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HISTOIRE
DES
MARIONNETTES
EN EUROPE
DEPUIS L'ANTIQUITÉ JUSQU'A NOS JOURS
CHARLES MAGNIl^
Membre de Tlnstilut.
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n
-7/
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE YIVIEHNE, 2 bis
LEIPZIG, CHEZ MICHELSEN
1852
à '«
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'i ITîiiy il
HISTOIRE
MARIONNETTES
COUP D'ŒIL GÉNÉRAL.
Voilà, dira-t-on peut-être, un titre bien solennel pour un sujet
bien frivole. Mérite-t-elle donc l'honneur d'une histoire en forme,
cette petite scène ambulante, parodie de la vie humaine, grotesque
antithèse de deux exagérations, dont l'une rapetisse à l'excès les
proportions de l'espèce, et l'autre grossit sans mesure les défauts de
l'individu? A-t-elle le moindre droit à l'attention de l'homme sensé,
cette stridente et poudreuse Thalie des champs de foire et des carre-
fours, joie de l'enfant hors de l'école et du peuple hors de l'atelier? —
Eh! pourquoi non? Dans ce qu'on est convenu d'appeler les choses sé-
rieuses de la vie, y a-t-il, au fond, tant de gravité et de réelle impor-
tance, qu'on doive bien vivement regretter quelques heures occupées
ou perdues à suivre, à travers les âges, les vicissitudes d'un divertis-
sement original qui a fait, ou peu s'en faut, le tour de notre planète
et a réjoui, depuis bientôt trois mille ans, les deux tiers du genre hu-
main?
^ pourtant on insistait, et qu'à toute force je dusse fournir une
1
s COUP d'osil général.
excuse pour le choix de ce sujet anormal, je pourrais aisément allé-
guer l'exemple de tant de profonds ou charmans esprits, qui n'ont pas
craint de compromettre leur bonne renommée de savans, de poètes,
voire de théologiens et de philosophes, dans l'intimité de ces mignonnes
et agiles merveilles. Combien ne pourrais- je pas rappeler de traits pi-
quans, de hautes leçons, de pensées frappantes de raison, de caprice
ou de poésie, inspirés par les marionnettes aux plus grands écrivains
de toutes les contrées et de tous les temps? J'étonnerai, je crois, quel-
ques-uns de ceux qui me lisent, en inscrivant en tête de cette liste de
glorieux patronage Platon, Aristote , Horace , Marc-Aurèle, Pétrone,
Galien, Apulée, tertullien, et, parmi les modernes, Sfiakspeare, Cer-
vantes, Ben Jonson, Molière, Hamilton, Pope, Swift, Fielding, Voltaire,
Goethe, Byron. Enfin (et ces récens souvenirs m'auraient suffisam-
ment protégé), on sait quelles fines et riches arabesques ont tracées à
l'envi sur ce léger canevas quelques-uns de nos plus spirituels con-
temporains, et à leur tête Charles Nodier, l'ingénieux secrétaire de la
Reine des songes, l'assidu dileltante du boulevard du Temple, l'ami
déclaré, que dis-je? le compère, l'admirateur passionné de Polichinelle.
Mais, en réveillant, un peu à l'étourdie, ces trop briilans et trop poé-
tiques souvenirs, ne vais-je pas m'attirer une objection plus forte, ou
du moins plus spécieuse que celle que j'ai cru devoir d'abord écarter?
Ne va-t-on pas me taxer d'outrecuidance, pour oser porter la vue sur
ira sujet aussi élevé, et sur lequel des écrivains d'une si rare distinc-
tion ont laissé la fraîche empreinte de leur passage? Aussi me garde-
rai-je bien, soyez-en sûr, de m 'aventurer sur leurs traces. Je n'ai point
la fatuité de vouloir mettre (comme auraient dit les Grecs) le pied dans
la danse de ces beaux génies (1). Je sais trop ce qui me manque pour
agiter après eux aA'ec succès les grelots de celte marotte. A lui seul,
notre inimitable ami, le docteur Néophobus, si proche parent du spiri-
tuel Jonathan Swift, a épuisé tout ce que la fantaisie moderne pouvait
répandre de fine et souriante ironie sur les marionnettes petites et
graiides. Force était donc de me tracer un plan tout autre et plus uio-
(1) CcUe énergique location proverbiale témoigne de tonte l'importance qu'on attadiait
«D Gtèçe à la choragie. Voyez Pluiareb., Syntpas^ Ut. Vj qtuesti i. Op. i. li, p. 673^ D.
deste. Je me propose tout uniment d'écrire, à l'exempîe du bon père
Lwpi (1), mais sur un plan moins restreint, l'histoire des comédiens
de bois, non-seulement chez les anciens, mais au moyen-âge et chez
les nations modernes, histoire qui ne peut, je le sais, avoir quelque
cbànce d'intéresser sous ma plume qu'autant qu'elle sera conçue et
exécutée, comme je vais tâcher de le faire, en toute sincérité, simpfi-
cilé et bonne foi.
Prendre ainsi ce sujet par son côté sévère et didactique, c'est, je ne
l'ignore pas, lui enlever tout à coup l'avantage des allusions, le piquant
des saillies, la ressource des digressions, enfin tout le brio traditionnel
auquel il s'est si bien prêté jusqu'ici; mais ne peut-on pas espérer de
lui faire regagner, en revanche, un sérieux et solide intérêt de curio-
sité par l'imprévu des faits, la nouveauté des recherches, la grandeur
singulière des noms et des choses^ auxquels une destinée bizarre a
presque continuellement associé ce petit théâtre? Oui, les marionnettes
touchent, par une foule de points peu remarqués, à tout ce qu'il y a
au monde de plus grave et de plus considérable, aux sciences, aux
beaux-arts, à la poésie, aux cérémonies dti culte, à la politique. Pres-
tigieuses petites créatures, douées à leur naissance des faveurs de plu-^
sieurs fées, les marionnettes ont reçu de la sculpture, la forme; de la
peinture, le coloris; de la mécanique, le mouvement; de la poésie, U
parole; de la musique et de la chorégraphie, la grâce et là mesure
des pas et des gestes; enfin, de l'improvisation, le plus précieux des
pririléges, la libeiié de tout <iire (2). Et, quand on vientà songer qu'eu
tvi* siècle des mathématiciens aussi émincns qu» Federico Comman-
difio d'Urbin et Gianello Torriani de Crémone, qu'au xvni* des écri-
vains ân«iatiques aussi justement célèbreis que Lesag^e et Piron^ et
ffyii^Vatft jésuite IftarîaotDtrio ttipî t étrH nne bfttJic, mais trop 6rètè dîs«erta-
tioa sur les marionncUes des anciciK : Sopra i burattini degli antichi, \mféfée dans le
tome second du recueil de ses Dissertazioni , lettere ed altre opérette, publié eu deux
T^lumes in-i» par Zaccaria, pw lT-21. Celte disserUtioa a été traduke dans le Jtutnal
étranger; vol. d« janvier 1757^ p. 195-âOà.
(2) Elles n'oQt pas joui, cependant, de celte bberté dans t«us les pays. jiMu Terrant
les marionnettes censurées en France et proscrites dans le royaume de Prusse, en 1794,
ainsi que dans quelques autres états da Norik
4 COUP D ŒIL GENERAL.
d'aussi sublimes musiciens que Haydn, ont travaillé pour les marion-
nettes, on est obligé de convenir que l'histoire littéraire et la critique
auraient bien mauvaise grâce de croire déroger, en accordant à ces
honnêtes comédiens sans subvention ni cabale un peu de cette atten-
tion bienveillante qu'elles ont plus d'une fois prodiguée à des machines
moins intelligentes. Il s'agit, j'en conviens, d'un spectacle en minia-
ture : In tenui labor; mais qu'importe l'exiguïté du cadre, si, entre ce
châssis de six pieds carrés, sur le plancher de ce théâtre nain, il se dé-
pense, bon an mal an, autant et plus peut-être d'esprit, de malice et de
franc comique, que derrière la rampe de beaucoup de théâtres à vaste
enceinte et à prétentions gigantesques? Pour moi, dans la prévision
de mes futurs devoirs d'historiographe, j'ai recueilli tout ce que des
lectures, entreprises pour d'autres études, m'ont pu fournir çà et là de
renseignemens sur leurs annales. J'ai recherché leur origine, les di-
vers procédés de leur mise en scène, la composition de leur répertoire
dans tous les lieux et dans tous les âges, mais plus particulièrement en
France, où je l'ai trouvé plus riche, plus varié, et, à certains égards,
plus littéraire qu'on ne le suppose; enfin, j'ai tâché de rétablir la série
des hommes qui ont acquis dans cet art, si inférieur qu'il soit, profit et
renommée, depuis l'Athénien Pothein, contemporain et presque rival
d'Euripide (1), jusqu'à Jean et François Brioché, Robert Powel, l'in-
fortunée Charlotte Charke, Alexandre Bertrand, Bienfait et leurs plus
récens successeurs. Séraphin et Guignol. Cela dit, et les personnes
qui, sur la foi du titre, auraient eu la velléité de me lire bien et loya-
lement averties de l'austérité de mon programme, il ne me reste plus
qu'à lever le rideau, à saisir les fils de mes petits personnages, et à
emprunter à Addison, qui a chanté sur le mode virgilien Punch et les
Puppet-shows (qu'il appelle un peu sèchement machinée gesticulantes) ^
le premier vers de son poème, que je transcris ici comme épigraphe :
Admiranda cano levium spectacula rerum.
(1) Eustathe mentionne, à propos d'un vers du lY* chant de l'Iliade, le joueur de
marionnettes Pothein, auquel il donne l'épithète de IlE/scTnierTo;, connu de tous côtés.
Yoy. Comm. in Itiad., p. i57, édit. de Rome.
PREMIÈRE ÉPOQUE.
BAMONNETTES DANS L'ANTIQUITÉ.
HABIOimETTES PRIMIimS. — 8CCIPTUM HOBILl.
— TROIS FAMILLES DE MiJUONKETTES.
Tout le monde sait que les marionnettes (je donnerai plus tard l'éty-
Imologie du mot, je ne m'occupe en ce moment que de la chose), tout
le monde, dis-je, sait que les marionnettes sont des figurines de bois,
d'os, d'ivoire, de terre cuite ou simplement de linges, qui représen-
tent des êtres réels ou fantastiques, et dont les articulations flexibles
obéissent à l'impulsion de ficelles, de fils métalliques ou de cordes de
boyau dirigés par une main adroite et invisible. Charles Nodier, dans
deux spirituels articles de la Revue de Paris (1), a posé en fait que la
poupée est l'origine et le type évident de la marionnette. 11 conclut de
cette proposition hardie que les marionnettes sont contemporaines
de la première petite fille, car celle-ci, avec son précoce instinct de
maternité, a nécessairement inventé la première poupée. Rien n'est
frais et gracieux comme l'analyse que l'ingénieux académicien a doo-
(1) NoTeial>re IMa et mai 1843.
8 MARIONNETTES PRIMITIVES.
née de ce premier drame, qu'il appelle le Drame de la poupée, mono-
logue, que dis-je? charmant dialogue à une seule voix, où l'enfant
prend si naturellement le ton et le maintien de la mère, faisant la leçon
à la petite paresseuse, à la petite gourmande, à la petite bavarde ! C'est
bien là, en effet, le drame à son début. 11 est vrai qu'on peut en dire
autant de tous les jeux de l'enfance dans lesquels éclatent, sous mille
formes, les jets puissans de l'instinct d'imitation. Si j'osais émettre un
avis dans cette grave question d'esthétique, je dirais que je n'admets
pas que la poupée soit l'origine et encore moins le type de la marion-
nette. La poupée, faite d'abord d'étoffe, ne représente qu'une seule idée,
l'idée de la configuration humaine; elle est molle et non pas mobile.
L'idée que représente la marionnette est complexe : c'est l'idée de
mouvement ajoutée à l'idée de forme. La poupée n'est pas même, à
mon avis, le premier ni le plus simple produit de l'instinct plastique.
Le bâton sur lequel chevauche le frère de la petite fllle est une expres-
sion de cet instinct plus direct et plus rudimentaire.
Le premier produit de la plastique naissante, c'est le tronc d'arbre
à peine dégrossi que le père de ces enfans a choisi pour idole. Ce fé-
tiche, d'abord pur symbole, sera façonné peu à peu, et deviendra une
sorte de statue massive, ce que les Grecs ont appelé un Çdavov. Puis
cette idole sera coloriée, habillée, couverte de fleurs et de bijoux; et
Ce n'est point encore assez : l'art hiératique, après avoir imprimé à ce
soliveau fait dieu quelques-unes des plus superficielles apparences de
la vie, voudra y joindre le signe caractéristique , non-seulement de
l'être, mais de la puissance, le mouvement. C'est de cette dernière
prétention qu'est née la statuaire mobile, qui constitue une phase de
l'histoire, ou , si l'on veut , de l'enfance de l'art , dont la critique n'a
pas, ce nous semble, suffisamment tenu compte. On est en droit de
s'étonner que cette singulière tentative, employée dans l'espoir de
compléter l'illusion plastique, n'ait point fourni aux historiens de l'art
les observations qu'elle devait si naturellement leur suggérer. A leur
défaut, nous devons le dire, et d'ailleurs cela tient intimement à notre
sujet : jusqu'au moment où la statuaire, échappée à la tutelle sacer-
dotale, eût trouvé dans ses propres forces et dans le génie des grands
artistes le secret d'imprimer au marbre le mouvement et la vie, les
STATUAIRE MOBILE. »
simulacres des dieux reçurent de la mécanique, sinon le mouvement,
du moins la mobilité.
Les appareils destinés à atteindre ce but furent de deux sortes :
quelquefois c'étaient des ressorts cachés dans l'intérieur (les statues
étaient alors automatiques), quelquefois c'étaient des fils de métal ou
des cordes de boyau qui, attachés aux membres, les faisaient mou-
voir à l'instar de nos muscles. Les Grecs, avec leur propriété ordinaire
d'expression , nommaient les statues de ce genre ôyàVaTa vvjpôtTitttma.,
c'est-à-dire figures mues par des fils, ce que nous appelons du mot
d'abord religieux, puis quelque peu railleur et profane, de marion-
nettes. Ainsi , avant d'être devenues les jouets perfectionnés et chéris
de l'enfance, la vie et la joie de nos places publiques, les marion-
nettes et les automates ont été les hôtes révérés des temples. Je me
hâte même de le dire (afin d'aller, autant qu'il est en moi, au-devant
de la surprise que la découverte inattendue de ce fait bizarre pourrait
causer aux lecteurs) : la plastique a suivi dans l'art chrétien identi-
quement la même marche que dans le paganisme. A une époque
analogue d'impéritie, elle a appelé la mécanique à son aide et associé
cet insuffisant auxiliaire à la représentation des types les plus vénérés
et les plus saints.
On le voit , les marionnettes imposent à leur historien des devoirs
assez sérieux, et ce n'est pas la moindre singularité de ce modeste
travail que de nous obliger à recourir pour son accomplissement aux
mêmes classifications un peu pédantesques que nous avons appliquées
autrefois à l'étude générale du théâtre. Chose surprenante! nous allons
rencontrer dans l'histoire des acteurs de bois identiquement les mêmes
phases de développement (hiératiques, aristocratiques et populaires),
que nous avons autrefois signalées et dont nous nous sonunes servis
comme d'utiles jalons dans l'histoire du grand et véritable drame.
C'est qu'en effet l'humble théâtre des marionnettes est comme une
sorte de microcosme théâtral , dans lequel se concentre et se reflète
en raccourci l'image du drame entier, et où l'œil de la critique peut
embrasser, avec une netteté parfaite, l'ensemble des lois qui règlent
la marche du génie dramatique universel.
En conséquence, et malgré la disproportion apparente qui éclate entre
^tO TROIS SORTIS DB HARron^ETTES.
le sujet et le mode d'investigation, je crois ne pouvoir mieux faire que
de suivre, dans la reconnaissance de celte petite contrée peu étudiée,
les mêmes voies d'exploration que j'ai prises, à une autre époque, pour
m'orienter dans le labyrinthe des diverses transformations du génie
dramatique. J'envisagerai donc , dans le cours de ce travail , lœ ma-
rionnettes sous un triple point de vue : comme hiératiques, comme
aristocratiques et comme populaires.
Ol
HABIONIfETTES HIERATIQUES CHEZ LES EGTPTIHIt,
LES GRECS ET LES ROUAUfS.
C'est en Egypte, et dans les écrits du père de l'bistoire, que nous
trouvons mentionnées les plus anciennes marionnettes hiératiques. On
lit dans le second livre d'Hérodote que les Égyptiens célébraient la
fête de Bacchus, (qui n'est autre qu'Osiris (1). avec des rites à peu près
semblables à ceux qu'on employait en Grèce. Seulement, « au lieu de
phallus, les femmes, dit-il, promenaient de village en village des sta-
tuettes de la hauteur d'une coudée, dont la partie sexuelle, presque
égale au reste du corps, se mouvait par des ficelles. Un joueur de
flûte précédait, et les femmes suivaient en chantant (2). »
(1) Hérodote établit cette idcntiScation aa cbap. 43 da second livre, et pins formelle-
ment au chap. 14 i. Diodore la confirme {Oper., t. I, p. 19). J'ajoaterai qu'on a décou-
vert dans une île voisine de la première cataracte, appelée dan* l'antiquité Vile de Baœhus,
une inscription du rèjnc de Ptolémée É?ergète II, qui contient une dédicace h plusieurs
dhinités locales, et sur laquelle on lit : a A Pctempamenthès (c'est un des sarnoms d'Qsi-
ris), qui est aussi Bacchus. » Voyez Jablonski, Opusc, t. I, p. 25,
(2) Cbap. 48.
12 MARIONNETTES HIÉRATIQUES CHEZ LES ÉGYPTIENS.
Nous trouvons plus tard en Syrie un autre exemple de cette pieuse
et singulière mécanique (1). Lucien, ou l'auteur qui a écrit le traité De
SyriaDea, raconte qu'il existait dans l'enceinte du temple d'Hiérapolis
plusieurs énormes phallus, sur lesquels on avait coutume de poser de
petits hommes de bois, construits comme ceux dont parle Hérodote (2).
La statue fatidique de Jupiter Ammon ne rendait ses oracles, sui-
vant le témoignage des anciens, qu'après avoir été portée en proces-
sion dans une nacelle d'or, sur les épaules de quatre-vingts prêtres,
auxquels elle indiquait par un mouvement de tête la route qu'elle vou-
lait suivre. Diodore de Sicile exprime cette dernière circonstance par
une expression qui ne peut laisser de doute (3).
Quelque chose de semblable se passait dans le temple d'Héliopolis (4).
Lorsque le dieu, auquel le pseudo-Lucien donne le nom d'Apollon,
bien qu'il ne fût ni jeune ni imberbe, voulait rendre ses oracles, la
statue, qui était d'or, s'agitait d'elle-même; si les prêtres tardaient à
l'enlever sur leurs épaules, elle suait et s'agitait de nouveau. Quand
ils l'avaient prise et placée sur un brancard , elle les conduisait et les
contraignait de faire plusieurs circuits. Enfin , le grand-prêtre se pré-
sentait devant la statue du dieu et lui soumettait les questions sur
lesquelles on le consultait. Si Apollon désapprouvait l'entreprise, la
statue reculait en arrière; s'il l'approuvait, elle poussait ses porteurs
en avant et les conduisait comme avec des rênes. « Enfin, dit l'auteur
auquel nous empruntons ces détails, le prodige que je vais raconter,
je l'ai vu : les prêtres ayant pris la statue sur leurs épaules, elle les
laissa à terre et s'éleva toute seule vers la voûte du temple (5). »
Callixène, dans le Banquet d'Athénée, a fait une curieuse relation de
la pompe que Ptolémée Philadelphe célébra en l'honneur de Bacchus
et d'Alexandre. On vit , après plusieurs autres singuliers spectacles,
(1) Granpré l'a rencontrée au Congo. Voyez Voyage en Afrique, t. I, p. 118.
(2) Pseud. Lucian., De Syria Dea, § 16.
(3) NeOfiK, nutus. Voyez Diodor., lib. XVII, Op., t. II, p. 199.
(4) Le pseudo-Lucien {ibid., § 36) dit Hiérapolis; Macrobe (Satumal, lib. I, cap. S3)
dit mieux Héliopolis.
(5) Les anciens connaissaient les propriétés attractives de l'aimant sur le fer.
MARIONNETTES HIÉRATIQUES CHEZ LES GRECS. i3
s'avancer un char à quatre roues sur lequel était assise la statue de la
ville de Nyssa, où Bacchus recevait un culte particulier. Cette figure,
haute de huit coudées, vêtue d'une tunique jaune brochée d'or et d'un
manteau macédonien, se levait comme par sa propre volonté, versait
du lait avec une coupe et se rasseyait , sans qu'il parût que personne
l'eût touchée (1).
Dans l'Asie Mineure et dans la Grèce proprement dite, la sculpture
à ressorts remonte au berceau des arts et se perd dans la nuit des âges
mythologiques. Tout le monde a lu ce qu'Homère raconte des trépieds
vivans de Vulcain, aux roues d'or, qui couraient d'eux-mêmes à l'as-
semblée des dieux et en revenaient (2). Ce fabuleux travail a inspiré à
Aristote une réflexion bien étrange : a Entre l'esclave, instrument
animé de travail , dit ce philosophe, et les autres instrumens inanimés,
il n'y aurait pas de différence, si les instrumens pouvaient, sur un
ordre donné, travailler et se mouvoir d'eux-mêmes, comme les statues
de Dédale et les trépieds de Vulcain (3). » Quant aux statues de Dé-
dale, c'est une question entre les antiquaires de savoir si la mobilité
qu'on leur attribue était réelle, ou s'il faut voir seulement dans les
passages qui les concernent de simples métaphores admiratives. Il est
certain que Dédale, ou l'école que la Grèce a personnifiée sous ce nom,
détacha le premier les bras et les jambes des statues, jusque-là réunis
en bloc (4), qu'il leur donna le regard en accusant la forme des yeux,
à peine indiqués avant lui par une faible ligne (5), et qu'en présence
de ces heureuses innovations l'admiration publique a pu s'écrier qu'il
avait donné à ses statues le mouvement et la vie (6); mais, d'une autre
part, les témoignages les plus graves établissent qu'aux perfectionne-
mens tirés de la nature et du génie de l'art, l'école dédalienne voulut
ajouter un degré de plus d'illusion, et demanda une mobilité réelle à
(1) Athen., lib. V, p. 197, seqq.
(2) lliad., XVIII, v. 376. — Cf. Philostr. Oper., t. I, p. 117. W.; éd. Olear.
(3) Arislot., Politie., lib. I, cap. 2.
(i) Diodor., lib. I, § 98. — Cf. Gedicke, in Platon. Menon., p. 72, éd. Buttmann.
(5) Suid., voc. Asw^à>,ou noiiiiiara. — Schol. in Plat., p. 367, éd. Bekker.
(6) Voyei M. Quatremèrede Quincy, Jupiter olympien, p. 170, 17i.
44 UAMONNETTES HiÉIlATIQÎIES CHEZ LES Gttfô^g»
la mécanique. Callistrate l'atteste dans un passage (1), où quelques cri-
tiques ont YU trop facilement , ce me semble^ une allusion au groupe
des danseurs de Gnosse (2), et Aristote n'hésite point à admettre (d'ac-
odrd sur ce point a\ec le poète comique Philippe) que la fameuse Vé-
nus de bois attribuée à Dédale se mouvait au moyen d'une certaine
quantité de vif-argent versée dans l'intérieur (3). Malheureusement
Aristote ne nous apprend pas quel agent l'artiste employait pour dé-
velopper l'élasticité du fluide métallique. Était-ce par la chaleur d'une
lampe ou celle d'un réchaud? Toujours est-il que, si l'on s'en fût re-
posé sur les seules variations atmosphériques, la statue de la déesse
n'aurait éprouvé que les mouvemens à peine appréciables d'un ther-
momètre (4).
Quelques-unes des anciennes races de sculpteurs et de forgerons
mécaniciens, particulièrement celles qui résidaient dans les îles,
comme les Telchines de Crète et de Rhodes, s'attirèrent une assez
mauvaise réputation par leurs équivoques créations, douées d'une
sorte d(; vie factice que l'on appelait la vie dédaliqiie (5). Pindare fiiit
une allusion, d'ailleurs assez voilée, à ces égaremens des descendans
de Vulcaiîi et de Promélhée (6). Il est remarquable que tous ceux qui
ont fabriqué des machines simulant la Aie aient, chez les anciens,
comme au moyen-âge, éveillé dans l'esprit des peuples l'idée de malé-
fiees et de magie.
(1) CalUslr., Ecphrasis sâUsUttuœ, apnd Philostr. Ôper., %.th, f. 89». Cf. Hom
lUad.. XVIII, V. 739-750.
(2) Sior deW Ârte, noie <le Cnrio Fea, t. II, p. 99 et 105.
(3) krhL, De anima, lib. 1, c.ip. 3.
(l) Les automates mus par le vif-arp^cnt ont été d'assez bonne heure communs cher les
modernes. Ëirchcr a iniliqué la manière de faire rouler, comme de laî-mcme, un petit
chariot au moyen du vif-argent dilaté par la chaleur d'une bougie. Voyez Physiologia
Kircheriana, lib. II, exper. 52, p. 65. — Les Chinois font faire plusieurs culbutes à de
petits pantins, au moyen d'un peu de \if-argent contenu dans l'intérieur, et qui, par sa
fluidité et sa pesanteur, change leur centre de gravité. Musschenbroeck a très darrenieat
décrit ce mécanisme dans son ouvrage intitulé : Introductio ad philosopîiiam hùturaîem,
1. 1, p. U3, pi. XI.
(5) Ottfr. Mûller, Handbuch der AixhaoUfgie der Simsl, § 70, t. î, p. <», 2« édxt.
(6) Pindar., Olyfnp.,od. vii.
HASIOKNETTES HIÉBATIQUES CHEZ LES BOMAmS. 15
En Étnirie et dans le Latium, où le génie sacerdotal a exercé, de
Unis temps, une si prépondérante influence, l'art hiératique n'a pas
manqué d'employer, pour agir sur l'imagination populaire, les pres-
tiges de la sculpture à ressorts. Les anciennes idoles de l'Italie ont
été de bois, comme en Grèce, coloriées, richement vêtues, et de plus
fort souvent mobiles. La statue fatidique des Fortunes jumelles d'An-
tium, comme celle de l'oracle d'Héliopolis, se remuait d'elle-même
avant de rendre ses oracles, et indiquait à ses prêtres la direction
qu'ils devaient prendre (1). A Préneste, le groupe célèbre de Jupiter et
de Junon enfans, assis sur les genoux de la Fortune, leur nourrice,
paraît avoir été mobile. 11 semble résulter de quelques passages an-
cicQsqnc le petit dieu indiquait par un geste le moment favorable pour
consulter les sorts (2). C'est une bien belle* fiction que le mouvement
attribué à la statue de Tullius Servius, qui porta, dit-on, la main de-
Aant ses yeux pour ne pas voir, après l'assassinat de Tarquin, rentrer
dans son palais sa fille parricide (3). A Rome, on ofi'rait aux statues
des dieux des festins où elles ne jouaieut pas un rôle aussi passif
qu'on l'aurait pu croire. L'imagination religieuse ou l'adresse sacer-
dotiUc suppléait à leur immobilité. Tite-Live, décrivant le leclistcme
qui fut célébré à Rome en 573, mentionne l'effroi du peuple et du
sénat en apprenant que les images des dieux avaient détourné la tê!e
des mets qu'on leur avait présentés (4). En se remémorant ces \ieilles
histoires de statues conviées à des repas et manifestant leur bon ou
leur mauvais vouloir par des mouvemens de tète, en comprend par
quel amalgame de souvenirs antiques et de légendes locales s'est formé,
dans l'Espagne du nioycn-àge, le conte populaire, si émouvant et si
dramatique, du Convidado de Piedra.
Ajoutons que, dans la pompe religieuse qui précédait à Rome la
célébration des jeux du cirque et quelquefois dans les triomphes, on
portait soit en tète, soit à la suite du cortège, certaines mécaniques
(1) Macrob., Satum., lib. I, cap. xxiii.
(2) Ciccr. , de Divinat., cap. xli.
(3) Ovid., Fast., VI, v. 613, seqq.
(i) Tit.-Uv., lib. XL, cao. uz.
46 MARIONNETTES HIÉRATIQUES CHEZ LES ROMAINS.
monstrueuses dont s'effrayait et se divertissait la multitude. On pro-
menait ainsi, entre autres ridicules et formidables marionnettes (4),
des lamiœ, goules africaines, que Lucilius appelle oxyodontes (2),
c'est-à-dire aux dents aiguës, assez semblables aux papoires de nos pro-
cessions. Puis s'avançait le Manducus, le mangeur d'enfans, monstre
à tête humaine, type colossal du Machecroute lyonnais et du Croquemi-
taine parisien. Plaute (3), Varron (4) et Festus, merveilleusement in-
terprétés par Rabelais et par Scaliger, nous le dépeignent « avecques
amples, larges et horrificques maschoueres bien endentelées, tant au-
dessus comme au-dessoubs, lesquelles avecques l'engin d'une petite
chorde cachée,... l'on faisoyt l'une contre l'autre terrificquement clic-
queter (5)... » Magnis malis lateque dehiscens et clore crepitans dentibus.
(1) Inter cœteras ridiculas formidolosasque personas, ditPomp. Festus, voc. Manduci,
ap. Paul. Diac, Except., etc., p. 96, Edit. Lindmann.
(2) Lucil., Satir., lib. XXX.
(3) Plaut,, Rud., act. II, se. vi, v. 51.
(i) Varro, de Ling. Latin., lib. VH, § 95, p. 372.
(5) Pantagruel, liv. IV, cap. 59.
III.
VABIONKETTES ARISTOCRATIQUES ET POPULAIRES EN ÉGTPTB.
L'usage de la statuaire mobile et des marionnettes hiératiques est
indubitable en Egypte, en Grèce et en Italie; mais les habitans de ces
contrées n'ont-ils employé la sculpture à ressorts qu'à augmenter
l'impression religieuse des solennités du culte? N'ont-ils point songé
à la faire servir à des amusemens privés ou à des récréations popu-
laires? Voyons d'abord en Egypte.
Hérodote nous a appris la coutume établie chez les Égyptiens de
faire passer de main en main dans les banquets une figurine de bois
peint, représentant un mort dans son cercueil (1). Plutarque emploie,
pour désigner cette figure, le nom de squelette (2), c'est-à-dire, en
conservant au mot GxzXs-zàv son acception antique, un corps desséché,
une momie. Ces statuettes avaient, suivant Hérodote, une et quelque-
fois deux coudées de haut; mais ni lui ni aucun autre écrivain ne
(1) Herod., lib. II, cap. lxxtiii.
(2) Plutarch., Sympos. septem sapient., Oper., t. Il, p. 2*8, B. — Cf. Id., ibid., de
Uid., § 15, p. 357, D, et le docteur Yoong, Bierat. litter., p. 104.
18 STATDETTES CONVIVALES EN EGYPTE.
nous apprend qu'elles eussent les membres articulés et mobiles.
M. Wilkinson, dans son histoire des mœurs et des coutumes de l'E-
gypte ancienne et moderne, a fait graver trois de ces statuettes, et les
collections d'antiquités égyptiennes en contiennent un assez grand
nombre qui n'offrent aucune apparence de mobilité (1). Cependant
d'autres monumens nous inspirent sur ce point quelque doute. Le
même égyptiographe a publié les dessins de ce qu'il appelle deux pou-
pées, qu'il a copiées dans la collection égyptienne du British Mti-
seum (2). Ces deux figures de femme, peintes et comme enveloppées de
bandelettes, peuvent avoir eu une destination convivale. Cependant,
dans ces deux statuettes et dans deux autres tout-à-fait semblables,
dont l'une a été copiée dans le cabinet du docteur Abbott au Caire (3)
et l'autre existe dans le musée du Louvre, le haut des bras est détaché
du corps et semble a,voir pu receyoir des avant-bras articulés. Une des
figurines publiées par M. Wilkinson et celle qui appartient au Louvre
sont acéphales, et, ce qui est bien remarquable, elles ont à la place
du cou une sorte de pivot, qui semble avoir dû recevoir une tête
mobile.
On ne peut douter que les Égyptiens n'aient amusé, comme nous,
leurs enfans avec des pantins, des animaux et des machines à ressorts.
Le Musée possède une petite barque égyptienne, montée par huit ma-
riniers; deux sont debout, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière; les six
autres, assis de chaque côté de la barque, tiennent chacun un aviron
des deux mains; les six rameurs ont les bras mobiles (4). La même
collection renferme plusieurs jouets de bois, trouvés dans les tombeaux
de Thèbes et de Memphis, et dont M. Mariette, attaché à l'administra-
tion du Musée, a eu l'obligeance de mettre les dessins sous mes yeux.
Ces joujoux sont d'un travail fort grossier. Deux représentent ou ont
(!) Voy. Manners and Gustoms ofthe ancient Egyptians, Londoa, 1837, t. II, p. 410.
(2). J.-G. Wilkinson, ibid., p. 426.
(3) Ce petit monument a été publié d'abord par M. Prisse et ensuite dans la Revua
archéologique de M. Lelcu, t. Il, p. 742.
(i) Celte barque a 80 centimètres de long, et les figures qui sont debout ont chacune
TÏngt-ciuq centimètres de hauteur.
POU1PÈES IIOBII.BS EM EGVPTtt. i9
la prétenlic»! de représenter des femmes nues. Les tètes, tout aussi
informes que les membres, offrent le type égyptien le plus prononcé.
Les bras sont articulés aux épaules par une cbeville. Deux autres
joujoux représentent, tant bien que mal, des hommes occupés de
travaux manuels. L'un est accroupi, le bras gauche adhérent au corps,
le droit chevillé à l'épaule et tenant une sorte de couperet qu'un fil
pouvait mettre en mouvement. L'autre ouvTier a les deux bras mo-
biles et démesurément longs; il ks tient appuyés sur un objet demi-
sphérique, que l'on pouvait lui faire hausser ou baisser à volonté, en
tirant un fil. Le musée de la ville de Leyde possède un jouet de bois
à peu près pareil et d'un travail presque aussi négligé; c'est également
un ouvrier courbé, ayant les bras et les hanches à jointures mobiles.
On pouvait, au moyen d'un fil, lui faire imiter le va-et-vient d'un
buandier qui lave ou d'un mitron qui pétrit. Le même établissement
conserve un petit simulacre de crocodile (1) , dont la mâchoire inférieure
pouvait s'ouvrir et se fermer, comme celle du Manducus romain ou de
nos papoires. Ces simples hochets, tous découverts dans des cercueils
d'enfans, et qui n'ont, au point de vue de l'art, pas plus de valeur que
les joujoux d'Allemagne, dits de Nuremberg, peuvent cependant faire
supposer qu'il existait en Egypte d'autres objets analogues et d'un
meilleur travail, destinés à l'amusement des adultes. Je crois d'autant
plus à la vérité de cette conjecture, qu'il existe et que j'ai pu voir
quelques marionnettes de travail égyptien incomparablement moins
imparfaites que les jouets dont je viens de parler. Je citerai, entre
autres, une poupée de bois publiée par M. Wilkinson dont l'exécution
est fort soignée (2); elle représente une femme nue; il lui manque les
deux jambes, qui s'articulaient aux genoux, et qui seules, si la gra-
vure est exacte, paraissent avoir été mobiles. Mais la plus jolie de toutes
les marionnettes égyptiennes que j'aie vues est une figurine d'ivoire
entièrement nue et du sexe féminin. M. Charles Lenormant l'a rap-
portée de Thèbes, où il l'a achetée en 1829 de la femme d'un fellah;
elle a été trouvée à Gouma, dans le tombeau d'un enfant, avec d'autres
(1) M. Wtikiason [Manners and Customa, etc., p. 487] a fait graver ces deux joujoux.
(8) M., ibid., p. 426.
20 POUPÉES MOBILES EH EGYPTE.
objets d'une très haute antiquité (1). Le bras, la jambe et la cuisse qui
subsistent sont finement articulés à l'épaule , à la hanche et au ge-
nou. Cette charmante statue aurait été certainement très digne de
figurer à Thèbes parmi les jeux d'une fête aristocratique, et même sur
la scène plus étendue d'un théâtre public; mais je dois convenir qu'au-
cun texte, ni même aucune des nombreuses peintures sépulcrales qui
nous ont révélé tant de curieuses particularités sur la vie et les cou-
tumes des anciens habitans de l'Egypte ne nous autorise à penser
qu'ils aient jamais eu de théâtres de marionnettes, soit dans les réu-
nions privées, soit dans les réjouissances publiques. Nous ne trouvons
donc, avec certitude, la statuaire à ressorts employée en Egypte que
dans les cérémonies du culte et les jeux de l'enfance.
(1) M. Lenormant a rapporté encore nnc autre petite poupée égyptienne, faite d'c-
CofTe, trouvée aussi à Gourna dans un cercueil d'cnfanL
IV.
■ABI0KIŒTTE5 AEISTOCRATIQCES ET POPULAIRES ER GRECE.
Il n'en a pas été de même en Grèce. Dans cette contrée, patrie véri-
table des arts, la statuaire mécanique, promptement déchue de tout
sérieux prestige, et presque aussitôt remplacée dans les temples par
les vivantes et expressives statues des artistes d'Égine et d'Athènes, a
été réduite de bonne heure à n'être qu'un amusement pour les riches
et un passe-temps pour le peuple. On conserva sans doute avec respect,
dans les anciens sanctuaires, les idoles à ressorts de Dédale et des sculp-
teurs de son école; mais on cessa d'en façonner de nouvelles dans ce
système. Les statuettes que l'on appela plus tard dédaliennes étaient
tout autre chose. Ces petites figures avaient, dit-on, besoin d'être atp-
tachées et retenues par un lien pour ne pas se mettre d'elles-mêmes
en mouvement et s'échapper, Socrate, dans YEuthypkron, les compare
aux écarts évasifs et aux divagations sans règles d'une philosophie dé-
pourvue de principes fixes et arrêtés (1). Ces petits objets, sortes de
(1) Plat, Eufhyphr., p. 8 et 11. edil. FrancofarL
22 SCULPTURE MÉCANIQUE EN GRÈCE.
lares populaires, devinrent si communs, que du temps de Platon il n'y
avait presque aucune demeure athénienne qui n'en possédât quel-
ques-uns (1).
Lorsque, affranchies de la tutelle sacerdotale, la géométrie et la mé-
canique eurent pris rang parmi les sciences, elles ne dédaignèrent pas
de payer tribut à la passion des Grecs pour les jeux et les plaisirs.
Deux illustres mathématiciens, Archytas de Tarente et Eudoxe, se
plurent, suivant l'expression de Plutarque , à égayer et à embellir la
géométrie en lui faisant produire quelques applications usuelles et
même récréatives (2). Le philosophe Favorinus d'Arles, contemporain
d'Hadrien, très judicieux appréciateur des travaux de l'antiquité, nous
a transmis, avec de précieux détails, le souvenir d'une invention d'Ar-
chytas, laquelle était bien propre à étonner et à divertir la foule. C'é-
tait une colombe de bois qui volait. L'impulsion, dit Favorinus, était
donnée à ce volatile artificiel par une certaine quantité d'air qui le
remplissait intérieurement; mais, quand il était tombé, il ne reprenait
plus son vol , ne pouvant se soutenir que pendant un temps déterminé,
ni parcourir au-delà d'un certain espace (3). La cause motrice est en-
core ici fort difficile à deviner. Faut-il voir dans cet air qui remplis-
sait l'intérieur de la colombe, sinon un gaz, au moins, comme dans nos
premières mongolfières, de l'air raréfié par la chaleur, et qui , rendu
ainsi plus léger que l'atmosphère, déterminait l'ascension? Dans tous
les cas, il était dans le tour et la nature du génie grec de donner à
ce premier essai des aérostats les formes et les apparences de la vie
avec une sorte d'intérêt merveilleux et dramatique.
Quant aux marionnettes proprement dites, c'est-à-dire aux statuettes
mues par des fils, vsupdaTraffra, les hypogées de toutes les contrées hel-
léniques nous en ont fourni de très nombreux échantillons qui, la plu-
part, sont de terre cuite; presque toutes les collections de l'Europe en
(1) Plat., Men., p. 426.
(2) Plutarch., MarcelL, cap. H.
(3) Aulus Gell., Noct. Attic, lib. X, cap. îii. — Il est question de la colombe volante
d' Archytas dans une dissertation de Schmidt von Helmstadt (De Archyta, lena, 1682)
que je u'ai point vue.
STATUETTES A RESSORTS ETI GRÈCB. 53
possèdent : une entre autres, privée de ses extrémités, se trouve dans
le Cabinet des médailles et antiques de la Bibliothèque nationale. H
existe Un grand nombre de ces poupées à Catane, dans le musée du
prince Biscari, qui en a découvert un magasin tout entier sous les
ruines de l'antique Camarina. Cet archéologue a fait graver une de
ces marionnettes d'une parfaite conservation , dans son excellent mé-
moire sur les jouets d'enfanschez les anciens (1). Elle est, comme
tous les objets grecs de ce genre, de sexe féminin, et vêtue d'une
tunique peinte et très juste, tombant sur les jambes. Les bras sont
articulés aux épaules, les cuisses le sont aux hanches: la tête est
d'un assez bon travail; le reste est très négligé. Le prince Biscari a
fait graver sur la même planche la jambe d'une autre poupée mo-
bile, beaucoup plus grande et d'un travail plus délicat. Une marion-
nette intacte, recueillie en Crimée aux environs de la moderne
Kertsch par M. Aschik, directeur du musée de cette ville, appartenait
à un tombeau d'enfant, découvert dans les ruines de l'antique Pan-
ticapée. M. Raoul-Rochette a publié cette statuette dans le tome XIII*
des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (2),
d'après un dessin communiqué par M. Aschik. Elle est vêtue d'une
tunique rouge clair, qui se termine à la ceinture. La tête est d'un
b*avail assez fin; mais, comme il arrive presque toujours, les mem-
bres sont à peine ébauchés. J'ai sous les yeux le dessin de plusieurs
autres poupées antiques qu'a bien voulu me communiquer M. Muret^
attaché au département des médailles de la Bibliothèque nationale.
Une d'elles, qui a fait partie de la collection de M. Dubois, sous-direc-
teur du musée du Louvre, est entièrement nue. Deux, ce qui est fort
rare, sont complètes : l'une vient de Milo et est semblable à celles de
Camarina. Toutes ces statuettes ont la tête ceinte d'une Stéphane, ou
coiffure basse, en forme de couronne, à laquelle les antiquaires don-
nent, je crois, le nom particulier de polos. Le portefeuille de M. Muret
vient encore de s'augmenter d'une marionnette trouvée à Panticapée;
(1) Voy. Ignazio Paterne' Gastello, principe di Biscari, Baffionamento sopra gli cmtUM
trastulli, etc., p. 20, tav. v, n. 1, 2.
(2) Voy. t. XIII , seconde parUe, p. 685, pi. VIII, fig. i.
24 MARIONNETTES CONVIVALES EN GRÈCE.
elle est nue, les épaules sont disposées pour recevoir des bras mobiles.
Les jambes, qui sont intactes, présentent un système d'articulation fort
remarquable: elles se joignent aux cuisses au moyen d'un pivot qui
s'y emboîte; la mobilité était communiquée par un fil qui traversait un
trou pratiqué latéralement dans cbaque cuisse. Enfin, M. Vatlier de
Bourville a rapporté tout récemment de son voyage scientifique dans
la Cyrénaïque plusieurs poupées de terre cuite qui vont enrichir la
collection du Musée de plusieurs variétés. Une dont j'ai vu le dessin
offre une rare particularité : elle est assise et n'a point d'articulations
aux genoux ni aux hanches; les épaules seules offrent des trous préparés
pour l'engrenage des bras. D'ailleurs, les statuettes dont nous venons
de parler, quoique d'un assez bon style dans quelques parties, sont (il
ne faut pas l'oublier) de simples hochets, des Traîyvta, ou plutôt des
xo/Doxd(T/ii« (poupées déjeunes filles). Rien ne nous autorise à considé-
rer aucune d'elles comme ayant concouru à l'exécution d'une scène
dramatique quelconque.
Mais, à défaut de monumens figurés, les textes prouvent péremptoi-
rement que, dans les beaux temps de l'art grec, les marionnettes ont
eu accès dans les maisons des riches, et qu'elles égayaient notamment
la fin des repas à Athènes. Xénophon, dans le récit du fameux ban-
quet de Callias, nous montre, parmi les divertissemens que cet hôte
attentif avait préparés pour ses convives, un Syracusain, joueur de ma-
rionnettes. 11 est vrai qu'à la demande de Socrate, il laissa reposer ses
comédiens de bois, et fit jouer à leur place, par un jeune acteur et
une jeune actrice réels, un gracieux ballet de Bacchus et Ariane (1);
mais il n'est pas moins prouvé, par la présence d'un joueur de marion-
nettes dans ce cercle élégant, que d'ordinaire, et devant des convives
d'un goût moins sévère, ce genre de spectacle était ordinairement bien
accueilli.
La passion des marionnettes, poussée jusqu'à la manie, jeta de la
déconsidération sur plusieurs grands personnages, entre autres sur
Antiochus de Cyzique. Non- seulement ce prince, à peine monté sur le
trône, s'entoura de mimes et de bouffons, dont il étudia le métier avec
(1) Xénoph., Sympos., cap. iv, § 55.
MARIONNETTES POPUIAIBES EN GRÈCE. S5
une application peu convenable à son rang; il s'éprit encore d'un amour
extravagant pour les marionnettes : sa principale occupation était de
faire mouvoir lui-même, avec des cordes, de grandes figures d'ani-
maux recouvertes d'or ou d'argent, et, o pendant qu'il s'amusait ainsi
puérilement à faire manœuvrer des mannequins, son royaume, dit l'his-
torien auquel nous empruntons ces détails, était dépourvu de toutes
les machines de guerre qui font la gloire et la sûreté des états (1). »
Le peuple, en Grèce, prit aussi une grande part au spectacle des
marionnettes. Le Syracusain que nous venons de rencontrer au festin
de Callias nous apprend qu'outre les représentations qu'ils allaient
donner chez les gens riches, les hommes de sa profession (les névro-
spastes, comme on les appelait) avaient encore des théâtres, soit à de-
meure, soit arabulans, d'où ils tiraient de bonnes recettes. A un des
convives qui lui demandait de quoi il pensait avoir le plus à se réjouir,
0 c'est, répondit le joueur de marionnettes, de ce qu'il y a des sots
dans le monde, car ce sont eux qui me font vivre en venant en foule
au spectacle de mes pantins (2). »
Et non-seulement il y avait à Athènes, du temps de Sophocle, des
théâtres de marionnettes, où courait le peuple, comme il y en eut à
Paris du temps de Corneille et de Molière, et à Londres du temps de
Shakspeare et de Ben Jonson; mais les Athéniens s'éprirent d'un tel
engouement pour ce spectacle, surtout après la décadence de la cho-
ragie et la compression du théâtre par la faction macédonienne, que
les archontes autorisèrent un habile névrospaste à produire ses acteurs
de bois sur le théâtre de Bacchus. Athénée, dans son Banquet des So-
phistes, fait honte au peuple d'Athènes d'avoir prostitué aux poupées
d'un certain Pothein la scène où naguère les acteurs d'Euripide
avaient déployé leur enthousiasme tragique (3).
(1) Diodor., Excerpt. de virtut., t. II, p. 606, scqq.
(2) XcDopb., Sympos., cap. iv, § 55.
<3) Alhen., cap. xvi, p. 19, E.
V.
MARIONNETTES ARISTOCRATIQUES ET POPULAIRES CHEZ LES
ROMAINS.
A Rome, où dominait le goût de la réalité en tous genres, nous ne
trouvons pas un penchant aussi vif pour cet ingénieux et idéal passé-
temps. On peut, sans doute, recueillir dans les auteurs latins d'assez
nombreuses allusions aux marionnettes, mais ces allusions sont moins
détaillées, moins bien senties, moins affectueuses, si je l'ose dire, que
celles qui se trouvent si fréquemment dans les écrivains grecs. La
langue lalirte n*a pas même un mot propre pour désigner les ma-
rionnettes; il faut, pour parler de ce petit peuple, recourir à des péri-
phrases : Ligneoîœ hominum figurœ... Nervis alienis mobile lignum...
Lorsqu'un auteur latin veut n'employer qu'un mot, il hésite entre
plusieurs, qui tous ont une acception primitive mieux accréditée et
plus générale, tels que pupœ, sigitla, sigillaria, sigilliola, imagunculœ,
homunculi (1). Cependant on ne peut douter que les Romains, surtout
(1) Lorsque Marc-Aurèle, qui fait de si fréquentes allusions aux marionnettes, em-
ploie le mot sigillaria pour les désigner, il l'écrit en lettres grecques, et en détermine
le sens par l'addition du mot v6u/Joç7raçTdyf*£v«. Lib. VII, § 3.
pom>i^ noBn.ES rnfiz les ROSAirts. 97
depuis qu'ils se furent mis en contact avec les ciTilisations étnisqfue
et grecque, n'aient appliqué la statuaire mobile à des récréations po-
pulaires et domestiques. Dans toutes les contrées de l'Italie où l'on a
fouillé des tombeaux d'enfans, on y a rencontré, parmi d'autres jouets,
des pantins mobiles d'os, d'ivoire, de bois et de terre cuite. A Cometo
(l'antique Tarquinia), un hypogée a fourni six de ces sarcophages, où
se trouvaient plusieurs marionnettes de terre cuite (I); mais ce qui
est vraiment remarquable, c'est que la coutume toute païenne, ainsi
qu'on peut le voir dans Plante (2), Vitruve (3) et Perse (4), d'enterrer
avec les enfans les jouets et les poupées qu'ils auraient consacrés aux
dieux, s'ils fussent devenus adultes, ait survécu à l'extinction du pa-
ganisme : la plupart des jouets de ce genre, qui ornent les cabinets
d'antiquités et les musées de l'Europe, proviennent de sépultures chré-
tiennes; on en a recueilli un grand nombre, par exemple, dans le tom-
beau de Marie, fille de Stilicon et femme d'Honorius, lequel fut décou-
vert intact, en 1544, dans le cimetière du Vatican (o).
Buonarotli cite, comme les ayant vues dans le musée Carpegna, des
poupées d'os ou d'ivoire provenant des cimetières de Saint-Callistc et
de Sainte-Priscille, et dont le tronc, les bras et les jambes détachés se
rajustaient au moyen d'un fil de laiton (6). Boldetti a publié quatre
de ces poupées, ou fragmens de poupées à ressorts, qui sont conservés
dans le Musée chrétien du Vatican. Une de ces figurines est complète
et d'un bon travail (7). A Paris, le Cabinet des médailles et antiques
de la Bibliothèque nationale renferme quatre marionnettes romaines
(1) YoT. Mekh. FossaU, Âtmal. deir Instit. archeoiog., 1. 1, p. 123, et M. Raoat-
Rocbette, Troisième mémoire sur les antiquités chrétiennes des catacombes, dans le
XUle Tolame des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2« partie,
p. 625.
(2) Plant., Rud., act. IV, se. it, ». 37 seqq. et 110 seqq.
(3) Vitru»., lib. IV, cap. i.
(4J Pars., Sat. II, ▼, 70.
(5) Voir pour ces objets, aujourd'hui dispersés : Paul. Aringbi, Roma subferranea, Ub.
n, cap. IX, no 11, p. 2T0, et Cancellieri, De secretar. Basilic. Vatic., t. II, p. 995-1000.
(6) Bnonarruotti (^V^, Firtri an/icAi, prœfat., p. ix.
(7j Boldetti , Osservazioni sopra i cimiteri di tanti martiri ed enticki erittiitù ëi
Roina^ lib. If, cap. wv, p. 496, seq., ta?. 1, n» 1-i.
28 POUPÉES MOBILES CHEZ LES ROMAINS.
d'os et d'un style fort grossier; deux ont appartenu au comte de Caylns,
qui les a fait graver (1). L'une est complète, et a les bras et les jambes
mobiles. M. de Caylus parle, de plus, d'une figurine de bronze de sa
collection, comme d'une marionnette (2). Il existe à Rome, au musée
Kircher, une très petite larve de bronze dont les bras et la tête sont
articulés. Enfin , le musée de la \ ille de Rouen possède deux jolies
marionnettes romaines de terre cuite; toutes deux sont nues jusqu'à
la ceinture; une draperie cannelée descend sur les cuisses; l'une
d'elles porte dans ses cheveux une couronne de lierre. Les bras et les
jambes n'existent plus; mais on voit, par les trous pratiqués aux épaules
et aux cuisses, que les genoux et les bras devaient s'y emboîter.
Les comparaisons et les allusions que le jeu des marionnettes four-
nit en si grand nombre aux poètes et aux philosophes de l'ancienne
Rome ne permettent pas de douter que ce divertissement ne fût, du
moins sous l'empire, d'un usage très répandu. Perse a dit, avec sa
concision habituelle :
« Je suis libre. — Toi, libre, forcé de subir tant de jougs! La dure servitude
ne te contraint pas; rien, au dehors, n'a le pouvoir à'agiter les fils qui te meu-
vent. Qu'importe? Si des maîtres naissent au dedans de toi et au fond de ton
foie malade, ta condition en est-elle meilleure? »
Servitium acre
Te nihil impclUt, nec quidquam extrinsecus intrat,
Quod ncrvos agitet; sed si intus et in jecore aegro
Nascuntur domini, qui tu impunilior cxis (3)?
Les marionnettes ont été, surtout pour l'empereur Marc- Aurèle, le
sujet de réflexions très remarquables. Dans six ou huit de ses pensées,
il exhorte l'homme à opposer sa ferme volonté aux passions qui le ti-
rent et le font mouvoir comme par des fils (4.). Je suis surtout frappé
d'un passage où il fait au sujet de la mort cette remarque toute chré-
(1) Caylus, Recueil d'Antiquités, etc., t. IV, p. 261, pi. 80, no 1, et t. VI, pi. 90, n« 3.
(2) Le même, t. VIT, p. 164. Cette pièce n'a point passé au Cabinet des médailles.
(3) Pers., Sat. V, v. 128-131,
(4) Marc. Anton., De se ipso, lib. II, § 2; — lib. III, § 16; — lib. VI, § 16; — lib. VU,
§29;— lib. X,§38;— lib.XII, §19.
MARIONNETTES CONVIVALES A ROME. 99
tienne : o La mort met fin à l'agitation que les sens communiquent à
l'ame, aux violentes secousses des passions et à cette triste condition de
marionnette où nous réduisent les écarts de la pensée et la tyrannie de
ia chair (i). »
Pétrone, dans le tableau si vivement tracé du fameux festin de Tri-
malcion, introduit, vers la fin de l'orgie, un esclave qui expose sur
la table une larve d'argent si habilement travaillée, que ses souples
vertèbres et la chaîne de ses articulations mobiles {catenatio mobilis,
comme il le dit si bien) permettaient de lui faire prendre, quitter
et reprendre toutes les attitudes d'un acteur pantomime (2). Il est
impossible de ne pas reconnaître, dans la présence de cette marion-
nette lémurique, un double souvenir des momies convivales égyp-
tiennes et de l'admission de la névrospastie dans les fêtes et les banquets
d'Athènes. Mais Pétrone n'a-t-il voulu présenter dans cet épisode
qu'un fait exceptionnel, un caprice de Trimalcion"? ou devons-nous
voir dans ce passage l'indice d'une coutume établie dans les réunions
aristocratiques de Rome? Je n'oserais le décider. Je n'éprouve point la
même hésitation à reconnaître l'existence, à Rome et dans les pro-
vinces, des marionnettes populaires. Les témoignages à cet égard ne
manquent point. C'est dans la bouche d'un homme de la dernière
classe, dans celle de son propre esclave, qu'Horace a placé ces deux
vers si souvent cités, et où, quoi qu'en aient dit des commentateurs
trop subtils, il est évidemment question des marionnettes :
Tu, mihi qui imperitas, aliis servis miser, atque
Ducerls, ut nervis alicnis mobile lignum (3).
« Toi qui me commandes si impérieusement, tu es aussi le misérable esclave
de plus d'un maître; on te mène conmie le bois mobile qui obéit à des fils
étrangers. »
Plus tard, Favorinus, combattant les erreurs de l'astrologie judi-
(1) Marc. Anton., De se ipso, lib. VII, § 28.
(2) Pctron., Satyric, cip. xxxiv.
(3) Horat., lib. II, Sat. VU, v. 82. Le père Lupi, dans la dissertation que j'ai citée,
réfute très bien , suivant moi , l'opinion de ceux qui voient dans ces deux vers une allu-
lioa au jeu du sabot, qu'on fait tourner a coups de lanières.
90 MARIONNETTES POl^UtAlRES CHEZ LES ROMAINS.
çif^rç, du dans un passage qu'Aulu-Gelle nous a conservé : a Si les
IjlQniine^ ne faisaient rien dç leur propre mouvement et par leur libre
arbitre, s'ils n'étaient dirigés que par la fatale et irrésistible influence
des astres, ce ne seraient point des bommes, et, comme nous disons,
(Jea êtres doués de raison (Çwa V/ixà), ce seraient de ridicules marion-
iji^tte^, lndy;r(f et ridicula quœdam nevrospasta (1). Enfin Marc-Au-
ç^le place la névrospastiç au dernier rang de l'échelle des frivolités.
Ypiçi ses propres paroles, qui sont d'un tour bien remarquable : a Va-
ciller à la pompe du cirque et aux jeux de la scène, c'est prendre un
ijQin, frivole. Ces représentations, dans lesquelles on montre au peuplç
une longue suite de grands et de petits animaux ou des combats de
gladiateurs, ont-eUes plus d'intérêt que la vue d'un os qu'on jette au
milieu d'une troupe de chiens, ou que le morceau de pain qu'on émiette
dans un vivier plein de poissons? En quoi valent-elles mieux que le
spectacle des fourmis qui travaillent à charrier de petits fardeaux,
que celui des souris etîrayées qui courent çà et là, ou même que
celui des marionnettes (^)?)> Toutefois, si ces diverses mentions nous
autorisent à admettre: l'existence à Rome de marionnettes popu-
laires, je dois cpnfesser que je n'ai rencontré aucun monument «i
aucjin texte qui présente, dans l'Italie ancienne, l'indice de représen-
tations publiques pareilles à celles que les archontes d'Athènes permi-
i;en.t au névrospaste Pothein de donner sur le théâtre de Bacchus.
A présent que nous avons suffisamment constaté l'existence chez les>
anciens des marionnettes privées, populaires et même sc^niques, il me
paraît intéressant d'exposer ce que nous avons pu recueillir d'éclair-
cissemens relatifs à la disposition matérielle de leurs représentations,
à laphisou moins grande perfection de leur jeu, et enfln à ce qu'il est
permis de conjecturer de la composition de leur répertoire.
q) AvlL G.e\\.,l^çclesAttiç,, \ih. XIV,,cap_. i,
(2) Marc. Antou., ibid., Ub. VII, § 3.
-5/
m.
DIMENSIONS ET STRUCTURE DES MARIONNETTES ANTIQUES.
Il est regrettable que les écrivains de l'antiquité ne nous aient, pas
transmis plus de détails sur les jeux d^ marionnettes, particulièrement
sur les représentations données à Athènes dans l'hiéron de Bacchus,
Faute de témoignages, nous sommes obligé, pour reconstruire ces
spectacles dans notre pensée, de recourir à des inductions dont la meil-
leure n'a pas, nous le savons bien, la valeur du plus petit mquun^nt
pu l'autorité d'une seule ligne de texte. Essayons cependant.
Loi-squ'on se rappelle que les acteurs d'Eschyle et de Sophocle
étaient eux-mêmes à moitié de bois, montés sur des espèces d'cchasses,
ayant des avant-bras postiches et les mains agrandies par des ral-
longes de bois; quand on songe qu'après la défaite de Chéronée, la
ruine des finances publiques et la détresse des particuliers obligèrent,
suivant un habile archéologue (1)^ les magistrats à permettre aux cho-
réges d'introduire quelques mannequins dans les chœurs, pour com-
pléter à moins de frais le nombre voulu, on est un peu moins surpris
(1) BoeUig., Purien-maske, Dam. X
32 DIMENSIONS DES MABIONNETTES ANTIQUES.
de voir les comédiens de bois tolérés en un lieu où l'on avait applaudi
naguère tant et de si admirables chefs-d'œuvre. Ce ne fut pas d'ailleurs
sur la scène, comme le dit Athénée, mais très certainement sur l'or-
chestre ou sur le thymélé que les marionnettes, à l'exemple des hila-
rodes, des éthologues et des mimes grecs de tous genres, ont dû donner
leurs représentations; et encore, pour que du conistra, le point de l'or-
chestre le plus rapproché des gradins, la finesse de leur jeu pût être
appréciée des spectateurs assis sur les bancs du coilon, fallait-il que
leur taille fût à peu près de grandeur naturelle. Hérodote nous a appris
que les statuettes funèbres qui figuraient dans les repas égyptiens
avaient une et jusqu'à deux coudées de hauteur; mais aucun écrivain
ne nous a rien appris, que je sache, sur les dimensions des marion-
nettes théâtrales. La plus grande des poupées grecques et romaines
dont nous avons parlé, est une de celles qui ont appartenu au comté
de Caylus, et que possède le Cabinet des médailles; elle a dix-huit cen-
timètres de haut (1). Il est vrai que j'ai vu dans le portefeuille des des-
sins d'antiquités de M. Muret deux cuisses de poupée d'ivoire (trouvées
dans un cimetière de Rome, et d'un assez bon travail) dont les dimen-
sions supposent une marionnette supérieure de quelques pouces à la
plus grande de celles qu'a possédées le comte de Caylus; mais il n'y a
rien de certain à conclure des poupées d'enfans aux marionnettes de
théâtre, et ces dernières même ont pu, à diverses époques, avoir,
comme chez nous, des proportions très différentes.
Quant à la structure, j'ai une observation générale à faire sur toutes
les poupées à jointures mobiles trouvées dans les tombeaux d'enfans.
Boldetti, après avoir décrit avec soin les quatre figurines de ce genre
qu'il a publiées, ajoute qu'on faisait mouvoir ces joujoux au moyen de
ficelles, à peu près comme on meut les marionnettes de théâtre : Con
queste imaginette giucando i fanciulli, soleano divertirsi moviendole con
fin, a guisa [dicamo cosi) di hurattini teatrali (2). Cette assimilation, à
en juger par les monumens que j'ai eus sous les yeux, manque de
(1) La plus petite des poupées conservées an Cabinet des médailles a six centimètres.
(2) Boldetti , Osservazioni sopra i dmiteri de santi martiri ed antichi cristiani di
RomOf lib. II, cap. xiv, p. 497, seq.
STRUCTURE DES MARIOITNETTES ANTIQUES. 33
vérité. Aucune des poupées mobiles trouvées dans les tombeaux d'en-
fans n'aurait pu être employée sur un théâtre. Elles n'offrent point au
sommet de la tête les traces de la tringle nécessaire pour les soutenir
et les transporter d'une place à l'autre (1). Elles ont les bras, les jambes,
les cuisses, percés d'un seul trou, destiné à recevoir l'attache de
laiton qui forme la jointure; mais ces membres ne présentent pas,
comme dans les marionnettes de nos jours, un second trou pour rece-
voir le fil moteur (2). On ne pouvait non plus attacher ce dernier fil, soit
autour du poignet, soit au-dessus du cou-de-pied, car ces parties sont
presque toujours si grossièrement modelées, qu'elles n'offrent aucune
saillie. Cependant, dans une poupée d'os, d'un assez mauvais travail,
trouvée dans un cimetière de Rome et dessinée dans le recueil de M. M[u-
ret, on voit au-dessus du cou-de-pied une assez profonde entaille qui
pouvait recevoir un fil qui aurait rapproché ce pantin des conditions
d'une véritable marionnette.
(t) La collection égyptienne da musée da Louvre possède cependant une ponpée égyp-
tienne, dans la tête de laquelle on remarque un trou qui aurait pu recevoir une tringle.
(2) Il faut excepter une marionnette trouvée à Panticapée, et dont j'ai parlé plus
haut, mais dont je o'ai tu que le dessin dans les portefeuilles de M. Muret.
vn.
PERFECTION MECANIQUE DES MARIONNETTES ANTIQUES.
Nous savons, par an témoignage à la fois des plus sûrs et des plus im-
posans, que le mécanisme des marionnettes grecques, probablement de
celles de Pothein, avait atteint un très haut degré de perfection. Voici
en quels termes Aristote, ou l'auteur du traité De mundo, parle de ces
petites merveilles : « Le souverain maître de l'univers, dit-il, n'a be-
soin ni de nombreux ministres, ni de ressorts compliqués, pour diri-
ger toutes les parties de son immense empire; il lui suftit d'un acte de
sa volonté, de même que ceux qui gouvernent les marionnettes n'ont
besoin que de tirer un fil pour mettre en mouvement la tête ou la
main de ces petits êtres, puis leurs épaules, leurs yeux et quelquefois
toutes les parties de leur personne, qui obéissent aussitôt avec grâce
et mesure (1). » Apulée, qui, au second siècle de notre ère, a traduit
et un peu paraphrasé le traité De mundo, qu'il croyait d'Aristote, a
ajouté quelques traits à ce tableau et a enchéri sur ces louanges :
(1) Pseud. AristoU, De mundo, cap. vi , Oper., t. II, p. 376.
PERFECTION DBS MAftlOMNETTES ANTIQUES. 35
f Ceux, dit-il, qui dirigent les mouvemens et les gestes des petites
figures d'hommes faites de bois n'ont qu'à tirer le fil destiné à agiter
tel ou tel membre, aussitôt on voit leur cou fléchir, leur tète se pen-
cher, leurs yeux prendre la vivacité du regard, leurs mains se prêter
à tous les offices qu'on en exige; enfin, leur personne entière se montre
gracieuse et comme vivante (1). » Assurément, nous ne pourrons rien
dire de plus, quand nous aurons à parler plus tard de la perfection des
burattini de Rome, des fantoccini de Milan, et des prodiges de naturel
et de souplesse opérés par les petits acteurs sortis des mains de Robert
Powell, de la Grille, de Bienfait et de Séraphin.
Ces grands éloges d'Aristote et d'Apulée sont confirmés par un té-
moignage non moins hyperbolique, et qui vient d'un homme peut-
être encore plus compétent. Galien, dans son traité d'anatomie De
usu partium, voulant faire comprendre par quel ingénieux mécanisme
la nature attache les muscles et les tendons extenseurs et fléchisseurs
aux os des membres, a fait deux fois allusion aux statuettes mues
par des fils, et n'a pas craint de comparer, dans un de ces passages,
l'art divin du Créateur à celui que les constructeurs de marion-
nettes employaient, de son temps, pour assurer la justesse et la vi-
vacité des gestes de leurs pantins (2). « On ne reconnaît, dit-il,
nulle part aussi bien tout l'exquis artifice de la nature que dans l'in-
sertion des muscles de la jambe, qui descendent tous au-delà de la
jointure jusqu'à la tête du tibia. De même que ceux qui font jouer
des marionnettes de bois par de petites cordelettes adaptent ces fils à la
tête de la partie qui doit jouer au-delà du point où ces parties se ren-
contrent et se joignent, ainsi la nature, bien avant que les hommes
se fussent avisés de cette subtilité, a construit de la même sorte les
articulations de notre corps (3). »
(1) « Illi qui ligneoUs faoniinum figuris gestus movent, quando filum membri, quod
agilari solet, Iraxeriot, torquebitur cerïix, nutabit caput, oculi vibrabunt, manus ad
omne ministerium praesto erunt, nec invenusle lotus videbitur viveic. » (Appui., De
mundo, t. II, p. 351, éd. Oudend.)
(2) Galen., De usu partium, Yih. II, cap. xvi; Op., éd. Kûbn, p. 262, seq. — Cf. Idetn
opus, lib. I, cap. xvii.
(3) Traducliou de Dalechainp, un peu retouchée.
30 MARIONNETTES PRISES POUR EMBLÈMES.
A Le rare degré de perfection qu'atteignirent les marionnettes dans
l'antiquité explique comment des hommes tels que Platon , Aristote et
Marc-Aurèle ont fait de si fréquentes allusions à ce spectacle et em-
prunté à cet emblème de l'homme, jouet de ses passions ou de la des-
tinée, tant de sages conseils et d'éloquentes comparaisons. Voici, pour
ne citer qu'un exemple parmi tant d'autres, un beau passage que j'ex-
trais du premier livre des Lois; c'est un magnifique symbole de l'em-
pire nécessaire que la raison et la loi doivent toujours conserver sur
les actions humaines.
« Figurons-nous que chacun de nous est une machine animée, sortie de la
main des dieux, soit qu'ils l'aient faite pour s'amuser, ou qu'ils aient eu en
la faisant un dessein sérieux, car nous n'en savons rien. Ce que nous sa-
vons, c'est que les passions sont comme autant de cordes ou de fils qui nous
tirent chacun de leur côté, et qui , par l'opposition de leurs mouvemens, nous
entraînent vers des actions opposées, d'où semble résulter la différence du vice
et de la vertu. En effet , le bon sens nous dit qu'il est de notre devoir de n'o-
béir qu'à un de ces fils, d'en suivre toujours la direction et de résister forte-
ment à tous les autres. Ce fil est le fil d'or et sacré de la raison , appelée la loi
commune de l'état; les autres sont de fer et raides. Celui-là est souple, parce
qu'il est d'or; il n'a qu'une seule forme, tandis que les autres ont des formes
de toute espèce. Et il faut rattacher et soumettre tous ces fils à la direction
parfaite du fil de la loi , car la raison , quoique excellente de sa nature, étant
douce et éloignée de toute violence, a besoin d'aide, afin que le fil d'or gou-
verne les autres (1). »
C'est faire une chute bien profonde que de redescendre d'une aussi
grande élévation à l'humble étude de nos chétives poupées.
(I) Plat., De legib., Ub. I, p. 6U. Traduction de M. Cousin, t. VII, p. 5*, 55.
VIII. /
MATÉRIEL DO THÉÂTRE DES HABIONNETTES DANS l'AKTIQDITÉ.
Nous avons dit que les petits acteurs de Pothein , admis dans l'hié-
ron de Bacchus, ont dû , comme les mimes, les hilarodes et tous les
acteurs d'un ordre secondaire, donner leurs représentations non sur
la scène, mais sur le thymélé ou l'orchestre. Il nous reste à éclaircir
à présent un point plus difficile : en quel endroit de ce vaste théâtre,
bâti à ciel ouvert, se plaçait la main invisible qui dù-igeait les fils?
Pothein, par un procédé inverse de celui qu'on emploie ordinairement
de nos jours,*se tenait-il, pour faire manœuvrer ses personnages, sous
le plancher de l'orchestre, comme nous avons plusieurs fois essayé de
le faire et comme on le fait dans les élégans théâtres de marionnettes à
la Chine, où les fils qui font mouvoir les acteurs, au lieu de sortir de
leur tête, sont disposés sous leurs pieds (1)? Je ne le pense point. Je crois
plutôt, d'après certains indices, qu'on dressait sur l'orchestre une char-
(1) John Barrow, Travels in China, London, 1804, in-4», p. 201. — Berton, la Chine
enminiature, t. III, p. 173, et le Magasin pittoresque, année 1847, p. 273 et suit. Noos
avons an exemple de cette disposition dans nos petits pantins de carte.
38 MATÉRIEL DES THEATRES DE MAHIONNETTES.
pente à quatre pans, wÂ/pa reT/aâywvov (1), que l'on couvrait de draperies
et dont le fond était assez éle^é pour que, placé derrière ce retranche-
ment, ou episcenium improvisé, le maître du jeu pût diriger, d'en haut
et sans être vu , les mouvemens de ses comédiens. Cette construction
était en effet le seul moyen d'obvier aux inconvéniens qu'opposait à
ce spectacle la forme des théâtres anciens, tous construits, comme on
sait, à ciel ouvert, excepté les odéons.
L'appareil que j'indique a dû, réduit à de moindres proportions et
rendu ainsi plus portatif, servir en Grèce et en Italie aux joueurs de
marionnettes ambulans. Platon me semble avoir désigné d'une ma-
nière assez précise ce mode de représentation. Au début du vu* livre
de la République, préludant à la grande allégorie de la caverne et de la
vision des ombres: « Figurez-vous, dit-il, un chemin le long duquel
s'élève un petit mur semblable aux cloisons que les charlatans (2)
mettent entre eux et les spectateurs, et au-dessus desquelles on aper-
çoit les merveilles qu'ils nous montrent. Imaginez qu'il passe, le long
de ce mur, des hommes portant des objets de toute sorte, figures
d'hommes ou d'animaux, de bois ou de pierre, lesquels paraissent
au-dessus du mur. » Cette disposition s'est , à peu de chose près, per-
pétuée jusqu'à nos jours, et l'on peut la reconnaître dans les loges de
forme à demi antique de nos marionnettes en plein vent. Gomme chez
nous, le névrospaste antique, ame et intelligence unique de son spec-
tacle, devait occuper le centre de ce postscenium étroit, sorte de pe-
tite forteresse que les Italiens nomment aujourd'hui castello (3), les
Espagnols castillo (I) et nous castellet, probablement par suite de l'an-
cienne dénomination latine. Le savant jésuite Quadrio, trompé par
un passage obscur d'Hesychius, où ce lexicographe mentionne un
divertissement autrefois en usage en Italie (5), a cru reconnaître
dans le mot xopvBxlUx le castellet des marionnettes actuelles, et dans
(1) Suid., vGC. Trikia.
(2) 0aTj|xaTO7roto£. Ce mot, très géaéral , s'applique à tous les faiseurs de tours, y
compris les joueurs de marionnettes.
(3) Quadrio, Délia Storia d'ogni poesia , etc., t. III, parte 2a, 245-246.
(4) Seb. de Govarruvias, Tesoro de la lengua castellana au mot Titeres.
(5) Hesych., voc. Kvpnroi.
DISPOSITION DES THÉÂTRES DE MARIONNETTES. 39
certaics masques de bois, appelés xù/^tô/ja, le nom particulier des ma-
rionnettes italiques. C'est tout un petit roman philologique, qui n'a
pas la moindre réalité (1). Le jeu rustique dont il s'agit, consacré peut-
être à Diane, consistait à se couvrir la tête d'un masque de bois, npo-
ffotmïov çyXivov, et à s'entre-choquer le front à la manière des béliers. Il
n'y a rien là qui ait rapport aux marionnettes. La raison qui me porte
à croire que notre castellet vient en droite ligne des anciens, c'est que
nous trouvons ce petit appareil théâtral employé (le nom et la chose)
dans toutes les contrées qui ont gardé l'empreinte de la civilisa-
lion grecque ou romaine; l'Orient même l'a conservé; on le voit en
Perse (2), à Constantinople (3), au Caire (4). Seulement, dans les bou-
tiques de marionnettes ambulantes qui ont besoin d'être portatives,
on a supprimé, dans les temps modernes, la plus grande partie du
plancher, que les Espagnols appellent retablo (5), suppression qui a
amené un autre changement. On ne montre plus dans ces petits théâ-
tres les pantins qu'à mi-corps et avec la main. Le joueur, placé au-
dessous de l'ouverture qui forme la scène, glisse le pouce et l'index
dans les manches qui figurent les bras des acteurs, et les fait ainsi
aisément mouvoir. De là les grands coups de bâton que Polichinelle
assène à droite et à gauche avec tant de libéralité et de vigueur, ce
que ne pourraient faire avec autant de dextérité les marionnettes,
plus parfaites d'ailleurs, mues par des fils. L'appareil du castellet est
encore plus simple en Chine que chez nous. Monté sur une petite
estrade , le joueur de marionnettes ambulant est couvert jusqu'aux
épaules d'une toile d'indienne bleue, qui , serrée à la cheville du pied
et s'élargissaut en montant, le fait ressembler à une statue en gaîne.
(1) (Test le jésuite Bisclola qui est le premier auteur de cette ingéoieuse rêverie. Voy.
Horœ subsecivœ, lib. V, cap. 12 , p. 360.
(2) Chardin, Voyage en Perse, etc., Amsterd, 1735, t. III, cap. xii, p. 59 et 60, et sir
H. Jones Brydge's, Mission to the court of Persia, 1. 1, p. 407. Ce sont ordinairement
des Bohémieus qui montrent les marionuettes en Perse.
(3) Pietro délia Valle, Voyages en Turquie, etc., t. I, p. 151.
(t) Niebuhr, Voyage en Arabie, t. I, p. t5t, pi. xxvi, fig. T.
(5) Francisco de Ubeda, Ubro de entretenimiento de la picora Justina, etc., lib. i,
c^. 8, n. l,p. 60 et 61.
40 DISPOSITION DES THÉÂTRES DE MARIONNETTES.
Une boîte, posée sur ses épaules, s'élève au-dessus de sa tête en forme
de théâtre. Sa main, cachée sous les vêtemens de la poupée, présente
les personnages aux spectateurs et les fait agir à sa volonté. Quand
il a fini, il enferme sa troupe et son fourreau d'indienne dans la boîte,
et emporte le tout sous son bras. En Espagne, du temps de Cervantes,
il fallait qu'un titerero, ou joueur de marionnettes ambulant, fût
pourvu d'une charrette et d'un mulet pour transporter son bagage
théâtral de village en village, personnel et matériel réunis (1).
(i) Voyez Don Quijote, parte Sa, capit. 25 et 26, et le piquant ouvrage picaresque de
Francisco de Ubeda, que nous avons déjà cité.
IX.
FORME, COSTUMES ET CARACTÈRES DES HARIONKETTES
DAHS l' ANTIQUITÉ.
n serait curieux, sans doute, de posséder quelques informations pré-
cises sur la forme et le costume des marionnettes anciennes. On ai-
merait surtout à savoir si elles ont affecté (conmie ont fait chez nous
dame Gigogne et le seigneur Polichinelle) des formes extravagantes et
des vêtemens fantastiques. Cette recherche se lie si étroitement à la
question de savoir de quelles pièces se composait le répertoire des
marionnettes grecques et romaines, que nous croyons pouvoir réunir
ici ces deux questions, qui, à vrai dire, n'en forment qu'une seule.
Les marionnettes sont, par leur nature même, la parodie des êtres
vivans. Aussi est-ce principalement la parodie qui a dû, par tout pays,
alimenter et varier leur répertoire. Soyez sûr qu'à Athènes ces petits
acteurs ont enchéri de malice et de gaieté sur Aristophane lui-même,
pour bafouer et poursuivre des charges les plus hyperboliques les
sophistes, les démagogues, les poètes tragiques, en un mot, pour per-
sifler l'enflure et le charlatanisme sous toutes les formes politiques.
42 COSTUMES DES BIARIONNETTES GRECQUES.
religieuses et pliilosopliiques. Les marionnettes ont eu, de tout temps,
pour texte favori, la moquerie de la profession dominante, la critique
du Yice régnant, du ridicule en vogue, et, quand d'aventure elles ne
sont point satiriques, ce qu'elles préfèrent, c'est la représentation de
l'événement le plus célèbre, de l'anecdote la plus récente, de la légende
la plus populaire. Mais, me dira-t-on, les marionnettes modernes ont
un répertoire tout semblable, et cependant l'extrême variété des sujets
qu'elles traitent ne les a pas empêchées d'adopter un costume à peu
près invariable, qui caractérise, sous une forme convenue et idéale, les
positions diverses, les caractères et les âges des personnages. En a-t-il
été ainsi des marionnettes grecques et romaines? Sur ce point encore,
je l'avoue, les textes et les monumens sont muets. Il est très probable
qu'à la sortie de la période hiératique, les premières marionnettes
grecques conservèrent pendant quelque temps leur ancien costume
sacré, lequel devint, comme on sait, le costume scénique, celui qu'Es-
chyle fut accusé d'avoir dérobé aux temples et aux mystères (i), et qu'il
n'avait pris, en grande partie peut-être, qu'aux marionnettes, je veux
dii*e aux à7«),f*aTa v£U|50ff7ra(TTa, OU statuettcs religieuses, mues par des
fils, lesquelles, comme nous l'avons vu, avaient été des idoles avant de
devenir des pantins. Entraînées vers la parodie de la vie humaine, qui
est leur nature même, les marionnettes ont dû déposer assez vite la
syrma tragique pour endosser les fantastiques accoutremens de la co-
naédie, ou, mieux encore, les grotesques costumes du drame satyrique
et des chœurs phalliques. Portées par instinct vers les types les plus
extravagaus et les plus populaires, elles durent affectionner ceux des
Pans et des Égipans aux pieds de chèvre, des satyres à la tête ou à la
barbe de bouc, des bacchans monstrueusement ithyphalliques, enfin
et surtout celui du chef de cette bande joyeuse, du chauve Silène, aux
épaules courbées et à la panse arrondie en forme de vénérable bosse.
A Rome, par le même amour de burlesque popularité, les marion-
nettes ont probablement adopté les costumes et les caractères créés
par le génie bouffon des Atellanes. Oui, dès que la vogue de ces types
(1) Voy. ^lian., Var. hist., lib. V, cap. iix. — Clément. Alexandr., Stromat., lib. U,
p *6I.
PERSOirNAGÉS DES MARIONNETTES ROIL^INES. 43
grotesques se fut répandue en Italie, les marionnettes durent revêtir
à peu près exclusivement les traits du Pappus, du Casnar, du Bucco,
du Maccus, créations impérissables de la fantaisie italienne, qui vivent
encore aujourd'hui sous d'autres noms. De leur côté, les acteurs d'Atel-
lanes firent quelques emprunts aux vieilles marionnettes des pompes re-
ligieuses et triomphales. Ils donnèrent place sur leur théâtre aux deux
loquaces et joyeuses commères, Citeria (1) et Petreia (2); ils adoptèrent
le Manducus, cette machine effrayante, à la maschouere si bien enden-
telée. qui montrait ses dents cîicquetantes aux gradins de la cavea et fai-
sait trembler le rustique enfant, et un peu sa mère :
In gremio matris formidat rusticus infans (3).
Ainsi s'établit à Rome une sorte d'échange entre les personnages
des Àtellanes et ceux du théâtre des marionnettes, à peu près comme
on a vu chez nous se mêler et se doubler, pour ainsi dire, les mas-
ques de la comédie italienne et les acteurs de la troupe de Polichi-
nelle, de sorte qu'il n'est pas aisé de savoir si, dans certains rôles, les
marionnettes ont précédé les acteurs vivans, oui si les acteurs vivans
ont précédé les marionnettes. Cette distinction, fort difficile dans les
temps modernes, est, comme on le pense bien, impossible pour l'an-
tiquité. Parmi tous les types grotesques que les peintures et les sta-
tuettes grecques et romaines nous font connaître, il serait assurément
bien téméraire de décider ceux qui se rapportent aux acteurs vivans
et ceux cju'on pourrait attribuer aux comédiens de bois. J'indiquerai
néanmoins deux petits monumens, qui font partie des dessins de
M. Muret, dans lesquels on pourrait voir peut-être deux persomiages
névrospastiques. Le premier est une figurine de ten-e cuite, appartenant
à M. Comarmont, représentant un personnage accroupi, orné par der-
rière d'une bosse, et par devant, en guise de contre-poids, d'un phallus
énorme; l'autre est une lampe de même matière et de travail romain,
sur laquelle est peint une sorte de Maccus ithyphallique. Le visage pré-
fl) Voy. Festus, voc, Citeria.
(8) Id., voc, Petreia, ,
(3) Juven., Sat. III, ». t76.
44 UACCUS ET PULCINELLA.
sente le type consacré; mais le buste est pourTu d'une double bosse,
tout autrement proéminente que celle du véritable Maccus osque, trou-
vée à Rome en 1727 (1), et c'est ici, je crois, sinon le seul, du moins un
très rare exemple de cette monstruosité fantastique bien caractérisée (2).
M. Muret a dessiné cette lampe parmi d'autres objets antiques appar-
tenant à M. RoUin. Ce Maccus représente-t-il un Maccus acteur d'Atel-
lanes, ou un Maccus-marionnette? Il est difficile de le dire. Cependant,
lorsqu'on songe que les bosses du Maccus osque sont très peu appa-
rentes, et que le Pulcinella napolitain (sorte de Pierrot à large vêtement
blanc et à demi-masque noir) n'en a pas du tout, on est fort tenté de
voir dans la peinture de cette terre cuite un type différent de celui du
Maccus vivant des Atellanes, et peut-être un Maccus-marionnette.
(1) Cette statuette de bronze est gravée dans l'Histoire du Théâtre italien de L. Ric-
coboni, pi. IG. Les épaules et le sternum ne sont que légèrement arqués; la tunique
est serrée à la taille. M. Muret a dessiné chez M. Comarmont à Lyon une autre figurine
de bronze toute semblable, offrant même type, même forme, même vêtement.
(2) Il existe à Rome, dans le musée Campana, un petit Maccus de terre cuite, portant
des traces de coloration et ayant à la fois les épaules et le ventre proéminens.
X.
mario:;nettes parlantes, — marionnettes pantomimes
chez les anciens.
Voici la dernière et la plus importante question que présente à nos
investigations l'étude des marionnettes antiques. Qui parlait pour les
poupées de ce théâtre, et de quelle façon parlait-on pour elles? Enfin,
le jeu des marionnettes grecques et romaines a-t-il toujom's été ac-
compagné de paroles?
Si nous avons exprimé tout à l'heure une idée vraie en disant que
le petit spectacle qui nous occupe s'est toujours appliqué à la représen-
tation de ce qu'il y a eu, en chaque pays, de plus bruyant, de plus po-
pulaire, de plus national, nous sommes en droit d'ajouter que, chez
un peuple aussi amoureux de la parole que le peuple grec, il est à peu
près impossible de supposer que les marionnettes aient été muettes.
C'était, certes, une belle et heureuse occasion, pour un Hellène direc-
teur de comédiens de bois, que d'avoir à parler lui seul pour sa troupe
entière. Je crois, en effet, qu'il en a été ainsi en Grèce. Rien ne nous
autorise à croire que, comme dans quelques salons italiens, notam-
46 MARIONNETTES PARLANTES EN GRÈCE.
ment dans ceux de Rome, où l'on admettait assez volontiers naguère
le jeu des burattini, chaque personnage ait eu un interprète particu-
lier, donnant la réplique à l'impromptu, comme dans la comedia deW
arte. Nous avons vu à Athènes, dans le repas de Callias, le bateleur
syracusain s'apprêter à faire jouer ses marionnettes sans le secours
d'aucun auxiliaire. Mais alors, direz-vous, comment déguisait-il sa
voix et l'accommodait-il à l'âge, au sexe, à la condition des divers in-
terlocuteurs? Peut-être employait-il le procédé en usage de nos jours :
on sait que, de temps immémorial, nos joueurs de marionnettes se
servent d'un et quelquefois de plusieurs petits instrumens d'ivoire ou
de métal, au moyen desquels ils changent leurs intonations, et don-
nent surtout une espèce d'éclat surnaturel et emphatique à l'organe
du principal personnage. Je ne puis m'empêcher de faire remarquer
la singulière ressemblance qui existe entre la forme, la matière et les
effets de cet instrument (que nous appelons sifflet-pratique, ou plus
simplement pratique) et l'espèce de bouche de cuivre dont Eschyle
et ses successeurs ont pourvu les masques tragiques et comiques. Il
est permis de supposer que le petit instrument dont je parle, et qui
est sans analogie avec aucun des usages modernes, a été inventé par
les névrospastes de l'antiquité, pour varier et égayer leurs intonations,
pour communiquer à la voix supposée de leurs acteurs quelque chose
de l'accent particulier que contractait l'organe des comédiens véri-
taMes en passant par le porte-voix des masques de théâtre, et reproduire
ce timbre métallique auquel l'oreille des Grecs s'était accoutumée.
Mais si la Grèce a été, par sa faconde naturelle, la patrie des marion-
nettes parlantes, en a-t-il été de même de l'Italie? Je pense qu'en
vertu de leur penchant à l'imitation des choses à la mode, les marion-
nettes, après avoir copié et exagéré à Rome les bouffonneries atella-
nesques, ont <dû se porter à peu près exclusivement vers la copie sé-
rieuse ou grotesque des pantomimes. Les seuls détails authentiques
qui nous soient parvenus sur le jeu des statuettes mobiles à Rome
sont le peu que nous avons rapporté de la larve d'argent du festin de
Tf imalcion. Eh bien ! ce que cette larve imite, ce sont les figures de
la danse pantomimique. D'ailleurs, si les histrions romains avaient
renoncé au dialogue, c'est-à-dire (pour employer le mot technique)
MARIONNETTES PANTOMIMES A ROME. i7
aux diverbia, le spectacle des pantomimes n'était pas pour cda abso-
lument dépourvu de paroles. 1! restait, comme je l'ai montré ail-
leurs (1), les cantica. c'est-à-dire l'exposition demi-épique et demi-ly-
riqtie des faits ou des sentimens que l'auteur développait pour les
yeux sur la scène. Ces cantica étaient chantés par un coryphée sur
le thymélé. C'est ainsi que, pour ne pas sortir du répertoire des pan-
tins articulés, lorsque dans Pétrone la main de l'esclave fait exécuter
à sa poupée d'argent une danse lémurique, Trimalcion chante à ses
convives un canticum, élégie voluptueuse et mélancolique, qui fait
comprendre et explique la pensée d'un si étrange spectacle :
Heu, heu! nos miseros quam totus homuncio nil est!
Quam fragilis tenero flamioe vita cadit !
Sic erimus cuncti, postquam nos auferet Orcus.
Ergo vivaraus, dum licet esse bene.
« Hélas, hélas ! infortunés ! combien ce peu qu'on appelle homme est voisin
du néant ! Un souffle léger suffit pour emporter notre vie fragile; nous serons
tous comme cette larve, quand Pluton aura saisi sa proie. Vivons donc joyeux
pendant que la joie nous est permise. »
Plus tard, le goût de la poésie et de la musique s'affaiblissant de
plus en plus, on supprima, surtout dans les provinces éloignées, le
chant des cantica, et l'on se contenta, comme à Carthage, au iv* siècle,
d'un crieur ou énonciateur scénique {enunciator ou prœco), qui expo-
sait à l'assemblée, non plus par le chant, mais par la simple parole, le
sujet de la pièce et les incidens qu'on représentait sur l'orchestre.
Prœco pronunciabat , dit saint Augustin (2). Les marionnettes de la
décadence ont dû, à leur tour, adopter cette forme du drame amoindri.
Alors le personnel vivant de ce petit théâtre dut se composer de deux
fonctionnaires : celui qui, caché aux yeux des assistans, gouvernait les
fils moteurs, et le prœco ou l'orateur, qui, debout sur un des côtés
du théâtre, exposait le sujet représenté. Nous trouverons bientôt, au
(1) Origines du théâtre moderne, Introduction, p. 486 et sniv.
(2) August., de Doctrin. christ., lib. II, cap. xxv.
48 MARIONNETTES PARLANTES ET MARIONNETTES PANTOMIMES.
moyen-âge et dans les temps modernes, l'usage successif et quel-
quefois simultané de ces deux procédés, c'est-à-dire les marionnettes
parlantes et les marionnettes pantomimes. Ces dernières sont les plus
anciennes. Il était naturel, en effet, que l'art moderne commençât au
point où finissait l'art de l'antiquité.
XI.
INDULGENCE DES PERES ET DES THEOLOGIENS POUR LES
MARIONNETTES.
Je termine cette première partie de mon travail relative aux ma-
rionnettes dans l'antiquité par une observation toute à la louange
des acteurs mécaniques. Les marionnettes des cinq premiers siècles
de notre ère (quoiqu'on puisse difficilement supposer qu'elles aient
eu un répertoire beaucoup plus chaste et plus édifiant que celui
des mimes et des pantomimes de leur époque) paraissent pourtant
n'avoir pas poussé la licence à d'aussi révoltans excès que les acteurs
vivans. Les derniers témoignages que nous ayons recueiUis sur les
marionnettes anciennes nous viennent de Clément d'Alexandrie (1), de
TertuUien (2), de Synésius(3). Eh bien! ces graves et austères propa-
gateurs du christianisme, qui ont lancé tant et de si justes anathèmes
contre les cruautés et les obscénités théâtrales de leur temps, se sont
abstenus de toute invective et même de tout blâmo contre les marion-
(1) Clément. Alex., Strom., lib. II, p. 43i, et lib. IV, p. .598.
(2) Tertull., de Anima, c&p. vi, et Adverstis Valent., cap. xxviii.
(3) Synesius, de Provid., lib. I, Oper., ]>. 98
80 MARIONNETTES TOLÉRÉES PAR L'ÉGLISE.
nettes. Toutes les fois que ces vénérables personnages viennent à parler
de nos petits acteurs, ce qu'ils ne font, au reste, qu'incidemment et
pour tirer de leur mécanisme perfectionné quelques comparaisons ou
réflexions morales , ils s'expriment sur leur compte avec une placidité
presque bienveillante, qui contraste avec la réprobation dont ils frap-
pent toutes les autres scènes. Quelque licencieux, en effet, que fussent
les déportemens de nos comédiens de bois, leurs peccadilles, s'ils en
commettaient, devaient, après tout, paraître infiniment moins cou-
pables que les cruautés réelles et les impudicités flagrantes que pra-
tiquaient ouvertement dans les arènes et sur les théâtres les comédiens
vivans. Le seul fait de la substitution de personnages fictifs aux per-
sonnages réels constituait une importante diminution de culpabilité
et de scandale, et l'église paraît avoir judicieusement tenu grand
compte aux marionnettes de cette notable améliorî^tion.
D'ailleurs, voici le moment venu de montrer, comme je l'ai an-
noncé, la part considérable que l'art chrétien a prise à son tour aux
essais de la statuaire mécanique; mais, avant d'entrer dans cette se-
conde et difficile partie de notre tâche, il est bon de jeter l'ancre et de
faire une courte relâche à la pointe du cap que notre frêle radeau
viciait d'atteindre, entre le monde ancien et le monde moderna.
SECONDE ÉPOQUE.
MARMIVETTES AU MOYEIV-AGE.
I.
L ART NOUVEAU. — DÉDALE ET SAIKT LUC.
Lorsqu'on passe de la civilisation antique et de l'art païen à l'élude
de la société chrétienne du moyen-âge, une des plus vives surprises
que l'on éprouve est de voir, au milieu de la transformation univer-
selle, l'art nouveau suivre un mode de développement exactement
semblable à celui de l'art ancien. Voyageur à la poursuite d'un autre
idéal, on s'étonne de lui voir parcourir la même route. Comme les
caravanes du désert s'arrêtent au même puits, aux mêmes palmiers,
aux mêmes oasis, l'art chrétien traverse aussi les mêmes espaces, s'ar-
rête aux mêmes lieux, fournit les mêmes étapes que son devancier.
Cela est vrai, mais en général et vu à distance. Quand on y regarde de
plus près, les déviations deviennent très appréciables, et l'on est alors
autant et peut-être plus frappé des disparités qu'on ne l'avait été des
ressemblances.
Ces disparités sont surtout fort considérables en ce qui touche celui
des arts d'imitation qui nous occupe. Nous avons vu dans les temps an-
tiques la statuaire mobile (origine et principe des marionnettes) prendre
naissance dans les temples de l'Egypte, de la Grèce et de l'Italie;
54 SYMBOLISME DANS L'ART CHRÉTIEN.
nous pouvions être certains dès-lors de la voir, à un moment donné,
naître et grandir dans nos basiliques, sous la main et à la voix du sa-
cerdoce. En effet, il en a été ainsi, mais avec des circonstances tout-
à-fait particulières et qui demandent quelques instans d'examen.
/ La nécessité du secret et l'opposition systématique à la matérialité
païenne portèrent les premiers chrétiens à ne figurer les objets de
leur culte que sous le voile d'images symboliques. Lorsque le chris-
tianisme sortit des catacombes pour prendre la direction du monde,
il resta plus d'un siècle encore fidèle à ces erremens. Ce ne fut qu'un
peu plus tard qu'on se hasarda à remplacer les allégories par quelques
représentations réelles, et à peine cette voie eut-eUe été ouverte aux
arts d'imitation, qu'il se forma au sein de l'église deux grandes écoles,
qui n'ont pas cessé de rester profondément divisées sur le plus ou
moins d'influence qu'il convient d'accorder aux beaux-arts dans la cé-
lébration des rites: les uns soutenant, comme Arnobe, TertuUien, Ori-
gène, Agobard, les premiers abbés de Cîteaux, saint Bernard, etc., qu'il
est plus conforme à la spiritualité du dogme évangélique de n'admettre
qu'avec une extrême réserve dans les liturgies la peinture, la sculpture
et la musique; les autres, comme saint Ambroise, saint Jean Damascène,
saint Grégoire-le-Grand et enfin saint Thomas, dont l'opinion a prévalu
à peu près sans partage jusqu'à la réformation de Luther, pensant qu'il
est légitime et louable d'employer tout ce que Dieu a mis de puissance
dans quelques génies privilégiés pour élever la faible intelligence du
vulgaire à la connaissance, en quelque sorte intuitive et palpable, des
vérités éternelles. On ne s'attend pas à trouver dans ces pages frivoles
l'histoire, même en raccourci, de cette longue lutte : il me suffira
d'indiquer ici qu'à la fin du vii« siècle un concile rejeté, mais valable
en ce qui touche les images (1), hâta la révolution qui commençait à
poindre dans l'art, en ordonnant de substituer les représentations
réelles aux allégories et aux ombres, dont on s'était contenté jusque-là.
"^ « On devra dorénavant, dit le quatre-vingt-deuxième canon, repré-
senter Jésus-Christ, non plus sous la figure symbolique de l'agneau ou
du bon pasteur, mais sous ses traits humains. » La croix, dont la vue
(I) GétKÎI. quinisext., in TruUo, ann, 692, can, 8-2.
LA PEmiUBE SUBSTITUÉE A LA STATUAIRE. 55
n'avait été offerte aux premiers fidèles que comme un symbole de ré-
demption et d'espérance, presque toujours ornée de fleurs, de cou-
ronnes et de pierreries, la croix, qui n'avait reçu qu'au milieu du iv« siè-
cle la figure du Christ peinte seulement en buste, et un peu plus tard
son effigie entière (vêtue d'abord, puis nue, comme sur le crucifix de
Narbonne (1) que l'évêque de cette ville tenait couvert d'un rideau),
la croix, dis-je, après le concile de 692, reçut l'image du Sauveur en
relief. Ce n'est qu'à la fin du viii' siècle, sous le pontificat de Léon III,
qu'on vit apparaître, après une vive opposition, le crucifix complet avec
le corps du Christ sculpté en ronde bosse.
La plastique, comme on le voit, n'a point été la base et le principe
générateur de l'art chrétien, ainsi qu'elle l'avait été de l'aii hellénique.
La peinture a devancé chez les modernes, et a constamment primé la
statuaire. Cette différence s'explique par la contrariété des doctrines. La
sculpture, expression directe et saillante de la beauté des formes, était
la langue naturelle du sensualisme païen. La peinture, moins matérielle,
plus transparente en quelque sorte, plus apte à refléter la beauté inté-
rieure et à traduire les impressions morales, est un langage plus
compréhensif et mieux approprié à la spiritualité de nos croyances.
Ainsi, tandis qu'en Grèce l'artiste initiateur et mythique a été un sculp-
teur, Dédale; chez nous, un apôtre peintre, saint Luc, est honoré par la
dévotion populaire comme le type idéal de l'artiste chrétien (2).
Cependant, quoique moins sympathique au christianisme que plu-
sieurs autres arts, la plastique n'a point fait défaut à ce que l'église'^
était en droit d'attendre d'elle. Au premier appel du clergé, elle a pro-
duit le crucifix de ronde bosse; mais l'école liturgique (j'entends celle
qui se proposait de toucher l'ame par les sens), mécontente de la rai-
deur des premiers simulacres, essaya, comme avait fait le sacerdoce en
Grèce, de donner aux représentations sacrées, au crucifix lui-même,
une mobilité artificielle.
(I) Voyex Gregor. Taroncns., De gloria Martyr., Kb. I, cap. 23.
{*) Une tradition peu éclairée attribue à saint Luc une foule de petits portraits de
Jésus-Christ et de la Vierge, qui sont, surtout à Rome, l'objet d'une superstitieuse
vénération. Lanzi croit que ces images, de style archaïque, sont l'œuvre d'un ancien
peintre floreatia nommé Luca, cpû Tivait au xi» siècle. Voyez Stor. pittor., t. I, p. 349.
II.
CRUCIFIX ET MADONES MUS PAR DES FILS.
Si je ne voulais éviter d'appuyer plus qu'il ne convient sur cette
partie de mon sujet, je pourrais recueillir parmi les traditions qui ont
cours, surtout en Italie et en Espagne, plusieurs histoires de crucifix
et de madones , célèbres pour avoir fait des gestes et même pour
avoir marché. Je pourrais citer le crucifix qu'on dit avoir incliné la tête
pour approuver les décisions du concile de Trente, ou bien encore le
crucifix votif de Nicodème, le Voto santo, qui, suivant la croyance ad-
mise à Lucques, traversa la ville pour se rendre de la chapelle de Saint-
Frédien à la cathédrale, en bénissant sur son passage le peuple émer-
veillé, et qui, un autre jour, dit-on (car que ne dit-on pas à Lucques
du Voto santo?), donna son pied à baiser à un pauvre ménestrel, peut-
être joueur de marionnettes. Ce ne sont là, je le sais, que des légendes,
qui font supposer, mais qui ne prouvent pas l'existence au moyen-âge
de la sculpture mécanique. A titre de fait positif, je citerai un crucifix
du monastère de Boxley dont non-seulement la tète, mais les yeux
étaient mobiles, au témoignage de Lombarde, ancien et exact historien
CBCCIFIX MOBILES. 57
du comté de Kent (1). Enfin, pour ne laisser subsister aucun doute sur
la réalité de cette phase singulière et peu observée jusqu'ici de l'art
chrétien, je vais rappeler de quelle manière on représente de temps
immémorial à Jérusalem, dans l'église du Saint-Sépulcre, les divers
épisodes de la Passion le jour du vendredi saint. J'ai à choisir entre
plusieurs relations de diverses époques, écrites par de pieux pèlerins
de diverses communions. J'emprunte, en l'abrégeant, celle de Henri
Maundrell, chapelain de la factorerie anglaise d'Alep, qui visita les lieux
saints au temps de Pâques 1 697 :
« Parmi plusieurs crucifix, dit-il, que ron porte en procession dans réglise
du Saint-Sépulcre, il en est un, d'une grandeur extraordinaire, sur lequel est
posée l'image de notre Seigneur, très bien sculpte'e et de grandeur naturelle...
Après plusieurs stations, la procession atteignit le Calvaire en montant plu-
sieurs degrés; arrivée à une chapelle bâtie sur le lieu même où Jésus fut cru-
cifié, on figura cette scène au naturel, en clouant sur une croix, avec de
grands clous, l'image dont nous avons parlé; puis, à quelques pas de là, on
dressa la croix... Ces cérémonies achevées, ainsi que le sermon du père gar-
dien, deux moines, qui font les personnages de Joseph d'Arimathie et de Nico-
dème, arrachèrent les grands clous et descendirent de la croix le corps du
Sauveur avec des gestes et une attitude qui répondaient à la solennité de l'ac-
tion. L'image du Christ est faite de telle sorte que les membres sont aussi
flexibles que s'ils étaient vraiment de chair. Kien n'étonna plus les assistans que
de voir courber et croiser sur le cercueil les deux bras, de la manière dont on
dispose ceux des véritables morts (2).
Un siècle auparavant, un Français, le père Boucher, de l'ordre des
frères mineurs-observantins, avait assisté à ces mêmes cérémonies, et
y avait pris une part importante. Son récit, d'une singulière naïveté,
complète le précédent :
« Nous montasmes, dit-il, au Calvaire, qui estoit tout tapissé de noir,
et esclairé de soixante et quatorze lampes. Arrivés en ce Ueu, en la pai'lie du
(1) Voy. Perambulation of Kent.
(2) A Joumey from Alep to Jérusalem, ai easter, ann. Domini 1697; Oxford, 1740;
p. 74.
^ MAliONÈè A ftESSOfttS.
cruôiôéiAéht, ^i éfetblt ïâ tfièsmë ^lâce en là(}uôiie, à tel joût, le Saiiveùr clii
moftde fut biôilê èh êi^ii, éètott ëtëhau ilfi crucifix dé bois très biéh feict,
cdiiVett d*ûfl drap noir. Le prëdicàteur (c'était le père Bouclier lui-même)
estant arrivé au point de saint Luc : Ètpostqmtn vèneruht in locum qui vocatût
CalvaricBi ibi crucifixerunt eum^ deux diacres Tinrent lever le drap hoir qui
couvroit le crucifix. Et à ce moment, il faut l'avouer, ô lecteur ! toute l'assenl-
blée» voyant un si vif portrait du crucifiement douloureux, jeta des sangloté
et des soupirs Ce deuil si juste servit de catastrophe et mit fin à mon ser-
mon , à la suite duquel quatre religieux prindrent le crucifix enveloppé dans
un beau drap de fin lin, et fut porté sur la pierre d'onction, où le corps pré-
cieux, à tel jour^ avoit été embaumé par Nicodèrae et Joseph.... Et venus à la
dicte pierre, le crucifix fut estendu sur ieelle par les quatre pères qui le por-
toient (1). »
On ne se servit pas seulement, au moyen-âge, de la statuaire mobile
pour représenter les scènes de la Passion; on l'employa encore dans les
églises, tant séculières que monastiques, pour figurer, aux diverses
fêtes de l'année, toutes les actions du Sauveur, celles de la Vierge, le^
vies des saints patrons et les légendes des martyrs. Cet emploi de 1*
statuaire mécanique s'est perpétué dans les églises, parliculiètement
en Italie et en Espagne, presque jusqu'à nos jours, malgré les pres-
criptions canoniques contraires, et notamment celles du concile dé
Trente. Dans un synode tenu à Orihuela , petit évêché suffragant de
l'archevêché de Valence, on fut obligé de renouveler, au commence-
ment du xvH" siècle, la défense d'admettre dans les églises les sta-
tuettes de la Vierge et les images des saintes frisées, fardées, couvertes
de bijoux et vêtues de soie, comme des courtisanes. Jubemus, dit le
chapitre 14, imagunculœ pârvœ, fictili opère confectœ et fuco consignatœ,
si vanitdtem et profanitatem prœbeànt, ad altare ne admoveantur in pos-
terum (2). On voit que la défense n'était que conditionnelle et lais-
sait ainsi une large porte ouverte à l'abus, qui en effet continua. Que
si quelqu'un de ceux qui me lisent doutait qu'il fût ici question des
(1) Le père Boucher a donné à son voyage le titre bizarre de Bouquet sacré des plus
belles fleurs de la Terre Sainte. Notre citation est tirée du chapitre xiii.
(2) Synodus Oriolana, celebrata anno 1600; cap. 14, ap. Colleci, maxirh, conéiliôr.
Bispanice et Novi Orbisj Romae, 1693; t. IV, p. 718-719.
MABIONNETTES DANS LES ÉGLISES. S9
marionnettes proprement dites, qu'on nommait en Espagne titeres, cet
autre passage du même chapitre ferait cesser tous les doutes : « Nous
défendons que dans les églises ou ailleurs on représente les actions du
Christ , celles de la très sainte Vierge et les Ties des saints, au moyen
de ces petites figures mobiles, imaguncvlis fictilibus. mobili quadam
agitatione compost tis, que l'on appelle vulgairement (itères , quas titeres
vulgari sertnone appellamm. »
III.
LES SCULPTEURS MECANICIENS TAXES DE MAGIE AU MOYEN-AGE.
Dès le m* siècle, plusieurs prélats et abbés s'étaient vivement, mais
inutilement élevés contre la statuaire mécanique, qui, rappelant, pour
ainsi dire, à la vie les saints et les martyrs, leur semblait une sorte
de coupable évocation des morts et un acte de nécromancie. Un jour
de l'année 1086, le saint abbé Hugues, étant venu en l'abbaye de Clu-
gny pour donner l'investiture à cinquante-cinq novices, se détourna
tout à coup d'un de ceux qu'on lui présentait, et lui refusa la béné-
diction. Quand on lui demanda le motif de cette rigueur, il répondit
que ce clerc était un mécanicien, c'est-à-dire un prestigiateur et un né-
cromancien : Mechanicum illum, seu prœstigiatorem (1) esse et necro~
mantiœ deditum (2).
De semblables accusations ont été fréquemment portées, durant cette
période, contre les hautes intelligences qui s'adonnaient aux études
(1) On n'avait pas encore forgé l'abominable barbarisme prestidigitateur.
(2) Mabill., Annal, ordin. Benedict., t. IV, p. 563.
MÉCANICIENS ACCCSÉS DE MAGIE. 61
mathématiques et physiques, à commencer par Gerbert, devenu pape
au X* siècle sous le nom de Sylvestre il. L'orgue hydraulique qu'il
avait construit à Reims, Ihorloge ou plutôt le cadran sidéral qu'il
établit à Magdebourg pour Olhon III (l), la prétendue tète d'airain
parlante que lui attribue Guillaume de Malmcsbury (2), le firent pas-
ser pour magicien. Cette même rêverie d'une tète d'airain parlante
fut imputée encore à plusieurs savans personnages du xni* siècle, entre
autres, à Robert Grosse-Tète, évêque de Lincoln (3), et à Albert-le-
Grand. On disait à voix basse dans les écoles qu'Albert avait employé
trente années d'efforts à fabriquer par les mathématiques ou par la
chimie, d'autres disaient par certaines combinaisons astrologiques,
une tète de bois ou dairain qui répondait à toutes les questions (4)-.
Quelques-uns allaient jusqu'à prétendre qu'il avait forgé un homme
dont le cou, les bras et les jambes, façonnés en divers temps sous l'in-
fluence de certaines constellations, avaient été enfin réunis de manière
à former un être artificiel complet, ce que Gabriel Naudé appelle un
androïde (5). Et, comme il ne subsistait naturellement aucune trace de
cette merveille, on expliquait sa disparution en disant que le jeune
Thomas d'Aquin, son disciple, celui qui devait bientôt devenir une des
lumières de l'église, piqué d'être toujours vaincu par le caquet syllo-
gistique de cette créature équivoque, l'avait frappée d'un coup de bâ-
ton et mise en morceaux (6).
(1) Ditmar., Chron., liv. VI, p. 399.
(i) Voyez Guill. Malmesbur., De gestis regum Anglieor., lib. II, cap. 10, p. 36-37.
Cf. Bist. lut. de France, t. VI.
(3) Joh. Gower., Confessio amantis; ap. Selden.
(») Voy. Alph. TosUt, Comm. in Exod., cajp. U. Oper., t. H, pars i% p. 181. — Comm.
in Ntm., cap. 81, t. IV, pars ii-, p. 38. — Paradox., t. XII, pars 2a, p. 93.
(5) Voy. Apologie pour tous les grands personnages qui ont été soupçonnés de magie.
1653, p. 529 et saiv.
(6) Cervantes, qui a porté le dernier coup à toutes les rêveries du moyen-âge, n'a pas
oublié les folles histoires de tètes d'airaio parlantes. Voyez Don Quijote. part, lia, cap. 62.
IV,
MARIONNETTES DEMI-RELIGIEUSES ET DEMI-POPULAIRES.
Im imrioonettes mues ostensiblement par des fils n'exposaient pas
ceux qui les fabriquaient ou qui les faisaient mouvoir à autant de ca-
lomnies et de périls, et demandaient pour leur construction moins de
science que les automates dont le moteur restait caché. Aussi furent-
elles d'un usage beaucoup plus fréquent. C'étaient de vraies marion-
nettes que les énormes mannequins, en forme de goules monstrueuses,
qu'on menait en procession dans presque toutes les villes, soit au:^ Ro-
gations, soit à la Fête-Dieu, Soit aux anniversaires de certains patrons,
braves chevaliers ou saints évéques, canonisés pour avoir délivré la
coi|trée de» monstres qui l'infestaient jadis, ou pour avoir (ce qui est
tout un) dompté l'idolâtrie. Amiens, Metz, Nevers, Orléans, Poitiers,
Saint-Quentin, Laon, Coutances, Langres, etc., ont vu, dans de so-
lennelles processions, promener, presque jusqu'à la fin du dernier siè-
cle, ces formidables machines, vulgairement appelées papoires. On
distinguait surtout parmi ces simulacres, qui ébranlaient si vivement
l'imagination populaire, la fameuse tarasque à laquelle une légende
MARIONT«ETTES HÉLÉES AUX PROCESSIONS. 63
rattache le nom de Tarascon, la gargouille de Rouen, la grand'gueule
de Lyon, l'hydre de l'abbaye de Fleury, dont les mâchoires ouvertes
laissaient voir une ardente fournaise, enfin le grand dragon de Paris,
tué par saint Marcel, et qu'on promenait, durant les Rogations, autour
du parvis et dans tout le cloître de Notre-Dame, joie et terreur du peu-
ple et des enfans de la vieille cité, qui jetaient dans son gosier béant,
comme dans une large besace de quêteur, de la monnaie, des fruits et
des gâteaux.
On n'introduisait pas seulement dans ces cérémonies des figures de
dragons et de monstres; on y faisait figurer des géans tels que Goliath et
saint Christophe, on y admettait même quelquefois des mannequins de
femmes. Venise au xiv* siècle offrit un exemple notable de cette sorte
de représentation. Il était d'usage, depuis le x* siècle, de célébrer dans
cette ville une cérémonie nommée la festa délie Marie en mémoire de
douze fiancées enlevées, en l'an 944, par des pirates vepus de Trieste, et
aussitôt reprises des mains des ra\isseurs. Pendant huit jours, on con-
duisait en grande pompe dans la ville et dans les environs douze belles
jeunes filles couvertes d'or et de bijoux. Elles étaient désignées par le
doge et mariées aux frais de la Seigneurie. Avec les progrès du luxe,
la dépense devint si considérable, que le nombre des Maries dut être
réduit d'abord à quatre, puis à trois. Enfin, le çtioix de ces jeunes filles
soulevant trop de brigues dans l'état, on prit le parti de les remplacer
par des figures de bois. Ce changement fut très mal accueilli par le
peuple. Il fallut, en 1349, venir au secours de ces pauvres Marie di
legno, comme on les appelait, et les protéger contre les huées et les
sarcasmes de la foule. Ce nom même de Maria di legno est demeuré à
Venise une épithète désobligeante et moqueuse, qu'on applique aux
personnes du sexe d'une tournure raide et peu avenante (l). Ces pou-
pées de Venise nous ramènent naturellement aux véritables majc^çym-*
nettes.
(I) Voyez Giustina Renier Michiel, Origine délie feste Venenane; Milano, 1W9. T. I^
p. 91-109.
V.
MARIONNETTES POPULAmES AU MOYEN-AGE. — PANTOMIMES.
— CANTIQUES EXPLICATIFS.
Les dernières marionnettes populaires que nous avons vues chez les
Grecs et chez les Romains avaient subi la révolution accomplie dans
le drame antique; elles étaient devenues pantomimes. Les peuples bar-
bares, destructeurs et héritiers de la civilisation païenne, n'avaient
guère pu entrevoir d'autres représentations théâtrales que celles des
drames pantomimes; il faut entendre parla, comme je l'ai dit, non
pas une action entièrement muette, mais une action exprimée par
des gestes sur l'orchestre, tandis qu'un coryphée ou un simple énon-
ciateur, placé en avant sur le thymelé, chantait ou récitait un canti-
cum, traduction lyrique ou épique des sentimens ou des actions ren-
dus par l'acteur. On voit pourquoi ceux des écrivains des vii% vin« et
IX* siècles qui ont eu la prétention de continuer la tradition antique
n'ont composé qu'un si petit nombre de drames dialogues. Ils durent
naturellement s'appliquer à imiter ce qui avait frappé leurs yeux, et,
à peu d'exceptions près, ils n'avaient vu sur les théâtres grecs et ro-
DRAMES EPICO-LOIQUES AU MOYEN-AGE. A5
mains que des pantomimes accompagnées de cantica (1). Les écrivains
du \u' au XI' siècle nous fournissent, en effet, un certain nombre de
courtes chansons narratives ( histoires bibliques, légendes de saints,
récits profanes), dont je crois pouvoir considérer plusieurs comme de
véritables cantica destinés à servir d'explication orale à de petites
pièces pantomimes que des jongleurs ambulans et peut-être aussi des
marionnettes représentaient dans les foires ou sous le porche des
églises. J'ai cité en ^83o, à la Faculté des Lettres, comme ayant pu
avoir la destination que j'indique, le cantique de Judith et d'Holo-
pheme, imprimé depuis cette époque par M. Édélestan Du Méril (2).
Je crois que cinq ou six autres pièces également narratives, publiées
par MM. Grimm, Ébert, Lachmann et Du Méril, telles que la légende de
saint Nicolas, celles de l'enfant de la neige, du prêtre et du loup, etc.,
étaient aussi de véritables cantica, programmes en vers de petites
pièces que des comédiens vrais ou feints représentaient pour les yeux.
Je suis tenté d'en dire autant de plusieurs élégies tragiques ou co-
miques composées aux xn* et xiu' siècles dans les écoles, notamment
le Geta et VAulularia de Vital de Blois (3) , la Lydia et le Milo de Matthieu
de Vendôme, l'Aida de Guillaume de Blois, le Miles gloriosus (4), etc.
Peut-être ces narrations, qui tiennent à la fois du drame et du fabliau,
étaient-elles les cantica explicatifs de pantomimes jouées dans les éco-
les. La France a conservé long-temps l'usage de ces spectacles épico-
lyriques, témoin ceux qui furent donnés dans les rues et sur les places
de Paris à l'occasion de l'entrée de la reine Isabeau. Les Anglais ont
conservé cette forme de représentation encore plus long-temps que
nous, et ils ont même un mot exprès, encore en usage, pour désigner
ces spectacles; ils les nomment pageant.
(1) Peut-être possédons-noas encore quelques-uns de ces cantica de l'antiquité. Il fau-
drait examiner à ce point de vue VOrestes, tragédie épique, qui se trouve à Berne dans
un manuscrit sur parchemin du ix» siècle. Voy. Sinner, Codices Biblioth. Bem., t. I,
p. 507.
(2) Poésies populaires latines antérieures au douzième siècle, p. 184.
(3) Ce sont les sujets de l'Amphitryon et de VAulularia de Plaute, accommodés aux
mœurs des étudians du moyen-âge. Pour la patrie de Vital et le temps où il a vécu, voyai
l'édition du Geta donnée par Car. Guil. MûDer; Berne, 1840.
(4) Voy. M. Éd. Du Méril, Origines latines du théâtre moderne, p. i84.
5
(50 MARIONNETTES POPULAIRES AU MOYEN-AGE.
Mais, pour être autorisé à dire que plusieurs des cantiques et des
légendes rhythmiques des vii% viii' et ix* siècles ont servi d'explication
et de texte à des représentations de marionnettes, il faut préalable-
ment bien établir l'existence de ce genre d'aniugement durant cette
époque; essayons.
Plusieurs textes prouvent la persistance et la popularité de la né-
vrospastie dans l'empire grec. Synesius, évêque de Ptolémaïde au
V* siècle, voulant faire comprendre l'action incessante que Dieu exerce
sur les dénjons et généralement les effets qui subsistent après que
leurs causes appréciables ont cessé, compare ce phénomène à ce qui
arrive dans le gouvernement des marionnettes, «qui se meuvent
encore, dit-il, après que la main qui les dirige a cessé d'agiter les
fils (1). » Un grammairien du vu* siècle, qui a commenté en grec plu-
sieurs des ouvrages d'Aristote, Jean, surnommé Philoponus (2), ou plus
simplement Grammaticus, donne, à propos d'un passage assez obscur
d'un traité d'Aristote (3), des éclaircissemens tellement précis sur les
marionnettes automatiques, qu'on peut en inférer que le jeu de ces
petites machines lui était très familier. « Aristote, dit-il, appelle àurôfwiT»
e«w/AeiT« les petites figures de bois dont on donnait le spectacle dans
les noces. » Ce trait de mœurs est remarquable. Puis il expose com-
ment les diverses parties de ces figures conservent, lors même qu'elles
sont au repos , la faculté d'être mues , sans que le mécanicien les
touche. » Celui-ci, dit-il, met une pièce en mouvement, cette pièce
transmet l'impulsion à une autre , et enfin la figure paraît s'agiter
d'elle-même, ce qui est une illusion, et se meut avec tant d'agilité
qu'on la prendrait pour un danseur pantomime (4). »
Au TLii* siècle, Eustathe, le savant archevêque de Thessalonique, en
expliquant un vers du quatrième chant de l'Iliade, s'étend, à ma grande
(1) Ofyçiva n\jp6(iitai9toL. De Providentîa, lib. I, Oper., p. 98.
(2) Ce savant était, suivant Abulpharadge, à Alexandrie en 640, quand les Ar«bef
firent la conquête de l'Egypte.
(3) De Generatione animalium, lib. 11} Oper., t. V, p. 241, seq. Ed. Bekker. — Htm
<ipus, cum Pkiloponi comment., Venet) 1626.
(i) Philoponus emploie le mot consacré 9px^o$tu. J'ai mis le commentaire àva U
traduction.
MARIONNETTES POPULAmES DANS L'EMPIRE GREC. 67
satisfaction, quoique sans beaucoup d'à-propos, sur les joueurs de ma-
rionnettes (1); il s'étonne de la grande renommée que Pothein acquit
en Grèce, au moyen d'une profession si puérile et si vulgaire. Néan-
moins, tout en appréciant la nèvrospastie à sa valeur, il nous donne à
entendre que cet art (il lui accorde ce nom) était fort répandu et très
populaire de son temps dans l'empire grec.
En Occident, mes souvenirs ne me rappellent aucun texte qui, entre
le VI* et le Xi¥« siècle, fasse mention de marionnettes; mais, par un
bonheur singulier, nous avons, pour remplir ce vide, mieux qu'un
texte; nous avons un monument figuré , d'une authenticité incontes-
table, et qui nous fournit les plus précieux renseignemens.
(1) Il s'agit de la corde de l'arc de Pandaras. Eustath., Comm. in Iliad., iv, v. H2, 1. 1,
p. 457; éd. Rom.
VI
UNE MARIONNETTE CHEVALERESQUE AU XII» SIECLE.
— NOUVEAU MÉCANISME.
Il existe à Strasbourg un manuscrit de la fin du xii* siècle, orné d'un
grand nombre de curieuses miniatures , dont une , sous la rubrique
assez bizarre de ludus monstrorum, représente un jeu ou une montre
de marionnettes. Ce manuscrit, un des plus précieux joyaux de la bi-
bliothèque de cette ville, renferme un ouvrage de la célèbre Herrade
de Landsberg, abbesse de Hohenbourg. Cet ouvrage porte le titre de
Bortus deliciarum et le justifie par l'agrément et la variété des ensei-
gnemens qu'il contient : c'est un parterre encyclopédique, composé
de toutes sortes de fleurs poétiques, morales et religieuses (1). Parmi
beaucoup de morceaux en prose et en vers (qui tous, à beaucoup près,
(1) Le manuscrit de Herrade de Landsberg a été décrit, et les vers qu'il contient ont
été publiés en 1818 par M. Christ. Maurice Engelhard , en un vol. in-8o, avec un atlas
in-fo, où les miniatures sont reproduites. M. Alexandre Le Noble a donné une nouvelle
analyse de ce manuscrit dans le tome l^r de la Bibliothèque de l'École des Chartes,
3« livraison.
UNE MARIONNETTE CHEVALERESQUE, "69
ne sont pas de la docte abbesse), on lit à la page 215 une sorte de glose
du fameux verset de l'Ecclésiaste, Vanitas vanitatum....,
Spemere mundum, spernere nullum, spernere sese,
Spernere sperni se, quatuor haec bona sunt.
«Mépriser le monde, ne mépriser perionne, se mépriser soi-même, mépriser
le mépris qu'on fait de soi, ce sont quatre choses bonnes. »
Le peintre, dirigé sans doute par la docte abbesse (car le manuscrit
est du temps même où elle vivait), n'a pas cru pouvoir rendre par un
emblème plus expressif la pensée de Salomon et de Herrade sur la va-
nité de l'homme qu'en nous montrant le roi de la création soumis à
l'action d'un fil de marionnette. En effet, sur un étroit plancher sont
posés deux petits hommes armés de pied en cap, que deux bateleurs
font combattre et mouvoir à leur gré, au moyen d'un fil qui se croise
et dont chacun tire un bout à soi. La pensée de celte miniature
prouve non-seulement que le jeu des marionnettes existait durant l'é-
poque féodale, mais qu'il était d'un usage assez commun pour offrir
alors, comme chez les anciens et dans les temps modernes, un sym-
bole parfaitement clair et intelligible à tous.
Quant aux personnages que l'artiste a mis en jeu , le choix qu'il a
fait de deux chevaliers confirme mon opinion sur le répertoire habituel
des marionnettes. Il était tout simple, en effet, qu'au xn* siècle la pein-
ture ou la parodie d'un duel ou d'un tournoi fût le spectacle le plus
assuré de plaire aux châtelains et aux châtelaines, ainsi qu'à la foule
de leurs vassaux.
Au-dessous de nos deux pantins, on lit cette seconde et plus mélan-
colique paraphrase du fameux verset de Salomon :
Unde superbit homo, cujus conceptio culpa,
Nasci pœna, labor vila, necesse mori?
Vana salus hominis, vanum decus, omnia vana ;
Inter vana nihil vanius est homine.
Post hominem verrais, post vermem fit cinis, eheu !
Sic in non hominem vertitur omnis homo (1).
(1) Herrade, avant Bossuet, nous montre rhomrae réduit à a ce je ae sais quoi qui
n'a plus de nom dans aucune langue. »
70 MÉCANISME DES MARIONNETTES AU MOYEN-AGE.
Ces lugubres distiques, placés au-dessous d'une danse de marion-
nettes, ne sont-ils pas comme la contre-partie chrétienne du canticum
lémurique du banquet de Trimalcion?
Quant au procédé mécanique que cette miniature nous révèle, il
diffère entièrement de ce que nous avons vu jusqu'ici. Les mains qui
font mouvoir les deux statuettes ne sont pas cachées; elles tirent les
fils, non dans le sens perpendiculaire, mais dans la direction hori-
zontale. C'est le premier exemple que nous ayons rencontré d'une pa-
reille disposition. Nous ne savons si elle a commencé au moyen-
âge; mais elle s'est assurément prolongée bien au-delà. En effet, dès
les premiers pas que nous allons faire dans les temps modernes, nous
trouverons un procédé fort semblable en possession de l'admiration
du vulgaire et même des savans.
•* if
TROISIEME EPOQUE.
lARIONSETTES DMS LES TEHPS MODERNES.
MŒiûm mm mi mm air-
SiaiONRETTES EN ITALIE.
.1
- JIR
I.
MAWOÎWETTES PERFECTIOîmÉES AU XVI* SIÈCLE.
Un très habile homme, non moins célèbre par les bizarreries de
son caractère que par son savoir universel, Jérôme Cardan, médecin
et mathématicien, né à Pavie en 1501, est, sinon le plus ancien écri-
vain moderne qui ait mentionné les marionnettes, du moins le pre-
mier qui ait porté sur ce sujet une attention sérieuse et scientifique.
Cardan s'est occupé deux fois du mécanisme des marionnettes, la pre-
mière, dans son traité de Subtilitate, publié à Nuremberg en 1550; la
seconde, dans une sorte d'encyclopédie, intitulée de Varietate rerum.
Au livre XIII de ce dernier ouvrage, l'auteur, traitaatdes plus humbles
76 UNE MARIONNETTE DÉCRITE PAR CARDAN.
produits de la mécanique {de artificiis humilioribus], cite parmi les
expérimenta minima, qui sont l'objet du chapitre lxiii, une espèce fort
singulière de marionnettes qu'il décrit avec minutie, mais malheu-
reusement avec l'obscurité qui lui est habituelle. Ce procédé, qu'il
expose sans parvenir à l'expliquer, ressemble beaucoup à celui dont
le manuscrit de Herrade deLansberg nous a transmis la représentation
graphique. Voici, d'ailleurs, le passage même de Cardan, que j'ai tra-
duit le plus fidèlement qu'il m'a été possible : ^
« J'ai vu, dit-il, deux Siciliens qui opéraient de véritables merveilles au moyen
de deux statuettes de bois qu'ils faisaient jouer entre elles. Un seul fil les tra-
versait de part en part. Elles étaient attachées d'un côté à une statue de bois
qui (1) demeurait fixe, et de l'autre à la jambe que le joueur faisait mouvoir.
Ce Gl était tendu des deux côtés. Il n'y a sorte de danses que ces statuettes ne
fussent capables d'imiter, faisant les gestes les plus surprenans des pieds, des
jambes, des bras, de la tête, le tout avec des poses si variées, que je ne puis, je
le confesse, me rendre compte d'un aussi ingénieux mécanisme ; car il n'y avait
pas plusieurs fils, tantôt tendus et tantôt détendus ; il n'y en avait qu'un seul
dans chaque statuette, et ce fil était toujours tendu. J'ai vu beaucoup d'autres
figures de bois mises en mouvement par plusieurs fils alternativement tendus
et détendus, ce qui n'a rien de merveilleux. Je dois dire encore que c'était un
spectacle vraiment agréable que de voir à quel point les gestes et les pas de ces
poupées étaient d'accord avec la musique (2).
L'auteur, comme on le voit, n'indique pas l'office que remplissait
le second Sicilien. La miniature du Hortus deliciarum nous montre,
au contraire, les deux bateleurs occupés à concourir à une action
commune. Dans l'appareil décrit par Cardan, un seul joueur semble-
rait pouvoir suffire, comme dans nos marionnettes du dernier ordre,
celles que les petits Savoyards font danser dans les carrefours, au
son d'un flageolet, d'une vielle ou d'un tambour de basque, en agi-
tant avec le genou la ficelle attachée à leur poupée, qu'ils nomment
(1) Je lis ici qxue au lieu de que, que donne l'imprimé.
(2) Voy. Hieron. Cardant Mediolanensis medici Opéra, p. 492. — Jérôme Cardan ,
natif de Pavie, exerçait la médecine à Milan, à l'époque de l'impression de ses œuvres.
PKEHIER NOM DES MARIONNETTES EN ITALIE. 77
Cathos ou Catherinette (1). Cependant, s'il n'eût été question que d'une
chose aussi simple, l'esprit subtil de Cardan ne se serait pas tant émer-
veillé. Il me paraît vraisemblable que ce prétendu fil unique et ton -
jours tendu était un petit tube par lequel passaient plusieurs fils très
fins, réunis dans l'intérieur de la poupée et dont le jeu était ainsi sous-
trait aux regards. Nous verrons tout à l'heure un procédé à peu près
semblable (2).
Le second passage de Cardan, celui qui fait partie du traité de Sub-
tilitate, n'a trait qu'aux marionnettes ordinaires; mais l'auteur est si
frappé de l'illusion qu'elles produisent, qu'il n'hésite pas à les placer
dans la partie de son ouvrage qui traite de mirabilibus et modo repre-
sentandi res varias prœter fidem (3) : « Si je voulais, dit-il, énumérér
toutes les merveilles que l'on fait exécuter, par le moyen de fils, aux
statuettes de bois vulgairement appelées magatelli, un jour entier ne
me suffirait pas, car ces petites figures jouent, combattent, chassent,
dansent, sonnent de la trompette et font très artiste ment la cuisine. »
On voit, entre autres choses, dans ce passage, que vers l'année 1550
on appelait, dans l'Italie du nord, les marionnettes du nom latinisé de
magatelli, que je ne trouve dans aucun vocabulaire. Il se pourrait que
magatelli (par le changement fort naturel des labiales 6 et m) ne fût
qu'une variante de bagatelli, et cela me semble d'autant plus probable
qu'on appelle en Italie bagatelle les amusemens de la place publique et
bagatellieri tous les saltimbanques, y compris les joueurs de gobelets et
de marionnettes (4).
Un contemporain de Cardan, Federico Commandino d'Urbin, né en
1509, grand mathématicien et second Archimède (5), n'a pas dédaigné
(1) Ce petit spectacle des rues a été souvent gravé. Voy. une vignette de Charlet, en
tête d'an quadrille pour piano de J. Klemczynsky, intitulé les Marionnettes; Paris, ISiS.
(î) Il est vrai que, dans celte hypothèse, le joueur devait s'aider de la main.
(3) DeSubtilitate, lib. XVIII; Nuremberg, 1550, p. 54i, et Opéra, t. III, p. 636.
( i) Le voyageur Pietro dclla Valle compare les gens qui montraient de son temps la
lanterne maj^ique, les ombres chinoises et les marionnettes dans les rues de Constanti-
nople, aux bagatellieri qui remplissaient le même office sur le largo di Castello à Naples
et sur 1.1 place Namne à Rome.
(.») C'est le titre que lui dcrerne Boldetti , Osservazioni sopra i eimiteri, etc., lib. II,
cap. XIV, p. 407.
78 AUTOMATES HYDRAULIQUES.
non plus de s'occuper des statuettes à ressorts. Son élè\e le plus habile
et son compatriote, le géomètre poète Bernardino Baldi, adressa, vers
i575, un sonnet à sa mémoire dont \oici le tercet final :
0 corne Tarte imitatrice ammiro,
Onde con modo inusitato e strano
Muovesi il legno, e Tucm ne pende immoto (1),!
Quelques critiques ont inféré de ces vers que Federico Commandino
avait apporté quelques notables perfectionnemens aux marionnettes.
Je dois confesser que, dans ce que j'ai parcouru de ses écrits, je n'ai
rien trouvé qui eût clairement rapport aux statuettes mues par des
fils. Ce qui a particulièrement occupé ou, si l'on veut, récréé ses
veilles, c'est l'application de la mécanique à la construction des auto-
mates hydrauliques, dont on faisait de son temps un très fréquent
et très ingénieux emploi, surtout en Italie et en Allemagne. Quelques
années après, Baldi, devenu abbé de Guastalla, mentionne, dans la
préface placée devant sa traduction des Automata de Héron (2), plu-
sieurs de ces créations hydrauliques qui animaient le marbre et l'ai-
rain dans les jardins et les palais princiers, sortes de drames aqua-
tiques dont Montaigne a mentionné quelques particularités dans le
journal de son voyage en Italie , notamment à Tivoli , à Florence et à
Augsbourg. De plus, Baldi parle dans cette préface, avec une singu-
lière admiration, des simples et vraies marionnettes, qu'il définit avec
une précision technique qui ne permet pas de douter qu'il ne les con-
nût à merveille. Il affirme non-seulement qu'une grande adresse ma-
nuelle est nécessaire pour les faire mouvoir, et beaucoup d'esprit pour
les faire parler, mais que la connaissance des mathématiques est in-
dispensable à leur construction, et il allègue sur ce point le témoignage
de Pappus et d'Athénée , témoignage que le vague de sa citation ne
(1) Ces vers sont imprimés en tête de la traduction des Automata de Héron d'Alexan-
drie î X>e gli automati overo machine se moventi, libri due.
(i) Baldi avait composé cette traduction avec l'intention de la dédier à son mûtrc
Feder. Commandino; mais la mort de ce géomètre, arrivée en 1575, l'en empêcha. La
dédicace à Giacomo Coutarini porte la date de 1589. Bernardino Baldi a composé un
poème estimé sur la navigation.
MARIORKETTES LOUÉES PAR BALDI. 79
m'a pas permis de vérifier dans leurs œuvres. Il regrette de voir les
jolies statuettes animées par le génie de la mécanique devenir de fu-
tiles jouets d'enfant; il compare la décadence de cet art ingénieux à
celle du grand art des itisopus et des Roscius, tombé des hauteurs de
la véritable scène sur les tréteaux des charlatans , et déplore qu'un
si noble exercice ne soit bientôt plus pratiqué que par un ramas de
bateleurs grossier, ignorant et sordide, abietto, volgare e sordido (1).
Depuis lors , en effet , le goût des marionnettes est devenu et est de-
meuré si populaire en Italie, que des baraques de burattini (c'est le
nom que les Italiens donnent généralement aux marionnettes) cou-
vrent les places publiques de toutes les cités, sans préjudice des théâ-
tres à demeure et des représentations dont les particuliers se donnent
chez eux le plaisir.
(1) Baldi, De gli automati, etc., p. 10 et 11.
II.
MARIONNETTES ITALIENNES EN PLEIN AIR.
Voulez-vous, sans passer les Alpes, faire connaissance avec les ma-
rionnettes ambulantes de Florence et de Rome? Suivez Lorenzo Lippi,
l'auteur à' Il Malmantile Bacqui'stato, sur la grande place de Florence,
sans négliger de consulter son annotateur, Paolo Manucci (1). Ou bien
ouvrez le poème si populaire à Rome de Giuseppe Rerneri, // Meo
Patacca (2), illustrée par le crayon naïf de Bartolomeo Pinelli (3).
L'ingénieux artiste a dessiné un épisode du troisième chant, dont
l'action se passe sur la place Navone; il a indiqué, au second plan, les
jeux populaires qui animent cette place. Les castelli di legno dei burat-
tini n'y manquent point. Faites mieux encore : feuilletez un autre re-
(1) // Malmantile, cant. II, st. 46. Lippi décrit agréablement dans un autre passage
(cant. I, st. 34) les fantoccini des rues qu'un petit paysan fait danser avec le pied ou !•
genou.
(2) Ce poème en douze chants contient la description des fêtes données à Rome pour
la délivrance de Vienne et la victoire remportée par Jean Sobieski sur les Turcs.
(3) Rome, 1823. In-4° oblong, avec 53 planches. L'approbation de la première édition
de ce poème porte la date du 6 décembre 1696.
BCBATTINI DE LA PLACE NAVONE. Si
cueil du même artiste, Raccolta dei cinquanta costutnipittoreschi; tous
y trouverez une planche, la dixième, je crois, qui offre la représenta-
tion exacte et complète d'un casotto dei hurattini. La toile est levée;
Pulcinella (Polichinelle) occupe bruyamment la scène. Un loup, ou
demi-masque noir, lui comTe le haut du visage; sa taille droite est
serrée dans une casaque blanche; sa tête est surmontée d'un bonnet
blanc en mitre : c'est pour nous un type tout-à-fait nouveau et sans ana-
logue, demi-arlequin et demi-pierrot. Pinelli a groupé autour de la
baraque les dilettanti les plus ordinaires de ces théâtres plébéiens. Voici
deux belles et robustes Romaines; près d'elles, deux moines, plus oc-
cupés, disons-le, de Pulcinella que de leurs jolies voisines; en face,
quelques enfans, dont un se hausse sur un pavé, puis quelques vigou-
reux et basanés Trasteverini; enfin un paysan attardé, qui jouit, assis
sur son âne, de ce spectacle délectable et des lazzi qui l'assaisonnent.
Souvent à cette foule se mêlent des personnes d'un rang ou d'un mé-
rite considérable. On raconte, par exemple, que le célèbre Leone Al-
lacci, bibliothécaire de la Vaticane sous Alexandre VU, auteur de plu-
sieurs grands ouvrages de théologie et de la Dramaturgia, allait se dé-
lasser tous les soirs aux marionnettes. J'ignore malheureusement la
source de cette tradition si honorable pour les tréteaux de Polichinelle.
Passons, à présent, sur la gran piazza de Milan, aux jeux des fantoe-
eini, autre nom des marionnettes. Le savant père Francesco Saverio
Quadrio, auteur estimé d'une histoire générale de la poésie, ne dédai-
gnera pas de nous servir de cicérone. Il nous révèle, en effet, avec une
rare compétence, dans un chapitre spécial (1), les divers secrets de
Pulcinella et toutes les ficelles qu'emploient les joueurs qui le font
gesticuler et parler. Parmi ces dupeurs d'yeux et d'oreilles, celui qui,
au témoignage du savant père de la compagnie de Jésus, attirait de
son temps et retenait autour de ses tréteaux la plus belle et la plus
nombreuse compagnie, était Massimino Romanini, Milanais, dont le
nom lui a paru digne d'une honorable mention. ^ Y - '^ "^3 Ji^x .
C'était presque toujours un seul joueur qui faisait mouvoir tous les
personnages, et qui en même temps récitait ou improvisait toute la
(1) ^oria e ragione d'ogni poesia. Milano, 17i*; toi. III, part, i', p. 2*7 et 348.
6
82 MARIONNETTES AMBULANTES DITALIE.
pièce. Ce maître Jacques des marionnettes avait soin de varier ses in-
tonations, suivant les rôles, au moyen du sifflet-pratique, appelé en
Italie /scAîo onpivetta{\). Quelquefois cependant deux personnes se
partageaient la besogne; l'une récitait ou improvisait la pièce {la bur-
letta), tandis que l'autre ne s'appliquait qu'à régler la marche et les
gestes des pantins.
Les choses se passaient ainsi au xvii* siècle, et se passent encore à
peu près de même, non-seulement dans les rues et sur les places de
Rome, de Florence et de Milan , mais dans celles de toutes les villes
d'Italie. A Venise sur la rive des Esclavons, à Naples sur le largo di
Castello, à Turin, à Gênes, à Bologne, partout on est assuré de trouver
un grand nombre de casteltetti en plein air, entourés par un auditoire
toujours attentif, toujours amusé, toujours content.
(1) Diminutif de piva, cornemuse. Voy. Quadrio , ouvrage cité, et II Maimantile,
caot. II, st. 46, la note de Paolo Manucci.
m; n1
GRANDS THEATRES DE MARIONNETTES.
Outre les Puppi en plein air, il y a dans toutes les villes d'Italie des
marionnettes plus élégantes, ayant élu domicile dans de Trais petits
théâtres, où les amateurs du genre peuvent aller les applaudir, assis
conunodément sur les banquettes d'un parterre dont le prix varie de
trois à six sous. Ces fantoccini d'un ordre supérieur diffèrent totalement
de leurs confrères ambulans. Ils ne sont pas, comme les pupazzi des
places publiques, mus simplement par la main du joueur, cachée sous
leurs habits; ils obéissent à des fils ou à des ressorts. Ils ne sont pas
non plus taillés dans le bois de la tête aux pieds. Leur chef est ordinai-
rement de carton; leur buste et leurs cuisses sont de bois, leurs bras de
cordes; leurs extrémités (à savoir, les mains et les jambes) sont de plomb
ou garnies de plomb, ce qui leur permet d'obéir à la moindre impulsion
donnée, sans perdre leur centre de gravité. Du sommet de leur tête sort
une petite tringle de fer qui permet de les transporter aisément d'un
point de la scène à un autre. Pour dérober aux spectateurs la vue de
cette tringle, ainsi que le mouvement des fils, on a imaginé de placer
84 THÉÂTRE DES BURATTINI A GÊNES.
devant l'ouverture de la scène un réseau, composé de fils perpendicu-
laires très fins et bien tendus, qui , en se confondant avec ceux qui
font agir les pantins, déroutent l'œil le plus attentif. Par une autre in-
vention plus ingénieuse encore, on fait passer tous les fils, hormis ceux
des bras, par l'intérieur du corps; ils en sortent par le haut de la tête,
011 ils se réunissent dans un mince tuyau de fer creux, qui sert en même
temps de tringle. Enfin, un système tout différent a été introduit plus
tard par Bartolomeo Neri, peintre et mécanicien distingué. Ce procédé
consiste à établir sur le plancher de la scène des rainures dans les-
quelles s'emboîte le support de chaque marionnette. Des contre-poids
ou un machiniste placé sous le théâtre dirigent ces supports et font
jouer les fils(l). Ces divers systèmes, quelquefois combinés ensemble,
sont arrivés à obtenir les tours de force les plus surprenans.
Passant à Gênes en 1834 , un de nos compatriotes se fit conduire aux
hurattini établis rue des Vignes (au teatro délie Vigne). 11 vit repré-
senter dans une salle un peu fanée, mais d'ailleurs assez jolie, un
grand drame militaire, la Prise d'Anvers, où le maréchal Gérard et le
vieux général Chassé luttaient de phrases ronflantes, de roulemens
d'yeux et d'héroïsme (2).
A Milan, les fantoccini du théâtre Fiando sont aussi célèbres et aussi
visités des étrangers que le dôme, l'arc du Simplon ou la châsse de saint
Charles. Dès 4823, un correspondant du Globe nous en avait donné des
nouvelles : « Telle est, disait-il, la justesse des mouvemens de ces pe-
tits acteurs; leur corps, leurs bras, leur tête, tout marche avec tant de
mesure et dans un si parfait accord avec les sentimens exprimés par
la voix, qu'aux dimensions près j'aurais pu me croire dans la rue de
Richelieu. Owive Nahwodonosor , tragédie classique,... on représenta
un ballet anacréontique dessiné à la Gardel. Je voudrais que les dan-
seurs de l'Opéra, si fiers de leurs bras et de leurs jambes, pussent voir
ces danseurs de bois copier toutes leurs attitudes et se donner leurs
grâces (3). » Cependant, comme il est impossible de contenter tout le
(1) Quadrio, ouvrage cité.
(2) Voy. De Paris à Naples, par M. Jal, t. I, p. 234-237.
(3) Globe, n" du 7 août 1827.
FANTOCCINl DU THÉÂTRE FIANDO. 85
monde, un autre touriste (belge, je crois) ne sortit pas entièrement sa-
tisfait de cette représentation. Que reprochait-il à ces excellentes ma-
rionnettes? Il les trouvait encore un peu raides.
M. Jal a vu en 1834 les fantoccini de Milan jouer un drame roman-
tique en six tableaux, le Prince Eugène de Savoie au siège de Temeswar,
avec autant d'aplomb que nos acteurs de la Porte-Saint-Martin; mais
ce qui l'étonna le plus, ce fut le ballet exécuté pendant les entr'actes.
« La danse de ces Perrot et de ces Taglioni de bois, dit-il , est vrai-
ment inimaginable : danse horizontale, danse de côté, danse verti-
cale, toutes les danses possibles, toutes les fioritures des pieds et des
jambes que vous admirez à l'Opéra, vous les retrouvez au théâtre
Fiando; et quand la poupée a dansé son pas, quand eUe a été bien
applaudie, et que le parterre la rappelle, eUe sort de la coulisse, salue
en se donnant des airs penchés, pose sa petite main sur son cœur, et
ne se retire qu'après avoir complètement parodié les grandes canta-
trices et les fiers danseurs de la Scala (1). »
(I) De Paris à Naples, t. ii, p. 43-4».
IV.
ANCIENS ET NOUVEAUX PERSONNAGES DU RÉPERTOIRE DES BURATTINI.
— LE GRAND OPÉRA AUX MARIONNETTES.
A une époque reculée, et qu'il serait téméraire à un étranger de
Touloir préciser, le personnage favori, le héros des marionnettes
d'Italie fut un célèbre masque de la Comedia deW Arte, Romain ou
Florentin d'origine, nommé Burattino. Ce personnage acquit une si
grande vogue, qu'il fut admis sur les théâtres de marionnettes, et
que celles-ci furent appelées de son nom burattini. Je pourrais citer
plusieurs comédies imprimées dans lesquelles Burattino joue le prin-
cipal rôle. Voici le titre d'une pièce imprimée à Rome en 1628 : Le
disgrazie di Burattino, comedia di Francesco Gattici. La renommée de
Burattino s'est étendue hors de l'Italie. Je trouve ce personnage men-
tionné à Paris, parmi les autres masques de la comédie italienne, dans
un petit écrit de 1622 intitulé : Discours de l'origine et mœurs, fraudes
et impostures des ciarlatans, dédié à Tabarin et à Desiderio de Combes.
On voit par le mot ciarlatans que l'auteur (qui ne s'est pas nommé)
était partisan du français italianisé, dont s'est moqué si finement Henry
RÉPERTOIRE DES FANTOCCINI DE MILAN. 87
Estienne. On lit au chapitre m : « Nous comprenons sous ce mot ciar-
latans les docteurs Gratian , les Zani , Pantalons, Buratins, et ces gens
qui, sur un théâtre, représentent le Sicilien, le Néapolitain, l'Espagnol,
le Bergamasque, etc. »
Il y a peu d'années, les caractères les plus en vogue en Italie sur les
théâtres de marionnettes étaient Cassandrino à Rome, Girolamo à
Milan et Gianduja à Turin. A Naples, Pulcinella et Scaramuccia ont
toujours régné sans partage.
Girolamo remplit à Milan le premier rôle dans toutes les farces, dans
toutes les parodies, dans toutes les petites pièces à allusions satiriques,
triple source dont s'alimente la fortune des fantoccini. On a vu Giro-
lamo jouer Pirithoûs, dans une parodie d'Alceste, poudré à blanc, avec
ailes de pigeon et bourse (1). Dans cette farce, il accompagne Hercule
aux enfers, et ses frayeurs pendant la route rappellent un peu les pol-
tronneries qu'Aristophane prête, en pareille occasion, à Xanthias dans
les Grenouilles. M. Bourquelot, en 1841, a trouvé Girolamo très amu-
sant dans une pièce en cinq actes, le Terrible Maino, chef de brigands,
mélodrame avec accompagnement de poignards, d'évanouissemens et
de coups de pistolet. Le voyageur raconte agréablement qu'il eut pour
25 centimes une belle place au parterre, dans une jolie petite salle à
trois rangs de loges, qu'il se prélassa sur un large banc de bois muni
d'un dossier de même matière, qu'il entendit des airs d'opéra exécutés
avec un certain ensemble, enfin qu'il vit une pièce à grand spectacle,
ayant un ballet pour intermède, comme à la Scala (2). Ajoutons que le
plastron le plus ordinaire des plaisanteries de Girolamo est un Piémon-
tais qu'on a grand soin de supposer parfaitement stupide, gracieuseté
de bon voisinage que les fantoccini de Turin ne manquent pas de ren-
voyer à leurs petits confrères de Milan.
A Rome, le théâtre des burattini est privilégié; on lui permet de
conthiuer de jouer pendant la clôture obligée des autres théâtres, la-
quelle dure depuis les derniers jours du carnaval jusqu'aux fêtes de
Noël. Ce théâtre, le meilleur qui existe peut-être en ce genre, occupe
(1) Lettre de M. Viguier dans le Monde dramatique, 1835, l. II, p. 35.
(2) Voyez les Margiierites, nouveau keapsakc; Moulins, 18(i, p. 75 et suiv.
88 THÉÂTRE DU PALAIS FIANO A ROME.
sur la place San Lorenzo in Lucina une salle basse du palais Fiano.
Nous ayons pour nous y introduire un des esprits les plus fins de ces
derniers temps, l'auteur de Borne, Naples et Florence. Pouvon&-nous
mieux faire que de le suivre et de l'écouter?
, « Hier, vers les neuf heures, dit M. Beyle, je sortais de ces salles magnifi-
ques, voisines d'un jardin rempli d'orangers qu'on appelle le café liospoli.
Vis-à-vis se trouve le palais Fiano. Un homme à la porte d'une espèce de
cave disait : « Enlrate, ô signori! entrez, messieurs! voilà que ça va com-
mencer! » J'entrai en effet dans ce petit théâtre pour la somme de 28 cen-
times. Ce prix me fit redouter la mauvaise compagnie et les puces. Je fus
bientôt rassuré; j'avais pour voisins de bons bourgeois de Rome Le peuple
romain est peut-être celui de toute l'Europe qui aime et saisit le mieux la sa-
tire fine et mordante.... La censure théâtrale est plus méticuleuse que celle de
Paris; aussi rien de plus plat que les comédies. Le rire s'est réfugié aux ma-
rionnettes, qui jouent des pièces à peu près improvisées.... J'ai passé au palais
Fiano une soirée fort agréable; le théâtre sur lequel les acteurs promènent leur
petite personne peut avoir dix pieds de large et quatre de hauteur.... Les dé-
corations sont excellentes et soigneusement calculées pour des acteurs de douze
pouces de haut. »
Après cette description flatteuse du matériel, M. Beyle passe aux ac-
teurs et à la pièce :
« Le personnage à la mode parmi le peuple romain, dit-il, est Cassandrino.
Cassandrino est un vieillard coquet de quelque cinquante-cinq à soixante ans,
leste, ingambe, à cheveux blancs, bien poudré, bien soigné, à peu près comme
un cardinal. De plus, Cassandrino est rompu aux affaires, et brille par l'usage
du monde le plus parfait; ce serait, en vérité, un homme accompli, s'il n'avait
le malheur de tomber réguHèrement amoureux de toutes les femmes qu'il ren-
contre... Vous conviendrez qu'un pareil personnage n'est pas mal inventé pour
un pays gouverné par une cour oligarchique, composée de célibataires^ et où
le pouvoir est aux mains de la vieillesse... Il va sans dire qu'il est séculier;
mais je parierais que dans toute la salle il n'y a pas un spectateur qui ne lui voie
la calotte rouge d'un cardinal, ou tout au moms les bas violets d'un monsi-
gnore. Les monsignori sont, comme on sait, les jeunes gens de la cour du pape,
les auditeurs de ce pays; c'est la place qui mène à toutes les autres... Rome
CASSANDRINO ÉLÈVE EN PEINTURE. 89
est remplie de monsigrunri de l'âge de Cassandrino, qui n'ont pas fait fortune
et qui cherchent des consolations en attendant le chapeau. »
La pièce que vit représenter ce soir-là notre spirituel narrateur était
Cassandrino allisvo di un pittore, Cassandrino élève en peinture. C'est,
comme on va voir, ce que nous appellerions une pièce hardie. Un
peintre de Rome a beaucoup d'élèves et une fort jolie sœur. Cassan-
drino, dont vous connaissez la position et l'humeur, s'introduit chez
cette jeune dame, et, n'osant à cause de son âge hasarder une décla-
ration trop claire, la prie de lui permettre de chanter une cavatine
qu'il a entendue dans un concert. La cavatine exécutée ce soir-là de-
vant M. Beyle était un des plus jolis morceaux de Paësiello, et fut
chantée à merveille dans la coulisse par la fille d'un savetier. L'amou-
reux entretien est troublé par le frère de la belle, le jeune peintre, qui
porte des favoris énormes et des cheveux bouclés fort longs; c'est le
costume obligé des gens de génie. Cassandrino est rudement congédié,
et la demoiselle vertement semoncée pour avoir reçu en tête-à-tète un
homme qui ne peut pas l'épouser. Ce trait est applaudi à toute ou-
trance. Au second acte, Cassandrino revient chez le peintre, mais ha-
billé en étudiant : il a mis des favoris noirs, seulement il a oublié ses
boucles poudrées à blanc sur l'oreille. Il emploie cette fois près de sa
maîtresse les argumens irrésistibles : il est riche, et lui offre de par-
tager sa fortune, a Nous vivrons heureux, lui dit-il, et personne ne con-
naîtra notre bonheur. » Rire général et bravos pendant deux minutes.
Cependant le futur porporato est surpris par une tante de la jeune fille,
vieille connaissance qu'il a courtisée jadis à Ferrare. Pour lui échap-
per, il se sauve dans l'atelier, où les rapins lui font une réception peu
fraternelle. Le peintre le tire de leurs mains, mais pour lui faire sen-
tir la pointe d'un poignard. Cassandrino, qui ferait peut-être bonne
contenance devant le péril, mais qui craint par-dessus tout de faire un
éclat, consent, bon gré mal gré, à épouser la tante. Cependant, comme
il est optimiste et prend toutes choses par leur bon côté, il s'approche
de la rampe, et dit en confidence aux spectateurs : « Je renonce au
rouge; mais je deviens l'oncle de l'objet que j'adore, et !» Il feint
alors que quelqu'un l'appelle, fait une pirouette et disparaît, suivi des
applaudissemens de toute la salle.
/
90 PULCINELLA DE RETOUR A ROHE.
Chaque soir ce sont, au théâtre du palais Fiano, de nouvelles petites
pièces, où Cassandrino est accueilli avec la même faveur. M. F. Mer-
cey, qui a inséré dans la Revue des Deux Mondes d'intéressans articles
sur le Théâtre en Italie, nous a fait connaître quatre ou cinq petits
chefs-d'œuvre de ce répertoire lilliputien. Je rappellerai seulement le
Voyage à Civita Vecchia, où Cassandrino, célibataire ennuyé qui cherche
à se distraire de la trop monotone tranquillité de son coin du feu , tombe
dans une suite de mésaventures et de burlesques catastrophes; puis,
Cassandrino dilettante e imprésario, autre jolie petite pièce, où Cassan-
drino, amateur trop passionné de la musique et du beau sexe, se trouve
aux prises avec le ténor, le basso cantante, le basso bujfo, et surtout
avec la prima donna, sa maîtresse, et le maestro, son rival. Ce maestro
est dans la fleur de la jeunesse; ses cheveux sont blonds, ses yeux
bleus; il aime le plaisir et la bonne chère; son esprit est encore plus
séduisant que sa personne, et il porte de plus un bel habit de vigogne.
A tous ces avantages, et surtout à la vue de cet habit de vigogne, si fa-
meux depuis la première représentation du Barbiere, toute la salle
éclate en applaudissemens; on a reconnu Rossini (1).
Mais quel est, nous demandera-t-on, le Théodore Leclerc ou le Henry
Monnier de ces amusantes bagatelles? M. Mercey nous apprend que
tous ces petits chefs-d'œuvre de franche gaieté et de fine satire sont
dus à un certain M. Cassandre, joaillier sur le Corso^ et homonyme de
son héros par pur hasard, qui ne dédaignait pas de mettre lui-même
en scène ses petits acteurs. Malheureusement, depuis quelques années,
ce charmant et naïf observateur a cessé d'exister, et Cassandrino n'est
déjà plus aujourd'hui à Rome qu'un souvenir qui s'efface, comme
chez nous celui de Potier et de Tiercelin. Pulcinella est revenu et rè-
gne en ce moment au palais Fiano dans toute sa gloire séculaire. Il y
chante aujourd'hui sa vieille chanson, toujours nouvelle. Un jeune
amateur de mélodies nationales, M. Ed. Leblant, l'a entendue en 1848.
Il a noté l'air sur place, et a bien voulu me le communiquer. C'est une
mélodie très gaie, dont les trois premières mesures me semblent rap-
peler un peu {si parva licet, et si ce n'est point de ma part une illusion)
(1) Voyez Revue des Deux Mondes, livraison du 15 avril 1840.
lES DANSEUSES DU PALAIS FIANO.
91
la première phrase de la barcarolle qui a donné son nom à un des
opéras de M. Auber (i).
Les burattini du palais Fiano jouent, comme les fantoccini de Milan,
des mélodrames et de grandes pièces fantastiques entremêlés de char-
mans ballets, tels que le Puits enchanté, tiré des Mille et une Nuits.
Ils jouent même des tragédies improvisées, qui ne manquent ni d'in-
Acntion ni de pathétique. Un correspondant anonyme du New-Monthly
Magazine, que je crois n'être autre que M. Beyle, donne de grands
éloges à une pièce de ce genre, intitulée Temisto (2).
Quant à la perfection des entrechats et des ronds de jambe de mes-
dames les mai'ionnettes de Rome, je ne citerai qu'un fait, qui me
dispensera de tout autre éloge. Les pudiques scrupules de l'autorité
ont astreint ces innocentes sylphides à porter des caleçons bleu de ciel,
tant on a craint les dangers de l'illusion !
Cette illusion, en effet, est si complète au palais Fiano, qu'elle a
suggéré à un habile critique, M. Peisse, d'excellentes réflexions sur la
réalité en peinture et les lois de l'illusion matérielle, tant recherchée
des artistes qui peignent des dioramas : « J'ai eu, dit-il, l'occasion de
me convaincre de cette facilité d'illusion au spectacle des burattini
à Rome. Les burattini sont de petits mannequins dirigés par un~\
homme placé dans les frises de la scène, qui est absolument disposée '
comme celle de nos théâtres... Au lever du rideau, et pendant quel-
ques minutes, ces petits bons hommes conservent leur véritable di-
mension; mais ils ne tardent pas à s'agrandir pour l'œil, et, au bout
de peu de temps, ils font l'effet d'hommes véritables. L'espace où ils
se meuvent, les meubles et tous les objets qui les entourent étant dans
une rigoureuse proportion avec leur stature, l'illusion s'établit et se
(1) Nous croyons faire plaisir à quelques-uns de nos lecteurs en transcrivant ici cet
air du Pulcinella de Rome :
^
irf r [ji; r^Tr"rë^^^'~£g^
(2) Voyez Souvenirs d'Italie, dans la Revue Britannique, 1« série ; 1827; tome XV
p. 317-337.
9i I.E GRAND OPÉRA AUX MARIONNETTES.
maintient, tant que l'œil n'a pas de point de comparaison; mais si,
comme il arrive de temps en temps, la main du machiniste débordant
les frises qui la cachent apparaît au milieu de ce petit monde, cette
main semble une main de géant!... S'il arrivait qu'un homme se
mêlât subitement aux marionnettes, cet homme paraîtrait un Gar-
gantua (1). »
L'ingénieuse supposition de M. Peisse s'est réalisée. M. Beyle raconte
qu'après la représentation de Cassandrino élève en peinture, un enfant
s'étant avancé sur le théâtre pour arranger les lampes, deux ou trois
étrangers firent un cri; cet enfant leur avait produit l'effet d'un
géant.
Ce qui me reste à dire du répertoire des hurattini de Rome sera une
preuve singulière et bien remarquable de la mélomanie de la popula-
tion romaine. Le croirait-on? les marionnettes du palais Fiano joueni
et chantent tout le répertoire de Rossini. Ce fait m'est attesté par
M. Peisse, qui a bien voulu m'adresser, à ce sujet, une note que je
transcris : « Les hurattini de Rome ne jouent pas seulement des farces
et des pièces comiques; ils jouent encore des opéra séria, Otello, par
exemple, Semiramide, etc., tout entiers, avec les ballets, le chant, l'or-
chestre (composé de cinq ou six instrumens). Il m'est arrivé de m'a-
muser et de m'émouvoir à ce spectacle, avec le bon peuple romain,
comme si j'étais à San Carlo ou à l'Opéra de Paris. Les gestes et les
mouvemens des figures , quoique peu variés, ont leur justesse et leur
force, même dans les situations pathétiques et tragiques. »
J'ajouterai que, dès les premières années du xvni" siècle, l'abbé Du
Bos avait vu représenter en Italie de grands opéras par une troupe
de marionnettes de quatre pieds de haut que l'on appelait hamboc-
chie (2). La voix du musicien qui chantait pour elles sortait par une
ouverture pratiquée sous le plancher de la scène. L'abbé Du Bos
nous apprend même qu'un cardinal illustre, étant encore jeune, fit
représenter ainsi, pendant quelque temps, des opéras dans son hôtel.
(1) Feuilleton du journal le Temps, n" du 2 septembre 1835.
(2) Réflexions sur la Poésie de la Peinture, t. m, p. 2ti, éd. de 1755.
V.
MARIONNETTES CHEZ LES PARTICULIERS.
Le goût des marionnettes chantantes, dansantes et babillantes est
trop \if et trop généralement répandu en Italie pour que la haute so-
ciété et même la bourgeoisie n'aient pas songé à se procurer ce plaisir
à huis-clos. On ne sait nécessairement que peu de chose de ces diver-
tissemens intimes. On peut supposer néanmoins, autant qu'il est per-
mis d'en juger par quelques indiscrétions, que ces pièces jouées en
petit comité ne sont ni très prudes ni très charitables. Un soir, à Flo-
rence, M. Beyle fut introduit dans une société de riches marchands,
où il y avait un théâtre de marionnettes : « Ce théâtre, dit-il, est une
charmante bagatelle qui n'a que cinq pieds de large, et qui pourtant
offre la copie exacte d'un grand théâtre. Avant le commencement du
spectacle, on éteignit les lumières du salon Une troupe de vingt-
quatre marionnettes de huit pouces de haut, qui ont des jambes de
plomb, et qu'on a payé un sequin chacune, joua une comédie un peu
libre, abrégée de la Mandragore de Machiavel. »
A Naples, c'est encore M. Beyle qui va nous faire assister à une re-
94 MARIONNETTES SATIRIQUES A NAPLES.
présentation de ce qu'il appelle les marionnettes satiriques. Après un
serment fort sérieux d'être à jamais discret, il fut admis à prendre part
à une de ces petites débauches de malice, dans une famille de gens
d'esprit, ses anciens amis. La pièce était intitulée : Si fara si o no un
segretario di stato ? Aurons-nous un premier ministre? Le ministre en
charge (par conséquent le ministre à remplacer) est don Cechino, au-
trefois libertin fort adroit et grand séducteur de femmes, mais qui
maintenant a presque tout-à-fait perdu la mémoire. Une scène dans
laquelle don Cechino donne audience à trois personnes, un curé, un
marchand de bœufs et le frère d'un carbonaro, qui lui ont présenté
trois pétitions différentes qu'il confond sans cesse, rappelle, en la sur-
passant peut-être, la scène du drap et des moutons que brouille si
plaisamment M. Guillaume dans la farce de Patelin. Ici son excellence
parle au marchand de bœufs de son frère, qui a conspiré contre l'état
et qui subit une juste punition dans un château-fort, et au malheureux
frère, de l'inconvénient qu'il y aurait d'admettre dans le royaume deux
cents têtes de bœufs provenant des états romains. On conçoit les rires!
Dans les marionnettes de société, il y a, pour faire parler les ac-
teurs, autant de prête- voix, si je puis m'exprimer ainsi, que de rôles
dans la pièce. Les gens d'esprit qui se plaisent à ce badinage, et qui
servent d'interprètes aux personnages considérables que l'on met en
scène, les ont vus souvent la veille ou le matin, et peuvent ainsi imiter,
à s'y méprendre, leur accent, leurs tics et la tournure de leurs idées.
M. Beyle a raison de dire que cette raillerie flne, naturelle et gaie, con-
tenue dans les bornes des convenances et du bon goût, est un des plai-
sirs les plus vifs qu'on puisse se procurer dans les pays despotiques.
Avec une passion aussi prononcée, aussi générale et aussi persis-
tante pour les marionnettes, il ne faut pas s'étonner que les Italiens
aient porté ce genre de spectacle presque à sa perfection dans leur pays,
et l'aient propagé, comme nous allons le voir, dans presque toutes les
contrées de l'Europe.
II
MARIONNETTES EN ESPAGNE.
I.
IMFLCKNCE rTALIBNNI.
Le premier nom qui s'offre à nous dans l'histoire des marion-
nettes espagnoles est celui d'un habile mathématicien d'Italie, Gio-
vanni Torriani, surnommé Gianello, né à Crémone, et célèbre dans
toute l'Espagne pour plusieurs grands travaux de mécanique et d'hy-
draulique (1). Un des plus doctes critiques de cette contrée, Covarru-
vias, nous apprend, dans son Tesoro de la lengua Castellana (2), que
cet illustre étranger {gran matematico y secundo Arquimedes] apporta de
notables perfectionnemens à la construction des titeres; c'est , comme
nous avons dit, le nom qu'on donne aux marionnettes de l'autre côté
des Pyrénées. Cet emploi des éminentes facultés de Giovanni Torriani
pourrait paraître invraisemblable, si nous ne rappelions à quelle occa-
sion ce grand homme a donné pendant quelque temps cette direction
(!) Tiraboschi, Stor. délia letterat. Italiana, t, VIlî, part. 1i, p 169 et 468; part. 8*,
p. 463. Roma, 1784, in-i*.
<a) Madrid, 1611. Voce Titeret.
7
W ' AUTOMATES DE CHARLES-QUINT.
à son génie. L'empereur Charles-Quint ayant un goût très vif pour les
applications de la mécanique, les meilleurs mathématiciens de l'Alle-
magne et de l'Italie s'ingénièrent à renouveler, pour lui plaire, les
merveilles d'Eudoxe et d'Archytas. Je ne rappellerai pas tout ce qu'on
raconte de l'aigle artificiel qu'on fit, dit-on, voler à sa rencontre lors
de son entrée à Nuremberg (1), ni le prodige de la mouche de fer que
lui présenta Jean de Montroyal, et qui, comme l'a dit du Bartas en
d'assez mauvais vers :
Prit sans ayde d'autruy sa gaillarde volée,
Fit une entière ronde, et puis d'un cerceau las,
Comme ayant jugement, se percha sur son bras (2).
Giovanni Torriani gagna la faveur de Charles-Quint par l'invention
d'une horloge admirable, suivant l'expression de Tiraboschi. Il sui-
vit l'empereur en Espagne, et quand ce prince se fut retiré, en 1556,
au monastère de Saint-Just, il partagea pendâait deux ans le silence de
cette demi-sépulture. Là il s'efforçait chaque jour de relever par d'in-
génieuses inventions les esprits de son mélancolique protecteur, fati-
gué du poids de son insolite inaction. L'historien de la guerre de
Flandre, Flaminio Strada, a consigné dans le premier livre de son
kistoire plusieurs de ces détails intimes. « Charles-Quint, dit- il ^ s'oc-
eupait^ dans la solitude du monastère de Saint-Just, à construire des
horloges dont il gouvernait les roues plus aisément que celles de la
Fortune (3). Il avait pour maître en ce métier Gianello Torriani , i'Ar-
chimède de ce temps-là,... qui, chaque jour, inventait de nouvelles
mécaniques pour occuper l'esprit de Charles, avide et curieux de toutes
ces choses. Souvent, après le repas, Gianello faisait paraître sur kt
table du prince de petites figures de chevaux et d'hommes armés. Les
(1) Baldi, dans la préface de sa traduction des Automata d'Héron, parle de cet aigle et
de cette mouche comme honorant la mécanique. Bayer et d'autres les traitent de fables.
Voyez Mémoires de Trévoux, juillet 1710.
(f) Là Première Semaine, 6« jour.
(3) Ce trait prétentieux porte à faux. Aprèâ de nombreux essais, au contraire, Charles-
Quint reconnut qu'il lui était impossible de faire marcher deux horloges parfaitement
d'accord; il réfléchit alors à la folie qu'il avait eue d'employer tant de soins et de temps
À tâcher d'amener les volontés humaines à une désirable, mais chimérique uniformité.
MARIONNETTES PERFECTIONNÉES PAR TORRIANI. 94
uns battaient le tambour, les autres sonnaient du clairon; on en voyait
qui s'avançaient au pas de course les uns contre les autres comme des
ennemis, et s'attaquaient avec des lances. Quelquefois l'ingénieux
mécanicien lâchait dans la chambre de petits oiseaux de bois qui vo-
laient de tous côtés, et qui étaient construits avec un si merveilleux
artifice, qu'un jour le supérieur du couvent, qui se trouvait présent
par hasard à ce spectacle, parut craindre qu'il n'y eût en tout cela de
la magie (1). »
Toutefois il ne faut pas croire que le génie même déclinant de Char-
les-Quint ne cherchât dans l'étude de la mécanique que d'ingénieux
passe-temps. Il agitait et résolvait avec Torriani de plus utiles et plus
sérieux problèmes, entre autres, un projet hardi et gigantesque que
Gianello mit à exécution après la mort du prince, et qui consistait à
faire monter les eaux du Tage jusque sur les hauteurs de Tolède.
Les améliorations apportées au mécanisme des marionnettes par
l'habile mathématicien de Crémone ne tardèrent pas à s'introduire
dans la pratique journalière des titereros (2); car les marionnettes
n'étaient pas alors en Espagne seulement un jeu de prince, elles
avaient droit de station sur toutes les places publiques et tous les
champs de foire, et leur entrée même dans presque toutes les églises.
(1) Fl. Strada, De la guerre de Flandre, U^e I, décade l'*; tradactioo de du Rjer
retouchée.
(S) Titerero était le nom qu'on donnait aux joueurs de marionnettes du temps de Cer*
Tantes; on dit aujourd'hui titiritero. Titerista se trouve aussi, mais raremeut. Voye*
Salvador Jaciuto Polo de Médina, Obras en prossa (sic) y verso, p. 194.
i.^
II.
MARIONNETTES RELIGIEUSES EN ESPAGNE.
La prescription du xiv* chapitre du synode d'Orihuela, qui excluait
les titeres des cérémonies ecclésiastiques, n'a pas été, comme il était
aisé de le prévoir, fort exactement observée. Les statuettes de saints à
jointures mobiles et les madones frisées, fardées et à ressorts ont con-
tinué long-temps à stimuler la piété des fldèles par des moyens qui,
en d'autres contrées, auraient produit un effet contraire. Nous trou-
vons, soixante ans après le synode d'Orihuela, une preuve manifeste
de l'inexécution de ses défenses. Nous citons cette preuve de préfé-
rence à plusieurs autres, parce qu'elle se lie à des souvenirs français.
Une des victimes de Boileau , Matthieu de Montreuil , assez spirituel
d'ailleurs, du moins en prose, accompagna le cardinal Mazarin à l'île
de la Conférence , et assista aux préliminaires du mariage de l'In-
fante et de Louis XIV. Il vit à Saint-Sébastien, le jour de la Fête-
Dieu, défiler une procession où d'énormes marionnettes donnèrent à
la cour d'Espagne et à la foule des étrangers réunis dans cette ville
un bien singulier spectacle. Je laisse parler Montreuil :
PROCESSIONS ACCOMPAGNÉES DE MARIONNETTES. 101
« Après que la messe fut finie, le roy d'Espagne fut plus d'un quart d'heure
sans pouvoir sortir de l'église, ni toute la procession. La raison étoit qu'il fal-
loit attendre que les danseurs et les machines qui font partie de cette proces-
sion fussent passés. Je pris ce temps pour m'en aller à un balcon de la mai-
son où j'avois couché, à vingt pas de l'église Je ^is d'abord environ cent
hommes habillés de blanc, dansant avec des épées et des sonnettes aux jambes.
Après cela, dansoient cinquante petits garçons avec des tambours de basque,
et ceux-ci et ceux-là avec des masques de parchemin ou de tavaïolles à claire-
voie. Ensuite marchoient sept figures de roys maures, chacun sa femme der-
rière luy, et un saint Christophe, le tout de la hauteur de deux piques, de
sorte qu'on voyoit des têtes grosses comme un demi-muy, qui alloient du pair
avec les toits. Il sembloit que vingt hommes n'eussent pas pu porter la moins
lourde; cependant deux ou trois personnes cachées dedans les faisoienl danser.
Elles sont d'osier et de toile peinte, mais si estrangement que cela donne d'a-
bord de la frayeur. Dix ou douze petites et grosses machines suivoient pleines
de marionnettes. Entr'autres, je remarquay un dragon gros comme une petite
baleine, sur le dos duquel sautoient deux hommes avec des postures et des
contorsions si extravagantes, qu'ils semhloient estre possédez (1). »
Ces singulières dévotioDS se sont certainement prolongées dans toute
la Péninsule bien au-delà de cette époque, et probablement jusque
dans le cours du xix* siècle; mais cet échantillon me paraît suffire.
(1) Œuvres de M. de Montrenil; Paris, Barbin, 1671, p. Ï72-S74.
•f!:.
IIL
MARIONNETTES POPULAIRES AMBULANTES EN ESPAGNE ET EN PORTUGAL.
Dès le temps de CoTarruvias (1614), les joueurs de marionnettes
qui promenaient leurs théâtres de bourgs en bourgs étaient presque
tous étrangers (1). Il en est encore de même aujourd'hui. Quand je
dis aujourd'hui, je n'entends parler que des premières années de ce
siècle, ne connaissant pas assez bien, je l'avoue, les progrès qui s'ac-
complissent chaque jour dans les mœurs delà Péninsule. En Portugal,
ce sont surtout des Italiens qui montrent l'optique et la lanterne
magique, ce qu'on appelle vulgairement au-delà des Pyrénées tote H
mondi (2) , et ce que nous appelons la curiosité. En Espagne, parmi ces ar-
tistes nomades, on compte bon nombre de bohémiens. D'ailleurs, nous
trouvons dans ces deux contrées des traces de toutes les variétés connues
de marionnettes. 11 y en a qu'on ne montre qu'à mi-corps et qu'on ne
fait jouer qu'avec la main; il y en a qui se meuvent par des fiJs, d'au-
(1) Teswo de la lengua Castellana, au mot Tiferes. Cf. Figueroa, Plac., dise. 92.
(8) Ou tutti H mondijlce qui indique une origine italienne.
lIAHI05îfETTBS POPULAIRES EN ESPAGNE ET EN POBTCGAL. 103
très par des contre-poids ou par des ressorts. Les plus anciennes, si
je ne me trompe, celles qui se rattachent directement à l'antiquité,
ce sont les marionnettes muettes, celles que le titerero, retranché der-
rière la scène, fait agir, pendant qu'un aide, placé en vue des specta-
teurs, explique dans le plus grand détail l'action représentée. Nous
avons sous la main une charmante description de ce genre de spectacle
tracée par Michel Cervantes; nous ne ferons que la rappeler.
Un titerero de passage dans une hôtellerie de la Manche, maître
Pierre, après avoir dressé et découvert son théâtre, qu'une infinité de
petits cierges allumés rendent magnifique et resplendissant , se glisse
dans le réduit ménagé derrière la toile du fond, pour faire de là mou-
voir sa troupe de comédiens artificiels. Sur le devant vient se placer
un jeune garçon, son valet, chargé d'interpréter et d'expliquer tout
ce qui va se passer de mystérieux sur la scène. Il tient à la main une
baguette, pour désigner chacune des figures qui paraîtront. Quand tous
les gens de l'hôtellerie se sont rassemblés devant le théâtre et que don
Quichotte et Sancho se sont installés dans les meilleures places, le
truchement, ainsi que l'appelle Cervantes, commence sur le ton épique
le récit très circonstancié de l'aventure mise en action par la petite
troupe de carton peint (1).
Cette manière de représenter les marionnettes, que je crois avoir été
en usage et peut-être même la seule en usage au moyen-âge, continue
de l'être quelquefois encore, et a donné lieu , en Portugal et en Espa-
gne, à une coutume remarquable. Les aveugles, par tous pays, vont
chantant sur les chemins des romances et des complaintes. Dans la
Péninsule, les pauvres aveugles, qu'aucune institution publique ne
recueille, joignent très souvent à leurs chansons un petit théâtre de
marionnettes. Un enfant fait, tant bien que mal, agir les poupées,
pendant que l'aveugle chante ou récite l'aventure représentée, qui est
presque toujours une victoire gagnée sur les Mores ou une légende
de saint.
(1) Don Quijote, part. », cap. S5 et S6.
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THEATRES DE MARIONNETTES DANS LES VILLES D'eSPAGNE]
ET DE PORTUGAL.
Outre les marionnettes qu'on promène de villages en villages, il y a
dans toutes les grandes cités de petits théâtres de titeres, installés les
uns dans des salles closes, les autres en plein air, sur les places pu-
bliques. La première mention que je rencontre d'un théâtre de ce genre
en Espagne se trouve dans l'histoire, très amusante et fort utile pour
l'histoire des vieilles mœurs espagnoles, de la picora Justina, qui ra-
conte quelques particularités de la vie de son bisaïeul , joueur de ma-
rionnettes à Séville au milieu du xvi* siècle (1). Dans ces théâtres, d'un
ordre plus relevé que ceux qui parcourent les campagnes, on em-
ployait de préférence, dès le temps de Covarruvias, le mode de repré-
sentation qui a prévalu , et dans lequel le joueur, placé dans l'inté-
rieur de sa baraque {castillo) et retranché derrière le repostero, fait
(1) Voyez El libro de entretenimiento de la picora Justina, compuesto por cl licenciad»
Francisco de Ubeda, natural de Toledo; Brucellas, 1608, p. 60 et 61.
MAWOPI?IETTES DE SE VILLE. 106
mouvoir tous ses acteurs et prête alternativement sa voix à tous, à
l'aide du sifflet-pratique appelé pito. Cependant , en lisant avec atten-
tion un passage assez obscur de ce roman picaresque, je crois y voir
l'indication d'un procédé de représentation qui tenait le milieu entre
les deux systèmes, celui des marionnettes muettes et celui des ma-
rionnettes qui sont supposées parlantes. L'orateur des titeres de Séville,
le declarador, comme dit Cervantes, ne se bornait pas à un récit, ni à
ce que Francisco de Ubeda appelle une arenga titerera; il mêlait à sa
narration des dialogues. Ces petits discours prêtés aux personnages
et prononcés à l'aide du pito, se nommaient la platica. d'où nous avons
probablement tiré notre mot pratique ou sifflet de la pratique [i).
Je traduis le passage de la picara Justina, quoiqu'il contienne quel-
ques singularités pour lesquelles je demande grâce au lecteur : « Mon
bisaïeul, dit-elle, a tenu à Séville un théâtre de marionnettes; jamais on
n'en avait encore vu dans cette ville qui eussent une garde-robe aussi
bien fournie et un mobilier de théâtre aussi complet. Ce brave homme
était de petite taille, et pas beaucoup plus grand que du coude à la main,
de sorte qu'entre lui et ses marionnettes toute la différence était de
parler avec ou sans sifflet [cerhatana). Quant à prononcer la harangue
et à fournir à la conversation des marionnettes {la platica), c'était tout
une autre affaire. 11 avait la langue bien affilée et vive comme un
pinson; sa bouche était si grande, qu'on aurait cru que sa langue
pouvait y faire le moulinet. On avait tant de plaisir à le voir débiter sa
harangue de directeur de marionnettes (2), que, pour l'ouïr, les mar-
chandes de fruits, de châtaignes et de gâteaux d'amandes {turroneras)
couraient, entraînées à sa suite, ne laissant, pour garder leur boutique,
que leur chapeau ou leur chaufferette (3). »
Depuis long-temps, toutes les villes d'Espagne de quelque impor-
tance ont un théâtre de marionnettes établi dans une salle ordinaire-
(1) Noos Terrons, en France, Crébillon se servir de cette expression : sifflet de la
pratique, en censurant une pièce faite pour les marionnettes, ce qui semble la traduc-
tion de l'espagnol : el pito de la platica.
(8) El verte hazer la arenga titerera. TL n'était donc pas tovgoars caché derrière le
repostero.
(3) El libro de entretenimiento de la picara Justina, etc. Ibid,
106 THÉÂTRE DE MARIONNETTES A VALENCE.
ment assez grande et assez commode, où se réunit un auditoire com-
posé des classes de la société les plus diverses. Dans ce pays d'extrême
inégalité légale, il règne dans les mœurs tant de véritable égalité, que
personne ne s'aperçoit du contraste. Un de nos plus illustres savans,
conduit par d'importans travaux à Valence en 1808, assista un soir à
une représentation de marionnettes où l'attitude passionnée et turbu-
lente de l'assemblée , demi-aristocratique et demi-populaire , n'attirti
pas moins son attention que le jeu des petits acteurs. On représentait
une pièce intitulée la Mort deSénèque. Ce fameux philosophe, honneur
de Cordoue, finissait, comme dans l'histoire, par s'ouvrir les veines
dans un bain, par ordre de Néron. Les ruisseaux de sang qui jaillissaient
de ses deux bras n'étaient pas trop mal imités par le mouvement d'un
ruban rouge. Un miracle inattendu terminait le drame. Au bruit d'une
pièce d'artifice, le sage païen était enlevé au ciel dans une gloire, du
haut de laquelle il prononçait avec componction, et à la satisfaction
générale, un acte de foi en Jésus-Christ.
V.
PERSONNAGES ET REPERTOIRE DES MARIONNETTES ESPAGNOLES
ET PORTUGAISES. — ROMANCES. — COMBATS DE TAUREAUX.
L'influence italienne n'a laissé de traces en Espagne et en Portugal
que sur la partie matérielle et mécanique des théâtres de marion-
nettes. Quant aux caractères et aux sujets, ils sont restés parfaitement
empreints de l'esprit national. On a admis pourtant Polichinelle, qui
a reçu le nom de don Cristoval Pulichinela; mais, malgré ce brillant
brevet de naturalisation, il n'a guère fait, si j'en crois Clemencin (i),
que tenir compagnie aux singes savans des aveugles. Les Mores, les
chevaliers, les géans, les enchanteurs, les conquérans des deux Indes,
les personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, surtout les
saints et les ermites, sont les acteurs ordinaires des marionnettes.
Les titeres portent même si constamment l'habit religieux, surtout en
Portugal, que cette circonstance a influé sur leur nom dans ce
^1) Voyex don Diego Qeraenein, sur an passa|;e da 2e* chapitre de It S« partie de Don
Quichote, U \, p. 56; Madrid, 183Q.
108 RÉPERTOIRE DES MARIONNETTES EN ESPAGNE ET EN PORTUGAL.
royaume; on y appelle plus volontiers les acteurs de bois bonifrates
que titeres (1).
Après les légendes de saints, c'est le Romancero qui défraie le plus
habituellement le répertoire des marionnettes en Espagne. Aussi quelle
pièce maître Pierre fait-il jouer devant don Quichotte par sa petite
troupe de carton? Un drame calqué sur la romance populaire de la
belle Mélisandre, tirée des mains des Mores par le brave don GaïferoSf
son époux. Enfin je trouve dans le répertoire des marionnettes espa-
gnoles un genre de spectacle qui m'a fort surpris, quoique j'eusse dû
m'attendre à l'y trouver. En effet, s'il est dans la nature des marion-
nettes de s'appliquer à reproduire en tous pays le genre de spectacle
le plus en vogue, il est fort naturel qu'en Espagne les titeres aient fait
entrer les combats de taureaux dans leurs exercices. Ainsi ont-ils fait,
et c'est encore la picara Justina qui nous fournit cette curieuse indi-
cation.
A la suite du passage que nous avons cité et où elle raconte la vie
orageuse du titerero son bisaïeul, on trouve une allusion au taureau
des marionnettes {toro de titeres). Je traduis fidèlement ce passage,
qui offre d'ailleurs quelques autres particularités non moins nota-
bles. Après avoir loué, comme on l'a vu , l'éloquence de son bisaïeul,
si goûtée des marchandes de Séville, elle ajoute: « Par malheur,
ce pauvre diable tenait beaucoup de la nature du moineau franc; il
voulait continuellement s'appareiller, et il s'abandonna tellement aux
femmes, qu'après lui avoir mangé son argent, ses mulets, ses marion-
nettes et jusqu'aux planches de son théâtre, elles lui mangèrent la santé
et la vie, et le laissèrent aussi sec que ses marionnettes dans un hôpi-
tal. Quand il fut sur le point de rendre l'ame, il devint frénétique et
s'abandonna à de si furieux accès de rage, qu'un jour il s'imagina être
un taureau de marionnettes, et avoir à combattre une croix de pierre
placée dans la cour de l'hôpital. Il l'attaqua donc en criant: Ah!
H) Lë'èompbsitioQ du mot bonifraie indique une origine italienne. Ce mot est ancien
cependant et plus ancien peut-être que celui de titere. Bonifraie, quoique populaire, est
employé par des écrivains élcgans. Voyez Rodrigues Lobo, Carte na Aldea, cap. 8, fol. 71,
verso; Lisboa, 1619. ^,■^,,^ ^-.:.l-:ii, ;yc .■i ,i J .slcA^vliy
léPERTOIRE DES MARIONNETTES EN ESPAGNE. 109
chienne! je te nargue! (.4 perra, que te agenoî ).,... Et la sœur hospi-
talière, qui était simple et bonne femme, le voyant ainsi mourir, disait:
0 le bienheureux homme ! il est mort au pied de la croix et en lui
parlant! »
Ne vous paraît-il pas étrange qu'on osât ^rire en Espagne sur ce
ton libertin en 1608? On croirait lire un conte de Bonaventure des
Periers ou une historiette facétieuse de Henry Estienne.
Ainsi les marionnettes se modèlent constamment sur le génie des
diverses nations qui les adoptent. En France, où nous allons les voir
aimées et recherchées par le peuple et parle beau monde, elles se sont
laites à notre image. Le modèle prêtait.
ia
III
liRIONHETTES EN FRANGE.
rir
lum M ^mmuiuit
I.
0RI6I!«E DD MOT MARIONNETTE.
J'ai déjà beaucoup parlé des marionnettes, et je n'ai pourtant rien
dit encore du sens ni de l'origine de leur nom. C'est que ce mot, étant
tout-à-fait propre à laFrance, et différant absolument des dénominations
données par les autres peuples aux comédiens de bois (1), j'ai cru de-
Toir ajourner toute explication sur ce point jusqu'au moment où je trai-
terais de cette branche du théâtre en France. Il y a d'ailleurs tant de
counexité entre le mot et la chose, que, quand nous aurons étudié
l'un avec soin, nous aurons fait un très grand pas dans la connaissance
de l'autre.
On pourrait croire, au premier coup d'oeil, que le nom de marion-
nettes nous est venu des Maries de bois, Marie di legno, que nous avons
vues à Venise remplacer, au xiv* siècle, les jeunes filles qui avaient
fait jusque-là l'ornement de la fête annuelle délie Marie. Il y a en effet
entre ces deux locutions une évidente analogie de formation; mais il
(1) Bien que les Allemands aient reçu le mot marionnette et ses composes Marionetten~
theater, etc., le Téritable mot germain est Puppe, d'où Puppenspiel, Puppenspieler, etc.
8
\\A ORIGINE DU MOT MARIONNETTE.
n'y a eu entre elles aucune filiation étymologique. Comme du nom
latin Maria le moyen -âge avait formé Mariola, diminutif qui des
jeunes filles passa aux petites figures de la Vierge exposées à la véné-
ration publique dans les églises et dans les carrefours, de même à la
naissance de notre langue nos pères ont dérivé du nom de Marie plu-
sieurs gracieux diminutifs, Marote, Mariotte, Mariole, Mariette, Ma-
rion, puis Marionnette (i). Tous ces noms affectueux et caressans furent
appliqués d'abord à de jeunes filles, comme on le voit dans nos an-
ciennes poésies, notamment dans le Jeu de Robin et Marion, où abondent
ces dénominations mignardes. Nous trouvons au xiii^ siècle, dans une
des pastourelles qui font partie de ce qu'on peut appeler le cycle de
Robin et Marion, le joli nom de Marionnette donné à la jeune et gen-
tille Marion :
Hé ! Marionnette, tant aimée t'ai (2) !
Ces douces et tendres dénominations ne tardèrent pas à être appli-
quées aux petites statues de la Vierge, que l'on offrait, bien attifées et
couverts de bijoux, à la dévotion de la foule, témoin ces vers d'un vieux
poème :
Devant ne saî quel Mariole^
Ki tient un enfant et accole,
Toute jour s'aloit accroupant (3).
Plusieurs rues du vieux Paris, dans lesquelles on vendait ou dans
lesquelles étaient exposées de ces petites images de la Vierge et des
saints, furent appelées, les unes rues des marmouzets, les autres rues
des mariettes, et un peu plus tard rues des marionnettes.
Cependant, comme l'ironie se glisse partout, on ne tarda pas à
détourner le sens aimable ou religieux des mois Marote, Mariotte et Ma-
rionnette, pour leur donner un sens profane ou railleur. On fredon-
(1) C'est aussi l'avis de Gilles Ménage. Voy. Dictionnaire étymologique de la langue
françoise, au mot Marionnettes. Ménage tyoute avec raison : « Bochard a nfiil rencontré
en dérivant marionnette du latin mono. »
(2) Voyez la sixième des pastourelles publiées par M. Francisque Michel, à la SHÎte du
Jeu de Robin et Marion, dans le Théâtre français au moyen^âge, p. 35.
(3) Du Gange, Glossar. mediœ et infim, Latinit., voce Mariola.
MARMOt'ZFTS ET M.4RI0TTES. H5
nait dans les rues et dans les tavernes, au xv siècle, un certain chant
Marionnette, qui semble n'avoir clé guère plus cliaste que la chanson
Ouvrez votre huys. Guillaumette (1). On appela et on appelle encore wa-
rotte le sceptre des fous à titre d'office, « à cause, dit Ménage, de la tète
de marionnette, c'est-à-dire de petite fille, » qui le surmonte; enfin les
bateleurs forains nommèrent irrévérencieusement leurs acteurs et
leurs actrices de bois marmouzets et mariottes. Je lis dans la jolie pièce
intitulée Ballade par laquelle Villon crye mercy à chascun :
A fillettes monstrans tëtins
Pour avoir plus largement hostes,
 ribleurs, meneui's de hutins,
A basteleurs traynans marmottes,
A folz et folles, sotz et sottes
Qui s'en vont sifflant cinq et six,
A marmouzets et mariottes,
Je crye à toutes gens merciz (2).
A la fin du xvr siècle et au commencement du xvn*, plusieurs écri-
vains de croyance protestante ou d'humeur sceptique se plurent à con-
fondre dans une intention mo(jueuse le sens religieux et le sen? pro-»
fane des mots marmouzets et marionnettes, Henry Estienne, s'élevant,
dans l'Apologie pour Hérodote, contre les châtimens infligés aux cal^
vinistes pour la mutilation des madones et des figures de saints, s'é»
crie: a Jamais les Égyptiens n'ont fait si cruelle vengeance du meurtre
commis en leurs cl^ats, qu'on a veu faire, de nostre temps, de ceux qui
avoient mutilé quelque marmouzet et quelque marionnette (3). »
Je dois mentionner ici, pour mémoire, une triste et singulière ac-
ception du mot marionnette, acception bien certaine, quoiqu'elle ne
soit consignée dans aucun dictionnaire de la langue. Non-seulement
(1) Voyez dans les Œuvres de maistre François Villon, le Graxid testament, CLIV» hui-
tain, p. 235, édit. Prompsault.
(2) Œuvres de Villon, ballade xv, p. 2i6. Da temps de Ménage, on nommait en Lan-
guedoc, et on y nomme peut-être encore nos marionnettes, mariottes. Voy. Dictionnaire
étymologique, etc., au mot Marote.
(3) Apologie pour Hérodote, diacoors prélimioaire, 1 1, p. tn, édit. de Ledocliat.
416 MARIONNETTES DES SORCIERS.
on a nommé marionnettes, au xvi* siècle, toutes sortes de statuettes à
ressorts, sacrées ou profanes; mais, par une bizarre extension, on a
donné ce nom aux poupées soi-disant surnaturelles et aux bestioles
supposées malfaisantes, qu'on accusait les prétendus sorciers de nour-
rir et d'entretenir auprès d'eux comme démons familiers ou comme
idoles. Dans un incroyable volume imprimé à Paris en 1622, Pierre
de l'Ancre, conseiller du roi en son conseil (1), a rassemblé et com-
menté les extraits de dix à douze procédures criminelles, dirigées de
1603 à 1615 contre divers pauvres idiots accusés de magie, et à qui
l'on imputait « d'avoir tenu à l'estroit et gouverné en leur maison des
marionnettes (qui sont de petits diablotaux, ayant d'ordinaire forme de
crapauds, aucunes fois de guenons, tousjours très hideuses...), qu'ils
nounissent d'une bouillie composée de laict et de farine, leur donnant
par révérence le premier morceau, les consultant sur toutes leurs af-
faires, voyages et négoces, disant qu'il y a pour eux plus d'acquêt en
telles bestes qu'en Dieu; qu'ils ne gagnent rien à regarder Dieu, et que
leurs marionnettes leur rapportent tousjours quelque chose, etc.. »
Ce qu'il y a de profondément triste au milieu de ces bouffonneries
judiciaires, c'est que ces odieux et inconcevables procès étaient tou-
jours accompagnés de la question, et se terminaient d'ordinaire par
cette sinistre formule : « Condamnez par sentence à estre pendus et
brûlez. » Hâtons-nous de clore cette lugubre digression, et de revenir
à nos bonnes et innocentes marioles ou marionnettes.
(1) L'incrédulité et mescréance du sortilège pleinement convaincues; Paris, 16M, in-4*,
p. 617, 791, 801, 803.
II
MARIONNETTES lELlGIEUSES EN FBAHCE.
Les prestiges de la sculpture mobile, destinés à accroître sur les
fidèles l'impression salutaire des cérémonies du culte, n'ont guère été
moins usités dans les églises de France que dans celles d'Espagne et
d'Italie. En quelques lieux même, l'emploi religieux de la statuaire à
ressorts s'est prolongé bien au-delà du moyen-âge et n'a tout-à-fait dis-
paru que dans les temps modernes. Je vais citer un échantillon de cette
curieuse persistance. A Dieppe, comme partout où domine une popula-
tion de marins, la Vierge est l'objet d'un culte passionné. La retraite
des Anglais, obligés de lever le siège de cette ville en 1443, la veille
de l'Assomption, augmenta encore cette disposition pieuse. En mé-
moire de ce succès, le dauphin, depuis Louis XI, offrit à l'église Saint-
Jacques une statue de la Vierge en pur argent. Les Dieppois, de leur
côté, instituèrent une confrérie, et le clergé, dans l'intérieur de Saint-
Jacques, redoubla l'éclat dramatique des offices de l'Assomption, qu'on
appelait, dans la langue du pays, les mitouries de la mi-août (1). Ces
(1) Ce nom n'est-il pas une corruption du mot mysteries employé par les Anglo-Nor»
maiuls?
118 MARIONNETTES RELIGIEUSES EN FRANCE.
jeux consistaient, dans l'intérieur de l'église, en une pantomime, dont
les acteurs étaient quelques prêtres et plusieurs laïques, aidés de di-
verses figures mises en mouvement par des fils ou des ressorts. Je lis
dans une histoire de Dieppe écrite au dernier siècle qu'on élevait chaque
année dans Saint-Jacques, au-dessus de la contre-table du chœur, une
tribune dont le haut touchait à la voûte de l'église, laquelle était par-
semée d'étoiles sur un fond d'azur. Au sommet de cette espèce de
théâtre, assis sur un nuage, apparaissait le Père éternel sous les traits
d'un vieiUard. Autour de lui voltigeaient^ des anges, allant, venant,
prenant ses ordres, agitant leurs ailes; d'autres embouchaient la trom-
pette avec tant d'à-propos, pendant certains jeux d'orgue, que les sons
semblaient sortir de leurs instrumens. Ces anges-marionnettes, dit un
plus récent historien, faisaient de vrais prodiges (1). Cependant la
Vierge reposait au niveau du sol, étendue sur son lit mortuaire, en-
tourée d'arbustes et de fleurs dans une sorte de grotte de Gethsemani.
Deux anges, sur un signe du Père éternel, venaient la prendre au com-
mencement de la messe, et la portaient au ciel assez lentement pour
qu'elle n'arrivât dans le giron de Dieu qu'au moment de l'adoration.
Pendant son assomption, la statue de Marie levait les bras et la tête,
de temps à autre, pour témoigner son désir d'arriver au ciel. Quand l'of-
fice était achevé et qu'on voulait éteindre les cierges, deux anges qui
les avaient allumés semblaient s'y opposer en voltigeant, et il fallait
beaucoup d'adroite précision pour parvenir à éteindre surtout ceux
qu'ils portaient. On entretenait un machiniste pour conduire et soigner
les ressorts de toutes ces figures. C'était une des merveilles de ce temps,
et la curiosité d'en voir l'effet attirait chaque année une grande af-
fluence d'étrangers à Dieppe (2).
Le mystère de Noël et celui de l'Annonciation étaient aussi célébrés
dans l'église de Saint-Jacques et toujours au moyen de figures à res-
sorts ou mues par des fils. 11 est dit, dans une chronique manuscrite
citée par M. Vitet, que plusieurs de ces statues mécaniques étaient pla-
(1) M. L. Vitet, dans son Histoire de Dieppe, p. 35-47, édit. Gosselin.
(2) Voyez M. Desmarquets, Mémoire chronologique pour servir à l'histoire de Dieppe ,
tome !•', p. 68-85.
LES MITOURIES DE DIEPPE. H9
cées danè des piliers creux et travaillées avec assez d'art pour qu'on
ne pût apercevoir les contre-poids qui les faisaient agir. Au moment
même où j'écris, M. Mérimée veut bien m'apprendre qu'un de ces pi-
iiêrs ereux s'est affaibli par le vice de sa construction, et qu'on est obligé
de le reconstruire. Ces jeux ecclésiastiques se prolongèrent jusqu'en
1647. Alors Louis XIV et la régente, sa mère, ayant passé par Dieppe la
veille de l'Assomption , assistèrent aux mitouries, dont ils furent assez
mal édifiés. Ordre fut donné de les supprimer, et il ne subsista plus
que la grande montre ou procession de la confrérie et la représenta-
tion plus développée du mystère de l'Assomption joué devant l'hôtel-
de-ville, sur la place du marché, et suivie le jour d'après d'une mo-
ralité. Ces dernières cérémonies furent elles-même interdites en 1684f
par un mandement de l'autorité ecclésiastique, confirmé par un arrêt
du parlement de Rouen. Tel était, d'ailleurs, l'amour des Dieppois pour
ces représentations, qu'ils eii conservèrent les machines en magasin
jusqu'au bombardement de 1694, qui en occasionna l'incendie.
Expulsées presque partout des églises, les marionnettes religieuses
continuèrent de se montrer au dehors. Les vies des saintes et des
martyrs, les plus belles histoires de la Bible, et, par-dessus tout, les
deux grands mystères du Nouveau Testament, la pastorale de Beth-
léem et la tragédie du Calvaire, ne cessèrent d'être représentés par des
figurines de bois ou de carton, et cela non-seulement dans les cam-
pagnes et les bourgades qui n'avaient pas, comme les grandes villes,
de solennelles représentations par personnages {{), mais dans les prin-
cipales cités du royaume et à Paris même, devant la porte des couvens
et dans les parvis des églises. Elles ont survécu aux mystères. Protes-
tans et frondeurs ont eu beau se moquer de cet usage, ils n'ont pu le
détruire, et leurs railleries mêmes le constatent. On lit dans une
maxarinade de 1639, intitulée Passeport de Mazarin:
Adieu, père aux marionnettes.
Adieu, l'auteur des Théatins!
(1) J« mû même testé de croire qu'on disait, aux xv« et xn* siècles, mystères par per-
sonnages, par oppositioa aux mjstères représeutés au moyeu de figurines de cire ou de bois.
120 MARIONNETTES DES THÉATINS.
Ces religieux, installés à Paris par le cardinal Mazarin, se servaient, en
effet, de petites figures à ressorts pour donner au peuple le spectacle
de la crèche, non pas, comme l'a dit Dulaure, dans leur église ou en
chaire (1), mais à la porte de leur couvent. On lit dans une autre ma-
zarinade, intitulée Lettre au cardinal burlesque :
Et votre troupe théatine.
Ne voyant pas de sûreté
En notre ville et vicomte,
A fait Flandre, et dans ses cachettes
A serré les marionnettes,
Qu'elle faisoit voir ci-devant
Dans les derniers jours de TAvent.
Ces représentations pieuses, passées aux mains des laïques, n'ont pas
cessé d'édifier et d'amuser le peuple dans les environs des églises. A
Paris même, en plein xvni* siècle, on voyait des figures de cire mou-
vantes représenter la Passion et la Crèche sur le Petit-Pont de l'Hôtel-
Dieu. Tous les ans, les affiches de Paris annonçaient ces spectacles au
nioment de la fermeture de tous les autres. Voici une de ces annonces
que je transcris comnie échantillon : « Messieurs et dames, la passion
de notre Seigneur Jésus-Christ en figures de cire mouvantes comme
le naturel se représente depuis le dimanche de la Passion, et continue
jusqu'au jour de Quasimodo inclusivement. Ce spectacle est digne de
l'admiration du public, tant par les changemens de ses décorations
que par le digne sujet qu'il représente. C'est toujours sur le pont de
l'Hôtel-Dieu, rue de la Bûcherie, où de tous temps s'est représentée la
Crèche (2). »
En 1777, quelques mois avant l'arrivée triomphale de Voltaire à
Paris, on annonçait dans un quartier populeux ce spectacle biblique :
« L'origine du monde et 'la chute du premier homme, spectacle de pein-
ture, de mécanique et de musique, en cihq actes,' tiré du Paradis perdu
de Milton, composé et exécuté par le sieur Josse, rue Grénéta. » Il en
(1) Histoire de Paris, t. V, p. 161 et suiv., 6» édit.
(2) Affiches de Boudet, 4 avril et 29 décembre 1746. Ces annonces se répétaient deux
fois tous les ans, à Noël et à Pà]nes.
MARIONNETTES RELIGIEUSES DANS LES FOIRES. 121
était de même dans les provinces. Je possède un programme daté de
Reims, do avril 1775; il est ainsi conçu : «Explication du Jugement
universel, tragédie, par le sieur Ardax du mont Liban. Cette pièce sera
composée de trois mille cinq cents figures en bas-relief que l'on fera
changer et marcher selon l'ordre qu'on leur imposera. L'auteur, qui
n'a d'autre but que d'édifier le public en le récréant, a suivi les livres
saints. » Puis vient l'analyse circonstanciée de chacun des cinq actes. « Le
premier montrera la vallée de Josaphat à la dernière heure du monde;
le second représentera la résurrection des morts au son de la trom-
pette et des paroles redoutables : Surgite, mortui, venite ad judicium.
Au troisième, on verra non seulement la terre et les tombeaux, mais
encore la mer rendre les morts qu'elle a engloutis; au quatrième, le
souverain juge viendra séparer les réprouvés et les élus; au cinquième,
apparaîtront le monde retombé dans son premier chaos, puis l'enfer
et enfin la cour céleste, récompense des bienheureux. » Ce spectacle
était pantomime et accompagné d'une explication orale, comme celles
que nous avons vues dans les bas siècles de l'antiquité et au moyen-
âge. L'auteur a soin d'annoncer qu'il y aura un orateur chargé de
citer les passages de l'Écriture sainte et de prévenir l'assemblée respec-
table des différens sujets qui rempliront les actes.
Dans presque toutes les provinces de France, de pareilles représen-
tations demi-religieuses et demi- populaires ont continué et continuent
encore d'instruire et de récréer la foule. 11 n'y a personne qui n'ait vu,
quelque part en France, les Mystères de la Passion ou de la Nativité.
joués par les marionnettes, à côté de Paul et Virginie et d'Atala. Au-
jourd'hui même, les Crèches de Marseille sont célèbres dans tout le
midi de la France (1).
Ces représentations ne sont pas toujours aussi édifiantes. Il y a peu
d'années , d'agiles marionnettes jouaient dans les provinces et notam-
ment dans le pays chartrain, le dirai-je? la Tentation de saint Antoine,
(I) M. Hone, dans son savant ouvrajje sur les Anciens Mystères, s'est trompé, en attri-
buant à un théâtre de marionnettes une représentation grossière de la naissance de Jésus-
Christ, donnée sur le port de Dieppe, en 1822. Cette représentation, dont le récit a été
l'occasion d'un procès contre le Miroir, était exécutée par des actettrs ambulaos. Il aurait
été facile à l'babile critique de citer d'autres exemples. ^ . V '] ^ -, _
iSi liAltlONHEttES DANft LSS FOIRES.
On chantait, en guise de canticum explicatif, la célèbre chanson de Se-
daine, composée, comme on àait, pour la fête d'une Toinette. Il y avait
autant de tableaux dans le drame que de couplets dans la chanson :
PREHIER TABLEA.U»
Ciel ! Tunivers vâ-t-il donc se dissoudre?
Quel bruit, quels cris!... je Vois la foudrô
Devant moi tomber en éclat.
Tout est en poudre
Sur mon grabatl....»
DEUXIEME TABLEAU (Prière du saint).
......Par ta grâce,
Fds que je chasse
L'enfer de ces lieux!
TROISIÈME TABLEAU (qui pouvait offrir un assez piquant défilé).
On vil sortir d'une grotte profonde
Mille démons
De tous les cantons
De la ville et de la campagne,
De la Cochinchine et d'Espagne,
De bruns, de blonds et de châtains
QUATRIÈME TABLEAU (grotesqUC).
Quelques-uns prirent le cochon
De ce bon saint Antoine,
Et, lui mettant un capuchon.
Ils en firent un moine...
CINQUIÈME TABLËAD.
Sur un sofa,
Une diablesse en falbala.
Aux regards fripons, etc.
saiÈME TABLEAU ET BALLET (très animé).
Le diable dit ; — Garçons!..,
MARIOIfTfETTBS BARS LES FOIUS. i23
Prenei le patron!
Tirez-le par son cordon;
Bon!
— Messieurs les démons,
Laissez-moi donc!
— Non!
Tu chanteras.
Tu sauteras.
Tu danseras!...
SEPTIÈME TABLEAU ET DÉ!<oiniE!rT (fort édifiant).
Notre saint prit son goupillon....
tel qu*un voleur sitôt qu'il voit mâJn f^é,
Tel qu'un soldat à l'aspect des prévôts.
On vit s'enfuir l'infernale cohorte.
Et s'abîmer dans ses aOreux cachots.
J'ai voulu surtout, par cette citation , faire comprendre ce qu'étaient
les cantica dans l'antiquité et pendant le moyen-âge.
\^\\
m.
PREMIERES MARIONNETTES POPULAIRES. -- JEAN DES VIGNES.
Pouvons-nous dire avec une certaine précision à quelle époque le
nom de marionnettes a commencé de s'appliquer aux poupées théâ-
trales, en échange de leur ancien nom de marmouzets. de manettes et
de marioles? La première mention que j'aie rencontrée jusqu'à pré-
sent du mot marionnette, pris dans l'acception d'un jeu scénique et po-
pulaire, se trouve dans les Sérées de Guillaume Bouchot, sieur de
Brocourt. Ce livre est un recueil d'historiettes facétieuses, dont la
première partie parut en 1584 et les deux dernières en 1608, environ
deux ans après la mort de l'auteur. Je lis dans la xvni' sérée, qui
traite des boiteux , boiteuses et aveugles : « Et luy vont dire qu'on
trou voit aux badineries, bastelleries et marionnettes, Tabary, Jehan
des Vignes et Franc-à-Tripe, toujours boiteux, et le badin ès-farces de
France, bossu ; faisant tous ces contrefaicts quelques tours de cham-
picerie sur les théâtres. » Ainsi, entre 1590 et 1600, il y avait en
France des théâtres de marionnettes établis et portant ce nom; seule-
ment il ne paraît pas qu'on y vît alors les personnages et les caractères
qu'on y a vus depuis, et qu'on y voit encore. En effet, les marion-
MARIONNETTES POPUlAmES EN FRANCE. ^25
nettes des xv« et xvi' siècles ont dû, suivant la loi constante de leur
nature , emprunter les noms , les caractères et les costumes des co-
miques nationaux les plus en vogue de leur temps. A la fin du xvi* siè-
cle, elles durent revêtir l'accoutrement de Jehan des Vignes et de Tabary,
qu'il ne faut pas confondre avec Tabarin, quoiqu'il soit peut-être un peu
son aïeul. Jehan des Vignes, à en juger par la manière dont a parlé de
lui Bonaventure des Périers (1), devait être le roi des tréteaux d'alors,
et méritait à ce titre d'être le héros des marionnettes. Son nom même,
légèrement altéré et devenu Jean de la Ville, est encore aujourd'hui
celui d'un bonhomme de bois, haut de trois ou quatre pouces, composé
de plusieurs morceaux qui s'emboîtent et se démontent , et que nos
joueurs de gobelets escamotent très aisément (2). Quoi qu'il en soit,
les petits acteurs de bois n'ont abandonné les noms et les vêtemens de
nos comiques nationaux, pour prendre ceux d'Arlequin, de Pantalon
et de Polichinelle, qu'à une époque un peu plus récente, et seulement
après que les comédiens d'Italie, fixés en France sous Henri IV, eurent
naturalisé chez nous ces types étrangers. Quand je dis étrangers, je fais
une réserve expresse pour le seigneur Polichinelle et pour dame Gi-
gogne, deux caractères que je maintiens aussi français que ceux de
Gilles, de Paillasse et de Pierrot. J'ai déjà effleuré ce point d'histoire à
l'occasion du Maccus antique; c'est ici le moment de traiter ce sujet à
fond. Parlons donc une bonne fois de Polichinelle, comme Montesquieu
d'Alexandre, tout à notre aise.
(1) Voyez Discours non moins mélancoliques que divers, cbap. xi.
(3) Cette marionnette et la manière de s'en senrir sont décrites dans Decramps, Testa-'
ment de Jérôme Scharp, p. 246. On appelle encore ce pantin Godenot, comme on peut
voir dans le premier /ac/um de Furetière. M. Francisque Michel, qui Ta publier un sarant
ouvrage sur l'argot, couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, m'apprend
que, dans cette sorte de langage cyniquement métaphorique, on nomme un crucifix un
Jean de la Vigne, probablement par une vague et sacrilège réminiscence des anciennes
marionnettes religieuses et des crucifix mobiles. Go appelle par la même raison, dans la
langus picaresque, un pistolet un crucifix à ressorts.
IV.
PQLICBII^BLLK.
On a dit souvent et j'ai répété, après beaucoup d'autres (1), que Poli-
chinelle descend en ligne droite de Maccus, personnage grotesque des
Atellanes, natif d'Acerra, sur le territoire osque, dont le nom ancien
signifie , comme celui du Calabrais Pulcinella, son héritier, un pous-
sin, un cocbet, quoiqu'à vrai dire les figurines antiques qui nous ont
transmis les traits du Maccus de Campanie annoncent beaucoup moins
un Cochet qu'un vrai coq, et même un coq d'un âge très mûr. Yoici,
je crois, ce qu'il y a d'admissible dans cette descendance : le Pulei^
nella de Naples, grand garçon aussi droit qu'un autre, bruyant, alerte,
sensuel, au long nez crochu, au demi-masque noir, au bonnet gris
et pyramidal, à la camisole blanche, sans fraise, au large pantalon blanc
plissé et serré à la ceinture par une cordelière à laquelle pend quelque-
fois une clochette, Pulcinella, dis-je, peut bien, à la rigueur, rappeler le
(1) Origines du théâtre moderne; introduct., p. i7 et i8.
GÉNÉALOGIE DE POLICHINELLE. 127
Mimus Albus et de très loin le Maccus antique (1); mais il n'a, sauf son
uez en bec et son nom d'oiseau, aucune parenté ni ressemblance avec
notre Polichinelle. Pour un trait de ressemblance, on signalerait dix
contrastes. Polichinelle, tel que nous l'avons fait ou refait, présente
au plus haut degré l'humeur et la physionomie gauloises. Je dirai
même, pour ne rien cacher de ma pensée, que, sous l'exagération
obligée d'une loyale caricature, Polichinelle laisse percer le type po-
pulaire, je n'ose dire d'Henri IV, mais tout au moins de l'officier gas-
con imitant les allures du maître dans la salle des gardes du château
de Saint-Germain ou du vieux Louvre. Quant à la bosse, Guillaume
Bouchet vient de nous apprendre qu'elle a été de temps immémorial
l'apanage du badin ès-farces de France. On appelait, au xiii* siècle,
Adam de la Halle le bossu cTArras, non pas qu'il fût bossu, mais à
cause de sa verve railleuse :
On m'appelle bochu , mais je ne le suis mie'(S).
Et, quant à la seconde bosse, qui brille de surcroît sous le clinquant
de son pourpoint à paillettes, elle rappelle la cuirasse luisante et bom-
bée des gens de guerre et les ventres à la poulaine alors à la mode, et
qui imitaient la courbure de la cuirasse (3). Le chapeau même de Poli-
chinelle (je ne parle pas de son tricorne moderne, mais du feutre à bords
retroussés qu'il portait encore au xvu« siècle) était la coiffure des cava-
liers du temps, le chapeau à la Henri IV. Enfin il n'y a pas jusqu'à cer-
tains traits caractéristiques du visage, jusqu'à l'humeur hardie, joviale,
amoureuse du bon drille, qui ne rappellent, en charge, les qualités
avantageuses et les défauts du Béarnais. Bref, malgré son nom napoli-
tain, Polichinelle me paraît un type entièrement national et une des
créations les plus spontanées et les plus vivaces de la fantaisie française.
(1) C'éUit l'ftvu d« son plus spirituel généalogiste, le p«tit abbé Galiani, et aussi de
M. Arnault. Voyez Souvenirs d'un Sexagénaire, p. 195 et 397.
(2) Voyez la Chanson du roi de Sicile, vers 69, dans la Collection des chroniques Tiatùy-
noies de M. Bucbon, t. YUI, p. 35.
(3) Notez que les bosses de Polichinelle étaient alors bien moins prééminentes qn'aa-
jourd'hui, comme le prouve la gravure du tome V du Théâtre de la foire, p. 47, qui date de
1723.
128 POLICHINELLE-MARIONNETTE.
Mais Polichinelle acteur vivant n'est pas encore Polichinelle-marion-
nette. A quelle époque a-t-il passé des tréteaux dans les troupes des
comédiens de bois? Tout me porte à croire que cet événement a eu
lieu vers 4630, et un document que M. Moreau , l'exact et ingénieux
éditeur des Mazarinades, a bien voulu me signaler, donne une grande
vraisemblance à cette conjecture. Parmi les nombreuses satires poli-
tiques qui inondèrent Paris en 1649, il en est une fort peu remarquée,
intitulée Lettre de Polichinelle à Jules Mazarin. Cette lettre, quoiqu'en
prose, se termine par les trois vers suivans en guise de signature :
a Pour vous servir, si l'occasion s'en présente,
Je suis Polichinelle,
Qui fait la sentinelle
A la porte de Nesle. »
Quel que soit le pamphlétaire caché sous ce nom fantastique, il de-
meure certain qu'en 1649 Polichinelle avait son théâtre établi sur la
rive gauche de la Seine, vis-à-vis le Louvre, à la porte de Nesle, ce qui
s'accorde exactement, ainsi que nous le verrons tout à l'heure, avec
l'adresse du fameux joueur de marionnettes, Jean Brioché ou Brioc-
ci (1), comme quelques-uns l'appellent.
Le peu que nous savons de l'ancien répertoire de Polichinelle con-
firme toute cette chronologie. Une tradition qui subsiste encore, et
que se transmettent tous les vrais enfans de Paris, de Chartres et d'Or-
léans, a conservé l'air et quelques couplets de la fameuse chanson de
Polichinelle : Je suis le fameux Mignolet, général des Espagnolets, dont
les Guignol d'il y a vingt ans nous donnaient encore le régal dans
les bons jours. Cette chanson rattache avec certitude Polichinelle
au règne d'Henri IV et à nos longs démêlés avec l'Espagne. Une pe-
tite marionnette galonnée sur toutes les coutures, quelquefois Poli-
chinelle lui-même parodiant Mignolet, entonnait la chanson suivante,
qui était aussi populaire à la fin du xvi^ siècle que la chanson de MarU
borough à la fln du xvIl^ Elle est pourtant inédite, et je n'en puis
donner ici que quelques strophes dont la rime et la mesure boitent
(1) Entre autres, Kninitz, Encyclopédie, au mot Schauspiei.
LA CHANSON DE POLICOIXELLE. 429
un peu, mais dont le jet et le tour ne manquent pas d'un certain
élan original :
Je suis le fameux Mignolet,
Général des Espagnolets;
Quand je marche, la terre tremble;
C'est moi qui conduis le soleil.
Et je ne crois pas qu'en ce monde
On puisse trouver mon pareil.
Les murailles de mes palais
Sont bâties des os des Anglais;
Toutes mes salles sont dallées
De tètes de sergens d'armées
Que dans les combats j'ai tués (bis).
Je Yeux avant qu'il soit minuit
A moi tout seul prendre Paris;
Par-dessus les tours Notre-Dame
La Seine je ferai passer;
Des langues des filles, des femmes,
Saint-Omer je ferai paver....
Comment se fait-il que le meilleur ami de Polichinelle, le philologue
enthousiaste des moindres brimborions du xvi^ siècle, Charles Nodier,
n'ait pas recueilli cette pièce et ne l'ait pas fait graver sur vélin et en
lettres d'or? 0 tiédeur de l'amitié!
L'air de ces couplets n'est pas moins remarquable que les paroles.
Un très bon juge en ces matières et en beaucoup d'autres, M. Edouard
Fournier (1), m'assure que c'est l'air très connu : Monsieur le prévôt
des marchands, vous vous moquez pas mal des gens (2), qui n'est autre
que celui de l'Échelle du Temple, sur lequel, suivant Mersevein, on
chanta la plupart des mazarinades, et qui lui-même était renouvelé de
l'air des Rochelois, composé, dit-on, pour le cardinal de Richelieu. On
voit que cela nous conduit bien près de l'époque à laquelle je crois
(1) M. Edouard Fournier, à réruditlon duquel je dois plusieurs autres obligeantes et
utiles communications, prépare une histoire des airs et des chansons historiques.
(ï) Cet air est noté dam la Clé du Caveau: Paris, 18J6, n" 763.
9
130 I.K DRAMK POriLAFRi: I)K POMCHINELLK.
pouvoir reporter notre chanson, c'est-;i-diro un peu avant ou un peu
après le traité de Vervins.
Voici encore un fragment que la tradition a conservé du vieux ré-
pertoire de Polichinelle. Un mendiant se présente à sa porte; il va
l'éconduire; le mendiant se dit aveugle; Polichinelle est touché; le
mendiant demande une aumône au nom de Dieu. Ici vient un blas-
phème dans le goût de celui du don Juan de Molière; puis, élevant la
voix, il s'écrie: «Jacqueline, voici de pauvres aveugles; vite! la clé
de mon coffre-fort, que je leur donne un patard! » Je ne puis affirmer
que dès cette époque Polichinelle eût déjà la mauvaise habitude de
jouer du bâton et d'assommer gaiement tout le monde, femme, enfant,
voisin, archers, commissaire; je ne sais s'il avait dès-lors le talent
d'attacher le bourreau à sa potence et d'enferrer le diable avec sa
fourche; je le crois pourtant, car pendre le bourreau et tuer le diable,
c'est là tout Polichinelle, le grand burlador, non pas seulement de Sé-
ville, fi donc! mais du monde entier.
Nous ne possédons malheureusement pas le texte authentique du
fameux drame de Polichinelle. On a essayé en 1838 de fixer par l'im-
pression cette œuvre essentiellement traditionnelle. L'idée était bonne;
mais l'exécution est demeurée imparfaite. Le texte que nous a donné
M. Jules Rémond n'est qu'un canevas dépourvu de tous les développe-
mens drolatiques qui ont élevé si haut la gloire de cette poétique et
folle production (1).
(1) Voyez Polichinelle, farce en trois actes, pour amuser les grands et les petits en-
fans, publiée par Jules Rémond, illustrée de vignettes par Matthieu Gringoire (George
Cruikshank); Paris, 1838, in-16.
V.
DAME GIGOGNE.
Vous croyez peut-être, tous qui me lisez en courant, qu'il n'y a ria»
de plus facile que de tous dire l'âge et l'origine de dame Gigogne,
cette sœur roturière de Grandgousier et de Gai^amelle : Je ne puis vous
laisser dans cette erreur. Ce n'est pas sans beaucoup de temps perdu
que j'ai recueilli la mince pacotille de renseignemens que je xais vous
présenter. Dame Gigogne est, je crois, contemporaine de Polichinelle,
ou de bien peu d'années sa cadette; eUc a commencé, comme lui, à
s'ébattre, en personne naturelle, sur les théâtres et même à te co«r de
France : on l'a vue aux Halles , au Louvre , au Marais et à l'hôtel de
Bourgogne, avant de l'applaudir dans la troupe des acteurs de bois.
Je lis dans le journal manuscrit du Théâtre-Français, à la date de
1602 : « Les Enfans-sans-souci, qui teutoient l'impossible pour se sou-
tenir au théâtre des Halles , imaginèrent un nouveau caractère pour
rendre leurs farces plus plaisantes. L'un d'eux se travestit en femme
et parut sous le nom de M*"» Gig(^e; ce personnage plut extrême-
132 ORIGINE DE DAME GIGOGNE.
ment, et, depuis ce jour, il a toujours été rendu par des hommes (i). »
Les frères Parfait confirment cette indication (2).
Dame Gigogne ne tarda pas à se montrer sur un plus grand théâtre.
L'abbé de Marolles nous l'apprend, mais dans le style obscur et entor-
tillé qui lui est propre : « Entre les Français, dit-il, jouèrent la comé-
die le capitaine Matamore, le docteur Boniface, Jodelet, Bruscambille
et dame Gigogne, depuis la mort de Perrine, qui, de son temps, sous
Valéran et La Porte, fut un personnage incomparable (3). » Je pense
(quoique cela ne ressorte pas nettement du texte de Marolles) que ce
fut à l'hôtel d'Argent que dame Gigogne succéda à l'excellent comique
qui, sous le nom de Perrine, avait créé un caractère de femme dont
le type nous est malheureusement inconnu. Dame Gigogne passa en-
suite à l'hôtel de Bourgogne, où elle eut moins de succès. Robinet y
a signalé avec quelque surprise sa présence en 1667, et sa retraite
en 1669 (4); mais ni Robinet, ni Marolles, ne nous apprennent rien de
plus que l'existence et le nom de ce personnage, et, si ce type ne nous
était bien connu d'ailleurs, nous n'en saurions pas plus sur dame Gt-
gogne que* nous n'en savons sur dame Perrine. Heureusement, per-
sonne n'ignore que, comme son nom l'indique, dame Gigogne est le
type de la fécondité roturière, la femme comme la souhaitait Napo-
léon, habile à donner à l'état les plus belles couvées d'enfans : cette
généreuse nature de femme pouvait bien n'être pas non plus dés-
agréable à Henri IV et à Sully, après la dépopulation produite en France
par les guerres de la ligue. Au reste, après avoir vu dans Marolles et
dans Robinet le nom seul de dame Gigogne, nous allons voir, dans
un ballet de cour, le type sans le nom; l'un de ces documens com-
plétera l'autre. Voici d'abord ce que Malherbe écrivait à Peiresc le
8 février 1607 : «... Il se fait ici force ballets; nous en avons un pour
mardi prochain de la façon de M. le Prince , qui sera l'accouchement
de la foire Saint-Germain. Elle y sera représentée comme une grande
femme qui accouche de seize enfans, qui seront de quatre métiers,
(1) Tome I, p. 356, et tome III, p. 582. Mss. de la Bibliothèque nationale.
(2) Histoire du Théâtre-François, tome III, p. 582.
(3) Mémoires de l'abbé de Marolles, Dénombrement des auteurs; t. III , p. 290.
(*) Voyez Gazette envers, lettres des 20 août 16e7 et 30 novembre 1669.
DAME GIGOGNE AU LOUVRE. 133
astrologues, charlatans, peintres, coupeurs de bourses... (1).» Malherbe
était bien informé; la relation imprimée à l'avance, ou, comme on
dirait aujourd'hui, le programme de ce ballet dansé au Louvre devant
la reine Marie de Médicis, introduit d'abord un petit garçon (je copie le
livret) qui prononça, en guise de prologue, les vers suivans :
Je suis l'oracle
Du miracle
De la foire Saint-Germain;
C'est une homasse
Qui surpasse
Les efforts du genre humain;
Plus admirable
Que la fable
Du puissant cheval de bois :
Car, différente,
Elle enfante
Mille plaisirs à la fois.
Coupeurs de bourse,
Sans ressource.
Peintres et métiers divers,
• Vendeurs de drogues,
Astrologues,
De ce monstre sont couverts.
A la cadence
De la dan ce.
Sans peine elle enfantera;
De sa Grotesque
Boufonesque
Tout le monde se rira.
« Après ce récit (continue le livret, dont je conserve le style et l'orthographe),
entra un habillé en sage-femme, qui, sur un air de ballet assez propre, fit im
tour de la salle; incontinent parut une grande et grosse femme, richement ha-
billée, farcie de toutes sortes de babioles, comme miroirs, pignes, tabourins,
mouhnets et autres choses semblables. De ce colosse, la sage-femme tira quatre
(1) Lettres de Malherbe, p. 21; Paris, Biaise, 1833.
iH DAME GIGOGNE-MARIONNETTE.
astrologues, avec des sphères et compas à la main, qui dancèrent entre eux un
ballet et donnèrent aux dames un almanach qui prédit tout et davantî^e, puis
se retirèrent. Et d'elle sortirent encore quatre peintres, qui dancèrent un autre
ballet, et chacun en cadence faisait semblant de peindre, ayant en la main ba-
guette, palette et pinceaux. Et, comme ils se retiroient, sortirent de cette grande
femme quatre opérateurs, ayant une petite baie au col, comme celle que por-
tent ordinairement les petits merciers, au milieu de laquelle il y avoit une
cassolette et le reste garni de petites phioles pleines d'eau de senteur, qu'en
dançant ils donnoient aux dames, avec quelques certaines recettes imprimées
pour toutes sortes de maladies. Sur la fin du ballet, sortit de ce monstre quatre
couppeurs de bourses, qui se firent arracher les dents, et au même instant leur
coupoient la bourse. Comme ils eurent dancé quelques pas ensemble, les opé-
rateurs se retirèrent et les couppeurs de bourses continuèrent à dancer fort
dispostement un ballet qui finissoit à gourmades. Après qu'ils furent sortis de
la compagnie et que chacun eut donné ses vers, entra un Mercure, richement
habillé, avec un luth à la main, qui récita le sujet de la grande mascarade... (1).»
C'est bien là assurément dame Gigogne en personne; mais à quelle
époque ce caractère a-t-il passé des ballets du Louvre et de la Comédie-
Française dans les boutiques de marionnettes? Il est probable que ce
fut au moment où ce personnage jouissait de la plus grande vogue et
avant sa retraite de l'hôtel de Bourgogne (2). Ce fut donc un peu avant
1669 que dame Gigogne a dû commencer à partager avec Polichinelle
la royauté des marionnettes.
(1) Recueil des plus excellens ballets de ce tems, p. 55-58; Paris, 1812, in-8<>.
(2) Dame Gigogne s'est montrée encore quelquefois sur les grands théâtres de Paris,
notamment en 1710 à l'Opéra, dans le ballet des Fêtes vénitiennes, entre ses deux com-
pagnons Polichinelle et Arlequin. Nous l'avons vue encore en 1843, dans un vaudeville-
parade de MM. Carmouche et Brisebarre, iatitulé la Mère Gigogne.
VI.
PIEMIERS JOUEURS DE MARIONNETTES. — LIS DEUX BRIOCHE.
Les plus anciens maîtres de marionnettes dont le nom soit resté dans
la mémoire des amateurs sont les deux Brioctié. Suivant une tradition
recueillie par Brossette , Jean Brioché exerçait , dès le commencement
du règne de Louis XIV, la double profession d'arracheur de dents et
de joueur de marionnettes, au bas du Pont-Neuf, en compagnie de
son illustre singe Fagotin. Je m'applaudis de pouvoir augmenter la
biographie de cet Eschyle burlesque de plusieurs détails inédits ou
peu connus. D'abord, la mazarinade dont j'ai parlé jette quelque jour
sur les débuts de sa carrière. En effet, le Polichinelle signataire sup-
posé de la Lettre à Jules Mazarin est bien probablement le pantin que
Jean Brioché faisait manœuvrer au bas du Pont-Neuf, ou, ce qui revient
au même, près la Porte de Nesle, laquelle était encore debout en 1649.
Je suis loin d'accuser Jean Brioché ou Briocci , qui était peut-être le
compatriote et l'obligé de Mazarin, d'avoir écrit ce libelle en vufe
d'abriter sa popularité menacée. Je crois et je veux croire, pour l'hon-
neur des marionnettes, qu'un frondeur anonyme a fait parler le Poli-
chinelle de la porte de Nesle, comme d'autres la Samaritaine, le Che-
136 POLICHINELLE ET MAZARIN.
val de bronze, etc., etc. Dans tous les cas, les discours prêtés au pe-
tit Ésope du Pont-Neuf prouvent que son maître et lui étaient déjà
fort considérés et aimés dans Paris, et que Brioché venait d'être admis
aux privilèges de la bourgeoisie parisienne et reçu même dans les rangs
de la garde urbaine. « Je puis, dit-il, me vanter sans vanité , messire
Jules, que j'ai esté toujours mieux venu que vous du peuple et plus
considéré de lui, puisque je lui ai tant de fois ouy dire de mes propres
oreilles : « Allons voir Polichinelle ! » et personne ne lui a jamais ouy
dire: «Allons voir Mazarin... » C'est ce qui fait que l'on m'a reçu
comme un noble bourgeois dans Paris, et vous, au contraire, on vous
a chassé comme un p....x d'église. » Je préviens une fois pour toutes
les personnes délicates qui veulent bien me lire qu'il faut pardonner
quelques licences au jargon de Polichinelle.
Vers cette époque, le lunatique Cyrano de Bergerac, ayant pris Fa-
gotin pour un laquais qui lui faisait la grimace, le tua d'un coup d'é-
pée, ce qui donna lieu à une facétie intitulée : Combat de Cirano [sic]
de Bergerac contre le singe de Brioché. Cet opuscule, précédé d'une dé-
dicace en vers à feu Cyrano , a dû être imprimé peu de temps après
sa mort, arrivée en 1635 (1). Cet opuscule, à vrai dire, et l'anecdote
elle-même pourraient bien n'être qu'un badinage destiné à railler
l'humeur querelleuse de Cyrano , grand ferrailleur, à ce qu'assurent
tous les contemporains. « Sonnez, qu'il avait tout défiguré, lui a fait
tuer plus de dix personnes. Il ne pouvait souffrir qu'on le regardât, et,
le cas échéant, il fallait aussitôt mettre l'épée à la main (2). » La mé-
prise de Cyrano paraîtra pourtant un peu moins incroyable quand on
connaîtra le signalement et le costume du fameux singe. « Il étoit
grand comme un petit homme et bouffon en diable, dit l'auteur du
Combat de Cirano; son maître l'avoit coiffé d'un vieux vigogne dont
un plumet cachoit les fissures et la colle; il luy avoit ceint le cou
d'une fraise à la Scaramouche; il luy faisoit porter un pourpoint à six
basques mouvantes, garni de passemens et d'aiguillettes, vêtement
qui sentoit le laquéisme; il lui avoit concédé un baudrier d'où pendoit
(1) Ce petit livre est rare, quoiqu'il ait eu plusieurs éditions. J'ignore la date de la
première; il a été réimprimé de nos jours sur celle de 1704; on en cite une autre de 1707.
(2) Ménagiana, t. III, \\'î\'', r
JEAN BRIOCHÉ ET LE DAUPHIU. 137
une lame sans pointe (1). » C'est cette lame que la pauvre bête eut le
maltieur de dégainer devant cet enragé de Cyrano. Quoi qu'il en soit,
si Fagotin a succombé dans ce duel inégal, son nom et son emploi lui
ont survécu; Fagotin a été, jusqu'aux dernières années du xvn« siè-
cle , le compagnon obligé de tout bon joueur de marionnettes. Loret,
décrivant toutes les merveilles de la foire Saint- Germain de l'année
1664, n'oublie pas de citer
Entre cent et cent batelages,
Les fagotins et les guenons.
Mais qu'ai-je besoin d'alléguer Loret et sa Gazette en vers? La Fontaine
a loué les tours de Fagotin dans sa fable de la Cour du Lion, et la rail-
leuse Dorine promet à l'heureuse femme de Tartufe qu'elle pourra
avoir au carnaval
Le bal et la gran'branle, à savoir deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes.
Le singe de Brioché a eu, comme nous verrons plus tard, un succes-
seur illustre dans le singe de Nicolet.
Cette année 1669 (l'année du Tartufe), Brioché fut appelé à l'honneur
d'amuser à Saint-Germain-en-Laye le dauphin et sa petite cour. La
mention d'une somme assez ronde payée à Brioché, le bateleur popu-
laire, pour cet office aristocratique, se trouve consignée dans les regis-
tres du trésor royal, année 1669, folio U : «A Brioché, joueur de ma-
rionnettes, pour le séjour qu'il a fait à Saint-Germain-en-Laye pendant
les mois de septembre, octobre et novembre 1669, pour divertir les
Enfans de France, 1 ,365 livres, » et au folio 47 on lit une seconde men-
tion de même nature, qui s'applique à un autre joueur de marion-
nettes, François Daitelin, dont nous ne savions rien jusqu'ici, si ce
n'est qu'il avait obtenu, en 1657, une permission du lieutenant civil
pour montrer des marionnettes à la foire Saint-Germain. Voici ce qui
le concerne : « A François Daitelin, joueur de marionnettes, pour le
paiement de cinquante-six journées qu'il est demeuré à Saint-Germain-
(1) Voyei Combat, etc., p. 10.
138 B0S8CET ET LES nARIONNETTES.
en-Laye pour divertir monseigneur le dauphin, à raison de 20 livres
par jour, depuis le 17 juillet jusqu'au 15 août 1669, et de 15 livres par
jour pendant les derniers jours dudit mois, 820 livres (1). » 11 ressort
deux choses de ces documens : d'abord, que le jeune prince, alors âgé
de neuf ans, avait un goût vraimentexcessif pour Polichinelle, ensuite
que le répertoire des marionnettes de Daitelin et de Brioché devait
être extrêmement varié, pour avoir pu amuser le dauphin et sa jeune
cour pendant six mois presque consécutifs. On peut douter que Bossuet,
nommé l'année suivante (1670) précepteur du royal héritier, ait permis
à son auguste élève de cultiver aussi assidûment ce genre de récréation.
A ce propos, je dois dire, à mon grand regret, que Bossuet traitait
nos petits comédiens de bois aussi durement que les comédiens vivans;
Polichinelle lui était aussi antipathique que Molière. 11 existe de cette
disposition un peu atrabilaire du grand prélat une preuve irrécusable
dans sa correspondance. Le 18 novembre 1686, l'année même de la ré-
vocation de redit de Nantes, qui allait susciter bien d'autres affaires,
Bossuet déférait les marionnettes de son diocèse aux rigueurs de M. de
Vernon, procureur du roi au présidial de Meaux : « Il n'y a rien, mon-
sieur, de plus important, lui écrivait-il, que d'empêcher les assem-
blées et de châtier ceux qui excitent les autres » (11 s'agissait des
protestans, et surtout des ministres, qui commençaient à remuer.)
Puis il ajoute : « Pendant que vous prenez tant de soin à réprimer les
mal-convertis, je vous prie de veiller aussi à l'édification des catholi-
ques, et d'empêcher les marionnettes, où les représentations hon-
teuses, les discours impurs et l'heure même des assemblées porte au
mal. Il m'est bien fâcheux, pendant que je tâche à instruire le peuple
le mieux que je puis, qu'on m'amène de tels ouvriers, qui en détruisent
plus en un moment que je n'en puis édifier par un long travail (2). »
Que reprochait donc l'illustre évêque à ces pauvres petites marion-
nettes? Tout au plus quelques drôleries sans conséquence, quelques
retours à la verve gauloise, quelques traits dans le goût des franches
repues de Villon. Un véritable modèle d'élégance fine et correcte , le
(1) Je dois la communication de ces deux pièces à M. Floquet, qui les a glanées dans
les riches écartons de Colbert.
(2) Bossuet, Œuvres complètes, tome XLII , p. 578, édition Lebel.
DANSES GAILLARDES DES MARI0M1ETTES. 139
comte Antoine Hamilton , dans une lettre mêlée de vers et de prose,
adressée à la jeune princesse d'Angleterre, fille de Jacques II, nous
donne la'mesure de ces peccadilles que Bossuet traite si sévèrement.
Hamilton décrit la fête patronale de Saint-Germain-en-Laye. a Ayant,
dit-il , suivi la route jusqu'à cet espace qui sépare les deux châteaux,
j'y trouvai la ville et les faubourgs, c'est-à-dire tous les habitans de
Saint-Germain et du Pec; toute cette population sortoit du spectacle :
Or blanchisseuses et soubrettes,
Du dimanche dans leurs habits,
Avec les laquais, leurs amis
(Cai" blanchisseuses sont coquettes),
Venoientde voir, ajuste prix,
La troupe des marionnettes.
Pour trois sols et quelques deniers,
On leur fit voir, non sans machine.
L'enlèvement de Proserpine,
Que l'on représente au grenier.
Là le fameux Polichinelle,
Qui du théâtre est le héros.
Quoiqu'un peu libre en ses propoSy
Ne fait point rougir la donzelle
Qu'il divertit par ses bons mots (1). »
Cependant , pour ne rien cacher, je dois dire que Leduchat , com-
mentant un passage de Rabelais, nous apprend que l'antiquaille, que
Panurge veut sonner à sa dame, était une ancienne danse fort gail-
larde, « comme la housarde, ajoute-t-il, que, depuis peu d'années, on
fait danser aux marionnettes françoises (2). » Il ne nous est resté de
cette saltation soldatesque que la scène du housard qui danse en se
dédoublant, etc. Ces gaillardises n'empêchaient pas les plus honnêtes
gens d'avouer hautement leur goiit pour les marionnettes; un des
membres les plus spirituels de l'ancienne Académie française, Charles
Perrault, n'a-t-il pas dit ;
(1) Œuvres d'Antoine Hamilton, tome !«', page 382. Paris, 1825.
(2) CEuvreu de Rabelais, liv. II, cbap. 21. Edit. varior., tomeiU, page 481, n. 7.
140 JEAN BRIOCHÉ PRIS POUR SORCIER.
Pour moi, j'ose poser en fait
Qu'en de certains momens l'esprit le plus parfait
Peut aimer sans rougir jusqu'aux marionnettes,
Et qu'il est des temps et des lieux
Où le grave et le sérieux
Ne valent pas d'agréables sornettes (1)?
Les plaisanteries que Brioché prêtait à ses petits acteurs étaient fort
goûtées des Parisiens. Un mécanicien anglais, de passage à Paris, avait
trouvé le moyen de faire mouvoir les marionnettes par des ressorts et
sans cordes; « mais, dit Brossette, on leur préférait celles de Brioché,
à cause des plaisanteries qu'il leur faisoit dire (2). »
De toute la troupe de Brioché , nous ne connaissons certainement
que Polichinelle, et de tant de pièces jouées devant le dauphin, nous
ne pouvons citer avec assurance un seul titre. Polichinelle avait-il
déjà pour compagnons et pour partenaires sa femme Jacqueline, le chien
Gobe-mouche, le commissaire, l'archer, l'apothicaire, le bourreau, le
diable enfin? J'ai dit déjà que je le pensais, et une anecdote consignée
dans plusieurs ouvrages, mais racontée d'original, je crois, dans le
Combat de Cirano, m'affermit dans cette opinion. L'auteur de ce facé-
tieux opuscule, pour glorifier ce qu'il appelle « les machines briochines,
que certains prenoient pour personnes vivantes,» rapporte, dans le style
extravagant du Voyage dans la lune, une aventure arrivée à Brioché :
« Il se mit, dit-il, un jour en tête de se promener au loin, avec son petit
Ésope de bois remuant, tournant, virant, dansant, riant, parlant, etc. Cet hé-
téroclite marmouzet, disons mieux, ce droliûque bossu, s'appeloit Polichinelle.
Son camarade se nommoit Voisin. (N'était-ce pas plutôt le voisin, le compère
de Polichinelle?) Après qu'il se fut présenté en divers bourgs et bourgades, il
piétina en Suisse, dans un canton, où l'on connoissoit les Marions et point les
marionnettes. Polichinelle ayant montré son minois, aussi bien que sa séquelle,
en présence d'un peuple brûle-sorcier, on dénonça Brioché au magistrat. Des
témoins attestoient avoir ouy jargonner, parlementer, deviser de petites figures
qui ne pouvoient estre que des diables. On décrète contre le maistre de cette
(l) Conte de Peau-d'Ane.
{■2) Commentaire sur ia VII^ épître de Boileau.
MARIONNETTES DE FRANÇOIS BRIOCHÉ. \M
troupe de bois animée par des ressorts. Sans la rhétorique d'un homme d'es-
prit, on auroit condamné Brioché à la grillade dans la grève de ce pays-là,
s'il y en a une. On se contenta de dépouiller les marionnettes, qui montrèrent
leur nudité (1). » Opoverette!
On n'était pas bien loin de cette excessive naïveté à Paris même en
4666, si nous en croyons l'auteur du Roman bourgeois :
« Le laquais, dit-il, s'en retourna sans réponse. Son maître lui demanda où
il s'étoit amusé si long-temps : — Je me suis airêté à voir de petites demoi-
selles pas plus hautes que cela, dit le laquais en montrant la hautetir de son
coude, que tout le monde regardoit au bout du Pont-Neuf, et qui se battoient. —
Or, ce beau spectacle qu'il avoit veu estoit la montre des marionnettes, qu'il
croyoit ingénument estre de chair et d'os (2)... »
On ne sait pas précisément en quelle année Jean Brioché abdiqua la
direction de ses tréteaux en faveur de son fils François, ou, comme
l'appelait familièrement le peuple de Paris, Fanckon. Quoi qu'il en
soit, le fils, suivant Brossette, surpassa encore le père dans le noble
métier de faire agir et parler agréablement ses marionnettes. Boileau,
dans sa vu* épître adressée à Racine en 1677, a immortalisé le second
Brioché :
Et non loin de la place où Brioché préside...
Cette place était située à l'extrémité nord de la rue Guénégaud, alors
nouvellement construite; « les marionnettes de Fanchon, dit Brossette,
jouoient sur cette place, dans un endroit nommé le Château-Gaillard. »
Cependant François Brioché paraît avoir été, vers cette époque, un
peu troublé dans son domicile. Sans quitter les environs du Pont-Neuf,
il semble avoir voulu émigrer sur l'autre rive. Une lettre inédite de
Colbert au lieutenant-général de police, datée du 16 octobre 4676, con-
(!) L'abbé d'Artigny raconte aussi cette aventure, dont il place la scène à Soleure. Ce
fut, suivant lui, à M. Dumon, capitaine au régiment des Suisses, alors en tournée de
recrutement, que Brioché dut sa liberté. Voyez Nouveaux Mémoires d'histoire, de poli-
tique et de littérature, t. V, p. IM et suiv.
(8) Furetière, le Roman bourgeois, Cl. Barbin, 1666, p, 188 et soir.
449 COLBEBT ET BRIOCHÉ.
tient ce qui suit : « Le nommé Brioché s'estant plaint au roy des def-
l'onses qui lui ont esté faites par le commissaire du quartier Saint-Ger-
main-l'Auxerrois d'y jouer des marionnettes, sa majesté m'a ordonné
de vous dire qu'elle veut bien lui permettre cet exercice, et que, pour
cet effet, vous ayez à lui assigner le lieu que vous jugerez le plus à pro-
pos (1). » On voit que Brioché avait conservé de puissans amis en cour.
Nous trouvons François encore établi près du Pont-Neuf en 1695.
Après le brillant succès du Joueur, le poète sans fard, Gascon, adressa
à Regnard une épître demi-louangeuse et demi-satirique, où il l'en-
gage à rompre tout commerce avec ses collaborateurs forains, et ren-
voie ceux-ci à Brioché et aux marionnettes :
Que je vous plains, Dancourt, De Brie et Dufréni!
Portant à Brioché vos pointes à la glace.
Allez sur le Pont-Neuf charmer la populace (2).
Ce pauvre Brioché était , comme on voit , le point de mire de tous
les beaux-esprits caustiques. La célébrité de son nom fit de ses marion-
nettes un lieu commun satirique. Le poète Lainez , annonçant dans
une épigramme, d'ailleurs assez froide, qu'il renonce aux muses sé-
vères et qu'il enferme sous quatre clés Horace, Boileau et le bon goût,
pour chercher des succès faciles, ajoutait ironiquement que
Brioché, Linière et Dancourt
Lui montroient le grand art de plaire (3), *
grand art, en effet, quand on l'atteint, fût-ce en compagnie de Brioché!
Au reste, faciles ou non, les succès des deux Brioché ont été éclatans,
soutenus, fructueux, et leur ont suscité de nombreuses et redoutables
concurrences. Je vais faire connaître les plus célèbres de leurs rivaux.
(1) Cette lettre se trouvera dans le tome second de la Correspondance administrative
sous Louis X/Kdont M. Depping a déjà publié le premier volume dans la Collection des
documens historiques. Le second est sous presse.
(â) Voyez les Poésies du poète sans fard, à Libreville, chez Paul Disant- Vray, à l'an-
tique miroir qui ne flatte point; t698. Épître xii, v. 15 et suiv.
(3) Poésies de Lainez, épigramme 23^; La Haye, 1753. Ce poète mourut en 1710.
VII.
FIGURES DE BENOÎT. — PYGMÉES ET BAMBOCHES.
Outre Daitelin et le mécanicien anglais mentionné par Brossette, il
s'éleva dans Paris divers concurrens aux bonnes marionnettes du Pont-
Neuf. En 1668, Archambault, Jérôme, Arthur et Nicolas Féron, dan-
seurs de corde associés et directeurs de marionnettes, obtiennent du
lieutenant de police l'autorisation de construire une loge au jeu de
paume du nommé Cercilly, à l'enseigne de la Fleur de lys. On cite en-
core un privilège semblable accordé à François Bodinière (l).
Vers le même temps, un sieur Benoît, surnommé du Cercle, fit une
fortune considérable en montrant des figures de cire qui offraient des
portraits de souverains et de personnes célèbres. Je ne parle de ces
figures que parce que La Bruyère, dans le court passage qu'il leur con-
sacre, leur a donné le nom de marionnettes (2). Elles ont été, pour
M"»" de Sévigné, l'occasion d'un mot charmant : « Si, par miracle, dit-
(1) Mémoire pour servir à l'histoire de la Foire (par les frères Parfait), Introd., p. xlvi.
{%) Voyez les Caractères de La Bruyère; Des Jugements, § 21, t. II, p. 457, édition de
M. Walckenaer. Cetts expression peut faire SDppos«r qu'elles étaient jnobiles.
444 MARIONNETTES DE LA GRILLE.
elle à sa fille, vous étiez hors de ma pensée, je serois vide de tout,
comme une figure de Benoît (1). »
En 1676, un nommé La Grille tenta une plus ambitieuse concur-
rence contre le spectacle de Brioché, ou plutôt contre le privilège de
l'Opéra; je veux parler du théâtre des Pygmées, qui devint, l'année
d'après, le théâtre des Bamboches. Aucun des historiens de notre scène
n'a connu le théâtre des Pygmées, et ceux qui ont parlé de celui des
Bamboches se sont étrangement fourvoyés. L'abbé Du Bos a été la pre-
mière cause de ces erreurs en signalant de mémoire l'établissement
à Paris, en 1674, d'un nouveau spectacle d'origine italienne, dirigé
* par le sieur La Grille, et qui, sous le nom de Théâtre des Bamboches,
eut un assez beau succès pendant deux hivers. « C'étoit, ajoutait-il, et
cela seul était exact, un opéra ordinaire, avec la différence que la partie
de l'action s'exécutoit par de grandes marionnettes, qui faisoient sur le
théâtre les gestes convenables au récit que chantoient les musiciens,
dont la voix sortoit par une ouverture ménagée dans le plancher de
la scène (2). » L'auteur du Journal manuscrit de la Comédie-Française,
compilation presque toujours dénuée de critique, mentionne, à l'année
1676, le succès d'une tragi-comédie représentée par la troupe royale de
l'hôtel de Bourgogne, sans se douter qu'il s'agissait d'une troupe de
marionnettes (3). De Visé n'a parlé dans le Mercure de 1674 et 167d
ni des Pygmées ni des Bamboches, par l'excellente raison qu'ils n'exis-
taient point; mais il ne parle pas, en 1676, du théâtre des Pygmées
qui existait. Ce n'est que dans le premier trimestre de 1677 qu'il an-
noiice le succès des Bamboches au Marais, comme une nouveauté. Les
termes singulièrement énigmatiques dont il se sert en cette occasion
ont fait croire au chevalier de Mouhy que ces petits comédiens étaient,
non pas des marionnettes, mais de jeunes acteurs vivans (4). Voici le
passage de De Visé :
{!) Lettre du 11 avril 1671.
(2) Réflexions sur la Poésie et la Peinture, t. III, p. 241.
(3) Quelques personnes attribuent cette compilation indigeste aux frères Parfait a
tort, je crois. Elle est, cependant, précieuse pour tout ce qui est extrait des registres de
la Comédie-Française.
(4) Tablettes dramatiques, p. xx; Paris, 1757, in-8o.
THEATRE DES PYGMÉES ET DES BAMBOCHES. H^
tt II ne nous reste plus qu'à parler du théâtre qu'on a nouvellement omert
au Marais, dont les acteurs sont appelés Banboches (sic). Ce mot est dans la
bouche de bien des gens, qui n'en savent pas l'origine. Banboche est le nom
(il devait dire le surnom) d'un fameux peintre qui ne faisoit que de petites
figures que les curieux appeloient des banboches {{). Je n'ai encore rien à vous
dire de celles du Marais; mais peut-être que si on les laissoit croître, elles fe-
roient parler d'elles. Elles se sont déjà perfectionnées; elles ne dançent pas mal,
mais elles chantent trop haut pour pouvoir chanter bien long- temps, et, si on
devient considérable quand on commence à se faire craindre, il faut qu'elles
aient plus de mérite que le peuple de Paris ne leur en a cru; mais tout fait
ombrage à qui veut régner seul. Cependant il est très certain que, lorsqu'on
travaille trop ouvertement à détruire de méchantes choses, on les fait toujours
réussir (2).» nbai r
Cet amphigouri et surtout la phrase, « ces petites figures chantent
trop haut pour pouvoir chanter bien long-temps, » pourraient faire
supposer que les bamboches du Marais visaient à la critique des
hommes haut placés et à la satire des affaires de l'état. 11 n'en était
rien; en relisant ce passage avec attention, on voit qu'il ne s'agit, dans
ces remarques entortillées, que de la jalousie maladroite de l'Opéra,
qui prenait ombrage des moindres choses, et se croyait menacé même
par des pantins chantans et dansans. Voici d'ailleurs toute la vérité
sur ce spectacle. En 1676, un théâtre de marionnettes hautes de quatre
pieds s'ouvrit au Marais, sous le nom de Théâtre des Pygmées, par
une pièce en cinq actes, intitulée aussi les Pygmées. Je transcris le titre
tel qu'il se trouve dans le programme : « Les Pygmées, tragi-comédig
en cinq actes (le directeur se garde bien d'employer le mot opéra),
ornée de musique , de machines , de changemens de théâtre , repré-
sentée en leur hôtel royal {l'hôtel royal des Pygmées!), au Marais du
Temple; in-4° avec cette épigraphe :
Cunctorum est novitas gratissima rerum (3).
(1) Pierre de Laer, peintre hollandais, mort en 1675.
(2) Le Nmiveau Mercure galant, contenant tout ce qui s'est passé de curieux depuis le
l«r janvier jusqu'au dernier mars 1677.
(3) Beauchamp a inséré le titre de cet opéra composé pour les marionnettes dans la
liste des tragi-comédies jouées par les comédiens du Marais, et celte lonrde bévue a été
naturellement répétée par tous ses successeurs.
10
146 THÉÂTRE DES BAMBOCHES.
Le directeur de ces marionnettes, importées d'Italie, s'appelait La
Grille. Le programme se termine ainsi :
« Ce qu'on n'a point vu jusqu'ici, des figures humaines de quatre pieds de
haut, richement habillées, et en très grand nombre, représenter sur un vaste
et superbe théâtre des pièces en cinq actes, ornées de musique, de ballets, de
machines volantes, de changemens de décorations, réciter, marcher, actionner^
comme des personnes vivantes, sans qu'on les tienne suspendues : c'est ce qu'on
verra désormais »
La seconde pièce jouée sur ce théâtre fut un opéra féerique intitulé
les Amours de Microton, ou les Charmes d'Orcan, tragédie enjouée.
Cette dénomination absurde est changée à la main, dans l'exemplaire
que j'ai sous les yeux, en celle de pastorale enjouée. L'année suivante
(1677), le théâtre des Pygmées prit le nom de Théâtre des Bamboches;
mais ces ambitieuses marionnettes ne tardèrent pas à succomber sous
les réclamations de l'Opéra, confirmant la prophétie du Mercure : « Elles
chantent trop haut pour chanter long-temps. » Nous verrons plus tard
d'autres Pygmées et d'autres Bamboches.
vm.
PREMIERS JOUEURS DE MARIONNETTES AUX FOIRES SAlNT-GEHMAlK
ET SAINT-LAURENT.
Ce sont surtouUes foires Saint-Germain et Saint-Laurent qui ont été
le berceau, et, à partir de 1697, la vraie patrie des marionnettes. L'ori-
gine de ces deux célèbres enceintes, lieux de franchise ouverts au com-
merce et à l'industrie, se perd dans la nuit des temps. La foire Saint-Ger-
main , qu i , au xvii* siècle , commençait à la Pur iflcat ion et durait j usqu'au
dimanche des Rameaux, occupait l'emplacement où se trouve le mar-
ché actuel. La foire Saint-Laurent, qui s'ouvrait la veille de la Saint-
Laurent, et se terminait à la Saint-Michel , le 29 septembre (1), se tint
dabord extra muros, entre Paris et le Bourget, puis, à partir de 1662,
entre les rues du Faubourg-Saint-Denis et du Faubourg-Saint-Maiiin.
n était naturel que les marchands, intéressés à attirer la foule, aient de
bonne heure appelé près d'eux des saltimbanques. On ne trouve pour-
tant aucun indice de jeux de théâtres à la foire Saint-Germain avant l'an-
(1) La darée des deux foires a beaucoup varié; on peut voir rhistoire de oes ckaiife-
mens dans les Antiquités de Paris, par Sauvai.
148 PREMIÈRES MARIONNETTES DE LA FOIRE SAINT-GERMAIN.
née io9o. Une sentence, rendue le 5 féirierpar le lieutenant civil, sur
la plainte des maîtres de la Passion, permit à une troupe de comédiens
de province de continuer leurs représentations dans le préau de la foire
011 ils s'étaient établis, à charge de payer auxdits maîtres deux écus
par an (i). Les frères Parfait pensent, avec beaucoup de vraisemblance,
que les marionnettes ont précédé dans les deux foires tous les autres
spectacles (2); mais ils n'ont point apporté de preuves à l'appui de cette
assertion.
Dans un mémoire publié par le lieutenant de police, M. de la Reynie,
contre le seigneur-abbé de Saint-Germain-des-Prés, à l'occasion de la
juridiction de cette foire, il est établi qu'en 1646 le lieutenant civil
Aubray accorda à des danseurs de corde et maîtres de marionnettes
l'autorisation déjouer à la foire Saint-Germain. 11 est possible, en effet,
que le lieutenant civil ne soit intervenu qu'à partir de cette époque
dans la police de la foire; mais il est certain que des autorisations an-
térieures ont dû être données à des joueurs de marionnettes par les
seigneurs-abbés. Ainsi, Scarron, qui, en 16i3, adressa à Gaston des
stances où sont décrits avec agrément les divers spectacles de cette
foire, fait une mention expresse des marionnettes :
■ "* ' Le bruit des pénétrans sifflets,
Des flûtes et des flageolets,
Des cornets , hautbois et musettes ,
Des vendeurs et des acheteurs ,
Se mêle à celui des sauteurs
Et des tambourins à sonnettes,
Aux joueurs de maiionnettes
Que le peuple croit enchanteurs... (3).
DeTons-nous voir dans ce dernier vers une allusion à l'aventure de
(1) Voyez De la Mare, Traité de la Police, tome I , p. 440.
(2) Mémoires pour servir à l'histoire des spectacles de la foire, tomel, Introd., p. XL.
(3) Stances de Scarron à son Altesse royale. Il y en a de touchantes sur l'exil de son
père et sur la paralysie dont il commençait d'être atteint. La date de 16i3, que j'assigne
à cette pièce, résulte de ce qu'elle me paraît avoir été composée entre U mort du car-
dinal de Richelieu et celle de Louis XIIL :,^ ^ > - v , ,
PREMIÈRES MARIONNETTES DE LA FOIRE SAINT-GERMAIN. i49
Brioché en Suisse? On le pourrait croire. Les frères Parfait et plusieurs
autres critiques pensent que Brioché avait la coutume de transporter
ses marionnettes du Pont-Neuf à la foire Saint-Germain (i). La tradi-
tion de ce fait est établie; le poète Leraière l'a adoptée dans le moins
imparfait de ses ouvrages :
Où court donc tout ce peuple au bruit de ces fanfares?
Viens, ma muse ! suivons ces juges en simaire (2) :
Ils ouvrent dans Paris un enclos fréquenté.
Asile de passage au marchand présenté.
Pour fixer en ce lieu la foule vagabonde,
Qui s'écoule sans cesse et qui sans cesse abonde.
Vingt théâtres dressés dans des réduits étroits.
Entre des ais mal joints, sont ouverts à la fois.
Il en est un surtout, à ridicule scène.
Fondé par Brioché, haut de trois pieds à peine;
Pour trente magolins, constans dans leurs emplois.
Petits acteurs charmans que Ton taille en plein bois.
Trottant, gesticulant, le tout par artifices.
Tirant leur jeu d'un fil et leur voix des coulisses.
Point soufflés, point siffles, de douces mœurs; entr'eux
Aucune jalousie, aucun débat fâcheux.
Cinq ou six fois par jour, ils sortent de leur niche.
Ouvrent leur jeu : jamais de rhumes sur l'affiche.
Grand concours; on s'y presse, et ces petits acteurs,
Fêtés, courus, claqués par petits spectateurs.
Ont pour premier soutien de leurs scènes bouffonnes
Le suffrage éclatant des enfans et des bonnes (3).
Ce dernier trait et celui qu'y a ajouté M. Amault dans sa jolie fable,
le Secret de Polichinelle,
Les Roussel passeront, les Janots sont passés,
Lui seul, toujours de mode, à Paris comme à Rome,
Peut se prodiguer sans s'user;
(1) Mémoires pour servir à l'histoire des spectades de la foire, tome I, Introd., p. XL.
(2) Les magistrats faisaient en grande pompe l'ouverture des deux foires.
(3) Les Fastes, poème, livre ilL
150 ACHILLE DE UARLAY ET LES MARIONNETTES.
Lui seul, toujours sûr d'amuser,
Pour les petits enfans est toujours un grand homme (1),
ces traits, dis-je, qui portaient juste en 4777 et en 1812, quand
écriraient Lemière et Arnault, n'auraient pas eu la même vérité au
xy\V siècle, ni surtout pendant les trente premières années du xvni",
où les marionnettes furent un instrument de fine critique littéraire et
quelquefois d'opposition politique. Le 7 février 1686, le procureur gé-
néral au parlement de Paris, Achille de Harlay, adressa au lieutenant
de police, M. de la Reynie, le billet suivant que le hasard m'a fait ren-
contrer dans des papiers relatifs à la révocation de l'édit de Nantes :
« A monsieur de la Reynie , conseiller du roy en son conseil, etc. — On dit
ce matin au Palais que les marionnettes que Ton fait jouer à la foiie Saint-
Germain y représentent la déconfiture des huguenots, et comme vous trou-
verez apparemment cette matière bien sérieuse pour les marionnettes, j'ai cru,
monsieur, que je devois vous donner cet avis pour en faire l'usage que vous
trouverez à propos dans votre prudence (2). »
Vers cette époque , un nommé Alexandre Bertrand , maître doreur
et faiseur de marionnettes si habile en son métier, que presque tous
les joueurs se fournissaient près de lui, résolut de conduire et de faire
parler lui-même ses petites figures. Il loua donc, de moitié avec son
frère, une loge dans l'impasse de la rue des Quatre- Vents (3). En 1690,
s'étant établi dans le préau de la foire Saint-Germain, il voulut joindre
à ses acteurs de bois une troupe d'enfans des deux sexes. Nous verrons
que telle a été constamment en France la manie et l'idée fixe de tous
les directeurs de marionnettes. Les comédiens français se plaignirent
de cette atteinte portée à leurs privilèges, et une sentence ordonna la
démolition de la nouvelle loge. L'arrêt fut exécuté le jour même.
Réduit à ses danseurs de corde et à ses bonnes marionnettes, Ber-
trand se transporta à la foire Saint-Laurent et y donna des représen-
tations, chaque année, jusqu'en 1697, où il conçut, comme tous ses
(1) Fables, Paris, 1812, liv. I, fable 7, p. U,
(2) Papiers relatifs aux protestans; manuscrits de la Bibliothèque ualiuuale.
(3) Voyez Mémoires ponr sTinr, c(c., I. !. p. 90.
MARIONNETTES A L'HOTEL DE BOURGOGNE. 151
confrères, de plus hautes prétentions. Cette date, en effet, est mémo-
rable dans l'histoire des spectacles forains; tous prirent ou essayèrent
de prendre un grand essor, par suite de la disgrâce et de la suppres-
sion de la Comédie-Italienne, dont ils se regardèrent comme les héri-
tiers légitimes. Bertrand eut même l'outrecuidance de s'établir dans le
local qu'elle abandonnait, et qui n'était rien moins que la scène de
Corneille et de Racine, l'ancien hôtel de Bourgogne; mais, au bout de
quelques jours à peine, un ordre du roi lui enjoignit d'en sortir.
Ce fut cette même année qu'aux petites loges des foires on substitua
des salles construites sur le modèle des vrais théâtres, avec parquets,
galeries, etc.; enfin, cette mémorable année vit commencer une guerre
qui dura plus que celle de trente ans, entre le grand Opéra, les comé-
diens français et les Italiens ressuscites, d'une part, et de l'autre part,
tous les entrepreneurs de théâtres forains, qui n'avaient d'autorisation
que pour les danses de corde et le jeu des marionnettes, et dont l'in-
cessante prétention, toujours repoussée par les théâtres privilégiés,
était de remplacer peu à peu leurs acteurs mécaniques par des acteui-s
réels, parlans et chantans : ils avaient contre eux les magistrats, qui
répugnaient à augmenter dans Paris le nombre des spectacles, et pour
soutiens ardens la cour et la ville, dont ils promettaient de varier et
de nmltiplier les plaisirs. Mais les nombreuses péripéties et les étranges
épisodes de cette longue guerre me conduiraient beaucoup trop loin,
si je voulais la raconter dans son ensemble et ses détails. Je ne tou-
cherai donc que ce qui a rapport aux marionnettes; la matière est ea-
core assez riche.
IX.
CHRONIQUE DES MARIONNETTES AUX FOIRES SAINT-GERMAIN ET
SAINT-LAURENT, DE 1701 A 1793.
On est en droit de s'étonner qu'aucun des historiens de nos grands
ou de nos petits théâtres ne se soit apphqué à reconstruire le réper-
toire des marionnettes. M. de Soleinne lui-même, qui possédait un
assez grand nombre de pièces faites pour elles, imprimées et ma-
nuscrites, et qui avait eu l'excellente idée de recomposer le répertoire
de la plupart de nos théâtres secondaires, a négligé, je ne sais pour-
quoi, de refaire celui des marionnettes; il a laissé toutes les pièces de
ce genre qu'il possédait confondues dans l'immense suite du théâtre
de la foire. Il est de notre devoir de faire cette séparation et de réunir
pour la première fois l'ensemble de ce répertoire, qui, pendant plus de
quarante ans, s'est constamment associé par la parodie aux destinées de
l'Opéra, de la Comédie-Française, des Italiens et de l'Opéra-Comique.
A la foire Saint-Laurent de 1701, Bertrand, dont la loge était sur la
chaussée, en face de la rue de Paradis, fit représenter par ses marion-
nettes le premier ouvrage dramatique de Fuzelier, Thésée ou la Défaite
des Amazones, pièce en trois acles, avec un égal nombre d'intermèdes,
MARIOmsETTES AUX FOIRES SAINT-GERMAIN ET SAINT-LAURENT. 453
qui composaient eux-mêmes une pièce épisodique, les Amours de Trem-
blotin et de Marinette. Ces trois intermèdes étaient joués (bien qu'en
aient dit quelques compilateurs) par des acteurs \ ivans, puisque ce fut
Tamponnet qui créa le rôle de Tremblotin.
En 1705, Fuzelier fit jouer à la foire Saint-Germain son second ou-
vrage, « le Ravissement d'Hélène, ou le Siège et l'embrasement de Troie,
grande pièce en trois actes (je transcris l'affiche), qui sera représentée
avec tous ses agrémens au jeu des Victoires, par les marionnettes du
sieur Alexandre Bertrand, dans le préau de la foire Saint-Germain (i). »
Cette pièce était accompagnée de trois intermèdes qui furent, je crois,
comme ceux de la pièce précédente, joués par de \Tais acteurs.
Vers cette époque parurent deux nouveaux joueurs de marionnettes,
Tiquet et Gillot; mais je présume qu'ils n'eurent pour répertoire que
les petites pièces de marionnettes anonymes qui étaient dans le do-
maine public, et que l'on jouait dans toutes les foires urbaines et ru-
rales. Je trouve dans les portefeuilles manuscrits de M. de Soleinne un
cahier mutilé, qui avait contenu la copie de huit de ces pièces. Les
quatre premières, les seules qui restent, sont pleines des fautes les plus
grossières, et paraissent n'avoir pu servir qu'à des joueurs de marion-
nettes du plus bas étage. Ce cahier est intitulé : Répertoire des petites
pièces de Polichinelle, avec dates de 1695 à 1712. Voici les titres de ces
huit pièces : 1° l'Enlèvement de Proserpine par Pluton. roi des enfers
(annoncée comme étant en vers, mais réellement en prose mêlée de
consonnances; c'est, je crois, la pièce dont il est parlé dans l'épitre
d'Antoine Hamilton à la princesse d'Angleterre); 2» Polichinelle Grand-
Turc; 3° le Marchand ridicule; A° Polichinelle colin-maillard; o° la Noce
de Polichinelle et l'accouchement de sa femme; 6° Polichinelle magicien;
7° les Cousins de la Cousine; 8° les Amours de Polichinelle (2). Les histo-
riens du théâtre n'ont connu que deux de ces petites farces , Polichi-
nelle colin-maillard et le Marchand ridicule. Le Dictionnaire des Théâ-
tres de Paris a publié la dernière in extenso, comme plus décente et plus
(1) Imprimée à Paris, chez Chrétien, 1705, in-12.
(2) Théâtre inédit de la foire, collection de M. de Soleinne, a° 3399 du catalogue im-
primé, n n'existe que les titres des quatre dernières pièces; les feuilles qui contenaient
le texte ont été arrachées du cahier.
ISi MARIONNETTES AUX FOIRES SAINT-GERMAIN ET SAINT-LAURENT.
résenée dans ses plaisanteries que les pièces du même genre : nous
sommes obligé de confesser que cet échantillon de décence ne donne
pas une opinion fort avantageuse des mœurs de mesdames les marion-
nettes vers la fin du règne de Louis XIV; elles préludaient à la régence.
Il ressort de deux procès-verbaux dressés, l'un le 30 août 1707 , l'autre
le 3 août de l'année suivante, que tous les essais de comédies et d'o-
péras-comiques, que s'efforçaient de faire représenter à chaque foire
AUard, Maurice, De Selles, Michu de Rochefort, Octave et autres, étaient
toujours précédés, pour la forme, d'un jeu de marionnettes qui con-
stituait, avec les danses de corde, l'objet principal ou plutôt le seul
objet de leur privilège; mais ils employaient tous leurs efforts pour faire
de l'accessoire le principal. Un arrêt du parlement du 2 janvier 1709,
qui venait après plusieurs autres, enjoignit à Dolet, La Place et Ber-
trand de ne faire servir dorénavant leur loge qu'aux exercices de leur
profession, la danse de corde et les marionnettes.
C'est alors que s'établit l'usage des pièces à h muette, ujêlées de jar-
gon, et celui des pièces à écriteaux. Le jargon consistait en mots vides
de sens que les forains introduisaient dans leurs farces, surtout dans
les parodies des pièces de la Comédie-Française; ils déclamaient ces
mots en parodiant l'emphase et le son de voix des Romains (c'était le
nom qu'ils donnaient aux comédiens français). Quant aux écriteaux,
on les vit commencer à la foire Saint-Germain de 1710 : c'étaient des
couplets écrits sur une pancarte de carton, que chaque acteur, au mo-
ment venu, déroulait aux yeux du public. L'orchestre jouait l'air, et
des gagistes, placés au parquet et à l'amphithéâtre, les chantaient,
engageant ainsi toute la salle à les imiter. Deux ans plus tard, on fit
descendre les écriteaux du cintre, afin de rendre aux acteurs la liberté
d'exi)riraer par leurs gestes le sens des couplets.
En 4715, Carolet, qui devait bientôt se montrer le plus fécond des
auteurs forains, débuta par une pièce bien téméraire, qu'il donna aux
marionnettes de Bertrand, le Médecin malgré lui, parodie en trois actes
et en vaudeville de la comédie de Molière. A la foire Saint-Germain
de 1717, Carolet confia à la même troupe une petite pièce en un acte,
la Noce interrompue. On vit surgir la même année un nom destiné à
devenir célèbre parmi les directeurs de marionnettes. Bienfait, gendre
MARIONNETTES SATIRIQUES. 15(
et successeur de Bertrand, représenta à la foire Saint-Germain une
petite comédie fort libre de Carolet, intitulée la Cendre chaude, un
acte en prose, avec des divertissemens et des couplets (1). Il s'agissait
d'un prétendu mort qui se permettait, dans son mausolée, d'assez
égrillardes fantaisies. Pendant l'année 1719, tous les théâtres forains
furent supprimés; il n'y eut d'exception que pour les danseurs de corde
et les marionnettes. Celles-ci, n'ayant à craindre aucune concurrence,
se reposèrent sur leur vieux répertoire.
Aux foires de 1720, il intervint une transaction entre \e^ petits et les
grands théâtres : on permit aux forains de jouer des pièces avec quel-
ques paroles entremêlées de chant ; les marionnettes seules restèrent,
comme toujours, maîtresses de tout dire, de tout chanter et de tout se
permettre. Elles profitèrent de la liberté, et se montrèrent, cette année
surtout, outrageusement satiriques. Le Journal de Paris de Mathieu
Marais nous apprend qu'elles brocardèrent sur un ridicule éi>isode du
système, l'affaire du duc de La Force, décrété par le parlenîent pour être
oui au sujet de la convereion qu'il avait faite de ses billets en marchan-
dises de droguerie et d'épicerie, ce qu'on trouvait messéant à sa dignité
de duc et pair. Polichinelle s'égaya aussi à propos d'une aventure assez
lugubre; je veux parler du feu qui prit, à l'issue d'un petit souper,
aux paniers de M"* de Saint- Sulpice. jeune et jolie veuve de la société
intime de M"* de Prie, du duc de Bourbon, du prince de Conti et du
comte de Charolais, accident dont elle faillit mourir, et sur lequel il
courut dans Paris une version burlesque et peu charitable. Mathieu
Marais, qui tient note de ces bruits et qui semble y croire (17 février
1721), écrit quinze jours après : «J'ai appris que Polichinelle joue
cette dame à la foire, et dit à son compère qu'il est ve.'n des grena-
diers voir sa femme, et lui ont mis un pétard sous sa jupe et l'ont brû-
lée. Il a dit aussi : Compère, je suis en décret, et cela me fâche beau-
coup. — Tu es en décret "î II n'y a qu'à te purger, dit le compère. — Oh !
s'il ne tient qu'à me purger, répond Polichinelle, j'ai chez moi bien de
la casse et du séné, et je me purgerai tant que je me guérirai du dé-
cret. — Ainsi les marionnettes, remarque Mathieu Marais, ont joué les
(1) Théâtre inédit de Carolet, Soleinne, n* SiOT.
156 LESAGE DIRECTEUR DE MARIONNETTES.
Princes, le duc de La Force et cette dame, dont l'aventure triste a été
tournée en ridicule (1). » Étonnez-vous donc du succès de Polichinelle !
En 1722, Francisque, qui, depuis quelque temps, avait obtenu par
tolérance de joindre à ses pantins et à ses danseurs une troupe d'acteurs
parlans et chantans, avait espéré obtenir pour lui et ses trois principaux
auteurs, Fuzelier, Lesage et d'Orneval, le privilège de l'Opéra-Co-
mique, genre nouveau, que ces spirituels écrivains avaient en quelque
sorte créé; mais il échoua dans son espoir, et le triumvirat, irrité de
tous les obstacles (jue les théâtres privilégiés lui suscitaient, refusa de
se plier aux entraves du monologue dont l'Opéra, les comédiens fran-
çais et les Italiens coalisés venaient d'obtenir le maintien (2) . Plutôt que
de se résoudre à ne faire parler et chanter qu'un seul personnage, nos
trois poètes aimèrent mieux n'avoir que des marionnettes pour inter-
prètes. Eux-mêmes nous apprennent leur résolution désespérée dans
un court avertissement qu'ils placèrent au-devant de leur coup d'essai
en ce genre, V Ombre du cocher poète : « Plus animés, disent-ils, par la
vengeance que par l'intérêt, les auteurs de l'Opéra-Comique (c'est ainsi
qu'ils se qualifient) s'avisèrent d'acheter une douzaine de marionnettes
et de louer une loge, où, comme des assiégés dans leurs derniers
retranchemens, ils rendirent encore leurs armes redoutables. Leurs
ennemis (les trois grands théâtres), poussés d'une nouvelle fureur,
firent de nouveaux efforts contre Polichinelle chantant; mais ils n'en
sortirent pas à leur honneur (3). » En effet, ayant pris à l'ouverture de
la foire Saint-Germain des arrangemens avec La Place, directeur des
Marionnettes étrangères, ils firent jouer sur cette petite scène trois pièces
à ariettes qu'ils avaient destinées à l'Opéra-Comique de Francisque,
et qui attirèrent tout Paris chez La Place. Ces trois ouvrages étaient
l'Ombre du cocher poète, qui servait de prologue, le Rémouleur d'amour,
en un acte et en vers, et Pierrot-Romulus ou le Ravisseur poli, parodie en
vers du Romulus de La Motte. Je lis dans une lettre inédite de l'abbé
(1) Journal de Paris, dans la 2* série de la Rerme Rétrospective, tome VII, p. 355 et 369.
(2) Ce genre de pièces datait de 1T07. Un arrêt du 22 février 1707 ayant défendu aux
forains de jouer des comédies, colloques ni dialogues, ils en conclurent qu'ils pouvaient
jouer des monologues, ce qui fut toléré.
(3) Théâtre de la foire, tome V, p. 47.
us PLAIDOYER DE POLICHINELLE. 457
Chérier, écrite en i731 , à l'occasion d'un autre succès de marionnettes :
« Le Pierrot-Romulus fit une fortune immense; on le jouait depuis dix
heures du matin jusqu'à deux heures après minuit (1). » Le régent
voulut s'en donner le plaisir, et se fit représenter ce spectacle passé
deux heures du matin. Mathieu Marais raconte dans son Journal (16 fé-
vrier 1722) que les comédiens français, blessés de cette critique, vou-
lurent faire taire Polichinelle. Baron, qui, malgré son âge, était fort
applaudi dans le rôle de Romulus, fit une noble harangue à M. de la
Vrillière. Le compère de Polichinelle, qui avait été appelé, s'en tira,
comme toujours, par une polissonnerie : a 11 n'avait point, disait-il,
l'éloquence nécessaire pour répondre à un aussi beau discours, et il
ne dirait que deux mots : depuis plus de cinq cents ans (il faisait ainsi
remonter le théâtre des marionnettes au xiii' siècle), Polichinelle était
en possession de parler et de p...r; il demandait d'être conservé dans
ce double privilège, ce qui fut reconnu de toute justice; les comédiens
et Baron lui-même ne purent que rire de ce burlesque plaidoyer avec
le reste de l'auditoire (2). »
Cependant le privilège des marionnettes était soumis à de très gê-
nantes restrictions, comme nous l'apprend l'abbé Chérier dans la lettre
que nous venons de citer : « 11 n'est, dit-il, permis à Polichinelle de
jouer des comédies qu'à la charge de les représenter dans son idiome,
qui est celui du sifflet-pratique... 11 faut encore qu'il se renferme dans
son institution, qui est d'avoir sur son théâtre un voisin ou compère
qui l'interroge par demandes, et à qui Polichinelle répond avec sa pré-
cision polissonique ordinaire (3). »
Nos trois spirituels entrepreneurs de marionnettes avaient fait pein-
dre au bas du rideau de leur théâtre un polichinelle en pied (4), avec
cette devise un peu bien fière : o J'en valons bien d'autres. » Dans un
(1) Voyez Théâtre inédit de la foire, Soleinne, n* 3399. Cette lettre est placée à la
suite de la petite pièce intitulée Polichinelle à la guinguette de Vaugirard.
|i) Reiue Rétrospective, î« série, tome Vlll, p. 163 et 163.
(3) Théâtre inédit de la foire, Soleinne, n° 3399.
(i) Ce polichinelle gravé dans le Théâtre de la foire (tome V, p. 47) est corieui en ce
qu'il donne le costume exact du personnage en 17i2.
iî» PIBON POÈTE DE MARIONNETTES.
vaudeville joué au commencement de ce siècle, on a mis dans la bou-
che de Lesage cet éloge des troupes de marionnettes :
Les acteurs y sont de niveau.
Aucun d'eux ne s'en fait accroire;
Les mâles au porte-manteau.
Et les femelles dans l'armoire.
Isabelle, sous les verrous ,
Laisse Colombine tranquille.
Et Polichinelle à son clou
Ne cabale pas contre Gillé (1).
Cependant Francisque, abandonné à l'improviste par ses trois au-
teurs, eut la bonne fortune de recruter Piron. Celui-ci, dans une pièce
en monologue intitulée Arlequin- Deucalion, railla assez finement ses
confrères passés joueurs de marionnettes. Obligé, par l'arrêt de la cour,
à ne faire parler qu'un seul acteur, il éluda cette incommode obli-
gation par plusieurs heureux subterfuges. Voici un des meilleurs :
Arlequin-Deucalion, cherchant dans tous les coins du Parnasse des ma-
tériaux pour créer des hommes, met la main sur un polichinelle de
bois, qui parle aussitôt son baragouin par l'organe du compère placé
sous la scène. Grand émoi de Deucalion, qui craint un procès des
grands théâtres; mais, comme ce genre de dialogue n'avait pas été
prévu dans la requête des comédiens à privilèges, et que l'arrêt n'avait
pas compris le jargon de Polichinelle parmi les voix proscrites, le com-
missaire, qui assistait au spectacle, ne se crut pas en droit de verba-
liser. Cependant, comme de pareils tours d'esprit ne peuvent pas se
multiplier indéfiniment, Piron se découragea, et Francisque, faute de
monologues, fut obligé de revenir aux marionnettes. Il s'avisa alors
d'eti faîrie fabriquer de grandeur presque naturelle, et Piron, qui ve-
nait de railler ses confrères, consentit à laisser jouer par celles-ci, à la
foire Saint-Laurent suivante, un opéra-comique en trois actes et en
prose, la Vengeance de Tirésias ou le Mariage de Momus (2). Heureuse-
(1) Lesage à la foire ou les Écriteaux, par MM. Barré, Radet et Desfontaines.
(2) Cette pièce porte pour titre dans les ÇEuvres de Piron : le Mariage de Momus ou
la Gigantomachie, t. V, p. 1-62.
BELLE ÉPOQUE DO THÉATBB DES MARIONKETTES. iîi9
ment la dernière semaine du carême étant venue, et la clôture des
grands théâtres suspendant de fait leurs privilèges, Tirésias put être
joué par la troupe vivante de Francisque, avec un autre opéra-comique
de Piron, r Antre de Trophonius.
La Place, associé à Dolet , reprit à cette foire Pierrot-Romulus; mais
l'ouvrage eut beaucoup moins de succès qu'au commencement de
l'année, parce que, dit-on (et c«la mérite qu'on le remarque), les au-
teurs avaient cessé de prêter la main à l'exécution de la pièce. La Place
et Dolet eurent donc recours à des nouveautés. Carolet, le plus iné-
puisable fournisseur, vint à leur aide; ils purent monter dans cette
seule foire trois nouvelles productions de cet auteur : la Course ga-
lante ou l'Ouvrage d'une minute, parodie du Galant coureur ou l'Ouvrage
d'un moment de Legrand, et Tirésias aux Quinze-Vingts, précédé d'un
prologue intitulé Brioché vainqueur de Tirésias. Ces deux pièces étaient
destinées à faire concurrence au Tirésias de Piron. Les marionnettes
de Bienfait donnèrent aussi à cett« foire une bluette de Carolet, l'En-
têtement des spectacles.
En 47i3, Piron, sous le nom emprunté de La Maison-Neuve, fit jouer
encore par les marionnettes de Francisque une pièce en trois actes et
en prose mêlée de vaudevilles, Colombine-Nitétis, parodie de Nitétis,
tragédie de Danchet (t).
Ces deux années 1722 et 1723 ont été, comme on voit, l'époque la
plus brillante, et, si l'on peut ainsi parler, la plus littéraire du théâtre
des marionnettes en France. Pendant ces deux années, Lesage, Piroîi,
Fuzelier, d'Omeval, ont lutté à l'envi , sur cette petite scène, de verve,
de malice et de gaieté. Je ferai remarquer que quand Lesage se vouait
ainsi aux marionnettes, il était dans la force de son talent. Il avait
d^jà, depuis onze ans, donné Turcaret à la Comédie-Française, et pu-
blié, depuis sept ans , les deux premiers volumes de Gii Bios. U avait
sur le métier la troisième partie de ce chef-d'œuvre, la plus distinguée
de toutes, qui parut en 4724, deux ans après Piarrot-Bomuim,
(1) Rigoley de Juvigoy (Œuvres de Piron, t. Y, p. 63) donae à cette pièce la date
de na, évidemmeat fautive. U suffit de rappeler que la tragédie de Danchet ne panit
sur U scène française que le 11 février 1723.
160 UNE HARANGUE DE POLICHINELLE.
En 1724, les marionnettes de Bienfait représentèrent à la foire Saint-
Germain les Faux de Passy, un acte de Carolet, et à la foire Saint-Lau-
rent deux pièces du même auteur : la première , l'Anti-Claperman ou
le somnifère des maris, critique du Claperman de Piron (i), la seconde,
Inès et Mariamne aux Champs-Elysées, qui n'était rien moins que la
parodie en un acte et avec prologue de deux tragédies nouvelles et bien
reçues du public, Y Inès de La Motte et la Mariamne de Voltaire.
Un Anglais, John Riner, ayant fait bâtir une salle pour des dan-
seurs de corde dans le jeu de paume de la rue des Fossés-Monsieur-le-
Prince, ajouta des marionnettes à ce spectacle. Il fit représenter par
elles, le 10 mars 1726, la Grand' Mère amoureuse, parodie en trois actes
de l'opéra à!Atis. Cette pièce de Fuzelier, Lesage et d'Orneval (2) fut
précédée d'une harangue de Polichinelle au public, critique assez plai-
sante des complimens d'ouverture et de clôture, en usage sur les deux
théâtres français et italien. Une copie entière de cette harangue, qui
n'a été qu'incomplètement publiée, se trouve dans les portefeuilles de
M. de Soleinne. Je me hasarde à la transcrire, malgré quelques licences
de style qui sont malheureusement le fond de la langue de Polichinelle.
Après avoir fait, chapeau bas, les trois saluts d'usage. Polichinelle
s'avance au bord du théâtre et dit :
« Monseigneur le public, puisque les comédiens de France et d'Italie, mas-
culins, féminins et neutres, se sont mis sur le pied de vous haianguer, ne
trouvez pas mauvais que Polichinelle, à l'exemple des grands chiens, vienne
pis..r contre les murs de vos attentions et les inonder des torrens de son élo-
quence. Si je me présente devant vous en qualité d'orateur des marionnettes,
c'est pour vous dire que vous devez nous pardonner de vous étaler dans notre
petite boutique une seconde parodie à'Atis (3). En voici la raison : les beaux
esprits se rencontrent; ergo, l'auteur de la Comédie-Italienne et celui des ma-
rionnettes doivent se rencontrer. Au reste, monseigneur le public, ne comptez
(1) Ôpéra-comique représenté l'année précédente au jeu de Restier, Dolet et La Place,
avec le consentement tacite des comédiens français et de l'Opéra.
(2) J'ajoute le nom de Lesage d'après une note manuscrite que je trouve dans le Théâtre
inédit de Fuzelier, Soleinne, n" 3405, 2,
(3) La première parodie d'Atis, jouée à la Comédie-Italienne, était des mêmes auteurs
que celle des marionnettes.
OiE HAIL\NGUE DE POLICHINELLE. i6i
pas de trouver ici l'exécution gracieuse de notre ami Arlequin; vous compte-
riez sans votre hôte. Songez que nos acteurs n'ont pas les membres fort sou-
pies, et que souvent on croiroit qu'ils sont de bois. Songez aussi que nous
sommes les plus anciens polissons (i), les polissons privilégiés, les polissons les
plus polissons de la foire; songez enûn que nous sommes en droit, dans nos
pièces, de n'avoir pas le sens commun , de les farcir de billevesées, de rela-
tons, de fariboles. Vous allez voir dans un moment avec quelle exactitude
nous soutenons nos droits.
Ici la licence
Conduit nos sujets.
Et l'extravagance
En fournit les traits;
Si quelqu'un nous tance,
J'avons bientôt répondu
Lanturlu.
. « Bonsoir, monseigneur le public; vous auriez eu une plus belle harangue,
si j'étois mieux en fonds. Quand vous m'aurez rendu plus riche, je ferai tra-
vailler pour moi le faiseur de harangues de ma très honorée voisine, la Comé-
die-Française, et je viendrai vous débiter ma rhétorique empruntée avec le ton
de Cinna et un justaucorps galonné comme un trompette. Venez donc en foule!
je vous ouvrirai nos portes, si vous m'ouvrez vos poches.
Ah! messieurs, je vous vois, je vous aime;
Ah! messieurs, je vous aimerai tant.
Si vous m'apportez votre argent!
Je vous vois, je vous veux , je vous aime.
Je vous aimerai, etc. Dai (2). »
Riner fit encore jouer en 1726 une pièce de Fuzelier et de d'Orneval,
les Stratagèmes de V amour, parodie du ballet de ce nom , que Fuzelier
avait déjà parodié à la Comédie-Italienne. Je trouve, parmi les pièces
manuscrites de Carolet qu'a réunies M. de Soleinne, le Divertissement
comique, représenté par les marionnettes de Bienfait à la foire de 1727.
(t) On voit qu'il était dè»-lors généralement admis qac les marionnettes étaient le plus
ancien spectacle des foires Saint-Germain et Saint-Lanrent.
(i) Théâtre inédit de Fuzelier, Soleinne, n' 3405.
il
408 DÉBITS DE FAVABT AUX MARIONNETTES.
Il n'y eut en 1728 d'autres spectacles forains que ceux des danseurs
de corde et des marionnettes, lesquels ne se mirent pas en frais de
nouveautés.
Garolet, à la foire Saint-Germain de M3\, fit jouer le Cocher mal-
adroit ou Polichinelle-Phaèton , parodie en trois actes et en vaudevilles
de l'opéra de Phaéton. A la foire Saint-Laurent, Bienfait fit représen-
ter par ses comédiens de bois trois pièces du même auteur, Polichi-
nelle-Cupidon ou l'Amour contrefait, l'Impromptu de Polichinelle, en
prose, et le Palais de l'ennui ou le Triomphe de Polichinelle (1), critique
en un acte et en vaudevilles de l'opéra à'Endymion. Les marionnettes
jouèrent encore à cette foire Polichinelle roi des sylphes et Polichinelle
à la guinguette de Vaugirard (2). Cette année, l'Opéra-Comique, dont
Pontau avait obtenu le privilège, fut obligé de se restreindre aux pièces
à la muette et en écriteaux. Il n'obtint grâce que pour quelques enfans
auxquels il fit jouer une pièce de sa façon intitulée les Petits comédiens.
Au lever du rideau, il s'avançait au bord delà rampe et sollicitait l'in-
dulgence pour cette troupe enfantine, en chantant le couplet 8ui\ant :
S'ils n'ont pas l'honneur de vous plaira,
Épargnez-les : c'est moi , messieurs.
Qui dois porter votre colère :
J'ai fait la pièce et les acteurs.
Peu de personnes savent que Favart a débuté par le théâtre des ma-
rionnettes. Sa première pièce, composée en société de Largillière fils,
est une parodie du Glorieux de Destouches, Polichinelle comte de Paon-
fi^ (3), jouée à la foire Saint-Germain de 1732 au jeu de Bienfait.
Celui-ci, qui était devenu, grâce surtout à Carolet, l'Atlas des théâ-
tres de marionnettes, représenta encore à cette foire Polichinelle-Ama-
dis, parodie en vers de YAmadis de Quinault (4). L'amiée d'après, il
donna deux pièces de Carolet à la foire Saint-Germain , Polichinelle-
(1) Ces quatre pièces se trouvent dans le Théâtre inédit de Carolet, Soleinne, n* 3407.
(S) Théâtre inédit de la foire, Soleinne, n» 3399.
(3) Théâtre inédit de Favart, Soleinne, n" 3419.
(4) Théâtre inédit de la foire, Soleinne, n° 339».
PAKODIB D AFZIRE AIX MARIONNETTES. 463
Alcide ou le Héros m quenouille, parodie de l'opéra d'Omphale, et Poli-
chinelle-Apollon ou le Part\fis$e moderne, un acte en yaudevilles (i). A
la même foire , les qaarionnettes jouèrent une parodie de V/sis de La
Motte, intitulée A Fourbe fourbe et demi ou le Trompeur trompé '2). Cette
même année (1733), les marionnettes de Bienfait donnèrent à la foire
Saint-Laurent un acte en vaudevilles d'un nouvel auteur. Valois d'Or-
ville, intitulé la Pièce man^uée (3). Je trouve dans les portefeuilles ma-
nuscrits de M. de Soleinne le Retour imprévu ou Arlequin faux magi-
cien , canevas avec couplets daté de 1733. Apollon-Polichinelle, parodie
tV/ssée, en trois actes, représentée à la foire Saint-Germain de 1734,
dans laquelle dame Gigogne, qui était revenue cette année fort à la
mode, jouait le rôle de Doris (4), et un vaudeville de circonstance, la
Prise de Philisbourg , par Carolet, donné par les marionnettes à la
foire Saint-Laurent (5).
En 1735, Valois d'Orville fit représenter au jeu de Bienfait un nou-
vel acte ea vers, l'Impromptu de Polichinelle (6). L'arrivée à Paris d'un
géant qui se montrait à la foire fut, pour les marionnettes de Bienfait,
l'occasion d'une farce en un acte, l'Jle des fées ou le Géant aux Mor-
rionnettes; dame Gigogne jouait le pei-sonnage de la fée. A la foire
Saint-Laurent, les marionnettes donnèrent le Songe agréable ou le Ré-
veil de l'Amour. En 1736, on parodia au jeu de Bienfait l'opéra de
Thétis et Pelée, sous le titre des Amans peureux ou Polichimlle et dame
Gigogne, en trois actes. Alzire, applaudie pour la première fois sur la
scène française, le 17 février 1736. n'échappa point aux parodistes de
Bienfait. J'ai sous les yeux le très insignifiant canevas de cette critique
anonyme et misérable, intitulée la Fille obéissante (7). Dame Gigogne,
ô profanation î faisait le rôle d'Alzire î A cette même foire, Bienfait fit
jouer par ses marionnettes Polichinelle- Atis, trois actes de Carolet,
(1) Voyei ces deux pièces dans le Théâtre inédit de Carolet, Soleinne, n" 84OT.
(i) Théâtre inédit de la foire, Soleinne, n* 3i00,
(3) Théâtre inédit de Valois d'Orville, Soleinne, n" aill, avec la date de 17ii.
(4) Ces deux pièces dans le Théâtre inédit de la foire, Soleinne, n* 3490.
(5) Théâtre inédit de Carolet, Soleinne, n" 340T.
(f) Théâtre inédit de Valois d'Orville, Soleinne, n" Ul%.
(7) Pour ces quatre pièces, Toyei le Théâtre inédit de la foint, Soteinae, n»
164. PARODIE DE LA TRAGÉDIE DE DIDON AUX MARIONNETTES.
parodie de l'opéra d'Atis{i). Les portefeuilles de M. de ^oleinne ren-
ferment le canevas d'une petite pièce, jouée le 23 juin de cette année
par les marionnettes, intitulée les Aventures de la foire Saint- Laurent.
Bienfait fit jouer à la foire Saint-Laurent suivante (1737) Polichinelle-
Persée, parodie de l'opéra de Persée. trois actes en vers (2), avec un
prologue deCarolet, intitulé la Noce interrompue, dans lequel le diable
avait un rôle, ainsi que dame Gigogne et Ragonde, une de ses filles (3).
En 1740, Bienfait offrit au public de la foire Saint-Laurent une paro-
die très froide de l'opéra de Pyrame, intitulée le Quiproquo) ou Poli-
chinelle-Pyrame (4), et, à la même foire, un acte en vaudevilles inti-
tulé les Métamorphoses d'Arlequin (5). L'idée de cette bluette était assez
piquante. Il s'agissait de la querelle des marionnettes et du célèbre Ar-
lequin de la Comédie-Italienne, Constantini. Celui-ci avait pris, dans un
de ses rôles, l'habit de Polichinelle. Le Polichinelle de Bienfait essayait,
à son tour, d'imiter l'allure et de prendre le costume d'Arlequin, ce
qui ne lui était pas très facile. A la foire Saint-Laurent, les mêmes
marionnettes jouèrent la Descente d'Énée aux enfers, parodie par Fu-
zelier et Valois d'Orville de la Didon de Lefranc de Pompignan, re-
présentée pour la première fois le 21 juin 1734 et reprise cette année,
1740, avec plus de succès que dans la nouveauté. La copie, qui se
trouve dans les portefeuilles de M. de Soleinne, indique qu'^nee aux
enfers était précédé d'une harangue de Polichinelle (6). Je ne l'ai pu
découvrir. Le même portefeuille contient un petit acte intitulé Criti-
que de la tragédie de Didon pour les marionnettes. La scène se passe
chez Éliante; c'est une conversation dans le genre (au mérite près) de
la Critique de l'École des Femmes. Cette critique ne peut guère avoir
(1) Théâtre inédit de Carolet, Soleinne, n" 3407. La copie de M. de Soleinne est inti-
tulée Atis travesti.
(2) Voyez ces deux pièces dans le Théâtre inédit de la foire, Soleinne, n° 3i00.
(3) Théâtre inédit de la foire, Soleinne, n" 3400. Le Dictionnaire des Théâtres de
Paris indique, sous l'année 1734, la Noce interrompue, parodie de l'opéra de Pirithoùs,
dans laquelle Pirithoùs et Hippodamie étaient représentés par Polichinelle et M"* Gigogne.
(4) Théâtre inédit de la foire, Soleinne, n° 3400.
(5) La copie de M. de Soleinne {ibid.) est intitulée les Métamorphoses de Polichinelle.
(6) JTiéâtre inédit de Fuzelier, Soleinne, n° 3405, 2.
CRÉBILLON CENSEUR DES MARIONNETTES. 169
été jouée qu'en société, car on jouait alors assez souvent les marion-
nettes en société, comme nous le verrons bientôt.
Vers cette époque, deux anciens joueurs de marionnettes commen-
cèrent à sortir de leur obscurité : Fourré, habitué des foires Saint-
Germain. Saint-Laurent et Saint-Ovide, et Nicolet, dont nous verrons
bientôt le fils faire passer au boulevard du Temple une partie de la
vogue dont jouissaient les foires temporaires. En 1741, Nicolet père fit
jouer à la foire Saint-Germain, par ses marionnettes, une pièce qui se
trouve manuscrite dans les portefeuilles de M. de Soleinne, et dont le
titre a l'air d'une nouvelle de gazette : la Prise d'une troupe de comé-
diens par un corsaire de Tunis, au mois de septembre 1740. La pièce
est datée de 1741, et le permis de représenter porte, avec la date du
28 février 1742, la signature de Crébillon. Cette pièce est-elle restée
un an à l'examen de la censure? je ne sais; toujours est-il prouvé, par
ce permis de représenter, que l'on avait, depuis quelque temps, as-
treint les canevas de marionnettes à la censure, ce qui peut expliquer
la décadence que nous allons avoir à constater dans les productions
de ce théâtre, jusque-là si spirituel et si prospère. Il semble aussi que
Nicolet avait eu la pensée de porter quelque innovation dans ce genre
de spectacle et de s'affranchir de quelques-unes des lois qui étaient sa
condition d'existence, car l'autorisation de M. de Sartine, libellée par
l'auteur de Rhadamiste, porte : « Permis de représenter, à la charge de
ne parler qu'avec le sifflet de la pratique (1). »
On a vu jusqu'ici que les parodies abondent dans le répertoire des
marionnettes; mais, à la foire Saint-Germain de 1741, Valois d'Orville
fit, à propos de la Chercheuse d'esprit de Favart, une chose nouvelle et
qui a eu beaucoup d'imitateurs : il donna sur le théâtre de Bienfait
Polichinelle distributeur d'esprit, petite pièce qui n'offrait pas seule-
ment, comme de coutume, la critique d'un ouvrage unique, mais une
sorte de revue piquante des divers ouvrages joués dans la saison. Il serait
curieux que les marionnettes eussent créé un genre, les pièces-revues.
A la foire Saint-Germain de 1742 , Nicolet fit jouer par ses marion-
nettes un acte de Valois d'Orville, l'Une pour V Autre, parodie dî Amour
(1) ThéAtre inédit delà foire, Soleinne, ii" 3i00.
i66 PARODIE DE MÉROPB AUX MARIONNETTES.
pour Amour, et un nouvel entrepreneur de marionnettes, Boursault,
représenta une petite pièce du même auteur, Orphée et Eurydice.
Sous la date de 1743, les portefeuilles de M. de Soleinne contiennent
Don Quichotte-Polîthinelle, parodie en trois actes du ballet de Don
Quichotte, encore par Valois d'Or\ille, mais qui peut-être n'a pas été
représentée. Je voudrais pouvoir en dire autant de Javotte. parodie
de Mérope, que le même auteur eut l'irrévérence de faire jouer par
les marionnettes de la foire Saint-Germain de celte année {i). Je ne
sais si c'est dans ce petit acte que Polichinelle, toujours frondeur, se
moqua effrontément de la manie qui commençait à s'emparer du
parterre d'appeler l'auteur des tragédies nouvelles et de le faire pa-
raître en personne, honneur assez équivoque que l'on venait d'in-
fliger à Voltaire lui-même le jour de la première représentation de
Mérope. Le compère pressait Polichinelle de lui faire entendre une de
-ses œuvres, et, après avoir reçu une réponse fort incongrue, le com-
père s'empressait de demander l'auteur! l'auteur! satisfaction que
s'empressait de lui donner Polichinelle, aux grands éclats de rire de
l'assemblée. ^' '^ - >i>.
A la foire Saint-Gerttlàin de 4744, les marionnettes de Bienfait re-
présentèrent Polichinelle maître-maçon (2) et Polichinelle-Gros- Jean,
parodie en un acte et en vers de l'opéra de Roland. Les portefeuilles
de Mi de Soleinne contiennent à cette date deujt pièces de Fuzelier, le
vieil athlète des théâtres forains, jouées à la foire Saint-Laurent par
les comédiens de bois (c'était le nom des marionnettes de Nicolet) :
l'une est intitulée la Ligue des Opéras, farce eti un acte; l'autre, Poli-
chinelle maître d'école, patodie du ballet de l'École des amans (3).
Il s'opéi^a , vers cette époque, un grand changement dans le réper-^
toire des marionnettes ; nous allons voir l'esprit, l'invention, la malice,
diminuer chaque jour, et la recherche des effets et des sUfprises de
k mécanique augmenter dans une proportion eorrespondanle. Les
affiches de Paris nous prouvent quë ee n'est plus désormais ijue sUr
(1) Voyez ces cinq pièces de Valois d'Orville dans son Théâtre inédit, Soleinne, n" 3412.
(2) Théâtre inédit de la foire, Soleinne, ii" 3i00. Dans ce petit canevas d'une page,
Polichinelle a pour femme M™" Catin.
(3) Théâtre inédit df; Fnz"li'r. Soleinne, n" :U05, 2.
PROGRÈS DE LA MÉCAMQl'E. 16T
les pièces à grand spectacle que Bienfait et ses rivaux fondaient l'es-
poir d'attirer la foule. Une annonce du A juillet 1746 est ainsi conçue :
« Le Bombardement de la ville d'Anvers sera représenté sur le théâtre
du sieUr Bienfait, seul joueur de marionnettes de monseigneur le
dauphin; c'est à la foire Saint- Laurent, dans le petit préau, au grand
théâtre (1). » Ces mots pompeux sont les ayant- coureurs de la déca-
dence; et Bienfait ne change pas seulement de genre, il change le nom
de son spectacle et lui en cherche un plus ambitieux. Voici l'affiche du
14 août 4740, répétée tous les jours suivans : « Les comédiens praticiens
français du sieur Bienfait donneront Arlequin vainqueur de la femme
diablesse (je lis ailleurs vainqueur de la femme de son maitre), pièce en
vaudevilles, ornée d'un magnifique spectacle, suivie de la Prise de
Charleroy; le tout précédé des bonnes marionnettes et des Amusemens
comiques de Polichinelle t qui mettra tout en œuvre pour mériter les
bonnes grâces du public. »
Ce nouveau nom de comédiens praticiens donné aux marionnettes
tirait son origine de la pratique. C'était pour Bienfait un moyen de
rehausser ses acteurs de bois, dont la vogue était un peu en baisse, et
de les distinguer de la troupe d'enfans qui jouait concurremment sur
son théâtre, sous le nom de petits comédiens pantomimes (2). 11 faisait,
en 1747, représenter tous les jours la Descente dÉnée aux enfers. Je
ne crois pas que cette pièce fût celle où Fuzelier et Valois d'Orville
avaient récemment parodié la Didon de Lefranc : ce devait être plutôt
une pièce à machines, dans le genre de celles que Servandoni avait
mises à la mode. Une annonce de l'année suivante déclare même cette
prétention : « Dix-neuf février 1748, Assaut général de Berg-op-Zoom,
et vue du pillage du dedans, spectacle brillant, dans le goût de celui de
Servandoni, qui sera représenté sur le théâtre du sieur Bienfait, seul
joueur de marionnettes des menus plaisirs de monseigneur le dau-
phin. » Alors, en effet, commençait l'engouement pour les spectacles
qui ne s'adressent qu'aux yeux : c'était le triomphe de la mécanique.
On imitait, sous toutes les formes, les automates de Vaucanson, le flu-
(1) Affiches de Boudet.
{i) Mêmes Affiches, 27 juUlet 17*7, 80 et 27 février 1749.
168 COMBATS d'animaux A PARIS.
teur, le canard, etc.; on courait au joueur d'échecs de Kempel. Un Po-
lonais, nommé Toscani, ouvrait, à la foire Saint-Germain de 1714, un
théâtre pittoresque et automatique, qui semble avoir servi de prélude
au fameux spectacle de M. Pierre : « On y voit, disent les affiches, des
montagnes, des châteaux, des marines... Il y paraît aussi des figures
qui imitent parfaitement tous les mouvemens naturels, sans qu'on
aperçoive qu'elles soient tirées par aucun fil... et, ce qu'il y a de plus
surprenant, on y voit une tempête, la pluie, le tonnerre, des vaisseaux
qui périssent, des matelots qui nagent, etc., etc. » On annonçait de
tous côtés de pareilles merveilles, et aussi (je rougis de le dire) des
combats d'animaux féroces. Ce goût ignoble a été, si l'on en croit la
multiplicité des affiches, long-temps plus répandu chez nous et plus
vif qu'on ne le croit généralement. Je transcris, entre un très grand
nombre de semblables annonces, celle que voici, datée du 7 avril 1748;
on ne la lira pas sans surprise :
«A mort le beau, furieux, méchant et nouveau taureau!... Au faubourg
Saint-Germain, rue et barrière de Sèvres.... L'on ne peut assez exprimer la
force de ce jeune taureau sauvage et intrépide pour la méchanceté; ne con-
noissant personne, depuis près de trois mois qu'il est au combat. On ne peut
non plus dire avec quelle intrépidité il défendra sa vie contre les dogues qui le
réduiront mort sur la place, quoique ce soit un des meilleurs combattans qu'il
y ait eu depuis plusieurs années. Ce combat sera terminé par celui des dogues,
des ours et le nouveau et bon loup, qui tient collet contre les dogues... Le sieur
Martin avertit le public qu'il a de l'huile d'ours pure, etc.. (1). »
L'année 1749 amena plusieurs nouvelles concurrences aux marion-
nettes de Bienfait. Les affiches du 18 février annoncent l'ouverture de
la nouvelle troupe de comédiens praticiens de Levasseur, à la foire
Saint-Germain, et la première représentation des Réjouissances pu-
bliques ou le Retour de la paix, en vaudevilles, avec Arlequin courrier.
Nous voyons, un peu plus tard, les marionnettes de Levasseur jouer
à la même foire une pièce pantomime intitulée les Fleurs.
Le 13 février 1749, la nouvelle^troupe de marionnettes de Prévost
(1) Affiches de Boudet.
DÉCADENCE DES FOIRES SAINT-GERMAIN ET SAINT-LACRENT. 169
débuta par la Revue générale des Houllans, commandés par M. le
maréchal de Saxe, représentée devant leurs majestés, monseigneur le
dauphin, etc., le tout en figures mouvantes par chaque escadron qui
caracolent, suivi des Amusemens comiques de Polichinelle, Ce nouveau
théâtre, situé rue de la Lingerie, ne tarda pas à se réunir à celui de
Bienfait. Dès le 1" mai , les affiches annoncent la Revue des Houllans
au théâtre des petits comédiens du Marais, rue Xaintonge, près le bou-
levard; c'était la nouvelle adresse et le nouveau nom des marionnettes
de Bienfait, dont les affaires, malgré tous ces mouvemens, et peut-
être à cause de tous ces mouvemens, semblaient décliner. Nous trou-
Tons, en effet, en 1750, cette triste annonce dans les affiches de Paris :
a On fait savoir qu'en vertu d'une sentence du Châtelet du 1^ novem-
bre, il sera procédé à la vente et adjudication d'une loge construite dans
la foire Saint -Laurent, avec ses appartenances et dépendances, saisie sur
le sieur Bienfait, » Nous le retrouvons pourtant, lui ou les siens, dans
les années suivantes, entre autres en 1732, faisant jouer par ses ma-
rionnettes une pièce anonyme. Arlequin au sabbat ou l'Ane d'or d'A-
pulée (1). Son fils avait encore un théâtre de marionnettes en 1767, et
même en 1773, à la foire Saint-Germain (2).
11 s'établit à Passy en 1760, sous le nom de Théâtre des comédiens
artificiels de Passy, un spectacle de marionnettes, dont le directeur,
M. Cadet de Beaupré, eut la malheureuse idée de se faire le pour-
voyeur littéraire. Il fit jouer par Polichinelle et dame Gigogne, et im-
primer ensuite, un acte en vers intitulé les Philosophes de bois. C'était
une parodie ou une contre-partie très effacée de la fameuse comédie
de Palissot, L'auteur avoue dans une courte préface que sa pièce n'a
eu aucun succès à la représentation, ce qui l'engage à en appeler à la
lecture. Cet ouvrage est, je crois, tout ce qui reste, si cela peut s'ap-
peler rester, du répertoire des comédiens artificiels de Passy.
(1) Je ne saurais dire si cette pièce était la même que ropéra-comiqae composé par
Piroa sous le titre de l'Âne d'or d'Apulée pour la foire Saint-Laurent de 17il.
(3) Altnanach forain, 1773; in-18.
X.
LES BOULBVARDS. — FOIRE PERMANENTE.
Le rempart du Marais assaini dès 1737 par l'établissement du grand
égoilt, un peu abaissé et planté, en 1708^ de cinq rangées d'arbres,
était devenu, sous le nom de boulevard du Temple, une promenade aimée
des habitans du quartier Saint-Antoine, de PopincoUrt et de la Grande-
Pinte. Peu à peu , il s'éleva sur ce terrain fangeux des baraques oii
les bateleurs habitués des foires Saint-Germaiti, Saint-Laurent et Saint*-
Ovide furent autorisés à établir une sorte de foire permanente , à la
charge toutefois de se réinstaller, pendant la durée des foires pério-
diques, aux places qu'ils y occupaient précédemment, obligation à la-
quelle ils furent tenus de se soumettre jusqu'à la loi du 13 janvier
4794, qui proclama la liberté des entreprises théâtrales (4).
(1) La foii^ dainUGeiUdaia S'éftt ottterte jUsqtTeii 1793. Lé« ftinateurs de curiosités ont
recueilli quelques-unes de ces anciennes marionnettes dés fbires Saint-Gértnatn et SAint-
Laurent; M. Dumersan, entre autres, possédait un vieux polichinelle que l'on a gravé dans
le Magasin pittoresque de 1831, p, 117, en lui attribuant, à tort, la date de 1722. Le
costume de ce pantin est celui du règne de Louis XVL On m'assnre que M. Taylor, mem-
MARIONNETTES AD BOULET ARD DU TIMPLI. I7l
Fourré fils, qui faisait danser, comme son père, des marionnettes
aux diverses foires de Paris, fit, yers 1756, bâtir par Servandoni, dont
il était élève^ un petit théâtre sur le boulevard, où, indépendamment
de ses marionnettes, il exploita le genre des pièces â machinos, que
son maître avait mises à là mode, et qui attiraient la foule dans la salle
des Tuileries. J'ai sous les yeux le programme dune de ces pièces'
daté de la fin de juin 1759 : ^Junon aux enfers, spectacle mécâfiiqué,
comme ceux des anciens Romains, sur le grand théâtre de la barrière
du Temple...» Suit l'analyse des deux actes, qui contiennent l'histoire
d'Athamas, d'après le récit d'Ovide. Le programme se termine ainsi :
« Pièce composée par le sieur Fourré, ancien décorateur de M. le
comte de Clermont, ancien entrepreneur des nouveaux bàtimens du
Temple, sous les ordres de monseigneur le prince de Conti. »
En I7G0, Fourré céda sa loge à Nicolet cadet, joueur de marion-
uettes comme son père. Parmi les pièces de son répertoire, nous cite-
rons Arlequin Amant et Valet, en trois actes et en prose. Après avoir
occupé, pendant quatre ans, la loge de Fourré, il en loua une autre
sur un terrain attenant, qu'il acheta en 4767, et où il fit bâtir un assex
beau théâtre, malgré les difficultés que lui opposaient le mauvais état
du sol et le voisinage de l'ancien rempart, dont ses constructions ne
pouvaient dépasser la hauteur. Il ouvrit cette nouvelle salle en 1769.
Dès son arrivée sur le boulevard, Nicolet avait joint à ses acteurs de
bois des acteurs vivans de toutes sortes : à la porte, Paillasse, avec ses
parades; au dedans, outre ses danseurs de corde, les refrains de Ta-
connetj de plus, quelques animaux savans, et surtout un singe égal en
gentillesse à celui de Brioché. M. de BoUfflers a composé sur ce singe
une assez jolie chanson. La devise de Nicolet était, comme on sait, de
plus fort en plus fort, et il y a été fidèle. En 1772, sa troupe d'équili-
bristes, appelée à Choisy, où était la cour, fut si agréable à Louis XV
et à M°* Du Barry, qu'il obtint pour sa troupe le titre de grands danseurs
bre d'un comité de secours pour les artistes dramatiques, s'est trouTé en rapport avec le
dernier directeur des marionnettes de la foire Saint->Laurent, qui conservait précieuse-
ment sa troupe de bots dans des coffres qu'il consentit à ouvrir à l'ancien directeur de
la Comédie-Française; mais ce brave homme, malgré sa détresse, refusa de vendre à au-
cun prix ses anciens et cfaers compagnons.
172 NICOLET ET AUDINOT JOUEURS DE MARIONNETTES.
du roi (1), ce qui ne l'affranchit pas cependant de l'obligation de gar-
der ses marionnettes et de jouer aux foires, double chaîne qu'il porta
jusqu'à la loi de 1791. Affranchi alors, le théâtre de Nicolet prit, le
iî2 septembre 4792, le nom de Théâtre de la Gaieté, qu'il a gardé jusqu'à
ce jour, en dépit des glapissemens du mélodrame.
L'ancienne salle de Fourré , que Nicolet avait quittée en 1 Ç64 , fut,
quelques années plus tard, reconstruite et occupée par un autre
joueur de marionnettes qui aspirait, comme Nicolet et ses confrères,
à de plus hautes destinées. Audinot, auteur et chanteur de l'Opéra-
Comique et de la Comédie-Italienne réunis, où il jouait avec talent les
rôles à tablier, se brouilla avec cette troupe et la quitta à la clôture de
1767. Après s'être montré, l'année suivante, sur le théâtre de Ver-
sailles, il revint à Paris en 1769, et loua à la foire Saint-Germain une
loge où il montra de grandes marionnettes qui attirèrent la foule par
une innovation qui parut piquante. Ses bamboches ou comédiens de
bois, comme il les appelait, étaient des portraits fort ressemblans de
ses anciens camarades de l'Opéra-Comique, Laruefte, Clairval, M"* Bé-
rard et lui-même. Polichinelle, sous les traits d'un gentilhomme de la
chambre en exercice, fut reçu avec presque autant de faveur que le
fut depuis Cassandrino à Rome. Après la clôture de celte foire, Audinot
s'installa dans la salle de Fourré, qu'il avait fait rebâtir. 11 continua
d'y faire jouer et chanter ses comédiens de bois pour lesquels J.-B.
Nougaret écrivit plusieurs pièces (2); il y joignit quelques ballets d'ac-
tion, un nain fort agréable dans le rôle d'Arlequin, et quelques scènes
épisodiques, telles que le Testament de Polichinelle. Pour exprimer cette
variété d'amusemens qu'il offrait au public , il donna à son théâtre ,
dès 1770, le nom d' Ambigu-Comique. Cependant il remplaça peu à peu
ses marionnettes par des enfans qui jouèrent d'abord des pantomimes,
puis des pièces accompagnées de quelques paroles auxquelles on donna
(1) Nicolet, dans son ambitieuse impatience , avait pris plusieurs fois ce titre de sa
propre autorité, ce qui avait failli lui faire de très mauvaises affaires avec la police. Voy.
les Mémoires secrets de Bachaumont, année 1769.
(î) Voyez les Spectacles des foires et des boulevards de Parts, 1777, p. 162. J.-B. Nou-
garet avait composé en 1767 le Retour du Printemps ou le Triomphe de Flore, un acte
raèlé de vaudevilles, pour les marionnettes de Chassinet. {Ibid.)
FANTOCCINI FRANÇAIS. 473
le titre assez bizarre de pantomimes dialoguées. Les gravelures dont ses
auteurs attitrés, Plainchesne et Moline, n'étaient point avares, attirèrent
chez lui la bonne et la mauvaise compagnie. Dès 1771, ce petit théâtre
était, suivant Bachaumont, plus fréquenté non pas que l'Opéra (c'eût
été trop peu dire), mais que celui de Nicolet du temps de son singe.
Les grands théâtres eurent beau réclamer pour le maintien de leurs
privilèges : la cour et la ville intervinrent ; les enfans d'Audinot con-
tinuèrent à babiller, danser et chanter, et l'autorité eut l'air de ne pas
entendre (1). C'est ce qu'avait demandé assez plaisamment le facétieux
directeur dans un double calembour latin inscrit, en manière de de-
vise, sur le rideau de son théâtre : Sicut infantes audi nos. On sent , à
cette tolérance, que la loi du 13 janvier 1791 approchait.
D'ailleurs, plus la foire permanente établie sur le boulevard du
Temple prenait de vie, de mouvement et d'éclat, et plus décroissait
l'importance des foires temporaires. En 1773, il y eut suppression de
tous les spectacles à la foire Saint-Laurent, et pendant trois années on
n'y vit que quelques marchands de mousseline et de colifichets, un
billard et une buvette. Elle fut rouverte cependant en 1777, sous
les auspices de M. Lenoir (2); mais ce ne fut qu'un mouvement de re-
prise factice : la vie se retirait et se portait ailleurs. Quelques autres
foires locales essayèrent, sans grand succès, de profiter de cette sup-
pression. En 1773, la foire Saint-Clair, qui se tenait, pendant les der-
nières semaines de juillet , le long de la rue Saint-Victor, réunit plu-
sieurs théâtres de marionnettes. La même année, la foire Saint-Ovide,
qui avait eu lieu jusque-là sur la place Vendôme, entre la mi-août et
la mi-septembre, fut transférée sur la place Louis XV. Nicolet cadet et
ses confrères y donnèrent des jeux de marionnettes. En 1776, cette
foire eut beaucoup d'éclat et fut prorogée jusqu'au 9 octobre. Il y eut
plusieurs théâtres de marionnettes, entre autres ceux des farUoccini
italiens et des fantoccini français; mais je ne sais rien des pièces qui
y furent représentées. L'année suivante, les fantoccini français prirent
un nom assez étrange. Je lis cette annonce dans VAlmanach des spec-
(1) Mémoires secrets de Bachaumont, li octobre et 17 décembre 1T71.
(S) Almanach forain, 1773, et les Petits Spectacles de Paris, 1786, p. 15»,
i74 THÉÂTRE DES PANTAGONIEI^S.
tacles de la Foire : Le sieur Second déclare qu'il offre cette année (1777)
une nouvelle troupe de porenquins ou de fantoccini français {{). Le nom
singulier de porenquins n'a pas fait fortune. Je n'en connais ni le sens
ni l'origine. Une chose seulement nie paraît évidente , c'est que les
joueurs de marionnettes cherchaient de plus en plus à déguiser sous
des périphrases et à rajeunir par des noms singuliers leur profession en
décadence. C'est ainsi qu'il s'établit en 1793, sous le titre de Théâtre des
Pantagoniens , un spectacle de grandes marionnettes très habiles à se
transformer. On cite, parmi ces transformations, celle d'un procureur
dont les membres s'animaient pour former autant de cliens. Les Pan-
tagoniens jouèrent deux pantomimes, les Métamorphoses d'Arlequin et
les Métamorphoses de Marlborough, sur le Théâtre de la République, à
U foire 8aint-Germain de 1793, qui fut la dernière (2); puis ils allèrent
se loger sur le boulevard du Temple.
(1) Spectacles de la fQÏre, etc., VI» partie, 1778, p. H.
(9) 4imotiçfsç^ Affiches, mars Î793. Yojei plus haut, p{»ge 170, pota \.
hi
XI.
MARIONNETTES AU PALAIS-ROYAL, —i- OMBRES CHIffOISES.
Un nouTeau lieu de plaisir, une nouvelle foire perpétuelle, plus élé-
gante, plus choisie, plus aristocratique que celle des boulevards, avait
commencé, vers 1784, à déployer toutes les splendeurs de l'industrie
et des arts, pour attirer la foule parisienne, et l'on peut dire euro-
péenne. Je veux parler des galeries nouvellement construites du Palais-
Royal. Les marionnettes ne manquèrent pas à ce rendez-vous de la
mode. Dès le 28 octobre 4784, les petits comédiens de M. le comte de
Beaujolais {c'étaient de grandes marionnettes) ouvrirent leur spectacle,
sous la direction de Garden et de Homel, par trois petites pîè€es : Jfo-
mus directeur de spectacle, prologue, Il y a commencement à tout, pro-
verbe en vaudevilles, et Prométhée, pièce ornée de chants et de danses,
musique de M. Froment. Ces mêmes petits comédiens représentèrent
assez long-temps avec succès Figaro directeur de marionnettes. En
1786, ces pantins furent remplacés par des enfans, qui faisaient les
gestes sur le théâtre, tandis que de grandes personnes parlaient et chan-
taient pour eux dans la coulisse (1). On joua de la sorte plusieurs
(1) Petits Spectacles de Paris, 1786, p, |?.
176 MARIONNETTES AU PALAIS-ROYAL.
opéras-comiques, composés par des musiciens distingués. Pour achever
ce qui a rapport aux comédiens de bois de M. le comte de Beaujolais, je
dois dire qu'ils furent tirés un moment de leur oubli en 1810. Cette ré-
surrection éphémère a été racontée par un spirituel contemporain :
« A la fin de 1810, dit M. Dumersan, M"' Montansier fit débuter au
Palais-Royal une troupe de danseurs de corde, puis les Puppi napoli-
tani ou marionnettes napolitaines. 11 y avait un directeur italien, qui
s'étonnait de n'attirer que des enfans, tandis qu'en Italie les spectacles
de marionnettes sont suivis par des hommes de tous rangs et de tout
âge... On admirait pourtant Pulcinella, que le directeur dirigeait lui-
même et qui avait l'air d'un personnage vivant. Ce théâtre prit, un
peu après (le 20 octobre 1810), le titre de Théâtre des jeux forains.
L'ouverture se fit par un prologue de Martainville intitulé la Résur-
rection de Brioché. Cette pièce fut jouée par les ci-devant comédiens de
bois du comte de Beaujolais, qui dormaient dans les greniers du théâtre
depuis vingt ans. Ces automates, grands comme des enfans de huit
ans et habillés à la Pompadour, eurent peu de succès (1)... »
Le 1" janvier 1785, les fantoccini de M. Caron, qui, pendant quel-
ques mois, s'étaient montrés sur le boulevard du Temple, s'établirent
dans une salle au Palais-Royal, sous le nom renouvelé de Théâtre des
Pygmées. Les deux pièces d'ouverture, d'une teinte trop uniformément
mythologique, furent le Nouveau Prométhée, compliment ou prologue
en un acte avec couplets, et Arlequin protégé par Momus, vaudeville
en trois actes (2). Caron conduisait lui-même ses marionnettes, parlait
pour elles et composait presque toutes les pièces. Ces nouveaux fan-
toccini ne ressemblaient nullement à ceux qu'on avait si bien accueillis
à la foire Saint-Ovide de 1776, et qui avaient au moins deux pieds de
haut; ceux-ci, au contraire, étaient d'une petitesse extrême (3). Us ne
paraissent pas avoir brillé long-temps; le genre s'épuisait : il fallait,
pour le ranimer, une innovation profonde et complète; ce rajeunisse-
ment s'opéra par l'importation des ombres chinoises.
(1) Mémoires de Mile Flore, 1. 1, p. Ii7 et suiv. Voyez encore le Mercure de noYem-
bre 1810, p. 35.
(2) Journal de Paris, 2 juillet 1785.
(3) Petits Spectacles de Paris, 1786, p. 191-192.
OMBRES CHINOISES. — PEINTIRE MOBILE. 477
Ce diTertissement, dont on rapporte généralement l'origine aux Chi-
nois et aux Javanais, est du moins, sans aucun Joute, un des spectacles
favoris des Orientaux. Il est, depuis assez long-temps, connu en Italie
et en Allemagne. Le baron de Grimm, qui, dans sa Correspondance de
4770, lui a consacré une page ironique, nous apprend pourtant, l'in-
grat! que, sous le nom de Schattenspiel, ce jeu avait singulièrement
amusé et émerveillé son enfance. Le procédé mécanique est bien sim-
ple : on met, à la place du rideau d'un petit théâtre, une toile blanche
ou un papier huilé bien tendu. A sept ou huit pieds derrière cette ten-
ture, on pose des lumières. Si l'on fait glisser alors, entre la lumière
et la toile tendue, des figures mobiles et plates, taillées dans des feuilles
de carton ou de cuir, l'ombre de ces découpures se projette sur la toile
ou le transparent de papier et apparaît aux spectateurs. Une main ca-
chée dirige ces petits acteurs au moyen de tiges légères, et fait mou-
voir à volonté leurs membres par des fils disposés comme ceux de nos
pantins de carte. Ce n'est pas, comme on voit, de la sculpture, mais
de la peinture mobile.
« Après l'Opéra français, dit avec persiflage le baron Grimm, je ne
connais pas de spectacle plus intéressant pour les enfans; il se prête
aux enchantemens, au merveilleux et aux catastrophes les plus terri-
bles. Si vous voulez, par exemple, que le diable emporte quelqu'un,
l'acteur qui fait le diable n'a qu'à sauter par-dessus la chandelle placée
en arrière, et, sur la toile, il aura l'air de s'envoler avec lui par les airs.
Ce beau genre vient d'être inventé en France, où l'on en a fait un amu-
sement de société aussi spirituel que noble; mais je crains qu'il ne soit
étouffé dans sa naissance par la fureur de jouer des proverbes. On vient
d'imprimer l'Heureuse pêche pour les ombres à scènes changeantes. Le
titre nous apprend que cette pièce a été représentée en société, vers
la fin de l'année 1767... il faut espérer que nous aurons bientôt un
théâtre complet de pareilles pièces (1). » Eh! pourquoi pas? Dès 4775
(le dédaigneux aristarque ne croyait peut-être pas prédire si juste),
un nommé Ambroise ouvrait un spectacle de ce genre, sous le titre
de Théâtre des récréations de la Chine. On y voyait, suivant l'an-
(I) Correspondance littéraire, etc., 15 août 1T70, t. VII, p. W.
42
178 THÉÂTRE d'aMBROISE. — LE PONT CASSE.
nonce, « la voûte azurée et l'aurore s'annoncer par l'épanouissement
des rayons d'un soleil levant... » La figure d'un magicien (c'était déjà
sans doute Rotomago) amusait beaucoup les spectateurs par des mé-
tamorphoses singulières. Enfin, le programme finissait par cette re-
marque : « Les ecclésiastiques peuvent assister à mon spectacle sans
aucun scrupide (i). »
Au moins de juin de l'année suivante (1776), le même artiste alla
montrer à Londres ses ombres mouvantes et ses machines. Le détail
nous en a été conservé. On voyait, entre autres tableaux, l" une tem-
pête, le tonnerre, la grêle assaillant la mer, plusieurs vaisseaux faisant
naufrage.,. 2° un pont dont une arche est démolie et des ouvriers qui
la réparent : un voyageur leur demande si la rivière est guéable; le§
ouvriers se moquent de lui et répondent par le fameux couplet, le^ ca-
nards l'ont bien passée (2); le voyageur découvre un petit bateau^ paisse
la rivière et châtie les ouvriers : c'est déjà, comme on voit, Le fameu\
Pont cassé, la pièce classique des Ombres chinQisç?^ vieux fabliau qui
se trouve en germe dans une ancienne facétie, Iç Dict de l'herberifi,
qu'on peut lire à la suite des poésies de Ruteboeuf (3), et que Cyrano
de Bergerac n'a pas dédaigné d'insérer à peu près textuellement dans
sa comédie du Pédant joué (4); 3° un canal sur lequel on aperçoit une
troupe de canards : quelques chasseurs dans un bateau les tirent à
coups de fusil (était-ce déjà la pièce de Guillçmain devenue si célèbre,
la Chasse aux canards?); 4" un magicien qui, d'un coup de baguette,
(1) Voy. ies Spectacles des foires et des boulevards de Paris, année 1776, p. 117.
(8) On trouve ce couplet dans une tr^s ancienne chanson intitulée Dialogw du Prince
€t du Berger.
■,,i LE PRINCE.
Passe-t-on la rivière à gué?
LE BERGEB,
Les canards l'ont bien passé*
0 lirenda, lirondé!
Voy. Cahier de chansons, veuve Oudot, 1718.
(3) Œuvres complètes de Ruiebœuf, trouvère du xm» siècle, 1. 1, p. *73-*7*.
(4) Ces emprunts, faits par Cyrano à nos ancien» trouvères, expliquent en quel sens
Molière a dit, à propos de quelques traits qu'on l'accusait d'avoir tirés de cet auteur :
« Je reprends mon bien où je le trouve. »
THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. <79
fait subir à des hommes, à des animaux et h des arbres diverses mé-
tamorphoses. Le dialogue et les couplets de toutes ces pièces étaieqt
en français; le spectacle se terminait par des danses de corde, et,
comme toujours, par des marionnettes (i). De retour à Paris, l'année
«laprtîs. Ambroise montra sous un autre nom à peu près les mêmes
pièces de mécanique maritime : la mer agitée, des vaisseaux en marche,
des côtes variées, des oiseaux de mer, des pêcheurs et un jeune homme
se balançant à une branche d'arbre au bord de la mer (2).
Enfin parut Dominique Séraphin, le >Tai fondateur en France des Om-
f/res chinoises perfectionnées. Cet ingénieux artiste, après divers voyages
dans les provinces, vint s'établir à Versailles. Admis plusieurs fois à di-
vertir la famille royale, il obtint pour son théâtre, le 22 avTil 1784, le
titre de Spectacle des Fnfans de France. Cette même année, il transporta
son établissement sous les galeries du Palais-Royal, dans le local que ses
héritiei-s occupent encore aujourd'hui. Séraphin ouvrit cette salle le 8
septembre. J'ai sous les yeux une de ses affiiches du 19 août 1785 : il y
annonce, entre autres scènes nouvelles, le Tableau du Palais-Royal et le$
Chaises parlantes, ainsi que plusieurs 3/efamorjîAo5es. 11 termine par cet
avis, qui rappelle son scrupuleux prédécesseur Ambroise : o Ce diver-
tissement est fort honnête, et ÎIIM. les ecclésiastiques peuvent se le per-
mettre.» J'ai sous les yeux une autre affiche du théâtre de Séraphin sans
date, mais que je crois de 1792. Elle est waiment originale : c'est toute
une scène entre le directeur des Ombres chinoises et un passant. D'a-
bord, on aperçoit tout au haut la silhouette de Séraphin à mi-corps,
qui se détache en noir sur le fond blanc de l'affiche, comme une de
ses découpures. De son index allongé, il fait signe à un passant, puis
un dialogue s'établit entre eux : « Un moment ! Arrêtez- vous ! Lisez-
(1) Voyei les Spectacles des foires et des boulevards de Paris, ITTS, p. 19^189. Le
rédacteur de cet almanach nous avertit que le mécanicien Ambroise qui montra ce spec-
tacle à Londres était un autre que l'Ambroise qui avait donné à Paris un spectacle tout
semblable l'année d'avant. Je crois que c'est une erreur peut-être officieuse; Je crains
bien que ce pauvre et habile mécanicien ne fût obligé de cacher son nom pour échapper
à ses créanciers.
(1) C'est l'idée du Zéphire de Prudhon. Voyez les Spectacles des foires et des boule-
vards de Paris, année 1778, p. 1».
180 ANCIEN RÉPERTOIRE DE SÉRAPHIN.
moi! — SÉRAPHIN, aux lecteurs: Des changemens, des décorations
d'un joli goût embellissent mes Ombres chinoises... J'ai des marion-
nettes, mais des marionnettes qu'on prendrait aisément pour de char-
mans petits enfans; il faut les voir, ainsi que la scène comique de
Gobe-mouche. — Un lecteur : Mais où est donc la salle de vos Ombres
chinoises. Séraphin? Toutes les Ombres de Paris se disent Ombres
de Séraphin, qu'on disait depuis long-temps voyageant chez les om-
bres. — Je n'ai, monsieur, pas encore été tenté de faire ce voyage.
Je suis toujours le seul Séraphin. Pour me voir, n'allez ni à Tivoli ni
à Idalie; n'allez ni aux Capucins ni aux boulevards, encore moins à la
Veillée, mais venez au Palais-Égalité, galerie de pierre, n° 421, où je
suis fixé invariablement depuis dix-sept ans. Voulez-vous vous dé-
lasser? venez voir mei Ombres chinoises. Toujours jaloux de mériter
votre approbation, chaque jour nous changeons de pièces » En
effet, rien de plus varié que le répertoire de Séraphin, et c'est à ce
mérite que ce théâtre a dû de vivre aussi long-temps. Depuis son éta-
blissement , plusieurs écrivains de quelque valeur ont travaillé pour
cette petite scène. Je puis citer Dorvigny, Gabiot de Salins, Maillé de
Marencourt. Entre les années 1785 et 1790, Dorvigny y a fait jouer le
Bois dangereux ou les Deux voleurs, scène à la silhouette, en vers; les
Caquets du matin, en prose; le Cabriolet renversé, scène de la halle (1);
Arlequin corsaire, scène en prose et à la silhouette, qui devint l'année
d'après, en 1789, Arlequin corsaire patriote (2). Maillé de Marencourt
donna, vers le même temps, le Matelot, scène épisodique en prose; le
Petit Poucet et Cendrillon, pièces-féeries, chacune en trois actes. Plus
récemment, vers 1807, le même auteur a donné l' Enlèvement de Pro-
serpine, féerie mythologique, et le Triomphe d'Arlequin. En 1799,
Gabiot écrivit pour Séraphin le Malade et le bûcheron, scène à la
silhouette; mais, dans les dernières années du siècle, ce fut Guille-
main qui fut le fournisseur le plus actif de ce théâtre et de plusieurs
autres. « Il faisait le matin pour les Ombres chinoises, dit M. Dumer-
san, de petites pièces dans lesquelles il y avait toujours une idée co-
(1) Imprimé dans le Théâtre de Séraphin, t. I, p. 25-35.
(2) Affiche du 25 décembre 179©.
MARIONNETTES RÉVOLUTIONNAIRES. 181
inique, qu'on lui payait 12 francs, qu'on jouait ciaq cents fois, et
qu'on joue encore. Le soir, il en composait pour les Jeunes-Artistes'
le Vaudeville, les Variétés-amusantes, etc.; elles étaient plus litté-
raires, et cependant elles ne l'ont pas immortalisé comme sa Chasse
aux canards (i). » Parmi les scènes à la silhouette de Guillemain, on
remarque F Entrepreneur de spectacle, la Mort tragique de Mardi-Gras,
en vers; le Gagne-Petit, et enfin V Écrivain public, qui, pendant la ré-
volution, devint V Ecrivain public patriote.
J'ai bien peur qu'au milieu du vertige de ces années sinistres, nos
petits comédiens de bois n'aient participé plus que de raison à la fé-
brile efîervescence de ces temps de trouble. Je ne veux pas trop insis-
ter sur cette phase déUcate de leur histoire; je transcrirai seulement
quelques lignes significatives de Camille Desmoulins. Indigné de l'a-
pathique indifférence des badauds de Paris en présence des hécatombes
de chaque jour, le Vieux cordelier s'écrie : « Cette multitude égoïste
est faite pour suivre aveuglément l'impulsion des plus forts. On se bat-
tait au Carrousel et au Champ-de-Mars, et le Palais-Royal étalait ses
bergères et son Arcadie! A côté du tranchant de la guillotine, sous le-
quel tombaient les tètes couronnées, et sur la même place, et dans le
même temps, on guillotinait aussi Polichinelle, qui partageait l'atten-
tion de cette foule avide (2) ! » Ainsi le bourreau , qui , pendant deux
cents ans, avait bien voulu se laisser bafouer et pendre par Poli-
chinelle, prenait alors sa revanche. 11 est probable que Polichinelle
n'est rentré en possession de ses avantages qu'après le 10 thermidor;
mais passons vite. Je citerai, en raison de leur inoffensive singularité,
les titres de deux pièces de ces temps néfastes. En 4790, les ombres
de Séraphin jouèrent la Démonseigneurisation, et, en 1793, la Fédéra-
tion nationale. Il faut avouer que ces deux sujets prêtaient peu à la
silhouette, et durent divertir médiocrement le jeune et riant auditoire
de Séraphin.
Sous le consulat, quand l'esprit et la gaieté eurent peu à peu re-
couvré leurs droits, un savant bibliothécaire et un excellent homme,
(1) Mémoires de Mlle Flore, t. I, p. ii et i3. Guillemain est mort en 1799.
(3) ]be Vievu Cordelier, réimpression de 1831, p. 6i.
182 RÉPERTOIRE DE SÉRAPHIN.
M. Capperonnier, fit jouer, nous assure-t-on, quelques scènes à la sil-
houette. Des indiscrets lui attribuent, entre autres, l'Ile des perroquets
ou II ne faut pas se fier à la parole. Ces petites distractions d'un homme
grave devaient être des réminiscences des gaietés littéraires auxquelles
il s'était trouvé mêlé avant 1789, dans la société des Lauraguais, des
PaUlmy et des La Vallière.
Le théâtre de Séraphin a fait, avec le consentement des intéressés,
d'heureux et assez fréquens emprunts aux autres scènes. Ainsi le Fil-
leul de la fée. conte bleu en deux actes, représenté en i 832 sur le théâtre
du Palais-Royal, est devenu l'Enchanteur Parafaragaramus, féerie en
trois actes, au théâtre de Séraphin. On cite plusieurs auteurs contempo-
rains qui n'ont pas dédaigné cette petite scène, entre autres M. Edouard
Plouvier, récemment applaudi au Théâtre-Français. Je nommerai en-
core une personne de la famille du fondateur. M"* Pauline Séraphin,
qui a écrit un assez grand nombre de petites pièces-féeries et de scènes
à la silhouette, le Talisman aux enfers, la Perruque de Cassandre, Gilles
et son parrain, le Génie de la sagesse, la Jument grise et le Pêcheur
de Bagdad. En résumé, les théâtres de marionnettes et d'ombres chi-
noises ont dans notre pays un grand avantage sur presque tous les
autres spectacles : ce sont presque les seuls où nous n'apportions aucun
esprit de contention et de critique, et où nous allions avec la seule
envie de nous amuser. Il serait bien à souhaiter qu'un homme de ta-
lent profitât de cette rare et bienveillante disposition du public, et prît
là ses coudées franches, comme on les lui laisse.
■i^■V'>bVA
ttb''?iji?»(.
ii9'.»Jii**i* Mjiii'v^
XII.
MARIONNETTES CHEZ LES PARTICULIERS ET DANS LE MONDE ÉLÉGANT.
Il me reste, pour compléter l'histoire des marionnettes en France,
à dire un mot de l'accueil qui leur a été fait dans la bonne compagnie
et chez les grands seigneurs des xvii* et xviii* siècles.
Nous avons vu, sous Louis XIV, les relations très suivies du jeune
dauphin et de Brioché. Les marionnettes étaient alors un plaisir royal,
que recherchaient, par imitation, la noblesse et la bourgeoisie. La
Fontaine, dans sa fable de la Cour du Lion, ne nous a-t-il pas montré
sa majesté lionne convoquant tous ses vassaux à une cour plénière,
dont l'ouverture
Devait être un très grand festin,
Suivi des tours de Fagotint
Vers la fin du grand siècle, dans une lettre en vers que le jeune
prince de Bombes est supposé écrire à sa cousine, M"' d'Enghien
(qu'il appelait ordinairement sa femme), pour l'engager à venir à
i84 MARIONNETTES ARISTOCRATIQUES.
Versailles auprès de M"" la duchesse du Maine, qui gardait le lit pen-
dant une grossesse, il lui fait entrevoir bien des plaisirs, et quels
plaisirs!
Pour prix d'une action si belle,
Je vous promets Polichinelle (l)!...
Le rédacteur de cet attrayant billet était Malézieu, le chancelier de
la petite principauté ou plutôt du petit prince de Bombes. A ce titre
Malézieu joignait ceux de membre de l'Académie française, de surin-
tendant du duc du Maine, et surtout d'ordonnateur de toutes les fêtes
de la duchesse. 11 était l'ame de ces fameux divertissemens de Sceaux
qui ont fourni deux volumes pleins de stances, de madrigaux, d'é-
pîtres, de pastorales et de comédies, fêtes de jour et de nuit, qui oc-
cupaient ou qui trompaient, dans cette poétique retraite, la mobile
imagination et les ambitieuses insomnies de la duchesse; mais dans
ces deux volumes, remplis de babioles, il n'est rien dit d'un genre
d'amusement qui a pourtant tenu une grande place dans les plaisirs
de Sceaux : je veux parler des marionnettes. On les faisait, en effet,
venir de temps à autre, et l'on composait même exprès pour elles de
petits dialogues oii l'esprit et la malice ne manquaient pas. Un de ces
badinages, attribué à Malézieu, souleva, en 1705, une véritable tem-
pête. Je trouve dans le recueil manuscrit de chansons et de vers sati-
riques formé par le comte de Maurepas, tous les bulletins de cette
petite guerre littéraire. Une note du manuscrit nous apprend à quelle
occasion tout ce bruit eut lieu. La duchesse du Maine ayant voulu,
pendant l'hiver de 1705, avoir chez elle les marionnettes, on composa
une petite scène ad hoc, qui tournait un peu en ridicule MM. de l'Aca-
démie française. Ceux-ci l'attribuèrent, avec assez de vraisemblance,
à Malézieu et au duc de Bourbon, qui paraît y avoir en badinant
fourré quelques moqueries. Aussitôt les épigrammes de pleuvoir sur
le prince et sur l'académicien faux frère. Elles remplissent, avec les
réphques, plus de vingt pages in-folio du recueil de Maurepas. Le corps
du délit lui-même, un petit dialogue intitulé Scène de Polichinelle et
(1) Voyez les Divertissemens de i^csnux, t. I*'', p. 163.
MARIONNETTES CHEZ LA DUCHESSE DU MAINE. 195
du voisin, y est aussi copié (1). Cette parade est écrite avec toutes les
libertés que le genre autorise; quoique composée de compte à demi par
un académicien et un prince du sang, et représentée dans le salon de la
duchesse du Maine, il nous serait, tant les mœurs changent! bien dif-
ficile d'en citer deux phrases. Le fond de cette bluette est la prétention
hautement déclarée par Polichinelle d'entrer à l'Académie. Il prouve
la légitimité de ses droits au fauteuil par une foule de coq-à-l'ànc
amusans; puis, il donne un échantillon burlesque de sa future haran-
gue de réception; enfin, il énumère certaines difficultés de langage sur
lesquelles il sent quelque crapule (c'est-à-dire scrupule). Ce sont cer-
taines locutions équivoques sur lesquelles il désire connaître l'avis de
MM. les quarante, et qui n'ont pu, dit-il, échapper à des nez tels que
les leurs. Une de ces expressions dont il voudrait purifier le dictionnaire
qu'élabore la docte compagnie est celle-ci : « Entre deux selles le cul
à terre. » Il propose entre deux sièges comme beaucoup moins incon-
gru, et il pénètre très à fond dans la matière; tout le reste est à l'ave-
nant. On peut inférer d'une des épigrammes décochées contre Malé-
zieu qu'il fut obligé de se tenir quelque temps éloigné des réunions
de l'Académie. Il y reparut cependant à la réception de M. l'évêque
de Soissons. Une autre pièce nous apprend qu'on priva Malézieu, tant
que dura la brouille, du don que les quarante étaient dans l'usage de
se faire mutuellement de leurs ouvrages. Cette singulière punition ap-
pelait bien naturellement la raillerie; on ne s'en fit pas faute.
Les marionnettes de Malézieu jouèrent encore cette même année
(1705) à l'hôtel de Trèmes, devant le duc de Bourbon. Elles repré-
sentèrent une petite pièce où le président de Mesmes, confrère de Ma-
lézieu à l'Académie française, fut quelque peu maltraité, ce qui donna
lieu à de nouvelles épigrammes. Dans toutes, le nom de Brioché était
la grosse injure que l'on jetait à la tête du chancelier de Bombes.
Puisque j'ai commencé de parler des rapports de Polichinelle et
de l'Académie, je dois signaler une autre pièce de vers placée dans
(f) Voyei Recueil de chansons et de vers satiriques, tome X, p. 3i9 et suiv. Cette
scène est, dit-on, imprimée dans un livre intitulé Pièces échappées du feu, Parme,
1717, avec quelques-unes des épigrammes en réponse. Je ne connais que la copie du
recueil de Maurepas.
mé MARlÔHÏ(ËttÉ8 bu COMTE d'EC' ''*'"' '^
le recueil de Maurepas sous la date de 4732. Elle esl intitulée fie"
queste dU éiêtif Polichinelle à nosseigneurs de F Académie française éta-'
hlie aU Louvre (1). Ce que iPOlichinelle demande danà cette requête,
ce û'ést t)as, comiiie en 1705, un fauteuil d'acadétnicien; il ne rêclatne
que le di'oit d'assisteï* aux séances, comme on Venait de Tâccorder àiiX
acteurs de la Comédie-Française. 11 faut convenir que notre ami f*oli*
chinelle est ici tout-à-fait dans son tort , et que ses railleries portent
sur un acte qui n'avait rien que d'honorable. Le 3 mai 173^, quatre
jours atant la représentation de VÉryphile de Voltaire, des députés de
la Comédie-Française allèrent offrir aux membres de l'Académie l'en-
trée de leur théâtre, ce qui fut accepté avec l'approbation du roi.
L'Académie, en retour de cette politesse, octroya aux comédiens fran-
çais le droit d'assister à ses réunions. C'est à propos de cet échange de
bons procédés, dont les effets subsistent encore aujourd'hui , que Po-
lichinelle se mit à gloser fort à contre-temps, et, qui pis est, sans
beaucoup d'esprit; mais les comédiens français et les acteurs des scènes
secondaires se faisaient alors, comme nous l'atons vu, Une guêtre
acharnée que le moindre incident ravivait.
Le goût des marionnettes persista long-temps dans la cour spiri-
tuelle de Sceaux. Quelques vers de "Voltaire nous apprennent qu'en
1746 le Comte d'ËU, grand-maître de l'artillerie, les y fit venir un soir
et les dirigea lui-même atec succès. Voltàife, qui assistait à ce diver^
tissement, prit à Son tour la direction des pantins et improvisa ce
Compliment pour le comte d'Eu , au nom de Polichinelle :
. . Prince, vous remercie.
. ^ . , En me faisant beaucoup d'honneur,
Vous faites mon envie.
r^ iH Hîhl'jfî^**^^ possédez tous les talens;
; . • . Je n'ai qu'un caractère : ,a ai^u.
J'amuse pour quelques momens;
Vous savez toujours plaire.
On sait que vous faites mouvoir
(1) Recueil de chansons et de vers satiriques, t. XVIII, p. 151.
l>é plus belles machines;
Vous Rtes sentir leur pouvoir '-^
A Bruielle, à Malines; '^
LéS Anglais s''y virent traitei*
En vrais polichinelles.
Et vous avez de quoi dompter
Les remparts et les belles {\). ^''
La mode des marionnettes de société devint si générale au milieu du
xvin* siècle, que nous voyons Bienfait annoncer dans les affiches de Paris
« qu'il va en ville, en l'avertissant un jour devant (2). » Alors M"* Pé-
licier, célèbre actrice de l'Opéra, faisait une pension à un directeur de
marionnettes pour lui jouer deux parades par jour; ses camarades la
raillaient de cette fantaisie et l'accusaient de vouloir se donner par là
des airs de duchesse (3). Je trouve, à la fin de la copie de Polichi-
nelle à la guingtiette de Vaugirard. cette apostille que je crois de Pont-
de-Vesle : « Bon à jouer en société de marionnettes, et y ajouter de
nouvelles scènes (4). » Les scènes ajoutées par de tels amateurs ne de-
vaient pas être les moins égrillardes, à en juger par le canevas d'une
de ces pièces destinées au huis-clos, le Songe de Pierrot, que possédait
M. de Soleinne (5). Je vois dans la même collection le titre, mais le
litre seulement, d'une pièce de marionnettes que je suppose avoir eu
la même destination, Polichinelle recruteur d'amour ou la milice de
Cythère (6). François Nau, le chansonnier, a publié en 1758 un inter-
mède de marionnettes (sans nom d'auteur) que je soupçonne avoir été
composé pour une de ces réunions joyeuses (t).
(1) Œuvres de Voltaire, t. XIV, p. 393 et 394, édit de M. BeuchoC. >,
(a) Affiches de Boudet, 20 féfrier 1749.
(3) Le Colporteur, p. 140.
(4) Portefeuilles manuscrits de M. de Soleinne, n" 3399.
(5) Portefeuilles de M. de Soleinne, n* 3400. Le Dictionnaire des fhéâiréi dé Parie
annonce à tort cette pièce comme représentée en public par les marionnettes.
(6) Ibid., n" 3407.
(7) Par compensation, ou a publié, dans notre siècle, des pièces de marioDoettes pour
l'éducation de la jeunesse. Je ne citerai en ce genre que le Théâtre des marionnettes
de M"* Laure Bernard, 1 vol. in-i2, 1837. L'auteur y a réduit à la taille de ses comé-
diens et de ses spectateurs la légende du Roi Lear.
188 MARIONNETTES A CIRE Y.
Enfin nous allons rencontrer les marionnettes dans un lieu où vous
serez surpris, comme nous, de les voir admises, à Cirey; oui, au châ-
teau de Cirey, devant la sérieuse M"»* Du Châtelet et devant Voltaire,
dans le temps même oii la marquise commentait Leibnitz et oii Vol-
taire mettait la dernière main à Mérope. C'est à une personne spiri-
tuelle, à M"»* de Graffîgny, alors momentanément abritée à Cirey, que
nous devons la connaissance de ces détails intimes, dont elle faisait
part à un de ses amis d'enfance, à M. Devaux, lecteur du roi Stanislas.
« Voltaire, lui mande-t-elle (11 décembre 1738), a bu à ta santé...
Après le souper, il nous donna la lanterne magique avec des propos à
mourir de rire. 11 y a fourré la coterie de M. le duc de Richelieu, l'his-
toire de l'abbé Desfontaines et toutes sortes de contes, toujours sur le
ton savoyard. 11 n'y avait rien de si drôle; mais à force de tripoter le
goupillon de sa lanterne, qui était remplie d'esprit-de-vin, il le ren-
versa sur sa main; le feu y prit, et le voilà enflammé. Cela troubla
un peu le divertissement , qu'il recommença un moment après. » Et
en post-scriptum elle ajoute : « On nous promet les marionnettes. Il
y en a ici près de très bonnes, qu'on a tant qu'on veut. » — « Je sors
des marionnettes, qui m'ont beaucoup divertie (écrit-elle le 16 dé-
cembre); elles sont très bonnes. On a joué la pièce où la femme de Po-
lichinelle croit faire mourir son mari en chantant fagnana! fagnana!
C'était un plaisir ravissant que d'entendre Voltaire dire sérieusement
que la pièce est très bonne; il est vrai qu'elle l'est autant qu'elle peut
l'être pour de telles gens. Cela est fou de rire de pareilles fadaises, n'est-
ce pas? Eh bien! j'ai ri... Le théâtre est fort joli, mais la salle est
petite. Un théâtre et une salle de marionnettes à Cirey! Oh! c'est
drôle! Mais qu'y a-t-il d'étonnant? Voltaire est aussi aimable enfant
que sage philosophe. Le fond de la salle n'est qu'une loge peinte, gar-
nie comme un sofa , et le bord sur lequel on s'appuie est garni aussi.
Les décorations sont en colonnades, avec des pots d'orangers entre les
colonnes...»
Enfin M"« de Grafflgny écrit le lendemain (huit heures du soir) :
« Aujourd'hui comme hier, je sors des marionnettes, qui m'ont fait
mourir de rire. On a joué l'Enfant prodigue. Voltaire disait qu'il en
était jaloux. Le crois-tu? Je trouve qu'il y a bien de l'esprit à Voltaire
FKANÇAIS DE NANTES ET LES MARIONNETTES. 189
de rire de cela et de le trouver bon. J'étais auprès de lui aujourd'hui.
Que cette place est délicieuse ! Nous en avons raisonné un peu philoso-
phiquement, et nous nous sommes prouvé qu'il était très raisonnable
d'en rire. Il faut avouer que tout devient bon avec les gens aimables. »
Presque à la même date, je trouve quelques lignes qui me frappent
dans un post-scriptum ajouté par M""* Du Châtelet à une lettre de Vol-
taire adressée à d'Argental. Elle lui parle de tous les travaux entrepris
par Voltaire, puis elle ajoute : « Sa santé demande peu de travail, et je
fais mon possible pour l'empêcher de s'appliquer. » Cela ne nous
donne-t-il pas l'explication du goût subit de M"* Du Châtelet pour la
lanterne magique et les marionnettes?
Quant au xix« siècle, si sérieux et si raisonnable, comme on sait, il
ne faut pas y chercher d'aussi frivoles amusemens. S'il arrive aujour-
d'hui par hasard que Polichinelle soit mandé dans un riche hôtel, ce
n'est que pour une matinée ou une soirée d'enfans; mais des marion-
nettes comme celles de M"* la duchesse du Maine, de la Pélicier ou de
Cirey,iln'yena plus d'exemples. On cite bien, sous l'empire, quelques
hauts fonctionnaires qui ont aimé ce divertissement , mais en plein
air et incognito. On sait l'histoire de cet excellent chef d'administra-
tion, dont la bienveillance littéraire, approuvée de l'empereur, avait
réservé quelques emplois dans ses bureaux aux débutans de la litté-
rature et de la poésie. Ayant adressé un jour un avis cordial à un de
ses plus inexacts protégés, le jeune homme avoua à l'indulgent ad-
ministrateur que s'il s'attardait tous les matins, c'est qu'il était obligé
de passer devant Polichinelle, et que le charme l'arrêtait, a Ehl com-
ment cela se fait-il? s'écrie le directeur étonné, je ne vous y ai jamais
rencontré. » Mais Français de Nantes (car c'est à lui qu'on attribue l'a-
necdote) a-t-il jamais songé à faire venir chez lui Polichinelle? J'en
doute. Autre temps, autres plaisirs. Il y aurait, d'ailleurs, inconvé-
nient à inviter, par ce temps-ci, nos financiers, nos représentans du
peuple, nos grands hommes de lettres, nos diplomates, à une soirée de
marionnettes; cela risquerait trop de ressembler à une épigramme.
,' iiTa/i"" '•'
) uil i.i lt,i.
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IV.
HARIONIIETTES EN ANGLETERRE.
JMIÏgiSIl »
sa ùai'iù
I.
iCCUEIL FAIT AUX MABIOISNETTES DANS LES PAYS SEPTENTRIONAUX.
Si je ne m'étais proposé en commençant cette étude que de rompre
quelques lances courtoises en l'honneur des marionnettes, je pourrais
regarder ma tâche comme surabondamment accomplie : ou je me
trompe fort, ou il est bien prouvé que la muse légère et badine qui pré-
side à ce petit spectacle a occupé un rang assez distingué chez tous
les peuples de race et de civilisation gréco-romaines, et qu'elle a
même obtenu parmi eux, grâce à sa gentillesse, le pas sur plusieurs
de ses plus fières rivales; mais j'ai entrepris (qu'on mo permette de le
rappeler) moins de faire l'éloge de ce menu genre de drame que d'en
tracer l'histoire sincère et détaillée. Mon travail se trouverait donc
trop incomplet, si, après avoir exposé tout au long quelles ont été les
destinées de mes petites clientes dans les contrées du centre et du midi
de l'Europe, je négligeais de rechercher comment elles ont été accueil-
lies dans les régions septentrionales, notamment en Angleterre et en
13
49-4 MARKJNNETTES DANS LES PAYS SEPTENTRIONAUX.
Allemagne. Là, en effet, les mœurs, les races, le climat, le goût, tout
diffère, et il n'y aurait pas à s'étonner qu'un divertissement qui sup-
pose dans l'artiste qui le pratique et dans l'auditoire qui s'y abandonne,
une sensibilité d'organes et une souplesse d'imagination si promptes,
n'eût point obtenu auprès de populations moins flexibles et sous le
ciel plus rigide de Londres, d'Amsterdam et de Berlin, autant de suc-
cès qu'en Grèce, en Italie, en France et en Espagne.
11 n'en a cependant pas été ainsi, et je puis annoncer dès à présent,
sans craindre d'être démenti par les faits dont l'exposition va sui\re,
que les peuples d'origine germanique, que l'on regarde communément
comme doués d'une trempe d'esprit plus ferme et plus sérieuse que la
nôtre, ont accepté les données fantastiques de ce trompe-l'œil théâtral
avec la même facilité crédule et la même docilité d'émotions que les
peuples plus impressionnables dont nous nous sommes occupés jus-
qu'ici. Oui, nous allons rencontrer nos petits comédiens de bois aussi
aimés, aussi choyés, aussi facilement compris sur les bords de la Ta-
mise, de l'Oder et du Zuyderzée qu'à Naples, à Paris ou à Séville. Nous
aurons même occasion de remarquer que les Anglais et les Allemands
ont quelquefois porté dans ce badinage un fonds de sérieux et de gra-
vité qui est sans doute un trait de leur caractère national.
/ Quant à l'Angleterre en particulier, le goût de ce genre de spec-
tacle y a été si généralement répandu, qu'on ne trouverait peut-être
pas un seul poète depuis Chaucer jusqu'à lord Byron, ni un seul pro-
sateur depuis sir Philip Sidney jusqu'à M. W. Hazlitt, qui n'ait jeté à
profusion dans ses ouvrages des renseignemens sur ce sujet, ou n'y
ait fait au moins de fréquentes allusions. Les écrivains dramatiques
surtout, à commencer par ceux qui sont la gloire des règnes d'Elisa-
beth et de Jacques I", ont déposé dans leurs œuvres les particularités
les plus curieuses sur le répertoire, les directeurs, la mise en scène
des marionnettes. Shakspeare lui-même n'a pas dédaigné de puiser
dans ce singulier arsenal d'ingénieuses ou énergiques métaphores qu'il
met dans la bouche de ses plus tragiques personnages, aux momens
les plus pathétiques. Je puis citer dix à douze pièces de ce poète où
s^ trouvent plusieurs traits de ce genre : les deux Gentilshommes de
Vérone par exemple, le Conte d'hiver, la première partie de Benri IV,
CAKACTÈHS DS LA LITTÉRATURE ANGLAISR. 195
ta méchante Femme mise à la raison, la Douzième Nuit, les Peines de l'a-
mour perdu, le Songe d'une nuit d'été, Antoine et Cléopâtre, ffamlet, la
Tkmpête, Momio et Juliette, le Roi Lear. Les contemporains et les suc-
cesseurs de ce grand poète, Ben Jonson, Beaumont et Fletcher, Mil-
ton, Davenant, Swift, Addison, Gay, Fieldinjç, Goldsniith, Sheridan,
ont emprunté aussi beaucoup de saillies morales ou satiriques à ce
divertissement populaire.
Grâce à ce penchant singulier des dramatistes anglais à s'occuper
de leurs petits émules des carrefours, j'ai pu trouver dans leurs
écrits des secours pour mon travail aussi agréables qu'inattendus.
Privé, comme on l'est nécessairement à l'étranger, de l'usage des
sources directes et des pamphlets originaux, n'ayant à ma disposi-
tion que les œuvres des grands maîtres, qui sont sur les rayons de
toutes les bibliothèques, il m'a suffi, chose étonnante! de rappro-
cher les passages que me fournissaient si abondamment ces écrivains
d'élite, pour me former sur les marionnettes anglaises un ensemble
de documens plus circonstanciés et plus complets, j'ose le dire, que
ceux qu'ont rassemblés jusqu'à ce jour les critiques nationaux les
mieux informés. C'est là. on l'avouera, un des résultats les plus nota-
bles de la différence si profonde et si tranchée qui sépare les littéra-
tures ditt;s romantiques des littératures plus sobres et plus circonspectes
qu'on appelle classiques. Certes, un critique anglais ou allemand aurait
beau étudier attentivement nos grands écrivains dramatiques. Corneille,
Rotrou, Racine, Molière, Regnard, Crébillon, Voltaire, Marivaux même
et Beaumarchais, il ne pourrait, j en suis convaincu , recueillir de ces lec.
tures , même à l'aide de l'induction la plus subtile, une suite d'obser-
vations assez substantielles et assez précises pour reconstituer, avec de
tels matériaux, la moindre partie de notre histoire civile ou littéraire.
Ce n'est point un reproche que j'adresse à nos grands écrivains, ni une
critique que je fais de leur système, à Dieu ne plaise! ce n'est qu'un
simple fait que je note au passage et qui me paraît tout-à-fait propre à
marquer nettement la diversité de ces deux poésies, dont l'une s'élance
et se maintient dans une sphère de généralisation idéale et imperson-
nelle, tandis que l'autre, particulièrement attentive aux singularités
496 MARIONNETTES EN ANGLETERRE.
caractéristiques, plonge ses racines au plus profond et au plus -vif d«
la réalité individuelle.
Cela dit, ami lecteur, débarquons sans retard sur les bords de la
Tamise, et parcourons en cockney les rues, les ponts et les squares de
la -ville de Londres.
II.
STATUAIRE BIÉCANIQCE DANS LES ÉGLISES D ANGLETERKB.
En Angleterre, comme partout aillem^, la sculpture mobile a com-
mencé par prêter son prestige aux cérémonies du culte. Le crucifix à
ressorts de l'abbaye de Boxley n'a point été un fait isolé de supersti-
tion monastique (1). Jusqu'au moment de l'établissement du schisme
de Henri Vlll, le clergé catholique célébrait, dans toutes les églises de
la Grande-Bretagne, les solennités de Noël, de Pâques, de l'Ascension,
avec un appareil presque scénique (»n manner ofa show and interlude).
On employait, dans ces occasions, de petites poupées mobiles {certain
small puppettes). L'historien auquel j'emprunte ces détails raconte
qu'il assista, vers 1520, à l'office de la Pentecôte dans la cathédrale de
Saint-Paul, où il vit la descente du Saint-Esprit, figurée par un pigeon
blanc qu'on faisait sortir d'un trou pratiqué au milieu <Jo la voûte de
la grande nef (2). De semblables spectacles avaient lieu ai.ssi dans les
(1) Voyez pour ce crucifix célèbre les pages 56 et 57.
(2) Lambarde, Ptrambulatùm r>f Kent.
498 STATLAIKE MÉCANIQUE DANS LES ÉGLISES ANGLAISES.
provinces. A Witney, grande paroisse du comté d'Oxford, le clergé
représentait la résurrection de Notre-Seigneur au moyen de statuettes
à ressorts qui figuraient au vif Jésus, Marie, les gardes du tombeau et
les autres acteurs de ce drame sacré (1); mais, depuis l'invasion du
protestantisme, tous les rites dramatiques et jusqu'à la musique instru-
mentale furent bannis des églises, afin de n'accorder aux sens que le
moins possible. En effet, il y a toujours eu, comme je l'ai dit, dans
la société chrétienne, deux écoles profondément divisées sur le degré
d'influence qu'il convient d'accorder aux beaux-arts dans la célébra-
tion des rites. Toutes les sectes protestantes sont comme des rameaux
issus de la plus austère et de la plus restrictive de ces deux écoles, et
elles ont encore enchéri sur sa rigidité et sa sécheresse. Anglicans, lu-
thériens, presbytériens, ont travaillé à l'envi, dans la mesure de leur
rigorisme, à abolir ce que le catholicisme avait introduit ou toléré de
cérémonies touchantes et sensibles dans les offices. Quoique l'église
anglicane ait conservé dans son rituel beaucoup plus de l'ancienne
liturgie qu'aucune autre communion dissidente, elle a pourtant, sous
la pression du puritanisme, repoussé des temples toutes les pratiques
figuratives que Knox, Cameron et leurs disciples qualifiaient bien in-
justement de momeries papistes (papistical mummeries). Je dis bien in-
justeinent, car celles de ces pratiques qui pouvaient détourner l'esprit
defe rtfiédilatioiis pieuses émanaient des goûts grossiers de la foule et
du ba^ clergé, contrairement aux défenses réitérées des évéques, des
Conciles et des papes.
On a peine à concevoir que les membres les plus éclaités de l'église
anglicane aient partagé, sur cette question, tous les préjugés popu-
laires. Le spirituel doyen de Saint-Patrice, Swift lui-même, dans le
Ûùnte du tonneau{'ï)f attribue à lord Peter (c'est le sobriquet irrespec-
tueux qu'il donne au pape) l'invention des marionnettes et celle des
Illusions d'optique {original author of puppets and raree-shotts). Le
crà'jon du célèbre Hogarth a commenté ce beau texte dans une gra-
vure intitulée Fnthusiasm delineated, où l'on voit un jésuite en chaire,
(i) Lambarde, An alphabetical description ofthe chief places in England, p. 459.
(2) Tke Taie ofa tub. Outre leur sens littéral, ces roots ont encore le sens de eont« bleu.
LES PURITAINS NOUVEAUX ICONOCLASTES. 499
dont la soutane entrouverte laisse percer un bout d'habit d'arlequin.
De chaque main, le fougueux prédicateur agite une marionnette : de
la droite, le Père éternel, d'après Raphaël; de la gauche, Satan, d'après
Rubens. Autour des parois de la chaire pendent six autres marion-
nettes de rechange, à savoir, Adam et Eve, saint Pierre et saint Paul,
Moïse et Aaron (i).
Poussés par la fureur des nouveaux iconoclastes, non-seulement les
épiscopaux bannirent des temples, mais détruisirent les anciens monu-
mens de la statuaire mobile. Slow nous apprend quel fut le sort du
cruciflx de Boxley, qu'on appelait, dit-il, le crucifix de grâces, et dont
les yeux et la bouche se mouvaient par de certains ressorts {tcilh divers
vices). Le dimanche 24 février 4538, il fut montré au peuple par le prê-
cheur, qui était l'évèque de Rocliester, puis porté à Powle's cross, et
là démonté et brisé devant la foule (2).
(1) Voyez, au département des estampes de la Bibliothèque nationale, Hogarth illu-
strated by John Ireland, t. III, p. 233, et les deux volumes de l'œuvre de Hogarth, grand
in-folio. La planche dont je parle est une altération de celle qui est intitulée a Medley.
(â) Annals or gênerai Chronicle ofEngland, p. 575.
fi-^-J^
ra.
ITATUAIRE MOBILE DANS LES MIRACLE-PLAY8 ET LES PAGEANTS.
Cependant le drame religieux, exclu des temples par le schisme,
se maintint long-temps encore sur les échafauds de plusieurs confré-
ries fondées par les catholiques et continuées par les anglicans. Dans
les mystères et miracle-plays joués à Chester, à Coventry, à Oxford , à
Towneley, etc. , la statuaire mobile avait pour emploi de rendre possible
l'introduction de quelques personnages gigantesques de l'Écriture et
des légendes, Samson, Goliath, saint Christophe, ou celle de quelques
animaux monstrueux, tels que la baleine de Jonas, le dragon de saint
George, etc., colosses que Ton représentait à l'aide de mannequins d'o-
sier qu'un homme placé dans l'intérieur faisait mouvoir avec adresse
et à-propos.
D'autres grandes marionnettes avaient aussi et ont conservé long-
temps un rôle considérable dans les pageants municipaux ou popu-
laires, tels que la procession annuelle pour l'élection du lord-moire et
1IA»EQUIÎIS DANS LES PAGEANTS. 201
les may-games (1). Dans la première de ces solenniUis, on voyait défi-
ler, entre autres divertissantes mascarades, quelques figures de géans
fabuleux arifiés de pied en cap. A Londres, c'était Gogmagog et Cori-
nœus, aujourd'hui immobiles sur leurs piliers de Guildhall (2). Dans
les may-poles. le cortège se composait, suivant l'importance des lieux,
d'un plus ou moins grand nombre de groupes qui avaient chacun leurs
chefs, leurs danses et leurs chansons à part (3). D'ordinaire on voyait
gambader en avant du cortège soit un Jack ou Jeannot, soit un fou
en costume officiel, c'est-à-dire avec grelots, vessie, marotte et bon-
net à oreilles d'àne. Puis venaient les principaux acteurs des ballades
nationales, Robin Hood, frère Tuck, Maid Marian, tous représentés (y
compris la belle Marianne et ses compagnes) par de jeunes garçons
vêtus comme l'exigeait leur rôle. Cette procession devait, pour ne -rien
laisser à désirer, offrir à l'arrière-garde plusieurs groupes particuliè-
rement aimés du peuple, à savoir des danseurs moresques et certains
grands mannequins qu'on appelait hobby-horses, chevaux d'osier à tête
de carton que des hommes cachés sous les plis de leurs longues housses
faisaient marcher et caracoler (4). Cette dernière partie des may-games
fut constamment en butte à la violente réprobation des precisians ou
protestans exagérés. Aussi, malgré l'affection du peuple, les hobby-
horses furent-ils supprimés, vers le milieu du règne d'ÉUsabeth, comme
un damnable débris du paganisme. Le regret populaire s'exhala dans
une ballade satirique dont le refrain, devenu proverbial, a fourni à
Shakspeare un des traits les plus poignans du sarcastique entretien
d'Haralet avec Ophélia pendant la représentation accusatrice du meur-
tre du roi son père :
(1) On nommait indifféremment cette fête may-game ou may-pole. Elle avait, comma
chez nous, pour but ou pour prétexte la plantation d'un arbre ou mai.
(2) Ned Ward, dans son ouvrage intitulé London's Spy, appelle l'un de ces géans Gog
et l'autre Magog. Voyez l'histoire de ces deux colosses dans l'ouvrage de M. William
Hone, Ancient Mysteries, p. 241 et 262-276.
(3) On les appelait madrigals. Voyez Nathan Drake, Shakspmre and fus Times, 1. 1,
p. 166.
(4) Les hobby-horses entraient dans le programme de plusieurs autres fêtes, notam-
ment dans les jeux de Noël. Voyez la comédie de John Cooke intitulée Greene't tu quo-
^œ, àasa a aelect Collection of old playsr édit. de 1825-1817, t. vn, p. 79,etn0t8l7.
302 CAVALCADE DES HOBBY-HORSSSi
HAMLET^
L'homme a-t-il rien de mieux à faire en ce monde que dé se livrer à la joie?
Voyez comme la gaieté brille dans les yeux de ma mère! Et pourtant II n'y A
que deux heures qu6 mon père est mort!
^ ^ OPHELIA.
• ! Mais non , monseigneur; il y a deux fois deux mois.
HAMLET.
Si long-temps ! Oh ! alors que Satan porte le deuil ! Moi , je vais fte paret
d'hermine, ô ciel! mort depuis deux mois et n'être pas encore oublié! A ce
compte, on peut espérer que le souvenir d'un grand homme lui survivra la
moitié d'une année, pourvu cependant qu'il ait fondé des églises, car autre-
Ittâilt, par Notre-Dame! on ne pensera pas plus à lui qu'à la danse du cheval
de bois dont vous connaissez l'épilaphe : Mais hélas! mais hélas! le hobby-lwrse
est oublié (1).
En effet, dans une comédie de Ben Jonson, the Bartholomew Fair,
jouée en 1614, on voit les mot» hobby-horse employés dans leur simple
et primitive acception de jouet d'enfant : « Achetez , ma belle dame,
crie un marchand forain, achetez un heau cheval de bois (o fine hobby-
horge) pour faire de votre fils un hardi coureur, ou bien ce tambout
pour en faire un soldat, ou ce violon pour en faire un virtuose. » Ce
qui n'empêche pas un zélé puritain qui passe d'injurier le marchand,
qu'il appelle un publicain, et de traiter par habitude l'innocent hobby
a d'idole, de véritable idole, d'insigne et damnable idole (2). »
Après plusieurs alternatives de rétablissemens et d'abolitions (3), la
(1) Hamlet, acte II, se. ii et la note de Steeveiis, Shakspeare fait eucore allusion à
cette complciinte dans Love's labours lost, acte III, se. i.
(2) The Bartholomew Fair, acte III; Works, t. IV, p. 436 et 463, édit. Gifford.
(8) Dans sa déclaration du 24 mai 1618, le roi Jacques a compris la chevauchée des
hobby-horses parmi les jeux permis les dimanches et fêtes après les prières. Voyez Book of
sports and lamful récréations after evening prayers and upon holy-days, cité par Burton,
Anatomie of Melancholy, p. 273, édit. d'Oxford, 1638. Cependant la volonté royale ne
prévalut pas contre le fanatisme. Dans un masque de Ben Jonson représenté trois ans
après devant le roi, the Gipsies metamorphosed, on se plaint encore de l'absence des
danseurs moresques et des hobby-horses.
UNE MOD£ BIDICULK. ^Qo
cavalcade des hobby-horses se retrouva en grande faveur sous le ic^iui
de Cliarles !•'. On peut voir dans une tragi-comédie de William Samp"
son, the Vow breaker (l'Homme qui a rompu son vœu), la peinture fort
plaisante des laborieux exercices qu'était obligé de s'imposer le citadin
qui, sous la liousse traînante du palefroi d'osier, devait voiler, trotter,
galoper, ruer au naturel. L'auteur a peint d'une manière très originale
le désespoir d'un honnête bourgeois désigné pour ce rôle, et qui se
voit menacé d'être supplanté dans cet emploi, après s'être exténué au
fatigant apprentissage de toutes les allures chevalines, et quand il
pouvait enfin se flatter de savoir agréablement piaffer, se cabrer, am-
bler, hennir, secouer en cadence les panaches et les rubans de sa cri-
nière, et faire sonner sa sonnette et ses grelots avec la justesse d'un
carillon (1).
La préoccupation que causait naturellement une tâche aussi dif-
ficile a donné naissance à une expression qui est demeurée dans la
langue anglaise : It is his hobby-korse, c'est son idée fixe {'î),8on dcula,
comme nous disons aussi familièrement. Au commencement de ce
siècle, les Anglais nommèrent hobby-horse un jouet qui se composait
d'une planchette soutenue par un montant et deux roulettes, et qui
était muni d'un ressort à l'aide duquel on pouvait le meth-e en mou-
vement et le diriger. Une passion singulière pour ce jeu puéril s'em-
para, il y a trente ans, des citoyens de la Grande-Bretagne de tous les
âges et de tous les rangs. En 1819 et en 1820, ces petites manivelles
sillonnaient les allées de tous les parcs d'Angleterre. La caricature
s'exerça largement, comme on peut le croire, sur cette hobby-manie.
Princes et ministres, tories et whigs, furent représentés enfourchant
chacun leur hobby. M. Thomas Wright a publié, comme échantillon
des plaisanteries pittoresques qui accueillirent ce caprice, une carica-
(1) The Vow breaker, or the fair maidofClifton, 1632. Le passage cité m'a été foanxi
par Nathan Drake, Shakspeare and his Times, page 170, en note.
(2) Je trouve déjà cette expression dans une lettre de John Dennis qui paraît se rap-
porter à l'année 1695 {the sélect Works of John Dennis, t. II, p. 510); mais était-elle
usitée du temps de Shakspeare? Je soumets ce doute à M. Benjamin Laroche à propos
de la manière dont il a rendu le passage à'Hamlet que j'ai traduit plus haut, et de la
note qu'il y a jointe.
204 HOBBY-MANIE.
ture qui représente l'impétueux duc d'York {the military episcopal duke
of York) précipitant son fougueux hohhy sur la route de Windsor, à la
poursuite de la réduction de la liste civile, dont il prélevait pourtant
une part assez jolie (1).
(1) Voyez the England under the house of Hanover, illustrated from caricatures and
satires of the day; 1848, t. II, p. 460. La Revue des Deux Mondes a rendu compte de
c« piquant ouvrage dans les livraisons des 15 mai et 15 juillet 1849.
IV.
HOMS DIVERS DES MARIONNETTES EN ANGLETERRE.
Le nom générique des marionnettes anglaises est puppet. dérivé
soit du français poupée, soit directement du latin pupa. Je rencontre ce
mot pour la première fois vers 1360, sous la forme archaïque depopet,
dans les poésies de Chaucer, où il a déjà, suivant quelques critiques,
le sens de poupée mobile. Dans le prologue d'un des Contes de Cantor-
hery [prologue to the rime ofsir Thopas), Chaucer suppose que le maître
de l'hôtellerie où est rassemblé le cercle des conteurs lui dit :
Approcher, ami, et levez le front gaiement! Et vous, faites-lui place, car il
est d'une aussi large encolure que moi. C'est une poupée qu'il ferait bon voir
entre les bras d'une femme mignonne et jolie...
This were a popet in arms to embrace
For any woman small and fair of face (1).
(1) Geoffrey Chaucer, Canterbury Taies, V, 1328-1400; Poetical Wwits, p. 104, édit.
de Tyrwhitt, 1843. Ce poète a employé dans le même sens, selon quelques commenta-
teurs, le diminutif pop«/o^ Voyez tke Milleres taie, ibidem, v. 3254, p. 25 et 183.
206 DIVERS NOMS DES MARIONNETTES ANGLAISES.
Ce mot, pris dans le sens général de marionnettes, est d'un si fréquent
usage dans les écrivains, même les plus graves, du règne d'Elisabeth,
que je n'en citerai qu'un exemple, emprunté à Shakspeare. Dans la
méchante Femme mise à la raison, un gentilhomme d'humeur fort po-
sitive prie un de ses amis de lui procurer un riche mariage, car « la
fortune, dit-il, est le refrain de ma chanson d'amour. » Grumio, son
valet, afin qu'il ne. reste aucun doute sur la pensée de son maître,
ajoute :
Vous le voyez, monsieur, il vous dit tout naïvement ce qu'il désire. Oui;
donnez-lui de l'or assez, et mariez-le à, une marionnette, à une petite figure
d'aiguillette (i) ou à une octogénaire à qui il ne reste plus une dent dans la
bouche, ce sera pour le mieux, si l'argent s'y trouve (2).
Dans la Tempête, le magicien Prospero évoquant les esprits de l'air,
ses légers serviteurs, les appelle demi-puppets :
0 vous, menu peuple d'esprits nains, êtres ambigus (demi-marionnettos),
qui tracez, au clair de lune, des cercles enchantés sur le gazon, où la brebis re-
fuse de paître (3).,.
Ce nom de demi-puppets convient à merveille en effet aux petits sujets
de Prospero, qui agissent plus par son impulsion que par tux-mêmes.
Un autre nom donné jadis aux marionnettes anglaises est le mot
maumet ou mammet, qui, comme notre ancien vocable marmouset, a eu
originairement le sens d'idole (4). On l'appliqua, par extension, aux
figures de saints et de saintes qu'on exposait dans l'intérieur et aux
enviions des églises, et enfin aux poupées qiobiles, au moyen desquelles
on représentait dans les foires des scènes de ht Bible et du martyrologe.
Cette expression se rencontre dans Roméo et Juliette avec une nuance
encore assez appréciable de sa première acception. Le vieux Capulet,
(1) Il y avait au bout des cdguillettes, suivant Mezeray, de petites têtes de mort sculptées.
(2) The Tarning of the shrew, acte I, se. H, et acte IV, se. m. Shakspeare a encore
placé heureusement le mot puppet dans Antony and Cleopatra , acte V, se. ii, et dans
Midsummer night's dream, acte III, se. II. Voyez aussi VArcadia de sir Philip Sidney,
hv. II, p. 162, édit. in-fol» de 1605.
(3) Tempest, acte V, se. i.
(4) Chaucer, Canterbury taies : Poetical works, p. 163, col. S, 1. Si.
ANCIENS NOMS DES MARIONNETTES. SOt
outré de renlètemenl de sa fille à refuser la main du comte Paris,
s'écrie :
Pain de Dieu! c'est à en perdre Tesprit, de voir une sotte mijaurée, une
poupée gémissante, une petite sainte-Nitouche, qui, lorsque la fortune d'un
bon mariage s'ofTre à elle, vous répond : Je ne veux pas me marier; je ne puis
aimer encore, je suis trop jeune (t),
L'Angleterre s'est servie, pendant la seconde moitié du xvi* siècle et
toute la durée du xvn% d'une expression qui lui est particulière : je
veux parler du mot motion, qui, au propre, signifie mouvement, et s'ap-
pliqua par extension à une poupée, soit automatique, soit mue par des
fils, puis enfin à un spectacle de marionnettes, à un /)u/)/)e/-sAoM7. Nous
trouvons un exemple remarquable du premier sens (du sens d'automate)
dans une comédie de Beaumont et Fletcher, intitulée the Pilgrim.'Vn
jeune seigneur, contrefaisant le muet, s'introduit, au milieu d'une
troupe de quêteurs, chez le père de sa maîtresse. Celui-ci, impatienté
de ne pouvoir obtenir un mot de ce jeune homme, lui dit avec hu-
meur : « Quel étrange quêteur êtes-vous? Non, vous n'êtes qu'un au-
tpmate, une marionnette habillée en pèlerin....»
Wbal country craver are you? Nothing but motiou,
A puppet pilgrim (2)....
Le second sens, celui de figurine mue par des fils, était fort en
usage à la fin du xvr siècle. Les exemples abondent. Il me suffira de
rappeler un vers des Deux Gentilshommes de Vérone, où le mot motion
est employé comme exactement synonyme de puppet :
0 excellent motion ! 0 exceediag puppet (3)
Ben Jonson a inséré deux fois dans le même vers le mot motion,
d'abord avec le sens de poupée mécanique, puis avec celui d'une re-
présentation de marionnettes (4). 11 joue encore sur ce dernier sens et
(1) Romeo and Juliet, acte III, se. v. Le mot mammet est employé, avec le mêm«
sens à peu près, dans la 1" partie de Henri IV, acte II, se. m
(2) The Pilgrim, acte I,. se. ii, et Ruleawife and hâve a wife, acte I, se. IL
(3) The two Gentlemen of Verona, acte II, se. i.
(4) Cynthia's Revels, acte I; Works, t. II, p. 252, édit. GiflFord.
208 ANCIENS NOMS DES MARIONNETTES.
sur le sens propre de mouvement dans une de ses meilleures pièces,
Every man out ofhis humour. Avant le lever du rideau, il nous montre
Asper, Fauteur supposé de la comédie qu'on va jouer, apostant près de
la scène deux de ses affidés auxquels il recommande de bien examiner
l'ouvrage et surtout déjuger de l'effet qu'il va produire sur l'auditoire :
Observez bien, dit-il, si, dans cette rangée de spectateurs, vous ne remar-
quez pas un galant qui, pour se donner des airs de connaisseur, s'assied de la
sorte, pose ainsi le bras, tire son chapeau de cette manière, crie, miaule, hoche
la tête, frappe de sa main son front vide et montre sur son visage plus de mou-
vemens (motions) que dans les nouvelles pièces de Londres, Rome et Ninive
{New London, Rome or Niniveh) (1).
Ailleurs, dans the silent Woman, le même écrivain applique, avec encore
plus de bizarrerie, ce mot motion à deux idées tout-à-fait contraires, à
l'idée de silence et à celle d'agitation. Le protagoniste de cette comédie
est un M. Morose que la liste des personnages nous fait connaître pour
un gentilhomme qui n'aime pas le bruit. Il a pensé faire merveille en
épousant une femme qu'il croyait muette et qui n'est ni muette ni
femme. Épicène, comme son nom érudit l'indique, est un jeune homme
vêtu d'habits féminins. Grande est la stupéfaction de M. Morose aux
premières paroles qu'il entend sortir de la bouche de la fausse muette :
« 0 ciel! vous parlez donc? — Assurément, reprend celle-ci; pensiez-
vous avoir épousé une statue par hasard , ou un automate {or a mo-
tion only], ou une marionnette française {or aFrench puppet), dont un
fll d'archal fait tourner les yeux (2), ou une idiote sortie de l'hôpital
qui se tient coi , les mains ainsi croisées, et vous regarde avec une
bouche de carpe (3)? » Et en effet la silent woman parle si bien et si
haut, et fait un tel vacarme au logis, qu'au cinquième acte le malheu-
reux ami du silence, assourdi et aux abois, s'écrie dans son désespoir :
(1 ) La force du sens amène ici nécessairement le mot motions ( pièces de marion-
nettes). Voyez Every man out ofhis humour; Works, t. II, p. 19.
(2) Il faut noter ce témoignage que l'Angleterre rend au mécanisme de nos marion-
nettes, qui, comme on le voit, étaient déjà connues à Londres. Jusqu'ici je n'ai pas
trouvé à cette date (1609) un renseignement aussi précis dans les auteurs français.
(3) Epicœne or the silent Woman, acte III, se. n; Works of Ben Jonson, t. III,
page 4C6.
LE MOT DROLLERY DANS âHAKSPEARE. ^09
ft Vous ne savez pas quel supplice J'ai enduré pendant tout le jour!
Quelle avalanche de contrariétés! Ma maison roule dans un tourbillon
de bruit; j'habite un moulin à vent; le mouvement perpétuel est ici et non
pas à Elthara. » L'auteur oppose par un badinage intraduisible les
mots perpétuai motion, pris dans le sens propre et ordinaire, aux mo-
tions tirées de l'Écriture sainte, qui avaient alors un si grand succès
à Eltbam, qu'on les y représentait du matin au soir (1).
A ces diverses façons de nommer les marionnettes et \espuppet-shows,
il faut en ajouter une dernière qui présente une nuance encore diffé-
rente. Dans le troisième acte de la Tempête, un vieux roi de Naples est
jeté par un naufrage sur la plage d'une île enchantée où il est accueilli
par un concert qu'exécutent des musiciens invisibles. Une troupe de
petits gnomes s'empresse de lui servir un splendide repas et formeau-
tour de la table une danse muette entremêlée de gestes engageans.
« Quels sont ces petits êtres? demande le roi surpris. — Dieu me par-
donne ! reprend un autre naufragé, c'est une troupe de marionnettes
vivantes (a living droUery)\ Je croirai désormais que la licorne existe
et qu'il y a en Arabie un arbre qui sert de trône au phénix (2). » Ainsi,
suivant la remarque de Steevens, le mot drollery signifiait, du temps
de Shakspeare, une farce jouée par des acteurs de bois {by wooden mor
chines), puisque la seule addition de l'épithète living suffit pour faire
de ces petites personnes un phénomène non moins merveilleux que la
licorne ou le phénix. Depuis le milieu du dernier siècle, on n'appelle
plus drolls ou drolleries que les farces ou parades qu'un bateleur et
son compère jouent en plein air à la porte des théâtres forains.
En résumé, les Anglais ont eu , comme on voit, quatre mots qui
répondent à autant de sortes de marionnettes, puppet. mammet, mo-
tion et drollery.
(t) Peacham donne à une motion jouée à Eltham l'épithète de divine, probablement à
cause du sujet qu'elle représentait. Ben Jonson parle encore des motions d'Eltham dans
sa xcvii« épigramme. Voyez Works, t. VIII, p. 209.
(2) Tempest, acte III, se. m, et la note de Steevens. Voyez aussi une note très déve-
loppée de M. Gifford, the Barthoiomew Fair; Works of Ben Jonson, t. IV, p. 370, Cf.
Beaumont and Fletcher, Valentinian, acte, II, se. ii.
u
(•f.
t.
ijlRIONNETTES THÉÂTRALES EN ANGLEtERRE DEPUIS LE XIT* SIÈCLlî
jusqu'à l'Établissement du théâtre régulier (1562).
Lé débtit des marionnettes tliéâtrales a été en Angleterre, comme chez
tous les autres peuples, la reproduction en miniature, des mystères
et des miracle-plays que les membres de diverses confréries jouaient
en grande pompe aux jours solennels. L'avantage que les moiion-men
avaient sur les joueurs de mystères était de pouvoir pi-omener leur
léger théâtre de paroisse en paroisse et montrer, à toutes les époques
de l'année et plusieurs fois par jour, leurs édifiantes merveilles. Outre
les scènes tirées des mystères, ils reproduisaient encore les person-
nages et les épisodes que la foule admirait le plus dans les may-poles et
les pageants, surtout les héros des ballades nationales, le roi Bladud,
Robin Hood, la jeune Marianne et Liltle John. Ils montraient même en
raccourci les géans tant applaudis d ms les fêtes municipales, les dan-
seurs moresques et jusqu'aux hobby-horses. Plusieui-s de ces person-
nages n'ont même laissé d'autres traces de leur ancienne renommée
populaire que sur les théâtres de marionnettes. Hawkins remarque
M ARIOM NETTES TRÉATItALES ES ANGLETKIBE. tlf
que, peu avant le temps où il écrivait, un more dansant une sara^
bande était un des acteurs obligés des puppet-skaibs (1). Quant aul
géans, le duc de Newcastle, dans sa comédie the humorous Lovers, jouée
en 1677 (2), fait dire à un de ses personnages : « On s'est amusé à faire
paraître, pour m'efTrayer, un homme babillé comme un géant aux
marionnettes [like a giant in a puppet-show). » Le fameux cheval de
Punch et ses ruades pourraient bien être un dernier souvenir de la
cavalcade des hobby-horses.
Quand, au milieu du xv« siècle, les confréries s'avisèrent de varier
leur répertoire en mêlant aux miracle-plays des moralités, c'est-à-dire
des pièces où figuraient les vices et les vertus personnifiés (procédé
qui devait bientôt amener la comédie de mœurs et d'intrigue, comme
les mystères et les miracle-plays ouvraient la voie au drame historique),
les joueurs de marionnettes se hâtèrent de suivre encore en ce point
l'exemple des confrères. Il leur suffit de tailler dans le bois ou le car-
ton une douzaine de nouveaux acteurs, Perverse Doctrine, Gluttony,
Vanity, Lechery, Mandas, et ce personnage qui les résumait tous, the
old Vice, ou, comme on l'appelait aussi quelquefois, the old Iniquity (3).
Cet acteur, sorte d'Arlequin grossier descendu des anciens mimes (4),
était, dans toutes les pièces jouées par les confréries, le joyeux partner
de maître Devil (le diable). Shakspeare, dans Hamlet, a tiré de ce
bouffon des moralités et des puppet-shows une allusion de la plus saisis-
sante énergie. Au milieu des sanglans reproches qu'Hamlet adresse à
sa mère , il déploie sous ses yeux un épouvantable portrait de Clau-
dius:
Un vil meurtrier, un serf ignoble qui ne vaut pas la moitié de votre pre-
mier époux! un roi de comédie {a Vice ofkings), un coupeur de bourses qui a
filouté la couronne et les attributs de la justice ! qui, rencontrant sous sa maïA
(1) Hawkins, History of music, vol. IV, p. S88, en note.
(2) Et non en 1617, comme le dit M. Strutt, Sports and pastimes of Engtand.
(8) Ben Jonson, the Devil is m ass, acte I, se. i. Works, t. V, p. 13 et 14.
(4) Le nom d'.\rlequin n'apparaît en Angleterre que vers 1589, dans la dédicace d'ut
pamphlet attribué à Thomas Nash, an Almond for a parrot (une amande pour m
perroquet), que M. Malone rapporte à cette date. Vofes Malane's Shààgpeart by B^ê'
weti, L m, pa^ 19».
212 '"' MARIONNETTES JOUANT DES MORALITÉS.
le diadème, l'a volé et mis dans sa poche!... un royal paillasse, vêtu de chif-
fons et d'oripeaux {!)!...
Dans la Douzième Nuit, Shakspeare achève de peindre le caractère
et le costume de cet ancien bouffon :
Like to the old Vice
Who with dagger of lath
Cries ah ! ah ! to the dcvil.
Semblable au vieux Vice des moralités, qui , armé d'une épée de bois, chante
une belle gamme au diable (2).
A ceux qui douteraient que les théâtres de marionnettes aient repré-
senté des morals, j'apporterais le témoignage de Shakspeare. Le loyal
comte de Kent, saisissant un émissaire de Goneril, la fille ingrate du
vieux monarque, l'apostrophe en ces termes :
■ L'épée à la main, misérable! Tu apportes des lettres contre le roi, et tu
sers la révolte de cette présomptueuse marionnette, lady Vanity, contre la lé-
gitime royauté de son père.
.... Take Vanity ihe puppet's part against the royalty of her father (3).
On voit donc que Vanity ou lady Vanity [A], qui était un des person-
nages habituels des moralités, figurait aussi dans les puppets-shows (5).
(1) Hamlet, acti; III, se. IV.
(2) Twelfth-Night, acte IV, se. il, et la note du docteur Johnson. Voyez Malone's
Shakspeare by Eosivell, t. XI, p. 479 et note. Ben Jouson arme aussi the old Iniquity
d'un wooden dagyer dans the Decil is an ass, acte I, se. i; Works, t. V, p. 13 et 14.
(3) King Lear, acte II, se. il.
(4) Voyez, pour cette dénomination, Marlow, the Jew of Malta, acte II; a sélect
Collection of old plays, t. VIII, p. 277. Un mari jaloux, dans une des meilleures comé-
dies de Ben .Tonson , donne aussi à sa femme le nom de lady Vanity. Voyez Valpone,
acte II, se. m. CI', ttie Devil is an ass, acte I, se. i.
(5) M. Whalley, éditeur et commentateur de Ben Jonson, cite à l'appui de cette opi-
nion un passage de VAlchimid où se trouvent ces mots : A puppet with a vice; mais
il n'est pas question dans cet endroit du Vice des moralités; il s'agit d'une marionnette mue
par un ressort, with a vice, comme l'ont fait remarquer MM. Farraer {Malone's Shak-
speare by Boswell, t. XIX, p. 249) et Gififord (Works of Ben Jonson, t. IV, p. 41 et la
note) . Nous avons vu plus haut le crucifix de Boxley mu with divers vices.
ANCIEN RÉPERTOIRE RELIGIEUX DES MAKIONNETTES. 213
' Quant aux titres des moralités ou des miracle-plays représentés par
les marionnettes anglaises pendant cette première période, nous n'en
connaissons, à vrai dire, aucun avec certitude. Je crois pourtant pou-
voir indiquer trois pièces religieuses qui me paraissent avoir dû être
jouées par les marionnettes avant 1560. Dans un pamphlet posthume
de Robert Greene, publié l'année de sa mort (1592), sous le titre de
Greene's groaf sworth of wit hought with a million of repentance (les
quatre sous d'esprit de Greene payés par un million de repentir), un
vieux comédien se vante à Roberto (probablement Robert Greene
lui-même) d'avoir été pendant sept ans interprète et directeur de ma-
rionnettes (absolute interpréter of the puppets) et d'avoir composé deux
excellentes moralités, Mans wit et the Dialogue ofdives{\). C'est à
Shakspeare que nous devons l'indication de la troisième pièce. Dans
le Conte d'hiver, le bandit Autolycus, qui s'est travesti pour commettre
un mauvais coup, dit, en parlant de lui-même à quelqu'un qui l'in-
terroge sans savoir qui il est :
Oui, je connais ce vaurien : il a été conducteur d'ours et de singes, procu-
reur et recors; puis il a promené une boutique de marionmltes, et il montrait
V Enfant prodigue (2).
(1) M. Payne-Collier, History of English dramatic poetry, t. II, \i. 272.
(«) Winter^s Taie, acte IV, se. u.
Vï.
MÂKIÛNNETTES DEPUIS 1562 JUSQU'A LA FVH DB BÉUNJK
DE CHARLES I".
Le cadre restreint du répertoire des puppet-shows s'agrandit natu-
rellement lorsque le théâtre régulier s'établit en Angleterre. La grande
révolution qui s'est opérée dans le goût européen et qu'on a nommée
la renaissance a eu lieu pour le théâtre anglais vers 1562 (1). Alors,
aux morals, aux masques, aux interludes, qui avaient été en faveur
sous Henri VIll , Edouard VI et Marie, vint se joindre une foule de
nouvelles sortes de drames, tragedy, comedy. hislory, pastoral, pas-
toral-tragical, comical-pastoral, en un mot toutes les formes de diver-
tissemens scéniques que Polonius énumère si pédantesquement dans
ffamlet. Alors aussi les puppet-players ne tardèrent pas à exploiter ces
nouveaux genres. A l'exemple des enfans ou écoliers de Saint-Paul,
de Westminster, de Windsor, de la chapelle de la reine et des ser-
(1) Cette année 1562, fut jouée devant la reine, à Whitehall, Gorboduc, première tra-
gédie anglaise, composée dans la forme antique et avec des chœurs. Il n'est cependant
pa« certain qu'un drame sur le sujet de Romeo and Juliet n'ait pas précédé Gorboduc.
DOCBLE RÉPERTOIRE DES MARI0NNETTI8. S15
vants des comtes de Leicester, d'Essex, de Warwick, de lord Clin-
ton, etc., qui, sans cesser de jouer, à certains jours, des miracle-playi
et des morals. offraient quotidiennement au public des pièces tirées
de l'histoire ancienne ou nationale, les puppet-players se composè-
rent un double répertoire, l'un religieux, l'autre prof me. Parmi les
pièces de la première classe dont le souvenir a sui-vécu, je puis citer
Babylone (I), Jonas et la baleine. Sodomeet Gomorrhe, la Destruction de
Jérusalem (2), et la plus célèbre de toutes les motions de cette épocjue,
the City ofNiniveh (3). Cette dernière, si j'en crois un éloge un peu
équivoque que lui adresse un dramatiste contemporain, présentait une
suite de tableaux [sights] plus faits pour plaire aux yeux qu'à l'esprit (i).
Quant aux pièces sur des sujets profanes, Ben Jonson nous en f:iit con-
naître deux, Home et Londres, qu'il associe à Ninive, et qui offraient
probablement, comme celle-ci, un spectacle plus pittoresque que drar
matique (5).
Après avoir vu les motion-men s'approprier sans scrupule les pas*
sages les plus saillans des mystères et des moralités, on ne s'étonnera
pas qu'ils agissent avec la même liberté à l'égard des premières œu*
vres du théâtre régulier : « J'ai vu, dit un des personnages d'une vieille
comédie, toutes nos histoires (c'est-à-dire toutes nos chronicle-plays)
jouées par les marionnettes (6). » En effet, les pièces tirées de l'histoire
ftatienalé attiraient particulièrement la foule. Lanthorn lAotherhead
(1) Cette pièce est mentionnée par Anthony Bréwêr; voyei linffua or thé tofnbàf àf
tongue and the five sensés for superiority, acte Ht, se. vi. Dans cette espèce de mora-
lité, «présentée au collège dé la Trinité à Cambridge, Olivier GromweU , alors fwt
janae, jeua le rôle d'un des sens, celui d^ tauchçr.
(a) Ben JonsKMJ, ^upry n^m oui of I^is hitmmr, açje l\, s^ i, et ^Ae BartholomeiB
Fair, acte V, se. i.
il) BeauBftoat and Fletcher, Wit at feoeral vceopons, acte \- ~ Çowley, Cutter ofÇo-
Imtun Street, aet« Y, se. ix.r-J. Mar$ton, the Dutch Courtesan et Every woman outof
her *><p»oi4r{ T- Pour ces doux dernières pièces, voyez Malone's Shal^pfqra ^^ ^^fwelff
t. II, p. «W.
(*) Lingua, acte III, se. vi.
(&) E^^ery mem ç^i gf tiis l>umQW,r- Works, t. Il, p. 19.
{(f) }IL Q^Qr^ cita c« passade «ai^s indiquer dans quelle anç^q^ ^i/è^ )| Tf trquT<^
Voyez the Works ofBen Jonson, t. IV, p. 532 et note.
216 TRAGÉDIES JOLÉES \>Àl\ LES MARIONNETTES.
(Lanterne Tête-de-cuir), un excellent type de puppet-player, que Ben
Jonson a introduit dans sa Foire de Saint-Barthélémy, se rappelant les
plus beaux succès qu'il a obtenus dans sa carrière, s'arrête avec com-
plaisance sur les chronicle-plays :
Oui, dit-il, Jérusalem était une superbe chose, et M'ntue aussi, et la Cité de
Norwich (1), et Sodome et Gomorrhe, avec l'émeute des apprentis et le saccage
des mauvais lieux au mardi gras; mais la Conspiration des poudres! c'est là ce
qui faisait pleuvoir l'argent ! Je prenais dix-huit à vingt pence par personne, et
je donnais neuf représentations dans une après-midi. Non, rien ne nous réussit
mieux que les pièces tirées de nos troubles domestiques; ces sujets sont aisés
à comprendre et familiers à tous (2).
Dix-huit à vingt pence d'entrée était un prix considérable et excep-
tionnel, car notre ami Lanterne nous apprend ailleurs que le taux ha-
bituel des places aux puppet-shows était beaucoup moins élevé. En effet,
avant l'ouverture, il fait annoncer et tambouriner le spectacle (aujour-
d'hui on se sert de la trompette), et il place à la porte un gaillard aux
poumons robustes qui se met à crier : « Entrez, messieurs, entrez! c'est
deux pence par personne, deux pence! un excellent jeu de marioimettes!
le meilleur jeu de marionnettes qu'il y ait dans toute la foire! »
Cependant les motion-men ne se sont pas contentés de jouer des
chronicle-plays; ils ont porté leur ambition plus haut : ils ont voulu
représenter des tragédies proprement dites. Dekker, contemporain de
Shakspeare, nous dit en propres termes qu'il a vu Julius Cœsar et le
Duc de Guise joués par les marionnettes [acted by mammets) (3). Son
témoignage est confirmé par celui de deux écrivains du même temps,
John Marston et l'auteur inconnu d'une comédie intitulée : the Woman
out ofher humour. On se demande tout d'abord quels étaient ce Duc
(1) Norwich a été brûlée par les Danois , forcée de se rendre par la famine à Guil-
laume-le-Conquérant, et enfin ruinée par la révolte de Kett, le tanneur de Windham,
sous Edouard VI. Je ne sais quelle est celle de ces catastrophes qui a fourni le siyet de
la motion mentionnée par Lanthom Leatherhead.
(2) The Bartkolomew Fair, acte V, se. i.
(3) M, Gifford {Works, etc., t. IV, p. 532) et l'éditeur de Punch and Jxtdy enregis-
trent cet important témoignage de Dekker, mais sans indiquer ni l'on ni l'autre le titre
de l'ouvrage où ils l'ont trouvé.
AMBITION DES MARIONNETTES. 217
de Guise et surtout ce Julius Cœsar. Il est probable que la première de
ces tragical puppet-plays était prise en partie du drame de Christophe
Marlow, the Massacre of Paris, with the death of the Duke of Guise. Quant
au Julius Cœsar, l'éditeur de Punch and Judy n'hésite pas à croire que
c'était la tragédie de Shakspeare; mais cette opinion, qui d'ailleurs n'au-
rait en soi rien d'in\Taisemblable, est renversée par une impossibilité
chronologique. C'est en effet dans the Dutch Courtesan, comédie im-
primée en 1605, que Marston a fait mention du Jules César des marion-
nettes, et la tragédie de Shakspeare n'a paru au plus tôt sur la sc.ène
qu'en 1607 (1). Il est donc certain que le Julius Cœsar des puppet-shows
n'a pu être emprunté que d'une des pièces, en assez grand nombre,
composées sur ce sujet avant Shakspeare (2), peut-être de celle qui fut
représentée devant Elisabeth le 1" janvier 1563, et dont les curieul
ont gardé le souvenir, comme du premier drame anglais dont le sujet
ait été tiré de l'histoire romaine. Dans tous les cas, et quelle qu'ait été
cette pièce, elle n'a pu être représentée sur un puppet-show que par
extraits, puisque Lanthorn Leatherhead vient de nous apprendre que
les joueurs de marionnettes donnaient alors jusqu'à neuf représenta-
tions de la même pièce en une soirée.
Cette irruption des puppet-players dans le répertoire classique blessa
vivement l'amour-propre et les intérêts des auteurs et des comédiens.
Aussi n'ont-ils laissé échapper aucune occasion de déprécier leurs im-
pertinens émules. C'est même dans les railleries qu'ils leur lancent
sans cesse que nous avons recueilli nos meilleures et nos plus sûres
informations. Les vieux motion-men eux-mêmes, habitués à faire agir
et parler les personnages de la Bible et les héros bien connus des bal-
lades nationales, durent se montrer peu favorables à cette innovation.
Ben Jonson qui, dans la Foire de Saint-Barthélémy, a, comme on l'a vu,
mis si plaisamment en scène un joueur de marionnettes de la vieille
école, nous le montre fort contrarié de cette invasion du pédantisme
dans les puppet-shows : « On met aujourd'hui, remarque-t-il, beaucoup
trop de science dans cette affaire, et j'ai grand'peur que cela n'amène
(1) Voyez Malme's Shakspeare by Boswell, t. II, p. 4*9.
(*) On peut Kre la liste de ces pièces daiis l'avertissemeut qui précède le Julius Cœsar
de Shakspeare, édition de M. Boswell, t. XII, p. «.
21$ ON fAIlOBIE LES MASIONNETTES.
la ruine de notre métier 0). » Dekker, qui nous a fait connaître, ei\
s'en moquant, les emprunts fails par les puppel- players au réperlpire
tragique et comique, n'était pas non plus tout-à-fait désintéressé danf
la question. Cet écrivain, aussi besoigneux et plus spirituel que notre
Colletet, est soupçonné d'avoir écrit plus d'une drollery et ^'un pro-
logue anonymes, à la demande des moHon-men de Smilhfield et de
Fleet-Bridge, et il ne pouvait par conséquent voir sans déplaisir ses pa-
trons prendre l'habitude de se pourvoir d'une besogne toute faite dans
les drames applaudis au Globe ou au Phœnix (2).
Ben Jonson, pour achever de jeter le ridicule sur les puppet-players.
qui se lançaient dans les voies tragiques, nous fait assister, dans le
cinquième acte de the Bartholomew Fair, à une de ces représentations
burlesquement classiques. Voici l'affiche du chef-d'œuvre, telle que la
lit un amateur avant d'entrer dans la petite salle de maître Lanterne :
« Ancienne-moderne histoire de Héro et Léandre, ou la pierre de
touche de l'amour, avec un vrai combat d'amitié entre Damon et Py-
fhias, deux fidèles amis de Bankside (3). » On voit que, pour complaire
aux amateurs avides de l'antiquité grecque, Lanterne Tête-de-cuir «
pensé ne pouvoir mieux faire que d'accoupler et d'amalgamer deux do
eeis sujets héroïques, pensant que ce qui abonde ne vicie pas. Le dia-
logue tient et au-delà tout ce que l'affiche promet de coq-à-làne e\,
de confusions baroques. Chose singulière! nous avons vu à Paris, peR-*
dant tout le xvni» siècle, les marionnettes des foires Saint-Gerniain et
Saint-Laurent parodier nos meilleures tragédies, y compris Al^ir* et
Mérope, tandis qu'à Londres, en 1614, un des plus illustres drama-
tistes, un homme qui recevra bientôt le titre de poète lauréat, î>aro-
diait, sur un théâtre de premier ordre, les puppet-plays de la foire!
Étrange interversion entre les rôles, et tout à l'avantage des mariûix*-
ntitee!
(l) Thg BartMomew Fair, acte V, se. i.
{%) Vd'yfz «ia6 épigranmifi do John Ravies cpntrs luv certain Dacus, ré4uit à éç:^n
pour les marionnettes, et que M. Gifford croit être Dekker. — Works of Ben Jonson, t. IV,
p. 363 et note.
{%) Btnitk^id» est un quartier ^ l^adreq sur la rite ^én^ioiM^e fia Ifi T^Mf^ ^ ^
trouvaient alors beaucoup de cabare^ et p}usie^ salles de fipeetacla-
THEATRES BE MARIONNETTES A LOSBRM. 210
H ne faut pas croire qu'il n'y eût alors à Londres et en Angleterre que
des molioH-men anibulans et forains. Outre les joueurs de marionnettes
en plein air, qui dressaient leurs petites scènes à Slourbridge fait {{)
et à Smilhfield, il y avait des puppei-showmen en possession de salles
permanentes, à Paris-Garden entre autres (i), et dans les quartiers les
plus populeux de la Cité, à Holhom-Bridge et à Fleet-street (3). La cu-
riosité poussait même souvent la foule hors de Londres, à Eliham, par
exemple, résidence royale, dans le comté de Kent, dont les motion*
étaient célèbres. Jasper Mayne, dans sa pièce intitulée the City match,
fait allusion à la coutume qu'avaient les femmes de Londres d'aller à
Brentford voir les marionnettes. Ce divertissement était aussi fort
recherché dans les provinces. On comptait les marionnettes au nombre
des plus agréables passe-temps que pût se procurer la gentry. Dans
une comédie de Ben Jonson, Cynthia's Recels, un personnage allégo-
rique (Phantaste), énumérant les plus doux plaisirs dont une femme
puisse espérer de jouir dans les diverses conditions de la vie, dit :
3i j'étais fermière, je voudrais aller danser aux may-f)oles et faire des firor
qtiages de lait et de fruits aigres; si j'étais la femme d'un gentilhomme campa-
gnard, je voudrais tenir une bonne maison et aller à la ville les jours de fête
voir les marionnettes (4).
Quelquefois de graves provinciaux venaient chercher ce divertisse-
ment jusqu'à Londres, comme on le voit dans Every man ont of his
humour, de Ben Jonson. Ajoutons que les motion-men transportaient
souvent leurs petits acteurs de bois chez les riches bourgeois et négo-
cians de la Cité pour égayer les réunions de famille. Il arrivait même
(l) Ltngua, acte III, se. vn; a sélect Collection ofold plays, t. V, p. 164.
(î) Vo^. J(Aa Hall, Satires, Book IV, sat. 1 (1599), et Thomas Nash, Strange^ewes, dte.^
1I9S.
(3) Puneh and Judy, p. S9. Beq ^n^n indique Fleet-àridge. Every man oui oflUt
humour, acte II, se. i; Works, t. II, p. 66 et la note.
(4) Cynthia'i Revels, acte IV, se. i; Works, t. II, p. 397. Le texte dit to term, pux
jours fériés; dans une autre pièce, on lit every term, ce que M. Gifford explique par
law-terms, c'est-à-dire les époques légales de fepos et de plaiâF. Vpy. Every mon oui of
kis humour. — Works, t. II, p. 7.
220 MARIONNETTES CHEZ LES PARTICULIERS.
quelquefois que des particuliers contribuaient de leur adresse et de leur
esprit à l'agrément de ces spectacles. C'est ainsi que Ben Jonson nous
montre, dans the Taie ofa tuh, un jeune esquire qui offre à ses parens et
à ses voisins le régal d'un puppet-show dont il est à la fois le sujet et l'in-
venteur. Sous Henri VII, il y avait même dans les rues de Londres des
joueurs de marionnettes étrangers. Une lettre du conseil privé, adres-
sée au lord maire le H juillet 1573, autorise quelques Italiens à mon-
trer leurs strange motions dans la Cité (i), et nous savons qu'en 1009
les marionnettes françaises étaient connues en Angleterre (2).
Quant aux procédés de mise en scène, nous avons vu précédem-
ment qu'en Italie , en France et en Espagne il y avait eu deux sortes
de jeux de marionnettes : ceux où les petites figures étaient muettes,
et ceux où elles étaient supposées parler. Il en a été de même en An-
gleterre. Les deux puppet-shows placés dans les œuvres de Ben Jonson
nous fournissent un exemple de l'un et de l'autre mode de repré-
sentation. Le masque joué par les marionnettes, qui termine the Taie
of a tub, est exécuté suivant le procédé que je considère comme un
legs fait aux bateleurs du moyen-âge par les derniers pantomimes de
l'antiquité. Ce procédé consiste en une action muette, expliquée par
une exposition verbale ou une cantilène narrative, ce que les Anglais
appellent un pageant, et ce dont Cervantes nous a laissé une si char-
mante description dans le spectacle que maître Pierre, le titerero,
donne à la compagnie rassemblée dans une venta de la Manche (3).
Le mmque, dans the Taie of a tuh, se compose de cinq motions ou ta-
bleaux, qui passent sous les yeux des spectateurs, à la manière des
ombres chinoises, derrière un transparent. Le maître du jeu, tenant à
la main une baguette garnie d'argent et armé du sifflet de comman-
dement {whistle ofcommand), se montre en avant du rideau, et expose
dans un court programme la marche de la pièce; puis il tire le rideau
et raconte chacun des incidens à mesure qu'ils se produisent, nommant
chaque personnage à son entrée, et indiquant avec sa baguette {virge
(1) Voyez G. Ghalmers, Farther account on the early English stage; ap. Molone'sShfi.k-
speare by Boswell, t. III, p. 430, iioto.
(2) Ben Jonson, Epicaene, acte III, se. ii ;
(3) Voyez Don Quijote, part, u, cap. 23.
l'interprète des marionnettes. 221
of interpréter) les divers mouvemens que font les acieurs (1). Dans
l'autre comédie de Ben Jouson, the Bartholomew Fair, la mise en scène
du puppet-show qui la termine est tout-à-fait différente. Ici les marion-
nettes parlent, je veux dire qu'une voix officieuse parle pour elles dans
la coulisse. On donne en Angleterre le nom d'interpréter tant à celui
(jui fait le récit et explique les gestes qu'à celui qui parle pour les pup-
peis derrière la toile du fond. Plusieurs comédiens anglais ont com-
mencé leur carrière, et beaucoup d'autres l'ont tristement achevée dans
cette modeste fonction. Parmi les cruelles extravagances dont Hamlet
afûige l'amour d'Ophélia, on remarque cette blessante réplique :
OPUÉLIA.
En vérité, im chœur n'annoncerait pas mieux que vous chaque personnage,
seigneur!
' HAMLET.
Ohl oui, je pourrais fort bien servir d'interprète entre vous et votre amant
dans un jeu de marionnettes!
0PHÉI.IA.
Vous êtes bien piquant aujourd'hui, monseigneur.
Shakspeare s'est servi une autre fois de cette locution dans les deux
Gentilshommes de Vérone; mais là, c'est un cloton qui parle (2).
Le directeur du puppet-show s'acquittait ordinairement lui-même
de l'office d'interpréter, et parlait seul pour toute sa troupe. Lanterne
Tète-de-cuir, dans la Foire de Saint-Barthélémy, nous fait connaître cet
usage d'une manière assez piquante. Pour satisfaire la curiosité d'un
gentilhomme provincial qui n'a aucune idée d'un puppet-show, et qui
lui a témoigné le désir de faire, avant la pièce, connaissance avec ses
acteurs, il va chercher le panier qui renferme ses puppets. a Quoi 1
s'écrie le provincial, c'est là qu'habitent vos acteurs? — Oui, mon-
sieur; ce sont de petits comédiens. — Oh! des comédiens fort petits,
en vérité. Et vous appelez cela des acteurs? — Assurément, monsieur,
et de très bons acteurs, aussi parfaits qu'aucun de ceux qui se soient
(1) A Taie of a tub. Works of Ben Jonson, t. VI, p. 220-Î41.
(2) The tvoo Gentlemen of Verona, acte II, se. 1.
iil DEUX AftCIBNS DIRECTEURS DE UARIONMETTES.
jamais montrés sur un théâtre de pantomimes. A la vérité, je suis la
bouche d'eux tous (I). »
Ben Jonson, à qui nous devons déjà tant de curieux renseignemens
sur le sujet qui nous occupe, nous a transmis le nom de deux joueurs
de marionnettes anglais, plus anciens que notre Brioché. Le premier
était le vieux Pod, qu'il appelle aussi parfois avec une certaine cour-
toisie le capitaine Pod. Il cite le nom de ce puppet-showman comme
étant, en 4599, inséparable de l'idée de marionnettes (2). En 1614, cet
artiste n'existait plus, et depuis même assez long-temps (3). Deux
années après, un nommé Cokely était en possession de la faveur pu-
blique (4). Il paraît, à la manière dont Ben Jonson parle à plusieurs
reprises de ce nouveau joueur de marionnettes, qu'il était alors du bel
usage de le faire venir avec ses puppels dans les réunions aristocrati-
ques ou bourgeoises pour divertir les invités (3).
(1) The Bartolomew Pair, acte V, se. il. Cette scène contient plusieurs allusions aux
acteurs du temps.
(2) Evei'y man out of his humour, acte III, se. I.
(3) The Bartholomew Pair, acte V, se. i. — Cf. 6eri Jonson, épigrammé XCVfti;
Works, t. VIII, p. 209.
(4) The Bartholomew Pair, acte III, se. \.
(5) The Devil is an ass, acte I, se. i.
yih
CmpUBS DES PUSITimS CONTRE LES ACTEUBI.
Dans aucune autre contrée de l'Europe, la guerre entre l'église et
le théâtre n'a été aussi longue et aussi acharnée que dans l'Angle-
terre protestante. Nous avons vu, après l'établissement du schisme de
Heni'i VIII, les nouveaux ministres expulser de l'intérieur des temples
presque tout ce que le catholicisme y avait introduit ou toléré de
cérémonies propres à émouvoir les sens; nous avons vu les chefs de
l'église anglicane, sous la pression du fanatisme presbytérien, abolir,
comme un legs dangereux du paganisme, les divertissemens séculaires
qui égayaient les villes et les campagnes à certaines époques. Si l'on
ne supprima pas du même coup les rmracle-plays et les moralités joués
par les confréries de plusieurs villes, c'est que, pendant que les puri-
tains et les new gospellers traitaient ces jeux de profanation et d'idolâ-
trie, les anglicans, plus politiques, jugeaient bon d'employer ce puis-
sant levier de prosélytisme au profit du nouvel établissement religieux.
John Baie, évéque d'Ossory, composa et fit représenter avec un grand
succès, par les élèyes du collège épiscopal de Kilkenny, une vingtaine
224 LE THÉÂTRE PROSCRIT PAR LES LOIS DE GENÈVE.
de mystères et de moralités, tous empreints de l'esprit du protestan-
tisme. Le clergé anglican entra même avec tant d'ardeur dans cette
singulière voie de propagande, qu'il recommanda aux fidèles certains
drames de ce genre, disposés de manière à pouvoir être joués dans Tin-
térieur des familles par un très petit nombre de personnes (1). Toute-
fois, ce mode d'instruction protestante ayant été supprimé en 1553 par
une proclamation de la reine Marie, qui restaurait en même temps dans
toute leur splendeur catholique les mystères et les miracle-plays (2),
le rétablissement de ces sortes de prêches dramatiques n'eut pas lieu,
comme on pouvait s'y attendre, à l'avènement d'Elisabeth. Cette prin-
cesse, quoique portée sur le trône par le parti protestant, se hâta d'in-
terdire la scène à toutes les controverses religieuses, prétendant, en
vraie fille de Henri VIII, régler seule tout ce qui avait rapport à la foi.
Cette disgrâce du drame théologique fut une des principales causes de
l'essor subit que prit le théâtre profane et classique, qui avait l'appui de
la jeune reine et qui répondait d'ailleurs si bien à ses goûts d'érudition,
d'élégance et de poésie. Tout souriait donc à la comédie et à la tra-
gédie renaissantes, lorsqu'en 1562 (l'année même où l'on applaudit la
première pièce anglaise modelée sur la forme antique) se répandit en
Angleterre la traduction des lois de Genève, qui prohibent, comme
on sait, avec la dernière rigueur toutes les représentations scéniques.
L'effet fut immense : tous les presbytériens des trois royaumes, pour
qui la parole de Calvin était plus sainte et plus révérée que l'Évangile,
jetèrent un cri de réprobation contre ce théâtre qui sortait, disaient-
ils, des cendres du paganisme, et qu'ils maudissaient comme un re-
tour à l'idolâtrie. De ce moment commença entre les puritains et les
acteurs une guerre à outrance qui a duré plus d'un siècle. Geoffroy
Fenton en 1574 (3), John Northebrooke en 1577 (4), Stephen Gosson
(1) Entre autres moralités protestantes ainsi disposées, on peut voir New Custoni dans
a sélect Collection ofold plays, t. I, p. ^266.
(2) En 1566 et 1567, on représenta en grande pompe à Londres, sous les auspices de
la reine Marie, la Passion de notre Sauveur et quelques miracle-plays tirés de la vie
des saints.
(3) A Form of Christian policie, London, 1574, in-S».
(4) Treatise wherein dicing, dauncing, vaine plaies, etc., are reprooved.
IL'PPRBSSION DES THÉÂTRES E.N ANGLETKRIte. âio
en 4579 (1), Philip Stubbes en 1589 (2), William Rankin en 1587 (3),
le docteur Rainolds en 1599 (4), William Prynne en 1633 (5), Jeremy
Collier en 1697 (6), etc., furent les principaux champions de cette
longue croisade, qui, après avoir fait suspendre plusieurs fois, sous
divers prétextes, les représentations théâtrales, obtint enfin, sous le
long parlement et pendant le protectorat de Gromwell, la clôture et
la suppression complète des théâtres.
Avant ce dénoûment funeste et lorsque durait encore la lutte, les
comédiens et les auteurs dramatiques, soutenus par la faveur parti-
culière d'ÉHsabeth et de Jacques 1", exercèrent contre l'intolérance de
leurs persécuteurs les plus cruelles et les plus mortifiantes représailles.
En France, les acteurs et les écrivains dramatiques, violemment atta-
qués par les jansénistes et les gallicans, n'ont tiré de leurs adversaires
que de rares, mais bien éclatantes revanches : Tartufe, une scène de
Don Juan, et les deux lettres de Racine contre messieurs de Port-Royal;
je ne compte pas le Basile du Barbier de Séville, parce que c'a été là
plutôt, ce me semble, une agression qu'une représaille. En Angleterre
au contraire, sous les règnes d'ÉUsabeth, de Jacques I" et de Charles I",
il n'y a pas eu un seul auteur comique qui n'ait introduit dansf presque
tau« ses ouvrages quelques figures d'hypocrites, de precisians, deBan-
bury-men (7), sur lesquelles ia. vorvo dc& ftotew!S répandait à pleines
mains les traits les plus acérés du ridicule et de la satire. Je ne puis
résister au désir de donner ici quelques fragmens d'une scène de ce
genre, qui rentre d'ailleurs d'une manière toute spéciale dans l'histoire
des mariomiettes. Un des caractères les mieux tracés de la comédie
de Ben Jonson intitulée the Bartolomew Pair, est celui de Rabbi Busy,
(1) The School of abuse, 1579, et Plays confuted in fixe actions, 138Î.
(2) AruUomie of abuses.
(â) Mirror of monsters.
(4) Overthrow of stage-plays.
(5) Histriomastuc, 1633, in-*».
(6) On the profaneness and immorality ofthe English stage, 1C97, in-8».
(7) Le bourg de Banbury était célèbre par le nombre et la violence des sectaires (jui
l'habitaient. — Ben Jonson s'est aussi moqué des femmes de Banbury, notamment dans
the Gypsiet metamorphosed.
15
226 VfeNfe£'X>Ck IfE* COMÉDIES*.
<|tfé là liste des tti^orihages désigne tôiïihife un Banbury-rhan. Con-
duit ^àr lès incidttts dû draitte daHs liil pujrpet-shotc de Smithfield,
il ne peut cotitenir les bfôuilibnsde son irèle à la vue des petits acteurs;
il interrompt brusquement la pièce par un déluge d'iilA'eiétiV^s tirées
de son vocabulaire biblique :
BUSY.
A bas Dagon ! à bas Dagon ! Je ne puis endurer pbis long-temps vos profa-
nations détestables.
LE JOUEUR DE MARIONNETTES.
Que voulez-vous, monsieur?
BliST.
Je veux chasser celte idole, celle idole païenne ! celle poutre monstrueuse
qui blesse l'œil des frères!... Vos acteurs, vos rimailleurs, vos danseurs mo-
resques se donnent tous la main, au mépris des frères et de la cause.
LE JOUEUR DE MARIONNETTES.
Je ne montre rien ici, monsieur, qui n'ait reçu la licence de l'autorité (1).
BOST.
Qniî, Vous n'êtes ^ïe licence ! vous êtes la Licence elle-même! Shimey!
Le joueur de MARIONNETTES.
j'ai, monsieur, la signature du maître des menus plaisirs {the master of the
reveVshand).
ÈbSTi
ôilies la signature du maître des rebelles, la griffe de Satart ! Allés vous ca-
cher! fermez la bouche, bouffons! voire profession est damnable. Plaider pour
la défendre, c'est plaider pour Baal. J'ai aspiré aussi ardemment après votre
destruction que l'huître aspire après la marée...
Et le bouillant puritain se fait foi! de prouver sri proposition «n
forme. A ce défi le malin joueur de marionnettes répond narquoise-
ment :
Ma foi, monsieur, je ne suis pas fort instruit des controverses ^ui se sont
'^) Ces traits et les suivané pinjtiVent '^\iè ràtrtorfté exefçalit une s«rve»lance préa-
lable sur les puppet-plays. Outre rautorîsatioh qu'ils devaièht obtenir, les joueurs <te
marionnettes payaient une certaine somme aux constables. Voyez the Tùtt>er, n» 6©.
di THÉOLOGIES VAlSCt ^A» LES îlAftION'NtTTES. 29"?
élevées ehtre les hypocrite^ fet ttOuS; maii j'aî là tfins ma troupe trti pt^pet
uommé Bénis (Denis de Syracuse, qui a été maître d'école) : iles^ieraée Vous
répondre, et je ne crains pas de lui remettre ma cause.
Vy SPECTATErR.
61èn dit, bieii dit ! maître Lanterne! Je ne connais poiht, pour opposer à un
hypocrite, de champion qui convienne mieux qu'une marionnette.
Alors s'engage entre le puritain et le puppet la controverse la plus
burlesque. A la fin, épuisé et à bout d'argumens, le théologastre s'écrie :
« Oui, vous êtes l'abomination même, car parmi vous le mâle revêt
l'accoutrement de la femelle, et la femelle l'habit du mâle. — Tu mens,
tu mens ! riposte le puppet. C'est là le vieil et éternel argument que vous
adressez aux comédiens (1); mais il est sans force contre nous autres :
il n'y a parmi les marionnettes ni mâle ni femelle, et cela, tu peux le
vérifier, si tu veux, toi, homme zélé, malicieux et myope. » Et là-
dessus, la petite poupée, levant prestement sa jaquette, administre au
puritain déconcerté la preuve démonstrative de ce qu'elle avance.
Alors le joueur de marionnettes, joyeux de son triomphe et jaloux de
pousser jusqu'au bout ses avantages, soutient résolument que sa pro-
fession est aussi conforme à la loi que celle de son adversaire; puis
continuant son parallèle :« Ne parlé-je pas, dit-il, d'inspiration comme
lui (2)? Ai-je plus que lui rien à démêler avec l'érudition? » accablant
ainsi le triste ennemi du théâtre d'une grêle de plaisanteries du plus
gai, du plus mordant, du plus excellent comique.
(1) Cet argument n'a fait défaut aux puritains qu'en 1659, quand les femmes forttt
enfin admises à jouer sur la scène anglaise. Déjà, en 1657, mistres8 Coleman avait pàTu
dans le Siège de Rhodes, mais plutôt conune chanteuse que coimne actrice. En 1629^
sous Charles l"^, des comédiennes venues de France s'étaient montrées sur le théâtre âè
Black friars: de plus, les filles françaises de la reine avaient rempli des rôles dans plusieurs
mctsques joués à la cour, et la reine elle-même figura dans une pastorale à Sommerset-
house, aux fêtes de Noël de 1632. Cette fantaisie royale fit condamner William Prynne
aujpilori et lui coûta une oreille, pour avoir, dans son Histriomastix publié l'année sui-
vante, traité brutalement de prostituée {notorious whore) toute fenmie qui prenait part i
une représentation théâtrale.
(2) Ce passage nous montre que, si le canevas des puppet-plays devait être soumis à
l'approbation du lord-maire, le dialogue était laissé à l'improvisation de Yinterpreter et
à la discrétion du directeur.
228 Marionnettes autorisées par les puritains.
Cependant cette passion contre les marionnettes, que Ben Jonson
prête à son Banbury-man comme une extravagance hyberbolique, s'é-
tait bien réellement logée dans quelques cervelles de precisians. Geof-
IVey Fenton a employé tout le septième chapitre de son fameux livre,
a Form of Christian policie (1 ), à établir que les ménétriers et les puppet-
pfayers sont aussi indignes que lés comédiens eux-mêmes de jouir du
(lioit de bourgeoisie. 11 semble même que, dans quelques comtés, les
puppet-shows faillirent être enveloppés dans la suppression des hobby-
horses, car Jacques I" ne crut pas inutile de les comprendre nommé-
ment dans la lisle des jeux permis les dimanches et fêtes après les priè-
res (2); mais ce ne fut là qu'un orage passager. La plupart des puritains
eux-mêmes ne se faisaient aucun scrupule d'assister aux scriptural
plays jouées par les marionnettes. La preuve de cet usage nous est
fournie par une comédie de Covvrley, the Guardian, représentée à la
fin du règne de Charles I", et remise au théâtre, après la restauration,
sous le titre de the Cutter of Coleman street. Dans cette pièce, on intro-
duit au cinquième acte un masque, accompagné de quelques violons,
pour donner un divertissement à une dame puritaine. Un des person-
nages de la pièce remarque que ce galant inpromptu sera un plaisir
céleste pour cette respectable veuve, qui n'a de ses jours vu d'autre
spectacle que la Cité de Ninive aux marionnettes (3).
(i) Le titre porte en outre : gathered out of french. Je regrette de ne pas savoir de
quel auteur français a été tiré ce singulier livre. Pour le passage cité, voyez G. Chalmers,
Malone's Shakspeare by Boswell, t. III, p. 433 et note 8.
(2) Burton, Ânatomie of melancholy, sous le nom de D en locritus junior, 1638, p. 273.
(3) The Cutter of Coleman street, acte \, se. ii. Cette pièce, refaite et remise au
théâtre sous Charles II, offrait une piquante critique des faux émigrés et des prétendues
victimes de la révolution, qui exploitaient impudemment la monarchie restaurée.
VIIl.
MARIONNETTES ANGLAISES PENDANT LA SUPPRESSION DES SPECTACLES ET
DEPUIS LEUR RÉOUVERTURE JUSQU'A LA RÉVOLUTION DE 1688.
Lorsque tous les jeux de théâtre furent suspendus par le bill du
2 septembre 1642, et enfin abolis par le bill du 22 octobre 1647, les
puppet-shows ne furent pas atteints par cette proscription. La tolérance
exceptionnelle dont ils jouirent est nettement établie dans une sup-
plique que les comédiens de Londres adressèrent au parlement le
24 janvier 1643. Ces pauvres gens se plaignaient dans cette pièce du
silence qu'on leur imjwsait et de la clôture qui frappait les théâtres
réguliers, tandis qu'on autorisait les combats de taureaux et les jeux
de marionnettes (1).
Libres de toute concurrence, il ne paraît pas que les motion-men se
soient fort ingéniés pour accroître leur répertoire durant cette épo-
que, pour eux prospère. Je ne puis, en effet, ajouter qu'un seul litre
(1) The actor's remonstraace or compluint for the silencing oftheir p:'of(!.ision and ba-
nishment from their sévirai play-houses . Voyez M. Payne Ck)Ilier, the Ilisto-y of English
dramati: poetnj, l. II, p. 110.
230 I.E PARADIS PERDU REPRÉSENTÉ AUX MARIONNETTES.
à la liste que j'ai déjà donnée de ce genre de pièces; mais ce titre
nous présente un intérêt tout particulier, parce qu'il indique un puppet-
show sur le sujet du Paradis perdu, et que, par une rencontre singu-
lière, ce renseignement nous est fourni par Mlllon. En 1643, vingt
ans avant la publication de son chef-d'œuvre, ce grand homme adres-
sait au parlement un éloquent plaidoyer pour la défense de ce que nous
appelons aujourd'hui la liberté de la presse [Areopagitica, a speech for
the liber ty of unlicensed printing). L'auteur dans les premières pages,
voulant établir les bases légitimes de la liberté humaine, dit : « Il y a
des gens qui osent blâmer la divine Providence d'avoir permis qu'Adam
péchât. Folles langues I Lorsque Dieu donna la raison à l'homme, il
lui donna la liberté de choisir, car choisir est proprement user de la
raison. Autrement, notre premier père n'aurait été qu'un Adam mé-
canique, comme l'Adam qu'on voit aux marionnettes. »
Non^seulement, pendant la fermeture des théâtres, les puppet-plaffs
étaient représentées librement dans tout le royaume, mais les joueurs
de marionnettes de Norwich, alors très en vogue, venaient montrer à
Londres leurs meilleurs opera-puppets. Je trouve cette indication au
milieu de beaucoup d'autres, également curieuses, dans une pièce de
William Davenant intitulée la Salle de spectacle à louer, sorte de pot-
pourri dramatique que ce poète ingénieux obtint de faire représenter
e» 1656, malgré l'édit de suppression, en y insérant sur les cruautés
des Espagnols au Pérou un épisode conforme aux vues de Cromwell ,
qui préparait alors un armement contre Phihppe IV (1),
La restauration rendit la vie aux théâtres. Affranchis de ç€| long si-
lence, poètes et comédiens déployèrent une excessive activité. Les mo-
Piourmm, pour leur part, s'efl'orcèrent de conserver la faveur qu'ils pos-
iédsiient. La concurrence qu'ils firent aux grands théâtres parut assez
redoutable aux intéressés pour que, vers 1675, ^a troupe royale de
i^) Çftte pièce 4 li««>4, où la détre^^Ci des com^en* est peinte avec autant de vé-
rité que d'humour, est intitulée Plaij-house to be let^ containing the history of sir Francis
Drake and the cruelty of the Spaniards in Pei^, expressed by instrutnents and vocal
Wff^tQ^ M- Payne Collier s'e^t trompé en donnant à ce drame, composé pour servir les
«teasejjfts deCromwell, la date de 1663 et ailleurs celle de 1C73 {the History of English
dramatic poetry, t. III, p. 328 et 4241; ces dates sont celles de Timpression.
RIYALITÉ DES GRANDS THEATRES. 231
Drury-Lane et celle du duc d'York, réunies dans le théâtre de Dorset-
Garden, crussent devoir présenter une requête à Charles II pour obtenir
la fermeture ou au moins l'éloignement d'un jeu de marionnettes qui
s'était établi sur l'emplacement de Cecil-street dans le Strand, et dont
le voisinage portait un très notable préjudice à leurs recettes (I).
Mais nous approchons d'une grande date, d'une date qui a ouvert
une nouvelle ère politique et une nouvelle époque dans l'histoire des
marionnettes; je veux parler de la glorieuse révolution de 4688, qui a
produit, suivant M. Payne Collier, deux événeniens mémorables, l'a-
vénement de l'illustre maison d'Orange et l'heureuse arrivée de Punch
ou Polichinelle en Angleterre.
(1) Voyei Punrh and Judy, p. 28.
IX.
MARIONNETTES ANGLAISES DEPUIS 1688 JUSQU'A NOS JOURS.
— RÉPERTOIRE ET CARACTÈRE DE PUNCH.
A partir de 1688, l'hisloire des marionnettes anglaises se concentre
tout entière dans l'histoire et le répertoire de Punch. Nous dirons d'a-
bord que le nom de Punch a donné lieu à plusieurs fausses explica-
tions étymologiques. On a cru saisir, par exemple, je ne sais quels
secrets et fantastiques rapports entre le nom et même entre les flammes
de l'esprit de Punch et le hreuvage ardent dont la recette nous est,
dit-on, venue de la Perse. C'était aller chercher une erreur beaucoup
trop loin (1). Punch est tout uniment le nom de notre ami Pulchinello,
un peu altéré et contracté par le génie monosyllabique de la langue an-
glaise. On trouve en effet dans cette première époque les noms de Punch
et de Punchinello pris indifféremment l'un pour l'autre; mais est-il
bien certain que Punch soit arrivé de La Haye à Londres, à la suite de
v| (1) Punch and Judy, p. 85. Suivant quelques personnes, le mot punch viendrait du
' persan pemteh*, qui signifie cinq, parce que ce breuvage est composé de cinq élémens.
ARRIVÉE DE PINCR EN ANGLETERRE. 23o
Guillaume d'Orange? J'ai, à cet égard, quelque doute. De l'aveu même
de son savant et spirituel biographe, on peut trouver quelques traces
de sa présence en Angleterre avant l'abdication de Jacques II (I). Dès-
lors, le héros des marionnettes ne serait pas venu de Hollande détrô-
ner the old Vice, à la suite de Guillaume ni; il serait venu de France
avec les Stuarts.
Une remarque plus importante, c'est que Punch ne possédait pas
dans ces premiers temps la profonde et plus que satanique immoralité
dont on l'a accusé et même dont on l'a complimenté plus tard. S'il
faut en croire un portrait d'une touche très fine, tracé dans une jolie
pièce de vers latins par un jeune felUm de Magdalen-College qui se
nommait Joseph Addison, Punch n'était encore en 1697 qu'un vert
galant, joyeux et tapageur, une sorte de petit roi d'Yvetot ou de Co-
cagne, un peu libertin, très hâbleur, mais faisant beaucoup plus de
bruit que de mal. Laissons parler Addison, dont la pièce est intitulée
Machinœ gesticulantes, Anglice puppet-shotcs (2) :
Lndit in eiiguo plebecula parra theatro;
Sed praeter caeteros incedit homuncio, rauca
Voce strepens
In ventrem tumet immodicum; pone eminet ingens •
A terço gibbus; pygraaeum territat agmen
Major, et immanem miratur turba gigantem.
Après la description des avantages physiques, l'auteur passe à la
peinture du caractère :
Jactat convitia vulgo.
Et risu importuaus adest atque omnia turbat.
(1) Voyet Grainger, Biograph. histor., t. IV, p. 350.
(ï) Le badinage dont on va lire quelques extraits a été imprimé pour la première
f<Ms, je pense, dans un recueil ayant pour titre : Musarum Anglicarum ddectus alter,
Londini, 1698, et l'année suivante, avec quelques corrections, dans le second volume des
Musarum Ânglicanarum emalecta, Oxonii, 1699, volume publié par Addison lui-même et
dédié à son compagnon d'études sir Charles Montagne.
331 ^^DDISQN ET IE6 liARIONNETTB^.
Quant à sa galanterie, elle est plus vive et plus çtourdie que peçvçiçffi :
Nec raro invadit molles, pictamque protervo
Ore petit nympham, invitoque dat oscula ligno.
Quelques passages de cette jq^ç pièce i^ous proi^vent que \? tfccîitjçç
de Punch était en grand progrès sur les anciens jiuppel-sh,oyoj^(\\\f no\\ç
avoi>s vus à Londres du temps de la reine Elisabeth. Ou sç rappçUe
qu'çn, 1614^ il n'y avait aux marionnettes de la foire de Saint-Barthé-
lémy qu'une seute espèce de places, et à très bas prix : « deux pe^çe!
piessiçuvs, deux pence par personne, les meilleures marionnettes de
ta foirel «Eu 1697, le théâtre de Punch était devenu plus coBifortable
f t moins exclusivenient plébéien: il y avait des places à diy^^f^ w\\ •
Nec confusus honos; nummo subsellia cedunt
Diverse, et varii ad pretium stat copia nummi.
Il ne manquait à la mise en scène aucun des artifices employçs en
France et en Italie pour faire naître et entretenir l'illusion, tels que
les fils perpendiculaires tendus devant la scène pour dérouter l'œil
du spectateur :
Lumina passim
Angustos pénétrant aditus, qua plurima visuin
Fila sécant, ne, cum vacuo datur ore fenestra,
Pervia fraus pateat (1)
Tous les membres de ces petites figures étaient articulés, et du som-
'inet dô leur tête sortait une tige piétallique qui réunissait tous |^ ûl»
dans la main qui leur imprimait le mouvement. :
Truncos opifex et ini^tile tignum
Cogit in hunaanas species, et robore natam
Progeniem telo efformat, nexuque tenaci
Crura ligat pedibus, humerisque accommodât armps.
Et membris ipembra aptat, et artubus inscrit artus.
Tune habiles addit trochleas, <}uibijs arl^ gusillum
(1J| \s Tqtler, dans son a» ik, décrit aussi les divers artifice employés daiu^ lœ ^«g^-
fhows.
HARIOKISETTEa SOC% LE RÉGIiE DE l\ HÇpïB AKNB. "2 id
Versât pnus, npolique (nanu famulatus inerli
^ufficH occuUos motus, vocemque mioistrat...
Malheureusement, dans sa composilion scholaire, Addison n'a men-
tionné ni un seul titre de puppet-play, ni un seul nom de joueur de
marionnettes. Nous le regrettons, parce que nous n'avons que très peu
ôe renseignemens relatifs à ce sujet sous le règne de Guillaume UI;
teut au plus pouvons-nous citer le Sié§g de Namur, joué en lt)9o à
la foire de Saint-Barthélémy, pièce à spectacle à laquelle un bel es-
prit de cette époque, un critique de profession, John Dennis, a con-
sacré quelques lignes dans une de ses lettres (t). Quelques années
plus tard, on jouait à la même foire quelques opera-puppets tirés de
l'Écriture sainte, et dans lesijuels, malgré la gravité des sujets, se mon-
trait constamment le seigneur Punch. Voici la traduction d'une affiche
Bon datée, mais qui paraît remonter aux premières années du règne
de la reine Anne (1703), et dont l'original est conservé au British Mu-
séum. Le style rappelle celui des annonces de notre ancienne foire Saint-
Germain (2).
A la loge de Crawley, vis-à-vis la taverne de la couronne, à Smithfield,
pendant toute la durée de la foire de Saint-Barthélémy, on représentera uh
petit opéra, appelé fantique Création du monde, nouvellement retouché et aug-
menté du Déluge de Noé. Plusieurs fontaines jetteront de l'eau pendant toute
la pièce. La dernière scène montrera Noé et sa famille sortant de l'arche avec
tous les animaux par couple, et tous les oiseaux de l'air perchés sur des ar-
bres... Enfin, au moyen de diverses machines, on verra le mcaivais riche sor-
tant de l'enfer, et Lazare porté dans le sein d'Abraham, outre plusieurs figures
dansant des gigues, des sarabandes et des quadrilles, à radroiralion des spec-
tateurs; le tout accompagné des joyeuses fantaisies du seigneur Punch et de sir
John Spendall.
Ce John Spendall était le vieux Jean Mange-tout. acteur des mora-
lités, passé au théâtre des marionnettes avec the old Vice et sa bande.
On peut lire dans le seizième numéro du TcUler, daté du 17 mai
1709, le récit d'une représentation de marionnettes donnée à Bath.
(1) Select Works of John Dennis, t. II, p. 51Î.
(1) Le texte de ce document a été publié par J. Strutt et reproduit par M. W. Hone.
Ancieni Hystéries, p. 230.
236 PREMIERS SUCCÈS DE M. POWELL.
dont le sujet était encore la Création du monde, également suivie du
Déluge. « Quand on fut arrivé à la seconde partie, dit l'auteur, on in-
troduisit Punch et sa femme, qui dansèrent dans l'arche. » L'avis de
l'auditoire fut que ce spectacle était fort instructif pour les jeunes gens.
A la fin de la pièce, Punch salua respectueusement jusqu'à terre et fit
un compliment très civil à la compagnie. Dans un autre puppet-show,
toujours sur le déluge, lorsque la pluie commençait à tomber par tor-
rens, Punch avançait la tête hors du rideau d'une coulisse, et disait
à demi-voix au patriarche : « Il fait un peu de brouillard , maître
Noé (1). »
Addison, devenu, sous la reine Anne, un écrivain à la mode et l'as-
socié de sir Richard Steele dans la rédaction du Tatler et du Spectator,
se plut, de moitié avec son ingénieux collaborateur, à élever une
réputation colossale à un habile puppet-showman qui commençait à
se produire. Les deux amis tirèrent des petits danseurs et chanteurs
mécaniques de M. Powell et des pièces que ce spirituel petit bossu (2) ar-
rangeait lui-même une agréable occasion de critiques malignes et de
piquantes comparaisons. Grâce à cette fantaisie de deux écrivains d'es-
prit, au goût peu élevé du public et à son talent réel^ M. Powell acquit
et conserva, sous la reine Anne, George 1" et les commencemens de
George II, une célébrité fort étendue et presque sérieuse. 11 paraît avoir
d'abord essayé son savoir-faire dans diverses grandes villes du royaume.
Il se rendait particulièrement à Bath dans la saison des bains. En 1709,
Steele publia dans plusieurs numéros du Tatler une amusante corres-
pondance entre le fantastique esculape Isaac BickerstafF, (jui est presque
toujours supposé tenir la plume dans le Tatler (3), et notre déjà célèbre
et très réel puppet-showman, M. Powell. L'infortuné docteur se plaint
amèrement de la malignité des prologues et des épilogues satiriques
de M. Powell, et surtout des brocards qu'un certain M. Punch ne cesse
(1) Punch and Judy, p. 29.
(2) Une note de la traduction du Tatler nous apprend cette particularité. Yoy. le
Babillard, t. I, p. 240.
(3) Isaac Biclcerstafl" est une heureuse création de Swift; Steele recueillit dans le Tatkr
cet excellent type. Le doyen de Saint-Patrice no fut pa^^, à c« qu'il paraît, fort recon-
naissant de cette adoption.
M. l'OWELL KT LE àONNEl'R b£ SAINT-PaUL. 237
(le lancer contre sa science et sa personne (1). M. Powell, dans la ré-
|)onse ironiquement apologétique que le Taller lui prête, affirme n'a-
voir rien négligé pour se perfectionner dans son art : il a voyagé en
Italie, en France, en Espagne, et il n'ignore aucun des procédés à
lusage des plus habiles mécaniciens de l'Allemagne. Il impute à son
adversaire d'être im brouillon et un dangereux niveleur, qui voudrait
introduire T insubordination dans sa troupe et persuader notamment
a Thonnète Punch de briser les fils qui font mouvoir ses mâchoires :
complot odieux, car c'est par le droit le plus légitime, par le droit de
création, qu'il est maître absolu de sa petite troupe, pouvant, si bon
lui semble, allumer sa pipe avec une jambe de M. Punch, ou même se
réehaufi'er les doigts avec sa carcasse.
En janvier 1710, nous voyons les puppets de M. Powell et ses drames
(IQelque peu fantastiques fort bien accueillis, non plus seulement à
Bath, mais à Londres même. Punchinello et sa grondeuse compagne,
accompagnés du docteur Faust, faisaient, suivant le Tatler, pâlir le
nouvel opéra italien de Hay-Market, et lui enlevaient la meilleure
partie de son brillant auditoire. Punchinello surtout balançait, dans
l'opinion du beau sexe, le mérite du fameux chanteur Nicolini (2).
Au commencement de l'année suivante (1711), M. Powell établit son
théâtre sous les petites galeries de Cotent -Garden. du côté opposé à
l'éghse paroissiale de Saint-Paul. Dans le numéro quatorze du Specta-
teur, Steele suppose qu il a reçu un billet du sous-sacristain de cette
paroisse tout rempli des doléances de ce fonctionnaire vexé. Depuis vingt
ans, ce brave homme n'a pas manqué six fois de sonner l'heure de l'of-
fice; mais il éprouve, depuis quinze jours, une extrême mortification
en voyant ses habitués cesser de se rendre à son pieux appel. C'est que
M. Powell a choisi précisément l'heure de la prière pour celle de l'ou-
verture de son puppet-show. Le digne sacristain, fort scandalisé d'an-
noncer le commencement d'un jeu profane au lieu d'un exercice de
piété, demande à M. le Spectateur ce qu'il doit faire pour éloigner ce
•
(1) Tke Tatler, n»» 44 et 45.
(2) The Tatler, n° 113, 3 janvier 1709-10. L'aimée commençait encore à Pâques en
Angleterre. Cette circonstance m'a fait rectilier quelques dates, çans en avertir le lecteur.
238 WHITTINGTON ET SON CBAT.
M. Punchihello, ou le forcer du moins à choisir pour ses ébats des
heures moins canoniques (I). La pièce de M. Powell, qui enlevait ainsi
ses paroissiens à l'église de Saint-Paul, était tirée d'une légende très
populaire, Whittington et son Chat, ou Whittington trois fois maire de
Londres. Ce conte, que Ton retrouve chez presque toutes les nations
commerçantes du monde, en Italie, en Bretagne, en Portugal, en
Orient même, est l'histoire d'un pauvre marmiton qui n'avait rien
qu'une chatte à remettre pour pacotille au patron d'un vaisseau de
commerce partant pour les Indes. On embarqua pourtant, par plaisan-
terie, le chat sur le navire. Or, ayant relâché dans une île qu'infestait
une multitude de rats, le patron pensa que la chatte et les petits qu'elle
avait faits pendant la traversée seraient de bonne défaite en ce pays,
et les vendit avantageusement au roi de lîle. Celte somme, remise à
Whittington, prospéra entre ses mains, et fut l'origine d'une fortune
qui le conduisit à être trois fois maire de Londres. Steele eut la cruauté
d'établir un parallèle en règle entre Whittington and his cat et un
grand opéra qu'on jouait à Hay-Market , Rinaldo ed Armida, et de
donner, conime on le pense bien , tout l'avantage au premier. Il prit
en outre soin d'annoncer que, pour continuer sa lutte avec le théâtre
de Hay-Market, M. Powell se disposait à représenter* incessamment
l'opéra de Suzanne ou Tliinocence découverte, avec une paire de vieil^
lards tout neufs.
L'habileté de M. Pôw^eli était alors proverbiale, et l'on mettait son
nom eh avant dans toutes les occasions sérieuses ou badines qui tou-^-
chalerit à la mécanique. Le Spectateur, dans son 27*7* numéro, rappelle
qu'avant la rupture avec la France, les dames anglaises recevaient leur*
modes de Paris, au moyen d'une poupée à ressorts {a jointed haby) ha-
billée dans le dernier goût, et qui faisait régulièrement tous les mois la
li'âvet-sée de Calais à Londres. Le Spectateur raconte qu'il a été invité à
aller voir une de ces poupées, aiTivée malgré la guerre, et donne unfe
agréable description de tous ses atoui'S, just^ue, mais non compris, le»
nœuds de ses jarretières, « car je porte trop de respect, dit-il, même
à du bois couvert d'un jupon, pour avoir consenti à pousser jusque-là
(1) The Spectator, n» 14, 16 mars 1710-11.
PASSION DE JOHN BtJlL POUH LES PC^PETS-SUOWS. Sàl
Élbh examen. » Puis il ajoute : « Comme j'allais me retirer, la mar-
A&bdè dfe modes m'apprit qu'avec l'aide d'un horloger voisin et de
fîngénieux M. Powell , elle avait inventé une autre poupée [another
puppet), qui, au moyen de petits ressorts intérieurs, pouvait mouvoir
tous ses membres, et qu'elle l'avait envoyée à son correspondant de
Paris pour qu'on lui enseignât les inclinations et les mouvemens gra-
cîéttk de la tête, l'élévation méthodique de la gorge, la révérence, la
démarche, toutes les grâces enfin qui se pratiquent aujourd'hui à la
cour de France. t>
La popularité dont jouissaient les marionnettes de M. Powell, et
même les marionnettes beaucoup plus vulgaires, était si grande alors,
que le docteur Arbuthnot, publiant en 1712 un pamphlet allégorique
sur les affaires du temps, intitulé Histoire de John Bull, n'oublie pas
de signaler, comme un trait qui caractérisait le peuple de Londres,
l'amour effréné de ce genre de plaisir. Parmi les reproches qtie la co-
lérique mistress Bull adresse à son mari , elle place au premier rang
le temps qu'il perd aux marionnettes : « Vous êtes un sot, dit-elîe, un
pilier d'estaminets et de tavenies; vous perdez le meilleur de votre
temps aux billards, aux jeux de quilles et devant les boutiques de ma-
ribnaiettes. » Et un peu plus loin : « Toute cette génération n'a d'amour
que pour les joueurs de cornemuse et pour les puppets-shows. » Le
Spectateur, dans son n" 377, énumérant les lieux de Londres où l'on a
le plus de chances de périr de mort violente, et dressant la liste des
derniers accidens dé ce genre, place en têle de ce nécrologe fantas^
tique « Lysandre étouffé aux mariontteltes. *
Quelles étaient ces si dangereuses et si attractives marionnettes?
Probablement celles que M. Powell avait logées sous les galeries de Co~
vènt'Garden. EU 1713, cette t>etite siàl^é portait le nom de Punch' s
Théâtre. Ce renseignement nous est fourni par le titre d'une pièce
ainsi conçu : Venus and Adonis, or the Triumphs o flore, by Martin Po-
well; a mock opéra, acted in Punch' s Théâtre in Covent-Garden; 1713,
in-S". Ce Martin Powell était-il notre fameux directeur, le favori de
Steele et d'Addison? Je le crois, sans pouvoir l'affirmer. Les admira-
teurs de cet artiste prétendent qu'il fabriquait tous ses acteurs et com-
posait lui-même presque toutes ses pièces; mais ils ne nous appren-
240 M. POWELL ET ROBERT WALPOLE.
nent pas qu'il en eût fait imprimer aucune. L'auteur de Punch and
Judy affirme même qu'il les improvisait (i); cependant il y avait dans
plusieurs d'entre elles des vers et des ariettes qui étaient certainement
écrits, et qui ont pu être imprimés. Il est assez surprenant que ni
Steele, ni Addison, ni Swift, qui ont si souvent parlé de M. Powell, ne
nous aient pas fait connaître son prénom. Une seule fois, Addison,
pour le distinguer de George Powell, le célèbre tragédien, qu'il pro-
posait par raillerie de faire jouer dans une même pièce avec les pan-
tins de notre Powell, appelle celui-ci Powell junior (2).
Il parut en 1715 un piquant pamphlet qu'on attribue à M. Thomas
Burnet, intitulé a Second Taie ofa tub, or the history of Robert Powell,
J<i,K^ the puppet-showman; dedicaled ta the earl of Oxford. Ce titre semblerait
lever tous les doutes et prouver que le prénom de M. Powell était Ro-
bert; mais il faut prendre garde. Le second Conte du tonneau est une satire
fort maligne, dirigée contre Robert Walpole (3). L'allégorie commence
avec le titre, par l'attribution facétieuse faite à M. Powell du prénom
appartenant à l'homme d'état. La gravure du frontispice représente
le ministre, en habit de cour, tenant à la main la baguette de M. Powell
(la fameuse baguette garnie d'argent de l'mferjprcfer). Dans le fond,
sur un petit théâtre qu 'éclairent des flambeaux à pieds, par aissent deux
marionnettes en scène, Punch et sa femme (4). M. Thomas Wright,
dans son histoire de la maison de Hanovre, illustrée par les caricatures
' et les pamphlets du jour, a reproduit la figure grotesque du ministre-
jongleurj mais il a négligé malheureusement de nous montrer le
théâtre et les deux puppets, qui auraient eu pour nous un intérêt par-
ticulier.
L'auteur du second Conte du tonneau, tout en frappant rudement
Robert Walpole sous le nom et le costume de M. Powell, nous fait con-
(1) Punch and Judy, p. 39 et 40.
(,2) The Spectatoi-, n» 31.
(3) Le comte d'Oxford était alors placé à la tête du cabinet, dont Robert Walpole était
le membre le plus influent. ;^Vaîpole porta aussi le titre de cdhile d'Ox*u:d, lAais j)eau-
coup plus tard, et seulement à sa sortie des affaires.
(4) Cette description nous est fournie par l'éditeur de Pumh and Judy, qui parait avoir
«u ce curieux ouvrage sous les yeux, ^oyez p. 39 et 40.
AGE d'or DKâ MARIONNETTES ANGLAISES. 141
naître, chemin faisant (surtout dans son avant- propos), plusieurs des
meilleurs opera-puppets composés ou arrangés par cet ingénieux ar-
tiste. Il cite comme faisant couler bien des larmes the Children in the
tcood (les enfans dans la forêt), tirés d'une touchante ballade populaire,
— King Bladud, peinture héroïque d'un \Tai roi patriote, — Friar
Bacon and friar Bungay. — Rohin Hood and Little John, — Mother
Shipton — et Mother Goose (ma mère l'Oie). Quant au caractère de
Punch, il ne l'indique encore que comme celui d'un bouffon qui pro-
voque le rire par ses impertinences et ses quiproquo.
C'est à cet âge d'or des marionnettes anglaises qu'il faut, je crois,
rapporter une suite de strophes composées par Svsrift sur les puppet-
shows. Je traduis cette pièce où l'auteur, à un brillant filet d'imagina-
tion poétique, mêle, suivant le tour de son génie, un flot encore plus
abondant de verve capricieuse et sarcastique :
LE SPECTACLE DES MARIONNETTES.
Pour représenter la vie liumaine et montrer tout le ridicule qu'elle contient,
l'esprit a inventé le spectacle des marionnettes, dont le principal acteur est
un fou.
Les dieux de l'antiquité étaient de bois, et les marionnettes eurent jadis des
adorateurs. L'idole se tenait droite et parée d'une robe antique; prêtres et peuple
courbaient la tête devant elle.
Qu'on ne s'étonne pas que l'art ait commencé par façonner des figurines
votives et par tailler un boutfon dans un soliveau, ni qu'on ait songé à consa-
crer ce bloc à la renonmiée.
Ainsi la fantaisie poétique a appris que les arbres peuvent recevoir des formes
humaines, qu'un corps peut se changer en tronc, et des bras s'allonger en
branches.
Ainsi Dédale et Ovide ont reconnu , chacun à sa manière , que l'homme
n'est qu'une souche. Powell et Stretch ont poussé cette idée plus loin : pour
eux, la vie est une farce et le monde une plaisanterie.
La compagnie de la mer du Sud prouve aussi cette grande vérité sur le fa-
meux théâtre qu'on appelle la bourse. Les directeurs tiennent les flls, et à leur
impulsion obéissent des milliers de niais, tristes monumens de folie.
1G
3-42 LtS MARIONNETTES CÉLÉrtÉES PAR 9W1FT.
€e que Momus fut jadis pour Jupiter, Arlequin Test aujourd'hui pour nous ;
h premier fut un bouflon dans l'Olympe, l'autre est un polichinelle ici-bas.
La scène changeante de la vie n*est qu'un théâtre où paraissent des figures de
toutes sortes. Jeunes gens et vieillards, princes et paysans s'y partagent les rôles.
Quelques-uns attirent nos regards par une fausse grandeur, trompeuse
apparence, qui empêche d'apercevoir que l'intérieur est de bois. Que sont nos
législateurs sur leurs sièges de parade? Bien souvent des machines qui ont l'air
de penser.
Il peut arriver qu'vme bûche porte un diadème , qu'une poutre occupe la
place d'un lord; une statue peut avoir le sourcil ù'oncé et nous tromper par un
air pensif.
Yoici d'autres gens qui entreprennent des actes dont ils ne prévoient pas
la fin; ils obéissent à l'impulsion des fils qui les mènent; les paroles qu'ils pro-
noncent ne leur appartiennent même pas (i).
Trop souvent, hélas! une femme impérieuse usurpe la souveraineté. Com-
bien de maris boivent la coupe de la vie troublée et rendue amère par une
Jeanne !
Bref, toutes les pensées que les hommes poursuivent, plaisirs, folies, guerre
ou amour, la race imitatrice des pantins nous les montre en elle. Us s'habil-
lent, parlent et se meuvent comme des hommes.
Continue, grand Stretch (2), d'amuser les mortels d'une main habile, et de
te moquer d'eux! Et quand la mort tranchera le fil de ta vie, tu recevras pour
récompense tout ce qui flatte l'orgueil d'une marionnette :
On taillera ton image dans un chétif morceau de chêne; le ciseau fera vivre
ta mémoire; l'avenir proclamera ton mérite; la postérité connaîtra les traits
de ton visage, et elle se plaira à répéter ton nom.
En attendant, dis à Tora que c'est perdre le temps que d'esquisser une
farce avant d'avoir consulté le miroir de la nature. Dis-lui que des pointes ne
(1) Swift semble traduire ici le vers très heureux qui tensine la pièce latine d'Â^âii
son sur les puppet-shows :
Vocesque emittit tenues et non sua veçba.
(2) Stretch était probablement un directeur ôe marionitetu^â de Dublin.
MARIONNKTTES VERTLCl'S£8. i4|
suffisent pas pour composer une scène ingénieuse, çt qite la {>édajiteiie 41'eiyk
pas renjoiiemcnt (().
Quant à vouloir réduire les hommes à l'état de bois inerte et les forcer de
niarmoter des formules mystiques, c'est faire visiblement violence à la chair
et au sang : un tel dessein dénote une fêlure au cerveau.
Celui qui essaiera de pousser le raffinement plus loin que toi, et voudra
changer ton théâtre en une école, sera éternellement le jouet de Polichinelle,
et doit se tenir pour le plus grand des fous.
Cette prétention des drolleries à se transformer en un spectacle
grave, sérieux et moral, que Swift voyait poindre avec hvuneur, ne
tarda pas à grandir et à se développer, aidée des tendances déclama-
toires et philosophiques de l'époque. Fielding, grand ami du naturel
et en particulier de maître Punch, qu'il a fait agréablement parler
dans une comédie de sa jeunesse, où il a, par parenthèse, introduit un
puppet-show tout entier (2), s'est très finement moqué de cette ambi-
tion déplacée dans un excellent chapitre de Tom Jones. 11 fait arriver
son héros dans une auberge de village, au moment où un motion-
mau représente , avec tout le décorum désirable , et avec des pantins
presque aussi grands que nature (car on commençait à exiger de la
vTaisemblance, même aux marionnettes), les plus belles et les plus
ennuyeuses scènes dune comédie fort à la mode de Colley Cibber, le
Mari poussé à bout [the provoked Husband). L'assemblée, où étaient
réunis tous les beaux-esprits du lieu, se montra très contente de ce
divertissement sérieux, convenable, sans aucune basse plaisanterie,
sans gaieté, et, pour dire toute la vérité, sans le moindre mot pour
rire. Après la pièce, le joueur, encouragé par la satisfaction non équi-
voque de son auditoire, crut pouvoir faire remarquer que rien, dans
(i) C'est ici un conseil amical donné par Swifl au docteur irlandais Thomas Sheridan,
ou platôt à son jeune fils, nommé aussi Thomas, pour le détourner du goût précoce qu'il
montrait pour le théâtre. Ces deux Sheridan, hommes d'esprit et de mérite, sont l'aïeul
et le père de l'illustre Richard Briusley Sheridan.
(2) Cette petite pièce de Fielding, jouée à Hay-Market en 1729, et reprise, quelques
années plus tard, à Drury-Lane , est intitulée the Author's farce, with a puppet-show,
call'd the Pleasure» ofthe town; elle est en trois actes et mêlée de <x>uplets, daos le goùjl
des petites pièces de Lesage et de Piron.
Î44 CHARLOTTE CHARKE DIRECTRICE d'lN PLPPET-SHOW.
le siècle actuel, ne s'était autant perfectionné que les marionnettes,
et qu'en mettant de côté Punch, sa femme Jeanne et tous les quolibets
à leur usage, elles étaient parvenues à prendre place parmi les spec-
tacles raisonnables. « Je me souviens, ajoutait-il, que, quand j'ai com-
mencé ma carrière, on débitait encore force niaiseries pour faire rire
la foule; mais rien ne tendait à améliorer les dispositions morales des
jeunes gens, ce qui certainement doit être le but principal des marion-
nettes. » Au milieu de l'assentiment universel, Tom Jones se permit d'é-
mettre un léger doute sur ce progrès prétendu. 11 ne pouvait, pour son
compte, s'empêcher de regretter son vieil ami Punch , et il avait grand'-
peur qu'en supprimant ce personnage, ainsi que Jeanne, sa joyeuse
compagne, on n'eût gâté cet agréable jeu. La prétendue moralité
des nouvelles pièces reçut presque aussitôt un fort grave échec. Une
des filles de l'auberge, surprise dans une conversation peu décente
avec le compère du joueur, donna effrontément pour excuse qu'elle
n'avait fait que suivre l'exemple de la belle dame que tout le monde
venait d'applaudir dans le Mari poussé à bout; ce qui fournit à l'hôtesse,
qui n'avait encore rien dit jusque-là, l'occasion naturelle de se plaindre
hautement des mauvais principes que les marionnettes répandaient dans
les campagnes et de regretter le temps oij les puppet-players ne jouaient
que des pièces irréprochables, comme le Vœu téméraire de Jephté, dont
on ne pouvait jamais tirer aucune mauvaise interprétation (1).
On voit (juà l'époque où nous sommes parvenus il s'était formé, à
l'exemple des grands théâtres, une école de marionnettes déclama-
toire et sentimentale à laquelle appartenaient, je pense, Russel, un des
plus renommés successeurs de Powell, et l'infortunée Charlotte Charke,
fille du poète et comédien Colley Cibber. Cette femme, d'un esprit et
d'une éducation distingués, mais d'une humeur aventureuse et in-
constante, abandonna la scène, où elle avait débuté avec quelque suc-
cès, et ouvrit vers 1737 un grand théâtre de marionnettes, o great
puppet-show, situé, comme elle nous l'apprend dans son autobiogra-
(1) History of a foundliny, iiv. XII, ch. v et VI. L'éditeur de Punch and Judy accuse
Fielding d'une étrange méprise pour avoir donné à mistress Punch le nom de Jeanne. Je
crois que ni Swift, qui lui donne le même nom, ni Fielding ne se sont trompés; le nom
de Judith n'a prévalu que plus tard.
1
HOGARTH ET LES MARIONNETTES DE LA FOIRE. Î45
phie, à Tennis-Court, dans James street. près de HayMarket. Ruinée
bientôt par sa mauvaise conduite, elle se trouva heureuse de recevoir
une guinée par jour pour faire agir et parler les marionnettes de
Russel, dont la loge était située à Kickfords great Borne, dans Brewer
Street {{). ^^ ^^■'-^'^^^
Cependant les sujets bibliques, les ballades populaires et les joyeuses
plaisanteries de Punch n'en continuaient pas moins d'intéresser ou d'é-
gayer la foule, au moins dans les foires. Hogarth a réuni, dans une
belle gravure datée de 1733, toutes les merveilles accumulées à 5ou//j-
iDark fair. Ici, un petit joueur de musette, accompagné d'un singe en
habit militaire, fait danser deux poupées avec le pied; là, une femme
dans le costume de la Savoie, et sa vielle sur le dos, montre la lan-
terne magique à un enfant émerveillé. Dans le fond, on voit l'entrée
d'un puppet-show, sur la porte duquel est écrit en grosses lettres Punch' s
Opéra. Une grande pancarte qui pend sur le balcon indique le spec-
tacle du jour. Dans un des compartimens, Polichinelle est peint che-
vauchant tant bien que mal, tandis que son coursier bien dressé visite
à fond les poches d'Arlequin; sur un autre compartiment, on recon-
naît une scène de la Bible, Adam, Eve et le serpent : c'est encore le
sujet du Paradis perdu (2).
Gay , dans la peinture d'une foire de village, touchée à la manière fine
et naïve de Gérard Dow, introduit une scène à peu près semblable, et où
Punch n'est pas oublié :
... Ici un charlatan, monté sur des Jréteaux, vend à la foule rustique ses
baumes, ses pilules et ses spécifiques contre la pierre; là, le sauteur agile s'é-
lance, et la jeune fille vole hardiment sur la corde. Plus loin, Jack Pudding,
habillé d'une veste de deux couleurs, agite un gant et chante les divertissantes
prouesses de Punch, à savoir, les poches vidées dans la foule et toutes sortes
de gaies fourberies; puis, passant à un mode plus triste, il chante les enfans
dans la forêt, l'oncle barbare, les pauvres petits cueillant des mûres dans le
désert sauvage, et souriant sans défiance à la vue du poignard qui brille... Il
1) Biograpk. dramat.
2) Voyez à la Bibliothèque nationale .département des estampes) l'œ»!' !r de Hogarth,
2 vol. grand in-folio.
WÊê POLICHINELLE A DUBLIN.
ohaiïte la coroplainte de Jeanne violée par un matelot... et les guerres déplora-
Wes qui ensanglantèrent la forêt de Chévy (1).
Jusqu'ici, comme on voit, poètes et chanteurs forains n'imputent en-
core à maître Punch que quelques peccadilles amusantes; mais nous
touchons à l'époque critique oii ses mœurs vont de plus en plus se dé*-
praver, et où il va commencer à prendre les habitudes de férocité go-
guenarde qui font aujourd'hui le fond de son caractère. Swift, vers
1728, nous le montre dcVjà sur cette pente, dans une satire en vers à
l'adresse d'un whig brouillon et malfaisant, Richard Lighè, qu'il met
aux prises, sous le nom de Timothy, avec un pauvre infirme nommé
Mad MuUinix, bien connu dans les rues de Dublin pour ses opinions
tories. Celui-ci compare son adversaire à un malicieux Polichinelle,
et nous fait connaître par occasion quelques-uns des puppet-shows que
l'on représentait alors avec le plus de succès à Diîblin '.
.... Tim, vous croyez être le fléau des tories, vous vous trompez; vous êtes
ïeurs délices. Ce serait si vous changiez de rôle, si vous deveniez grave et sé-
rieux, que vous leur causeriez un poignant chagrin; mais, Tim, vous avez un
goût que je connais : vous allez voir souvent les marionnettes. Ne remarquez-
vous pas quel malaise éprouvent les spectateurs, tant que Punch reste derrière
la scène? Mais, dès qu'on entend sa voix rauque, comme on s'apprête à se ré-
jouir! — Alors l'auditoire ne donnerait pas un fétu pour savoir quel jugement
Salomoti va prononcer, ni quelle est la véritable mère, ou celle qui prétend
l'être. — On n'écoute pas davantage la pythonisse d'Endor. — Faust lui-même a
beau traverser le théâtre, suivi pas à pas par le diable, on n'y fait aucune atten-
lioïi. -♦Mais que Punch, pour éveiller les imaginations, montre à la porte son
fiez trtôttstrueux et le retire prestement, oh! quelle joie mêlée d'impatience!
Chaque rtiinùte paraît un siècle jusqu'au moment où il entre en scène. D'abord
1! s'assitsd impoliment sur les genoux de la reine de Saba. — Le duc de Lor-
fàirtémet sans succès l'épée à la main. — Punch crie, Punch court, Punch inju-
rie tout ie monde dans son jargon. — Il rend au roi d'Espagne plus que la moi-
tié éé la pièce. — Il n'y a pas jusqu'à saint George qu'il n'attaque, achevai sur
le dragon. Il empoche un millier de coups et de gourmades, sans renoncer à
un seul de ses raéchans tours; il se jette dans toutes les intrigues : à quelle
intention ? Dieu le sait. Au milieu des scènes les plus pathétiques et les plus
^1) John Gay, the Shephcrd's week; sixth pastoral (the fligkts), v. 81-94.
PORTRAIT DE PLNCH TRACÉ PAR SWIFT. %il
déchirantes, il arrive étourdimciit et làctie une plaisanterie incongrue. Il n'y
a pas une marionnette faite de bois qui ne le pendît volontiers, si elle pou-
vait. Il vexe chacun, et chacun le vexe. Quel plaisir pour les spectateurs, eux
qui ne mettent point le pied sur le théâtre, et qui ne viennent que pour voir
et écouter ! Peu leur importe le sort de la jdxme Sabra, et l'issue du combat
entre le dragon et le saint, pourvu que Punch (car c'est là tout le beau du jeu)
soit bien étrillé, et finisse par assommer tous ses adversaires. — Cependant, tim,
des philosophes prétendent que le monde est un grand jeu de marionnettes,
où de turbulens coquins jouent le rôle de Polichinelles (Punchinelloes). Ainsi,
Tim, dans cette loge de marionnettes qu'on appelle Dublin, vous êtes le Poli-
chinelle, toujours prêt à exciter la noise. Vous vous agitez, vous vous démenez^
TOUS faites un affreux sabbat; vous jetez à la porte vos sœurs les marionnettes;
vous tournez dans un cercle perpétuel de malices, semant la crainte, l'anxiété
et la discorde partout; vous vous lancez, avec des cris et des grimaces de singe,
au milieu de toutes les affaires sérieuses; vous êtes la peste de votre clan, où cha-
que homme vous hait et vous méprise; mais, avec tout cela, vous divertissez les
spectateurs (les tories) qui s'amusent de vos histoires boufTonncs. Ils consenti-
raient plutôt à laisser pendre toute la troupe qu'à se voir privés de vous (i).
Dans ce portrait, qui n'est pas flatté, non plus que dans quelques
couplets chantés vers 1731 et tirés de je ne sais quelle puppet-pfay (î).
Punch, ou plutôt Punehinello (car c'est le notn qu'il se donne), ne se
montre encore qu'un little fellow fort libertin, fort tapageur, et déjà
passablement brutal; mais on ne le voit commettre encore aucune de
ces énormités conjugales et paternelles qui vont bientôt lui donner
ùtle si singulière ressemblance avec Henri V!Il ou Barbe-bleue. Les cri-
tiques anglais glissent sur ce rapprocliement; ils préfèrent comparer
leur ami Punch à don Juan. M. William Rone a même établi entte ceS
deux personnages un parallèle en forme où, contre èes habitudes de
critique exacte, il avance que les déportemens de Punch ont pu sug-
gérer l'idée du caractère et des exploits du fatneux burlador de Semlla{2).
(i) L'abbé l^foreUet, qui connaissait biea la littérature anglaise, a composé, à l'imita-
tion de Swift, une petite salire en prose, intitulée les Marionnettes. Cette pièce assez
piquante circula manuscrite sous le ministère de l'abbé Terray, et ne fut imprimée à
la suite de ses Mémoires qu'eu i8i2. Voy. t. II, p. 353-370.
(î) Voy. Punch and Judy^ p. 46.
(f) M- William Honc. Aneienf Mysteries, p. Î30.
^48 PUNCH LE DON JUAN DE LA POPULACE.
11 est obligé, pour donner une apparence de vérité à cette opinion que
repoussent les faits et les dates, de supposer que Punch, comme don
Juan, est emporté au dénoûment par le diable, ce qui est l'opposé du
vrai. Il oublie même qu'en 1676, lorsque Shadwell introduisit sur la
scène de Londres la première imitation de Don Juan [the Libertine de-
stroyed), Punchinello n'était pasencore connu dans la Grande-Bretagne.
M. Payne Collier pense, avec beaucoup plus de raison, que le drame de
Punch and Judy est d'une date assez récente en Angleterre, et, prenant
le contre-pied de l'opinion de M. Hone, il attribue les licences hyperbo-
liques de cette composition à l'engouement qu'excita le chef-d'œuvre
de Mozart à la fin du dernier siècle. Punch, suivant la définition de
M. Payne, est le don Juan de la populace. D'ailleurs le plus ancien texte
où cet habile critique ait trouvé la mention des aventures de Punch et
Judy est une ballade qu'il ne croit pas remonter au-delà de 1790, et
qu'il a extraite d'un recueil de pièces, tant imprimées que manuscrites,
formé pendant les années 1791, 92 et 93. Il présume que ces stances ont
suivi d'assez près le drame, et ont été composées par un amateur que
la représentation avait charmé. Je dois ajouter pourtant que je ne se-
rais pas fort surpris que M. Payne ne fût quelque chose de plus que l'é-
diteur de cette ballade. Quoi qu'il en soit, on lira ici, je crois, la tra-
duction de cette pièce avec plaisir :
LES FREDAINES DE M. PUNCH.
Oh ! prêtez-moi Toreille un moment! je vais vous conter une histoire^ l'his-
toire de M. Punch, qui fut un vil et mauvais garnement, sans foi et meurtrier.
Il avait une femme et un enfant aussi, tous les deux d'une beauté sans égale.
Le nom de l'enfant, je ne le sais pas; celui de la mère était Judith. — Right
toi de roi loi, etc.
M. Punch n'était pas aussi beau. Il avait un nez d'éléphant, monsieur î Sur
son dos s'élevait un cône qui atteignait la hauteur de sa tête; mais cela n'em-
pêchait pas qu'il n'eût, disait-on, la voix aussi séduisante qu'une sirène, et par
cette voix (une superbe haute-contre, en vérité!), il séduisit Judith, cette belle
jeune fille. — Right toi de roi loi, etc.
IWais il était aussi cruel qu'un Turc, et, comme un Turc, il ne pouvait se
contenter de n'avoir qu'une femme (c'est en effet un pauvre ordinaire qu'une
BALLADB DE PUNCH. ^49
seule femme), et cependant la loi lui défendait d'en avoir deux, ni vingt-
deux, quoiqu'il pût suffire à toutes. Que fit-il donc dans cette conjoncture, le
scélérat! Il entretint une dame. — Right toi de roi loi, etc.
Mistress Judith découvrit la chose, et, dans sa fureur jalouse, s'en prit au nez
de son époux et à celui de sa folâtre compagne. Alors Punch se fâcha, se posa
en acteur tragique, et, d'un revers de bâton, lui fendit bel et bien la tête en
deux. Oh! le monstre! — Right toi de roi loi, etc.
Puis il saisit son tendre héritier... oh! le père dénaturé! et le lança par la
fenêtre d'un second étage, car il aimait mieux posséder la femme de son amour
que son épouse légitime, monsieur! et il ne se souciait pas plus de son enfant
que d'une prise de macouba. — Right toi de roi loi, etc.
Les parens de sa femme vinrent à la ville pour lui demander compte de ce
procédé, monsieur! Il prit une trique pour les recevoir et leur servit la même
sauce qu'à sa femme, monsieur! Il osait dire que la loi n'était pas sa loi, qu'il
se moquait de la lettre, et que, si la justice mettait sur lui sa griffe, il saurait
lui apprendre à vivre. — Right toi de roi loi, etc.
Alors il se mit à voyager par tous pays, si aimable et si séduisant, que trois
femmes seulement refusèrent de suivre ses leçons si instructives. La première
était une simple jeune fille de la campagne; la seconde une pieuse abbesse; la
troisième, je voudrais bien dire ce qu'elle était, mais je n'ose : c'était la plus
impure des impures. — Right toi de roi loi, etc.
En Italie, il rencontra les femmes de la pire espèce; en France, elles avaient
la voix trop haute {too clamorous); en Angleterre, timides et prudes au début,
elles devenaient les plus amoureuses du monde; en Espagne, elles étaient fières
comme des infantes, quoique fragiles; en Allemagne, elles n'étaient que glace.
Il n'alla pas plus loin vers le Nord; c'eût été folie. — Right toi de roi loi, etc.
Dans toutes ces courses, il ne se faisait aucun scrupule de jouer avec la vie
des hommes. Pères et frères passaient par ses mains. On frémit rien qu'à pen-
ser à l'horrible traînée de sang qu'il a versé par système. Quoiqu'il eût une
bosse sur le dos, les femmes ne pouvaient lui résister. — Right toi de roi loi, etc.
On disait qu'il avait signé un pacte avec le vieux Nick^las, comme on l'ap-
pelle; mais, quand j'en serais mieux informé, je n'en dirais pas plus long. C'est
peut-être à cela qu'il a dû ses succès partout où il est allé, monsieur; mais je
crois aussi, convenons-en, que ces dames étaient un peu coucy -coucy, mon-
sieur! — Right toi de roi lot, etc.
189 BALLADE DE PUNCH.
A la fin, il revint en Angleterre, franc libertin et vrai corsaire. Dès qu'il eut
touché Douvres, il se pourvut d'un nouveau nom, car il en avait de rechange.
De son côlé, la police prit de promptes mesures pour le mettre en prison. On
l'arrêta au moment où il pouvait le moins prévoir un pareil sort. — Right toi
de roi loi, etc.
Cependant le jour approchait, le jour où il devait solder ses comptes. Quand
le jugement fut prononcé, il ne lui vint que des pensées de ruses en songeant
à l'exécution; et quand le bourreau, au front sinistre, lui annonça que tout
était prêt, il lui fit un signe de l'œil et demanda à voir sa maîtresse. — Right
toi de roi loi, etc.
' Prétextant qu'il ne savait comment se servir de la corde qui pendait de la
potence, monsieur! il passa la tête du bourreau dans le nœud coulant et en
retira la sienne sauve. Enfin le diable vint réclamer sa dette; mais Punch lui
demanda ce qu'il voulait dire : on le prenait pour un autre; il ne connaissait
pas l'engagement dont on lui pailait. — Right toi de roi loi, etc.
Ah! vous ne le connaissez pas! s'écria le diable. Très bienl je Vais vous le
faire connaître. Et aussitôt ils s'attaquèrent avec fureur et aussi durement
qu'ils le purent. Le diable combattait avec sa fourche; Punch n'avait que son
bâton, monsieur! et cependant il tua le diable, comme il le devait. Hourra! Old
Nick est mort (1), monsieur! — Right toi de roi loi, etc.
J'admets avec M. Payne Collier que le drame dont cette ballade offre
l'analyse soit d'une date assez récente; mais jenelàcfois pourtant pas,
à beaucoup près, aussi rapprochée que le pense ce critique. En effet ,
le docteur Johnson, qui publia, comme on sait, son édition de Shaks-
peare en 1765, dit dans sa note finale sur Richard III, qu'il a vu, dans
les boutiques de marionnettes, Punch rosser vigoureusement le diable
[the Devil very lustily belaboured by Punch], ce qui d'ailleurs était, cOttime
nous allons voir, une ancienne tradition anglaise. Cependant M. Pâyric
Collier, sans méconnaître certaines nuances vraiment britanniques de
la physionomie de son héros, dans lequel il nous fait très finement aper-
cevoir le mélange de la sensualité obèse de FalstalT et de la froide atro-
cité du roi bossu, Richard 111 (2), n'en est pas ïiloins disposé à renvoyer
(i) Old Nick, le vieux Nidi da Nicholas, Satan.
(ï) Punch and Judy, p. 76. Shakspeare a signalé la restetoblaAce morala de Rjcharel
LE DIABLE EST IN AME. 93^1
à la France (par pure courtoisie railleuse) le principal hoaoeur de
cette peu édifiante création. Je ne refuse pas assurément la part fort
étendue qui nous appartient dans cette œuvre populaire, aujourd'hui
'"Tiropéenne. Cette part, c'est la gaieté; mais je crois devoir, en con-
M ience, et sans pensée aucune de réciprocité épigranimatique, res-
tituer à l'Angleterre une notable portion de cette légende. Les droits
de nos voisins à cet égard sont anciens et réels; ils sont même anté-
rieurs à l'arrivée de Punch en Angleterre. On se rappelle que. dans les
anciennes moral-plays, le vieux Vice tenait hardiment tète à master Devil,
et lui en remontrait même sur le chapitre des péchés capitaux; mais
au dénoùment master Devil finissait par avoir raison du vieux pécheur
ou plutôt de l'antique Péché pei"sonnifié, et il emportait le Vice en enfer,
sans plus de façon que Judas, le docteur Faust ou le valet de frère Bacon.
Eh bien, Ben Jonson, en 1616, soit de sa propre inspiration, soit en ac-
ceptant une fantaisie nouvelle de quelque stroUer inventif, renversa ce
lieu commun, et imagina de nous montrer un pauvre sot de diable ,
surpassé en malice et eu perversité par un simple représentant de
l'iniquité humaine. Ben Jonson a réalisé, ou, pour ne rien surfaire,
a finement esquissé cette heureuse pensée dans the Devil is an ass (le
Diable est un àne). a Autrefois, remarque un des acteurs au dénoù-
ment, le diable avait coutume d'emporter le Vice; aujourd'hui les rôles
sont changés; c'est le Vice qui emporte le diable. » Cette nouveauté
plut au public, et passa du théâtre de Blackfriars sur les théâtres de
marionnettes, et Punch, en arrivant de Paris ou d'Amsterdam à Lon-
dres, ne manqua pas de s'approprier cette partie du répertoire de old
Vice, son devancier ( I ). Remarquons toutefois que jusqu'ici la majesté
ex du old Vice : « Comme l'ancien Vice des moralités, dit ce prince, je donne aox mot»
on double sens. » Act. m, se. i.
(1) Le docteur J(rfinson a dit dans une note sur Bamlet que « the Vice est Tanticpie
boufifon des farces anglaises dont le moderne Punch est descendu. » M. Douce (Illustra-
tions on SAakspeare, t. II, p. 251) n'a pas eu beaucoup de peine à prouver qu'aucun lien
de parenté ne rattache Punch au vieux Vice; mais ce n'est pas là non plus ce qu'avait
Toulu dire Johnson. Sa pensée, qu'il a mieux exprimée dans sa note ftnale sur Richard lll,
est que Punch, en offirantà la foule un type supérieur de difformité physique et morale,
a supplanté le Vice et lui a naturellement succédé dans les farces.
252 LE DRAME DE PUNCH AND JUDY.
de Satan n'est nullement compromise. Le diable, si mal mené par un
fils d'Adam, n'est qu'un démon subalterne, un pauvre diablotin; ce
n'est point Old Nick en personne. Puis, rosser le diable^ l'emporter
même {to carry away) , ce n'est pas le tuer {to kill htm). Or, tuer le diable»
c'est là la grande afl'aire, le mot suprême, quelque chose de supérieur,
comme le duel de Satan et du Péché dans Milton : c'est là aussi le
grand exploit de Polichinelle. Si Ben Jonson n'a pas poussé sa pen-
sée jusqu'à ce point extrême, il est juste au moins de reconnaître qu'il
s'en est singulièrement approché. D'ailleurs la multitude anglaise a
bien compris que c'est dans l'étrangeté même de ce dénoùment fan-
tastique que réside toute l'excellence du drame de Punch and Judy.
Au rapport de M. Payne, un certain joueur de marionnettes ambulant
ayant un jour refusé, par scrupules religieux ou autres, de faire tuer
le diable par maître Punch, non-seulement vit s'évanouir l'espoir de
sa collecte, mais fut hué et maltraité par les spectateurs (1).
Le drame de Punch and Judy, qui fait les délices de la multitude an-
glaise, a commencé, vers les premières années du xix* siècle, à piquer
la curiosité blasée du monde élégant. Aussi a-t-il reçu depuis lors de
nombreuses retouches et des embellissemens plus ou moins heureux.
Le Morning Chronicle du 22 septembre 1813 rend compte d'une de ces
rédactions nouvelles et plus raffinées. — Punch, dans cette pièce, en
proie, comme un second Zéluco, à une jalousie frénétique, donne la
mort à sa femme et à son fils; puis il passe en Espagne, où il est jeté
dans les cachots de l'inquisition, dont il parvient à s'ouvrir les portes
au moyen d'une clé d'or. Attaqué par la Pauvreté que suivent ses deux
acolytes, la Dissipation et la Paresse, il la combat sous la forme qu'elle
prend d'un chien noir et la met en fuite. 11 triomphe également de la
Maladie, qui l'accoste sournoisement sous le costume d'un médecin. La
Mort, à son tour, veut le saisir; mais il secoue si bien les os desséchés
du vieux squelette, qu'il lui donne enfin à elle-même le coup de la
mort (2). Parmi les autres rédactions qui portent le cachet de V humour
britannique, j'en signalerai une encore on l'on applaudissait une con-
(1) Punch and Judy, p. 6().
(2) Ihid., p. 68 el 69.
&ONNET DE LORD BYRON. 253
versation assez originale entre Punch et Barbe-bleue sur la question si
intéressante pour les deux sexes de la pluralité des fenunes.
Ce n'est aucune de ces versions enjolivées, c'est le texte pur et po-
pulaire de la Tragical comedy of Punch and Judy que M. Payne Collier
a publié en 1828, avec les jolies illustrations de George Cruikshank.
Ce texte a été en grande partie fourni à l'éditeur par un vieux joueui
de marionnettes italien, nommé Piccini,qui, à la fin du dernier siècle,
parcourait les villes et les hameaux d'Angleterre avec de jolies marion-
nettes apportées de son pays. Devenu avec les années plus célèbre et
moins ingambe, Piccini fixa sa résidence à Londres. Vers t820, il ne
promenait plus son petit théâtre que dans le voisinage classique de
Drury-Lane. 11 avait joué d'abord Pulcinella dans sa langue natale;
mais peu à peu il avait saisi le vrai caractère et l'accent de Punch et
finit par adopter le canevas plus sombre que préférait le goût national.
L'éditeur de Punch and Judy, pour obtenir un texte tout-à-fait satis-
faisîmt, a dû confronter le manuscrit de Piccini avec ceux de plusieurs
autres puppet-players ambulans. Ainsi Punch, après avoir eu ses rap-
sodes, comme Homère, a trouvé comme lui un Aristarque. Il y a plus,
Punch and Judy, cette création sensuelle et sceptique où se heurtent
la vie et la mort, le rire et le meurtre, le surnaturel et le trivial, a fait
vibrer une des cordes de la lyre de lord Byron. Voici un sonnet attri-
bué à l'auteur de Childe Harold et du dernier Don Juan. Je le traduis,
comme M. Payne nous le donne, sans en garantir l'attribution :
Triomphant Polichinelle, je te suis avec joie à travei-s les gais détours de
la course badine, où la vie humaine est peinte avec tant de vérité et d'énergie.
Jamais acteur ne nous en montrera une image aussi frappante sur aucun autre
théâtre, soit que tu assommes gaiement ta femme, soit que tu jettes sans remords
ton doux enfant par la fenêtre, soit que tu enfourches ton cheval, et sois aus-
sitôt désarçonné, soit que tu danses avec la gracieuse Polly, si belle et si fa-
cile, ayant tué préalablement son père dans un mouvement de juste dédain,
car il était sourd à Tharmonie de ta lyre, aussi agréable que la clochette des
brebis, et « qui n'aime pais la musique est indigne de vivre. » Puis, lorsque le
twurreau te conduit à la potence, peut-on ne pas rire en te voyant pousser si
adroitement sa lête dans le nœud coulant dont il ne peut se dégager? Celui
qui feint d'être scandalisé quand il te voit sortir impuni des serres de la loi et
de celles du diable, et qui regrette que tu le tues lui-niême, celui-là est un
S54 PU?iCH CANDIDAT AUX ÉLECTIONS.
hypocrite. Il n'y a rien de si charmant que de te voir frapper à coups redou-*
blés son antique et noire carcasse.
Mais à côté de ce Punch ironique, paradoxal et ultradiabolique, que
Byron salue en riant d'un air de parenté, il n'a pas cessé d'y avoir en
Angleterre, et il y a encore aujourd'hui un autre Punch, satirique,
franc-parleur, jovial, prêt à siffler tous les scandales, à fustiger tous
les ridicules. Ce Punch , sorte de Figaro britannique qui s'est person-
nifié de nos jours dans un recueil qui porte son nom, a commencé,
dès le dernier siècle, à jouer un grand rôle dans la politique. Voici le
titre d'une pièce de marionnettes imprimée en 4742 : Polilicks in mi-
niature or the humour' s of Punch' s résignation; tragi-comi-farcical,
operatical puppet-show (1). On peut soupçonner, d'après la seconde des
quatre grandes estampes composées sur les élections de 1734 par Ho-
garth , que les marionnettes ne furent pas, à cette époque, des der-
nières à fronder la corruption électorale. Dans cette gravure, intitulée
Canvassing for votes (manière de briguer les votes), parmi plusieurs
ingénieux épisodes, on remarque, dans le fond, un grand poteau auquel
est suspendue une pancarte ou affiche peinte, semblable à celles des
puppet-shows. Cette affiche représente Punch , candidat de la trésore-
rie, promenant par les rues une brouette pleine de bank-notes et de
guinées qu'il distribue de droite et de gauche à la foule. On lit au bas
de cette pancarte : Punch candidate for Guzzledown (2). Une autre cari-
cature, qui a trait aux événemens de 17o6, semble nous révéler égale-
ment un titre de puppet-play. Elle est intitulée: Punch' s Opéra, with
the humours of liltle Ben , the sailor (3).
Vers 1763, il s'établit à Londres, sous le nom de Fantoccini, de nou-
velles marionnettes très perfectionnées; aussi leur faisait-on exécuter
toutes sortes de tours d'adresse (4). Le minutieux biographe du doç-
(1) 1 volume in-12. Voyez the Westminster Journal, 1742.
(2) Les deux épreuves de cette pièce que possède la Bibliothècpie nationale portent
la date de 1757. Voyez l'œuvre de Hogarth, t. I et II, grand in-folio. M. Thomas
Wright a reproduit cette belle planche dans son ouvrage England under the house of
Uanover, etc., 2* édition, t. I, p. 256.
(3) Voyez M. Th. W^right, ibid., t. I. p. 286.
Jos. Strutt, Sports and pastimes of people of England, p. 173 et 281.
F1A5CI9 BCRDETT ET MISTRESS PUNCH. i35
leur lohnson , James Boswell , raconte à celte occasion une anecdote
4fii montre bien toute la puérile vanité du grand critique. Johnson
fréquentait volontiers les puppet-shows. Étant allé un soir aux Fantoc-
cini, il s'impatienta d'entendre ses voisins vanter la dextérité des petits
acteur* artificiels et s'écria : « Bah! j'en ferais bien autant, moi. » Et
en effet, soupant le soir même chez M. Burke, le pesant docteur faillit
se rompre le cou en voulant montrer à la compagnie qu'il sauterait par-
dessus un bâton aussi lestement que les marionnettes (i).
!1 existait à Londres, en 4779, un puppet-show connu sous le nom de
Pantagonian théâtre, situé à Exeter-change. Voici le titre d'une pièce
de son répertoire qui a eu les honneurs de l'impression : Hie Apotheo-
sis of Punch; a satirical masque, icith a monody on the death oflhe laie
master Punch. C'était la parodie fort inopportune d'une pièce de vers
composée, sous le litre de monody, par l'illustre Richard Brinsley She-
ridan, à l'occasion de la mort de Garrick, et récitée avec pompe sur le
théâtre royal de Drury-Lane, dont Sheridan avait pris la direction ajffès
la retraite du grand tragédien.
Depuis le commencement du xix« siècle, les marionnettes anglaises
et Punch en particulier n'ont pas failli à leur mission satirique. Tout
homme célèbre, tout événement important, ne manquent jamais d'être
salués ou siffles à Londres par maître Punch. Lord Nelson fut natu-
rellement un de ses favoris. Après la bataille d'Aboukir, qu'on appelle
em Angleterre la bataille dn Nil, les puppet-players exploitèrent la po-
pularité du vainqueur : « Viens ici. Punch, mon garçon, disait l'amiral;
viens sur mon bord m'aider à combattre les Français. Je le ferai ca-
pitaine ou Commodore, si tu le veux. — Nenni, nenni! répondait Punch,
je ne m'en soucie pas; je me noierais. — N'aie donc pas cette crainte,
répliquait le marin; ne sais-tu pas bien que celui qui est né pour être
pendu ne court aucun risque de se noyer? »
Pendant une de ses candidatures pour le siège de Westminster, sir
Francis Burdett eut aussi l'honneur d'être joué par les marionnettes.
Le baronnet se glissait en humble solliciteur chez M. Punch. — « Pour
(1) The Life of Sam. Johngo», by James Boswell, 1. 1, p. Sdti. Pluàeurs auto«s pwpj«/-
show* se sont établis plos tard à Londres sous le nom de Fantoecini, aotanuneat ea
1801 ou 1802. Voyex J. Strutt, ibid., p. 168.
â56 JOHN CURBAN ET LES MARIONNETTES.
qui êtes-vous, monsieur Punch? demandait-il. J'espère que vous me
donnerez votre appui. — Je n'en sais rien, répondait maître Punch;
demandez à ma femmej je laisse toutes ces choses à gouverner à mis-
tress Punch. — C'est très bien fait, reprenait sir Francis. Et que dites-
vous, mistress Judith? Vive Dieu ! le joli petit poupon que vous avez
fait là ! Je voudrais que le mien lui ressemblât. — Eh 1 mais, cela au-
rait bien pu arriver, sir Francis, observait mistress Judith , car vous
ressemblez beaucoup à mon mari. Vous avez, comme lui, un nez de
grande et belle dimension. — C'est la vérité, mistress Judith; mais
lady Burdett ne vous ressemble pas, ajoutait le baronnet en l'embras-
sant. Ohl le joli nourrisson, vraiment! j'espère qu'il est en bonne
santé? Comment vont ses petites entrailles? — Comme un charme, je
vous assure, » répondait mistress Judith. Et on pense bien qu'elle
n'avait garde de refuser la voix de son mari à un aussi gracieux et
aussi galant candidat (1).
11 ne faut pas trop s'étonner de la piquante originalité que présen-
tent quelques-unes de ces railleries politiques jetées au vent des car-
refours. Plus d'une fois, grâce à l'incognito qui couvre le truchement
des marionnettes, il s'est trouvé en Angleterre de jeunes hommes à la
parole exubérante, à l'esprit inflammable, à la verve agressive ou plai-
sante, qui se sont passé, sous le nom de Punch, la fantaisie de l'im-
provisation satirique ou bouffonne, comme chez nous, à l'Opéra, le
jeune Helvétius se passa, dit-on, une ou deux fois, sous le masque du
fameux Dupré, la fantaisie de la danse théâtrale (2). Je puis citer pour
exemple un homme devenu célèbre dans le barreau et dans le parle-
ment britannique, John Curran, qui, à New-Market, sa patrie, jeune
, étudiant et grand amateur de puppet-shows, sollicita et obtint d'un
joueur de marionnettes la permission de faire, pendant une soirée,
parler et gesticuler ses pantins. La verve et l'esprit du nouvel inter-
prète enlevèrent tous les suffrages, et la collecte fut quatre fois plus
abondante qu'à l'ordinaire. Charmé de son succès, le jeune Curran
(1) Pwich and Judy, p. 72 et 73.
(2) Grimm, Correspondance, t. VII, p. 386, édit. de 1829. Saint-Lambert dit que ce
tut sous le masque de Javillier qu'Helvétios dansa une ou deux fois à l'Opéra dans sa
jeunesse.
MARIONNETTES RELIGIEUSES A LONDRES AU XIX* SIÈCLE. 257
continua cet exercice pendant quelques jours; puis, remarquant avec
quelle facilité il prêtait à ses petits cliens des argumens pour et contre,
il entrevit sa vocation, et se lança dans le barreau. D'avocat brillant et
pathétique, il devint membre du parlement dirlande et de la chambre
des communes; puis, en 1806, sous l'administration de Fox et de She-
ridan, il fut nommé maître des rôles en Irlande et siégea dans le con-
seil privé (1). Ne serait-ce pas aussi quelque futur et malin collègue
de Francis Burdett, qui, blotti dans la coulisse d'un puppet-show, avait
si finement persiflé le candidat de Westminster?
Après avoir vu en Espagne les (itères représenter des combats de
taureaux sur leurs petits théâtres, nous trouverons tout naturel que les
joueurs de marionnettes anglais aient cherché à complaire au goût
national en représentant des courses, voire des courses d'ànes [donkey
races). Dans celles de ces pièces dont quelques détails nous sont par-
venus, Punch, qui n'est pas, comme on sait, un très habile écuyer,
remplit avec beaucoup de finesse et d'esprit les rôles de parieur et de
maquignon (2).
Ne croyez pas cependant que les puppet-players ambulans et les gal-
lantee-showmen de Londres aient tout-à-fait abandonné de nos jours
leur ancien répertoire religieux. Outre le Vœu téméraire de Jephté, qu'on
jouait, comme nous l'avons vu, du temps jde Fielding, et la Cour du
roi Salomon, dont Goldsmith parle dans sa jolie comédie She stoops to
conqtier (3), M. William Hone nous a fait connaître un habile artiste,
M. J. Laverge, qui avait conservé presque jusqu'à ces derniers temps la
tradition des puppet-shows religieux. Son théâtre, sous le nom de Royal
gallantee-show , était, en i 818, placé à Holborn-hill dans Ely-court; La-
verge montrait en ce lieu ou chez les particuliers la Passion de Jésus-
Christ. l'Arche de Noé, V Enfant prodigue et une pièce fantastique inti-
tulée Pull devil. Pull baker, où se voyait la punition d'un boulanger qui
vend à faux poids, et que le diable emporte en enfer dans son pétrin (4).
Vl) Voy. the Life of John Philpot Curran, byhis son, W. H. Curran, S vol. in-H.
(2) Pundi and Judy, p. 73.
(3) She stoops to conquer, acte III, se. i. Cette pièce a été jouée à Covent-Garden en
1773.
(4) Will. Hone, Ancient Mysteriet, p. lâl.
17
t58 UN PARADOXE DE JOHNSON.
Punch et les puppet-shows n'ont pas eu seulement, comme je le disais
tout à l'heure, leurs rapsodes et leurs Aristarques; ils ont encore ren-
contré de nos jours un Aristote. Un critique à la fois ingénieux et phi-
losophe, M. William Hazlittn'a pas dédaigné de chercher à fonder la
poétique du genre, et de rendre psychologiquement raison de l'attrait
que les marionnettes exercent en tous pays. Dans ses excellentes Lec-
tures on the English comic writers, à la fin de l'introduction {On wit and
humour), il a brièvement, mais magistralement indiqué quelques-unes
des raisons naturelles qui assurent aux puppet-shows ce qu'il appelle
leur irrésistible and universal attraction. Je regrette de ne pouvoir sui-
vre l'habile critique dans cette étude d'esthétique originale et pi-
quante (1), mais j'ai cru devoir au moins la signaler.
Je terminerai l'histoire des marionnettes anglaises en exposant un
dernier fait qui leur est particulièrement honorable. Le docteur Sa-
muel Johnson, très amateur, comme nous l'avons dit, des puppet-
shows, a répété souvent dans l'intimité que des marionnettes représente-
raient tout aussi bien que des acteurs vivans les drames de Shakspeare,
et que l'effet de Macbeth en particulier était, à son avis, plus affaibli
qu'augmenté par l'appareil scénique et quidquid telorum habent arma-
mentaria theatri. M. Boswell, en confirmant l'authenticité de ce dire
singulier, fait cependant observer que le judicieux et humoriste cri-
tique n'a consigné ce paradoxe ni dans son commentaire sur Shak-
speare, ni dans aucun autre de ses ouvrages imprimés. Ce propos n'était
qu'une des mille boutades où il se laissait si facilement emporter dans
la chaleur de la conversation, et où le poussaient particulièrement ses
préjugés contre les comédiens (2). Quoi qu'il en soit, avant la fin du
dernier siècle, un joueur de marionnettes nommé Henry Rowe, sans
(1) Voy. Lectures m the English writers; London, 1817; p. 43 et 44.
(2) Voyez Malone's Shakspeare, t. XI, p. 301-303, et James Boswell, Life of Johnson,
t. I, p. 146, et t. II, p. 88. L'antipathie du docteur Johnson pour la profession de co-
médien venait de l'imperfection de ses organes (il avait l'oreille dure et était myope), du
peu de succès de sa tragédie d'Irène, et de la grande fortune que Garrick, son élève, s'était
faite par un genre de mérite qu'il regardait comme bien inférieur au sien. Cela ne l'empê-
chait pas, cependant, d'aimer él d'estimer beaucoup ce grand artiste. De son côté, Garrick,
que le docteur rudoyait souvent, disait de Johnson qu'il n'avait d'un ours que la peau.
MACBETH JOUÉ PAR LES MARIONNETTES. io9
connaître assurément l'opinion du grand critique, conçut l'idée hardie
de faire jouer en entier les pièces de Shakspeare par ses acteurs de bois.
Il récitait lui-même et avec talent, dit-on, toutes les parties du dialogue.
11 continua ces représentations pendant plusieurs années dans la ville
d'York, sa patrie. Et, ce qui est encore plus digne de remarque, non-
seulement il joua ainsi fort long-temps Macbeth, mais il fit imprimer,
en 1797, une édition critique de cette pièce, et ce travail d'un humble
puppet-shotcman tient aujourd hui dignement sa place parmi les nom-
breux ouvrages destinés à élucider et à honorer Shakspeare. Ce brave
Henry Rowe était d'ailleurs un esprit original et un musicien passioimé.
On l'appelait le trompette (T York, pai'ce qu'il avait sonné la charge et la
retraite à la bataille de Culloden, et que, revenu dans sa ville natale après
la soumission des jacobites, il fît, pendant près d'un demi-siècle, en-
tendre sa trompette dans toutes les solennités publiques. Mort en 1800,
il a mérité que l'on consacrât à sa mémoire les vers suivans, où je re-
grette qu'on n'ait pas rappelé le souvenir de ses marionnettes :
«Lorsque l'ange redoutable sonnera la trompette du jugement, il devra tou-
cher de sa main Harry Rowe, car, sans cela, le pauvre Harry ne se réveillerait
pas. Il se méprendrait au bruit de la trompette céleste, et croirait entendre la
sienne. Toute sa vie, il a sonné de cet instrument avec habileté et sans relâche,
et il en sonnerait encore, si le souffle ne lui avait pas manqué. »
Je voudrais être poète pour consacrer à Henry Rowe une autre épi-
taphe où j'enlacerais son nom modeste aux noms illustres de Shak-
speare, de John Kemble et de mistress Siddons. ^C S vvv. \cA.'^v«Jt
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T.
RÂRIORNETTES EN iLLEMÂGRE
R
DANS LES CONTRfiES DU NORD.
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lia ?r -1 g^j
I.
DEBNIËRE EXCURSION. — L ALLEMAGNE ET LE NORD.
Il ne nous reste plus qu'une traite à parcourir. Nous allons, sans
désemparer, traverser l'Allemagne eji. le Nord, et achever ainsi le tour
de l'Europe que nous avons entrepris, non pas, on le sait, pour con-
stater, comme l'ont fait avant nous de plus habiles, quelque grande
loi cosmogonique, mais seulement pour éclaircir une simple question
d'esthétique, et étudier, sous diverses latitudes, un penchant bizarre
et frivole, digne pourtant d'être observé, parce qu'il est universel et
qu'il tient sa place parmi les instincts profonds de l'humanité.
On pourra trouver que le champ de cette dernière exploration est
bien vaste : l'Allemagne et les états du Nord renferment, outre deux
races distinctes, un grand nombre de centres intellectuels, dont cha-
cun mériterait; à bon droit, une visite à part. Cela est vrai; mais nous
saurons résister aux séductions de la route. Nous ferons comme le
264 DERNIÈRE EXCURSION.
voyageur qui aperçoit à l'horizon le terme de sa course : nous pres-
serons un peu la marche, et ne grossirons pas imprudemment notre
bagage. Vous avez vu quelquefois au printemps se répandre, à travers
lès bois et les prairies, des essaims de jeunes botanistes. Quand l'her-
borisation commence, la troupe alerte et curieuse fait main basse sur
les moindres plantes; elle butine, elle recueille tout ce qui s'offre à
elle. Pas un buisson, pas un arbuste, pas un brin d'herbe qui ne l'at-
tire; mais, quand la journée s'avance, quand la boîte de fer-blanc portée
en sautoir est presque remplie, on devient plus difficile; on choisit, on
rejette; on ne conserve de tant de brillantes dépouilles que des échan-
tillons nouveaux ou des variétés indispensables. Ainsi allons-nous faire :
nous n'admettrons dans notre corbeille, déjà sufflsamment garnie, que
ceux des produits de la Flore boréale dont l'absence ferait un vide trop
regrettable dans notre herbier.
IL
GOUT NATDREL DES ALLEMANDS POUB LA SCULPTURE MOBILE.
Les forêts séculaires de la Germanie sont célèbres, et, en raison de la
sympathique influence que la nature des lieux ne manque jamais d'exer-
cer sur l'homme, les habitans de cette contrée ont toujours excellé dans
l'art de sculpter et de travailler le bois. Non-seulement les artistes pro-
prement dits, mais les simples artisans des bords du Rhin ont réussi con-
stamment à imprimer une perfection magistrale à toutes les œuvres de
boiserie, en prenant ce mot dans son acception la plus étendue. Parmi
les types de la vieille Allemagne que la fantaisie des romanciers mo-
dernes s'est complu à faire revivre, un des plus franchement germa-
niques est la rude et hautaine figure de maître Martin, le riche syndic
de l'honorable corporation des tonneliers de Nuremberg, aussi fier dans
son atelier, à la tète de ses robustes et joyeux apprentis, qu'un électeur
entouré de ses chambellans et de ses conseillers auliques (1). Outre
(1) Voyei le conta de Maître Martin dans lu Frèru de Sérapion d'Hoffinann.
266 GOUT DES ALLEMANDS POUR LA MÉCANIQUE.
cette habileté à façonner le bois, la race teutonne possède, à un de-
gré non moins éminent, le génie de la mécanique, comme le prouve
la construction de tant d'horloges savantes, qui égaient de leurs son-
neries, de leurs évolutions astronomiques et de leurs jacquemarts, les
façades ou les tours de la plupart des cathédrales et des hôtels-de-ville
de la Hollande, de la Suisse et des bords du Rhin. Aussi cette double
aptitude a-t-elle produit en Allemagne un développement plus précoce
et plus complet que nulle autre part de la statuaire automatique, avec
ses diverses applications, religieuses ou civiles, sérieuses ou récréa-
tives, depuis les statuettes mobiles de saints et les grands mannequins
des fêtes municipales, jusqu'aux marionnettes proprement dites.
Il y a plus : la passion que les peuples de race germanique et slave ont
montrée de tout temps pour cette sorte de jeu, dérive si évidemment
d'une disposition propre au caractère national, qu'outre les témoignages
historiques que j'ai recueillis et que j'exposerai tout à l'heure, j'aurais
pu aisément deviner ce goût indigène et le conclure à priori de la
nature de certaines créations poétiques dont l'extrême popularité au-
delà du Rhin suppose dans l'écrivain qui les invente, et dans les lec-
teurs qui s'y complaisent, une surprenante sympathie pour les pres-
tiges de la sculpture mobile. Ouvrons les Tableaux de nuit d'Hoffmann,
par exemple; que voyons-nous dans l'Homme au sable? Un jeune étu-
diant, auditeur assidu des cours de philosophie et de physique, ap-
partenant à une honnête famille d'une ville de province, fiancé à une
douce et aimable compagne de son enfance, qui devient tout à coup
amoureux fou d'une froide et élégante automate. En France ou en An-
gleterre, sous la plume de l'auteur de Zadig, de Gulliver ou dC Acajou,
une donnée aussi fantasque n'aurait pu que servir de texte à une série
d'épigrammes plus ou moins piquantes. En Allemagne au contraire,
il est sorti de cette conception bizarre une histoire sérieuse, attachante,
presque vraisemblable. Ce n'est pas qu'en y regardant de près, on ne
puisse apercevoir un grain d'ironie au fond de la nouvelle allemande;
mais cette nuance de léger persiflage disparaît presque entièrement
sous la parfaite ingénuité du récit. L'auteur parvient sans peine, par
le seul effet d'une analyse scrupuleuse et sagace, à nous faire com-
prendre et presque partager l'impression vertigineuse que jette dans
l'homme au sable. 267
les sens troublés de Nathanaël chaque tressaillement de cette poupée
presque vivante, créature équivoque, produit de combinaisons oc-
cultes, mélange de bois et de cire, de poulies cachées, et peut-être
oui, peut-être aussi de quelques gouttes de vrai sang. Il nous est pres-
que aussi difficile qu'au jeune étudiant de nous détacher de l'inquiète
contemplation de cette dangereuse beauté, dont la parole monosyl-
labique, la marche saccadée, le chant pareil aux sons de V harmonica.
l'œil tantôt fixe et comme éteint, tantôt lançant mi éclair électrique,
la taille cambrée et un peu raide, mais, au signal de l'orchestre, mol-
lement docile au rhythme pressé d'une valse enivrante, entraînent peu
à peu le pauvre visionnaire dans l'abîme du vertige, de l'hallucina-
tion et de la tombe. Et qu'on ne compare pas l'attraction magnétique
qui saisit et fourvoie Nathanaël à l'amour, comparativement naturel
et sensé, de Pygmalion pour l'œuvre de son ciseau. Non, Olympia ne
lient pas, comme Galatée, au cœur de son amant par les fibres si
profondément sensibles de la parenté de l'art. Au contraire, l'œuvre
séduisante et presque accomplie du physicien Spallanzani et de l'opti-
cien Coppola fascine précisément Nathanaël par ce qu'elle a de mysté-
rieux, de singulier et d'inexplicable. Ce n'est, je crois, qu'en Allemagne,
ce pays des rêves, que pouvait naître l'étrange dessein de mêler d'une
manière aussi intime la vie plastique à la vie réelle. Je sais combien il
est périlleux pour la critique de chercher à interpréter les conceptions
d'une muse étrangère, et surtout celles de la muse allemande. Ce-
pendant je ne puis m'empêcher de reconnaître et de signaler dans la
préoccupation qui égare et finit par perdre Nathanaël le penchant
personnifié des races septentrionales pour la sculpture mécanique, et,
dans la prestigieuse Olympia, la vie presque communiquée à la matière
par l'union de l'art et de la science; en un mot, ce qu'on chercherait
vainement ailleurs, sous une forme aussi saisissante et aussi poétique,
l'idéal de la marionnette.
m.
ANCIENNES MARIONMETTES GERMANIQUES.
Parmi les superstitions que la tardive introduction du christianisme
n'a pu soudainement extirper du Nord, les mythologues allemands ci-
tent le culte de certains génies familiers, lutins espiègles et mystérieux
dont toute pauvre ménagère et même tout serviteur de bonne maison
recherchaient soigneusement l'assistance et redoutaient les mauvais
offices. Un des plus sûrs moyens de rendre ces petits démons doux et
serviables était d'entretenir pieusement au logis des figurines peintes
ou sculptées à leur image. Ces idoles, que l'influence du christianisme
convertit peu à peu en bons ou en mauvais anges, continuèrent d'être
taillées dans le bois, et, sous leur nom païen de Koholde (farfadets,
marmousets), présidèrent long-temps encore aux petites prospérités
comme aux petits accidens du foyer domestique (t). Un poète didac-
(1) Jac. Grimm, Deutsche Mythologie, X. !•», p. 468.
NOMS ANCIENS DES UARIONNETTES ALLEMANDES. 269
tique de l'école de Souabe, Hugo de Trimberg, dans une sorte de poème
cyclique, intitulé der Rentier (le coursier), nous apprend que les jon-
gleurs du xni* siècle portaient souvent avec eux de ces figures de fol-
lets malicieux. « Ils les tiraient, dit-il, de dessous leur manteau et leur
faisaient échanger des railleries, pour faire rire toute l'assemblée avec
eux (1). » En effet, ces petits démons étaient naturellement badins et
rieurs; on disait, par forme de proverbe : « Rire comme un Kohold (2), »
et, avec une variante, qui n'est pas pour nous sans intérêt : a rire
comme un Hampelmann, » cest-à-dire comme un pantin (3).
Un autre mot théotisque servait encore à désigner les anciennes ma-
rionnettes de l'Allemagne, mais seulement, je crois, les marionnettes
populaires et auxquelles ne se rattachait aucun souvenir superstitieux.
Dans plusieurs manuscrits du xn« siècle, et même dans un du x«, on ren-
contre le mot Tocha ou Docha, employé dans le sens de poupée, puppa (4)
et même avec celui de mima, mimula (5). Un siècle plus tard, les mots
TokkeSpilouDokke-Spil, encore usités dans quelques parties de l'Alle-
magne pour dire un jeu de marionnettes, se montrent dans les chants
des Minnesinger avec cette signification claire et manifeste. Ulrich von
Thùrheim, dans son poème sur Guillaume d'Orange, a écrit ce vers re-
marquable, qui rappelle une jolie pièce de Swift {the Puppet-shoto) ,
que nous avons traduite (6) :
Der Warlde W'roude ist Tokken Spil (7).
La joie du monde est un jeu de marionnettes.
Un autre Minnesinger, maître Sigeher, dont Manesse a réuni les frag-
(1) Der Rentier (Francfort, 1549), v. 5064.
(2) Voy. Deutschenfranzos, p. 274.
(3) Abraham a Sancta Clara, Reim dich oder ich lies dich, p. 149, cité par Jac. Grimm,
ibid.
(4) Glossar. Latino-Theodisciun; ap. Eccardi Commentar, de rébus Gallùg orientalis,
t. U, p. 999, et Glossœ Florentinœ, ibid., p. 989.
(5) Vo-yez le mot Tocha dans les Glossœ super vitas patrum , ap. B. Pezii Thescaa:
anecdot. noviss., t. I, p. 413. Cf. GraÉf, Althochdeutscher Sprachschatz, t. V, p. 364.
(6) Voyez plus haut, p. 241.
(7) Wilhelm der Beilige, von Oranse, Erster Theil, publié par Casparson, p. 16. La
seconde partie de ce poème a été composée par Wolfram dTschenbach.
270 NOMS ANCIENS DES MARIONNETTES ALLEMANDES.
mens, s'est servi, dans un passage qui se rapporte à l'année 1253, du
mot déjà populaire de Tokken-Spil, pour stigmatiser l'influence abu-
sive exercée par la papauté sur les électeurs de l'empire :
« Tout se passait bien, dit le poète, dans rélection de l'empereur, quand nos
princes la faisaient librement; mais elle n'est plus que l'ouvrage des prêtres ita-
liens, qui vendent la bénédiction et le baptême. La couronne écherra au Stou-
phen; Conrad réglera à Rome le sort du comte de Hollande. Dans cette négo-
ciation, Jérusalem, son héritage, sera le prix du marché (1). Le pape a soif de
territoires; rilalien joue avec les souverains de l'Allemagne, comme un jon-
gleur avec des marionnettes.
Als der Tokken spilt der Welche mit Tutschen Yûrsten;
il les impose et les dépose, suivant les dons qu'il attend d'eux; il les pousse dans
tous les sens, comme une balle dans un jeu de paume (2). »
Cette raillerie piquante, adressée par un poète du xiii" siècle à Inno-
cent IV, a été renouvelée, quatre siècles plus lard, dans un facétieux
emblème dirigé contre Louis XIV. Entre autres gravures satiriques
auxquelles donna lieu la guerre de la succession, il en existe une qui
représente une main sortant d'un nuage et tenant une marionnette à
chaque doigt. Ces petites figures portent le costume et les attributs des
princes de l'empire, alliés dociles du roi de France. On lit au bas cette
devise : In te vivimus, movemur et sumus (3).
(1) Conrad était héritier titulaire de Jérusalem du chef de sa mère.
(2) Voyez Von der Hagen, Minnesinger, etc., t. II, p. 361, et la notice sur l'auteur,
maître Sigeher, t. IV, p. 661-664. Cf. Manessesche Sammlung, t. II, p. 220.
(3) Cet emblème a été reproduit dans un livre assez curieux, Abhandlung von der
Fingeren... [Traité des doigts, de leurs fonctions et de leur signification symbolique),
Leipzig, 1756, in-S», p. 85. La devise est tirée des Actes des Apôtres, xvii, 28.
IV.
RÉPERTOIRE DES ANCIENNES MARIONNETTES ALLEMANDI».
Quant à la nature des pièces que les anciens jongleurs allemands fai-
saient représenter par leurs marionnettes, nous ne pouvons émettre à
cet égard que des conjectures. A en juger par la vignette du manuscrit
de Herrade de Lansberg, que nos lecteurs connaissent (1) et qui offre
la plus ancienne représentation graphique d'un jeu de marionnettes
chez les modernes; à voir la cotte de mailles et la pose guerroyante des
deux figurines peintes par le rubriqueur, il est permis de penser que,
du temps de la docte abbesse (c'est-à-dire au xii* siècle), les récits mis
en action par les Tokkenspieler étaient plus particulièrement emprun-
tés à la vie militaire. Cette supposition très vraisemblable une fois
admise, il ne sera pas bien téméraire d'ajouter que les principaux per-
sonnages de ces petits drames devaient être les acteurs de la grande
épopée nationale, les hé» os de l'Edda ou des Niebeîungen.
(1) Voyez plus haut, p. 68 et suivantes.
272 MARIONNETTES EN ALLEMAGNE AUX XIV« ET XV* SIÈCLES.
Lorsque, aux xiv" et xv* siècles, l'adoucissement des mœurs intro-
duisit plus de politesse dans les plaisirs, les Tokkenspieler puisèrent de
préférence la matière de leurs représentations dans les légendes roma-
nesques et populaires qui ont été si souvent imprimées plus tard sur
papier gris, à Francfort, dans les Volksbiicher, et, chez nous, à Troyes et
à Rouen, dans la bibliothèque bleue. Ces récits fabuleux, qui n'ont pas
cessé de défrayer jusqu'à nos jours le répertoire des marionnettes de
France et d'Allemagne (I), sont principalement Geneviève de Brabant,
les quatre fils Aymon, Blanche comme neige, la belle Magdelonne, les
sept Souabes, la dame de Roussillon, à qui l'on donne à manger le
cœur de son amant et qui se tue de désespoir. La légende de Jeanne
/ d'Arc a pris place aussi dans les Volksbiicher, ei, même de son vivant,
Jeanne a figuré sur les théâtres populaires de l'Allemagne. Elle avait
un rôle épisodique dans une pièce jouée à Ratisbonne en 1430, et dont
le sujet était la guerre contre les Hussites. Dans un compte de dé-
penses daté de 1429, à une époque coïncidente avec le séjour de l'em-
pereur Sigismond dans cette ville, on lit la mention suivante : « Donné
24 deniers pour voir le tableau représentant les combats livrés en
France par la Pucelle (2).
11 subsiste un précieux témoignage d'une représentation de marion-
nettes à cette époque. Dans un fragment du poème de Malagis, écrit en
allemand au xv siècle, sur une traduction flamande de notre vieux
roman de Maugis (3), on voit la fée Oriande de Rosefleur, séparée de-
puis quinze ans de son élève chéri. Malagis, se présenter, sous un habit
de jongleur, au château d'Aigremont, où l'on célébrait une noce.
Ayant offert à l'assemblée un jeu de marionnettes, qui est agréé, elle
(1) Voyez J. Leutbecher, J5er atteste dramatische... {Le pltis ancien drame composé
sur la légende de Faust), extrait de Ueber den Faust... {Sur le Faust de Goethe, pour
l'intelligence des deux parties de ce poème), reproduit dans le Closfer, t. V, p. 719.
(2) Voyez M. de Hormayer, Taschenbuch, 1835, p. 326, cité par M. Quicherat, Procès
de Jeanne d'Arc, t. V, p. 82 et 270. Celte légende populaire a fini par aboutir, d'alté-
ration en altération, au grand drame de Schiller.
(3) Cette chanson de geste se compose d'environ sept mille vers; on en a tiré un
livre populaire en prose, intitulé : Histoire de Maugis d'Aygremont, dans laquelle est
contenu comme le dict Maugis, à l'ayde d'Oriande la fée s'amye, alla en l'isle de Bou-
caut.... Ce roman fait partie de la bibliothèque bleue.
MARIONNETTES ALLEMANDES AU XVI* SLÈCLB. 273
demande une table pour servir de théâtre, et fait paraître deux élé-
gantes poupées représentant un magicien et une magicienne. Oriande
met dans la bouche de celle-ci des stances qui retracent son histoire
et la font reconnaître de Malagis (i).
Avec le xvi* siècle commença pour les marionnettes allemandes un
nouvel ordre de sujets. La controverse métaphysique fit irruption jus-
que dans les divertissemens populaires; la foule, dans les foires, n'eut
plus d'yeux ni d'oreilles que pour la Prodigieuse et lamentable histoire
du docteur Faust, écho et résumé de tous les contes de sorciers, si ré-
pandus au moyen-âge, et surtout des célèbres légendes du magicien
Virgilius et du clerc Théophile. Ce mythe, empreint, à sa naissance,
de l'esprit sceptique de la réforme, eut le privilège de charmer tout à
la fois les deux partis, les uns ne voyant dans la damnation du docteur
que le juste châtiment infligé à l'usage indiscret et impie de la science,
les autres se plaisant à personnifier dans Faust l'odieux auteur de la
révolution religieuse, le téméraire et sophistique théologien de Wit-
tenberg.
(1) M. Von der Hagen a publié ce fragment d'après le manuscrit de Heidelberg,
n» 340. Voyez Germania; neues Jahrbuch der Berlinischen Gesellschaft fur deutsche
Sprache und Alterthumskunde, t. VIII, p. 280. La scène que nous arons citée ne se
trcave ni dans notre chanson de geste, ni dans notre roman en prose.
18
V.
DE l'ancien bouffon DES MAKIONNETTES ALLEMANDES.
C'était la coutume de tous les Tokkenspieîer des xiv% xv*et x\i' siè-
cles, comme de tous les auteurs de mystères du même temps (cou-
tume qui s'est perpétuée dans le clown et dans le gracioso des drames
anglais et espagnols, et dans le niais de nos mélodrames), d'égayer
constamment les pièces les plus graves et les situations les plus tra-
giques par les plaisanteries d'un bouffon attitré. On conçoit que cet
usage n'eût rien de choquant alors, accoutumé que l'on était à voir
un fou à titre d'office auprès de tous les grands personnages, empe-
reurs, abbés, rois et prélats. Il nous serait difficile de dire quel fut,
au XIV* siècle, le nom de l'acteur chargé, en Allemagne, de ce rôle
comique dans les parades et les théâtres de marionnettes, à moins que
ce ne fût le fameux Eulenspiegel, sous le nom vrai ou supposé duquel
on a compilé un recueil de joyeux propos, ou plutôt peut-être maître
Hemmerlein, dont la causticité sarcastique tenait à la fois du diable et
HANSWURST. 275
du bourreau (1). Mais, à la fin du xv* siècle, le bouffon des marionnettes
allemandes nous est parfaitement connu : c'est une espèce de Franco-
tripe, farceur de haute graisse, nommé, à bon escient, Hanswurst,
c'est-à-dire Jean Boudin. Cet acteur est, sous un autre masque, le vé-
ritable Polichinelle allemand. Je dis sous un autre masque, car, si
d'habiles critiques ont pu le comparer, pour le caractère et le tour
d'esprit, à Polichinelle et à Arlequin, il diffère entièrement de ces
deux types par le costume et par l'allure. Il paraîtra peut-être assez
piquant que, pour trouver la plus ancienne et la plus exacte définition
de ce grotesque personnage, nous devions recourir aux écrits de Martin
Luther. Non-seulement ce docteur assez peu grave a fait souvent in-
tervenir Hanswurst dans ses conversations familières, mais il n'a pas
craint de donner ce nom pour titre à un libelle dirigé contre le d.uc
Henri de Brunswick-Wolfenbûttel : « Misérable esprit colérique (c'est
au diable que Luther lance cette apostrophe) (2), toi et ton pauvre
possédé Henri, vous savez, aussi bien que tous vos poètes et vos écri-
vains, que le nom de Hanswurst n'est pas de mon invention; d'autres
l'ont employé avant moi , pour désigner ces gens malencontreux et
grossiers qui , voulant montrer de la finesse , ne commettent que ba-
lourdises et inconvenances : c'est dans ce sens qu'il m'est arrivé sou-
vent d'en faire usage, principalement dans mes sermons. » Et, pour
qu'on ne se méprît pas sur l'application insultante qu'il prétendait
faire de ce mot, il ajoute : « Bien des personnes comparent mon très
gracieux seigneur, le duc Henri de Brunswick, à Hanswurst, parce
que ledit seigneur est replet et corpulent (3). »
Depuis deux siècles, le type physique et moral de Hanswurst a peu
(1) Maître Hemraerlein, suivant Frisch, avait un affreux visage de masque; il appar-
tenait aux marionnettes de la dernière classe , sous les vétemens desquelles le joueur
passe la main pour les faire mouvoir. Cet auteur ajoute qu'on donnait quelquefois le
nom de Heramerlein au bourreau et qu'on appelle ainsi le diable dans le Breviarium
historicum de Sebald. Voyez Deutsch-lateinisches Wôrterbuch.
(2) Luther avait de très fréquens pourparlers avec le diable. C'est un des moti& qui
ont fait que les catholiques l'ont si souvent identifié avec Faust.
(3) HansvDurst, Wittenberg, 1541, in-4», cité par Flœgel, Geschic/tte des groteskeeo-
mitehen, p. 118.
276 JAN CLAASSEN. — CASPERLE.
Yarié. Ce bouffon, suivant Lessing, possède deux qualités caractéris-
tiques : il est balourd et vorace, mais d'une voracité qui lui profite, bien
différent en cela d'Arlequin, à qui sa gloutonnerie ne profite pas, et qui
reste toujours léger, svelte et alerte (1). En Hollande, Hanswurth ne fait
plus depuis long-temps que l'office de Paillasse : il bat la caisse à la porte,
et invite la foule à entrer. Comme acteur et comme marionnette, il a
été supplanté par Hans Pickelhàring, Jean-Hareng -salé (nous dirions
plutôt dessalé), et plus récemment par Jan Klaassen, Jean-Nicolas (2).
Celui-ci , devenu le héros des marionnettes hollandaises , s'est appro-
prié, non sans succès, les mœurs turbulentes et gaiement scélérates
du Punch anglais et du Polichinelle parisien. Son nom est aujourd'hui
si populaire en Hollande , que l'on dit communément Jan Klaassen-
Kast pour Poppe-Kast (le théâtre des marionnettes). En Allemagne,
Hanswurst a eu plusieurs rivaux : il a dû céder plusieurs fois le pas à
Arlequin, à Polichinelle et à Pickelhàring. Banni, au milieu du der-
nier siècle, du théâtre de Vienne par l'autorité classique de Gottsched,
il a été remplacé par le joyeux paysan autrichien Casperle (3), qui
s'empara tellement de la fa\eur publique, que le principal théâtre de
marionnettes des faubourgs de Vienne reçut le nom de Casperle-
Theater, et qu'on appela Casperle une pièce de monnaie dont la valeur
était celle d'une place de parterre à ce théâtre (4). Mais ne devançons
pas l'ordre des faits.
(1) Leasing, Theatralischer Nachlass {Œuvres dramatiques posthumes), t. I, p. 47.
(2) Ce personnage a paru sur le théâtre d'Amsterdam dès la fin du xvii« siècle, no-
tamment dans une comédie où il joue le rôle d'un amoureux ridicule. Voyez un recueil
de J. Jonker, intitulé De Vrolijke Bmiloftsgast (le joyeux convive des noces), Amster-
dam, 1697, p. 162.
(3) Flœgel, ouvrage cité, p. 154; Prutz, Vorlesungen {Leçons sur l'histoire du théâtre
allemand), p. 174.
(4) Voyez Dos Puppenspiel vom Doctor Faust (Leipzig, 1850, in-8o), introd., p. m.
VI.
SCULPTURE MOBILE DANS LES EGLISES ALLEMANDES, POLONAISES ET
RUSSES. — EFFETS OPPOSÉS PRODUITS PAR LA RÉFORME.
Avant que de courir les foires et de porter la joie dans les manoirs
féodaux, la sculpture mobile avait servi dans les contrées du Nord,
comme dans tout le reste de l'Europe, à augmenter sur l'imagination
des fidèles l'effet des cérémonies sacrées. On a long-temps conservé
dans plusieurs villes des Pays-Bas, de l'Alsace et des bords du Rhin, de
curieux débris qui attestent l'emploi prolongé dans les églises de la sta-
tuaire à ressorts. C'est ainsi qu'à la fin du dernier siècle on voyait dans
la cathédrale de Strasbourg, au bas d'un escalier qui conduisait de la
nef aux orgues, un groupe de bois sculpté, représentant Samson
monté sur un lion dont il ouvrait la gueule. De chaque côté se tenait
une figure de grandeur naturelle : l'une embouchait une trompette,
l'autre avait à la main un rouleau pour battre la mesure. « Ces figures,
dit l'historien qui nous a transmis ces détails, se mouvaient autre-
278 SCULPTURE MOBILE DANS LES ÉGLISES DU NORD
fois par des ressorts qui sont aujourd'hui usés(l). » M. Prutz, dans
son histoire du théâtre allemand (2), énonce, comme un fait qui n'a
pas besoin de preuves, que dans les anciennes représentations ecclé-
siastiques, notamment dans celles qui accompagnaient les processions
patronales, le personnage du saint ou de la sainte dont on célébrait la
fête était rempli d'ordinaire par une simple figure de bois probable-
ment mue par des ressorts [nur eine Puppe). En Pologne, on faisait le
plus fréquent usage de ces moyens d'illusion. Au temps de Noël, dans
beaucoup d'églises, surtout dans celles des monastères, on offrait au
peuple, entre la messe et les vêpres, le spectacle de la Szopka. c'est-à-
dire de l'étable{3). Dans ces espèces de drames, des lalki (petites poupées
de bois ou de carton) représentaient Marie, Jésus, Joseph , les anges,
les bergers et les trois mages à genoux, avec leurs offrandes d'or, d'en-
cens et de myrrhe, sans oublier le bœuf, l'âne, et le mouton de saint
Jean-Baptiste. Venait ensuite le massacre des innocens, au milieu du-
quel le fils d'Hérode périssait par méprise. Le méchant prince, dans
son désespoir, appelait la mort, qui arrivait aussitôt sous la forme d'un
squelette, et lui tranchait la tête avec sa faux. Puis surgissait un diable
noir, à la langue rouge, ayant des cornes pointues et une longue queue,
qui ramassait le corps du roi et l'emportait en enfer, au bout de sa
fourche. Des représentations du même genre, exécutées par des per-
sonnes vivantes ou par des marionnettes, étaient aussi fréquentes dans
les églises du rit grec. Tous les ans, le dimanche d'avant Noël, on jouait,
à Moscou et à Nowgorode, le mystère des trois jeunes hommes dans la
fournaise. Un historien de l'église russe nous apprend que ces repré-
sentations avaient lieu d'ordinaire devant le maître-autel (4).
Un des premiers résultats des prédications de Luther, surtout quand
elles eurent été exagérées et dépassées par ses fougueux émules, les Car-
(1) Grandidier, Essai sur l'histoire de la cathédrale de Strasbourg, p. 281.
(2) Prutz, Vorlesungen... [Leçons sur l'histoire du the'âtre allemand), p. 10.
(3) Du mot szopa, qui signifie une cabane de terre couverte de paille, ou a formé le
diminutif 5zopAa, une étable.
(4) Ph. Strahl, Geschichte der russischen Kirehe {Histoire de l'église russe), Halle,
1830, t^ l«r, p. 693. Une analyse détaillée du mystère des trois jeunes hommes se trouve
dans le recueil intitulé : Àltrutsische Bibliothek, t. V, p. 1-36.
ICONOCLASTES DE l' ALLEMAGNE. 279
lostadt et les Mûnzer, fut d'exciter un soulèvement général et comme
une sorte de croisade contre ce que les religionnaires fanatiques appe-
laient l'idolâtrie des images. On ne saurait énumérer combien de sta-
tues et de tableaux de dévotion furent brisés ou brûlés en Thuringe,
en Franconie, en Bavière, en Suisse, en Hollande, par ces énergu-
mènes de toutes sectes, anabaptistes, lollards, zwingliens, beghards,
et par les paysans ou bûcherons des environs de la Forêt-Noire. Non-
seulement les cérémonies draniaticjues furent retranchées de la nou-
velle liturgie, mais, dans beaucoup de contrées demeurées fidèles
au catholicisme, on crut devoir se conformer plus strictement qu'on
n'avait fait jusque-là aux prescriptions des conciles et renoncer à tout
ce qui s'était glissé de quelque peu théâtral dans les processions et dans
les offices, afin de ne laisser aucun prétexte aux déclamations ou aux
railleries des novateurs.
Il est vrai que dans diverses contrées, comme en Pologne, en Au-
triche et dans les Pays-Bas catholiques, on maintint, au contraire,
avec une obstination calculée, tous ces anciens spectacles, y compris
les jeux les moins graves de la sculpture mécanique, comme une écla-
tante protestation contre l'hérésie. Un voyageur, homme d'esprit et
d'une piété sage, M. Guillot de Marcilly, raconte avoir vu, en 1718
(et on a dû voir long-temps encore après cette époque), dans une des
principales églises de Louvain, une grande figure de bois, repré-
sentant Notre-Seigneur monté sur un àne, faisant son entrée triom-
phante dans Jérusalem, a Cette machine, placée près du chœur, sert,
dit-il, tous les ans, pour la cérémonie qui a lieu le matin du dimanche
des Rameaux (1). » Vers le même temps, M. l'abbé d'Artigny, voyageant
en Autriche, assista dans une église de Vienne à un spectacle tout pa-
reil (2). Enfin à Anvers, outre la grande procession annuelle, où l'on
promenait la figure du géant Goliath, M. Guillot de Marcilly vit dans
le petit cimetière, attenant à une des portes latérales de l'église des do-
minicains, une crypte où ces reUgieux donnaient, avec des figures ex-
(1) Relation historique et thédogiqxte d'un voyage en Hollande, Paris, 1719, p. 489.
(2) D'Artigny, Noutxaux Mémoires, etc., t. IV, p. 315, note; et Fr. Em. Brûkmann,
Centuna tertta epistola itinerana xxvma, exhibens memorabilia Viennensia.
280 LA SZOPKA DANS LES ÉGLISES DE POLOGNE.
pressives et des illusions d'optique, une effrayante et grotesque repré-
sentation des peines du purgatoire. «Dans ce souterrain, écrit-il, tout
est peint en couleur de feu; la lumière ne sort que par quelques petites
lucarnes dont les vitres sont aussi peintes en rouge, ce qui donne une
assez juste idée d'une fournaise ardente. On aperçoit enchaînées au
milieu des flammes une infinité de figures au naturel qui font des gri-
maces épouvantables et semblent pousser des hurlemens. Un ange
descend du ciel pour les consoler; mais ces désespérés ne paraissent
seulement pas l'apercevoir. Vient un autre ange avec un grand rosaire
à la main; aussitôt ces pauvres âmes se jettent dessus et grimpent^
comme à une échelle, le long des grains du rosaire. Quand elles sont
parvenues au haut, leurs chaînes se détachent et tombent. Alors la
sainte Vierge, accompagnée de saint Dominique, les prend parla main
et les présente à Notre-Seigneur, qui donne à chacune la place qu'elle
a méritée dans le ciel. — C'est ce que j'ai vu aussi, ajoute le narrateur,
à Gand, à Bruges, etc. (1).... »
En Pologne, la Szopka, dont nous venons de parler, a été jouée dans
les églises jusqu'au milieu du xvni* siècle. Une lettre pastorale du
prince Czartorisky, évêque de Posen^ ordonna seulement, en 1739, aux
bernardins, aux capucins et aux franciscains de cette ville de cesser
ces représentations dans lesquelles s'étaient introduites des scènes tout-
à-fait messéantes dans le lieu saint (2). C'étaient des danses très vives
entre des soldats et des paysannes, des quolibets et des chansons placés
dans la bouche d'un charlatan hongrois, des cabrioles exécutées par un
hardi cosaque de l'Ukraine polonaise, plus le babil et le joli costume d'un
Drociarz, c'est-à-dire d'un de ces jeunes habitans des monts Karpathes
qui descendent dans la plaine pour vendre des chaînes et de petits ou-
vrages de fils de laiton; enfin les fourberies d'un Juif, joaillier, anti-
quaire, cabaretier ou maquignon, qu'en dépit de ses ruses le diable, qui
ne perd jamais rien pour attendre, finit par emporter en enfer. Le tout
se terminait par une quête que faisait une marionnette à barbe blanche,
(1) M. Guillot de Marcilly, Relation historique, etc., p. 433-435.
(2) J. Dan. Janosky, Polonia litterata, pars la, p. 16, et M. Golembiowsky, Mamrs et
•autumes des Polonais, t. II, p. 280.
MARIONNETTES DANS l'UKRAINE ET DANS LA LITHUANIE. 281
en agitant une sonnette suspendue à une bourse. Expulsée des églises,
la Szopka se répandit dans toutes les provinces de l'ancien royaume
de Pologne, où elle s'est conservée sans altération. On lui donne dans
l'Ukraine le nom de ttertep. en Lithuanie celui de jaselka. c'est-à-dire
jeu de la crèche. Partout elle est la même, sauf quelques variétés de cos-
tumes, qui naturellement diffèrent de province à province. Depuis Noël
jusqu'au mardi gras, des joueurs ambulans promènent la Szopka dans
les villes et dans les hameaux, désirée par le peuple, fêtée par les en-
fans, bien accueillie chez les bourgeois et même dans les demeures de
la noblesse. Sous le règne d'Auguste III, quelques entrepreneurs fon-
dèrent dans les grandes villes de la Pologne des établissemeus fixes où
des comédiens de bois représentaient, outre \a. Szopka et ses acces-
soires, des pièces empruntées aux grands théâtres. On cite, entre au-
tres, un nommé Zamojsky, propriétaire d'une grande maison dans le
faubourg de Praga à Varsovie, dans laquelle il établit un spectacle de
ce genre, qui ne comptait pas moins de mille figures. Mais revenons
au xvi« siècle.
VII.
DRAMES RELIGIEUX REPRÉSENTÉS HORS DES ÉGLISES, SOIT PAR DES COR-
PORATIONS d'artisans, SOIT PAR DES MARIONNETTES.
Malgré le maintien de quelques rites dramatiques dans les églises,
on peut dire que les faits de ce genre ne constituaient que des excep-
tions rares et purement locales, et qu'à partir du concile de Trente, la
règle fut la suppression de ces jeux. Une des conséquences tout-à-fait
imprévues qu'amena ce changement dans la discipline ecclésiastique,
fut de répandre au dehors et de multiplier, sur une échelle immense,
les représentations par personnages que donnaient, depuis quelque
temps, des associations mi-parties de clercs et de laïques. Le peuple,
privé des enseignemens récréatifs qu'il aimait à recevoir du clergé, les
demanda avec instance, dans les grandes villes, aux échafauds des con-
fréries, et, dans les villages, aux boutiques de marionnettes. Le grand
promoteur de la réforme lui-même, Luther, en mettant par sa version
allemande de la Bible, l'Écriture sainte entre les mains de toutes les
classes, surexcita indirectement la passion du peuple et des corpo-
REPRÉSENTATION DES MYSTÈRES EN ALLEMAGNE. 283
rations d'artisans pour les grandes représentations religieuses. D'ail-
leurs, il est juste de reconnaître que Luther ne prohibait pas d'une
manière absolue le jeu des mystères. Ce grand esprit, que n'avait pas
desséché la controverse, conservait, par un heureux désaccord entre
ses inclinations et ses doctrines, un vif sentiment de la poésie et des
arts. Après avoir écrit et prêché contre les images, il s'opposa, avec
une louable inconséquence, à leur destruction violente. Il déclare quel-
que part la musique un des plus magnifiques présens de Dieu (1). Il
a composé des cantiques qui l'ont. fait surnommer par Hans Sachs le
Bossignol de Witlenberg (2). Consulté un jour sur ce qu'il fallait pen-
ser des représentations tirées de l'Écriture sainte, dont plusieurs mi-
nistres condamnaient l'usage, il fit, le 5 avril I5i3, cette belle ré-
ponse (3) : et II a été commandé aux hommes de propager le verbe de
Dieu par tous les moyens, non-seulement par la parole, mais par écri-
ture, peinture, sculpture, psaumes, chansons, instrumens de musique.
Moïse, ajoute-t-il excellemment, veut que la parole se meuve devant les
yeux (4)...»
Aussi ces représentations prirent-elles, même dans les états protes-
tans d'Allemagne, un énorme développement. Le Mystère de Saûl, en
dix actes, composé par Mathias Holzwart, fut représenté près de Prague
par six cents personnes, dont cent parlantes et cinq cents muettes (5).
Jean Brummer, recteur de l'école latine à Kaufbeuern en Souabe, fit
jouer dans cette ville l'histoire des saints apôtres le lundi de la Pen-
tecôte 1592, et ce mystère, imprimé à Lauengen, sous le titre de Tra-
(1) Mart. Luther, Werke (Wittenberg, 1539), t. II, p. 13 et 58; Briefe, éd. Lebe-
recht de Wette, Berlin, 1825; décembre, 1521. Luther admit les images même dans le
temple de Wittenberg. Briefe, 14 mai et 16 juillet 1528; 11 janvier 1731; Voyez M. Mi-
chelet, Mémoires de Luther, t. II, p. 130, 155, 286, et t. m, p. 115.
(2) C'est le titre d'une des meilleures pièces lyriques de Hans Sachs.
(3) Luther, Briefe, t. V, p. 553.
(4) Deuter., cap. VI, v. 8 et 9. L'application que Luther fait de ce passage aux re-
présentations par personnages est belle et poétique assurément; mais elle va, je crois,
bien au-delà de la pensée du texte hébreu qu'il a rendue lui-même fort exactement dans
sa traduction de la Bible. Mais il citait ici de mémoire.
(5) Eoch, Grundriss... (Esquisse d'une histoire de la langue et de la littérature alU'
mandes); t. I«r, p. 266 et 269.
284 MYSTÈRES SUR LES THÉÂTRES DE MARIONNETTES.
gicomœdia apostolica, exigeait le concours de deux cent quarante-six
acteurs.
Des spectacles aussi dispendieux ne pouvaient se déployer que dans
des centres de populations considérables. Les joueurs de marionnettes
se chargèrent, dans les lieux moins favorisés, de satisfaire le goût pu-
blic, en joignant à leurs légendes romanesques et aux facéties de leur
Hanswurst des pièces tirées de l'Ancien et du Nouveau Testament,
telles que la chute d'Adam et d'Eve, le combat de David et de Goliath,
Judith et Holopherne, la parabole de l'enfant prodigue, surtout les
scènes de la crèche et de la persécution d'Hérode (1 ), toutes pièces de-
meurées en possession des théâtres de marionnettes et qui faisaient,
il y a peu d'années encore, l'ornement des foires de Francfort et de
Leipzig (2).
(1) Nous avons sous les yeux une pièce de marionnettes intitulée le Roi Hérode, pu-
bliée d'après le manuscrit d'un joueur ambulant, Jean Walck de Neustadt, qui la re-
présentait encore en 1834. M. Scheible dit avoir conservé, autant que possible, le style
de roriginal. Voyez Dos Schaltjahr {l'Année bissextile); Stuttgard, 1846, t. IV, p. 702-709.
(2) M. le docteur J. Leutbecher {Der dlteste dramatische Bearbeitung...) regrette qu8
les Puppenspieler aient cessé de représenter des sujets bibliques dans ces deux villes
depuis 1838, Voyez Dos Closter, t. V, p. 719.
VIII.
LE DOOLHOF OC LABTRmiHE D AUSTERDAM .
Malgré la fureur des nouveaux iconoclastes, plusieurs figures méca-
niques, jetées par eux hors des églises, étaient si généralement aimées
et vénérées des habitans, que dans plusieurs cités, même très pro-
testantes , l'affection populaire fit ouvrir à ces débris des espèces d'a-
siles permanens où la foule put aller les visiter, comme dans un
musée. Telle fut l'origine du Doolhofon /aôyrmf^e d'Amsterdam, vaste
galerie élevée, en 1539, au milieu d'une sorte de parc, où l'on a réuni
une collection d'anciennes figures de bois dont plusieurs sont auto-
matiques. Un peu plus tard, on établit un second labyrinthe et on
agrandit le premier, auquel on ajouta successivement des figures
nouvelles. Cet établissement fut, en Hollande, à la suite des ravages
de la réforme, ce que fut en France, après 1793, le musée des Petits-
Augustins. Les deux Z)oo/Ao/' jouissaient d'une telle célébrité dès 4666,
que Pierre Le Jolie, auteur de la Semaine burlesque à Amsterdam, crut
286 VISITE AU DOOLHOF.
devoir consacrer près de deux cents vers à les décrire (1). Presque
tout ce qu'il y vit alors s'y trouve encore aujourd'hui, comme l'atteste
une récente description, insérée dans une revue néerlandaise (2). Le
Jolie signale, entre autres curiosités du nouveau labyrinthe, deux grou-
pes automatiques représentant le roi David. Dans l'un, le prince joue
de la harpe, et un ange, quand l'air est fini, vient lui présenter une
couronne; dans l'autre, le roi danse devant l'arche d'alliance que por-
tent des lévites.
L'ancien Doolhof, beaucoup plus vaste que le nouveau, offre une
suite de statues historiques dont plusieurs sont à ressorts. A côté de
Cromwell, du roi de France Henri IV, de Guillaume de Nassau, de
Gustave-Adolphe, de la reine Christine, de Guillaume-le-Taciturne,
on voit Guillaume III qui se lève et se rassied, un musicien qui joue
un air sur l'orgue, tandis que le géant Goliath remue la tête et roule
des yeux effrayans. Près du colosse est assise sa femme Walburge, ro-
buste gigantesse, dit Le Jolie, qui berce sur ses genoux
Son fanfan
Tout aussi gros qu'un éléphant.
Un peu plus loin, Sémiramis fait son entrée dans Babylone, et la reine
de Saba défile avec un nombreux cortège devant le trône de Salomon.
La plus récente et, en même temps, la plus intéressante de ces figures
automatiques est celle du jeune et héroïque lieutenant de marine
Van Speyk, qui, pendant le dernier siège d'Anvers, commandait une
chaloupe canonnière de la flottille chargée de défendre l'entrée de
l'Escaut. Ce bâtiment, entraîné par un gros temps au milieu des nôtres,
fut sommé de se rendre; mais Van Speyk , plutôt que d'amener son
pavillon, tira un coup de pistolet dans les poudres et se fit sauter le
5 février 1831. Le brave commandant redresse sa tête avec fierté;
d'une main il agite un drapeau, de l'autre il tient son pistolet. Nous
soupçonnons le rédacteur du Leeskabinet, à qui nous avons emprunté
(1) Description d'Amsterdam, en vers burlesques, selon la visite de six jours d'une
semaine; Amsterdam, 1666, in-12, p. 240-246.
(2) Het Leeskabinet, n» 5.
LB LIEUTENANT DE MARINE VAN SPEYK. 587
ces détails, d'avoir un peu exagéré les curiosités du Doolhof; mais, de-
vant cette dernière figure, nous concevons que l'écrivain patriote s'a-
bandonne à un élan d'orgueil national, et exhorte chaleureusement
les habitans d'Amsterdam à conduire leur jeune famille à une aussi
bonne école.
IX.
MARIONNETTES DEPUIS L'ÉTABLISSEMENT DES THEATRES RÉGULIERS JUSQU'A
LA QUERELLE DES COMÉDIENS ET DES CONSISTOIRES (1680-1691).
L'établissement du théâtre, sous la forme qu'on lui voit aujourd'hui,
ne date en Allemagne, que des premières années du xvii* siècle. Jus-
que-là on n'avait connu au-delà du Rhin , que les grands échafauds
où les confréries représentaient des mystères, et les tréteaux plus mo-
destes où les Meistersinger exécutaient des jeux de carnaval composés
par des poètes-artisans, tels que le barbier de Nuremberg Hans Folz,
et le peintre d'armoiries Rosenblùt. Ce fut à peu près avec les mêmes
moyens de mise en scène que furent jouées dans cette ville, au xvi*
siècle, les deux cent huit comédies, tragédies et farces du fameux
cordonnier Hans Sachs et les soixante-six comédies, farces et tragé-
dies du tabellion Jacques Ayrer (1). Enfin, au commencement du
(1) Ce n'est là que le chiffre de ses pièces imprimées; ce poète en a composé beau-
coup d'autres restées inédites.
INVASION DES THEATRES ÉTRANGERS. 289
XYii' siècle, quelques acteurs de profession s'établirent dans des salles
couvertes , dont plusieurs devinrent permanentes. Alors Jean Klai et
Martin Opitz tentèrent en Allemagne , comme chez nous Garnier et
Hardi, de fonder un théâtre national; mais ils ne furent suivis ni d'un
Mairet ni d'un Rotrou. Les agitations de la guerre de trente ans firent
misérablement avorter ces premiers essais dramatiques. Durant cette
période calamiteuse (de 1619 à 1648), les cantiques religieux furent la
seule poésie du peuple et les marionnettes le seul divertissement scé-
nique (l).
Après la paix de Munster, le théâtre allemand essaya de reprendre
son essor; mais, en retard sur tous ses voisins, il ne put échapper
à l'influence étrangère. Déjà l'Angleterre avait eu son Shakspeare,
l'Espagne son Lope de Vega , la Hollande son Vondel , la France son
Corneille. Dans ses efforts pour régénérer la scène allemande, André
Gryph ne put que flotter entre l'imitation de ces divers modèles. Il
faut lui savoir gré toutefois d'avoir jeté quelques traits de véritable
originalité au milieu de ses imitations, même les plus flagrantes. C'est
ainsi qu'il a su rajeunir, par quelques touches du plus heureux à-
propos, un type depuis long-temps trivial en France, en Italie et en
Espagne. Le bravache Borrihilicrihrifax , copie du Pyrgopolinice de
Plante, du Matamore castillan , du Spavento milanais, du capitaine
Fracasse, a pris sous sa plume une physionomie tout-à-fait allemande,
en étalant les ridicules prétentions de cette foule d'officiers retraités
après la guerre de trente ans, qui rentraient avec une comique répu-
gnance dans la monotonie de la vie civile.
Et non-seulement Gryph et ses confrères imitaient les théâtres voi-
sins, mais l'Allemagne pacifiée eut en quelque sorte à subir une inva-
sion des comédiens plus exercés et plus habiles des autres contrées de
l'Europe. Des troupes anglaises, françaises, hollandaises, italiennes,
espagnoles, affluèrent dans toutes les villes, et surtout dans toutes les
cours. U n'y eut pas jusqu'aux marionnettes qui ne passassent le Rhin.
La chronique de Francfort mentionne pendant l'année 1657 d'excel-
(1) Phil. Ton Leitner, Veber den Faust von Marlow... (sur le Faust de Marlow; Faust
joué par des marionnettes...); extrait des Annales dramatiques, Leipzig, 1837, p. 145-
152, reproduit par M. Scheible, Dos Closter, t. V, p. 706.
19
290 MARIONNEtTES CHEZ LES COSAQUES DU DON.
lentes représentations de marionnettes italiennes (1). Il en fut de
même à Leipzig et à Hambourg (2). M. Schlager, dans ses Esquisses
de Vienne au moyen-âge, a dressé une liste fort étendue, et pourtant
encore incomplète, de tous les saltimbanques allemands et étrangers
qui, de 1667 à 1736, furent autorisés à s'établir dans les faubourgs
de cette ville. En tête de la liste figure Pierre Resonier, qui montra,
pendant le carnaval de 1667, ses marionnettes italiennes sur la place
du Marché des Juifs, et continua ainsi pendant plus de quarante ans.
Chaque année (sauf les temps de guerre, d'épidémies ou de deuils
princiers), des Pulzinella-Spieler ou des Marionnetten-Spieler (car c'é-
taient là les noms qu'ils se donnaient) s'installaient dans le faubourg
de Léopold , sur le Marché-Neuf et sur la Frayung, où ils donnaient
leurs représentations le soir, avant V Angélus, les vendredi et samedi
exceptés (3).
Cette influence des marionnettes italiennes s'est fait sentir, le croi-
rait-on? jusqu'au fond des steppes de la Russie. Un voyageur anglais,
Daniel Clarke, traversant la Tartarie en 1812, a trouvé les marionnettes
que les Calabrois font danser avec le pied ou le genou, et qu'ils trans-
portent dans toutes les contrées de l'Europe, très en vogue chez les
Cosaques du Don (4).
Cependant la scène allemande semblait près de sortir de sa longue
léthargie et de regagner le temps perdu, grâce aux efforts habiles de
Daniel-Gaspar Lohenstein, lorsque le rigorisme du clergé protestant,
passant d'une sourde animosité à une violence ouverte, suscita à la
renaissance du théâtre de nouveaux retards. Ce fut à Hambourg, en
1680, qu'éclata cette guerre théologique^ qui se répandit de là dans
toute l'Allemagne. L'occasion des hostilités fut le refus qu'un ministre
fit à deux comédiens de les admettre à la sainte cène. Une ardente po-
lémique, prolongée jusqu'en 1690, envenima tellement la querelle,
(1) Voyez Lersner, cité par M. Scheible, Dos Closter, t. VI, p. 552.
(2) M. Schûtze, dans son histoire du théâtre de Hambourg, a réuni de nombreux docu-
mens sur les marionnettes de cette ville. Voy. Hamburgische Theatergeschichte, p. 93-126.
(3) Schlager, Wiener Skizzen... (Esquisses de Vienne au moyen-âge), p. 268 et 359.
(4) Dan. Glarke, Travels in varions countries, part 1; Russia, etc., cap. 12; t. I«;
^* édit., in-4o, p. 233. b^»^ fW^-juif^ .m w.
BATLB ET LES MABI0N1«ETTES DB ROTTEIDAM. 291
que cet acte d'intolérance isolé devint la cause commune de tout le
clergé protestant. En vain les acteurs firent- ils publier des apologies
très judicieuses de leur profession, en vain les universités consultées
établirent-elles, par les autorités les plus respectables, l'innocence de
la condition de comédien, en vain plusieurs princes prirent-ils à cœur
de contrebalancer, par des marques éclatantes de bienveillance et d'es-
time, l'excessive sévérité des théologiens; le gros du public accorda
plus de créance à la voix de ses pasteurs qu'aux argumens des apolo-
gistes mondains. On n'alla pas jusqu'à s'interdire la fréquentation des
théâtres, mais on fuyait la compagnie des acteurs, qu'on regardait
comme des libertins et des vagabonds, de sorte que la plupart de ces
artistes humiliés cédèrent la place aux comédiens du dehors ou aban-
donnèrent leurs salles et leur répertoire aux marionnettes (i). Celles-ci,
chose singulière, ne laissèrent pas que d'avoir d'assez vifs démêlés
avec les consistoires. A Dordrecht, en 1688, la régence, cédant aux re-
montrances des ministres, ordonna de cesser, pendant la kermesse, les
jeux de hasard, les parades et les représentations de marionnettes, et
cette défense fut presque constamment renouvelée d'année en année,
jusqu'en 1754 (2). Il est vrai que la plupart des autres cités néerlan-
daises se refusèrent à ces violences. On sait que, pendant le laborieux
séjour que le célèbre Bayle fit à Rotterdam, lorsque, épuisé par la lec-
ture, il entendait la joyeuse trompette annoncer la représentation pro-
chaine des marionnettes, il quittait sa bibliothèque et courait jouir au
grand air de sa récréation favorite (3). Dans une description en vers
que J. van Hoven a tracée, en 4709, de la kermesse d'Amsterdam
{Roariteit van de Amsterdamsche kermis), cet auteur décrit un Poppe-
spel que montre un Brabançon, et qui n'est autre que le jeu des quatre
couronnes {vier-kroonen-spul), qui s'est conservé jusqu'à ce jour pour
le plaisir des enfans, et aussi, comme du temps de van Hoven, pour
(1) Protz, Vorlesungen... {Leçons sur l'histoire du théâtre allemand), p, 189.
(2) Voyez d'inléressans détails sur ce sujet dans l'ouvrage de M, le docteur Schotel,
Tilburgsche awndstonden... {Soirées de Tilbourg...), Amsterdam, 1850, p. 208 et suiv.
(3) Ce goût bien connu de Bayle a fourni au spirituel auteur du Roi de Bohême et
ses sept châteaux un demi-verset pour ses litanies de Polichinelle, Voy. p. 20S
292 HOSTILITÉS DES THÉOLOGIENS CONTRE LES MARIONNETTES.
celui de leurs parens et de leurs maîtres (1). Un autre poète burlesque
de la même époque, L. Rotgans, a introduit dans sa Kermesse de vil-
lage un joueur de marionnettes qui fait danser de grandes demoiselles
richement parées et de jeunes seigneurs vêtus à la dernière mode. La
supériorité des marionnettes hollandaises était même alors si bien éta-
blie à l'étranger, que le sarcastique biographe de l'habile M. Powell
reconnaissait, en 1715, que les Hollandais étaient le premier peuple du
monde pour les puppet-shows (2).
A Berlin , les marionnettes subirent aussi de vives attaques. Sébas-
tien di Scio, qui avait à Vienne, en 1705, des marionnettes renommées
par la perfection de leur mécanisme, étant allé représenter dans le
nord de l'Allemagne, et notamment à Berlin, la Vie, les actes et la
descente aux enfers du docteur Jean Faust, ce spectacle produisit une
impression si vive sur la population de cette ville, que le clergé s'en
alarma, et que le ministre Ph.-Jacq. Spener présenta une véhémente
requête au roi pour en obtenir la suppression (3). Au reste, ces actes
d'hostilité contre les marionnettes ne furent, en somme, que des cas
assez rares, et la guerre déclarée aux comédiens par les consistoires,
loin d'avoir nui aux marionnettes, fut pour elles au contraire l'occa-
sion d'une excessive prospérité.
(1) Je dois ces détails et plusieurs autres aux obligeantes communications de M. J.-J.
Belinfaute de La Haye.
(1) The second Taie of a tub, cité par l'auteur de Punch and Judy, p. 48.
(3) Voyez l'article Faust de M. Em. Sommer dans V Encyclopédie d'Ersch et Grubsr,
•t Dtu Puppenspiel vom Doctor Faust, Leipzig, 1850; préface, p. xiu.
X.
MABIOIfNETTES ALLEMANDES DEPUIS 1690 JUSQU'AU MILIEU DU XVIII* SIÈCLI.
— DIRECTEURS BT RÉPERTOIRB.
A mesure que décrut le nombre des théâtres réguliers, on Tit aug-
menter celui des théâtres de marionnettes. Les troupes de ce genre
furent particulièrement nombreuses à Hambourg et à Vienne, et de
ces deux \illes elles se répandaient dans le reste de l'Allemagne. Je dis
troupes de marionnettes, et c'est aussi la dénomination singulière, mais
juste, qu'emploient les critiques allemands quand ils parlent des ma-
rionnettes de cette époque. En effet, contrairement à l'ancien usage,
où une seule voix habilement ménagée parlait pour tous les person-
nages, chaque poupée mécanique eut un interprète à part, choisi d'or-
dinaire parmi les comédiens découragés qui n'osaient plus exercer
ouvertement leur profession (1). Ces acteurs, lorsque le temps, les lieux
(1) Suivant l'éditeur du Puppenspiel vom Doctor Faust (Leipzig, 1850), le nombre de»
interprètes dans cette pièce a été réduit récemment à quatre au théâtre d« mahon-
iflttes de Leipzig, p. 8S.
294 HACPT-UND STAATSACTIOIfEN.
et la disposition du public le leur permettaient, replaçaient au ma-
gasin leurs Sosies de bois et se remettaient à jouer leurs rôles en per-
sonne. Cette organisation bizarre et complexe des théâtres allemands
explique comment nous allons rencontrer, pendant un demi-siècle,
les mêmes pièces, et notamment celles que l'on appelait Haupt-und
Staatsactionen, jouées tantôt par des acteurs, tantôt par des marion-
nettes, sans que l'on puisse en faire bien nettement la distinction.
C'est ici le moment d'expliquer la signification assez obscure, même
en Allemagne, du nom de Haupt-und Staatsactionen. donné à dé cer-
tains drames très en vogue depuis la fin du xvu* siècle jusqu'à la moi-
tié du xviii*. Un historien du théâtre allemand , cherchant à détermi-
ner exactement le cercle dans lequel pouvaient se mouvoir les auteurs
des pièces de ce genre, a dressé la liste des diverses sources où il leur
était permis de prendre leurs sujets. Les Haupt-Actionen pouvaient,
suivant M. Prutz, mettre à contribution la mythologie, la Bible, la
chevalerie, l'histoire, la féerie, tout en un mot, comme on voit, ou
peu s'en faut (1). Trois seules conditions leur étaient imposées : elles
devaient contenir beaucoup d'incidens et de spectacle, être soutenues
de temps en temps par de la musique instrumentale, et égayer le spec-
tateur par les bons mots d'un personnage bouffon. On voit que ces
pièces ressemblaient beaucoup à nos mélodrames d'il y a quarante
ans. Ajoutons que, pendant la période de leur succès, leur nom fut
souvent synonyme de pièces de marionnettes, par suite de l'association
singulière que je viens d'exposer. Goethe, dans la fameuse scène entre
Faust et Wagner, a fait une allusion sarcastique à ces drames de bas
aloi, que lui-même, avec Schiller et après Lessing, a tant contribué à
faire oublier.
WAGNER.
Maître, n'est-ce pas une bien grande jouissance que de pénétrer dans l'es-
prit des temps passés, de savoir exactement ce qu'un sage a pensé avant nous,
et de mesurer de quel bond vigoureux nous l'avons dépassé?
FAUST.
Oh! oui, de toute la hauteur des étoiles! -r- franchement, mon chep, les siè-
(1) Prutz, ouvrage cité, p. Î07 et suiv.
BAUPT-CND STAAT8ACTI0TÎEN. 295
des passés sont pour nous le livre aux sept cachets. Ce qu'on appelle Yesprit
des temps n'est que l'esprit de ces messieurs qui a déteint sur les siècles. En
conscience, c'est la plupart du temps une misère, et le premier coup d'oeil
que l'on y jette suffit pour vous faire fuir. C'est un sac à ordures, un vieux
garde-meuble, ou tout au plus une pièce à grand spectacle {eine Haupt-und
Staatsaction), avec de belles maximes de morale, comme on en met dans la
bouche des marionnettes.
« A la fin du xrn' siècle, dit Flœgel, les Haupt-und Staatsactionen
usurpèrent la place des véritables drames. On a conservé quelques-
unes de leurs affiches, rédigées dans un style de charlatan qui répond
parfaitement à leur valeur réelle. Ces pièces étaient jouées tantôt par
des poupées mécaniques, tantôt par des acteurs. L'emploi exclusif des
aventures romanesques et des ressorts surnaturels, les ignobles plai-
santeries du bouffon, le mélange de la trivialité la plus basse et de l'en-
flure la plus ridicule, placent ces ouvrages au dernier degré de l'échelle
dramatique (1). »
Mais si la vogue des ffaupt-Actionen a été pour l'art dramatique une
cause momentanée de retard et même de décadence, elle a eu pour les
marionnettes un effet tout contraire : elle a associé pendant cinquante
ans leurs destinées à celles des théâtres réguliers, de sorte que nous ne
pouvons séparer leur histoire de celle des troupes ambulantes que
gouvernaient alors les actifs directeurs Weltheim, Beck^ Reibehand
et Kuniger, et quelques autres.
Weltheim, né vers 1650 à Leipzig, avait formé, dès 1679, une troupe
de comédiens et de marionnettes. Nous le voyons, à cette époque, bien
accueilli par les autorités municipales de Nuremberg, de Hambourg et
de Breslau. C'est lui qui, le premier, fit jouer en Allemagne la tra-
duction des comédies de MoUère (2). Il recrutait ordinairement ses
acteurs et les interprètes de ses pantins parmi les étudians de Leip-
zig et d'Iéna. Lui-même était habile à improviser à la manière ita-
lienne (3). En 1688, il fit jouer à Hambourg une Haupt-und Staatsac-
(i) Flœgel, ouvrage cité, p. 115.
(«) Voyez Scheible, Dos Closter, t. VI, p. 859.
(3) FlcBgel, Geschichte der komischen Litteratur, t. IV, p. 319 et Geschichte desgro-
teskecomischen, p. 115.
f9i5 MOLIÈRE JOUÉ PAR LES MARIONNETTES ALLEMANDES.
tion sur la chute d'Adam et d'Eve , suivie d'une pièce bouffonne :
Pickelharing imKasten (1). Après l'avoir perdu quelque temps de vue,
nous le retrouvons en 1702 directeur de la troupe royale et ducale de
Pologne et de Saxe, et faisant jouer à Hambourg, le 15 juin, Élie mon-
tant au ciel ou la Lapidation de Nahoth, excellente Haupt-Action (c'est
l'afficbe qui le dit), avec une agréable pièce finale intitulée : le Maître
d'école assassiné par Pickelharing ou les Voleurs de lard joliment at-
trapés. Remarquons que Weltheim avait une prédilection marquée
pour Pickelharing, qu'il substitue presque toujours à Hanswurst.
Après une nouvelle éclipse, Weltheim reparaît à Hambourg en 1719,
où il fait jouer un drame à grand spectacle : le Tyran amoureux ou As-
phalides, roi d^ Arabie, avec Arlequin, jurisconsulte sans cervelle, et les
Précieuses ridicules de Molière (2). En 1721, ses marionnettes donnent
dans la même ville deux Haupt-Actionen sur des sujets religieux :
1° V Histoire édifiante et digne d'être vue de la chute du roi David et de son
adultère avec Bethsàbée, suivie de son profond repentir excité par le ser-
mon du prophète Nathan, avec une pièce finale : le Souper coûteux de
Pickelharing; 2° la Destruction de Jérusalem, dédiée au sénat de Ham-
bourg et suivie de la divertissante comédie le Malade imaginaire. Ce
titre, comme celui des Précieuses ridicules, que nous avons vu plus
haut, était écrit en français sur l'affiche, à cause de l'extrême célébrité
des deux pièces; mais elles étaient jouées en allemand.
Ferdinand Beck, directeur de la troupe privilégiée des cours de Saxe
et de Waldeck, donna à Hambourg, en 17.36, trois pièces de marion-
nettes remarquables : 1° une Haupt-Action, sur un sujet traité depuis
par Schiller : le plus grand Monstre de l'univers ou la Vie et la mort de
l'ancien général impérialiste Wallenstein, avec Hanswurst; 2° un pro-
logue musical, dédié au sénat de Hambourg, intitulé le Séjour de la
paix confirmée par le ciel lui-même, avec Cinna ou la Clémence d'Auguste,
probablement d'après Corneille (3); 3° un petit drame en musique sur
la chute d'Adam et d'Eve, qui est, je crois, la pièce fort singulière
(1) C'est-à-dire Pickelharing dans une boutique de Polichinelle. Prute, ibid., p. 3107.
(i) Schutze, ouvrage cité, p. 34-40. — Prute, ibid., p. 208-211.
(S) SchûtM, ouvrage cité, 45-60. — Prutz, ibid.
UN DRAME RIDICULE DE LENFAWT PRODIGUE. 297
que M. Schûtze (l'historien du théâtre de Hambourg) dit avoir vu jouer
dans sa jeunesse : « Les rôles, y compris celui du serpent, étaient,
dit-il, remplis par des marionnettes. On voyait le reptile tentateur,
roulé autour de l'arbre de la science, darder sa langue pernicieuse.
Hanswurst, après la chute de nos premiers parens, leur adressait des
railleries grossières qui divertissaient beaucoup l'auditoire. Deux ours
dansaient un ballet, et, au dénoûment, un ange apparaissant, comme
dans la Genèse, tirait du fourreau une épée de papier doré, et tranchait
d'un coup le nœud de la pièce (I). »
Reibehand, d'abord tailleur, s'associa à un certain Lorenz pour éle-
ver un théâtre de marionnettes. En 1734, il joignit à ses poupées des
comédiens vivans. Son association était probablement rompue dès
1728, car nous voyons à cette date Lorenz, directeur des comédiens
de la cour princière de Weimar, donner seul à Hambourg une Haupt-
und Staatsaction, intitulée Bajazet précipité du faite du bonheur dans
l'abîme du désespoir (2). Reibehand, après bien des vicissitudes , vint
en 1752, muni d'un privilège prussien, donner des représentations à
Hambourg. Voici une de ses afflches : « Avec permission, etc., on
représentera l'Amour maçon (ces mots sont en français) ou le Secret
des francs-maçons, que voudrait bien découvrir Isabelle, franc-maçon
femelle, poussée par l'humeur curieuse de son sexe; suivi du Châti-
ment de la folle ambition d'un cordonnier, qui reçoit le sobriquet de Ba-
ron de Windsak, s'enfuit de chez son maître, et finit par passer pour
fou. Le spectacle se terminera par un ballet imité de la plaisante co-
médie de Molière, le Mari confondu (3). »
Reibehand trouva le moyen de rendre ridicule la touchante para-
bole de r Enfant prodigue. L'affiche de la Haupt-Action qu'il fit jouer
sur ce sujet était ainsi conçue : « L' Archi- Prodigue . châtié par les
quatre élémens, avec Arlequin, joyeux compagnon d'un maître cri-
minel. » L'objet principal de cette pièce était d'offrir beaucoup de
(1) Schûtze, cité par M. Prutz, ibid. L'âge de M. Schûtze, qai a publié son livre m
1794, s'accorde avec ma supposition.
(«) Prutz, iUd., p. ÎIO.
(!) C'est, comm* on le sait, le second titr« dé Gtorgt Dandin. Voy. Prutt, p. MO.
298 DÉCAPITATION DE SAINTE DOROTHÉE.
spectacle et de changemens à vue. Ainsi les fruits que le jeune pro-
digue voulait manger se transformaient en têtes de mort, l'eau qu'il
s'apprêtait à boire se changeait en flammes; des rochers se fendaient
et laissaient voir une potence avec un pendu. Les membres de ce mal-
heureux, agités par le vent, se détachaient et tombaient un à un sur
le sol, puis se rapprochaient et se recomposaient, de façon que le mort
se levait et poursuivait le jeune débauché. Ensuite on voyait ce vo-
luptueux déchu réduit à manger des immondices dans la compagnie
des pourceaux. Alors le désespoir personnifié se présentait devant lui,
et lui offrait le choix entre une corde et un poignard; mais la Miséri-
corde divine l'arrêtait, et, comme dans la parabole évangélique, le
père, touché du repentir de l'enfant égaré, lui accordait son par-
don (i).
Reibehand eut pour émule un certain Kuniger, né à Leipzig, qui, après
avoir commencé par être équilibriste et joueur de gobelets, ouvrit un
spectacle de marionnettes, et prit, en 1752, la direction d'un vrai théâ-
tre, muni de grandes machines mobiles et d'acteurs vi vans. Cette troupe
portait le nom de comédiens privilégiés des cours de Brandebourg et
Brandebourg-Bayreuth. Entre autres drames à grand spectacle que Ku-
niger fit représenter à Hambourg, on cite la Vie et la mort de sainte Do-
rothée, martyre pleine de constance. L'annonce avait bien soin d'avertir
« qu'il y aurait dans la pièce assez de décorations et de machines pour
satisfaire les yeux les plus exigeans, et qu'on ne pourrait rien voir de
plus terrible. » Il est vrai que les scènes de martyre, dont l'exécution
est si difficile pour des acteurs vivans, offrent de grandes facilités aux
joueurs de marionnettes. Celte circonstance toute technique explique
la prédilection des Puppenspieler pour les sujets de ce genre, et en par-
ticulier pour la légende de sainte Dorothée, dont la décapitation fai-
sait ressortir leur adresse. M. Schiilze raconte un incident qui signala
d'une manière assez plaisante la représentation d'une des nombreuses
pièces de marionnettes composées sur ce sujet. On jouai t un soir à Ham-
bourg, dans l'auberge des cordonniers, près le marché aux oies, en face
du grand théâtre, le drame intitulé les Joies et les souffrances de Doro-
(1) SchûtM, ouvrage cité, p. 88. — Pruti, ibid.
CHARLES III SCR LES THÉÂTRES DE MARIONNETTES. 299
thée. La pièce fut accueillie par les applaudissemens unanimes de l'au-
ditoire plébéien, et obtint même des marques de satisfaction de plu-
sieurs spectateurs d'une classe plus relevée. La scène de la décapitation
surtout fut si bien rendue, que l'assemblée tout entière cria6t5. Aussi-
tôt le complaisant directeur replaça la tète sur les épaules de la sainte,
et la décollation eut lieu une seconde fois, au milieu des bravos fréné-
tiques de toute la salle (i).
Nous avons vu que les Haupt-und Staatsactionen ne puisaient pas
seulement leurs sujets dans toutes les sources anciennes, sacrées ou
profanes; elles exploitaient encore les événemens modernes, et se je-
taient sur tous les grands noms, témoin celui de Wallenstein. Elles
n'épargnèrent pas davantage ceux de Marie Stuart, du comte d'Essex
et de Cromwell (2). Enfin à peine l'Alexandre du Nord, Charles XII,
fut-il tombé dans la tranchée de Frederichshall, sous le coup d'une
balle ennemie, ou, pour parler la langue de la superstition populaire,
sous le coup d'une balle enchantée {eine Freikugel), que les faiseurs de
Haupt-Actionen s'emparèrent de ce héros, sûrs d'attirer la foule au
spectacle de sa fin tragique. Nous avons pu lire une de ces pièces,
mêlée de prose et de vers, intitulée la Mort malheureuse de Charles XII,
jouée sur le théâtre de Hanibourg, en 4746, par la troupe allemande
des princes de Brandebourg-Bayreuth et Onolzbach. M. H. Lindner l'a
publiée à Dessau en 1845, et M. Prutz l'a réimprimée en partie dans
son histoire du théâtre allemand (3). Les personnages sont Charles XII,
Frédéric, prince de Hesse-Cassel, le duc de Holstein-Gottorp, l'adju-
dant-général Sicker, le major-général Budde, le commandant de Fre-
derichshall, un lieutenant, un tambour. Arlequin, dame Plapperîies-
chen (c'est le type populaire de la femme bavarde), des soldats, une
cantinière, le Destin, Bellone, et (dans l'épilogue) la Renommée, Mer-
cure et Mars. Le drame s'ouvre par un long monologue, où le roi de
Suède se raconte à lui-même, en style de gazette, les principaux faits
de sa vie militaire. Cette ffaupt-Action ne pouvait offrir d'autre inté-
(1) Schûtze, cité par M. Prut*. p» ?Q8. Ce Féeit 4e M. Sehûtze parait se rapporter
à 1705.
(ï) Prutï, ibid., p. îlo.
(3) Le même, ouvrage cité, p. 196-105.
300 LB PRINCE MENZICOFF JOUÉ PAR LES MARIONNETTES.
rêt que celui du spectacle. Frederichshall avait à supporter deux bom-
bardemens, et les projectiles étaient, au dire de M. Schûtze, lancés de
part et d'autre avec une rare précision. On admirait aussi, comme un
prodige de mécanique, un soldat qui allumait sa pipe et faisait sortir
de sa bouche de légers nuages de fumée, tour d'adresse qu'on ne tarda
pas à \oir à Paris, et que l'on exécute aujourd'hui avec une grande
perfection au théâtre de Séraphin.
Il n'y a pas jusqu'aux infortunes des vivans illustres sur lesquelles
les faiseurs de Haupt-und Staatsactionen ne missent la main. C'est ainsi
que l'éclatante disgrâce du prince Menzicoff fournit de son vivant le
sujet d'une Haupt-Action, représentée en 1731, dans plusieurs villes
d'Allemagne, par les grandes marionnettes anglaises de Titus Maas,
comédien privilégié de la cour de Baden-Durlach (1). L'affiche de
cette pièce est assez curieuse : a Avec permission, etc., on jouera sur
un théâtre entièrement nouveau et avec une bonne musique instru-
mentale une Haupt-und Staatsaclion , récemment composée et digne
d'être vue, qui a pour titre : Les vicissitudes extraordinaires de bon-
heur et de malheur d'Alexis Danielowitz, prince Menzicoff, grand fa-
vori, ministre du cabinet et généralissime du czar de Moscou , Pierre I",
de glorieuse mémoire , aujourd'hui véritable Bélisaire , précipité du
haut de sa grandeur dans le plus profond abîme de l'infortune, le tout
avec Hanswurst, un crieur de petits pâtés, un garçon rôtisseur, et d'a-
musans braconniers de Sibérie (2). » Titus Maas avait obtenu l'autori-
sation de représenter ce merveilleux drame à Berlin; mais le gouverne-
ment de Frédéric-Guillaume I", craignant de désobliger son puissant
voisin du Nord, défendit, le 28 août, sous les peines les plus sévères,
de représenter Menzicoff (3) .
(1) Flœgel, Geschichfe des groteskekomischen, p. 116.
(2) Voy. Plûmische, Entwurf... [Esquisse d'une histoire du théâtre de Berlin), p. 109.,
cité par Prutz, p. 180.
(3) Les théâtres de marionnettes sont très sévèrement surveillés par la police d«
Prusse. En 1794, on supprima beaucoup de ces théâtres, dont les représentations bles-
saient, disait-on, les mœurs {Edickten-Sammlung, 1794, n« 55), ou plus probablement
contrariaient les vues du gouvernement. Les marionnettes sont aujourd'hui reléguées
dans les faubourgs de Berlin ou même hors des barrières. Voy. It Siècle, feuilleton du
27 janvier 1851.
XI.
MARIOimETTES POPULAIRES ET ARISTOCRATIQUES, DEPUIS LES PREMIERS
ÉCRITS DE GOTTSCHED JUSQU'A LA FIN DU XYUI* SIÈCLK.
L'excès d'absurdité auquel était descendu le répertoire de Reibehand
et de ses émules provoqua une réaction classique en faveur de la poé-
sie, de la langue et du sens commun. Gottsched fut le promoteur et
Tavocat de ce mouvement, qui prit un caractère national. Bientôt une
autre école, douée d'un sentiment plus délicat et plus profond de la
beauté dans l'art et dans la poésie, se forma sous la haute inspiration de
Lessing, qui, comme Gottsched et mieux que Gottsched, donna le pré-
cepte et l'exemple. L'Allemagne lettrée était enfin arrivée à se préoccu-
per des questions les plus fines et les plus fécondes de la philosophie
de l'art. Déjà la voix de Klopstock se faisait entendre. Goethe et Schiller
enfans croissaient au milieu de ces espérances confuses et de ces élans
contradictoires qu'ils devaient bientôt régler et pleinement satisfaire.
Cependant la réforme entreprise par Gottsched eut, entre autres résul-
tats salutaires, celui de rendre au théâtre son importance et aux acteurs
leur dignité. Poètes et comédiens commencèrent à marcher ensemble
vers un même idéal. Cette réhabilitation des artistes dramatiques amena
302 DON JUAN SUR LES THÉÂTRES DE MARIONNETTES.
naturellement leur divorce d'avec les marionnettes. La rupture se
fit de bon accord et sans secousse, sauf en quelques lieux, comme à
Vienne, où il y eut un peu de mauvaise humeur et de rivalité entre
les vrais théâtres, notamment celui de la porte de Carinthie (1), et
les marionnettes de la Frayung, de la place du marché des Juifs et du
faubourg de Léopold. Les marionnettes rentrèrent à petit bruit dans
leur sphère modeste; elles revinrent de bonne grâce à leur ancien
répertoire , composé de drames bibliques et de légendes populaires.
Le docteur Faust surtout et son humble élève, son famulus Wagner,
continuèrent d'attirer la foule qui se passionnait de plus en plus pour
les subtilités métaphysiques et était tout près d'être atteinte par les rêve-
ries de l'illuminisme. Les Puppenspieler, de leur côté, ne négligèrent
rien pour varier leurs représentations. Un roman fameux de Lewis,
Abellino, le grand bandit, fournit, entre autres, aux marionnettes d'Augs-
bourg le sujet d'un drame à grand spectacle (2).
Parmi les savans du xviu« siècle qui ont cherché quelques distrac-
tions devant les tréteaux de marionnettes, nous avons à citer l'illustre
géomètre Euler. Ce grand homme, qui vécut à Berlin depuis 1741 jus-
qu'à 1766, courait avec empressement aux marionnettes qui fixaient
son attention ou excitaient son hilarité pendant des heures entières.
Cette particularité a été révélée par un de ses confrères, M. Formey,
en pleine séance de l'académie des sciences et belles-lettres de Berlin,
dans un mémoire lu devant la classe de philosophie spéculative, en
1788 (3).
(1) Voyeï Schlager, p. 27t et 371. C'est à la porte de Carinthie que Jos. Stranisky
établit en 1708, selon M. Schlager, ou en 1713, selon M. Flœgel, le premier théâtre de
comédieus allemands qu'on ait vu à Vienne. Stranisky avait aussi des marionnettes; il
les sépara de ses acteurs en 1721 et les relégua sur la Frayung (voyez Schlager, p. 268,
269 et ^63).
(2) M. Scheible a pubUé cette pièce d'après le manuscrit du théâtre de marionnettes
d'Augsbourg. Voyez Das Schaltjahr, Stuttgard, 1846, t. IV, p. 555-591,
(3) Ce mémoire est intitulé : Sur les rapports entre le génie, l'esprit et le goût. Je
ne puis cacher que Formey allègue l'exemple d'Euler pour prouver qu'on peut avoir du
génie et manquer de goût et d'esprit. Formey était largement en mesure de prouver
qu'on peut manquer de tous les trois. ^..^. ..
AMOUR DE GOETHE ENFAM POUR LES MARIO!<NETTES. 303
Le prodigieux succès de l'opéra de Don Juan fit espérer aux joueurs
de marionnettes qu'ils pourraient tirer du libertin de Séyille un aussi
bon parti que du métaphysicien de Wiltenberç. Don Juan Tenorio, en
effet, n'est-il pas un Faust de cape et d'épée, un frère méridional et san-
guin du bilieux émule de Nostradamus et de Théophile? Cependant,
malgré tout ce qu'il semblait promettre et quoique très germanisé par
Mozart, don Juan se trouva encore trop espagnol pour atteindre, sur les
théâtres de marionnettes, à toute la popularité de Faust. Il eut pourtant
un long succès, M. le docteur Kahlert a trouvé récemment dans le ré-
pertoire des Puppenspieler d'Augsbourg, d'Ulm et de Strasbourg, trois
pièces dont le convive de pierre est le sujet. On les peut lire dans le
Closter, avec une dissertation préliminaire sur la légende espagnole,
comparée à la légende allemande (I).
Durant toute la seconde moitié du xvm* siècle, les marionnettes fu-
rent reçues avec une extrême bienveillance dans l'intérieur des riches
familles bourgeoises et même dans plusieurs cours ducales et prin-
cières. Je pourrais me borner à cette énonciation; mais j'ai à produire
sur ce point le témoignage de deux des plus grands génies de l'Alle-
magne. Il y a plaisir à entendre déposer en faveur des marionnettes
des hommes tels que Goethe et Haydn.
Dans les premières pages de ses mémoires, Goethe nous apprend
que la plus grande joie de son enfance fut le présent que son excellente
et presque prophétique aïeule lui fit, un soir de Noël, d'un théâtre de
marionnettes. 11 faut l'entendre raconter l'impression profonde que fit
sur sa fraîche imagination la vue de ce monde nouveau qui venait
peupler tout à coup la monotone solitude de la maison paternelle.
Quelques années plus tard, pendant les jours de tristesse et de malaise
que jetèrent sur Francfort quelques épisodes de la guerre de sept ans,
notamment l'occupation de la ville par un corps de l'armée française,
nous voyons le jeune Wolfgang, retenu au logis par ses parens, se faire
de son cher théâtre, autour duquel il convoquait la jeunesse du voi-
sinage, non pas seulement un plaisir, mais comme un champ de ma-
nœuvre et une école de stratégie scénique, où il apprenait déjà le
grand art de faire mouvoir sans confusion, devant une rampe, les
(1) Scheible, Dos Closter, t. lU, p. 667-76&.
304 MARIONNETTES CHEZ LES PARTICULIERS.
créations de sa pensée (1). Dans un autre ouvrage, où les vives impres-
sions de sa jeunesse ont pris une forme plus idéale sans rien perdre
de leur réalité, dans les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister,
avec quel charme et quelle effusion de souvenir ne revient-il pas sur
ses bienheureuses marionnettes, l'aiguillon de son naissant instinct
dramatiquel II ne nous laisse rien ignorer de la construction du théâtre,
du mécanisme des petits acteurs, de la manière de les faire mou-
voir, du soin qu'il prenait de les faire parler avec convenance et clarté.
Excellent exercice pour l'enfance et le meilleur apprentissage de diction
soutenue et même d'improvisation ! Caché derrière la toile de fond,
l'interprète novice lisait d'ordinaire ou récitait les pièces les plus ap-
plaudies dans les foires, particulièrement David et Goliath. Le jeune
Goethe alla plus loin; il imagina de faire jouer à ses poupées quelques
grands ouvrages dramatiques qui ne se trouvèrent (il en fait l'aveu)
ni dans les proportions de cette petite scène, ni à la portée de son pé-
tulant auditoire (2).
Les théâtres de marionnettes privés étaient assez nombreux dans les
grandes villes, notamment à Hambourg, à Vienne et à Berlin, pour
que quelques écrivains de profession n'aient pas dédaigné de com-
poser de petits drames à leur usage. Je citerai, entre autres, Jean-Fré-
déric Schinck, auteur distingué de romans et de drames, qui, en 1777,
a écrit plusieurs petites pièces de ce genre et les a réunies en un vo-
lume (3). Goethe lui-même, à peine âgé de vingt ans, mais déjà pré-
occupé de la conception de Goetz de Berlichingen et de Werther, écrivit
àFrancfort, dans une société d'amis, une bagatelle de ce genre intitulée
Fêles delà foire à Plundersweilern (4). « Cette petite pièce, dit-il, n'est
qu'une épigramme ou plutôt un recueil d'épigrammes en action. Sous
l'apparence d'une parade figuraient en réalité des membres de notre
société. Le mot de l'énigme était un secret pour la plupart, et tel rieur
ne se doutait guère que Ton s'amusait à ses dépens (5). » Cette œuvre
(1) Goethe, Atts meinem Leben. Dichtung und Wahrheit {Mémoires de ma vie. Poésie
et Vérité), 1" partie, livre I". Werke, t. XXIV, p. 18 et 74.
(2) Wilfielm Meisters Lehrjahre, liv, 1", chap. 4 et suiv. Werke, t. XVIII, p. 12.
(S) J.-Fr. Schiuck, Marionettentheater, Berlin, 1777, in-S».
(4) Il y a dans ce nom forgé par Goethe une allusion au mot Plunder, chiffon, guenilles.
(5) Aus meinem Leben... {Mémoires), 3« partie, livre XIII. Werke, t. XXVI, p. 235,
JBUX DE MARIONNETTES A LA COUS DB WBIMAB. 305
sans conséquence me paraît pourtant remarquable, en ce que la marche
et un peu la pensée des premières scènes a une remarquable analogie
avec la disposition du commencement de Faust. Elle s'ouvre par un
prologue où s'étalent quelques aphorismes moraux dans le goût des
Haupt-Actionen , au travers desquels Hanswurst jette, à sa manière,
une de ses plaisanteries banales. Vient ensuite un prologue sur le
théâtre, comme dans Faust; c'est un dialogue entre un charlatan di-
recteur de marionnettes et un docteur (peut-être le bourgmestre de
Plundersweilern) . Ce directeur, homme de goût classique et quelque
peu disciple de Gottsched, soutient que, pour plaire aux spectateurs,
il faut peindre les hommes en beau. Puis se déroule sous nos yeux,
en guise d'introduction, tout le tohu-bohu d'une foire de village. D'un
côté, des marchands de jouets de Nuremberg, des vendeuses de petits
balais, des boutiques de comestibles, un joueur d'orgue et un jeune
paysan qui fait danser sa marmotte; de l'autre, les visiteurs et les cha-
lands, un petit bohémien sans sou ni maille et en guenilles, qui mé-
prise cette foire, un pasteur et sa gouvernante qui ne regardent pas du
même œil une jolie marchande de pain d'épice, tel est le tableau, à
la manière dHogarth ou de Callot, qui précède la tragédie que va faire
jouer le directeur de marionnettes. Cette tragédie a pour sujet l'histoire
d'Esther et de Mardochée. Quand le rideau tombe, on a de nouveau de-
vant les yeux le champ de foire et tous les personnages que l'on y a vus
déjà, plus un bateleur qui, pour terminer les Fêles de la foire, montre
ses ombres chinoises.
Peut-être Goethe a-t-il eu tort de se souvenir de cette bluette et d'en
faire jouer quelques parties en 4780, à la cour de Weimar, dont il était
le commensal favori depuis le succès immense de (joetz de BerHchin-
gen et de Werther. Il y ajouta, pour la fête de la princesse Amélie, un
épilogue, rempli, comme la Nuit de Walpurgis, d'cdlusions et de cri-
tiques littéraires, absolument insaisissables pour nous, qu'il intitula :
Ce qu'il y a déplus nouveau à la foire de Plundersweilern. Je m'étonne
encore plus que ce grand homme ait donné place dans ses œuvres à
ces deux badinages, qu'il a réunis sous le titre collectif de : Un Spec-
tacle de marionnettes moral et politique nouvellement ouvert (1).
(1) Goethe, WeHce, t. XUI, p. 1-5S.
10
«ïÇjK '.!iè'*f.^i-ff H ! lï kr
îm m'f
Xll.
HAYDN ET LES MARIONNETTES DU PRINCE ESTERHAZY,
La cour toute poétique de Weimar n'était pas la seule en Allemagne
où l'on demandât des distractions aux ombres chinoises et aux ma-
rionnettes. Au fond de la Hongrie, à Eisenstadt, dans l'antique et ma-
gnifique château des princes Esterhazy, la muse aimable qui préside
aux marionnettes a remporté peut-être ses plus merveilleux triom-
phes. Nous tenons ce que nous allons rapporter d'une confidence faite
à Vienne en 1805 par l'illustre compositeur Haydn à M. Chartes Ber-
tuch, un de ses fervens admirateurs.
On savait bien que le prince Nicolas-Joseph Esterhazy, protecteur
éclairé des artistes et surtout des musiciens, entretenait à grands
frais une chapelle composée des chanteurs et des instrumentistes les
plus habiles, et qu'il en confia, en 1762, la direction à Joseph Haydn,
dont le nom était encore peu connu, mais dont le vieux prince An-
toine Esterhazy avait deviné l'avenir et assuré le sort en l'attachant
à sa maison. On savait qu'il y avait dans le château d'Eisenstadt un
MARIONNETTES AU CHATEAU DEISENSTADT. 301
grand théâtre où ces princes faisaient exécuter les meilleurs opéras
allemands et italiens; mais ce qu'on savait moins, c'est qu'il y avait
encore un petit théâtre de marionnettes, le plus admirable peut-être
qui ait jamais existé pour la perfection des acteurs de bois, les décora-
tions et les machines; et ce que nous avons appris enûn par le témoi-
gnage même de Haydn, c'est que ce sublime compositeur, qui savait si
bien d'ailleurs porter la gaieté dans la musique instrumentale, témoin
sa symphonie comique (1), se plut à écrire de ill3 à 1780, c'est-à-dire
dans toute la vigueur et la plénitude de son génie, cinq opérette pour
les marionnettes d'Eisenstadt. Dans la liste de toutes ses œuvres musi-
cales que l'illustre vieillard remit, signée de sa main, à M. Charles Ber-
luch pendant le séjour de ce dernier à Vienne (2), on lit la mention que
je transcris : — Opérette composées pour les marionnettes : Philémon
et Baucis, 1773. — Genièvre. 1777. — Didon, parodie, 1778. — La Ven-
geance accomplie (3) ou la Maison brûlée (sans date). — Dans la même
liste est indiqué le Diable boiteux, probablement parce qu'il fut joué par
les marionnettes du prince Esterhazy; mais cet ouvrage avait été com-
posé à Vienne, dans la première jeunesse de l'auteur, pour Bernar-
done, directeur d'un théâtre populaire à la porte de Carinthie, et avait
été payé 24 sequins (4). On avait cru que ces curieuses partitions, toutes
inédites, avaient péri dans un incendie qui consuma une partie du
château d'Eisenstadt, et notamment le corps de logis qu'y occupait
Haydn. U n'en est rien; elles ont été vues en 1827 dans la bibliothèque
(1) Dans ce morceau, tous les instrumens et les instrumentistes disparaissent succes-
sivement, de façon que le premier violon se trouve jouer tout seul. Voyez dans Garpani
l'histoire ou plutôt les histoires relatives à cette symphonie. Pleyel a fait la contre-
partie de cette boufifonnerie musicale. Le premier violon est seul à son poste et les exé-
cutans en retard arrivent, l'un après l'autre, prendre part à la symphonie. Lettere su la
vita del célèbre maestm Gius. Haydn, p. 115-119.
(â) G. Bertuch, Berner kungen... {Observations faite* dans un voyage de Tvbingue à
Vienne), t. l", p. 179.
(3) Garpani, en reproduisant cette liste, a substitué à la Maison brûlée une pièce qu'il
intitule ScMato délie Streghe, qui ne semble pas pouvoir être le même ouvrage. Il a
également ajouté les dates, qui ne se trouvent point dans la liste donnée par M. Ber-
tuch. Voyez Garpani, ouvrage cité, p. 296.
(4) Gins. Garpani, ibid., p. 81.
308 SYMPHONIE DE HAYDN POUR LES ENFANS.
musicale des princes Esterhazy, avec une vingtaine d'autres dont on
aimerait à connaître les titres (1).
Ce fut peut-être pour servir d'ouverture à une de ces divertissantes
représentations, plus particulièrement destinées aux plaisirs des jeunes
membres de la famille Esterhazy, que Haydn imagina de composer
la singulière symphonie qu'il a intitulée Fiera dei fanciulli. Carpani
nous en a raconté l'histoire. Un jour, Haydn se rendit seul à la foire
d'un village des environs. Là, il fit provision, et rapporta un plein pa-
nier de mirlitons, de sifflets, de coucous, de tambourins, de petites
trompettes, bref tout un assortiment de ces instrumens plus bruyans
qu'harmonieux qui font le bonheur de l'enfance. Il prit la peine d'étu-
dier leur timbre et leur portée, et composa, avec ces périlleux élé-
mens harmoniques, une sym[)honie de l'originalité la plus boufTonne
et la plus savante.
Il faut avouer que ce n'est pas une médiocre gloire pour nos ma-
rionnettes que de voir Goethe préluder à ses chefs-d'œuvre drama-
tiques en se faisant leur organe, et Haydn, dans toute la splendeur de
son génie, se plaisant à écrire pour elles une série de petits chefs-
d'œuvre.
(1) Voy. Gazette musicale de Leipzig, 1827; t. XXIX, u» 49, p. 820.
XIIT.
mabiounettes en allemagne depuis l apparition dd faubt de gobths
jcsqu'a nos jours.
Pendant les vingt dernières années du xviii» siècle, les marionnettes
aimées, recherchées, fêtées, comme on vient de le voir, dans quelques
résidences aristocratiques , toujours chéries du peuple et biemenues
dans les villages et dans les faubourgs des villes, n'avaient cependant,
il faut le dire, d'existence et de point d'appui qu'aux deux extrémités
de l'échelle sociale. Dans toute l'immense population intermédiaire,
parmi les lettrés, les poètes, les critiques, dans toute cette foule éclai-
rée qui aimait ou cultivait la littérature et les arts, personne ne
songeait à elles, et l'on conçoit assez, en effet, qu'au milieu de l'ad-
niirable développement épique, lyrique et dramatique, qui se prépa-
rait et qui commençait déjà à poindre sous l'influence des glorieux
successeui-s de Lessing, il ne restât plus dans aucun esprit sérieux
d'intérêt disponible pour les marionnettes. Cependant il se passait alors
quelque chose dans la tête dun jeune homme obscur qui allait ra-
310 CONCEPTION DU FAUST DE GOETHE.
mener l'atteution du grand public allemand sur la vieille légende de
Faust, et par suite sur les marionnettes qui étaient en possession de
l'interpréter. Goethe enfant avait vu certainement jouer Faust par les
marionnettes de la foire de Francfort, sa patrie. Il l'avait revu proba-
blement encore aux foires de Leipzig pendant les trois années qu'il
passa dans cette ville à suivre, je devrais dire à observer en critique
les cours de l'université; mais ce qui est certain, c'est qu'arrivant à
Strasbourg à la fin de 1769, il y portait le dessein arrêté d'élever cette
légende si profondément humaine et si profondément germanique
aux proportions du drame et de l'épopée. Loin de dissimuler l'origine
de son incomparable chef-d'œuvre, Goethe nous l'a fait connaître lui-
même de la manière la plus intéressante dans ses mémoires. Pendant
les trente mois qu'il passa à Strasbourg, sous prétexte d'achever ses
études de droit, mais en réalité pour y méditer et préparer ses trois pre-
mières grandes compositions, Goethe vécut dans l'intimité d'un homme
d'un esprit éminent, de Herder, dont il fit son confident littéraire et son
mentor. Cependant le jeune homme faisait un mystère à son sage ami
de quelques-uns de ses projets les plus hasardeux : « J'avais bien soin
de lui cacher, dit-il, combien j'étais préoccupé de certaines pensées qui
avaient pris racine en moi, et qui allaient grandir peu à peii jusqu'à la
hauteurde créations poétiques.» Ces favorisdeson imagination , c'étaient
Goeti de Berlichingen et Faust. La pensée de Faust surtout l'obsédait.
« L'idée de cette pièce de marionnettes, ajoute-t-il, retentissait et bour-
donnait en moi sur tous les tons; je portais en tous lieux ce sujet avec
bien d'autres, et j'en faisais mes délices dans mes heures solitaires, sans
toutefois en rien écrire (I). » Grande fut la surprise du monde httéraire
quand, dix ans plus tard, Goethe publia les premiers fragmens de cette
œuvre originale. L'Allemagne épiait avec espérance tous les mouve-
mens de ce beau génie, qui avait fait, à vingt-cinq ans, une révolution
dans l'art dramatique par Goetz de Berlichingen, et une révolution
dans le roman, et presque dans les mœurs publiques, par Werther : elle
s'émut de lui voir choisir cette légende de marionnettes pour en faire
le sujet d'une épopée dramatique; mais quand, au commencement du
' tfiBhnûqaL) .^r
(1) Goethe, Ausmeinem Leben (Mémoires),^* partie, livre X». Werke, t. XXV, p. 318.
lEPBISE DE FAUST PAR LES JOUEURS DE MARI0S?CETTE5, 311
«iècle, deux publications successives eurent enfin montré dans son en-
semble la première partie de Faust, l'admiration fut générale, le suc-
cès immense. Tous les théâtres, allemands et étrangers, voulurent avoir
leur Faust; on mit ce sujet en romans, en opéras, en ballets, en pan-
tomimes; on l'arrangea pour les ombres chinoises (1). Chose singu-
lière, l'émotion causée par Tapparition de cette œuvre transcendante,
souvenir poétisé et agrandi des marionnettes, ramena presque aussitôt
l'attention publique sur la vieille légende et sur l'humble scène qui en
avaient fourni l'occasion et la pensée. Des joueurs de marionnettes intel-
ligens, Schùtz et Dreher, Geisselbrecht, Thiémé et Éberlé (2), exploi-
tèrent habilement cette nouvelle disposition des esprits.
En 1804, les deux associés, Schûtz et Dreher, vinrent de la Haute-
Allemagne, apportant une vieille rédaction de Faust, purgée des inter-
polations ridicules (pi'y avaient insérées Reibchand etKuniger au temps
des Baupt-Aclîonen {3). Toute la haute compagnie de Berlin y accou-
rut. Les femmes, les poètes, les philosophes, les critiques s'y pressaient
en foule, curieux de comparer le vieux drame populaire avec le nou-
veau chef-d'œuvre qui en était émané (4). Dreher et Schûtz se conci-
lièrent tous les suffrages, et attirèrent long-temps la foule par la bonne
composition de leur répertoire, à la fois décent et varié. Ils jouèrent
successivement, pendant les années 1804 et 1805, le Chevalier brigand,
la Jeune Antonia. Geneviève de Brabant, Mariana ou le Brigand fémi-
nin, Trajan et Domitien, la Nuit du meurtre en Ethiopie, Fanny et Dur-
mon (histoire anglaise), don Juan, Médée, Alceste, Aman et Esther,
(1) Faust fut joué aux ombres chinoises des frères Lobe. A Dantzig, en 1797, on im-
prima le Doctor Faust, ein Schaftenriss, et à Leipzig, en 1831, iL Harro Harring publia
dans le Litterarische Muséum, Faust accommodé à la mode de ce temps, ein Schattenspiel .
(2) Voyez Chr. Ludw. Striglitz aine, Faust als Schauspiel... article du Taschenbuch
de Raumer, 1834, p. 193-202 reproduit, dans le Closter, t. V, p. 692.
(3) Voyez notamment ce que rapporte M. Schûtze (ouvr. cité, p. 62) d'une représen-
tation du Doctor Faust, remplie d'extravagances, qui fut donnée à Hambourg en 1733.
(4) Franz Hom, Ueber Volksschauspiele... {Sur le théâtre populaire en général et sur
la pièce de Faust en particulier), extrait de Die Poésie... [La Poésie et l'Éloquence en
Allemagne avant Luther), Berlin, 1823, t. II, p. 256-284, et dans le C/of for, t. V,
p. 672.
312 RÉPEBTOIRE DE SCHUTZ ET DE DREHER.
Judith et Holopherne, l'Enfant prodigue (i). Les marionnettes redevin-
rent si bien à la mode, que quelques poètes distingués se mirent à
écrire pour elles. Auguste Mahlmann, auteur de plusieurs ouvrages
estimés, publia à Leipzig, en 1806, sous le titre de Marionettentheater,
un volume qui contenait quatre petites pièces de ce genre : le roi Vio-
lon et la princesse Clarinette, l'Enterrement et la résurrection du doc-
teur Pandolfo, la Nouvelle Zurli ou la Prophétie, et Arlequin raccom-
modeur de mariage.
Dreher et Schûtz, après quelques courses, notamment à Breslau, se
séparèrent. Schûtz s'établit à Potsdam, et revint, en 1807, à Berlin,
donner de nouvelles représentations qui furent encore très suivies.
Une de ses affiches, du 12 novembre 1807, commence ainsi : « A la
demande de beaucoup de personnes, on donnera le Docteur Faust. »
Il avait rouvert son théâtre à Berlin par une pièce intitulée Bourgeois
et propriétaire à Potsdam, qui contenait probablement des allusions
à son nouvel établissement dans celte ville. Outre Faust, il jouait
un vieux drame dont Wagner, le famulus, l'élève attardé de Faust,
était le personnage principal. Elle était intitulée : le Docteur Wagner
ou la Descente de Faust en enfer, et avait porté autrefois pour second
titre : Infelix sapientia. Ce second Faust était loin de valoir le pre-
mier.
Schûtz, assez lettré et auteur lui-même, se réservait d'ordinaire les
premiers rôles, c'est-à-dire don Juan, Faust, Casperle; il affectionnait
ce dernier, où il était fort goûté, surtout dans une petite comédie de sa
composition : Casperle et sa famille. Deux opéras-comiques figuraient
encore dans son répertoire, Adolphe et Clara et la Bague enchantée (2).
Après un assez long intervalle, Schûtz revint à Berlin. M. François
Horn le vit en 1820 faire représenter avec succès trois pièces par ses
(1) Von der Hagen, Dos alte und neue Spiel von doctor Faust {l'ancienne et la nouvelle
pièce de Faust). Voyez Germania, 1841, t. IV, p. 211-224, et Bas Closter, t. V, p. 730.
M. von der Hagen dit que Dreher et Schûtz vinrent à Berlin quarante ans avant l'époqua
où il écrivait, ce qui, en prenant ces mots à la lettre, fixerait les représentations de Faust
données par ces artistes à 1801.
(S) Von der Hagen, ibid., et Dos Closter, t. V, p. 730 et 7>1.
RÉPERTOIRE DE GEISSELRRECHT. 313 ,
acteurs de bois, Don Juan, Faust, et un drame romanesque ei^pe»-
J)ab)eqient iéeriquB; la Belle-Mère ou l'Esprit de la montagne {{).
A l'autre extrémité de l'Allemagne, Geisselbrecht, mécanicien de
Vienne, exploita, avec non moins d'habileté, la vogue que le Faust
de Goethe avait rendue aux marionnettes. Il représenta à Vienne, à
Francfort, et même à Weimar, où résidait Goethe, un drame de Faust,
d'une rédaction un peu plus moderne que celle de Schûtz et Dreher,
intitulé : le Docteur Faust ou le grand nécromancien, en cinq actes,
mêlé de chants. Il avait à Francfort sa résidence principale. Un ha-
bitant de cette ville, le docteur Kloss, lui a vu représenter Faust en
1800, et, pour la dernière fois, en 1817 (2).
On a conservé le souvenir d'une pièce de son répertoire, probable-
ment féerique, et qui obtint un succès de vogue. Elle portait le titre
bizarre de la Princesse à la hure de porc. Il s'efforçait de surpasser
Dreher et Schûtz par la perfection mécanique de ses petits acteurs,
auxquels il faisait lever ou baisser les yeux ; il était même parvenu à
les faire tousser et cracher très naturellement, exercice que Casperle,
comme on pense bien, devait répéter le plus souvent possible (3).
M. von der Hagen, pour se moquer de cette puérile merveille, appli-
que au mécanicien viennois les deux vers suivans du Camp de Wal-
lenstein, que Schiller, par parenthèse, a imités des Femmes savantes de
Molière :
Cette étude vous a mal réussi. Vous avez peut-être appris comment le géné-
ral tousse et comment il crache; mais quant à son génie...
Wie er raeuspert und wie er spuckt,
Das babt ihr ilim glûcklich abgeguckt;
Âber sein Schenie (4)....
(1) Franz Horn, Faust, ein Gemalde.... {Faust, tableau d'après l'ancien allemand),
extrait de Freundlicher Schriflen... {Joyeux écrits pour de joyeux lecteurs), t. II, p. 51-
80, et Das Closter, t. V, p. 652 et suiv.
(2) Cari Simrock, Doctor Johannes Faust, Puppenspiel; Francf., 1846, notes, p. 107.
(3) Von der Hagen, Das alfe..., etc. Voyez Das Closter, t. V, p. 738.
(4) Schiller, Wallenstein Loger {le Camp de Wallenstein), scène ti.
XIV
FAUST 8CR LES THÉÂTRES DE MARIONNETTEg. — TEXTES IMPRIMÉS.
Quelques critiques ont avancé que la légende de Faust est née sur
les théâtres de marionnettes. Il est infiniment plus probable qu'elle a
commencé, comme toutes les légendes, dans les veillées et dans les
foires par des récits et par des chansons. D'autres ont prétendu que,
malgré sa physionomie toute germanique, ce mythe serait venu d'An-
gleterre en Allemagne, et ils allèguent, à l'appui de cette opinion, une
ballade anglaise imprimée en 1588, et d'où Christophe Marlow a em-
prunté l'idée de sa tragédie de Faust (1). Cela n'autorise nullement à
supposer à cette légende une origine anglaise, surtout quand on sait
que cette même année 1588, l'histoire de Faust se vendait à Francfort
chez J. Spies et circulait dans toute l'Allemagne, et que l'année pré-
cédente, 4587, avait déjà vu paraître un ouvrage intitulé : Historia
Fausti; tractâtten von Faust; eine comôdie, attribué à deux étudians
de Tubingue. On a dit encore que cette Historia Fausti, qui a pré-
Ci) Le drame de Marlow, représenté en lôd4, a popularisé la légende de Faust ea
TEXTES DB GEISSELBBECHT ET DR-SCHUTZ. 3i5
cédé le livre de Widmann et même la légende de Francfort, était
une pièce de marionnettes. Je ne sais sur quelles preuves peut s'ap-
puyer cette assertion. Il n'est même pas bien sûr que ce fût une pièce
dramatique. Le sens qu'avait le mot comédie au moyen-âge, et qu'il a
conservé long-temps, permet de douter que cet ouvrage fût autre
chose qu'un récit. Dans tous les cas, le fait seul de l'impression éloigne
toute idée d'un jeu de marionnettes. Dans l'origine, les pièces de ce
genre, loin d'être imprimées, n'étaient même pas toujours écrites et
surtout ne l'étaient jamais en entier. On remarque plusieurs scènes
dans la plupart des textes qui nous sont parvenus, laissées en blanc
ou dont le motif seul est indiqué. Ces passages appartiennent ordinai-
rement aux rôles de HansiiN-urst et de Casperle. Les joueurs les rem-
plissaient à leur fantaisie, ou à la gusto [sic], comme il est dit à- la
marge (i). Les directeurs qui possédaient de ces rares copies les gar-
daient précieusement et les transmettaient à leurs successeurs. C'est à
l'aide d'un de ces vieux manuscrits que Geisselbrecht représentait son
Faust. Après sa mort ou sa retraite, arrivée en 1817, sa copie devint
la propriété du roi de Prusse, et M. le colonel de Below obtint, en
1832 l'autorisation de la faire imprimer à vingt-quatre exemplaires
qui furent distribués eu présens (2).
Avant cette époque, et dès 1808, M. von der Hagen avait formé, de
concert avec quelques amis, le projet de donner au public le texte
du fameux Faust de Schûtz. On fit au directeur la demande de son
manuscrit; mais celui-ci, ne voulant s'en dessaisir à aucun prix,
feignit de croire que le désir qu'on lui témoignait n'était pas sérieux
Angleterre. Ce sujet s'est montré avec succès sur les théâtres de marionnettes de Lon-
dres et même de Dublin, comme Swift nous l'apprend dans ses vers contre Timothy.
Voyez plus haut, page 246.
(1) On trouve notamment plusieurs scènes en blanc dans le Faust des marionnettes
d'Augsbourg. Voyez Das Closter, t. V, p. 829 et 844.
(2) Von der Hagen, Das Alte..., etc. Das Closter, t. V, p. 733. Vers la fin de sa vie,
Geisselbrecht paraît avoir éprouvé des scrupules sur quelques passages de la pièce de
Faust, où la reUgion et les bonnes mœurs lui semblaient offensées. Il avait souli-
gné ces passages dcins son manuscrit , pour les passer à la représentation. Une note de
sa main nous apprend que, par délicatesse de conscience, il renonça tout-à-feit à don-
ner cette pièce avant de quitter sa profession.
316 CINQ TEXTES DE FAUST PUBLIÉS PAR M. SCHEIBLE.
et cachait une mystification. Bref, il refusa obstinément, quoi qu'on
pût faire. Il prétendit même qu'il n'avait point de copie et qu'il jouait
partie de mémoire, partie à l'impromptu. Alors plusieurs personnes
se concertèrent pour écrire la pièce pendant les représentations; mais
la confrontation des copies fit remarquer un grand nombre de va-
lianles qui prouvèrent qu'en effet Schiitz recourait dans beaucoup
de passages à l'improvisation. Toutefois M. von der Hagen rassembla
ces matériaux et les combina de manière à en former un texte. Mal-
heureusement il n'a publié que le premier acte, et s'est borné pour
les trois autres à une analyse. Ce travail n'a paru que long- temps
après, en iSM, dans le recueil intitulé Germania, puis dans le Closter.
En i846, M. Charles Simrock, honorablement connu par ses poésies
et par son livre sur les légendes du Rhin, profitant de la publication
de M. von der Hagen , de quelques études analogues de MM. François
Horn et Emile Sommer, et surtout aidé de ses propres et récens souve-
nirs, fit paraître à Francfort, le texte complet de la pièce populaire sous
le titre de « Doctor Johannes Faust, pièce de marionnettes, en quatre
actes. » M. Simrock avoue de bonne foi que sa rédaction est tirée de
plusieurs sources, que le dialogue, auquel il n'a pourtant rien ajouté
d'essentiel, lui appartient en partie, et qu'il est seul responsable des
vers (1). Dans cette pièce, l'action se passe à Mayence, et non à Wit-
tenberg, séjour de Faust dans tous les livres populaires, d'où quelques
critiques ont été induits à dire que cette substitution de lieu avait été
généralement admise par les joueurs de marionnettes, qui avaient con-
fondu le Faust de la légende et le célèbre imprimeur associé de Gut-
temberg. Ce changement de lieu ne se trouve que dans le texte de Ch.
Simrock; la scène, dans la pièce de Geisselbrecht, est à Wittenberg,
ainsi que dans plusieurs des rédactions dont nous allons parler.
On ne possédait que les deux textes peu satisfaisans de MM. Sim-
rock et von der Hagen, lorsqu'en 1817 M. Scheible, à force de re-
cherches et de dépenses^, parvint à retrouver et publia dans le Closter
cinq autres rédactions de Faust-marionnette, à savoir : 1° le Docteur
Jean Faust, en deux parties de sept actes chacune, appartenant au
(1) Voy. Cari Simrock, Doctor Johannes Faust; PuppenspielinwierAufzugen;çTéia£6.
TEXTE DE BONNESCUKY. 317
théâtre des marionnettes d'Ulm (la scène est à Wittenberg); 2° Jeom
Faust, tragédie en trois parties et en neuf actes, du répertoire des ma-
rionnettes d'Augsbourg, rédaction très ample et une des plus an-
ciennes, dont la scène est également à Wittenberg; 2° Jean Faust ou le
Docteur mystifié, comédie mêlée d'ariettes, plus récente, et appartenant
au même théâtre; 4" le Docteur Faust, célèbre dans le monde entier,
pièce en cinq actes, du théâtre des marionnettes de Strasbourg, entre-
mêlé d'un assez bon nombre de phrases françaises; 5" Faust, histoire du
temps passé, arrangé pour les marionnettes de Cologne par M. Chr. Win-
ters (1). M. Scbeible a publié ces pièces comme elles lui sont paryenues,
avec leurs lacunes, leurs altérations, leurs incorrections grossières,
surtout dans les passages latins, curieux vestiges du xvi« siècle, que
les dynasties successives de joueurs de marionnettes ont maintenus,
sinon respectés. On peut dire qu'aucune nation en Europe n'a pris
autant de soin que l'Allemagne pour reconstituer l'histoire de son
théâtre populaire.
Ce n'est pas tout : il a paru encore, en 1850, à Leipzig, un nouveau
texte de Faust {das Puppenspiel vom Faust) qui affecte de plus hautes
prétentions. Le titre déclare que dans cette nouvelle édition l'ancien
et véritable Faust des marionnettes est publié pour la première fois
sous sa forme originale. L'éditeur ne s'est pas nommé, mais sa pré-
face et ses notes sont d'un homme de goût et de savoir. Son texte, s'il
faut l'en croire, est d'un siècle au moins antérieur à celui des éditions
précédentes; il est vrai que, par un étrange oubli, il ne parle pas des
textes publiés par M. Scheible. Il doit le sien ou plutôt il Ta enlevé
(Bacchus aidant) à un joueur nommé Bonneschky^ qui, à une époque
qui n'est indiquée que vaguement, donnait des représentations à Leip-
zig. Je dirai franchement que, malgré ces assurances accumulées dans
la préface, le texte de 1850 est celui dont l'authenticité m'est le moins
prouvée. Je crois y voir plutôt un résumé fait avec adresse de tous les
matériaux recueillis antérieurement que la transcription pure et simple
d'un manuscrit réel. Je ne fais ici qu'énoncer un doute; je pourrais.
(1) Ces cinq pièces, outre le travail de M. voa der Hagen et le texte de Geisselbrecht,
sont réunies dans le Closter, t. V, p. 747-922.
318 TEXTE DE BONNESCHKY.
au besoin, l'appuyer de plusieurs indices. On voit, en tête de la pièce,
deux gravures assez curieuses, représentant Faust et Casperle, tels
qu'ils figurent d'ordinaire dans les jeux de marionnettes.
On le voit, grâce à tant de précieux documens, la critique peut,
enfin, se faire une idée assez juste de ce qu'ont été les représentations
du Docteur Faust sur les théâtres populaires. Elle peut confronter les
rédactions, les rapprocher de la légende, et, si ce n'est pas un trop grand
sacrilège, comparer ces Puppenspiele avec le Faust de Goethe, Je ne
me propose pas de traiter tous ces points; mais je crois ne pouvoir
mieux terminer mon travail qu'en me posant cette question finale, qui
aurait sans doute paru bien impertinente au début : Le Faust de Goethe
doit-il quelque chose aux marionnettes?
XV.
DES EMPRUISTS QBE LESSING ET GOETHE ONT FAITS AUX THÉÂTRES
DE MARIONNETTES.
Lessing avait , avant Goethe, conçu la pensée de tirer de la légende
de Faust et des pièces jouées sur ce sujet dans les foires un grand
drame surnaturel et philosophique. Non-seulement il avait vu sou-
vent représenter cette histoire par les marionnettes, mais il avait eu
en sa possession la copie d'une de ces anciennes pièces. Lié d'une étroite
amitié avec M"» Neuberin, qui avait été long-temps directrice d'un
théâtre secondaire et qui possédait une collection précieuse de livres
et de manuscrits relatifs à sa profession , il hérita de la bibliothèque
de cette dame, dans laquelle se trouvait un ancien manuscrit de Faust
à l'usage des joueurs de marionnettes ambulans (1). On a avancé que
Lessing avait composé deux Faust. Il est plus probable qu'il a seule-
ment tracé deux plans, sans en achever aucun. Ayant emporté avec
(1) Voy. Fried. Nicolai, heise, t. it, p. 5«6.
320 PLAN d'une tragédie de FAUST PAR LESSING.
lui en Italie tout ce qu'il avait écrit sur ce sujet, dont il était vivement
préoccupé, il eut le malheur de perdre la malle qui contenait ces pa-
piers (1). 11 ne subsiste plus que deux fragmens de tout ce travail : le
premier est une scène complète qu'il a publiée dans une de ses lettres
sur la littérature contemporaine (2); le second est un brouillon trouvé
après sa mort, et contenant l'esquisse des cinq premières scènes d'un
autre Faust. En outre, un de ses amis, M. J.-J. Engel, qui avait reçu,
pendant plusieurs années, ses confidences poétiques, a fait connaître
au public ce qu'il avait retenu du plan de cette seconde pièce (3). En
rapprochant les souvenirs de M. Engel des indications contenues dans
le fragment posthume, on peut entrevoir, non pas tous les incidens du
drame, mais au moins le cadre et l'idée principale.
La première scène se passe dans une église gothique. 11 est minuit :
Béelzébut et sa cour tiennent conseil dans la nef, assis sur les autels,
et invisibles. Le spectateur devait seulement entendre résonner sous
les voûtes leurs voix rudes et discordantes. Le résultat de la délibéra-
tion est qu'il faut s'efforcer de faire tomber dans l'enfer le fameux doc-
teur Faust. Pâle et exténué, il est, en ce moment même, courbé devant
sa lampe nocturne, agitant les problèmes les plus ardus de la phi-
losophie scolastique. Trop d'amour pour la science peut conduire à
bien des fautes. Un démon dresse, sur cet espoir, un redoutable plan
d'attaque. 11 ne demande que vingt-quatre heures pour l'accomplir;
mais l'ange de la Providence, qui planait, invisible, comme les esprits
malfaisans, au-dessus de l'assemblée, s'écrie : Non, maudit, tu ne vain-
cras pas ! Ce bon ange devance l'envoyé de l'enfer, plonge Faust dans
un profond sommeil et lui substitue un fantôme que le démon a la
sottise de prendre pour l'objet de ses attaques. Quant aux ruses que
Lessing faisait employer à l'esprit malin pour séduire le docteur, on les
ignore; on sait seulement que Faust assiste en rêve à la vaine lutte du
démon et de son fantôme j il se réveille pour être témoin de la honte
(1) Une lettre de M. Blankenburg, intitulée de la perte du Faust de Lessing, contient
des détails sur cet accident. Voy. Literatur und V'olkerkunde, juillet 1784, t. V.
(2) Lettre 17e.
(3) Ces morceaux ont été rassemblés dans les œuvres complètes de Lessing. Voy. Thea-
tralischer Nachlass, § 6, t. XXII, p. 213.
UNE SCÈNE PRISE PAB LESSmC AUX MARIO:^:<ETTES. 321
et de la fuite de l'agent infernal. Il remercie avec effusion la Providence
de l'avis salutaire qu'elle lui a envoyé au moyen d'un songe si instructif.
Tel était le canevas de cette pièce, ingénieux peut-être, mais bien
éloigné de la simplicité et de la gravité de l'histoire populaire. Le rêve
qui rend Faust simple spectateur de sa propre tentation est une fic-
tion froide et malheureuse, qui détruit tout le tragique intérêt et
toute la portée chrétienne de la légende, pour ne lui laisser que les
proportions mesquines d'un puéril apologue.
Le fragment publié du vivant de Lessing est d'un tout autre carac-
tère et ne paraît pas avoir pu appartenir à la pièce dont nous venons
d'exposer la marche. C'est la scène de l'évocation des Esprits infernaux
{Geister Scène). La première fois que je lus ce morceau (i), je fus frappé
des éclairs de poésie originale qu'il renferme. Ma surprise futextrénie
en retrouvant depuis, dans les pièces de marionnettes, presque toutes
les beautés dont j'avais fait honneur à Lessing. Que l'on songe, en li-
sant cette scène, que les traits les plus énergiques appartiennent aux
marionnettes.
FACST ET LES SEPT ESPRITS.
Faust, qui a signé un pacte avec Satan, veut, en retour, avoir pour serviteur
le plus actif des habitans de l'enfer. Il prononce la formule d'évocation. Les
démons TenteDdeut et obéissent : au lieu d'un, il en vient sept (2).
rAlST.
Êtes-vous les esprits les plus agiles de l'enfert
TOUS LES ESPBITS.
Oui.
PACST.
Êtes- vous tous également agiles?
TOUS.
Non.
rACST.
Qui de vous Test davantage?
(1) Voir les notes du roman intitulé les Aventures de Faust, par MM. Saur et de
Saint-Geniès, t. I*', p. 2Î6.
(2) Dans les pièces de marionnettes, le nombre des démons varie. Quelques pièc«
n'en ont que trois, d'aatreft en ont hait.
11
322 ÉVOCATION DES SEPT ESPRITS INFERWAUX^j, ^:^-t
TOUS.
Moi.
FAUST.
0 prodige! sur sept diables, il n'y a que six menteurs! Mais je veux vous
connaître de plus près.
LE PREMIER ESPRIT.
Cela t'arrivera un jour.
•'■*' FAUST.
Comment l'entends-tu? Les démous prêchent-ils aussi la pénitence?
l'esprit.
Oui, aux pécheurs désespérés; mais ne nous arrête pas plus long-temps,
FAUST.
Comment t'appelles-tu? Quelle est ta promptitude?
l'esprit.
Il me faudrait moins de temps pour t'en donner la preuve que pour te répondre.
FAUST.
Eh bien! regarde. Que fais-je?
l'esprit.
Tu passes ton doigt à travers la flamme de la bougie.
FAUST.
Et je ne me brûle pas. Va passer sept fois de mênae daps les flammes de
l'enfer sans te brûler... Eh bien! tu demeures; je m'aperçois qu'il y a aussi des
fanfarons parmi vous. Il n'y a si petits péchés dont vous voulussiea vous faire
faute. — Et toi, comment t'appelles-tu ?
le second esprit.
Chil , ce qui, dans votre langue prolixe et traînante, signifie les traits de la
contagion.
FAUST.
Quelle est ta vitesse?
l'esprit.
Penses-tu que je porte en vain mon nom? J'ai la rapidité des traits de la
peste.
"'' ■■ ■'^ **^'»»' FAUST.
Sers donc un médecin; tu es beaucoup trop lent pour moi. — Et toi, quel
est ton nom?
ÉV0CAT10!1 DES SEPT ESPRITS ITIFEB.NADX. 323
LE TROISIÈME ESPRIT.
Dilla, car les ailes du vent me portent.
FACST.
Et toi?
LE QUATRIÈME ESPRIT.
On me nomme Julta. Je vole sur les rayons de la lumière.
FACST.
"Vous tous, dont la promptftude peut être exprimée par des nombres finis,
vous êtes de pauvres diables.
LE CINQUIÈME ESPRIT.
Ils ne sont pas dignes de ta colère; ils ne sont les messagers de Satan que
pour le monde physique. Nous autres, nous sommes ses agens pour le monde
immatériel, et tu nous trouveras beaucoup plus prompts.
FADST.
Et quelle est ta vitesse?
l'esprit.
Celle de la pensée de Thomme (1).
FAOST.
C'est quelque chose!... Mais les pensées de l'homme ne sont pas également
promptes dans tous les temps : elles ne le sont guère quand la vérité et la vertu
les appellent. Combien elles sont lentes alors! Tu ts prompt, il est vrai, quand
tu le veux; mais qui m'est garant que tu le voudras toujours? Je ne saurais
avoir plus de confiance en toi que je ne puis m'en accorder à moi-même, hé-
las! — Et toi, quelle est ta promptitude?
LE SIXIÈME ESPRrr.
Celle de la colère du vengeur (2).
PADST.
De quel vengeur?
(1) Cette réponse se trouve, mot pour mot, dans presque toutes les rédactions du Fa w/
des marionnettes, notamment dans celles de Schûtz, de Geisselbrecht et de Bonneschkv.
M. Ph. de Leitner, citant ce passage, ajoute : « C'est là une belle pensée pour un théâtre
de marionnettes. » Ueber den Faust von ilarlow... {Sur le Faust de Marlovo et le Faust
des théâtres de marionnettes); Jahrbûcher... {Annales dramatiques, Leipzi.-', 1837,
p. 145-132;; — Dos Closter, t. V, p. 706.
(î) Je ne trouve cette réponse que dans le Faust des marionnettes de Strasbourg.
324 EVOCATION DES SEPT ESPRITS INFERNAUX.
l'esprit.
Du puissant, du terrible, de celui qui s'est réservé la vengeance, parce qu'elle
est son plaisir.
FAUST.
Tu blasphèmes, malheureux! tu trembles... Prompt, dis-tu, comme U ven-
geance de... j'ai failli le nommer... Que son nom ne soit pas prononcé entre
nous! Sa vengeance est prompte, sans doute; cependant je suis vivant, et je
pèche encore.
l'esprit.
Te laisser pécher, c'est déjà se venger de toi.
FAUST.
Et c'est un démon qui me l'apprend!., aujourd'hui, il est vrai, pour la pre-
mière fois... Non, sa vengeance n'est pas rapide, et, si tu ne l'es pas plus qu'elle,
ya-t'en! — Et toi, quelle est ta vitesse?
LE SEPTIÈME ESPRIT.
Tu seras l'homme du monde le plus difScile à contenter, si la mienne ne te
satisfait pas.
FAUST.
Réponds, quelle est-elle?
L*ESPRIT.
Elle est aussi prompte que le passage du bien au mal.
FAUST.
Ah! tu es mon diable (1)! Aussi prompte, dis-tu, que le passage du bien au
mal. Oh! rien n'est aussi rapide... Retirez-vous, colimaçons de l'enfer! Rapide
comme le passage du bien au mal! Oh! oui, je sais combien il est prompt. J'en
ai fait Tépieuve, hélas!
Passons à Goethe.
On a vu qu'il a pris, comme Lessing, l'idée de sa tragédie de Faust
aux marionnettes. Plus encore que son prédécesseur, il s'est éloigné
de la pensée si naïvement chrétienne de la légendej mais avec quelle
(1) Textuel dans la pièce de Strasbourg. Méphistophélès, dans celle d'Augsboiu'g, ré-
pond à Faust : « Aussi prompt que le premier pas du vice au second. » Dans plusieurs
pièces, il y a des réponses bouffonnes. « Je suis, dit un démon dans le texte de Stras-
bourg, aussi rapide que la langue d'une femme qui ne se repose jamais. »
PBOCÉDÉ DIFFÉRENT DE LESSING ET DE GOETHE. 325
intelligente fidélité, quelle harmonieuse exactitude de couleur, de
forme et de proportions n'a-t-il pas su rendre toute la partie extérieure
et plastique de son sujet! Les fragmens de Lessing ne donnent au-
cune idée de celte vivante résurrection du passé. Aussi les deux écri-
vains ont-ils suivi des procédés de com^wsition tout opposés. Les-
sing, en critique expert , note avec soin tous les traits vifs, tous les
mots frappans qu'il rencontre dans ses modèles populaires, et il les
transporte sur sa toile. Goethe, chez qui la poésie de détail coule à
pleins bords, dédaigne cette industrie mesquine; il n'emprunte pas
une phrase, pas un mot isolé, soit à la légende, soit aux pièces de ma-
rionnettes. De simples germes, des motifs en apparence insignifians et
sans valeur, c'est là ce dont il devine la portée d'un coup d'œil, c'est
là ce qu'il développe et ce qu'il féconde. Son travail, comme celui-de
la nature, est tout intérieur et organique. Il est de ceux qui, à l'aspect
du gland, devinent le chêne. Nous allons choisir dans le Faust de
Goethe quatre ou cinq scènes, surtout celles où brille la plus poétique
et la plus incontestable originalité, et nous serons surpris de trouver
dans nos petites pièces de marionnettes les racines et, si je puis ainsi
parler, les molécules élémentaires dont ces vigoureuses productions
se sont formées.
Le prologue dans le ciel. — Goethe, en faisant précéder sa tragé-
die de Faust d'un prologue surnaturel, a obéi à une délicate conve-
nance du sujet que la plupart des joueurs de marionnettes avaient
également pressentie. Seulement, à la différence du Prologue dans U
eiel, l'avant-jeu des marionnettes se passe ordinairement en enfer de-
vant le trône de Satan ou de Pluton (1).
Le monologue. — L'idée d'ouvrir par un monologue ce drame où
les angoisses de la pensée solitaire tiennent une si grande place, re-
monte aux anciennes pièces de marionnettes. Sans doute, le mono-
logue de Goethe est d'une profondeur et d'une richesse d'aperçus in-
comparables. Cependant il n'est pas moins intéressant de voir dans les
théâtres de marionnettes Faust, au lever du rideau, seul, entouré de
(1) Yoye^ 1« Faust des marionnettes d'UUn- Dans le grand Faurt des mahooDettct
d'Augsboorg, pendant tout le premier acte, la scène est en enfsr.
326 IMITATION! DE GOETHB.
livres, de compas, de sphères et d'instrumens cabalistiques, sonder le
redoutable problème de la certitude, et flotter entre la théologie, qui
est la science divine, la philosophie, qui n'est que la science humaine,
et la magie, ou la science infernale.
Scène de l'écolier. — Cette scène, si justement admirée, où Mé-
phistophélès, sous la robe de Faust, mystifie et persifle si diabolique-
ment son candide interlocuteur, se trouve en germe, si je ne me
trompe, dans la pièce des marionnettes d'Augsbourg. Entre autres con-
ditions que Méphistophélès a insérées dans le pacte qu'il engage Faust
à signer, il y a celle de ne pas remonter dans sa chaire de théologie.
« Mais, s'écrie Faust, que dira-t-on de moi dans le public? — Oh! que
cela ne t'inquiète pas, répond Méphistophélès; je prendrai ta place, et,
crois-moi, j'augmenterai beaucoup la gloire que tu t'es acquise dans
les discussions bibliques (1). »
Scène de la taverne. — Vous vous rappelez la taverne d'Auerbach
à Leipzig, où Méphistophélès conduit Faust, et où il joue plus d'un
tour de son métier. 11 y a aussi dans la pièce des marionnettes de Co-
logne une scène de cabaret qui me semble avoir pu faire naître dans
l'esprit de Goethe la première idée de la sienne. Qu'on en juge. Des
étudians et des villageois sont attablés auprès de Faust et de son com-
pagnon. Ils content des histoires plus merveilleuses les unes que les
autres. Faust lui-même, dont la réputation de magicien commençait à
se répandre, est mis par eux sur le tapis. « Quel hommel dit un étudiant.
Il passait dernièrement près d'un marché; un charretier s'avisa de lui
barrer la route. Vous croyez peut-être que Faust lui donna un soufflet?
Pas du tout. Que fit-il donc? 11 avala le paysan, les chevaux, la charrette
et le foin (2) . » Chacun de se récrier, et l'imprudent conteur d'ajouter :
a Que le diable m'emporte, si je mens! » Puis, sans déflance, il trinque
avec Méphistophélès, qui lui tend son verre, en faisant remarquer que
(1) Voyez la pièce du théâtre des marionnettes d'Augsbourg; 1»« part., act. ni, se. i,
das Closter, t. v, p. 828.
(2) Luther raconte très sérieusement une histoire toute semblable , attribuée à un magi-
cien du temps nommé Wildéfer. Voyez les Propos de table, traduits par M. GustaVe
Brunet, p. M.
IlflTATIONS DE GOETHE. 127
ce vin a du feu. L'étudiant prend le verre et le porte à ses lèvres; aus-
sitôt une flamme sort du vase avec fracas. Le jeune homme tombe
évanoui, et ses compagnons s'enfuient épouvantés. « Ce chien de men-
teur! dit froidement Méphistophélès; il n'a que ce qu'il a mérité (I). »
Scène du sabbat. — L'idée de la réunion au Blocksberg et de la
chevauchée du sabbat se trouve dans plusieurs pièces de marion-
nettes. Méphistophélès, dans celle du théâtre de Strasbourg, promet à
Hanswurst une monture avec laquelle il galopera dans les airs; mais,
au lieu d'un cheval ailé que le sot attendait, il lui envoie un bouc,
avec une lumière sous la queue (2). Dans une autre pièce. Hanswurst,
pour rejoindre son maître chez le comte de Parme, monte sur la nu-
que du diable qui s'offre à lui comme étant la sœur de Méphistophé-
lès (3). Cette idée d'un Méphistophélès femelle est remarquable.
Faust A LA cour de l'empereur. — Les états de Parme, trop étroits pour
le plan de Goethe, deviennent, dans la seconde partie de Faust, la cour
impériale. Oreste, le conseiller du comte de Parme, ne laisse pas que
de ressembler quelque peu au maréchal et au chambellan de l'empe-
reur (4). Faust, sur le théâtre des marionnettes, comme dans la pièce
de Goethe, fournit au digne souverain, mieux intentionné qu'inventif,
toutes sortes de panacées pour la prospérité du peuple et la santé du
royaume. Dans les deux cours, Faust, à la demande de ses hôtes, évo-
que, à l'aide de la nécromancie, un grand nombre de fantômes, rois,
généraux, femmes renommées pour leur beauté, et la plus belle entre
les belles, Hélène, la Troyenne, qu'il montre bien à la compagnie, mais
dont il se réserve la possession. C'est, en effet, par la sensualité que,
dans toutes les pièces de marionnettes, Faust se damne. Une des maximes
de Méphistophélès est que : Quod diabolus non potest, mulier evincit (5)
Marguerite. — La tendre et simple Marguerite appartient tout en-
(1) Pièce da théâtre des marionnettes de Ck»logne, act. u; das Closter, t. V, p. 810.
(î) Pièce du répertoire des marionnettes de Strasboui^, act. iv, se. 6. Das Closter,
ibid., p. 876.
(3) Pièce du théâtre d'Augsbourg, !'• partie, act. i, se. 3; das Closter, ibid., p. 832.
(4) Das Puppenspiel vom doctor Faust, Leipzig, 1850.
(5) Das Closter, t. V, p. 844. Le texte porte : Quid diabolus non potert, mulier èvidi.
Cela peut serrir comme échantillon da latin de tontes ces pièces.
328 PENSÉE INTIME DE LA LÉGENDE DE FAUST MÉCONNUE PAR GOETHE.
tière à Goethe, et le germe même n'en apparaît dans aucune pièce
de marionnettes. C'est à peine si, dans une seule, celle des marion-
nettes de Cologne, dont quelques parties sont assez récentes, la jeune
Barbel, maîtresse du valet de Faust, présente quelques lointaines res-
semblances avec l'angélique création de Goethe. Barbel, comme Mar-
guerite, ressent pour Méphistophélès une répulsion instinctive. —
« Quels sont ces deux vilains hommes noirs? A leur vue j'ai failli
mourir de terreur. Ces hommes ne doivent pas reparaître devant mes
yeux... » — Je m'arrête; ces courts rapprochemens suffisent pour dé-
montrer à quel point le génie de Goethe possédait la faculté de fécon-
der, en se les assimilant, les pensées, les incidens, les images qui en-
traient dans le cercle de son activité et de ses conceptions.
Je regrettais tout à l'heure que ce grand génie n'eût pas appliqué à
la partie intérieure, à la fibre spirituelle, à l'ame en quelque sorte, si
naïvement chrétienne de la légende de Faust, la puissance de dévelop-
pement sympathique qu'il a appliquée avec tant d'éclat à la forme exté-
rieure. Comment n'a-t-il tiré aucun parti de ces deux anges, bon et
mauvais conseillers, qui, dans toutes les pièces de marionnettes, se
tiennent aux côtés de Faust, soit sous leur forme naturelle, soit squs
la forme symbolique de colombe et de corbeau (I)? Comment surtout
n'a-t-il pas conservé ces voix formidables, qui , à chaque pas qui rap-
proche le docteur de l'abîme, lui apportent un salutaire et terrible
avertissement : Fauste, Faustel prœpara te ad morlem! — Faustel accu-
satus es! — Fauste, Fauste! in œternum damnalus es? Encore sil s'était
tenu fermement dans une opinion unique , et grande au moins par
cette unité; mais non : il flotte entre des systèmes qui ne sont même pas
à lui. Sceptique dans son premier Faust comme le xviii* siècle, il semble
chercher dans le second Faust à poétiser la formule du panthéisme
hégélien. Sans doute, ce beau génie a usé de ses droits de poète en
imprimant souverainement à son œuvre le cachet de sa personnalité
et celui de son temps, et il l'a fait avec un art et une grandeur infinis.
Toutefois il reste encore après lui un Faust possible à créer, uu Faust
(1) Marlow, plus rapproché de la tradition, a, dans sa trajj;édie, placé Faust entro
ces deux anges. . ^ . . _
BALLET DE HÉPHISTOPHÉLA PAR OEKRI HEIKE. 339
chrétien où l'arlisle aurait à faire énergiquement valoir les belles par-
ties de la légende et des Puppenspiele que Goethe a volontairement
sacrifiées...
Au moment où j'exprimais ces pensées, il m'est arrivé à l'improviste
un vaillant auxiliaire, je veux parler d'un intéressante communication
que M. Henri Heine a adressée à la Revue des Deux Mondes {[). Non-seu-
lement, dans ce beau travail, le grand poète nous fait presque assister au
merveilleux ballet de Aléphistopkéla qu'il avait préparé, à la demande
de M, Luiuley, pour 1 Opéra de Londres; mais l'habile critique inter-
prète le mythe de Faust avec une sagacité toute magistrale. Lui aussi
est convaincu que Goethe n'a pas épuisé toute la sève et toutes les
beautés du sujet, et qu'on peut encore demander un Faust à la vieille
souche légendaire. Je n'examine pas, en ce moment, si le cadre choré-
graphique où il a dû s'enfermer permettait au poète de réaliser complè-
tement cette sévère et heureuse idée; mais toujours est- il que M. Heine
n'hésite pas à déclarer que, pour réussir dans une tâche aussi difficile,
l'inspiration doit se retremper aux sources populaires de la légende et
des marionnettes. Je suis heureux de pouvoir, en terminant, prendre
acte d'une telle opinion, sortie d'une plume si fine, si judicieuse et si
compétente.
Et à présent, messieurs, que ma tâche est achevée, et que la pièce
est finie; à présent que vous avez vu passer et repasser sous vos yeux
tous nos petits personnages; à présent que vous savez toute leur his-
toire et tous les efforts dont ils sont capables pour vous plaire, permettez
que le directeur sollicite en leur faveur votre indulgence. Oui, jetez,
mesdames, jetez vos bouquets à la gracieuse Fantasia, la jolie fée, l'es-
piègle muse des marionnettes! El vous, messieurs, applaudissezl Voyez
quel cortège de beaux génies se presse autour d'elle! Remarquez dans
ce groupe (c'est celui des célébrités qu'elle a délassées et charmées)
Jérôme Cardan, Leone AUacci, Bayle, Charles Perrault, la duchesse
du Maine, Addison, S\»-ift,M"" de Graffigny, Euler, le docteur John-
(1) Numéro du 15 février 1852. L'écrit de M. Heine a aassi pani eu allemand : Der
Doktor Faust; €in Taïupoem; Hambourg, 1851.
330 IMMORTALITÉ DE POLICHINELLE.
son , Henri de Latouche, Charles Nodier, Hazlitt et votre ami Henri Heine.
Dans cet autre groupe (celui des écrivains éminens qui ont taillé leur
plume exprès pour elle ou qui lui ont prêté leur voix), remarquez Ma-
lézieu, Lesage, Piron, Favart, Fielding, Voltaire, John Curran, Byron,
Goethe, et, leur égal dans un autre art, Haydn . Et ne me reprochez pas de
parler presque uniquement du passé! Aujourd'hui même, les journaux
et les revues anglaises annoncent à grand bruit l'ouverture d'un nou-
veau, que dis-je? d'un royal théâtre de marionnettes {Royal Marionette
Théâtre). Punch a retrouvé à Londres sa langue affilée, sa pratique et
son bâton. Il a déjà, dans un piquant prologue, bravement croisé bois
contre bois sur le dos de M. Wood. Bravo! Punch! — Et chez nous, ne
serait-il pas à propos de réveiller un peu Polichinelle? N'aurait-il plus
rien à nous apprendre, ce petit Ésope en belle humeur, lui qui, par son
babil, et même par son silence, apprenait tant de choses à M. Français
de Nantes? Surtout ne dites point qu'il est mort. Pohchinelle ne meurt
pas. — Vous en doutez? Vous ne savez donc point ce que c'est que
Polichinelle? C'est le bon sens populaire, c'est la saillie alerte, c'est le
rire incompressible. Oui, Polichinelle rira, chantera, sifflera, tant
qu'il y aura par le monde des vices, de la folie, des ridicules. — Vous
le voyez bien, Polichinelle n'est pas près de mourir... Polichinelle est
immortel !
POST-SCRIPTUM.
On a pu remarquer dans l'étude qui précède un parti bien arrêté, de notre part, de ne
pas franchir les frontières de l'Europe. A peine, en eîTet, avons-nous dit quelques mots,
en passant, des marionnettes orientales. Il ne faudrait pas conclure de ce silence que
le génie, le climat et la civilisation de l'Orient répugnent à ce genre de spectacle en
plein air, auquel l'imagination prend une part si [considérable. Loin de là. L'Orient ,
cette odalisque indolente, dont la couche est ouverte aux souffles de tous les rêves,
l'Orient qui a créé tant d'allégories, tant de fictions, tant de symboles, a dû se prêter
plus aisément qu'aucune antre contrée du monde à ce ^iTcrtissemont qui fait circuler
partout sans fatigue la gaieté, l'intérêt et le merveilleux. Ce dont il faudrait s'étonner,
ce serait de ne point rencontrer ce hochet séculaire au fond de l'antique berceau du
genre humain. Mais il n'en est pas ainsi. Les idoles mobiles de l'Inde rappellent les
grands mannequins de nus anciennes processions religieuses et municipales. De plus,
tous les récits des voyageurs abondent en documents sur les marionnettes chinoises,
javanaises, siamoises, tartarcs, persanes, turques. Aussi ai-je été vivement tenté de
compléter mon travail en coordonnant ces témoignages, dont l'ensemble présenterait, à
n'en pas douter, les résultats les plus curieux; mais j'ai senti bientôt que je ne possé-
dais pas, pour bien remplir celte tâche, une suffisante connaissance des institutions, des
origines et des mythologie: orientales. Je n'ai pas osé suivre les destinées de ce petit
332 - POST-SCRIPTUM.
spectacle (qui est presque tout le théâtre de l'Orient) à travers les méandres de tant de
races, de tant de religions, de tant de langues, et j'ai cru plus sage de remettre la plume
à une main mieux préparée. Puisse donc un des habiles successeurs de Guland ou d'Ahel
Rémusat répondre à mon appel et ne pas dédaigner d'ajouter ce piquant chapitre à
l'histoire des mœurs et des littératures asiatiques! Pour moi, je ne me risquerais à
essayer d'interpréter tant de mythes étranges et de personnages légendaires qu'autant
qu'il ne se présenterait aucun orientaliste disposé à approfondir le sens et l'origiue de ces
bizarres créations, à commencer par l'incomparable Karagousse (le Polichinelle oriental),
dont on ne nous a exhibé jusqu'ici que la monstrueuse et extravagante silhouette.
15 mai 1852.
,^.|» «9Uf
•t t'nnt'n >if\1 ini
ft"f ?>iïHrf Sb ï^lkfefs!
ADDITIONS.
Page 81, ligne 30. « Massimino Romanini .. » Ajoutez en note : (2) Ou /?o-
manino. Don Giacinto Amati, qui a consacré aux burat-
tini un des chapitres de son livre intitulé : Ricerche suUe
origini, scoperte, etc. Ililano, 1829, t. lil, p. 329, nous
fournit quelques détails sur ce célèbre directeur de ma-
rionnettes, oui avait long-temps habité à Rome.
Page 121, noie 1. Ajoutez à la fin de cette note : On a joué, cette année
même (1831) sur le grand théâtre mécanique de MonU
pellier, la Représentalion de la naissance de Ao/re-Se»-
gneur Jésus-Christ et l'Adoration des bergers; avec des
noëls, par A. Bartro. Cette pièce est imprimée.
Page 124, ligne 16 « et portant ce nom» Ajoutez : I>e mécanisme de
ces petits acteurs fut de bonne heure très -perfectionné.
Dans fpiccpjif, comédie jouée à Londres en 1609, Ben Jon-
son compare la contenance embarrassée d'une jeune in-
nocente à un French puppet, dont on fait mouvoir les yeux
au moyen d'un fil d'archal. Un autre célèbre et spirituel
étranger, le chevalier Marini, dans une lettre du 26 avril
1613, où il rend compte au père Lorenzo de son séjour à
Paris, laisse voir que les marionnettes avaient fait une im-
334>-iJ.Trejuji^..Hjiwttjiijijji'j..if)i>*.Lii"w'iiiiiu'. ADDITIONS.
pression très-vive sur son imagination : a Préparez-moi,
dit-il, une belle grande cage à Turin , avec des échelons
dedans; vous pourrez me mettre à la fenêtre en guise de
perroquet, ou mieux encore, vous m'exposerez sur la
place comme une marionnette propre à amuser les en-
fans. » Seulement il ne paraît pas que l'on vît alors sur
ces petits théâtres les personnages, etc....
Page 166, ligne 18. ... « aux grands éclats de rire de l'assemblée. » Ajoutez
en note : (2) Cette polissonnerie de Polichinelle a eu lieu,
suivant Collé, en 1750, aux premières représentations de
latragédied'Orcsie.Voy. le /ournai/iùfortque, t. I, p. 154.
Page 168, entre les lignes 24 et 25, ajoutez : C'est ici le lieu de signaler une
manie singulière qui éclata vers cette époque et qui n'est
pas sans quelques rapports avec le sujet qui nous occupe.
Je veux parler de la mode des pantins. 11 fut tout à coup
du bon ton de porter avec soi dans les promenades, dans
les spectacles et dans les salons de ces joujoux bizarres.
« Les pantins, dit D'Alembert dans l'Encyclopédie, sont de
petites figures peintes sur du carton, qui, par le moyen de
petits fils que l'on tire, font de petites contorsions propres
à amuser les enfans. » Et il ajoute : « La postérité aura
peine à croire qu'en France des personnes d'un âge mûr
-<j5\ OO (S) • ^iloa r ^ r o
aient pu, dans un accès de vertige assez long, s'occuper
de ces jouets et les rechercher avec un empressement que,
dans d'autres pays, on pardonnerait à peine à l'âge le
'" ■ ., plus tendre. » Sous la date de janvier 1747, l'avocat Bar-
bier nous donne, dans son Journal du Règne de Louis XV,
des détails assez étendus sur cette manie : « Dans le cou-
rant de 1 année dernière, dit-il, on a imagine a Pans des
\ ' joujoux qu'on appelle pantins... Ces petites figures re-
présentent Arlequin, Scaramouche... ou bien des mi-
trons, des bergers, des bergères... Il y en a même eu de
. peintes par de bons peintres, entre autres par Boucher,
". un des plus fameux de l'Académie, et qui se vendaient
cher. 11 y en avait qui offraient des postures lascives.
.' ".' Ces fadaises ont occupé et amusé tout Paris, de manière
-m 'in!!9i on . , 41,/
qu on ne peut aller dans aucune maison sans en trouver
TU ,
. de pendues à toutes les cheminées. On en fait présent à
, ' ' , toutes les femmes et filles, et la fureur en est au point
llT/£ ti2 UD 'J : , , ' , , ,
qu au commencement de cette année, toutes les bou-
tiques en sont remplies pour les étrennes. Celte invention
ADDITIONS. 335
n'est pas nouvelle, elle est seulement renouvelée, comme
bien d'autres choses : il y a vingt ans que cela était de
même à la mode. On a composé une chanson de carac-
tère exprès pour ce jeu :
Que Pantin serait content.
S'il avait l'art de vous plaire !
Que Pantin serait content.
S'il vous plaisait en dansant!
C'est un garçon complaisant.
Gaillard et divertissant.
Et qui , pour vous satisfaire ,
Se met tout en mouvement.
Que Pantin, etc.
■ Cette sottise, dit encore l'avocat Barbier, a passé de
Paris dans les provinces; il n'y avait pas de maisons de
bon air où il n'y eût des pantins de Paris. Les plus com-
munes de ces bagatelles se vendaient d'abord vingt-
quatre sols... La duchesse de Chartres en a payé une
peinte par Boucher quinze cents livres » (Et en note :
(I) Journal historique el anecdotique du règne de Louis XV
de E.-J.-T. Barbier, publié pour la Société de l'Histoire
de France, par BI. de la Villegille, t. III, p. t-3.) Le poète
forain Laffichard a composé, à l'occasion de ce goût puéril,
une petite pièce intitulée : Pantins et pantineSj ou Us
Jmusemens spirituels des frivoles. Je ne sais si c'est dans
*' cette pièce que se trouvaient les vers suivans :
D'un peuple frivole el volage
#( Que Pantin soit la divinité :
Faut-il donc s'étonner qu'il choisisse une image
Dont il est la réalité?
Page 183, entre les lignes 12 et 13, ajoutez : Tallemant des Réaui, dans une
historiette qui paraît se rapporter à l'année 1650, raconte,
comme une chose tout ordinaire, que le duc de Guise,
petit-fils du Balafré, fit venir, une après-midi, des marion-
nettes à Bfeudon, pour égayer une collation qu'il donnait
àM"« de Pons, sa maîtresse. Et, en note : (1) Voyez Tal-
lemant, 2« édition, t. VII, p. 119.
336 ADDITIONS.
Page 185, ligne 29. Ajoutez : Au carnaval de 1713, les victoires du maréchal
de Villars, qui, dopuis quelques mois à peine, venait de
sauver la France, en forçant les lignes du prince Eugène
à Donain, et en reprenant Landrecies, Douai et le Qiies-
noy, parurent aux marionnettes un sujet fort convenable
. d'épigrammes et de railleries, et cela porut très-amusant
à Versailles. M"* de Maintenon nous apprend, du ton de
la plus parfaite indifférence, cette inconcevable ingra-
titude du frivole entourage du vieux monarque. Voici ce
qu'on lit dans une de ses lettres adressée à M""* la prin-
cesse des Ursins, alors à Madrid :
Marly, le 27 février 1713.
«... M"» la duchesse du Maine contribue fort aux plaisirs
de Paris par les comédies, les bals et les mascarades
qu'elle donne ces jours-ci, avec une grande magniOcence.
Les marionnettes représentent le siège de Douai, les fan-
faronnades de M. de Villars, et nomment tous les olQciers
par leurs noms. Tout le monde les veut voir. Le maré-
chal de Villars lui même y a été, entendant fort bien la
raillerie. M"* la duchesse de Berry les a fait venir à Ver-
■''■ • sailles. »
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cours (2) !
Et en note : (2) Lettres inédiles de M™" de Maintenon et
de M"*» la princesse des Ursins; t. Il, p. 3S8.
Page 189, ligne 28. ... « c'est à lui qu'on attribue l'anecdote. « Ajoutez: et
son protégé était le jeune Henri de Latouche... El en
noie : (1) M. de Latouche a raconté agréablement lui-
: ^ même cette anecdote dans la Biographie pitvresque des
députés; Paris, 1820, p. 126, à l'article de Français de
Nantes.
Page 245, ligne 5. Ajoutez : Les Puppet-shows étaient alors un des plaisirs
' îï' ' ' à la mode [modish diversion of the toion), siaivant l'ex-
pression de Smolett, qui , dans un de ses romans, place
les marionnettes au nombre des plaisirs élégans que son
héros procure à sa maîtresse. Et en note : (2) Voy. Rode-
rick Randon, cap. xlix.
î*?'??^^
fl ,T>i'f'V
uVo.'î
SOMMAIRE.
Page.
Coup d'oeil généhal.
PREMIÈRE ÉPOQUL
ANTIQUITÉ.
I. Marionnettes primitives.— Sculp-
ture mobile. — Trois familles de
marionnettes 7
II. Marionnettes hiératiques,
— chez les Égyptiens 11
— chez les Grées 18
— chez les Romains 15
III. Marionnettes aristocratiques et
populaires en Egypte,
— dans les festins 17
— Jouets mobiles déposés dans
les tombeaux d'enfans 18
— Belle marionnette d'ivoire
trouvée à Gourna 19
IV. Marionnettes aristocratiques et
populaires en Grèce.
— Statues mobiles 21
— Colombe volante d'Archytas. 22
— Poupées déposées dans des
tombeaux d'enfans 23
— Automates et marionnettes
d'Antiochus de Cyziqne 24
— Névroplastes" ou joueurs de
mariormeties à Athènes 25
Page.
V. Marionnettes aristocratiques et
populaires chez les Romains.
— Statuettes mobiles trouvées
dans les tombeaux d'enfans. ... 27
— ilarionnettes dans les festins
à Rome 29
— Marc-Aurèle met les jeux
du cirque et du théâtre sur le
même rang que les marion-
nettes 30
VI. Structure des marionnettes an-
tiques 31
VII. Perfection mécanique des ma-
rionnettes grecques et romaines.
— Témoignage d'Aristote. . . 34
— — d'Apulée . . . Ibid.
— — de Galien. . . 35
— Marionnettes prises pour
emblèmes par Platon 36
VIII. Forme des théâtres de ma-
rionnettes dans l'antiquité.
— Ressemblance avec les grands
théâtres antiques 38
— Témoignage de Platon. , . Ibid.
IX. Costumes et caractères des ma-
rionnettes,
— en Grèce 41
— dans l'empire romain. ... 43
23
338
SOMMAIRE.
Page.
X. Marionnettes parlantes et ma-
rionnettes pantomimes.
— L'usage de la pratique em-
prunté de la bouche d'airain des
■ anciens masques scéniques 46
— Les cantica des pantomimes
adoptés par les marionnettes an-
ciennes 47
XL Indulgence des pères de l'église
pour les marionnettes 49
SECONDE ÉPOQUE.
MOYEN-AGE.
L L'art nouveau. — Dédale et saint
Luc.
— Le symbolisme , principe de
l'art chrétien 53
— Deux écoles inégalement fa-
vorables à la culture des arts. . 55
IL Statuaire mobile dans les églises.
— Cruciiix et madones mus
par des fils 56
III. Opposition d'une partie du
clergé à l'emploi de la statuaire
mobile.
— Sculpteurs-mécaniciens ac-
cusés de magie 60
IV. Marionnettes demi - religieuses
et demi-populaires au moyen-âge.
— Mannequins de géans, de
dragons, de papoires, etc., dans
les fêtes ecclésiastiques et muni-
cipales ; • • fiî
— La procession des Marie di
legno à Venise 63
V. Marionnettes populaires au
moyen-âge.
— Pantomimes. — Cantiques
explicatifs 64
— Témoignage de Synesius au
Tl» siècle 66
— d'Eustathe au xii« 67
VI. Miniature d'un manuscrit du
xii« siècle représentant un jeu
de marionnettes 68
— Symbole de la vanité hu-
maine ,
TROISIÈME ÉPOQUE.
TEMPS MODERNES.
I.
MARIONNETTES EN ITALIE.
I. Marionnettes perfectionnées par
des géomètres italiens au xvi« siè-
cle.
69
Page.
— Témoignage de Jérôme Car-
dan 75
— Ancien nom des marion-
nettes italiennes 77
— Automates hydrauliques. . . 78
— Le poète - mathématicien
Baldi déplore, à la lin du xw siè-
cle, la décadence des marionnettes
italiennes 79
II. Marionnettes en plein air.
— Burattini sur la place Na-
vone à Rome 80
— Passion de Leone AUacci ,
bibliothécaire de laVaticane, pour
les marionnettes 81
III. Théâtres de marionnettes dans
les grandes villes d'Italie.
— Teutro délie vigne à Gênes. 84
— Tentro de Fiaruio à Milan. . 85
IV. Anciens et nouveaux personna-
ges des théâtres de marionnettes.
— Burattino 86
— Pulcinella et Scaramuccia. 87
— Giroiamo à Milan Jbid.
— Gianduja à Turin Ibid.
— Cassandrino à Rome 88
— Répertoire des marionnettes
du palais Fiano 90
— Chanson de Pulcinella à
Rome 91
— Les opéras de Rossini joués
et chantés par les marionnettes. 92
V. Marionnettes satiriques et poli-
tiques chez les particuliers,
— à Florence 98
— à Naples 94
IL
MARIONNETTES EN ESPAGNE ET
EN PORTOGAL.
I. Influence italienne.
— Charles-Quint et Gianello
Torriani au monastère de Saint-
Just 97
IL Marionnettes religieuses en Es-
pagne.
— Procession dans la ville de
Saint -Sébastien, le jour de la
Fête-Dieu 100
III. Marionnettes populaires dans
les provinces d'Espagne et de
Portugal.
— Une représentation de ma-
rionnettes décrite par Cervantes. 103
— Romances en action Ibid.
IV. Théâtres de marionnettes dans
les grandes villes d'Espagne et de
Portugal,
SOMMAIRB.
39»
Page.
— à Séville 104
— Disposition scénique. — La
platica 105
— Une représentation à Va-
lence 106
V. Personnages et répertoire des
marionnettes espagnoles.
— Don Cnstoval Pulichinela,
— chevaliers, mores, géans, er-
mites, conquérans des deux Indes. 107
— Combats de taureaux repré-
sentés en Espagne sur les théâtres
de marionnettes 108
III.
MABIONNETTES EN FRANCE.
I. Origine du mot marionnette.
— Diminutif de Marion. ... 113
— Chant-marionnette 115
— Marionnettes des sorciers. . 116
II. Marionnettes religieuses en
France.
— Les Mitouries de Dieppe. . . 117
— Marionnettes du couvent des
Théatins à Paris 119
— La Crèche et la Passion
jouées par les marionnettes sur
le pout de l'Hôtel-Dieu, rue de la
Bùcherie 120
— Crèches de Marseille 121
— La Tentation de saint An-
toine jouée par les marionnettes
dans le pays chartrain 122
III. Anciens acteurs des marion-
nettes françaises.
— Tabary 124
— Franc-à-Tripes Ibid.
— Jean des Vignes 125
IV. Polichinelle 126
— Type français Ibid.
— Contemporain d'Henri IV. 127
— Une mazarinade de 1649 si-
gnée de Polichinelle 128
Chanson de Mignolet 129
V. Dame Gigogne.
— Type créé sur le théâtre des
Halles, en 1602, par les Enfans-
sans-souci 131
— passe au théâtre de l'Hôtel-
d' Argent 132
— au Théâtre de l'Hôtel de
Bourçogne Ibid.
— avait paru dès 1607 dans un
ballet au Louvre, sous un autre
nom 133
VI. Premiers joueurs de marion-
nettes en France.
— Jean Brioché ou Briocci,
établi à la porte de Nesle 135
Page.
— au château Gaillard, au bas
du Pont-Neuf. 136
— Duel du singe Fagotin et
de Cy.ano de Bergerac Ibid.
— Brioché joue, pendant trois
mois, devant les enfans de France. 137
— François Daite.in, maître de
marionnettes à la foire Saint-Ger-
main, en 1657 138
— joue, pendant un mois, en
1669, devant le dauphin et sa pe-
tite cour Ibid.
— Bossuet et les marionnettes
du diocèse de Meaux Ibid.
— Gaillardises innocentes des
marionnettes 139
— Témoignage du comte An-
toine Hamilton Ibid.
— \ers laudatife de Charles
Perrault 140
— Brioché arrêté à Soleure
comme sorcier Jbid.
— François Brioché immorta-
Usé par Boileau 141
— protégé par Colbert 142
VII. Figures de Benoit. — Pygmées
et Bamboches.
— Liste des rivaux de Brioché. 143
— Marionnettes de Benoit du
Cercle citées par La Bruyère. . . Ibid.
— Mot de M™" de Sévi-^né. . . 144
— Théâtre des Bamboches du
sieur de La Grille Ibid.
VIII. Première joueurs de marion-
nettes établis aux foires Saint-
Germain et Saint-Laurent.
— Origine des deux foires. . . 147
— Stances de Scarron 148
— Vers de Lemiere et de M. Ar-
nault 149
— Le procureur -général Achille
de Harlayet les marionnettes de
la foire ' Saint - Germain , qui
jouaient la mésaventure des prcK
testans, après la révocation de
l'édit de Nantes 150
IX. Chronique des foires Saint-Ger-
main et Saint -Laurent, de 1701
à 1793.
— Début de Fuzelier au théâ-
tre des marionnettes d'Alexandre
Bertrand 152
— Loge de Tiquet et Gillot. . 153
— Recueil des petites pièces de
Polichinelle Ibid.
— Allard, Maurice, Octave,
Francisque, etc., joueurs de ma-
rionnettes 154
— Pièces à la muette mêlées
de jargon Ibid.
— Pièces à écriteaux Ibid.
340
SOMMAIRE.
Page.
— Début de Carolet au théâtre
d'Alexandre Bertrand 154
— Bienfait, gendre de Ber-
trand, lui succède 153
— Le duc de La Force et
M"** de Saint-Sulpice , joués par
les marionnettes en 1720 Ibid.
— Lesage , d'Orneval et Fuze-
lier, entrepreneurs de marion-
nettes et associés de La Place. . 156
— Un plaidoyer de Polichi-
nelle 157
— Piron écrit pour les marion-
nettes de Francisque 158
— Lesage, d'Orneval et Fuze-
lier travaillent pour les marion-
nettes de Riner 160
— Harangue de PoUchinelle au
public, composée par Lesage,
d'Orneval et Fuzelier 160
— Les petits comédiens du
sieur Pontau 1C2
— Début de Favart aux ma-
rionnettes par la parodie du Glo-
rieux Ibid.
— Crébillon censeur des ma-
rionnettes 165
— Fourré et Nicolet (pères),
joueurs de marionnettes Ibid.
— Parodie de Mérope. — Une
polissonnerie de Polichinelle. . . 106
— Parodie à^Oreste. — Addi-
tions 334
— Pièces de marionnettes à
grand spectacle 167
— Les comédiens praticiens de
Leva.sseur 168
— Décadence des foires Saint-
Germain et Saint-Laurent 169
— Marionnettes de Prévost,
rue de la Lingerie Ibid.
— Les comédiens artificiels de
Passy Ibid.
X. Foire permanente des boule-
vards.
— Théâtre mécanique de Four-
ré fils. 171
— Marionnettes de Nicolet ca-
det Ibifi.
— Marionnettes d'Audinot. . . 172
— Foires Saint-Clair et Saint-
Ovide 173
— Fantoccini italiens Ibid.
— Fantoccini français, appelés
aussi Porenquins . 174
— Le Théâtre des Panlagoniens. Ibid.
XL Marionnettes et ombres chi-
noises au Palais-Royal.
— Les petits comédiens de
M. le comte de Beaujolais 175
— Pwppi Napolitani de M"»" de
Montansier 176
Pag*.
— Nouveau théâtre des Pyg-
mées ou les Fantoccini du sieur
Caron 178
— Ombres chinoises. — Pein-
ture mobile 177
— Théâtre des récréations de
la Chine du sieur Ambroise.. . . 178
— Ombres chinoises de Domi-
nique Séraphin 179
— Guillemain et la chasse aux
canards 180
— Marionnettes pendant la ré-
volution. — La Démonseigneuri-
sation 181
— Polichinelle guillotiné. —
Citation de Camille Desmoulins. . Ibid.
— Marionnettes sous le consu-
lat. — L'abbé Capperonnier. . . 184
— Répertoire actuel Ibid.
XIL Marionnettes reçues chez les
princes et dans le monde élégant. 188
— Marionnettes au château de
Meudon chez le duc de Guise
(1650). — Additions 335
— A Versailles , chez M"» la
duchesse de Berry (1713).— /iirf. 336
— Polichinelle à Versailles,
chez M"* la duchesse du Maine. 184
— Marionnettes chez la même,
à Sceaux, en 1705 Ibid.
— Marionnettes de Malézieu,
à l'hôtel de Trèraes 185
— Requête de Polichinelle à
nosseigneurs de l'Académie fran-
çaise 186
— Marionnettes du comte d'Eu. Ibid.
— Compliment de Polichinelle
improvisé par Voltaire à Sceaux. Ibid.
— Passion de M"* Pé licier
pour Polichinelle 187
— Théâtre de marionnettes à
Cirey 188
— M. Français de Nantes et
Henri de Latouche, amateurs de
marionnettes sous l'empire. . . . 18»
IV.
MARIONNETTES EN ÀNQLETERRE.
L Accueil fait aux marionnettes
dans les pays septentrionaux. . . 195
IL Emploi de la statuaire mobile
dans les églises d'Angl«terre avant
la réforme 196
— A Saint-Paul de Londres. . 197
— A Witney 198
— Dévastation des images par
les presbytériens d'Angleterre et
d'Ecosse Ibid.
III. Statuaire mobile employée dans
SOMMAnUB.
34i
les miracle - plays et dans les
pageants.
— Les géans Gogmagog et Co-
rinœus ÎOl
— Les héros des ballades natio-
nales acteurs dans le may-poles. Ibid.
— Cavalcade des hobhy-horses. 20i
— Témoignages de Shakspeare
et de Ben Jonson Ibid.
— Hobby-manie au iix* siècle. 203
rv. Divers noms des marionnettes
en Angleterre 205
V. Marionnettes théâtrales depuis
le XIV» siècle jusqu'à l'établisrie-
ment du théâtre réguUer (1562).
— Les marionnettes reprodui-
sent les mintcle-plays, les niay-
poles, les hobby-horses et les mo-
ral-plays 210
— The Old Vice, principal co-
mique des moral-plays, passe sur
les théâtres de marionnettes avec
son partner, nuùtre Devil (le
diable) 211
VL Marionnettes depuis 1562 jus-
qu'à la fin du règne de Charles 1«''.
— Double répertoire des joueurs
de marionnettesanglais, l'un pro-
fene, l'autre religieux 214
— Vogue des chronicle-plays
tirées de l'histoire nationale. . . 215
— Tragédies des théâtres régu-
liers jouées par les marionnettes,
et mauvaise humeur des comé-
diens 216
— Ben Jonson parodie les ma-
rionnettes 218
— Salles permanentes de ma-
rionnettes à Londres et dans les
comtés 219
— Divers modes de représen-
tation 220
— Souvenirs de quelques an-
ciens joueurs de marionnettes. . 222
vn. Hostilité des puritains contre
le théâtre.
— Dissentiment entre les puri-
ritains et l(*s anglicans sur la
question du théâtre 223
— Drames religieux composés
et reconmiandés par le clergé an-
glican 224
— Les jeux du théâtre pros-
crits par les lois de Genève. . . . Ibid.
— Pamphlets contre le théâtre
répandus par les presbytériens
des trois royaumes ' . . . . 225
— Représailles des auteurs dra-
matiques contre les Bambury-
men et les Seu-gospellers. . . . W>
— Ben Jonson met en scène
un théologien vaincu par une
marionnette M7
— Les puppet-shows attaquées
par quelques précisions; — épar-
gnées par le plus grand nonobre. 22*
VIII. Marionnettes anglaises pen-
dant la suppre^on des spectacles
et après leur réouverture jusqu'à
la révolution de 1688.
— Allusion de Milton au suiet
du Paradis perdu joué par les
marionnettes 229
— Plainte des comédiens de
Drury-Lane et du duc d'York
contre le voisinage des marion-
nettes SSi
IX. Marionnettes en Angleterre de-
puis 1688 jusju'â nos jours.
— Arrivée de Punch en Angle-
terre et abdication de the Old
Vice 232
— Innocence primitive de
Punch 231
— Vers latins d'Addison à la
louange des puppet- shovcs. . . . Ibid.
— Répertoire des marionnettes
du temps de la reine Anne. . . . 235
— Powell, joueur de marion-
nettes, prôné par Steele et par
Addison 236
— Pièces de son répertoire.. . 23S
— Satire contre Robert Wal-
Eole sous le pseudonyme de Ro-
ert Powell 240
— Strophes sarcastiaues de
Swift sur le spectacle des ma-
rionnettes 241
— Marionnettes vertueuses et
sentimentales au xviii« siècle. . 243
— Un chapitre de Tom Jones. 244
— Charlotte Charke, directrice
de marionnettes 145
— Marionnettes de Southvoark
fair dessinées par Hogarth. . . . Ibid.
— Marionnettes de village dé-
crites par Gay Ibid.
— Punch se déprave. — Té-
moignage de Swift 24S
— Drame populaire de Punch
and Judy 24t
— Les fredaines de Punch, bal-
lade 249
— Le Diable est un àne, co-
médie de Ben Jonson, origine du
drame de Punch et Judy 252
— Sonnet de lord Byron à la
louange de Punch.. . .' 258
— Punch candidat à Guzzle-
down 254
— Le docteur Johnson jaloux
des marionnettes 255
— Visite électorale de sir Fran-
cis Burdâtt à mistress Punch. . . Lbid
342
SOMMAIBE.
••"^'^ Page.
— Sir John Curran et les ma-
î rionnettes de New-Market 256
— Marionnettes bibliques à
Londres au xix» siècle 257
' ' ~ Un paradoxe de Samuel
Johnson 258
— Macbeth joué par les ma-
rionnettes de Henry Rowe. ... 259
V.
MARIONNETTES EN ALLEMAGNE ET DANS
LES CONTRÉES DU NORD.
I. Dernière excursion.
— L'Allemagne et le Nord. . . 263
II. Goût naturel des Allemands pour
la sculpture mobile.
j — Maître Martin et ses appren-
tis 265
— Olympia, l'idéal de la ma-
rionnett'e 266
IIL Anciennes marionnettes ger-
maniques.
* — Les Kobolde et les Hampel-
mœnner 269
— Jeux de marionnettes au
' ' lin* siècle, cités par quelques
Minnesinger Ibid.
— Marionnettes prises pour
emblème 270
IV. Répertoire des anciennes ma-
rionnettes allemande.s.
! — Aventures des Niebelungen. 271
— Légendes populaires et che-
r valeresques 272
; — Exploits de Jeanne d'Arc. . Ibid.
— Histoire épouvantable du doc-
r teur Faust 273
V. Des anciens et des nouveaux
bouffons des marionnettes alle-
. mandes et hollandaises.
— MaitreHemmerlein. — Hans-
-, wurst. Témoignage de Luther.
— Pickelhaering. — Jan Claas-
; sen. — Casperle 274
VI. Sculpture mobile dans les églises
allemandes, polonaises et russes.
— Traces subsistantes de l'u-
sage de la statuaire à ressorts dans
*' les cérémonies ecclésiastiques. . . 277
— Jeu de la Szopka , ou re-
*■ présentation mécanique de la crè-
, che, conservé jusqu'au XYill* siè-
*' Ole dans les églises de Pologne. . 278
^~ Violences exercées par les
' réiormateurs contre les images. 279
, — Maintien des rites dramati-
*' ques dans les églises de l'Autri-
Page.
che, de la Pologne et des Pays-
Bas Ibid.
^ — Purgatoire représenté dans
l'église des dominicains d'Anvers. 280
— La Szopka, sortie des égli-
ses, reste populaire en Pologne,
en Lithuanie et dans l'Ukraine. 281
VII. Drames religieux représentés
hors des églises.
— Mystères joués par des con-
fréries d'artisans, — approuvés
par Luther 283
— Représentés sur les théâtres
de marionnettes 284
Vni. Le Doolhof, ou labyrinthe
d'Amsterdam, collection" d'an-
ciennes statues à ressorts reli-
gieuses et historiques 285
— Description en vers du Doo-
lhof, par Le Jolie 286
IX. Marionnettes depuis l'établis-
sement des théâtres réguliers
(1600) jusqu'à la querelle des co-
médiens et des consistoires (1680-
1691).
— Progrès de l'art dramatique
arrêtés en Allemagne par les dé-
sastres de la guerre de trente ans. 289
— La paix de Munster ouvre
l'Allemagne aux théâtres étran-
gers, même aux théâtres de ma-
rionnettes Ibid.
— Marionnettes italiennes chez
les Cosaques du Don 290
— Querelle des comédiens et
des consistoires Ibid.
— Les marionnettes bannies de
quelques villes de Hollande, —
conservées dans le plus grand
nombre 291
— Bayle et les marionnettes de
Rotterdam Ibid.
— Plainte portée par le clergé
de Berlin contrelesmarionneltes. 29i
X. Marionnettes allemandes de-
puis 1690 jusqu'au milieu du
XVIII* siècle.
— Les comédiens persécutés
cèdent la place aux marioniieltes. 293
— Troupes ambulantes mi-par-
ties d'acteurs et de marionnettes. 294
— Définition des Haupt-und
Staatsactionen Ibid.
— Directeurs et répertoire des
théâtres de marionnettes 295
— Pièces de Corneille et de
Molière représentées par les ma-
rionnettes allemandes 296
— La mort de Charles XII et
la disgrâce de Menzicotf jouées
sur les théâtres de marionaetles. 299
SOMMAIRE.
343
Page.
XI. Marionnettes populaires et aris-
tocratiques, depuis les premiers
écrits ae Gottsched jusqu'à la fin
du xviii* siècle.
— Rajeunissement du réper-
toire des marionnettes. — L'o-
péra de don Juan, Abellino. . . 302
— Goethe enfant et les marion-
nettes 303
— Les Fêtes de la foire de
Plundersweilern , pièce de ma-
rionnettes composée par Goethe. 304
— Marionnnettes à la cour de
Weimar 305
XII. Théâtre de marionnettes des
princes Esterhazy à Eisenstadt.
— Cinq opérette composées par
Haydn pour les marionnettes d'Ei-
senstadt 307
— Fiera dei fanciulli, svm-
phonie de Haydn " . . 308
XIII. Marionnettes allemandes de-
puis le Faust de Goethe jusqu'à
nos jours.
— L'idée de Faust inspirée à
Goethe par les marionnettes. . . 310
— Reprise du Faust populaire
par les Puppenspieler du iix» siè-
cle 311
— Répertoire de Dreher et
Schûtz Ibid.
— de Geisselbrecht 313
XIV. Textes imprimés du Faust des
marionnettes.
— Origine allemande de la lé-
gende de Faust 314
— Anciens textes improvisés. . 315
— Impression du manuscrit de
Geisselbrecht Jbid.
Page.
— Texte de Schûtz 316
— Cinq rédactions récem-
ment recueillies et publiées par
M. Scheible 317
— Texte de Bonneschky im-
primé à Leipzig Jbid.
XV. Des emprunts que I^essing et
Goethe ont faits aux Faust des
marionnettes.
— Deux plans d'une tragédie
de Faust ébauchés par Lessing. 319
— Scène de l'évocation des es-
prits infernaux imitée par Les-
sing des pièces de marionnettes. 321
— Différence des procédés d'i-
mitation de Goethe et de Les-
sing 325
— Comparaison de plusieurs
scènes du Faust de Goethe avec
les scènes correspondantes du
Faust des marionnettes Ibid.
— Pensée intime de la légende
de Faust écartée par Goethe. . .
— Un nouveau Faust est pos-
sible 328
— Me'phistophéla , ballet par
M. Henri Heine. (1851) 329
— Rentrée de Punch à Lon-
dres (1852) , 330
— Immortalité de Pohchinelle. Ibid.
PosT-scRiPTCH. — Sur les marion-
nettes orientales 331
Additions 333
Errata 345
ri^
ERRATA,
'^tk'-- hi''.- : i-iii w . .tîiVï a v>^:~- b
Page 14, ligne t, « ... que d'ordinaire et devant... » effacez: que d'ordinaire, — et
lisez : que devant.
Page 56, ligne dernière, « ... Lombarde... * lisez : Lambarde.
Page 67, ligne 8, « ... entre le vi« et le m*» siècle... » lisez: entre le vi» et le
xm« siècle.
Page 84, ligne 20, « ... théâtre Fiando... » lisez : théâtre de Fiando, ainsi appelé du
nom de son propriétaire. — Et en note : Voy. don Giacinto Amati,
Ricerche sulle origini, scoperte, etc., t. III, pag. 329.
Page 85, ligne 12, « ... théâtre Fiando... » lisez : théâtre de Fiando.
Page 87, ligne dernière, « ... Jusqu'aux fêtes de Noël... » lisM : jusqu'aux fêtes de Pâ-
ques.
Page 99, ligne 19, « ... et tous les champs de foire... » lisez : et sur tous les champs
de foire.
Page 113, note 1, Ugne dcinièrc, « ... le Téritable mot germain... » lisez: le mot gé-
néralement usité.
Page 119, ligne 15, « ... qu'ils en conservèrent les machines en magasin... » lisez : qiM
les machines furent mises en magasin et conservées.
Page 126, ligne 4, « ... Calabrais... » lisez : Calabrois.
Page 184, ligne 10, « ..il étaitTame...» lisez: il devint quelques années plus tardl'ame.
346 ERfiATA.
Page 226, ligne 18, « ... qui n'ait introduit dans presque tous ses ouvrages... » lisez ;
qui n'ait introduit dans ses ouvrages.
Même page, ligne 20 , « ... sur lesquelles la verve des auteurs répandait... » lisez : sur
lesquelles il répandait.
Page 236, ligne 23, « . . dans la saison des bains... » lisez: pendant la saison des bains.
Page 240, note 3, ligne 2, a ... Walpole porta aussi... » supprimez toute cette phrase,
qui porte sur une erreur.
Page 280, ligne 19, «... ordonna seulement, en 1739, aux... lisez : « ordonna, seule-
ment en 1739, aux.
Page 288, lignes 4 et 5, « ...jusque-là on n'avait. . » lisez : jusqu'à cette époque.
Page 313, lignes 1 et 2 : « ... un drame romanesque et probablement féerique... » lisez :
un drame romanesque intitulé...
."i MP# ,
-fiË^ii.w. o.
N0V30197B.
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
ArtD :-Iagnin, Charles
M197^hi iïi.3toire des marionnettes
en Europe, depuis l'antiquité
jusqu'à nos jours.
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