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I
HISTOIRE
DES LETTRES
AUX 16% iV ET 18« SIÈCLES.
^
%
\
i
PaHf. — rBiprimerie de C0660N, rue 8«lM-GerB8JiHle£-Préi, 9.
HISTOIRE
DES LETTRES
AUX 46% 17e ET 18« SIÈCLES.
— COURS DE LITTÉHATUHE. —
Par Amédée IHiquesnel.
Le beau est la spendeur du vrai.
Platoji.
VII.
ùL^.\^^i^^ PARTS.
W. COQUEBERT, ÉDITEUR
j J 4H, KtE JAœB.
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J '<\ * 3
•: l
iutdef leltocf en Fortugftl an atx.imitiènM iiM«.
Nous avons laissé la littérature portugaise très*
languissante à la fin du dix-septième siècle; pen-
dant le règne de Jean V, de 1705 à i750, le gou*
\ernement s'eiïorça de ranimer les goûts littéraires
de la nation ; l'Académie portugaise de la langue fut
fondée en 1714, celle de l'histoire en 1720 ; mais
rien de grand ne sortit de la création de ces deux
sociétés. Le poète le plus célèbre du dix-huitième
siècle en Portugal est François Xavier de Ménésès,
comte d'Ericeyra, né en 1673. Dès l'âge de vingt
ans , il se rendit illustre par l'étendue de ses con-
naissances et la vivacité de son esprit. Pendant la
guerre de la succession, Ericeyra fit plusieurs cam^
yii. I
s HISTOIRE D£S LETTRES.
pagnes et parvint au grade de général. Cet homme
éminent travailla toute sa vie à introduire les idées
françaises dans sa patrie ; dès sa première jeunesse,
il avait traduit en vers portugais VArt poétique de
Boileau, qui entretint fort long-temps une corres^
pondance avec lui. Ericejra mourut en 1744, deux
ans après avoir publié son Henriquéide, poème épique
auquel il avait travaillé toute sa vie. Le poète s'é-
tait proposé de donner au Portugal une épopée na-
tionale plus régulière que celle de GamoëQS : il
prit pour héros Henri de Bourgogne , fondateur de
la monarchie portugaise , gendre d'Alphonse VI de
Gaslille et père d'Alphonse Henriquez. Le sujet est
la conquête du Portugal suf les Maures^ racontée
en douze chants et en strophes de rîmes octaves.
Toutes les règles sont fidèlement observées, la vrai-
semblance historique respectée^ et l'intérêt assez
soutenu. Ericeyra a évité avec soin les défauts de
Camoens} mais il a fait une œuvre froide. Les le-
çons de Boileau ne sauraient donner à un poète
l'enthousiasme, Tâme, le génie. Aussi Camoôns,
avec ses inégalités, est-il resté l'écrivain le plus po-
pulaire du Portugal , tandis qu'Ericeyra n'est lu que
des gens de lettres.
Pendant la vie de ce poète on vît renaître à Lis-
bonne un théâtre portugais, bien faible, il est vrai,
maïs s'efforçant d'enlever la nation à l'exploitation
de l'Espagne. Un juif, nommé Antonio José , écrivit
des poèmes d'opéras comiques qui attirèrent la foule
DIX-HUITIÈME SIÈCLE* 3
au théâtre. Ces pièces ne manquaient pas de verve ^
mais elles étaient déparées par un langage souvent
grossier et des idées très- bizarres. Pedro Antonio
Correa Garçao, heureux imitateur d'Horace, donna
quelques pièces dans le genre de Tércnce , qui ob-
tinrent beaucoup de succès 9 tandis qu'une femme,
la comtesse de Yimieiro , faisait applaudir une
œuvre intitulée Osmia^ tragédie nationale qui révèle
une grande délicatesse de sentimens et une rate
connaissance des passions. M. de Sismondi a dit de
cette pièce qu'elle était en quelque sorte aujourd'hui
hk seule tragédie du théâtre portugais.
Plusieurs écrivains distingués ont vu le jour dans
le nouvel empire fondé au Brésil par les compa-
triotes de Camoêns. Claude Manuel da Costa étudia
les poètes italiens et principalement Métastase et
Pétrarque , dont il a imité les sonnets. Ses élégies
el ses églogues ressemblent à mille pièces amou-
reuses et pastorales que répètent depuis des siècles
les échos des bords du Tage. On préfère du même
poète des chansons et des cantates dans le goût de
Métastase ^ mais nous n'avons pu découvrir la
moindre originalité dans tout cela. M» de Sismondi
cite encore un poète brésilien» Manuel Ignacio da
Silva Alvarenge j professeur de rhétorique à Rio-
Janeiro. Ses œuvres sont des poésies erotiques. < Leur
principal attrait y dit le critique déjà cité, c'est leur
couleur locale, les images empruntées aux arbres,
aux papillons, aux serpens d'Amérique, ou Tinvi-
 RISTOIRiû DLS LETTRES.
tation à fuir, dans l'onde fratche d'un ruisseau » les
ardeurs de décembre. En lisant les premiers poèmes
écrits dans ces climats si éloignés de nous , on songe
à ce qu'ils nous promettent , plus encore qu'à ce
qu'ils nous donnent déjà, t
Boutterweck et M. de Sismondi ont cité encore
quelques poètes portugais appartenant à la fin du
dernier siècle ou au commencement du nôtre. Ils
placent au premier rang Francisco Manuel , dont les
poésies lyriques sont pleines de noblesse et d'éléva-
tion. Antonio Dinez da Creuz e Pilva imita les An-
glais et surtout Pope, dont il traduisit the Râpe of
the lock (la Boucle de cheveux enlevée). Ce poète
écrivit aussi trois cents sonnets dans le genre de
Pétrarque. J.-A. da Cunha, célèbre par ses travaux
mathématiques, fut néanmoins un poète éminent ;
ses vers sont inspirés par une rêverie mélancolique
et une douce sensibilité. Voici un fragment de l'ode
qu'il écrivit pendant une maladie qu*il croyait
mortelle :
« Angoisse pénible , cruel accablement^ est-ce la
douleur qui te cause? es-tu la mort elle-même? Je
me résigne et j'attends avec fermeté le coup fatal ,
le dernier coup. Et toi , entendement , souffle léger,
âme immortelle , quelle roiite vas-tu prendre? Tel
que la lumière d'un flambeau exposé au vent, tu
paraissais déjà t* éteindre. Ah! si la vie seule devait
s'étoindre! Qu'est-elle, cette vie et ce monde? Rien
encore. Mais pour une âme, se voir séparer , bien
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 5
plus que de soi, de ce qu'elle aimei mourfr, et ne
pouvoir montrer à Tobjet qui m'enchante toute ma
tendresse , ne pouvoir lui montrer combien je suis
uniquement à elle! Ciel ! Et cependant je me
résigne! Mais si mes jours doivent finir ici, que du
moins un zéphyr bienveillant porte cet adieu à mon
amour! Adieu! objet de mon idolâtrie, de l'amour
le plus pur et le plus ardent! d'un amour si doux,
dont le destin cruel tranche dans sa fleur la plante
délicate! Adieu! adieu! Tu le sais, aussi long-lemps
que ce corps^ que celte âme existeront, ils seront
à toi! Vis heureuse, aussi heureuse que je l'aurais
été si tu t'étais donnée à moi. •
Nous nous apercevons que ceci ressemble à mille
élégies écrites dans toutes les langues; mais les vers
portugais ont du charme et de la grâce. Boulter-
weck cite encore plusieurs noms de poètes, mais
sans porter de jugement sur leurs œuvres et sans les
faire connaître par des citations.
< Peut-être le rogne de la langue portugaise est-il
sur le point de finir en Europe, dit M. de Sismondi.
Le vaste empire des Portugais dans les Indes a déj^
disparu ; il ne leur reste plus au milieu de ces con-
trées, autrefois tributaires, que deux villes à moitié
désertes, où ils conservent des comptoirs languis-
sons. Les grands royaumes d'Alrique , de Congo , de
Loango, d'Angora, de Bénin, au couchanl, ceux
de Mombaza, deQuilva et de Mozambique au levani,
où ils avaient introduit leur religion, leurs lois et
6 HISTOIRE DES LETTRES.
leur langue^ leur ont retiré peu à peu leur obéis- '
sance et se sont détachés presque absolument de
Tempire portugais; mais Timmense étendue du Bré-
sil leur reste. Dans le plus beau climat et le plus
riche sol^ ils ont fondé une colonie qui surpasse
douze fois en surface leur ancienne patrie ; ils y ont
transporté aujourd'hui le siège de leur gouverne-
ment, leur marine et leur armée : des évènemens
que rien ne pouvait faire prévoir y donnent à la na- i
tion une nouvelle jeunesse et uite nouvelle énergie, i
et peut-être le temps approche-t-il où Tempire du |
Brésil produira , dans la langue portugaise , de 1
dignes successeurs de Gamoêns. »
Nous avons terminé notre voyage à travers les 1
contrées méridionales; nous avons esquissé This-
toire de la naissance, du progrés et de la décadence
des littératures romanes, nées du mélange des La-
tins et des Goths , du midi et du nord. Le provençal» i
Titalien, Tespagnol, le portugais ne sont que les '
dialectes divers d'une seule langue.
Il nous reste à terminer l'histoire de la plus glo-
rieuse des langues romanes, de la langue française^
et à achever notre pèlerinage à travers les régions du i
nord et du centre de TEurope. Nous allons y ren-
contrer de nouveau ce génie profond et sévère que I
nous avons déjà admiré dans nos précédens vo-
lumes. C'est une poésie plus accessible aux traduc-
teurs, parce que la forme y joue un rôle moins do-
minant, parce que celle poésie consiste plus dans la
BIX-HUITIÈME SliCLE. 7
pensée que dans la musique. Il est presque impos-
sible de faire sentir à des Allemands, à des Anglais,
et même à des Français, qui ne connaissent que
leurs langues nationales , tout ce qu'il y a d'enivre-
ment dans les vers sonores et brillans des nations
méridionales , tout ce qu'il y a de jouissance dans
le seul bruit de ces langages dont chaque syllabe est
une^note métallique qui agit puissamment sur nos
organes.
LITTÉRATURE DES PEUPLES DU NORD
DE L'EUROPE.
H.
BélAlHlértttare anglaÎM mi dîs-hmtâètto tièeU..— ËÊm^mmmkt
■Mfliqn*. — Voéiie. — Addîfon. — fltMl.*-9wîfl.— Vop» , eto.
-— Uttératare éoofMÛie. |— iMumifOii- — Bar os* — ll«opliflr«
MB, «te. -« Boman anglaif. •— &ioli«rdf0B. ««i'IiUUôf, <tlk9, -»
Lorsqu^en 4688 Guillaume s'empara du pouvoir^
il se fit contre TÉglise catholique , et par suite contre
tout le christianisme, une réaction violente. Toland,
Tindal , CoUins et Shallesbury poursuivirent la
religion révélée de leurs sarcasmes. Wollaston com-
battit avec éclat, à défaut dé raison » les miracles de
Jésus-Christs Le scepticisme débordait; un peu
plus tard, le célèbre ministre de la reine Anne, Bo-
lingbroke, en fut le représentant le plus brillant, le
plus hardi et le plus spirituel ; on sait que sa con-
versation exerça sur Voltaire une énorme influence.
42 HISTOIRE Di:S LETTRES.
Tout ce mouvement sceptique de la fin du dix-sep-
tième siècle était fort approuvé par la duchesse de
Mazarin , par Saint-Êvremont et quelques aulres ré-
fugiés français, que M. Villemain appelle les restes
de la société de Ninon.
La religion avait des défenseurs illustres : Glarke,
nourri de tous les grands apologistes français du
règne de Louis XIV, défendit dans la chaire de
saint Paul , et par de savants écrits , Texistence de
Dieu , l'immatérialité et Timmortalilé de Tâme, et
la révélation. Il fut soutenu dans cette grande lutte
par de savans théologiens, Pearce^ Lardner, War-
burton , Tillotson , Berkley.
Mais cependant les opinions sceptiques se répan -
daient de plus en plus, ce qui n'empêchait pas notre
belle littérature du dix -septième siècle d'être étu-
diée en Angleterre avec enthousiasme. On imitait
sa forme, on cherchait à reproduire la clarté et
Tordre qui président à toutes ses conceptions.
Sous Charles II, l'Angleterre nous avait copiés sans
goût ; elle approcha plus de l'élégance française sous
Guillaume, et surtout sous la reine Anne.
Guillaume Gongréve, né en Irlande dans le comté
de Gorck , en 1672, imita Molière avec succès;
mais il ne reproduisit pas les mœurs de TAnglC'
terre. Le Trompeur^ Amour pour amour, le Train du
monde, sont des pièces très-spirituelles. Voltaire a
dit avec sa malice ordinaire : « On y trouve le lan-
gage des honnêtes gens avec des actions de fripons :
DIX-HUITIÈMK SIÈCLE. 13
ce qui prouve que Gongrève connaissait bien son
monde et vivait dans ce qu'on appelle la bonne
compagnie. 9 Ce poète se lassa vite du théâtre^
parvint à un emploi élevé , et dédaigna tout le reste
de sa vie la gloire de sa jeunesse. Prior, né à Lon-
dres, en 4664, fut également arraché à la poésie
par la politique; il aurait eu plus d'originalité que
Congreve; mais, employé dans la diplomatie, en-
voyé même à la cour de France comme plénipoten-
tiaire, il ne consacra que peu de temps à son travail
de poète. Ses poésies, où Ton reconnaît souvent
rimitation d'Horace, sont généralement faciles et
gracieuses , ses idées sont remarquables par leur
hardiesse. M. Yillemain a dit qu'en se moquant des
louanges de Louis XIY, Prior chantait celles de
Guillaume, qui s'en souciait peu ^
Guillaume mourut sans avoir excité de très vives
sympathies : caractère froid , sceptique , calcula-
teur^ il ne pouvait faire naître Tamour ; mais il fut
^ Un grand nombre de poètes dramatiques dont les noms
ne peuvent trouver place dans une histoire générale, fixè-
rent momentanément Faitention de l'Angleterre en même
temps que Gongrève ; Farquhar et Gibber, moins connus que
lui en France , sont à peu prés ses égaux ; Yanburg lui est
préféré par plusieurs critiques anglais. La tragédie de Jane
Sfiore^ de Rowe, est trés-pathélique et se joue encore à Lon-
dres. Plusieurs écrivains , Murphy, Colman , Garrick, Hoad-
ley, etc., cherchèrent à marcher loin des voies de Shakspeare;
mais aucun n*est parvenu à se cri*er une position littéraire
cmjncnte.
14 HISTOIRE DES LETTRES.
regretté comme un politique habile. L*avènement
de la reine Anne calma les partis en Angleterre; les
victoires de Marlboroug é(endirent la gloire britan-
nique; les lettres fleurirent à Tabri dti trône, et la
société anglaise rappela Turbanité de Tépoque fran*
çaUe de Louis XIV.
Addison fut Thomme de lettres qui (jomina la fin
du dix-septième siècle et le commencement du dix-
huitième. Né à Miiton, en 1672, il eut pour père
le révérend Lancelot Addison , doyen de LichOeld.
Les vers latins du jeune poète étonnèrent dès son
enfance les professeurs d'Oxford et du coUége de
llagdoline. Dans sa vingt deuxième année ^ alors
que sa réputation ne s'était pas encore répandue
parmi les beaux esprits qui fréquentaient les cafés
voisins du théâtre de Drury-Lane, il adressa des
Strophes anglaises à Dryden , auquel Gongrève le
présenta* Il publia » vers le même temps , la traduc^
(ion d'une partie du quatrième chant des Géor^
giques^ des vers au roi Guillaume et quelques
autres pièces. Ges compositions , quoique très-mé-
diocres , conduisirent tout d*un coup leur auteur
à la renommée : il y a ainsi des destinées toutes
fiaiites, nais ce ne sont jamais les plus grandes.
L*ingénieux écrivain eut quelque temps Tidée
d^entrer dans les ordres; il en fut , dit-on^ détourné
par son ami Gharles Montagne, comte de Manche-i
ster. Depuis la chute des Stuarts , la presse était de-
venue libre et assurait aux gens de lettres de lalea
unepositiou sociale éminente; Addison avait viagt-
sept ans lorsqu'il se décida à embrasser la carrière
diplomatique; lord Somers lui fit obtenir une pen*
sion de trois cents livres « et le poète quitta son
cher Oxford dons Vé(é de 1699 « pour passer sur le
Gontinenl ^ afin d'étudier la langue française , in-
dispensable pour remploi qu'il ambitionnait Reçu
avec une grande distinction à Paris par le comte e^
la comtesse de Manchester (le comte était alor«
ambassadeur près la cour de (.ouis XIV) ^ le jeune
liitérateur se trouva facilement en rapport avec les
personnages célèbres de cette époque. Sa correspon-
dance présente de très-curieux détails sur l'état dç
Paris pendant la triste vieillesse du grand roi. il 99
retira quelque temps à &lois » ville célèbre pour la
pureté de son langage» afin de puiser la langue
française à sa source la plus pure% Puis il revint à
Paris : < U parlait parfaitement le français ^ dit
M. Hacaulay » et il prit plaisir à fréquenter les [dus
grands philosophes et les plus grands poètes de la
France. Dans une lettre qu'il écrivait à l'évèqua
Hough , il lui raconte deux conversations fort inbé-»
ressanles qu'il avait eues avec Afalebrancbe et avec
Boileau. Malebrancbe montrait une grande partia-
lité pour les Anglais, et il ej^alia le génie de Newtonj
mais il secoua dédaigneusement la tête au nom de
Hobbes, il eut même l'injustice d'appeler l'auteur
du Leviathan un pauvre esprit. La modestie d'Ad-
dison l'obligea de supprimer quelques-uns des dé*
16 HISTOIRE DES LETTRES.
tails de son entrevue avec Boileau. Survivant seul
aux amis et aux rivaux de sa jeunesse, vieux,
sourd, mélancolique, Boileau vivait alors dans une
profonde solitude , n'allait jamais à la cour ni à TA-
cadémie, et ne consentait que très-difficilement à
recevoir les visites des étrangers. Il ne connaissait ni
l'Angleterre ni la littérature anglaise; à peine même
s'il avait entendu prononcer le nom de Dryden.
Quelques-uns de nos compatriotes, é(;arés par leur
patriotisme , ont eu tort d'affirmer que cette igno-
rance devait être affectée. Sous le règne de Louis XI V^
la littérature anglaise demeura aussi complètement
inconnue en France que la littérature allemande
rétait encore il y a cinquante ans en Angleterre. »
Au mois de décembre 1700, Addison s^embarqua
à Marseille pour l'Italie; il passa trois ans à visiter
cette belle contrée, la Suisse, TAllemagne et la
Hollande. Puis il retourna en Angleterre.
La reine Anne venait de monter sur le trône, et
le premier acte de son pouvoir avait été de retirer
le ministère aux wigbs. Addison perdait ses protec-
teurs naturels , il fut quelque temps dans une grande
gène pécuniaire. Vint la victoire de Bienheim et
une série de vers ridicules à la louange du vain-
queur. Ils mortifièrent le ministre Godolphin , qui
demandait un poète à tout le monde; Halifax, après
s'être fait long-temps prier, indiqua Addison , qui
vivait alors dans une mansarJe au troisième étage
d'une maison de Haymarkct. Le lendemain de cette
DIX-HUlTiÈMfi SIÈCLE « H
conversation entre Godolphin et Halifax, le poète
très-siirpris vit entrer chez lui le très-honorable
Henry Boy le « alors chancelier de l'échiquier , et
créé plus tard lord Garleton. Tel était l'ambassa-
deur choisi par le lord trésorier pour aller deman-
der au pauvre écrivain l'obole de son talent en
fuveur d'une grande victoire nationale. Ces pro[)o-
sitions étaient fort agréables à un wigh prononcé
comme Âddison ; elles furent acceptées , et le poème
intitulé la Campagne ne tarda pas à paraître. H fut
trés-âdmiré et valut à Tauteur une place de com-
missaire avec des appointemens annuels de deux
cents livres sterling.
La Campagne est loin d'être un chef-d'œuvre,
mais ce poème doit occuper un rang distingué
parmi les œuvres poétiques publiées entre la mort
de Dryden et les commencemens de Pope. La com-
paraison de Marlborough à un ange dirigeant un
orage a été long-temps célèbre en Angleterre. Peu
de temps après ce poème , Addison publia la rela*
tien de ses voyages en Italie , qui fut reçue d'abord
assez froidement et devint à la réflexion un livre
fort recherché. Le style en est élégant , délicat ,
plein de douceur et de bienveillance; l'auteur fait
un heureux usage de ses connaissances littéraires;
il cite souvent les poètes latins : son livre a un par-
fum antique. Addison donna encore vers le même
temps son opéra de Rosamonde^ qui n'eut qu'un
médiocre succès au théâtre , mais réussit à la lèc-
TII. 8
49 filSTOVae P£S LCITTBES*
ture. Au milieu de ce^.trayauji littéraires^ les ^ighs
revinrent au pouvoir, ^t Addison , qui fut nommé
sous-secrétaire d'État 9 suivit en Hanovre Halifax,
chargé de porter au grince électoral de Hanovre les
décorations de Tordre de la Jarretière. Nommé en
1708 représentant du bourg de MaLmesbury, le
poète ne put jamais vaincre sa timidité : il se leva
une seule fois pour prendre la parole, et ne parvint
pas à surmonter son émotion. Depuis ce moment il
n'essaya plus de sortir de son silence. Tel fut cepen-
dant l'ascendant de son talent d'écrivain^ qu'il de-
vint successivement sous-secrétaire d'État , pre-
mier secrétaire de l'Irlande et secrétaire d'État. < Il
s'éleva, dit M. Macaulay, à un posie que des ducs,
les.représentans des grandes familles de Talbot, de
Russel et de Bentinck avaient été fiers d'occuper;
le plus haut de tou9 ceux auxquels Cbatam et Fox
purent atteindre. »
Addison était digne âe cette fortune par son ca-
ractère honorable et bienveillant : dans l'intimité,
son esprit était délicieux ; tous ses ajcnis , Marie Mon-
taigu, Swift, Steele, Young, Pope lui-même, se sont
plu à le proclamer.
' Le seul reproche que l'on adresse à Addison , c'est
son penchant pour la table; mais il faut dire pour
l'excuser que c'était un déplorable abus très à la mode
alors en Angleterre parmi les hommes littéraires et
politiques. 11 se laissa aller aussi un peu trop à
l'orjgfueil de se voir entouré d'un petit cercle d'ad^
tit-HuiTiin srÈCLE. 19
Biirateurs dont quelques-uns étaient dPassez mauvais
sujets. Les plus célèbres des amis intimes d*Addi-
son sont Richard Steele et Thomas Tickelt.
Le premier était né à Ehibfin et fut éfevé avec Ad-
dison à Charton-House et à Oxford. Voici le por^
trait de Steele ttacé par ue écrivain angfai» contem-
porain :
€ Steete quitta TUniVersité sans y prendre un seu!
gradte, se fit déshériter par un parent fort riche,
erra d^ ville en vilîe , servit datas l'armée , essaya de
trouver la pierre pliitosophale , écrivit un traité re-
ligieux et plaideurs comédies. C'était! un de ces
hommes quMY est aussi impossiblie de haïr que de
respecter. Ea nature Tavait doué d''ùn caractère
doux, d'un cœur aimant, d*un esprit vif et ardent,
de passions énergiques, mais d*une conscience trop
Ibcife à satisfeire. il passa sa vie à commettre des
fautes et à s'en repentir, à prêcher lé bien et à faire
te mal. It avait* cependant un si excellent naturel ,
qu'il était diiflcile de se ficher sérieusement avec
lui. Les plus austères moralistes eux-mêmes se sen-
taient plus disposés à le plaindre qu'à le blâmer
quand ses pertes au jeu l^avdient conduit captif chez^
un recors, ou quand Tivresse lui dbnnait la fièvre.
Addison témoigna toujours à Steele une bonté mê-
lée de mépris. H essaya , mais sans succès , de lui
faire perdre sa passion du jeu. Il ^introduisit dans
le grand monde, lui procura une bonne place, cor-
rigea ses pièces ; et, bien quMl' ne^fôt pas riche, il
20 HISTOIRE DES LETTRES.
lui prêta de grosses sommes d'argent. Un de ces
prêts s'élevait , d'après une lettre du mois d'août
1708, à mille livres sterling. Ces relations pécu-
niaires durent nécessairement occasioner entre eux
de fréquentes contestations. On assure qu'un jour
la négligence et la déloyauté de Steele forcèrent
Àddison à se servir de l'utile secours d'un huissier
pour obtenir un remboursement. Est-il juste d'ac-
cuser Addison d'une trop grande rigueur? Le meil-
leur des hommes n'a-t-il pas raison de s'indigner
s'il voit dépenser avec une prodigalité insensée l'ar-
gent qu'il a gagné péniblement, et qu'il n'a consenti
à prêter, en s'imposant à lui-même des sacriCces,
que dans l'espérance de tirer d'embarras un ami
nécessiteux?
y Tickell était un jeune homme sorti tout récem-
ment d'Oxford y qui avait attiré sur lui l'attention
publique par un petit poème plein d'esprit et de
grâce en l'honneur de l'opéra de Jtosamonde. Il mé-
ritait, et il finit par l'obtenir, la meilleure place
dans l'amitié d'Âddison. Pendant quelque temps
Steele et Tickell vécurent en assez bons termes;
mais ils aimaient trop Addison tous deux pour s'ai-
mer l'un l'autre, et ils devinrent ennemis mor-
tels'. 9
Addison fut bientôt arraché au cercle de ses amis
et de ses admirateurs par la nomination de Wbar-
* Macaulay, Revue d'Edimbourg.
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 21
ton au poste de lord lieutenant d'Irlande Choisi
pour premier secrétaire, il alla habiter Dublin et
obtint des lettres patentes qui lui confiaient la garde
des archives irlandaises pour tout le reste de sa vie,
avec des honoraires annuels de trois ou quatre cents
livres sterling. Ses appointemens de secrétaire s'é-
levaient à environ deux mille livres. Âddison se
trouva alors dans une position très-brillante.
Pendant Tété de i709 et tandis qu'Addison ha-
bitait Dublin, Steele conçut le projet de publier une
feuille périodique qu'il intitula tlw Tatler (le Babil-
lard). Cet écrivain avait un style correct, un esprit
enjoué; mais ses plaisanteries n'étaient pas toujours
d'un excellent goût. Il écrivit à Addison pour lui
demander son concours , et le poète ^ sans se faire
prier, lui adressa quelques articles qui devaient
commencer d'une manière brillante la première
réputation d'écrivain moraliste, d'essayste (pour se
servirde l'expression anglaise), qu'ait eue la Grande-
Bretagne. « Jamais aucun écrivain , dit un critique
anglais , pas même Dryden , pas même Temple, n'a-
vait écritTanglais avecautant de douceur, degrâce et
de facilité. Mais le style d' Addison est son plus faible
titre à l'immortalité. Se fût-il servi de l'anglais
demi-français et demi-latin d'Horace Walpole et du
docteur Johnson, ou du jargon demî-allemand de
notre époque, son génie eût encore triomphé de
toutes les fautes de langage. Le fond l'eût emporté
sur la forme. »
M filftTOinE DES UTTMK*
En 4710, les wighs Turent encore une fois précU
pités du pouvoir et Addison disgracié avec eux ; lespi-
rituel écrivain sentit vivement ce malheur: car dans la
brillante position qu'il oecupait il avait osé élever
ses vœux jusqu'à ralliance d'une grande dame de
la société anglaise, et ce revers brisait ses espé-
rances» Toutefois il supporta son chagrin avec une
philosophie digne d'Horace, son maître. L'Angle-
terre rendit de nouveau hommage à son caractère
en le renommant membre du parlement ; sa popu-
larité était telle 9 que Swift écrivait : 1 Je crois que
s'il demandait à être nommé roi, il n'éprouverait
peut-être pas un refus» »
Addison continua à dominer la presse périodique.
Il fonda un journal quotidien qui exerça pendant
quelque temps une grande influence sur l'opinion;
puis^ en 1711 , il remplaça le Tailer par un aulra
journal qui acquit bientôt dans toute l'Europe une
immense renommée sous le titre du Spectateur.
Toute l'Angleterre s'émut à celte peinturerai vraie^
si profonde, si spirituelle, si colorito, des mœurs
nationales. Les porlraila étaient tracés de main de
mattire, et rien de semblable n'avait encore paru
dans ce pajs : Richardson exerçait obscurément son
état d'imprimeur, Fielding était enfant, SmcAlet
n'était pas né. Les critiques anglais trouvent qu Ad-
dison rappelle Lucieo , La Brujère , Voltaire ,
Goldsmiib, Horace et Massillon. Cette opinion
donne une idée de la variété de cet esiprit M souple $
s! fin éVèî ^)étfétrfei*nt tout à là fôïs. tè Spectateur ob-
tint , pendant toute là UUréè de sa publicàtiôh , ûUi
succès que rien n'a égalé pliis tard , si Tott a égàM
âù nombre ije lecteurs qui à taht àtigméhtë depuis
cette époque. Ce recueil était dîg'iië de sa gloîrîé. Sôii
seul défaut important ne peut êtté évité dàïis tie
geiit'e d'ouvrages : il consiste â insérèt âuprëè dW-
cellentëâ fchbâes des travaux médiô'crek (jtie Tbli
li'dse (ias tbiijoiirs reibser à ûii collaborateur étiâ-
ceptible.
Le Spectateur cessa de paraître eh 1712; te GÙtir-
dian, qui vbuliii; lui succédeh; fit une lourde chute;
Âddison y bavâilla très-peu ; frappé de la simpli-
cité harmonieuse des tragédie^ flrânçdiâeâ, il voulut
essayée urie œtlvrë sur ce hiodêle, bt cela Ittî pabut
lioiiveatl^ ba^ Drydeti, tout ëii adohirsiht le§ jpoètêé
frafaçais dails ses ptëfaôës , ti'a rèproddit que biëH
impdi-faltemetit les chéfs-d'cètivi'e dé la Fràlicë. Le
succès de Caion fut imiiienfeè. Lès tôrys ef le^ Wlèbà
y virent de fréquentes alliisibûs'à là politi^tie cofi-
temporaiiie^ et la vogile de cette pièce en fut tf*ès-
augmentée. Et cependant qu'était Caton àùpi^ès des
drames si terriblement passionnés du vîeui Shàks-
peare? une œuvre régulière, respectant les réglés
classiques , renfermant de nobles pensées exprimées
éloquemment; mais où étaient le mouvement et la
me, où était le génie enfin?
L'amôuf nlèlé à' cette pièce est souvent ridicule
et tou|burs èùnuyèux; nffais desr beautés sévères
S4 HISTOIRE DES LETTRES*
décorent l'œuvre du poète; c'est un magnifique
moment que celui où Caum rencontre le cadavre de
son fils mort pour Rome :
« J'aurais rougi de honte si la maison de Gaton
était demeurée entière et florissante en temps de
guerre civile. Porcius, regarde ton frère, et sou-
viens-toi que ta vie n'est pas à toi quand Rome la
demande. Hélas! mes amis , pourquoi pleurez- vous
ainsi? Qu'une perte pariiculière n'afflige pas vos
cœurs; c'est Rome qui a droit à vos larmes. La
maîtresse du monde, la nourrice des héros, le dé-
lice des dieux , celle qui a humilié les tyrans de la .
terre et affranchi les nations, Rome n'est plus! )
liberté! ô vertu I 6 mon pays!
Le Catm d'Addison fut l'essai d'un homme de ta-
lent, Tœuvre d'un critique plutôt que d'un poète:
on comprend dès lors son impuissance à lutter
contre le monument colossal du poète d'Elisabeth.
Celte tragédie est restée en Angleterre comme la
meilleure imitation de l'école française, mais la
forme shakspearienne y ^st à jamais consacrée.
Eni714, Addison eut l'idée d'ajouter un hui-
tième volume au Spectateur, et c'est un des plus
remarquables. Ce volume touchait à sa fin quand la
reine Anne mourut. Les wighs revinrent aux af-
faires à l'avènement de Georges I'% et Addison re-
tourna a Dublin en qualité de premier secrétaire;
mais en 17 i5 il échangea cette place cpntrenn siège
au conseil du commerce, et revint à Londres, où il
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 25
fit jouer sa comédie du Tambour nocturne^ pièce iné-
gale , qui renferme d'excellentes scènes; \er8 la
même époque il publia, sous le titre du Freeholder,
un journal plein de talent, que Steele ironisa pâle
et auquel il voulut suppléer par un autre journal
nommé the Town Talk, qui resta fort loin de son
rival.
En 1716 Addison , qui jouissait désormais d'une
brillante position , épousa la comtesse douairière
de Warwich, à laquelle il faisait la cour depuis
fort long-temps. Peu de temps après ce mariage il
fut nommé secrétaire d'État par le ministre Sunder-
land; il est certain que les sceaux lui furent offerts
et qu'il les refusa.
Mais le poète ne tarda pas à être atteint d'une
maladie grave qui ne lui permit plus la vie politique;
il se. retira, et les ministres lui accordèrent une
pension de retraite de mille livres par an. Les der-
Dières années d'Addison furent troublées par le ca-
ractère impérieux de sa femme et par une querelle
avec Steele, son ancien ami, à Toccasion d'un bill
présenté par Sunderland. Il expira le 17 |uin 1719,
au commencement de sa quarante-huitième année ,
après avoir montré en mourant toute la résignation
d'un chrétien. Sa dépouille mortellefutexposi^e dans
la chambre de Jérusalem et transportée de là à l'ab-
baye de Westminster.
Addison fut en relation avec tous les hommes
littéraires de sou temps ; npps avons déjà parlé de
26 ËlâTÔIHE DfeS lkTTRkd«
Steele; la vie de Swift fut aussi mêlée plusieurs
fois à celle de l'auteur de Caton. Jonaihan Swift na-
quit à Dublin, en i667, d'une famille honorable;
sa mère était alliée de la femme du chevalier Temple,
et cet homme célèbre fut toujours le protecteur de
Swift. Ce seigneur, ayant renoncé aux carrières pu-
bliques , s'était retiré dans une terre où il recevait
quelquefois le roi Guillaume , avec lei[|iiel le jeune
Swift eut souvent Toccasion de causer. Ce prince lîli
offrit une place die capitaine de cavalerie iqu'it re-
fusa pour solliciter en Irlande urt bénéfice qu'il ob-
tint à la recommandation du chevalier Temple. Mais
Swift avait alors besoin dii séjoiir de Lotidrës et de
Ja société de ses amis; il abandonna dônbson béné-
fice et alla retrouver sort protecteur. Pehdatil ce
séjour chez Idi, le docteur Swift (il avait pirissëS
grades à Oxford ) devint amotireilx de la fille d'un
intendant , qu'il a célébrée sous le nom de Stella ,
et qu il épousa jsecrètement , son orgueil he s'ac-
commodant guère de l'obscure naissance de èettë
jeune fille. On raconte même que cette pauvre
femme fut atteinte d'une noire mélancolie en voyant
l'étrange conduite de son mari à son égard, et que
cette tristesse contribua à la faire mourir dans sa
jeunesse. Swift perdit son protecteur et se trouva
sans ressources ; il adressa au roi Guillaume une pé-
tition pour solliciter une nouvelle prébende; mais
depuis long-temps le prince avait oublié le pauvre
docteur : de là Targreur de Swift contre led éourti-
sans et les rois. II obtint ce|>endânt quelque temps
après plusieurs bénéfices, entre autres le doyenné
de Saint-Patrice^ en Irlande, qui lui valait près de
trente mille livres de rente. En 1735, il fut atta-
qué d'une fièvre violente qui altéra sa mt^moire et
le laissa plongé dans un chagrin amer. Il tratna dans
cet état le reste de sa vie , qui ne se termina que dit
ans après. Son testament disposait d^une grande
partie de son bien pour la fondation d'un hôpital
de fous : il avait toujours été vivement ému des
souffrances de l'humanité. Swift défendit, par des
pamphlets éloquents, les droits du peuple irlandais,
opprimé dès lors par quelques riches seigneurs in*
soiens , et le parlement recula devant Topposition
qu'il fit à une loi sur la monnaie. Aussi était-il
devenu l'idole du peuple de Dublin ; sa fête se cclé-^
brait dans les familles, et des acclamations publi'-
ques s'élevaient sur son passage. Swift était plein
de caprices et d'inconstances; ambitieux, il ne se
nourrissait que de vastes projets daiis lesquels il
échouait presque toujours; il recherchait le com-
merce des grands et vivait dans l'intimité du comte
d'Oxford, de Bolingbroke et du célèbre Pope; mais
en même temps il aimait à causer avec le peuple. Il
voyageait à pied , logeait dans Us plus humbles au-
berges I et mangeait volontiers avec des voituriers et
des valets d'écurie , ce qaî ne l'empêchait pas d'ai-
mer la société des dames, qui idolâtraient le spiri^
tnel et bizarre doclew. Son talent se ressentait
28 HISTOIRE DES LETTRES.
nécessairement de ce caractère fantasque; il ne feut
pas lui demander le goût d'Addison , mais une ima-
gination brillante, des fantaisies ingénieuses, un
esprit prodigieux , souvent déparé par des défauts
de jugement, par des hardiesses iucomprébensibks
et des plaisanteries grossières. Tel est son livre si
populaire intitulé : Voyagea de Gulliver à Lillipvt, à
Brodignac, à Laput, etc. Jamais écrivain n'a jeté
un regard plus dédaigneux sur l'espèce humaine;
quels amers sarcasmes cachés sous cette apparente
gatté! On a comparé Tauteur à Rabelais: il n*a ni
l'abondant génie, ni la fougue éloquente de Rabe«
lab; mais sa finesse est charmante et son ironie
bien incisive. Le Conte du tonneau est encore une
histoire allégorique et satirique dirigée contre la
religion catholique, le luthéranisme et le calvi-
nisme. Déplorable abus du talent qui cherche à dé-
truire au lieu d*édilier! Sa plaisanterie est souvent
piquante^ mais très-raremont elle se renferme dans
les limites du goût : elle dépasse le but. On a dit de
S^ift, à l'occasion du Conte du tonneau, qu'il était
bien difficile de montrer plus d'esprit et moins de
jugement. L'auteur a encore publié quelques autres
ouvrages oubliés aujourd'hui; le plus remarquable
est son poème intitulé : Cadmus et Varussa. C'est
l'histoire de ses amours, ou , pour mieux dire, de
son indiiférence pour une femme qui l'adora vai-
nement ; son véritable nom est Esther Yanhomrigh ;
elle était fille d'un négociant d'Amsterdam , enrichi
Dlt-HUITIÈME SIÈCLE. 29
eiî Angleterre. Après la mort de son père, elle alla
s'établir en Irlande, où Tambition de passer pour
bel esprit lui fit rechercher la société du docteur,
qui, insensible à son amour, la jeta dans une mé-
lancolie dont elle mourut. Singulière et déplorable
destinée de cet homme , de causer la mort de deux
femmes qui Taimaient si tendrement! Swift porta
dans la politique le même esprit bizarre et moqueur.
H fut le principal conseiller du ministère tory de
Bolingbroke et d'Oxford. Sous le rapport delà verve,
rien n'est comparable en Angleterre à r Examinateur,
publié par cet écrivain en 1710, et ses pages sati-
riques contre les flatteurs de Marlborough sont en-
core piquantes aujourd'hui.
Auprès de ces hommes on remarquait dans les
lettres anglaises , à cette époque, le fabuliste Gay,
poète très-correct, mais froid; le spirituel critique
Arbuthnot; Thompson, arrivé pauvre d'Ecosse et
n^ayant pour protecteur que le plus beau chant du
poème des Saisons, qu'il apportait dans son petit
bagage; Young, auteur de tragédies médiocres,
mais qui ne tardera pas à prendre rang comme un
des premiers poètes élégiaques de son temps ; enfin le
plus grand poète de cette époque, Alexandre Pope,
né à Londres en 1688 : il était d'une ancienne fa-
mille noble du comté d'Oxford. Dès l'enfance, il
étonna ses professeurs par la facilité avec laquelle
il apprit le grec et le latin, par son sentiment pro-
fond des beautés de la littérature antique. A douze
ans , il écrit une ode sur la vie champêtre , et fed
critiques anglais le comparent à Horace; à quatorze
ans, il publie d'habiles traductions de Stace et d'O-
vide ; à seize ans , il imite avec bonheur Théocrrte
et Virgile. Son poème sur la forêt de Windsor ofifre
des descriptions charmantes et un sentiment très-
vif dje la nature ; sa pastorale sur la naissance du
M^essie renferme des idées réellement sublimes.
V Essai sur la critique^ qui vit le jour en 1709, eut
un grand retentissement en Angleterre et fut placé,
par les critiques contemporains, au-dessus de l'Art
poétique de Boileau. L'œuvre du poète français est
très-supérieure cependant, quoique VEsscd sur la
critique allie la solidité de l'âge mûr aux grâces de
rimagination d^un jeune poète. La Bouclé de cheveux
enlenée est un poème galant et léger, souvent plein
de grâce et de finesse , VÊpitre d'Hélinse à Abaitard\
une composition d'un* ordre très-supérieur : Pope
s'est élevé ici à la plus haute éloquence passionnée;
le combat de la religion et de l'amour humain dans
une âme ardente n'a peut-être jamais été peint de
plus vives couleurs. Le vers de Pope est devenu dans
cette épttre d'une solennité , d'une harmonie large
et savante, que les grands poètes seuls possèdent.
La renommée de Pope arriva à son apogée lors
de la publication de sa traduction d'Homère; toute
l'Angleterre souscrivit. Ce travail est d'une rare
beauté; la poésie en est harmonieuse, élégante,
mais tri)p souvent elle s'éloigne de la rude simpli-
t>tt-BUITIÈlIE ftlàCLE. 3i
cité du vieux et saint poète de Flonie ; cette muse
aatique si nâive, si patiiétique, si vraie, se pare de
vèlemeos aiodernes qui sentent les salons du dix-
huitième siècle plutôt que les mœurs sauvages des
héro3 de r Iliade et de l'Odyssée. Cette réserve faite,
nous n'avons plus qu'à admirer cetie œuvre habile
qui soutient encore auprès du public anglais sa
brillante réputation.
Popç était désormais arrivé à la gloire; aussi de
tpMS côt^s l'envie le déchira Sdos pitié. L'auteur an-
glajis (jes Mémoires sur sa vie dit qu'il avait paru
contre lui soixante-deux libelles pleins d'injures
vipleates. Pope, né irritable, ne put contenir sa
colère et composa la Dunciade, satire terrible qu'il
hésita à publier. Swift écrivait au poète Gay à cette
occasion , le 23 novembre 1727 : « Pourquoi Pope
ne publie-t-il pas son Temple de la stupidité? Les fa-
q)4iqa qu'il y immortalise mourront d'eux-mêmes
en paix : et comme il en est de même de ses amis ,
ses délais seront cause qu'il n'y aura ni châtiment
ni récompense, t La Dz^ndacfe parut en 1728, et en
six, mois il s'en fit cinq ou six éditions. Le sujet est
le rétablissement de l'empire, de la stupidité et du
mauvais goût. Les pamphlétaires ennemis de Pope
y étaient flagellés d'une façon terrible. Toute l'An-
gleterre r€|tentit de ces sarcasmes brûlants. Mais la
guerre ne cessa pas pour cela , et les libelles contre
le poète continuèrent à paraître.
Les dernières années de h vie littéraire de Pope
32 HISTOIRE DES LETTRES.
furent consacrées à quelques épltres philosophiques
d*un ton grave et à son Essai sur l'homme^ dédié à
Bolingbroke. Pope exprimait en beaux vers de
hautes pensées sur la destinée humaine. Le docteur
Swift lui écrivit à propos de cet ouvrage : i J'avoue
que je ne vous croyais pas si habile en iborale , ni
que cette science fAt susceptible de tant de règles
excellentes et nouvelles, y
V Essai sur l'homme fut très-vivement attaqué; on
Taccusa de spinosismey de fatalisme, de suivre avec
aveuglement les théories de Leibnitz. M. dQ Crousaz
publia à Genève plusieurs brochures contre ce
poème 9 qui fut défendu par Warburton , si connu
en Angleterre par son ouvrage sur la mission di-
vine de Moïse. Louis Racine se mêla bientôt de la
querelle et attaqua les idées de Pope dans son
poème de la religion. Le poète anglais lui écrivit à
ce sujet; comme presque tous les ouvrages méta-
physiques, V Essai sur l'homme donnait lieu à bien
des interprétations diverses, chacun prêtant aux
mots le sens quil concevait. Aussi Pope était-il ré-
duit à déclarer qu'il n'attachait pas à telle expres-
sion la valeur^ la signification qu'y voyaient ses
adversaires. L'Essai sur l'homme est écrit en vers
solennels d'une grande pureté ; quoique l'on ait sou-
tenu qu'il ne contenait rien contre la relgion révé-
lée, ce poème semble surtout inspiré par le déisme
tolérant du dix-huilièmé siècle , déisme dont Rous-
seau est en France l'interprète le plus sublime.
DIX-HUITIÈME SIÈCLE* 33
Pope reste sans doute bien loin de Shakspeare et
de Milton , ces deux géans de la poésie anglaise. Ce
n'est pas un de ces génies instinctirs qui créent
pour ainsi dire malgré eux et pour obéir à un be-
soin invincible de leur nature. C'est un esprit élevé
et élégant , qui travaille sans cesse à s'approprier
les pensées des philosophes et des poètes^ et sait les
orner d'un beau langage. Pope est un peu , dans la
langue anglaise, vis-à-vis de Shakspeare et de Milton,
ce qu'est dans la nôtre Despréaux vis-à-vis de Cor-
neille et de Molière : son Ëptire d'Abeilard à Hél(Âse
lui donnerait quelque droit à rappeler Racine ; mais
cet élan passionné est trop évidemment un accident
exceptionnel dans sa vie. Pope a un caractère qu'il
ne faut pas oublier, c'est sa fécondité , qui ne cessa
de produire de belles choses. Byron admirait pro-
fondément le style de Pope.
Ce poète était petit , laid , maladif et contrefait ;
on impute à cette bizarrerie de la nature l'aigreur
de son caractère. Il se brouilla avec plusieurs de
868 amis. Nous citerons parmi eux Wicherly, auteur
de quelques comédies pleines de verve , mais d'un
8tyle souvent incorrect. La querelle de Pope et
d'Addison , dont l'Angleterre fut long-temps occu-
pée à cause de la célébrité de cos deux écrivains ,
eut une origine assez puérile. Pope accusait Addi-
8on de lui avoir donné le perfide conseil de ne pas
ajouter un chant à son poème de l'Enlèvement de la
boucle de cheveux! Addison trouvait Pope faux et mal-
vu. 3
M aiSTOlM DES UTTRBS.
teilltnfe f et était oonaéquemmeDt trôa-snsceptiUe à
son égard. Le caractère sallriqufi de Pope n'est paa
eonlastable. En quittant la forôt de Windsor, il alla
babitar le bameau de Twickenham , pnès de la eé-*
labre ladjr Montague^ revenue de Tambassade da
GonatantÎAOple , d'où elle avait entretenu une cor-
MspOBdanca avec le poète. On dit que Pope oublia
sa laideur et sa difformité , et qu'il osa parler d'a-
mour à rilluatra Jadj « qui eut la barbarie de Tac*
cueillir par deaaarcasoies. Pope s'en vengea par des
traite de satire grossière , et lady Montagne l'appela
la méchante guêpe de Twickenbam. Pope mourut
dans ce village à l'âge de cinquanle^^six ans.
Addisoii et Pope sont les deux plus brillans éeri-
vains qui aient imité, l'école française; en même
tempa qu'eux vivaient des poètes plus originaux ^
qui cependant ont occupé une moins belle place
parmi teurs compatriotes. L'Écossais JaequesThooi p-
son ^ né à Ednw en 1700 , arriva a Londres sans
ressources , el réussit à y vivre , à force de sollicita-*
tioBS^ près de cette fière et riche aristocratie ^a^
glaise qui régnait de l'autre côté du détroit , tandis
que les geas de lettres trônaient à Paris* Le poèmie
des Saisom est remarquable pajr un profond senti*
ment de la nature et de la religion. Il y a là une
âme de poète. Depuis les Géorgiques de Virgile , on
n'avait rien vu d'aussi beau comme peinture de la
vie des champs. Thompson n'a pas le goût exquis
du poète romain ; il ne sait pas s'arrêter comme lui
4te que Tidffet poétise estaliaint. Il a paribû i}Q«
abondance malheureuse et une certaine obscurité
d'expression^ mais parfois aussi des élans magni-
fiques , une poésie forte et sombre en barjDonie avec
les climats du Mord, «vec les places des montagnes
écossaises , dont la description fut trés-admirée en
Angletecré et en France. Cette âme religieuse, non
de la religion vague du déisme d'alors, cette âme véri-
tablement pieuse et biblique, aurprit le dix-huitième
siècle , mais fut peut- être mbinspopulairequ'Youi\gj
sans doute parée que Young fui encore plus pro'^
sterne wx pieds de Dieu. Ce dernier poète, né dans
le comté de Hampt en 4684, entra dans l'Église
d'Angleterre vers l'âge de soixante ans. Il vit mou-
rir en quelques mois sa femme et aa fille et na
jeane.honune auquel il l'avait promise. Lat doulem*
la rendit poète. Son poème des Nmts eut un reten-
tiMement énorme; l'âme sombre de l'écrivain anglais
émot les populations. T#iitefoîe nous soupçonnons
sa poésie d^avotr été peu admirée des hommes d'é-
lite. Elle est souvent forte, mais monotone; elle est
trop verbeuse ; elle épuise chaque pensée ; elle la ré-
pète cent ibis. Xa gloire d'Young s'affaiblit de plus
en plus et finira par mourir.
La poésie anglaise continua de marcher dans les
Toies de la mélancolie et de la religion. Le Cimetière
de campagne de Gray , son ode sur une vue lointaine
du collège d'Eton, sont des morceaux d'une douce
et sainte tristesse qui a fait leur popularité. Le
86 BISTOIRE DES LETTRES.
même poète porte souvent dans Tode une véritable
inspiration. Le pauvre IVilliam Cowper, né &
Berbamstead , en 1731, dans le comté d'Oxford,
était une de ces âmes maladives que le contact des
hommes froisse et tue. On Ta comparé à Rousseau
parce qu*il avait comme lui la moaomanie de voir
des ennemis partout; atteint d'aliénation mentale, il
passa quelque temps dans une maison de santé , puis
alla vivre cbez une mistress Unvinn , dont l'amitié
un peu mystique fut pour lui tout un bonbeur.
L'attacbement aussi pur d'une autre femme, lady
Austen , contribua puissamment à l'arracher au
spleen. L'imagination méditative et exaltée de Cow-
per» sans cesse repliée sur elle-même au milieu du
très-petit nombre de personnes mêlées à son exi-
stence, finit par s'exprimer en vers (Gowper avait
cinquante ans lorsqu'il devint poète). Ses poèmes
le Sopha et la Tache sont une suite de rêveries , d'as-
pirations^ de tableaux flamands; le poète, sans
s*astreindre à un plan , cbange de sujet à cbaque
page; son style a une grande beauté, sessentimens
sont très-profonds , ses pensées très-religieuses. Les
Anglais regardent Gowper comme le fondateur de
cette poésie intime et pénétrante que les lakistes ' et
surtout Wordsworth ont cultivée depuis avec un
talent si original et souvent très-sublime. L'âme
* Nom donné aux poètes qui habitent fur les bords da lac
du Westiiiorelaûd.
DIX^HOiTlËliE SIÈCLE. 87
maladive de Govper se réfu^ dans la poésie comme
dans une religion ; ses vers sont souvent inspirés par
une piété tendre , qui s'exalte peu à peu et arrive
parfois jusqu'à Textase. On voit qu'il aime la cam-
pagne comme une consolatrice qui le dérobe au
bruit des bommes; il ne s'attache pas à peindre de
vastes tableaux à la manière de Thompson , mais le
verger ou la prairie acooutumés , sur lesquels son
œil se repose chaque jour avec une joie mélanco-
lique. Un autre talmt très-imprégné aussi des par-
fums du christianisme fut chéri de l'Angleterre vers
la même époque. Olivier Goldsmith , né à Roscom-
mon en 1731 » ne vécut que quarante-trois ans. Ja-
mais la vie d'un homme n'a mieux démontré la
puissance du caractère contre les évènemens exté-
rieurs. Goldsmith a eu une existence insoucieuse ^
errante, pleine de galté^ et cependant dès sa jeu-
nesse il fut' forcé de quitter l'Ecosse , où il étudiait
la médecine , parée qu'il avait répondu d'une somme
considérable qu'il lui était impossible de payer.
Loin de se désoler, il se mit à parcourir l'Europe à
pied, toujours joyeux, et gagnant le plus souvent
sa vie en jouant de la flûte. De retour à Londres , il
fut heureux de trouver une place chez un pharma-
cien, et plus tard celle de sous-maltre dans une
pension d'enfans. Ses livres lui rapportèrent d'assez
fortes sommes ; mais sa générosité et sa passion
pour le jeu ne lui permirent jamais la moindre ai
sauce. Ses poèmes du Voyageur et du Viliage abanr
B9 HISTOIRE DC9 L^tTHM.
donné sont empremts ^Ttine métM^ié êmre quv
rétéle une âme rêveuse et bonne. Le Vicaire de Vahs^
fieMesi irn chef-d'œuvre; ee roman , ou plcrtdt cette
Mdgnifiqtre églogue cbrétietine ai pleine d'observa*
tion, dé naïveté toute divine, de finesse sstus ms^-
lice y et souvent d'une grandeur morale admirable,
est restée dans la littérature anglaise comme une
œuvre k part que tout le naonde lit encore avec au-
tant de plaisfr qu'au temps de son apparition.
Nous sommes obligé de ne faire qu'indiquer plu-
sieurs noms de poètes qu'aune histoire spéciale des
lettres anglaises aurait à étudier. Tels sont Glover,
qui iie manque pas d'énergie; Collins, dont les
églogues offrent de brillantes images ; l'infortuné
Chatterton , plus célèbre par sa déplorable mort que
par ses ters, qui s'efforcent de reproduire le style
du treizième siècle; l'évêque Percy, qui rajeunit
les ballades des ménestrels ; le didactique Darwin ,
le modèle de Delille, Darwin^ aussi fameux dans
sou temps qu'il est oublié aujourd'hui ; les satiriques
Gifford et Wolcot , surnommé Peter Pindar, pleins
de verve et de malice , imitateurs de la Dunciade et
imités plus lard par Byron ; Akensîde, Falconner,
Blackmoore, Shenstone, et ce malheureux Savage,
auteur du Wanderer, qui a peint ainsi la furie du
suicide : « Le sourcil à moitié brisé par l'agonie de
la pensée, elle crie à l'homme : Pâle misérable, at-
tends de rnoî ton soulagement ; née du désespoir,
\t suicide est mon nom. t
Tous Ge6|wèt6s^ et bien d^autrea^ocore^ appar-
tienneot à peine à l'histoire générale de la littéM-
tire^ maïs uohs ilevons now arrêter devant 4an
bomine<iui a exercé une très-gaanâa influence tiir
l'Angleterre et sur toute TEurope : TÉoMie a joué
un grand rôle au dix-huitième siècle j on kiî dok
ROQ^seulemeni les historiens Hume et RobtrtoOn ,
le poète national Bums, mais encore liaephersoB,
le créateur de la poésie ossianique. Sa 1?68, iléiaft
précepteur dans la maison du comt^de Grafaam^ de
la famille d« oe Glaverhouse célébré par Walter
Scott. €'est là que, s' entretenant ai/ec un littérateur
écossais y nommé Home» auteur d'une tragédie de
Douglas , il eut Tidée de publier dea poésies oasia-
niques. Son premier recueil fut intitulé c Fmgmms
de poésie 0mnenne , recueillis dans les montagnes
d'Ecosse^ et traduits de la langue erse au gaélîd.
Edimbourg en fut émerveillé* Toute rÉcoasa tres-
saillit d'enthousiasme patriotique. Au bout de quel-
ques années, Macpherson fit paraître le poédie de
Fingal^ puis celui de Temora. L'enthousiasme allaît
toujours croissant; mais les littérateurs anglais , ja-
loux de toute cette gloire , et k leur tète l'âpre doc-
teur Johnson ^ soutinrent que cette antique poéeie
n'existait pas et qu'il ne fallait juger les pidilicatioUs
de Macpherson que comme l'œuvre d'un contempo-
rain. La querelle s'échauffa. Le docteur écrivit même
à Macpherson des lettres fort dures ; mais ce dernier,
devenu rietef ne sembla passe troubler beaucoup
40 HMTOIRE DES LETTftEt.
de cette ardente polémique. Une commission fat
nommée; on se livra à de consciencieuses recher-
ches, et il est resté admis qu'il a existé une poésie
ossianique^ mais que Macpherson n^avait pu en dé-
couvrir que des fragmens , dont le plus long n'eicé-
dait pas vingt vers.
Néanmoins l'œuvre de Macpherson continua d'à- .
voir dans toute l'Europe un retentissement énortne.
Paris, alors si brillant, si spirituel, si sceptique, si
loin de la poésie primitive, se passionna pour ce
vieux barde en cheveux blancs , errant la nuit à la
clarté de la lune qui perce de sombres nuages, prê-
tant l'oreille aux mugissemens de la mer, et pleu-
rant, comme Jérémie , sur les débris des cités dé-
truites. Au milieu de ces romantiques déserts, de
ces combats sanglans , l'auteur avait placé de pâles
figures de femmes, mélancoliques et tendres, douces
consolatrices des guerriers. Cette poésie était mo-
notone, souvent emphatique, mais toujours vive-
ment coloriée et parfois sublime. Aucun poète n'a
plus éloquemment pleuré sur des ruines, n'a rendu
avec plus de charme les douleurs du souvenir. Il y
avait là une incontestable puissance , car Macpher-
son eut pour admirateurs des hommes comme Goethe
et Napoléon , et son influence reste visible sur toute
l'école française moderne. Qui n'en retrouve facile-
ment la trace 9 pour ne parler que du plus illustre,
dans les écrits de Chateaubriand? L'Ecosse regarde
encore Macpherson comme un poète inspiré qui a
DIÏ*HU1TIËME S1ÈG£E. 41
fait revivre les vieilles traditions et célébré avec
gloire une patrie qu'il chérissait.
Le culte de la terre a encore inspiré admirable-
ment le poète écossais Robert Burns , jeune paysan
qui conduisit la charrue dans les plaines de l'Ayrshire
et finit par occuper une petite place dans Texcise
(droits réunis). 11 aimait l'Ecosse comme les habi*
taas da Jura aiment leurs montagnes , comme les
paysans bretons aiment leurs landes sauvages.
i Que les contrées étrangères , dit-il , vantent
leurs doux bocages de myrte , dont le brillant été
fait exhaler le parfum. Combien m'est plus chère
la verte bruyère de cet obscur vallon où le ruisseau
s'échappe sous les touffes de genêts en fleurs jaunes I
Combien je préfère ces humbles genêts du taillis où
la campanette et la marguerite se cachent timide-
ment ! car c'est là que , sautillant parmi les fleurs
sauvages ou écoutant la linotte , ma Jeannette vient
souvent s'égtrer.
• Bien qu'une brise embMinée caresse leurs val-
lons dorés par un beau soleil et que le vent de la
Calédonie répande son soufile glacé sur les ondes ,
que sont-ils ces bosquets odoraos qui entourent,
leurs superbes palais d'un rideau de feuillage?. .. La
demeure des tyrans et des esclaveai Les bocages
parfumés , les fontaines au sable d'or de k servitude
nexcitent que le dédain du brave Calédonien. Il
peut errer à son gré, libre comme le vent de ses mon-
tagnes ; il ne connaît d'autres chaînes que les chaînes
42 HWTOIBE DM UVTIUB0.
fûlontairei de TaiaiNiri les csbaloM da sa /eai*
nette ^ »
Ces «liU>oe« o&( dam la poéfti# de Burns uae ori-
gîmdîté et une harmonie déiieteuses. Amour de TÉ-
eoiM et de h liberté, amour da paysage, communion
de l'âme avec toutes les maoifeslationade Dieu daas
la nature, amour de la femme^ telle est la poésie de
Burns, le poMe le plus national de l'Éceese, le plus
répété encore aujourd'hui dans les salons et dans les
cbaumiéras« 11 aime tant la natureque la souffrance de
la plus petite fleur devient pour lui le sujet d'unedou-
leur charmante. On se rappelle que le pauvre labou*
reur, ayant avec sa charrue déraciné une pâquerette
des montagnes , lui adressa une élégie que i'Angle-
tM-re et l'Ecosse savent par cœur. Une autre fois il
soupire sur le malheur d'un petit mulot dont sa
barbare eharrue avait détruit la demeure. Celle
douce eommisération ^ jointe à une ardente passion
pour la liberté et la patrie , fait de la poésie de
Burns quelque chose ée tendre et de fier, dont nous
concevons que TÉeosse soit orgueilleuse. C'est le
digne interprète de ce peuple des montagnes, brave,
efaevaleresqua, faospilalier^ plein de dévouement et
d'amour» Quoi de plus chrétien , de plus calme, de
phis grand que son églogue intitulée : le Samedi soir
du Uécurmr? Tous les enfans de la Bretagne ont
souvent été témoins dans la vie réelle de tableaux
* TffttdactiondeM. Pichol.
du méiM genre. La religton donne am ftrm(n0s fil'
lageoises «ne- majesté inconnue aux habitons de nos
grands centres de civilisation. La poésie de Burns
est, dans ee motceau et dans quelques autres, toute
patriarcaîe : ses paysans écossais rappellent la vie
solenneRe des commencemens du monde.
La vierHe terre d^Écosse Tut toujours fertile en
poésie ; sans avoir le génie de Burns, Allan Ramsajri
FergQsson, Btoomfield ont laissé de charmantes
peintures de la vie des champs. Jatnes Hogg , sur-
nommé le berger d'Ettriek, a publié des poèmes
fantastiques long-temps fort estimés dans les trois
royaumes. Maïs Tépoque était ventie frik la littéra-
ture anglaise devait acquérir une de ses plus grandes
gloires, celle du roman. Richardson» naquit à la
fin du dix-septième siècle; les premières années de
sa jeunesse furent obscures et pauvres; il les passa
dans une imprimerie et se livra à cette profession
jusqu'à cinquante ans. Un des plus grands peintres
de la société anglaise vécut éloigné d'elle: Richard-
son ne fréquentait que des fiamilles pauvres comme
la sienne ; il put y étudier les passions humaines ,
mais non les manières, les mœurs et les vices du
grand monde que ses écrits aiment à retraeer. C'est
donc à là méditation solitaire et à son propre génie
qu'il dut surtout les chefs-d'œuvre dont il a honoré
sa patrie. Cependant sa profession le mil une fols
en rapport avec un des types les plus brillans et les
plus corrompus de son époque : le duc de Wharloo,
44 HISTOIRE DES LETTlUeS.
intrigant audacieux et éloquent, récemment tombé
du pouvoir, chargea Richardson d'imprimer ses
pamphlets ; mais on sent que les relations de ces
deux hommes durent être rares et peu intimes.
A cinquante ans , l'imprimeur ayant acquis une
fortune se retira des affaires et put se livrer à ses
goûts pour l'étude et la contemplation. Dès sa jeu-
nesse il s'était senti tourmenté par une imagination
créatrice et inquiète. Cependant son instruction
était fort incomplète ; il ne savait pas le latin , et
n'avait reçu que l'éducation du peuple; c'est ici
qu'il faut admirer la puissance de l'intelligence hu-
maine luttant contre les obstacles sociaux.
Son premier livre , Paméla , révéla un rare talent
d'observation et éveilla tout d'abord l'attention de
l'Angleterre. Toutefois cet ouvrage a le défaut de
présenter une situation qui demeure trop long-
temps la même; malgré quelques portraits excel-
lens, Richardson n'avait pas trouvé encore le grand
art qui allait créer Clarisse. Les quatre premiers
tomes de ce livre excitèrent une commotion extraor-
dinaire dans Ic^ public; on ne parlait plus que de
Clarisse ; l'auteur recevait de nombreuses lettres qui
lui demandaient avec anxiété la suite de son livre.
Ses correspondans étaient inquiets de la destinée
de ses personnages, comme s'il eût été question
de personnes vivantes. Richardson était sans nul
doute plus ému encore que le public : sa création
devenait pour lui une réalité. Ses personnages vi-
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 15
méat librement, selon leurs passions, leurs prin-
cipes^ leurs caractères; ce n'étaient pas des types
arrangés pour plaire à certains goûts dominans , à
certaines sociétés factices , guindées ; ce n'était ni
rimagination aventureuse de mademoiselle de Scu-
déry ou de la Galprenède , ni la grâce rêveuse et un
peu monotone de madame de La Fayette, mais la
nature elle-même reproduite sans fard , avec un art
si admirable qu'il n'était plus visible. Ces lettres
n'avaient aucune ressemblance : chaque écrivain
possédait son style > sa personnalité bien distincte.
Comme Shakspeare^ comme Molière, comme tous
les peintres de premier ordre , Richardson peignait
Tbomme de tous les siècles et de tous les pays , et
non l'homme de tel salon ou de telle ville. Lovelace^
Clarisse, le colonel Morden, tous les personnages
qu'il a fait vivre sont aussi facilement compris à
Béoarès qu'à Londres. Gomme les créations des vé-
ritables génies^ ils ont droit à l'admiration de l'u-
nivers.
Les femmes doivent aimer Richardson : aucun
poète ne les a peintes avec plus d'amour, n'a re-
connu en elles plus de vertus , plus de grandeur
idéale. Il n'est pas donné à une créature humaine de
s'élever au-dessus des types du romancier anglais.
Paméla, Charlotte, Henriette Byron, missHowe,
Clémentine et Clarisse présentent des beautés mo-
rales de l'ordre le plus pur et le plus divin. Le récit
de la mort de Clarisse est si admirable que nous ne
connaig60ii8 aucim morceau 4e ce genre ^ans bocuiie
langue que bous puissions lui comparer. Jamais la
douleur d'une perte si terrible n'a été aussi heureu-
sement mêlée au sentiment religieux qui plane «ur
le tableau comme une oonsolatkm sublime ; Clarisse
est ici ridéal suprême de la femme.
Le caractère de Lov^ee est resté CMame un type
populaire et complet ; jamais peintre n'a mieux
saisi toutes les imperceptibles nuances Â^une phy^
sionomie^plus profondément pénétré les plus mys-
térieuses retraites du cœur. Cet amour d'unefemme
pure et sainte pour iin homme sans mœurs est basé
sur une obs^yation quele spectacle du monde «)os
offre jotirnellemont, ctadonnélieu^ ee magnifiée
drame domestique qui vint rruhoustasmer noU"
seulement T Angleterre , mais iouto l'Europe* L'ef-
fet fut prodigieux >en France.
Voltaire, qui d'abord rit deslongurars de l?aa-
teur an^is , écrivait m milieu de ses immenses
travaux : « Vient un roman de Qarisse en six vo«
lûmes que des anglomanes me vantent comme le
seul roman digne d'être lo d'un homme sage; je
sais assez fou pour le lire; je pends mon temps et
le fil de mes études. »
L^enihousiaste Didteot écrivait : t Cet ou^age
m'a laissé une mélancolie qui me platt et qui dure ;
quelquefois Ton s'en aperçoit et l'on ftie ^îemande:
Qu'avez -vous? vous n'êtes pas dans votre étatnatU'
rel; ique vousest»il arrivé? On m'interroge sur ma
KMKITiftlR MftSM^ 47
^, sur flua^ fer Urne y sur mes paf6ils, stir tkeê
amia. mes amisl Fatnélft f GlarMe et Grandissofl
sont trois grands drames* Arraché à eette lecMré
par des occupations sérieuses, j'éprouvais Hndégoèt
innoeible }: je laissaie là le devoir, et^ je reprenais
le Iitr« de Riobardson. 6arde2-vous j^ieii d'outrir
ces ootrages euohantefurs lorsque vous aureae quel-
({uea devoirs à: rempUr. »
On voii que Voltaire et Dideror étôient loin de
sentir de la môme manière , mais en An Tantagoniste
loi^môme avoue que ce livre lui fait perdre le fil de
ses éludée* Quant à Dideret , son opinion fut celle
de la plus grande partie du public français.
Le gmnd défaut reproolié â> Riebardsen est la
longueur de ses compositions. Sans doute Clarisse ne
peut être lue tout eatière qaepar des personnes dont
la vie permet bien des loisirs. Notre époque surtout,
si avide d'évènemeng^ de drames qui se croisent et
excitent sans cesse la eutiosité^ a perdu rfntellî*
genoedeeet admirablaart dèsmtftnoes qui est certai-
nement celui des plus grande maîtres. Il faut bien
cependaitt que leok anlagoniste^ de Richardsott re*
connaissent^ sa pviieance et conviennent que son
enivre disparu ai on lui enlève ces mille détails
Hieftdlleux qoicoBcodrent si admirablement à for-
int son tabteau , parce qu'ils sont tous basés sur
une observation profonde et minutieuse , et sur un
sentiment si vrai des passions et des douleurs de la
lie, que ce roman semblé une réalité. Clarisse Bar-
48 HISTOIRE DES LETTRES.
bwe est un livre trop long , selon le goût ordinaire,
selon les habitudes consacrées de la littérature,
mais non au point de vue de la vérité absolue , qui
devrait être la loi de l'art.
Le Grandisson de Richardson n'est pas placé sur
la même ligne que Qarisse, malgré des beautés de
premier ordre, parce que cet ouvrage a paru une
peinture moins vraie de la nature humaine, et aussi
précisément parce que Fauteur ne s'y déploie pas
avec autant de liberté. C'est un tableau beau-
coup moins varié et moins vaste. Et d'ailleurs
personne n'ayant rencontré sur son chemin un
homme aussi parfait que Grandisson , il s'est ré-
pandu dans le public que le héros du livre n'était
pas naturel.
Le seul roman qui ait approché de la popu-
larité de Clarisse dans l'Angleterre du dix-hui-
tième siècle, c'est le Tom Jones de Fielding. Cet
écrivain naquit le 22 avril 1707^ da^s le comté de
Sommerset. Sa jeunesse fut^ à ce qu'il parait» très-
abandonnée à la débauche; à trente ans il se maria
et dissipa très-promptemenl la dQt de sa femme. La
goutte le força de quitter la carrière du barreau ,
dans laquelle il s'était d'ailleurs mgagé sans voca-
tion. Quelques comédies souvent assez triviales et
plusieurs romans , joints à une place de juge de paix
dans le comté de Middlesex , furent ses ressources
contre la misère. Ses pièces de théâtre sont oubliées
depuis long-t^ps , mais Tom Jones mvvB autant que
DlSL-ItUITIÈIfE SIÉGLC« 49
la langue anglaise. Il ne faut pas demander à ce livre
la morale transcendante de Clarisse Harbwe ni l'i-
déalisme magnifique d'un grand nombre de lettres
de ce roman ; Fielding ne s'élève jamais à cette hau-
teur. Mais son Tarn Jones est une peinture libre et
puissante de la vie humaine , dans ses réalités vi-
sibles , si je puis ainsi m'exprimer. Les personnages
ment et agissent sous nos yeux avec une telle vérité
que l'illusion est parfois complète. On aime le héros
du livre malgré son sensualisme et sa violence, parce
que l'on sent qu'une nature généreuse et aimante
vibre sous cette enveloppe. Tous les types créés par
Tieldihg se retrouvent encore aujourd'hui à chaque
pas dans la société anglaise. Les autres romans de
l'auteur semblent un peu des épisodes détachés de
Tom Jones. On reproche avecraison à Fielding quel-
ques détails d'un sensualisme trop hardi et l'abus
des digressions; ce dernier défaut rend parfois la
lecture de ses livres fatigante.
Clarisse et Tom Jones sont les deux sources du ro-
man anglais; jusqu'à l'apparition de Walter Scott,
on peut regarderies romanciers comme des imita-
teurs de ces deux hommes de génie. On comprend
que nous ne pouvons citer les noms innombrables
de cette armée d'écrivains des deux sexes qui , de-
puis la fin du dix-huitième siècle^ produit par mil-
liers des romans que dévore le public de la Grande-
Bretagne et des États-Unis. Il serait peut-être juste
dénommer Smollet, dont les romans pleins de gatté,
VII. 4
SO HISTOmE DEfi LETTtlBS.
et partioulièrement Humphrey GUnker, présentent
une galerie d-originaux très-amusans ; mais l'imita-
tion de Fielding est encore visible ici. Pour échapper
aux imitateurs , il feut se souvenir d'Anne Radcliff ,
dont on ne peut nier F imagination tout en condam-
nant ses excès, et de Sterne, né à Dublin ; "vicaire db
la cathédrale d'York, il fut long-temps absorbé par
son ministère. On raconte que la lecture de Rabe-
lais le préoccupa tellement qu'il négligea et les soins
de son état et les sociétés dont il faisait le charme.
Ses deux premiers volumes de Tristram Shandy^ pour
lesquels il trouva bien difficilement un éditeur,
eurent tout d'un coup un retentissement immense.
Ce livre , quelques sermons et le Voyage sentimenial
ferment à peu près toutes les oeuvres de Sterne.
N. de Chateaubriand a spirituellement^ mais sé-
vèrement peut-être, appelé Sterne un entrepreneur
d'originalité. Il est le plus célèbre interprète de Vhu"
moursi aimé de l'Angleterre, si peu compris du reste
de l'Europe. Ses romans sont un mélange de gaité
bizarre et folle et de sensibilité un peu maladive,
mais profonde et charmante. Il semble par instans
se moquer de tout , même de la douleur. L'amer-
tume de sa pensée est adoucie par je ne sais quel
' mélancolique et fin sourire. Sterne a eu bien des
imitateurs dans son pays, en Allemagne et en
France ; il est permis de compter parmi eux lord
Byron lui-même , principalement dans la partie hu-
inoristique du Don Juan.
»tiCf iunriiiiE siÈaiMé «{
Hais un livre très-original est le BobinsonOrusoé^
que l'Angleterre possède depuis l'année I7i9* Son
auteur, Daniel de Foê, mêlé aux que|*ell^s reli-
gieuses et politiques de la fin du dix-septième siècle
et du commencement du dix-ouitième^ poursuivi ,
incarcéré à rocc^sioa de ses écrits , éprouvé par des
malheurs dans le cemniierce , était un hofl^me d'un
caractère noble et fort, qui a inspiré son livre. Ce
simple récit des aventures périlleuses d'un marin
étaitbien fait poqr intéresser un peuple qui vit pour
ainsi dire sur les flots ; mais le succès n'a pas été
moins immense sur le continent. Cela s'explique
par la haute moralité de l'œuvre i, qui en a ùlU un
livre d'éducation ^«et^ comme <^n l'a dit, une sorte
d'hymne en Fbonneur du travail at de la résignation
à la volonté de l>ieu.
La critique angkîse eut pour principal représen-
tant au dix-septième siècle un homme d'État célèbre
qui défendit avec chaleur les anciens contre le$ mo-
dernes, le chevalier Temple; nous l'avons trouvée
plus tard spirituelle et piquante , mais élégante et
modérée, aux mains d'Addison et de Steele; elle eut
encore au dix-huitième siècle un représentant très-
célèbre, mais bien autrement despote et mordant :
nous voulons parler du docteur Samuel Johnson ^
né à Litchfield , dans le Staflbrdshire , le 18 sep-
tembre 1709. Son père , libraire à :Li|ichfleld , lui
légua, comme un triste héritage, son qmourpour
lesStuarts et une humeur mélancolique parfois voie*
tô mSTOmE DES LETTBE8.
sine de la folie. Ses études furent bonnes , mais un
peu arrêtées par la position gênée de sa famille. Son
père, en mourant, le laissa sans ressources. Il com-
mença par traduire pour les libraires, et se procura
ainsi avec peine les choses nécessaires à la vie; h
vingt-six aàs il épousa une femme qui avait le double
de son âge. Après des tentatives infructueuses pour
asseoir sa position en province, il alla à Londres,
essaya en vain d'y faire j(^uer une tragédie d' Irène ^
et fut heureusement employé au Magazine de M. Gave.
La publication de son poème intitulé London, satire
dans le genre de Juvénal , le mit en rapport avec
Pope et lui valut quelques livres sterling. Johnson
se répandit alors de plus en pl^s , écrivant beaucoup
dans les journaux et les revues, préparant son
grand dictionnaire de la langue anglaise , donnant
au théâtre de Drury-Lane un prologue que lui avait
demandé le célèbre acteur Garrick, qui fut son
élève, lançant dans le public des vers qui ne sont
pas parvenus à le poser parmi les poètes de sa patrie,
et enfin rédigeant presque seul son journal le JRô-
deur^ qu'il continua pendant deux années. La pu-
blication de son Dictionnaire de la langue anglaise lui
donna une position très-élevée dans l'estime de sa
patrie et dans toute l'Europe savante. Johnson ne
tarda pas à devenir l'arbitre redouté des écrivains
anglais ; sa publication périodi<](ue sous le titre du
Paresseux peut être considérée comme une suite du
Jiôdeur; rien ne convenait moins que ce nom à
DIX-BUITIÈME SIÈCLE. 53
rbOmme qui avait toujours gdgné son existence par
reffprt incessant de ss^ pensée. Une circonstance
bien touchante de^sa vie, c'est que^ lorsqu'il perdit
sa mèffe dans les premiers mois dp 17^ » il fut
obligé d'emprunter une petite somme pour la faire
enterrer. Il acquitta ^cetle dette et quelques autres
contractées par sa mère en écrivant son Ras$elas,
prince d'Abyssini^; ce petit ouvrage est remarquable
par une morale élevée et un peu solennelle « . à la
manière des livres orientaux. En 1762 , la fortune
sourit enfin au célèbre docteur , qui reçut de Guil-^
laumë III une pension de trois cents livres sterling;,
il s'entoura vers ce temps de plusieurs hommes
éminens, parmi lesquels on citait Burke^ Nugent,
Beauclerk, Langton, John Hawkins et Goldsmith»;
11 est inutile de rappeler comme faisant partie dp)
cette société le grand peintre Josua Reynolds, qui>
vivaitdepuis long-temps dans l'intimité de Johnson.
Les plus graves sujets de la littérature , de la poli-'
tique et de l' histoire étaient traités par les associés,
qui se réunissaient tous les lundis à la Tète-Turquç^
dans Gerrard Street , soho square.
Johnson publia encore plusieurs autres ouvrages,
parmi lesquels npus. devons citer principalement le
Voyage aux îles ocddentales de P Ecosse ^ ouyrs^e très-
spirituel déparé par quelques préjugés, et ses Vm
(h foètea anglais ^ livre de critique resté populaire
eu Angleterre,
. Quelques auirps (raystux dQ cnUque ^xèr$()(.
yets le mètiie téihpn Fattelitiott publique; iMpltisI
célèbres sont : V Histoire dé la poésie anglaise, de
Warton, et le Qmrs de lUtératHrédii grate^ et reli-
gieux Écossais Hugues Blair, l'ami et le conèSil Aéi
hommes éminëùs de son éik>4ue, de l'économiste
Adaiù SmitUi de Hume, deMacpherson, deFergu-
soii , de Johnson et suMout de Robertson.
iôhnson passa une tieillesse mélancolique > ayant
vu mourir la plupart de ses amid ; il expira le i3.
décembre 1784 , dans sa soixante-quinzième année,
et fui eitterré dàtis l'abbaye de Westminster, aii pied
du monument de Garrick , ainsi qu'il en avait sôt^
Tcnt exprifné le déèir.
' Le caractère des écrits de Jobrison est une Sévé-
rité franèhi^ et j^at-fois rude qui ûe cédait devant au-
cune considération. Il était très-afméde ses amis, et
cependàiiit fà sensibilité épparaitpeu dané seslîvfes.
Le (ïix-huitièi!he siècle^ qui avait donné le rôtàan
à l'Angietet^rë , devait à(ussi lui douiief ^histoire, èar
les historiens préôédénà ont vu leùï* gloire éfclîpsée
pdit les hoflîs céièbtë's de Huriaë, dé ftôbertsbn, de
Gibbon et de quelques àûtrëti moiii^ connue dé T Eu-
rope. *
Le prèiùîter deà'écrîMns quenèiis venons de éî-
têf, ï)avidHùtaé,>éeù^7ïi à*É(ïîriibôl!i?g, d'âne
famille noble , mliH peu ficiiU,^ se sèiitit entraîné dès
sa première feùnéësé |)^V l'ànidur dé l^éïùde. (Cîcé-
ron et Virgile furent dans l'antiquité ses auteurs fa-
voris; mais l'inïîaeàse retentissement de là littéfa*^
ture 9t de kiipbiiQpopt^ie française au dix-huitième
siècle agita la studieuse capitate d^ FÉcosse. Les
écrits de Voltaire et de Montesquieu enflammèrent
rjmaginalion de Hume. Il se ^oua à leur culte , et *
vint en France çon^me pour se pénétrer plus profon-
dément de l'esprit qui les avait inspirés ; il se retira
ea Anjeq », à La Flèche, où il vécut surtout avec les
ouyragi^ de hqcke, qu'il ne tarda pas à trouver ti-
mide. Dsins son pyr/honisme , il arriva jusqu'à Ta-
blme du douteabsolu , jusqu'à nier la cause première
et reiiste][^e du monde. Il déposa ses idées dans son
Traiîii de la ^otwe tamume^ et retourna à Londres
pour le pi^mieir ; m^is les Anglais » tiput occupés de
politiqMe (c'était pendant la popularité de lord Cha-
tam)i ne s'aperçurent guère du début de ce nouveau
philosophe, flume i^e se déconcerta pas. « Je n'eus
mèipe pas Ja^oie , djt-il, de scandaliser les dévots. »
Il alla passer plupieiirs apnées dans la solitude avec
sa mère et soa frère, continuant ses travaux avec
calme; pui^ il devint précep^teujTjd'un grand seigneiir
anglais, puis secrétaire du général Saint-Clair, qu'il
samt i la pour de Vienne et à celle de Turin. « Au
milieu des douceurs de cette vie nouvelle dont le
philosophe s'accommodait volontiers, dit M. Ville-
main^ il s'occupait de rjefaire son Traité de la vie
humaine^ sans pouvoir le rendre assez sceptique,
^^if, scandaleux pour réveiller l'apathie de l'ortho*
doxie angli^c^e.
C^e ne fut qu'après un nouveau séjour en Ecosse
sa mëromt des lettmes.
et la publication de plnsieurs traités philosopbiques
que le clergé presbytérien s*émut de tant de folles
hardiesses. Hume, persécuté, fut obligé de quitter
sa petite place de bibliothécaire des avocats d'Edim-
bourg, et ne put obtenir une chaire de philosophie
morale qu'il sollicitait.
Enfin les premiers volumes de VHisioire (VAngle-
terre virent le jour. Yoici ce qu'il dit lui-même de
racci^Bil qu'ils reçurent : « ^ighs, torys, anglicans,
non conformistes, courtisans, patriotes, tout le
monde éleva, dit-il, une clameur de blâme et de
haine contre mon ouvrage. On ne put me pardonner
d'avoir donné une larme généreuse à Strafford et
d'avoir plaint Charles l*'. t Malgré ces obstacles , il
continua son œuvre , et les derniers volumes obtin-
rent un véritable triomphe. Mais ce triomphe fut
peut-être encore plus vif dans notre France , qui
saluait alors avec enthousiasme tous les scepti-
cismes , toutes les négations. Hume s'empressa d'ac-
courir à Paris avec le titre de secrétaire d'ambas-
sade.
Il écrit à Robertson, de Paris, le l*' décem-
bre 1763 :
« Me demandez-vous, cher Robertson , quel est
mon train de vie? Yoici tout ce que je puis* vous
dire : je ne me nourris que d'ambroisie, ne bois que
du nectar, ne respire que l'encens, et ne marche
que sur des fleurs. Tout homme que je rencontre ,
. et encore plus toute femme, croiraient manquer au
IMX*HUIT1ÈME âlÉCLE. 57
fine indJupeuable des detoirs s'ils né m'adres-
nieot an long et ingénienx discours à ma gloire.
» Ce qai m'arriva la semaine dernière, où j*eas
rhonnemr d*ètre présenté aux enfans du dauphin^ à
Versailles , est une des scènes les plus curieuses où
je me sois encore trooTé. L'alné de ces jeunes
princes^ le duc de Berri, un enfant de dix ans,
s'arrêta droit devant moi et me dit combien j'avais
d'amis et d'admirateurs dans ce pays, ajoutant qu'il
le mettait lui-môme du nombre , par le pjaisir qu'il
avait trouvé dans la lecture de beaucoup d'endroits
de mon ouvrage. Quand il eut achevé , son frère, le
comte de Provence % de deux ans plus jeune , prit
la parole , et me dit que j'avais été long'-temps et
impatiemment attendu en France, et qu'il espérait
pour son compte un grand intérêt de la lecture de
ma belle histoire. Mais ce qui est plus curieux ,
quand je fus devant le comte d'Artois, qui n'est Agé
que de quatre ans f je l'entendis balbutia* avec
pàee quelques mots qui me parurent faire partie
d'an compliment qu'on lui avait sans doute appris,
et qoe l'enfant n'avait pas retenu tout entier.
f On conjecture que cet honneur m'était rendu
par l'ordre exprès du dauphin , qui, dans toute oc-
casion^ ne m'épargne pas les louanges '. j
lin historien français ne pouvait négliger ce éon
'lifBof David Hmnelrf Edward Ritebis« ' «
cumânt i mais qu'efldrélle tloBCl ceUA kistoifê â'kn^
gleterre qui préoccupe teUemeat le datipUn de
France et toute la tialioB ? Le sc^fiquè Da^f id Htime
porte^t-il en lui Taftiour du trai et de rhumanhé A
indispensable à Thistoire ; d'un grand peuple? Le
culte de la vérité eât-il pour lui une passion? Lises
ses traités philosophiques et tous me ïéip6nàte»i
V Histoire d'Aongleierre est un litre écrit facilement,
élégfimment , avec t^larté : c'est ia maiiière de Vol^
taire; maii^ le style de Hume est monotdne, il n'a
pas de mouvement, pai d'aspéritéls » p6ur empAdjer
un mot de Napoléon. Rapplelez^vous la variété de
Tacfte : son langage est tantôt solennel^ et grandiose!
comme celui d^ne oraison fuilèbre de Bdsmet ^
tantôt seiré^ concis ^ regorgeant de pensées > tantôt
brisé et dans Un désordre apparent, comme cehsi
d'une bataille* Hume a bien peiïi dé chose dcf ces
grandes qualités dei'bistorien. Voilà pour lafôvme«
Quant au fond , nôits avofas déj^ expliqué ce qtai lui
manque sous le rapport de l'ime et du ccibur ^ H est
souvent très-pen satisfaisaïkt sous eelui de Fexacti-
tude; il n'a pas cette autre passion indispcosablede
Fhistorièoy l'avidité dans^ la recheifchje conièien-
cieuse des feiïSir II avotie }ui^mème que les plaisirs
de Paris ne lui .avaiei[ilppas> permis de consulter de
précieux dâcumens qui lui ^'ent offerts.
Le dix-huitième siècle a vivement admiré VHisidre
(T Angleterre de Hume^ d'abord parce qu'il i^t^it phi-
losophe ^ c'est-à-dire sceptî^ud (cea dew mots
ayaiént le iùkme detis ) , enstiite parce (fate sotf
(Buvre élait réellement très^supériéure à tout ce qae^
Ton possédait alors. Hume est en histoire l'élève de
Voltaire , et certaihement il n'est pas resté au-des-
sous de soti maître ; son esprit est souvent plein de
sagacité; parfois aussi il juge mal parce qu'il ne
sent pas assez. On ne trouve pas en lui cet amotrr
de la patrie et de la société qui vîviQe et échauffé : il
semble «('intéresser froidement aux luttes qui dé-
chirent W éoèur dé TAngletérre ; il est froid devant
les vertuâ et devant le^ criniési. Il rapetisse souvent
les cèhises pour rendre son ^écit plus piquant et
plus étYsrh^é. Il èfaërche pluà l'extraordinaire qtie le
▼rai» Lés mystèresl déA passiônls' humaines lui échap-
pent Soùvebt, et le véi^itabte drame de l'histoire
àhpUttHi. Sa vaste composition marché un peu au
baciaM, et chaque partie n'est pas disposée avec un
îrtsùflfsaht:liais.soïi récit est clfetîr, sa raison froide,
ibùi^at éïéwéef, sôti esprit plein de liberté/ ffdîstri.
bûé éértdiiisf dëtaîls' avec ôï*dré; son styk^ cotome
ùotiè l'avons déjà dit , eôt correct, pur, élégant; it
était â[ h "mode èontimé philosophe sceptit^ue, et if
Venâîtliè ]()^èniîéf t éû vôîlà assei pour justifier son
succèar;
Peidant ces ôvàtîôÏÏs de Hùine à Paris, Rous-
seau, tféfensfeuf éloquent du spîrilùialî^ihè et dtf
(ïéKth'è , ïloué^eaù, par itistanâ éî religieux qu'on le.
f>rendràit pour un disèî'ple dé l'Évangile , était per-
sécuté par les admirateurs dii philosophe anglais. If
60 HISTOIRE PE8 LETTIUKS.
se lia avec Hume et le suivit en Angleterre^ où ils
ne tardèrent pas à se brouiller. Nous savons que le
caractère de Jean -Jacques était aigri , qu'une mono-
manie déplorable lui faisait voir partout des enne-
mis et des conspirateurs contre son v&çio^* Mai$
quelle sympathie pouvait exister entre le plus en-
thousiaste des écrivains français et le froid et scep-
tique David Hume?
L'historien de TAngleterre fut sous -* secrétaire
d'État dans le ministère du général Gonvvaj* Puis
il renonça entièrement au^ affaires publiques , et se
livra à une vie douce et tranquille jusqu'à sa mort»
arrivée en 1776 ^ à l'âge de soixante-cinq ans.
La calme et studieuse Ecosse fut^ à cette époque,
la patrie de l'histoire. Fils d'un ministre presbyté-
rien d*Ëdimbourg , Robertson fit de fortes études et
entra dans l'état ecclésiastique. Sa vie se, passa dans
les soins de la famille, car le jeune ministre s'oc-
cupa de Téducation de ses six frères. La prédication
et les études historiques complétèrent sofi existjence
solitaire et à l'abri des orages du monde., Robertson
fut aussi un élève de Voltaire; il imita jsa manière
et les principal^ dispositions de ses histQJlres ,.mais
il fut plus grave; il rejeta le scepticisme voltairien et
prit souvent pour guide la pensée chrétienne. Là^st
dans le dix-huitième siècle son caractère propre , sa
personnalité. Cet esprit de l'historien chrétien anime
surtout un de ses sermons, qui n'est qu'un tableau
de l'état du monde à Tavènement du cbri^lianismet
. DlX-HUITltMB SIÈCLE. 01
VlTutoire de Charles - Quint de Robertson , son
BiUnre (tÊcosse et son Histoire d^ Amérique présen-
tent les mômes qualités et les mêmes défauts. C'est
lia style élégant et sage^ mais un peu froid. L'ima-
gination, cette grande faculté qui ressuscite les
époques et les hommes avec leurs idées et leurs pas-
sions, manque à Robertson comme à Hume; c'est là
le principal défaut do l'école écossaise du dix-hui-
tième siècle. Ses qualités , comme nous Ta vous déjà
dit, sont la clarté et l'élégance. Dans Tappréciation
des grands faits historiques^ Robertson manque
souvent de profondeur : voyez comment il juge les
croisades dans son introduction à l'histoire de
Cbarles-Quint ; voyez ce qu'«l dit de Luther et com-
bien peu il comprend la puissance oratoire de cet
homme. Robertson efface toutes les aspérités, et
souvent aussi la nature même des caractères ou des
événemens qu'il veut peindre. Il passe sur tout une
sorte de niveau; l'élégance académique de son style
ne lui permet pas de reproduire la rudesse du moyen
âge. Malgré tout cela , ses histoires sont des récits
larges et clairs, sérieux et dignes, exempts des plai-
santeries frivoles de Voltaire. Gibbon a bien plus
obéi aux passions de l'écrivain français. 11 naquit à
Pntney, près de Londres, le 27 avril 1787. Dès l'âge
de quinze ans son esprit curieux et investigateur le
porte à étudier les controverses théologiques ; l'flt^-
tfnre des variations le fait passer du protestantisme au
catholicisme. Son père, irrité, l'envoie à Lausanne,
M fltifOlAE tu LKTfUKS.
OÙ il ftit ramené à ses premières croyances par des
raisons assez mesquines. Il continua de se Itérer
dans cette ville à son goût passionné pour t*étude dd
Tantiquité ; afin de donner une idée de son avidité
dans ce genre , nous rappellerons qu'il avait à quinze
ans commencé une histoire du r^ne de Sésostrii*
Au milieu de ses recherches , il dévorait les écri-
vains français du dix-huitième siècle et s'appropriait
leur scepticisme. Après cinq ans de séjour à Lau-
sanne, il retourne à Londres , y écrit en français un
livre médiocre intitulé Essai sur l'étude de la Utiéra-
turcf part pour ritalie, arrive à Rome, et là , parmi
les décombres du vieux monde, la pensée de son
ouvrage lui vint.
a Ce fut à Rome, dit-il dans ses Mémoires, le 15
octobre 1764^ que, rêvant assis parmi les ruines da
Capitole, à Theure ou des moines, pieds nus,
chantaient les vêpres dans le temple de Jupiter, la
pensée de décrire la décadence et la chute de cette
ville s'éleva tout à coup dans mon esprit. »
La passion de Thistoire remplit toute la vie de
Gibbon ; il fut membre des communes et resta silen-
cieux au milieu des solennels et dramatiques débats
sur TAmérique; là n'était pas sa vocation. Son
livre , Histoire de la décadence et de la chute de Fempire
romain, est une des plus vastes compositions histo-
riques de TEurope moderne. Gibbon en publia d'a-
bord deux volumes, qui furent reçus avec des éloges
enthousiastes et des critiques passionnées. L'au-
teviriit^nti France, et y trouva l'accueil lei^lus gra-
cieux, f A cette époque, ditM. Villemain, la France
était comme cette Athènes pour laquelle Philippe
et Alexandre faisaient la jg[uerre et dont le suffrage
doQ&aitla^oire, » L'hittorien retourna de nouveau
en Angleterre, i^uis se retira à Lausanne , où il ter-
mina son livre , comme il nous l'apprend lui-même
ims une page touchante, le jour ou plutôt la nuit du
27 juin 4*^87.
L'ouvrage de Gibbon révèle une érudition ef-
frayante , et , sous ce rapport, c'est un livre colossal.
Mais que de qualités il lui manque pour atteindre à
la véritable grandeur historique. 11 n'a presque au-
cun instinct généreux. Cette énorme puissance ma-
térielle de l'empire romain lui parait superbe et
l'aveugle; jamais nous ne le voyons blessé du gigan-
tesque despotisme des empereurs. Mais le grand
erime de Gibbon est à nos yeux son hostilité contre
le christianisme, qu'il n'a jamais su comprendre.
GoDoune nos idées à Cet égard sont bien connues et
que fkous pourrions être accusé de partialité , nous
aimqns à nous appuyer ici sur l'opinion d'un homme
que certains lecteurs acc^^eilleronl avec moins de
prévention; M« Yillemain dit de Gibbon: « Le
chrislianisme lui-même fut i ses yeux une espèce
d'accident barbare qui dérangeait cette harmonie
de draiination et de servitude paisible
Il ne lui semblera pas que le christianisme était un
eoatre- poids donné à l'esclavage du monde; il ne
64 HISTOIRE DES UTtMS.
remarquera pas cette révolution 4|ui faisait que la
liberté , chassée du forum et du sénat , s'était réfu-
giée dans le stoïcisme ; que, chassée du stoîcboie et
devenant plus populaire, plus cosmopolite » elle
s'était réfugiée cUins TËvangile. U pe sera nullement
touché de cette revendication que la pensée hu-
maine fait d'elle-même. Mon , les chrétiens lui pa-
raîtront des perturbateurs} il lui semblera juste
qu'on les immole; il sera sans pitié pour eux ; il
vous dira qu'à tout prendre les lois de l'empire
étaient rigoureuses , mais sagement exécutées. . .
• . . -; Eh bien ! j'avoue que je ne connais pas dans
I l'histoire une erreur plus grave et plus offensante
pour la raison. »
Cette erreur est si grave qu'elle fausse toute cette
grande composition de l'historien anglais^ qu'elle
en détruit l'effet^ que , de toute cette suite prodi-
gieuse d'événemens qui offraient à l'auteur tant de
sujets de hautes et profondes méditations , il ne sait
&ire sortir aucune grande leçon pour les peuples et
les rois. Il a les dons de l'esprit^ mais il manque de
ceux de l'âme. Toutefois terminons ce que nous
avons à dire de lui en admirant Tordre avec lequel
il a reproduit cette immense série historique qui
s'étend depuis Auguste jusqu'à Sixte-Quint, et re-
connaissons qu'il fallait de vastes facultés pour clas-
ser ces innombrables matériaux et s'orienter dans
ce labyrinthe inextricable. Quelle magnifique pro-
bll-flUITlÈlCE SIÈCLE. 65
doetion Gibbon aurait pu nous donner s'il avait
marché à la lumière du christianisme!
Nous avons cherché à caractériser les trois grands
historiens de l'Angleterre ; il est juste de mention-
ner après eux Smollét , qui est resté loin de ces
maîtres dans l'opinion de l'Europe. Notre contem-
porain , le docteur Lingard , auteur d'une Histoire
d'Angkterre écrite d'après les idées catholiques, a
VQ sa renommée s'établir promptement dans sa pa-
trie et sur le continent. Son ouvrage est encore trop
récent pour être définitivement jugé-
vu.
m.
Be l'éloqaenee parlementaire en Angleterre an diz-huîtîème
fîèele. -* &or4 .fUialMi. ^3atke. •— Fez. ^ flheridan. -^ Vitt*
9««l^ef n|9|« mfr r^Ofveap^ jadi4^lw«« — lipef ^l^i^lwe , eto«
L'éloquence p6K(îque ne s'est guère rencontrée
sur notre route depuis les temps de la Grèce et de
Rome. Les rép'ubliq^ues italiennes, malgré leurs
orages, en offrent très-peu d^exemples, parce que
leurs gouvernemens étaient généralement trop des-
potiques. Les conciles sont les .assemblées du moyen
âge où Téloquence a pu se^ développer avec lie plus
de Hberté. Sans doute, dans ces débats sur la reli-
gion , où venait se fondre si souvent la vie civile des
peuples, les hommes inspirés par la foi , les prêtres
etlesévêques du moyen âge ont dû prononcer des
discours magnifiques ; mais il n'y avait pas là fie
»téno{(rapbes peur les recueillir.
68 HISTOIRE DES LETTRES.
Nos États généraux sous le roi Jean avaient offert/
au milieu de nos malheurs , un spectacle plein d'en-
seignemens; mais la parole ne resta pas long-temps
libre, et, aux siècles suivans, les États ne furent
plus une arène de discussions indépendantes,* mais
une simple réunion où un seul orateur exposait les
vœux et les besoins de chaque ordre. C'est rAngle-
terre qui , par ses institutions , donna la première &
liberté à la parole de Torateur politique , et offrit
des modèles dignes d'une étude sérieuse. Noais
avons vu combien l'éloquence était stérile pendant
cette terrible révolution anglaise du dix-septième
siècle. Cromwell fut peut-être le seul orateur de
cette époque orageuse, mais il faut se garder de le
comparer aux grands maîtres de la tribune. L'esprit
du protecteur est empreint d'une religion sombre
qui ré\èle toute l'histoire de son temps. Il mêle
toujours les sentimens religieux à sa propre dé-
fense; il cherche à identifier sa cause avec celle du
christianisme, comme si tant d'acte^ de sa vie ne re-
poussaient pas énergiquement toute similitude.
\oici comment il se défend des accusations de four-
berie portées coiitre lui :
c C'était, disent quelques personnes, la four-
berie du lord protecteur, c'était la ruse de cet
homme et ses intrigues qui conduisaient tout; et,
comme on dit encore dans les pays étrangers , il y a
cinq ou six hommes en Angleterre qui ont de l'ha-
bileté; ils font toute chose. Oh ! quel blasphème
DlX-HUITltME SIÈCLE* 69
dite3<-vous làl Parce que des hommes qui sont sans
Dieu dans ce monde ignorent et ne peuTent com-
prendre ce que c'est que de prier, de croire , de
recevoir les réponses de Dieu et d*6tre inspiré par
son esprit y etc., etc.; ceux qui attribuent à telle ou
telle personne l'idée et TàccompUssement de ces
grandes choses que le Seigneur a opérées au milieu
de nous y et qui prétendraient qu'elles ne sont pas
la révolution de Jésus-Christ lui-même, sur qui
repose le gouvernement, ceux-là parlent contre
Dieu , et ils tomberont sous sa main sans le secours
d'un médiateur. Ainsi , quoi que vous puissiez pen-
ser de certains hommes, quoique vous disiez , cet
homme est rusé, politique, subtil (je prends cela
pour moi) ; prenez garde, je vous le répète, de ju-
ger, les révolutions de Dieu en croyant examiner
le produit des inventions des hommes '. »
Ce fragment révèle d'une manière vive et forte le
caractère du peuple anglais à l'époque de la révolu-
tion qui sacrifia Charles T'. Cromwell n'était-il
qu'un l^ypocrite, ou poussait-il le fanatisme de ses
idées jusqu'à se prendre pour un continuateur du
divin rédempteur des hommes? Il y avait peut-être
en lui un peu de ces deux sentimens. L'aveuglement
des passions et de l'égoïsme n'a pas de limite$.
Il serait iùjuste de ne pa% mentionner encore au
dix-septième siècle les discours éloquens prononcés
^ Traduit par M. Villemain.
*70 BliTOlM Mi tftHKM.
par Tilhittre et iBfortuiié Strâfforddiirâttt son p6^
ces; mais après ces deoi homiutes ovi ne rencontre
que des orateurs parlant d'uAe façon monotone:
comtne Ta remarqué M. TiUémttin , on cfoiraH en-
tendre toujours le même homme.
Sous la rehie Anne^ un ministre habile, Boling-
broke, a dû être un grand orateur, si Ton en juge
par ses écrits et par l'esprit prodigieux qu'il dé-
ployait dans la conversation , selon le témoignage
de ses céntemporains ; mais ses discours n'ont pas
été publiés. Pendant le long ministère de iValpole,
HVindham , lord Carteret , Poltèney , Shei*idan ,
fixèrent sur eux l'attention de l'Angleterre. Oa
trouve souvent, dans les discours de ces Orflletirs,
rélo(]uence posilive des hommes d'affaires, des hom-
mes d'État. TValpole est plein de finétoe et de ruse^
Windham est nerveux et serré , 8heridan est prodi-
gieusement spirituel ; mais le temps de lA grande
éloquence anglaise n'était pas encore Venu. Elle
n*eut son magnifique développement que vers la fin
du dix-huitième siècle, lorsqM la guerre d'Ame*
rique agita l'Ennope ; H tribune ângldise retenlit
alors d'accens génëreujt, de pettséeii hôblés et uni-
terselies qui trouvèrent de l'échb ebn tons les peu-
ples du conlittent.
William ÎPitt, lord ChàlaM^ est ta grande figure
de cette glorieuse époque de lliistoiré patlefnen-
taire d'Angleterre. Quoique né d'une famille assez
médiocre; il reçut une éducation e* ImnMiifeaVec
•«HKaitlK UiSMk "là
k «miéie du patlfui^t \«qs4 (bm T^tt^^ ^
l'aitiqiûté ^ il pratiqua suvlMt IXtenQ^tMlMft «t Ci-
oéroA, «t y nuiaa noiii^ukoidiil V4ilQ9u«§c(^ m»il
dM s^qUiMna da fieitô |ialriotiqiM et. dû ^goUé
perfODnaUe* ApvàA qualqueii voyage» m Fn^iMa e|
en Italie ) le jeune Pitt retourna dans 6ûlipAjl|» fà,
r^sçgf dant dç soA caractère et de son sénie i)e tarda
pas à le faire nommer à la Chambre oe^ commùi\ef
par le bo^rç d'Old-Sarum* H avs(i( vlq^t-sept ansi
Ses premières lu^es contre le mipistre ççrruptéùr
Walpqle révélèrent up talent ple^n d'élégance, form^
sur les beaux modèles antiques , et souvent d'une
ironie et d'une ardeur adn^irables. Sa réputation
s'établit rapidement daqs toute rAn{|leterre.
A la chute du duc de Newcaqtle, en 4756, Wil-
liam Pitt fut appelé au piinistère. Fils d'{in simple
écuyer^ ayant à peipe deux cents livres sterling de
revenu , il remplaça la paii^sance et la fortune par le
génie, et succéda dans le pouvoir aux plus grands
noms dp TAngleterre. Ce fqt une victoire pour les
idées démocratiques. Tonâbé du ministère et rappelé
Tannée suivante^ William Pitt, pendant aiiatre an-
nées de gouvernement , éleqflit la puissance de l'An-
gleterre^ qui domina alors presaûe tous les cabinets
de l'Europe^ et se répand'jt sur le monde pour Tas-
servîr et Vexploiter. A revènement' dé George IIÏ,
lord Bute s'empan^. da la 4U>nûm^. 4» prîOPft» et
William Pitt se retira dm »ff»ri^ , fftm imS r^0Mr
daa^ kfiiçleBiettt* GpX liMnne é'tm vmè^iî^ iàp
7S HffttOIRk DES LETTlUBêl.
vertu sans laquelle Ton ne peut obéir & la toii de
sa conscience , le dédain du pouvoir. Toujours
ferme et ne se soumettant qu'à des principes , il
porta toujours la tête haute devant les rois , parce
que le gouvernement était pour lui un devoir et non
une passion.
Appelé encore une fois au ministère en 1766,
il fut nommé pair et créé vicomte de Ghatam } mais,
accablé d'infirmités et obligé de quitter le gouver-
nement^ il se retira dans la Chambre des pairs, où
il continua à défendre la liberté , la raison et la jus-
tice. Nous passons quelques détails de sa carrière
parlementaire pour arriver au grand événement qui
fit éclater tout son génie de tribun. Nous voulons
parler de la révolution américaine. On se rappelle
combien l'Angleterre eut de peine à voir cet im-
mense continent se détacher d'elle et revendiquer
l'indépendance , qui est le droit sacré des nations.
Gomme toujours on vit un parti intraitable , ne te-
nant compte' ni des idées, ni des faits, et s'obstinant
à arrêter la marche des choses que rien n'arrête;
en vain lord Ghatam veut, par des concessions,
concilier les droits de l'Angleterre et la liberté des
colonies; la voix du génie est méconnue,' mais au
moins elle a recueilli l'admiration du monde.
Détachons des discours du grand orateur quel-
ques fragmens qui pourront donner une idée de son
talent. Le ministère venait de présenter unbill pour
DIX-HUITIÈME SIÈCLE, 73
TeiiToi d'un nouveau corps do troupes en Amérique;
lord Ghatam prend la parole :
< My lords, Tétat de souffrance qui m'accable ne
pouvait m'empècher de soumettre à vos seigneuries
mes pensées sur le bill aujourd'hui débattu et, sur
les affaires de FAmérique. Si nous faisions un ra--
pide retour sur les motifs qui ont engagé les ancêtres
de nos concitoyens d'Amérique à laisser leur pays
natal, à courir les dangers innombrables de ces
contrées lointaines et inexplorées , tiotre étonnement
de la conduite que tiennent leurs descendans de-
vrait naturellement disparaître. Souvenez-vous que
ce coin du monde est celui où des hommes d'un es-
prit libre et entreprenant se sont enfuis plutôt que
de se soumettre aux principes serviles et tyranniques
qui dominaient alors dans notre malheureuse An-
gleterre : et devez-vous vous étonner, mylords , que
les descendans de ces hommes généreux s'indignent
quand on veut leur ravir des privilèges si chèrement
achetés ! Si le Nouveau-Monde avait été colonisé par
les enfans d'un autre royaume que l'Angleterre , ils
y auraient apporté avec eux peut-être les chaînes
de l'esclavage et l'habitude de la servilité. Mais ces
hommes , qui se sont enfuis de l'Angleterre parce
qu'ils n'y étaient pas libres, doivent garder la li-
berté dans le monde où ils ont cherché leur asile*
* Mylords , je suis vieux ; je voudrais conseiller au
noble lord qui nous gouverne de pren4r9 lUM mé-
Ï4; HISTOIRE 1>£8 LBT»Cft«
thode plus douce, pour régir VAmérique ; en l&)0)tf.
n'est pas^ loin où cette Amérique pourra rivaliser
avec naus, non-seulement dans les armes, mais
dans le commerce et dans tous les arts. Déjà les
principales villes d'Amérique sont instruites et po-
lies, et entendent la constitution de cet empira
aussi bien que le noble lord qui nous gouverne.
» Mylords , c'est une doctrine que^je porterai avec
moi jusqu'à la tombe : ce pays ne possède pas sous
le ciel le droit de taxer l'Amérique; cela est coa-
traire à tous les principes de justice et de politique:
il n'est point de nécessité qui puisse le justifier ^ ?
Dans tous ces débats sur la guerre d'Amérique,
et ils durèrent des années, lord Chatam n'a cessé
de montrer une éloquence sublime, pleine d'uo
profond sentiment d'humanité et solennelle comme
la vieillesse; il n'a pas l'emporlement terrible de
Mirabeau, l'abondante et si harmonieuse parole M
Démosthènes , mais il est grand de sa propre gcao*
deur, grand surtout de la générosité de son âme,
grand de son caractère. 11 n'y a pas d'éloquence de
premier ordre qui ne découle de cette source. U
tribune française ne nous a pas offert l'alliance de
tant de génie et de tant de vertu.
Plusieurs orateurs émineatts se mêlèrent au drame
politique dominé par lord Chatam. Burke, oi ai
Irlande en 1730, eut pour père unavx)cat de Publiuî
« TuàJoiJL ftaU^ YdieiuiB.
MX-ffOITIÈMB SliCLR. 75
il fit debonaea études et se rendit k Londres à tmgt*
trais ans poor s'adonner au barreau. Mais il était
pauvre, et eette profession se fait lentement; aussi
Burke se mita écrire pour les journaux et les édi-
teurs ; son livre^ Réelamaiion en faveur de la société nor
tureUe, que M. YiUemain a appelé une parodie des
pamphlets irréligieux de Bolingbroke, lui attira
beaucoup d'ennemis , surtout dans les rangs de Ta-*
ristocratie et des hommes religieux. Son active car-
rière d'éêrivain le mit en rapport avec le célèbre
critique Samuel Johnson, avcô le peintre Reynolds
et le comédien Garrick. Burke fit grand bruit comme
publiciste, et les hommes politique^ qui l'entou-
raient désiraient son entrée au parlement; mais sa
pauvreté était un obstacle invincible. Un ministre, le
marquis de Rockingbam, lui (itdon d'une propriété
qui le rendit éligible : il arriva à la Chambre des
communes à Irente-cinq ans^
Les débuts oratoires de Burke étonnèrent l'An-
^letert^, qui h'avait jamais entendu un pareil lan«
gage; les orateurs de cette nation parlaient ordinai-
rement la langue des affaires, langue positive et
eondsé. Burke avait dans Téloquence quelque chose
de brillant, d'enthousiaste, d'oriental, qui est le
earûctère des écrivains de sa nation '. Aussi excita-
l-il , dès qu'il parut v l'attentioii de tous les partis ^
* Thomas iloore, entre autres, semble un enfant de Tlnde
ou 'dèèMrflB Bé VfH^fbnltJe , égaré dans l'Occident
76 HlSTOlâE DES LETTRES.
on critiquait souvent cette poésie si inattendue et si
nouvelle à la iribune ; mais elle avait de nombreux
imitateurs^ et ses détracteurs eux-mêmes coniri-
buaient à la populariser.
Henri Fox n'eut pas^ comme Burke, à lutter
contre les obstacles d'une position obscure; il était
fils d'Henri Fox , lord HoUand , l'un des plus habiles
amis de Walpole : par sa mère il était allié aux
Stuarts. Chesterfield a dit de lord HoUand : « Cet
homme n'avait aucune notion , aucun principe de
liberté, de justice; il méprisait comme des sots ou
comme des hypocrites tous ceux qui pouvaient ou
paraissaient y croire ; et il a toujours vécu comme
Brutus est mort, en appelant la vertu un vain mot. »
On comprend quelle influence un tel père pou-
vait avoir sur l'avenir de Fox; aussi, maljgré des
études brillantes , se livra-t-il de bonne heure à la
dissipation et même au jeu, passion effrénée que
lord Holland sembla favoriser en lui , et qui eut sur
sa vie, comme sur celle de Benjamin Constant , une
influence déplorable.
A dix-neuf ans il est appelé à la Chambre des
communes. Le pouvoir trouva le moyen de dissimu-
ler l'illégalité de sa nomination , et son père lui pro-
cura un emploi considérable ; le jeune orateur se
maintint donc pendant quelques temps dans la
ligne ministérielle , dont cependant sa nature indé-
pendante le faisait dévier quelquefois; mais, aux
évènemens de là guerre d'Amérique, l'éloquence de
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 77
Burke enflamma celle de Fox, et nbn-seulement il
passa ddns l'opposilion ()uand il s'agit de la grande
question américaine , mais il défendit avec force les
droits des catholiques d'Irlande, et reçut pendant la
séance un bill.et de lord Norlh qni lui annonçait sa
destitution* De ce moA^ent Fox sera Cdèle aux idées
de liberté et.de justice; le grand orateur sera ton-
jours sur la brèche quand il faudra défendre l'indé-
pendance des peuples ou arracher un citoyen au
despotisme du pouvoir.
L'homme contre lequel il devait lutter toute sa
vie, le second (ils de lord Ghatam , William Pitt,
reçut une éducation aussi sévère que celle de Fox
avait été libre et imprudente. L'illustre Chatam et
lady Estber, sa femme ^ fortifièrent de tout leur pou-
voir , dans le cœur de ce jeune homme étonnant , les
sentimens d'une piété austère. H étudia les auteurs
grecs et latins avec un enthousiasme étrange , non-
seulement les historiens ot les orateurs, mais les
poètes. Son professeur Wilson a dit : t Sa sagacité
était si vraie et si profonde, son intelligence si pro-
digieuse, il avait si bien étudié toutes les beautés ,
toutes les finesses de la langue grecque , que si l'on
avait découvert de son temps une pièce inconnue de
Ménandre ou d'Eschyle ,: ou une ode de Pindace ,
je suis persuadé qu'il l'aurait sur-le-champ mieux
entendue que les plus célèbres érudits. »
La correspondance de lord Chatam révèle toute
son exquise tendresse pour cet enfant de génie;
^ aiSTOHlE MB LETtREd.
quand'ce grand homme mourut , Pitt av^ dk'^hint
ans, et trois ans après il siégeait à la Chambre âes
<;ommunes. On lui propose un ministère » qu'il re-
fuse. Fox saisît le pourvoir et tomba bientôt devsint
ila majorité de la Chambre des pairs. Wiiliam Pitt
avait alors vingt-quatre ans; il s'empara du mi*
nistère eomme d'une conquête; les circonstances
étaient graves , et tout le monde redoutait alors
cette épreuve. Pitt n'avait pas l'éloquence éclatante
de son glorieux père, mais plus de raison pratique,
ipitts d'appréciation froide des choses, une logique
invincible et une volonté si énergique et si patiente,
que les plus fiers caractères se sentaient domptés
parce jeune homme impassible, qui accueillait avec
un^ourire les paroles les plus ardentes de l'oppo-
sition.
Les débats sur l'Amérique^terminés , tirais grandes
questions se présentent dans les annales du parle-
ment anglais pendant la dernière partie du dix-
huitième siècle : le bili de l'Inde, la<régence et la
révolution française.
Les immenses richesses de IMnde dédomma'^
geaient amplement l'Angleterre de ses pertes dans
le Nouveau-Monde; mais les Yerrès modernes ne
manquaient pas dans ces vastes et opulentes con-
trées. Le procès de Hastings, le plus célèbre spo-
liateur des Indiens, fixa les regards de PEurope
entière. Fox, par son éloquence et l'autorité qu'il
fiwit conquise ^ans le paiement , s'était «aisj du
^a^nr. Itei aimé du prince dont il était ninialro,
la grand orateur présenta un bill ur Tlnde , dans le
à«t de Mmédier a«ix abus énormes dont nous ve-
Bontdeipariertet obercfaa à Iransféver à la Chambre
des communes «ne des plus influentes prérogatives
de ia couronna, la diaposilicHi de places très-jucra^
lifes. lia Chambre des «communes était trop inté-
ressée dans la question pour ne pas seconder les vues
4uimiMrtre; maïs «on projet échoua à la Chambre
des icirdft. Fok tombai Pitt mcnta au pouvoir.
LafMMiticin dtf jeune ministre était des plus dé-
Ikatesç H &Uait régler cette ^grande affaire de l'Inde
etloiter contre le^puiiœant forateur récemment mi-
nistre et redevenu le chef de l'opposition. Le non-
wiH Uà f«t œjeté^ et Pitt resta trois tmois iné-
Inraobble devairt cette GhaindiFe ^i repoussait
i iBp i i t ya blelnent toutes ses propositions, il déploya
dans iees4atles«[ie ténacité héroSque, fui jeta toute
rAngfetdrre dans une sorte d'admiration. Au iK>ût
de trois Blets d'^hecs, il«e sentk fort, obtint du
roi une dissolution, etlanation nomma une chambre .
qui pfèta au jeune ministre l'appui d'une nom-
breuse migorité. Dès lors Pitt s'établit à demeure
dans ie fauteuil ministériel : il y resta vingt ans.
Voilà Ile premier drame du paiement anglais de-
puis la «réivolution américaine. Pitt , fort de 'l'amitié
du roi et de son influence parlementaire, s'occupait
de l'agrandissement de sa patrie, lorsque tout à
^(mp, en 4788, George III, ce prince d'une vie au9^
80 HlgTOlAE DEd LEtnfiS»
.tère^ d'une ftme modérée et noble t est frappé d'a-
liénation mentale.
Fox apprend cette noutelle en Italie^ où il était
allé se délasser des fatigues d'une session laborieuse.
11 accourt en toule hâte à Londres; le prince de
Galles , successeur de la couronne , était dévoué à
Topposition, et Tillustre orateur comptait bien res
saisir le pouvoir.
La session s'ouvre sans discours de la couronne;
Pi U annonce aux Communes le déplorable état du
monarque ; il demande que l'on cherche dans la lé-
gislation et l'histoire d'Angleterre quelle conduite il
convient de tenir dans cette circonstance solen-
nelle. .
Fox, impatient 9 combat tout délai , toute re-
cherche y et déclare que le prince régent doit im-
médiatement recueillir le pouvoir. Pitt maintient
son opinion Qt demande un comité de recherches;
il est formé et fait son rapport. Alors la lutte s'en-
gage , savante et vive tout à la fois, lutte de prin-
cipes» mais bien plus encore (il faut malheureuse-
ment le reconnaître) d'ambition personnelle. C'est
Pitt» le défenseur du pouvoir, qui invoque la souve-
raineté parlementaire pour régler la régence ; c'est
Fox, l'homme aux doctrines populaires , qui défend
l'hérédité et repousse l'iatervention du parlement :
c'est ainsi que l'égoîsme fait taire la conscience.
En lisant ce débat, imparfaitement il est vrai,
comme on peut le lire dans des fragmens insuffi-
>aiiâ, car les discours du parlement d'Angleterre i
cette époque n*ont pas été consèryés tout entiers,
OD remarque chez les deux grands maîtres de la pa-
role un langage ferme et simple, une ironie qui des
deox côtés frappe juste puisque tous deux s'accu-
sent d'ambition , la langue des affaires , grave et le
plus souvent calme. 11 ne faut donc pas chercher ici
ce tumulte de paroles qui retentissait dans l'agora
OQ dans le forum , ni cette fougue terrible que nous
rencontrerons bientôt en France.
Noos choisissons le plus énergique passage de
Fox:
< Je vous le demande , dit-il ^ est-ce ici l'occasion
de déployer ce pouvoir constitutionnel de ipésistance
à la prérogative et de combattre l'influence de la
couronne dans cette Chambre? Je Tavoue, j'ai tiré
gloire de cette lutte quand la couronne était dans
la plénitude de ses pouvoirs ; mais je rougirais de
fouler aux pieds ses droits , maintenant qu'elle est
gisante devant nous , dépourvue de toute force et
incapable de résistance. Que le trés-honorable gen-
tilhomme s'enorgueillisse d'une semblable victoire ,
qu*il triomphe sans combat» qu'il prenne avantage
des calamités et des misères de Thumaine nature ;
que, semblable à quelque avare et dur seigneui'
d'un manoir voisin de la mer^ il se gorge de ri-
chesses acquises par le pillage des naufragés, et par
Ce droit rigoureux de trouvailles et d'aubaines exercé
tor toutes les choses que les accidens variés du'
m. 6
BisToniK DES urntEjsi.
lèvent jeter en sa puissance; pour ipoi,
je ne me vanterai jamais d'avoir remporté de ^lef
Victoires et d'avoir garni mes mains de richc^sse^
ao^asséesàce prix. »
L'insulte était poignante ; Pitt n'en semble pas
ému; il répond froidement , faisant d'abord de
longes citations historiques qu'il puise dans les
pègnes éloignés de Richard II et de Henri VI; puis,
guand il a traité longuement et théoriquement I4
question de régence , il aborde la question persoD-
jpellpy 9t 1^ fait avec une remarquable dignité. Fox
avait dit qu'il redoutait la régence du prince df
(îalles p^rce qu'!il savais qu'il n'avait pas sa cpa-
ijiapce : Pitt répond \
f Quant k cette prétendue conviction de ne pas
mériter l^ confiiincedu prince, tout ce que je puJ9
dire , c'est quye je ne connais qu'un moyen y poiyr
^out autre ou pour moi 5 de mériter cette fayepri
c'est d'avoir constamment travaillé dans la vie pu-
blique à faire son devoir envers le roi, père du
pjT^nce, et envers le pays. Si, par de tels efforts
pp^r mériter la conûance du prince, je l'avais ce-
pendant perdue, quel que tùi le motif d'une chose
M pénible pour moi, j'en aurais du regret sans
^oufe, mais, je le dis hardiment, il me serait im«
possible d'en avoir du rçpentir. y
Pitt fut vainqueur dans cette lutte ; il fit voter
901^ projet de bili sur la régence, par lequel il met-
ùft son propre pouvoir à l'abri de celui du régent.
Puis fo^t ^ ^ù^p, et 4^mmP POW ^ ^àamVfi^mf
de sa viiçftoîw, Georges I|I ;iî€)co»wa ji« i^iwQt ^
éti;)[!9fîtoiQ9^n( sp^al ^^let^n^it j(iao$ le pM>o4e 9^eat ;ij
é(^W^ pr^iM^9leiQepf rftri$if;Qiçnai(i(|VQ Anf^Vm9$
dM(I^» 4^1» i*|ëiK^ plions av^ieiit ri^spç^té toAiit a$
f u^ nou? j^isjpw »yep .4M^9.- Pes d^at» OF^gmi^
orateurs; un homme d'un .^prji|; jkr^-bril)9l^(i l'Srt
^n^ifi Shçpîda», liU pvçgàivfi pljiçe pawûi lepx.
yojpi sa JDiqgrapbie spiri^uelleineot x^ti^^ifié» p?r
M. Villem^:
« Le débxif ide sa ^ie fut po ^^ei , un leAlfàv^^so^
^t<UQ ipariage ayec vne caotatriiQ». l^ WPpnd? PM^
'ttwj de s» w fut u» ftmftur effr^pé popr }e jeu, ^
la 4ierpiôre , j'ai hQnt^ .4e Je dire^ 4io 9inQiUjr,e^éné
n lÊpo^f ide loelite jeune ei brillante; oantatuio^,
^e par .un .s^oiUviçnt .d!orguâiI bien placé i} wu-
1k éjjQÂgner 4p tthéàtee, Sberidan .donna d!ab€i^
4esiBoirée^. musicales » puis il composa pour vivre el
seiiil auteur .dramatique; bien plus, il mit en eor
médieia romanesque histoire de son mariage, et»
pillant une autre pièce de théâtre qu'un poète dtt
temps avait composée sur le même sujet, jl se ût à
la Im le plagiaire de sa propre aventure et deg
plaisanteries publiées xontre lui-même. Il j avaif
ëi HISTOIRE DBi LBTTftEft.
peu de dignité dans cette manière dé tirer parti de
tout et de prendre èes sujets si près de soi. t
VÊcàle iU la méé&iancei spirituelle comédie dé
Sheridan , en fit bientôt Thomme à la mode ; il se
lia avec Fox et ne tarda pas à arriver à la Chambre,
où il resta long-temps silencieux, et d'abord effrayé
de ces débats de tribune auxquels il n'était pas ac-
leoutumé. Ses discours étaient des pamphlets mor-
dans et amers qu'il i^épandait dans le public , qm
les dévorait. Dès qu'il parla , il excita comme ora-
teur la même admiration.
Les débats du parlement d'Angleterre eurent, à
Pinstant de la révolution française, une importance
énorme : c'est de là que devait sortir la guerre achar-
àée de toutes les nations contre la France ; cette
guerre, Pitt la portait en lui, dès qu'il vit l'esprit
envahissant de notre révolution ; sa patiente volonté
laissa les orateurs , et surtout Fox ,, user leur ardeur
en des luttes qu'il savait dominer. Burke vint d'ail-
leurs en aide au ministre; les violences, mêlées à
la régénération de la France, avaient révolté le
brillant tribun. Le combat s'engagea vivement en
4791. «J'admire la constitution nouvelle de la
France , dit Fox , comme le plus glorieux monu-
ment de liberté que la raison humaine ait élevé
dans aucun temps et dans aucun pays. »
On sait l'amitié qui unissait Burke et Fox : aussi
le premier hésita-t-il d'abord à repousser un éloge
qui le blessait dans neê convictions les plus chères.
mx-miiTiftiis siicLB. 85
Mais il se décida enfin, et, coiqparant les ré|f oluiions
des deux pays, il jeta un blâme amer snr h France;
Comme toutes les imaginations très -brillantes,
Burke était sujet à l'éblouissement ; évidemment il
n'aperçut pas la portée immense de la révolution
française. Fox fut ému; il répondit à son ami avec
Faceent d'une tendresse profonde et d'une grande
admiration pour son adversaire ; mais Sheridan se
lança touti coup dans le débat avec sa légèreté ordi-
naire et son incisive parole. Il proclama la légitimité
de la révolution de France, et jeta l'ironie à pleines
mains sur le discours de Burke , qui s'irrita et vint
déclarer que désormais il était séparé de Sheridan
en politique. Le premier de ces orateurs^ esprit
ardent et exclusif, ne savait pas distinguer l'homme
privé de Thomme public ; on le vit donc sacrifier
Tamitié de Sheridan , et bientôt celle de Fox. Tou-
tefois la liaison intime de Fox et de Burke persista
encore jusqu'à la discussion sur le bill relatif au
Canada.
La passion de Burke^ à cette époque, était la
haine de la révolution française ; aussi , en discutant
le bill de Québec 9 s'empressa-t-il de féliciter le mi-
nistère de n'avoir pas basé la charte donnée à cette
colonie sur cette désastreuse et coupable déclaration des
droits de l'homme qui avait mis le feu à la France. Puis
il retraça, avec la véhémence ordinaire de sa parole,
tous les évènemens de notre révolution 9 qu'il acca*
bla de sa colère.
1
^ HISTOIRE VtB lÉVfimê.
F6t Alt admiftible : la coBtlotioti pr^Aytide de
riidmilié politiqtife, combdUtie par utte amitié
teftdre et contristée , lui dotitia un accent plein de
éàléhrAiê et d'attendrissement. 11 défendit la r^yo-
Itlition française avec chaleur, mais sans Fenthou-
sidsme ardent que son rital portait dans Fattaque.
Étrrke répliqua en frémissant de colère. Enfin il
afrîira â cette extrémité r
i Je le sais, dit-il , dans notre carrière nous
âvôbs été divisés , M. Fox et moi ^ sur plus d'un sa*
jet t sur la réforme parlementaire , sur le bill deê
dissenters , sur le mariage du roi ; mais jamais éé
dissidences d'opinion n'avaient un seul moment
interrompu notre fidèle amitié. Â Tépoque de la vie
àii ]ë suis arrivé 9 il est peu raisonnable de provo^
^u^r des ennemie ou de donner à ses amis une cause
de rupture et d'abandon. Mais je suis si fortement,
â invariablement attaché à la constitution anglaise,
que Je ne puis hésiter. Mon devoir public, ma pru-
dence, mon amour de mon pays, m'ordonnent de
in'écrier : Fuyez là constitution française ; séparez-
vous d'elle. V Fox, ému , prononça ces mots : « Mais
ce n'est pas une rupture d'amitié. » — ic C^est une
rupture d'amitié, reprit l'inflexible Burke; je sais
te qu'il m'en coûte ; j'ai fait mon devoir ,- au prix
dé la perte d'un ami : notre amitié est finie. »
Puis sa fougue alla croissant , et, avec un langage
ébfouissàtit d'imâgeà, qui était toujours dans sa
bouche quand ia passion l'animait , il se àift à 6up^
T^iet Fèk et P!tt île sau^r par !eut atliaiidd VkAg\é^
terre et le ttibhde. * "
Fok, âccabtéi se lève de nouveau, éi îoïlg-temp^
il s'arrâte sur le sfoû^enir de cette amitié kl fônguç
et si tendre. Mais enfin sa nature d'ôlrateur ne peut
s'éteindre, et, quand il àririve à discuter les faits
politiques, il deviétit jplùà énergique, pfuî^ aùiéf
que jamais, et&urke, dans ùnè nouvelle répliaùiBy
redouble à son tour d'amertume et d^e vivacité.
Le parlement anglais; habitué i ées troîàes di4-
CQssions d'afiaires^ fut étonné de ce drame ^ il é§t
resté comme un souvenir unique clans lïiSstpiré de
cette puissante nation.
Cette division des grands orateurs de l'opposition
servait les projets de PItt , qui cpnsérvà son attitude
calme et dissimula le bonheur que lui donnait cette
laite mémorable. Il se sentit dès lors maftré ëa par-
lement et des rôî^ de PEurôpe.
En 1789, un philantljrôjpie, Wilberforcé, der
ïûandà aux Chapubres ràbolition dé la traite des
Doirâ. Fox et Pitt furent superbes dans, cette djsçus^
sion ; mais ce dernier fjxa principalement I^s te-
gards de T Angleterre , parce Vju' il sut afliier les vues
positives d'un homme d'État, habitué 4 gouverner
un peuple puissant , au sentiment d'humanité qvll
domine celte grande question. Son di^cdurii tr^s-
développé est remarquable par là méthode sayainte
^ui harmonise ses diverses parties ; chaque pQint
^ùe l'orateur veut êclaircîr est considéré sous toutes
89 Hllllfplllf DM ^TTBES.
9fi$ fapc|g: on fient partout le travail d*un esprit su*
périeur qui aperçoit d'un coup d'œil toutes les ra-
mifications d'une idée. Pitt a ici plus de poésie que
Ton n'en trouve ordinairement dans ses paroles.
Yoici comment il termine :
« Si nous écoutons la voix de la raison et du de-
Toir, si nous obéissons cette nuit à leurs conseils^
^elques-uns d'entre nous pourront vivre assez pour
contempler le revers du spectacle dont nous détour*
nous aujourd'hui les yeux avec honte et regret.
Nous pourrons voir les naturels d'Afrique engagés
dans les paisibles travaux de l'industrie et dans les
soins d'un commerce légitime ; nous pourrons voir
les rayons de la science et de la philosophie poindre
sur cette terre qui , dans une époque plus tardive
encore , pourra briller d'une pleine lumière. «. Alors
nous pourrons espérer que l'Afrique enfin, après
toutes les autres parties du mondé , recevra vers le
soir ces félicités qui sont descendues sur nous avec
tant d'abondance à une heure plus matinale de l'u-
nivers. Alors l'Europe y profitant de cette améliora-
tion et de cebonheur^ recevra une juste compensa-
tion de sa générosité , s'il faut appeler générosité
de ne plus retenir ce continent sous les ténèbres
qui, dans d'autres régions plus favorisées » ont dis-
paru si vite, »
Yoilk de l'éloquence littéraire ; malgré toutes ces
belles choses , la mesure ne fut adoptée qu'avec des
restrictions qui retardèrent d*un demi-siècle sou
aLécution entière. Toutefoia; a dit M; ViKeiAaiii,
c'est de ratte époque , de ce discours que comroenbe
la réforme de cette grande cruauté de la civilisa^*
tion.
Au milieu de ces discussions orageuses» Pitt pour*-
suivit silencieusement son dessein d'allumer en £u<^
rope cette guerre terrible qui devait réunir toutes les
nations contre notre France héroïque. Les écrivains
français du dix-neuvième siècle, si remarquables
par l'appréciation impartiale des faits européens,
ont fait taire le sentiment national et rendu toute
justice au génie du ministre anglais* Pitt et la
France se disputèrent Foninipotente influence sur
le sort du monde; le premier en enlaçant tous les
peuples dans une vaste coalition ^ la seconde en
luttant par de gigantesques efforts , et plus tard par
la génie et la volonté colossale de Napoléon , contre
l'Europe coalisée. L'habileté de Pitt dans le parle-
ment anglais pendant ce long et terrible dranie est
réellement admirable. Son infatigable patience
lutte avec une étonnante énergie contre chaque vic-
toire française , contre l'opposition éloquente qui
lui demandait des trêves et à laquelle il répondait
par des batailles. Époque déplorable où les deux
plus puissantes nations de l'Occident n'étaient ani-»
mées que par la fureur de la destruction ^^ où les
intelligences qui n'auraient dû s'appliquer qu'à
éclairer les hommes ne songeaient qu'à régner
despoliquement sur le monde!
M HtiVdtiife VEi Us¥trê8.
Ateffil 4u'^h fr ptt rëbtretbir dans eb rftilè^lér, là
f loire dé là n^ibutie )ii>gl&iâe fut grande au d!l-)tiif-
tiètM siècle. Puis èlte s'éclipsa peùdatit pltisieuri
années. De ces brillans orateurs, Burke mourdi le
firaHtié^; notfs atons eséalyé de earaetériëer son èlo-
qutMSi tout étinçelame d*ià^Bgës ék^ietita^es. M
quitta ce mondé à quarante-sept ans ^ épuisé par tei
travaux et lés émotions de ta tribune et du pouvoir.
lié igrand homme d'État n'avait rien de la manière
dé Burlte ; sa parole était grave > concise , le plus
éouVent poisitfve et logique comme la langue des
tffaires. il aimait la poésie passionnément; iààlsij
lavait s'en dépouiller entièrement dès qu'il deVenaii
iiômme d'action. Vox lu! succéda pendant qoéTqilé
temps au ministère et mourut. C'est de tous ces
kéfÉimés eelui qui réalise le plus complètement peut-
èlre ridéal de l'orateur. Son âme généreuse , qu'une
miûvalBe éducation n'aVait pu gâter, donnait à fta
fATété quelque chose d'élevé et de chevaleresque; f(
lifi&ait !i France parce ^ull sentait que cette nàtioq
avait parmi toutes les naîtions de l'Europe lé rôle té
t»l(ts brftlàiit et le plus noble , parce qu'il la consi-
^érifit comtàe le foyer d'où s^écfaappaientlesgratïdetf
«I sèfltftaii^ pensées , les sëntîmens de fraternité et
àe éévoù^ment ^ui préparent là pàik et l'^unité iit
fËÔnide. L'éloquence de Fax était un très-1>eifretit
ÉÉiélàngé dé #àfsdn et d'ima^inatloà ; moins homme
dlâtit qûè Pitt et moffis poète que Burke , fl eÉt
peut-être plus complet <)ti6 tèul^ deux coiùme ti'ibtfn*
•WQHHUITIÈm WKÈKiMw 9ff
9nirit| à Sheridan ^ sa tBànière de diftiiigiisitp&r Wf
C0()rit sàrcàsliquè^ lëger^ airehtiiriéux ^ qui ëxdiliU
bnqoui'd très*vivenieiit l'attention ^vaAd il ne poN
Uit pas ^ eoBYidida dans reqprih On ireooBittM»
nit soiiTeol à la Cbamhre l'auteur de VÉ&^ cto H
miàsmice. U mourut dans tine isktrèftii ùiisârf}
ayant tout perdu ^ mèloe sa pdpuUrité.
L'étoquencé judiciaire flôurk au dit*kmtlèfM
sièel? eh Angleterre} lord Er^kkie est sou pliM
illustre représentant. Trôisièuie fils du eonite dé
Bueban I il naquit eu Ecosse vers 1750 ^ servit queU
que temps dans la mariâe et dans l'armée , pùls^
entraîné par un^^ irrésistible vocation^ se litrà aa
barreau, dcmt il devint là gloire* 11 fut sdceessite^
ment procureur général , cbancelier du priuce de
GtUêSi p^P d'Angleterre, puis grand cbancelief
9ÔUS le ministère de Fox. Son rôle datis te parle^»
ment fut secondaire, ifaàis H >é|[iia àd barreau^
Toute l'Burôpè a ratifié ces mots de madame de
Slafil , dans ses ComidératUmê sur ta rêi^Miak JrèSi^
fobe ; < le ne saurais trop recommander le recml
des plaidoyer^ dé lord Brskine, Vavocât le plus élet»
quèntet le plus ingénieux de rAngteférre. » llcom^
battît toute sa vie pour la raison , la justice et la
liberté ; son caractère était auesi beau que son tÉU
leiit4 firskine réalisait Tifiée ée Torateur roinaki j
vir bonus dicendi peritus. Parmi les nombreux plai-
doyers de cet avocat^ fÂkïgielten» admire ëuildut
té itisfam M0 Lsnus.
]|)iiPMitt dtt tMÎB royaumes: le style abgIsb|NNh
ybemeot dit, «impie, sans ornemenc, xéduit à Vu
nde dincussioq du bit; te style irlandaîi, fleuri,
pitèétwjfiiei walté; elle style bossais , qui |iiBnt
ie Vim et de T^uttie s œ deruier seraii donc fe |ype
éo fo perfibclion4 U eu approcfaiç en effet daas ks
éî«n»ure d'firskiiie. ^
1^ Nous armons au lerme de notre étude ser h
Utilépature anglaise; reoueillons-nous un moment
èeTOiit cette ^ande manifestation de f intelligenee
Imniaiue.
La ilîttëmtupe du Nord descend des bardes calédo-
mèns , de la myibûlogie islandaise et des poésies
suandinaires. L'Angleterre est le peuple qui ré-
Mme ie mieux le génie du Nord; 9 s'esta pour
tfiiisi ^re , incarné dans Shakspeare.
lia poésie des peuples du Nord est surtout admi-
rable comme expression de la douleur ; elle tire sa
puiesance de cette tristesse. Madame de Staël a dit
Sfec sa profondeur ordinaire : < l^a poésie méhnco-
le caractère et la d.esUnée 4» VbQmmû ipit tant»
aoti^e ^i^l^sitîw 4e riim^* («a poètes ângtifi ^uî
9?tf$;<^é j^^s |?s)i;de« éooiaaîs ûU ajottté à iMii
tfil^ea^f |ça réfle^j^ipa^ et lea idées que ms la^east
nii^lf» d^Y^î^nf &ire i)aUre( maû m oat mm^eni
rwagJBaMi^A 4u (tord i Nielle qiti ee ptalt sur h
))prd 4e la fner^ m |^r uit de$ vepta^ dyna les bruyère^
laavag^s, celle enfin qui porft yei« Itateûir^ wremè
autre B^ofi^^» Vâinç Êitiguéede ea deatînée^
9 L'ifD^ii^r) #ea j^oniaies du Nondis'éianee au
4elà de cçtte tepr^ dPQt ih blbitent les âoUfii^i; «Ue
f'éi^pç à tr^yers 1^ i|UAge« qui bordent feur àori^
m ^ affublent représenter l'ol^sear yaasagede la
«9 à i'éteraît^ ^ f
Viaflueftc^ du e|iiiiat sur la %iflatioii et Im
Vfp\u:9^ sîgnafléepjMr,MQUtesquieu> if6st |>a& Bioma
eoj^^e sur h Utt^rsture. La laiio^iéce e( la ckaleor
fofit ^er la terr^ $t «omqftupî^ïuept leur éclat à
rintélligence. Le ciel terne ou sombre, les teoipétes
^\ lougissei^t^ les mpulagues d0 glacâs^ oremplis-
^fit IjQ cœur d'eOroi et 4e oiélatkcolie, et ponest
QOtre {)eqsée et xm souhaits vers une jexfistenoe
meilleure.
€e f^idissemeiit de .rame humaine contre sa des*-
tinée terrestre , cet effort sublime ver$ une destinée
$I)e)»j^^ratare.
96 ÉlAtOtâE DEd LÉfntES.
•upérièore^ voilà la magniftqae inspiration de la
poésie de TA^ngleterre, de T Allemagne et de la
France du dix*-neu?iéme siècle.
Depuis le christianisme il n'existait qu'un seal
grand .chef-d'œuvre poétique , ta Divine comédie du
Dante^ lorsque Shakspeare créa son théâtre, que
Ton pourrait 9 par analogie, appeler la comédie hu-
nkàoeé Jusque-là la langue anglaise n'avait fait que
préluder à sa gloire : eUe en atteignit le sommet
ë'un seul bond. Jamais tableau plus vaste et plus
varié des caract^es et des passions n'avait été pré-
senté aux hommes. Ce grand peintre de la sotif-
france, de l'amour et du remords a une profondeur
de sentiment et de génie qui révèle une des plus
puissantes natures de l'histoire. Jamais le pathétique
et la terreur n'ont été poussés aussi loin. La vie
tourmentée que nous expose presque toujours le
drame de Shakspeare est conforme à l'idée d'expia-
tion; mais , pour un poète venu seize siècles après
le Christ, il ne fait pas assez rayonner l'espérance
céleste.
Le second grand poète de l'Angleterre, qui vint
dans le siècle suivant, Milton^ est plus près de
Dieu ; sa poésie élève l'Ame comme les livres saints;
son éloquence est sublime comme celle des pro'
phètes. Ces deux grands hommes dominent de bien
haut toute la poésie anglaise.
Que sont auprès d'eux Drjden , Pope, et même
toute l'école moderne? Byron a deafragmens aussi
DnC-HUITliME SIÈCLE. 97
beaux peut-être que les plus beaux de Shakspeare
et de Hilton ; mats où est Tœuvre du noble lord que
roo osera comparer à Macbeth , à Olhelb^au Paradis
ferdtt?
Toutefois le temps de Tbistoire n*est pas venu
pour le dix-neuvième siècle; aucun contemporain ne
peut l'apprécier comme le fera la postérité; au-
cun ne peut dire quelle place occuperont dans la
littérature tels écrivains venus entre le dix-huitième
siècle et le travail inconnu du vingtième. Nécessai-
rement le point de vue changera selon la pensëe et le
génie de Tépoque qui nous succédera dans Tbistoire
générale do monde. Nous devons donc seulement
donner ici une idée de Topinion actuelle de l'Eu-
rope sur les poètes anglais des commencemens du
dix-neuvième siècle. Les deux écrivains les plus
populaires de cette pléiade glorieuse sont Byron et
Walter Scott. La pensée orageuse, l'âpre amer-
tume, le désespoir sombre^ l'esprit de révolte du
premier ont impressionné profondément toutes les
âmes ardentes. L'éclat magnifique de la poésie de
Bjron a été salué par les critiques anglais comme
une renaissance de leur grande poésie nationale. La
vie aventureuse du noble lord a encore augmenté
le bruit qui s'est attaché ù ses pas.
Les poèmes de Walter Scott furent effacés par
ceux de Byron et par les romans de l'auteur lui-
même. Richardson, Fielding et un grand nombre
d'écrivains, parmi lesquels plusieurs femmes de-
♦ vu. T
9^ ■isxoiMMSunfttt^
Yçnues trèflhcélébrea» ont fiait de T Angleterre la pa>
trie du roman» de la peinCUre des dooceurs et des
souffrances de la \ie privée. Walter Scott 8*est em-
paré de l'histoire , et cela avec une telle profondeur
dé coup d'œll, que , par ses romans, il a pour ainsi
dire créé des historiens. C'est un conteur délicieux,
spirituel, moral , plein de^variété, abondant , trop
abondant peut-être, tendre sans passion , un obser-
vateur admirable , dont l'œuvre peint autant de ca-
ractères que l'œuvre de Shakspeare lui-même. U a
charmé le monde entier par ses récits. L'Irlandais
Moore , fidèle à son origine^ a jeté sa brillante poé-
sie sur la mythologie orientale et ressuscité les
vieilles mélodies nationales de sa patrie.
Bien moins connus de rEurope, Grabbe, Words-
>vorth, Coleridge, Shelley, Southey et bien d'autres
encore sont aujourd'hui très-feuilletés en Angle-
terre, Wordsworth et Crabbe nous paraissent les
deux plus grands parmi ces hommes. Le premier
pénètre d'un regard profond les mystères du monde
invisible : sa poésie reproduit les plus hautes pen-
sées de la métaphysique chrétienne. Comme Shak-
speare, Milton-, Byron, coiûme tous les poètes
anglais, il tire des beautés sublimes de la contem-
plation de la nature; comme eux il est .mélanco-
lique , mais le plus consolateur de tous : c'est dire
qu'il est le plus religieux. Tel est le chef de l'école
appelée lakiste, parce que ses poètes habitent les
rives des lacs du nord de l'Angleterre. Wordsworth
a «eoiem dkaolé 1m mufiranoes et le travail do
peuple^ eommele révéreod George Grabbe, doot les
poèmes soat une histoire philosophique du paysan
et de Touyrier anglais* 11 peiot leurs mœurs et leurs
Yiees et fhit ressortir de cette peinture des leçons
très-haQtes de morale sociale. Les vers de Grabbe
«ont i codsulter comme les statistiques de la.ju$tice
eriminelle , pour apprécier l'état des classes labo-
rieuses en Angleterre au commencement de ce
iiécle.
La poésie anglaise suit dans notre époque sa voie
mélancolique et sublime; la douleur continue à être
sa véritable inspiration. La gaité anglaise elle-même
a quelque chose de triste; Vhumour est un rire
amer; les auteurs de la Grande-Bretagne n'ont ja-
mais pu atteindre au rire franc et de bon ton de la
comédie française. Aucune nation n'aurait pu pro-
duire celte charmante scène du salon de Gélimène.,
qui est le reflet de la plus brillante société de Paris
au temps de Louis XIY . Pour arriver à ce ton exquis^
il fallait fréquenter les réunions du grand monde
parisien à cette époque d'élégance et de manières
aristocratiques, perdues aujourd'hui. La comédie
anglaise est presque toujours une imitation de la
nôtre ou un assemblage grotesque de farces gros-
sières.
c II y a trois époques Irès-distinctes dans la si-
tuation politique des Anglais^ dit madame de Slaël :
les temps antérieurs à leur révolution , leur révo-
400 HISTOIRE DBS LETTRES.
lufion même , et la constitution quMIs possèdent
depuis 1688. Le caractère de la littérature a néoes*
sairement \arié suivant ces diverses circonstances.
Avant la révolution , on ne remarque en philosophie
qu'un seul homme , le chancelier Bacon. La théolo-
gie absorbe entièrement les années mêmes de la ré-
volution. La poésie a presque seule occupé les
esprits sous le règne voluptueux et despotique de
Charles II ; et ce n*êst que depuis 1688 , depuis
qu'une constitution stable a donné à TAngleterre du
repos et de la liberté , qu'on peut observer avec
exactitude les effets constans d'un ordre de choses
durable, t
Avant le chancelier Bacon, il serait juste de ne
pas oublier le moine Roger Bacon , qui eut un ma-
gnifique pressentiment de toutes les sciences. Quant
au chancelier , c'est un des plus beaux noms de
l'histoire philosophique; il lança le monde dans la
voie de l'expérimentation , et apprit aux hommes
qu'ils devaient s'emparer de plus en plus des forces
de la nature pour la dominer et la faire servir à
augmenter la somme de bonheur qui est accordée
dans ce monde à l'espèce humaine'. Cette marche
*■ Bacon a été réfaté de nos jours par un de nos plus illustres
écriTaios, le comte Joseph de Maislre. Son livre offre le carac-
tère emporté, qui est celui de ses autres ouvrages. Les élèves in-
sensés de Bacon au dix-liuitième siècle ont nui à leur maître,
dont i*œuvre immense est sans doute entachée d'erreurs gra-
DIX^BCITIÈME- SIÈCLE» dKH
fidentifique imprimée par Bacon à Ja nation anglaise
sera désormais celle de sa philosophie tout entière.
Newton 9 si profondément religieux, et si prodi-
gieux dans ledwiaine scientifique^ donna son puis-
sant appui aux vues d'analyse de Bacon, et démon-
tra la mécanique céleste avec une force de génie
inconnue jusqu'à lui. Locke, en réduisant les études
niétaphysiques à la sensation, se plaça à un point
de vue incomplet sans doute; mais il ne faut pas
oublier que son sens élevé le fit mettre en réserve
dans Tordre de foi tout ce qui ne peut être observé
par nos sens.
La même passion pratique domine les études po-
litiques des Anglais ; on peut s'en convaincre dans
les écrits de Hobbes, Ferguson, Locke, Skaftes-
bury , Hume , Bolingbroke , etc. L'expérience est
leur règle. Nous sommes loin des temps de Thomas
Iforus; avec cette tendance l'Angleterre avancera
désormais lentement : elle semble abandonner le
vaste champ des théories à la France.
Un défaut remarquable dans les livres de l'Angle*
terre est le manque de concision dans le style ; ses
écrivains ne savent pas se borner } ils n'ont pas non
plus autant que les Français ce tact appelé goût et
qui ne s'acquiert que par la fréquentation d'une
société élégante dont, il est vrai, nous avons au-
jourd'hui bien moins de modèles sous les yeux»
ves ; mais oe n'est pas une raisoii pour fermer les yeux sur
M véritable gloire.
Les Têrs mghtê sont snpérieim i là proM, 1m
pages les plus éloquentes des écriTSins de eette m-
tton sont ceriaineaieiit en langage niétri<}iie. Cette
lUtérainre a cria de commun atec la littérature iMe
iienne , quoique rien ne diffère plus qtae fe géniedes
deux peuples.
Les meilleurs prosateurs anglais, Bolingbroke,
Addison, sont froids et manquent d'images, si on
les comparé aux poètes de leur nation. Burke seul,
cet illustre ennemi de la France, rappelle dans son
livre contre elle Téloquence de notre patrie. Les
Lettres de Junius sont un des plus brillans écrits po-
litiques de la Grande-Bretagne; Tauteur de ce cé-
lèbrépamphlet reste encore aujourd'hui un mystère.
Le même caractère de raison froide , dé sens pra-
tique, observé chez presque tous les- prosateurs
anglais, se retrouve chez leurs orateurs politiques
et religieux. C'est avec cet esprit que la Grande-
Bretagne est devenue la première nation commer*
çante du monde, et nous n'aurions qu'à saluer sa
puissance si son gouvernement était plus scrupuleux
sur les moyens employés pour parvenir à Taccom-
plissement de ses vastes desseins.
Gomme nous avbns vu l'espagnol et le portugais
se répandre dans rAmérique du sud , ainsi rémi-
gration anglaise dans l'Amérique du nord y a formé
une des plus fortes nations du globe , €t la langue
MKHmiTtftlif SitCLX. 103
ilili Granâe^retagne y t trouté de nooTeaux inter-
prètes. Les détails de Ja littérature américaiite n*oiit
pss eneere été assez étudiés pour que le temps
d'eue histobre générale soit tenu pour eHe •. Cepen-
iM, depuis près d'un nëcle, TinteUigence hu-
maine travaille sur cet immense continent , qu^elle
a éleré sous plusieurs rapports à un admirable de-
gré de civilisation. Les États-Unis citent avec or-
gueil dans Thistoire Marshall^ Sparks^ Ramsay ,
Infiog, Prescott et quelques autres. C'est dans cette
contrée qu'il faut étudier les véritables ftiéories dé-
mocratiques : les Hamilton, les Madison, les Jefler-
sofl, B*oat rien à envier aux publicistes européens.
L'Ajnériquc cite dans Téloquence de la chaire
Boekminster, Channing, Dev^ày; dans la morale,
rillastre FranckUii, si remarquable déjà par sa
grande découverte du paratonnerre, et dont les écrits
sont un modèle de haute raison pratique et de sen«
timent rel^ieux; dans la métaphysique, Jonathan
Edwards; dans les sci^iees naturelles , Prancklin ,
Wibon , Bowdietdi ; dans la jurisprudence , Living-
•ton , Duponceaux , Slory , etc. Parmi les orateurs
' Kmi veMwouMdoM ans Icoleorf qm voodraknBil comiai-
trt quAqvm détails Mir la litléîr«liira maitiemme le Talmne
ie H.£agéiie-A. Vail, intitulé : D0 U UtUraturê et du hm-
vui de lettres' des ÉiaiS'^Vnlê d'Amérique. Le style rappelle
soQTent que l'auteur parlait habituellement une autre langue ;:
ma» ee Ityre contieiit des docmnens intéreMana que nous ne
connaissons pas ailleors.
104 HISTOIRE DES LETTBES.
politiqaes des Ëtats-Unis on cite surtout les AdimSi
Clay f lYebster, Everett.
Les travaux d'imagination ont popularisé en Eu-
rope deux noms américains : Washington Irviag et
Gooper. Le premier est souvent un moraliste plein
de douceur et d*esprit> le second un peintre magni-
fique du désert et de l'Océan.
Quant aux poètes Percival, Bryant, Halleck,
Sigourney, Barlow, ils jouissent de Testime de
leurs concitoyens, sans être parvenus à faire reten-
tir leurs noms en Europe^ et à vrai dire nous ne
pensons pas qu'ils puissent occuper une place trës-
élevée parmi les interprètes d'une poésie si riche et |
si justement célèbre.
Que d<3viendra ce travail de l'intelligence améri-
caine? quel sera un jour le rang de cette poésie? Il
est difficile de le prévoir; mais cependant on doit
reconnaître que les États-Unis se trouvent sous ce
rapport dans une position malheureuse; ils naissent
à peine et sont précédés par une des premières lit-
tératures de l'Europe. Il ne peut naître parmi eux
de ces génies qui créent une langue et ont presque
toujours quelque chose d'instinctif et de spontané
qui ne se retrouve pas dans les époques plus avan*
cées. Il manquera éternellement à T Amérique le
signe le plus caractéristique peut-être de toute na-
tion , un langage qui soit à elle.
DE LA UTTÉRATimE ALLEMANDE
AD 18* SIÈCLE.
IV.
Commêneemeiit da dîz-liiiîtiéme rièele.— 'Wî«laiid.^KIopftoek«
OeMMC— lîMsiAg. — >'WîakelBwaa.-«l>tv«rt wnliM Utiér«itfM«
—▼«M* — BorgOT. i— Herder. — OoC th«. -- Schiller. —'Wernor,
— Sotiebue.— J. de Maller. «^-STovelû. — Jean-Paul Hîchteiw
— Tinkf etc. ^ JPhîloi ophîe. — Kent. — Piehte. — Bohelling.
— Hegel, ij^ ^Mobi« «* Btaekes. -^ Vîsdnann.^ TminanMin».
— Beligûm* — I«VAtcr« -^ MEîeiuiCiif. — Berder. 'o- Xe eomfe
F. de Btolberg. •— Aurore du diz-neuTÎème siècle. — Réfumé*
— Adieas à la Kttératore du nord.
Nous avons laissé rAlIemagne , vers le miliea du
dix-septième siècle , dans une déplorable prostra-
tion politique et ititellectuelie , qui s'est prolongée
pendant cinquante années encore. Après ce som-
meil , au commencement du dix*huitiéme siècle, k
puissance de TAIlemagne surgit de nouTeau. L^Au»
triche redevint grande parmi les nations » les prin*
<^8 allemands protégèrent les sciences > la poésie
i08 HISTOIRE DES LETTRES.
sembla renaître^ mais cependant sans originalité ,
sans esprit national ; l'imitation française arr6tait
Félan germanique. Un critique, Gottschedi quia
rendu de grands services à la langue allemandci
tout en méconnaissant le véritable génie de TAlle-
magne , poussait ses compatriotes dans les voies de
rimitation en exaltant les beautés de Tantiquité,
de l'Italie et de la France , tandis que deux littéra-
teurs suisses, Breitinger et Bodmer, s'efforçaient de
démontrer que la poésie anglaise devait être surtout
étudiée par les allemands. Gûnther, Brocker, Za-
charie, Gellert , Weisse , Gleim, Kleistf Rammier
et d'autres encore produisirent un grand nombre
d'odes et de chansons , dans lesquelles la langue
allemande apparaissait de -plus en plus épurée et
forte ; mais l'imitation, le manque d'originalité en-
tachait souvent toutes ces œuvres. Lichttver, Liskow,
Rubener, Gellert et Lessiog s'essayaient dans la
fable. Hagedorn et Haller donnèrent à leur poésie
une allure plus nationale, quoiqu'un peu enchaînée
encore ; mais çà et là se rencontraient des accens
pathétiques ou sublimes, qui étaient comme l'aurore
de la grande époque allemande. Haller, né à Berne
en. 1708, a dans sa patrie une réputation bien au*
trement élevée que celle d'un des précurseurs de la
poésie moderne ; c'est un génie scientifique prodi-
gieux, que les Allemands ont comparé à Leibnitz
pour l'universalité des connaissances. Ses ouvrages
sur la physiologie, la médecine, l'anatomie, la
,DlX;*HOlTltMB SIÈCLE. i09
botanique Titront autant que ces sciences elles-
mÂmes. A peu prés dans le même temps les médio*
ères essais dramatiques d*Élias ScMegel cherchaient
Uen malheureusement à reproduire les chefs-d'œu-
m delà France qui n'eut qu*un imitateur éminent,
nous voulons parler de Wielànd y et c*est dire que
nous touchons à l'époque glorieuse de la littérature
allemande. Né le 5 septembre 1733, à Biberach,en
Souabe , il étudia avec passion les écrivains grecs ,
latins et français. Ses romans Agaihon^ Aristippe,
Biogène j les Àbdérites^ Peregrinus Protéé^ etc., ont
obtenu de trés-brillans succès en Allemagne. Ils ré-
vêlent des études profondes sur l'antiquité que l'au*
tour a su peindre avec un esprit libre et élégant. Il
reproduit plus que Barthélémy toutes les faces de
la société païenne^ les tableaux sensuels du monde
grec et romain ne Teffraient guère. Dans -son Pere-
grinus Prêtée 9 il retrace de main de maître les pre-
miers siècles du christianisme. Son poème d'Oberon
est populaire en Allemagne , c'est un de ces livres
dont la traduction ne saurait donner une idée » sott
grand charme consiste dans sa poésie qui est com-
parée sur l'autre rive du Rhin aux merveilles ita-
liennes de l'Arioste. La mythologie de ce poème est
imitée du Rêve d'une nuit d'été do Shakspeare et
donne au poète l'occasion de développer toutes les
richesses de son style. C'est un mélange de grâce et
de gatté charmantes ; le poète s'élève souvent jus-
qu'à la poésie sérieuse et profonde de l'épopée, jus-
qu'aux sealimens \e$ plus wius et k» plus toadnM.
Ici Wieland est un detoendant des trcuibadours et
des trojuiTàrés, de Boiardo et de TArioste, un repré*
sentant de la poésie chevaleresque appelée long-
temps romantique. F. Schlegel regrette qu'il n'ait
pas laissé un poème sérieusement héroïque sur le
moyen âge, au lieu d'awir consacré son talent à
i^eprodiiire le monde grec* Wieland a encore écrit
quelques contes de chevalerie^ mais ce sont dei
poèmes peu développés. L'Allemagne est loin de
posséder en ce genre une œuvre belle et noble
comme la Jérusalem de Torquato, Elle s'est plus
approchée de Milton en produisant la Mesàade. Son
auteur, Frédéric-Théophile Klop stock, né le 2 jiiil-
let 1724, à Quedlimboorg, était un homme grave
et religieux, qui conquit la renommée par la con-
templation solitaire des vérités révélées et une
grande élévation d'âme. Il ne fut pas mêlé, comme
Miltcm , aux troubles civils d'un peuple aux pas-
sions brûlantes; il vécut au sein de sa famille et de
quelques amitiés d'élite. Aussi son poème ne fer-
mente pas comme celui de Milton , il a la gravité
calme et la sublimité d'une âme qui ne vit plus
pour ainsi dire sur la terre. Goethe dit dans ses
mémoires : Le Rédempteur fut le héros qu'il voulut,
à travers les misères et les souffrances terrestres ,
conduire triomj)hant au plus haut des cieux. Tout
ce qu'il y avait d'humain , de divin, d'inspiré par
le génie de Milton , dans la jeune âme du poète, fut
consacré à embellir œ magnifique sujeU Notrriito
la Bible, plein de la moelle des livres saints^ il
s'était fait le contemporain et l'ami des patriarches,
des prophètes, du précurseur. En Usant les dix.
premiers chants de la JlfeMJacfe, on partage cette
paix céleste dont jouissait Kiopstock, lorsqu'il mé-
ditait et composait son poème.
C'est de la Messiade qu'il faut surtout dater Tes-
sor hardi pris dans le dix-huitième siècle par la lit-
térature allemande , tant la valeur de cet ouvrage
est immense, surtout sous le rapport de la langue
et de la versification. L'élégie mystique domine cette
grande composition : Âbba(k>na , ce démon repen-^
tant qui aime les hommes^ est une création d'une
originalité remarquable ; celle figure empreinte
d'une douce pitié a quelque chose d'inconnu à la
terre. L'épisode d'amour entre Gidli et Semida, que
le Christ a ressuscites , est aussi une peinture toute
céleste.
Les plus grands défauts de la Messiade sont la
monotonie et les longs discours que l'auteur place
dans la bouche des habitans du ciel. C'est un ppème
plus admiré que lu , parce qu'il produit souvent un
état d'âme que peu de personnes savent vaincre ^
lennui.
Les odes religieuses et patriotiques do Klopstock
sont très-belles , et le sentiment de l'infini donne
aux premières une majesté toute biblique; les autres
rappellent Ossian, ou plutôt Macpherson. Mixiame
IIS HIStOlRB DES LETTRES.
de Staël, dans son beau Ihre de VÀUemagne^ a cité
une scàne de VHermann de Klopstock. Tout le monde
Fa lue ; ne dirait- on pas un débris de quelque anli-
qoe poète du Nord ?
L^auteur de la Hessiade a montré bien de la grâce
dans plusieurs odes familières; mais ce grand esprit
se plaisait surtout dansies hautes régions poétiques;
le christianisme fut la source à laquelle il a puisé
le plus largement , la mythologie Scandinave lui
inspira aussi de magnifiques vers. Klopstock était
malheureux de voir sa patrie languir dans Timila-
tion des langues romanes , et surtout de la France.
Il sentait fortement Torigine septentrionale de l'Al-
lemagne , et c'est pour cela qu'il voulut faire revi-
vre les théogonies du nord. Il était d'ailleurs sou-
tenu dans cette idée par un travail analogue qui
s'exécutait en Danemarck , où des érudits et des
poètes faisaient revivre l'Edda et toute la mythologie
Scandinave*
C'est, comme nous l'avons dit, de la Messiade et
d'Oberon qu'il faut dater l'ère nouvelle de la poésie
allemande. A l'époque où parurent les premiers
chants de Klopstock , le critique Gottsscbed citait
principalement , comme ayant atteint l'apogée de
l'art, des auteurs depuis long-temps oublies, Besscr,
Neukirch et Pietch. Ne prévoyant pas le développe-
ment inattendu du génie allemand^ dans la seconde
moitié du dix-huitième siècle, Gottssched, dans son
amour-propre national, admirait ce qu'il trouvait,
.DiX-BiyiTIËMi: SlilCLE. . il'^
ce q«i servait Iqs passions tculoniques dont il était
animé. . / - ;
De tous les poètes, de cette première époque du
dix-hui^ème siècle, qui ont brillé après Wieland et
Klopstûck, le plus original est Salomon Gossncr,
de Zurich; les traductions de ses poèmes ont été
très-long* temps populaires en France. Il a peint les
mœurs, un peu idéales sans doute, des premiers
temps du monde, de Tâge d*or; mais il sent la na-
ture et la décrit avec amour : les impressions qu*il
fait naître sont pleines de charme. L école de Goethe
lui reproche une sensibilité puérile et le manque
de réalité. F. Schlegel va jusqu'à dire que Gessner
ne produit aucun effet ; le célèbre critique aucait
dû se rappeler la vogue du poète de Zurich en Eu-
rope; les nations en matière de goût n*ont jamais
absolument tort. Ea Angleterre Byron a long-temps
adressé des reproches du même genre à Tccole la-
kiste, ce qui ne Ta pas empochée de se créer un
public et d'être regardée aujourd'hui comme une
des gloires de la Grande-Bretagne.
Ordinairement la critique n'apparait forte et sa-
vante qu'après les époques d'enfantement littéraire ;
mais chez un peuple arrivé après les autres à la cul-
ture intellec.tuelle, surtout chez un peuple d'érudits
Iisibitués à étudier les ouvrages étrangers avec une
ardeur et une patience surhuinaipes,. on comprend
queja oritique ait pu. naître en même temps que l\
poésie, et<iu'elle en ait même devancé les princi*
vu. 8
HA HtSTOIRE MS ESTtllES.
paux monumens.a Aasst les premiers éerit^^^Les^
siog parurent-ils à peu près en même temps que
les premiers disrnCs de ta Mï&ssiade. frétait né en
1729 à Kamenz, en Lnsace. Se* études fnfenl très-
vastes et ses premiers écrits révèlent de hautes fe-
cultés; sa prose a b netteté et la pfécision des bons
écrivains français. Sa Dramatvrgie^ sa fie de Sopho-
cle, ses Lettres sur la littérature, etc., etô., sonè des
ouvrages pleins d'idées profondes sur la philoso-
phie, les antiquités, lé théâtre, leS'arts, la poésie.
On peut regarder Lessing comme le fondateur de
la critique allemande, de V esthétique ^ pour employer
le mol consa'cré sur l!autre rive an Rhin. Lessing |
portait en lui une idée très^-éleVéo de la beauté f^oé>»
tique; il exprimait ses pensées à cet égard avec une
clarté admiral>le. Il étudia le théâtre français etirt I
ressortir ses défauts avec un arl infini. Madame dé I
Staël a dit que sa ciMiiqiïe était un traité sur le cœur
humain autant qu'une }X)élfqi]e théâtrale. G^ostsur*
tout , en eflèt, u la nature des sentiitiens exprimés
et à leur comparaison avec les sentimens- réels que
s'attache le critique allemand. Il s'emporte contre
les prétentions exclusives des Français à dominer
la scène européenne; il démontre que leg divers
génies des nations ont tous leur raiso^n d'être , et
enfin que l'Allemagne a bien pies à gagner en étu^
diant Shakspeare que Racine.^ Lessing écrivant
avccGonviciion, attaquant avec vivacité et souvent
avee une maliee toute française le» éerivaiiie qu'îL
v«ttt eamjbfiUiKi. 4^119 tme isipiilsioi» nouv^lk^
*»l«' . : . •., ,
Sdo livre^b^orique 1|» p.lus- admiré m Âllempgn^
^Ikh^tocooiimPea JmiPea de la poésie e( 4e la peiih,
profondeup. U youlul apfxuyer ses théories gurr 4<»
€XQiiq^l«y9 6t pomposa pluaîeurs pièces de théâtre qui
901 obteau un grand (uccès ; l^ spene allenitindô
n'eii$(;iit pas avant lu^.JLes. drarp^s de Lessing »
Sara Sam^^âon , Jfmt/m Gali^l , Minna de Barriheim et
Nêikm-fle^Sage^ ekcii^r/^nt un^ très-vWe curiosilé
«nAUernagne* Dq. nobles caractères, des nuances^
trë$*riiiaixieAt ohscirvées , de§ figures de A^œraes de$^
«ioées avec . uû art exquis^ des scènes trés-drama-»
tiques justifient ce succès , surtout quand on Songe
que Lessi0g venait d'arracher sa patrie aux pèles
imitateurs des grands poètes de la France; mais on
ne peut classer cet écrivain parmi les véritables
poètes df ft9)a tiquer ^ qui sont philosophes sans avoir
la eottseielice de leur philosophie; leur génie tou;
instinctif produit dos cris de passion o^ des scènes
profondes qui lon>bent de leur àme hp&Uote. Les-
ling eët ua penseur qui /conçoit une œuvre dramu-^
tique diaprés certains principes, certaines théories}
il arrive par un effort de l'esprit â coipposer de belles
tcèms, savatâmeiH écrites, mais dépourvues le piM
loiifMt de eetemporlenaont, de cefini qoi ravit U
spectatèikr et révèle le poète do géaie. Leasing fui
iMt 011 graid eritiqve^ et n'eut pour riyaj
il6 HIStblRE DES LETTRE*.
iâàns ce genre que Jean Wîrickelmann V iMs ùnîquô
d'un pauvre cordonnier. Il était né en 1717, ûbtité
ân$ avant Lessing, à Slandal^ dbns la Yfèille-Mar-
cbe de Brandebourg. Cet homme célèbre eut long^
lempsâ lutter contre la misère et 6es terrible» épi'eu-
^ôs. H les partagea avec bien flês hommes supérieurs^
et entre autres avec son illustre compatriote Chré-
tien-Théophile Heyne, qu'il connut à Dresde, où
ils étudiaient tous deux les monumens de Fart an-
tique : ce dernier avait douze ans de plus que Wînc-
lelmann ; ils se lièrent d'une amitié qui ne finit
qu'avec leur vie. Heyne est le plus célébré des phi-
lologues, des antiquaires et des archéologues alle-
mands de son époque; ses recherches immenses sont
des prodiges d'érudition.
Winckelmann fut obligé long-temps de se sou-
mettre à des emplois peu dignes de lui pour assu-
rer l'existence de son vieux père ; la protection d'un
grand seigneur riche, le comte Henri de Bunau ^ Ini
permit de se livrera ses études chéries; il dut aussi
beaucoup au nonq^ apostolique Ârchinto. Enfin il
put faire le voyage de Rome, et séjourna plusieurs
années dans cette Italie , l'objet des vœux de tous
les hommes qui ont un profond senlimeat de la na-
ture et de Tart. .
Gomme il revenait en Allemagne, il rencontra, â
Trîeste, F^ai^çbis Archangeli de Pistoïa^ en Toscane,
long-temps cuisinier d'un conile Cataldo , à Venise,
jpurs condamné -à mort-pbur plusieurs evïmiBs; et en-
. mXfHVJlTlÈME SlËfLE. i IfT
suite graciiâ. Ce scélérat avait des manières 4Aér
jiaotes ; Winokelmûan 9 ne connaissant pas ses
terribles aûtécédens , se laissa aller avec lui à la
confiance 9 qui était le fond de son noble caractère;
il lui montra sa collection de médailles , les présens
qu'il avait reçus à Venise, et une bourse bien garnie.
Archangeli , séduit par toutes ces richesses , porta
plusieurs coups de stylet au malheureux antiquaire;
il l'aurait achevé sur place, mais on frappa à la
porte, et le meurtrier s'enfuit. Le pauvre Winckel-
mann ne survécut que quelques heures à cet assas-
sinat.
Son Histoire de l'art antique est une œiivre qui a
excité Tadmiration de toute TEurope; on peut voir,
dans les mémoires de Goethe, quel enthousiasme
l'auteur lui inspirait dans sa jeunesse, et combien
il regrettait d'avoir négligé l'occasion de le voir,
Lessiag avait pour ainsi dire organisé le culte de
Shakspeare. Winckelmann se fit le contemporain
d'Ictinus, de Phidias, de Praxitèle. Cet homme da
Nord , dix-huit siècles après la venue du Christ ,
s'inocula les idées et les sentimens de la Grèce an^
tiqpe ; il s'enthousiasma comme elle de la beauté
plastique, et l'analysa avec une sagacité digne d'A-
thènes; lui, un Germain, un barbare, il parla de
rApoUon et du Laocoon avec autant d'élégance et de
majesté qu'aurait pu le faire le plus artiste des
Athéniens en sortant d'une leçon du cap Sunium.
Les écrits de Winckelmann sont un mélange extr^
lié BISTCltie 0t8 ItVTftlTS.
ixieinent rwi d'^ërudition et d*msigttialioia. te
manière d'exprimer ce que lui fett éproiiirer b4N)ft-
templation du beau révèle \ïn poète d*tni ordre très-
élevé. Il possède afitnirablenient la science des dé-
tails , qu'il étudie avec une patience tout allemande.
Il ne faut pas croire toutefois que le grand cri-
tique se soit arrôté à Tenihousiasme de la forme; il
est aussi spiritualiste que Platon , et entretient sou-
vent ses lecteurs de celte beauté suprême, deridéal
divin que nous portons dans les plus S4)blimes ré-
gions de notre ûme. L'inlluence de Winckelmann
sur son époque a clé grande; toutefois Tatlenlion se
tourna vers le nord; Klopslock fut long-tenips le
drapeau de la jeunesse allemande, jusqu'à l'appari-
tion de la traduction de Shakspeare par Wieland et
Eschenbourg , qui lit naître le culte de Tailleur
d' Othello eid'Hamlel.
L'Allemagne lut en proie alors à une ardente fer^
tncntation intellectuollo; les groy{>es littéraires se
formèrent ça et là , comme il devait arriver dans an
pays qui n'a pas de grand centre, dé capitale domi-
natrice. A Gœttingue, Lichtenberg cultivait les
sciences naturelles et combattait par une critique
spirituelle les excès des imitateurs de Shakspeare
et de KIopstock; Lcizewitz écrivait une des meil-
leures tragédies du théâtre allemand , Jules de Ta-
rente; là se trouvaient aussi les deux comtes deStd-
berg : l'aîné, auteur de poésies élégiaques pieioes
d«3 douces et lianmonicuscs in£|)iratioiiâ; leiecaud ,
. DIKrWlTIËliC SUtCU» 'IdlO
€$prit fertile et «ibaldoreux , rappelant Orphée dans
m hymnes par TélétatioB et le porlum antique Se
miiéea^ traduisant Ossian et Homère, étudiant
aiasi av^ avidité toutes les manifestations da génie
bumaîa, publiant des voy;i^es remplis d'aperçus
ingénieux et profonds, reproduisant, dans son ro-
maa de tlte heureuse^ toutes les belles rêveries des
poètes sur Tâge d'or ^ fut moins heureux dans la tra-
duetien de Platon; mais le grand fait de sa \ie^ sa
conversion au catlK)Iici8me, fut pour lui une nou-
velle souroe d'inspiration. Ses traductions de saint
Augustin, son Histoire de Jésus- Christ, augmenteront
encore sa réputation d'écrivain. Voss fut le rival du
comte F« StoU)erg comme traducteur de V Iliade et
ieYOéfssée; ses ouvrages sur la grammaire eurent
du retentissement en Allemagne , mais son titre aux
yeux de la postérité est le gracieux poèmede Louise.
C'est une idylle en trois chants écrite avec une belle
simplicité religieuse, ua poème sur la vie privée,
que Ton peut regarder comme le précurseur de ceux
deCrabbcetdeWordsvirorlhen Angleterre. Madame
de Staèl, quoique rendant justice au talent de Voss,
ne sent pas tout ce que cette poésie bourgeoise a
de réel et de profond. « La simplicité d'Homère^
dit-elle, ne produit un si grand effet que parée
qu'elle est noblement en contraste avec la grandeur
imposante de son liéros et du sort qui le poursuit ;
tandis que^ quand il s^agit d'un pasteur de cam-
pagne et de la très-bonne ménagère sa femme qui
420 BiSfOrRfi DES LÈTTnÉS.
nierient leur fille à celui qu'elle aime, la simplicité
a moins de mérite. ^ Ce graùcf esprit avarît les préju-
gés qui fermèrent les yeux de Byrori devant ks
beautés dé Técole Iakiste; oh est toujourâ malgré
soi un peu de son temps. Le succès de Loum est
basé sur des beautés qui seront sans cesse' admirées
parce qu'elles ont leur source dans les sentimens
les plus naturels et les plus vrais. L'illustre auteur
de l'Allemagne, après ses réserves faites, cite avec
admiration le discours du pasteur à sa fille en la
mariant : la page que nous transcrivons ici est échap-
pée d'un cœur noble et tendre, qui sentait vivement
les joies et les souffrances de la vie terrestre :
« Mon unique enfant, car il né me reste que toi,
d'autres à qui j'avais donné la vie dorment là-bas
sous le gazon du cimetière; mon unique^ enfant, tu
vas t'en aller en suivant la route par laquelle je suis
venu. La chambre de ma fille sera déserte , sa place
à notr^ table ne sera plus occupée; c'est en vain que
je prêterai l'oreille à ses pas, à sa voix. Oui , quand
ton époux t'emmènera loin de moi, des sanglots
m'échapperont , et mes yeux mouillés de pleurs te
suivront long-temps encore; car je suis homme et
père, et j'aime avec tendresse cette fille qui m*airae
aussi sincèrement. Mais bientôt, réprimant mes
larmes , j'élèverai vers le ciel mes mains suppliantes,
et je me prosternerai devant la volonté de Dieu qui
commande à la femme de quitter sa mère et son
père pour suivre son époux. Va donc en paix, mon
eiifaiit, abandontiè ta fahfiille el la maison pater-
nelle : SUIS le jeune homme qai maintenant tetieni-
dra lieu de ceux à qui tu doià le joui^^ sois dans sa
ffiâiBon comme une \igne féconde ; entoure-la de
nobles rejetons. Un mariage religieux est la plus
belle des félicités terrestres; mais si le Seigneur ne
fonde pas lui-même l'édifice de l'homme , qu'im-
portent ses vains travaux? »
c Voilà, ditmadamede Staël , delà vraiesimplicité;
celle de l'âme, celle qui convient au peuple comme
aux rois^ aux pauvres comme aux riches, enfin à
toutes les créatures de Dieu. »
Gœttingue possédait encore à cette époque Gode-
froi Auguste Burger, né comme tous ces écrivains
\ers le milieu du dix-huitième siècle. C'était un
homme passionné , dont les commencemens furent
orageux ; on voulut en vain le faire étudier la théo-
logie et la jurisprudence. Sa liaison avec une femme
galante l'entraîna en des désordres ; il s'endetta et
fut long-temps dans une position misérablç; heu-
reusement la société des hommes remarquables que
renfermait alors Gœttingue finit par lui donner de
Témulation , et il se prit de passion pour les poètes;
la collection des anciennes ballades anglaises par
Percy devint son livre chéri. Il eut alors quelque
liberté d'esprit, parce qu'un de ses amis lui pro-
cura , en 1772 , un emploi dans la principauté de
Calemberg. Son aïeul, touché de le .voir adopter une
vie plus régulière, paya ses dettes et se décida à lui
Iburnîp on eautîbiMi€Nai£ai; dont une grande partie
êoi enlevée par uniami <de 6i)r:9er. Ce maUiettr ploo^
gea le poète :dûns des embarras qui se prol<m|èreAt
durant le reste de «a ?je. Ce$i à-cetèe époque 4|<i'il
composa sa fnueilse ballade ûeLenoraj doftt le suc-
cès fut prodigieux, Il se mariaeci 1774; mais sa \^
4evait être tine suite de passions el de souffraaces:
à peine marié/ il devint éperdumeat amoureux de
sa belle-^sœiir» Après des années de combats et de
docdeur^ il perdit sa femme et épousa celle quil
aimait pour la voir mourir aussi. Le cbdgria l'acca-
bla quelque temps , puis il chercba des eonsolations
-dans le travail. Une jeune personne de SiuUgard,
charmée de ses poésies , lui adressa un poème en lui
<»irrant sa main. Le poète avait trois enfans; il vou-
lut leur donnet* une mère , se maria de nouveau ^ et
fui si malheureux dans cette union qu'il se sépara
de sa femme; il mourut deux ans après i le 8 juin
4794. Au milieu de tous ses désordres, Burger mon-
tra toujours une grande bienveillance pour ses sem-
blables; il trouvait même le moyen d'être charitable
dans sa misère. Ses poésies eurent beaucoup de re-
tentissement en Allemagne : sa ballade de Lenora est
le plus populaire des poèmes de ce genre. Cette
jeuoe fille qui wit l'armée revenir de la guerre sans
son fiancé et renie Dieu dans son désespoir ; ce che-
Tâtier, son amant, qui frappe à minuit à sa poi^e
et qui i eelève sur son coursier rapide, travefôant
^u .gaAop des tei res incultes ; les èpouvaiUemens de
k Imûe fille , ta népoiise tetfjbte M sombre éa ca-
taHer : Les mùfts vmt vUet ce Jhpïhre eortége de
prètresescortant un linceul { TelTroi toujours croia^
^Qt de Lenûra ; Ie$ nod^eiles^^poûsefi d'ironique
insouciance de son amant mystérieux ; cette ^ise ,
doni le coursier franchît la porte en passant au
milieu des tombeaux; le cavalier devenant sque-
leitë et s'ensevelissant avec sa fiai^ée dans les
abimes de 4a terre , toute cette scène fantastique est
rendue par une poésie funèbne , pleine de force et
d'harmonie sauvage qui fait frémir. Après cette bai-
Jade^ la plus célèbre de Burger est celle du Féroce
chasseur; mais aucunede ses autres pièces n'a atteint
là popularité de Lenora. On peut dire que ce nom ,
qni occupe une grande place dans Thistoire poétique
do TAHemagne, s'est iait au moyen d'une ballade.
Nous devons encore citer parmi les hommes dis-
tingués de la pléiade de GœttÎDgue, Louis-Henry -
Christophe Hœlly, enlevé aux lettres à vingt-huit
ans, en 1776. Ses ballades, ses idylles, ses odes^
ses chansons, donnaient les espérances les plus bril-
lantes. Autour de ces écrivains se groupaient d'au-
tres hommes moîos connus et dont les noms ne peu-
vent figurer dans une histoire générale.
Dans le même l«mps , Dusseldorf possédait les
deux Jaeobi et Heînse. Jean-Oeorges Jaoobi , né en
1740^ fut professeur d'éloquence et de philosophie;
ses poésies légères dans le genre de Chaulîeu et de
Gresset sont pleines de grâce et d'une moUesse har-
134 l|l$TOIftE :PES LETl^AES.
mouleuse. Nous retrouverons Frédéric-Henri Ja»
cobiy frère du précédent, au chapitre que nous co&«
nacrerons à la philosophie.
Guillaume-Heià^e était né en 1749(cette réunion
d'hommes éminens, yenus au monde en Allemagne
entre 1745 et 1755, est réellement très-élonnanle);
il fut l'ami de Wieland et de Gleim , le protecteur
infatigable des gens de Jettres , qui lui procura plu-
sieurs emplois avantageux à Mayence. Cet écrivain
distingué, plein d'originalité et d'esprit , publia des
épigrammes, des traductions de Pétrone , de la Jé-
rusalem et du Roland furieux , et plusieurs romans
qui ont obtenu des succès malgré l'emphase de leur
style, tellement étincelant qu'il éblouit parfois
comme unelumière trop vive. Heinse , qui avait se-
journé en Italie , aimait comme Goethe cette belle
contrée qu'il sentait toutefois en sensualiste païen ;
ses œuvres rappellent trop souvent le traducteur de
Pétrone.
Le mouvement intellectuel était plein de force et
de grandeur à Leipsick et à Strasbourg. C'est dans
cette dernière ville que Goethe rencontra pour la
première fois Ilerder, celui qjui a inspiré à madame
de Staël ces belles paroles : < Les hommes de lettres^
en Allemagne , sont , à beaucoup d'égards , la réu-
nion la plus respectable que le monde éclairé puisse
offrir, et parmi ces hommes Herder mérite encore
une place à part ; son âme, son génie et sa moralité
tout ensemble, ont illustré sa vie. > 11 avait cinq ans
DlX^AélttÈME SIÈCLE. ' f2&
de plus que Goethe, étant né en 1744i Sa famille ;
obscore et pauvre , le livra au mon^ sans appui yil •
ne dut donc sa position qu'à son travail et à son
courage. Après avoir rempli plusieurs fonctions dans
renseignement , iL finit par être prédicateur de la
cour 9 vice^président du consistoire et supérieur
ecclésiastique à IVeimar.
L'amour de rhumanité , le cuhc. du beau et du
vrai caractérisent les ouvrages de ce grand écrivain ;
les critiques allemands le cpmparept souvent à Pla*
ton et à Pénélon ; ses opuscules sur les poésies na^
tiooales des divecs peuples , sur la philosophie ^ sur
Tbistoire et l'archéologie , révèlent de très hautes
facultés et des études profondes ; mais son ouvrage
intitulé : Idées sur la phUosaphie de l'Idstoire, a conquis
une gloire telle ^ que ses autres écrits ont été pres^
que oubliés de l'Europe. C'est de ce magnifique
travail que madame de Staël a dit que c'était peut-
étire le livre allemajid écrit avec le plus de charme»
M.Victor Cousin lui a rendu un hommage bien plug>
solidement motivé dans son cours de 1828. Le célè*
bre professeur compare leDî^^tir^ sur Phistoire uni-'
verselle de Bossuet , la Science nouvelle^ par le grand
jurisconsulte italien du dix-huitième siècle , Vico^
et les Idées, de Herder. U montre que Bossuet a sur*
tout développé l'élément religieux ^ Vico l'élément
politi^uçi l'État ; mais que ces deux écrivains ont
négligé les : autres élémens, la poésie ou l'art Vie
comniierce ,; la philosophie ,. tandis qiue Uerder a e^
ppur idé« fondavçfttele de rendre cooipte de^ tom
le»^lém<eaa;da Tl^viamitÀ^ ain«i que de. toutes let
époques de rht^tolre*
Herderestun itèS'^gratnd poète ; Ie$ coakvra dont
il peint les pîeuples; de l'antique Asâfi sa»i admira*
bles« Il répand sur tous ses. tableaux une teinte so-
lennelle qui fait songer .aux plus beHes scènes de
Moïse 7 a^ec quelque chose de pliis tendre , de {dius
afmani. Tout ee. qui. a rapport à la littérature et aux
arts est traité dTane manière supérieure* M. Cousin
reproche à Herder de n'avoir pas asse£ mis en re*
li^ la liberté et la puissapeé de Thamme ; il ëa ac-
cuse atec raison la pJûlosopbiesesibualisiede Locke^
qui régnait alors sâr l'Europe , enire 1760 ei 178^.
Oueiques. parties du grand ouvragée .de Herder sont
faiblemenit traitées ; l'analyse^des syaHèmea philoso-'
pbiques est insuffisante. Le défaut capital est tout
allemand ^ c'est le manque de précisîoB. ^aas le
dessin et dans l'idée ^ un caractère lAdéteraiinè et
-vogue , qui.xappelte plutôt un poète qu'un philoso-
phe. Ce caractère vague envahit, souvent les decifi*
ries elles-méniçs ^ et l'auteur a éié accusé des tea-
daoees pantbèistiques de son payietde aeo tempe»
S'il s'était appuyé sur un ensetgMmenI plus ferme
que celui qu'il puisa dans le proteslaniisBM «. il eût
éidtésaBA dûoteces (teplorables erreurs. C^piendant
on doit peut-être. approuver Topinieii qui déclara
qnei'eiivrj^e idbe iierder, est enebre l§^ phift pwA
moDBmeBt éieté à rhistoire de rbamanilé }Baqu%
L'illustre doii do rMteur dèce beau livre , Ican
WotfgdDg de 6oêlhe> que nous ftTon» vu mourir il y
a (fuelqoes années, était né à Franefcur t-^ur*Ie-Bleîa
)e28aoât 1749. La passion littéraire se maaifest»
éct lui dès r-enfftnce. Son père, conseil ter d'empire
à Franefort, charmé ^et effrayé tout à la fois de Ten*^
thousiasme de son-fiis pour la poésie, t'envoya ét4W
lier le droit à Leipsick , en i76& Le^eune Goethe
y passa trois sms , absorbii comme 4oujdurs dans ses
études chéries. Qo lei*etrottV6à Strasbourg; en 1770,,
trèS'lié âyec Herder, dont le beau génie exerça^snr
lui use heureuse influence. Eau 1731, Goêtfie , poue
obéir aux volonlés paternelles, se^^t recevoir doc*»
teor en droit ^ et alto à Wetzlâr'pojur Vexerc^ près
de la chambre impériale à l'applicatrori des pr^nei-^
pesde la jurisprudence. Il y devint aftioureiix de la
fiancée d'ttn4ie ses condieciples : c'est elle qui lut ,
dit-on , la Cbariotte de son famen roman.de Wer«
tber. Mais son amour rie l'absorba pe»:au point de
le distraire de ses travaux poétiques ; après de lon^
gués étvdes sur Shakspeare, il publia, en i77a, sa
nideel belle ébati^e dtamatique sur le moyen âge,
intitulée : Goët% deBerBhhingen. Le succès fut rapide
et éclatant ; Goethe alk dans la même année en
Suisse, avec les deux comtes de Sidibergetleeomie
flaugwitz , depuis ministre d*État en Prusse ; de
retoori Francferty ri y «erça les fimclione d^avocait
fSS HISTOIRE INQfiiI^fiTTJIftS.
en i7T4 et 1715 , et acquit tout, à coup uae.célé*
britë très éclalante ppr la publication de Werther^
dont l'dfet fut prodigieuK,^ea Allemagne.
Goethe fit pendant- ces d^ux années plusieurs
excursions à Dusseldorf pour, y étudier la belle ga-
lerie de tableaux que possédait cette ville. Il s'y lia
avec lés frères Jaoobi , et y prit part i la rédaction
de Vlris^ revue mensuelle dirigée par J.-G. Jacobi.
C'est . de DUssddorf que Heinse écrivait alors à
Gleim : « Npus avons Goethe avec nous ; c'est un
beau jeune homme de vingt<-cinq ans» Il est tout
génie de la tète aux pieds; c'jestJ'énergie , la vi-
gueur méme^ ce sont les ailes de. l'aigle ; un cœur
plein de Sensibilité*, un esprit de feu , quiruU im-
mensusj oreprofundol v
Le prince héréditaire de Saxe^Weimar était un
des plqs ardehs admirateurs du jeune Goëihe» qui
lui fut présenté par M* de Knebel pendant un voyage
dé son altesse à Francfort. En 1770, dés que le
prince eut pris les rênes du gouvernement , il ap-
pela Goethe près de lui , en lui conférant le titre de
conseiller de légation avec droit de siéger et. voix
délibérative dans son conseil privé, oùGoëtbe entra
réellement en 1779. La même année , il fit avec le
duc;un second voyage en Suisse ; sa faveur alla tou-
jours croissant,, puisqu'on le voit anobli en 1782^
et nommé président du conseil de Weimar* Goëtbe
pbsaa en Italie les années i78i&, 87 et 88 ; le sé-
jour de: Home, exerça sur son esprit une profonde
DiX-HUITlÈME SliCLE. 420
iDflu6Qce« Il écrivait de celte ville , le 10 novembre
i786:
I Tout ici donne à l'esprit une empreinte de, ca-
pacité ; on se sent sérieux sans sécheresse , calme
et satisfait. Quant à moi , du moins , il me semble
que je n*ai jamais aussi bien apprécié qu'ici les
choses de ce monde* Le fruit que j'aurai retiré de
moD séjour à Rome durera autant que ma vie, et
c*e$tune grande satisfaction pour moi. »
De retour à Weimar, en 1789, Goethe s'y entoura
de plus en plus d'hommes éminens, et passa sa vie au
seÎQ d'une société d'élite qu'il dominait autant par
8on caractère que par son génie. Là vécurent, dans
ce temps de gloire littéraire pour F Allemagne, Wie-
land^ Goethe, Herder, Schiller, les frères Schle-
gel et quelques autres hommes moins illustres, mais
distingués , tels que Musseus, Bode , etc. Wéimar
est entouré de beau^ jardins et d'édifices élégans:
Etersbourg , le Belvédère , Wilhemstal , Ilmenau ,
sont désormais chers aux muses germaniques. Wéi-
mar a été nommé l'Athènes de l'Allemagne. Le
prince Charles-Auguste , les duchesses Amélie et
Louise , présidaient dignement ce congrès de gé-
nies. La plus intelligente protection accordée aux
lettres et aux arts en Allemagne pendant tout le dix-
huitième siècle a été celle de cette petite cour.
Quel monarque aurait pu protéger les écrivains
avec plus d'efficacité que le roi de Prusse Frédé-
ric II 9 si sa monomanie française ne lui avait pas
vu. »
tiê I»TOIB& MB LETfRES.
fermé les yeui sur la mission Huéraire dé sa pro«
pre patrie ? Marie-Thérèse et Tempereur Joseph II
M répondirent pas non plus aux grandes espéran-
ces conçues par les amis des arts* Le duc de Sqx6<-
Weimar a pris cette glorieuse charge , et a suppléé
à Tiniuffisance de ses ressources financières par
«ne Ame démnée et sympathique » trésor inappré-
ciable chez les puissans de la terre.
Le caractère de Goethe fut souvent l'occasion de
souflfrances pour ses amis : le grand écrivain rappor-
tait tout à son œuvre et ne craignait pas de blesser
le eorar de ceux qui Tentouraient^ quand ils exi^
geaient de lui le sacrifice d'une heure de travail.
€'^st ainsi qu'il renvoya au noble et bon Schiller,
eti lui disant qu'il n'avait pas le temps de les lite,
des poéms ^e ceiui-ei lui avait soumises Avee
anxiété. Herder, lacobi, Merck, Wieland lui repro^
ehëreirt «ouvent son égolsme. Un jour, dit M. Henri
BlaM , qu'iUtait question de cette indiffiêrenice su"
pt^ème île Goethe , de ce caractère élevé au-dessus
du jen des passions du monde , un homme dont les
yeux flamboyaient sous son large front prit la pa-
role ^n s'écrîant : « Reste k savoir si l'homme a le
droit de'S'èlever^ans cette région où toutes les souf-
frimces vraies ou fausses , réelles ou simplement
imaginées, deviennent égales pour lui, où il cesse,
«inon d'èire artiste , au moins d'être homme; où
ta lumière , bien qu'elle éclaire encore, ne féconde
f^kis Tieâ,'et si cette maxime, une fois admise, n'en^
blX-ffUttIÈME SliCLË. Id4
trahie pas h négation absolue du caractère humain.
Nul ne songe à disputer aux dieux leur quiétude
éteraeile ; ils peuvent regardi»r toute c^ose Mr cette
terre comme un jeu dont iU règleht les chances Mlon
leurs desseins. Mais nous, hommes^ et partant su-*
jets à toutes les nécessités humaines , il ne faut pas
qu'on vienne nous amuser avec des poses théâtra«-
les; avant tout , conservons le sérieux ^ le sérieux
$acréj sans lequel tout art, quel qu'il soit, dégénère
en une misérable parade. Comédie ! comédie t 80*-
pbocle n'était cependant pas un comédien , Eschyle
encore moins. Tout cela , ce sont des inventions de
notre temps. David chantait les hymnes avec plus
de cœur que Pindare, et cependant David gouver*
nail son royaume. Que gouvernez-^vous donc, vous?
Vous éludiez la nature dans tous ses phénomènes ,
depuis l'hysope jusqu'au cèdre du Liban. La na-^
turel vous rabsori)ez même en vous, ainsi que cela
voQsplait à dire. À merveille I Mais je voudrais bieh
ne pas vous voir, pour cela, me dérober le pluis beau
de tous ses phénomènes » l'homme dans sa gra&^
deur naturelle et morale, v
Celui qui parlait ainsi , c'était Hèrder.
Nous aimons à reproduire ces belles paroles qui
expriment si admirablement notre propre manière
de sentir. Vois-tu ^ Ooëthe , lui disait un jour Merk ,
un de ses amis d'enfance, esprit sombre et bizarre ,
quand je te compare à ce que tu aurais pu être et
182 ' B18T01RE DES LETTRES.
i ce que lu n*es pas, tout ce que tu as écrit me sem-
ble une misère.
Cet égoisme reproché au poète en amitié, il sem-
ble aussi l'avoir porté dans l'amour. Ne disait-il pas ,
en parlant d'une jeune personne qui l'aimait avec
passion: < Je me suis aperçu que Tamour de Frédéri-
que m'aurait fait, perdre au moins deux années , et
j'y ai mis ordre? » il ne voulait en amour rien qui
préoccupât son imagination et son cœur. Un jour ,
une jeune femme vint demander une grâce à Goe-
the ; elle lui plut et il la prit pour servante ; il ne
tarda pas à entretenir avec elle des relations que ses
amis ne purent empêcher* Goethe eut de cette femme
plusieurs enfans qui moururent tous ; il finit par
l'épouser en 1809. ^^ ^
Une dernière preuve d'impassibilité : Dans une
promenade à la campagne, madame Goethe est frap-
pée d'apoplexie auprès de son mari et reste éten-
due et comme morte dans la voiture. Goethe donne
l'ordre au cocher de retourner en disant tranquille-
ment: « Quelle frayeur ils vont avoir à la maison,
lorsque nous allons nous arrêter , et qu'ils verront
cette personne morte dans la voiture! •
Sans doute Goethe n'était pas cet homme impas-
sible , quand , à vingt-^quatre ans , il publiait son
Werther, petit chef-d'œuvre de sentiment et de pas-
sion. Le poète aurait-il jeté dans ces pages toutes
les émotions de sa vie , les y aurait-il scellées ,
comme sous la pierre d'un sépulcre, pour commen-
DIX*HUlTltlfE SIÈCLE. 133
cer une autre existence? On le croirait. Werther est
plein de charme , et tout ce charme lui vient de Ta-
mour qui pénétre de Tâme de Goethe dans celle des
lecteurs. Il aime, non-seulement la femme, mais
toute la création ; la poésie du paysage est ravis-
sante dans cette œuvre , qui commence la série de
ces tableaux mystérieux et sombres dont le pre-
mier modèle , on ne Ta pas assez remarqué , re-
moûte à THamlet de Shakspeare , et dont René est
le type le plus célèbre en France. Goethe regretta la
publication de cette œuvre, parce que plusieurs sui-
cides affligèrent TÂlIemagne à la même époque et
qu'on les attribua à l'exemple fatal donné par Wer-
ther. Le fait est que l'enivrement produit par ce li-
erre fut inconcevable, et que cette passion brûlante,
ces orages d'une pensée maladive et tourmentée ,
purent égarer bien des têtes, chez un peuple rêveur
et dont la littérature n'offrait encore aucune œuvre
de ce genre. Les autres romans de Goethe ont un
tout autre caractère. Il ne s'agit pas, dans Wilhelm
Meister, du développement d'une passion, d'un fait
unique dans lequel tout l'intérêt se concentre, mais
d'une suit€f de tableaux très variés et tracés avec
une verve fort spirituelle. Tous les rangs de la so-
ciété^ grands seigneurs, bourgeois, artistes, comé-
diens, aventuriers de toutes sortes, se mêlent dans
ce livre. L'épisode de Mignon a surtout fait sa for-
tune. Cette pauvre jeune fille italienne , fruit d'un
inceste, abandonnée de ses parens, enlevée par des
184 HISTQiaS D£9 li0fTM9*
danieurfl de corde ^ est enfin recueillie pur WUbeli»
Heîster ; cachée sous des habits de garçgn qu'elle a
toujours portées i elle sert son nouveau maître i se
prend à raimer d'une passion profonde et meurt de
jalousie. La pauvre enfont n'a pas la force de aup^
porter ce terrible mal. Goethe a peint cette mysté»
rieuse figure de Mignon avec un art magique ; la
mélancolie maladive de cette jeune fille si pure^
vouée av malheur depuis aa naissance i lui inspire
des idées souvent délicieuses ; il charme , il attear
drit; il préoccupe par la nouveauté des impressioas
qu'il éveille , par l'étrange destinée de cette ctéa*
ture , qui n*est pas un enfant et qui n'est pas une
femme ^ mais un être qui a la grâce du premier, la
passion et le malheur de la seconde. Le chant de
regrets sur l'Italie i t Connais-lu cette terre où les
eitronniers fieurissent , ■ mis dans la bouche de
la jeune infortunée, est un des morceaux les plus
admirés de la poésie allemande. Cependant Wilhelm
Meiàter offre des parties négligées qui ressemblent
à des esquisses^
L'autre roman de Goethe, ha AffinMB élecAmB^ est
fiK»id €t sans but philosophique apparent. C'est une
peinthré des chagrins de l'amour contrarié par les
devoirs sociaux ; mais ^ malgré la finesse des détails
at'la profondeur des aperçus, ce livre languit» rien
n'y rappelle les rares facultés poétiques qui ont créé
^Wertker et. Mignon. D'ailleurs , jamais l'esprit scep-
^que f b indifférest de Goethe ne s'est t évéié fins
0n-HUITlillB filÈCUD. i8S
complètement que dans cette œuirre; qu'elle déseï^
père ou qu'elle console , qu'elle élève les regards de
rhomme vers le ciel ou qu'elle le plonge dans le
doute» il ne semble pas que l'auteur s'en inquiète* Il
expose les faits de la vie comme un apectateur im-
passible ; il y a des êtres pour lesquels une telle
lecture peut n'être pas mauvaise^ mais> certes , elle
n'est bienfaisante pour personne.
Goethe a donné la forme dramatique à la plus
grande partie des manifestations de son génie. Nous
avons déjà parlé de Goëta de Berlinkingen , la première
pièœ publiée par l'auteur. GettQ rude et forte pein-
ture de la vie féodale est peut-être ce que Goétlie
a produit de plus vrai. Ce n'est qu'une esquisse ,
mais une esquisse de génie, qui n'a jamais été des-
tinée au théâtre. Le Comte (fEgmdni est de toutes
les pièces de Goethe celle qui convient le plus à la
scène ; les rôles d'Egmont et de Clara rappellent la
jeunesse de passion qui a enfanté Werther ) on
doit d'autant plus le remarquer que c'est très^rare
dans l'œuvre de Goethe. Egmont est un grand ca-
ractère largement tracé, plein de noblesse, et con-
trastant vivement avec l'âme cauteleuse et féroce
du duc d'Àlbe. Les scènes dans lesqudles ces dtux
personnages occupent le théâtre ont toujours pra^
duit beaucoup d'impression en Allemagne. La cata-
strophe tragique est d'un effet terrible» eilerdlede
Clara très^pathétique w dénoûment Le sentiment
religieoi: y domine et jette sur Tceiivre Q»e liisMère
136 HISTOIRE DES LETTRES.
morale qui manque souvent aux travaux de Tauteur
de Wrther.
Goëiz et Egmant sont de l'école de Shakspeare;
dans Iphigénk en Tauride , le poète a eu devant les
yeux les grands modèles de la Grèce , il a cherché à
en imiter la simplicité pure et harmonieuse. Le rôle
d'Iphîgénie fait songer à VAntigone de Sophocle. C'est
la même élévation religieuse, la même noblesse , le
même calme. Il faut lire cette tragédie , nous aime-
rions mieux dire ce poème ^ et ne pas la voir repré-
senter; le style passe pour le chef-d'œuvre de la
poésie classique en^Âllemagne. Goethe a réellement
pénétré très-profondément le génie grec dans cette
œuvre. C'est là un des plus remarquables caractères
de son esprit ; il sait s'approprier les pensées , les
sentimens, les joies et les douleurs de chaque civili-
sation, et les reproduire avec une réalité saisissante.
Iphigénie a coûté de longues veilles au poète j c'est
à propos de cette pièce qu'il écrivait: i Ces travaux ne
sont jamais achevés. On peut les considérer comme
tels lorsqu^on a fait tout son possible , d'après le
temps et les circonstances. Cependant je n'en vais
pas moins entreprendre, avec le Tasse^ une sembla-
ble opération. Franchement, j'aimerais mieux jeter
au feu tout cela ; mais je persiste dans ma résolu-
tion , et , puisqu'il n'en est pas autrement , nous
voulons en faire une œuvre admirable. »
Cette tragédie de Tarquaio Tasso est aussi dénuée
d'action que Ylphigénie ; c'est la peinture des souf-
DIX:-HUITIËM£ SIÈCLE. i37
frances du poète en contact avec la vanité miséra-
ble de gens de cour, dont l'intelligence est sans lu-
mière et le cœur sans délicatesse. Cette pièce de
Goethe ne convient nullement au théâtre ; elle est
lae avec plaisir par les hommes d'élite, comme une
étude patiente et souvent profonde des souffrances
du poète dans le monde; mais, à ia scène, rien ne doit
être plus froid , plus languissant. Madame de Staël
a remarqué, avec raison , que dans cette pièce
Goethe est resté Allemand , et que , contrairement
à la flexibilité ordinaire de son esprit , il n'a pu se
faire méridional. « Léonore d'Est , dit-elle , est une
princesse allemande. L'analyse de son propre ca-
ractère, à laquelle elle se livre sans cesse, n'est point
du tout dans l'esprit du midi. » Il y a de la vérité
dans cette observation. Nous ferons remarquer,
toutefois , que les écrivains italiens peignent Léo-
nore d'Est comme une femme très-contemplative ,
très-pieuse et très-timide. L'auteur de V Allemagne
reproche aussi à Goethe d'avoir prêté au Tasse un
langage souvent trop métaphysique. On doit se sou-
venir que le poète de Sorrente a écrit des dialogues
dans le genre de Platon , et que les rêveries mysti*
ques, et parfois le scepticisme, l'ont tourmenté dans
son cachot. Le grand défaut de Torquato Tassa est
la froideur , le manque d'action. Quant au style ,
les Allemands l'admirent comme une merveille d'é-
légance et de dignité. Dans sa pièce intitulée : la
FiUe naturelle^ Goethe a portéencore plus loin sa pas--
140 HISTOIM DES LETTRBS.
Tels sont les personnages de cette comédie infer-
nale. Les autres figures sont très^secondaîres. Les
beautés poétiques abondent; indiquons-en quel-
ques-unes : le moment où Faust va boire le poison
et où il s'arrête en entendant les chants du matin de
Pâques retentir dans la vieille église:
LE CHOEUR.
« Le Christ est ressuscité. Que les mortels dégé-
nérés , faibles et tremblans s'en réjouissent*
FAUST*.
» Xlomme le bruit imposant de l'airain m'ébranle
jusqu'au fond de rame! Quelles voix pures font
tomber la coupe empoisonnée de ma main! Annon-
cez-vous , cloches retentissantes , la première heure
du jour de Pâques? Vous, chœur, célébrez-vous
déjà les chants consolateurs , les chants que, dans
la nuit du tombeau , les anges firent entendre quand
ils descendirent du ciel pour commencer la nou-
velle alliance?
*
^ LE CHOEUR.
V Le Christ est ressuscité, etc.
FAUST.
» Chants célestes, puissans et doux, pourquoi
me cherchez -vous dans la poussière? Faites- vous
entendre aux humains que vous pouvez consoler.
J'écoute le message que vous m'apportez , mais la
foi me manque pour y croire. Le miracle est l'en-
fant chéri de la foi. Je ne puis m'élancer dans la
sphère d'où votre auguste nouvelle est descendue; et
DIX-HUITIÊIIE SliCLE. 141
cependant 9 accoutumé dés Tenfance à ces chants,
ili me rappellent à la Tie. Autrefois un rayon de
Tamour divin descendait sur moi , pendant la so-
lennité tranquille du dimanche. Le bourdonnement
sourd de la cloche remplissait mon âme du près*
sentiment de l'avenir, et ma prière était une jouis-
sance ardente ; cette môme cloche annonçait aussi
les jeux de la jeunesse et la fête du printemps. Le
souvenir ranime en moi les senlimens enfantins qui
oous détournent de la mort. Obi faites-vous en-
tendre encore , chants célestes I lu terre m'a recon-
quis, f
La scène de Mai^uerite à Téglise est charmante,
mais elle est trop populaire pour qu'on la cite. Les
sorcelleries rappellent Macbeth et. toute la partie
fantastique deShakspeare. U'entrelien de Mépbisto-
et de Pécolier de Leipsick est un modèle de
sie satanique. Le contraste de la bonne foi du
jeune homme et du patelinage diabolique de Méphis-
tophélés est admirable. La piété de Marguerite au
sein du désordre offre . des accens d'une naïveté
charmante , et les plaintes que Faust adresse à Dieu
sont exprimées en vers magnifiques. Mais les der-
nières scènes du drame sont déchirantes ; la pauvre
fîUe, parricide et fratricide involontaire , tuant son
propre enfant pour cacher sa honte, poursuivie par
Héphîstophélès jusqu'au pied des autels , renfermée
dans son cachot avec le remords et les larmes; le
repeùtir de Faust raillé par son démon; Tétranga
lit filSTOIM BE8 LBtfnfiS.
et gigantesque sabbat des sorcières auquel Mépbis*
toph€4és fait assister Faust pour U ësttfAft, rea«
tfecieA de Marguerite et de Faust dans la priMa su
Ésoineiitoù dleattend le bouri^esy , toutes eM setoes
révèlent un génie très^^original c* éxditetit ohez le
spectateur tout on or^ge d'émotiotiH et de pensées.
. Quoique madame de Staël ait depuii long-te)»ps
fait eqnnaftre à toute la France le dénoùment de
Pâust^ Mus croyons devoir le reproduire ici. Mar*
guérite ) se soulevait de son lit de paille , s'écrie :
« Us t^iennent t ils viennent 1 Oh i que la mort est
amère !
FAUST, Afl*.-*
1^ Doy cernent, doucement : je vais te délivrer. (A
ê'apprçche d'elle fmtr brisent ses pn.)
HAROUBRITJB*
» Si tu et un h^nmoi moa désespoir te tou-
eherdé
FAUST.
» F4us bos^ plus bas; tu éveilleras la garde par
tes cris.
MABeUERlTS $e jeOe à ^emua.
» Qui t'a donné, bait^^re, cette puissance sur
moi? )1 n'^st que minuit : pourquoi viens-tu déjà
me cberober? Aie pitié de mes lai^mes, laisse-moi
vivre encore : demain matin , n'est-ce pas assez tôt?
{Miargueride se relève*} Je suis pourtant si jeune, si
jeune! et dois-]e déjà mourir? J'étais belle aussi:
c'est oe quî a tok ma perleu Mon ami était alors près
ié moi : il est inaintetiaut bieq loîn. Les fleurs de
ma guirlande sont dispersées. Ne me prends pas la
maîn aiee lant de vioienoe« Ménage^moi* Ne me
laissspas pleurer en vain. Jaqiais, jusqu'à oejour^
je ne t'ai vu.
FAUSir.
> Gomment supporter sa douleur ? ^
MAHeuERire.
» Je suis loot^'à-fait en ton pouvoir. Seuletnent
hisse-moi allaiter mon enfant $ je l'ai pressé, hw
fflofl cœur toute la nuit, lis me Tont 6té pour m'af'*
ftiger. N'ont-ils pas prétendu que je l'avais tué? Ja-^
mais je ne redeviendrai ce que j'étais. N'ont-ils pas
chanté des chansons contre moi ^ ces médians! Que
\oulaient-ils donc dire?
FAUST se jette à ses pieds.
9 Ton amant est à tes pieds ^ il vient ouvrir les
portas de cette horrible prison.
MARGUERITE.
lOui, mettons -nous à genoux; appelons les
saints à notre secours^ Les cris de Penfer se font en-
tendre, et les mauvais génies nous attendent sur le
seuil de mon cachot.
FAUST.
» Margueritel Marguerite!
VARGUERlf E , ûttCHtive.
» C'était la voix de mon ami. ( Elle se précipite
ven FwiBt et ses fers tombent.) Où est-il? je l'ai en-
tendu m'àppeler. Je suis libre. Personne ne pourra
444 HISTOIRE DES LET1RES.
plus me retenir en prison. Se m'appuierai sur soa
bras f je me reposerai sur son sein. Il appelle Ma^
guérite : il est là, devant la porte. Au milieu des
hurlemens de l'impitoyable mort , j'entends la douce
et touchante harmonie de sa voix !
FAUST.
* f Oui , c'est mol , Marguerite I
HARGUERITE.
9 C'est toi I dis-le encore une fois. (Elle le serre
contre son cœur.) C'est lui ! c'est lui I Qu'est devenue
Tangoisse des fers et de Téchafaud 7 C'est toi I je suis
sauvée! J'aperçois devant moi la route où je te vis
pour la première fois ; le jardin si riant où Marthe
et moi nous t'attendions.
FAUST.
» Viens! viens I
MARGUERITE.
> Il m'est si doux de rester quand tu demeures I
Ahl ne t'éloigne pas!
FAUST.
» Hâte-toi; nous paierions bien cher le moindre
retard.
MARGUERITE.
V Quoi! tu ne réponds point à mesembrassemens?
Mon ami, il y a si peu de temps que nous nous
sommes quittés! As-tu donc déjà désappris à me
serrer contre ton cœur! Jadis tes paroles, tes re-
gards appelaient sur moi tout le ciel! Embrasse-moi,
do grâce! embrasse^moi 1 Ton cœur est donc froid et
Dix-HmiiÈn 8IÈCU. 445
muet! QQ*a8-tu fail de ton amour? qui me Ta
ravi?
FAUST.
» Viens, suis-moi , chère amie : prends courage;
je t'aime avec transport; mais suis-moi, c*est ma
seule prière.
MARGUERITE.
I Es tu bien Faust? es-tu bien toi?
FAUST.
i Oui^ sans doute ; oui , viens.
MARGUERITE.
i Tu me délivres de mes chatnes , tu me reprends
de nouveau dans tes bras. D'où vient que tu n'as
pas horreur de Marguerite? Sais-tu bien, mon ami,
sais-tu bien qui tu délivres?
FAUST.
> Viens I viens 1 déjà la nuit est moins profonde.
MARGUERITE.
» Ma mère, c'est moi qui l'ai tuéel Mon enfant,
c'est moi qui l'ai nojé! N'appartenait-il pas à toi
comme à moi? Est-il donc vrai, Faust, que je te
voie? n'est-ce pas un rôve? Donne-moi ta main, ta
main chérie! O ciell elle est humide. Ëssuie-la. Je
crois qu'il y a du sang I Cache-moi ton épée; où est
mon frère? Je t'en prie, cache-la-moi I
FAUST.
» Laisse donc dans l'oubli l'irréparable passé; ta
me fais mourir.
vu. 10
140 EI$TOIR£ OtS LBTVaES.
MARGUEItfTE.
» Non, il faut que tu restes. Je veux te décrire les
tombeaux que tu feras préparer dès demain. Il faut
donner la meilfeùre place à ma mère ; mon frère
doit être près d'elle; moi , tu me mettras un peu plus
loin^ mais cependant pas trop loin^ et mon enfant
à droite , sur mon sein : mais personne ne doit re-
poser à mes côtés. J'aurais voulu que tu fusses près
de moi ; mais c'était un bonheur doux et pur , il ne
m'appartient plus. Je me sens entraînée vers toi , et
il me semble que tu me repousses avec violence; ce-
pendant tes regards sont pleins de tendresse et de
bonté.
EAUST.
» Âh! si tu me reconnais^ viens.
MARGUERITE.
» Où donc irais-je? La tombe est là dehors. La
mort épie mes pas. Viens; mais conduis-moi dans
ta demeure éternelle, je ne puis aller que là. Tu
veux partir? mon ami! si je pouvais. ..
FAUST.
» Tu le peux, si tu le veux; les portes sont ou-
vertes.
UARGUERITE.
» Je n'ose pas sortir^ il n'est plus pour moi d'es-
pérance. Que me sert*il de fuir? mes persécuteurs
m'attendent. Mendier est si misérable , et surtout
DIX -HUITIÈME SIÈCLE. 147
aYec une mauvaise conscience! 11 est triste aussi
d'errer dans Fétrangeri et d'ailleurs partout ils me
saisiront,
FAUST,
I Je resterai près de toi.
MARGUEHITE. ^
» Vite , vite , sauve ton pauvre enfant! Pars , suis
le chemin qui borde le ruisseau ; traverse le sentier
qni conduit à la fôrèt , à gauche , prés de Técluse,
dans Tétang ; saisis-le tout de suite : il fendra ses
mains vers le ciel} des convulsions les agitent. Sauve-
le! sauve- le!
PAUST.
» Reprends tes sens ; encore un pas , et tu n'aa
plus rien à craindre.
MARGUERITE.
y Si seulement nous avions déjà passé la mon-
tagne.... Tair est si froid près de la fontaine! Là, ma
mère est assise sur un rocher, et sa vieille tête est
branlante. Elle ne m'appelle pas ; elle ne me fait
pas signe de venir : seulement ses yeux sont appe-
santis; elle ne s'éveillera plus. Autrefois^ nous nous
réjouissions quand elle dormait. .. Ah! quel sou«
venir!
FAUST.
y Puisque tu n'écoutes pas ma prière» je veux
t'entratner malgré toi.
MARGUERITE.
» Laisse-moi. Non , je ne souffrirai point la vio-
iÀS HISTOIRE DES LETTRES.
lence; ne me saisis pas ainsi avec ta force meur-
trière. Ah! je n'ai que trop fait ce que tu as voulu.
FAUST.
» Le jour parait, chère amie! chère amie!
MARGUERITE.
» Oui, bientôt il fera jour; mon dernier jour pé-
nètre dans ce cachot : il vient pour célébrer mes
noces éternelles. Ne dis à personne que tu as vu
Marguerite celte nuit. Malheur à ma couronne ! elle
est flétrie. Nous nous reverrons , mais non pas dans
les fêtes. La foule va se presser, le bruit sera con*
fus; la place, les rues suffiront à peine à la multi-
tude. La cloche sonne, le signal est donné. Ils vont
lier mes mains, bander mes yeux; je monterai sur
réchafaud sanglant, et le tranchant du fer tombera
sur ma tète... Ah! le monde est déjà silencieux
comme le tombeau.
FAUST.
» Ciel !. pourquoi donc suis-je né?
KÉPHisj'OPHÉLÈs paraît à la porte.
» Hâtez- vous, où vous êtes perdus : vos délais,
vos iticertitudes sont funestes ; mes chevaux frisson-
nent ; le froid du matin se fait sentir.
MARGUERITE.
» Qui sort ainsi delà terre? C'est lui, c'est lui,
renvoyez-le. Que ferait-il dans le saint lieu? C'est
moi qu'il veut enlever.
FAUST.
» Il faut que tu vives.
DlX-nUITlÈVE SIÈCLE. H9
MARGUERITE.
» Tribunal de Dieu , je m'abandonne à toil
11ÉPH1S.T0PHÉLÈS â Fatist.
» Viens 9 viens, où je te livre à la mort avec elle.
MARGUERITE.
I Père céleste, je suis à toi ; et vous , anges, sau-
Yez-moi; troupes sacrées , entourez-moi, défendez-
moi. Faust , c'est ton sort qui m'afQige....
MÉPHISTOPHÉLËSé
» Elle est jugée.
DES voix DU CIEL S* écrient i
I Elle est sauvée.
MÉPHISTOPHÉLÈS à Fousù
» Suis-moi. »
Méphistophélès disparaît avec Faust; on entend
encore dans le fond du cachot la voix de Marguerite
qui rappelle vaiiiement son ami :
« Faust! Faust! »
Les Allemands admirent avec enthousiasme la
poésie de Faust. Aucun. écrivain ne s'est montré
plus habile à. varier les rhythmes, aucun dans la
langue allemande n'est parvenu à une harmonie
plus savante.
Que si l'on recherche quels ^ont les prédécesseurs
de Faust dans l'histoire de la poésie, on ne trouve
guère que VHamlet de Shakspeare qui rappelle non
ce drame lui-même, mais l'esprit, V humour qui y
apparaît souvent. Madame de Staël a songé à Aristo^
15Q HiSTOiR£ Oies lettres.
phane: s'il y a des rapports, ils nous semblent éloi-
gnés.
Malgré ces voix du ciel qui disept que Marguerite
est sauvée , Timpressiop que laisse ce poème dra-
matique est mauvaise et sinistre. Cette Troide et spi-
rituelle raillerie des choses les plus graves et les
plus saintes est ce que nous connaissons de plus
immoral ; elle a envahi depuis cette époque la litté^
rature de r£urope , et exercé une funeste influence
sur la société. Ce rire de Satan est insensé dans la
bouche de l'homme, et ne convient nullement à la
destinée de labeur que Dieu lui a faite en ce monde.
La vie de Goethe s'est prolongée pendant tout le
premier tiers du dix-neuvième siècle ; une partie de
son œuvre appartient donc à la littérature contem-
poraine pour laquelle le temps de l'histoire n'est
pas V6QU encore; nous abandonnons son examen dé-
veloppé à quelques critiques du vingtième siècle ,
et nous avouons être heureux de n'avoir pas à émet-
tf9 un jugement sur la seconde partie de Faust éla-
borée par l'auteur jusqu'à la veille de sa mort '. Hais
* NoQ3 répétons quç noo» ne yonloos pat joger Ut se-
conde partie de Faust ; mais nous croyons convenable de faire
connaître nos impressions , parce qu'un écrivain de talent ,
M. Henri Blaze , a fait précéder sa traduction, devenue assez
populaire en France , d'un éloge plein d'enthousiasme.
Sans doute la seconde partie de Faust révèle un esprit
vaste e^ scavent profond , très-versé dans la connaissance de
la ^lytbQlOgie patenna et de la philosophie antique. On Tpit
nous sommes loin d'avoir encore parlé de tous les
OQvrages de Goethe qui appartiennent au dix-hui-
tième siècle : dans Vélégie, dans la romance, dans la
poésie long-temps appelée /ugrirîve en France, Goethe
estaa premier rang. Il se fait à son grè homme du
midi ou du nord, il suit son imagination capricieuse
et vive où elle veut l'entraîner, et cependant toujours
•
qae Goêtlie â été préoccupé de la synthèse universelle , et
qu'il a Toulu présenter dans ce poème un tahleau immense.
Le poète est souvent éloquent , les Allemands admirent pro-
fondément ptoieurs parties de cette œuvre sous le rappott
du style. Elle présente des inventions d'une originalité ia-'
contestable. Mais nous y voyons plutôt une aorte de pla«
qu'une œuvre achevée. Il nous semble que l'auteur omet des
choses importantes et présente de nombreux détails injiigni-
iians , sur lesquels Tattention a peine à se fixer. Nous conce-
TOQi des livres de ce genre à Taurorc d'une littérature ; la
seconde partie de Faust nous ftiil songer à quelques monu-
n^ens de la poésie de Tlode. Mais au milieu de TEuropo du
dix-neuvième siècle, à une époque qui exige de toute omivre
longue un intérêt dramatique ou épique, ce poème de Goethe*
pourrait bien être une erreur. Sous le rapport philosophique,
la seconde partie de Faust a été regardée comme une sortB
de Bible du panthéisme^ nous demandons pardon du mot. Les
poètes grecs ont écrit de très-beaux vers sur la mythologie
païenne, on peut sans nul doute tirer un grand parti des théo<
ries pauthéistiques, mais nous n'aimons pas que le talent s'ef^
force de consacrer des idées qui ne soutiennent pa& l'exameH
sérieux , et dont les résultats moraux seraieut de couditire
l'homme à la négation de la vie individuelle à venir, et au^
déplorables et absurdes ré&ultats du matérialisme.
152 HISTOIRE DES LETTRES.
il la domine. Goêlhe est un poète de fantaisie : Faust
en est plein ; les poésies détachées sont surtout remar-
quables par cette faculté poétique. La romance inti-
tulée la Bayadère , le Pécheur , l'Élève du sorcier ^ la
Fiancée de Corinthe , laMénagerie de Lilyet Wen d'au-
tres pièces démontrent d'une manière éclatante la
prodigieuse variété du talent de Goêlhe. Son poème
d'Hermann et Dorothée, belle idylle simple et calmer
a été tellement admiré en Allemagne ^ qu'on lui a
légèrement donné le titre de poème épique.
Le vaste esprit de Goethe se portait avec avidité
sur toutes les parties des connaissances humaines. Il
a répandu çà et là avec profusion toutes les ressour-
ces de sa belle intelligence. La critique allemande ,
si riche aujourd'hui , lui doit beaucoup. Le recueil
intitulé : Les Prapilées^ son ouvrage sur Winkel-
mann et son siècle, ses considérations sur les hom-
mes célèbres de France au dix- huitième siècle , et
les observations qu'il a annexées à sa traduction des
mémoires de Benvenuto Cellini, ont servi puissam-
ment la cause du progrès littéraire en Allemagne.
Les sciences naturelles préoccupaient vivemeot
l'intelligence^ de Goethe ; ses collections de miné-
raux rintéressaient autant qu'une tragédie de Shaks-
peare » et il était aussi Ger de son ouvrage sur la
théorie des couleurs que de Werther et du comlo
d'Egmont.
L'admiration inspirée à l'Allemagne par cet écri-
vain ne peut s'exprimer, Madanpie de Staël a dit qu'un
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. i53
Allemand qui verrait une adresse de lettre de la
main de Goêihe croirait y trouver du génie. Il y a
eu depuis des réactions violentes contre cette gloire ;
mais elles ont toujours été l'œuvre d'un petit nom-
bre d'hommes, le public reste fidèle à ce cultei
Goethe est encore trop près de nous pour être jugé
définitivement: hasardons cependant quelques mots.
La nouvelle de Werther est au premier rang de ce
genre de compositions. Même en Allemagne, beau-
coup de personnes refusent à Goethe le génie dra-
matique; de toutes ses pièces de théâtre , le comte
d'Egmont est la seule peut-être qui convienne à
la scène. Gomme œuvres poétiques , F. Schlegel
pense que Faust, Iphigénie, Egmont et le Tasse
sont, avec les plus belles poésies de Goethe ,
les productions qui rehausseront le plus sa gloire
aux yeux de la postérité. Sous le rapport de la
langue , du style , les principales œuvres de Goe-
the sont ce qu'il y a de plus parfait en allemand;
voilà ce qui explique surtout un enthouBiasme que
les autres contrées de TEnrope n'ont pas toujours
partagé. Il en est ainsi de notre Racine , que les
peuples étrangers n'admirent pas comme nous.
Ce qui blesse souvent dans Goêlhe, c'est qu'il n'a
pas de principe supérieur, de grande pensée haute
et ferme, qui illumine toute son œuvre. On dit que
c'est le poète du panthéisme ; si cette opinion est
fondée, nous le déplorons pour la solidité de la re«
nommée de l'écrivain allemand. Malheur dans i'a^
i64 HISTOIRE DBS LETTRES.
venir à tout homme qui ne s'appuie pas sur la vérité I
Mais encore Goethe est-^il bien panthéiste? Groit*iI
plus au panthéisme qu'à tout autre système , n'a^t-
il pas un peu assisté en spectateur à toutes les dis-
cussions qui ont agité son siècle ? Le scepticisme
serait peut-être plutôt l'état d'âme de cet homme ,
qui s'est un peu toute sa vie moqué des Allemands
eux-mêmes, en jetant avec un esprit prodigieux ses
doutes et ses railleries à la face d'un peuple rêveur
et de bonne foi. Goethe a vu dans le panthéisme
une grande poésie, et il Ta exploitée; mais qu'il ait
eu des convictions réellement philosophiques , nous
ne l'en soupçonnons guère. Et nous ne disons pas
ceci pour le féliciter ou le blâmer, car nous ne sa-
vons pas ce que nous estimons le plus du scepti-
cisme ou du panthéisme; nous le disons parce que
nous cherchons à pénétrer la pensée intime de l'au-
teur de Faust , et qu'elle nous semble ne voir dans
l'univers qu'un sujet de poésie.
Nous avons plusieurs fois, dans ce chapitre, pro-
noncé le nom d'un noble ami de Goethe qui a eu
souvent à souffrir de son impassible égoïsme : c'é-
tait une nature tout autre , un cœur plein de géné-
rosité et d'amour, d'élans sublimes vers toute vé-
rité et toute beauté. Jean-Frédéric-Gbristophe Schil-
ler, naquit le 40 novembre i759, à Marbach, petite
ville située près du Neckar, dans le duché de Wur-
temberg. Son père avait servi comme chirurgien et
ne possédait pas de fortune. Son caractère se ma-
DlX*-HUITIÈIfE SIÈCLE. i56
oifdstâ dès l'enfance. « Alors , dit sa sœur dtnée^ la
pieuse attention du jeune Frédéric , lorsque notre
père nous lisait les prières du matin ou du soir,
eâtému le spectateur le plus indifférent. Ses yeux
bleqs levés au ciel , sa blonde chevelure entourant
use douce physionomie ^ ses mains jointes avec ar-
deur, lui donpaient le charme d'une créature angé-
lique ; sa docilité, son amoiir naturel pour le bien
et le beau gagnaient tous les cœurs. »
Schiller était entraîné vers la vie militaire, mais
une fantaisie du duc Charles en fit un professeur
de droit , puis un professeur de médecine ; il écrivit
même un livre intitulé : Phibsophi^ de la physiologie^
et un autre sur les rapports de l'esprit et du corps.
Mais le mouvement poétique qui agitait alors l'Al-
iemagne excitait chez le jeune maître une fièvre ar*
dente; il dévorait les écrits de Kiopstock, de Haller,
de Lessing , de Goethe ; il étudiait en même temps
Luther et Shakspeare, s'essayait par plusieurs com-
positions épiques et dramatiques oubliées depuis
loog'-temps , et produisait enfin sa première œuvre
connue : les Brigands , terrible imprécation contre
la société, qui eut un retentissement égal peut-être
au Werther de Goethe.
Pour faire imprimer ce drame , le pauvre Schiller
fut obligé d'emprunter sous caution une somme qui
lai imposa de longs sacrifices. Toute l'Allemagne se
préoccupa vivement de cette composition ; elle pas-
sionna quelques étudians du duché de Bade; qur eu-
166 HISTOIBE DES LETTRES.
renl Tidée d'i miter le héros et de se fai re exécuteurs de
la justice suprême. Après un nouveau travail de cor-
rectionSi les Brigands furent joués, en janvier 1782,
sur le théâtre de Manheim. La foule accourut de
Spire, de Worms, de Heidelberg , de Mayence^ de
Darrostadt et de Francfort. L'auteur, qui était ar-
rivé de Stuttgard , assista à son triomphe. Il en fut
puni par les arrêts ; le duc de Wurtemberg ne s'en
tint pas là ; la cour jugeait la pièce immorale, le
prince déclara que le poète manquait de goût et lui
défendit de publier autre chose que des ouvrages de
médecine. Le duc ne reculait pas devant des me-
sures de despotisme, Schiller le savait ; aussi , après
plusieurs tentatives infructueuses pour faire lever
l'interdit qui pesait sur lui, il se vit contraint de s'é-
chapper de nuit de Sluttgard^ coYnme un criminel. Il
partit avec un musicien de ses amis, Andréas S trei-
cher ; ils possédaient cent dix francs entre eui
deux.
Le poète se réfugia à Manheim, et présenta Fiesco
aux comédiens , qui le repoussèrent d'abord. C'é-
tait le pain que ces artistes aveugles refusaient au
grand homme. Désespéré , et craignant que le gou-
vernement palatin ne le livrât au duc , Schiller se
traîna jusqu^à Francfort , d'où il écrivit à un riche
baron de Dolberg, qui lui avait prodigué des éloges;
il lui demandait deux cents francs à emprunter sur
le succès delà conjuration deFiesque. Il fut refusé !
Nous ne pouvons entrer dans tous les détails de ta
D11*HU1TIÈI1E SIÈCLE. 157
misère da poète et de ses pérégrinations en Alle^-
magne ; c'est une histoire louchante et odieuse qui
86 reproduit souvent à chaque époque chez, tous les
peuples civilisés^ et c'est là^ quoi qu'on en dise assez
brutalement, une honte pour la civilisation ^
La Conjuration de Fiesque fut jouée sans succès }
f Amour eit intrigue valut à Fauteur des applaudisse-
meos chaleureux , mais très-peu^ d'argent : il cran
gnit souvent de ne pouvoir parvenir à ne pas mourir
de faim. Le malheureux fonda un jo|irnai : ta Thalie
à Rhin ^ et la sincérité de ses jugemens irrita con-
tre lui tous lés acteurs ; mais, au milieu de ces dé-
plorables épreuves, il reçut de touchans témoigna-
gesde sympathie de Kœrner, de Hutler et de deux
charmantes femmes , que ses premières œuvres
avaient enthousiasmées. ▲ peu près dans le même
temps, le duc de Weymar vint à Manheim, et donna
au poète le titre de conseiller, qui^ dans cette con-
trée aristocratique , lui attira plus de considération
que ses titres littéraires. Mais ce n'était pas de l'ar-
gent I Schiller ût ses adieux à Manheim , après avoir
embrassé , en pleurant , son ami Streicher. 11 alla
eo Saxe et se réfugia à Golis , village voisin de Leip-
sick. Il trouva là ses jeunes admirateurs Kœrner et
Huiler, Minna et Dora, et quelque douceur pénétra
*
^ Oq peat consurter tur la vie de Schiller les Étadet de
M. Alfred Michieb. L'autear y donne des détaib pleûu de
clisniie]
i68 HISTOIRE DES LETTREE.
dans son àmç. Ses travaux s'en ressentirent ; (f
commença à écrire en yers, il prodaisit Dati Cdrloè.
Au bo«t de quelque temps, Schiller suivit ses amisr
à Dresde , et les peines du cœar vinrent bientôt se
mêler à ses autres^ souffrances. Il paraît que cettèf
cri^ fut lerribte , et que ses amis eurent beaucoup
de p^ne à l'arracher de Dresde. Il finit par brisier
ses tiens / et se rendit à Weîmar, où il rencontra
¥fielaiid , qui lui tendit leé bras. Quelques moiV
après , Schiller fit un petit Voyage , et ayant trouvé
à Rodolstadt la famille Lengefeld, ^Ont il àvaît reçu
la visite à Bfanheim , il aima^ avec passroif mademoi-
selle Charlotte Lengefetd ; après dtx-huit mois d'as*
siduitéde lectures de Rousseau et de Goethe, dôrê*
veries en de belles solitudes , après dix-huit moiâ de
pfts^on que tous deut cherchaient à se cacher , ils
finirent par se jurer d'être Tun i l'autre. Schffler
professait alors l'histoire à léna, mais il li'avait au-
cun traitement fixe. Le duc fiiiit par lai en accor-
der un , et le poète se maria le 20 février 1790. A
peine marié , il fut atteint d'une pulmonie qui le fit
souffrir horriblement et lui rendit renseignement
impossible. Heureusement te prince héréditaire de
Holstein-Augustenbur^ et le comte de Schimmel-
inann lui offrirent avec une grâce charmante une
pension de mille thalers (3750 fr.). Un voyage en
Souabe améliora la santé du poète ; à son retour à
Weimar^ if se lia intimement avec Goethe, et quoi-
que cette nature si tendre eût souvent à soufffir du
DIXHBUITIÈMÉ SIÈCLE. iS9
contact glacé de l'autetrr de Faust , les hautes sym-
pathies de Inintelligence maintinrent cette liaison ,
pdoàint fequelle Schiller écrivit WaUemtein, Marie
Stuarl, la Fiancée de Messine^ la PuceUe d'Orléans ^ ses
ballades et ses principaux ouvrages de critique. Û
moinrttt te9 mai 1805» avec le calme religieux d'une
grande âme.
Entrons dans Fexamen des œuvre? de Schiller :
ks Brigands , Son premier drame, sont une pièce de
désordre et d'exaspération qui, cependant, finit par
le remords et le sacrifice. Le caractère de Charles
dêHoor est tracé avec une énergie magnifique. Le
vMe du fils hypocrite est beaucoup trop haïssable ,
a dit ttiadame de Staël. L'exagération eàt presque
toujours le défaut de la première jeunesse. Les scè-
Besi d'amour entre cette jeune fille si pure et si no-
ble et le chef des brigands sont d'une tendresse
enthousiaste où se révèle déjà toute l'âme de Schil-
i^er. Celte situation s'est représentée depuis bien
des fois, Byron y a eu recours dans la plus grande
partie de ses poèmes. Cette espèce de glorification
du brigand et du meurtrier a exalté les imagina-
lions d'une manière déplorable, surtout en Allema-
gne, où les lecteurs ont plus de naïveté et se laissent
entraîner facilement aux impressions de Part. Schil-
ler, malgré les bonnes intentions du dénoûmcnt de
son drame, l'a pleuré comme Goethe regretta Wer-
ther. Les deux autres drames de sa première jeu-
nesse, la Cmjvration d$ Fiesque etV Intrigue et t amour ,
i60 HISTOIRE DES LETTRES.
sont aussi très-souvent blâmables au point de vue de
rartetde la moralei mais tous deux contiennent des
«cènes qui indiquent un génie dramatique du pre-
mier ordre. De combien de poètes pourrait-on dire
ce que madame de Staël a dit de Schiller : depuis
Tâge de vingt-cinq ans ses écrits furent tous purs et
sévères ?
Don Car bs est une pièce historique dans laquelle Ti-
magination joue un grand rôle. Les amours du fils de
Philippe II et d'Elisabeth, fille de Henri II, roi de
France, sont célèbres; aucunesituation n'est plus dra»
matique. Cette jeune princesse, mariée à un vieillard
sévère et crueU conservant dans son cœur un amour
ardent pour le fils de son époux, pour un jeune prince
auquel elle avait été fiancée , le déno&ment tragique
de cet amour, la peinture terrible de la jalousie de
Philippe, le caractère généreux et exalté du mar-
quis de Posa , font de cet ouvrage de la jeunesse de
Schiller un des plus nobles et des plus beaux drames
que l'on connaisse. On lui a reproché d'avoir prêté
au marquis de Posa les idées d'un philanthrope du
dix- huitième siècle, et cependant personne ne sau-
rait prouver Timpossibilité d'une telle intelligence et
d'un tel caractère dans l'Europe du seizième siècle.
Thomas Morus vécut vers le môme temps , et il n'é-
tait ni moins généreux, ni moins exalté peut-être.
HUais les critiques qui ont contesté la vraisemblance
du marquis de Posa conviennent que ce rôle est ma-
gnifique, qu'il révèle une admirable noblesse d'âme,
DIX-HUfTiËME SIÈCLE. il6t
et que l'expression est à la hauteur de cette inspi-
ration sublime. Quoi de plus pur et de plus tou-
chant que Tamour combattu de don Carlos et d'É-
lisabeth ? quoi de plus terrible que la vengeance de
Philippe ?
Wallenstein occupa sept années de la vie de Schil-
ler; c'est une œuvre sévèren^ent historique. On a
dit que cette tragédie peignait mieux la guerre de
trente ans que FAt^rotre elle-même , écrite aussi pa(r
Schiller. Il a cependant modifié le caractère de Wal-
lenstetn , figure sombre qui n'aurait éveillé aucune
sympathie si le poète lui avait conservé toute l'â-
preté de sa nature. Voici un fragment de lettre ,
écrite en 1796 , qui donnera une idée de la cons-
cience de l'auteur dans les travaux de cette époque
de sa vie :
t Le duc n'a rien de noble ; considérés à part, ses
actes manquent de désintéressement et il est tui-
même sans dignité. Le fond ne m'aide point ; la
conception et la forme doivent tout opérer. Une
semblable matière est justement ce qu'il fallait pour
me lancer dans une nouvelle carrière poétique. Je
marche sur le tranchant d'un rasoir , et un seul
faux pas causerait ma ruine. L'intime vérité , l'é-
nergie et la précision que ce dessein exige , auront
une influence prononcée sur mon avenir littéraire, t
Schiller a écrit trois pièces sur Wallenstein. Là
première, le Camp de Wallenstein^ est une pein-
ture très-vraie , très-vive et parfois très-comique
VII. 11
469 BIÇTOIRE DBS LflTTRES.
d'une armée m campagqe , et de l'effet produit par
ce ^p§ctaclû sur les populations^ C'est une introduo
lion k la i$eco9de pièce. 9 les PiccQkmini , et un ta-
l^ieau animé dos discordes qui s'élevaient entre l'em-
pereur et son général , entre le général et les cbeis
SQU« ses ordr^* CettQ partie de la trilogie allemande
peut être considérée comme une magnifique page
de poésie bistgriqtje. Schiller a mêlé à ces peintu-
re9 sévère^ deux caractères ang^Uquçs^ Max et Thé-
ci» I qui çpn^i^rvent l'amour de la vérité et la ten-
dresse sainte du.cqpiur 9u milieu des tristes passions
d|dfi| guerre» civiles. La véritable tragéidie, dans cette
œ^U^re, est hMprt de, Wi^llenrtem; là le pathétique
è9( sqblîm*» le drawQ f^it naître des émotions pro-
fonde9^ U^ piéo^ fut jouée pour la première fois à
Weimar en i798 , et obtint un véritable triomphe.
Jamajiç sp«ctacl^ plus national n'avait été offert aux
regards 4'uq peuple, tes Allemands étaient émus
(Jes.sK^uvenirs d^ h guwre de trente ans, comme
autrefois le^ Mbéniens des souvenirs de la défaite
des PerseSi lorsque le vieil Çschyle leur peignait ce
désastre î^vec le lyrisme sublime de sa parole.
Dès Tannée 1783, Schiller avait été frappé de tout
çe^ue la vie de Marie Stuart a de mélancolique et
4e déchirant « e( il avait résolu de lui consacrer un
de ses drames; mais il n'exécuta ce dessein quedix-
l^uit ans plus tj^'d. Cette pièce est un chef-4'œuvre;
le poète a peint avec le géfiie le plus pathétique les
douleurs de cet^e royale prisonnière , si belle et si
0IXp0U|TIÈIiE SliGLE« 103
màtPf ^OQt I9 postérité a oublié les fimtQS, «i criiel-
lemept expiées p^r sa mort* Suivait QotP0 méthode
babifoellA , Qovs p'aq9)y«4ron« pns unp piéc« doqt
la tradufitioB est auJQur4*^ni .^ns touta» l» maios ,
nous appellerons seulemont Vmttintm aw 1^9 MUr
tés les plus p9ill»pt#9 (1^ ^tt9 (CMVfÇ^ TOUt lo rôlB
de Marie Smart as( adffiir9t>l9 « k grand poéta Ta
écrit av9c un art éionnaat { ii y a una ê»^ê délir
cieuse^ icmand la papyrQ p^iaoniiiôrQ # après dli«-
oeuf 908 de fzplmpè^ r^^mi vn mopMnt l^ei6}, les
arbres , loi eau» du ^ji^vo t et qu'eito axpiûme fout
le délire 4esou boobofir^ )L»'eDtrevue des deux reines
est une gr9^d^ p^ge di^OA de Shekapeaire et de Goirr
neille. L^ fierté et l'eoiportemeDt de Marie Stuart ^
en fac^ 4^ ^^i^ fefnmp 4»î p^ut }'ei»y0yer xi*uii mof
au supplii^, quelque oboM q^i produit tout à la
£oisreQibo4i|i^nieot Ifl ifirreê^f. l^oÎpquièiBe^Qte^
blâmé par dfls /crifJqiMs «uporfie^eb^ est une su-p
blime é|ég|e qui nous rappela tout clique la poésjjf
a produit do plja^ rejijgieuY at de plus aMbOfdrîesaDt.
Par qu^llfs admirables nuanaëi, par >queUâs grt-
datioas eayan}^ Iç pio^ fait paseer le spaotateuv
par toui^ l9S pbases de Tépouivfiutâ et de k doub-
leur! Les adieui: ^ Nafie Stuant i âss ifeipineseoot
décfairaxis( mais nous ai<a(WS aui^ut les premières
scènes d« cet acte , lorsque ces jaQbéiaes feuuues pas**
seat sur ie tbélâtire pow aller e&^uAer les deroîery
ordrea 4e eeMte r^m q^i i^a monrk^ iquaud une
d'elle e appfom« la ^eofipe de vin que Marie a denan*
464 histoire: des lettres.
dée aûn d'être plus ferme devant la mort , quand
une autre femme arrive en chancelant sur la scène
parce qu'elle a aperçu en passant l'échafaud et les
murs tendus de noir. Ce sont là des beautés sim-
ples et profondes qui n'appartiennent qu'au génie.
La scène de la confession et de la communion de
Marie Stuart a un caractère religieux admirable,
mais un saint respect pour cet auguste mystère l'a
fait justement retrancher à la représentation.
Après l'infortunée reine d'Ecosse , Schiller vou-
lut peindre là vie d'une femme bien autrement pure,
marquée du sceau divin, delà sainte guerrière de la
France, de Jeanne d*Àrc. Le poète a encore répandu
sur ce sujet des trésors de génie. La pièce s'ouvre
par une charmante peinture du villagg qui cachait
l'héroïne. La partie belliqueuse de cette tragédie
rappelle ce que Shakspeare a produit de pliTs beau
dans ce genre ; la réconciliation du duc de Bourgo-
gne est une scène pleine d'entraînement et de gran-
deur morale. Nous regrettons que l'auteur n'ait pas
compris que la passion de patriotisme , pour ainsi
dire extatique, qui absorbait Tàme de Jeanne d'Arc,
ne laissait aucune place aux autres sentimens de la
femme ; qu'il n'ait pas respecté scrupuleusement la
vérité historique; nous le regrettons vivement, mal-
gré le beau monologue que Kamour de l'héroïne
pour le jeune Anglais Lionel a inspiré à Schiller;
mais regrettons bien plus vivement encore que le
martyre de Jeanne d'Arc n'ait pas fourni à Tauteur
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 165
les merveilles poétiques qu'il nous promettait. II est
tout-à-fdit impardonnable d'ailleurs, à une époque
aussi éclairée et chez une nation aussi instruite, de
ne pas reproduire la vérité historique quand il s'a-
git d'un fait aussi éclatant. Lorsque le drame tou-
che à l'histoire, il ne faut pas qu'il trompe les peu-
ples qui l'écoutent ; le martyre de Jeanne d'Arc lui
appartient , c'est sa gloire, c'est la consécration de
sa vie ; la jeune libératrice de la France a été plus
grande encore devant ses odieux juges qu'en face
des lances et des épées anglaises. Personne n'avait
le droit de la déshériter de son bûcher odieu x.
La Fiancée de Messine, malgré de magnifiques dé-
tails, peut être considérée comme une erreur de
Schiller; Guillaume Tell , au contraire, a été regardé
par plusieurs critiques comme son chef-d'œuvre.
Cette vieille histoire des montagnes, la délivrance
de la Suisse par Guillaume Tell /est très populaire
dans le monde entier. Schiller a peint ce beau pays
avec son talent ordinaire , il a su conserver la sim-
plicité touchante de ces hommes qui sauvèrent leur
patrie avec une bonhomie héroïque. La scène dans
laquelle Guillaume Tell enlève d'un coup de flèche
une pomme sur la tète de sqn enfant rappelle le
naturel naïf d'une chronique. La mort de Gessler
est une des plus belles inspirations que pous con-
naissions au théâtre. Cette nature gigantesque ,
cette musique nuptiale qui retentit au loin^ cette
femme qui supplie en vain Gessler de lui rendre son
i(l6 BisTOiAi; de» utvbes.
épûifii A ropppe$66ur lombant pere^ par lâ fileohe (k
Tdl I SevmaQg2^r4e él^vatH aveo enthoiisia^md soq
enfant dang sea toas et lui orîaot s Yiei^a « mon fils,
\oi8 domBi!& lea (yrana meiireiit ^ tout ^la est pro-
fcadément a^in^rable. M, de Baranio a conaacrjé à
G^iUattq)e TeU cpiBlquea p^ges dont neuaeJttrayoDS
lea lîgq?9 anivanlea; (fui aoua paraissent r^smarqua-
b)e&:
é AU is^ilîeu de ee tableau d'un peuple des an-
dieHis temps 9 on voit se détaober ta grande figure
de Gnillaufiae TelL C'est une idée heureuse que
de l'avoir ainsi isolé du mouvelnent de les oômpa-
tri<>tes. Il refuse û^ conspirer « et cependant tout
en lui inanifeste la force, la fierté , le déyouemenlf
l'amour diji paysf nais > comme il doit tuer Gessler^
la seule nmni^ d'enaoUir ce meurtre^ de le ren-
dre moratenient suf)|M>rtable , c'est de le montrer
comme un acte dç dàfeo^ naturelle et d'établir
les relation de foppjresMur et. de l'opprimé hors de
la société. C'est là ce qui deane: quelque chose de
si grand à, ce représ^Br^aait dix droit naturel que
Schiller ^ prif soin 4e nous faire iroir^ e» tout et
toujours , comme "rivait hera <ie la loi isooimune et
obéissant «eidement a^x plue nobles kistin^ets*
f C'est au^sice qui axné^e ee résidât si peu com-
mun au théâtre » si babitoel dans la vérité , m dé-
noùment accidentel terminaiit une entreprise de la
prudence humaine^ IjCS trois cantons 09>t consptfé
s# ÎLutÙ i tailles les vm9XW i<Wt prisea; GuiUauoo
mx^^HUITIÈHB SIÈCLE. 167
Tell n'y est pour rien. H reçoit une offense , il se
voit oontnaiint à la dôfenee personnelle; Gessler eeC
tué^ et la conjuration n'a servi à rien. Clela restom^
bleauK procédés de là Providence ; mais datte 4ir-
constance n*est fortuite qifen appirenod { elle w
rattache à l'oppreseion de la Suisse, à Texcèk «I à
rimprévoyance de la tyrannie, à fimpessfbîlité
qu'elle se prolongeât. Le cours naturri des éboses
soit une marche aocéiérét ven ttn but nécessaire ;
un accident y pousse» L'homiM ateugle fittt 4e oel
acddent uiie oause^ et n'aperçoit pas d't>ù lai eal Ve-
nue son rûfluèaoe. €k>maie Schiller l'a dit dans une
de ses préfaces ,« Le devoir da peèlè dramatique est
de feire comproidrè la liaison de ce hasard aveo la
marche gânéraie; c'est à quoi il a merveîUeiiseaieot
réussi dans Guillaume Tdl* »
Schiller, comme poète dramatique , est bien eu*'
périeur à Goethe ; son système de oomposition est
oebi de Sbakspeare ; le poète attemaad doit éire co»^
sidéré comme le premier élève de ce fraftd hoii|mietf
Il n'ea a pas toute la paissandesans éMbd } mais il
possède des qualités admiiableft qui hn sont ehttè^
rement personnelles^ Sieus toolens parier de eet en«-
tbousiasme pour le beau i de ces é^aa subUaties éa
générosité, de grandeur d'ftme^ Ge n'est pas foiaU
tation religieuse, l'ardente foi cathoBqnede Gakle»
ron , ni rhéroisme patriotique de Cornetile , c'est le
sentiment de l'humanité, de la firaternité, de runiié
4e toutes tes natî^ens ; Schiller est surtout gran#
168 HISTOIRE DES LETTRES.
parce qu'il élève Tâme vers les régions les plus hau«
tes de la pensée , et conduit rhomme au dévoue- ^
ment et au bonheur moral.
Le plus célèbre des poètes dramatiques alle-
mands y après Schiller et Goethe, est Werner, l'au-
teur de Luther et d'Attila ; mais on lui reproche en-
core de s'occuper plus de la poésie que du théâtre;
les autres nations trouvent généralement rAlIéma-
gne trop lyrique dans la poésie d'action : Werner a
les défauts et les qualités de sa patrie.
Le sujet de Luther est très-national dans tout le
nord de la Germanie, et son succès fut très-grand
sur le théâtre de Berlin. Luther et Gharles-Quint
ont posé devant le poète dont les sympathie^ pro-
testantes ne sont pas douteuses , quoiqu'il paraisse
sentir les grandeurs du catholicisme. Le rôle de Tem*
pereur manque souvent de simplicité, celui de Lu*
ther est dessiné avec fierté. La diète de Wormâ
donne à l'auteur l'occasion de déployer une grande
pompe théâtrale. Attila est une œuvre forte et origi-
nale. Le premier acte nous a rappelé Sophocle et
Euripide ; ces femmes et ces enfans qui gémissent
sur les cendres d'Aquilée sont une exposition pa-
thétique et solennelle. Le personnage d'Attila révèle
chez le poète de la force et de l'audace. Le fléau de
Dtetcest peint de main de maître; seulement l'auteur
a cru devoir lui donner de l'amour pour une femme
dont il a tué le père et l'amant. Cette Hildegonde ,
princesse de Bourgogne, est yne créature toute mys*
BIX-HUITIÈME SIÈCLE. 169
térieuse qui suit ses projets de vengeance avec une
patience et un raffinement de barbarie terribles.
Quand , au dénouement , cette princesse, qu'Attila
mni d'épouser , l'immole la première nuit de ses
Doces , et poignarde auprès de lui le fils du roi des
Huns, on comprend que l'auteur ait essayé de peindre
Hildegonde comme soumise à une puissance infer*
nalé.^
Werner a consacré] à l'ordre des Templiers une
sorte de chronique dramatique en deux volu-
mes y dans laquelle il s'occupe principalement des
doctrines secrètes de l'ordre auquel il rattache les
francs-maçons. Un autre roman dramatiquedu même
auteur, la Croix sur la Batiiquej nous peint éloquem-
ment le pays et les mœurs du nord au moment de
rintroduction du christianisme dans rAllemagne
septentrionale. Quant au lugubre drame intitulé:
Le vingt-quatre février y il n'est pas comme conception
au-dessus denos sanglantes boucheries du boulevard,
mais les montagnes de la Suisse y sont peintes avec
un génie poétique très*éminent.
Kotzebue est le poète allemand qui a le mieux com-
pris les, effets de théâtre, l'action du drame. Les deux
frères, les Hussiies, les Croisései plusieurs autres piè-
ces de lui contiennent des scènes d'un très grand effet.
Misanthropie et repentir a obtenu en France un succès
populaire. Mais les qualités les plus essentielles des
grands poètes manquent à Kotzebue , le style et
la profondeur de pensée qui sonde une époque ou
170 fflSTOmS DÉS liBTTttES.
un carflotèfi et les reproduit vivans aux yeux des
spectateur^. On otte encore quelques pièces deGefs-'
lenberg, à^ KUnger^ de €k)llin ^ et un poème dra^
matique de Tieck sur Gentyièpe de Brûbmt^ oeuvre
qui renferme des tableaux d'une poésie magnifkfue.
Les Allemands n'occupent pas un rang irès-tievé
comme auteurs comiques; la grande eomédie ft'an*»
çaise n'était possible que chez un peuple qui a tioe
immense capitale et de brillans saloins où l'on eause
beaucoup, et atec cette élégance qui caractérisait la
société de Versailles et de Paris sous Louis XiV. La
comédie française n'existe plus depuis que les sa-
lons de Paris sont devenus des dub&où l'on fume,
ou des foules où l'oa éloufie* Madame de Staël a donc
remarqué aveo raison que^ <fons les comédies alle^
mandes, la peinture du grand monde était en géné^
rai assez médiocte. Kotzebue a écrit quelques 00**
médîes pleines de verve et de péripéties aanusantes.
Tieck est peut-être l'auteur aUemand qui possède le
plus de génie comique ; la guerre a<4iarnée qu'ii fait
à l'esprit calculateur et p^tif de notrct époque
l'inspire très-heureuseflient ; toutefois > il ne oem-
pose pas de comédies pour la scène , il ne les desUne
qu'à la lecture. Mais revenons i SdiiHer.
Ses ouvrages théoriques sont en barmonieaveeses
drames. Il avait ptus de trente ans torsqu'il reçut de
fteinhold, qui expliquaitè léna la philosopUedelant,
les premières notions des idées de ce grand homme.
Ce qui était dansl'âmede^chiller à Tétat de sentineot
fdt lùhtr i toiip ëdsiif^ «t é!]t|))l()hé f^dr TA éelenCë. Il
dév^oppa s^g idées BUr la t^hilotophie âini pln^hXkH
écrits, et eâtfê^aHtJ'es d&tis UA ti'allé suf lé èublime;
ilMm6nWa quie la èup^dtne beauté poétique ti'Mt
qHblà tnanîrMtatiôa éloquemé Aé té t^uMl if a dans
IHtae de j[)lu8 «MiMl ^ d« plus dlvir). En effet, lés au-
tre» gént-eft de beauté» que ^émnlt l'att «[ont néces-
saifettent aécfôttdàtrâa. La <>eligi6n , la ]^sie , la
philosophie ftpparaiMetit cotufuft trois expressions
diverses de la térité alteolue : la première révèle ce
que la seconde ehaâte , et ce que la troisième ei^pK'
que daus les limites fixées à Pesprit de Thomme.
QuiêonqueSe borue, dit M. AlfVed Michiels, à flatter
les sens ou Timagination, quand il pourrait en même
temps éléKer et purifier l'âme, commet unelâdheté ^
Les écrits de Schiller Sur Testhétique forment deut
volumes. Il ne s'est pas tracé un plan , il n'a pas
donné un grand ouvrage théorique ; m;ds il a tout
abordé, en jetant sur tout des flots de lumière , et
nous ne pouvons que nous joindre aux hommes qui
appellent de leurs vœut la vulgarisation en France
de cette partie des écrits de Schiller ; elle ferait com-
prendre à nos concitoyens tout ce que la critfque
ihnçaise a souvent de superficiel et d'outrecuidant.
Aucun poète n'a plus d^unhé que Schiller; les
grands principes , les idées sublimes que l^oU ad-
mire dans ses drames et dans ses ouvrages de crili-
• Étuitssur VMvmagM.
i72 HISTOIRE DES LETTRES.
que se retrouvent dans ses poésies lyriques. C'est
toujours le même sentiment de l'idéale beauté »
l'âme trouvant le bonheur dans tout ce qui la rap-
proche de Dieu par le dévouement , par la vertu ,
par le sacrifice. LaCÏochef que M. Emile Deschamps
a fait connaître à la France, est une poésie sainte et
forte qui reproduit les vicissitudes de la vie hu-
maine, annoncées et saluées par le son de l'airain ,
dans le clocher de nos vieilles églises. Chaque par-
tie est travaillée avec le soin consciencieux qui ca-
ractérise Schiller ; les graves pensées , les consola-
. tiens religieuses abondent. Le morceau antique in-
titulé la Caution est un de ceux où Schiller a le
plus mis de son âme. L'amitié de ces deux hommes
qui veulent mourir l'un pour l'autre est exprimée
avec une ardeur qui émeut et entraîne. Schiller doit
enfanter de grandes actions. Ses ballades offrent une
brillante variété de tableaux , de mœurs , de con-
trées, et sont généralement de petits drames pleins
d'intérêt. Ses odes sont de nobles élans vers l'in-
fini ; il a aussi des odes d'amour à Laura , qui res-
semblent un peu à toutes les poésies de ce genre.
Voici quelques strophes d'un morceau intitulé Pa-
roles de foi, traduites par M. Michiels; elles pourraient
servir d'épigraphe aux grandes pièces lyriques du
poète allemand :
c( Trois mots pleins d'un admirable sens courent
de bouche en bouche ; ils n'ont pourtant point leur
source au dehors ; le cœur seul nous les apprend.
DlK-âUITlÈME SIÈCLE. 473
Quand Thomme n'a plus foi en eux , il perd toute
sa grandeur.
f L'homme est libre , même lorsqu'il naît dans
les fers. Que les hurlemens de la populace , que les
crimes des fous en délire ne vous égarent point. Ne
tremblez pas devant Tesclave qui brise ses chaînes »
ne tremblez pas^devant Thomme libre.
9 La vertu n*est pas un mot creux ; nous pouvons
obéir à ses lois. Dussions-nous toujours choir, nous
avons le droit de nous élancer vers le noble et le
divin. Ce que la sagesse des plus sages ne comprend
pas, les cœurs d'enfans Tentendent dans leur sim-
plicité. »
Schiller a laissé quelques esquisses de romans qui
sont restés loin de ses drames et de ses poésies : le
Visionnaire, qu'il n'a même pas terminé , et qui ren-
Terme cependant des morceaux d'une assez grande
valeur, et le Criminel par déshonneur^ nouvelle très-
morale , mais qui serait peu remarquée si elle avait
pour auteur un homme moins illustre. Gomme his-
torien, Schiller n'occupe pas non plus un rang très-
élevé. < L'histoire, dit-il quelque part, n'est habi-
tuellement qu'un magasin où puise ma fantaisie ,
et les évènemens prennent la tournure que leur
donne ma volonté, i On comprendra dès lors qu'une
des principales qualités de Thistorien manque à l'au-
teur^ la consciencieuse et ardente recherche des
faits. Ainsi l'histoire de la guerre de trente ans ne ré-
vèle qu'un poète dramatique , et l'on a remarqué
j74 HlSTOmE DES LETTRES r
que dès ()ue «es béros sont mçrtjsi, dé9 que Ift ^gnH
poélique n'est plus devant les yeux, de Tautçur) il
abs^ndonne les fait^comn^e s'ils n'étaient plu» cligpes
d'étude ou n^ême de r^it,
Lç plus grand historien de l'Allemagne du dix'^
huitièipe siècle çst J. de MûUer. 3qp Hiftçire 4^ 1^
Suisse , quoique beaucoup trop longue çaqg dpqte ,
est un livre admirable conqme depcriptipn e% qeqti-
ment de ce beau pays , et eit même tempe 119 lupni^-
roent historique qui révèle ^qg (rèStvqstQ ^ruditjpp.
(ilûller; dit madame d^ Staël, « ét^it iinhpn)n|e d'un
savoir inouï , et ses f£ici3i(és en ça gpnr^ fi^i^iei^t
vraiment peur. On ne conçoit pas commer\|; 1^ Igtfi
d'un homme a pu contenir nîmx W iponde d^ fis^its
et de dates. Les six niillei ans ^ pQni^ çQ^niis étafgnt
parfaitenient rangée d^ns sa iQ^mpir^^ ^t sgs études
avaient été si profondes (ju'eU^s é^aîen( viY^Pomrpa
des souvenirs ; il n'y a pas up village 4^ ^wss^j i^W
une famille noble dont il ne sut Tbi^fQirÇf »
L'Allemagne est le pays des r^cherçJtp^ ^ ell/^s ^qd|
entassées dans les livres d(3s érudifs , le)^ qui^ |4$it
seau, 3chlœ:;er, Gatterei 3phmidt| etjt^ne fl'gutrei;}
ce sont des matériau^ prpciçiq^i^ , mgis pon 4^ œu-?
vres d'art.
Nous avoQS çberphé h ^o^Jàpv ui^ idée des plu^
grands écrivains de l'Àlleinagiie du dernier sièçk,
Upe histoire spéciale de U littérature allemande de-
vrait i^ontenir des études suf yi^ ^ssi^; gr^n4 nop)**
t)re d'hommes dpçtle ççuyenir Pfi pempçci^içr M^9
PIX^HUITIÈME $if;ci.E. 175
flm dstps riiiatoire générale. Nous voudrions ce-
pendant indiquer encore quelques noms de poètes.
Jean«Pierre Hebel , Badois, né en 1760, serait plus
CQQDU s'il avait écrit dans la langue des lettrés de son
pays; niais il choisit l'idiomt^ du Schwartzwdld, et ce
patois fut un obstacle i sa gloire* Goethe a beaucoup
vanté ce poète ; ce que nous en avons entroyu nous
aparu gâté souvent par une n^anie allégorique , très-
aotipatbiquQ à notre manière de sentir la poésie. On
accorde à Hœlty de la grâce, de la simplicité, mais
rjen qui révèle le poète de premier ordre, Kœrner
a électrisé les Allemands par ses chansons guerriè-
res, durant les campagnes contre l'empereur ; il est
tombé sur le champ de bataille , et la mort du soldat
a donné plus d'éclat encore à la renommée du poète.
I^a réputation de Frédéric de Hardenberg, néen
177SI I €t connu surtout sous son pseudonyme de
Novalis, est trés^^contestée. Heine en fait un grand
éloge. M. Alfred Michiels, dans ses études sur l'Ai-
leioagne , combat cette gloire avec acharnement.
Novalis est mort à vingt^neuf ans. Il habita dans
aa jeunesse lépa, Leipsick et Wittemberg , et se lia
intimement avec Frédéric Sehlegel et Fichte. A Tbu-
riage il rencontra une jeune fille très-belle , qu'il
aima avec passion et qu^il vit mourir de phlbisie au
moment où il allait l'épouserf II sembla plongé alors
hm une tristesse si profonde que ses amis le cru-*
rent voué à des regrets éternels , lorsque l'apnée
suivante ils le virent célébrer aes fiançailles avec une
i76 HIStOlltE DES LETTRES.
autre femme. Ce mariage fut retardé par quelques
obstacles jusqu'en 1800, mais, au moment départir
pour célébrer ses noces , un flux de sang l'arrêta.
Cette maladie devint si gfave que Novalis fut forcé
de retourner dans sa famille. Après avoir langui quel-
ques mois^ le 25 mars 1801 , le jeune homme s'é-
veilla dès le jour et feuilleta quelques livres, puis il
pria son frère de jouer sur le piano un air qu'il ai-
mait , et il s'endormit en l'écoutant pour ne plus se
réveiller.
L'œuvre la plus importante de Novalis est un ro-
man intitulé : Henri d'Osterdingen. Le sujet est la
destinée du poète dans le monde ; aucun n'est plus
vaste ni plus sublime. Jugez ce livre par quelques
fragmens, et vous partagerez renlhousiasme de plu-
sieurs amis de Técrivain; lisez d'autres pages, et vous
comprendrez ses antagonistes. Voilà ce qui explique
des opinions si différentes et si passionnées. Le ro«
man de Novalis contient des pensées d'une délica-
tesse exquise , des images charmantes auprès des
choses les plus bizarres et d'idées tellement vagues
et impénétrables que l'auteur ne semble plus vivre
parmi les hommes. On le croirait par momensdans
un autre monde où le langage ne serait pas le même
que celui dont nous nous servons. Les pages intitu-
lées Le Christianisme ou l'Europe sont écrites d'un
beau style; Novalis s'y montre un penseur profond ;
son âme extatique entrevoit et prédit le bonheur de
l'humanité. L'es Chants reliçieuxoUveni de nobles pa-
DIX-taUlTlÈMÉ SIÈCLE^ 177
ges, le poète 8*inspire heureusement des idées chré-
tiennes I cette source éternelle de beauté. La dou-
ceur rêveuse de son âme donne à ses mélodies un
charme attrayant de mysticité et de candeur. Le
dernier ouvrage de Novalis, les Disciples de Scàs^ est
d'une étrangeté incroyable ; on a placé à la fin
quelques pensées dont Finterprétation fatiguerait le
sphinx lui-même.
Puisque nous parlons de génies bizarres , n*ou-
blions pas Jean-Paul Richter ; il eut à lutter contre
la société et supporta toutes les épreuves poignantes
de l'écrivain né sans fortune. Son goût pour l'ex-
traordinaire a fixé sur lui la curiosité de ses compa-
triotes, mais a nui à son talent. Jean-Paul est très-
souvent un hiéroglyphe indéchiffrable , toute Taf-
fectation française de quelques écrivains de nos jours
peut à peine donner une idée de la sienne. Les ti-
tres de ses livres , puis les titres des chapitres de
ces mêmes livres sont autant de logogriphes pour le
lecteur naïf , qui a la prétention de comprendre ce
qu'il lit. Que l'on nous permette de citer ici une
page curieuse de M. Alfred Michiels : « Jean-Paul in-
titula son premier ouvrage^ Procès du Groenland.
Quelle était sa raison? Je n'ai pu la deviner. C'est
un recueil de pièces satiriques sur une grande quan-
tité de sujets , et aucune ne renferme le mot de l'é-
nigme. Plus tard vint la Loge invisible ou les momies\
cette production se divise en cinquante-six secteurs
ou portions de cercle, et en extra-feuilles. L'un est
vif, 12
l':[8 HISTOIRE MS LETTRES.
^ppel j^^ $ans au*on sache pourquoi » le Lecmr deSaintr
Michel: un aulrç dç Simon /v(te«, un plu8| grand nom-
bre, secteurs de la Trinité, Le vinst-ciiiquieme
parmi ces derniers a pour titre : Grandes fleurs des
abès de l'amour, w le ioml^eau, le rêpe^ l orgue, à quoi
se joignent rnon aponlèxiey une bfptte fourré^^ eH mon f^rî-
pipium de. glace. Qii'est ç^ <m'wû liripipiutn ?, Je ne
vous ie dirai point , car je l'ignore ^ el; i'aqteyr s'est
bien gardé de nous rapprendre. Cherchez vous-
même SI VOUS espérez le découvrir. »
Tous les romans de Jean-Paul oi^Frent de ces étran-
eet^s ; c'es( approcher de la foliei ou plutôt y être
arrivé. Si le reste dé l'œuvre répondait à ceci , ce
serait tr^^te ^ mai^ null|ement étopnaQt, puisc^ue l'a-
liénation mentale est une maladie souvent, observée ;
ce qui suf'prepd; ç'esj, q^ue ce inême homme , dans
ces inémes IJyrçf , çnjtasse pour ainsi dire les plai-
santeries spirituelles , Ij^s observations fines ; il est
pVein de IIT;^^^ ^ <lç lif ^f^P^^^r! ^i ^^IRPf !'^ Rabelais
et plus encçjre Silerne : voici quelques lignes, au ha-
sard.; ne tes dirait-on pas tombées de la plume de
Tauteur du Vouage sentimental?
«Vous vovez sourire une femme, ne vous fiez pas
à cç sourire , iL vous trpmjp^. Elle a pleuré toute la
nuit. Souvent ces créatures tendres languissent muet-
tes , eUés cachent le désespoir sous la gaité, elles se
flétrissent en se jouant ; l'^œil étincelle de joie , le
bon mot est sur les jèvres , et elles fuient dans quel-
que cojn ou elles peuvent enfin, seules, livrer pas-
PU^UITIÈHE SIÈCLE, 179
«je ^w; ]9ifm^9 qui l.ep ^toi^Çeaj. O |qh;ç^ (}^ folie,
Doyés par des nuits de ^^}pf,s \ çQfqfa^, qp yqU, swst
cédeç de^ Kvfrew de plu^ ^ VfljftW .^>W #f^it*
Je^n-Çaçl 91, cpnàïjafi gteri^,, t». Wftî}Jiç.f|ip(}4Ji<[re/|r
sions; chez réçriv^jjt^ a|l^iuan(J, o'ççt ^ije. Y^FÎt^j^ljf
pas3iop. ^9, (Jjjgfrey^sjp^^at ppvF ajo^i dire |^ foq(l<Jle
son œuirre ;^ il, nifarçhe à l'^yenUire ,. $ap^ plan ,, s^f^
upç idée qfij.çel^e ig«^ détail? ;, aqç^ If içan(ji|e 4'!*t
nitéesVil Iç 4<^f^i|( capital (),e ^e^-Ç^|i^h 3a pl(}9
grand^ cpmpositîpq , ^itan^ n'a, objew 9Upif^ ^Cr
cés en Frapçe , malgré la, i^çauté iQjCoptesta^lp d^
beaucoup d<ç p^^s « parçQ quç le& Vvdi^Q^ vepl^
toujours voir où çn le^u^ujs. Ç'e^u/i p^uplpqult.
en général , n^e sonde pas |a; ppéi^îe trè^rpforonclé-!
inent pqui^trç ^ m^is il a iju;!, iifinaeni;^ îï^ojgoi. 4^
clarté et de pfir^i pri?.
Jean-Paul; est pap fpjSj ^ovfi^vi^ ^^ !yçiflW PQWiflP,
un pp^te bél^reu, ; ipad^^P^ de St^JL nqq^. a doi^é
une idée de ce^eippe du tal^i^t de TaulQu^ ^U^jqimd,
en traduisant dans VÀHemagne i^n I])pçpes^^ qi)^. e$^
dans toutes les jnéoipires. Si, ayec une tp))^ variiélé
de ton^ , des ap^jtjLides si, 4i?^er£tes> ^ tante d'esprit A:
de sensibilitjé, Jpan-Çaul,n'a. ps)|| cré^ un cbpjfrd'œM?.
yre, c'est que la faculté de.chpisiri ç'as^ queJegoût,
lui a manqué. Il a pris une. bizarrerie Qi^^y^jg^i^^â
«
^ Traduit par H. P}); Ghaslei.
l80 HllStOtRE DES ^LETTRES.
pour de rorigipalité , et il a gâté ainsi les belles fa-
cultés qu'il avait reçues du ciel.
On n'en finirait point si l'on voulait analyser la
foule de romans spirituel et touchans que TAIIe-
magne possède. Claudius, dont les livres sont incon-
nus en France, jouit d'une grande popularité en Al-
lemagne ; ses récits cachent une rare profondeur de
sentiment sous une forme pleine de sensibilité et de
bonhomie. Auguste Lafontaine se fait lire par Tîn-
térêt des détails qui font tant de révélations sur la
vie intime des Allemands. Les contes fantastiques
d'Hoffmann,qui en ont produitdes milliers en|Prance,
la nation la moins fantastique de l'univers, nous en-
traînent souvent dans le monde mystérieux du ma-
gnétisme et prouvent parfois dans l'auteur un rare
talent d'observation et des facultés dramatiques de
premier ordre. Ludwig Tieck, qui est encore vivant
aujourd'hui , publia vers la fin du dix-huitième siè-
cle un roman, Stembald^ plein de poésie et de fan-
taisies charmantes sur la vie errante et insoucieuse
de l'artiste; c'est le seul écrivain célèbre de la grande
époque que l'Allemagne possède encore. Il s'est dis-
tingué dans la critique qui est une des principales
gloires de cette nation. Tieck a eu le tort de défen-
dre la cause de l'art pour l'art , de méconnaître sou-
vent tout ce qu'il y a d'incontestable dans les théo-
ries de Schiller et de Kant sur le beau qui est la
splendeur du vrai , sur cette beauté suprême dont
Dieu est la source ; mais les écrits de l'auteur de
DJJS.-HU1T1ÈME SIÈCLE. 481
Stembald sur Shakspeare révèlent une pénétration
très-rare et contiennent des aperçus d'une grande
sagacité. Ce bizarre Jean-Paul Richter, dont nous
parlions tout à rtieure , est auteur d'un livre d'es*
thélique plein de \ues profondes; il défend la
cause sainte de la vérité dans l'art : ses idées sont
abondantes et élevées , il aborde sans crainte les plus
hautes questions de la critique, il disserte sur la na-
ture du beau, et jette de nouvelles lumières sur les
théories de Schiller, de Kant , de Lessing. L'Alle-
magne est la patrie de l'esthétique, aucune nation ne
s'est jusqu'à présent élevée à sa hauteur dans l'ex-
position des théories de l'art. William et Frédéric
Schlegel, le premier dans son Cours de littérature
dramatique , et le second dans son Histoire de la
littérature ancienne et moderne, se sont moins oc-
cupés que Kant et Schiller des hautes théories es-
thétiques ; mais , par leur admiration ardente pour
la littérature catholique et chevaleresque du moyen
âge, ils ont exercé autant d'influence bienfaisante
que les plus grands théoriciens spiritualistes. L'his^
toire de la littérature ancienne et moderne aurait été
mieux nommée , Considérations sur la littérature.
On conçoit ce que peut être une histoire générale
en deux petits volumes ; mais cependant telles sont
la science et la pénétration philosophique de Frédé-
ric Schlegel , qu'il a certainement remué plus d'i-
dées , dit plus de choses importantes , plus éclairé
enfin , que La Harpe , Marmontel et tous nos criti-
4^i ÊiWc/Me fcÈSLÉ'Mfei.
La èHlîqùè feà* chère S ïdus les j^ra^^^
dé l'AlIéïàdèiiiè; itttft-îièulèfaifeht teût ijiie notis àvohfe
âoiiith^s , ràiaîs Goëihë , J: de Milllei^, les ècriVàin^
ifeè plilâ êffiîftehè dû aèriiîëi» siècle , éfe ^jlaMiëht à
fëire îûsi^i'ei* daiis les jbtii'hàui et lés he^ûki des jti-
^taën^ âpt^i'ofoiidb sUi" lé^ t^i'ddiictiôtis iitijjbHatités
qui i)âfaîsfeâîent dànfe îèbi^ tëièfls; Là J)hilosopliîe
fût àufesi tihé J)feisèîoti flôûr !^\llèttiagnë.
Noué n^àVôiife pàè lïl i^êtérilidii de doflnët* ici,
ifaémè èïi rèsuitië; l'hiétôîré àé la plillbsophîe àlle-
miandë ; fiôiiS ilôtiè bdtiiëi*onS; pour ce pSy^, comme
poiir la tirècè, la l^ràiice éi TAngleteifrè, à quelques
indications que fibiis croyotié ihdisl)eïisài)lës, ren-
voyant pôilr pliis amples détail^ aux hisloriëiis de
là philosophie.
Le sensualisme r%hàit sur rÊiiropê, ies écrivains
français avaient ëtràngémërit éxaeérè et fauééè lès
idées dé Lôckéi iiVolt et ses disciples clénatiiràiént
les hautes péhséési dé Léibniiz qu'ils remplaçaient
éouvëiit pai" des abstractions jhsàisièsâMés. Lêssing,
tiëmstérhuis , ptiîiôsbpnë hollandais , eï iàcobi atta-
quèrent lés doctrines màtériàiisiés ; ils it^dht pas
fiormul^ de système, mais fépàndii le spinidâîîsme
sur toutes tek questions qii'iïs oiit traitées; iacobia
donné pour tâse à notre intetligericé, S notre ânoele
sentiment religieux, bes hommes servirent la cause
de la vérité \ inàis îïs lfuréh( pliiiidt des mfofalistes
i>iX-HlJITlÉBÎE SIÈCLE. 18^
que aies mélaphysicièns (juî focil àsàûcèt là Sjdîfei'ce.
kantsuiWitsiiehciéùsëmeîit, (laiiài^à fioluliËleaè
Kœnîgsuerg, les. travaux de se^ contèm^fàinS j
aorès de longues années d'études et dé oo^éâHaiîonSj^
il fit imprimer un livre qu'il iiititulà : Crlïujne ielâ
raison pure. En È'rance il éÀt trouvé ^éû dé leli^êurè/
il lui fallait ùh public pafiêiîi et dimcile à féHHlèr (
le néologisme rendait cë( ôliv^â^^ .tMâ-olJséui^. Ëdlft
se créait uiie langue ^ ses i^eîiàéès récdiivertéîl U'ûiJ
de l'Allemagne pni cliscuié eût ce VolÙiâé. Madame
de Staël ,.âoiit l'espnf est pleffl dé s^^dciU èi de
profondeur, étudia le philosophe dé K&faî^àbef^ /
s'aicla de t6q§ lé^ commentateurs et nous do^na, dsiti^
son livré de VAttémdgne^ Une îdèë de fà tfcéoflëkah-^
tienne; on ràccusa cle nous ^iSit fcSriqué uh Kôkt
éesa façon.
Âujourd'nui des autorité^ cdmpiétenfé^'^Idténfce
philosoplie auprès de PlàtoA èi âè DèScartes. toîife^
îaé€
Je
. py leà
sensùalistés, quf eiisèignàïént ^é fà ^énsâlîidil était
la seule source de nos idées \ m ^àr léi id'éstii^tëë (/6i
dédaignaient le monde des' sens. Kànt i^mèï uàé
dualité (rës-rationhelte que noù^s ikiiiàm tous' èii
nous-mêmes, l'âme et ïè^ sens, lai hâtiiw l'nfëllëtf-
tuelle et la nature extérieure j il appelle fd ^tkMëh
484 HISTOIRE DES LETTRES.
le sujet, et la seconde Tobjet, ou le subjectif et
Tobjectif 9 le moi et le non moi , mots qui ont eu
tant de relentissement dans la philosophie alleman-
de depuis cette époque. Des critiques ont aecusé
l^ant d'avoir continuellement sut)ordonné ce qu'il
appelait Tobjet au sujet, et conséquemment d'avoir
méconnu les droits de la sensation , de la nature
extérieure ; mais nous croyons l'objection peu fon-
/dée, et la domination de l'esprit , de la nature intel-
lectuelle , proclamée par Kant, est si légitime que
nous ne concevons guère les reproches qui lui ont
été adressés à cet égard. Une autre objection nous
parait plus juste, c'est que Kant n'a pas assez exr
posé les rapports du fini et de l'infini , de la créa-
tion et du créateur. La théorie de Kant, dit M. Cou-
sin, pose l'unité d'un côté, la multiplicité de l'autre,
l'infini et le fini dans une opposition telle que le
passage de l'un à l'autre semble impossible.
Il serait difiicile d'apprécier la valeur de Kant dans
l'histoire générale de la philosophie : qu'a-t-il réel-
lement enseigné de plus que Platon et Descartes?
Nous ne saurions le distinguer très-clairement. Des-
car tes nous semble avoir vu aussi bien que Kant le
moi et le non moi , l'intelligence et la nature exté-
rieure. Mais le rôle du philosophe de Kœnigsberg
est immense dans son temps, ses livres sont là di-
gue la plus forte opposée au débordement du sen-
sualisme qui menaçait de plonger toute l'Europe dans
la barbarie et l'abjection. Kant analyse les facultés
DIX-BUITIËIIE SlÈCtE. 185
purement intellectuelles avec une supériorité telle
que ceux qui niaient leur existence en furent décon-
certés. La philosophie de Locke^ dénaturée et pous-
sée jusqu'au délire par les matérialistes français ,
aurait peut-être régné long-temps sur l'Europe sans
la Critique de la raison pure; l'empire du matérialisme
fut bruyant et terrible, mais cette colossale erreur
disparaîtra dans l'avenir^ elle sera comme étouffée
entre la France du dix-septième siècle et l'Allema-
goedu dix-huitième, entre Descartes et Kant.
Les autres écrits de Kant^ la Critique de ta raison
pratique et la Critique du jugement ^ ont basé la morale
et l'art sur l'infini, sur Dieu. Dans le preipier de
ces livres, l'auteur foudroie éloquemment la pré-
tendue morale fondée sur l'intérêt personnel, et lui
substitue partout Tidée de devoir, de dévouement
à Dieu et à Thumanité. La Critique du jugement ex-
pose avec une grande vigueur logique des idées
analogues à celles de Schiller sur le sublime. Le
philosophe démontre que le beau indépendant du
vrai est très-secondaire, qu'il peut plaire aux sens,
mais ne saurait satisfaire Tâme. Il fait voir que les
critiques qui ont soutenu la doctrine de l'art pour
l'art, qui ont soutenu que l'agréable était le vérita-
ble but de la poésie, n'ont de la nature humaine
qu'une idée incomplète et mesquine, et que la beauté
suprême dans l'art ne peut être atteinte qu'à l'aide
de la beauté morale.
Kant a bien mérité de l'humanité, nul n*a été
plus éiëv^ , plus sanctifiant, dans Te dorëaitié du h-
tionalisme pur. Il a\ecu solitaire, contenlpiaiit son
âinë et bieii ; on dit ijiie le philosophe ii'feèt jamais
éorii de Kœnisbèrg. Ses '^tiidiJs furent imniënsés :
les sciences naturelles, les làngtiës, là littérature,
rhistoiré, excitèrent , comme ta métâpnysiqilé , son
/ardente curiosité.
Le mouvement qu'il imprima à la philosophie iSe
s'âfrêiâ pas ; mais cette science s'égara avec Fichte
dans un .idéalisme exclusif, «be philosophe, dit
M. Àncîllbn, fait âîspàkltre rohjet, ciû le monde
extérieur, pour ne rècohhaure aàiitrè existence
que cette du sujet bii du moi. » Ficntësoùuènt'son
erreur avec une puissance d'esprit étonnante; c'est
une inleiiigerice mathématique que l'on a comparée
à Éuler et h Lagràngé. Lé philosophe sflilemancl a
liait des efforts surpi*énans pour démontrer qiié notre
âme créait pouf ainsi ^ite en ëllë-thèmë la vision Je
la nature extérieure. L'auteur de la PnilbsàpAtë de la
nature, Schelling, fit un pas dé plus, et je s^ùjétqui
lavait refusé à i'ôhjet toute existence indépendanie,
qui l'avait dépouillé et anéanti pour avoir ï'honneùr
de le produire, le sujet ïûi-mèmë dîsps/rut, et on
lui refusa toute existéhce réblle et transcénilà'nle.
Selon Schelling, il ne s'agit plus (f examiner si les
choses hors de nou^ oht une existence réèîlë, ou
plutôt s'il y a quelque chbse hors dé nous ; joifais
il s'agit de savoir si nous-mêmes nôu^ sommes un
objet réel , dans le sens trânscêndenîal au mot. La
fiii-HtiiTiËilk SiÈCLË. të7
v^rîU pnvé iiWt pas là sulJjfefclîvîy aJblsBlué , la sùB-
ecUvité absolue n'est pas la vérité pure; robjèl û
e sujet sont des cbri'élatîfs qiii se stipposeiit 1 un
*auirë,' êt.dès qu^oh 'enlève l'un ile ces termes,
autre s'évânôûit aveè lui; la vérité ne le IrbiivëqUè
dans rexistëncé absolue, il n'y â qu'une exïstiehce^
une ^ éternelle y iifnmuable... Les pfîhcîbèè (le Hèè[el j
dit M. fràrclioii de t^ënhoên, né diMrehi p'oint ai|
fond dé ceux dé ^ciiëllihg. JËTh loiil et pàrtoiit tiëgel
cWchë Vûniiè : cette iinitë, il là voit ddhs l'iclèn^
tité de l'existence et de Iài)énsëe , et ddtis l'iiiîiti^ dé
là subsiâncê (^ui éxisië ei pense. Cette sùBsiânçe,
c'esi Dieu qui se manifesté et se dévèio{)pé sous
toutes lés ^rmés. Par l'alistraction de l'étëndlie et
delà pfênséé, en riiduiéàrii rétendde à n^éi^^ qii'ùn
point mvisible, 6t M jpelisëe uiië bôiion qui n'k rien
9e distinct, kégël arrive à l'absolti^ qui i^énferfne
i'ëteiidùé et là penéée. t'àbâblb séH à la fois l'èt^ë
piir et la hôtioâ [)ure, Tèttë^ l'idée, ridéal et le
iréël.
L'àbsoiû àùrà \i iacùlié dé $ê hiàiiifestér, dé de
développer, et il se développèrd èii tf^oîâ éi^oq'ifes.
ii'îdée, l'être où l'atsolu se revêtira d'abord dé
Qualités âbstràiiés et feririëi^à la logique; elle apf)à-
iraîira coihme mondé èxieriéiîr ; éï ce iSérâ la naturel
elfecoritinùéràcëdéveloppëmédfcoùi
sont constituées lès trois parties de là philosophie dé
HëçeL
tbùf FîcÉité !é moi est tout, ïyieïï est tout poùé
188 HISTOIRE DES LETTRES.
SchelUng; quant à Hegel, il appelle son Dieurofr-
solu.
L'absolu, selon lui> produit et absorbe tout ; il est
l'essence de toutes choses. La vie de Tabsolu n'est
jamais complète ni achevée; de sorte que Dieu
n'existe pas proprement, mais il se fait tous les
jours , tous les jours il se développe ; et la formule
qu'on n'ose prononcer de peur de prononcer un
blasphème : Gott ist in werden {Dem est in fieri), ex-
prime parfaitement la doctrine de celte école. (Ma-
R£T, Essai sur le panthéisme.)
Yoilà cependant ou sont arrivées ces hautes in-
telligences , à l'absorption de. l'individu dans le
tout, et par conséquent à la grossière erreur du
matérialisme, qui enseigne que tout finit pour
l'homme à la mort ! Schelling et Hegel se rencontrent
souvent avec le panthéisme de Spinosa. Les travaux
de ces hommes ont fait rétrograder l'esprit humain
jusqu'aux doctrines répandues dans l'Inde vers les
commeiicemens du monde, et cela dix-huit siècles
après l'enseignement de saint Jean et de saint Paul!
Cette doctrine du panthéisme est le grand ennenai
de la vérité au dix-neuvième siècle ; le matérialisme
des philosophes français n'est plus redoutable ,
mais le panthéisme , erreur aussi colossale , a en
France des partisans que l'on ne saurait trop com-
battre. Que les philosophes allemands proclament
qu'il n'y a qu'une existence une y étemelle^ immuable,
personne ne le contestera. Dieu seul est^ dans le
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 180
sens absolu , Dieu seul est par lui-même sans avoir
été créé. « Je suis celui qui e^r, » dit la Bible. Mais
lorsque celte substance infinie a tiré d'elle des sub-
stances finieâ, elle leur a créé des existences rela-
tives distinctes d'elle-même , et qui ne peuvent plus
subir que des transformations; l'absorption dans le
grand tout, ou l'anéantissement, est impossible;
non-seulement c'est le comble de l'immoralité ,
mais de l'erreur. La raison ne saurait comprendre
la vie de la terre, qui voit si souvent triompher le
crime et pleurer la vertu, sans une récompense pour
le juste qui souffre^ sans une expiation pour le cou-
pable qui fait souffrir.
Cet enseignement, qui est celui du christia-
nisme et s'appuie sur la tradition des siècles comme
sur Tautorité de TËglise, est certes bien plus
claire nient démontré à la raison que les erreurs
mises à sa place par certains philosophes. Pourquoi
oe pas admettre la doctrine qui est le plus prouvée
par le raisonnement, et qui seule explique la vie ac-
tuelle , lorsque cette doctrine est enseignée par les
conciles , autorité irrécusable pour les catholiques
ei immense aux yeux de tout homme qui raisonne?
La partie de la philosophie qui n'a pas pour but
d'étudier Dieu et la création , mais les devoirs des
hommes envers le créateur et envers l'humanité^ la
tnoralej avait en Àlleniagne des représentans cé-
lèbres avant la publication des écrits de Kant. Il ne
faut pas demander à Garve, à Mendelsohn, à Sul-
i9Q HISTOIRE DES LETTRES.
zer, à Engel^ les aperçus (>r9fonds ejt sp^ijpitivels gui
se ^rouy^nt en lî'rancç dans les livres de La Bi;û][è||i^
de La RpchefoucauldVde Vauvenargue?, Les eçri-r
ypjîqs $^llei|)^.i|^§ i^e vivaient pas, comme les n^oralistes
f^^nçais , au §eia d'iipe société briljant^^ iU vivaient
dans la famille ^\ f^ cpntempîation ç^lme des mœurs
et des çjeYCjir^ des hommes. Une candeur religieuse,
i|ne (^o^ce fen^ibi|ite içsi)ire. leurs ouvrages; jts
s'çifljqrpeiit ^q ÇûÇAÇr i'{*^,fflÇ?fl ^V^ devoir pa^ 1q cœur.
^çnçjelsohn r^produ^it^ dans sê^ apologies, les
idées dçila philosophiQ erçcaueet ç^rlçut de Platon:
i| se nourrissait; de la Bible , et semble , pa^ unç
anomalie inconcevable^ igi^or^r le c^ristianisipe ;
Garye es^ aussi bien plus grpç que chréli^n ^ il
adore le stoïcisme ^Q|iqu^^, pais ne 8*élève pas aux
sublimités de l'Évangile. Tous ces philosophes alle-
mands de la première école du dix-huiti^ème siècle
n'avaient pas dans l'esprit l'énergie nécessaire ço^^r
lutter çoptre reuvahissemeat tefriblje ifji^ sçftsu^-
lisme et ^ç l'égQïsmç, qui agitaient ^ France ef
faisaient retentir en Europe léyr bçuyaijtj^ vpix et
leur rire infernal, l^ant ^ç^tit ï'^nsq^sance de se3
prédécesse^urs et ajppliqjua, d^apsj^on^ spçoqd oyvpage,
sa, théorie à la inorale.
« Peu;^ peûc^ai^s diçtip^ctsi, djl^-il , ip,ç ^apifeatent
4àns l'homme ; rift^ér^Jt pjerspnpel , q.i|i^ Ijji vient de
raitçait d^s seo^atioAS, et 1^ justicç universell^i qui
^ient à ^e^ i;aj[){)^9rt6 ai(çç I9 g^nrQ lfi|fpajin çt la (Ji-
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 194
cidd : elle e^t comme Minerve , qui faisait pencher
la balance lorsque les voix étaient partagées a$ins i a-
répoage . » Kant démoqtre, avec s^ sûfpériorilé or-
dinaire de raisonnement , que la destination supé-
rieure de 1 homme sur la terre est le perfectionne-
ment et non le bonheur, que 1 insiinct ar4ent qui
nous porte vers le bonheur doit être vaincu par Fi-
dée du devoir, qui est la véritable gloire de Thuma-
nité. L'austérité de la pensée de Kant 1 a entraîné j us-
qu'à r'ei^reur, puisqu'il a soutenu que c'était altérer
la pureté de la morale que de donner pour but à n(]||s
actions la perspective d'une vie à venir. Cette opi-
nion , tout erronée qu^elIe soit , a sa source dans
l'enthqusiasmedela vertu y le philosophe de Kœnigs-
be;g s^st égaré par excès de dévoueofient à Thuma-
flité, cooime Fénélon par excès d'amour divin.
Jacol^i , ce noble cs^racl,ère , cet bomm,e de bien
qui se voua à la contemplation et à l'étude dès sa
plus tendre jeunesse, à basé la morale sur le senti-
ment religieux, CQ qui donne à ses écrits une onc-
tion très-pénétrante ; aussi est-il fort admiré en Al-
lemagne. Jaeobi a développé admirablement sa doc-
trine d^ns son roman de Woldemar, livre dans le-
quel, c^péndai^t, pour mettre en relief son système,
il marche d'invraisemblance en invraisemblance.
Mais tous ces moralistes ^ilemaods, ceux qui^ comme
Kant et Fichte, sont partis du spiritualisine philo-
' TradocUon de madame de Staêl.
102 HISTOIRE DÉS LËTtRËS.
sophique , ceux qui, comme Jacobi, onl adopté pour
guide le sentimenl religieux, ceux enfin qui ne s'ap-
puient que sur les prescriptions évangéliques, n'ont
généralement parlé que des devoirs des hommes en-
vers la société , et très-peu des devoirs de la société
envers l'individu. Cette partie immense de la mo-
rale est un sujet d'études magnifiques qui sera une
des plus belles gloires du dix-neuvième siècle.
Après ses méiaphysiciens et ses moralistes, l'Al-
lemagne produisit des historiens de la philosophie.
Elle nous a devancés dans cette carrière. Le cartésia-
nisme était florissant en Allemagne^ le célèbre pro-
fesseur Wolf le popularisait de plus en plus, quand
Brucker écrivit son Historia critica philosophiœ j li-
vre d'une érudition immense, conçu au point de vue
cartésien , et qui a servi de modèle à tous les histo-
riens de la philosophie. Les théories de Lockeinspi-
rérent Tiedmann qui succéda à Brucker. Il est aussi
savant et plus critique ; il intitula son ouvrage : Es-
prit de la philosophie spéculative. 11 a nécessairement
les défauts de l'école sensualiste , et juge malles
grandes idées de Platon et de ses descendans. En-
fin Tennemann est venu reproduire dans l'hisloire
de la philosophie les théories de Kant , dont le spi-
ritualisme si savammentexposédétruis^ait l'influence
de l'école de la sensation. L'ouvrage de Tenneraann
est plus complet que celui de Tiedmann ; mais les
théories de Kant emprisonnent encore l'auteur dans
un cercle trop étroit. Les deux grands systèmes qui
mX-HUITI^ME SIÈCLE. i93
agitèrent si vivement le dix-huitième siècle, le sen-
sualisme et le spiritualisme, avaient eu leurs reprè-
sentans : TEurope attend encore Thislor ien de la phi-
losophie qui présentera l'ensemble de cette science
en tenant compte des droits de chaque théorie > en
se plaçant tout simplement au point de vue de la vé-
rité , sans préjugés d'écoles , sans parti pris à l'a-
vance.
Les tendances de la poésie allemande au dix-hui-
tième siècle , surtout les œuvres de Kiopstock et de
Schiller, peuvent donner une idée de la préoccupa-
tion religieuse de ce peuple , de ses élans vers Tin-^
fini, de ses habitudes rêveuses et extatiques. Les
écrits spéciaux consacrés à la religion furent très-
nombreux pendant la seconde moitié du dernier siè-
cle. Lavater^ si célèbre par son livre sur la physio-
nomie, publia plusieurs ouvrages dans lesquels il
développe toute une doctrine sur le christianisme.
11 s'est trompé souvent , sans doute , mais on sent
partout l'inspiration d'une belle âme, et cette bonté
exquise qui caractérise le philosophe de Zurich. Mi-
chaëlis fit de profondes études sur l'antiquité, sur
les langues, sur toute la civilisation asiatique, pour
commenter et interpréter la Bible. Ancillon cher-
cha à fixer les limites où l'esprit de l'homme doit
s'arrêter dans la recherche du vrai, et où l'ordre de
foi commence. Lessing , avec la force habituelle de
son esprit , mais avec une audace qui l'égara quel-
quefois, poussa r homme vers les investigations sans
TU. 13
104 HI$T0IM DES LETTRES.
bornes ^ tandis qu'Herder défendait la Bible contre
des interprètes inhabiles, qui la détruisaient en ifou-
lant la simpHGer. Les sermons et les homélies de ce
pasteur philosophe rappellent parfois Tàme aimante
de Fénélon , mais Fauteur allemand tombe souvent
en des doctrines \agues et se laisse aller aux capri-
ces de sa raison. Le traducteur de Platon , Schleier-
mâcher, dont la fantaisie était parfois aussi errante,
a cependant 9 dans les dialogues sur la religion, une
éloquence entraînante et un magnifique sentiment
de rinfini.
Les écrivains religieux, nés au sein du protestan-
tisme , ne sont nécessairement que des philosophes
rationalistes, qui nous donnent sur le christianisme
leurs sentimens particuliers. Ils ne sauraient for-
mer un corps de doctrines : la raison individuelle,
mobile, faible, entraînée par les passions et les pré-
jugés, vacille sans cesse. Aussi les livres religieux
écrits par les catholiques, qui s'appuient sur l'auto-
rité si imposante de l'enseignement de l'Église, ont*
ils une fermeté de pensée et une puissance d'affir-
mation qui contrastent singulièrement avec toutes
ces rêveries souvent éloquentes , mais souvent aussi
d'une valeur d'enseignement à peu près nulle.
L'histoire de la religion de Jésus- Christ , par le
comtç Frédéric de Stolberg, est peut-être le plus beau
livre reUgîeux que l'ALliemagne ait produit vers la
fin du dix-huitième siècle. Ce noble ami du grand
sceptique Goethe , en embrassant le catholicisme ,
BlX-fiUITiÈME SIÈCLE. 495
5*aliéna des hommes qui auraient dû micul com-
prendre cet acte de courage et de conscience; à quoi
bon s'appeler Klopstock, Voss et Jacobî, si Ton reste
intolérant comme le vulgaire? Nous n'avons pu nous
garder d'un sourire en entendant les protestans ac-
cuser les catholiques d'intolérance. La conversion
du comte de Stolberg , qui eut tant de retentisse-
ment de Tautre côté du Rhin , donna à l'esprit de
eet écrivain une autorité qu'il n'aurait jamais pu
trouver dans le protestantisme. Le livre du comte
de Stolberg est remarquable par une étude appro-
fondie des saintes écritures et des antiques religions
de l'Asie. L'auteur démontre que toutes les tradi-
tions orientales qui ont précédé le christianisme en-
seignent la chute de Thomme et l'expiation ; c'est le
travail accompli chez nous au temps de son ortho-
doxie, par M. Tabbé de Lamennais, dans son Essai sur
indifférence. Le comte de Stolberg retrace avec onc-
tion les premiers temps du christianisme , si pleins
de merveilles et d'héroïque grandeur! Nous ne con-
cevons pas comment un ouvrage continuellement
inspiré par l'esprit tout divin de la charité chré-
tienne n'a pas rallié autour de l'auteur des hommes
qui pouvaient différer d'opinion avec lui sur la ré-
forme ^ mais devaient au moins respecter les vues
hautes et saintes de cette belle âme.
Nous nous sommes efforcé d'analyser le travail lit-
téraire de l'Allemagne dans le siècle dernier ; si , de-
puis la mort de Goethe , celte contrée ne possède
106 niSTOIRE DES LETTRES.
plus un de ces poètes universels dont la renommée
préoccupe toutes les parties de la terre , la vieille
Germanie n'a pas cessé d'être laborieuse et féconde;
nous répéterons encore ici que le moment de l'his-
toire n'est pas venu pour les écrivains du dix-neu-
vième siècle ; mais il est naturel de penser que l'Al-
lemagne I qui a pris rang si tard parmi les nations
célèbres dans les lettres , doit encore long-temps
exciter l'admiration des hommes. Elle a produit
dans ce siècle plusieurs esprits éminens qui aug-
menteront sa gloire. Citons, parmi ceux que nous
n'avons pas nommés , Nieburh , Schlosser, Heeren ,
Humboldt, Hermann, Creuzer, Hôser^ Henrich,
Zachariae et le spirituel Henri Heine y que nous
voudrions voir dans une route moins dangereuse et
plus vraie.
Recueillons - nous un moment pour contempler
la littérature allemande dans son ensemble et ap-
précier son rôle parmi les nations lettrées de l'Eu-
rope. Nous avons vu celte poésie poindre vers le mi«
lieu du neuvième siècle , par les essais encore in-
formes d*Ottfried ; le grand poème national des Nie-
belungen fut écrit en ancien langage teuton, vers la
fin du douzième siècle ; ce récit sauvage et énergi-
que forme , avec l'Edda Scandinave , le plus impor-
tant» monument de la poésie du nord à ses époques
de formation. Au quatorzième et au quinzième siè-
cle, toute la poésie allemande est une multitude de
chants populaires , de lieds d'amour, de compa-
BfX*HUITIf;ifE SIÈCLE. i97
gQonnage , de chevalerre et de guerre. Ces chants
ont «déjà un caractère très prononcé de mélancolie
et de rêverie vague, que nous avons retrouvé dans
les poètes allemands du dix-huitième siècle.
La prose allemande , la prose de Herder et de
Kant , est créée au moment de la réforme par la tra-
duction de la Bible de Luther, et par toute la brû-
laDte polémique de ce temps. Luther est bien plus
le créateur de la langue actuelle de l'Allemagne que
le poète Hans Sachs , présenté ainsi par la' plupart
des critiques.
Hais l'époque littéraire , le moment ou ce peuple
arrive à une culture réellement savante, est le mi-
lieu du dernier siècle. Kiopstock rappelle les livres
saints et Milton , Wielànd la Grèce et les trouvères
du moyen âge; Goethe, esprit vaste et flexible, grand
naître de la forme , promène sur tout sa libre et
puissante fantaisie , et arrive parfois à Téloquencc
passionnée et profonde, Schiller porte dans le drame
tout le pathétique et la noblesse de sa belle âme ,
Herder évoque les temps antiques etcrée un solennel
tableau de l'humanité, Lessing, Schiller et Winc-
kelmann élèvent la critique à une hauteur incon-
nue, tandis que Kant anéantit de sa pensée puis
santé les doctrines fatales du matérialisme. Des es-
prits éminens se groupent autour de ces hommes i
et l'on arrive, comfne dit un critique de l'Allemagne,
à pouvoir parler , sans paradoxe , d'un peuple aile»
i08 HISTOIRE DES LETTRES.
mand , quand il est question des grandes nations
littéraires,
La poésie allemande est mélancolique 5 ainsi que
toutes les poésies du nord ; tantôt elle gémit avec de
magnifiques accens sur la destinée de l'humanité ,
tantôt elle s'élève aux plus hautes régions de la beauté
idéale ; mais cependant elle n'a pas produit un de
ces génies dominateurs, tels que Dante^ Shakspeare,
Molière : Goethe et Schiller imitent Sbakspeare ;
l'Allemagne se passionne pour l'Angleterre ou pour
la France ; mais ce n'est pas là une véritable créa*
tion. En religion, Luther introduit l'examen, épreuve
terrible et sanglante pour l'humanité; mais de cette
épreuve la vérité sortira sans doute un jour plus ra-
dieuse et plus affermie. Dans la philosophie, Leib-^
nitz etKant marchent les égaux de Bacon et de Des-
cartes. Les erreurs du panthéisme indo-germanique
ne sont venues que plus tard. Lessing, AVinckelmann,
Schiller, Kant, dominent encore la critique de tou-
tes les nations. L'Allemagne est surtout grande intel-
lectuellement » parce qu'en dehors du catholicismCi
elle a soutenu vaillamment la cause du spiritua-
lisme contre les doctrines matérialistes qui ^ sans
elle 9 envahissaient le monde. Mais nécessairement
la pensée individuelle erra sans guide et sans frein
au gré de la fantaisie de chaque homme, et de là le
vague qui rend les écrits de l'Allemagne souvent peu
intelligibles*
Il n'y avait pas là de centre intellectuel dans le*>
DU-HUITIÈIIE 8IÈCL£« i99
quai les hommes se corrigent journellement par le
coDtact, pas de liens bien formés entre les diverses
parties du public ; la faculté de choisir, le goût, ne
pouvait guère progresser. Chacun suivant ses inspi-
rations^ le plus souvent sans contrôle, il en est ré-
sulté du vague, des lenteurs, des détails supérieurs,
mais rarement le sentiment de Tensemble , rare*
ment cette science de Pharmonie qui coordonne
toutes les parties d'un tout*
Nous avons dit quel' Allemagne était grande parce
qu'elle avait soutenu le spiritualisme en des luttes
purement philosophiques ; elle a fait un pas de plus :
les écrits de F. Schlegel^ sur l'histoire de la litté-
rature et sur la philosophie de l'histoire ,* n'ont pu
être préservés complètement des défauts germani-
ques , de l'obscurité et du vague , de certaines opi-
nions hasardées , qui nous semblent^ à nous Fran-
çais, des préjugés historiques ; mais ces livres sont
remarquables, admirables môme par leur pensée
dominante, qui est la réintégration de Dieu dans
la science , et la glorification de l'humanité au sein
de l'unité universelle ou catholique.
En terminant cette esquisse sur l'Angleterre et
TAUemagne, nos regards se tournent naturellement
vers les^ écrivains qui ont vécu aux derniers siècles
200 HISTOIRE DES LETTRES.
dans les États appelés autrefois Scandmat^î^.Les chants
populaires dont nous avons parlé souvent ont formé
la plus grande partie de la littérature de ces peuples.
C*est une peinture des dangers , des travaux et des
passions des rudes enfans du nord. De nobles efforts
ont été faits^ersla fin du dix- huitième siècle et prin-
cipalement par des écrivains contemporains pour
lesquels le temps de l'histoire viendra plus tard.
Nous nous bornons à des indications, les études sur
cette partie de l'Europe étant encore trop incora-
plèles *.
Au dix-huitième siècle brillent Holberg , que les
Danois , peut-être dans un excès d'amour-propre
national, placent immédiatement après Molière;
Ewald, qui se distingue dans le drame et la poésie
lyrique ; Baggesen, poète académique , plus élégant
que passionné, et Wessel, connu par une parodie cé-
lèbre. DO'Uos jours, le Danemarck s'honore d'Œsh-
lenschloeger^ auteur de drames nationaux qui ob-
tinrent de brillans succès ; les poèmes et les poésies
lyriques du même auteur sont aussi très populaires
dans le nord.
La Suède a produit dans notre temps plusieurs
écrivains distingués; celui de ses poètes dont la re-
nommée s'est le plus étendue est Isaïe Tegner, notre
* Consulter les travaux de^ MM. Marmier^ Ampère , Du
Méril et de mademoiselle Puget , l'ouvrage de Mallet , et en
AUom^gu© ceux d« Grimm.
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 201
contemporain , dont les poèmes , surtout celui de
Fritkiof, sont très-admirés dans l'ancienne Scandi-
navie.
La Russie n'a encore donné au monde aucun
écrivain dont la gloire soit devenue universelle. La
passion des Russes pour la littérature. française les
honore, nous espérons qu'il sortira de cette nation
quelque génie digne de s'asseoir parmi les monar-
ques de la pensée ; la puissance matérielle est impo-
sante sans doute, mais il faut exercer une influence
tout intellectuelle pour avoir le droit d'être compté
parmi les grands peuples civilisateurs.
Les races slaves ont aujourd'hui un noble repré-
sentant dans le célèbre poète polonais Adam Mickie-
wicz.
11 faut s'arrêter et prendre congé des sombres et
mélancoliques régions septentrionales , des monta-
gnes de glaces, des mers écumantes , des paysages
sévères, qui donnent à l'homme un caractère éner-
gique et rêveur, un sentiment profond de l'inûni.
Nous aimons la poésie du nord, parce qu'elle ex-
prime éloquemment cette grande tristesse de l'âme,
qui pressent un autre monde plus digne de ses as-
pirations sublimes. Elle a droit à la reconnaissance
de l'humanité parce qu'elle rapproche l'homme de
Dieu.
Il nous reste à terminer l'histoire littéraire de la
nation qui pous semble, par ses travài|)(, depuis
803 BISTOIRB I>£» LETTRES.
plu6 de trois ùècles , tendre le plus à reproduire »
par une fusion savante , les génies du midi et du
nord^ àharmonier les peuples divers dans l'unité
par la clarté de sa langue , qui devient de plus en
plus universelle , et à servir ainsi puissamment les
vues de Dieu sur le monde.
DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE !
AU 18* SIÈCLE.
V.
Gommeneeinens do dîz-hoîtîème tîèola.— Iêù régent.— J..B. Roui*
teau« — Iiamotte. — Fontenelle. — La eoar de 8oeaiu«— >Tra«
gîqoef du second ordre,— GrébîUon. •— Toltaire. — l«a eoar de
Berlin. — lllaapertiûff«— La Mettrîe.— lie» eriU<|iMt daTolUûro,
Les dernières années de Louis XIY s'étaient traî-
nées dans l'ennui et la tristesse ; les lettres de ma-
dame de Maintenon ne laissent aucun doute à cet
égard. Les malheurs publics avaient influé sur la na-
tion, qui semblait alors partager Thumeur sombre
de la cour. Les grands écrivains du beau siècle
avaient presque tous précédé le vieux monarque
dans la tombe ; lorsque Louis XIV mourut » le 1*'
septembre 1715| il ne restait plus de tout le cortège
206 HISTOIRE DES LETTRES.
illustre que le grand orateur Hassillon , le volup-
tueux et sceptique poète Ghaulieu, J.-B. Rousseau,
savant versificateur , mais sans véritable inspira-
tion, cynique dans une par tiède ses œuvres et aussi,
dit-on, dans ses mœurs; Lamotle, poète assez
médiocre , critique parfois paradoxal , auda-
cieux , mais souvent éclairé et heureusement nova-
teur; Fontenelle, polygraphe ingénieux, qui, mal-
gré ses nombreux ouvrages , n'a pu parvenir qu'à
une position de second ordre. Ces trois derniers
écrivains n'appartiennent pas à la cour lettrée de
Louis xrv, mais par l'époque de leur naissance et
de leurs travaux ils doivent figurer dans l'histoire
littéraire des dix-septième et dix-huitième siècles.
Le duc d'Orléans arriva à la régence et imprima
à son temps une impulsion incontestable.. C'était uo
homme d'un esprit vaste , capitaine habile , très-oc-
cupé de sciences et de littérature ; mathématiques,
physique , chimie , beaux-arts , il étudia tout avec
ardeur. Son esprit aventureux le jeta dans des expé-
riences financières qui renversèrent bien des fortu-
nes j nais un tel prince eât donné de l'élan à la na^
tion, si ces brillantes qualités n'avaient pas été pa-
raljsées par une passion désordonnée pour toutes
les yolu{>tés. La cour de Louis XIY étalait l'adultère,
celle du xégent la débauche et l'orgie. Dès lors la
haute société parisienne se précipita dans un sca-
SQialisme etfréné; nous allons bientôt voir avec.
queUà 4éplorable fougue la litléirature et la philo*
mX-BOmÈME filËGLC. ftÛ7
Sophie seconderont cette décadence des tnodurB
françaises.
Nous avons cherché à apprécier J.^B. Rousseau
dans notre sixième volume : au chapitre sur la cri*
tique on trouve quelques mots sur Lamotte , favori
du régent et de la duchesse du Maîne^ qui avait feic
de sa belle villa de Sceaux Tasile des plaisirs de Tes-
prit. On se ferait du reste une assez triste idée de
l'intelligence de cette petite réunion^ si on la ju-
geait d'après son goût pour les vers de Lamotte ,
dont la malheureuse fécondité parvint à faire du
bruit dans son temps. Il s'essaya dans tous les gen-
res. Épopées, tragédies, comédies, opéras, odes, fa-
bles, églogues, tout lui était facile, parce qu'il nV
vait un sentiment profond de rien. Il voulut bannir
les vers de la poésie , parce que leur harmonie ne
le louchait pas ; il traduisit Homère sans le com-
prendre et l'attaqua pitoyablement, quoi qu'en dise
Voltaire, qui lui-même était peu sensible aux beau-
lés primitives et sublimes de l'Odyssée et de l'ï-
liade. Lamotte fut cependant un homme de beau-
coup d'esprit ; en effet, son malheur est d'avoir cru
que l'on pouvait tout remplacer par de l'esprit ,
même l'inspiration naïve du poète. Ses odes offrent
des pensées ingénieuses et de belles maximes , ses
ouvrages en prose des fragmens très fins et très-ha-
bilement écrits, et sa tragédie d'Inès des scenestou*
chantes.
te commencement du dix-huitième jsiècle est,
208 niSTOIRE DES LETTRES.
comme on le voit, un temps d'arrêt, la renommé6
appartient à des hommes secondaires. J.-B. Rous-
seau., Lamotte , Fontenelle ' , régnent à la place de
La Fontaine, de Despréaux, de Bossuet et de Féné-
Ion. Au théâtre , quels sont les successeurs de Cor*
neille et de Racine?
Le débile élève de ce grand poète , Gampistron,
n'est mort qu'en 1723. Qui se souvient aujourd'hui
de Virginia, d'Arminius, A'Andronic, à'Alcibiade, de
Tyridate? Il n'y a dans tout cela qu'une imitation
malheureuse , et ces tragédies , qui eurent quelque
retentissement au dernier siècle , n'ont servi depuis
qu'à faire ressortir le magnifique et harmonieux gé-
nie de l'auteur de Phèdre. Antoine de La Fosse était
mort en 1708 , laissant plusieurs pièces : son Man-
lius n'a pas péri, et ce rôle a été long-temps un de
ceux qu'affectionnait le plus grand tragédien du
dix-neuvième siècle. Manlius renferme des scènes
d'un profond sentiment tragique ; mais l'auteur
imite encore scrupuleusement les maîtres du théâ-
tre français. La Grange Chancel fut un élève de
Racine, auquel madame la princesse de Conti corn*
muniqua la tragédie de Jugurtha , premier essai du
poète. Plusieurs tragédies de La Grange réussirent
au théâtre , mais il puise sa véritable célébrité dans
le libelle terrible et calomnieux qu'il lança contre
le régent , et dans lequel, auprès de vers faibles et ^
* Voir noire sixième volume.
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 209
lâches, on rencontre des strophes d'une énergie di-
gne de Ju vénal. Poursuivi et prisonnier aux lies
Sainte*Marguerite , Fauteur finit par s'évader ; mais
il passa une vie errante en Espagne et en Hollande ,
et ne put rentrer en France qu'à la mort du duc d'Or-
léans. Lagrange-Chancel vécut jusqu'au milieu du
dix-huitième siècle. On ne peut rien imaginer de
plus fade que son théâtre ; les vers sont languissans ;
ils furent applaudis à cette cour de Sceaux qui ap-
plaudissait Lamotte. Lagrange n'avait nul senti-
' ment de l'antique, et affublait des dentelles du dix-
huitième siècle les simples et grandes figures du
théâtre grec.
Quant à Crébillon , dont le style^ lors de ses dé^
buis, faisait frémir Despréaux , il avait au moins un
esprit vigoureux et assez inculte, qui donnait de
roriginalité à son œuvre. Le caractère de ce poète
était, dit-on , fort étrange; toujours entouré d'une
trentaine de chiens et de chats, il faisait de son ap-
partement une sorte de ménagerie ; toute la jour-
née il fumait y écrivait , ou lisait des romans. Né en
1674, à Dijon , il vint à Paris de bonne heure pour
s'y livrer au barreau, qu'il abandonna comme tant
d'autres pour la poésie. Crébillon vécut jusqu'en
1762. Son théâtre a occupé long-temps la critique ;
on a répété jusqu'à satiété qu'il avait trouvé en
France un nouvel élément tragique , la terreur.
M. Villemain a judicieusement remarqué que per-
sonne n'avait à faire cette découverte après le cin-
VII. 14
810 HISTÔIAE VZS LETTRES.
qaième acte de Kodogune. U ne faut donc piuft par-
ler de cette prétendue création , mais reconnattre
que CrébiUon produit souvent de ces effets dràma^
tiques bi^és sur Teffroif et qu'il donne aux passions
un langage sombre qui remue' l'àme sans l'atten-
drir, La guerre civile excitée dans la littérature par
les succès de Voltaire explique seule l'exagération
qui a placé quelque temps Crébillon auprès des ma)*
très de la scène française^ Despréaux avait très^bien
jugé le style de ce poète, incorrect , dur ^ barbare;
il a toute l'enflure du tragique latin Sénèque*
Crébillon a dk^nné aux sujets grecs une couleur
romantique qu'il puisait dans les livres de la Gai-
prenède et demadeaiaUeUe de Scudéry ; oe qui pro-
duit le plus étrange e0ét* U faut voir avec quelle
naïveté il se place luiméme au-dessus de Sophocle
dont il ne comprend pas la simplicité si noble et si
girainde^ Bacine n'avait pas osé se mesurer avec cet
admirable poète 1 CrébiUon a fait de son Electre uac
princesse amoureuse et langoureuse^ ce qui peut
être considéré comme une parodie de cette magni-
fiq«i« création. U y aune énergie peu naturelle, mais
incontestable^ dnns Atréeet Tbyeste, et des vers
tragiques fortement trempés. On^n'auraît rien à ga-
gner en étudiant ici des œuvres aussi médiocres
^n'Iihménée ou Catilma-j la seule tragédie de Crébil-
lon qui révèle un réel génie tragique est Bhadamisie
et Zénobkm
., Le premier acte a toujours passé pour irès^médio*
DIX<*HI}ITlin SIÈCLE* SU
ère; mais les quatre derniers étincellent de beaoïéÉ
de Tordre le plus élevé« Les caractères sont dessinée
arec un art très^énergîque, les nuances babîlebe&t
observées ; le style progressant avec la pensée de»
Tient par moroens d'une éloquence admirable. On
ne comprend guère , et cependant ce phénomène
s'est souvent reproduit j qu'un homme puisse faire
ainsi bien une fois en sa vie » et publie ensuite tant
d'œuvres déplorableSé
Voici des vers que les plus grands poètes avoue*
raient :
Ëifr-œ la guerre enfin' «fae Néron me déclare P
Qu'il ne s'y trompe point ; la pompe de ces lieu «
Yoiu le voyez assez , n'ébloait point les yeux»
Josques aux courtisans qui me rendent' hommage ,
Mon palais , tout ici n'a qu'un faste saurugo.
La natare, marâtre en ces affreux climats ,
Ne produit, au lieu d'or, que du fer, des soldats.
Son fein tout hérissé n'offre aux désirs de l'homme
Rien ipii puisse tenter TaTarioe de Rome.
Rhadamiste parut en 1711 , Voltaire avait alors
dix*sept ans. Nous venons de prononcer le nom qui
commence réellement la phase de Thistoire de l'es-
prit humain si fameuse sous la dénomination du
dix-huitiéme siècle. Né à Paris le 16 février 1694,
d'un père ancien notaire au Cbateleti Arouet fit
de bonnes études au collège Louis-le--Grand f soùs
le pore Porée, et montra dés renfismce «ne facilité
S13 BISTOmS DES LETTRES.
étonnanle et uue étourderie singulière. Ce carac-
tère enjoué frappa beaucoup Ninon de Lenclos,
qui lui légua deux mille livres pour se créer une
Bibliothèque. Ainsi le premier encouragement que
reçut le jeune Arouet lui vint d'une courtisane.
Admis dans la société de Ghaulieu , du marquis de
Lafare , du duc de Sully , du grand prieur de Yen-
dôme, du maréchal de YiUars, du chevalier de Bouil-
lon y il y puisa cet épicuréisme dont il fut un des
plus brillans interprètes. Son esprit satirique de-
vint bientôt célèbre i Paris , et le fit tout à la fois
rechercher et craindre des dames de la cour. Ac-
cusé d'avoir fait des vers contre* le gouvernement, il
fut enfermé à la Bastille , où il ébaticha, dit-on, les
premiers chants de la Henriade. Œdipe fut repré-
senté en 1718 ; l'auteur avait vingt-quatre ans ; il
obtint le plus brillant succès.
Voltaire , qui , je crois, savait très-peu le grec et
conséquemment ne sentait guère le solennel et sim-
ple génie de Sophocle, fut par cela même moins ti-
mide que Racine et débuta par le chef-d'œuvre du
grand poète d'Athènes. 11 avoua naïvement (Vol-
taire naif, c'est étrange, mais vrai ici), il avoua,
dis-je^ qu'il croyait avoir perfectionné la tragédie
grecquoi et La Harpe, probablement aussi helléniste
que l'auteur de Mérope, partage cet avis et le consi'-
gne en toutes lettres dans son Cours de liuérature.
Cependant il y avait à cette époque des hommes
douésdu sentiment de l'antique, et M. de Malezieux;
DtX*HUlTIÈMB SIÈCLE. 218
chancelier de madame la duchesse da Maine, tra-
duisait parfois , dans les réunions de Sceaux , aux
grands applaudissemens de cette société, des tragé-
dies de Sophocle et d'Euripide.
Nous avons déjà fait observer, en parlant du théâ-
tre grec et de Racine, que ce grand poète lui*m6me
était sous plusieurs rapports inférieur à ses modè-
les. Toutes les fois que les modernes ont touché au
génie grec , ils Tout altéré ; leur véritable inspira-
tion n'est pas là.
Qu'a fait Voltaire de cette magnifique exposition
de la tragédie grecque ^ , de ce peuple décimé par
la peste et embrassant en suppliant les marches de
ses temples? Cette grande scène est remplacée par
une conversation entre Philoctéte et son ami.
Disons-le donc à Voltaire et à La Harpe, la poé-
sie athénienne domine ici de bien haut la poésie
française; mais reconnaissons que Fauteur moderne
a jeté .sur ce sujet un vers facile et brillant, que
plusieurs scènes sont d*un effet dramatique terri-
ble, et que si Ton excepte les quatre derniers actes
de Rhadamiste, on n'avait pas vu en France depuis
Racine une œuvre de cette force.
Voltaire, enivré de ce succès, donna, dans les an
nées qui suivirent, Œdipe, Artémire, ÊripMle, Ma*
rianne; mais ces trois pièces ne furent pas heureuses.
11 se mit alors à travailler avec ardeur à son poème
* Voir notre 2* volomei page il3«
814 HI8T0IIIE DBS LimSS.
sur la Ligue; oe qui ne l'empècliait pas d'ébre fort
répandu dans le mondei de flatter les grands, quand
il ne les fustigeait pas de ses épigrammes (audace
qui une fois le fit battre lâchement par des valets) » et
dé combiner d*excellentes affaires avec les traitans,
pm k erédiê des nudire$se$ des princes . C'est au mi*
lieu d'une telle vie que Voltaire prétendait s'élever
aux beautés simples et sublimes de l'épopée.
Mis de nouveau à la Bastille , puis exilé pour avoir
envoyé un cartel au chevalier de Rohan » dont les
geni( l'avaient assommé , l'auteur d'OEdlpe, assen in-
digné de ses mœurs aristocratiques, passa en An-»
gleterre, où il véèut dans la société de Bolin^roke
avec lequel il s'était lié en France durant l'exil du
ministre disgracié.
Avant son départ. Voltaire avait lancé dans le pu-
blic une première ébauche de la Henriade, et ce
poème excita des enthouriasmes et des critiques aee^
bes ; une édition qu'il fit en Angleterre, sous le pa«
tronage du roi Georges I*' ,et surtout de la princesse
de Galles^ lui valut , dit-on, de fortes sommes d'ar*
gent. Ce fut le commencement de sa fortune, deve-
nue considérable par le prix de ses ouvrages, par la
faveur des princes, par le commerce et réconomie.
Voltaire arriva en Angleterre au mois d'aoùtl726,
et passa plusieurs années dans l'étude des lettres
anglaises et la fréquentation des hommes les plus
' Villemain , dix-haitiéme sidcle.
ftCHioiTitn êiÈOM. tl8 '
émimM dé Mtte époque* Le ipedade de eelle s<h
ciitéf si différente de là nôtre alors^ celte Uberlé
poKiique» eegoowrneiDeiit pariementaire^ agireM
paisaaminem mr Feqirit da jeone écriniD. Mo»*
tesqaieti m troufait dbst le même tempe ft Loodree
et j puieatt dea imi^eMioiie analogaee* C'eat on
corieiix spectacle qaerinitiationdeceadetulioflwiieaf
à la même époque et dans le même pays!
Les trois années que Voltaire passa dans hOrande-
Bretagne forent très*rempties; il fréquenta Boling^
broke^ P<^^ Swift et bien d^aatres^ étndta
Shakapeare au théâtre^ et assista aux glorieuses
fanéfatlles de Newton; puis^ désquesenostradsme
fot letéy il aecourut en France, la tète pleine de
projets t d'idées, d'ardeur remuante, prèl Ar tout,
même à rentrer à la Bastille , s*il le fiillait. Yoltaire
retrouva Paris à peu près comme il Favait laisBé : le
lieux cardinal de Fleur; régnait assez paisiMement j
les grands seigneurs et les grandes dames eonti*
nuatent leur tie de luxe et de plaisirs. Yoliaire se
lia atec le doc de Richelieu^ et bientét avec ma*
dame la marquise du Chàtelet, femme brillante et
rieuse dans les salons, mais qui traduisait et eom^
mentait Newton et Leibnitx* Le poète rapportait à
tout ce monde sa Henriaie^ accueillie a^ec entbou*
aiaame dans la patrie de Milton et de Shakspeare.
On peut lire dans La Harpe une longue et ibrt
ennuyeuse dissertation sur les critiques souvent pas-
sionnées qu*excita ce poème. Il n*a plus assea d^ini'
216 HISTOIRE D£â LETTRES.
portance pour que nous nous y arrêtions long-temps.
Les époques de foi et de sentimens exaltés peu-
vent seules inspirer et comprendre un poème épique.
Les hommes des commencemens du dix-huitième
siècle étaient sceptiques , rieurs et livrés aux plai-
sirs sensuels; Voltaire marchait déjà à la tèle de
ces épicuriens audacieux. Il ne faut donc lui deman-
der ni foi; ni exaltation de sentimens, ni naïveté,
rien enfin de ce qui caractérise les poésies primi-
tives. Ce temps de guerre religieuse , ce héros qui
disait que Paris valait Lien une messe, n'auraient
pas été choisis par un homme de foi ; mais quand
Voltaire aurait pris une des plus belles époques du
christianisme > ses idées et son temps > lui auraient
caché toutes les magnificences de cette grande reli-
gion. Qu'a-t-il substitué à ces merveilles chrétiennes?
les plus insipides allégories.
Ne cherchons donc pas un poème épique dans la
Henriade , mais un récit historique dans le genre de
la Pharmle de Lucaîn. Nous voudrions bien que Ton
ne nous accusât point de partialité; mais, sous ce
rapport encore , nous ne pouvons voir ici qu'une
œuvre très-médiocre.
La Ligue offrait des tableaux pleins de rudesse et
de vie ardente; c'était une époque dramatique comme
Sbakspeare; il fallait, pour la peindre, un pinceau
vigoureux, et non toutes les élégances des salons du
dix-huitième siècle. Des allégories, des portraits ,
quelques descriptions de combats en vers acadé-
DIX-OUlTlÈHe SIÈCLE. 217
miques , voilà ce que nous a donné Voltaire! ^ul
sentiment de la nature; le paysage n'existe pas pour
le poète de Louis XY ; les amours qu'il a voulu re-
tracer ressemblent aux peintures de Boucher et de
Watteau. Ses combats ne sont rien, comparés à ceux
d'Homère et du Tasse; mais enfin , que faut-il donc
admirer dans la Henriade ? le style ? Nous ne le pen-
sons pas. Les vers de ce poème sont faciles , clairs,
rapides; mais leur harmonie est faible , ils n'ont ja-
mais la concision et le nerf de Corneille ; ils n'ont.
pas non plus la musique savante, la grâce moelleuse
de Racine. Mais leurs qualités , quoique assez se-
condaires^ suffisaient au dix-huitième siècle; avant
les travaux de Técolte contemporaine qui nous a ra-
menés à l'étude de nos grands maîtres , de Régnier,
de Corneille, de Molière, de Racine, les vers de la
Henriade auraient suffi à la France; les lecteurs de
Delille s'en seraient contentés sans doute.
Le succès de la Henriade se comprend cependant ;
d'abord, quelle que soit l'insuffisance de ce style épi-
que, il est très-supérieur à celui de toutes les mal-
heureuses tentatives faites sousLouisXIY.Encoreune
fois , ces vers , que nous ne pouvons admirer au-
jourd'hui, convenaient parfaitement aux lecteurs du
dix-huitième siècle. Voltaire exprimait d'ailleurs des
choses nouvelles qui produisaient une vive impres-
sion; c'était la description du système céleste se^
Ion les grandes théories de Newton , le tableau de
l'Angleterre, une satire passionnée contre Rome
9i8 H)STom« PM wxhnn.
catholique t dans laquelle le poète flattait siagoliè-^
rement les préjugés de l'époque*
Voici le passage sup T Angleterre :
Pe jeur& iroupeaux fécond» leur» plainea sonl couforlei j
Les gucrets de leurs blés ^ les mers de leurs Taisseaux ;
Ils sont craints sur la terre, ils sont rois sur les canx.
Leur flotte impérieuse , asservissant Neptune ,
Des bouts de l'univers appelle la fortune.
Londres , jadis barbare , est le centre des arts ,
Le magasin do monde et le temple de Mars.
Aux murs de Westminster on Toit paraître ensemble
Trois poi]^Yoir9 étonnés du ncand qui b^ ras^en^le «
Les députés du peuple , et les grands i et le roi, .
Divisés d^intérét, réunis parla loi^
Tous trois membres sacrés de ce corps invincible «
Dangereux à lui-même , à ses voisins terrible.
Heureux lorsque le peuple , instroil de son devoir^
Respecte autant qa'il doit le souverain poavmr !
Plus heureux kursqu'on roî ^ doux i jnste et polîtîqiie ,
RespectQ autant qu'il doit la liberté publique I
Le poète pajait ainsi riiospitalité de Londres. Ce
fragment est un des plus vantés deToqvragQ : il suf-
fira pour justifier notre opinion sur le style de ^
Henriade; nous n'avons pas besoin d'entrer dans de
plus grands détaUs pour eonvaincreceux de no&lec*
leurs qui ont un sentiment profond de la beauté des
vers français. Nous essatertons vainement de nous
f;|ûre coroprendre des autre».
Vdlaire contUnus^it dans la Iknriack » g^^^
lllX«-&DITltMB 9IÈ0LB. 319
contre rÉglise; il avait porté ses premiera coups
par deux vers d'OEdipe, applaudis au théâtre par
des hommes d'une bruyante ignorance^ Mais si Fau-
teur était aveuglé par ses passions» si les erreurs
d'une partie du clergé l'avaient conduit à charger
de ces fautes^ non-seulement tout le corps ecclésias-
tique! mais le christianisme lui-même, il n'en était
pas moins inspiré souvent par un sincère amour de
l'humanité j et ce sentiment donne parfois à son
poème un accent noble et généreux , digne d'une
grande nation et d'une civilisation avancée. Tel eat
le beau côté de Voltaire et de tout le dix-huitième
siècle : défense des opprimés, tendance à l'égalité
devint la loi, tolérance pour la pensée^ liberté ci-
vile et religieuse. Ces magniCques coaquàtes.dont
nous jouissons aujourd'hui ont coAté à nos pères
bien des travaux et bien du sang. Malheureusement
ils n'ont pas assez senti que toutes ces grandes idées
leur venaient de l'Évangile; qu'elles avaient étés^
mées dans le monde par les apôtres et les pères ,
par l'Église en un mot ; et que, s'il y avait des abus
temporels à combattre, il fallait livrer ces batailles
l'œil toujours élevé vers la croix sainte qui affrauf-
chit les hommes. Pour avoir méconnu cette glorieuse
origine, le dix*huilième siècle a jeté la société dans
un abtme de sang et de larmes. Le renversement de
l'ordre scientifique , l'obscurcissement de la vérité ,
e( enfin les orgies du matérialisme ont long-temps
déMté le oœur et l'inteUigenc^ des peuples ^ qui
220 HISTOIRE DES LETTRES.
n'ont respiré que lorsque le christianisme a répandu
de nouveau sur eux ses divines influences.
Les tragédies de Voltaire qui parurent après son
séjour à Londres révèlent les études de l'auteur sur
Shakspeare; mais, disciple docile de Corneille et^de
Racine, il ne comprit pas la beauté du système dra-
matique anglais; il regarda comme des défauts les
peintures libres et vivantes du grand poète , parce
qu'il ne les trouvait pas en rapport avec celles des
écrivains illustres consacrés par Tadmiration* de la
France. Voltaire présenta donc Shakspeare comme
un barbare de génies
Brutus obtint peu de succès ; ce n'était pas la faute
de Shakspeare, dont l'imitation est ici très-peu vi-
sible. On trouve bien plus la trace do Corneille,
mais jamais l'héroïque concision de sa parole ni la
fermeté de son vers. Brutus offre cependant dès ac*
cens pathétiques et nobles , de belles et fortes
scènes, auxquelles se môle malheureusement une
intrigue d'amour romanesque, indigne de la gravité
terrible d'un tel sujet. Êriphilej qui suivit cette
tragédie , est une œuvre manquée , abandonnée par
l'auteur lui-même, qui prit une éclatante revanche
en donnant Zdire , applaudie avec enthousiasme par
les jeunes gens et les femmes. Ce n'est pas le chef-
d'œuvre de Voltaire, mais certainement c'est la plus
populaire de ses pièces ; elle est inspirée par une
vivacité de passion/ qui entraîne et fait oublier la
DIX-HOITIÈME SIÈCLE. 231
faiblesse d'une partie de ces vers , que long-temps
la France a sus par cœur.
Othello suggéra à Voltaire l'idée de Ztnre; il n'y a
pas de mérite à répéter, avec tant d'autres, que la
tragédie française est fort iàférieure à son modèle.
Cette opinion aurait excité une émeute au dix-hui-
tième siècle, lorsque La Harpe, dans sa candide
ignorance de la poésie anglaise , trouvait à peine dans
l'œuvre de Shakspeare quelques traits dignes d'être
corrigés par Voltaire. Il faut convenir que le poète
français avait à lutter contre la plus belle pièce de
l'auteur de Macbeth et de Roméo.
La passion terrible du More a effrayé Voltaire; il
a compris d'ailleurs que son auditoire de jeunes
femmes élégantes et de grands seigneurs efféminés
trouverait Othello un barbare. Il en a fait Oros-
mane, c'est-à-dire, dans une grande partie du rôle,
un jeune homme plein de galanterie élégante , qui
adresse à son amante des mots gracieux et tendres.
Ceci convenait bien mieux au public français du
dix-huitième siècle.
Nous éprouvons ici la crainte de copier presque
servilement nos prét^èccsseurs, car la critique a tout
dit sur Z(are; maison est exposé à cet inconvénient
quand on écrit une histoire générale.
Pour toutes les personnes qui ont l'idée delà véri-
table beauté dans les arts", Orosmane est loin de son
modèle. Que l'on se rappelle celte fière défense du
More devant le sénat de Venise , et la manière dont
323 HISTOIRE DES MTTAE6.
il explique l'amour de Desdemooa pour liiij que
Ton veuille bien comparer cea belles choses au ré*
sumé historique adre^é par Orosmaoeà Zaïre, et
Ton jugera* Ce qu'il j a de plus é^>nnaQl) c'est que»
même dans les nuances de la passion , dans les
scènes qu un art ingénieux peut seul produire,
Shakspeare domine encore Voltaire. Les moyens
qu'il emploie pour exciter la curiosité ou la terreur
sont plus naturels, plus vraisemblables. Il sait \itet
des plus petites circonstances des effets magnifiques,
et c'est là le comble de l'art
Zaïre est gracieuse et touchante; seulement nous
sommes fàehé qu'elle soit aussi pkibsofée à la mode
de ce temps-là, et la leçon d'indifférence en matière
de religion qu'elle donne à son amant nous a tou-«
jours semblé étrange :
J'easie été près du Gange esclave des faux dieux ,
Chtétieniie dans Paris, musulmane en ces lieux.]
Inutile de dire aussi qu'aucune scène de la- tragédie
française n'approche , pour l'effet poétique, delà
scène de la romance. Hais oublions Othello.
Rappelons-nous la société française du dix*faui-
tième siècle, son élégance musquée $ sa galanterie,
son scepticisme, et reconnaissons que Ztiire était
admirablement en rapport avec tous ces penchans.
Pour le temps c'était un chef-d'œuvre plein de
grâce, de charme, de vive tendresse* Dans plusieurs
parties ZOre offrait cet art amollissant qui contribue
i plonger les nations dans la volupté; mais lorsque
fhérolne lutte entre la passion et ses devoirs de
chrétienne qui viennent de lui être révélés, Tart
8'élève^il devient noble et moralisant. M. Villemain
a dit : « C'es^ l'épisode chrétien , c'est Lusignan et
la croisade qui font Timmortelle beauté de ZaHre. x»
En effets lé discours du vieux captif est d'un magni^
iique sentiment. Tous ces grands noms de raristo-^
Gratte française qui retentissaient pour la première
fois an thé&tre émurent profondément les loges et le
parterre. Ici Voltaire était novateur, tandis que dans
ses scènes de jalousie il imitait non-seulement
Othello^ mtis Roocme et Hermione. Le succès de Zare
fut enivrant. L'esprit si flexible deTauteur s'occupa,
presque à la môme époque , d*une œuvre tout autre,
d'une tragédie sévère dont il osa bannir l'amour.
Nous voulons parler de la Mort de César. Ici encore
il imitait Sbakspeare, ou du moins il s'emparait
d'un suj^i supérieurement traité par le poète d'ÉH**
sabeth. Sans dpute les trois actes de Voltaire sont
d'une austère beauté et respirent souvent les pas*-
lions sauvages et fortes des républicains de Rome ;
)*dction est bien enchaînée , vive et suffisamment
préoccupante, quoique simple et d'une clarté admi-
rable; mais tout cela est-il à la hauteur du Jules
César de Shakspeare , compréhension large et cotn«
plète d'une époque historique? Personne ne le dira.
Yollaire cependant avait peut-être plus que Shak--
ipeare étadté l'histoire romaine ) mais il n'avait pas
224 HISTOIRE DES LETTRES.
comme lui cette puissance d'imagination qui ressus-
cite un siècle ; et d'ailleurs le système dramatique
de Voltaire, le système français des poètes de
Louis XIV ne pouvait rendre ces passions bruyantes
du peuple discutant sur le foruoi , toute cette vie
démocratique des réptibliques anciennes , qui se
passait en plein air et dans une fermentation de sen-
timens et d'idées que le poète anglais du seizième siè-
cle avait devinée sans doute. Le besoin de sarcasme,
qui était un des caractères les plus saillans de Vol-
taire j lui a nui beaucoup dans ses études sur Shaks-
peare; il a voulu le corriger sans doute; mais,
loin d'y parvenir, il n'a su voir qu'une partie des
beautés du grand poète tragique ; il l'a amoindri ,
rétréci ; il a reproduit Rome moins le peuple 9 c'est-
à-dire moins sa physionomie , moins Rome elle-
même , osons-nous dire.
Les Lettres philosophiques , pleines de fragmens fri-
voles et hasardés, et de plaisanteries pitoyables con-
tre la religion, ayant été brûlées par arrêt du parle-
ment de Paris , Voltaire résolut de quitter la bril-
lante capitale où il commençait à régner. « J'étais
las, dit-il dans ses mémoires, de la vie oisive et tur-
bulente de Paris, de la foule des petits-maîtres, des
mauvais livres imprimés avec approbation et privi-
lège du roi ; des cabales dels gens de lettres, des bas-
sesses et du brigandage des misérables qui désho-
noraient la littérature. » Voltaire n'ajoute pas que
le parlement avait ordonné de l'iarrêter^ si on le ren-
DlX-HUfTIÈME SIÈCLE, 2^5
contrait dans la grande Yille pour laquelle il sem-
ble pris d*an si amer dégoût.
Il suivit la marquise Duchàtelet dans sa belle re-
traite de Cireiy près de Vassy, en Champagne, et j
passa plusieurs années livré avec cette dame illus-
tre à rétude de la philosophie et des sciences.
Voltaire forma à Girey un très-beau cabinet de
physique, et reçut dans cette solitude la visite de
plusieurs savant de distinction , entre autres
Maupertuis, Bemouillî et Kœnig , bibliothécaire de
madame la princesse d'Orange; ce dernier séjourna
deux ans chez madame Duchàtelet, qui commentait
alors Leibnitz et Newton.
Ces études n'empêchèrent pas Voltaire de se
livrer à la poésie; il donna en 1736 sa tragédie
d'Alzire, qui obtint à la représentation un très-beau
succès. « On a tâché , dans cette tragédie toute d'in«
vention et d'une espèce assez neuve, de faire voir
combien le véritable esprit de religion l'emporte sur
les vertus de la nature. » C'est Voltaire qui parle ainsi
dans son discours préliminaire ; il faut reconnaîtra
que le christianisme a toujours porté bonheur à. 06
grand ennemi de l'Église. Nous avons vu ce qu'il
devait déjà dans Zcnre à l'inspiration chrétienne; 1ë
scène du pardon, dans Alziref est une des plus célèbres
de son théâtre. Au reste, cette tragédie, pleine d'in-
térêt et de pathétique^ ne marque cependant aucun
progrèsidans l'histoire de Fart ihéSLiràLÀdéUnde Du^
çuesclin , qui offrait de nouveau l'avantage de mon-
II. 46
3S& mmoiRE mrë lettbss.
tTiifiSiar la scène les mMkB hiàtoriques de la Ftaâ^,
n'avait eu avant Alzirequ'un suceèfi médioci^. Znl^
mif est.tiae œufcre oubliée en «aiisimt, mais M^rope,
j^qée en 1748 ^ eut qa gratad rereati$sement. Vm-
tandle dit en vain qtie la repfémttmion dé Métope tmit
fffU beautcoup d'htmnew ^ VoUkAre et l^impremoh à ma*
40mmetlè DtmeiûU^ tes conp^igfteurs rendirent jus-
tice i eetteéloqveniepeisture de l'amour maternel,
à eette oeuvre sévère que l'auteur ne crixi pas devoir
«inoUir {>;U* léskngucws^ de l^ainoâr, «i habituelles
à la scène firançfeiiM. Voltaire ia?ait eu pour modélis
l^UéiùptUsJmnnBé^MjSiSéif œum ptos nai^e, plud
en rapport avec le théâtre grée, plus dans nos idéies
aetu^les. Le poèta français trouve ici des acfcens
pleiQs de nobiàS^, eft, au milieu des négligences or^
dinairéa de san^Mj^le^ de$ vers fortement écrits qui
sont restés dam , la tâémoirede la fxation. C'est
après llék*a|te 4]ue Vottaîre olMint les faveurs de h
oour parte erédfl dé madame d'Étiolé , depuis ma-
éams de I^padbat** Il fit pour tes fêtes royales^ à
r^cœion du mariage do dauphin , la Princesse de
SimaimyB%^0L trittOs iwptdvistition dont il se liaoque
lui^pitme dafiil uliè épigramme. Nommé gentil-
hbinme 4r)ifinaJ!re «t hi!stbriograf)hë de France, il
eoitfptoa îMNtté^at^entv sôusla direction du comte
d^Argefusoh ^ PfaiMoîre de la gueri'e de il M , qui
éMh alors dahs toute i$a force. €e mihiëlré employa
le poète da&s pluaieursafiaii^es importantes de 1745
à i747.
fieçii à rAcâdémie frataçaiseën 1146^ après plu^
8i6u)P6 tentatives iafrùctiieuseS) Voltaire M plus qM
jiHmis en proie aux âttalittes pâlsêioiiiléés de la crU
tî^tte^ ël èomtne éofi amour-prapHg était (brt irrita
blé( diaque piqûre le bipsaàït profôndét&ènl ; airtai
samt-il à la cber du i^Di^l»nUlwv i Ltltévillé^ Ma^
dame la marquise Dmshételet , eotautne il l'avait slii-
tieà Girey, et plus tard à Bruielies. Cette femttie cé-
lèbre étam morte en 1749^ Yx>ltaîre »evittt & Paris ,
maiS) quoiqu'il fut entouré d'amis «t d'admiràtéU)*S^
il voyait des ennemis dahs tous les écrÎTâiûs qui se
permetiaieût de ne (ws s'indiner devant sa gloii^e.
Le poète ^ chargé d'une mission auprès de Frédé^
rie il , plut beaucoup à ce prinbe » qilf ne cessa de-
puis lors de le redemander; Il se rendit dônti à ces
sollicitations. Leroi de Prusse, disait-^UU^ ekceptélà
Siiésîe^ aurait tout cédé poàr l'avoir. Leftit «st qu'il
lui accorda une pènsiob de 22^000 )ivf«3 "et lld côiii-
bb de faveurs : Voltaire avait v/û appârtematit âtt-
dessous de celui du roi ; il le voyait à des h^uréé ré-
glées, lisait avec lui les ehefsHd\BÛvre 4es littératviices
antiqu)es et niodernes. Ces rapports fuirent ciiafe*-
mans dans i^ premiers tetnps du séjour du ^oète &
Berlin*
Frédéric 11 , qui , ainsi que nous l'avons dit en
parlant de l'Allemagne^ aurait pu jouer un si grand
rôle comme protecteur de la littérature nationale^
n'admirait que la littérature française, et écrivait en
cette langue de détestables vers ^nt Voltaire est
228 HISTOIRE DES LETTRES.
souvent la corvée de lire et la complaisaûce de louer.
Il nous a laissé dans ses mémoires un très-curieux
mais souvent très-obscène tableau de la vie que Ton
menait à la cour de Frédéric, espèce de philosophe
tantôt stoique, tantôt plongé dans un cynisme dé-
goûtant , assemblage bizarre de tous les contraires,
qui , malgré ,ses talens de stratégiste, reste fort loin
de la véritable grandeur.
Mais Voltaire , quoique courtisan, avait un esprit
si caustique, si railleur, qu'il ne pouvait pas rester
bien long-temps & la cour de Prusse ; il voulait en-
censer ridole , mais son naturel remportait , et des
plaisanteries secrètes je vengeaient de ses homma-
ges publics. Maupertuis et La Mettrie , tous deux
nés à Saint-Malo, en Bretagne, occupaient un rang
élevé à la cour de Berlin. Le premier, mathémati-
cien éminent , membre de l'Académie des sciences
de Paris , très-célèbre depuis Texpédition des savans
envoyés par Louis XV au pôle nord pour détermi-
ner là figure de la terre, opération dirigée par Mau-
pertuis avec zèle, activité et talent, avait été appelé
par le roi de Prusse, qui le fit président de T Aca-
démie de Berlin \ Le second , Julien OfTray de La
Mettrie, était un médecin, tristement célèbre par
* Pendant qne Maupertuis étadiait dans le nord , Charles-
Marc de La Condàmine allait au Pérou pour déterminer la
figure de la terre. IL s'illustra dans ce voyage qu'il fit avec
MM. GodiD 6tB cogner , géomètres alors célèbres.
V^'
DIX-HUITIÈHE SIÈCLE; 229
quelques livres du matérialisme le plus insensé :
L'Histoire de l'âme, l* Homme-Machine j P Homme-plante,
l'Art de jouttr, le Discours sur lebonheur, tendent à prou-
ver que la matière pense et que l'âme n'existe pas.
c La Mettrieestun écrivain sans jugement, qui con-
fond partout les peines du sage avec les tourmens du
jnéchant, les inconvéniens légers de la science avec
les suites funestes de Tignorance ; dont on recon-^
nait la frivolité deTesprit dans ce qu'il dit, et la cor-
ruption du cœur dans ce qu'il n'ose dire; qui pro-
nonce ici que Tborame est pervers par sa nature, et
qui fait ailleurs delà nature des êtres la règle de leurs
devoirs etlii source de leur félicité; qui semble s'occu*
per à tranquilliser le scélérat. xkiMiie crime, le cor-
rompu dans ses vices; dont les sophismes grossiers,
mais dangereux par la gatté dont il les assaisonne,
décèlent un écrivain qui n*a pas les premières idées
des vrais fondemens de la morale. Le chaos de rai-
son et d'extravagance de cet auteur ne peut être
regardé sans dégoût, que par ces lecteurs futiMsIfui
confondent la plaisanterie avec l'évidence, et à qui
l'on atout prouvé quand où les a fait rire, d
Ce jugement sur La Mettrie n'est pas d'un philo-
sophe bien austère , il ^st de Diderot* L'auteur de
VEomme-machine* était , comme on le pense bien ,
moins estimé que Maupertuis à la cour du sceptique
monarquede Berlin; mais le géomètre ne se contenta
pas de la gloire que lui avaient attirée ses découver-
tes au pôle nord, il ipséra dans le volume des VLé^
ui^ i^çrit 4^r ^^ 1qî# .4^ itMtnvem^nt et é» repoa,
cléduife^ 4tt pHfl^îgtft 4e /a «nrâidrr (][!4à/?liMi (f'âctidu.
I^Qp|iigaU44Wc«A ouvrage» et auribua riQitiati«e
de l'îd^, à MlwaiU » ea eHi^tii 1^ fpagmeiii^ d'âoe
]fil\K^ ôpritQ, disaitril» f»^ le grtan^ philosopha aller
a^aqd à un profi^si^iip de Baie noaimé ^er^laDB.
MaupertiMSi irrité, enga^^ea T Académie de Beftia à
sûmmep l^nig ^e produire Toriginal dé là lettre.
Le prç^(^sj^r ne put satis&ir'O ioeite requête et fut
bapni de rAcadémie. C'eat akirs que ce^e querelle
fit maître mie p<>lémiqU6 de brochures et que Vol*
taire entra en liee^
Il acçuaa ^iokiaMtel Mauperiuis d'épnouver pouf
lui uue |alouaie {Muiaiarmée ; c'est possible^ .mais
Voltaire lui-Baèine étaitril exempt ^e eesçaiimeiit i
l'égard du pré9ideAt dterAcadénie de Berlin? L'a^
movr<7propre eoloamal du pliîieaopbe die Ferfley eM
bko oe^qu. Parivul aes pféteniiùna^ ilavaiteelle éV
voirjie premier initié h f'raitcç^ et ^e raniinetii «ax
tbéoriea 4% Newton « Or, aix asa avaut que \Soltaire
eût traduits le$ Ê^mteM^ Maupevtms les atait AéfeiH
dm h V^eadéitt^e^déa sefenees de Barigj il aY^itmème
publié plusieurs, ttémoâ^efruelatira à ees gnnûe» dé*
çouvertea, e| ees méinaivea jouiMàiefit de l'e^iîme da
monde sa^nfc. Or , pendani que le maihématî^ien
breton a'oeeupAitdeces Iravaux, pendarM qu'ait écri^
vait aoa discours, sur la figure des astrè^ , il était
fort liAawa Yollairai qui l'appelait alors spn iaal«
tre et Iqî pro<jiiguait lôs glorieux tilres de grand
ttuuiiématicien $ dlÀveMmèdk ^ de Oiristophe CoUmib
pour l0s découvertes teientàfiquesj ete^ ^ etc. Il y a Jaîii
de 1^ à ^ diatribe dv d/otâmr Makia y satire mordante
lan(^0 par l'auteur de 2S(&ne à l'aeciision de là qw^
relie entre Maupertuis et Kœnig.
. AueuDi homme n'a jamais possédé à un plus haut
degré que le pbi(q$opb9d0 F^my l'art du sarcasmei;
seseno^G^is, euftsent'^ils, eenti fois raison, étaient sans
o^aie. rqeftfu^ de tQie^er aoua le ridicule dont il les
aqoaU^tt. U faut reconnaître qu'ici Maupertuis prè«-
(ait)e.flan(^; ajuai,: i) a^aiitiniaginé de ne point payer
les méiteoina loraqu'îlsr w guérissaient pas les m&r
Ia4^; U^a\i(aît dôvaontrer Dieu sAi mayen d'une
forn^Ule algébrique 5 diaséquev des cerveaux d'bom^
me» vivons aOa de sonder la nature de Tàme ^ faire
un trou qui all&( Juaqu'au eentre de la terre, etc»
Voltaire fit pleuvoir sur toutea cas rêveries un àér
luge de boûfiJonneries que toute TEurope aeoueilUt
par w rire inextinguible. San Arebimède^ son Chfisto^
phe Cohmh était devenu xm raisonneur esUvavagoiUj
un philosophe insensé*
Le roi de Prusse , qui avait défendu à son philoso^
phe de se mêler de cette querelle, se fftelta et Toi-
taire quitta la cour de Prusse en 4763. Mais il em-
porta sa haine avec lui et lança de nouvelles satires
contre le président, qui lui envoya un cartel auquel
Voltaire répondit par des iNouffbnneries nonvei^
ies. Frédéric 11 te fit «rrêter à Francfort , atee ^
9 '
232 HISTOIRE DES LETTRES.
nièce madame Denis , qui était venue Ty rejoindre.
Le philosophe de Ferney s'échappa enfin de T Alle-
magne, après avoir rendu les poésies de Frédéric.
Il ne traite pas le conquérant, dans ses mémoires,
avec beaucoup plus de respect que le mathémati-
cien.
Son absence dut faire un^ide énorme h la cour de
Prusse ; la conversation de Voltaire avait bien plus
d^attrait que celle du matérialiste absurde La Met-
trie , du Vénitien Algarotti, homme instruit cepen-
dant qui , lui aussi , avait étudié Newton, et publié
en italien un livre intitulé Netvtonianisme pour les
dames j du baron de Polnitz, avec sa longue série d'a-
postasies , du marquis d'Argens , auteur des Lettres
juiueSj qui avouait lui-même que ses dogmes dépen-
daient des saisons. Singulière académie que cette
cour de Berlin , où tout ce qu'il y a de plus élevé,
de plus saint et en même temps de plus réellement
philosophique dans les croyances de Thumanité,
était sans cesse livré au sarcasme étourdi ; singulier
grand homme que ce roi, qui donnait sans cesse au
peuple l'exemple de Tirréligion , de la révolte con-
tre les traditions du genre humain!
Maupertuis lui-même fut obligé de quitter la
Prusse en 1756, il y souffrait de la poitrine et y fut
pris de crachemens de sang. Cet écrivain passa deux
années dans sa patrie , et alla mourir chrétienne-
ment à Bâie, en 1759 , près de M. Bernouilli. La
haine de Voltaire ne s'éteignit pas devant un cada*
BIX-HCITIÈMË SIÈCLE. 233 *
tre.-il écmit, avec ce ton détestable qu'il prenait
malgré lui dans ses moméns de, mauvaise passion ,
que Maupertuis était mort entre deux capucins.
Pourquoi donc tant d'animosité? Est-ce seule-
ment parce que Frédéric II rendait hommage au
mathématicien? N'est-ce pas plutôt parce que Vol-
taire était loin de son rival en mathématiques et
dans tout le domaine des sciences? Le Tait est que
Maupertuis avait mieux interprété Newton que le
philosophe de Ferney , le dernier ayant mêlé aux
immortelles découvertes du grand géomètre des
idées erronées et frivoles, dans le genre, de celle-ci »
à propos de Dieu: Cet être intelligent est-il abso-
Iami>nt distinct du grand tout qu'il anime? Exister
t-il à part ? Voltaire renfermait ainsi dans quelques
paroles étourdies toutes les absurdes théories pan-
théistiques de Spinosa , et cela eu se jouant , sans
trop savoir ce qu'il disait , et au moment où il vou:-
lait faire connaître à la France les découver te$ du
plus savantennemi du panthéisme. Voltaire avait un
esprit qui saisissait avec une prodigieuse facilité les
superficies de toutes choses; mais sa mobilité, sa lé-
gèreté^ son inconséquence , sont réellement sans
bornes. Il ne peut s'en affranchir même en lace des ;
idées fermes et sublimes de Newton ; il émet à quel-
ques lignes de distance des opinions qui se com-
battent et se détruisent, et cela sans avoir le moins
du monde l'air de s'en apercevoir.
Cette Académie de Berlin , que Maup^tvis avait
présidée; eptendit la lecture d*wi élqgefoaéèrede
La Mettriez cmnrage de Frédérie II ^ tMe fêta ctaut
ronnée qui pcAchaU h matérialisme aq peuple;
maîa, malgré cette aberration royale^ il s'était foKmé
au sein même de TAcadémie un parti de philosophes
chrétiens» Les LeH^ea cùêntohgiquês de Lambert sont
une démf^nstration ^equente deTeoiistencede Dieui
démensfration pmsée dans lesÉlémens pbilosephi*
que» de^ Newton ; et tes lettres d'Buler g éerttem eu
françàkà la princesse d'Ântiah , tour du roi éif
I¥usse, Mmt spiritualistés et chrétiennes^
^ Voltaire , après avoir quitté la I%*ttsse ^ eherobi
i négoicier son yetovr à Paris ; mais plusieurs de çei
écrits obscènes et antireligieux agitaient cette capi**
taie ;)\iutefir craignit pour son repo€l, et, aprèf quel^
qt^ mois de séjoor à Ckilmar, il se retira dans une
belle^campagne nommée ks^ Détice», qu'il acheta près
de Genète. Des troubla étant survenus dans c^ttê
petite république, Yotoaire fut inquiété par les
deut partis qui raceusalent, |u$tement sanadoiMi
de Hre de leurs querelles. H se fixa dans upe terre
i vine lieue de Genève, dans ie paya de G<»i^ C'était
un désert presque inculte, qu'il fertilisa eon^mepar
enchantement. Le village de Ferney, qui necontenait
qu'unecinquantaine de paysans, devint, grâce à loi;
ufiecolome de douze cents personnes. L'industrie,
principalement celle de l'horlogerie , ne tarda pas
à y prospérer. Quelques nobles actions de ^^oltaire
se rattaetietti ^ cet«^ époque de sa tîe^ l'asile et la
lltand Cepneilièi et ta itébdbilitdtioii delà méiâoirè
de Calas et deSypvén. ^ »
Un |èttM hotttme mettrt A Teiiiéufsë dansiifiié fa-
mille pMtQstftBte } dê8 |mMi<yti^ à^^^crugle» troublaient
alors eeiie populatieit ; il se reix^ïmrè ttn ms^lstrdt
iiisetfsé qui éooiMâ des Mmeur» tMtismgères et m-
«use M* Galas fiârç d'àvoin a^^sainé soq Aïs d^M
la orâiifte que m )ëtiB6 boLiuBMi, enlpalaé vera le oa^
tkûlicisme, nVemhpasftàt otife n^i^i«|ii l<o pavlement
eûAfipide le lugemàni dii lidbiinal. rii£ériettry Galai
est condamné à mort d'après des témoignages aaos
vftieiH*. Le iniAèaidnt bvaît. abstins \& femmd^ lé& fils
el lea lîUe^ dfi^rkifiurtnaé ; îk se néfogièrent à &eU
aève^ bt aUèreni )lMiihfir ^wl pîeâs de VoltAÎM qfui
ealrq^it de réhabiUtèt ïà mhofiiart de Ckàlas eB< mn^k
t)àtisât leibiiatiamey éterael objel cte sa haine. L'fil»*^
Fope jBeioUa M dîstvsine lift namsuti ées ntaVbmtri
l'uae gfiBéive tenfihké |mwd éoeuter l^aoléu^ deiîû^
pfad^epila cause dç €Salaa« H né se eenteaie p9s de
défendre lukméiii& m Hiémeîre , il eapôKe le zèie de
deux ameatj; oélèbtesi Êlie de BeaaaM)ué et Loîseag
de HàulécR]^ qui ptubHeiM d^^iabiks éerha sup
cette dé^ra^d ccmddiiiâatîMi tVrat le menddi les
Cugaines , ks enfanfi^^ parlaient de Qalas est de Vohaire
aifec entbousiastte) kW rètdu parlement de ToukMiee
fut oassé et la mémoire de Calas réhabilitée par uû
(ribonal demattve&dea requêtes. Le roi ef donna qii0
ie tpéyop iadeomisepMt cette famitte d^t les bîeM
it36 HISTOIRE DES LETTRUS. '
avaient été confisqués. Lecapitoul Dâvid,.détorédu
remords d'avoir condamné un innocent, mourut
dans un état de démence.
Peu de temps après la condamnation de Calas, la
fille de Syrven, autre protestant du Languedoc, s'é-
chappa d'un couvent et se noya dans un puits. Le
peuplesupposa que c'était un nouvel infanticide^ et
le père, épouvanté , prit la fuite , fut condamné par
contumace, et alla aussi trouver Voltaire» qui par-
vint encore, après plusieurs années d'efforts , à le
faire réhabiliter par le parlement de Toulouse lui-
même.
L'histoire des tribunaux du dix«-huitièmé siècle
doit faire aimer le temps où nous vivons; notre ju-
risprudence criminelle était encore alors dans la
barbarie. On se rappelle l'exécution du jeune La-
harre, condamné comme convaincu d'avoir brisé,
pendant la nuit, un crucifix de lx>is sur le pont d'Àb-
beville. Voltaire écrivit du sein de sa solitude tout
ce que la raison et l'humanité pouvaient inspirer
contre une rigueur aussi abominable. Mais les mm-
gistrats étaient fous, et cette fureur s'augmentait en-
core de la crainte qu'inspirait justement ce dâM>rde-
ment d'écrits irréligieux et obscènes qui inondaieiit
l'Europe depuis quelques années. Il y avait de tous
côtés, et comme dans Tair même de ce siècle, un
délire effrayant qui devait enfanter des catastro-
phes sanglantes. Mais qui jamais verra dans les as*
sassins de Galiis et de Labarre des hommes religieoi)
i^ik-fiuiîiÊiie SIÈCLE. âà?
écrivain sensé accusera de sas meurtres notre
graod culte qui en est aussi innocent que la saine
philosophie est innocente des crimes de la Terreur?
Voltaire intervint dans le procès de Lally airec le
même zèle que dans ceux de Calas et de Syrven.
Ses ennemis ont dit qu'il n'avait été guidé que par
ses fougueuses passions, qu'il ne voulait que saisir
Toccadion d'accuser le catholicisme des crimes des
hommes.' C'est une joie que sans doute il s'est donné
souvent; mais il nfe faut pas méconnaître une autre
tendance de son esprit , qui était chrétienne sans
qu'il s'en rendit compte : nous voulons parler de ce
penchant à défendre le faible contre une législation
cruelle , à proclamer les droits de l'opprimé » à faire
verser des larmes sur son sort , à lui donner pour
appui la commisération de la société* C'est là le
beau côté de l'esprit de Voltaire, et, encore une
fois , c'est dans le christianisme qu'il avait puisé ce
sentiment. Il avait beau , dans son inconcevable
aveuglement, écrire à Helvétius : « Nous aurions
besoin d'un ouvrage qui (It voir combien la morale
du vrai philosophe l'emporte sur celle du christh"
nime;.i^ la morale du vrai philosophe, tout ce
qu'il y a de beau dans la science même, se trouve
dans l'Évangile.
Du fond dé sa retraite , lé philosophe de Ferney
dominait l'Europe; on redoutait plus sa plume
qu'une armée; les rois le flattaient , les philosophes
aiteudaietit ses ordtes à Paris et le^ exécutaient avec
240 UtôTÔiilE ÛfiS LËttREl^.
plus saisissante, compliquer les intrigues^ éniou*
voir plus vivement 11 a peut-être, en effet, cet
avantage sur Corneille , et principalement sur Ra-
cine; mais c*est le seul qu'il soit possible de lai
concéder, et il le partage avec une foule de faiseurs
de drames venus depuis le dix-buitième siècle* Quant
à la création des caractères , à la réalité des person-
nages dramatiques, Voltaire est sans aucun doute in-
férieur aux grands maîtres deTarttragiqneen France.
Gequi lui manque surtout, c'est la bonnefoi, c'est de
concevoir son art sérieusement. On sent à chaque
instant que l'auteur de Mérope met l'esprit à la place
du sentiment; il y a du charlatanisme dans sa ma-
nière; il rit presque de ses oeuvres, dès qu'il est
sûr que les autres n'en rient pas. La première con-
dition de la nature des poètes de génie est une naï-
veté sublime. Que pense*t*on de la naïveté de Vol-
taire?
Sous le rapport du st^Le, ce poète est resté fort
loin des belles pages de Corneille et de l'œuvre pres-
que entière de Racine. Les personnes qui savent ce
que c'est qu'un vers français (et le nombre en est
moins grand qu'oo ne le pense) ne compareront
jamais le style de Zaire et de Mahomet à celui de
Phèdre ou des Horaces. *
L'œuvre théâtrale de Voltaire n'a pas de solidité;
une actrice de génie vient de redonner à Corneille
61 à Racine toute la vogue des premiers jours. Qu'est
devenu Voltaire dans cette renaissance?
t>l)C-HUITlÈIIE SIÊCL£. 241
Il a cependant passionné son siècle comme poète
dramatique^ et nous le concevons, car son théâtre
était une sorte de chaire d'où il répandait les idées
nouvelles qui furent la véritable passion de son
époque. C'est un défaut au point de vue de l'art,
mais un défaut qui engendrait la popularité; et
d'ailleurs Voltaire avait des facultés plus que suffi-
santes pour enthousiasmer ses contemporains. Il fut,
pour nous résumer, l'élève le plus heureux de Cor-
neille et de Racine , mais jamais il ne prendra place
auprès d'eux dans l'admiration de la postérité. ^
On s'est toujours étonné que Pesprit mordant de
Voltaire n'ait pas mieux réussi dans la comédie;
presque tous ses essais dans ce genre furent mal-
heureux. L'/fu/t^cr^r^ UzFemmequi a raison ; ta Prude,
le Droit du seigneur, PÉcueil du sage^ la Comtesse de
dmyy le Dépositaire ^ etc., n'ont eu aucun succès à
la scène; l'Enfant prodigue^ Nanine et l'Écossaise ont
été applaudies, mais le peuple qui a produit Mo-
lière ne peut considérer ces comédies que comme
des œuvres très-médiocres.
Dans la poésie légère , dans les pièces fugitives (c'é-
tait le mot consacré alors), Voltaire est réellement
supérieur à tout le monde. Personne n'a égalé cette
prodigieuse facilité , cet esprit charmant , cette
finesse gracieuse. Les Êpitres et les Stances sont une
sorte d'autobiographie poétique qui commence en
1707 (le poète avait treize ans) et ne se termine
qu'en 4778, année de sa mort. « On ^uit ainsi le
vu. 16
9i9 HISTOIB^ DES UTTRKS.
cours dçs 9entimens de Voltaire depuis i^on eufaBce
jusqu'aux deraierç jours de 3a vie : toujours il leur
doRfia les Ver$ poup interprètea. Tantôt sa musej^
çlugitô les au^Qurs légères et voluptueuses de fa jeu-*
nesse , les ch^rrqes d'unç vie facile et épicurieime,
les plaisirs de l'amitié, le$ mççès de l'amouri^opre}
après elle s'est eotreteiiqe avec, les spiepees et les a
animées de spu feu; plys tard elle est entrée eu coni-
mçrce avec les ri>is et a prêté à la O^tt^rie le masque
de la famili^ité; puis elle s'est plu à peindre les
douceurs de la retraite et de la liberté 9, le décKn de
Tàge , la fin àes aiPQUrs ; enfin ^ qiU^nd elle a été
QQufidentp de la vieillesse ,. elle a exprimé cette in^
certitude continuelle d'opinions , celte variation de
principes , cettQ triste légèreté sur tout ce qui im-
portç^ 1q plysî à rhonunei et cette inquiétude de car
raçlère que l'âge n'avait pu calmer* Mais do (qoîds
les poésies ^ ces derniers temps sont le plus sou-
vent sans^ déshonneur pour leur auteur, tandis que
tQus les pamphlets obscurs^ les facéties en pro^,
les brochures clandestines, que ses amifi lui deman-
daient et i|^'il leur envoyait avec tant de compbi-
saxiee. 3^ sonfc en, général indignes d'un honnête
homme '. 9,
Il nous sei[nble que , sous le rapport de l'an, les
pièces écrite» entre soixante et qualre-vingtss ans
sont plus remarquables que les précédentes ; elles
^ De Bartntt.
réS^fli dtté ïà«ldo<iiliê qâë lU kafilid ciel rëspni
donne ici à 1» pùiàî^ flë'^dttàfrë iild ëdftctôré pléiti
- P(Ai»(^6i -iSutiir t^'ë M fié gfàl^e ët^è tkleiie
«»{6hr é<ftifllêg- |i9r> f^ Vtmdl pkt 'âéê 6^\Hmi
éttimm-pktéësii^sm^Uiiik Se pâssil^iî sHt
kg hbtt'jâër et m eho&SS dé' f histoire ? L'eâ éôiiCes/
en irei^ râppsUëlft' siduvéii§ dè'toutéJ ntàniêrës cèùi
de iia' Pttl){«f«é| tëS^th%^; Sf ëifts né sTdn't pas tou-
jours jiniïibs; 8(^Mt dû «nôitfs {tfdjéiré i^or^efntés; fésT
distoore^n Ws «flt'dé'lsT j^Yôfotifleàr éft dli tt'érf : lîiàis
les plus grâVë§ é^è^s pÛHHsb^Ûîciiik^, k mènent à'
abâ()Qéirïli1àffA:â^ii ttteHtéurâ'vëi^. (^MVây Àdes,
it est itkpo^^Ië' a^étihblièrpiu^'èoffi'^Ièirà^ëht'; Vol-
tsifë màfÀqAaft'cfêià'fla^ïfiè c(a! itîs*|^i^efe bdihé poé-'
sie lyrique : que pouvait-il faire avec siû' espdt de
8tt/(âsà)ë,' Ûë doWté' e< die âédà/n âSlk^i^ |ëiïré de
poésie dètit lè^é eéf l'è' gr^W(t màltr'èV tèé poèmes
i'apém ffèràutéûf â^^àrè Mi t^M fartai lés
plàS li/édio'cr^. àlf nbâî^ dlèpWoù's l*iVr4ligion et le
sëAsuaffisWédë plusieurs' p^éiéâ ftîgiïivèsâé Voltaire,
que dif e dé èc^ ôdfeùii pôè'iSaè de la buàrè de Genève
et dé ce p6'éhi'é*diè'J*Mne d'Arc,' qui ési? une véritable
ignominie p'ôùV sfè'i^ ài!ltëur ? CoïaÈlmént s^'esl-if ren-
contré en France uii hoâimé aésëz éhohté pour éalir
l'héroiné là plùls sôblilniië que leé annales du monde
entier aient jamais présentée a radmira'tion dû genre
humain ? Ce poème sacrilège tràihé dans la bôiié
244 HISTOIBE DES LETTRES.
tout ce qu'il y a de plus sacré, la religion, la iM)reté
de la femme^ la gloire de la patrie. Il n'y a paB d'est-
pressions assez brûlantes pour le flétrir.
La passion de tout refondre , au point de vue de
ses préjugés , dévorait Voltaire et le porta à $'occu-
per avec ardeur de Thistoire. Son premier essai dans
ce genre a peu d'importance philosophique; c'est
un récit rapide et intéressant , une narration très-
bien conduite. L'auteur avait rencontré en Angle-
terre le chevalier Dessaleurs, long- temps attaché à
Charles XII , dont la carrière aventureuse faisait en-
core gi:and bruit dans toute l'Europe. Voltaire re*
cueillit de la bouche du chevalier les renseignemens
les plus curieux, et composa son histoire avec sa
facilité ordinaire, pendant quelques mois de soli-
tude à Rouen. L'ouvrage parut en 1731 et obtint un
grand succès.
Le Siècle de Louis XIV ne fut publié qu'en 1752 ;
Voltaire semble avoir abdiqué ici son esprit de sar-
casme, il n'a que de l'admiration pour cette grande
époque dont lofasleetlegénîe l'éblouîssent. Il n'a-
perçoit rien de mauvais dans le despotisme et dans
l'orgueil du grand roi , il se prosterne devant celte
puissance. Elle a été jugée plus sévèrement depuis.
Le Siècle de Louis XIV est écrit d'un style clair et fa-
cile , mais sans éclat et sans profondeur. Rîen n'y
provoque la pensée; d'ailleurs les divisions de ce
livre sont peu rationnelles : cela ressemble à une ga-
zette. Un pareil ouvrage n'obtiendrait aucun succès
i u
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 245
aujourd'hui : pour Voltaire , la civilisation com-
mence à Louis XIY , il semble que notre vieille et
glorieuse histoire n'existe pas. L'enthousiasme
J'égare ; cet esprit si vif ne sait presque jamais
garder de mesure, dans le blâme ou dans la
louange îl faut qu'il soit excessif. Le Précis du règne
de Louis JÎTest fort inférieur au Siècle de Louis XIV.
Un examen consciencieux était ici presque impos-.
sible. Quant à l'histoire de Pierre-ie-Grand , elle
est aussi très-inférieure à celle de Charles XII, et
d'ailleurs remplie d'inexactitudes. Vollairea réelle-
ment fait de l'histoire un placet et un pamphlet ;
M. Viliemain a dit spirituellement : « Il se recom-
mandait à madame de Pompadour de tous les mé-
nagemens qu'il avait eus en parlant des maltresses
de Louis XIV ; et il n'était pas fâché de plaire à ma-
dame Dubarry en composant une fautive et satiri-
rique Ht^^oire du parlement de Paris; enfin, lorsqu'il
écrivit, avec plus d'esprit que jamais, les Mémoires
de sa vie, mêlée souvent à la politique, il surpassa,
en parlant du roi de Prusse , la licence de Procope
ou de Suétone. »
Ce n*est pas, au reste, dans les ouvrages que nous
venons de citer qu'il faut rechercher les idées de
Voltaire sur Thisloire, c'est dans ï Essai sur les
moeurà et l'esprit des nations. Cet ouvrage, commencé
à Cirey , en 1740 , fut travaillé et retouché par l'au-
teur pendant vingt ans; il reproduit les études, les
réfli.>xions, les préjugés et les passions du philosophe
246 m^i[Oi|E igiçs tj^i^ss.
excité ii.i;\e ^^{[çiraliftn .g^ï\ér?le pfl Kmopç^ et Y^ol-
ts^ire re,^^iitia\it péce§spvçiï\çnj l'ipflsiepcp ^ twle
relijgile^se g?ceç<}ég; par ^ QbeWœuYredu :gwnd
^otnme. ^l répoJ[\it 4PflÇ 4q 6Q«Bb^^^ le, cfciirUtîa-
Qisçoie p^r rj^isl^qt^e même , e( i\ i^it à ç9lt«^. <^tre*
prise ^ou^e 1^ ^ugji^e'dç s% i^^iç.ç.
Ses^RiTi^çîiiçfS çl^pîtr^j^jV rOri^^ aw.Iç Ckine,
rjn(}e^ l'Arabie , contiçQqp^t, téwt ce ()Uû l'on isavatt
d|3 ce^ çoqtr^jçs alprs piQti. çip^k)i:ées; quand Fauteur
arrive a^ j^e.uplç jui^ ^a guerpe acharnée oommence,
efih waj)Lva|se foji la ptus^imigne préside à ses élu-
des. Les pi^QpbMes T^ lui iobpirenï que. quelques
^i^ur^djQS pl^i^qiyQ9:ijQ3 ri^éléc^ lûAg-temps dans tpus
les est£^iniiiçtjS.diU.ieQyaua}e, Pnus une tviàtbirie géné^
rale« pa^ynisieijd cbapiiLre n^'e&t consaçné à.' l'établi&-
sement 4u. chrisUanisEne ; yaùteqr, sem^bla ne pas
\0\f^ Ici pjaceprodigiçuâe. occupée par le Christ dans
les a»nales;d€(s pçupleSjf Son a^réBiatioii àe, là Grèce
et.de Rome esL fort incQmpIèlë. Une confiprend^niea
au moyen âge^ qu'il traite avec une. ignorance dé*-
daigneupee, réellement étonjoante. 6uisq}i*tl> n'a pas
m ce que. le Chris! était tenu fàîrp sur la. terre , il
nja pas pu apprécier davantage la mission des Am-
broifie et des Augustin» Lés Grégoire Mjl et les In*
nocent. ILL lui paraissent des moines intrig^ns et
voU^.tout» Ii'œù.vre de TÉglise. es^t. pour lui^ lettre
clofe* L'a3(euglement9e saurai^ aller, plu$ loin , et
voas croyons jnsqu^A tin certBM péiM à ceMe hsllU''
eiiiaiimu Mais s'il n'y aTÛt pa» ev «veaglemenl ^ et
9Îto«& cescrhaes d<'hÎ8tQrieii<aV»iM été commis
KieiDiiient^ pour servir les pàssi<»ns éè^ l'amieup con-«
Ife la retigioD^ jamais menleâi^ptus eSfonté n'auvsfH
ièm me plume et n^edî été plds di^iie>dtf mépvié
de la soeiété^ L'Esêéi sur fe» nfiûnm offn de belles
parties : en a toùé ^ avec raisM j fé^ portrait de saint .
Loui^ la ronarssaneey certaîhes parties da* seizième
8iëcle<^ Te récit des grand» évènemeiiS' aceomptttt
tousi GhwIesHSioint , Henri* tV et Louis- XIIL Heie
ëans FeneemMe ee'thnfe esvftiiiit et eonséqiiemtoetit
dangereux '. Ses bons côtés sont le seMimem.de
* Jfe rie' veui pas- ^ronoûter ce jogétnenV séVèw rtir lerprin*-
eîpal owFAge' hkt((i*x{a0'de Veltafrc^ saAl^ â^^afipayeVde^ raftL-«
torité è» qaellines koramfas ailpa!tft«ilaBi;daaimotrertempf«ax
opinipilA phâosoghiques el lîbéiuJ««. M« da Barooto* a dit.:
« L'essai sur les mœars des nations mérite un bLîme plus
grave', on y retrouve totales les tracça de cet esprit de secte
adopté par Voltaire dans Içs derniers temps de sa vie. Sa haine
de la religion lejettë fréquemitient daJiis ili mauvaise foi et
le mauvais goût'. » ÇPaHleàti ée ta llkéfattkre'fl'tinpiiU*aa dix-
huitième siècle,)
M. Victor Cousin a écrit dans son cours de 1818 : « Vol-
taire a eu le mérite d'introduire dans l'histoire les mœurs des
nations et les détails de la vie privée : c'est quelque chose: ^
Voltaire, il faut le dire encore, al&senliment de rhumaiiitÔ^,
mais ce sentiment, mal dirigé par une critique sans exnct!tude
et sans profondeur, dégénère constamment' en déclântatloilt
assez bonnes dans d'assez mauvaises trstg^es, mais qol lia
249 HISTOIRE DES LS9TRES.
rhamanité, la tendance habituelle de Voltaire à
combattre les rigueurs barbares des législations di-
verses. C'est par-là qu'il a réellement servi la cause
sociale. Les Annales de l'empire ne sont guère qu'une
nomenclature aride et sans critique, la Philosophiede
t histoire^ dont Tauteur a fait depuis VlntroducÉionde
son essai sur les mœurs 9 est la partie de l'œuvre où se
trouvent le plus d'erreurs incroyables et de plaisan-
teries indécentes. Guënée et Larcher mirent ce vo-
lume en pièces, démontrant à Voltaire qu'il parlait
d'hébreu et de grec sans en entendre un mot, et
qu'il n'avait sur l'antiquité que les notions les plus
superficielles.
Voltaire a rendu à l'histoire un service dont il n'y
a pas le moindre gré à lui savoir: en frappant ainsi
en étourdi, à droite et à gauche, il a forcé les histo-
riens à examiner les faits de plus près et à rectifier
bien des assertions acceptées jusqu'à lui sans con-
troverse.
Les élèves qu'il fit en Angleterre, Hume, Robert-
son , Gibbon, écrivent avec plus de dignité que lui;
mais ils n'ont pas cette manière libre et originale
qui lui a donné tant de lecteurs.
Talent rien dans l'histoire , où la passion et le sentiment dui-
vent faire place à L'intelligence.D*aillears, quand on s'emporte
si violemment contre ce'qui a gouverné si long-temps l'espèce
humaine , au fond c'est l'humanité qu'on accuse ; car enfin
un état, une religion ne s'établit pas toute ^eule, etc., etc.*
L'Essai sur les mœurs et Tesprit des natioi^s ne
suffisait pas encore à Voltaire ; il n'y avait pas dé-
posé tout ce qu'il voulait dire aux hojnmes sur la re-
ligion, la philosophie et T histoire* Aussi il se souvint
du dictionnaire de Bayle , dans lequel il puisa lar-
gement, et jeta toute cette suite d'articles dans un
ouvrage qu'il intitula: Dictionnaire pbibsophique. Il
n'est guère possible de démêler un système arrêté
chez cet écrivain ; rien ne ressemble moins à la gra-
nité d'un philosophe que cet esprit léger, étourdi^
moqueur, rieur, qui va sans cesse d'un sujet à un
autre, semant sur sa route mille idées qui se croi-
sent et se contredisent. Le Dictionnaire plnlosophi-
que a tous les caractères que nous venons d'indî^
quer, tous les défauts de l'Essai sur les mœurs et très-
peu de ses qualités. L'auteur s'y montre plus hai-
neux que jamais contre l'Église , il ne voit le plus
souvent que les abus causés par les ambitions et les
passions des hommes, abus reconnus depuis long-
temps par tous les catholiques et châtiés par l'élo-
quence de tous les grands hommes de l'Église; il
n'aperçoit pas l'immense mission civilisatrice ac-
complie par elle, ou plutôt^ s'il l'aperçoit, il cherche
à en effacer le souvenir. Il ne recule devant aucune
peinture obscène : certains chapitres rappellent la li-
cence de Pétrone. Le Dictionnaire philosophique est
donc certainement un des livres les plus corrup-
teurs qui nous aient été légués par le dix-huilièroe
siècle, si fertile en ce genre d'ouvrages.
Il va sans dire cpe de téltes audaces liioralé^rient
contre Voltaire unie oppositioh ardente. L^àbbé t)es-
fontaiiiés, quelque temps son aiùi^lè cfoinbattit i
outrairce darrs ses écrits pértodîgiièis , le NbuvetR^u
du Parnasse j Observations sur tks écrits modernes^ Juge-
ment mr $es ouvrages nouveau^ , etc. É^abbé lyesfbii'»
laine», fCcond traducteur d'un asséi grand timbre
d'ouvra^sai&tiques et modernes, était un crittqute
souYent méi'dànt etpassîomiè, que VôltâiVe détes^-
tait, nioîns encore toutefois qtf^Élîe Préiroti , né à
Oùhnpei', enliri®, élevé chèaf tes jésuheè ëtasso^
cié d'abord» aux travaux dte c^îdqiie de Flabbé. Les
Lettrés dé madame la cùtntessey publiées en f t'W, fi-
rent connaître à Ka France Tesprit mordant et déH^
cat dé cet écrivarn que les auteurs châtiés ont reprét
sente nécessairement spiis dei^ couleurs assez fans-^
ses.
Fréron fut un journaliste éminent, tout ce qu'Un
journaliste pouvait être au dix-btiîtfème siècle; sottî
le titre de Lettres et à^'Année littéraire j iï publfe régu-
lièrement, pendant plus de vingt ans, jbsqu'ën l*7lf9,
année de sa mort, des- articles dé revues réunie en
volume. 11 ftit d'autant' plus' haï de Vohaiîre cju'îl
eut trèis-spuvent raison cotitre lui: presque tous ses
jugemens ont été confirmés par la postérité. ïl a
représenté Ib philosophe de F^erney comme un pla-
giaire habik j comme un poète brillant inférieur à
Corneille et à Racine, comme un historien élégant
mais inexact. Préron défendit en toute occasion Tes
. «Xf HsintaE: cifteu; 4ÏK4
MlàM fihtitMiiiite <Mmtre'l«i iitaqHetdelaphiiQ^
fiopbî^d'ftlws. Qâaft les (tem^ea aiîBétft de là vie
4a'oritik[iM.# la colèba deyottaipaii'eiitpiMtiekw-^
aefi ijr^on; cbaMAt A'aiBQie traloÀlsiia toÉtiiii:rârk
«^ dtoai isa* eomédia d6 Ibfivo^dto \i èi phikqoplii
de Fûriuay lgit«aiVcliaq«e meU| uAa satîm brfttante
caotee; Ft é9€o ^ éoptt^ ]N(Ntttta>, «naen^ paé ràdê^^
tidbley cantria lihêUànista Larbbei^ ipiài^ Mmi
tfàfiaiffÀdafiMda^nnmii awrl'aittiqiHtdgiieaqae, oonr
toQJ6.pè|re;]at!Bcbbiar,.aaNaut ôam^aeNentmi réténé,
qui/ de allait jaan|sJddo«pé de HaiAeiir du^ jDMkÂi^
8pÔ€iatea)0iiti rânira l^héi&çiéaéè, ér adil ei «pii^
taak aûteùr/d/iUbouNcage dcèsHséièbaet ihéE^ii^dé
^i Yollèire ne eoioprenfrit guère l^'Gréca^ H né
ecuiiprefiait pas <fo tout lea Hiéb]^^^^ ^ ses écrinsr
fikiviipifteiit dea pipa iàcvôjtabtea' erfetirs danis leâ
paitieâ.^ trâiténl) à^ 1> fifièlâ et' de l^lifaïoiré^dés;
Iui6« Défà^^ «p: Angte^PM ^ le âavaiï^ Warbûrtôtt
s^élaîl isliatfgé de céiftitér - le ptntoiophê^ d^ - FcMeyj
uni dluiftnéià Boôdéato ^ m^ ^{irta>, éombitlîfr aeér
étraii|;e8 asseritioDa:^ inaiB-oé^ deiix ébr^aina eurent^
biëihmoiiia de net^Uafiedoieated t^ratièé quef'abbér
Guénée , né ea Vtit^èi mort ea 4808. U' eut sous/
laa. y QUi tous lea graads^ spectacles du di^^huitième*
sièale , il suivit lea progrès de eettei philosophie
bruyaata qai^ ab<>ati»' à^ Tablme db^ 179Si, parce
252 BISTOIRE M8 MTT1IB8.
go'elle atait méooonu la source de toute science.
L'abbé Guénée ne put voir sans horreur Tôrgie in*
teliectuelle de la seconde moitié du dix-huitième
/Néde; il étudiait les litres saints dans la langue hé-
braïque 9 admirait profondément Tésprit divin qui
émane d*eux à chaque ligne, et s'indignait de Fé-
tourderie ignorante et sacrilège qui osait les traves-
tir et les livrer au ridicule* U écrivit donc ses Let»
trè$ de quelque Jvtfs , et jeta le ss^rcasme sur le
prince des rieurs ^ avec uoe forme polie et réservée
en apparence. Guénée démontra à.diaque page que
rignorance de Voltaire rendait pour lui les livres
saints tout-à-fait incompréhensibles, et qu'il don-
nait aux mots hébreux des significations qu'ils n'a-
vicient jamais pu avoir. Le savant abbé écrivait sans
passion , sans colère , son livre est plutôt l'ouvrage
d'un habile orientaliste qui défend la science que
celui d'un chrétien blessé dans sa croyance. C'est
de l'érudition et de l'esprit bien plus enoore.quede
la foi. Voilà sans doute pourquoi le public d'a-
lors daigna lire une œuvre qui attaquait son idole.
Voltaire , qui méprisait si bruyamment ses enne-
mis , convenait que Guénée et Fréron étaient spiri-
tuels , ce qui ne l'empêchait pas de les traiter sou-
vent d'i$nbécile$. Il répondit au secrétaire des Juift
(c'est lui qui appelait ainsi Tabbé Guénée) , par un
pamphlet y qu'il intitula: Un chrétien contre six juifs.
Cela n'avait pas le sens commun, maisjamais il n'a-
vait été plus étourdissant de facéties burlesques.
l^a-ttOtTlËM E SIÈCLE* ^53
Qu'était devenu alors ce génie i*esplàn(iîssant do
clergé de France , qui avait ébloui le dix-septième
siècle? L'abbé Guénée portait presque seul le poids
de ce.^orjeux héritage. De la ebaire de cette épo^
que on m'a g^ère rete»u qu'on discoons du pérë
Bridaine , discours plein îl'éloquence véhémente et
de véritable grandeur.
La colère de Voltaire sembla croître avec Tftge ;
ses dernières années furent d'une fécondité inju«*
rieuse dont rien n'approche. Les lettres, les pam-^
phlelSy les satires, les contes, les romans, pleuvaient
de Ferney sur l'Europe. Les bouflPonneries les plus
étranges excitaient dans un certain monde des rires
inextinguibjies; c'était un esprit inépuisable se ré-
pandant en toute licence contre ce que les hommes
vénéraient depuis des siècles. Il frappait du même
coup un abus et une chose sainte , insultant tout ,
Dieu et l'humanité, qu'il avait servis tant de fois en
de meilleurs instans ; c'était du délire ; on se rap-
pelle sa devise : Écrasons l'infâme^ et l'infâme (faut-
il Técrire?) c'était la religion catholique. Le grossier
langage de Luther fut renouvelé ; le roi des salons
de Paris, le galant poète de Zaïre, prenait le style
des halles pour mieux injurier ses ennemis. C'est
un triste spectacle que cette absence de toute di-^
gnité et de toute pudeur dans la vieillesse , cette
partie de la vie qui devrait toujours être consacrée
à la contemplation de Dieu, à la prière et au repen-
tir ; car queUhomme , même le plus saint, n'a rien
. i^éliM). 4aM «M.dertûàreB littfléâà Vbilàilrâ i été
çs|fl|iieaj^iiMiMaî«iit les ruinai' ; il cM|^at<aîtiiatef
Ij^gHMA 41 la'fittorajte par des mcfoso^ges histori^é^y
des saillies piquantes ou des imagés ofoscéries , et ^
^^jjt^typm de.foliei dpfdaudissait aTéc farbor: Aa-
polj^nr H ^ktAayoilÂire'ifefil ne fut grand <fM|iairee^
qui Hr -était, antMtfè de pygméQs*/ Il y a' dti ^ï dafi^
Q9^ ju9eitt^M(iBAM!cefienriafit:î)! defa^ pas mécoiii*''
fisiHf evla prodigieiftoafctîvilÀ dft^ieifibmvQiâr Mffàbr-
diq^^ra.y sb :puiasf«loe d^trodîvè i«i^> itnfttDèMé,
L'^toQBa^me Bcilké» (lisç» esptk & karmiegévU^Oi
i «^ iaite <]faek|uefoi9 pfeodire poul* M Iféikie Ifli'*
VI*
lEopitafqii^eii* — Jean-Jacques SLoasfean. — Baff»D«
DeHX;hQD»mes seuls ont égalé la paissaoeeintel-t
lectueUç de Voltaire dans lei dî^^l^uitiàaie.sîèele:
Tua est Montesquieu, que Qous ^vqng rencontré en
Aagleterre e^ même temps que Taiiteir de laâsn^
ri(ufe; TaWre, Jean*- Jacques Rousseau, que notts reih
coQUreroiifii plus tard»
Charles de Secondai,, baron de La Brède et de
MoBteffquieUi d'une Simille distinguée de Guienne,
naquit au diâtoaa de La Brède , près de Bordeaux ^
le 1& îaavier 4689, cinq annéea avant Voltaire. Il
eut, dè&renrance, la passion de l'étude; son oncle
maternel , président à mortier an parlement de Bor-
256 ttl^TOlRt: bE6 LETTRES*
deaux , lui ayant laissé ses biens el sa chiarge » il en
fut pourvu en 1716, à vingt-sept ans. L'activité ar-
dente de son imaginalion ne lui permettait pas de
s'ensevelir dans les devoirs de cette charge ; la philo-
sophie le préoccupait vivement; il y joignit l'étude
des sciences naturelles » et fut un des fondateurs de
l'Académie des sciences de Bordeaux,
Au milieu de ses graves études, Montesquieu su-
bissait l'influence de l'époque frivole dont Fonte-
nelle fut pendant vingt-cinq ans l'écrivain le plus
fêlé. Son esprit vif et brûlant se délassait de travaux
arides par quelques essais de' critique audacieuse et
mordante qu'il publia en 1721 , troisans après la pre-
mière représentation d'CEdipe^ sous le titre de
Lettres persanes,
Montesquieu payait , dans quelques fragmens de
Ce livre, son tribut au mauvais esprit du dixrhui-
tième siècle en attaquant, d'une manière frivole, les
hautes vérités de la religion chrétienne, et en pré-
sentant des peintures voluptueuses de l'intérieur
d'un sérail. L'auteur fut-it entraîné par les passions
de la jeunesse , où comprit-il qu'il ne pouvait éta-
blir sa réputation, dans ce temps dé libertinage du
cœur et de l'esprit, qu'en sacrifiant à la mode? c'est
ce que lui seul pourrait décider. Le succès fut gé-
néral : les défauts que nous reprochons à l'auteur y
contribuèrent sans doute , maisr sa renommée fut
justement acquise par un style que l'on a comparé
avec raison à celui de La Bruyère et de Pascal, par
Dlt-AniTlÈMÉ SIÈCLE. 257
des aperçus pleins de profondeur sur le règne de
Louis XIY, sur toute la société d'alors, par une
acerbe et incisive critique des abus qui pesaient
sur la France.
Le Temple de Gnide^ qui suivit ce livre , est une
production bien plus frivole, que Montesquieu di-
sait n'avoir écrite que pour des têtes frisées et pou^
irées. Voilà comment le grave auteur de l'Esprit des
lois préluda à sa gloire.
Alléché par les flatteries du monde parisien,
Montesquieu vendit sa charge en 1726 et vint se
faire étire ii TAcadémie française , après quelques
désaveux de certaines parties des Lettres persanes
exigés par le cardinal Fleury.
Au dix-huitième siècle les nations ne se révélaient
pas parla presse, comme elles font aujourd'hui; il
était dès lors indispensable pour les connaître d'aller
les étudier chez elles. Montesquieu s'arracha donc
au séjour de Paris et partit pour TAllemagne; il
causa souvent avec le prince Eugène , à la cour de
Vienne, alla en Hongrie, puis en Italie. Les
villes italiennes offraient peu d'intérêt pour un ob-
servateur politique : cependant Montesquieu porta
un regard curieux sur le gouvernement vénitien t
qui tombait en ruines alors; il se lia à Venise avec
le spirituel lord Chesterfield, qui le suivit en Hol-
lande et l'emmena sur son yacht en Angleterre.
C'était à l'automne de 1729. Il paraît, d'après
quelques mots du grand écrivain , qu'il fut un peu
vu. 17
aSS HISTOIRE DES LETTRES.
elTrayé de la licence de la presse périodique en An-
gleterre : ces mœurs politiques contrastaient telle-
ment avec celles de la France, que Montesquieu lui-
même en fut surpris. Il revint de Londrœ après
deux ans de séjour ; mais au lieu de publier légère-
ment » comme Voltaire dans ses Lettres philoso-
phiques, le résultat de ses observations^ il alla se
renfermer à La Brède pour y écrire lentement ses
Considérations sur la grandeur et ta décadence des £o*
mains. Nous croyons devoir placer ici une page ju-
dicieuse de M» Villemain , parce que nous la trou-
vons utile aux écrivains de toutes les époques :
« C'est une chose remarquable , dit-il , que ce be-
soin de solitude qui préocoupa les grands esprits
du dix-huitième siècle toutes les fois qu'ils voulu-
rent élever un monument durable. Voltaire, le dieu
de la mode et de la société, s'exila sans cesse de
Paris. C'est dans une petite chambre à Rouen, c'est
dans des auberges ou il passait inconnu, c'est dans
le tranquille séjour de Cirey, qu'il jQt ses plus beaux
ouvrages. C'est à Montbard, dans le dédain des frivo-
lités de salon , que Buffon poursuivit ses grands tra-
vaux et leur imprima » dans les longues heures de
la retraite, quelque chose de la durée et de la ma-
jesté de la nature. Enfin Rousseau lui-même , mal-
gré sa vie errante ^ ses passions, ses querelles» la
pauvreté lui donna la solitude. Montesquieu la cher-
cha; quoiqu'il n'eût rien à craindre, sous l'inqui-
sition à la fois molle ett)mbrageuse de cette ^o^ue.
^ Mx^inmeME siècle. 259
et qile, pour lai du moins , Tesprit eût réhabilité la
bardiesse^ il s'éloigna du monde pour mériter la
gloire.
* On peut voir encore le château de Montesquieu,
Bon moins vénéré que celui de Montaigne, tout y
estsimple et rappelle l'anciéfa temps. Cette tourelle
où le philosophe a tant médité avait servi, un siècle
auparavant, pour canarder les ennemis qui infes-
taient la plaine. Yoid le bureau noir sur lequel
écrivait Montesquieu , son vieux fatlteuîl et le cham-
branle de la cheminée, usé à une seule place, par
le pied qu'il y posait en travaillant étendu dans ce
fauteuilà Voiei le grand verger où son jardinier lui
demandait, avec l'accent gascon, des nouvelles de
ses amis, l'abbat Guasco et l^abbai Cerati. En dehors
étaient ses bois et ses champs, qu'il n'avait pas ac-
crus, qu'il n'avait pas diminués, et dont rien n'est
resté aux héritiers de son nom. i»
Les Ùonsidérations sur les causes de ta grandeur des
Rmuxins et de teur décadence parurent en 1734. En
deux cents pages Montesquieu suit le cours de cette
grande fortune de Rome depuis son origine jusqu'à
l'extinction de l'empire d'Orient. Ce livre est d'une
haute moralité politique; l'auteur nous montre
Rome s'agrandissant par le patriotisme, par l'austé-
rité de ses mœurs, par son. habileté, et périssant
par l'égoïsme de chaque citoyen , par le luxe et le
désordre des passions. Montesquieu s'est inspiré des
écrivains romains et de BossueU Gomme oeuvre
260 HISTOIRE DKS LETTRES.
d'art, les Considérations sont un magnifique livre:
chaque chapitre, chaque page , nous^poyvons dire
chaque phrase, sont étudiés avec une rare con-
science ; la pensée est concise^ ingénieuse et souvent
profonde. Le caractère des hommes est sondé avec
une sagacité merveilleuse et une réflexion- patiente»
C'est une étude de philosophie historique qui révèle
un écrivain de premier ordre.
Montesquieu secondait le mouvement imprimé à
la politique par Grotiuff et combattait les fâcheuses
influences de Machiavel. Ce volume était un service
rendu aux nations.
Quatorze aps après les Considérations ^ en 1748,
Montesquieu publia l'Esprit des lois.
f On peutdire que le sujet en est immense, puis-
qu'il embrassé toutes le& institutions qui sont reçues
parmi }es hommes , puisque l'auteur distingue ces
institutions, qu'il examine eelles qui conviennent
le plus à la société et à chaque société , qu'il en
cherche l'origine, qu'il en découvre les causes phy-
siques et morales, qu'il examine celles qui ont un
degré de bonté par elles-mêmes ^t celles qui n'en
ont aucun , que de deux pratiques pernicieuses il
cherche celle qui l'est plus et celle qui l'est moins,
qu'il y discute celles qui peuvent avoir de bons ef-
gfets à un certain égard et de mauvais dans un
ulre '. »
* Montesquieu, Défense de P Esprit des lois.
DIX^HUITIÈME SIÈCLE. 261
Nous avons cru que personne ne pouvait donner
mieux que l'auteur lui-même Tidée de ce vaste ou-
vrage, ou du moins du but qu'il s*élait proposé en
récrivant.
On assure qu'il en fut fait vingt-deux éditions en
dix-huit mois; aucun livre n'a soulevé plus de polé-
miques ardentes. Venu ainsi au milieu du dix-
huitième siècle, il contrastait vivement avec l'esprit
frivole» sceptique et épicurien des cinquante années
qui venaient de s'écouler, quoiqu'il le rappelât, çà
et là peut-être, par quelques détails.
Montesquieu proclama d'abord la justice absolue,
antérieure et supérieure à toute loi écrite. Voltaire
et tous les étourdis du dix-huitième siècle ne s'aper-
çurent pas de l'importance de ce principe qu'ils
appellent une subtilité métaphysique! Aveugles, qui
ne voient pas que là est l'idée fondamentale de
l'auteur comme de tout écrivain qui étudie la so-
ciété avec quelque profondeur.
On critiqua vivement la division des gouverne-
mens en trois catégories, le monarchique, le répu-
blicain et le despotique. On voulut leur substituer
d'autres divisions bien moins rationnelles. Quanta la
Tertu, qui est, selon l'auteur, le principe des répu-
bliques , et à l'honneur, qui serait le principe des
monarchies, nous avouons qu'il y a ici ^ selon nous,
quelque chose d'ingénieux, de cherché, de systé-
matique. On peut discuter long-temps sur ce que
l'auteur entend par ces mots vertu et honneur j mais
ces disctt^ioDs; tombent nécefissârenieiit «n des
distinctionsi puériles.
La véritable grandeur de ce livre consiste à avoir
enseigné la vénération de la loi, Tamour de la li*
berté civile , h une nation qui sortait de Tabsôlu-
tisme de Louis XIY et des, désordres de la régence.
Le sentiment de la dignité humaine a révélé à Hon«
tesquieu, dans son étude sur la constitution anglaisoi
des vérités que Içs Locke ^ les Swift, les Addisoni
les Bolingbroke , n'avaient pas aperçues. Cette par^
tie de l'Esprit des bis eut un prodigieux retentisse^
ment en Europe; ejlle a exercé une puiatante In-
fluence sur les évènemens qui ont suivi,
La nature du pouvoir «n Angleterre , ses aourees,
ses conséquences i sont an^ilyséçs avec une pénétra^
tionaclcpirable; etqçs pagea que rexpérieace, que
la pratique nous Tont trouver simples aujourd'hui,
étaient réellement merveilleuses alors.
Montesquieu n'est ps^s un utopiste , c'est un histo-«
rien ; il étudie çbaque forme de gouvernement sans
passion^ il recherche patiemment la réalité; c'est le
passé qu'il veut surtout faire connaître , mais dans
l'intérêt de l'avenir des peuples, de la vérité et de
la justice. Il fait haïr, le despotisme en le montrant
tel qu'il est*
Sa prédilection pour la constitution anglaise est
visible; mais cette constitution n'était-elle pas ce
qu'il y avait de plus rationnel alors?
Montesquieu reconnaît aux climats une grande
Dn^flUiTiiiiE siÈCiE, 909
ioflueBCf sur rhoiiim6,,sup les mœurs, et nécessai-
rement sur ia législation. Ses ennemis l'ont aecusé
à cal égard de tendances matérialistes; mais il nous
semble qu'il y a eu exagération dans ^attaque. Il
n'y a que des insensés qui puissent affirmer que les
habiians des pays chauds ont les mômes disposi-
tions, les mêmes passions., le même oaracière que
ceux des pays froids. L'auteqr de l'Espriides Im n'a
fait que rappeler des faits incontestables; il nee'en-
my pas que la religion chrétienne ne peut régner
sur tous 1^ peuplés , mais qu'elle s'établira plusfa^
cileoient dans un climat que dans un autre 2 ce n'est
pas là du matérialisDie» c^est de la raison. Oti0lfen-«
tesquieu ait parfois àttribiié trop d'tnfluene^ au elî^
ihaty o'pst possible, mais qufil lui ait sacrifié la
liberié de l'homme, cela ne peut être t le contraire
ressort trop évidemment de tout l'ensemble de ses
doctrines*
11 a ^té aecqsé de soutenir la légitimité de la po**
lygdmie dans certaines contrées, tandis qu'il a éta--
bli q^e la polygamie est en etle^m^me une chose
mauvaise, mais qu'il exist^ des cUmals 0(1 son
existence a des éifets moins. déplorables qu'elle n^en-
aurait dans notre' occident. :Les hevnmes parlent
souvent des choses sans les comprendre , et quel-
quefois sans vouloir les comprendre.
La plus cruelle accusation: portée contre Montes-
quieu a été celle de spinosisme et de déisme : heu^
reusement qu'elles se détmfeent l'ime Tautref Mon*
264 HISTOIRE DES LETtl^S.
tesquîeu a combattu Spinosa dans plusieurs passages
de son livre , qui est fort opposé aux doctrines pan-
théistiques. Quant à l'accusation de déisme, c*est-k-
dire de rejeter la vérité du christianisme , après
examen on se convaincra qu'elle n'est pas fondée.
Les erreurs que renferment, les Lettres persanes
avaient justement prédisposé les hommes religieux
à juger sévèrement l'Esprit des bis, aussi s'attacha-
tron à quelques détails non suffisamment expli-
qués peut-être, pour en tirer des conséquences gé-
nérales qui faisaient de Montesquieu un philosophe
à la manière d^ Voltaire. Dans sa spirituelle Défense
de l'Esprit des bis, Tillustre publiciste développe'
toutei sa pensée sur la religion ; il cite les passagesde
son livre qui proclament sa croyance et son profond
r^pect. à l'égard du christianisme, et entre autres
ceux-ci: '
ff La religion chrétienne, qui ordonne aux hommes
de s'aimer, veut sans doute que chaque peuple ait
les meilleures lois politiques et les meilleures lois
civiles,' parce qu'elles sont après elle le plus grand
bien que les hommes puissent donner et recevoir.
V Pendant que les princes mahométans donnent
sans cesse la mort .et la reçoivent, la religion chez
^s chrétiens rend les princes moins timides , et par
conséquent moins cruels. Le prince compte sur ses
sujets, et les sujets sur le prince. Chose admirable!
la religion chrétienne, qui ne semble avoir d'objet
DI^-HUITIÈME dIÈGLE. 265
que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bon-
heur dans celle-ci.
...... Sur le caractère de la religion chré-
tienne et celui de la mahométane, Ton doit, sans
autre examen , embrasser Tune et rejeter l'autre, t
Après avoir cité plusieurs autres fragmensde son
livre, ^Montesquieu proteste de nouveau de sa foi au
christianisme. Que demander de plus? Si Tauteur
a'est trompé danssa jeunesse, les écrivains religieux
doivent se féliciter qu'il soit revenu i la vérité quand
Tâge et l'étude ont mûri son génie. Nous n'avons
jamais compris le zèle malheureux qui s'efforce de
rejeter ce gran^ esprit hors de nos rangs.
Nous avons cherché à indiquer l'immense impor-
tance de l'Esprit des lois sous le rapport du progrès
du droit politique. Ce livre contient des vues très-
hautes et très-profondes sur le droit civil ; il faut
en renvoyer l'examen aux hommes spéciaux. Quant
au droit pénal , il doit aussi beaucoup à Montes-
quieu, dont le génie a encore été ici fidèle au
christianisme en s'efforçant de rendre la législation
moins cruelle. Cette partie des études du législateur
a marché d'un pas hardi dans notre siècle , et t Es-
prit des lois peut paraître timide aujourd'hui^ mais
il y aurait de l'ingratitude à ne pas reconnaître les
services rendus par les écrivains qui furent nos
initiateurs et nos modèles.
Non-seulement l'Esprit des lois a été le sujet de
nombreuse^ controverses sur les idées qu'il en*
ma BlflfôIRE &Efl LBTTRBS.
saigne, mais aussi sur le degré de génie qu'il iar
dique chez l'auteur. Selon Voltaire ^ madame hnn
cbÂtelet aurait dit que ee n'était que de. l'esprit sur
W kis^. On serait bien tenté de renvoyer le mot i
Fauteuv de V Essai sur tes meeurs des nations , qui f
bien plus que Montesquieu, a fait de Tesprit sur
Tbistoire. Des admirateurs ont au contraire trop
i^nté dlins $qq ensemble oelte vaste composition ,
dont rbsrmonie laisse beauoovip à désirera L'en-i
cbatnement des chapitres n'est pas asses saîaissablot
peu de parties, sont oomplèfes ; ce sont généralement
des tues tantôt très-^profondea / tantôt très-ingéi^
nieuses, quelquefois même revêtues d'un style
plein de petites grieqs qui rappelle le TempU de
Gnide* Çk et là aussi le grave pubUûi«Ae parait sa
complaire à étaler des images voluptueuses qui font
aonger aux salons du dix^buitième siècle dont Psu<^
teur c'avait pu perdre entièrement Fesprit frivola
et lieeneieux.
Yollà des défauts qu'il est impossible de nier,
mais ils n'empêchent pas ce livre de contenir des
chapitres d'une noble et magnifique éloquence» et
d'aveir jeté d'éclatantes lumi^es sçr le droit poli<
tique, ci^it et pénal du monde entier. Mentesifuieu
est surtout grand dans le dix-huitième siècle par soo
cespect pouQ l'origine divine de la justice, antéf»
rieure à toute loi écrite , et par sa foi au christia-
nisme j tant de fois exprimée dans la maturité de
soa 4ge et de son esprit. Voilà pourquoi M. de
Cbatéaak'iaiid Vu noittmé le véritable grand bommé
de son teitip9.
VEipHt des knê avait été préparé en France pa^
I« travaux dea juriâecnsulte^ du geîziëme aiécle^
par le li\re de Bodîa sur la république i par leé
écrits de Domat et du savant et généreux d^Agues-
seau sur la législation. L^œuvre de Montesquieu peut
être placée auprès de ee que l'antiquité a produit
déplus élevé dans cet ordre des connaissances ha*
maines, des traités de Platon, de ta République et
deê loiê^ et deh PoHéique d'Ariêtote. Bn comparant
las livres grecs el ^E$prii des hU , on est vivement
frappé de la supériorité de la civilisation dirétienne
sur celle des peuples païens.
Des ouvrages de Montesquieu dignes d^oceuper
la postérité j le Dlahgue de Syth ei d^Eucrate et lé
morceaii but Lyàmaque sont les seuls dont nous
n'ayons pas enepre parlé. On a dit avec raison que
Montesquieu avait rappelé ici le génie politique dii
grand Corneille.
LMllustre publiciste ne survécut que sept ans à fa
publication de l'Esprit des his;*\\ mourut d'une
fluxion de poitrine ft Paris, le iO février 1755/ k
soixante-six ans^ apréë avoir reçu le viatique avec
la foi et la vésignfttion d'un chrétien.
Yoltaire et Montesquieu dominèrent seuls la pre-
mière moitié du dix-huitième siècle , leur influence
fut puissante sur la siècle entier. L'esprit prodigieux^
miatigabla du premier i la haute intelligence et lee
36& HlSTOlàE DES LETTRES.
profondes études du second, expliquent Tettipire de
ces deux hommes. Un concours d'académie de pro-
vince mit en évidence, en l'année 1750 , un autre
écrivain qui devait puiser dans les souffrances que
lui infligea la société une énergie de sentiment, un
accent passionné , encore inconnus dans les lettres
françaises. Si Voltaire et Montesquieu agirent prin-
cipalement sur Fesprit de la nation, Jean-Jacques
Rousseau remua violemment les cœurs, il fut l'idole
de tous les êtres mal placés au sein de la société op-
pressive de son temps. Né à Genève, en 1712, d'un
l^re horloger, il. perdit sa mère en naissant; son
enfonce et sa jeunesse se passèrent dans un vaga-
bondage qui convenaU à cette imagination ardente
et mobile : recueilli chez madame de Warens , à la
recommandation de l'évèque d'Annecy , il devint
l'amant de cette femme étrange , qui se disait sa
mère , et à laquelle il n'a manqué peut-être que le
sentiment de la pudeur de son sexe , dont elle avait
la douce commisération. Rousseau quitta souvent
sa bienfaitrice pour se livrer à la réalisation de
mille rêves d'enfansque l'expérience faisait toujours
évanouir. Nous ne pouvons entrer ici dans tous les
détails^ que les Omfessums racontent avec tant de
charme , quand elles ne s'égarent pas en des obscé-
nités déplorables. Rousseau lutta pendant toute sa
jeunesse contre le malheur de sa position, froissé .
par les grands qui humiliaient son amour-propre ^
çt sç copsolant avec un sourire de jeune fiUe ou
DIX-HUITIÈME âlËCLE. ÎOd
l'aspect d'un beau paysage. Mais cependant le cha-
grin et la haine contre Tordre social dont il était yic-
time ulcéraient le cœur de ce jeune homme; il vint
à Paris en ilU (il avait vingt-neuf ans) et y vécut
long-temps dans une position gênée. En 4743, des
amis le placèrent chez M. de Montaigu , ambassa-
deur de France à Venise. Il ne vécut pas long-temps
en harmonie avec son excellence; il avoue lui-même
que son caractère avait toujours été une orgueilleuse
misanthropie et une certaine aigreur contre les ri-
ches et les heureux de ce monde. Rousseau revint à
Paris, et obtint une place de commis chez M. Dupin,
fermier général et homme d'esprit. Cet emploi lui
procura quelque aisance, et il s'en servit pour aider
madame de Warens dopt les affaires étaient alors
très-mauvaises.
En 1750 , l'Académie de Dijon avait proposé ce
sujet de discours : Le rétablissement des sciences et
des arts a4-il contribué à épurer les mœurs 7 II y
avait deux ans que V Esprit des bis avait paru, lors«
que Jean-Jacques Rousseau fut couronné pour son
éloquente diatribe contre les lettres. Il avait trente^
huit ans ; depuis long-temps déjà il sentait fermenter
en lui la colère qu'il jeta alors à la face de la société
française. On sentit dans ce livre une pnssîon démo-
cratique à laquelle la forme légère de Yohaire, Top-
position modérée de Montesquieu n'avaient pas ac-
coutumé les lecteurs. On a dit que Rousseau avait
d'abord eu l'intention de plaider la cause des lettresi
^70 HISTOIRE DE8 LETTRES.
et qu'il en avait été délourné par Diderot, alors prî»
sonnier au donjon de Yiucennes ; la pente de ses
idées rentrainait à combattre contre la civilisation^
et conséquemment contre, ce qui la dominait alors^
c*est-i-direla littérature. Rousseau commençait dans
ce discours sa carrière d'éloquente révolte* YoUaire
lui-même crut devoir répondre à cet inconnu^ et il
te ût à sa manière , par un petit conte , Timon le
misanthrope i M. Bordes, de Lyon, et le roi Stanislas
répondirent sérieusement , et Rousseau répliqua
avec un esprit et une vivacité qui fixèrent désormais
rattention de la France sur lui»
L^Âcadémie de Dijon ^ se trouvant en veine d$
nardiesse , choisit pour programme d'un nouveau
prix : les causes de l'inégalité parmi les hommes^ et
l'origine des sociétés.
Rousseau concourut de nouveau ^ et ici il révéla
toute la partie politique et sociale de son génie : Une
gardait aucun ménagement; s'emportant avec âpreté
Contre toute l'organisation de la société, qui^ seion
lui, n'était basée que sur l'injustice et l'oppression
du faible , il présenta la vie sauvage comme le su-
prême bonheur , comme le dernier mot de la des-
tinée humaine. C'était méconnaître les vues de la
Providence sur l'humanité, c'était ignorer la nature
de l'homme qui a besoin de secours dès sa naissance.
Le dernier mot de la destinée humaine est l'accom*
plissement du précepte divin de la charité dans l'or-
gaaisation sociale.
mX-IUfTIÈME BïiCtlR. 271
RottMeau plaidait la cause de rerreor, il y avait
été amené par le spectacle odieux de la société de
son letnps , qui croulait en proie à la débauche, an
kxe et au scepticisme des puissétis, à la misèreet au
désespoir des masses. Aussi ieeri véh^Ment et som-
bre de cet éloquent révoilé rebentit dans les âmes
de ceux qui souffraient ^ et eifraya les classes priti<-
Cet effroi était très-légitime ; on se rappelle cette
audacieuse définition do la propriété; Saint-Simon
n'est pas allé plue loin :
• Le premier qui, ayant endos un terrain^ s'étisâ
de dire: Cbd esiâ mot, et trouTa des gens asset aim«
{ries pour le croire, fiit le vrai fondateur de la so-»
ciété civile ; que de crimes, de guerres , de meur-
tres» que de misères et d'horreurs n'eût point épar-
gnés au genre kumain celui qui ^ arrachant les pieux
o« comblant lek fossés , eût crié à ses semblables :
cGardez-vousd' écouter cet imposteur; vouaéteè per-
tdus, si voua oubliez que les fruits sont à tous, et
i que la terre n'est à personne. »
s Quelle est donc , s'écria Voltaire , Tespèce de
philosophie qui fait dire des choses que le sens com-
mun réprouve du fond de la Chine jusqu'au Canada?
N'est-ce pas celle d'un gneux qui voudrait que tous
les riches fussent volés par les pauvres , afin de
mijsux établir l'union fraternelle entre les hommes?»
Rousseau dédia son Discours sur ^inégalité aux ci-
toyens de Genève, et dans cette dédicace il prodigua
273 HISTOIRE DES LETTRES.
les mots de citoyens , de liberté, de souveraineté dupeu-
pie, et montra une fierté toute romaine , qui aug-
menta encore Teffet de l'ouvrage. Mais ce qu'il y eut
de plus remarquable dans, la destinée de Jean-Jac-
ques, c'est que les classes de la société dont ses idées
détruisaient le bonheur se mirent à vanter le phi-
losophe , ce qui n'empêchait pas le malheureux d'é-
crire de Paris^ en 1753 : Tout est cher ici, et surtout
lepainl
Entre ses deux discours , Rousseau , qui toute sa
vie s'était occupé de musique , avait donné son gra-
cieux opéra, le Devin de village, dont la cour fut char-
mée. Le roi voulut voir l'auteur, et madame dePom-
padour lui envoya cinquante louis , que la misère le
^ força d'accepter.
De 175i à 1760 , Rousseau habita l'Ermitage et
Montmorency ; c'est dans cette solitude que furent
écrits la Lettre à d'Alembert, la Nouvelle Hékise y Emile
et le Contrat social.
Parlons d'abord de ce dernier ouvrage qui résume
les idées politiques de l'auteur '. Ce qui apparaît le
moins dans ses écrits est le sens pratique : on voit
que s'il n'est pas toujours resté dans la solitude,
c'est que sa position ne le lui a pas permis; sa haine
contre Tordre social au milieu duquel il vivait l'a
empêché d'étudier le jeu des institutions etd'aper-
' 11 ne fat publié qu'en 1762 , trois ans après la Nouvelle
Héloïse.
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 273
Cè^ir la difficulté de concilier les théories éi les
réalités : aussi ne s'arrôie-til jamais devant les ob-
stacles de la mise en œuvre ; ses idées ne se modifient
en rien , elles ne sont pas complexes , mais simples
et tranchées. Le Contrai social proclame la souve-
raineté et rinfaillibiiité du peuple : cette souverai*
nelé est inaliénable et doit être exercée par chacun.
Tout cela est démontré avec une rigidité de logique
digne d'un mathématicien, et révèle, selon nous, une
singulière ignorance de la vie pratique. U y a dans
tout le livre une étrange force d'abstraction, une
affirmation impérieuse, un style plein d'énergie qui
remue et parfois étonne. Qu'était-ce donc pour les
contemporains qui lisaient ces axiomes républicains
sous la monarchie absolue de Louis XV, au milieu
des désordres de l'aristocratie et de la royauté?
Rousseau avait emprunté des idées aux ouvrages
pc^litiqucs de Sidney et de Locke, écrits au milieu
des révolutions d'Angleterre, mais avec moins d'au^
dace, avec plus d'expérience et de véritable philoso^
phie sociale. La révolution française a obéi aux pres-
criptions de Jean-Jacques. « Depuis la déclaration
des droits de Thomme jusqu'à la constitution de
1793, dit M. Villemain, il n'est aucun grand acte où
vous ne trouviez l'influence bien ou mal comprise
de Rousseau. C'est lui , et non pas l'éducation des
collèges, comme on Ta dit, qui avait créé cet enthou-
siasme de l'antiquité , fécond en parodies et en cri*
vu. IS
IT4 HiSTomB mss invias;
Blés *. Quê de fois , en pai^urant les annales de la
tfibsne d'alors, on trovteles principes, les pensées,
les pàrases de Rousseau tmtiés, commentés, copiés,
el souvent par (fuels hommes I Rousseau fut à quel-
ques égards la Bible de ce temps. »
La secte des encyclopédistes était depuis long-
temps déjà dans toute sa force ; l'irréligion et le sen-.
Maiîsme le plus effréné débordaient de leurs livres,
et Jea»* Jacques s'épouvantait de ces désordres in-
teltecttiels; mais des relations assez intimes avee
i^lques-^ms de ces hommes arrêtèrent long-temps
sa pîumew H avait quarante-cinq ans lorsqu'il se
^t d'une malheureuse et folle passion pour ma*
dame d'Houdetot. Ce fut à cette époque qu'il aban-
donna l'ErmHage pour Montlouis, et qu'éclata sa
lrupt«fe avec les encyclopédistes. D'Alembert, à
Tarticle Genève, conseillait rétablissement d'un
théâtre dans cette ville; Rousseau, indigné de l'im-
noralité de ta soeiété de son temps, et aussi peut-
ètvo entraîné par le besoin de commencer la guerre
eofttre la secte dominante, reprit en main la cause
dtfendue par Bossuet au dix-septième siècle^ et
publia sa Lettre à d'Alembert, si pleine d'esprit et de
girâce, si cruellement amère pour la société bril-
lante et dépravée qui la lisait.
Voltaire, d'Alembert, Marmontel, répondirent;
* B finit reconnaître au moins que renseignement des collé-
gssa MeoncM lei idéet du philosophe de Geadve*
OD reprocha à Rousseau d'avoir écrit une aseez
maavaise comédie et l'opéra du Devin de tittage
avant de s'être fait apôtre ; on le plaisanta syr m
passion pour madame d'Houdetot; on annonça que
le grave aristarque s'occupait d'un roman; les fem*
mes et les jeunes gens espérèrent y trouver l'auto*
biographie de cet homme bizarre, si faible dans sa
my si austère dans ses ouvrages !
La Nmvetle HéUfise vint révéler tout le délire du
cœur du citoyen de Genève; jamais la passion n'a^
Tait été ainsi exprimée en France. L'effet fut prodi-
gieux ; les femmes surtout adoptèrent Fauteur avec
enthousiasme.
Si nous avons blâmé certaines parties de l'osuvre
de Racine comme plongeant la nation dans la mol"
lesse, que dirons-nous de la Nouvelle Hél&lse? Ce li-
vre exaltait les faiblesses de la femme, il jetait sur
elles un charme aimable qui en faisait presque une
vertu. Il faut respirer Fair de la corruption pour
ne pas sentir à quel point ce roman est corrupteur :
et d'ailleurs quel renversement de toute raison pra-
tique l et que penser de ce mari qui attire chez lui,
pour le faire vivre dans son ménage, Fhorame qui
dans sa jeunesse avait séduit sa femme? La criti-
que ne partagea pas Fenthousiasme délirant d'une
grande partie du public , elle mit en relief les in-
conséquences de Fauteur; elle s'emporta contre ce
philosophe austère qui défendait aux femmes chas-»
tes la lecture de son œavtô, et qui la publiait t
276 histoire' des lettres.
Le danger était d'autant plus grand que plusieurs
parties de la Nouvelle Héloise sont écrites avec une
éloquence admirable, une passion qui fermente et
entraine. On y sent une énergie un peu fébrile peut-
être, mais remuante et irrésistible pour certains
lecteurs. Rousseau défend la vérité avec un talent
magnifique; mais il semble se faire un orgueil de
déployer plus de puissance encore eh plaidant la
cause de Terreur. Dans ses lettres pour et contre le
suicide, il rappelle les sophistes antiques.
Le sentiment du paysage , de la communion de
l'âme avec la* nature, apparaissait ici pour la pre-
mière fois peut-être à ce degré dans la littérature
française. Plusieurs lettres, et surtout la promenade
sur le lac, si belle d'images, de passion et de style,
me semblent le commencement très-glorieux de l'é-
cole appelée romantique, à défaut d'un titre qui ait
le sens commun. Les lettres sur les femmes, sur
Popéra, sur la musique française d'alors^ révc^laient
un esprit plein de charme et d'originalité. Enûn ce
livre était l'erreur d'un homme de génie; aussi,
malgré ses périls, ou plutôt à cause d'eux peut-être,
il fut pendant plus de soixante ans la lecture favo-
rite des jeunes gens et des femmes du monde. Son
influence a été mauvaise , il n'est pas possible d^en
douter; il a exalté bien des cœurs, il lésa plongés
en des désordres^ il a détourné de la vie austère du
devoir, il a fait du mal à l'immense majorité de ses
admirateurs. Cependant il a pu être salutaire i
DIX-HOITIÈME SIÈCLE.' 277
quelques êtres dissolus qu'il aura spiritualisés , à
quelques cœurs glacés auxquels il aura donné une
étincelle peut-être. Depuis vingt ans environ, la
Nouvelle Héloise est oubliée , elle est devenue fati-
gante, on l'abandonne; elle a été remplacée par
des romans plus dramatiques et bien plus immo-
raux encore \
V Emile est Tœuvre principale de Jean-Jacques
Rousseau. Il ne pouvait choisir un sujet plus vaste^
plus intéressant, que l'éducation. Le système qu'il a
soutenu dans ses deux premiers discours apparaît
dès sa première ligne : < Tout est bien, sortant des
* Noas placerons ici quelques-uns des jugemens de la cri-
tique française sur ce livre.
La Harpe a dit dans son Lycée , tomd 16 :
Ce 'prétendu martyr de la vérité ne fut jamais au fond
qa'un très-adroit charlatan, qui connaissait son auditoire.
J'avais déjà observé qu'il avait surtout pour lui les femmes et
les jeunes gens : et pourquoi? c'est qu'il avait euTart de don-
ner à leurs passions favorites le ton et l'air des vertus. Quelle
jeune personne en ne consultant que son cœur , et non pas
son devoir, ne s'est pas crue une Julie et n'a pas été flattée
de le croire? Quel étourdi, en cherchant à séduire l'inno-
cence , ne s'est pas cru un Saint-Preux? Voilà ce que lui ont
valu ses romans.
Il avait bien compris qu'on lui reprocherait l'inconséquence
d'une production de ce genre , si peu compatible avec la mo-
rale austère qu'il professait dans d'autres ouvrages ; mais rien
n'embarrasse un homme qui se tire de tout avec une phrase
IrançhantOf II faut des romans à un peuple corrompu , et tout
y79 HISTOIRE MS LSTTRES.
mains de l'auteur des choses; tout dégénère entré
les mains de l'homme. » C'est toujours la même
haine de Tordre social. Aussi la théorie de Rous-
seau sur l'éducation consiste à laisser l'enfant aban-
donné à ses instincts qui, selon lui, ne sauraient le
tromper. L'expérience démontre chaque jour com-
bien, au contraire, l'éducation a à lutter contre les
passions de l'homme; mais il faut reconnaître aussi
que nos vices nous sont souvent donnés par la so-
ciété elle-même, qui est encore imprévoyante et peu
charitable, par la société qui place forcément un
grand nombre d'individus dans des positions dé-
est dit pour les sots. Combien de sottises dans celte phrase !
C'est comme si l'on disait : Il faut des poisons à un malade...
Palissot dit :
Le roman d'Héioîie a bit beaucoup de bruit« On pourrait
presque lui appliquer ce qu'on disait du Cid , que c'était as
excellent ouvrage dont on avait fait d'excellentes critiques.
L'intrigue nous a paru mal conduite, Tordonnance maayaise.
Les personnage» «ont trop uniformes , trop guindés, trop
exagérés, quoique Tautenr ait voulu les représenter dam U
belle nature. Le costume y est blessé sans cesse. C'est toujonn
M. Rousseau qui parle par la bouche de ses acteurs. Il â beai
chercher à se mettre i^ leur place , à se plier à leur génie,
à leur condition , à leur sexe, c'est un grand homme qû,
|»ea qu'il se baisse , est souvent plus grand qu'il ne faut pour
U vraisemblance*
M. Villemain a prononcé oontrece livre on jugement biea
aévère quand il a dit, dans son cours de 1827 : Ce n'est pai
kî qm 9em pouvons juger la Vl^wêUê BMoiu.
DIX-BUITIÈXE SIÈCLE. 879
plorables. Rousseau a manqué de profondeur de
vue; au lieu de jeter ranathème sur toute société,
et de faire un éloge emphatique de la vie sauvage^
il fallait démontrer ce que cette société avait eacoi^
de barbare^ et par quels moyens on pouvait amé*
liorer le sort de l'homme en basant de plus en plus
Tordre social sur les idées chrétiennes^ en faisant
pénétrer la charité dans la législation, dans tous iM
rapports de Fhomme avec l'État et avec ses seia<>
blables.
L'auteur d'Êmila a exercé une heureuse influença
sur plusieurs parties de l'éducation de l'enfance}
il a plaidé avec une éloquence entraînante les droits
de la nature. Les petiles-mattresses parisiennes %ê
iif eut honneur d'allaiter elles-mêmes leurs enfans^
i|u'elles débarrassèrent en même temps des mail^
lots qui les garrottaient. Rousseau devint^ aux yeux
des mères, un apôtre de l'humanité.
La partie la plus élevée de VÊmile.esi celle eoli^'
nue sous le titre de Prt^sion ikfH du vkmre ^a-
wnford; elle résume les idées de Rousseau sur la re^
ligion, c'est-à-dire sur ce qui importe le plus à «â
4tre intelligent.
Dès le début, nous nous sentons en plein dix4iiii«'
tième siècle ; la confession du vicaire elle-même nous
parle de la licence de ce temps. Toute la première
partie déplut aux philosophes d'alors. Dans un lam
gage magnifique^ et avec une force de raisonnemeot
incoûtestable» RoussMiu proclame sa foi à un DîM
880 HISTOIRE DES LETTRES.
créateur, à la spiritualité et à rîmmortalité de
l'àme, à la responsabilité humaine, à une vie à ve-
nir de bonheur ou de souffrance, selon que nous
aurons vécu sur la terre. Il lire du spectacle du
monde la preuve d'une autre vie, et en cela il est
d'accord avec tous les docteurs du christianisme:
« Si l'âme est immatérielle, dit-il, elle peut sur-
vivre au corps; et si elle lui survit, la Providence
est justifiée. Quand je n'aurais d'autres preuves de
rimmatérialilé de Tâme que le triomphe du mé-
chant et l'oppression du juste en ce monde , cela
seul m'empêcherait d'en douter. »
Voilà une des grandes gloires de Rousseau. Au mi-
lieu de l'orgie philosophique de son temps, du délire
de ses anciens amis qui préconisaient un matéria-
lisme abject et insensé, il démontra les grandes vé-
rités que nous venons de rappeler avec l'entraînante
et forte parole qui sortait de son cœur à ses momens
d'inspiration.
Jean-Jacques aurait dû s'arrêter là. Dès qu'il
aborde la question des religions établies , on sent que
Tobscurité se fait dans son âme ; son indiQërence
pour les divers cultes, le conseil qu'il donne de res-
ter dans la religion de ses pères, décident que toutes
les religions sont également vraies ou également
fausses. Et cependant il professe une admiration si
ardente pour le christianisme et son divin fondateur
qu'il n'hésite pas à lui donner la préférence^ sur
tous les cultes. Pourquoi donc , o philosophe 9 un
DIX-HU1Ï][ÈME SIËGLS* 2S1
mahométan ou un juif feraient-ils bien de rester
dans la religion de leurs pères? Jean-Jacques Rous-
seau manquait de connaissances historiques , prin-
cipalement en ce qui concerne les religions ; malgré
lui les préjugés de son temps avaient singulièrement
obscurci son intelligence à cet égard. Ainsi il sem-
ble ne rien voir de l'imposante autorité du catho-
licisme, de la solidité de sa doctrine appuyée sur la
tradition depuis Torigine du monde^ de l'admirable
unité de son enseignement. Cette immense puissance
intellectuelle ne frappe pas ses regards. Aussi Rous-
seau a dû être jugé très-sévèrement du haut de l'or*
thodoxîe catholique. Les réfutations contenues dans
le premier volume de VEssai sur l^indifférence reste-
ront toujours justes et vraies.
Quand il traite de l'éducation de la femme , Rous-
seau est visiblement influencé par le spectacle de la
société de son temps ; il n'a pas le sentiment déli-
cat de la pureté de la jeune fille; le sensualisme
guide trop ici la plume du citoyen de Genève. Que
l'on compare cette partie de V Emile au Trcàté sur
l'éducation des filles <}ue Fénélon laissa tomber de
son âme toute divine , et l'on se convaincra de l'im-
mense supériorité du christianisme sur toute philo-
sophie humaine. Les pages consacrées par Jean-
Jacques à la peinture des amours d'Emile et de
Sophie sont souvent pleines de charme et de vérité;
mais quel dénoûment! L'auteur lui-même nesem-
ble-t-il pas s'empresser de confirmer le jugement
SS2 HI$TQipftE DES LETTRES.
qae nous venons de porter, en livrant son héroïne
sans résistance aux passions qu*il a prétendu com^
battre?
La beauté de certaines parties de YËmil^ pl^çe
cette œuvre auprès des plus magniûques travaux sur
l'éducation, auprès de la République de Platon et du
livre si populaire de Xénophon y la Cifropédie*
V Emile avait été accueilli favorablement par te
duc de Luxembourg y par le prince de Conti , par le
vertueux Malesherbes ; il avait été protégé par Ta-t
ristocratie de naissance et par celle de Tâme; on
savait gré à Rousseau de son spiritualisnia en fafîe
de Twgie intellectuelle qui troublait la France alors.
Maisi dès que le livre parut , il s'éleva contre lui uo
orage au sein du parlement qui venait de triompha
des jésuites et tenait peut- être d'autant pJus à mon-
Jtrer sa sollicitude pour rÉglise« V Emile fut donc
i»ndamné ; on ordonna l'arrestation de l^auteiur qui
fut averti secrètement et gagna la Suisse^ Proscrit
de sa propre patrie, il trouva un réfugie dans la
principauté de Neufchatel.
Non«seulaœeot le parlement eondaiPRa V^n^^
mais r«robevèque/de Paris crut devoir joindre sa
voix à oelle des juges de Rousseau par on mandement
sévàre» et qui eut d'autant plus d'autorité que le ea-
raclère du pfélat était trés^ifliiposant. Les phihiùpkÊS
eux-mômes l'approuvèrent en haine du eît^yen de
Genève dont les magîstrata venaient aussi de frtfiper
VÊmb 4' «me 6ondan»nation< Aimif tepi^u^é par h
])lK*HUITlilfE »\ÈGl»^ ^88
parlement , par le catholicisme et le protestantisme,
Rousseau produisit un de ses plus remarquablee
écrits de controverse. Sa réponse à monseigneur
l'archevêque de Paris est brûlante de cette éloquence
de la révolte , qui secondait les prissions du temps
et préparait les terribles révolutions qui devaient
surgir à la fin du siècle. La colère inspire à l'écri-
vain bien des exagérations erronées; mais il plaidait
pour la liberté religieuse t et son accent retentissait
dans tous les cœurs.
Les Lettres de la montagne suivirent la Réponse à
l'archevêque d^ P^rki} c'est d§ la polémique tout i
la fois religieuse et politique , reproduisant les idées
du ticair^ savoyard ^ toujct^ps da&s un magnifique
Myle, et se mêlant aux affaires de Genève avec unn
rare éloquence de }ournaUs|e*
De nouvelles persécutions partirent de cette ville;
les injurieux pap)phlets de Voltaire aidaient bruyam-
ment lespppressei^fs : Jeaiii-Jacques fut encore obligé
de fuir et de se réfugier sur le lac de Bienne, dans
cette charmante île de Saint-Pierre dont il nous a
donné une délicieuse description. Le sénat de Berne
le chassa encore de ce dernier asile : c'est alors qu'il
se décida à suivre Hume en Angleterre, après s'être
arrêté quelque temps à Paris sous la protection du
prince de Conti ^et caressé par toute T inconséquente
aristocratie de cette époque.
Nous ayons déjà parlé, à propos de Humé, de l'a-
mîtîé des demi philosophes^ de leur rupture, de
284 BISTOIRS DES LETTRES.
leurs torts réciproques sans doute; il est inutile de
revenir sur ces détails biographiques. Rousseau sé-
journa treize mois à Wootton , y écrivit les six pre-
miers livres des Confessions , et revint en France. Le
parlement ferma les yeux, et le pauvre banni erra
dans le Dauphiné pendant quelque temps , puis re-
tourna à Paris , où il demeura dans la rue Plâtrière.
Pendant les huit années qui s'écoulèrent entre le
retour de Jean- Jacques et sa mort, il s'efforça de se
faire oublier, feignant de mépriser la profession
id'auteur qui était sa gloire, la méprisant réellement
peut-être , car qui peut apprécier les fantaisies de
son humeur bizarret
Son Écrit sur le gouvernement de Pologne , qui ap-
partient à cette époque de sa vie, reproduit cepen-
dant toutes ses belles qualités d'écrivain , et aussi
l'inébranlable ténacité de ses théories politiques.
Pendant qu'il discutait sur les moyens de sauver ce
noble peuple, les armées de l'Europe l'écrasaient
sous le nombre et les rois se partageaient sa dé-
pouille.
11 nous reste à examiner l'ouvrage dans lequel
Rousseau a le plus mis de lui-même , les Confessions^
singulier monument d'orgueil qui tend à abaisser
son auteur, et n'est , à l'examiner de près , qu'une
suite de la terrible guerre du citoyen de Genève
contre l'ordre social.
En parlant de ce livre , il est impossible de ne pas
86 souvenir d'un autre livre , si profondément ad-
DIX-HUITIËME SIÈCLE. 285
mirable^ qui porte le même titre et fat inspiré
par une ardente charité et l'humble repentir du
chrétien* Rousseau semble au contraire triompher
de ses chutes ; ce qui est en cause chez lui , ce n'est
pas sa propre conscience , mais la société, qui, par
les obstacles invincibles qu'elle lui a opposés, Ta
forcé de tomber dans toutes les erreurs qu'il étale à
DOS regards. Voilà ce qui nous fait dire que l'auteur
continue ici sa lutte passionnée contre l'ordre so-
cial. Ce point de vue peut être moral pour les légis-
lateurs , qui doivent s'eiTorcer d'amoindrir les
obstacles sociaux, afin que l'homme soit moins en-
travé dans l'exercice rationnel de ses instincts; mais
il est très-dangereux pour l'individu, qui légitime
ainsi toutes ses erreurs et tous ses vices en en reje-
tant la responsabilité sur les conditions mauvaises
dans lesquelles sa vie est enchaînée.
C'est toujours avec un sentiment d'amertume et
de commisération que nous ouvrons le livre des
Confessions de Rousseau. Cet homme si éloquent^
dont l'intelligence. est si forte, commença par er-
rer à la merci de chacun , recueilli par la charité
d'une femme galante, humilié par les grandes dames
qui le mettent à dîner à la table de leurs valets ,
poussé au vice par sa bienfaitrice elle-même, cor-
rompu çà et là par la rencontre de gens de mœurs
ignobles. Plus tard , il tombe dans la société des
philosophes matérialistes; il les entend rire conti-
nuellement de l'âme 9 de Dieu, des devoirs des
7M HinOliK IIBf lETTRBS.
boibiBcs ; il s'attache à vue malheureuse femme i la-
quelle iluepeet apprendre à lîre^ à une famille mi^
sérable et sans moralité qui exeree sur toute sa tie
une influence pernieien»^ il lie prat gagner assex
d'argent pour nour? ir sm enfans) il eraint , dft-tl ^
d'ailleursi qu'ils ne soient corrompus par la mère de
celte femme dont il a fiiit sa compagne» Le malbea^
reux! lut qui a trouvé des paroies si- remuantes
qu'eVlea ont ému la société tout entière en faveur de
Fenfanee, il met ses propres enfans à Th^pital l
Enfin il descend jusqu'à la monomanie, il voit des
ennemis partout , jusque dans ce pauvre petit gar^
Qon qu'il rencontre errant dans la campagne. Il
meurt... un mystère lugubre plane encore Sur cet
instant suprême '•
Et cependant que de doHces choses dans ce livre
des (Confessions I Jamais, avant Roossean, un écri'-
vain n'avait peint comme lui la nature, n'avait ana-
lysé à ce degré les influences du paysage sur Pâme
humaine. Avec quel charme ne le suit-on pas â tra«
vers les lacs et les chalets de la Suisse , ou dans ses
courses de jeune homme au milieu des shes romane
tiques dé la Savoie , ému du doux gazouillement des
ruisseaux et de la voix cristalline des jeunes filles
au gracieux sourire ?
* Il mourat le 2 juillet 1778 , na mois après Voltaire. Pia-
sieurs biographes affirment que Rousseau succomba a une
attaque d'apoplexie ; nous croyons^ à tout considérer, cette
djpînion la pfan probable*
Dix-TOtTiÈME srrtrcLE. 2S7
ê
l^ourquoi faat-il qu'au milieu des plus suaves
peintures se rencontrent des pages d'une obscénité
révoltante, des Kgnes qui ne permettent à aucune
femme h lecture de ce livre?
Le% Hêverieè d'un promeneur solitaire , écrites vers
la fin de la vie de Rousseau, révèlent de plus en
plus UQ divin sentiment de la nature , qui manquait
absolument à la poésie française. On respire dans
certaines parties de ce volume une si pénétrante
tendressOi une admiration si vive poFur lés beau-
tés de la création , que Tàme en reçoit une impres-
sion profondément religieuse.
Oh ! malgré les inconséquences de sa vie et de ses
pensées 9 malgré ses graves erreurs comme homme
.et comme écrivain, ne confondons jamais Jean-Jao-
ques Rousseau avec ces prédicateurs du matéria-
tisGoe dont il nous reste à parler. Mais le moment
n'est pas venu encore.
Un homme qui exerça moins d'influence sans
doute que Voltaire , Montesquieu et Rousseau ,
mais que l'admiration publique plaça auprès d'eux,
Buffon , naquit à Montbars, le 7 septembre 1707, de
Benjamin Le Clerc de Buflbn , conseiller au parle-
ment de Bourgogne. Une éducation littéraire et des
i^ojages en Italie et en Angleterre occupèrent sa jeu-
nesse. De retour en Bourgogne, l'amour de la
science et du monde l'attira sauvent à Paris ; ses
biographes rapportent qu'il fut tout à la fois très-
adonné au plaisir <et au travail; ses goûts l'entrai-
288 ËISTOIRE DES LETTRES.
nèrent bientôt vers l'étude des sciences naturelles »
et il débula par des traductions de la Statistique des
végétaux de Haies et du Traité des fluxions de New-
ton. Plusieurs mémoires et fragmens scientifiques
suivirent ces traductions. À la mort de Dufay, Buf-
fon fut chargé de la direction scientifique du Jardin-
du-Roiy ce qui donna à ses études une impulsion
toute spéciale.
Il ne tarda pas à embrasser de son regard la na-
ture entière y dont il voulut pénétrer les plus pro-
fonds mystères ; rappelant ainsi , non les savans
modernes qui se bornent souvent à des classifica-
tions j à des nomenclatures , mais les plus anciens
philosophes de la Grèce^ dont il reproduisit l'ima-
gination splendide. Buffon voulut étudier et peindre
la terre avant l'homme et les animaux, et, quelles
que soient les erreurs qui ont été reconnues dans
cette première partie de son vaste travail, on ne
peut méconnaître l'éblouissante force poétique, et
môme scientifique , qu'il y déploya. Le sceptique
Hume fut étonné de la Théorie de la terre; il écri-
vait : « J'étais arrivé, par mes réflexions, à un état
de scepticisme complet , lorsque je reçus ce livre»
et ce me fut une surprise extraordinaire de ^oir
que le génie de cet homme donnait à des choses que
personne n^a vues une probabilité presque égale à
l'évidence. Gela me parait^ je l'avoue, un des plus
grands exemples de la puissance de l'esprit hu-
main. »
t)l2L-HUITlili£ SIÈCLE. 289
hiiffon écrivait, en 1744, son Discours sur l'histoire
et la théorie de la terre; nous n'avons pas à nous
occuper ici de la partie purement scientifique de
cette œuvre; rappelons seulement que Tintuilion du
génie entrevit les grandes découvertes de Guvier:
< II peut se faire , dit Buffon , quMl y ait eu de
certains animaux dont Tespèce a péri ; les os fossiles
extraordinaires qu'on trouve en Sibérie, au Canada,
en Irlande , semblent confirmer cette conjecture* •
{Théorie de la terre, p. 185.)
Quant aux gigantesques hypothèses de Buffon
sur la création de la terre , tous les critiques recon-
naissent que, même dans leurs erreurs, elles révè-
lent un génie élevé et vaste.
Sur la grande question du principe du monde,
Buffon n'est pas toujours conséquent. Ses sublimes
invocations à Dieu ne devraient pas laisser de doutes
sur sa croyance ; mais dans quelques parties de son
œuvre il semble imbu d'idées fausses sur la créa*
tion 9 idées que Cuvier a réfutées de nos jours par
l'observation savante des faits.
Il ne faut cependant pas faire à Buffon le re-
proche d'avoir partagé les erreurs* déplorables de
son temps , mais reconnaître qu'il est plus encore
un grand poète, un grand coloriste, qu'un savant. Il
n'a pas sur Dieu la fermeté d'idées qui fait la {gloire
de Plalon dans le monde antique, de Newton et de
Descartes dans le monde moderne.
Toute sa vie (et Buffon n'est mort que la veille
vu. 19
290 HISTOIKE DES LETTRES.
de notre rétolution, en i788) fut consacrée à Tétude
de la natnre, et ses recherches de détail révèlent
une sagacité extraordinaire et fournissent à Técri-
tain deS pages d'une bien rare magnificence. Toute
la France a ratifié ce jugement de M. de Barante :
€ Le caractère et les habitudes des animaux, Taspect
et la physionomie des contrées furent retracés par
son pinceau avec une inconcevable magie. Personne,
]^as même Rousseau, n'a été au dix-huitième siècle
unbomme de style comparable à Buffbn pour rhar^»
monie et la perfection du travail, v
L'auteur de VHîêtoire naturelle a été soupçonné de
partager les erreuris de quelques écrivains de son
époque sur Tâme de Thomme et de tout ramener à
la sensation r ce reproche n'est pas fondé. On a pu
être conduit à cette opinion par quelques passages
mat interprétés; mais que répondre au fragment
suivant du Discours sur Thomme : < L'âme existe,
elle est d'une nature différente de la matière; elle*
n'a qu'une forme très-simple, très-générale, très-
constante, la penséej elle est dès lors, comme la
pensée môme , indivisible et immatérielle. »
Buflfbn , qui prononça â* TAcadémie françai$;e un
discours sur lô style, en a été vivement préoccupé
toute sa vie : il médita ses ouvrages lentement dans
la solitude des châteaux de Montbard et de Buffon ;
sa vie de grand seigneur ne fut pas troublée , et Dieu
sembla )ui avoir Tait ce repos opulent comme pour
lui donner la facilité d'observer sans distraction la
BlX-ffdlTIÊMC SfÊCLË. 291
nature «^tt'U devait peindre. Buffon disait quelques
années avant sa mort : « J'apprends tous les jours à
écrire... II y a dans mes derniers ouvrages infini-
ment plus de perfection que dans les premiers, y Le
travail absorba l'existence calme de l'auteur de l'HiV
iMre naturelle. Il se maria à quarânte^six ans ; mais
son mariage et la place qu'il occupa , tous ses soins
d'homme et de propriétaire, ne troublèrent jamais
les heures invariablement consacrées à l'étude.
Buffon jouit de sa gloire, dont il lui arrivait des
témoignages de toutes les parties du monde. Durant
la guerre de 1777, les corsaires anglais s'étantem-
(rnrés d'un navire dans lequel se trouvaient des cais-
ses adressées de i'Indeà M. de Buffon, elles lui fui-
rent envoyées au Jardin-du-Roi. L'infortuné Bailiy,
auteur d'uner histoire de l'astronomie, soutenait aveci
admiration les hypothèses de Tauteur de VHistoire
naturelle; des élèves glorieux se formaient autour de
lui ; Louis XV , si insoucieux de tout ce qui concer-
nait les gens de lettres, avait offert à Buffon l'inten-
dance des eaux et forêts. Sa statue était placée sous
ses yeux^ à l'entrée du Muséum , avec cette inscrip-
tion :
Majestati naturœ par ingenium.
La sanglante héroïne du nord , Catherine II , le
flattait et en était flattée , tant l'orgueil caressé aveu-
gle l'œil même des philosophes!
L'œuvre de Buffon peut être considérée comme la
292 HISTOIRE DES LETTRES*
plus éloquente qu'ait inspirée l'histoire naturelle*
Ainsi le travail d' Arislote , exécuté d'après les or-
dres d'Alexandre , qui , dévoré d'une soif immense
de savoir, avait , dit M. Villemam , chargé des mil-
liers d'hommes de parcourir les forêts et les mers,
afin jle rassembler pour le philosophe des échantil-
lons de tous les êtres ; ce travail est bien plus exclue
sivement scientifique que celui du naturaliste fran-
çais. Buffon a plus de rapports avec Pline; mais
laissons aux historiensdes sciences le soin de caracté-
riser les prédécesseurs de Buffon dans l'élude de la
nature, les Yincent de Beauvais, les Aldrovandede
Padoue, les Gessner, les Linnée. Nous n'avons
parlé avec quelques détails du grand naturaliste
français que parce qu'il est un des premiers maîtres
de notre langue au dix-huitième siècle.
Mous nous hâtons donc de rentrer dans notre su- |
jet en poursuivant AOtre examen de la littérature
française* I
i
vu.
Suite de l'hîftoîfe des lettres françoifCf* — • Ite ofaaneelîer d'Agnes-
seau* — nollm, — • Voéiie. — Louif Baeine.— &e Franc de Pom-
pignen. — Oreiget. — Théâtre» — Sestouches. •— &a Obauffée.—
Viron. — t Marivai». — Aamothe, — Chiynond de Iiatoiielie. —
]>ebelloy. •— Beaumarehaif. — •Oollin d'Barleville, — Opéras*
Nous nous sommes plu à présenter de suite nàs
idées sur la vie et les travaux des hommes qui lais-
seront une trace profonde dans l'histoire litté-
raire de la France du dernier siècle. Au-dessous
d'eux un grand nombre d'écrivains attiraient les re-
gards du public. Parlons d'abord de ceux qui bril-
laient dans la première moitié du dix-huitième siè-
cle , à l'époque où la gloire de Voltaire et celle de
Montesquieu éclipsaient tout.
Une école grave et peu bruyante conservait l'es-
prit du dix-septième siècle et surtout celui de Port*
29i HISTOIRE DES LETTRES.
Royal. Parmi ces hommes il faut distinguer d'abord
l'illustre chancelier d'Âguesseau, qui portait la même
noblesse d'âme aux affaires et dans la retraite. G'é-
tait un homme d'une belle érudition : histoire 9
philosophie, littérature, il avait tout étudié dans le .
calme et le recueillement. Malheureusement il man-
que d'originalité et de verve; ses discours sont
plutôt l'œuvre d'un coeur élevé que ceux d'un ora-
teur. D'Aguesseau était au milieu de son temps un
débris du grand siècle dont il avait connu les écri-
vainà immortels. Dans une position bien moins
haute, RoUin, qui appartient aussi aux deux épo-
' ques comme le chancelier, soutenait les principes j
de Port-Royal. Nous avons déjà parlé de cet homme i
de bien dans notre pre'cédent volume/; nulle vie n'a
été plus noble, plus dévouée que celle de ce simple
professeur, qui voyait dans l'éducation un apostolat
dont il s'acquittait sans bruit et sans faste. G'est'à lui
que Racine recommandait l'éducation do son fils en
disant ; M* Rollin en sait bien plus que moi là-dessus.
H écrivit à plus d^ soixante ans son Traité de» éiudes.
M. Villemain a dit : « Le TraUé des études est un
monumenl; de raison , de goût , et l'un des livres le
mieux écrits dans notre langue après les livres de
"génie. Cet excellent style français, toujours fort rare,
«lait chose inouïe dans TUniversité, exclusivement
célèbre alors par les harangues latines. ^ Aussi d'A-
guesseau, en remerciant RoUiu de^on bel ouvrage,
lui écrivait ; « Vq«8 parte;^ le français comma si
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. S05
c'était votre langue naturelle, v II ne faut pas de^
mander à RoUin les théories scientifiques que l'Ai-
lemagne a introduites dans la critique de notre temps;
mais son livre est remarquable par une naïve admi-
ration du beau et par un sentiment religieux qui
«'insinue dans le cœur de Télève pour le fortifier et
Tennoblir.
V Histoire ancienne suivit le Traité des études y et
RoUin fut vanté par Montesquieu, et par Frédéric ,
qui lui adressait les félicitations qu'il prodiguait si
généreusement aux gens de lettres français. V Histoire
ancienne est un livre écrit purement et qui traduit
les historiens de la Grèce et de Rome , sans repro-
duire toutefois les physionomies diverses de ces
grands hommes. Le style est plein de clarté et de
simplicité , Tinteniion toujours saine et bienfaisante.
Rollin était entouré de quelques amis jansénistes
comme lui, l'abbé d'Asfeld et Mesenguy, auteur
d'un livre élégamment écrit : Exposition de la doc-
trine chrétienne. Cet écrivain fut condamné par Rome
pour des erreurs jansénistes; cette secte, à laquelle
Rollin et ses amis restèrent fidèles , les entraîna dans
quelques écarts. C'était le temps du diacre Paris et
de toutes ses folies : Rollin n'eut pas la force de s'é»
lever contre tant d'aberrations.
La poésie du grand siècle était encore nouvelle et
passionnait les imaginations ;* les enthousiastes de
Corneille et de Racine repoussaient avec dédain les
tentatives de Voltaire. Le fils de l'immortel auteur
296 HIStOIRË DES LETTRES.
de Phèdre f Louis Racine, élève de RoUin , était un
des plus fidèles imitateurs de son glorieux père.
Son poème sur la Grâce n'eut jamais beaucoup de
retentissement, celui sur la Religion dut sans doute
à la beauté du sujet la popularité dont il a joui*, ses
vers so&t soignés et ne manquent pas d'élégance,
mais la verve, la vie, le génie enfin, ne se trouvent
pas là.
Les réflexions de Louis Racine sur la poésie et
Tart dramatique sont remarquables par une admi-
ration naïvement exprimée pour les chefs-d'œuvre
de son père ; mais on n'y trouve aucune profondeur
de critique. Ses mémoires sur la vie de Jean Racine
sont pleins de charme. Cette existence sévère et
simple, si religieuse et si bourgeoise, contraste bien
vivement avec tout l'étalage poétique et remporte-
ment passionné de quelques biographies de poètes
contemporains. Louis Racine donne là à tout le
monde des leçons de simplicité qu'il puise dans la
vie de père de famille d'un des plus grands poètes
de la langue française.
Un ami de Louis Racine, Le Franc de Pompi-
gnan, si détesté de Voltaire, essayait de reproduire
J.-R. Rousseau dans l'ode en imitant, comme lui,
les livres saints; il reàta loin de ce poète, qui lui-
même n'inspire plus aujourd'hui l'admiration qu'il
inspira dans son siècle. Si on ne peut citer une belle
ode de Le Franc, on cite au moins une magnifique
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 297
Strophe. C'était quelque chose alors : heureux
temps pour les poètes I
Gresset, qui passa une grande partie de sa vie à
Amiens dans une situation opulente, prouva , dans
son gracieux poème de Yert-Vert, que le charme de
la poésie naturelle peut embellir les choses les plus
frivoles ; sa comédie du Méchant restera comme une
charmante et très-savante peinture des salons du
dix^ huitième siècle, comme une reproduction de
leur langage et de leurs manières. Le Méchant est
certainement une des meilleures comédies que la
France ait produites depuis Molière. Voltaire,
triomphant dans l'art tragique, n'avait pu ceindre
une double palme au théâtre ; mais quelques écri-
vains du dix-huitième siècle ont soutenu avec dis-
tinction la vieille renommée de la France dans l'art
difficile de la comédie.
Philippe Néricaut-Destouches , né à Tours, en
i680, d'abord militaire, s'attacha au marquis de
Puysieux qu'il suivit dans son ambassade en Suisse.
C'est dans ce pays qu'il, fit jouer sa première pièce,
le Curieux impertinent, qui fut fort applaudie. Trois
autres comédies, l'Ingrat, l'Irrésolu, le Médisant^ ré-
vèlent à peine le talent de Des touches; faibles par
la pensée, elles ne se recommandent que par un
style assez harmonieux. Il parait que le poète s'était
fait une certaine réputation comme diplomate, car
il fut envoyé par le régent à Londres pour seconder
Tabbé Dubois dans des négociations difficiles. U
998 HliTdlM DES LETTRES.
resta six années en Angleterre, où il étudia les poi>
tes de cette nation avec lesquels il n'avait aucun rap*
port. De retour en France, il se retira, à la mort du
régent, dans une terre près de Melun, où il vécut
en philosophe, loin des intrigues de la cour.. Vol-
taire appelait Destouches le moins comique da comi^
ques; en effet, il serait sans doute oublié depuis
long-temps s'il n'avait pas écrit le GlorieuXf car le
succès du Philosophe marié est plutôt dû à l'étrangeté
du sujet qu'à la valeur réelle de la pièce*
Les financiers n'étaient pas encore à cette épo-
que parvenus à la puissance quasi royale dont nouf
les voyons revêtus aujourd'hui ; mais cependant tel
dernières années de Louis XIY et les opératioas
financières de la régence avaient singulièrement
enflé Torgueil de l'aristocratie d'argent, et l'on
peut se rappeler la colère du vaniteux duc de Saint*
Simon en voyant le roi lui-même faire les hon-
neurs de Marly au financier Samuel Bernard. C'est
le conflit des prétentions de la naissance et de l'ar-
gent que Destouches mit heureusement en scèn«
dans le Glorieux^ qui est une des noieilleures pièces
du théâtre français, après celles de Molière. Nivelle
de la Chaussée, né à Paris en i6^2 et mort en
i754, créa en France la comédie larmoyante, le
drame bourgeois, qui depuis a eu tant de reten-
tissement sur notre théâtre. L'idée seule de cette
création indique chez l'auteur un esprit peu ordi-
naire; mais le pathétique de la Chaussée est sou-
veot d*uoe affactation l»Dg^ur0iise, d'un sentiment
faux, que la mode faisait aimer au dix-huitièniQ siè-
cle, et que le dix-uçuviècne sitSersit, Dieu merci.
La Métromanie ^^ Piron fonde plus solidement la
renoniipée de son auteur que les volumineux re-
cueils de plusieurs poètes ses contemporains. Alexis
Piroi) , né k dijon en 1689, et qui vécut jusqu'en
1773 9 fut l)ien ipalbeureusement célèbre par des
vers à'une révoltante obscénité. Ses épigrammes»
sa lutte contre Voltaire lui avaient donné une popu*
larité telle que quelques amis imprudens le compa-*
raient au dominateur du dix*buitième siècle» riva"*
lité que Piron avait Tair d'accepter d'assesi bonne
grâce. On ne se souviendrait guère do tqut cela
sans la Métrmnanie^ jouée en 1738. Ce n'est pas qne
de ces conceptions d'un comique élevé et fort^ teil-
les que le génie seul de Molière sait Içs produire f '
mais c'est une œuvre charmante, prodigieuse d^es-
prit et de verve; une peinture vraie et saisissante de
la vie de certains poètes et un peu de celle de Piron
lui-même. C'est la pièce la plus gaie de l'époque ,
une de ces comédies qui vivront autant que le théà^
tre français. Quant aux autres ouvrages dramatiques
de Piron, ils sont oubliés et méritent de l'être.
Marivaux, né à Paris en 1688, se fît une place a
part dans Thistoire de notre théâtre. Ses comédies
sont remarquables par de petites complications d'in-*
trigyes, et une analyse minutieuse de«f sentiments
qui naissant de la coquetterie que Marivaux prend
800 fllSTOlEE DES LETTRES r
pour de Tamour. Ce langage ingénieux^ spirituel,
mais prétentieux et aUmUnqué, fit fortune dans une
société galante et préoccupée de mille intrigues qui
se croisaient sans cesse; cette vogue s'est soutenue
long-temps malgré les avertissemens de la critique.
Il ne faut pas négliger la lecture de Marivaux quand
on veut bien connaître cette face du monde parisien
dans le dix-huitième siècle. Les romans de cet au-
teur, surtout Marianne et le Paysan parvenu^ sont su-
périeurs à son théâtre malgré quelques peintures
dangereuses. Marivaux est souvent un moraliste
plein de sagacité; il s'élève jusqu'à l'éloquence lors-
qu'il est ému par le sentiment des misères humai-
nes. M. Yillemain a fait de Marianne et du Paffion
parvenu un éloge magnifique : « Ce sont les seuls ou-
vrages de notre langue où, pour la peinture delà
vie^ la sensibilité morale de Richardson soit égalée,
sans dessein de l'imiter ; c'est la belle innovation de
Marivaux ; c'est son génie, t Cette sensibilité de l'é-
crivain inspirait l'homme dans sa vie; Marivaux
était généreux envers ses semblables, et plusieurs
fois on l'a vu se priver du nécessaire pour secourir
les malheureux.
Nous n'étions plus à la grande époque de Molière,
rien n'a rappelé chez nous cet immortel génie; la
comédie ne produisait plus de chefs-d'œuvre, mais
des pièces spirituelles et intéressantes pour des con-
temporains* Notre théâtre actuel serft-t-il supérieur
t)IX-âUITIÈME SIÈCLE* 301
pour les lecteurs du vingtième siècle! Il est très-
permis d'en douter.
Ainsi la Coquette corrigée de La Noue , les Fausses
infidélités et la Mère jalouse de Barthe, l'Impertinent
de Desmahis, les Dehors trompeurs de Boissy, le
Turcaret de Le Sage^ peignent fidèlement les ma«
nières et les mœurs de cette époque si frivole et si
corrompue dans ses relations de société. Barthe ,
dans son Êgcaste^ essaya une œuvre plus sérieuse
qui est digne d'attention , quoique fort loin des
chefs-d'œuvre de Molière ; Saurin , dans le Mariage
de Julie et les Mœurs du temps , cherchait à corriger,
par une ironie piquante, un monde dont il parta-
geait^ dit-on, les idées. Que dire aujourd'hui de
Legrand j de Fagan , de Pont de Veyle , de Collé et
de tant d'autres? La foule de petites pièces dont ils
inondèrent la scène fit rire les contemporains, mais
ne saurait occuper la postérité.
La comédie française se souvint, à cette époque
delà terrible mission remplie à Athènes par les co-
médies d'Aristophane , et attaqua , comme le poète
grec , les puissans du jour , mais avec moins de
liberté et d'audace. Ce fut Palissot , né à Nancy ,
qui se chargea de ce rôle dangereux ; fort jeune il
avait débuté par une petite pièce contre Rousses^u ;
sa comédie des Philosophes parut en 1760 et eut
toute la vogue d'un pamphlet mordant. Elle est
écrite avec finesse, mais sans verve. Voltaire ven-
gea Diderot et compagnie et cherc)ia à écraser Fré«
802 BISTOIRE DES LETTBE9.
?Dii en faisant jouer l'Êamme; Dorât toulut Tenir
en aide k Palissot en écrivant contre la secte philo-
«opbk^ue ka eomédia dies Prônean , qui fut rqpous-
•ée.de it Idëne. MaiA , à part ces deux tentaÇÎTeSy le
théâtM râlU , cMime tMJomk, Tautiliaire des fdéw
à h BM>da.
Les sooeé» éblcNtissans obwnas por yi^tiite exci«
tenant cheË ses coètenpdrâins «ne édiulatioo bien
lM)ile àexpliqoer. Ifilid tragédies forent jouées dsM
le dis^kiétnt ivècle; à peine quelqueMif»es ont
wan6m,;Qtfé de pièces, même parnii celtes que La
Swjpe a cru devoir analyser avec quelque soin , sont
-euirifféèsiffij^uid'liiii! Chaque siècle déblaie ainsi le
«6riiaiil de oètoi qui Ta précédé t que de morts, hé-
las! %nt le champ de hataiUe de la gleire littérairet
Aux iiom« dé|à cfiés pat nous if feut «jouter lot^
niott)^^ oei h^mtee qui tfsa à lom tes genres, SMis
douie parce que VoUtfire T^ssày^it avec éclM; «a
tragédie d'ihâ»^ dent le s^jet e^t d'un pathétique
saisitsant ^ ^tiM «n grand succès , malgré la eo^
diocfité de sa tersifleat^en. Pfron^ n étràtiffement
^lèbre H qtre sa comédie de la Métrùmmîe recom«
mande encore à Teslime des gens de goût , fit Jouer
ded tragédies l Ouêtane est la seule de ses pièces qui
ftit été vtie dans ce temps avec plaisir ; le style de
cette œuvre a été cottj)*ré ft <celui dé Chapelain. La
Sidan de Le Franc de Pompignan , soutenir d'uae
des plus magnifiques inspirations de la muse ro^
naine , v» put soutenir aucune comparatsMi wreb
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 303
les ehefs-d^œttvre de Racine destinés à peindre la
même passion. Le Mahomet deLanoue offre quelques
traits de forcer des scènes bien conçues, mais il
péciie encore par le style. Vlphigénie en Tauride de
Guymond de Latouche est une étude sévère sur
Tantique; plusieurs scènes produisent une impres**
sîon profonde et révèlent une brûlante verve dra*
Etatique* Le$ Troifemes de Châteaubrun passèrent
dans ce temps pour une heureuse imitation d'Euri-
pide ; OB fit le même honneur au PUIoctèie de La
liarpe , qui osa se mesurer'*avec Sophocle, quoique
celle lutte eftt épouvanté Racine. On pense bien que
La Harpe ne pouvait atteindre à la solennelle har-
monie du poète d'Athènes. Qui citer encore! Le*
miarref Saurin ? Mais à quoi peut servir le souve*-
inr du théltre de tous ces hommes? 11 faut bien
autre chose que des: fragmens de talent pour vivre
dans la mémoire des nations. Debelloy, auteur de
quelques pièces trës-inédiocres^ eut un moment
d'éclat parce que sa tragédie du Siège de Calais fut
jouée à Versailles au milieu de nos désastres , sous
Louis XY ; mais que sont aujourd'hui tous ces vers
pompeux à la gloire de la France » ces expressions
de l'amour des Français pour leurs rois 2 Tout cela
ne constitue pas une œuvre d'art. Le Siège de Calais
est une imitation de Voltaire, comme presque
toutes les pièces du temps^
La Chaussée et Voltaire avaient cherché à créer un
genre nxixtei le drame, que le» critiques ont long«>
aOi fifSTOmE DEâ LËtTRÊÔ*
temps poursuivi comme une erreur, parce que Tâfl^
tiquité ne nous en avait pas légué de modèles et
que cette œuvre ne rentrait pas dans certain cadre
conventionnel dont la routine n'aime pas à sortir.
Diderot marcha dans cette voie , et son drame du
Fils naturel fit un bruit prodigieux. Mais ce succès
était dû à la position de Fauteur, alors à la tête de
V Encyclopédie et dominant par-là les organes de la
renommée. Le Père de famille , qui s'est mieux sou-
tenu au théâtre^ est cependant d'une monotonie
larmoyante et emphatique. Le Philinte de Molière^
par Fabred'Églantine, offre un caractère d'égoîsme
savamment étudié; maison a trouvé qu'il avait le
tort de faire songer à un inimitable chef-d'oeuvre,
dont il travestissait un personnage : d'ailleurs Je
style est faible, et c'est un défaut que. rien ne peut
racheter. Les journaux du temps appelaient Fabre
le Molière de l'époque. Tant pis pour l'époque!
Tout en continuant cette fatigante nomencla-
ture , nous rencontrons le nom d'un homme qui
occupe une place à part dans l'histoire du théâtre
français, tant par l'originalité de son œuvre que
par son influence puissante sur son temps. On a
reconnu déjà Beaumarchais.
Sa vie fut un combat: il naquit à Paris en 1732;
son père était horloger, comme celui de Jean-Jac-
ques Rousseau. Il commença sa brillante carrière
par la musique ; devenu célèbre comme harpiste ,
les princesses , filles de Logis XV, voulurent l'en-
DlX-HUITIÊME SIÈCLE. 305
tondre et prendre de ses leçons ; bientôt se révéla
ce génie d'homme d'affaires qui le conduisit à une
grande fortune. Il se lia avec les financiers les plus
en crédit, fut chargé de missions secrètes , s'asso-
cia aux plus importantes affaires de son temps,
fournit des armes aux insurgés américains, et
excita la jalousie au point d'être accusé d'avoir em-
poisonné ses deux femmes pour jouir de leur for-
tune , quoique l'absurdité de l'accusation fût évi-
dente. Toute la France retentit de ses procès ; dans
ses mémoires, étincelansde verve et d'esprit, il se
fit le champion de l'opinion publique en combat-
tant contre un parlement détesté , en défendant la
liberté civile dont la nation avait soif. Jamais mé-
moires judiciaires n^eurent un retentissement com-
parable ; c'était l'esprit de Voltaire dans ses meil-
leurs jours, mais présenté sous un style plus âpre^
plus concis, plus savant. Toute la bourgeoisie
adopta le nouvel athlète ; la noblesse , des princes
du sang allèrent se faire inscrire chez le fils de
l'horloger après sa condamnation. La révolution
s'avançait ainsi sous la bannière de tous ces libres
penseurs dont chaque parole sapait la vieille so-
ciété. Les mémoires de Beaumarchais inquiétèrent
l'orgueil de Voltaire ; il écrivait : « Ces mémoires
sont bien prodigieusement spirituels ; je crois ce-
pendant qu'il faut plus d'esprit pour^faire Mérope et
Zaïre. »
Le premier mémoire de Beaumarchais parut en
VII. 20
306 ffistdibE mi iibttres.
illS^ct en 177611 Ritepvê^enlerUËatbîerdeSévilk,
Imbroglio plein d'esprit et de galté , petit chèf-d'œU-
itè d'iùtrigdë et de gràeé dont la vagtie s^ë&t doute^
Atîë si long-temps. Mais 6e tl'était là qu'nttë pierre
d'attente î te Mariage de Fîgafo ne fut Jôué qil*en
1784 ; ranteur passa qu&tré années & combattre les
Obstacles qui s'opposaient à la iCeprésëntatiOta. La
leeture qu'il avait feite de sa pièce dans plusieurs
salons jetait l'épouvante chés^ les hommes puièsans;
Mats la euriosité publique, si vivement ejtcitëe»
luttait aVeO fOi^cé contre lés i^ésistances. Lé Ma-
Hage dé t'igato était deveilU l'objet de toutes leS côn-
tersatiOiis de Paris t Quand laissera-t-on jouer cette
terrible comédie dont tout le monde a peur et que
tout le monde veut voirS^ voilà ce que chacun se
demaiidait. L'auteur était fatigué de questions et y
répondait en riant de ses ennemis avec sa verve or-
dinaire, i Chaque semaine, dit un contemporain, la
permission était promise, et retirée la semaine sui-
vante. »
La fameuse comédie fut jouée enfin : deux ans de
suite elle remplit la salle; on y accourut de toutes
les provînees dç t'rancëet même des pays étrangers,
dit La Harpe. La pièce Vafut cinq cents mille francs
I la Côinédié et quatre- vingt mille à l'auteur
ni je vis quatre fois les Noces de Figaro , et quatre
Ibis les trois premiers actes me firent le même plai-
sir, hors la scène de la .reconnaissance. Dans les
deux derniers^' l'infériorité est si sensible que la
)â6M «MnlMiràit ^ VltAérèl leh était lé mobile. »
Cette «k*itSiôr^<i «^tfeûdéé; ié Màifage de Figeage n'est
^ >kA tAef-ti'dstiVré au point de Vne sérieùt àé
l'art-; Mtë j^îftcé ne Mêvé d^ttcnh cdde fittëiraité ,
c'est un pamphlet en action, d'un esprit prodij^iétix,
%'est tout ràh'ciièn brdlrè sbbiàl mis tân cause , battu
eh brèléhe ^yar te siaiitâsttie ^Ithirieîà , él 'cela eà plein
^léâtre^ en face de la cour, deis girànds seighéurs et
des grandes dahiés, applaudissant àVeé enih'otisiàsihé
i^qM trait Mnghnt qui annonçait la triiiné de leurs
privilèges et die leuir fortune , cîiacjfaé inot qui pré-
parait l'iâdiafauiti ^ui^ lequel devaient fouler leurs
tèteisi VoUà la pûissaujce de cette cotnédié , de cette
fOle jààrnêe, comme l^ppelle FiauteUr. tTéJâR tout
Ité flikhùitième siêd^j toutes lë^ 'alta(]ues dé Vol-
taire, deMii-JacqiieSydeDldek'ot, côUtre Ié§ pr^jUr
gés denaissan<;eiet la corirùptioii 4és gràhds, qui se
faisaient drame et sortalelit ide la boUche des ac-
teuris danis Un style mordant , KioUjië, saisissant, ^è
gratant danis la mémoire comme les lUeitleurs ver^
des grands maîtres. La Verve incisive , f aUdàcè dé là
parole, voilà la force dU Mariage de ttgaro^ voilà son
originalité. On a parlé de ^int^igUe ; elle est très-
compliquée^ il est vrai; tnais cent pièces es|)agnoles
offirent des labyrinthes aussi inextricables; là n^est
donc pas la véritable originalité de Beaumarchais*
La Mère coupable n'est qu'un inauVais drame et une
mauvaise aciioû ; tout le monde à blâmé t'àutèur
d'avoir traduit à la barre dU liublic ëôU adversaire
308 BISTOIllE DES LETTRES*
Bergasse sous le nom de Begearss. Tout le inonde
donna raison à Taccusé. Mais le Mariage de Figaro ^
malgré sa longueur interminable et les défauts qui
le déparent , révèle une puissance dramatique éton-
nante.
Cette comédie est le résumé et le couronnement
de toute la comédie française au dix-huitième siè-
cle. Cette corruption galante, ce sensualisme élé-
gant 5 reflet de la cour et de la société d'alors, se
retrouvent dans le Mariage de Figaro. Les scènes en-
tre la comtesse, Suzanne et le page, pleines de pein-
tures voluptueuses , contribuèrent beaucoup au suc-
cès de l'ouvrage. Les grandes dames qui remplissaient
les loges applaudissaient au^ faiblesses de la com-
tesse ; elles se reconnaissaient^dans ce gracieux mo-
dèle. Et Beaumarchais disait ^u'il avait écrit une
pièce morale I Oui , sous le rapport politique peut-
être : il combattait bien des abus, il livrait au sar-
casme des administrateurs pleins de vices, une no-
blesse dégénérée ; mais^ sous lerapport des mœurs!
la Folle Journée était digne de son titre ^ digne de la
société, du théâtre et des romans de son époque;
elle était immorale^ elle parait les faiblesses humai-
nes, elle les rendait aimables et séduisantes.
Non-seulement le Mariage de Figaro était le résumé
et le couronnement de la comédie de ce temps, mais
elle reproduisait tout le siècle sous le rapport des
réformes administratives et sociales. Figaro, c'était
Beaumarchais lui-même.
DIX-HUITIÈME SIÈGLK. 309
Un homme â'un espril bien différent ramenait,
vers la même époque i la comédie au ton de Destou-
ches et de la Chaussée, avec plus de naïveté, plus
de candeur; GoUin d'Harleville , aidé un peu, dit-
on , par le spirituel Andrieux , fixa quelque temps
l'attention publique.
La Harpe a consacré tout un volume in-S^» à exa-
miner les poèmes d'opéras qui ont vu le jour au
dix-huitième siècle. Si nous imitions cette méthode,
nous n'aurions certes pas trois lecteurs en France.
Qui prendrait intérêt aujourd'hui à savoir que Dan-
chet , Lamothe , Roy , Pellegrin , Bernard , La Bruère
et Voltaire lui-même sont restés inférieurs à Qui-
nault dans ce genre de productions? A qui une telle
étude serait-elle profitable?
L'opéra comique naquit dans ce siècle; il fut pré-
cédé du vaudeville dramatique , joué sur le théâtre
de la Foire, pour lequel Le Sage, Piron et Yadé écri-
virent de petites pièces qui ne doivent tenir aucune
place dans l'histoire des lettres. On remarque dans
les opéras comiques de Favart une douce et naïve
poésie qui a long-temps charmé nos aïeux. Panard
était loin de manquer d'esprit. Sedaine , ouvrier
sans éducation , faisait de mauvais vers et des fautes
de français; mais il possédait une sensibilité vraie
et une certaine entente de la scène, qui, aidées de la
musique de Grétry , enlevaient des applaudissemens
frénétiques. Quel opéra moderne sera joué plus long-
temps que le Déserteur eiHichard CpewMk-LUmf Mar-
91Q ^L^TW^ )euë9 un^Efi-
montel » conn^ p^ 4'asfi6x mai]^vaifies te^igédîes et
des çoBtçg ^ir^^ell^f écrivit auss^ pouf rOpâra-rC^
9K^ue qi]^elqu9^ (pèmes qui devinrent po^pulairt* :
1^ p\mst G^èl^rç» $Qiit &lvain^ 94mm et Amx, kt
fa/tffise vfflipe;, i\^^ çffreni des sçè^^ iagénieusea $ des
ariettes bien tournées , mais réx^nt i^oiai de tar
\ç^\ D^urel (m^. \^ n^î^es ço^œp^Siitio^ de Sedaine.
^ Harpe, qui vivait au milieu de ces hpmiDei, dit
qu'i\ v^ÇL cr4^it ^s^ ^vifi ^us les opéras çQioiquet de
lK[^r^iQn^^ VpfXff^ lyi ^^&t pris deu^i looii de soa
tr^yaiL Nous ne ps^rkro^s, pas i^i de d' Attseaume ,
ifi de P^insiue^ii n^ de Yoiser^on, vÀ de TAxigUds
d'Hçle ^ qui eut p^irffû^ de yéritable esprit oomique.
Ou trouvera, si Vw yw^% to^w^ ces (Ùtails, i peu
près inutiles, dans le Ly^ 4e M ^arpe• Encore une
fojis^ce^ ex^ep de &i^ ^Uér«iire^ sa«siiQp04?tance
réelle n^uii^ç p^ dan^ )« p^ai que «oui nous soo^
^1
vm.
fie TeiMt». ^ OffébOkm «i» i.<i 1
Ep parlapt de la comédie ^ nous avons cité queW
ques romans du dix-huitième siècle ; ce n'était pas
encore le déluge de ces compositions qui inonde
aujourd'hui la France , mais cependant il en parut
un grand nombre à celte époque; nous ne parle-
rons que de ceux qui ont eu le plus de retentisse-
ment. La première partie de Gil Bios, fut publiée
Tannée de la mort de Louis JLIY. Le Sage^ son
auteur, né à Yannçs ep 1668, vint à Paris pour
chercher fortune et n'écrivit qu'à plus de quarante
anif • Son premier OHvra^e fut le IHalfk baiieu^c 9 s^-
312 HISTOIRE DES LETTRES.
tire mordante de la société française à la fin du
règne de Louis XIV; Ce livre eut un très-grand
succès. Depuis, Le Sage traduisit de Tespagnol
plusieurs romans et de petites comédies*, puis
enfin il arriva à cette vive et profonde peinture de
la vie humaine qu'il intitula Gil Bios de SantiUme.
C'était une critique de la société française, que
Fauteur affublait de costumes espagnols. Il y mit
une telle vérité locale, que plusieurs écrivains de
cette nation ont soutenu que Gil Bios était traduit
d'un manuscrit espagnol découvert par Le Sage. Ce
romancier n'avait pas déclaré la guerre à Tordre so-
cial ; il voyait la corruption , et il la peignait assez
tranquillement, mais avec une vérité et un relief ad-
mirables. Le Sage descend de Molière : il n'en a pas
toute la verve , ni surtout la hauteur morale , mais
l'esprit, le naturel, et souvent la grâce. Il se plattà
reproduire les circonstances les plus ordinaires de
la vie, et sait y trouver de charmans tableaux. Il
n'a pas besoin pour intéresser son lecteur de re-
courir à des inventions extraordinaires^ de prodi-
guer les situations effrayantes ; la magie de son es-
prit est telle qu'elle amuse sans effort. Son style est
sévère et très-étudié ; on Ta comparé avec raison à
celui de La Bruyère. Un écrivain à qui nous devons
Gil Bios et la' comédie de Turcaret occupe sans
doute une belle place dans l'histoire des lettres fran-
çaises. t)n.lui a reproché avec raison de manquer
d'idéalisme, de ne pas chercher à élever l'âme de
DIX-HUITIÈM(E SIÈCLE.^ 313
rhomme vers la beaulé morale. Nous n'entrepren-
drons pas de le venger de ce reproche. Napoléon ,
dans une conversation à Sainte- Hélène, en parlant
de Gil Bios , dit que tout ce monde a mérité la corde.
Il avait raison; maïs, hélas I que de pendus encore
dans la société actuelle si on lui appliquait une
justice aussi sévère ! Il n*en est pas moins vrai que
la peinture de tous ces gens corrompus qui agissent
dans le roman de Gil Bios peut être immorale ,
parce qu'elle est faite avec calme , sans indignation^
et lùême sans blâme clairement exprimé. Certes
rintention de l'auteur n'était pas mauvaise; sa vie,
dit-on, fut obscure et honorable; mais il n'a, selon
nous, rempli qu'une partie de sa mission d'écrivain,
celle du peintre; il a négligé la plus élevée , celle du
moraliste^ qui inspire Tamour de la vertu et cherche
à consoler ses semblables en leur offrant de nobles
exemples à imiter.
Le Sage est surtout un observateur ; l'abbé Pré-
vost, au contraire, sent avec passion et livre au pa-
pier les brûlantes impressions de son Ame. Sa vie
fut très-agitée. Né en 1697, à Hesdin, dans l'Ar-
tois, d'un père magistrat honoré, Prévost entra
chez les jésuites et y devint un novice plein de piété
fervente; à seize ans, l'inquiétude de son caractère
l'arrache à ses études et le jette dans la carrière des
armes ; il s'en dégoûte bientôt , retourne chez les
jésuites pour les quitter encore et rentrer dans l'ar-
mée ; il mène alors une vie de dissipation et de piai«
^4 HUTÛIMS pJBfil tJ^TTRES.
sirs, et conçoit »nç passion profQBcle pQijr tjnft
femme qu'il eqt le m^lbeur de yoir mourir^ Pé^oJé^
Prévost entra dans Tordre de$ Bénédictins et se fit
prêtre; ce fut au milieu de ses travaux d'éru^itiou
qu'il comniença ion premier roman* l^es pawiom
de cet l^omme ne furent pas combattues par Wi
foi assez forte ; \l ne put se |dier au clottre et i!m^
fuit en Hollande j c'e«t 4 l^ H^je qu'il publia lesf
Mémoires (X!un homrm dç fual^^^ son premier qu-
yrage. Prévost n'était pas à la fin de ses aventures;
il devint encore éperdument amoureux en }Iol-
lauded'uue jeune personne protestante, qui lesui*
vit en Angieterre. Il créa un journal littéraire 9 le
pour #1 le contre f et publias en i732 , Çlévelmii^\
fHanatk lescavt^
Après plusieure années d'exiU Londres , Prévosti
dont la feqowmée s'étendait en France, pbtînt d'j
rentrer, et devint aumônier du prince de Cpnti*
Accusé d'i^voir pris part h uue galette désagréable
à la cour» il fut de nouveau obligé de i^'expatrier»
Protégé par le chancelier d'Aguesseau, il revint
bientôt et entreprit la grande et importante epHeo^
lion de VfHitfire (fet vçyc^eâ et la traductioA des ro?
mans de Kicbardson, $on extrême fécondité nuisit
^ son talents Préve«t piourut subitement en traver-
sant le bpis de. Cba^tillj ; il avait, «oixanto-quatre
ans, Ainsi cet écrivain fnt le jouet malheureux ^
passiona effrénées qui le jetèrent dans tous les 9fr
ces et dans toutes les «onffr^AQe»* 3ea liyreii se m-
sentent de 9« aeftsihiUté et de aon exaltatie^u S^
V^^nï^g^ mnl âes yepvéaentansk ^e «es ptopiieB
p^s^^o»^ ; m Wlr^uv» partwl l'«*iW Pféiwçt 4C^iHi
leuFS *ver^ eçftiuwes} il e^t. ^ 1^ fswiUft de^fiefir
taiQ9 qui puisent leuv» inspir^tioA$ ^m lew &f»e
et peîgDeat surtout aveo Wurs sauvenk^ li'ijjûpivM'-
sÂm pvu^uite p^r se», litres f^t profonde ^ « iA lee^
tw?e des msilhwf* imAgift^rw de Cléxeland^ dit
IRoiis^e^u^ faite î^yeo fweiur et s«uve«t iat€|rrempn^
m'a fs^U faire» je eroi^, plu^ de mauvais sang ^ne
les miens.^ t ifar^n J[je$cmt. e^l en.eore regardée aur
jçiwd'Uwi c(w»e un dea i?aves çfceft-d'çeuwe deçe
genre d^ Uttérature% A forée de véritéi dana la paa-
sien 9 l'auteuir est parvenu à j^t^i" de l'intérêt aur dtft
ètre£l dégred^s par tou$^ les d^serdre^ i \\ a'élèye par
momena à une élqquenee admirable et peint avœ
119 sentiment magnifique eette nort qui vient eir
pier la vie de la malheureuse Geui:4iaane% U aurait pu
puiseï" dana k ohristianiame <j^s aç^ens de remords
et d'amour bien supérieure encore^ sâus doute,
maia Jamaia rejeuancîer n'est arriva à produire une
émotion plus forte.
Mu autre conteur du dix-kuitième siècle» une
foii|ime célèbre, madnmô de Tenein, eut encore une
vie orageuse et tourmentée. Religieuse, elle fil an-
nulei^ ses vo^ux, se mêla aus intrigues de la régence
pour faire la fortune de son ^ère, et laissa expoaer
Mn ea^t illégitiine, qui fut d'AIembert« On rap«
pu\^ qulMOk amant de eette femme i^U|ft i ses; 9^i)X
dl6 HISTOIRB DES LETTRES.
dans un accès de jalousie. El cependant madame de
Tencin (ceci peint le dix-huitième siècle) eut pour
amis les premiers hommes de ce temps, et entre
autres Tauteur de l'Esprit des Uns; elle tint le salon
des beaux esprits jusqu'à Tépoqucoù madame Geof-
frin lui succéda. Ses romans sont élégans et font^
parfois songer à madame de La Fayette, dont ma-
dame de Tencin n^a pas cependant l'imagination
pure et presque sainte. Les Mémoires du comte de
Omminges offrent des beautés d'un ordre très-
élevé. « L'auteur, dit M. Yillemain , a mis dans une
fiction autant de passion et d'éloquence que made-
moiselle de Lespinasse dans des lettres, véritable té-
moignage d'un amour qui lui coûta la vie. »
C'est faire un grand éloge de ce livre; car les
lettres de mademoiselle de Lespinasse sont une de
ces révélations qui éclairent toute une face de l'âme
humaine. On sent qu'avec une éducation plus haute
cette femme aurait pu trouver dans l'amour divin
l'assouvissement de sa passion sublime, et que ce
sentiment seul peut faire vivre les êtres de cette na-
ture.
Les peintures de l'abbé Prévost et de madame de
Tencin ont pour excuse la naïveté même de la pas-
sion ; les héros de ces livres sont des hommes vio-
lemment entraînés et chez lesquels on sent que de
meilleurs sentimens peuvent naître. Les romans de
Crébillon fils, au contraire, peignent le vice élé-
gant, musqué^ sans énergie; c'est une corraptioa
DIX-BUITIËMË SIÈCLE. 31?
qui se sourît à elle-même ; c'est , a dit M. deBarante,
le Tice revêtu d'impudence et d'affectation. Voici le
jugement porté sur Grébillon fils par un homme qui
a vécu au milieu des mœurs que retrace Fauteur des
Égaremem du cœur et de l'esprit, par d*Alembert.
a Grébillon le père peint du coloris le plus noir les
crimes et la méchanceté des hommes. Le fils a tracé
du pinceau le plus délicat et le plus vrai les raffine-
mens , les nuances et jusqu'aux grâces de nos vices;
cette légèreté séduisante , qui rend les Français ce
qu'on appelle aimables et ce qui ne signifie pas di-
gnes d'être aimés ; celte activité inquiète qui leur
fait éprouver l'ennui jusqu'au sein du plaisir même ;
cette perversité de principes déguisés et comme
adoucis par le masque des bienséances ; enfin nos
mœurs, tout à la fois corrompues et frivoles , où
l'excès de la dépravation se joint à l'excès du ridi-
cule, y Un père de l'Église n'eût pas été au delà de
ce dernier trait.
Marmontel, qui nous a laissé de curieux mémoi-
res, débuta par des tragédies dont personne ne se
souvient, et qùi^ vues à une certaine distance, ne
peuvent plus occuper de place dans l'histoire litté-
raire; ses romans de Bélisaire et des Incas^ vantés
au dix-huitième siècle , visent au poème sans y at-
teindre , et n'ont pas résisté à l'épreuve du temps.
On en fit grand bruit lors de leur publication , parce
qu'ils flattaient les idées de l'époque. Ses Contes
moraux sont plus durables ; ils peignent les mœurs
9iê HlfT^IU MS LEfTBES.
de ee eiéele soif» des ednlevrs moii» fîtes queCré^
UlloU filsi G'est d« li^rtinage wilé » qéi n'en est
1^ moim ioimoral^ maÎË pbssd pl«s aisément dans
lel fiMÔM â<d toutes les feoùnes qu'il n'effaroHobe
pgfti Grébilloft fils 6st krotaaBcier qui peint le plùis
fijf ïveneBt la sdcîété frat^ise sous «kaéâme dé Paà^*
|)adour ^ 1»n a <}it ^m sies eotttes ressemblaient àdes
^ar^iras 4k dentalles 4ans ceë tolom éi graeieusé»*
mift orttés^tt tcNit respire le seDsualiaise %i lefrfsi^
#ir»
. Y^rfi la fitt du dix^ittttiènâe siècle, la côrriiptiea
«des riiœurs eut un peintre énergique et prdfoinl»
laaelos, ràiiteuf* des lAâiêmè dangereuses , taMHmi éh
«œurs défH-a^éea dont tnatlieuf^seinent te siècle
dernier n'^st pas te seul i (^ir des thodâles. Hétif
de la Bretotine bws doima amsi deë seéUes de dé^
Mnché qu'a tl^aça d*u»è ntain lîbré et audadeose;
éiifih la Fràliee ^ d^jà sDtiilléé pat* ta Guerre dés Dim
et par quelques livres de Diderot , vit rebulcr les boif-
beadii dégoûtant et de Thorr^Ur par les œuvres în-
fômesdu inwquis de Sade. Au milieu de ce iêbb>
dément^ -quelques fen^nes^ entfre autres mesdames
de GftaffighjT et de Riccoboni, publiaient de petite
toaans iï>i*ituels.9t de bdn goût, et M. de Ploriaii
eonameoçatl la sérié de ces gracieuse^ petites cotùpo-
sttions qui ont amusé miré ewfatice â tous, sans
avoir pour cela un grand mérite d'art, quoique
EsêeUe et GiSbUêê toîent supérieures peut-être à la
plupart dea Ddlëbres pastorales espagnoles.
IX»
ttqae, érodîtion. — Iiaaiothe. ~ Fontenalle. — IbnnoBtel. -^
i^derot.— iSCeroier. — 1« Harpe. — ^Thomas. — Barthélémy, etc.
•*k#eéfle. •^toernardiii de ilAîiàUVîerre. — * ïlèlille, ele.^ tUi
Nous avons parlé des travaux historiques de Vol-
taire, de Montesquieu et de THistoire de Louis XI de
Duclos ; quelques autres ouvrages d'histoire, appar-
tenant au dix4iuitième sièclei ont exercé une certaine
influence sur la nation. Le président Hénauît , né à
Paris en 1685 et mort en 1770, est le plus célèbre
des historiens qui soutinrent systématiquement la
cause de Tancienne monarchie française. Son Abrégé
çhrmologiqw de l'hUtoire (k France ^ tant de fois réim-
320 " ttlSTOIRS DES LETTftCS.
primé au dix-huitième siècle^ passa long-temps pcmr
un ouifrage d'une rare profondeur. C'est au moins
un livre remarquable par l'exactitude et par dei
réflexions d'une grande sagacité. Le président Hé-
nault , i fameux , dit Voltaire , par ses soupers et sa
chronologie f p vécut assez bien avec tous les partis,
avec la cour, les parlementaires et les philosophes.
Son livre fut écrit franchement dans le sens du pou-
voir absolu; le régne de Louis XIV éblouissait en*-
core l'auteur. Aussi il ne faut rien lui demander sur
l'histoire de l'affranchissement de nos communes,
sur nos états généraux , sur tous les faits par les-
quels se révéla d'abord la tendance de la nation à se
mêler elle-même de ses affaires*
Mably^ né à Grenoble en 1707, débuta en J740
par un ouvrage empreint aussi des idées absolutis-
tes , le Parallèle des Français et des Romains, Les pre-
mières relations de l'auteur semblaient le porter
cependant vers les idées nouvelles. Élevé chez les
jésuites de Lyon ^ il vint de bonne heure à PariSi et
connut chez madame de Tencin f alliée à la famille
de Mably » Fontenelle et Montesquieu.
Mais la mobilité de son esprit se révéla bientôt;
après avoir travaillé quelque temps avec le cardinal
de Tencin et avoir puisé dans ce contact beaucoup
de notions diplomatiques , il publia son ouvrage (b(
Droit public de l'Europe fondé sur les traités , dans le-
quel il se passionnait pour les institutions des répu-
bliques anciennes* Il émit les mêmes idées dans ses
DlX'HUITlftHC SIÈCLE. 921
Entretiens de PhocUm. Mais toute cette admiration
pour les démocraties grecques et romaines aurait eu
peu d'influence sur la société française si Rousseau
n'était pas venu reproduire les mêmes pensées dans
son style brûlant et original. Mably a été, sous ce
rapport, le précurseur de Jean- Jacques ; sa puissance
ne saurait toutefois se comparer à celle de Tauteur
d^Êmile. Les Observations sur ^histoire de France sont
remarquables sous plus d'un rapport; l'auteur est
frappé de l'idée que nos historiens ne se sont pas
appliqués à reproduire la physionomie des diverses
époques de notre histoire. Mais, malgré cet aperçu et
des études consciencieuses'sur nos monumens légis-
latifs , Mably n'a pas su éviter le défaut qu'il re-
proche aux autres. Il professe dans tout ce livre une
véritable haine du despotisme; les idées de gouver«
nemenl absolu qu'il défendit dans sa jeunesse sont
bien loin de lui ; cependant il blâme sévèrement la
frivolité des histoires de Voltaire , et proclame son
admiration pour les historiens de la Grèce et de
Rome, qu'il trouve très«supérieurs aux modernes.
Cette franchise ne pouvait être du goût de nos phi-»
losophes qui ne la lui ont guère pardonnée. Le style
de Mably est faible et sans caractère; mais 9 quand il
en serait autrement , les travaux historiques du dix«
neuvième siècle empêcheraient d'étudier ses livres
aujourd'hui.
Les premiers volumes de V Histoire de France de
Tabbé Velly parurent en 4755 et obtinrent un vérî-^
vu. 21
322 HISTOIKE DES LETTRES.
table triomphe. « L'on a peine à s'expliquer ^ m mi--
lieu de la France du dix-huitième siècle , le succès
de l'ouvrage de Velly , dit M,. Augustin Thierry dans
sa quatrième Lettre sur l'histoire de France. Il fallait
qu'à cette époque la partie la plus frivole du public
eût le pouvoir de donner à ses jugemens le caractère
et l'autorité d'une opinion nationale; car tout se tut
et fut obligé de se taire devant la renommée du nou-
vel historien. Les savans mêmes n'osaient le repren-
dre qu'avec respect de ses méprises géographiques ^
de ses erreurs de faits et de la manière dont il tra-
vestit les noms propres% Yelly n'a ni la science qui
manquait àMézeray, ni cette haute moralité qui man.
quait à Daniel. Il se mit à composer son histoire
(Garnier^ son continuateur, en fait l'aveu) sans^pré-
paration et sans études , sans autre talent qu'une
déplorable facilité à faire des phrases vagues et so-
nores. Lui-même eut des scrupules de conscience
sur le succès de ses premiers volumes ; il lut, pour
s'aidera rédiger les suivans, les mémoires de l'A--
cadémie des inscriptions, et transcrivit au hasard,
pour rendre son ouvrage plus substantiel ^ de longs
passages de dissertations inexactes sur les usages et
. les mœurs antiques, y
Le jugement de notre célèbre contemporain sur
l'Histoire de France de Velly et de ses continuateurs,
Garnîer et Villaret, qu'il trouve supérieurs à Tabbé,
est adopté aujourd'hui par tout lo monde. Le suc-
cès, au dix-huitième siècle, fut basé sur ce stylo
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 323
facile et assez élégant dont parle M. Augustin Thier-
ry ; c'était plus commode à lire que Mézeray : ^oili
pourquoi chacun adoptait le livre.
Une des gloires du dix-neuvième siècle sera d V
Toir étudié consciencieusement nos chroniqueurs
originaux , d'avoir saisi les physionomies des diver-
ses époques de notre grande histoire nationale, d'a-
voir étudié avec succès le progrès de nos institutions
politiques. De notables efforts se tentent encore au
monient où nous écrivons ; notre temps a été juste^
ment appelé le siècle de l'histoire.
En dehors de nos annales nationales , il se fit^ au
siècle dernier, des travaux dignes d'intérêt» Jean-
Baptiste Grévier, élève de RoUin, continua l'histoire
romaine de son maître , et publia ensuite une JSis*
toire des ennpereurs et quelques autres travaux qui se
recommandent par d'immenses recherches; mais le
style de Crévier est froid ^ quoique naturel. ]1 n'a
pas les hautes qualités des historiens antiques qu'il
admire avec tant de raison. Lebeau , qui écrivit
avant Gibbon VHutoire du Bas-Empire^ était un
érudit dont les travaux immenses ne doivent pas être
oubliés. Malheurement il n'eut pas le génie de l'his-
toire; ses croyances chrétiennes auraient dû lui
faire apprécier la mission de la grande religion du
Christ, lui inspirer de magnifiques peintures de
Tœuvre des premiers siècles que les préjugés de
. Gibbon ne lui ont pas permis d'aperx^evoir. Lebeau
fut moins lu qu'un autre écrivain religieux^ iraduc-
894 HISTOIRE bE8 LETTRES.
teur peu fidèle de quelques livres de Tacite , Tabbé
de la Bletterie, auteur d'une Vie de Julien^ écrite
avec esprit. Cet écrivain est au nombre des victimes
de Voltaire, qui le lacéra de ses sarcasmes habituels.
Le président de Brosses, né en 1709 à Dijon, et
mort en 1777 à la tète du parlement de Bourgo-
gne, fut encore poursuivi par Voltaire pour je ne
sais quel procès relatif à quelques cordes de bois ;
il est surtout célèbre en France par son livre sur
ritalie, ouvrage très-spirituel, mais parfois licen-
cieux. Le président ne «e contenta pas , durant son
séjour à Rome^ de juger le temps présent avec la
causticité naturelle de son esprit, mais il étudia les
ruines et se fit contemporain de la république. Ses
Lettres sur la découverte de la ville d^Herculanuvif et
surtout son Histoire de la république romaine dans le
cours du septième siècle, par Salluste^ attestent une
profonde perspicacité et un sentiment bien rare des
temps antiques. Ce dernier ouvrage, en partie tra«
duit du latin sur l'original de Saliuste, en partie
rétabli et composé sur les fragmens qui sont restés
des livres perdus du grand historien romain , a fait
dire à M, Villemain : « Au-dessous de Bossuet et de
Montesquieu, il n'y a pas, dans notre langue, un
plus beau fragment d'histoire ancienne que cette
restauration d'après Tantique. »
Si le travail du président de Brosses n'eut pas tout
le retentissement qu'il méritait, V Histoire philoso-
phique des deux Indes , par Raynal, acquit prompter
BIX-HUITIÈHE SIÈCLE. 325
ment une célébrité énorme. C'était un magnifique
sujet qui convenait parfaitement aux peuples mo-
dernes; rien de plus intéressant pour eux que l'his-
toire de leurs expéditions et de leur commerce dans
l'Inde et en Amérique. Mais quel mauvais goût! que
de sophismes monstrueux! « Peut-être aucun auteur
jusqu'alors n'avait manqué à un tel point de raison
dans les idées et de mesure dans la manière de les
exprimer, dit M. de Barjante. Il est difficile de con-
cevoir comment on peut parvenir à un pareil délire
dans les opinions , à une emphase si ridicule dans
les paroles. »
Des travaux d'érudition chrétienne, commencés
au dix-septième siècle^ se continuaient silencieuse-
ment au milieu des orages de l'époque. La Gallia
christianaj entreprise sous un autre litre ^ès 1631,
par Jean Cheenu de Bourges, fut poursuivie sous
son litre définitif par Claude Robert, prêtre de
Langres , et par plusieurs membres de la même fa-
mille , du nom de Sainte-Marthe, aidés par des
bénédictins. Ce fut de 1715 à 1728 que ce grand
ouvrage fut livré au public tel qu'il existe aujour-
d'hui. La Gallia chrîstiana est une histoire religieuse
de la France, de ses évoques, de ses archevêques,
de ses abbés, de ses prêtres. Les Acia sanciorum ,
desbollandistes, commencés, en 1630, par Jean Bol-
landus et continués par vingt-six auteurs, mirent
cent soixante-quatre ans à paraître ; le dernier tome
fut publié en 1794. C'es^ une source immense dç
32d HiSToniE 1>ES letthes.
reàseigttemens sur la vie dé toutes les classes de la
société au moyen âge.
Les bénédictins et les jésuites furent infatigables
au dix-huitième siècle. VArl de vérifier les dates de-
puis la ncAssance de Noire-Seigneur tl V Histoire littéraire
de la France , dont le prospectus fut publié en 1728
par dom Rivet, sont de précieux monumens de pa-
tience et d'érudition. Nous ne citons que les plus
célèbres.
Dans le même temps Saint-Foix écrivait ses Es-
sais historiques sur Paris, Barbazan ses Fabliaux et
Contes des douzième, treizième, quatorzième et
quinzième siècles, de Paulmy sa Bibliothèque univers
selle des romans, Sainte-Palaye ses curieux Mémoires
sur l'ancienne chevalerie, Millot ses Ëlémens d'histoire,
qui furent populaires en France jusqu'aux travaux
de Técole du dix-neuvièmesiècle. Le Grand d'Aussy
son Histoire de la vie privée des Français et les Fa-
bliaux ou contes des douzième et treizième siècles ,
Mellin ses Antiquités nationales. En même temps
toutes nos provinces voyaient paraître des chro-
niques locales d'un grand intérêt, dont la nomen-
clature est impossible ici.
La critique allemande s'est souvent plu à recon-
naître que la France est, sous le rapport des docu-
mens historiques et des mémoires particuliers, plus
riche que tous les autres peuples de l'Europe. Notre
époque a su puiser dans ce trésor, et les progrès
de notre histoire nationale seront une des princi-
DIX-fiUITIËtfE SIÈCLE. 327
palefil gloirêâ littéraires du dix-neuvième siècle. Le
plus grand fait des temps modernes , la révolution
française , a produit un grand nombre d'autobiogra-
phies d'un intérêt immense ; nous ne nous y arrêtons
pas^ à cause de la date récente de leur publication*
C'est de l'histoire contemporaine; nous l'abandon--
nous désormais aux critiques qui nous succède*
ront.
Le travail de la critique française au dix-huitième
siècle n'a pas le caractère de profondeur que nous
avons remarqué en Âllemague; mais une foule
d'idées s'agitèrent bruyamment dans notre patrie.
Les écrivains qui s'occupèrent de critique littéraire
le firent avec cette ardente polémique de Tépoque j
et les plus grands esprits prirent part à cette lutte.
Jean-Jacques , dans sa Lettre sur les spectacles , fit re-
marquer tout ce que notre théâtre avait de peu na-
turel. Lamothe attaqua vivement les unités par son
Discours sur la tragédie , plein de vues saines et
neuves; Voltaire, si hardi quand il s'agissait d'é-
branler l'ordre social, trembla devant les règles
suivies par Racine et s'efforça de réfuter Lamothe ,
bien plus par de l'esprit que par des raisons. Au
reste , cette imagination mobile passa dans le camp
des novateurs lorsque fut écrit en Angleterre
Y Essai sur la poésie épique^ Mais Lamothe ne se borna
pas à attaquer la règle des unités : secondé par Fon-
tenelM, il voulut anéantir les vers français, qu'il
soutint être fort inférieurs à la prose* On a dit que
328 H^TOIEE DES LETTRES.
ces hommes étaient surtout guidés par leur orgueil
froissé , qui leur disait qu'ils ne sauraient égaler les
grands poètes de la France; ils pouvaient bien aussi
être blessés de la solennité peu naturelle du théâtre
français et n'avoir pas assez de tact ou de connais-
sance des littératures étrangères pour voir qu*il fal-
lait modifier le vers tragique et non le détruire.
Fontenelle et Lamothe étaient soutenus par les abbés
Trublet et Terrasson. Le premier, qu'il ne faudrait
pas juger par les sarcasmes de Voltaire, car il avait
eu le bon sens de le placer au-dessous de Corneille
et de Racine dans ses Essais de morale et de littérature^
était un prêtre fort honorable et un homme de goût^
beaucoup trop enthousiaste de Fontenelle et de La-
mothe, ses amis et ses maîtres, et défendant leurs
idées avec l'ardeur d'un disciple. Madame de Lassey
disait de l'abbé Terrasson: « qu'il» n'y avait qu'un
. homme de beaucoup d'esprit qui pût être d'une pa-
reille imbécillité. 9 En effet, il était, dans la vie
privée, aussi naïf que La Fontaine. Il se mêla aux
disputes esthétiques de son temps par une mauvaise
dissertation contre Homère. Son roman-poème de
-Séthos^ l'impardonnable malheur d'être ennuyeux,
quoiqu'on y trouve des fragmens fort distingués.
Sa traduction de V Histoire universelle de Diodore de
Sicile est digne d'estime.
Ainsi que nous avons vu , de notre temps, presque
toute l'école novatrice en littérature appiirtCDir aux
doctrines politiques de l'ancienne monarchie , ainsi
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 329
la plupart des novateurs de la première partie du
dix-huitième siècle restaient attachés aux doctrines
catholiques. Voltaire allait du camp des classiques
à celui de leurs adversaires , avec la mobilité ordi-*
naire de son esprit et la puissance de sa parole
mordante. LesËlémens de littérature de Marmon tel ré-
vèlent la même mobilité de pensée ; l'auteur est par-
tisan de la liberté dan^ Fart lorsqu'il s'agit de théo-
ries générales, mais dans les applications il se sent
enchainé par les grands génies qui sont la gloire des
lettres françaises. Le besoin de la réalité dans l'art
tourmentait tous les esprits; c'est ce besoin qui
inspire les préfaces que Diderot place en tète de ses
drames. Le fougueux écrivain secoue les chaînes
classiques ; il demande que Fon s'affranchisse de la
pompe de convention qui enlève à l'art toute vérité ,
toute liberté. Mais nul ordre ne règne dans ses ob-
servations, nulle idée supérieure n'éclaire et ne
domine sa théorie. Beaumarchais vint à son tour
plaider la cause de la liberté, et il le fit avec sa
puissance de sarcasme; il faut l'entendre railler les
gens qui s'appuient sur Aristote , qu'ils ne com-
prennent même pas. Dans tout le cours de sa vie,
à la tête de chaque pièce, l'auteur de Figaro défen-
dit les mêmes doctrines, et toujours avec une verve
nouvelle. Le critique le plus avancé du dix-huitième
siècle, Sébastien Mercier, avait publié^ crt 1773,
son Essai sur l'art dramatique. « La hardiesse et la
nouveauté des aperçus qu'îL rpnferipe étaient si
grandes; dit M. Alfred Michiels dans son Histoire
des idées littéraires en France , que depuis soixante
ans on les répète mot [^our mot. A l'exception de
quelques idées importantes, mais peu connues^ le
romantisme est là tout entier. » Voici , en effet, une
page qui prouvera toute Tindépendance de cet es-
prit que les merveilles de Corneille et de Racine
n'avaient pu ébranler :
« Jodeile, Garnîer, Hardî^ Maîret, Tristan, Ro-
trou , sont les vrais fondateurs de notre scène : c'est
une vérité incontestable. Ils ressuscitèrent les pre-
miers les sujets antiques, et, ne pouvant faire mieux,
ils donnèrent la Cléopdtre captive , la Didon qui se tue/
la Phèdre amoureuse, la Troade, VAniigone, V Hercule
mourant^ etc. ; ils traduisirent le grec et le défigurè-
rent ; ils entraînèrent sur leurs traces ceux qui vin-
rent après eux. Nos grands maîtres ont suivi le môme
plan ; les ressemblances sont frappantes : leur génie,
leur goût, leur style ne les ont point rendus créa-
teurs ; on aperçoit chez eux la même coupe, le même
ton de dialogue , la même, marche , les mêmes dé-
nôûmens, et beaucoup plus de paroles que d^aclion.
Ils ont été copistes comme leurs prédécesseurs. Ils
Ont su écrire^ peindre, intéresser, maïs ils n'ont
point déployé une verve originale ; ils ont composé
avec leurs bibliothèques et non dans le livre ouvert
du monde^ livre dont le seul Molière a déchiffré
quelques pages. Goût bizarre et bien étrange de dé-
naturer un ancien théâtre au lieu d'en construire un
i>nt*i(umÈiiE «ÈGLE. 331
neufi relatif à la nation devant laquelle on parle!
Hais, ne cherchant pas même la route de l'inTen-^
tion, ils ont cédé à l'impulsion donnée lors de la
renaissance des lettres , aurore pâle et lugubre , pluf
triste que les ténèbres; ils n'ont su ni rompre cette
impulsion, ni en imaginer une nouvelle. »
Inclinons-nous devant les chefs-d'œuvre à jamais
consacrés du dix-septième siècle; mais reconnais-
sons la haute raison qui a dieté ces paroles et soyons
convaincus que l'avenir de la littérature dramatique
en France est dans cet ordre d'idées. Nous voudrions
pouvoir citer encore, mais il faut renvoyer au livre
lui-même. On y trouvera, non-seulement des pages
de cette force , mais des notions religieuses et spiri-
tualistes qui contrastent énergiquement avec les
préjugés de l'époque. Cependant Mercier est oublié;
c'est qu'il n'est pas homme de style ^ et sans cela il
n'y a d'avenir pour personne, quelle que soit d'ail-
leurs la profondeur de la pensée. Cet écrivain , qui
possédait si bien les théories de l'art dramatique ,
n'a écrit que des drames médiocres, qui sont plutôt
des dialogues sur la morale que des pièces destinées
à la scène.
La Harpe a maltraité Sébastien Mercier ; nous ne
craignons pas de dire que sous plusieurs rapports il
était cependant fort inférieur, comme critique, à
l'écrivain qu'il dédaigne. Les leçons de La Harpe ,
réunies sous le titre de Lycée ^ ou cours de littérature
mçienne et moderne , ont été, jusqu'au mouvement
332 HISTOIRE DES LETTRES.
littéraire qui s'est manifesté de 4820 à 1830^ le livre
de critique le plus populaire; il conserve encore une
certaine influence, tant les nations perdent difficile-
ment leurs habitudes d'admiration ou de blâme.
La Harpe ne comprend pas l'antiquité , il ne sent
pas la liberté de l'art grec, qui est bien plus près,
sous certains rapports, des belles créations de Shaks-
peare que des imitations que Ton nous a données.
L'auteur du Lycée analyse souvent d'une manière
supérieure la littérature latine et surtout la littéra-
ture française du dix-septième siècle. Il s'élève par-
fois jusqu'à l'éloquence ; mais notre théâtre est un
type qu'il adopte exclusivement , ou plutôt il ne
connatt que lui. Quant à son examen du dix-
huitième siècle, il a togus les défauts des jugemens
contemporains: d'abord il est démesurément long,
puis il subit toutes, les réactions de la pensée de
l'auteur que les passions du moment entraînent en
tous sens. La Harpe est un écrivain de talent; mais
l'ignorance des littératures étrangères a nécessaire-
ment borné son horizon et faussé ses idées. Aussi
son enseignement n'est-il plus applicable à l'époque
actuelle; incomplet, étroit, il pourrait aujourd'hui
être un obstacle à une instruction large et forte.
Qu est-rce, en 1844, qu'un cours de littérature qui ne
fait connaître ni les travaux des pères de TËglise,
ni le Dante , ni Shakspeare , ni Calderon ?
Thomas étudia l'antiquité plus consciencieuse-
piçnt que La Harpe et que le dix-huitième siècle en
DIX-HUITIËHE SIÈCLE. 388
général; mais il ne semble pas en avoir eu un sen-
timent bien éclairé. Ses éloges emphatiques , quoi*-
que souvent animés par des idées généreuses et
grandes^ ne ressemblent guère à Téloquence grec-
que, si libre, si simple^ si remuante. Cependant
lorsque l'auteur rend compte des travaux de la
science on sent qu'il en a Tamour , quoique son en-
thousiasme se communique peu au lecteur. V Essai
sur les éloges révèle chez Thomas une érudition très-
vaste; seulement on regrette qu'il ne Tait pas appli-
quée à des parties plus intéressantes de Thistoire de
l'intelligence humaine. La vie de cet homme fut pure
et austère; l'amitié sainte qui le liait au noble poète
Ducis est un des plus beaux spectacles que présente
l'histoire des lettres.
L'abbë Barthélémy consacre les immenses res-
sources d'une érudition profonde à un sujet bien
autrement intéressant que les Éloges, à tout ce monde
grec qui a été Finilialeur des peuples modernes et
présente une des plus magnifiques manifestations
du génie humain.
Barthélémy , né près d'Âubagne , en Provence ,
' montra dès Tenfijince un goût décidé pour les re-
cherches sur l'antiquité. Sa vie fut celle d'un béné-
dictin ; il travailla trente années au Voyage du jeune
Anacharsis , et le publia en regrettant de n'avoir pu
y travailler plus jeune. Arrivé à Paris , il fut protégé
par M. de Boze , conservateur du cabinet des^médail*
les, et mis par lui en rapport avec lés gens de lel-
8S4 HisïoiEE i>B0 tmass.
très. Il commit à Rome le duc de Choiseul ; il s'atta»
cha à lui et revint vivre à Paris au sein de l'étude et
du repos 9 étranger au mouvement philosophique et
social qui entraînait le monde alors.
Barthélémy 9 avant de s'occuper de son célèbre
Voyage^ avait eu l'idée de peindre l'Italie du sei-
zième siècle; mais les études de toute sa vie l'en-
traînèrent vers la Grèce. Le Voyage du jeune Anachar-
m$ a tous les caractères d'un talent conciencieux et
patient. Toutefois nous pensons , comme plusieurs
critiques contemporains , que le plan adopté par
Barthélémy a nui à son œuvre, qui eût été très-su*
périeure si l'auteur nous avait donné une histoire du
génie de la Grèce ^ sujet vaste et sublime qui mérite
bien d'absorber toute une vie. < C'est par le chris-
tianisme et la langue grecque que le monde a été
changé, dit M. Villemain. Tous ces missionnaires
qui allaient delà Judée jusqu'à Lyon , jusqu'à Rome,
étaient des Juifs hellénistes ou des Hellènes judai-
sans; toutes ces écoles, qui fiorissaient dans Alexan-
drie, dans Antioche, dans Â;scaIon, dans Gaza,
étaient grecques.Gette immensité;cecosmopolitisnie,
pardonnez-moi ce mot barbare , qui sera le dernier
état de la littérature grecque , est le dernier carac-
tère de sa puissance. On a bien tort de croire qu'elle
finit au règne d'Alexandre. Elle se transforme^ elle
s'étend au contraire. Après avoir été, jusqu'à Alexan-
dre, la première souveraine de l'imagination et du
PIX-HUlTliME SIÈCLE* 885
goût, elle est devenue, après Alexandre, la pensée
de l'univers, i
Le Voyage du jeune Anacharsis parut en 1788, à la
veille de la révolution. Les idées étaient tournées
vers la Grèce ; le comte de Gholseul-Gouûier publiait
son ouvrage enrichi de gravures. Le livre de Barthé-
lémy devint populaire dès son apparition, et depuis
il jouit de l'estime de TEurope qui l'a traduit dans
toutes ses langues. Celte estime est méritée; le
Voyage d'Anacharsis est une belle source d'instruc*
tion; le style a de l'ampleur et de la pompe, trop
peut-être ; il sent un peu l'académie. Ses analyses
de la littérature grecque sont certainement très-su-
périeures à ce que le dix-huitième siècle a produit
dans ce genre. Cependant il faut reconnaître que
l'auteur habille souvent les grands hommes de rHet-
lénie à la mode française et qu'il remplace leur
belle simplicité par des ornemens factices. On n'é- ^
chappe guère à Tinfluence de son pays et de son
temps. Barthélémy n'a pas assez d'entraînement; on
ne sent pas qu'une émotion vive réchauffe lorsqu'il
examine les chefs-d'œuvre de l'art. Le Germain
Winkelmann le domine de très-haut. On a remar-
qué que dans la partie politique il a manqué à l'au-
teur, pour bien apprécier ces républiques agitées et
ardentes, d'avoir vécu au milieu d'un peuple régi
par des idstituiions libérales. Sous ce rapport, on
préfère au Voyage d'Anacliarsis un ouvrage anglais de
la fin du dix-huitième siècle^ les Lettres ath^nienneê.
886 HISTOIRE DES LETTRES.
écrites par q.uelques élèves de l'Université de Cam-
bridge , dont plusieurs sont devenus ministres.
Malgré tous ces reproches , Touvrage de Barthélé-
my est un monument imposant dont la France a le
droit d'être (ière, un de ces livres graves et conscien-
cieux qui instruisent et apaisent , qui suffisent à
assurer Timmortalilé d'un homme.
Le dix-septième siècle n'avait étudié que l'anti-
que et une partie de la littérature de l'Espagne, le
dix-huitième commença à répandre en France la
connaissance des lettres allemandes et anglaises. Le
célèbre économiste Turgot attira l'attention sur l'Al-
lemagne par quel(iues travaux de critique et par la
traduction de Gessner. Le. Tourneur publia sa ver-
sion d^Shakspeare 9 et Voltaire, qui avait annoncé
à la France la gloire de ce poète, fut effrayé de cette
espèce de naturalisation , car il était aussi jaloux
des morts que des vivans. < Avez-vous lu y écri-
vait-il , cet abominable grimoire , dont il y aura en-
core cinq volumes? Avez-vous une haine assez vi-
goureuse contre cet impudent imbécile ? Souffrirez-
vous l'affront qu'il fait à la France ? Il n'y a point
en France assez de camouflets^ assez de bonnets d'âne,
assez de piloris pour un pareil faquin. Le sang pé-
tille dans mes vieilles veines en vous parlant de
lui. S'il ne vous a pas mis en colère , je vous tiens
pour un homme impassible. Ce qu'il y a d'affreux,
c'est que le monstre a un|parti en France ; et^ pour
mX-ttUlTlÈMË SIÈCLE. 3d1f
comble de calamité et d'horreur, c'est moi qui
autrefois parlai le premier de ce Shakspeare, etc. »
Ceci est très-curieux. Un des plus grands poètes
qui aient paru dans le monde traité d'imbécile par
un des plus célèbres écrivains de la France ! Voilà
de quoi consoler de toutes les injustices contempo-
raines. Cette colère n'empêcha pas Shakspeare de
faire son chemin ; le public s'émut de plus en plus
de la puissance de ce drame nouveau qui remuait
tant de passions et de souvenirs historiques. Un
homme doué d'une sensibilité profonde, Ducis^
imita plusieurs chefs-d'œuvre du poète d'Elisabeth,
timidement il est vrai^ mais avec assez de succès
pour inspirer à tout le monde le désir d'étudier
l'auteur d'Hamlet.
Plusieurs écrivains secondaient d'ailleurs cet en-
traînement vers ce sublime peintre , en ouvrant de
nouvelles voies à l'imagination française. Nous avons
parlé de Rousseau et deBuiïon; un ami du premier,
Bernardin de Saint-Pierre , doit être considéré
comme un des hommes qui ont le plus influé sur
l'avenir poétique de la France. Il naquit au Havre, et
fut, comme Rousseau, éprouvé par toutes sortes de
vicissitudes. Son goût pour les voyages se manifesta
si vivement dès l'enfance , que sa famille le laissa
partir à douze ans pour la Martinique , avec un de
ses oncles qui était capitaine de vaisseau. Bernardin
s'ennuya de la vie de marin et revint en France; on
l'envoya chez les jésuites de Gaen, où il fut charmé
338 HISTOIRE BEjSI LETTREfil.
par la lecture si intéressante des Lettres édifiantes et
cufi^ises. Devenu ingénieur des ponts et cliausséesi
Bernardin dô Sainl- Pierre part pour l'Allemagne et
se bat au siège de Dusseldorf, dont il revint blessé
et inquiet. Dès lors il méditait des plans de réforme
sociale et voulait fonder une colonie , une espèce
àe république de Platon , de phalanstère ^ comme on
cCrait aujourd'hui, il fut accueilli par Tindifférenca
et tomba dans la pauvreté. Alors il vendit ses livres,
éinprunta quelques louis et partit pour la Russie,
voulant /omfer sa colonie sur les bords du làc Aral.
11 s^arrète en Hollande où il devient journaliste,
part pour Lubeck et de là pour Saint-Pétersbourg.
Il est protégé par le maréchal de Munich qui l'en-
voie à Moscou , où il est présenté à Catherine II par
M. de Vilbois , grand-maître de rartillerie.
Le jeune Français, accueilli avec une bienveillance
singulière, plut beaucoup au puissant Orlof, qui
voulut se rattacher ; mais de Saint-Pierre était peu
propre à la vie administrative , sa tète fermentait
sans cesse; il parla au ministre de son plan de co-
lonie , fut traité de rêveur et envoyé en Finlande
comme capitaine d'artillerie , pour étudier des po-
sitions militaires. Ennuyé, il quitte la Russie pour
la Pologne , où il s'endort en des séductions dange-
reuses, séjourne à Vienne , à Dresde, en Prusse,
voit Frédéric vieux et ennuyé lui-même , puis re-
vient en France, éprouvé par toutes sortes de tra-
vauxj de voyages et d'obstacles vaincus. Les bureaux
minifitâriels s'enoombreBt de nouveau des projets
de temaiidio wr la manière de prévenir le pariage
de la (Pologne, gor une nouvelle rout« des Indes et
sur ia ookmisatioii de Madagascar. Un de ses amis ,
If. Rémnfie fak en? oyer conme ingéDieur à l'Ile-de-
France; Ji il se ^yuerelle avec les autorités el revient
encore nne ifoîs à Paris , où ifl veut se lier avec les
philosophes qui repoussent cet homme dont les
idées veligieuses leur sembtent une faiblesse. Il vé-
oiit (donc obscur idans une petite chambre de ia rue
Sant^iemie^u^Mom ; mais il connaissait Jean-
Jacques Rousseau qu'il accompagnait souvent dans
pvomenades aux environs de Paris. Quelques
apvës la mort de Tauteur é' Emile y en 1784,
Bemardiii publia les Êtude9 de la nature, qui eurent
en France on immense retentissement; les savans
fit les gaos«de lettres les accueillirent avec dédain;
mais Je public s'obstina à les aimer, e( le public
eut raison.
Tout le inonde a 4ît que fes Êiudes et fe» Harmo-
niée de la nature ont peu de valeur scientifique; mais
kur gloire n'est pas là , elle est tout entière dans la
religion et dans la poésie. Au milieu du scepticisme
et de la sécheresse de V Encyclopédie, cet hymne au
Créateur s^éleva pur et radieux ; il amollit les cœurs,
il parla & l'homme des bontés de la Providence ;
l'amour remplaça l'amer sarcasme de Voltaire, l'or-
gueilleux sophisme de Diderot. Cette grande renais-
sance religieuse, que l'on fait généralement remon-
340 HISTOIRE DES LETTRES*
ter à Chaleaubriand , a sa source au milieu du
dix-huitième siècle, dans le déisme de Rousseau,
dans la tendre et sainte contemplation de Bernar-
din. Voyez combien il aime la nature , avec quelle
grâce il peint une fleur, un champ, un lac,' une
forêt! Tout ce délicieux mystère de la communion
de l'âme avec le paysage inspire à Fauteur des
Ëtudes de suuves el de brillantes pages que le pu-
blic aima de toute son âme malgré Fanathème des
savans. Les idées de Bernardin sur l'âme humaine,
la poésie et les arts sont souvent d'une beauté ravis-
sante. On l'a remarqué avec raison , les écrits de
Bernardin de Saint-Pierre sont une magnifique
transition entre Jean-Jacques Rousseau et Chateau-
briand. Si l'auteur des Études n'est pas catholique,
l'esprit du christianisme vivifie son œuvre , et, mal-
gré des erreurs de détails , Dieu est toujours au fond
du cœur de cet homme, il éclaire et anime sa
pensée.
En politique, Bernardin est souvent rêveur sans
doute; mais que d'idées qui passaient alors pour
des utopies ont été réalisées par la société depuis
sa mort! Grâce à Dieu , bien d'autres utopies passe-
ront encore dans le domaine des faits.
Un soir. Bernardin fit une lecture dans le salon
de madame Necker. Là se trouvaient Buffon, Tho-
mas et quelques autres hommes célèbres. Le grand
naturaliste s'ennuyait, regardait à sa montre et
demandait ses chevaux; Thomas, l'emphatique
DIX-HUITIÉME SIÈCLE. 341
Thomas, bâillait bruyamment; les belles dames sou^
riaient de pitié en retenant leurs larmes avec peine.
Le manuscrit, qui répandait autour de lui cette in-
fluence somnolente, c'était le délicieux petit livre
de Paul et Virginie^ le plus populaire des livres
français peut-être. L'auteur ne fut consolé que par
son ami, le grand peintre de marine Yernet; mais
lorsque ces amours si purs et ces déchiremens de
cœur si cruels furent placés sous les regards du pu-
blic , Bernardin de Saint- Pierre fut vengé par l'at-
tendrissement du monde entier. Cette églogue si
neuve et si pathétique a sa place dans l'admiration
des hommes auprès de tout ce que l'art a enfante
de plus yrai et de plus suave.
Le style de Bernardin ne contraste pas moins que
son esprit avec le style ordinaire du dix-huitième
siècle; on a remarqué avec raison que Tauteur des
Études de la nature s'inspirait du seizième siècle, de
Montaigne et d'Amyot, et de l'antiquité à travers
les ouvrages de ces écrivains.
Bernardin de Saint-Pierre a tous les caractères
des véritables poètes : la simplicité, la naïveté, l'a-
mour de Dieu et de l'homme, il est bien plus sim-
ple et plus naïf dans Pxml et Virginie que dans la
Chaumière indienne, où il se rapproche un peu^ je
crois, des écrivains du temps. La naïveté, qui
donc l'avait alors dans la poésie française?
Les phibsophes avaient fait grand bruit du poème
des Saisons de Saint-Lambert. Ce brillant militaire
343 HISTOIRE PES LETTEES.
voyait la nature des salons de la petite cour de Loi^
rdine ou du balcon de TOpéra. Aussi son poème^
qui ne manque pas d'une certaine élégance ,;n*offir«
ni véritable enthousiasme ni sentioiens profondsu
Impossible de le comparer aux magnifiques pein^
lures de la vie des champs que nous a laissées TaiH
tiquité, ni même au beau poème anglais de Tbomp-
son. Le chevalier de Boufflers avait rappelé Tabbâ
de Ghaulieu par des poésies épicuriennes , on peu(
mSme dire liceneieuses; elles devaient éUe très^
goûtées dans les soupers du dix-huitiéme siècle 9
on y admirait Pierre^Joseph Bernard , isutaleut
musqué d'Ovide 9 qui donna comme le poète ro^
main un Art d'aimer^ où l'on trouve» beaucoiq^ de
galanterie et point d'amour. Le comte François-
Joachim de Pierre de Bernis » poète mort cardinal
à Rome en 1704 ,. était encore fort à la mode 4 peu
près dans le même temps que Bernard. On a com-
paré son talent à celui du peintre Boucher i il pro^
diguait tant les fleurs, que Voltaire Ta surnommé
BabeUla-Bouquetière. C'était un homme né avec des
facultés rares , mais que la société de sott temps
avait entraîné dans un système absurde* Oft eu
peut dire autant de Dorât (Claude-Josepb), venu
quelques années plus tard que Bernis : après avob
échoué dans la tragédie^ daos la eomédie^ dans
toute la poésie élevée, Dorât était parvenu à se Mtt
une réputation énorme au moyen de petits vers
pleins de mignardises, que personne n'aoraitle
BIX-HUITIÈIIE SIÈCLE. BAS
eoufage de lire aujourd'hui. II fit école et eut de
nombreux éfêves , parmi lesquels il ne faut pas ou-
blier Demoustier, auteur assez ihde des Lettres à
ÉtniHe sur la mythologie. Lemterre, las de ses chu-
tes au théâtre, écrivait ses poèmes des Fastes et de
bPemfure; ils renferment des pages remarquables,
nais peu de pensées, peu de sensibilité qui se com-
Hiunique à Tàme du lecteur. La langue s'appauvris-
sait, on ne visait plus qu'à une certaine élégance
de second ordre. Golardeau et Léonard sont les
versificateurs auxquels nous pensons en écrivant ces
lignes. Le savant traducteur des Géorgiques, Fabbé
Delille, commençait alors sa brillante carrière. 11 à
été très-populaire au commencement de ce siècle;
mais que reste- t-il de sa renommée? Que de ters
ëdatans sans pouvoir parvenir à être poète! Ses
poèmes des Jardins et de Plmaginathn révèlent ce-
pendant des facultés rares, une belle fécondité^
mais jamais l'auteur ne parvînt à la grande élo-
quence; sa poésie est toujours artificielle. DeFillé
semble créer des difficultés pour les vaincre; il
écrit parfois dix lignes pour remplacer un mot
qu'H eût été très-simple de prononcer sans tant de
façons. Le lyrique Lebrun n'est plus lisible : quel • i
insipide mythologismel quelles allégories glacées !
quel amas de termes impropres I 11 faut se souvenir,
pour pardonner à ses enthousiastes (car il a eu des
enthousiastes), que ça et là on rencontre des stro-
phes heureusement travaillées. Le laborieux histo-
344 HISTOIRE DESLËTTM8.
rien de la littérature italienne, Ginguené, prit de
très-bonne foi Lebrun pour un grand poète. Bertin
et Parny s'efforçaient de ressusciter Tëlégie ro-
maine; le second , qui a sali son nom par un poème
sacrilège, a laissé plusieurs pièces d'un style très-
pur, qui reproduisent la presqose de Jean-Jac-
Rousseau. Que n'a-t-il^ comme le grand prosateur,
le sentiment du paysage! Une victime de la misère^
Halfilâtre, a révélé des qualités réellement si^upé-
rieures : ses fragments traduits de Virgile sont
d'une poésie forte et savante qui promettait de
retremper le vers français du dix-huitième siècle.
Son poème de Narcisse est plein de grâce et de mol-
lesse; mais il mourut à l'âge de trente-quatre ans.
c La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré », a dit
Gilbert, autre martyr du dix-huitième siècle ^ qui
lutta presque seul contre la puissance, colossale des
philosophes et n'eut pas la force de yiyre l Son
œuvre est inégale sans doute, mais dans la satire
il rappelle les grands maîtres, Juvénal principale-
ment. Il avait aussi le génie lyrique et en a laissé,
ainsi que Malfilâtre, quelques preuves incontesta*
blés. Il se tua à l'hôpital dans un accès de folie.
X.
VhîlofopliM* — TaQveaargaei. — Bnelof. »— Ooiidlllac|«-«llîderot:
B'Aleinbert* — &• baroo d'Bolb«eh»--Btelvéthi0.<f-Boal«Bg9r9
•te. — Zi'Eneyelopédîe. — Kei Éoonomîstei.
Loin de tout le tumulte intellectuel de Paris , à
Aix en Provence, vivait un jeune gentilhomme,
Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, né le
6 août 1715. Ses éludes furent assez faibles; à dix-
huit ans il fit la campagne d'Italie comme sous-
lieutenant au régiment du roi infanterie. Sa vie s'é-
coula dans les garnisons et les camps ; il ne vint à
Paris que deux ans avant sa mort, en 1745, car
Vauvenargues mourut à trente-deux ans. Il ne fut
cependant pas toute sa vie sans communications
346 histoihe des leto res.
avec les puissances intellectuelles de son temps ; sa
correspondance avec Voltaire est remarquable^ et
ses relations avec Ue dominateur du dix-huitième/
siècle furent assez suivies en 1746 et 1747*
Quelques mois avant de mourir, Yauvenargues
publia son Introduction à la emnaissance de CesprU hu'
main j suivie de réflexions et de maximes ; ce livre n'eut
pas un grand retentissement. Ginq;uante années
après on retrouva quelques manuscrits de l'auteur,
et vers 1820 la collection de ses œuvres fût complé-
tée paf d'^^iktre» opuscules , pArmi lesquels on r^
marque des éialogues qui font penser à een de Pé-
nélon.
On ne trouve pas un monument dans toutes ces
œuvres (n^oublions pas que l'auteur est mort à
trente-deux ans); mais une teinte mélancolique ,
une manière douce et triste de considéra la vie,
une sainte espérance mêlée au doute ^ font de ce
philosophe une figure* très-curieuse à examiner au
milieu du dix-*huitiàiiie siède* Vanvenargiies est
une âme née pour là vérité » et que lea bruyantei
négatioBsi de $on temps épouvaniaftt. Cependant
cette intelligence n'est pas asaex forte pour s'arrai
eber à des influennes auisi teirribUs ^ et U aeeptii
^me s'y gliâM pour li tauinkaat^* Tou9 Im écritt
de Vauvenargttf» attealent ee comlittt entra la Soi el
le doute; il aime» au mimx de toiH le fiuix éebt
de ce temps , à rappelé» d'impaeantea auttoritéa et
' fiiveor 4a la rdigian ^ camme loraqu'ii dit : « ItaiN
•OHmiTiiiB siteu^ Met
hm^ PMttt, BqsbwU Raclncr^ Fénj^kuii. oW-è^
dire les hommes de la terre les plus èdtsàféA, éMtltt
plua pltHowphe. da a»u*k&^»^laA ^àm la fekce
de ktiur eéprit et dd km âgs^^ oMl cam léMM
Buctes y Bè i Dioaa ea Bretagne ^ &k VîM^
m^ bien ploa qua YaHxeMigwea lei: lele» haM^
toettea du dis^buitièmô siècle^ G'ffll wi da ce» haib*
«es.qpkritu€Jd ^lû: font uôewL biic dienift daiotlo
BNUide par leâ relailmiis de «tciété qua par lemra
éerits. Il fut memlNra^de TMadéoim de» iMcitpiucuMi
ea i739 ,. et de YAiMÙévm' liasiiçaBe « il^T. &»
kamouR facile et som hoaocabb casaetèN; le fiten»
r«ehercber de» paraMoages loa jditaiaAiiaiifi d0 soni
ipacpiie. Aptes atoîr été lié liMig^eaipsi mem la paHt
|^li^aaplii(|«e, H s'effraya & se&eaeès. « i40 funeste
eSety d^-il, que cas écrivama ppodiuâaaa^ aar hm
lecleuire aal d'an £ùre dans la jieiMif saa &at ■laa'wa
ettayena, des crimtaala scattdatenx^ al dea naalbeo*^
mil dans l'âga avaaeé. » U es( {aapoanble de maui
peindra lea résultats aociam du iqatérîaLisfiie. IHi^
dos élaflé trèsHastimé daas. sa pratinea. Qaaêf né
domicilié à Paris^ il f«t neaimé maif a da Doua»
ea ilàà^ et anobli en 1155 , pat lattfeat palentay
da roiy a Fooeasàba de la part qo'if pvitau râle glo«
rieux que jouèrent alors les Étata de Btetagaa ( le
père de Docioa était ekipelîer). K'ovbliom pas ,
parmi ae&titrea de gloiarav qu'il fol déaigaé oaaniflMiii
par tatiecMtat oammalap lasdigne daagrâeaa
94S HISTOIRE DES LETtftËS.
du souverain , et qu'il mourut historiographe de
France en 1772.
Ses romans, la Cmfeêsim du comte de ^^^ et la
Baronne de Luz , sont des taibleaux assez scandaleux
du dix-huitième siècle , retracés avec une modéra-
tion qui était presque de la pudeur alors. Son His-
toire de Louis XI, écrite selon la manière épigram-
matique de Fépoque, lui valut les éloges de Vol-
taire; elle est oubliée depuis long-temps, et elle le
mérite. Duclos n'a pas su peindre la physionomie
barbare de ce siècle ; il n'a pas compris nos vieux
chroniqueurs; les a-t-il lus? Commines en dit plus
en trois pages sur cette époque et sur ce roi que
rhistorien moderne dans tout son livre. Ses Qmidé'
rations sur les mœurs de ce siècle révèlent sans doute
un homme d'esprit habitué à la fréquentation d'un
monde élégant^ mais c'est un livre froid et qui ne
laisse que bien peu de traces dans la mémoire. Ce-
pendant il renferme des observations d'une rare
finesse, et Louis XV, que la dédicace appelait un
grand roi , dit que c'était Touvrage d'un honnête
homme. Aux titres de l'auteur il faut ajouter celui
de grammairien. On estimait beaucoup ses remar-
ques sur la grammaire de Port-Royal et son active
collaboration à l'édition de 1762 du Dictionnaire à
V Académie française.
Avant d'entrer dans l'étude des écrivains les plus
audacieux et les plus bruyans du dix-huitième siè-
cle , nous avons à parler d'un homme grave, d'un
ï
t>ix-aciTii:iiE siècle. i4S
esprit patient et solitaire. Né à Grenoble , onze ans
après Duclos, Tabbé Etienne Bonnot de Gondillac,
derAcadémie française et de celle de Berlin, fut
long-temps précepteor de Tinfant don Ferdinand^
duc de Parme. Ses principaux ouvrages sont intitu-
lés: Eisctt sur l'origine des connaissances humaines^
Traité des sensations j Traité des systèmes ^ cours d'é-
tudes composé pour son élève*
L'abbé de Gondillac fut un disciple de Locke^ dont
il reproduisit les idées fondamentales; comme son
maître , il réservait Tordre de foi , déclarant que tout
un monde échappait à nos sens; mais il enseignait^
ainsi que le philosophe anglais, que toutes nos con*
naissances nous venaient de la sensation , dont il
faisait notre faculté première et dominatrice. Gon-
dillac était religieux et ne prévoyait pas plus que
Locke les déplorables conséquences de ce système ,
d'où allait naître le matérialisme de Diderot et de
la Mettrie ; mais il n'étudiait qu'une partie de la
science , celle qui tombe sous nos sens, et cet ensei-
gnement incomplet et souvent faux eut en France un
très-rapide succès dû à la lucidité du style et à la
simplicité de ces leçons qui , en rejetant toute la
partie transcendentale de la science , lui enlevait la
vérité , mais aussi les difficultés de ses problèmes
les plus élevés.
Le sensualisme envahissait tous les esprits. Le
Genevois Gharles Bonnet , naturaliste profond, phi*
Josopbe d'une âme élevée et contemplative^ souvent
350 HISTOIRE D£g LBTTHES.
inspiré par k christiaoîsme, a reproduit beaucoup
d'idées de Leibnitz dans sa OmtetnpktUm de k mum
et sa Pulingénésie philmqptàque; mais le fiameui apho-
rîsoie de Locke < Rien n'est 4ans FiaieUigencfi qé
ne soit d'abor4 dans la sensation » fut adqpté par luij
U ne sembla pas frappé de la iulni1De^se ia4ieQQtiûn
de Leibnitz : a^si €exi\eat riiilelli|[eafie^Ue«tiB6'ij
et son Essai analytique sur les faauUés de i' âme futré-
4îgé dans l'eiipuit 4e Locke. Chwles «onnet est^en-
core un liomme qui ne préi^ofait pas les escè
^ue eette doctrine aUaît enfanter en France. Un au-
tre Genevois , A.bauz;it , né vers le milieu du siècle
de Xouis XIV, et connu surtout chez nous par une
note de Rousseau fui le comparait àSocrate, est
resté plus pjpofondément ^iritualiste queBonoet.;
%S6S écrits sur la Connaissance du Christ et surthfmimr
quiiui est du ont inspiré les pages les plus celifiâu-
>sesde Jean* Jacques.
«Mais il est temps de ^chercher à caractérisar oe
.SBoqpe de philosophes qui effrayaient Duclos. Le
j^tts célèbre est le fougueux Diderot^. né à LaBgre8
en 1712. Son père fut un honnête coutelier qui mit
son fils chez les jésuites de la ^ille ; le jeune bomine
fit ainsi d'e&cellentes études. qu'il ^t achener à
4^aris. On le destinait à Tétat ecclésiastique ; les j^
suites et l'Université cherchèrent à l'attirer^ car l-ar-
deur infatigable de son esprit avait excité Tatten-
lion^; mais il voulut rester libre et vécut à Vem,
«oiiventeniproie à la pauvreté, recevant quelques
DIX-HUITIÈME SIÈCLE^, ^1
petits secours de sa mère et daignant ^ quand U en
trouvait Toccasion^ des leçons de mathématiques^
f Un de ses expédiens , éicrk M. Viilemaia , fut 4^
dire à un religieux en crédit q«i'il voulait entrer dans
son ordre et se consacrer à Dieu , mais qu'avant de
(piilter le;nonde il avait des dettes à y pi^er. Le reli-
gieux raccueillit; il lui prêta plusieurs fois de Tar-
dait sur sa conversion future; mais, comme les de-
maiHies se renouvelaient, enfin il refusa* « Vous ne
Toulez.plus me prêter d'argent? lui dit le néophyte.
— ^loD , assurément. — - Ëh bien ! je ne veux plus
étreoarme. » Cette feinta nousparalt moins piquante
et moins bonne que ne le croit un admirateur de
Diderot. Elle semble annoncer déjà Tart qu'eut som-
vent ce philosophe de prendre avec emphase des
rôles un peu factices et de s'imposer parfois à au-
trui au nom de la philantbrophie, de la vertu et de
Tamitié. »
Diderot se maria à une femme sans fortune et vé-
cut pendant quelque temps en traduisant des oji-
Trages anglais.pour les libraires. Il publia, en 1745,
le Traité de Shaftesbury sfir le mérUe et ia vertu ,
et se fit théiste à la manière de l'auteur qu'il imi-
tait. Trois ans après il donna un recueil sous le
titre de Pensées philosophiques. Le .public le lut avec
avidité. Diderot marchait hardiment dans la voie dé-
plorable que nous allons le voir parcourir. Il est
vrai qu'il ne professe pas encore ici le matérialisme;
il croit encore à un Dieu créateur > mais il attaque
352 HISTOIRE DES LETTRES.
Tiolemment la religion et la morale par des sarcas^
mes pleins de verve qui firent le succès de cette bro-
chure. C'est dans sa Lettre sur les aveugles que Dide-
rot arriva au matérialisme; c'est là qu'il émit cette
doctrine insensée que la matière en mouvement s'est
organisée elle-même en débrouillant le chaos. De
cette négation absurde [de la puissance créatrice il
arriva à la négation de Tàme humaine » et à faire
dépendre les idées de nos organes physiques. Il an-
nula ainsi J'un trait de plume la liberté et la respon-
sabilité de l'homme.
C'est cette absurdité déshonorante que Diderot
soutint continuellement avec une verve exubérante
de langage et une éloquence énergique , lorsqu'elle
n'est pas ridicule , dans les ouvrages qui suivirent :
la Héfatation de MaupertuiSf V Interprétation de lanor
turef dans ses romans, dans S2l Promenade des scep-
tiques y dans son Rêve de d'Alembert.
La Lettre sur les aveugles fit mettre Diderot aa châ-
teau de Yincennes : depuis on le laissa débiter
tranquillement ses folies dont les résultats ont ce-
pendant été déplorables. Son Interprétation de lam-
ture, œuvre pleine de déclamation et de désordre,
peut être considérée comme le commencement et le
modèle de tous ces ouvrages monstrueux qui sali-
rent en France la seconde partie du dix-huitième
siècle; on ne parla plus que de la nature. Nous eth
mes le Système dé la nature, la Phibsophie de la na-
ture, le Code de la nature, etc. La nature faisait dé-
bik-HUitiÈne SIÈCLE. 353
raisonner ions ces pauvres hommes qui se croyaient
savans parce qu'ils déclamaient de grands mots
en sablant du Champagne. Voltaire passait pour foi<t
arriéré ; l'athée Grimm écrivait : « Le patriarche ne
▼eut pas se départir de son rémunérateur vengeur ;
il raisonne là-dessus comme un enfant, v
Diderot, non content dernier la vérité philoso-
phique, s'empressa, dans ses romans, d'appliquer
8é8 théories et de corrompre l'intelligence par des
tableaux d'une volupté grossière. Jacques le fataliste,
la Religieuse et les Bijoux indiscrets firent plus de mal
que tous les traités prétendus scientifiques de l'au-
teur : ce sont de ces livres qui souillent la mémoire
d'un homme.
. £t cependant, s'il n'avait pas cherché & éteindre
en lui la lumière divine , Diderot aurait pu conqué-
rir la véritable gloire ; personne ne fut plus que loi
doué d'enthousiasme ; quelques fragmens de ses cri-
tiques sur la littérature et sur *la peinture l'attestent
suflisamment. Il est parfois chaleureux et même pro-
fond, mais presque toujours sa désolante doctrine
matérialise les arts et ne lui laisse apercevoir qu'une
partie de l'œuvre qu'il analyse. Il a tracé quelques
petits récits pleins du talent de conteur; on cite
principalement les Deux amis de Bourbanne^ VHis^
ioire de mademoiselle de la Chaux et du docteur Gardeil^
elle Neveu de Rameau f dialogue étrange^ cynique,
déclamatoire , mais dont roriginalilé n'est pas con-
testable.
VII. 23
8&i SISTOIRE M($ UTTBES.
Un homme d'une nature l>ieii di£fôrenle, le ini-
tbématicien d*AIejmbert, vécut pendant vioft ans
dan» Tintimité de Diderot : fiiU (naturel de madame
de Tencin et du c(>mmi$$aire de marine Destouebai,
il fut exposé aoua le portail de Saint-Rodbi et re-
cueilli par une pauvre femme. Cependant ton pcre,
.qui ne put le reconnaître 9 ne rsdbaodonna (tai en-
tièrement, et une pension, qu^il paya âvecir^gala-
rite, permit à d'Alembert de faire de bonnes études
k rUniversité. Entraîné dès renfio^nce vers les ma-
ttiématiqnea^. c'est i ceUe science qu'il doit sa ti-
jritable illustration} car il .reste, comme écriiaîa,
fort loin des grands maîtres du dix^huâlième siàdè.
Une certaine dignité de vie, un caraobèm bienseil-
lant et sa vépmtatian scieniifique ëEuiètéiit lesou-
venir de sa naissance et 4onnârent d'Jklembert une
fiace tràS"<^vée au milieu de la société dé son
jtfimps.
U étirity ^omme Dîdorot et qndkjûes antres dont
JKOUS allons hienl6t parler, l'ami du baron d'ficri-
JM^, que Tabbé Galiani appelait le màm^hMel
éfi lufikUawpIne. Ce Mécène, pn petit sd^neur aUe-
maad^ avait de resprit et surtout de la fortune. La
eorrespondance de Diderèt donne des détails très-
em'ieuK «or rîntérieur de cet hôtel Ramboutliet eu
dix-*baitième siècle, où Ton remplaçait les dîscos-
sions sur le bel esprit et Tamour plalonique par des
conversaitions d'une licence effrénée sur Dieu , sur
l'univers, sur les mœurs et les idées des nations ;
. fl1X«-H01TlÈllfi mÈiQVE. 3S5
khfétbmÈes soeialcs, doât la néees^ké y était
fffoplanéo l:lià€|lie soir pa? des contites «alhoii-
êiMMéLebwtm à'HiÂbâch avait donné un^aorteâe
r«pnl>daciion âe Vlniêrpréiaiim de la naiiêrede l>ide-
rot, qu'il intitula Système de la nature ^9è il'efit
^'un peu plus pitoyable que le modèle; Tanallyse
d'iin de ces liivres peut sertir à tous. La Polittqiie
naturpUé et te Christianisme dévoilé du bareâ sont
anissi de malheureuses conséquences des principes
■latérâalisUs posés par le maître.
Mais si les livres de Mécène étaient médiocres^
ses.dloers étaient excellens et la société qui fréquen-
tait son bMel très-agréable. On y trouvait noit-sëtf-
kmèntles philosophes / mais des personnages de
la plus haute société : le marquis de Jaucour, les
eemten de l'ressan, de Schomberg et bien d'autres.
L'abbé Morellet dit, dans ses mémoires: « C'était
là que Diderot » le docteur Roux et le baron luî-
Biéme établissaient dogmatiquement l'athéisme
absolu , celui du Système de la nature , avec une per-
suasion, une bonne foi, une prolbité édifiante,
même pour ceux d'entre nous qui, comme moi, ne
eroyi^ient pas à leur enseignement K
» Car il ne faut pas croire que, dans cette so-
ciété, toute philosophique qu^elIe était, au sens
défavorable qu'on donôe quelquefois à ce mot^ ces
^ Tant pis poar les intelligences qui restent probes en dé-*
fendant des absurdités monstraeuses.
866 HISTOIRE MB LETTRES.
opiniont libres outre mesuré fussent celles de tooi.
Nous élions là bon nombre de théistes 9 et point
honteux I qui nous défendions Tigoureusement {
msis en aimant toujours des athées de si bonne
compagnie! »
Diderot et le baron d*HoIbach avaient pour ami
un fermier général , épicurien et millionnairei Hel-
fétiuSf auteur du livre de l'E$prUf in-quarto pubHé
peu d'années avant le SyHème de la nature ^ et que
toutes les grandes dames plaçaient sur leur toilettCi
sans intention de le lire, croyons-nous. Le stjle en
est assez pur, mais sans originalité ; le raisonnement
y est presque toujours absurde, ou plutôt Taotear
ne raisonne jamais, il affirme, et cependant son
ouvrage est une négation parfaite. Personne ne res-
semble moins à un philosophe qu'Helvétios; m ^
doctrines ou plutôt celles de son livre sont d'une ^
brutalité d'égoisme effrayante. Il est impossible de
rabaisser plus Tespéce humaine ; mais c'est le crime ^
de toute l'école matérialiste. ^
r La douleur et le plaisir, dit le livre de l'Eipritf ^j
sont les seuls moteurs de l'univers moral , et le sen- '
timent de l'amour de soi est la seule base sur là- 1
quelle on puisse jeter les fondemens d'une morale (
utile, f j
On dit cependant que ce philosophe insensé était
bienfaisant et d'une société agréable. Pourquoi donc <u
tant d'efforts dans l'intérêt du mensonge et do la
démoralisation? ^
^
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 35t
On rencontrait encore dans la société du baron
d'Holbach des hommes moins célèbres ^^ mais qui
travaillaient avec zèle à Tœuvre de destruction. Da-
roilaville, que M. Gapefigue appelle dédaigneuse-
ment le commissionnaire du parti athée , parce qu'il se
chargeait de colporter les impiétés de la secte» écri-
vit des ouvrages plus que médiocres contre la révé-
lation chrétienne. Naigeon, privé d'esprit et d*intcl-
ligence^ proclama naïvement la gloire de l'athéisme.
Le malheureux Gondorcet (qui, en 1794^ évita
Téchafaud par le suicide), ami intime de d'Alem-
bert, était un géomètre habile, auteur d'une sorte
d'apothéose de Voltaire ; Rivarol disait de lui « qu'il
écrivait avec de l'opium sur une feuille de plomb. ».
Toute la science de ces hommes est puisée dans les
ouvrages de Boulanger, né à Paris en 1722, et mort
à trente^cinq ans. C'était un ingénieur, qui étudia .
les langues hébraïque , syriaque , chaldéenoe et
arabe, et se servit de ses connaissances philolo-
giques pour essayer de détruire la révélation » tant
la fureur d'un philosophisme mensonger transpor-
tait alors tous les esprits!
On dit que Boulanger se repentit amèrement à sa
mort de la guerre insensée qu'il fit au christianisme.
Ses Jivres sont dangereux pour des lecteurs igno-
raus, parce qu'ils oifrent un grand étalage de
science, confuse et pleine d'erreurs, il est vrai,
mais imposante pour des jeux peu clairvoyans. Son
ouvrage intitulé l'Antiquité dévoilée parut un tel chaos
388 HISTOIRE MES LBTTRBS.
à Voltaire t qu'il l'aecablà de ses sarcasmes; il àe
Taf^eiait jamais que t Antiquité voilée. Qaant au
Chriêtiankme dévoilé , odieuse rapsodie attribuée à
Boulanger;^ elle est à ce qu'il parait du baron d'Hol-
bach; mais on n'a pas là-dessus de certitude, car
une pudeur que nous aurions désirée plus forte £311*
sait lancer tous ces litres destructeurs sous le voîtê
de l'anonyme. A quoi bon analyser le Système de la
nature? c'est toujours la même folie : « Le monde
s^eH développé par son propre mouvement , la matière
est étemelle. » Tel est le résumé de cette œuTre^ le
résumé de celles de Diderot et de toute cétle mal-
heureuse école. Cette matière en mouvement orée
aussi, apparemment l'intelligence de l'homme!! et
voilà les impossibilités stupides qu'une population
qui se disait éclairée acceptait à la place des hautes
vérités du christianisme! C'est à rougir de honfe
pou;* l'humanité*
Au milieu de toute cette bouoi les salons du ba-
ron d'Holbach, d'Helvétius et de madame Geoflfrin
tressaillaient d'orgueil. Cette dame GeofTrin était
une bonne femme qui, sans manquer d'esprit, ne
comprenait que très-médiocrement les théories phi-
losophiques; elle aimait les conversations spiri-
tuelles et aurait tout aussi bien accueilli des écri-
vains religieux , si la mode s^étdit tournée de ce côté
alors. Ce qu'elle voulait, c'était vivre au milieu des
coryphées du jour, parce que cela flattait son amour-
propre, que les philosophes caressèrent si bien
mX-BVITlËME SIËCLB. '350
qu'elle donna deux cent mille francs pour concourir
aux frais de V Encyclopédie.
Ce fut la grande œuvre de la secte; d*Àlembert et
Diderot en eurent la direction suprême : un esprit
mathématique et froid associé avec une des plus
actives et des plus fougueuses imaginations que
nous ayons jamais pu étudier. D'Âlembert se char**
gea de modérer cette fougue ; il voulait produire
avant tout une œuvre grave et calme qui donnât une
idée. de Tétat des connaissances humaines au dix-
huitième siècle. D'ailleurs autour de la grande en-
treprise se groupaient des hommes qui exigeaient
une certaine tempérance de pensée, Buffon , Vol-
taire lui-même un peu effrayé parfois des excès de
d'Holbach et de Diderot, et dans d'autres momens
excitant l'orgie de son rire passionné.
Les deux premiers volumes, contenant les lettres
A et B, offraient quelques articles où la vérité était
respectée, auprès de travaux moins heureux; cepen-
dant on avait gardé une certaine modération dans
l'erreur. L'esprit général déplut néanmoins, et ces
deux premiers volumes furent arrêtés sur l'ordre
de la censure ; toute là secte encyclopédique jeta
des cris. Le duc de Ghoiseul dominait alors le con-
seil , quand madame de Pompadour le permettait.
On ordonna d'examiner attentivement YEncyclopê-
die^ M. de Malesherbes, ami des philosophes, M. de
Malesherbes, qui avait revu les épreuves d^ Emile ^
était alors directeur de l'imprimerie et de la librai-
360 HISTOIRE DBS LETTRES.
rie; il fut facilement entraîné et Tentreprise se con-
tinua.
Bienlôt elle envahit tout; les encyclopédistes té"
gnèrent despotiquemeilt sur Tintelligehce fran-
çaise; tous les jeunes hommes qui cherchaient une
carrière dans les lettres éprouvaient le besoin de
se ranger autour des directeurs de l'opinion.
Que si nous recherchons aujourd'hui quelle est
la valeur réelle de ce livre qui exerça tant d'em-
pire sur le dernier siècle , nous trouverons qu'il
est inégal comme toutes les œuvres auxquelles con-
courent un grand nombre d'écrivains. D'Âlembert
et Diderot ne pouvaient d'ailleurs y maintenir
Tunité sans perdre l'ouvrage, car leurs doctrines
présentées franchement auraient révolté la majo-
rité des lecteurs.
Le Discours préliminaire , écrit par le premier de
ces philosophes, est son principal titre à la renom-
mée littéraire. Ce vaste projet de présenter une
sorte d'inventaire des connaissances humaines, et
le tableau des investigations et des découvertes au
moyen desquelles elles étaient parvenues progres-
sivement à leur état actuel, avait préoccupé Leib-
i)itz. L'anglais Ghambers voulut réaliser seul celte
idée gigantesque; nécessairement il échoua dans
son immense entreprise. Les philosophes du dix-
huitième siècle ne parvinrent pas à élever un mo-
nument harmonieux; mais le discours prélimi-
naire révélait une intelligence forte et étendue*
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 361
D^Âletnbert 8C montra supérieur dans ce qui a
rapport aux sciences exactes. On sent à chaque ligne
un mathématicien éminent auquel il n'a peut-être
manqué que l'idée religieuse pour être un jiiomme
de génie; mais dans l'appréciation des sciences mo-
rales et de leurs origines le savant se montre in-
complet et superGcieL C'était au reste la grande
erreur de apn temps qui se reproduisait ici : le
sensualisme exclusif qui ne peut mener à la com-
préhension de l'homme ne conduit pas plus à celle
de la science. Quelle qu'ait été la force intellec-
tuelle de d'Alembert, en parlant d'un faux prin-
cipe , il ne pouvait arriver qu'à des conséquences
sophistiques.
Le défaut capital de V Encyclopédie du dix-hui-
tiéme siècle est la variété de ses doctrines. Un ar-
ticle orthodoxe se trouve entouré d'articles déistes,
spirilualistes, sensualistes , matérialistes. La vérité
elle-même se glissait dans ce grand arsenal de des-
truction; Diderot la laissait passer pour cher-
cher à séduire quelques lecteurs^ naïfs. Il en est
résulté une Babel, un chaos de doctrines où la lu-
mière ne saurait pénétrer.
Mais ce qui en ressort clairement^ trop claire-
ment, hélas! c'est l'irréligion, c'est le scepticisme
où vinrent aboutir toutes ces divagations philoso-
phiques de Voltaire, de Diderot, dii baron d'Hol-
bach, d'IIelvétius et de tant d'autres. Le matéria-
lisme, Tathéisme furent l'erreur d'un petit nombre,
309f HIStOfKE tfËS UTTftVS.
cThôittined peut-être, mais le seepti^isme devint
national i it s'infiltra dans leeœur de la société fran-
çaise.
Ce itaste doute de Bayie, que Panglais Hume
avâât érigé en principe, en proclamant que Fhomme
ne pOBTait parvenir à aucune certitude et qu'il ne
devait conséquemment être astreint à rien croire^
<ia^essait la paresse et toutes les inauvaiaes passions.
Aussi flt-ii fortune, non-seulement en Ângletm^re,
mais en France; la société ne songea plusqu'aui
voluptés sensuelles et aux intérêts égoïstes. Je lien
saiê rien fut la devise de chacun^ et Ton se rendit
ainsi galment à l'abîme jusqu'au moment terrible
où l'on se réveilla dans le sang.
Cette ardente passion d'examen que le dix-hui-
tième siècle portait dans l'étude de la philosophie
se retrouTe dans toutes les branches des connais-
sances humaines. Les embarras financiers du gou-
Yernement firent naître la secte des économistes:
des magistrats , des gens de lettres scrutèrent à
Tenvi les causes de la richesse des nations , les
théories se succédèrent rapidement dans le but de
détruire la guerre, l'oppression et surtout fa pau-
vreté. Le marquis de Mirabeau, le docteur Ques-
nay et Vincent de Gournai sont regardés comme
les chefs des écoles économistes. Ouesnay avait en-
seigné que l'agriculture était la source de toutes les
richesses; Gournai , jetant sur le monde un regard
plus synthétique, l'avait reconnue dans le travail
nxrnDiTitn somjês* SB9
et têûdiAî i tot hAteeé èU SVanee aucftne (totrcef
idacthre. Eb même ienpfs il réckima k grands trié
la liberté du commercé, lé Ud^$erfdre, laisser péà*
ser^ enjoignant au gouTernement dé rester speètà^
teur bienveillant de tous les efforts de rindustrie#
de Fagriculture et du commerce d^échangè. Cette
\dste indépendance > ces libres communications entre
tous leë peuples , cet abaissement des barrières qui
les avaient séparés jusqu'alors^ parurent un EUkh
rado qui éblouit toutes les imaginations. Voltaire
essaya en vain ses sarcasmes contre ces innovation^
brillances. Un jeune administrateur, qui devait jouéi^
plus tard un grand rôle politique, Turgot, cherchait
à appliquer ces théories dans son intendance de
Limoges; Lamoignon de Malesherbes, fils du chan-
celier et premier président delà cour des aides;
et Trudaines, fils de Tadministrateur auquel on
devait les belles routes de France 9 se firent les
auxiliaires zélés des doctrines nouvelles qui entrai-'
nèrent bientôt le gouvernement lui-même dans la
voie de la liberté.
Turgot, d'ailleurs, qui ne tarda pas à marcher
à la tête des économistes, arriva au pouvoir;
Louis XVI , dont l'âme noble et aimante était vive-
ment émue des souffrances du peuple, secondait le
grand ministre^ qui cherchait à réaliser ses théo-
ries. Mais les privilégiés de la naissance et de l'ar-
gent, redoutant le régne de la justice parce qu'elle
entravait leurs agiotages iniques, renversèrent
364 ' atSTOIRE DES LETTRES.
Turgot, et le malheureux Louis XVI disait en le
renvoyant : < Il n*y a cependant que H. TurgOt et
moi qui «mions le peuploé » Un autre homme de
bonnes intentions^ le ministre Neeker, échoua
également dans ses projets de réformes pacifique»;
il était trop tard> les abus avaient été trop accumu-
lés) les passions remuées trop profondément; le
peuple allait faire un appel à la force, et de nobles
Tictimes devaient payer de leur sang les fautes et les
crimes de leurs pères. C'est ici qu'il faut encore se
courber devant cette mystérieuse loi de l'expiation
par la souffrance du juste, loi écrite à chaque
piige de l'histoire du monde.
XL
i
8* la Uttératar* ffranfAÎM pendant In révolnlîon.— 3
In UîImnm.— • Mîrabcan. — É^oqa/Buem êm la «haïra al da barreau
ftt U dîx-lwilièna WMa. — &m dans Okéniar. — llaaif.—
» da Stail. — K. da Maîflra. — K. da Ohaleaubriand.
Depuis la mort de Louis XIV , le vieil ordre so-
cial , qu'aucun éclat ue dérobait plus aux regards ,
s'était démembré de plus en plus dans les orgies de
Louis XY et de la Régence. Les abus intolérables des
privilèges qui incombaient à une petite partie de la
nation , sapés depuis long-temps par les écrits des
philosophes et supportés avec un^ impatience tou-
jours croissante^ une soif ardente d'innovations pré-
chée depuis long«temps déjA par d'éloquens gé*
nies, des finances délabrées^ enfin cette puissariee
magnétique qui est dans l'air et finit par imprégner
366 HISTOIRE DES LETTRES.
tous les esprits des idées et des lumières d'un sië-
cle, toutes ces causes , et d'autres encore , amenèrent
la convocation des États-généraux et notre grande
'révolution de i789*
On a souvent comparé 1789 et 1640 , la révolu-
tion d'Angleterre et la révolution française ; la res-
semblance n'est que superficielle. Le mouvement de
1789 a eu, en effet, des résultats sociaux bien autre-
jnent profonds , j|l en aura de.bien autrement uni-
versels* 1640 n'a Wdé qu'une^ociététt'istocratique,
respectant l€]t>ritiiége'de naissance^ et/ te plus gf and
de tous 9 le droit d'afnesse. 1780 a créé la seule puis-
sante nation démocratique de l'Europe , la seule so-
ciété du vieux monde qui prépare réellement pour
les peuples une ère nonvette et mystérieuse.
Aussi l'Assemblée constituante offre-t-elleau pu-
bliciste un spectacle unique dans le monde, un
mélange inoui de théories généreuses et d'esprit
^IH^atifue. |L«t. terre de France send^Iait alors tres-
saillir d'espérance; de toutes uto provinces^ l'élite
4e la nation accourait à Paris; les idées de Montes-
quieu f 4e Rousseau, de Vokaire, fermentaient dans
.toutes les tâtes# On croyait arriver en peu d'années,
^ peu de mois peut-ôtre, S cet Eldorado social tM
par TàKie t>rûJante des philosophes et des poètes;
PO s'avançait le cœur gonflé d'allégresse sans aper*-
eevoir le fleuve de sang qui devait déborder quatre
AM plus tard.
Pow donner une idée de l'éloquence des bo»
069 4ui ont concouru à cet iounease dirame, il nous
(wûrfit ro&ir^ Thistoire de la révolution frajpça^^ ;
il y a ici une complication de faits et de travaux
^.na «auraient s'analyser en peu de psgQSf coipioe
«eux de la tribuM anglaise ; nous dem»a doue mvs
hotm&t à éM indications et rentoy^r aitt hiatorki»s
fonr réÉude des détails.
iLe Mul omieur qui ait acquis dans |e wmdi^ mtH
dcrne un nom compartjble à celui de.Diinostjhièii^s
est Mirabeau^ « JNé avec un cor|^ de ler^ aMC un
lempéraoaiem de feu», il surpassa le» 1teiituS(ft')l^
liiofs de M race., dit M. de Cûniienili4 Lesjpiisîons
lepriccfii prévue dans son hsrcieM tstidéwràrent
UMe/ip^vie; aes exubéramesifacultésynefiteMllit
se développer au dehors^ se conteBkràrent.sÉiP lellâs*
iDèmoB. Il se fit «li lui' un amas > ua^ tcdvail# un
ImnittoADem^it de tontes choses ^ comine lé wkbn
qn aondense.» analgame^ fond et .hreie .ses laves
a^ant: à^ ^les lancer dans les airs par sa iDioneha nn-
fiamsiée : littératiire grecque- et latine^ iangiies
iAraiiBères ^ mathématiques ^ philosophie ^imisiqw ,
il apprcnaîl tout i retenait tout » savait tout. Escrime,
natatÎMi , équitfttion « danse y course^ tous les «mf-
cîeea gymnastiques hii étaient famitiô^s^
i^ Les qiâux que les heureux philosophes eu
siède avaient pmatlStil les avait sentis, il avait fiè-
rement regardé le despotisme paternel et nihislé-
ricl face à face, sans qu'il eût peur et sans s'en lais-i
ser abattre. Pauvre, fugitif, exilé^ proscrit «jocar-
368 HISTOmB DES LETTASS.
céré; chaque jour, chaque heure de 8;i jeunesse fut
une faute, un orage» une étude, un combat. Sous
les Verrous des donjons et des bastilles, la plume à
la main et le front penché sur les livres, il empUs-
sait les vastes réservoirs de sa mémoire des trésors
les plus riches et les plus variés. 11 trempait et re-
trempait son ftme dans ses bouillans assauts contre
la tyrannie^ comme ces aciers qu'on plonge dans
Teâu , encore tout rouges de là fournaise * • v
Tel était l'homme qui arrivait, nommé par le
peôple, à TAssemblée constituante; le vieux monde
croulait entraîné par les fautes de toutes les pois-
-sances qui rtvaient dominé. La voix tonnante de
Mîrabçaii venait amonceler ces ruines; il portait à
la tribune (om les sentimens, toutes les idées,
• toutes les passions que les philosophes répandaient
dan0 la société depuis prés d'un siècle. Son génie
s*ééhauflfait au contact de cette nation qui tressail-
lait d'espérance à la vue d'un avenir mystérieux
dont elle n'entrevoyait pas les orages; la grand'ora-
teur et le grand peuple réagissaient puissamment
l'un sur l'autre. Mirabeau possédait toutes Jes fa-
cultés des tribuns : la force et la profondeur de la
pensée, un langage d'une énergie foudroyante et
d'une clarté toute française, un physique terrible,
une action admirable. Ses discours écrits peuvent
rivaliser de logique et d'entraînement, sinon tou-
' Liwê dêê'orateurê , 2« [lariio.
BlX-ttbtTIÊms SIÈCLE.
jours de forme »aTec les plus célèbres harangues dé
Démosthénes. Tels sont les discours sur la constitu-
tion , sur le droit de paix et de guerre » sur le veto
^ royal I sur la loterie, sur la banqueroutOi et d'autres
eacore.
On trouve à chaque instant dans Mirabeau de ces
térités immortelles applicables à tous les temps et
à tous les pays, comme lorsqu'il dit :
c Trop souvent, on n*oppose que les baïonnettes
aux convulsions de l'oppression ou de la misère.
Mais les baïonnettes ne rétablissent jamais que la
paix de la terreur et le silence du despotisme. Ah !
le peuple n'est pas un troupeau furieux qu'il faille
enchaîner I Toujours calme et mesuré lorsqu'il est
vraiment libre, il b'est violent et fougueux que sous
les gouvememens où on l'avilit pour avoir le droit
de le mépriser. » Une des grandes puissances de
Mirabeau était son étonnante facilité de réplique ;
c'est à l'improvisation qu'il faut surtout juger un
orateur, c'est par-là principalement qu'il domine
les hommes, parce qu'il les étonne et les effraie.
« Alors, dit l'écrivain que nous avons déjà cité, il
laissait là les notes mesurées de sa déclamation ha-
bituellement grave et solennelle. 11 lui échappait
des cris entrecoupés... des accens déchirans et ter-
ribles. »
Toute la France sait par cœur les mots qu'il
adressa à M. de Brézé.
« Les communes de France ont résolu de délibé^
VII. 24
370 nmoiw M9 MVTUs.
ror : et voiui» looiuîeuf » qui na mut iex et» l'or^
ggne du roi auprès de TAsseviblée natîdnak; «oui
^ui u'avex ici ni place, ni Yoix, ni droit de parler ^
allez dire à votre maître que neus «ommet ici par
la volonté du peuple, et qu'on ne nous en arrachera
(|tte par la force dect baioanettefl >
Une députation de rassemblée allait aortir pour
demander au roi le renvoi des troupes, qui déji
avait été refusé trois fois.
« Dites au roi , s'écria Mirabeau , ditesJui que les
liordee étrangères dont nous sommes investis ont
reçv bier la visite des princes, des princesses, des
favoris, des favorites, et leurs caresses et leurs
•ihortationa et leura présens! Dites^lui que toute
la nuit oes satellites étrangerst gorgés d*or et de
fin^ ont prédit dans leurs ckants impies Tasser*
Ytasement delà France, et que leurs vœux bru-
taux invoquaient la destruction de l'Assemblée
liationatel DilesJui que, dans son palais même, les
courtisans ont mené leurs danses au son de cette
piusique ti^obare, et que telle iiut l'avant- scène de la
Saint-Barthélémy I n
Ii^ironie était une arme terrible dans la bouche
de Mirabeau; mais cette ironie se montrait bien
plus encore dans son attitude ^ dans le mordant de
savoix, que dans les paroles que nous pourrions
«iter.
Si le grand orateur avait le génie de la destruc-
tion f il avait aussi celui de l'organisation , et quoi-
r
qtte âeâ t(e6s liaient mia à la tnerei de l'or dé la
cour, il e^ prôbablô (}ué sa haute raiion entremit
Taurore sanglante de la Terreur, et recula effràjéâ
dans rârétie qu'elle avait ouvertes Le souTeûit des
plus célèbres orateurs de la Constituante disparate
tra dans là postérité , éclipsé par la colossale dguré
de Mirabeau , comme il est arrîté pour la Grèee dii
temps de Détnostbènes. M. de Gormeuin dit atee
fâlsou r « L^abbé Maury n'était qu'un élégaiit fhé**
teur, Câ^alès^^ un parleur facile, Siéyes utt ttiét**"
physicien taciturne, Thouret un jurisconsulte , Baf^
nave une espérance. %
Les désordres de la vie dô Mirabeau n'ataietit pM
corrompu sa pensée $ ses discours respirent tou^
jours la plus haute morale politique, la haine âei
abus qui écrasaient le peuple, le sentiment de la
justice, Thorreur de U tyrannie des grands t lé
génie de Torateur avait été plus fort que ses pas-^
sions terribles. Si cet homme puissant n'était pas
mort en 1791^ peut-être la cause sublime de Té-
mancipation humaine aurait-elle été souillée pàlf
moins de crimes.
En peu d'années TéloqUencé de la tribtlné l^e
modifia étrangement, le mot de terreur est juate-
ment resté comme le titre de cette époque. « La Con-
vention, dit un habile écrivain déjà cité, M. de GoV-
menin, s'ouvrit sous les sombres auspices de la
mort , ayant la guillotine à ses côtés et Je tribunal
révolutionnaire en perspective. »
872 HISTOIM DBS LBTTEK8.
c Les constituans avaient été des hommes de
théorie; les. conventionnels furent des hommes
d'action.
B La Montagne et la Gironde s'avançaient Tune
contre Taiitre comme deux armées ennemies sur
un champ de bataille, se mesuraient des yeux et se
renvoyaient des défis à outrance, tandis que le
Marais, ballotié par les vents contraires, se portait ,
ainsi qu'un corps flottant , tantôt d'un côté, tantôt
de Tautre» et se laissait aller aux dérivations de sa
frayeur.
» Il semblait qu'un glaive, suspendu par quel-
que fil invisible, se promenât sur la tête du prési-
dent^ de chaque orateur^ de chaque député. La pâ-
leur était sur les visages; la vengeance bouillonnait
au fond des cœurs; Timagination se remplissait de
cadavres et de funérailles : un frisson de mort cou-
rait dans tous les discours. On ne parlait , à mots
entrecoupés et comme involontairement, que de
crimes, de conjurations, de trahisons, de compli-
cité, d'échafauds.
» Marat tirait de son sein un pistolet, et, se l'ap-
puyant sur le front, « Un mot de plus, s'écriait-il ,
et je me fais sauter la cervelle. » Personne autour
de lui ne reculait hi ne s'épouvantait ; tant de se
tuer ou d'être tué, cela paraissait alors naturel !
9 David, debout sur son banc, disait : « Je de-
mande que vous m'assassiniez!..... » On s'élançait
à la tribune, l'œil en feu, le poing fermé, la poi-
DIX-HIJITIÈIIE 81ÊCLB. 373
trine haletante , pour incriminer oo pour, se dé-
fendre. On oflTrait pour témoignage de son inno-
cence sa téle^ on demandait celle des autres. On
n^invoquaic pour tous les crimes sans distinction
d'autre peine que la peine capitale^ Il ne man*
quaît plus dans rassemblée que le bourreau qui
n*était pas loin. »
L'éloquence sauvage» Tabsence d'art , une ef-
frayante énergie» tels sont les caractères vérita-
bles de la Convention ; cependant au milieu de éçs
sanglans orages se trouvaient les Girondins, c'est-
à-dire des hommes rêveurs» aimant les grâces du
langage antique, portant en eux un idéal social in*
connu de leurs farouches adversaires. Vergniaud est
dans ce groupe l'orateur qui dispose le niîeux un
discours et conduit le plus habilement sa phrase;
on sent l'artiste éminent^ mais foudroyé par les
cris incultes de la Montagne. Voici quelques lignes
qui feront juger de sa manière.
« Si nos principes se propagent avec lenteur chez
les nations étrangères » c'est que leur éclat est ob«
scurci par des sophismes anarchiques» des mouvc-
mens tumultueux, et surtout par un crêpe ensan-
glanté.
• Lorsque les peuples se prosternèrent pour la
première fois devant le soleil, pour rappeler père
de la nature, pensez-vous qu'il fût voilé par les
nuages destructeurs qui portent les tempêtes? Non ,
saqs doute^ brillant de gloire, il s'ayançait dans
874 HISTOIRS DES LETTRES.
rimmeosité d« l'espace et répandait sur runiters
la fécondité et la lumière. »
Cette pbrase ne resseœble-t-elle pas à une stro-
phe? telle est Téloquence de Yergniaud : éclatante
d'imageSf mais assez pauvre d'idées » elle convient
plus k UD poète qu'à un orateur , dont chaque pa-
role est une action.
plusieurs esprits élégans » qui auraient produit
de l'effet ailleurs peut^trcyse présentent eocors
dans la Convention. Tels sont Guadet et Louveti
auteur d'un ouvrage peu digne d'un législateiuTt
Camille Desmoulins, esprit ardent et cœur tendrei
fut plutôt un libelliste qu'un orateur j ne» pam«
phlets sont pleins de verve, de coloris et de naïveté,
mais gâtée par le désordre » le cynisme et le défaut
de goût de cette époque.
Que deveiOkient toutes ces âmes délicates au mi-
lieu des dominateurs de la Convention?
Marat, espèce de monstre dévoré par la ragSt
•'agitant convulsivement sur son banc^ disait de
ses adversaires: «Quelle clique! 6 les eochonsjd
les échappés de Bicètrel i II criait à l'orateur)
« Tais-toi^ vil oiseau! tu es un in£âme! tu es us
radoteur! tu es un imbécile! »
Robespierre, jaloux, envieux, disisimulé» médi-
tiQt lentement ses vengeances, visait à l' imitation
de l'antiquité; il travaillait ses harangues, qu'il rem-
plissait 4e souvenirs de là Grèce et de Rome; mais
elles ne supportent pas l'analyse, Unt il y s peu
DIl^VUITliMR SIÈC&Bé 37&
d'ordre dent ks idées ^ continudlement entratées
pbf deê divagations sans bornes I
Danton était un orMenr d'une bien antre pnis«»
sance ^ il avait toQles les passi<Mis terribles du peuple
de cette époque , et ses improvisatieps les expriment
d'une manière foudroyante. Citons quelques frag-
mens:
« Le peuple n'a que du sang» il le prodigue.
Allons» misérables I prodiguez vos rieàesses. Quoi I
vous^ avesB une nation entière pour levier^ la raison
pour point 4'appui > et vous n'avez pas encore bou«
leversé le monde l Laissez là vos querelles futiles;
îe ne connais que l'ennMdi ; battons l'ennemi t Eh !
que m'importe d'ôtre a{^lô buveur de sangl que
m'importe ma réputation! Que la France soit libre?
et que mon nom soit flétri! •
é Une nation en riévolution est comme rairain
qui bout et se régénère dans le creuset* La statue
de la liberté n'est pas encore fondue , le métal bouiU
lonne! t
« Marsçille s'est déclarée la montagne de hvépvh
blique : elle se gonflera cette montagne, elle rou-
lera les rochers de la liberté^ et les ennemis de la
liberté seront écrasés. »
« Qnmà un peeple brise la monarchie pour arri-
ver à la répuMique » il dépasse le but par la force
de profection qu'il s'est donnée, v
376 H18T0IBE DES LETTRES.
Danton n'était pas exempt de l'emphase de mau-
vais goût dont les clubs offraient une déplorable
école; ainsi il s'écriait : « Je me suis retranché dans
la citadelle de la raison , j'en sortirai avec le canon
de la vérité et je pu^yériserai mes accusatears. »
. La puissance absolue de Napoléon Bonaparte Tint
réduire momentanément la tribune au silence ; l'é-
loquence passa dans les camps , ou plutôt dans la
bouche. du héros qui dominait le monde alors. C'é-
tait une sorte de lyrisme oriental qui égalait tout ce
que l'antiquité nous a conservé dans ce genre.
Il disait à Milan :
« Yous vous êtes précipités comme un torrent
du haut des Apennins. Le Piémont est délivré. Mi-
lan est à vous. Yotre pavillon flotte dans toute h
Lombardie. Vous avez franchi le Pô, le Tésin ,
l'Adda, ces boulevards tant vantés de l'Italie. Vos
pères, vos mères, vos épouses, vos sœurs, vos
amantes 9 se réjouissent de vos triomphes et se van-
tent avec orgueil de vous appartenir. Oui, soldats!
vous avez beaucoup fait, mais ne vous reste-tril plus
rien à faire? La postérité vous reprochera-t-elle
d'avoir trouvé Gapoue dans la Lombardie ? Partons!
Nous avons encore des marches forcées à entrepren-
dre^ des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir,
4es Injures à venger!
f Rétablir le Capilole et les statues de ses héros ,
réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs
siècles d'esclavage ; voilà ce qui vous reste à fairCf
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 377
» Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos con-
citoyens diront en vous montrant : Il était de Tar-
mée d'Italie. »
Au peuple égyptien :
« Cadis, cheiks, imans, chorbadgys» on vous
dira que je viens pour détruire votre religion , ne le
croyez pas. Répondez que je viens pour rétablir vos
droits et punir vos usurpateurs.
Dites au peuple que tous les hommes sont égaux
devant Dieu. La sagesse , les talens et les vertus met-
tent seuls de la différence entre eux.
Or, y a-t-il une belle terre? elle appartient aux
mamelucks. Y a-t-il une belle esclave^ un beau
cheval, une belle maison? tout cela appartient aux
mamelucks. Si l'Egypte est leur ferme, qu'ils
montrent le bail que Dieu leur en a fait! Mais Dieu
est juste et miséricordieux pour ce peuple. Tous les
Égyptiens seront appelés à gérer toutes les places.
Que les plus sages, les plus éclairés, les plus ver-
tueux gouvernent, et le peuple sera heureux.
Il y avait jadis parmi vous de grandes villes , de
grands canaux, un grarid commerce! qui a tout
détruit, si ce n'est Pa varice, les injustices et la ty-
rannie des mamelucks?
f Trois fois heureux ceux qui seront avec nous!
ils prospéreront dans leur fortune et dans leur rang.
Heureux ceux qui seront neutres, ils auront le
37ft , HISTOIRE DES LETTRES.
temps de nous connattfô et ils se rangeront avec
nous.
y Mais malHeur , trois fois malheur à ceux qui
s'armeront pour les mameluckis et qui combattront
contre nous! il n'y aura pas d'eq;)éranc# pour eii»
il9 périront ! »
Napoléon savait parler avec puissance aux sol^-
datSj» renfermer dans un mot de grandes images ^ et
dans une ligne tout un discours militaire. TeUa
sont ces phrases célèbres :
« Du haut des pyramides quarante siècles vgus
contemplent, w
c La république française est commû le- soleil :
aveugle qui ne la voit pas! »
< Soldats^ souvenez-vou£! que mon^habitiHleest
de coucher sur le champ de batailler v
t C'est le soleil d'AusterlitE. »
L'éloquence appliquée à h politique domina la
fin du dij^-huitième siècte « l'éloquenee de la ^air«
fut biea inférieure à ce qu'elle avait été dans le
siècle précédent. Il y a ce[pendant de belles cboseï
dans les sermons des pères Bri^ine, Segaud et
NeiJtviile^ et dans ceux de l'abbé PouUe; mais ib
sont venus après les chefs-d'œuvre de Béssuetf de
Bourdaloue et de Massillon ^ et ils se sont perdus
dans cette gloire. L'éloquence sacrée eut alors dans
t'abbé Maury son historien et son critique* Le bar-
reau produisit au dix-huitième siècle des orateurs
dont la France se souviendra toujours avec respect.
DIX-HUITIËKE SIÈCLE» 310
Le chancelier d'Aguesseau , Reversekux, Degeanesi
Lenormafid , Gochin, Gerbier, Loiseau^ Élie da
Beaumont, Target de Monclar, de La Chalotais ^ Ser«
van^ Dupatyt ^t d^autres encore , excitèrent l'admi-
ration de lei^rs contemporains; mais si à propos de
Démosthènes ' nous avons parlé de la supériorité
durable des grandes questions religieuses ou philo*
sophiques, si nous avons dit que Uintériit de« plus
' belles harangues politiques s'a&iblissait à mesure
que s^éloignaient de nous les circonstances qui les
avaient fait naître, à plus forte raison émettrons^'
nous la même idée à Toccasion des discours du bar*
reau qui concernent des intérêts particuliers et ne
sont dignes de fixer les regards de la postérité que
lorsqu'ils défendent les principes généraux du droit
public»
Mais que devint la littérature au milieu de la
tourmente révolutionnaire? La voix du poète put*
elle ^Qcore se faire eatendre au sein de ces orages
terribles? Hélas! le poète chantait sous les verrensf
sa tôte loula sur Téchafaud. La fatale charretM
traînait un jour deux jeunes gens^ qui se rendaietil
\ la mort en déclamant le.'début de YAMdramaqm àé
Radne : le premier était Tauteur du poème de9 KEMr»
Roucheri dont l'imagination ne fut pas sans édeli
le second, à peu près inconnu alors et si illustre
aujourd'hui, était André Ghénier. Fils d'une Grecque
* Voir notre %• volume.
I
380 HISTOIRE DES LETTRES*
et né à Gonstantinople , il cultiva avec amour les
muses de la patrie de sa mère , et en reproduisit,
mieux que tous les autres modernes peut-être, la
grâce libre et enchanteresse. Ses églogues et ses
élégies rappellent souvent les poètes de la Sicile.
André Chénier fut assassiné parce qu'il aimait la
liberté et avait horreur du sang'. Son frère, Marie-
Joseph Chénier, que la calomnie la plus atroce
s'efforça de salir, chercha au théâtre une gloire bien
autrement bruyante : mêlé à nos débats politiques,
il porta sur la scène les idées de la tribune et pour-
suivit la tyrannie de son vers passionné. C'était là
toute Toriginalitè de son théâtre , car ce novateur
politique n^était qu'un imitateur timide des mo-
dèles classiques du siècle de Louis XIV. Nous trou-
vons bien dans Chénier les noms de Charles IX , de
Catherine de Médicis, de L'Hôpital, de Henri III,
mais où est la physionomie, l'esprit du seizième siè-
cle? Les passions politiques firent le succès de ces
œuvres. Plus tard, quand le dix*neuvième siècle
fût commencé, lorsque Napoléon eut absorbé la
liberté dans sa gloire, la colère inspira & Chénier de
beaux vers intitulés la Promenade et sa tragédie de
Tibère, aussi servilement imitée sous le rapport du
système dramatique^ mais empreinte d'une verve
' Les poésies d'André Chénier n*ont été connues que de
nos jours : nous en avons parlé dans notre livre intitulé : J)u
travail Intellectuel pn France , 1815-1837.
DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 881
originale et forte. Dans son Tableau de ta littéroÊun
française au diohuitiime siècle^ Ghénier a montré
un esprit impartial qui étonne quand on se rap-
pelle les détails de sa vie littéraire. 11 faut encore
mentionner vers cette époque quelques poésies de
FonlaneSy et entre autres le Jour des morts ^ qui
semble Taurore de la poésie chrétienne de notre
temps.
Le culte du dix-septième siècle enchaînait tous
les esprits ; nous ne pouvons en donner une preuve
plus frappante que le théâtre de Ducis. Voilà un
poète d'une imagination forte, d*une sensibilité
profonde^ d'une âme sublime; il a la prétention de
traduire Shakspeare , et il se croit obligéde le mulî^
1er pour le faire entrer dans le cadre étroit de la
tragédie française! Ce vertueux et noble ami de
I Thomas a donné , dans Abufar^ une œuvre grande et
neuve, qui n'est peut-être pas assez admirée aujour-
d'hui. Mais noi|s sommes arrivés au terme de notre
long voyage; cependant nous devons dire encore un
mot des commencemens de quelques écrivains qui
annonçaient le nouveau siècle et ont laissé des traces
brillantes dans Thistoire littéraire de la France.
Le ministre Necker réunissait habituellenient
dans son salon les littérateurs les plus célèbres,
BufTon, Thomas, esprit sérieux quoique empha-
tique , le déclamatcur Raynal , Chamrort, si éton-
nant dans la conversation que ses mots se colpor-
taient dans tout Paris, le spirituel et ingénieux
Md Birrome wn iwtuti.
Màrmontel. Cegt au milieti de ces cauiieries que fût
életée tnâdemoiselle Mecker, si célèbre depuis sous
te nom de madame de Staël. A Tépoque de la Ter-
tew elle se réfugia sur le lac de Genève avec sa fk«
mille 9 retenant de temps en temps & Paris quand
Forage ftat apaisé. La lecture de Rousseau, les évè-
nemens politiques au milieu desquels mademoiselle
Necker se trouva placée ^ et surtout les souffrances
d'un ooBui^ ardent 9 donnèrent à son génie un carac-
tère de profondeur qui a fait sa gloire. Avant la fin
du dix-huitième siècle elle avait publié plusieurs
ouvrages encore célèbres : les Lettres sur Jean-^Jac*
queê Rousseau^ le livre De C Influence des passions et
celui intitulé De ta littérature. Tous portent le ca-
chet d'un esprit vaste et pénétrant ; son volume sur
Ctnfluence des passions est un de ceux où madame
de Staël a mis le plus de son âme, de ses tortures
et de ses aspirations ; il est d'une tendresse exaltée
qui produit une émotion durable ; le souvenir de
cet ouvrage reste toute la vie enpreint fortement
dans le cœur. Madame de Staël procède de Jean-
Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre;
moins chrétienne que le second et même que le pre-
mieriBlle est aussi spiritualiste que tous deux; ses
écrits servirent donc glorieusement la brillante
réaction qui avait lieu alors contre le matérialisme
de Diderot et de d'Holbach. Dans ses ouvrages qui
appartiennent au dix-neuvième siècle , madame de
Staël continua de marcher en cette voie sublime :
MpMne et Cùrtnne tendent à spiritôalisef rataOïir et
i faire ftimer tout ee qui est beao. L'auteur exerça
une heureuse influem^e sur la litténtore de aon
pays ea faisant apprécier r Allemagne, en rétélant
le génie du Nord à la France , qui est peut*^re ar-
rifée, à traders les écrits de madame de Staël , i
rétude profonde, non*aeuIement de Schiller et de
Ooêthe, mais de Shakspeare. Par la profondeur de
sa pensée sur la littérature, sur la politique % sur
lee passions , madame de Staël occupe une place
très-élevée parmi les prosateurs de la France. Nous
ne connaissons chez aucun peuple une femme que
Ton puisse lui comparer sous le rapport de la force
intellectuelle ; son style manque parfois d'harmo*
nie. En même temps que ^Influence ée$ pa$$ians pa«
raissait le premier ouvrage du comte Joseph de
Maistre, ancien sénateur du Piémont et réftigié à
Saint-Pétersbourg après Toccupation de son pays
par la France. C'était un esprit plein de fierté, qui,
eflSrayé des désordres et des crimes de la rétolution
française, tenait .protester avec une énergie sublime
contre les doctrines delà souteraineté nationale , en
fiifeur de Tantique monarchie et du poufoir théo*
eratique. Ce livre contenait de sanglantes prophé-
ties qui ne tardèrent pas à se réaliser.
Comme on le voit , la réaction spiritualiste, chré-
tienne et même catholique était en bonne voie,
• Voir ses Ccmidéraiions $ur la révolution françaUe,
384 HISTOIRE DES LETTRES.
quaod le siècle nouveau commença par une œuvre
d*un grand éclat et d'une élégance charmante , te
Génie du chrUlianUme ^ par M. le vicomte de Cha»
teaubriand.
C'était lïn gentilhomme breton qu'une imagina-
tion inquiète avait entraîné dans les déserts de TA-
mérique^et qui en revint tout ébloui de la gran-
deur et des merveilles de cette nature. Son imagi-
nation » préparée dès l'enfance par le magnifique
spectacle de la mer, qui gémit le long des grèves de
Saint-Maloi sa patrie, s'était splendidement colorée
à l'aspect des forêts vierges et des immenses fleuves
du Nouveau-Monde. Aussi le Génie du christianisme
eut dès son apparition un retentissement immense.
Il venait dans un magique langage parler de reli-
gion à tous ces cœurs désolés qui avaient soif de
Dieu après les effrayanies catastrophes et les satur-
nales impies de la Terreur. C'était un vaste tableau
de ce que le christianisme avait fait pour la vérité,
pour l'ordre social, pour la poésie, pour les arts.
Ce livre eut un effet d'autant plus étendu qu'il était
bien plus remarquable encore par l'éclat de l'ima*
gination que par la profondeur de la pensée. Malgré
les connaissances variées qu'il révèle , c'est plutôt
une œuvre de poésie qu'une œuvre de science; mais
ces tableaux enchanteurs de la nature, ces mer-
veilleuses peintures des cérémonies du culte catho-
lique, de ses missions périlleuses, de ses miracles
de dévouement et d'amour, séduisirent toutes les
. BIX-HIUTIÈME SIÈCLE* 886
âmes souffrantes qui gémissaient alors dans la so-
ciété française.
Gomme critique, phateaubriand allait au delà
de madame de Staël ^ au delà du spiritualisme phi*-
lofeophique ; il étudiait le christianisme sous le rap<-
port poétique et démontrait que de lui émanait
nécessairement une inspiration très-supérieure à
celle du paganisme.
Aiala et René ornaient le livrej la poésie descrip-
tive de ces deux petits récits est admirable ; les
funérailles d'Atala sont un tableau qui peut soute-
nir la comparaison avec les plus belles créations des
poètes. René y plus caractérisé peut-être encore,
analyse cette vague rêverie d'une âme ardente qui
cherche sa voie et s'ennuie de toutes les impres-
sions de la vie présente , maladie morale dont le
plus ancien interprète connu est peut-être Salomon,
et dont Hamlet est le type le plus célèbre dans le
monde moderne.
Les ancêtres naturels de Chateaubriand sont
Rousseau I Buflbn et Bernardin de Saint-Pierre ,
quoique son style rappelle parfois le dix-septième
siècle. La qualité dominante de son génie est une
élégance ravissante que personne peut-être h'avait
possédée à ce degré dans la prose française. Son
défaut est la recherche, la combinaison des effets
parfois trop visible. Cette éloquence, très grande
cependant , ne semble pas naturelle comtme celle de
Bossue t ou de Pascal.
vu. S5
886 HI8T0UIE BBS VtmES,
Chateaubriand ouvrait dignmieiit le dix*neu«-,
^ième siècle ; il ne s'agissait plus ici de 8p!ritua>-
lisme vague, le progrès de Thumanité s'opérait par
cette grande religion qui est venue régénérer
rhomme il y a plus de dix-huit cents ans. Geite in«-
spiration allait se répandre sur toute la génération
actuelle, car ses plus hautes intelligences, nous le
disons avec bonheur, se meuvent dans le sein du
christianisme.
XJÏ.
|itél«.^AlMro ûm di»i n tH» ii t , — OiiwWÉtoli
. '• )
Pendant que rbumanité s'airançait, ainsi que
nous venons de le voir, au milieu des oiragés dç
rintelligencé, la guerre, ce grand fléau Iqng-teippiSi
civilisateur, continuait de sévir avec rage| les bomf,
mes ne se tuaient plus pour des opinions religieuses,;
mais pour i^ainbitron des princes; TEurope tendait
â modifier seii divisions d'États, à former ses nation
nalités , telles que nous les vojoils exister aiijour:
d^huî. ' ' \[
Le génie stratégique dé Frédéric II agrandissait
388 aiSTOIRE DES LETTRES.
le royaume de Prusse î Catherine continuait l'œutre
de Pierre-le-Grand et portait la puissance russe sur
la mer Noire, convoitant déjà cette grande proi?
de Constantinople que les czars n'osent pas encore
saisir. Ces deux souverains caressaient les philo-
sophes français qui disposaient alors de l'opinion
de l'Europe et rendaient avec usure les royale»
flatteries.
La Pologne , cette nation chevaleresque et re-
muante , disparaissait étouffée entre ses trois re-
doutables voisins. Divers peuples de l'Europe se
disputaient la possession de l'Inde, qui resta enfia
à l'Angleterre comme pour lui payer l'émancipation
de 109 colonies d'Amérique.
La France ne conserva pas la suprématie mili-
taire des beaux jours de Louis XIV ; mais cepen-
dant n'oublions pas que notre territoire s'agrandit
sous Louis XV et que la bataille de Fontenoy est un
des plus glorieux faiu d'armes de nos annales.
M'oublions pas que jamais les idées françaises
n'ont exercé un empire plus irrésistible qu'au dix-
Euitiéme siècle, et que, même au moment de nos
plus grands malheurs militaires, nous avons domi-
né le monde par nos écrivains. Ne calomnions pas
la philosophie française : si Diderot, d'Holbach ,
Helvétius ont répandu les doctrines insensées du
matérialisme , les véritables hommes de génie ,
Bousseau, Montesquieu, Voltaire lui-mémo, ont
DIX-HUlTttME SIÈCLE. 380
souvent combattu ces monstrueuses erreurs de quel*
ques esprits secondaires.
En Allemagne» Kant donna de nouyelles démon-
strations du spiritualisme , il releva le drapeau de
Descartes et se montra métaphysicien » moins créa-
teur sans doute , mais aussi savant que le grand
philosophe français. Le panthéisme fut l'erreur co-
lossale des successeurs de Kant; ils auraient ramené
le monde à l'enseignement des bords du Gange, vers
Taurore de l'humanité, si les vérités acquises par
les siècles pouvaient périr.
Le matérialisme français nous^tait venu de l'An-
gleterre , Locke l'avait créé , probablement sans le
vouloir ; DaVid Hume et Priestley exagérèrent les
doctrines de Y Essai sur l^entendement hummn; le
premier descendit jusqu'à enseigner le scepticisme
absolu.
Mais l'Ecosse sembla vouloir dédommager le
monde des erreurs de l'école anglaise, en se révol-
tant contre cet enseignement absurde, contre cette
ruine de rintelligence que David Hume proclamait
incapable de reconnaître la vérité. Les faits intel-
lectuels furent étudiés avec soin : le docteur Reid »
tout en adoptant le principe d'examen soutenu par
Locke , découvrît ses erreurs et laissa des observa-
tions 4i judicieuses sur quelques parties de la science
philosophique, que l'école écossaise a été nommée
l'école du bon sens ; elle a préparé la rénovation
spiritualiste de la philosophie française qui a puis?
800 HiavQiM rat umui.
sampient «MMmdé les éoritains eatboIiqiiM do mhh
mencement de ce siècle dans la rostaoratioa de l'étude
de la pbilosopliie en Europe.
lie dîx**huitième siècle fut une époque de triom"
pbe pour les soiences naturelles et mathématiquei.
En. astronomie, Herschell, Clairaut, d'Alembert»
£uler, Lagrange» Laplace, recueillirent l'héritage de
Newton et continuèrent ses .démonstrations admi^
rahles. Lajnétéorologiese glorifie des noms de De^
maiscm » Saussure » Franklin » Mairan , Yolta , Dih
fay, Kraaf, Halley, et d'autres encore. Les pbysi^
ciensétudièrentsurtoutrélectricitéetlemagnétisflie,
Watt perfectionna la machine à tapeur. La chimie
se dépouilla des tieux préjugés et marcha i pas de
géans; son plus grand homme fut l'infortuné La-
voisier, dont la Ti§ est une suite magnifique de dé-
couvertes. L'anatomie et la physiologie firent aussi
de rapides progrès* Pour la gloire de la zoologie
générale, il suffit de nommer Linné et Buffon. Le
premier renouvela toute la botanique , tandis que
les études géologiques préparaient les sublimes dé^*
couvertes de notre siècle. ' •
La géographie, protégée spécialement par Louis XY
et par d'autres monarques, fut l'objet d'étuc^es pro-
fondes et de voyages périlleux ; nous ne citons que
les noms les plus célèbres : Anson , Gook , Bougaiih
ville, Lapeyrouse, Chardin, Levaillant, Bruce. Les
musées de TEurope s'enrichissent de magnifiques
eolle(;tion4| les contrées, les plus lointaiMS sont
DlX-HUlTliMfi filÈGUS; 801
explorées f rhomme pénètre dd plus en plus dam
la connaissance de son immense demeure*
Les arts sont florissans et reflètent la poésie de
répoque. La pompeuse magnificence de Le Brun
n^existe plus. Même dans les sujets religieux Goypel
place les marquises du dix-huitième siècle ; Yànloo
prépare les deux rois de la mode , Watteau et Bou-
cher, dont la peinture riante et sensuelle est une vé-
ritable décadence. Greuze reproduit les scènes de
la vie de famille mises en faveur par les drames la*
mentables de Lacbaussée, et Yien annonce la réac-
tion antique dont David sera plus tard le représen-
tant le plus illustre. On peut observer les mêmes
phases dans la sculpture et Tarchitecture. En mu-
sique , Rameau, Gluck et Piccini, peuvent faire
présager les sublimes développemens de ce bel art
à notre époque.
L'Allemagne exceptée , la poésie européenne ne
se soutint pas & la hauteur des siècles précédens.
L'Espagne et le Portugal ne revirent point les temps
de Cervantes et de Camoëns ; en Italie, Métastase
et Âlôeri ne peuvent être comparés au Dante et à
Torquato \ Pope et Addison restent bien^loin de
Sbakspeare et de Milton ; qui placera-t-on en France
sur la ligne de Corneille , de Molière y de Racine ,
de La Fontaine? Nous ne pensons pas non plus que
la pdTose française ait rien produit d'aussi majes-
tueux, d'aussi admirable que les chefs-d'œuvre de
303 B18T0IIIE DES LETTRES.
Bossuel. La palme de Téloquence resle au dix-sep-
tième siècle.
Ce qui caractérise principalement son successeur^
c'est la tendance générale des lettres à se faire so-
ciales, à préparer de profondes modifications dans
les rapports des gouvernans avec les gouvernés f à
adoucir la législation , à détruire ou au moins à di-
minuer les distances qui existaient entre les hom-
mes ^ à saper tous les privilèges de la naissance, à
protéger le faible contre le fort.
Partout ce mouvement social se fait sentir; les
doctrines de liberté, que Montesquieu et Voltaire
étaient allés puiser en Angleterre, recevaient du
génie de la France cette généralisation qui semble
être la mission principale de notre pays. L'Italie elle-
pième, dominée par des princes étrangers, soumise
i des gouvernemens absolus, accueillait avec bien-
veillance les idées nouvelles. Naples protégeait Vico
et fondait comme Milan des chaires d'économie po-
litique. Les pontifes romains Benoit XIV, Clé-
ment XIII, Clément XIV, Pie VI, tout en restant
fermes dans leur sainte croyance, ne repoussaient
pas les philosophes dans leurs projets de rénovation
sociale. Léopold faisait de la Toscane un pays de
mœurs douces et de législation tolérante , là peine
de mort y était abolie.
Le Vénitien Algarotti parcourt l'Europe, devient
Tami de Frédéric, expose les systèmes de Newton^
et introduit dans son pays les idées de Montesquieu
DIX-HUITIÈME SIÈCLE* 303
et de Voltaire que le jésuite Bettinelli visite aux Dé*
Hces : ses écrits se ressentent trop de son admiration
pour le dominateur du dix-huitième siècle. Un pape
même , Benoit XIY , tremble un peu devant la puis-
sance de ce terrible esprit. A Milan, le jeune Beccaria
rend une sorte de culte à Montesquieu ; son Traiié
des délits et des peines demande l'abolition de la peine
de mort et s'élè\e partout avec énergie contre la sé-
vérité de la législation. Beccaria est un esprit plein
d'enthousiasme pour l'humanité ; mais il confond
trop dans une même admiration tous les philoso-
phes français du dernier siècle. Un autre Milanais ,
membre comme Beccaria de l'Académie de cette
villCf Pierre Yeri, publie un écrit éloquent contre la
torture. A Naples, Giannoné était proscrit pour des
travaux politiques, mais on honorait Filangieri au-
teur de la Science de ta législation , livre plein d'illu-
sions un peu candides sans doute, quoique produit
par4'£apnï des lois, mais révélant une générosité
d'âme admirable. Filangieri n'a pas le génie politi-
que, la haute raison pratique de Montesquieu ; c'est
un jeune homme à l'âme ardente qui rêve pour l'hu-
manité une destinée dont aucun peuple ne lui offre
la réalisation.
Paris était le foyer, le centre brûlant de tout ce
mouvement du monde. Le régent et Louis XV fu-
rent , par la licence effrontée de leurs mœurs , des
princes très-dignes de régner en France au dix-
huitième siècle. Quqi de plus en harmonie avec les
8M HISTOIRE I>ES liETTIUES.
doctrines sensualistes et sceptiques que les orgies
du duo d'Orléans, que les adultères et le Porc mx
câr/^deLouisXY?
Les femmes eurent encore sous ce règne, comme
sous celui de Louis XIY» une influence puissante :
mesdames de Tenciui Geoffrin, du Ghastelet, du
Defland , réunissaient dans leurs salons rélite des
gens de lettres et cette foule d'hommes et de femmes
qui s'agitaient autour des noms célèbres. Nous ne
pouvons plus nous faire l'idée de ces conversations
brillantes^ audacieuses , qui exerçaient une si irr6-
sistibie influence alors , le journalisme a tout rem-
placé. Madame de Ghâteauroux lutta souvent contre
le cardinal Fleury; madame de Pompadour, dont
leiï' goûts d'artiste charmaient le roi » seconda Vol-
taire et les encyclopédistes qui la comblaient de
flatteries ; madame du Barry servit le pouvoir royal
contre les parlemens , et contribua à leur chute.
Mais tout cet étalage d'immoralité déconsidérait de
plus en plus la monarebiei et les classes opprimées
par les privilèges de la naissance » par les abus de
toutes sortes qui pesaient sur elles, secondées d'ail-
leurs par les idées des philosophes qu'adoptaient
les membres les plus distingues de la noblesse ^ et
par la terrible éloquence de la tribune, devaient
bientôt ensevelir sous des monceaux de cada^vres ce
trône souillé par tant de vices.
Terrible expiation ! Louis XYI , dont l'âme sym-
pathisait si noblement avec cette réaction morale des
TQfgot et d« Malesherbes^ fut lejutté qui soullntlt
niaMyte pour les crimes de la royauté. Un momwl
tout sembla disparaître sous une mer de sang*
Quaikd la société respira , domptée par une des
plus colossales volontés dont l'histoire fasse meiH
tion, quand le dix-huitième siècle finit, la pensée
humaine sembla aussi rentrer dans Tordre.
Toutef(MS récole de Locke et de Condillac conti^
nua son œuvre : des hommes haut placés dans TÉ*
tat, des sénateurs 9 Volney et Cabanis, furent les
successeurs les plus directs des philosophes dil dix-
huitième siècle. Le premier fonda sa morale sur
Tintérét bien entendu et professa l'indifférence du
vicaire savoyard pour toutes les religions établies ;
le second voulut démontrer dans le système nerveux
Tâme tout entière de l'homme ; mais plus tard il
réserva les droits de l'âmie immatérielle j, et osa se
déclarer incompétent pour étudier la nature du prin-
cipe qui anime les corps vivans. Le commentateur
de Montesquieu, sénateur comme Yolney et Cabanis,
Destutt de Tracy, entreprit de donner plus de pro-
fondeur aux principes moraux de l'école ; plus tard
}e docteur Broussais resta aussi sensualiste que ses
prédécesseurs , tout en soutenant la cause de l'hu*-
mapité et d'une morale sévère. D'autres descendans
de Gondillae, Maine de Biran» La Romiguière , de
Gé?ando, ne tentèrent pas une réaction contre le
naître} seulement ils étudièrent avec succès la par-
tie spiritualistedela science» et préparèrent Tavène-
896 HISTOIRE DES LETTRES.
ment delà philosophie éclectique, da mysticismô
de saint Martin et de Técole catholique du dix-neu-
yiéme siècle» que M. de Chateaubriand inaugura
comme poète et comme critique ; mais nous tou-
chons aux régions des vivans.
La tâche que nous nous étions imposée ici est
terminée. Le dix-neuvième siècle n*est pas encore
à la moitié de sa course , et déjà on peut voir qu'il
occupera une grande et glorieuse place dans rhistoire
du monde.
* Dieu semble avoir suscité un conquérant de la
race des Alexandre et des César comme pour en finir
avec la guerre d'une manière éclatante. En effet, la
paix règne depuis trente ans entre toutes les gran>-
des nations chrétiennes, et c'est un magnifique
spectacle donné à la terre. La presse a remplacé la
mort comme moyen.de civilisation.
Chose admirable! dans le même temps, la vapeur
appliquée à la locomotion rapproche les peuples
du nord et du midi , de l'orient et de l'occident , et
prépare cette magnifique unité qui est le but su-
prême du genre humain : Ut amnea mum aint.
Les généreux principes de i780 sont sortis triom-
phans des luttes sanglantes qui ont suivi leur appa-
rition dans le monde ; on en poursuit de plus en
plus l'accomplissement. Jamais les souffrances du
pauvre n'ont autant préoccupé Tintelligence d'un
BIX-HUlïltMË ftIÈCLB* 397
siècle : un nonvel et meilleur avenir lie |Hrép&re.
Les idées religieuses fermentent : là encore le besoin
d*unité tourmente tous les esprits ; quand verrons^
nous l'Église universelle enserrer le monde dans son
vaste et ferme eiiseignement?... Malgré d'étranges
aberrations, la poésie se rapproche du ciel. La scien-
ce semble ouvrir les yeux et découvrir de plus en
plus la vérité cachée sous les symboles , sublime
réconciliation entre la raison et la foi , entre Thonf-
me et Dieu.
Nous avons étudié les trois grandes phases des
travaux de l'esprit humain appliqués à la littérature.
Dans le monde oriental, dans la Grèce et dans Rome
avant le christianisme , puis enfin chez les peuples
dont la civilisation est née de celte religion sainte.
Nous avons trouvé l'idée de Dieu régnant presque
exclusivement sur les intelligences à l'aurore du
monde. La Grèce et Rome , son élève , ont surtout
glorifié l'homme. Les poètes et les philosophes chré-
tiens sont principalement inspirés par les rapports
du créateur et de la créature ; ils chantent ou étu-
dient l'harmonie complète de l'univers. Le christia-
nisme paraît ainsi fondre dans l'unité les deux
phases du monde qui l'ont précédé , l'Orient et
la Grèce.
On a long-temps discuté sur le beau ; les hom-
mes de bonne foi , qui auront lu ce livre avec
quelque attention , reconnaîtront que s'il peut
y
398 HISTOIM Ml LifTMS»
euster une beauté iieoa&daîre en dehors des gi«ndk
principal moraux, b beauté aupréme n'eat ^u'uq
réBet de Dieu > et que l*iat«lUgence humaine |^*an«
dit toutes les fois qu'elle s'approebe de sa BOuro^
diyine et ^'abaisse quand eUe s'en éloigne»
pm.
TABLE
PU UKIÉMS ET PERMISE VOLUME.
' I. État des lettrei m Portugal ao IS* siècle. Pag. 1
UTTÉRATUBE DES PEUPLES DD NORD DB L'EUROPE.
IL De la littérature anglaise an 48^ siècle. ^ MooTe- . .
ment sceptique* — - Poésie. — > Addison. -«Steele.
-— Swift. -— Pope , etc. — Littératare écossaise.
-« Thomson. — Bonis. -^ Macpherson, etc. —
Roman anglais* — Richardson. -* Fielding* etc.
Histoire. ^— Hame. «— Eob«rtsoa. -^ Oibbon. 11
III. De réfoqoence parlementaire anglais au 18* siècle.
^-. Lord Cbatam..— Borke. «^ Fox. -^ SheridaH.
«-Pitt. — Quelques mots sur l'éloquence judi-
ciaire. *« Lord Erskine , etc 67
IV* De la littérature allemande au 18*sièoIe.-^Commen-
. œmens du 18* siècle. — Wteland; — Klbpstoek.
— Gessner. — Lessing.— Winkelmann. — Dirers
centres littéraires. «-^Voss. — Bnrger. -*-* Herder.
— Goêthe.-^^hiller .— Wemer. — ' Kotsebue. —
J. de Maller. — Novalis. — Jean-Paul Richter.
.— Tieck , etc. «^ Philosophie. >^ Kant.-«- Ftchte.
r- Schelliag. — * Hegel. -^ Jacobi. •— Bruckccft^ •
Tiedmann. — Tennemann. — Religion. — Lava-
ter. — Alicfabêlis, — Herder. — Le comte F. de
Stolberg. — Aurore du 19* siècle. — Résumée — •
Adieux à la littérature du nord. . • . • . 107
y. De la littérature française an 18* siècle. — Com-i
mencement du 18* siècle. — < Le réaent. — J.-B.
Roussean.— - Lamothe. — Fonteneile. — La cour '
de Sceaux.~Tragiques du second ordre . ^ Cré-
400 TABLE.
billoD. — Voltaire. -^ La coar de Berlin. —
Maapertnis. — La Mettrie. — Les critiqaes de
VolUire. 205
VI. Montesqaieu. — Jeaii'JacquesRoiiMeau.— Baffon. 255
yil. Suite de l'histoire des lettres françaises.— Le ohan-*
celiér d'Agnesseau. — RoUin. — Poésie.—- Louis
Racine. — Le Franc de Pompîgnan. — Gresset.
— Théâtre. — Destouches. — La Chaussée. —
Piron. -— Marivaux. — Lamothe. -^ Guymoud
de Latouche.— Debelloy, etc. — Beaumarchais.
«— Goliin d'Harieyille. — Opéras. • . . .293
YQLDes romans français au iS* siècle. — Le Sage. —
L'abbé Prévost. — Madame de Tenoin. -« Cré^
billonfiis. — Marmontel, etc .311
IX. Ektoriens français. — Hénànlt. •« Mably. — Velly.
Gamier. — Villaret. — Crévier.. — Lebeau. —
De Brosses. — Raynal. — Critique , érudition.
— Lamothe. — Fontenelle. — Marmontel. —
Diderot. — Mercier. — - La Harpe. — Thomas.
•— Barthélémy^ ^eie. «^ Doéaie.. -— Bernardin de
Saint-Pierre^ — Delille , etc. , etc. , . , • , 319
X. Philosophie. — Vauvenargnes. — Dndos. «— Con-
dillao. — * Diderot. — D'Alembert. -* Le baron
d'Holbach. — HeWétius. — Boulanger, etc. —
L'Encyclopédie. — Les Économistes. • . • 363
XL De la littérature française pendant là révolution.
— Éloquence de la tribune. — Mirabeau. —
Éloquence de la chaire et du barreaik pendant le
iS^ siècle. — Retour à littérature. — Les deux
Chénier. — ^Ducis. — Madame de Staël. — M^ de
Maistre. — M. de Chateaubriand. . . . ^ . 365
XIL Le !»• siècle. — Aurore du 49*. — Conclusion. . 387
PIN.
Pariât— Imprimerie de CossoNj^ rue du FourSaint-Germaîn^^T.
At
I
,^.M 2 2 ".353
I