un homme d'armes à cheval autant que deux fantassins. Les
monuments dont Constantin et ses successeurs avaient enrichi
la ville furent* abattus ou dévastés (i); comme Tor et les tapis,
(1) Ce fut alors que les Vénitiens acquirent les chevaux de Lysippe, qui or-
nent le pronaos de Saint-Marc. Sanuto raconte que, lorsqu'on les transportait
à Venise, la jajnbe d\in cheval se rompit, et que Dominique Morosini, qui com-
mandait le bâtiment de transport, obtint de la cousener comme souvenir. Le
conseil y consentit, et Ton en fit mettre une neuve à la place de celle qui
manquait. Ei J'ai vu ledU pied y ajoute-t-il. Ce fait a échappé à ceux qui ont
décrit ce trophée de tant de victoires.
40 LES CROISÉS A GO>'STANTINOPL£.
on dérobait avidement les reliques à l'aide de fraudes^ de vio-
lences^ sans reculer même devant l*effusion du sang, et le
monde en fut rempli* Le pillage terminé, les croisés célébrèrent
dévotement la pàque.
Le choix d'un empereur fut confié à six électeurs vénitiens
et à pareil nombre d'ecclésiastiques français. Les candidats pro-
posés furent Henri Dandolo » le marquis de Montferrat et Bau-
douin* de Flandre; Dandolo préféra à la domination d'une citét
vaincue le titre de chef d'une république victorieuse, de même
que nul Romain d'autrefois n'aurait voulu cesser d'être citoyen
pour devenir roi de Carthage. D'autre part, les Vénitiens au-
raient pu voir avec ombrage leur doge à la tête d'un grand em-
pire; qui les assurait que sa nomination ne constituerait pas un
exemple, et que leur patrie ne deviendrait point une colonie de
cet empire? Ces motifs déterminèrent Dandolo à refuser la cou-
ronne^ et ses compatriotes^ par jalousie contre le marquis de
Montferrat^ dont ils redoutaient l'agrandissement, favorisèrent
Baudouin^ qui fut proclamé. Des fêtes dans le goût occidental
et des chants latins dans les églises célébrèrent l'avènement du
nouvel empereur; le légat du pape le revêtit de la pourpre, et^
selon l'usage, on lui offrit un vase plein d'ossements et de pous-
sière; puis on mit le feu à une touffe de coton, pour lui rap-
peler combien la gloire du monde est prompte à s'évanouir.
Cette conquête, à laquelle avaient songé les premiers croisés,
était un triomphe pour le pape, bien qu'on l'eût faite malgré sa
volonté. Baudouin prit le titre de chevalier du saint-siége; il
écrivait au pape Innocent III pour lui annoncer qu'une nation
nouvelle avait été soumise au saint-siége, et l'invitait à venir en
personne jouir de cette victoire. Le marquis de Montferrat dé-
clarait qu'il était prêt, selon la volonté du pape, à reprendre
la route d'Europe ou bien à mourir sur ces rivages. Le doge de
Venise lui-même supplia le pontife de l'absoudre de cette vic-
toire, en donnant pour excuse que Constantinople était une
échelle pour Jérusalem. Innocent, qui avait une politique franche
et nette, voulait la guerre contre l'islam, et repoussait Tégolsme
qui, sous le prétexte d'affranchir l'Orient, commençait par s'en
emparer. Dès lors, s'élevant au-dessus des avantages du saint-
siége, il les biftmait d'avoir préféré les biens terrestres à ceux
du ciel ; il leur enjoignait de demander pardon à Dieu de la li-
cence militaire, de la violation des choses sacrées, et de mériter
sa miséricorde eu accomplissant le vœu de délivrer la terre
PARTAGE DE L'EMPIRE. 41
sainte. Dans cet espoir^ il rendit sa bénédiction à ceux qu'il
avait interdits, se félicita avec les évéques du châtiment infligé
aux Grecs obstinés, et sollicita les autres chrétiens à partager la
gloire des nouvelles fatigues.
ly^près les ccmventions^ Baudouin eut un quart de Tempire
grec, Venise trois des huit quartiers de la ville et les trds hui-
tièmes de l'empire, c'est-à-dire une grande partie du Péloponèse,
.les lies de TArchipel, Égine, Gorcyre, la côte orientale de FAdria-
tique, celle de la Propontide et du Pont-Euxin, les rives de
THèbre et du Varda, les places maritimes de la Thessalie et les
villes de Cypsèle, de Didymotichos, d'Andrinople, en un mot,
de sept à huit mille lieues carrées de surface, avec huit millions
de sujets et une chaîne de comptoirs sur la mer depuis Raguse
jusqu'à ia mer Noire. Aux Français échurent la Bithynie, la
Thrace, la Thessalie, la Grèce, depuis les Thermopyles jus-
qu'au cap Sunium , et les grandes îles de l'Archipel. Les pays
situés au delà du Bosphore et Candie furent attribués au mar-
quis de Montferrat , qui fut ensuite couronné roi de Thessalie ;
il s'empara de Nauplie yde Malvoisie et de Ck>rinthe, occupées en-
core par l'usurpateur Alexis, le fit prisonnier avec sa famille,
l'envoya par Gènes dans le Montferrat, et périt enfin en combat-
tant les infidèles. Les églises mômes de Gonstantinople furent
partagées entre les Vénitiens et les Français, et l'on nonuna pa-
triarche Thomas Morosini. Victoire immense, mais peu solide.
Ces rapides acquisitions avaient échaufTé les imaginations, et
déjà les barons d'Occident se voyaient possesseurs de royaumes
et de duchés sur les rives de TOronte et de TEuphrate, tandis
que d'autres employaient leur part de butin à l'achat de fiefs
dans l'empire conquis, mais dont la soumission n^était pas en-
core bien complète. Les croisés qui s'étaient rendus en Palestine,
se hâtèrent d'en revenir; de nouvelles bandes arrivèrent de l'Oc-
cident, et l'on vit accourir les Templiers et les Hospitaliers, qui
ne manquaient jamais l'occasion des entreprises faciles et lucra-
tives : ainsi le droit de l'épée fondait partout de nouveaux États.
De môme que les Lombards vainqueurs s'étaient donné un
code pour eux seuls, ainsi les Latins promulguèrent les Assises
de Jénisalem dans le nouvel empire, qu'ils avaient partagé
comme les premiers, et qui fut goavemé à la manière des fiefs
de l'Europe. Venise, peu soucieuse de conquêtes qu'elle était
obligée de défendre sans pouvoir en retirer de grands avantages,
les abandonna presque toutes à ses nobles, comme fiefs perpé-*
42 LES VÉmTIENS EN GRÈCE.
tuels de la république, avec faculté d^entrefenir des troupes ar-
mées et de soumettre les ties grecques et les villes de la côte. Les
Sauuto fondèrent le duché de Naxos^ qui embrassait les tles de
Paros, Mélos et Santorin ; les Navagera eurent le grand-duché
de Lemnos;' les Michel^ la principauté de Céos; les Dandolo,
celle d'Andros; les Ghisi, celle de Théone, Mycone et Scyros.
D'autres obtinrent les seigneuries de Mételin et de Lesbos, de
Phocée, d'Énos, les comtés de Zante, de Ciorfou, de Céphalonie,
le duché de Durazzo; les Yicari fondèrent ensuite le duché de
Gallipolis dans la Chersonèse de Thrace. Des étrangers reçurent
aussi des fiefs, par exemple^ Michel Gomnène le pays situé entre
Durazzo et Lépante, Robano des Carceri Négrepont, Théodore
Brana Andrinople.
Toiis ces seigneurs prêtaient serment de fidélité^ avec obli-
gation de fournir un tribut et des subsides pour la guerre: les
Vénitiens avaient le privilège du commerce dans leurs domaines^
et les citoyens de la république qui voudraient y demeurer de-
vaient rester indépendants et se gouverner par leurs propres
lois ; un baile siégeait à Constantinople. Venise, par ces conces-
sions, s'assurait une domination libre de soucis et facile à con-
server au moyen des flottes ; on délibéra même sur la question
de savoir s'il ne vaudrait pas mieux transférer à Constantinople
le siège de la république, et deux suffrages seuls la firent ré-
soudre négativement. (1)
Le marquis de Montfeirat, se voyant dans Timpossibilité dt;
conserver Candie, la vendit aux Vénitiens, avec ses créances sur
Alexis, au prix de mille marcs d'argent , et moyennant un terri-
toire dans la Macédoine occidentale, qui produirait un revenu
de mille florins d'or (2).
Candie avait plus d'importance pour le commerce que Cons-
tantinople; il fallut donc l'organiser avec plus de soin. Les ha-
bitants étaient inconstants et légers, qualités qui n'exprimaient
sans doute que leur répugnance pour le joug étranger ; comme
elle avait une trop grande étendue pour être concédée à un seul,
(1) Sahdi, Sloria, eiviUt P^S* C^O.
(2) Les conventions pour les impôts de Constantinople , stipulées dans le
mois de mars 1204 entre la seigneurie vénitienne d'ime part, el, de l'autre, le
nii)rc|uis Boniface de Montferrat et les comtes de Flandre, de Blois, de Saint-
Paul, sont imprimées dans les Momim, fiist. patriœ^ Gfaart. i, 1 109, où se trouve
aussi la cession que le même Boniface fit aux Vénitiens de TUe de Crète et
d'autres terres du Levant.
LA OANÉE. 43
on résolut d^ transporter raie colonie , dans la pensée qu'elle
saurait mieux c(mtenir les vaincus. Néanmoins on trouvait dif-
ficilement des individus qui voulussent renoncer à leur patrie^
même an prix des richesses^ des dignités, du pouvoir ; on choisit
donc , parmi les six sestiers de Venise y MO familles , i la tdte
desquelles fut placé un duc biennal qui représentait le doge.
Élu par le grand Conseil, assisté de deux conseillers supérieurs,
il avaK sous ses ordres les magistrats comme à Venise. Avec le
concours obligé des serfs , on bfttit et Ton fortifia la ville de
la Canée.
La juridiction de cette ville appartenait au capitaine et con-
seiller de la république y élu à Venise ; le quartier des juifs, le
port^ Farsenal et les portes faisaient partie de la commune vénî*
tienne. Le pays fut divisé en Ida fiefs de chevaliers et 408 de
sergents. Tout chevalier était t^u d'avoir une bonne armure,
d'amener de Venise et d'entretenir deux chevaux : Tun de la
valeur au moins de quatre-vingts livres vénitiennes, l'autre de
cinquante, âgés de trois ans, puis d'en acheter un troisième de
vingt-cinq livres dans le délai d'un mois et demi ; en outre, il
devait avoir un sergent avec un cheval bardé de fer , trois
écuyers avec une cuirasse et toutes les armes du cavalier, deux
arbalètes de corne avec deux écuyers capables de les tirer, issus
de nation latine et âgés de vingt à quarante ans. Les sergents
titulaires d'une demi -chevalerie furent obligés d'amener de
Venise un cheval de cinquante livres au moins et deux écuyers,
de se procurer ensuite^ dans le délai d'un mois et demi^ un autre
cheval de vingt-cinq livres, et d'être enfin bien armés. Les che-
valeries ne pouvaient être ni engagées ni saisies pour dettes, et
la solde de sept cents Uvres devait être consacrée à l'acquisition
de la terre. Du reste» on leur imposait à tous Tobligation d'aider
en toute occasion les gouverneurs de l'île ^ et, dans celle-ci, la
commune de Venise (i). Les nobles du pays^ dont l'influence
fut appréciée, participèrent au gouvernement, et le grand Con-
seil, composé d'indigènes, élisait les magistrats inférieurs. Les
musulmans furent soufferts, mais réduits à l'état de servitude.
Ainsi 30,000 braves, avides de conquêtes et de butin,* l'aVaient
emporté facilement sur des millions de Grecs qui , corrompus
par le luxe, par des habitudes dépravées et la vanité des choses
frivoles, ne surent honorer leurs disgrâce^ par aucune vertu ;
(1) DecTêtum venêtum, ap. CAWaAiii, v, 124.
44 LA GANÉE.
mais cette conquête^ faite sans intelligence, tarissait les sources
de la prospérité, au point d'amener la disette des vivres. Le
système féodal empêchait Taccord dans la guerre et le bon
ordre en temps de paix. Certaines villes avaient un mélange de
lois féodales, ecclésiastiques et vénitiennes; en outre, la douceur
du climat amollit bientôt les soldats , et le mépris réciproque
empêcha la fusion des vainqueurs et des vaincus.
Baudouin, au bout de deux ans, mourait prisonnier des Bul-
gares ; Henri Dandolo avait fini ses jours à Gonstantinople, après
avoir vu la rapide décadence de Terapire latin. Cette conquête
fut plus nuisible qu'utile à Venise, à cause du grand nombre
d'individus qui se détournèrent du commerce et de la navigation
pour se jeter dans des entreprises chevaleresques et tenter des
acquisitions éphémères; bien plus, en abattant Gonstantinople,
elle avait rompu sa barrière la plus solide contre les musulmans,
qui devaient bientôt devenir ses voisins formidables.
CHAPITRE LXXXVIII.
OTHON IV. DéVELOPPBMEMT DBS RÉPUBLIQUES. NOBLES ET PLÉBÉIENS EN LUTTE.
GUELFES ET GIBELINS-
Dans ce système théocratique et féodal, l'empereur, dit ro-
main pour cela, ne se considérait comme tel qu'après avoir été
couronné par le pape , représentant de Dieu , par qui seul ré-
gnent les rois; l'empereur se glorifiait donc du titre d'avocat et
de défenseur de l'Église. L'opinion , favorisée par les légistes,
que nous avons vus à la diète de Roncaglia déclarer, d'après les
codes de Théodose et de Justinien, qu'il était la loi vivante, lui
attribuait la suprématie sur les autres rois ; le chancelier do
Barberousse appelait reges provinciales les autres monarques.
Mais en réalité, outre que les rois agissaient avec une pleine in-
dépendaflce, le système féodal d'un côté, et, de l'autre, l'ac-
croissement des communes amoindrissaient tous les jours la
puissance impériale. Dans l'Allemagne même, l'empereur, pour
se faire des partisans, était contraint de prodiguer les franchises,
c'est-à-dire d'afTaiblir la dépendance des princes et des villes,
lesquelles, par le commerce ou le secours des ligues, parvenaient
LES BOIS B'ALLBMAGNE. 45
à cette prospérité matérielle qui ne souffrait plus l'oppression
politique. Au delà des Alpes, néanmoins^ les villes ne purent
constituer des républiques comme en Italie ; en effet, elles n'a-
vaient pour habitants que de petits marcliands ou des artisans ;
les seigneurs vivaient dans leurs châteaux , et les luttes se len-
fermaient entre le trône et l'église , les Guelfes et les Gibelins.
Dans litalie , au contraire y les cités comprenaient les hommes
instruits et les seigneurs, les débris romains et lombards , et le
pouvoir fut même communiqué aux plébéiens , qui apprirent à
discuter leurs droits , à combattre pour une opinion , à devenir
libres enfin.
Le souverain d'Allemagne, qui dominait aussi sur les royau-
mes de Lorraine, d'Arles et de Provence, était élu parles grands
seigneurs, avec le concours de plusieurs barons d'Italie. Chaque
empereur, néanmoins, profitait de Tinfluence qu'il devait à son
rang et au dévouement de ses propres vassaux , pour faire dé-
signer comme successeur un des membres de sa famille.
Le roi jouissait des grands biens de la couronne répandus
dans [toute l'Allemagne, du produit des fleuves, des forêts, des
mines, des péages, d'une portion des amendes , des dépouilles
des évéques et des abbés défunts. Les villes, les juifs, pour ob-
tenir sa protection comme serfs de la chambre impériale, et les
Lombards ou Gahorsins, qui voyageaient pour vendre des épices
et trafiquer de Fargent, ou, comme on dit aujourd'hui, pour
faire la banque, lui payaient certaines contributions.
Le royaume étant électif, on n'annexait pas au domaine pu-
blic les propriétés patrimoniales des nouveaux élus ; bien plus,
comme les rois pouvaient disposer des fiefs qui faisaient retour
à la couronne pour félonie ou bien à défaut d'héritiers, ils les
donnaient à leurs parents, et ce fut ainsi que la maison de Souabe
d'abord , puis les familles pauvres de Luxembourg et de Habs-
bourg parvinrent à une si grande élévation.
L'empereur avait le droit de faire la guerre; mais, comme les
soldats devaient lui être fournis par les feudataires, il fallait ob-
tenir leur consentement. Les longues et désastreuses expéditions
de Frédéric P' en Italie avaient dégoûté les seigneurs de sacri-
fier leurs forces et leur argent pour des intérêts qui leur étaient
étrangers ; aussi, depuis cette époque jusqu'à Sigismond, il ne
fut décrété aucune expédition générale, malgré les menaces ou
les promesses des empereurs , et bien que Tintérét de la patrie
ou de la chrétienté réclam&t le concours do leurs armes. Il no
46 LES ROIS D'ALLEMAGNE.
restait donc aux empereurs que les hommes qui leur étaient dus
par leurs vassaux particuliers ou par les pays directement
sobmis à leur autorité ^ comme la Sicile à Fégard de la maison
de Souabe^ ou par des princes et des villes avec lesquels ils
avaient fait alliance.
L'Allemagne était pauvre ; Lubeck^ Anvers, Ratisbonne, Vienne
et quelques autres villes sur le Rhin ou le Danube, florissaient
• par le commerce et l'industrie. La Flandre fabriquait des draps»
mais le manque de routes et de produits d'échange Pempécbait
d'atteindre à une grande prospérité ; d'autre part, les croisades
lui enlevaient beaucoup d'argent. Le commerce, néanmoins,
commençait alcHrs à s'étendre , et Ton venait de découvrir les
mines d'argent de la Saxe. Forte de ces avantages et des libertés
commerciales, l'Allemagne aurait pu trouver une source de
prospérité dans le rang supérieur qu'elle occupait parmi les na-
tions européennes, et dans la prédominance qu'elle acqué-
rait sur les Slaves : heureuse, et plus heureuse l'Italie , si elle
avait employé son ardeur à soumettre ces races pour les civili-
ser i Par une fatalité déplorable, les empereurs, non contents de
leur suprématie religieuse sur l'Italie, voulurent se mêler de
ses affaires; de là, des conflits avec les républiques et les papes,
dans lesquels nous avons vu succomber une dynastie, et qui
bientôt causeront la ruine d'une autre.
1 97 Après la mort de Henri Yi , les seigneurs d'All^nagne ne ju-
gèrent pas convenable, dans les circonstances difficiles où l'on
se trouvait, d'élire pour empereur un enfant comme Frédéric
Roger. Son père , il est vrai, les avait amenés à lui prêter hom-
mage ; mais , comme il n'était pas encore baptisé , ils se
croyaient affranchis de toute obligation.
Philippe de Souabe , fils de Barberousse et duc de Toscane,
avait pris, conune le plus proche parent de l'empereur, le
sceptre, Tépée, la couronne, le globe d'or rempli de poussière,
la lance et le diamant dit démesuré (derweile); se dérobant aux
outrages des Italiens, qui tuèrent même un grand nombre des
gens de sa suite , il s'enfuit en Allemagne, et parvint à force de
1198 brigues à se faire élire roi par les États de Souabe , de Bavière,
de Saxe, de Franconie et de Bohême ; mais les Guelfes lui op-
posèrent Othon de Brunswick, fils de cet Henri le Li(m, duc de
Saxe et de Bavière^ dont Barberousse l'avait dépossédé après
une lutte ardente , et neveu de Richard Ck£ur-de-Uon. Othon,
brave comme ce roi d'Angleterre, d'une taille gigantesque, pro-*
iiiai-s.
LES ROIS I)*AIX£MA6N£. 47
digue^ aux manières soldatesques^ résolu à réprimer les oppres-
seurs^ d'où les grands le qualifiaient de Superbe, et le peuple de
Père de la justice, s'empara d'Aix-la-Ghapelle, où il se fit oindre
par Farchevêque de Cologne ; alors le peuple et les seigneurs
tirèrent répée pour soutenir chacun l'empereur qu'ils avaient
élu. Afin d'épargner Teffusion du sang^ la décision fut remise
au pape, qui, après avoir examiné la question au triple point de
vue du droit , de la convenance et de l'utilité , exclut Frédéric,
parce qu'on ne connaissait pas son intelligence et sou cœur, et
que l'Écriture dit : Malheur à la terre qui a pour roi un enfant !
U réprouva Philippe comme usurpateur des juridictions ecclé-
siastiques en Toscane, et parce qu'il tenait encore dans les fers
l'évoque de Salerne et la famille royale de Tancrède; il loua
Othon, mais il lui semblait que son élection était due à un trop
petit nombre de suffrages (1). Le pontife se montrait donc im-
partial entre une famille toujours hostile et l'autre toujours favo-
rable à l'Église; les deux rivaux, également mécontents, couru-
rent alors aux armes, jusqu'à ce que le pape, sur les instances
des Guelfes, envoya un légat pour excommunier Philippe avec
les siens, et proclamer Otiion légitime empereur.
Ce monarque, en présence de trois légats, prêta le seraient i.^*?!
suivant : « Moi, Othon, avec la gcâce de Dieu, je promets et "'"'"*
<( jure de protéger de toutes mes forces et de bonne foi le sei-
a gneur pape Innocent, ses successeurs et l'Église romaine,
(( dans tous leurs domaines, fiefs et droits, tels qu'ils sont définis
(f par les actes de beaucoup d'empereurs, depuis Louis le Dc-
a bonnaire jusqu'à nous ; de ne pas les troubler dans ce qu'ils
a ont déjà acquis, et de les aider à compléter leurs acquisitions, >
« si le pape me l'ordonna quand je serai appelé à Rome pour
0 être couronné. En outre, je prêterai le secours de mon bras à
a l'ÉgUse romaine pour défendre le royaume de Sicile, en mou-
« trant au pape obéissance et respect, .comme les pieux empe-
a reurs catholiques l'ont pratiqué jusqu'à présent. Quant aux
a mesures à prendre pour assurer les droits et les coutumes du
« peu(rfe romain et des ligues de la Lombardie et de la Toscane,
« je suivrai les conseils et les intentions du saint-siége, et ferai
(c de même en ce qui concerne la paix avec le roi de France. Si
a l'Église romame se trouve en guerre pour ma cause, je lui
(1) La lettre dlnnocent lit est très-importante pour connafitre les préten-
tions et la manière de voir du saint-siége. Regesta Impcrii^ note 20 et suivantes.
48 OTHONIV.
tt fournirai de l'agent selcm mes ressources. Le présent serment
« sera renouvelé de vive voix et par écrite quand je recevrai la
« couronne impériale. »
Les Allemands/ qui voudraient toujours voir Fempereur au-
dessus du pontife et Fltalie souniise à leur pays^ reprochent à
Othon cet acte, par lequel, en résumé, ce que le pape exigeait
était Tindépendance de TÉgiise et de Titalie. Les princes de
l'empire, indignés, écrivirent avec énergie à Innocent, dont la
faveur ne put empêcher la décadence du parti d'Othon, accusé
d'avoir compromis la souveraineté nationale. Sur ces entrefai-
1208 tes, Philippe de Savoie périt égorgé, ne laissant que quatre
filles; c'était le cinquième fils de Barberousse mourant à la fleur
de l'Age, et cette famille ne laissait d'autre héritier mài'e que
Frédéric Roger. Enfin, après dix ans de luttes mêlées d'intrigues
politiques, les suffrages, grâce à l'influence de Rome, se réu-
nirent tous sur Othon; bien plus, afin de prévenir les conflits et
d'élever une barrière contre l'ambition de toute autre famille, il
fut établi que personne ne pourrait, à l'avenir, prétendre à la
couronne germanique par droit héréditaire; que l'élection se-
rait dévolue à trois princes ecclésiastiques, les archevêques de
Mayence, de Cologne et de Trêves^ et à trois laïques, le palatin
du Rhin, le duc de Saxe et le marquis de Brandebourg; et que,
si les suffrages étaient partagés, le roi de Bohême interviendrait
comme électeur. Dès ce moment, le peuple ne prit aucune part
aux nominations, et les Italiens en furent entièrement exclus.
1200 Othon, par son mariage avec Béatrix, fille de Philippe, mort
violemment, réunit les deux maisons des Guelfes et des Hohen*
' staufen, et put arracher du sol allemand cette funeste zizanie
des Guelfes et des Gibelins, tandis qu'elle reprenait vigueiu* en
Italie.
La Péninsule, depuis douze ans, n'avait pas vu d'armée alle-
mande, et, dans cet intervalle, les républiques s'étaient forti-
fiées. Déterminées par des besoins individuels, elles n'avaient
pas prétendu étendre les franchises sur tout le pays, détruire
toute trace de l'oppression soufferte, établir l'égalité de tous de-
vant la loi. Les capitaines, les vavasseurs et les ahrimans, dans
le principe, faisaient seuls partie de la commune ; plus tard, elle
admit les bourgeois libres, classe moyenne dont l'importance
s'était accrue, soit par les richesses provenant du commerce, soit
pcir l'adjonction d'un grand nombre de familles nobles et de tous
ceux qui parvenaient à se soustraire à l'autorité des seigneurs
AGGa01SS£M£NT DES RÉPUBLIQUES. iO
féodaux ou ecclésiastiques. Le reste des habitants dépendait en-
core des nobles ou des vicomtes épiscopaux^ en qualité de serfs
ou d^ommes liges, et suivant des conditions, souvent insérées
dans une charte, qui servent à faire connaître la^ condition per-
sonnelle des plébéiens (1).
Les anciens comtes de la ville s'étaient retirés à la campagne^
où ils conservaient leurs biens et leurs juridictions ; ainsi, les
comtés ruraux étaient des fractions d'ancien comté qui avait
perdu la cité, ou des portions assignées par on comte à ses pro-
pres enfants. Dans le dixième siècle, ceux de Bergame avaient
eu, pendant quatre générations, la suprême dignité de comtes
du palais royal; ils contractèrent même des alliances de famille
avec les marquis dlvrée et de Toscane. Obligés de sortir de la
ville, ils s'affaiblirent en produisant divers rameaux : les comtes
d'Almenno, de Martinengo, de Gamisano, d'Offenengo et d'au-
tres (2). Vers Pannée 1222, les historiens mentionnent plusieurs
châteaux donnés ou cédés à Bergame par les propriétaires,
comme Momico, Gologna, Grumello, Solto, Plenico, Cène, Give-
date, Telgate, Villadadda, Motengo, Galepio, Sarnico, la Bretta,
etc. ; déjà même les chanoines et l'évêque avaient été amenés
ou contraints à suivre cette voie. Milan, dont la juridiction d'a-
bord ne dépassait pas un rayon de trois milles, soumit les com-
tés du Seprio, de la Bulgaria, de la Martesana, de Parabiago, de
Lecco (3). Les comtes de Vérone se retirèrent à Saint-Boniface,
dont ils prirent le nom; ceux de Padoue, au milieu des monts
Euganéens, avec les noms de Baone, d'Abano, de Maltraverso
et d'autres*
Les cités libres ne pouvaient supporter longtemps autour de
leur enceinte des bourgs servilement soumis à des feudataires
jouissant d'une juridiction absolue; elles saisissaient donc les
occasions d'y porter la plus légitime des guerres , celle qui pro-
(1) Voir MvLLATBSA, Storiadi Stella^ ]^,ZQf et les Monum, hht. patr'uv,
Ghart, If, 1294, 1203.
(2) LvPl, Cod. diplom, vol. Il, passim; Rokchetti, Mem. stor, délia ciità e
cUesa di Bergamo, ch. rv, pag. 27.
(3) Et sic cmtas Mediolani, quœ ierritorio trhtmmitiianorum extra emtatem
contenta fuerat, longe lateque alas suas expaadit, Nam ducatus BulgarUv ,
marchionatiis Marthexanœ^ comilatus Seprtiy comitalus Paraùitagi, et comiiatus
Leuci, qutqui omnes quasi domestiei inimici terrant istam semper invaserant...^
faeii sunl su6jecti et servi perpetm civitatis Mediolani* Galv. FiammA; Manip
floruiD.
mar. des ital. — - t. v. 4
50 LES S£1GNBURS ENTRENT DANS LES COMMUNES.
page et assure les droits de Phomme; parfois on avait recours à
des conventions, et la campagne restait affranchie de la servi-
tude individuelle. Asti prit les armes contre les ducs de Montferrat ^
Ctiieri contre les archevêques de Turin. Les citoyens de Borgo
Sansepolcro sommèrent les nombreux châtelains du val Tibe-
riana d'évacuer leurs citadelles; ils employèrent la force contre
ceux qui ne voulurent pas, et démolirent le château de Mans-
ciano, dont ils employèrent les pierres pour construire leurs mu-
railles^ avec une cloche qu'ils placèrent sur la tour de Berta (4).
Les habitants de Yico^ VascOj Breo, Carassone, victimes de leur
mésintelligence avec les Lombards et Tempereur/ s'unirent par
des liens réciproques, d'où sortit la ville de Mondovi. Les Pave-
sans expulsèrent le comte rural^ qui se réfugia à Lumello; mais^
poursuivi dans cet asile^ il dut renoncer à sa juridiction et se
faire citoyen et sujet de la ville (2).
Les consuls de Biandrate figurent déjà dans une charte du
5 février 4093, par laquelle ces comtes donnent aux gens d'armes
qui vivent sur leurs terres une espèce de constitution : c Ils s'en-
c gagent à respecter toutes les décidons des douze consuls ^ les-
« quels font serment de juger les procès de la manière qui leur
« semblera la plus utile à la commune, sauf la fidélité due aux
c seigneurs. »
Frédéric Barberousse concédait de grands privilèges à Guido
de Biandrate, dont il avait reçu des services signalés : il le pre-
nait sous sa protection, lui confirmait les biens et les honneurs
qu'il avait obtenus de ses prédécesseurs, et décidait qvPil ne de-
vait être appelé en jugement qu'en présence de l'emperear ; en
outre, il lui confirmait la capitainerie (eonductum) pour tout l'é-
vèché de Novare, avec défense à tous de se battre, si ce n'est en
(1) Brewê iitoria àeUorigmû e fandoùotm éella eitià dd Borgo M SeOMC-
polcro, par ALEXAia>RB GoRACa, 1636. Tous ces historiens du seizième et du
dix-septièiDe siècle n*entendent rien aux constitutions municipales; pourtant
ils avaient sous les yeux des chartes qui se sont égai^ées depuis, et des traditions
encore vivantes. Pour toUs, c'est une ville qui se rachète des comtes, achète
des privilèges aux empereurs, abat les châtelains voisins, qui, une fois établis
dans la cité, y portent le désordre.
(2) Et nunc iste cornes , consors et consclus ante ,
nie potens princeps , sob que romana sccoris
Italiti punlre reost de more vetmto,
Debnit iplntUB, victrid oogi«iir urbi
Ut jaodiau aenire diens» nuUoquc relicio
Jure sibi , domlnae inetuit mandata superbae.
(Gu.^TKRf livrent.)
J
i£S SEIGNEURS ENTRENT DANS LES COMMUNES. 51
sa présence; que les hommes de ce comté^ ajoutaiUii^ aient^
comme les marchands de cette ville^ le droit de vendre et d^a-
cheter dans tout le comté de Novare , de Yerceil et d'Ivréc.
Puis le comte de Biandrate^ en ii70^ fait alliance avec les Ver-
cellais^ en cédant son château de Montegrande^ à la condition
que 86$ habitants seront reçus pacifiquement, à Yerceil, sans
qu'il perde néanmoins leur fidélité ; il cède aussi tout ce (ju'il
possède à Candeto^ Arborio^ Albano, et en deçà de la Sesia ; deux
fois par an^ il se mettra en campagne pour les Vercellais avec
un corps de troupes de trois cents hommes; il habitera leur ville
et fera jurer à quarante de ses hommes d'armes d'y acheter des
maisons ; il donnera de sa caisse dix mille livres pavesanes^ et il
obligera ses honunes d'armes à*donner le fodrum aux habitants
de Yerceil^ comme le pratiquent les autres concitoyens; il ne ré-
clamera rien pour les dommages causés à lui et à sa famille ; il ne
fera point la guerre sans le conseil des consuls majeurs et des
consuls de Seint-Étienne et de toute la Credenza ; il ne bâtira
point de château à partir de la vallée de la Sesia et de Roma-
gnano, et^ dans cet espace^ il ne s'emparera point de château ,
de tour ni de cour.
Les seigneurs de fiiandrate étaient les plus puissants des en-
vii*ons de Milan ; mais leur château fut bientôt assiégé et détruit^
et les habitants dispersés dans quatre villages. A Novare^ le con-
sul jurait^ selon une prescription de^ statuts^ qu'il empêcherait
Biandrate de se relever de ses ruines, qu'il le visiterait deux fois
par an^ et, si quelque maison était bâtie dans l'enceinte du fossé,
qu'il la ferait démolir dans le délai de vingt jours. Ces comtes
conservaient d'autres terres , qu'ils dorent céder à Novare , en
1247^ moyemiant 8^000 livres , afin d'acheter avec cet aident
une maison et des terrains dans le district. Néanmoins ils in-
festaient encore le val de Sesia , voulant déshonorer toutes les
Jeunes filles; aussi les paysans les massacrent tous^ à l'exception
d'une jeune fille À laquelle ils infligent les outrages que les leurs
avaient soufiferts. Us possédaient d'autres domaines sur le terri-
toire d'Asti ; mais^ en 4SS0, ayant voté du drap à des marchands^
la ville^ pour les punir, les dépouilla de leurs villages. Une nuit^
en 1290^ le comte Manuel se jette sur un de ces villages^ et les
Astigiaus envahissent ses terres, dont ils détruisent les vignes et
les troupf^aux^ en donnant la mort à son fils ; le comte alors, pour
sauver le reste ^ céda le château de Porcello à la ville, et vendit
au plus offrant les châteaux de Montaculo et de Saint-Étienne.
52 LES SEIGNEURS ENTRENT DANS LES COMMUNES.
Des conventions semblables, mais plus largement expliquées,
furent faites entre les Yercellais et les marquis de Montferrat^
avec promesse de la part des premiers d'aider les seconds au-
près de la ligue lombarde, c'est-à-dire de prier et d'intercéder
en leur faveur.
La commune de Brescia, s'il faut s'en rapporter à la chronique
d'Ardicio, avait, dès l'année 1104, formé avec d'autres communes
de la Lombardie et du Trévisan une ligue qui fut jurée dans le
cloître de Palazzuolo : elle achetait des Martinengo le château
d'Orsi Vecchi; des comtes Lumellini, tout ce qu'ils possédaient
dans le diocèse à titre féodal ; des comtes Galepio, les châteaux
de Samico, Merlo, Galepio, avec obUgationpoureuxde convertir
le prix en acquisitions d'alleux dans le Brescian; elle recevait sous
sa protection les abbés de Lenoetde Sainte-Euphémie, détruisait
le fort de Montechiaro et celui de Gavardo, dont elle chassait la
garnison, et démantelait Âsola, qui appartenait aux comtes de
Gasalalto, et le château de Monterotondo. Une assemblée de 1203
établit que les habitants des villages et des châteaux achetés à
des nobles qui n'étaient pas membres de la commune devaient
prêter serment à la république. Les statuts de cette ville obli-
gent quiconque veut devenir citoyen de bâtir une maison dans
son enceinte, et de l'habiter toujours, sauf deux mois, un dans
l'automne, l'autre au printemps: défense aux particuliers de
construire des forts à Pontevico, Palazzuolo, Mura, Qtiinzano,
Ganeto, Gavardo, Iseo. Tous les curés et dignitaires ecclésias-
tiques devaient être brescians (1).
Les comtes de Trévise s'établirent dans leurs propriétés sur la
Piave, mais sans se brouiller avec la ville, où ils exerçaient plu-
sieurs charges communales, et dont ils conservèrent le nom,
qu'ils éctîangèrent plus tard contre celui de Gollatto. Vecello et
Gabriel de Gamino entrèrent dans la commtine de Trévise en
1183, et Mathieu, évêque de Gineda, en 1190, avec la conven-
tion que cette ville exercerait la juridiction dans son dio
cèse. Berthold, patriarche d'Aquilée, en 1^0, se fit citoyen de
Padoue, dans laquelle, à ce titre, il édifia un palais, se soumit
aux droits d'entrée comme aux tailles, et, tous les ans, il envoyait
douze chevaliers jurer obéissance au nouveau podestat; il fut
imité par l'évéque de Feltre et de Bellune (2).
(1) Monum. hist. patriœ, Ghart. i, 708, 807, 865, 910.
(2) Bertholdus princeps Atfuilejœ est tunicaiiu cum Paduanis , et factus e^i
LES SEIGNEURS ENTRENT DANS LES COMMUNES. 53
Padoue contraignit encore les marquis d'Esté à prendre le titre
de citoyens et à murer les portes de leur citadelle. Moruello
Malaspina, en 1494^ se fit admettre dans la commune de Plai-
sance, tandis que les autres membres de cette famille entraient
dans la cité de Lucques. Les Gorvoli de Frignano, en 14 56, deve-
naient citoyens de Modène avec obligation d'aider la ville contre
qui que ce fùt^ excepté le duc guelfe d'Esté^ ses hommes liges
et ses vassaux ; d'haJ[)iter la ville avec leurs femmes un mois
sur douze en temps de paix, deux en temps de guerre; de per-
mettre aux citoyens de traverser librement leurs terres, et de ne
jamais fermer leurs châteaux aux magistrats de la ville; de faire
payer à leurs paysans six deniers lucquois> chaque année, pour
chaque paiî*ede bœufs^ à l'exception des habitants des châteaux^
valets et gastalds. De son côté, Modène prenait l'engagement de
les investir de quelques propriétés et de châteaux qu'ils devaient
conquérir^ de les aider à revendiquer certains droits auprès
d'autres seigneurs^ et de les protéger contre leurs ennemis (4).
Les Bolonais avaient pris les châteaux de Gorbara^ Sassatello^
Monteveglio, Monte Cadumo^ Ibora, Dozza^ Fagnano^ et soumis
à leur autorité les seigneurs Getolani^ Savignanesi^ d'Oliveto^ Mo-
reto, Ganeto. La Toscane nous offrira le même spectacle.
Les juridictions féodales supprimées^ les tenures appartinrent
toutes à des citoyens, qui les firent cultiver par des fermiers et
des métayers; ainsi fut transformé le système germain des pos^
sessions^ et les serfs firent place aux cultivateurs libres.
Libres^ il est vrai, mais on ne les considérait point conune
peuple, c'estrà-dire comme jouissant du plein droit de cité; les
gens de condition inférieure et les ouvriers n'étaient pas repré-
sentés dans le gouvernement, et n'avaient droit, ni de voter les im-
positions qu'ils payaient, ni d'en régler l'emploi. Dans toute ré-
volution^ la première tentative a pour objet l'affranchissement ;
mais, connme on avance toujours , la classe libératrice parait
insuffisante ou tyrannique, et celle qu es au-dessous prétend
paduanus civis ; et in cittadinantiœ firmitatem et signwn fecit de sua caméra
quœdam in Padua œdificari paiatia, et se poni fecit vum aliis eivibus Paduœ in
coitam sive datiam. Tune quoque incepit mitfere, et adhttc mittit hodîe om/ii
anno de suis melioriùus militihus duodecim, qui jurant^ in priiicipio poiestario!
cujmlibetf prœcepta et sequentia potestatis pro domino patriarcha et suis, Quod
'videns feltrensis et beUunensis episeopus^ fecit et ipse simi/iter, noft lamen in quau-
titate eadem, ROLAmono.
(1) SaVIOLI, é4nn, ^/o^/i., I, di|>l. Ctvi.
54 NOBLES BT PLÉBÉIENS.
régaler d'aliord^ puis la renverser. La révolution qui émancipa
les communes avait eu pour agents principaux les nobles et les
personnages les plus Importants^ qui fournirent en conséquence
les consuls et les magistrats j car un grand nombre d'illustres
famillesd'Italie ont le glorieux privilège de rattacher leur noblesse
aux libérateurs de la patrie.
Les plébéiens réclamèrent bientôt une part dans le gouverne*
ment^ et cette seconde ère des républiques fut signalée par un
siècle entier d'agitations^ tantôt constitutionnelles, tantôt vio^
lentes 1 Dans Tintérieur des villes^ la lutte commença donc entre
les nobles et les bourgeois , les premiers voulant recouvrer l'au-
torité qu'ils avaient possédée autrefois , les autres prétendant
d'abord en avoir une part égale, puis se l'approprier tout en-
tière. Cette querelle est la même qui trouble chaque jour les
pays constitutionnels^ ou plutôt c'est la question iFautnl accorder
aux propriétaires seuls la plénitude des droits? Le conflit, à cette
époque, était d'autant plus naturel qu'on ne tenait point compte
de la naissance, mais des propriétés : qui avait des biens était
noble.
La haute noblesse, issue des anciens comtes, marquis et capi-
taines, traditionnellement puissante et soutenue par les empe-
reurs, s'était habituée à commander sur ses fiefs; ses membres^
bien qu'ils prêtassent serment comme citoyens, conservaient
leurs terres et leurs citadelles, d'où on les appelait souvent pour
remplir des magistratures urbaines. La plèbe, appliquée à l'in-
dustrie et au commerce, ne pouvait se livrer à l'exercice dos
armes, qui faisaient au contraire l'occupation et l'amusement des
nobles; il fallait donc, en cas de guerre, réclamer leur concours,
surtout pour avoir de la cavalerie. La noblesse, même après
avoir déposé les armes, avait, pour se frayer la voie au conmian-
dément, le patronage qu'elle exerçait sur ses anciens serfs et
ses clients actuels , le penchant de l'homme à révérer dans les
fils les qualités et les mérites des pères, les liens de parenté qui
unissaient ses membres, ou Pesprit de corps, et l'avantage de pos-
séder de si grands domaines qu'elle pouvait à son gré affamer les
cités. Appelés dans des pays étrangers pour être podestats ou
capitaines, les nobles contractaient l'habitude de la domination,
aussi facile à prendre que difficile à quitter; dans leur commune
même, ils obtenaient des honneurs, soit à cause des charges
qu'ils avaient occupées, soit à titre de chevatiers. Dans quelques
villes, les nobles seuls exerçaient les fonctions, comme il semble
NOBLES ET PLÉBÉIENS. 55
que cela f&t à Bergame, où \Hm ne voit pas de querelles entre
les nobles et les plébéiens, mais des nobles entre eux. .
D'autres fois, entravés par les magistrats dans leurs volontés
tyranniques^ ils se retournaient vers la classe inférieure^ exclue
du gouvernement et tributaire de la cité; ils la caressaient
parce qu'ils la trouvaient plus docile, et parce qu^elle n'avait ni
droits à leur opposer, ni richesses pour les égaler. Ils la soute-
naient donc devant les tribunaux ou dans les plaintes qu'elle éle«
vait contre ses oppresseurs. De là deux factions : la noblesse unie
aux plébéiens, et la bourgeoisie indépendante. Ces deux factions
se contrariaient dans les assemblées, les élections^ les procès, et
souvent la querelle s'envenimait au point de leur mettre les
armes à la main. Les nobles avaientrils Tavantage, ils restaient
maîtres des charges, libres de faire les lois à leur gré, de décré-
ter les mesures les plus favorables à leur ordre, et la populace
applaudissait, entraînée par son envie contre les riches bour-
geois, î cittadini grossi ^ qu'elle aimait à voir abaisser. Succom-
baient-ils, ils se retiraient dans leurs cliàteaux forts, où ils atten-
daient que la nécessité les fit rappeler, ou bien qu'il seprésentàt
une occasion de rentrer à force ouverte.
La plèbe, comme il arrive dans les luttes au sein des villes,
restait victOTieuse le plus souvent; mais, incapable de se gouver-
ner, et toujours facile à tomber dans les pièges des gens rusés,
elle s'appuyait sur un seigneur territorial, en lui concédant des
pouvoirs illimités, comme doit les avoir quiconque représente
le peuple , et c'est ainsi qu'elle aplanissait la route à la tyrannie.
Les barons mêmes, qui avaient juré la commune, outre les pou-
voirs dont ils étaient revôtus dans les villes, et l'influence qui dé-
rive naturellement de l'ancienne habitude de commander^ de la
richesse et de la pratique des armes^ s'étaient réservé dans les
conventions, avec des privilèges personnels, certains droits de
guerre et d'alliance.
Toutes les obligations ayant un caractère personnel dans le
système féodal, il était permis de renoncer à ces conventions
quand on voulait; or, comme le noble était parfois citoyen de
deux communes, s'il était en lutte avec Tune^ il s'appuyait sur
l'autre , source de conflits fraternels. D'un autre côté, les nobles
abandonnaient avec peine le droit, précieusement conservé^ des
guerres privées, et, dans l'intérieur des terres^ ils se battaient
entre eux; aussi munissaient-ils leurs palais comme des forte-
resses, avec des ponts-levis, des tours, et des chaînes étaient ten-
56 NOBLES ET PLÉBÉTENS.
ducs dans les rues. Trente-deux tours couronnaient ou menaçaient
Ferrare, cent Pavie^ un peu moins Crémone. A Florence, l'archi-
tecture massive, avec ses énormes blocs saillants, avec ses fenê-
tres étroites, ses portes ferrées, atteste encore cet état de guerre
de voisin à voisin. Le statut de Gènes défendait de lancer des pro-
jectiles du haut des tours, même pendant une lutte : s'il en ré-
sultait un meurtre, la tour était démolie; sinon, amende de
W livres, et si le propriétaire ne pouvait Tacquitter, on détruisait
deux étages de la tour. Quelquefois différents seigneurs se parta-
geaient une ville; à Mantoue, par exemple, les Bonacossi et les
Grossolani étaient chefs de parti dans le quartier de SaintrÉtienne,
les Arlotti et les Paltroni dans celui de Cittavecchia, les Riva et
les Casalodi dans celui de Sûnt-Jacques, les Zanecalli et les Gaf-
fari dans celui de Saint-Léonard. Il fallait donc fortifier les quar-
tiers les uns contue les autres, fermer les ponts, surveiller les rues.
Dans les villes les plus florissantes par le commerce , les mar-
chands voulurent participer à la souveraineté d'une patrie à la
prospérité de laquelle ils sentaient qu'ils avaient tant contribué.
Leur pré|pntion était légitime; mais l'irritation produite par la
lutte et l'orgueil du triomphe les poussèrent à réclamer Tex-
clusion des hommes dont ils n'avaient d'abord demandé qu'à
partager les droits. Florence exclut de la seigneurie quiconque
n'était pas inscrit dans le rftle d'une corporation ; les neuf sei-
gneurs de Sienne et les anciens de Pistoie devaient être mar-
chands ou de la classe moyenne ; il en était de même à Arezzo :
ainsi tout individu parmi les nobles qui avait démérité de la
commune était noté d'infamie. Modène eut un registre sem-
blable, et fut imitée quelque temps par Padoue, Bresda, Gênes
et d'autres villes li bres, sur la fin du treizième siècle. A Pise même,
les nobles ne pouvaient témoigner contre un plébéien ; on les
punissait de mort si , pendant un tumulte , ils sortaient de chez
eux avec ou sans armes, et la voix populaire suffisait pour les
condamner (1). L'article i50">^ du livre premier des statuts de
Rome porte que le baron ou la baronne ayant un procès civil ou
criminel avec un plébéien ne pourra entrer dans le palais, mais
bien son avocat et son procureur fondé ; si le plébéien veut con-
fier la décision du différend à deux personnes, les nobles seront
tenus d'accepter cet arbitrage, et défense était faite au juge de
la cause de parler au baron ou à la baronne.
(1) Statut! </i Pisa, nis. $ 162, $ 16S.
NOBLES ET PLÉBÉIENS. ft7
A Lucques, les citoyens seuls qui habitaient la ville formaient
proprement la république; les autres^ qu'on appelait foreia"
net s'ils étaient originaires de Lucques^ et fcre$i s'ils venaient
du dehors^ ne participaient nullement aux privilèges urbains.
Les citoyens se divisaient ensuite en deux dasses : Tune, des
grandsou easatki^ et Fautre, des bourgeois. Les easatiei^ comme
les chevaliers et les chAtelains, étaient non-seulement exclus du
gouvernement et des corporations populaires , mais on n'ad-
mettait pas leur témoignage contre les bourgeois ; bien plus, on
ne punissait pas comme calomniateur le bourgeois qui ne pou-
vait fournir la preuve des faits imputés à un patricien (1). En
un mot, c'était une réaction des marchands contre Taristocratie^
de la richesse industrielle c<mtre la fortune territoriale. Les com-
merçants et les propriétaires constituaient les gouvernements
tout à l'avantage de leur pi*opre classe et au détriment de l'autre,
sans égard pour la masse de la population^ qui néanmoins,
après avoir acquis des forces ^ s'élevait avec ses prétentions et
augmentait l'agitation générale des esprits.
Quant à nous, nous ne voycms de véritable r^ublique que
dans le gouvernement de tous pour l'avantage de tous. L'anta-
gonisme conduit nécessairement à des conflits qui finissent par
des révolutions de gouvernement ou la guerre des rues ; mais
comment les éviter tant que deux races non fondues, les c(hi-
quérants et les conquis, se trouvent face à face ? Les nobles s'a-
gitaient et combattaient parce que les ressources ne leur man-
quaient pas ; entourés d'un grand nombre de parents, ils enve-
loppaient l'État entier dans leurs querelles, ce qui faisait dire
que les nobles étaient la ruine du pays. Néanmoins on peut leur
attribuer une éducation plus soignée, des sentiments moins in-
téressés, la conservation de resprit de famille ; ils fournissent de
grands exemples de fermeté, conune à Sparte, à R(»ne, à Venise.
En effet, comme ils ne reconnaissent de supérieur que Dieu, ils
voient plus loin que le reste de la nation, et l'émulation de leurs
pairs les rend capables de grandes choses. Mais ils tombent fa-
cilement dans l'oligarchie ; non contents de puiser de l'orgueil
dans leur indépendance, ils menacent celle des Autres, et, pour
avoir le droit d'être tyrans dans leurs châteaux , ils se font les
flatteurs des princes : despotes et esclaves tout à la fois.
(1) Sttti. liv. m, eh. 168, 169. Le sutut 180 de cema poUntium^ donne ]e
catalogue des fiuniUet noUei , ne sub 'ptUumne papulmium defindaiHur,
59 NOBLES fer PLÉBÉIENS.
D'autre part y il est facile et commun de couvrir de railleries
dédaigneuses les gouvernements de marchands; mais comment
aurions-nous ce courage, Icursque nous voyons Florence^ capable
de si longs et de si magnanimes efforts^ s'élever à la civilisation
la plus brillante^ et conserver la dernière son indépendance en
Italie? L'exclusion des nobles enlevait aux républiques italiennes
des forces très-utiles ; le gouvernement faisait des lois partiales;
les bourgeois grossiers et les gens nouveaux n'étalèrent pas
moins de faste et d'arrogance que les nobles^ sans étre^ comme
euX; soutenus par Tillustration des aïeux ^ qui séduit partout la
multitude. Or^ si les plébéiens vénéraient dans le seigneur ac-
tuel le souvenir du magistrat et du capitaine d'autrefois , ils
supportaient avec impatience Taristocratie mercantile, soit parce
qu'elle est pins spéculatrice et moins généreuse, soit parce qu'on
souffre de voir des hommes , objet habituel de notre respect,
foulés aux pieds par d'autres, dont une fortune subite constitue
tout le mérite. Ainsi, méprisés par les grandes familles, odieux
à la plèbe, menacés en haut comme en bas, les marchands du-
rent se défendre à leur tour par des moyens arbitraires et tyran-
niques.
La lutte entre les nobles et les plébéiens , au lieu d'être le
produit funeste de la liberté, s'explique donc par les faits sui-
vants : au moment de la révolution, l'indépendance n'avait pas
été obtenue entière, et l'on avait laissé subsister , à côté des
communes libres, les campagnes asservies, les juridictions féo-
dales, et partout la déplorable intervention des empereurs, qui
envenima les querelles des citoyens en les divisant en deux partis,
les Guelfes et les Gibelins.
Ces noms, d'origine allemande, furent bientôt adoptés par
PItalie pour désigner les opinions rivales qui l'agitaient depuis
des siècles; elle les conserva lorsque les autres pays avaient
cessé de les prononcer, et souvent elle se déchira les entrailles
même alors qu'elle n'était plus qu'un cadavre. « Les individus
qui s'appelaient Guelfes aimaient l'Élat de l'Église et du pape ;
ceux qui s'intitulaient Gibelins aimaient l'empire, et favorisaient
l'empereur et ses partisans (Villami). » Chez les premiers do-
minait le désir de se venger de la maison de Souabe, et de voir
les communes affranchies de tout Uen étranger; les Gibelins
croyaient que cette prétention des villes, de conserver la liberté
sans dépendre d'un supérieur , devait produn*e nécessairement
(les discordes, au milieu desquelles les Italiens se détruiraient de
GtELFES ST 6tBELIKS« 59
leurs propres mains. Les uns voyaient donc un bien suprême
dans Pindépondance de ritalie^ et voulaient qu'elle pût organiser
à son gré ses propres gouvernements ; les autres aspiraient à
Tunité du pouvoir^ conune unique moyen de lui procurer la
concorde au dedans et le respect au dehors, au risque même de
diminuer sa liberté orageuse.
Ces deux partis étaient donc animés didées généreuses, et
chacun d'eux semblait défendre le bon droit ; les libérfltres, qui
se plaisent à fouiller dans le passé pour exhumer des motifs
d'outrages contre le présent, auront seuls le courage de flétrir
ou de gloriRer Tun ou l'autre. U est difticile d'ailleurs de con-
naître de quel côté se trouvait la justice, surtout si l'on ne sait
pas se transporter à cette époque, en apprécier les conditions et
les vicissitudes. On peu) bien, en effet, examiner s'il est bon
d'envelopper de langes un enfant; mais celui qui répondrait
qu'ils ne conviennent pas à Padulte changerait l'état de laques*
tion. Les hommes qui ne savent apprécier que la liberté poli-
tique, ou la liberté négative d'opposition , ne peuvent se figurer
que la papauté représentait au moyen ftge le parti le plus libéral
et le plus avancé ; qu'il s'opposa seul à la tyrannie, et fut Tuni-
que voix du peuple contre les guerriers , de la pensée contre la
lance.
Mathieu Villani appelle le parti guelfe a le fondement, la for-
teresse solide et stable de la liberté d'Italie; il est contraire à
toutes les tyrannies, de telle sorte que, si quelqu'un devient
tyran, il doit forcément se faire Gibelin, et l'expérience en a tou-
jours fourni la preuve. » il ajoute : a L'Italie entière est divisée
confusément en deux partis : l'un , qui suit dans les faits du
monde la sainte Église, selon la principauté qu'elle tient de
Dieu et du saint empire ; ceux-là sont nommés Guelfes, c'est-à-
dire garde-foi. L'autre parti suit l'empire, qu'il soit fidèle ou
non, dans les choses du monde, à la sainte Eglise; on les ap-
pelle Gibelins, ce qui équivaut à guide-^guerre ou conducteurs
de batailles, et ils se conforment à ce nom dans la réalité, car
ils sont orgueilleux de leur titre impérial et promoteurs de que-
relles et de guerres. Les empereurs allemands ont plus habituel-
lement favorisé les Gibelins que les Guelfes, et, par ce motif,
ils ont laissé dans leurs villes des vicaires impériaux avec des
troupes. Après la mort des empereurs qu'ils représentaient, les
vicaires ont conservé l'autorité et sont restés tyrans ; ils ont dé-
pouillé lés peuples de la liberté, et sont devenus seigneurs puis-
60 GUELFES ET GIBELINS.
sants et ennemis du parti fidèle à la sainte Église et à la liberté.
Pour cette raison^ qui n'est pas sans importance, il faut bien se
garder de se soumettre sans conditions à ces empereurs. Il faut
ensuite considérer que les usages et les manières d'agir des Al*
lemandssont^ pour ainsi dire^ barbares et complètement étrangers
aux Italiens, dont le langage, les lois, les mœurs, les coutumes
graves et modérées, servent d'exemple à tout Tunivers , et leur
donnent Tempire du monde. Voilà pourquoi les empereurs, venant
avec un titre suprême dans Fltalie, qu'ils veulent gouverner avec
les idées et les forces d'Allemagne, ne savent et ne peuvent y
réussir; aussi, dans les villes italiennes, sont-ils une source de
tumultes et de commotions populaires, ce dont ils se réjouissent,
afin d'être, par la discorde, ce qu'ils ne savent et ne peuvent être
ni par vertu, ni par supériorité d'intelligence, de mœurs et de
manière de vivre. Pour tous ces motifs, les villes et les peuples
qui veulent conserver leur indépendance et leur gouvernement
sont obligés de ne pas se révolter contre les empereurs, de
prendre leurs précautions, de traiter avec eux, d'encourir même
leur animadversion plutôt que de les admettre dans leurs murs
sans de grandes garanties (1 \ »
Ces réflexions de Villani, et plus encore les faits historiques,
démontrent que les Guelfes ne voulaient pas s'affranchir de toute
dépendance à l'égard des empereurs, mais donner à leur sou-
mission les garanties d'un traité; on pourrait donc. aujourd'hui
les comparer au parti constitutionnel. Si l'on considère les maux
que les empereurs occasionnèrent à l'Italie, et l'exécration qui
dure encore contre Barberousse ;*si Ton songe que les cités les
plus généreuses, comme Florence et Milan , furent toujours les
porte-drapeau du parti guelfe, et que Florence offrit le dernier
asile à l'indépendance italienne, tandis que ceux qui voulaient
(1) Croniche, rr, 76. — Voltaire Iiih-nième rend justice aux Guelfes, en disant
que l'empereur voulait régner sur C Italie sans borne ni partage (Essai, ch. 66) ;
il appelle les Guelfes partisans de la papauté et encore plus de la liberté
(ch. 62). Les Guelfes et les Gibelins étaient comme les Tories et les Wighs de
TAngleterre actuelle. Il faut être fidèle à son parti même alors qu^il change ; les
Tories de 1843 firent tout ce que voulaient les W^ighs en 1830. C'est ainsi que
les Guelfes de Florence deviennent les partisans de Tempereur et les ennemis du
pape ; ils ne changent pas de nom, mais s'appellent Blancs et Noirs, Dante était
Guelfe, comme naguère Robert Peel fiit Tory.
Voir le traité de Barthole sur les Guelfes et les Gibelins. Une histoire de ces
deux factions oflirirait la meilleure explication des vicissitudes italiennes.
GUELFES ET GIBELINS. 61
tyranniser un pays arboraient la bannière gibeline, on incline à
désirer que le parti guelfe eût prévalu^ et que les villes se fus-
sent organisées en républiques sous le protectorat du pontife ^
qui les dirigeait de ses conseils et réprimait les étrangers par les
armes spirituelles.
Les personnages fameux qui favorisaient l'opinion gibeline
étaient ou des gens stipendiés par les empereurs^ comme Pierre
des Vignes^ ou des jurisconsultes idolâtres de l'antiquité^ ou des
hommes entratnés par la passion^ c^mme Dante^ qui^ banni par
les Guelfes, se fit le champion du parti contraire. Toutefois, dans
son livre De la monarchie^ où (sans intention servile, je crois^
mais par fatigue des luttes civiles qui poussent Phomme à cher-
cher le repos dans le despotisme), il admet la tyrannie illimitée^
il demande que PItalie soit gouvernée par un empereur^ mais à
la condition qu'il ait sa résidence à Rome. Qui fut plus Gibelin
que Machiavel? et pourtant il termine son abominable livre Du
Prince par un vœu magnanime*
D'autre part^ les droits impériaux étaient alors compris tout
différemment qu'aujourd'hui ; ces droits^ en effets n'impliquaient
rien de plus qu'une suprématie^ dont les libertés particulièi-es
ne devaient pas souffrir. Les Guelfes^ en rêvant la théocratie^
sacrifièrent davantage à l'imagination, à Futopie, sans cesser
d'être probes; les Gibelins, moins abstraits et plus habiles dans
la pratique^ se rappelaient que les sociétés sont composées
d'hommes et faites pour des hommes. L'esprit démocratique des
premiers inclinait à Forgueil individuel et au fractionnement ^
tandis que la pensée organisatrice des autres les entraînait vers
la force et la tyrannie ; mais, au fond^ c'était la même cause^ la
lutte perpétuelle, dont Thistoire offre partout l'exemple^ des
plébéiens et des patriciens^ des esclaves et des hommes libres^
de la Rose rouge et de la Rose blanche, des Cavaliers et des
Têtes-Rondes, des Progressistes et des Rétrogrades, des Libé-
raux et des Absolutistes.
Il est dans la nature des factions de discréditer les intentions
les plus honorables , et de mettre le tort où était la raison ,
par l'abus, Fexagération ou la violation du droit. Les grands
feudataires, qui aspiraient à recouvrer leurs privilèges perdus,
ne voyaient d'autres moyens de réussir que de s'appuyer sur
l'empereur et de soutenir ses prétentions; en outre, ils aimè-
rent mieux dépendre d'un souverain puissant et lointain que
des bourgeois, vilains parvenus, ou de quelques moines, dont
6% OU£LFEB ET GIBELINS.
parfois îU subissaient la direction. Ils se déclaraient donc Gibe-
lins^ excitaient l'empereur à descendre en Italie^ et^ pour con-
trarier le pape^ ils allèrent jusqu'à favoriser les hérétiques.
La suzeraineté de la Sicile donnait aux pontifes une grande
influence sur la basse Italie, et^ dans la haute^ la haiœ enru-
cinée contre la maison de Souabe; partout, enftn^ ils jouissaient
d'un immense pouvoir^ grâce aux prédications du clergé et sur^
tout des moines^ guides de l'opinion^ qui peut tout dans les gou-
vernements populaires,- où le sentiment et imagination déci-
dent des affaires. L'empereur n'avait d'action sur les républiques
que par la force des armes; car il est difficile de gagner une
population entière, toujours jalouse de quiconque possède Tau-
toriié. Il ne restait au pontife que les moyens de persuasion ;
mais lui-même était souverain , disposait d'armées, et souvent ,
conune homme, servait à des passions privées. Les Guelfes épou-
saient parfois une cause, non parce qu'elle était juste et favo-
rable à la liberté, mais parce que le pontife l'avait préférée.
Les Gibelins ont vaincu, et l'Italie pleure encore leur triomphe. .
Il ne faut pas croire néanmoins que ces noms ne désignaient
que des partis : chacun d'eux avait sa commune, ses syndics et
son podestat; on appartenait en naissant à l'une ou à l'autre
faction, et passer dans une autre était réputé désertion; les
traités se faisaient au nom de la république et du parti victo-
rieux. Les uns et les autres devaient se distinguer jusque dans
les faits les plus minimes : oeuxrci avaient un bonnet d'un(^
façon, et ceux-là d'une autre; les maisons des Guelfes offraient
deux fenêtres, et celles des Gibelins, trois; les créneaux des pre-
miers étaient carrés, et ceux des seconds en damiers; enfin la
cocarde, la fleur adoptée (i), Tarrangement des cheveux, la
(1) D^ni lei Memorie e doçummùptr tervin alla storia fli luccû, %oU Ul,
pa^ 47, on lit : OrUmdinus notariut, filiiu ciomini Lmn franchi^ et CheU filius
Lamberti, sindici et procuralores hominum partis guetfœf eorum terras... rôle h-
tes se et aiios eorum partis ah erroris tramite rcvocare, et Lucanam civilat<m
reeognoscere tamjuam eortim matrem, et ad hoc ut tota pronrtcia 'vallis Neu-
httlœ {vtl de Nievole) bonum station sortiatnr, promiserunt et eon¥etiêrunl..,
quodipti et alii eorum partit guMfatde dicù$ communitaiièus perpêUio eruni in
devotione JUtcani communis, étc,
A Milan, la couleur des Guelfes était le Liane, celle des Gibelins le rouge<
Dans la Valteline, les Guelfes {sortaient des plumes blanches sur la tempe droite
vi une fleur à Toreille, du môme côté ; les Gibelins, des pKmies rouges ou une
fleur du côté gauche. Tous l«s palais de Florence ont des créneaux carrés, ex-
cepté un. Brescia, en 1212, avait trois podestats, élus par trois factions.
GUELFES ET GiBfLlNS. &i
manière de saluer^ et jusqu'à la maDière de couper le pain ou
de pUer la serviette distinguait le Guelfe du Gibelin. Les Uii)eiin$
juraient en levant l'index, les Gudfes le pouce; les premiers
coupaient les pommes transversalement, les seconds perpendi-
culairement ; ceux-là employaient des vases simples^ ceux-ci des
vases ciselés. La manière de se promener, de fiûre claquer les
doigts^ de bâiller^ de harnacher les animaux^ la droite ou la
gauche ; le nombre deux ou trois, tout enfin devient signe de
distinction. Les Bergamasques connurent que certains Calabrais
étaient de la faction contraire à leur manière de couper Tail.
A Florence^ avec les biens enlevés aux Gibelins proscrits, on
forma une masse guelfe pour soutenir et fortifier le parti vic-
torieux ; un magistrat particulier Tadministrait avec trois chefs
renouvelés tous les deux mois, un conseil secret de quatorze
membres et un grand conseil de soixante^ trois prieurs^ un tré-
sorier et un accusateur des Gibelins : société régulière et perma-
nente^ armée et riche, qui dura autant que la république.
Au temps de Charles d'Anjou, et d'après ses conseils, les Par-
mesans formèrent (1266) une Société des croisés pour soutenir
la cause guelfe, sous la protection de saint Hiiaire, évéque de
Poitiers; d'autres corporations du pays s'agrégèrent à cette so-
ciété, qui devint très-puissante, et comprit plusieurs milliers
d'hommes dont les noms étaient inscrits dans un registre. Elle
avait un capitaine et quelques chefs secondaires, qui devaient
apaiser toutes les dissensions, nuiis sans recourir à la force. Di-
vers règlements furent faits pour l'accroissement de cette asso-
ciation ; un statut défendait aux habitants de la ville et du terri-
toire du parti guelfe de contracter des alliances de famille avec
des individus étrangers à ce même parti. Le capitaine des croi-
sés, appelé plus tard capitaine du peuple, et qui commandait
les milices, était étranger, restait six mois en charge, avait un
juge, un associé et deux notaires; d'où il résulte qu'il exerçait
une partie de la juridiction, bien que le podestat fût encore con-
servé: l'un et l^aulre d'ailleurs devaient rendre compte de leur
gestion. Le grand conseil de cinq cents membres, comme les
magistrats, ne pouvait être choisi que parmi les individus for-
mant la Société des croisés, qui devint ainsi Parbitre de la com-
mune et la source unique du pouvoir législatif^ bien qu'elle no
perdit point le caractèro de milice (1). .
(1) Voir , au couuacnceittfiiil des vol. I et 11 de» Alunumenta hislorica ad
64 LES PARTIS.
Les noms de Guelfes et de Gibelins perdirent ensuite leur si •
gnification primitive^ pour désigner des partis engendrés par des
ambitions personnelles et de familles; on embrassait Fun par
l'unique motif que des adversaires se trouvaient dans Pautrc .
Les hommes et les villes changeaient de bannière d'une saison à
l'autre : prétextes de haines privées^ de querelles, pour se dé-
chirer entre eux Jusqu'au moment où les Italiens, dernière con-
solation des insensés^ subirent la servitude (1).
ftropmcias Parmensem et Plaeentinam pertuuntia (Paime, 1857), un discours
de Ronchiniy qui donne Thistoire civile du pays.
(1) Nons^iCtienfedenèacoiounnèaparte,
Chè Guelfo c Ghibellino
Veggio andar pellegrino ,
E dal iwincipe suo esser deserto.
Misera Italia 1 tu l*hai bcnc espcrto
Ghe in te non è latino
Qie non stragga il Tidno
Quando per fooa et quando per nui' arle.
Foi ne se garde k parti ni oonunune;
Je Tois et Guelfe et Gibelin
Errer battu par la fortune ,
Délaissé par son souversin.
Tu Tas bien prouvé, uialtieureuse Italie y
Qu'il n'en est pas un dans ton sein
Qui ne mette à mal son Toisin
Ou par force ou par periidie.
(Gbaziolo, chancelier de Bologne en 1220.)
Ed ora in te non stanno senza guerra
Li Tiri tuoi , et l*un Paltro si rode
Di qnei che un mnro ed una ftnsa serra.
Gerça , misera , intomo dalle prode
Le tue marine, et poi ti guarda In seno,
Se alcuna parte in te di paœ gode.
Et les vivants entre eux, dans un transport Iktal ,
Ne peuvent demeurer sans haine ni sans guerre ;
Ceux qu*un même fossé , qu'un même mur enserre ,
Vont se rongeant l'un l'autre et se mettant à mal.
Regarde, malheureuse, autour de tes rivages.
Regarde dans ton sdn, et dis en quels parages
Tes fils vivent en paix.
(Dantb, Pwg, TL Trad. en vers par B. Aroux, 1M2.)
Nous donnons ici quelques-uns des noms que prenaient les factions dans les
différentes villes, bien qu'dles en suivissent constamment la bannière , qui était
la même pour toutes.
GUELFES. 01BEUN8.
Milan .... Torriani. Visconti.
Florence. . . Neri. Blanchi.
Aresso. . . . Verdi. Secchl.
GéiMs • • • • Rampini.
LES PARTIS.
65
Chez un peuple libre^ on ne gouverne qu'au moyen des fac-
tions, ou plutôt le gouvernement n'est lui-même qu'une faction^
d'autant plus forte et plus persévérante qu'il existe dans la nation
des partis plus compactes et plus permanents; mais ces partis
ne se forment et ne se maintiennent que là où les intérêts des
citoyens présentent des dissemblances et des contrastes assez
évidents et assez durables poiu* que les esprits soient amenés à
se fixer d'eux-mêmes dans des opinions opposées. Il est diffi-
cile, au contraire^ d'imposer une politique uniforme à beaucoup
d'individus là où les citoyens sont presque égaux ; car alors des
besoins éphémères^ de frivoles caprices^ des intérêts particuliers
créent et décomposent à chaque instant des factions^ dont la
mobilité dégoûte les hommes de l'indépendance et met en péril
la liberté^ non à cause des partis, mais parce qu'aucun parti n'est
' capable de gouverner. m
Ces factions, d'ailleurs, quand elles ont leur origine au sein
même de la constitution,, n'entraînent pas de graves inconvé-
nients, parce que l'espérance d^un meilleur gouvernement s'at-
tache toujours à leur but; bien plus, elles sont la cause de la
prospérité des nations libres^ dans lesciuelles, soit qu'on incline
vers la forme aristocratique ou démocratique, soit qu'on penche
vers le gouvernement personnel ou ministériel, on aspire toujours
et souvent on parvient à faire le bien du pays. Mais lorsqu'il inter-
vient, comme en Italie, un élément étranger^ l'intérêt de la faction
l'emporte sur celui de la patrie, et^ pour le faire triompher, on
immole jusqu'à la liberté. La Toscane et Venise furent^ Tune dé -
mocratique^ l'autre aristocratique, et cependant toutes les deux se
GUELFRft.
GIBEUKS.
Gênes. • . •
Grimaldi et Fleschi.
Doria e Spinola.
Gôine • . .
Vitani.
Rusca.
Pbtoie . . .
Gancellieri.
Panciatichi.
Modène . .
RigonL
Grasolfi.
Bologne . •
Scacchesi (Geremei).
Maltraverai (Lambertauci).
Vérone. . .
San Bonifuio.
Tegio.
Plaisanpe. .
Gattanei.
LandJ.
Pise . . . .
Pcrgolinl (Visconti).
Raspanti (Gonti).
RonM*. . • •
Orsini.
Savelli.
Sienne. • .
Tolomei.
Salimbeni. '
Orvieto . .
. Malcorini.
BefTati.
ÂsU . . . .
Solari.
Rotari.
A Rome, les deux frères Stefâno et Sciarra Golonna étaient chefs , Tiin dtts
Guelfes, l'autre des Gibelins. Dans les autres villes, on voyait aussi les familles
suivre des partis différents ou passer de Tun à Taulre.
U18T. DES ITAL. — T. V.
5
66 LES l'AKTIS.
maintinrent; en Lombardie, Guelfes et Gibelins portaient leurs
regards hors de la patrie^ et les uns comme les autres la sacri-
fiaient à leurs rivalités.
Forts^ exaltés par l'orgueil et rongés d'envie^ ils repoussaient
dans l'assemblée le parti le plus sage^ parce qu'il était proposé
par le parti contraire. Menées secrètes et complots^ familles dé-
sunie? parce que le père et les frères suivaient des bannières dif-
férentes; à la plus légère occasion, luttes comme entre ennemis
acharnés : tel était le spectacle offert sans cesse par ces deux
factions, a Presque chaque jour, ou un sur deux, les citoyens se
battaient entre eux dans la plupart des quartiers de la ville, voi-
sins contre voisins^ selon les partis; ils avaient armé les tours^
dont la ville (de Florence) avait un grand nombre^ et chacune
était haute de cent à cent vingt coudées. Sur la plate-forme^ ils
établissaient des arbalètes et des mangonneaux pour lancer des
projectiles de Tune à l^autre^ et la rue était barricadée en plu-
sieurs endroits. Et cette habitude de guerroyer entre citoyens
devint si fréquente qu'ils combattaient un jour, puis^ le lende-
main^ ils mangeaient et buvaient ensemble^ s'entretenant des
prouesses par lesquelles chacun d'eux s'était signalé dans ces
batailles (1). x>
On commence par un conflit sur la place^ déterminé par un
accident en apparence frivole, mais qui dérive de Ja nature in-
time de la cité. Aussitôt* comme il est évident, les citoyens se
divisent en deux partis, lesquels ne cherchent qu'à s'anéantir
l'un l'autre, sans égards, sans capitulation. Chacun n'obéit
qu'aux inspirations de sa colère. Si une faction est battue
par l'autre, elle sort de la ville, moins parce qu'elle ne peut
se soutenir que parce qu'elle rougirait d'obéir à son ennemie.
Ses fauteurs qui restent, faibles et vaincus, sont tués sans pi-
tié avec cette rage qui s'exaspère en s'assouvissant. Les maisons
des émigrés sont démolies, leurs biens confisqués et dévastés,
et le parti triomphant établit dans la ville cette paix qui vient^e
l'absence d'ennemis. Néanmoins les vainqueurs eux-mêmes se
subdivisent en modérés et exagérés; les bannis, rapprochés par
le malheur, s^associent dans la campagne à d^autres de leur
parti , et, avec les subsides de bourgades ou de villes en coni-
(!) G. VlIXÀlfl, V. 0. — in dieàus meis vidi pius^fuam qmnquies expuhos
stare milites de Papia^. quia popuUts joriior iUis «rat, VmTURA, Ckran. Astenst,
ch. vm, Rer. it. ScnpL|xi.
LES TARTIS, 67
munauté d'opinion , ils menacent de nouveau la cité^ l'assail-
lent, la prennent, et, à leur tour, tuent, incendient, proscri-
vent. Ces expulsions réciproques forment presque Tunique his-
toire du temps.
Le parti plébéien se soulevait-il en tumulte, il sonnait le toc-
sin et barricadait les rues pour arrêter les chevaux, fprce prin-
cipale de la noblesse; puis on l'assaillait dans ses palais forti-
fiés, et Ton escaladait les tours. Les gentilshonmies, chassés de
poste en poste, ne parvenaient que difficilement à s'ouvrir un
passage ; le vainqueur maltraitait leurs clients, pillait les vain-
cus, et profanait le temple du Dieu de paix par les hymnes de sa
victoire fratricide. Mais les nobles, aussitôt que leur cavalerie
peut se déployer en rase campagne, reprennent la supériorité ;
ils réclament les secours des seigneurs châtelains ou d'autres
pays de leur faction, traitent avec eux comme puissances re-
connues et les poussent à la guerre ; alors ils bloquent leur pa-
trie, l'affament, y pénètrent de force, démolissent à leur tour
les maisons de leurs ennemis et les frappent d'exil; ou bien ils
rentrent à la suite d'un traité, et jurent pour un siècle la paix,
qui sera violée dans un mois.
Ainsi la guerre civile a pour cortège les conspirations, les
assemblées, les conseils, les alliances; on recherche le con-
cours d^une ville ennemie, parce qu'elle est du môme parti. Les
bannis figurent comme puissance distincte; les factions de l'in-
térieur se rattachent à celles du dehors, et la logique des partis
détruit l'équilibre de l'économie géographique, jusqu'à ce que
celle-là s'identifie avec celle-ci.
Ni les uns ni les autres ne veulent détruire la cité, mais la
posséder, la dominer. Dans ce but, et même alors que les deux
partis l'occupent, ils doivent se discipliner, se tenir en garde,
avoir des magistrats propres, des réunions, un trésor, une force;
en outre, il leur faut au dehors des alliés spéciaux , dont ils
puissent réclamer les secours, puisqu'ils ne sont pas sûrs de
rester chez eux tout le jour du lendemain ; du reste, par ces rap-
ports extérieurs, ils commencent à se considérer comme quel-
que chose qui n'est plus le simple citoyen, à concevoir l'idée
d'un parti, d'une nation au sein de laquelle deux factions sont
aux prises. Mais, comme la lutte a pour fondement des passions
au lieu de principes, elle est nécessairement interminable, sans
issue, sans produire une victoire définitive; seulement elle
68 , LES PÀETIS.
élève un plus grand nombre de personnes à la dignité de ci-
toyens.
Les plébéiens de Plaisance, 1234, après avoir expulsé leurs
nobles, firent alliance avec les bourgeois de Crémone, qui avaient
choisi pour capitaine le marquis Pellavicino; à la tête de cent
cavaliers et d'un grand nombre d'arbalétriers, ce capitaine met
en déroute les nobles proscrits, qqi forment alors une ligue avec
ceux de Borgotaro, de Castelarquato, de Firenzuola , et présen-
tent à Gravago la bataille, où ils laissent prisonniers 45 hommes
d'armes et environ 80 fantassins. Les bourgeois de Crémone et
de Plaisance prennent de nouveau les armes, assiègent le château
de Rivalgario, mais ne peuvent s'en emparer. Enfin, par l'entre-
mise de Sozzo Coleoni de Bergame, ils se réconcilient avec les
nobles, et conviennent de leur accorder, outre la moitié des
honneurs publics, les deux tiers des ambassades.
Les vainqueurs n'étaient pas toujours modérés, ni les dom-
mages momentanés; dains l'ivresse de la victoire, on poussait la
ville à s'armer contre les voisins , ou Ton introduisait dans le
statut des changements, non pour l'utilité conunune, mais pour
fortifier le parti victorieux. Néanmoins on ne put jamais trouver
la sécurité; car il restait toujours une faction mécontente, et la
foule des proscrits était un instrument énergique dans les mains
de quiconque voulait tenter une révolution. En une seule fois, il
sortit de Crémone 100,000 exilés, en 1226 ; Bologne, en 1274,
expulsa 300 familles composées de i 2,000 personnes. Lorsque
Castruccio, en 1323, faisait la guerre à Florence, 4,000 Floren-
tins, faible reste de ceux qu'on avait chassés vingt ans aupara-
vant, vinrent offrir leurs bras contre lui afin d'obtenir leur par-
don (1). Un pays qui compte beaucoup d'exilés ne peut jamais
ôire tranquille ; car , entraînés par le désir de revoir la patrie,
par Paudace qu'inspire la pauvreté , par les faciles espérances
qui sont leur héritage, les proscrits s'agitent et complotent, au
dedans comme au dehors.
Dans toute l'Italie, on se battait de ville à ville, et quelquefois
pour des motifs aussi frivoles que- ceux de nos duels d'aujour-
d'hui. Chaque ville donnait à sa rivale un sobriquet injurieux,
source dequerelles qui ne finissaient pas sans effusion de sang(2).
(1) Chron. AHense, ch. XYIl. — Saviou, Ann.\ hologn. ad ann 1329. —
G. YiLLAin, IX, 213.
(2) On disait des Siemiois que c^était le peuple le plus orgueilleux et le plus
BATAILLES MUNICIPALES. 69
Un cardinal romain invite l'ambassadeur de Florence, et ^l'en-
tendant faire l'éloge d'un joli petit chien qu'il avait^ il promet
de lui en faire don; survient l'ambassadeur de Pise^ qui mani-
feste à son tour le désir de le posséder , et reçoit la même pro-
messe : dç là^ discorde entre les deux États et guerre acharnée*
Un sceau, enlevé par les Bolonais aux habitants de Modène,
devint Foci^on d'une guerre chantée par Tassoni. Le vol d'un
verrou fit éclater entre Anghiari et Borgo Sansepolcro une lutte
qui rougit de sang les eaux du Tibre. Les citoyens de Chiusi
combattirent ceux de Pérouse pour recouvrer Tanneau nuptial de
la Vierge Marie, qu'un moine avait dérobé, et que les Pérugins
conservent précieusement.
Toutes les chroniques sont pleines de ces rivalités énei^iques
et bruyantes» ainsi que des honteuses victoires remportées sur
les voisins. Les Modénais assiègent Ponte Dosolo, et, après l'avoir
démantelé, ils emportent la cloche, qu'ils placent sur la grande
tour ; une autre fois ils détournent la Scultenna sur le territoire
de Bologne pour le dévaster. Gènes force Pise à démolir ses
maisons jusqu'au premier étage, et Ton voit encore suspendues
dans cette ville les chaînes arrachées au port des Pisans ; sur
rédifice de la Banque se trouve aussi un griffon qui tient dans
ses senes l'aigle et le renard, symboles de Frédéric I et de Pise»
avec ces mots : Gryphus ut heu angit, Hc hostes Genua frangit.
A Rome , on avait attaché à l'arc de Gallien la clef de la porte
Salsiccia de Viterbe , qui s'était révoltée contre le sénat. Les
Pérugins enlevèrent les portes de Foligno, qu*ils traînèrent sur
le char des vaincus, et emportèrent de Sienne les chaînes de la
justice, qu'ils placèrent au-dessus de la porte du podestat. Les
Lodigians éternisèrent (dit-on) par des médailles un affront in-
fligé par eux aux Milanais vaincus, lesquels, à leur tour, faisaient
jurer au podestat de ne jamais permettre de reconstruire le
château ruiné du Seprio; Sienne imposait la même obliga-
tion pour celui de Menzano, et les Novarais pour celui de Bian-
drate.
vindicatif de la Toscane ; on accusait les Romagnols d^être de mauvaise foi ; les
Génois, d*étre impatients et changeants ; les Milanais, d*ètre gloutons, etc. Eu
1152, saint Bernard écrivait : Quid tam notum stecuUs quant protervia et f as tus
Bomanorum? gens i/isueta paci, tumidtui assueta, gens immi/is et întractabitis
usque adhttCf subdi nsscia nisi quitm non valet reshlere, (De Consideratione, lY ,
2.) Il suffit de lire Dante, si Ton veut connaître les reproches injurieux que se
renvoyaient les Italiens.
70 BATAILLES MUNICIPALES.
Il est fatigant, même dans une histoire municipale , de sui-
vre ces guerres sans gloire, interrompues par des paix sans
repos, diverses dans les accidents, mais uniformes dans les mo-
biles; aussi, ne voulons- nous tracer que les linéaments et le
caractère général de cette époque. Brescia avait toujours les
armes à la main, d^m côté contre Crémone, surtout à cause
des eaux de TOglio; de Tautre, contre Bergame, à l'occasion
des limites contestées du lac d'Iseo et du val Gamonica. En
1491, comme nous Tavons dit, Brescia avait ajouté à son teiTÎ-
toire les châteaux de Sarnico, Calepio et Merlo ; les Bergamas-
ques, pour se venger, s'unirent aux Grémonais, qui déjà les
avaient aidés contre les Brescians. Les deux partis se ména-
gent alors des alliances, et Pavie, Lodi, Gôme, Panne, Fer-
rare, Reggio, Mantoue, Vérone, Plaisance, Modène, Bologne,
marchent contre les Brescians et assiègent les châteaux de Tel-
gate et de Parlasco ; mais les Brescians, commandés par Biatta
de Palazzo, les affrontent à Rudiano et leur font subir une telle
déroute que le champ de bataille garda depuis le nom de Ma-
lamorte.
Les nobles, qui avaient en main le gouvernement de Brescia,
excités par les Milanais, voulurent quelque temps après entraîner
la ville à de nouvelles hostilités contre les Bergamasques ; mais
le peuple, fatigué de tant de sacrifices, retourna les armes contre
les nobles et les expulsa de la cité après en avoir tué un grand
nombre. Les bannis se réfugièrent dans le Grémonais, où ils for-
mèrent la Société de saint Fauste, à laquelle les plébéiens oppo-
sèrent celle de Bruzella ; les nobles s'allièrent avec Crémone,
Mantoue et Bergame, les plébéiens avec les Véronais, et les ini-
mitiés durèrent longtemps. En H99, Parme et Plaisance, qui se
disputaient Borgo Sandonnino, engagèrent une lutte ardente ;
Crémone, Reggio, Modène, Bergame et Pavie firent cause com-
mune avec Parme, tandis que l'autre eut pour alliées Milan,
Brescia, Côme, Vercell, Novare, Asti, Alexandrie, jusqu'à ce que
l'abbé de Lucedio parvint à les réconcilier. En 1225, Gênes,
ayant avec elle le comte Thomas de Savoie, les deux Rivières,
les comtes de Ventîmîglia, les marquis Del Carretto, de Ceva, de
Gravezana, du Bosco, tous les châtelains du Garessio et du val
de Tanaro, d'autres barons et capitaines, se trouvait engagée
dans une guerre contre Alexandrie , dont Verceii . Alba et Tor-
tone suivaient la bannière.
En 1208, le marquis Azzo d'Esté , avec les Fcrrarais de son
DISCORDES CIVILES. 71
•
parti et la commune de Ferrare (1) , formait une ligue avec les
Crémonais : ils prenaient rengagement de garder^ de sauver^ de
défendre, sur la terre et Peau de Tévêché et de leur district, à
Taller, pendant le séjour et au retour, tous les hommes de Cré-
mone dans leurs personnes et leurs biens; de les aider contre
tout individu ou peuple, afin qu'ils pussent conserver ou recou-
vrer leurs domaines, et nommément Crème, Tîle Fulcheria et les
tenvs en deçà de TAdda : « Chaque année, ils se mettront au ser-
vice de Crémone avec le carroccio (2) , leurs cavaliers et fan-
tassins; deux fois tous les ans, et pendant quinze jours, ils fe-
ront la même chose, à leurs frais et risques , avec tous les sol-
dats et les archers de la ville et de Tévôché ; ils ne s'en retour-
neront pas sans la permission des chefs de Crémone , donnée
dans le parlement ou l'assemblée de la Credenza. Ces quinze jours
expirés, si les Crémonais veulent réparer leurs pertes et rentrer
dans leurs dépenses, le marquis d'Esté et les Ferrarais devront
rester deux autres semaines dans le lieu qui leur sera désigné.
Ils feront la mâme chose toutes les fois qu'ils en seront requis
par les chefs, par les consuls ou bien par des lettres scellées
de la commune de Crémone ; quinze jours après Tavis, ils se
mettront en marche avec le carroccio et leurs forces , pour
rejoindre au plus tôt l'armée de Crémone , intercepter le pas-
sage des ennemis, empêcher leurs secours d'arriver, et faire
obstacle à tout commerce sur leurs terres. Si , pendant que les
Ferrarais sont au service de Crémone, ils font des prisonniers,
ils les livreront à cette commune dans le délai de huit jours, h
moins d'échange contre quelques-uns des leurs tombés au pou-
voir de Tennemî. Chaque année, le podestat ou le consul des
villes précitées jurera ces conventions , et, tous les cinq ans , on
les fera jurer par tous les citoyens de quinze à soixante ans. »
La décision des différends était parfois soumise au jugement
d*amis ou d'arbitres, de môme qu'on déférait aux consuls de
justice, ou bien à des personnes sages, les contestations surve-
nues entre des vilUes et leurs vassaux ou des communes. Puis,
lorsque les haines devenaient implacables, et que tous les moyens
de conciliation paraissaient épuisés, la religion intervenait, ce
(1) Remarquez la distinction entre les Ferrarais et la commune de Ferrare.
Ànf. Estensi^ part, i, ch. 39.
(2) Le carroccio de Crémone s^appelait Gajarjdo; celui de Padoue, Derta;
celui de Panne, Crepacitore ou RegogliOj etc.
72 DISCORDES CIVILES.
remède universel dans toutes les calamités de l'époque : au mi-
lieu des guerres privées^ à travers les rangs des combattants, elle
envoyait sa milice désarmée pour enjoindre, au nom du Sei-
gneur, de mettre un terme, aux discordes fraternelles. Mais,
comme chacun était persuadé qu'il . fallait dominer sous peine
de tomber dans la dernière oppression, les querelles renaissaient
bientôt ; parfois même, alors qu'on jurait la paix, un regard
dédaigneux, un mol piquant, un geste mal interprété, faisaient
de nouveau dégainer les épées.
Les jalousies et les luttes sans cesse renaissantes affaiblissaient
la conscience des devoirs d'État à État, d'homme à honmie;
elles empêchaient qu'il se formât un solide esprit public, fonde-
ment d'avenir glorieux. La patrie se voyait privée du concoui^s
des meilleurs citoyens, qui étaient exclus comme Guelfes ou Gi-
belins; déterminé par la haine ou la faveur, et non par l'équité,
on ne cherchait pas le gouvernement le plus juste et le plus libre,
mais le triomphe d'un pai*ti, employant dans ce but des moyens
qui bouleversaient la liberté. La foule des proscrits, animés de
passions haineuses et toujours préoccupés de gouverner le pays
du dehors, enlevaient l'habitude de l'opposition légale et du dé-
veloppement progressif; on s'accoutumait à ne pas se conduire
diaprés des principes certains, à méconnaître la marche des faits
et l'ordre des choses, à toujours attendre de l'extérieur des évé-
nements imprévus, à compter enfin sur les révolutions : funeste
habitude, que les Italiens devaient conserver toujours.
Aucun moment n'est plus dangereux pour l'indépendance
que celui d'une victoire. Éblouis par l'éclat du succès , les peu-
ples ne voient plus de périls, et, loin de limiter le pouvoir de
l'homme qui les a fait triompher, ils regardent comme un bien
de le fortifier de manière à rendre impossible le retour de la
faction contraire ; mais les moyens qu'on lui offre dans ce but ,
il peut facilement les employer pour opprimer la patrie. A Côme,
après la victoire remportée par les Rusca en 4283, les trois po-
destats de la conunune du peuple ou du parti dominant eurent
la faculté d'établir, de concert avec les sages élus, la constitu-
tion qu'ils jugeraient la plus favorable à la faction des Rusca et
de la commune de Côme. Les Vitani ayant triomphé en 1296,
leur podestat décréta qu'on nommerait chaque mois deux po-.
dcstats de cette faction, avec mission de la fortifier au préjudice
de celle des Rusca; de plus, il ordonna d'abattre leurs insignes,
de casser leurs ventes cl leurs donations, d'enlever à leurs vas-
MAUX EXAGiRfs. 73
saux et clients tout droit acquis depuis dix-huit ans, d'annuler
les serments qu'on leur avait prêtés^ de démolir leurs tours et
leurs maisons.
Gardons-nous cependant de juger ces querelles avec les idées
d'un siècle qui regarde le repos comme le premier élément de
félicité^ et de nous faire les échos des pathétiques exclamations
de quiconque ne sait y voir que des richesses détruites et des
frères égorgés par des frères. Des caprices de rois, des suscepti-
bilités de ministres, des guerres dynastiques^ l'ambition napo-
léonienne, ont coûtée dans quelques années^ dix fois plus d'ar-
gent et de sang que toutes les batailles des communes italiennes
pendant des siècles. L'histoire, il est vrai y accumule ces ba-
tailles avec tant de complaisance qu'on pourrait croire facile-
ment à des massacres continuels : mais^ sans parler des longs
intervalles de paix, nous devons rappeler que ces guerres finis-
saient dans peu de jours et quelquefois dans un seul; que les
combats étaient si peu sanglants qu'ils provoquaient les raille-
ries des politiques inhumains du seizième siècle^ habitués à voir
les batailles autrement terribles que les étrangers livraient sur le
sol italien (i).
La civilisation moderne arracbe aux bras de sa famille un fils,
le soutien de ses parents, et l'oblige à servir sa patrie, moyen-
nant une solde qui suffit à peine à le nourrir; et c'est à la fleur
de l'âge qu'on le fait soldat, pour le renvoyer ensuite sans un
métier et déshabitué du travail. Les Italiens voient en tremblant
leurs noms agités dans l'urne, qui doit décider lequel d'entre
eux abandonnera les occupations et les habitudes de sa jeunesse
«pour servir une cause qu'il ignore , sous des chefs qu'il ne con-
naît pas, obéissant comme une machine, et traité comme infé-
rieur aux autres citoyens. Loin de la patrie, des êtres qui leur
sont chers, beaucoup succombent à des fatigues nouvelles pour
eux ; mais l'ennui et le regret des toits paternels tuent le plus
(1) Voir souvent Machiavel, cpii dit qu'avant son époque les guerres k se
commençaient sans peur, se continuaient sans péril, se finissaient sans dom-
mage; » livre V. Guicciardini même appelle la bataille duTaro « mémorable,
parce qu'elle fut la première qui, depuis très-longtemps, offrait à l'Italie le
s|iectacle du sang et des morts. » Le bon Muratori s'exprime plus humainement
en parlant d'une bataille de 1469, qui fut, dit-il, importante « mais peu meur-
trière, parce que, dans ces temps, les Italiens faisaient la guerre non en bar-
bares, mais en chrétiens, et donnaient quartier à quiconque se rendait quand il
ne pouvait résister. »
74 XAUX EXAGJB&ÉS.
grand nombre. Périt-il^ c'est un soldat de moins et un nom de
plus sur la liste des morts. Est-il victorieux, il n'a d'autre joie
que celle de voir triompher ses chefs, ou peut-être de pouvoir
maltraiter les vaincus. Est-il blessé, on le jette dans les hôpitaux,
abandonné aux soins de médecins subalternes ou qui débutent.
Lorsque le temps de son service est expiré, il rentre dans sa fa-
mille, habitué aux débauches, à la tyrannie, à la paresse.
Dans ces époques, au contraire, la guerre était un devoir mo-
mentané, un épisode de la vie. Dès Tenfance» on s'exerçait au
maniement des armes, et Pon devenait soldat quand le besoin
l'exigeait, sauf à se retirer lorsque la nécessité cessait. Les ci-
toyens combattaient sous les murailles de leur patrie pour la dé-
fense des leurs ou de la cause qu'ils avaient jugée la meilleure.
Les monotones soufirances des quartiers et des garnisons étaient
inconnues. Au son de la cloche, l'homme prend les armes, por-
tant encore les traces des coups de la hache allemande ou du
glaive féodal ; il court se ranger sous la bannière de sa paroisse,
et commence l'attaque. S'il est vainqueur, le soir même ou le
lendemain il rentre dans sa patrie, et montre les trophées enle-
vés aux vaincus; est-il blessé, il trouve des soins dans sa propre
maison; s'il meurt, la patrie le pleure, et cette vénération ali-
mente la valeur des autres, tandis qu'elle adoucit les regrets do
c^ux qui survivent.
Ces guerres étaient une source de souffrances; qui le nie?
Mais pouvait-on les éviter dans le système des petits États, cl
surtout au milieu de tant d^éléments hétérogènes qu'il fallait as-
similer ou détruire? Elles n'étaient point, comme on Vs, prétendu,
le résultat de la liberté, mais des efforts pour la conquérir, mai&
les effets d'une indépendance encore incomplète. Les Guelfes et
les Gibelins, les républicains et les impériaux auraient dû, en
toutes drconstances, s'unir pour l'intérêt public, se concentrer
dans une pensée générale, subordonner les désirs personnels à
l'avantage commun bien entendu, se garantir réciproquement
dans des entreprises dont la réussite profite n)ême à ceux qui
les contrarient; en résumé, il aurait fallu des sentiments patrio-
tiques tels que nous les entendons, bien que nous sachions si
peu les mettre en pratique ; mais pouvait-on les attendre de
gens nouveaux, de passions ardentes? Pouvait-on espérer qtie
(les hommes inexpérimentés concilieraient la liberté avec des
gouvernements forts, lorsque nous-mêmes, après des épreuves
si douloureuses, nous sommes incapables de le faire?
MAUX EXAGÉRÉS. 75
La source des inimitiés était moins dans les conflits que dans
une intelligence active^ qui nous porte à connaître le mieux et
nous inspire le regret de ne pas en jouir; aussi^ pour trouver l'é-
quilibre entre ses besoins et le moyen de les satisfaire^ l'homme
lutte et se fatigue^ sans pouvoir se dispenser d'en venir aux prises
avec ses voisins. Dans d'autres temps ^ l'unanimité nationale
semble être le repos produit par j'oppression commune : mais
alors^ au contraire, Thomme pensait et agissait par lui-même ; il
poursuivait un but qu'il apercevait nettement^ et cherchait à
l'atteindre par des moyens qu'il choisissait lui-même. Cette agi-
tation^ l'existence occupée des intérêts publics^ le drame conti-
nuel, les passions eu lutte^ les questions de droit et d'honneur
plus que d'intérêts matériels^ l'ardente aspiration vers un but
toujours divers mais toujours élevé, la souffrance éprouvée pour
une nobl0 cause, la joie de triompher avec la patrie ou sa propre
faction, faisaient partie de la félicité.
On aurait tort encore de ne voir dans ces guerres que des dis-
sensions fraternelles. Les étrangers avaient envahi le pays, dé-
possédé les indigènes, réduits à l'état de serfs ou de plèbe sans
droits, tandi» qu'eux-mêmes, sous le nom de feudataires ou de
nobles, s'étaient emparés des privilèges, de la domination et des
propriétés, se déclarant eux seuls la nation. Pour nous, qui ne
voyons dans une origine roturière ou patricienne qu'une distinc-
tion dont l'opinion vulgaire fait toute la valeur, ces combats entre
les classes sont ridicules ou dignes de pitié : mais alors il s'agis-
sait de savoir qui l'emporterait des étrangers ou des nationaux ;
si les Italiens devaient languir sur la glèbe arrosée de leurs sueurs,
sans la posséder; si le seigneur qui était maître du sol par droit
de conquête pouvait disposer d'eux à leur gré, jusqu'à les tuer
pour quelque argent.
Les plébéiens l'emportent , mais la race dominatrice met en
œuvre la force et l'astuce pour les réprimer ou les corrompre,
et, au besoin, s'associe à la puissance étrangère dont elle tire son
origine A mesure que le conflit se développe, son but n'apparaît
pas aussi clair, mais il reste le même au fond; puis, lorsque les
partis se rapprochent et se mêlent, ils oublient, dans le nom de
la faction, la diversité d'origine, et tous s'appellent Italiens.
Malgré la légitimité du motif, il n'en fautpas moins déplorer ces
rivalités continuelles, dont les conséquences funestes ont pesé sur
les générations postérieures. Les villes, habituées à se regarder
avec haine et déflance, ne purent jamais s'unir dans une confédé-
76 MAUX EXAGÉRÉS.
ration d'utilité générale et de défense commune. Les divisions
intérieures produisaient des luttes jusque dans la haute politique,
car les partis contraires étaient assurés de trouver de l'appui au
dehors. Ënfin^ presque partout la fÎEu^tion populaire l'emporta ;
mais, peu versiée dans le maniement des affaires publiques, om-
brageuse de sa nature, et trop occupée pour s'appliquer à l'ad-
ministration, elle confiait l'emploi de ses forces et l'exercice de
ses droits au courage du plus brave ou à la prudence du plus
habile; c'est ainsi que les tyrannies recueillirent] l'héritage des
libertés communales.
D'autres familles n'avaient jamais perdu les biens de leurs
aïeux ; elles parvenaient même à les étendre, surtout lorsqu'ils
se trouvaient compris dans l'héritage contesté de la comtesse
Mathilde ; puis, dans les guerres, elles embrassaient la cause de
l'empereur, dont elles obtenaient des privilèges ou l'immunité,
et finissaient par devenir feudataires. Les empereurs, dans le
principe, avaient favorisé les communes bourgeoise^ contre les
seigneurs féodaux; mais, dès qu'ils les virent prospérer, ils jugè-
rent plus utile à leurs intérêts de soutenir les nobles libres, con-
tre-poids de la puissance des citoyens, et sentinelles échelonnées
sur leur passage. D'autres s'étaient coiiserv.és indépendants dans
les châteaux de leurs pères, surtout lorsqu'ils se dressaient au mi-
lieu des montagnes, et cherchaient à obtenir sur les cités voisines
la domination que les comtes y avaient exercée autrefois; tels
étaient les marquis de Montferrat et d'Esté, les plus puissants de
l'Italie septentrionale, et que Barberousse avait élevés comme des
partisans.
Dans la marche Trévisane, là où les dernières ramifications des
Alpes et les collines Euganéennes s'avancent au milieu de riches
campagnes et de villes florissantes, les seigneurs des hauteurs
bien fortifiées purent continuer à étendre une main sur les cités,
dans lesquelles ils bâtirent môme des palais semblables à des for-
teresses. Parmi ces familles avaient prévalu les Salinguerra de
Ferrare, les Camposampiero de Padoue, les Guelfes d'Esté, les
Ezzelins de Romano. Les Ezzelins tiraient leur origine d'un Alle-
mand venu en Italie avec Conrad II , et qui avait reçu en fief les
terres d'Onara et de Romano dans la marche de Trévise ; ses des-
cendants, agrandis par les violences et l'habileté, s'étaient con-
stitués les coryphées du parti gibelin du voisinage, avaient con-
tracté, de gré ou de force, des mariages avec de puissantes
familles, et fait alliance avec Véronaet Padoue. A leur tête se
ORIGINE DES TYAANNIES. 77
trouvait la maison d'Esté, fameuse par ses ricbesjses^ et parente
de ces Guelfes que nous avons vus dominer en Bavière et en Saxe,
d'oii la faction guelfe dans la haute Lombardie prit le nom de
marcheM. Padoue les avait obligés à jurer sa commune^ à laisser
déserte leur citadelle d'Esté^ et à se mettre sous la protection du
peuple que leurs ancêtres avaient foulé aux pieds; appelés sou-
vent pour être podestats et capitaines^ ils recouvrèrent, à Tombre
de la république^ la suprématie que le caractère féodal de leur
existence leur avait fait perdre.
Ferrare^ bouleversée par les factions^ donna^ en 1208^ le pre-
mier exemple de seigneurie éki choisissant comme prince le mar-
quis d'Esté^ à qui elle conféra le pouvoir absolu de faire les lois,
la paix et la guerre^ et de conclure des alliances. Salinguerra de
Torello^ le personnage le plus important de Ferrare et le
chef des Gibelins, fut offensé de cette nomination ; de là des con-
flits et du sang^ des expulsions réciproques, des pactes fré-
quents et toujours violés^ jusqu'au moment où il fut convenu que
les charges de la cité seraient partagées entre les deux rivaux^ ou
mieux entre les deux factions. Le marquis ne pouvait venir à
Ferrare qu'avec une suite d'un nombre déterminé d'individus;
Salinguerra allait à sa rencontre avec toute la noblesse guelfe et
gibeline^ et l'on célébrait un banquet où présidait la cour-
toisie (i).
Ailleurs encore les seigneurs se battaient entre eux pour do-
miner dans les villes^ qui finissaient par courber la tête sous le
joug d'une déplorable oligarchie^ troublée par d'incessantes di-
visions^ dont des luttes acharnées étaient le résultat ordinaire. Ce
fut au milieu de ces guerres que les trouva Olhon IV à sa des-
cente en Italie; il espérait que les Guelfes l'appuieraient à cause
de son origine et pour complaire au pape, tandis que les Gibelins
devaient le favoriser comme roi d'Allemagne. En effets il rallia ^^^
sous ses dcapeaux beaucoup de seigneurs^ entre autres Ezzelin
de Romanoet Azzo d'Esté; mais leur bienveillance dura peu^ et
Guelfes et Gibelins songeaient à faire valoir leurs prétentions^
sans souci de celles de l'empereur^ qu'ils n'aidaient qu'autant
quMls sentaient en avoir besoin.
Othon^ néanmoins^ reçut un brillant accueil des ennemis mêmes
de la maison de Souabe. Innocent m vint à sa rencontre jusqu'à
Viterbe et le couronna ; mais la bonne harmonie fut de courte
(1) Cluron, Perrariœ, Rer. it. Script-, vni.
78 OTHON IV.
durée. L'arrogance allemande blessait les Romains^ qiii^ suivant
rhabitude, en vinrent aux prises avec les étrangers, auxquels ils
tuèrent un grand nombre de cavaliers. Plusieurs cardinaux res-
taient hostiles à Othon, qui, à titre d'héritier de la comtesse Ma-
thilde, prétendait rattacher à la couronne Viterbe, Monteras-
cône, Orvieto, Pérouse, Spolète, données au saint-siége, et qu'il
occgpa militairement. 11 avait sans doute cédé aux instigations
des jurisconsultes, apôtres infatigables de la souveraineté impë^
riale; lorsque le pape lui rappela ses promesses et son serment,
il répondit qu'un serment antérieur l'obligeait à recouvrer au
profit de l'empire tout ce qui en avait été distrait. Il favorisa la
famille Pierleoni, gibeline exaltée ; en son nom et sans faire men-
tion du pape, il investit Azzo d'Esté de la marche d'Âncône. Pour
insulter Frédéric de Souabe, il entra dans la Pouille, où il préten-
dait exercer la suprématie impériale, et fit alliance avec les géné-
raux allemands qui étaient restés dans le pays. La réunion de la
Sicile à Tempire, à laquelle il s'était toujours opposé, parut im*
minente à Innocent, et d'autant plus dangereuse qu'elle était
opérée par le chef des Guelfes, lesquels favorisaient ses préten-
tions en haine des Hohenstaufen; à défaut d'autre remède, il ex-
1210 communia l'empereur, ce qui ne l'empêcha point de continuer
la conquête de la Pouilie et de faire des préparatifs pour se rendre
en Sicile.
L'anathème, cependant, avait agité TAllemagne ; la mort de
Béatrix , sa femme, affaiblit les liens qui l'unissaient à la faction
gibeline. Le pape, sur ces entrefaites, était parvenu à soustraire
Frédéric de Souabe à ses gardiens allemands; il le reçut à Ronx*
avec de grands honneurs, lui donna sa bénédiction, et le fit
1212 transporter à Gênes sur ses galères. Le jeune prince, beau, ins-
truit, attirant les cœurs non moins par son esprit que par le sou-'
venir des agitations de son enfance, traversa la Lombardie, où
sa munificence et son affabilité lui gagnèrent des partisans, bien
que les cités guelfes, qui n'avaient pas oublié Barberousse, lui
fussent toujours opposées. Le marquis d'Esté, son cousin , le
conduisit, sous bonne escorte, par le lac de Cême à Coïra, dont
l'êvêque fut le premier à le saluer roi d'Allemagne. Othon , in-
habile à gagner les cœurs, avait dû quitter la Pouilie , où il ne
laissait que de chaudes recommandations de fidélité, auxquelles
on fut peu sensible. A Lodi, il convoqua les cités lombardes;
mais il ne vit accourir à son appel que les amies déclarées
de Milan , qui défendait sa cause par haine contre la maison
FRÉDÉRIC U. 79
de Souabe. Ses efforts restèrent donc sans résultat, et les fac-
tions ne suspendirent point leurs luttes, aggravées par les sectes
religieuses qui pullulaient alors^ affaiblissaient la puissance clé-
ricale, habituaient à mépriser les excommunications, et foulaient
aux pieds le dogme de Taulorité.
Venise fit la guerre à Padoue, qui voulait lui*interdire le com-
merce de terre ferme j Milan combattit contre Pavie et le mar-
quis de Montferrat; les Malaspina de la Lunigiana contre Gènes,
et c€ile-ci contre Ventimiglia; les Garrarais , les seigneurs de
Montemagno et les Porcarèses contre Pîse; les Sanminiatèses
contre Borgo Sanginnesio, et les Salinguerra contre Modène.
Lucques ne cessa jamais de guerroyer contre Pise, et, après avoir
construit le chftteau de Gotone dans le val du Serchio, elle im-
posa aux nouveaux habitants l'obligation de ne pas se lier avec
les Pisans par des mariages ou autrement. Les rivalités des
Buondelmonti et des Amidei firent entendre pour la première
fois à Florence les noms de Guelfes et de Gibelins.
' Othon, pour apaiser la tempête qu'on avait soulevée en Alle-
magne, était allé jusqu'à se soumettre au jugement des États ;
mais cette faiblesse accrut l'audace des mécontents. Après sa
guerre contre la France , dans laquelle il fut mis en déroute à
Bovines, il perdit toute influence, et se retira dans ses États hé-
réditaires ; Frédéric alors fut de nouveau couronné roi d'Allema- i-^i'*
gne à Aix-la-Chapelle. Suivant ses conventions avec Innocent,
Frédéric confirma toutes les prérogatives et les possessions du
saint-siége, et promit de reprendre aux Pisans, pour les lui re- «
mettre, la Sardaîgfle et la Corse, et de lui céder la Sicile aussi-
tôt qu'il serait empereur, condition que le pape exigeait comme
nouvelle garantie de l'indépendance italienne, toujours menacée
si Tun de ses rois était encore chef de Tempire. Il avait donné
. pour épouse h Frédéric Copstance d'Aragon, qui était aussi sa
pupille. Ayant placé sur le trône un élève du saint-siége. In*
nocent pouvait espérer pour l'Église la paix et de nouvelles
grandeurs, et néanmoins ce flit alors que la lutte recommença
entre le sacerdoce et Pempire. Avant d'en aborder le récit, nous
croyons convenable de faire connaître les armes dont l'un et
l'autre firent usage dans ce nouveau duel.
^
80 HOINEÇ. UÉRESIJSS. PATAKINS. INQUISITION.
CHAPITRE LXXXlï.
MOIRES. HâuâSIES. PATABIRS. IIIQOISITION.
L'autorité pontificale trouvait un grand appui dans les moines.
Les Bénédictins , les Augustins et les Basiliens continuèrent à
prier, à étudier^ à chanter, à conserver les livres et les monu-
ments. Les austères Chartreux , les Carmes mystiques, les cha-
ritables TrinitaireSy ou du rachat des captifs (institués par saint
Jean de Matha> gentilhomme de Nice], et d'autres ordres fondés
dans ces temps, s'étendirent en Italie. Les laborieux Cisterciens,
établis dans la Péninsule par saint Bernard , aidèrent beaucoup,
sans négliger les travaux de Tesprit, à rendre fertiles les marais
et les vallées, surtout dans le Milanais et le Lodigian (i).
Quelques Milanais, emmenés prisonniers en Allemagne pen-
dant les guerres avec l'Empire, et désabusés du monde, firent
vœu, s'ils revoyaient leur patrie, de se consacrer spécidement
1230 au service de la vierge Marie. De retour dans le pays natal, ils
instituèrent Tordre des Humiliés, qui vivaient chacun chez eux ,
mais solitaires, enveloppés d'une robe grossière de couleur
(1) Si Ton se rappelle les colonies 'civilisatrices et llborieHses des Saint-Si-
momensy en 1833, et des Phalanstériens de Fourier après 1840, on en trou-
vera le modèle chez les Cisterciens. Là où se trouvaient réunis leurs plus grandes
propriétés, on devait établir une colonie de frères convers, dirigés par un pro-
fès, qui était comme le facteur de toute la métairie : c'est lui qui donnait le
signal des travaux, qui distribuait à chacun las outils nécessaires, et déterminait
les fonctions de berger, de charretier, de cordonnier, de bouvier, etc. On n'ad-
mettait comme frères que ceux qui pouvaient gagner leur vie de leurs propres
mains. Les convers ne devaient avoir aucun livre, ni apprendre d'autres prières
que le Paler^ le Credo et le Miserere. Quiconque avait des biens mal cultivés
appelait une colonie de Cisterciens pdhr les remettre en bon état; ainsi Rainald,
archevêque de Cologne, qui était venu avec Barl^erousse faire la guerre en
Italie, ayant trouvé sa prébende dans un grand désordre, en confia la direction
À ces moines, qui et curtiàiu prœessent^ et annuos reddUtus reformatent.
Le monastère de Chiaravalle, fondé en 1 135, donnait de très-faibles revenus ;
mais ses moines, à force de travail, surtout |)ar Tachât de terres incultes (zerbt)
et par des fermes, eurent bientôt quatre lx)ns domaines.
nouas. 81
grise^ et toujours occupés à des œuvres saintes. Leur nombre
s'étant accru, ils achetèrent une maison dans laquelle ils se réu-
nissaient pour chanter des psaumes et se livrer à des exercices
de piété. Les femmes, à l'exemple de leurs maris, embrassèrent
le même genre de vie dévote et laborieuse. Après avoir obtenu
une règle de saint Bernard, les Humiliés se séparèrent des fem-
mes, et, sans négliger les exercices spirituels, se livrèrent à Tin-
dustrie des étoffes de laine et au commerce. Plus tard , le bien-
heureux Jean de Meda, qui les établit à Côme, perfectionna leur
institut, éleva plusieurs d'entre eux à la dignité sacerdotale, et
mit un prévôt à la tête de chaque maison. Ils se multiplièrent,
et, par le trafic et la fabrication des draps, ils enrichirent Tordre
et le pays. Â cette société, qui, à part la dévotion, pourrait
servir de modèle à celles que proposent et ne savent pas réaliser
les modernes réformatem*s, ajoutons la suivante qu'un bon er-
mite de Parme organisa pour construire un pont sur le Taro et
te garder.
Sylvestre d'Osimo, ayant vu mort un homme très-beau, se ré-
fugia dans la vie spirituelle , puis dans le monastère de Monte
Fano de la Marche; il fonda, en 1231, Tordre des Sylvestriens,
qui se propagea bientôt.
L'année suivante , sept seigneurs florentins, membres d'une
confrérie de la vierge Marie , reçurent, dans une vision. Tordre
de renoncer au monde; ils distribuèrent aussitôt tout leur avoir
aux pauvres, se couvrirent d'un sac et de cendres, vécurent d^aû-
mônes , prirent le nom de serviteurs de Marie, et ouvrirent le
premier couvent sur le mont Senario, près de Florence.
Les moines, outre l'ample moisson de prières qu^ils apportaient à
la communion des fidèles, exerçaient différents offices, attribués
aujourd'hui à Tautorité administrative: ils soignaient les malades,
assistaient les pèlerins et veillaient à la sûreté des routes. A Saintr
Égidius Moncalieri, le pont et Thospice étaient confiés aux Tem-
pliers; aux moines de la Vallombreuse, le passage sur la Stura
près de Turin ; à d'autres, les passages du grand et du petit Saint-
Bernard. Les moines de Saint- Antoine soignaient les malades
atteints du feu sacré, et ceux de Saint-Lazare , les lépreux. Les
Trinilaires faisaient trois parts de leurs biens : une pour leur
entretien, l'autre pour les pauvres et les infirmes, et la dernière
pour le rachat de chrétiens faits prisonniers par les Sarrasins.
Les républiques leur confièrent aussi les fonctions les plus déli-
cates, des ambassades, le soin de garder leur argent, de perce-
U»T. DE8 ITAL. — T. ▼. 6
83 SAINT FRAKÇOIS D'ASSISE.
voir les impôts, et de £eiire la paix. La commane de Mantoue
laissait à leur garde le livre de ses décrets (i).
La vie monastique avait produit tant de rameaux divers que
par un décret Innocent III interdit la formation de nouveaux
ordres ; néanmoins c'est sous lui que naquirent les deux qui
éclipsèrent les précédents^ les Frères Mineurs et les Frères Prê-
cheurs.
Un ange commanda à la femme de Pierre Bernardone ^ riche
négociant d'Assise, d'accoucher sur la paille d'une éiable^ et
**82 c'est là que vint au monde Jean. Ck)nduit par son père en France,
il en apprit si bien la langue qu'il reçut le surnom de François.
Robuste, vif, gai compagnon, bon poète, à vingt-cinq ans il re-
nonce au monde pour répondre. à l'appel de Dieu, se rend à Foli-
gno pour vendre ses marchandises, apporte l'argent à un prêtre,
et, comme il refuse de le recevoir, il le lui jette par la fenêtre. Le
père, bon économe, et qui applique Parithmétique à la mesure
des qualités, s'imagine qu'il a perdu Fesprit, l'amène devant l'é-
véque, et le fait interdire. François, rempli de joie, se dépouille
entièrement, et Pévéque est obligé de lui jeter son manteau pour
couvrir sa nudité. Ayant renoncé à sa famille, il se fait adopter
par un pauvre hère, se couvre de haillons, et commence à exha-
ler dans ses discours la charité qui débordait en lui , charité fé-
, conde au moyen de laquelle il se flatte de conquérir le monde
par la prédication populaire.
' Bernard, citoyen d'Assise et son premier disciple, lui deman-
dait s'il devait abandonner le monde ; François lui répondit :
(( Demandez-le à Dieu. » Ayant donc ouvert au hasard le livre des
Évangiles , il lit ces mots : Si lu veux être par faii, vends tout ce
que tu as et donner le aux pauvres . Il l'ouvre de nouveau , et trouve :
T^e portez en voyagent or, ni argent ^ ni besace^ni tunique y ni san^
dates, ni bâton. . . « Voilà ce que je cherche , c'est ce que je désire
de cœur, et c'est là ma règle, o s'écrie François, et il jette tout
ce qui lui restait, à l'exception d'une tunique avec son capuce,
(1) Affô, Storia M Parma^ vol. 11, paç. 340. Plus tard, Amédée YIII <ifi
Savoie faisait des donA à iin ermite qui entretanait les cheoiim prà de Genève»
aiusi qu'à uu chanoine qui ouvrit la route de Meillery à Bret. Voir GiBRABIO,
Economia polit., 363. Une supplique du 5 avril 1317, adressée à la seigneurie
de Florence, commence ainsi : Cumfratres Sancti Sahatoris de Septîmo, etfra-
trts Humiliatorum omnium JSanctornm de Florentîa, oiim et hodie midtiplicUer
sftviêrini 4t quotidiê serviant commun î ti poptdo fl&rétitmû inemnibm f«MV
pii i:0mmuni txpeditml, eic.
SAnrF FAAIfÇOIS d'assisk. 83
qu'il serra autour de ses reins avec une corde. C'est ainsi qu'il
va préchant la pauvreté dans un monde enivré de richesses et
de plaisirs ; c'est ainsi quil va proclamant Famour dans ce monde
de haines, d'orgueil, de guerres, d'Ëzzelinet de Frédéric II. Ayant
attiré à lui onze compagnons, il se soumit avec eux à de rigides
pénitences et à une pauvreté absolue, au point de ne pas consi*
dérer comme siens son habit et ses livres. François obtint des
Bénédictins une petite chapelle dans la plaine d'Assise, qui fut
appelée la Porziuncola; après l'avoir rebâtie, il y jeta les fon- iaos
déments de son ordre, auquel il donna , par humilité, le nom
de Frères Mineurs, avec mission de vivre au milieu des pauvres, *
des malades, des lépreux, de travailler pour vivre el de men-
dier.
Faisant abnégation complète de sa propre volonté, il disait ;
a Heureux le serviteur qui ne s'estime pas meilleur, quand il est
a exalté par les hommes , que lorsqu'il est méprisé ! parce que
a l'homme est ce qu'il est devant Dieu, et rien de plus. » Em-
brasser tous les hommes dans son amour ne lui suffit pas; il re-
tend à toutes les créatures, parcourt les forêts en chantant, in-
vite les oiseaux, qu'il appelle ses frères, à célébrer avec lui le
Créateur, et prie les hirondelles, ses sœurs , de cesser leur ga-
zouillement lorsqu'il prêche. Les mouches, la cendre même, sont
ses sœurs (1). Le chant d'une cigale l'excite à louer Dieu. Il re-
proche aux fourmis de montrer trop de souci de l'avenir, dér
tourne du chemin le ver qui peut être écrasé, apporte dans Phi-
ver du miel aux abeilles, sauve les lièvres et les tourterelles que
poursuit le chasseur, et vend soo manteau pour soustraire une
brebis au couteau du boucher. Au jour de Noôl , il veut qu'on
donne à l'âne et au bœuf une meilleure nourriture. Les blés, les
vignes, les rochers, les forêts, tout ce que les champs et les élé-
ments contiennent de beau, sont pour lui autant de stimulants à
Famour de Dieu; chacun de ses couvents dut réserver dans son
(1) « Et toutes les créatures, il les appelait frères et aœurs, en disant que
tous les êtres venaient d'un même Créateur et d'un même Père. » Fie des saints
Pères. — Fratres mei^ aves, multitm debetîs iaudare Creatorem,., Sonores meœ,
hirundines.., Segetes, vineas, lapides et silvas , et omnla speciosa camporum,
terramque et ignem, aerem et ventum, ad diviaum mpvebat amorem.,, Omnes
creaturas fratris nomine nuncupaâat, /rater cinis, soror musca. Th. Gelano,
son disciple. Acta SS, octobris. Voir les Fioretti de saint François, un des livres
les plus précieux du treizième siècle.
SA SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
petit jardin uu carré pour les belles fleurs, afin qu'elles devins-
sent une occasion de louer le Seigneur (1).
Le trop-plein de celte âme affectueuse s'épanchait en poésies,
originales comme lui-même , où Ton ne trouve aucune rémi-
niscence de Tantiquité^ mais une vive effusion de cœur et des
élans d'amour infini (2). il fut un des premiers à faire usage
dans ses cantiques de la langue vulgaire , et frère Pacifique, son
élève, mérita la couronne poétique décernée par Frédéric 11.
(1) C'est une particularité remarquable chez les moines que cette vénération
polur les œuvres de Dieu, et le soin qu'ils prennent des arbres historiques. Nous
avons déjà parlé de Tarbre de saint Benoit à Naples. A Rome, on aime à goûter
la fraîcheur à Tombre de celui où saint Philippe de Neri élevait à la vertu, par
la contemplation du beau, les jeunes gens de son oratoire. On y montre aussi,
à Sainte-Sabine, un oranger planté par saint Domiiii(|ue; à Fondi, on eu fait
voir un autre planté par saint Thomas d'Aquin. Si Aristote ou Théophrasle
écrivait aujourd'hui Thistoire naturelle, ils ne négligeraient pas ces circons-
tances. ?
(2) NuUq donca oramai piti mi riprenda ,
Se tal amore mi fis pazzo gire.
Già non è core che piti si difenda...
Pensi ciascun corne cor non si fenda ,
Fornace tal corne possa patirc...
Data m'è la sentenza
Chc d'araore io sla morto ;
Già non voglio conforlo
Se non niorir d'amore...
Amore , amore , grida tutto il uiondo ;
Âmore, amore, ogni cosa clama...
Amore , amore , tanto pensar mi fai ;
Amore , amore, nol posso patlre ;
Amore , amore , tanto mi ti dai ;
Amore , amore , ben credo morii-c ;
Amore , amore , tanto preso m'hai ;
Amore , amore , fammi in te transi re ;
Amor dolcc langui re ;
Amor mio desioso ;
Amor mio dilettoso ,
Anncgami d*ainorc.
Amor, amur, Jesti son zonto a porto ;
Amor , amor , JesCi dammi conforto ;
Amor , amor , Jcsù si m'ha Infiammato ;
Amor, amor, Jcsii lo sono morio...
Amor , amor , per te sono rapita ;
Amor , amor , viva , non me dispregia ;
Amor, amor, Tanima teco unita;
Amor, tu sei sua vita.
Jani non se po' partire ,
Pei chù ::i fai lan Jtuirc ,
Tanto bti uggcixlo uniui".
RÈGLE DE SAIïrr FRANÇOIS. 85
François, voyant que les Frères Mineurs s'étaient multipliés ,
songea à leur donner une règle ; comme \\ était occupé à cette
pensée, il rêva pendant la nuit qu'il avait ramassé trois miettes
de pain, et qu'il devait les distribuer entre une foule de moines
affamés. Il craignait qu'elles ne se perdissent dans ses mains ,
lorsqu'une voix lui cria : a Faites-en une hostie, et donnez-en à
qui veut de la nourriture. » Il fit ainsi , et quiconque ne rece-
vait pas avec dévotion la parcelle qui lui revenait était couvert
de lèpre. François raconta sa vision à ses frères sans en com-
prendre le sens ; mais le lendemain , tandis qu'il priait , une
voix du ciel lui dit: «François, les miettes de pain sont les
paroles de TÉvangile; l'hostie est la règle; la lèpre, Finiquité. o
n se retira donc avec deux compagnons sur une montagne, où,
jeûnant au pain et à l'eau, il fit écrire sa règle d'après les inspi-
rations qu'il recevait de l'Esprit divin. Elle commence ainsi :
a La règle des Frères Mineurs est d'observer l'Évangile en vivant
dans l'obéissance et la chasteté, sans avoir rien en propre. »
Pour entrer dans l'ordre, il fallait vendre tout son bien au profit
des pauvres, et subir, avant de prononcer les vœux, une année
d'épreuves rigoureuses. Gomme tous étaient Frères Mineurs ^
ils rivalisaient d'humilité , et se lavaient les pieds les uns aux
autres. Les supérieurs s'appelaient serviteurs; celui qui savait un
métier pouvait l'exercer pour gagner sa vie , sinon il allait en
quête de vivres, mais non d'argent. L'ordre lui-même ne pou-
vait posséder que le strict nécessaire. Les frères devaient pren-
dre un soin spécial des exilés, des mendiants et des lépreux. Ce-
lui qui, atteint d'une maladie, s'impatiente et réclame des re-
mèdes est indigne du titre de frère, parce qu'il montre plus de
souci de son corps que de son âme : qu'ils ne voient point de
femmes, et leur prêchent toujours la pénitence ; si Tun d*eux
• pèche avec elles, qu'il soit aussitôt chassé; en voyage, qu'ils ne
portent que leur habit, sans avoir même un bâton; s'ils ren-
contrent des voleurs , qu'ils se laissent dépouiller. Défense de
prêcher sans autorisation, et celui qui l'obtient doit promettre
d'enseigner la doctrine de l'Église sans emprunter de formules
à la science profane, sans rechercher les suffrages.
Un général, élu par tous les membres, réside à Rome, assisté
d'un conseil ; de lui relèvent les provinciaux et les prieurs. Les
chefs de chaque province, les prieurs et les députés des moines
de chaque couvent participent aux chapitres généraux. Toute
communauté tient un chapitre une fois par an; les supérieurs
86 FRANGIBCAINS. GLARISSSS.
d'Italie se réanissent tous les ans , et une fois tous les trois ans
ceux d'au delà des Alpes et d'outre-mer.
François se présenta au pape pour lui demander la confirma-
tion de son ordre , c'est-à-dire le droit de prêcher > de mendier
et de ne rien posséder ; mais Innocent III pensa d'abord que la
tâche était au-dessus des forces humaines. Enfin , dans une vi-
sion, il lui semble que l'église de saint Jean de Latran menaçait
ruine, et qu'elle était soutenue par deux hommes, l'un Italien et
l'autre Espagnol ; il approuva donc solennellement Tordre dans
1215 le quatrième concile de Latran.
Glaire, noble dame d'Assise y entraînée par l'exemple et les
leçons de François, abandonne le monde et fonde, avec la même
1212 règle, la corporation des religieuses de Sainte-Claire (les Glarisses).
• François était indécis sur la question de savoir ce qui valait mieux
de la prière ou de la prédication ; Glaire et le frère Sylvestre lui
ayant persuadé que c'est la dernière, il se rend à Rome tout
plein de joie, et demande au pape la permission de se consacrer
à la conversion des infidèles et de rechercher le martyre. Il va
en Espagne, en Barbarie, en Egypte, pour cette croisade inof-
fensive dont le cri de guerre était : JLa paix soit avec vims, Ar-
1219 rivé en Afrique au moment où les croisés assiègent Damiette, il
se. présente devant Melitel-Kamel, lui expose l'Évangile , défie
les docteurs de la loi, et offre de sauter dans un bûcher embrasé
pour attester la vérité de sa doctrine. Melik l'écoute, mais le
renvoie sans s'ôtre converti et sans lui accorder les honneurs du
martyre.
François disait à ceux de ses frères qu'il envoyait prêcher :
« Cheminez deux à deux au nom du Seigneur, avec humilité et
a modestie > particulièrement avec un silence absolu depuis le
« matin jusqu'à' tierce, en priant Dieu dans votre cœur. Entre
a VOUS) pas de paroles inutiles et oiseuses ; pendant la route .
(( même, comportez vous humblement et modestement, comme
(( si vous étiez dans un ermitage ou votre cellule ; car, en quel-
tt que lieu que nous soyons, nous avons toujours avec nous notre
o( cellule, qui est le corps, notre frère, notre âme étant l'ermite
« qui habite cette cellule pour prier et penser à Dieu. C'est
« pourquoi , si Tàme n'est pas en repos dans cette cellule , la
a cellule extérieure ne sert de rien aux religieux. Que votre
« conduite au milieu de la population soit telle que tous ceux
<r qui vous verront ou vous écouteront louent le Père céleste.
« Annoncez la paix à tous ; mais ayez-la dans le cœur comme
FRÂNGISCAIlfS. 87
c sur left lèTres^ et même ph» encore. Ne soyei pas nne occasion
a de colère ou de scandale; mais faites^ par votre douceur^ que
« chacun incline à la bonté, à la paix, à la concorde. Nous
« sommes appelés pour guérir les blessés et ramener les égarés;
c or beaucoup vous sembleront enfants du diable , qui seront
« un jour disciples de Jésus. »
Ces moines étaient les membres d'une république qui avait
pour siège le monde , pour citoyen quiconque en adoptait les
rigides vertus. Pieds nus , vêtus comme les pauvres d'alors ^ ils
s'exprimaient dans le langage vulgaire et se répandaient partout;
ils parlaient au peuple comme il veut qu'on lui parle^ avec force^
d'une manière dramatique et même triviale , excitant les pleurs
et le rire en pleurant et en riant eux*mêmes^ affrontant et pro*
voquant les tourments comme les huées. Le saint fondateur
voulait, si jamais il lui ai*rivait de rompre le jeûne , qu'on le
tratnftt dans les rues et qu'on le batttt en criant derrière lui :
« Tenez , voyez le glouton qui s'engraisse de chair de poulet
san^ que vous le sachiez, o Le jour de Noêl^ il prêchait dans une
étable où se trouvaient la crèche, le foin, l'âne et le bœuf; quand
il prononçait Bethléem , il bêlait comme un agneau , et chaque
fois qu'il disait le nom de Jésus, il se léchait les lèvres, comme
s'il en savourait la douceur. Dans les derniers jours de sa vie ^ il
portait les stigmates des plaies du Christ.
Le même homme jetait le baume de sa parole sur les esprits
envenimés. Informé qu'une querelle s'était élevée entre les ma-
gistrats et l'évoque d'Assise, il envoya ses frères chanter à l'é-
vêque son Cantique du Soleil, auquel il ajouta alors ces paroles :
ff Loué soit le Seigneur en ceux qui pardonnent pour l'amour
«r de lui, et supportent patiemment les souffrances et les tribu-
« lations. Bienheureux ceux qui persévèrent dans la paix, parce
« qu'ils seront couronnés par le Très-Haut. »
Il n'en fallut pas davantage pour calmer l'irritation.
«c Le jour de l'Assomption de l'an i220 (dit Thomas, archi»
a diacre de Spalatro) , alors que j'étudiais à Bologne, je vis
a François prêcher sur la place , devant le palais public , où
cf presque toute la ville était réunie. Dans son sermon, il traita
« des anges, des hommes et des démons ; il s'exprima si bien sur
tf ces esprits que beaucoup de lettrés, qui se trouvaient présents,
.(( ne furent pas médiocrement surpris d^un langage si juste de la
<r part d'un homme inculte. Tout son discours avait pour but
« d'éteindre les inimitiés et d'amener des réconciliations. Sordide
88 LA PORTIONCIJLE. LBS TERTIAIRES.
ff dans ses habits > d\in aspect misérable, d'un visage humble,
a Dieu pourtant mit une telle efficacité dans ses paroles que
« plusieurs familles nobles, entre lesquelles une rage inhumaine
a et des haines invétérées avaient occasionné une grande effu-
a sion de sang, furent amenées à des dispositions pacifiques (4).»
1225 Telle fut l'existence du Père séraphique, qui mourut à quarante-
quatre ans; il implora du ciel et du pontife, pour sa chapelle de la
Portioncule, une indulgence qu'on pût gagner sans faire aucune
offrande. Et lorsque, chaque année encore, au 2 août, elle est
proclamée à Theure solennelle de l'apparition de Marie , une
foule innombrable accourt des pays environnants pour demander
reffùsion de la grâce gratuite. Quant à nous, qui, dans nos pè-
lerinages, ne nous bornons point à visiter la perruque de Yoltidre
et l'île de Rousseau, nous parcourons avec émotion les collines
et les lacs qui entourent cette vallée délicieuse, peuplée de si
tendres souvenirs ; dans ce temple majestueux de sainte Marie
des Anges, bâti sur cette humble cellule, monument consacrée
la pauvreté au milieu de tant d'autres élevés à la force et au faste,
nous aimons à méditer sur la puissance et la sainteté qui sorti-
rent de cet ermitage.
Les disciples de saint François restèrent fidèles à leur vœu de
pauvreté ; lorsque le pape les exhortait à assurer la subsistance de
l*ordre par l'achat de biens-fonds , et leur offrait de les relever
de leur vœu, sainte Claire lui répondit : a Je ne demande que
l'absolution de mes péchés. » Saint Antoine refusa constamment
les dons que lui offrait Ezzelin, en disant qu'il ne voulait pas des
fruits du péché. Frère Égidius, pour vivre à Rome, s'en allait
faire du bois qu'il vendait ; les autres se maintenaient avec les
aumônes, et partout on les accueillait au son des cloches et avec
des branches d'olivier à la main. Pourquoi les ordres mendiants
ont-ils exercé sur le peuple une plus grande influence que les
autres ? parce qu'ils partageaient avec lui son pain de chaque
jour, et parce que le peuple respecte une indépendance acquise
par des sacrifices volontaires.
Afin de pénétrer plus avant dans la société, il y eut, outre les
profès et les frères laïques, un tiers ordre auquel pouvait s'a«
gréger tout séculier qui, au moyen de certaines pratiques, vou-
lait participer aux trésors des prières sans abandonner le monde,
(1) jip. Job. Luciuii, De regno Dalmatiœ, pag. 83S; et GBOURDACa,
Siaria di Bdo^fna, liv. t.
LES TERTIAIRES. LES DOMIinCAINS. 89
sans cesser d^étre époux^ père, évoque, chevalier^ pontife.
Quatre conditions étaient imposées : restituer tout bien mal ac-
quis, se réconcilier avec le prochain , observer les commande*
ments de Dieu et de TÉglise, et, pour les femmes , nécessité
d'avoir le consentement du mari ; afin que la libre volonté cons-
tituât Tunique lien des adeptes, on les avertissait qu'ils n^étaient
pas tenus à l'observation de la règle , sous peine de péché mor-
tel. Le luxe , Tavidité du lucre , les festins et les théâtres étaient
interdits aux Tertiaires : afin de prévenir les litiges, chacun de-
vait préparer son testament ; il fallait régler les contestations à
l'amiable, ou les porter devant les juges naturels, non devant des
tribunaux privilégiés ; les serments qui lient à un homme ou à
une famille étaient prohibés, et l'on n'autorisait à porter des
armes que pour défendre TÉglise, la foi, la patrie (i). François
savait donc bien que les réformes doivent commencer par la vie
domestique, par la famille.
A la même époque, Dominique Guzman, illustre Castillan,
altéré de souffrances et d'amour, introduisit le nouvel ordre des
Prêcheurs, destiné à la science divine et à l'apostolat. Dans cet 1210
ordre, toutes les charges étaient électives, et chaque membre
faisait vœu de pauvreté; à Bologne, où mourut le saint institu- 1221
teur, on lui consacra une urne qui fut travaillée avec tout l'art
que surent déployer frère Guillaume, Nicolas de Pise, Nicolas de
Bari, Alphonse Lonobardi ; plus tard, on lui éleva un temple ma-
gnifique.
Quatre ans après l'approbation de son ordre, François réunit
le premier chapitre dit des nattes (délie stuaje), parce qu^il se
tint en plein air sous des baraques, où Von compta cinq mille
firères de la seule Italie, et environ cinq cents novices. Leur nom-
bre devint ensuite si considérable que, malgré la perte de la
moitié de l'Europe occasionnée par la réforme, on dit qu'à la
Révolution française ils s'élevaient à cent quinze mille individus,
distribués en sept mille couvents et soumis à des règles diverses.
Les Dominicains eux-mêmes se répandirent rapidement; à
Sienne, en 1219, ils s'établirent dans l'hospice de la Madeleine,
jusqu'en 12S7, époque où les Malavolti leur donnèrent un ter-
rain pour ox)nstruire leur magnifique couvent. A Milan, ils occu-
pèrent l'hospice des pèlerins à Saint-Barnabe en 1218, et bien-
(1) Impugnationis arma secumfratref non déférant nisi pro defensione ro»
manœ eceUiiœ^ chr'utîanœ fidei^ W etîam terrœ ipiorum. Ch. YII.
90 DOMTNIGAnfd.
tôt ils eurent bât î les églises de Saînte-Marie-Nouvelle à Florence,
de Sainte-Marie sur Minerve à Rome, de Saint-Jean et Saint-
Paul et de Saint-Nicolas à Venise, de Saint-Dominique à Naples,
à Prato, à Pistoie, de Sainte-Catherine à Pise, des Gràces à Milan,
et autres, remarquables par leur riche simplicité, et la plupart
construites par des frères.
Les deux ordres, dès leur origine, excitèrent l'admiration et
la sympathie des hommes les plus éclairés (t), attirant en foule
d'illustres et pieux prosélytes. A saint Dominique s'adjoignirent;
Nicolas Pulla de Giovenazzo, qui, h peine Teut-il entendu à Bolo-
gne, voulut l'accompagner et le seconder toujours, jusqu'à ce qu'il
mourut à Pérouse après avoir accompli beaucoup d'œuvres sain-
tes ; Reynold de Saint- Ëgide, professeur de droit canonique à
Paris; le médecin Roland de Crémone, qui, de chef de l'école de
Bologne, devint professeur de théologie dans celle de Paris;
Moneta , célèbre maître es arts ; frère Ristoro et frère Sisto,
architectes très-distingués ; frère Cavalca, frère Jacques Passa-
vanti, frère Jourdain de Pise, qui Turent des premiers prosa-
teurs de l'Italie; les grands peintres frère Angélique et frère Bar-
thélen^y; puis Vincent de Beauvais l'encyclopédiste; les cardi-
naux Hugues Saint-Cher et Henri de Suse, auteurs d'une Con-
cordance de la Bible et d'une Somme doi'ée ; enfin saint Tho-
mas d'Aquin, le plus grand philosophe du moyen-ftge.
Avec François s'enrôlèrent Pacifique, poète lauréat, Égidius^
prodige de savoir, Jean de Pinna du territoire de Fermo,
Jean de Cortone, Benvenuto d'Ancône, qui fut ensuite évêque
d'Osimo, et tant d'autres ; plus tard, le grand théologien Scot,
le grand mystique saint Bonavenlure, Roger Bacon, le restaura-
teur des sciences expérimentales, prirent l'habit de saint Fran-
çois. Les femmes et les filles les imitent : Marguerite , le scan-
(1) Guitton d*Arezzo écrivait -de saint François :
Qeco cra il mondo, tu failo visare ;
tiebbroso, hailo mondato ;
Morto , Phai suicitato ;
Sceso ad Inferno , failo al ciel montare.
ATeugle était te monde , et tu lui rends la vue ;
liépreux , tu Tas purifié ;
Mort , et tu Pas vivifié ;
A l*enfer descendu , dans le ciel fais qu'il monte.
Dante met dans la bouche de saint Thomas et de saint Bonaventure nn ma-
gnifique éloge des deux ordres, dans les chants x et xi du ParaMs,
MOINES. BRMITKS. 9i
date rie Cortone, devient un miroir de pénitence ; Roee de Vi-
terbe, à peine âgée de dix-sept ans, mérite les persécutions de
Frédéric II et Tadmiration du peuple.
Ces religieux propageaient la paix^ et répandaient sur la mul-
titude la rosée de la grâcCj sans autre rhétorique qu'une foi iné-
branlable et universelle, et recourant à tous les moyens qui
pouvaient servir à Tédification. Les prédications morales et dog-
matiques de quelques-uns d'entre eux, parvenues jusqu'à nous,
ne sont évidemment que des tissus d'aride scolasUque ; il faut
donc, pour comprendre leur prodigieuse influence , se rappeler
qu'elles avaient pour auxiliaire une parole chaleureuse , et pour
auditeurs des gens peu disposés à la critique et pleins de con-
viction. Pauvres^ vivant dans les exercices de la pénitence^ amis
du peuple et contradicteurs des tyrans^ modèles de doctrine et
de vertu, les ordres des Mineurs et' des Prêcheurs exercèrent la
plus grande influence et devinrent le plus ferme soutien du saint-
siége. Partout où ils se trouvaient, ils pouvaient confesser, prê-
cher, et tout curé devait leur céder la chaire de son égUse.
Le peuple les écoutait volontiers, les consultait, et parta-
geait avec eux le pain que lui donnait la Providence ; leurs
actes d'abstinence et d'abnégation touchaient les hommes,
qui reconnaissent Famour dans le sacrifice et la vertu dans
l'amour.
Les hommes doués de qualités supérieures avaient deux
moyens de les mettre en lumière: il fallait conquérir, par la
violence et la perfidie^ une place dans le monde orageux , ou
bien lut tourner les épaules, en foulant aux pieds les opinions et
la vanité. Les premiers devinrent Ëzzelin, Salinguerra, Buoso de
Dovara ; les autres, François, frère Pacifique, Antoine de Padoue,
religieux qui avaient toutes les charges du clergé sans les avan-
tages; bien plus, leur humilité et leur pauvreté faisaient con-
traste avec les pompes et l'orgueil des ecclésiastiques, une des
plaies de la société d'alors , et l'un des plus forts arguments
pour les hérétiques.
Cette opposition des caractères se manifeste aussi dans les
édifices de Fépoque : d'un côté, des châteaux, des forteresses de
princes et de barons , épouvante des peuples ; de l'autre, des
abbayes et des monastères, ouverts aux pèlerins, aux malades,
aux âmes qui ont besoin d'aimer, de prier, de soulager les
autres. Le sentiment du beau s'associait dans les moines à la
bienfaisance et à la dévotion ; ils choisissaient donc les situations
93 ERMITES. h£r£sies.
où Pftme, après s'être abîmée dans la contemplation de la na-
ture, se relève pour bénir celui qui la créa.
A vingt milles de Florence , dans la romantique vallée de
l'Amo supérieur, s^élève, au milieu de magnifiques forêts de
sapins, la Vallombreuse, et , sur la hauteur, Termitage du Para-
disino , d'où la vue plonge dans un immense horizon et va se
perdre sur les interminables flots de la Méditerranée. Les moi-
nes ne pouvaient choisir un asile plus favorable pour se reposer
des tempêtes delà société, et se préparer aux chastes jouissances
de la vie intérieure. Si , de ce beau site , on remonte vers les
sources de TArno pour entrer dajEts le fertile Gasentino, on trouve
les Camaldules, retraite de saint Romuald de Ravenne, et berceau
d*un autre ordre. Plus haut , sur la croupe des Apennins , la
colline des Scali porte l'Ermitage sacré, qui semble inviter
l'homme à louer le Seigneur des merveilles qu'il a prodiguées à
^Italie ; de cette élévation, on aperçoit les deux versants qui
s'allongent, parés de toutes les richesses d'une splendide nature,
pour aller se baigner dans les eaux de PAdriatique et de la Mé-
diterranée. Après un court trajet, on arrive à l'Alvernia, la
pieuse retraite de saint François, située aussi sur la cime du
mont, et qui ravirait encore si l'on n'avait pas vu les deux au-
tres. Tels étaient les asiles enchanteurs où se réfugiaient ces
naïfs admirateurs de Dieu, qui, alors qu'un sang fraternel inon-
dait le monde, passaient les jours dans la contemplation du
beau, dans la recherche du vrai, dans la pratique du bon.
Les nouveaux moines déployèrent leur activité dans une autre
mission, qui eut pour objet de combattre les hérétiques par la
parole, de les ramener à la foi pure ou de les châtier. En effet,
bien que l'Europe, à l'exemple de l'Orient, ne s'égarât point
dans les abîmes des subtilités , néanmoins on découvrait parfois
des hérétiques, surtout en Italie, et peut-être, depuis les gnosti-
ques et les manichéens, la chaîne des hérésies ne fut-elle jamais
interrompue. Vers le milieu du neuvième siècle, Pierre, évêque
de Padoiie, découvrit dans son diocèse une secte qui discourait
sur la Rédemption, et ne fut dissipée que cinquante ans après par
révêque GozeHn.L'an mille, à Ravenne, un certain Vitgard basait
sur Horace, Virgile et Juvénal, je ne sais quelles folles concep-
tions religieuses. Héribert, le fameux archevêque de Milan, ayant
appris que des hérétiques tenaient des conventicules dans le
château de Montfort, près d'Asti, cita devant lui le nommé
Gérard, l'un des membres de la secte, et l'interrogea sur sa foi :
VAUDOIS. GATHABES. 93
c Nous tous (réponâit*il)^ nous observons la chasteté bien que
a mariés; nous ne mangeons pas de yiande, nous jeûnons strie-
a tement^ nous lisons tous les jours la Bible, nous prions beau-
« coup, et nos majeurs, chacun à leur tour^ prient jour et nuit,
« Les biens sont communs parmi nous, et nous aimons à mourir
a dans les peines pour échapper aux châtiments éternels. Nous
(X croyons au Père, au Fils et au Saint-Esprit, qui ont la faculté
a de lier et de délier ; le Père est l'Éternel , en qui et |)ar qui
a toutes les choses sont ; le Fils est l'esprit de rhon^me , que
a Dieu aima ; le Saint-Esprit est IMntelligence des sciences divi-
<c nés , qui gouverne toutes les choses. Nous ne reconnaissons
« pas Pévêque de Rome ni aucun autre, mais un seul qui,
« chaque jour, visite nos frères dans tout le monde et les éclaire;
a et, lorsqu'il est envoyé par Dieu, c'est auprès de lui qu'il faut
« chercher le pardon des péchés (1). » Cette hérésie parut dan-
gereuse à Pévêque, au point qu'il marcha sur Asti avec ses vas-
saux, s'empara par force des mécréants, et, comme ils refusè-
rent de se rétracter, il les condamna au feu , supplice qu'ils
subirent en martyrs.
Les opinions furent vivement agitées par la lutte de Pempiro
avec le saint-siége; Popposition aux papes se résolvait en héré-
sie et faisait toujours une brèche à Pautorité. Puis l'esprit de
controverse, introduit par la logique scolastique et la jurispru-
dence, entraîna souvent à opposer le sentiment individuel à la
croyance commune; ainsi Ton confondit de nouveau les dogmes
avec les actes, la question religieuse avec la question sociale.
Pierre Valdo, marchand de Lyon, après avoir vendu ses biens,
comme fit plus tard saint François , s'érigea en réformateur des
mœurs; mais, loin de soumettre sa volonté à celle de l'Église,
il proclamait qu'elle avait dévié de l'Évangile, et qu'il fallait la
rappeler à la simplicité primitive; il condamnait le luxe du
culte, la richesse des prêtres, la puissance temporelle des papes,
et demandait qu'on revint à l'humble pauvreté des premiers
temps. Ses sectateurs s'appelèrent donc Pauvres de Lyon , et
Cathares, c'est-à-dire purs; ils étaient d'ailleurs si persuadés de
ne pas sortir de la vérité qu'ils demandèrent au pontife l'auto-
risation de prêcher (2). Mais ils ne tardèrent pas à nier l'auto-
(1) LAltDULPUi Senioris, H'utoria Medioiani, II, 27.
(2) Multa peUbant iuslantia prœdicationlt aucloriiatem sibi confirmari,
Etienne de Borbou, ap. Gikàler, p{;. 510.
94 YAUDOIS. CATHARES.
rite du pape, le purgatoire, Tinvocation des saints et d^aulres
dogmes fondamentaux ; ils réclamèrent la liberté de prêcher,
même pour les laïques (i).
Comment se fait-il que, sous un Dieu bon, tant de maux ac-
cablent le monde? c'est là un problème qui a tourmenté et
tourmentera les penseurs de toutes les générations. Pour le ré-
soudre, les Manichéens supposèrent un autre principe, auteur
du mal ; mais, bien que vaincus dès le temps de saint Augustin,
ils survivaient en Orient, et, sous les noms divers de Patarins,
de Bulgares, de Pauliciens, ils se propagèrent en Europe, et d'a-
bord en Lombardie. A Milan, ils eurent pour évêque un certain
Marc, qui avait été ordonné en Bulgarie, et dont l'autorité s'é-
tendait sur la Lombardie, la Marche et la Toscane. Un autre
chef, du nom de Nicétas, qui parut ensuite en Italie, réprouva
cette ordination de la Bulgarie, et Marc reçut de lui celle de la
Drungarie, c'est à-dire de Trau (Tragurium) dans la Croatie (2).
(1) Le nom de Vaudou ne saurait dériver de Pierre Yaldo,puisqu*on le trouve
dans un mamiscrii de la Koùle leçon de Cambridge qu'on suppose de Tan 1000,
c'est-à-dire d'une époque antérieure à celle où ce Yaldo vécut ; ou y lit en pro-
vençal :
Que non vollla maudire , ni Jurar, ni menlire ,
Ni abountar , ni andre , ni prenre de fautrul ,
Ni veqjar se de li sio ennemie ,
nii disent quel es Vaudés , et degne de mûrir,
Peut-^tre vient-U de l'allemand waid, forêt. Cathare signie pur en grec, et
peut-être prirent-ils ce nom à cause de Tinnocence prétendue de leur vie. Saint
Augustin appelle déjà Catharistes les Manichéens, De licer, ManieJi. Les Allemands
appellent encore les hérétiques ketzer. On les nomma patarins, de pati, souHrir,
parce qu'ils faisaient étalage de pénitence, ou du Pater, qui était leur prière de
prédilection. On lit dans une constitution de Frédéric II : In exemptum marty-
rum, qui pro fiJe cathollea martyria stihienmt^ Patarenos se nomlnant, vetuti
espoêitos passunû. Dans les Assises deCliarles I*' : I4 vice de ceaus son conett
par leur anciens nons, et ne veulent mie qu'iit soient apelépar leur propres
nons, mais s'apeUent Pataliru par aucune excellence^ et entendent ^ue PataUns
vaut autant comme chose abandonnée à soufrir passion en l'ensemble des mar*
tyrs, qui souffrirent forment pour la sainte foy.
Leurs diverses sectes étaient désignées par une infinité de noms : Gazares ,
j4rnaldisteSy Joséphins, Léonîsles, Bulgares (d'où le bougre des Français et le
bolgiron des Lombards), Circoncis ^ Publicains, Insabbasajati^ Cornistes (ainsi
appelés de Côme, dit-on) Croyants de Milan , de Bagnolo, de Çoncorezzo,
Vanni, Fursci, Romulari, Çarantani, etc.
(2) Tel est le récit de Vignérius, que les protestants regardent comme le res-
taurateur de rhistoii'e ecclésiastiquci Blbtioth, /list., addit. à la deuxième partie.
VAUS0I6. GATUAaSS. 9tf
A Milan, on distinguait les Cathares anciens, venant de la Dal<*
matie, de la Croatie et de la Bulgarie, dont le nombre s'aug^
menta beaucoup lorsque Barberousse les favorisait pour con^
trarier le pape Alexandre ; et les nouveaux, qui, sous le nom de
Yaudois, se montrèrent en France vers Tannée 1176.
Les Yaudois s'étaient répandus en grand nombre au milieu
pag. 313. Le frère Ranerio Saccone donne aussi pour origine aux églises de
France et d'Italie eelles de Bulgarie et de Dningarie.
« Lonque les Vaudois se séparèjneat de nous, ils avaient bien peu da dogmes
contraires aux nôtres, et peut-être aucun. » BossUBT , HUu des ifariatûfiu^
liv. XI. Et frère Ranerio Saccone : Cum omnes alla sectœ immanitaU blatpht»
miarum in Deum audientibus horrorem inducantf hœc mtignam ftabel speciem
pîetatîSf eo quod eoram hominibus juste vhant, et bene omnia de Deo credant,
et omnes artieulos qui in sjrmbolo eontinenlur observent ; sotummodo romanam
eeelesiam blasphémant et clerum. Conrad d'Usperg dit que le pape Luce les
condamne pour quelques dogmes et des pratiques superstitieuses. Claude de
Seyssely archevêque de Turin, déclara leur vie irréprochable; ce que Bossuet
qualifie de nouvelle séduction du diable.
Beaucoup d'écrivains ont parlé des Vaudois; après le retour des rois du
Piémont, en 1814, les Yaudois réfugiés daus les vallées subalpines furent me-
nacés de quelques persécutions, et les rois de Pnisse et d'Angleterre leur of-
frirent leur appui. Des voyageurs anglais allèrent alors les visiter, et publièrent
divers ouvrages tels que Authentie détails ofthe F'aldenses in Piémont and ot/ier
countries, with abridged translations of YHiSloin des Vaudois par Bresse, and la
Rentrée glorieuse d'Henri Armand ; fFtt/i ihe atteient Faldesiau catechism ; to
whick is subjoined original letters, writlen ditring a résidence among tlie Vau-
dois of Piémont and Wurtemberg in 1825 (Londres).
GiLLYy Narrative of an excursion to the mountains of Piémont in [t/ie year
1823, and researckes among the Fatulois or Waldenses protestants inhabitants
ofthe Cottian Mpes; with maps, Ibid., 1820.
Jones, the History of the Christian Church^ ineluding the verjr interesting
account of the\ Waldenses and Albigenses, 2 vol.
^ LowTHBC's, Srief observations on tJte présent statc qf t/ie Waldenses. 1825.
ACLAMB, jé brief sketch of the historjr and présent situation of the Faudois»
lS2a.
Alux, Some resnarks upon the ecclesiastiesU history ofthe ancient churehes
ef PiedmoHi,
Recherches lùstoriques sur la ^ritable origine des Faudois, Paris, 1S36.
Ouvrage au point de vue catholique.
PKTaiTN» Nfftice sur Cêtat actuel des églises vaudûises» Paris, 1822. Il les
fait contemporains du diristianisme.
A. MCSTON, Nist, des Faudois des vallées du Piémont, 1834.
I/lsraël des jilpes^ eu les Martyrs vauslois, les lait desoendre de Léon, qui»
au quatrième aiède, ae sépara d« fapc Sylveitre, lora^us celui-d accepta de
Constantin des biens temporels.
96 SECTES DES CATHARES.
des Alpes^ mais surtout dans le Languedoc^ entre le Rhône, la
Garonne et la Méditerranée, pays plus civilisé que le reste de la
Gaule, où les villes, qui se rappelaient, ou peut-être avaient con-
servé les débris des institutions municipales romaines , s'étaient
constituées en communes, avec une sorte d'égalité entre les
marchands et les nobles, toujours favorables au progrès social.
Une riche imagination, le goût des arts et des plaisirs délicats,
s'étaient donc développés dans cette contrée, oii les premiers
vers, composés dans les idiomes nouveaux, furent chantés sur
la mandoline de l'élégant troubadour, qui parcourait les châ-
teaux en célébrant l'amour et les prouesses, ou bien en lançant
les traits de la satire contre les grands et les prêtres. Les héré-
tiques reçurent le nom d'Albigeois, parce que la persécution
dirigée contre eux commença dans la ville d'Alby.
Il est difTiciie, sous la variété infinie qui est le propre de Per-
reur, d'apercevoir leurs dogmes réels, ou de découvrir s'ils
avaient un fonds comnmn. Ils n'eurent point de livre dépositaire
de leurs croyances. Réduits aux écrits qui les réfutent et aux
historiens qui puisèrent aux sources du crédule vulgaire, nous
les voyons accusés des méfaits les plus contradictoires : ils au-
raient proclamé la création tantôt l'œuvre de Dieu , tantôt celle
du démon ; tantôt ils auraient prêché un dieu matériel, tantôt
soutenu que le Christ n'était qu'une ombre; les uns prétendent
qu^ils admettaient à la foi tous les mortels, et d'autres qu'ils ex-
cluaient les femmes de la félicité éternelle; ceux-ci veulent qu'ils
aient simplifié le culte, et ceux-là qu'ils aient ordonné cent gé-
nuflexions par jour ; quelques auteurs leur imputent les vo-
luptés les plus grossières, et d'autres leur font réprouver jus-
qu'au mariage (i).
(1) Nous avons consulté à ce sujet beaucoup d'ouvrages, divers manuscrits
études procès. Le Crémonais Moueta, homme dissolu, après avoir entendu prêcher
à Bologne Régiuald d'Orléans , se convertit, et, nommé inquisiteur à Milan eu
1220, tanq/tam ieo ntgiens, se déchaîna contre les héi^ies; il écrivit une
Summa throhgica, gros volimie in-folio, édité à Rome par le Père Thomas-
Augustin Hichino, avec ce titre : Fenerabiiis patris Monelœ cremonensis, orclinis
Predica tarant, saneto patri Dominïco œqualis, adversus Catharos et Faldeuses
libri tftimque. Saccone, après avoir été cathare ))en(laut dix-s<*pt aus, se convertit
et les persécuta comme nous le venx)ns. Sa Summa de Catharis et Leonitii ,
stve Pauperibits de Lugduno fut inséré dans le Thésaurus novus anecdotum des
Pères Martcne et Durand, Paris, 1717, tome V. Dans cette Summa, je trouve
mentionné un volume de dix cahiers, dans lequel Jean de Lugio avait déposé
ses erreurs. Duoiiaccoi^so, auliefuis c\è<iuc des Cathai'es à Milau, les réfuta dans
SEGTISS DES CATHARES. 97
Après avoir repoussé rautoriié pour ne consulter que la raison
individuelle, les sectes devaient nécessairement varier à l^inPini.
Frère Etienne de Belleviile raconte que sept évoques de croyan-
ces diverses se réunirent dans une cathédrale de Lombardie^ à
TefTet do se mettre d'accord sur les points de leur foi ; mais
que , loin de s'entendre , ils $e séparèrent en s'excommuniant
réciproquement.
lYois sectes dominaient en Lombardie : les Cathares^ les
Goncorésiens^ et les Bagnolais. Les Cathares, qui s'appe-
laient encore Albanais (Albigeois probablement^ par corrup-
tion) , se divisaient en deux fractions : la première avait pour
évéque Balansinanza^ de Vérone; I^autre Jean de Lugio^ de Ber-
game. Outre les croyances communes que nous avons énumé-
rées, les premiers disaient qu'un ange avait apporté le corps de
Jésus-Christ dans le sein de Marie sans qu'elle y eût part; que
le Messie était né, avait vécu et souffert, était mort et ressus-
cité seulement en apparence ; que les patriarches avaient été des
ministres du démon, et que le monde est éternel. Les autres
soutenaient que les créatures avaient été formées, les unes par le
bon principe, les autres par le mauvais, mais de toute éternité;
que le Créateur, le Rédempteur , les miracles, étaient arrivés
dans un autre monde tout à fait différent du nôtre ^ que Dieu
n'est pas tout-puissant, parce qu'il peut être cdntrarié dans ses
œuvres par le principe opposé à lui ; que le Christ a pu pécher.
Les Concorésiens [appelés peut-être ainsi de Coucorezzo, bour-
gade près de Monza) admettaient un principe unique : Dieu ,
croyaient-ils, avait créé les anges et les éléments ; mais l'ange
rebelle, et devenu démon, forma l'homme et cet univers visible.
Le Christ fut de nature angélique. Les Bagnolais (ainsi nommés
de Bagnolo, en Piémont, ou de Bagnols, en Povence) voulaient
que les âmes eussent été créées par Dieu avant le monde, et
qu'elles eussent alors péché ; que la sainte Vierge fût un ange.
la Manifestatio htereseos Catharorttm, qui se trouve dans le Spicilegium du Père
d'Achery, tome 1, pag. 208, de 1723. Voir aussi dans le susdit Thesatwas une
Dissertat'io inter CaUioUcum et Patarinum ; et l'ouvrage de frère Ëtieooe de
Belleviile, inquisiteur.
Ce point se rattache aux opinions ressuscitées de nos jours sur le communisme ;
on en a donc parlé beaucoup récemment. DoUinger, dans YHutoire ecclésias^
tique, V Université catholique ^ 1847, mars et avril, et une dissertation de
Schmidt couronnée par l'Institut de France, méritent surtout de fixer Tat-
tention. •
HIST. DES ITAL. -^ T. V. 7
Le Christ, selon eux^ avait bien pris un corps humain pour souf-
frir; mais, loin de le glorifier, il l'avait au contraire déposé lors
de son ascension.
Frère Ranerio Saccone distingue seize Églises de Cathares en
(.ombardie : une des Albanais^ résidant surtout à Vérone, au nom-
bre de gOO; une autre des Conçu résiens^ qui, dans toute la Lom-
bardie^ se seraient élevés à 1,500; celle des Bagnolais, dissémi-
nés à Mantoue , à Milan et dans la Romagne^ n'excédant pas
200 ; TËglise de la Marche n'en comptait que 100, et pareil nom-
bre celles de Toscane et de Spolèle; i50 environ composaient
rÉgiise de France, résidant à Vérone et dans la Lombardie; 200,
les Églises de Toulouse, d'Alby^ de Carcassonne; 50, celles des
Latins et des Grecs à Constantinople, et 500, les autres de TËs-
clavonie^ de la Remanie , de Philadelphie et de la Bulgarie. Mais
ces '4,000^ remarque Tauteur^ ne représentent que les hommes
parfaits; car les croyants sont sans nombre,
Il semble que la croyance dans les deux principes fût com-
mune à toutes les sectes, et qu'elles attribuaient au mauvais le
monde et TAncien Testament. S'appuyant sur Vobedire ùfortet
magis Deo quam hominibus, ils s'affranchissaient de toute au-
torité terrestre et ne reconnaissaient ni papc^ ni évéques^ ni ca-
nons ou décrétales, ni domination temporelle des prêtres. L'É-
' glise romaine, dtfns leur opinion, n'était pas une sainte assemblée,
mais' une réunion perverse. Il fallait rejeter la croyance à la ré-
surrection de la chair, tenir pour ridicule la distinction des pé-
chés en véniels et en mortels, et les miracles pour des prestiges
du démon ; on ne devait point adorer la croix, symbole d'oppro-
bre^ ni prêter serment dans aucune circonstance , et les magis-
trats n'avaient pas le droit d'infliger des peines corporelles.
Quant aux rites ^ ils répudiaient Textréme-onction , le purga-
toire, et, par conséquent, les suffrages pour les morts, Tinterces-
sion des saints et lAve Maria ; le consentement des deux par-»
ties suffisait pour contracter mariage, sans que la bénédiction
fût nécessaire, et le baptême administré aux enfants était sans
valeur ; Dieu ne descendait pas dans Thostie oonsaorée par un
prêtre indigne ; les sacrements ne furent pas institués par le
(Christ, mais inventés par les hommes.
L'élection des chefs tenait lieu du sacrement de l'ordre.
La hiérarchie se composait de quatre degrés : l'évêque , le
fils aine, le fils puîné et le diacre* A Pévêque appartenait de
préférence le droit d'imposer les mains, de rompre le pain,
LEUR CRITIQUE.
de réciter roraison ; à son défaut figurait le fils aîné, sffiïîir^W"
fiisputné ou le diacre^ qui pouvait aussi être remplacé par un
simple croyant, ou même par une cathare. Les deux fils étaient
les coadjiiteurs de l'évéque; ils visitaient les fidèles, et chaque
ville avait un diacre pour entendre les petits péchés une fois
chaque mois, ce que les Lombards (qui conservèrent la distinc-
tion des péchés véniels) appelaient earegare seri'itium, L'évô-
que^ avant de mourir^ inaugurait le fils aîné comme son succès*
seur par Timposition des mains.
Tous les jours, lorsqu'ils se mettaient à table pour les repas
en commun^ le plus âgé des convives se levait, et^ prenant
le pain et le vin, il disait : Graiia Domini nostri Jesu Christi
sit semper eum omnibus vobis, rompait ce pain, le distribuait ,
et c^était là leur eucharistie. Le jour de la cène du Seigneur, ils
faisaient un banquet plus solennel ; le ministre, se plaçant à une
table sur laquelle se trouvaient une ^coupe de vin et un gâteau
azyme, disait : « Prions Dieu qu'il nous pardonne nos péché:»
a par sa miséricorde, et qu'il exauce nos vœux, et récitons sept
« fois le Paier noster en Thonneur de Dieu et de la très-sainte
a Trinité. » Tous s'agenouillaient alors, et, Toraison terminée,
ils se relevaient ; le ministre bénissait le pain et le vin , rompait
le pain , donnait à manger et à boire, et le sacrifice était ainsi
accompli.
Dans la confession, ils ne rendaient pas un compte détaillé de
leurs péchés, mais Tun d'eux récitait, au nom de tous^ la formule
suivante : a Nous confessons devant Dieu et devant vous que nous
avons beaucoup péché en œuvres, en paroles, par la vue, la pen-
sée, etc.. Ji Dans les cas les plus solennels, le pécheur, en pré-
sence d'un certain nombre de ses coreligionnaires, PÉvangile sur
la i>oitrine^ prononçait ces mots : a Je suis ici devant Dieu et dc-
a vaut vous, afin de me confesser et de me déclarer en faute pour
0 tous les péchés que j'ai commis jusqa'ici^ et en recevoir le par-<
c< don de vous. x> On lui donnait l'absolution en posant TÉvangile
sur sa tète. Si un croyant retombait dans le péché, il devait s'en
confesser, et recevoir de nouveau l'imposition des mains en par-
ticulier. L'imposition des mains , ou consolation , pxx baptême
spirituel, était nécessaire pour remettre le péché mortel, ou com-
muniquer l'Esprit consolateur. Si l'un des parfaits imposait les
mains à un malade sur le point d'expirer> et récitait l'oraison do-
minicale, le moribond était certainement sauvé. Ce fut à cause de
la conjfo/a^r'ondesPatarinsqne le quatrième concile de Latranen-
--* *--
100 PATARINS.
joignait aux catholiques de se confesser au moins une fois Pan.
Frère Ranerio ajoute qu'on demandait au moribond, après lui
avoir donné la consolation^ s'il voulait être dans le ciel parmi les
martyrs ou les confesseurs. Choisissait-il les premiers, on le fai*
sait étrangler par un sicaire soudoyé à cet effet ; s'il optait pour
les seconds^ on ne lui donnait plus à boire ni à manger : atrocités
gratuites imputées d'ordinaire par l'ignorance ou la malignité à
toutes les congrégations secrètes. Du reste , il n'est pas de mé-
fait dont les Patarins n'aient été accusés : c'étaient des voleurs,
des usuriers, surtout des hommes charnels^ pratiquant la com-
munauté des femmes, l'adultère et l'inceste à tous les degrés,
outrageant la nature, et proclamant que l'individu ne pouvait
pécher de Tombilic au bas du corps, parce que le péché provient
du cœur. Mais comment croire à cette immonde sanctiricalion
du libertinage, lorsque nous trouvons ailleurs, et mênje dans les
livres de leurs ennemis^ qu*ils voyaient un péché jusque dans le
commerce marital^ qu'ils s'imposaient de pénibles abstinences
pour dompter la chair^ œuvre du mauvais principe et rebelle à la
volonté; qu'ils avaient trois carêmes par an, des jeûnes fré-
quents, des prières continuelles , et s'abstenaient toujours de
viande ou de lait? Saint Bernard, Timplacable investigateur de
leurs fautes, a dit : a Rien , en apparence^ n'était plus chrétien
que leurs discours^ et leurs mœurs semblaient pures de toute
tache (i). D
Nous n'hésitons pas à rejeter, comme supposées ^ certaines
professions de foi rapportées par leurs antagonistes^ d'après les-
quelles les initiés renonçaient^ non-seulement à toutes les saines
croyances de la religion^ mais encore à toute morale^ à toute
pudeur, à toute vertQ. Ranerio lui-même, d'abord Patarin^ puis
le persécuteur impitoyable de la secte , raconte de quelle ma-
nière^ pour l'initiation^ l'évéque interrogeait le néophyte en
présence des croyants réunis : a Veux-tu te soumettre à notre
(1) Le dominicain Sandrini, qui put fouiller à sou aise dans les archives du
Saint-Office en Toscane, et voulut les compulser, s*exprime ainsi : « Malgré
« toutes mes recherches dans les procédures dressées par nos frèi'es, je n*ai fias
« trouvé que les hérétiques consolés se livrassent, en Toscane, à des actes
« énormes, ni qu^l se commit i>armi eux, surtout cnti'e hommes et femmes, des
« excès sensuels; or, si les religieux ne se sont pas tus par modestie, ce qui no
« me parait pas croyable de la part d'hommes qui faisaient attention à tout,
« leurs erreurs étaient plutôt d'intelligence que de seusunlité. )i Ap. La?(ZI,
L€êioni di anùdùià toscane, XVll.
PATAROfS. iOl
foi ? » Celui-ci répond aflBnnativemeni^ s'agenouille, prononce
le Benedieite , et le ministre répond trois fois : a Dieu te bé-
nisse Ib en s'éloignant de plus en plus de l'initié, qui ajoute :
c Priez Dieu de me faire bon chrétien ; » et le ministre répIi*
que : « Dieu soit prié de te faire bon chrétien. »
11 rinterroge ensuite en ces termes : — a Te soumets-tu à
Dieu et à l'Évangile ?» — a Oui. »
— « Promets-tu de ne pas manger de chair, d'œufs, de fro*
mage, ni autre chose, sinon d'eau et de bois (c'est-à-dire des
poissons et des fruits) ?» — a Oui* »
— « Promets-tu de ne pas mentir? — De ne pas jurer? — De
ne pas tuer même des veaux ? — De ne point te livrer à des dé-
bauches de corps ? — De ne pas aller seul quand tu pourras
avoir compagnie? — De ne point manger seul quand du pourras
avoir des commensaux ? — De ne pas coucher sans caleçon ni
chemise? — De ne jamais renoncer à la foi par crainte du feu,
de l'eau ou de tout autre supplice? » Quand le néophyte avait
répondu à chaque demande, toute l'assemblée se mettait à ge-
noux; le prêtre posait sur le novice le livre des Évangiles, et li-
sait le commencement de celui de saint Jean, puis le baisait trois
fois. Ainsi faisaient tous les autres, qui se donnaient l'un à
Fautre le baiser de paix; on mettait alors au cou de Tinitié un
fil de laine et de lin qui ne devait jamais s'enlever.
Le tort le plus grave, et le plus généralement reproché aux
Patarins, est l'obstination; en effet, au milieu des massacres, des
tourments, en présence d'une mort ignominieuse, loin de se
convertir, ils s'endurcissaient davantage, protestaient de leur in-
nocence, expiraient en chantant les louanges du Seigneur, avec
Pespérance de se réunir bientôt dans son sein. En Lombardie,
on a conservé le souvenir d'une jeune fille dontl'ftge et la beauté
inspiraient à tous une si grande compassion qu'on résolut de la
sauver; on la fit donc assister au supplice de son père, de sa
mère, de ses frères, condamnés à être brûlés, dans l'espoir que
la terreur déterminerait sa conversion; inutile précaution : après
avoir enduré quelques moments ce spectacle atroce, elle s'ar-
racha des bras des bourreaux et courut se précipiter dans les
flammes, pour confondre son dernier soupir avec celui de ses
parents (i).
Le plus grave danger de ces hérésies, c'était la guerre qu'elles
(1) HomrrM Summa.
lOÎ POURSUITES CONtt^E LKS HÉRÉTIQUES.
faisaient à l'Église extérieure ; car elles ébranhdent les dogttieis
inhérents à Tunilé du sacerdoce pour constituer des sociétés re*»
ligieuses spéciales. Leurs attaques, d'ailleurs, ne trouvaient que
trop d'aliments dans le désordre du clergé, dont les prédicateurs
et les poètes s'accordent à attester la dépravation.
L'Église, dans le principe, opposa aux erreurs les remèdes
qu'il lui convient d'employer : réformer ses membres d'abord ,
puis avertir ou excommunier les dissidents, dernière tâche qu'elle
confia surtout aux nouveaux moines ; ensuite elle eut recours à
des moyens mondains et au bras séculier. La société païenne^
comme l'attestent, sans citer d'autres preuves, des milliers de
martyrs, ne tolérait point les religions diverses. Les Pères de
l'Église proclamèrent la liberté des croyances jusqu'à ce que la
leur fui persécutée; mais, dès qu'ils virent, une fois son triomphe
assuré, que les hérétiques troublaient la religion chrétienne, ils
crurent, à l'effet de prévenir la séduction, que la répression
des erreurs était un droit et une puissance légitimes. Si l^Ëglise
est l'unique dépositaire et Tinterprète de la vérité, la source
unique du salut, ne doit-elle pas s'opposer par tous les moyens
à la propagation de l'erreur f Les empereurs chrétiens de
Rome, se itippelant qu'ils réunissaient en eux les deux pou<«
voirs comme chefs de l'État et pontifes suprêmes, s'imaginèrent
que la loi devait protéger les croyances et le culte, de même
qu'elle protégeait les biens et la personne; dans ce but, ils pu-
blièrent un grand nombre de décrets (i) et prononcèrent dîierses
peines, mais rarement la peine de mort, parce que les évêquea
la repoussaient : ces prélats décidaient si une opinion était bé-
rétique ; la connaissance du fait et la sentence regardaient le ma*
gistrat séculier.
Telle fut la marche suivie au déclin de l'Empire occidental,
et c'est ainsi que l'Orient continua de procéder; mais, parmi
nous, après l'invasion, s'il arrivait de punir un transgresseur
des lois ecclésiastiques, les évêques usaient de cette autorité^
à la fois spirituelle et séculière, que nous leur avons vu attri*-
huer. Parfois encore l'hérésie, étant considérée comme une dé*
Sobéissance politique, on avait recours à la force, ainsi que
nous l'avons raconté d'Héribert, archevêque de Milan.
^1) Constantin en publia deux contre les hérétiques; un fut pul)lié parValen-
tinien 1 , deux, par Gratîen, quinze par Théodose 1 , trois par Valentinien II,
douze par Arcadius, dix-huit par Honorius, dix par Théodose H, et trois par
Valentinien III, tous insérés dans le code iustinien.
POURSUITES GOlfTRS L3BS HÉAÉllQtmS. 403
LoTscpie le droit romain fut ressuscité, il fournil des armes
aux persécutions coaire les mécréants , tout aussi bien qu'à là
tyrannie; car on oubliait que la loi d'amour avait aboli cette
farouche légalité» Othon III mettait les Gazares et les Patarins au
ban de Fempire et les condamnait à de graves châtiments. Fré-
déric Barberousse, dans le congrès quMl tint à Vérone avec lé
pape Luce III, enjoignit aux évêques d'informer contre les per-
sonnes suspectes d^hérésie^ et d'établir quatre catégories : les
accusés^ les convaincus^ les repentants et les relaps; les con-
vaincus d'hérésie devaient être dépouillés de leurs bénéiices>
s'ils étaient religieux^ et abandonnés au bras séculier ; on obli-
geait les suspects à se Justifier, mais, en cas de rechute, ils su-»
bissaient un châtiment immédiat. Effrayé de voir les Vaudois
s'étendre au milieu des Alpes, Jacques, évêque de Turin, réso-
lut d'avoir recours au bras séculier pour les réprimer, et
Othon IV lui donna pleine faculté deles expulser de son diocèse (i).
Frédéric II fulmina des peines temporelles contre les héréti*
ques, et les reproduisit à Padoue dans quatre édits, où, a faisâUt
usage de Tépée que Dieu lui a remise contre les ennemis de la
foi, » il veut que les nombreux hérétiques dont la Lombardie
est particulièrement infestée, soient arrêtés par les évêques et
livrés aux flammes vengeresses, ou privés de la langue (3)»
(1) La te patet Dei elemtntia, qui, pttlsô infidelitatis errote, ijefitatem fidêî
suis fidetibus patvficît ; jttstus enim etfidé vivit^ qui'vero non creiiîl , j'aài Judè'
cattts est. Nos igitttry qui gratiam fidUi in vanum non neipimus, omries MA
reete credentes, qui lumen fidei catkotieœ hœretica pravîtatê in iHtperio nûst^
eonantnr exsiingnerey imperiali 'Miarhtis severitûte puniri, et a àùnsoNiû Jidê"
Hum per totum impêriam separari; prœsentittm tibi aUetoritcUè mandantes, quU"
tenus luereticos FaU/enses et omnes qui in Taurinensi diœcesi xizaniam seminant
falsilath^ eljidem cûtholicam uticnjtu eiroris seu prapitatis doetrina impugnant,
a toto Taurinensi episeopattt imperiaîi aaetoritate expellas; ticentiam eniM,
auctoritatem omnimodam , et plenam lièi conferimus potestatem, ut, per tUSaè
studinm so/licitndinis, Taurinensis epîscopûtûs area ventile tur, et omnis pravitïïi,
qntt fidei catholieœ conttitdîeif, penitHs eâspurgetur. Ap. GlOPFaEDO, Histoire
des Alpes mantimes en 1209.
(2) Le professeur Hoffer a publié à Monaco (Kaiser Friedrich If, eih Bêf-
tragy ete,, 1844) quelques nouTclIes leUres de Frédéric 11, parmi! lesquelles i&
trouve la suivante, adressée au pape Grégoire IX, et relative aux poursuites
à diriger contre les hérétiques :
Codestis altitudo consilii, quœ mirabiiiter in suasapientia cuncta disposuît , noH
immerito sacerdotii dignitatem et regni fastigium ad mundi regihien suhUmavlt,
uni spiritnalis et alteri matehalit conferens giadii poleslalefh^ ut hominum ac
éxtritm rxvresetute mtdiûa^ et humanis mentibus dipersantm superstitionum e/*-
104 POURSUITES CONTRE LES HÉRÉTIQUES.
C'est la première loi de mort contre les mécréants; puis, dans
les Consiiiutiofis du royaume de Sicile (1), le même empereur en
rorihus inquinatu, uterque jitstitiœ gladuu ad eorreeiionem errorwn in medio
surgeret, et dignam pro meritis in- auciores scelerum exerceret idtionem,,. Quia
igttur ex apostoUcœ provîsionis insiantia^ qua tenemini ad eztirpandam hœreti'
cam pravitatem, potentiam nostram ad ejusdem hœresis exterminium preeibus et
monitionibus excitaiis; ecce ad voeem virtutis vestrœ, zehfidei quo ienemur ad
fovûndam eeciesiastieam unitatem gratanter assurgimus, heneplacitis vestris
devotis affectibus concurrentes, iUam diligentiam et soUicitudinem impensuri
ad evellendwn et dissipandum de prœdictis civitaiibm pestem hœreticœ pravitatis,
ut aitctore Deo, cui gratum inde obsequium prœstare coufidimus, acvestris coad'
juvantibus meritis, nullum in eis vestigium supersit erroris, ac finitimas et
remotas quascumque fama partes attigerit, inflicta pœna perterreat, et omnibus
innotescat nos ardenti voto zelare pacem Ecclesiœ , et adversus hostes fidei ad
gïoriam et ftonorem matris Ecclesiœ ultore gladio patenter accingi. Dal. Tarenti
XXyitt febr, indict, rv.
Dans une autre lettre, le même Frédéric insiste avec une nouvelle fenreor
pour la répression des hérétiques : Ut régi regum, de cujus nutu féliciter im-
peramuSf qitanto per eum liominibits majora recipimus, tanto magnificentius et
devotius obsequamur^ et obedientis filii mater Ecclesia ifideat devotionem ex opère
pro statu fidei chrîstianœ, cuJus sumus^ tamquam cat/tolicus imperator, prœcipui
dtfensores, nopum opus assumpsimus ad extirpandam de regno nostro hœreticam
pravitatem f quœ latenter irrepit et tacite contra fidem. Cam enim ad nostram
audientiam pervenisset, qitod, sicut multorum tenet manifesta suspicio^ partes
aliquas regni nos tri contagium hœretieœ pestis invaserit, et in locis quibttsdam
occulte latitant erroris hujusmodi semina rediviva, quorum credidimus f}er pœnas
débitas extirpasse radiées, incendia traditis , quos evidens criminis participium
arguebatf providimus ut per singulas regiones justiHarias cum aliquo venera-
bili prœlato de talium statu diligenter inquirant, et prœsertim in locis, in quibus
suspicio sit hœreticos latitare, omni soUicittuiine diseutiant veritatem, Quidquid
autem invenerint, fideliier redactum in scriptis^ sub amborum testimonio sere^
nitati nostrœ significent, ut per eos instructi, ne processu temporis illic hœreti'
corum germina pullulent, ubi fundare studemus fidei firmamentum, contra hœ"
reticos, et fautores eorum^ si quifuerint, animadversione débita insurgamus.
Quia vero supradicta nfellemus per Italiam et Imperium exsequl ut subfelicibus
temporibuâ nostris exaltetur status fidei christianœ, et ut principes alii super lus
Cœsarem imitentnr ; rogamus bentttudinem 'vestram quatenus ad vost quem spec-
tat relevare christianœ religionis incommodum, ad tam pium opus et ojficii vestri
debitum exsequendum diligentem operam assumatis, nostrum si placet efficaciter
coadjuvandnm propositum^ ut de utriusque sententia gladii, quorum de cœlesti
provisione vobis ac nobis est coliata potcntia, subsidium non dedignatur alter^
num, hœreticorum insania feriatur, qui in contemptum divinœ potentiœ extra ma-
trem Ecclesiam de perverso dogmate sibi gloriam arroganter assumant, Messinœ,
XV juL indict. vi.
(1) Constitudo Inconsutilem ; Const, De receptoribus, liv. i. — Une lettre du
papeHonorius Ilï aux cités lombardes, 1226 (RATifALDi/Wan., n« 26), dit
CROTSADE CONTRE LES ALBIGEOIS. 408
fit uneautre^ en se plaignant de ce que lesPatarîns^de la Lomhar-
die, où se trouvait leur foyer principal^ eussent pénétré en grand
nombre à Rome et même jusque dans la Sicile ; il envoya donc,
pour les persécuter, Tarchevêique de Reggio et le maréchal Ri-
chard de Principato.
D'après Texemple et l'autorité des décrets impériaux , les
villes firent des statuts contre les hérétiques. Le sénateur de
Rome jurait^ sous peine de deux cents marcs d'argent^ de ne
pas user d^indulgence envers les Patarins ; Milan décréta que
toute personne pouvait à sa volonté arrêter des hérétiquesy qu^on
devait abattre les maisons dans lesquelles ils seraient trouvés,
et saisir les biens que lesdiles maisons renfermeraient (1). L'ar-
chevêque Henri Settala^ alors inquisiteur, jugulavii hœreses^
comme le dit son épitaphe ; mais les citoyens le chassèrent. On
voit encore à Milan la statue équestre du podestat Oldrad de
Trezzeno^ loué dans l'inscription parce que Catharos ut debuit
uxit (2).
Ces mesures violentes n'arrêtèrent pas les hérétiques^ qui^ de
Toulouse, Rome des Patarins, envoyaient pailout des mis-
sionnaires. Les armes spirituelles reconnues impuissantes,
Henri, cardinal évêque d'Albano, eut recours au bras laïque, se
mit à la tête d'une armée pour extirper l'erreur, et promena le
fer et la flamme dans le Languedoc.
Innocent III, à peine nommé pape, résolut d*arracher ces épi-
nes de la vigne du Seigneur, et il envoya des moines pnV.her en
exhortant les princes à les seconder ; lorsque Régnier et Guy 1205
avaient excommunié quelqu'un, les seigneurs devaient confis-
quer ses biens; le bannir et faire pire à quiconque résistait.
Telle fut l'origine de la croisade contre les Albigeois, que nous
n'avons pas à raconter ici ; il faut dire pourtant que, sous l'ap-
parence religieuse, se débattait la question de la nationalité,
puisque la France, pour obtenir cette unité que tant d'indivi-
dus souhaitent à lltalie même au prix des plus grands sacrifices,
« que Temperear s^est plaint à lui de ce qu'elles Tavaient empêché de procéder
contre l'hérésie comme il TaTait résolu. »
(1) Ratitaldi, ad 1231. — Gobio, part. 11, f. 72.
(2) Pour assit: elle se trouve dans la Place des Marchands. Hais le moine
Galvano Fiamma, chroniqueur de sens droit, dit : In marmore super equum
residens sctdpUu fuit, quod magnum vUupcr'mm fuit, Frizi, dans les Mem, di
Monza^ II, 101, cite les statuts de Tarchevéque Léon de Perego et de Tarchi-
prétre de Monza contre les hérétiques.
106 GROISADK CONTRE LES ALBIGEOIS. INQUISITION.
voulut soumettre la Provence ei le Languedoc^ dont le carac-
tère romain répugnait aux institutions germaniques^ qui avaient
1208 prévalu dans les contrées du nord. L'expédition fut accompa*
gnée de toutes les horreurs des guerres civiles ; mais les adu*
lateurs du pouvoir séculier pouvaient seuls en rejeter toute la
faute sur le pape et la religion.
L'histoire a mis désormais hors de doute qu^Innocent^ mal
informé sur les iniquités commises des deux côtés> n'avait jamais
cessé de prêcher la paix et la modération, et qu'il envoya^ après
la victoire, comme légat à latere, le cardinal Pierre de Béné-
vent^ pour réconcilier les excommuniés avec TÉglise^ et coU'»
stituer Toulouse en république indépendante, pourvu qu'elle se
convertit ; il releva de l'anathème les chefs de Finsurrection,
prodigua les consolations au fils de Haymond de Toulousej lui
assigna le comtat Venaissin, Beaucaire, la Provence^ et lui répé-
tait : a Aie patience jusqu'au nouveau concile, d
La lutte^ sous ses successeurs^ se poursuivit avec la férocité
des guerres nationales, jusqu'à ce que la Provence resta soumise
au roi de France. Ce roi^ qui était saint Louis, voulut soumettre
sa nouvelle conquête aux lois ordinaires de son royaume contre
rhérésie; or, dans la France, l'hérésie^ selon le droit commun^
était considérée comme un délit contre TËtat, et punie du feu.
1213 Romain, archevêque de Saintr-Ange, pour en obtenir Textirpa-*
tion^ réunit un concile, qui décida que les évêques désigneraient
dans cluu]ue paroisse un prêtre avec deux ou trois laïques^
auxquels on ierait jurer &inquisire les hérétiques et de les
dénoncer aux magistrats ; quiconque leur donnerait asile serait
puni^ et Ton détruirait la maison dans laquelle on en surpren-
drait quelqu'un.
Telle est Torigine du tribunal de Vinguisition, espèce de cour
martiale dans uu pays bouleversé par une longue guerre^ et qui
voyait renaître sans cesse les soulèvements mal réprimés. Subs-
tituée aux massacres précédents et à des tribunaux sans droit de
grâce ^ Finquisition était dirigée par des ecclésiastiques, gens
plus éclairés et moins féroces : avant de procéder, elle avertis*
sait deux fois, n'arrêtait que les obstinés et les relaps, acceptait
le repentir et se contentait souvent de châtiments moraux; elle
sauva donc beaucoup de personnes que les tribunaux sécu-
liers auraient condamnées. Grégoire tX lui donna plus tard une
12SS organisation régulière^ en enlevant les poursuites aux évêques
pour les confier aux frères prêcheurs.
FROOfDUBE INQUISITORIALli 107
Le pouvoir de Pinquisition s'étendait sur tous les laïques^ sans
excepter les gouvernants, et même sur le bas clergé. Arrivé
dans une ville^ l'inquisiteur en donnait avis aux magistrats^ avee
invitation de se rendre auprès de lui^ et le chef jurait aussitôt
de faire exécuter les décrets contre les hérétiques^ de l'aider à
les découvrir et à les arrêter. Si quelque agent du prince déso-
béissait^ l'inquisiteur pouvait le suspendre^ rexcommuuier, et
mettre la ville en interdit. Les dénonciations n^étaient suivies
d'effet que dans le cas où le coupable ne se présentait pas vo-
lontairement; le terme expiré, il était cité^ et Ton interrogeait
les témoins avec l'assistance du greffier et de deux ecclésiasti-
ques. Si ^instruction préparatoire était défavorable^ les inquisi-
teurs ordonnaient l'arrestation du coupable, qui ne pouvait être
protégé ni par les privilèges ni par les asiles. Une fois arrêté»
personne ne communiquait avec lui, on faisait une perquisition
dans sa maison, et ses biens étaient séquestrés.
Selon le droit germanique, tout homme libre était tenu d'in-
tervenir au jugement et à la sentence. Les preuves de Dieu étaient
pour le peuple une occasion de se réunir; le seigneur féodal
convoquait les vassaux pour rendre justice, et la nature des juges
et du jugement entrainnit une procédure très-simple. Mais, dans
les pays d'origine romaine, on connaissait les lois anciennes, un
grand nombre d'affaires s'instruisaient par écrit, et le jugement
même s'écrivait ; néanmoins on ne songeait pas encore à cacher
les témoins au prévenu, ni à le priver des moyens de défense
autorisés d'ordinaire dans les questions de moindre importance,
les civiles par exemple.
Une constitution de Cétestin III et d'Innocent III, rapportée
dans le Droit canonique (1), distingue les procédm*es pour accu-
sation selon le code romain, pour dénonciation et pour inquisi-
tion; mais, dans toutes, les témoignages sont publics, la défense
et le débat, admis. Les hérétiques, jugés selon la loi canonique,
bien qu'ils ne comparussent pas devant leurs pairs, pouvaient
donc connaître les témoins et ^accusateur, avoir un conseil et
des débats publics. Boniface VllI affranchit les inquisiteurs de
ci;s lormes salutaires, toutes les fois qu'elles pourraient entraî-
ner un danger pour les témoins (â) ; Innocent VI, en déclarant
que ce danger peut toujours se présumer, généralisa l'exception,
(I) Ghap.xlxi, De simo»ia\ chap. XXIV, De tatettsadonibaii
{%) Chap. fin., D§ htgreticu.
108 PROGÉBURK mOmSITORIALE.
«
et c'est ainsi que naquit la procédure secrète^ malgré l'opposi-
tion des légistes^ de la noblesse et des hommes qui se trou-
vaient exposés à l'arbitraire. La discussion publique supprimée,
les juges n'eurent plus les moyens d'acquérir une conviction
intime : la conscience fut soumise à des règles arithmétiques;
on inventa une conviction légale différente de la conviction mo-
rale, on fractionna les preuves, et l'on finit par introduire les
procédés arbitraires, dont les temps modernes ont donné tant
d'exemples.
La procédure des premiers tribunaux de l'inquisition, comme
le démontre l'histoire, fut beaucoup plus conforme à l'équité.
Dans les gouvernements théocratiques, comme dans ceux du
moyen âge, la religion se confond avec la politique ; l'hérésie
était donc justiciable du bras séculier. D'autre part, les indivi-
dus renvoyés devant les tribunaux de l'inquisition étaient pour-
suivis pour d'autres crimes contre les principes constitutifs
de la société, c'est-à-dire la famille, la propriété^ l'honneur, et
ces crimes, on les punirait également aujourd'hui ; mais il est
difficile de savoir, comme dans tous les procès secrets, s'ils
étaient coupables ou non des méfaits qu'on leur imputait. Un
tribunal établi, pouvait-on espérer qu'il n'imiterait pas les autres
tribunaux de son temps? L'inquisition renouvela donc toutes les
cruautés des procès de Rome paTenne, la torture et les supplices
barbares, sans oublier les interrogatoires captieux.
Les vrais chrétiens se rappellent avec épouvante l'inquisition
à cause des reproches qu'elle a valus à la religion, et parce qu'elle
a paru justifier les plus graves inculpations; mais, outre qu'elle
fut en réalité, et par rapport au temps, moins terrible qu'on ne
l'a faite, elle se proposait du moins un but moral, à la différence
des institutions modernes, au nom desquelles on procède et l'on
chfttie dans Tintérét d'un prince ou pour maintenir une domina*
Uon constituée sur la force. Si elle restreignait la pensée, elle le
faisait ou croyait le faire pour le salut des ftmes, et non pour le
seul avantage d'un pouvoir dominant; n'estril pas vrai, d'ail-
leurs, que ce terrible épouvantai! n'a point empêché la venue
des grands et libres penseurs ?
L'Église, du reste, n'approuva jamais, en concile du moins,
une pareille institution, quoique, loin démontrer qu'elle en avait
horreur, elle s'en soit servie comme d'un moyen de légitime
défense et d'une ressource contre des maux très-gravesl En ou-
tre, il ne faut pas la confondre avec l'inquisition espagnole.
pbogIdure iNQuisrroBUûE. 109
indépendante et féroce^ instrument d'une vengeance nationale^
puisqu'elle persécutait dans les Maures^ non-seulement les enne-
mis de la religion, mais encore les conquérants étrangers^ con-
tre lesquels l'Espagne avait combattu huit siècles. La congré-
gation du saint-office à Rome^ composée de six cardinaux et
fondée par Paul III en 1542, ne versa point de sang (1), bien
qu'elle fonctionn&t dans une époque où Ton brûlait des hommes
eu France, en Portugal, en Angleterre. Voilà pourquoi, dans le
seizième siècle, nous verrons les peuples repousser même par les
armes Tinquisition espagnole, tandis qu'ils demandaient celle de
Rome.
Dans les premiers temps, Pinquisition, même en dehors du
Languedoc, ne manqua point d^occupation, et les hérésies, de
formes diverses, pullulèrent en Italie; néanmoins le voisinage
du pape et son titre de prince temporel habituaient à leur ré-
sister. Dans les conflits des Guelfes et des Gibelins, on passait
vite, et la transition est facile, du pouvoir temporel au pouvoir
spirituel pour mettre en discussion l'autorité pontificale. Les
communes avaient conquis leur liberté sur les évèques, dont
Tinfluence morale avait diminué; les pontifes, dans beaucoup
de lettres, s'en plaignirent aux républiques italiennes, qui exer-
cèrent souvent des actes de violence contre les biens et les per*
sonnes des évoques (i).
Vers la fin du douzième siècle, Orvieto était rempli de ma-
nichéens, introduits par le Florentin Diotisalvi et par un certain
Girard de Marsano ; Us prétendaient que le sacrement de Teu-
charistie ne signifiait rien, que le baptême n'était pas néces-.
saire pour le salut, et qu'il ne fallait point venir en aide aux
morts par Taumâne et la prière. Après l'expulsion de ces deux
mécréants , parurent Melita et GiuÛta, dont Paspect de sainteté
séduisit beaucoup d'bbmmes et de femmes, jusqu'à ce que l'é-
vèque, avec le conseil des chanoines, des juges et autres, puntt
de Pexii et de la mort un grand nombre d'hérétiques. Un cer-
tain Pierre Lombard se rendit de Viterbe dans cette ville, et Inno-
cent m envoya contre lui Pierre de Parenzo, noble romain ; reçu
(1) Bbbgibb, Dict, théologt au mot Inquisition, Les encyclopédistes repro-
chaient à rinquisition espagnole d*ayoir commis des abus « dans l'exercice d'une
juridiction, dans laquelle les Italieus, ses inventeurs, usèrent de tant de
démence. »
(2) Pour citer un exemple entre cent, les Trévisans, en 1220, ravagèreut
les diocèses de Ceueda, de Feltrc et de BelUme; ils tuèrent Tévèque du dernier.
140 PROCÉDURE INQUISITOHIâLE.
avec des branches d'olivier et de palmier^ cet émissaire interdit
les combats que se livraient les habitants pendant le carnaval, et
qui fînissaient par du sang; mais, comme les hérétiques pous-
saient à la dèsobéiflsanoe, une rixe violente s'engagea ie premier
jour du carême^ et Pierre fit abattre les tours d'où les grands
avaient maltraité le peuple, sans ih'^gliger de prendre de bonnes
mesures. De retour à Rome^ le pape lui demanda sil avait bien
exécuté ses ordres : — « Si bien que les hérétiques menacent
mes jours. — Retourne donc les combattre avec persévérance,
car ils ne peuvent tuer que ton corps^ et s'ils te massacrent, je
t'absous de tous tes péchés. » Pierre, après avoir fait son tes-
tament et pris congé de sa famille désolée, alla poursuivre sa
mission (i).
Innocent se rendit lui-même à Viterbe pour réprimer les
nombreux manichéens de cette ville; il adressa de vifs reproches
aux citoyens pour avoir choisi leurs consuls parmi ces héréti-
ques^ et leur enjoignit de livrer au bras séculier tous ceux qu'ils
trouveraient sur le patrimoine de saint Pierre^ afin de les châ-
tier et d'en partager les biens entre le délateur, la commune et
le tribunal (2). D'autres hérétiques sont mentionnés à Volterra,
et les inquisiteurs^ malgré l'évéque, démolirent à Montieriles
maisons de quelques-uns (3). En 1193, l'évoque de Worms, lé-
gat de Tempereur de Henri VI, venu à Prato, fit détruire des
maisons et ravager des terres de Patarins, avec dérense sévère
de leur donner aide et conseil, ou de lui faire obstacle à lui-
môme quand il voudrait les incarcérer (4). Grégoire IX, en qua-
lité de souverain de Rome^ publia des lois sévères contre les
Cathares, les Patarins et les novateurs quelconques, voulant
qu'ils fussent condamnés au feu, ou, s'ils se convertissaient, à
une prison perpétuelle; et malheur à qui leur donnerait asile ou
ne les dénoncerait pas ! Beaucoup, en efTet, furent brûlés et
beaucoup enfermés, pour faire pénitence, dans les monastères
de Mont-CSassinet de la Gava.
Le comte Egidio de Cortenova, dans le Bergamasque, donnait
asile aux hérétiques; sur les instances d'Innocent IV, il fut at-
taqué, et son château détruit. Brescia en comptait un grand
(1) BoLLAlfD, tom. X, Fita s. Petr» Parmens,
(2) Regesta^ num. 123, 124, et p. 130, liv. x.
(3) GiACHi, App, alU Micetçke sioHch di Foite/ra.
(4) Arckino difl,fiorêMmo,
SAINT ANTOINE DE PADOUE. 111
nombre^ mais si audacieux qu'ils lançaient des torches ardentes
du haut des tours et excommuniaient l'Ëglise romaine. Le pape
Honorius H! envoya contre eux Févèque de Rlmini, qui renversa 1225
plusieurs églises souillées par eux, et les tours des Gambara,
des Ugoni^ des Orianî, des Botazzi. Le podestat Raymond Zoc-
cola en fit brûler d'autres à Florence^ et frère Jean de Schio^
soixante à Vérone en trois jours^ immédiatement après la paix
de Paquara. On en trouvait encore dans le royaume, et c'est pro- 12»
bablement comme protestation contre leurs prédications qu'un
ermite calabrais parcourait le pays en criant dans le dialecte
local : Benedittu laudatu e mntificatu lu Paire ; benedittu, lath
datu esahtificatu lu Fillu ; benedittu, laudatu e santificatu lu
Spi'ritu Sanlu (l).'Yvon de Narbonne écrivait {^ Gérard, arche-
vêque de Bordeaux, qu'en voyageant en Italie, il s'était fait
passer pour Cathare, ce qui lui avait procuré dans toutes les
villes un accueil excellent; à Giemona, ville célèbre du Frioul,
ajoutait-il, les Patarins m'ont fait boire des vins exquis et régalé
de toutes sortes de friandises (â). Leur évéque, du nom de Pierre
Gallo, convaincu de fornication, fut chassé de son siège et de la
société de ses coreligionnaires.
Un adversaire redoutable de Terreur fut Antoine de Padoue, 1105 — 1251
natif de Lisbonne, Italien par la résidence; il obtint des Padouans
qu'ils fissent remise de leurs créances aux débiteurs sans repro-
ches, et, au nom de la religion et de la liberté humaine, il pro-
testa contre Eszelin, qui disait avoir plus peur des frères mineurs
que de toute autre personne au monde. A Rimini surtout, il
combattit les hérétiques par la parole et les miracles, puisqu'une
fois les hommes négligeant de lui prêter attention, on vit les
poissons venir sur Teau de la Mareschia et Pécouter la bouche
ouverte ; unautre jour une jument, qui n'avait rien mangé depuis
longtemps, s'agenouilla devant l'hostie consacrée, bien que son
maître, patarin, lui offrit sa provende d'avoine. Grégoire IX
le proclama Parche des deux Testaments, Tarmoire des divines
Écritures, et les peuples, le thaumaturge, le saint; les arts, pour
orner le temple qu'on lui éleva, parurent ressusciter à Tenvi.
Saint Thomas d'Aquin fut appelé le marteau des hérétiques,
et saint Bonaventure ne déploya pas moins de zèle. £n Toscane^
l'évêque Patemon avait fait une foule de prosélytes. Grégoire IX
(1) RiCAEDi 8. Obmiani, Chron. ùd ann. 1282.
(2) Matthieu Pamis, a. 1243.
lis PIERRE DE VÉRONE.
avait ordonné à frère Jean de Salerne, compagnon de saint Do-
1228 minique et à d'autres de procéder juridiquement contre lui ;
Patemon abjura, mais il revint bientôt à ses premières erreurs,
et la puissance de ses sectaires lui assurait l'impunité. Lorsque
la prudence lui fit changer de pays, il fut remplacé dans ses
fonctions par Torsello, ensuite par Brunetto, enfin par Jacques
de Montefiascone qui, avec un certain Marchisiano et un Far-
nèse, avait été d^abord ministre de cet évêque.
Le premier inquisiteur dominicain établi régulièrement à Fio-
^ rence fut frère Roger Calcagni, avec le droit d^avoir un tri-
bunal dans le couvent. Dans le premier procès, qui date de 4 ^43,
il cita un grand nombre de Patarins ; outre les peines pécu-
niaires et la censure dont on menaçait les opiniâtres, le pape
avait enjoint à la seigneurie de remettre les coupables dans les
mains des ecclésiastiques. Des hérétiques avaient pour chefs Ba-
ron de Barone et Pulce de Pulce, appuyés par la faction impé-
riale et secondés pai* Ghérard Cavriani et sa famille, par Chiaro
de Manetto, comte de Lingraccio, Uguccione de Cavalcante, les
Saraceni, les Malpresa, et par un grand nombre de femmes»
parmi lesquelles on comptait Theodora Puice, Âldobrandesca,
Gontrelda, Ubaldina et autres, qui étaient toujours les premières
à donner Fûnpulsion aux collectes ouvertes en faveur des pau-
vres et des prédicants. Les réunions se tenaient dans les maisons
des barons, qui , comme dépendants de l'empereur, étaient
exempts de juridiction communale. Roger, néanmoins, fit em-
prisonner quelques hérétiques; mais les barons les ayant remis
en liberté, le pape exhorta la seigneurie à faire exécuter les lois,
et leur envoya le moine Pierre de Vérone pour les seconder.
Ce missionnaire déploya un grand zèle; la place de Sainte-Ma-
rie-Nouvelle était trop étroite pour contenir la foule qui venait
Tentendre, si bien que, sur ses instances, la seigneurie dut la
faire agrandir. La compagnie des Laudesi, instituée par lui,
chantait les louanges {laudes) de Marie et du saint-sacrement,
i2Wi ponr compenser les outrages qu'ils recevaient des Patarins. 11
organisa une compagnie de nobles pour monter la garde au
couvent des dominicains, et une autre pour exécuter les décrets
de Tordre ; de là sortit la milice sacrée des capitaines de Sainte-
Marie (1). Les procès et les exécutions augmentèrent alors,
( 1 ) Florence cousei*ve de uouibi'eux souvenirs de ces faits. Sur la façade de
Toflice du Bigalloi eu face de Saint-Jean, deux fresques de Taddeo Gaddi repré-
PllSBRE D£ VÉRONE. 113
malgré les appels à Teinpire et l'opposition des seigneurs, qui
les déclaraient inhumains et contraires à la loi. Le podestat Pace
de Pesannola, de Bergame, ayant entrepris de défendre les Pa-
tarins et protesté contre les sentences^ les inquisiteurs l'inter-
dirent avec solennité ; de là naquit une lutte , les églises furent 12»
profanées, et le sang de nombreuses victimes souilla le Trebbio,
laCroce, la place Sainte-Félicité, jusqu'au moment où les catho-
liques l'emportèrent.
Après avoir fait preuve de tant de zèle, Pierre alla continuer
sa mission parmi les Grémonais et les Milanais, qui, exaspérés par
des combats malheureux contre Frédéric II, blasphémaient le
ciel, insultaient aux rites et suspendaient le crucifix la tête en
bas. Il commença la persécution; mais Etienne des Confalonieri
d'Agliate et Manfred d'OIirone conjurèrent contre lui, et le
firent tuer pendant qu'il allait de Milan à Côme; couveil de
blessures, il trempa son doigt dans son propre sang, écrivit
Credo sur la terre, et rendit le dernier soupir. Les Patarins 1252
avaient traité de même frère Roland de Crémone sur la place
de Plaisance, au moment où il prêchait; Pien*e d'Arcagnano,
frère mineur, fut égorgé à Milan près de Brera, à l'instigation
de Manfred de Sesto, chef des Patarins lombards avec Robert
Patta de Giussano ; frère Pagano de Lecco eut le même sort
avec ses compagnons tandis qu'il allait établir l'inquisition dans
la Valteline ; d'autres encore périrent assassinés. En 4279, les in-
quisiteurs ayant condamné au feu, à Parme, une femme nommée
Tedesco, les citoyens se soulevèrent, saccagèrent le couvent des
dominicains, dont quelques-uns furent blessés, et les moines
partirent la croix à leur tête; mais le podestat, les anciens et les
chanoines les suivirent et les décidèrent à revenir, en leur pro-
mettant de réparer leurs pertes et de punir les offenseurs (1).
A Pierre de Vérone, vénéré aussitôt sous le nom de Pierre
sentent saint Pierre, martyr, au moment où il donne à douze nobles florentins
rétendard blanc avec la croix rouge pour la défense de la foi. Saint Pierre fut
enseveli à Saint-Eustorge, à Milan, avec cette épitapiie cumposée par saint
Thomas d'Aquin :
Prxco, luceraa, pugil Gbristi, populi fideique.
Hic silet , hic tegitur , jacet hic mactatus inique ;
Vox ovibus dulcis, gratissima lux aniinorum,
Et verbi gladius, gladio cecidit Catharorum, etc.
(1) Chroa, parmense^ dans les Ber. it. Script. IX.
HIST. HES ITAL. — T. V. 8
114 GÉKABD SEGAEXLLA.
1259 Martyr^ succéda frère Ranerio Saccone^ qui rasa la Gaita , lieu
de réunion des hérétiques^ et fit brûler les cadavres de deux de
leurs évoques, Didier et Nazaire, pour lesquels ils avaient une
grande vénération. Son zèle ne se ralentit point jusqu'au mo-
ment où Martin Torrîano le fit chasser.
Malgré ces rigueurs^ Milan fut loin d'être purgé. Une cer*
taine Guillcmine, qu'on disait originaire de Bohême et de race
royale^ fit grand bruit dans cette ville : elle proclamait que le
Saint-Esprit s'était incarné en elle; que Parchange Raphaël
l'avait annoncée à sa mère le jour de la Pentecôte, comme en-
voyée pour racheter les Juifs^ les Sarrasins et les chrétiens cap-
tifs; qu'elle devait mourir, puis ressusciter pour élever au ciel
l'humanité féminine. Tant qu'elle vécut , le peuple la vénéra;
après sa mort, elle fut ensevelie splendidement à Ghiaravalle,
maison des Cisterciens près de Milan, et regardée comme sainte;
mais, plus tard, l'inquisition examina les miracles qu'on lui at-
tribuait, et le peuple, avec sa versatilité ordinaire, supposa que
les assemblées de ses prosélytes étaient des réunions où se com-
mettaient d'infâmes péchés ; alors on jeta dans les flammes ses
ossements avec ses principaux sectaires.
Quelques frères mineurs, après avoir abandonné leur religion,
vivaient solitaires, afTectaient une extrême rigueur, et portaient
le nom de petits frères (fraticeUi) Bizoochi, Beghini; répandus
surtout dans les Abruzzes et la marche d'Ancône, ils eurent
pour maîtres un certain frère Pierre de Macerata et frère Pierre
de Forosempronio. Convaincus d'erreurs, ils furent oondamnés
et persécutés.
Gérard Segarella, frère mineur de Parme, adonné à la con-
templation, avait rhabitude de tenir les yeux fixés sur un tar
bleau dans lequel on représentait les apôtres enveloppés de leurs
manteaux, avec des sandales et la barbe; il crut devoir revêtir
leur costume, et poussa même l'imitation jusqu'à se circoncire;
puis il se faisait emmailloter comme un enfant et déposer dans
un berceau avec l'attitude du Christ. Il forma des disciples qui
s'appelèrent Apostoliques, vendit tout ce qu'il possédait, et, du
haut de la chaire de Parme, il jeta son argent à une populace
qui jouait; ensuite il se fit prédicateur ambulant, considéré par
les uns comme un saint et par les autres comme une sentine
de vices. L'évêque Opison le fit arrêter et mettre en prison ;
mais il obtint, h Taide d'une folie simiilée, d'être gardé avec
c j^aids dans l'évêché, où il devint le jouol de la valetaille. Enfin,
LE SAINT OFFICE. 115
banni, puis rappelé de nouveau^ il fut convaincu de vices et
brûlé le i8 juillet 4300.
Frère Dolcino et Marguerite^ sa femme^ prêchaient dans les
environs de Novare^ proclamaient entre les sexes liberté absolue,
et autorisaient le parjure dans les faits d'inquisition ; ils traî-
naient à leur suite des milliers de prosélytes^ jusqu'au moment
où, par ordre de Clément V, ils furent cernés et massacrés (i).
Le tribunal de Tinquisition fut admis à Venise en 4286 , et se
composait de trois juges , qui étaient Tévéque, un dominicain et
le nonce apostolique, sous la surveillance des magistrats ordi-
naires ; il ne pouvait siéger sans une commission signée par le
doge, et devait procéder exclusivement contre Thérésie, non
contre les Turcs et les Juifs, qui n'étaient pas hérétiques ; non
contre les Grecs, parce que leur controverse avec les papes
n'avait pas encore reçu de solution ; non contre les bigames,
parce que, le second mariage étant nul, ils avaient violé les lois
civiles, non le sacrement; les usuriers ne blessaient aucun dogme,
et les blasphémateurs manquaient de respect envers la religion,
mais ne la niaient pas; les sorciers et les sorcières ne devaient pas
non plus être passibles de ce tribunal, à moins qu'il ne fût prouvé
qu'ils avaient abusé des sacrements.
L'Église encore, à l'effet de combattre les hérétiques, redou-
blait sa dévotion pour les choses qu'ils foulaient aux pieds. La
compagnie des Laudest s'était répandue de la Toscane dans la
Lombardie. Jean de Schio, le fameux conciliateur, institua le
pieux salut du Soit doué Jésus-Ckrist. La vénération envers le
saint-sacrement s'accrut par des miracles qu'on racontait alors.
Urbain IV étendit à toute l'Église la fête du Corpus Domini, et
Thomas d'Aquin en régla Poffice magnifique. On attribua à la
vierge Marie l'enthousiasme avec lequel les chevaliers vénéraient
la dame de leurs pensées, et les franciscains soutinrent avec ar-
deur le dogme de son immaculée conception ; on composa on
son honneur un psautier sur le modèle de celui de David ; Pierre
Damien, Bernard, Bonaventure, parlèrent de Marie avec une
expression passionnée qui rappelle celle de l'époux du Canti-
que des cantiques, et ce fut à qui l'entourerait de la poésie du
(1) Fa. Christ. Schlosseb, Abélard et Dolcino i Vw et opinions Jtun
enthousiaste et d'un philosophe. Gotha, 1807. — C. BA6GI0U]«I| Dolcino e i
Patareni. NoTare, 1S38. — JvU08 Khonk, Bra Dolcino und die Patarener,
lûstorisclie Episode aujdea piemonUsischen Keligwnskriegen, Leipzig, 1844.
116 LE SAINT OFFICE.
pardon ou des fleurs de la tendresse. VAve Maria devint géné-
ral vers Tan J240. Saint Dominique introduisît le rosaire, dé-
votion qui fut ensuite rattachée au souvenir de la victoire deLé-
pante (1573)^ laquelle décida de la supériorité des chrétiens
sur les Turcs, juste au moment où Ton récitait dans tout l'uni-
vers catholique cette simple formule de salut, de congratulation,
de condoléance, de prière.
Marie inspira les œuvres d'art d'alors : son scapulaire, pro-
pagé par les moines du ('nrmcl, orna la poitrine de tous, comme
une devise de guerriers destinés à combattre les passions. Aux
trois ordres du Garmel, des Servîtes et de la Merci, placés sous
ses auspices, il faut ajouter celui des Gaudents, venus du Lim-
guedoc en Italie, où ils se rendirent particulièrement mémo-
rables. Ils continuèrent à vivre dans le monde et le mariage,
<x avec la seule obligation de haïr et de fuir le vice, de désirer
et de suivre la vertu, et avec une règle d'une cxti'ême douceur,
donnée en signe d'honnêteté, pour la rémission de tout péché,
et comme récompense de la vie étemelle. (Frère Guitxom.) d
CHAPITRE XC.
LA 6C0LA8TIQUE. INFLUENCE CIVILE DU DROIT ROMAIN ET DU DROIT CANONIQUE.
LES UNIVERSITÉS. LES SaEKCES OCCULTES.
Ces luttes de la raison contre l'autorité, cet examen des croyan-
ces, cette indépendance de la pensée, attestent que la foi n'était
pas aussi servile, l^ignorance aussi complète que certains hom-
mes se plaisent à le répéter.
Le dixième siècle a reçu le nom d'âge de ténèbres et de fer,
parce que, l'impulsion donnée par Charlemagne ayant cessé,
toute tentative de recherches pacifiques succombait sous le poids
des plus graves calamités. Néanmoins un clerc de Novare écri-
vait aux moines de Reichnau, afin de savoir s'ils tenaient pour
Âristote qui nea'oit pas aux universaux, ou pour Platon qui les
admet; il recevait pour réponse qu^ils jouissaient tous les deux
d'une telle autorité qu'on n'osait préférer l'un à l'aulrc (1).
(1) UÀMTkyB et Dl'RAND, CoUect. atnpL, lU, 304.
LA SGOLAffnQITE. 417
Les grands penseurs étaient donc connus; on étudiait, on
doutait, on interrogeait, et des correspondances lointaines s'en-
gageaient sur les faits d'ordre intellectuel ; on agitmt les ques-
tions suprêmes, et Tindépendance de la pensée, .exercée à la
manière du temps, se conservait parmi des hommes enchaînés
aux règles de leur ordre. Quiconque est imbu des préjugés phi-
losophiques doit rester surpris lorsqu'un examen de bonne foi
ramène à constater que, dans la nébuleuse ignorance des cloî-
tres, un grand besoin de penser agitait ces moines vilipendés ;
qu'ils usaient sans scrupule et sans crainte de leur propre rai-
son pour affronter les pi*oblèmes essentiels de la philosophie et
de ^intelligence.
Les sciences , selon Marcien Capella, étaient divisées en sept
branches formant un trivium et un quadrivium : au premier
appartenaient la grammaire, la rhétorique, la dialectique ; au
second l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musi-
que (t).
Mais, comme la religion formait la base de la société, la théo-
logie était la science capitale; or le clergé presque seul avait
le temps et les moyens de consacrer son activité, affranchie des
liens du siècle, aux intérêts de la doctrine et de la vérité. Les
premiers Pères du christianisme avaient fondé leur science sur
la Bible, en l'expliquant et en la commentant selon leur senti-
ment particulier et celui de l'Église. Les écrivains postérieurs se
bornèrent à étudier leurs travaux, dont ils firent des extraits et
des résumés pour leur commodité, afin de s'appuyer au besoin
de leurs assertions. De même que la jurisprudence romaine avait
pour base certains axiomes, ainsi la théologie reposait sur l'au-
torité, qu'elle se contentait d'appliquer avec une argumentation
subtile ; c'était affaire de pure logique, mais elle négligeait la
recherche des faits et le sentiment de la réalité.
(1) Elles furent exprimées dans ce distique barbare :
Gram, loqaitur; dia, vers docet; rheU vera cobrat;
Mia. caoit; or. nuinerat; geo. pondérât; ast. coUt astra.
Les voici résumées moins grossièrement, Summ, fîtt, de magistris :
Grammatica, Quidquid agunt artes, ego semper pnedico partes.
Dtalectica. Me sine , doctores firostra coluere sorores.
Bhetorica, Est mihl dicendi ratio cum flore loquendi.
Musica. Invenere locum per me modulamina vocum.
Geometria. Renim mcnsuras , et rerum sigoo figuras,
ArUhmetica. ExpUco per nnmerum quid sit proportio rerum.
Àwtronomia, Astra viasque poU multas mUii vindico soli.
118 LA SOOLASTIOtlS.
Boèce, mettant à profit ia philosophie grecque et païenne pour
raltiner la science chrétienne^ développa dans son Organan le
raisonnement sans compromettre la (oi ; devenu Tauteur univer-
sel, il habitua les esprits à discuter avec une rigueur précise et
cohérente, à démontrer^ défendre et combattre au moyen de
règles déterminées. En résumé^ il introduisit cette dialectique
que lltalien Zenon avait ens^gnée autrefois^ et qui fut un des
auxiliaires les plus importants de la science grecque, mais qui,
si elle se renferme dans des formes et dans des catégories, en-
trave la raison , bien qu^elle ait pour but de la favoriser. Voilà
ce qu'elle devint dans les écoles, d*où elle prit le nom de «co/ot-
tique, mal à propos couvert de ridicule.
Cette géométrie de la raison pose son théorème, établit des
principes irréfutables, déduit les conséquences avec un raison-
nement serré, sans déviation ni ornements, n'emploie que des
mots clairement définis, élimine les idées vagues et les termes
équivoques, et procède toujours du connu à Tinconnu. La révé-
lation seule pouvait lui donner ces principes; cet art s'exerçait
sur les deux notions fondamentales du Créateur et de la créa-
ture, pour en trouver et fixer le rapport qui est la source de
toute morale, et concilier la foi révélée avec la raison pure et les
phénomènes de la vie extérieure. Partant de généralités indu-
bitables, parce qu'elles sont révélées, elle se limitait à défendre
et à mettre en lumière certains dogmes partiels, à expliquer
comment il fallait accepter la révélation, et reconnaître le senti-
ment commun, sauf à renoncer à la discussion aussitôt que PÉ-
glise avait prononcé.
Rien n'est plus facile que d'abuser de la logique. L'examen
minutieux en dehors de ^application, de l'expérience, de l'éru-
dition et de toute beauté, les frivoles distinctions, la manie d'ar-
gumenter non pas tant pour découvrir la vérité que pour se con-
former à certaines règles ou embarrasser ses adversaires ; la
subtile distinction de syllabes, de conjonctions et de prépositions,
l'habitude de greffer sur la logique tout ce que la grammaire et
la géométrie comprenaient de futile, afin de démontrer toute
chose, même les contraires, furent les abus delà scolastique;
en effet, comme elle voyait dans la discussion non le moyen
mais le but, et confondait la méthode avec la substance, elle
faisait divaguer et délirer les esprits trop convaincus de Tomni-
potence de la logique.
Son oracle était Aristote, maître excellent, il est vrai , puis-
! LA SCJOLASTIOCIl. 149
qu'il tentévaiB la critique des systànes des autres et la manière
de les réfuter, tandis que Platon ne donne que sa propre opinion ;
mais le Stagirite, qui érige la nature en principe supréme^com^
ment pouvaitrii être Poracle d'une science toute religieuse 1 Puis
« il arrivait en Europe d^nsles versions et les commentaires des
Arabes et des Juifs, qui lui avaient prêté des subtilités et d'ab«-
surdes sentiments. Nos écrivains^ en traduisant ces traductions,
y ajoutèrent de nouvelles erreurs; la critique et la philologie
ne savaient pas reconnaître les altérations qu'Aristote avait «u**
bieS; tandis que l'idolâtrie dont il était Tobjet empêchait de le
croire en faute. Ainsi les œuvres du philosophe grec furent^ non
pas une source de lumière^ mais d*une foule d'erreurs^ imposant
des travaux d'Hercule à ceux qui voulaient les concilier avec la
théologie dogmatique. Plus tarid Frédéric II en fit faire une vei^,
sion sur le texte grec et la déposa dans l'université de Bologne.
Manfred^ son fils, Fenvoya à Paris; mais^ comme elle s'est perdue,
on ne peut savoir dans quelle mesure elle reproduisait les Idées
véritables de celui qu'on appelait V Auteur par antonomase*
Cette prédilection exclusive entravait le développement oatho^
lique des sciences, et les spéculations logiques détournaient des
recherches historiques^ les esprits s'amusant à résoudre ces ques-
tions frivoles .* « Avant de créer, que faisait Dieu et où était*il ?
Put^il faire les choses autrement qu'il les fit? Gonnait-il plus de
choses dans un temps que dans un autre? Peut-il faire que ce
qui est ne soit paa^ par exemple, qu'une prostituée soit vierge!
Dieu, en s'incarnant, s'unit^ii à l'individu ou bien à l'espèce ? Le
corps du Christ à la droite du Père estril assis ou debout ? Les
vêtements qu'il avait quand il apparut aux apôtres après sa ré-
surrection, étaient^iis réels ou apparents ? Les emporta-t-il dans
le ciel avec lui, et les a-t^il encore? Dans reucharistie, est-il nu
ou habillé? Après avoir été mangées, que deviennent les espè-
ces eucharistiques? De quelle manière s'opéra Tincarnation dans
le sein de Marie? Baint Paul fut^l enlevé au troisième ciel avec
son corps ou sans lui^ Le pontife pourrai^il casser les décrets
des apôtres et former* un article de foi, ou bien abolir le purgi^
toire? Ëst-il un simple mortel ou une espèce de divinité? » Ainsi
toute la Bible devenait une arène de discussions, selon que les
uns s'attachaient au sens littéral, les autres à l'allégorique, ou
bien au mystique. Blâmer la science, comme on fait, pour les
abus dont elle peut être la source, est aussi injuste que si l'on
condamnait la littérature moderne à cause des journalistes;
420 LANFRANG DE PAYIK.
d'autant plus que ces formules et ces épineuses subtilités n'é-
taient pas le fruit de la barbarie^ puisqu'on les trouve dans les
ouvrages dialectiques des anciens^ et même dans Aristote.
L^lise n'étouffait pas cette activité, mais elle protégeait les
dogmes-avec un soin jaloux, et bientôt il, fut évident qu'elle s'en
foisait une arme pour défendre la vérité et la raison. A la vue
des erreurs qui germaient sur la doctrine d' Aristote, elle en
interdit parfois l'enseignement. Des écrivains se mirent alors
à distinguer deux ordres de vérités , la philosophique et la reli-
gieuse ; laissant les saints Pères arbitres de la vérité religieuse,
ils discutaient, d'après Aristote, les phénomènes de Tintelligence,
l'origine et la valeur des idées, les fondements de la conscience,
c'est-à-dire qu'ils se renfermaient dans la métaphysique.
ly autres ont laborieusemj&nt étudié les procédés de la pensée
dans ces siècles mal connus; poiu* nous, obligé de nous limiter
aux gloires italiennes, nous rappellerons les illustres Lanfranc,
de Pavie, et Anselme, d'Aoste, qui représentèrent en Angleterre
le principe spirituel en face du pouvoir temporel. Le premier, né
d'une famille sénatoriale, élevé dans les écoles d'arts li\)éraux et
KM» — 89 de législation selon la coutume de son pays (i), entra dans un
monastère; mais, comme il ne se sentait pas assez do force pour
supporter les travaux des champs auxquels se livraient les moines,
et qu'il jouissait déjà de la réputation d'un dialecticien et d'un
jurisconsulte dans l'école des juges lombards, il se transporta
dans la Normandie. Attaqué par des brigands qui l'attachèrent
à un arbre, il passa toute la nuit dans l'attente de la mort et
voulut prier; mais il s'aperçut qu'il ne savait pas même une
prière par cœur. Honteux de son ignorance, il résolut de se don-
ner tout à pieu, et, délivré par quelques voyageurs, il les pria
de lui indiquer le couvent le plus humble et le plus pauvre, lis
lui nommèrent Bec, où Lanfranc se rendit ; un noviciat sévère
lui fut imposé, avec obligation du silence pendant trois ans, et,
lorsqu'il lisait dans le réfectoire, le prieur lui reprochait de mal
prononcer le latin. Un jour il le reprit pour avoir fait longue la
seconde syllabe de docere, et le vaillant docteur se résigna à la
prononcer brève, estimant qu'une erreur de prosodie était un
moindre mal qu'une insubordination.
A cette rude école, où sa docilité ne se démentit point, il ap-
(t) Âb annit puerilibus erudUiu est in tchoHt rtheralium artium et legum
smeutarittm^ ad ium nwrem patriœ. MlL CaiSIPIlfO, Vit» Lanir., chap. T.
lANFRANG D« PAVnS. SAHIT AlfSEUfS. 42i
prit à commander; bientôt il devint conseiller et minisire de
Guillaume^ conquérant d*Angleterre, et archevêque de Cantor-
béry. Défenseur de l'intérêt catholique dans cette lie après sa
conquête par les Normands, il favorisa les vainqueurs, dans la
persuasion qu'ils serviraient la cause dont il étidt le représen*
tant. Souvent il corrigeait ou refrénait le terrible conquérant :
ayant entendu un courtisan comparer la majesté royale à celle du
ciel, il exhorta le roi à le faire battre de verges pour qu'il n*06ât
plus proférer de tels blasphèmes. S'il fit des concessions à Guil-
laume, il sut du moins éviter le conflit, qu'il voyait imminent,
avec le pouvoir ecclésiastique. Au milieu des soucis qui assaillent
tout homme associé au pouvoir, et dont il semble se faire l'ins-
trument aveugle, combien de fois il regretta et demanda la soli-
tude de son dottre, où, pour assurer la paix de la conscience,
une chose suffit) obéir !
Ses nombreuses affaires ne le détournèrent point des études ; 4
ressuscitant l'art critique, il examina, confronta, corrigea les
textes que Thérétique Bérenger avait falsifiés pour nier la pré-
sence réelle dans l'eucharistie , s'affranchit des langes scolas-
tiques et recourut au mode oratoire. Réprouvant la subtilité des
tropes et des syllogismes, la vanité fallacieuse de la dialectique
d'Aristote, il appelle savant celui qui connaît et glorifie Dieu, et,
pour lui, entendre le mystère et la sagesse de ce Dieu est la plé-
nitude de la doctrine.
Lanfranc eut pour disciple Anselme d'Aoste, qui fut son suc- ims ^ iiw
cesseur dans le prieuré du Bec, puis dans rarchevêché de Can-
torbéry. D'une fermeté calme et douce , n'affrontant point la
persécution, mais ne se détournant pas de son chemin pour Pévi-
ter, intelligence élevée et cœur pur, caractère aimable qui pui-
sait de la grandeur dans sa foi profonde et son amour de Dieu,
il fut appelé un second Augustin pour sa piété et la sagacité de
son esprit; suivant les traces de ce grand saint, il donna sur
l'essence divine, la trinité, ^incarnation, la création, l'accord du
libre arbitre avec la grâce, des démonstrations qu'on respecte
encore aujourd'hui.
Ses moines l'avaient prié d*employer des formes simples et
•des arguments adaptés à l'intelligence commune, et de prouver
au moyen de raisonnements rigoureux et nécessaires (1); en ef-
fet, dans le Manologiumy il s'efforce d'expliquer la science des
(1) PrœfaHo €ul Monologhtm,
m SAINT A199SL1CE. PTBURS L(WBAA!>«
choses sarnaturelies par des principes rationnels, cherche l'al-
liance de la Coi et de la raison^ et, à Taide d^ine argumentatioii
subtile, protège la religion naturelle et la religion révélée contre
toutes les objections ; il aborde même la métaphysique et la
physique^ qui spéculent^ l'une sur la parole révélée, l'autre sur la
nature manifestée par les ^ens, et touche à des matières qui ne
se rattachent pas immédiatement au dogme. Au problème ca-
pital de l'intelligence, il chercha des explications dans lldée uni«
verselle, qui ne pourrait subsister comme perception de Tesprit
sans la réalité de l'objet; il crut la trouver dans la perfection in-
finie de Dieu, qui, dans Tordre logique, est la première des idées^
comme de tous les êtres dans Tordre réel.
Le sot qui dit : // n'y a pa» de Dieu, conçoit un être su-
périeur à tous les autres, bien qu'il afiirme qu'il n'existe pas :
affirmation absurde, attendu que cet être resterait inférieur à un
% autre qui réunirait Texistence à toutes les perfections; ce sont
les mêmes arguments que Desc^rtes développa plus tard. Ainsi
un moine du onzième siècle trouvait et savait exposer la seule
preuve complète et satisfaisante de Texistence de Dieu, c'est-à-
dire élevait la conscience à la notion de Têtre y et fondait une
théologie doctrinale sur une conception de la raison. Lorsqu'il
met en scène un ignorant qui cherche la vérité avec le secours
de la pure intelligence, il veut démontrer que la raison, loin de
répugner aux vérités révélées, les confirme; puis, en protestant
que la foi ne cherche point à comprendre, mais à croire^ il dé-
termine clairement les limites de la philosophie et de la théo-
logie«
1100 - iiM Ramener les questions scolastiques au point où les Pères les
avaient laissées fiit la tâche de Pierre Lombard, né à Novare,
qui fit ses études grâce aux secours de la charité, et fut ensuite
évêque de Paris. Dans les quatre livres Senteniiarum» il recueillit
dans un ordre assez arbitraire les propositions des saints Pères
relatives aux dogmes, de manière qu'il ne rei»tait plus qu'à les
appliquer aux différentes questions; mais^ comme il n'offrait
pas la solution des difficultés exposées, il ouvrait la porte aux
subtilités et aux discussions dialectiques, bien qu'il rappelât
continuellement les esprits aux études positives et.aux monu-
ments de Taocienne philosophie chrétienne. En outre, il s'éga-
rait dans des arguments spéculatifs : a Dieu le Père, en engendrant
son P'ils, s'engendra-t-il lui-même ou un autre Dieu? Engendra-
t-il nécessairement ou de sa propre volonté? Lui-même est-il
PIERBE LOMBARD. THOMAg D'AQtnN. J23
Dieu spontanément ou nécessairement? Jésus-Christ devait-il
naître d'une espèce d'hommes différente de la race d'Adam?
Pouvait-il prendre le sexe féminin? » Il acceptait des autorités
apocryphes^ et, lorsque la logique lui paraissait conduire à des
conclusions opposées à la foi^ il disait : a Sur ce points j'aime
mieux écouter les autres que parler moi-même, d Néanmoins
son livre, qui lui valut le titre de maître de$ sentences^ resta le
texte des écoles et eut plusieurs éditions dans les premiers temps
de l'imprimerie. Rapine, dans son Abrégé de l'histoire ecclésias-
tique, lui donne deux cent vingt-quatre commentateurs, nombre
qui, suivant l'assertion du comte San Rafaele, pourrait être fa-
cilement doublé. Jusqu'à la moitié du dernier siècle, PDniversité
de Paris célébrait Tanniversaire de sa mort par un service au-
quel assistaient tous les bacheliers licenciés.
Thomas, de la maison des comtes d'Aquin, château dont les 1227 - lu
ruines se voient près de Mont-Cassin, les éclipsa tous par la hau-
teur des vues et Foriginalité. Petit-neveu de Frédéric Barbe-
rousse, cousin de Henri VI et de Frédéric II, descendant par sa
mère des prindés normands, il abandonna les jouissances de son
rang et les brillantes perspectives qu'il lui offrait, pour se faire
dominicain malgré ses parents. D'une santé frêle, taciturne, ab-
sorbé dans ses méditations , la simplicité de ses manières , son
regard étonné et son silence continuel étaicmt raillés par ses con-
disciples, qui rappelaient le bœuf muet de Sicile. Mais bientôt
il montra une rare intelligence philosophique, l'érudition la plus
étendue et la passion qui conduit aux grands résultats; à l'âge
de quarante et un ans, il se proposa de réunir les matériaux épars
de la science , pour coordonner dans un système complet la
théologie et la philosophie. Enfin il résuma dans un volume les
discussions que PÉglise , depuis douze siècles , avait soutenues
relativement aux premiers articles de la foi, et tout ce que les
saints Pères, les docteurs, les papes, les conciles, avaient ensei-
gné, approuvé, condamné.
Toute la science et toute l'érudition que les chrétiens ou les
Arabes possédaient de son temps, il les développa, sous la forme
du syllogisme, dans une majestueuse synthèse tendant à repro-
duire l'ordre absolu des choses, Dieu un, la trinité, la création,
les lois du monde, l'homme, la grâce : c'était la vérité en face
des erreurs multiformes que lui opposaient le Koran, le Talmud,
le manichéisme. Pouvait-il s'occuper de sciences qui n'existaient
pas de son temps, ou se servir d'une langue que son siècle ne lui
iS^ THOMAS D'AOUIN.
fournissait pas? Personne ne saurait l'exiger; mais il excite Tad-
miration pour sa clarté et sa nerveuse concision, pour son in-
vestigation franche de la vérité, qu'il fait consister, d'après une
définition belle et profonde, dans une équation entre l'affirma-
tion et son objet (1).
Thomas n'arrive point à l'inspiration et à la hauteur des saints
Pères, mais il offra de savantes formules et de profondes dis-
tinctions, sa méthode consistant à soutenir par le syllogisme une
majeure d'axiome donnée par eux. Il pose d'abord un théorème,
et convertit ensuite en syllogismes les opmions contraires des
philosophes, de manière que tous ceux qui ont eu la mauvaise
foi de supprimer les réponses ont pu lui emprunter des hérésies
et des objections. Aux doctrines opposées il contredit {sed conf-
ira) par quelques passages d'Àristote, de la Bible, des Pères,
surtout de saint Augustin; à la fin {conelmio) il place sa réponse
en tennes concis, quil développe ensuite dialectiquement, et
parvient souvent à résoudre en peu de mots, d'une merveilleuse
précision, les problèmes les plus compliqués. Son bon sens ad-
mirable, toujours cakne, impartial, éloigné des exclusions sys-
tématiques, est disposé à accepter tout ce qui est vrai, à approu-
ver tout ce qui est bien.
Quant au fond, îl soutient que la science dérive de Dieu et re-
monte vers Dieu, attendu que le philosophe, toujours à la recher-
che du premier être et de la raison des choses, et qui d'ailleurs
se propose le perfectionnement de l'homme, est contraint de
s'élever à la cause et à la raison première. Or, de même que dans
la société humaine la direction appartient à l'individu qui pos-
sède la plus haute intelligence, ainsi domine dans les sciences
celle qui s'occupe des choses toutes spirituelles, c'est-à-dire la
métaphysique, science de l'être en général et de ses propriétés,
qui considère les causes premières dans leur pureté et leur plus
grande compréhensibilité.
Science de Dieu, de l'homme, de la nature, la théologie re-
monte jusqu'à Dieu pour le contempler; puis, avec le rayon de
lumièra qu'elle en tire, elle descend l'échelle de la création en
illuminant les sphères inférieures. Entre les corps purement ma-
tériels et le monde des pures intelligences, reflet de la vie et des
perfections de Dieu, se trouve rhumanilé, qui participe des uns
et des autres : tfois mondes rattachés par des liens infinis, d'où
(1) Veritas intellectus fst adœquatio iuteliectus et rei^ sretwdttm qiiod hitei^
Uetus dieit esse quod est, v^/ mom esse quod non est, AdY. gent. r, 49, l.
SA POLITIQUE. 1%
résulteDt Tordre natui'el et Tordre surnaturel, et au sein de l'œu-
vre de Dieu nait l'œuvre de Thomme au moyen de la liberté
créée. De là ce mélange de bien et de mal, de vérité et d*erreur,
qui constitue l'histoire humaine.
Parmi les créatures, quelques-unes sont absolument immaté-
rielles, d'autres ipatérielles, d'autres mixtes ; Dieu, en les for-
mant, se proposa le bien, c'est-à-dire de les assimiler à lui. Les
corps, en tant qu'ils possèdent l'être et sont FefTet de la bonté
divine, participent aussi de ce bien et concourent à la perfection
de ^univers, qui doit contenir des êtres gradués, les uns subor-
donnés aux autres, selon le degré de leur perfection. Quiconque
les examine un à un, ne voit que leur inanité ; mais il en est tout
autrement lorsqu'on les considère comme les insti*uments des
esprits, car tout ce qui se rapporte à l'ordre spirituel apparaît
d'autant plus grand qu'on le connaît davantage.
Le point culminant de la création est l'homme, dont l'esprit
vit d'une triple vie, sensitive, végétative et rationnelle, celle-ci
se subdivisant encore en intelligente et volitive. Saint Thomas
assigne à cette dernière des règles sensées, puisqu'elles se fon-
dent sur les enseignements de l'Église ; mais, comme notre tra-
vail s'occupe beaucoup de la science des États, nous laisserons
cette analyse pour nous arrêter un peu sur le droit et la politique
du saint, professés d^aiUeurs parle clergé, -bien qu'ils ne reçoi-
vent pas d'application.
Thomas fonde sa théorie du droit sur la loi, et cette loi, qua-
druple, comprend : Véiemelle, loi du gouvernement divin du
monde; la naturelle, participation de la loi élernelle, faite pour
tous les êtres finis raUonnels; V humaine, relative aux conditions
parliculières des hommes; la divine, qui consiste dans Perdre de
salut établi par Dieu dans sa spéciale providence pour l^s hom*
mes. Dans l'État, le droit est naturel, fondé sur la nature inva-
riable de l'homme, ou positif, établi par convention ou pro-
messe ; il ne concerne que la légalité des actes extérieurs, tandis
que la justice intérieure ordonne de bien faire pour l'amour de
Dieu.
La loi est une mesure imposée à nos actes, un motif qui nous
pousse, à l'action ou nous en détourne, une dépendance de la rai-
son ; elle a pour but le bieu-élrc commun. Or, comme la fin
doit être déterminée par ceux qu'elle intéresse immédiatement,
les lois seront Tœuvre de tout le peuple, ou de quiconque
est chargé de travailler pour son bien. La loi peut donc se
i96 SA JPOUTIQUS.
définir a un ordre rationnel qui a pour objet l'avantage com*
mun^ promulgué par celui qui veille à Tintérét public, b Des-
tinée à maintenir la paix ^ à propager la vertu parmi les hommes,
la loi doit être conforme à la justice quant à la fin qu'elle
se propose j à l'auteur d*où elle dérive , aux formes qu'elle
observe^ c'est*à-dire tendre au bien du plus grand nombre, ne
pas s'élever au-dessus des pouvoirs du législateur, et distribuer
dans une mesure équitable les charges que chacun doit sup|)0F-
ter pour l'avantage commun. Elle est injuste quand elle s'op-
pose au bien relatif de l'homme, ou au bien absolu qui est Dieu;
dans ce cas, ce n'est plus une loi, mais une violence, et dès loi^s
elle n'oblige pas le for intérieur, à moins qu'on ne veuille éviter le
scandale que produirait sa transgression. La nature et la raison
veulent que l'on procède par degrés du moins parfait au plus
parfait; les changements dans la législation sont donc justifiés
par la mobilité de la raison, par la variabilité des circonstances.
Un peuple tranquille, grave, attentif à ses propres avantages,
a le droit de choisir ses propres magistrats; il le perd s'il est
corrompu.
Si l'on veut que la cité et la nation durent, il faut que tous
participent au gouvernement général, afin que tous soient inté-
ressés à maintenir la paix publique , et que Ton choisisse une
forme politique où les pouvoirs se balancent. La combinaison la
plus heureuse serait celle où l'on verrait un prince vertueux, qui
instituerait au-dessous de lui un certain nombre de grandes
charges pour gouverner selon Féquité, sauf à choisir les titulaires
dans toutes les classes, et à les soumettre aux sufFrages de la mul-
titude, qu'il associerait ainsi au gouvernement de la société
entière.
Le prince doit au sujet \a même fidélité qu'il exige de lui; s'il
avilit Dieu dans les pauvres, il imite les soldats qui frappaient le
Christ avec le roseau mis dans ses mains; s'il aggrave les impôts,
il se rend coupable d'infidélité envers les hommes, d'ingratitude
envers Dieu , de mépris envers les anges gardiens , sur lesquels
retombent les offenses faites à leurs pupilles.
Résister et combattre pour le bien public n'est pas un crime
capital ; le crime c'est la rébellion contre la justice et l'utilité
commune. Tout prince qui se propose, au lieu de la félicité gé-
nérale, sa propre satisfaction, cesse d'être légitime, et le ren-
verser n'est plus sédition, pourvu qu'on ne le fasse pas avec un
désordre tel qu'il puisse occasionner des maux pires que la
SA POLITIQUE. 127
tyrannie elle*méme« Si le tyran se renferme dans certaines li-
mites^ il faut le tolérer pour éviter le péril d'une situation plus
grave ; mais s'il franchît toutes les bornes , il peut être jugé et
même déposé par un pouvoir régulièrement constitué. Attenter
à sa personne par fanatisme ou vengeance n'est jamais permis.
Thomas fondait sur ces larges principes le système libéral^
que récole poussa quelquefois beaucoup plus loin ; de là le re-
proche que notre siècle, aussi hypocrite en paroles qu'il est au-
dacieux dans les faits ^ lui adresse d'avoir justifié le régicide. Le
saint donne au droit moderne des gens ses véritables bases y qui
le distinguent du droit meurtrier des anciens; certains mis-
sionnaires d'un nouveau christianisme , qui croient nées d'hier
les idées de liberté et d'égalité^ seraient ébahis en lisant ce que
Thomas pensait de la noblesse (1).
Mais quelle étajt son opinion sur la propagation de la foi par
la force ? Parmi les infidèles^ quelques-uns n'embrassèrent ja-
mais la Toi^ comme les païens et les juifs; d'autres l'abandonnè-
rent, comme les hérétiques et les apostats. Ces derniers ont
menti à leur promesse^ et ils en sont punis; les autres ne doi-
vent jamais être contraints d'embrasser la foi^ mais il faut les
empêcher de l'insulter par des blasphèmes^ des prédications, des
violences. Les fidèles font souvent la guerre aux infidèles^ non
pour les forcer à croire, puisqu'on laisse au prisonnier, même
après la victoire, toute liberté d'opinion religieuse, mais pour
qu'ils n'empêchent pas les croyants de se convertir ou de persé-
vérer (2).
(1) A Beanconp m trompent en se croyant nobles parp^ qn*ib sont de noble
« famille; eette erreur peut être réfutée de plusieurs manières. Et d*abord, si
« Ton considère la cause créatrice. Dieu, en se faisant Tautenr de notre race,
<t ranoblit tout entière ; si la cause seconde esc créée, les premiers pères dont
« nous descendons sont les mêmes pour tous, et tous en reçurent une égale
a noblesse et une nature pareille. Le même épi donne la fleur de farint; et le
a son ; celui-ci est jeté aux pourceaux^ Taulre va sur la table des rois ; ainsi,
« du même tronc pourront naître deux bommes, l*un vil, Tautre noble. Si ce
M qui provient d*un noble héritait de sa noblesse, les insectes de sa tête et les
« superfluités naturelles engendrées en lui deviendraient nobles également. H
« est I)eau de ne pas dévier de nobles exemples, mais plus beau d'avoir illustré
« une humble naissance par de grandes aciious. Je répète donc avec saint
« Jérôme que, dans cette noblesse prétendue héréditaire, rien n'est digne d'en-
« vie, sauf que les nobles sont obligés à la veiiu par la crainte de déroger. 11
n n*y a de véritable noblesse que celle de Tàme. »
(?) Infidellnm quidam stmt qui nunquam tuseepentnt jUem, sicui Gentihs et
128 SAINT BON AVENTURE.
Ce grand homme, bien que très-humble, ne voulut accepter
dans son ordre d'autre dignité que celle de définiteur. Toujours
absorbé dans la contemplation, il lui arriva, un jour qu'il navi-
guait, de ne pas s'apercevoir d^une tempête terrible, et, une
autre fois, il ne sentit pas la flamme d'une chandelle qui lui
brûlait la main; assis à un banquet avec le roi de France, il
s'écria tout à coup en frappant sur la table : a Voilà un argu-
' ment invincible pour combattre les manichéens ! » Quand il fut
question de le canoniser, peu de temps après sa mort, les oppo-
sants faisaient valoir qu'il n'avait point opéré de miracles ; mais
le pape Jean XXII s'écria : oc U en a fait autant qu'il a écrit
a d'articles. » Et il ajoutait : « Thomas a éclairé l'Église plus
& que tous les docteurs ensemble, et il y a plus de profit à étu-
a dier ses écrits une année qu'à lire toute sa vie ceux des au-
a très. »
Diverse de la scolastique raisonneuse sans lui être opposée,
l'école mystique cherchait, non pas un exercice pour l'esprit,
mais des aliments pour l'affection ; elle ramenait tout au senti-
ment et à la contemplation, assignant les degrés pour s'élever
à l'aide de celle-ci jusqu'à la vérité première. Au lieu de Taride
dialectique, elle employait un langage orné d'images, interpré-
tait symboliquement la nature en s'appuyant sur la mystérieuse
attraction vers le bien absolu et l'infini^ aussi bien que sur la di-
lection extatique, fondement de notre sensibilité.
1221 — 7a Jean Fidanza de Bagnarea , dans soii enfance ^ fut sauvé
d'une maladie par l'intercession de saint François, qui dit à sa
mère : « C'est une bonne aventure. » Lorsqu'il eut pris l'ha-
bit franciscain, il fut donc connu sous le nom de frère Bonaven-
ture. Versé dans toutes les connaissances d'alors, tout à la fois
indépendant et soumis, il. sut apprécier avec prudence les forces
relatives de la foi et de Tintelligence, et tenta de réconciher les
partisans d'Aristote, de Platon et des Arabes ; dans ce but, il se
proposa de diriger, appuyés l'un sur l'autre, le raisonnement et
l'intention, le mysticisme et la dialectique, non vers de cu-
rieuses arguties, mais vers des questions suprêmes. Au lieu de re-
fuser toute certitude aux sens, il s'applique à démontrer 'in-
Jufiœi; et taies mtUo modo stint ad fidem compeilendi ut i/isi credanty quia
crcderc voluiUatis est ; sunt tameu compelUndi afidelibus, si adsit facidtas^ ut
fidem tioH impedlant vel biaspltemlis^ velmaiis persuasionibus, vel etiam apertis
persvcutionibus. Et propter hoc fidèles Cliristi fréquenter contra infidèles hetktm
movent, etc. Siiinma, 2a, 2a; qiia^t. X, art. S.
SAINT BONAVENTURE. 129
faillibilité de la raison^ et soutient que Dieu amis les prémisses
dans l'intelligence, en la conformant de telle sorte qu'elle soit
contrainte d'admettre la vérité , non comme une perception
nouvelle, mais comme si elle reconnaissait des choses innées en
elle. Il osa même faire Tarbre généalogique des connaissances
humaines, travail moins loué^ mais aussi digne d'éloges que les
essais postérieurs (1), et qui prouve combien ces scolastiques,
traités d'esprits étroits et mesquins^ savaient envisager la science
d'un point de vue élevé. •
Bonaventure fut compté parmi les hommes les plus remar-
quables de son temps ; comme saint Thomas, son ami, lui de-
mandait dans quels livres il puisait tant de savoir, il lui montra
le crucifix. Sa Vie de saint François, le Miroir de la Vierge,
V Itinéraire de t-âme au ciel, ne respirent en effet qu'une pro-
fonde piété. A force de prières, il obtint de n'être pas nommé
archevêque d'York, et lorsqu'on lui annonça qu'il élait cardinal,
il lavait les écuelles. Grégoire X et le roi d'Aragon assistèrent
à ses funérailles avec cinquante évéques , soixante abbés et plus
de mille prêtres. Quatre-vingts ans après sa mort, il fut canonisé
et inscrit, avec le nom de séraphiqve (2), parmi les docteurs de
(1) Tout don parfait, selon lui, vient du père des lumières, et par quatre
voies : rextérieure, qui éclaire les arts mécaniques ; rinférieure, qui produit
les notions sensittves ; riutérieure ou connaissance philosophique, et celle de la
sainte Écriture.' La première satisfait les besoins corporels au moyen des sept
arts, qui sont le tissage, la fabrication des armes, la chasse, Tagriculture, la
navigation, la poésie dramatique, la médecine. La seconde illumine les formes
extérieures, et l'esprit, lumineui par lui-même, réside dans les nerfs, dont
Tessence se piultiplie dans les cinq sens. La connaissance pliilosophique cherche
les causes secrètes à Taide des principes de vérité dont notre nature est douée,
et qui se rapportent, soit aux paroles, soit aux choses ou bien aux mœurs; d'où
la philosophie est rationnelle, naturelle ou morale. La philosophie rationnelle
consiste dans la grammaire, la logique et la rhétorique ; la philosophie natu-
relle comprend la physique, les mathématiques et la métaphysique; la philo-
sophie morale est personnelle, économique ou politique, selon qu'elle concerne
l'honneur, la famille ou l'État. Les choses qui excèdent la raison sont manifes-
tées à rhomme par la lumière supérieure de la grdce et par la révélation ; or,
comme toutes les connaissances dérivent de la même lumière, elles aboutissent
à la science des vérités teintes, qui seules peuvent les perfectiomier.
(2) L'école eut pour coutiune d'attribuer un qualificatif caractéristique aux
différents docteurs. Ainsi saint Thomas fut appelé Vange de Vécole; saint Bo-
nâVenture, le séraphlquei Duns Scot, le subtil; Ockam, le «m^f//t«r; Henri de
Gand, le lo/e/ine/; Égidius de Rome, \e très- fondé ; Alan d'Isola, ïimiversel;
HIST. DES ITAL. — T. V. 9
130 DAOIT ROMAIN.
l'Église, après Ambroise^ Augustin^ Jérdme, Grégoire le Grand
et saint Thomas d'Aquin.
L*école contemplative eut aussi ses délires ; Jean de Parme
publia une Introduction à V Évangile étemel^ dans laquelle il an-
nonçait que le Nouveau Testament, de même qu'il avait suc-
cédé à TAncien, ne suffisait plus à la perfection^ et qull en
viendrait un autre tout d'intelligence et d'esprit. D'autres tom-
bèrent dans le panthéisme et la négation de Tétre; appliqués
aux sciences^ ils s'égarèrent dans les ténèbres de Tastrologie et
de l'alchimie.
Le souvenir du droit romain ne s'était jamais entièrement
perdu ; mais cette législation était trop compliquée et trop savante
pour des gens incultes^ trop difficile à mettre en harmonie avec
les codes barbares. Il fallut donc s'appliquer à favoriser l'usage
quotidien du droit lombard , à lui donner un ordre systémati-
que au moyen d'un texte intelligible, d'éclaircissements, de for-
mules de procédure. Ce travail occupa surtout l'école de Pavie,
qui, tout entière à la littérature dans les temps des Garlovin-
giens, y joignit la jurisprudence sous le règne d'Othon I, et com- ^
pila le Liber legum Longobardorum. Les maîtres de cette école
étaient encore juges; associant la théorie à la pratique ets ver-
sés dans la connaissance du droit romain, ils composèrent une
glose qui fut comparée au texte légal. Parmi eux se distinguè-
rent Sigefred, Guillaume, Baïlard, Bonfils, et ce Lanfranc de
Pavie dont nous avons déjà parlé (1). A mesure que les cités
italiennes grandissaient par la richesse, le commerce et la puis-
sance, il se présentait de nouvelles complications auxquelles ne
suffisait pas le droit germanique, tandis qu'elles se trouvaient
résolues dans le droit romain; les esprits s'appliquèrent donc à
ce dernier et constituèrent une nouvelle classe de citoyens, les
jurisconsultes.
Lorsque les Pisans, en il 35, prirent Amalfi,ils enlevèrent
l'unique exemplaire des Pandectes, et Lothaire [I, à titre de
récompense, leur en fit don, en décrétant que, dans la pratique,
le droit romain serait sul)stituéau germanique; il institua même
des chaires pour l'enseigner. Voilà ce qu'on dit; mais personne
n'a vu ce diplôme, et il est démontré que les Pandectes ne tom-
Roger Bacon, Vadmirûhle ; Guillaume Durand , le très-résolu.; Middietou, le
solide wlV authentique; Pierre Lombard, le maure des sentences^ etc.
(1) On peut dire que ceUe école a été découverte par Merkel dans son His-
toire dn droit chez Us Lombards, Berlin, ISôO.
DEOIT ROMAIN. 131
bèrent jamais en oubli (1); c'est donc une opinion qui assigne
un temps et un lieu déterminés à un événement d'origine incer-
taine. Le Gode fut longtemps gardé à Pise comme une relique^
et n'était montré qu'avec solennité; monument d'autres victoi- .
res^ on le transféra plus tard à Florence^ où Ton peut facilement
le voir dans ce trésor de manuscrits que renferme la bibliothè-
que Laurentienne. L'écriture prouve qu'il est contemporain de
Justinien, et un fait bizarre semble attester que c'est l'unique
original; en effets le relieur ayant par méprise transposé un feuillet^
tous les exemplaires connus, comme transcrits matériellement^
conservent la même erreur. Néanmoins il parait que les glossa-
teurs avaient d'autres textes, qu'ils coUationnèrent pour former
l'édition bolonaise^ dite la Vulgate ; mais leur rareté est attestée
par l'importance attacliée à la possession de ce Code^ qui^ après
sa découverte et la joie qu'il fit naître^ fixa l'attention des nom-
breux esprits que les progrès de la civilisation avaient dispo-
sés aune législation plus savante. L'étude du droit romain péné-
tra donc alors dans les écoles^ rivalisant avec la théologie et la
scolastique^ et s'appliqua môme à la vie.
Irnérius, qui avait d'abord enseigné la grammaire, se rendit lioo — 20
à Bologne, sa patrie, pour interpréter les Pandectes ; les jeunes
gens qui allaient en foule étudier cette science, de retour dans
leur pays, en appliquaient les. règles aux cas particuliers, ou du
moins comme supplément à la loi locale. Nous aVôns conservé,
en grande partie, les gloses de cet illustre professeur et le sou-
venir d'autres travaux à l'usage de l'école , qu'il abandonna
plus tard pour servir l'empereur. Penseur rigoureux, il puisa
tout dans sa propre kitelligence, car il ignorait les travaux rela-
tifs au droit faits ou tentés dans les siècles précédents (2).
(1) On a, de TanDée 752, une cause de Tévéque d'Arezzo contre celui de
Sienne, dans laquelle le Digeste est souvent cité : Si hoc vindicare neglexerint,
iiijamia laborarct ut in Codicis libro IX, ///. de sepulcro wofato, Si quis sepul-
crum lasBurus, etc.. item in vni iiSro Codicis (egitur Si quis in tanta furo-
ris, etc.. Quod autem hœc quœstio prœccderc dthcat^ ix Codicis liber testatttr,
tittilû ad Ifgem Juliam de vi publica et privata, Si quis ad se, etc.
Muratori, Antiq, 3/. M. XLiv, cite une charte de 7C7, entièrement défigurée,
par laquelle le monastère de Sainte-Marie de Cosmedin à Ravenne fait des
donations de beaucoup de biens, en promettant Téviction, en se désistant pour
lui et les siens legum bénéficiât juris et facli ignorantia^ foris locisque, prascrip'
tione alla, senatusconsulto (probablement le sén.-cous. Velléianus, 1. xvi, $ 1)
quod de nudieribtu prœstitit,
(2) Quelques auteurs lui attribuent aussi les Authentiques, c'est-à-dire les ex-
132 GliOSSATEURS. ÀGCU&SE.
■
Parmi ses disciples les plus remarquables^ on cite les Bolo-
nais : Bulgaro, os aureum; Martin Gossia^ copia legum; Jacques et
Ugone (la Porta Ravegnana. La Somma del Codice de Roger est
Ja première tentative ayant pour but de réduire en système la
science- du droit. Othon de Plaisance^ malgré sa forme absolue et
son excessive vanité^ ne manque pas d'esprit scientifique et con-
naît les sources. JeanBassiano de Crémone, précis dans l'expo-
sition^ trouva des formes ingénieuses, bien que parfois obscures.
1192 II piVfessa à Mantoue; mais, assailli de nuit par Henri de Baïla,
dont il avait réfuté une opinion, il n'échappa qu'à grand'peine,
et s'enfuit à Montpellier, où il ouvrit la première école de droit.
Pillio de Medicina professait très-jeune à Bologne, lorsque
les magistrats le contraignirent à jurer que, pendant deux ans,
il n'enseignerait pas ailleurs. Les Modénais, plus jaloux peut-
être de l'enlever à leurs rivaux que de le posséder, lui offrirenl
cent marcs d'argent pour qu'il vint dans leur ville, même sans
enseigner, ce qu'il fit. La plupart de ses travaux sont des dialo-
gues entre la jurisprudence et l'auteur, écrits avec une grande
vanité et beaucoup d'affectation logique.
On vante aussi Guillaume de Cavriano de Brescia; Âlbéric da
Porta Ravegnana, qui, à cause de l'affluence des écoliers, faisait
son cours dans la salle du conseil ; Jean Azzon de Bologne, qui
comptait jusqu'à mille auditeurs, et d'autres qu'il serait trop
long d'énumérer.
1 129 François Accurse de Bagnolo près Florence, dans la Glossa conti'
nua, comprit les auteurs précédents, et nous conser\'a ainsi l'opi-
nion d'un grand nombre d'entre eux ; mais ses choix ne sont pas
toujours heureux. De son temps , on la citait dans les tribunaux
comme loi , et sa réputation fut considérable tant qu'une im-
mense érudition parut un mérite. Dans le seizième siècle, quand
on étudia l'antiquité et les historiens, un meilleur goût prévalut,
mais au préjudice de la hauteur des pensées.
Ces glossateurs ne possédaient que les Pandectes, le Code, les
Institutes, les Authentiques et l'Épitome de Julien. Ignorant
l'histoire et la philologie, au lieu de rectifier les textes, de dé-
terminer les temps, de pénétrer dans l'esprit des lois, ils s'a-
I rails des Nopelles dérogeant aux constitutions impériales, qu'on trouve dans
les manuscrils du Codt^ et qui furent citées et suivies comme lois; il paraît
en effet que la plupart doivent lui être attribuées, et qu'elles furent ensuite
accrues par ses successeurs jusqu'à Accurse , qui eu clôt la série.
DINO. BARTUOLE. 133
musent à expliquer que etsi équivaut à quamvis, adtnodum à
vaide; ils déduisent le nom du Tibre de l'empereur Tibère^
font vivre Ulpien et Justinien avant le Christ^ tuer Papinien par
Marc Antoine^ traduisentj^on/t/g^r par papa ou episcopus, et, s'ils '
rencontrent un mot grec, ils sautent par-dessus: d'où le pro-
verbe grâseum est, non potest legi. Néanmoins ils ne manquent
pas^ surtout Âccurse, de pénétration et d'habileté pour rappro-
cher les passages^ concilier d'apparentes divergences^ et recou-
rir aux sources pour interprétation^ autant du moins qu^on le
pouvait au milieu de ^ignorance de l'histoire-^ ignorance qui
durerait encore aujourd'hui si le hasard n'avait pas amené la
découverte d'Ulpien et d'autres jurisconsultes anciens.
De serviles imitateurs suivirent bientôt; aussi habiles dialec-
ticiens que dé]X)urvus d'esprit scientifique, prolixes, toujours
prodigues de minutieux détails^ ils étouffent le texte sous le
poids des commentaires^ muUorutn camelorum anus, ne laissent
rien faire à l'intelligence des élèves, et rédigent dans un style
barbare^ dont ne sut pas s'affranchir Dino de Mugello. Ce glos-
sateur jouit d'une telle réputation que, môme de son vivant,
les évéques établirent qu'on suivrait ses décisions^ toutes les fois
que les lois municipales, les lois romaines et les interprétations
d^Accurse se tairaient ou se contrediraient.
Après la désorganisation des républiques^ et lorsque les tyrans
eurent succédé au règne des factions pour détruire cette liberté
si nécessaire à la pondération des lois^ les formes didactiques,
avec des distinctions et des restrictions interminables, prévalurent
de plus en plus dans la méthode. L'argumentation ne roula plus
sur le texte, mais sur la glose, qui devint un 'obstacle pour le
comprendre; Thabitude de suivre fidèlement les traces des au*
très fit disparaître toute originalité.
Cino dePistoie, disciple de Dino, chassé par les Guelfes, revient
avec les Gibelins. Admirateur des dialecticiens, il sait pourtant
s'affranchir des entraves de l'école et penser par lui-même ; il
s'appuie sur les statuts des divers peuples et la pratique des tri-
bunaux. Barthole de Sassoferrato, son disciple, enseigna à Pise
et à Pérouse, où il mourut dans la force de l'âge ; supérieur en
renommée à tous les jurisconsultes, expliqué dans les chaires,
faisant loi en Espagne, il est bien au-dessous, pour la critique et
la méthode, des anciens glossateurs, parce qu'il s'égare dans des
commentaires sans fin.
Plus tard Baldo de Pérause, qui professa cinquante-six ans, tout k^oo
1357
134 BALDO. PElfNA.
en s'occopant des affaires publiques, acquit une certaine célébrité.
<r Dans sa manière de distinction (dit Gravina) , il ne divise pas^
mais il fractionne tant le sujet que les parties s'envolent an
vent ; néanmoins, bien que ce procédé nuise à l'interprétation
de la loi romaine comme code positif, Baldo fut très-utile au ju-
risconsulte pratique^ à cause de la multiplicité des cas que son
esprit fécond retrouva; aussi estr-il bien rare qu'on le consulte
sans y trouver toute espèce de solutions, d Luc de Penna, dans
les Abruzzes^ auteur du commentaire sur les TresHbri, surpasse
ses contemporains pour la méthode et le style ; puis, comme il
n'a pas été formé dans les écoles, mais dans la pratique des af-
faires^ il a recours directement aux textes avec une grande in-
dépendance. Les glossateurs qui suivirent délaissèrent les ma-
gistratures pour se livrer aux consultations^ source de renommée
et de richesses.
D'autres, au lieu du droit romain, étudièrent le droit féodal^
dont les applications étaient encore plus fréquentes. Obert de
l'Orto et Gérard de Negro^ consuls milanais^ réunirent en 1170
les constitutions impériales et les coutumes des différentes cités^
les sentences qui en émanaient^ leurs interprétations person-
nelles et celles d'autres juristes. Jamais^ il est vrai, elles n'eu-
rent force de loi, mais elles firent autorité jusque dans les cours
pontificales; elles furent l'objet de gloses et de commentaires
infinis de la part de Bulgare, Pileo, Ugolin, Conradin, Vincent,
Goifredo, et surtout Jean Colombino, qui furent tous surpas-
sés par le Napolitain André dlsemia, et, plus tard, par Mat*
thieu des Afflitti. En 1436, le Bolonais Antoine Minuce de Prato-
vecchio avait donné une meilleure forme aux livres féodaux,
qui furent confirmés par l'empereur Frédéric III et enseignés
publiquement à Bologne. L^illustre Cujas, déposant le mépris
que les juristes manifestaient d'ordinaire pour tout ce qui
n^était pas romain, améliora et rendit plus clair ce recueil au
moyen d'une critique plus intelligente et d'une forme plus cor-
recte; ce recueil se complète par les lois féodales, du reste les
plus nombreuses et les plus précises, que publia Barberousse,
qui avait prohibé ^aliénation des fiefs et rétabli en Italie les rè-
gles impériales (1)*
(1) Selon Cojas {Defêud.^ lîv. i), la coutume variait dans les villes : à Milan,
Crémone el Pavie, le vassal pouvait aliéner ses fiefe sans le consentement du
seigneur, tand»qu*U lui était indispensable à Mantoueet à Vérone. A Plaisance,
DROIT CAKOmOUE. 495
A cette métne époque^ le droit canonique se complétait. Un
recueil authentique des lois ecclésiastiques émanées des coUr
ciies et des empereurs^ fait par Jean Scholastique, patriarche
de Ck)nstantinople, vers le milieu du sixième siècle, devint loi
de l'Église d'Orient. En Occident, après les collections de Denis
le Petit et d'Isidore^ dont nous avons parlé, Réginon, abbé de
Pum, en fit une vers la fin du neuvième siècle ; on doit à Burc-
khard, évéque de Worms, appelé Brocard par corruption de
son nom, le Magnum decretamtn volumen, dans lequel il ior
dique des questions incertaines et scabreuses. Yvon de Char-
tres disposa méthodiquement le Décret en dix-sept livres; enfin
le bénédictin GraticAi de Ghiusi, dans la Concordantia canontm iiM
ou Decretnm, compléta la jurisprudence canonique. Eugène III,
dit-on, l'approuva, et Tauteur, avec Ranieri Bellapecora^ fut le
premier qui, à Bologne, fit un cours public sur cette matière.
Son ouvrage comprend les canons des Apôtres, ceux des cent cinq
conciles, les- décrétâtes des papes' avec celles du faux Isidore, et
beaucoup de passages tirés des saints Pères , des livres pontifi-
caux, du code Théodosien et d'autres. Faisant autorité dans le
droit canonique, comme le code Justinien dans le droit civil, le
décret de Gratien eut une foule de commentateurs; mais, pour
le débarrasser de ses scories, il fallait attendre des siècles plus
éclairés (1).
Les consultations demandées successivement à Rome provo-
quèrent de nouvelles décrétâtes, dont Bernard Girea^ évéque de
Faenza, puis de Pavie, fit un recueil ; un autre fut commandé i
Pierre de Bénévent par Innocent III, et approuvé pour faire au*
torité; enfin une collection anonyme parut après 1215 : mais
aucune de ces compilations n'était complète, et toutes conte-
naient des décrets incertains. Grégoire IX chargea donc le Bar*
celouais Raymond de Pegnafort de recueillir les décrétâtes pos*-
térieures à 1150, date où finit la compilation de Gratien; de ce
celui qcd inTestÎMait un antre d'un fief tranamiMible au snooeasenr ne pouTait
l'en dépouiller tant qu'il vivait ; le contraire était possible à Milan et à Cré-
mone. Les coutumes de la Fouille et de la Sicile, relatives à cette matière, se
conservaient dans des livi*es appelés DefetarJ, qui périrent sous Guillaume I ;
mais Mathieu Notaro les suppléa de mémoire. Giannone, xiii, 3.
(t) D'après diverses tentatives, môme par Tordre et le soin des pontifes , le
Turinols Sébastien Beritfdl fit imprimer à Venise, en 1777 : Graiiam eanortes
genmni ab apocryplùs ditcnti; corrupù ad ememiatiorum codUumfidémtxaeH;
IdiUfiàiiorct oomtnoda U^tfrpretati^ne Ulu$irati,
436 mPLUENCE DU DROIT CIVIL.
travail sortit le second corps^ mais le plus important , du droit
canonique^ et qui d'ailleurs fut lui-même augmenté par des
additions successives.
L'étude du droit exerça la plus grande influence ; en effets
elle faisait revivre au profil des modernes Pexpérience des an-
ciens , déposée dans un système de lois où tout ce qui importe
essentiellement à la société civile était déterminé avec une saga-
cité^ une équité^ une précision^ bien supérieures aux tentatives
des codes barbares. Une fois la preuve testimoniale admise^ l'es-
prit humain se dé?eIoppa dans cet exercice qui avait pour objet
la recherche des vérités et leur application; il remonta vers les
études classiques pour mieux découvrir la signification des
choses, et cette manière de raisonner, d'autant plus solide
qu'elle s'appuyait sur les faits^ corrigeait la tendance sophis*
tique des écoles.
Les légistes, comme la doctrine et la patience manquaient
aux barons^ prirent la place des feudataires dans les offices de
judicature. Séduits par la constitution romaine, ils établirent
une école théorique et pratique de gouvernement, dont la pre-
mière règle était Funité et l'indivisibilité du pouvoir souve-
rain; en vertu de ce principe, ils regardaient comme une usur-
pation les seigneuries féodales, comme non avenue Poccupation
des barbares, et comme indignes du nom de lois celles qu'ils
avaient publiées. Fait unique et merveilleux ! la législation morte
d*un peuple détruit devint la science politique et sociale de toute
l'Europe , et de nos jours même les codes trouvent un appui,
des commentaires ou des suppléments dans les décisions de Pa-
pinien et l'opinion des glossateurs.
Toutefois il est pénible de voir que les peuples nouveaux
n'aient pas songé à emprunter à cette législation seulement ce qui
pouvait leur convenir, au lieu d'adopter un amas de lois étran-
gères à leurs coutumes et à l'ordre social, ces principes absolus,
ces formules matérielles et ces rigides conséquences qui i^'étaient
point en rapport avec la société nouvelle, ni avec les mœurs
modernes, ni avec le christianisme; mais il est beaucoup plus
facile de tout prendre que de faire un choix, et le parti gibelin
avait intérêt à considérer les Frédérics comme les successeurs
de Théodose. Tous ces faits produisirent donc une législation
compliquée, incohérente, encore obscure après des commen-
taires infinis, et peut-être à cause de ces commentaires.
Dans les villes libres, néanmoins, les juristes constituaient un
nVFLUENGE DU DROIT GIYII. 137
corps^ avec des emplois honorifiques et d'autres charges;' ils
jouissaient en outre d'une grande considération , et des per-
sonnes distinguées portaient dans la jurisprudence un rare sens
pratique et une dignité réelle. Le droit canonique servit beau-
coup pour améliorer la législation^ mais surtout la condition du
peuple ; en effet, pour Pordre des successions, les mariages et
autres points légaux^ les prêtres n^avaient aucun motif de faire
des lois iniques.
Dans les conciles, composés de prélats de toutes les nations,
espèce d'aréopage supérieur aux convenances féodales^ affranchi
de tout intérêt de parti, rarement les canons ne comprenaient
qu'un pays, et, comme ils avaient pour base la morale au lieu
de la politique, ils servaient à l'équité générale. Les juridictions
féodales furent moins vexatoires dans les mains des évéques et
des abbés que dans celles des comtes et des barons, parce que
le prêtre était obligé à quelques vertus dont le laïque se .croyait
dispensé. La charité et le pardon des injures, essence de la mo-
rale chrétienne, étaient spécialement commandés par les lois de
l'Église dans un temps où le pacte social autorisait la guerre de
tous contre tous. Les peines étaient plus douces ; par respect pour
l'image de Dieu, l'Église avait aboli le supplice de la croix et la
marque sur le front; aucune sentence de mort n'était prononcée,
et souvent on envoyait le coupable dans un cloître pour faire
pénitence et s'amender. La torture, approuvée par le divin Au-
guste, et conservée longtemps même par les Anglais, si avancés
dans la pratique de la liberté, ne figurait pas dans le droit cano-
nique (i); néanmoins bien des siècles devaient s'écouler avant
que la philosophie pût faire valoir de pareils documents.
Le clergé, étranger au métier des armes, répudiait les preuves
(1) Liv. I, pr. D. de qiuest. : Cum capîtaUa et atroctora maUficia non
aiitâr explorari passant quam per servonim quœstionesj efficacissîmas eas esse
ad retfuirendam 'verUatem existîmo^ ethabendas censeo. Le pape Nicolas I, dans
une lettre aux Bulgares récemment convertis, la condamne, comme aurait pu
le faire Beccaria neuf siècles après : « J'apprends que, lorsque vous avez pris
« un voleur, vous le soumeUez à la torture pour qu*il fesse des aveux ; mais au-
« cune loi divine ni humaine ne vous y autorise, la confession devant venir spon-
« tanément, se faire volontairement, et non être arrachée par force. Si, après
<t avoir infligé cette peine, vous ne décon\Tez rien de ce qui est imputé au
« prévenu, ne devez-vous pas rougir? Cela ne démontre-t-il pas l'iniquité de
« votre jugement? Et si qtielqu'nn, ne résistant pas aux tourments, se confesse
« coupable sans l'être, sur qui retombe l'impiété, sinon sur celui qui l'oblige
« à iSûre unr aveu mensonger? Abandonnez donc et exécrez de pareils usages. »
138 INFXUERCB im DHOIT BOGLBSI ASTIQUE.
du duel ou de l'ordalie (1)» qu'il remplaçait par le témoignage,
et, comme preuve subsidiaire, par le serment ; il introduisait
plus de régularité dans l'administration de la justice, dans les
ventes, les prêts et les hypothèques, car les tribunaux ecclésias-
tiques statuaient sur toutes les obligations contractées sous la
foi du serment. Innocent lll et le quatrième concile de Latran
instituèrent la procédure écrite» en prescrivant que, dans les ju-
gements ordinaires ou extraordinaires, le juge se fit assister
d'un notaire public, s'il était possible; deux personnes capa-
bles devaient écrire les actes, c'est-à*dire les citations, les re-
mises, les requêtes, les exceptions, les témoignages, etc., le
tout avec l^indication des lieux, des temps, des personnes, et le
juge en remettait copie aux parties, en conservant l'original
pour les cas où quelque doute s'élèverait (2). Le droit même dé^
termina le mode des citations et la substance de la procédure:
les recpurs au possessoire acquirent de l'étendue et de la force;
les demandes reconventionnelles étaient favorisées, les voies de
conciliation recommandées, et, dans les appels, on distinguait
l'effet dévolutif du suspensif.
Le droit civil n'autorisait pas les femmes à poursuivre en jus-^
tice sans le consentement du mari, ce qui les empêchait de ré-
clamer contre lui; il n'en était pas ainsi des tribunaux ecclé-
siastiques, devant lesquels l'union avait été contractée, la dot
stipulée, et qui connaissaient des questions d^nfidélité, de sépa-
ration, de divorce. Les lois qui protégaient les biens du clergé
enseignaient qu^il existait une propriété dont la conquête n'était
pas la source, avec d'autres garanties que la violence, garanties
qui ne devaient pas tarder à devenir communes. On appréciait
(1) Daos le statut que Giordano, abbé du monastère de Sainte-Hélène, donnait
au château de Montecalvo en 1190, les jugements de Dieu étaient prohibés, et
la liberté individuelle assurée, personne ne devant être arrêté si ce n'est en
vertu d*un jugement ; on pouvait même éviter l'arrestation préventive en of-
frant une garantie : Nemo MontisctUvi judicium ferri fervidi et aquœ calidœ»
vel pugnam facere débet, Nemo ftabitator Montiscaivi capi débet antequam
judicetur : ae si judicatus fuerit ^ capi non débet si fidejussorem dare pottterit,
prœter in gravioribus adpis, de qnibus corporaiiter judicatur. Insuper nihil in
eodem Castro sine judicio capi débet» C'est précisément la loi anglaise de VHa'
béas corpus. Voir Tria, Mem, storiche délia città e dioeesi di Larino,
(2) Gapit. II, De probat,, dans les décrétâtes de Grégoire IX. Pour ce qui
suit, voir les titres De indiciis et de libellis oblat,i De off, et pot,jud, deleg,;
De foro comp. Voir encore Rocco : Jus cauonicum ad civiUm jurisprudentiam
perficiendam quid attulerit. Païenne, 1839.
INFLUENCE tfO DROIT ECQLfelÂSTIOlTE. 139
mieux rinviolabilitédes personnes en voyant le haut prix auqud
était évaluée la vie de l'ecclésiastique ; on ne pouvait défier ses
parents» et Toffenseur avait à faire à toute une société puis-
sante. L'asile soustrayait le coupable à la vengeance immédiate,
mais non à la justice^ entre les mains de laquelle on le remet-
tait si le crime était constaté; Texclusion du duel entraînait la
nécessité d'accepter la composition des tribunaux. Ainsi, tandis
qu'elle semblait ne songer qu'à son propre intérêt, l'Église tra-
vaillait pour tous les peuples, qui devaient un jour convertir en
droits communs les principes qu'elle introduisait comme des
privilèges (4).
Tombé des mains des forts dans celles des sages, le pouvoir
législatif s'améliorait, pour réagir avec avantage sur l'opinion ;
aussi, dit Montesquieu, nous sommes redevables au christianisme
d'un certain droit des gens dans la guerre, dont la nature hu-
maine ne pourra jamais lui témoigner assez de reconnaissance;
depuis ce droit, la victoire, parmi nous, laisse aux vaincus la
vie, la liberté, les biens, les lois, la religion. Après ces bienfaits,
je m'avoue fort disposé à pardonner aux compilateurs des Décré-
tales de ne pas avoir eu assez de critique pour distinguer celles
qui étaient fausses; d'avoir cru que le pape était véritablement
supérieur à tous les évéques, et pouvait imposer aux rois l'obli^
(1) S'il est quelqu'un qui, dans notre siècle, ait conservé toutes les ran-
cunes et toutes les préventions du siècle passé contre Torganisation ecclésias-
tique, c'est Guillaume Libri, et pourtant il écrit : j4 la chute de C empire
romain t Église devint dépositaire de la civilisation de t Europe, etj prêchant
tÉpangile aux envahisseurs, elle adoucit tes mœurs des plus farouches, et lettf%
enseigna la charité. Par f influence de la religion, ils apprirent les élémekts du
lettres latines, et s'iu^tuèrent à vénérer en Rome, même après l'avoir msservie%
la capitale de la chrétienté. Les pieux missionnaires qui parcouraient alors t Oc-
cident représentaient un ordre social bien moins imparfait que tout ce qui exis»
tait chez les barbares; et leur parole désarmée , descendant sur des hommes qui
semblaient destinés ^ faire de l'Europe un immense tombeau, les arrêta, tei
subjugua, leur inspira t amour du prochain, qui était pour eux la plus néees»
saire des vertus. Ce fut le plus beau tempt dtt christianisme.,, qui futpluâ
vénérable, plus sublime aux jours de lutte et d'adversité, que dans ses temps de
puissance et de splendeur (Hist. des sciences mathématiques en Italie; yoI. ly,
p. 2). De là il passe à soutenir Tinimitié de TÉglise contre toutes les sciences,
excepté contre le catéchisme ; puis il soutient que c'est aux musulmans que
l'on doit la renaissance des lettres : Les Arabes ont semé partout les germes dé
la civilisation,,, partout la civilisation arabe communique aux esprits ttne noté*
velle activité,,, ils ont été les madrés en tout des chrétiens. Aipsi les Arabes
fii-ent en quelques années ce que l'Église n'avait pat sa foire en plusl^ra sièclesl
140 LES UNIVERSITÉS.
gation d'être justes et de ne pas écraser les peuples sous le poids
des impôts.
Avec la jurisprudence^ la doctrine sortait du sanctuaire^ et le
savant n'était pas seulement clercy mais encore docteur. En
outre, toutes ces discussions, mêlées de théorie et de pratique,
attestent un extraordinaire mouvement intellectuel, qui exer-
çait sur la société la même influcrtice réformatrice que le déve-
loppement politique. En effet, lorsqu'une nation se réveille, elle
étend son activité sur toutes les parties, qu'elles soient politi-
ques, intellectuelles ou morales.
Dans l'origine, on appelait université toute réunion libre ; les
savants, organisés en associations libres qui prévenaient l'action
des gouvernements, et dont chacune administrait ses propres
affaires, prirent également ce nom. Quelque érudit de renom
commençait à professer dans une ville ; les auditeurs accou-
raient, d'autres savants profitaient de l'occasion pour faire éta-
lage de leurs connaissances, et c'est ainsi que se formait une
université. Au milieu d'une si grande disette de livres et de
moyens d'instruction particulière, on ne pouvait apprendre que
de vive voix, et les cours étaient suivis, non par des jeunes
gens, mais par des hommes faits et déjà recommandables. A
l'imitation de la société civile, les universités se constituaient en
communes, avec des honneurs et des franchises pour les étu-
diants et les professeurs ; avivées par cet intérêt qui naît des
communications verbales entre les maîtres et les disciples, elles
acquéraient, à la faveur des études indépendantes, de la force
.et delà dignité; puis, à l'exemple des communes, elles sollici-
taient auprès des rois et des papes des privilèges, dont le plus
important était de pouvoir conférer le doctorat.
Les professeurs, grandement stimulés par Tidée qu'ils se trou-
vaient exposés aux regards de l'Europe littéraire, étaient rému-
nérés par les étudiants, et l'université ne se soutenait que par
leur réputation. Le concours des étudiants pro€urait des avan-
tages aux villes, qui s'efforçaient de maintenir ces établissements;
plus tard, elles se disputèrent les professeurs en leur offrant de
gr honoraires.
Les maîtres et les universités ne ressemblaient donc point à
ce que l'on voit aujourd'hui; autour de nos universités moder-
nes, cause active de corruption, la jeunesse, qui pourrait trou-
ver partout le savoir, des livres et des professeurs, se réunit
pour flétrir entre la débauche et lé mauvais exemple la fleur
LES UNIVERSITES. 141
de son âge et la fraîcheur des sentiments^ oublier les préceptes
moraux puisés au foyer domestique, et faire son apprentissage
du vice; elle suit un cours officiel sous des professeurs dont elle
n'a ni l'estime ni la confiance» mais qui lui sont imposés pai* un
gouvernement qu'elle n'aime peut-être pas.
L' mportance des universités faisait qu'on entourait leur origine
de fables : celle de Bologne prétendait avoir été fondée par
Théodose H en 443 ; mais son premier privilège^ copié sur celui
dont Justinien gratifia Béryte^ lui fut concédé à Roncaglia par
Frédéric Barberousse: il avait pour but de protéger ceux qui
viendraient du dehors étudier dans ses murs^ et de les mettre à
Tabri d^ toutes poursuites pour dettes ou délits, en leur accor-
dant la faculté de choisir la juridiction particulière des profes-.
seurs; l'université élisait un recteur afin d'exercer cette juridic-
tion. On n'étudia d'abord dans cette ville que le droit, auquel
furent ensuite ajoutés les arts libéraux et la médecine; enfin
Innocent lY y joignit une école de théologie, sur le modèle de
celle de Paris, fondée vers la môme époque, et qui avait dans la
théologie scolastique et la philosophie autant de réputation que
Bologne dans la jurisprudence. Ces deux universités furent les
plus renommées du moyen âge ; mais celle de Bologne était
composée des écoliers, qui choisissaient des chefs dont les pro-
fesseurs eux-mêmes devaient reconnaître l'autorité, tandis que
les professeurs seuls appartenaient à celle de Paris, à l'exclu-
sion des élèves, qui restaient subordonnés. Les deux systèmes
dérivaient de la diversité du gouvernement des deux villes et
de la nature de l'enseignement : dans Tune, la république
et Pétude des lois; dans l'autre, la monarchie et Pétude de la
théologie.
A Bologne, les divers portiques formaient donc des universi-
tés distinctes, et celle du droit était divisée en deux : l'une , des
ultramontains, avec dix-huit nations ; l'autre, des citramonttûns,
avec dix-sept (1).
(1) Les ultramontains étaient fournis par la Gaule, le Portugal, la Provence,
TAngleterre, la Bourgogne, la Savoie, la Gascogne, TAuvergne, le Uerry, la
Touraine, la Castille, T Aragon, la Catalogne, la Navarre, T Allemagne, la Hon-
grie, la Pologne, la Bohême et la Flandre ; les citramontains, par la Romagne,
TAbnizze et la Terre de Labour , la Pouille et la Calabre, la Marche d'Ancône
inférieure, la supérieure, la Sicile, Florence, Pise et Lucques, Sienne, 'Spolète,
Ravenne, Venise, Gènes, Milan, les Lombards, les Tessalonici et les CeUstinu
Les leçons comprenaient les cinq parties du Corpus jurii, et nous avons
I4i LES UMtTERSlTiS.
Les étudiante en droit étrangers {advênm foretues) iùa]ssaieni
des prérogatives civiles dans toute leur plénitude ; convoqués
par le recteur, auquel ils juraient obéissance chaque année, ils
encore celles d*Odo(redo sur les trois paitMsdu Digeste et sur les neuf premiers
livres du Gode. Un seid pouvait faire plusieurs ooun» eC suffire aussi à un grand
nombre d'étudiants, chaque cours durant une année, et chaque réunion une
heure, nani le quatorzième siècle, on changea cette distribution; les trois par-
ties du Digeste et le Gode furent enseignés simultanément par deux docteurs,
et par un autre le Voliunen, qui contenait les Institutes, les Authentiques , le
droit féodal, les lois impériales et les trois derniers livres du Gode. Plus tard
on introduisit des cours spéciaux sur une seule matière ; les notaires, surtout à
Bologne, avaient des cours pour leur profession, avec le droit d'ensei^er.
Voici comment on procédait d*ordinaire dans les cours. Après l'exposition
d'un programme général (summa), on lisait le texte sur lequel devait s'exercer
la critique, puis on donnait des éclaircissements suf les difficultés, les contra-
dictions, les cas spéciaux (castis) ; on faisait une récapitulation des i*cgles gé-
nérales {brocarda) \ on discutait les points douteux (quœstîones) ; mais cet ordre
n'empêchait pas que chaque professeur ne conservât pleine liberté dans la
méthode et renseignement. Les étudiants écrivaient sous la dictée, libres d'in-
terrompre et d'adresser des questions, surtout dans les levons extraordinaires
qui se' donnaient après le dîner. Plus tard on iuti'oduisit les quinternetti ou
glouiSj qui, dès le principe, étaient faites par chacun en marge du texte même,
et perfectionnées successivement ; après la mort du maitrci on les recherchait
avec avidité, parce qu'elles contenaient le résumé de la science de l'auteur. Dans
la suite, on leur donna plus d'étendue, et les éclaircissements d'un mot devin-
rent un commentaire. A la suite, Wnrent les Questions, des livres sur l'ordre
judiciaire, des traités sur les actions, des distinctions, des recueils de contro-
verses, que l'on l'ecopiait à l'envi. Dans les écoles, on déterminait les livres sur
lesquels ou devait s'exercer; en général, on n'expliquait dans une année que
quelques textes, au détriment de l'indépendance et de la profondeur.
L'examen privé coûtait 60 livres, et l'examen public 80. Il en revenait 24
au docteur qui présentait, et 2 ou seulement 1 à chaque docteur assistant, selon
que l'examen était public on privé ; 12 et 1/2 à l'archidiacre pour chaque exa-
men, et S pour chaque discours. On dépensait beaucoup plus dans les cérémo-
nies d'apparat, si bien que le pape, en 1311, ordonna que nul ne dépassât pour
ce genre de luxe la somme de 500 livres.
Nous avons fait le relevé du traitement de quelques professeurs. Guido de
Suzzara s'engagea à interpréter le Digeste à Bologne moyennant 300 livres bo-
lonaises que lui promirent les étudiants. Dino de Mugello enseigna a Pistoie
pour 200 livTcs pisanes par an ; puis i Bologne, pour 10 livres bolonaises ,
ajoutées probablement à la rétribution des élèves. Naples lui offrit 100 onces
d'or. Les religieux appelés frères du Sac appelèrent, en 1270, le Florentin
Lapo, pour faire dans leur couvent un cours de physique et de logique, au
prix de 30 livres bolonaises, outre la nourriture ; en 1261, le Vicentin AmoM,
pour enseigner le droit canonique, moyennant 50 livres, à la cnadition qu'il
aurait au moins vingt éooUers; le Ber^ousque Aldovfmd des Ukiponi, pour
UNIVSRSITi DE BOLOGNE. 143
coDsUtuaieiit une université propra, avec voix délibérative dans
les assemblées. Oiaque nation se faisait représenter par un ou
deux conseillers, qui^ adjoints au recteur^ formaient le sénat
pour Texameu des affaires. Un syndic annuel représentait en
justice les deux universités; un notaire, annuel lui-même^ com-
me le massier et les deux bedeaux^ en rédigeait les actes. Gha«
que année^ on élisait aussi deux taxateurs, un pour la ville et
Taufre pour les étudiants^ chargés de fixer le prix des logements.
L'écolier avait le droit de rester trois ans dans la maison choisie
par lui ; le propriétaire qui exigeait au delà du prix convenu ,
se plaignait à tort de son locataire ou le maltraitait^ ne pou*
vait plus loger d'autres étudiants.
Les professeurs y au moment de leur promotion, puis une fois
chaque année, devaient jurer obéissance au recteur et aux sta-
tuts; ils pouvaient être suspendus et frappés d'une amende, avec
interdiction de voter dans les assemblées ou de remplir les char-
ges de l'université, comme les écoliers natifs de Bologne, qui
restaient sous la dépendance de i^autorrté municipale. Le rec-
teur devait être lettré, célibataire, âgé de vingt-cinq ans au
moins, jouir d'une honnête aisance, avoir étudié le droit à ses
frais pendant cinq ans au moins, et n'appartenir à aucun ordre
religieux; il était renouvelé tous les ans dans une assemblée où
votaient son prédécesseur, les conseillers et quelques électeurs
choisis par l'université. Dans les cérémonies, il avait le pas sur
interpréter Vlnfortiat, avec un traitement de 120 livres, et Raulo pour faire
un cours de médecine, moyennant 150. PilUo vint à Bologne enseigner le droit
civil pour 100 marcs d'argent. Thomas d*Aquin recevait de Charles I"une once
d'or par mois. Eu 1399, Bakio touchait k Plaisance 164 livres ])ar mois, pour
commenter le Code, et, en U97, 1200 par an; Marsilio de Sainte-Sophie,
1 70 livres, y compris le loyer de sa maison ; les autres| de 4 jusqu'à 66 livres par
mois. Quelquefois les écoliers servaient presque de pages aux maîtres, découpant
à table et leur versant à boire, etc. Odofredo, outre ses le^is à TUniversité,
en donnait d'extraordinaires à quiconque voulait les payer; mais, comme il en
tirait peu de profit, il finit un jour l'explication du Digeste par ces mots : r Et
n je vous dis que l'année prochaine j'entends enseigner ordinairement, bien et
<t légalement, comme je n'ai jamais fait; mais je ne pense pas tire (professer)
« extraordiuaireraent, parce que les écoliers ne sont pas bons payeurs; ils veu*
ti lent entendre sans bourse délier, conformément à ce dicton : Cluieun veut
« apprendre, personne ne se soucie de payer. Je n'ai pas autre chose a vous
n dire, allez avec la bénédiction du Seigneur. » L'Espagnol Garcias fut le pre^
mier auquel on assigna, en 12S0, non un traitement annuel, mais le capital
de ISO livres; puis, eu 1289, le professeur du droit civil reç^^t par an 100 Uvres^
et celui du droit canoDf 150.
144 UNIVEESITÉ DE BOLOGNE.
les évéques et les archevêque»^ à ^exception de celui de Bolo*
gne^ et môme sur les cardinaux séculiers. Le titre de magnifia
que lui fut attribué au quinzième siècle.
U existaitdonc à Bologne quatre juridictions : celle des magis-
trats ordinaires, celle de la cour épiscopale^ celle des profes-
seurs et celle du recteur. Les fréquentes collisions entre ces pou-
voirs distincts, la turbulence et les rixes des étudiants, agitèrent
souvent la république : quelquefois les écoliers se retiraient tous
dans une autre ville, jusqu*à ce qu'on eût consenti à leurs de-
mandes exorbitantes; parfois encore, excommuniée par les papes
ou mise au ban de Tempire, Bologne voyait émigrer la docte
multitude à qui elle devait sa vie et ses richesses. La ville attirait
les écoliers par de grands privilèges ; elle exemptait les profes-
seurs du service militaire et de toute espèce de taxes, indem-
nisant môme les étrangers des vols commis à leur préjudice, si
le coupable ne pouvait le faire.
Les docteurs devaient jurer de ne point enseigner ailleurs
qu'à Bologne ; les citoyens qui détournaient un écolier de cette
université, les professeurs bolonais âgés de plus de cinquante
ans, ou les professeurs étrangers salariés qui passaient dans une
autre école avant le temps fixé par leur engagement, devaient
subir la mort et la confiscation.
L^université prenait sous sa protection les artistes qui travail-
laient pour elle, comme les copistes, les enlumineurs, les re-
lieurs, les valets des étudiants, et quelques banquiers qui
avaient le privilège de leur prêter de l'argent. Une loi bizarre
imposait aux. Juifs la charge de payer cent quatre livres et demie
aux étudiants en droit, et soixante et Six aux élèves qui suivaient
les autres cours, destinées à fournir aux dépenses d'un festin à
l'époque du carnaval. Les écoliers, lorsqu'ils voyaient tomber la
première neige, s'empressaient d'en recueillir pour en faire les
statues ou les portraits des professeurs les plus célèbres.
L'archidiacre de Bologne avait le privilège de conférer le bon-
net de docteur, et recevait, pour unique rémunération, une part
des propines. Le doctorat, qui était conféré comme grade par
le collège des légistes, doimait le droit d'enseigner et d'être
promu aux charges. Il fallait six ans d'études pour devenir doc-
teur en droit canon, huit pour le droit civil. Après avoir juré
qu'il avait consacré à ses études le temps déterminé, l'aspirant
soutenait l'examen public et privé; on lui assignait deux textes
sur lesquels il discutait devant l'archidiaci^e et le docteur qui le
UNIVERSITE DE BOLOGNE. 145
•
présentait, avec liberté aux autres docteurs d'argumenter con-
tradictoirement; cette épreuve subie ^ il était reçu parmi les li-
cenciés. L'examen public se faisait dans la cathédrale avec grande
solennité; le licencié, après avoir récité le discours qu'il avait
préparé^ exposait une thèse de droite contre laquelle les
étudiants pouvaient soulever des objections. L'archidiacre ou un
docteur prononçait ensuite son éloge, et le proclamait docteur
en lui donnant le livre, Panneau, le bonnet. On ne prétait pas
le serment de bien remplir les obligations du doctorat, mais
d'autres serments particuliers.
Le grade de docteur donnait le droit de professer, non-seule-
ment à Bologne, mais dans toute université constituée par bulle
papale. Tout écolier, après cinq ans d'études, pouvait enseigner,
mais sur un seul titre; après six, sur un traité entier, avec le
consentement du recteur : ces étudiants s'appelaient bacheliers.
Le cours durait du 19 ou 28 novembre au i7 septembre; le
jeudi était un jour de vacance, toutes les fois qu'il n'y avait pas
quelque fête dans la semaine. Les leçons avaient lieu en partie
à VAve Maria du matin, en partie à une heure après midi, et
tout le temps devait être consacré à l'enseignement oral. Les
cours se distinguaient en ordinaires ou extraordinaires, selon les
livres. Les textes ordinaires étaient, pour le droit romain, le
Digeste vieux et le Code ; pour le droit canonique, le Décret et
les Décrétâtes. Tout autre livre était extraordinaire, et les pro-
fesseurs autorisés à les expliquer ne pouvaient enseigner sur les
textes ordinaires.
£n 1260, on comptait à Bologne jusqu'à dix mille écoliers, au
grand profit des maîtres. Plus tard, on assigna des traitements
publics aux professeurs; nous en trouvons, en 1384, dix-neuf
à Bologne pour le droit, ayant de 50 à 300 florins de 33 sous.
Lorsqu'ils reçurent tous un salaire de l'État, le professorat fut
considéré comme une fonction publique.
L'étude de la jurisprudence s'introduisit beaucoup plus tard
dans les universités étrangères, de telle sorte que le triomphe
de cette science fut toujours en Italie, et non par décret ou fa-
veur des souverains, mais par nécessité des temps. Aux cités
lombardes, libres, commerçantes, riches, populeuses, ne suffi-
saient plus les étroites dispositions des codes germains et la
rare connaissance du droit romain. Avec la disparition du droit
personnel introduit par Gharlemagne, on s'habituait à considé-
rer la plupart des peuples de l'Europe comme intimement unis
HIST. DBS ITAL. — T. V. 10
146 uNivKiiaiTé i)X bouxïiis.
60US l'empirO) et^ parmi les variétés nationales, à reconnaître
quelque diose de commun : Tampire, TÉglise, la langue latine.
Aussitôt après la formation' de Técole bolonaise^ et lorsque les
connaissances sa furent répandues au moyen des consultations^
des écrits et des nouvelles écoles, le droit romain fut môme re-
gardé comme étant commun à toute la chrétienté^ ce qui le
grandissait dans l'opinion des peuples.
L'université de Bologne fut la première qui ajouta Pétude de
la grammaire à celle des autres sciences; le Florentin Buoncom-
pagno^ qui reçut une couronne de laurier, y lut sa Forma lit"
terarum scholasticarum y méthode pour écrire des lettres aux
princes et aux magistrats. Il était d'usage que celui qui désirait
professer la grammaire se fit précéder d'une épitre écrite avec
•élégance et un grand étalage d'érudition^ picturalo verborum
et mictorilate philosophorum, Buoncompagno, orgueilleux et
railleur^ expédia une lettre de ce genre, comme venant d'un
nouveau professeur qui le défiait lui-même. Ses rivaux, dans
la joie, portèrent aux nues le rare mérite de la lettre supposée;
puis, au jour fixé, ils se réunirent en foule dans la cathédrale.
Mais Buoncompagno ne tarda point à révéler Tartifice, et ses
rivaux se retirèrent bafoués, tandis que ses amis le ramenèrent
en triomphe chez lui.
Un certain nombre d'écoliers, dérangés dans leurs études par
les troubles civils de Bologne, établirent à Padoue une école
de droit (123S), qui devint le noyau de Tunivensité de cette
ville. Les statuts furent rédigés sur le modèle de ceux de Bo*
logne, mais avec cette diiTérence que les étudiants, les profes-
seurs et les employés entraient dans la communauté, et que les
professeurs étaient élus par les écoliers. Aucun sujet vénitien ne
parvenait aux magistratures sans avoir étudié dans cette uni«
versité, qui était placée sous la surveillance de trois sénateurs.
Une autre fois, ces étudiants avaient transféré l'université à
Vicence (1364), où elle dura sept ans; en i3i6, ils se transpor-
tèrent à Sienne, qui offrit 6,000 florins pour le rachat de leurs
livres laissés en gage ; mais cette école fut bientôt fermée, puis
rétablie par Charles IV en 1357; Grégoire, en 1408, y joignit la
faculté de théologie.
L'université de Pérouse naquit en 1276; il est fait mention de
celle de Parme (1321) dans Donnlzone (1). La commune de
(1) U rappelle Crif0/Hi/( /
AUTRES UNIVBIISITB8 D'ITAUE. i47
Verceil, en 1228, ouvrit une école pour la théologie, le droit
civil et canonique, les sciences médicales, la dialectique, la
grammaire; elle fut divisée en quatre nations: une, de France,
Normandie et Angleterre; une, d'Italiens; la troisième, d'Alle-
mands; la dernière, pour les Espagnols, les Catalans et les Pro.
vençaux. Les recteurs prenaient rengagement de lui procurer
beaucoup d'écoliers, surtout d'en faire venir de Padoue, et de
ne point s'allier aux factions du pays. La commune, de son
côté, promettait de fournir cinq cents chambres aux écoliers,
des vivres à bon marché, de maintenir la tranquillité publique,
de ne les laisser Inquiéter ni peur dettes ni pour représailles, et
de salarier, d'après la décision de deux écoliers et de deux ci-
toyens, les maîtres qui seraient élus par le recteur.
Dès le douzième siècle, Pise avait des professeurs de droit ;
mais l'enseignement, comme un dédommagement de la liberté
perdue, n'y fut transféré de Florence que dans l'année 4444.
Afin de fournir aux professeurs une large rémunération, elle
préleva tous les ans six mille florins d'or sur le trésor, et en ob-
tint cinq mille du pape par dispense de bénéfices (i). L'école
de Ferrare est antérieure à Frédéric II, et Boniface IX, en 1394,
lui conféra le privilège de renseignement général ; celle de Rome,
fondée par Innocent IV, fut transférée à Avignon avec le saint-
giége, et Léon XXII l'autorisa à conférer les grades. Frédéric II
institua les écoles de Naples en 4224; bien qu'il ne permît pas
de former l'université d'écoliers et de professeurs, il accorda de
grands privilèges aux étudiants; mais il ne put jamais l'élever
à cette prospérité où parvenaient les écoles fondées par le libre
concours et la confiance des élèves.
L'Italie en eut d'autres à cette époque et dans les siècles sui-
vants, surtout pour le droit, comme à Plaisance (4243), à Mo-
dène (H89), à Reggio (1188). Charles IV, en 4800, accorda des
privilèges à celle de Pavie ; Galéas Visconti défendit à ses su-
jets d'étudier ailleurs, et rétribua largement les professeurs (2).
Quia granimatica manet alta
Aites et septem studiosc sunt Ibi lecîm,
Ba\ «. script.^ V, p. 4M,
(1) Dans les Archives diplomatiques de Florence, on trouve les actes faits
avec le médecin François Dataro, de Plaisance, pour 500 florins; avecGeoi^es
d'Arrighetto Nati d'Asti, canouiste, pour 400 florins ; avec le médecin Jérôme
de la Torre de Vérone, avec Pierre Leoni de Spolète, etc.
(2) A Ba%, en 1297, 1,200 florins ; à Jason du Maine, eu 1402 , 2,250 flo-
148 ÉCOLE DE SALEBNE.
Le pape reconnut celle de Turin en i405^ et Tempereur^ six ans
après; i'évéque en était le chancelier. Alexandre IIl envoya beau-
coup déjeunes ecclésiastiques à ^université de Paris, fameuse
par ses cours de théologie, et Venise^ un grand nombre d'élèves^
qui devaient plus tard parvenir aux premiers honneurs.
11 nous reste à parler d^un autre enseignement universitaire^
la médecine. Les Arabes^ qui traduisirent et commentèrent les
auteurs grecs ^ et auxquels nous devons divers médicaments et
Télixir^ furent célèbres dans cette science. Les Juifs étaient aussi
des médecins et des chirurgiens très-renommés^ et Ton trouve dans
leslivres talmudiques desidées très-avancéessurl'anatomie. Parmi
les chrétiens 5 la médecine^ comme toute autre connaissance,
devint le partage des ecclésiastiques et surtout des moines, bien
que les canons leur défendissent les opérations par le feu et le
fer tranchant; saint Benoit imposa aux moines de Mont-Gassin et
de Salerne l'obligation de soigner les malades. Le philosophe
Constantin l'Africain, après avoir passé quarante ans dans les
écoles arabes, à Bagdad, en Egypte, dans l'Inde , faillit, à son
retour, être tué comme magicien ; il se réfugia donc à Salerne, et
devint secrétaire de Robert Guiscard; mais, fatigué du bruit de
la cour, il se retira à Mont-Gassin, où il traduisit les ouvrages
des médecins de POrient. Ses travaux accrurent la renommée de
l'école de Salerne, qui voyait afQuer les malades, à la guérison
desquels contribuaient la position salutaire de la ville et les re-
liques de saint Mathieu , de sainte Thècle, de sainte Suzanne.
Frédéric II étant venu se faire extraire la pierre, saint Benoît ac-
complit l'opération pendant son sommeil, lui mit le calcul dans
la main, et cicatrisa la plaie (!].
Dans le siècle suivant, sous la direction de Jean de Milan , on
écrivit dans cette école certaines règles d'hygiène en vers léo-
nins qui devinrent des proverbes (2) et furent traduits dans toutes
nos; à Alciat, de 1536 à 1540, 1,000 écus, puU 7,500 livres, de 1544 à
1550; à Meuocliio, 0,000 livres, en 1589.
(1) Vita sancii Memwerci, Les stupéfiants et le sommeil magnétique que
Ton emploie aujourd'hui pour ces opérations obligent à réfléchir sur oes récits
au lieu d'en rire.
(2) Ova rcccotia , vina rubentia , pinguia Jura ,
Cura simila pura naturz sunt valitura.
Gœoa brevis vel coena levis ût raro uiulc»ta;
Magna nocet, uiedicina docet, res est manifesta.
Si fare vis sanus, ablue svpe manus.
iCOLE DE SALERNE. 449
les langues. Peu de temps après Tan mille ^ Garispont^ médecin
de Saierne^ publia le Paxsionarius Galeni^ remèdes contre toute
sorte de maladies , tirés surtout de Théodore Priscien. Gophon
publia une thérapeutique générale [Ars medenâi) selon Hippo-
crate^ Galien et les médecins arabes; dans cet ourrage, qui ne
vaut guère mieux que le précédent, on remarque la première in-
dication du système lymphatique. Rorauald^ évêque de Salerne,
fut consulté par les deux Guillaume de Sicile et par le pape.
L'Herbier de Técole de Saleme^ compilé certainement avant le
douzième siècle^ se répandit dans toute PEurope.
Cette école fut la première qur introduisit les divers grades
académiques, à Timitation des Arabes. Plus tard , Frédéric II
établit des conditions pour avoir le droit d'exercer la médecine :
il fallait^ outre le titre de licencié , prouver une naissance légi-
time, être ûgé de vingt et un ans accomplis, avoir étudié trois
ans la logique, cinq ans la médecine^ et la chirurgie, qui en forme
une petite partie ; on exigeait encore qu'on expliquât VArt de
Galien^ le premier livre d^Avicenneou un passage des Aphorismes
d'Hippocrate, et qu'on eût pratiqué sous un médecin expérimenté.
Le candidat jurait de suivre les méthodes usitées, de dénoncer
le pharmacien qui altérerait les médicaments^ et de traiter les
pauvres gratuitement. On exigeait des chirurgiens une année
d'études à Naples et à Saleme^ puis un examen. Dans la suite, on
imposa des prescriptions minutieuses : le médecin devait visiter
deux fois {)ar jour les malades domiciliés dans la ville , qui
pouvaient encore les appeler une fois dans la nuit; le salaire
était d'un demi-taro par jour^ et même de trois si le malade ha-
bitait hors de la ville. Les pharmaciens avaient un tarifa on dé-
signait les lieux où Ton pouvait les établir, et de rigoureuses
précautions leur étaient commandées.
"^ On attirait les médecins par des privilèges, par l'exemption des
tailles^ et des villes leur fournissaient même un ou deux chevaux.
Ugo de Lucques promettait de soigner gratuitement , dans les
maladies ordinaires ; les habitants du territoire bolonais; mais,
pour une blessure grave^ un os rompu ou' disloqué, il demandait
Lotio post mensam tlbi conferet rnunert bina:
Mundificat palmas, et lumina i-eddit acuta.
Prima dies maji non carnibus anseris uti.
Ruta Tiris minuit venerem , mutieribos addit.
• • . Cnida comesta
Rata facit castwn , dat hinwn et ingerit astum.
i50 LES iJPREUX.
qu^il pftt etiger deft gens de condition moyenne un char de bois»
vingt sous et un char de foin des riches , et suivre Tarmée sur
les champs de bataille, sauf à l^ecevoir six cents livres bolonaises;
les pauvres ne devaient rien payer.
Il fut des premiers à traiter les blessures avec du vin seul (1) ;
en 1Î18, il accompagna ses concitoyens en Palestine.
. L'entassement des personnes dans les habitations^ les vête*
ments de laine^ les pèlerinages^ l'absence de toutes les précau*
tions sanitaires^ favorisaient la propagation des maladies^ et Ton
peut dire que la peste ne cessa jamais. Dans les temps où l'épi-
démie exerçait le plus de ravages^ on entraînait en foule les pè-
lerins dans des processions et des cérémonies expiatoires; les
quarantaines et les autres mesures contre la contagion ne furent
imaginées que beaucoup plus tard^ et peut-être faut-il attribuer
à la commune de Milan le premier pas fait dans cette voie.
De nouvelles maladies vinrent aussi du Levant; la plus funeste
et la plus durable fut la petite vérole > qui semble avoir suivi les
Arabes dans leur première sortie de la terre natale. On suppose
que les croisés nous apportèrent le feu sacré , que les religieux
de saint Antoine firent vœu de soigner. La danse de iaint Gui
parut après l'an mille^ ainsi que la tarentelle dans la Fouille.
La lèpre se manifestait le plus souvent sous des formes hor-
ribles et dégoûtantes^ par des démangeaisons aux mains et
d'atroces douleurs d'entrailles : la peau^ semée de taches livides
rouges et noires^ commençait par s'érailler^ puis devenait ru-
gueuse comme l'écorce d'un arbre; tout le corps se couvrait
ensuite de tumeurs rougeâtres et cancéreuses; les doigts^ les
mains et les pieds se tuméfiaient démesurément; les chairs se
détachaient par lambeaux^ au point de signaler la route sur
laquelle avaient passé plusieurs de ces infortunés. Le visage
prenait un aspect rebutant , les cheveux tombaient , la voix de-
venait rauque; le mal envahissait le tissu muqueux^ les mem-
branes, les glandes^ les muscles^ les cartilages » les os, et une
sombre mélancolie s'emparait du malade, qui voyait s'avancer
à pas lents l'inévitable solution de son infirmité.
Sous les Lombards, les lépreux étaient chassés hors des villes,
et ne pouvaient vendre leurs biens; car on attachait à leur ma-
ladie l'idée d'un châtiment particulier de Dieu, selon quelque
(I) Sarti, DeÎDVof. hohgn.f tom. 1, peg. 144. — RiRTtZI, St. délia meJU
cina, tom. 11.
LES LÉPREUX. 151
■
passage de la Bible^ à laquelle on empruntait les précautions
qu'elle recommande contre les lépreux. Les statuts de toutes les
communes prescrivaient des mesures pour les découvrir et les
isoler. L'Église elie-môme, qui semblait les maudire, adoucissait
leurs misères, qu'elle faisait tourner en expiation à l'aide de cé-
rémonies mêlées de tristesse et d'espérance, quand elle inter-
venait pour les détacher de la société. Après avoir célébré en
présence du malade l'office des morts^ elle l'exhortait à être bon
chrétien et à se confier dans la charité de ses frères^ dont il était
séparé oorporellement : il lui était défendu de s'approcher de
l'habitation des vivants^ de se laver dans les ruisseaux ou les fon-
taines> d'aller dans des chemins étroits , de toucher des enfants
ou la corde des puits^ de boire en d'autres vases que dans son
écuelle; on bénissait ensuite les ustensiles qui devaient lui servir
dans sa solitude; enfin^ après que chaque assistant lui avait of-
fert son aumône, le clergé^ accompagné des fidèles, le conduisait
à la cabane qui lui était destinée, et, devant la porte, on plantait
une croix de boiS) à laquelle on suspendait un tronc pour re-
cevoir les aumônes des passants.
Un habit particulier distinguait le malheureux banni; il de-
vait porter des gants , et, au lieu de parler, faire sonner une
espèce de crécelle. A PàqUes, il pouvait sortir de son sépulcre
anticipé, et, pendant quelques jours, entrer dans les villes ou
villages afin de participer à la joie générale de la chrétienté.
Les femmes pouvaient suivre leurs époux et leur procurer lés
consolations de la famille; celles de la charité ne manquaient
pas non plus aux lépreux. Le troisième concile de Latran, eh
condamnant la rigueur avec laquelle on les traitait parfois , dé-
clara que l'Église était la mère commune des fidèles , et que les
lépreux pouvaient être plus méritants que les individus sains de
corps ; il ordonnait, en conséquence , qu'on leur assignât une
église et un cimetière distincfs , avec un prêtre chargé du soin
de leurs âmes, et qu'ils fussent exemptés de la dîme pour leurs
jardins et leurs bestiaux.
Dans leur intérêt, on multiplia les lazarets , ainsi nommés (et
les lépreux eux-mêmes s'appelaient lazares) du pauvre de
l'Évangile. Le dimanche des Rameaux, l'archevêque de Milan
allait en procession à Saint-Laurent, puis au Carrobbio, lavait et
habillait un lépreux. L^ordre de Sainl-Lazare fut institué pour
leur soulagement spécial, et le grand maître devait toujours être
un lépreux, afin qu'il sût mieux soulager les mailx dont il avait
152 CHIRUaGIE.
lui-même souffert : effort sublime de la chevalerie chrétienne^
qui tentait d'ennoblir en quelque sorte la plus repoussante des
maladies.
Catherine de Sienne, en donnant la sépulture à une lépreuse
qu'elle avait soignée, contracta son mal; mais aussitôt ses mains
redevinrent blanches et lisses comme celle d'un enfant. Saint
François d'Assise^ ayant rencontré un lépreux dans la vallée de
Spolète^ Tembrassa, baisa même ses lèvres cancéreuses, et le
guérit ainsi. Un autre se présente à lui dans la plaine d'Assise;
il s'approche pour lui faire l'aumône^ lorsqu'il disparait tout à
coup à ses yeux , et François reste persuadé que c'était Notre-
Scigneur lui-môme^ qui prenait souvent cet aspect hideux pour
éprouver la charité des fidèles. Saint François recommandait donc
les lépreux à ses moines^ et il congédiait les novices qui ne
savai^t pas les soigner. Un lépreux, par son impatience et ses
blasphèmes, s'était rendu insupportable aux autres religieux;
François entreprit alors de le panser lui-même, le calma par
ses discours, lava ses plaies, et a là où touchaient les mains du
a saint, la lèpre s'en allait et la chair du malade restait parfai-
a tement saine; si bien que, tandis que le corps se purifiait de
0 la lèpre à Textérieur, l'âme se purifiait du péché au dedans
a par la contrition. » Ce lépreux étant mort après de rigoureuses
pénitences, apparut à François, auquel il dit : a Me recounais-
a tu? Je suis ce lépreux que le Christ a guéri par tes mains. Je
a m'en vais aujourd'hui à la gloire étemelle, et j'en rends grâces
a à Dieu et à toi; car par toi beaucoup d'âmes seront sauvées
a dans ce monde (1). d
Les Italiens, pendant leurs expéditions en Asie, purent profiter
de l'expérience des Arabeà, et c'est alors en effet que l'on connut
la casse et le séné; la thériaque, médicament fondamental du
moyen âge, fut apportée d'Antioche à Venise, qui en garda
longtemps le secret. Roger de Parme recommanda l'éponge ma-
rine pour les scrofules , et d'excellents procédés chirurgicaux.
Roland de Parme écrivit un traité de chirurgie, qui fut ensuite
commenté par quatre Salemitains. Guillaume de Saliceto,
moine de Plaisance, un des meilleurs chirurgiens de l'époque et
assez indépendant, rédigea, avec quelque exactitude, un abrégé
d'anatomie, précéda Willis dans la distinction des nerfs qui sont
ou ne sont pas au service de la volonté, et décrivit la syphilis.
(1) FlORKTTI, chap. XXII.
GHIRUH6IE. i53
Lanfranc de Milan, qui s'expatria lorsqu*il lui fut impossible 1205
de s'opposer davantage à Mathieu Visconti, ouvrit un cours à
Paris , qui attira un si grand nombre d'élèves que l'école des
chirurgiens séculiers devint très-célèbre.' Bien que le chirurgien
fût considéré comme très-inférieur aux médecins , qui , pour ce
motif, au lieu de se prêter aux opérations, avaient recours aux
pbarmaciens^ Lanfranc opéra souvent lui-même; puis^ chose
digne d'éloge , il donnait toujours l'anatomie de Torgane dont il
décrivait les lésions.
Théodoric, évoque de Bitonte^ observa par lui-môme, et subs-
titua les ligatures en toile aux grands appareils de bois dans le
cas de fracture des os. Le Florentin Thaddée d'Alderotto, inter-
prétant philosophiquement Hippocrate et Galien, acquit autant
de réputation dans sa science qu'Accurse dans celle du droit ; il
s'égare pourtant toutes les fois qu'il prétend révéler les secrets
de l'art, cachés, dit*il, sous un langage de convention des au-
teurs. Appelé à soigner le noble Ghérard Rangone, il voulut que, 1285
par acte public, les trois procureurs du malade le garantissent
de tout dommage pendant son voyage, et le ramenassent à Bo-
logne, sauf de sa personne et de sa bourse, sans être molesté par
les voleurs ou des ennemis, ni être retenu à Modène contre sa
volonté; dans le cas contraire, ils lui payeront 1,000 livres im-
périales pour chaque article violé ; puis ils lui restitueront 3,000
livres bolonaises qu'ils confessent avoir reçues en dépôt : cette
dernière clause était destinée à voiler une rémunération exor-
bitante (1). (I exigea du pape iOO ducats d'or par jour, parce
(1) SâmT!, tom. II, pag. t53. — Dans les Assises de Jérusalem, adoptées ,
comme nous l'avons dit, dans les possessions italiennes dn Levant, et qui repré-
sentent d'ailleurs les coutumes des pays européens, il est établi que, si un esclave
tombe malade, et qu'uu médecin, ayant traité avec son maître pour le guérir,
lui donne des choses émollieutes et chaudes au lieu de lui en administrer d'as-
tringentes et de froides, de sorte qu'il meure, le médecin sera tenu de fournir
un esclave semblable ou le prix qu'il aura coûté jusqu'au jour de sa mort. 11
en sera de même s'il lui tire du sang mal à propos ou en trop grande quantité;
ou si, étant hydropique, il lui fend le ventre (on pratiquait donc la paracen-
tèse ?), et ne sait pas ensuite lui extraire l'hiuneur, au point qu'il s'affaiblisse
et meure; ou si, souffrant d'une fièvre quotidienne, il le purge et lui administre
trop de scummonée, en provoquant des évacuations qui entraînent la mort. Si
un esclave a la lèpre, la gale ou toute autre maladie, et que le médecin con-
vienne de le guérir à la condition d'avoir la moitié de sa valeur, pourvu qu'il
fasse tout ce qu'il peut, il n'est pas obligé de le payer, bien qu'il ne le guérisse
pas , car il a perdu sa peine. S*il en arrive ainsi avec un homme ou une femme
184 SCTENflES OCCULTES* ASTROLOGIE.
qu^U était plud riche que lès autres, qui lui en donnaient 80 ; la
cure finie, il en toucha iO^OOO. Barthélémy de Yarignana reçut
du marquis d'Esté^ pour une cure, ^0 florins d'or.
Le Génois Simon de Gordo, médecin de Nicolas IV^ dans la
C lavis sanationis^ dictionnaire des médicaments simples , cheiv
cha à débrouiller la confusion produite par la variété de nomen*
clature. Dans un but scientifique^ il parcourut durant trente ans
la Grèce et POrient; mais, au lieu de déterminer les corps d'après
leur nature, il s'arrête aux qualités médicinales, qu'il déduit^
non des leçons de l'expérience, mais de vertus élémentaires sup-
posées. En effet, les progrès des sciences naturelles étaient en^
través par l'empirisme superstitieux, par l'aveugle vénération
pour l'autorité, et par la manie de substituer la dialectique à l'ex-
périence ; Tesprit se noyait dans d'interminables argumentations
sur des recherches oiseuses. Par exemple, on demandait si telle
potion pouvait guérir la fièvre^ et l'on répondait non, parce que
celle-là est une substance, et celle-ci un accident; donc Tune né
pouvait rien sur l'autre. L'anatomie était peu étudiée» et l'on ne
faisait aucune opération sans consulter les étoiles ; car Ton sup^
posait un rapport intime entre le corps humain et l'univers^ les
planètes surtout.
Les sciences expérimentales cédaient donc le pas aux sciences
occultes, qui avaient pour objet de connaître l'avenir, de dé^
couvrir des trésors, de transmuer les métau^L, de faire des amu-
lettes et des incantations, de composer la panacée universelle et
FéUxir de Timmortalité; pour atteindre un but si^ élevé, quelle
fatigue pouvait sembler excessive? On tirait des présages sur
l'avenir de signes fortuits, des lignes de la main, des étoiles> des
songes, dont personne n'eût osé révoquer en doute les révé^
lations après ce qu'en avait écrit Hippocrate; on devinait quel-
quefois, en effet, parce qu'il est difiicile de ne jamais réussir
lorsqu'on parle un peu de tout et d'une manière vague.
L'astrologie, fille insensée d'une mère sage, se trouve à l'en-
fance comme à la décrépitude des sociétés, parmi les doctes Ro-
mains aussi bien que chez les simples OcéanienSé L'homme est le
centre et le but de la création; tout se rapporte donc à lui. Or
libre» le médecin sera pendu , après quHl aura été fouetté dans les mes in
portant à la main un vase de nuit^ afin d'e/ftayêf ht aHttest et ses biens
seront confisqués par le seigneur du lieu. Aucun médecin venu du dehors ne
pouvait exercer son art sans avoir été reconnu capable par d*autres médecinA
et par Tévèque i sinon on le fouettait dans les rues.
ASTROLOeiE.
455
(comme il est Certain)^ A le soleil et tes autres astres influent sur
les saisons, sur la végétation, sur les animaux, combien plus ne
doivenHis pas agir sur l'homme, la créature de prédilection
parmi les autres? L'histoire (disent les astrologues) et tous les
philosophes anciens s'accordent pour admettre une analogie
entre les aimées de notre existence et les degrés parcourus par
chaque signe sur Técliptique. Afin de la découvrir, il faut con-
naître Teffet des astres sur les diverses parties de la nature, les
calculs des mouvements, et certaines formules mystérieuses au
moyen desquelles on peut accroître les forces de la nature, dé-
terminer l'influence des planètes, surtout à l'instant da la nais-
sance, ou bien évoquer les esprits et les morts. Le savant qui
connaît les propriétés occultes, non-seulement devine l'avenir,
mais le soumet à son influence, excite la haine ou l'amour, dé*
couvre les desseins secrets, les trésors cachés, des remèdes pour
les maux, et jusqu'au grand arcane de la science , l'art de faire
de Tor.
Les phénomènes de la nature reçoivent une grande énergie
des nombres, puisque c'est d'après leur combinaison que le
monde est disposé, et qu'ils possèdent une influence mysté-
rieuse. De là sortit la cabale, qui croyait, au moyen des nombres,
deviner les choses secrètes, et parvenir à dominer les esprits;
tout astrologue ou alchimiste se vantait d'avoir un démon fa-
milier à ses ordres. Ainsi s'entremêlaient les erreurs que la su-
perstition païenne nous avait transmises à Iravôfs les écoles néo-
platoniciennes et le gnosticisme.
L'astrologie fut honorée de chaires publiques, et l'université
de Bologne décréta qtf elle aurait un professeur spécial tamquam
necessarissimum;\es princes et les républiques en avalent un pour
le consulter dans les cas les plus graves. Ezzelin, Buoso de Do-
vara, Hubert Pellavicino, tyrans redoutables, tremblaient devant
les puissances inconnues, et soumettaient les calculs de la pru-
dence et de l'ambition à la décision des astres et de leurs inter-
prètes; dans la bibliothèque du Vatican, on conserve les réponses
que faisait à leurs consultations le Crémonais Gérard de Sabio-
netta. Frédéric II voulait être entouré dé l'élite des astrologues,
dont les conseils modifiaient ses desseins (1); lorsqu'il apprît, en
(1) Saba Mala^pi^A, HUt,, ch. n.
Frédéric 11 cnil devoir recourir à Taslrologie pour intîmider la cour de
Rome, et fit circuler ces vers :
F.ita mortëm, stellttftiie doeem^ Atittfti^lie tolMM
150 ASTROLOGIE.
4239^ la rébellion de Trévise^ il flt observer Tascendant par
maître Théodore du haut de la tour de Padoue ; mais Pastro-
logue (dit Rolandino) ne remarqua point que^ dans la troisième
case^ se trouvait alors le scorpion , qui y ayant le venin dans la
queue^ indiquait que l'armée aurait à souffrir vers la fin de l'ex-
pédition. Le même empereur^ étant à Vicence, voulut qu'un as-
trologue devinât par quelle porte il sortirait le lendemain ; celui-
ci la désigna dans un billet cacheté qu'il remit à Frédéric avec
prière de ne l'ouvrir que hors la ville. L'empereur fit pratiquer
une brèche dans la muraille et sortit par là; alors il ouvrit le
billet, où il trouva ces mots : Par une porte neuve.
Gérard de Sabionetta se rendit à Tolède pour lire VAlmageste
de Ptolémée, qu'il traduisit en latin, comme le Traité des crépus^
cufes de Al-Gazen et autres ouvrages; il inventa le spécillunr, et
sa Tkeoria planetamm était enseignée dans les universités (1 )•
Quod Federicus ego maliens orbis ero.
Roma diu titiibans , variis erroribas acta ,
Concidet et inundi desinet esse caput.
On lui répondit avec le calme de la raison :
F&ta silent, stellcque tacent, nil predicit aies;
Solius est proprium scire futura Dei.
Niteris incassum navem subraergcre Pétri ;
Fluctoat et nunquam mergftar ista ratis.
Qaid divina manus poasit, sensit JuUanus;
Tu succedis ei : te tcnet ira Dei.
JORDàNi, Chron», cap. 221.
(1) Dans les jétti dell* Accademia de nitovi Liticel, 1851, je trouve des 'no-
tices sur Gérard de Crémone par B. Boncompagni, recueil de tout ce qu'on
possède ou de tout ce qu'on raconte de lui, mais sans examen ni jugement.
Néanmoins un morceau inédit de traduction d'un traité d'algèbre a de l'im-
portance ; ce traité est, sinon le plus ancien, au moins à coup sûr un des premiers
où fut enseignée aux Européens cette science de raisonnement général au moyen
du langage symbolique. On y trouve aussi le signe négatif, tandis que les Aralies
et même Fil>onacci ne connaissaient que des quantités positives ; et pourtant il
fallut attendre jusqu'à Michel Stifel, c'est-à-dire trois siècles, pour en voir
l'utile application. La solution des équations du second degré est exprimée dans
ce traité par ces vers :
Cam rébus censiun si quis dragmis dabis equom
Res quadra médias quadratum adjice dragraas ,
Eadici quorum médias res excipc demum,
Residnum qnaesti census radiccm osteudet.
Tout le monde sait que pour les «Igébristes res signifiait T inconnu; census^
ASTR0L0G1£. 157
Le Génois Andalon de Negro, qui amassa des connaissances
dans ses voyages, nous a laissé un traité latin sur la composition
de l'astrolabe.
Guido Bonato deForli donna la quintessence de tout ce que les
le carré; nttmenu, le connu; ou pourrait donc, avec les symboles modernes,
construire ainsi :
a?* + px := g
D'oùa: = -ip+v/ip>+g
Suivent les autres cas ; ainsi , comme on voit, frère Luc Paciolo a été
devancé.
Les amateurs de cette science ne seront pas fâchés de trouver ici un pro-
blème avec la solution :
Qùœritur quœnam s'mt iliœ parles cienarii, quorum differentia, junela telra-'
gonis earuftdem, coltigc 54.
Su UHU partinm reSy altéra 10 minus re (c'est-à-dire x, et 10 — j?). Diffe-
reniia 10 minus duabus rebus^ ex qua 2 parliuni tetragonis conjunctis coiiigan-
iur 100, et 2 census minus 20 rébus, qiue data sutit œqualia 54 (c'est-à-dire x^
-f-(10 — *')-!- 10 — 2 X -zz 54). Per restaurationem itaque rerum, 2 census
cum 100 équivalent 54 et 22 rebiu (c'est-à-dire 3 jc' 4- 100 = 54 4-22 a). Per
ejectionem vero abundantis numeri 50 et 2 census^ 22 rebiu adœquantur (c'est-
à-dire 2 ;r' -f- 56 = 22 x). Et per conversionem unus census cum 28 œquenlur
1 1 rébus (c'est-à-dire «' -f- 28 = 1 1 x). Résolve per quiitium modum, et re
erit 4, c'est-à-dire
-=in±v/|"
2 "2
D'où les deux valeurs d? s= 2
aj = 4
L'auteur n'indique que cette manière.
Si je ne me trompe, c'est là une tentative ayant pour but représenter les quantités
par des lettres, comme nous le faisons. En effet, là où il cherche qualiler/tgurentur
census radiées et dragmce, il enseigne numéro eensum littera c, numéro radiaan
liitera r ; deorsum virgulas habentes, suhterius apponantur. Dragmœ vero sine
litteris virgulas habeant, quotiens hœc sine diminutione proponwttur, f^erbi
gratta duo census, très radiées, quatuor dragmœ sicjigurentur:
158 ASTIIOLOGIE.
Arabes avaient écrit sur la matière (1) ; avec l'aide de Dieu et do
saint Valérien^ patron de sa ville natale, il expose dans son ou-
vrage l'utilité de l'astrologie, la nature des planètes, leurs con-
jonctions et leur influence, les jugements quil en faut déduire, et
les différentes questions que l'on peut résoudre au moyen de
cette science.
D'une rare habileté dans la pratique de cette imposture, il
découvrit à Frédéric une conspiration ourdie à Grosseto, et fit
une statue qui rendait des oracles ; dirigeant toutes les opéra-
tions de Guido de Montefeltro, il montait sur le clocher de San
Mercuriale lorsque ce capitaine entrait en x^ampagne^ et lui
indiquait par un coup de cloche le moment de revêtir son ar*
mure, par un autre celui de monter à cheval, par un troisième
celui de se mettre en marche. Il prétendait que Jésus-Christ
2 1
Là [ équivaut à notre 2 x^
» ( » au nombre 4
Ghasles avait affirmé que l'algèbre numérique fut introduite en Europe par
les traducteurs du doiuième siècle; Libri le combattit amèrement. Tous les
deux se trom])aient.
(1) Guido BonatUS de Forihio, decem continens iractattu astronomite,
Venise, 1506.
Dans ces dernières années, on a discuté sur le lieu de sa naissance; mais
Pbilipi^e Villani le fait originaire de Cascia, ville du Val d'Arno sui)érieur.
Trois éditions furent faites du Liber introductori m ad îndicla steUarum, de
Bonatto : la première à Augsbourg, en 1491 ; l'autre à Bâle, en 1550; la troi-
sième à Venise, en 1500, que j'ai sous les yeux, avec le titre que nous avons
donné plus baut. C'est un in-folio de cent quatr»-vingt-onte feuillets en carac-
tères carrés, avec de petites gravures. En tête se trouvent Uranie et l'Astro-
nomie avec les dotue signes du zodiaque, au milieu desquels figure assis Guido
Bonatto , enveloppé d'une large rol)e ornée de l'bermine, qui se relève sur les
épaules ; il porte une longue barbe, le bonnet pointu, et tient daus la maiu un
globe avec un cadran. Mazzuccbelli prétend qu'on trouve de son livre une
copie manuscrite dans la bibliothèque Ambrosienne, mais ce n'est en réalité que
la copie de cent soixante-neuf considérations des Jugements de l'astronomie,
François Sirigatti (astrologue de la seigneurie de Florence, en 1500) traduisit
cet ouvi-age en italien pour la satisfaction de Gino Capponi ; celte traduction,
qui se voit maimscrite dans la bibliothèque Laurenlienne, fut imprimée en Alle-
mand (1572) à Bàle, avec le titre de Auîlegung des menschiicfun GeburUUutden^
puis en français et probablement en d'autres langues.
P1£RRB D'ABANO; 159
lui-même faisait usage de l'astrologie^ et s'irritait contre les
porte-tuniques (tunieatij qui s'opposaient à ses prédictions. .
Kerre d'Abano, élevé à Gonstantinople, fut assez heureux 1250-1916
pour saisir l'instant où les astres se trouvaient dans la position
désignée par Âboul-Nasar comme étant celle qui fait obtenir de
Dieu tout ce qu'on lui demande ; il en profita pour demander la
science^ et tine illumination soudaine lui fit connaître l'avenir.
On a débité sur cet astrologue une foule de contes : il acquit la
connaissance des sept arts libéraux au moyen de sept esprits;
il avait la faculté de faire revenir Pargent qu'on avait dépensé;
n'ayant pas de puits dans sa maison ; il se fit apporter celui du
voisin qui lui en refusait l'usage^ ou bien^ selon d*autres^ il trans-
porta le sien dans la rue pour n'être pas dérangé par ceux qui
venaient y puiser de Teau. Néanmoins^ dans son Conciliator phi-
losophorum, un des meilleurs livres de médecine de l'époque^
il enseigne que la saignée n'est jamais plus opportune que dans
le premier quartier de la lune ; que^ pour guérir les douleurs
néphrétiques, il faut, au moment où le soleil passe par le méri-
dien^ dessiner avec un cœur de lion sur une feuille d*or une
figure de cet animal et la suspendre au cou du malade ; qu'il
vaut mieux^ pour cautériser, employer des instruments d'or que
de fer, attendu la grande influence de Mars sur la chirurgie.
Pierre d'Abano fut professeur à Padoue et à Paris, où d'heu-
reuses cures médicales le firent accuser de magie. Plus tard, on
le poursuivit à Rome comme coupable d'hérésie ; mais il fut
renvoyé absous par décision pontificale. 11 rapportait au cours
des astres les périodes de la fièvre. Dans le palais de Padoue, il
fit peindre les constellations ; il croyait si fermement à l'astro-
logie qu'il chercha à persuader aux Padouans de raser leur
ville, pour la reconstruire sous une conjonction de planètes qui
venait de s'effectuer dans les conditions les plus favorables.
Peut-être ne faut-il voir dans ces imputations que des bavar-
dages de Pierre de Reggio, qui, vaincu par lui en doctrine, s'ef-
força de le perdre dans l'opinion. De là des accusations contra-
dictoires contre Pierre d'Abano, à qui Ton reprochait,, d'un
côté^ de ne pas croire au. diable^ et, de l'autre, d'en tenir sept
dans un bocal, dociles à ses moindres signes^ pour ces accu-
sations, et d'autres plus sérieuses, l'inquisition lui fit un procès.
Avant d'expirer, il disait à ses amis : « Je me suis appliqué
a à trois nobles sciences, dont l'une m'a rendu subtil , l'autre
« riche^ la troisième menteur : la philosophie, la médecine,
160 GllOYANGES SUPERSTITIEUSES. ALGUIMIE.
« l'astrologie. » Dans son testament^ il se proclama bon catho-
lique, et il avait demandé à être inhumé chez les dominicains;
mais rinquisition poursuivit son procès et troubla ses ossements.
Gentile de Foligno, médecin célèbre^ étant entré dans Técole
oii d'Abano avait professé^ se mit à genoux et s'écria, les mains
levées : a Salut^ temple saint ! » Puis , apercevant quelques-
uns de ses manuscrits^ il les mit sur sa poitrine et les baisait
avec respect (1).
Malgré les défenses de l'Église , des évêques et des prélats
furent souillés par ces folies^ qui durèrent bien au delà de
répoque que nous décrivons. Ces faussetés eurent pour résultat
de ramener les croyances classiques aux esprits follets , aux
spectres^ aux fantômes^ aux vampires: croyances énergiques
comme toutes celles de l'époque, et qui devinrent plus vives
quand elles furent Tobjet de poursuites régulières. L'imagina-
tion créait des événements qu'elle finissait par croire véritables;
des hommes h Tesprit ardent s'isolaient du monde réel pour se
jeter dans un monde fantastique, mêlant l'imposture au fana-
tisme et à rhallucination. La législation dut intervenir pour ré-
primer des gens qui soulevaient les tempêtes, changeaient les
formes des corps et des hommes, produisaient des maladies;
enfm des procès absurdes égarèrent longtemps la justice,
comme nous aurons à le déplorer dans l'époque appelée le siècle
d'or.
La passion qui poussait à rechercher les moyens de s*enri*
chir subitement nuisait à la production beaucoup plus qu'à
l'existence. Les sciences occultes offraient deux voies pour ar-
river à la fortune : trouver des trésors et transmuer les métaux.
Quant aux trésors, les chroniques racontent des faits merveilleux^
qu'elles attribuent même à Albert le Grand et au pape Syl-
vestre II (2). Dans la Fouille, on voyait une statue de marbre
(1) Savon ASOLA, De laud. Patavii, pag. 1155.
(2) Le moine Gerl>ert vit iiue slaliie d'or qui, l'index étendu, portait cette
inscription sur la tétc : Frappe là. Les chercheurs avaient frappé plusieurs fois
cette léte ; mais le moine, plus avisé, remarqua l'endroit où Tombre de Fiudex
toml)ait à midi , et, durant la nuit, avec un seul compagnon, il vint y creuser
et trouva un vaste palais tout d'or. Les soldats jouaient aux dés, le roi et la
reine étaient assis à table, ayant près d'eux un damoisel qui tenait l'arc tendu :
tout cela était en or, et brillamment éclairé par un tison ardent qui brûlait au
milieu. Lorsqu'on voulait toucher à l'archer, de l^elles jeunes filles se mettaient
à danser. Gerbert, qui ne se fiait pas beaucoup à son compagnon, ne prit sur la
ALCHIMIE. 161
avec uue couronne d'or portant cette inscription : Aux calendes
de mai, au soleil naissant, j'ai la tête d^or. Personne ne com
prit le sens de ces rnots^ jusqu'au moment où Robert Guiscard
en arracha le secret à un prisonnier sarrasin ; ayant creusé la
terre à l'endroit où tombait Tombre de la tête au premier mai^
il trouva' un trésor.
La chimie des anciens tenait pour constant que les corps ré-
sultent de la combinaison des quatre éléments^ et que de leur
harmonie nait la perfection dans les corps humains; celui qui
découvrirait les meilleures combinaisons pourrait donc^ non-
seulement rendre la santé et prolonger indéfiniiïient la vie^ mais
encore transformer les corps et les métaux : sentiment sublime^
bien qu'erroné, de la puissance de Thomme et de la perfecti-
bilité de la création entière. Ainsi^ comme on voyait dans Tor
le représentant universel des jouissances terrestres, la science
s'ingénia d'une manière spéciale à transmuer en ce métal Tétain
«t le mercure, au moyen de la pierre pkilosophale et de la
poudre de projection; mais, comme les procédés simples ne pu-
rent la conduire à cette découverte, elle eut recours à l'esprit
universel, à Tâme générale du monde, à Tinfluence des étoiles
pour accomplir le grand œuvre : de là naquit la science secrète
et ténébreuse de l'alchimie, qui occupa tant d'esprits.
Ses recettes étaient positives ; mais le mystère était expliqué
en termes non moins mystérieux. Voulez-vous, disaient-ils,
faire l'élixir des sages ? Prenez le mercure des philosophes,
transformez-le successivement, par la calcioation, en lion vert
et en lion rouge, l'aites-le dissoudre dans un bain de sable avec
de l'esprit dé*vin ficre, et distillez le produit; mais que l'alambic
soit couvert des ombres cimmériennes, et il se trouvera au fond
un dragon noir qui dévore sa propre queue. En outre, la science
hermétique se servait de la verge de Moïse, du rocher de Si-
syphe, de la toison de Jason, du vase de Pandore, du fémur
d'or de Pythagore; si tous ces moyens étaient impuissants, ou
avait recours au diable barbu, chargé spécialement de ce genre
d'offices.
Quelques alchimistes s'abandonnaient de bonne foi à ce dé-
table qu*im couteau d*un travail admirable ; tout à coup les danseuses s'élau-
cèrent frémissantes, et Farcher lança une flèche sur la lumière qui s*éteigoit.
Gerbert, resté dans les ténèbres, fut donc obligé de laisser toute chose intacte ;
mais il recueillit des prédictions, qui toutes se vérifièrent par la suite. JORDANI,
Citron,, chap. 220 et 222.
U18T. DES ITAL. « T. V. il
16â AXGHIMIE.
lire d'origine classique (i), qui dura tant de siècles encore. Le
témoignage d^autrui ou des apparences illusoires leur persua-
dèrent qu'il était possible de trouver cette poudre de projection ;
ils s'appliquaient donc à cette recherche avec passion^ au point
d'entreprendre de longs voyages, surtout au Sinaï, au mont
Oreb^ au mont Athos. Plus souvent^ c'était un appât jeté aux
gens crédules afin de leur soutirer de Tor pour faire de l'or;
néanmoins^ lorsque Jean Augurello offrit à LéonX un poème sur
l'art de faire de l'or (Chrysopée)^ le pontife lui donna pour tout
(1) Un g;rand nombre de superstitions modernes, attribuées d*ordinaire à
rignorance du moyen âge, nous sont venues des anciens : ^mr exemple, Topiiiion
que le tintement des oreilles annonce que d*autres parlent de nous; qu*il faut,
après avoir bu un œuf, en briser la coque (Otide, Fasii), Saint Augustin {Ex-
positio epistotœ ad Galatas^ chap. ir), dit : Vulgatissimus est error Genûlium
iste, ut vel In agendis rtbus^ 'vel in exspectandis eventibus vîtes ac negotiorum
suoriim, ab astrologis notatos dles et menses et annos et tempora observent.
Ainsi Tusage de manger des pois lors de la Commémoration des morts était
pratiqué par les Romains dans les fêtes lémurales du mois de mai, époque où
ils s*abstenaient de se marier (Fasti, y) ; celui de s'adresser des vœux de bon-
heur au conmnencement de Tannée; de dire Dieu vous bénisse, quand on éter^
nue (Pline, liv. ii, cbap. 2, $ 11} ; de clouer sur des portes des hiboux et des
chats-huants (Quid quod istas nocUtrnas aves, cum peneiraverint larem quem-
piam, sollicite prehensas , foribus videmus affigi ? ÀPCLÉE , Metam, , liv. m).
Dans les xeatoC de Julius Africanus, qui vivait sous Alexandre Sévère, on trouve,
parmi tant d^autres folies, le moyen d^ se défaire de ses ennemis. Préparez des
pains de cette manière : « Prenez , vers la fin du jour , une grenouille des
(i champs ou utf crapaud et une vipère, tels que vous les voyez dessines dans
u le pentagone parfait, à l'endroit de la figure où se trouvent les signes de la
« proslambanomène du tropélydien, c*est-à-dire un Çtlxa sans aueue ou un tau
« couché H (c'est la note musicale yâ dièse) \ renfermez ces animaux ensemble
« dans un vase de terre en le bouchant hermétiquement avec de l'argile , afin
« qu'ils ne revivent ni air ni lumière. Gela fait, brisez le vase après un temps
« convenable, et délayez les restes que vous y trouverez dans l'eau avec laquelle
« vous pétrirez le pain; de plus, oignez de cette composition , dangereuse même
« pour celui qui l'emploie, les tourtières dans lesquelles vous cuirez ce pain.
« Cet aliment ainsi préparé, donnez-le'à vos ennemis comme vous pourrez. »
On sait que Galigula dépensa des sommes considérables pour trouver le secret
de faire de l'or ; sous Dioclétien, il y eut une persécution contre les alchûnistes.
Peut-éU« quelqu'un, au milieu de ces essais , après une fusion de borax et de
crème de tartre avec du mercure sublimé, opéra l'évaporation sur la surface d'un
vase d'argent, qu'il trouva doré. \\ put donc croire qu'il avait découvert la pierre
philosophale, et recommença ces combinaisons, dans lesquelles, sous les noms
étranges d'alors, nous voyons toujours reparaître le borax, le tartre, le mer-
cure, le sel marin; or l'on sait que ces matières donnent à l'argent une teinte
jaune, mais qu'un simple lavage d'acide nitrique délayé efface immédiatement.
AXiCBUfOE. 163
cadeau tue bonne vide> aBn qu'il pût la remplir avec le produit
de son invention.
n est facile de tourner en ridicule Pignorance ou les opinions
étranges de nos aïeux, surtout si Ton perd de vue celles que
nos neveui auront un jour à nous reprodier. La science sérieuse
cherche dans ces écarts les progrès de rintelligence et de la so-
ciété; elle reconnaît dans Terreur un aspect de la vérité, faux
sans doute, mais nouveau et progressif. Les disputes dans les
tmiversités en présence de tout le monde érudit d'alors, et parmi
ime jeunesse qui se passionnait vivement, entraînaient dans la
voie des subtilités, d'autant plus que la mésaventure la plus dou-
loureuse pour un docteur eût été de rester enlacé dans les mail-
les d'une argumentation sans pouvoir les rominre ; dès lors» les
débats devenaient» non un eifort vers la vérité, mais une arène
d'arguties, et la philosophie, comme autrefois .la théologie, eut
ses martyrs obstinés d'énigmes indéchiffrables. La pensée, néan-
moins, se décomposait et s'analysait, et le raisonnement, véhicule
de Terreur et de la vérité, Jamais U cause, s'aiguisait. Dans cette
gymnastique, les esprits se façonnaient aux habitudes de Targu-
mentation serrée, à Tordre et à l'économie des idées, aux
rigueurs d'une méthode constante ; les conceptions morales et
métaphyriques, dont la scolastique avait fourni les germes, pu-
rent se développer, sinon avec les mêmes formes, au moins en
conservant le fond. Nous devons à la scolastique la marche analy-
tique des langues nKxieroes, qui, par Tintime rapport des mots
avec les choses, manifestait le procédé logique de la raison mo-
derne, résultat de cette éducation, bien qu'elle fût défectueuse.
L'astrologie et Talchimie firent méditer sur le système du monde
et la composition des corps.
Les msÂhématiques, la partie la plus importante des connais-
sances humaines après la langue, n'avaient pas péri non plus,
comme Tatteetent suffisamment lee progrès de l'architecture et
de la mécanique. On voit encore dans la cathédrale de ï*lorence
un calendrier écrit en 813, avec de belles traces d'diservatîons
câestes, qui prouTent que Tauteur, guidé par le comput Julien,
s'était aper$u du déplacement des points équinoxiaux depuis le
premier concile de Nicée. Nous avons d'un;géographe de Ravine
une grossière description du monde, à laqueUe peut servir d'é-
clairciMement une carte de 787, qui se trouve dans la biblio-
thèque deTurin dans un commentiûre manuscritdeTApocalypse.
La géograjAie dut profiter des nombreux voyages entrepris par
464 FIBONAGGI. GUI D*ÂRXZZO.
la dévotion^ et qui firent éclore une foule d'itiDéraires destinés
à guider les pèlerins; mais» comme science, elle fit très-peu de
progrès.
Saint Thomas d'Aquin, qui était versé dans les sciences ma*
thématiques, écrivit des traités sur les aqueducs et les machi-
nes hydrauliques. Le Novarais Campano commenta Euclide»
étudia la quadrature du cercle, la théorie des planètes, et indi-
qua la génération des polygones étoiles; Urbain iV l'avait sou-*
vent à sa table avec d'autres, auxquels il aimait à voir résoudre
les questions qu'il proposait. Paul Dagomeri de Prato, dit VA"
baque à cause de sa grande habileté dans Tarithmétique et la
géométrie, construisait des machines qui représentaient tous
les mouvements des astres; il fut le premier qui publia un al^
manach. Biaise Pelacani, de Parme, expliqua les apparences
prodigieuses de 4'atmosphère au moyen de la réflexion des
images.
De cette époque date Fintroduction d'un système très-utile,
dont le mérite appartient aux Italiens. Tandis que les anciens, les
classiques comme les Hébreux et les Arabes, représentaient les
nombres par des lettres, les Indiens possédaient une numération
plus rationnelle ; en effet, les chiffres^ outre la valeur absolue,
en ont une relative, de manière que, transportés au second rang
vers la gauche, ils expriment les dizaines, et, au troisième, les
centaines, etc. Les Arabes l'apprirent des Indiens, et quelques
Européens s'en servirent dans des travaux scientifiques.
Léonard Fibonacci, dePise, étant employé dans la douane de
Bougie en Barbarie, recueillit tout ce qu'on savait d'arithméti-
que en Iilgypte, en Grèce, en Syrie, en Sicile, et, dans un traité
d'arithmétique et d'algèbre de 1202, il employa les chiffres qu'il
appelle indiens. Néanmoins son mérite le moins contestable est
d'avoir le premier, parmi les chrétiens, traité de l'algèbre, mais
avec tant d'intelligence que trois siècles de travaux dirigés vers
le même but n'ajoutèrent pas un point à ce qu'il avait enseigné.
Il s'applique à des problèmes mercantiles, sans la moindre trace
de ces opérations magiques dans lesquelles s'égaraient les esprits
lesjplus vigoureux ; un négociant de Florence dota l'Europe du
calcul des valeurs et de celui des fractions.
Les notes musicales, qu'on attribue à Oui d-Arezzo, moine
bénédictin, seraient encore une invention importante de cette
955 époque; mais on ne sait pas d'une manière certaine en quoi con*
siste so(i mérite. En elTet, les lignes et les points étaient déjà çon-
PLAIN-CHANT. 105
nus; ce n*est pas lui qui introduisit la gamme pour apprendre
le solfège^ et ce n'est pas lui qui agrandit TéotieUe en ajoutant
cinq cordes aux quinze des anciens. La tradition rapporte seu-
lement qu'il trouva des notes, au moyen desquelles on appre-
nait en très-peu de temps lamusique, dont Fétude avant lui coû-
tait plusieurs années ; appelé à Rome par Benoit VIII pour faire
Tessai de sa méthode^ ce pape se déclara satisfait. Son échelle
ne diffère pas de celle des Grecs^ mais elle a un peu plus d'éten-
due^ parce qu'il ajoute un tétracorde dans le ton aigu et une
corde dans le grave (1). Selon quelques auteurs, on aurait alors
substitué aux lettres grégoriennes les points carrés ou ronds sur
des lignes parallèles et dans les intervalles ; ainsi les rapports
harmoniques des tons devinrent presque sensibles à la vue^ et la
facilité de les noter avec des points sur des points^contre-^point)
en rendit Texécution facile.
Saint Ambroise et Grégoire le Grand avaient affranchi la mu-
sique des profanations païennes et de l'élément mondain^ selon
lequel on se proposait uniquement d'exprimer la durée des sen-
sations, et d'imiter les mouvements des impressions nées du
sentiment et de la passion. Us avaient encore aboli le rhythme,
(1) Les Indiens employaient depuis quatre cents ans, pour les sept sons de
leur échelle» les lettres s, r, g, m, p, d^ n ; les Romains , les chiffres numé-
riques; les Grecs, les lettres de leur alphahet depuis TA jusqu*A VÛ, en- variant
selon les modes. Les Italiens eurent aussi une notation alphabétique , composée
des quinze premières lettres, que Grégoire le Grand réduisit aux sept premières
pour réchelle diatonique, en distinguant les octaves par les lettres majuscules
pour rinférieure , et par les minuscules pour la supérieure. Dans la suite, on
les remplaça par des points, qui furent placés sur les lignes ; mais l'invention
de Gui consistait-elle dans cette innovation? Il tira les noms des notes des
syllabes initiales de Thymne de saint Jean Baptiste :
DT qucant Iaxis REsonare fibris
Mira gestorum PAmuli tuorum
SOLve poUuU LAMi reatuoi,
Sancie Joannes.
Le si fut ajouté dans le seizième siècle par Van der Putten {Zrydm PtUeU"
mu), Kircher assure avoir vu dans la bibliothèque des jésuites à Messine un
missel grec ancien, avec diverses hymnes notées selon la méthode qu'on dit inven-
tée par Gui. La corde grecque qu'il ajouta fut marquée par le ^amma grec; or,
conune cette lettre se trouvait ainsi placée à la tète de Téchelle selon la cou-
tume d'alors, l'échelle prit le nom de gamme* Du reste, tout le monde sait
que c'est à Milan que Ton imprima les premières notes musicales, et que les
diverses expressions dn langage mosîeal sont italiennes.
466 ruiiHnuBT.
afln que le chant oessftt d'exprimer les sentiiaento et les pas-
sions pour rester entièitoment spirituel. En effet, ooiume toutes
les notes étaient d'une durée égale, elles exprimaient mieux, en
revêtant les paroles saintes, le calme inaltérable de Tcnnnipo-
tence; néanmoins on conserva les modes anciens, c'est-à-dire
les tons qui exprimaient la différence du grave à Faigu parmi
les divers points de départ des systèmes de succession. Àmbroise
avait uni les deux tétraeordes pour en former l'échelle ; après
avoir choisi parmi les modes grecs les quatre qui lui semblèô'ent
convenir le mieux k la majesté du chant et à Pétendue de la
voix, il proscrivit les ornements introduits dans la mélopée et
un grand nombre de rhythmes: simplification remarquable et
barrière élevée contre les nouveautés dangereuses, afin que la
musique pure , simple et majestueuse , pût représenter Tausté-
rité sacrée du culte. Grégoire, sur les traces d'Ambroise, mais
en modifiant son système, ajouta quatre nouveaux modes pour
éviter la monotonie.
La musique chrétienne n'avait plus qu'à faire la conquête de
l'harmonie, inconnue aux Grecs, ches lesquels les règles n'a*
valent pour but que d'établir des successions; il fallait mainte-
nant introduire la simultanéité des sons. Malgré les obstacles de
l'habitude et de la vénération pour les anciens^ on put faire en-
tendre deux voix en même temps; mais on ignore la date de
cette innovation. Gui d'Arexio ne donne point de nouvelles rè-
gles à l'art; mais il montre avec évidence que l'on connaissait la
diphonie, bien que nous ne sachions pas de quelles règles elle
se composait.
CHAPITRE XCI.
Le quatrième oondle de Latran, ouvert le il novembro ISIS,
fut appelé le grat^ eon^h, parce que l'autorité pontifieale y ap-
parut dans sa plus haute magnifloence. Les deux empereurs
d'Orient et d'Occident, les rois de Chypre, de Jérusalem, de
Sicile, de France, d'Aiigleterre, d'Aragon, de Hongrie, y en-
voyèrent des ambassadeurs; les patriarches d'Antiocbe et de
Jérusalem y assistèrent en per80Dne>et,par représeotants^ceux
l'église et l'empire. 467
de Ck)nstantinopIe et d'Alexandrie^ outre soixante et onze aiche-
Têques, quatre cent dooze évéques^ plus de huit cents abbés et
prieurs. L*afHuence du peuple fut telle que beaucoup de pré-
lats ne purent pénétrer dans la basilique^ et que Tévéque d^A-
nàalfi fut étouffé.
Au milieu d'un cercle de cardinaux parés avec une majes-
tueuse simplicité, figurait le pontife qui avait vu Gonstantinople
rentrer sous son obéissance ; il était sorti triomphant de la guerre
des Albigeois et de la lutte contre l'empereur Otbon et le roi
d'Angleterre^ qui lui fit hommage de sa couronne. Sous son in-
fluence^ cette lie avait obtenu la Magna Charta, sauvegarde de
sa liberté; les cités toscanes avaient formé une confédération^
celles de la Lombardie, renouvelé leur ancienne ligue, et les Es-
pagnols, dans les plaines de Tolosa^ remporté Tinsigne victoire
qui les affranchissait désormais de la servitude arabe. Le roi
d'Aragon lui demandait sa couronne , et celui de Bulgarie lui
soumettait la sienne ; il avait affermi la suprématie du saint-siége
sur la Sicile après l'avoir affranchie dans Rome; enfin il s'était
créé dans deux ordres rayonnants de jeunesse une milice per*
manente, prête à exécuter tous ses commandements.
Le monde entier, soumis à ses décisions infaillibles, recevait
alors du pontife les règles de sa croyance, de la discipline ecclé-
siastique et civile : défense de confier des fonctions publiques
aux musulmans et aux juifs, ou de vendre des armes aux infi-
dèles ; l'usure était refrénée^ les patarins bannis, et» pour se
distinguer de ces hérétiques^ les catholiques devaient commu-
nier dans leur paroisse une fois au moins par an. Le pape con-
firma la doctrine de Pierre Lombard relative à la Trinité, et
condamna ce qu'en avait dit «l'abbé Joachim de Calabre,»
écrivain mystique, renommé pour ses prédications; enfin une
paix générale fut ordonnée pour quatre ans.
Vicaire de la Divinité sur la terre pour le gouvernement tem-
porel et spirituel, le pontife avait donc réalisé les maximes sanc-
tionnées par les décrétales, qui proclamaient que la puissance
ecclésiastique est le soleil d'où l'autorité impériale, comme la
lune, tirait toute sa splendeur (j). Expliquant les rapports^^du
• (1) Les cinonistes «joutaient que, comme la terre est sept fois plus' grande
que la lune, et le loleil huit fois plus grand que la terre, le pontife pétait cin-
quante-six fois plus grand que Tempereur. Laurentius le fait dix-sept cent quatre
fois plus éleyé que l'empereur et les rois. Nous ne connaissons pas les éléments
de ce calcul.
i68 L'ÉGUSE et L^EMPIRE.
pouvoir temporel avec le pouvoir spirituel^ Innocent III écri-
vait (1): a Le Seigneur^ non-seulement pour constituer Tor-
a dre spirituel, mais encore pour qu'une certaine uniformité
0 entre la création et le cours des événements l'annonce comme
a Tauteur de toutes les choses^ établit Tharmonie entre le ciel
« et la terre ; afin que le merveilleux accord du petit avec le
c< grande de ce qui est bas avec ce qui est élevé, nous le révèle
(c pour unique et suprême créateur. De même qu'il suspendit
0 deux grands luminaires à la voûte céleste, ainsi il attacha au
« firmament de TÉglise deux dignités suprêmes: Fune, desti-
a née à resplendir le jour, c'est-à-dire à éclairer les intelligen-
a ces sur les choses spirituelles, et à délivrer de leurs chaînes
a les ftmes retenues dans Terreur; Tautre, à briller dans les té-
« nèbres, c'est-àniire à éclairer les hérétiques endurcis, les en-
« nemis de la foi, et à saisir le glaive pour le châtiment des ré-
a prouvés et la gloire des fidèles. Or, comme une sombre nuit
a enveloppé toutes choses quand la lune vient à s'éclipser, de
a même^ lorsqu'on manque d'empereur, on voit éclater la rage
a des hérétiques et des païens, b
Des prétentions n<Mi moins absolues étaient formulées par les
juristes^ qui attribuaient aux empereurs un pouvoir sans limi-
(1) Regesta^ 33. U s'agjisiait du pape : vicarius Jésus Ckristif sucetssor
Pétri j CIvrisius Domini, Deus Pkaraonîs , citra Deum, ultra hominem^ minor
DeOf major homtne ; Senn. de consecr. pont.
Les droits des empereurs sont distinctement formulés dans le Miroir de Souabe^
qui dit, entre autres choses, que le roi élu perd le droit de sa nation, et doit
vivre selon les lois des Francs ; que personne ne peut excommunier Tempereur ,
excepté le pape, mais pour trois causes : s'il doute de la foi orthodoxe, s'il
répudie sa femme, s'il trouble l'Église et les maisons de Dieu. Le Christ, prince
de la paix, laissa sur la terre deux épées pour la défense de la chrétienté , con-
fiées toutes les deux i saint Pierre, une pour le ju^ment séculier, l'autre pour
le jugement ecclésiastique : la première est prêtée par le pape à l'empereur
{Des iveltiichen Geriehtes Sehwert darleiliet der Papst dem Kaiser); l'autre reste
au pape pour juger sur un palefroi blanc, et l'empereur doit lui tenir l'étrier,
afin que la selle ne se dérange pas : cela signifie que, si quelqu'un résiste obstiné-
ment au pape , l'empereur et les autres princes doivent le contraindre en le
proscrivant. S'il se trouve des hérétiques, il faut procéder contre eux devant
les tribunaux ecclésiastiques et séculiers; la peine est le feu. Tout prince qui ne
punit point les hérétiques sera excommunié, et si, dans un an, il ne vient pas
à résipiscence , le pape le dépouillera de son office et de toutes ses dignités.
Les pauvres et les seigneurs seront traités de la même manière. Schiltbr.
/tnt, Teuton., tom. II.
FRfBiRic n. 169
tes^ pareil à celui qui avait produit la puissance et Popprobre
(le fancienne Rome ; c'était au moyen d'arguments de même
force qu'ils enseignaient dans les nouvelles universités que le
saint empire s'élevait au-dessus de toutes les choses de ce monde,
et que l'empereur portait le globe dans la main pour signifier la
domination sur Tunivers entier.
11 était impossible, avec des prétentions si opposées, qu'on ne
vit pas se renouveler la lutte entre la tiare et le sceptre; com-
mencée par Grégoire VII, elle avait été assoupie par un arran-
gement, où tes avantages matériels étaient restés pour Tempe-
reur, et Topinion pour le pontife. Après quatre-vingts ans, la
querelle se réveilla plus ouvertement, et prit un caractère plus
déterminé ; car il ne s'agissait plus d'une formalité féodale, mais
de savoir si TËIglise devait être soumise à l'empire. Les adversai-
res étaient d'ailleurs bien différents; l'inflexible Grégoire n'était
plus, et, à la place d'un Henri lY, odieux et débauché, se trou-
vaient les princes de Souabe , nobles, généreux , courtois, amis
des lettres, entourés de seigneurs allemands qui, fidèles au roi
et à sa femme, le suivaient dans ses expéditions au delà des Al-
pes ou des mers aussi volontiers que dans un tournoi.
Frédéric II, rejeton gibelin, élevé par le pape qui l'avait sou-
tenu contre le guelfe Othon, si bien qu'on l'appelait par mépris
le roi des prêtres, témoigna de la déférence et du respect à Inno-
cent III tant qu'il en eut besoin : il exhorta le sénat romain à lui
obéir; dans la diète d'Égra, il déclara solennellement que, pour
les nombreuses faveurs qu'il avait reçues de l'Église romaine, il
lui serait toujours soumis; il confirma les concessions faites par
Othon, et promit de l'aider à conserver ses domaines, nommé-
ment la Sicile, la Sardaigne, la Corse, et à recouvrer les posses-
sions qui lui étaient disputées, comme l'héritage de la comtesse
Matbilde. a A peine consacré à Rome (ajoutait-il), nous éman-
a ciperons notre fils Henri, en lui cédant notre royaume hérédi-
a taire de Sicile, afin qu'il le tienne, comme nous-méme, du
« saint siège; nous renoncerons au titre royal et au gouveme-
« ment de ce pays, de manière qu'il ne puisse jamais être uni à
a Tempire (i). o Conduite politique, dirions-nous aujourd'hui,
mais alors Frédéric fut taxé d'hypocrisie; car, vers le même
(1) Ita quod ex tune tiec habehimus nec nomnabtmus nos regem Siciliee,
ne forte aliquid unîonls regnum ad imperium quûvis tempore putaretttr habere,
LUNIG, Co(LdipL ital, toro. H, pag. 866.
470 FBÉBÉRIC n. HORORIUS m.
temps, Q refusait de faire jusiioe aux demandes de l'Église. H
prétendait qulnnocent lui avait endommagé son patrimoine,
et, pour ce motif, il reprit le comté de Sora à son frère Richard,
sans respecter d'autres feudataires investis par le pape ; il fit en-
core périr quelques évéques sous prétexte de rébellion, et se
plaignait sans cesse que Rome accueillait tous ceux qui se mon-
traient ses adversaires. La mort seule put soustraire Innocent au
regret de voir son pupille se révolter contre le sein qui Tavait
nourri.
Frédéric, d'humeur joyeuse, instruit, aimable; savait se con-
cilier les esprits qu'Othon s'était aliénés par sa rudesse; il resta
seul roi d'Allemagne après la mort de son rival, qui finit ses
jours avec le remords d'avoir porté les armes contre rËgHse, et
1218 se faisant flageller par des serviteurs pour racheter cette faute.
EncUn à la guerre comme les Suèves, ses ancêtres paternels, ha-
bile dans la politique et dissimulé comme les Normands, ses
aïeux maternels, il signala par de bonnes mesures les cinq an-
nées qu'il passa en Allemagne; puis il se rendit en Italie, ob
l'attiraient la beauté du ciel, les souvenirs de sa jeunesse, la cul-
ture des habitants et le désir de rendre à l'empire sa vigueur.
On racontait que, dans son enfance, il s'était écrié pendant le
sommeil; a Je ne puis , je ne puis. » Interrogé sur la signifi-
cation de ces paroles, il répondit : « Il me semblait manger tou*
tes les choses du monde, mais j'en ai mis dans ma bouche une
si grosse qu'il m'a été impossible de l'avaler. » Nous avons vu
plusieurs fois le moyen Âge donner aux faits la forme de contes.
En Lombardie , les cités principales étendaient leur domina-r
lion, non plus seulement sur les bourgs environnants, mais sur
les petites villes, où elles envoyaient des podestats et dont elles
exigeaient des tributs; ainsi le morcellement infini reconnu par
la ligue lombarde se restreignait à quelques centres. L'un des
principaux était Milan, toujours en guerre contre Pavie, Cré-
mone, Parme, Modène, et qui, à la tête du parti guelfe, se trou-
vait, comme alliée d'Othon IV, excommuniée par le pape^ de-
venu le protecteur du descendant de la maison de Souabe.
Frédéric comprit qu'il lui serait impossible, au milieu d'un si
grand désordre, de réaliser ses projets; il résolut donc d'atten-
dre des circonstances plus favorables pour ceindre la couronne
de fer, et se dirigea vers le Midi.
Le nouveau pape, Honorius III, de la famille des Savelli, avait
été reçu par les Romains au milieu de telles réjouissances que
peraonne ne se rappelait en avoir vu de pareillea; quelques wm i2id
après» il fut expulsé par ces mêmes Romains et contraint de se
retirer à Rieti et à Vitarbe. Pontife rempli de douceur, entre deux
papes d'une grande énergie, il ne cassait de recommander aux
rois une mansuétude qui était le fond de son caractère. Le nonce
lui ayant appris qu^on ne pourrait triompher du schisme grec
que par la rigueur, il défendit d'en user, parce que, dîsait-il,
Pinstruetioa, la prière, le bon exemple et la patience devaient
seuls protéger la foi. Il avait à réclamer de Frédéric, au nom
duquel il avait été gouverneur de Paleime, Texéoution de trois
promesses faites à son prédécesseur : la oroisade, la restitution
de l'héritage de la amtesse Mathilde et la renonciation à la
couronne de Sicile, afin qu'elle ne fût pas réunie à l'empire.
Après avoir renouvelé ces promesses, Frédéric obtint d'être cou-
ronné empereur ; à cette occasion, il abrogea toute loi restrictive 1320
de la liberté de TÉglise, et ordonna d'extirper l'hérésie. ^ ^^
L'héritage de la comtesse Mathilde n'avait été recueilli, en
réalité, ni par l'empire ni par le pontife; car les seigneurs char-
gés de Tadministration avaient peu à peu secoué toute dépen-
dance, tandis qu'un grand nondnre de communes, parmi les-
quelles Florence occupait le premier rang, s'étaient affranchies
par la force, U persistance, à prix d'argent.
Quant à la croisade, après la prise de Constantinople et la
fondation de l'empire latin. Innocent III n'avût cessé de pousser •
à la délivrance du saint sépulcre, d'autant plus que le bruit cou-
rait alors qu'on touchait au terme de l'empire de Mahomet,
symbolisé dans la bête de l'Apocalypse, laquelle ne dépasserait
point les six cents ans. A cette époque^ Gènes vit arriver une mul-
titude d'^ofants qui, ayant pris la croix» voulaient aller délivrer
Jérusalem. Infortunés 1 ils périrent tous en route, les uns de
faim et de fatigue, les autres noyés dans les fleuves, ou bien
d'avides spéculateurs en enlevèrent un grand nombre pour les
vendre comme esclaves. Innocent les plaignit, mais il accablait
de reproches les adultes qui, pleins de vigueur, ne savaient pas
accomplir ce qu'avaient tenté des enfants.
Ses projets furent secondés par un champion c|ui avait donné
de grandes preuves de courage et de fidélité à TEglise , Jean de
Brienne, Français renommé dans les fastes miUtaires, et frère
de celui que nous avons vu prétendre à Théritage du roi Tan-
crède dans la Fouille ; s'étant rendu en Palestine, il avait épousé
Marie» fille de Conrad de Montfeirat| qui lui avait apporté en dot
472 CmOmÈME CROISADÏ.
des droits au trône de Jérusaleoi. loDOcent le reconnut roi de
cette ville, et réunit un grand nombre de croisés qu'il se propo-
sait de conduire lui-même quand il mourut. Honorius III promit
de continuer Tentreprise^ et obtint que des Hongrois et des Alle-
mands passassent en terre sainte sur des navires de Venise et
de Zara.
1218 Au siège de Damiette, le légat pontifical^ à la tète des Itidiens^
mentale première l'assaut^ au milieu d'une nuit .obscure; on
prétend môme que la croix d^oriflamme, étendard conservé à
Brescia, fut alors planté sur les murailles par l'évéque Albert, à
la tète de 4 ,500 Brescians, entreprise qui lui fit obtenir le pa-
triarcat d'Autriche. Quelque temps apr^, Henri de Settala, ar-
chevêque de Milan, conduisit en Palestine un renfort de ses con-
citoyens.
Moadham, sultan de Damas, désespérant de conserver Jérusa-
lem, en avait détruit les murailles; il se proposait môme d'abattre
le saint-sépulcre, lorsque la fortune changea, et la croisade eut
un résultat déplorable. Toute la chrétienté fut atterrée de ces
revers^ et le pape reprochait à Frédéric, qui tant de fois avait
promis de prendre la croix, d'avoir toujours manqué à sa parole.
On vit bientôt arriver en Italie les grands maîtres des templiers,
des hospitaliers, des chevaliers teutoniques, le patriarche et le
roi Jean de Brienne, qui se présentèrent en suppliants à l'empe-
reur à Vérone. Frédéric, non-seulement les écouta, mais il épousa
Yolande, fille héritière du roi Jean, avec lequel il s'engageait à
défendre et à recouvrer la terre sainte, qu'il regardait comme
son propre royaume. Dans ce but, il fit équiper des navires en
Sicile, imposa des contributions, contracta des emprunts, et fai-
sait parvenir aux autres princes des exhortations ampoulées;
mais, lorsque vint la saison du départ, il eut recours à des sub-
terfuges, et demanda le titre de roi de Jérusalem, au détriment
de son beau-père, tandis qu'il ne montrait ni désir d'entreprendre
la croisade, ni bonne Toi pour la mener à fin.
Il avait plus à cœur de soumettre et d'organiser, la Sicile, où
fumait encore le sang dans lequel Henri VI avait étouffé les pri-
vilèges des barons; à la suite de ces rigueurs fermentait ce mé-
lange de vieux et de nouveau, de regrets et d'espérances, qui
trouble toute domination récente. Dans les désastres passés, la
justice avait été bouleversée; la hiérarchie d'emplois établie par
le roi Roger ne servait qu'à couvrir d'un masque de légalité des
exactions exorbitantes. Les fiefii avaient été occupés abitraire-
ORGAmSATION DE LÀ SICILE.' 173
ment^ et chaque usurpateur s'arrogeait la souveraineté jusqu'au
droit de sang ; dans cette indépendance tumultueuse^ tout était
Vols^ guerres, assassinats.
Ihins le désir de se faire pardonner leur révolte ou de gagner
ses bonnes grâces^ les barons allèrent j usqu'à Rome à la rencontre
de Frédéric, auquel ils offrirent des dons et deux mille chevaux
de la Fouille; puis^ à son arrivée, ils lui prodiguèrent les hom*
mages et lui livrèrent ses adversaires les plus dangereux. Frédé*
rie les caresse; mais, au milieu des fêtes, il se taxi céder les
droits régaliens par l'abbé de San-Germano; il soumet par la
force les comtes de Gelano et de Molise, emprisonne ceux d'A-
quila, de Caserte, de San-Beverino, de Tricarico, parce qu'ils ne
lui avaient pas donné les troupes qui lui étaient dues, et fait ra-
ser les forteresses élevées depuis un certain temps. A Capoue, il
établit un tribunal chargé cfe reconnaître les droits des feuda-
taires, avec ordre de confisquer les fiefs pour lesquels on ne
fournirait pas de titres. Par ces mesures, il affaiblit la féodalité;
après avoir démantelé les citadelles des barons dans la campagne,
il en construisit pour lui-même dans les villes, entre autres le
castel Capuano, à Naples.
Profitant des institutions normandes, sauf à leur donner une
forme plus régulière, il eut constanunent pour objet de fortifier
l'autorité royale aux dépens des privilèges et des revenus des
feudataires, d'empêcher rétablissement des grandes communes,
telles qu'on les voyait en Lombardie, et de ne laisser entre le
peuple et le roi que les magistrats et la loi. Tandis que l'Italie et
même toute l'Europe étaient morcelées en muiiicipes et en fiefs,
il devança les temps en cherchant à constituer l'État tel que
nous le concevons, et cette unité administrative. L'orgueil et peut-
être le malheur de notre époque; car il concentrait en sa pei*-
sonne et dans ses magistrats le pouvoir public, enlevé aux soi-
gneurs, aux évêques, aux cités. Fidèle à la mission des rois dans
la féodalité, il éleva les classes inférieures^ en attribuant aux su-
jets domaniaux de plus grands privilèges que ceux dont jouis-
saient les serfs des fiefs : il voulait que les honunes se regardas-
sent comme attachés à la terre qu'ils tenaient des seigneurs, et
qu'on améliorât leur condition dans un sens libéral; que les
propriétés libres accrussent en nombre, et qu'on allégeât ou
qu'on fit disparaître les corvées stipulées par des contrats: in-
tentions supérieures à son époque.
Frédéric, pour foire cesser la confusion enfantée par les di«
174 OMAMIflULTION DB LA ai<ULB.
verses dominaiioDs qui s'étaîml succédé^ publia uo code qui ei&-
brassait les législations féodale, eecléstastique, civilei poUtique,
administrative, et dans lequel toute dislinction était efTacée entre
les Normands, les Francs, les Grecs et les Latins. Louant les Ro-
mains, qui, par la loi royale, transféraient au prince la faculté
législative, afin que l'origine de la justice et le droit de la défen*
dre se trouvassent dans le môme chef, il évoqua toute la juridic-
tion, dont furent dépouillés les barons et les prélats. Alors il
proclama (chose inconnue parmi les ordres féodaux) que tous les
siqels, sans même CToaplei les feudataiies, seraient soumis à la
juridiction de ses magistrats (I); pour un jugement de fait, il
suffisait du témoignage de deux pairs, ou de quatre individus de^
Tordre inférieur, c'estrà-dire qu'il fallait pour «n comte deux
comtes, ou quatre barons, ou huit dievaliers, ou seiaa dtoyeais.
La juridicdon criminelle restait séparée de la juridictioa civile.
Les btdllis {bqfuli), choisis plutôt à cause de leur bonne Tépttlih
tion que pour leur connaissance des lois, percevaient les impôts,
taxaient les comestiUes ; avec un assesseur jurisconsulte nommé
par le roi, ils prononçaient sur les délits ruraux et les causes ci-»
viles, et pouvaient airèter les malfaiteurs et les gens suspects
pour les traduire devant les tribunaux. Au-dessus d^eux figuraient
les camériers (coaisrant), pour les ai&ires civiles et fiscales; puis,
au premier rang, venaient les juêtiûiers pour les causes crimi'
nelles et de police, qui, avec un greffier et un assesseur rétribués
par le roi, rendaient gratuitement ta justice : ces magistrats ,
dont les fonctions duraient tm an, devaient être étrangers à la
province. Aucune cause ne pouvait se prolonger au delà de deux
mois ; les juges inférieurs étaient les seuls qui fussent rétribués
par les parties, et les avocats ne pouvaient réclamer plus du
soixantième de la valeur en litige. Les appels de tous les sujets
et les causes féodales étaient portés devant une cour suprême,
composée de quatre juges et du grand justicier, qui parcourait les
provinces une fois par an, et tenut des assises. Cette cour sur-
veillait encore Tadministration des finances^ protégeait les veuves
et les pupilles. Dans les mois de mai et de novembre, des com-
missions provinciales se réunissaient devant les prélats, les com-
tes, les barons et les magistrats de la province> afin d'entendre
les plaintes portées contre les employés*
(1) Livre l, tit. 30, rubr. ; Quod nuiUu prœkuas, tomes, èaro^ officiumjtu»
titiœ ferai.
OBGANISATIOM DJB hk 8IGIU. 175
À une chambre fiscale, appelée segrezia, appartenaient la
haute juridiction dans les causes de finances, l^administration
des biens vacants ou séquestrés, Tintendance des palais et des
biens royaux, la surveillance des forteresses et des fonds desti-
nés à la flotte. Les officiers de finances et Padminisiration étaient
placés sous le contrôle des procureurs, qui revendiquaient les
biens confisqués» affermaient les terres de la couronne, et ren-
daient compte des recettes et des dépenses à une haute chambre
des comtes à Païenne. Une commission examinait les candidats
pour les charges ou les professions universitaires.
Le duel judiciaire n'était maintenu que pour le cas de mort
donnée par une main inconnue, et pour crime de lèse-majesté.
Les guerres privées étaient prohibées sous peine de la vie, et les
représailles, sons peine de l'exil; la loi défendait même de porter
des armes, si ce n'est en guerre et pendant les voyages, et la con-
travention était punie d'une amende de cinq onces d'or pour on
comte, de quatre pour un baron, de trois pour un chevalier, de
deux pour un citoyen, d'une pour un vilain. Les <Hles pouvaient
succéder dans les fiefs; le baron qui exigeait au delà de ce qu'on
lui devait était puni, et les prélats ne pouvaient recevoir ni dons
ni legs, ni remplir les fonctions de bailii ou de justicier (i).
De pareilles institutions indiquent sans doute une intelligence
élevée ; mais la dureté du cœur se révèle dans l'atrocité des châ-
timents. Les galères et la perte du poing sont prodiguées dans ses
lois ; quiconque fraude, à l'égard des impôts, soit par ruse, soit
par misère, est condamné au gibet* Frédéric détruisit des villes
entières, inventa d'atroces supplices, et les chapes de plomb brû-
lant qu'il jetait sur les épaules des rebelles sont restées fameuses
dans les traditions et les vers de Dante ; puis, afin de gagner les
barons^ il eut la coupable faiblesse de leur restituer le droit d'u-
ser de la force contre les vassaux.
Aux parlements, ancienne institution, il appela, avec les évo-
ques et les barons, deux bons hommes de chaque ville et bour-
(1) GaSGORlOy Coiuider, topra la ttorîa délia Sicîlîa, Vol. III. Huillard
Bréholles publie les actes de Frédéric II ; mais^ jusqu^i présent^ il n*a paru que
ceux qui sont relatifs à la première moitié de sa vie, c'est-à-dire la moins
importante. Parmi les monuments inédits figurent plusieurs lettres de Gré-
goire IX adressées à la ligue lombarde , et d*autres sur la croisade ; on y
trouve aussi un itinéraire et une relation tirée de la bibliothèque impériale de
Paris, en outre une chronique sicilienne depuis Robert Guiscard jusqu'à Tannée
1256, fourlue par les archives du Vatican.
^'^^ OMAHISATION JDK LA SICILE.
gade {i), sans excepter les terres soumises aux feudataires. Ces
bons hommes (d'où sortirent plus tard les syndics , lorsque le
besoin dimpôts toujours croissants contraignit à les justifier par
Tapparente adhésion du peuple) apportaient à l'assemblée les
réclamations au sujet des lois violées par les officiers royaux^ et
exposaient les besoins de leurs commettants : premier exemple
au monde d'une véritable représentation nationale.
Dans chaque ville deux jurés^ choisis parmi les habitants ,
veillaient sur les artisans, les marchands en détail, les hôtelle-
ries, les monnaies, les jeux de hasard. Naples, Messine, Salemc
et d*autres cités conservaient des traces des anciennes institu-
tions, mais elles furent placées sous la tutelle royale. Frédéric,
du reste, à qui l'émancipation de la haute Italie faisait ombrage,
défendit sévèrement d'instituer des communes indépendantes;
la nomination de consuls, de podestats ou de magistrats sem-
blables, conduisait les élus au gibet, et le pays était dévasté (2).
Il sut, par une foule de taxes et d'habiles expédients financiers,
se procurer de l'argent Le commerce, par les droits de maga-
sinage, de port, d'embarquement ,. d'exportation et autres, lui
fournit surtout de grandes ressources; il mit en monopole le
sel, le fer, la poix, les peaux dorées, exigea jusqu'à six contribu*
tions dans une année, c'est-à-dire des subsides extraordinaires,
non consentis, mais imposés, et parfois les ecclésiastiques payè-
rent la moitié de leurs revenus ; afin de réprimer l'usure, il fixa
l'intérêt à 12 pour 100 : mesure imprudente, qui fut, comme
à l'ordinaire, corrigée par la fraude (3).
(1) Les cites du domaine royal, convoquées directement par la couronne,
étaient : eu Sicile, Palerme^ Messine, Catane, Syracuse, Augusta', Lentini,
Galatagirone, Platia, Castrogiovanni, Trapani , Nicosie ; en terre ferme, Gaèle,
Naples, Aversa, Montefiiscolo, Avelino, Eboli, Ariano, Policastro, Amalfi.
Molfetta, Vigiliano, GioTenazzo, Bitonto, Monopoli, Bari, Trani, Barlette, Gra-
vina. Matera, Tarente, Brindes, Otrante, Cosenza, Gotrone, Nicastro , Reggio,
Sorrenle, Saleme, Termoli, Troja, Civitella, Siponto , Monte Sant*Angelo,
Potenza, Melfi. La première intervention des bons hommes date de 1241, et
ce n*est qu'en 1265 que les bourgeois furent appelés à siéger au parlement
d*Angleterre.
{^yiQua pœna universitates ieneantur^ quœ créant potestales et alios offh
ciaies. Tit. 47.
(3) BiARCHiifi, St, délie finanze nel regno di Napoli. Le Megestum Frede-
rici Ilf ann. 1239 et 1240, publié par Garcani en 1786 , contient mille huit
lellrcs de' Frédéric, tirées des archives de Xaples, et relatives surtout aux
liuauces, dans lesquelles cet empereur fait preuve de beaucoup d'intelligence.
PIERRE DES VIGNES. ETUDES. 177
Pierre des Vignes naquit d'une famille pauvre de Capoue.
Avide d'apprendre^ il se rendit eu mendiant à Bologne, où il fut
admis dans ^université. Son intelligence lui fit une telle réputa-
tion que Frédéric se l'attacha comme secrétaire ; puis il l'éleva
aux fonctions de juge^ de conseiller, de protonotaire, de gou-
verneur de la Fouille, enfin de chancelier, investi de toute sa
confiance. Beau parleur, jurisconsulte habile, le soin des affaires
ne le détourna point des lettres, et, de même qu'il rédigea le
code de Tltalie moderne, il écrivit le premier sonnet. On attri-
bue à son influence la protection accordée aux sciences par
Frédéric, qui, concentrant renseignement comme on le fait au-
joui-d'hui , ne voulut d'autre école dans le royaume que l'uni-
bien que la nécessité de fournir aux dépenses de gnen*es continuelles lui fit
pressurer le pays qu'il voulait enrichir.
Disons quelques mots des ressources dont pouvaient disposer Frédéric et ses
ennemis pour suffire aux besoins de la guerre dans un temps où la monnaie
était si rare.
Impôt général, grandes contributions sur les biens du clergé; il faisait admi-
nistrer par des économes ceux qui étaient vacants ; à chaque instant , il deman-
dait l'argent versé dans les caisses royales, négligeant de couvrir les dépenses
auxquelles il était destiné, et même d'habiller et de nourrir Renaud d'Esté et
le roi Henri, ses prisonniers ou ses otages. 11 limita l'intérêt à 10 pour 100 , et
pourtant il empruntait à 3 pour 100 par mois ; puis, à l'échéance, n'ayant pas
les fonds, il ajoutait 4 et 5. Au siège de Faenza, il fit fondre toute sa vaisselle,
mit en gage ses joyaux, et frappa une monnaie de cuivre ayant d'un côté un
petit clou d'argent, de l'autre l'effigie de l'empereur ; elle valait un agostaro
d'or, et fut changée, selon sa promesse, contre de bonne monnaie. Les troupes
n'avaient pas une solde régulière : Frédéric donnait aux fantassins de 3 à 5
tari et la nourriture ; à un cavalier, 3 onces d'or par mois , avec obligation de
se pourvoir d'un écuyer, d'un valet, de chevaux et d'armes. Léonce d'or, du
poids de 21 grammes 10, se divisait en 30 tari, et valait 63 fr. 30, d'où le
taro était de 2,1 1. Ainsi la solde moyenne d'un fantassin s'élevait à 8,44 ; celle
du cavalier, à 190 fr. ; or l'argent valait cinq fois plus qu'aujourd'hui.
Les revenus du pape consbtaient dans les régales et dans le produit de
9 deniers par feu que payaient les communes de domaine direct, à l'excep-
tion des ecclésiastiques, des gens d'armes, des juges, des avocats, des notaires et
de tous ceux qui n'avaient pas de propriété soumise à l'impôt. Les communes,
néanmoins, s'afTranchissaient de cette charge au moyen d'une somme fixe , qui
était, pour Fano, Pesaro et Camerino, de 50- livres d'argent chacune, soit
5,000 fr., et de 40 pour Jesi; mais, comme l'empereur occupait une grande
partie du territoire, ces ressources se réduisaient à peu de chose. Le vide
était largement comblé par la dîme du 5, du 10, du 20 même pour 100 sur les
revenus ecclésiastiques de toute la chrétienté, outre les contributions imposées
sous le prétexte de subvenir aux frais des croisades. Quand Grégoire IX fréta
HI8T. DES rrAL. — T. Y. 12
178 PIERRE DES VIGNES. ÉTUJïES.
versité de Naples. Les gouverneurs devaient y envoyer tous les
écoliers, auxquels on offrait, pour les attirer, des privilèges,
l'avantage d'être jugés par leurs maîtres, bon traitement, sécu-
rité dans les voyages, les meilleures maisons et des loyers à bas
prix; on leur promettait quils ne manqueraient jamais de blé^
de vin, de viande, de poissons, et qu'ils trouveraient des prê-
teurs d'argent (1).
Frédéric fit faire la premîèi'e traduction d'Aristote d'après le
texte grec, et forma une ménagerie d'animaux étrangers. Qui-
conque avait du mérite était accueilli à sa cour, où la langue
italienne se polit, et des poètes, à l'exemple des Allemands ou
des Provençaux, habituèrent la muse sicilienne à de nouveaux
accents. Lui-même, « instruit, doué d'un sens droit, universel
en toutes choses, savait le latin, le dialecte vulgaire; l'allemand,
le français, le grec et l'arabe (Villani). » Il écrivit un livre sur
la chasse au faucon, et en dicta un autre, sur la nature du che-
val, à Giordano Ruffo, son écuyer. L'argent qu'il retirait de ses
biens ou du négoce, auquel il ne dédaignait pas de se livrer, il
l'employait à faire des largesses à ses amis, ou bien à construire ;
c'est à lui qu'on doit les ponts sur le Volturno (2), les tours de
Mont-Cassin, les châteaux de Gaète, de Capoue, de Saint-
Érasme, la ville de Monteleone, et autres forts et villages. Au
delà du détroit, il restaura Antée, Flégella, Héraclée, et bâtit les
forts de Lilybée, de Nicosie, de Girgenti. Naples fut embellie,
left navires de Gènes pour U'ansporter les cardinaux au concile de Rome, il
emprunta 1 ,000 marcs, hypotliéqués sur les biens du clergé, et paya 200 livres
genevoises pour un mois d'intérêt. Cet armement coûta 5,000 marcs, ou
260,000 fr., que quelques marchands s'obligèrent à faire payer à Gènes, à trente
jours, moyennant l'escompte de 57 marcs. {Regesta^ liv. xiv, n. 3, 4.) Ce Gré-
goire laissa pour 40,000 marcs de dettes, pour lesquelles les préteiu's tracas-
sèrent beaucoup son successeur.
Les Milanais émirent un papier-monnaie avec lequel on pouvait acquitter les
amendes ; aucun créancier n'était obligé de le recevoir en payement, mais le
débiteur n'avait pas à craindre le séquestre, s'il possédait en cédules de banque
de quoi le satisfaire. Pour retirer ce papier de la circidation, ou forma le
cadastre des revenus, siu' lesquels on établit une taxe qui, au bout de huit ans,
remboursa cette dette.
(1) Ep, Pétri de Fineis, lib. iii. Le président de l'université était le célèbre
jurisconsulte Pierre d'Isernia, avec un traitement annuel de 12 onces d'or.
(2) A la tête du pont se trouvait un château avec deux tours ; il était orné
de marbre, de bas-reliefs, de statues parmi lesquelles on voyait celles de Tom-
pereur» de Pierre des Vignes, de Thaddée de Suessa, Ce monument coûta
20,000 onces d'or.
PIERRE DES Viams. iTTTBES. 1*79
vit accroître sa richesse et sa population comme siège du tribu-
nal suprême et de Tuniversité, et tendit dès lors à devenir la car
pitale du royaume : voilà pourquoi, dans cette ville, le peuple
rappelle encore son nom avec un bienveillant souvenir.
Tant de belles qualités, il ne sut pas les approprier au temps,
dont il différa par les vices et les vertus. A la manière des rois
modernes, il voulait soumettre la religion même à Tadminis-
iration, et sa pensée constante était d'aflaiblir les papes comme
ennemis de ses desseins. Les pontifes avaient constitué la dignité
de l'empereur pour qu'il fût le protecteur de l'Église, dignité
qu'ils conférèrent toujours à un chef électif, c'est-à-^Hre digne
de sa haute mission ; voulant l'indépendance de l'Italie, parce
qu'elle était nécessaire à Pindépendance pontificale, ils empê-
chaient qu'on réunit à la couronne impériale celle de la Sicile,
pays toujours de suprême importance en face des étrangers.
Frédéric, au contraire, aspirait à rendre Pempire héréditaire
dans sa maison^ avec annexion de la Sicile; il croyait que la
cour romaine, dans laquelle il voyait une tutrice incommode et
humiliante, ne devait son influence qu'à la simplicité des peu-
ples et à l'astuce des papes. Non-seulement il voulait dominer
sur la Lombardie, mais encore sur toute l'Italie, comme son hé-
ritage. Il écrivait à un prince italien que tous ses efforts ten-
daient à soumettre la Péninsule comprise entre ses domaines, dont
il voulait faire une partie intégrante de l'empire, comme le
royaume de Jérusalem, héritage de sa femme, comme la Sicile,
héritage de sa mère (4). Dans le congrès de Plaisance, il ne dis-
(1) SlGONIUS, J)é fÉgHO iiûl^y i^ pag. 80: Née tnim ob ùlmd credimus ^uod
ftrovidenùa SalveUaris sic ma^n^fice, imo mir{fice dirlgit gressus nostroi, dum ah
orientali Mua, regnum hierosolymitanum^ Conradi elar'usimi nati iiostri me
tema successio, ae deinde regnum Siciliœ, prœclara maternœ nostrœ succès-
sîonîs hœreditas, etprœpotens Cermamœ principatus sic nutu cctlestis arbitru,
pacatîs undtque pùputîs, sab devothne nostri nomînis persévérât^ nisi ut Hlud
Italût médium^ quad tuutris tmdique ndribi» oirewndatur, ùd Mostfœ sêrêiutatis
obsequia redeai et imperii unitatem.
Le déiir de voi? la Sicile n'appartenir jamais à un prince qui dominât ail-
leurSy est rq>roclié aux papes comme un sentiment antiitalien, fils de la bar-
barie du moyen âge et de la stupide ambition des prêtres. Or, dans Tannée de
Taffranchissement de l'Italie, en 1848, les Siciliens , qui se soulevèrent comme
tout le reste de la Péninsule, se donnaient une constitution dans laquelle,
paragraphe 2 , il était dit : « Le roi des Siciliens ne pourra régner ni gou-
verner •or aucun antre pays. Gela arrivant, il sera déchu ipsofaeto, «
180 SECONDE LrGUE LOMBARDE.
• ■
•simula point qu'il voulait subjuguer la moyenne Italie : entre-
prise difficile et dans laquelle il succomba.
Frédéric, malgré un éloignement nM)mentané9 ne tarda point
à s'apercevoir que ses alliés naturels étaient les Gibelins; il s'at-
tacha donc à ce parti dans l'espoir que, au milieu des orages des
factions en Lombardie, il réussirait dans la tâche où son aïeul
Barberousse avait échoué, et qu'il rétablirait l'ordre parmi les
dissidents : l'ordre, mot souvent synonyme de servitude, alors
comme depuis. Afin de réaliser ses desseins, il se proposait d'em-
ployer les forces du royaume et de l'Allemagne^ les mercenaires
qu'il achetait partout avec les dépouilles des villes italiennes, et
les bandits ou les malfaiteurs qu'il attirait sous ses drapeaux par
la concession de franchises (1).
Non content des bandes allemandes commandées par Renaud,
fils du fameux Markwrald, il chercha des renforts chez lés en-
nemis du nom chrétien. Des montagnes centrales où ils s'étaient
réfugiés après la perte de la domination , les Arabes descen-
daient pour dévaster la Sicile, et a y avaient tué plus de per-
sonnes qu'elle ne compte d'habitants; » comme ils ne s'oppo-
sèrent pas à la conquête de la maison de Souabe, ils purent
échapper aux vengeances exercées contre les Normatids. Pen.
dant la minorité de Frédéric, ils continuèrent, par haine contre
le pape, à favoriser Markwald ; après sa défaite .. ils se fortifiè-
rent dans les châteaux du{val de Mazzara, care^ssèrent OthonlV,
et lui envoyèrent des présents. Frédéric finit par les dompter ;
il en transporta même soixante mille dans la Gapitanate, et les
1222 établit à Nocera, qu'on appelle encore des Païens, et à Lucera ,
située sur l'un des derniers versants de l'Apennin, d'où l'on do-
mine les plaines de la Fouille, fermées au levant et au nord
par la chaîne du mont Gargan et par l'Adriatique. Là, ils tentè-
rent plusieurs fois de s'enfuir ou de se soulever; puis, s'étant
résignés, ils devinrent très-fidèles à Frédéric, qui tirait de cette
colonie vingt mille combattants, prêts à obéir à toutes ses vo-
lontés, et, chose plus grave, inaccessibles aux aspirations natio-
nales des Italiens et aux anathèmes des papes. Lorsque les pon-
tifes lui reprochaient d'avoir introduit les musulmans au milieu
des chrétiens, Frédéric s'en faisait un mérite, en disant qu'il
avait ainsi délivré la Sicile du fléau dé leurs incursions, et favo-
risé leur conversion en les mêlant aux chrétiens. Quoi qu'il en
(1) RiCARDO DA San Grriiano, juig. 10S9; — Godi, Chrôn,, pag. 82.
SECONDE UOUE LOMBARDE. 481
soit; il eut; par cette mesure^ une armée permanente, à la ma-
nière des rois modernes.
n avait obtenu la couronne des princes d'Allemagne pour son
fils Henri, âgé de neuf an^, lorsque lui-même en comptait vingt-
six. Alors, sous le prétexte de la croisade, il Tinvite à descen-
dre en Lombardie avec Tarmée, et à se trouver pour Pftques à
Crémone, où la diète était convoquée, a Une assemblée réunie
sous les épées peut-elle être libre? » dirent les cités lombardes. 1220
Or, comme elles avaient peu de confiance dans le pape^ qui fai-
sait des concessions à Frédéric, afin de ramener à pr^dre la
croix, son désir essentiel, elles se précautionnèrent contre les
dangers de la situation en renouvelant la ligue lombarde, selon
le droit que leur en donnait le traité de Constance. Les recteurs,
les podestats, les ambassadeurs de Bologne, Plaisance, Vérone,
MilaiT, Brescia, Faenza, Hantoue, Verceil, Lodi, Bergame, Tu-
rin, Alexandrie, Vienne, Padoue, Trévise, se réunirent donc
àMosio, sur le territoire de Mantoue , et firent alliance pour
vingt-cinq ans.
«Nous exclurons, direnMls*, les malfaiteurs des places et
a des villes alliées, sans qu'ils puissent être relevés de ce ban-
« nissement que par ordre des recteurs ou de la ligue; nous
«.ferons la guerre aux contrevenants selon la volonté des rec-
« teurs. Aucune cité, place ou personne privée ne pourra con-
(( dure un traité avec aucune ville ou place en dehors de Ja ligue
a ou à son préjudice; sinon elle sera traitée comme rebelle, et
a les biens de ses habitants seront confisqués et dévastés. Si
a quelque ville, place ou personne privée de la ligue est atta-
« q!:ée par les ennemis, toutes les autres de Talliance lui vien-
« di'ont en aide, et le dommage seia réparé à Farbitràge des
a recteurs.» Tel était le serment ; voici celui des recteurs de la
ligue : «Je Jure par les saints Évangiles d'exercer avec bonne
« foi l'office qui m*est confié et les droite de nui juridiction ; dV
« gir d'accord avec les autres recteurs dans ce qui concerne
« l'état et Tutilité de toute la ligue et de chaque commune qui
« y entrera; de contribuer sans fraude à maintenir et à faire
« observer cette ligue; de ne rien dévoiler de ce qui sera traité;
a de ne rien prendre pour moi , ni directement ni indirecte-
« ment, au détriment de ladite société, et, si quelque -offre m'est
« faite, de la faire connaître au plus tôt à tous les recteurs. Je
« prononcerai, dans les quarante jours, au gré des autres rec-
« teurs, sur les plaintes qui seront portées devant moi ou mes
18â SIXIÈME GB0I8ADE.
a collègues^ selon la justice et la bonne contume; quinze joura
a avant ma sortie d'office^ je m'occuperai de faire nommer un
0 autre recteur, qui prêtera le même serment que moi. Je veiN
« lerai au bien de tous et non de quelques-uns; je ferai tous
« mes efforts pour conserver la liberté de chaque commune et
a pour défendre ses biens contre tous et chacun, d (Corio.)
La ligue prit bientôt un aspect hostile ; chacun fit des prépa-
ratifs en armes; les communications avec les villes gibelines fu-
rent interceptées, et Ton défendit aux citoyens de traiter avec
Tempire, d'en recevoir des ordres ou des présents. Frédéric
alors jeta le masque et se mit en campagne , soutenu par Reg-
gio, Bfodène, Parme, Crémone, Asti , Lucques et Pise ; mais
Faenza et Bologne, qui étaient à la tête de la ligue cispadane,
lui fermèrent leurs portes, ce qui l'obligea de dresser ses tentes
dans la campagne ; puis, attaqué par des armées imposantes, il
dut rétrograder. Après cet échec, il envoya des propositions aux
villes confédérées, qui les repoussèrent; il les mit alors au ban
de l'empire, et (nous ignorons s'il agit sérieusement ou s'il vou-
lut parodier les anathèmes pontificaux) les fit excommunier par
révêque d'Ildesheim ; de plus, il défendit d'aller étudier à Bo^
logne, coup sensible pour une ville qui vivait sur ses douze mille
écoliers.
Les confédérés ne furent point effrayés; mais le pape Hono-
rius III, dont la préoccupation dominante était la croisade, et ,
par suite, la concorde parmi les chrétiens, s'interposa et fit con-
clure une paix par laquelle Frédéric s*obligeait à révoquer les
5 jan^er. mcsurcs qu'il avait prises contre la ligue ; quant aux Lombards,
ils durent seulement se réconcilier avec les Gibelins et fournir
quatre cents hommes pour Fexpédition de la Palestine; mais
Honorius ne put voir cette entreprise, objet de tous ses désirs.
Son successeur Grégoire IX , issu des comtes d'Agndni , avait
quatre-vingt-cinq ans; mais il parut rajeunir quand il se trouva
dépositaire des clefs étemelles. Il se fit couronner avec une
pompe inaccoutumée, et les fêtes durèrent sept jours; le sep-
tième, après avoir célébré la messe à Saint-Pierre, il fit une
grande procession, dans un costume très -riche, deux couronnes
en tête, monté sur un cheval magnifiquement enhamaché, dont
le préfet de Rome et le sénateur tenaient la bride. Ses cardinaux
le précédaient; à sa suite venaient les juges et les officiers en
brocart d'or, puis une foule de peuple; ce fut ainsi qu'il entra
dans le palais, au milieu des acclamations, des pabnes et des
V
1227
SIXIÈME GROISADS. 183
branches d'olivier, comme s'il eût célébré le triomphe de Tau-
torité papale, qui jamais en effet n'était montée plus haut.
Frédéric avait introduit toutes ces réformes dans la Sicile sans
en prévenir le pape^ dont il reconnaissait pourtant la suzerai-
neté; il imposait des taxes sur les ecclésiastiques sous le prétexte
de la croisade 9 à laquelle il ne pouvait jamais se résoudre, et,
lorsque Rome se pkiignait, il répondait par des protestations d'en-
fant docile, et prêt à lui obéir comme à la mère qui l'avait nourri.
La longanimité d'Honorius envers un prince fourbe et sans
foi comme Frédéric pai'ut intolérable à la fermeté active de
Grégoire; ce pape ordonna donc aux cités lombardes de se te- 1228
nir en paix, et à l'empereur d'aller en terre sainte, lui qui avait
été a placé par Dieu dans ce monde comme un chérubin acmé
<r de répée pour montrer aux égarés le chemin de l'arbre de
a la vie. x> Frédéric, n'ayant plus ni raisons ni prétextes à faire
valoir, s'embarqua à Brindes avec un petit nombre de soldats.
Déjà tous les peuples célébraient la victoire et voyaient la cité
sainte rendue aux prières des chrétiens, lorsque le bruit se ré-
pandit que l'empereur étaitrevenuà terre au bout de trois jours,
alléguant les maladies de son armée et le mauvais état de sa
santé. Le pontife ne crut pas devoir patienter davantage , et il
lança l'excommunication, en dénonçant Frédéric comme infi-
dèle et parjure, comme étant la cause si Yolande, sa femme,
était morte en couches, et si les croisés avaient péri dans la
Fouille de clialeur et de faim. Non moins emporté, Frédéric
se déchaînait contre le pape, qui, au lieu de le secourir,
poussait, disait>il, son beau-père contre lui^ En efl'et, Jean de
Brienne, profitant de l'excommunication, venait réclamer, les
armes à la main, le titre royal dont Frédéric l'avait dépouillé.
Néanmoins, à la nouvelle des discordes qui avaient éclaté parmi
les princes Ayoubites, l'empereur résolut de se mettre en route,
et les guerriers, par son ordre, se réunirent dans la plaine de
Barlette; là, après- avoir trôné dans toute la majesté impériale
et avec la croix de pèlerin, il lut son testament, fit jurer aux
barons de l'exécuter s'il périssait dans l'entreprise , et hâta le
moment de son départ.
Grégoire IX déclara qu'il serait scandaleux de voir un excom-
munié commander la sainte expédition, et qu'on ne pouvait
l'entreprendre sans imprudence avec vingt galères et six cents
cavaliers, flotte de corsaire et non d'empereur; il interrom-*^
pit donc la canonisation de saint François pour renouveler
iHA PBÉDÉBIG A JÉBUSALEM.
ses anathèmes contre Frédéric, qui n'en tint pas compte.
Dans le Levant y les fils de Malek-Adel^ après s'être partagé la
succession paternelle, se faisaient une guerre acharnée. Melik-ei-
Kamel y seigneur de TÉgypte et de Jérusalem , rechercha l'al-
liance de l'empereur d'Occident pour soumettre ses frères; il lui
envoya donc un émir, tandis que Tarchevôque de Palerme arri-
1229 vait au Caire avec de riches présents pour lui , et des protesta-
tions d'amitié furent échangées entre les deux monarques. Me-
lik-el-Kamel envahit la Palestine, et l'empereur, qùi|n'avait plus
d'ennemis à craindre, n'attendit pas les renforts de l'Allemagne.
A peine débarqué, il était accueilli par les chrétiens conune un
Messie , lorsque deux franciscains annoncèrent Pexcommunica-
tion. Dès lors il perdit la confiance et le respect, au point qu'il
ne donnait plus les ordres en son nom, mais au n(mi de Dieu et
du peuple chrétien.
Melik-el-Kamel désirait la paix autant que Frédéric; toute la
campagne sa passa donc en négociations, toujours envolofqpées
de mystère, comme dans une guerre moderne. L'empereur en-
voya au Soudan des fourrures, d'excellents coursiers, de belles
armes d'Allemagne, le cheval de bataille, Tépée et une partie
de l'armure dont il se servait en campagne; il lui faisait dire
qu'il ne réclamait que les villes qu'on lui avait promises, patri-
moine légitime de son fils , et appelait son attention sur le dis-
crédit dans lequel il tomberait s'il retournait en Europe sans
rien obtenir. L'émir lui donnait en échange des étoffes de soie,
un éléphant, des dromadaires et des singes, d'autres raretés de
Plnde, de l'Arabie, de l'Egypte, et une troupe de danseuses et de
cantatrices : sujet de reproches pour les musulmans , de scan-
dale pour les chrétiens, que ces rapports bienveillants remplis-
saient de dépit et de jalousie (1). Les deux monarques conclu-
rent une trêve de dix ans : Jérusalem , Bethléem , Nazareth ,
Aaron et les prisonrfiers devaient être livrés à Frédéric, avec
tout le territoire compris entre Jérusalem, Acre, Tyr et Sidon ;
les musulmans conservaient les mosquées et le libre exercice
de leur culte, et Frédéric promettait de détourner les Francs
de nouveaux actes d'hostilité contre les infidèles.
Les deux religions regardèrent ce pacte^^comme une impiété.
(1) Ces négociations sont exposées par les auteurs arabes, et se trouvent dans
, le quatrième volume de la Bihlioïkèque des croisades de Michaud, pag. 427 ; la
correspondance des deux monarques et les sentiments qu'elle feit naître dans les
écrivains musulmans se voient page 249.
FRÉDÉRIC ET LA UGUE LOMBARDE. 485
Les imans et les cadis réclamèrent auprès du calife contre la
cession de la cité du Prophète , et les évêques du pape contre
rindigne mélange des deux cultes. Le sultan de Damas refusa
de sanctionner, le traité^ et le patriarche de Jérusalem mit en in-
terdit tous les lieux recouvrés. Frédéric entra donc à Jérusalem
sans être accompagné que par ses barons allemands et les che-
valiers teutoniques. Dans l'église du Saint-Sépulcre^ tendue de
deuil^ abandonnée des prêtres^ Frédéric dut placer lui-même la
couronne sur sa téte^ tandis que, avec son assentiment^ on <;on-
tinuait à crier du haut des murailles : a II n'y a pas d'autre
Dieu que Dieu , et Mahomet est son prophète ! » Bien qu'il sévit
contre les citoyens, maltraitât les moines, éloignât les pèlerins
qui venaient pour la semaine sainte^ et ne voulût pas autoriser
les templiers à relever les murailles^ il ne put obtenir Tobéis-
sance. Son départ de Jérusalem fut accompagné des mêmes
démonstrations de joie qui avaient accueilli son arrivée. Les
hommes sensés lui reprochaient de n'avoir pris aucune mesure
pour conserver ses acquisitions et garantir la sécurité des fidèles :
tant il avait peu de souci du royaume du Christ lorsqu'il était
menacé de perdre le sien.
Dans la Sicile, en effet, le pape lui suscitait des ennemis au
moyen des nonûes qu'il envoyait; il gémissait sur le sort de ces
peuples, condamnés à perdre, sous un nouveau Néron, jusqu'au
désir de la liberté, a Dieu, leur faisait-il dire, vous a-t^il pla-
cés par hasard sous un ciel si beau pour traîner des chaînes
honteuses?» Il demandait encore des secours aux Lombards
confédérés , et réunit une armée dont il confia le commande-
ment à Jean de Brienne , qui , sous l'étendard des clefs , porta
la dévastation dans le royaume de son gendre.
Frédéric , ne respirant que vengeance , s'avança à la tête des
bandes allemandes revenues de la Palestine , et de ses fidèles
Sarrasins, qui, marqués du signe de la croix, se battent avec un
courage féroce contre les papalins, portant les clefs. Après
avoir mis cette armée en déroute , l'empereur recouvre les pla-
ces du royaume, envahit les États du pape, châtie ses partisans
et lui suscite des ennemis jusque dans Rome même.
Jean de Brienne avait été appelé à Constantinople pour ré-
gner à la place du jeune Baudouin II, son gendre, et, bien
qu'octogénaire, il déploya le courage d'un héros en combattant
les Bulgares. Les Romains, après avoir expulsé le pontife,
avaient accablé de contributions les églises, les couvents, les
186 FRÉDÉRIC ET LA LIGUE LOMBARDE.
vassaux du saint-siége, et poussaient Frédéric à consommer la
ruine du pape ; mais une inondation extraordinaire du Tibre .
considérée comme un châtiment du ciel^ décida le peuple et le
sénat à le rappeler en signe de pénitence. Les prélats se rési-
gnaient avec peine à contribuer aux dépenses imposées au nom
de la croisade^ et les cités lombardes ^ qui ne s'étaient liguées
que pour la défense^ regrettaient de se voir entraînées dans une
1230 guerre offensive; un arrangement fut donc proposé^ et^ après de
longs débats, on annonça que l'empereur accordait un pardon
général^ révoquait le ban lancé contre les villes lombardes^ et
promettait que les bénéficiers seraient élus conformément aux
lois ecclésiastiques , sans avoir à payer ni imp6ts ni contribu-
tions. A ces conditions, il fut relevé de l'excommunication, et le
son joyeux des cloches célébra cet événement ; le roi baisa le
pi^d du pape, reçut sa bénédiction, et tous les deux s'assirent
à la même table. Les peuples crurent à une paix solide; mais
ce n'était qu'une halte pour Frédéric , qui avait besoin de re-
prendre haleine, afin de se préparer à un dernier effort.
Lorsque les chefs étaient désunis, tous les membres souf-
fraient, et ritalie était bouleversée plus que jamais : Venise fai-
sait la guerre à Ferrare, Padoue et Brème à Vérone, Mantoue et
Milan à Crémone, Bologne à Imola et à Modène, Parme à Pavie,
Florence à Sienne, Géiies à Savone et Albenga, Prato à Pistoie.-
Les petits seigneurs féodaux, panenus à une grande puissance,
se battaient entre eux ou guerroyaient contre les villes, et le nom
du pape ou de l'empereur servait à couvrir les haines et les am-
bitions privées.
1231 Frédéric convoqua la diète à Ravenne ; mais en même temps
il faisait venir d'Allemagne son fils Henri avec une armée. Les
villes e\) prirent ombrage ; du reste, comme elles n'avaient au-
cune confiance dans les promesses du pape et de l'empereur,
elles fermèrent les passages, et Henri ne put franchir les Alpes;
Frédéric alors mit de nouveau la ligue lombarde au ban de Tem-
pire, et annula tous les droits que les villes confédérées avaient
obtenus. Néanmoins, comme il n'avait pas d'armée, ses mena-
ces ne firent que resserrer la ligue. Milan fournit sept capitaines
avec mille hommes à cheval chacun, qui jurèrent de défendre
la liberté et de mourir sur le champ de bataille plutôt que de
finir; cette, ville disposait des forces de Parme, de Plaisance, de
Novare, de Ven-eil et d'Alexandrie, bien qu'elles fussent indé-
pendantes. Thomas, comte de Savoie, était toujours resté fidèle
EZZEUN. 187
à l'empereur^ qui l'avait constitué son vicaire ; les Milanais péné-
trèrent dans les Alpes, et^ pour soutenir quelques villes soulevées
contre lui^ ils fondèrent lePizzo de Guneo^ qui devint plus tard
une des forteresses les plus importantes de cette maison et de
toute ritalie.
Les villes de son obéissance^ qu'il avait dépouillées de leurs
privilèges municipaux^ et surtout Messine^ habituée à se gou-
verner par ses stratigotes, se soulevaient contre Frédéric, qui fit
prendre et brûler vifs un grand nombre de citoyens ; il détruisit
jusqu'aux fondements le château de Centoripa. Gaète^ bien qu'am-
nistiée^ fut privée dej'ancien droit d'élire ses consuls, et entou-
rée de trente fortins. £n résumé^ ce héros, loué par. ceux qui
vénèrent en lui l'antagoniste des papes, eut toujours à combat-
tre la Fouille et la Sicile révoltées, et ne sut les contenir que par
des forteresses, cet expédient de la tyrannie.
Outre les Sarrasins, il se voyait soutenu par les seigneurs qui
s'étaient faits les tyrans de quelques villes ou provinces, et qui
croyaient que ces diplômes leur conféraient un pouvoir légitime 1215
et durable. Dans le nombre fut £zzelin de Romano; successeur
de son père, Ezzelin le Moine, il avait ajouté au patrimoine de
ses aïeux Bassano etTrévise, puis Vérone et Fadoue, grâce à l'aide
de son frère Albéric et des Gibelins de la marche Trévisane. Avec
une énergie qui ne reculait pas devant le crime et le sang , il était
devenu la terreur de la Marche et le tyran le plus horrible dont
rhiotoire itahenne rappelle le souvenir. Âzzo d'Esté, possesseur
de grands domaines et favorisé par tous les Guelfes, était son
adversaire; mais Ezzelin prévalut à Tarrivéç de Frédéric, qui lui
donna en mariage Salvaggia, sa fille naturelle. Au milieu de ces
rivalités, la Marche, non moins que la Lombardie, souffrait les
horreurs de guerres déplorables, dont la politique ne pouvait .
amener la fin, et que la religion seule, toujours travaillant dans
ce but, parvenait à suspendre par quelque armistice.
Nous avons déjà vu qu'elle avait imposé la trêve de Dieu; les
deux nouveaux ordres des dominicains et des franciscair4S, sans
cesse occupés d'apaiser les haines, intervenaient dans les con-
flits quotidiens, persuadaient et portaient la paix de seigneur à
seigneur, d'une ville à l'autre. Des cœurs féroces, que ni la force
des lois ni la puissance des magistrats ne pouvaient contenir,
s'ouvraient à la pitié, les glaives rentraient dans le fourreau, et,
fondant en larmes au nom du Seigneur, l'ennemi courait em-
brasser l'ennemi.
i 88 LES PACIFICATEURS.
Le sdint d^Assise et son disciple, Antoine de Padoue, firent
conclure des paix de longue durée. En il 76^ les cardinaux de
Sainte-Cécile et de Sainte-Marie in via lalOy délégués parle pon-
tife, réglaient plusieurs questions^ agitées entre les républiques
de Pise et de Gènes à Tégard de leurs droits sur la Sardai-
gne (1). A leur exemple, frère Guala de Bergame, qui fut ensuite
évéque de Brescia^ remit en bonne intelligence les Bolonais avec
les Modénais^ les Trévisans avec les citoyens de Bellune. A Cré-
mone^ le peuple de la cité nouvelle était en lutte avec cehii de
la vieille^ et Tévéque Cicard les réconcilia; le môme résultat fut
obtenu chez les Yicentins par le bienheureux Giordano de For-
zate^ et chez les Milanais par frère Léon de Perego. On trouve
en manuscrit, dans la bibliothèque Ambrosienne, un long dis-
cours d'un ecclésiastique qui exhortait à la concorde, et disait:
a Peuple milanais^ tu cherches à supplanter les Grémonais^ à
« bouleverser le Pavesan^ à détruire le Novarais ; tes mains sont
(( contre tous^ et les mains de tous contre toi. . . Oh ! quand vien-
a dra le jour où le Pavesan dira au Milanais ; Tan peuple est mon
a peuple , et le Crémasque au Crémonais : Ta cité est ma
a cité ! »
Les Génois avaient souillé leurs rues du sang d'un grand nom-
bre de victimes, surtout à cause de la haine qui divisait les Avo-
gadri et les marquis de la Yolta^ lorsqu'on résolut d'arrêter ces
massacres. Avant le jour, le peuple entend la cloche qui l'appelle
en parlement ; les citoyens accourent étonnés, et voient le vieil
archevêque Hugo en costume de cérémonie au milieu du clergé
avec des cierges allumés, et des personnages les plus respecta-
bles portant des croix à la main et placés autour des reliques vé-
nérées de saint Jean Baptiste. Le prélat exhortait à déposer les
rancunes et les haines, à jurer sur TÉvangile la concorde, qui
seule pouvait sauver la patrie. Roland, chef des Avogadri, refu-
sait de pardonner le sang de tant de membres de sa famille, qu'il
avait promis de venger; mais les prêtres et les sages mirent une
si grande insistance dans leurs prières qu'il finit par céder ;
puis ils coururent à la maison des Volta, qui n'avaient pas voulu
se présenter, les amenèrent à donner le baiser à leurs ennemis,
et Ton célébra ces événements par le son des cloches, par une
fête et un TeDeum{^).
(t) Monum. kht, patr'tœ, Ghart. I, 88 t.
(2) Gaffa RO, Ana, Gen,, liv. iv. A Tannée ]2t7, il dit que oh mttilas dit;
LES PAGtFlGATEUaS. i89
Ambroîse^ de la famille des Sansedoni de Sienne^ que l^on
canonisa plus tard, fut chargé d'aller prêcher la paix en Alle-
magne ; il revint dans sa ville natale pour la réconcilier avec le
pape qui l'avait interdite comme attachée à la cause de Frédéric,
et voulut qu'on commençât la réforme du mal par un pardon
réciproque. Un grand personnage, fatigué de ses conseils, le
repoussait comme un imposteur et un vaniteux; il lui répondit :
a Dieu est appelé le roi de la paix, mais il ne la donne qu'à celui
<i qui raccorde aux autres de bon cœur. Ce que je fais, je le fais
« par la volonté de Celui qui est au-dessus de moi. Si je vous
a ai offensé, je vous en demande pardon, et si je mérite un châ-
a timent, je le supporterai volontiers comme expiation de mes
<r péchés, d Devant une si grande humilité, le puissant vint à
résipiscence. Ambroise prêchait continuellement que la ven-
geance est un péché didolàtrie, parce qu'elle usurpe sur les
droits de Dieu qui se l'est réservée. Il ne put jamais parvenir à
calmer un citoyen de Sienne, auquel il dit : a Je prierai pour
vous, » et il enseigna une prière ainsi conçue : a Seigneur Jésus,
« interposez votre puissance entre ces vengeances, et réservez-
« les pour vous, afin que tous sachent qu'il n'appartient qu'à
(c vous seul de punir les offenseurs; » puis il exhortait à la dire
devant ceux qui s'obstinaient dans leur haine. L'homme opiniâ-
tre, au moment où il prenait avec ses partisans la résolution de
ne jamais faire la paix, entendit cette prière, qui le toucha, et,
après avoir passé deux jours dans le jeûne et la réflexion, il vint
supplier le saint de lui pardonner et de le réconcilier avec ses
ennemis (i).
Cette pieuse mission fut continuée; en iâ72, Grégoire X fit
conclure à Florence une paix solennelle entre les Guelfes et les
Gibelins, et cinquante syndics de part et d'autre se baisèrent à la
bouche sur la grève de l'Arno, où ce pape voulut qu'on éditiât
une église, que les Mozzi dédièrent à saint Grégoire (S). Les rixes
cçrdias quœ verleèaniar inier cmtates LomhariUœ^ ^uwn mullœ rtUgiosœ pev-^
tonœ se intromitterent de pace et concordia eomponenda, tandem , auxiiio Dei,
inter Paptam, Mediotanum, Placentiam, Terdonam et Alexandriam^ pax firma
fuit etfirmata mense jitnii,
(1) Acta SS. 20 martii.
(2) Le discours du pape Grégoire X aux Florentios pour qulls recueillissent
les Gibelins expulsés, est très-beau : Gibelimus est, at christianus , at eivis, ai
proximtis, Ergo hœc tôt et tam valida conjunctionis nomina Gibelline succum-
bent ? et id unum atque inaiu nomen, tfuod quid significet nemo inteWgit, plus
190 IiES PACIPICATETTRS.
ayant recommencé peu de temps après, nue autre paix fut so-
lennellement célébrée, en 1280, par l'intermédiaire du nonce, le
cardinal Latîno, qui en tit dresser acte, et voulut 366 répon-
dants pour les Gibelins, 384 pour les Guelfes, outre quelques
châteaux (1). L'année suivante, ce même Latino réconciliait à
Bologne les Lambertazzi avec les Geremei ; à Faenza, les Aca-
risi avec les Manfredi; à Ravenne, les Polenta avec les Traver-
sari. Frère Barthélémy de Vicence institua Tordre militaire de
Sainte-Marie-Glorieuse pour maintenir en paix les villes italiennes.
En 1266, le tailleur Jacques Barisello arbore à Parme le signe de
la rédeniption, et forme la Compagnie de la Croix, composée de
500 individus, avec lesquels il parcourt les maisons pour récon-
cilier les Guelfes et les Gibelins, et faire jurer fidélité au pontife.
La Compagnie eut un tel succès qu'elle obtint des magistrats
propres, avec droit de juger et d^intervenir dans les affaires de
la commune, sur laquelle, pendant un demi-siècle^ elle exerça
une grande influence (2).
Le cardinal Nicolas de Prato pacifia de nouveau Florence. « Le
26 avril 1304,1e peuple, réuni sur laplace^SainteMarie-Nouvelle,
en la présence des seigneurs, plusieurs réconciliations furent
opérées, et Ton se baisa sur la bouche ; des actes, dressés à cette
occasion, établirent des peines contre les personnes qui rom-
praient les accords, et, avec des branches d'olivier à la main, on
remit la bonne intelligence entre les Gherardini et les Almîeri. Le
rétablissement de la concorde plaisait tant à tout le monde que,
malgré une grande pluie qui survint, on ne parut pas s'en aper-
valebit ad od'ium, quam ista omnia tant clara et iam solide expresse ad chari»
tatem ? Sed quonîam hœc vestra partium studia pro romanis pontificibus contra
eorum inimicos suscepisse asseveratis^ ego romanus pontifex hos vestros cives,
etsi hactenus offenderinty redeuntes tamen ad gremiutn reeepi^ ae remuais
iajttrits profiliis kabeo.
L'inscription de cette église était ainsi conçue :
Gregofli dedmi pap» sancti snb honore
Gregorio primo pro Ghristi fuodor ainore.
Hic ghibeUinx, cum Gueliis pace patrata,
Gessavcrc niinx sub qua sum lucc cicata..»
Gregorio bclla deciroo fuit i&ta capella
Pacis fiindata Mozzis edificata.
(1) Les actes se trouvent dans les Deiizie drgU eruditi toscaniy vol. tv,
pag. 9G.
(2) AfFô, St, di forma, voL lU, pag. 274-298^
JEAN DE SGUIO. i9d
cevoir, et personne ne s'en alla. De grands feux furent allumés^
les cloches sonnaient^ et chacun se réjouissait (Compagnt). »
A Milan, les nobles et les bourgeois, toujours en hitte, désignè-
rent quatre moines pour résoudre leur différend, et leur décision
fut acceptée ; plus tard, la querelle s^étant renouvelée, les adver-
saires se réunirent à Parabiago, où deux religieux dictèrent les
conditions de Taccord. Dans le siècle suivant, le bienheureux
Amédée, chevalier portugais, qui bâtit Sainte-Marie-de-la-Paix
avec le produit d'aumônes, alla prêcher la concorde dans cette
ville. Dans la Yalteline et le Gomasque, un grand nombre d'ini-
mitiés privées et publiques furent apaisées par frère Venturino
de Bergame, qui décida 10,000 Lombards à se rendre en péni-
tents à Rome, criant paix et miséricorde, et vivant d'aumônes.
Saint Bernardin et frère Sylvestre, de Sienne, exercèrent aussi
une heureuse influence en Lombardie.
Alors comme aujourd'hui , on pouvait dire certainement :
Pourquoi des moines et des prêtres se mêlentrils des intérêts
mondains?
Grégoire IX, soit pour obéir à ses devoirs du pape, soit pour
favoriser la croisade, s'efforçait de ramener la concorde parmi les
Itahens. Dans ce but, il envoyait Nicolas, évêque de Reggio, récon-
ciher lesModénais avec les Bolonais ; le cardinal Jean de la Colonna,
apaiser les citoyens de Pérouse, irrités les uns contre les autres, et
ramener les bannis dans leurs foyers. Le cardinal Thomas eut la
même mission pour Viterbe : le cardinal Jacques de Tréneste fut
expédié à Vérone pour rétablir la paix entre les Capulets et les
Montecchi, factions connues par les aventures touchantes de Ju-
liette et de Roméo; frère Gérard de Modène, dans sa patrie et
à Parme, où il fut même uonmié podestat pour réformer les sta-
tuts; frère Orlando de Crémone, à Plaisance.
Dans ces missions, le dominicain Jean de Schio joua le plus
grand rôle, et fut chargé de parcourir différentes villes; il sé-
journa surtout à Bologne, habituée autrefois à écouter François,
Domini((ue, Antoine, déjà saints, puis engagée dans une lutte
avec le pape, à cause des juridictions épiscopales, ce qui lui avait
fait perdre Puniversité. A la voix du frère de Schio, les différends
se réglèrent, les débiteurs sortirent de prison, et les exilés ren-
trèrent dans leur patrie; il réfoma les statuts à son gré, réprima
l'usure, amena les femmes à s'habiller plus modestement, et,
d'après ses conseils, tous se saluèrent paries mots: Jcsus-ChrUt
Boit loué/ Les habitants avaient pour lui une telle affection qu'ils
192- JEAN DE SCHio.
ne voulaient plus le laisser partir, et que le pape dut les menacer
d'interdit. Il fut alors envoyé à Sienne; mais, comme les Floren-
tins refusèrent de se réconcilfer, le pape les frappa d'interdit,
châtiment qu'ils méprisèrent par caprice de liberté désordonnée.
Frère Jean fut chargé principalement d'apaiser les fureurs
de la marche Trévisane; à Feltre, à Bellune, à Trévise, à Cone-
gliano, à Vicence, à Padoue, il opérandes prodiges de réconcilia-
tion. Apparaissant comme un saint au milieu des bannières en-
nemies, il rappelait les bannis et délivrait les prisonniers; à Prato
de la vallée de Padoue, lorsqu'il prêchait du haut du carroccio,
entouré des carrocci des autres villes accourues pour l'entendre,
il arrachait de toutes les bouches ces paroles : Ils sont beaux les
pieds de celui qui prêche la paix. Après avoir tout disposé, frère
Jean ordonna une assemblée à Paquara, vaste plaine sur PAdige,
à trois milles au-dessous de Vérone. A l'invitation d'un moine,
toutes les villes et tous les villages accoururent avec leurs car-
rocci, et chantant des hymnes au Seigneur; quinze évéques,
tous les barons du voisinage, les comtes de San Bonifazio, les
seigneurs de Gamino, les Camposampiero, le terrible Salinguerra
de Ferrare, le bien plus terrible Ëzzelin et Albéric de Romane
vinrent pour l'entendre prêcher la charité. Jean monta dans la
chaire, prit pour texte: Je vous donne ma paiXyje vous laisse
ina paix, et parla avec une éloquence qui puisait toute son effi-
cacité dans le spectacle et la persuasion de sa sainteté. A ses pa-
roles, que bien peu pouvaient entendre, mais que tous sentaient,
et auxquelles chacun ajoutait ce que le cœur et l'imagination lui
dictaient, vous auriez vu tous ces hommes irrités se frapper la
poitrine, puis se jeter au cou les uns des autres, se demander
pardon et se promettre amitié. Le moine, en vertu de l'autorité
qu'il avait reçue du pape, leva les interdits et les excommunica-
tions; puis, élevant le crucifix, il s^écriait : a Béni soit celui qui
conservera cette paix! » et cent mille voix répétaient: Béni/
Il ajoutait : cv Maudit soit quiconque recommencera ces que-
relles, » et cent mille voix disaient : Maudit/
Malheureusement ces réconciliations, déterminées parle sen-
timent et proclamées au nom de la charité universelle , n'arra-
chaient aucune des causes des inimitiés, et les adversaires ne tar-
daient pas à reprendre les armes. Quelques jours après la solen-
nelle concorde de Paquara, les haines s'étaient rallumées, le sang
avait coulé de nouveau, et le désordre régnait plus que jamais.
l,e peuple, qui avait porté aux nues le saint moine, le maudissait
PAIX DE PAQUAUA. 193
comme le serviteur d'un parti, comme vendu aux Guelfes et
jouet du pape. Jean, il est vrai, provoqua ces colères par la sé-
vérité qu'il déploya contre les hérétiques, dont il fit brûler
soixante sur la place de Vérone; plus tard, à Viccnce, appuyé
par la populace, il se déclara seigneur et comte, distribua les
magistratures à son gré, et réforma les statuts; mais bientôt,
avec sa mobilité ordinaire, la multitude le mit en prison et le
chassa d'un pays qu'il laissait en proie à des discordes pires
qu'auparavant (1).
Le pontife, s'étant offert comme arbitre entre Frédéric et la
ligue lombarde, décida que l'empereur devait oublier toute of-
fense, révoquer la proscription et réparer les dommages qu^il
avait occasionnés; en retour, il imposait aux Lombards l'obli-
gation d'indemniser l'empereur et les siens des pertes éprouvées,
et d'entretenir pendant deux ans cinq cents chevaux en terre
sainte. Frédéric trouva cette décision partiale et contraire à la
majesté royale ; mais le pontife voyait dans ces républiques des
corps politiques légitimes et reconnus, qui n'avaient porté at-
teinte à aucun droit impérial en renouant la ligue , puisque le
traité de Constance leur maintenait cette faculté.
Ce pape était sans cesse contrarié par les Romains, qui lui re-
fusaient le droit d'exiler un citoyen, exigeaient le payement d'une
rétribution due par TÉglise à la cité de temps immémorial, et
lui contestaient enfin la souveraineté temporelle. L'homme de- 12m
vaut qui tout le monde courbait la tête fut donc contraint de se
réfugier àPérouse. Rome rétablit la république, et Luc Savelli,
sénateur, forma le projet de fondre la Toscane et la moyenne
Italie dans une confédération qui s'affranchit de la domination
papale, comme la Lombardie avait secoué le joug impérial. Les
factions ne reculent jamais devant les moyens; ces républicains,
pour flatter les antipathies de Frédéric, lui demandèrent de les
soutenir; mais, comme il redoutait la liberté plus encore que le
pape, il offrit un secours à Grégoire pour ramener Rome au de-
voir. En reconnaissance, et pour que la guerre qu'il voyait im-
minente ne détournât point les forces qu'il voulait diriger vers
la Palestine, le pape déclara que les intérêts de Frédéric étaient
les siens propres, attendu les grands services qu'il avait rendus
(1) H est vi-ai que ces deriiiei's fails nous sont racontés par les Gibelins. Voir
VKzzeiin de Tauteur.
HI8T. DE» rrAL. — T. V. 13
194 DIETE DE HATENCE.
à FKglise (1). Il s^efforçait d'obtenir des Lombards des condi-
tions plus satisfaisantes pour l'empereur; mais ils laissèrent pas-
ser le terme &xé, et la médiation fut annulée par de nouvelles
complications survenues au delà des Alpes.
Le contre-coup des événements italiens se faisait sentir dans
l'Allemagne. Henri^ chargé de la gouverner^ manquait non-seule-
ment de l'énergie nécessaire, mais s'abandonnait à ses penchants
iiautains; il outrageait sa femme, jalousait son frère et trahis-
sait son père, jusqu'à se déclarer en rébellion ouverte; puis,
mal secondé par lés Allemands, il eut recours aux villes lom-
bardes. Milan, Brescia, Bologne, Novare, Lodi et le marquis de
12S5 Monferrat lui offrirent cette couronne toujours refusée à Frédé-
ric (2) ; en retour, il confirma tous leurs privilèges et promit
d'avoir pour amis et pour ennemis ceux de la ligue. De là, une
guerre civile et domestique.
Frédéric traînait à la suite de son armée, comme trophée, les
chameaux et les éléphants qu'il avait ramenés de son expédition
d'Asie. Les Milanais, ayant appris qu'il envoyait quelques-uns
de ces animaux aux Grémonais comme témoignage de bienveil-
lance, assaillent ce peuple et le mettent en déroute à Zenevolta;
mais les citoyens de Parme, de Reggio, de Pavie et de Modène
viennent au secours des vaincus, la lutte devient générale, et
villes et principautés se divisent en factions. Après avoir quitté
la Sicile où il avait étouffé dans le sang les tentatives faites par
les communes pour recouvrer leurs franchises usurpées, Frédé-
ric traverse désanné la Lombardie, qui ne veut pas profiter de
son humiliation; lorsque, sur ses instances, soixante et dix pré-
lats et princes eurent déclaré Henri, désapprouvé hautement par
le pape (3), coupable de félonie, il le fit arrêter et conduire dans
le fort de Saint-Félix en Fouille, où il le laissa mourir.
La diète, assemblée par Frédéric à Mayence, et dans laquelle
figurèrent quatre-vingts princes et prélats, outre douze cents sei-
gneurs^t publia grand nombre de sages règlements et une paix
publique ; bien plus, elle mit fin au long différend entre les deux
familles guelfe et gibeline en donnant à Othon l'Enfant, dernier
(1) LeUre du 28 juillet 1233, ap. Raynald., n. 41, 42.
(2) Promiserunt ci dare coronam ferream, quant patrî suo (/are /ttmquam
voluerunt. GALYAlfO FlAMMA, ch. 2G4.
(3) Divi/iœ legis immemor et affectionis humanœ contemptor, Rcgesta Gre-
gorii IX, liv. vili, u. 461-62... Il le fit même excommunier ])ar Tévéque de
SalisbouTg, n. 172. Ce n'est doue [vas le pape qui l'armait contre son père. .
BUBTB BB MÀYINGE. ^^
guelfe survivant, lea terres dont se forma le duché de Brunsvvick^
et aur lesquelles l'empereur renonçait à toute prétention. Fré-
déric déploya dans cette diète une grandeur qui n'avait besoin
que d'être modérée; puis il célébra avec une solennité extraor-
dinaire un nouveau mariage avec Isabelle^ fille du roi anglais
Jean sans Terre. Un nombreux cortège de chevaliers et de ba-
rons alla recevoir l'épouse à la frontière^ et partout le clergé
sortait à sa rencontre au son des cloches. A Cologne, dix mille
bourgeois à cheval^ couverts d'armes et d^habits magnifiques,
lui firent cortège ; des minnesingers en allemand^ des trouba-
dours en provençal, et probablement des Siciliens en italien,
célébraient sa bienvenue, tandis que, sur des chars oroés de ta-
pis et d'étoffes de pourpre, des oi^gues cachées faisaient entendre
une douce harmonie. Toute la nuit, des chœurs de jeunes filles
chantèrent sous les fenêtres de la royale épouse. Quatre rois,
seize ducs, trente comtes et marquis assistaient au mariage, et
les dons furent proportionnés à là dignité des nobles invités.
Frédéric reçut une couronne d'or, des colliers, des pierres pré-
cieuses, des écrins, un service entier d'or et d'argent ciselé; les
ustensiles de la cuisine et les marmites étaient même d'argent.
L'empereur offrit à son beau-père trois léopards amenés d'O-
rient, et qui faisaient allusion aux armes d'Angleterre.
Isabelle fut d'abord épousée par procuration par Pierre des
Vignes, ensuite par le roi lorsque les astrologues trouvèrent le
moment opportun ; elle apportait en dot 30,000 livres sterling,
qui représenteraient aujourd'hui 1,140,000 francs. Tout le val de
Mazzara lui fut assigné comme domaine, et, dans le palais, elle
avait pour serviteurs des eunuques maures et siciliens (1).
L'empereur fit élire roi des Romains son fils Conrad, car II ai-
mait mieux lutter en Italie que de triompher au delà des Alpes.
L'Allemagne regardait comme une gloire nationale les expédi-
tions contre la Péninsule; mais les princes de la maison de
Souabe les multipUèrent et les prolongèrent de telle sorte qu'on
ne voulut plus voter de subsides, tant on était fatigué de s'impo-
ser de lourds sacrifices toujours infructueux ; Frédéric alors se
trouva réduit aux mercenaires et kux moyens que lui offraient
son propre royaume et les Gibelins. A la cavalerie allemande pe-
sante et bardée de fer, il associa ses escadrons san*asins dont il
(i) Imperalor imperatricem quamplurinùs maur'u spadonibus et veluUs larvis
consimiUbus custodiendam mancipavU. Math. P41IIS» Hist. angl., pag, 402.
i96 BATAILLE DE CORTENOVA.
modérait les rapides évolutions par la marche lente d'un élé-
phant qui portait une tour sur laquelle se déployait Tétendard ,
l'un et l'autre tenant lieu du carroccio et de la croix. A cette ar-
mée si bien composée et si bien dirigée, les Lombards n'avaient
à opposer que des milliers d'artisans et de campagnards réunis
au moment du besoin, et qui ne connaissaient pas la froide cons-
tance des batailles régulières. Ils évitaient donc les rencontres
en rase campagne, préférant attendre Tennemi derrière les mu-
railles de leurs villes; or ^ comme tout le territoire depuis les
Alpes jusqu'au Pô offrait une chaîne de forteresses^ il était aussi
long et pénible de les prendre Tune après l'autre que' dangereux
de les laisser sur ses derrières^ et Frédéric devait s'épuiser des
mois entiers devant de pauvres bicoques comme Carcano , Ron-
carello ou Grevalcuore.
1237 Après avoir resserré leur alliance et formé une caisse com-
mune, les villes confédérées attendirent l'empereur, qui comp-
tait principalement sur les seigneurs. Les portes de Vérone leur
furent ouvertes par Ëzzelin ; réunissant alors ses dix mille Ara-
bes, les Gibelins de Crémone , de Parme, de Reggio et de Mo-
dène, il battit les citoyens d'Esté, s^empara de Vicence, força
Mantoue à traiter et dévasta le Brescian. Les Milanais, accourus
avec les Guelfes de Brescia, de Bologne, de Verceil,^de Novare ,
d'Alexandrie et de Vicence, lui résistèrent bravement ; mais bien-
27 novembre, tôt ils sc laissèrent surprendre à Cortenova dans leCrémasque,
et furent défaits. La compagnie des Gaillards avait pourtant tenu
ferme autour du carroccio ; mais, voyant qu'il leur serait impos-
sible de repousser la nouvelle attaque du lendemain, ils résolu-
rent de battre en retraite. Or, comme il était difficile de retirer
ce char pesant d'un terrain naturellement fangeux et que la
pluie avait encore délayé , ils Pabandonnèrent après l'avoir dé-
garni. Frédéric tit sonner bien haut cet avantage; il écrivit à tous
les potentats qu'il avait tué dix mille Lombards. Après que son
éléphant eut traîné le carroccio à travers les villes, il fit déposer
ce trophée sur cinq colonnes dans le Gapitole à Rotre, où se lit
encore la pompeuse description par laquelle il voulut éteniiser
sa victoire, tandis qu'il éternisait sa frayeur et la bravoure des
ItaUens (4). Pierre Tiepolo, podestat de Milan et fils du doge de
(1) Urbs decus orbis, ave. Victus Ubi destiiior, ave.
^ Gurnis ab Augusto Fridcrico C<esan' juslu.
Kle, Mi*dioIaiiuin. Jain sentis spcmcre vaiiuiu
liiipeiii viitïs pi-uprias Ubi tollere viit:s.
PHEDÉRIG MÉCRÉANT. i97
Venise^ trouvé parmi les prisonniers , fut lâchement égorgé par
son ordre.
Si la peur fit hésiter quelques villes, elle n'arrêta point Milan,
ni Brescianon plus, qui semble prédestinée à de féroces attaques
et à de magnanimes résistances; pendant soixante jours de siége^
elle repoussa les assauts de l'ennemi^ aidée par les machines de
l'ingénieur Glamendrino^ si bien que Frédéric brûla les siennes
et se dirigea vers Crémone. Les Guelfes reprennent alors courage^
et Gènes les soutient. Venise, indignée du supplice de Tiepolo^
se déclare contre l'empereur. Grégoire IX, mécontent de la
cruauté dont il usaitàTégard des villes lombardes, de sa prédi-
lection pour les Sarrasins^ de ses actes arbitraires en Sicile^ de
son aversion constante pour l'Église et de la violation du com-
promis, s'allie avec les Vénitiens et leur cède tout ce qu'ils pour-
ront occuper dans la Sicile.
Frédéric, il est vrai, ne laissait échapper aucune occasion d'ou-
trager l'Église. Un neveu du roi de Tunis, converti parles domi-
nicains, se rend à Rome pour recevoir le baptême, et Frédéric le
fait arrêter, en disant qu'on ne pouvait Tamener au christia-
nisme sans la permission de son oncle. Des évêques,pris à la vé-
rité les armes à la main, furent égorgés par ses Sarrasins. Il
laissa démolir des églises pour construire des mosquées. Â No-
cera des Païens, il bâtit un palais sur l'emplacement d'une église
abattue, et la fosse d'aisances fut établie à l'endroit même où se
trouvait Tautel (4). Il chassa des sièges de l'Italie méridionale les
meilleurs prélats ou les fit périr, et ne voulut pas qu'ils fussent
remplacés.
Frédéric courtisait toujours le Vieux de la Montagne, le dey
de Tripoli, qui lui payait tribut, le sultan d'Egypte ^ qui lui en-
voya, entre autres dons, une magnifique tente avec une horloge
estimée 20,000 marcs d'argent, et qui marquait les heures et le
cours des astres; il admettait leurs ambassadeurs à sa table avec
les évêques, au grand scandale des chrétiens. Sa cour ressemblait
à un harem, et des eunuques noirs et siciliens gardaient sa fem-
me : a II avait des mameluks et beaucoup de femmes pour sa-
tisfaire sa luxure, à la honte de la religion; il menait une vie
Ergo triumphorum potes urbs niemor esse prioniin
Quos tibi iniserant regesqui bella gerebant.
Elle est donnée par Ricobaido, et nous la croyons de cette époque plutôt que
répigramme que chacun peut lire aujourd'hui au (îapitole.
(1) F'iia Gregorii IX, tom. III, pag. 583.
198 PRÉDiRIG MÉCRÉANT.
(l'épicurien, sans jamais songer qu'il y eût une autre vie (1). » H
iiû s'abstenait même pas d'outrager la nature. Non -seulement
des papes, des moines et des Gueires, mais T Arabe Abouiféda,
disent qu'il inclinait vers l'islam, parce qt^il avaU été élevé en
Siciie; du reste, quelques-unes de ses saillies accusent une foi peu
robuste : « Si Dieu avait vu ma belle Sicile, il n'aurait pas choisi
pour son royaume la triste Palestine , » s*écria*t-il pendant qu'il
était croisé. Au moment où on lui apportait le viatique : « Quand
finiront tous ces enchantements? d II traitait de fou quiconque
croyait à l'enfantement de la Vierge , ou bien à d'autres choses
répugnant, selon lui, à la nature et à la raison (2). On paria
même d'un livre de TYihiLS impostoribusy qui fut attribué à Fré-
déric ou à Pierre des Vignes, mais personne ne le vit. Dureste>
il ne semble pas croyable que les papes et leurs partisans, qui
exhumèrent les moindres fautes de la famille de Souabe, eussent
gardé le silence sur cet ouvrage; mais que Frédéric ait dit qu'il
regardait comme trois imposteurs Moïse, le Christ et Mahomet,
c'était une opinion si répandue que Pierre des Vignes crut devoir
la démentir par une lettre où l'empereur faisait profession de foi ;
il convenait^ disait-il, que ce bruit courait, mais que les bavarda-
ges populaires fournissaient de bien faibles arguments (3),
Son hérésie principale consistait à fouler sans cesse aux |Neds
la majesté pontificale, à faire perdre toute force aux censures
(1) ViLLANi. — Nuntlos soldant ad convmum voeat, et eis, mtUtis episco-
pis assidentibus, ftstivas epidas parai, GODEFRIDI moDachi annales, pag. 398.
-- In pluribus terris ApuUœ suarum meretrieularnm ioca construxit,.. et non
inntentus juvenculis midieribus etpuellis, tanquam scelesttu infami vifio tahora-
hrtt; nam ipsum fjeccatum quasi Sodoma aperte prœdieahat^ nec pentliu oeeul*
tabat. Nie. DE (^URRio, Vîta Innocentii lY, § 29.
(2) Heu me! quamdiu durabit trajfa ista> Albbbici, chron. — Fatui suni
qui cftdunt nasci ex virgine Deum, Ep. Gregorii, ap. Math. Paris, ]uig. 491.
(3) Iste rex pestilentiœ a tribus baratatoribus, ui ejus verbis utamur^ Christo
Jesu, et Moyse, et MahometOy totum mundum di xi t fuisse deceptum, M. PARIS,
ad ann. 1238. La lettre de Pierre des Vignes Se trouve dans le livre l, chap. 31.
Dans les érrits d'alors et d*une époque peu éloignée, l'opinion de son incré-
dulité est générale, et courait même parnki les musulmans, iafei s'exprime ainsi :
« L'émir Fakr-Eddin entra fort avant dans la' confiance de l'empereur;
« souvent ils discutaient philosophie, et semi>laient d'accord sur beaucoup
n de points... » Les chrétiens étaient scandalisés de ces relations amicales.
« Frédéric disait à l'émtr : Je n'aurais pas tant insisté sur la remise de Jérusa-
« lem, si je n'avais pas craint de perdre tout crédit en Occident ; je ne tenais i
u rouserver Jérusalem ou aulre chose semblable que pour avoir l'estime des
o Francs... L'cmi)ereur élait roux et chauve; si c'ertt été un esclave, on n'en
FRÉDÉRIC EXCOMMUNIÉ. 109
ecclésiastiques (i); il s'écriait: a Heureux les monarques de
TAsie^ qui n*ont pas à craindre les révoltes de leurs sujets ni l'op-
position des papes ! » Il aurait voulu faire de Rome sa capi-
tale, et du pape son chapelain. Un nouveati motif de conflit sur^
vint bientôt entre l'empereur et le pontife.
Les seigneurs pisans^ qui avaient occupé la Sardnigne^ prirent
leur nom des judicatures de cette lie, mais sans cesser d'être
vassaux de leur patrie. Les papes réclamaient la souveraineté de
la Sardaigne, comme de toutes les îles, et les Plsans, sur les ins-
tances d'Innocent III, la cédèrent à ce pape; inaisUbaldetLam^
bert, de la famille des Visconti de Pise, firent la guerre pour
leur propre compte aux petits seigneui-s qui tenaient le parti dô
rÉglise ; ils furent donc excommuniés, puis absous quand ils ab- 1257
jurèrent la suprématie de Pise pour reconnaître celle du pape. Les
Pisans s'en indignent , les comtes de la Gherardesca prennent
les armes, et Conli et Visconti deviennent les dénominations des
Gibelins et des Guelfes, qui bouleversèrent Pise. Frédéric cher-
che à les calmer ; dans ce but, il feit épouser à Adélaïde, veuve 1238
d'Ubald Visconti, dame de Gallura et de la Torre, son fils natu-
rel, Enzo, auquel il conféra le titre de roi de Sardaigne, en pré-'
tendant que cette tie avait été détachée de Tempire dans des
temps orageux, et qu'il devait, pour ce motif, la soustraire à la
suprématie pontificale.
Il ne restait au pape qu'à faire usage de ses propres armes.
Or, pendant que Frédéric célébrait à Padoue, avec Ezzelin, la dé-^
faite du parti républicain, il lança contre lui la grande ekcommu*
nicaton, prélude d'une seconde guerre entre Pempire et FÉglise.
L'empereur, qui savait par expérience combien de pareilles sen-
tences frappaient l'esprit des peuples , fit lire par Pierre des Vi-
gnes, dans la grande salle de la Ragione, une longue justifica-
« aurait pas donné 200 draciimes. Son langage dénotait qu'il ne crojait pas à la
« religion chrétienne; il n*en parlait que pour la tourner en ridicule. Un muez-
« zin récita devant lui un verset du Koran qui niait la divinité de Jésus-Christ, et
a le sullan voulait le punir; mais Frédéric s*y opposa. » BibL des croisades,
vol. IV, pag. 417. Voir RsTlf AUD, Extrait des hist. arabes ^ relatifs aux eroi*
sades, pag. 48 t.
(1) Eûelêsiasiiea censurai vigorem debiUtat et eoneulcat» Regesta Urbani III,
n. 95. Dans ia bibliothèque de Vienne se troute ane lettre de Frédéric à son
gendre Vataoe, empereur d'Orient, où il dit : O felix Asia, ofelices Orientalium
potestates , quœ suhdiiorum arma non metuunt, et adinventiones pontificum non
verentùrf Cod. philol., h, 305, J>. 12S.
J
iOO FRÉDÉRIC EXCOMMUNIÉ.
tion; mais le peuple Técouta dans un froid silence, et les sei-
gneurs eux-niônoes vacillaient dans leur fidélité, si bien qu'il
en envoya coinme otages dans la Fouille. Il fit distribuer plu-
sieurs circulaires chez tous les peuples, et le pape reçut des
lettres dans lesquelles il accusait de débauche ce vieillard nona-
génaire : a Tu vis uniquement pour manger; sur les vases et les
c coupes d*or, tu as fait inscrire : Je bois^ tu bois; tu répètes si
« souvent le passé de ce verbe que, te croyant ravi au troisième
« ciel, tu parles hébreu, grec, latin. Lorsque tu as i^empli ta. panse
a et ton sac, tu te crois assis sur les ailes des vents, et tu t'ima-
« gines que Tempire t'est soumis, que les rois de la terre t'ap-
cr portent des dons^ et que tous les peuples sont tes serviteurs, i»
U ajoutait que, par dévouement aux confédérés lombards, il to-
lérait les Cathares, dont le foyer se trouvait à Milan ; qu'il était
pharisien, assis dans la chaire du dogme pervers, oint avec
l'huile de malice plus que tous les méchants, le grand dragon
qui séduit, le balaam, Tantechrist.
Le peuple croyait plutôt le pape, les curés, les moines^ qui ré-
pétaient que Frédéric était un mauvais chrétien ; mais cet échange
de reproches déshonorait les deux partis. Au milieu de ces con-
flits entre l'Église et l'empire^ les Mongols, entraînés par le ter-
rible Gengis-Kan, dévastaient, non-seulement l'Asie, mais le nord
de l'Europe, et menaçaient l'Allemagne. L'argent recueilli dans
toute la chrétienté pour repousser ces infidèles servit à faire
égorger des chrétiens. Grégoire IX fait appel à toute l'Europe
pour renverser Frédéric, qui chasse et dépouille les évéques sici-
liens. Le parti guelfe^ conmie cette excommunication détournait
le dernier coup dont sa liberté était menacée, relève partout la
tête; les marquis d^Este recouvrent les terres perdues, Trévise
se révolte, et Padoue est à peine contenue par les torrents de
sang que verse Ezzelin. Frédéric, soutenu par les nobles et les
Gomasques, marche sur Milan et dévaste la commune de Locate;
mais les Milanais^ encouragés par le légat pontifical^ qui fit même
prendre les armes aux prêtres et aux moines, Fattaquent à
Comporgnano, lâchent les eaux sur ses derrières et le forcent
à la retraite.
Les États pontificaux furent plus maltraités; Frédéric assiégea
Faenza, Césène et Bénévent, qui se rendirent à condition, et se
12M dirigea vers Rome. Il était difficile de la défendre contre ce hé-
ros^ d'autant plus qu'elle comptait un grand nombre de Gibelins,
et que l'empereur avait des intelligences avec les Frangipani,
STÉGE DE ROME. %4
qni^ maîtres du Golisée, pouvaient lui donner une forteresse dans
le cœur de la ville; mais des moines prêchent la croisade, des
prêtres demandent la permission de s'armer, et le pape « tire du
Sancta Sanctorum de Latran les têtes des bienheureux apôtres
Pierre et Paul; puis, tenant ces reliques à la main, et suivi des
cardinaux, de tous les évêques, archevêques et autres prélats,
ainsi que de tout le clergé, il parcourut, au milieu de prières et
de jeûnes solennels, les principales églises de Rome. Entraîné
par cette dévotion et par un miracle des apôtres, le peuple en-
tier de Rome s'arma pour la défense de l'Église et du pape, et
presque tous les habitants se croisèrent contre Frédéric ; le pon-
tife leur accorda la rémission de leurs péchés, et leur fit grâce
des peines encourues. » (Villa ni.)
L'empereur, contraint de lever son camp, revint à Naples pour
se procurer Ues hommes et de l'argent, et reparut bientôt en
Lombardie; mais il vit succomber ceux sur lesquels il comptait
le plus. Les Bolonais, les Lombards et te marquis d'Esté assailli-
rent Ferrare défendue par Salinguerra Torelli, intrépide octogé-
naire, qui avait huit cents hommes d'armes allemands et beau-
coup de mercenaires ; mais son lieutenant le trahit, et le mar-
quis, qui l'avait invité à un banquet, le lit arrêter et l'envoya à
Venise, où il vécut encore quatre ans dans les fers.
Il faut pourtant résoudre ce litige recommencé; il faut deman-
der à la chrétienté si elle approuve et soutient les actes du pape.
Dans ce but, Grégoire convoque un concile général à Rome ; or i2ai
Frédéric, qui en avait toujours appelé à cette assemblée, ne voit
alors qu'une démonstration hostile dans la démarche du pontife ;
il écrit donc au prince de ne pas laisser partir les cardinaux, et
dispose sur les routes des gardes auxquels il abandonne les dé-
pouilles des prélats qui se rendront au concile. Un grand nombre
de cardinaux français, anglais et lombards, résolus d'obéir au
pape, choisissent alors la voie de mer, et vont s'embarquer à
Gênes, ennemie 'de Frédéric depuis que, après lui avoir promis
d'amples privilèges en Sicile, il l'avait au contraire soumise aux
charges communes, et privée même d'un palais dans Tile, qu'elle
avait reçu à titre de don. Frédéric envoie sur la flotte pisane
Enzo, son fils, qui rencontre ce convoi entre le Giglio et Pécueil
de la Meloria, coule une partie des navires et capture le plus s mai.
grand nombre. Frédéric, ivre de joie, informa le roi d'Angleterre
de cette victoire, qui avait coûté aux Génois, disait-il, deux mille
hommes noyés et près de quatre mille prisonniers; le peuple
20â BATAILLE DE LA HELORIA.
ajouta que les Pisans et les Napolitains s^étaient partagé l'or avec
un boisseau.
Les Génois, après avoir rendu compte au pape , continuaient
ainsi : a La perte de nos gens et de nos vaisseaux nous afflige
et moins que l'ignominie de notre seigneur et le mal des saints
a prélats qui^ par obéissance^ accouraient au concile pour assis-
a ter Votre Sainteté d*avis justes et salutaires. Afin de venger
a une si atroce iniquité et de défendre l'Église de Dieu avec ie
« peuple qui lui est dévoué, nous avons délibéré^ depuis le pre-
« mier jusqu'au dernier, d'exposer notre vie et notre fortune,
« n'épargnant ni fatigues ni veilles, jusqu'à ce que nous ayons
« écrasé la rébellion et tiré vengeance des morts, blessures et
« outrages que les innocents ont soufferts à l'honneur et gloire
et du nom de Jésus-Christ, de votre très-sainte personne, de vos
(K vénérables frères, de l'Église universelle et de tous les fidèles.
<c Tout Génois, grand ou.petit, mettant de côté tout litige, inté-
a rêt et affaire, s'emploie assidûment à la construction et à l'ar-
(f mement des navires et galères, afin que nous triomphions de
0 nos ennemis et que l'Église de Dieu puisse manifester sa gran-
c( deur et sa puissance contre le fils de perdition, le scélérat et
a l'apostat Frédéric, soi-disant empereur, ses complices et ses
a fauteurs. Il semble, en effet, n'être parvenu à si haute fortune
(( que pour être précipité de la plus grande élévation dans le
a gouffre de l'extrême honte. Nous supplions donc à genoux
a Votre Sainteté, par le sang de Jésus-Christ dont vous tenez
a la place sur la terre, de ne pas vous désister, malgré le dé-
« sastre souffert, de votre détermination; de soutenir, au con-
« traire, la barque de saint Pierre battue par la tempête et pres-
« que abtmée, et de la conduire au port de joie et de salut. »
Les prélats furent enfermés dans les prisons de Pise ou dans
les divers châteaux du royaume ; Frédéric envoyait sa flotte pour
donner la chasse aux Génois, contre lesquels il excitait aussi
leurs alliés, les citoyens de Pavie, d'Alexandrie, de Verceil, de
Tortone, et les marquis de Montferrat, de Bosso, de Palavicîno.
Il exigeait, à titre de prêt, l'argenterie des églises et de )a Pouille,
et occupait d'autres villes romaines, parmi lesquelles Tivoli et
Montalbano; dans le sacré collège même il trouvait des traîtres
envers le pape, comme le cardinal Jean Colonna, qui, après s'être
emparé des châteaux de Lagosta et d'autres, assi^eait Rome, où
le pape mourut bloqué. A cette nouvelle, Frédéric suspendit les
hostilités, comme pour montrer qu'elles étaient dirigées contre
WNOGENT IV. 203
la personne du pontife; mais les cardinaux n'en (brent pas moins
retenus en prison. Bien plus^ il intercepte Pftrgent envoyé à
Rome de toutes les parties du monde» et fait dévaster le patri-
moine par ses Sarrasins ; puis il écrivait au petit nombre des
cardinaux réunis, et dont il prolongeait à desseiti le conclave:
<( A vous, fils de Bélial ; à vous, fils d'Éphrem ; à vous, troupeau
« de perdition ; à Vous, qui êtes coupables du tx)Ulevers6ment du
« monde, x)
Célestin IV mourut empoisonné dix-huit jours après son élec-
tion ; or, comme Pempereur tenait encore les cardinaux à dis-
tance ou dans les fers, plus d^une année s'écoula avant qu'on
pût en réunir un nombre suffisant pour élir(d un successeur, qui
fut le Génois Sinibald Fieschi, lequel prit le nom d'Intiocent IV. 124s
Personnellement et par sa famille, ce pape était favorable à l'em-
pereur, ce qui faisait espérer un arrangement ; mais Frédéric
dit : a J'ai perdu un ami pour gagner un ennemi. » L'évéque de
Porto, avec Thaddée de Suessa et Pierre des Vigneà, parvint
néanmoins à obtenir de Frédéric des conditions raisonnables; le
jeudi saint de Tannée 42M, ses ambassadeurs jurèrent la paix
sur la place de Latran, en présence du pape> des cardinaux,
de Baudouin H , empereur de Ck)nstantinople, du sénat et du
peuple.
L'Église et Iltalie se croyaient réconciliées, lorsque des pré-
tentions contraires vinrent ajourner la tranquillité. Innocent
. exigeait que Frédéric commençât par remettre tes places et les
prisonniers qu'il avait en son pouvoir; Frédéric voulait que le
pape levât d'abord l'excommunication, et qu'il séparât sa cause
de celle des cités lombardes, usurpatrices des régales, tandis
qu'Innocent soutenait qu'elles n'étaient pas obligées de répon-
dre devant les tribunaux de Tempire. Frédéric, après avoir vai-
nement cherché à gagner le pontife en faisant proposer à une de
ses nièces la main de son fils Conrad, reprit les armes et fit oc-
cuper toutes les villes des États romains; le pape, qui craignait
de rester à Rome (il le connaissait si bien), s'enfiiil à Gênes et
de là en France. Frédéric, furieux de voir sa victime lui échap-
per, écrivit, envoya des ambassadeurs, et telle était sa puis-
sance et le respect qu'il inspirait que personne^ pas même
. saint Louis, ne voulut donner asile au pape. Heureusement
Lyon, cité libre, accueillit le fugitif; c'est là que, au milieu des
témoignages de vénération que lui prodiguaient les personnes
qui affluaient de toute la chrétienté, et même de Tltalie, bien
25 Juin.
204 CONCILE PE LYON.
que l'empereur fît garder les passages^ Innocent IV ouvrit le
1215^ quatorzième concile générai ,
Cent quarante prélats y assistaient, et ce fut alors qu'Inno-
cent décora les cardinaux du chapeau rouge, aHn d'indiquer
qu'ils devaient être prêts à verser leur sang pour l'Église ; il y
ajouta la bourse et la masse d'argent, ornement royal, comme
protestation contre Frédéric, qui prétendait les réduire à la sim-
plicité apostolique. Le pape exposa à l'assemblée les cinq plaies
de rÉglise : le schisme des Grecs, les hérésies croissantes, les
dévastations des Gharizmiens dans la terre sainte, Finvasion me-
naçante des Mongols^ et les énormités de l'empereur hérétique,
musulman, blasphémateur, parjure, spoliateur des églises, per-
sécuteur du clergé. Néanmoins il l'aurait réconcilié avec l'É-
glise, pourvu qu'il relâchât les prisonniers, restituât les villes du
patrimoine et le choisit pour arbitre de son différend avec les
Lombards ; mais Frédéric refusa, puis feignit de vouloir se ren-
dre en personne au concile, où il se contenta d'envoyer Thaddée
de Suessa.
Ce délégué déploya toutes les ressources de l'éloquence et de
la dialectique pour atténuer les accusations d'hérétique, d'épi-
curien et d'athée; mais, après plusieurs délais, accordés vaine-
ment à Frédéric pour venir se justifier en personne, l'excom-
munication fut prononcée contre lui par contumace, dans les
termes suivants : a Moi, vicaire du Christ (et ce que je liei*ai sur
a la terre sera Ué dans le ciel), après en avoir délibéré avec les
« cardinaux , nos frères, et avec le concile, je déclare Frédéric
a accusé et convaincu de sacrilège et d'hérésie, excommunié et
c( déchu de l'empire; j'absous pour toujours de leur serment
a ceux qui lui ont promis fidélité ; je défends de lui obéir sous
9 peine d'excommunication ipso facto; je commande aux élec-
a teurs de choisir un autre empereur, en me réservant de dispo-
(c ser du royaume de Sicile. » Les cardinaux jetèrent à terre les
cierges allumés, en proférant Tanathème rituel. Thaddée se frap-
pait la poitrine en s'écriant : a Jour de colère, jour de calamité,
« de misère !» Et le pape entonna le Te Deum,
Frédéric se trouvait à Turin quand il apprit la sentence ponti-
ficale ; demandant alors sa couronne, il la posa sur sa tète, et dit
comme un autre monarque de nos jours : a Malheur à qui me la
a touche ! Malheur au pontife qui a brisé tous les liens qui m'at-
« lâchaient à lui et ne me laisse plus à suivre d'autres conseils
a que ceux de la colère ! » Il écrivit aux princes pour se plaiu
CONGIL£ DE LYON. 205
dre d'avoir été condamné avant d'être convaincu, en refusant
au pape le droit de déposer les rois (1) : ((Comment souffrez-vous
« d'obéir aux file de vos sujets? Voyez comme ils s'engraissent
a d'aumônes, et comme, gonflés d'ambition^ ils attendent que
w tout le Jourdain leur coule dans la bouche. Combien d'argent
a n*épargneriez-vous pas en vous débarrassant de ces scribes et
ce de ces pharisiens! Lorsque vous tendez la main^ ils saisissent
« tout le bras. Pris dans leurs filets, vous ressemblez à l'oiseau
ce qui, cherchant à fuir, s'enlace davantage. Notre intention fut
<jc toujours de ramener par la force TÉglise à sa pureté primitive,
tf et d'enlever à ces prêtres les trésors dont ils sont gorges. »
Ainsi il se montrait hérétique dans la même lettre où il voulait
se laver de cette imputation.
Mais la voix du concile était entendue et retentissait au loin ,
et le pape écrivait aux Siciliens : u Beaucoup s'étonnent que
a vous autres, opprimés par une honteuse servitude, lésés dans
« vos personnes et vos biens, vous ayez négligé de vous pro-
« curer les douceurs de la liberté , comme l'ont fait les autres
ce nations. La terreur qui vous a envahis sous le joug d'un nou-
a veau Néron vous sert d'excuse auprès du saint-siége, qui,
a éprouvant pour vous de la pitié et une alTection paternelle ,
a songe à alléger vos souffrances et peut-être à vous donner
« une entière liberté. Debout! brisez les chaînes de l'esclavage,
a et que votre commune jouisse de la paix et de la liberté. Ap-
a prenez aux nations que votre royaume, si fameux par sa no-
ce blesse et l'abondance de ses produits, est capable, la Provi-
a dence aidant, de réunir à tant d'autres avantages celui d'une
<c liberté stable (2). d
Les Siciliens cédèrent à ces excitations, et, pour leur mal-
heur, conspirèrent contre la vie de Frédéric, qui profita de l'oc-
casion pour verser le sang des meilleurs citoyens. Dans l'Alle-
(1) Le fait sert au contraire à prouver que ce droit était universellemeut
reconnu. Lorsque le pa])e, en 1239 , offrit au comte Robert de France la cou-
ronne de Frédéric excommunié , les barons français protestèrent contre c«t
acte, jusqu'à ce qu'il fût bien certain que l'empereur avait péché contre la foi :
Missuros ad imperatorem^ qui quomodo de fide cathoUcœ sentiat Mligenter in-
(fuiraNl : tum ipsum, si maie de Deo senserit, usque ad inlernecionem persecu-
Uiros (M. PAltis). Eu outre, les ambassadeurs de toutes les puissances assistaient
an concile de Lyon, et aucun d'eux ne contesta la compétence de. ce tribunal;
ils cherchèrent seulement à adoucir le |)ape et à disculiKU* l'empereur.
(2) De Lyon, avril 1296. Jp. Raynaldi.
206 PEiDÉHIG PBGUNB.
12M - m magne, la couronne fut donnée à Henri Raspon, landgrave de
Tburinge, qui, favorisé par les dissensions^ par Targent et les
brefs du pape, vainquit le roi Conrad , fils de Frédéric ; mais,
battu à son tour, il mourut de chagrin.
Cet avantage n'améliora point la cause de Frédéric , qui avait
trop de motifs pour désirer la paix. Saint Louis de France, qui
regardait comme exorbitant que le pape eût condamné, sans
l'entendre, le plus grand prince de la chrétienté, et qui, d'autre
part , avait hâte de voir les fidèles en paix afin de reprendre la
croisade, s'entremit plusieurs fois, en rappelant au pontife que
la mansuétude convient au vicaire du Christ, et que des milliers
de pèlerins faisaient des vœux en Orient pour que Fharmonic
régnât parmi les chrétiens, dans Tespoir d'ôtre délivrés du joug;
mais Innocent restait inébranlable, imposait des dîmes au clergé,
levait de l'argent de toute manière, sollicitait les princes loin-
tains à prendre les armes, et faisait partir chaque jour des moi-
nes pour aller prêcher contre l'empereur. Frédéric s'était aperçu
de la puissance qu'avaient les réformes répandues par l'institu-
tion des nouveaux religieux, réformes qui touchaient aux en-
trailles de la société, que les tyrans aiment à voir corrompues;
ces moines lui étaient donc odieux. Pierre des Vignes se déchaî-
nait contre ces hommes qui, a dans le principe, paraissant
(X fouler aux pieds la gloire du monde, ont ensuite le faste
a qu'ils méprisaient; n'ayant rien, ils possèdent tout, et sont
a plus riches que les riches eux-mêmes. Les frères mineurs et
a les frères prêcheurs (ajoutait-il) nous ont accablés de leur co-
a 1ère ; après avoir publiquement condamné notre manière de
(( vivre et notre langage, brisé nos droits, ils nous ont réduits à
c< rien...; et, pour nous affaiblir davantage et nous enlever Tat-
« tachement des peuples, ils ont créé deux nouvelles confréries
c< qui embrassent tous les hommes et toutes les femmes ; à peine
« on trouve un individu des deux sexes qui ne soit affilié à Tune
a ou à l'autre (i).D
(1) i?/?. 87, liv. I. Il paraît qu9 Frédéric cherchait à gagner l'opinioa en
faisant traduire en italien les lettres qu'il adressait au pape et aux roia, lettres
semblables aux manifestes modernes ; je ne puis attribuer une autre origine à
celles, en langues vulgaires, qui ont été publiée s par Lami dans les Delizie degU
eruditi toteani, et dernièrement par Gorazzini, Florence, 1853. 11 y en a une
aussi du pape Grégoire, qui résume les griefs contre Frédéric ; il suffit de la lii«
pour voir combien eUe surpasse par la rigueur et laxondsion les épitrea, tou^
jours écrites avec un art de rhéteur, de Pierre des Vignes.
PRÉDJRIG DÉCLINE. 207
Les moineSj en effets résistèrent avec intrépidité à la tyrannie
de Frédéric^ et, tout en rétablissant la concorde, ils faisaient
jurer fidélité au pape. Les païens de Noc^era firent irruption
dans la vallée de Spolète^ et arrivèrent un jour sous les murs
d'Assise. A la vue du (iéril, les religieuses de Saint-Damien se
serrent autour de Claire^ leur mère> qui était malade; la sainte
se lève^ prend Postensoir^ le dépose sur la porte^ et, agenouillée
devant les Sarrasins , elle supplie Dieu de protéger la ville; la
voix de Dieu la rassure; les musulmans prennent la fuite, et^
depuis ce moment, la sainte est représentée aveC Fostensoir à la
main. Une autre fois, Vitale d'Aversa, capitaine de Tempereur,
conduisait ses bandes contre Assise, en ravageant les environs ;
Claire, touchée de compassion, réunit ses sœurs : a Nous rece-
vons, leur dit-elle, notre nourriture quotidienne de cette ville ,
et il est bien juste que nous la secourions de tout notre pou-
voir. > Elles se couvrent alors de cendres et se mettent en prières
jusqu^à ce que Dieu les exauce et débarrasse le pays des impé-
riaux.
Le bienheureux Jourdain, général des prêcheurs, alla trouver
Fempereur, et, après avoir gardé quelque temps le silence^ il lui
dit: a Sire, je parcours différentes contrées, comme c'est mon
a devoir ; or comment ne mo demandez-vous pas quelle est To-
a pinion sur votre personne ? — J'ai des gens dans toutes les cours
a et dans toutes les provinces, et je sais ce qui arrive dans le
a monde entier, » répondit Oédéric. — Jésus-Christ, repartit le
a frère, savait tout, et pourtant il ;demandait à ses disciples ce
a qu'on disait de lui. Vous êtes homme, et vous ignorez beau-
« coup de choses qu'il vous serait utile de savoir. On dit que vous
« opprimez les Églises, que vous méprisez les censures, que vous
« ajoutez foi aux augures, que vous favorisez les Juifs et les Sar-
(( rasins, que vous n'honorez pas le pape^ vicaire de Jésus-Christ;
a cela est indigne de vous (i). o
Frédéric répondait par des cruautés ; il occupa et détruisit 1247
Bénévent, cité papale ; faisant un crime des paroles et de la pen-
sée, il sévissait contre les citoyens. Il écrivait au roi d'Angle-
terre que les frères mineurs le combattaient avec la lance et
répée, et donnaient l'absolution de tous leurs péchés à ceux qui
prenaient les armes contre lui ; il accusait le pape d^accueillir
(1) w^^. BOLLAKD. yiiw Palrum prœdic,^ pag* 54; GlUUNi, Aiemoric d't
Miktto, VII, 534.
208 ENZO,
et de récompenser tous ses ennemis. A tous les moines qui tom-
baient entre ses mains il faisait marquer sur la tête une croix
avec un fer rouge, envoyait au gibet quiconque était trouvé por-
teur de lettres favorables au pape, et pillait le couvent de Mont-
Gassin dont il expulsâtes religieux; puis, s'apaisant tout àcoup^
il se faisait examiner sur sa foi par cinq prélats italiens.
Les cités lombardes ne restaient pas inactives. Frédéric assaillit
de nouveau les Milanais, toujours fidèles au pape^et, après avoir
détruit le monastère de Morimondo, il vint camper près d'Ab-
biategrasso ; niais Tarmée milanaise lui fit face sur la rive gau-
che du Tessin, et Tempécha de le franchir. Son fils Ënzo^ qui as-
siégeait les châteaux brescians, avec les Crémonais et d'autres
Gibelins, parvint à traverser TAdda à Gassano; mais il fut mis
en déroute à Gorgonzola et fait prisonnier par le brave Simon
de Locarno, qui lui rendit la liberté après serment de ne plus en-
trer sur le territoire lombard.
La persévérance d'une cité lombarde acheva la ruine de Fré-
déric. Les Guelfes, commandés par les Rossi et les Gorreggio,
succombèrent à Parme, d'où ils furent expulsés parles Gibelins^
et l'empereur mit à la tête de cette ville, traitée comme une dé-
pendance de son royaume, le podestat A rrigo Testa d' A rezzo;
mais les bannis parvinrent à la recouvrer, après une bataille
dans laquelle périt ce podestat, et la garnison impériale fut chas-
sée. Getle révolte nuisait beaucoup à Frédéric, parce que Parme
servait d'anneau entre les villes gibelines qui s'échelonnaient des
Alpes à la Pouille, c'est-à-dire Turin, Alexandrie, Pavie, Cré-
mone, Reggio, Modène, la Toscane; bien plus, elle servait en-
core de trait d'union avec Vérone, les domaines d'Ëzzelin et l'Al-
lemagne. L'empereur résolut donc de la reprendre à tout prix.
Enzo se posta sur le Taro pour empêcher les secours des Lom-
bards ; Frédéric accourut de Turin avec dix mille chevaux et un
grand nombre d'arbalétriers sarrasins, qu'il joignit aux troupes
d'Ëzzelin et des autres Gibelins. Par ses ordres, on arrêta tous les
étudiants, soldats ou nobles parmesans qui furent trouvés hors
des murs de la ville, et Frédéric en fit périr quatre par jour sous
les yeux de leurs concitoyens, jusqu'à ce que les Pavesans lui
dirent : a Nous sommes venus pour combattre les Parmesans,
mais non pour faire le métier de bourreaux. » En face de Parme,
il éleva de nombreuses constructions, dont il fit une ville à
laquelle il donna le nom de Vittoria; mais, dans le moment où
i2W il se donnait le plaisir de la chasse, les Parmesans, qui étaient
ENZO. 209
secondés par les Lombards^ firent une sortie^ détruisirent la nou-
velle ville et le camp, massacrèrent les Sarrasins et les soldats de la
Fouille^ tuèrent le marquis Lancia, le fameux Thaddée de Suessa,
et enlevèrent à Frédéric^ avec son trésor et les joyaux de la cou*
ronne, toute espérance de vaincre. La ville de Yittoria fut livrée
aux[.flammes, et le carroccio des Crémonab orna le triomphe
des Parmesans (1).
(1) La poésie populaire insulta à la défaite de Frédéric :
«
Frideiicus dentibus firendit et tabescit,
In vindictain sublimans minas noncompescit,
Antiquain proverbinm sapientis nesdt t
la Tindidam scpins dedecos accreacit..
Ipsum hostem Brixiay quae prier ftigasti,
Gaode quia gaudium tonm dupUcasU ,
Dum in Pamue gloria gaudens eisultasii^
Gui talis per qMtium patet orbis vasti*
Mediotanenst sit applausus multus,
lyus ope quoniam Parmensis suflultus,
In hostem Eodesi» ac in suom ultos,
Podus a se repolit bostlles insultus. ^
Gratoletor Janua^ fp^% res est certa.
Quia bostis fracta sont oomua et aerta ;
Fiat Janua per me Parmae laus aperta ,
Nam In Parma manus est Domini repcrta.
Gratuletur dvitas placens Ptacenttna
In Parme Tlctoria ei taostis ruina,
Parma manu quoniam adjuta dirina,
Hostem fugans bostium ffedt mortldna.
Bonoruip Bononia lx>na natione
Laetetur Ixiantlum Icta coodone;
Nam quod secum Dominos in dilectlone
Parma victrix prsmium meretur coronai.
Honorem Ecdesiae qu» manu tuetur,
Gloria dritas Mantua Ictetur;
Nam Parma, que Mantuam amat et Teretor,
Triumpbat ne amplins bostis ooronetor.
Exspltet Venetkiy dvitas electa.
Quia Parma spoliis bostis est refecta ,
Inimlcse copia gentis Interfecta ,
Reliqna carceribus aut ftag» su^lecta.
Psallat oonUs organo et in oris sono
Ànchona^ qoain merilo laudans postpono,
Restituta MareMa nobis ejus doDO
Anchooa proposito quia fuit bono..«
V« Tc Christi Babylonl dvitas PapUty
Ad ruinam quoniam tlbi patent vie,
Ab illa, quia vlctus est Fridericus, die ,
Per Parmun anxilio Virginis Mari».
O PUtad perfidi, aodi Pilati,
Vos fsdstis iterum GruciflxuaL.pati;
Sed snrrexit Dominus ooetne iibertati,
Jara soK apparuit Panne dvitati.
■iST. DES ITAL. ^ T. ▼. 14
210
ENZO.
L'empereur, voulant se venger sur la ligue toscane des désas-
tres que les Lombards lui avaient fait éprouver, envoya à Flo-
rence, avec seize mille cavaliers allemands, son fils Frédéric, roi
d'Autriche, qui excita la confrérie des Uberti à prendre les armes;
après avoir parcouru la ville et pris. Tune après l'autre, les bar-
ricades des Guelfes, il .la soumit au parti gibelin. Les vainqueurs
abattirent trente-six palais avec les tours, parmi lesquelles quel-
ques-unes se distinguaient par des travaux d'art, comme celle
des Tosinghi sur le marché vieux, qui s'élevait à quarante-cinq
mètres; les Guelfes se réfugièrent dans les châteaux qu'ils avaient
au dehors. L'empereur lui-même vint mettre le siège devant
Gapraïa, dont il s'empara ; un grand nombre d'habitants furent
égorgés, d'autres, aveuglés, et plusieurs, ensevelis dans les pri-
sons de la Fouille.
Sur ces entrefaites, Conrad, son fils, était vaincu par Guillaume
Dum opem et operam bosti pnetniiMis,
Ut prsdatDS caperet, tob eos eepistis ,
Quibuft Dec discipalis sois peperdstis ;
Qoia ftii minimns de captivi isds...
Voir les Regesta Innocenta ir, heraïugegeben V012D. C. HoFLER. Stuttgard,
1847. Chose singulière ! le» écrivains modernes prônait Frédéric, tandis que
dans son temps, si pauvre en littérature, il est maudit par au grand nombre de
poêles. Ursone, notaire de Gènes, auteur d*un Uberfahttlantm moralium, écrivit
un petit poëme Deila vîttorîa che i Genovesiriportaronocontro le genù mandate
datCimperatore per sottomettere Genova^ Il a été récemment imprimé dans le
vol. II des Chartes, Mom. hisL palriœ. Bien que le texte en soit très-altéré, on
y découvre quelques beaux vers, et la connaissance d'Homère, de Claudien, sur-
tout de Virgile. 11 décrit minutieusement les faits. Voici dans quels termes il se
déchaîne contre les Pisans:
Gens Pisana tamen, majori tnrbhie nnlMis,
Partim tecta petit, tenuit pars altéra ponram.
Impia gens, scelerata cohors, conjunctio neqnam«
Perfidia* populus, duri cotas Fharaonis,
Grex bonitate earens, fnfidas, perfida massa ,
Pra»umen8 violare crods fideiqiM vigorem,
Gontempcor Domini, sacrorom nescius, exsid
• JustiUs , vert ealcaior , soMsmatîs «octor ,
A fecie Domini millo ferienle ftigatur.
Et cruels albletas beOo tolerare neqaifit.
Hanc immensa Dei vhtatem dextera fedt,
Quodque terens tomidam , oofrfHBgem qoodque superbmri
Discat quisqoe mains, cognoseat criiiiiiils actor
Quod maletacta noceot, quod danC peecaia pudoreui i
Quod pcccando miser dominom peccator aoertet,
Quod pcrelementem sibi donna venit f n hostem ,
Quod sccleris primer se damnai comcfos ipsCi
de Hollande^ le nouvel anticésar d'Allemagne. Frédéric fut
bien plus sensible au malheur de son autre (Ils Enzo, jeune
honmie de vlngi-clnq ans, beau, instruit^ guerrier déjà renom-
méy qui^ à Fossalto^ tomba entre les mains des Bolonais contre
lesquels il avait marcbé ; les vainqueurs^ il est vrai, le tinrent
dans une prison courtoise, mais rien ne put les déterminer à le
relâcher tant qu^il vécut. On raconte que le palais situé en face
de la cathédrale fut bflti par lui, et qu'il eut de Lucia Vendagoli
un fils qu'il nonmia BentivogliOj souche de la famille de ce
nom (I).
Au dépit de Torgueil humilié se joigniti chez Frédéric, le sup-
plice le plus cruel que Dieu, réserva, d'ordinaire aux tyrans, le
soupçon. Les voûtes du patabde Paletnié retentirent des gémis-
sements des barons qu'il y renfermait jusqu^à leur mort, tandis
que leurs femmes se consumaient de douleur. Pierre des Vignes
lui-même, Fhomme auquel il avait confié les clefê de son cœur y
rhomme qui, pendant de longues années, avait écrit ses lettres,
sans se faire scrupule de heurter les idées alors les plus sacrées,
et de mériter ^accusation de bassesse auprès de la postérité, de-
vint Tobjet de sa défiaûcé. Aveuglé par ses ordres^ Pierre ne put
supporter d'Mre foulé aux pieds par ce roi qu'il avait tant exalté,
et il se donna la mort; le jugement de ses contemporains, dont
le Dante se rendit l'interprète^ Fabioutdes accusations qui fu-
rent portées contre lui (t)«
(\) Epitaplie ixk roi Ënzo dan* ^église de Sami*Doiiiiiiiqiie à BologMi
téMlNmi coffebdllt Chrtsd liatha potentis
Tune êno cttn éMlM Ée|fteifl ctttn mflkf <f ucentls,
Dum pia Cssarel proies cineratur in arca
Ista Federici , maluit qaem stemere Parca.
Rex erat, d eômptos pressit dladeinate cHttes
HentMiB^ iiKttW |n)& ttendt ttcoa tendefe flhes.
GeUe auU« semble potlériMM :
Felsina Sardini» regem sllil Wndâ ttAxvmm
Victrix captivum , oonsule ovante, trahit*
Nec patria iroperio cedit, nec capitur auro;
Sic cane non magno sspe tenetur aper.
Ernest Munck a donné une biographie d*Eiizû atec dé cutieux documents )
Louisboorg, 1S2S.
(2) lo 80O coloi clie tenni amlo te chftftf
Del cuor di Federico, e( die le tofsl
1269
912 Fin DE FRfBfaiG.
Le parti gibelin^ soutenu par Pise et Sienne, prévalait en Tos-
cane; en Lombardie, grâce au concours du farouche Ëzzelin, il
se tenait en balance avec la faction contraire : ainsi la force
triomphait. Les Romains eux-mêmes menaçaient de s'insurger
si le pape ne revenait pas. Frédéric pouvait donc espàrer un
arrangement à des conditions favorables, lorsqu'il mourut à
1250 soixante-six ans. Une vision avait annoncé sa mort à Rose de
lîiWccnibro. vitcrbc, etlcs astrologues lui avaient prédit qu'une ville qui ti-
Sernmdo e disserrando si soitI ,
Ghe dal segreto suo quasi ogni uom tolsl;
Fede portai al glorioso uffixio,
Tanlo ch*i' ne perdei le vene e I polsi.
Vi giuro que giammai noa nippi fede
Âl mio signor , die fu d*onor si degno.
/nf.,Xiii.
Je sols celui qui tint longtemps la double clef
Du c«eur de Frédéric , et sus avec mystère
L'ouvrir et la fermer de si douce manière
Qu*k tout autre qu*ii moi son secret fut voilé :
Au poste glorieux tant j'apportai de lèle.
De foi , que veines , pouls Je perdis.*.
Je Jure que Jamais Je ne manquai de foi
A mon maître et seigneur , qui dlionneur fut si digne.
Trad. de M. Aboux, Paris, 1842.
Les chroniques racontent que Pierre des Vignes avait une jolie Cemme, pour
laquelle il redoutait Tempereur, qui néanmoins n*eut jamais de rdatioiis atec
eUe; mats un matin, étant allé chez Pierre, qui venait de sortir, il trouva sa
femme endormie et les bras nus. Frédéric la couvrit et se retira; cependant,
soit à dessein, soit par oubli, il laissa un gant dans la maison. Pierre, de retour,
Taperçut, et son cœur fut déchiré, mais il dissimula. Un jour pourtant , comme
il se trouvait seul avec Tempereur et sa femme , U voulut, par ces vers, lui
reprocher sa faute :
Una vigna ho piant& ; per travers è intii
Qii la vigua m'ha guastii; tian fekgran peccà.
Une vigne J'ai planté; par malheur est entré
Qui ma vigne a gâtée ; c'est nn grand péché*
La femme répondit sur le même ton :
Vigna son , vIgna sarai ;
La uiia vigna non falll mai.
Vigne suis , vigne serai ;
Ma vigne n'a Jamais fUlU*
Pierre, consolé, répartit :
Se cosl è ooine è narrii,
Pib anio la vigna che li mai.
FTN DE FRÉDÉRIC. 213
rail son nom d^ine fleur lui serait fatale; aussi Frédéric ne vou*
lut- il jamais entrer à Florence. Sa dernière maladie le surprit à
Fiorentino, ville de la Capitanate. Avant d'expirer, Texconimu-
nicafion fut levée. Le bruit courut que son fils Manfred Pavait
étouffé; mais c'est là un des nombreux méfaits dont cette fa-
mille fut chargée par la haine des peuples et des prêtres.
Avec des qualités remarquables^ ce prince n'accomplit rien de
grand dans les cinquante- trois ans qu'il fut roi de Sicile et dans
les trente-cinq qu'il régna comme empereur, parce que, comme
le disait saint Louis Jl fit la guerre à Dieu avec les dons de Dieu.
En effel^ quelle différence entre sa jeunesse^ alors qu'il était
non*seuIement Pami^ mais le protégé de rËglise, et les vingt der-
nières années de sa vie^ durant lesquelles il fut Fadversaire obs-
tiné de l'autorité spirituelle ! Prompt à découvrir les défouts et les
travers^ qu'il raillait avec aigreur au lieu de les corriger avec une
bienveillante compassion, il voulut implanter la politique maté-
rielle dans un monde dont la foi déterminait encore les actes^ en
fiiisant proclamer par Pierre des Vignes que l'empire était l'arbi-
tre des choses humaines et divines. U visita le sépulcre du Christ
comme allié des musulmans^ s'entoura de mignons, d'odalisques
et de Sarrasins dont il adoptait la manière de vivre, et parut don-
ner la préférence à la culture orientale sur celle des chrétiens.
Un siècle croyant pouvait-il tolérer cette' révolte contre la
force vitale du christianisme? Heurtant l'opinion générale avec
un mépris hautain^ Frédéric ne put donc jamais s'appuyer que
sur les hommes les plus détestables de l'Italie; obligé de recou-
rir à des moyens qui répugnaient à sa nature^ il sévissait contre
son propre fils qu'il enferma pour toute sa vie, trouvait des re-
belles dans ses serviteurs les plus intimes ou les soupçonnait de
rétre, se vengeait tous les jours par la hache et le gibet, détrui-
sait des villes et crucifiait des moines ou des prêtres. Il dévorait
ea espérance le patrimoine de saint Pierre, et les papes vécu-
rent assez pour répandre l'eau sainte sur la fosse du dernier reje^
t<»kdesa race.
Dans son royannie de Sicile il porta atteinte aux fiMUichises^
bien qu'il le fit avec le refrain ordinaire des tyrans : « Laissez-
nous tout pouvoir, et nous vous rendrons heureux. » C'est ainsi
S11 est ainsi , comme on dit ,
J'aime na» yigDe plus que Jamais.
Voir Jacques d*AGQin, Imago mundt, pag. 1577,
2i4 j^vn Di misii6%m.
qu'il am9P«4 àfi% trésors de haine dans las eceurs, qui n- oublié»-
rent pas. l^es Allemands l'accusent avec plus de raison d'avoîp,
pour subjuguer l^Italiei négligé leur pays qu'il traitait comme une
province; or^ tandis qu'il aurait pu réunir àTempire tout le nord
et l'orient de l'Europe^ en répandant la civilisation parmi les
Slaves sur lesquels alors prédominait la rade germanique, il per-
q)it^ pQur satisfaire son caprice d'abaisser les papes et pour
iipnstituer pn royaume à sa propre famille, que l'emiûre perdit
sa splendeur, qu'il n'a plus recouvrée.
Par son testament il laissait le royaume à son flli Conrad, et,
dan3 le cas où il mourrait sans enfanta, il lui subatituaitson fils
naturel, Manfred, qu'il nommait en attendant baUli en Italie : il
ordonnait de mettre en liberté tous lea prisonniem, excepté oeux
qyi avment conspiré eontre lui, et défendait méma de permettre
aux trattrei de rentrer dans le royaume, en appâtant contre eux
lea vengeances de ses héritiers ; on devait npndre ses drdtt à
l'Église ai elle reatituait e6ux dePenàpire; il rétablissait lea bar-
rons ou feudataires dans lei {u^ivUéges et flwnobiaM dont ils jouis-
saient au temp9 de Guillaume II, disposition qui détniiiait i^œu*
vre de tout son règne, c-eat-àrdlre tout ee qu'il avait fait pour
restreindre les juridictions féodales, eonune ai, penuadë que la
réaolion était venue des seigneurs, il voulait Tépargner à ses fils.
L'histoire ne devrait admirer que la grandeur morale, et Frédé-
ric ne fonda rien; dans ses actes, il n'était déterminé que perdes
paasiona personnelles et des intérêts domestiques, et cependant
il ne put même consolider sa propre famille, Le peuple ^ contem-
plant son tombeau avec un mélange de aurprjse et de pitié, oon-
oluait, comme le chroniqueur Salimbeni , qu^i) n*aurait pas eu
d^égal sur la terre â'il aimit aimé stm àmê^
. Aprè$ six siècles de progrès, un autre empereur devait gou*
verner Avec le même absolutisme, la môme haine delà liberlé^
la même hostilité contre les papes, et ne voir, comme lui^ dans
Jk religion, qu\in instrument de politique, un rouage de PBIai)
comme lui encore, il devait triompher par la violence, et, comme
lui> auûQomher àia voix du peuple et de Dieo.
^*\\t
GON&AB lY. 2i5
CHAPITRE XCII.
FIN DBS PBIHCEft DB lA MAISON DB SOUà» ET DB LA SGCONDB OffRRBB DES
INTESTITURES.
a Que les cieux tressaillent d'allégresse , que la ferre se ré-
jouisse^ puisque la foudre et la tempête^ suspendues par Dieu sur
votre tète, se sont converties en frais zéphyrs et en rosées fécon-
dantes (1) y D s'écriait Innocent IV à la nouvelle de la mort
de Frédéric; mais sa tâche ne lui semblait pas complète tant
qu'il resterait un rejeton de la lignée des Hohenstaufen. fl écri-
vit aux barons des Deux-Siciles de ne reconnaître d'autre roi
que le pape; aux villes et aux princes 'd'Allemagne de renoncer
à toute obéissance envers Conrad lY^ déchu^ non-seulement du
tr6ne^ mais encore du duché de Souâbe ; de favoriser, au con-
traire, Guillaume de Hollande, élu empereur, et de n'admettre à
la communion ou en témoignage que ceux qui se sépareraient des
Hohenstaufen. Puis , sur Tinvitation des Guelfes^ il se rendit de
Lyon^ son asile, à Gènes, sa patrie, traversa la Lombardie, bénis-
sant et excommuniant, éteignant et attisant des guerres. Les vil-
les que sa bénédiction avait soutenues dans leurs luttes contre
Frédéric tressaillaient de bonheur à son nom. Tous les Milanais
sortirent à sa rencontre, lui formant sur la route une double
haie longue de dix milles^ et firent un dais de soie, porté par des
citoyens honorables, qui fut ensuite appelé baldaquin : pen-
dant les deux mois qu'il séjourna dans leur ville, ils Taoeablè -
rent de démonstrations de dévouement, et le pape leur accorda
des grftces spiritaeDes.
Les Milanais battirent les Lodigians^ leur imposèrent un po-
destat de leur choix ^ et remportèrent sur les Tortonais une
victoire si complète qu'ils les firent presque tous prisonniers.
Florance rappela les Guelfes 3 qui furent bien tôt en mesure de
chasser les Gibelins. Dans le royaume beaucoup de villes s'in-
surgèrent, en^e antres Gapoue, Naples, Messme, et lesccnntés
d'Acerra, d'Aquino^ de Gaserte.
(I) Imoeami IV Ep^ tiv. vra, l.
1251
216 . CONRAD nr.
Les Gibelins ne dominaient qu'à Borne ; loin d'accueillir le
pape par des réjouissances ou du moins avec calme, on voulut
nommer un sénateur, non plus de la ville, mais étranger, comme
on le faisait à Fégard des podestats. Le choix tomba sur le Bo-
lonais Brancaleone d'Andalo, comte de Casalecchia, lié avec Ezze-
lin^Palavicino et d'autres seigneurs de cette espèce; il n'accepta
*2^ qu'à la condition de rester trois ans en fonctions, et d'envoyer
dans sa patrie, comme otages, trente jeunes gens des familles
principales. Juste , mais inflexible , il maintint la tranquillité
dans la ville par des mesures sanguinaires, et démolit cent qua-
rante tours des nobles, dont il exila ou fit périr un grand nom-
bre ; il somma Innocent, qui s'était installé à Assise, de venir re-
prendre son siège s'il voulait être reconnu , sous la menace de
détruire la ville oix il s'était réfugié, comme il avait déjà ruiné les
turbulentes Ostie, Porto, Alba, Tivoli, Sabina, Tusculano. Tant
de sévérité irrita le peuple, qui l'expulsa; mais bientôt il le rap-
pela, et, quand il mourut, il mit sa tête dans un vase d'albâtre,
qu'il déposa sur une coloqne.
Conrad, de son côté, s'appuya sur les Gibelins lorsqu'il vinten
Italie avec des ressources trop insuffisantes ; il convoqua à Goito,
sur le territoire mantouan, les Grémonais, les Pavesans, les Pla-
centins, les Padouans et le chef du parti impérial» Ëzzelin, qui
semblait sur le point de fonder une puissance indépendante, si
le sang n'était pas une base trop glissante. Malgré les promesses
et les menaces du pape, il poursuivit sa carrière de violences, et
par les violences il soutenait l'empereur; les villes guelfes re-
nouvelèrent donc la ligue, dans laquelle elles avaient appris que
résidait leur salut, et le pape leur promit trois cents lances en-
tretenues à ses frais.
Conrad se transporta par mer dans le royaume des Deux-Si-
ciles, livré aux plus grands désastres, parce que les uns préten-
daient le gouverner au nom du pape, les autres au nom des fils
de l'empereur défunt. Frédéric avait encore laissé un fils dlsa-
belle d'Angleterre, nommé Henri , qui, ftgé seulement de treize
ans, était trop jeune pour des temps si orageux. 11 restait de son
autre fils Henri, roi des Romains, deux enfants; mais la fille de
BonifaceGuttuario, seigneur d'Anglano, près d'Asti, etd*une
Napolitaine de la famille Maletta , veuve du marquis Lancia ,
avait eu, de Frédéric, Manfred, qui fut nommé prince deTarente.
Dans toute la vigueur que donnent dix-huit ans, rempli de sen-
timents chevaleresques et d'ambition, il prit les rênes de TÊlat
aoNRAB nr. 217
s^ la mort de son père naturel; il réprimait, à force de suppUœs^ia
Sicile et les villes qui, encouragées par le pape à conquérir cette
liberté dont jouissaient ceux qui étaient directement soumis à
l'Égtise (i), aspiraient à consolider le gouvernement municipal,
qui peut-être n'avait jamais péri dans cette partie de la Pénin-
sule, et duHsissaient un conseil à la place des baillis royaux.
Manfired» avec les Sarrasins de Nocera et de Sicile, aida Conrad
à les soumettre. Vainqueur de Naples après une longue résis-
tance, Conrad la saccagea, contraignit les citoyens à la déman-
teler, et fit grande justice, c'est-à-dire qu'il extermina les
chefs des rebelles. Ces sévérités et d'autres, jointes à des impôts
excessifs, faisaient dire de lui au peuple : « C'est un Allemand, »
tandis qu'il répétait de Manfred : a C'est un Italien. »
Bien que Manfred se fût exercé de bonne heure dans Tart de ^
feindre et de courber la tête , sa bienveillance et sou activité le
rendirent suspect à Conrad, qui, après la naissance d'un enfant
nommé Conradin, cessa de le traiter avec égard. Pour l'humi- i2S2
lier, il révoqua les donations faites après la mort de Frédéric,
déposa le grand justicier de Tarente et d'autres créatures de
Manfred, chassa ses parents maternels, et le priva lui-même du
riche apanage dont il l'avait pourvu. Au temps de leur amitié,
la voix publique les avait accusés d'avoir empoisonné leur jeune
frère Henri et le neveu de Frédéric. Depuis leur rupture, on im- i^M
puta à Manfred la fin prématurée de Conrad, qui mourut à vingt-
six ans^ craignant d'êlre empoisonné dans chaque potion,et plein
de remords d'avoir mécontenté l'Église , parce qu'il prévoyait
qu'elle triompherait d'une maison à son berceau. Guillaume de
Hollande n'eut plus alors de concurrents au trône d'Allemagne;
mais, bien que vaillant, ce jeune prince ne put jamais inspirer
ni amour ni respect, et, avant de ceindre la couronne en Italie,
il mourut en combattant les Frisons.
L'empire se trouvait dans un tel abaissement qu'il ne fut am- 1250
bitionné par aucun prince national ; puis, au milieu d'une anar-
chie générale, la guerre éclatait partout entre les uns et les au-
tres. Alphonse X, roi de Castille, acheta, au prix de grand&sa- 1257
crifices, le vote de quelques électeurs, et celui des autres fut payé
plus cher encore par Richard de Comouailles, qui n'était connu
(1) Hablturi perpetuam tranquUlitattm etpacem, ac illam titthsimam et </«-
Uctabiîem Ubertatem^ qua cœteri spéciales Ecclesiœ filii feiiciter et firmiter sti(tt
munith
218 OONBADm.
que par ses immenses richesses ; ainsi^ comme au temps de Ju-
lius Didianus , l'empire d'Allemagne se vendait au plus offrant.
Richard, à peine couronné , dut retourner en Angleterre, où il
mourut. Alphonse, retenu en Espagne par ses affaires domes-
tiques et ses études astronomiques, ne ceignit jamais la couronne
de roi des Romains : ce temps fut donc appelé le grawl interrè-
gncy non parce qu'il manquait d'empereurs, mais parce qu'au*
cun d'eux n'avait une autorité réelle ; époque dé[dorabIe pour
TAllemagne , qui vit régner plus que jamais le droit du poing,
c'est-à*direde la guerre privée. Aux anciens motifs d'inimitiés et
de luttes se joignaient les investitures octroyées par les empe*
reurs rivaux, et les peuples ne savaient à qui recourir contre les
exactions des seigneurs, qui ne connaissaient que leurs caprices
pour unique loi.
Les Allemands n'avaient pas le loisir de songer à Tltalie^ où
la querelle entre l'empire et le sacerdoce était envenimée par dos
antipathies nationales. Cette race souabe , greffée sur le tronc
normand , et qui ne s'appuyait que sur des guerriers sarrasins
ou allemands, qui avait choisi parmi les Arabes presque tous les
magistrats du royaume et les fonctionnaires principaux, déplai-
sait aux Italiens, jaloux de l'indépendance de leur patrie; elle
déplaismt encore aux républiques, comme Tennemie héréditaire
de leurs franchises, et surtout aux papes, qui l'avaient eue sans
cesse pour adversaire. Conrad avait laissé , unique rejeton de
cette race, un enlant de trois ans, né d'Elisabeth de Bavière et
connu sous le nom de Conradin. Comme il se défiait de Man-
fred, il l'avait confié à la tutelle de Bertbold de Hohenbourg ,
seigneur bavarois de beaucoup d'ambition et d'une capacité mé-
diocre. Le tuteur, pour se conformer à la volonté du défont, le
recommanda à la bienveillance du pape. Innocent répondit que
son intention était de lui laisser le duché de Souabe avec le titre
de roi de Jérusalem, et que , à la majorité du prince, il ferait
examiner ses droits sur la Sicile , dont l'Ëglise avait d'aîUeurs
repris possession. Le pape offrit alors cette tle à Richard de
CornouaiUes,qui la refusa, parce que cette offre ressemblai t, di-
sait-il, à celle qu'on lui ferait de la lune. Henri III d'Angleterre
l'accepta pour son fiis Edouard , auquel il n'était pas fidié de
procurer un apanage, et, après avoir envoyé quelque argent afui
d'alimenter là guerre^ il ne fit plus rien.
Au milieu de ces incertitudes, chacun ravissait un lambeau
de pouvoir, au nom du pape, du roi, de la commune, ou même
sans invoquer aucun titre. L63 institutions muuicipalet aboutia*
saient à la forme républicaine j et Bertbold, voyant lea Italiens mai
disposés envers lui, à cause de sa qualité d^étranger , remit la
régence dans les mains de Manfred.
Frédéric Tavait désigné comme successeur de Ck>nrad, dans le
cas où il mourrait sans héritiers. Or^ quand on connaît Tambition
humaine, on croira sans peine que Manfred^ bien qu'il feignit de
travailler pour sou neveu, aspirait à conquérir ce royaume pour
lui*méme, Beau de corps ^ d'un maintien noble ^ prudent et ré-
servé dans son langage , il avait cultivé les belles^ettres : éneiv
gie^ valeur, attraits, intelligence^ adresse^ il avait tout ce qu'il
faut pour réussir. Dans le principe, alors qu'il manquait d'argent
et qu'il voyait les barons fatigués de la domination allemande^
il s'humilia devant le pape^ lui livra les forteresses^ et le recon<-
nut non -seulement comme suierain, mais encore comme souve-
rain du royaume. A cette condition, Innocent lui concéda la prin-
cipauté deTarente et les autres terres comme fiefs de l'Église, à
la charge de fournir à toute réquisition cinquante cavaliers pour
quarante jours ; en outre , il le nomma son vicaire en deçà du
Phare, avec un traitement de 8,000 onces d'or^ tandis que U Si*
cite restait sous le gouvernement de Pierre Rufo» nommé par
Conrad lY, Innocent fit son entrée dans le royaume , accompa-
gné des exilés auxquels il rendait leur patrie^ et accueilli avec
joie par le peuple et les seigneurs,
Au milieu de cette réconciliation tout apparente, les deux
partis luttaient de dissimulation* Manfred secondait tantôt les
prétentions du pontife, tantôt les exigences des Allemands et des
Sarrasins^ qui voyaient leur chute dans la domination papale«
Les deux factions offrirent alors le spectacle de trahisons réci*
proques et de luttes sanglantes, dans l'une desquelles périt Bo*
rello d'Anglonej créature d'Innocent. Manfred fut sommé de se
justifier de cette mort; mais, au lieu de se rendre à Tappel du
pape, il résolut de résister^ et, suivant la politique de son père^
il s'appuya sur la force et les mercenaires étrangers. Traversant
alors le pays, qui le repoussait comme excommunié , il arriva i^
dans la Capitanate après avoir échappé à de graves périls.
Jean le Maure, né d'une esclave dans lepalais royal, difforme,
mais très-rusé, avait été élevé avec un grand soin par ordre de
Frédéric, qui l'admit au nombre de ses sénateurs, et le nomma
enfin grand camérier du royaume et capitaine des Sarrasins de
Lucera. Bien que Manfred l'eût maintenu dans ses dignités , il
novembre
220 MANFBEB ROI.
traita avec le pontife^ qui le reçut comme feudataire et sous la
protection spéciale de l'Église de saint Pierre (i). Heureuse-
ment le Maure était allé recevoir Tinvestiture^ lorsque Manfred
arriva à Lucera^ où les Sarrasins Taccueillirent avec enthou-
siasme^ et mirent à sa disposition les trésors que son père et
Conrad avaient déposés dans cette ville; il employa cet argent à
soudoyer des mercenaires^ sans distinction de couleur ou de na-
tion. Les barons ayant déclaré qu'ils n'étaient pas tenus au ser-
vice militaire hors du royaume^ Manfred les en dispensa ^ et ^ à
leur place^ enrôla deux mille Allemands pour six mois avec
double solde; il confiait aux capitaines de ces étrangers^ ou bien
aux comtes ruraux et aux Arabes, la garde et le gouvernement
des places guelfes qu'il soumettait^ ou des villes gibelines qui
embrassaient sa cause.
1 septembre Innocent IV, inexorable envers la maison de Souabe, était mort
h Naples. Au milieu de son agonie, entendant ses parents gémir
et sangloter, il s'écria : « Misérables ! ne vous ai-je pas assez
enrichis (2) ? d II eut pour successeur Alexandre IV, delà famille
des Gonti de Segni, qui avait fourni en soixante ans Innocent m
et Grégoire IX. Le nouveau pape était tout piété, mais soumis à
rinfluence des courtisans. Manfred, enivré par le succès de ses
armes^ne voulut pas lui rendre hommage, et la guerre éclata. Le
légat, Octavien des Ubaldini, réunit tous les adversaires de Man-
fred , entre autres le marquis Berthold, mécontent de voir qu'il
travaillait pour soi, non plus pourConradin, lequel, par diplôme
royal, l'avait nommé régent, « comme celui qui, par sa prudence,
sa fidélité, sa haute intelligence , méritait sa confiance, outre
qu'il avait di-oit (3); d mais^ ce prince triomphait partout, et, par
son activité, il se montrait digne de régner. Après avoir réuni
le parlement , il distribua les fiefs à ses partisans, dépouilla ses
adversaires*, et fit jeter dans une prison Berthold et ses frères,
qui étaient tombés en son pouvoir, il répandit ou laissa répan-
dre le bruit que Conradin était mort, et se fit alors couronner à
1258^ Païenne. Le pape l'excommunie avec ses adhérents, et Manfred
se constitue le chef des Gibelins de toute l'Italie, occupe Naples
(1) Regesta Innocenta IF, liv. 12, n. 284, 337. Voir muBÎ Nicolas db
Jamhlla, pag. 500, 536; Saba Malaspima, HUl^ lib. u, ch. 22, dans les
Rer, it, Scripi.'ym.
(2) Matthibu Pabis, pag. 868.
(3) Donné à Was5ert)onrg le 20 avril 1255. On le trouve dans les archives
dea Prari, «Uégué par Manfred dans un traité avec les Vénitiens.
II août
HANFEED ROI. URBAIN IV. {21
et se la concilie par l'oubli et le pardon. Comme il domine pres-
que dans les marches d'Âncône et de Spolète^ il cerne les États
du pape. Après la mort de sa femme ^ Béatrix de Savoie^ il
épouse Hélène Comnène^ fille du despote de TÉpire^ et fête son
mariage avec magnificence. Il aime la chasse > les chansons des
poètes allemands ^ les sirventes des Provençaux, les strcmbotti
des Italiens (1)^ s'entoure de savants, de jongleurs, de concubi*
nés, et tient une cour à la manière orientale; en même temps il
envoie des troupes, soit en Grèce pour soutenir son beau-père ,
soit dans la Marche et la Toscane pour appuyer les Gibelins, qui
le favorisaient parce qu'il n'était pas assez fort pour les refréner,
et pour qu'un autre Allemand ne vint pas en Italie (2). Dans qua^
tre ans il avait réussi à reprendre aux papes ce sceptre que son
père avait porté avec tant de vigueur. Il caressait les barons,
promettait de rétablir les franchises municipales, distribuait des
honneurs et des comtés, donnait du relief à son courage par le
contraste des lÂches feintes des prêtres, et punissait cruelle^
ment les villes ennemies.
Le nouveau pape, Urbain IV, homme d'un caractère énergi- iki
que (3), fit peindre sur les vitraux de Téglise de Troyes, sa ville
natale, son père travaillant à son métier de savetier. Il s'entoura de
bons cardinaux , et adoucit la rigueur des interdits, alors prodi-
gués, en permettant la messe et les sacrements à portes closes.
Il ordonna de retirer le corps de Sarrasins qui occupait tes États
pontificaux , sous la menace de proclamer la croisade , et Man-
fred obéit, effrayé peut-être d'un nouvel enthousiasme qui s'é-
tait alors répandu. Une multitude de pénitents, hommes, femmes,
enfants, dont les bandes désordonnées suivaient un crucifix en
se flagellant jusqu'au sang et en chantant le Sfabal Mater ^ allaient
de ville en ville, sommaient de faire pénitence, et apaisaient les
inimitiés. Lorsqu'ils s'approchaient d'une cité, le podestat et le
clergé sortaient à leur rencontre avec les croix et le gonfalon,
(1) « Souvent, la nuit, il allait dans les nies de Barlette en chantant des
êtromboUi et des chansons ; il y prenait le frais, et avait avec lui deux musiciens
italiens qui étaient grands chanteurs. » Spdcblli.
De la même époque sont aussi TAnonyme de Tarente, Ricordano Halaspini ,
Inveges, et, très-rapprochés, Dante et Yillani, qui racontent ou mentionnent les
mêmes faits.
(2) « Le pape et les gens du royaume n*auraient pas souffert davantage la
domination allemande. » Spinblu.
(3) « 11 fit connaître aussitôt qu*il avait un autre caractère que le pape
Alexandre. » SraeiBLU.
223 URBAIN nr. LES FLA6EUARTS.
les campagnards interrompaient leurs travaux^ et chacun vou«
lait se distinguer de ceux qui les avaient précédés par des péni*
tences plus austères et des flagellations plus rigoureuses ; les
femmes se réunissaient la nuit pour s'appliquer la discipline^ et
tous les habitants suivaient les croix. Au spectacle de cette dé-
votion bruyante> non sollicitée par les prédicateurs , non insti-
taée par le pontife, mais répandue rapidement d'un bout de
l'Europe à Pautre sans qu'on sût par qui ni pourquoi , les Ames
se persuadaient que Dieu menaçait le monde d'un grave désas*
tre pour laver ses péchés. Les danses s'arrêtèrent et les chan*
sons se turent pour faire place à des pèlerinages et à des canti-
ques ; les usuriers et les voleurs restituaient le bien mal acquis^
les pécheurs invétérés se confessaient et s'amendaient^ les hai-
nes violentes s'éteignaient comme un incendie sous un amas de
terre.
Le marquis Obert Palavicino dressa des gibets sur les limi-*
tes de son État^ en menaçant d'y pendre tous les flagellants qui
les franchiraient. Manfred leur interdit également l'entrée dd
royaume; mais il comprit tous les maux qu'il aurait soufferts si
le pape avait profité de cet enthousiasme pour le diriger contre
lui.
Dans la Sicile même, un mendiant feignit d'être Frédéric ; c'é-
tait par expiation, disait-il, qui! avait passé dix ans dans la mi*
sère; il trouva des partisans et de l'argent, et Ton fut obligé
d'envoyer Parraée pour les disperser et pendre les chefs. Man-
fred étant allé en personne apaiser l'Ile, réunit le parlement gé*
néral à Florence, où les nobles vinrent lui offrir des dons ; il re-
çut d'un chevalier, du val de Mazzara cent mulets conduits par
autant d'esclaves noirs (i). Héritier des antipathies des princes de
Souabe, il n'osait pas se concilier le peuple par l'institution des
communes et des concessions libérales; il était même contrami
d'aggraver toujours les impôts , outre 30,000 onces d'or qu'il
exigea pour le mariage de sa fille Constance avec Pierre, infant
d'Aragon^ somme dont une partie, disait-oa^ passa dans sa
bourse (2). D'autres dépenaet furent occasiomiéea par let fét^^
pour lesquelles ManfM était passkmné; il m |jk>nna de magni-
fiques lorsque Baudouin , empereur détrôné de Constantinopfe^
vint débarquer à Bari. Au milieu des banquets et des danses, il
(1) Malaspina, Ut. il, chap. 6.
(2) « Ob dit i|ii^« M matMge plu» de la moilié dsla woÊÊÊutt rtsta an Mi »
Spiublli.
URBAIN IV. âi3
y eut un tournoi où vingt chevaliers chrétiens et deux musul-
mans rompirent des lances : le prix était un collier d'or avec l'ef-
figie de Manfred. « Chaque jour on vit des danses où figuraient
de très-belles femmes de toute sorte^ et le roi se présentait éga-
lement devant toutes sans savoir celle qui lui plaisait le plus, d
(Spinelli.)
Manfred chercha même à s'entendre avec le pape , jusqu^à
faire intervenir le fameux juriste Raymond de Pégnafort^ mais
sans résultat. Il refusa de relâcher l'évéque de Vérone^ arrêté^
disait-il, à la tête des insurgés. Se déchaînant contre le pontife :
a Qu'il cesse (s*éGriait-il) enfin de mettre la faucille dans la mois-
son d'autrui; qu'il obéisse au divin précepte, ordonnant de ren-
dre à César ce qui est à César^ à Dieu ce qui est à Dieu. » Il
écrivit aux Romains que le droit de donner et d'eplever la cou-
ronne impériale appartenait^ non au pape, mais à leur sénat et
à la cîté^ et il envoya des mercenaires allemands pour reprendre
les hostilités (i).
Les princes de l'Europe étaient fatigués de cette lutte ; car,
pour la soutenir^ les pontifes imposaient des dîmes continuelles
et des annates sur les biens ecclésiastiques. Or, voyant que les
papes s'obstinaient à vouloir renverser la maison de Souabe^ ils
s'associèrent à cette pensée, et, pour ranimer la guerre , on op-
posa un compétiteur à Manfred.
Raymond Déranger, comte de Provence, qui avait joué un
grand rôle dans les événements de Nice, de Gênes et des Alpes
maritimes, épousa Béatrix, fille de Thomas, comte de Savoie;
douée d'une beauté remarquable, lettrée et protectrice du sa-
voir, elle tenait souvent des cours plénièrcs et d'amour, favori-
sait les troubadours, et s'entourait de femmes célèbres dans la
poésie, telles que Béatrix, sa cousine, Agnésine de Saluées ,
Massa, de la famille de Malaspina, la comtesse du Carretto, la
princesse Barfoossa. Raymond eut d'elle quatre filles, dont il ma-
ria Tune au roi de France, l'autre à celui d'Angleterre, et la
troisième au duc de Comouaflles, élu roi des Romains. A sa
mort, il laissait Béatrix, d'âge nubile, sous la tutelle de sa mère,
qui, pour la soustraire aux Aragonaîs, dont la Provence tentait
l'ambition , la conduisit à la cour de Louis TK de France, son
gendre, et la fiança à Charies d^Anjou, le phis jeune frère de ce
roi. Elle aurait voulu rester comtesse de Provence, mais Charles
(1) PlPiNl, Cfwon,f Ihr. ui, cbap. 7^
^4 CHARLES D'aNJOU.
fit obstacle à ses prétentions. Nous avons^ à ^occasion de ce oon*
Ait, une lettre de condoléance que lui écrivait son autre gendre^
Henri d'Angleterre (1). Enfin elle dut abandonner le pays et se
retirer en Savoie, où elle fonda, aux Échelles, un hospice, qui
renfermait son mausolée de vingt-deux statues, détruit dans le
dix-septième siècle.
Tous les maux fondirent alors sur la Provence, qui se vit tout
à coup inondée d'officiers français. Cette grande commune, orga-
nisée comme celles d'Italie, fut dépouillée de ses libertés, et les
impôts, les confiscations, les emprisonnements, les supplices
arbitraires, se multiplièrent à l'infini. Charles , âgé de quarante-
six ans, outre ce domaine de sa femme, possédait, comme fils
de France, le comté d'Anjou ; il était donc le plus riche et le
plus puissant des princes non excommuniés. Élevé dans des
principes austères par la reine Blanche, il avait donné de splen-
dides preuves de son courage à la croisade et dans les tournois
qu'il recherchait avec passion ; il aimait la pompe et les cour^
toisies non moins que les aventures et les prouesses, et regar-
dait comme perdu le temps consacré au sommeil ; d'un carac-
tère sombre, peu scrupuleux sur les moyens, implacable envers
ses ennemis, tenace dans ses résolutions, dont il savait attendre
le résultai avec patience, il était parjure au besoin. Par la force
et la violence il consolida et agrandit ses domaines; il soumit,
entre autres, les importantes villes d'Arles et de Marseille, étroi-
tement liées par le commerce avec Pise et Gènes; puis, s'éten-
dant du côté de lltalie, il occupa Yentimiglia et Nice.
Il n'est pas étonnant qu'il ambitionnât de s'élever au niveau
de son royal frère; sa femme aussi brûlait du désir de pwter la
couronne de reine, comme ses trois sœurs, surtout depuis que,
s' étant trouvée avec elles à une cour plénière, elle avait dû oc-
cuper un siège inférieur. Charles n'hésita donc point lorsque le
pape lui offrit le royaume des Deux-Siciles ; mais Blanche^ alors
régente de France, ne voulut pas autoriser l'expédition. Les re-
gards toujours fixés sur l'Italie, il acquit en décades monts Alba>
Cuneo, Mondovi, Piano et Cherasso; puis, à l'avènement d'Ur-
bain lY, il renouvela ses démarches , et, après avoir détruit les
scrupules que les droits de Conradin faisaient naître dans l'es-
prit de saint Louis, il s'apprôta à conquérir le royaume. Avant de
se mettre en marche, il arrangea les affaires de la Provence,
(1) Àp, RVMER, j4cta ffub/ica, 1816, %ol, i, pag. 352.
DESCEinr DE CHARLES EN ITAUE. 225
soumit à des arbitres le différend qu*il avait avec Thomas^ mar-
quis de Saluées^ au sujet de la possession de Busca et du val de
Stura^ et fit construire des vaisseaux dans l'arsenal de Nice, où
des hommes de Peglia lui amenaient des bois des montagnes
voisines (i).
Mais comme la Provence ne fournissait de guenûers que pour
quarante jours et de faibles distances^ il dut recoiunr à des aven-
turiers, dont il fit la solde en partie avec les dîmes imposées sur
les églises de France^ en partie avec les joyaux de la comtesse,
qu'il avait mis en gage. Les meilleurs champions de France et
de Provence se joignirent aux mercenaires par amour chevale-
resque envers Béatrix , eipour la faire reine; quelques-uns par
avidité de butin , d^autres enfin pour acquérir les indulgences
que le pape promettait, comme s'il était question d'une croisade
destinée à fermer le passage que les Hohenstaufen avaient rou-
vert aux Arabes en les installant en Italie. Grâce à ces moyens,
quinze mille fantassins, cinq mille lances et dix mille arbalétriers
purent être réunis et armés. A la tète de ces forces, et soutenu
par les indulgences, Charles se dirigea vers l'Italie.
Les pontifes, dès le règne de Pépin , avaient réclamé les se-
cours des princes ; jusqu'à nos jours, et pour soutenir des causes
bonnes ou déplorables^ ils ont imploré le bras de l'étranger : du
reste, ces interventions ont donné des fruits si différents que
l'on n'ose mesurer la louange ou le blâme sur les effets. Seule-
ment nous désirons, dans toute la sincérité de notre cœur, que
le pouvoir religieux se trouve le moins possible obligé de se mê-
ler aux intérêts mondains, cause fréquente de souillure, mais
toujours d'inimitié de la part d'un certain nombre de ceux qui
sont tous ses enfants en Jésus-Christ.
Pressé de plus en plus, et dans Rome même , par les Gibelins tm
et Manfred, Urbain mourut. Son successeur. Clément lY, se dé-
Clara l'ennemi du népotisme, et l'un de ses neveux reçut de lui
cette lettre : a Ne t'enorgueillis pas d'une élévation qui nous hu-
« milie à nos propres yeux, et qui s'évanouira comme la rosée
tt du matin. Ne sors pas de ton pays, toi ou ton frère et d'autres
d de nos parents; gardez-vous de venir à la cour, sinon vous en
« partirez accablés de confusion. Ne cherche pas pour tes sœurs
« des maris de condition supérieure, car vous me trouverez con-
« traire à ces unions; mais, si elles épousent de simples cheva-
(1) GlOFFBBDO, Se, délie Aliti maritime.
H18T. BKS ITAI.. — T. V. 15
S96 CHÂBLES A ROUX.
€ lieFs^ nous leur donnerons 300 livres tournois ^ à la condition
a que cela ne sera connu que de toi seul et de ta mère. Que nos
a filles (il avait été mari,é) ne se marient pas autrement que si
« nous étions resté simple prêtre. Qu'aucun de vous n'ose venir
c nous solliciter ni accepter des présents; vos instances seraient
d plus nuisibles qu'utiles (i). x>
Clément, comme Provençal^ inclinait vers Charles^ sur-
tout quand il vit^ dans la guerre à la fois politique et reli-
gieuse de toute Tltalie^ Manfred assurer la supériorité aux ad-
versaires des papes. Malgré les flottes combinées de Sicile et de
Pise, Charles , à la (été de mille cavaliers d'élite ^ débarqua à
Rome^ dont il fut nommé sénateur par les citoyens^ qui lui firent
la plus belle réception qu'on eût jamais vue. Par convention faite
avec le pape^ il obtint les Deux-Siciles pour lui et ses descen-
dants mâles ou nés de ses filles^ selon Tordre de primogéniture.
De son côté, il promit, sous la foi du serment, de ne partager ni
d'étendre ces domaines, de ne point se mêler des affaires de
Lombardie et de Toscane, et de payer comptant une certaine som-
me, puis 8,000 onces d'or par an, sous peine de déchéance ; de
fournir au pape, à toute réquisition, trois cents lances d*au moins
trois chevaux chacune pour trois mois, et de lui présenter cha-
que année un beau palefroi blanc et de bonne race en signe d'hom-
mage (2) ; de n'accepter jamais la dignité impériale , et de dé-
poser celle de sénateur aussitôt qu*il serait monté sur le trône.
Du reste, il devait respecter la constitution que le pape donne-
rait à la Sicile, restituer à l'Église tous les biens ou titres qu'on
lui avait enlevés, et laisser liberté entière pour les élections et
les provisions des prélats, de manière que l'assentiment royal ne
(1) Regesta Clementh iF, Kv. i, n. 549.
(3) in recognitionêm vari dommii wnmdtm regni H terr», SoÊk iemteiit était
aîmi conçu: Popoft e^ SHçcestorikuSpmc ro«uMKt Mcekùœ Ugium komaghm
fatmm pro wegno Sicilim^ ac iota Urr^ qu^ tsi dira Pharum, lufim ad ooji-
flnia i^rrarum, excepta çifitate Benevenlana cum teto terrUorio et omnibus dit-
trictibus et pertlnentiis suisy nobis et heredibus nostrit a prœdicta Ecciesia ro^
mana concessis^ etc. Les 8,000 onces étaient ad générale pondus, d^où il lé-
suite c[u*il était fait une retenue de 10 pour 100, ce qui réduit la somme à
7,300. Si Ton évalue ToDce k 68.30, le cens aurait été de 4S8,760 fr. qui
fenint au^oord'hiii enviroii éeux miUioiu. En 1276, Quurka, m tminaBt à
Rome, et sollicité de payer cette somme, qu'il n'avait pas, écriTit à ses tré-
soriers d'engager sa grande couronne et ces joyaux, afin de l'obtenir en prêt.
Giaunonb, Hv. xix, chap. 12.
CHAULES A ROME. S27
fût nécessaire ni avant ni après; le tribunal des évéques con-
naîtrait seul des causes ecclésiastiques et des affaires des clercs.
Sur ces entrefaites, l'armée de Charles arrivait par les cols de
TArgentière et de Tende. Pierre,' comte de Savoie, et Guil-
laume, marquis de Montferrat, avaient déserté la cause du parti
guelfe pour favoriser les nouveaux vainqueurs, dont Acqui et
Novi éprouvèrent la vengeance. Turin, Verceîl et Novare les ac-
cueillirent avec joie. De là ils se dirigèrent vers le Milanais ,
donnèrent la supériorité aux Guelfes et chassèrent leurs enne-
mis. Les Gibelins et surtout les Del Carreto, avec le marquis de
Pelavicino, qui s'était formé un Ëtat puissant entre Crémone et
Brescia, résistèrent aux envahisseurs; mais, peut-être par la
trahison de Buoso de Dovara, ils purent traverser le Brescian,
puis atteindre Ferrare et le Bolonais en évitant la Toscane, en-
core fidèle à Manfred, et rejoindre enfin Charles à Rome. Là, ils
arrivaient épuisés de fatigue, pauvres, nus, affamés de richesses
romaines. Mais Charles les avait épuisées sans pouvoir contrac-
ter de nouveaux emprunts, parce qu'il n'acquittait pas les pre-
miers, et le pays était traité comme une conquête.
Clément refusait d'aller à Rome pour ne pas se mettre entiè-
rement à la discrétion de Charles, dans lequel il reconnaissait
alors un ambitieux et un égoïste, bien au-dessous de ce qu'on
attendait de lui et de ses fastueuses promesses, et qui deman-
dait sans cesse de l'argent, «comme si (écrit le pape) nous
«avions eu des montagnes d'or et des fleuves de richesses. » Afin
de purger la ville, il se hâta, après de nouveaux serments d'hom-
mage lige, de lui faire donner la couronne de la Sicile et le gon-
falon de l'Église, en l'engageant à partir sans retard, bien qu'on
nit au cœur de l'hiver. Le pape levait des dixièmes et des cen-
tièmes dans toute la chrétienté , hypothéquait ses biens et ceux
des cardinaux pour obtenir des emprunts des Siennois et des
Florentins, multipliait les indulgences, absolvait les incendiaires
et les sacrilèges , sous l'obligation de prendre la croix blanche
et rouge ; son légat Pignatelli, évéque de Cosenza, porteur d'ab-
solutions et d'excommunications, accompagna le roi.
Manfred faisait provision d'hommes, d'argent, de courage; il
demanda le contingent des feudataires , fit venir de nouveaux
Sarrasinsd' Afrique, posta entre laSardaigne et l'Italie une flotte
de navires siciliens, génois et pisans, et assaillit le patrimoine de
l'Église dans l'espoir d'exterminer les Français avant l'arrivée du
gros de Tannée ; mais tout lui faisait comprendre que la nation
fl»
2âS CHARLES ET MANPRED.
n'était pas avec lui. Les Napolitains^ fatigués de l'interdit^ le
suppliaient de se réconcilier avec le pape^ et Manfred assurait
que l'obstacle ne venait pas de lui; il promettait d'envoyer trois
cents Sarrasins qui forceraient les prêtres à rou\Tir les églises et
à dire des messes. Par des complots, il souleva Rome contre les
papes^ mais d'autres conjurations le contraignirent d'évacuer le
territoire {lontifical. Il fortifia ces défilés qui ne peuvent être
rendus accessibles que par la trahison ou la lâcheté de leurs dé-
fenseurs; mais, malgré toutes ces précautions, la crainte avait
envahi les cœurs (1); puis on dit que le comte de Gaserte, chargé
de la défense de Garigliano, livra le passage de ce fleuve aux
Français pour venger son honneur d'époux outragé par Man-
' fred. Ce prince, se voyant pris dans les filets de la trahison, et
n'obtenant, par ses discours et ses manifestes, que des promes-
ses ou cette compassion qui ennoblit une bannière, mais n'as-
sure point son triomphe, proposa un arrangement ; mais Ghar^
les répondit : a Dites au Soudan de Nocera que je ne veux avec
a lui ni paix ni trêve; aujourd'hui je l'enverrai en enfer, ou il
« m'enverra dans le paradis. »
Nous avons vu d'autres fois la défiance de la victoire inspirer
le désir de tout risquer et d'en finir; ainsi Manfred, alors qu'il
aurait pu prolonger la résistance en s'abritant dans les forte-
resses, résolut de tout aventurer dans une bataille à Grandella,
près de Bénévent. D'un côté , les devins arabes observaient le
point favorable des astres pour engager l'action (S); de Vautre,
1268 l'évêque d'Auxerre, revêtu d'une armure complète, donna l'ab-
26 féfricr. solution aux Français, et , a pour pénitence , leur dit-il , je vous
impose de frapper fort et à coups redoublés. » La lutte s'en-
gage ; les Guelfes, et surtout ceux de Toscane, font des prodiges
de valeur. L'armée de Manfred déploie plus de courage encore
et plus d'habileté; les cavaliers allemands, hauts et vigoureux,
manœuvrant à deux mains leurs longs sabres, l'emportaient sur
les Français, qui voyaient les armures trempées à toute épreuve
émousser le tranchant de leurs glaives courts et droits. Gharles,
mettant alors de côté toute loyauté chevaleresque , ordonne de
frapper d'estoc, d'enfoncer la pointe sous les aisselles des cava-
liers lorsqu'ils lèvent les bras, et de ne point épargner les che-
(1) « Malgré tout cela nous avions grande peur. » Spi5ELLI.
(2) Misil in Siciiam et Lombardiam ut inde arcesteret duos astroiogos : is
enim iucredihile est quantam fidcm halicret astrorum posituris, Malaspina.
BATAILLE D£ BÉNÉVENT. 229
vaux (i). Les Allemands sont ainsi démontés^ et restent accablés
sous le poids de leur armure. Manfred veut alors faire avancer
les soldats de la Fouille, qui formaient sa réserve^ mais ils refu-
sent d'obéir. Son oncle, le grand camérier, comte de Maletta^
donne le signal de la défection; il est suivi par le comte d'A-
cerra, beau-frère de Manfred, et d'autres chevaliers déjà d'intel-
ligence avec l'ennemi. Indigné de Pabandon de ses guerriers les
plus braves, et résolu de mourir en roi plutôt que de vivre dans
l'exil et la misère (2)^ Manfred se dépouille de ses insignes trop
(i) Redditevos attentes, ut potUts eifuos quant homines offendatis. MaLASPINA.
(2) Potîus hodU vole mori reXy quant vivere exsul et miser, RiCOBALDO Fer-
RARE9|t. — Le fait qu*il aurait été promené sur un &ne par un misérable est
démenti par la lettre de Charles qui dit : Contiglt quod die dominica corpus
inventwn est nudum, penitus inter'cadavera peremptorum,,. Ego, ftaturaii pie-
taie inductuSf corpus ipsum cunt quadam honorificentia sepulturcBj non tamen
ecclesiasticœ^ tradifeci. Âp. TuTlM. Manfred s'était déjà préparé une sépulture
dans le fameux sanctuaire de Monte Vergine, où Ton voit encore, dans la cha-
pelle à droite du grand autel, Tancien sarcophage qui lui était destiné et un
grand crucifix donné par lui.
Dante place Manfred dans le purgatoire, en supposant quMl s'est repenti à
rheure de la mort ; mais il doit y rester autant de jours qu'a duré son opposi-
tion à rËglise :
Biondo era e bcllo c di gentile aspetto ,
Ma Fun de* cigli un colpo avea diviso.
...... lo son Manfredi
Nipote di Costanza impératrice...
Poscia chUo ebbi rotta la persona
Da due punte mortali , io rai rendei
Pentito a que! che volcntier perdona.
Orribil furon li peccati miei ,
Ma la bontà di vina ha si gran braccia ,
Che prcnde ci6 che si rivolve a lei...
Per lor raaledizion si non si perde
Cbc non possa tomar Tcterno amore
Montre che la spcranza ha fior di verde...
Ses cheveux étaient blonds , et belle sa figure
Soo aspect noble ; mais le fer avait tranché
L'ace de IHm des sourcils...
De Constance , dit-il , la noble impératrice ,
Je sois le petit-fils, Manfred...
Mes pécha furent grands , horribles ; mais aussi
Est la bonté divine inépuisable , immense ,
Et tend les bras à qui vient lui crier merci.
Ne perd leur anathème au point que sans retour
On se trouve déchu de Téternel amour.
Tant que verdit encore un reste d*cspérancc.
Trad. d'E. ÂBOUZ, Paris, 1M2«
330 BATAILLE DE BtSftVWT.
apparents^ et prend un casque sans courcxine ; mais Paigle qui
en formait le cimier tombe. Hoc est signum Dei, s'écrie-Ml^ et^
se précipitant avec le courage du désespoir au plus épais (te la
mêlée ^ il tombe percé de coups. Son cadavre^ trouvé parmi un
monceau de morts ^ fut reconnu aux larmes de ses fidèles. Les
barons français voulaient lui rendre les honneurs militaires^ mais
Charles pensa qu'il devait^ comme excommunié ^ être exclu de
la sépulture sacrée; on le déposa donc dans une fosse ^ où les
soldats jetèrent chacun une pierre, lui élevant ainsi un toiBbeau
comme aux anciens héros. Le légat pontifical ne voulut pas
même lui laisser cette sépulture, et il le fit jeter sur la rive
droite du fleuve Verde, qui, entre Ceprano et Sora, forme la li-
mite du royaume et de la Romagne.
Nous ne chargerons pas la mémoire de Manfred autant que
l'a fait la haine des Guelfes ; nous aimons, au contraire, ses ma-
nières chevaleresques, sa libéralité, sa douceur et la constance
qu'il déploya dans la disgrâce. Néanmoins^ comme il avait
commencé sa carrière par l'usurpation, il dut s'avancer par des
voies tortueuses et recourir à la dissimulation. A l'exemple de
ses pères, au lieu de songer aux peuples, à leurs besoins, à
leurs désirs, et d^en rechercher l'amour, il n'eut en vue que
son intérêt propre; il combattit avec le bras des étrangers, tou-
jours intolérables même alors qu'ils n'étaient pas rapaces. Les
trahisons de ses partisans et des membres de sa famille nous
font horreur sans doute, mais elles supposent de graves motifs.
Hélène^ sa femme , essaya de s'enfuir auprès de son père en
Épire; mais à Trani, livrée par la trahison, elle fut envoyée dans
une prison de Nocera, où le vainqueur lui assigna six car-
lins pour elle et ses fils ; elle mourut au bout de cinq ans
d'épuisement et de douleur. Béatrix , sa fille , ne fut remise en
liberté qu'après dix-huit ans; les trois m&les vécurent malheu-
reux, traînés de prison en prison. Les fauteurs de Manfred fu-
rent envoyés en Provence ou dans les forteresses, ou bien pros-
crits; les traîtres recueillirent de faibles récompenses et le
mépris. Les Sarrasins, assiégés dans leurs retraites, durent se
rendre à discrétion, et abandonner aux supplices les Gibelins,
auxquels ils avaient donné asile; plusieurs abjurèrent, d'autres
^ furent dispersés dans le royaume , et quelques-uns restèrent à
Lucera , devenu le refuge des mécontents. Charles les vainquit
une seconde fois, puis les toléra et les admit dans son armée;
enfin Charles II dissipa cette colonie, dont il changea le nom en
CHARLES TaiOMPUANT. S3I
celui de Sainte-Marie, etBenottXI le félicitait d'avoir anéanti
en Italie la foi hétérodoxe.
Charles d'Anjou^ avec la nouvelle de la victoire de Bénévent/
envoya au pape deux candélabres d'or très-précieilx^ beaucoup
de joyaux et un trône orné de pierreries ; cependant il d'empè*
cha point que Bénévent^ ville pontificale^ ne fftt livrée au pillage
le plus affreux. Naples fit écûter sa joie en voyant entrer la
reine Béatrix avec des carrosses dorés^ une foule de demoisellesy
un luxe inusité (1)^ et surtout avec les lions, les éléphants et lea
dromadaires qui avaient appartenu à Tempereur Frédéric. Les
trésors que Manfred avait déposés dans lé château de Porta-Ga-
puana devaient être pairtagés entre les guerriers qui avaient par-
ticipé à rexpéditioui et Charles ^ dans ca but, demanda des
balanceSé a A quoi bon des balances? s'écria Hugues du Bahso,
chevalier provençal , d et, faisant trois tas avec les pieds^ il dit :
a Celui-ci pour monseigneur le roi, cet autre pour la reine, et
le troisième pour vos chevaliers, n Charles le récompensa par le
comté d'Avellino, puis il établit partout des barons, ded magis-
trats, des juges de sa nation, voulant des personnes nouvelles
pour des choses nouvelles : réformes qui, sous le manteau de la
délivrance, cachaient tous les malheurs d'une conquête. Le
système fiscal introduit par Frédéric II fut non-seulement main-
tenu, mais appliqué avec une rigueur inouïe; puis, comme le
pape exigeait que les biens ecclésiastiques jouissent de Fimmu^
nité, on suçait le sang et la moelle des autres (3). Les amis se^
crets de la maison de Souabe gémissaient , et les hommes^ tou*
jours nombreux, qui se promettent tout bien des libérateurs^
détrompés actuellement, s'écriaient : « 0 bon roi Manfred, nous
a t'avons mal connu vivant, et nous pleurons ta mort ! Tu nous
a semblais un loup rapace au milieu de nous ^ pauvres brebis;
d mais, depuis que notre inconstance nous a soumis à la doihina-
(i tion présente, nous comprenons que tu étais un agneau. Nous
« souffrions de voir qu'une partie de nos biens passât dans tes
a niahis, et maintenant tous ces biens avec les personnes mômes
(i sont au pouvoir d'un peuple étranger, d
Vieux refrain que les peuples répètent à chaque changement
de maître, mais dont personne ne profite, soit pour s'épar-
gner les désillusions , soit pour apprendre à supporter leurs
(1) a De ma vie je ne tû rien de plus beau. » Spuielli.
(2) Cruorem eliciunt et meduUas, MalaspucA«
23â CHARLES TRIOMPHANT.
conséquences. Le pontife lui-même se vit contraint de s'appuyer
sur les étrangers^ de lancer des excommunications contre des
villes anciennement fidèles à sa bannière^ et d'exciter les pas-
sions populaires^ si difficiles à calmer après Texplosion de Té*
goiste irritation des partis. Chargé de dettes contractées pour
venir au secours de l'entreprise^ il avait espéré les payer après
l'avènement de Charles et pouvoir alors rentrer à Rome ; mais,
dans cet homme, sur le dévouement duquel il avait compté^ il
trouvait un despote. Il avait cherché à garantir les franchises des
Siciliens, et il voyait qu'il leur avait imposé un tyran. 11 ne ces-
sait donc de lui faire des reproches, et lui écrivait : a Si tes mi-
ce nistres dépouillent le royaume^ c'est ta faute^ parce que tu as
« rempli les offices de voleurs et d'assassins qui se permettent
a des actes dont Dieu ne peut supporter la vue... rapts, adul-
atères^ extorsions, vols... Tu m'allègues pour excuse ta pau-
(c vreté! Ce royaume ne te suffit donc pas? ce royaume ^ avec
a les revenus duquel un grand homme ^ Fempereur Frédéric,
« satisfaisait à des dépenses bien plus considérables, rassasiait
« l'avidité de la Lombardie^ de la Toscane^ des Marches, de
a l'Allemagne ; et pourtant il accumula d'immenses riches-
« ses (1) I »
Le pape, voyant des brigues se renouer dans le sens gibelin^
envoya Charles pacifier la Toscane, après avoir exigé le serment
qu'il ne garderait l'autorité que trois ans, et la céderait aussitôt
1267 qu'un empereur serait reconnu. Florence se soumet pour dix
ans au pacificateur, qui excite dans ses murs]une guerre d'exter-
mination. Plusieurs villes lombardes lui demandèrent même des
podestats, et Charles, enhardi, leur fit proposer de l'élire pour
leur seigneur; la plupart lui répondirent : a Ami^ oui; mais non
pas maître. » Nommé par le pape vicaire de l'empire vacant, il
étendit sa juridiction sur le Piémont, dont il appréciait l'impor-
tance comme voisin de la Provence; enfin, sous le prétexte de
calmer les esprits, il consolida partout sa domination et celle
des Guelfes.
Alors on vit renaître la pitié et les regrets pour cette race
qu'on venait à peine de maudire, et les regards se portaient au
delà des Alpes, où survivait son unique rejeton. Conradin, dé-
pouillé des biens et des dignités de ses aïeux, proscrit avant de
naître avec toute la descendance de Frédéric II, vivait à Land-
(t) Ap. MartètTB, Thts. Jnecd,, tom. il, pag. 521.
RÉACTION GIBELINE. GONRADIN. 233
shiit^ auprès du duc Louis de Bavière^ sous les yeux de sa mère,
Elisabeth. Agé de seize ans^ beau de sa personne^ généreux
bien que pauvre^ adonné à la chasse et aux exercices militaires^
versé dans la langue latine^ il composait en allemand des poé-
sies qui jouirent de quelque réputation parmi les premiers es-
sais poétiques de cet idiome. Jouet de tous les partis, but de
tous les mécontents^ on avait même songé à le faire empereur
d'Allemagne ; le reproche de mollesse que lui adressaient les
Allemands (i)^Ies exagérations de son entourage entretenaient en
lui ces rêves de restauration dont se bercent d'ordinaire les des-
cendants de races détrônées, à qui les nuages de l'encens ne
permettent ni de voir la situation réelle, ni de calculer les
moyens et les probabilités. Les Lancia, parents de Manfred par
sa mère, et fidèles à ce prince dans les malheurs comme dans
la prospérité, étaient parvenus à s'échapper des prisons du roi
Charles ; ils sollicitèrent particulièrement Gonradin à revendi-
quer la couronne, en lui apportant 100,000 florins, les vœux de
Pise et de Sienne, outre des offres magnifiques: il pourrait,
lui disaient-ils, soudoyer des mercenaires, et les chevaliers
d^aventure accourraient à une si noble entreprise ; à peine se
montrerait-il, et les Italiens, fatigués des Guelfes, des papes,
des Angevins, viendraient tous se ranger sous ses drapeaux.
Gonradin , avec Tardeur d'un jeune homme et l'aveuglement
d'un prétendant, se dirigea donc vers Tltalie, quoi que fît sa
mère pour le dissuader de cette expédition. Les ducs de Bavière,
ses oncles, l'accompagnèrent jusqu'à Yérotae avec dix mille com-
battants; mais, comme l'argent lui manqua pour faire leur
solde, ils rétrogradèrent, et Gonradin ne put en retenir que
trois mille en engageant son patrimoine. Qu'importe I les amis
de son aïeul, les Gibelins de toute Tltalie, les méqontents de la
Sicile, lui prodiguaient les promesses, sacrifice peu coûteux : les
hommes et l'argent devaient affluer; le seul Maletta, celui qui
avait trahi Manfred à Bénévent, et qui était devenu grand tréso-
rier de Gharles, l'avait assuré de 46,000 onces d'or et de mille
cavaliers stipendiés. 11 est vrai que ni les hommes ni l'argent ne
paraissaient : mais, en attendant, Gonradin rédigeait des mani-
festes, armes de quiconque n'en a pas d'autres; il exhortait les
(1) Quielem quœsivU, et ob hoc a imlgo ignomitûam muUam tuscepU; nam
Je eo carmina prapa deeantaverunt. Goh. ViUodur. ap. EccARD, Corpus H'ut,,
1,5.
334 EXPÉDITION D£ GONRAPIN.
Italiens à venir le rejoindre^ leur promettant de relever Fbon-
neur de leur pays et la dignité du nom allemand (i). Aux prin-
ces de l'Europe il se plaignait des papes : a Innocent m'a nui
à moi innocent; Urbain ne m'a pas montré d'urbanité; Clément
a usé d*inclémence envers moi^ et Rome nie hait au point de ore
pas vouloir méipe que je vive> moi rejeton d'unB race si magni*
fique^ qui a régné si longtemps^ et dont je ne veux pas dégéné-f
rer^ moi élu et créé pour la sublimité de Tempire sur les traces
de mes ancêtres, d
Les citoyens d'Asti^ qui^ pour suivre le mouvement, s'étaient
soumis à payer tribut à Charles, voyant que ce sacrifice ne les
mettait point à Tabri des exigences des maréchaux sous Tauto-
rité desquels ce roi avait placé Turin, Alba, Alexandrie^ Sbyî^
gliano, soudoyèrent quinze cents hommes; puis^ s'étant alliés
avec les Pavesans et le marquis de Montferrat (gendre d'Al-
phonse de Castilie , empereur élu , et son vicaire en Italie ), ils
soulevèrent contre Charles les villes qui avaient reconnu son
autorité. Encouragés par ces manifestations, les Génois battirent
ses flottes, et les Pisans, avec vingt-quatre galères commandées
par Frédéric Lancia, défirent à Melazzo l'escadre provençale.
Ces succès semblaient de bon augure à Conradin, qui, préveuqnl
la résistance des républiques guelfes dont la ligue s'était re-
constituée, et soutenu par les cités gibelines^ sortit de Pavie et
lias traversa par une marche hardie les gorges liguriennes. Dans un
petit port près de Savone, il trouva des galères qui le transpor-
tèrent à Pise; affranchi des obstacles des Alpes et des fleuves,
il pouvait désormais porter les armes dans le pays même des
ennemis, agité par les souvenii's et les complots*
Clément IV, bien que mécontent du roi Charles, prit ombrage
de cet enfant^ qui prétendait encore réunir Fempire et la Sicile;
il le déclara donc excommunié avec ses adhérents, et déchu non-
seulement de tout droit sur les deux Siciles, mais encore sur le
duché de Souabe et le royaume de Jérusalem; il insultait à ce
a roitelet^ issu de la race venimeuse du serpent tortueux, qui^
cr aspirant à l'extermination de sa mère, l'Église romaine^ em-
a peste de son souffle les campi^es de la Toscane , et envoie
(1) Telle est la forme d*un manifeste qui se trouve dans la bibliothèque de
Tarin, D. N. 38 f. 70. Pour le reste, voir LimiG , Codêx it, dipL, VL, 41. Pro-
testatio Conradini; et d'autres ^documenta du H jaUTier 1367 et du 7 juillet
126S.
BZfiDITIOR DB GONRAPlNi SSft
« des traîtres dans les différentes cités de l'empire vacant et de
( notre royaume de Sicile (1). *
Ces paroles dénotent que ces partisans que trouve fadlement
quiconque vient troubler un nouveau règne ne manqueraient
pas au prétendant. Les barons, qui^ dans la Lombardie et la Tos-
canei tenaient des fiefs de Tempire^ à Pombre duquel ils avaient
exercé la tyrannie^ désiraient un nouvel empereur, surtout jeune
et faible, dont le nom couvrirait leur volonté despotique. Conrad
Capece^ ayant pénétré en Sicile avec un corps d'Africains, y
avait réveillé la haine étemelle contre Naples; puis, soute-
nant les Felenii contre les Ferracaniy noms que les Gibelins et
les Guelfes s'étaient donné dans l'Ile, il souleva tout le pays,
excepté Syracuse et Messine. A Rome y toujours rebelle à l'au-
torité papale 5 Henri de Gastille avait embrassé ouvertement la
cause de Cûnradin; célèbre par ses victoires sur les Maures, il
était resté longtemps parmi les barbaresques de Tunis, dont il
avait contracté les vices; puis, comme sénateur de Rome^ il
exerça dans cette ville une indigne tyrannie , en persécutant un
grand nombre de personnages. Dans le principe, favorable à
Charles, son parent , il devint son ennemi dès qu'il l'eut] empê-
ché d*obtenir le royaume de Sardaigne, objet de son ambition,
et ne put recouvrer l'argent qu'il lui avait prêté ; non moins hos-
tile au pape^ il promit à Conradin sa propre épée et un corps de
combattants.
Alléché par des préludes si favorables, Conradin partit de
Pise, traversa Sienne, et vint déployer ses bannières sous les
murs de Yiterbe, derrière lesquels s'était abrité le pontife
fugitif de Rome, et qui dit aux cardinaux : a Que ce jeune
homme, entraîné par les méchants comme une brebis au bou-
cher, ne vous inspire aucune crainte , » et il célébra tranquille-
ment la solennité de la Pentecôte.
Les Romains fêtèrent Conradin comme un peuple qui a be-
soin de spectacle; la terre fut couverte d'habits et d'étoffes, les
mes ornées de riches tapis, de fourrures, de draps de soie et
d'or, et l'on tendit des cordes où chacun suspendit ce qu'il avait
de plus éclatant en vêtements, en armes, en objets de luxe; par-
tout on entendait le son des tambours, des violes, des fifï*es, et
la voix de chœurs chantant joyeusement (2] .
(1) Anoales deBaronius, à Tannée 1268.
(2) Malaspina, plein de pitié pour les vaincus, et qui raconte ces faits dans
236 . BATAILLE DE TA6UÀG0ZZ0.
Conradin, proclamé le libérateur du peuple^ Tépée de Titalie,
et décoré des autres titres qui sont répétés d'âge en âge par la
populace et les bureaucrates^ monta au Capitole et prononça un
discours, où les Romains surent trouver toutes les beautés de
sentiment et de forme, parce qu'ils y étaient adulés. Des cris de
joie réveillèrent l'écho des sept collines ; la poésie et la prose
chantèrent le légitime successeur de tant de Césars. Les indi-
vidus-qui lui firent opposition furent punis par ^emprisonne-
ment^ le pillage et la confiscation; le sénateur, pour faire de
l'argent^ dépouilla les églises et les sacristies, oii les paiiiculiers
déposaient alors leurs richesses, et, après avoir levé des soldats,
il partit pour une conquête , dont il espérait sans doute de
grands avantages.
Ivre d'espérances , Conradin se dirigea par Tivoli et Vîcovaro
afin de pénétrer dans les Abruzzes , montagnes si favorables
pour camper y et où devaient venir le rejoindre tous ses parti-
sans du royaume^ mais surtout les païens de Lucera. Charles
ne s'endormait pas^ et^ à Tagliacozzo, près des anciens Campi
25 août. PalerUini, alors plaine de Saint-Yalentin, il fit face à son rival.
Le légat pontifical bénit les armes du roi, et prononça des im-
précations contre celles de Conradin ; mais ce prince conduisait
bon nombre d'Allemands^ Galvano Lancia d'Italiens^ et Henri de
Castille d'Espagnols. Les Gibelins eurent d'abord l'avantage, au
point que Charles se désespérait en voyant les siens dispersés et
tués; mais, sur le conseil d'Érard, sire de Valéry, vieux cheva-
lier alors de retour de la Palestine, il avait en réserve un corps,
à la tête duquel il assaillit les Gibelins qui célébraient déjà la
victoire, et les mit en déroute avec un tel carnage que celui de
Bénévent n'était rien en comparaison (1).
tous leurs détails, fut témoin de cette réception ; il prétend que les seigneurs
napolitains conjuraient avec Henri pour le faire roi de Sicile, lorsqu^on aurait
vaincu Charles avec le nom de Conradin, qui devait être tué avec tous ses pai'-
tisans . Spinelli écrivit son journal en dialecte de la Fouille jusqu'à la bataille
de Tagliacozzo, où peut-être il mourut. U faut y joindre le Clironieon Cavense ,
publié par Pbbtz; la Cronaea inediia de Salimbenb, et divers documents
nouveaux produits par Saint-Prisst, dans VHutoirede Charles £ Anjou; par
Ravmbb, GescU. der Uohenstaufen ; par HuiLLABD BréhOLLBS, Recherches sur
les monuments de la maison de Souabe, et Nouvelles recherches sur la mort Je
Conradin; par Jagbb, Conradins Geschtchte; par DI Cesabs, La Colonna di
Corradino, etc.
(1) lUa slrage quœ in campo Betuventano facta fuit, hujus respecta valde
mûdieafuit, écrivait Charles au pape, ap. Martènb, N. G90.
PROCÈS DE CONRÂBIN. 237
A Rome^ les Gibelins avaieut anûoncé la victoire de GoDradin^
nouvelle qu'on avait accueillie par d'autres fêtes; mais la vérité
ariMva bientôt avec les fugitifs. On apprit enfin que le sénateur
Henri était tombé au pouvoir de Tennemi^ et que Charles faisait
couper les pieds aux prisonniers romains ^ puis les enfermait
dans une enceinte où ils étaient brûlée vifs. Les Guelfes, maîtres
enfin de se venger ^ accueillirent avec magnificence le roi
Charles, qui monta à son tour au|Capitole au milieu d'une grande
pompe et des hymnes^ reprit la dignité de sénateur^ et occupa
le siège de juge; mais il ne perdit pas de temps à jouir de son
triomphe.
Conradin, tombé subitement du sommet des espérances dans
l'abîme de la réalité, avait couru à Rome, pour réclamer l'exécu-
tion des promesses qu'on lui avait faites dans la prospérité ; mais
il ne trouva que des railleries et des embûches, accueil réservé
aux vaincus. Déguisé en paysan, il s'enfuit donc avec Galvano
Lancia, son Ois, et quelques autres, fidèles à son malheur; dans
le nombre se trouvait Frédéric de Baden, son cousin, qui, dépo^
sédé du duché d'Autriche, était venu pour recouvrer l'héritage
de son ami, afin qu'il l'aidât à rentrer dans le sien. Us suivirent
le rivage de la mer, à la recherche de quelque navire qui pût les
transporter en Sicile, où Capece avait arboré leur bannière; en-
fin ils arrivèrent à la petite rivière qui sépare la campagne de
Rome des marais Pontios, près de la forteresse d'Astura, dont le
seigneur était le Romain Jean Frangipane, qui, voleur de grands
chemins et pirate, cherchait partout du butin ou des rançons. A'
l'exemple des autres barons, il avait embrassé la cause de Con-
radin; il rejoignit alors le prince sur un navire et le ramena dans
son château, mais indécis sur la conduite qu'il devait tenir à son
égard : le sauverait-ii à prix d'or ou le rendrait-il? Le pape lui
demanda vainement ces fugitifs arrêtés sur ses terres; Frangi-
pane les livra aux Angevins. Charles vint les recevoir en personne,
et fit décapiter sans jugement Lancia, son fils, et d'autres sei-
gneurs de la Fouille, considérés comme vassaux rebelles.
Clément IV réclama Conradin, qui, étant excommunié, ne pou-
vait être jugé que par l'Église (i) ; du reste, mécontent de la vio-
(1) Sunt qui dicunt per pçntificem et cardinales, ut Conradtts et cœteri in
eorum polestatem et carcerem vanirent, fuisse decretum, Quod ne accideret,
Carolus saiegit. RicOBALDO Ferb. et PlPmo dans les Rer. it. Script., YUI, 137,
IX, 684.
On raconte que Cliarles, ayant consulté (Uémcnt IV sur ce qu'il devait faire
S88 PROGiS DB GON&ADIN.
lence et de l'ambition du roi Charles^ il voyait peut-être dans ce
jeune homme un gage et un épouvantail précieux. Charles, pour
ce motîf^ devait se refuser à le remettre en ses mains; il paraît
d'ailleurs qu'il trouva le moyen d'effrayer Gonradin sur le traite-
ment que lui destinaient ees prêtres^ ennemis implacables de sa
famille^ et de l'amènera se confier à sa royale clémence. En ef-
fet» le jeune prince avoua qu'il avait péché contre sa sainte mère
l'Église ; Ambroise Sansedoni^ de Sienne^ prédicateur renommé,
se rendit auprès du pontife^ et^ bien qu'il eût préparé un discours
éloquent^ il préféra quelques paroles simples^ toujours plus effi-
caces^ et ne fit que se prosterner^ en lui rappelant la parabole
de l'enfant prodigue; puis il s'exprima ainsi : c Sainteté^ Gonra-
din vous feit dire : Père, f ai péché devant les deux et devant
toi, et il demande humblement la rémission de sa foute par la
miséricorde qui est en vous. » Le pontife^ dont le cœur fut tou-
ché par les parples du moine, et qui sentit le souffle de Dieu^ ré-
pondit aussitôt : « Ambroise^ je te le dis en vérité^ je veux la
miséricorde, non le sacrifice. x> Et^ se tournant vers les assis-
tants : « Ce n'est pas lui qui a parlée mais l'Esprit de Dieu tout-
puissant. » Clément et tous ceux qui l'entouraient furent surpris
de la douceur que Dieu avait fait passer de la bouche d'Antoine
dans leur cœur ; c'est ainsi que Gonradin fut absous de toute cen-
sure, et que s'éteignit la h^ine du pontife (i).
L'Église avait pardonné, et le roi triomphait d'être enfin as-
suré de sa proie (2) ; en effet, comme l'absolution faisait cesser
(but conflit de juridiction^ il put conduire le procès à son gré.
Après avoir convoqué à Naples deux syndics de chacune des vil-
les de la principauté et de la terre de Labour qui lui étaient dé-
dtt priiODikier, re^t de lui cette réponse : « L« vie de Gonradin eit la mort de
Charles; la vie de Charles est la mort de Gonradin. » Si Giannqne, dans sa
servilité envers les rois, qui devaient ensuite le payer avec tant d'ingratitude^
croit a ces paroles brutales avec son irréflexion habituelle, elles paraissent in-
vraisemblables à Sismondi lui-même, qui accepte avec empressement tous les
faits défavorabbles aux papes. Selon le Chron, imaginis mundi, la réponse de
Qément lut : De Cmuradino JUio iniquitatU vindietam non quœrhnust nec juS"
tiùam denegamtts (dans les Monum, hisl. patriat),
(1) Voir les BoUandistes, Acta SS, martii, lom. lïl, pag. 190.
(2) Ut faeiat rex de *»Uulo supersthe 'victîmam, Conradinum recognoscentem
smpiu» centra matrem EccUsiam deliquisse, nec minus contra regem ipsum Wte-
menter errasse, proettravit per quosdam Ecelesîœ cardinales iliuc propterea per
sedem aposioUeam destinâtes aèsoM, Malaspiha.
SUPPLICE DE CONRÀDIN. 239
vouées, il porta devant eux et les magistrats, tous Français,
Faccusation de Conradin. La plupart néanmoins, le traitant
comme un roi vaincu qui a tenté de recouvrer les domaines
qu'on lui avait ravis, pensaient qu'il devait être considéré comme
prisonnier de guerre. Charles insistait pour le faire déclarer cou-
pable de sacrilège à cause des monastères brûlés ; mais Guido de
Suzara, juriste éminent, sut lui rappeler qu'un chef ne peut
être rendu responsable des excès de ses partisans, et que sonar-
mée, d'ailleurs, en avait commis de semblables dans la première
conquête.' On passa aux voix, et tous furent pour l'acquittement ;
le Provençal Robert de Bari, protonotaîre du royaume, opina
seul pour la mort, et Charles n'hésita point à prononcer cette
peine.
Conradin jouait aux échecs avec son cousin Frédéric quand il ociobw.
apprit la sentence j ayant obtenu trois jours pour se préparer à
la mort et faire son testament (l),il fut conduit, avec dix compa-
gnons, du château de Saint-Sauveur sur la place du Marché, où
réchafaud était dressé. Charles voulait se donner, le barbare plai-
sir de contempler ce spectacle du haut du château. Robert de
Bari lut la sentence motivée. Conradin, après l'avoir entendue
quitta son manteau et se mit à genoux en s*écriant : « 0 ma ten-
dre mère, quelle nouvelle tu vas apprendre ! » et, plaçant sa
(1) Dans ks archives de Stuttgard se troure le testament de Conradin, ou
plutôt le codicille d*un testament antérieur qui ne nous est point parvenu; il fut
rédigé, le 29 octobre, en présence de Jean Bricaud, sire de Nangej^ et de cet
Érard de Valéry qui avait donné à C3iarles le conseil auquel il dut la victoire de
Tagliacozzo.
Tout écolier a entendu raconter que Conradin jeta , du haut de Téchafaud ,
son gant comme un appel à la vengeance de son héritier, qui était Pierre d'Ara-
gon, auquel il fut apporté par Jean de Procida ou par Henri de Waldbourg.
Ce fait ne se trouve dans aucun historien napolitain avant Collennecio; mais
antérieurement il avait été mentionné par Jean, abbé de Victring en Carinthie,
qui rédigea une chronique jusqu'à l'année 1844; c'est une autorité bien loin-
taine pour le temps et le lieu. Du reste, à quel titre Pierre d'Aragon était-il son
héritier? Mari de Constance, fiUe de Manfred, il était traité par Conradin d'u-
surpateur et de parjure : Conradin pouvait-il alors vouloir en faire son héritier?
Pour justifier l'attaque de la Sicile, Pierre n'invoqua d'autres titres que les
vœux du peuple; il n'allégua ni ce gant ni la succession de Conradin, mais bien
celle de Manfred.
Une tradition^ dénuée de (ondement, raconte qu'Elisabeth de Bavière Onà
s'était remariée à Maynard, comte du Tyrol de la maison de Goritz) vint en
personne, sur une galère toute noire, recueillir le cadavre de son fils pour le
fiaire enterrer dans l'église de Carminé qu'elle avait fondée.
:>
240 • SUPPLICE DE CONRADIN.
tête sur le billot^ les mains jointes levées vers le ciel^ il attendit
le coup. Frédéric, au contraire, hurlant, blasphémant^ vocifé-
rant des imprécations, se laissa arracher la vie sans implorer la
miséricorde divine.
La multitude regardait et pleurait avec stupidité; quelques
Français^ qui s'indignaient trop tard de servir d'instrument aux
vengeances du conquérant^ exhalaient leur colère par ces fas-
tueuses paroles de générosité dont cette nation est prodigue
après les faits accomplis. Les cadavres furent ensevelis sous un
monceau de pierres^ non en terre sacrée^ mais sur le lieu même
du supplice. Aucun roi ne protesta contre ce premier sang royal
versé par la main du bourreau. La plupart des hommes^ bien
qu'ils aperçussent le doigt de Dieu qui punit jusqu'à la qua-
trième génération, désapprouvèrent néanmoins l'abus de la vic-
toire, et Jean Villani écrivait : «c L'expérienc>e nous apprend que
a tout individu qui se lève contre la sainte Église et encourt l'ex-
a communication doit avoir une fin misérable pour son corps et
c( son âme ; mais le roi Charles fut beaucoup réprimandé, à i'cc-
a casion de sa sentence, par le pape, les cardinaux et quicon-
a que était sage. x>
La mort de deux jeunes princes était un beau sujet de poésie:
elle fut donc chantée en allemand comme en provençal. Saba
Malaspina leur rendit l'hommage dont un historien peut dispo-
ser: il raconta leur fm d'une manière pathétique^ et gémit sur
ce cadavre qui «gisait étendu comme une (leur purpurine
<( tranchée par une faux imprudente. » Le peuple raconta qu'un
aigle descendu des nuages , après avoir trempé son aile droite
dans ce sang, était remonté aussitôt dans le ciel. C'était du sang
de roi qu'un roi^ justifié par la victoire, avait répandu, oubliant
que la victoire n'est pas toujours pour les rois. Les gens de let-
tres inventèrent des fables plus grossières, et l'histoire les re-
cueillit avec une complaisance aveugle.
Si les papes^ en appelant Charles, avaient été déterminés par
le désir d'empêcher que la Sicile ne devint une annexe de l'em-
pire^ et de prévenir la réunion du nord au midi de l'Italie^ afin
que la Péninsule ne fût pas dépouillée de son indépendance^ le
but était atteint. Si les Guelfes n'avaient pas sur la liberté des
idées plus larges que les libéraux modernes^ et la faisaient con-
sister dans l'expulsion des Allemands^ ils devaient être satis-
faits; car avec les princes de la maison de Souabe finissent les
empereurs qui ont exercé une influence directe sur TTlalie on-
GRÉGOIRE X. RODOLPHE DE HABSBOURG. 241
core libre, et, pendant cinquante ans, aucune armée atlemande
ne foula cette terre sacrée.
L'extermination des princes de la maison de Souabe laissait la
papauté triomphante; mais Clément IV ne vit pas le rétablisse-
ment de la paix avec l'empire; car^ au moment où il s'apprêtait
à prononcer entre les compétiteurs au trône d'Allemagne , il
mourut à Viterbe. Les cardinaux s'étant réunis dans cette ville
pour lui donner un successeur^ restèrent trois ans sans pouvoir
s'entendre; enfin l'élection fut remise à six d'entre eux, et l'on
proclama Tibaldo Visconti de Plaisance , alors légat en Pales-
tine, qui prit le nom de Grégoire X. Afin de prévenir le triste f27i
spectacle des dernières élections et les longues vacances, ce
pape régla la forme du conclave; à l'avenir, les cardinaux du-
rent être enfermés avec un seul conclaviste et réduits à beaucoup
de privations, sans pouvoir communiquer avec personne du
dehors jusqu'à ce qu'ils eussent élu le pontife.
Le quinzième concile œcuménique se réunit à Lyon afin de itjk
solliciter une nouvelle croisade et de mettre un terme au ''™'''
schisme des Grecs. Dans cette assemblée parpt Othou , vice-
chancelier de Rodolphe de Habsbourg, pauvre comte de l'Argo-
vie, élu naguère empereur d'Allemagne; nouveau sur un trône
inespéré, sans biens comme sans intérêts dans cette Italie dont
il ignorait même la géographie , il aimait mieux se consolider
en Allemagne que de guerroyer pour un royaume lointain et
presque nominal. Afin de terminer un litige qui durait depuis
plus de soixante et dix ans^ il promit donc, sous la foi du ser-
ment^ d'accomplir les promesses d'Othon IV et de Frédéric II;
de renoncer aux terres , objet de contestation entre l'empire et
l'Église ; de n'accepter aucune tenure ecclésiastique, même alors
qu'on lui en offrirait, ni de charges dans l'État romain sans l'as-
sentiment du pape; de ne pas troubler le roi de Sicile ni les
autres vassaux de l'Église, et de ne point chercher à venger la
mort de Gonradin. De plus^ en vertu d'actes qu'il fit souscrire
aussi par les électeurs, il confirmait au pontife les anciennes do-
nations de tous les pays compris entre Radicofani et Ceprano^
outre l'Emilie, la marche d'Ancône , la Pentapole et les posses-
sions de la comtesse Mathilde, Spolète, le comté de Bertinoro,
Massa et tout ce qui avait été concédé par diplôoies aux suc-
cesseurs de saint Pierre (1); il ajoutait encore la souveraineté
(1) Êp, Rodulphi, ap. RatNALD.
HIST DE» ITVI.. — T. V. 16
U$ B0DOLPHE BS HABSBOUBfi.
sur la Siciidt la Corse et la Sardaigne. L'Église enfin restait
émancipée^ et les Guelfes réalisaient les dessaios eongus dq^QÎs
L'Église, vaincue en apparence^ était sortie touie-fuissaota de
sa première guerre avec l'empire; aujourd'hui, bien qu'elle
semble victorieuse ^ sa décadence va commencer à cette paix.
Loin d'acquérir un pouce de terre , les papes se trouvaient tou-
jours contrariés dans leur propre ville ; sur neuf pontifes qui^
après la mort de Grégoire IX , occupèrent en trente-aix ans la
chaire de saint Pierre^ six n'entrèrent pas à RcHne, et les autres
n'y firent qu'un bref séjour. L'importance qu'ils tiraient de leur
fésistance à la domination étrangère disparut dès le rnooient
où, pour abattre les Allemands, ils se jetèrent dms les bras des
Français; les Guelfes, si dévoués à Tindépendanoe , devinrent
donc les fauteurs des étrangers , auxquels les Gibelins {aisaîent
opposition.
L'Église avait pu accumuler des richesses immense^, augmen-
tées chaque jour; elles consistaient, soit en fonds provenant de
seigneuries et de comtés obtins en don ou achetés des baioos
qui allaient aux croisades, soit en argent fourni par les dîmes,
qui s'étendaient même sur le commerce, le butin de guerre, que
dis-je? sur le misérable gain des mendiants et sur le salaire hon-
teux des prostituées ; mais, si les lûens ecclésiastiques étaient, à
l'égal des Rets, exempts de tout inip6t, les communes appelèrent
le clergé à concourir aux charges d'un gouvernement dont il re-
cueillait sa part d'avantages. Dans le principe , on n'y vit point
d'inconvénient; mais^ plus tard, soit que la répartition fût ini-
que , ou que Pimpôt devint excessif, les ecclésiastiques firent
entendre des plaintes fréquentes. Les troisième et quatrième
conciles de Latran défendirent donc aux autorités d'imposer le
clergé , qui ne devait contribuer aux charges de la commune
qu'autant qu'il le jugerait utile au bien public; mais les papes
accordaient facilement aux princes le droit de le taxer.
La juridiction du clergé fût même restreinte ; car les gouver*
nements cherchaient à intervenir dans les décisions des cours
ecclésiastiques^ qui , ne prononçant presque jamais de peines
corporelles, réprimaient faiblement les délits. Les tribunaux
même de l'inquisition mirent TÉglise dans une certaine dépen-
dance des laïques, dont ils devaient réclamer le bras pour Vexé*
cution de leurs sentences.
Les armes spirituelles , dont on avait usé et abusé au profit
FIN BE Lk GUBaBB DES INVESTITURES. 243
d'intérêts iBcmâBins^ restèrent émoussées : ces excommanica*-
tioBS mativées sur des haines qui semblaient personnelles ; ees
indulgences prodiguées à quiconque s'armait contre les ennemis
du saintr-siége ; ces dtmes imposées sous le prétexte de délivrer
ia terre sainte^ et dépensées au contraire pour combattre Frédé*
jrie ou Cooradin; ces prélats qui suivaient les armées et bénis-
saient lesmasisacres^ tout cela diminnait l'influence des pontifes,
alors même qu'ils refrénai^ot dans Pintérét du peuple les actes
arbitraires des rois^ ou réprimaient les exactions de Gliarles
et prodamaient la paix. En outre, au milieu de la lutte^ ils
avaient dû appeler le peuple à vérifier les droits réciproques^ et
le peuple voulut examiner des actes auxquels^ jusqu'alors^ il
a'étttt sowiis avec respect; or tout pouvoir désarmé^ mis en
diacussion, est perdu.
CHAPITRE XCIII.
LES VONGOLS. FIN D£8 CROISADES ET LEURS EFFETS. LES ARHOIRIES.
«
Au milieu de eetUi décadence^ les affaires de la terjre sainte
étaient tombée daxtt un état pire que jamais. Pans ces colonias,
qui auraient pu être si favorables à la civilisation, la discorde
régnait non moins qu'en Ëurppe ; on ne demandait pas quels se*
raient les vainqueiirs^ des chrétiens ou des Sarrasins^ mais <^es
templiers ou des hospitaliers, des Génois ou des Vénitiens; ces
deux peuples^ qui se disputaient l'empire de la mer et les profits
du commerce avec le Levant^ rougissaient de sang italien les
mers et les pays étrangers, et portaient jusque daqs les églises
le sacrilège de meurtres fraternels.
Après la prise de Constantinople, nous avons vu Tempire grec
sortir de sa léthargie, rompre son unité stupéfiante^ et se diviser
en une centaine de principautés, dont chacune devint un foyer
de vie nouvelle. Outre les Occidentaux, les seigneurs grecs
avaient eux-mêmes constitué des Etats particuliers, comme
Alexis Comnène à Trébizonde, Michel Comnène à Durazzo,
. Théodore Lascaris à Nicée de Bithynie. Michel Paléologue,
tuteur d'un enfant de ce dernier, avait usurpé sa couronne, et, laso
pendant que la fortune le favorisait, il assaillit Gonstantinople.
244 GEMGIS-KHAN.
L'empereur de cette ville, Baudouin 11^ entretenu par les
aumônes de la chrétienté^ se trouvait dans une telle pâiurie
qu'il fut contraint, même après avoir engagé les objets [ûrécieux
du palais et des églises^ de vendre jusqu'au plomb et au cuivre
des toits. Michel lui enleva par surprise la ville et le trône, et
1261 rétablit Fempire grec avec une nouvelle dynastie. Les Génois^
qui, pour humilier les Vénitiens , lui avaient prêté secours,
obtinrent de larges concessions avec le faubourg de Péra. Venise
et Pise, néanmoins, conservèrent leurs anciens privilèges et le
droit d'avoir leurs juges propres ; le consul des Pisans, le
podestat de Gênes et le baile des Vénitiens figurèrent parmi les
grands officiers de cette couronne. Michel, d'ailleurs, n'avait
repris que les côtes sud-e3t du Péloponèse; les principautés
établies par les croisés au centre et au midi de la Grèce conser-
vaient encore leur indépendance.
L'Occident ne prêtait qu'une faible attention à ces change-
ments, lorsqu'un nouveau fléau vint menacer non-seulement la'
terre sainte, mais toute la chrétienté : nous voulons parler de
rirruption des Mongols ou Tartares.
Gengis-Khan est une de ces terribles incarnations de la force
qui sembleraient des fictions mythiques, si son existence n'avait
pas été trop réelle et trop douloureuse; il réunit dans le cœur
de l'Asie, d'où il les poussa sur l'Europe, ces barbares qui, avec
une rapidité à peine croyable, occupèrent d'un côté l'immense
empire de la Chine, de l'autre menacèrent la Perse, conquirent
la Russie, et, après avoir réduit la Hongrie en désert, parvinrent
jusque dans la Dalmatie, c'est-à-dire en face de l'Italie.
Une sombre terreur se répandit dans toute l'Europe à l'ap-
proche de ces races tartares, qui ne connaissaient ni loi ni foi.
Grégoire IX, pour réunir toute la chrétienté contre les envahis-
seurs, et décider Frédéric H à se mettre à la tête de l'entreprise,
multipliait les promesses, les menaces, les indulgences et les
absolutions; mais cet empereur feignait un grand effroi et pro-
diguait les promesses en style de rhétorique (i), ce qui ne
Pempêchait pas d'agir avec tant de tiédeur que ses ennemis
répandirent le bruit qu'il était d'accord avec les Tartares, et
qu'il les avait appelés lui-même pour insulter au pape et à la
(1) Jactaùs inambus verborumlenocinus oratovcm^ quant, rapio contra Tar-
taras exerciltt, chrisiianum imperatorem a gère malebat. Ëp. de Grégoire IX ,
dansMATTH. Pabis.
GENGIS-KUAN. MISSIONNÀUIES. 245
religion. Il est certain que ces peuples, suivant leur coutume^ le
firent sommer de rendre hommage de ses États au grand khan, '
lui offrant^ en récompense, de choisir à sa cour la charge qui lui
conviendrait le mieux ; Frédéric fit cette réponse ironique : € Je
choisirais l'office de fauconnier, car je me connms très-bien en
oiseaux de proie. »
Mais lorsque les Mongols firent la guerre aux Turcs seldjou-
cides, qui dominaient alors sur la Palestine, les Francs, séduits
par cette illusion si commune qui nous fait voir des amis dans
tes ennemis de nos ennemis, conçurent l'espoir que les nou-
vemix barbares les délivreraient de leurs oppresseurs; leur
alliance fut donc recherchée, et le pape se laissa bercer de
Tespérance de les attirer au christianisme. La conversion d'un
peuple qui s^était répandu depuis la mer Jaune jusqu'au Danube
aurait été un événement décisif pour la civilisation du monde;
mais, pour l'espérer, on n'avait d'autre motif que l'inimitié de
ces peuples contre les musulmans. I^s pontifes, néanmoins,
étaient habitués à voir les missions opérer des prodiges, et les
croisades n'offraient-elles, pas une série de miracles? D'autre
part, on savait confusément que les Tartares, plongés dans de
grossières superstitions, sans enthousiasme ni sacerdoce, s'étaient
accommodés de la religion des peuples chez lesquels ils arri«
valent; or, s'ils avaient embrassé le boudhisme dans la Chine,
le mahométisme dans la Perse, pourquoi ne deviendraient-ils
pas chrétiens en Europe? Co n'était que de l'indifférence née de
l'^norance, mais on l'interprétait conune une propension à la
vérité.
Innocent résolut donc d'envoyer des missionnaires aux
Tartares, e( les nouveaux moines dominicains et franciscains
s'offrirent à Tenvi. On choisit les frères mineurs Laurent du
Portugal, Benoît Polacco, disciple de saint François, et Jean de
Piano Carpino^ le premier Européen qui fournit sur ces peuples
des notions fabuleuses, il est vrai, et grossières. Ces religieux
intrépides, munis seulement de la croix, traversèrent l'Europe,
qui n'était alors parcourue que par des pèlerins ou des combat-
tants, et rejoignirent, sur les rives du Volga, Batou, général des 12^
Mongols ; en môme temps arrivaient auprès de BaschiouNouyan,
autre général en Perse, les dominicains Simon de Saint-Quentin,
de France, et les Italiens Alexandre et Albert Ascellin^ Guiscard
de Crémone, André de Longiumello. Ces barbares, qui ne con-
naissaient d'autre droit que la f6rce, trouvèrent ridicule cette
248 ORDCRIG DB POHBBNORE*
expédition de moioeft, qui tenaieni de si loin pottr hês btimer,
' dans une langue étrangère^ de détruire les autres mrtîoiiSf et
pour led inviter à se soumettre à une religion hora de laquelle
ils ne devaient espérer que dananation étemëUei Lee mission-
naires, dans te principe, ne se montrèrent pas découngéa, parce
qu'ils ne se promettaient ni récompenses ni louanges humaines;
ils se transportèrent à la cour du grand khan mongol , auquel
ils rendirent hommage avec les envoyés du mode èntiw; mais
ils n'en rapportèrent que mépris.
Malgré cet échec, les papes ne cessèrent pas d'envoyer amt
Mongols des missionnaires, parmi lesquels les frères Girard de
Prato, Antoine de Parme, Jean de Sainte Agathe , André de
Florence, Matthieu d'Arëzzo, héros d'un nouveau genre^ que
Phistoire néglige parce qu'ils n'ont ni massacré ni dévasté. Pins
tard> un autre missionnaire, Jean de Montecorvino, après avoiir
traversé la Perse et Tlnde , prêcha dans la capitale de l'empire
Mongol, où il fonda deux églises et baptisa six mille personnes
en quelques années. Bien plus, le bruit courut que le grand
khan était chrétien, parce qu'il avait toléré à sa cour nos rites^
comme ceux de la Chine et de la Perse. La croyance qu'un
prince de ces pays s'était fait baptiser dura plus longtemps ;
ce prince, sous le nom de Prétre-Jean, resta fameux dans les
récits des voyageurs et dans les impostures de ceux qui, dé
de temps à autre, feignaient d'être envoyés par luî«
Le fait est que des Européens pénétrèrent alors, poiir la pre*
mière fois, dans Pextréme Orient. Un franciscain de Naples fut
archevêque de Péking, capitale de la Chine; le bienheureux
1318 -^ so Ordéric de Pordenone, frère mineur, après avoir traversé TAsie
de Constantinople à Trébzionde, à Erseroum, à la commet^
çante Tébriz, arriva par Tlndus à la c6te de Malabar, d*où
l'Europe tirait le poivre, au Camatic, à Sara^ où l'on récoltait la
girofle, les noix muscades, les autres épices et aromates que les
Génois et les Vénitiens répandaient dans toute l'Europe. Puis il
visita la Chine et le Thibet^ et resta trois ans à Péking, où il
trouvait un couvent de franciscains et deux à Zaïtoun. De retour
à Padoue, il dicta à Guillaume de Solana une relation de son
voyage, sans ordre ni discernement, mais comme les faits se
présentaient à sa mémoire. Au milieu de tant d'erreurs et de
fables, on aime à voirqu*il rapporte tout à des choses italiennes :
« En Tartarie, on ne mange que des dattes, dont quarante deux
livres coûtent un gros vénitien ; le royaume de Mangy compte
ORBSRtU DE POHDSNONE. 24T
deux mille vHles^ grandes chacuoe comme Trévise ei Vicenoe
dfisetnble ; Soustalay est comme trois Venise^ Zaïkoon eofnme^
deux Bologne, el Ton y toit une idole haute comme nm saint
Christophe; Chamsana se trouve près d'un fleuve » comme
Ferrare sur le Pè. »
Le commerce^ non moins que la dévotion^ poussait les Italiens
dans toutes les contrées^ et plusieurs técurent à la oour des
Mongols. Le Génois Biscarello de Gtsulfo fut ambassadeur du
Mongol Argoun, seigneur de la Perse; la lettre de ce prinee,
qu'il fut chargé d'apporter au roi de Fnince pour lui offrir des
secours afin de recouvrer la terre sainte^ est le plus ancien dcH
eument de la langue mongole^ et porte un sceau en caractères
chinois^ les premiers que Ton vit en Eurc^e. Les voyages de
Marco Polo^ dont nous parlerons ailleurs^ eurent beaucoup de
retentissement. Outre l'avantage de répandre notre foi et notre
civilisation, les voyageurs rapportaient de ces pays des connais-
sances ou des arts, et le spectacle des coutumes étrangères
agrandissait le champ de l'esprit limité de l'Européen; à notre
avis, on ne ferait pas une conjecture hasardée, si Von pensait
que ces voyageurs valurent à l'Europe la connaissance du char-
bon fossile^ du papier^ de la poudre et de Timprimerie.
Les entreprises des Mongols, loin de répandre quelque rosée
sur la Palestine^ lui avaient porté le dernier coup. Les habitants
de Karîzni^ expulsés par les Mongols^ se jetèrent, à ^instigation
du sultan du Caire, sur la terre sainte avec une férocité inouïe; 1244
après un combat à Gaza^ d'où ne parvinrent à s'échapper que
quatre-vingt-trois templiers, vingt^six hospitaliers^ trois cheva**
tiers teutoniques^ ils prirent Jérusalem , détruisirent le sépulcre
du Christ et celui des rois, exterminèrent les habitants et oceu-
çèrent tout le pays , excepté Jaffa, qui resta au pouvoir des
Égyptiens. Dans l'affliction générale, Louis, le saint roi de
France, fut celui qui éprouva la plus vive douleur; résolu à re^
lever la croix à tout prix^ il s'adressa , pour avoir des marins et
des pilotes, à l'Espagne et à l'Italie^ et deux Génois remplissaient iva
les fonctions d'amiraux sur la flotte française qui fit voile pour
l'Egypte; mais le ciel ne favorisa point son zèle et ses prépa-
ratifs bien combinés, et lui-même resta prisonnier des mame-
louks.
Join ville, le naïf biographe de ce roi, accuse d'égoïsme mer-
cantile les Génois et les Pisans, qui, afin de ne point participer
aux souffrances des croisés , voulaient les abandonner aussitôt
248. S£PTI£M£ ET HUITIÈME CROISADE.
qu'ils les virent malheureux; la reine ne put les retenir à Oa-
miette qu'en leur promettant de les défrayer aux dépens de la
couronne. Bien plus^ quand on apprit que Louis était prisonnier,
ritalie , loin de gémir de ce malheur comme toute la chrétienté,
fit éclater son allégresse , entraînée par les Gibelins alors vic-
torieux, et qui se réjouissaient des désastres du frère de Charles
d'Anjou (i) ; des corsaires de Gênes, de Venise et de Pise pro-
fitèrent de ces désastres pour dépouiller les chrétiens qui reve«
naient en Europe.
De retour dans sa patrie, instruit mais non découragé par ses
revers, Louis voulut tenter de nouveau le sort des armes, et de-
^^'^ manda des secours aux républiques italiennes. Gènes vint à son
aide à de bonnes conditions (2); mais Venise, dans la crainte de
nuire à ses comptoirs du Levant, et plus jalouse de Gènes que
zélée pour la cause du Christ, refusa de lui prêter des navires.
Charles d'Anjou, cédant aux exhortations de son frère, avait
promis de se croiser lui-même avec quinze vaisseaux ; mais il se
contenta d'envoyer des ambassades à fiibars , sultan du Caire ,
pour lui recommander les colonies de Syrie. Le pape se plaignait
que « le zèle de Charles se déployât en vaines promesses, et fit
craindre qu'on ne le vît s'évanouir en fumée (3). d
L'empereur Paléologue n'avait pas non plus tenu sa promesse
de réconcilier TÉglise grecque avec l'Ëglise latine; le pape lui
cherchait donc des ennemis, caressait l'ambition de Charles et
persuadait à Baudouin de lui céder ses droits impériaux sur
l'Achaîe, la Morée et les terres qui avaient été assignées en dot
'à Hélène, femme du roi Manfred, outre l'expectative au trône
de Constantinopie. Charles, pour donner quelque fondement à
ces prétentions, chercha donc à diriger la croisade sur l'empire
byzantin, et conseilla même d'assaillir Tunis au lieu de l'Egypte,
sous le prétexte que les pirates de cette ville rendaient dangereux
le passage en terre sainte; mais en réalité il préférait qu'on fit la
conquête de l'Egypte, placée en face de la Sicile , dans l'espoir
(1) ViLLAITl, liv. VI, 36.
(2) On trouve surtout dans les archives de Gènes les contrats des sei-
gneurs français qui donnaient leurs terres en gage ; par les soins de Louis-Phi-
lippe, on copia la liste des seigneurs qui participèrent à ces expéditions, et
leurs noms avec leurs armoiries ornèrent la salle des croisades dans le palais de
Versailles.
(3) Letti-e du 27 mai 1267, ap, MabtkuKi u. 471.
FIN DES CROISADES. â49
t
qu'elle servirait d'appui à sa domination et favoriserait le coin*
roerce de ses sujets.
Les croisés se laissèrent persuader et se mirent en route; mais
la chaleur et les privations développèrent bientôt le scorbut dans
Farmée, et^ sur les lieux mêmes où Carthage avait péri quinze ta7o
siècles auparavant^ Louis mourut plein de résignation au milieu
de ferventes prières et de sages conseils. Charles arriva à temps
pour voir le cadavre de son frère^ prit le commandement^ con-
duisit l'armée à la victoire et força le bey de Tunis à lui de-
mander la paix; le vaincu dut payer 200,000 onces d'or à l'ar-
mée pour les dépenses^ et à Charles 40^000 écus d'or par an. Le
roi proposa alors aux croisés la conquête de la Grèce et de l'em-
pire d'Orient; ils refusèrent de le suivre, et Charles, pour se
venger, s'empara des navires qu'une furieuse tempête avait jetés
sur les côtes de Sicile^ engraissant le fisc avec les dépouilles de
ses propres compagnons.
Les entrailles de Louis furent exposées dans l'abbaye de Mon-
tereale, près de Palerme, et son corps, partout vénéré, traversa
l'Italie. Les mères recherchaient les pièces de monnaie à son ef-
figie pour les suspendre au cou de leurs enfants ; peu d'années
après, Boniface Vill le sanctifiait en s'écriant : « Réjouis-toi,
« maison de France, d'avoir donné au monde un prince si grand;
a réjouis-toi, peuple de France, d'avoir eu un roi si bon ! 0
Grégoire X, qui était nonce en Palestine quand il fut élu pon*
tife (1), employa les quelques jours de son règne à rétablir la
paix parmi les chrétiens pour qu'ils recouvrassent la terre sainte;
il permit à tons les souverains de lever les dîmes ecclésiastiques
pendant six ans, afin de solder des troupes. Philippe de France,
Edouard d'Angleterre, Jacques d'Aragon, Charles de Sicile,
avaient promis de se croiser, et l'empereur Rodolphe , de les
(1) Charles d*Aojou et son neveu Philippe, roi de France» étaient allés k
Viterbe pour solliciter les cardinaax k nommer le nouveau pape. Là* se trou-
vait aussi Henri, fils de Richard de Cornouailles , empereur élu ; on y vit éga-
lement Gui de Montfort, vicaire de Charles en Toscane. Afin de venger le
comte Simon, son père, tué en Angleterre comme rebelle, Gui de Montfort
entra dans Téglise au moment où Ton disait la messe, égorgea Henri et sortit ;
mais quelqu*un lui ayant dit : « Oublies-tu que ton père fut aussi traîné dans
les rues? « il rentra, saisit le cadavre par les cheveux et le traîna dehors. Les
deux rois assistèrent à ce spectacle sans rien faire pour empêcher le meurtre et
saus se tenir pour offensés. Plus tard Thomicide fut arrêté; il termina sa vie
dans les prisons de Sicile.
250 FIN DES CROISADES.
conduire. Orégoi^e^ dans ce but^ réunit le eonèile gétiéral de
1276 Lyon donl nous avons parlé ; mais tout Tédifice s'écroulif h sa
mort.
Ici finissent les croisades. Les vastes conquêtes de TOrient se
réduisaient à la seule ville d'Acre, dans laquelle s'étaient réfugiés
les représentants des rois de Jérusalem, de Chypre, de 8icile,
de France, d'Angleterre, d'Arménie, les princes d'Antioche 0I
de Galilée, les comtes de Jaffa et de Tripoli, le duc d'Athènes,
le patriarche Jérosolymitaîn, les chevaliers du saint sépulcre, du
temple, de saint Lazare, le nonce du pape, les Génois, les Véni-
tiens et les Pisans. Chacun d'eux avait son palais et son quartier
où il vivait indépendant et sous ses propres lois, redevenues per-
sonnelles, de sorte que cinquante-huit tribunaux exerçaient le
droit du sang; ainsi tout le monde commandait, et personne
n'obéissait. Opposés môme d'intérêts, ils soulevaient d'inces-
santes querelles, et souvent un litige né à Pîse ou dans Ancône
se vidait de Tune à l'autre des maisons d'Acre , converties en
forteresses.
Un Vénitien frappe un enfant génois ; ses compatriotes voient
dans ce fait un outrage public, assaillent le quartier des Vénitiens,
blessent les uns et mettent les autres en fuite. Les VénitiedS se
préparaient aux représailles , mais quelques hommes prudents
assoupirent ce feu. Néanmoins, lorsque la nouvelle en vint à
Gènes, tous dirent : a Qu'on en tire telle vengeance qu'elle ne
soit Jamais oubliée. Les femmes dirent à leurs maris : ^ous ne
voulons plus rien de nos dois, ni après la mort ni pendant ia vie;
dépensez-les pour la vengeance. Les jeunes filles dirent à leurs
frères et à leurs autres parents : Nous ne voulons pas de maris ;
tout ce que vous devez nous donner pour dot y dépensez-le pour
vous venger des Vénitiens, et acquittez-vous envers nous en noui
apportant leurs têtes {{). x> Une expédition fut donc préparée;
un navire vénitien, qu'un Génois avait acheté des pirates, est
pris et repris, et tout va de mal en pire. Treize bâtiments arrivés
de Venise brûlent ceux des Génois surpris à Timproviste dans le
port; puis, secondés par les Marseillais et les Pisans, ils repous-
sent d'autres galères venues au secours des ennemis, détruisent
leurs hôtelleries, leurs palais et une tour admirable, dont ils ex-
pédièrent beaucoup de pierres dans leur patrie. Le pape s'en-
tremit de la paix ; mais les haines, couvertes et non éteintes,
(1) Da CaNALB, Chronique vénitienne^ en français, CtIX.
PHias d'aoui. XU
éclatèreot lorsque les Génois eurent obtenu dans GonsUuitinople
les quartiers et les privilèges dont les Vénitiens avaient joui. Ces
derniers firent tant qu'ils refroidirent Michel Paléologue envers
les (jéiûoiê et renouvelèrent amitié avec cet empereur*
Toujours en lutte les uns avec les autres^ ils se trouvaient tm*
bies en face des musulmans^ tandis que l'Europe^ découragée
par l'insuccès de tant de tentatives, absorbée dan&des iatérét«
plus pi^itifâj c'est-à-dire égoïstes^ songeait à toiite autre dM>ae
qu'à les secourir* Sur ces entrefaites, les musulmans avançaient^
et Témir Kalif Ashraf mit le siège devant Acre^ dernier asile de
la croix. Le pape Nicolas IV redoubla de zèle pour exciter TEu-
rope à secourir cette ville* Parme fournit six cents hommes^
les autres villes rimitèrent, et Venise> pour les transporter > ,
disposa vingt galères, tandis que Jacques, roi de Sicile^ en pro-
niettaii sept ; secours partiels , ei, comme tels , insuffisants.
ËnfiHi après une longue résistance^ Acre fut prise d'assaut. On
prétend que trente mille chrétiens y furent égorgés ; Tabbesse ^^h
de Sainte-Glaire, de Venise, persuada à ses religieuses de se cou-
per le nez pour se soustraire aux outrages et aux horreurs des
musulmans» Les navires génois purent sauver quelques chré-
tiens, parmi lesquels le roi de Chypre; d'autres se réfugièrent à
Venise, qui les accueillait parmi les nobles* Dès lors^ dans les
pays consacrés par les souvenirs du Christ, on n'entendit plus
résonner que ces mots : a U n'y a d'autre Dieu que Dieu, et Ma-
homet est son prophète, s
A la nouvelle de cette catastrophe^ à laquelle on devait pour-
tant s'attendre et qu'il était possible de prévenir, les Européens
et surtout les Italiens poussèrent des cris de douleur et d'effroi
tardifs, et Boniface VJII tenta d'armer une autre croisade : mais
le temps n'était plus où la piété et l'espérance du paradis exd-
taient l'enthousiasme; où les papes parlaient aux rois au nom du
ciel irrité , leur reprochaient leurs fautes et leur imposaient
Tobligation de prendre la croix pour les expier. Les princes, au
contraire, tous préoccupés d'affaiblir l'autorité pontificale^ refu«
saient de seconder des entreprises qui l'auraient accrue ou du
moins attestée. Les Génois seuls, pour se racheter de l'interdit,
répondirent à son appel, et les femmes, comme un reproche aux
hommes, prirent la croix et les armes. L'entreprise avorta ; mais,
naguère encore, Gènes conservait dans son arsenal les armures
de ces héroïnes, et^ dans ses archives, lés félicitations du pape.
Depuis cette époque, on ne songea plus sérieusement aux
352 EXHORTATIONS A LA CROISADE.
croisades comme entreprise commune de FEurope. Les Crénois,
il est vrai, vers Tannée 4300» en préparèrent une contre les cor-
saires barbaresques, mais elle ne fit que tes irriter; en effet, une
multitude de navires sortirent d'Afrique pour se venger, et leurs
courses interrompirent le commerce pendant longtemps. Quel-
ques tentatives partielles eurent lieu; en 1345 surtout, on excita
les chrétiens.contre les Sarraôns, et beaucoup de miracles étaient
racontés. On disait que la Vieige était apparue près d'Aquila avec
Jésus sur le sein, qui tenait une croix à la main ; chacun put le
voir plus resplendissant que le soleil, et les enfants qui naquirent
en ce jour étaient marqués d'une petite croix sur l'épaule droite.
Cette apparition inspira le désir de combattre les infidèles ; frère
Ubertin de Philippi poussait à la croisade la jeunesse de Florence,
et beaucoup d'individus le«uivirent en Syrie, entre autres Fingé-
nieur François de Carmignano et dix autres dominicains. Ils
s'emparèrent d'une ville qui n'est pas nommée , et se battirent,
près de Tibériade, contre plus d'un million de musulmans; <hi
ajoute qu'une apparition de saint Jean Baptiste exalta le courage
des chrétiens, et que l'on reconnaissait leurs cadavres à un petit
rameau qui se dressait sur la tète de chacun avec une fleur
blanche en forme d'hostie, autour de laquelle on lisait : chrétien;
en outre, on entendit chanter au-dessus d'eux des vers très-doux
et le : Venitêf henedicti patris mei (i).
Les moines frandscains s'étaient établis de bonne heure dans
la Palestine, où ils restèrent à la garde du Saiut-Sépulcre, même
après qu'il fut retombé au pouvoir des Turcs; en 121 S, le sul-
tan Amed-Schia leur permettait de l'habiter, et, l'année suivante,
Omer les autorisait à restaurer l'église de Bethléem. Robert, roi
de Naples, voulut que cette demeure devint leur propriété; en
i34S, il acheta du sultan, à prix d'argent, le droit pour les fran-
ciscains d'occuper perpétuellement l'église du Saint-Sépulcre et
d'y célébrer les offices divins; à cet effet, une charte fut rédigée,
dans laquelle le cénacle et la chapelle où le Christ se fit voir à
saint Thomas sont concédés à ce roi et à sa femme Sancia, qui
fit construire une maison sur le mont Sion pour y entretenir à
ses frais douze franciscains (2).
En i 386, le roi de Chypre, d'accord avec le grand maître de
(1) l4loriepûeoi€si;BlUOTn, Cron,, ch. 35.
(2) QUABBSMics, Ektcidatlo Terrœ tanetœ, — Les actes du roi Robert sont
rapportés dans la bulle Gratias agimtts^ donnée à ÂTignon par Clément YI, le
l décembre 1342.
EXHORTATIONS A LA CROISADE. 253
Rhodes^ voulant mettre fin aux pirateries des émirs de Syrie et
du sultan^ résolut d'assaillir Alexandrie; cédant aux instancea
du pape, OU déterminés par l'espoir de s'assurer ce commerce
sans les humiliations auxquelles ils étaient soumis^ les Vénitiens
le secondèrent. Alexandrie fut prise en effets et la flotte égyp-
tienne brûlée; mais le sultan reparut bientôt , et les chrétiens^
forcés de se retirer, n'emportèrent que peu de richesses ; ils
Imssèrent au contraire une haine violente qui se déchaîna contre
les Italiens établis en Egypte et les marchandises des Vénitiens,
ûmi le commerce eut ainsi beaucoup à souffrir.
Les pontifes seuls ne renoncèrent jamais à tout espoir de re-
couvrer la Palestine, et le projet de délivrance fut le thème de
déclamations poétiques et parfois d'écrits pleins de raison. Parmi
les autres. Marin Sannto, chroniqueur véuifien, aperçut la vérité
quand il annonça que la ruine des établissements chrétiens en
Palestine avait pour cause les sultans d'Egypte, et que leur puis-
sance était le commerce dans Tlnde; il conseillait donc d'en tarir
la source. Dans ce but, il fit cinq voyages dans Tinde, d'où il rap*
porta, à défaut d'autre avantage, des notions sur les pays du midi
et du levant. Son livre. Sécréta fidelium erueis (4321), auquel il
joignit un planisphère, fut par lui divisé en trois parties en Thon-
neur de la Trinité, et parce qu'il y a trois manières efficaces de
recouvrer la santé : le sirop préparatoire, le remède opportun,
le régime. 11 exhortait à la croisade, non plus en fiiisant appel à
l'enthousiasme religieux, mais en économiste et en marchand;
il ajouta donc aux textes la liste des épiceries que Ton exportait
par la voie de la Palestine, les prix d'achat et les frais de trans-
port. Le moyen le plus favorable pour atteindre le but lui semble
un débarquement en Egypte, qu'il est possible, croit-il, de blo-
quer avec dix galères; or, TÉgypte fermée, l'islam est firappé
au cœur. Hommes, vivres, argent, il calcule tout avec précision;
il a toujours en vue la prospérité de Venise, qui doit fournir la
flotte entière , et dont les marins , dans son opinion, sont les
seuls capables de manœuvrer les navires au milieu des bas-fonds
du Nil. Il indique la forme et la structure des vaisseaux de guerre
et des navires de transport, et décrit minutieusement les balis-
tes avec les dimensions et les proportions, sans négliger les ar-
balètes à lancer les traits de loin; l'armée de débarquement doit
s'élever à 15,000 fantassins et 300 cavaliers. Végèce et César lui
fournissent les règles sur les campements; il fait preuve d'intel-
ligence pratique dans l'art des forteresses sdon son époque.
t54 ÉCRIVAINS.
oomme te témoigne une gracieuse parabole. La dépense se se-
rait élevée à iA milUons (i) ; œ projet, qu'il offrit à sa patrie et
k toutes les cours, lui valut des louanges et Touldî.
Gui de Vigevano , médecin de l'empereur Henri VD , publia
en i2''i& des préceptes hygiéniques et mil iUites pour se défen-
dre des Barrasins et les assaUlir (i)« Fiève Philippe Bmserio de
Savone , pr^ifesseur de théologie à Parié , envoyé par Benoit XII
en 4340 coamie ambassadeur à Ushek , khan de Capchiac, avec
Pierre de rOrto et Albert de la ooiom'e de Gaffa, pour obtenir la
libre prédication du christianisme autour de la mer Noîpe^ écrivit
le Sépulors de terre sednte , dans lequel il exposait les moyens
4e le reprendÉ'e. Chose remarquable, les premiers traités sur
l'art militaire avaient pour but la délivraoee de la Palestine,
(1) ^après ses calculs (disait-il au pape) la dépense totale de rexpédition
fOur vaitteauiLy armement, campement, devait être de 600,000 florins par an.
êêormta^ Ik. o, p. 1, di. 4.
Ces doBiiées aident à connaître let vakun d'alors* SuppoMO» qu*im hoiuie
à cheval coûte trois fois plus qu'un faiitawio ; si une armée de 15,000 fantassins
et de 300 chevaux, codte 600,000 florins par au, 10,000 iauUssins et 1,400 che-
vaux doivent entraîner une dépense de 53à,849, auxquels il faut ajouter 300,000
pour les premiers frais de l'expédition, soit 835,840 florins. Sanuto évalue le
forin à deux sous de gros vénitiens ; cette expédition devait donc coûter
1,ST1,7S9 sous ds gros. Le sou était la vingtième partie de k livre, et la livre
valait 10 dacats( or le ducat devait alors valoir 17 francs d'aujourd'hui. Ainsi
cfUe année devait coûter 14,310,282 &., ce qui fait pour chaque homme
1,000 fr. par an.
On peut vérilier cette estimation en la comparant aux valeurs fixes des comes*
tibles. Sanuto nous fournit les moyens , en disant : « La livre de biscuit
« coûte 4 deniers et tiers. La ration journalière d'un homme, qui est d'une
A livre et demie , coûtera 6 deniers et demi ; 45 livres consommées par tm
« hnmme en trente jours coûteront 16 sous et 8 deniers, petite monnaie; en
K douce niois, 640 livres de biscuit eoûteront 6 sous de gros, 1 gros et 4 petits
« deniers. ■ Cette dernière représentait donc, à cette époque, 540 livres de
pain; or 1,671,790 sous devaient en représenter 149,218,334, quantité équi-
valente à 17,177,145 livres métriques. Estimant ce pain à 20 centimes la livre,
nous avons 14,235,407 fr. Les deux calculs se vérifient donc l'un par l'autre.
Le même calcul pourrait être fait sur le vin, la viande salée, les légumes, etc.;
Biais la mobilité de valeur de ces comestibles, jbmte à l'mcertitude sur les me-
sures auciennea, rendrait cette évalualion trop hypothétique. En résumé, nous
trouvons que, pour nounir un homme avec du pain, du vin, de la viande salée,
des fèves et du fromage, il fallait par an 12 sous de gros, e'est-à*dire 102 fir.
(2) Thésaurus régis Franciœ acquisitionis terrœ sanctœ de ultra mare, nec
non sanilatîs eorporis ejus, et vitai iptUu prolungtuionis, ac etiam cum custoJia
propter venenum.
BcnivAiifS. ^ 255
(M»niD« 6^il était le seul qui pût excuser ce fén^ee dévdoppement
de le force et de riuteliîgence. Le Trentio Antoioa d'Arçbi«
bouiig écrivU,en 1391, avec la même pensée, uii traité militaire
anjourd'hui manuscrit dans la bibliothèque impériale de Paris,
Le Milanais Lampo Birago, protégé par François Sfom, propoaa
une croisade toute d'Italiens; elle dievait ae composer de douze
mille chevaux, quinze mille fantassins et cinq nulle hommes de
cavalerie légère tirée de Fétranger, débarquer en Morée pour
soulever les peuples , et, dans deux ou trois ans, disait-il, Fen*
toeprise sewt accomplie (1).
Dante reprochait à ses contemporains de laisser le sépulcce
du Christ au pouvoir des chiens, et se plaignait qu*il fût oublié
par les papes (2) ; il place dans le paradis Godefrey, Cacciaguida
et d'autres croisés. Pétrarque exhortait à la croisade dans le
chant: O a^pelMa in eiel, beaia e bella / « 0 biaiheureuse et
belle que Pon attend au ciel ! a Annio de Viterbe, &i 1480, pvé*
cbait à Gènes, au milieu d'immenses applaudissements, les vie*»
loires des chrétiens contre les Turcs, victoires qu'il pponvait
par des passages de l'Apocalypse. L'Arioste , au miiîeu de aea
inépuisables railleries, trouvait un accent élevé pour démontrer
que les chrétiens feraient bien mieux de combattre les IWcs
que de se dédiirer entre eux. Le Tasse consacrait tout son
poëme à cette glorieuse entreprise ; car il espéiait aussi que ie
bon peuple du Christ, une fois qu'il jouirait de la paix, tnlévê*
rait Vinjuste proie au musulman. D'autres encore faisaient ea»
tendre des exhortations, généreuses, mais qui restaient sans fhiitt
La guerre contre les musulmans ne fut réellement continuée
que par deux ennemis : d'un côté les Vénitiens, devenus alors
le boulevard de l'Europe, qui négligeait de soutenir leurs ef-
fort^, sauf à les couvrir ensuite d'un lèche nsépris; de l'autre,
les chevaliers du Saint-Séputcre, qui se retirèrent d'abord à
Chypre, puis à Rhodes, enfin à Malte, toujours avec le vcbu de ne
jamais cesser de combattre les infidèles. Plus tard, la généro-
sité devint négative et railleuse, et il Tut de mode de déclamer
contre ces expéditions qui avaient fait périr inutilement tant
dliommes. Ne rappelons pas les victimes, aussi nombreuses, qui
furent sacrifiées dans les guerres épiques de Rome , ou pour
satisfaire l'ambition de Napoléon ; dans les croisades, du moins,
(}) Ad Nîcolaum Vpontificem strategicon aduersus Tureas»
(2) Par. IX, 126, et XV.
256 EFFETS DES CROISADES.
les individus inouraiont volontairement et convaincus ; on ne les
arrachait point de leurs maisons par ordre d'un roi , mais ils
étaient heureux de donner leur vie pour le service de Dieu ou
Texpiation de leurs fautes^ et pour affronter une mort qui ou-
vrait le paradis.
Les musulmans étaient ennemis de toute civilisation ; il fallait
les repousser. Us exterminaient férocement les chrétiens; il fal-
lait les punir. Ils menaçaient l'Europe d'une nouvelle bariiarie;
il fallait les prévenir, en les attaquant dans leur pays^ et, si l'en-
treprise avait réussi^ il est facile de voir que la civilisation aurait
eu une destinée plus brillante.
D'abord, il avait été avantageux d'envoyer dans l'Asie, pour
donner carrière à leur humeur batailleuse, tous les honunes qui
troublaient la patrie. Des prédicateurs et des papes^ dans le but
de faire concourir les chrétiens à la sainte entreprise , purent,
au milieu de tant de batailles^ imposer quelques traités de paix^
et la trêve de Dieu protégeait quiconque avait pris la croix. Pen-
dant que le seigneur se trouvait en Palestine, le vilain, resté
chez lui, ne sentait plus le poids de Toppression ; au lieu de re-
courir à l'autorité du feudataire, il invoquait celle de la com-
mune ou du roi. Bien qu'il fût enchaîné à la glèbe, le seigneur
ne pouvait l'empêcher de se croiser; le nombre des serfs qui pas*
saient outre-mer devint même si considérable, qu'on imposa la
dime saladine à ceux qui prenaient la croix sans l'assentiment
de leur maître; puis les vilains qui se rendaient en Palestine
pour lui obéir, affranchis de l'esclavage local, se déshabituaient
de leur servilité héréditaire. Ils avaient partagé les périls, les
fatigues, la gloire de leur seigneur, et peut-être encore l'a-
vaient-ils sauvé du poignard d'un assassin au milieu dbs gorges
du Liban , du cimeterre d'un Turc , ou rendu à la vie en lui
offrant la moitié d'une coupe d'eau. Dans les camps , sur les
champs de bataille, ils avaient dormi et combattu à ses côtés : le
vautour du château s'était rapproché du lièvre de la vallée, non
pour le déchirer, mais pour associer leurs forces.
Les communes, pendant l'absence des barons, se fortifiaient
et les contraignaient à faire le sacrifice de quelques droits
tyranniques; le seigneur lui-même, pour faire de l'argent, don-
nait en gage ou vendait son fief ou quelque privilège, ou bien
les laissait vacants à sa mort. Lajusiice était rendue avec plus
de régularité par le clergé, la campagne jouissait de la tranquil-
lité, et l'abaissement des nobles aplanissait la route aux citoyens.
EFFETS DES CROISADES. 257
Ainsi ces entreprises, inspirées par le clergé, accomplies par
la noblesse, profitèrent réellement au peuple. Les croisades, en
outre, indiquaient une amélioration dans la société, puisqu'il
ne s'agissait pas de conquérir et de faire des esclaves, mais de
gagner la vie éternelle et de sauver de l'enfer tant d'infidèles.
Une pensée de gloire, d'avenir, de sainteté, naissait du milieu
des partielles agitations de la féodalité. Le beau et l'idéal rayon-
naient parmi les peuples et les armées, qui couraient à la mort
pour assurer le triomphe de la vérité : prélude des temps où la
guerre ne se fera que pour conduire à la paix.
L'avarice, l'ambition et d'autres vices accompagnèrent et
firent échouer ces expéditions; mais pourtant aucune armée
ne fut plus généralement préoccupée de Tidée morale. Le
peuple était entraîné par un sentiment religieux, bien ou mal
interprété, mais supérieur à des calculs personnels. L'humilité
et l'abnégation des chevaliers faisaient un contraste admirable
avec l'orgueil et l'avidité dont les entreprises d'alors noua
offrent le spectacle; ils reconnaissaient. pour trêves tous les
combattants, puisque tous portaient le signe de la croix. Lorsque
le serf et le seigneur, le vassal et le roi, le Milanais, le Breton,
le Vénitien, s'associaient comme chrétiens, ils s'habituaient à des
idées d'égalité. Auprès des barons enracinés au sol s'élevait la
noblesse mobile des chevaliers, appelés par profession à tout ce
qu'il y a de généreux et de désintéressé. Beaucoup de récon-
ciliations s'effectuaient, beaucoup de torts se réparaient à l'oc*
casion de ces saintes entreprises ; des âmes abattues par les
désenchantements ou déchirées par le remords s'en allaient
combattre outre-mer pour reprendre courage et se régé-
nérer.
Amédée VI, au moment de s'embarquer à Venise pour la
terre sainte, examina sa vie et se souvînt d'un certain Anscr-
meto Barberi qu il avait tenu longtemps dans les fers pour vol,
et dont l'innocence s'était manifestée plus tard; il lui fît donner
deux cents florins d'or (1). Il mit ensuite à la voile sur une
galère ornée de belles peintures , avec la poupe couverte de
(1) On trouve dans les archives de cour à Turin le compte du voyage de ce
|>rinc« en Orient.
Amédée III de Savoie, en 1147, voulant se croiser, emprunta au monastère
de Saint-Maurice d*Agaeeno une table d'or du poids de 05 marcs, garnie de
pierres précieuses.
HIAT. DES ITAI.. — T. V. I7
258 ANJBGDOTES.
lames d'or ei d^argent ; Teffigie de la Vierge flottait sur la ban-
nière asurée de Savoie, et sur d'autres la croix d'argent en champ
rouge* avec les nœuds d'amour , emblème de ce prince, ainsi
que la tête de lion et le cimier.
Lucie t religieuse dans le couvent de Sainte-Gatberine de
Bologne, s'aperçut qu*un jeune homme venait tous les jours la
regarder à la tribune d'où elle entendait la messe; de cemo-^
ment elle ne parut à Téglise que derrière une jalousie» L'amal^t
jure de se consacrer à Dieu comme celle qu'il adore, se rend en
Palestine, et s'aventure dans les combats. Fait prisonnier et mis
à la torture pour renier sa foi, il s'écrie : « Pieuse vierge, chaste
Lucie, si tu vis encore , soutiens par tes prières celui qui t'aime
tant 1 Si tu es dans le ciel, rends-moi le Seigneur propice ! » A
peine a-tril prononcé ces mots qu'il tombe dans un profond
sommeil; en se réveillant il se trouve chargé de fers, mais
dans sa patrie et près du monastère de sa bienniimée, qui se
tient à côté de lui toute resplendissante de beauté : « Es- tu
encore vivante, Lucie? » lui demande-t*il. — «Vivante, oui, mais
de la véritable vie ; va et dépose tes fers sur mon tombeau, en
remerciant le Seigneur, o La chaste fiUe était morte le jour qu'il
avait quitté l'Europe (1).
Frédéric Barberousse, jeune encore, s'éprit de Gela, flile d*uii
de ses vassaux, qui répondit à cet innocent amour; mais, eomUie
elle ne se trouvait pas digne de l'épouser, elle le décida à se
croiser. Au moment des adieux , il s'écria : « Notre amour est
étemel.— Étemel, o répondit-elle en laissant tomber sa tête suir
l'épaule de son amant. Frédéric part, triomphe, revient, et,
comme il se trouvait duc par la mort de son père, il vole à la
maison de Gela ; mais il n'y trouve qu'un billet avec ces mots :
« Tq es duc, et tu dois choisir une épouse de ton rang. Le sou*
a venir d'avoir été ton amie une année me réjouira Tàme toute
« la vie. Notre amour est étemel. » Elle s'était faite religieuse,
et Frédéric posa dans le bois où il lui avait fait ses adieux la
première pierre de la ville de Gelnhausen.
La croisade fut précbée à Torre San Donato, et l'étendard du
peuple confié à Pazzinp des Pazzi, qui monta le premier, dit-on,
sur les murailles de Jérusalem; Godefroy lui aurait donné trois
morceaux du Saint-Sépulcre, aveclesquels il alluma le feu. bénit
dans sa patrie, et qui furent ensuite conservés dans l'église des
(1) GninA^RDACCl, St, di Bo/ogna, ]iv. iv. .
RELIQUES. MIRACLES. 259
Saints- Apôtres; la fête du char à Florence n'a pas d'auti'e ori-
gine. En ISM^ <r lorsque Damiette ftit prise , Renseigne de la
commune de Florence^ avec le lis blanc sur fond rouge, flotta la
première sur les remparts^ grâce au courage des pèlerins tos-
cans, qui se distinguèrent parmi les plus braves; en souvenir de
ce fait d'armes i ledit gonfalon se montre encore à Florence , le
jour des fiStes, dans Féglise de Saint-Jean au Dôme. » (VillanI. )
A Vérone « oti prétend que les croisés , après leur retour, don-
nèrent aux montagnes du voisinage vers le nord-ouest les noms
de Calvaria [Monte 3an Roceo) et de Yaldomia ( Vûl Domini);
on leur attribue aussi, pour l'intérieur de la ville, ceux de Naza-
reth, de Bethléem, de Mont des Oliviers (1). Albert, évéque de
Brescia, rapporta de la Palestine un gros lilorceau de la sainte
croix, qui, renfermé dans un reliquaire, oriié de lames d'argent
historiées i se conserve dans la cathédrale de cette ville, où Ton
voit aussi la croix du champ, que Pon Suppose avoir été ap-
portée au bout d'un étendard par les croisés.
On abusa de la crédulité pour multiplier les reliques, et tous
les pays voulurent en avoir de terre sainte. Chaculie eut sa lé-
gende, et Tauthenticité de chacune fut confirmée par des mira-
cles, non moins croyables certainement que les tnille niaiseries
que la critique moderne recueille chaque jour dans les gazettes
et dans les histoires rédigées d'après les gazettes.
Quelques moines apportèrent de Jérusalem au tnont Gassin uU
morceau de la serviette avec laquelle Jésus-Christ essuya les
pieds des apôtres ; mais, voyant qu'ils n'inspiraient aucune con-
fiance, ils la placteent dans un encensoir, où il devint à l'instant
couleur de feu, et, après l'en avoir retiré intact, ils renchââsè-
rentdans Tor, l'argent et les pierres précieuses* D'autres pèle-
rins faisaient voile avec un des clous de la croix ; arrivés devant
Tomo sur le lac de Gôme, ils ne purent avancer davantage, et
dorent le laisser là, où il est encore vénéré. Lorsque Saladin ex-
(1) llAFPtl, Pfoiizie generali sopra Ferona,
On connaît lé conte de TAne qui transporta Marie en Egypte, et qui tint
même à Vérone, on bien à Gènes selon d'antres.
Le statut de Vérone de 132S porte que le podestat prononce ce serment : Etim
ptregrlnorum post crucem^ qui ivit vel ibit ultra mare, defendam in suis fwsses-
sioniàus rerum mobilium et tmmpùiUum vel sese moventium, quas definebit sine
litis inquietudine usque ad crucem susceptam; si tamen reiiquerit procuratorem,
qui poisit ùgere et eonpeniri de quasi mobi/i.,. De rébus vero immobilibus, eis
absentibus, j'as nondicatur, "
%0 RELIQUES. MIRACLES.
pédiait en don à Tempereur de Constaniinople la vraie croix^ un
Pisan ti*ouva le moyen de la voler^ et^ traversant la mer à pieds
secs , il l'apporta dans sa patrie ; mais on disait qu'un Génois^
du nom de Dondadio bo Fornaro, ayant trouvé cette croix dans
un navire de Vénitiens, Tavait enlevée pour en enrichir sa ville
natale, et ces multiplications du même objet donnent lieu à de
vulgaires épigrammes. y année de la prise d'Acre^ il parait que
la sainte maison où le Christ s'était élevé ne voulut pas rester
dans un pays souillé par les infidèles^ et les anges la transpor-
tèrent de Nazareth à Tersacto deDalmatie; après être restée
dans cette ville, elle fut transférée en deçà de l'Adrialique et
déposée dans une bruyère sur le domaine d'une certaine Lau-
retta de Recanoti. Le matin , les bergers trouvèrent cet édifice
là où jamais ils n'en avaient vu> et aussitôt commença TafOuence
des étrangers et des offrandes , si bien que Ton fonda dans le
voisinage une ville appelée Lorette.
Rome se rempht d'antiquités religieuses , et , de nos jours en-
core, les récits des sacristains vous reportent continuellement
aux temps des croisades et aux prodiges racontés dans le livre
des Sepi voyages, Padoue conserve les dépouilles mortelles des
Innocents, apportées du Levant dans l'église de Sainte-Justine
par le bienheureux Julien. L'autel de Saint-Étienne à Crémone
fut consacré en H 41 par le dépôt de quelques restes du vête-
ment de la vierge Marie, de la pourpre qui servit à .tourner le
Christ en ridicule, du bois de la croix, du saint sépulcre. A Bo-
logne, frère Vital Avanzi fit don d'une des cruches dans les-
quelles le Christ changea l'eau en vin, et chaque année on l'ex-
posait dans l'église des Servi , le premier dimanche après l'É-
piphanie; un autre de ces vases se ti*ouvait dans la chartreuse de
Florence.
Genès, pendant les croisades, rapporta de la Syrie le corps de
saint Jean Baptiste, et de Césarée le bassin dans lequel fut opérée
la consécration de la dernière cène; du brave Montald, qui l'a-
vait obtenue de l'empereur Jean Paléologue, elle reçut en don
l'effigie du Christ , faite par ordre d'Ugar, roi d'Édesse , eftigie
très-vénérée dans l'église de SaintrBarthéiemy, bien que Rome
se vante aussi de l'avoir. Un Lucquois, qui se trouvait à Jérusa*
lem, apprit par une révélation dans un moment d'extase que
le visage' et d'autres reliques du Sauveur gisaient ignorés dans
la cathédrale de Lucques , où ils furent trouvés et devinrent
l'objet d'une pieuse vénération. N'oublions pas le saint luit à
GÉNÉALOGIES. BLASONS. 261
Montevarchi, donné à Gui Guerra par Charles d'Anjou ; k cette
occasion ; un illustre écrivain disait que «la foi est bonne et
sauve qui Ta, et que celui qui trompe sur de pareilles choses en
porte la peine dans ce monde et dans l'autre. »
Les Pisans^ voulant reposer après leur mort dans de la terre
de Palestine, en transportèrent assez pour remplir leur cime-
tière* De Scio les Vénitiens rapportèrent le corps de saint Isi-
dore, qui fut placé dans Téglise de Saint-Marc, ou se trouve
aussi la pierre de l'autel de la chapelle du baptistère ; de Gépha-
lonie, saint Donat, qu'on voit à Sainte-Marie de Murano; de
Constantinople, saint Etienne, saint Pantaléon, saint Jacques et
les autres reliques dont les églises de Saint- Georges et de Saint-
Marc sont enrichies. Le cardinal Ugolin, qui fut ensuite le pape
Grégoire TX, persuada au doge de construire dans les lagunes
Sainte-Marie Nouvelle de Jérusalem, en souvenir d*une autre du
même nom, alors occupée par les musulmans.
Les chefs-d'œuvre d'art de la Grèce et de TAsie, reliques d'un
autre genre , furent aussi recherchés par les Italiens; depuis
longtemps les Vénitiens, les Pisans et les Génois avaient cou-
tume d'en apporter dans leur patrie, et leurs cathédrales, à com-
mencer par l'ancienne église de Torcello, furent, pour ainsi
d[re, construites avec d'antiques débris. Cet usage s'étendit pen-
dant les croisades; les Vénitiens tirèrent surtout de Conslanti-
nople des travaux l'emarquables, sauvés parmi tant d'autres qui
périrent à la prise de cette ville; les chevaux de la façade de
Saint-Marc, les lions de l'arsenal, les colonnes de Saint-Marc et
Théodore, sont des trophées de bon goût et de violence.
Un grand nombre de fondations d'hôpitaux pour les lépreux
et les pèlerins remontent aux croisades; la commande de Saint-
Jean en Pré en logeait beaucoup, de même que l'hôpital de Sa-
vone et celui de Saintr-Lazare, où l'on arrivait par l'unique voie
qui débouchait alors à Polcevera.
Toutes les généalogies voulurent se greffer sur les croisades,
et chacun se fit une gloire d'étaler la croix sur son blason ; c'est
donc aux croisades et à la chevalerie que nous devons le blason ,
avec tous les raffinements des armoiries et des devises. Le che.
valier, tant qu'il combattait autour de son château, n'avait pas
besoin de signes distinctifs; mais, dès qu'il s éloigna, il prit une
devise, c'est-à-dire qu'il exprimait son affection particulière ou
son désir au moyen de la couleur de la cotte d'armes et du ci-
mier, ou par quelque dessin sur la pièce la plus apparente de
262 BLASONS.
son armure, le bouclier par exemple. Flus tard ces boucliers
étaient suspendus dans les salles des ancêtres , pour être à la
fois le témoignage de leurs hauts faits et Torgueil des fila^ qui se
filment une gloire d'adopter les insignes paternels; c'est ainsi que
les armoiries devinrent héréditaires, et furent la marque dis-
tinctive, non plus de l'individu, mais des familles.
Aujourd'hui , au milieu de notre égalité , l'art héraldique a
perdu toute importance ; mais alors il fallait une étude longue
et minutieuse pour disposer les armoiries ^ en combiner les élé»
ments , c'est-à-dire les couleurs et les figures , pour les lire et
les garantir comme titres domestiques. Dans la suite on en
multiplia les éléments et la disposition ; mais les plus vantées
furent toujours celles où figurait la croix, comme indice qu'un
des aïeux était allé combattre en Palestine.
Les Michieli de Venise portaient sur une fasce d'argent les
besants d'or, parce que le doge Dominique Micbiel, ayant
manqué d'argent à la croisade , paya avec des morceaux de cuir
qui furent échangés, à son retour, contre des espèces sonnantes*
Les Visconti de Milan se vantaient qu*Othon, de leur famille,
avait, à la première croisade, tué un géant qui portait pour ci*
mier un serpent avec un enfant dans la gueule, figure qu'ils
adoptèrent. Le cardinal Jean, légat en Palestine , en rapporta la
colonne de la flagellation , que la famille Colonna prit pour ar-
moirie, d'argent en champ d'azur; elle y ajouta la couronne
quand Etienne eut couronné l'empereur Louis le Bavarois, et
les quatorze bannières turques que Marc-Antoîne acquit à la
bataille de Lcpante.
D'autres familles tirèrent leur nom des armoiries, tandis que
les armoiries de quelques-unes dérivèrent de leur nom ; c'é-
taient les annes parlantes : ainsi les Orsini de Rome et les Or*
seoli de Venise avaient un ours, les Moroni un mûrier, lea Por-
celetti un porc, les Gambara une écrevisse, les Vitelleschi, les
Bossi, les Boselli et les Gavalcabo un bœuf; les del Caietto la
charrette, les Ganossi un chien avec un os di^ns la boiiche, les
Scaligeri une échelle portant un aigle, Le peuple aussi voulut
avoir ses armoiries, et le tisserand comn^e, le mercier adoptait
un insigne qui se transmettait de père en fils, et que l'on s'ef-
forçait de conserver pur de toute souillure*
Les Italiens virent le luxe oriental et se proposèrent de l'i-
miter. La soie se propagea ; les tissus en soie de Damas et ceux
en poil de chameau excitèrent le désir de les reproduire. Les
AYAJ>îïA(iK.S DK LA GIVJMSATIO.N. 203
Vénitiens imitèrent les verres de Tyr, et bientôt Pon fabriqua
des miroirs de verre et des verroteries; l'application de rémail^
les ouvrages damasquinés et ciselés furent connus^et Torfévrerie^
pour enchâsser tant de pierres précieuses et orner les nom-
breuses reliques enlevées à l'Orient , trouva l'occasion do se per-
fectionner.
Les voyages , entrepris non-seulement par les marchands ,
mais par des multitudes innombrables^ mirent sous les yeux de
chacun d'autres coutumes^ et l'on sait combien ce spectacle sert
à dégrossir les nôtres. Les hommes du Nord trouvaient en Italie
une civilisation bien plus raffinée ; à Bologne, ils entendaient
commenter les Pandectes; à Saleme et au mont Gassin^ ils voyaient
des écoles de médecine; en Sicile et à Venise^ des formes régu-
lières de gouvernement et des citoyens réunis pour donner leur
assentiment au doge. Jacques de Vitry^ historien de ces entre-
prises^ admirait ces Italiens^ gardant le secret dans les conseils^
actifs, zélés dans l'administration des affaires publiques, se pré-
munissant contre l'avenir^ ennemis de toute sujétion^ âpres dé-
fenseurs de leurs libertés. La civilisation grecque encore debout^
celle des Arabes dans toute sa splendeur^ et le gouvernement
régulier institué par les assises de Jérusalem, étaient pour les
Italiens une nouvelle source d'instruction. Les méthodes intro-
duites par l'Église pour recueillir les dîmes et les aumônes furent
appliquées à la perception des taxes, qui devint ainsi moins ar-
bitraire; en outre^ comme les ecclésiastiques eux-mêmes avaient
dû se soumettre à les payer, on apprit à les faire concourir aux
charges publiques.
Des romans et des nouvelles passèrent en grand nombre de
l'Asie en Europe, dont ils excitèrent et nourrirent les jeunes
imaginations. La philosophie profita de toutes les additions dont
les Arabes l'avaient enrichie; la médecine adopta, sinon des
méthodes, mais des remèdes de TOrient , de nouvelles drogues^
de nouvelles compositions. Des chiens de chasse et des chevaux
arabes furent apportés de ces régions, et, si Frédéric II eut des
éléphants pour la pompe seule, les Pisans les employèrent aux
travaux agricoles de la ferme dé Rossore, où Ton en voit encore.
La canne à sucre avait apaisé la soif des croisés, qui la trans-
portèrent en Sicile, d'où elle passa en Espagne, et de là à Ma-
dère et dans l'Amérique, pour nous fournir un des condiments
les plus répandus, le sucre. Des ciboules d'Ascalon et des prunes
de Damas enrichirent alors nos jardins, et, s'il n'est pas vrai
264
AVANTA(iES DJfi LA CIVILISATIOX.
que le maïs est originaire de ces contrées (i), nous y apprîmes
Pusage de l'alun , du safran , de l'indigo.
On prétend que la vue des édifices aériens de TOrient et des
constructions hémisphériques des Grecs produisit l'ordre go-
thique, certainement répandu à cette époque; les objets enlevés
par Gônes^ Pise, la Sicile et Venise, réveillèrent Tamour des
beaux-arts, qui, inspirés par ces modèles, commencèrent par re-»
vêtir des formes él^antes.
Le mouvement extraordinaire de tant de peuples augmenta
la navigation, au profit surtout des Italiens qu'enrichit le trans-
port des croisés, et qui établirent des comptoirs sur tontes les
côtes de la Syrie, de la mer Ionienne et de la mer Noire ; en
outre, ils se réservaient des privilèges avantageux dans les con-
trées qui leur étaient soumises. La construction des navires s'a-
méliora (2), et les voyages par eau remplacèrent les lents trajets
par terre. On dressa, dans l'intérêt des pèlerins, des itinéraires
qui, bien que dictés par l'enthousiasme, perfectionnèrent la géo-
graphie dans une certaine mesure (3).
L'Italie entretint avec l'Orient des relations continuelles, dont
il est parlé fréquemment dans les chroniques piémontaises de
fienvenuto de Saint-George ; les familles le$ plus remarquables
contractèrent des alliances avec les princes du Levant, et Ton
(1) Dans V Histoire d' incisa et de son célèbre marquisat (Asti, 18 10), on
trouve une charte de 1204, rédigée dans cette ville, où il est dit que Bonifaoe»
marquis de Montferrat, fit don à la commune d*un morceau de la sainte croix et
de la huitième partie d*un boisseau d^un grain couleur d'or et quelque peu
blanc, inconnu auparavant et apporté de TAnatoIie, et appelé mediea. Le docu-
ment ne doit pas être authentique, puisqu'il n'est pas fait mention du blé de
Turquie avant la découverte de l'Amérique ; néanmoins, dans les archives épi»-
copales de Bergame, je trouve un acte dressé par Montenario, die ly exeunie
octobri de 1249, où l'évèque Albert de Terza investit, à titre d'emphytéose
perpétuelle, les syndics de la commune de Sorisole de toute la dime appartenant
à révèché dans les territoires de Sorisole et de Poscaute, d'un setier de vin,
d'une corbam de loa panici qttœ extimattir duo sextaria^ etc. On appelle encore
aujourd'hui loa l'épi du maïs , que l'on nomme aussi panico en beaucoup de
lieux. Ge document, que personne n'a remarqué, que je sache, mérite donc quel-
que attention.
(2) Parmi les navires que Venise expédia au secours de saint Louis, un avait
cent huit pieds de long, et soixante-dix de large ; un autre, cent dix pieds sur
soixante-dix; aucun n'avait moins de quatre-vingts. MARIif Sanuto.
(3) L'/Z^r syriacum de Pétrarque est une description du voyage à Jérusalem,
odressée h Jean de Milan, qui était probalilrment dr la famille des Mandelli.
PROGRÈS. 265
en compte six entre les marquis de Montferrat ot la maison im-
périalede Constantinople; les dncs de Savoie, avant de prendre
rang parmi les princes^ portaient le titre de rois de Jérusalem et
de Chypre. Les établissements italiens durèrent dans ces con*
trées beaucoup plus que ceux des autres nations^ et prirent une
telle extension que Pitalien était la langue du commerce sur les
côtes.
Laissons donc à d'autres le soin de tourner en ridicule ce qui
excita l'enthousiasme de deux siècles^ et ne regardons pas
comme inutiles ces entreprises qui donnèrent un stimulant si
énergique au sentiment , à la curiosité^ à l'imagination.
1
LIVRE NEUVIÈME.
CHAPITRE XCIV,
L&i ITàLIENB ÀPAÈS LA CHUTB PW B0a£N»T4LrCM. IMk FEUIIATAIIIP».
LES TORRUNI ET LES VI8C0NTI.
Nous avons vu ritalie partagée , d'après la mesure des halle-
bardes victorieuses, entre les chefs des armées lombardes,
franques , allemandes , normandes , dans cette féodalité qui , à
l'excessive concentration des anciennes sociétés, substituait un
excessif morcellement, de telle sorte que toute idée de nMîon ou
d'État disparut pour ne laisser survivre que celle d'un saigneur et
d'une terre, A côté de cette société, toute de nobles possesseurs,
une autre, composée d'artisans, d'hommes libres, de lettrés, s'é<-
lève et grandit au point de se constituer en commune, qui s'as-
socie avec celle des nobles ou lui fait contre-poids, Le bas peuple
en était exclu, il est vrai, mais il commençait h sentir sa valeur,
et, bien qu'il n'eût p(|s d'importance propre , il l'acquérait en se
liguant avec les nobles ou les communes , parce qu^il donnait la
prépondérance au parti qu'il embrassait.
L'idée de Funité, de la patrie étendue, n'existait pas, et le nom
d'Italiens n'avait pas une autre compréhension que celui d'Euro-
péens aujourd'hui, puisque l'Italie n'avait ni origine ni institu-
tions communes. Ses guerres étaient funestes, mais pas plus
fratricides que celles des Français contre les Allemands^ La liberté
restait un privilège; car, si la commune appartenait aux citoyenç^
la Péninsule appartenait à l'étranger , et l'on dirait que les Ita-
liens préféraient être libres avec des apparences de servitude
que Ubres de nom et esclaves de fait.
268 RODOLPHJ;; DE HABSBOl'KG.
Le titre d'empereur des Romains fit accepter la suprématie
des rois étrangers; mais ces rois, non contents de cette auguste
souveraineté sur tant de seigneurs isolés, ni du patronage sur
les communes qui se gouvernaient démocratiquement, aspirèrent
à une domination efficace et directe^ telle qu'on Favait vue chez
les derniers Romains. Les communes opposèrent une digue à
cette prétention^ et les deux ligues lombardes firent voir corn*
ment les faibles , par Punion, peuvent résister au despotisme
des forts. La première consolida les républiques; la seconde, au
contraire^ aplanit la route aux tyrannies.
La paix de Constance avait procuré une liberté multiple , di-
verse de cité à cité ; maintenant les villes se groupent pour
constituer de gros États^ souvent soumis à un chef. Cette paix
avait consolidé la souveraineté impériale à côté de la liberté;
maintenant cette souveraineté revêt une forme toute différente
de celle dont on avait conçu l'idée au temps de Charlemagne et
dans le vaste projet de la république chrétienne.
L'empire, en effet, par ses querelles avec les papes^ avait perdu
son empi-einte de sainteté. En luttant avec les peuples, il cessa
de parattre le tuteur de la liberté des nouveaux citoyens romains;
en s'obstinant à conquérir l'Italie , il ne put asseoir l'Allemagne
sur la base d'une solide unité, mais la laissa devenir un i-oyaume
semblable aux autres. D'un côté, les chefs s'efforçaient de ren-
dre héréditaire dans leur famille une dignité qui , par essence,
était élective et destinée au plus digne; de l'autre, les petits
princes s'en disputaient les lambeaux dans une dépendance tou-
jours amoindrie, dans une confédération toujours moins déter-
minée. Bien plus, dès que le grand interrègne eut fait mettre en
discussion l'autorité du chef, le droit du poing reparut partout,
et la guerre de tous contre tous , brisant le sceptre glorieux do
Charlemagne , finit par assurer à un millier de barons la souve-
raineté territoriale, c'est-à-dire que chacun d'eux jouit de l'indé*
pendance avec le double empii*e dans son domaine, quelque
étroit qu'il fût.
Les Allemands, par affection pour les familles héroïques qui
avaient donné une série de grands empereurs, allèrent en cher-
cher un parmi les cinquante comtes qui s'étaient partagé THel-
vétie. Un certain Rodolphe, comte de Habsbourg dans FÂrgovie,
avait conduit en Italie une bande d'hommes d'Un, de Schwitz et
i2<ko d'Unterwald, avec lesquels il se mettait au service de quiconque
avait besoin de bras. Il servit Frédéric II au siège de Faenza, et
HODOLPHE DE HABSBOURG. 269
se mit ensuite à là solde des Florentins. Enfermé dans Bologne,
il emprunta quelque argent pour retourner dans sa patrie, lais-
sant comme otages douze Allemands, qui suivaient les cours de
cette Université (1). Excommunié pour avoir brûlé un monastère
de Bàle, il expia sa faute; une fois, rencontrant un curé qui,
chargé du saint viatique , devait passer à gué un torrent , il lui
céda sa monture, et ne voulut pas consentir à reprendre le che-
val qui avait porté le Seigneur du monde. L'archevêque de
Mayence, allant à Rome, se fit escorter par Rodolphe, attendu
que les routes étaient peu sûres ; lorsqu'il fut question d'élire
un empereur, il se souvint de Rodolphe et le proposa : a Sei-> ^^^
gneur d'un petit État, il ne pourra, dit-il, abuser du pouvoir; il
est veuf avec beaucoup d'enfants , et les électeurs pourront con*
tracter avec lui des alliances de famille. » En effet, il fut nommé.
Gomme le sceptre manquait à son couronnement, il saisit une '
croix, en s'écriant : a Ce signe qui sauva le monde me tiendra
bien lieu de sceptre, n
Rodolphe connaissait donc son temps. Il déclara qu'il voulait
être tout à fait Allemand , ne parlait que cette langue , et c'est
dans cette langue seule qu'il dictait ses lois ; il raccommodait
lui-même sa casaque, mangeait des raves dans les champs, et
jouissait d'une telle réputation d'honnêteté qu'on l'appelait la
loi vivante. H donna bientôt à connaître qu'il voulait que la cou-
ronne fût respectée. Après avoir vaincu son compétiteur Otto-
kar II, roi de Bohême, qui avait occupé les pays entre le Danube
et l'Italie , il lui enleva le duché d'Autriche dont il investit son m
propre fils Albert ; c'est ainsi qu'il posait les bases de la gran-
deur de sa famille, à laquelle il trouva le moyen d'inféoder aussi
la Carintliic, la marche des Yénède^ et Pordenone, c'est-à-dire
une des portes de Tltalie.
Cet empereur ne recueillait pas de ses aïeux un héritage de
querelles et de difficultés avec les papes ; différent des Othons
et des Frédérics, il n'avait aucune passion pour la civilisation
romaine qui renaissait en Italie. Il comprenait qu'il devait assu-
rer sa suprématie sur l'Allemagne, au lieu de chercher, à tra-
vers une foule de périls, à dominer sur cette Italie qu'il compa-
rait à la caverne du lion malade, où le renard voyait toutes les
traces des pieds dans le sens de Faller, mais aucune dans la di-
(1) Àrchmo s/oriaf/iv, 35; SAVIOtl, Sf, di Dologna ad ann. 126G, el doc.
749.
270 GÉOGRAPHIE POLTTIQtJE t)E L*ITALIE.
reotkm du retour. Satisfait de s'intituler roi des Romaim, il ne
songea jamais à descendre en Italie ; il fit droit à toutes les eii-
gences des papes ^ qui se trduvaiettt dès lors affermis dans le
poutoir temporel et tendaient l'Italie indépendante des Allemands,
auxquels d'ailleurs tis opposaient un fort contre*poids dans la
domination méridionale des Angevins. Pendant soixante ans
les pays de la ligue lombarde ne virent pas les traces des empe-
reurs» qui^ après avoir cessé d'être conquérants, et |)erdaDft leur
influence traditioritielle parce qu'Us manquaient cttex eux de
repos, négligeaient le fardin de i'mnpire^ comme Dante 6*en plai*
gnait {{ ) ; jusqu'aux temps déplorables de GharlesrQuint^ ils ne
songèrent jamais sérieusement à faire deSconquétes en deçà des
monts.
Peu jalou)! des droits nominaux dans un pays étrange «
Rodolphe vendait les privilèges et la liberté à toutes les villes qui
avaient de Targant pour les acheter \ à Lucques, pour i^^OOO
écus ; pour 6,000 à Gènes, Bologne et Florence : belle occasion
de légaliAer et de consolider les oonstilulioiis IUntos*
Ces constitutions étaient nées, Je ne dirai pas de ht niskm des
élémeals indigènes avec ceux de la conquête^ mais de leur rap-
prochament; elles devaient leur développement à la juridiction
dont les communes avalent dépouillé les comtes et les évoques,
puis aux efforts déployés pour la défendre contre les armes alle-
mandes et d'indignes ambitions. Contraintes de triompher d'un
pouvoir guerrier^ de mettre un frein à une autorité illimitée, de
restreindre les immunités du clergé et les pritiléges des nobles,
d'enlever les possessions ou les domaities à d'anciennes familles^
d'émancipef les esclaves, de construire Tédiflce nouveau avec
des ruines pétries de sang, les communes devaient, de toute né*
cessité, traverser les tempêtes qui épouvantent les ftmes timides,
mais qui offrent un noble spectacle à quiconque, dans l'histoire,
aime à voir les hommes au milieu d'événements qui agitent leur
esprit, exaltent leurs passions.
Le voyageur qui parcourait ce magnifique pays le trouvait
divisé en une infinité de communes gouvernées démocratique-
ment, entré lesquelles s'élevaient des seigneuries militaires. Le
comte de Savoie, comme un gardien, occupait les deux versants
des Alpes cottiennes et grecques, au midi desquelles s'appuyaient
(1) Dante place Rodolphe parmi les négligentâ qui ftont dans le purgatoire ,
ch. VU.
GÉOGRAPHtiS BOUTIQUE DE L'ITAUE. 271
led marquis dd Baluces et du Montfemit. On donnait proprement
le nom de PiénHmt au pays situé entre les Alpes,lé Sangotte «l le
Pô^ dont la ville principale était PigneroL' Turin, sur la gauehe
du Pô, autrefois soumis à ses propres évéques, qui, en 11^9, ob-
tinrent de Barberottsse l'immunité dans le rayon d'un mille, était
alors inférieur à Chieri par le commerce et ractivité, à Ivrée et'
AatI par la puissance. Verceil dominait sur la gauche delà Besia; '
le Novarais prospérait entre ce fléute, lé TésiU et les Alpes qui
s^abaissent vers le lac Majeurv
Dans les plaines fertiles qui s'étendent entre ié Tésii), TAdda
et le lac Majeur, Milan occupait le premier rang parmi d'autres*
villes, inférieures par 11mportanee> mais indépendantes : telles
étaient G6me, qui dominait sur la plus grande partie de son lac
et de celui de Lugano, et s'avançait dans les vallées de Ghlaveâna
jusqu'à la Sploga, de la Levantine jusqu'au Baint-Gothard, delà
Valtelinîd jusqu'au Stelvio ; Lodl, qui s!était relevée sur la rive
de TAdda infMeur; Crème, sur le bas Serio ; Pavie, qui s'éten-
dait du Tésin au delà du Pô, entre les domaines de Verceil, No-
vare, Lodi,Tortone et le Montferrat ; Bergame, mahresse des
romantiques vallées d'où coulent limagna, l'Oglio , le Serio , le
Brembo; Brescia, embrassant depuis TOglio jusqu'à Asda et au
lac de Garde , en contact dangereux avec la gibeline Crémone
qui s'étendait de Gassano à Guastalla, de Mozzanica à Boc^ofo,
sur rtleFùlchérie, surl'Ëlat Pelavicino,entjre Panne et Plaisance,
possédant trois cents bourgs et paroisses.
An delà du Pô, Alexandrie, au confluent de la Bormida et du
Tanaro, rappelait toujours son origine. Tortone florissait sur la
Scrivia; sur les deux rives du Mincio et du Pô, d'Asola jusqu'à la
Mirandole, le territoire de Mantoue, ville alors plus belle que forte,
était assaini au moyen de digues et de comblées. Les domina-
teurs étrangers fii'ent toujours grand cas de Vérone , parce que,
dominant du territoire de Roveredo àla Polésinede Rovigo, elle
ouvrait les passages des gorges Trentines jusqu'à la plaine cir-
cumpadane. Au débouché des vallées alpines et entre l'Adige,
la Pîave et le Tagliamento, on voyait Bassano, Trévise, Vicertce,
Padoue. A Udine, le patriarche, seigneur du Frioul et de Tb*'
trie , giAce à sa puissance qui ne le cédait qu'à celle du pape,
s'était opposé à la formation des communes; au contraire, il
avait établi une féodfdité ecclésiastique avec parlement, réunis-
sant ainsi les forces qui restaient fractionnées ailleurs.
L'ancienne Gaule cispadane , entre le Pô, les Apennins, la
272 ÎFETITS SEI6I9£UnS.
Trebbia et le Reno^ était occupée par Plaisance^ sur la Trebbia ,
par Reggio, Parme etModèoe^qui s'élendait jusqu'au petit Reno.
Ferrare possédait la majeure partie des pays embrassés par les
différentes branches du grand fleuve, là où il coule ientemeot
vers l'Adriatique. Tant de villes, et Tune à côté de Pautre! Et
cependant, sous l'heureuse influence de leur liberté légale et
consentie, elles surent accomplir des entreprises auxquelles suf-
firaient à peine de vastes principautés*
Partout, mais principalement dans les territoires montueux,
s'étaient conservés ou avaient surgi des chfttelains, seigneurs
absolus chacun sur son domaine, et qui, soit entre eux, soit avec
les villes, se comportaient comme Ëtats indépendants. Au pied
des Alpes cottiennes, les Saluzzo , les Masino, les Balbo domi-
naient au milieu des républiques d'Asti et de Ghieri , et une
chaîne de petits châteaux abritait les seigneurs du val d'Aoste.
A Trente, dans les Alpes rhétiques, régnait un duc lombard,
dont l'autorité s'étendait au nord jusqu'à Mezzolombardo, qui se
trouve en ^face de Mezzotedesco, frontière allemande; au midi*
il embrassait le val Lagarina , mais le val Sugana restait annexé
au district de Feltre. Sous les Carlovingiens, tantôt ce territoire
forma un comté distinct, tantôt il fut réuni à Vérone; mais les
empereurs allemands cherchèrent à Tenlever à l'Italie, et, dans
ce but, ils en investissaient les évoques afin d'associer ses desti-
nées à celles de Bolzano, siège d'un ^ra/ allemand. Les comtes
du château Tirolo, qui finit par donner son nom à tout le pays,
reconnaissaient l'autorité des évoques , mais ils furent souvent
leurs adversaires. Lorsque Frédéric II eut envoyé le podestat
Lazare de Lucques et l'odieux Rodegerio de Tito tyranniser
Trente , Févéque £ngon souleva le pays , et une longue guerre
s'ensuivit entre les Guelfes de Lizzana, Madruzzo,Vigolo, Brenta,
et les Gibelins d'Arco, Pei^ine, Campo, Lovico. Trente était dé*
chirée par les factions; ce désordre favorisa Télévation des com-
tes de Tirolo, alliés par des mariages avec les familles deSouabc
et d'Habsbourg, et qui finirent par en devenir les seigneurs (i).
Ces comtes, qui dominèrent sur la Rhétie et le val Venosta,
commandaient les petits princes delà vallée de PAdige contre les
comtes d'Ëppan; plus tard ils furent subordonnés aux comtes
(1) Voir Trente, eittà ttltalia. GioVAMSLLI. — HoaHAVa, Sami, Werh.
•^ Babbacovi, A/iri». staricite — Pm, Bentm anstriacamm, etc. — PbbIHI,
/ casteili del Tiroir»,
PETITS SEIGNEURS. 273
de Gorilz, dont les vallées de Wnri et de l'Ëîsack, avec le Tyrol
septentrional , reconnurent Tautorité pendant des siècles. Les
Andecks de Merano^ qui s'étaient signalés dans les croisades et
las guerres des empereurs en Italie^ fondèrent Inspruck^ furent
ducs de Croatie et de Dalmatie^ et s'éteignirent en 1^48. Les
Gastel Barco prétendaient descendre des rois de Bohème ; ils s'as-
socièrent à la ligue lombarde contre les évoques de Trente^ qui^
après avoir fait la paix avec Vérone, investirent cette famille de
Castel Pratalift et de Gastel Barco; plus tard ces seigneurs y en
faisant cause commune tantôt avec les étrangers, tantôt avec les
Milanais et les Vénitiens^ acquirent une grande puissance.
Les Gastel Barco avaient pour rivaux les comtes d'Arco^ qui
faisaient remonter leur origine au roi Didier^ et qui possédèrent
Penede, Drena, Restoro, Spincto, Gastellino^ non loin des rives
du lac de Garde. Vassaux du prînce-évôque de Trente, ils ob*
tinrent de Frédéric II l'entier et double empire, privilège anté-
rieur à tout autre de familles tyroliennes, sans excepter celle des
Habsbourg. Néanmoins ils devinrent les ennemis de l'empereur^
et, comme le reste du Tyrol italien, ils eurent à souffrir de l'in-
vasion d'Ezzelin; plus tard ils entrèrent en lutte avec les sei-
gneurs de Madruzzo et les Sejani de Lodrone pour certaines
possessions. Les seigneurs de Lodrone font même remonter au
douzième siècle les domaines qui les placèrent au nombre des
grands feudataires de l'évêché de Trente , jusqu'à la disparition
des gouvernements despotiques.
Au passage des Alpes carniques, les Porcia, les Brugnera, les
seigneurs de Prata, de Valvassone , de Spilimberg, se parta-
geaient, avec le patriarche d'Âquilée, la domination du Frioul.
Les Rusca, entre tes lacs délicieux de Côme et de Lugano, éten-
dirent parfois leur autorité jusqu'au delà du Montecenere et de
la puissante Bellinzone, où ils rencontraient les seigneurs de
Sax, maîtres de la vallée rhétiqne de Mesolcina. La famille des
Visconti, subdivisée en plusieurs branches, avait garni de forte-
resses les deux rives du lac Majeur. Les Venosla, les Lavizzani ^
les Avvocati, les Capitanei, les Quadrio de Valteline, étaient sou-
vent aux prises avec les Lamberteuglii, les Vitani, les CastelU^
les Malagrida du Lario, les Torriani de la Valsassina, les Gar-
cano, les Vimercati, les Mandelli, les Pirovano, les Giussani, les
Perego, les Parravicini , les Sfrtori , les Annoni , les Sacchi , les
Riboldi et d'autres capitaines de la Brianza.
Sur les délicieux coteaux qui s'inclinent vers le lac Iseo do-*
HIST. DES ITAL. — T. t. 18
27i PETITS SEIGNEURS.
minaient les Calepi , les Suardi ^ les Calini , les Martinengo^ les
Fenarolî; dans le Pavesan^ les Langoschi^ les Gambarana^ les
Lomellini, les Beccaria; dans le Lodigian^ les Vignati^ les ^es^
tarini^ les Âverganghi, les Sommariva; sur le territoire milanais^
les Airoldi^ lesMédicis, les Grivelli, les Melosi, les Pusterla, les
Biancbi^ les d'Adda, les Litta, les Oldradi^ les Arconati, les Bossi,
les Gastiglioni et autres seigneurs des chfttellenies de Yarese;
dans le Parmesan^ les Rossi vers TApennin ; sur les terres de
Plaisance, les Pelavicini, les Landi, les Anguissola, les Scotti;
sur la oommune de Reggio, les Gorreggio, les Pico^ les Fogliani,
les Carpineti ; dans le Modénaîs, les MontecuccoK ; dans le Man*
touan, lesBonacolsa et les Gonzague; dans le Crémonais, les
Pelaviciniy les Barbo et les Secchi qui s'unirent par des mariages
avec la famille impéiiale desGomnènes; dans le Padouan, les
Carrare et la maison d'Esté; dans le Vicentin et la marche Tré-
visane, les Gollalto, les Gamino, les da Ramono, les Gamposam-
piero; dans le Véronais, les Montecchi, les Scaligeri^ les Sanbo-
nifazio; dans la Polésine de Rovigo, les Gavelli.
Aux deux extrémités de ce que nous appelons Italie continen-
tale, Gènes et Venise développaient une liberté d'origine plus
ancienne et différente. Venise, plus sage alors, ne s'était pas en-
core étendue sur le continent italien, et semblait concentrer son
attention sur la mer; outre ses vastes colonies du Levant, elle
avait soumis Gapo d'Istria, Pola et les autres villes de cette côte^
et, dans la Dalmatie, Salone, Sabenico, Spalatro, Narente, jus-
qu'à ce que les Hongrois Ten dépouillèrent, à Texception de
Zara; elle formait un demi-cercle autour de la mer Adriatique,
sur laquelle même elle prétendait dominer exclusivement.
Gènes exerçait une autorité souveraine sur la Rivière au levant
et au couchant de son golfe, ainsi que sur une partie do la Corse
et de la Sardaigne; mais, sur la c6te et sur les montagnes de la
Ligurie, les Doria, les Spinola, les Fieschi, les Grimaldi, les Uso-
dimarc et les Zaccaria avaient conservé des juridictions féoda-
les. Les marquis del Carretto et del Finale prêtaient hommage à
Tempirc. De là, si Ton se dirigeait par la Rivière du levant dans
les Apennins, on rencontrait les seigneuries des Malaspina, puis
les Porcari dans les montagnes lucquoises, les nobles de Gor-
vaja et de Valecchia dans la Versilie, les Segalari ot les Gherar-
descha dans le tenitoire pisan.
Lucques, sur les deux rives du Serchio et de la Lima, rivali-
sait avec Pise, qui dominait le littoral toscan, les lies voisines de
PETITS S£l&N£CJli?. 275
Monte Cristo et de Gorgone (peuplées dès te sixième sièele par des
moines basiliens venus d'Orient) , et celles de Giglio, d'Elbe^ de
Pianosa^ et une partie de la Sardaigne. Pise^ tant son commerce
était prospère y pouvait nourrir i 50^000 habitants; mais, pour
être la cause de sa ruine, prospérait Florence dont le pouvoir
s'étendait des hauteurs qui séparent TËlsa del'Ëra^ affluents de
rArnOy jusqu'au versant des Apennins dans la Romagne^ et de
la vallée supérieure du Heno jusqu'au midi de Colle. De Colle à
Monte Pulciano dominait Sienne, et le territoire de Volterra se
trouvait enfermé entre les trois. Tous ces pays, que la malaria
n'avait point encore envahis^ florissaient par l'agriculture^ étaient
couverts de châteaux et de population. Arezzo était au nord-est
de Sienne, et Pistoie au nord-ouest de Florence; mais nous ver-
rons Sienne^ Arezzo, Pistoie et Pise elle-même devenir successi-
vement les alliées de Florence , et puis tomber sous sa domina-
tion.
Un grand nombre de seigneurs s'étaient faits citoyens de Flo-
rence ; cependant les Uberti et les Pazzi, qui occupaient le terri-
toire accidenté du Val d'Arno supérieur, a ne cessèrent jamais de
guerroyer contre la commune de cette ville (Coppo Stefàni); b
les Ubaldini dominaient dans le Mugello ; les Certaldi et les Ca-
praja à l'occident; dans le Siennois, les Ardenghi au couchant^
les Scalenghi au levant, les Giulieschi au nord ; dans les Apen-
nins, entre la Toscane et Bologne, les Ubaldini, les Ubertini, les
Tarlati; les Cadolinghi à Fucecchio; les Pannochiesehi dans la
Maremme, les Orlandi dans le val tte Cornia, et les Aldobran*
deschi dans le val de Fiora. Les nombreux rameaux de la fa-
mille des comtes Guido conservaient des possessions dans tou-
tes les contrées de la Toscane, mais surtout dans les montagnes
de Pistoie et d'Arezzo; en outre, ils avaient les châteaux d^Èlci,
de Gavornano, de Monte-Rotondo et d'auti*es dans la Maremme,
à Spolète et dans la Romagne* Ainsi cette maison puissante et
les autres seigneurs qui se pai'tagèrent la Garfagnana cernaient
les républiques toscanes; mais, éloignés des villes, ils ne son-
geaient pas ou ne savaient parvenir à s'y former des partis et à
se rendre prépondérants.
L'Église commandait sur la Romagne, les marches d'Ancône
et de Spolète, sur FÉtrurie méridionale, la Sabine, le Latium,
jusqu'à Terracine et Fondi. Préservées la plupart de la domina-
tion des barbares, ces régions avaient conservé une grande par-
tie des anciennes institutions municipales, de manière que cha-*
276 PETITS SEiaNEURS DE LÀ. EOMAGNE.
que village prétendait à THutocratie. Les villes^ soumises direc-
ternetit au pontife^ choisissaient leurs magistrats, qui exerçaient
la juridietion civile et criminelle, lorsque le pape avait approuve
leur choix et reçu leur serment de fidélité; les citoyens eux-
mêmes prêtaient ce serment tous les dix ans. Le pape jouissait
des régales et recevait les servfces Imposés d'ordinaire aux vas-
saux ; chaque commune lui payait un tribut proportionnel au
nombre des habitants, excepté les ecclésiastiques, les gens d'ar-
mes, les juges, les avocats, les notaires et ceux qui n'avaient
pas une propriété susceptible d'être taxée. Sous Innocent III, cet
impôt s'élevait à neuf deniers pour chaque feu ; mais les com-
munes le remplaçaient souvent par une contribution fixe (4).
Le comte de la Romagne était nommé par le pape et dépendait
du légat; les communes néanmoins prospéraient dans les do-
maines pontificaux.
Un grand nombre de seigneurs, arborant la bannière impé-
rialCj s'étaient soustraits au pouvoir du saint- siège pour devenir
les tyrans des villes ; d'autres dérivaient de la noblesse indi-
gène ou ravennate, des capitaineries étrangères ou de la famille
des papes. Les Pepoli et les Bentivoglio exerçaient la tyran-
nie à Bologne ; les Cervia et les Polenta à Ravenne; lesMala-
testaàRimini et àCésène; les Migliorati à Fermo; les Monle-
feltro à Urbin; les Varano à Camerino ; les Manfredi et les Ali-
dosi à Imola; les Trinci à Foligno, et les Ordelaffi à Forli.
Ainsi donc, bien que par la cession de l'empereur Rodolphe
les droits souverains eussent cessé d'être partagés entre les pa-
pes et les empereurs ou leurs vicaires et les comtes, Taulorité
pontificale n'était guère qu'une suprématie de dignité, qui res-
treignait faiblement la puissance des républiques ou des seigneu-
ries comprises dans retendue des domaines du saint-siége;
les unes et les autres continuaient à vivre indépendantes, et par-
fois môme en état d'hostilité contre les papes. Aucun lien ne les
unissait; en un mot, elles ne différaient des autres de Tltalie que
par leur participation aux vicissitudes de l'Église.
D'autres familles se dressaient en face du pape comme les Co-
lonna à l'occident de Préneste, les Orsini au milieu des monta-
gnes, à l'orient de Teverone ; les Savelli dans l'antique Lalium>
(1) Fano, Pesaro, Camerino, payaient chacune 50 livres d'argent, qui fai-
saient 5,000 fr. ; Jesi, 40. Voir Ep, Innocenlii 111^ liv. m, u. 29, 36, 53 )
liv. vin, 11.211.
PETITS SEIONSUIIS DE LA ROMAGNB. ¥71
vers Monte Âlbano ; les Prangipani dans le voisinage d'Antium,
au nord des marais Pontîns ; les Farnèse à Toccident du lac de
Bolsène; les Aldobrandini au sud-est de la Toscane. Que dirai*
je ? à Rome même le gouvernement et son chef étaient en butte
aux menées séditieuses des puissantes familles des Colonna, des
Orsini et des Savelli. Le triomphe des Guelfes ou des Gibelins
dans le reste de 1 Italie augmentait ou diminuait Tautorité des
papes, obligés souvent, pour se faire un appui, de nommer se-*
nateurs les rois qui venaient en Italie, ou d'autres chefs aussi
dangereux. Innocent 111, il est vrai, avait attribué au pontife la
confirmation du sénateur, et, par décret de Nicolas III, ce magis*
trat ne pouvait être ni étranger, ni d'une famille puissante, ni
siéger plus d'un an; malgré toutes ces précautions, les papes
durent souvent abandonner Rome, pour se réfugier principale-
ment à Viterbe ou à Orvieto.
Bologne, riche et célèbre par le savoir, se distinguait parmi
les autres républiques. Dés l'origine, les consuls des marchands
avaient entrée dans le grand et le petit conseil de cette ville ; plus
tard, en 4228, les arts et les métiers réclamèrent l'indépendance
et le droit de participer au gouvernement, confièrent le soin de
leurs intérêts à leurs propres chefs, à l'exclusion des autres mem-
bres du conseil, et obtinrent la représentation; les bouchers firent
passer cette mesure de vive force, et la république dès lors se
composa de deux États, la Commune et les Arts, avec un sceau
et des assemblées distinctes. De là, des conflits continuels entre
le podestat de la première et le capitaine des autres, jusqu'au
moment où les Arts prévalurent; ils instituèrent alors un gonfa-
lonier de justice dont la charge durait un mois, et qu'on devait
choisir à tour de rôle parmi les membres de chaque Art, avec
deux adjoints des Métiers et un de la Commune, c'est-à-dire de
la noblesse.
Bologne avait soumis à sa juridiction Imola, Cervia, Faenza^
Forli, Forlimpopoli, Bagnacavallo, et founiissait des podestats à
la plus grande partie de la Romagne ; elle disputait à Modène
les châteaux de Frignano, et faisait jurer par ses podestats de
recouvrer le territoire jusqu'à Panaro, que l'empereur Théo-
dose n, assurait-elle, lui avait concédé.
Tout le territoire compris entre Ascoli sur le Tronto et Ter-
racine sur le golfe de Gaète jusqu'à l'extrémité de Tltalie, for-
mait le royaume de Naples, excepté Bénévent qui était retourné
au pape à la venue des Angevins. Les provinces qui le compo-
278 PETITS SEIGNEURS DE L'ITALIE MÉRIDIONALE.
saient dérivaient des gastaldies et des comtés introduits par les
Lombards, appelés ensuite giustisierati par les Normands, sous
lesquels commencèrent aussi^ à ce qu'il paraît, les nouvelles dé*
nominations de Terre de Labour^ aomprise entre le Silaro, le Gari-
gliano, l'Apennin et la mer Tyrrhénienne ; de Principauté cité-
rieure et ultérieure, lorsque le duc de Bénévent eut pris le titre de
prince sur l'ancien Picénum en deçà, et sur le Samnium au-delà
de TÂpennin; de Basilicato, nom d'origine grecque, comme ce-
lui de Gapitanate provenait des Gatapans; de Calabre citérieure
et ultérieure^ jusqu'au pays qui descend de l'Apennin vers la mer
Ionienne près de Tromboli^ et vers la mer Tyrrhénienne près du
golfe Ipponiate; de Terre de Bari^ autrefois l'Àpulie peucétîenne,
et d'Otrante, l'antique Japygie, à l'extrémité d'une des dernières
ramifications de l'Apennin; de comté de Molise^ des deux
AbruzzeS; en deçà et au delà de la rivière Pescara.
La féodalité, introduite par les Normands^ enracinée par les
princes de la maison de Souabe, ne disparut pas sous les Ange-
\u\s, et les barons jouèrent toujours un grand rôle dans Padminis-
tration du pays. Les principaux étaient les Sanseverino, qui {K)s-
sédaient la meilleure partie de la Basiiicate^ Araalfi avec son du-
ché^ les comtés de Sanseverino et de Marsico dans la Principauté,
de Bassignano en Calabre^ de Matera dans la province de Tarente;
les Pipino^ qui dominaient sur une grande étendue de la Gapita-
nate et sur la partie montueuse de la principauté de Bari; les
Balzi, sur les régions occidentales de la principauté de Tai*ente
et sur la contrée orientale de la Basilieale; lesRuffo, sur la plaine
au nord-est du Brutium; les Gantelmi, sur le versant occidental
de l'Apennin du lac Fucin ou Vénafre. Dans les Abruzzes^ les
comtés de Tagliacozzo et de Manupella relevaient des Orsini de
Rome^ comtes encore de Nola, princes de Salerne^ et qui snccé-
dèront ensuite aux Sanseverino, aux Huffo^ aux Balzi. Sur la
côte^ les Aquaviva possédaient les comtés d'Atria, et les Avalos le
marquisiit de Pescara. Dans l'intérieur, les Ganibalesa dominaient
sur le comté de Montorio, et les Savelli sur celui de Gelano;
dans la Terre de Labour^ les Gaetani occupaient le comté de
Fondi^ et les Marsano lo duché de Sessa. Dans la Principauté^
les Tocco avaient le comté de Marino; les Sanframondo celui de
Cerreto^ et les Sovrano celui d'Aviano dans la Galabre; les Cri-
glia étaient maîtres du comté de Nicastro^ et les Garaccioli de ce-
lui de Gerace, etc., etc.
On trouverait autant de subdivisions dans les trois vallées de
EZZELIN IT. 279
la Sicile. Mais il semble que la population de cette tle se con-
centrait dans des villes et des bourgades importantes; en effet,
tandis que la seule Gapitanate comprenait cent cinquante pays,
un diplôme de 1276 (1) attribue à peine le môme nombre à la
Sicile entière.
Dans les républiques, les fiefs avaient perdu toute importance
politique, et ne se distinguaient que par une forme privilégiée
de possession ; mais , dans le Piémont et les Deux-Siciles, ils
conservèrent la double puissance, attestée par les gibets dressés
devant les châteaux , et dont la hauteur devint telle qu'une loi
vint la modérer.
Le titre de marquis n*eut pas en Italie, comme en Allemagne,
une signification dynastique; mais il indiqua des nobles qui
avaient des droits de comte sur leurs propres domaines, à la
différence des comtes qui étaient fonctionnaires du roi et des
évèques. Azzo d'Ëste, en 1097, est qualifié do marquis et de
comte de Milan ; Frédéric I«% en liB4>, renouvela ce titre en fa-
veur de sou neveu Obizzo, en y ajoutant la marche de Gènes (i) :
or, comme ces villes jouissaient déjà de la liberté, c'était le
constituer son vicaire pour y soutenir les droits impériaux.
Obizzo était lui-même vassal de Gènes, qui avait pour vassal son
fils Moruello; l'un et l'autre se confédéraient avec les seigneurs
de Lunigiana, les comtes de Lavagna et d'autres.
Les principaux adversaires de la maison d'Esté étaient les
Ezzelins; nous savons quelle fut leur origine et comment ils de*
vinrent les soutiens les plus importants de Frédéric IL Nommé
le vicaire de cet empereur, Fzzelin IV se considérait comme sei-
gneur indépendant dans les territoires de Padoue, de Trévise et
de Bassano; il étouffait toutes les voix qui s'élevaient contre sa
domination sanguinaire , et voyait des crimes dignes de mort
dans l'antiquité de la race , l'opulence, le courage, le titre de
prêtre, dans la piété même et la beauté; en un mot, tout homme
vénéré, parce qu'il le craignait alors, était coupable à ses yeux,
11 laissait ses ennemis mourir et pourrir dans d'horribles prisons
de Padoue, ou ne les en tirait que pour les envoyer par bandes
au gibet, afin que leur supplice enseignât l'obéissance.
Après de fréquentes et inutiles admonitions, le pape Alexan-
dre lY ordonna une croisade au nom de Dieu contre cet ennemi
(1) Ap. Ahari, Ut periodo m storia siciliana, docum. H et ni<
(2) MCRATOU, ^n/ic/i. êstetiéi, part. I, c. 1.
380 EZZEUN IV.
i256 des hommes. Une foule de gens se rendirent à son appel,
et des moines de toute couleur criaient aux armes. Jean de
SchiOy Tapôtre de la paix , sortit de Tobscurité dans laquelle il
était retombé après le triomphe pompeux mais éphémère de
Paquara, pour se montrer à la tête des citoyens armés que les
villes guelfes, appuyées par Venise, envoyaient sous le nom de
croisés et précédés de ^étendard romain. Padoue fut enlevée de
vive force à Ëzzelin, et d'autres villes se soulevèrent contre lui ;
mais le tyran, altéré de vengeance, se mit à la tête des troupes
sarrasines et allemandes, soutien fatal des oppresseurs, recouvra
Padoue, et l'insigne cité subit toutes les horreurs d'une victoire
féroce* Allié avec son frère Albéric, seigneur de Trévise, avec le
Crémonais Buoso de Dovara et le marquis Obert Pelavicino, il
avait sous la main toutes les forces des Gibelins; avec eux il
prit et dévasta Brescia, centre de la puissance guelfe. Mais
Ëzzelin n'était pas satisfait de partager l'autorité ; or, tandis qu'il
déployait sa valeur contre les ennemis, il ourdissait des trames
pour affaiblir le pouvoir du marquis et de Buoso. Malgré ses
associés, qui croyaient avoir formé un triumvirat, il s'établit
despote à Brescia , d'où il sort pour recouvrer l'un après l'autre
les chftteaux que les croisés lui avaient enlevés ; comme toujours,
il brûle, pille et massacre.
La possession de Milan , qui étendait sa domination sur quel*
ques villes voisines et son influence sur toutes, a toujours été
considérée comme indispensable pour être mattre de la haute
Italie. Sa longue guerre avec les Frédérics avait épuisé les finances
de cette ville. Le Bolonais Beno des Gozzadini , nommé podes-
1256 *®*> essaya de les rétablir au moyen de nouvelles contributions
destinées à éteindre une dette que les besoins de la guerre avaient
fait contracter. Après avoir atteint son but, il conseilla de pro-
longer cet impôt, atin de terminer le f^aviglio qui amenait jus-
qu'à Milan les eaux du Tessin ; mais la plèbe, toujours plus re-
connaissante envers quiconque la flatte qu'envers Phomme qui
lui rend des services, se souleva furieuse, l'égorgea et jeta son
cadavre dans ce canal qui fait la richesse de Milan et la gloire de
ce podestat.
Milan, qui n'oubliait pas Frédéric Barberoussé, s'était mis à
la tête du parti guelfe , tandis que les châtelains du voisinage
favorisaient les Gibelins ; de là, haines violentes entre les nobles
et les plébéiens, querelles intestines, expulsions réciproques,
désastres dans la ville et la campagne, négligence du bien pu-
LB MILANAIS* 384
blic. Qn pouvait dire qne là commune n'existait pius^ caries
divers ordres de la cité formaient autant d'États, avec un gou-
vernement distinct^ deux ou trois podestats^ des consuls opposés
à des consuls, des assemblées à des assemblées, confusion qui
était un obstacle à toute bonne mesure.
Nous avons vu comment les hérétiques patarins, dont quel-
ques-uns firent massacrer Tinquisiteur Pierre de Vérone^ avaient
pris racine dans Milan. Garino, le meurtrier, fut arrêté et remis
entre les mains du podestat; mais il s'échappa bientôt , et la
multitude, qui croyait le podestat de connivence, Temprisonna
lui*méme et saccagea son palais. Le peuple empêcha les nobles
de donner la seigneurie à l'archevêque Léon de Perego^ et de-
manda même que les plébéiens pussent être nommés chanoines
de la cathédrale^ privilège des plus grandes familles, qui choi-
sissaient toujours Tarchevêque parmi les citoyens les plus émi*
nents. Soutenus par ce prélat, par leurs propres vassaux et les
hommes indépendants, les nobles, que favorisait encore Tusage
des armeS) triomphaient de la tnoUa populaire, jusqu'à vouloir
ressusciter une ancienne loi des temps féodaux, qui les autori-
sait à se racheter d'un meurtre plébéien moyennant sept livres
douze sols de tersuoli (t 14 fr.).
Un bourgeois, ayant rencontré le noble Guillaume de Lan-
driano, lui réclame le payement d'une ancienne dette, et celui-ci
le tue; le peuple se soulève en fureur et repousse les nobles,
qui, avec Léon de Perego à leur tète, se réfugient dans les chA-
teaui du comté de SepriOi s'allient avec les Novarais et les Go-
masques, interrompent le commerce de la ville et l^mpéchent
de recevoir des vivres.
La plèbe se voyait contrainte de stipendier un capitaine étran-
ger qui la défendit par les armes, ou de chercher parmi les chà*
telains un chef qui préférât la faveur populaire à Tarrogance pa-
tricienne. Lorsque les Milanais, après leur déroute de Gortenova^ 1257
où ils abandonnèrent le carroccio à Frédéric If, se retiraient dans
leurs foyers , Pagano de la. Torre, seigneur de la Valsassina ,
leur offrit un asile et leur donna des vivres; dès lors il devint
l'idole des plébéiens, qu'il défendait les armes à la main, soit par
dévouement, soit par cette affectation de générosité dont 1m
nobles démagogues voilent souvent leur égoïsme. Quoi qu'il en
soit, le peuple, qui voulait un magistrat pour se mettre à l'abri
de l'oppression des nobles, le nomma capitaine jusqu'à ce que 12^2
les haines fussent calmées* A la suite de uQuveaux eoiiflits, on
282 LE MILANAIS.
confia ce poète à son desc>endant Martin^ qui réprima tes nobles,
1257 se mit à réformer les ordres en affranchissant les maîtrises de ta
dépendance de l'archevêque^ et devint ainM seigneur véritable.
Ayant pris à sa solde le marquis Manfredi Lancia avec 1 ,000 che-
vaux, il fit sortir le carroccio et commença la guerre civile contre
les nobles bannis; mais des citoyens prudents calmèrent les es-
prits, et l'on conclut la paix de saint Ambroise.
Les nobles et les vavasseurs d'une part, la motta, la eredenza
et le peuple de l'autre^ établirent que tout litige particulier^
cause^ discorde et différend entre les partis^ seraient mis en ou-
bli perpétuel, et toute injure pardonnée^ à moins qu'il ne s'agtt
d'un bien possédé injustement par quelqu'un; les électeurs, le
conseil , le gouvernement, les consuls de la commune ou de la
justice^ et tous les autres offices ordinaires et extraordinaires,
réformateurs du statut^ ambassadeurs, devaient appartenir,
moitié à la commune, moitié aux vavasseurs et aux capitaines;
les trois trompettes du peuple éliraient les trois autres destinés
aux capitaines ; on rapeilerait tous les citoyens bannis pour crime
d'État, et leurs biens, meubles ou immeubles, leur seraient ren-
dus, à eux ou à leurs héritiers. Venaient ensuite des concessions
et des conventions spéciales pour les habitants de Côme, de
Cantu,d'Angera et pour les capitaines d'Arsago:» \finde réparer
les dommages soufferts, le podestat dépenserait tous les ans en
grains 6,000 livres de la commune de Milan ; les communes,
bourgs, villages et fermes, livreraient leur blé à Milan selon la
coutume ; tout citoyen serait obligé de faire conduire à Milan
deux boisseaux de mélange pour chaque cent livres de sa ré-
colte, et quiconque n'était pas soumis à Fimpôt aurait le droit
de conduire du blé à Milan ou d'en exporter; en temps de di-
sette, on pourrait fouiller dans les greniers des ecclésiastiques,
et transporter à Milan le grain qu'ils n'auraient pas consommé
après avoir satisfait à leurs besoins.» 11 était ordonné de réparer
les routes, et de ne pas aggraver les taxes ni les droits d'entrée :
«Les préteurs feraient obtenir satisfaction pour les vols soufferts
dans un rayon de quatre milles autour de Milan ; Martin de la
Torre et ses parents, tous les capitaines et vavasseurs alliés du
peuple auraient la faculté de revenir au parti des capitaines et
vavasseurs, sans autre obligation que de payer le fodrvm passé
et présent; la commune ne pourrait attaquer les châteaux, si ce
n'est par décret du conseil; dans les bourgs et villages, les per-
sonnes âgées de plus de vingt ans pourraient élire leur recteur
FIN d'ezzelin. - 283
pour un an, toutes les fois que, par coutume, ils ne seraient pas
soumis au podestat de Milan (I). »
Nous avons cité en détail cette paix fameuse pour montrer
que la politique ne jouait pas le premier rôle dans les transac-
tions de cette époque, et qu^il s'y mêlait toujours des dispo-
sitions économiques et civiles que l'on transcrivait ensuite dans
les statuts. Cette paix, qui consacrait l'égalité civile entre les
nobles et les plébéiens, fut appelée perpétuelle; mais les fa-
milles puissantes ne surent pas s'y soumettre , et les bourgeois
n'en usèrent point avec dignité. Les nobles furent bientôt con-
traints de s'expatrier de nouveau, et de réclamer les secours de
Gôme où leur parti dominait. La lutte s'engagea plusieurs fois
avec (fes succès divers; enfin Philippe, archevêque de Ravenne
et légat pontifical, accouru pour réconcilier les partis, exila Tor-
riano et Guillaume de Soresina, Hun chef des plébéiens, Tautre
des nobles; mais le premier revint, prévalut, et les nobles, dé-
sespérés d'être bannis, prirent la funeste résolution de livrer la
patrie à Ezzelifi. D'après les conventions secrètes arrêtées avec
eux, le tyran partit secrètement de Brescia pour surprendre Mi-
lan ; il avait déjà traversé l'Adda, et se dirigeait par Monza et Vi-
mercato sur la métropole de la Lombardie, lorsque Martin, in-
formé de sa marche, réunit l'armée plébéienne et se jeta sur ses
derrières en soulevant la population. Ezzelin, dans la crainte de
se voir couper la retraite, rétrograda vers l'Adda; mais, au pont
de Cassano, il se trouva en face de l'ennemi , et, contraint d'ac-
cepter la bataille, iltomba blessé, pour expirer bientôt de dé-
sespoir à Soncino. Des cris de joie unanimes retentirent dans
toute la Lombardie et la Marche; ses .villes et ses châteaux se
rendirent ou furent pris; son frère Albéric, assiégé dans la ci- •
tadeile de saint Zenon, et forc^ de se rendre à discrétion, subit,
avec sa famille innocente, les horribles traitements par lesquels 1200
se manifestent les vengeances populaires. L'enthousiasme fît
alors retentir le cri de liberté dans toute la vallée padouane.
Mais trop souventlespeuples, délivrésd'un maître, ont hâte d'en
chercher un autre. Ala chute desEzzelins, la maison d'Esté occupa
le premier rang. Cette famille, ennemie de Frédéric II, parce que
des liens étroits de parenté Tunissaient aux Guelfes de Bavière,
(1) CoRio, II. Il est utile d'étudier la paix faite, en 1241, par les communes
d'Asti et d*Alba avec les communes de Guneo, de Mondovi, de Fossano et de
SaTÎgliatto; elle est rapportée dans les Monum, hisK pairiœ^ Ghart. il, 1419.
12S0
264 LA MAISON B'£STE.
rivaux de ce prince^ possédait, outre le château et le bourg d'ob
elle tirait son nom, le marquisat d'Ancône, et^ comme fiefs im-
périaux^ovigo^Galaonc^ Monsélice^ Montagnana,Âdria^ Aviano,
la seigneurie de Gaveilo; en outre^ elle avait une infinité de petits
domaines et de juridictions sur le territoire de Padoue^de Vicence,
de Ferrare, de Brescia^ de Crémone, de Parme^ dans la Polésine
méridionale^ dans la Lunigiana et les montagnes de la Toscane^
dans le Modénais et sur la commune de Plaisance. Enfin ses
possessions s'étendaient jusqu*auprès de Tortone^ où elles confi-
naient avec les terres du marquis de Montferrat. Ces vastes do*
maines se composaient de francs-alleux^ de fiefs militaires ou de
bénéfices ecclésiastiques , dont cette maison demandait la con-
firmation aux papes et aux empereurs; mais le haut degré de
puissance qu'elle avait acquis l'autorisait à les regarder comme
des biens propres. Ferrare, tyrannisée par Salinguerra, vieillard
indomptable et fameux par ses faits d^armes^ avait offert le pre*
1208 mier exemple de se soumettre à un prince, en attribuant à Aaszo
d'Esté un pouvoir illimité (1). Modène^ boule^rsée par de
(1) Qnod Ulustns et Inclitus dominas ÀzOt marc/iio Estensis, sit et habeatur
et guhtinntor, et rector, et perpétuas dominas civifatis Ferrariœ.
j4nno Domini millesimo ducentesimo octavo : ad honorem Dei, et sanctœ et
individaœ Tiinitatis , et ad laudem ejus matris sanctisiimœ firginis Mariœy et
ad revtrcntiam beati Gregorù mariyris et omnium sanctorum ; ad honum ita-
tant civilalis Ferrariœ, et ad laudem et commodum amicorum, ui civitnti eidem
saiubriter sitproyisum, non solum in prœsenti tempore, sed etiam in fntnro : vo-
lumiu et duximns invioiabiliter observandum, et per hanc nostram legem munici-
palem per nos et hœrcdes nostros perpetuo decrcvimus observari^ quod magnificns
et inclitus 'vir dominas Âzo, Dci et Apostolica gratin Estensis et Anconitanus
ntarc/tiof sit et habeatur gabernator, et rector^ et genrraiis et perpétuas dominas
in omnibus negotiis providrndis et emendandis et reformandis ipsius citritatis ad
suœ arbitrium voluntatis; et jnrisdictionem^ et potestatem, atque imperium intus
et extra ipsius civitatis gérai et habeat dominnndi, faciendi atque dis/aciendi, et
sfataendi, et removendi, et reformandi ^ et prœcipiendi, et pnnicndi, et dispo-
mrndi, proat placacrit et eidem utile visam erit. Et generaliter possit et valeat^
sicut perpétuas dominas civitatis et disf rictus Ferrarietf omnia et singula facere
et disponere ad usum beneplacitum et mandatum, ita quidem quod ipsa eipitas,
et districtus, et homines habitantes nunc et in postertim in ipsa civitate et dtstrictu
cum jarisdictione domiuii eidem domino marchioni, sicut suo générale do»
mino perpetuo obediant et intendant, Qnœ omnia et singula supradicta habere
locnm voiumust et perpetnam Jirmitntem non solum in persona domini Azonis
marohioais preedicti, dohec vixerit^ verum etiam post ejns decessum hœredem
ipsius este volamus in iovum sui guhernatoremt et rectorem, et generalem dominum
civitêtit et districtus, et habeat dominium, imperium, el potestatem^ êljttriséie-
OBEET PELAYIGIKO. 285
graves désordres^ choisit aussi pour seigneur Obizzo d^Este ;
sept années plus iard^ elle fui imitée par Reggio, et Comacchio^
Trévise, Feltre, Bellune, obéissaient directement ou indirecte- 1282
ment aux DaCamino. Mastin de la Scala^ nommé seigneur des
Véronais^ chassa les comtes de San Bonifazio^ qui, pendant
soixante ans^ ne purent rentrer dans une ville où ils avaient do-
miné. Mastin, tué en 1^77 y transmit le pouvoir à son frère^ et
celui-ci à ses enfants.
Les Grémonais, jaloux de venger la défaite qu'ils avaient es^
suyée en i248 sous les murs de Parme ^ choisirent pour po-
destat le marquis Obert Pelavicino^ Gibelin exalté ; soutenu par
les exilés^ ce nouveau chef les conduisit contre Parme, dans la- 1250
quelle il put entrer, et d'où il emmena avec le Gajardo, carroc-
cio crémonais, une foule de prisonniers , qui furent ensuite
renvoyés chez eux tout nus. De ce jour, que les Parmesans nom-
mèrent le mauvah jeudi, commença la grandeur de ce mar-
quis; déjà seigneur de Crémone, il obtint en 1252 d'être pro-
clamé seigneur perpétuel de Florence; il le serait même devenu
de Parme, si uîi vil tailleur n'avait réussi à faire comprendre
combien la liberté était préférable.
La victoire remportée sur Ezzelin avait accru outre mesure le
crédit de Martin Torriano à Milan; poursuivant les nobles, qui^
après rinsuccès de leur trahison, s'étaient réfugiés auprès de la
famille Sommariva de Lodi , il soumit encore cette ville. Neuf 1250
cents nobles s'étaient fortifiés dans le château de Tabiago, à
Brianza, où ils furent pris et conduits à Milan au milieu des
insultes de toute sorte; Martin cependant empêcha de les
égorger, et ne voulut jamais verser le sang: « Puisque, dit-il, je 126I
n'ai pu donner la vie à aucun, je ne souffrirai pas qu'on Tenlève
iionem pUnam, slcut supra continetur in omnibus et per omnla in persona do'
mini marchionis prœdicti. Adjicientes , quod de anno in annum lioc statulum
firmeiur et ccettra supradicta^ et scribantur annuatim in corpore statutorum, ita
quod redores et potestates futuri et homines Ferrariœ jurent prœdicta omnia
prœcise, sicut supra scriptum legitnr, observare.
C'était là un statut; Muratori ensuite, dans le vol. II des Antichità eslensi,
cite les décrets originaux par lesquels, en divers temps, la seigneurie de Modènc
et d'autres villes fut conférée aux marquis d*Este.
Ivrée, en 1278, se soumettait à la seigneurie de Guillaume, marquis de Mont-
ferrat, et consignait les conventions dans une charte, conventions assez favora-
bles à cette commune, et qui pouvaient être annulées à la mort du marquisé
Cette charte rempKt sept volumes des Monum, hist, patriœ, Chart. l, 1512.'
286 LES TORRIANI.
à personne. » En effet, il sut modérer son ambition; puis,
voyant que la milice plébéienne était incapable de résister aux
no))les, il n'hésita point à laisser nommer capitaine général
Pelavicino^ qui eut ainsi la seigneurie de cette ville, à laquelle
Ëzzelin avait aspiré vainement.
Forte d'un tel appui, la faction populaire résolut^ afin d'ac-
, croître son importance^ d'élire pour archevêque Raymond ^ pa-
rent de Martin. Les nobles firent une vive opposition, et procla-
mèrent Hubert de Settala; Urbain IV^ pour remédier au
schisme, nomma donc à ce siège le chanoine Othon Viscouti,
qui, secondé par les nobles, ses égaux , tint la campagne et
s'empara de plusieurs châteaux , surtout dans le voisinage du
lac Majeur, où se trouvaient les fiefs de sa famille. Les Torriani
prirent et rasèrent les châteaux d'Arona, d'Angera, de Brebbia,
et occupèrent d'autres lieux de Tarchevêché; un interdit vint
alors les frapper, sans épargner la ville, et la croisade fut pro-
clamée contre eux.
1265 Martin^ affligé de tous ces conflits, mourut prématurément,
et son frère Philippe le remplaça dans son autorité, qu'il défendit
par les armes. C4Ôme, par insinuation de Yisconti, se donnait à
lui, et la Valtcline par force, de même que Lodi, Novare, Ver-
ceil^ Bergame; pour dissimuler son agrandissement, Philippe
12Ô5 fit investir Charles d'Anjou de la seigneurie. Napoleone lui suc-
céda, avec le titre d'ancien perpétuel, et cette famille se trans-
mettait le pouvoir comme un héritage, bien qu'elle n'affectât
point de le rechercher.
A la différence des autres tyrans, les Torriani avaient em-
brassé la cause des Guelfes; les victoires des Angevins favori-
sèrent donc leur élévation. Les Gibelins comptaient dans leur
rang Pelavicino, qui avait encore soumis Brescia et Pavie; mds
les Pavesans, à la nouvelle de la mort de Manfred^ égorgèrent
les soldats de Pelavicino, et recoururent aux Torriani, qui, ac-
cueillis avec des branches d'olivier, rappelèrent les Guelfes dans
la ville, dont ils furent proclamés les seigneurs. Un autre Tor-
riano était gouverneur de Verceil; mais les Gibelins milanais,
exilés, le surprirent et le tuèrent. Kmberra du Balzo, podestat
de Milan pour le roi Charles, conseilla de faire périr cinquante-
deux parents des assassins ; tous les hommes honnêtes gémirent
de cette atrocité, et Napoleone s'écria : <c Le sang de ces inno-
cents retombera sur mes fils. » Plus tard, lorsqu'à l'arrivée de
Conradin les partisans de l'empire relevèrent la tête, et qu'Obert
L£S TORAUNI. 287
Pelavicino, avec Buoso de Dovara^ menaça de renouveler les
temps de Frédéric et d'Ezzelin^ JVlilan réchauffa le zèle des villes;
puis, avec Yerceil, Novare^ Gôine^ Ferrare^ Manloue^ Panne,
Vicence, Padoue, Pergame^Lodi, Brescia, Crémone et Plaisance^
elle renoua la ligue lombarde, en s*uni$sant avec le qiarquis las?
d'Esté et celui de Monlferrat, qui en fut nonuné capitaine.
Pelavicino, sur les instances de Crémone et de Plaisance,
abdiqua bon gré malgré la seigneurie; il se retira dans ses châ-
teaux de Cislago, Busseto, Scipione, Borgo San Donnino, et
mourut en laissant sa famille riche, mais non souveraine. Dovara,
dont le légat pontifical s'était servi pour foi^cer Pelavicino à la
retraite, espérait rester seigneur de Crémone; mais les citoyens
le chassèrent lui-même, et ses maisons furent détruites; puis
ils mirent le siège devant sa forteresse sur TOglio, et^ lorsqu'il la
vit rasée, après capitulation, il se retira dans les montagnes, où
il mourut sans richesses ni puissance.
Napoleone, au contraire, soutenu par son cousin Raymond,
qui venait d'être nommé patriarche d'Aquilée, continuait d'exer- ivn
cer la seigneurie à Milan. Ce prélat, allant prendre possession
de son siège, emmena pour écuyers soixante jeimes nobles
milanais, couverts de riches armes et montés sur de magnifiques
chevaux ; cinquante chevaliers resplendissants d'or, chacun avec
quatre chevaux et un écuyer; soixante hommes d'armes, avec
deux chevaux chacun, et cent hommes d'armes crémonais
(CoATo) : tant cette maison était riche ! Napoleone, à la tète do
mercenaires, fit une guerre incessante aux nobles et les vainquit
plusieurs fois. Tout Guelfe qu'il était, il obtint de l'empereur
Uodolphe de Habsbourg d'être nommé son vicaire ; sans se laisser
éblouir par les faveurs ni effrayer par les excommunications, il
résistait au pape et à l'archevêque Othon Visconti.
Moins constant que lui, le marquis de Montferrat devint le
capitaine du parti gibeUn, entraînant sous sa bannière Pavie,
Asti, Côme et les bannis de Milan. Ces exilés avaient pour centre
Côme, et pour chef Visconti, qui, toujours exclu de Farche-
vèché, dirigeait des factions ou livrait des batailles dans les
plaines et sur les rives des lacs qui rendent délicieuse la haute
Lombardie. Les nobles, désespérant d'obtenir un secours efli-
cace, rentrent à Pavie, et persuadent à Gotifredo, comte de 1276
Langosco, de se faire leur chef et d'aspirer ainsi à la seigneu-
rie de Milan. En effet, il alla guerroyer sur le lac Majeur,
et s*empara d'Arona et d'Angepa; mais Cassone de la Torre,
288 BATÀIIUI DS DS8I0.
à la tète d'une bande d'Allemands qu'il avait obtenue de
Rodolphe^ le fit prisonnier lui-même, avec un grand nombre de
nobles^ dont trente-quatre furent décapités à Gallarate. Parmi
les victimes se trouvait Théobald Yisconti^ père de Matthieu^ et
rarchevéque Othon fut alors altéré de vengeance; il fil équiper
une flottille par les Canobiens^ et la plaça sous le commandement
de Simon de LocamO; fameux guerrier^ qui se rendit à Gôine,
où il ressuscita le parti des Visconti. Après s'être rencontrés
dans cette ville, où les Novaraîs et les Pavesans leur envoyèrent
1277 des secours, les Visconti, guidés par Richard, comte de Lomello^
reprirent Lecco, Citrate et d'autres forteresses, traversèrent la
Martesana et marchèrent sur Milan. Les Torriani, qui se trou-
vaient à Desio sans faire bonne garde , furent surpris et battus ;
Napoleone et ses parents Mosca, Guido, Rocco, Lombardo et
Garnavale, transportés au château de Baradello de Côme, se
virent enfermer dans des cages. Gassone eut le temps de s'enfuir
à Milan, mais pour voir le peuple dévaster ses palais; il se réfu-
gia donc auprès du patriarche Raymond, dont les secours lui
12S1 permirent de tenir longtemps la campagne; enfin, après s'être
avancé jusqu'aux portes de Milan, il fut entièrement défait à
Vaprio.
Le peuple alla au-devant d'Othon en criant : Paix! Paix! et
l'obtint. Visconti défendit toute vengeance ou persécution, et
nomma capitaine Guillaume, marquis de Montferral, auquel
obéissaient alors Pavie,Novare, Asti, Turin, Alba, Ivrée, Alexan-
drie, Tortone et Gasale. Guillaume, fier de sa puissance, agissait
en despote, au grand déplaisir de TarcheVèque, qui gagna les
Carcano, les Castiglioni, les Mandello, les Pusterla et autres
chefs ; puis, saisissant l'occasion où il se trouvait hors de la
ville, il occupa le Brolelto, ferma les portes au marquis, et, resté
seul maître, il se fit proclamer seigneur perpétuel. Le peuple,
sous les Torriani, s'était habitué au pouvoir despotique, et les
nobles, qu'ils avaient abattus ou bannis, ne se sentaient plus la
force de résister ; ainsi la plus grande république de la ligue
lombarde devenait, sans beaucoup d'obstacles, une principauté.
Favorisés par la fortune et Thabileté, les Visconti la rendirent
héréditaire, et finirent par embrasser toute la Lombardie , soit
par des successions, soit en dépossédant les seigneurs qui domi-
naient dans chaque ville.
Tous les pays qui étaient sortis républicains de la paix de
Constance passaient l'un après l'autre sous la domination d*un
ETABLISSEMENT DE LA TYRANNIE. 289
seul, et,, loin de profiter de Tinterrègne pour consolider leurs
institutions, ils s'épuisaient dans des luttes furieuses. Au lieu
d'accepter cette sujétion raisonnable qui sert à la prospérité des
États, ils offraient le spectacle de cette anarchie turbulente qui
fait paraître la servitude désirable. Tous les hommes s'étaient
donnés à une faction, et les factions se donnent toujours à un
homme, maître alors de tous ceux qui Font embrassée et qui
ne lui demandent que de la faire triompher; après le triom-
phe, on attribuait les pouvoirs à un capitaine ou défenseur
du peuple, et ces pouvoirs, prorogés pour trois, cinq et dix
ans, l'habituaient, lui à commander, les autres à obéir. Or,
comme le peuple victorieux se sentait incapable de gouverner, il
choisissait un seigneur, noble le plus souvent, et destiné pourtant
à réprimer les nobles. Ainsi, dans la moderne Angleterre, on
eut toujours besoin d'un lord, môme pour diriger des insurrec-
tions contre les lords.
Le peuple n*hésitait pas, effet ordinaire des révolutions, à
sacrifier la liberté à un vain nom, à la passion du moment, en
accordant des droits excessifs à une assemblée ou à un magis-
trat. En 1301, Milan concédait le pouvoir le plus précieux, celui
de faire des lois, au capitaine du peuple, au juge de la credenza
de saint Ambroise et au prieur des anciens du peuple. Les plé-
béiens de Florence, victorieux, « mirent un gonfalon de justice
a dans les mains de Lando de Gubbio, et lui donnèrent tout
a pouvoir sur quiconque attenterait contre les Guelfes et le
a présent Ëtat; ce chef, dispensé de toute formalité, avait le
c( droit de procéder sans condamnation à l'égard des biens et
« des personnes. » En 1380,* ils accordèrent aux huit membres
de la balia la faculté de dépenser 10,000 florins sans être '
tenus d'en rendre aucun compte ni secret ni public, et de
poursuivre et de faire périr les rebelles de la commune par les
formes, voies et moyens qui leur sembleraient les plus conve-
nables (1). Ailleurs les baliey les cinq de V arbitre ou d'autres
magistrats semblables recevaient des mandats temporaires, qui
émoussaient le sentiment de la liberté et aplanissaient la route
aux tyraimies.
Le péril de la domination étrangère une fois écarté , les ci-
toyens, dont les richesses etle bien-être s'étaient accrus, dépo-
sèrent les armes pour s'appliquer à Tindustrie. Cette transfor-
(i) Mabcbionb Stkfami, année IdlG, etrubr. 875.
lUST. DES ITAL. » T. V. 19
290 ÉTABLISSEKENT DE LÀ TTRAKinE.
matîon donna plus d'importance aux nobles , qui s'habituaient
dès l'enfance aux exercices militaires ; couverts d'une armure
de fer à toute épreuve, sous laquelle ne pouvaient les attein-
dre les piques de la milice citoyenne, ils triomphaient pres-
que sans danger. La certitude de vaincre augmentait leur
audace , et leur inspirait facilement le désir de dominer sur
des gens incapables de résister; ils allèrent plus avant dans
cette voie , lorsque les capitaines d'aventure mirent leur cou-
rage au service de quiconque payait, et pactisaient avec les ty-
ranneaux pour se soutenir, ou bien aspiraient eux-mêmes
au premier rang.
Les luttes orageuses des citoyens avaient engendré la lassi-
tude; or celui-là est toujours le bienvenu qui, à la Kn d'une
révolution, parvient à rétablir l'ordre quand,môme il substitue-
rait au tumulte la servitude et la léthargie. Après avoir vu les
Romains, républicains exaltés, supporter la tyrannie sans frein
des empereurs, on ne peut s'étonner beaucoup de voir les Ita-
liens, leurs descendants , souffrir les durs éperons des tyrans.
Les grands supportaient avec impatience la domination d'un
seigneur, qui faisait obstacle à leur despotisme et refrénait
leurs désirs d'une oligarchie plus ou moins restreinte ; mais
le peuple se trouvait bien de u'étre plus exposé à la haine de
tout un parti, et aux excès de tout adversaire ou rival victo-
rieux. Au lieu d'avoir plusieurs maîtres, il aimait mieux obéir à
un seigneur seul et lointain, que la passion n'entraînerait pas à
blesser les individus, et dont l'intérêt, au contraire, serait de
travailler à l'avantage de tous ; il en espérait cette justice et
cette sécurité qui, si elles ne sont une compensation de la li-
berté, servent du moins à consoler de sa perte. Content du
repos intérieur, de la barrière élevée contre l'oligarchie , des
spectacles et des pompes, il était reconnaissant de ces bien-
faits; en effet, nous le verrons bien rarement s'insurger contre
les princes que l'histoire nous a représentés comme les plus
grands misérables , bien qu'on vît toujours de ces conjurations
restreintes dont l'insuccès raffermit le pouvoir qu'elles veulent
renverser.
Les lettrés et les légistes, dont le nombre et Timportance
croissaient tous les jours , puisaient dans le droit romain des
principes de servilité, et avaient toujours quelque harangue
prête pour démontrer aux assemblées populaires les avantages
de la tyrannie. Les nobles^ lésés par cette révolution^ regret-
ÉTABLISSEMBKT DE LA TTEANNIS. S9i
taient le passé et portaient envie aux hommes nouveaux ; néan-
moins ils ne savaient s'associer ni aux communes ni entre eux
pour former cet accord qui , dans d'autres pays , en fit Futile
contre-poids de la monarchie naissante. Dès lors ils se met-
taient à courtiser le seigneur afin d'en obtenir un lambeau d^au-
torîté, une part des jouissances^ ou bien se jetaient dans des
macliinations qui lui offraient une occasion légitime de les ex-
ternûner ou de les comprimer. En résumé^ il manquait à tous le
sentiment de la légalité^ soit pour affermir les républiques, soit
pour tempérer les principautés.
Les républiques, au bout de quelque temps, se transformaient
en seigneuries sans s'en apercevoir , comme elles étaient par-
venues sans s'en apercevoir à la liberté. Les tyrans (les Italiens,
à Fexemple des Grecs (i), donnaient ce nom à ceux qui, bous
ou mauvais, usurpaient le pouvoir dans une ville libre) avaient
soin de se faire décerner solennellement, par les anciens ou les
assemblées populaires , le titre et les pouvoirs de seigneurs gé-
néraux pour un temps limité , et de recevoir l'investiture par la
remise de Tétendard et du carroccio. Ainsi on affectait de res-
pecter la souveraineté populaire; or, comme les formes consti-
tutionnelles étaient greffées sur le gouvernement monarchique,
il semblait qu^on dût empêcher le despotisme, et que les magis-
tratures populaires contiendraient les seigneurs, qui, à leur tour,
seraient protégés par les lois et la garautie nationale. Mais, de
même qu'à Rome les empereurs exercèrent un pouvoir absolu
parce qu'ils représentaient le peuple souverain, ainsi ces tyrans
ne trouvaient aucune limite légale à une autorité que le peuple
leur attribuait.
La tyrannie n'était donc. pas le fruit nécessaire de la démo-
cratie, mais une conséquence aristocratique , puisque toute oli-
garchie, exclusive et jalouse, aspire à s'élever au détriment des
autres. D'un autre côté, la tyrannie servait les intérêts popu-
laires, puisqu'elle élevait les individus de condition inférieure
contre les anciens personnages; aussi, même alors qu'on expul-
sait le tyran, les gens nouveaux qu'il avait assis sur les biens
confisqués restaient et grandissaient. Les personnes dépouil-
lées recommençaient la lutte, chassaient les parvenus , faisaient
( i ) Cornélius Neposj Fie de MithrUate, remarque omnes et haheri et dicî
ifra/inoSy quîpoteslate sunt perpétua in ea civitate, quœ libertat» usa est. Et
Jean Villani, ix, 154 : et MaUiieu Visconli fot un sage seigneur et tyran. »
292 ÉTABLISSEMENT D£ LA TYRANNIE.
un nouveau partage , et ces alternatives de violences ne lais-
saient pas même jouir du repos qu'on avait espéré conmie une
compensation à la servitude.
Les révoltes n'étaient pas inspirées par le désir de recouvrer
la liberté. On voulait seulement changer de seigneurie; maïs le
gouvernement restait toujours militaire et despotique , puisque
les citoyens désunis avaient besoin de chefs absolus. On applau-
dissait, malgré tous leurs excès ^ aux juges qui chfttiaient les
dominateurs tombés. Les partisans des nouveaux réclamaient
des franchises et l'indépendance. Les vaincus s'expatriaient,
instituaient un gouvernement tyrannique , parce qu'il était in-
dépendant de la volonté nationale^ et prétendaient régir du de-
hors la patrie , la bouleverser ^ changer ses institutions. Le nou-
veau maître donnait libre carrière à ses passions, suivait une
politique tortueuse et déployait une justice inhumaine, foulant
aux pieds toute modération et toute générosité.
La domination qu'une ville avait acquise sur d'autres deve-
nait une seigneurie que les ambitieux s'efforçaient d'agrandir.
Ainsi^ danslltalie septentrionale, qui, à la paix de Constance, se
trouvait fractionnée en autant de républiques que de villes, on
vit les cités se grouper autour de quelques centres et former de
nouveaux États, dont Thistoire très-diverse répugne à cette
marche systématique qui se révèle là où un maître unique dé-
termine ou du moins dirige les événements d'un pays.
CHAPITRE XCV.
TOSCANE.
Sons la forte domination des Boniface, la Toscane n'avait pu
se rendre libre comme les cités lombardes; mais cet obstacle
disparut à lu mort de la comtesse Mathiide, et les débats suscités
1112» au sujet de son héritage entre les pontifes et les empereurs
offrirent aux communes l'occasion de s'éntanciper, puis d'ac-
quérir des privilèges ou de les usurper dans la lutte, en s'ap-
puyant sur les uns ou sur les autres (1). Frédéric II, héritier du
(1) Ou trome des consuls à Lucques, eu 1124; à Volterra, en 1144; à
Sieuue» eu 1146, etc.; à Pise, tn 1094.
SEIGNEURS TOSCANS. 203
dernier duc Philippe de Souabe , frère de Barberousse, y plaça
des vicaires; maîs^ comme leur autorité déclinait chaque jour,
ils durent se réfugier dans quelque place forte ^ par exemple
à San Miniato^ appelé pour ce motif al Tedesco (à l'Allemand).
Des seigneurs étrangers dominaient sur le territoire; c'étaient
des Lombards , comme les marquis de Lunigiana^ les comtes
Guido^ ceux de la Gherardesca^ ou bien des Francs^ comme les
marquis Obert^ ceux du mont Sainte-Marie^ les comtes Aldo-
brandeschi, les Scialenga^ les Pannocbieschi^ les Alberti du Ver-
nîo, de la Bevardenga, de TArdenghesca, etc., etc.
Fiésole, reste de tant de villes doni. les Étrusques avaient cou-
ronné les hauteurs italiques, était déjà citée par Cicéron pour
son grand luxe, ses banquets somptueux, ses métairies déli-
cieuses et ses constructions splendides; les temps ayant changé,
elle avait converti en baptistère un très-beau débris d'antiquité
païenne, et construit la cathédrale, où l'évéque Jacques de Bavaro
transporta, en i05IS, les reliques de saint Homule, patron de la
cité. De cette position élevée, les familles patriciennes mena-
çaient les hommes de la plaine ; mais le temps était venu où
ceux-ci devaient l'emporter sur celles-là. Florence , inférieure
par la situation à Fiésole, comme à Fisc pour les avantages du
commerce, mûrissait sa liberté, qu elle devait ensuite longtemps
conserxer et toujours aimer. La première assemblée générale du
peuple s^y tint en 1605, d'après les instances de l'évéque Ranieri.
La première entreprise de cette ville, dont l'histoire ait gardé le
^ souvenir, est l'expédition de il 13 contre Rupert, vicaire impé-
rial; posté à Montecascioli, petite forteresse des comtes Cado-
lingi, il molestait les Florentins, qui finirent par le tuer et raser
son repaire.
Entraînée par Pise dans la guerre contre Lucques, Florence
apprit à connaître ses forces, et les employa à soumettre les
châtelains : a parce qu'on trouve dans beaucoup de teiTes des
« nobles, comtes et capitaines, qui aiment mieux la voir en dis-
a corde qu'en paix, et lui obéissent plutôt par crainte que par
c( amour (Dino Compagni). » Elle détruit les châteaux qui en-
travent son commerce et servent d*asile aux oppresseurs; puis
elle oblige les anciennes familles à descendre de la menaçante
Fiésole (1), et les villages à recevoir ses lois, comme elle fit
(1) Nous ne rejetons pas entièrement le récit des chroniqueurs, relatif à la
294 SETOKEtmS TOSCANS.
avec les capitaines de Montorlandi et ceux de Chîavello, qui,
après s'être affranchis des confites Guido, s'étaient établis dans
une prairie (prato) sur le Bisenzio , d'où tira son nom la jolie
ville qu'ils y construisirent (1). Les Buondelmonti , dans leur
château de Monlebuono, exigeaient des péages de quiconque
traversait leurs terres, et refusaient d'écouter ses réclama-
tions. Florence les vainquit et les força de venir dans la ville,
iiw . Le comte Uggero dut lui promettre de ne faire aucun tort aux
Florentins, de les aider même, de combattre avec eux , et d'ha-
biter trois mois dans la ville, en donnant en gage les châteaux
de Collenuovo, de Sillano, de Tremali.
Les seigneurs de Pogna, qui ne cessaient de molester le Val-
delsa, furent domptés par les armes ; les vainqueurs démolirent
leur château avec les tours de Certaldo et toutes celles qui s'é-
chelonnaient jusqu'à Florence , malgré le vif déplaisir de Bar-
berousse, qui voyait dans ce fait une atteinte au pouvoir impé-
rial. En M 97, Florence achetait le château de Monlegrossoli à
Chianti, et rasait, en 1199, celui de Frondigliano ; puis, après un
long siège, elle renversait Semifonti et la forteresse de Gombiata,
toujours hostiles à la commune. En 1220, elle détruisit Mor-
tenana, château des Squarcialupi, et, plus tard, ceux de Montaîa,
de ïizzano, de Figline, de Poggibonzi, de Vernia, de Mangona;
elle abattit les familles dynastiques des Gadolinghi dç Gapraîa^
des Ubaldini de Mugello, des Ubertini de Gaville , des Buondel-
monti dans le Valdambria; enfin elle construisit une ville pour
servir de refuge aux habitants de Gasliglion Alberti, de l'ab-*
baye d'Agnano, de la paroisse de Prisciano, de Gampannoli, de
San Leolino, de Monteluci, de Gacciano, de Gornia, villages sei-
gneuriaux qui restèrent déserts.
Les Alberti étaient les plus puissants de tous; mais, comme
ils se divisaient en plusieurs branches, ils purent être soumis soit
par force, soit moyennant des conditions. En 1184, le comte de
Gapraïa, de cette famille , se recommandait avec sa femme à la
république florentine, sous l'obligation de livrer aux consuls de
cette république une des tours de Gapraïa, qu'elle pourrait garder
ou détruire à sa volonté; bientôt après nous trouvons les mem-
prise de Fiésole ; mais, avant l'époque assignée par eux, Fiésole et Florence for-
maient un seul comté.
(1) Ainsi parlent les clironiqueurs, mais le cIiAlenu de Prato est nommé an-
térieurement.
SEIGNEUH9 TOSGÀRS. 295
bres de cette famille recteurs et consuls dans la ville. La bonne
intelligence dura peu néanmoins, et les Alberti maltraitaient les
voyageurs et les vilains; les Florentins furent donc obligés de
conduire une armée contre eux, rasèrent leur chftteau de Mal-
borghetto , et construisirent celui de Montelupo pour les tenir
en bride. Le comte Guido Borgognone chercha vainement à les re-
pousser, en armant œntre eux les citoyens de Pistoie, auxquels
il avait juré fidélité ; vaincu , il dut, avec ses fils et les hommes
de Capraïa, prêter hommage à la commune de Florence : il lui
soumettait cette terre, s'engageait à payer vingt-six deniers
pour chaque feu , et promettait de faire la guerre à la volonté
des consuls, contre qui que ce fût, excepté contre les Lucquois
avant trois ans, et Fempereur pour toujours. Les consuls de
Florence, de leur côté, s'obligeaient à le défendre contre les ci-
toyens de Pistoie ou tout autre ennemi, et à ne point démolir le
château de Capraia (I). Ces comtes, néanmoins, observèrent si
mal les traités que Florence fut contrainte plusieurs fois de
guerroyer contre eux; ils conservèrent môme une telle puis-
sance qu'ils fournirent de nombreux secours aux Pisans pour
reprendre l'île de Sardaigne.
En 1273, le conseil général des Trois cents et le conseil spé-
cial des Quatre-ving t'dix donneiieni leur approbation pour qu'on
achetât du comte Guido Salvatico les hommes, les terres , les
châteaux de Montemurlo, Montevarchi, Empoli, Monterappoli,
Vinci, Cerreto, Collegonzi, Musignano, Golledipietra, moyennant
8,000 petits florins ; cette somme devait être fournie par les
communes rachetées proportionnellement à la livre, c'est-à-dire
à ia contribution (2).
Quelques seigneurs conservèrent dans les châteaux de leurs
ancêtres une souveraineté locale, comme les Pazzi dans le Val-
dîirno, les Riccasoli dans le Chianti. Une famille de Longobardi
ou Lambardi gouvernait la Versilie, c'est-à-dire le val de Sera-
vezza. Les Ubaldini avaient une parenté si nombreuse qu'ils do-
minaient presque sur une principauté (3). LesPulci, les Nerli, les
(1) jérch. délie riformagioni^ liv. xxix, chap. 35. Tagioni Tozzesti, daiis ses
Voyages de Toscane^ donne avec un grand soin l'histoire des communes toscanes ;
il a été imité par Rapetti, et il serait à désirer que ce travail se fît partout.
Ma uni, dans ses Sigilli, y a ajouté beaucoup d'éclaircissements.
(2) Pront wncttitjue contigU îpsorum per soldum et liùram. Delizie degli
eruditi toscani, tom. VlII.
(3) Ils se subdivisaient en Ubaldini de Coldaria, de la Pila, de Montaccianico,
1204
296 SEIGNEintS ECCLÉSIASTIQUES.
Giangalandi^ les Giandonati, les Délia Bella avaient inséré dans
leur blason les armes de Hugues de Brandebourg, marquis de
Toscane au temps d*Othon III^ duquel ils avaient reçu la noblesse;
le jour do Saint^Thomas, ils fêtaient dans l'abbaye de Saint-Sep-
.time le nom de ce baron (1). D'autres maisons s'élevèrent dans
la ville par le commerce^ comme les Cerchi^ les Mozzi, les Bardi,
les Frescobaldi, puis les Albizzi et les Médicis, qui parfois furmt
assaillis dans leurs palais comme les vassaux dans leurs forte-
resses.
Il faut y joindre les seigneuries eclésiastiques; en. effets de
même que les moines de Saint -Ambroise à Milan, les abbés
d'Agnano^ de Monteamiata^ du Trivio^ de Passignano^ de Monte-
verde en Toscane, étaient princes sur leurs domaines. Dans cette
catégorie surtout se trouvaient ceux de Saint-Anthyme dans le
val d'Orcia^ auxquels Louis le Débonnaire avait concédé presque
tout le territoire entre TOmbrone, l'Orcia et TAsso^ si bien que
Lothaire H assigna sur le patrimoine de cette abbaye mille pro-
priétés pour cadeau de noce à Adélaïde. Les abbés de ITsola, près
de Staggia dans le Volterran , furent barons de toute File et de
Borgonuovo; Castelnuovo de l'Abbé, Gello de l'Abbé, Vico de
l'Abbé et tant d'autres noms semblables indiquent des villages
créés par ces moines fainéants.
Ce môme fait, si l'on cherchait bien, se reproduirait dans tou-
tes les communes de la Toscane. Montegemoli des comtes Guide
se soumit au monastère de Monteverde, par lequel il fut cédé à
Volterra en i208; il en fut de même de Querceto et de Castel-
nuovo de Montagna. En 1221, les comtes Aldobrandeschi se re-
commandaient aux Siennois, en leur donnant en gage les châ-
teaux de Radicondoli et de Belfortc; ils furent imités par les sei-
gneurs de Moutorsaio, les Cacciaconti de Montisi et différentes
familles nobles de Chiusdino.
Sienne elle-même combattit les Scalenghi; en 1212, elle ache-
tait les propriétés d'Asciano, et Palteniero Forleguerra, dès 1151,,
lui avait soumis ses châteaux, parmi lesquels Saint-Jean d'Asso.
Les Saiiuibeni de Belcaro, les vicomtes deCampagnatico etd'au-
de Senno, de Gagliaiio, de Spiigiiole, de Quercelo, de la Tora, de Susinana,
de Castello, de Feliccioiie, de Peiùole, d'Asciaiiello, de Ripa, de Pesce,de Villa-
iiiiova, de Fanieto, de Vico, de Molettiauo, de Palude, de Barl)erino, de Carda,
de Palazziio]o, de Cariiica, d'Ai^ccUio, de Mercatello.
(1) DaNTR, Par., XVI.
COMMXTNES TOSCANES. 297
très firent de même ; mais Ombert de Campagnalîco^ vers Tan
4250, attaquait sur la route tous ceux qui étaient amis de Sienne,
jusqu'à ce que quelques citoyens de cette ville^ travestis en moi-
nes, s'introduisirent dans son repaire et le tuèrent. Les IJbaldini
molestèrent longtemps les habitants des vallées du Santerno. et
de la Sieve. Les Pannochieschi continuaient à dominer sur Mon-
temassi; Gastruccio^.en i328^ souleva cette place forte contre
les SiennoiS; qui, après l'avoir réduite par les armes et la famine^
la ruinèrent et firent peindre ce fait dans le palais du consistoire
par Simon Memmi. Les Salimbeni^ pour venger un membre de
leur famille décapité et d'autres qu'on avait emprisonnés, por-
tèrent les armes contre Sienne en 4 374, et reprirent Montemassi.
Une guerre s'ensuivit; enfm les deux parties choisirent la sei-
gneurie do Florence pour arbitre^ et la citadelle reconstruite fut
rendue à cette commune (1).
Les châteaux de Chianti^ qui formaient la limite entre Sienne
et Florence^ furent pour ces deux républiques une occasion de
guerres fréquentes. Montepulciano , dont on ignore Torigine,
mais qui se trouve déjà mentionné en 715^ se soumit aux Flo-
rentins en promettant de ne pas imposer de droits sur leurs mar-
chandises^ d'offrir à la Saint-Jean un cierge de 50 livres^ et de
payer un tribut annuel de 50 marcs d'argent. Les Siennois le ré-
clamèrent devant un congrès de nobles du voisinage et de repré-
sentants de la ville; de l'examen des faits il résulta qu'il n-'ap-
partenait pas au district de Sienne depuis plus de quarante ans^
. mais qu'il était sous la domination de quelques comtes allemands.
Peu satisfaite de cette décision. Sienne tenta plusieurs fois de
soumettre Montepulciano^ qui> détruit etréédifié^ se recommanda
à cette ville après des vicissitudes diverses. Il promit d'avoir les
mêmes amis et ennemis; de ne percevoir aucun droit sur les
marchandises de ses négociants ; d'offrir le jour de l'Assomption
de la Vierge un cierge de 50 livres ; d'envoyer à toute réquisition
deux citoyens au parlement de Sienne; d'élire parmi les citoyens
de celle-ci le podestat et le capitaine avec un salaire de 400 li-
vres tous les six mois^ mais qu'ils gouverneraient selon les sta-
tuts de Montepulciano.
Grosseto, centre de la vallée du bas Ombrone siennois, et fon-
dée vers Tan 1000, devint cité lorsqu'en 1138 Innocent II y
transféra le siège épiscopal de Roselle, ancienne ville étrusque,
(1) Malbvolti, Iitorie senesif part, i, cfaap. 2.
9I9S GOMIfimES TOSCANES.
alors déchue et dévastée par les voleurs. D'abord sous la sei-
gneurie des Aldobrandeschi^ qui se recommandèrent ensuite à
Sienne , les Grossétans finirent eux-mêmes par jurer soumission
à cette république^ en lui promettant un tribut annuel de 48 li-
vres^ plus 50 livres de cire. L'évêque payait également 25 livres,
et fournissait un cierge de là livres ; mais la soumission de Gros-
seto fut toujours turbulente, et souvent cette ville secoua le
joug.
Pistoie , qui grandit après l'assainissement de ses marais en
500^ compta de riches familles, parmi lesquelles on trouve les
aïeux des comtes Guido et même des Cadolinghi. Elle fut gou-
vernée par Pévéque, le comte, le gastald, et s'affranchit après la
mort de la comtesse Mathilde. Ses statuts sont les plus anciens
que Ton ait conservés; déjà, en 1150, elle avait un podestat et
des conseillers auxquels le cardinal Hugues, légat pontifical et
disciple de saint Bernard, écrivait pour qu'ils annulassent le ser-
ment illicite qu'ils prêtaient en entrant en charge, de ne jamais
faire de bien aux Spedalinghi ni pendant la vie ni après leur
mort. Cette commune soumit les vassaux épiscopaux de Lam-
porecchio, les comtes Guido de Montemurlo, les comtes de Ca-
praïa, les comtes Alberti du val Bizenzio, les habitants de Gar-
mignano et d'Artimino.
Cortone composait sa commune de consuls, de nobles {majoret
milites), de chefs de métiers, avec un camerlingue et un chan-
celier. Le conseil de credensa était formé de vingt nobles, et le
conseil général^ de cent citoyens et artisans. En 1313, les Alfieri.
lui cédèrent le château de Poggioni, avec la promesse qu'un des
leurs au moins tiendrait sa famille dans la cité : les Bandinucci
lui remirent Montemaggio; les Balducchini, Castelgherardi ; les
JMancini, Hnffignano; les Bostoli, Gignano; les Baldelli, Peciaua;
lesVenuti, Gigliolo ; les Tommassi, Gintoïa; les Boni, Fusigliano;
lesCappi,Ossaïa; lesPancrazi, Ronzano;lesSerducci, Daiiciano;
les Meili , Borghetto et Malalbergo sur -le lac Trasimèue ; les
Passerini, MontitUat Cortone soumit encore les marquis de Pe-
trelia, de Fierté, de Mercatole, les Alticozzi, lesSernini, les
Rodolfini, les Orselli, les Vagnucci, les camaldules du prieuré
de Saint Égidius, qu'elle fit entrer dans la ville, dont elle agran- .
dit les murailles m 1219, de manière à renfermer dans leur en-
ceinte le faubourg de Saint-Vinc^ent. Après des alternalives d'al-
liances et de guerres avec les Aretini, elle fut surprise en 1259
par ces seigneurs, qui la saccagèrent et la démantelèrent, en
fLORENOI. 299
l'obligeant k prendre toujours pour podestat un Àretino. Enfin
elle passa sous la domination des Casati , nommés vicaires de
l'empire, jusqu'au moment où Florence la soumit.
Les cités bâtissaient de nouveaux bourgs pour les campa-
gnards affranchis, et se les conciliaient par des franchise s. Flo-
rence réunissait à son propre comiat les paysans qui s'étaient
donnés spontanément^ leur accordait le droit de cité et les dis-
tribuait en quartiers ; mais ceux qu'elle avait acquis à prix d'ar-
gent on soumis par la force formaient le district ^ chacun avec
des conditions particulières. Petites communes^ paroisses^ bour-
gades, tous ces groupes avaient formé des ligues pour se défen-
dre contre les violences, s'obligeaient à purger leur territoire des
malfaiteurs et des bandits, à maintenir la sécurité sur les routes,
à réparer tout dommage occasionné par les voleurs, et avaient
au besoin des ofHciers et des fonds communs.
Florence, parvenue à la liberté longtemps après les commu-
nes lombardes, traversa des luttes moins longues et se fit remar-
quer par des progrès plus rapides dans la civilisation, les arts, le
commerce ; elle évita les guerres avec Barberousse, et put faire
son profit de l'expérience des autres. Sa position et le caractère
de ses habitants contribuèrent à lui conserver ces mœurs sim-
ples et naïves que nous a décrites le poëte le plus spiendide et
le plus fidèle chroniqueur du moyen ftge, Dante, ce Aux jours de
son trisaïeul Gacciaguida , Florence, dit-il, renfermée dans son
étroite enceinte, vécut dans une paix sobre et pudique; les or-
nements excessifs des femmes n'attiraient pas les regards plus
que la personne elle-même; la fille, dès sa naissance, n'effrayait
pas encore le père, car il ne fallait songer ni à des mariages pré-
coces ni aux grosses dots. Bellincion Berti (1) et d'autres illus-
tres citoyens portaient une ceinture de cuir , et se trouvaient
contents d'un vêtement de peau découvert; leurs femmes ne t^e
fardaient pas devant le miroir, mais s'occupaient du fuseau et
de la quenouille, veillaient sur le berceau de leurs enfants, qu'elles
consolaient avec ce langage naïf qui fait le charme des parents;
(i) Le nom de Bellincion rappelle l'historiette desa^fiUe Qualdrada. L'em-
pereur Othou iV, en la \oyant, demanda de qni était cette })eUe jeune fille;
Bellinciou, qui se Irouvait prés de lui, répondit : « C'esl la fille d'un tel, qui
serait très-heureux de vous la faire embrasser, w Mais la jeune fille ajouta en
rougissant : » Ne disposez pas de moi si libéralement , car jamais homme ne
me baisera à moins d'être mon légitime époux. » L'empereur, louant sa résolu-
tion, la fil épouser à un ooiiite Guido avec uhe riche dot.
300 FLOBEIVCE.
la quenouille à la nudn, elles s^eutretenaient avec la famille non
de vanité et de choses frivoles, mais des Troyens, de Fiésoie et
de Rome. >
Après ces beaux vers^ qui sont d'ans la mémoire de tous, citons
Texcellent Jean Villani : « Dans ce temps (c'est-à-dire en i250),
« les citoyens de Florence vivaient sobrement de mets grossiers,
0 à peu de frais, et leurs coutumes étaient simples et rudes,
a Leurs femmes s'habillaient de gros drap; beaucoup portaient
a des peaux que ne recouvrait" aucun vêtement de drap , un
« bonnet^ et tous chaussaient des houseaux. L'habillement des
<x femmes du commun était d'une grosse étoffe verte^ avec une
(( forme égale pour toutes. La dot donnée par les gens de con-
(c dition inférieure était ordinairement de 100 livres, de 200 au
a plus^ et Ton regardait comme exorbitante celle de 300. La
« plupart des jeunes filles qui se mariaient avaient vingt ans au
a plus. Tels étaient le vêtement, les mœurs et les usages sim-
a pies des Florentins d'alors; mais ils avaient le oceur loyal, et la
<c bonne foi présidait à leui*s rapports. » fienvenuto dloiola dit :
a Les boulangères ne portaient pas alors de perles à leur chaus-
a sure^ comme on le voit aujourd'hui dans cette ville , .à Gênes
« et à Venise... La nourriture des Florentins est économique et
a simple^ mais d'une grainde propreté. Les gens de basse con-
(( dition vont dans les tavernes où ils savent qu'on vend de bon
c( vin, sans souci aucun^ tandis que les marchands conservent des
a habitudes modestes. »
Afin de compléter ces descriptions , exagérées sans doute,
mais sur un fond vrai, nous rappellerons que Florence offrit aux
Pisans^ sur le point de conduire une expédition contre les îles
Baléares, de veiller à la sûreté de leur ville pendant leur ab-
sence, et qu'elle demanda deux colonnes de porphyre lorsque
Pise lui proposa de choisir parmi les dépouilles des vaincus. Le
service et la récompense en disent assez sur cette époque.
Florence prospérait donc au milieu de l'existence tranquille
de ses citoyens, lorsque l'inimitié privée de deux familles y dé-
veloppa le germe fatal des factions guelfe et gibeline. Buondel-
monte, de la maison des Buondelmonti , autrefois seigneurs de
1215 Montebuono dans levai d'Amo, était fiancé à une fille d'Oderigo
Giantrufetti , de la famille des Amedei. Un jour qu'il passait à
cheval devant la maison de Donati, AIdruda, femme de ce sei-
gneur, lui adressa quelques paroles railleuses, et, lui montrant
sa fille, très-belle et unique héritière d'un riche patrimoine, lui
LES BUONDELMONTI £T LES AHEDEl. 30i
dit : « Je Pavais élevée et conservée pour toi. » Buondelmonte,
épris de ses charmes, rompit son mariage avec l'autre. Getaf«-
front irrita profondément Oderigo^ qui s'entendit avec ses pa-
rents, les Uberti, les Fifanti, les Lamberii et les Gangalandi pour
le battre et Toutrager; mais Mosca, des Lamberti, proféra ces
paroles cruelles : a Fait accompli a droit acquis » (cosa fat la
capo hd)^ c'est-à-dire : a Tuons-le, et la chose s'arrangera en-
suite. 9 En effet, le jour où Buondelmontc, monté sur un pale-
froi blanc et vêtu d*un riche costume blanc, conduisait l'épou-
sée, ils regorgèrent auprès du pont Vieux. Le peuple tomba
sur les meurtriers, et do graves inimitiés divisèrent les citoyens,
qui, sous le nom de Guelfes ou de Gibelins, embrassèrent la
cause des uns ou des autres; la ville enfin prit l'aspect de deux
camps ennemis. A Saint-Pierre Scheraggio étaient les maisons
des Ubcrti, qui, suivis des Fifanti, des Infangati, des Amedei et
des Malespini , combattaient les Bagnesi, les Pulci, les Guida-
lotti, les Gherardini, les Foraboschi , les Sacchetti, les Manieri ,
les Cavalcanti, attachés au parti guelfe. A la cathédrale, auprès
de la tour des Lancia, se groupaient les Barrucci , les Agolanti ,
les Brunelleschi, qui luttaient contre les Tosinghi, lesAgli, les
Sizi, les Arrigucci. A la porte Saint-Pierre, les Tedaldini, unis
aux Capousacchi , aux Elisei, aux Abati, aux Galigaï , avaient
pour adversaires les Guelfes Donati, Visdomini , Pazzi, Adimari,
Délia Bella, Gerchi, Ardinghi. La tour du Scarafaggio desSolda-
nieri, à Saint-Pancrace, arborait la bannière gibeline, défendue
par les Lamberti , les Cipriani, les Toschi, les Migliorelli, les
Amieri et les Pigli , contre les Tornaquinci , les Vecchietti et les
Bostichi. Il en était de même dans les autres sestiers. A Borgo
même, les Buondelmonti, soutenus par les Guelfes Giandonati ,
Gianfigliazzi, Scali, Gualterotti et Importuni, guerroyaient con-
tre les Scolari, qui avaient avec eux les Guidi, les Galli, les Ga-
piardi, les Soldanieri. Au delà de TArno , les Gibelins Ganga-
landi, Ubriachi et Mannelli, étaient aux prises avec les Guelfes
Nerli, Frescobaldi, Bardi, Mozi; ils s'expulsaient tour à tour, et
faisaient des alliances avec les autres villes ou bien avec les sei-
gneurs de leur parti.
Au temps de Frédéric II, les Gibelins prévalurent; les Ubcrti,
de leur faction, entravaient le commerce de Florence, et, à la u^q
tête d'une bande d'Allenmnds qu'ils avaient appelée avec Frédé-
ric d'Antioche, fils de l'empereur, ils chassèrent les Guelfes de
la ville. Rustico Marign611i, chef de ce parti, avait péri dans la
302 «OUYERNEHENT 017ELFE.
mêlée ; ses compagnons^ pour épargner à son cadavre les outra-
ges de l'ennemi, revinrent sur leurs pas sans souci du péril^ et,
portant d'une main leurs armes y de Tautre les cierges avec le
cercueil, ils lui firent de singulières funérailles. Les GibeKns vie*
torieux démolirent les tours de leurs ennemis^ et tentèrent
même de détruire Téglise de Saint-Jean où ils tenaient leurs as-
semblées; puis ils les poursuivirent dans la campagne et les
châteaux de Capraîa^ de Pigline, de Montevarchi , et leur firent
quelques prisonniers , qui , livrés à Frédéric II , furent , par ses
ordres, tués, aveuglés ou jetés dans les fers.
Restés sans compétiteurs, les Gibelins établirent un gouverne-
ment aristocratique, tout au préjudice de la plèbe et des bour-
geois libres ; mais les citoyens reprirent les armes, et, délivrés
de cette tyrannie cupide, ils se réunirent sur la place de Sainte-
1250 Croix, et formèrent une confédération sous le nom de peuple,
20 octobre.) d'autant plus dignes d'éloges qu^ils surent se garantir des excès
de la réaction. Au podestat des nobles ils substituèrent un ca-
pitaine, qui devait être «Guelfe et du parti guelfe, zélé, fidèle et
dévoué à la sainte Église romaine, et non lié à aucun roi, prince,
seigneur ou baron ennemis de celle-ci ; » il était assisté d'une sei-
gneurie bimensuelle, composée de douze anciens^ deux par 5^5-
iier, La ville fut divisée en vingt gonfalons, qui formaient au-
tant de compagnies de milice, et la campagne en quatre-\ingt-
seize paroisses (pivieri). Sur l'ordre du capitaine et au son de la
cloche (la inartinella)^ la milice devait se réunir autour du car-
roccio, surmonté du gonfalon blanc et rouge; c'est ainsi qu'ils
attaquèrent plusieurs fois les grands. Les bourgeois n'enlevèrent
aux seigneurs que le pouvoir de nuire, en abaissant leurs tours
au niveau de cinquante coudées; avec les pierres qui provinrent
de cette démolition ils fortifièrent le sestier de l'Arno, pour
avoir la force qui garantit la liberté. Le palais du podestat, où
devaient résider les membres du gouvernement, fut construit en
manière de forteresse.
Avec cette nouvelle forme de gouvernement populaire, Flo-
rence eut dix années célèbres par de grands faits. Aussitôt que
la mort de l'empereur Frédéric l'eut délivrée de toute crainte ,
elle rappela les Guelfes exilés, et contraignit les nobles des deux
factions à signer la paix ; elle obligea Sienne, Arezzo et Pistoie à
quitter la bannière impériale pour la sienne, vainquit les citoyens
de Poggibonzi et de Volterra, dont les Gibelins relevaient les mu-
railles étrusques, et défit les Pisans près de Pontedera. En mé-
FABINATÂ. 303
moire de cette année des victoires, elle frappa la nouvelle mon-
naie d'or de vingt- quatre carats et d'un huitième d'once d'or^
appelée florin^ parce qu'elle portait la fleur, symbole parlant
de cette ville.
Les années suivantes ne furent pas moins heureuses; mais les
Gibelins formèrent le complot de ressaisir la domination, et, cités
à comparaître, ils prirent les armes en élevant des barricades. Le
peuple les attaque, en tue quelques-uns et chasse les autres.
Conduits par Farinàta, de la famille des Uberti, ils se réfugièrent
à Sienne ; or, comme cette ville était convenue avec Florence
(et l'obligation était réciproque) de ne pas accueillir ses bannis,
la guerre lui fut déclarée. Florence venait d'être mise à l'inter-
dit pour avoir fait couper le cou {segar la gorgiera) sur la place
publique à un certain Beccaria de Pavie, abbé de Vollombreuse,
accusé de trames avec les proscrits; ainsi la guerre prenait un
caractère religieux . Les Gibelins ne se firent pas scrupule de de-
mander un renfort de soldats allemands au roi Manfred , que
Sienne avait déjà nommé son seigneur. On cohiptait sur une 1258
armée, et Manfred n'envoya que cent hommes, ce q\\\ découra-
geait les Gibelins; mais Farinata leur dit : a II suffit qu'il nous
envoie son enseigne; nous la mettrons en tel lieu que, sans
autre prière, il nous fournira de plus grands secours. «Après
avoir exalté leur courage, il les poussa contre l'ennemi dont ils
firent un grand carnage; mais les Guelfes se rallient, les met*
tent on déroute et les taillent en pièces. La bannière de l'aigle
noire sur fond d'argent fut traînée dans la fange jusqu'à Florence,
où l'on décréta dix livres pour tous ceux qui auraient fait pri-
sonnier un cavalier, la moitié pour un fantassin citoyen, et trois
pour un mercenaire; cette récompense fut maintenue pour l'a-
venir.
Manfred, comme l'avait prévu Farinata, comprit que son hon-
neur était engagé; il envoya donc, déterminé d'ailleurs par
20,000 florins qu'il avait reçus, dix-huit cents cavaliers alle-
mands, commandés par son neveu Giordano d'Anglano. Ce ren-
fort, joint aux Siennois et aux bannis, porta l'armée de Fari-
nata à vingt mille hommes. Deux moines imposteurs promirent
aux Florentins que les Siennois leur ouvriraient leâ portes de la
ville; aussi, malgré les hommes prudents qui conseillaient de ne
pas s'aventurer sur le territoire ennemi, parce que les Allemands
ne tarderaient point à se disperser faute de solde, les exagérés
l'emportèrent. Attendre l'opportunité était à leurs yeux une là^
304 • FAR1NA.TA.
cheté^ et Ton punit d'une amende un chevalier qui suggérait ce
parti; Le silence, sous peine de |00'livres, fut imposé à un au-
tre, qui Jes paya pour avoir le droit de parler ; on doubla l'a-
mende, il ne se tut pas, et continua même alors qu'on l'eût
portée à 400 livres, jusqu'à ce qu'il fût menacé de mort.
1260 L'expédition résolue, il n'y eut pas de famille qui ne fournit un
homme à pied ou à cheval. Pendant la marche , les archers et les
arbalétriers de la ville et de la banlieue formaient Tavant-garde;
venaient ensuite la cavalerie et le peuple de trois sestiers, puis la
cavalerie et les fantassins des autres. Les confédérés à pied ou à
cheval comfiosaient rarrière-garde. Des gens de Bologne, de Luc-
ques, de Pisloie, de San Miniato. de Saint-Géminien, de Volterra,
de Pérouse, d'Orvieto, et beaucoup de mercenaires se trouvaient
dans leurs rangs; Tannée, en tout, s'élevait à plus de trente
n)illè combattants. La bataille, qui se donna au milieu des collines
u septembre, dc Mouteaperti, sur TArbia, est un des faits les plus mémorables
de lâge héroïque des républiques italiennes.
Les Siennois se préj'arèrent au conibat par des actes de dévo-
tion, et « les gens eruployèrenl presque toute la nuit à se confes-
ser et à se réconcilier les uns avec les autres ; ceux qui avaient
reçu les plus grandes injures se mettaient à la recherche de leurs
ennemis pour les baiser sur la bouche et leur pardonner. C'est
ainsi que se passa la plus grande partie de la nuit ( 1). » Puis les
ti'oupes se mirent en mouvement. Les vaillantes femmes, qui
étaient restées à Sienne avecTévôque et les ecxîlésiastiques, com-
mencèrent le vendredi matin une procession solennelle, où figu-
raient toutes les reliques dc la cathédrale et des autres églises de
la ville. Les piètres faisaient entendre des psaumes divins, des
litanies, des oraisons. Les femmes, toutes nu-pieds et vêtues
d'habillements grossiers, priaient Dieu de leur conserver un père,
un fils, des frères, un époux, et tous, avec larmes et gémisse-
ments, suivaient cette procession , invoquant toujours ta Vierge
Marie. Ainsi se passa le vendredi , sans que personne prit de
nourriture; quand vint le soir, la procession retourna à la cathé-
drale, où tous s'agenouillèrent, et l'on dit les litanies avec l)eau-
coup d'oraisons. De la hauteur on descendit dans la plaine, où le
loyal chevalier, maître Arrigo d'Astiniberg, se présenta devant
tous. Après avoir salué le capitaine et les autres, il dit : Tous
les membres de notre w ai son ont obtenu de saint Exupère ie pii-
(1) Nicolas VeKTIBA, La Aconfuta di Mo/Uca^eni,
BATAILLE DE MONTEAPERTl. 305
vilége d*élre les premiers serviteurs d^m les balailles ou ils se
trouvent. En conséquence, il m'appartient de jouir de l'honneur \
de fnafamilley et vous prie que vovs le trouviez bon. On fit droit
à sa demande^ comme c'était justice.
a Les gens de Sienne étant ainsi , la plupart des hommes de
Florence aperçurent un manteau tiès-bianc^ qui couvrait tout
le camp des Siennois et leur ville... Quelques-uns disaient qu'il
leur semblait reconnaître le manteau de notre Vierge Marie, la-
quelle garde et défend le peuple de Sienne. Voyant ainsi le man-
teau dans le camp des Siennois et sur la ville de Sienne, tous,
comme illuminés par Dieu , se mirent à genoux en versant des
larmes et en invoquant la Vierge glorieuse. Et ils disaient :
Voilà un grand miraclCy et nous le devons aux prières de notre
évêque et des saints religieux (1). »
Les Gibelins étaient inférieurs par le nombre, mais mieux dis-
ciplinés et plus unis ; Bocca des Abbati et d'autres, leurs fauteurs
secrets , abandonnèrent les Florentins , dans les rangs desquels
cette désertion jeta le désordre. La martinella cessa de se faire
entendre; les premiers cavaliers cherchèrent leur salut dans la
fuite, mais il périt environ trois mille fantassins, et beaucoup
restèrent prisonniers. Le carroccio fut pris, et traîné à rebours
au milieu de grandes réjouissances. On promena sur un ftne,
les mains liées derrière le dos, un héraut que les Florentins,
comptant sur des intelligences, avaient envoyé demander les
portes de Sienne. Le peuple suivait, en criant : a Venez main-
tenant pour occuper la ville, et construisez-y un fort (2). d
L'étendard du roi Manfred flottait à la tête des Allemands, qui,
avec des branches à leurs casques, célébraient par des chants,
dans la langue de leur pays, la victoire sur Tltalie. Au-dessus du
carroccio siennois, orné richement, se déployait le gonfalon de
la commune, et derrière venaient les prisonniers abreuvés d'ou-
trages, que les chroniqueurs se plaisent à énumérer; ils racon-
tent quMi fut permis aux particuliers de recevoir la lançon des
prisonniers, mais que le-s magistrats voulurent qu'on y joignit un
(1) Citroui^urs de \ehtijra,
(2) Quand ou a .vu l'étroite vallée eutre rAii>ia et le Biena, espace d*un
demi-mille carré, on est obligé de croire que Malespini, en y faisant combattre^
trente mille fantassins et mille cavaliers de la seule ligue guelfe, a fait comme
tous les journalistes et les narrateurs vulgaires ; il est également impossible que
toitie cette armée pût se réfugier dans le petit château de|^Mottteaperti, oii se
logerait à peine un régiment.
1II»T. DBS ITAL. — T. ▼. 20
dOQ FARLEKENT D'JSMPOU
bouo par tête, avec le sang desquels on pétrit la chaux ponr re^
taurer une fontaine qui conserva le nom des Boucs, Une église
même fut b&tie en mémoire et en Thonneur de saint George^ avec
fête anniversaire^ et Margariton peignit pour Farinata un cru*
cifix à la manière byzantine. Plusieurs familles de Florence, ef-
frayées, allèrent s'établir à Lucques, où se réfugièrent aussi les
Guelfes de Prato^ de Pistoie, de Volterra, de saint Géminien et
d'autres lieux.
Le^ Gibelins^ ayant reconquis la supériorité, se réunirent à
Ëmpoli et proposèrent de détruire Florence^ forteresse de leurs
adversaires ; seul, le magnanime Farinata déclara qu'il n'était pas
entré dans cette confédération pour ruiner la cité , mais pour la
conserver victorieuse (1). Cette proposition nous donne la me-
sure de la fureur du parti gibelin^ qui pi^iit^ rançonna et réfonna
l'État dans le sens impérial ; les plébéiens furent dépouillés de
leurs privilèges j et les aristocrates débarrassés de toutes
charges.
Le comte Guido Novello, nommé vicaire du roi Manfred en
Toscane, assaillit Lucques^ asile des Guelfes, et cette ville, après
avoir vainement fait appel à Conradin, ne put se sauver que par
l'expulsion des bannis , auxquels il ne resta plus de refuge en
Toscane. Malgré la victoire de Charles d'Anjou, Guido put con-
server Florence aux Gibelins; il chargea même deux moines
gaudents de Bologne, qu'il nomma podestats avec treu(e-six
sages, 4'opérer une réconciliation entre les deux partis. Lesnou-
1266 veaux magistrats distribuèrent les arts en douze corporations,
divisées en majeures et mineures, chacun avec des consuls, des
capitaines et son étendard. A partir de cette époque commence
le véritable gouvernement populaire , et Yillani a raison de dire
que a désormais, il n'y eut aucun grand, o c'est-à-dire nul ci-
toyen qui fût au-dessus des lois.
L'union est toujours funeste à la tyrannie ; le peuple se sou-
leva bientôt contre le comte Guido, qui jugea convenable de se
retirer, et la ville releva la bannière guelfe, en confiant la sei^
gneurie à Charles d'Anjou. Ce roi combattit les Gibelins à Pog-
gibonzi, dont la résistance dura quatre mois, et prit beaucoup
de châteaux sur le territoire pisan. Le pape avait envoyé la ban-
nière à l'aigle rouge sur fond blanc, avec le serpent au-dessous,
(1) Dante place Farinata (bien que de son parti) dam Tenfer parmi les épi-
curiens, c'est-à-dire parmi ceux qui tuent tdme avec le caritt.
Parlement p'smpoli. 307
bannière qui resta depuis l'enseigne de la massa guelfa, comme
on appela une magistrature nommée pour administrer les biens
confisqués sur les Gibelins contumaces au profit des Guelfes (1).
Indépendante de la seigneurie , Florence élisait ses officiers et
ses conseils , prenait des mesures et faisait des lois, recevait et
expédiait des lettres aux autres États avec son propre sceau ^ et
veillait à ce qu'aucun Gibelin ne fût admis aux honneurs ou aux
bénéfices de la commune ; grâce à de si nombreux avantages,
la commune de cette ville exerça une grande influence sur les
événements, survécut à la liberté comme administration écono-
mique, et ne fut abolie qu'en 1769.
Ces alternatives de succès et de revers multipliaient les ani-
mosités, les confiscations, les souffrances ; mais, en mémetemps,
elles entretenaient la vie et l'audace, qui fait entreprendre les
jgrandes choses, a La ville de Florence est située dans un lieu
sauvage et stérile qui ne pourrait, malgré toutes les fatigues,
nourrir ses habitants... c'est pourquoi ils sont allés chercher au
loin d'autres terres, provinces et pays*, où les uns et les autres
ont vu qu'ils pouvaient rester quelque temps et s'enrichir, afin
de retourner chez eux. Visitant ainsi tous les royaumes du monde,
infidèles et chrétiens, ils ont appris à connaître les coutumes des
autres peuples... et l'un fait naître la volonté chez l'autre.
Aussi n'accorde-t-on aucune estime à celui qui n'est pas mar-
chand et n'a point parcouru le monde, visité les nations étran-
gères et rapporté des richesses dans sa patrie... Les individus
qui vont par le monde dans leur jeunesse , et acquièrent jexpé-
rience, vertu, trésors, sont en si grand nombre qu'ils forment
une communauté d'hommes capables et riches , comme il n'en
existe nulle part (1). » Souvent les marchands se trouvaient seuls
pour supporter les chaires publiques; en outre, ils prêtaient de
l'argent aux nobles pour briller, à la plèbe pour acheter des den-
rées. Ils voulurent donc, non- seulement participer au gouver-
nement, mais encore en exclure les propriétaires; dans ce but,
(1) On connaît le montant des dommages occaâionnés par les Gibelins aux
Guelfes, dommages évalués 132,160 florins d^or, c'estrà-dire un million et
demi. Parmi les nombreuses maisons détruites, quelques-unes sont à peine esti-
mées 1 5 florins ; on appelle palais celles qui valent plus de 300.
Dans les statuts de Calimala, il est dit que r tous les consuls des marcliands
soient quatre, et le camerlingue, on ; que tous soient Guelfes et amis de la sainte
tigHse romaîne. » (% vi.)
(2) DjkTi, Chw., pag .56.
308 BATAILLE DE CAHPALDllfO.
ils établirenl la seigneurie des six prieurs, obligés de vivre en-
semble dans le palais, dont ils ne pouvaient sortir pendant les
deux mois que durment leurs fonctions, et qui , réunis aux con-
seils des arts majeurs, élisaient leurs successeurs. Les prieurs
devaient appartenir à un art et, dès lors les nobles, comme les
familles patriciennes qui aspiraient au gouvernement, se fai-
saient inscrire sur les registres d'une corporation; ainsi la com-
mune se composait des artisans et du peuple. Un gonfelonier
présidait les prieurs, qui étaient servis par trois grands officiers
étrangers, le podestat^ le capitaine du peuple, et le magistrat
chargé de faire exécuter les règlements de justice.
Les Florentins armaient de temps à autre pour faire prévaloir
la faction guelfe, ou se mêlaient aux querelles de Lucques, de
Sienne, de Pisloie et de Cortone, où se reproduisaient les mê-
mes vicissitudes, mais le plus souvent » l^avantage de la démo-
cratie. A Sienne , les /Yet//, défenseurs bimensuels de la com-
mune et du peuple, devaient être marchands. Pistoic choisissait
aussi les anciens dans cette classe, à Pexclusion des anciens no-
bles et de tous ceux qu'une faute avait fait inscrire parmi les
nobles.
Les Gibelins de toute la Toscane avaient cherché un refuge
à Arezzo, où le parti noble s*était relevé sous les auspices de Té-
vèque. Guillaume, de la famille des Ubertini. Les Guelfes de Flo*
rence voulurent les réprimer; toute la Toscane s'enrôla sous
l'une ou Tautre bannière , et les adversaires se rencontrèrent à
1280 Campaldino, près de Bibiena. Au moment d'engager la mêlée,
^ ^*''" on avait coutume de désigner douze paladins qui devaient, com-*
me enfants perdus , charger l'ennemi à la tête de la cavalerie^
encouragée par leur exemple. Dans cette circonstance, le Flo-
rentin Vieri des Cerchi, bien que malade, se désigna lui-même
avec son fils, mais sans vouloir nommer les autres : il n'en fallut
pas davantage pour exciter une émulation générale, et cent cin-
quante citoyens se présentèrent pour être les premiers cham*
pions.
a L'évêque d'Arezzo, qui avait la vue courte, demanda : QueU
sont ces wvrs là-bas? On lui répondit que c'étaient les pavois des
ennemis. Messîre le baron des Mangiadori de San Miniato, brave
chevalier expert en fait d'armes, ayant réuni des hommes d^ar-
mes, leur dit : Messieurs, dans les guerres de Toscane on était
vainqueur d^ ordinaire quand on attaquait bien ; elles ne duraient
pas, et peu d'hommes y périssaient, parce qu*on n'était point
BATAILLE DE CAMPALPINO. 309
dans l'usage de les tuer,.. A présent , on a changé de tactiqvs^
et le vainqueur est celui qui se tient le plus ferme ; c'est pour-
quoi je vous conseille de rester solides à votre poste y et de tes
laisser commencer t'attaque. Us résolurent de suivre cet avis. Les
Arétins assaillirent le camp si vigoureusement et avec une telle
force que le corps des Florentins recula beaucoup ; la bataille
fut rude et acharnée. Des deux côtés on avait fait de nouveaux
chevaliers. Messire Corso Donati, à la tûte de l'escadron de Pis-
toie^ charge Tennemi en flanc. Les carreaux pleuvaient; les Aré-
tins en avaient peu^ et se trouvaient criblés du côté où ils étaient
découverts. L'air était chargé de nuages, et la poussière très«
grande. Les piétons des Arétins se glissaient sous le ventre des
chevaux avec le couteau à la main et les éventraient ; puis leurs
guerriers s'avancèrent tellement que beaucoup de morts des
deux parts couvrirent le champ do bataille. Dans cette journée
plusieurs , qui étaient estimés pour leur grande prouesse , se
monti'èrent lâches^ et d'autres dont on ne parlait pas se firent
estimer (i). »
Les Florentins remportèrent la victoire, mais les tumultes n'en
continuèrent pas moins.
Les nobles 9 comptant sur leur expérience militaire^ ne sa*
valent pas se plier au*joug des lois^ molestaient les bourgeois,
et lorsqu'un d'entre eux avait commis un crime, toute la fa-
mille paraissait en armes à ses côtés pour le soustraire à la jus*
tice. Le gonfalonier se voyait alors contraint d'armer la jeunesse
pour châtier de vive force le délinquant, a Beaucoup subii*ent
a les rigueurs de la loi, et les premiers qu'elle atteignit furent
a les Gaiigaî. En effet, run*d*en(re eux commit un attentat en
a France sur les deux fils d*un marchand, nommé Ugolin Beni-
< vieni^et, comme ils en vinrent aux injures, l'un des deux frèrrs
a fut blessé par l'un des Galigaï, et il en mourut. Et moi, Dino
a Gompagni (tel est le récit de ce digne chroniqueur) , me trou-
« vaut gonfalonier de justice en 1293, j'allai à leurs maisons et h
« celles de leurs complices, et je les fis démolir selon les lois,
a Cet exemple entraîna |K)ur les autres gonfaloniers un grave
a inconvénient, parce que, s'ils démolissaient selon les lois, le
a peuple disait qu'ils étaient cruels, et lilches s'ils ne démolis^
a saieut pas complètement; aussi, par crainte du peuple, beau-
c coup manquaient à la justice. »
(1) Dino Gompagni.
1
310 6IAN0 DE LA BELLÂ.
1293 Giano de la Bella, bien que noble, s'était mis à la tôte des
bourgeois, dont il personnifia les ressentiments, a Homme viril
et de grand cœur, qui défendait les choses que d'autres aban-
donnaient, et disait celles que d'autres taisaient, » il eut le cou-
rage dont manquaient les sociétés populaires pour réprimer les
grands ; il fit choisir un gonfalonier de justice et mille fantas-
sins, afin qu'il réprimât vigoureusement les oppresseurs avec ren-
seigne populaire à la croix rouge sur fond blanc. Revêtu luî-
méme de ce pouvoir illimité , et profitant des dissensions des
nobles, il prit des mesures à leur détriment, a et , dans Tintérôt
de la véritable et perpétuelle concorde, unité, consen-atîon et
accroissement du pacifique et tranquille état des métiers, des
arts, des bourgeois, de toute la commune, de la cité et du dis-
trict de Florence. » Il fit exclure pour toujours des offices de la
cité trente-sept familles patriciennes, et autorisa la seigneurie à
traiter de même toute maison noble qui démériterait. La loi,
néanmoins, ne permettait de signaler parmi les nobles que pour
homicide y empoisonnement, rapine, roberie^ vol, inceste. Qui-
conque était noté de la sorte devait fournir caution de 200,000
livres pour sa conduite, et s'abstenir de paraître en public dans
les temps de tumulte; en outre, il lui était interdit de posséder
une maison voisine d'un pont ou d'une porte de la ville, d'inter-
jeter appel des jugements criminels, d'accuser un plébéien à
moins d'un délit commis contre sa personne ou l'un des mem-
bres de sa famille; de porter témoignage contre un bourgeois
sans le consentement des prieurs; enfin ses parents, jusqu'au
quatrième degré, étaient solidaires des amendes qu'il encourait.
Les bourgeois furent divisés en vingt compagnies de cinquante
hommes chacune, puis de deux cents, afin d'accourir prompte-
ment quand ils seraient appelés aux armes. Ces règlements' de jus-
tice devinrent chers au peuple (1), dès qu'on eut donné dans les
(1) Ils sont dans les Arclihet hisloriques.
Les premières familles exclues du gouvernement furent au nombre de trente-
sept ; mais ce nombre s'était accru eu 1354, et quinze cvnls patriciens devaient
fournir caution à la commune. En 1415, lorsqu'on rédigea le statut de la com-
mune, les familles exclues étaient de quatre-vingt-treize.
La pétition de sire Belcaro Bonaïuti en 1318, qui tend à le faire passer de
la classe des patriciens parmi les boui^ois, (»t un document curieux, il ex-
pose que lui et ses fils ou descendants n'avaient aucun tiU'e pour être considérés
comme nobles, et demande qu'ils ne soient pas reducù lu ter magnâtes ^ ut con-
sortes sive de domo filiorum SeragU, scd iittclOgnntur esse et sint populnres, et
OTANO DE LÀ BELLA. 311
conseils généraux quelque autorité aux capitttdinîy c'est-à-dire
aux conseils des maîtrises.
Dans le même temps, la république étendait sa juridiction
sur Poggibonzi , Gertaldo , Gambussl , Catignano , et reprenait
celles dont plusieurs comtes et capitaines jouissaient ancienne-
ment^ ou qu'ils avaient recouvrées depuis peu. Les nobles^ irri-
tés d'autant plus qu'ils considéraient Giano comme un déserteur,
recoururent à tous les moyens pour le perdre. Néanmoins^
comme ils n^osaient pas Tassassiner de crainte du peuple^ ils
lui opposèrent un seigneur qui alléguait des diplômes de Tempe^-
reur ou du pape ; mais ils profitaient d'un artifice qu'on n'a plus
oublié^ et que les patriotes italiens mettaient naguère en prati^
que^ enseignaient même par écrit : cet artifice consiste à calom^
nier son adversaire politique^ afin de lui enlever la confiance
avec l'honneur. Ils rendirent donc Giano suspect au peuple, en
accusant de tyrannie sa sévérité. Or, un jour qu'il châtiait les 1295
méchants, afin de protéger le podestat contre une insurrec-
tion de la rue , il fut expulsé , ses biens confisqués, et il mou-
rut en exil.
Cette vengeance n'assura point le triomphe des nobles, qui ,
forcés de courber la tête sous le joug des lois, abandonnaient la
ville ]K)ur aller exercer la tyrannie dans leurs châteaux. Afin de
réprimer les fatnilies toutes -puissantes des Pazzi et des Ubertini
dans le val d'Amo supérieur, les Florentins construisirent auprès
de leurs domaines les trois forteresses de Terranuova, de Saint-
Jean et de Castelfranco ; ils accordèrent tant de franchises que
les sujets de ces deux maisons, des Ricasoli, des Conti et d'au-
tres petits barons du voisinage , accoururent pour habiter au-
tour de ces châteaux, dont la population s'accrut promptement.
On bâtit également contre les Ubaldini Gasaglia, Scarperia ou
Gastel Saint-Barnabe, Firenzuola, Barberino, avec exemption
pendant dix ans de toute imposition, et la faculté pour les pa-
triciens d'y pouvoir faire des acquisitions.
tanqitam populares civitatis et comitcUus F/oreitfiœ; non graventur, înquîetentur,
veintolesienttir per aliquem ojficiùlem commwiis Fiorenfiœ, eic, (Deiitie degli
enufiù, tome Vil, pag. 290.)
312 RÉPUBLIQFES MARITIMES.
CHAPITRE XCVI.
LES RÉPUBLIQUES HARimiES. CONSTITUTION DE VERISB.
De même que Florence était à la tête des Guelfes, Pise coin-
roandait aux Gibelins de Toscane. Le terrain abandonné par les
eaux^ et qui formait successivement cette vaste plaine en éloi-
gnant la ville de la mer, devenait propriété des rois d'Italie ;
ceux-ci la donnaient à TÉglise ou bien à Tarchevéque de Pise^
qui put ainsi acquérir de grandes richesses et même une juridic-
tion étendue. Nous l'avons déjà vue « en grand et noble état de
a riches et puissants citoyens, ne le cédant à personne en Italie ;
a unis et d'accord entre eux , ils tenaient un grand état, car
a c^lte ville comptait parmi ses citoyens le juge de Gftllura^ le
a comte Ugolin , le comte Fazio, le comte Nieri, le comte An-
« selme et le juge d'Arborée. Chacun d'eux avait nombreuse
ce cour^ et chevauchait par la ville entouré de beaucoup de ci-
a toyens et de chevaliers. Pour leur grandeur et noblesse^ ils
(( étaient seigneurs de Sardaigne, de Corse et de Tîle d'Ëlbe^ où
a ils avaient de grands revenus en propre et pour le compte de la
a commune ; ils dominaient presque sur mer parleurs vaisseaux
a et leur commerce. » (Villani,)
Parmi les familles auxquelles obéissait la Sardaigne, la pré»
dominance appartenait à celle des Visconti ; Capraïa était sou-
mise aux Alberti; d'autres, comme les juges d'Arborée et les di-
vers membres de la maison des Gherardesca , avaient dans la
ville un palais, une cour, une bande particulière. Pise avait des
possessions dans la Toscane, de même que Gênes sur les deux
Rivières, et Venise sur la côte illyrique. Henri VI lui céda tous ses
droits royaux dans ses murs et un territoire riche de soixante*
quatre bourgs et châteaux. En lutte avec Gênes et Lucques pour
la possession de la Lunigiana, elle s'empara des fiefs des évê-
ques et des comtes de Luni , et rouvrit les carrières de marbre
anciennement conuues. afin de construire sa cathédrale et celle
de Carrare (I).
(1) Dès 1188, le peuple de Carrare avait obtenu de Tévêque de Luni, son
ancien seigneur, le terrain nécessaire à la construction du bourg d*Avenza dans
BÂPrBIJQUES MARITIMES. 3l3
Constante dans son dévouement à la cause impériale^ elle pro-
fita de la grandeur des princes de la maison de Souabe^ comme
elle souffrit de leurs désastres. Les Guelfes^ qu'elle dut rappeler
sur les ordres de Florence^ la relevèrent par leurs richesses. Les
Pisans ayant pris sous leur protection le juge de Ginerca en
Corse^ brigand qui avait été battu par les Génois, les anciennes
antipathies entre les deux républiques s'aigrirent et provoqué- 1282
rent des luttes sur les mers et dans les échelles du Levant. Nous
devons rappeler que les deux villes, afin qu'il ne fût pas dit que
Tune avait triomphé de l'autre par surprise, tenaient chacune
chez sa rivale un notaire qui informait les siens de tout ce qui s'y
préparait (1).
Après avoir manœuvré longtemps, Nicolas Spinola se pré-
sente à Tembouchure de l'Amo avec la flotte ligurienne, et
Rosso Buzzaccberini vient à sa rencontre avec celle des Pisans ;
alors soixante-dix vaisseaux génois et soixante-quatre de Pise
(nombre prodigieux !} se donnent la chasse avec des succès di-
vers. Pise se trouve épuisée par les dépenses; mais les familles
illustres viennent à son aide. Les Lanfranchi arment onze galères,
les Gualandi, les Lei et les Gaelani six, les Sismondi trois, les
Orlandi quatre, les Upezzengbi cinq, les Visconti trois, les Mos-
chi deux; puis une flotte de cent trois galères s*approche du
port de Gènes en y lançant des flèches d'argent. Cent sept ga-
lères mettent à la voile de Gènes au milieu des bénédictions de
la vallée de la Magra, pour la commodité des charretiers et des mariniers qui
transportaient lesmariires. Nous avons un compromis de 1202 entre Tévèque
de Luni et les marquis de Malaspina, auquel intervinrent, comme garants,
les consuls et les chevaliers {mi(Ues) de la commune de Carrare.
(1) FOGLIBTTA, liv. V ; Ânn. Genuenses, liv. x.
La haine entre les deux républiques se manifestait môme dans les actes diplo-
matiques. La charte d'alliance, du 13 octobre 1384, des Génois et des Luc-
quois avec les Florentins contre les Pisans, commence ainsi : Instante persecit-
tione valida Pisanornm, quorum tiras nedum vici/ias partes in/ecerat, verum
pêne maritimtu fwi^ersas, ita quod per Communia in/rascripta vix poterat toie^
rarigpro tali zizania de terra radicitus exlirpanda, quœ etiam messem domini-
camdudunt sua contagtone corrumpere inchoavit, et ipsorum perfiMa refrenandeu,,
quia innocentes tradit exitio qui multorum non corripil flngitia; idcirco, Jesu
Ckristi nomine invocato, et B. V. Mariœ» etc.. et B, Sisti, in cujus festivitate
civitas Jnnuœ immensum triumphum habuit contra Pisanos, ipsoram Communium
perfidos inimicos,,. societatem^fraternitatem et pacta quœ in in/rascripta socic'
tate continentur, fecerunt adinvicem, etc. Suivent huit colonnes des Monum,
Hist, patriœ.
314 BATAILLE DE LÀ MELORTA.
l'archevêque et des voeUx des citoyens, abordent la flotte enne-
i28ft mie à la Meloria^ banc en face de la rade comblée de Porto Pî-
eaoût. sano^ et lui firent essuyer un' désastre, prenant même Tamiral
Morosini, Tétendard et le sceau de la commune. Dix mille Pisans
restèrent pendant seize ans prisonniers à Gènes, qui ne voulut
pas les faire périr, afin que leurs femmes ne pussent, en se re-
mariant, donner de nouveaux citoyens à la patrie. Aussi disait-
on qu'il fallait, pour voir Pise, aller à Gênes, d'où les captifs di-
rigeaient les destinées de leur pays. Nouveaux Régolus, ils dis*
suadaient leurs concitoyens de les échanger contre Castro de
Sardaigne, forteresse construite par leurs aïeux et défendue au
prix de tant d'efforts; ils juraient, s'ils étaient rachetés à celte
condition, de se déclarer les ennemis des lâches qui auraient
sacrifié l'honneur national à l'intérêt privé.
Ce revers de Pise donna l'avantage aux Guelfes de Toscane,
qui résolurent d'anéantir ce dernier refuge des Gibelins; et la
république aurait succombé, si l'habileté d'Ugolin, comte de la
Gherardesca (terre située dans la montagne, le long de la mer,
entre Livôurne et Piombino), n'avait réussi à dissoudre la ligne,
à réparer et à fortifier Porto Pisano, à faire expulser les Gibelins,
Il sut conserver pendant dix ans Fadministration des affaires, et
finit par obtenir la paix des Lucquois et des Florentins; mais le
bannissement des familles gibelines et la démolition de leurs pa*
1288 lais lui suscitèrent des haines violentes, et Nino de Gallura se
distingua parmi ses adversaires. Rappelant des faits anciens, ses
ennemis firent courir le bruit qu'à la Meloriai où il était Tun des
capitaines, il avait cherché à perdre la bataille pour affaiblir la
patrie; ils ajoutèrent même qu'il avait acheté la paix en livrant
les châteaux à l^ennemi, et qu'il empêchait maintenant tout ac-
cord avec les Génois dans la crainte de voir les prisonniers re-
venir chez eux.
y archevêque Ruggieri des Ubaldini, chaud gibelin, qui vou-
lait partager la domination avec Ugolin, avait aussi passé dans
les rangs de ses adversaires ; entouré d'ennemis et de mécon-
tents, Ugolin redoublait d'oppression, et la haine croissait. Un
de ses neveux osa lui faire connaître, quand tout le monde se
taisait, l'indignation que soulevaient les impôts excessifs, et il
se jeta sur lui armé d'un poignard ; un neveu de Parchevêque,
ami de l'autre, détourna le coup, et fut lui même victime de la
fureur d^Ugolin. Ruggieri s'entendit avec les Gualandi, les Sis-
mondi, les Lanfranchi et les Ripafratta, qui assaillirent le comte
LS GOHTE UGOLIH. GÊNES. 815
et renfermèrent, avec Gaddo et Dguccione, ses flls, avec Nino
et AnselmucciO; ses petits-fils^ dans la tour des Gualandi aux
Sept-Voies, où ils les laissèrent mourir de faim. Uarchevêque
alors domina dans Pise, et les forces militaires furent confiées
au comte Guido de Montefeltro, grâce auquel la république re-
prît ses anciennes limites.
Gênes arma de nouveau contre Pise et conquit l'île d^Elbe 5 1290
avec vingt-deux mille combattants, dont cinq mille avaient des
cuirasses blanches comme la neige (cafabo), elle détruisit Porto .•
Fisano^ où ses vaisseaux pénétrèrent en brisant les chaînes qu'on
voit encore suspendues dans cette ville, déplorable monument de
guerres fraternelles, surtout après la perte des trophées et des
fruits de la liberté. A la paix, Pise renonça à ses droits sur la
Corse et à Sassari en Sardaigne.
Dès l'origine, Gênes s'était gouvernée comme une société
marchande, au moyen' des compagnies qui se forihaîent pour
équiper une flotte ou conduire une entreprise qui durait deux ,
six et vingt ans. Les consuls de ces compagnies étaient souvent
même consuls de la commune : gouvernement d'apprentis, qui
néanmoins accomplit- les nombreuses^i^entreprises dont nous
avons parlé, acquit les deux Rivièrég,' des possessions dans le
Levant, et la prépondérance dans les affaires d'Italie. L'admi-
nistration de la ville cessa dès lors d'être confondue avec celle
d'intérôls particuliers; elle fut confiée à des chefs annuels dis-
tincts, bien qu'élus encore par les huit compagnies, qui parti-
cipaient au gouvernement dans la même mesure. Or ces compà*
gnies, qui subsistèrent toujours, permirent aux citoyens d'exer-
cer une influence dans l'État. Lorsqu'une d'elles s'était formée,
quiconque se présentait pour en faire partie dans le délai de Onze
jours était apte à remplir les emplois publics; ceux qui restaient
à l'écart ne pouvaient comparaître en jugement qu'après avoir
reçu une invitation , et aucun membre de la compagnie ne de-
vait les servir sur les galères ou les assister devant les tribu-
naux. Parmi chaque compagnie, on élisait un noble pour cons-
tituer le conseil des cinvigeri (porte-clefs), gardiens et adminis-
trateurs du trésor, qui acquircn,t bientôt une grande importance.
Le peuple, a ce qu'il parait, n'assistait pas au conseil général
qui bc réunissait dans l'église de Saint-Laurent , mais bien les
personnages les plus importants des compagnies; il était repré-
senté par le héraut public, non pour délibérer, mais pour don-
ner des avis. Les quatre consuls, élus par le peuple souverain ,
316 GÈNES. SON GOUVERNEMENT.
juraient de ne faire ni la paix ni la guerre sans son consente-
ment; d'empêcher l'entrée des marchandises étrangères^ sauf les
bois de construction et les munitions navales, et de rendre exac-
tement la justice. Ces cx)nsul$ devinrent annuels en 1121, et fu-
rent, en 1130, distincts de ceux de la justice, c'est-à-dire que
l'on sépara le pouvoir administratif du pouvoir judiciaire. Entre
ces consuls et le parlement fut interposé le conseil de credenza
{silentiarii) ou sénat, qui recevait les ambassades, les requêtes
des pays soumis, examinait les affaires les plus importantes.
La dime de la mer, que Tarchevéque percevait sur tous les
navires qui apportaient un chargement de blé ou de sel , restait
comme un vestige de Tancienne immunité épiscopale ; en outre,
les consuls de l'État et ceux de la justice , le sénat et les con-
seils, résidaient dans le palais archiépiscopal. Les traités se fai-
saient au nom de l'évéque et des consuls, et grand nombre de
feudataires prêtaient le serment d'abord à lui, puis à la com-
mune; Saint-Remy, le marquis Malaspina et beaucoup de ci-
toyens étaient soumis à son autorité.
Vers le milieu de ce siècle, les autres pays de la Lîgurie as-
piraient à faire partie dç cette république, et les bourgs des val-
lées et des monts voisins s'incorporaient à Gênes. Les feudataires
juraient la commune, et leurs noms étaient inscrits dans le re-
gistre des consuls et le livre des familles consulaires; s'ils avaient
des seigneuries lointaines ou des titres de comte et de marquis,
ils renonçaient à leur juridiction devant le parlement , et de-
mandaient h être admis dans quelque compagnie. Aussitôt qu'ils
étaient immatriculés, on les investissait de nouveau des droits
auxquels ils avaient renoncé; mais ils promettaient d'avoir une
maison dans la ville, d'y habiter trois mois , et de servir en
guerre a^ec un nombre déterminé de fantassins, de cavaliers ou
de marins. De son côté, la commune prenait l'engagement de
les protéger, de ne pas les charger d'impositions plus fortes,
et de ne pas les contraindre, durant les mois de leur absence, à
venir aux assemblées, à remorquer les navii*es ; enfin elle les
autorisait à porter dans leurs fiefs la chaussure et le manteau de
pourpre.
Les communes indépendantes promettaient de participer aux
guerres et aux traités de paix des Génois; de n'accorder asile à
nul proscrit, corsaire ou ennemi; de ne pas expédier de navires,
d'avril à octobre, au delà de Barcelone au -couchant, ni au delà
de Vue de Sardaigne au levant, sans toucher, à Palier et au re-
GÊNES. SES ENVIRONS. 317
tour, au port de Gênes; de ne maltraiter aucun vaisseau qui fe-
rait voile vers ce port ou en sortirait ; de contribuer, dans une
proportion déterminée, aux dépenses des guerres, des arme-
ments maritimes ou des ambassades destinées aux villes des
côtes. Gènes les prenait sous sa protection, assurait leurs privi-
lèges et confirmait les magistrats qu'elles élisaient (1).
Les guerres extérieures, la continuation des magistratures et
des charges des compagnies dans les mêmes familles furent la
source d'une noblesse bourgeoise, qui fit naître des factions et
des brigues; entourée de clients, elle bâtit des tours et troubla
la cité par des luttes continuelles. Or, comme ni la religion ni
les consuls ne pouvaient réprimer le désordre, on eut recours à
un podestat étranger auquel huit nobles furent donnés pour as-
sesstmrs.
Un grand nombre de petites seigneuries se conservaient au-
tour de Gênes. Les Savonais, en 1153, se soumirent presque à
Gênes; ils promettaient de participer aux armements, aux che-
vauchées, aux impôts, d'observer ses prescriptions, de ne pas
naviguer au delà de la Sardaigne et deBaicelone sans faire voile
de son port et sans y revenir. En 1121, Gênes avait acheté Vol-
taggio du marquis de Gavi, pris Monlaido en il 28, et fondé en
i*183 le château de Porto Venere. En 1191, elle se fit céder par
(1) Le Liber jurUun contient iine foule d'actes sur toutes ces matières.
La ci*edenza de 1200, qui résolut de faire lumer 120 galères, décida que Gêues
fournirait les deux tiers des hommes; les autres claienl répartis sur le reste du
ten'iloire, dont la proportion se trouve indiquée par le nombre des individus
fixés pour dix galères comme il suit: Roccabruna devait donner 2 hommes, Men-
toue 3, Vintimiglia ôO, Poggiorinaldi 3, Saint-Remy et (leriana GO, Taggia 25,
Port Maurice 50, Pietra 10, Saint-Étienue 5, les comtes de Vintimiglia 33, Liu-
guegliaet le Castellaro 16,Triora 50^ Diauo 40, Cer^o 15, Andora 30, Albeuga
C2 et sonévéché 45, le marquis de Clavesana 40,Cossio ctPornassio 8, Finale
62, Noli 25 et sou évèché 3, Cugliano 10, Savoue 02, Albissola G, Vartizzc et
Celle 50, Voltri 100, Polcevera 75, Bisagno 100, Recco 20, Rapallo 30, Chia-
vari 100, Seslri 75, Levanto 20, Passano et Lagnoto 3, Materaua et les deux
Carodani 5, Conara 100, Carpena 75, Porto Veuere 25, Vezzano 18, Arcola 10,
Trebiano 3, Lcrici 3 ; eu tout, 1,543.
Varagine dit que la Ligurie, en 1293, équipa une flotte de 200 galères, cha-
cune avec 220 ou 300 hommes, c'est-à-dire 45^000 combattants, et néanmoins
il eu resta assez pour en armer mie autre de 40, sans dégarnir la ville ni les Ri-
\ières. Portons à 9,000 ceux qui restaient, et la population maritime aurait été
de 50,000 tctes ; en admettant que ce nombre fût le seizième de la population
totale, celle-ci se serait élevée à euvirou 900,000 habitants.
3f8 NICE.
Henri V[ Monaco, bien qu'il fût, comme annexe de la Turbia^
soumis aux évoques et à la commune de Nice ; mais plusieurs
rivaux lui disputaient cette possession, et Gènes, par la ténacité
de ses prétentions, préparait un refuge aux Grimaldi , dans les-
quels plus tard elle devait trouver des ennemis dangereux.
Nice avait été république indépendante; elle se divisait en
ville inférieure et supérieure , dont les habitants étaient souvent
aux prises et souscrivaient des compromis (i), jusqu'au mo-
ment où elle tomba au pouvoir des comtes de Provence, qui
possédaient d'autres châteaux dans les environs. Raymond Bé-
renger U, en iJ76, reconnut les droits de la commune et des
consuls de Nice^ qui restaient indépendants, sauf l'honneur des
comtes; les statuts de cette ville furent commencés en 1205 (2),
Ces comtes, mécontents de voir Gènes s'étendre du côté de Nice,
l'empêchèrent toujours d'acquérir Monaco; mais cette républi-
que, en 1215, envoya Fulcone de Castello avec une foule de no-
bles sur trois galères et d'autres vaisseaux, qui bâtirent quatre
tours réunies par une courtine haute de SA palmes^ dans le lieu
même où s'éleva plus tard le palais des princes de Monaco. Nice
elle-même, cette année, jura la commune de Gênes.
Le port que les anciens appelaient UercuUs Monceci portus,
situé à un mille au levant de Nice , avait été peuplé par les Sar-
rasins , et ne servait que d'asile aux pirates. Charles II de Pro-
vence, en 1295, y bâtit un nouveau bourg appelé Villefranche,
dans lequel il transféra les habitants de Montolivo, avec la pro-
messe de les entourer de murailles, d'édifier une église dédiée à
saint Michel, d'y construire une fontaine, de les exempter de
toute imposition, excepté certains droits qu'ils avaient coutume
de payer à Nice (3).
Les comtes Guerra de Ventimiglia, dans le territoire desquels
Saint-Remy obéissait à l'archevêque de Gênes, étaient puissants
et braves. Les comtes Quaranta, les seigneurs Casanova, avaient
des seigneuries à Lingueglia, à Garlenda et dans le Castellaro;
les marquis Taggiaferro de Clavesana, à Port-Maurice, Diano^
Andora. Lesdel Carretto dominaient de Capodimele à Albissola,
outre qu'ils étaient seigneurs de Savone (4). Albenga, Savoneet
(1) Monum, hisi, patrice, pag. 190. Lou municipales.
(2) GlOFFRBDO, op. cit.
(3) GiOFFREDO, col. 666.
(4) Une commune de seigneiuD est indiquée dans le diplôme par lequel
Henri III, en 1014, confinnait homimbut majoribus habitanUbus in marekia Sao^
RIVIÈRE DU PONàNT. 319
«Noli formaient des communes distinctes. Varazze^ terre qui se
subdivisait en une infinité de seigneuries, obéissait aux marquis
de Ponzone. Venaient ensuite les tenures de I*abbaye de San
Fruttuoso à Capodimonte. Les comtes de Lavagna, outre Lava^
gna, dominaient sur Seslri, Yarese, le val de Taro, et jusqu'à
Pontremoli; puis^ au couchant^ de TEntella jusqu'à Rapallo,et^
de l'autre côté^ jusqu'à Brugnato et à la Magra; ils confinaient
avec les seigneurs de Passano et les Malaspina de la Lunigiana.
Les comtes de Lagnoto et Gelasco^ de Rivalta^ de Vezzano et de
Trebiano élaient moins puissants; enfin venaient les marquis de
Massa^ la commune de Lucques> et Pise^ la rivale de Gènes. Plus
avant dans les terres^ Gènes se trouvait en contact avec la com-
mune de Tortone^ les marquis de Parodi, deOavi^ de Bosco, qui
arrivaient jusqu'à Yoltri^ avec les marquis d'Incisa^ de Geva, de
Garessio , les seigneurs de Pornassie^ les comtes de Badalucco^
de Maro, de Sospello^ et les comtes^ bien plus puissants, de
Montferrat et de Provence (i).
Les deux Rivières acceptaient avec répugnance la suprématie
de Gènes; Savone, et plus souvent Yentimiglia^ la repoussaient
et s'appuyaient sur Pise^ sa rivale. LesFieschi et lesGrimaldi,
dévoués aux Guelfes ou Rampini, et les Doria avec les Spinola,
qui favorisaient les Gibelins ou Mascherati, occupaient le pre-
mier rang parmi la noblesse châtelaine. Les deux factions trou-
blaient la république, méconnaissaient l'autorité des magistrats,
et portaient tour à tour leurs créatures aux fonctions de podes-
tat, d'abbé, de capitaine de la liberté; de là, de petites guerres
et des expéditions, des revers et des succès amenés par Tes évé-
nements généraux de l'Italie, qui entraînaient aussi des change-
ments dans le gouvernement intérieur de la république. Ainsi
les querelles intestines remplissaient de violences et de crimes
la ville et les Rivières.
Parfois on voyait surgir un de ces hommes habiles à flatter le
peuple, et qui s emparait en son nom de Tautorité suprême. A
^expiration des pouvoirs de Philippe Torriano, le peuple mé-
content l'accusa d'avoir volé, et se plaignit que ses comptes
avaient été approuvés par des syndics corrompus ; il était temps^ 1257
nensi toutes les clûtures et propriétés, de la mer jusqu^à la moitié de la montagne,
les bourgs, les rentes seigneuriales, la pèche et la chasse, qu'ils avaient coutume
d^avoir. Moaum, hist, patriœ. Ghart. I, 404.
(1) Monum. hUi. patriœf pag. 284.' Lois mimtcipales.
320 FACTIONS.
disait -il , de mettre un terme aux concessions des nobles^ et^
comme Guillaume Boccanegra méritait seul sa confiance, il le
porta sur ses épaules dans l'église de San Siro, où il le proclama
capitaine du peuple. La noblesse citoyenne le soutient, le nomme
pour dix ans, et lui confère le droit de choisir le podestat an-
nuel. Combattu par la noblesse feudataire, Boccanegra la dompte ;
puis il élève des gens nouveaux, caresse la multitude, et, rendu
plus audacieux, il abuse du pouvoir pour faire augmenter ses
honoraires et s'arroger de nouvelles prérogatives; il donne et
enlève à son gré les emplois, méprise les délibérations des con-
seils et casse les sentences des tribunaux. Les principaux ci-
toyens, qu'il avait résolu d'incarcérer, se soulèvent, s'emparent
des portes afin qu'il ne puisse appeler les gens de la campagne ,
le renversent et ne lui laissent la vie que sur les instances de Tar-
chevéque. Après sa chute, on revint à Finstitution du podestat
étranger; mais le poste de capitaine du peuple devint le but de
l'ambition des nobles et la cause d'incessantes querelles.
1282 Robert Spinola parut un moment devoir exercer l'autorité su-
prême; mais les mille ambitions que la lutte faisait éclore em-
pêchaient la tyrannie d'un seul. Les Génois, afin de prévenir ces
rivalités, résolurent de corriger le mode arbitraire qui présidait
à la formation du grand conseil ; chaque compagnie eut donc à
élire cinquante membres, qui nommaient quatre conseillers dans
une autre compagnie, et ces trente-deux désignaient les conseil-
lers urbains et les huit. Les prétentions des familles puissantes
empêchaient tout accord durable; enfin Gènes renversa leur
domination en 1339, pour confier le pouvoir aux maisons popu-
laires des Adorno et des Fregoso. Les nobles, cependant, obtin-
rent une large part dans les magistratures, dans l'administra-
tion, sur les flottes; or, comme ils se rangeaient tantôt avec
l'une, tantôt avec l'autre des factions dominantes, ils produi-
saient une instabilité qui ne pouvait se résoudre en tyrannie (1).
Les premiers établissements génois en Corse indiquent plutôt
des entreprises de particuliers, ou qui avaient pour but la pirate-
(1) A la page 270, les Annali genovesi disent : Januensu ctpilas aim toto His"
trictn sito in ainarilndine morabaturi reguabnt eitun inier civfti et d'uirichiait*
divisio^ if me adeu sticcrevit, quod invaiescentibus volttnialibus pariium venettaiis^
per villas et loca conimunis Januœ cœdes et honiicidia indifferenter committe-
bû/ftur etprœlia. Qua ex causa ex utraque parte banniti sunt infinitif qui irruentes
m strata* publieatt insultcbant homines, Itomicidia committebaitt, spoliantes ne-
diun inimicoSf ted etiam quoslibet inuueHHÏest tie»
(IÉNëS. VENISE. 3it
rie; mais^ en il 95, la république acquit dans cette ile Saint-Bo-
niface^ dont elle fit une colonie avec un podestat et de larges
privilèges. Les bannis de Gènes s'établirent dans la Corse^ et de-
vinrent les ennemis de la métropole; grftce à leur appuis le juge
Sincello de Pise parvint à ramener File sous l'autorité de sa pa-
trie^ et les Génois se trouvèrent de nouveau réduils à Saint-Bo-
niface. Les vassaux qui payaient uneHaxe sur la cire et la moi-
tié de la capitation exerçaient des juridictions inférieures dé-
pendantes du juge ; mais, comme les uns s'appuyaient sur Pise^
les autres sur Gônes^ il en résultait une anarchie fomentée par
les privilèges que les deux rivales concédaient à l'envi pour ga-
gner leur affection.
Gènes eut dans la mer Ionienne et la mer Noire des établisse-
ments d'une tout autre importance^ avec un commerce très-
étendu, comme nous Tavons vu et le verrons encore. Il partait
chaque année des rivages liguriens de cinquante à soixante-dix
gros navires^ portant des drogues et autres marchandises en
Sardaigne^ en Sicile, en Grèce, en Provence; beaucoup d'autres
étaient chargés de laines et de peaux, et les richesses gagnées
dans ces expéditions servaient à rendre la cité belle^ heureuse et
forte. Les deux darses et la grande muraille du môle furent *
achevées en sept ans, de 1276 à 1283^ et , en 1295, le magnifique
aqueduc qui serpente au milieu de rudes montagnes.
Venise travaillait à développer, suivant les circonstances^ les
germes qu'elle devait à son origine. Le doge Vitale Michiel II
voulait porter la guerre contre Manuel Comnène afin de réprimer
sa perfidie; mais le peuple, qui craignait la ruine du commerce^
se souleva en tumulte pour l'empêcher. Néanmoins, lorsque les
navires vénitiens retournèrent en Orient pour se livrer au négoce,
Comnène les surprit, confisqua les cargaisons et jeta les rameurs
dans les fers. Le peuple alors demanda à grands cris la guerre
qu'il avait repoussée; le doge cède à ses désirs, mais les artifices
de l'empereur apaisent cette ardeur. La peste envahit la flotte,
fait de nombreuses victimes, et peu de navires rentrent dans les
lagunes. Or, comme il faut une victime dans les désastres, le
doge fut accusé de tout le mal, et la plèbe qui avait vu neuf de
ces magistrats déposés, cinq aveuglés, autant de tués, neuf con-
traints d'abdiquer, égorgea Michiel. La nécessité de mettre des
limites à la puissance d'un seul élait si bien comprise qu'on tarda
six mois à lui donner un successeur.
La ville avait pris une telle extension qu'il était désormais ina
H18T. OGS ITAL. — T. Vt 21
322 Y£N1S£. SES MAGISTRATS.
impossible de réunir tous les citoyens, et surtout de surveiller
les actes du gouvernement. Les citoyens songèrent donc à une
représentation, et dès lors il fut établi que l'on prendrait tous
les ans, dans chaque sestier, deux électeurs, qui choisiraient
quatre cent quatre-vingts membres pour former un grand con-
seil, auquel appartiendrait la souveraineté de la république, la
nomination de tous les fonctionnaires et môme de ses propres
électeurs; par ce mode, les mêtnes familles fournissaient tou-
jours les élus. Vers le milieu du treizième siècle, ce conseil
n'était plus renouvelé par douze électeurs, mais par un collège
de quatre membres qui nommait, chaque année» cent nou-
veaux conseillers, et, par un autre de trois, qui choisissait les
successeurs de ceux qui laissaient un vide en mourant ou de
toute autre manière. Dans les cas où tous devaient concourir à
quelques charges, on convoquait le peuple, qui votait la taxe
par acclamation : unique reste de la primitive souveraineté.
L'élection du doge fut attribuée à quarante et un électeurs
avec ce mécanisme compliqué dont nous avons déjà parlé. Le
peuple désormais a cessé de concourir à son choix ; mais le
doge était présenté à ses applaudissements, et les maîtres de
Tarsenal le portaient en chaise sur leurs épaules dans les trois so-
lennités de Tannée où il faisait le tourdelaplace Saint-Marc. Les
chefs de l'État cessaient donc d'être élus par le suffrage univer-
sel direct ; dès lors ils ne conspirèrent plus pour devenir sou-
verains, et le peuple s'abstint de les tuer. Ils juraient de remplir
leurs devoirs, tels qu'ils étaient exprimés dans une promission,
et le peuple jurait de leur obéir ; à sa place, le serment fut
ensuite prêté par le syndic choisi tous les quatre ans pour cha-
que sestier, et qui répondait des délits commis dans sa circons-
cription.
Le doge, personnifiant l'autorité protectrice du salut |)ublic,
devait représenter, non agir; il ne prenait aucune résolution
sans le concours de six conseillers, choisis tous les ans par le
grand conseil, un dans chaque sestier, et qui formèrent ensuite
la seigneurie. Dans les cas relatifs au crédit public et au com-
merce, ou pour lesquels il n'existait aucun précédent, ou bien
encore quand il jugeait opportun d'avoir Tavis ou le consente-
ment de citoyens notables, afin de s'en faire un appui dans
l'opinion, le doge en priait quelques-uns de se rendre auprès
de lui. Plus tard, sousl'adminisUntion de Jacques Tiepolo, cette
forme aooideatalle di^viiU stable daA& la constitution, ei le nom-
T£N18£. SSS MAGISTRATS. 333
bre de pregadi (priés) ou sénateurs, non plus choisis par le
doge, mais par le grand conseil, selon les formes ordinaires ,
fut porté à soixante. Cette réforme fit participer les nobles au
gouvernement, et fut Torigine du fameux sénat.
Les différentes lies avaient chacune dans Forigine leur cour
de justice ; il est probable que de leur réunion se forma la cour
suprême de la quarantie criminelle^ qui, à la différence de Pu-
nique podestat des communes lombardes, jugeait avec le con-
cours de tous ses membres. Appelée à prononcer dans les af-
faires d'État, elle acquit des attributions politiques comme
collège intermédiaire entre la seigneurie et le grand conseil , et
discutait les propositions de Tune avant de les soumettre à Tau-
tre. Les trois chefs de la quarantie devinrent ensuite membres
perpétuels de la seigneurie; lorsqu'une délibération était prise,
le grand conseil en confiait Texécution à la seigneurie^ c'est-à«
dire au doge avec son conseil des Six^ ou bien aux Quarante.
Le sceau de TËtat restait entre les mains du grand chance-
lier ; choisi parmi les familles bourgeoises^ à Texclusion des no«
blés, notaire suprême des actes législatifs^ il assistait aux déli-
bérations du grand conseil et à toutes les solennités, jouissait
de grands honneurs^ et recevait par an jusqu'à 80,000 ducats
pour ses honoraires. Il était indépendant du doge, auquel il
le cédait k poine en dignité. Trois avogadors de la commune,
espèce de tribuns du peuple, exerçaient les fonctions du minis-
tère public dans les causes d'État et celles des particuliers : ils
veillaient au maintien de la légalité, à la perception des taxes,
à la nomination des magistrats, au bon ordre; ils tenaient les
i-egistres de naissance des nobles^ et leur vêio suspendait pour
un mois et unjour les actes de toutes les magistratures, excepté
le grand conseil; ils pouvaient même le répéter trois fois, et
' devaient ensuite exposer les motifs de leur opposition.
Le statut avait déjà subi trois réformes lorsque Jacques Tie-
polo, en 123Î, en fit un nouveau sous le nom de Prommione
del tnaleficio. Dix ans plus tard, il fit recueillir, corriger et
coordonner les anciennes lois, publiées en cinq livres, et qui ,
avec les nouvelles additions, formèrent le code de la république.
On racontait qu'Alexandre îll, lorsqu'il se rendit à Venise
pour conférer avec Barberousse, avait donné au -doge un anneau
en lui disant : « Que la mer vous soit soumise conmic réponse
au mari, puisque, par vos victoires, vous en avez acquis la sou-
verahieté. d De là, cette fête de l'Ascension où le doge, monté
1
324 RELATIONS EGGLÉSIASTIUUËS.
sur le splendide Bucentaure^ allait épouser la mer^ dans laquelle
il jetait un anneau en disant : Desponsamus t^y mare, in si-
gnum vert perpetuique dominii.
Les Vénitiens, se considérant comme les seigneurs de l'A-
driatique, voulurent soumettre à un droit tous les navires qui
dépasseraient une ligne tirée de Ravenne au golfe de Fiume.
Cette prétention, sans exemple, de fermer une mer commune
aux riverains , produisit dos guerres, surtout avec les Bolonais,
qui durent pourtant se résigner. Plus tard Jules II , qui avait
résolu de mettre fin k cette usurpation, ayant dît à Tambassa-
deur, Jérôme Donato, de lui montrer le document qui attribuait
le golfe à la république, reçut cette réponse : a II est écrit au
revers de la donation faite par Constantin à saint Sylvestre, i
Ces paroles donnent la mesure de la hardiesse dont Venise ne
se départit jamais en face de la cour romaine. £n effet, elle re-
poussa constamment les exigences cléricales , et sut toujours
consener la haute main sur les églises, bien qu'elle fût animée
de sentiments chrétiens, comme le prouve ^abdication de plu-
sieurs doges pour se retirer dans des monastères ; Pierre Ziani ,
entre autres, laissa des legs à cent églises ou établissements
religieux , destinés à des offices pour le repos de son àme.
Plus tard Clément V défendit de commercer avec les infi-
dèles, sous peine d'une amende pour la chambre apostolique.
Los Vénitiens ne tenaient aucun compte de cette prohibition;
mais, à l'article de la mort, ils n'obtenaient Tabsolution qu'en
payant cette amende, qui parfois absorbait toute leur for-
tune. Le gouvernement , néanmoins, ne laissait pas sortir cet
1322 argent de la république, et lorsque Jean XXII envoya deux
nonces pour recueillir It^s sommes dues, avec ordre d'excom-
munier quiconque les refuserait, il leur enjoignit de partir. Le
pape interdit les récalcitrants, et les cita devant son tribunal
d^Vvi^'Uon ; mais ses débats avec Louis LU dit le Bavarois l'em-
pêchèrent de donner suite à cet acte, et Benoit XIl accorda des
dispenses pour faire le commerce avec les infidèles.
Lorsque surgit la question des Trois ChapUres, le patriarche
Grado, auquel obéirent Venise et les villes soumises, se détacha
du patriarche schismatique d'Aquilée. A la paix avec Alexan-
dre m, les deux patriarches firent un accord par lequel celui
de Grado renonçait à tous droits sur la province de l'autre, et
sur les trésors qu'il avait enlevés à son église. Nicolas V autorisa
le transfert de la dignité patriarcale de Grado à la cathédi'ale
LA NOBLESSE.
325
de Castello de Venise, et saint Laurent Giustiniani fut le pre-
mier revêtu de ce titre ; ces patriarches s'intitulaient aussi pri-
mats de la Dalmatie.
Les différentes îles, dès Torigine, avaient chacune leurs tri-
buns^ et se divisaient, à la manière grecque^ en écoles de mé-
tiers, indépendantes Tune de Tautre. Lorsqu'elles furent placées
sous Pautorité du doge, l'organisation intérieure ne s'altéra
points et les tribuns, convertis en économes ou gastahls, déci-
dèrent des mesures relatives à la guerre, au commerce, à Tad-
ministration intérieure. Un étranger était rarement admis dans
les écoles, et l'on distinguait les citoyens nouveaux des anciens,
qui seuls participaient à l'élection du doge et au gouvernement.
Les anciens nobles puisaient de la force dans leur influence si.ir
ces communes, avec lesquelles ils étaient considérés comme
identifiés, parce qu'ils avaient grandi avec elles; ils opposaient
donc une forte barrière au doge, qui dès lors portait son at-
tention sur les affaires extérieures. Henri Dandolo, doué d'une
ûme énergique et d'une fermeté inébranlable dans l'exécution
de ses desseins, agrandit la puissance de Venise, en cherchant à
la faire prévaloir sur Pise dans le Levant, puis en acquérant un
quartier de Constantinople et les trois quarts de l'empire grec (i ) : *»*
seigneurie disséminée sur les eûtes et dans les iles, parmi les-
quelles Candie était la principale.
Les Vénitiens établis à Constantinople recevaient de la mé-
tropole un podestat dépendant du doge et du grand conseil ; ils
(i) JoluinneSt Dei gratta Fenettarum^ Dalmatiœ atque Croalîœ dux^ domU
mis quartœ partis et dimlHii tolius tmperii romani, de consensu et voiuntate mi'
norÎA et majoris cottsUii sut, et communia Venetiarum, ad sonum eampanœ et
vonem preeconis more soiito congregati, et ipsiiis consiiii, etc.
Il est étonnant que la description d*un gouvernement qui a duré jusqu*À nos
jours soit aussi incertaine et aussi oliscure ; chaque auteur change Tépoque et
les attributions des magistrats^Daru'serait pire que les autres, s*il fallait en
croire Jacques Tiepolo (18 12), qui le surcharge de commentaires fort ennuyeux ;
maisTiepolo lui-même est démenti par les écrivains postérieurs, qui n'ont pa£
manqué non plus de contradicteurs ; et tous s'envoient réciproquement les i-e-
proches d'ignorance, de négligence, d'envie, de malveillance. Dam, certaine-
ment, connut très-peu ce mécanisme compliqué; bien qu'il écrivît sous le gou-
vernement despotique de Napoléon, il désapprouve par allusion les actes arbi-
traires et l'omnipotence de la police, mais il ne comprend pas les libertés his-
toriques ou ne les aime point. Et cependant, c'est le seul qu'on lise et qu'on
réimprime; mais de quel droit nous en plaindre, si nous ne savons pas faire
mieux?
326 LA NOBLISSE.
avaient aussi un grand et un petit conseil , six juges pour les
affaires civiles et criminelles, deux camerlingues pour adminis-
trer les finances^ deux avocats pour les contestations fiscales et
un capitaine de la flotte^ tous expédiés de Venise. Les auures co-
lonies avaient une constitution égale ou peu différente. Or, comme
leurs magistrats dépendaient de la seigneurie, le doge pou-
vait exercer dans ces possessions l'activité qui lui était interdite
à l'intérieur ; il en tirait de gros revenus dont il n'avait pas à
rendre compte, et se faisait courtiser par les nobles qui ambi-
tionnaient ces emplois lucratifs, et que les acquisitions de qud-
ques familles excitaient à tenter de nouvelles conquêtes.
Beaucoup de familles s'établirent en effet dans les lies et sur
les côtes, ce qui valut une grande force à l'aristocratie. La no-
blesse, comme ailleurs , n'avait pas la conquête pour origine ;
on était noble parce qu'on croyait descendre des émigrés primi-
tifs qui passèrent de la terre ferme sur les lies, et créèrent le sol
de la patrie. Le système féodal et les droits nés de la possession
stable étaient ignorés, puisqu'il n'existait pas de territoire. Les
uns, dans les magistratures, avaient transmis à leurs familles
leur illustration personnelle ; d'autres s'étaient enrichis par le
commerce et par des acquisitions dans les îles et sur la terre
ferme, qui ne conféraient pas de droits politiques. De là sortit
une noblesse qui n'était ni oisive ni dangereuse, mais qui ac-
quérait peu à peu des privilèges; bien qu'ils formassent une
classe distincte, les nobles étaient liés aux plébéiens par une es-
pèce de patronage qu'ils contractaient en devenant parrains de
leurs enfants, et en les prenant sous leur protection quand ils
aspiraient à s'élever.
La fréquentation des chevaliers de France durant les croisades
apprit aux nobles vénitiens qu'ils pouvaient opprimer la plèbe
en la dépouillant de tout droit; dans les gouvernements étran-
gersj ils contractaient l'habitude de dominer, et fmissaient par
mépriser les autres classes de citoyens. Le peuple ne comptant
plus dans les élections, le doge n'avait à flatter que le grand
conseil qui le choisissait. D'autre part, comme on voyait les ré-
publiques du continent aboutir à des tyrannies domestiques après
avoir été bouleversées par les factions , quelques-uns désiraient
que la souveraineté se renfermât dans un petit nombre; on pro-
posa donc de n'admettre dans le grand conseil que les person-
nages qui en faisaient alors partie, et ceux dont le père, l'aïeul
et le bisaïeul y avaient siégé. Le doge, Jean Dnndolo, bien que
LA NOBLESSE. 327
d*une famille très-ancienne et fière de ses conquêtes^ ce qui la
rendait odieuse, s'opposa à cette réforme ; de là des factions et
des luttes sanglantes. A sa mort, et tandis que les quarante et un
électeurs délibéraient, la multitude, exaspérée déjà par un im- i289
pôt extraordinaire sur la mouture, éleva des plaintes contre les
usurpations des nobles qui, du doge, magistrat du peuple,
avaient fait leur créature, et proclama Jacques Tiepolo, dont le
père et Païeul avaient été doges. Favorisé par la multitude, il
aurait pu devenir un tyran comme les autres de T Italie; mais,
soit que la grandeur d'âme lui fit sacrifier son ambition à la li-
berté de la patrie, soit qu'il fût trop faible pour affronter les ris-
ques d'une révolution qu'il avait peut-être fomentée lui-même,
il s'exila volontairement. Les oligarques élurent à sa place Pierre
Gradenigo, homme encore jeune, qui songeait à élever au-dessus
du peuple et des nouveaux nobles une noblesse héréditaire, pré-
tention que les circonstances favorisèrent.
La prospérité de Venise excitait la jalousie de Gènes et de Pise;
les Génois même lui faisaient une guerre ouverte à Ptolémaïs,
mais à leur grand dommage ; puis, afin de la contrarier, ils favo-
risèrent les Grecs au préjudice des ejnpereurs francs de Con&-
tantinople. Lorsque cette ville fut enlevée à Baudouin, ils sti-
pulèrent de grands avantages pour eux, et firent fermer aux
Vénitiens les trois voies de TEuxin, de l'Egypte, de la Syrie. De
là, de longues inimitiés, apaisées d'abord par les soins du pape,
mais qui éclatèrent de nouveau , et l'empereur Ândronic II Pa-
léologue saisit cette occasion pour faire arrêter les Vénitiens ;
les Génois tombèrent sur les prisonniers et les égorgèrent.
Roger Morosini, afin de venger ce massacre, mit à la voile 120s
avec soixante galères vénitiennes , alla dévaster les établisse-
ments des Génois, prit et ruina Péra, leur quartier, et assaillit le
palais impérial ; en même temps une autre fiottille détruisait
Gaffa, et Gênes voyait ses colonies bouleversées et ses navires
enlevés sur toutes les mers. Les deux flottes se rencontrèrent
devant Curzola, îlejle la Dalmatie. Les Génois, commandés par s septembre.
Lomba Dorîa, étaient tellement découragés qu'ils proposèrent
aux Vénitiens de leur abandonner leurs navires, à la condition «
que les équipages auraient la vie sauve. Le refus de Tennemi
leur inspira le courage du désespoir; ils triomphent , tuent dix
mille Vénitiens et font six mille prisonniers, parmi lesquels
Marco-Polo et l'amiral lui-même, André Daodolo, qui, ne pou-
vant se consoler de la perte d'une bataille engagée malgré sa
398 BATAILLE DE CURZOLA.
volonté; se brisa la tôle contre l'antenne du navire eimemi.
Gênes fit éclater sa joie; elle établit que, tous les ans, le
8 septembre, la seigneurie irait offrir un manteau de brocart
d'or à l'église de Saint-Mathieu, où Ton construirait un palais à
Tamiral vainqueur. Mais à Venise , loin de fléchir, le courage
grandit en raison du désastre, et la république eut bientôt anné
cent autres galères ; elle fit venir de la Catalogne des machines
et des pilotes, accueillit les Guelfes bannis de Gènes, et Domi-
nique Sclavo, qui s'était illustré dans les guerres de la Roumé-
lie, porta la terreur au milieu des flottes génoises; il pénétra
même dans le port de la ville ennemie» et battit monnaie sur le
*2W» môle, où il éleva un monument à sa honte.
Venise, vaisseau ancré dans les lagunes, vivait exclusivement
de ses relations avec les étrangers, et ne pouvait dès lors s'a-
bandonner à la marée populaire ; elle avait besoin d'iin regard
attentif, d'un froid calcul, d'une politique sévère et cohérente,
d'une énergie soutenue et d'une concentration de forces qu'il est
impossible d'obtenir de la multitude. L'aristocratie affermît donc
sa prédominance constitutionnelle, surtout dans cette guerre ,
dont les dépenses, les commandements et la gloire lui étaient
réservés; elle protlta de cette circonstance pour faire adopter
une loi tout en sa faveur. Bien que le grand conseil élût ses pro-
pres membres, le choix, depuis longtemps, tombait toujours sur
les mêmes familles. Le doge Gradenigo, homme ferme, supérieur
aux vociférations du peuple, auquel il était d'ailleurs hostile
parce qu'il lui avait refusé ses applaudissements, résolut d'in-
troduire une grande réforme; il fit alors la proposition, repous-
sée d'autres fois, de ne plus examiner si les membres des fa-
milles qui siégeaient dans le conseil devaient être réélus, mais
s'ils méritaient l'exclusion, jugement réservé au premier tri-
bunal de l'État. Les juges de la quarantie procédèrent à un
scrutin de ballottage pour chacun de ceux qui, dans les quatre
dernières années, avaient participé au grand conseil; le citoyen
qui obicnail douze suffrages sur quarante était confirmé pour
un an. Les successeurs furent élus de la même manière; mais,
pour ne pas détruire toutes les espérances, on ajouta une liste
supplémentaire avec les noms d'autres citoyens (de aliis] qui
(levaient, le cas échéant, être également soumis au ballottage.
L'élection du conseil souverain, composé alors d'environ cinq
cents membres, se trouva donc transférée du peuple au tribunal
criminel. Plus tard il lut défendu d'y admettre des hommes nou-
CONJURATION PE BAÎAMONTE. 329
veaux, et dès ce moment on vit se constituer une noblesse
privilégiée héréditaire, à Pexclusion même de familles ancien-
nes et opulentes» comme les Badoero^ parce qu'aucun des mem-
bres de cette maison ne siégeait cette année dans le conseil.
Enfin le renouvellement périodique fut supprimé^ et Ton abolit
l'institution des électeurs en décidant que tout citoyen qui réu-
nirait les conditions requises serait enregistré à vingt-cinq ans
par la quarantie> afin de pouvoir entrer dans le grand conseil.
Cette assemblée, qui ne se composait plus que de nobles^ ne son-
gea désormais qu^à l'avantage des nobles , sans qu'il restftt de
contre-poids à leur puissance, ni d'espérance au mérite. Les
avogadorstle la commune furent eux-mêmes condamnés au si-
lence, et IVistocratie devint héréditaire.
La noblesse, exclue du grand conseil^ murmurait; elle récla-
ma, mais les réclamants furent pendus (i).' Privée dès lors de
tout moyen légitime d'opposition^ elle eut recours aux conspi-
rations, afin d'acquérir, non l'égalité avec tous, mais des privi-
lèges avec un petit nombre. Baïamonte, fils de Jacques Tie- isio
polo, ennemi personnel au doge, s'unit avec les Querini, qui
prétendaient descendre de l'empereur Galba, les Badoero, qui
avaient fourni sept doges, les Barbaro, les Maffei, les Barozzi,
les Vendelini et d'autres. Affectant de prendre le nom àv. Guel-
fes et de se placer sous la protection de l'Église, ils formèrent le
complotde s'emparer de la république et de rétablir l'élection an-
nuelle. Chaque maison, soit par luxe, soit pour protéger son com-
merce maritime, avait beaucoup d'armes. Padoue promettait
des secours; mais le doge, informé de leur projet , les prévint.
Il réunit sur la place Saint-Marc quelques forces et les hommes is juin
de l'arsenal ; on se battit dans les rues, et beaucoup de citoyens
notables périrent dans la lutte. Baïamonte, qui put résister quel-
. que temps au Rialto, refusa le pardon qu'on lui offrait, et s'en
(1) « Beaucoup de nohies allèrent se plaindre au doge et au conseil de telle
n nouveauté et exclusion ; mais, après les avoir fait passer dans une chambre
H secrète, on les étranglait la nuit, et puis, le matin, on les voyait dans le
M palais avec la corde au cou. » Chronique citée par Dam, qui, probablement,
fait allusion à la conspiration de Marin Boconio, au sujet de laquelle Sanuto
rapporte que plusieurs conjurés étaient appelés dans le palais, où, « la porte
« étant fermée subitement, on les dépouillait pour les jeter dans Tabime de
« Toresella... Puis les cadavres de quelques-uns furent enlevés et portés sur la
n place, avec défense, sous peine de mort, de les toucher. Et, voyant que per-
te sonne n'asait 1rs toucher, on reconnut que le peuple était obéissant. »
3dO RÉFOKME DU GRAND CONSEIL.
alla mourir parmi les Croates. Les prisonniers sub irent des sup-
plices cruels; on mit à prix la tête des fugitifs, et des sicaires re-
çurent l'ordre dé les poursuivre. Les palais des Querini et des
Tiepolo furent détruits et leurs noms supprimés (i). Afin de pré-
venir de pareils attentats, on institua la magistrature des DiXy
avec un pouvoir arbitraire sur le trésor public, sur la vie et la for-
tune des citoyens : c'était une commission extraordinaire ; mais
elle sut allonger les procès et multiplier les incidents, au point
qu'elle fut déclarée permanente et « lien puissant de la con-
issa corde publique » .
Marino Faliero, d'une des trois plus anciennes familles de Ve-
nise, résolut aussi de réformer l'État. Homme violent, il avait
souffleté l'évoque en public, alors qu'il était podestat à Trévise,
parce qu'il tardait à faire sortir la procession. Nommé doge plus
tard, il épousa, à soixante-seize ans, une belle jeune fille, qui
souilla sa couche nuptiale avec Michel Sténo, un des trois chefs
de la quarantie; or, comme il vie put en obtenir d'autre satis-
faction que de le voir fustiger avec ,des queues de renard et
bannir pour un an, il se mit à conspirer. Parvenu dans lai vieil-
(1) Une femme, nommée Justine, qui habitait la rue de In Mercerie, lança
de sa fenêtre un mortier qui atteignit, non Baîamonte, comme on a coutume
de dir^, mais le porte-étendard, ce qui effraya les autres. Les vainqucun lui
ayant oiiei't une récompense, elle demanda qu'on lui permit d'exposer tous les
ans , le jour de san Yito , à la fenêtre fatale, l'étendard avec les armes de
saint Marc ; de plus, que la maison qu'elle habitait ne payât que 15 ducats de
loyer aux procureurs de saint Marc, auxquels elle appartenait. Sur les ruines de
la maison de Tiejwlo fut érigée une colonne d'infamie îivec cette inscription:
De B^Oamonte fo qucsto tcrrcno
E mo pcr lo so iniquo tradimento
S*è posto in comon per altrui spavento
E per mostrar a tutti sempre sciio {icnno).
Ce terrain, autrefois qui fut à Balamont,
Est fait, pour châtier sa noire trahison ,
Du itomalne public, aux autres en leçon ,
Et pour montrer à tous Jugement et raison.
Sur la fin de la république vénitienne, lorsque la démocratie devait mettre
son empreinte sur tout, on proposa de l'éhabililer Tiepolo pour avoir tenté de
briser cette aristocratie dont on ne parlait alors qu'avec horreur, de lui ériger
un monument et de célébrer sou anni>ei'saire. Quelques-uns révoquèrent en
doute ses mérites, acte courageux dans un temps où l'on considère comme une
impiété toute iiTévèrence envers les idoles du jour. On écrivit beaucoup pour et
contre ; puis arrivèrent les temps où l'on ne songea plus aux hontes ni aux
gloires passées. Iji colonne alla se perdre dans une villa du lac de Côme.
1
MARmO FAUS&O. 331
lesse au poste le plus élevé que l'ambition pAt désirer^ il se lia
par dépit avec des personnes de condition ordinaire , avec Ber-
tuccio Israeli, amiral de Parsenal, c'est-à-dire chef des ouvriers,
et le sculpteur Philippe Galendaro, plébéiens très-influents sur la
multitude. Us exagéraient les souffrances du peuple, qu'ils at-
tribuaient à Taristocratie , et le poussaient à s'en défaire. Tout
était disposé pour un soulèvenrient et le massacre de tous les
nobles , lorsque les Dix , informés du complot, firent décapiter
Faliero. convaincu, là môme où les doges prêtaient le serment. 1355
Ses complices furent pendus, les chaînes du peuple rivées, i^atriu
et Ton établit que Varengo, c'est-à-dire le parlement général,
a ne pourrait élre convoqué ni parmessire le doge ni par d'au-
a très; iLais que, le doge élu, on réunirait Farengo, qui publie-
V rait sa nomination selon l'usage. »
C'était le temps où l'on voyait toutes les républiques dltalie
tond3er sous le joug des tyrans, et cette tentative faisait craindre
le même résultat à Venise. On multiplia donc les mesures de
précaution, et le doge, réduit, de chef de la république, à n'être
que le délégué d un petit nombre, eut les mains liées de plus
en plus. Les cinq corrégidors de la promiêsion dogale introdui-
saient des changements dans les conditions à imposer au nouvel
élu, et proposaient les réformes de gouvernement qui semblaient
opportunes; puis trois inquisiteurs du doge défunt examinaient
ses actes , en les comparant avec le serment qu'il avak prêté.
Ces restrictions se multiplièrent au point de constituer pour le
chef de l'État une renonciation à toutes les anciennes préroga-
tives et presque à sa liberté personnelle. Le conseil du doge ne
fut plus choisi pjr lui, mais par le sénat, et le grand conseil dut
enfin le confirmer. Les six membres se renouvelaient par moitié
tous les quatre mois, et il ne devait jamais s'en trouver deux du
même nom de famille ni du même sestier ; ils ouvraient les let-
tres adressées au doge, les remettaient aux différents employés
pour Texpédition des affaires, faisaient les propositions dans le
sénat et le grand conseil , et le doge n'avait qu'une voix comme
chacun d'eux. De plus, afin que la souveraineté fût surveillée par
l'administration, on établit que les trois chefs de la quarantie
siégeraient avec les six conseillers et participeraient à leurs fonc-
tions.
Le doge ne put recevoir d'ambassadeurs ni de lettres du de-
hors qu'en présence de son conseil, avec défense de répondre
oui ou non sans l'avoir consnllé; de permettre qu'aucun citoyen
332 CONSEIL DES BIX.
pliât le genou devant sa personne on lui baisftt la main ; de
souffrir d'autre titre que celui de messire le doge; de posséder
tiefy censive^ rentes ou biens-fonds hors du duchés c'est- à-dtre
hors des îles et du littoral entre les embouchures du Husone et
deTÂdige; d'épouser une femme étrangère^ et de marier ses
enfants à des étrangers sans autorisation. Nul ne pouvait occuper
d'emploi tant qu'il était à sesgages^ et moins d'une année après.
Chaque mois, on revisait les comptes de ce prince en tutelle^ et^
s'il avait des dettes^ on les retenait sur ses honoraires. Enfin on
allait jusqu'à lui prescrire de ne pas dépenser plus de i ,000 lîv.
pour recevoir des étrangers. Il était tenu d'acheter dans les pre-
miers six mois un habit de brocart d'or, et ni sa femme ni ses
enfants ne pouvaient accepter de présents. A l'élection de Nî-
1475 colas Marcel, il fut établi que, tant que le doge vivrait, ses Ais et
ses neveux ne pourraient accepter aucune fonction, bénéfice ou
dignité à vie ou à temps, ni siéger dans aucun conseil , sauf le
grand et lespregadi, où même ils n'avaient pas voix délibéra-
tive; seulement, un frère du doge pouvait entrer dans le conseil
des Dix.
Cette jalousie de sérail s'étendit sur' la noblesse, à laquelle on
défendit d'épouser des étrangères, d'exercer au dehors des fonc-
tions publiques, de servir un État ou un prince étranger en temps
de guerre ou de paix, d'avoir enfin des possessions sur le conti-
nent de l'Italie; cette loi fut maintenue jusqu'au moment où Ve-
nise domina sur la terre ferme. Les nobles ne pouvaient même
obtenir de commandements dans les armées de la république;
depuis la guerre de Padoue, dans laquelle on plaça les troupes
sous les ordres de Pierre de Rossi, naguère seigneur de cette
ville, le général fut toujours un mercenaire, surveillé par les
provéditeurs choisis parmi les nobles.
La sévérité des Dix, qui étaient une barrière élevée contre l'a-
ristocratie plutôt qu'un instrument de tyrannie contre le peuple,
se faisait principalement sentir aux nobles. Le doge, six conseil-
lers ducaux et les Dix, tous avec voix délibérative, composaient
ce conseil, dont toute réunion, pour être légale, avait besoin
de la présence d'un avogador de la commune. Les fonctions des
membres jde ce tribunal duraient un an, et pendant un an ils
restaient responsables de leurs actes ; choisis en petit nombre à
la fois par le grand conseil, ils ne pouvaient, durant cette ma-
gistrature, exercer d'autre office, ni accepter, sous peine de
mort, un salaire ou une récompense. Les Dix, comme tous les
CONSEIL D£S DIX. 333
magistrats, recevaient les dénonciations secrètes, mais il fallait
qu'elles fussent appuyées d'une enquête et de preuves. Le 28 jan-
vier 4^2, il fut décrété que, a si désormais un ou plusieurs
a des nobles, personnellement ou par le moyen des autres, sous
« quelque prétexte, couleur, mode, forme ou stratagème qu'on
« puisse dire ou imaginer, osent former ligue, confédération, so-
a ciété ou toute autre intelligence patente ou occulte, par dîs-
(( cours ou faits, avec ou sans serment, pour s'aider les uns les
«c autres dans les conseils, qu'ils soient bannis perpétuellement,
« et, s'ils rompent leur ban, enfermés pour toute leur vie. » Telle
est aussi la teneur des lois des Dix, qui ont toutes pour objet de
réprimer les nobles, au moyen d'ime procédure expéditive; en
outre, ils exerçaient une haute police sur le peuple, sur les trai-
tés les plus secrets, 6ur les individus qui fabriquaient de la mon-
naie fausse ou de faux bijoux, sur les jeux et les espions. Toute
affaire non civile qui regardait le clergé, les six grandes con •
fréries de la cité, les fêtes, les bois, les mascarades, les gondoles,
étaient de leur compétence. Le sénat et mémo le grand conseil
étaient soumis à leurs décrets; ils disposaient du trésor, don-
naient des instructions aux ambassadeurs, aux généraux, aux
gouverneurs, et modifiaient la promission ducale, A l'occasion
du procès de Marino Faliero, ils appelèrent une junte de vingt
gentilshommes, qui resta permanente jusqu'en ir>82, et fortifia
beaucoup son pouvoir.
Cette institution, qui concentrait la direction de l'État et des
pouvoirs, donnait au gouvernement une autorité et une force
considérables; une pareille surveillance empêcha que des per-
sonnes ou des familles pussent usurper la souveraineté. Mais
une procédure, qui n'avait pour bases ni lois connues, ni peines
déterminées, où les témoins n'étaient pas confrontés avec le pré-
venu ni même nommés, n'offrait aucune garantie à la société et
à l'individu, ouvrait le champ à la délation perfide et à l'espion-
nage soudoyé, établissait enfin le despotisme pour conserver le
gouvernement.
Ne nous laissons pas néanmoins effrayer par les déclama-
tions, et rappelons nous que les Dix, après un an, retombaient
sous l'empire des lois communes ; outre les secrétaires, choisis
parmi les citoyens, environ soixante personnes, tirées des assem-
blées principales de l'État, assistaient à leurs délibérations, et
l'avogador pouvait suspendre leurs actes. Les jugements étaient
ecrets, mais écrits, et Tonne refusait pas uu défenseur au pré-
334 INQUISlTEUaS b*<tat.
venu. Le grand conseil pouvait modifier celui des Dix on même
l'abolir en ne renouvelant pas les nominations; le peuple l'ap-
prouvait comme sauvegarde contre les abus des nobles, qui le
toléraient à leur tour avec l'espoir d'en faire partie.
En 1454^ le conseil des Dix choisit trois inquisiteurs d^tat^
deux noirs tirés de son propre sein^ et un rmge fourni par les
conseillers du doge. Ils commençaient les procès, exerçaient une
haute police sur tout individu^ sans même excepter les Dix, et,
réunis aux mènibres de ce conseil, ils pouvaient punir de mort
secrète ou publique, disposer enfin de la caisse publique, sans
rendre compte ( 1 ).
Cette constitution se développa dans des temps postérieurs à
ceux dont nous nous occupons maintenant ; mais nous avons
voulu l'exposer ici pour rintelligence de ^histoire future de
celte république si grande et trop calomniée. Le temps fit ou-
blier la violence au moyen de laquelle s'était fondée l'aristo-
cratie , qui , dès qu'elle fut consolidée , s'occupa tout entière
des relations politiques, où elle acquit de l'expérience et de
l'habileté. On appelait anciennes les familles antérieures à Tan-
née 800, et nouvelles celles dont l'origine était postérieure à cette
date. Seize de ces dernières, c'est-à-dire les Barbarighi, les Do-
nati, les Foscari, lesGrimani, lesGritti, les F^ando, les Loredani,
les Malipieri^ les Marcelli, les Mocenigo, les Moro, les Priulî,
les.Trévisan, les Tron, les Vendramin, les Venior, formèrent le
complot^ en 1450, de ne plus laisser ancun membre des ancien-
nes maisons parvenir au trône dogal ; telle fut du moins l'opi-
nion commune, et ces familles, en effet, ne fournirent plus un
doge jusqu'en 1642, époque où le sort désigna, contre Tattenle
générale, Marc Antoine Memmo.
A la présentation du doge, on cessa de demander au peuple :
«Vous plaît-il?» Mais l'ancien des électeurs disait : a Je sais
qu'il vous plaira.» Au lieu du syndic qui lui prêtait serment au
nom du peuple, il suffit du gastald ou, comme disait la plèbe,
du doge des Nicolotti, chef des pêcheurs. Néanmoins quicon-
(1) Le nom à'înquisifeurs ttÈtat fut en usage eu 1600; avant cette époque,
en les appelait inquisiteurs du conseil des Dix, Du dépouillement des archives,
il résulte qu'ils firent :
De 1573 à IGOO 73 procès;
De 1600 à 1700 554
De 1700 à 1778 646 — c*est-à-dire six par an.
PSUPLE YÉMITISN. 338
que habitait Venise pouvait se figurer qu'il participait à la souve-
raineté, car on i^appelait patron ; de là^ ce respect envers U pa-
trie et ses chefs, qui identifiait la volonté personnelle et la loi, et
disposait à tous les sacrifices pour la conservation de celle-ci.
Le peuple se divisait d'abord en convoisins et clients, c'est-à«
dire patriciens et plébéiens. Dès que le grand conseil fut fermé,
les exclus formèrent un tiers ordre, dit des citoyens originaires,
pour le distinguer des citoyens agrégés, qui habitaient Venise de-
puis moins de vingt* cinq ans. Le plein droit de bourgeoisie et la
précieuse faculté de faire le commerce maritime sous la bannière
Saint- Marc n'appartenaient qu'aux citoyens originaires,qui seuls
pouvaient aspirer aux emplois de la commune, dont le plus
considérable était celui de grand chancelier; venaient ensuite
les autres fonctions de la chancellerie dogale, les charges dans
les maîtrises et les nombreuses confréries, quelques légations et
les consulats à l'étranger. Tout le commerce était fait par les ci-
toyens, à l'exclusion des nobles, parce qu'ils auraient pu oppri-
mer. Les artisans, les marchands, les médecins, les ouvriers de
l'arsenal, confédération puissante, composaient la plèbe. La
vente en détail n'était perniise qu'aux vieillards. La voie des ar-
mes se trouvait même fermée, puisqu'on enrôlait des roerce*
naires ou des sujets.
La sécurité individuelle, la prospérité assurée au commerce, la
carrière des magistratures, dédommageaient les citoyens de leur
nullité. Comme dans toutes les aristocraties, on songeait à pro-
curer le bien-être au peuple; de là, ces magnifiques institutions
de charité, dont une partie survit encore après tant de dilapida-
tions, et les immenses richesses des monastères et des confré-
ries, corps moraux qui, n'ayant pas besoin d'économiser, tour^
naient à l'avantage de la multitude. La plèbe était liée aux patri-
ciens, non-seulement par le patronage de la richesse et des ser-
vices, mais encore parce que chacun avait parmi eux son parrain;
elle prodiguait les génuflexions et les titres d^excellence, sans
mettre de limites à sa soumission ni de décence dans ses témoi-
gnages de respect. De même que la moderne populace de Lon-
dres, elle obéissait à un signe du messer p'onde , bargel qui,
avec son bonnet distingué par le sequin et avec sa masse, suffi-
sait pour maintenir l'ordre au milieu des fêtes où se pressait une
foule innombrable. Ces fêtes étaient une nouvelle occasion de
uiêler riches et plébéiens, sujets et magistrats, soit aux solen*
niiés de Bainte^Martbe et du Rédeu]|>t6ur, où tous se conCoD*
336 PEUPLE VÉNITIEN.
daientdans.les petits soupers improvisés; soit à l'Assomption^ où
le triomphe du gondolier le faisait caresser par les nobles^ soit
encore quand le pêdïeur de Poveglia ou le verrier de Morano
était admis à baiser le prince. Les rivalités entre les Castellani
et les Nicolotti^ habitant deux parties de la viUe, aboutiraient
le plus souvent à des luttes qui avaient pour but de constater
leur supériorité dans les régates ou les épreuves de la force cor-
porelle ; si elles* se terminaient par des rixes^ Pindulgence patri-
cienne les laissait impunies , bieii qu'elles eussent coûté du
sang.
Les sujets d'outre*mer étaient traités comme un peuple con-
quis^ foulés aux pieds, sacrifiés au monopole de la mère-patrie ;
on fortifiait tenr pays autant qu'il le fallait pour les tenir en su-
jétion, non pour les garantir des ennemis. Enfin les colonies
ne joLBSsaient pas même des charges municipales ; la coutume
de leur envoyer le podestat et le capitaine du peuple offrait
Toccasion d'occuper les nobles et de les dédommager^ par les
emplois extérieurs, de l'oppression qui croissait dans la patrie.
Ces colonies, en effet, altérèrent la constitution en introduisant
une autre noblesse^ moins dépendante de la seigneurie, et qui
aurait pu s'affranchir si la vigilance des inquisiteur ne l'avait
pas contenue.
Les sujets de terre ferme, lorsqu'ils se donnèrent à la répu-
blique^ stipulèrent des prérogatives qui leur valurent le maintien
des statuts primitifs, des procédures, et même des anciens offi-
ciers ; attenter à ces prérogatives était un crime d^État^ de la com-
pétence du tribunal des Dix. La noblesse y formait un corps avec
des privilèges et de l'autorité^ mais sans participer en rien à la do-
mination; elle avait donc en haine l'aristocratie vénitienne^ dont
elle était l'égale par le rang et la sujette en droit. Une des plus
grandes erreurs du gouvernement vénitien fut en effet de ne pas
songer^ comme l'ancienne Rome^ à fondre Pélite de la noblesse
de terre ferme avec celle de la métropole; il aurait ainsi for-
tifié la seconde par un sang nouveau et par la fortune^ et ratta-
ché les dominés aux dominants.
Venise envoyait sur la terre ferme un podestat dont les fonc^
tious duraient six mois, et auquel était soumis le conseil des no-
bles qui représentaient chaque ville; la représentation nationale,
élue par les différentes communes^ dépendait du capitaine, éga-
lement expédié par la mère-patrie. Les villes et les territoires
avaient des envoya à Venise pour défendre leui's intérêts; les
PStIPLB VÉNITIEN. 337
populations les moins importantes choisissaieDt souvent pour pa-
tron quelque Vénitien des plus illustres et des {dus influents. Un
provéditeur, dépendant du capitaine de la province» comman-
dait les forteresses.
Dans les villes de terre ferme» le conseil ne se composait que
de nobles; mais quelques-unes, comme Padoue, conféraient la
noblesse moyepnant 5»000 ducats, expédient financier qui ou-
vrait une issue aux familles nouvelles. En général» on excluait
du conseil les individus qui devaient au trésor. A Yérone» Ras-
semblée se composait décent cinquante-deux nobles» dont trente
chaque année restaient en vacance ; des cent vingl«deux res-
tants» cinquante fonctionnaient toute l'année; parmi les soixante-
douze autres» douze à tour de rôle (une nuUa) formaient tous
les deux mois le conseil des Douze» qui» avec les Cinquante» fai-
saient partie du conseil. Tous les ans» les Cinquante passaient
dans les muiCy et les membres des mute dans les Cinquante»
dont il en sortait trente pour faire place à ceux qui se trouvaient
en vacance. De nouveaux membres» désignés par le sort» rem-*
plaçaient les morts ou les absents qu'une charge tenait éloignés.
Dans quelques villes, les nobles avaient entrée au conseil et voix
délibérative dans les affaires de -haute importance; ce conseil,
outre le droit de faire des décrets pour le maintien du bon or-
dre» de voter et d'administrer les impôts, n(»nmait à toutes les
charges communales. La justice même était rendue par des tri-
bunaux composés d*indigènesy et selon des statuts propres. Le
statut de Vérone mérita d'être inséré dans les Républiques des
Ëlzevirs; il ordonnait que les contestations entre parents fussent
résolues par des arbitres qui devaient prononcer sans éclat et
sans qu^on pût appeler de leur décision.
Les taxes» fort légères» se réduisaient à une faible capitation
et à l'impôt sur les meules de moulin ; la Dalmatie même coûtait
beaucoup plus qu*elle ne produisait , mais elle procurait une
grande activité de commerce. Les magistrats étaient plutôt fai-
bles que tyrans; loin d'exercer une autorité sévère» ils proté-
geaient et punissaient avec quelque négligence. Toutes les fois
que Venise avait à se plaindre d'une mauvaise administration ,
elle y envoyait des syndics inquisiteurs •
Toutes les institutions avaient donc pour objet la conserva*-
tion» et aucun État n'a résolu ce problème d'une manière plus
remarquable» puisqu'il a vécu de longs siècles presque sans ré*
volutions» rare félicité qui lui a valu les éloges des politiques
HlfcT. DES ITAL. — T. V. 22
338 L1VRB d'or. BiRNABOTTI.
jAalifiQ» et étouagorfi. Les sentiroenU et jbes foroes ooneourateDt à
ta cioaservatioD f^t à la proapérjté de la métropole, et Ton ^acrl-
âdit tout à ce double but, toéa» la liberté; or, $1 Ton veut se
rappeler le contentement des sujets, leur bien-être, leur tran-
quillité, les établissements de charité, on ne pourra que louer la
aeigneurie« Mais l'homme et les États ont pour mission de pro-
gresser ; ils ne doivent donc pas affaiblir tous les membres pour
fortifier la tête, enlever les moyens de se lûgnaler, substituer la
raison d:'État à ia^justice, faire prédominer une classe au préjo-
dice des aoùres, étouffer les passions sous la contrainte d'une
autorité violente, abaisser quiconque s'élève du milieu de la
foule.
L'aristocratie apportait dans le gouvernement les vertus qui
lui sont propres : une politique que n'aveugle point la passion
personnelle, une constance que les plus grands revers ne saa-
-raient ébranler, un secret jaloux, une économie d'autant plus
méritoire que les richesses publiques étaient plus grandes ; mais
en même temps, elle manquait de Télan des peuples libres, de
générosité envers les vaincus, de ces espérances qui ne s'éva-
luent pas à prix d'argent. Elle ne regarda jamais l'Italie comme
nn pays de frères; si elle fit alUanoe avec la Toscane pour
défendre la liberté contre Martin de la Scala, elie s'aHîa avec
les Visoonti pour acquérir de Tinfluence dans la Péninsule.
Lorsque les républiques et même l'indépendance périssaient
en Italie, Venise ouvrit le livre â!Wy titre étemel de la noblesse ;
ce fat alors qu'apparurent tous les fléaux de raristocratie, les
droits de primogéniture, les fidéicommis , l'exclusion des ma-
riages iuégaux, les prodigalités en luxe, en constructions, en
maisons de plaisance à Murano, sur la terre ferme, en objets
d'art pour charmer l'oisiveté.
Les patriciens , qui s'étaient assuré la domination, pesaient
chaque jour davantage sur les nobles inférieurs et la plèbe.
Outre les nobles riches, il y en avait de pauvres, dits bamadoiti,
qui ne pouvaient suffire à l'honneur dispendieux des emplds;
ils rédamai^fft donc avec arrogance ce qu'on appelle aujour*-
d'hui le droit au travail , et l'État, pour les satisfaire, créait des
magistratures et des charges superflues, dont les honoraires les
faisaient vivre. Hardis avec lesbourgeo», dont ils afTectaient d'ê-
tre les protecteurs, rampants avec les patriciens, artisans d'in-
trigues et de troubles, les barnabotti étaient vraiment la plaie
et le déshonneur de la république.
barnàbotti. 339
Dans le grand conseil^ qui restait nommaleroent le véritable
90uveraD f tous les nobles figuraient avec le même droit de
suffrage ; la prédominance appartenait donc aux nobl<^ pau-
vres^ qui étaient les plus nombreux. De là le beseta de les ca-
resser; du reste, nobles, riches et pauvres^ prodiguaient les gé-
nuflexions sous les proeuraties et dims le Rroh. Le jeune homme
admis au grand conseil était présenté par douze parrains, et re-
connu par ceux dans les rangs desquels il entrait; quiconque as-
pirait aux dignités se présentait en suppliant, enlevait sq tunique
de Tépaule pour la m^tre sur le bras, se faisait suivre de ses
parents et de ses amis dans la même attitude^ et prodiguait les
révérences et les baise-mains.
Nous répétons que tous ces faits se prodoîsireni dans des
temps postérieurs; mais nous les^^îtons ici pour faire apfnrécier
les gouvernenoento des anciennes républiques de lltalie, ainsi q«e
le bien ei le mal qni aoraieat pu dériver de leor développement
sfiontané. Dans une époque où les esprits «vaieot si peu d'expé-
rience, Venise possédait certainement des institutions admira-
bles. Si ^aristocratie deviat tyiannîque, eHe avait pourtant
Taffeetion du peuple, qui la regrette encore aujourd'hui ; eUe
s'imposa des charges excessives, et comprit que rien n'est plus
funeste au pouvoir que la manière vexatoire dont il est exercé.
Du reste, Venise offrait un asile aux exigés de tous les pays,
aux princes déchus, et les mouips, comme la presse, étaient plus
libres chez eUe que partout ailleurs. L'espionnage, qni fut l'op-
probre de sa vieillesse, était plutôt une vexation qu'une tyran-
nie ; mais ce pouvoir permanent empêchait les extravagances
populaires et les tumultes qui affligeaient sans cesse les autres
cités.
Dans ses relations avec les républiques italiennes, Venise
s'efforçait d'accaparer )e commerce s^r |e Pô, et de recueillir
le blé du voisinage toutes les fois que la mer Noire lui était fer-
mée, ou qu*elle trouvait des avantages à cette «f|éculaMon< Or,
comme la question de l'approvisionnement est de suprême im-
portance dans une ville sans territoire, elle nomma des inten-
dants des subsistances, et , à Texeinple des Sarrasins, elle dé-
fendit l'exportation des grains, à mcnns qu'ils ne lussent des-
cendus à un prix déterminé.
8ur ces entrefaites, eHe continuait ses conquêtes, et Gorfou,
ModoQ , Coron , reçurent des conservateurs de la r^ublique,
qui créa de nouvelles colonies en distribuant des fiefs. Elle dut
340 CANDIE.
recourir souvent aux armes, surtout pour maintenir dans la
soumission Candie, qui, pendant soixante ans (1307-65), fut pour
ainsi dire dans un état d'insurrection, qu'on pourrait appeler ré-
bellion ou généreuse résistance à un marché honteux. Puis les
Vénitiens envoyés en colonie dans cette tie se mutinèrent ; ils
voulaient qu'on choisit parmi eux vingt sages pour faire partie
du grand conseil de la métropole, alléguant qu'on ne pouvait les
dépouiller de ce droit parce qu'ils étaient établis ailleurs. Venise
ayant repoussé leur demande, ils se séparèrent même de TÉglise
latine, et prirent, à la place de saint Marc, saint Titus pour pa-
tron; ils donnèrent la mort à quiconque refusa d'embrasser
leur cause, reçurent avec mépris les envoyés de Venise^ et se
préparèrent à repousser la force par la force. Luchino dal Ver-
me, capitaine d'aventure, transporta sur trente-trois galères six
mille hommes dans rile aux cent villes, et ne la soumit qu'a-
près de grands efforts; mais bientôt elle reprit les armes, et,
pour la tenir en sujétion , il fallut égorger les chefs, détruire
les cités d'Anapolis et de Lasito, toutes les forteresses, trans-
pcHter ailleurs les habitants^ dévaster les environs de ces villes
avec défense d'en approcher, supprimer tous les droits et toutes
les magistratures : ce sont là de tristes pages dans l'histoire
d'une répuUique.
Le Levant, néanmoins, aurait dû être le champ de l'activité
de Venise, qui, au contraire, par son intervention dans les
af&hres d'itilie, se créa de sérieuses entraves; en effet , après la
chute d'Ëzaelin, eUecommença, à son grand préjudice, à mettre
le pied sur la terre ferme.
CHAPITRE XCVII.
PROSPÉRITÉ DES RÉPUBUQUES Elf POPULATION, RICHESSES, INSTITUTIONS.
Ces indications suffisrat pour démontrer que les maux de la
liberté n'empêchaient pas la marche progres^ve de la civilisa-
tion ; la rapide prospérité des républiques répond d'ailleurs à
ceux qui ne savent que gémir sur cette époque orageuse. Tou-
tes se couvrirent d'édifices, pour la commodité, la défense ou
reinbeUissement : elles agrandirent leurs murailles an point
ÉTAT DU SOL. 341
#
d'embrasser les bourgs et les cathédrales; les rues furent pa-
véeSy dallées, et des égouts creusés; les ponts, les cloaques, les
aqueducs et les routes se multiplièrent ; les palais de la com-
aiune brillèrent par la magnificence et k solidité ; les villes se
parèrent d'églises, monuments de piété et d'amour insigne, dans
lesquelles on voyait l'image la plus noble de la patrie.
Nous avons yu dans quel état se trouvait la campagne italique
à la chute de l'empire romain, et la domination des barbares ne
put que TemfHrer. Ëpiphane, évèque de Pavie, se rendant à Ra*
venne, dut passer plusieurs nuits sur les rives du Pô, qui, sous
Brescello, n'av^t plus de lit et ne formait que des marécages.
Muratori croit qu'en 734 on construisit la Ôittanuova, à quatre
milles de Modène, afin de protéger la voie Émilienne contre les
assassins qui s'abritaient dans les forêts du voisinage. Le pané-
gyriste de Pavie nous apprend que les étuves abondlûent dans
cette ville, à cause de la grande quantité de bois provenant des
forêts environnantes. Des lacs sont mentionnés dans le Lodi-
gian, près de Casai Lupano; un autre, si la tradition dit vrai^
s'étendait jusqu'à Saint-Florien, Saint-Étienne, Fombio, Guar-
damiglio. Les terrains alors boisés conservent encore dans le
Padouan le nom de gazzo, guizza on fratta (broussailles). Pis-
toie était entourée de marais, dont la délivra un miracle de saint
Zenon, évèque de Vérone, et Grégoire le Grand lui envoya le
premier évèque en 594; on y rencontre encore fréqoenmient les
noms de pantanoy piscina^ padule, acqualunga (marais).
Modène, dans le dixième siècle, fut souvent incommodée,
parfois submergée, par les inondations. L'évéque de Bologne
reçut en don d'immense forêts et des vallées à étangs poisson-
neux qui se trouvaient à l'occident de cette ville. Quatre ou cinq
lacs sont mentionnés près du Bondeno, des lacs et des étangs
autour de Parme. Les biens de la comtesse Mathilde étaient
couverts de forêts et de pêcheries. La Vie de saint Jean GiMl-
bert, écrite dans le onzième siècle, atteste que les ponts étaient
très-rares dans la Toscane.
Plus tard même, il est question à chaque instant de boulaies,
de bois, d'éboulis de terre, de marais, surtout près des affluents
du P6 et dans les lieux où ce fleuve, TAdige et TArno descen-
dent à la mer. On a conservé le souvenir de plusieurs forêts : la
Merlata, dans le Milanais ;1a Lugana, dans le Brescian ; la Petoiih
tea, près d'Altino; la Polaresco, dans le Bergamasque, sans
parler des vastes gisements de tourbe que l'on trouve presque à
342 ÉTAT DU SOL,
fleur de terre. Dans les ventes d'alors on ajoutait la formule
ordinaire t €um sylffis y pahêdibus, piseationibuê. La Loaidline
était infestée de loups ^ que le roi Bérenger envoya l'ordre de
tuer (1). Othon le Grand , en 967, donnait au marquis Aléram»
toutes les possesaioDs du royaume qui se trouvaient dans le dé^
sert entre le Tanaro, TOrba et la mer, appelées Gobuiidiaaeo>
Balangio, Scelesoedo , Sassola , Miolia, Putcione^ Grualia y Prn-
neto> Montore, Noeeto» Masitibte, Arco... (2). Le (cnmd nombre
des forêts refroidissait sans doute le climat , puisqu^on voyait
souvent des hivers assez rigoureux pour geler le vin dans les
tonneaux^ et le P6^ de Crémone à Venise, au pmnt de supports
des chars (3)*
La féodalité, en ramenant la population dans les campagneSi
placées sous la surveillance immédiate du seigneur, pouv«t ap-
porter quelque remède ; mais deux choses étaient nuisibles : les
servitudes des biens et la condition du maître, soumis lui-même
à une suprématie qui pouvait frapper de déchéance ou de cod-
fiscation, et ne permettait ni de morceler fe domaine y ni de le
transmettre à des femmes, m âe Taliéner ; puis les censives, les
droits d'investitute et de réversibilité absorbaient la moitié des
produits, et dégoOitaient de toute amélioration. Les cttkivatenrs,
en outre, étaient o* des serfs, ou des hommes libres soumis à
des conditions onéreuses, oe qui rendait les travaux moins otites ;
parfois même le besoin ou la cupidité entraînait le baron à sur-
charger les tailles> au point que le censitaire abandonnait la
ten'e, qui restait inculte.
Ces vices furent moins sensibles, mais œ disparurent pas sous
les communes. Les guerres fréquentes et la manière de les faiie ;
les représailles, au moyen desquelles un étranger pouvait attirer
la vengeance de ses compatriotes sur le pays duquel il avait
reçu un dommage, ou du moins sur les biens de l'offenseur et
de ses partisans; la coutume de condamner à U stérilité les
biens des proscrits et des criminels, étaient un ot)Stacle à la
(1) Chron, NovaRe9ns€, V, 14.
(2) Monum. Hht. palriœ, Cliaft. I, col. 317.
(8) Entre autreè, frère SaliiAbeni raconte ({ue te P6, en 1216, gela si for-
tement qu*il y Mt Mr la glace on bal de femmes et une jo6le de eavalkn.
(Sconari, dam les Ammk» tU Pêdoue, à l'année 1302, «joute que, sur la fin àû
siècle paafé, le Bracchiglione ayant gelé, les habitants de Pontelongo y donnèrent
une fête avec bal, à laquelle accounit tout le voisinage.
ÉTAT BU SOL. 343
prospérité des champs. Les avantages du commerce^ qui portait
le taux de Tintérét à SO et même à 30 pour iOO^ détour-
naient l'argent de la terre. Des mesures imprévoyantes détermi-
naient tantôt une certaine culture, tantôt le prix des denrées,
ou bien imposaient l'obligation d'en livrer une partie à la com-
mune, ou défendaièoQt de les exporter; puis les voisins, par
jalousie continuelle ou par suite d'une rupture accidentelle, re-
fusaient de les recevoir (i). Afin de nourrir des chevaux pour la
guerre, il fallait avoir des prairies immenses^ au préjudice de la
culture des céréales (2).
Les premières améliorations du sol vinrent de l'Église. La
règle imposait aux moines l'obligation de bonifier les champs ;
les Cisterciens, établis autour de Milan, entretenaient sur leurs
domaines lointains une colonie de convers pour les cultiver, tan-
dis qu'eux-mêmes travaillaient sur leurs propriétés du voisinage
avec tant de fruit qu'on les chargeait souvent de soigner les
champs des antres. On peut même, sans faire une conjecture
hasardée, leur attribuer le système d'irrigation qui enrichit la
basse Lombardie de ces pâturages perpétuels oii l'on commença
plus tard à £aire les fromages si connus sous le nom de Parmch
sans (3). Qui aurait pu regarder comme vil un art qu'on voyait
exercer par des moines? Frère Gomato, dominicain, en 1231^
obtint de la dévotion d'une foule de gens qu'ils apportassent des
matériaux pour combler un étang autour de son couvent; aussi-
tôt le travail accompli^ il sema la nouvelle terre. Grftce à ses ef-
(1) Le dub d*Athèn«s défondit ans FltmntSns d'apporter de» numkandiscs à
Samt-ûéoiimcB, parœ que cette ▼&!« amt reAtté dereoeNr«lr certain» proeerit».
Le statut de Chieri exige que celui qui donne asile & un meurtrier paye 25JlTret,
et, s'il ne les a pas, qu*on dcraste sa nudson et qu'on eoupe sa vigne. CnRABio,
Écoti» poL du mofon âgv,
(2) Le satut de Mantotie s'occupe avec détait des cbevain et de leurs vice».
Dans le (ivre ir, rub. 17, il est ordonné qu*il y ait dams tout viUage de quinze
AuniUes (kaâemtê xv iarts) un maréchal et «ne quvilité sufliiante de doue et de
lezs pour les chevaux d'armes de passage.
(3) L'irrigation était connue des anciens; de là le ven de Vii^gile: Clauéiêe
fam riifos, pueti; sût prata bib^tmL GoluneUe die PortiusOaton, qui distingue
le pré siccaneum et le pré riguumy et conseiUe de ne leur donner ni une pente
trop inclinée, ni un fond tK>p concave.
Dans les comptes andens des moines de Saint-^Ambr^iae et de dûanvaHe à
Milan» il n'est pas question de fromages. In 1404, on mentioBne des fraaaagi'S
du poids de quatorze petilte livres, ce qui est à pdne un dixième de ceux
qu' on fait aujourd'hui.
344 AMÉLIORATION DE L'AGEIGULTUBE.
forts, on voyait le jonc et le nénufar faire place à la renoncuie^
au trèfle^ aux graminées, nourriture salutaire des animaux à lait.
Dans les dévastations et les tailles^ on respectait les biens des
églises et des monastères ; bien plus^ un grand nombre d^di-
vidus leur donnaient leurs propriétés, qu'ils recevaient ensuite
comme un précaire^ ou bien sous l'obligation de payer une re-
devance temporaire ou perpétuelle.
Le cens, forme de possession alors introduite ou étendue^ nip*
prochait assez bien le capital et le travail, comme on dit aujoar^
d'hui. Aucun propriétaire n'avait assez de forces pour exploiter
de vastes terrains incultes et sans produits ; on les divisait donc
entre un grand nombre de cultivateurs , qui, assurés d'une lon-
gue jouissance, travaillaient la terre comme un bien propre, en
payant au maître une légère redevance. Le mattre retirait un
avantage d'un fonds qui ne lui avait rien donné jusqu'alors, et
le cultivateur, rapproché de la condition de propriétaire, fouil-
lait avec plaisir un terrain qu'il était sûr de transmettre à ses
enfants (i).
Dès le moment où Ton crut faire du libéralisme en attribuant
la renaissance agricole de l'Italie aux musulmans, afin d'enlever
ce mérite aux moines, on affirma que les premiers avaient intro-
duit dans la Péninsule la culture de l'olivier, lorsqu'il est certain
qu'elle avait précédé leur arrivée (SI) ; bien plus, nous trouvons
(1) Grégoire, évéque de Beigame, en 1 136, concéda aux moines cisterciens un
territoire au débouché de la vallée Seriana, dit YairÂlta, moyennant la rede-
vance de 12 livres de cire. Les noms de €erreto, Gerretina, Gaf^o, Roncarizio,
qui s* j conservent encore, rappettent les bois qui couvraient le sol où l*on voit
.aujourd'hui des prés et des vignes. Gatti, Sl deU'akhttùa M FaitAlioi MîUb,
1853.
(3) Le roi Âstolphe, dans le privilège en faveur de la célèbre abbaye de
Nonantola, donnait, de Pavie, le 10 février 733, un terrain planté d*oliviers et
situé près du chAteau d'Àghinolfo entre Pietrasanta ^et Massa.
En 753, deux fils de Walpert, duc des Lombards à Lucques, abandonnent ii
leur frère Walprand, évéque de Lucques, pour un morceau d*or en forme de
tour, leur part de tienure i Tucciano, avec des vignes, des champs d*oliviers et
des colons. Afem. iueckesi, tom. y, pag. 1 .
En 7 7 9, un habitant de Pistoie, partant pour un voyage, laisse par testament ses
biens aux pauvres, excepté un champ d'oliviers situé à Orbiniano, qu'il lègue
au monastère de Saint-Barthélémy, à Pistoie. jérch. éipL Jîorentmo^ carte
del San Bartolomeo tU I^istoja,
En 818, les religieuses de Sainte-Lucie de Lucques, investissant le curé de
Saint-Pierre à Nocchi, lui imposaient Tobligation de leur donner la moitié du
vin, des glands, des figues sèches, des châtaignes, de l'huile. Aujourd'hui -en-
am£uo&ation ds l'àoeigtilture. 345
qu'elle était plus étendue qu'aujourd'hui, puisqu'on Lombardie,
sans parler du lac de Côme oùThistoire mentionne de nombreu-
ses plantations d'oliviers, les riants coteaux entre Bergame et
Pont-Saipt-Pierre 3 de même que ceux de Mozzo (1), étaient
couverts de ces arbres. Une charte de 933 fait encore mention
de terrains plantés d'oliviers dans le Borgo-Canale de Bergame^
et d'autres sur les collines brescianes, d'où ils ont presque dis-
paru aujourd'hui.
Les possessions affranchies et divisées^ les cultivateurs sous*
traits à la servitude personnelle et à l'immédiate oppression des
feudataires^ les corvées et les réserves de chasse diminuées^
l'homme eut du courage pour défricher , fouiller le sol, peupler
les solitudes et les bois^ assainir les marais. On appela corregie,
dossi, polesine, les bandes de terre qui se desséchaient peu à
peu ; mezzani, les lies nombreuses entre Lodi> Pavie et Plaisance^
formées par la retraite du fleuve ; novaliy les champs rendus à la
culture, et les chartes, à chaque instant^ disent qu'un champ est
terra novalis et fuit nemus. Des villages et même des villes con*
servent le nom de Rovereto (chênaie), de Saliceto (saussaie) et
d'Àlbereto (trAnblaie), à cause des bois qu'ils ont remplacés.
Cultivées par des hommes libres, dont l'espérance stimulait Tac*
tivité, et favorisées par les capitaux des citoyens, les campagnes
prospérèrent; les villes entreprirent des travaux grandioses pour
Pirrigation, et pourvurent par des règlements, qui n'étaient pas
toujours opportuns, aux cas de disette (2).
oore rhuile forme la plus fçnnde richesse de cette vallée. Dans une charte de
779, il est fait mention du champ d*olivîers d*Arliano dans le val du Serchio.
Mem, buehesif tom. IT, pag. 1.
(1) PretiB LoQgula dives
Bt Yirfdes nmrit oleas, Bacchique liquores...
Non est mons allas melius tibi , Bacche protarve ,
Non alibi tantum placuit sua sylva Minerv».
(M0T8E.)
(2) Aux maux qui occasionnaient alors les disettes il fant ajouter les saute-
relles, dont il est parlé souvent. Le prêtre André, en 871, ajoute qu^elles se
jetèrent en nombre infini sur le Brescian, le Crémonais, le Lodigian et le Ifila-
nais, dévorant les petits grains. Jean Diacono en dit autant de la Gampanie et de
Naples. On les décrit avec quatre ailes, six pattes, une grande bouche, de vastes
intestins, deux dents plus dures que la pierre avec lesquelles elles rongeaient
récorce la plus solide; elles étaient longues et grosses comme le pouce, et se
dirigeaient vers Toecident. On ajoute que, cette année, il plut du sang à Bresda,
ce qu'on peut attribuer aux chrysalides de ces insectes ; on doit penser de même,
loiyque André raconte que, vers Pâques, on trouva en Lombardie les feuilles
346 TAATAirX HYDRAULIQUES.
Les Pisatié portaient une grande attention aux fleuTM de leur
plaine; un statut de 1 I60enjoiïit au podestat de dioisir^ loihsqii^
entre en fonctions^ des personnes probes qui promettent soi»
serment d'examiner tes aqiieducs anciens et nouTetux qtn tra-
versent les terres et les pi^s, ainsi que les bouches du Sésrchio^
afin que Técoulement des eaux s'opère facilement» Lft eote*
mune si^noise était cultivée et peuplée, puisqif oû trcWTe à
chaque instant^ dans les diplômes^ des châteaux^ des couM, des
terrains donnés ou vendus; le pays^ depuis la cime des ttoDts
jusqu'à la mer, était semé de maisons et d'églises^ avee dee vî*
gnes^ desolivierS; des arbres fruitiers, des champs de Ué (i).
Le Grémonais^ plaine à pente douce formée par les atterrisse-
ments de quatre gros fleuves qui semblent constituer les limites
de cette province^ est facilement inondé aussitM que cessent les
soins de Phomme ; cette plaine j en effet, fut sulMiMA'gée à ta
chute de Tempire romain, et Ton parle d'un lac appelé Geruadio,
d'une étendue de quarante-cinq milles , si bien que les Gréittonais
allèrent assiéger Lodi avec appareil terrestre et HMoi. Où eher<-
cha donc à lui ménager un écoulement, et les eaux des sources
furent recueillies dans le petit canal d'Isso et éê Barbata^ puis
utilisées pour les irrigations : mais^ comme il parut insuffisant^
on dégoi^ea TOglio par le Naviglio national ; le Pô fut endigué
à partir de Tembouchure de ce fleuve^ le Delmone dévié, et Toft
put ainsi assaihir une grande surface de territoire. La |)ôpidlitioÉ
crût alors grandement^ et la ville comptait jusqu'à 80 mille
âmes; Soncino était plus peuplée que beaucoup de villes^ et
Viadàna , renommée par ses richesses et le nombre dé ées ha-
bitants; Soresina avait 45^000 tétes^ Casalmaggiore 20,000^
couvertes d'une ten*e qu*OD croyait tombée du ciel. Ëtieuie \1\, outre Ta^r-
sion d'eau bénite, eut recours au moyeu , encore usité, de payer cinq ou six
deniers le boisseau que les <;|toyens en apporteraient. FréJéric II, en 1231,
comme la Pouille était dévastée par les sauterelles , brdonna que chaque habi-
tant, le matin avaiit le lever du soleil, en prit quatre boiasetax et ks ^kftkt aux
fonctioaiMÛrafe publiés poor les brûler. Linné les appeUe écriéùsm imfmiianumf
mais Vttcridium iiaiieum est indigène et inlesle la Ran»Sne;.efe U26« U rata*
gea le Manloiian et le Véronais. Jérôme Cardan (De sn^iliitue, lib. IK, p. 364)
dit qne rexpérience apprit que le meilleur remède était de détruire les deub.
La maremme toscane a été très-souvent ravagée par ces insectei ; en 1716» daaa
Iles ftêules campagnes de Massa, Monterotondo, G«vdrrano, lUvi^ ScarliaOy on
en brûla sôt mille boisseaux en six mois. TAasiOMi-Totznn» MeUu» di vimg^i,
IV, 102.
(1) TARGIOlfl-ToziBTTI» Relâz.di -vinggi^ tV, 275.
r
TRAVAUX HTBRAULIQUKS. 347
et^ dans ses campagnes, on cultivait le safran jusqu'au quinzième
sièele^ outre qu'elle ressemblait à une petite Venise par l'acti-
Tité de son commerce et l'affluenee des navires.
Déjà, dans le onâème siècle , les Mantouans avaient entrepris
les sçârbaie^ larges fossés à Témbouchure des fleuves pour Itis
asnener dans le Pd; mais, comme de fréquentes. inondations
portaient la mine dans les campagnes du voisinage ^ Albert Pi-
tentino, en 1198, creusa le lac autour de Mantoue^ avec des di-
gties et des fossés de décharge pour en régler la hauteur, et des
écluses jusqu'à Governolo où il tombe dans le Pô; puis on pro^
Sta des chutes d'un bassin à Tautre pour établir des moulins à
(bulon et à farine^ qui restaient un privilège de la commune.
D'antres inondations extraordinaires avaient converti en marais
les terres cultivées des environs; c'est pourquoi Tévéque Jac-
ques Benfatti^ en 133^^ investit Louis Gonzague de Tlle Révère
qui eratperditUy diruta, aquatictty paludosa, piscatûriacmncasis
palearum , ac in toium steriîi^ sous la seule obligation de l'en-
tourer de dignes pour contenir le fleuve. Ce prince^ selon la
coutume des i^publiques , subdivisa en censives , ad tnelioran^
dum, cette contrée, qui devint bientôt une des plus fertiles.
D'après l'exposé qui précède , on peut voir s'il est juste de
répéter que Isl nature a tout fait pour la Lombardie, et les habi-
tants rien.
Alors di^arurent les étangs et les forêts du Bolonais et du
territoire de Ravenne. Ferrare, née comme Venise du besoin de
se défendre contre les barbares « et dans laquelle on ne vit d'à**
bord que deux tours réunies par une chaussée qui devint ensuite
la rue appelée encore RipagrandCf s'étendit autour du Bolo-
nais, établit un système de digues, destinées encore à servir de
communication , et convertit eh campagnes fertiles les marais
dont le Pô l'entourait. Les bétes sauvages furent détruites dans
les forêts du Modénais et du Ferrarais ; on transporta à Milan
de meilleures races de chevaux, des chiens danois et des dogues
d'Angleterre, trèâ-grôs et très-forts ; des greffés tirées du dehors
servirent à l^amélîoration du vin^ et l'on introduisit le raisin
blanc. Le riz^ cause de dépopulation^ venait encore de l'étran-
ger; il était vendu par les apothicaires ^ auxquels Milan défendit
de le faire payer au delà de douze sous impériaux la livre (1)^ et
(1) OAVAiflfO-FlAiaf A. Le comte d'Arco dit B^aToir pu trouvé mention du
riz dans les docoxnents de Mantooe jusqu'en HS 1 . En IS&O, les Gonzajra « près-
348 LES YIUJSS S'AM£U0R£NT.
plus de huit^ le miel, si précieux avant l'introduction du sucre.
Les améliorations se manifestaient dans l'extension et Teoi-
belliss^nent des cités. Milan occupait à peine la quatrième partie
de la superficie actuelle^ et pourtant on voyait dans l'intérieur
des champs, des vei^ers (verjièe), des pâturages (pougute)» et
rimmense prairie de Tarchevéque. Les maisons n^avaient qu'un
seul étage, sauf un petit nombre qu^on appelait solariaie; qud-
ques-unes étaient en grosses pierres , et la plupart en bc»s et
torchis, avec le toit en bardeaux et en paille. Autour de la
ville se trouvaient des bois, comme le nemus de saint Am-
broise en dehors de la porte Comasina; celui des Olmi, en de-
hors de la porte Vereellifui où fut décollé saint Victor; celui de
Caminadella en dehors de la porte Tosa. Aussitôt qu'il fut sorti
des ruines dont Barberousse l'avait couvert. Milan étendit son
enceinte en s'entourant d'une muraille de la hauteur de vingt
coudées» avec six portes de marbre ; il construisit des maisons
et des palais, « le hroletio au milieu de la magnanime cité
en lSi8 (CoBio), » c'est-à-dire le palais communal, et, cinq an-
nées plus tard, le nouveau broleilo pour les réunions des mar-
chands et les bureaux de l'administration. Son éloignement de
tout fleuve nuisait à son commerce, surtout pour les objets de
consommation; alors, pour tirer des Alpes le combustiÛe, les
pierres et les autres matériaux d'un gros volume , comme aus»
pour arroser les plaines, il creusa le grand Nomglio, le premier
canal artificiel des nations modernes, qui, dans une longueur de
trente milles, amène les eaux du lac Majeur jusqu'à la ville. En-
trepris en 4479, c'est-à-dire trois ans après la destruction de la
cité par Barberousse , il fut repris et terminé en 4257, avec un
volume d'eau suffisant pour porter de gros navires; par le cand
de la Muzza , dérivé de l'Adda, le sol pierreux de la Geradda et
du Lodigian devint la campagne la plus fertile en blé de la
Lombardie.
Pascal II, en 4406, consacrait la cathédrale de Pavie. Les
Modénais commençaient à reconstruire la tour; cinquante ans
plus tard, ils creusèrent le Panarello nouveau et le canal
Chiaro , bâtirent le campanile , le palais communal, la tribune,
dégagèrent et pavèrent les rues et les portiques. A Crémone,
« erWirent de ne pts éublir les rizière» dans un rayon de cinq milles autour de
« la TiUe.» (Eeomomiay 279.) Avec le riz s'introduirirent beaucoup de plantes de
marais, la ieersia, la bident cemua, Vammamnia, le €f/fenu dtffbrmU,»,
LES TILLES S'SMBELUSSENT. 349
en 1167^ on faisait le baptistère; en 1206, le palais communal^
avec des portes de bronze; en 1384, l'esplanade. La ville, di*
visée en vieille et nouvelle selon les factions^ se fortifiait par des
murailles à Textérieur comme au dedans. Après la peste
de 1136, Bei^ame élevait, sur les plans de Varcbitecte Fredo,
r^glise de la bienheureuse Vierge dePAssomption, où se ré-
digeaient les actes et les traités de paix ; cette église servait
encore pour les assemblées, et Ton voyait gravée sur ses murs la
mesure officielle. La société de Sainte-Marie-Majeure était une
milice pour la défense du gouvernement (J).
Brescia agrandissait ses murailles, construisait les églises et
les monastères de Saint-Bamabé, de Saint-François, de Saint-
Dominique, de Saint-Jean-Baptiste, terminait Th^^tel de ville,
élargissait la place de la cathédrale, et, par les soins de Tillustre
évéque et seigneur Bernard Maggi , creusait trois canaux qu'ali-
mentaient les eaux du Ghiese et du Meila. Pise s'entoura de mu-
railles en 1457, et Lucques agrandit les siennes en 1260 ; Reggio,
de 1229 à 1244, ajoute une longueur de 3,300 coudées à sa pre*-
mière enceinte ; hommes et femmes , petits et grands , paysans
et bourgeois, vêtus de peaux diverses et chaussés de sandales,
portaient sur leur dos des pierres , du sable et de la chaux (2).
Padoue, en 1191, sous l^administi'ation du podestat Guillaume
de rOsa , Milanais, rendit la Brenta navigable jusqu'à Monse-
lice, et bâtit un pont sur ce fleuve. En 1195, elle réparait ses
murailles, et faisait, en 1219, le palais communal avec cette
merveilleuse salle de la Ragùme; puis, à peine délivrée d'Ezxe-
lin, elle donnait aux églises et aux couvents de l'argent pour ré«
parer les désastres de la guerre, s'agrandir et s'embellir; elle
fit renforcer ses murailles, paver ses rues, améliora celles de
la banlieue, endiguer les fleuves et régler leur cours par des
fossés ou des canaux, et construisit divers ponts, qui rivalisaient
avec ceux des Romains, conservés encore dans la ville. En
outre, eUe bfttit le palais des Anciens, termina le merveilleux
temple du Saint, édifia Gastelbaldo sur l'Adige pour résister
(1) Ber. it. Script. ^ VIU, 1107.
(2) Après 1342, les meilleurs artistes trayaillèreDt dans cette église : Jean
Ugo, Nicolino, Antoine de Gampione, firent les magnifiques portes^ outre le
baptistère qui se trouve maintenant dans la cathédrale ; Bertolasio Morone, le
campanile; Earthélemy Boono et Andreolo des Biaschi, ime croix avec des
statues et des bas-reUe£i en argenl. Dès 1 363, Pasino» Pierre de Nova et George
de San Pi-llc-grino l'ornèrent de. peintures.
850 iM VILLES s'IaawussEaT»
aux princes d'Esté et aux Scaligeri , disposa le Prato de la ^*
lée pour la foire et les courses au manteau; elle daooait aux m*
cendîés une indemnité^ sous la condition de reconstmîre daii$
un an leur maison. Quiconque aspirmt au droit de cité donraii
acquérir un garbo^ morceau de terrain , sur lequel on élevait
une habitation; enfin elle défendit de transGérer des poases*
sions et des rentes ou toute espèce de droit sur des immeubles
aux personnes qui ne viendraient pas habiter le territoire pa-
douan (1).
Bologne vit s'élever les deux tours des Asinelli et des Gari-
sendiy célèbres, la première par sa hauteur^ Tautre par son
inclinaison ; elle s'entoura d'une troisième muraille plus grande,
répara ses rues et ses ponts, couvrit FAvésa, qui recevait les
immondices, fit le nouveau marché à Gailiera, œuvre belle ««r
toutes^ commode et louable. Parmi beaucoup d'autres é^es,
elle édifia la Nunziaia des Pugliole, travail du Brescian Marc,
et celle des Alemanni en dehors de la porte Bavennate, pour ie^^
Allemands qui allaient en pèlerinage à Rome ; elle introduisit
dans la ville une branche du Reno pour faire marcher trente-
deux moulins, et en dirigea une autre jusqu'à Gortioella pour
que les navires arrivassent à Ferrare. Les eaux de la Dordogna
et de la Savena furent aussi amenées dans la ville pour servir
à la mouture du grain, ainsi qu'à la teinture de la soie et des
étoffes de pourpre et d'écarlate; ce travail accompli , on célébra
une fête de trois jours, et un souvenir fut consacré au podesftai
Pirovano, Milanais. Dans l'espace de quelques années, fiologue
acheva la croix de la place, la halle au blé, les nouveBes pin-
sons, les greniers de la commune, Castel*8aint-Pierre, l'église
de Sainte-Thècle, fortifia et approvisionna les châteaux de la
campagne, outre les grandes sommes qui furent dépensées
pour l'entretien des armées. Le blé valait 5 sous la eorba (i), le
sel 7, le char de gros bois 9, et 6 le vin à la corba.
Le Milanais Pietrasanta podestat de Florence, donna son nom
à une petite ville; Rubaconte de Bandello, le pont le plus large
et le plus spacieux de Florence, reçut le sien d'un autre po-
(1) GBifRAU, Jtnt,éU PadoKe, aux années 1216, U92, 1202, elksloia 1399,
1300, ete.
(2) Mesure de capacité pour les matières sèckes et liquides ; la corba ^ Ué
de Bologne vaut, en litres, 7S,64 ; celle de tin» 7S»&9. Ghibabdàcce, ^muim
et surtout à Tannée 1293.
dasta^t âgsrfeoient Milanais» qui fit aussi daUer plurâm rues.
En iVJl, GeU9 4^nière ville achetait les terres toire PAmo et
le M&lgpoue pour y bâtir le faubourg QgnisanHé
SUfàfXM^ ep 1228^ construisait réglisô de Saint-Domiaiqae; en
iS2S odke de Saint-Augustin ^ en 1284 le palais de la seigneurie
8iur cette belle place du Campo où venaient aboutir onze rues,
ei^ quoique temps après, la tour du Mangia aux formes si dé-
licate^ Volterra, en i206, éleva de nouvelles murailles et le
palais d^ Prieurs ; puis Nicolas de Pise faisait et agrandissait
sa cathédrale. En 1284, Prato érigeait le palais de la commune,
et pavait les rues en 1292. A Saint-Géminien de Valdelsa, on
admirait des palais publics et privés, des églises, /entre autres
U^ magnifique collégiale, des fontaines, quatorze tours d'un tra-
v^l très-élégant, et le beffroi trèsélevé de la commune, pour
la con^truetipn duquel chaque podestat devait abandonner une
partie de sos honoraires ; mais il avait le droit d'y mettre ses ar-
moiries.
A quoi bon continuer? Visitez lltalie , et si , à la vue de ces
ports et de ces môles étonnants, de ces grandes tours et de ces
cathédrale», vous demandez qui le$ a construits, on vous répon-
dra toujours : a Le peuple, lorsqu'on 3e gouvernait démocrati-
quement. D
L^ villes du Piémont, qui, dans le quatorzième siècle» appar-
tenaient aux comtes de Gibrario , avaient à peine un cinquième
de la population moderne : Carignan, mille; Cbambéry, deux
cent soixaxite-quinze; Rivoli, deux mille cent #oixante-cinq ;
jVloopaberi et Pignerol^ trois mille huit cent trente; Gun^o, trois
mille trois cents; Chieri, six mille six cent soixante-cinq, et la
capitale moderne à peine quatre mille deux cents. La popula-
tion des républiques devint, au contraire, très-considérable,
comme Fattestent, outre les autres preuves, leurs cuerres fré-
quentes. Bologne mit en campagne contre les Vénitiens trente
mille fantassins et deux mille cavaliers; Milan, qui comptait
deux cent mille habitants, ofirait dix mille guerriers à Prédè*
rîc II pour la croisade, armait vingt-cinq mille liommes contre
Lodi, et soixante mille contre Brescia, y compris lés alliés; à
Crémone^ la faction triomphante expulsa cent mille personnes;
Ii;zzelin en enleva dix mille de Padoue ; Pavie mettait syr pied
de deux à trois mille cavaliers et quinze mille piétons ; le terri-r
toire brescian fournissait quinze mille soldats 4e quinze à
soixante ans. Gènes, qui, en 1345, agrandit son enceinte de la
353 GRANDS POFULATI0II DSS TILUES.
tour de Saint-Barthélémy de l'Olivella à la pointe de la mer, da
côté de Saint-Thomas^ et qui en 1291 acheta^ au ppx de 2^600 li-
vres, Fespace compris entre Saint «Matthieu et Saint-Laureail,
sur lequel fut bftti en deux ans le palais de la commune^ annait
en 1293 une flotte de deux cents galères et quarante-cinq nulle
combattants, tous nationaux; néanmoins il en restait a^sez pour
suffire aux besoins de quarante autres galères sans dégarnir les
Rivières et la cité (1). Les factions des Doria et des Spinok^dans
cette ville,, mettaient chacune sur pied de dix à seize mille bcsn-
mes; calculez pour les autres.
Massa, qui n'a pas aujourd'hui deux mille habitants» en comp-
tait vingt millCj et Savone neuf mille. A Pise,on trouva plus de
trente mille familles en mesure de payer le florin qui fut imposé
à chacune pour la construction du baptistère. Dans la peste de
1348, on dit qu'il mourut à Sienne quatre-vingt mille personnes,
qui étaient les quatre cinquièmes de la population, dont le total
s^élèverait ainsi à cent mille âmes. En 1336, on comptait à Flo-
rence quatre-vingt-dix mille individus, non compris les étran-
gers, les soldats^ les communautés religieuses, ce qui donnerait
cent mille; mais, d'après les baptêmes (1), qui étaient par an de
cinq mille huit cents à six mille, si l'on calcule à 4 pour 100, on
arrive au chifh'e de cent quarante mille habitants.
Les mariages étaient favorisés par des distinctions et des fêtes»
A Côme, révêque envoyait (et la coutume n'est pas oubliée) aux
époux les plus illustres de l'année la branche de palmier qu'il
recevait le jour de la fête des Oliviers. Le sénat de Bologne don-
nait aux principaux citoyens un petit chapeau couleur de rose,
que répoux avait coutume de porter pendant huit jours (2). Le
(1) JaÇOPO D4 VOBAGniB.
(2) On ne teuait pas de regisU«s pour Its haptèmes. A Florence, où i'uiyi|iK
baptistère est celui de Saint-Jean, le curé mettait dans une boite pour chaque
garçon une fève blanche, une noire pour chaque fille, et on les comptait à U
fin de iVinnée. Les premiers registres sont de Sienne en 1379, de Pîse en 1457,
de Piaittnoe en 146i ; le concile de Trente en décréta la tenue régulière; S^on
Jean VH^ai, k population de Florence éiait, en 1380, de 96,000 habAami
dont il mourut 80,000; puis, en 1340, il donne à cette yiQe 1 20^900 imes. En
1351, on comptait 1878 feux, qui, à sept individus chacun, ne donneraient pas
76,000 bouches. On dit, d'après Coro Dati, qu*on y consommait 100 boisseaux
dl grains par jour; 'or, à un boisseau par mois pour chaque individu, on ne
dépittie pus 7f ;000.
(2) GniKARDAca i Tannée 1288.
MESUiOES SAinTAIKES ET DE BIENFAISANCE. 353
célibat était rare^ et> comme tous les jeunes geos se mariaient,
il se formait des familles nombreuses. Le père de Pierre des Al-
bizzi eut cinq garçons, et^ dans une guerre civile de 1335^ trente
de ses cousins furent d'âge à prendre les armes (I}.
La peste était fréquente , et de funestes déliros , dont notre
époque ne peut même se dire exempte^ venaient s'ajouter à ce
terrible fléau^ qu*on attribuait à certaines' préparations ou bien
au poison jeté dans les puits; mais on accusait surtout les
juifs^ cpà tombaient victimes de la fureur populaire. £n 1324^
le bruit courut que les lépreux avaient formé le complot d'em-
pester tout le monde; la multitude^ avec sa crédulité féroce,
accueillit cette absurde accusation, et se jeta sur ces malheu-
reux^ qu'elle égorgeait, brûlait vivants ou laissait mourir de
faim.
Les quarantaines furent inconnues jusqu'au moment où Ve-
nise, en 1403, prit aux Érémitains Tlle de Sainte-Marie-de-
Nazareth pour y mettre les personnes que Ton supposait
atteintes de la peste, et les marchandises provenant du Levant.
Une magistrature de salubrité, ordinaire et permanente, y fut
organisée en 1475; elle se composait de trois provéditeurs no-
bles, annuels, avec pouvoir d'infliger des amendes, la prison, les
galères, la torture. Ce premier exemple, que d'autres villes imi-
tèrent, contribua beaucoup à préserver l'Europe, qui fera bien
de ne pas renoncer aux quarantaines tant que la Turquie ne
sera point civilisée.
Les statuts s'occupèrent avec un grand soin de la salubrité
publique : ils ordonnaient le balayage des rues,, l'écoulement
des eaux stagnantes et l'introduction de sources d'eau potable,
prohibaient les viandes malsaines et prescrivaient des mesures
contre les épizooties; parfois môme ils imposaient une propreté
minutieuse, comme ceux de Gasale, qui défendirent aux reven-
deuses de filer. Frédéric II fit de bons règlements sanitaires pour
son royaume : il fallait ensevelir les cadavres à quatre palmes
de profondeur, rouir le lin et le chanvre à un mille de distance
de toute bahitation, et jeter les charognes dans la mer. On trouve
aussi des médecins salariés pour soigner gratuitement les mala-
des; à Bologne, en ISI4, Ugo de Lucques ne devait recevoir
aucune rétribution des particuliers, sauf le bois et le foin. Selon
une loi vénitienne du Û mars 1321, nul ne pouvait exercer la
(1) ScmoNB AmoiUTO, Sioris, lÎTre xi.
mST.DES ITÀL. ^ T. V. ^
354 INCENDIES.
médecine et la chirurgie sans un diplôme délivré par une Uni-
versité : obligation déjà imposée par Frédéric II.
L'existence communale provocpiait rémulation, même pour
les œuvres de bienfaisance ; chacun voulait avoir dans son pays
et sa corporation des secours pour toutes les misères. Dans les
annales des municipes italiens^ Phistoire dés ho^ices est des
plus intéressantes.
La charité chrétienne avait enseigné à prendre soin des en-
fants exposés, qu'Athènes, Sparte et Rome abandonnaient ou
faisaient périr. Le premier orphanotrophion fiit ouvert en 755
par Dateo^ archiprêtre de Milan ; il prescrivait d^y élever les en-
fants exposés jusqu'à six ou sept ans^ et les déclarait libres après
cet âge^ c'esf^^dire qu'il renonçait au droit de les garder comme
ses propres serfs. L'archiprétre Ânspeit de Crémone,. en 870^
formait dans sa maison un ospitale cum labarerio pour les en-
fants ex peccato natis. L*Oi'dre du Saint-Esprit ouvrit des asiles
pour ces infortunés à Marseille, à Bei^ame, à Rome, où Inno-
cent UI organisa avec une généreuse charité Thospice du Saint-
Esprit. Florence avait de pareils établissements en 1344, Venise
en 1380, et d'autres villes également. A Vei'ceil, on voyait, dès
1150, un hospice des Écossais pour les pèlerins d'Ecosse et d'Ir-
lande, et celui du chanoine Simon pour les pauvres Français et
Anglais : preuve du grand nombre d'étrangers qui venaient dans
cette ville.
Les incendies étaient fréquents à cause des maisons fûtes
en bois et couvertes de paille. Comme il est trèi&-faeile d'attri-
buer à la malice ces désastres , dont personne ne veut accuser
sa propre négligence , des peines sévères étaient prononcées
contre les incendiaires : Moncalieri les condamnait à 100 li-
vres; Nice sur mer, à 1,000 sous, et les punissait de mort s'ils
n'avaient pas de quoi payer; à Turin, on les brûlait vib. Les
communes de Garessio et de Sienne ûc&[ït preuve d*nn meil-
leur jugem^al; en effet» la première étaUit que la commime
réparerait les dommages toutes les fois qu'on ne pourrait dé-
couvrir le coupable , et Sienne , non contente d'entretenir des
hommes chargés d*éteindre le feu, indemnisait aux frais du
trésor les propriétaires des maisons et des meubles atteints par
l'incendie (1).
(1) Les statuts de Garessio sont de 127S. Voir ia Ckroniqiu de Sienne de
Nkki DonatO) dans les Aer, it. Stri/jf., XV.
KICHESSB PUBLIQUE. 355
Ferrare, dans le méaie hut^ prescrivait en i2S8 de couvrir les
maisons de tuiles au lieu de pulle^ et Casate de Monlferrat défen-
dait d'allumer du feu dans toute maisco non couverte ea tuiles
de bonne terre : des gardes veOiaient ht nuit, tes tas de paille
étaient éloignés des habitationa^ et personne ne devait faire de
feu lorsque le vent soufflait. En 1344, Florence établit des sur-
veillants qui, prévenus par une vedette, accourai^t k la pre-
mière manifestation de l'incendie (i). Le Brève cmtimtniê pisam
de 1236 ordiMinet d'éclairer la ville, les rues les plus fréquentées
et même les ruelles avec des lampions numérotés, et crée des
gardes nocturnes.
Dans tous ces faits , on aperçoit un noble et pénible effort
. pour sortir d'un état infime et s'élever à une mcnlleure condi-
tion; les citoyens, généralement, conservaient beaucoup de
simplicité dans leur existence privée , tandis qu'ils recherchaient
la magnificence dans la vie' publique. Le mai était grand sans
doute , mais le progrès se manifestait partout, et la richesse
commune était telle dans ces petitet^ répubiiqueSy si raillées par
les modernes doctrinaires, que chacune égalait des royaumes
florissants. Dans la guerre contre Mastin de ia Scala, Florence
dépensa 600,000 florins d'or, trois millions et demi dans sa
lutte contre le cbrole de Yirtà , onze millions et demi de 1377
à 1406.
Laissons les guerres : nous aimons mieux rappeler les consttuc-
tions publiques et les chefs-d^œuvre des bêaux^arts, pour les-
quels chaque commune italienne faisait des sacrifices que TAn^
gleterre ou la France oserait à peine s'imposer; les cités, qui
avaient encore dans leur voisinage des villes florissantes au même
degré, accomplirent des entreprises qu'on ne vit même plus
alors qu'elles devinrent centre de vastes Élats, comme Florence
et Venise. Ces feits prouvent qu'elles savaient créer les richesses
et les conserver avec oetle économie qui est la première qualité
des gouvernements républicains ; elles ne dépensaient pas au
delà de leurs ressources, ou s'empressaient d'éteindre leurs det>
tes, comme il était naturel dans un pays où les magistrats, dont
(1) Dans UD des nombreux incendies de Bologne, il arriva que ]e plâtre,
dont les maisons étaient construites, se cuisit et devint très-^ur, par suite de
l'eau q\i*on jeta sur le feu pour l'éteindre. Le fait fut remarqué, et, dès ce mo-
ment, on commenKçt i faire usage du plâtre «irit ponr les constroetions, ha cor^
niches, les statues et autres dioaes. GviBABtiAdcx, i famée 1210. .
356 EMPRUNTS.
les fonctious ne duraient qu'un an ou guère plus, devaient rendre
compte de leurs actes : ce ne fut qu'à 1 avènement des princes,
obligés d'entretenir un grand luxe^ d'acheter la fidélité des ci-
toyens et des troupes mercénmres, qu'on ne craignit plus de
compromettre l'avenir et de préparer par les dettes de nouveaux
obstacles aux finances. Les Suisses avaient des gouvernements
démocratiques, et^ dans un pays très-pauvre , ils accumulèrent
des capitaux qui leur servirent pour faire des avances aux prin*
ces et des acquisitions de territoires. Bendé et Fribourg avaient
prêté de grandes sommes aux ducs Louis et Amédée IX de Sa-
voie, obérés surtout par les dépenses qu'ils avaient faites pour
réIectioQ de fantipape Félix et l'achat du royaume de Chypre ;
se trouvant dtms l'impossibilité de payer à l'échéance des ter-
mes , ces ducs , après avoir prodigué les dons pour gagner les
citoyens les plus influents , furent contraints de laisser occuper
par ces villes le pays de Vaux^ qui cessa d'appartenir à leur mai-
son. Plus tard, nous verrous des terres du AÙIanais tomber^ pour
la môme caose^ au pouvoir des Suisses et des Grisons.
Si les républiques italiennes furent obligées de recourir à des
emprunts^ elles surent du moins en faire une source nouvelle
d'avantages et de prospérité ; en effets les premières tentatives
dans la science du crédit sont dues aux Italiens. Vers l'année
1156, le trésor de Venise étant épuisé, le doge Vital MieUèl n
proposa un emprunt forcé sur les citoyens les plus riches, au
taux de quatre pour cent ; ainsi se forma la première ba&que de
dépôts, non d'émis^on. Les contrats étaient faits el les UUets
tirés par les négociants, non pas au cours 4e la place» mais en
monnaie de banque, c'eâtrà-dire en ducats effectifis du titre le
plus fin. Cette banque acquit une plus gamde force lorsque le
gouvernement semit k faire ses paiements enbillets de ce genre ;
puis on ouvrit des comptes par doit et avoir; de sorte que les
fonds déposés se transféraient d'un non à Tautre, comme au-
jourd'hui dans le grand livre de Naples^ et Feu acquittait des
lettres de change pour le compte des particuliers. Dans le prin-
cipe, la banque refusait les capitan étrangers; dans Pempnmt
de 4390, il fallut un décret pour qu'elle acceptât 3W,000 écus
de Jean I de Portugal : tel était son crédit qu'on put en Caire
sortir tout le numéraire sans ébranler la confiance. A cet ancien
Mont, les Vénitiens ajoutèrent le nouveau en 1380, pour soute-
nir la guerre de Perrare; enfin le irès^fnauvea'u^ en 1610, après
la guerre avec les Turcs. Plus tard, les débris de ces Monts &er-
EURUNTS. 357
virent à fonner, en 1712, la banque de circutaiion qui continua
d'opérer jusqu'à la ruine de cette république.
Mathieu Villani décrit en détail les opérations de la banque
de Florence, la réduction^ la liquidatiori^ le rachat. A Sienne^ le
Mont-de-piété des Pascbi, établi afin de prévenir l'usure, ne
prétait qu'aux Siennois ^ et reposait presque sur la probité in-
dividuelle^, garantie par un ou plusieui-s individus solides. La
banque de Saint-George à Gênes est un monument plus remar-
quable. Cette république, en 1148, quand elle conquit Tortose,
contracta une dette, grossie par des emprunts successifs^ qu'elle
réunit^ en 1250^ sous le nom d'achat du chapitre {campera del
capitoio); on inscrivit dans un cartulaire 28,000 lietix (/vo*
ghi) montant à deux millions et huit cent mille livres d'alors^
quand on faisait d'une once d'or trois livres, dix sous> trois de-
niers. La dette fut ainsi consolidée ; mais la guerre avec Charles
d'Anjou entraîna Tachât de quatre cent vingt autres lieux , qui
fuient même augmentés par suite du siège des Gibelins^
des guerres /ivec Henri VII et d'autres. La guerre de Chioggia
accrut encore la dette de 495^000 florins d'or^ et d'une somme
plus considérable l'administration de Boueicaùlt; la républi-
que aurait donc failli si elle n'avait pas trouvé quelque exp6-
dientf Gônes avait coutume de céder aux créanciers de l'État
le produit de qud<iues droite indirects; maiSi eomme la per-
ception des dtfférents impôts était confiée à des bureaux d^
vers^ les d^^sea absorbaient les receltes. Afin de simplifier
les chosesî, on concentra le service dans un collège de huit as^
sesseurs^ sous le notti de banque de Saint^^Seorge , nommés par
les créanciers , à cent desquels ils devaient rendre compte de
leur gestion*
Les dettes antérieures, de forme très-diverse, furent conso-
lidées à 7 pour 100. On appelait lieu toute unité de crédit com-
posée de 100 livres , et qui pouvait se transférer; rohnnes^ un
certain nombre de créances , réunies sur un seul hgaiôrio ou
créancier; açhaie ouéeriiuresy la somme totale des lieux, équi-
valant aux Mcnt^-iie^été de Florence, de Borne, de Venise.
Huit earinlenres, selon les huit quartiers de la ville, servaient à
l'enregistrement des emprunts , et l'on délivrait aux créanciers
des coupons portant leur nom et la signature du notaire; ces
coupons ou billets étaient payables à vue, mais on ne devait en
émettre aucun sans qu'il fût représenté par une valeur équiva-
lente dans les sacristies ou les caisses. Les huit protecteurs for-
358 BAROUBB.
malent chaque année un iprand conseil de quatre oent qualfe-
vingts créanciers, moitié au sort , moitié au scrutin de faouits.
Les niagistrflts supérieurs de la ^épubliqise devaient jftfer de
protéger l'inviolabilité de la banque.
Les valeurs de la banque furent augmentées par les dép6is
d'argent que faisaient des particuliers, et par les malHplici.
comme on appelait certaines dispositions entr&^4fa on pu*
tament; grAce à ces avantages, on laissait accumuler les
de quelques lieux pour en acheter d'autres jusqu'à une limite
donnée, au delà de laquelle on les appliquait à des inslitBtimis
pieuses ou à d'autres usages: Lorsqu^on avait prélevé les aonn
mes nécessaires pour servir l'intérêt annuel de qndque nouvel
emprunt, les lieux excédants ise midtipliaient au profit de la ré*
publique, et constituaient les code di redemzioné^ oo^ oommeoD
dirait aujourd'hui, le fonds d'amortissement ; or ce fonds pro-
duisait de tels résultats que, malgré plus de sotxaaite prêts fafis
à la république, la banque réduisit ses lieux de 47d,100 qu'ils
étaient en 1407, à 433,540, chiffre qu'on trouve, en 1798^ et
dont un quart servait pour couvrir des dépenses pubSqnes.
Gènes, n'ayant pas assez de ressources plour défendre Gaffa
contre les Turcs, et la Corse contre le roi Alphonse le Magna-
nime, les céda à Saint-George , qui devînt ainsi tout ë la fois
banque de comm<^rce. Mont de renteâ , ferme de conlribuliom
et seigneurie politique.
Au milieu des ranoones implacables des factions, qui len*
daient impossible à Gônes la liberté comme la tyrannie • cette
société, mieux consetllée, protégeait l'ordre et la paix ; elle con-
tinua sesopérati(»is même après les changements apportés dans
les habitudes et les voies commerciales, se releva du pillage que
les Autrichiens lui firent subir en 1746, mais soceondMi à eelui
des Français en 1800.
La ville de Chien , en 1415, fonda également une banque, au
moyen de laquelle elle éteignit une dette dont elle servait l'in*
térét à 10 et même à 11 pour 100. Le capital de 5M00 gé-
noises, ni plus ni moins , c'est-à-dire de 178^000 livres, étsH ga^
ranti, comme les intérêts, par les biens de la commune; il se
divisait en lieux, qui rendaient 5 pour 100, pouvaient se v^adre
et se transférer, et quiconque en acquérait un devenait bour^
geois de Chien. Ces, lieux ne se perdaient jamais, et ne pou-
viient être saisis pour un méfait quelconque, pas même pour le
crime de lèse-majesté. Les princes de Savoie et leurs ministres
INSTITUTIONS DE GUARITE. 3oU
Q^avaienC j^ le droit d'en acquérir^ et la commune pouvait en
tout temps racfaetar cette dette (1 )•
Nous ne voulons pa^j à ce sujet, passer sous silence deux ins*
titutîons oubliées par les historiens. Douze nobles de Pise,
en 1053^ fo^dàrent l'œuvre de la Mi&érioorde; chaoun d'eux
veEsa dâ livres de gros, et ce capital devait être employé à des
opérations commerciales^ dont les profits servaient à doter de
pauvres jeunes filles, à racheter les captifs» è secourô les indi-
gents honteux ; belle alliance de la chaiîté chrétienne avec l'in-
dustrie moderne. En té9&, on établit à Florence on Monie délie
cUàii; quiconque y déposait 100 florins en recevait 500 au bout
de qioinze ans^ s'il se mariait; mats la compagnie gardait la dot
si l'assuré miOunûi avant Fépoque de l'échéance ou se faisait
religieux (3). Telle est Torigine de ces tontines et des caisses de
secours mutuel ou de prévoyance, dont la F^anoe et l'Angle-
terre nous offrent aujoiurd'hui un tableau si proq[)èffe«
CHAPITRE XCVIIK
Nous n'avons pas besoin de prévenir le lecteur pour hn feire
apercevoir toni les changements que les mœurs avaient sobis. Ge
luxe eorroptear, qsî consumait les produits de provineesentières
pour satisfaire lés jouissances et les vanités futiles d'un seui^
ainsi que nous Tavons vu au déclin de rempireromain^ dut ces-
ser sous la domination des barbares^ simples et grossiers.
Dans un plaid tenu par Ad^ard à ^olète^ au cottimeneement
du règne de Louis le Pieux, nous trouvons la desertptiott d'un
palais romain : du proaulion on passe dans la salle destinée à
la réception ; vient ensuite le tùmieMre^ où l'oft traite des af-
faires secrètes, puis le iriehore ou iriclinium^ dans lequel les
convives s'asseyaient à des tables sur trois rangs, au milieu des
parfums qui s'exhalaient de Vépieaustère ; ici des chambres d'hi-
ver et d'été, là des thermes et des bains^ un gynmase pour les
luîtes et les exercices, la cuisine^ la piscine d'où venaient les
(1) CaRAUO, St.di Ciden, 1, 473.
(2) T&ONGI, Ann.pUani; AimuATO» StorU, livre XIX.
360 maisons'.
eaux, Phippodtome pour les courses de chevmrK. C'est là, évi-
demment^ un reste de palais ancien, et les nouvelles moeurs
firent abandonner une pardtle distribution.
La plupart des maisons n'avaient que le rez^è-cbau^sée ;
quelquesp-unes étaient couvert(»s de tuiles (eupx ou cupeii^ )^
beaucoup de bardeaux {scandvla) on àe paifle. De là, des
incendies fréquents qui détruisaient parfois -la moitié des
villes; à cause de leurs ravages, dit Landoffe en 4406^ Miian
n'avait presque aucun mur en pierres ou en briques, mais seu-
lement en paille et en torcbis. Il prend TefTet pour la calim^
mais il est certain que l'absence des cheminées oontrilnuiit aux
incendies; les anciens allumaient le feu au milieu de là saDe^
et la filmée s'échappait par une ouverture. Galvano Piamma,
dans le quatorzième siècle^ parle , comme d'une découverte
récente^ des cheminées avec le tuyau pratiqué dans le mur. Se-
lon André Gattaro, François Carrare l'ancien^ en 1368^ apporta
de Rome cet usage^ inconnu auparavant; vingt ans plus tard,
Musso remarquait que les maisons de Plaisance étaient splen*
dides, propres, bien meublées, avec des armoires^ des ustensiles
de cuisine et beaucoup de vaisselle, des jardtos^ des cours, des
puits^ de vastes greniers et de belles chambres^ dont quelques-
unes avec la cheminée (i). A Rome^ la maison à laquelle on
donne vulgairement le nom de Pilàte, et qui appartient à uo
descendant du consul Grescentius, est une forteresse à Pusage
de ce temps^ réparée par Cola de Rieiuso pour défendre le pont
Rotto ; très-lounie dans sa solidité, ornée outre mesure de mor-
ceaux enlevés çà et là^ elle a de bizarres chapiteaux et porte me
inscription grossière (2).
(1) FiAlOiJi, Manip, florwn; Gattabo, Misl, Paitv.f étmUê Hm, ik &r^.»
tùm.TmiUVêêO, Chron^PlaeêMt.
^ 'f' NoD tiAt ignanis cii^iis 4omu« hcc Nicholauft,
Quod nil momenti âbi mundi gratia sentit.
Venim quod fedt hanc non tam vana coegit
GkM:la, quam Rom» vétéran reoovare ABcovcm.
•f- lo domlbus pulcris memores estote sepulcris ,
Conlisiqoe Tirnm non ibi stare diu.
Mon Tehitur painia. NuBi fua ilta pereanis.
Mansio nostra brerls , canas et Ipse levfo.
*f* Si ftigiaa Tentum, si elaodaa ostia œntnm.
Servis mille Jubés non sine nidne culiea.
Si maneas castris, fenne vidnus ei afiite,
Ocius inde solet tôlière quosqne Tolet
*f Surgit in astra domus sublimis, culmina cii^tts
Primus de primis magnus Nièhobnis ab imto
MAISONS* 361
Dans la féodalité^ Ithaque seigneur, devenu presque un petit
rm, avaitde grandes richesse»^ mais l'entretien d'une famille
étendue lui imposait de grandes dépenses^ outre que ses reve-
nus eoDsistaient en denrées plutôt qu'en argent. Son palais^ qui
avait l'aspect, «ouvent même la force d'un château, se faisait re^
npiaiiquer par de grosses murailles^ par un. petit nombre ou Fab-
sence de f^ôtres, par des tours aux angles, des créneaus., un
fofisé autour avec un pont4evis devant la porta principale, que
défendaient des barbacanes, des canardières et des m&checoulis.
Autour de la cour destinée aux exercices militaires, se. trouvaient
la euisine avec l'office pour la cire et les épices, de vastes écu-
ries et les autres dépendances, une salle où l'on voyait disposées
les armes de guerre et de chasse; une autre, salle à manger,
capable de contenir non-seulement tous les membres de la far
mille, mais encore des hôtes nombreux. Dans celle du prince
d'Achaie à Pignerol, en 1367, mangeaient cent trente-neuf per^
somnes, parmi lesquelles vingt-cinq pauvresetquelquesmoines(4).
Lu salle où le sagneur prenait ses repas, éclairée par des torche»
que des pages tenaient à la main et par de grands candélabres
d'airgent, restait oav^e à tous les vents dans la bonne saison;
nmsp dans Fhiver, on la garantissait par de la toile ou des feuil-
les de papier. huilées, telles que les conservait encore en 1400
le château ducal de Moncaiieri. A ce manque de confortable
dans les habitations, faisait contraste la somptuosité de la table,
où brillaieat des flambeimx d'argent et même d'or, des chefs-
d'mivre artistiques^ des coupes d'ivoire, d'écaillé^ de cristal, ou
bien d'une matière plus (irécieuse.
. La salle de réception était ornée de tapisseries venues de Flan-
dre ou de Damas, et que l'on fit ensuite sur les dessins des
moiUeurs altistes dltaÛe* On étendait sur le pavé dç la paille-
firatche, quelquefois des tapis, et plus tard des nattes de sparte
et de jonc. Les sièges étaient en bois, parfois richement sculpté,
et couverts de drap ou de peaux imprimées, mais durs et toutr
aussi peu commodes que tes bahuts et les coffres. Çà et là* on.
Eradt, pttnimJecitt ol» reooTare snonim ;
Stat patris GrMoais matrtoque Theodoni nomen*
Boc cnlmen duimi caro pro pignore gestnin
Davldi trilnitt qui pater eiûbuit.
(1) Cadierine de VlennoU, princesse d'Acfaûe en iZW, pour obtenir dé lài
viande d*an boucher de Pûtoiey dut lui donner en gage un gobelet d'argent..
CiBBARlo, Écanom, poL du moyen ége.
voyait des a?iBoire» et des tiuffetf aiarqueté« &ef et d'aigMft,
dans les tiroirs desquels on plaçait les mille inutiiitèi ({ne MMiB
étalons aujourd'hui sur les consoles et las ^agères; onytfoii^radt
aussi des fonlaîaes et des bassins de ooîvre ou d'un toAM pkM
précieux^ une sphère de métal ou de irerie, une horioge danè mm
simplidté primitive, un diptyque, une imagode saiot^ mù eradftx
sur le prie^Dieu» mais rarement des liviM. Le lit» etiteuré d*«ft
boliistre^ était surmonté d'un ciel en drap orné de robillB et ém
dentelle^ avec des couvertures de grand prix. Le resie é# }a fit'-
mille dormait dans des chambres sans ornements. Il ^isle ea-
cope des châteaux, en Piémont et dans les Apenttim loseittS)
cpn conservent cette distribution et cet ameidErfement^
Lorsque les serfs commencèrent à fuir la oa«ipa|^e pow ne
réfugier dane les villes aflranchies, on s'occupa de Aire da^ b^
hitations à la hâte, avec poutrelles et torchis; au lieu des au*
noéios modernes, on plaçait souvent au-dessus d& la porte un
saint ou bicai une devise poor distinguer les maieona^ Ââu d'é^
pargner le terrain^ et les transports se fiaisant à dos d^bélea de
somme, on donnait trè^-pen de lu^ur à 4a pbipaft de& nea;
puist comme Ton construisait sans suivre aucun pis» régn&tr,
elles étaient tortueuses et ne correspondaient paa «Btire eâ^m.
L'aspect des villes ne devait pas être celui de la propreté^ nkxps
que les vues pavées étaient rares, et que les cochon» s'y vau*
traient comme les chiens aujourd'hui.
Le peuple^ une fois affranchi, fit abattre les tours^oùleeelgnear
s'irritait pour échapper au chÀtimentdes lois. Vinrent ensuite les
factions, et souvent le parti victorieux, abusant de son triomphe
momentané, rasait les maisons des vaincus; parfois l'attiorité.
décrétait cette mesure pour satisfaire la fureur plébéimne; du
reste, on appliquait cette punition avec une telle exactitude que
l'on ne déoiolissait qu'une partie de rhabitalîon fiMBd elie a|H
partenait à divers propriétaires (i); Tinfamie frappait l'empte»
cernent, sut lequel on ue pouvait plus constraire.
Le vieux palaia à Florence, en iâ9B, fut mis hors d'équem,
pour qu'il n'occupÂt point l'espace où s'étaient élevées les mai-
sons desUberti» qui avaient voulu livrer la patrie aux étrangers;
à Venise, le terrain de celles des Quirini» complices de Tiepolo,
fut réservé aux exéculions.
Le luxe né tarda point à faire invasion dans les édifiées pri-
i\y Crouaca di Sanmlniaio, ap« Baluzio, I, 457.
MAISONS. 963
vé&f et Vm en tit de riches et de majestueux à Florence, à Génes^
à Veniee ; cependant on songeait moins au confortaUe qu'à la
dolidtté et à la beauté. Sans rappeler une ancienne Ici lombarde^
qui défendait de coucher plus de quatorze dans la même pièce,
les huit de la seigneurie de Florence dormirent tous dans une
sevile diamtoe jusqu^u milieu du quinzième siède^ époque oà
Micheioeeo en construisit une pour chacun. Néanmoins on par^
lait de cette glorieuse répuMique, dont les citoyens^ simples
dans leur costume et leurs habitudes privées^ protHguaient far-
gent en tableaux^ sculptures^ bibliothèques^ églises, et dont les
Bâvires^ expédié» à Alexandrie et à €k)nstantinopIe avec de pré-
cieux tissus de soie, en rapportaient des manuscrits dHomère,
de Thucydide^ de Haton. '
En 4270, Venise publiait une ordonnance sur les hôteliers, par
laquelle il leur était enjoint de ne paâ loger de prostituées, de ne
tenir qu'une porte ouverte^ de ne Tendre d'autre vin que celui
que leur fournissaient les trois yfur^tc^^r^, d'avoir au moins qua-
rante lits garnis de draps et de couvertures : prescriptions di-
gnes de remarque dans une époque où, en Angleterre^ on cou-
vrait à peine de paille les planches sur lesquelles dormait le roi.
Frère Buonvicino de Rîva^ qui en fit la statistique en i%8, donne
à Milan trekse miRe maisons et six mille puits, quatre cents fours,
mille tavernes où Ton débitait du vin, plus de cinquante au^
berges et hôtelleries, soixante galeries couvertes devant les mai-^
sons. Ces vestibules, les cloîtres des couvents, le palais public,
Varmgo, le broletto^ servaient pour les réunionset les assemblées.
Le podestat de Milan, en i^72, défendit d'encombrer les arca»
des sous le ôrolettOy afin que les nobles et les marchands pus*
sent 7 circuler librement; bien plus, il voulut qu'on y plaçât des
bancs pour s'asseoir et des perchoirs destinés aux faucons d aux
éperviers, que Ton promenait alors avec soi comme aujourd'hui
on se fait suivre des chiens.
La nourriture du peuple était grossière; on faisait un grand
usage du lard , et nous trouvons souvent des legs institués pour
en distribuer aux pauvres (i). En 4150, les chanoines de Saint*
Àmbroise à Milan se faisaient donner par Tabbé, sans que nous
puissions dire quel jour, un dîner à trois services : le premier, de
(1) Dans le testament d'André, archevêque de Milan : Pascere debeat pau"
pères centuin, et detper unumquemque pauperem dimidium panem, ei campatta-
l'tcum lardum, et de caseo luter quaUior iièram unam, et vini sextarium unum.
364 NOURRITURE. VÊTEMENTS.
'.\l-^it:irit
poulets froids , de gigots au vin, de viande de porc égi
froid ; le second, de poulets farcis^ avec du bœuf à la poivrade et
une tourte; le troisième^ de poulets rôtis, de filets aux croûtons
et de cochons de lait farcis (4). Le grand usage des viandes ren-
dait nécessake l'emploi du poivre, dont la consçunmaiion peut
se comparer à celle que Ton (ait aujourd'hui du café ou du suere.
Le pain Uanc était réservé pour les jours d'invitation , et Milan ^
en i355, n'avait encore qu'un jour où Ton cuisait cette espèce
de pain; on faisait l'autre avec de la farine mélangée ou du sei-
gle. Le panaloney les foca^ecie, les pizze, le panforie, les cros^
taie et autres variétés de gâteaux que l'on mange encore aux
fêtes de Noël ou de Pâques, sont des vestiges du temps où cha-
cun cuisait le pain dans sa maison ; encore le faisait-on rarement,
et surtout à l'approche des grandes solennités. En général, le
I^ince ou le seigneur donnait à manger^ dans le château féodal,
à tous les individus placés sous sa dépendance ; de là les immen-
ses banquets et les énormes plats qui furent ejiisuite conservés
par luxe.
L'art de fmre des bas à l'aiguille, qu'aucune jeune fille n'ignore
aujourd'hui, fut connu assez tard. On sait que les Romains ne
faisaient point usage de culottes, et Ton regarda comme une
grande nouveauté que César, pour se mettre à l'abri du froid,
prttune sorte de caleçons. Les vaincus adoptèrent bientôt. tes
braies que portaient les barbares. Les peaux étaient communes;
celles de renard, d'agneau et de bélier couvraient les plébéiens^
et les riehes étalaient sur leurs corps les dépouilles grises, nm-
ràtres ou Manches de la zibeline, de la martre^ de l'hermine.
Le nom de superpelHcem , donné à la tunique , atteste chez les
prêtres l'usage de porter des fourrures, usage qui a laissé des
traces dans Taumusse et la chape. Les Vénitiens, et peut-être
les habitants de l'Exarchat, adoptèrent le costume des Grecs,
avec lesquels ils se trouvaient en relations fréquentes; lorsque
les croisés assaillirent Constantinople, le Vénitien Pierre Albeki,
qui était monté le premier sur les murailles, fut tué par un Fran-
çais qui le prit pour un Grec. Les croisés, comme l'indique le
masque qui en est le type, portaient la barbe à la byzantine.
Cluique pays avait une manière propre de s'habiller, et Dante
se fait reconnaître dans son pèlerinage autant par son langage
(1) GiCLANI, Memorie délia città e campûgna milanese, tom. V, 471.
LOIS SOMPTUAIBES. 365
que par son costume (1). Les statuts et surtout les lois somp-
tuaires de chaque commune^ avec leurs minutieuses prescrip-
tions qui s'étendent même sur la coupe, les plis, les ornements
et la dépense des habits» pourraient, si Ton voulait, fournir de
précieux détails sur les coutumes d'alors. Les birri étaient des
casaques de couleur roussfttre, plus souvent de drap grossier et
avec le capuce; on donnait le nom de rauba ou roba aux habits
les plus riches^ nom qui s'est conservé dans l'italien et le fran-
çais. Les lois somptuaires font mention du superioius^ du palan-
dran ou cape^ distincte du manteau parce qu'elle avait le capuce,
mais non les manches. Mais pourquoi faire le récit» et qui vou-
drait récouler» des différentes modes de chaque époque? C'est
là un travail dliistorien municipal.
Les statuts de Mantoue, en 4327^ défendent aux femmes de
basse condition de porter des vêtements qui traînent^ et de met-
tre au cou aucun ornement de soie; en outre, celles d'un rang
quelconque ne doivent pas avoir de robes avec une queue de plus
d'une coudée, ni couronne de perles et de pierres précieuses à
la tête, ni ceinture qui vaille plus de 10 livres , ni bourse dont le
prix dépasse '15 sous, a En 1330, raconte Viliani, Florence prit
des mesures coiltre le luxe des femmes, qui faisaient d'excessives
dépenses en parures» couronnes, guirlandes d'or et d'argent,
perles et pierres précieuses, filets, ornements de perles et au-
tres de grand prix pour la tête; vêtements de draps divers et
d'étoffes diverses, relevés en soie de plusieurs manières, avec des
franges de perles et de petits boutons dorés ou d'ai^ent, sou-
vent dé quatre files et de six réunies ensemble; fermoirs de per-
les et de pierres précieuses sur la poitrine, avec des signes et di-
verses lettres. Dans les repas de noces» même dépense» ménie
profusion déréglée. Il fut pourvu à tout cela» et des ordres sé-
vères furent adressés à certains officiers pour que nulle femme
ne pût se coiffer avec une couronne ou une guirlande d'or» d'ar-
gent, de perles, de pierres précieuses, de verre, de soie ou rien
de semblable, pas même en papier peint ni avec un réseau ou
des tresses d'aucune façon : point de vêtements à crevés ni em-
bellis de figures , mais un tissu simple avec deux couleurs seu-
lement, sans ornements d'or, ni d'argent, ni de soie, ni de pierres
précieuses» ni d'émail, ni de verre; aux doigts, pas plus de deux
anneaux; la ceinture, sans pierres précieuses» ne devait avoir que
{!) Dante» Enfir^ xxx» 7. -
366 LOIS S0MPTUAIRB8.
douze plaques d'argent; aucuue femme ne pouvait s'babill^r de
âCiamHo (Borle d'étoffe de soie)^ et celles qui avaient des robes
de cette étoffe étaient obfigées de les marquer afin que d'autres
n'en pussent faire. Ainsi tout les habits de dnq[> ornés de soie
furent supprimés et défendus; aucune femme n'eut le droit de
poiler des robes dont la queue dépassât deux coudées, et qui
fussent échancrées plus que l'ampleur du fichu. De la même ma*
nière on proscrivit les vestes et les cotillons somptueux des en-
fants^ enfin tous les objets de luxe et même l'hermine^ esc^té
pour les chevaliers et leurs dames« Les honmies durent renooeer
à toute espèce d'ornements, à la ceinture d'argent, aux pour*
points de taffetas, de drap et de camelot. En outre, il fut pres-
crit de ne servir aux festins que trois espèces de mets, et d'invi-
ter pour le repas du mariage vingt convives seulement; l'épousée
ne put se faire accompagner que de six femmes : aux banquets
pour les nouveaux chevaliers cent invités, trois sortes de mets,
et défense de donner aux bouffons des habits dont il était fait
auparavant une grande distribution. »
Ces statuts somptuaires offrent des détails curieux et des ren-
seignements individuels; mais chacun d'eux exigerait un oom*
mentaire spécial, qu'il serait difficile de compléter* Comme essai,
citons celui de Lucques, qui, eni308,ne veutpas qu'on se frappe
dans les mains aux funérailles, et défend aux femmes d'avoir les
cheveux en désordre et de pousser ainsi des gémissements auprès
du cadavre, à moins qu'il ne s'agisse d'une épouse, d'une fiUe ou
d'une cousine germaine. En 1363, il fixe à quarante le nombre
des invités pour les noces, outre quatorze serviteurs, cuisiniers
ou marmitons : sur la table ne paraîtront que deux espèces de
mets, de la viande et du poisson, et l'on n'en servira qu'une
seule à la fois, en distribuant un morceau pour deux personnes;
pour le rdti, un poulet ou deux, ou deux perdrix grises, ou deux
tourterelles ou cailles, ou un quartier de chevreau, ou bien une
moitié d'oison. Les ravioli, les tartelettes, les tourtes et autres
friandises de pâte ou de lait, le fromage, les saucisses, la viande
salée et les langues fourrées ne sont l'objet d'aucune prescrip-
tion. Au souper, vingt convives seulement avec huit serviteurs,
et deux qualités de mets, outre les légumes, ou le fromage, ou
la recuite comme dessus; défense d'offrir des bonbons avant ou
après le diner, mais qu'on présente une seule fois le dnigeoîr
au diner et au souper. Un autre chapitre règle remploi du se-
cond jour, après lequel aucun festin n'était permis , pas môme
LOIS aOHfTOAlBIS. 367
le jour où se donnait Tanneau du mariage. Dans ces occasions,
oa ne pouvait avoir ni jongleurs, ni musiciens, ni bouffons;
mais^le jour de la fé(e>on autorisait la présence de joueurs dins-
truments pour accompagner l'épouse dans les rues^ et^ le pre-
mier jour du mariage^ il était permis d'avoir un musicien dan
la maison ou dehors/ à la condition que Tinstrument m wemi
ni trompe, ni trompette, ni timbale, ni cornemuse.
Il fallait renfemfer dans des cotTres le trousseau que la femme
envoyait au mari, et les coffres ne devaieatétre ni sculptés^ni
brillants , ni dorés. A la suite venaient une foule de prescrip-
tions sur ce trousseau, puis les accoucfaements, les bi^>tô-
mes, etc. Ces règlements as multiplièrent successivement, en
1273; il fut défendu de porter, sauf ré|ùngle de la ueintuve,
ni or, ni argent , ni étuis de couteaux ou de livres , ni aiguil-
tiers, ni boutons, ni colliers > ni broderie quelconque, et le
nombre des anneaux resta limité à six. Les femmes, si ce
n'est à partir de Tftge de dix ans jusqu'à une année après leur
mmage, n'avaient pas le droit d'étaler des perles, des joyaux et
des agrafes; pendant ce temps, elles pouvaient orner leur tôte de
trois oncea de perles, de la valeur de 30 ducats; pas de sandales
couvertes de sde ou d'or; aucune femme ne devait avoir pfaia de
deux vêtements de soie, dont un seul de couleur cramoisie, et,
pour éviter la fraude, le statut ordonnait, avant de prendre un
habii^ de le (aûre enragiatfcr dans le livre ad koe; il fallait, en
outre, quand OB voolaii le quitter, faire changer Hnscriplion, et,
dès qu'on l'avait mis de côté, on ne devait plus le reprendre. Les
manches ouvertes à la manière des cloches étaient prohibées.
Ces prescriptions, bien plus sévères encore pour les campa-
guardes, ne regardaient pas les chevaliers, ni les docteurs méde*
cina ou en droii, ni leurs femmes.
« £t) comme les meilleures lois seraient inefficaces si Fon né-
gligeait de les faire observer, » on multipliait les visites domi-
ciliaires, les espions et toutes les mesures qui accompagnent des
lois absurdes. En i&84 parurent de nouvelles restrictions, au
point, que les rès^enoents déterminaient la manière de se vêtir,
le prixde la ceinture, del'esoarceUe el du tablier. En 1480, on
limitait les dépenses pour les repas, dont il fallait exclure les
dragées, les gaufres , les fruits, le vin ; les meubles des cham-
bres se composaient de sièges à dossier, de bancs et de tapis ;
aux lits, des draps de lin sans or ni argent, des couvertures de
soie, et pour ciel des tapisseries. Viennent ensuite de nombreu-
368 LOIS SOUPTUAnUES.
ses prohibitions dont il est impossible d'apercevoir le motif, si
ce n'est au moment qu'elles sont imposées, ou lorsqu'on les sup*
prime, ce qui arrive souvent peu après (4 ).
Les lois somptuaires,bien qu'elles fussent inefficaces, pouvaient
sembler opportunes alors que l'on attribuait au gouvernement le
droit, non-seulement de multiplier les impôts et de prodiguer les
dépenses, mais de veiller, comme un père de famille, à la mora-
lité des citoyens. Or un moyen dé moralité était de ne pas sor-
tir de son état, ce qui fait que le riche ne contracte pas les vices
du pauvre, ni celui-ci les vices de celui-là. Les différences de
pays et le naturel ne conduisaient pas, sans doute, à la vertu,
mais classaient les individus d'une certaine manière en les main-
tenant dans leur caractère propre.
Nous ne voulons pas quitter ce sujet sans rappeler les mesures
prises, en 4346, par les Lucquois à Tégard des Huit, leurs an-
ciens, qui habitaient le palais de Saint-Michel in Foro : «r Que
chacun d'eux assiste à la messe du matin ; ceux qui ne s'y
trouveront pas à Tévangile, à l'élévation, à la bénédiction,
payeront : les premiers, six deniers; les seconds, douze, et les
auti*es, dix-huit. Défense à tous de âortir du palais, et de répon-
dre à quiconque parle au collège, sans la permission du com-
mandeur, sous peiue de deux sous; si l'un d'eux ne vient pas
(1) La loi somptuahre de Lucques, qui resta en Tigueor jusqu'à la fin de la
république, fut celle du 20 octobre 1587. ToMMASI, Somnmnc.
Un statut de Florence, du 27 mars 1299, porte : Si qua mulier 'wUtteni por-
tare in capite aliquod ornamentum auri vei argenti, vel lapidum preàoswnm
veietiam contrafaetorum, "vei perlarum^ tenatur tolvere Commun i florenli/to aro
quoUhet anno &0 Uh, /. p. ; salvo, quod possit quœtibet domina^ si sibi ptoem-
rit, portare 4turum filaUan vei argentum filatum usqve in 'Va/orem iii, 3 adpint,
— Et tiqua mulier voluerit déferre ad manteitum fregiaturam auri imI argenti
vel seriei lexti cum auro vel argento, vel seannellos aureot vel argtntaat vel
perlas, teneatur solvere Coaanuni florentine liàr, ^ f, p, proquoliàet anno {At^
chives des réformes).
Parmi les autres, on peut constater les Statud suntuarj cirea il vesHario délie
donne, etc. émanés de la commune de Pistoie, en 1332 et les années suÎTantes,
et publiés par Sébastien Giampi à Pise, en 1815, a^ec des éclaircissements mur
les moeurs et le luxe d'alors dans sa patrie; Ibs Due ttatuti suntuarj eirea il
vestire degli uomini e detle donne, faits par la commune de Pérouse avant
Tannée 1322, et publiés^dans cette ville en 1821 par VenniglioU. En 184d,
Fabretti en a publié dans VOsservaiore del Trasimeno quelques autres, tirés des
jinnali decemvirali de Pérouse.
Les ennuis causés par les lois somptiiaires et les subterfuges des femmes sont
faoétieusement exposés par Franco SachetU, Nov, cxxxvn.
USAGES DIYEES. 369
au, collège lorsque sonoera la grande cloche^^ il payera un gros.
Ils ne pourront sortir plus de trois à la fois^ afin que le collège
se trouve au pafais la, nuit comme le jour; quenulpaconcjlpi^e
ou fasse conduire au palais aucune femme, sous peine de cent
sousy et ne se mette à table ou se lave les mains avant d'avoir
vu assis et lavé iç commandeur^ qui^ au collège, à Tégiise^ à ta-
ble, doit occuper le premier rang, et dans les rues marcher de-
vant les autres. Qu'on ne dise à table aucune parole indécentq^
ef^si le commandeur n'accorde pas Tautorisation déparier^ qu'on
garde le sîlcacè,, à la messe comme à table. Aucun étnu^g^^^^ns
la permission du collé^^^ » ne pourra être invité à dèjeuner> à
dîner, à goûter, à souper, et, si l'un des membi^ obtient cetj^
faveur, il payera chaque fois deux gros à Técanom^. Lp^nnciepé
u0 pourront assister aux funérailles, a moins qu'il ne sagissci de
quelque personne de leur famille et d'un parent^ §ous peine de
quarante sous: n'envoyer au dehors aucune choseàmaqg^r ou à
boire; ne pas faire venir de vin plus de deux fois par joiuvet
seulement iin demi-quail» en le payant; puis qu'on tienne tour
purs lacocbejpour le commandeur; ne manger aux frais do
collège aucune espèce de bonbons, si ee n'est à l'apis confit w
des dragées de. dessert, et quiconque en fera venir ies^payera de
sa bourse, » ...
Le Ferrarais Ricobaldo décrivait ainsi les usages vers Tannée
ii38 ; a A^temps de Frédéric il, les italiens avaient des cou-
tumes grossi^)ro8« Les hommes portaient des mitres à écailles de
fef. Au souper, le mari et la femme mangeaient sur une seule
assiette, et ne faisaient point usage de couteaux; on ne trouvait
\î là maison qu'un ou deux gobelets, et^ la nuit^ la table à man-
ger était éclairée par une torche que tenait un servitetn* ; les
cbandelloa de.âuif ou de cire étaient inconnues. Les hommes et
les bnniues Si'habilkiient gi*ossièrement , sans pai*ures d'or ou
d'argent, oubienVen ayant qu'une petite quantité, et la nourri-
ture était mesquine. Les plébéiens mangeaient de la viande fraî-
che trois jours de la semaine, à diner des légumes cuits avec de
la viande^ à souper de la viande froide, reste du repas antérieur,
et tous ne buvaient. pas de vin dans l'été. Les jeunes filles^ dont
la toilette était fort modeste, n'apportaient à leurs maris qu^une
dot modique. Les demoiselles se contentaient d^me jupe /le
droguet {pigiiolato), et d'une guinàpc de linon {socca)-^ mariées
ou fiancées, elles ne mettaient sur lem* tête aucun ornement de
prix. Les femmes s'eiitouraient les tempes et les joues de larges
UUT. DES ITAL. — T. V. 24
370 USAGES DIVERS.
bandes nouées sous le menton ; les hommes mettaient leur gloire
dans les armes et les chevaux^ et^ s'ils étaient nobles^ dans la
hauteur de leurs donjons. z>
Cette extrême simplicité est une exagération de Ricobaldo^qui
voulait^ par le cootraste^ faire honte de leur faste à ses contem-
porains; c'est ainsi que nous entendons chaque jour les vieil-
lards exalter les habitudes sobres et simples de leur jeunesse^
habitudes qui pourtant ont fourni aux poètes, aux auteurs comi-
ques, aux prédicateurs d'alors, un texte abondant de railleries
et de reproches. Nous-mêmes, si notre existence se prolonge,
nous regretterons, au milieu des accès de mauvaise humeur de
la vieillesse, l'heureuse simpHcité et la naïve bonne ïoi qui ré-
gnaient à l'époque de notre jeunesse.
Un écrivain anonyme du treizième siècle s'exprime ainsi^
mais plus longuement que nous ne le faisons, sur ]e8 mœurs
des Padouans : « Avant Ezzelin^ ils allaient jusqu'à vingt ans la
tête découverte ; mais ensuite ils se mirent à porter des mitres
et dos heaumes ou capuces à becs, et tous adoptèrent le surcot
(épUoge) en drap, dont la coudée valait plus de 20 sous. Belle
famille, bons chevaux , toujours des armes. Aux jours de fêtes,
les jeunes gens nobles donnaient des festins aux dames, qu'ils
servaient eux-mêmes, dansaient ensuite et faisaient des tou^
nois. Les femmes, après avoir renoncé à la grosse jupe de dro-
guet crépu, s'habillaient de linon très-fin, dentelles employaient
de cinquante à soixante coudées, chacune selon sa fortune. Si,
au temps d'Ezzelin, un bourgeois se présentait à une danse, il
était souffleté par les nobles, et, si un noble faisait la cour à
quelque femme du peuple, il ne pouvait l'introduire au bal sans
autorisation. » '
Nous trouvons dans ce fait un reste des insolences aristocra-
tiques» Si nous considérons la Divine Comédie comme le docu-
ment le plus important de l'histoire italienne, nous y voyons le
regret continuel des temps passés, c'est-à-dire des temps où ré-
gnait l'aristocratie : la valeur et la courtoisie se rencontraient
dans toutes les villes d'Italie, les cours brillaient de tout l'éclat
de la noblesse, et ni les parvenus ni les fortunes subites n a-
vaient encore troublé ce genre de vie si beau et si calme. Laisr-
soils dire à Boccace que les Florentins sont babillards et pares-
seux comme les grenouilles (1), lui qui ailleurs s'exprime ainsi
(I) Ech^^a vil.
PUBLICITÉ DES FÊTES. FASTE.* 371
à regard des Pîsans : « Il y en a peu qui ne ressemblent à des
lézards gris. » Gomme il écrit par raillerie, par ordre, par imita-
tion, il peut, moins que tout autre romancier, nous fournir des
renseignements sur les coutumes du pays, d'autant plus qu'il ne
fait souvent que copier ; dans la description môme de la peste,
il emprunte à d^autres les traits que Ton croirait caractéristi-
ques, et met sur le compte de la reine Théolinde ou de la mar-
quise de Saluées des aventures qui leur sont étrangères. La vie
d'alors nous est mieux révélée par les Cent nouvelles antiques,
dont quelques-unes furent certainement écrites au temps d'Ez-
zelin, et parcelles de Franco Sacchetti; les nombreuses anec-
dotes de cet auteur, bien que parfois insipides, nous révèlent
les habitudes sociables et gaies de la liberté, remarquables par
les réunions joyeuses, les vives plaisanteries, les amusements
naïfs, la passion de conter, les promptes répliques, le trait lancé
à propos, l'existence en plein air, les rapports familiers entre
les seigneurs et les plébéiens, rapports inconnus aux autres
nations. Au temps où Frédéric II régnait en Sicile, a un dro-
guiste de Palerme, nommé maître Mazzeo, avait coutume,
chaque année, à la saison des citrons, après s'être bien frisé et
cravaté, de porter au roi, d'une main, des citrons sur un pla-
teau, de Pautre des pommes, et le roi recevait ce don gracieu-
sement. » Ce même Frédéric et ses fils, Henri et Manfred, par-
couraient le soir les rues de Palerme, en jouant de là mandore
et chantant, à la clarté des étoiles, des coblas et des strambotti
de leur composition.
Ce qui charme surtout dans le tableau de cette époque, c'est
la publicité de toutes les fêtes, si différentes des nôtres ; aujour-
d'hui la joie, comme la douleur, se renferme entre les murailles
domestiques, ou ne se communique tout au plus qu'à ceux
qu'on appelle ses égaux. Alors, au contraire, il semblait que le
contentement d'un seul fût celui de tous. Les familles célé-
braient les noces en tenant table ouverte, et les funérailles avec
le concours de toute la ville ; on dansait sur les places publi-
ques, et avec le premier venu. L'individu qui bâtissait une mai-
son plaçait à côté une loge ou portique ouvert pour recevoir
ses amis en présence de tous(l) ; celui qui n'était pas assez
(I) a Us élevèrent au milieu du château une colonne avec un portique, sous
« lequel devaient se réunir les pères de faniille pour fuir la chaleur et s^entre-
« tenir de leurs affaires. Ajoutez à cela que la jeunesse sera moins effrénée
372 FASTE.
riche pour ajouter cet appendice mettait devant la porte un
banc^ afin de causer avec les passants : c'était sur ce siège que
le boulanger Cisti excitait l'envie des gros bourgeois, avec le pain
mollet et. le bon vin qu'il s'estimait heureux d'offrir aux ci-
toyens illustres et aux ambassadeurs des plus grandes puis-
sances (i).
A Pidée de ces siècles poétiques et pittoresques nous asso-
cions celle de vêtements de grande valeur, ornés d'or, de pierres
précieuses et de founnu'es; mais un seul suffisait pour toute la
vie, et se transmettait même du père aux lils et aux petits-fils.
Chaque condition avait son costume particulier; car un des
caractères du moyen âge, c'est la distance que les opinions, les
lois, les usages mettaient entre le peuple et la noblesse, le riche
et l'artisan , l'ouvrier et le lettré. De vastes palais, remarqua-
bles par la sohdité plus que par la l)cauté, avec quelques nieu-
bles qui semblaient faits pour réiernitc; de grandes salles, des-
tinées à recevoir la nombreuse clientèle; des portiques pour
s'abriter du soleil, discourir et conter les nouvelles; des bouf-
fons pour égayer par des anecdotes el des facéties les réunions
et les convives; des dons d'une valeur substantielle, comme
babils, argent, vivres; des troupes de chiens, d'éperviers, de
vautours, de chevaux ; des parcs immenses et clos pour les
chasses; une suite nombreuse de serviteurs, des armes splen-
dides, des réunions de tous les jeunes gens, des chevauchées,
de fréquentes cérémonies : voilà ce, qui dislingue Topulence dV
lors du luxe moJerne, consistant en habits et en colifichets
d'apparence plus que de prix, dont la forme change sans cesse
selon le caprice de la grande cité qui règle en Euro{)e la ma-
nière de se vêtir et de penser.
Nous ne ferions que nous répéter en mirant ici dans le dé-
tail de ces mœurs chevaleresques, qui sont elles-mêmes toute
une poésie. La conviclion domine partout; delà ce caractère
absolu que Ton remarque dans les prescriptions, les croyances,
les haines, Tamour, les persécutions, dans les entreprises gé-
néreuses ou futiles, dans la science el la volonté.
Les sentiments, grâce à la liberté, durent s'améliorer beau*
coup, puisqu'un plus grand nombre participait à la science et
pouvait exercer son activité. Sortir du cercle étroit des affaires
<i dans se5 jeux eu préseuce des patriciens. » Léon-Baptute Albehti, Ar-
cliiuct., liv. VIH, c. G.
(1) Vufr BoccACE.
LIBERTINAGE. 373
domestiques pour s'occuper des intérêts publics^ participer sur
la place et dans le conseil à des débats dont dépend la prospé-
rité de la patrie, rien n'est plus propre à élever le sentiment de
la dignité personnelle. L'agitation des partis, les souffrances
des individus, l'empressement à triompher de ses rivaux, l'am-
bition de parvenir aux charges comme témoignage de la con-
fiance publique , habituent dès la jeunesse à se faire une
volonté, et préviennent cette somnolence dans laquelle s'engen-
drent les passions basses. L'homme sentait qu'il était citoyen ;
dans la lutte îivec les adversaires intérieurs et les ennemis do
dehors, il acquérait la conscience de ses forces physiqueset
morales; puis, en élevant ses fils, il se consolait par la certitude
de leur laisser une place dans la société et une espérance.
L'habitude de compiler et d'appliquer les statuts fit songer à
la politique et développa la jurisprudence. Les nobles, qui ne
remplissaient autrefois que les fonctions de capitaines, devin-
rent alors podestats, ce qui lés força de se livrer à l'étude ou
du moins à tenir en plus grande estime les légistes, dont les
consultations leur étaient nécessaires. Dans les cités populeuses,
il venait du dehors jusqu'à deux cents individus pour occuper
les magistratures annuelles, et ce concours mettait les idées en
commun, accroissait les connaissances réciproques, répandait
parmi les Italiens la science politique. Les podestats étaient fiers
de laisser leur nom à quelque œuvre nouvelle ou du moins à
certaine amélioration; chaque république formait un centre
d'activité, et chaque homme s'occupait avec ardeur des intérêts
de sa commune, au grand avantage des forces individuelles et de
l'énergie des caractères. L'Italie, au milieu de FËurope féodale,
apparaissait donc comme une oasis de la civilisation. Si l'on
voit peu de grands hommes briller au-dessus de la foule, il ne
faut pas en conclure qu'ils manquaient, mais que tous les ci-
toyens étaient parvenus à une certaine élévation.
Ne nous laissons pas néanmoins abuser par les panégyristes
du passé : pouvait-on espérer la délicatesse des sentiments, lors-
que les intérêts exaspéraient les haines , et que les actes de la
violence restaient impunis pour quiconque éludait la loi en se
réfugiant sur le territoire voisin, ou la bravait avec l'appui d'une
faction? Si les châteaux continuaient à offrir le spectacle de la
débauche et de l'oppression, si le clergé étalait une magnificence
et un luxe qui conviennent si peu à son caractère, les communes,
de leur côté , étaient loin de se distinguer par une moralité se-
374 UBEATINAaS.
vère. On comptait les prostituées par milliers à la suite des armées^
même celles des croisés, ainsi que dans les villes où parfois on
les exposait aux courses y à l'époque des solennités publiques.
Dans les archives de Massa Maritime , il existe un contrat du
3 janvier 1384, par lequel la commune vend un lupanar à Anne
Tedesca moyennant une rente annuelle de 8 livres et l'obli-
gation de le tenir pourvu d'un personnel suffisant* En vertu d'un
acte pareil^ du 19 novembre 1370, qui se trouve dans les archives
diplomatiques de Florence^ la commune de Montepulciano loue
pour un an^ à Franceschina de Martino^ de Milan, une maison de
prostitution au prix de 40 livres, outre la taxe ordinaire due par
les femmes de mauvaise vie. François de Carrare ayant trouvé
un grand nombre de ces malheureuses dans le camp des Yéro-
nais, qui venaient d'essuyer une défaite^ les établit au pont des
Moulins de Padoue , et frappa d'une taxe , au profit de la com*
mune^ le produit de leur débauche.
Deux colonnes, apportées d'une île de FArchipel^ gisaient sur
le sol à Venise^ faute de quelqu'un qui sût les mettre debout ,
lorsqu'un brocanteur lombard essaya de le faire. Après les avoir
attachées, il mouilla les câbles^ qui^ en se contractant, les soule-
vaient ; puis, à mesure qu*elles se dressaient, il avait soin de les
étayer^ opération qu'il répéta jusqu'à ce qu'il fût parvenu à les
asseoir sur leur base. Nous ne savons ce qu'il faut croire d'un
expédient aussi grossier, mis en pratique au milieu d'un peuple
qui avait Saint-Marc sous les yeux ; mais ce qui importe, c*est la
récompense demandée par l'inventeur , qui voulut que les jeux
de hasard fussent autorisés à son profit dans l'intervalle de ces
deux colonnes , privilège continué pendant quatre siècles , jus-
qu'à ce que l'on fît de cet emplacement un lieu infâme, résené
aux exécutions. A Gènes, à' Florence, à Bologne, on se livrait
publiquement à ces jeux ; ailleurs on les défendait fréquemment,
ce qui veut dire que les prohibitions étaient inefticaces.
Les lois municipales révèlent les habitudes du peuple, le luxe
avec toutes ses corruptions, les spéculations sur le change et sur
les fonds publics. A Lucques, la femme.de condition libre qui
violait la foi conjugale était abandonnée à ses parents, qui pou-
vaient , sauf la mort , lui infliger toute espèce de châtiments ;
ailleurs on la brûlait, sévérité qui devait empocher les accusa*
tions. Le statut de Gênes, de 1113, ne prononce que l'exil contre
le mari qui tue sa femme ; celui de Nice punit de l'amende et de
l'exil l'adultère, après l'excommunication. L'homme coupable de
GROSSliRBnÉ DB MOEURS. 375
viol était marqué sur le front avec un fer rouge , à moins qu'il
ne payât KO sous ; les incendiaires mêmes pouvaient se racheter
à prix d'argent (1). Le statut de Mantoue imposait au blasphé-
mateur une amende de iOO sous; sHl ne pouvait les payer dans
le délai de quinze jours, il était mis dans une corbeille et noyé
dans le lac (2). Tout homme qui parlait à une femme dans une
église payait 20 sous^ dont la moitié revenait au dénonciateur.
A Suse^ les gourmands et les prostituées étaient promenés tout
nus dans les rues de la ville.
Tous les récits accusent la grossièreté des mœurs, une licence
effrontée dans les relations avec le beau sexe^ le goût des bouf-
fonneries i Tabus de la force , le brigandage de bandes auda-
cieuses y les dérèglements , l'avarice et les simonies du clergé ,
les excès de la table chez les personnages même considérables ,
l'absence de cette pudeur publique qui est le fruit de la délica-
tesse des sentiments, et, jusque chez les grands^ une débauche
éhontée et le concubinage. «Dante n'hésite pas à reléguer dans
l'enfer des citoyens renommés : le père de son cher Gavalcanti
et le grand Farinata des UbeAi s'y trouvent parmi les épicuriens^
c'est-à-dire au nombre de ceux qui s'occupaient de jouir de la
vie présente^ sans souci de l'avenir; il place encore parmi les
pécheurs contre nature a la chère bonne image paternelle » de
ce Brunetto Latini , qui lui avait enseigné a comment l'homme
s'éternise ».
Néanmoins^ chez tous les personnages auxquels Dante assigne
un rôle dans ce drame si fertile en catastrophes, apparaît un dé-
sir de renommée qui leur fait, pour un instant^ oublier les tour-
ments^ oublier la honte qui peut rejaillir sur eux de leur dam-
nation connue, heureux avant tout que leur mémoire revive parmi
les hommes ; désir à peine étouffé chez ceux qui se plongèrent
dans les vices d'une scélératesse égoïste et basse , les traîtres ,
les espions et autres misérables pareils. Dante^ en effets a trans-
porté dans l'autre monde ce qu'il avait sous les yeux dans celui-ci,
où les passions^ entre la barbarie qui n'était pas tout à fait éteinte
et la civilisation qui ne brillait pas encore d'un pur éclat , n'a-
vaient rien perdu de leur énergie et obéissaient à l'instinct plus
qu'au calcul. *
(1)- Leges mitnicîp.y 248, 99, 66, dans les Monum, hîst.patriœ,
(2) CorbeUttur in lacn ita quod submergatur, Liv. i, nib. 23, et IWr. Y,
rub. 12.)
376 SUPERSTITION.
Ajoutez à cela une dévotion puérile, qui voyait un Riiracle dans
tout événement , des récompenses et des châliroents immédiats
dans tous les accidents ; qui mettait sous la garde d'un saint chaque
passion et chaque espérance^ faisait intervenir à tout propos des
saints et des apparitions , et multipliait les vœux , comme un
pacte avec le ciel, pour écarter les dangers et môme pour réussir
dans de mauvais desseins. On attribuait sérieusement à la statue
de Mars, toutes les fois qu^on la changeait de place^ les calamités
de Florence. Les Milanais possèdent dans l'église de Saint-Am-
broise un serpent de bronze qui était à leurs yeux, malgré les
démentis de l'histoire, le même que Moïse dressa dans le désert,
etqui devait sifflerjusqu'à la fin du monde. Pour semettreà Pabrî
de la grêle, de la foudre et autres météores, ils suspendaient dans
les églises des guirlandes de fleurs et de plantes odoriférantes,
qui servaient encore à les préserver du regard malin des vieilles
femmes (Dfxembbio). Afin d'obtenir la pluie, on faisait en plein
air un grand feu , sur lequel on mettait, en l'honneur de saint
Jean, un pot rempli de viandes salées et de légumes, dont les
pauvres se régalaient. Aux Rogations, les femmes et les jeunes
tilles faisaient des figures d'enfants avec de la pâte, dans Tes-
poir d'en obtenir de semblables; elles ornaient les rues de
gâteaux, de raisins, de toute espèce de légumes, et de flacons
remplis de lait, de vin , d'huile et de miel. D'un autre <;6té, la
coutume de rappeler les fastes nationaux par le saint dont on
célébrait la fête exprimait un sentiment d'affection ; ainsi, pour
associer un souvenir historique à une tradition religieuse , on
disait que la déroute de Désius avait eu lieu à la Sainte-Agnès ,
les batailles de Monlecatino et de Yaprio à la Saint-Barnabe et
à laSaint-Deiiis, la mort d'Ëzzelin à la Saint-Gosme et Damien,etc.
De grandes vertus, de grands crimes , de grandes calamités,
sont le partage de pareilles époques, au milieu desquelles se dé-
veloppent ces caractères résolus que Dante sut saisir et ne fit que
transporter de la vie réelle sur la scène surnaturelle de son drame,
sans avoir presque besoin d'y ajouter ou d'en l'etrancher. Ce
n'est que dans des temps do civilisation raffinée que les physio-
nomies morales se modèlent sur un type commun ; ainsi les
linéaments extérieurs s'embellissent et sont amenés à une plus
grande uniformité dans les villes , tandis qu'ils consen'ent à la
campagne un caractère distinct et prononcé.
Hors de la Péninsule , peu d'individus savaient écrire, tandis
que nous avons un acte de 1090 par lequel Vital Faledro, doge
CULTURE INTELLECTUELLE. BITERTISSEMENTS, 377
de Venise, donne au monastère de Saint-George des maisons à
Constnntrnople et des terres ; or cet acte porte la souscription
de cent quarante personnes^ qui signent toutes avec leurs noms
et prénoms (1). Dans la Vie de saint Ambroise^ de Sansedoni de
Sienne Y on lit que, tout jeune encore^ il voulait toujours avoir
à la main le livre des offices^ au point de ne pas donner à sa mère
le temps de réciter les Heures ; son père fit faire alors deux pe-
tits livres remplis d'images^ Tun des pei*sonnages du siècle,
l'autre de saints , et Penfant refusa le premier , tandis que le
second lui plaisait infiniment.
Parmi les autres peuples de Pltalie, les Florentins , dans les
actes et les écrits^ figurent comme les Athéniens : pleins de sa-
gacité pour trouver les meilleurs expédients, aimables, l'esprit
fertile en idées joyeuses, lins railleurs, ils saisissaient le ridicule
avec autant de tact que de délicatesse^ et joignaient à un carac-
tère ferme une conduite mesurée; dans les lettres^ ils se faisaient
remarquer tout à la fois par la force du raisonnement et la viva-
cité de la pensée, par des facéties et de profondes méditations^
par la gravité philosophique et la gaieté. Florence, «pauvre de
teriMtoire, remplie de bons produits, avec des citoyens exercés
dans les armes, superbes et querelleurs, riche de gains illicites^
redoutée plus qu'aimée des cités voisines à cause de sa gran-
deur», songeait à mener joyeuse vie et à courir le voisinage
pour danser. A la Toussaint, on célébrait la fête du vin nou-
veau ; on courait le manteau à la Saint-Jean, et, ce même jour,
en 1^3, un certain Rossi forma une société de plus de mille
bourgeois, avec des statuts, des habits blancs et un seigneur de
l'amour^ pour organiser des cavalcades, des bals, des fêtes, des
banquets, où devaient figurer beaucoup de gens, de jongleurs
et de musiciens.
La richesse et la grandeur des républiques se manifestaient
dans les divertissements. Folgore de Saint-Géminien, qui vécut
en 1260, composa sur les mois de Tannée une série de sonnets,
adressés à une noble association de Siennois, fondée pour vivre
joyeusement au milieu des chiens, des oiseaux, des cailles, des
chevaux, des prouesses et des galanteries. Dans le mois de jan-
vier, il leur offre de petites salles avec des feux allumés, des
chambres et des lits avec des draps de soie et des couvertures
de vair, puis des dragées et du vin piquant , pour se défendre
(t) jintiq. M, >£., I, 902.
378 PITERTISSBMKHTS.
de la bise et du vent du sud*ouest ; il les invite ensuite à aortir
le jour pour lancer des boules de neige aux jeunes filles du voi-
sinage. La chasse des cerfs, des chevreuils et des sangliers se fidt
au mois de février ; il les engage donc à se mettre en route avec
un habit court et de gros souliers, pour revenir le soir, avec les
serviteurs chargés de gibier, faire tirer du vin^ allumer 1^ four-
neaux de la cuisine et se livrer à la joie. Dans le mois d'octo-
bre, il faut aller se divertir à la campagne, chasser aux oiseaux^
à pied et à cheval, danser le soir et s'enivrer de vin doux, et,
le matin, après s'être lavé, se traiter avec du rôti et du vin (1).
a Dans le meilleur temps de Florence (dit Jean Villani), on
voyait tous les ans les compagnies et les associations de gen-
tilshommes, habillés de neuf, établir, dans plusieurs endroits de
la ville, des cours qui étaient couvertes de drap fin et entourées
de planches; les femmes et les jeunes filles, organisées pareille-
ment en sociétés, se promenaient en dansant, accompagnées de
musiciens et la tête couronnée de fleurs; puis, venaient les
jeux, les divertissements, les dîners et les soupers somptueux. •
Et Boccace : a Florence avait de belles coutumes que Tavarice a
fait disparaître. En voici une entre autres : Plusieurs gentils-
hommes s'associaient et avaient des réunions d'amis; aujour-
d'hui Tun, demain l'autre, tous enfin y donnaient des banquets
où figurait la compagnie, et parfois même quelques étrangers.
Une fois au moins par an, ils s'habillaient de la même manière,
chevauchaient dans les rues, et joutaient parfois, surtout dans
les occasions solennelles, d Dans cette ville, en 4333, se formè-
rent deux compagnies d'artisans, composées, l'une de trois cents
membres, avec le costume jaune; l'autre de cinq cents, avec le
costume blanc. Pendant un mois, elles se livrèrent à tous les plai-
sirs; les associés marchaient deux à deux avec des trompettes
et' divers instruments de musique, la tête ornée de guirlandes,
et dansaient dans les rues. Leur roi portait une belle couronne
et une étoffe d'or sur la tête; dans leurs cours, ils faisaient des
festins continuels et très-dispendieux (3).
Les gentilshommes se disputaient l'honneur d^héberger les
voyageurs qui passaient sur leurs terres, et telle était cette ri-
(i) Cene de la Ghitarra parodia ces sonnets.
(2) ViLLÂifi, Stor'ie, 131, x. BOCCACB, Giorn, VU, nov. 9. Nicolas Salim-
befliy rappelé pAr Dante datis le XXIX* chant de VEn/er^ institua la compagnie
de la joie a Sienne, composée d'un grand nombre déjeunes gens, qui mirent en
oommim 200,000 florins, que leurs débauches absorbèrent en vingt mus.
DrYEETISSIXElfTS» 379
f
valité que ceux de Brettinoro^ à Teffet de prévenir les disputes
qui en naissaient^ élevèrent au milieu du château une colonne
entourée d'un grand nombre d'anneaux; l'étranger attachait son
cheval à Tun de ces anneaux, et le noble auquel il était attribué
avait la préférence. Ailleurs méme^ afin d'offrir Thospitalité, on
institua des compagnies, dont les membres couraient au-devant
des étrangers pour avoir les premiers Thonneur de les conduire
dans leur hôtellerie.
Les luttes sanglantes du cirque avaient cessé ; mais les fêtes
religieuses continuèrent parmi le peuple^ et les jeux guerrière
parmi les seigneurs^ que les villes mômes imitèrent plus tard. A
Toccasion des couronnements, des mariages ou d'autres événe-
ments heureux, les grands avaient coutume de tenir table ou-
verte, et les festins étaient préparés avec ui>e somptuosité qui
surpasse rimagination. On y voyait arriver des musiciens, des
chanteurs, des saltimbanques, des charlatans, des funambules et
des bouffons, qui recevaient des habits, des vivres, de Targent.
Dans les cours et sur les prés, on servait de copieux repas pour
quiconque se présentait, et ni le seigneur ni le baron ne laiS'^
saient partir les convives sans leur offrir des cadeaux en rap-
port avec leur condition. Aux noces de Boniface, père de la
comtesse Mathilde, les banquets durèrent trois mois; un grand
nombre de ducs, avec les chevaux ferrés d'argent (raconte Don-
nizone), assistèrent à ces fêtes, et, sans parler d'autres magni-
ficences, on tirait le vin des puits au moyen d^un sceau attaché
avec une chatne d'or.
Dante vit lui-môme plusieurs fois «des sociétés (gualdane), dés
tournois et des joutes ». Les gualdane étaient des compagnies de
jeunes gens, vêtus deia môme manière, qui chevauchaient dans
la ville et s'amusaient aux passes d'armes (1). Dans les joutes^
oit l'on combattait avec des lances et des épées émoussées, on
ne cherchait qu'à faire perdre les élriers à son adversaire (2).
(1) nastarum ludis et cursibus usus cquorum ,
Ac proponendo vincenti prœjnia curso.
De bcUo ÈalcaricOf Rer. It, Script., vi.
Raykicus, De gest, Prederici Aag.y liv. il, chap. 8.
Da?(TB, Enf.^ XXII. Et Fazio des Uberti dans le Ditiamondo,
(2) Nous avons en manuscrit les détails d'une joute organisée à Venise par
Alvise Vendramin, dans laquelle figurèrent : Bernardin dé Pola^ arec cent che-
vaux, cinquante Maures avec des banderoles et des targes à la turque, des tam-
bours, des tinil)alesy huit trompettes, dix-sept soubrevestes d^or, d'ar(|eflt ou de
380 DIVERTISSEMENTS.
Les tournois étaient plus solennels; publiés longtemps à Ta-
vance, ils n'avaient lieu qu'à l'occasion de grands événements et
sous la direction de hérauts qui devaient examiner le bouclier
de tous les champions. Au milieu des nombreux ronnans qui
nous inondent , il n'est pas un de nos lecteurs qui n'ait vu
quelque description de tournoi^ des fêtes et des courtoisies qui
raccompagnaient. Dans ces passes d'armes^ comme aujourd'hui
dans les bals, le premier rôle appartenait aux femmes, qui de-
vaient encourager les champions et leur attacher la devise, dé-
signer le vainqueur et remettre le prix. Non contents de rompre
des lances en l'honneur des dames, les chevîiliers instituèrent
des cours d'amour, où s'agitaient des problèmes de galanterie
et dans lesquelles on rendait des décisions en forme ; les Italiens,
à limitation des Français, en établirent quelques-unes , mais
sans durée.
D'autres fois on égorgeait et l'on brûlait de magnifiques che-
soie ; Etienne du Corno, avec autant de chevaux, qimtre palefreniers habiUés
splendidement, dix soubrevestes d*or et d'argent, des trompeUes, des fifres, qua-
tre casques garnis d*or, avec quatre pages de dix ans, vêtus d'or ; Jean d'Onîgo,
avec cent cinquante Huitassins et autant de cavaliers, plus de li*en(e pages, ha>
billes à Tantique et portant des grèves; Orlandino Braga, avec quatre->iDgfs
chevaux et trente fantassins ayant des targes et des bâtons à rantiquej Léonard
Volpato, avec cent piétons ayant des amtets d'ai-gent à queue de renard, deux cents
chevaux, quatre bouffons, un char triomphal avec un mont haut de trente pieds
et portant cinquante^^ix garçons sur quatre gradins, et deux dragwis qui le
traînaient, plus trente Maures vêtus de blanc. Cecco de Pola avait vingt fantas-
sins, dix faunes, deux cyclopes et une montagne avec Ëole et les quatre vents ;
des hommes sauvages et nus, étaut sortis de cette montagne, combattirent les
faunes. Ajoutez-y un Cupidon avec trente petits enfants à cheval, tout nus et
des torches à la main, entre deux cents nymphes, un char triomphal monté par
Ganymède, et Vulcain avec quatre garçons; ce char était traîné par deiu cen-
taures, et Ton voyait encore quatre géants tués à coups de flèches, puis Neptune,
sans compter deux cents chevaux et dix trompettes qui venaient à la suite.
Jérôme de Vérone eut cent chevaux, vingt soubrevestes de plusieurs sortes et
cent piétons avec une charge de bétes fauves, d*où sortirent douze animaux avec
des têtes de loup. Jérôme Gravolin, cent chevaux et cinquante fantassins, plus
un Hercule armé sur un lion de la grosseur d*un bœuf; Sosio de Pola , Etienne
de Strafagio Azoni, cinquante chevaiLx, quarante soubrevestes d*or, d'argent
et de soie, deux cents fantassins avec cuirasses, épieux, faux, boucliers, plus un
char triomphal à trois gradins, au haut duquel siégeait Mars triomphant. l\ y
eut d^autres magnificences que le temps ne permit pas de déployer. La joule
dura huit heures et demie, et Ton donna pour le prix trente-six coudées de drap
cramoisi, fourré de vair. Quatorze mille personnes prirent part à la joute. —
Ap. GiGOGNA, Iscriz» venezia/ie, tom. i, 355.
DIY£RT1SSËM£NTS. 381
vaux, OU Ton faisait cuire les viandes à la seule chaleur des tor-
ches de cire, ou bien on semait un champ de milliers de sous,
que la multitude allait ensuite chercher dans la terre. Dans des
temps de vie isolée et rarement embellie, les hommes recher-
chaient avec avidité toutes les occasions de faire étalage de
magnificence et d'acquérir de la renommée; on y pensait une
année entière, et l'on dépensait en un jour ce qui, au milieu des
sociétés raffinées, se consomme peu à peu dans les plaisirs ha-
liituels. Aujourd'hui un seigneur offre tous les jours à huit ou
dix convives de modestes repas ; il a le théûtre le soir, des bals
fréquents, des réceptions quotidiennes. Le châtelain isolé dé-
pensait un trésor une seule fois en sa vie ; il y avait alors plus
d'apparence et moins de réalité, plus de faste et moins de con-
fortable.
Ces habitudes somptueuses se conservèrent et prirent même
de rexteUîiion dans les républiques et les principautés qu'elles
servirent h former. Eu 1252, quelques compagnies de nobles et
de plébéiens tinrent table ouverte à Milan, près de la porte Ver-
celline ; elles dresst^rent un grand nombre de pavillons et de
cabanes de feuillage, où chacun fut servi copieusement. Tous les
jours, les citoyens de trois portes se livraient aux plaisirs de la
bonne chère, et, pour que les autres eussent leur part de la joie
commune, on avait disposé dans les rues et sur les places des
tables chargées de mets et de vin, destinées à satisfaire tons les
appétits.
La venue des podestats ou des princes, les victoires, les ma-
riages, la réception des docteurs et des chevaliers, étaient des
occasions de fêtes nouvelles. En 1260, les Arétins conféraient le
titre de chevalier à lldebrandoGiratasca aux frais de la commune.
De grand matin, le récipiendaire, vêtu splendidement et suivi de
ses nombreux parents, entra dans le palais, ou il jura fidélité aux
seigneurs et au saint patron ; de là il se rendit à la cathédrale
pour recevoir la bénédiction, en présence des six damoiseaux du
palais et des six trompettes. Il dîna dans la maison du seigneur
Ridolfoni avec deux religieux de Tordre des camaldules; pen-
daTit le repas, on offrit le pain, l'eau, le sel, selon la loi de la
chevalerie, et un des moines lui fit un discours sur les devoirs
du chevalier. Le dîner fini, il se retira dans une chambre, où il
resta une heure, et puis se confessa à un moine ; un barbier,
après avoir arrangé sa barbe et ses cheveux, disposa tout pour
le bain.- Quatre chevaliers, qui étaient venus avec une foule de
382 ghevàleiue.
nobles damoiseauxi de jongleurs et de musiciens^ le déshabil-
lèrent et le mirent dans le bain, tandis qu'ils lui exposaient les
préceptes et les règles de sa nouvelle dignité. A la suite du baio^
qui dura une heure^ il fut placé sur un lit magnifique^ avec de
fins draps de mousseline, et dont le ciel, comme tout le reste,
était en soie blanche. Après une heure de repos^ et la nuit étant
survenue^ on l'habilla d'une robe blanche^ moitié laine et moitié
fil^ avec le capuce et la ceinture de cuir. Il prit une réfection
composée seulement de pain et d'eau ; puis, s'étant rendu à
réglise avec Ridolfoni et les quatre chevaliers, il fit la veillée
toute la nuit^ assisté de deux prêtres et de deux clercs, de quatre
demoiselles nobles et belles, outre quatre dames d^un âge mûr,
et tous priaient que le néophyte devînt un serviteur Gdèle de
Dieu, de la Vierge et de saint Donat.
Au lever de Taurore, un prêtre bénit Tépée et loute Farmure,
depuis le casque jusqu'aux souliers ferrés; puis il dit la messe,
où communia Ildebrando, qui offrit ensuite à Tautel un grand
cierge vert et une livre d'argent, plus une autre livre pour les
âmes du purgatoire. Alors furent ouvertes les portes de l'église,
et tous revinrent dans la maison de Ridolfoni, où Ton avait pré-
paré une collation de confitures diverses, tourtes et autres frian-
dises, avec du vin blanc liquoreux. A l'heure de retourner à
Féglise, le néophyte, qui s'était un peu reposé, fut entièrement
habillé de soie blanche, avec une ceinture rouge ornée d'or, et
une tunique semblable ; puis, accompagné de seigneurs et de
damoiseaux, de trompettes et de chanteurs qui jouaient et chan-
taient des couplets nouveaux en l'honneur de la chevalerie et
du nouveau chevalier, il se rendit à l'église au milieu des accla-
mations de la multitude. Une messe solennelle fut célébrée, et,
à l'évangile, quatre chevaliers tinrent élevées leurs épées nues.
Ildebrando jura ensuite de rester fidèle aux seigneurs de la com-
mune d'Arezzo et à saint Donat, comme aussi de défendre de
tout son pouvoir les femmes, les jeunes filles, les orphelins, les
pupilles, les biens des églises, contre la force et le despotisme.
Deux chevaliers lui chaussèrent les éperons d'or, une demoiselle
lui ceignit Pépée, et Ridolfoni lui appliqua la main sur la joue
en disant : « Tu es membre de la noble chevalerie ; reçois le
coup dont je t'ai frappé en souvenir de celui qui t'arma che-
valier, et qu'il soit la dernière injure que tu supportes pa-
tiemment. »
La messe terminée , le cortège revint^ au milieu des chanteurs
CHEVALERIE. 383
et des musiciens^ à la demeure de Ridolfoni, devant laquelle se
trouvaient douze belles jeunes filles, la tète parée de guirlandes;
elles tenaient à la main une chaîne de feuillage et de fleurs, dont
elles formaient une barrière pour l'empêcher de franchir le seuil
de la porte. Le chevalier leur donna un riche anneau en disant
qu'il avait juré de défendre les femmes^ et les jeunes filles lui
permirent d'entrer. Un grand nombre de chevaliers et de sei-
gneurs participèrent au dîner^ pendant lequel les membres de la
seigneurie envoyèrent un riche don, deux armures complètes
de fer : Tune blanche avec des clous d'argent, l'autre verte avec
des clous et des ornements d'or; deux forts chevaux allemands,
deux hacquenées, deux soubrevestes richement ornées. Gomma
le peuple murmurait dans la rue, on lui jeta fréquemment des
dragées, des poules, des pigeons et des oies, libéralité qui ravi-
vait l'allégresse.
Après le dîner, Ildebrando et plusieurs nobles prirent l'ar-
mure blanche ; monté sur un cheval blanc, il se rendit sur la
place avec des écuyers richement vêtus, qui portaient les lances
et les boucliers. Un tournoi l'attendait sur cette place, où les
spectateurs étaient nombreux ; on combattit corps à corps avec
des lances émoussées, et le néophyte se comporta bravement ;
puis la lutte continua avec les épées comme dans une véritable
. guerre, et, grâce à Dieu, il n'arriva pas de mal. A la chute du
jour, les trompettes annoncèrent la fin du tournoi, et les juges
distribuèrent les prix; un des champions, qui avait été désar-
çonné, dut se laisser porter sur un brancard par moquerie. Le
premier prix, qui était un manteau de drap, fut remporté par
Ildebrando, qui Fenvoya à la demoiselle dont les mains lui
avaient ceint Tépée. Enfin, au milieu des torches et des musi-
ciens, il retourna chez Ridolfoni, soupa avec ses amis et ses pa-.
rents, et distribua de magnifiques dons à tous ceux qui avaient
participé aux cérémonies de sa réception (1),
En 1307, Azzo d'Esté pria le sénat de Bologne d'admettre
dans Tordre de la chevalerie son fils Pierre, âgé de quatorze
ans. Sa demande accueillie, on choisit douze hommes sages dans
chaque tribu pour s'occuper de la cérémonie, et qui prirent les
mesures suivantes : Pierre devait loger à l'évêché, pourvu de
toutes les choses nécessaires pour lui et sa famille; on prépa-
(1) GeUe solennité est décrite par un clerc, nommé Pierre de Mathieu de
Ponta, qui en avait vu une autre, mais moins splendide^ en 1240.
384 CHEVALERIE. FUI^ÉRAILLES.
rerait un beau destrier richement enharnaché^ un palefroi et un
mulet; pour les lui donner; un habit d'écarlate avec le capuce et
le bonnet, le manteau pour monter à cheval, tout fourré de \air,
et un pourpoint de taffetas jaune et bleu de ciel; un lit avec
deux paires de draps très-fins, une couverture de taffetas jaune
et rouge, ornée d'une bordure à glands, et une riche courte-
pointe d'écarlatc; deux paires de bas, trois paires de chaus-
sures, une ceinture d'argent ouvragée, une épée dorée avec
le fourreau garni d'argent, un couteau avec le manche d'ivoire
orné d'argent, un chapeau avec le cordon do soie, une paire de
gants de chamois et une de chevreau, un petit chapeau fourré
de vair, une escarcelle, deux bonnets, un peigne d'ivoire, deux pai-
res de sandales. On dut choisir ensuite, outre un certain nombre
de chevaux et de lances, quarante pages des plus nobles de la ville,
vêtus, aux frais de la conunune,de taffetas blanc et argent. Pierre
fit son entrée, accompagné d'un grand nombre de gentilshommes
ferrarais et bolonais, et fut reçu par le peuple et les magistrats
au son des trompettes et des tambours. Le jour de Noël, il
se rendit dans la cathédrale, décorée splendidement; lorsque
l'évêque eut célébré la messe, le podestat le reçut chevalier avec
les cérémonies d'usage, et le sénat le déclara enfant de la cité;
vinrent ensuite le diner, la cavalcade dans les rues, les feux
dans la soirée, au milieu du bruit des trompettes et des cloches;
puis le jeune homme, chargé de riches dons, retourna chez son
père, escorté par les nobles de Bologne.
Les funérailles mômes étaient une occasion de faste. Les pa-
rents, les voisins et beaucoup d'autres citoyens se réunissaient
devant la maison du mort^ et le clergé y venait, selon sa qualité.
La mère et les voisines commençaient alors à faire entendre des
gémissements sur le cadavre, et les parents s'asseyaient sur des
nattes. Le défunt, vêtu selon sa condition, était sur un cercueil;
puis des hommes, choisis parmi ses égaux , le chargeaient sur
leurs épaules, et, au milieu des cierges et des chants funéraires,
ils l'emportaient à Téglise qu'il avait désignée avant sa mort.
Beaucoup de croix précédaient le cercueil avec les laïques con-
voqués au son d'une trompette; puis venaient les clercs et les
prêtres, qui étaient suivis des femmes, soutenues çà et là (I).
Les cadavres, excepté ceux des individus qu'on avait tués, étaient
lavés, oints et souvent remphs d'aromates; on avait coutume
(1) hocCACK, I/tIroJuzio fie; AlJLlCO TlClMtSK, De lande Paffiœ, cluip^ 13.
FUNERAILLES. 385
d*enseveiir les morts avec leurs amies^ des habits splendides^ des
anneaux et des colliers^ ce qui excitait à violer les tombeaux (1).
Un li\Te était placé sur le corps des médecins (2); plus tard, la
dévotion introduit Tusage de se faire enterrer avec la tunique
des battus on les habits de moine, comme Dante voulut l'être.
Aux obsèques des princes et des chevaliers on voyait une
grande affluence de gens en deuil, des chevaux sellés sans cava-
liers, des étendards, des boucliers, des enseignes, une profusion
de cierges et de tapis. Des oraisons funèbres, dont tout bour-
geois riche voulut en Sicile être honoré, étaient prononcées sur
la tombe; les cérémonies mortuaires se renouvelaient au sep-
' tième jour, au treirième, à l'anniversaire. La commune faisait
à ses frais de «plendides funérailles au podestat qui mourait en
fonctions. En 4390, messire Jean A zzo des Ubaldini^ capitaine
de Sienne,afut enterré dans la cathédrale, à côté de saint Sébas-
tien. Son corps eut deux cent douze cierges, attachés au château
en bois, dont deux cent quatre de trois livres chacun, et qui
restèrent allumés tant que dura l'office. La commune couvrit
quatre chevaux de caparaçons de deuil, déploya des bannières
aux armes du peuple , et habilla même de noir soixante hom-
mes. Le défunt fut placé dans un cercueil élevé, recouvert d'un
beau drap d^or,avecun pavillon de drap d'or doublé d'hermine,
que portaient à tour de rôle des chevaliers et d'illustres citoyens
de Sienne. Aux obsèques figurèrent vingt chevaux équipés en
noir, les bannières de soie aux armes du défunt, et un homme
à cheval, revêtu de son armure complète avec la barbute, Tépée
nue, les éperons et autres pièces, qui restèrent toutes dans la ca-
thédrale. Dans le château en bois, on vit beaucoup de femmes de
citoyens les cheveux épars. Tous les prieurs assistèrent à la cé-
rémonie, où parurent aussi près de six cents prêtres, frères ou
moines, dont chacun eut des cierges d'une et deux livres, et les
clercs, de six onces. Afin de perpétuer le souvenir du mort, on
peignit sa figure dans la chapelle, où Ton suspendit ses armes
' et ses vingtrtrois bannières (3). »
(1) La loi lombarde punit d'une amende de 900 sous, comme un homicide,
le violateur des tombeaux (RoTH., ioi 195), et Tlicodoric inflige la mort. Nous
trouvons différentes peines dans les staluls et les chroniques, comme les roman-
ciers nous montrent à chaque instant de semblables violations.
(2) Saccubtti, Nov, 155.
(3) Manuscrit de MukatobJi Ant,JtaL, XLVI.
UttT. DKi ITAL. — T. V. 25
3d6 FUNÂRÂIIUS. GRASSE.
Les funérailles devinrent aussi l'objet de règlements ; on sta-
tut de Mantoue défend de faire entendre des gémissements dans
la maison du défunt, et ne veut pas quil soit accompagné par
des femmes âgées de plus de sept ans. Le sénat de Bologne^ en
1297 prescrivit de ne point se livrer à de bruyantes lamenta-
tions aux obsèques, comme c'était l'usage^ et de ne sonner d'au-
tres cloches que celles de l'église où le mort se trouvait; de n'en-
sevelir aucune femme le visage découvert, et de mettre sur le
cercueil un seul manteau de soie. Après avoir inhumé le cadavre,
les gens ne devaientpas se réunir de nouveau dans les maisons
des défunts ; excepté les parents jusqu'au quatrième degré. U
était défendu d'habiller les morts d'écarlate, à moins qu'ils ne
fussent chevaliers et docteurs en droit, et le cortège ne pouvait
se composer de plus de douze hommes, sauf les compagnies
des arts et des armes. Le statut de Turin^ pour épargner les dé-
penses et les fatigues, ordonnait aux épouses, aux tilles^ aux
sœurs, aux neveux jusqu'au quatrième degré, de ne pas sortir
de la maison pour accompagner le défunt, de ne point employer
de cierges de plus de quatre livres, et de ne pas faire de ban-
quets.
Les nobles, dès l'origine^ eurent le privilège de la chasse, et
le faucon qui servait à cet amusement fut regardé comme une
marque distinctive de noblesse. Dans leurs courses, ils rempor-
taient sur le poing, en ornaient leurs cimiers, et, comme signe
d'illustre naissance, ils Tintroduisaient dans leurs armoiries et
le gravaient sur leurs tombes. Ils juraient par cet oiseau, se glo-
rifiaient de leur adresse à Tencapuchonner, à le lancer, à le rap-
peler, à l'exciter, à le précipiter sur la proie, ou bien à le faire
I&cher prise aussitôt qu'il l'avait saisie ; il était très-cher aux da-
mes, qui manifestaient leur bienveillance pour les chevaliers par
les caresses qu'elles prodiguaient à l'oiseau chasseur. Après
avoir apprivoisé les faucons, on les portait aux réunions, dans
les voyages, et les croisés, quand ils allèrent délivrer le saint sé-
pulcre, ne se séparèrent point de ces compagnons chéris. A Milan,
comme nous l'avons vu , il fut ordonné qu'on établit dans le
broletto nouveau, où se réunissaient les nobles et les marchands,
des perchoirs, destinés aux faucons, aux autours, aux éperviers.
Le fauconnier était un personnage important, et Frédéric II rédi-
gea un traité de fauconnerie. Les prêtres mêmes plaçaient les
faucons sur les balustres ou sur les bras des stalles. Le troisième
concile de Latran défendit la chasse durant les visites du diocèseï
CHASSE. 887
et les évéques ne purent se faire suivre de plos de quarante on
cinquante palefrois.
Il était vigoureusement interditaux vilains de toucher aux bètes
fauves^ qui dévastaient impunément les récoltes, et le timide
lièvre devenait lui-même un fléau. Lambert, archevêque de Milan,
autorisa par faveur spéciale Burkard, général du roi Rodolphe,
à courre un cerf dans son parc (1). Les statuts mêmes des villes
protègent avec un grand soin la propriété des animaux de
chasse ; celui de Milan oblige à restituer les faucons, et défend de
voler des chiens, de prendre des colombes, des hirondelles on
des cicognes. Ces derniers oiseaux, aujourd'hui presque étran-
gers à nos contrées, y venaient. alors en grand nombre, faisaient
leurs nids sur les tours et détruisaient les animaux venimeux (2).
Florence avait deux compagnies, les Piacevoli et les Plalelli,
qui luttaient d'adresse à la chasse ; celle qui avait le mieux
réussi revenait en triomphe, allumait des feux, promenait des
chars et déployait un grand faste.
Des chasses feintes, surtout aux taureaux, imitèrent plus tard les
chasses véritables ; le cirque d'Auguste à Rome vit souvent et voit
encore de pareils exercices. Alphonse de Naples donna une magni**
fique chasse aux fanaux à Fempereur Frédéric III dans l'enceinte
de la Solfatara, où les prodiges de la magie parurent se renouveler.
Dans un de ces divertissements, tristement célèbre, qui eut lieu,
en 13^3, dans le Golisée , Cecco de la Valle, habillé d'étoffe
moitié blanche et moitié noire, avait pour devise : Je sms Énée
pour Lavinie, nom de sa bien-aimée. Mezzostallo, vêtu de deuil
à cause de la mort de sa femme, portait la suivante : Ainsi je vis
affligé. Un des seigneurs de Poleuta avait un costume rouge et
noir, avec la devise : Si je me noie dans le sang, j'ai douce mort!
Un autre, habillé de jaune, disait : Gardez-vous de la folie d'a^
imour. Un autre , avec un vêtement couleur de cendre : Sous la
cendre je brûle. Un certain Conti, vêtu d'étoffe d'argent, avait
pour devise : La foi est ainsi blanche. Cappoccio était habillé
d'étoffe rose pâle, avec la devise : De la Romaine Lucrèce je suis
l'esclave. Un autre, avec la devise échiquetée blanc et noir : Je
suis fou d'une femme. Un autre, au costume verdàtre et jaune:
(1) LlUTPRAND, III, 4.
(2) Tota regio ïUa (de Pa\ie) mtmdatur a venenos'ts animalihus, et maxîrhe
serptntibus per ciconiaSy quœ ililc (oto tempore verts et ofslatis moranttw. (AUL^
Ticuv, chap.) IL
388 FÊTES POPULAIHES.
Qui navigue pour V amour devient fou. Un jeune homme^ nommé
Stulli^ vêtu de blanc avec des liens et un panache rouges , avait
la devise : Je suis à moitié apaisé. Un autre y au vêtement bleu
céleste^ avec un chien attaché au cimier^ disait : La foi me tient
et me maintient. Un autre^ avec des culottes blanches et un ha-
bit noir, portait au casque une colombe dont le bec tenait une
branche d^olivier , et sa devise disait : Je remporte toujours la
victoire. Un autre , avec un costume vert pâle : J'ai une espé-
rance vive, mais elle se meurt. Nous taisons d'autres devises. A
mesure que les noms sortaient de Turne^ les champions descen-
daient dans l'arène^ saluaient les dames par une inclination de
corps, prenaient les armes et donnaient la chasse aux taureaux
au milieu des applaudissements des spectateurs; mais^ dans la
lutte, dix- huit furent tués par les animaux furieux^ et le spec-
tacle sanglant fit place à une cérémonie funèbre , puisqu'il fallut
accourir à Téglise de Latran pour assister aux obsèques des vic-
times (1).
De même que les nobles avaient des fêtes aristocratiques, le
peuple voulut avoir les siennes, motivées souvent par la religion,
même alors qu'elles faisaient contraste à la religion. Les jeux
publics étaient presque toujours des simulacres de guerre et des
exercices de force. A Milan, des bandes nombreuses se réunis-
saient dans le broglio et le cirque pour s^exercer à la course ou
bien à la lutte; à Vérone, dans le Campo-Fiore; à Yicence, dans
le Champ de Mars; à Padoue, dans le Prato de la Valle; à Luc-
ques, dans le Prato. A Pise, le jeu de Ponte rappelait Ginzica, qui,
disait-on, avait sauvé la patrie d'une surprise des Sarrasins. Les
deux factions de Borgo et de Sainte-Marie s'attaqi^aient sur le
pont de PArno avec des bâtons, et une lutte furieuse s'engageait
jusqu'au moment où l'une d'elles remportait la victoire : c'était
trop pour un jeu, trop peu pour une bataille, comme disait Pierre
Léopold. A Sienne, on représentait saint Georges armé, qui lut-
tait avec un dragon, jusqu'à ce que les applaudissements annon-
çassent la victoire. Les habitants de Prato étaient renommés dans
le jeu de la savate , les Florentins dans celui de la balle , les
Siennois dans le pugilat ; à la Liz2a et dans le Campo, on mul-
tipliait les fêtes, dont il reste quelque souvenir dans les courses
de juillet et d'août, qui se font sur dix chevaux, avec des harnais
différents. A cette époque remontent d'autres jeux non encore
(1) lloi«conTK Moi«ali>kim:ui, Aitnali^ K<?r. h. Script., xil.
CABWAVA.LS. 3W
oubliés, comme de courir au paysan rouge, au pot, à Toie sus-
pendue, sans compter les mâts de cocagne, la coutume de planter
les mais, etk.
La jeunesse, comme apprentissage militaire , s'exerçait beau-
coup à monter à cheval. Des bandes nombreuses couraient la
gualdaniiy faisaient des parties de plaisir, sortaient à la rencontre
des princes et des grands. Les illuminations étaient fréquentes,
et les bals aussi fréquents que variés. Il y avait des courses de
chevaux barbes , tantôt libres, tantôt montés par un fantassin ,
et^ comme le premier prix consistait en un manteau de soie on
de laine, on disait courir au manteau ; les prix secondaires se
composaient de bidets, de faucons, de pQrcs, de coqs, de chiens
de chasse , de gants et auftres objets. On regardait comme une
grave insulte pour les villes assiégées de faire courir le manteau
sous leurs murailles; Gastruccio, après avoir vaincu les Floren-
tins, établit à leurs portes une course de chevaux, puis de fan-
tassins, enfin de prostituées.
Les divertissements se multipliaient au carnaval, nom que plu-
sieurs déduisent de Tabaridon des mets gras, comme si l'on di-
sait : Vale alla came (adieu à la viande) (i). Il paraît qu^il
finissait partout avec le premier dimanche de carême, comme il
se maintient dans le diocèse de Milan, où saint Charles s'efforça
d'exclure les réjouissances profanes de ce dimanche.
Qui n'a pas entendu parler du vendredi des boulettes de Vé-
rone? Rome a ses moceoUtti (bouts de chandelle), et la proces-
sion des chars, qui, le dernier jour de carnaval, se dirigeait à
Monte-Testacio, est beaucoup plus ancienne. Pavie avait des ba-
tailles simulées : sur deux places , auprès des murailles , deux
bandes de la ville en venaient aux mains, bataillon contre batail-
lon, homme contre homme ; les combattants portaient des cas-
ques d'osier rembourrés et distingués par le signe de chaque
compagnie, la visière, la crinière, des boucliers et des masses de
bois. Les généraux, armés du bâton de commandement, précé-
daient les troupes, ordonnaient Vassaut d'un monticule, d'une
maison , d'un pont, et chacun déployait alors son courage. Le
podestat veillait à ce que personne ne se servît d*armes véritables;
après le carnaval, les combats continuaient avec la masse et le
(1 ) Carnit prmum se trouve souvent dans les vieilles chartes ; d'autres fois on
dit cornis lajcatio , carnit levamen , carntm laxare, d*où carna^aL Les Grecs
disaient àicoxpeoiç, sans viande.
380 GABNiLTALS.
bouclier (I). «A Florence (dit BenedettoVarchi) les jeunes gens^
et surtout les nobles, avaient coutume, dans les jours du carna-
val, de sortir travestis avec un ballon gonflé, et de'^e rendre au
marché vieux, ainsi que dans tous les lieux où se trouvaient les
boutiques des marchands et des artisans; là ils lançaient ce
ballon, dont ils frappaient les citoyens, et cherchaient k te jet^
dans les boutiques pour contraindre les marchands à les faraier
et mettre ainsi fin à leurs affaires pendant ce peu de jours. Ils ne
leur faisaient donc d^autre mal que celui de les détourner de
leurs occupations; parfois ils se formaient en cercle sur le
marché neuf, et, divisés par groupes, ils jouaient à la savate.
Cet usage innocent dégénéra plus tard , et les jeunes gens trou-
blaient la ville, jetaient de la boue {^f. »
A Venise, le goût des divertissements était si ancien que Pierre
Orseolo I, en 078, abandonnant le bonnet ducal et le monde pour
le cloître, disposa de ses biens comme il suit : 1,000 livres d'or
en faveur de ses parents, 1,000 pour les pauvres , 1,000 pour les
divertissements (3). Les oirnavals vénitiens, qui, jusqu'à ces der-
niers temps, ont attiré de toutes parts quiconque aimait à s'amu-
ser librement, étaient déjà célèbres en 1094. Les lois infligeaient
les punitions les plus sévères à quiconque insultait au masque;
le masque soustrayait l'homme aux recherches , lui permet-
tait de pénétrer jusque dans le grand conseil , et rapprochait le
pléba^n du noble, Pouvrier du moine, la mercière de la doga-
resse. Après avoir vaincu et fait prisonnier, avec un grand nombre
de nobles, Ulric, patriarche d^Aquilée, les Vénitiens le condam-
nèrent à envoyer au doge, tous les mercredis gras, douze porcs
et autant de gros pains; puis, le jeudi, en commémoration de U
victoire, avait lieu la fête où l'on coupait la tète à un bceuf et à
quelques porcs que l'on distribuait au peuple. En même temps,
on élevait dans la salle du Piovego de petits châteaux en bois qui
étaient démolis par le doge et les sénateurs; puis, de l'antenne
d'un navire on tendait, jusqu'au sommet du campanile de Sainte
(1) AiTL. TiciN., chap. 13.
(2) Storiâf liv. viu, Lasca, Pref, aile Novelle : » Nous somines maÎQ tenant
a en carnaval ; dans ce temps il est permis aux religieux de s'amuser, et les
a moines entre eux jouent à la balle, représentent des comédies, et, tra\estis,
« jouent des instruments, dansent, chantent. Pendant ces fêtes, on permet en-
« core AUX retigieuses de s'habiller en hommes avec le bonnet de velours, avec
« les chausses et i'épée au côté. »
(3) Sagorrino, Cronaca,
FÊTES TÉNiTiBinnss. 391
Marc^ un cAble par lequel un marin, aidé de quelque mécanisme,
montait, puis descendait pour offrir au doge, dans son pavillon^
un bouquet de fleurs.
Venise , même hors du carnaval , était renommée pour ses
fêtes : jouets d'enfants que la noblesse offrait à la plèbe pour
détourner sa pensée des droits dont on l'avait dépouillée, t'en-
lèvement des jeunes filles donna lieu à la fête annuelle du der-
nier jour de janvier, où douze Marie étaient mariées avec une
dot publique portée dans des moules ; mais, comme cette céré-
monie dégénéra plus tard en turpitudes, on remplaça les jeunes
filles par douze mannequins. Le jour des Rameaux, on mettait en
liberté, de la loge de Saint-Marc, des oiseaux et des pigeons;
c'était une fête de leur donner la chasse et d'en raconter les
aventures. Quelques-uns, échappés aux poursuites, se réfugiè-
rent sur le campanile où ils se multiplièrent, respectés jusqu'i
nos jours par les révolutions et le despotisme.
A la foire de TAscension^ qui attirait une foule innombrable,
on exposait un mannequin de femme qui servait de modèle pour
le costume de cette année, costume qui ne variait pas, comme
aujourd'hui , à l'arrivée de chaque courrier. Là on offrait aussi
à Tadmiration les chefs-d'œuvre de l'art, et, dans Tune de ces
dernières foires, Canova préluda à la renaissance de la sculpture
en présentant Dédale et Icare. Ce même jour, le doge épousait la
mer. Les tables, qui, le jour de Sainte-Marthe, étaient dressées le
long du canal de la Giudeca, chargées presque de poisson seul,
devenaient une occasion de ressen'er ou de renouer les amitiés.
La république, certains jours, offrait elle-même aux patriciens
des banquets, dans lesquels figuraient à profusion les -cristaux,
les pâtisseries sucrées et les fruits confits, que les convives em-
portaient chez eux.
Comme les divertissements servaient à former de bons marins,
on multipliait les régates, dont la première est mentionnée en
1315; à partir de cette époque, le sénat décréta qu'elles se fe-
raient le jour de saint Paul. Une fois par semaine, nobles et plé-
béiens devaient lutter de vitesse sur le Lido. Le pugilat avait lieu
de septembre à Noël , sur des ponts sans parapets. Dans les
épreuves de force physique, les Cdstellani, vêtus de rouge, lut-
taient contre les Nicolotti, habillés de noir; ces exercices termi-
nés, les adversaires prenaient des épées émoussées, frappaient
et paraient à la moresque, ou dansaient la furlatia.
Dans les bois de l'abbaye de Saint-Hilaire, entre Gambarare et
3d2 FÊTES HISIOKIQnS.
la lagune, les chasseurs devaient ara moioes la tète elle qpmri
de tout sanglier qulls taeraîeot ; de leur côté, les moines étaient
tenas de prêter au doge des chiens et des chevaux quand il y Te*
nait chasser^ et de nourrir ses faucons et ses braques. La Teille
de Noël, on faisait une grande chasse, et le doge distribuait à
chaque magistrat et père de fanjille cinq têtes de bêtes faoTcs,
qui furent remplacées, sous AntoineGrimani, par les aselle^ piè-
ces d*'dfgeni frappées uniquement pour cet usage, et dont la col-
lection est aujourd'hui une rareté. Le jeudi saint, le dogereee-
vait le tribut de poissons, qu'il distribuait également.
Cinq banquets publics étaient donnés chaque année : aux fêtes
de saint Marc, de TAscension, de saint Vit, de saint Jérôme et
de saint Etienne. Le doge invitait à ces festins, de cent couverts
le plus souvent, d'anciens magistrats et des personnes de crédit.
Dans la salle du banquet brillaient Targenterie du doge et de
l'État, des coupes de cristal coloré. Les ministres pouvaient par-
ler au doge et le courtiser ; une foule de curieux, parmi lesquels
figuraient souvent d'illustres étrangers, assistaient à ces réjouis-
sances en domino. Les femmes couraient d'un convive à l'autre,
et les raillaient avec la vivacité propre aux Vénitiennes; parfois
un poète improvisait, comme le fit plus tard Gassandra Fedeli ;
plus souvent, le banquet était réjoui par la musique et des spec-
tacles. A la fin/lu diner, les écuyers du doge venaient présenter
à chaque convive un grand panier de dragées, et, tandis que les
patriciens accompagnaient le prince à sa prison dorée, le gondo-
lier de chacun d'eux entrait pour enlever ce panier et l'apporter
au commensal à qui on l'avait destiné : tous ambitionnaient ce
témoignage de prédilection.
Selon Rolandino, Trévise, en 1214^ imagina le château de
l'honnêteté. Au lieu de créneaux*et de galeries, il était muni de
fourrures de petit-gris et d'hermine, d'étoffes de pourpre, de
taffetas, et, dans l'intérieur, se trouvaient les femmes et les
jeunes filles les plus belles, couvertes non de boucliers et de cui-
rasses, mais de vêtements pompeux. Les jeunes gens, non-seu-
lement des environs, mais de Padoue et de Venise, étaient ac-
courus à la fête avec des costumes splendides; divisés eu petites
bandes sous l'étendard de leur patrie, ils se préparèrent à l'atta-
que de la charmante forteresse. Oranges, dragées, fruits, fleurs,
eaux odoriférantes, douces paroles, tels furent leurs projectiles;
la lutte continua avec ces armes jusqu'au moment où les Véni-
tiens les remplacèrent par des sequins, et les Trévisanes, pour
FÊTES mSTOnTOUES. 393
les recueillir^ se déclarèrent vaincues. L'étendard de saint Marc
pénétrait déjà dans les portes sans défense, lorsque les Padouans^
se tenant pour offensés, commencèrent à frapper^ déchirèrent
le gonfalon^ et les deux partis saisirent les armes. La rixe fut
apaisée; mais Venise exigea une satisfaction, et les Padouans,
chaque année^ durent lui envoyer trente poules^ auxquelles on
donnait la liberté; le peuple accourait alors en foule pour attra-
per les poules pad<manes.
Les Padouansi lorsqu'ils se furent affranchis par l'expulsion
de Pagano, podestat de Barberousse, célébrèrent tous les ans la
fête des Fleurs. Le carroccio^ traîné par des bœufs et des che-
vaux couverts d'étoffe rouge aux armes de la commune , , était
promené dans la ville ; il portait douze jeunes filles nobles, cou-
ronnées de fleurs, qui répandaient des fleurs, tandis qu^on leur
jetait des fleurs de chaque fenêtre et qu'on semait les fleurs sur
leur passage. Vingt-quatre chevaliers marchaient aux côtés du
carroccio, et^ lorsqu'il était arrivé dans le pré de laValle, une
lutte avec des fleurs commençait entre eux et les jeunes filles,
puis se continuait entre eux seuls avec des armes; enfin venaient
des combats de champions armés de rondaches et de masses de
bois^ ou qui n'avaient que de petits sacs remplis de sable. Les
naumacbies,. dont Tite-Live parle lui-même, se continuaient sur
le canal de Saint-Augustin ou sur celui qui bordait le Champ de
Mars à l'Occident.
Vicence rattache à des faits incertains de l'âge des communes
la fête de la Bua .; le jour du Corpus Domini on traîne dans la
ville, à force de bras, une haute machine garnie de banderoUes,
d'armoiries et de personnages, divertissement carnavalesque dans
un jour sacré. Lorsque Bologne eut acquis Faenza par la trahi«
son de Tibaldeilo Zambraso, elle ordonna que Ton courût dans la
grande rue un cheval enharnaché, un épervier, deux braques,
une gibecière et la àaraeagna, c'est-à-dire le morceau de bois
que l'on attache à Tarçon de la selle quand on va chasser avec le
faucon. En outre, on faisait rôtir une petite truie, et, lorsqu'elle
se trouvait à moitié cuite, le cuisiniert à cheval, l'emportait avec
la broche le long de cette rue jusqu^à la porte, et tenait l'éper-
vier de la main gauche; de retour, il complétait la cuisson de
l'animal, et, la course finie, on jetait la truie, au son des trom-
pettes, du palais sur la place.
Messine, le jour de l'Assomption, outre les courses et rillumi-
nation, fabrique et promène un cliameau qui rappelle, selon la
394 wÈfns HisMRiQinEs.
tradition, le souvenir du comte Roger, lorsqu'il fit son entrée à
Torientale après l'expulsion des Sarrasins; deux statues colosa-
les, qui parcourent également les rues au milieu d'acclamations
étourdissantes, indiquent Zandé et Réa, fondateurs fabuleux de
cette ville. Les Crémonais, la veille de ce jour, célébraient une
fête à laquelle ils rattachaient le souvenir de Zannino de la Baila,
qui les racheta du tribut d'une boule d'or à Tempereur^ et celoi
de la victoire remportée sur les Parmesans. La petite dataiJIesm
la grande place, entre les jeunes gens, commençait les réjouis-
sances; puis les portefaix et les meuniers jetaient sur la multi-
tude, de manière à la rendre toute blanche, les uns de Teau et
les autres de la farine. On courait, en outre, un taureau attaché,
qui était ensuite promené dans la ville ; enfin de nouvelles lot-
tes avaient lieu pour gagner le rigotto, bonnet galonné que Voo
jetait au milieu des portefaix, et celui qui s'en emparait recevait
6 sequins. Les statues de Zannino et de Berthe étaient habillées
d'étofle rouge et blanche, que Ton renouvelait tous les ans aux
frais des boulangers.
A Bologne, en souvenir de Tacquisition de Faenza de 4284,
on célébrait, le 24 août, la fête de la petite truie, que les magîs^
trats distribuaient aux gamins, fameux dans cette ville. A Vé-
rone, le 26 décembre, on se masquait; puis, le lundi et le mardi
du carnaval, le peuple alhiit s'amuser dans TArena. Après les
vingt-quatre heures, chacun pouvait enlever les enseignes des
boutiques, et, sur l'une d'elles, quelque minime qu'en fût là
valeur, se faire donner par un aubergiste jusqu'à 6 livres et
4 sous de comestibles, dont le prix était remboursé par le pro-
priétaire de l'enseigne. Deux veufs qui se remariaient devaient
payer chacun 1 pour 400 de leur dot aux jeunes gens de h
contrée qu'ils habitaient, sinon on leur faisait un charivari sous
leurs fenêtres ; l'argent qui provenait de cette contribution était
employé, soit à célébrer quelque fête religieuse, soit à faire l'au-
mône ou bien à s*amuser.
Ces fêtes continuèrent longtemps parmi les Italiens, et servi*
rent à leur donner de la finesse et de la gaieté, double carac-
tère qui se personnifie dans les masques de la scène. Les tyrans,
qui savaient combien il est facile de conduire un peuple avide
d'amusements, préparaient des réjouissances de plus en plu^
fréquentes, et, dans le seizième siècle, nous les verrons s'eml)d"
lir de toute la magnificence des arts.
Les bouffons, meuble nécessaire, non^seulement des cours,
FtTES EGCLÉBIÂS'nO!». 39K
mais encore des palais de la commaoe» jouaient un rMe impor-
tant dans les réjouissances publiques. Quelques-uns s'élevèrent
au rang de ménestrels ; du reste, on les traitait si libéralement
qu'ils devenaient pour le trésor une charge très-lourde (i). Sou-
vent c'étaient des nains, qui^ à force d'ornements, semblaient
se venger des railleries auxquelles leur difformité les exposait.
Parfois ils usèrent heureusement du privilège de la folie pour
dire aux princes des vérités qui n'auraient pu autrement .arriver
jusqu'il leurs oreilles; par ce moyen quelques-uns, entre autres
Gonnella, au service du duc de Modène, et Ponzino de la Torre^
parmi les Crémonais, ont obtenu Timmortalité^ refusée aux in-
venteurs des arts les plus utiles.
Les diverses solennités ecclésiastiques de Tannée étaient cé-
lébrées avec des costumes déterminés, en partie dérivés de
Pantiquité, en. partie modernes, et qu'on n'a point encore ou-
bliés. Le jour de TÉpiphanie, à Florence, on promenait au
milieu des flambeaux un mannequin de haillons, et d'autres
étaient exposés aux fenêtres, d'où les nombreuses plaisanteries
sur la hefana. A Milan, des citoyens, qui figuraient le cortège
des rois mages, partaient de l'église Saint-Eustorge, précédés
d'une étoile; aux colonnes de Saint-Laurent, ils rencontraient
le roi Hérode et lui demandaient des nouvelles du Messie ; puis,
continuant leur marche, ils arrivaient à la cathédrale, où ils
trouvaient une crèche magnifique, offraient les trois dons, et,
sur l'avis de Tange, s*en retournaient par la porte Romaine. La
fête domestique de Noël exprimait encore un sentiment plus
affectueux : le chef de maison prenait sur ses épaules une souche
ornée débranches et de feuillage verts, et, après l'avoir prome-
née dans les appartements, la mettait au foyer, autour duquel se
réjouissait la famille réunie.
A Pavie, lorsqu'on offrait, la veille de Saint-Sire, d'énormes
cierges à l'église, la procession était précédée par les cabaretiers,
qui portaient un château sur une table ; derrière eux venaient
les chasseurs avec un arbre, aux branches duquel on voyait at-
tachés des oiseanx de toute espèce que l'on mettait en liberté
dans l'église. Enfin suivaient les courses des écuyers au coq
vivant, à la petite truie rôtie, et celle des prostituées aux sau-
cissons; des banquets terminaient la fête (^â). A Florence, le
(I) Luchino Visconli épargna au U'ésor de >filaii 30,000 florins d'or qu'on
payait annuellement aux bouffons.
(3) AuL. TiciN., chap. 15.
396 FÊTES EGOisIASTTOUES.
jour de la Saint-Jean^ on construisait un char très-élevé, rempli
de saints et de figures symboliques ; sur la place des Seigneurs
s'élevaient jusqu'à cent tours dorées avec des hommes dans
rintérieur, et partout on voyait des manteaux ^ des gonfalons,
des machines chargées de cierges et d'autres dons ; enfin ve-
nait le feu d^artifice^ dont les meilleurs artistes ne dédai-
gnaient pas de fournir les combinaisons variées. Dans quelques
villes^, à la Pentecôte^ on donnait la volée, dans l'église, à des
pigeons blancs, au milieu des fleurs, des langues de feu et des
acclamations de la multitude. Lorsque Florence fut maltresse
de quelques cilés, elle exigea de chacune un cierge; parfois
elle en reçut vingt-huit, longs de six à huit coudées, avec des
bamboches en papier, et tel était le poids de celui de Pescia et
de San-Miniato qu'il fallait quarante individus pour le porter.
Quelque chose de semblable avait lieu dans les autres villes : i
Milan, le jour de la naissance de la Vierge; à Bologne, à la fête
de saint Pétrone; à Modène, à celle de saint Géminien, etxi.
Dans toutes les villes et bourgades^ on fêtait par des représen-
tations dramatiques le saint protecteur. Quelquefois les com-
munes célébraient quelque fête plus importante; ainsi les
Florentins, en 1304, publiaient que a quiconque voudrait savoir
des nouvelles de l'autre monde devrait se rendre, le jour des
calendes de mai, sur le pont de la Garraïa et dans le voisiuHge
de TArno. » Ils dressèrent sur les rives de ce fleuve des écha-
fauds, où l'enfer avec les damnés et leurs tourments furent re-
présentés. La foule accourut si nombreuse qu'elle fit écrouler
le pont, et beaucoup souffrirent dans leur personne; c'est aî/jsi
que le jeu tourna de la plaisanterie au sérieux, et^ « comme le
ban l'avait dit, plusieurs allèrent savoir des nouvelles de l'âutre
monde».
Les spectacles, chez les anciens, devaient exciter les senti-
ments patriotiques et fortifier le courage ; au moyen âge, ils sen-
taient l'inspiration commune, celle de l'Église, et poussaient
à la dévotion. Dans ce but, c'étaient les diacres ou les prêtres
qui les organisaient, et presque toujours une église servait de
théâtre ; de là des abus qui révèlent le mélange du sérieux et
du bouffon, de la ferveur religieuse et de la gaieté, que l'on
aperçoit dans toutes les œuvres de cette époque. Dans certaines
fêtes, tous devaient se montrer déguisés en renard, dont la
longue queue pendait derrière les magistrats ou les prélats,
quelque fût d'ailleurs leur costume. En commémoration de la
1
FÊTES SGGLÉSUST1QU£S. 397
fuite en Egypte, on célébrait la fête des ftnes où de ridicules
braiements se mêlaient aux chants de l'Église. Ces choses se fai-
saient sérieusenoent^ et nous-mêmes^ dans notre enfance, nous
avons pu voir des processions et des fêtes qui nous font rire au-
jourd'hui , mais qui alors excitaient notre dévotion.
Les faits que l'Église rappelait en ce jom* étaient représentés
avec un appareil nH)ins ridicule. Tous les arts se mettaient au
service de ces mystères ^ qu'on célébrait^ non sur la scène
étroite et méphitique d'un théâtre^ où la santé comme la foi peut
être compromise, mais aux rayons du soleil et sur les places pu-
bliques. L'usage de ces représentations s'accrut avec les croisa-
des^ lorsque les pèlerins, de retour dans leur patrie^ voulurent
reproduire avec exactitude les scènes sur lesquelles ils avaient
médité en Palestine ; après avoir choisi des situations analogues
à celles du Calvaire^ de Betliiéem^ de Jérusalem^ ils prenaient
eux- mêmes et donnaient à d'autres les costumes qu'ils avaient
vus aux hommes de l'Orient. La société du gonfalon, pour re-
présenter la passion de Jésus^ fut instituée à Rome en i264. A
Trévise^ les chanoines devaient fournir^ chaque année, à la com-
pagnie des baUuSy deux clercs^ habiles dans le chant^ pour jouer
le rôle de Marie et de l'Ange dans la fête de ^Annonciation (1).
Rolandino rapporte qu'en 1244 on figura la passion du Christ
dans la prairie de la Yalle à Padoue , et cette ville^ en 1331^ or-
donna de représenter tous les ans^ dans l'amphithéâtre^ le mys-
tère de l'Annonciation. La chronique du Frioul^ par Julien Cano-
nico, rappelle que le clergé^ en 1^98, représenta à la cour du
patriarche la passion et la résurrection du Christ, la venue du
Saint-Esprit, le jugement dernier; d'après le même auteur, la
Création, l'Annonciation, r£nfantement, ia Passion et l'Anté-
christ, furent représentés, en i304, par le chapitre de Cividale.
Si nos lecteurs ne sont pas trop jeunes, ils peuvent se sou-
venir d'avoir vu dans les campagnes quelques restes de ces re-
présentations*
Telle est l'origine du théâtre, dont nous reparlerons lorsqu'il
sera parvenu à une certaine hauteur.
(1) Mém, de- B. Etico, part. I, pag. 21. Le cbap. 123 eM le complément
nécessaire de la matière de ce chapitre. *
898 st&ox-ABn.
CHAPITRE XCIX
■EAUX'AITS.
Les lettres et les beaux-arts^ gloire pacifique de I7talic, res-
suscitèrent au milieu de cette prospérité.
Après la chute de Tempire d'Occident, les arts el les restes de
la civilisation s'étaient réfugiés à Constantinople; de là le nom
de byzantin donné au style qui fut employé. L'arc et la voûte,
immense progrès introduit par les Romains, continuèrent à figu-
rer dans les édifices ; l'architrave fut abandonnée, et Von re-
courba directement l'arc sur les colonnes, qui n'étaient pas un
travail nouveau , mais qu'on enlevait aux constructions anté-
rieures. Lorsque les chapiteaux manquaient , on les remplaça
par d'autres aux formes vulgaires, avec quelque feuillage gros-
sier et peu saillant, ou des lignes entre-croisées, ou bien quelque
tête dinbrme. Les arcs, afin qu'ils appuyassent sur des colonnes
de hauteurs diverses, furent parfois allongés dans la partie infé-
rieure; pour d'autres, moins apparents, on s'éloigna du âerai-
cercle parfait, qui fut tantôt écrasé de manière à produire le
cintre aigu, tantôt prolongé en fera cheval, tantôt ramenée
la forme d'un fronton; parfois un arc en comprenait d'autres,
appuyés sur des colonnettes (i).
Ravenne, qui conserva mieux le caractère de l'Orient, offre de
plus grands exemples du style byzantin, qui se manifeste tou-
jours par des arcs et des voûtes. L'église de Saint-Vital, cons-
truite par saint Maximien sous le règne de Juslînien , n'est à
Textérieur qu^une informe construction de briques ; mais, si l'on
pénètre dans l'intérieur, on est charmé par la vue d^ni octo-
gone régulier, dont le diamètre a quarante mètres, avec une cou-
pole hémisphérique et deux galeries , dont l'inférieure repose
sur huit pilastres revêtus de marbre grec veiné. Puis viennent
(1) L^églisede Saint-VîUl de Ravenne offre des exemples de tout cela; on
voit un arc à fronton sur le poslicum de Téglise de Saint*Fidèle à Gôme* et un
autre dans l'édifice circulaire représenté par la mosaïque de Tabaide de Nuo '
ÂmbroÎM à fifilan.
ÂVr BTZANTI5. 399
de belles mosaïques et nne profusion d'ornements empruntés à
d'anciens édifices^ surtout à l'amphithéâtre; les mosaïques en
marbre décorent et contournent les portes^ les fenêtres et les
autels dans tous les édifices de ce style.
Le mausolée de Galla Placidia , consacré à saint Nazaire et à
saint Celse, forme une croix latine sans galeries ni tribunes; au
centre est Pautel, formé de trois grandes tables d'albfttre oriental.
Saint-Apollinaire nouveau, élevé par Théodoric^ avec des mosaï-
ques, des tombes^ des inscriptions et divers ornements d'albâtre,
de porphyre, de cipollin, de marbre serpentin et de Paros, est
un quadrilatère à trois nefs; édifice remarquable, bien qu'il ait
souffert des ravages des barbares, et plus encore, peut-être, des
réparations successives. Ravenne, dès 419 > terminait l'église de
Sainte -Agathe, à trois nefs soutenues par vingt colonnes ; mais
tout a été changé, à l'exception du plan géométral. A la même
époque, cette ville construisait la grande basilique de Saint-
Apollinaire in Classe, a^ec trois vastes nefs , trois tribunes et des
archivoltes profilées solidement. A la cathédrale, bâtie par
saint Orso en 540, est joint un baptistère, peut-être de la même
époque, formé do deux cercles à huit arcades, qui supportent la
coupole. Quelques écrivains placent au neuvième siècle le bap-
tistère d'Asti, à quatre angles à l'extérieur et huit en dedans, e{
le palais des tours à Turin, avec la façade en briques (t).
Le mot œdificare, compris dans un sens moral, montre que la
science architectonique impliquait Tidée de dévotion et le désir
de consacrer des vertus exemplaires. Les évêques, en effet,
étaient parfois les architectes, plus souvent les promoteurs d'é-
difices nouveaux : i'évéque Épiphane fit construire la cathédrale
de Pavie; Tévêque Euphrase, la basilique de Parenzo en Istrie,
ornée de belles mosaïques; d'autres bâtirent le monastère et le
temple du mont Gassin, les églises de Saint-Ëvase à Casai Mont-
ferrât,' de Naples, de Siponto, de Florence, de Lucques. Le por-
che de la basilique Saint-Ambroise à Milan, commandé par
Tarchevêque Anspert, avec des arceaux semi-circulaires que
supportent des pilastres, tient de la majesté sinon de l'élégance
romaine.
(1) Après tant d'autres, voir Qvast, Die Âltchrîstliehen Bauwerke von Ra»
venna, Berlin, 1842, et pour tout ce qui suit, SCHOBN et Thibrsch, Reisen in
Italien seit 1822; OSTEN, Die Bauwerke in der Lombardei vont siehenten bi$
znm vierzeknten Jalirluutdert gezeichtiel^ und durck ftislorisefie Text erleutterl,
Barmstadt, 1846; Sbltatico> SuUa ûrchiutiutae scultura,yéDm, 1S47.
400 CEUVAES D*ART.
Peut*étre aucun pape ne régna sans doter les églises de la
métropole de quelque travail précieux ; c'était tout à la fois un
ornement pour le culte et un aliment pour les beaux-arts lorsque
tout autre manquait. Léon Ili, outre un grand nombre de cons-
tructions, multiplia les œuvres en métal fin; entre autres, il lit
revêtir la confession de Saint-Pierre de 453 livres d'or, et placer^
sous l'arc triomphal, un balustre d'argent de 1,573 livres, avec
reHigie du Sauveur; on lui dut encore un pupitre d'argent, qui
fut mis dans la chaire, et un ciboire de même métal. Il recons>
truisit le baptistère de Saint- André, édifice rond avec la vasque
au milieu» entourée de colonnes de porphyre, et dans laquelle
Feau était versée par un agneau d'argent qui surmontait une
colonnette; enfin il orna la basilique de Lalran de vitraux
peints, qui sont les premiers mentionnés. Saint-George en Vé-
labre, Sainte-Praxède , Sainte-Marie in Dominica, Sainte-Cécile
en Transtévère, Saint-Nérée et Achillée, Sainte-Sabine, Saint-
Jean à Porte-Latine, Saint-Martin aux Monts, Saint-Michelin
Sassia, Saint-Pierre es Liens, Sainte-Marie in Cosmedin , d'autres
églises de Home, furent à cette époque ornées avec les dépouil-
les des anciens temples.
Nous avons aussi quelque niention de peintures. Grégoire le
Grand vit un sacriGce d'Abraham représenté avec tant de vérité
{tatn e/ficaciter) qu'il en fut ému jusqu'aux larmes. Théodo-
linde fit peindre à Monza les hauts faits des Lombards. Sous le
règne de Louis le Pieux, une Vierge, à Gravedona sur le lac de
Gôme, pleura miraculeusement; d'autres, à une époque rap-
prochée, sont mentionnées dans les églises de la Gava , de .Ca-
suaria, de Subiaco, du mont Cassin. Il nous reste encore quel-
ques-unes de ces Vierges, surtout dans les mosaïques, les minia-
tures, les cachets, et sur les monnaies : figures disgracieuses,
avec des yeux hagards, des mains engourdies, des pieds en
pointe.
Le trésor de Monza fournit la preuve que le travail des mé-
taux précieux n'était pas non plus négligé sous les Lombards;
leurs monnaies cependant ne sauraient être plus grossières.'
Nous devons signaler, comme travaux remarquables, la pale
d'or de Saint-Marc à Venise , tout émaillée , et le devant d'autel
de Sainl-Ambroise à Milan, sur lequel on voit le parallèle entre
les actions du saint et celles du Christ; l'annonciation de la
Vierge et les abeilles déposant leur miel dans la bouche d'Am-
broise qui vient de naître; ^ascension du Sauveur et Pentrée du
ART BYZANTIN. ^01
saint dans le paradis^ etc. (1). Dans plusieurs églises > mais sur-
tout dans celles de Rome, on conserve des lampes, des encen-
soirs et des évangélîstères de ce temps ; à Saint-Pierre, on trouve
encore la dalmatique dont les empereurs se couvraient^ avec des
objets sacrés à riche broderie d'or et d'argent.
Les beaux-arts ne manquèrent donc jamais en Italie ; mais
l'activité devint plus grande vers Tan iOOO. Plusieurs causes
expliquent ce mouvement : la dévotion pour les reliques^
poussée alors jusqu'à la frénésie , comme nous l'avons déjà ra-
conté; la confiance des hommes^ qui se sentaient rassurés sur
un sol ravagé naguère par des hordes ou des nations entières.
On peut encore l'attribuer à la résurrection des villes anéanties
par la féodalité, aux débuts favorables du commerce et de la li-
berté. L'église de Saint Cyriaque d'Ancône, élevée sur la fin du
dixième siècle, à croix grecque avec coupole, est du style
byzantin, comme Sainte-Marie-Rotonde hors de Ravenne, et les
sept abbayes que le marquis Ugo construisit en Toscane.
Saint- Vital de Ravenne, en 1014, servait de modèle à la vieille
cathédrale d'Arezzo, à huit côtés, et l'architecte Mainardo i a-
chevait en 1022, en se servant des dépouilles du théâtre et d'au-
tres édifices anciens. A Florence, vers Tannée 1013, l'évoque
lldebrando bâtit San Miniato au Mont, où l'on trouve une mo-
saïque qui dénote un progrès vers le beau ; Saint-Laurent fut
agrandi en 1059, et Sainte-Agathe, édifiée en 1082. En 1028,
l'évoque Jacques Bavaro avait fondé Saints-Pierre-et-Romule, ca-
thédrale de Florence, à trois nefs, avec des colonnes et des cha-
pitaux romains, enlevés, dit-on, d'un temple voisin. Pistoie,
en 1032, avait commencé son Saint-Paul; Saint-André, avec la
façade en marbre blanc et noir, de Tannée llt»6, fut élevé d'a-
près le plan des frères Gruamont et Adéodat, qui firont en bas-
relief TAdoration des mages. Saint-Martin de Lncques fut ter-
miné en dix ans, de 1060 à 1070, et lévèque Anselme de Bagio
y plaçait la figure du Christ, que Ton déposa ensuite dans le joli
petit temple de Mathieu Cividale. En trente-cinq ans, de 1035
à 1070, on bâtissait Saînt-Zénon de Vérone, où la tour de la
place est de 1172. La date de 1093 se lit sur la façade de la ca-
(I) L*auteiir s*appelait f^olvi mu ; or Texier et Petit-Didier, dans V Essai sur
les émattx^ le font natif de Limoges, parce que Fart de l*émailleur florissait dans
cette TiUe!
HIST. DES ITAL. — T. V. 2<î
403 ÉDIFICES DE VENISE ET DE GÊNES.
thédralQ d'Empoli (1). La magnifique église de Saint-Anthime
.dans le val d'Orcia^ avec trois nefs voûtées à plein cintre sur co-
lonneS; est certainement antérieure à l'année 11 i 8. La première
pierre du baptistère de Parme fut posée en 1196^ la dernière
en i 270. Viennent ensnite le Piscopio de Naples^ Saint-Pierre et
Saint-Pétrpne de Bologne, Sainte-Marie de Sarzana^ avec des co-
lonnes de marbre qui soutiennent des arcades très-hardies et
non }iées par du fer. D'autres églises du Val d'Amo supérieur^
dans le style qu^on appelle aujourd'hui lombard, mériteot de
fixer l'attention^ surtout celle de Saint-Pierre à Grossina.
Les républiques maritimes se proposèrent d'imiter les- mo-
numents anciens qu'elles voyaient dans le Levant. Saint-Marc
de Venise, commencé en 977^ fut, dit-on^ terminé en 1071 ; tel
à peu près aujourd'hui qu'il était alors^ il a la forme d'une croix
grecque, avec des ouvertures à courbes, et trois coupoles le sur-
montent, non hémisphériques, mais oblongues, une grande pour
le centre^ deux moindres pour chaque bras. Les colonnes^ avec
des chapiteaux carrés, sont réunies par de petits arcs ronds, qui
supportent des galeries autour de la nef et des bras; le toit
s*appuie sur une autre série d'arcs, et un voile^ à la manière
orientale^ couvre le sanctuaire. La façade, aussi large que Té-
difice^ a cinq portes en biais ; les marbres sont très-fins^ et les
archivoltes^ de courbe variée. La seigneurie obligea tous les na-
vires qui reviendraient du Levant d'apporter parmi leur charge-
ment des statues, des colonnes, des bas-reliefs^ des marbres,
des bronzes et d'autres matériaux de prix, qui^ joints aux mo-
saïques, formèrent le type de l'arclûtecture byzantine en Italie,
type aussi régulier dans le plan qu'il était capricieux dans les
détails. L'évéque Orso Arseoio, avant 1008, édifiait Sainte-Marie
de Torcelio, non pas à l'orientale, mais sur le modèle des basi-
liques romaines^ avec le chœur élevé, suivi de la crypte sur la-
quelle se dressait l'autel; plus loin était Tabside semi-circulaire,
avec un [H'esbytère. Venise renferme encore Sainte-Fosca, de
la même époque, mais en style byzantin.
Dans le même temps, la reine de la mer Ligurienne construi-
sait Saint-Laurent, dont la façade, la meilleure partie, fut ter-
minée en 1100; elle avait déjà l'église de Saint- Victor et de
Sainte-Sabine. Saint-Étienne fut commencé en 960, et l'église
(1) Hoc opus eximii prapollens arte luagisiri
Bis novies lustris aiiiiis Jaui mille peraclis
Et tribus coeptuQi post natum Virginc Vertmin*
ÉDIFICES DE PIS8. 403
des Vignes, en 991. En 994 s'éleva la nouvelle cathédrale de Sa-
vone^ dans laquelle une peinture conserve la date de iiOl.
Les Pisans ne restèrent pas en arrière. Déjà ils possédaient
réglise de Saint-Pierre in Grado, avec des colonnes et des cha-
piteaux grecs et romains^ dans laquelle étaient peints les pon-
tifes jusqu'à Jean XIII, qui siégeait en 965; ils bâtirent alors,
avec les dépouilles des Sarrasins^ la primatiale^ qui s'éleva mar
jestueusement sur une terrasse. Buscheito, qui la construisit j
habile mécanicien y avait imaginé une machine au moyen de
laquelle dix enfants soulevaient un poids que mille bœufs au-
raient à peine fait mouvoir (1). Cet architecte avait étudié les
travaux des premiers temps chrétiens^ comme le prouve la dis*
position de quatre cent cinquante colonnes, apportées du he^
vaut et enlevées de monuments antérieurs, ou taillées alors ,
peut-être dans l'île d'Elbe, et, pour ce motif, de proportion et
de mérite divers. L'édifice était achevé en 1100, et, dix-huit
ans après, le pape Gélase II le dédiait à Marie ; il fut enrichi de
cbefs-d^œuvre d'art, d'oves et d'épigraphes anciennes, brisées ou
renversées, et mêlées par fragments avec d'autres toutes neuves
qui rappelaient les fastes pisans; de grandes statues étaient con-
fondues avec de petites, et des travaux exquis avec des œuvres
grossières.
Cette église servit de modèle pour d'autres édifices de style
grec et romain, dont le meilleur fut un baptistère, qui porte la
date de 1153 et le nom de Diotisalvi. Enrichi d'une infinité d'or-
nements à la manière gothique et de trois rangées de colonnes
corinthiennes adhérentes au mur, il s'arrondit sur un soubas-*
sèment à trois degrés; on descend par trois marches dans l'inté-
rieur, où se trouve le vase octogone pour le baptême. Huit co*
bnnes et quatre pilastres supportent les arcades, sur lesquelles
court un second ordre, qui soutient la coupole allongée en forme
de poire. L'architecte dut plier son art aux matériaux qu'il avait
sous la main, et suppléer conune il put à la mesure diffé-
(1) Quod Tix mitte boum posMnt Juga concia tnoTere ,
Et quod vix potuit per uiare ferre ratis ,
Buschcti nisu , quod crat mirabilc visu,
Dena pucllaruin turba leTabat onus.
Voilà ce que dit Tépigraphe ; cependant Busclietto n*était pas Grec, mais Pisan ,
comme Tindique un acte du 2 décembre 1105, qui porte les noms de quatre
ouvriers de La cathédrale de Pise : l3berto, Leone, Signoretto et BuschettOi fib
de feu Jean Giudice.
1
404 EDIFICES DE PISE.
rente des colonnes et des chapiteaux, dont quelques-uns mutent
parfaitement les modèles antiques.
Le campanile^ troisième merveille de cette place enchante-
resse, fut élevé en 1174; il forme un grand cylindre^ revêtu à
profusion de bas-reliefs et de statues^ avec deux cent sept co-
lonnettes, diverses de forme et de matière, à petits chapiteaux^
dont quelques-uns ont l'élégance grecque, tandis que les autres
portent des feuillages grossiers et des têtes d'hommes et d'ann
maux. Ce campanile est Tœuvre de Buonanno de Pise, auquel
s'associèrent Guillaume et Jean d'inspruck. Lorsqu'il eut atteint
une certaine hauteur, il paraît que le terrain s^affaissa d'un cùié;
mais Tarchitecte rec^onnut qu'il [)Ouvait, sans danger, continuer
la construction de Fédifice, qui surplombe de trois mètres sur
quarante-cinq d'élévation : bizarrerie dérivée d'un accident, et
qu'ailleurs on a imitée à dessein.
Afin que les individus auxquels il n'était pas donné de passer
en Syrie pussent reposer en terre sainte, cinquante galères pi-
sanes, qui avaient suivi Frédéric Barberousse à la croisade, rap-
portèrent de la Palestine de la terre, dont on fil le Gampo santo,
terminé en 1283. Jean de Pise lui donna la forme d'un cloître i
avec un portique à arceaux ronds, mais à découpures et petits
arcs gothiques, tout en marbre blanc ; dans l'intérieur, comme
dans un nmsée, on réunit des sarcophages, des inscriptions, des
objets antiques, et plus tard il fut embelli par les meilleurs pin-
ceaux des âges postérieurs, si bien qu on peut y retrouver la série
des artistes italiens. Le campanile de Saint-Nicolas^ du Pisau Ni-
colas, est d'une époque un peu plus rapprochée, et peut-être
encore celui de Pabbaye de Septhne, rond dans le bas, octo-
gone dans la partie supérieure, et de forme pyramidale au
sommet.
Deux systèmes d'architecture se produisaient donc en même
temps : Pun, conforme à l'église romaine, avec des lignes droites
et des couvertures angulaires; l'autre, semblable à la basilique
byzantine, avec des courbes et des coupoles qui, d'hémisphéri-
ques sur un cylindre, comme les faisait Rome, s'élevèrent à de
plus vastes proportions, et se développèrent en panaches pour
s*appuyer sur une base carrée ou octogone. La coupole de Saint-
Vital à ftavenne est formée d'un double rang de vases en forme
de spire ; celle de Saint-Michel à Pavie repose sur un plan octo-
gone qui se rattache au carré à l'aide de panaches, première
idée des tympans. A la cathédrale de Pise et de Corneto, 1^
ARCHITECTURE LOMBARDE ET ARABE. 405
coupoles sont elliptiques; Saint-Marc les a oblongues^ sans es-
pace intermédiaire entre la calotte et les panaches.
Les édifices dont nous venons de parler^ et les cathédrales de
MoJène, de Plaisance, de Vérone, de Terracine, de Borgo San
DonninOy passaient du romain-byzantin au style lombard ou ro-
man ; dans quelques-unes, on trouve déjà Tare aigu^ au moins
dans le croisement aigu des côtes de la voûte. La vanité natio-
nale serait flattée de croire que rarchitecture gothique dérive
de cette source; mais Thistoire ne justifie pas cette prétention.
L'arc aigu, suggéré naturellement par la forme des grottes^
Alt imité dans les constructions souterraines et les aqueducs;
sans sortir de Tltalie, nous le trouvons dans la porte Sanguina-
ria , à Alatri dans le Latium^ ville fondée par Saturne deux mille
ans peut-être avant Jésus-Christ, et dans la porte Acuminata,
également dans le Latium, de construction cyclopéenne (1), et
dans quelques égouts de Home. Les arcs aigus des cent cellules
de Néron à Misène^ et de quelques fours de Pompéi, sont moins
un système que le résultat du caprice et du hasard.
En Italie, l'arc aigu parut d*abord uni à l'arc rond. A Subiaco,
délicieuse solitude à cinquante milles de Rome près des sources
de TAnio, on construibit autour de la grotte de saint Benoit des
chapelles et des cellules, connues sous le nom de Sainte Grotte;
détruites ou endommagées par des Lombards et des Sarrasins,
elles furent réédifiées en 847 par l'abbé Pierre^ qui restaura par*
ticulièrement la chapelle que Léon lY avait consacrée à saint
Sylvestre, chapelle creusée dans la roche., h voûte aiguë, comme
d'autres excavations du môme endroit. Au-dessus, l'abbé Hum*
bert commença, en 1053 une église^ et, treize ans après, l'abbé
Jean la fit servir de confession à un temp'e qu'il érigea au
même lieu ; soit à cause des vents et des neiges, ou par imita-
tion de ces souterrains, ce temple fut construit à voûtes aiguës,
comme aussi le monastère de Sainte-Scolastique qui en dépend.
Le cintre aigu se laisse voir dans Téglise de Ghiaravalle, de
\n% entre Ancône et Sinigaglia; c'est d'après cette forme que,
l'année suivante^ fut restaurée une partie de la cathédrale de
San Léo dans FUrbinate. Quelques portiques de Rimini^ de i204,
sont encore du même style^ et les ogives se mêlent aux pleins
(1) On en voit le dessin dans l'ouvrage de Louis Mazara: Temple anUdilu^
9Îeti, dit dts Géants, découvert dans t^t/ede Calypso, aujourd'hui de GcÂMO,prèt
de Malle (Paris, 1S27). Ce temple a été supposé antécUluvien.
A
406 ARCniTECTURE LOMBARDE ET ARABE.
cintres dans l'église de Saînl-Flavîen près de Montefiascone, réé-
difiée par Urbain IV. Cette innovation se glissait timidement, et
n'occupait souvent que les espaces où la voûte ne pouvait s'ar-
rondir. Dans la Portioncule, cellule de saint François, mainte-
nant renfermée dans Sainte-Marie-des-Anges-d'Assise, l'angle
aigu de la petite porte est enclos dans un autre à plein cintre.
Mais, longtemps avant que Farc aigu devint commun, la
grandeur des cathédrales, l'élévation des aiguilles, les nefs en
caracol autour du chœur et d'autres caractères du gothique se
rencontrent dans le grand nombre des églises bâties vers Tan
1000; or les croisés n'avaient pas encore vu les basiliques de
l'Asie, auxquelles, selon quelques écrivains, nous l'aurions em-
prunté.
N'excluons pas néanmoins Tinfluence orientale : les Arabes,
probablement, construisirent la Zisa et la Cuba à Païenne, et
sans aucun doute la forteresse et les bains d'Alcamo sur la mon-
tagne Bonifato, édifices qui ont tous l'arc brisé. Le Mongibello,
près de Syracuse, montre d'autres constructions ; les villes de Po-
lemi et de Lonama, il y a deux siècles, conservaient encore des
restés précieux, de même que le port de Marsala. Avant ii32,
le normand Roger érigeait dans son palais de Païenne la cha-
pelle de Saint-Pierre, où tous les arceaux et le triomphal s'élan-
cent en ogive sur des colonnes corinthiennes dçs plus beaux mar-
bres de rOrient; il bâtissait la vaste cathédrale de Cefalù, qu'A
ornait de mosaïques, de dorures, d'inscriptions, et dans laquelle
on voit de capricieux enlacements d'arcs aigus de toute gran-
deur. La cathédrale de Monreale, le plus splendide monument
de l'art siculo-normand, se terminait en i 174; à arcs aigus, avec
une profusion de mosaïques et un cloître merveilleux, elle est
partout ornée, sans excepter les colonnes, de magnifiques sculp-
tures. A la même époque, on construisait la Wartorana, Sainte-
Marie-de-l'Amiral, Saint-Castald, la Matrice et le Saint-Esprit à
Palerme, la cathédrale à Messine, dont le tremblement de terre
ne laissa qu'une porte, Sainte-Marie-de-Randazzo, et toujours
avec l'arc aigu, tel qu'il est encore dans la chapelle de Saint-
Castald à Palerme, antérieure à l'année 1160 (1). Là dominaient
les Arabes et les Normands ; il n'est donc pas étonnant que les
(1) De Lutnes, Recherches sur les monuments et f/iistoire des Normands et
de ta maison de SouaBe dans l'Italie méridionale , 1844 ; SerbA Dl Yalco, Det
duomo di Monreale e di altre chiese siculo-normanne, 1838.
ARCHITECTURE NORMANDE. 4(W
auteurs qdi font dérÎTer le gothique de TOrlent, et ceux qui Pat-
tribuent aux hommes du Nord^ fournissent dçs pfeutes à l'appui
de leurs prétentions. Le plan néanmoins tient ordinairement
du style roraano-chrétien, et la coupole, du byzantin^ tandis
que Tare s'allonge à la musulmane; les ornements et les ara-
besques alternent avec des morceaux enlevés à des édifices clas*
siques.
Les coilstructions normandes et souabes de Tltalie méridionale
sont semblables^ iflais non point égales à celles de la Sicile; la
cathédrale de Salerne, élevée en 1080 par Robert Guiscard^ oc-
cupe le premier rang. Le magnifique portique quadrilatère qui
la précède a des colonnes corinthiennes, tirées des ruines de
Pœstum et surmontées d'arceaux ronds. Le goût classique a di-
rigé les ornements de la grande porte, et le style byzantin se
révèle dans le chœur et les trois tribunes; la mosaïque qui se
trouve au chœur, à Tambon et à la tribune des chantres, est Tune
des plus exquises. D'anciennes colonnes^ dans la cathédrale d'A-
maifi^ soutiennent des arceaux aigus, et Ton trouve les arcs
, mauresques dans le cloître contigu^ comme aussi dans celui de
Ravello, où leur assemblage offre une bizarre variété. Les cathé-
drales deTroïa, deTrani, de Bitonto, de Saint-Nicolas- de-Bari,
ont des parties qui datent de cette époque; le castel du Mont ,
palais quadrangulaire de Frédéric 11^ avec une tour semblable,
embellit les formes germaniques atec des corniches et des fron-
tons anciens.
Toute l'Italie, à cette époque, déployait une activité prodi-
gieuse dans les constructions et les restaurations, et les édifices
où dominait Pogive se multiplièrent à l'infini. Dans le couvent
d'Assise, peu de temps après Tannée 1226, frère Élie élevait à
saint François un temple fameux, ou plutôt trois temples super-
posés l'un à Tautre.Dans l'inférieur prévaut encore l'arc arrondi;
mais dans le supérieur apparaissent régulièrement les arcs en
poihte, appuyés sur des pilastres, d'où s'élèvent en faisceaux lea
colonnes du corps supérieur, et dont le contre- fort principal se
croise avec celui du pilastre voishi pour former le comble. Bien
qu'il ne soit pas vrai qu'on ait employé pour la première fois
Tare aigu dans PItalie, cette église, devenue le modèle de toutes
celles qui furent élevées au nouveau saint, contribua beaucoup
à répandre le gothique. On n'est pas d'accord sur l'architecte :
Vasari nomme à tort un Allemand, père d*ArnoIphe de Lapo, et
d'autres pensent que Lapo et Amolphe furent les élèves du Pisun
408 SYSTÈXÊ GOTHIQUE.'
Nicolas, auquel on attribue le plan de cet édifice (1)^ du reste fort
ressemblant aux constructions allemandes.
La rapide extension du système gothique ne peut être expli-
quée que par l'existence des loges maçonniques. Les chefs ma-
çons, comme les autres arts, étaient organisés en corporaiions,
et les lois lombardes parlent fréquemment des7nagistfi'COif>aciniy
c'est-à-dire des maîtres ès-œuvres, qui, des lacs de Côme ftde
Lugano, allaient déjà, comme aujourd'hui encore, parcourir le
monde pour construire des édifices ; peut-étrtt furentrils la cause
que les sociétés de maçons se relièrent dans tous les pays par
des rites solennels d'admission, avec une juridiction particulière,
c'est-à*dire franche , d'où vint leur nom de francs-maçons. Ils
se transmettaient mystérieusement les procédés de construction,
ce qui fit avancer la mécanique, connaître .exactement la pous-
sée des voûtes, la force des arcs, la forme la plus convenab.eet
d'autres règles, qui se perdirent ensuite grûce au secret avec
lequel on les gardait.
Mais, à cause de ce mélange de discipline et d*indépendance
que nous avons rencontré si souvent dans les institutions du
moyen âge, les accessoires étaient abandonnés au génie inven-
tif de chacun, parce que les francs-maçons étaient Irères et non
manœuvres ; de là une variété inépuisable, qui nuit parfois à
l'harmonie de l'ensemble, et fait que les détails ne répondent
pjs à la grandeur du plan ni à la hardiesse réfléchie.
Les idolâtres de l'antiquité disaient hier encore : a Le beau
n'existe pas hors du classique. » Dès lors ils considéraient le
gothique comme un produit de l'ignorance, qui ne procède que
sous l'inspiration de fantaisies insensées. Aux colonnes toujours
belles, malgré leur uniformité, des ordres grecs, se substituent
d'autres colonnes isolées de formes diverses : massives, élan-
cées, en faisceaux, torses, en spirale, polygonales, striées;
quelques-unes sont ornées de pampre, des animaux grimpant
sur d'autres, plusieurs sont ornées d'inscriptions, et parfois elles
se superposent l'une à l'autre, rangée par rangée, sans être sé-
parées par une corniche. La volute et la gracieuse acanthe sont
remplacées dans les chapiteaux par les grosses feuilles du chou
et du figuier ; on rencontre des conire-forts grossiers , des mem-
bres incohérents sans repos ni harmonie, à tel point que le faible •
soutient parfois le fort ; des piliers de renfort encombrent Tar-
(1) Leltere senesîsopral *arti belle , n, |»g. 75.
SYSTÈME GOTHIQUE. 409
ceau : ce sont des façades disproportionnées^ des aiguilles^ de
petites chapelles, des découpures, d'énormes gouttières en sail-
lie, de hautes fenêtres, terminées en fer de lance, ou divisées par
des colonnettes, et souvent surmontées d'une autre ouverture
en forme de trèfle ou de rose ; des lions qui portent des colon-
nes ou les piliers du bénitier, de petits nains, des monstres et
d^autres produits capricieux d'une imagination déréglée.
Si Ton examine sans préventions d'école, on s'aperçoit qu'une
pensée harmonique fait concourir les diverses parties h un plan
commun, de telle sorte qu'à la vue d'un édifice on dit : // est go-
thique. A la différence des règles modernes, toujours détermi-
nées , tout était libre, tout s'expérimentait, et un genre n'ex-
cluait pas l'autre; de même que la littérature offraitun mélange
de traditions anciennes et d'inspirations nouvelles, ainsi se ma-
rièrent, dans l'architecture^ les souvenirs grecs et romains, les
conceptions indigènes et le goût oriental. Le gothique, comme
art nouveau^ signalait même un grand progrès, puisqu'on ob-
tenait un résultat égal avec des moyens plus faibles ; car un espace
étant donné, on savait le couvrir de matériaux plus faciles à se
procurer, de soutiens dont le nombre et le volume étaient moin-
dres. Puis, dit-on, les monuments sont l'histoire des peuples;
. tout changement dans l'architecture exprime un changement
de civilisation, et quiconque manque d'originalité dans ks idées
ne saurait en avoir dans cet art S'il en est ainsi , nous avouons
que ces hommes, qualifiés de grossiers, eurent le bonheur, ce
qui fut impossible aux siècles de Léon X, de Louis XIV et de Na-
poléon, de créer un genre nouveau, de parvenir à un beau plus
élevé et plus spiritualiste.
Dans cette nouvelle phase, comme dans la primitive, l'archi-
tecture était religieuse et s'exerçait spécialement dans les mai-
sons de Dieu, images imparfaites et finies du modèle infini de la
création progressive (i). L'église gothique cependant adopta tout
ce que la basilique des premiers chrétiens avait de formes symboli-
ques et de proportions mystiques: science mystérieuse des francs-
maçons. Tout était allégorique , tout entraînait les fidèles vers
(1) Dans la mission que la république de Gènes (Connaît en lt75 à Grimaldi
pour un traité avec Tempereur de Con»tantinople, on lit : Item pro opère nostrœ
matris Ecclesiœ, pulchra et laudabiitjabricatione ad honorent Deitt gloriosimar"
tyris beau Laitrentii,,, petite a sanetitate imperiaii decem milita perperorum^ et
annuatim postmodnm quod eonveniens videatur, donee opus , Dec auctore,
compieatur, (Ap. Savu, Col, di Galaia.)
440 GATfliimALES GorrHiotrss.
rorigitiè dd trfti culte et la destination sùpérleûf e du temple ; font
devait rappeler que TÉglise n'est pas un assemblage de pierres,
mais un édifice vivant^ dont Jésus-Christ est la pierre angulaire,
et les fidèles les membres. Le nombre trois et la figure triangu-
laire dirigent l'élévation y non moins que les constructions se-
condaires. La forme est une croix, les arêtes se croisent sur h
tète du croyant agenouillé ^ et Tiustrument de la rédemption se
dt^së partout afin de rsippeler la ^génération par Id souffrance.
Toutes les parties de l'édifice respirent^ dans un mélange indéfi-
nissable, la confiance et Teffroi, la mort et la vie, et Dieu le rem-
plit tout entier comme Tunivers, dont il est l'image. L^arc en
pointe^ les dentelure^, les petites pyramides, les aiguilles élevées
vers le ciel, semblent inviter la pensée à se détacher des choses
terrestres, ou représenter les vœux des mille croyants qui mon-
tent ensemble aux pieds de l'Éternel. L'obscurité des nefs, la
nudité des murs, les échos des voûtes élancées, les énormes pilas-
tres derrière lesquels se cache et gémit le pénitent , les tombes
des personnes endormies dans l'espoir de la résurrection, tout
inspire k la fois une piété austère et consolante. Puis te sondes
orgues (instrument par excellence, qui confond les mille voix dans
une seule voix sublime), le va-et-vient et les pauses des clercs,
le chant des chœurs populaires, représentent la vie, dont la mort
offre l'explication.
*Les verres peints formaient romement habituel des cathé-
drales ; on les trouve déjà dans les églises grecques et latines,
comme dans Sainte-Marie-Majeure. Dans le douzième siècle, on
commença à représenter sur les vitraux les faits de Yhisioirc
sacrée, qui reproduisaient aux regards du peuple ce que le prê-
tre avait dit à son oreille ; c'est aitisi que l'on atteignait le cœur
et rintelligence par la voie des sens et de l'imagination. Un grand
liombre de jésuates, et même divers dominicains, se distinguè-
rent dans cet art.
Le culte des tombeaux, seconde religion des peuples et des
familles, contribuait aussi à rornement des cathédrales. Cheva-
liers, dames et prélats étaient représentés slir leur tombe, asec
une expression déterminée, dételle sorte qu'on pouvait lire dans
cette génération de statues l'histoire des temps. Ici, le roi sur
son trône avec le diadème et le sceptre, ou le doge avec le corao ;
là, l'épouse du Gbri^ portant à sa ceinture les tresses dfe ses
chevenx, coupés le jour (rti elle se Cbnsdcra ft Dieu. L'dmoilf
conjugal était indiqué par la pose des detix époiilt, qu'on repré-
r
GATkÉDRÀLES GOtlîIOUiS; éik
sentait côte à cftte^ les iliains enlacées ; Fange de la nïort sus-
pendait des couronnes sur la tête de l'enfant qiii avait einporté
avec lui toutes les espérances de ses parents ; une pierre nae^
avec le nom du défunt et les mots De profundis ou MisertOre inei,
indiquait le lieu de repos d'un religieux, qui peut-être avait pré-
sidé aux conseils des princes et aux destinées d'un royaume. Les
basiliques des Frari et de Saints-Jean-et-Paul à Venise donnent^
par les tombeaux^ l'histoire des arts à partir de l'année 1380 ; on
en trouve de plus anciens dans toutes les églises et cathédrales
de ritalie, qui ont échappé à de funestes restaurations.
n faudrait être dépourvu de sentiment pour ne point admirer
la confraternité des peuples qui pouvaient élever de tels ouvra-
ges sans autres ressources que celles de la charité spontanée;
la foi qui jetait les fondements d'édifices dont l'avenir seul ver-
rait poser le faite ; la religion des hommes qui remplissaient ces
vastes nefs, pour remercier le Seigneur de letir avoir donfié une
patrie.
Les cathédrales gothiques, en effet (et c'est là un nouVeau
caractère qui nous les rend précieuses), furent construites avec le
concours de tout le peuple, au moyen d'aumônes et de corvées
volontaires. Les croisés, à leur retour de la Palestine, fbndaient un
monastère ou bien une église, soit pour accomplir un vœu du Con-
sacrer un souvenir, soit avec les dépouilles des infidèles; la prédi-
cation d'un religieux exhortait les fidèles à concourir à l'œuvre
chacun selon sa fortune; parfois la taxe pour dispenser des
jeûnes du carême ou le produit de quelques indulgences était em-
ployé à cet usage. A quiconque faisait un testament on rappelai!
la construction de la cathédrale, et les communes consacraient
à ces édifices les sommes que le faste des pritices absorba dans M
suite. L'église de Saint-Laurent de Gênes percevait le dtxièriie
de tous les héritages et tant pour cent sur les droits d^entrée; elle
obtint plusieurs donations en terre sainte^ et l'on stipulait à son
profit, avec les empereurs, des tributs et des hommages.
Les conseils publics dirigeaient les constructions ; mais leur
surveillance, loin d'entraver le génie des artistes, servait à pM*
pager le goût. Néanmoins, comme il arrive toujours, le zèle s6
refroidissait, et c'est pourquoi la plupart des œuvres gothi-
ques sont restées inachevées (1 ).
(1) Parmi \H édifices godiiques, dans les diverses gradations de ce style, nous
avons : en Sicile^ à Palerme, la Matrice (1169)» Saint-Sauveur (ii39), la Clia-
pelle palatine (1190), Saint-Castald (U61), Saint-Sauveur (Il 98), la cathédraJe
^12 CATHÉDRALES GOTHIQUES.
En outre^ nous connaissons très-peu d'architectes de cette
époque, soit qu'ils aient caché leur nom par un sentiment de
pieuse abnégation» soit qu'une ignorante incurie ait laissé périr
leur mémoire; on ne retrouve pas même les prenniers dessins,
qui étaient sans doute enveloppés de mystère, ou transmis aux
loges maçonuiques d'Allemagne, dont les archives^ en effet, ont
founii récemment quelques-uns de ces plans. On attribue tu
Lombard Bono divers travaux de Naples, de Havenne et d'autres
villes^ mais surtout le campanile de Saint-Marc à Venise^ cons-
truction de la plus grande solidité , bien qu'elle repose sur pilo-
tis. La façade de Saint-Martin et de Saint Michel de Lucques, à
plusieurs rangs de colonnettes et qui se rétrécit graduellement,
deCatane(1170), la cathédralede Cefalù (1131); à Rome, le Saint-Esprit n
Sassia ( 1 198},Saiu(s^eaii-et-Paul, Saint-Antoine-Abbé, Saiute-Pudentiaiie{ 1 130)^
Saiute-Marie-Traiistévëre(1139). Eu outre, Saint-Nicolas de Buri (1107); h
cathédrale de San Léo (1173); celle de Ferrare (1 135); la tour de Garisendc à
Bologne (1 110 ; Fonte Branda à Sienne (1 193) , et la cathédrale de cette ville
(1 180); à Pistoie, Saint- Sauveur (U 50), Saint-André (1 166), la façade de Saiut-
Barthélémy (1150) et de Saint-Jean; à Pise,Saint.André (1110), la touriadiak
(1184), lebapttstère(1153),Saint-Mathieu(1125). AGénes, on commence Saint
Laurent (1 190); à Plaisance, la cathédrale (1 1 1 7); à Parme, le baptistère (U9by,
àPadoue, Sainte-Sophie, vers 1200, et le baptistère, en 1167 ; à Crémone, la
cathédrale , en 1 107; près de Milan, Téglise de Chiaravalle ( Ua5); à Bergame,
Sainte-Marie-Majeure (1134), et, dans le voisinage, Saint-Thomas d'AImcnno
(1100). Puis, dans le treizième siècle, Sainte-Marie-del-Fiore à Florence (1298);
Saint-François-d'Assise (1226) ; à Padoue, le Saint (1231); à Sienne, la façade de
la cathédrale (1284); la cathédrale d^Orvieto (1290) ; d'Arezzo (1256); le Campo
santo de Pise (1278), et SainteMarieKle-rËpine (1230) ; SaintCHMarie-Nouvelle
(1279) et Sainte Croix (1294) à Florence; àNaples, la cathédrale (1280); le bap-
tistère de Bergame (1275); le campanile de Crémone (1284); à Milan, Saiut-
Eustorge (1278), Saint-Marc (1254), la pUce des Marchands (1238y ; à Venise,
les Frari et Saints-Jean-et-Paul (1 246) ; la cathédrale de Vicence ( 1 260); à Artao,
Sainte-Marie des Servi (1286); Sainte-Marie de Cortone (1297); Or-Sainl-Micbel
(1284), la Très-Sainte-Trinité (1250), et le Palais-Vieux à Florence; la façade
de Saint-Laurent à Gènes (1260); Sainte-Marie del Popolo à Rome (1277). Au
quatorzième siècle appartiennent Sainle-Anastasie, la cathédrale de Vérone et
Saint-Pierre martyr, San Fermo Majeur, à Pavie, le Carminé (1373); à Venisci
le campanile des Frari (1361), Saint-Élienne (1325), le \vi\ùs ducal (1350); «
Florence, outre la restauration d'Or-Saint-Michcl et les clia])elles de la Vierge
(1384) et deSainte-Anne (1359). la logcdes Lanzi (1355), la Chartreuse (131*)^
Saint-Martin de Lucques restauré (1308); Saint-Martin de Pise (1332 ); le cam-
panile de Pistoie( 1301); la cathédrale de Prato (1312); celle de Pérouse (1300);
le palais Pepoli à Bologne (1344); Sainte-Marie-sur-Minerve à Rome (1375);
Sainte4:aaire deNaples (1328).
I
PREMIEKS ARCHITECTES. ENTHOUSIASME ESTIiETIQUE. 413
comme dans le petit nombre des églises finies de Toscane, fut
construite par un certain Guidetto en 1200. Dans le milieu de ce
même siècle. Sienne comptait soixante et un maîtres maçons, et
probablement des compagnies semblables se constituaient par-
tout où Ton élevait des monuments. La cathédrale de cette "vilie^
commencée peut-être en 1089, couverte et consacrée en HSOj
excite moins l'admiration par sa grandeur que par la beauté et
la profusion du marbre et du bronze.
Dnccio de Buoninsegna , de Sienne , inventa les pavages en
marbre blanc, faits au moyen de poix en fusion , et qui produi-
sent l'effet de nielles gigantesques. Dans la cathédrale de cette
ville, la sacristie^ riche de précieux manuscrits enluminés.^ et
qui 'fut plus tard embeUie par les fresques du Pinturicctiio, exé-
cutées sur les dessins de Raphaël, offre le plus bel exemple de
ces pavages. Marchione d'Aresezo fut employé par Innocent III à
la construction de plusieurs édifices; en 1216, il éleva leglise
paroissiale de sa patrie et le clocher à trois rangs superposés de
colonnes, avec une grande variété dans les fûts, les chapiteaux,
les combinaisons, et d'étranges compositions d'hommes et d'ani-
maux qui supportent les parties massives. Arnolphe de Cambiode
Colle, faussement nommé de Lapo, dirigea à Florence la cons-
truction de la logfi sur la place des Prieurs, celle de la dernière
enceinte des murailles,* de Sainte-Croix et du Palais- Vieux de
la Seigneurie, qui joint la grandeur à une vigoureuse simplicité.
L'ardeur qui poussait les Italiens si avant dans les voies de la
civilisation les entraînait aussi à embellir leurs villes des pro-
ductions des beaux-arts; ce ne fut donc pas la fiiveur des prin-
ces, mais l'enthousiasme populaire, qui attira les artistes. La plus
digne récompense que Margaritone crut devoir offiir au magna-
nime Farinata fut un crucitix fait de sa main. Les Vénitiens ac-
cordèrent à Gentile de Fabiano un ducat par jour et le privilège
de porter la toge de sénateur. Les Pisans avaient cède quelques
villes d'Asie à l'empereur Calo-Jean, pour qu'il les aidât à cons-
truire leur archevêché et la cathédrale de Falerme. Les citoyens
de Pérouse envoyèrent prier Charles d'Anjou de leur céder
Jean de Pise pour orner leur ville de sculptures. Lorsque ce roi
vint à Florence, la commune l'invita à voir le tableau que Cima-
. bué terminait alors. Charles se rendit à l'atelier du peintre avec
son cortège, suivi des magistrats et du peuple, et tels furent
Fallégresse et les applaudissements que la rue conserve encore
le nom de Borgho AUegri. Dès que le tableau fut achevé, on le
41 4 PABOBa ÂmCOTIGEXS. ERnURISUaUS KSTHfnOUS'
à PégGse ea proeessioD solameUe^ et rauteur reçat
des récoBqwnses et des honneurs.
LcMnsqu' André de Pise eut fondu les portes de SaiDi-Jeani
Flori^nce^ il fut permis à la seigneurie de sortir du palais,
qu'elle n'avait pas le droit de quitter, pour aller les voir avec
les ambassadeurs de fifaples et de Sidle. La même commune pu-
bliai ensuite ce mépiorable 4écret : c Attendu qu'il est de ia
« haute prudence d'un peuple d'origine illustre de procéder dans
« aes affaires de telle sorte que ses actes extérieurs manifestent
« sa sagesse et sa magnanimité, nous ordonnons à Arnold, maître
<x maçon de notre commune, de faire le modèle ou le dessin de la
<r reconstruction de Santa Reparata^ avec la magnificence la plus
a grandiose et la plus somptueuse que Tart et le pouvoir desbom-
« mes seront capables d'ioventer. Selon qu'il a été dit et conseillé
' a par les sages de .cette ville en assemblée publique et privée, les
a choses de la commune ne peuvent s'entreprendre qu'autant que
« la pensée est de les faire correspondre à un cœur dont la grao-
a deur est extrême , parce qu'il se compose de nombreux (â-
« toyens réunis dans une seufe volonté (1). »
Conformément à ce décret^ Aruolphe érigea Sainte-Marie del
Fiore; elle est en forme de croix latine, à arceaux obtus, soute-
(1) S*il n'est pas authentique, il fut du moins pensé et rédigé dans ce temps.
Voici la chronologie de Sainte-Bfarie-del-Fiore :
1207. La reconstruction est décrétée.
129S. La première pierre est bénie, et Tinscription dit :
Annis millenis, centum bis, octo novenis
Venit legatus Roma bonitatc dooatus , etc.
iaa4. Giottoest nommé architecte; on commence le campanile.
13S0. On reprend les travaux interrompus.
1364. On Î9ii les voûtes.
1393. On crée une balia pour fournir aux dépenses de la coDStruction de
la coupole.
1420. Bnmelleschi est nommé architecte de la coupole.
1423. Et de tout l'édifice.
1462. Toute la lanterne se termine*
1474. On met la boule.
1515. On i^et une façade en bois*
1547. Le chœur en marbre est fait.
1588. On démolit Tancienne partie de la façade, œuvre de Giotto.
1636. On eu commence une nouvelle, qui n^a jamais été finie.
On dit qu'Arnold creusa sous Téglise de grands puits» afin qu'ils senissent
d'isnie aux gaz élastiques et développés par l'action du feu central : fût remar-
quille da^f U pbysiqMe d'«lo^«
▲&GHITSCTES TOSGAMS. Mi
nus pur c}es piliers formés de quatre pilastres que sunnontent
des chapiteaux à feuillage. L^ampleur des arcs donne l'idée d'une
immense étendue^ tandis que la simplicité du style/désapprouvée
par d'autres^ tempère Fattente^ de tj^Ue sorte que la réflexion ne
diminue point Teffet de la première impression. Une M^e de
4 deniers par livre sur les marebandises qui sortaient de la ville^
et de deux sous par tête chaque année^ forma }e subside acccMrdé
par Florence à la piété de ses habitants pour ériger cet insigno
monument national et religieux.
Lé baptistère voisin, construit peut-être au sixième siècle avec
des matériaux antiques^ fut restauré et orné par Arnold , qui fit *
disparaître ce qui était en désaccord avec sa destination , et le
revêtit de marbre noir de Prato. 11 fit preuve enccMre d'une belle
et majestueuse simplicité dans Saint^roix^ où il ménagea l'é*
coulement des eaux pluviales au moyen de toits à frontispice et
de conduits en maçonnerie.
On donne pour architectes à Sainte-Marie-Nouvelle frère Jac-
Ïues Calenti de Nipozzano et deux autres dominicains^ élèves
'Ârnolpbe; à Tintérieur, dit-on^ ils diminuèrent par degrés, au
moyen d'un artifice d'optique, le développem^t des arcs,
comme on le ferait en perspective.
Laurent Maitani, de Sienne, édifiait à la même époque la ca-
thédrale d'Orvieto, qui , placée sur une hauteur, dut coûter un
prix énorme. Ces détails sont d'un fini parfait, surtout dans la
façade, aux proportions élégantes et couverte de mosaïques et
de reliefs qui offrent le plus beau coupd'œil; la variété des
pierres qui les divise en tranches se reproduit souvent dans les
édifices toscans. Or, si Ton se rappelle combien celte ville était
petite, on est d'autant plus surpris qu'elle ait voulu rivaliser
avec les plus grandes par des sculptures d'Amolphe, de frère Guil-
laume, d'Augustin et d'Ange de Sienne , de Mosca , et par des
peintures de Gentile de Fabriano, du bienfieureux Angelino,
de Benozzo Gozzoli, de Signorelli et d^autres artistes remarqua-
bles.
Nicolas de Pise fit preuve de talents archiiectoniques dans le
monastère des frères Mineurs de Florence» puis dans le Saint de
Padoue, à la construction duquel le pape Alexandre IV invitait
toute la chrétienté (i33i). Jean, son fils, travailla dans plusieurs
cités, et notamment à Pérouse, où il fit le mausolée de Be-
noit Xf ; cette ville lui dut encqre la riche fontaine historiée, à
trois bassins superposés» élevée snr douze dfesrés» embellie de
1
^16 ARCHITECTBS TOSCANS.
nymphes et de griffons en bronze, et qui. coûta 1 60,000 ducats.
A Pise, il bâtit Sainte-Marie de l'Épine, véritable joyau de me-
nus détails^ et le fameux Ganipo snnto Charles d'Anjou lappela
pour construire le Castel nuovo à Napies; il dessina les façades
de la cathédrale de Sienne et d'Orvieio, et fît exécuter une très-
belle mosaïque pour le grand autel d'Arezzo. André de Pise, en
1304, commença l'arsenal de Venise, le monument le plus glo-
rieux de cette ville, comme il en est aujourd'hui le plus déplo-
rable.
En Italie, le style gothique conservait la forme massive dans les
fenêtres, et n'employait pas les contre-forts, communs en Alle-
magne. Les artistes de la Péninsule avaient un goût particulier
pour les décorations de frontons, les aiguilles et les chapelles;
mais ils surent rarement greffer le campanile sur l'ensemble de
l'éditice. D'autre part, ils ne furent jamais exclusifs, et Von trou-
vait des oppositions dc^tyle entre les partfes inférieures et les
supérieures, les unes canées, les autres en pointe. La ligne per-
pendiculaire et pyramidale ne s élançait pas avec cette hardiesse
qu'elle avait dans les monuments du Nord, et souvent faisait
place à Thorizontale classique* ; l'arc aigu n'excluait pas non plus
l'arc hémicyclique, et nous les voyons tous les deux dans des
édifices remarquables , tels que le Gampo santo de Pise, Saint-
Michel de Florence, les églises de Sieime, d'Orvîeto, de Padoue,
la chapelle souterraine de Monteiiascone. Le Palazzaccio des So-
derini à Corneto, en marbre blanc dans l'intérieur, est à trois
rangs de galeries couvertes, dont les deux premières ont Tare
aigu ; la troisième se con)po>e de colonnettes corinthiennes q»ii
supportent l architrave unie. A Rome, si l'on excepte Aiacœli
et Sainte-Marie près Minerve , le gothique n'apparaît que dans
certaines décorations. En somme, tout montre que le gothique
fut en Italie, non un produit indigrne, mais une imitation, et qu'il
se superposa à l'ancienne forme byzantine et au style romano-
chrétien.
Les ordres sont encore mêlés dans le broletio de Milan et ce-
lui de Gôme, en marbre de trois couleurs; celte ville, en U^»
reconstruisit sa cathédrale, l'une des plus remarquables de styw
normand, tout en marbre du pays, et enrichie d'ornements d ua
goût exquis. Pour le Saint-Petrone de Bologne, bâti en ij^
par Antoine de \incenzo, l'un des seize réformateurs etquifu*
ambassadeur à Venise , on fit un modèle en bois et en carton ré-
duit à un douzième de la grandeur véritable, et Ton devait dé-
ÉDIFICES D£ LA HAUTE ITALIE. 417
molir huit églises voisines ; bien que rédifice n'ait pas les di-
mensions que le plan lui assignait (i), il est remarquable par ses
beaux ornements et la majestueuse disposition de Tintérieur.
Saint- André de Verceil, fondé par le cardinal Guala des Bic-
chîeri en 1219, après son retour de la nonciature d'Angleterre, .
est à arcs aigus, avec des tours à coupole et des fenêtres rondes;
outre cette église, le Piémont offre un beau modèle de gothique
dans Tabbaye de Yezzoiano, oubliée au milieu des collines du
Montferrat. Les cathédrales d'Asti et de San Secondo sont dans
le genre lombard.
La cathédrale de Milan et la Chartreuse de Pavie appartiens
nent à des époques plus splendides et moins sévères. La pre-
mière fut commencée, ou plutôt continuée avec ardeur en
1386 (2); l'architecte, inconnu, suivit dans le plan géométral la
{!) Les seize projets de la façade, dessins originaux d'illustres architectes,
qui se ti'ouvent dans cette église véncrable, sont au nombre des plus curieux
documents de Tart, d'autant plus qu'ils révèlent que les meilleurs maîtres ne
manifestèrent pas (lour le style gothique ce dédain qui parut ensuite un indice
de bon goût. Palladio, consulté sur la façade de Saint- Pétrone, voulait que
Von conservât le soubassement, et que le reste fut mis en harmonie avec le
caractère général de Tédifice ; il montra que Tltalie possédait de belles cons-
tructions dans le style gothique. Pellegrino Tibaldi assure que « les préceptes
de cette architecture sont plus raisonual)les qu'on ne le croit généralement. »
Voir plusieurs lettres du troisième volume de la Correspondance d'artistes de
Gaye, et surtout les numéros ccxcv, CCCXLIX, CGCLXXX. H faut consulter prin-
cipalement le niunéro CCCGVIII, où Ton discute sur les moyens de couvrir Saint-
Pétrone, quelques-uns voulant le réduire selon Vitruve , et d'autres maintenir
la manière allemattde,
(2) Une inscription (des inscriptions italiennes se trouvent déjà dans plusieurs
édiiices)dit : E il principio de domo dé Milanofu nclCanno 1386 ; mais dans le
décret du 16 octobre 138Î, on lit : Ad utilitatem et debitum ordinem fabrîcoi
majoris eccUsiœ Mediolani, quœ de novo, Deo propitio et intercessione ejusdem
Firginis gloriosœ, sub ejtts vocabulo , JAM MULTIS BKTBO TEMPOBIBUS INI-
TIATA KST, qttœ imnCy divina inspîratione et suo condigno favore fabricatur, et
rjtis gratta médian te, fe/iciter per/icietur.
Dans les Annales archéologiques de 1845, où Ton soutient l'origine française
de l'architecture ogivale, il est affirmé qu'on appela du nord delà France les ar-
chitectes pour tracer le plan de cette métropolitaine, et Ton nomme spécialement
Philippe Bonaventure de Paris, l^s archives de l'Italie font rarement connaître
les premiers architecles; mais, dans la première assemblée dont nous ayons les
procès-verl)aux, on trouve en 1388 les ingénieurs Simon d'Orsenigo, directeur
des travaux, Marc, Giacomo, Zeno, Bonino de Campione, Guarnerio de Sirtori,
Ambroise Ponzone ; tous, néanmoins, semblent discuter sur le plan d'un autre.
Quel était cet autre .*> La tradition nomme un certain Cumudia, mais Henri
UIST. DES ITAL. — T. T. 27
413 ÉDIFICES D£ LA HAUTE }TAU£.
régularité des basiliques, et, dans Vélévaiion^ se rapprocha des
cathédrales du Nord, surtout de celles de Strasbourg et de Spire,
qui sont les plus beaux monuments de TAliemagne. Les arceaux
très-aigus des cinq nefs en forme de croix latine reposent sur
cinquante-deux piliers polygonaux, avec des chapiteaux riches
d'ornements variés; l'éditice compte cent deux aiguilles, nom-
bre qu'on ne trouve dans aucune autre construction italienne;
elles sont ornées, avec tout le reste, de trois mille trois cents sta-
tues en marbre. Jusqu'à nos jours, cette cathédrale a été la lire
où les arti>tes ont exercé leurs talents; au seizième siècle,
Gobbo-Solaro, Vairone, Bambaïa, Urambilla, Fusina et d'au-
tres l'embellissaient de i^culptures, bien supérieures au saiol
Barthélémy écorché de Marc Agrati, qui jouit d'une répulation
populaire non méritée par Texecution et moins encore par la
pensée.
A la même époque, mais dans un style plus italien, on com-
mençait la Chartreuse près de Pavie, dont Tarchitecte primitif
reste inconnu. L'orthographie extérieure de 4472 est d'aprè5
l'élégant dessin du peintre Ambroise Fossano, dit Borgognorie,
et l'on peut dire qu'elle fut terminée en 154^. Elle ne le cède
qu'à Saint-Marc de Venise par les marbres et les pierres pré-
Gmunden ne vint qu'en 1392, lorsque le travail se trouvait déjà fort avuDcé.
Cet architecte, après avoii* tout désapprouvé, exposa publiquement un luodèie
d'un chapiteau des piliers; mais on ne dit pas qu'il fit autre chose.
Ces Annales (p. 140) disent : Totu Us arcUitecU's de ce célèbre èd'ijicffont
conuuSy de^nàs le prem'ur jusijuau dernier. Dès ta seconde année des trav^uXt
Philippe Oonaventure de Paris devenait maure de l'œuvre^ et conseivait /o ""»'*
trise pendant huit ans, jusqu'à ce que les événemenls pofiliqufs {i'esfédliiomlti
comte d'Armagnac) le fissent exiler de l'Italie, ainsi que Its autres Fraaçtns
qui travaUlaieni sous sa direction. Assertions gratuites. Eu effet, on trouve iw
date de 1390 un protocole quo I cassetur m-gister IXico/aus dr Uonnvrtttii^^'
être est-ce une ahréviation) inzign. a salaria quod sibi daiur projnbr. et to^lf^'
tur ab opère ipùus Jab. penitns; et l'on nomme de nouveau ingénieur en c1j«
Simon d'Orsenigo. Il est vrai néanmoins que beaucoup d'Allcmauds tra^^'ail*
lèreut à celte cathédrale, entre autres Jean de Feruoch , Jean de FuriuJ^*"?'
Pierre de Franz, Hans Marchestein, Ulrie Fusingen ou Ëiusingeu de Tlm.
Lorsque le goût classique prédomiua de nouveau, César Gicerano P**^*"*|*
retrouver les préceptes de Vitruve dans cette mnssima sacra edt bunajalc»^^
faut l'en croire, elle reproduit les nombres symboliques 7, 10, 12 : il J ^ ^'
quante pieds d'un pilier à Tauli-e de l'arcade ; les colonnes ont cinquante ^i^
de hauteur, viugt>cinq les petites nefs, soixante-ffuinze la façade; tout \*^
a trois fois la largeur totale ; le chœur est à sept fenêtres , et deux foi* *^P' ^
tonnes soutiennent les nefs*
£l>IFIG£S W f^ m^^^ ITALIE. ^l^
cîeuses; en forme de croix latine^ d'une longueur de soixante-
seize mèlres sur cinquante-trois de large, elle compte tr'ois nefs
à arceaux aigus, quatorze chapelles et deux enfoncemenis de
croix. Au point d'intersection s'élève le pinacle, à galeries inté-
rieures et extérieures, dont le style ressemble au byzantin plu§
3u'à Tallemand, et qui sont remarquables par l'habile mélange
u marbre et de la terre cuite. Dans cet éditice, où diyers ordres
se confondent, avec profusion d'ornements, de trophées, rie
monuments, la grande porte et le tombeau de Jean Galéas^ mér
ritent surtout de fixer l'attention. Le monastère, avec une cour
de cent mètres de large, à colonnes de marbre, orné de médail-
lons en terre cuiie, me paraît ^ussi un chef-d'œuvre ; il idûnuq
accès à vingt-quatre cellules, chacune à deux étages avec up
petit jardin, distribution aussi commode qu*ingénieuse.
Les cloîtres, dérivés de la cour que les anciens ouvraient w
milieu de leurs palais afin de leur donner de l'air et de la lu-
mière, comme aussi pour favoriser les communications inté-
rieures, sont une beauté particulière aux édifices sacrés. La plu-
part s allongent en vaste parallélogramme, entouré d'un sty-
lobate sur lequel s'appuient des colonnettes qui soutiennent
autant d'arceaux ou bien une architrave continue; le jardin
avec un puits se trouve au milieu, et les murs offrent l'histoire
de Tordre ou des inscriptions sépulcrales. Le beau cloître de
Sainte-Scholaslique à Subiaco (1) est l'œuvre des maçons de
Côme, génération d'artistes qui reparait souvent dans les monu-
ments romains de cette époque; celui des Bénédictins, à Mon-
reale de Palerme, a les colonnes jumelles selon la grosseur du
stylobate, différentes l'une de l'autre, revêtues de mosaïques,
et riches surtout autour de la fontaine^ comme il est facile d'en
juger d'après celles qu'ont épargnées les mains rapaces des Es-
pagnols. Parmi les nombreux cloîtres de Rome, il suffit de citer
celui de Saint-Paul hors des murs, avec les arcades séparées
par de gros pilastres carrés qui supportent les voûtes de la ga-
lerie; la façade est à colonnes doubles, comme à Monreale, et
surmontées d'une corniche. Michel-Ange avait certainement de
pareils exemples sous les yeux lorsqu'il bâtit le cloître merveil-
(l) On y trouve écrit :
Gommas et filii Lucas, et Jacobus atter,
RonuuU civës ia nSarmoris arte peritl.
Hoc opus explerunt abbatis tcmpore Landi*
Lando fut abbé en 1235.
420 ARGUITEGTUaS CIVILE.
leux d^ Sainte-Marie des Anges, à cent colonnes, et digne de
rivaliser avec les Thermes de Dioclétien, sur les ruines duquel il
s'élevait.
De même que l'Église, la patrie fournissait aux artistes des
travaux et des inspirations. Chaque cité eut son palais commu-
nal, avec des salles capables de contenir le peuple assemblé,
sans aucun faste ; au-dessus de ce palais la cloche élevait sa voix
solennelle pour appeler tous les citoyens à discuter les intérêts
de tous. Le frère Jean, érémitain, dessina le plafond de la salle
de la Ragione de Padoue, la plus grande de Tltalie ; le frère Ris-
toro et le frère Sixte, tous deux Florentins, construisirent^ dans
leur ville natale, les ponts sur TAmo et plusieurs des voûtes du
palais communal.
De leurcôté, les seigneurs, contraints de s'établir dans les vil-
les, voulurent y avoir des habitations aussi solides que les châ-
teaux qu'ils abandonnaient; elles étaient si nombreuses que les
Gibelins, après la prise de Florence en 12148, démolirent trente-
six palais avec tours, parmi lesquelles se distinguait celle des
Tosinghi, sur le Marché-Vieux, ornée de colonnes en marbre ei
haute de 130 coudées. La tour de Guardamorto était d'une telle
solidité que l'on ne pouvait à coups de pic en détacher une
pierre ; il fallut, d'après le conseil de Nicolas de Pise, l'étayer
avec des pièces de bois , et , après l'avoir déchaussée d'un côté,
mettre le feu aux arcs-boutants pour la faire écrouler. A Bolo-
gne, à Crémone, à Padoue et ailleurs, les seigneurs furent obli-
gés d'abattre les tours jusqu'à une certaine hauteur, afin que
les uns ne dominassent pa^ sur les autres.
Les cités, vues de loin, avec leur grand nombre de tours, de
pignons aigus, de coupoles et de clochers, offraient un aspect
tout différent des villes anciennes. Au dedans , l'architecture se
modifiait selon la nature du sol ou du gouvernement. A Gènes,
dont l'emplacement est resserré, on bâtit des palais très-élevés,
et les jardins en pente sont à gradins ; à Venise, où il faut de
grandes salles, des magasins aérés et clairs, on fait courir sur
toute la façade une rangée de fenêtres; à Bologne, pour border
la rue de portiques, on en ajoute un à chaque maison; à Naples
et en Sicile, où l'on n'a pas à craindre la neige, on remplace
le toit par la terrasse afin de respirer l'air frais ; à Florence, les
maisons ressemblent à des forteresses, avec leurs fenêtres étroi-
tes, leurs portes massives et leurs énormes blocs saillants. Le
pahiis des ducs de Ferrare, entouré de fossés^ indique un honune
MOSAÏQUES. 431
qui fait trembler et tremble hii-même^ tandis que celai du doge
de Venise s'élève au milieu du peuple duquel il tire son pouvoir.
A chaque pas^ on trouve en présence l'Église et la féodalité, la
commune^ la cathédrale^ le palais, les citadelles ^ la cité, les
bourgs^ les hospices^ les couvents; tous les édifices sont un élé-
ment de l'histoire^ et le sentiment de leur destination faisait que
l'on recherchait les proportions grandioses plus que l'élégance ,
la grâce et la pureté, qui font l'éternelle gloire des Grecs et des
Romains.
Rome impériale avait déjà pris goût aux marbres à nuances
diverses, qu'elle coloriait même artificiellement, ornait de doru-
res, et disposait en marqueterie ou en mosaïque. Cet art fleurit
chez les Byzantins ; mais il fut bientôt cultivé ailleurs, et surtout
parmi les moines d'Italie. Toutefois il s'occupa moins des pava-
ges que de l'ornement des murailles, des balustres et des sièges
des évèques ; on incrustait des pierres dures dans du marbre
sculpté et parfois recouvert d'émail et d'or. A Rome, on trouve
des mosaïques de tous les âges, qui suffiraient pour écrire l'his-
toire des arts. La plus ancienne est peut-être celle de Sainte-
Sabine, commandée en 424 par le pape Célestin (1); mais la
plus remarquable serait celle de Saint-Apollinaire à Ravenne^
avec des figures hautes de huit pieds, qui couvrent toutes les mu-
railles latérales. Les villes occupées par les Lombards n'en
manquent pas ; Saint-Pierre au ciel cfor^ à Pavie, dut son nom à
ce peuple, et Luitprand orna de mosaïques la basilique de Saint-
Anastase à Corteolona près du Pô.
Vers l'an mille/.Léon d'Ostie écrit que Didier, abbé de Mont-
Cassin, fit venir de la Lombardie (il donnait ce nom à l'Italie
méridionale), d'Amalfi et même de Gonstantinople d'habiles ou-
vriers en mosaïques, marbre, or, argent, fer, bois, plâtre, ivoire;
il ajoute que les maçons latins, qui avaient négligé depuis cinq
siècles l'art de tailler les pierres, le réapprirent au moyen des
enfants attachés à ce couvent, qui devinrent d'habiles maçons,
et qui peut-être exécutèrent les nombreuses mosaïques norman-
(1) On montre danft Sainte-Rtttitute, oontiguë à la caUiédrale de Naples, la
Motionna del princifio, mosaïque du temps de Constantin; mais Tinscriptioft
dément la tradition, puisqu'elle dit :
Annis dat clerus instanrator Parthenopensis
Mille trecentenis undenis bisque retentis.
Et on décliiffre plus difficilement encore : Hoe opus fecU Lelius, Il y a là,
dans la chapelle de Saint-Jean-des-FonU, des peintures de 550.
422 MOSAÏQUES. FONTE DES MÉTAUX.
des en Sicile. Lç second concile de Nicée, de 787 , citait les histoires
du Testament exécutées en mosaïque sous Sixte lil^ dans lali-
beriana de Rome^ où elles se voient encore ; il y en a du neu-
vième siècle dans le grand arc et la tribune de Sainte-Praxède.
Sous le portique de Sainte-Marie-Transtévère^ où les chapiteaux
présentent les images d'isis^ d'Harpocrate et de Sérapis, se
trouve une Annonciation du treizième siècle, d'un travail remar-
quable ; les mosaïques de la tribune^ de 1 1 43^ bien que de forme
grossière^ accusent plus de mouvement que celles des Byzan-
tins.
Étaient-elles l'ouvrage d'Italiens ou de Grecs? Problème d'au-
tant plus difficile à résoudre que les artistes modifiaient leur
manière par imitation, ou suivaient des types invariables. Les
Italiens devinrent ensuite très-habiles dans cet art^ et les Sien-
nois Jacques et Mino de Torrita ajoutèrent de nouvelles mosaï-
ques aux anciennes du Vatican ; ce dernier^ aidé par frère Jacques
deCamerino^ fit celle de la nef transversale de Latran^ achevée
en Î272 par GaddoGaddi^ avec une riche symbolique. Sur la
façade de la ca liédrale de Spoleto est une mosaïque de li07^
avec cette inscription : Doctur Sotsernus hac smmmus in arte
modfmtLs. Six années après naissait à Florence André Tafi,
grand maître en ce genre d'ouvrages.
L'art de fondre les métaux ne s'était pas perdu non plus.
Didier, abbé de Mont-Cassin, voyageant en 1062, vit couler par
un nommé André les portes de bronze d*Amalfi ; Pantaleone de
Tiaretta fît faire en 1087 celles de Saint-Sauveur à Atrani. Dix
ans auparavant, Kobert Gaiscard en posait à la cathédrale de Sa*
lerne, mais d'un travail grossier ; elles ressemblaient h celles
que le feu a consumées naguère à Saint-Paul de Rome, et qne
Stauracio avait fondues à Constantinople en 1070. D'autres fe^
ment le tombeau de Bohémrtnd d'Autriche à Ganossa ; deux au-
tres, de la cathédrale de Troïa, portent les dates de 1 1 19 et de
1127; celles de Saint-Barthélémy à Bénévent sont de 1150 Outre
celles de Ravello^ Barisano de Trani en a fait dans sa ville na-
tale^ non d'après le style byzantin^ ififtis dans une torttie barbare,
non pas à nielle, mais à figures à relief. Les portés qtle Buon-
anno de Pise posa» en 1180, à l'église primatiale de sa pairie,
furent détruites par Pincendie de 1596 (1); mais celles qu il 6i
(1) Rosini élève des doutes sur Fauteur ou du moins siur le temps, atteudo
que le travail en est trop grossier ; fl n'a pas vu celles de Monreale.
FONTE DKS METAUX. AU
six ans plus tard pour la cathédrale de Monreale subsistent en-
core, et sont d'un dessin très-convenable. En H97, Tabbé Gîoele
en fit placer à Saint-Clément, à douze milles de Chieti ; quatre
ans plus tard, Hubert et Pierre de Plaisance terminaient celles
de \i\ chapelle orientale de Saint-Jean de Latran; peu après^
Marchione achevait celles de Saint-Pierre à Bologne, et Nicolas
de Pise, en 1232, celles de Saint-Pierre-Martyr, à Lucqiies.
Les porfes de bronze du portique de Saint-Marc, à Venise,
sont de cette époque ; mais celles qu'on voit à droite, guillochées
et niarquetées de divers métaux, avec des figures, des saints éi
des caractères grecs, remontent plus haut et furent peut-être
apportées de Sainte-Sophie de Couhtantinople. Sur ce modèle,
Léon de Moïno, procurateur de Saint-Marc en 1112, fit fondre
les portes du milieu; celles du milieu de la façade appartiennent
à Tannée 1300^ et sont Toeuvre d'un certain Bertuccio, d'un ta-
lent médiocre.
Célestin TI fît don à la cathédrale de Cività de Castello, dans
rOmbrîe, d'un devant d'autel en argent ciselé; en 1166, Gona-
mène et Adéodat exécutèrent les bas reliefs de la porte princi-
pale de Saint-André, à Pistoie. Nous citerons encore Tévôque
Pacifique de Vérone, habile dans l'art de travailler le marbre et
les métaux, et qui fut l'inventeur de l'horloge nocturne (1).
Tous furent surpassés par André de Pise, qui, en 1330, fit les
portes m- ridionales du baptistère de Florence, en haut-relief, à
compartiments qui forment autant de tableaux d'une merveil-
leuse beauté, et coulées à feu de fourneau par des maîtres vé-
nitiens. Dans la pale d'or de Saint-Marc de Venise, apportée de
Constantinople au douzième siècle, et riche d'émaux et de pierres
précieuses (2), chaque morceau respire une vigueur ingénue et
(1) Quioquid aura vel argento
Et metallis ceteris,
QoJcquld ligniâ ex diversis
Et Riannore candido,
Nallus uoquam sic peritus
In tamis opcribus.
Horologium nocUirnum
Mullus ante viderat.
Et invenii argumentum ,
Et primum fundaTeraU
Os vers sont remarquables par la rime à Itf fratiçaise.
(2) Au temps de Meschiuello, elle contenait treize cents perles, quatre cenii
grenats, quatre-viiigt-dù améthystes, trois cents saphirs, trois cents émeraudes,
quinze rubis balais, quatre topazes, deux cornalines très-précieuses enchAsfées
dans de Tor.
424 SCULPTURE.
rend avec majesté les poses hiératiques ; mais, outre Tignorance
des lois de la perspeclive, la disposition des groupes est extra-
vagante^ la forme^ incorrecte dans les détails, le dessin^ sec, et
le style, pauvre. Le devant d'autel de la cathédrale de Cività de
Gastello fut ciselé vers Tannée 1143.
A toutes les époques, on avait sculpté en bas-relief^ soit des
tombeaux , soit des frontons sur les portes des églises, où Ton
représentait la Divinité avec différents attributs : tantôt c'était
le Chtist sur un trône, avec une robe traînante, la main levée
pour bénir, entouré d'anges et d'animaux symboliques; tantôt
la Vierge Marie, qui abritait les âmes dévotes sous les plis de son
manteau. Quelques façades portaient la série des signes du zo*
diaque, accompagnés pai'fois. de figures qui rappelaient les tra-
vaux champêtres de chaque mois. Les quatre colonnes en pierre
du grand autel de Saint-Marc à Venise, historiées avec une grande
liberté, méritent de fixer l'attention; deux plaques de marbre re-
présentant le Christ et Samson, qui avaient appartenu à Vambon
de Sainte-RestiUite de Naples, et d'autres dans la cathédrale de
Salerne, sont également remarquables.
Dans le douzième siècle, les colonnes et les chapiteaux sont
travaillés avec plus de soin; les arabesques et les dentelures ac-
quièrent de la finesse; les statues de saints et de personnes illus-
tres manquent encore de vie et d'individualité, non de hardiesse
et d'élégance. Un certain Guillaume fit les reliefs de la cathédrale
de Modène de 1099, et une partie de ceux de la façade de Saint-
Zénon à Vérone; mais les meilleurs de la dernière église appar-
tiennent à Nicolas de Ficarolo, qui, en 1135, en exécutait sur la
façade de la cathédrale de Ferrare. Robert, Gruamont et Biduino
sculptèrent à Pistoie, à Lucques, à San Casciano. Dans la cathé-
drale de Parme est une Descente de croiXy de 1170, par Benoit
Antelmi; il existe à Milan un bas-relief qui représente la recons-
truction de cette ville, et un monument élevé à Oldrad de Très-
seno, podestat en 1283^ c'est-à diie une statue équestre d'après
les anciens. On trouve sur la place de Saint-Dominique à Bolo-
gne le tombeau des Foscherari, orné en 1289 de bas-reliefs, et
celui du jurisconsulte Rolandino Passaggeri , qui rédigea la ré-
ponse adressée à Frédéric II quand il demanda d'un ton mena-
çant la restitution du roi £nzo. L'église renferme le tombeau de
Thaddée Pepoli, représenté par le Vénitien Jacques Lanfrani dans
l'attitude d'un magistrat qui rend la justice au peuple. Dans la
cathédrale deSessa est un lutrin grandiose, soutenu par six co-
SGULPTURK. 495
lonnesdé granit avec de très-beaux chapiteaux etoméde mosal*
ques^ comme les deux qui se trouvent à Salerne; cette môme
église renferme un candélabre d'un travail remarquable^ que
Finscription attribue à un certain Pellegrini dont le nom n'est
cité nulle part, et qu'on place entre les années 122^ et 1^3 (1).
En général, c'est la méthode byzantine que l'on suit dans le
travail des métaux^ et celle de l'Occident prédomine dans les
œuvres en pierre ; il faut peut-être attribuer ce fait à ce que les
maîtres en fonderie venaient de Constantinople^ où cet art flo*
rissait encore^ tandis que celui de la sculpture y avait péri.
Pise nous offre des travaux d^un mérite bien supérieur; Giunta
avait formé une bonne école dans cette ville/où Nicolas» étudiant
les bas-reliefs antiques, se proposa d'en imiter la beauté, sans
ignorer probablement les œuvres des artistes saxons qui embel-
lissaient alors Wechselbourg et Freyberg. 11 orna de figures ad-
n>irables^ malgré les nombreux défauts du dessin, la chaire de
Saint- Jean (2); puis il dota l'église de Saint-Martin de Lucques
d'une Descente de croix encore inspirée par le sentiment religieux,
qu'il fit céder ensuite à la perfection technique^ dont une autre
chaire octogone à Sienne offre un nouvel exemple : dans cet ou-
vrage, de composition compliquée, fait avec goût et beaucoup de
soin, embelli de nombreuses figures et de lions bien étudiés^ on
remarque surtout un Jugement dernier, traité pour la première
fois d'une manière large, quoique la lecture de Dante n'ait point
inspiré l'artiste.
Le tombeau de saint Dominique à Bologne (3), de composition
sobre, à l'exécution duquel concoururent ses élèves ou qu'ils fini-
rent, ne vaut pas mieux que la chaire de Sienne; Jean de Pise
travailla aussi avec eux à la magnifique cathédrale d'Orvieto^ dans
laquelle s'exercèrent les peintres et les sculpteurs les plus dis-
tingués de ce siècle; ce fut parmi eux, en effets que BonifaceYIH
recruta les artistes qu'il employa aux travaux de Saint-Pierre de
Rome^ entre autres Augustin et Ange de Sienne. On voit sur la
(1) Munere dîTino , décos et laos ait Peregrino
Talia qui sculpsit; opus ejos ubique refulslt
(2) Il recevait, pour ce travail, 8 sons par jour, 4 pour son fils Jean et 6
pour ses autres élèves.
(3) La chronologie de ces travaux est rectifiée par Rosini, $t, delta pittura
italiana esposta coi monumenti ; Pise, 1840. Voir aussi Davia, Mem, storico^t'
tittiehe intorno altarca di San Damenieo; Bologne, 1838.
426 PEJNTURE.
façade de la cathédrale do Sienne des ornements et des statues
de Jean de la Quercia, de 1339.
Jean Nicolas de Pise continua la bonne sculpture ; avec lecon-
cout*s des Siennois Augustin et Ânge^ il fit le tombeau de Guido
TarJato, le plus beau qu'on eut encore vu, et décoré de seize su-
jets qui représentent ses exploits. On attribue à quelqu'un de
ces artistes la magnifique table de Saint-Françoîs de Bologne,
tout historiée, et peut être le tombeau de saint Augustin à
Pavie, orné de deux cent quatre-vingt-dix figures, et dont les
seuls travaux de marbre coûtèrent 4,000 florins d'or. André
Ugolin de Pise fit son apprentissage sous Jean ; à Florence, il
orna la façade de la cathédrale, façade qui fuldétruîte plustard^
de manière qu'il ne reste de lui que des bas- reliefs sur le cam-
panile, et les portes de Saint-Jean, éclipsées depuis par celles de
Ghiberti; c'est à tort qu'on lui attribue le monument de Cino de
Pistoie et la très-belle statue qui décore Tautel de Bi^allo.
Pise fournit encore à Milan Jean Balduccio, qui fit Jes portes
médiocres de Téglise de Brera; on lui doit aussi, outre un petit
temple où se trouvent le Christ et plusieurs saints, le womuneut
de saint Pierre Martyr à Saint-Eustorge, tout en marbre de Car-
rare arec huit bas-reliefs et diverses statues symboliques, qui
soutiennent et ornent un sarcophage surmonté de pyramides;
ces travaux le cèdent pour le goût aux chaires de Pise et de
Sienne, au tombeau même de saint Dominique, mais ils les éga-
lent en magnificence.
La peinture n'avait jamais péri. Les moines qui enluminaient
des manuscrits, mais surtout des psautiers et des benéilictioa-
naires, n'avaient pas à sacrifier leur pensée à d'anciens modèles;
ils étudiaient donc le mouvement et l'expression. Othon lU ew-
menait dltalie un peintre nommé Jean, afin d'orner un oratoire
de son palais à Aix-la-Chapelle; l'évéque Notker lui fit peindre
le cloître de la Athédrale de Liège, et son successeur, édifier
Péglise de Saint-André (1). Les dames de Modène, en 115'^
(1) Égidius Boucher, en lÔlî, til à Aîx-la-Cha|ièHè ces peintures, sur ksr
quelles il lut ces vers :
A patrie nido rapuit me tertius Otto...
Claret Aquisgrane tua qua vaLat rnanus arte.
Sou épitaphe disait :
Qua prebat arte uanus dat Aquis dat cernere plaoum
Picta domus KaroU rara sub axe poli.
PEnmnuE.
ii7
firent enluminer le renieîl des lettres de j?aint Jérôme, beau
monument d'art et plus encore de civilisation. Il ne nous reste
rien de frère Oderisî d'Agubio et de Franco de Bologne, vantés
par Dante. Dans les archives des Riformagioni à Sienne, on ad-
mire des miniatures de la moitié du quatorzième siècle, surtout
de Nicolas de Sozzo, et de magnifiques enluminures de livres
d'église par frère Benoit de Matera. Des œuvres semblables se
voient encore à ferrare, mais surtout à Mont-Gassin, où elles
furent exécutées par Técole que ce monastère avait fondée, ei
qui travailla ensuite à Sandolio, dont nous avons conservé uù
merveilleux petit office. Il existe à la bibliothèque Lauren tienne
un bréviaire très-précieux, reste de tant d'autres qui appartin-
rent aux Camaldules des Anges, et parmi lesquels on distingue
ceux de dom Sylvestre de Florence ; ces religieux conservèrent
comme une relique la mt^in de frère Laurent des Anges. Gh'e-
rardo et Atavante, aussi de Florence, furent appelés avec d'au-
tres artistes par Mathias Gorvin , roi de Hongrie, pour embellir
ses manuscrits.
L'histoire de Tart doit apporter beaucoup d'attention à ce
genre d'ouvrages, où l'imitation est moindre, et plus vive l'ins-
piration religieuse.
Une profusion d'or, sur le fond duquel se détache le Créateur
ou le Rédempteur; des crucifix semblables à des momies^ avec
des pieds disjoints et des blessures d'où sort à flots un sang
verdâtre; des vierges noires et hagardes, aux doigts longs et
maigres, aux yeux ronds, avec un gros enfant sur les genoux;
en général, des figures longues, des têtes vulgaires et sans ex-
pression» deâ compositions disgracieuses , sont les caractères
particuliers de cette manière de peindre antérieure au douzième
siècle, qu'on a qualifiée du nom de byzantine. Les Grecs, pré-
servés jusqu'alors des invasions des barbares, avaient conservé
le mécanisme de l'art; mais, au lieu de reproduire îà nature, ils
s'attachaient à des types sacerdotaux, in\(ariables.
Dans la prise de Constantinople, les italiens appiirehi sans
doute l'usage de substances ou d'instruments nouveauit, èl
parvinrent à imiter quelques formes grecques avec une plus
grande habileté technique. Le genre néo-grec a produit fes
peintures révères de Saint-Pierre in Grado près de ^îse, è!t uriè
pale d'autel dans la galerie de Sienne de 1215, ville &oiilà
nouvelle manière jeta ses premières lueurs. Là se irouve, datis
l'église des Dominicains, une précieuse mad'oné àe HSl > ^i^f
428 . PEUfTIJEE.
Guido de Sienne. A la même époque^ Bonamico, Parabuoi, Dio-
tisalvi^ ornaient de peintures les livres du Camerlingue; puis,
vers la Hn du siècle^ Duccio de Buoninsegna exécutait le grand
tableau de la cathédrale, peint sur l'envers et le revers, dans
lequel la dignité hiératique s* associe à la douceur et à la gravité
qui conviennent aux scènes de la passion. On conserve encore
le Christ que les Siennois portèrent à la bataille de Monteaperti;
pour consacrer le souvenir de cette victoire, ils firent peindre
la Vierge par Mino de Simone, leur concitoyen, qui s'écarta,
dans ce travail, de la dureté byzantine. Inspirée par la religion
et la patrie, cette école a plus de verve que celle de Florence,
et ses productions ne sont point entassées dans les galeries des
princes; aussi» lorsqu'on visite cette ville, qui est une vision du
moyen âge, on incline à. lui assigner le premier rang dans les
beaux arts.
Dès 1202, Giunta de Pise porte le titre de peintre; c'est lui,
et non Margaritone, qui a fait le Christ d'Assise, peut-être en-
core les peintures de cette tribune et un autre Christ dans Té-
glise de SaintrRenier de Pise. Jacques Francescano décora Tau-
tel de Saint-Jean de Florence ; il existe d'autres ouvrages dont
la date est incertaine.
Vasari attribue à Margaritone d*Arezzo, sculpteur et archi-
tecte , d'avoir le premier remédié aux fissures des tables en
bois au moyen d'une toile encollée, sur laquelle il étendait un
enduit de plâtre; d'après le même auteur, il aurait encore en-
seigné à mettre Tor en feuilles et à le brunir {dar di bolo). Il
laissa beaucoup d'ouvrages à fresque, en détrempe et sur toile;
mais ses jours furent empoisonnés par le chagrin de voir s'éle-
ver une génération plus habile. Ferrare cite avec orgueil Ge-
lasio de Nicolas; Lucques, Buonagiunta; Bologne, Guido, Ven-
tura et Ursone. La dernière ville conserve beaucoup de peintures
du douzième siècle, et d'autres, aux contours secs, au coloris
vigoureux, se voient dans la cathédrale de Crémone, qui fit
peindre par Lanfranc Oldovinc sa victoire sur les Milanais de
i2i3.
Les contours de ces travaux paraissent roides, parce que les
sujets se détachent sur un fond d'or ou d'outre-mer; mais les
linéaments commencent à devenir moins durs, et quelque mou-
vement se manifeste dans l'attitude tranquille que Ton avait cru
jusqu'alors convenir uniquement à la sainteté. On suppléait au
manque d'expression par certaines inscriptions, expédient bien
eiMABITE. 4S9
dntérieur à Bnfalmacco auquel on l'attribue (i) ; Smon Memmi^
voulant exprimer Tinutilité des tentations du diable à l'égard
de Saint-Renier^ représente Tesprit malin la tête basse, les deux
mains sur les yeux, avec une bande sortant de sa bouche, où se
lisait : Hélas f je n'en puis plus,
La peinture s'était donc relevée avant la venue de celui qu'on
dit l'avoir restaurée, c'est-à-dire Jean Cimabué. Né à Florence
en 1^40, il se forma sur le modèle des Grecs, dont il ne tarda
point à s'éloigner; ses tons sont moins enfumés et plus fondus»
et il sait rendre les vêtements souples et les attitudes vivantes,
bien qu'il manque de perspective linéaire et aérienne, et paraisse
sec à cause du fond vert ou bleu. Il faisait encore, par respect
religieux pour les types, ses vierges sombres et disgracieuses ;
mais ses autres têtes ont un meilleur air, et, dans les deux
grands tableaux de Sainie-Marie-Nouvelle et de Sainte^Triniié
à Florence, les caractères sont exprimés avec dignité. Le pre-
mier est plus dégagé d'imitation, plus doux dans les visages ;
l'autre a moins de grâce et plus de vigoureuse majesté. Cimabué
groupa ingénieusement les personnages des vastes peintures
murales de Saint-François dP Assise, et sut les développer avec
sentiment et naturel.
Les artistes surgirent alors de toutes parts; Thomas des Ste-
fan! peignait à Naples, et Simon de Crémone à Sainte-Claire.
En i297, on exécutait à Pérouse la 3/aestà délie volte, c'est-à-
dire une Vierge et quelques saints (changés aujourd'hui en an-
ges), sous le palais du peuple, avec un manteau d'or orné d'a-
rabesques; les têtes et l'enfant ont beaucoup de grâce. Scipion
Maffei, dans sa Vérone illuslrée, cite beaucoup de compositions
véronaises, et Malvasia en mentionne d'autres de Bologne, an-
térieures à Giotto. Des artistes du pays couvrirent le baptistère
de Parme de peintures imitant la mosaïque, aux contours moins
anguleux, avec de nouvelles dispositions de draperies et des
mouvements passionnés jusqu'à l'exagération.
(1) On Toyait à Naples Frédéric II sur son troue, avec Pierre des Vigues en
chaire, et devant eux le peuple, qui demandait justice par ces vers :
C«sar anior legum , Fedcricc piissiinc rcgum ,
Caosarum telas , nostras résolve querelas.
Et Frédéric répondait en indiquant son ministre :
Pro vcstra Ute censorem Juris adile ;
Hic est, jura dabit, vel pcr me danda rogabit.
Une bande sortant de la bouche de Pierre portait *
Vinea oognoiucn, Pcirus Judet est tibi nouien.
490 nMA^puyl-
Les artirtes fanai Autant plos eotnloé» à s'affiraiicliir des
types grecs qo^îU dureot représPDter des choses joouveilesy
telles que les amioiries, souvent ooéme les ponrails cies fiodes-
tats (1)^ les armes de la coaunuoe, les ge^tes de saiat François
et des parents, avec des actes pleins de simplicité, an aiîlîea de
personnes et d'évâMments positifs et récents; aussi, à défaut de
modèles classiques ou de modèles préétablis^ un imita, la na-
ture. Théophile, moine vivant en Lombardie, que des écrirains
placent au dixième siècle, mais qui semble pluKVt de Fépoqne
dont nous parlons (2), « décrivit tout ce que la Grèce possède
« sur les espèces et les mélanges des diverses couleurs ; toute
c la science de» Toscans sur les incrustations et les dîfierents
« guillochis; tous les ornements qu*emploient les Arabes dans
« les ouvrages faits avec le marteau, la ciselure et la fusion;
« Part de la glorieuse Italie dans Tapplication de Tor et de Tar-
a gent à la décoration des vases de toutes sortes, ou bien aux
« travaux des pierres précieuses et de livoire ; ce que la Frauce
« rerherche dans la précieuse variété des fenêtres; les ouvrages
a délicats d'or, d'argent, de cuivre, de tVtr, de bois^ de pierres,
« qui honorent l'industrieuse Allemagne, a 11 indique claire-
ment la peinture à Thuile, inconnue des anciens; mais, conune
(1) 1^ république de Pérouse, en 1297, ordonna d^effaoer ces portraits.
D'autres fou, on faisait Teffigie des condamnés; dans le ban de Frédéric H
contre Vérone, de 1239, il est dit que les portraits des rebelles se tronvuent
dans la salle de la commune. D'autres peintures furent déposées dans la salie
de la Ragione de Padoue.
(2) L'Ëscalopier, en 1843, fit à Paris une nouvelle édition de cet ouvra^
coUationné avec soin, et qu'il traduisit en français, tout en renricbîssaut de
notes ; il attribue cet ouvrage à un Allemand. Guichard y ajouta ime dissertation
sur Fauteur, qu'il placerait entre la fin du douzième siècle et le commencement
du tn'izième. Voir les chapitres De coloriùits et âe arte eolorandi veira, et
De rubricaiidii os fit s et de o/eo /i//i. Puis, dans celui De eotorihiu oieo et gummi
tereiidis^ il écrivit : Omnin gênera co/orum eodem génère oiei leri et f'Om pot"
tant in opère ligfteo, in his taiitum rébus quœ sole siccari possunt, ^ttia, quo'
tttescumqite unum colorent imposneris^ altfrum eî snperponere non potes, nid
prior l'xsiccetur, quod in imaginihus diuturiium et tœ'^iosum nimis est. Si euiiem
volueris opus luum/estinare, sume gummi fjU(td exit de arbore ceraso vrl prune,
êt^oncidens iUud minutatim, pone in vasficdte, et aquam abundauter infunde,
et ifone ad so/em, sn^e super carbones in liieme^dotiec gummi Hquefiat^ et Hgno
fotnndo diligeuler commisce; d*:indc cola per pannum^ et inde tere colores et
impone, Omnes colores etmisturœ eorum hoc gummi teri et poni possunt, prœter
minium et eerussam et carmin^ qui cum claro ovi terendi etponendi tunt.
GIOTTQ £T SES £liV£S. 431
«
on employait l'huile de lin^ très-lente à sécher, il était difficile
de peindre sur ses p^emi^^es couches ; peut-être celte décou-
verte, dont on fait honneur à Jean de Bruges, se borna-t-elle à
remplacer l'huile de lin par celle de noix et de pavot, ou bien
à y ajouter un siccatif.
C'est à ce point que l'art fut trouvé par Giotto de Bondone;
tout jeune encore, et pendant qu'il gardait les troupeaux de son
père, il dessinait des brebis et des chèvres, s'habituant ainsi à
copier la nature. Cimabué, après l'avoir tiré de son obscurité,
lui enseigna la peinture, où il acquit bientôt un coloris agréable
et transparent, l'art de bien disposer ses conipositions, l'exac-
titude des formes et l'expression naturelle; enlin il abandonna
les types archaïques et conventionnels.
Le premier ou l'un du ses premiers ouvrages fut le portrait
de Dante, suivi de ceux de messire Brunetto, de Corso Donati
et d'autres illustres Florentins, dans la chapelle du Bargello;
en dernier lieu, c< il peignit dans la salle des Marchands, et
avec une invention propre et vraisemblable, la commune volée
par une foule de gens, atin d'inspirer de la frayeur aux peuples.
(Vasabi.) » Il dut probablemem ces inspirations patriotiques à
Tamitié de Dante, dont il se plut à repiodqire l^s traits; il erra
dans les villes d'Italie, chef d'une école ambulante, et laissa dans
plus de vingt cités des travaux et des modèles, dont les princi-
paux sont à Florence, entre autres le Couronnement de la
Vierge, dans l'église de Sainte-Croix. Bonilace VU! le chargea
de plusieurs travaux, et lui donna 1,^00 florins pour le dessin
de la Barque de saint Pierre, allégorie chrétienne, exécuté en
mosaïque par Pierre Cavallini sous le portique de la basilique
du Vatican. Il peignit à fresque l'intérieur de l'ancien portique
de Saint-Jean de Lairan; à Padoue, il retraça dans la petite cha-
pelle gothique des Scrovegno, sur remplacement de l'ancienne
arène, la Vie de la sainte Verge, composition délicieuse, outre
un Jugement dernier et les figures symboliques des Y»ces et des
Vertus, plus élaborées que louables. Sainte Claire de Naples fut
ornée des richesses de son pinceau ; mais on les recouvrit de
badigeon dans un âge d'elegance barbare, afm de donner plus '
de clarté à i'eglise; ses peintures dans le Saint d Assise sont
relevées par la piété et l'intelligence symbolique.
Giotto, comme les autres artistes de son temps, s'occupa
aussi d'architecture, et nul clocher ne Pemporte sur celui de la
cathédrale de Florence, bâti par lui; il est tout à compartiments
432 aiOTTO ET SES ÉLÈVES.
de marbres variés^ avec des fenêtres^ des niches^ des statues^ des
faisceaux de représentations civiles^ qui figurent la création et
le développement de Thumanité dans les habitudes domestiques,
les voyages^ les arts^i les sciences^ les vertus chrétiennes^ les sa-
crements. Il a cinq étages^ et Giotto avait Pintenlion de le su^
monter d'une pyramide qui aurait offert un coup d'œil ad-
mirable.
Ses élèves étudièrent de plus les nuances^ et adoucirent les
contours au point de tomber dans Tafféterie; maîs^ dans le
jugement qu'elle porte sur ces artistes, la critique systématique
blâme ou loue la même main^ selon qu'elle y voit l'imitation de
l'ancienne pureté ou l'inspiration du sentiment chrétien. ÉUenne,
son neveu ^ améliora la perspective^ essaya les raccourcis^ et
forma Giottino^ qui , pour ia gravité de Texpression et l'art de
fondre les couleurs^ surpassa les précédents; s*il n'égala point
son aïeul; il ne faut peut-être l'attribuer qu'à sa mort prématu-
rée. Thaddée Gaddi , qui avait travaillé vingt-quatre ans avec
GiottO; rivalisa avec lui dans la grande chapelle de Sainte-Ma-
rie Nouvelle, où il peignit la religion triomphante par les efforts
de saint Dominique et de saint Thomas ^ avec une grande richesse
d'allusions^ do portraits^ d'inventions grandioses.
Dans cette œuvre^ il eut pour collaborateur Simon de Martin
Memmi de Sienne^ coloriste plein de suavité^ aux compositions
inspirées et aux physionomies expressives; il fut immortalisé
par Pétrarque^ pour lequel il fit le portrait de Laure, et il en-
lumina un Virgile^ conservé dans la bibliothèque Ambr^ienne
de Milan. Cet artiste peignit dans d'autres villes de l'Italie^ et
travailla dans Avignon pour les papes; ainsi les deux écoles
toscanes > mai*cbant de front, consacraient l'honneur des arts
italiens par le sentiment du beau et la convenance des œuvres.
L'école de Florence était plus érudite, plus habile qt plus large;
celle de Sienne, plus profonde de sentiment. Les Lorenzetb'^ et
surtout Ambroise^ unirent à la suavité de la composition la vi-
gueur du coloris. Berna reproduisit avec succès les animaux; les
hautes magistratures exercées par André Vanni ne lui firent
point abandonner le pinceau ; Duccio donna les preuves d'un beau
talent dans la cathédrale de cette ville; Thaddée de Bartolo de
Fredo, qui forme le passage entre cette école et celle de Pérouse,
s'attache plus à l'esprit qu'à la correction extérieure des con-
tours. Les ravages de la peste réchauffèrent les idées religieu-
ses, conservées dans l'académie que cette ville avait fondée.
ÉLÈVES DE GIOTTO. 433
«tecques de Gasentino réunit dans l'Académie de saint Luc à
Florence les principaux artistes. Assise était toujours lalice où
s'exerçaient les peintres, de même que Subiaco, Mont*Gassin
et autres cloîtres. Etienne et Simon Menuni, Pierre Lorenzetto,
Spinello Aretino, le Vénitien Anton et Bufalmacco Buonamico,
renommé pour ses bizarreries, rivalisèrent avec Orcagna dans
le Gampo santo de Pise. Les peintres qui surgirent dans la haute
Italie annoncent l'apparition de Giotto. Vérone possède Turone
et' Etienne de Zevio, et Jacques d'Avanzo, qui peignirent avec
un talent remarquable dans le Saint de Padoue et la chapelle
voisine de Saint- George; Victor Pisanello travailla plus tard
dans cette ville, où Ton admire encore les ouvrages de Jean
Miretto, de Jean et d'Antoine Padovano. Une vanité pardonna-
ble multiplia les chapelles de famille dans les églises, et les
fit décorer par les artistes les plus habiles à manier le pinceau
et le ciseau; on admire surtout à Florence celles des Baroncâlli
et des Rinuccini dans Sainte-Croix, des Strozzi dans Sainte*Ma-
rie-Nouvelle, des Brancacci dans le Carminé; enfin, dans les
maisons particulières, on fit peindre des chambres, des cof-
fres-forts, des têtes de lit.
Mais déjà nous entrons dans Tâge où le goût classique re-
prenait son empire; la Toscane surtout vit naître et grandir ri-
dée qu'il fallait imiter les modèles antiques, au point de renier
toute originalité. Les maîtres et les historiens s'inclinèrent de-
vant cette théorie, et déplorèrent comme le produit d'une bar-
barie misérable tout ce qu'on avait fait dans le moyen âge. Les
artistes furent conduits à ce résultat par le désir exclusif de
reproduire la forme, au lieu de s'élever jusqu'à l'idée ; puis ils
faisaient consister le beau, non dans les pensées qui l'inspirent
et les sentiments qu'il suscite, mais dans Texacte représentation
de la nature; non dans la maigreur ascétique, la souffrance ré-
signée et la tranquille dévotion, mais dans l'audace de la jeu-
nesse et de la force.
Au temps que nous décrivons, les arts semblaient avoir pour
but de spiritualiser la matière, plutôt que de reproduire fidèle-
ment la vie; à la beauté plastique ils préféraient une expression
délicate et spirituelle, et visaient moins aux détails qu'à l'effet
général. Or, comme ils se donnaient tous la main, l'artiste pou-
vait se servir de tous les moyens, du symbole, du relief, de la
dorure, des paroles qui tantôt sortaient de la bouche , tantôt
entouraient lé bord du'vétement ou bien l'auréole qui couron-
HIST. DES ITàL. ~- T. V. 28
434 LE S£NTlM£lfT.
nait la tête. La peinture, de son côté, devait exprimer son idée
de la manière la plus simple et la plus évidente, sans s'égarer
dans les accessoii*es ni dans le fond, sans rechercher les beautés
naturelles; car le plaisir n*était qu'un mdyen. En résumé, les
ar(s étaient restés mystiques et religieux, bien qu'ils sortiNsent
déjà des temples de Dieu pour embellir les demeures des hom-
mes; du reste, on croyait que l'on ne pouvait atteindre an beau
véritable que par Tinspiration, qui provenait elle-iuême d'un
cœur pur, d'une foi vive, de prières ardentes.
Bufalmacco disait que les peintres a songeaient à faire des
a saints et des saintes sur les murailles et les planches de bois,
a afin de rendre, en dépit des démons, les hommes plus dévots
a et meilleurs ; » une inscription au bas du tableau ( I \ ou Tef-
figie du peintre lui-même représenté en prières, devaient attes-
ter sa dévotion.
t'ouvrage de ce Théophile dont nous avons parlé eut ponr
objet la peinture sacrée les vases, les missels et les vitraux des
églises: ainsi, non-seulement par ce sujet, où Tespril est
exailé sans cesse, mais encore par chaque mot, il élève Tartistû
à Dieu duquel cmane l'art; il veut que Tou considère sa profes-
sion comme une charge divine, et demande pour récompense
de la peine que son livre lui a coûtée ut quoties labore meo
USU8 fueris, ores pro nie ad mhericordiam Dei omnipoienlis.
(1) Jean de Pise dans Saint- And ré de Pistoie :
Lande Dei trini rein cceptani copulo uni.
A Pise :
Laudo Dcum veruiii , per queui sunt optiiua rciuui,
Qui dodit lins purat» liumini roniiare figuras.
A Castel-Saint-Pierre, près de Pise :
Magister Johaïuies... fecit ad lionorcin Dei et sancti Pétri apostuli.
A Saint-Paul extra muros :
Suminu Deus , tibi hic abbas Bartholoniœus
Fecil opus licri, sibi te dignan* int'reri.
buccio de Buoninsegna, dans le diocèse de Sienne :
Mater sancta Dei , sis cauba senis requiei.
Gelase de Nicolas, à Ferrare :
Jesù spos dilct , a li ine racboniaiido , doname fede«
Au bas du tableau de Guido de Sienne :
Me Guido de Senis diebus piiixit amœni^.
(juem Chrisdis lenis nullis vplit agcrc poeniti.
Aiino D. Ncoxxi.
LE SENTIMENT. 43(^
Cennino Cenninî^ qui, cent ans après Giotto^ exposait les pré-
ceptes et les secrets que cet artiste avait, trans^mis à ses disci-
ples, terminait son traité de la peinture par une prière à Dieii^
à la Vierge et à saint Luc, premier peintre chrétien^ dans lequel
il demandait que ceux qui le liraient pussent le faire avec fruits
et retenir pour toujours ses enseignements. Le bienheureux
Jean Dominici établissait des écoles d'enluminure dans tous les
couvents qu'il fondait ou réformait; il écrivit pour les domini-
caii)es du Corpus Domini de Venise des règles sur la manière
de bien enluminer, et s'offrait à terminer les ouvrages qui se-
raient au-dessus des forces de ces religieuses, parce que cet
art lui semblait très-propre à faire naître de chastes pensées (i).
Lippo Dalmase ne peignait jamais la Vierge sans avoir jeûné et
communié. Les statuts de la corporation des peintres de Sienne,
de 1355, commençaient ainsi : « Nous sommes, par la grâce de
u Dieu 9 appelés à manifester aux hommes grossiers qui ne sa-
«r vent pas lire les choses miraculeuses opérées par la vertu et
« en vertu de la sainte foi ; or notre foi consiste principalement
a à adorer Dieu, à croire en un Dieu éternel, d'une puissance
a infinie, d'une sagesse infmie, d'une clémence et d'un amour
« infmis, et nous sommes persuadés qu'aucune chose, quelque
c( petite qu'elle soit, ne peut avoir commencement ou fin sans
« ces trois choses, c'est-à-dire sans pouvoir, sans savoir et sans
« vouloir avec amour. »
Les artistes et les savants continuèrent pendant longtemps à
regarder Thonmie comme l'instrument principal , et la morale
comme le but du savoir. Léonard de Vinci , dessinant une hor-
loge, y plaçait cette inscription : « Consume les heures de ma-
nière à vivre dans la postérité. » Michel-Ange disait que la
main n'est rien, et qu elle obéit à l'esprit qui sait la diriger.
Marchi connnencait son traité d'architecture militaire par des
chapitres sur l'homme, sur la nécessité d'élever l'esprit à la
considération des choses, sur les vertus qui font acquérir bon-
. neur et g oirc ; il écrivait des préceptes moraux sur les planches
de ses dessins : « L'homme peut quand il veut. Le travail triom-
phe de tous les obstacles. »
(1) BlSCIOTU, Leltere efi santi c 6eaùfiorentinù
436 LANGUE ITÂUENME.
CHAPITRE C.
L4ISGUE ITALIENNE.
Dans les arts de la parole^ révénement le plus important da
moyen âge est la formation^ ou^ je dirai mieux^ Papparition des
langues nouvelles^ et de l'italien spécialement, que nous trou-
vons de bonne heure assez développé pour suffire aux plus no-
bles sujets. Les écrivains qui se sont plu à rechercher ses ori-
gines ont attribué à des sources différentes ses mots et ses
modes : les uns les ont fait dériver de l'allemand; les autres, da
grec; ceux-ci, du provençal; ceux-là, du celtique; quelques-
uns enfin, de l'arabe et du persan. A les voir soutenir leur thèse
avec un grand appareil d'érudition et souvent avec loyauté, on
incline à croire que chacun d'eux possède, non toute la vérité,
mais une partie. Pourquoi cette divergence ? parce que les phi-
lologues ont rapetissé la question en l'isolant, tandis qu'il faut,
avant tout, grouper les langues dérivées d'un tronc commuo,
langues dont les ressemblances sont nécessairement très-gran-
des, sans que l'une soit la fille de l'autre. On ne saurait trop
recommander cette règle aux étymologistes, pour eu finir une
fois avec les extravagances qui les rendent ridicules, et pour
diriger vers un but plus élevé la science philologique.
Tout le monde sait que les langues forment trois groupes, qui
tirent leur nom des trois fils de Noé. Parmi les japhétiques, udo
vaste famille s'appelle indo - européenne , parce qu'elle em-
brasse presque toutes les langues de l'Europe moderne, y com-
pris le persan et le sanscrit de l'Inde; or ces langues ont un
organisme commun, puis entre elles des ressemblances plus ou
moins grandes. A ces dernières appartient le latin, qui lient
beaucoup du grec sans doute, mais qui n'en est point issu ; en
effet, il a reçu du sanscrit un plus grand nombre de termes que
le grec lui-môme. Expression de la société qui les employait, ils
étaient, le sanscrit une langue sacerdotale ; le grec, une langue
populaire; le latin, une langue aristocratique et grave, ayant
pour caractère spécial la majesté^ dont le nom même est étranger
I
LANGUE ITÂIIENIIE. 437
aux autres : langue très-propre à exprimer le commandement,
puisque c'est en latin que furent écrites les plus savantes légis-
lations, et^ plus tard^ les règles du nouvel empire chrétien;
langue de la civilisation^ qui se fondit avec tous les idiomes des
barbares pour les épurer^ et qui fut adoptée comme universelle
dans le monde catholique où tout devait être un.
Le latin se forma d'un fond indien qu'il reçut par la Thrace^
et des dialectes des diverses colonies qui s^établirent en Italie,
comme aussi des idiomes des peuples associés ou soumis. Les
plus anciens monuments le montrent incertain et vague, comme
un langage qui n'était pas écrit ou qu'on écrivait peu ; bien
plus, les uns diffèrent tellement des autres qu'il serait impos-
sible, sans des preuves extérieures, d'en déterminer l'âge, et
Pon croirait l'épitaphe de Lucius Scipion plus ancienne que celle
de Barbatus son père.
La littérature grecque servit à épurer le latin, à l'asseoir sur
une base régulière; inculte et rauque dans le Carmen SaliarCy
il devint bref et martial dans Ennius. Enfin il se polit et se fixa
peu à peu. L'assujettissement du Latium fit que, si la langue de
Rome se corrompait au contact de tant de peuples aux idiomes
variés, la langue du Latium, la latinité, en resta comme le type;
Rome ne se distingua que par cette urbanité, moins remarquée
dans la cité, comme dit Cicéron, que son absence néTétait dans
les provinces. Fomenté par le patriotisme et la liberté, fortifié
par les luttes intérieures et du dehors, rendu vigoureux et concis
par Torgueil national, enrichi des dépouilles des autres idiomes,
perfectionné par un grand nombre d'écrivains, le latin, dans
les derniers temps de la république romaine, avait acquis la no-
blesse des formes, la plénitude du sens, l'élégance et la majesté
dignes d'un peuple-roi.
La grandeur nationale faisait présumer qu'il conserverait
longtemps ces rares qualités; mais une chose artificielle ne peut
durer éternellement. Marcus Tullius, qui plaçait à l'époque de
Scipion et de Lélius le meilleur langage, s'apercevait qu'il dé-
clinait de son temps (i) ; il aimait à entendre Lélia, sa bru, s'ex-
primer dans ce parler vieux et pur qui lui rappelait Plante et
Névius, absolument comme un Italien se figure qu'une fenîme
(1 ) iEtatis iilitu ista fuit iaus, tanqitam innocentiœ, sic latine loquendi. (De
OflQciis, I, 57, et Qu«st. tusc. u, 2.)
438 VICISSITUDBB DE tA LANGUE ÏTALIEIWE.
de Pistoie parle la langue de Saccbetli ou de Firenzuola (I ). Une
stérilité organique ne permettait pas au latin de s'enrichir,
comme la langue grecque, au moyen de la composition ; il man-
quait de la partie métaphysique et transcendante» outre qu'il
répudiait le langage du peuple. Banni. de la tribune, il se ré-
fugia à la cour; mais, soumis au caprice des Césars et forcé de
consolider l'avilissement par des doctrines officielles, il ne ma-
nifesta de dignité que par le ton déclamatoire; il eut recours à
l'archaïsme^ symptôme de décadence comme l'enfantillage des
vieillai*ds, et il fit abus de mots nouveaux, non justifiés par le
besoin d'exprimer des idées nouvelles ou de mieux préciser les
idées philosophiques. Augus*e critiquait déjà la puanteur des
mots ignorés, et tournait en ridicule les chercheurs d'anfiqiiaî/-
les; puis les auteurs venus d'Espagne introduisaient des néc-
logismes ampoulés, et le grec fournissait des affectations pédaa-
tesques.
Le désordre s'accrut.progressivem^nt, lorsque les barbares de
tout l'univers connu devinrent citoyens de Rome ; car, chaque
fois qu'ils parlaient au peuple ou dans le sénat, ils ajoutaienf ca I
latin, avec un droit égnl, des expressions de leur pays : or,
quand des capitaines, étrangers au Latium et à l'Italie, pan*e-
naientaux fonctions supérieures, et même au siège impérial,
pouvait- on espérer la pureté de langage? Néanmoins ce fut
alors que les conquêtes portèrent le latin aux extrémités de TO-
rient et de TEurope, et qu*il devint, réformé par le christianisme,
la langue universelle, le lien de la science et de la civilisation, de
telle sorte que les limites de celle-ci sont là où le latin est com-
pris.
Quiconque a médité sur la nature des langues sera convaincu
que la plèbe de Kome avait la sienne propre, différente de celle
de Livius et de Cicéron; plus analytique, elle négligeait les dé-
sinences diverses qu'elle remplaçait par les prépositions, sup-
pléait par les auxiliaires aux inflexions des verbes, et déterminait
mieux les rapports au moyen des articles. Les beaux parleurs
avaient poli la langue avec le chlectus Vfrborumy c'est-à dire qu'à
l'aide de l'euphonie et do l'analogie ils supprimaient les mots
(1) Eqtiidem, cum audio socnan meam LœViam {JacU'ius eaim mtdierts incor-
ruptam iniqtùtatem conservant, qnod, muUorum sermonls expertes, ea tencnt
svnper qttœ prima didieerunt); sed eam sic attdio, ul Plaulwn mihi ant Atrt'fvm
videnr audire,». sic lociUum esseejus patrem /udieo, sic majores,
\
I
ianCtCE rustique. 439
trop usuels et trop rudes, pour donner la préférence aux expres-
sions douces, arrondies et allongées. Les grammairiens , avec
Foi'tunatianus , enseignaif>nt que longioribva verbi$ décora et
iœ^ior fit oratio; on accepta donc les composés comme l'rtati-
rare^ aggregarcapparere, ersf/ngmre , observare, exprimefê ,
non leurs radicaux, qui restèrent pourtant dans la langue du
peuple. Nous savons que la plèbe disait «copar^, siupa^ sufoiOf
bf^lluSf caàailus, au lieu de verrere^ UnuM, tibicen, pulcheTy
ecjtdux, mots employés par les aristocrates : nous trouvons en*
core dans Gicéron, aneilus et seuttlla ; dans Pacuvius, adiutare;
dans Plante, mffiacciax ; dans Lucrèce, bene nmpe, et bene im-
pudentem dans Gicéron (1). Les traités sur ragriculture, recueil-
lis par Goes, nous offrent botones pour amas de terre, braneam
tupiy catftptcellus^ manticellus^ flwniceliuSymitntaniosus^ fonr-
tafia, planaritty quadrum et bien d'autres termes étrangers au
langage littéraire. Nous sommes donc persuadé que la langue
des patriciens latins se nourrit des éléments étrusques et grecs
qui prévalaient parnn eux , tandis que les éléments osques et
sabins dominaient dans l'idiome rustique adopté par la plèbe;
or, pour nous exprimer sans ambages, nous croyons que cet
idiome ^st le même que nous parlons aujourd'hui, avec les mo-
difications introduites par trente siècles et de nombreuses vicis*
situdes.
Nous avons fourni ailleurs les preuves de notre opinion. Piaule
distingue la langue noble de la plébéienne : la première s'appe-
lait encore U'bana ou claasicay comme étant particulière aux
premières c/ojxex de la société; Tautre, rustica ou vernacula,
du nom des esclaves attachés au service de la maison ver/ix), et
même pedestris (Végèce), usualis (Sidonius), ç«o//f/2awa (Quin-
tilien). Ce dernier se plaint « que Ton entende souvent reten-
tir dans les Ihéûtrcs el le cirque des mots plus barbares que
romains, » prévient qu'en bonne langue il ne faut pas dire due,
ire, cinque^ qxiattordicc , et déplore que le langage soit entiè-
rement changé (2). Gicéron nous apprend que des maîtres en-
(1) D*autres ont remarqué dans Gicéron m«///VWmtti , tornare , lùetum ^ corn"
promiisum, iuantedirm, iitdolentia^ nigror, rolum^are, sequeslrium, cancef/t,
susfùciosus, ia/wriositSfOrdinare, procrasùnare, ^uadrare, ,. {\o\r Cicero a ca-
lumniis vintiicatus, chap. 7 et TAppendice I du premier volume.)
(2) Tottts perte mutatus esf sirnw,{be lusl. Or. VUI.) Le grammairien Dioméde
parle d'çcrÎYains, (gui rustictiatis tnormitate, incttUique strmoms online uuiciant.
i|40 LANOtJE RUSTIQUE.
seîgnaient la bonne langue, en ajoutant qu'il y a moins de mé-
rite à savoir le latin que de honte à l'ignorer (i) ; puis il exhorte
à faire usage du parler correct et certain^ puisqu'il existe k
Roroe^ et donne le conseil d'éviter la dureté rustique et les ex-
pressions bizarres introduites par les étrangers (S). Ovide re-
commande aux jeunes Romains d'apprendre lingtias dtuu,
c'est-à-dire le latin et le grec^ et d'écrire aux femmes aimées eo
langue pure et usitée (3). Un puriste censura le cujufn pecus de
Virgile, comme étant une expression de la campagne (4). L'i-
mitation passionnée du grec donna sans doute au latin une con-
sistance qui le préservait des altérations profondes et soudaines;
mais ces raffinements n'eurent aucune influence sur le peuf^e,
qui continua de parier comme l'avaient fait l'aïeul et la bis-
aïeule (5).
Les anciennes langues n'étaient pas mortes dans les pays
conquis du reste de l'Italie. Lorsque Brutus fut nommé pro-
consul dans les Gaules ^ Cicéron l'avertit qu'il y entendrait des
mots peu usités à Rome {partun bnta), Décimus Brutus^ dans
les derniers temps de la république, fut favorisé dans sa fuite,
de Bologne vers Aquilée, par la connaissance qu'il avait du dia-
lecte de ces pays (6). On reprochait à Tite-Live sa patavimté{7).
imo deformani examussîm normatam oration'is integrilatemy positumque ejus
lumen infuscant ex arte prolatum, (DeOratione, lib. i, prol.)
(1) Prœcepta latine loquendi puer'dis doctruia tradit, — Non tant prœelarum
est scire latine, quam turpe nejcîre.
(2) Cum sit quœdam cet ta vox romani generis urhisque propria, in qua nihU
offendi, nihil displicere, nihil animadverti possit, ntlùl sonare aut oiere père-
grinian^ liane sequamur ; neque solum rusticam asperitatem^ scd etiam paregri'
^tam insolenùam fugere discamus. (De Oratore, lll, 12.)
(S) Munda sed e medio, consoetaque verba, puella:
Scribitc : sennonis publica forma placet.
Ah 1 quoUes dubios scripUs exarsit aniator ,
Et iiocuit fomue barbara Ungua bona I
Ars. am,^ lu, 479.
{k) Die mibi , Dainœta ; cujum pccus aiiiie latiauiu?
Non, ^ero iEgonis; noslri sic rure ioqauntur.
GeUe gracieuse parodie est rapportée par Donat daus la Vie de Virgile.
(5) Sic matemus avus dixerit atquc avia. '
Catulle, S4,
(6) Sumpto cultuga/lieo, non ignarus et linguœ^fugiebat pro Gallo lutUtui.
(Val. Max., Uv. m.)
(7) Morhof a une dissertation De patavinttate Lii^iana, Ces pro^incialîsm^s
LANGUE Htrsn:iQtE. 444
Les jeunes Romains représentaient les àtellanes en langue
osque^ et le peuple prenait un vif plaisir à ce spectacle. Pompéius
Festus se plaint que le latin fût ignoré dans ce Latium qui lui
avait donné son nom(l). Or ces divers dialectes italiens attes-
tent d'anciennes différences de langue^ bien antérieures à l'in-
vasion des barbai:jBs.
Les langues anciennes, à plus forte raison, devaient subsister
hors de Tltalie ; la consultation d'Ulpien qui consent à rédiger
les Adéicommis non-seulement en latin et en grec^ mais encore
en punique» en gothique, ou bien dans toute autre langue, suf-
firait pour le prouver (â). Les légions romaines qui campaient
dans les provinces, et celles qui^ recrutées parmi les étrangers^ .
s'établissaient dans l'Italie, devaient introduire des termes et
des modes inconnus aux hommes qui parlaient correctement.
Il faut y joindre les différences de prononciation. Le vieux
latin était âpre, comme le prouve le grossier nombre saturnin,
et cette dui'eté se conserva en grande parlie dans le langage
écrit; mais^ en parlant, on l'adoucissait par sentiment d'eupho-
nie^ au point de blesser les lois grammaticales. Cette altération^
opérée déjà par le peuple dans les beaux temps romains^ et
parfois acceptée par les écrivains (3)^ tenait^ je crois^ aux anciens
idiomes ou dialectes italiques, dans lesquels on affectionnait
beaucoup la terminaison en o, comme le prouvent les monnaies
de l'Italie basse et moyenne (4), le fameux sénatus-consulte.des
sont d^autant plus remarquables que le commentateur de Virgile dernièrement
publié par Maï {Classieorum auctorum fragmenta, tom. YII, p. 2C9) écrit :
Dicunt Patavi/tt getitiles se Romanorum»
(1) Latine loqui a Latio dietum est, (fuœ locutio adeo est versa, ut vix uiia
ejus pars maneat in notitia. (De verb. signif.)
(2) Livre XXXII, chap. 21. Au temps même de Gicéron, la langue latine en
Espagne semblait pingue quiddam aique peregrinum souare (Pro Archia, 10);
et saint Jérôme exhortait une mère à enseigner de bonne heure la langue latine
à son fils : Quœ, si non a& initio os tenerttm eomposuerit, in peregrinum sonum
lifigua corrumpilur^ etexternis vitiis sermo patrius sordidatur, (Kà lAtUm, ep.
107.)
(3) Impetratum est a eonsuetudine^ ut peccare suavitatis causa iiceret. —
Sœpe brevitatis causa contrahebant, ut ita dicerent; multimodis, vas' argenteis,
pafm* et crinjbuSf tectl' /radis, {ClCÂnoif, f^ie de Brutus.) — Ego sic scribendtan
quidquid jitdico, quomodosonat,(QvmJILïïK!f,Inst.,cxp, 2.)
(4) Dans ces monnaies, Eckhel) Doctrina numm, vet, i, 127) a remarqué
Aisemino, Aquino, Arimno, Caleno, Gozano, Campano, Meisano, IIAI£TAMOy
Recino, Romano, Suesano, Tiano. — Prisdea écrit au contraire : 0 aiiquot
Iiaiiœ civitates, teste Piinio, non habebant, sedioco ejusponebaat u, et maxime
442 LANGUE RUSTfOUB.
bacchanales et les épit^phes des Scipîons. Ainsi, à c6té de la
langue à terminaison mobile, employée dans les écrits, vivait
celle à terminaison û\e qui se parlait, et que les s'ècles virent
grandir; l'italien, en effet, a conservé les mots qui finissant par
une voyelle (acqua, stella, porta), tandis qu*il ajoute une voyelle
à ceux dont la dernière leitre est une consonne, ou bien ne les
emploie qu'à Tablatif •/*/ or? /c, ordine, arbore^ fibro.,,) Pailout
on aperçoit cet effort, ou je dirai mieux, cet instinct d'adoucis-
sement, manifesté par l'habitude de tronquer Ips mots, d'ajou-
ter des lettres, de les transposer; et que faut-il de plus pour
rendre italiennes la plupart des expressions latines?
Nous en trouvons des vestiges notables dans les inscriptions,
surtout dans celles des premiers chrétiens, faites par des indivi-
dus vulgaires, c'est- à-ilire qui écrivaient selon l'usage et non d'a-
près la grammaire. Dans ces inscriptions, on supprimait souvent
le *, le (j, le m final; on réduisait la diphthongue ou ent>, et Ton
remplaçait Ve par Vo et par T/, le v par le b, de manière que
mtmdus, fides, très, aurum, scribere^ sic, devenaient wondo,
fede, tre, oro, scriver^, si; plus la culture diminuait^ plus les
écrivains se rapprochaient de la prononciation^ au lieu de suivre
l'usage littéraire. .
Lorsque les familles les plus importantes et la cour se furent
transportées à Constanlinople, et que le silence se fit à la tribune
et dans le sénat, le latin^ en l'absence d'un corps d'écrivains et
de traditions qui pussent lui conserver sa pureté aristocratique^
dut s'altérer comme un iastrumeut compliqué dans des nmins
inexpérimentées: d'abord, parce qu'il est synthétique; ensuite^
pHVce qu'au lieu de procéder par des moyens simples selon le
besoin rigoureux des idées, il a recours à un grand nombre de
cas, de conjugaisons et d'inversions laborieuses.
On voit alors s'établir la souveraineté de l'usage, dont les ins-
truments ^ont le temps et le peuple, qui agissent dans le même
sens. Le peuple veut être bref^ et, pourvu qu'il exprime sa pensée,
il s'inquiète peu d'articuler exactement le mot ou d'employer
tous les éléments, luxe grammatical. Au lieu de recourir aux dé-
clinaisons et aux conjugaisons, trop compliquées, il fit usage des
prépositions et des auxiliaires, spécifia les objets avt?c l'article
pt tronqua les désinences. Ainsi la langue latine^ polie par les
Umiri et Tusci, Dans les Tables Ëiigubines» nous U'OMVons avec les tenninaisoBS
modernes poi ipour postquam, pane, capro, f>orco, but, atro, fmrittm, sonito.
INnUE!f€B CHJi£TI8imS, 448
écrivains classiques^ ne tombait pas dans la barbarie, eomme on
le dit généralement^ mais reto irnait vers ses principes, en se
transformant en une autre plus simple, peu ou point différente
de ritalien moderne. Le langage de fer, comme on l'appelle,
n^était donc qu'une autre phase de la langue, où la langue écrite
admit en plus grand nombre des mots et des formes de l'idiome
parlé^ les uns et les autres modifiés selon les pays; de là ces
plaintes de saint Jérôme que la latinité changeait tous les jours^
soit dans les pays, soit dans le temps (J).
Lrs auteurs ecclésiastiques aidèrent à cette évolution; préoc-
cupjs, non de corrompre les riches et de flatter les lettrés, mais
de faire entendre au vulgaire les paroles de la vie et de l'espé-
rance, ils ne choisirent pas la langue aristocratique^ mais cellQ
du peuple^ la rustique. Ces écrivains ailfectent de mépriser Té*
légance et même la correction; saint Augustin écrit que Dieu
comprend l'idiot, même alors qu'il dirait inter homnibus, et
saint Jérôme avoue qu'il abuse du langage commun pour la fa^
cilité d'' ceux qui lisent (i). Quiconque se reporte à la pureté
cicéronifune, doit être saisi de dégoût à la vue des modes parti-
entiers qui abondent dans les Pères, et, sans doute, il les qua-
lifie de barbarismes ; mais, qiioi qu'on dise» le christianisme
transformait la langue comme il transformait toutes choses.
Dans la traduction de la Bible qui avait pour but , non de
charmer loisiveté aristocratique, mais d'édifier la plèbe, on
bannit les formes conventionnelles et les périodes étudiées des
(1) Qiitim ipsn latinitas et reglonibus quotidie mtitelur et tempore, {Coiam. jn
Ep. ad Galatas il, prol.)
(2) f^oio^ pro irgeittis faeîlitate, abuii termone vulga(o,(Ep. ad Fabiolam.)
Sur ta douljle langue des Latins, après Léonard Arétin, qui disait : Pis tores
et lanistœ et Uujusmoiii titrha sic intetlexerutit oratoris verba^ ut nitnc înteUi*
gtmi missartim solemnia (Ep. TI, p. 273); et Poggio, daus sa Dissertation sur
les festins : Uirum prisais Homnnis latinn lingtta omnibus communts fuerit, an
alla (foctorum virontm, alia plebis et vulgi^ voir :
HfUMAî^N, De latinitate pUtfeja œvî ciceroniani,
Pbilmann, Romanus bitinguis, sive disserlatio de di/femnlia Un guœ plèbe jm
et rusticir, tempore ^ugusii, a scrmone honestiore hominum urbanorum,
Hagendorn, De lingùa Romanornm rustica.
Fer. WiNKELMANN, Uehir die Vmgangsprache der Rômer.
Celso CiTTADI?ri, Délia vrra origine delln nostra lingua.
Le savant Bartiits reconnaît la difTérence qui existait enlre la langue écrite et
le langage commun : Fetemm Lntinorum in loquendo longe a liant linguam fuisse
qiiam quœ a nobis usufrequenfalur, dubium minime esse débet. (Adv. lib. XIII,
C.2.)
444 INFLUENCE CHRÉTIENNE.
classiques^ lesquelles d'ailleurs ne se trouvent pas dans les au-
teurs qui écrivent avec moins d'art^ comme dans l'inimitable
César y ou les épitres de Gicéron et de ses amis; mais, suivant le
langage commun^ on lui donna des allures simples, et Pexposi-
tion fut dépouillée de tout artifice. Les pédants de collège, qui la
qualifient d'œuvre barbare^ devraient se rappeler que l'ancienne
version^ dite italique, fut rédigée dans les plus beaux jours de
la langue latine; or, dans ces psaumes, l'idiome du Latium
prend une vigueur inusitée^ et s'élève^ pour seconder la subli-
mité des pensées^ à la noble hauteur qu'il dut avoir dans l'é-
poque sacerdotale; puis il revêt une harmonie qui , bien que
différente de celle que les prosateurs cherchaient dans les pé-
riodes^ et les poètes dans l'imitation des mètres grecs, est si
grande que les maîtres de chant la préfèrent même à l'italien.
Cette reconstruction du langage plébéien^ ce retour vers l'O-
rient d'où il était venu, auraient pu rajeunir le latin^ en lui in-
fusant la chaude vigueur des belles langues araméennes et /a
simple structure du grec; mais trop de catastrophes boulever-
sèrent la société, et, lorsque l'empire tombait en lanibeaiix,
pouvait-on espérer une restauration de la littérature ?
Les anciens, dans leur patriotisme exclusif, idolâtraient h
langue nationale, au mépris de toute autre. Thémistocle fit con-
damner à mort l'interprète venu avec les an4)assadeurs de
Perse, parce qu'il avait profané le grec en exposant dans cette
langue la sommation de livrer la terre et le feu. Il fut défendu
aux Carthaginois d'étudier le grec ; les magistrats romains par-
laient latin même aux Grecs, et les édits du préteur ne pou-
vaient se publier que dans cette langue. Parmi les autres char-
ges que Rome imposait aux vaincus, était l'obligation de parler
latin (i), et l'empereur Claude enleva le droit de cité à un ha-
bitant de la Lycie, qui ne sut pas lui répondre dans cette lan-
gue (2). Une discussion s'engageait devant le sénat pour savoir
si l'on devait employer un certain mot d'étymologie grecque, et
l'empereur Tibère voulait recourir à une circonlocution plutôt
que de dire monopolium. Ainsi l'on trouve dans les anciens
idiomes l'unité, le caractère spécifique, qui se reproduit sans
(1) Plutabqub, Fie iieTfiém}stocie;JvsTiyy XX ; Val. Max., ii, 2; Tbi-
PHOiauSy liv. XLTUI, ff. De rejuHic. — S. AuGUSTm : Opéra data est, ut Im-
perioia civitasnon solumjugwn, vero ttiam tinguam suam dom'Uis gentibasp^
pactm soeîetatis imponeret,
<2) Dion» Ut. X, à Taunée 798 U. G.; Xiphilin, r ie de Claude.
I
I
ÉVOLUTION SPONTANiLE DE LA LAl^GUE.' 445
altération dans les dérivés et les composés *, les modernes^ au
contraire^ sont formés des débris de dialectes divers, aU point
que Ton peut rencontrer dans une seule période des mots four-
nis par les sources les plus éloignées (i); d'un autre côté, plus
une littérature est populaire^ moins la forme a d'élégance et de
pureté.
Mais que les barbares, plus que les autres^ aient concouru à la
formation de nos langues dites romanes , parce qu'elles sont ve-
nues des Romains^ c'est ce qui ne nous semble nullement prou-
vé. Les Goths ont dominé longtemps en Espagne^ et pourtant
l'idiome de ce pays n'a conservé aucun terme gothique. Venise
ne vit aucun peuple barbare; Vérone fut envahie par tous^et
leurs dialectes ont bien plus de ressemblance qu'il n'en existe
entre le véronais et le brescian , entre le brescian et le berga-
masque^ entre le bergamasque et le milanais ^ sé|)arés à peine
par quelque rivière. Ainsi un cours d'eau ou la crête d'une
montagne s'interposait entre le toscan et le bolonais, deux lan-
gues très-différentes.
Dans la question qui nous occupe, les barbares doivent être
mis hors de débat; néanmoins, selon quelques auteurs ^ il fau-
drait croire qu'un beau jour les Italiens s'entendirent pour re-
noncer au langage romain et adopter celui des barbares. Mais
dans quel but? L'Italien n'avait rien à demander au conquérant^
sauf sa pitié; les barbares, au contraire^ qui avaient besoin du
vaincu pour toutes les nécessités de la vie^ étaient contraints de
modifîer leur idiome d'après le sien. Gela est si vrai que l'on •
trouve dans Titalien très-peu de mots d'origine allemande^ et
ces mots représentent des armes ou de nouveaux genres d'op-
pressions. Les quelques termes qui s'appliquaient aux besoins
de la vie viennent toujours accompagnés du synonyme latin y
du reste^ ils sont beaucoup moins nombreux que les expressions
latines adoptées par les Allemands (i). Bien plus, et ce fait a
(1) «« Dalla maglone del meschino ffastaldo ftassaio net palatzo ove stava ad
•« al lier go, il conte scorse nelCalcova il signore in gittbba e coUa camicia sopra
« un soja ricamato, e colla tazza e con un lintone attornialo da gioviale brigala
u e da paggi; scudieri cogU sproni faceano guardia, e un astrotogo spiegava
« l'almanacco, etc. *> Dans cette seule périodci paggio, gioviale^ ajtrologo, sout
grecs; palazzo^ latin Micien; signore, scudierc, conte, bosse latinité; sofa, hé-
!)riMi (sopftan, élever) ; almanacco^ ricamato^ giuùùa, camicia^ mescliino, alcova^
linijne^ aralies; magione^ ctlûque 'y gastaldo , ôrigala^ sprone , guardia, alle-
uands ; bigio, ibère, etc.
(2) Ainsi bara et feretro ; brando et spada ; alabarda, partigia/ia et asta,
446 ÉVOLUtlON SPONTANÉE DE LA LANGUE
quelque valeur pour l'histoire, les mots empruntés aux vain-
queurs furent souvent employés dans le sens le plus défavorable :
land^ qui signifie t^rre en allemand, exprime chez les Italiens un
sol inciiHe ; rou tut, noti un cheval, mais une rosse ; baron de-
vient synonyme de vaurien et de brigand; grosso signifie tout
autre chose que grandezza.
L'itatien moderne offre une foule de mots et de locutions qui
ne tirent pas leur origine du latin, ou mieux, pour être plus
exact, du latin écrit. Or ces expressions, souvent des plus né-
cessaires, n^ont pas toujours leurs racines dans les idiomes du
septentrion, et se trouvent en plus ou moins grand nombre dans
le pays où les hommes du Nord ne s'élablirenl jamais, comme
la Toscane, la Sicile, Venise, la Romagne. Elles provi«»nnent
donc des anciens dialectes qui avaient survécu à la domination
fomaine. Eh! ne voit- on pas une nouvelle preuve de ce fait daos
la conforuiité des dialectes adoptés par les pays où Ton parle
deux langues différentes (i)? S*il fallait admettre comme au-
thentiques deux chartes citées par Muratori (2), les Coi-ses et les
Sardes, dès Tannée 9C0, auraient parlé un idiome très- semblable
à Titalien; cependant les peuples du Nord ne s'établirent point
dans la Corse et la Sardaigne.
LMtalien (et Ton peut dire presque la môme chose des autres lan-
gues romanes) n'estque la langue parlée des anciens Latins, avec
les modifications que le cours de vingt siècles introduit nécessai-
rement dans tout idiome. Voici d'autres preuves: les italiens font
usage de termes que le latin classique reproduit conmie vieux ou
corrompus 3), mais que le peuple devait employer, puisque
nous les voyons ressusciter lorsque le langage littéraire se gâte
lancia ; /or^/fw et pulire ; gonfalone, handhra et vessîUo ; y?o//fl et armata;
bizzaro et iracoudo; laido et hriitto ; glardino et orto ; riceo et dovizioso ; gfta^
dngnare et lucrare ; snello et rapido ; gniderdotie et premio ; mngtonr et casa, etc.
Si l*on m^oppose des mots aUemacds de date plus ancienne, je répondrai qn*ils
ne dérivèrent point des envahisseurs, mais de la langue, niére commune de Tal-
lemand et du latin, dont nous ne possédons, du reste, que la faible partie
employée par les rares écrivains qui nous sont restés.
(1) Le patois de Marseille ressemble beaucoup au dialecte de Milan.
(2) Anùq, M, i£. XXXII.
(3) Chstrum, coda, vidgus, magester, audibnm, caldits^ repostns, cordoiium,
bufga, manteUum, finis eifrons au féminin, qui se rapprochent des expressions
italiennes, appartenaient à Taucieune langue et furent ensuite abandonnés |>ar
les classiques.
D1|:p£eBNGBS aaÀMHATlCÂLES. 447
ou se tait. Or^ comme Pitalien ne dérive pas de quelques lettrés,
mais de la masse de la population latine, les mots actuels ont
la sij^ntfication de la basse latinité plutôt, que celle du langage
de la belle époque.
n faut moins tenir compte des mots que des difTérences gram-
maticales dont nous avons parlé : on suppléait aux différentes
désinences par les prépositions; l'article était placé devant les
noms; l'auxiliaire servait à former plusieurs temps des verbes
actifs et tous ceux de lu voix pa^ive^ et l'on abandonnait l'inutile
genre neutre et l'inexplicable déponent. Mais il est de la nature
de toutes les langues^ dans leur marche progressive^ de 0e ren-
dre d'autant plus claires et plus analytiques^ qu'elles d^appauvris-
sent davantage de formes grammaticales (4) : réforme qui se ma-
nifeste aussi dans Tallemand et le persan^ pour ne citer que des
langues du même groupe que le latin^ et des pays qui ne furent
pomt f xposés aux «mêmes immigrations dont Fltaiie eut à souf-
frir. Déjà, dans le latin des meilleurs temps, les rapports sont in-
diqués au moyen de prépositions , et Ton connaissait les auxi-
liaires habere et siare, dont le dernier nous a laissé le participe
stuto. L'article, propre au grec et aux langues germaniques, n'é-
tait pas rare parmi les Latjns sous la forme du déteruiinalif ilie
ou d'unus indéterminé; puis^ sentant l'avantage de cette préci-
sion dans le langage ordinaire , les écrivains admirent ipse et
ille, ou bien substituèrent l'article à ces pronoms^ comme on
fait aujourd'hui 2). Dans les litanies que Ton chantait à l'église
au temps de Gharlemagne^ le peuple répondait : Ora pro nos, Tu
lo adjuva (3). Ainsi s^introduisait ou se confirmait l'usage de
(1) Aiosi le pâli et le prâciit ont perdu le duel, propre au sanscrit duquel
ils proviennent; de même le persan a omis le passif du zend, comme l'italien a
&it du passif, du déponent et du genre neutre ; enfm Tarabe vulgaire s*est
dépouillé de la terminaison des cas et du passif, auxquels il supplée par des
prépositions et l'auxiliaire.
(2; Voir Tappeudice 1 du premier volume. L'Analogie universelle de Tarticle
avec le pronom démonstratif est digne de rémarque. Eu grec, 6, Vj, tô , et 5ç,
f), 8 ; en allemand, der, ffie, das, et diejer, €Ucse,^ieses ; en anglais, the,tliis,
that ; en français, //, le, la.
(3) Les exemples seraient innombrables ; eu voici quelques*uns :
As. 528. Rivulus qui ipsas déterminât terras, et permit ipsusyf/iij... pcr ip-
sam vallem et rivulum vadit.
An 5S2. Calices argenteot iy\,, ait medianus valet solides XXX.., et ille
(fuartuf vaiei soiidos XIIL
^
448 DIFFEREI^GES ORÂ^tfMATIGALES.
rartide , caractéristique des langues de l'Europe latine , mais
diiïérent de celui des Grecs et des Gotbs^ qui n'exclut pas la dé-
clinaison. Les langues^ par l'article et les auxiliaires, gagnèrent
en clarté et en précision analytique ce qu'elles perdaient en ri-
chesse et en symétrie. Le fond, néanmoins, restait toujours la-
tin , et l'on sait que plusieurs dialectes italiens offrent des phra-
ses entières tout à fait latines, le frioulan, par exemple. On écri-
vit des poésies bilingues , et même une longue composition
sardo-latine (1). ^
11 n'est donc pas nécessaire de faire dériver de la langue des
envahisseurs les mots et le système grammatical; mais, comme
il n'existe pas de monuments qui nous permettent de suivre his-
toriquement cette transformation, nous sommes réduit à la cher-
An. 629. V^Saxones.,. ]^crsolvant de illos navigios,,, Vt illî negotiatores,
de Longobardta,
An. 721. Dono,,, prœter illas vineas, quomodo ille rmdus cttrrie... iottim
iUiim ciausum.
An. 753. Dicebant ut îlle toleneus de illo mercado 'ad illos necacioMtes,
(Dans Raykouard, De la langue rom., i, 40.)
Et dans Mdratori, Antiq. M, JE, diss. Xli : Uua ex Ipte regttur per Emëdo,
et illa aiiaper Aripertulo.,. \^^ prœnomïnata êcclesia,,.
An. 9C1. Dans le testament de Raymond I, comte de Rovergue : Dono ad
iUo canobio de Conquas illa medietate de illo alode de Aunniaco et de illas
ecclesias,,, lUo alode de Canavolas, et illo alode \de Cniclo, et illo alade de
PocioloSf et illo alode de Garrighas^ et illo ahde de J^inago, et illo alode de
léOnglassat et illos mansos de Bonaldo, Poncioni aùùati remaneat.
Dans un acte de rente seigneuriale de 1003 : Manifestum sum ego Theuderico
filio 6. m. Ildebrandt secundum conveneuza nosira^ et qu'ia dare aique Uaben-
dttm et cassiua ibidem leva/tdum, et per hominem tuum ibi resedendum,,. id est
terre pezae très, quœ sunt posite illa una in loco Poccano, et illa alia in loco
yersinne ubi dicitur Salingo, et illa terza pezza in loeo Ordinanna, etc, (Sou-
venirs historiques de Philippe de Cino Rinuccini ; Florence, 1840.)
Là, il/e tient lieu de //, lo, le, l'una^ l'altra,
(1) Elle est du père Nadau, dans le Saggio <Cun^ opéra intitolata : Ripalimento
délia lingua sarda; Cagliari, 1782. Eu voici im extrait :
Dcus qui cum potcntia irresistlbllc
Nos créas cl conservas cum ainorc ,
Nos sustentas cum gratia indefcctibile ,
Nos refrénas cum pcna et cum dolorc ,
Cum fide nos itluslras infollibile ,
El nos \isilas cum dulce lerrorc,
Cum gloria premias bunos inefTabili* ,
Malos punis cum poma interminabile ,
Jam cum roisericordia , Jam Jubtiiia
Humilias et exaltas, feris , curas, etc.
DIFFÉRENCES URAMMATIGALES. 449
cher à tâtons dans quelques locutions échappées aux hommes
qui faisaient usage de la langue littéraire.
Un document singulier nous est resté dans les commande-
ments militaires dont les tribuns se servaient pour diriger Par-
mée : Silentio mandata impiété. — Non vos turàatis. — Ordinem
ssrvate. — Bandum sequile. — - Nemo dimittat bandum* *— /m-
fnicos seque (i). Ce Ijundum pour vexiltum, ce sequite et ce
tvràtuis, impératifs inusités, sont les précurseurs de toutes les
contorsions que l'on fait subir aux mots pour commander aux
soldats. On trouve, à Fannée 38 de Justinien, un acte sur papy*-
tus, fait à Ravenne et déjà rempli de modes à ritalienne^ comme :
Damo qux est ad mnvta Àgata ; intra civitate Ravetma; valenr
tes solido nno; tina elusa, buticella^ orcioloy scotelia, braeile,
baudilos (â). Ammien Marcellin dit que les Romains de son
temps étaient portés in carrucis solilo altioribus (3); or le
peuple lombard dit encore carrocta pour carrozza (carrosse).
I^ Storia miscellanea, à Tannée 583, l'apporte que^ tandis que
le général Conimentiolus faisait la guerre aux Huns, un mulet
jeta sa charge^ et que les soldats crièrent au muletier^ dans la
langue de leur pays : Torna, toma^ fratre! Leurs camarades^ pre-
nant ces mots pour un ordre de revenir en arrière, se mirent à
fuir (4). Aimoin raconte que le roi dé certains barbares fut
prisonnier de Justinien, qui le fit asseoir à ses côtés et lui com-
manda de restituer les provinces conquises : Non dabo^ répon-
dit le barbare, et l'empereur répliqua : Darasy forme italienne
du verbe dare au fujLur (5).
Ainsi le langage parlé s'éloignait de plus en plus du langage
^écrit, au point de former deux langues différentes. Les barbares
èux-ménies conservaient l'idiome national; mais, pour être com-
pris des vaincus, ils adoptaient un jargon qui tenait du tudes-
(1) On les lit en caractères grecs dans un recueil latin d*Urbicius, écriTain
sur l'art militaire de la fin du cinquième siècle; c*est \k que les a copiés Fa-
bretti, v, 390.
(2) A la fin de la Diplomatique deMABiLLON, etdausTBRBASSOlf , Hist. de ia
jurispr, rom. Voir encore Francisquk Masdru, HisU de ta langue romane,
Paris, 1840.
(3) Historia, XlY, G, 9, 10.
(4) T-§ naTpcpa çorv^* xôpva, 9pàTpe.(THB0PllAK. Chronogr,, fol. 2l8.) —
'Eni/wpCc^ TV) Y^<^'^'^-** «^o;àXX{{>' pST6pva.(TElK0PHlL., u, 15.)
(5) oui aie, non, inquit, dubo. Ad liœc Juslinianus respondii, daras.(Liv. il,
6-) — Dans une inscription lapidaire de Tibur, citée |)ar Lanzi, on trouve : Dono
dedro; dans Festus, danunt est indiqué pour dant,
HI6T. DKS ITAL. — T. V. 29
480 INGORKBGTIONS DU LANGAGE ÉCRIT.
que et du latin^ devenant à leur tour bilingues. NéaDinoîDs^
si^ dans d'autres pays^ le vaincu se glorifiait de parler la langue
du vainqueur comme signe d'émancipation, Tltalien préférait
celle de sa patrie comme souvenir de gloire; du reste, le vain-
queur lui-même, toujours illettré, employait des secrétaires ita-
liens, et, par suite, la langue latine pour écrire les lois, dans
lesquelles le synonyme du parler vulgaire est souvent ajouté aux
Wnaes latins (i) : preuve évidente de l'existence de ce syno-
nyme , comme l'attestent encore les rares chartes de cet âge.
Durant la féodalité, les seigneurs, disséminés dans les châteaux,
se trouvaient en contact avec les indigènes et non avec leurs
compatriotes; dés lors ils étaient obligés de renoncer au dialecte
tudesque, pour adopter l'italien vulgaire dans la conversation,
sauf à se servir du latin pour écrire.
Dans une époque où les études étaient si rares, on pouvait
difficilement écrire cette langue, d'autant plus que l'homme
pensait et parlait dans une autre ; or chacun y ajoutait les idio-
tismes de son pays , et , comme il arrive pour un langage qui ne
nous est pas familier, on hésitait sur l'orthographe, sur les régi-
mes et les constructions. Aussi est-ce dans les grossiers rédac-
leurs de chartes et de chroniques qu'il faut chercher l'origine de
Fitalien, ou mieux la transformation progressive de la langue
ancienne dans l'idiome actuel.
Sur la mosaïque que le pape Léon III fit placer en 798 à Saint-
Jean de Latran, c'est-à-dire dans la ville la plus éclairée du
monde au temps de ce restaurateur des études, on lit : Béate
Petrus, dona nita Leoni pp, e Victoria Carulo régi dona. Dans
cette inscription, comme on le voit, les désinences sont aban-
données, et la conjugaison, raccourcie. Le testament d'André,
archevêque de Milan en 903, porte : Xenodochium istum sitree-
tum et gubematum per Warimbertus humilis diaconus, de or-
dine sanctx Mediolanensi ecçlesiœ, nepote meo et Jilius b, m.
Ariberti de befana, diebus viix sux. Quatre ans après, un autre
disait : Pro me, et parentorum tneorum, seu domni Landuiphi
archiepiseopi seniori meo, animas salulem. Et ailleurs : Farif
(1) Le code lombard en offre de nombreux exemples; sans parler des sjikv
nymes qui expliquent des expressions entièrement germaniques, on j \oil
barbam quod est patruus (Hot., 104); novercam^ id est matrhinm (ib., 185);
prmgnuniy td est fiUastrum (ib.) ; strigam, quod est mascam (îb., 197) ; si qnii
paluntj quod est caratium^ de vite tuiertt (ih,, 298); ctrrum, quod est modo
iaiseum, oti hiseum (ib*, 305)*
INCQRRECTIOMS DU lAMftAGB ÉflEIT. 451
porte qui Tmnemi vocatur^^ Ego Radaperio presbitero edificor
tus esthçLUC civorio sub tempore nostro.,* (i).
Des erreurs aussi grossières, commises par des personnes ins-
truites comme Tétaient les prélats qui stipulaient et les notaires
qui rédigeaient, attestent que le latin n'était plus parlé même
dans la classe élevée; en effets celui qui écrit dans sa propre lan-
gue fait accorder les noms et les verbes sans se tromper, tandis que
rindividu qui veut se servir d'un idiome différent tombe dans de
bizarres discordances. De là aussi la dureté des constructions,
l'inélégance des idiotismes, le manque de spontanéité, la variété
même des solécismes; car tous ces défauts ne provenaient pas
d^une manière de parler commune, mais de Teffort capricieux
que chacun faisait pour latiniser son propre langage.
De même que le conquérant appelait Romains tous les vaincus,
ainsi leur idiome fut appelé romain où roman^ non-seulement
en Italie, mais partout où les barbares se superposèrent à des
colonies latines (2). Nous ne sommes pas néanmoins de Favis
de ceux qui croient qu'une langue romane était parlée dans
(1) GlULlNl, Memorie^ II, 110. En 730, deax notaires de Pise signaient ^
l'un : Ego Ansotf notarius rogitum et petetum subserips'u et deplent ; Tautre :
Esfo Rodualt notarius scripsi et explivL En 750 : Ego Teofrid notario rogito ad
Racolo hane cartttla inscripsit. En 757 : Ego Mpertu notarius kae eartula
scripsit. En 765, dans un document de Lucques : Ego Eixoifu presbitero. Ego
Martinus presbiter. Et en tl3 : Ego Fortnnaio reiigioso presbiter, DanB une
charte de la même viUe, de 722, on trouve les signatures suivantes : Ego Taits-
perianus ejcimius episcopus rogatus ad filio meo Ursone^ testi subscripsi, -^
Ego rogatus ad Orsiun, testi subscripsi, — Voir MàZZOUI TosbllI, Orig, délia
lingua italiana; Bologne, 1831, p. 50.
(2) Dans Fempire même d*0rient, la langue des Crées fut dite romaicmj et
Ton appelle encore romaneio le dialecte semi-latin qui se parle dans quelques
▼allées des Grisons.
AU)éric, dans la Chronique ad a/i. 1177 : Multos libros, et maxime Fitas
Sanctorum et Aetus Apostolorum, de latino vtr^t in romantun.
Saint Pierre Damien dit d*un Français : Seholastiee disputons ( e'est-à-dire
en latin, langage d'école) quasi descripti libri verba percurrit : Tutgariter lo-
(fuens^ rantanœ urbanitatis regulam non offendit, C'est-i-dire, il ne blessa point
les règles dn langage roman. (Opusc., Xlv, chap. 7.)
Benvenuto d'imola dit de la comtesse Mathilde : Linguam itaticam^ germani^
cam et gaUicam bene nopit, (Àntiq. ital., I, 1232.) Le même ajoute : Galliei
cmnia vulgaria appeUant romantia ; quod est adftue signum idiomatis romani,
tfuod imitari eonati sunt, (Ib. I, 1239.)
Jean de MandeviUc, dans V itinéraire Et sackez que J'eus eest Uprt mié en
latin pour plus britvemtnt diwisêr) mais pour êa que plutieun emtendaui miex
roumant que lutin, jt fay mis en roumunt (c'est k-énu en frm^).
482 INCORRECTIONS DU LANGAGE ÉCRIT.
toute l'Europe latine : fait qui n'est prouvé par aucun document,
et que la raison dénient (i). Si les provinces ne parlaient pas
latin aux plus belles époques de Tempire, alors que les lois et les
magistrats venaient de Rome, elles durent bien moins le faire
quand elles furent inondées par des peuples dont les idiomes
étaient différents et grossiers.
Le pape Grégoire V, dans son épitaphe, est loué en ces termes :
Usus francisca, vulgari et Toce latina,
Instituit populos eloquio triplici.
Cette langue vulgaire avait en Italie beaucoup de conformité
avec le latin écrit, et Gonzone, Italien de 960, dit que, pour
s*exprimer en latin, il est quelquefois gêné par l'habitude de par-
ler la langue vulgaire, qui s'en rapproche beaucoup (2) ; aussi
les notaires ou les chroniqueurs se croient-ils souvent obligés
d'expliquer le terme latin par un mot plus connu, qui est iden-
tique à celui dont Titalien fait actuellement usage. D'anciennes
chartes mentionnent certaines localités d'après l'appellation
vulgaire, de même que des personnes et des métiers. D'un
autre côté, le peuple, en donnant, selon son usage, des surnoms
plaisants ou qualificatifs, employait des mots à physionomie ita-
lienne. Les historiens mettent parfois des noms vulgaires dans
la bouche de leurs personnages (3), ou laissent, par habitude,
tomber de la plume des idiotismes et des phrases de leur langage
familier, qui ne tiennent pas moins à leur ignorance qu'au pays
qu'ils habitent: nouvelle preuve que le langage nouveau se dis-
tinguait déjà de l'ancien.
(1) L'opinion de M. Rayuouard est répudiée par tous les Français qui ont tnitc
après lui de Torigine des langues romanes, et surtout par Ampère, Formation
de la langue françaue, chap. 3, p. 25-34 ; par Éd. du Méril, JntroducUoa à
Floire et Blancefort^ et par Fauriel, Lettons sur Dante et Us ong'mes de la Htti»
rature Uatienne.
(2) Fcdso putavit Sangalli monachiis me remotum a seientia grammatica artisf
lîcet aliqnando retarder usa nostrœ vu/garis linguœ, quœ latinitate vicUia est,
(3) Quand Tarchevéque Grossolano eut reçu le paJlium du pontife, le peuple
milanais criait : ffeecum la i/o/a. (Lattdolphr Jdw., dans les Her. it,Senpt,, T,
476.) Dans la \ie du bieuheiu^ux Pierre Orseolo (^ntiq. ital,, ii, 1031) : jiit
abbati lingua propria: naiionis, O abba, frustra me; hoc est, ^irgis eœde me.
Quelque temps après vint le cri des croisés : Deus lo volt En 1179, ostiarit
elamabaut : Uvale , audate. Les femmes romaines appelaient Tautipape Oc-
tavieu, fi/igua vtdgari, Smanta compagoo. (Barohios, oj ««• 11640
COmtENGBlONTS DB L'ITALIIK. 42^3
Mais quand cette transformation s'opéra-i«lle? c'est comme
si l'on demandait à quelle heure on passe de renfàhce à la jeu-
nesse^ et de la jeunesse à Tftge adulte, y homme se croit aujour-
d'hui ce qu'il était hier^ et^ bien qu'il reste le même individu^ il
change de jour en jour, et passe successivement de l'enfance à
la jeunesse^ à l'âge mur, à la vieillesse. Le travail des langues
traverse les mêmes phases. Le petit nombre des savants trou-
vaient agréable et commode ui^e langue commune , au moyen
de laquelle ils pouvaient tout à la fois se communiquer leurs
pensées et les transmettre à ceux qui parlaient un autre lan»
gage; ils cultivèrent donc le latin en négligeant les idiomes vul-
gaires.
Les seigneurs traitaient sans doute leurs affaires dans les dia-
lectes fudesques; mais, quand il s'agissait de mettre leurs con-
ventions par écrit, ils recouraient k des clercs indigènes qui les
rédigeaient dans ce jargon auquel ils donnaient le nom de latin.
Les contrats étaient rédigés par des notaires qui suivaient les
anciennes formules; les lois et les traités s'écrivaient en latin, et
nul grand intérêt ne poussait les hommes à perfectionner les
langues vulgaires. Quant aux prédications , tout porte à croire
qu^elles étaient comprises par la multitude, comme le sont auT
jourd'hui les sermons prononcés dans la moyenne Italie en lan-
gue toscane, si différente des dialectes ;*quelquefois cependant
le prédicateur s'exprimait en latin, puis lui-même ou tout autre
traduisait ses paroles en langage vulgaire. £n 1189, à la con-
sécration de Sainte-Marie des Carceri, Geoffroy, patriarche d'A-
quilée, prêcha liberaliter et sapienter; Ghérard, évoque de Pa-
doue, expliqua son discours au peuple maiernaliter, c'est-à-dire
le traduisit en langue vulgaire (1). £n 1267, l'Église releva la
commune de Milan d'une censure qu'elle avait encourue pour
avoir grevé d'impôts des biens ecclésiastiques; l'acte fut lu en
présence d'un grand nombre de personnes, primo liberaliter et
secundo vulgariter, diligeniery per sérient de verbo ad ver*
bum (2).
Les langues restèrent dans l'enfance tant que les communi-
cations et les affaires furent rares ; mais, quand le peuple, af-
franchi de la servitude féodale, fut aussi appelé à discuter ses
intérêts particuliers, les dialecte^ durent s'étendre et se perfe€-
(1) MCRATOBI, Ant. estensiad an. 1189, I, chap. 36.
(2) Docnmenti conservati neltarchmo deila ctiria di Étihno, 1854, p. ÎO.
454 OOmnEKCEVlNTS BS L'TTAUBlff.
tionner ; car l'homme veut pwler dans les assemblées comme il
le fait dans la conversation usuelle, et chacun; du reste^ n'avait
pas à sa disposition un notaire pour exposer ses pensées.
Les langues nouvelles ne se forment donc pas à l'aide d'un
travail scientifique, mais d'après Teuphonie et l'analogie» selon
la logique naturelle et cet instinct régulateur qui se manifeste
d'une manière si étonnante chez les enfants. A la partie poéti-
que, qui seil à faire Péducatiofi de chaque dialecte , s'unissait
rérudition, c'est-à-dire les éléments transmis par le monde an-
cien ; c'est ainsi que les langues modernes, poétiques et popa-
laires de leur nature, se perfectionnèrent sur Texemple des idio-
mes antérieurs.
La séparation des communes et des fiefs avait amené une pro-
digieuse variété de dialectes; lorsqu'elles se fondirent en petits
Ëtats et les petits en grands, on choisit un dialecte spécial afin
de le raffiner, et les nations acquirent ce qui forme leur pre-
mier caractère distinctif, la langue.
C'est encore par la langue que se révèle la condition politi-
que; or, tandis que la France constituait l'unité territoriale, qui
entraînait Punité de langage, en Italie, au milieu de son déplo-
.rable morcellement, il y eut autant de langues que d'États, et
plus d'une mit en avant des prétentions de priorité ou de cul-
ture. *
D'après une opinion d'école, c'est la Sicile qui aurait parlé la
première l'italien. Cette assertion, d'ailleurs, viendrait à l'appui
de notre thèse sur le peu d'influence des barbares ; mais parler
est autre chose qu'écrire. Or c'est rapetisser la question que
d'attribuer la formation d'une langue à quelques lettrés, fftt-ce
même à tous , tandis que le peuple seul lui dbnne la vie et la
souveraineté. S'imagine-t<*on , par exemple , que des philoso-
phes ou des poètes ont l'intelligence qui invente, ou le pouvoir
qui fait adopter les mots? Tout au plus savent-ils déduire les
lois grammaticales de l'usage. Sous l'influence gibeline, et pour
flatter Frédéric II, on assura que c'était à sa cour que l'on avmt
commencé à substituer, en poésie, Titalien au provençal (I);
mais les quelques fragments qui nous restent de ces essais ne*
diffèrent pas du toscan qui se parlait à la môme époque. D'un
autre côté, pour affirmer, avec Perticari, que cette lie parlait le
bon italien avant la Toscane, il faudrait que nous n'eussions pas
(1) le le dis avec hétitation, parce que Gastelvetro soutient qu'à la cour de
Frédéric on n*écrivit que le sicilien et le provençal, à l'exclusion de Titalien.
GOMMEUGEHOSNTS DE L'ITALISM. 455
de emsani en dialecte sicilien^ très- différent dé la langue em-
ployée par les écrivains (i).
Limpérialiste Dante dit : « Parce que le siège royal était
«en Sicile^ il arrive que tout ce que nos prédécesseurs ont
« composé en langue vulgaire s'appelle sicilien ; ce que nous
<r faisons nous-mêmes j et nos descendants ne pourront le chan-
«ger (2).» Eh bien, nous portons le défi qu'on cite un au-
tre écrivain qui ait tenu ce langage ; Pétrarque seul^ par con-
descendance d'érudit , écrit que le genre de la langue poétique,
quod apud Siculos , ut fama est, non multis anfe sœcuHSy re-
natum , brevi per omnem Italiam ac longius manavit (3). Du
reste, il s'agit de poésie et non de langue; peut-être Frédé-
ric, ayant vu en Allemagne les chants que les minnesingers ré-
pétaient dans les cours, voulut en avoir à la sienne en langue
italienne. Dante lui-même, lorsqu'il donne la priorité aux Sici-
liens, n'a pas en vue leur langage; au contraire, il réprouve
tous les dialectes, et ne trouve pas celui de la moyenne Italie
meilleur que les autres : mais, comme Frédéric et Manfired, si
vantés par lui, occupaient la Sicile, où ils accueillaient Péllte de
l'Italie, à la différence des princes avares du reste du pays, les
écrivains étaient d'accord sur un fait digne de louahges. a II ne
faut pas croire (dit-il en terminant) que le sicilien ou le dialecte
de la Fouille soit le plus beau de l'Italie, puisque les bons écri-
vain sne l'ont pas employé (4). »
Dante déclare qu'on n'avait commencé à écrire en vers dans la
langue d*ot?, c'est-à-dire en provençal, et dans la langue de «t ,
c'est-à-dire eh italien, que cent cinquante ans avant lui, ce qui
nous reporte à 1150; le commentaire de Benvenuto d'Iipola vient
(1) Voir Bârbieri, DelÇ origine delta poesia rimata, et notre Appendice I. Le
sicilien, du reste, tiendrait beaucoup de l'ancien latin, puisque! dit argentu,
locut pani, qui est le pur latin avec suppression du m et du s, l\ dit encore
JocUfjugUfjudicif au Meudegiuoco, giogo, giadice, mots toscan^ et amau,
laudau, pour amb, lodb, etc.
(2) Fulg, eloq,^ liv. i, chap. 12.
(3) Prœf, ad epistfamil,
(4) Quod si vulgare sicilianum accipere volumus, scilicet quodprodit a terri-
genis medioeribiis ex ore quorum judicium eliciendum videiur, prœlationis mi-
nime dignum est. Si autem ipsupi accipere nolumiis, sed quod ab ore primorign
Sicuiorum émanât, ut in prœallegatis cantionibus perpendi potes t, nihil dijfert
ab illo quod laudabiËssimum est.., Quapropter superiora notantibus innotescere
débet, neque siculum neque apulum esse iilud quod in Italia pulcherrimwn est
vulgare; cum éloquentes indigenas ostenderimus aproprio divertisse^
450 COMMENCEMENTS DS L'ITAUBN.
à Tappui de son assertion. Quant an provençal^ le fait est dé-
menti par de nombreux documents. Nous n'avons rien en italieo
d'une antiquité pi u^ certaine; en effet, on sentit fort tard le be-
soin de l'écrire , parce qu'on possédait déjà le latin , formé et
national. Une langue qui succède à une autre sait difficilement
se défendre de l'imiter , même après que , formée et agrandie,
elle est employée par les écrivains; ainsi fut -il de l'italieD , qvd
conservait encore au quatorzième siècle la physionomie mater-
nelle, puisqu'il ne changeait pas au en o, ni le l en t devant a,b,
^} f» P» 6^ 1^6 mettait point le % avant Ve (i).
A côté de la langue à mots tinis, employée dans les écrits, de>
vait rester le langage à mots tronqués; voilà ce qui est conforme
à la nature du peuple. Outre le toscan, qui devint langue natio-
nale, je pense que les autres dialectes avaient également pris al(»s
le caractère propre qu'ils eurent dans la suite , et qu'ils tiraient
de sources plus éloignées (2). Si les Lombards prononcent Veu
et Vu comme les Français, donnent comme eux l'accentuation
nasale à Ton, à Yen, et contractent Yau en o, nous croyons qu'ils
le doivent aux immigrations des Gaulois , antérieures à celles
des Romains : de là cette foule de noms de localités, entièrement
gaulois ou celtes^ que l'on trouve dans cette partie de l'Italie, où
le vulgaire prononce certains mots comme ils l'étaient dans les
anciens idiomes gaulois (3). Les autres dialectes ont aussi des
modes non adoptés par les écrivains, et qui ressemblent au pro-
vençal : nouvelle preuve qu'ils sont antérieui*s à la séparation
des deux langues.
Dans les chartes vénitiennes du douzième siècle, le g est changé
en z {verzane , zoj^zi) ; celles de Bologne nous offrent aliare
sancise Liiziae^ Cazzavillanus, Cazzanùnicus , Bonazuniay n-
m *
(1) Thesauro, Umploy clarezza, judicto, tene, peusero..*
(2) Daus le U-aité eutreObizzo Malaspiua et ta ligue lombarde de 11^, on
lit : Novttm dictmiis statutum a triginta anuis infra, sive in zà. Et dans une
charte de 1153 a/7. GlULIIf I : Et hoc vid'tt per annos oeto et pitu a ferremotu
in zày ei a decem annis in là. Ce sont les mots dont on fait usage aujourd'hui.
VoirMAZZONi TosBLLI, ouvr. cité, p. 120. Il parle d'un poëme de 1360 en
dialecte bolonais.
(3) On disait braich dans Tancien gaulois, et le même mot est bratch aujour-
d'hui en Lombardie, qui prononce cadenn comme en Bretagne et en Irlande;
ou y dit provecc comme dans le vieux français (Ciascun fait grtm provecc qui
bien tient ce qu'il oie) \,fiœu comme dans l'Anjou; ciao comme dans le pays àt
Galles; /i^i comme dans d'autres dialectes français.
COMMENCEMENTS DE L'ITALIEN. 457
tmm Anzeliy Délai dé la Bogna^ Adam de Amizo, MtUm de
Baiajay Arderiei de Mugnamigelo. On lisait sur l'arc édifié-par
lesMibmais' lorsqu'ils relevèr^t leur .ville de ses ruioes^les noms
de Seiiara^ Matiegnianega , Prevedey idiotismes encore usités
dans le pays. BosoTosaboest un des cinq consuls de justice qui^
en 4170, composèrent les statuts de Milan. Nous avons de frère
Buonvicino de Riva, qui privait dans le siècle suivant, un dialo-
gue entre la Vierge et un paysan, qui commence ainsi :
Ghiloga se lumenta lo aatanas rumor
D'ia verzene Maria matre del Salvator.
Les paysans disent encore chiloga pour dans ce lieu y et lii-
mentà pour ricordarey rammentare (rappeler). D'autres mots des
dialectes conservent Tempreinte des dominations et des commu-
nications étrangères, grecs à Ravenne, allemands et espagnols
enLombardie, arabes et grecs en Sicile, levantins à Venise,
français en Piémont ; au contraire, le romain rustique a laissé
de plus grandes traces dans les pays des Volsques , des Sabins ,
des Véiens, des Falisques, des Samnites, des Marses et au delà
du Tibre: tant les villes italiques étaient loin de parler toutes le
même langage (i). Cette identité répugne à la nature des choses,
même alors qu'il ne resterait pas de preuves du contraire, et
que nous ne verrions pas Dante, peu de temps après , réprouver
quatorze dialectes, c'est-à-dire les expressions trop grossières et
trop municipales, pour n'admettre que les plus favorables à la
poésie. Un fait digne de considération, c'est que ces premiers
écrivains (bien que leur pays natal tronque les mots, les torture
et les écorchè, glisse sur les désinences ou les allonge, emploie
des locutions dures et grossières comme Dante trouvait déjà
celles des Lombards, ou bien qu'il accumule des phrases disgra-
cieuses et de vilaines consti*uctions), quelle que fût leur patrie,
s'étudiaient tous, comme on le fait encore aujourd'hui, à se rap-
procher du dialecte toscan. Si les érudits qui ont traité cette
matière, n'avaient pas méconnu la règle générale que nous ve-
(1) Les écriTains chargés de la correction de Boccace appellent le quator-
zième siècle qtéei buon secolo quando, corne gli ahiti e le monete, cosl usavano
tutti a medesimi modi e parole. Bien qu'ils appliquent cela aux Florentins, c*est
déjà une assertion contre nature ; mais que dire de celle de Perticari, qui pré-
tend que tutte ad un tempo le. eittà ttllalia vennero a paHar neltittetsa ma'
niera l'idioma vyl^are ?
456 us NOM ra LÀ LAJTGCE*
nons (indiquer, combien ils se aéraient épargné de anbtililés et
de discussions qui ont encombré des bibliothèques^ sans autre
résultat que/d'embrouiller/» qui était clair, et de &iie un sujcl
de controverse de ce qui est admis par le fait I
Le langage^ en effet, est comme le ârcMt. Une logiqu0 natu»
relie domine sa première formation^ puis quelque haute InteBî-
genoe aide le peuple à le constituer ; elle s'empare des éiénaenlB
informes assemblés par le vulgaire^ en tûre le beau, dôme des
règles à la langue et la fixe. Dans cette haute intelligence , le
peuple ne voit pas un commandement tyrannique^ mais la fidèle
expression de sa manière d'être^ de penser^ de sentir^ bien qu'elle
soit ennoblie.
Mais , tandis que le peuple conservait le nom de toscane à la
langue, les doctes l'appelèrent d'abord vulgaire, comme ne con-
venant qu'à la multitude; lorsqu'ils l'eurent adoptée, ils la qua-
lifièrent de cor^t^iana (de cour], comme destinée à flatter les
cours des petits seigneurs. Ils en rougirent plus tard, et, comme
ils n'osaient pas lui infuser la vitalité populaire, ils la voulurent
docte et lettrée ; ainsi la langue, qui s'était d'abord développée
dans les pays les moins foulés par les barbares et régis démocra-
tiquement, put acquérir bientôt une mélodie variée, de douces
. cadences , de riches transitions , et devenir assez flexible pour
exprimer des conceptions sublimes avec Daiite, des pensées ten-
dres avec Pétrarque, plaisantes avec l'Arioste, politiques avec
Machiavel. Et pourtant nous entendons encore discuter pour sa-
voir quel nom il faut lui donner, et^ ce qui est plus triste, quelles
autorités doivent la régler !
>*«w^>aa*^i*ai>^MB«*«<Mata>«Mi«*>*«ai^>«— ^w>Wi«*>«««rt
CHAPITRE CI.
LETTRES ItALlENS. COMllENCEMENTS DE LA POÉSIE ITALIENNE JUSQU'A DA5TB.
Expression des croyances, des usages et des passions des
hommes, la littérature , au moment oii les peuples se fixent,
commence elle-même à s'individualiser ; mais, pc^rmi celles du
néo-latin , la littérature italienne ne vint pas la première. Le
midi de la France moderne, réduit de bonne heure en provinoe
(Proviricia) par les Romains, conserva, à travers la bait)arie, sa
TIIOtBAPOITRS* 459
couBtilution communale^ à la faveur de laquelle fleurirent aon
commerce et sa civilisation ; tout à coup, vers Fan mille^ quel**
ques poètes, fameux sous le nom de .troubadours^ firent enten-
dre des chants dans ce pays. Nous avons conservé beaucoup de
leurs compositions ; mais^ en général , elles sont remplies d'ar-
tifice, de jeux de mots^ de froides théories d'amour^ de contro-
verses même sur la galanterie ; jamais on n'y trouve Tinspiration
libre et simple^ le chaud langage du cœur^ ni même Tindividua-
lité> q^r elles ont toutes les mêmes défauts et les mêmes qualir
tés. Du reste, aucun d'eux n'a mérité une gloire littéraire du-
rable. Nous les mentionnons pour deux motifs : d'abord^ à cause
de l'opinion, émise il y a plusieurs siècles et ressuâcitée naguère,
que l'italien dérivait du provençal (4); ensuite^ parce qu'un
grand nombre dltaliens^ par esprit précoce d'imitation^ com-
posèrent des vers dans cette langue, dont beaucoup d'autres
imitèrent les modes et les pensées.
Le Génois Folchetto' de Marsiglia fut le premier Italien qui
trouvât en provençal : vinrent ensuite, à Gênes, Boniface Calvi,
Percivalle et Simon Doria , Ugo de Grimaldo, Jacques Grillo,
Lanfranc Gicala; dans le Piémont, Pierre de la Garavana, Pierre
de la Rovere, Nicoletto de Turin , qui lutta avec Ugo de San
Giro, et mourut poétiquement, en 1225, de chagrin de ne pas
être payé de retour par la dame de ses pensées; à Âlbenga, Al-
bert QuDgIia; à Nice, Guillaume Brievo; dans le Montferrat,
Pierre de la Mula; & Pavie, un certain Ludovico; à Fossano, un
moine ; à Venise, Barthélémy Zdrzi, qui^ pris dans un voyage par
les Génois et tenu dans les fers pendant sept ans, fit un sirvente
contre Gênes ; délivré ensuite, il fut nommé capitaine du châ-
teau de Coron, oh il mourut. Ajoutons à cette liste Siccard de
Lombardie, qui a traite de poltrons tous ses voisins , mais qui
s*enfuit le premier dans tout danger; il s'enorgueillit des airs
grossiers qu'il adapte à des mots vides de sens (2). d La plupart
des troubadours appartiennent donc à la haute Italie; cepen-
dant nous trouvons mentionnés Albert des Malaspina dans laLu-
nigîana, Paul des Lanfranchi à Pise, Ruggerotto à Lucques, Mi-
gliore des Abbati à F4orencc, Lambertino Bonarello à Bologne ,
(1) Raynouard (Choix dei poésies origiiialei dût Troubadours) le soutient;
mais les mêmes accidents s^ rencontrent dans le valaque, très-dislinct du roman.
Perticari se servit des mêmes argimients pour rabaisser Florence en faisant
dériver l'italien du provençal.
{Tj Pierfe d'Auvergne, ap, MttLot, Hisu des TroubadùUf'S,
460 TROUBABOimS. SORBELLO.
tant le provençal était répandu, et tant on le croyait plus fa?o-
rable à la poésie que les dialectes italiens.
Ugo Catola se distingue de tous ces poètes parce que, au lieu
de futiles galanteries^ il consacre sa muse à flétrir la corruptkjit
des petits seigneurs. Émeric de Péguilain ^ vers Tàn 120l^ vint
en Italie^ où il resta plus de cinquante ans, fêté dans les cours
de Montferrat, d'Esté, des Malaspina y et composant des chants
populaires même sur des sujets de circonstance, tels que la lutte
des empereurs avec les papes, des Guelfes avec les Gibelins.
Azzo Vil d'Esté, seigneur de Ferrare, combla les troubadours de
bienfaits; ce prince et ses tilles figurent souvent comme des mo-
dèles de courtoisie et de vertu dans les chants des poètes^ pro-
digues de louanges envers quiconque leur prodiguait ses dons.
Charles d'Anjou , dans la conquête d'Italie, fut accompagné par
Percivalle Doria, nommé plus haut , qui écrivit encore la Chuerre
de Charles^ roi de Naples, avec le tyran Manfred»
Lorsque Gonradin périssait sous la hache du bourreau de
TAngevin , Zorzi faisait entendre ces paroles : a Si une catas-
a trophe épouvantable entraînait la ruine du monde, si tout ce
a qui brille dans l'univers se trouvait enseveli dans les ténèbres,
a je n'en gémirais pas plus douloureusement que de la mort du
a jeune Gonradin et du duc Frédéric, que j'ai vus tomber vie-
a times de tant de perversité. Oh! qu'elle soit mille fois mau-
a dite, la Sicile, qui laissa commettre un si grand méfait ! Hélas!
a à quoi désormais peuvent s'attendre les gens de bien, si ce
(( n'est de vivre dans l'abjection? Eurent-ils jamais un ennemi
a plus impitoyable que le comte d'Anjou ? d
Sordello de Mantoue, qui réunit la palme du guerrier, le myrte
de l'amant et le lauriei: du poète, jouit d'une plus grande re-
nommée. Sa vie et ses amours avec Cunizza , sœur d'Ezzelin IV,
furent, dit-on , remplies d'étranges aventures, que nous aban-
donnons au roman. La plupart de ses poésies sont consacrées à
l'amour, et, ce qui nous étonne, célèbrent Yâme lombarde^ air
Hère et dédaigneuse. \>\x reste, il ne semble pas qu'il jouit, au-
près de ses contemporains, de la réputation d'héroïsme que lui
ont faite les chroniques mantouanes et JDante. Dans ses oeu-
vres, il se révèle plutôt sous le caractère d'un joyeux compa-
gnon; comme un don Juan, mais sans délicatesse chevaleres-
que, il se vante de ses bonnes fortunes auprès de toutes les fem-
mes. Invité par Gharles d* Anjou à se croiser, il lui répondit :
c( Seigneur comte , n'exigez pas que j'aille chercher la mort.
1
I
LE LATIN. 461
« Sur ces eaux salées^ on gagne trop vite le paradis ; je n'ai pas
« hâte de l'obtenir^ et je veux arriver le plus tard possible à Té-
(( ternité. » Nous aimons à croire que son premier langage n'é-
tait qu'une forfanterie, et le second^ qu'une profonde ironie ; car
ailleurs Sordello^ digne et fier^ sans égard pour la grandeur et
la puissance^ se déchaîne contre la lâcheté quelque part qu'il la
trouve. Tel est son fameux sirvente sur la mort de messire Bla-
casso, dans lequel , avec une audace insultante, il envoie les
morceaux du cœur de ce brave aux différents rois , en repro-
chant à chacun d'eux son peu de courage.
N'oublions pas quelques poésies^ où les Vaudois exprimèrent
leurs doctrines religieuses au moyen d'un dialecte qui se rap-
proche plus des idiomes lombards qu'aujourd'hui celui de G^nes
ou du Montferrat; il ne manque aux mots^ pour être italiens^
que (a terminaison actuelle (1). L'Italie même eut des auteurs
qui firent usage du français^ et Marco-Polo^ Brunetto Latini, Da
Canale et divers romanciers écrivirent dans cette langue.
Si la langue vulgaire s'écrivit tard dans la Péninsule^ il ne faut
pas en conclure qu'elle se développa tardivement; le latin était
considéré comme langue nationale^ différait peu du langage
parlée et dès lors il n'y avait pas de motifs pour que les doctes
voulussent affronter les nombreuses difliculiés d'une langue
qu'on n'avait jamais écrite, et qui , par conséquent , était incer-
taine ou sans règles dans les formes, les mots, l'orthographe.
Les Italiens regrettèrent toujours l'antique grandeur de Home,
et^ toutes les fois qu'ils le purent, ils choisirent des institutions
semblables, au moins de nom^ à celles des vieux temps ; ce fut
encore avec plus de ténacité qu'ils conservèrent la langue la-
tine dans les actes publics, coutume qui a duré jusqu'à notre
(1) Voici quelques vers de la Barca :
De quaire clément ha Dio lo luont foriuà ,
.Fuuc , ayre , ayga'et terra sou nouià. »
^ Stelas et plantM.is fey de (iioc ,
L*aura e lo vent han en i'ayie loi* luoc.
L'ayga produy li oysel c li peyson ,
La terra li Juuicat e li otn felloo.
La terra es lo plus vil de li quatre élément.
De b cal Tu la>t Adam paire de tota gent.
O lang, o polvcr, or te cnsupcrbis !
O Yayaei de miscria , or te enorgolhls !
liomate ben , e qucr vaiia beotà (beith) ,
La fia te uwstrare que tu aures obrà.
Dans Ratrooard, tome u, p. 108.
462 LE LATIN. LE GREC.
siècle. D'autre part, ils voulaient imiter la cour romaine, obligée
Remployer le latin , parce qu'elle entretenait une coirespoii-
dance avec le monde entier. L'usage de cette langue^ bien qu'elle
eût déjà revêtu les formes nouvelles, devint plus fréquent lors-
que les hommes des communes primitives furent amenés^ grâce
aux progrès de la liberté, à traiter plus souvent de leurs intérêts
particuliers. Mais, sans parler des chartes- recueiUies çà et là,
nous trouvons un indice de la forme de ce latin dans Odofredo,
célèbre professeur de l'université de Bologne, qui, après avoir
terminé son cours du Digeste, congédiait ainsi ses élèves : Dieo
vobiSf quod in anno sequehii intendo docere ordinariey bene et
legaliter sicut unquam feci. Non credo légère extraordinark,
quia scholares non sunt boni pagatores; quia volunt scire ted
nolunt solvere, juxta illud : Scire volunt omnes, mercedem ,sol^
vere nemo. Non habeo vobis plura dicere; ealis cum benedic-
iione Domini (1). Dans toutes,' ces époques, les épîtres de la
chancellerie romaine valurent beaucoup mieux , par le fond et
la forme, que les autres écrits. Dans le onzième siècle, les cloî-
tres fournirent quelques écrivains , bien inférieurs aux classi-
ques sans doute, mais plus corrects et plus précis que tous
ceux de la décadence de l'empire. Nous en avons cité plusieurs;
Rappelons encore Arrigo de Settimello, qui, dépouillé par ré-
voque de Florence d'un riche bénéfice et réduit à la misère,
s'en consola dans l'élégie De diversitate fortunœ et philosopHr
consolatione^ quatre livres en latin non dépouniis de tout mé-
rite (2), et qui parvinrent si rapidement à la renommée que, du
vivant de Fauteur, on les commentait dans les écoles. 11 serait
facile d'en exhumer d'autres; mais quiconque se sert d'une
langue séparée de la vie actuelle déchoit dans le raisonnement
et l'imagination, parce que de vieilles formes entraînent les pen-
sées vieillies.
Le grec ne fut pas oublié non plus; les moines basiliens, ré-
pandus dansMe midi de lltalie , le conservaient dans le^offices.
Dans les croisades , on se mit à l'étudier pour Pusage pratique,
et, de même qu'on recueillait partout des reliques , des livres
furent apportés de la Grèce. Sur la prière d'Eugène III, et pour
(1) TiBABoscHi, lY, et notre cliap. xc.
(2) Sim licet agrestis , tenuique propagine Datus ,
NoQ vacat oauiimoda nobititate genuk
Non pnesigne genus , nec clarum nomen avorum,
Sed probitas Tera nobiUtate vigeL
ÏTÈTRES LATINS. W3
te salut de l'âme de son fils, Burgondione, juge de Pise, traduisit
en latin quelques homélies de Chrysostome , les œuvres de Jean
Damascène, et la Nature de l'homme de Grégoire de Nysse.
Le nombre des contes sacrés et des miracles faux ou altérés ,
•
notamment sur la passion du Christ, devint alors plus considé-
rable ; chaque motte de terre de la Palestine , chaque bagatelle
apportée de ce pays, avait, dans l'opinion publique , la faculté
d'engendrer des prodiges. Jacques de Voragine, après les anciens
biographes des ermites, fut le premier qui, dans la Légende
dorée, recueillit des Vies de saints, toutes remplies de fables (i) ;
on accorde plus de confiance à celle de frère Pierre Calo de
Chioggia. Mais, parmi la compilation indigeste et grossière des
légendes qui parurent alors , les protestants ont beaucoup dé^
clamé sur le Liber conformitalum saneii Francisci cum Domino
■ Nostro Jesu Christo, écrit avec une grande simplicité. Barthé-
lémy de Lucques, évêque de Torcello et l'ami de Thomas d^A- ,
quin, rédigea une histoire ecclésiastique jusqu'à Tannée 13i3,
copiant ce qu'il trouva, et nous conservant ainsi de précieux
renseignements.
Guido des Colonnes, juge de Messine, résida quelque temps en
Angleterre, oii il écrivit De regibus et rébus AnçUœ, œuvre
louée, que le chroniqueur anglais , Robert Fabyan , s'attribua.
En 1287, déjà vieiu, il traduisit ou composa, d'après Dictys de
Crète ou Darès le Phrygien, De rébus trojanis, livre très-répandu,
et qui fut ensuite traduit dans toutes les langues; en 1333, Mat*
thieu-Jean Bellebuoni , de Pistoie, fit en italien une" version de
cet om'rage, qui fut un des premiers que l'on imprima (2) .
On vit encore des bibliothèques, des trésors, des miroirs, ou
bien, sous tout autre nom, des encyclopédies de toutes les con-
naissances qu'un auteur pouvait acquérir : livres de la plus
grande utilité au milieu de cette pénurie de livres. Le Catho^
HcoHy Somme universelle, du Génois Jean Balbi, est une table
alphabétique et raisonnée de tout ce que les Européens savaient
(1) Le père Sportono le défend en démontrant que les passager lilàmables
y ont éjé interpolés.
(2) « Ce présent ouvrage a été imprimé par Antoine d'Alexandrie de la
a Paille, Barthélémy de Fossombrone de la Marche, et Marchesino de Salvioni
« de Milan, dans la célèbre ville de Venise, Tan de l'incamation MCCGCLXXXI. »
Voir II Maurolico, joumail de Messine, novembre 1833, corrigeant Crescim-^
béni et Tiraboschi.
464 RIME. NOUYBAi'X METRES.
alors^ et^ sur l'attestation de l'auteur, wilet ad omne$ fere
lias.
Le latin n'était pas seulement la langue des lettrés , mais il
avait cours parmi le peuple, comme aujourd'hui le toscan dans
les pays d'uu dialecte différent. Gaufrido Malaterra , dans le
prologue de sa chronique^ cite des vers composés par lui sur les
mstances du prince^ piano sermons et facili ad inlelligendum,
guo omnibus faciiius quidquid diceretur patesceret; lorsque le
roi Roger^ peu après la mort de son fils aîné , devint père de
Simon^ il fit les vers suivants :
PaU'e orbo
Gravi morho
iSic sublalo filio,
Unde doleret
Quod careret
HKi'editatis gaiidio,
Dilat proie
Quasi flore
Supema prwvisto.
Ces vers nous offrent la mesure et la rime à la moderne^ et
nous invitent à rechercher s'il est vrai que les Italiens ont appris
des Provençaux le genre poétique.
De même qu'il existait une langue parlée^ différente du lan-
gage écrit, ainsi nous croyons que les Romains possédaient , à
côté d'une poésie métrique^ c'est-à-dire déterminée par des lon-
gues et des brèves^ une poésie rhythmique , basée uniquement
sur le nombre des syllabes. Telle dut être la poésie primitive
des vers saturnins et du chant des frères Arvales^ ainsi que des
autres vers déprécalifs^ magiques^ médicaux^ qu'on récitait
assa voce, c'eslrà-dire sans accompagnement musical^ mais avec
une danse virile où les mouvements du pied marquaient l'ac-
cent (i) ; les chants des banquets, dont parle Catou, par lesquels
on célébrait au son de la flûte les louanges des aïeux , eurent
sans doute le même caractère. Quiconque connaît l'accent latin
se persuadera facileipenl que la mesure rhythmique convenait
(1) Seu cantai-c juvat, scu ter pedc Ueta fcrire
Gannina...
Calpurmcs, EcL n%
Duiiique rudcui prebenlc iiiodum tibiciue tusco
Ludius aequataiu ter pccte puisai luiinuui.
UviOE, Jr«. ain.
RltfE. METRES NOUVEAUX. 468
seule aux chants, mal servis par la mesure prosodique. Dans
notre opinion, les vers fescennins, délices du peuple, furent
toujours rbythmiques, de même que les chants militaires, ba-
chiques, railleurs, dont quelques-uns nous ont été con8ei*vés par
Suétone, auquel nous devons aussi des strophes de l'empereur
Adrien, étrangères aux mesures connues (i).
L'imitation grecque introduisit les mètres dactyliqiies , mais
comme hannonie fictive, arbitraire, sans aucun rapport avec la
langue; au lieu de se préoccuper de la véritable prononciation,
elle s'attachait aux convenances accidentelles du mètre ou à de
prétendues analogies avec les modèles grecs : cela est si vrai que
Taccent tonique tombait souvent sur les brèves, et qu'un grand
nombre de syllabes restaient incertaines. Cette mélopée, tout ar-
tificielle, élait plus nuisible à la quantité que dans les idiomes
où elle existait naturellement, comme le grec et le sanscrit; or,
quoi que fissent les poètes pour accroître Pharmonie de leurs
vers en soumettant les pieds libres à un ordre systématique,
c'est-à-dire en déterminant la succession des dactyles el des
spondées, comme aussi en réglant la disposition des césures et
jusqu'à la longueur des mots (!^), Tharmonie' n'acquit pas même
à Rome la force d'une habitude. Les barbares introduisaient des
mots rebelles à la prosodie , et la prononciation , qui respectait
moins les traditions littéraires , ramenait les capricieuses diffé-
rences de quantité à une espèce d'unité. Les poètes changèrent
(1) Gallias Caesar subegit, Nicomcdes Ccsarem, etc.
Ego nolo Fiorus esse, etc.
Et l*cpigramme très-connue :
Animula vaguift, blaiidula.
Horace, tout empreint de l*liuiiiauité grecque, traite d'horribles les vers sa-
tiimins ; mais il avoue que, malgré les grëeUantt, ils se cooservaient encore
de SOD tem|is :
Horridus Ule
Defluxit noinenis satumius , et grave virus
Mnoditiae pepalerc ; scd in longum tainen «vu m
ManiM*nint , hodicque nianent vcstigia niris.
Ep. l,lib. 2.
(2) Ovide aimait à commeorcrpar le dactyle, Virgile par le spondée; Qau-
dien les alterna, et le plus souvent Te premier pied est un dactyle, le quatrième
un spondée. La césure, dans le siècle d'or, vient après le second pied ; Claudien
la met après le premier et le troisième. Au temps de la décadence, on voulut
toujours finir par un mot bissyllabique.
H16T. DES ITJIL. — T. ▼. 30
4QQ mW. MiTRÏS HOUYEAItt.
d'abord les règles prosodiques ^ pui$ «voueront qu'ils les igno*
raient (ij, et Ton fit, d'après le type de l'ancien hexaoïètre, des
vers qui s'éloignaient systématiquement de toute mesuie«
Après la disparition de l'élégance classique, les formes iiuli*
gènes prévalurent j surtout à la faveur du christianisme^ où
l'inspiration était plus personnelle, et le sentimenl plus domi*
nant; aussi les poètes , au lieu de subordonner leurs émotions
à une mesure inanimée , voulurent l'approprier aux pensées, et
ils substituèrent l'expression mélodique à la régularité plastique.
Dès lors on négligea la quantité des syllabes pour s'atUcher eir
clusivement à leur nombre^ et faire intervenir la musique; mais»
comme l'oreille n'était pas habituée à cette finesse, elle préféra
être caressée par la rime. Nous avons, dans cette forme , de»
vers d'auteurs (2), des inscriptions , des hy ornes de l'Église , &-
cites à chanter, mais rebelles k la prosodie; la mesure ea fui
changée^ mais toujours d'après le nooibre des syllabes et son
d'après leur quantité.
Les classiques latins et grecs commencèrent la rime^ et, bien
qu^ils révitassent comme peu favorable à la métrique, ils accu-
mulèrent parfois les consonnes à ce point qu'il est impossible
de les attribuer à une inadvertance (3). Cet usage de revêtir
«
(1) Saint Paaliu d'Aquilée prie le lecteur de hii pardoiuier lorsqu'il trou-
\exûiper Mcuriam atU brevem prQhnga, auiloHgampro àrwi; et Fortimat de
YsddQbbkdeat! :
Pusthabui Icgcs, fenilas et munia luetri;
Noa puto grande scelus , si syllaba loiiga brevisquc
Altéra iii altcrius dubia atatione loceuu.
(2) Des exemples fréqueaU ont déjà été cités. — Nous lisons dans Fabretti
cette épilapbe :
Nome fuit nomen; haesit nascenti Gosuccia,
Utraque et boc tltolo oonrina stguificon
Vixi paru m, dulcisque fui duin vixi pareuti;
* Hoc titolo legor , débita persolui.
Quisque legis titulum, sentis qaam vix«rfm parom,
Hoc pelo nonc dicastSit tlbi terra levis.
(3) Homère : ^Eoicctt vOv (loûaat, 6Xv(i,ina 6(o|iaT* Ixovvai.
Les riuies se rencontrent très-souvent dans les Grec5, surtout dans VOEtiipt
à Colorie et les Trachiniennes de Sophocle.
Horace :
Virgile :
Ovide-:
Non satls est pokhra esse poemata ) dulda sunto,
Et quocumque volent aniinuin auditoris agunto.
Gomoa velataruin obvertbnus aiitennaruMi.
Quot cceluui stellas , tôt habet tua Roo» pueilas^
mus. UÈr$JSB KOUVEAIO. 401
ridée d'une forme plus musicale et de reudUB Tharmonie plus
sensible s'étendit à mesure que le latin déclinait^ et qu'on sen* •
tait la nécessité de donner un rbythme plus libre et plus ex[Nres-
sif à des pensées sur lesquelles le sentiment acquérait un plus
grand empire. D'abord on se contenta de la consonnance, c'est*
à-dire ide la cadence uniCoiine de la dernière syllabe ou des
deux dernières dans les mots sdmccioli (mots dont l'accent
tonique tombe sur l'antépénultième syllabe) (I) ; puis on voulut
que toutes les lettres qui succédaient à Taccent tonique fussent
égales* Les vers furent appelés léonins, sans doute pour en in-
diquer la force , ou peut-être de Léon , bénédictin de Saint*
Victor, à Paris (1190) ^ qui s'en attribua le mérite^ bien qu'ils
fussent en usage longtemps avant lui (2). Toutes les langues
romanes adoptèrent la rime caamie l'avaient déjà fait les Arabes
et les peuples du Nord » dont l'exemple put la répandre parmi
nous^ mais ne l'enseigna point.
Si l'on ne tient pas compte de la quantité, on peut trouver
dans les classiques latins la mesure des vers italiens à cinq^ àt,
sept, huit syllabes, dont les combinaisons augmentèrent, et qui
prirent des allures plus vives quand ils forent consacrés au chant
Properce; •
Non non humani sont partus talia dona ;
Ista deAm menies non peperere bona.
Il serait trop long de les eiler tou»; mai» qWnft se vappcUe que la première
ode d'Horace est presque toute à rimes imparfaites. Tout le monde cennilt ees
quatre vers attribués à Virgile ;
Sic vos non ▼obis fertis aratra bOTes, etc.
Et ceux d*Eimius dans Cicéron^ TuseuL :
HzcomniaTidiinflamniftr * ^
Priamo vitam eTitari,
JoYis aram saiiguiiie Mrpcrt»
(1) Saint Golomban :
Differcntibus vitam msn Ineeitt surrfpir;
Omnes superbes vagos mœror mortis corriplu
(2) Dans un antiphonaire^du septième ou du huitième siècle, Muratori trôuta
ees vers de rime parfaite :
Vere regalls aula.*^ variîA.geiiiaift oniau,.
Gregisque Ghristi caola ->- Patm sommo aenvtftp
Pierre damien, en 1063, employait les rimes parfeites et impoiftôtea :
Ave David iilia — sancta mundo nota ,
Tirgo prudens, sobrto — Joseph desponsafiL
468 RIME. MéTRES KOXrfEAVX.
ecclésiastique (4). Le vers héroïque italien dérive des hendécasyl-
labes anciens, ou du saphique^ ou de Tiumbe hipponacte (2)^ et
fut d'usage dans les temps de liasse latinité ; les soldats rem-
ployaient pour s'encourager^ en 900, à gard^ les remparts de
Modène» Le décasyllabe, inconnu des Latins et des Provençaux^
est attribué à messire Onesto, de Bologne (3). La poésie recon-
naissait de plus en plus Pempire de la musique, ce que révèleôt
encore les noms de chanson, cantilène, sonnet, ariette, ballade,
antienne, répons.
Pourquoi dès lors chercher chez les Provençaux les formes
poétiques de litalie ? elles étaient la conséquence logique du
progrès de la versification, de Tintroduclion drs langues anti-
prosodiques , de l'association plus intime de la poésie avec la
musique. Les Italiens leur doivent les canzani à vers inégaux el
rimes croisées terminées par un envoi, appelées pétrarquesqnts
par les Italiens, avec la forme fastidieuse des sestines anciennes
et des ballades, dans lesquelles se reproduit, à chaque inter-
valle donné, le même mot ou le même y^rs. Leur sonnet diffé-
rait entièrement des sonnets italiens, dont le plus ancien qui
nous reste est aitribué à Pierre des Vignes (4) ; il reçut une forme
régulière de Guitlon d'Arezzo, le premier, dit-on, qui fit usage
des octonaires. Oh attribue à Boccace Tinvention de Voctave (5),
Et ailleurs
Ad salutem omnium — in exemplum ûata,
Sopemonim ârium — consors Jam probola.
O miscratrix — o doniinatrix — prqpdpe dictu
Ne devastemur — ne lapidcmur — grandinis icCv.
(t) Frère Jacopooe de Todi romposa des quinaires sdruceioli :
Gur mundus militât sub vâna gloHa,
Cujus prospcritas est tniiisitoria 7
Tarn ciio labitur ejus prssentia,
Quam vasa figuli que svnt fragilia, etc.
(2) Dulce et décorum est pro patria niori.
Jam satis terris nivis atque dire...
Ibis libumis intcr alta navium...
HORACK.
Phaselus ille quem vidctis, hospites...
Catulle.
^3) La parienxa ctae f 6 dolorosa
E penofia — più ch'altra m*aiicide ,
Per mia flde — a vol dà bel diporto.
(4) II est daiis ÀUacci, Poeti anticlù, et l'on en trouve encore deux de Ceoco
Nuccoli de Pérouse, avec trois tercets.
(5) .\vaut lui , nous trouvons Toctave daiis Thibaut, comte de rham[MiSHC«
PREMIERS POETES ITALTEIfS. 469
dont la sestine moderne n'est qn*une mutilation. Les premiers
poètes de l'Italie eurent un goût particulier pour les tercets. La
versification se perfectionnait graduellement, et combinait d'une
manière plus mélodieuse des éléments plus conformes à la na-
ture de la langue.
Pierre des Vignes, Frédéric II, £nzo et Manfred, ses fils,
versifièrent dans la Sicile. Ciullo d'Alcamo et Mazzeo Ricco de
Messine paraissent antérieurs à ces poètes^ moins élégants que
Rinald d^Aquin> Jacques, notaire de Lentino, et Giiido des
Colonnes. A la même époque , la poésie était cultivée en Tos-
cane par deux Buonàgiunta de Lucques , Ghiaro Davanzati^ SaU
vino Doni , Guido Orjandi, Noffo, notaire d'Oltrarno, que nous
citons, parce qu'ils furent les premiers. Nous avons déjà parlé
de saint François et de frère Pacifique; Forcalchiero Forcalchieri,
de Sienne, cultivait peut-être la poésie dès 1177, et il semble
faire allusion à larpaix de Constance lorsque, par ce vers : TatU
le inonde vit sans guerre, il commence le plus ancien chant de
la langue italienne. Dante de Maîano, qui s'éprit de la Nina de
Sicile d'après sa réputation, échangea des vers avec elle; or, bien
qu'ils fussent de pays différents, aucune différence ne se mani-
feste dans la forme de leur langage, tapt il est ;^rai que tous s'é-
tudiaient à suivre le même type. .
Dans le nord de l'Italie, on écrivait aussi, mais plus grossiè-
rement. Les Milanais Pierre Besgapè, qui fit l'histoire de l'Ancien
et du Nouveau Testament; frère Buonvicino de Riva, qui en-
seigna les belles manières (1), et Guido de Sommacampagna,
(f^o/. PASOUim, Recherches de la France; Paris, 1617.) Les Aralies mêmes en
offreDt des exemples.
(1) Frà Bonveiin de Riva che sla in borgo Legnano ,
Die cortesie de deaoo ne disette primano ;
Die cortesie cioquanta che s' de usare a desco
Frà Bonvexjn de Riva ne parla wo de fresco.
Le recueil n** 92 de la bibliothèque Ambrosienne contient, de ce mèm«
Buonvicino, une Disptitatïo Roxe et f^ioie, qui commence ainsi :
In nome de Dio grande e de Bonaventura ,
Chilè {qui) si da oomeuxo a una legenda pura
De gran loya e sdaia : laschun si n'abia coni
lyimprender ste parole de dolie nudridora.
D'autres de ses vers célèbrent la dignité de la glorieuse vierge Marte :
QoeUa viola olcnte , quclla roxa fioria ,
Quella è blanchisslm liUo , qaeUa è gemma Ibmia ,
QuellB è nostra advocata , nostra speranxa e via ,
Quella è piena de gratia , piena de owiexiaM.
470 nSKIERS TOETBS If AXiISlfS.
jrecteur véronais/qui en 1360 écrmt le lYàité et Vart det
rhyikme$ vulgaires (1), ne servent que pour attester combien le
didactique toscan était alors supérieur.
Cette énumération sufBt pour qu'on ne répète plus ces pa-
roles banales, que Dante a créé la langue et la poésie italiennes;
lui qui, dans son traité du Langage vulgaire, examine et jnge
les écrivains qui Tout précédé, en condamnant ceux qui se sont
6ervis, sans la polir, de la langue telle qu^on la parlait ; lui qiB,
même dans la Divine Comédie^ les accuse de ne pas s'être ins>
pires à la souroe du sentiment, et d'avoir voulu plaire, non par
l'expression vraie de l'amour, mais par des' ornements (2).
I>antd se montre très-sévère envers Guitton d'Arezzo, et
pourtant cet auteur, versé dans le provençal, le français et l'es-
pagnol, exposa sous des formes grossières de hautes pensées,
soit dans les vers, soit dans quarante lettses sur divers sujets, la
plupart écrites pour l'édification des âmes , pour encourager k
la vertu les chevaliers Gaudents, auxquels il appartenait, ou
pour exhorter à la paix Florence et les autres villes de la Tos-
cane; pour peu qu'on les dérouille, ces lettres sont loin d*ètTe
nrëprisables.
, Jacopone deTodi, docteur et lettré, s'occupa d'abord de
spéculations et de plaisirs; mais un jour, assistant à un spec-
tacle, le plafond s'écroula, et sa femme fut tuée ; lui découvrant
alors le sein, il la trouva xeinte d'un cilice sous des habits
somptueux. Repentant, il se fit tertiaire de saint François, et,
pour s'attirer le mépris, il feignit d'être fou. Aussitât il fut en
Qdella è saim del moado , Tflxello de deltade ,
VaxeUo pretioxissim , e plen d*ogiil boQUde ,
Vergea sopra le vergen , aoprana per belUMls ,
Haii^stra d*oortexU , et de grande bumiltade, etc.
Nous aTons aussi de lui différentes légendes de saint Christophe, de sainte
Lude, de TesdaTe Dalmasina. Void le commencement de la dernière :
Intendete , signori , sel y! place ascoltare
D'une bello sermone eo re toUIo conure ;
Se voi ponete mente, ben ve pork zoTarei
Ghè sempre de la morte se dee ruom recordare.
Chi serre a Jesa Grtsto non pii^ mal arriTare,
Lo sdavo Dalmasina per nome era cbiamaio «
E n R» de la Ztzilia, e in Palermo el fb nato, etc.
G*est le Ters martdlien, qui fut employé aussi par Boezio de RinaM, d*Aoqiii,
dans son histoire d^Àquila, de 1262 à 1362. (JUr, il. Script,)
(1) U est ukanuscrit ; et voir MAFVfli, V^rcma iUuitrmtOf pttC n» tir. n.
(2) Fuig. thq„ I, la, Pm^.fJEMSf.
PREîtIERS POETES ITALIENS. 471
butte aiîx huées des enfants, à la persécution de ses frères et du
pape Boniface VIÏ!; enfermé dans une pHson, îl y composa des
vers, ainsi que dés laudes sacrées , incorrectes et grossières,
mais parfois vigoureuses, et dans lesquelles tout est spontané,
la pensée comme Texpression. Il ne put être admis dans le pre-
mier ordre de Saint-François qu'après avoir écrit sur le mépris
du monde; mais il ne voulut jamais devenir prêtre.
Brunetto Latini nous a laissé en langue vulgaire le Petit tré-
sor ^ recueil de préceptes moraux en septénaires rimes deux à
deux. <r II fut secrétaire de la commune de Florence, mais
homme mondain. Le premier, il s'occupa de dégrossir les Flo-
rentîtis, de leur enseigner à parler bien et habilement, à savoir
juger et régir la république selon la politique (Villani). » Per-
sécuté par le roi Manfred, il se réfugia en F^rance auprès de
Louis IX, où il écrivit le Trésor, dont on a voulu faire une en-
cyclopédie de ce temps, mais qui n'est qu'un mélange confus
de choses tirées de la Bible, de Pline, de Solin. H dit qu'il le
composa en français jjour ce que nous sommes en France^ et par
ce que la parleure en est plus délitahle et plus commune à toutes
gens. L'original resta inédit, mais deux traductions italiennes,
faites du temps de Pauteur, enrichirent la langue italienne d'i-
dées et de beaucoup de mots ; ce travail dut jouir d'une longue
estime, puisqu'à l'introduction de la typographie, il fut un des
premiers qu'on imprima (i).
Les vers rimes, par lesquels Cino de Pistoie célébra la belle
Sauvage, me paraissent obscurs dans la forme et tout alàmbi-
qués^ néanmoins on vante Pélégance et la douceur de sa poésie,
6t Dante assure que les chants de Ginô et les sienâ H avaient
« élevé la puissance et la dignité du parler Italien, lequel, étant
a de mots très-grossiers, de constructions incertaines, de pro-
a nonciation défectueuse, avait été rendu par eux beau, régu-
a lier, parfait et gracieux. » Ses Comtnentairés sur le Gode lui
valurent une grande renommée, et, banni comme Gibelin, les
universités le demandaient à Tenvi.
Guido Guinicelli, de Bologne, expatrié avec les Lambertazzi,
et mort en exil deux années après, est appelé par Dante «noble,
a très-grand, son père et l'un des meilleurs qui jamais aient
•'
(1) L'édition de 1474 est cilée par Mehds, P^ita Ambrosii camaldolensis,
pag. 156. L'horrible mélange du Patafio qu'on lui attribue est au moins posté-
rieur d W siècle, comme le prouye dàl Fnria.
473 PREHIERS POETES ITALIENS. '
« chanie rimes d'amour douces et gracieuses... Le premier, il a
« donné une douce couleur à la forme de notre idiome, que le
« rudejGuiiton avait à peine crayonnée (i). » Il nous reste peu
de ses vers, qui d'ailleut^s sont altérés ; mais ils suffisent pour
attester la vigueur et l'élévation du poète; on ytroiive des pen-
sées nobles, un style dégrossi, mérites qui pourraient étonner
dans un auteur du treizième siècle, si nous n'avions pas aussi
de la prose et des vers de Guitton, bien supérieurs à l'opinion
que Dante et ses partisans voudraient nous en donner.
Les précédents furent surpassés par le Florentin Guido Cavat
canti, qui, en chantant Mandetta de Toulouse, mêla la philoso-
phie à l'amour, et sut donner à la langue une élégance toute
moderne (2).
A la même époque , la prose était employée, soit dans les
prédications ou les chroniques, comme nous l'avons déjà dit,
soit dans les traductions, qui sont un excellent exercice pour les
langues nouvelles. Frère Guidotto de Bologne écrivit en langue
vulgaire la Fleur de rhétorique^ abrégé du livre à Hérennius,
qu'il dédia à Manfred, roi de Sicile; mais probablement les
nombreuses traductions d'alors sont faites d'après le français et
non d'après le latin : de là les romans, de là plusieurs des Cent
Nouvelles, tirées du moine de Montai to.
Des écrivains firent usage des locutions populaires, mais en
les combinant selon leur caractère et leui* degré de culture; ils
établirent ainsi la suprématie de la langue toscane, comlmttûe
(1) Con9. — De ^vulg. eloq. < — Purg. XXYI ; et VEpîstola al s'ignor Federigo,
dont Poliziaao est regardé comme Tauteur, mais qu'Apostolo Zeoo, avec lie
bonnes raisons, attribue à Laurent de Médicis.
(2) In un boschctto trovai pastorella
Pib cbe la Stella bella , al inio parei-e ;
Capcgli avea bioadetti e ricciutelU ,
E gli occhi pien d'amor , cera rosaia ;
Gon sua verghetta pasturava agnelU ,
E scalsa , e di rugiada era bagnata ;
Cantava corne Ibsse innaroorata ,
Era adomata di tuuo piacere.
D'amor la salutai imuiantinente , *
E domandai se avesse compagnii ;
£d ella mi rispose dolcemente
Che sola sola per lo bosco gla,
E disse : Sappi quando Taugel pla ,
Allor desla lo mio cuor drudo avère.
Ballata Era (m pensier d'amor.
Voir pour les autres exemples TAppendice I*' du premier volume.
PREWIEHS POETES ITAIJENS. 47S
vainement par ceux qui voulurent emprunter à Dante ses doc-
trines mal éclairées plutôt que ses exemples immortels. Or ces
exemples étaient si grandioses et si nouveaux qu'il fut salué
oomme le créateur/ non -seulement de la poésie^ mais de la lan-
gue, quoiqu'il ne fît que recueillir leurs traditions^ sur lesquelles
Il projeta la lumière du génie : œuvre d'autant plus étonnante
que le reste de l'Europe était moins cultivé de son temps, et
que Ton connaissait peu les modèles anciens.
Ces modèles oubliés^ Pimagination s'était jetée dans la double
voie des idées religieuses et chevaleresques; les premières
av^ent produit une série de légendes appliquées à cent per-
sonnages, à des époques très-diverses^ et qui constituaient une
mythologie chrétienne, fort inférieure sans doute à celle des
gentils^ mais plus morale, plus efficace, et dont la forme était
rallégorie et la vision. La chevalerie, introduite en Europe avec
les croisades et vivifiée par leur souffle, avait enfanté tous ces
exploits des héros de la Table-Ronde et des paladins de Charle-
magne, ou bien transformé à la moderne les compagnons d'A-
lexandre le Grand ; elle inventait encore des généalogies pour
les maisons régnantes et surtout pour celle de France. La satire
et le grotesque prédominaient dans les œuvres de ces auteurs ;
car ils racontaient des entreprises ridicules, exagéraient les ac-
tions héroïques, ou ne les exposaient qu'avec un sourire mo-
queur. Nous avons vu aussi les poètes-historiens, dont les nar-
rations étaient affranchies de faits imaginaires. Le sentiment
individuel s'exprimait dans la poésie lyrique, toute d'amour;
mais, s'il avait une forme légère et libre parmi les Français et
les Provençaux, il parla bientôt en Italie un langage respectueux,
devint platonique et métaphysique, au point que les chants d'a-
mour eurent besoin de commentaires, qui d'ailleurs ne man-
quèrent pas (1). Le sentiment et la beauté en souffrirent; mais,
à force d'exprimer de pareilles idées ou de les analyser, la lan-
gue acquérait de la vigueur et de l'ampleur.
Le grand nombre de fabliaux, de poèmes et de romans en
français, en allemand, en provençal, en italien, œuvres d'instinct
plutôt que d'art, étaient grossiers par la forme, et simples de
conception. Le moyen âge n'avait pas encore produit l'homme
qui (tâche des poètes primitifs} sût recueillir toutes les tradi-
(1) Buona(piiiiU écrirait à Guido Cfuinicelli que sa manière d*écrire éuii
obicure.
4t4 BAHTIi
tiens vivantes^ les combiner &veo ia Bcience plus raffinée de son
temps, et mêler à la satire, à l'histoire, à Famour ^ à la dévotion^
la poésie lyrique^ le dialogue, le récit et Tidlégorie qui enaaoi
les formes; cet homme devait en outre^ au moyen de son génie
et avec Tart qui peut seul éterniser les travaux, unir leadogm»
positifs, les institutions civiles, les faits historiques^ les spéciila-
tions philosophiques et théologiques : voilà ce que Dante ais
complit avec une intelligence supérieure) aidée par les cirooDi-
tances.
12^^1821 Descendant d'un nommé Cacciaguida , qui avait suivi à la
croisade l'empereur Conrad > Dante^ à neuf ans^ aceompagm
ses parents dans la maison de Folco des Portinari qui célébftil
les calendes de mai; là il vit Bice, fille de ce seigneur, laquelle
« ne dépassait pas la neuvième année, était très-gracieuse, ai-
mable et gentille dans ses manières^ belle de visage, et pins
grave dans ses paroles que son jeune ftge ne le comportait.
L'àme de Dante en f\it tellement frappée que nul autre plaisir
ne put jamais ni effacer ni bannir cette belle Image (BoecAet). »
Il se mit à faire des vers sur la jeune fille chérie, en les en-
voyant , comme c*étaît Tusage, à d'autres poètes toscans, qui
cherchèrent sans doute à le détourner d'une voie où ils crai-
gnaient de l'avoir pour rival, ou bien lui donnèrent de ces en-
couragements charitables qui ressemblent à une insulte. Qui-
conque est sensible à la passion vraie comprendra de quelle
manière et combien il Taimait, quand il écrivait : «Cette gentille
dame jouissait auprès des gens d'une telle faveur que, lorsqu'elle
passait dans la rue, les personnes accouraient pour la voir; puis,
lorsqu'elle se trouvait auprès de quelqu'un, elle faisait naître
dans son cœur une telle honnêteté! qu^il n'osait pas lever ?les
yeux ni répondre à son salut. Couronnée et vêtue d'humilité,
elle ne montrait aucune vanité de ce qu'elle voyait et entendait.
Aussitôt qu'elle avait passé, beaucoup disaient : Ce n*e$t pas
une femme y mais bien Vun des plus beaux anges du ciel; et
d'autres : Cest une merveille; béni soit le Seigtieuty qui fait
des œuvres si admirables! Je dis qu'elle était si gentille que
ceux qui la regardaient sentaient en eux une telle douceur., hon-
nête et suave, qu'ils ne savaient pas le redire ^ il h'était même
personne qui pût la regarder sans qu*il éprouvât d'abord le be*
soin de soupirer (1). »
(1) Vita nuovn. — Ce sont les pensées exprimées dans ce sonnet, le plus bean
DANTÏ. 47S
Bice épousa un membre de la famille des Bardi ; maïs bien-
iAt (raconte le poète ) « le seigneur de la justice appela cette
noMe femme à briller sous l'enseigne d'une reine bénie, la vierge
Marie^ dont le nom fut en grande vénération dans la bouche de
cette bienheureuse Béalrix. » Dante, qui s'imagina^ comme Içs
âmes passionnées , que tout le monde devait participer à son
deuil y informa par )ettre*s les 'rois et les pinnces de cette perte
cruelle; puis, afin de se distraire, il se plongea dans des études
solitaires, et se promit a de garder le silence à Pégard de cette
àme bénie, jusqu'à ce qu'il pût en parler d'une manière plus
digne ; » et il espérait en dire n-ce qu'on n'avait jamais dit d'au*
cime femme. »
Dante raconte ses amours dans la Vita nuova, le premier des
livres intimes à la moderne, où il analyse le sentiment et révèle
868 tribulations secrètes. Dans cet opuscule, écrit trop souvent
avec une prétention d'érudit et une aridité scolastique, mais
parfois avec la candeur natve de l'homme qui raconte sa vie, et
où respire une mélancolie qui n'a rien de morose, Dante se *
montre plus poète que dans beaucoup de ses poésies ; quoique
Béatrix fût morte depuis longues années, il la contemple dans
ses visions, et il en parle comme s'il Pavait vue la veille. A cet
enthousiasme, on comprend qu'il ne sera jamais ni un homme
vulgaire ni un écrivain médiocre *, or, si l'amour le rendait si '
malheureux , que ne dut-il pas souffrir lorsque les tourments
politiques, l'exil immérité et sa chute avec des misérables vin-
rent s'unir à ce sentiment (1) I
de la langue italienne» que Pétnurque tte le jMUtlOBne, parmi ceux qui tniteût
d'amour :
Tanto gendle e tanto onesta pare
La donna mia , quand'ella altral Sahtt:!,
Ghe ogni lingua diricD tremaodo muta ,
£ gli occlU non ardiscon di guardare.
SUa scn va , tentendosi lodare
Beoigiumenie d'umiltà retoata ,
B par che sia uoa oo» venuta
Di cielo in terra a miracol mostrare,
Hostrasi al placente a chi la mira ,
Che dà per gli occhi una dolcezza al core ,
Che intender non la pud ehi fioti la ptota ;
S par Ghe dalle ane labhia al aooYa
Uno apirito soave pien d*amor« ,
Ghe va dicendo all'anima : Sospira.
(1) Gader coi buoni è par di laude degno.
• Tomber avec les bona est'encor glorieux* *
476 DANTE.
La force du sentimenl le poussait à ceindre le cordon de saint
François ; mais ii renonça à ce projet pour se mêler aux luttes po-
litiques. Exilé par ses concitoyens^ ii conçut et composa une épo-
pée entièrement diiïérente des modèles classiques, dont il avail
une connaissance imparfaite. L'Iiiade exposait les vicissitudes
gtierrières; VOdyssée, la vie domestique des petits princes grecs;
VÉnéide^ la grandeur de Rome. Cette Rome, Dante l'avait vue
en 1300^ lorsque des centaines de mille de pèlerins accouraîent
au jubilé^ entraînés par une pensée unique, le salut de leur
âme, ce qui ne les empêchait pas d'avoir chacun ses idées, ses
passions, ses caprices. L'enthousiasme religieux de toute la
chrétienté se concentra dans le poète, qui entreprit de chanter
l'homme, et d*exposer comment ses mérites ici-bas sont ré-
compensés dans l'autre monde. L'irritation contre les honunes,
les misères de l'Italie qu'il avait touchées avec la main, ses en-
tretiens avec les artistes qui, régénérant alors la peinture, lui
donnaient l'exemple d'une noble audace, mûrirent ses vastes fa-
• cultes poétiques ; enfin l'amour, la politique, la théologie, le
mépris, lui dictèrent la Divine Comédie^ qui est tout à la Ibis
l'épopée la plus hardie et l'œuvre la plus lyrique de la langue
italienne; car il exhale dans ses chants sa propre inspiration,
l'enthousiasme dont il brûlait pour la religion, la patrie, l'eni-
. pire et les objets de ses immortels ressentiments.
Tous les arts s'étaient de nouveau réunis dans le temple et la
. cathédrale, comme on les avait vus dans le principe, avant qu'ils
se fussent perfectionnés séparément, au préjudice de l'expres-
sion universelle. Ainsi Dante reprenait l'épopée véritable, qui
devait comprendre les trois éléments de récits, la représentation,
l'inspiration , les élans de l'imagination et les spéculations du
raisonnement, toucher à l'origine et à la fin du monde, décrire
le ciel et la terre, l'homme, Tange, le démon , le dogme et la
légende, l'immense, l'étemel, l'infini, avec ses connaissances
toutes personnelles et puisées dans le peuple ; son poème fut
donc théologique, moral, historique, philosophique, allégori-
que, encyclopédique, mais coordonné de manière à donner des
leçons salutaires pour la vie sociale (1)»
(1) Primus sensus est qui habetur per iittram ; aliiis qui haheiur per sifH^-
cota per literam, £t primus dieitur literetlis, secundus veto alifgoricus, stpe
moralis. Est subjectum totius operis, liberaiiter tantum accepti, status oMmonm
post morttm simpliciter sumptus ; nam de illo et ctrea ilium totius operis versatmr
processus. Si vero accipitur opus altegorice, subjeetum est Homo proisi merendo
LA DIVINE COBCémS. 477
Boccace^ qui vécut quelque temps après^ écrivit que Dante
avait [)our but unique de distribuer la louange ou le blâme à
ceux dont il jqgeait la politique et les mœurs honorables ou in-
dignes, utiles ou funestes. Réduii*e une si Vaste conception à la
mesure d'un libelle de circonstance! Et telle était peut-être l'o-
pinion des hommes vulgaires, habitués à ne voir que des allu-
sions et des actualités^ parce qu'elles sont^ en effet, contenues
dans les vérités éternelles et dans cette vaste étendue des géné-
ralités qui distinguent les génies élevés; mais, à notre avis,
ceux-là se trompent qui ne voient qu'une allégorie politique
^ dans un poème « auquel mirent la main le ciel et la terre. » La
lutte entre le néant et Pimmortalité, entre les aspirations vers un
bien suprême et ^avilissement de maux continuels, ce problème
capital qu'Eschyle pressentit dans le Prométhée, que Shaks-
peare exposa dans Hamlei, que Faust essaya de résoudre par la
science, don Juan par la volupté, Werther par l'amour, fut l'ob-
jet des méditations de Dante comme de tous les penseurs.
a L'auteur, à l'époque où il commença ce traité, était pé- ^*
cheur, vicieux, et semblait vivre dans une forêt de vices et d'i-
gnorance; mais, dès qu'il fut parvenu sur la hauteur, c'est-à-dire,
à la connaissance de la vertu, alors les tribulations, les chagrins
et les diverses passions procédant de ces péchés et défauts, ces-
sèrent et s'apaisèrent (l}.i> Cette transformation s'effectua cfai»
le milieu du chemin de la vie du poète, lorsque le jubilé le rap-
pela aux sentiments du devoir.
Les -poètes païens sont remplis de descentes aux enfers. Les
Pères chrétiens ne s'arrêtèrent pas à les décrire, et l'extatique
de Pathmos glisse légèrement sur ce sujet ; mais, après Fexten-
sion de la barbarie, il semble qu'on s'attacha, pour renforcer les
barrières contre le mal, à peindre eii détail ces terribles suppli-
ces. Le sentiment religieux étant devenu le sentiment commun,
des centaines de légendes reproduisaient des voyages dans
l'autre monde. Par le puiis de Saint-Patrice en Irlande, Guerrin
le Chétif descend aux lacs enflammés où les âmes se purifient;
au milieu de l'enfer, disposé en sept cercles concentriques, Tun
au-dessous de l'autre, et dans chacun desquels est puni l'un
■
et demerendo per arbitra iiùeriatemJMtitiœ ^rœmianMoànositu est. Finis totius
et pewtis est removere wvetttes in kac vita de statu miseriœ^ et perducere ad
statum frlicitatis, (LeUre à Cane de la Scala.)
(1) Jacques, son fils, dans les commeiitAires inédits.
478 LA JOVIlfS GOUSDiS*
des péchés mortels^ il reacootre beaucoup de pecsoDoes
nues. Enfin Enoch et Élie le transportent dans les délices <iu
paradis et résolveut ses doutes (1). Les ^lies compositioDS ciii
Songe d'enfer de Rodolfe de Houdan^ et du Jengleur qui fom
dans fei^er, circulaient partout coouue expresâoo de croyance»
très-répandues et communes aux peuples les plus lointaius. L'I-
talie devait surtout connaître la vision d'AlbériC;^ moioe du latml
Cassin vers Tan 1127» qui, après une longue m^adie^ resU.
privé de sentiment neuf jours et neuf nuits; pendant ce temps,
porté sur les ailes d'une colombe et assisté dô deux anges^ il va
dans l'enfer^ puis dans le purgatoire^ d'où il est enlevé aux sept
cieux et à l'empyrée. Brunetto Latuû, maître de Oanle^ avait
puisé dans ses croyances Tidée d'un voyage dans lequel il disait
qu'Ovide l'avait délivré des obstacles d'une forêt inconnue où il
s'était égaré (2).
(1) Le» détails i|ui lui donnent tant de rcaaemblance avec Dante penvenf
avoir été s^outés par le traducteur lorsqu'il eut ooonu la Divin* CemmUts. Dans la
^Revue des Deux Mondus, f septembre 1842^ sont éuumérées lea nombremci
visions de Tautre moude qui précédèrent celles de Daute. Dans le Correspond
dont de 1843, Ozanam a mieux exposé les sources poétiques de la Divine Corné'
die. Parmi les nombreux exemples qu'il cite, cehii d'un sage Scandinave mérite
de fixer l'attention : Càtervatim ibant illiadPtutonls areem, et gesîobani onera e
plumbo* Homiaé» vidi iiias qui multos pecttmia et vita speiianmi ^ peetora rt^Hm
perfodeàant i/tris i$ùs vaUdi vene/mû drecûnes*(^]»t'lÀoà, 63» €4). Vailà la
cité de Dite, les chapes de plomb des hypocrites^ et, ce qfù est plus singulMr,
les serpents qui suivent les brigands. Dans V Alpliabetum thihetanum, le père
Gior^i publia une image de Tenfer selon les Indiens, qui ressemble beaucoup à
cdui de Bante (tab. ii, pag. 486). L'enfer du Koran suppose sept portes, dont
chacune conduit à un supplice particulier.
(2) Pehsando a capo chino
. Ptrdei U gran cammtnD»
£ tenoi alla traversa
D*una selva diversa...
lo v'era si invescato,
Ghe già da nullo lato
Poteva movcr passo.
Cosi foi giunto lasso
E oiasao in mala parte)
Ma Ovidio per arte
Mi diede maestria ,
Si cb'io trovai tal via.
Teaoretto»
pr tRéllécliisaant la tête IncHnée, Je perdis le grand chemin, et Je me mis k inverser une
Ibrét inconnue... Je m'étais al bien égaré que Je ne aaTais de qoel eM porter mes pas.
Ainsi, très-fatigué, Je me trouvai dans une triste situation; naia. Ovide» par son ait»
vint à mon secours , et Je retrouvai mon cbeuiiiL «
I
II
LA nmilK GOKÉDIK. t79
Il Mnit puéril d'accuser J>aDte cKmitatiOD. La Madone avec
l'mifaal Jésus^ barbouillée par le badigeonneur du village^ res-
semble-t-elle à la Vierge de Raphaël? Les temps et les croyances
luaiverselles poussaient Dante à cette description ; le livre le plus
répaaduy et presque Tunique du moyen àge^ lui fournissait ces
allégories^ les visions et jusqu'aux trois bétes féroces qui l'arrê-
tent au commencement de sa descente (4). La vision est telle-
ment une forme essentielle de Tœuvre de Dante qu'elle se con--
tinua même après sa mort : il était enseveli depuis huit mois^
leraqu'il apparut^ dit-oa^ à Pierre Giardino, pour lui indiquer
l'endroit ou ae trouvaieat déposés les treize derniers chants de
son poeme^ dont la trorsiéœe partie^ en conséquence^ ne fut pu-
bliée qu'après sa mort.
La prédilection de Dante pour les idées symboliques se mani-
festait dans tous ses ouvrages; il connut Béatrix à neuf ans, et
la revit à dix-huit à la neuvième heure ; il rêva d'elle dans la
première des neuf dernières heures de la nuit ; il la chanta à
dix-^bttit ans^ et la perdit à vingt-sept^ le neuvième mois de l'an-
aée judaïque.* Ce retour des puissances du nombre le plus au-
gMste lui indiquait quelque chose de divin (S)^ comme le nom.
de BéalriX; qualificatif de la science et des idées les plus suMi-
mesy lui paraissait tenir du ciel ; il la divinisa donc comme le-
symbole de la lumière interposée entre finteiligence et la vérité.
Dante ne fait donc pas de la poésie par instinct^ mais il cal-
oule et raisonne tout ; il combine son poème, un et triple tout
eoseinble, en trois fbis trente-quatre chants^ outre Tintroduction^
et chacun d'eux en un nombre presque égal de terzine (3) ; les
(1) iàBÈSOMf diap. 5, vers. 6 : PtreusHt eosUode silva; lùpns md 'yesperam
'WSlQ^ii eosf ^rdus Dtgilans tup^ civUates eorum s omnis qui êgrênut fiurU
e« eis^ capieturj quia muUipltcalœ suni prœvarieaûones eorum» ewijortaim Mfttf
aversiones eorum,
(2) n dît en propres termes que Bice est un 9, c'est-à-dire un miracle dont la
racine est la sainte Trinité.
(3) Cent chants, en tout de quatorze mille deux cent trente vers, répartis
de manière que la seconde caniica dépasse la première de trente vers à peine,
et la troisième de vingt-quatre. Le poète répond à ceux, qui verraient là un
effet du hasard :
Ma percha pieue son tuttc le carte
Ordite a questa caniica seconda.
Non mi lasda piii Ir lo fren deU*arte,
Mais sont en ce moment toutes les feuilles pleines
Qu'à ce ctiant , le second des trois , Je destinais ;
480 hk DITINE GCKfDIE.
distributions numériques introduites dans son premier vers {nei
mezzo) l'accompagnent à travers les gouffres de l'enfer, au pur*
gatoire, aux cieux, toujours coordonnés neuf par neuf. Ce res-
pect pour la règle^ ce frein de l'art qu'il crée lui-même, et au-
quel il se soumet, ne dérive-t-il pas de cet amour de Tordre qui
lui faisait désirer la monarchie universçlie?
Le mélange du réel et de l'idéal, du fait avec le symbole, de
l'histoire avec Pallégorie, mélange commun dans le moyen
âge (1), servit à Daute pour greffer sur la fable mystique l'exis-
tence matérielle et les événements humains de date récente.
Ainsi les deux mondes sont le reflet Tun de Tautre, et Béatrix
est tout à la fois la dame de ses pensées' et la science de Dieu ,
comme les quatre étoiles véritables figurent les vertus cardina-
les, et les trois étoiles, les vertus théologiques.
Égaré dans la forêt sauvage des passions et des brigues poli-
tiques, le poète de la littérature et de la philosophie, personni-
fiées dans Virgile, est conduit par Pexpérience à connaître la
vérité positive de la théologie, représentée par Béatrix , dont il
n^obtient la vue, joie première de son Paradis, qu'à travers le
châtiment et l'expiation. Sur le seuil de l'enfer, il rencontre les
infortunés qui vécurentsans infamie et sans gloire, engeance im-
bécile, appelée prudente dans les siècles qui ne connaisaent
d'autre vertu que cette lâche modération dont les conseils dis-
suadent d'avoir tn^. Des châtiments moins sévères attendent ceux
dont les fautes sont toutes personnelles ; le courroux du del se
déchaîne avec plus de rigueur contre les hommes qui ont of-
fensé les autres. Aussi, dans le second royaume, les méfaits s'ex-
pient par des peines proportionnées au préjudice quMls ont
causé à la société. Or, pour l'homme sérieux , c'est encore à
cette pensée sociale que se rapportent les questions que le poète
soulève et discute, comme les inimitiés politiques, le libre ar-
bitre, Pindissolubilité dés vœux, la volonté^ absolue ou mixte^
Et Vart sévèt^e , auquel en tout je ine soumets,
Plus loio pour mVnipôchcr d'aller , raidit les rêne».
frad. d*£. Aroux, 1842, Purç. xxni.
(1) Daiis Richard de Saint- Victor {De prépara tione ad contempiationem)^ la
famille de Jacob représente celle des facultés humaines ; Rachel et Lia, Tin-
teltigence et la volonté; Joseph et Renjamin, fils de la première, la science et la
contemplation, opérations principales de riulelligence ; Rarhel meurt en dmi-
nant le jour à Renjamiu, comme riutelligeiice s'évanouit dans Teitase de la
contemplation.
LA DIVINE COMÉDIE. 481
la solution du problème comment un fils pervers naît d'un
père vertueux, et le choix d*un état qui ne doit passe faire con-
tre le vœu de la nature.
Dans ces temps, où Fon ne connaissait pas le frein qu'impose
^éducation, tout était poussé à l'excès; or Dante nous dépeint les
hommes de cet âge avec leur crédulité , leurs haines, leur soif
de vengeance. Il s érige, comme c'est le rôle du poete^ en con-
seiller des nations^ en juge des événements et des hommes^ en
roi de l'opinion; mais le fiel peu chrétien qu'il distille sur la
trame religieuse est aussi nuisible au fond qu'à la forme.
Une beauté particulière au Dante, c'est la rapidité de sa mar-
che; sans s'arrêter à faire étalage d'art, de figures de rhéto-
rique^ de descriptions^ et sans répéter des pensées déjà expri-
mées^ il va droit au but, frappe et passe. Habile à saisir ou bien
à dégager les caractères des êtres sur lesquels il se fixe , il est
. toujours d'une telle fidélité dans ses peintures que l'on voit ses
tableaux et que lou entend ses personnages. Génie libre^ il em-
ploie un style propre, rempli de vigueur et de simplicité, avec
lin langage discipliné qui n'exprime pas toujours le sentiment
complet du poète, mais qui nous fait mieux entrevoir Tinfini,
atin que nous en cherchions le sens en nous-mêmes. Jamais au-
cune œuvre, par la force et la concision, n'égala ce poème, où
chaque mot résume tant de choses, où un vers contient tout un
chapitre de morale (1)>où une ierzina est un traité de style (2).
La génération humaine et Taccord de la prescience de Dieu avec
la Uberté de rhotnme, ces questions abstruses qui jusqu'alors
n'avaient paru que dans le dédale épineux de Targumentation
scolastique, y sont résolues envers élégants (3). Dante agit donc
(1) * Cliiedc coiisiglio da persona
Chc vcde, c yuoI dirittamentc, ed ama.
11 demande conseil à celui
Qui voit, qui veut, et qui aime convenablement.
(2) lo mt son un , che quando
Amore spira , ooto , c in quel modo
Ch'ei dctta dentro, vo sigoificando.
Je me borne à tracer ce que Tamour ni*Insptre;
El quand j'entends sa voix , Je vais docilement ,
Selon quMl m'a dicté me contentant d'écrire.
• (3) La contingenu , che fuor dal quaderno
Délia vostra memoria non si stcnde,
Tutta è dipinta nel cospetto eterno.
Neccbsità perù quindi non prende
HI8T. DKS ITAL. — T. V. 31
48â LA MTINE OOMiDII.
sur le lecteur moins par ce qu'il exprime que par ce qa^ insi-
nue^ moins par les idées qu'il excite directement que par celles
qui viennent en foule s'associer aux premières. Il est impossible
de le comprendre si TimaginatioH du lecteur ne vient pas en
aide à la sienne. 11 esquisse, et laisse au lecteur le soin de metlie
les couleurs ; il donne le motif, et celui-ci doit trouver l'hanno-
nie. Cet exercice de l'activité le fait paraître phis grand.
Dante n'est pas un auteur de cabinet; il montre sa noblesse
en écrivant ce qu'il voit^ et dès lors, dans toute la liberté de
son génie, il ne craint pas la critique, pèche par le goût, et
manque de cette élégance qu'exigent les temps polis. U oom-
prit la nature du style nowvecm^ qui ne saurait conserver l'in-
vanîable dignité des anciens; mais, comme dans la société, il
place le ridicule à côté du terrible : d'où le titre AeComédie (I).
Nous ne voulons pas justifier Dante d'avoir introduit dans
son poème tant de questions scolastiques; mais, si elles nous
paraissent étranges aujourd'hui qu'elles ne sont plus dans dos
habitudes,' elles se discutaient alors journellement, et toute p«r*
sonne instruite avait pris parti pour ou contre, comme le font
les modernes dans les théories politiques; du reste, il est de
la nature des poèmes primitifs de recueillir et de répéter tout ce
qu'on sait.
On peut le nier, mais le plus grand défaut de Dante, c'est
l'obscurité (2). Des locutions forcées, impropres, des mots et
Se non corne dal viso in che si specchia ,
Nave che per corrente gib discende.
La contingence , qui de lliumaine matière
Smbraise retendue et le livre complet ,
. Dans le regard de Dieu se réfléchit entière ;
Mais la nécessité n*en est pas plus reflet
Que de l'œil oti se mire , en sa marche rapide ,
Un vaisseau , son essor sur la plaine liquide.
(1) Dans la dédicace à Cane de la Scala, Dante veut que son ouvrage porte
ce titre : Incipit Comœdia Dantis Alighîen, Florentine natione non morihus.
Et il ajoute : « J'appelle mon œuvre comédie, parce qu'elle est écrite dans un
ic mode humble, et parce que j'y ai employé le langage vulgaire dans lequel
a les femmes mêmes du peuple se communiquent leiii*s pensées. » 11 est bon de
savoir eu outre que, dans le Traité du langage vulgaire /li distingue trois styles :
tragédie, comédie, élégie.
(2) Boccace dit dans im sonnet :
Dante Alighicri son , MInerva oAçura
DHntelIigenza e d*ane.
Dante Alighieri suis , Minerve obscure
DlnteUigeoce et d*aru
j
LA DIVINE G(ndh)IB. 483
des phrases imposés par Pexîgence de la rime, des termes em-
ployés dans un sens nouveau^ des allusions détournées^ par*
tielies, ou trop légèrement indiquées, des choses éphémères et
municipales énoncées comme étant connues et perpétuelles^ le
hérissent de tant de difficultés qu'Homère et Virgile exigent
moins de commentaires; un Italien même est obligé de l'étudier
comme vm livre étranger, en promenant alternativement ses
yeux du texte à la glose; puis on y rencontre des pensées qu'il
est impossible de comprendre, même après des volumes de dis-
cussions. H est vrai que cette phraséologie s'adapte si bien à sa
manière de concevoir et de versifier qu'on doit la regarder
comme la plus propre à révéler son âme et ses pensées. On di-
rait même que l'attrait du poète consiste dans une vertu occulte
des mots, qui ont besoin d'être disposés d'une façon détermi-
née; transposez-les, changez un adjectif, substituez un syno-
ny me, et ils ne sont plus les mêmes. Il y a des vers sans aucune
signification, et pourtant tout le monde les sait par cœur; en-
tendez ces tercets tels qu'ils sont, et la vanité se personnifie, le
passé devient présent, l'avenir se dessine.
Tels furent les commencements extraordinaires de fa langue
italienne. Dans la Vie nouvelle^ Dante avait blâmé ceux a qui
riment sur une autre matière que l'amour, attendu que cette
manière de parler (l'italien) avait été imaginée dès le principe
pour traiter des sujets d'amour, d Mais, dans les affaires poli-
tiques, il dut reconnaître la force du langage vulgaire ; puis il
comprit que a la langue doit être un serviteur obéissant à celui
qui l'emploie, et que le latin est plutôt un maître, tandis que le
parler vulgaire se transforme à vokMiité. » 11 disait donc dans le
Convito : a Celui-ci sera la lumière nouvelle et le soleil nouveau,
qui s'élèvera à la place du soleil éclipsé (le latin], pour éclairer
ceux qui sont dans les ténèbre$ et dans l'obscurité à cause du
soleil usé qui ne brille plus, jf
Frère Hilaire, prieur du monastère de Saînte-Croix-du-Corvo,
dans le diocèse de Luni, en adressant le pieinier chant à Uguc-
cione de la Fagiuola, lin écrivît cette lettre : cr Dante est venu
ici, soit par dévotion an lieu, soit par tout autre motif. Ayant
aperçu cet homme, qui n'était connu ni de moi ni d'aucun de
nos frères, je lui demandai ce qu*il voulait et ce qu'il cherchait.
Gomme il ne répondait pas, et contemplait silencieusement les
colonnes et les travées dn clottre, je lui demandai de nouveau
ce qull voulait et ce qa^ cherchait; tournant alors lentement
484 LANGUE DE DANTE.
la téie, et dirigeant ses regards siir mes frères et moi, il ré-
pondit : La paix ! ce qui me donna plus grande envie de le coo-
naitre. Je le pris à part, et, après avoir échangé quelques pa-
roles avec lui, je le connus; car, bien que je ne Teusse jamais
vu avant ce moment, sa renommée était venue jusqu'à moi de-
puis longtemps. Lorsqu'il s'aperçut que mes regards ne le quit-
taient pas, et que je l'écoutais avec un vif intérêt, il tira de scm
sein un livre, qu'il ouvrit avec une grâce parfaite, et me Toffrii
en disant : Frèrey voici une partie de mon œuvre^ que tu n^as pas
vue peut-^tre ;je te laisse ce souvenir; ne m'oublie pas. Je serrai
sur ma poitrine avec reconnaissance le livre qu'il m'avait donné,
et, lui présent, j'y portai les yeux avec un grand amour; mais,
en voyant qu'il était écrit en langue vulgaire, j'éprouvai une
surprise qui se manifesta sur mon visage, et il m'en demanda
la cause. Je lui répondis que j'étais étonné de ce qu'il avait
composé dans cette langue^ parce qu'il me semblait difficile et
même incroyable que dj^s pensées si hautes pussent être expri-
mées par des mots de l'idiome vulgaire; que d'ailleurs je ne
trouvais pas convenable qu^ine science si grande et si digne fût
revêtue de la forme plébéienne : Tu as raison^ répliqua-^-il,
et moi-même f ai pensé comme toi; lorsque^ dès le principe^ les
semences de ces choses, infuses peut-être par le ciel^ commencè-
rent à germer en moiy je choisis la langue qui en était la plus
digncy et non-seulement je la choisis ^ .mais aussitôt je chantai
ainsi :
Ultima régna caiiani fluido contermiua tuundo,
Spiritibiis. qiia; late patent, quae pnemia nolvunt
Pro meritis ciiicumqiie suis.
J/û/.v, lorsque, songeant à la condition de Vâge présent ^ je vis
que les chants des illustres poètes étaient délaissés^ et que les
hommes généreux par qui s* écrivaient ces choses au bon temps
avaient, 6 douleur! abandonné les arts libéraux aux plébéiens,
alors je jetai cette petite lyre dont je m'étais orné^ etfen accor-
dai une autre mieux adaptée à t' oreille des modernes; car m
apprête en vain un aliment solide pour la bouche qui ne sait
encore que teter,
Dante, en effet, pour décrire l'univers, osa employer l'italien^
auquel il donna la vigueur^ la rapidité, la liberté d'une langue
vivante. S'il ne la créa points il lui fit prendre un essor plus su-
blime; s'il ne la fixa point, il la détermina^ et montra ce qu'elle
LANftUB BB DANTE. 485
pouvait Excepté les expressions doctrinales, on celles qu'il
créait par caprice ou besoin, car il se vantait de ne jamais faire
servir la pensée au mot ou le mot à la rime (i), les autres sont
encore usitées. S'il était vrai^ comme Ton! imaginé quelques
écrivains, qu'il eût fait des. emprunts aux divers dialectes, il
aurait formé un mélange absurde^ pédantesque, sans le souffle
populaire qui seul peut donner la vie. La prose et les vers de
ses contemporains^ quant aux locutions, ne diffèrent pas des
siens. Né Toscan^ il n'eut pas besoin d'employer d'autre idiome
que celui de son pays ; tes mots d'autres dialectes dont il fit
usage quelquefois pour la commodité des vers^ sont en moindre
quantité que les expressions latines ou provençales^ auxquelles
néanmoins il ne songea point à conférer le droit de cité, irrité
contre sa patrie^ il professa des théories en opposition complète
avec ce qu'il pratiquait lui-même ; après avoir traité, dans son
livre De vuigari eloquio (écrit en latin par une nouvelle contra-
diction) de l'origine du langage humain (2), de la division des
idiomes et de ceux qu'avait produits le latin, qui sont la langue
d'oc, la langue iVoui et la langue de «/, il reconnaît dans cette
dernière quatorze dialectes, semblables à des plantes sauvages
dont il faut débarrasser le sol de la patrie. Il aiTache d^abord
le romagnol, le spolétain, l'ancouitain, ensuite le ferrarais, le
vénitien, le bergamasque, le génois, le lombard et les autres
(1) Le commentateur anonyme dit : » Mo}, écrivain, j'ai entendu dire à
« Dante que la rime ne l'entraîna jamais à dire ce qu'il a\ ait pensé, mais que
n très-souvent il faisait dire aux mots dans ses rimes (ont autre chose que ce
« qu'ils avaient coutume d'exprimer chez les autres Jioétes. » C/est là une
licence du génie, et non un mérite.
(2) Selon lui, la première langue créée en même tempsu que l'hoihme aurait
été l'hébreu. Dans le Paradis^ au contraire, il dit qu'elle eut une origine na-
turelle, mais qu'elle avait péri. W soutenait que toutes les sciences avaient été
réservées au premier homme :
Tu credi che nel petto , onde la Costa
Si trasse per formar la bella guaiicia ,
Il cai palato tanto al mondo co«ta,
Qualuiique alla natara umana lece
Aver dl lume , tutto fosse infùso.
Par, XIII.
Tu crois assurément que Jadis fut au sein
Dont la d^te engendra la belle enchanteresse
Qui fit payer si cher au monde sa faiblesse.
De himlère Infusé tout ce qu*à Tétre humain
Il soii Jamais permis d'acquérir...
Trad. d*E. Aroox.
486 LàUGUI Bl DAim«
dialectes traospadans ryden et kéri$$é$ , et les bafinares oMemU
des Istriotes. Selon lui, « le langage vulgaire des Romains, cms,
pour mieux dire^ son triste parler, est le plus laid de tous les
dialectes italiens, et il ne faut pas s'en étonner, puisqu'ils soot
par-dessus tout fétides dans les mq^urs et dans les usages. » Il
dit que Ferrare> Modène, Reggio et Parme ne peuvent avoir de
poètes à cause de leur loquacité (4).
> En résumé, il laisse apparaître que la question grammaticale
est ce qui lui importe le moins; mais il blftme surtout les Tos*
oans de oe qu'ils ^attribuent arrogamment le mérite de ptaier
te vulgaire illuetre. Ge langage, d'après lui, a est celui qui existe
dans chaque ville et ne réside dans aucune ; vulgaire cardinal,
aulique, qui est à toutes les cités d'Italie, etsemUe n'appartenir
à aucune; avec lequel tous les dialectes vulgaires des villes
d'Italie doivent se mesurer, se peser et se comparer. » Pour des-
servir sa patrie, il rcU^aisse son langage, et désapprouve d'autant
plus les dialectes qu'ils se rapprochent davantage du florentin ;
cependant il insulte les Sardes, parce qu*ils n'ont pas de dia-
lecte propre , et parlent encore latin. Il vante , au contraire , le
sicilien, en disant que c'est ainsi que s'appelle et que s'appellera
toujours l'italien ; au dernier chapitre , il écrit pourtant qœ le
parler italien, qiu>d totiue italix est, latinum vulgare vocatur.
Toutes les fois qu'il lui arrive de faire mention de son dialecte
ou de l'italien en général , il l'appelle vulgaire , ou langage tos-
can, ou latin, et jamais sicilien.
A l'appui de son sophisme , il cite quelques mots de chaque
dialecte, preuve insuffisante, et des vers des poètes de chaque
région, louant ceux qui s'appliquèrent à la langue aulique, bU*
mant ceux qui firent usage de la populaire, surtout les Toscans.
Rjen n'est moins juste que de pareils jugements , et il suffit de
lire les vers qu'il cite pour voir que les chants populaires de la
Toscane ressemblent beaucoup aux poésies des lettrés d'autres
pays ; d'où il résulte que le langage des hautes classes partout
ailleurs, c'est-à-dire le langage étudié, était la langue naturelle
et générale de Florence (2).
(1) De vulg, eloq., i, 15. Néanmoins un Jean de Modène, un Anselme et un
Antoine du Berretaïo, de Ferrare, avaient déjà brillé ; Reggio avait déjà produit
divers poètes, membres de la famille de Gastello, et un Ghérardi qui échangea
des sonnets avec Gino de Pistoie; puis Ferrare donna le jour à Boîardo, à
TArioste, à.Manzoni, à Monti.
(2) La démonstration de ce fait peut se voir dans Galvami, SttUa teriià
QUESTIONS DE LANGinB. tt?
Maigre les commentaires des écrivains les plus érudits, ou
peut-être k cause de ces commentaires^ je n'ai pu saisir ie but
précis que Dante s'est proposé dans cet ouvrage , et jignore si
d'autres ont été plus heureux que moi : tant il se contredit sou-
vent, tant il s'égare dans les jugements les plus inattendus. Celui
qui voudrait y voir quelque chose de plus que le dépit d'un exilé
pourrait supposer que les doctes avaient montré peu. d'estime
pour sa Comédie, parce qu'elle était écrite dans la langue de âa
nourrice^ sans les patientes études qu'exigeait le latin ; c'est pour-
quoi il entreprit de démontrer qu'aucun dialecte ne doit s'écrire,
mais qu'il faut choisir dans tousc^qu'ils ont de meilleur. Il avait
raison en partie ; car^ lorsqu'on veut (Composer un bouquet^ on
ne cueille pas toutes les fleurs d'un jardiU; mais les plus belles.
Or cet art de passer au crible et de bien écrire ne peut étrt en-
seigné que par les hommes qui écrivent bien^ et ces hommes île
sont renfermés dâtis les limites d'aucun pays ; mais ta Toscane
seule était le jardin naturel qui produisait les fleurs les plus abon-
dantes. En effets Dante avoue que jusqu'alors, nonseule^eni l'o-
pinion des plébéiens, mais celle de beaucoup d'hommes iliUsires,
ce qu'il appelait \me folie, attribuaient au floreutih le tKt^ de
vulgaire, illustre. Et pourtant il croyait nécessaire d'assigner un
dialecte pour fondement à la langue écrite , bien que , par ran-
cune contre les Florentins , obtus dans leur honteux langage , il
donnât la préférence au disgracieux bolonais ; puis il affirmait
qu'il faut observer les règles de la grammaire pour écrire en
latin ^ mais que le bel idiome vulgaire suit Vusage,
Dans la rare métaphysique d'alors^ il confondait la langue avec
le style. 11 est vrai d'ailleurs qu'en adoptant celle des Floren-
tins, il fallait la raflSner par le concours de l'art et du génie; or,
comme la culture d'un idiome est favorisée par les hommes qui
pensent et parient bien, Bologne, à cause de son université^ con-
venait mieux pour améliorer le style que la commerçante Flo-
rence. Pourquoi, du reste, le blâmer de n'avoir pas su faire une
distinction qu'on ne trouve pas, même aujourd'hui, dans les
nombreux écrivains qui ont agité cette question? Au surplus, il
ne traite pas de la langue en général, mais de celle qui convient
aux canzonif remarque importante qui ne doit point échapper
à ceux qui prétendent faire de Dante^. Florentin, un adver-
deUe dattrine pmrlUarimnênêlJmtto ttorico deUmlingua; Milan, XUb, pa§« lt4
et suivantes.
488 QUESTIONS B£ LANGUE.
saire déclaré de ce dialecte florentin qu'il a inironisé à jamais.
Il composa d'autres vers, surtout des c<$nzoni erotiques^ cloot
il fit ensuite un conunentaire dans le Canvifio. Dans cette ora-
vre, médiocre d'ailleurs, il entreprit , parvenu à Tâge mûr, de
chercher des raisons philosophiques aux sentiments que les dé-
sirs de la jeunesse lui avaient inspiré» ' par amour il faut en-
tendre l'étude; la philosophie est la dame de nos pensées, et le
troisième ciel- de Vénus, la rhétorique, troisième science du tri-
vium; les anges, moteurs de cette sphère, sontTullius et Boêce,
ses uniques consolateurs. Dans le Convito^ dit-i4, il emploie
l'italien a pour confondre ses accusateurs , qui méprisent cei
idiome et recommandent les autres, surtout la langue d'oc, en
disant qu'elle est plus belle et meilleure que celui-là;» il dit ail-
leurs cependant que « plusieurs régions et cités sont plus no-
bles et plus délicieuses que la Toscane ei Florence, et que beau-
coup de nations et de gens font usage d'un parler plus agréable
et plus utile que celui des Italiens. » Pouvait - on , à cette épo-
que, tenir ce langage avec justice?
La langue réellement créée par Dante est la langue poétique,
employée encore avec plus ou moins de talent , mais qui ne
change pas, et dans laquelle, de son temps même, on le chantait
dans les rues (1). Sa prose, au contraire, est pauvre d'art, lourde,
prolixe , avec des tournures embarrassées et des périodes com-
pliquées. Combien peu d'écrivains à cette époque, excepté les
Toscans, devaient se résoudre à l'employer dans sa naïveté pri-
mitive? Néanmoins la prose alors est plus originale qu'elle ne
le devint dans les mains de ceux qui voulurent ensuite y appli-
quer la construction latine.
L'éloquence devait grandir au milieu des débats soulevés par
les intérêts publics; mais ce grand symptôme des progrès d'un
peuple, la puissance politique de la parole, le talent appliqué â
(1) Je ne crois pas que le poënie fiU chanté, mais bien les poésies erotiques,
dont quelques-unes respirent une exquise tendresse, comme celle^i :
Quantunquc volte , lasso ! mi rimembra
Cirio non debbo giainmai
Veder la donna ondMo vo si dolente ,
Tanto doiore Intorno al cor mi assembra ê
La dolorosa mente ,
Cb'io ^ico, Anima mia, che non ten vai7
■ Toutes les fois, bêlas ! que Je me rappelle que je ne dois jamais Toir la femme pour
laquelle je souffre tant, mon esprit aflligé entoure mon cceor d'une douleur si grande
que je dis : Mon âme , que ne t*cn vas-tu ? •
ii
PROSE. 489
gouverner les nations^ non à distraire les esprits, fut entravé par
l'inexpérience des langues. Les rares discours rapportés par les
historiens ne semblent pas authentiques; nous savons néanmoins
que les orateurs de tribune, se conformant aux coutumes sco-
1 astiques, choisissaient un texte^ souvent plébéien, sur lequel ils
discouraient sans art. Lorsque Farinata des Uberti, après la ba-
taille de PArbia, se déclara ouvertement contre la proposition
de détruire Florence, il prît pour texte deux proverbes vulgai-
res : Cotne asino sape, eosi minvsza râpe (chacun fait ce qu'il
peut) ; sï va la eapra soppa, se lupo non la inioppa (l'homme a
besoin d*étre stimulé). Saint François, préchant à Montefeltro^
choisit un autre dicton vulgaire : Tanto è il ben che aspetto, che
ognipena m'è diletto (le bien que j'attends est si grand que toute
peine m^est un plaisir). Ces prédicateurs qui entraînaient les
multitudes, les poussaient à la guerre et, ce qui est plus éton-
nant^ à la paix, confus et grossiers, ne savaient reproduire que
des subtilités scolastiques ou des aspirations mystiques , entre-
mêlées de textes sacrés et d'allusions forcées ; puis ils divisaient
et subdivisaient à la manière des dialecticiens, mais sans faire
preuve de la moindre intelligence et rarement d'an sentiment
vrai. Il est probable qu'ils s'exprimaient en latin rustique; du
reste, ils prêchaient devant une foule si considérable qu'ils ne
pouvaient être entendus et compris que du petit nombre, si bien
que les chroniqueurs ont recours au miracle. En effet, il faut
attribuer leur influence prodigieuse à l'opinion qu'on avait de
leur sainteté, et à la persuasion avec laquelle ils parlaient, per-
suasion qui se communique facilement aux auditeurs.
CHAPITRE Cil.
IKCÉRENOE FRANÇAISE. VÊPRES ftlCILICNNES ET LA GUERRE QUI EN FCT
LA SUITE.
La chute des Souabes et Tavénement de Charles d'Anjou
comme roi des Deux-Siciles parurent fixer la roue de la fortune
au profit de la faction guelfe. Charles avait pour tributaires ,
490 GOUYERNEHENT DB QHA&LES D^ANJOU.
outre le bey de Tunis, plusieurs villes du Piémont , et « pour
alliées soumises, celles de la Romagne et de la Lomtiardie. Vi-
caire de la Toscane, gouverneur de Bologne, sénateur de Rome,
protecteur des citoyens d'Ëste et, par suite^ de la marche Trévi-
sane, il était l'arbitre des papes et du roi de France» son iievea.
Il se fit céder par Baudouin II, Tempereur dépossédé de Gonstan-
tinople, ses droits sur l'Achaïe et la Morée ; par Marie , fille de
Bohémond IV d'Antioche , le royaume de Jérusalem ; par Mé-
lisende, le royaume de Chypre : vains titres, qu'il espérait rendre
réels en faisant excommunier par les papes Michel Paléologue,
empereur byEantin , mais surtout au moyen des troupes nom-
breuses qu'il armait pour le renverser.
Charles fit peu de changements à la constitution du royaume,
dans lequel il conserva les charges et les lois répressives que k
main robuste de Frédéric II et les besoins de la guerre y avaî^it
introduites* Naples fut embellie d'édifices, parmi lesquels le
Gastel Nuovo pour assurer l'accès de la mer^ la cathédrale,
Sainte-Marie la Nouvelle avec un vaste monastère pour les frères
Mineurs, Saint-Laurent élevé sur remplacement du palais de la
commune, qu'il avait abattu. 11 fit paver les rues de Tintérieur
de la ville, et, pour favoriser l'université, il lui attribua un jus-
ticier propre, *et fixa le prix des objets de consommation pour
les écoliers, qu'il affranchit des droits.d'entrée. L'usage de faire
des chevaliers dans toutes les solennités fut étendu , et> par cet
honneur, il s'attacha quelques riches bourgeois , comme il sut
gagner beaucoup de seigneurs français en leur distribuant les
fiefs enlevés aux amis du prince de Souabe* Il n'admit dans les
sièges (seggi) que des gentilshommes ou des personnes recom-
mandabies par leur fortune ou leur sagesse ; réduits aux cinq
de Capuana, Nido, Montagna, Porto, Portanova, les sièges riva-
lisaient entre eux pour construire dans leur propre quartier un
théâtre et un palais. Chacun d'eux nommait cinq ou six capi-
taines, chargés de convoquer les nobles pour toutes les affaires
publiques , et les Élus, qui gouvernaient la ville avec l'Élu de la
pi ce du Peuple. Les parlements, qui s'assemblaient tantôt dans
une ville , tantôt dans une autre, furent abrs fixés à Naples; ils
se composaient de la plupart des barons , des syndics de tout le
royaume, des deux ordres des nobles et de la plèbe, outre les
prélats, qui n'en faisaient partie qu'en qualité de barons.
Mais Tantique noblesse haïssait la nouvelle ; les malheurs de
la dynastie déchue convertiretit la haine en compassion , et le
OOirVEllNEMÊNt Ï)E CHARLES D'ANJOIT. 4Ô1
peuple frètnîssaît aux supplices des hommes qui n^avaîent pas
été assez lâches pour renier les anciens bienfaiteurs. Les barons,
qui d'habitude n'offraient un don que dans les cas prévus par
le droit féodal^ c'est-à-dire pour invasion du pays, rançon du roi
prisonnier, le mariage de sa fille ou de sa sœur, el lorsqu'il
s'agissait de l'armer chevalier, lui ou son (Ils, avaient été soumis
par Frédéric à des charges régulières, maintenues ou augmen-
tées par Manfred afiUxde subvenir aux frais de la guerre. Charles
avait promis de les exonérer; mais îl profita de la faveur qu'ils
avaient témoignée à Conradin, pour manquer à ses engagements.
Droits du peuple et droits de TÉglise, tout lui prescrivait de
les respecter, et il viola les ims comme les autres. Il avait fait au
saint-siége le serment d^abolir les exactions arbitraires Inventées
par les princes de la maison de Souabe, et de rétablir les Imttiu-
nîtés comme au temps de Guillaume le Bon ; puis, par ambition,
par avarice, et pour satisfaire l'armée, îl avait recours à toutes
les subtilités fiscales, mettait des taxes sur les moindres objets
de consommation, et, si personne ne voulait en prendre la ferme,
il l'imposait à quelque riche ; c'était encore par force qu'il faisait
accepter à bail les biens du domaine royal , fixant lui-même le
prix à son gré. Les chasses réservées étaient étendues; il ré-
tablissait les services de corps, de chars , de navires , et s^attri-
buait les droits sur les cours d'eau. Toute réclamation, le moindre
retard entraînait la prison; heureux celui qui parvenait à s'en-
fuir, laissant sa terre inculte, sa maison déserte, qu'on démo-
lissait quelquefois ! II mit en circulation la monnaie ahérée du
carlin, sous la menace de marquer au front, avec une pièce de
cette monnaie, quiconque la refuserait (1), mesure qui jeta le
désordre dans les conventions privées. Que dirons-nous des
crimes de lèse-majesté , des châtiments cruels réservés aux
suspects, de la défense faite aux flls des criminels d'État de se
marier sans la permission du roi (2]? Charles condamnait encore
au célibat les successeurs des fiefs importants, ou mariait les ri-
ches héritières avec des Français.
A son exemple, les ministres abusaient de leur pouvoir, exi-
geaient de l'argent à toute ocqasion , volaient, puis se faisaient
(1) KaroUnsîs ponatur In îgne ut accendatur ; et sic totus caîidus et accensus
$b igné imprimatut in fade \Uius ifel lllorum qui karolensem pro minori quanti^
iate dederintvel expeuderînt, (Décret de 1208.)
(2) CapitoUdel regno di ÎÇapoîî, novembfc 1276.
492 JEAN BB P&OGIBA.
absoudre en partageant avec le roi ; au milieu d'un peuple
coutume aux franchises normandes et à la courtoisie des Souabes,
ils se comportaient avec cette insolence étourdie qui n'a jamab
permis aux Français de se faire aimer en Italie^ si ce n'est qaaod
ils n'y sont pas.
La Sicile fut d'autant plus châtiée que les Souabes l'avaîenl
favorisée davantage; dépouillée de ses privilèges, placée sous la
dépendance de Naples, abandonnée à des magistrats violents ou
avares, à des justiciers qui opprimaient les villes et les côtes ^
elle se vit, sous le prétexte de la croisade, accablée d'impôts tou-
jours croissants. Parmi les barons, beaucoup furent spoliés, et
beaucoup se réfugièrent dans les châteaux de la montagne. Tous
soupiraient donc après une occasion de déchaîner leur colère,
et l'entrevoyaient dans l'effroi que Charles inspirait aux poten-
tats. Les villes du Piémont, qui avaient reconnu sa seigneurie ,
s'en affranchirent à rinstigation de Guillaume IV, marquis de
Montferrat, et des Génois qui battirent souvent dans la Méditer-
ranée la flotte provençale. Michel Paléologue , qui avait usurpé
et fortifié Pempire d'Orient , voyait avec défiance les préparatifs
de Charles. Or les peuples réduits à n'avoir d'espérance que
dans la révolution s'imaginent qu'ils seront aidés par tous les
ennemis de leur tyran.
La légende, qui broda sur les faits de l'époque , raconte que
les douleurs, les passions et les anathèmes de la patrie s'étaient
concentrés dans Jean de Prooida, noble de Salerne, qui, privé
de ses biens comme créature des Souabes (1), parcourut toute
l'Europe avec une haine infatigable pour susciter des ennemis
aux Angevins; elle ajoute qu*il avait ramassé le gant jeté par
Conradin du haut de l'échafaud , et l'avait apporté à Pierre m,
roi d'Aragon, lequel, par sa femme Constance , ftlle de Manfred
et cousine du jeune prince, pouvait prétendre à sa succession.
Ces faits sont incertains ; mais il est possible que Pierre fit servir
à ses projets ce Procida , d'abord médecin de Frédéric II, puis
chancelier de Manfred , enfin l'un des premiers à rendre hom-
mage à Charles d'Anjou, et qui peut-être s'entendait avec les
barons siciliens, non pour acquérir la liberté, mais pour changer
de maître. Une telle acquisition ne pouvait que plaire au roi
(!) Nicolas Busckhi, F i/adi Giovanni da Procida; 1S41. —Michel Amari
{Un periodo délia storia siciliana^ Palerme, 1S42) flétrit le Uiirier dont
rhistoire et la poésie avaient couronné Jean de Procida et Roger de I^oria,
qu'il appelle eVra/f^er/, parce qu'ils étaient de terre terme.
JBAN DE PROCIDA. 493
d'Aragon, seigneur d'un petit État, mais brave, ambitieux et
jaloux de venger son beau-frère; mais Conradin aurait-il jamais
songé à transmettre son héritage au 'gendre de celui qui Ten
avait dépouillé? Le fait est que, c comme il le faut en bonne
guerre» TAragonais s'était préparé par des alliances, de l'argent,
le secret (Montanbh). » Après s'être concerté avec l'empereur de
Gonstautinople, il répandait le bruit qu'il voulait faire une des-
cente sur les c6tes d'Afrique, et, lorsqu'on cherchait à pénétrer
son but véritable, il répondait : «Je suis si jaloux de mon secret
que, si ma main droite le savait^ je la couperais avec la gauche.
La conquête de la Sicile présentait de sérieuses difficultés ;
défendue par quarante-deux châteaux forts^ par les troupes féo-
dales toujours prêtes à répondre au ban du roi, elle avait encore
des armements considérables {réparés pour l'expédition du Le-
vant. D'un autre côté, le peuple, moins préoccupé du roi d'Ara-
gon, tournait plutôt ses regards vers le pontife, (\m , dans son
opinion, pouvait exiger de Charles l'accomplissement des con-
ventions libérales qu'il avait jurées. Clément IV lui avait plusieurs
fois tracé des règles de conduite^ dont l'application pouvait as-
surer son repos et faire le bonheur de son peuple : a Convoque,
a lui conseillait-il, les barons, les prélats, les plus sages descités^
a expose-leur tes besoins^ et détermine les subsides avec leur
«consentement; puis sois content de ces subsides et de tes
« droits. Laisse tes sujets libres^ et règle avec ton parlement les
a cas où tu peux exiger des contributions des vassaux et des
a barons (i). » Grégoire X, à qui la menace de la croisade faisait
désirer la paix, caressait le champion de .rËglise^ et s'était borné
à de paternelles doléances, restées sans effet. Non content de
favoriser les prétentions de Charles sur l'empire grec, il s'efforça
de réconcilier cette Église avec l'Église latine ; une tradition po-
pulaire racontait même que Charles avait empoisonné saint
Thomas d'Aquin^ tandis qu'il se rendait au concile œcuménique
de Lyon, où il craignait de le voir hostile à ses projets (2).
(1) Ray>ald, àramicc 1207, §4.
(2) Dante adopta celle tradition, Jnf.jLX:
Garlo venno in Irah'a, o per amnicnda
Vittiuia fe di Corradino , e poi
Ripinse al ciel Toiumaso per anuncnda.
« Charles vint eu Italie , et , par châtiment , il ût de Conradin une victime et puis en-
voya au ciel Thomas par châtiment. »
Peut-être saint Tliomas avait-ii fait allusiou à la lyrauuie de Charles dans le
livre De regimine //rincif/um.
494 ÏMELDk DSS LAMBB&TAZZI.
Les trois pontificats très-courts qui se succédèpent ^Nrès faii
(Innocent V^ Adrien Y^ Jean XXI) , ne tentèrent rien de noo-
veau ; mais Nicolas III, de la maison Orsini , bomoi» altier ei
jaloux d'affranchir l'Italie^ peut-ôtre afin d'agrandir sa piopra
famille^ agit avec intelligence et vigueur pour rétablir ia paix,
et chargea L^tino^ cardinal d'Ostie , de calmer les factioiis. A
Florence, où les Adimari et les Donati, les Tosinghi et les Paxd
étaient en lutte, le cardinal ^ après quatre mois d'efibrts , les
réunit tous à Sainte-Marie-Nouvelle, ornée de fleurs et d'éloffe»
brillantes; sur ses instances, ils se donnèrent le baiser de paix ,
brûlèrent les sentences prononcées , rendirent les biens confis-
qués et s'unirent par des mariages. Les Gibelins exilés fareoi
également rappelés par ses soins.
A Bologne, les inimitiés .avaient un caractère plus violeat.
Imelda des Lambertazzi, ayant reçu dans sa maison BooiCace da
Geremei, famille ennemie de la sienne , ses frères ie buppèreni
avec un poignard empoiscmné. La jeune fille suça la blessure
pour le sauver; mais, atteinte elle-même par le poison, elle
mourut avec son amant. La pitié pour ces deux infortuaés
péra les haines; on combattit dans la ville et les environs
dant soixante jours^ jusqu'au moment où les Geremei^
queurs, expulsèrent douze mille citoyens. Les proscrits, réfugiés
à Faenza et à Foi^li^ continuèrent les hostilités; eoSsk Lalino
leur fit rendre la patrie avec le^ honneurs, et supprima les so»
ciétés populaires, brandons de discorde ; puis, sur la place dé>
corée avec pompe , en présence de beaucoup d'évèques^ la paix
fut jurée sur les Evangiles et souscrite par cent soixante-sepl
familles, dont trente-huit gibelines et cent vingt-neuf gueiles (I).
Peu de temps après, les Lambertazzi reprirent les hostilités» ou
du moins en furent accusés par les Geremei, qui les expulaèieHl
de nouveau et démolirent leurs palais.
Nicolas ni^ Tun des poatifes les plus magnifiques^ entreprit la
reconstruction de la basilique de Saint-Pierre et y dans te voî-
sinage, celle du Vatican, qu'il fortifia comme une ville; un
autre palais fut élevé par ses soins à Montefiascone. Il pro-
digua les prélatures et les seigneuries à ses parents, et fit tant
pour les agrandir qu'on le soupçonna d*avoir détourné l'argent
des collectes destinées à !a terre sainte. Appuyé par sa famille,
(1) Dam les actes de celte paix, rapportés par Gbirardacci^ iiv. VUI« les
familles des deux factions se trouvent distinctes.
NICOLAS ni. 4M
il aspirait à la domination de Tltalie ; on rapporte qu'il demanda
une fille de Charles d'Anjou pour Tun de ses parents, et que
Porgueilleux Français répondit : c< Parce quMl porte la chaussure
rougo^ aurait-il la prétention de mêler le sang des Orsini avec
celui de France? » Ce refus irrita Nicolas^ qui, pour s'opposera
Charles^ se fit nommer lui-même sénateur de Rome, avec dé-
fense de porter désormais aucun roi à cette dignité. 11 conféra le
bonnet de cardinal à beaucoup d'Italiens, et les nombreux ex-
communiés, dont la plupart étaient gibelins , Turent absous par
ses ordres. Il avait même formé le projet de diviser Tempire en
quatre royaumes héréditaires : celui d'Allemagne , pour la des-
cendance mâle de Rodolphe ; celui d* Arles pour sa fille Clémence,
mariée à Charles Martel; celui de la Lombardie et de la Tos-
cane, destiné à deux neveux du pape. •
Quelles eussent été les conséquences de cette distribution ?
N'aurait-il pas détruit cet empire électif, dont ses prédécesseurs
étaient fiers comme d'une création glorieuse ? Du reste, où pui-
sait-il le droit de partager ainsi les peuples, et de les assigner
comme un héritage? et surtout la chose aurait-elle été possible?
Nicolas en fit la proposition à Rodolphe de Habsbourg; mais
la mort interrompit le traité (1), ainsi que sa courte et vigoureuse ^^^
administration.
Charles, qui sentit l'importance d'avoir un pape à sa dévotion,
chassa brutalement les trois cardinaux de -la maison Orsini, et
fit enfermer les autres, qui furent condamnés au pain et à l'eau;
puis, s'étant allié avec les Annibaldeschi, il donna la tiare au
Français Martin IV. Ce pape, afin de lui témoigner sa reconnais- iist
sance, le servit avec le plus grand zèle, le renomma sénateur ^
de Rome, excommunia Michel Paléologue ; or, tandis que son
prédécesseur s'était efforcé de maintenir en paix les Guelfes et
les Gibelins, il chercha toujours à donner la prépondérance aux
(1) Tractabat.,. ut totum mpertitm in quatuor dîvideretur partes; in regnum
Memaniœ, quod dabattir posteris Rodulphi in perpetuiim ; in regnum viennense,
qttod dahatur in doUm ujcori Caroli Marteli, JUiœ dieti Rodulpfti : de Italia vera,
futmter regnum Siciliw, duo i^gna fiebant^ wmm in LomÂanUa, aiiud in Tuscia,
( ProLOMfil LUGBNSis, Hist. eccl. ) — Adtiisus est ut eognatu* ums evelt^ttt,
et alterum in Elruria, allerum in Longobardia rtges faceret^ quoniam Rodul'
phus imperator, rébus germants impeditus, in Italiam non i/eniebat. Ferum
cipttates Italia imperatori adiiœrentes contrasta bant, et misso locumienente per
Hpdulphum in Italiam, eonsiiia pontificis fnutrata sunt. (Abbas UsPiaCENSlS,
Ghroa.)
4M MARTIN lY. YÉPRBS SICILIENNES.
Guelfes^ usant au besoin des armes spirituelles. Il fit la guerre à
Forli, asile des proscrits de Bologne, frappa non-sculeineot toute
la ville d'interdit, mais voulut encore que les biens des citoyens
de Forii^ dans quelque pays qu'ils fussent arrêtés, appartinsseot
au fisc papal : fait nouveau^ ensuite imité souvent. Les habitants
de Forli envoyèrent implorer leur pardon ; mais il refusa, à
moins qu'ils n'expulsassent tous les étrangers. Les bannis de
Bologne le firent prier a de leur assigner un lieu où ils pussent
se réfugier, puisqu'ils étaient chassés de leur patrie » ; ils n'ob-
tinrent pas môme cette faveur. Mais Jean d'Appia^ créature do
roi Charles et nommé comte de la Homagne, qui poursuivait
cette guerre au moyen de l'argent recueilli pour la croisade, fut
mis dans une déroute complète par l'armée de Forli ^ sous le
commandement do Guido dé Montefellro.
Un tel pontife pouvait-il être disposé à prêter l'oreille aux
supplications des.Siciliens? Loin de là, il fit jeter en prison Tévé-
que et le moine qu'ils avaient chargés de lui apporter leurs do-
léances. Les Français redoublaient d'arrogance^ et les Siciliens
attendaient l'occasion dans un sombre silence; enfin, détermi-
née par des outrages privés^ la fougue populaire des .Siciliens
prévint les calculs ambitieux des rois et les intrigues des ba-
rons. Le troisième jour de PAques, 1283, au moment où les
Palermitains assistaient aux vêpres dans l'église du Saint-Esprit,
située à un demi-iuiile de la ville, Drouet, soldat français, porta
les mains sur une jeune fille de noble naissance, sous le prétexte
de s'assurer si elle avait des armes cachées. Les parents de la
Sicilienne, iiTités de cette offense^ tuent le soldat ; les Français
veulent venger sa mort, mais ils succombent à leur tour. Alors
le cri de: Meure! meure! se répand; Roger Mastrangeli ordonne
de nmssacrer quiconque ne sait pas prononcer ciciri.
Rien ne protège les Français, ni fautel, ni l'ordre sacré ou le
froc, ni le sexe ou l'enfance. Les jours suivants, le carnage s'é-
tend dans l'île entière, dans les châteaux vainement défendus
et dans les retraites des bois, carnage dont les hommes ont ou-
blié rhorreur afin qu'il servit de leçon aux rois. Seul, Guillaume
Porcelet, feudataire de Calatafini, homme juste et humain, fut
sauvé et renvoyé dans son pays.
Le peuple, qui ne savait rien des trames du roi d'Aragon, et
qui avait rhal)itude d'associer les idées d'Église et de liberté,
résolut d'établir de^ communt;s confédérées entre elles sous la
protection du pape, dont il arbora la bannière; il inscrivait bur
VÊPRES SICILIENNES. 497
ses actes : « Au temps de la domination de la sacrosainte Église
romaine et de rheureuse république, an premier. » Mais le papQ
Martin en conçut une fureur extr^^me, et, lorsque des moines de
Palerme vinrent lui entonner, à genoux et les mains croisées sur
la poitrine, Agnus Dei qui toilis peccata mundi, miserere nobix,
il leur répondit de même avec l'Évangile : Dicebani , ave rex
Judxoruniy et ^dabant ei alapam. 11 enjoignit ensuite « aux gens
perfides et cruels de Tile de Sicile, violateurs delà paix et meur-
triers des chrétiens, » d'avoir à lui obéir à lui pape, et de se sou-
mettre à Charles, leur seigneur légitime, sinon, a il les déclarait
excommuniés et interdits. selon le droit divin. »
Les Siciliens avaient donc agi sagement en distinguant les
droits de le\ir propre liberté de ceux de TÉglise; Martin, en les
confondant, forçait les peuples à se déclarer contre TÉglisc, qui,
dans l'impossibilité de renoncer à sa suprématie sur la Sicile, se
trouvait chargée de venger l'Angevin et de se faire la complice
des excès qu'il avait commis.
Charles, à la nouvelle du massacre, fut saisi tout à la fois de
rage et de douleur; il s'empressa d'accuser les subalternes de
toutes les fautes de sa mauvaise administration, et de comman-
der des réformes auxquelles, même alors, les peuples répon-
daient par le fatal : Il est trop tard. Néanmoins, comme il avait
fait de grands préparatifs de terre et de mer, dans le but d'atta-
quer la Grèce (1), il aurait pu facilement remettre sous l'obéis-
sance une province sans trésor, ni arsenaux, ni capitaines; les
Siciliens, d'ailleurs, lui offraient de reconnaître son ^torité,
pourvu qu^il âe contentât de ce qu'ils payaient au roi Guillaume
le Bon, et ne mît dans les emplois ni Français ni Provençaux.
Charles refusa de les recevoir à merci ; ils réunirent donc des
gens armés, formèrent un trésor, et la haine profonde, la crainte
des châtiments, l'ardeur d'une vengeance nationale, en firent des
héros.
Le peuple, très-propre à faire les révolutions, est incapable
de les organiser, et les barons purent s*emparer de la direction
d'une entreprise qu'ils n'avaient point commencée; or, comme
(1) « H passa en Sicile avec deux cents galères et vaisseaux, où se trouvèrent
« un grand nombre de Vénitiens ; à côté de ses sujets et vassaux figurèrent mes-
« sire Marc Rœdoer et messire Jacques Tiepolo S(!upolo, qui conduisit avec lut
M nue grande compagnie, dans laquelle on vit aussi messire Laurent Tiepolo,
« son parent et mon cousin.» (MAHi?i SAifijTorancieu.)
MIOT. DES ITAL.'— T. V. 32
1382
498 PIERRE d'àragon.
H arrive tonjouk's , lorsque des hommes opposent une idée fixe à
ceux qui n'ont formé aucun dessein , les partisans du roi d'Ara-
gon invitèrent à venir en Sicile, et Pierre, après avoir débarqué
à Palerme, ceignit la couronne des rois normands.
Roger de Loria, Calabrais rebelle, célèbre tout à la fois par
son courage audacieux, ses succès et sa férocité, .fut nommé son
amiral; il surprit Charles devant Messine assiégée, qui se défen-
dait avec une valeur intrépide, et lui brûla sa flotte , dont l'ar-
mement avait coûté tant de peine et d'argent. A la nouvelle de
ce désastre, Charles s'écria en mordant son sceptre : « Seigneur
Dieu, vous m'avez beaucoup élevé; faites au moins que ma des-
cente ne soit pas trop rapide (Villani). »
Cette victoire inespérée et rhéroisme de Messine firent donc
échouer la première tentative de vengeance de Charles; puis,
autant par esprit chevaleresque que pour gagner du temps, il
accusa Pierre de trahison, et le défia par liérauts en combat sin-
gulier avec cent chevaliers , sous la coudition que le vaincu per-
drait non- seulement tous droits sur la Sicile, mais encore son
patrimoine, et serait tenu parmi les gentilshommes pour traître
et foi-mentie. C'était un retour aux jugrmenis de Dieu non encore
. oubliés; les deux rois jurèrent sur l'Évangile de se donner satis-
faction, et le roi d'Angleterre leur accorda champ libre à Bor-
deaux (1). Charles s'y rendit, mais TAragonais trouva des pré-
textes pour ne pas jouer sur un coup d'épée le beau royaume
qu'il lui avait enlevé; puis, tandis que son rival le traitait à haute
voix d^élon, il se fit intituler «Pierre d'Aragon, chevalier, père
de rois et seigneur de la mer. » Du reste, soit dans les ôaux d'I-
talie, soit dans celiez d'Espagne, il combattit avec succès, et fut
1284 assez heureux pour faire prisonnier Charles le Boiteux, fils de
son ennemi.
Le pape, qui avait déclaré TAragonais excommunié et pcu*-
jure, déchu du royaume paternel et de tout honneur, envoya ré-
clamer le prisonnier ; mais les Siciliens, méprisant les interdits,
voulaient le sacrifier en expiation du sang de Manfred et de Con-
radin; ils firent même irruption dans Messine pour envahir les
prisons où les Français étaient enfermés, et, comme ils ue purent
(1) Jean Viltanî prcteiid ((ue le duel fut juré en pi'ésence du pape. Martin IV,
au contraire, dit dans sa bulle : Duc/lum rr/froùamiu , irritamia , ac ftemtms
vacuwntu, cum non sit omnino au Ecclesia toletandutn»
PIERRE b'aragon. HONORITJS IV. 499
forcer les portes, ils y mirent le feu. La reine Constance fit dire
à Charles de se préparer à mourir le lendemain vendredi, a Je suis
heureux, répondit-il, de mourir le jour où le Christ est mort. »
A ce pieux souvenir, la femme cruelle se rappela que le Christ
avait pardonné, et fit grâce de la vie à cet ennemi.
Irrité par ce coup terrible, par ses défaites et les cris du peu-
ple de Napies, qui répétait : Mort à Charles/ comme il a l'habi-
tude de le faire à Tégard des rois vaincus, l'Angevin voulait li-
vrer aux flammes sa propre capitale ; mais il en fut empêché
par le légat apostolique, et sa colère alors se déchaîna contre .
les citoyens, dont il fit pendre plus de cent cinquante. A Brin-
des, il équipa bientôt une flotte nouvelle, qui, à peine Sortie du
port, fut détruite par une tempête. Le chagrin causa la mort de
Charles, doué de qualités remarquables, mais éclipsées par une i26s
excessive ambition.
Le pape Martin mourut à la même époque. Honorius IV des
Savelli, son successeur, dont le corps débile renfermait un ca-
ractère énergique, promulgua deux décrets très-favorables aux
libertés du royaume : par Tun, il consolidait les privilèges ecclé-
siastiques; par Tautre, il attribuait la rébellion de la Sicile aux
avanies et aux injustices des gouvernants, défendait de dé-
pouiller les naufragés, étendait aux frères et à leurs descendants
le droit d'hériter des fiefs, dispensait du service militaire hors
des limites du territoire, et prohibait la levée des impôts, excepté
dans les quatre cas féodaux. Il permettait aux communes de
porter leurs réclamations devant le saint-siége, et frappait d'in-
terdit la chapelle du roi, si jamais il violait ces franchises: vaine
précaution, les rois qui suivirent se hâtèrent de les mettre en
oubli, en les qualifiant d'usurpation de la cour papale (1).
Charles de Vtilois, second fils du roi Philippe le Hardi, que sa
conquête de la Flandre avait couvert de gloire, fut investi par la
pape du royaume d'Aragon, dont Pierre était déchu par excom-
munication; mais il fallait le conquérir. Une expédition, folle-
ment qualifiée de croisade, comme tant d'autres, fut alors pu-
bliée dans toute la France, et remplit la Catalogne de sang,
d'incendies , d'outrages odieux. Le roi Pierre fit preuve d^un
(1) C'est ainsi que les considère Giannoiie, qui, scandalisé de voir un pape
italien refréner Taventurier tyran français, avertit les rois « de bien se garder
<( de confier les soins et le gouvernement de leurs États à d'autres qu*à eaK-*
<i mêmes et à leurs ministres les plus fidèles. » Ils ont profité de la leçoa.
1285
500 CHÂRUSS II LE BOITEUX. .
grand courage ; Rogsr de Loria dut suspendre ses exploits en
Sicile pour les recommencer dans la Catalogne^ où périrent des
milliers de Fançais avec leur roi lui-môme. Pierre mourut bien-
tôt^ laissant TAragon à son ftls aîné Alphonse, et la Sicile à Jac*
ques. Honorius renouvela ses excommunications contre le nou-
veau roi ; mais il les avait émoussées à force de les prodiguer,
et Jacques ne s'en effraya point. *I1 donna de bonnes franchises
aux Sicilens, et battit plus d'une fois les Angevins et les ponti-
ficaux.
1228 Sur ces entrefaites , Charles le Boiteux , reconnu roi de la
Fouille, avait été mis en liberté par les Siciliens, moyennant cer-
taines conditions qu'il était tenu de remplir, sous peine de per-
dre la Provence et de revenir se constituer prisonnier. Afin de
gagner Taffection générale, il garantit les privilèges du clergé,
permit aux barons et aux chevaliers de lever des impôts et
d'exercer la juridiction, et le peuple reçut la promesse de ne
pas être grevé au delà de ce qu'il payait au temps de Guillaume
le Bon. 11 s'occupa même des monnaies, de la justice et de la ré-
forme des abus; puis, ne pouvant tenir tout ce qu'il avait pro-
mis sous serment à son ennemi, il se remit entre les mains de
1291 TAragonais. Enfin, après la paix conclue entre l'Aragon et la
France, Charles fut consolidé sur le trône de Naples, mais il dut
céder le Maine et l'Anjou comme dot de sa fille, mariée à Char-
les de Valois, et remettre au pape la décision relative à la Sicile.
Pendant la négociation de ces traités, le roi Alphonse d'Aragon
mourut, et Jacques, son frère, pour aller recueillir son héritage,
remit la Sicile entre les mains du pape, qui en investit Charles
le Boiteux.
Lorsqu'après»dix ans d'une guerre acharnée, les Siciliens se
trouvèrent vendus, comme un troupeau de moutons, aux meur-
triers de'Manfred et de Conradin, ils comprirent combien il est
dangereux de confier sa délivrance à des étrangers ; puisant alors
un nouveau courage dans le désespoir, ils se réunirent en
parlement général sous la présidence de la reine Constance, et
proclamèrent Frédéric, frère de Jacques. Ce prince monta sur
le trône, et se mit en devoir de défendre l'île, malgré l'opposi-
tion de toute sa famille, qui s'était réconciliée et même alliée
par des mariages avec les Angevins. Il avait encore pour adver-
saire Roger de Loria, qui, aspirant à la souveraineté, avait con-
quis dans la juridiction de Xtmis les îles de Gerbi^ dont il s^était
fait donner l'investitiire par Boniface VIII , sous le prétexte de
12M
CHARLES II LE BOITEUX. 504
les conserver au christianisme. Relevé de rexcommunicatîon
par ce pape, il avait abandonné la cause sicilienne^ trahie déjà
par Jean de Procida, qui mourut obscurément à Rome.
Le roi Jacques, gajçné par Tor du pontife, conduisit lui-môme
la flotte contre son frère, mais il subit une défaite (1). Un fils
de Roger de Loria fut pris et décapité par les Siciliens implaca-
bles. Une déroute qu'il leur fit essuyer, malgré le secours des
Génois, vengea Roger de la mort de son fils, tandis que les
royalistes de Naples, soutenus par les Toscans, se distinguaient
par de beaux faits d'armes et ravageaient le pays.
Comment deux petits rois d'une fraction de l'Italie avaient-ils
tant de forces*pour combattre avec acharnement? Ce fait ne peut
étonner que celui qui n'a pas vu, surtout par des exemples ré-
cents, ce dont est capable un pays en révolution, c'est-à-dire
un pays où la passion commune met toutes les forces en mou-
vement. D'un autre côté, les rois de Sicile pourvoyaient aux
armements maritimes avec la même économie qui présidait à la
formation des troupes de terre; au lieu de les mettre tous à la
charge du trésor, ils ordonnaient aux comtes et aux barons d'é-
quiper chacun un ou plusieurs navires, selon leur fortune , et les
chiourmes arrivaient de Pintérieur du pays entièrement dé-
frayées. Lorsqu'elles avaient servi quatre ou cinq mois, selon les
conventions, elles rentraient dans leurs foyers, et toute dépense
cessait pour l'État, qui ne devait rembourser aux barons que les
sommes réellement avancées. 9- ^
Boniface VIII fit de vains efforts pour amener les Siciliens à
se soumettre au saint-siége; il leur envoya même un bjanc-seing
avec faculté de le remplir.des conditions qui leur plairaient pt
de prendre, à leur choix, un cardinal pour les gouverner. Habi-
tués à considérer les pontifes comme des traîtres et la cause
sicilienne comme hostile à celle du saintsiége, ils chassèrent
honteusement le messager papal, et couronnèrent Frédéric, qui
les défendit contre Charles de Valois ; mais bientôt , et malgré
les conventions jurées, le nouveau roi conclut avec son adversaire
(1) Cl Le roi Jacques, avec une partie de ses cavaliers et d'autres gens, partit
<( de la Sicile pour se rendre à Rome où était sa cour, et sVutretiut avec le pon*
ft tife. Entre autres choses, le pape lui dit qu'il l'avait rasé à sec, et ce u'était
« pas sans raison, parce que la flotte conl.iit au pontife 1,200 onces d*or par
« jour ; or ledit roi Jacques était resté en voyage et en expédition environ un
« an et demi. » (BIarin Sanuto.)
502 PAIX DE GALATABBLLOTA.
1S02 la paix dé Calatabellota (i)^ par laquelle il se résignait lâche-
ment à garder la Sicile sa vie durant avec le titre de roi de Tri-
nacrie; euoutre^ il épousait une fille des angevins^ auxquels îl
promettait de ne pas disputer la Galabre ni le titre de roi de Si-
cile» et se déclarait le vassalHu saint-siége, avec obligation de
lui payer tous les ans 3,000 onces d'or.
Après avoir soutenu avec un courage héroïque contre les
armes redoutables de Rome, contre l'élite des chevaliers et des
amiraux, une révolution déterminée par l'élan de rindignation
nationale; après avoir triomphé dans trois batailles sur terre et
dans quatre sur mer^ sans parler d'une foule de combats par-
tiels; après avoir expulsé trois, armées de Ttle^ conquis les Ca-
labres et le val de Crati^ les Siciliens frémirent à la nouvelle de
cette paix qui les replaçait (disaient-ils) sous le joug des étran-
gers. Frédéric néanmoins eut le mérite d'apaiser l'île, de lui
donner ou de consentir qu'on lui donnât de sages institutions
civiles, et restreignit spontanément les droits de la monarchie.
Le roi Jacques, à qui l'urgente nécessité faisait un devoir de
gagner l'affection des Siciliens , avait affranchi des provinces
entières de toutes charges; or cette exemption appauvrissait
les finances au moment où la guerre interminable faisait sentir
davantage le besoin de l'argent. Frédéric s'efforça de les rétablir,
en obtenant de nouvelles impositions des parlements^ dans les-
quels il fit toujours intervenir, avec les prélats et les barons, les
^ représentants des ville^ ou les syndics, qui formèrent un troi-
sième aras; il imitait le nom et quelques-unes des formes de la
constitution aragotiaise. Le roi, revêtu des insignes de sa di-
gnité^ ouvrait l'assemblée par un discours aux trois bras ; les
prélats et les barons étaient assis à côté du trône, les syndics
en face, et chaque bras délibérait séparément. Le premier par-
lement de Gatane^ dans lequel Frédéric fut élu, établit l'union
perpétuelle du parlement, et soumit le clergé à l'obligation de
contribuer aux charges publiques pour tous les biens qui ne
seraient pas spécialement affectés à leurs fonctions. Urbain H,
comme nous l'avons dit ailleurs, avait revêtu le roi Roger IT de
l'autorité de légat papal; ce droit de la monarchie sicilienne,
bien que Charles d'Anjou l'eût abandonné à la cour pontificale,
fut recouvré par les Aragonais.
(1) Calaih a/ Bellutf château des chéaes. La Sicile conserve encore beau-
coup de uoms avec une racine semblable.
LA SICILB. ïRfBÉRIG I*'. 503
Les barons^ qui sentaient que leur concours était -nécessaire
pour soutenir Télection, devenaient chaque jour plus arrogants;
ils déployaient une pompe extraordinaife dans leurs vêtements,
les banquets et les cérémonies ; puis, encouragés par l'exemple
de la noblesse aragonaise qui jouissait des plus grands privi-
lèges, ils s'entouraient de clients et d'affidés^ qui s'obligeaient
par serment à favoriser leurs intérêts. Les hautes dignités étaient
le prix, non du mérite^ mais de la naissance, et Ton choisissait
parmi les barons le maître justicier, le maître camérier, ainsi
que tous les commandants de terre et de mer. Aucune denrée
ne pouvait être exposée sur les marchés avant que les leurs
fussent vendues, et les vassaux devaient acquitter les redevances
d'après les mesures que chacun d'eux .adoptait ; puis, chaque
jour, ils faisaient entendre au roi de nouvelles prétentions, si
bien que Frédéric, à la fois doux et for(, avait de la peme à les
réprimer. Afin de refréner l'avidité des magistrats extérieurs, il
limita leur puissance et leur juridiction; il divisa Tlle, non plus
en deux, mais en quatre vallées, et nomma plusieurs juges
subalterfies, dépendants de quatre grands tribunaux. Pes se-
crétaires spéciaux à Palerme, Messine, Gatane et Syrappse, fu-
rent placés sous la dépendance du chef des finances {magister
secretus regni). Les maltf*es jurats, que flbarles d'Anjou avait,
institués, un pour chaque ville, afin de veiller sur la justice 4h
roi, des nobles et des ecclésiastiques, devinrent des espèces de
magistrats communaux. Frédéric confia aux municipes le choix
et la surveillance d'un grand nombre de magistrats autrefois
royaux, dont Péloignement empêchait de contrôler les aptes,
et ne se réserva que la norpination du premier juge de chaque
lieu. Il multipliait h l'infini les divisions administrativies dans les
villes, de manière qu'elles pussent fprpier des corps indépen-
dants, plus faibles contre la prérogative royale.
L'organisation municipale, entravée par les Souabes, prit ^nsi
un large développement, et put élever une barrière contre l^au-
torité royale. Un bailli, quelques juges et des jurats .consti-
tuaient le cpUége municipal, qui, 4ans certaips cas, s'adjoignait
quelques conseillers, marchands et perspji^nes âgées. Les no^
blés, plus tard même leurs aff^dés, étaient explus des charges
municipales, au moins dans les cites royales; aipsi le corps des
citoyens, avec une existence distincte, restait opposée à l'aristo-
cratie. Frédéric permit aux nobles de vendre et d'hypothéquer
leurs fiefs, pourvu .que co ne' fut pas en fav^eur .du clergé} un
504 LA SICILE. FRÉDÉRIC l«^
dixième de la valeur devait être payé au fisc, et le nouveau
propriétaire contractait les obligations du précédent. La néces-
sité seule, à ce qu'il pafaît, lui arrachait une concession si pro-
pre à fractionner les possessions, et à mettre en circulation d^s
richesses qui, accumulées, entravaient' son pouvoir (I ).
La Sicile sortait donc de sa révolution aVec des institutioBS
monarchiques, les seules en Italie. U faut savoir gré à Frédéric I*'
d'avoir su, dans des temps si orageux, maintenir la tranquillité
et la justice sans opprimer; mais, dès cette époque, commeoce
le déclin de I île, où les statuts partiels eurent pour objet, non
plus Tordre public, mais l'avantage de l'aristocratie.
CHAPITRE GUI.
BONIFÀCE TUI. •— DANTE, HOMME POLITIQUE £T EUSTOBIEN.
Nous n'avons raconté que les faits relatifs à la Sicile ; mais, à
la même époque, d'autres événements d'une grande impor-
tance s'étaient accomplis ailleurs.
1291 Après la mort deTerapereur Rodolphe, la couronne germa-
nique fut disputée entre son fils Albert d'Autriche, Wcnceslas ÏV
de Bohême et Adolphe de Nassau. Le dernier, a prince de grand
courage et de petite puissance, » resta préféré ; mais Albert ne
voulut jamais se soumettre, et le désordre, sinon la vacance, se
prolongea. A la mort du pape Nicolas IV, ce désordre s'accrut
encore; en effet, six cardinaux romains, dont quatre italiens et
deux français, se réunirent en conclave, sans jamais parvenir à
1292 s^enlendre. Mathieu des Orsini, famille agrandie par Nicolas,
voulait un pape tout dévoué aux Guelfes et à Charles de Naples;
Jacques Colonna, chef de Tautre famille à laquelle Honorius fV
avait prodigué faveurs et propriétés, manifestait une prétention
tout opposée. Rome se rangeait sous l'une ou l'autre bannière :
de là des luttes, le pillage, l'incendie de palais et d'églises; enfin
deux sénateurs furent choisis, l'un parmi les Colonna, Tautre
parmi les Orsini, compensation qui causa de la surprise, sans
terminer les maux.
Les cardiuaux qui s'étaient fixés, une partie à Rieti, l'autre
(1) GrK6OB|0, Consicferaj^ioni fulia storia dtUa SicHia; Païenne, 1S07,
BONIFAGE VIII. SOS
h Yiterbe, s'assemblèrent à Pérouse, mais sans pouvoir se met-
tre d'accord sur le choix d'un pape; enfin, après dix-huit mois,
les votes^ à la surprise de tous^ tombèrent sur Pierre Moron, 1294
austère pénitent septuagénaire, qui vivait sur le mont Maïella,
près de Snlmona, à la niauière des anciens cénobites, renommé
pour ses vertus et les miracles qu'on lui attribuait. Lorsqu'il vit
arriver les cardinaux dans son pauvre ermitage , il tomba à
leurs genoux ; à leur tour, ils se jetèrent à ses pieds, le saluè-
rent pape, ef, malgré ses refus obstinés, ils l'obligèrent à ac-
cepter les clefs suprêmes, avec le nom de Gélestin V. Charles fut
tout joyeux d'avoir pour pontife un de ses sujets, et, lorsqu'il fit
son entrée à Aquila monté sur une mule, ij lui tint la bride avec
son fils Charles Martel.
Cet homme pieux, qui avait toujours vécu loin du monde,
de ses passions et de ses intrigues, étranger aux sciences hu-
maines, absorbé dans la contemplation de Dieu, habitué à tout
faire par obéissance, fut entouré par le roi d'hommages, de
légistes retors, de chaînes royales, si bien qu'il n'eut d'autre
volonté que le bon plaisir de Charles. Sur les instances de ce
prince, il établit sa résidence à Naples, nomma sur douze car-
dinaux sept Français, trois Napolitains, et fit d'autres actes
(au dire de Yoragine) non in plenitudine poieslatis, sed in
plenitudine simpHcitatis. Ce pontife, néanmoins , n'avait rien
perdu de son humilité cénobitique; pénétré de son insuffi-
sance dans les affaires, et voyant un danger pour son salut
dans l'avidité* de son entourage qui abusait de son nom, et
dans l'oppression dissimulée du roi (1), il demanda qu'il lui
fût permis d'aller jouir encore du repos et des consolations de
sa pieuse retraite. Après en avoir délibéré avec les cardinaux, il
abdiqua malgré l'opposition du roi et de ses voisins; il avait
occupé cinq mois le siège pontifical.
Dans le poste qui demandait, non un ange, mais un homme,
il eut pour successeur Benoît Gaetani d'Agnani qui , dit-on ,
l'engagea le plus à se démettre; ce pape prit le nom de Boni-
face VIII (2) et la devise : Deu^ in adjutorium meum intende,
(1) Frère Jacopono de Todi lui écrivit nue canzone pour lui montrer tout
le danger que son âme courait sur le siège pontifical.
(2) Les papes Innocent HI, Grégoire IX et Alexandre IV étaient sortis d'A-
guani, d'où provenaient aussi les cinq illustres familles Occano , Toscanella,
Frangipane, Oollemedio, Annihaldesca, auxqueUes s'élaieul jointes celles des
Segni et des Gaetani.
506 BomPAGs vint
comme s'il pressentait les luttes qu'il devait soutenir, et dans
lesquelles il aurait tant besoin clés secours du ciel. IVès-instruil.
surtout dans le droit civil et canonique^ <^iniàtre et sévère,
habile dans les pratiques de la sagesse mondaine, il avait une
haute opinion des droits du saint-^iége'; voyant la papauté m
déclin^ il se proposa de reprendre l'œuvre de Grégoire VU et
d'Innocent IIl^ c'est-à-dire de soumettre la puissance tempo-
relle à l'autorité ecclésiastique, la nuttiére à Tesprit. II com-
mence par se soustraire à la domination du roi de Naples, qui
voulait, pour avoir les pontifes sous sa dépendance, les retenir
dans ses États. Son arrivée soudaine è Home, veuve depuis trcûf
ans, lui soumet les factions; il abaisse les Colonna, qu'il excom-
munie et combat comme gibelins, comme patitrins incorrigibles,
et alliés, pour lui nuire, avec les rois de Sicile et d'Aragon ;
enfin il les réduit à reconnaître son autorité. Ces mesures de
vigueur étouffèrent la faction gibeline, mais lui valurent des en-
nemis irréconciliables. Il révoqua les concessions imprévoyantes
de son prédécesseur et les nombreuses bulles qui n'avaient de
lui que le nom; puis, comme il était à craindre qu'on ne pro-
fitât de son ignorance pour l'exciter à réclamer la tiare, pré-
1296 tention qui aurait fait naître un schisme, il l'enferma dans un
château de la Campanie, où les mauvais traitements abrégé-
Tent ses jours. Sa vie sainte valut à Célestin V les honneurs des
autels, et sa ftiiblesse, les outrages de Dante (i).
De même que les anciens célébraient la centième année de
(1) Vidi rombm di colui
Che fece per viliate il gran rifiuto.
Inf, in.
Je vis Tombrc de celui
Qui fit par lAcheté le grand refUs. •
Des écrivains nient qu'il fasse allusion à Célestin; mais il est impossible de
trouver un autre pape auquel ses vers puissent s'appliquer. Pétrarque (De viUi
solUaria, Iît. U, c. 18) s'exprime tout autrement sur le pape Célestin, dont il
fiiit le plus sraml éloge.
Les accords et les' promesses au moyeu desquels Boniface YIII aurait acheté
la tiare de Charles d'Anjou, affirmés par des écrivains postérieurs plus que par
le silence des contemporains, sont démentis par rinférèt que Charles a^Vit
d'éloigner Boniface de la papauté. Plus tard, les Colouna écrivirent avec vio-
lence contre lui, en le déclarant élu illégalement; mais ils ne se foodaicnl que
sur Tin validité de la renonciation de Célestin. Si Bonifioce avait acheté la liarti
comme l'en accuse Danie, cette simonie aurait-eUe été passée sous silenoe par
les ennemis acharnés de ce pape ? *
j
la fondation de la cité, lea chrétiens avaient adopté l'usage d'ac-
courir à Rome tous les cent ans^ dans la persuasion que ce pè-
lerinage valait de grandes indulgences^ bien qu'il n'en fût rien
dit dans les livres liturgiques. A la vue de l'immense concours i5oo
qui se trouvait à la fête des Saints-ApôtrQ3> Boniface résolut de
le sanctifier en accordant un pardon général à quiconque, à la
fin de chaque siècle^ visiterait certaines églises de Rome ; il ap-
pela cette (aie jubilé, nom donné par les Hébreux à celle où l'on
faisait remise de toute espèce de dettes. L'engouement des croi-
sades se reporta sur ce pèlerinage, qui offrait une plus grande
facilité d'acquérir les indulgences plénières^ réservées d'abord
aux soldats du Christ.
Les peuples, qui ne cherchaient plus désormais la civilisation
dans les voies religieuses, et dont la liberté trouvait dans les
parlements et les chartes les garanties que la tutelle papale of-
frait seule d'abord, parurent vouloir se réunir encore poivra-
viver la charité du chef |)ar les membres, et fortifier leur foi
au spectacle des choses saintes. La chronique d'Asti prétend
que deux millions de personnes se rendirent à Rome. Jean Vil-
lanij témoin oculaire^ dit que l'on comptait chaque jour dans la
ville 200,000 étrangers de tout sexe, de tout âge et de toute na-
tion. Les comestibles et les fourrages renchérirent : les Romains
s'enrichirent par la vente des denrées et le loyer des apparte-
ments; la chambra apostolique, par les offrandes, dont l'abon-
dance fut telle que deux clercs^ avec des râteaux, se tenaient
jour et nuit devant l'autel pour les ramasser. Giotto, le restau-
rateur de la peinture en Italie, se trouva parmi les pèlerins;
sur l'invitation du pape, qui avait déjà fait venir frère Oderisi
pour enluminer des livres, il orna la basilique.de Latran d'un
grand nombre de peintures, dont une se voit encore qui repiré- ^
sente Boniface publiant le jubilé. Les solennités furent magni-
fiques, et le pontife se montra «à la ville et au monde avec les
ornements impériaux, précédé de l'épée, du globe, du sceptre
et d'un héraut qui criait : « Voici deux épées, voici le succes-
seur de Pierre^ voici le vicaire du Christ (i). »
(1) Le jubilé fut renouvelé cinquante après par Clément VI. Mathieu Villani
raconte qu'il y eut à Rome une foire perpétuelle et un million deux cent mille
personnes, si bien que les vivres manquèrent. L'argent recueilli fut employé en
partie pour subvenir aux besoins de l'Église, en partip pour racheter des tyrans
les tilles de la Komagne. Urbain VI rédnisit la période à trente-trots ans, nom-
508 LES BLANCS ET LES NOIRS.
Boniface^ bien que de famille gibeline^ devait par nature in-
cliner vers ^es Guelfes; à la nouvelle qu'Albert d'Autriche s'était
déclaréempereursansTautorisation pontificale^ il mit la cou-
ronne sur sa tête, saisit lepée et s'écria : « Je suis César, je suis
empereur^ et je ferai valoir les droits de l'empire. » Les Siciliens
ayant refusé la paix qu'il leur avait proposée, il les excommunia
sans égard aux motifs qui peuvent déterminer un peuple à pré-
férer la guerre. Il excitait les Guelfes contre Frédéric de Sicile .
receleur de patarins et de Gibelins, et concédait aux ennemis de
ce prince les dîmes levées sous le prétexte de la croisade ; il ap-
pela même Charles de Valois pour le combattre, en lui promet-
tant l'empire d'Occident conféré illégalement,. et celui d'Orient
sur lequel il avait des droits par sa femme , nièce de Baudouin ,
empereur titulaire de Constantinople. Charles vint, précédé d'an
étalage bruyant, et tous les Guelfes Taccueillirent au milieu des
ré^uissances ; nommé comte de la Romagne, gouverneur du Pa-
trimoine et seigneur de la marche d'Xncône , il fut couronné à
Kome.
, Le pape le chargea d'abord de pacifier la Toscane, dont les
graves désordres avaient leur source à Pistoie. Apt'ès la défaite
des Gibelins Panciatichi, cette ville fut soumise à la haute in-
fluence desCancelleri, noble famille qui «avait alors dix-huitche-
valiersà éperons d'or, si grands et si puissants qu'ils dominaient
et battaient tous les autres. Leurs richesses et leur position éle-
vée leur inspirèrent tant d'orgueil qu'il n'y avait personne dans la
ville ou la campagne, quel que fût son rang , qu'ils n'opprimas-
sent ; ils accablaient d'outrages tous les individus, se livraient à
beaucoup d'actes vilains et cruels , faisaient tuer et frapper un
grand nombre de citoyens, et, par crainte de leur vengeance,
personne n osait se plaindre.» (Storie pisivlesi,)
Cette famille se divisait en deux branches , les Blancs et les
Noirs; or, un jour que plusieurs d'entre eux buvaient ensemble
dans une taverne, ils finirent par se quereller, et Carlin de Gual-
fredo, des Blancs, frappa Doro de Guillaume, des Noirs. I>oro
bre d'années que vécut Jésus-Christ ; Paul II, à vingt-tinq, comme eUe est
restée depuis.
On attribue à Boniface VIII l'introduction de la double couronne sur la tiare
papale ; cependant ou connaît iix statues , élevées de son vivant ou peu après sa
mort, qui le représentent avec la couronne simple. Il eu est de même de ceUea de
iienoit XI, son successeur. La U'iple couronne apparaît dans celles d*l)rbain VI.
LES CEBCHl ET LES DONATI. S09
surprit par trahison un frère de celui qui l'avait offensé, et, après
l'avoir assailli pour le tuer^ il lui coupa une main. Guillaume,
afin de rétablir la paix, livra Doro à Gualfredo , qui fut assez là*
che pour lui abattre le poing sur la mangeoire des chevaux. Le
s mg appela le sang. Les CanceUeri, Blancs et Noirs, se livrèrent
les uns contre les autres à tous les excès dans la ville et les mon-
tagnes de Pistoie, exerçant la vmdatta par la force et la trahison.
Dans la crainte qu'au milieu du tumulte l'une des deux factions
ne se rapprochât des Gil>elins^ les Florentins s'interposèrent , ob-
tinrent pour trois ans la balia de la ville^ et ordonnèrent aux
chefs des deux partis de se rendrpà Florence.
Après les avoir éloignés de leurs clients, les Florentins croyaient
pouvoir les contenir et ramener la paix; mais les Gancellcri^ au
contraire, transportèrent dans la ville le germe des discordes ci-
viles. Les Blancs furent accueillis par les Cerchi , famille bour-
geoise parvenue par le négoce , tandis que les Donati , leurs ri-
vaux^ gentilshonunes aux mœurs chevaleresques, recevaient les
Noirs. Les uns et les autres, adoptant les noms de leurs hôtes, se
tirent la guerre avec les vicissitudes accoutumées; dans les mal-
sons voisines, dans les champs limitrophes, dans les bals, aux
mariages, aux funérailles, c'étaient tous les Jburs des luttes et
des scènes de violence, a C'est ainsi que notre ville est remplie
de troubles; c'est ainsi que nos citoyens sont obstinés à mal faire.
Ce que l'un fait l'autre le blâme...; la chose la plus louable est
réputée mauvaise et critiquée. Les hommes se donnent la mort,
et la loi ne punit pas le méchant; mais, comme le malfaiteur a
des amis et peut dépenser de l'argent, il échappe aux conséquen-
ces de sa mauvaise action. » (Gompagni.) Les chefs des deux fac-
tions étaient Vieri des Gerchi, qui devait ce grade à sa position
plutôt qu'à un talent supérieur, etCorso Donati, homme plein de
vigueur^ et dont l'activité prodigieuse balançait les forces plus
grandes de ses rivaux.
Des rapports, exagérés comme d'habitude, apprirent ces dis-
sensions à Boniface; afin de les amener à ses desseins, qui étaient
tout pacifiques, ce pape crut bien faire d'appeler Vieri «^ Rome,
et d'envoyer à Florence frère Mathieu d'Aquasparta , cardinal,
qui fut chargé par la commune de partager les offices entre
les deux factions et de régler leur différend ; mais tous les efforts
échouèrent, et le cardinal partit après avoir lancé l'interdit sur
la ville. ^
Alors, comme il arrive toujours, chacun proposait un remède.
510 LES CERCHI ï^ LES DONATI.
Dante Âlighieri conseillait de bannir les chefs des deux factîoDS.
1301 et Corso Donati engagea le pape à leur envoyer Charles de Va-
lois comme pacificateur. L'introduction d'un étranger pouTait
plaire aux factieux, non aux bons citoyens, parmi lesquels figu-
rait Dino Compagni, ce modèle de vertu citoyenne et de modé-
ration historique, qui s'efforça d'éteindre au moins les discordes^
« Me trouvant (raconte4-il lui-môme) dans ladite assemblée , et
désireux d'amener l'union et la paix parmi les citoyens, je dis
avant que Ton se séparai : « Seigneurs, pourqutoi èottiez-vovs
troubler et détruire une aussi bonne ville ? Contre qui vonies-
vous combattre ? contre vos frères? QueU seront les fruits de voire
victoire? des gémissements. Ils répondirent qu'ils n'avaient d'au-
tre désir que d'éteindre le scandale et de vivre en paix. A ces
paroles, je m'approchai de Lapo de Guazza Olivieri, bon et loyal
bourgeois, et tous les deux nous allâmes trouver les prieurs, cbei
lesquels nous conduisîmes quelques-uns de ceux qui avaient as-
sisté à l'assemblée; là, nous posant comme médiateurs entre eux
et les prieurs, nous apaisâmes les seigneurs par de douces paro-
les. » Les Blancs et les Noirs désiraient la paix ; mais les premiers ,
la voulaient spontanée , et les autres par l'entremise de l'étran-
ger, qui reçut en effet, avec de l'argent, l'invitation de venir.
«Les choses étant dansées termes, il mé'vint à moi Dino une
pensée honnête et sainte; ce seigneur viendra , mcdis-je, et il
trouvera tous les citoyens divisés, ce dont il résultera grand scan-
dale. A cause de mon office et de la bonne volonté dont jje sen-
tais mes compagnons animés, je songeai donc a réunir beaucoup
de bons citoyens dans Téglise de Saint-Jean, ce que je fis ; tous
les magistrats répondirent à mon appel, et, quand le moment me
sembla propice, je dis : Chers et braves concitoyens^ qui tous
avez reçu égalemeîit le baptême à ces fonts sacrés, la raison
vous oblige et vous commande de vous aimer comme des frères
chéris y et vous le devez encore parce que vou^ possédez la plus
noble cité du monde. Il est né entre vous quelque itritation par
rivalité de fonctions ; or y comme vous le savez, mes collègues ei
moi nous vous avons promis par serment de les partager entre
vous. Ce seigneur vient f et nous devons lui faire honneur. Étouf-
fez vos ressentiments, et faites la paix entré vous, afin qu*ii ne
vous trouve point divisés. Oublies toutes les offenses, et que les
désirs criminel» qui vous ont animés dans le passé soient pardon-
nes jtour r amour et le bien de votre cité. Et, sur ces fonts .sacrés
où vous avez reçu le saint baptême^ jurez entre vous bonne et en-
il
LES GERGHI Et LES DONATI. 511
Hère paix , afin que le seigneur qui arrive trouve tous les ci-
toyens unis. A ces paroles tous se recueillirent, ce qu'ils fai-
saient en touchant le livre corporellement , et ils jurèrent de
vivre en bonne paix et de conserver les honneurs et la juridic-
tion de la cité; cela faït, nous sortîmes de l'église.
« Les mauvais citoyens, qui par attendrissement avaient ré-
pandu des larmes et baisé le livre, on s^étaient monti'és les plus
chaleureux, furent les plus animés à la «lestruction de la ville; je
ne dirai pas leurs noms par honnêteté. Les individus dont les in-
tentions étaient mauvaises disaient que c'était pour tromper que
j'avais imaginé cette paix charitable; mais si, dans les paroles,
je commis quelque fraude, c'est à moi d'en porter la peine,
bien qu'on ne doive pas encourir de reproches pour une bonne
intention. J'ai versé bien des larmes au sujet de ce serment, en
songeant combien d'âmes il aura damnées pour leur ma-
lice. »
Les conseils de la prudence, qui les écoute au milieu des pas-
sions haineuses*! On prêtait plus volontiers l'oreille à Baldino
Falconieri , toujours prêt à vanter la tranquillité présente , qu'il
mettait en regard des troubles passés et des désordres plus
graves que l'avenir faisait craindre; à Berto Frescobaldi, qui se
montrait le zélé partisan des Cerchi pour en obtenir un prêt de
12,000 florins; à Lapo Salterello, avocat et poète, déjà flétri par
un jugement correctionnel, qui faisait une opposition conti-
nuelle aux recteurs et les appelait voleurs et traîtres. Ah!
ces individus, nous les connaissons, et tous les jours, sous
d'autres noms, nous les rencontrons sur la place et dans le par-
lement !
Les Noirs, qui avaient prévalu, reçureïfn Charles dans la ville,
en lui faisant jurer de ne point changer les lois et de n'exercer
aucune juridiction. A peine entré avec cinquante chevaux, il se
fit connaître par des actes tyranniques : il dépouilla les citoyens
de droits plus précieux que la paix , et il permit aux Noirs de
saccager durant cinq jours les maisons et les biens des Blancs,
d*épouser leurs héritières, d'incendier et d'égorger. Sous le
prétexte ordinaire de conjuration découverte, il bannit les prin-
cipaux citoyens et nomma juge le sévère Cante des Gabrielli
d'Agubio , qui punit de l'exil et de fortes amendes environ six
cents personnes. Dans le nombre étaient Dino Compagni, Guklo
Cavaloauti, Dante Alighieri, et Petrarco de l'Ancisa, qui, renon-
çant à la politique, se consacra tout entier à l'éducation de ses
512 DANT£ £}(1LÉ.
enfants (1), l'un desquels devint illustre sous le nom de Fnui-
çois Pétrarque.
Guido^ philosophe et poëte^ était gendre ie Farinata des
Uberti, et, par suite, Gibelin et ardent ennemi des Donati; tan-
dis qu'il allait en pèlerinage à Saint- Jacques de Galice > Corso
tenta de le faire tuer. A son retour, informé de ce projet, Giiido
Tattaqua un jour au milieu de la place de Florence; mais,
n'ayant pu l'atteindre, il fut poursuivi à coups de pierres par le
fils et les gens de lu suite du baron. Relégué à Sarzane, dont
l'air insalubre le rendit malade, il obtint de revoir sa patrie, où
il mourut. Guido allait en pèlerinage à Saint- Jacques, ^t cepen-
dant il avait la réputation d'un épicurien . c^est>à-dire d'un in-
crédule ; puis, comme il se livrait^ dans une profonde retraite, à
des spéculations philosophiques, on disait qu'il cherchait à
prouver que Dieu n'est pas. Il était le second œil de Florence (2),
dont le premier était Dante Alighieri, et tous les deux, jeunes
encore, avaient joué un rôle dans les événements politiques. En
effet, dans les démocraties, surtout quand elles sont restreintes,
las affaires publiques attirent les jeunes gens, et, comme ils
voient le gouvernement de près, ils croient bien le connaître et
facile de le diriger. Dante «fut homme très-poli, de stature
ordinaire, d'aspect agréable et plein de gravité, parleur sobre
et lent, mais fort subtil dans ses réponses. Ses études ne le dé-
.tournèrent point de la vie active ni du commerce du monde;
mais, vivant et conversant avec les autres jeunes gens de son
âge, honnête, prudent et brave, il participait à tous les travaux
de la jeunesse; puis, chose étonnante, bien qu'il étudiât conti-
nuellement, personne n'aurait cru qu'il en fût ainsi, tant ses
manières étaient aimables et sa conversation juvénile, d (L. Aie-
TiNo ) Il eut, en effet, pour caractère essentiel de passer faci-
lement de la contemplation à Tactlvité, qu'il déploya au service
de la faction de ses aïeux dans les ambassades, les magistra-
tures et sur le champ de bataille de Gampaldino; à l'école de la
politique, au contact pénible des hommes, à l'enseignement
laborieux des révolutions, il (it un véritable apprentissage de
l'enfer, du purgatoire et du paradis.
L'ancienne noblesse florentine, qui prétendait descendre
(1) P^TBARQUB, //;.,pag. 446.
(2) jéiter ocuius Florenùœ (Bemvisncto d'Ihola , au dixième chant (l«
CEnfer),
lUr^TE KXILE. 513
«
Romains ; avait toujours mis obstacle à l'élévation des geus
nouveaux et suivi la bannière des Guelfes. Telle avait été la
conduite des Alighieri et de Dante lui-même jusqu'au moment
où la division en Noirs et en Blancs leur assigna un rôle si dis-
tinct qu'ils purent se considérer comme Guelfes et Gibelins. isoa
Dante se trouvait parmi les derniers, et fut exilé avec eux. Nous '"*"
ue pouvons rien dire à Tégard de la malversation dont Taccuse
la sentence de Gante d'Agubio; Dante n'en parle jamais^ parce
qu'il est des choses dont un homme dédaigne de se défendre^
comme il y en a d'autres dont il ne se vante point. Les factions,
comme tout le monde le sait, ont toujours Tart de dénigrer ceux
qu'elles veulent perdre, et de choisir précisément les accusa-
tions les plus opposées au caractère de Poffensé, parce que la
plèbe croit plus facilement ce qui est le moins croyable.
Dante vécut quelque temps dans la guelfe Sienne et la gibe-
line Arozzo, confondu avec les autres bannis; ingrate société,
qur l'obligeait à participer à des haines impuissantes^ à des es-
pérances chimériques, à de violentes exagérations qui n'étaient
pas dans son esprit. Les proscrits, avec des secours de Bartbé- is^
ieniy de la Scala, seigneur de Vérone, formèrent le complot de
rentrer par force dans leur patrie; m<iis la tentative échoua, et
l'insuccès fut imputé à Dante, qui avait toujours donné le con-
seil de s'abstenir de toute attaque. 11 résolut alors d'abandonner
cette compagnie ■ perverse cl sêupide, de former tout seul un •
parti , et de fuir le^ deux factions , dont il voyait les torts : les
partis qualilient cet éloignement de double trahison.
a Ghassé de ma patrie (raconte- t-il dans le ConvUo), errant
dans la plupart des contrées où cette langue se parle, j'ai voyagé
presque comme un mendiant, montrant, contre ma volonté, la
plaie de la fortune, qu'on impute souvent avec injustice au
blessé. J'ai été véritablement un navire sans voiles ni gouver-
nail, poussé à divers ports, embouchures et rivages, par le vent
aride qu'exhale la douloureuse pauvreté. »
Dante se rendit à Paris pour étudier la théologie et la philoso-
phie dans son Université , où Thomas d'Aqiiin avait brillé na-
guère, et qui îissistait alors aux leçons de l'abbé Suger; ne re-
nonçant jamais à l'éternelle espérance des exilés, il chercha,
« par de bonnes œuvres et une bonne conduite, à mériter de
revenir à Florence, rappelé spontanément par celui qui gou-
vernait la ville. Dans ce but, il travailla beaucoup, et plusieurs
lettres furent écrites par lui , non-seulement à des citoyens du
HI8T. DES ITAL. — T. V. 33
514 DANTE EXILÉ.
gouvernement, mais encore au peuple; entre autres^ il envoya
une épître fort longue qui commence par ces mots : PopuU m/,
guid feci tibi (1)?» Dante disait : aTous les malheureux m'Ins-
pirent (le la pitié, surtout ceux qui, s'épuisant dans Texil , ne
revoient la patrie qu'en songe (2). » Mais, lamentations ou fré-
missements, rien ne put jamais le ramener auprès de son beau
saint Jean.
Dans la solennité de saint Jean , Florence avait coutume de
faire grâce à quelques condamnés, qui, la mitre sur la tête et ua
cierge à la main , étaient offerts au saint. Ce moyen de faire
cesser son exil fut proposé à Dante (3), qui répondit : a Est-ce là
le glorieux rappel que sa patrie réservait à Dante des Âlighieri?
La sueur et la fatigue que Fétude lui a values ont-elles mérité
cette récompense? Non, ce n'est pas par cette voie que l'on doit
retourner dans sa patrie, et, si toute autre est fermée, je n^eafre-
rai jamais dans Florence. Ne verrai-je pas, dans quelque lieu
que je me trouve, les miroirs du soleil et des astres? Ne pour-
rai-je pas, sous un ciel quelconque, méditer sur d'utiles vérités,
sans me rendre, privé de gloire, avec ignominie même, auprès
du peuple florentin? » Bocoace, qui nous raconte ces faits dans
sa Vie, ajoute que, «voyant qu'il ne pouvait rentrer dans sa
patrie, il changea tellement de caractère qu'on ne vil personne
plus ardent Gibelin et plus ennemi des Guelfes; chose dont je
rougis le plus k cause de sa mémoire , la Romàgne entière sait
que tout enfant, toute femme du peuple, qu'il aurait entendus
discourir de parti et se prononcer contre l'opinion gibeline, Fau-
raient mis en fureur, au point de leur jeter des pierres s'ils ne se
fussent tus (4). » Dante cependant répétait lui-même, ce qu'on
ne saurait trop redire aux Italiens , que c rhoi\pête homme ne
doit jamais faire la guerre à l'honnête homme avant d'avoir
(1) LÉOKARD ARÉT15, V, 67.
(2) De vulgari eiotfuio.
(S)* Cette ignominie avait été subie par son compagnon d^infortune, k peiv
de Pétrarque, qui fut oéanmoiof dispensé de porter la mitre. Le décrvt du
10 février 1308 porte quod prœfatui ser Petraccoitu,. Jacta de to obiatiotie
sectwditm modum prœdictum, intelllgatur esse et sit pcrpetuo exemotus^ libéra'
tus et tôt aliter absolulus,
(4) Dante, dans sou pocme, donne des preuves continuelles de ces profonde»
convictions si énergiquenient exprimées ; il dit dans le Convito, à |iropo$ d'une
proposition philosophique : «. C'est avec le couteau qu'il confient de répMHbe
i qui parle ainsi, et non avec des argumeuts. ■
SBS PLAINTES. 515
vaincu les méchants; c'est folie de ne pas abandonner une
mauvaise cause par respect humain, n
Inspiré par la douleur et Tindignation^ il écrivît sa Comédie^
poëme essentiellement historique, dans lequel il exalte ou flétrit
en homme de parti qui, frémissant de la persécution, fait arme
de tout pour se venger ; or, avec l'autorité que donnent la ran-
cune, le génie, le malheur, il éternisa, avec ses douleurs et ses
ressentiments, les gloires et les calamités de l'Italie. Après avoir
examiné cette œuvre comme poésie, nous y chercherons les ju-
gements du poète sur les hommes et les choses qui l'entou-
raient ; car il leur fit subir un examen sévère pour en tirer des
idées de vengeance ou d'espoir. Or, comme les Italiens comptè-
rent toujours un grand nombre de ces infortunés a qui ne re-
voient la patrie qu'en songe n, Dante fut identifié aux souffran-
ces de tous, et devint le type de toutes les victimes de Tinjus-
tîce et de la tyrannie.
A l'exemple des mécontents, il ne laisse échapper aucune oc-
casion de louer les anciens temps, lorsque la valeur et la coui"-
toisie régnaient sur le pays arrosé par TAdige-et le Pô; lorsque
Florence vivait dans une paix sobre et pudique^ avec des fem-
mes économes, avec des hommes pontents d'un habit de peau,
avec de nombreux enfants, a Au sein de cette existence paisible
et belle , de cette société Me citoyens où régnait une confiance
mutuelle, de ce séjour si doux à habiter, les Florentins prospé-
raient glorieux et justes, guerroyant dans les croisades ou se li-
vrant au commerce; le lis n'était jamais placé à rebours sur la
lance, et les divisions ne le tachaient pas de sang. On ne voyait
pas des maisons rester vides par suite de l'exil de leurs maitres>
dû à l'influence des Français. S'il reste encore quelques hom-
mes de bien de la même race, ils ne servent qu'à faire honte à ce
siècle sauvage, aujourd'hui que la ville est souillée par la gour-
mandise, l'orgueil, l'avarice, l'envie, et qu'elle se montre hostile
au peu d'honnêtes gens qu'on y compte encore.* Du reste, elle
est si légère qu'elle change à chaque instant de lois, de mon-
naies, de magistrats, d'usages, et que ses décisions d'octobre ne
durent pas jusqu'à la mi-novembre. »
Dante trouve la cause de ces vices dans l'admission au droit
de cité de ceux de Campi, de Certoldo, de Figtine, tandis qu'il
vaudrait mieux pour Florence être encore restreinte entre 6al-
lu2zû et Trespiano , et n'avoir accueilli ni le paysan infect d'A-
516 S£S COLÈRES.
guglione^ ni le concussionnaire de Signa (i) parmi la noblesse ro-
maine issue des premières colonies , et mal entourée par les
hommes venus de Fiesole^ et qui tiennent encore du roc natal.
Ce langage révèle le patricien intolérant, qui, non-seulement
irrité contre les recteurs de sa patrie, mais contre sa patrie elle-
même, excitait l'empereur à «venir abattre ce Goliath avec la
fronde de sa sagesse et la pierre de sa force. » Bien plus, il décla-
rait que, c( bien que la fortuné leût condamné à porter le nom
de Florentin, il ne voulait pas que la postérité s'imaginât qu'il
tenait de Florence autre chose que l'air et le sol. » (EpUre
dédiva toire,) Il aurait dû ajouter au moins ei h'dionie^ sans le-
quel il n'aurait pu se faire une gloire éternelle.
Si, des chères illusions de la jeunesse, embellies par une ima-
gination bienveillante, l'iniquité des hofnmesvous a jeté au mi-
lieu des cruelles déceptions et hors du cercle de votre activité,
de vos affections , de vos espérances primitives ; si vous avez
senti profondément comme Dante, et, comme Dante, souffert
les persécutions du siècle, qui ne pardonne jamais à quicon-
que le devance de loin, alors vous avez le droit, mais seul,
de condamner les explosions de cette colère.
Dans ses austères dédains, il ne ménageait pas davantage les
autres cités d'Italie. Sienne est peuplée dr gens plus vains que
les Français ; les Romaguols se sont abç.lardi$; les Génois, étran-
gers aux bonnes mœurs, sont remplis de vices; à Lucques , /</«/
homme est concussionnaire ; les Bolonais sont avares et entre-
metteurs; les Vénitiens, d'ignorance absolue et bestiale, de cou-
tumes détestables et très-repréhensiblesy se plongent dans la fange
d'une débauche effrénée (2): TArno, lorsqu'il vient à peine de nai-
tre, passe nu milieu de grossiers pourc€au.r , plus dignes de se
repaître de glands que de toute autre nourriture; puis il arrive
chez des roquets hargneux, qui sont les Arélins; de là chez les
loups de Florence ; enûn , parmi 4es renards pleins d'astuce, qui
sont les habitants de Pise. Il souhaite à cette ville, honte des m-
^ton«, que tout le monde s'y noie; à Pistoie, qu'elle soit réduite
en cendres, parce qu'elle agit de mal en pis.
Il se déchaîne contre les anciennes maisons, qui ont dé-
rogé de leurs antiques vertus : les Malatesta font de leurs dents
(1) Par. XYI. Baido d'Agiiglioue efMorubaldini de Signa étaient ceux qui
avaient prononcé la sentence capitale contre Dante.
(2) Lettre à Giiido Novello de Polenta, que les Vénitiens supposent apocryphe.
•i
.1
SES COLERES. 517
une tarière; les Gallurasont devenus vase à toute fraude; Bran-
ca Doria vit encore^ tnais son âme pâlit déjà en enjer, et a laissé
tin diable à aa place pour gouverner son corps et celui d'un de ses
parents. Ayérone, les Monteccbi et les Gapulets sont les uns déjà
pervers^ les autres en mauvaise odeur; Albert de la Scala est
gâté dans tout son corps, et pire encore quant à l'esprit; Gaiûo'de
Montefeltroyi^ des œuvres, non pas de lion, mais de renard, et
il connut tous les eocpédients, toutes les voies couvertes. Il acca-
ble d'outrages le boa roi Robert^ plus fait pour le froc qt^ pour
te sceptre, et souhaite que Brettinoro s'enfuie pour ne pas souf-
frir la txjrannie desGalboli ; il condamne RinierdeCorneto^ qui
fit la guerre aux grands chemins; Provenzan Silvani^ qui eut la
prétention de vouloir dominer à Sienne, et les Santafiora, qui
dévastèrent les environs de cette ville, W décerne, au contraire^
des éloges aux Scaiigeri et aux Malaspini , ses refuges hospita-
lie7*s ; à Uguecione de la Fagiuola, auquel il se proposait de dé«
dier sa première Cantica. Maintenant, que ceux qui ne cherchent
pas dans l'histoire de pures déclamations ou des théories précon-
çues^ jugent s'il est possible de foutenir^ à moins de le faire à
titre d'exercice de rhétorique^ l'équité de Dante dans la distri-
bution de réloge et du blâme ; de même son amour de la patrie
ne peut être soutenu que par celui-là seul qui cède au désir par-
donnable de vouloir trouver tout grand dans les grands hommes.
Ses vengeances ne s'arrêtent point à ta limite des Alpes: il fla-
gelle encore Edouard d'Angleterre et Robert d'Ecosse, qui ne
savent pas se tenir dan > leurs frontières ; le lâche roi de Bohême^
Vefjéminé Alphonse d'Espagne, le dégénéré Frédéric d'Aragon,
Y usurier Denis de Portugal, les fainéants Autrichiens , un roi
de Norwége, un prince inconnu de Rascia (Servie), qui avait
falsifié les ducats de Venise. Il se déchaîne surtout contre les
Capets^ qu'il maudit dans leur souche, Hugues, fils de boucher,
dont la descendance valait peu^, mais ne fil pourtant a^cun
mal, jusqu'au moment où, ayant acquis la Provence, elle com-
merça ses rapines à l'aide de la force et du mensonge. De là
sortit Charles de Yatois, sans autres armes que celle de Judas ;
de là Philippe le Bel , le mal de France, qui crucifia de nou-
veau le Christ dans son vicaire: aussi le poète fait-il des vœux
pour avoir bientôt le plaisir d'assister à la vengeance que Dieu
prépare dans le secret de sa pensée ; ailleurs encore, il appelle
le jugement divin sur la race d'Albert d^Autriche, de sorte que le
monde en reste épouvanté.
518 SA POLITIQUE.
A l'exemple des impérialMtes d'alors et des légistes, il montre
une ténération profonde pour la très-antique et chère nation
latine, qui dominait avec une douceur extrême, acquérait avec
la plus grande habileté et conservait enfin avec une fcnrcr extraor-
dinaire; mais surtout pour ce peuple saint de Rome, au sang
duquel s'était mêlé le sang illustre des Troyens, cette Rome do-
minatricei qui, par un doux chemin, conduisait la société ha
maine au. port qui lui était assigné... «Et certes, je croîs ferme-
ment que les pierres qui se trouvent dans ses murailles, et le sol
sur lequel elle s'élève, sont bien plus dignes de respect que les
hommes ne le proclament {Convito).ïi Gomme il attendait des
empereurs le remède aux maux de Tltalie , il les invitait à sou-
tenir ses haines et ses affections. Toujours prêt à relever l'i^i-
nioû de leur autorité^ il plaça au plus profond de l'enfer les
meurtriers du premier César, et l'aigle impériale au sommet do
paradis ; il composa même un livre spécial sur la Monarchie.
Préoccupé des tribulations où le désaccord des deux puissances
plongeait la chrétienté, il pensa que le seul moyen d'arriver à
un progrès désirable était la paix sous la tutelle d'un m<M)arqoe,
unique arbitre des, choses de la terre, tandis que le pontife diri-
gerait celles qui concerneot le salut éternel. Lorsqu'un seul est
le maître, la cupidité, racine de tous les maux, est extirpée, et
le monde voit naître la charité et la liberté.
Dante trouve la réalisation de cette monarchie universelle
dans le peuple romain, dont le fondateur descend tout à la fois
de TËurope et de TAfrique ; peuple au profit duquel Dieu opérs
les miracles qu'on lit dansTite-Live, et qu'il fit triompher dans
ses luttes avec les autres nations. S'il est vrai qu'on acquiert des
droits légitimes par le duel, il y a lieu de croire que le jugement
de Dieu ne se manifeste pas moins dans les batailles générales,
et que^ dès lors^ Tempire du monde a été légitimement acquis
par les Romains; par ce peuple qui montra combien il aimait
les autres nations en les conquérant, et en^préférant à sescoa&mo-
dites propres le salut du genre humain.
Voilà donc, exprimée il y a des siècles, la théorie moderne
que la cause la meilleure finit toujours par triompher; voilà donc
la suprême puissance de la monarchie universelle et ne relevant
que de Dieu, sans Tinten^ention d'aucun vicaire, affirmée comme
la meilleure garantie de la félicité publique. Ainsi Dante en*
levait aux peuples Tunique refuge qu'ils avaient alors contre
l'empereur, et les dépouillait de l'indépendanee nationale, leof
SA POLmouB. B19
orgueiil et leur ambition (i ). Cependant il av&it lui-même inv(H
que le juste jugement de Dieu sur la race de l'Allemand Rodol«
phe et d* Albert; son fils^ qui laissèrent» par cupidité^ dévaster
le jardin de l'empire. Il maudit Wenoeslas^ repu de luxure et
d'oiêiveté; mais il prépara au divin et trés^heureux Henri VU
de Luxembourg un siège au paradis, et Texcitait contre cette
ville , qui fut alors et depuis le boulevard de la liberté ita«
lienneé
Dante ne descendait si banque par dépit^ non par lâcheté. Du
reste, il ne lirait point de sa doctrine les conséquences servUes
qui en découlent; mais il fatisait comme les Italiens ^ qui dési«
rent trop souvent ce qu'ils n'ont pas , ^auf à se repentir après
l'avoir obtenu. Les vIbux du poète furent accomplis: l'étran-»
ger, enfin^ enfourcha len arçons de cette Italie ùrffueilieuêé^ per--
fide et sauvage ; les embrassements des empereurs , lorsqu'ils
eurent les papes^ non plus comme adversaires» mais comme
alliés et complices, préparèrent un âge de honteuse servitude^
et la nécessité; toujours sans résultat, de violentes tentativea
"pour s'en affranchir.
MaisvDante voulait que cet empereur universel et toat^puls^
sant eût sa résidence en Italie ; puis il proclamait que les mo-
narques sont faits pour le peuple, et non le peuple pour les mo«
' narqueS; dans lesquels il ne faut même voir que les premiers mi*
nistres du peuple : tant son bon sens naturel savait reprendre le
dessus, aussitôt que la colère cessait de laveugler. D'autre part,
biejfi qu'il se montrât jtfloux des origines sans tache, il tourne en
ridicule les privilèges de naissance et Tédifice féodal, jusqu'à
vouloir abolir ^hérédité des honneurs et des biens, r L'autorité
publique ne doit pas tourner à l'avantage de quelques-^uns> qui,
sous le nom de nobles, envahissent les premières fonctions. A les
entendre^ la noblesse consiste dans une série d'aïeux riches ;
mais comment se faire un titre des richesses, méprisables par les
misères de la possession^ les dangers de l'accroissement; l'ini-
quité de l'origine 1 CSette iniquité apparaît, soit qu'elles provien-
(1) Dante» néanmoiiu» litcrvtit expreiiéinent Ut itatuts particiilien : jtd»
vertenJutn sane qnod cum diciiur hujnanum getim f>ê*ie régi per unum prinei'
ptm, non sic inteUigenthan est, ut au if h uiio prodire possinl municipha et teges
municipales. Hahent namque nationes, régna et civiiaies inter se proprietates^
(futis iegièus differentibus regutari oporlê/tt. (De monbrchia.) Ce «ont les excep-
tions ttu mojren déiqii«lles le bon seu« corrige tel consécpiettces qui fertient
apparaître erroné le principe posé,
I
5Î0 SA POLITIQUE.
nent de Paveugle hasard, d'industries élevées, d'an travail inté-
ressé et, dès lors, étranger à toute idée généreuse, ou bien du
cours ordinaire des successions. Le dernier cas ne saurait, en
effet, se concilier avec Tordre légitime de la raison, qui voudrait
que l'héritier des vertus lût appelé seul à l'héritage des biens.
Que si le. droit des nobles consiste dans une longue série de géné-
rations, la raison et la foi les ramènent tontes aux pieds du pre-
mier père commun, dans lequel tous les hommes furent anoblis
ou tous rendus plébéiens. Or, comme une aristocratie hérédi-
taire suppose l'inégalité, la multiplicité primitive des races ré-
pugne au dogme catholique. La véritable noblesse réside dans U
perfection, à laquelle tout individu créé peut atteindre^ dans la
limite de sa nature; pour l'homme, spécialement, elle se trouve
dans l'accord des dispositions heureuses dont la main de Dieu
déposa le germe en son sein, et qui^ cultivées par une volonlé
diligente, deviennent des ornements et des vertus. j>
Lorsque Dante se permettait ces sorties, il s'excusait d'être en
opposition avec les idées de Frédéric il. Dans le Convtto^ où il
flatte plus la plèbe et les petits seigneurs, il s'écrie: « Ah ! mé-
« chants et pervers, qui dépouillez les veuves, les orphelins et
c( les moins fortunés ; qui volez et usurpez le bien d'autrui^ avec
« lequel vous offrez des banquets splendides, et faites des dons
a en chevaux,, armes, habits et argent; qqi portez de riches vête-
« meuts, et construisezde merveilleux édifices, vous croyez faire
a preuve de libéralité ! Et n'est-ce pas comme si vous enlenez la
a nappe de Tautel poiu* couvrir le voleur^t sa table? Tyrans, il
8 faut rire de vos demeures comme du larron qui domierait un
« festin sur une table où Ton verrait, portant encore les signes
a ecclésiastiques, la nappe dérobée à Tautel, et qui s'imaginerait
« que d'autres ne s'en aperçoivent pas. »
Nous avons voulu exposer ses idées, comme le jugement du
plus grand homme d'alors, sur les événements qui s'accomplis-
saient à son époque. Nous y trouvons, comme témoignage de la
civilisation des Italiens, qu'ils savaient distinguer l'Évangile des
fausses interprétations, l'Église des abus, le prince de Rome du
pontife universel, et se déchaîner avec hardiesse contre la Ba-
bylone adultère, tandis qu*ils se montraient fort soumis à l'au-
torité du saint-siége. Voilà ce que n'ont pas vu les intolérants
d'une certaine époque, qui ont prétendu faire d'Alighieri un pré-
curseur de la doctrine protestante ; ni les sectaires mod^nes
dont l'imagination complaisante l'a travesti en écrivain d'une per-
DANTE ET LE CLERGE.
521
pétiielle allégorie contre FÉgUse, et même en fondateur de je ne
sais quelle religion nouvelle (1).
Dante frappe jiussi sur les moines, dont les abbayes étaient
devenues des cavernes, et le froc un sac à mauvaise farine ;
pourtant c'est à saint Thomas, à saint François, à saint Domini-
que, que son poëme accorde les plus grandes louanges. H pousse
les papes dans les enfers, et place Clément V, pasteur sans loi et
souillé des œuvres les plus hideuses [Inf.\\\\ avec le magicien
Simon pour attendre BonifaceVIH. A ses yeux, le lieu où repose
la dépouille de saint Pierre est devenu un cloaque ; néanmoins il
expose avec une précision rigoureuse la formule du catholicisme,
proclame son respect pour les chefs suprêmes, et croyait que
l'empire de Rome avait été constitué par Dieu pour la grandeur
future de la cité où siège le successeur de Pierre. Son opinion
gibeline, sa rancune Contre Boniface et les vices du clergé, lui
faisaient maudire le luxe des prélats qui couvraient de leurs
manteaux leurs palefrois^ si bien que deux bêtes eheminaiént
sous une même pau; la cour de Rome, oii chaque jour on trafi-
quait du Christ; les loups rapaces sous l'habit des pasteurs, qui,
s*élant fait un dieu de l^or et de l'argent, attristaient le mond-e,
en foulant aux pieds les bons ei en élevant les méchants. Tout en
exaltant la comtesse Matbilde, il savait mauvais gré a Constan-
tin le Grand d'avoir doté de terres les pontifes, et à Rodolphe de
Habsbourg de leur en avoir confirmé la possession. Il réprouve
Tabus des-excommunications qui privaient, tantôt id, tantôt /à,
du pain que le père miséricordieux ne refuse à personne ; i\ ne
les croit pas tellement mortelles que Véternel amour ne puisse
revenir à celui qui se repent (Purg,, 111).
En résumé^ il censurait les pontifes, mais parce qu'ils étaient
ou qu'il les supposait dégénérés; or nous ne voyons pas que
le guelfe Villani ni tout autre contemporain lui en aient fait un
reproche. Lorsqu'il mourut à Ra venue auprès de Guido de Po-
lenta, on raconte que le cardinal Bertrand du Poyet, légat pon-
tifical en Romagne pendant que le saint-siége, esclave et avili,
se trouvait en France, essayait de troubler ses ossements : nou-
velle folie qu'il faudrait ajouter à tant d'autres, dont ce prélat
souilla sa mission politique ; peut-être était-ce une vengeance
inspirée par le mal que Danle avait dit de cette France dont les
papes alors s'étaient faits les vassaux. Mais il n'en fit rien; du
(11 Voir Vj4ppendice vili.
842 DANTE ET BONIPACE Vin.
reste, au lieu dlnsuller à sa tombe, lltalie manifesta pour le
poète une vénération d^autant moins en rapport avec les songes
modernes que les Guelfes prévalurent alors. Ses concîtoyens,
à l'effet de réparer leurs torts, instituèrent une chaire pour le
commenter dans la cathédrale, où Dominique de Michelino (1)
le représentait sous Thabit de prieur et couronné, avec la Co-
médie ouverte à la main, montrant à ses compatriotes les gouf-
f^es de Tenfer et la montagne du paradis. Le Dante était lu aa
•concile général de Constance; Jean de Serravalle, évoque de
Fermo, sur Tinvitation du cardinal Amédée de Savoie et des
évêques de Bath et de Salisbourg, le traduisit en prose latine et
en fit un commentaire, qui se trouve transcrit dans la bibliothè-
que du Vatican.
Personne ne fut plus en butte aux traits de Dante que Boni-
face VIII; il se déchaîne neuf fois contre ce pape, qui, insatiable
de biens, ne craignit pas, afin de s'en procurer, de s*emparer de
ta sainte Église par tromperie, pour la mettre ensuite à mal;
qui changea le lieu oii repose la dépouille de Pierre en cloaque
infect et sanglant oii le démon se réjouit, afin que les chréUens
siègent partie à droite^ partie à gauche, et que les étendards ce
brillent les clefs se déploient contre les- gens baptisés, et que des
sceaux à Veffigie de Pierre soient empreints sur des privilèges
vendus et mensongers.
Aux yeux de Dante, la faute mortelle de ce pape était d'avoir
favorisé les Noirs, et causé l'expulsion des Blancs en envoyant
à Florence Charles de Valois. Ce « seigneur, qui faisait d'exces-
« sives dépenses », voulait de l'argent, et, lorsqu'il en eut extor-
qué beaucoup, il alla en demander au pape, qui lui répondit:
a Ne t'ai-je pas envoyé h la source de Por"? » Après avoir accu-
mulé or, fautes, honte, 11 partit avec les trésors ou les nialédic-
tiens des Toscans. Il se dirigea vers la Sicile pour la combattre,
mais il conclut bientôt la paix de Calatabellota ; les Guelfes di-
saient donc qu'il laissa la guerre dans la Toscane, où il était
(1) Non rOrgagna, comme on dit ordinairement. (Voir Gatb, Cotrespon'
dance, il. Y.) La chaire destinée à TexpUcation de Dante dan longtempi; «t
14 12, la seigneurie payait 8 florins par mois au Ravennate Jean de Malpa^ûiu^
qui avait longtemps commenté Dante, et qui l'expliquait encore tous les «li-
manches. Six ans après, cet office était rempli par Jean Gherardi de Pisloi«f
moyennant C florins par mois ; un peu plus tard, il était remplacé par Fnoqois
Filelfo.
PHOIPPE LE BEL ET BONIFÀGB TIIL 523
verni rétablir la paix , et qu'il imposa la paix à la Sicile , où il
était allé porter la guerre.
La paix de la Sicile avait été Tœuvre de Boniface^ qui s'était
constitué le pacificateur de PEurope comme père universel des
fidèles ; il mit encore fin aux difTérends de rAllemagne en recon-
naissant comme empereur Albert d'Autriche (1). Lorsqu'il offrit
sa médiation aux rois de France et d'Angleterre qui se dispu-
taient la riche Flandre^ il exigea que le premier remit en liberté
Guy^ comte de Flandre^ et ses fils livrés par une infâme trahi-
son; mais le roi lui répondit que a personne n'avait à s'entre-
mettre entre un vassal et lui; qu'il écouterait volontiers des
conseils, mais n'accepterait point de conunandements. x>
Ce roi était Philippe le Bel, homme de grand cœur, d'un
grand courage, calculateur et opiniâtre, qui ne renonçait à ses
desseins ni par justice, ni par humanité, ni par considération
(1) La confirmation de Bonifac« respire un profond orgueil : Feeit Deui
duo lumlnaria magna : lunùaare majus^ ut prœetset dUi^ luminare minuâ ut
prœesset nocti, Hœc duo luminaria fecit Deus ad iiteram, sicut diehur in Ge»
nesi : et nîhilominus spiritual'Uer in(/eliec/a fecit Uiminana prœdicta, scHicet
soient f id est ecctesîasticam potestatem^ et lunam^ hoc est temporalem et impc'
rtaiem, ut rfgeret universwn. Et sicut luna nuttum lumen habet nisi quod reeipit
a sole, sic née aliqua terrena potesttts aliquid hahet nisi quod reeipit ah eccle^
siastiea potéstate» lAeet mutemita commutiiter consueveritintêlligi, unus estimpe»
rator; nos auttm accipimut hic imperatorêm, solem/fui tstfuiuruê hoc est regem
Romanorum^ qui pronutvendus est imperator, qui est sol sicut rnonarc/ta, qui
habet ow nés illuminare et spiritualem potestatem defendere, quia' ipse est datas
et mis sus //i laudem bonnrum et in mindictam malefactorian.,. Unde hœc nota
et scripta sunt, quod vicarius Jesu Christi et successor Petti potestatem imperii
a Grœcis transtulil in Germanos, ut ipsi Germani, id est septem principes ^ qua-
tuor laici et très cleriei, possint éUgere regem Bomanorum, qui est promovendut
in imperatorem et monarcham omnium regum eUprincipum terrenorum, Nec in-
surgat hic superbia galtieana, quœ dicit quod non recognoscit superiorem, Men-
tiuntur : quia de Jure sunt et esse debent sub rege romano et imperatore. EL.
nesctmusunde hoc habuerint veladinvenerint, quia constat quod Christiani subditi
fuerunt monarchis ecclesiœ rdmanœ, et esse debent.,. Et attendant hic Germani,
quia, sicut translatum est imperium ab aliis in ipsoSy sic Christi vicarius successor
Pétri habet potestatem transferendi imperium a Germanis in alios quoscumque^
si vellety W hoc sine juris injuria.,, Electus in regem Romanorum^ pritts fuit in
nubilo arrogantiie, ftenipi non fuit devotus ad nos et ecclesiam istam sicut de-
huit. Nunc nutem exiûbet se devotum et promptunt adfacienda omnia, quœ
volnmus nos et fratres nostri et ecclesia ista,.. Si autfm ipse veliet contrarium
faeere, non posset ; quia nos non habenius alas nec manus ligafeu, nec pedes
compeditoSf quia bene possumtu eum repnmere et quemeumque alîum principem
terrenum.
524 PHILIPPE LE BEL £T BONIPAGE VIU.
de temps^ de personnes et d'opinions. Son but principal était
d'étendre la prérogative royale, ct^ pour l'atteindre, il abattit
sans pitié les feudataires, afin de concentrer les lambeaux de la
souveraineté. La suprématie papale, à l'ombre de laquelle la
France avait grandi, lui semblait répugner à cette souveraineté,
et les ecclésiastiques devinrent l'objet de ses vexations; il ac-
crut les impôts sur leurs biens, emprisonna l'évéque de Paroiers
et dérendit de poi*ter à Rome ni argent ni joyaux. Après avoir
ainsi diminué les revenus et secoué l'autorité du saint-siége^
il réunit le clergé de France, qui proclama les libertés galli-^
canes, c'est-à-dire que le pontife n'avait pas le droit de res-
treindre l'autorité absolue que le roi de France a sur son
clergé. Ainsi les Français, qui naguère avaient accepté d'un
pape les royaumes de Sicile et d'Aragon, et fait une guerre im-
pitoyable aux indigènes qui les repoussaient , refusaient main-
tenant au pape jusqu'au droit de faire des remontrances à leur
roi (i).
Boniface, comme protecteur des immunités ecclésiastiques^
publia la bulle Clerfcis laicos, par laquelle il reprochait aux
1296 princes d'envahir les biens ecclésiastiques, et frappait d'excom-
munication tout clerc qui accorderait des subventions, dons et
prêts, ou tout laïque qui les exigerait , sans l'autorisation du
saint-siége (S). Cependant il ne désignait personne; mais Plii-
lippe, par dépit, augmenta la taxe imposée aux ecclésiastiques,
et Boniface lui en fit reproche, en lui montrant qu'il s'exposait
aux censures encourues par ceux qui attentaient aux immunités
de l'Église ; en môme temps, il lui adressait des remontrances
sur l'administration de son royaume et sur la guerre avec TAn-
gleterre^ qui entraînait de grandes charges pour le peuple. Phi-
(1) Sismoudi lui-même, bien que très-hostile à Boniface, dit: «Acides de
« servitude, ils appelèrent liberté le droit de saciifier jusqu*à leurs consciencps
« aux caprices de leiurs maîtres, en repoussant la* protection que leur oiïrtit
« contre la tyrannie un piince étranger et indépendant... Les peuples de^Taient
« désirer que les souverains despotiques reconnussent au-dessus d'eux un pou-
« voir venu du ciel, qui les arrêtât sur le chemin du crime. » {Hut» dtsrép'
Ual., chap. 24.)
(2) On fait un gi*and gi-ief de cette bulle à Boniface, et pourtant elle ne con-
tient que le sens précis du canon XJJV du quatrième concile de Latran et U
doctrine généralement acceptée dans le droit canonique du temps ; c^est ce que
Philipps démontre avec évidence dans le Droit ecciéiiasiiiiue, vol. m, li'r. '»
8130.
(1
m
PHILIPPE LE BEL ET BONIPAGE VIII. 5îà5
lippe lui répondit avec aigreur, et soutînt Pindépendance des
droits royaux. Malgré son caractère violent, Boniface, comme
chef des Guelfes dltalie, désirait rester en paix avec la France ;
il adressa donc au roi, au sujet de la bulle, une franche ex-
plication, dans laquelle il lui disait qu'il n'avait nullement pré- 1297
tendu lui soustraire les services et les prestations dus par les
ecclésiastiques comme vassaux, mais le détourner en général de
grever le clergé d'impôts ; du reste, ajoutait-il, il laissait à sa
conscience le soin de déterminer les cas où il conviendrait
d'exiger une contribution extraordinaire.
Ils parurent donc réconciliés. Le pape, avec une condescen-
dance inattendue, acox)rda à Philippe les dhnes pour trois ans,
et promit, comme le trône impérial était vacant, de favoriser
l'élection de Charles de Valois, son frère, dont nous avons parlé
souvent, et qui parut destiné à recevoir toutes les couronnes
et à n'en por^ter aucune. Il canonisa saint Louis, à la grande sa-
tisfaction de ceux qui Pavaient vénéré durant sa vie.
Philippe^ en retour, soumit à son arbitrage son différend avec
TAngleterre et la Flandre; mais il se tint pour offensé de la
sentence, ou feignit de Têtre, et laissa son frère jeter la bulle
au feu. Enfin, pour braver le pape, il accueillit les Golonna ban-
nis de Rome, s'allia avec Albert d'Autriche, et fît poursuivre
devant les tribunaux l'évoque Bernard de Saisset; puis il écrivit
au pape avec une cruelle ironie, pour qu'il dégradât ce prélat
traître envers Dieu et les hommes, dont il voulait offrir un sa- •
«rifice au Seigneur.
Boniface ne put tolérer cette indignité, et répondit au roi par ««1
la bulle Ausculta, fili, dans laquelle il avançait que Dieu a placé
le pontife au-dessus des empires pour arracher, détruire, dissi-
per, édifier, fonder; qu'il aurait tort, bien que roi, de prétendre
n'avoir aucun supérieur sur la terre. Il lui reprochait ses atten-
tats contre les immunités cléricales, ses altérations de monnaies
et ses usurpations des biens de l'Église; il suspendit le privilège
qu'avaiejit les rois de France de n'être point excommuniés, et
convoqua le clergé gallican à un concile à Rome. Il ajoutait que
le pouvoir du pape, au temporel comme au spirituel, est au-des-
sus de celui des rois (1). Boniface crut encore que Charles de Va-
lois, dont il avait espéré le triomphe des Guelfes, avait à dessein
(I) L*aiiiiée suhaute, il déclara dans le consistoire qu^ii n'entendait yms s'ar-
roger la juridiction du roi, mais que celui-ci est soumis au pape quant au péché.
526 PHILIPPE t£ BEL ET BONIPÂCE Yin.
mal conduit les affaires de Sicile; à son passage à Rome, il lui
en fit de si vifs reproches que Charles tira Tépée contre lui.
Philippe, dans ses efforts pour abattre les feudataires et agran-
dir la suprématie royale, se servait des subtilités des légistes,
jaloux des autres pouvoirs, élevés dans le despotisme des empe-
reurs romains et les chicanes du barreau. Dans le nombre, les
plus célèbres étaient le garde des sceaux Pierre Flotte et l'avocat
Guillaume Nogaret, dont la malice égalait l'opiniâtreté, et qui, à
l'exemple des courtisans, faisaient consister l'honneur à servir
les passions du maître. Non contents d'insulter le pape par des
admonitions hypocrites et audacieuses, ils supposèrent, pour
éluder l'effet que devait produire Tépître paternelle et digne de
Boniface, une lettre où ce pape, avec une franchise rendue plus
absolue par une concision impérative, exposait ces prétentions que
la cour romaine voilait sous des expressions adoucies , et s'en
firent un prétexte pour dicter au roi une réponse violente et bru-
tale, qui commençait ainsi : a Philippe, par la grâce de Dieu, roi
des Français, à Boniface soi-disant pape, peu ou point de salut.
Sache votre fatuité que nous ne sommes soumis à personne dans
le temporel, etc. b
Ces lettres étaient apocryphes ou du moins interpolées ({},
mais elles devaient servir à sonder Topinion. Le peuple, dont on
avait excité les mauvaises passions, applaudit, comme il le fait
trop souvent lorsqu'il s*agît -d'actes violents. Le parlement dé-
• Clara qu'il ne souflfrirait jamais en France d'autres maîtres que
Dieu et le roi; puis il fut défendu au clergé de se rendre au con-
cile général, qui ne parut imaginé que pour éloigner les pasteurs
des églises, priver le roi de ses conseillers, le peuple des sacre-
ments, et l'on brûla la bulle supposée; enfin on publia les lettres
des trois ordres, où les prétentions du siège pontifical étaient
réfutées avec un grand étalage de subtilités, d'érudition, de ser-
vilité.
Boniface démasqua les calomnies de Fastucieux légiste, qui
avait mis le droit de son côté en lui prêtant un faux langage; il
envoya un nonce en France pour absoudre le roi s'il se repen-
1M2 tait, et prit en pitié l'Église française, (^ fille en délire, à qui une
mère affectueuse était disposée à pardonner ses discours insen-
(1) Peints (la Flotte) literam noslram faUavit, seufatsa de ea confisU.
(Preuves du différend, etc., pag. 77.) Mais la lettre de Philippe parait authoi-
tique.
NOGARET. - 52T
sésx»; puisj ayant réuni le concile^ il publia la bulle Uwxm sanc-
tanif où il proclame que TÉglise, une^ sainte, catholiquQ> aposto-
lique, a pour chef le Christ et son vicaire sur la terre; que la
puissance spirituelle^ bien que confiée à un homme^ est pour-
tant divine, et que lui résister c'est résister à Dieu; que la puis-
sance temporelle est inférieure à Tautorité ecclésiastique, et doit
se laisser guider par elle comme le corps par Tànne; que le pape
peut^ quand les rois commettent des fautes graves, les admo-
nester el les ramener dans le droit chemin; que toute créature
humaine est subordonnée au pontife, et qu*on ne peut obtenir le
salut dans une opinion contraire. En outre, il décréta que les
empereurs et les rois devaient comparaître à l'audience aposto-
lique chaque fois qu'ils seraient cités, « telle étant notre volonté
à nous qui, avec la permission de Dieu, commandons à tous. »
Une autorité sûre n'a pas besoin de violences ; menacée , elle
exagère pour mieux se défendre; or la puissance papale ne fai-
sait entendre un langage si absolu que parce qu'elle se sentait
entamée. En effet, les temps des croyances inébranlables dispa-
raissaient > les sociétés européennes s'éloignaient de Taiie qui les
avait couvées, et chaque peuple voulait l'indépendance , chaque
prince le pouvoir illinûté. Plus avide encore que tout autre de
cette autorité sans bornes, Philippe se disposa donc à lutter avec
ces papes qui avaient triomphé des Henris et des Frédérics.
Apres avoir gagné le peuple par quelques concessions, et sa-
tisfait aux exigences de l'Angleterre, il fit publier par Nogaret
une diatribe furibonde contre Bouiface, qu'il appelait Maliface, 1303 j
faux, intrus^ larron, hérétique, ennemi de Dieu et des hommes.
Loin de courber le front sous la sentence d'excommunication, il
arrête le légat pontifical et lui enlève ses dépêches. Ses avocats,
dans le parlement, formulent contre Boniface vingt-neuf chefs
d'accusation , qui lui imputent des hérésies . des blasphèmes ,
toutes sortes de méfaits; il en appelle à un concile convoqué par
le pontife légitime, et les ecclésiastiques qui refusent leur adhé-
sion sont expulsés ou emprisonnés; les autres et l'université de
Paris approuvent ces actes , et un schisme se prépare. 11 fallait
que la violence accomplit l'œuvre que la calomnie avait com-
mencée; Nogaret, accompagné de Musciatto Franzesi, person-
nage influent de Sienne et châtelain deStaggia, fut expédié à
Rome avec de bonnes lettres de change et carte blanche, en ap-
parence pour informer Boniface des décisions prises, mais avec
l'ordre secret de l'arrêter et de l'envoyer à Lyon,
528 NOGAttET KT SCIAKRA COLONNA.
Nous avons répété fréquemment que les Romains étaient tou-
jours disposés à insulter leur pape^ et que les seigneurs se dres-
saient armés contre son autorité. Entre mille ^ il suffit de citer
GRino de Tacco, qui, expulsé de Sienne, en lutte avec les comtes
de Santa Ghiara, souleva Badicofani contre TÉglise, s'établît dans
les environs de la ville, et faisait dévaliser tous les passants. Son
frère et Pun de'ses neveux, qui lui avaient prêté la mairi, furent
arrérés par messire Benincasa, juge à Sienne, qui remplit en-
suite à Rome les mêmes fonctions. Un jour, Ghino pénètre dans
cette ville avec sa bande, se rend au palais du sénateur où sîo-
geait Benincasa pour rendre la justice, lui coupe la tête en pré-
sence d'un grand nombre d'individus, et s'en retourne sans que
personne ose l'arrêter. Plus lard l'abbé de Cluny, qu'il avait
dévalisé avec une certaine courtoisie, le réconcilia avec le pape,
qui le fit chevalier et le pourvut d'un riche prieuré.
Parmi les seigneurs de Rome, les Colonna occupaient le pre-
mier rang. Giordano avait laissé cinq fils : le cardinal Jacques,
Jean, Oddone, Mathieu et Landolfe, chacun avec des portions dis-
tinctes d'héritage; mais, d'un commun accord, ils le laissèrent
administrer par Jacques/même après la mort de Jean, qui avait
six fils: le cardinal Pierre, Etienne, Jean, Jacques, Oddone, Aga-
pito. Uoncle dissipait la fortune de ses frères et de ses neveux ,
et Boniface , qui voulut intervenir, encourut la haine du voleur
et des volés. Jacques, le ne*'eu, se montrait surtout querelleur
et violent, au point qu'il mérita le surnom de sciarra; pour se
venger il assaillit et enleva quatre-vingts bêtes de sonmie char-
gées d'ustensiles et d'argent du pape , qui allaient d'Agnani à
Rome. Boniface avait raison de vouloir le châtier, et Sciarra, qui
redoutait sa vengeance, l'exécrait. Frédéric, de Sicile exploita sa
haine au détriment du pape, son ennemi, et les cardinaux de
cette famille commencèrent à publier que l'élection de Boniface
était illégale, parce que le pape Célestin ne pouvait abdiquer. Ci-
lés devant la cour papale, ils refusèrent dé comparaître, et le
consistoire enleva la pourpre aux deux cardinaux, Jacques et
Pierre, en les frappant d'excommunication , eux et leur descen-
dance. En réponse à ces mesures, ils déclarèrent Boniface pon-
tife intrus, en appelèrent au futur concile, firent paraître dés li-
belles remplis d'accusations infâmes^ et se préparèrent à la ré-
sistance, excitant le peuple et cherchant partout des ennemis à
leur adversaire. Boniface publia contre eux la croisade, à laquelle
accoururent un grand nombre d'individus, d'abord les Orsini,
FIN DE BUNIFACË. 529
ennemis des Golonna^ et puis les Florentins; beaucoup de fem-
mes contribuèrent à l*achat des armes. Colonna^ Nepi, Zagarolo^
furent pris; enfin Palestrine eut le même sort pour être détruite^
et l'on bâtit en face (Îivila-Papale.
On devine sans peine quelle devait être la fureur des Colonna,
surtout de Sciarra, qui, après sa fuite de Rome, tombé au pou- .
voir des Barbaresques , rama quatre ans sur Une galère plutôt
que de révéler son nom^ couvant une haine féroce contre le
pape ; maintenant^ pour Fassouvir^ il s'offrit à Nogaret. Boni-
face^ se voyant menacé , s'enfuit à Anagni^ où il préparait une
excommunication destinée à reproduire les scènes de la maison
de Souabe; mais il est prévenu par Nogaret, qui^ après avoir
recruté à prix d'argent une bande d'aventuriers, et secondé par
les nobles de Ceccano, de Supino, et môme par quelques cardi-
naux, assaille cette ville aux cris de : Vive la France ! mort à Bo-
ni/ace/ Le pape , âgé de quatre-vingt-six ans et abandonné par
ies cardinaux, s'écrie : a Livré comme le Christ le fut à ses en-
nemis, je mourrai, mais pape. » Il couvre sa tète de la tiare de
Constantin, et s'assied sur son trône avec les clefs et la croix à
la main. Bientôt le palais est envahi par les gens d'armes, qui se
mettent à piller, violant les reliques et les archives; Nogaret
l'insulte et Sciarra le soufflette. Retenu prisonnier, Boniface re-
fuse toute nourriture dans la crainte d'être empoisonné. Le
pejfiple , revenu de sa frayeur, s^ soulève en criant : Vive le
pape ! mort aux traîtres! et délivre de vive force le pontife, qui,
emmené sur la place, répétait : aO bons Romains et bonnes
femmes! » Accablé de tristesse, if racontait à tous ses souf-
frances et demandait un morceau de pain par charité. Le peu-
ple criait : Vive le saint-père l et' chacun pouvait lui parler
comme à un autre pauvre. Conduit à Rome en triomphe, Boni-
face reprend courage, en renonçant aux idées de pardon et de
réconciliation qu'il avait manifestées à Anagni. Mais les Orsini
eux-nfrômes, dans lesquels il avait mis sa confiance, l'enferment
dans le g$^is ; alors, abattu par tant de coups, il expire aii mi-
lieu de huit cardinaux, confessant la vraie foi (4).
Les prélats le combattirent avec les doctrines d'indépendance
(1) Ferreto raconte quUI mourut daus des accès de rage, le frappant la tête
contre les murs, rongeant le bâton pastoral , et suffoquant. Sismondi ne lui
demande pas même à quelle source il a puisé ces détails ; il ne s'informe pas
IfIST. DES ITAL. — T. V. 34
630 bbupit xi.
nationale , le» rois par les légistes , les écrivains par l'opinion.
Philippe le Bel^ les Golonna et Dante font encore peser une re«-
noDimée sinistre sur ce pontife, avec lequel finit Pomnipotenoe
11 octobre du saint-siége.
Benoît XI ( Nicolas Boccasini ) lui succéda. « Homme de pa-
renté limitée et de petite naissance , ferme et honnête, sage et
saint (GoHPAONi)^» il ne voulut pas reconnaître sa mère quand
elle se présenta devant lui avec des habits magnifiques, mais
bien lorsqu'elle vint avec son costume ordinaire, il n'était ni
Guelfe ni Gibelin, mais pape de la paix^ comme il connènt;
néanmoins il souffrait dans cette Borne, dont chaque palais était
une forteresse, où les cardinaux eux-mêmes dirigeaient ou ser-
vaient les factions des Golonna, des Orsini ou des Gaetani.
Obligé de se défendre CiOntre les hommes qui Tentoaraient, com-
ment pouvait-il déployer de la vigueur contre ceux qui étaient
éloignés? Pour se soustraire à leur oppression, il se réfugia
dans Assise, et Ton dit qu'il songeait à transférer le siège pon-
non plus pourquoi son cada^Te, trouvé intact après troi« cent deux ans, ne
portait aucune trace de lésion.
Le procès^verbal de Boniface dit qu'il expira tranquillement dans le palais
du Vatioan, et le cardinal Etienne, qui assistait à sa mort, écrit :
Lecto prostratus antaelus
Procnbuit, fassusque fidem , curamque professas *
AoiDfttue ecdesis , Gbristo tnnc reddfttur almus
Spiritus, et sxvi nescit Jam Judicis iram,
Seâ mitem placidamguc patris , ceu credcre fiis est.
Voir Jo. Rdbbi, Bonifaeius f^lll; Rome, 16^1. 11 est défendu contre Dute,
Ferreto, les historiens et surtout contre SismoQdi,par le Du&lbi Re¥iew, année
1842, et par le père Testi dans V Histoire de Boniface F'IH, 1847^ Ben^enuto
d'imola, dans ses commentaires sur Dante, l'appelle magnanime fféekeur^ et
c'est répithète que lui donnent saint Ântonin et Jean Villanl. Pétrarque Tappelle
metveii/é du monde. Raynald, continuateur de Baronius, fait preuve d'une im-
partialité chrétienne, en terminant ainsi le jugement qu'il porte sur re pon-
tife ; Supef iptum itaqtte Bonifaciumf qui regtt et pontifices 0€ reiigioêoê, cte-
rumque ac popidum horrende tremere fecerat^ repente timor et tremor et dtUor
una die irruerunt^ ut ejus exempto discant superiores prœltUi non superbe domi-
nari in ctero et populo, sed forma facti gregis, curam sithditorum gérant^ prius'
que t^tpetant amari quem timeri.
Les Preuves, c'est-à-dire les actes publics, mis au jour par Pierre Dupuy,
nnt l'mmage le plus important de ce pape. En 1&2S, le Bolonais Alexandre
wyageait de ces côtés, et, xoyant Anagni déserte et rainée, il en demanda
la cause : « L'emprisonnement de Boniface (lui répondit un des rares habitants) ;
1505
BB50IT XI. GiimNT V. 631
•
lifical en LombArdie (i). Sans pâfents, plus doux que fort de
caractère^ il géniisâait des excès qu'il ne pouvait réprimer. Afin
de montrer son désir de la paix , il annula plusieurs constitua
lions de son prédécesseur^ entre antres celle contre Philippe de
France et le décret qui dispensait les sujets du serment de fidé»
lité ; mais il lança l'excommunication contre Nogaret et qua*
torze seigneurs italiens qu'il-avait vus lui-même outrager Doni^
fiice. Nogaret vint lui en demander pardon au nom du roi ; mais ^^m
quelques jours après Benoît mourait empoisonné^ et le salaire
de Nogaret s'élevait de 50 à 800 livres.
Les vingt'Cinq cardinaux se réunirent alors en conclave à
Pérouse, et Télection fut longtemps ballottée entre les Gaetani,
fauteurs de Boniface, et les Colonna^ qui favorisaient les Gibe-
lins et la France. Forcés par les Pérousins, qui allèrent jusqu'à
leur diminuer les rations, ils désignèrent trois étrangers^ parmi
lesquels le parti national eut à choisir le pontife. Bertrand de
Got , archevêque de Bordeaux^ réunit les suffrages. Ce prélat
s'était montré hostile au roi; mais Philippe, qui^ par Pintermé-
diaire des Colonna^ exerçait une grande influence dans le con*^
clavCj informé prompteipent du choix qu'on avait fait, vint à lui^
Gt^ paraissant oublier les animosités nouvelles pour la familiarité
d'autrefois^ il lui dit : « Je puis vous faire pape si vous me pro-
mettez de me rendre six services : le premier, que' vous me ré^
conciliiez avec l'Église; le second^ que vous me rappeliez à la
communion moi et tous les miens; le troisième^ que vous m'ac-
cordiez les dtmes du clergé dans mon royaume pour cinq ans,
afin de subvenir aux dépenses de la guerre de Flandre; le qua-
trième, que vous abolissiez entièrement la mémoire du pape
Boniface; le cinquième^ que vous rendiez la dignité de cardinal
à Jacques et à Pierre Colonna^ et que vous l'accordiez à quel-
ques-uns de mes amis; quant à la sixième grâce, je vous en
parlerai en temps et lieu, d L'archevêque, qui se croyait pontife
grâce à son pouvoir, promit sur l'hostie ce qu'il demandait , et
fut élu sous le nom de jClément V.'
Jean Villani^ qui rapporte cet absurde entretien^ était-il en
depuis ce moment, la gneiTe, la pette et les factions ont ravagé de plus en plus
la cité. »
(1) Taeita mente aonciperet intra magnam lialiam apud Longibardoê sedem
' MpostoUoeam sihi slatuert, ui ei in potterum ibidem etseîfaNe mamsura, (VvM*
BRO, Ut. m^pag. 10t2.)
53i L£S PAPES A AVIGNON.
tiers par hasard? Aucuq autre contemporain n'en parle, et le
bon chroniqueur l'avait sans doute recueilli de la bouche du
peuple^ qui traduisait en pacte antérieur les. complaisances pos-
térieures. Le fait est que Clément avait déjà vu que les papes,
à Rome , étaient les esclaves de la plèbe et des factions; dans
l'intention peut-élre d'affranchir Tautorité. pontificale^ il invita
les cardinaux, au lieu de.se rendre ^ Rome> à le couronner dans
la ville de Lyon. Dans le trajet un mur s*écroula, plusieurs
cardinaux et domestiques furent tués , et d'autres^ blessés ; une
rixe entre les gens de la suite du pape et les Lyonnais fit ré-
pandre d'autre sang : accidents d'où la superstition tirait de fu-
nestes présages. La capitale de l'antique empire, la cité des
plus grands souvenirs/ la tombe du prince des Apôtres et de tant
de martyrs, le rendez-vous des pèlerins, le centre d'étude des
érudits, était mal remplacé par une ville étrangère, pauvre et dé-
vastée par les guerres; mais Tltalie avait à déplorer surtout que
cet abandon parût justifié par les désordres de Rome.
Après avoir couru de diocèse en diocèse avec une suite nom-
breuse de serviteurs et de courtisans, Clément s'établit enfin
1909 dans Avignon , ville du comtat Venaissin, possession des papes,
appartenant au comte de Provence, sous la suprématie de l'em-
pire ; dès lors commença ce que les Italiens appelèrent ia cap-
livilé de Babylane. Avignon, que Pétrarque trouvait petite, dés-
agréable, fétide, reléguée sur un rocher, avec des rues étroites,
des maisons basses et mal construites, descendit bientôt dans
la plaine, se remplit de palais et d'auberges. Sur l'autre rive du
Rhône, terre de France, les prélats édifièrent Villeneuve, et
Taffluence considérable des étrangers et des princes anima oe
pays.
Établi sur la terre de Tétranger, et, par suite, soumis à sa vo-
lonté, le pape commença par des œuvres abjectes; au moyen de
la concession des dîmes, il engraissait les uns et les autres avec
rargentd'autrui(l). Il abrogea la constitution C/ertm latcostàé-
(f) dément V a fut un homme très-«vide d'argent et limoniaque; tout bé-
K néfice se vendait à prix d'argent dans sa cour. Luxurieux, on disait ou^eii^
« ment qu*il avait pour maîtresse la comtesse Palagorgo, très-jolie femme, fiUe
« du comte Fos. \\ laissa à ses neveux et à ses parents des trésors coDsidénblcs.
n Ou raconte que ce pape, ayant perdu un de ses«neveux, cardinal, qu'il aimsit
« beaucoup, contraignit un nécromancien célèbre a lui dire ce qu'était devenu
« TAme de ce neveu. Ledit nécromancien transporta aux enfers un chapeiaiB
« du pape, homme très-sAr, et lui montra \isiblement un palaisdam lequel était
LES TSMPLIERS. . 533
• • •
clara que la bulle Vnam «anctom n'était pas contrairaau royaume
de France , promut au cardinalat douze créatures de Philippe ,
entre autres les deux Colonna dégradés par Boniface YIII^ moyen
assuré de perpétuer la servitude^ et donna l'absolution àNogaret.
Par ces faveurs il voulait calmer Philippe, qui persistait à récla-
mer la condamnation de Boniface. Il espérait sans doute que le
. temps amortirait sa passion y tandis qu'il ne faisait que l'irriter;
car le roi demandait sans cesse que Boniface fût déclaré héréti-
que, effacé du nombre des papes, exhumé, brûlé, et qu'on jetât
ses cendres au vent. Ce n'était pas seulement une rancune per-
sonnelle, mais une lutte de principes : il s'agissait de savoir si le
spirituel devait l'emporter sur le temporel, comme aux temps de
Grégoire VII ou d'Innocent III, ou bien si l'heure était venue que
personne ne pût refréner les rois; et que la légalité dût céder à
leurs exigences. Le pape tenta dç se soustraire à l'oppression
par la fuite ; enfin il décida qu'une affaire de cette importance
ne pouvait être résolue que par un concile.
Ce procès se compliquait d'un autre non moins honteux. Après
avoir indiqué l'origine des chevaliers du Temple, nous avons fait
connaître comment , de Jérusalem , ils s'étaient propagés dans
toute l'Europe. Parmi les provinces dont se composait cet ordre,
les plus anciennes de l'Orient avaient été occupées par les mu-
sulmans, à l'exception de Chypre; celles d'Occident, dont trois
étaient l'Italie, la Pouille et la Sicile, possédaient neuf mille
commendes, qui donnaient un revenu de 9,000,000 de francs. La
plupart des trente mille chevaliers étaient français , et , commu-
nément, on choisissait un Français pour grand maître , prince
souverain.
Tant de privilèges, tant de richesses, attiraient en foule dans*
cet ordre les cadets des principales familles de l'Europe; mais,
après la perte de la terre sainte, le champ principal de son acti»
vite n'exista plus, et les templiers, oisifs , égoïstes, insolents, vé-
curent au milieu d'orgies crapuleuses voilées par le mystère, et
que leurs chapitres pardonnaient sous la forme de confession
générale. De la vénération qu'il avait pour eux, le peuple tomba
dans un effroi mystérieux , alimenté par les formes orientales
« un lit de feu ardent où se trouvait Tâme du neveu mort, en lui disant que sa
« simonie lui avait mérité ce supplice. Dans cette vision, il aperçut un autre
n palais en face, qii^on lui- dit être préparé pour le pape Clément. Ledit chape-
« lain rapporta tout cela au pontife, qui, depuis>ce moment, ne fut plus joyeux ;
« il mourut peu après. (Villani.) »
B34 im TeXFUERS.
dontiU entouraient Piiiitiaiton^qui m fmatidans kim nuBsoni,
la Quit , à portes closes, avec exclurion de tout étranger, même
du roL Tandis que ces accusations inspiraient de l'épouvante an
vulgaire, les grands, souvent aussi crédules que le peuple, leur
attribuaient le projet d'établir sur toute l'Europe une république
aristocratique, afin d'exercer la domination universelle; cedeç*
sein, imputé à des chevaliers armés, soumis à l'autorité absolue
du grand maître, était moins absurde que celui dont les jésuites,
au siècle dernier, furent accusés par les philosophes. Mais le
crinve des uns et des autres, c'étaientles rfcbesses qu-ils wm&A
ou qu'on leur supposait; or les dix charges d'argent et les
i 50,000 florins d'or que les templiers avaieAt apportées delà
Palestine en France, comme le proclamait la renommée, équi-
valent aux barils de poudre d'or que l'on disait remplir les caves
des jésuites.
Les richesses devenaient chaque jour plus nécessaires au roi
depuis qu'il avait changé le système de gouvernement; or celles
des templiers ne pouvaient manquer d'exciter la convoitise de
Philippe, qui résolut de détruire leur ordre avec ses armes ordi*
nalres , les légistes et un procès. Le brave Jacques de Molay,
leur grand maître, informé des accusations dirigées contre les
siens, demnnda à «e justifier devant les tribunaux. Philippe, après
Pavoir amusé de belles paroles, le fit arrêter à llmproviste avec
tous les chevaliers qui se trouvaient en France, et séquestra leurs
biens. Molay invoqua les privilèges de son ordre; neuf'cents che-
valiers se déclarèrent ses défenseurs/et ceux-qui l'avaient chargé
se rétractèrent. Les iniquités de la procédure, les souffrances
des cachots et de*la torture, sont connues; Clément s'écria qu'on
Pavait trompé, et, sentant laTaiblesse d'un pontife sur la terre de •
l'étranger , il tenta de fuir. Philippe, pour l'effrayer, remit en
scène le procès contre Boniface , accumulant toutes sortes d'ac-
cusations sur le pontife mort et sur les templiers condamnés!
mourir. Nogaret , ^ genoux devant le pape et les mains jointes,
insistait avec des pleurs et des gémissements, en invoquant Thon*
neur de l'Église, l'amour de la patrie, toutes les choses les plus
sacrées^ pour que le cadavre de Boniface fût exhumé et brftié,
satisfaction, disait-il, que le saint-père devait en conscience.
Clénaent, pour éviter ce scandale, cela aux exigences du roi, st
pour qu'il le tint quitte du jugement de son prédécesseur, il le
laissa libre du reste.
Les accusations contre Boniface furent longuement exposées
1
I
■
II
»
CONCILE DE VIENNE. 53S
et dâ)attue8; enOn le pape en remit la décision k un eonclle. Le uii
seizième concile œcuménique, réuni à Vienne dans le Dauphiné^
déclara que les inculpations n'étaient pas fondées, et deux che*
valiers catalans se présentèrent devant l'assemblée en Jetant leur
gant, comme disposés à soutenir^ l'épée à la main, l'innocence
de Boniface. Néanmoins les concessions déjà faites par Clément
furent confirmées^ et^ en un mot, le concile décréta que Philippe
avait agi par un zèle louable; que ni lui ni ses successeurs ne se-
raient jamais inquiétés pour cela ; que toutes les constitutions
préjudiciables à la liberté du royaume seraient annulées^ et qu'on
effacerait dans les archives les sentences prononcées.
Au prix de tant de concessions^ Philippe consentait à renoncer
à ses poursuites contre la mémoire de Boniface : mais il ne le fai-
sait que pour obtenir satisfaction dans un autre procès ; or Clé-
ment, une fois engagé dans la voie des complaisances, ne put
refuser la suppression des templiers. Philippe, loin d*étre con-
tent, voulut encore le supplice d'un grand nombre et des princi-
paux d'entre eux. a Dans un grand espace clos de bois, il fit
attacher, chacun à un poteau, cinquante-six desdits templiers ;
on mit le feu aux bûchers, et, l'un après l'autre, ils brûlèrent peu
à peu , l^roi les avertissant qu'il accorderait la vie à celui qui
voudrait reconnaître son erreur et ses péchés. Malgré ces, tour-
ments, et bien que leurs amis et parents les suppliassent de coi>-
fesser leurs fautes pour échapper à une mort si misérable, aucun
d'eux ne voulut faire d'aveux ; mais, avec des plaintes et des cris,
ils se proclamaient innocents et fidèles chrétiens, en invoquant le
Christ, sainte Marie et' les saints; ce fut ainsi que, par ce mar-
tyre, tous finirent la vie, brûlés et consumés (i).>> Après les au-
tres vint le grand maître Molay, qui , expirant sur le bûcher, cita
Philippe et Clément au tribunal de Dieu, où ils comparurent en
effet avant un an, délai qu'il leur avait assigné.
(1) ViLLAN 1 ; et Dante, Purg., XX.
Toutes les accusations, bien qu^elIes ne soient pas admises généralement,
peuvent se réduire à six chefs : 1® qu^ils reniaient la foi, blasphémaient le
Christ y Marie, les saints, outrageaient la croix et la foulaient aux pieds ; 2^ que,
dans la consécration, ils s^abstenaient de prononcer les paroles sacramentelles, et
que le maître, bien que laïque, donnait l'absolution des péchés ; 3' qu'ils ado-
raient la léte de Bafomet^eX portaient des ceintures bénies par son contact;
V* qu'ils se donnaient des baisers indécents ; 5** qu'ils péchaient contre nature ;
6" qu'ils faisaient tout clandestinement, en jurant d'étendre l'ordre par tous les
moyens possibles. «
536 ABOLITION D£ L'ORDRE DES TEMPLIERS.
Noffî Dei,juge de Florence^ avait travaillé beaucoup pour
faire condamner les templiers, dont il avait, disait-il , connu les
crimes quand il appartenait à leur ordre; puis il servit le roi
dans d'autres procès contre des sorcières et des magiciens. Las
templiers furent condamnés en Lombardie et dans la Toscane ,
absous à Havenne, à Bologne, en Castille ; Charles II de Naples
fit condamner à mort les Provençaux , dont il donna les terres
aux hospitaliers.
' Le pape, non par sentence définitive, mais pair voie deprom-
sion, abolit cet ordre dans toute la chrétienté, comme inutile et
dangereux; on prétend qu'il partagea avec le roi de France
200,000 florins d'or de leurs biens-meubles. Les immeubles de-
vaient être assignés aux hospitaliers pour qu'ils équipassent ceat
galères contre les Turcs; mais les dépenses du procès et les
dettes à payer, dont Tétat fut présenté par les légistes du
roi, s'élevèrent à des sommes si considérables que les hospita-
liers s^en trouvèrent plus pauvres.
Le lecteur sent déjà que des temps nouveaux approchent.
Deux grands faits s'accomplissaient : la distinction des nationa-
lités et la sécularisation des États. Cette république chrétienne,
placée sous la main des papes,- se dissolvait; l'unité des instn
tutions cessait; la critique se substituait à la foi, une époque de
remaniement à un âge organisé, la puissance des rois à l'autorité
de PÉglise. Toutes les forces nouvelles voulaient rompre le fais-
ceau ; de là une lutte; générale contre l'Église, non pas qu'on la
combattit encore elle-même, mais sa domination, qui paraissait
devenue oppressive.
FIN DD CINQUIÈME TOLUMB.
r
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE CINQUIÈME VOLUME.
UVRE HUITIÈME.
Pages.
Cbapitbe LXXXVI. — Les deniicn NonMiMlt eo Sicile. Heori VI i
Le rajaune... •. ., ,, , • ... a
AdoÎDistratioa det Lombards. 6
Goillaume le MaaTai« 8
Goillaone le Bon *.. 9
Tanerédede Lecee.., ., • .••• 11
CoaronaeoMot de Heori IV i3
Henri Vi dans le royaooie et la Lonbardie. ,... i5
Tyrannie de Henri VI ; x8
rude Henri VI %t
raAPiTRB LXXXVII. .— Innocent III. Qnatrième croiaade. L*en>pire latin en
Orient. • ac
Innocent III 1 .., •....• M
Gouveruenent d'Innocent III.. ."...• 95
Ligne toscane. • 27
La Sicile a»
Quatrième croiaade. Venise • • 3o
Prise de Zara.\. ; • • 3a
Les Comnènet • 33
Les Anges. 34
Prise de Constantinople par les Latins, ..., ...* 36
Les croises à Constantinople 37
Partage de l'empire.' 3i
Les Vénitiens en Grèce.. '. 4a
LaCanée , 43
C^APirmi LXXXVIIL— Othon IV. DcTeloppement des répnbliqvcs. Nobles et
plébéiens en lotte. Gnelles et Gibelins 44
Les rois d*Alleamgne 4^
Othon IV kH
Accroissement des républiques 49
Les seignenrs entrent dans les oomnrones 5o
Nobles et plébéiens 54
Guelfes et Gibelins 5g
Les partis ••••• ••• •• 64
■
538 TABLE DES MATliRES.
Batailles nuDicipales 69
Diacordes civile*. ••••.••••• ...•• ... 71
Maax exagéréff , •.». «•••••!#•. »••••««#*• 73
Origine des tjnQoioa «•#••• «i*>«t««*«««««f 77
Othon IV ■ 7*
Frédéric 11 79
Chapxtrb LXXXIX. ^ Molnoa. Bévéaias. Paterlat. l^qnlailloB So
Moiaes 8f
Saint François d'Auiae • « -• Sa
Règle de saint François 8f
Franciscains. Clarisses. 86
Franciscains , • #7
La Portionc^ale. Les tertiaires ••••••»• • 88
Les tertiaires. IjCS dominicains %.....<.•.. 89
Dominicains t, .,•...••« ,y 90
Moines. Ermites. 91
Hérésies .., ;,,, 99
Yaadois. Cathares ,...' ••. •• • 9^
Sectesdes cathares , , <i , 9^
Leur critique ,. • 99
Patarins. . ;. ,, loo
Poursoites contre les hérétiques , . . T09
Croisade contre les Albigeois, . . : , »....• io5
inquisition •• ,^ •••••.#•••• 106
Procédure iaquisitoriale ••.«••'» tt «t • -ft •• • • • 107
Saint Antoine, • ..•••••• m
Pierre de Vérone • ^. .. .» .., lia
Pierre Martyr « .......••.,....*.•..., ii4
Le saint office • .• , , ix5
Cbapitab XC. — ' La acoUstiqile. Influence cifile du droit ronain et da droit oft*
noniqne. Les universités. Les sciences occultes, .•.••«#••..•.«•••,•• 116
La scolastiqoe.., ..••,•,..•»..,,.,....., ••^•••t..** it?
Lanfraoc de Pnvie*. , •»,>.•,, ^ «..#••• «t •• » . • «t >• ••«• «t* ••»• i^o
Saint Anselme, •.».•» • •• •• • 121
Pierre Lombard. ., ..*•. ••••ff*«t«t»«t«*tfft* l^^
Thomai d'Aquin ••••.•,•••• tii
Sa politique f., • •t«tt*»t**»«i 12^
Saint Bonaventore , ••••#•• •#•#»#••.• xa8
Paris • «f •• i^
Droit rofluin. »*•,•»•,,•«»,. t.* >f*t«.« .»•.»••«»•#•#.. .., i3«
Glossateurs. Accnrse ,...•...*»., >• •••»•» »• «m trt«*f •••!• >3i
Dino. Barthole ,•*•.. •• «t». ••t»«f«»«. i33
Balda Penna ..»..,. iH
Droit canonique, #•«•#*••#•••#».»,•••• f35
Infloence dn droit citil .,.,,,, ••••#•»»•• •#«•••«•»••*» «»t«ff.* »36
Influence du droit ecclésiastique, ..,...,.. , ••»#.#»f»*t* t f 38
Les universités. ,,,,, t. .......♦•». »• »t»«»»i**»* J4^
Université de Pologne,»,., »,,,,, ##»f .f»rf ».t •?...». »».-t .»•»•»•• f43
Autres nntTersités d'Italie ,, ......'....• i47
TABLE DBS MATltltXS. 539
Piges.
École deSaleme ••••••• «i..* x4S
Les lépreai «.. , i5o
Chirurgie > , •.•«••• xSa
Sciences occoltes. Astrologie , ••• t • t •••• f ••«••• t • « x54
Pierre d*Albaoo ^ ••• t •••••.•••• , tSg
CrojsAces sap«rsUtiesses. Alcbiaiie .»..»...••.••••••. « . . « < i6o
Fiboucci. Guy iTAnnso , • • . • • 164
Plaio-chaut , i65
Chapitre XCI Frédéric II. , 166,
L'figlise et Tempire «» ,. 167
Frédéric II , , , -, 169
Honoriiis III , ^.♦•t.....»,t 170
Ouquième croisade ##••#••« *7^
Organisation de b Sicile ......••.• ••«••••••••••••«.• 178
Pierre des Vignes. Études ,,,, 177
Seconde ligne lonbarde •••••••••»••»•«. 180
Sixième croisade...; ,, ,,, i8a
Frédéric à Jémsalero ,,,, 184
Frédéric et la ligne lombarde • •,• ••••• i85
Euelin , •#••••••«••••,• •• « 187
Les pacificateurs. «,,, 188
Jean de Schio .- . igc
Paix de Paqnara ...•.., ^ 193
Diète de Mayenee 194
Bataille de Corteno? a , 196
Frédéric nécréént.. ••.... 197
Frédéric excominwiié ...•• • «. . 199
Siège de Rome ,, ,.,, ' aoi
Bataille de ta Meloria ^ • «, . aoa
Innocent IV ••••........••..... ao3
Concile de Ljon • ..• 204
Frédéric dédine • 307
Enzo. . ; i 108
Pierre des Vignes an
Tin de Frédéric axa
Cbapithb XCIl. — Fin des princes de la maison de Sonabe et de la seconde
guerre des inTestKares ai5
Conrad IV a x 6
Conradin • aj8
Bfanfred roi...... aao
Urbain IV. ; ai t
' Les flagellants aaa
Charles d'Anjoa aa4
Descente de Charles en Italie aa5
Charles i Bome <....» aa6
Charies et Manfred aa8
Bataille de Bénérent , aa6
Charles triomphant. • . . , t . * • » • a3i
Réaction gibeline. Conradin • a33
5W TABLE DES MATIÈRES.
EipéditioD de Coondin a3'
Bataille de Tagliacouo ^y^
Procès de Coondio ^,
Supplice de Conradin ^3^
Grégoire X. Rodolphe de Habsbourg * . . " ^,
Fin de la guerre des ioTestitures ^43
Chapitre XCIll. — Les Mongols. Fia des croisades et Icori effels. Les ar- «43
»o»ri w 94 S
Gengis-Rhan. ^ ^ ,^^
Missionnaires , 5i*5
Orderie de Pordenone ^^g
Septième el buitièfne croisade , , .* ^^g
Fin des croisades ; a^g
Prise d'Acre ., , ^j
Exhortations à la croisade 959
ÉcrÎTsios ^ ^ 954
EfTets des croisades , ^55
Anecdotes » ,...*. «58
Reliques. Miracles a5g
Généalogie. Blason 95i
Ayantages de la civilisation «63
Progrès 965
LIVRE NEUVIEME.
Chai'ITIIB XCIV. «i— Les Italiens après la chute des Hoheoslauren. Lea feada-
taires. Les Torriani et les Visconti 96^
Rodolphe de Habsbourg , 968
Géographie politique de l'Italie 9-0
Petils seigneurs 9^9
Petit* seigneurs de la Romagoe , , , 9-6
Petits seigneurs de Tltalie méridionale 378
Eztelin IV 979
Le Milanais , 981
Fin d'Ezzelin , , 983
La maison d^Fjste 98&
Obert PelaTicino , 985
Les Torriani 986
Bataille de Desio 988
Établissement de la tvranuie 989
Chapitr» XCV. — Toscane 999
Seigneurs toscans 995
Seigneurs ecclésisstiques 996
Communes toscanes 997
Florence 999
Les Buondeiroonte et les Amedei 3Uit
Gouvernement ^elfe; 3o9
Farinata 3o3
BaUille de Monteapertî 3o5
TABLE DKS MATlÈnFS- 541
Pages.
Parlement d'Kmpoli • 3^
Bataille de Campaldlno ^ j^g
Giano de la Sella ', 3^^^
CiAPiTRt XCVI. -^ Les républiques maritimes. Coostilation de Venise 3ia
Républiques maritimes -^ ^ 3i3
Bataille de la Meloria ..!.!*!..!]!!!!!.!...!!.! 3i4
Le comte Ugolin. Gènes. ..." 3,5
Géaes. Son goureniement 3^5
Hes environs ^ 3 j_
N'«« '- l^'^..^y^\'^'.'^^^'.'^ sis
Rivières dn Piémont '. ^ 3,^
*■■«*»«« ....!!!.!!!.!!'///.!]!!!! 3ao
Gènes. Venise 3^^
Venise. Ses magistrats 3^^
Relations ecclésiastiques ' 3^ *
La noblesse 3^^
Bataille de Cunola " 30
Conjuration de Baïauonte " ' 3-.
Réforme dn grand conseil ! 33o
Marino Faliero ^ a^
Conseil des Dix " " -33
ln(|ui8itenrs d'ÉUt ^ ' " 3,,
Peuple vénitien , " * 99c
Livre d'or. Bamabotti ,'"' 33g
Candie * »,
Chapitbi XCVIl. — l*rospérité des républiques en population , ricbe«srs, insti-
tutions a
Éutdusoi ^-.''!i!!'i* !!!!!!!!!;!!;;!;'!!*";! 3^1
Amélioration de l'agriculture ' \ ..!... 3zr
Tra? aui hydrauliques. ' ^ 3 .
Les villes Vaméliorent ei VembellÏMent '!.....!.!!.......' 848
Grande |>opulation des villes 3^
Mesurte sanitaires ei de bienfaisance * * ' 353
^'^^^^ ^ll\.^y.y.^[[[[','^[['^][[','^', 354
Richesse publique ^ ^ ^ at-
^v^^ ^^^^''111"'"*1!1!!!!!!!!!!;!!!; 356
^^"« 35«
Institutions de charité , 3c_
Chapitus XCVI II. — MoeucB. Réjouissances. Spectacles 35g
Maisons : *' ' ..^
••.... i6o
Nourrirure. VétemeuU ; ^^ • o--
Lois aomptuaires , f '^ 3^^
Usages divers. ^ ^ a-
Publicité. Fastes '.....'......!...]!!!!!!!.!........!! 3^
Libertinage ' ] * ^ «
Grossièreié de mœurs ^ 3 e
Superstition ! ^ .!..!..!!!!.!......! ! 376
Culture intellectuelJe. DjvertissemenU ^..
Chevalerie ,i'
• •. • • 3Ba
54d TABU OIS MATiiass.
Funéraillea ^ . . , •«.«..•.••••••• 384
Cbaues » » . . é • . . . t , . . • . . 386
Fêles popuiaint * 388
CÀntnU ^ 389
Pétet ▼éoitiennes .,.* 391
Fêtes historKiues ...» « • • . • 39s
Fêtes eccléiiistiques, 39S
Chapitre XClX. — Beaax«arU « , 398
Art byzantin , 399
OEurres d'art s • • 480
Édifices de Venise et de*Gêoes «t ••••• 4<n
Édifices de Pise •••• 4<>3
Architecture lombarde et arabç • « •,,.*••• 4<^
Arcbilecture normande »,,»», »»»iO,»»» 407
Système {gothique .* • 1 . 4 «.«•.•.••• • 4^^
Cathédrales gothiques •«■•...» 4 10
Premiers architectes, Enthonstasme esthétique <«. «t. ••••••• 4t3
Architectes toscans ••«.tt.««tt.*f«t«..* 41^
Édifices de b haute IUlie «••«*.••.••••..• 4<7
Architecture civile •... •é»«.t«««»« 4><'
Mosaïques •«.••...••• i^i
Fonte des métaux • ••.■•«.•••• 4^*
Sculptures, ..• ••«••••*••••• 4M
Peinture '. • .. .«••.'•• 43^
Cimabné , • •••• ««••« 4^9
Giotto et ses élèves. «t*...... 43i
Le sentimeat 4^4
CiAPiTRi C. -^ Langue itanenue » t..«.«.. 436
Vicissitudes de la tangue italienne t. •«••••... 438
Langue rustique • • • • 439
Infiuence chrétienne .•..•••.••*..••.•••• 44^
Évolution spontanée de la bingue • ••• ......•••• 443
Différences gramopaticales #.•.«•...••••••«•.•>•'••••• 447
Incorrections du langage écril ••• ••••.. 46o
Commeocemeats de l'italien.. ... .... , <••..•# •• 4^
Le nom de la langue 44^
CsAPiTRc CI. •* Lettrés italiens. CommenccmeaU de la poésio italienoe jn^à
Dante 4S8
Troubadours •••....«••••• • 4^
Sbrdello : 460
lie latin ^ i^i
Le grec ....: •.. ••.•.••• 4^
Mètres latins 463
Rimes. Nouveaux mètres ..* 4^4
Premiers poètes italiens • •••••• •• 4^
Daote 474
La Divine Comédie • 477
Langue de Dante ••••.•••.>•»..>••••• 4^4
Queetions de Inngvc. • é..«é.*. • 4^7
TABLE DES MATliBES. 543
Pages.
Pro«c 48^
Chapitre Cil. -. iDgéreoce francise. Vêpres sicilienoet et la gaerre qui en fut -
la suite , 4%
Gott?eroement de Qiarles d* Anjou >-• 49^
Jean de Procida.. . .". 49»
Imcida des Lambertazzi . * ^94
Nicolas ni 495
Martin IV. Vêpres siciliennes ' 49^
Pierre d'Aragon • 49<*
HonoriusIV .• 499
Charles le Boiteux • 5*^
Paix de CalatabèUoU » 5oa
Sicile. Frédéric 1 5o3
Cuâ.prrRji cm. Boniface Vlll. Dante, bomme politique et historien 5o4
Booiface VIII 5o5
Le jubilé 5o6
Les Blancs et les Noirs ^oS
Les Cercbi et les Donati ^09
Dante exilé 5ia
Ses plaintes . .• 5x3
Ses colères 5i6
Sa politique ^i^
Dante et le clergé 5ai
Dante et Boniface VIII '....« 5aa
Philippe le Bel et Boniface VIII 5a3
Mogaret 5a7
Sciarra Colonna 5a8
Fin de Boniface • '•....... 5^9
Benoît XI >3o
Clément V ; A3i
' Les papes à Avignon 53a
Les templiers 633
Concile de Vienne. . . .' • , . 335
Abolition de l'ordre des templiers 536
PIN DE LA TABLE DU CIIIQCIÈIIE VOLUME.