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Full text of "Histoire des marionnettes en Europe, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours"

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(g) 


HISTOIRE 


DES 


MARIONNETTES 


EN   EUROPE 


DEPUIS  L'ANTIQUITÉ  JUSQU'A  NOS  JOURS 


CHARLES  MAGNIl^ 

Membre  de  Tlnstilut. 


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PARIS 

MICHEL  LÉVY  FRÈRES,   LIBRAIRES-ÉDITEURS 

RUE    YIVIEHNE,     2   bis 
LEIPZIG,    CHEZ    MICHELSEN 


1852 


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'i  ITîiiy  il 


HISTOIRE 


MARIONNETTES 


COUP  D'ŒIL  GÉNÉRAL. 


Voilà,  dira-t-on  peut-être,  un  titre  bien  solennel  pour  un  sujet 
bien  frivole.  Mérite-t-elle  donc  l'honneur  d'une  histoire  en  forme, 
cette  petite  scène  ambulante,  parodie  de  la  vie  humaine,  grotesque 
antithèse  de  deux  exagérations,  dont  l'une  rapetisse  à  l'excès  les 
proportions  de  l'espèce,  et  l'autre  grossit  sans  mesure  les  défauts  de 
l'individu?  A-t-elle  le  moindre  droit  à  l'attention  de  l'homme  sensé, 
cette  stridente  et  poudreuse  Thalie  des  champs  de  foire  et  des  carre- 
fours, joie  de  l'enfant  hors  de  l'école  et  du  peuple  hors  de  l'atelier?  — 
Eh!  pourquoi  non?  Dans  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  les  choses  sé- 
rieuses de  la  vie,  y  a-t-il,  au  fond,  tant  de  gravité  et  de  réelle  impor- 
tance, qu'on  doive  bien  vivement  regretter  quelques  heures  occupées 
ou  perdues  à  suivre,  à  travers  les  âges,  les  vicissitudes  d'un  divertis- 
sement original  qui  a  fait,  ou  peu  s'en  faut,  le  tour  de  notre  planète 
et  a  réjoui,  depuis  bientôt  trois  mille  ans,  les  deux  tiers  du  genre  hu- 
main? 

^  pourtant  on  insistait,  et  qu'à  toute  force  je  dusse  fournir  une 

1 


s  COUP  d'osil  général. 

excuse  pour  le  choix  de  ce  sujet  anormal,  je  pourrais  aisément  allé- 
guer l'exemple  de  tant  de  profonds  ou  charmans  esprits,  qui  n'ont  pas 
craint  de  compromettre  leur  bonne  renommée  de  savans,  de  poètes, 
voire  de  théologiens  et  de  philosophes,  dans  l'intimité  de  ces  mignonnes 
et  agiles  merveilles.  Combien  ne  pourrais- je  pas  rappeler  de  traits  pi- 
quans,  de  hautes  leçons,  de  pensées  frappantes  de  raison,  de  caprice 
ou  de  poésie,  inspirés  par  les  marionnettes  aux  plus  grands  écrivains 
de  toutes  les  contrées  et  de  tous  les  temps?  J'étonnerai,  je  crois,  quel- 
ques-uns de  ceux  qui  me  lisent,  en  inscrivant  en  tête  de  cette  liste  de 
glorieux  patronage  Platon,  Aristote ,  Horace ,  Marc-Aurèle,  Pétrone, 
Galien,  Apulée,  tertullien,  et,  parmi  les  modernes,  Sfiakspeare,  Cer- 
vantes, Ben  Jonson,  Molière,  Hamilton,  Pope,  Swift,  Fielding,  Voltaire, 
Goethe,  Byron.  Enfin  (et  ces  récens  souvenirs  m'auraient  suffisam- 
ment protégé),  on  sait  quelles  fines  et  riches  arabesques  ont  tracées  à 
l'envi  sur  ce  léger  canevas  quelques-uns  de  nos  plus  spirituels  con- 
temporains, et  à  leur  tête  Charles  Nodier,  l'ingénieux  secrétaire  de  la 
Reine  des  songes,  l'assidu  dileltante  du  boulevard  du  Temple,  l'ami 
déclaré,  que  dis-je?  le  compère,  l'admirateur  passionné  de  Polichinelle. 
Mais,  en  réveillant,  un  peu  à  l'étourdie,  ces  trop  briilans  et  trop  poé- 
tiques souvenirs,  ne  vais-je  pas  m'attirer  une  objection  plus  forte,  ou 
du  moins  plus  spécieuse  que  celle  que  j'ai  cru  devoir  d'abord  écarter? 
Ne  va-t-on  pas  me  taxer  d'outrecuidance,  pour  oser  porter  la  vue  sur 
ira  sujet  aussi  élevé,  et  sur  lequel  des  écrivains  d'une  si  rare  distinc- 
tion ont  laissé  la  fraîche  empreinte  de  leur  passage?  Aussi  me  garde- 
rai-je  bien,  soyez-en  sûr,  de  m 'aventurer  sur  leurs  traces.  Je  n'ai  point 
la  fatuité  de  vouloir  mettre  (comme  auraient  dit  les  Grecs)  le  pied  dans 
la  danse  de  ces  beaux  génies  (1).  Je  sais  trop  ce  qui  me  manque  pour 
agiter  après  eux  aA'ec  succès  les  grelots  de  celte  marotte.  A  lui  seul, 
notre  inimitable  ami,  le  docteur  Néophobus,  si  proche  parent  du  spiri- 
tuel Jonathan  Swift,  a  épuisé  tout  ce  que  la  fantaisie  moderne  pouvait 
répandre  de  fine  et  souriante  ironie  sur  les  marionnettes  petites  et 
graiides.  Force  était  donc  de  me  tracer  un  plan  tout  autre  et  plus  uio- 

(1)  CcUe  énergique  location  proverbiale  témoigne  de  tonte  l'importance  qu'on  attadiait 
«D  Gtèçe  à  la  choragie.  Voyez  Pluiareb.,  Syntpas^  Ut.  Vj  qtuesti  i.  Op.  i.  li,  p.  673^  D. 


deste.  Je  me  propose  tout  uniment  d'écrire,  à  l'exempîe  du  bon  père 
Lwpi  (1),  mais  sur  un  plan  moins  restreint,  l'histoire  des  comédiens 
de  bois,  non-seulement  chez  les  anciens,  mais  au  moyen-âge  et  chez 
les  nations  modernes,  histoire  qui  ne  peut,  je  le  sais,  avoir  quelque 
cbànce  d'intéresser  sous  ma  plume  qu'autant  qu'elle  sera  conçue  et 
exécutée,  comme  je  vais  tâcher  de  le  faire,  en  toute  sincérité,  simpfi- 
cilé  et  bonne  foi. 

Prendre  ainsi  ce  sujet  par  son  côté  sévère  et  didactique,  c'est,  je  ne 
l'ignore  pas,  lui  enlever  tout  à  coup  l'avantage  des  allusions,  le  piquant 
des  saillies,  la  ressource  des  digressions,  enfin  tout  le  brio  traditionnel 
auquel  il  s'est  si  bien  prêté  jusqu'ici;  mais  ne  peut-on  pas  espérer  de 
lui  faire  regagner,  en  revanche,  un  sérieux  et  solide  intérêt  de  curio- 
sité par  l'imprévu  des  faits,  la  nouveauté  des  recherches,  la  grandeur 
singulière  des  noms  et  des  choses^  auxquels  une  destinée  bizarre  a 
presque  continuellement  associé  ce  petit  théâtre?  Oui,  les  marionnettes 
touchent,  par  une  foule  de  points  peu  remarqués,  à  tout  ce  qu'il  y  a 
au  monde  de  plus  grave  et  de  plus  considérable,  aux  sciences,  aux 
beaux-arts,  à  la  poésie,  aux  cérémonies  dti  culte,  à  la  politique.  Pres- 
tigieuses petites  créatures,  douées  à  leur  naissance  des  faveurs  de  plu-^ 
sieurs  fées,  les  marionnettes  ont  reçu  de  la  sculpture,  la  forme;  de  la 
peinture,  le  coloris;  de  la  mécanique,  le  mouvement;  de  la  poésie,  U 
parole;  de  la  musique  et  de  la  chorégraphie,  la  grâce  et  là  mesure 
des  pas  et  des  gestes;  enfin,  de  l'improvisation,  le  plus  précieux  des 
pririléges,  la  libeiié  de  tout  <iire  (2).  Et,  quand  on  vientà  songer  qu'eu 
tvi*  siècle  des  mathématiciens  aussi  émincns  qu»  Federico  Comman- 
difio  d'Urbin  et  Gianello  Torriani  de  Crémone,  qu'au  xvni*  des  écri- 
vains ân«iatiques  aussi  justement  célèbreis  que  Lesag^e  et  Piron^  et 

ffyii^Vatft  jésuite  IftarîaotDtrio  ttipî  t  étrH  nne  bfttJic,  mais  trop  6rètè  dîs«erta- 
tioa  sur  les  marionncUes  des  anciciK  :  Sopra  i  burattini  degli  antichi,  \mféfée  dans  le 
tome  second  du  recueil  de  ses  Dissertazioni ,  lettere  ed  altre  opérette,  publié  eu  deux 
T^lumes  in-i»  par  Zaccaria,  pw  lT-21.  Celte  disserUtioa  a  été  traduke  dans  le  Jtutnal 
étranger;  vol.  d«  janvier  1757^  p.  195-âOà. 

(2)  Elles  n'oQt  pas  joui,  cependant,  de  celte  bberté  dans  t«us  les  pays.  jiMu  Terrant 
les  marionnettes  censurées  en  France  et  proscrites  dans  le  royaume  de  Prusse,  en  1794, 
ainsi  que  dans  quelques  autres  états  da  Norik 


4  COUP  D  ŒIL  GENERAL. 

d'aussi  sublimes  musiciens  que  Haydn,  ont  travaillé  pour  les  marion- 
nettes, on  est  obligé  de  convenir  que  l'histoire  littéraire  et  la  critique 
auraient  bien  mauvaise  grâce  de  croire  déroger,  en  accordant  à  ces 
honnêtes  comédiens  sans  subvention  ni  cabale  un  peu  de  cette  atten- 
tion bienveillante  qu'elles  ont  plus  d'une  fois  prodiguée  à  des  machines 
moins  intelligentes.  Il  s'agit,  j'en  conviens,  d'un  spectacle  en  minia- 
ture :  In  tenui  labor;  mais  qu'importe  l'exiguïté  du  cadre,  si,  entre  ce 
châssis  de  six  pieds  carrés,  sur  le  plancher  de  ce  théâtre  nain,  il  se  dé- 
pense, bon  an  mal  an,  autant  et  plus  peut-être  d'esprit,  de  malice  et  de 
franc  comique,  que  derrière  la  rampe  de  beaucoup  de  théâtres  à  vaste 
enceinte  et  à  prétentions  gigantesques?  Pour  moi,  dans  la  prévision 
de  mes  futurs  devoirs  d'historiographe,  j'ai  recueilli  tout  ce  que  des 
lectures,  entreprises  pour  d'autres  études,  m'ont  pu  fournir  çà  et  là  de 
renseignemens  sur  leurs  annales.  J'ai  recherché  leur  origine,  les  di- 
vers procédés  de  leur  mise  en  scène,  la  composition  de  leur  répertoire 
dans  tous  les  lieux  et  dans  tous  les  âges,  mais  plus  particulièrement  en 
France,  où  je  l'ai  trouvé  plus  riche,  plus  varié,  et,  à  certains  égards, 
plus  littéraire  qu'on  ne  le  suppose;  enfin,  j'ai  tâché  de  rétablir  la  série 
des  hommes  qui  ont  acquis  dans  cet  art,  si  inférieur  qu'il  soit,  profit  et 
renommée,  depuis  l'Athénien  Pothein,  contemporain  et  presque  rival 
d'Euripide  (1),  jusqu'à  Jean  et  François  Brioché,  Robert  Powel,  l'in- 
fortunée Charlotte  Charke,  Alexandre  Bertrand,  Bienfait  et  leurs  plus 
récens  successeurs.  Séraphin  et  Guignol.  Cela  dit,  et  les  personnes 
qui,  sur  la  foi  du  titre,  auraient  eu  la  velléité  de  me  lire  bien  et  loya- 
lement averties  de  l'austérité  de  mon  programme,  il  ne  me  reste  plus 
qu'à  lever  le  rideau,  à  saisir  les  fils  de  mes  petits  personnages,  et  à 
emprunter  à  Addison,  qui  a  chanté  sur  le  mode  virgilien  Punch  et  les 
Puppet-shows  (qu'il  appelle  un  peu  sèchement  machinée  gesticulantes) ^ 
le  premier  vers  de  son  poème,  que  je  transcris  ici  comme  épigraphe  : 

Admiranda  cano  levium  spectacula  rerum. 

(1)  Eustathe  mentionne,  à  propos  d'un  vers  du  lY*  chant  de  l'Iliade,  le  joueur  de 
marionnettes  Pothein,  auquel  il  donne  l'épithète  de  IlE/scTnierTo;,  connu  de  tous  côtés. 
Yoy.  Comm.  in  Itiad.,  p.  i57,  édit.  de  Rome. 


PREMIÈRE  ÉPOQUE. 


BAMONNETTES  DANS  L'ANTIQUITÉ. 


HABIOimETTES  PRIMIimS.  —  8CCIPTUM  HOBILl. 
—  TROIS  FAMILLES  DE  MiJUONKETTES. 


Tout  le  monde  sait  que  les  marionnettes  (je  donnerai  plus  tard  l'éty- 
Imologie  du  mot,  je  ne  m'occupe  en  ce  moment  que  de  la  chose),  tout 
le  monde,  dis-je,  sait  que  les  marionnettes  sont  des  figurines  de  bois, 
d'os,  d'ivoire,  de  terre  cuite  ou  simplement  de  linges,  qui  représen- 
tent des  êtres  réels  ou  fantastiques,  et  dont  les  articulations  flexibles 
obéissent  à  l'impulsion  de  ficelles,  de  fils  métalliques  ou  de  cordes  de 
boyau  dirigés  par  une  main  adroite  et  invisible.  Charles  Nodier,  dans 
deux  spirituels  articles  de  la  Revue  de  Paris  (1),  a  posé  en  fait  que  la 
poupée  est  l'origine  et  le  type  évident  de  la  marionnette.  11  conclut  de 
cette  proposition  hardie  que  les  marionnettes  sont  contemporaines 
de  la  première  petite  fille,  car  celle-ci,  avec  son  précoce  instinct  de 
maternité,  a  nécessairement  inventé  la  première  poupée.  Rien  n'est 
frais  et  gracieux  comme  l'analyse  que  l'ingénieux  académicien  a  doo- 

(1)  NoTeial>re  IMa  et  mai  1843. 


8  MARIONNETTES  PRIMITIVES. 

née  de  ce  premier  drame,  qu'il  appelle  le  Drame  de  la  poupée,  mono- 
logue, que  dis-je?  charmant  dialogue  à  une  seule  voix,  où  l'enfant 
prend  si  naturellement  le  ton  et  le  maintien  de  la  mère,  faisant  la  leçon 
à  la  petite  paresseuse,  à  la  petite  gourmande,  à  la  petite  bavarde  !  C'est 
bien  là,  en  effet,  le  drame  à  son  début.  11  est  vrai  qu'on  peut  en  dire 
autant  de  tous  les  jeux  de  l'enfance  dans  lesquels  éclatent,  sous  mille 
formes,  les  jets  puissans  de  l'instinct  d'imitation.  Si  j'osais  émettre  un 
avis  dans  cette  grave  question  d'esthétique,  je  dirais  que  je  n'admets 
pas  que  la  poupée  soit  l'origine  et  encore  moins  le  type  de  la  marion- 
nette. La  poupée,  faite  d'abord  d'étoffe,  ne  représente  qu'une  seule  idée, 
l'idée  de  la  configuration  humaine;  elle  est  molle  et  non  pas  mobile. 
L'idée  que  représente  la  marionnette  est  complexe  :  c'est  l'idée  de 
mouvement  ajoutée  à  l'idée  de  forme.  La  poupée  n'est  pas  même,  à 
mon  avis,  le  premier  ni  le  plus  simple  produit  de  l'instinct  plastique. 
Le  bâton  sur  lequel  chevauche  le  frère  de  la  petite  fllle  est  une  expres- 
sion de  cet  instinct  plus  direct  et  plus  rudimentaire. 

Le  premier  produit  de  la  plastique  naissante,  c'est  le  tronc  d'arbre 
à  peine  dégrossi  que  le  père  de  ces  enfans  a  choisi  pour  idole.  Ce  fé- 
tiche, d'abord  pur  symbole,  sera  façonné  peu  à  peu,  et  deviendra  une 
sorte  de  statue  massive,  ce  que  les  Grecs  ont  appelé  un  Çdavov.  Puis 
cette  idole  sera  coloriée,  habillée,  couverte  de  fleurs  et  de  bijoux;  et 
Ce  n'est  point  encore  assez  :  l'art  hiératique,  après  avoir  imprimé  à  ce 
soliveau  fait  dieu  quelques-unes  des  plus  superficielles  apparences  de 
la  vie,  voudra  y  joindre  le  signe  caractéristique ,  non-seulement  de 
l'être,  mais  de  la  puissance,  le  mouvement.  C'est  de  cette  dernière 
prétention  qu'est  née  la  statuaire  mobile,  qui  constitue  une  phase  de 
l'histoire,  ou ,  si  l'on  veut ,  de  l'enfance  de  l'art ,  dont  la  critique  n'a 
pas,  ce  nous  semble,  suffisamment  tenu  compte.  On  est  en  droit  de 
s'étonner  que  cette  singulière  tentative,  employée  dans  l'espoir  de 
compléter  l'illusion  plastique,  n'ait  point  fourni  aux  historiens  de  l'art 
les  observations  qu'elle  devait  si  naturellement  leur  suggérer.  A  leur 
défaut,  nous  devons  le  dire,  et  d'ailleurs  cela  tient  intimement  à  notre 
sujet  :  jusqu'au  moment  où  la  statuaire,  échappée  à  la  tutelle  sacer- 
dotale, eût  trouvé  dans  ses  propres  forces  et  dans  le  génie  des  grands 
artistes  le  secret  d'imprimer  au  marbre  le  mouvement  et  la  vie,  les 


STATUAIRE  MOBILE.  » 

simulacres  des  dieux  reçurent  de  la  mécanique,  sinon  le  mouvement, 
du  moins  la  mobilité. 

Les  appareils  destinés  à  atteindre  ce  but  furent  de  deux  sortes  : 
quelquefois  c'étaient  des  ressorts  cachés  dans  l'intérieur  (les  statues 
étaient  alors  automatiques),  quelquefois  c'étaient  des  fils  de  métal  ou 
des  cordes  de  boyau  qui,  attachés  aux  membres,  les  faisaient  mou- 
voir à  l'instar  de  nos  muscles.  Les  Grecs,  avec  leur  propriété  ordinaire 
d'expression ,  nommaient  les  statues  de  ce  genre  ôyàVaTa  vvjpôtTitttma., 
c'est-à-dire  figures  mues  par  des  fils,  ce  que  nous  appelons  du  mot 
d'abord  religieux,  puis  quelque  peu  railleur  et  profane,  de  marion- 
nettes. Ainsi ,  avant  d'être  devenues  les  jouets  perfectionnés  et  chéris 
de  l'enfance,  la  vie  et  la  joie  de  nos  places  publiques,  les  marion- 
nettes et  les  automates  ont  été  les  hôtes  révérés  des  temples.  Je  me 
hâte  même  de  le  dire  (afin  d'aller,  autant  qu'il  est  en  moi,  au-devant 
de  la  surprise  que  la  découverte  inattendue  de  ce  fait  bizarre  pourrait 
causer  aux  lecteurs)  :  la  plastique  a  suivi  dans  l'art  chrétien  identi- 
quement la  même  marche  que  dans  le  paganisme.  A  une  époque 
analogue  d'impéritie,  elle  a  appelé  la  mécanique  à  son  aide  et  associé 
cet  insuffisant  auxiliaire  à  la  représentation  des  types  les  plus  vénérés 
et  les  plus  saints. 

On  le  voit ,  les  marionnettes  imposent  à  leur  historien  des  devoirs 
assez  sérieux,  et  ce  n'est  pas  la  moindre  singularité  de  ce  modeste 
travail  que  de  nous  obliger  à  recourir  pour  son  accomplissement  aux 
mêmes  classifications  un  peu  pédantesques  que  nous  avons  appliquées 
autrefois  à  l'étude  générale  du  théâtre.  Chose  surprenante!  nous  allons 
rencontrer  dans  l'histoire  des  acteurs  de  bois  identiquement  les  mêmes 
phases  de  développement  (hiératiques,  aristocratiques  et  populaires), 
que  nous  avons  autrefois  signalées  et  dont  nous  nous  sonunes  servis 
comme  d'utiles  jalons  dans  l'histoire  du  grand  et  véritable  drame. 
C'est  qu'en  effet  l'humble  théâtre  des  marionnettes  est  comme  une 
sorte  de  microcosme  théâtral ,  dans  lequel  se  concentre  et  se  reflète 
en  raccourci  l'image  du  drame  entier,  et  où  l'œil  de  la  critique  peut 
embrasser,  avec  une  netteté  parfaite,  l'ensemble  des  lois  qui  règlent 
la  marche  du  génie  dramatique  universel. 

En  conséquence,  et  malgré  la  disproportion  apparente  qui  éclate  entre 


^tO  TROIS  SORTIS  DB  HARron^ETTES. 

le  sujet  et  le  mode  d'investigation,  je  crois  ne  pouvoir  mieux  faire  que 
de  suivre,  dans  la  reconnaissance  de  celte  petite  contrée  peu  étudiée, 
les  mêmes  voies  d'exploration  que  j'ai  prises,  à  une  autre  époque,  pour 
m'orienter  dans  le  labyrinthe  des  diverses  transformations  du  génie 
dramatique.  J'envisagerai  donc ,  dans  le  cours  de  ce  travail ,  lœ  ma- 
rionnettes sous  un  triple  point  de  vue  :  comme  hiératiques,  comme 
aristocratiques  et  comme  populaires. 


Ol 


HABIONIfETTES  HIERATIQUES  CHEZ  LES  EGTPTIHIt, 
LES  GRECS  ET  LES  ROUAUfS. 


C'est  en  Egypte,  et  dans  les  écrits  du  père  de  l'bistoire,  que  nous 
trouvons  mentionnées  les  plus  anciennes  marionnettes  hiératiques.  On 
lit  dans  le  second  livre  d'Hérodote  que  les  Égyptiens  célébraient  la 
fête  de  Bacchus,  (qui  n'est  autre  qu'Osiris  (1).  avec  des  rites  à  peu  près 
semblables  à  ceux  qu'on  employait  en  Grèce.  Seulement,  «  au  lieu  de 
phallus,  les  femmes,  dit-il,  promenaient  de  village  en  village  des  sta- 
tuettes de  la  hauteur  d'une  coudée,  dont  la  partie  sexuelle,  presque 
égale  au  reste  du  corps,  se  mouvait  par  des  ficelles.  Un  joueur  de 
flûte  précédait,  et  les  femmes  suivaient  en  chantant  (2).  » 

(1)  Hérodote  établit  cette  idcntiScation  aa  cbap.  43  da  second  livre,  et  pins  formelle- 
ment au  chap.  14  i.  Diodore  la  confirme  {Oper.,  t.  I,  p.  19).  J'ajoaterai  qu'on  a  décou- 
vert dans  une  île  voisine  de  la  première  cataracte,  appelée  dan*  l'antiquité  Vile  de  Baœhus, 
une  inscription  du  rèjnc  de  Ptolémée  É?ergète  II,  qui  contient  une  dédicace  h  plusieurs 
dhinités  locales,  et  sur  laquelle  on  lit  :  a  A  Pctempamenthès  (c'est  un  des  sarnoms  d'Qsi- 
ris),  qui  est  aussi  Bacchus.  »  Voyez  Jablonski,  Opusc,  t.  I,  p.  25, 

(2)  Cbap.  48. 


12  MARIONNETTES  HIÉRATIQUES  CHEZ   LES  ÉGYPTIENS. 

Nous  trouvons  plus  tard  en  Syrie  un  autre  exemple  de  cette  pieuse 
et  singulière  mécanique  (1).  Lucien,  ou  l'auteur  qui  a  écrit  le  traité  De 
SyriaDea,  raconte  qu'il  existait  dans  l'enceinte  du  temple  d'Hiérapolis 
plusieurs  énormes  phallus,  sur  lesquels  on  avait  coutume  de  poser  de 
petits  hommes  de  bois,  construits  comme  ceux  dont  parle  Hérodote  (2). 

La  statue  fatidique  de  Jupiter  Ammon  ne  rendait  ses  oracles,  sui- 
vant le  témoignage  des  anciens,  qu'après  avoir  été  portée  en  proces- 
sion dans  une  nacelle  d'or,  sur  les  épaules  de  quatre-vingts  prêtres, 
auxquels  elle  indiquait  par  un  mouvement  de  tête  la  route  qu'elle  vou- 
lait suivre.  Diodore  de  Sicile  exprime  cette  dernière  circonstance  par 
une  expression  qui  ne  peut  laisser  de  doute  (3). 

Quelque  chose  de  semblable  se  passait  dans  le  temple  d'Héliopolis  (4). 
Lorsque  le  dieu,  auquel  le  pseudo-Lucien  donne  le  nom  d'Apollon, 
bien  qu'il  ne  fût  ni  jeune  ni  imberbe,  voulait  rendre  ses  oracles,  la 
statue,  qui  était  d'or,  s'agitait  d'elle-même;  si  les  prêtres  tardaient  à 
l'enlever  sur  leurs  épaules,  elle  suait  et  s'agitait  de  nouveau.  Quand 
ils  l'avaient  prise  et  placée  sur  un  brancard ,  elle  les  conduisait  et  les 
contraignait  de  faire  plusieurs  circuits.  Enfin ,  le  grand-prêtre  se  pré- 
sentait devant  la  statue  du  dieu  et  lui  soumettait  les  questions  sur 
lesquelles  on  le  consultait.  Si  Apollon  désapprouvait  l'entreprise,  la 
statue  reculait  en  arrière;  s'il  l'approuvait,  elle  poussait  ses  porteurs 
en  avant  et  les  conduisait  comme  avec  des  rênes.  «  Enfin,  dit  l'auteur 
auquel  nous  empruntons  ces  détails,  le  prodige  que  je  vais  raconter, 
je  l'ai  vu  :  les  prêtres  ayant  pris  la  statue  sur  leurs  épaules,  elle  les 
laissa  à  terre  et  s'éleva  toute  seule  vers  la  voûte  du  temple  (5).  » 

Callixène,  dans  le  Banquet  d'Athénée,  a  fait  une  curieuse  relation  de 
la  pompe  que  Ptolémée  Philadelphe  célébra  en  l'honneur  de  Bacchus 
et  d'Alexandre.  On  vit ,  après  plusieurs  autres  singuliers  spectacles, 


(1)  Granpré  l'a  rencontrée  au  Congo.  Voyez  Voyage  en  Afrique,  t.  I,  p.  118. 

(2)  Pseud.  Lucian.,  De  Syria  Dea,  §  16. 

(3)  NeOfiK,  nutus.  Voyez  Diodor.,  lib.  XVII,  Op.,  t.  II,  p.  199. 

(4)  Le  pseudo-Lucien  {ibid.,  §  36)  dit  Hiérapolis;  Macrobe  (Satumal,  lib.  I,  cap.  S3) 
dit  mieux  Héliopolis. 

(5)  Les  anciens  connaissaient  les  propriétés  attractives  de  l'aimant  sur  le  fer. 


MARIONNETTES  HIÉRATIQUES  CHEZ   LES  GRECS.  i3 

s'avancer  un  char  à  quatre  roues  sur  lequel  était  assise  la  statue  de  la 
ville  de  Nyssa,  où  Bacchus  recevait  un  culte  particulier.  Cette  figure, 
haute  de  huit  coudées,  vêtue  d'une  tunique  jaune  brochée  d'or  et  d'un 
manteau  macédonien,  se  levait  comme  par  sa  propre  volonté,  versait 
du  lait  avec  une  coupe  et  se  rasseyait ,  sans  qu'il  parût  que  personne 
l'eût  touchée  (1). 

Dans  l'Asie  Mineure  et  dans  la  Grèce  proprement  dite,  la  sculpture 
à  ressorts  remonte  au  berceau  des  arts  et  se  perd  dans  la  nuit  des  âges 
mythologiques.  Tout  le  monde  a  lu  ce  qu'Homère  raconte  des  trépieds 
vivans  de  Vulcain,  aux  roues  d'or,  qui  couraient  d'eux-mêmes  à  l'as- 
semblée des  dieux  et  en  revenaient  (2).  Ce  fabuleux  travail  a  inspiré  à 
Aristote  une  réflexion  bien  étrange  :  a  Entre  l'esclave,  instrument 
animé  de  travail ,  dit  ce  philosophe,  et  les  autres  instrumens  inanimés, 
il  n'y  aurait  pas  de  différence,  si  les  instrumens  pouvaient,  sur  un 
ordre  donné,  travailler  et  se  mouvoir  d'eux-mêmes,  comme  les  statues 
de  Dédale  et  les  trépieds  de  Vulcain  (3).  »  Quant  aux  statues  de  Dé- 
dale, c'est  une  question  entre  les  antiquaires  de  savoir  si  la  mobilité 
qu'on  leur  attribue  était  réelle,  ou  s'il  faut  voir  seulement  dans  les 
passages  qui  les  concernent  de  simples  métaphores  admiratives.  Il  est 
certain  que  Dédale,  ou  l'école  que  la  Grèce  a  personnifiée  sous  ce  nom, 
détacha  le  premier  les  bras  et  les  jambes  des  statues,  jusque-là  réunis 
en  bloc  (4),  qu'il  leur  donna  le  regard  en  accusant  la  forme  des  yeux, 
à  peine  indiqués  avant  lui  par  une  faible  ligne  (5),  et  qu'en  présence 
de  ces  heureuses  innovations  l'admiration  publique  a  pu  s'écrier  qu'il 
avait  donné  à  ses  statues  le  mouvement  et  la  vie  (6);  mais,  d'une  autre 
part,  les  témoignages  les  plus  graves  établissent  qu'aux  perfectionne- 
mens  tirés  de  la  nature  et  du  génie  de  l'art,  l'école  dédalienne  voulut 
ajouter  un  degré  de  plus  d'illusion,  et  demanda  une  mobilité  réelle  à 


(1)  Athen.,  lib.  V,  p.  197,  seqq. 

(2)  lliad.,  XVIII,  v.  376.  —  Cf.  Philostr.  Oper.,  t.  I,  p.  117.  W.;  éd.  Olear. 

(3)  Arislot.,  Politie.,  lib.  I,  cap.  2. 

(i)  Diodor.,  lib.  I,  §  98.  —  Cf.  Gedicke,  in  Platon.  Menon.,  p.  72,  éd.  Buttmann. 

(5)  Suid.,  voc.  Asw^à>,ou  noiiiiiara.  —  Schol.  in  Plat.,  p.  367,  éd.  Bekker. 

(6)  Voyei  M.  Quatremèrede  Quincy,  Jupiter  olympien,  p.  170, 17i. 


44  UAMONNETTES   HiÉIlATIQÎIES  CHEZ  LES  Gttfô^g» 

la  mécanique.  Callistrate  l'atteste  dans  un  passage  (1),  où  quelques  cri- 
tiques ont  YU  trop  facilement ,  ce  me  semble^  une  allusion  au  groupe 
des  danseurs  de  Gnosse  (2),  et  Aristote  n'hésite  point  à  admettre  (d'ac- 
odrd  sur  ce  point  a\ec  le  poète  comique  Philippe)  que  la  fameuse  Vé- 
nus de  bois  attribuée  à  Dédale  se  mouvait  au  moyen  d'une  certaine 
quantité  de  vif-argent  versée  dans  l'intérieur  (3).  Malheureusement 
Aristote  ne  nous  apprend  pas  quel  agent  l'artiste  employait  pour  dé- 
velopper l'élasticité  du  fluide  métallique.  Était-ce  par  la  chaleur  d'une 
lampe  ou  celle  d'un  réchaud?  Toujours  est-il  que,  si  l'on  s'en  fût  re- 
posé sur  les  seules  variations  atmosphériques,  la  statue  de  la  déesse 
n'aurait  éprouvé  que  les  mouvemens  à  peine  appréciables  d'un  ther- 
momètre (4). 

Quelques-unes  des  anciennes  races  de  sculpteurs  et  de  forgerons 
mécaniciens,  particulièrement  celles  qui  résidaient  dans  les  îles, 
comme  les  Telchines  de  Crète  et  de  Rhodes,  s'attirèrent  une  assez 
mauvaise  réputation  par  leurs  équivoques  créations,  douées  d'une 
sorte  d(;  vie  factice  que  l'on  appelait  la  vie  dédaliqiie  (5).  Pindare  fiiit 
une  allusion,  d'ailleurs  assez  voilée,  à  ces  égaremens  des  descendans 
de  Vulcaiîi  et  de  Promélhée  (6).  Il  est  remarquable  que  tous  ceux  qui 
ont  fabriqué  des  machines  simulant  la  Aie  aient,  chez  les  anciens, 
comme  au  moyen-âge,  éveillé  dans  l'esprit  des  peuples  l'idée  de  malé- 
fiees  et  de  magie. 

(1)  CalUslr.,  Ecphrasis  sâUsUttuœ,  apnd  Philostr.  Ôper.,  %.th,  f.  89».  Cf.  Hom 
lUad..  XVIII,  V.  739-750. 

(2)  Sior  deW  Ârte,  noie  <le  Cnrio  Fea,  t.  II,  p.  99  et  105. 

(3)  krhL,  De  anima,  lib.  1,  c.ip.  3. 

(l)  Les  automates  mus  par  le  vif-arp^cnt  ont  été  d'assez  bonne  heure  communs  cher  les 
modernes.  Ëirchcr  a  iniliqué  la  manière  de  faire  rouler,  comme  de  laî-mcme,  un  petit 
chariot  au  moyen  du  vif-argent  dilaté  par  la  chaleur  d'une  bougie.  Voyez  Physiologia 
Kircheriana,  lib.  II,  exper.  52,  p.  65.  — Les  Chinois  font  faire  plusieurs  culbutes  à  de 
petits  pantins,  au  moyen  d'un  peu  de  \if-argent  contenu  dans  l'intérieur,  et  qui,  par  sa 
fluidité  et  sa  pesanteur,  change  leur  centre  de  gravité.  Musschenbroeck  a  très  darrenieat 
décrit  ce  mécanisme  dans  son  ouvrage  intitulé  :  Introductio  ad  philosopîiiam  hùturaîem, 
1. 1,  p.  U3,  pi.  XI. 

(5)  Ottfr.  Mûller,  Handbuch  der  AixhaoUfgie  der  Simsl,  §  70,  t.  î,  p.  <»,  2«  édxt. 

(6)  Pindar.,  Olyfnp.,od.  vii. 


HASIOKNETTES  HIÉBATIQUES  CHEZ  LES  BOMAmS.  15 

En  Étnirie  et  dans  le  Latium,  où  le  génie  sacerdotal  a  exercé,  de 
Unis  temps,  une  si  prépondérante  influence,  l'art  hiératique  n'a  pas 
manqué  d'employer,  pour  agir  sur  l'imagination  populaire,  les  pres- 
tiges de  la  sculpture  à  ressorts.  Les  anciennes  idoles  de  l'Italie  ont 
été  de  bois,  comme  en  Grèce,  coloriées,  richement  vêtues,  et  de  plus 
fort  souvent  mobiles.  La  statue  fatidique  des  Fortunes  jumelles  d'An- 
tium,  comme  celle  de  l'oracle  d'Héliopolis,  se  remuait  d'elle-même 
avant  de  rendre  ses  oracles,  et  indiquait  à  ses  prêtres  la  direction 
qu'ils  devaient  prendre  (1).  A  Préneste,  le  groupe  célèbre  de  Jupiter  et 
de  Junon  enfans,  assis  sur  les  genoux  de  la  Fortune,  leur  nourrice, 
paraît  avoir  été  mobile.  11  semble  résulter  de  quelques  passages  an- 
cicQsqnc  le  petit  dieu  indiquait  par  un  geste  le  moment  favorable  pour 
consulter  les  sorts  (2).  C'est  une  bien  belle* fiction  que  le  mouvement 
attribué  à  la  statue  de  Tullius  Servius,  qui  porta,  dit-on,  la  main  de- 
Aant  ses  yeux  pour  ne  pas  voir,  après  l'assassinat  de  Tarquin,  rentrer 
dans  son  palais  sa  fille  parricide  (3).  A  Rome,  on  ofi'rait  aux  statues 
des  dieux  des  festins  où  elles  ne  jouaieut  pas  un  rôle  aussi  passif 
qu'on  l'aurait  pu  croire.  L'imagination  religieuse  ou  l'adresse  sacer- 
dotiUc  suppléait  à  leur  immobilité.  Tite-Live,  décrivant  le  leclistcme 
qui  fut  célébré  à  Rome  en  573,  mentionne  l'effroi  du  peuple  et  du 
sénat  en  apprenant  que  les  images  des  dieux  avaient  détourné  la  tê!e 
des  mets  qu'on  leur  avait  présentés  (4).  En  se  remémorant  ces  \ieilles 
histoires  de  statues  conviées  à  des  repas  et  manifestant  leur  bon  ou 
leur  mauvais  vouloir  par  des  mouvemens  de  tète,  en  comprend  par 
quel  amalgame  de  souvenirs  antiques  et  de  légendes  locales  s'est  formé, 
dans  l'Espagne  du  nioycn-àge,  le  conte  populaire,  si  émouvant  et  si 
dramatique,  du  Convidado  de  Piedra. 

Ajoutons  que,  dans  la  pompe  religieuse  qui  précédait  à  Rome  la 
célébration  des  jeux  du  cirque  et  quelquefois  dans  les  triomphes,  on 
portait  soit  en  tète,  soit  à  la  suite  du  cortège,  certaines  mécaniques 


(1)  Macrob.,  Satum.,  lib.  I,  cap.  xxiii. 

(2)  Ciccr. ,  de  Divinat.,  cap.  xli. 

(3)  Ovid.,  Fast.,  VI,  v.  613,  seqq. 
(i)  Tit.-Uv.,  lib.  XL,  cao.  uz. 


46  MARIONNETTES  HIÉRATIQUES  CHEZ   LES  ROMAINS. 

monstrueuses  dont  s'effrayait  et  se  divertissait  la  multitude.  On  pro- 
menait ainsi,  entre  autres  ridicules  et  formidables  marionnettes  (4), 
des  lamiœ,  goules  africaines,  que  Lucilius  appelle  oxyodontes  (2), 
c'est-à-dire  aux  dents  aiguës,  assez  semblables  aux  papoires  de  nos  pro- 
cessions. Puis  s'avançait  le  Manducus,  le  mangeur  d'enfans,  monstre 
à  tête  humaine,  type  colossal  du  Machecroute  lyonnais  et  du  Croquemi- 
taine  parisien.  Plaute  (3),  Varron  (4)  et  Festus,  merveilleusement  in- 
terprétés par  Rabelais  et  par  Scaliger,  nous  le  dépeignent  «  avecques 
amples,  larges  et  horrificques  maschoueres  bien  endentelées,  tant  au- 
dessus  comme  au-dessoubs,  lesquelles  avecques  l'engin  d'une  petite 
chorde  cachée,...  l'on  faisoyt  l'une  contre  l'autre  terrificquement  clic- 
queter  (5)...  »  Magnis  malis  lateque  dehiscens  et  clore  crepitans  dentibus. 

(1)  Inter  cœteras  ridiculas  formidolosasque  personas,  ditPomp.  Festus,  voc.  Manduci, 
ap.  Paul.  Diac,  Except.,  etc.,  p.  96,  Edit.  Lindmann. 

(2)  Lucil.,  Satir.,  lib.  XXX. 

(3)  Plaut,,  Rud.,  act.  II,  se.  vi,  v.  51. 

(i)  Varro,  de  Ling.  Latin.,  lib.  VH,  §  95,  p.  372. 
(5)  Pantagruel,  liv.  IV,  cap.  59. 


III. 


VABIONKETTES   ARISTOCRATIQUES  ET   POPULAIRES   EN   ÉGTPTB. 


L'usage  de  la  statuaire  mobile  et  des  marionnettes  hiératiques  est 
indubitable  en  Egypte,  en  Grèce  et  en  Italie;  mais  les  habitans  de  ces 
contrées  n'ont-ils  employé  la  sculpture  à  ressorts  qu'à  augmenter 
l'impression  religieuse  des  solennités  du  culte?  N'ont-ils  point  songé 
à  la  faire  servir  à  des  amusemens  privés  ou  à  des  récréations  popu- 
laires? Voyons  d'abord  en  Egypte. 

Hérodote  nous  a  appris  la  coutume  établie  chez  les  Égyptiens  de 
faire  passer  de  main  en  main  dans  les  banquets  une  figurine  de  bois 
peint,  représentant  un  mort  dans  son  cercueil  (1).  Plutarque  emploie, 
pour  désigner  cette  figure,  le  nom  de  squelette  (2),  c'est-à-dire,  en 
conservant  au  mot  GxzXs-zàv  son  acception  antique,  un  corps  desséché, 
une  momie.  Ces  statuettes  avaient,  suivant  Hérodote,  une  et  quelque- 
fois deux  coudées  de  haut;  mais  ni  lui  ni  aucun  autre  écrivain  ne 

(1)  Herod.,  lib.  II,  cap.  lxxtiii. 

(2)  Plutarch.,  Sympos.  septem  sapient.,  Oper.,  t.  Il,  p.  2*8,  B.  —  Cf.  Id.,  ibid.,  de 
Uid.,  §  15,  p.  357,  D,  et  le  docteur  Yoong,  Bierat.  litter.,  p.  104. 


18  STATDETTES  CONVIVALES  EN   EGYPTE. 

nous  apprend  qu'elles  eussent  les  membres  articulés  et  mobiles. 
M.  Wilkinson,  dans  son  histoire  des  mœurs  et  des  coutumes  de  l'E- 
gypte ancienne  et  moderne,  a  fait  graver  trois  de  ces  statuettes,  et  les 
collections  d'antiquités  égyptiennes  en  contiennent  un  assez  grand 
nombre  qui  n'offrent  aucune  apparence  de  mobilité  (1).  Cependant 
d'autres  monumens  nous  inspirent  sur  ce  point  quelque  doute.  Le 
même  égyptiographe  a  publié  les  dessins  de  ce  qu'il  appelle  deux  pou- 
pées, qu'il  a  copiées  dans  la  collection  égyptienne  du  British  Mti- 
seum  (2).  Ces  deux  figures  de  femme,  peintes  et  comme  enveloppées  de 
bandelettes,  peuvent  avoir  eu  une  destination  convivale.  Cependant, 
dans  ces  deux  statuettes  et  dans  deux  autres  tout-à-fait  semblables, 
dont  l'une  a  été  copiée  dans  le  cabinet  du  docteur  Abbott  au  Caire  (3) 
et  l'autre  existe  dans  le  musée  du  Louvre,  le  haut  des  bras  est  détaché 
du  corps  et  semble  a,voir  pu  receyoir  des  avant-bras  articulés.  Une  des 
figurines  publiées  par  M.  Wilkinson  et  celle  qui  appartient  au  Louvre 
sont  acéphales,  et,  ce  qui  est  bien  remarquable,  elles  ont  à  la  place 
du  cou  une  sorte  de  pivot,  qui  semble  avoir  dû  recevoir  une  tête 
mobile. 

On  ne  peut  douter  que  les  Égyptiens  n'aient  amusé,  comme  nous, 
leurs  enfans  avec  des  pantins,  des  animaux  et  des  machines  à  ressorts. 
Le  Musée  possède  une  petite  barque  égyptienne,  montée  par  huit  ma- 
riniers; deux  sont  debout,  l'un  à  l'avant,  l'autre  à  l'arrière;  les  six 
autres,  assis  de  chaque  côté  de  la  barque,  tiennent  chacun  un  aviron 
des  deux  mains;  les  six  rameurs  ont  les  bras  mobiles  (4).  La  même 
collection  renferme  plusieurs  jouets  de  bois,  trouvés  dans  les  tombeaux 
de  Thèbes  et  de  Memphis,  et  dont  M.  Mariette,  attaché  à  l'administra- 
tion du  Musée,  a  eu  l'obligeance  de  mettre  les  dessins  sous  mes  yeux. 
Ces  joujoux  sont  d'un  travail  fort  grossier.  Deux  représentent  ou  ont 


(!)  Voy.  Manners  and  Gustoms  ofthe  ancient  Egyptians,  Londoa,  1837,  t.  II,  p.  410. 

(2).  J.-G.  Wilkinson,  ibid.,  p.  426. 

(3)  Ce  petit  monument  a  été  publié  d'abord  par  M.  Prisse  et  ensuite  dans  la  Revua 
archéologique  de  M.  Lelcu,  t.  Il,  p.  742. 

(i)  Celte  barque  a  80  centimètres  de  long,  et  les  figures  qui  sont  debout  ont  chacune 
TÏngt-ciuq  centimètres  de  hauteur. 


POU1PÈES   IIOBII.BS   EM    EGVPTtt.  i9 

la  prétenlic»!  de  représenter  des  femmes  nues.  Les  tètes,  tout  aussi 
informes  que  les  membres,  offrent  le  type  égyptien  le  plus  prononcé. 
Les  bras  sont  articulés  aux  épaules  par  une  cbeville.  Deux  autres 
joujoux  représentent,  tant  bien  que  mal,  des  hommes  occupés  de 
travaux  manuels.  L'un  est  accroupi,  le  bras  gauche  adhérent  au  corps, 
le  droit  chevillé  à  l'épaule  et  tenant  une  sorte  de  couperet  qu'un  fil 
pouvait  mettre  en  mouvement.  L'autre  ouvTier  a  les  deux  bras  mo- 
biles et  démesurément  longs;  il  ks  tient  appuyés  sur  un  objet  demi- 
sphérique,  que  l'on  pouvait  lui  faire  hausser  ou  baisser  à  volonté,  en 
tirant  un  fil.  Le  musée  de  la  ville  de  Leyde  possède  un  jouet  de  bois 
à  peu  près  pareil  et  d'un  travail  presque  aussi  négligé;  c'est  également 
un  ouvrier  courbé,  ayant  les  bras  et  les  hanches  à  jointures  mobiles. 
On  pouvait,  au  moyen  d'un  fil,  lui  faire  imiter  le  va-et-vient  d'un 
buandier  qui  lave  ou  d'un  mitron  qui  pétrit.  Le  même  établissement 
conserve  un  petit  simulacre  de  crocodile  (1) ,  dont  la  mâchoire  inférieure 
pouvait  s'ouvrir  et  se  fermer,  comme  celle  du  Manducus  romain  ou  de 
nos  papoires.  Ces  simples  hochets,  tous  découverts  dans  des  cercueils 
d'enfans,  et  qui  n'ont,  au  point  de  vue  de  l'art,  pas  plus  de  valeur  que 
les  joujoux  d'Allemagne,  dits  de  Nuremberg,  peuvent  cependant  faire 
supposer  qu'il  existait  en  Egypte  d'autres  objets  analogues  et  d'un 
meilleur  travail,  destinés  à  l'amusement  des  adultes.  Je  crois  d'autant 
plus  à  la  vérité  de  cette  conjecture,  qu'il  existe  et  que  j'ai  pu  voir 
quelques  marionnettes  de  travail  égyptien  incomparablement  moins 
imparfaites  que  les  jouets  dont  je  viens  de  parler.  Je  citerai,  entre 
autres,  une  poupée  de  bois  publiée  par  M.  Wilkinson  dont  l'exécution 
est  fort  soignée  (2);  elle  représente  une  femme  nue;  il  lui  manque  les 
deux  jambes,  qui  s'articulaient  aux  genoux,  et  qui  seules,  si  la  gra- 
vure est  exacte,  paraissent  avoir  été  mobiles.  Mais  la  plus  jolie  de  toutes 
les  marionnettes  égyptiennes  que  j'aie  vues  est  une  figurine  d'ivoire 
entièrement  nue  et  du  sexe  féminin.  M.  Charles  Lenormant  l'a  rap- 
portée de  Thèbes,  où  il  l'a  achetée  en  1829  de  la  femme  d'un  fellah; 
elle  a  été  trouvée  à  Gouma,  dans  le  tombeau  d'un  enfant,  avec  d'autres 


(1)  M.  Wtikiason  [Manners  and  Customa,  etc.,  p.  487]  a  fait  graver  ces  deux  joujoux. 
(8)  M.,  ibid.,  p.  426. 


20  POUPÉES  MOBILES  EH   EGYPTE. 

objets  d'une  très  haute  antiquité  (1).  Le  bras,  la  jambe  et  la  cuisse  qui 
subsistent  sont  finement  articulés  à  l'épaule ,  à  la  hanche  et  au  ge- 
nou. Cette  charmante  statue  aurait  été  certainement  très  digne  de 
figurer  à  Thèbes  parmi  les  jeux  d'une  fête  aristocratique,  et  même  sur 
la  scène  plus  étendue  d'un  théâtre  public;  mais  je  dois  convenir  qu'au- 
cun texte,  ni  même  aucune  des  nombreuses  peintures  sépulcrales  qui 
nous  ont  révélé  tant  de  curieuses  particularités  sur  la  vie  et  les  cou- 
tumes des  anciens  habitans  de  l'Egypte  ne  nous  autorise  à  penser 
qu'ils  aient  jamais  eu  de  théâtres  de  marionnettes,  soit  dans  les  réu- 
nions privées,  soit  dans  les  réjouissances  publiques.  Nous  ne  trouvons 
donc,  avec  certitude,  la  statuaire  à  ressorts  employée  en  Egypte  que 
dans  les  cérémonies  du  culte  et  les  jeux  de  l'enfance. 

(1)  M.  Lenormant  a  rapporté  encore  nnc  autre  petite  poupée  égyptienne,  faite  d'c- 
CofTe,  trouvée  aussi  à  Gourna  dans  un  cercueil  d'cnfanL 


IV. 


■ABI0KIŒTTE5  AEISTOCRATIQCES  ET  POPULAIRES  ER  GRECE. 


Il  n'en  a  pas  été  de  même  en  Grèce.  Dans  cette  contrée,  patrie  véri- 
table des  arts,  la  statuaire  mécanique,  promptement  déchue  de  tout 
sérieux  prestige,  et  presque  aussitôt  remplacée  dans  les  temples  par 
les  vivantes  et  expressives  statues  des  artistes  d'Égine  et  d'Athènes,  a 
été  réduite  de  bonne  heure  à  n'être  qu'un  amusement  pour  les  riches 
et  un  passe-temps  pour  le  peuple.  On  conserva  sans  doute  avec  respect, 
dans  les  anciens  sanctuaires,  les  idoles  à  ressorts  de  Dédale  et  des  sculp- 
teurs de  son  école;  mais  on  cessa  d'en  façonner  de  nouvelles  dans  ce 
système.  Les  statuettes  que  l'on  appela  plus  tard  dédaliennes  étaient 
tout  autre  chose.  Ces  petites  figures  avaient,  dit-on,  besoin  d'être  atp- 
tachées  et  retenues  par  un  lien  pour  ne  pas  se  mettre  d'elles-mêmes 
en  mouvement  et  s'échapper,  Socrate,  dans  YEuthypkron,  les  compare 
aux  écarts  évasifs  et  aux  divagations  sans  règles  d'une  philosophie  dé- 
pourvue de  principes  fixes  et  arrêtés  (1).  Ces  petits  objets,  sortes  de 

(1)  Plat,  Eufhyphr.,  p.  8  et  11.  edil.  FrancofarL 


22  SCULPTURE  MÉCANIQUE   EN   GRÈCE. 

lares  populaires,  devinrent  si  communs,  que  du  temps  de  Platon  il  n'y 
avait  presque  aucune  demeure  athénienne  qui  n'en  possédât  quel- 
ques-uns (1). 

Lorsque,  affranchies  de  la  tutelle  sacerdotale,  la  géométrie  et  la  mé- 
canique eurent  pris  rang  parmi  les  sciences,  elles  ne  dédaignèrent  pas 
de  payer  tribut  à  la  passion  des  Grecs  pour  les  jeux  et  les  plaisirs. 
Deux  illustres  mathématiciens,  Archytas  de  Tarente  et  Eudoxe,  se 
plurent,  suivant  l'expression  de  Plutarque ,  à  égayer  et  à  embellir  la 
géométrie  en  lui  faisant  produire  quelques  applications  usuelles  et 
même  récréatives  (2).  Le  philosophe  Favorinus  d'Arles,  contemporain 
d'Hadrien,  très  judicieux  appréciateur  des  travaux  de  l'antiquité,  nous 
a  transmis,  avec  de  précieux  détails,  le  souvenir  d'une  invention  d'Ar- 
chytas,  laquelle  était  bien  propre  à  étonner  et  à  divertir  la  foule.  C'é- 
tait une  colombe  de  bois  qui  volait.  L'impulsion,  dit  Favorinus,  était 
donnée  à  ce  volatile  artificiel  par  une  certaine  quantité  d'air  qui  le 
remplissait  intérieurement;  mais,  quand  il  était  tombé,  il  ne  reprenait 
plus  son  vol ,  ne  pouvant  se  soutenir  que  pendant  un  temps  déterminé, 
ni  parcourir  au-delà  d'un  certain  espace  (3).  La  cause  motrice  est  en- 
core ici  fort  difficile  à  deviner.  Faut-il  voir  dans  cet  air  qui  remplis- 
sait l'intérieur  de  la  colombe,  sinon  un  gaz,  au  moins,  comme  dans  nos 
premières  mongolfières,  de  l'air  raréfié  par  la  chaleur,  et  qui ,  rendu 
ainsi  plus  léger  que  l'atmosphère,  déterminait  l'ascension?  Dans  tous 
les  cas,  il  était  dans  le  tour  et  la  nature  du  génie  grec  de  donner  à 
ce  premier  essai  des  aérostats  les  formes  et  les  apparences  de  la  vie 
avec  une  sorte  d'intérêt  merveilleux  et  dramatique. 

Quant  aux  marionnettes  proprement  dites,  c'est-à-dire  aux  statuettes 
mues  par  des  fils,  vsupdaTraffra,  les  hypogées  de  toutes  les  contrées  hel- 
léniques nous  en  ont  fourni  de  très  nombreux  échantillons  qui,  la  plu- 
part, sont  de  terre  cuite;  presque  toutes  les  collections  de  l'Europe  en 


(1)  Plat.,  Men.,  p.  426. 

(2)  Plutarch.,  MarcelL,  cap.  H. 

(3)  Aulus  Gell.,  Noct.  Attic,  lib.  X,  cap.  îii.  —  Il  est  question  de  la  colombe  volante 
d' Archytas  dans  une  dissertation  de  Schmidt  von  Helmstadt  (De  Archyta,  lena,  1682) 
que  je  u'ai  point  vue. 


STATUETTES   A  RESSORTS  ETI   GRÈCB.  53 

possèdent  :  une  entre  autres,  privée  de  ses  extrémités,  se  trouve  dans 
le  Cabinet  des  médailles  et  antiques  de  la  Bibliothèque  nationale.  H 
existe  Un  grand  nombre  de  ces  poupées  à  Catane,  dans  le  musée  du 
prince  Biscari,  qui  en  a  découvert  un  magasin  tout  entier  sous  les 
ruines  de  l'antique  Camarina.  Cet  archéologue  a  fait  graver  une  de 
ces  marionnettes  d'une  parfaite  conservation ,  dans  son  excellent  mé- 
moire sur  les  jouets  d'enfanschez  les  anciens  (1).  Elle  est,  comme 
tous  les  objets  grecs  de  ce  genre,  de  sexe  féminin,  et  vêtue  d'une 
tunique  peinte  et  très  juste,  tombant  sur  les  jambes.  Les  bras  sont 
articulés  aux  épaules,  les  cuisses  le  sont  aux  hanches:  la  tête  est 
d'un  assez  bon  travail;  le  reste  est  très  négligé.  Le  prince  Biscari  a 
fait  graver  sur  la  même  planche  la  jambe  d'une  autre  poupée  mo- 
bile, beaucoup  plus  grande  et  d'un  travail  plus  délicat.  Une  marion- 
nette intacte,  recueillie  en  Crimée  aux  environs  de  la  moderne 
Kertsch  par  M.  Aschik,  directeur  du  musée  de  cette  ville,  appartenait 
à  un  tombeau  d'enfant,  découvert  dans  les  ruines  de  l'antique  Pan- 
ticapée.  M.  Raoul-Rochette  a  publié  cette  statuette  dans  le  tome  XIII* 
des  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  (2), 
d'après  un  dessin  communiqué  par  M.  Aschik.  Elle  est  vêtue  d'une 
tunique  rouge  clair,  qui  se  termine  à  la  ceinture.  La  tête  est  d'un 
b*avail  assez  fin;  mais,  comme  il  arrive  presque  toujours,  les  mem- 
bres sont  à  peine  ébauchés.  J'ai  sous  les  yeux  le  dessin  de  plusieurs 
autres  poupées  antiques  qu'a  bien  voulu  me  communiquer  M.  Muret^ 
attaché  au  département  des  médailles  de  la  Bibliothèque  nationale. 
Une  d'elles,  qui  a  fait  partie  de  la  collection  de  M.  Dubois,  sous-direc- 
teur du  musée  du  Louvre,  est  entièrement  nue.  Deux,  ce  qui  est  fort 
rare,  sont  complètes  :  l'une  vient  de  Milo  et  est  semblable  à  celles  de 
Camarina.  Toutes  ces  statuettes  ont  la  tête  ceinte  d'une  Stéphane,  ou 
coiffure  basse,  en  forme  de  couronne,  à  laquelle  les  antiquaires  don- 
nent, je  crois,  le  nom  particulier  de  polos.  Le  portefeuille  de  M.  Muret 
vient  encore  de  s'augmenter  d'une  marionnette  trouvée  à  Panticapée; 

(1)  Voy.  Ignazio  Paterne'  Gastello,  principe  di  Biscari,  Baffionamento  sopra  gli  cmtUM 
trastulli,  etc.,  p.  20,  tav.  v,  n.  1,  2. 

(2)  Voy.  t.  XIII ,  seconde  parUe,  p.  685,  pi.  VIII,  fig.  i. 


24  MARIONNETTES  CONVIVALES  EN   GRÈCE. 

elle  est  nue,  les  épaules  sont  disposées  pour  recevoir  des  bras  mobiles. 
Les  jambes,  qui  sont  intactes,  présentent  un  système  d'articulation  fort 
remarquable:  elles  se  joignent  aux  cuisses  au  moyen  d'un  pivot  qui 
s'y  emboîte;  la  mobilité  était  communiquée  par  un  fil  qui  traversait  un 
trou  pratiqué  latéralement  dans  cbaque  cuisse.  Enfin,  M.  Vatlier  de 
Bourville  a  rapporté  tout  récemment  de  son  voyage  scientifique  dans 
la  Cyrénaïque  plusieurs  poupées  de  terre  cuite  qui  vont  enrichir  la 
collection  du  Musée  de  plusieurs  variétés.  Une  dont  j'ai  vu  le  dessin 
offre  une  rare  particularité  :  elle  est  assise  et  n'a  point  d'articulations 
aux  genoux  ni  aux  hanches;  les  épaules  seules  offrent  des  trous  préparés 
pour  l'engrenage  des  bras.  D'ailleurs,  les  statuettes  dont  nous  venons 
de  parler,  quoique  d'un  assez  bon  style  dans  quelques  parties,  sont  (il 
ne  faut  pas  l'oublier)  de  simples  hochets,  des  Traîyvta,  ou  plutôt  des 
xo/Doxd(T/ii«  (poupées  déjeunes  filles).  Rien  ne  nous  autorise  à  considé- 
rer aucune  d'elles  comme  ayant  concouru  à  l'exécution  d'une  scène 
dramatique  quelconque. 

Mais,  à  défaut  de  monumens  figurés,  les  textes  prouvent  péremptoi- 
rement que,  dans  les  beaux  temps  de  l'art  grec,  les  marionnettes  ont 
eu  accès  dans  les  maisons  des  riches,  et  qu'elles  égayaient  notamment 
la  fin  des  repas  à  Athènes.  Xénophon,  dans  le  récit  du  fameux  ban- 
quet de  Callias,  nous  montre,  parmi  les  divertissemens  que  cet  hôte 
attentif  avait  préparés  pour  ses  convives,  un  Syracusain,  joueur  de  ma- 
rionnettes. 11  est  vrai  qu'à  la  demande  de  Socrate,  il  laissa  reposer  ses 
comédiens  de  bois,  et  fit  jouer  à  leur  place,  par  un  jeune  acteur  et 
une  jeune  actrice  réels,  un  gracieux  ballet  de  Bacchus  et  Ariane  (1); 
mais  il  n'est  pas  moins  prouvé,  par  la  présence  d'un  joueur  de  marion- 
nettes dans  ce  cercle  élégant,  que  d'ordinaire,  et  devant  des  convives 
d'un  goût  moins  sévère,  ce  genre  de  spectacle  était  ordinairement  bien 
accueilli. 

La  passion  des  marionnettes,  poussée  jusqu'à  la  manie,  jeta  de  la 
déconsidération  sur  plusieurs  grands  personnages,  entre  autres  sur 
Antiochus  de  Cyzique.  Non- seulement  ce  prince,  à  peine  monté  sur  le 
trône,  s'entoura  de  mimes  et  de  bouffons,  dont  il  étudia  le  métier  avec 

(1)  Xénoph.,  Sympos.,  cap.  iv,  §  55. 


MARIONNETTES  POPUIAIBES  EN  GRÈCE.  S5 

une  application  peu  convenable  à  son  rang;  il  s'éprit  encore  d'un  amour 
extravagant  pour  les  marionnettes  :  sa  principale  occupation  était  de 
faire  mouvoir  lui-même,  avec  des  cordes,  de  grandes  figures  d'ani- 
maux recouvertes  d'or  ou  d'argent,  et,  o  pendant  qu'il  s'amusait  ainsi 
puérilement  à  faire  manœuvrer  des  mannequins,  son  royaume,  dit  l'his- 
torien auquel  nous  empruntons  ces  détails,  était  dépourvu  de  toutes 
les  machines  de  guerre  qui  font  la  gloire  et  la  sûreté  des  états  (1).  » 

Le  peuple,  en  Grèce,  prit  aussi  une  grande  part  au  spectacle  des 
marionnettes.  Le  Syracusain  que  nous  venons  de  rencontrer  au  festin 
de  Callias  nous  apprend  qu'outre  les  représentations  qu'ils  allaient 
donner  chez  les  gens  riches,  les  hommes  de  sa  profession  (les  névro- 
spastes,  comme  on  les  appelait)  avaient  encore  des  théâtres,  soit  à  de- 
meure, soit  arabulans,  d'où  ils  tiraient  de  bonnes  recettes.  A  un  des 
convives  qui  lui  demandait  de  quoi  il  pensait  avoir  le  plus  à  se  réjouir, 
0  c'est,  répondit  le  joueur  de  marionnettes,  de  ce  qu'il  y  a  des  sots 
dans  le  monde,  car  ce  sont  eux  qui  me  font  vivre  en  venant  en  foule 
au  spectacle  de  mes  pantins  (2).  » 

Et  non-seulement  il  y  avait  à  Athènes,  du  temps  de  Sophocle,  des 
théâtres  de  marionnettes,  où  courait  le  peuple,  comme  il  y  en  eut  à 
Paris  du  temps  de  Corneille  et  de  Molière,  et  à  Londres  du  temps  de 
Shakspeare  et  de  Ben  Jonson;  mais  les  Athéniens  s'éprirent  d'un  tel 
engouement  pour  ce  spectacle,  surtout  après  la  décadence  de  la  cho- 
ragie  et  la  compression  du  théâtre  par  la  faction  macédonienne,  que 
les  archontes  autorisèrent  un  habile  névrospaste  à  produire  ses  acteurs 
de  bois  sur  le  théâtre  de  Bacchus.  Athénée,  dans  son  Banquet  des  So- 
phistes, fait  honte  au  peuple  d'Athènes  d'avoir  prostitué  aux  poupées 
d'un  certain  Pothein  la  scène  où  naguère  les  acteurs  d'Euripide 
avaient  déployé  leur  enthousiasme  tragique  (3). 

(1)  Diodor.,  Excerpt.  de  virtut.,  t.  II,  p.  606,  scqq. 

(2)  XcDopb.,  Sympos.,  cap.  iv,  §  55. 
<3)  Alhen.,  cap.  xvi,  p.  19,  E. 


V. 


MARIONNETTES  ARISTOCRATIQUES  ET  POPULAIRES  CHEZ  LES 
ROMAINS. 


A  Rome,  où  dominait  le  goût  de  la  réalité  en  tous  genres,  nous  ne 
trouvons  pas  un  penchant  aussi  vif  pour  cet  ingénieux  et  idéal  passé- 
temps.  On  peut,  sans  doute,  recueillir  dans  les  auteurs  latins  d'assez 
nombreuses  allusions  aux  marionnettes,  mais  ces  allusions  sont  moins 
détaillées,  moins  bien  senties,  moins  affectueuses,  si  je  l'ose  dire,  que 
celles  qui  se  trouvent  si  fréquemment  dans  les  écrivains  grecs.  La 
langue  lalirte  n*a  pas  même  un  mot  propre  pour  désigner  les  ma- 
rionnettes; il  faut,  pour  parler  de  ce  petit  peuple,  recourir  à  des  péri- 
phrases :  Ligneoîœ  hominum  figurœ...  Nervis  alienis  mobile  lignum... 
Lorsqu'un  auteur  latin  veut  n'employer  qu'un  mot,  il  hésite  entre 
plusieurs,  qui  tous  ont  une  acception  primitive  mieux  accréditée  et 
plus  générale,  tels  que  pupœ,  sigitla,  sigillaria,  sigilliola,  imagunculœ, 
homunculi  (1).  Cependant  on  ne  peut  douter  que  les  Romains,  surtout 

(1)  Lorsque  Marc-Aurèle,  qui  fait  de  si  fréquentes  allusions  aux  marionnettes,  em- 
ploie le  mot  sigillaria  pour  les  désigner,  il  l'écrit  en  lettres  grecques,  et  en  détermine 
le  sens  par  l'addition  du  mot  v6u/Joç7raçTdyf*£v«.  Lib.  VII,  §  3. 


pom>i^  noBn.ES  rnfiz  les  ROSAirts.  97 

depuis  qu'ils  se  furent  mis  en  contact  avec  les  ciTilisations  étnisqfue 
et  grecque,  n'aient  appliqué  la  statuaire  mobile  à  des  récréations  po- 
pulaires et  domestiques.  Dans  toutes  les  contrées  de  l'Italie  où  l'on  a 
fouillé  des  tombeaux  d'enfans,  on  y  a  rencontré,  parmi  d'autres  jouets, 
des  pantins  mobiles  d'os,  d'ivoire,  de  bois  et  de  terre  cuite.  A  Cometo 
(l'antique  Tarquinia),  un  hypogée  a  fourni  six  de  ces  sarcophages,  où 
se  trouvaient  plusieurs  marionnettes  de  terre  cuite  (I);  mais  ce  qui 
est  vraiment  remarquable,  c'est  que  la  coutume  toute  païenne,  ainsi 
qu'on  peut  le  voir  dans  Plante  (2),  Vitruve  (3)  et  Perse  (4),  d'enterrer 
avec  les  enfans  les  jouets  et  les  poupées  qu'ils  auraient  consacrés  aux 
dieux,  s'ils  fussent  devenus  adultes,  ait  survécu  à  l'extinction  du  pa- 
ganisme :  la  plupart  des  jouets  de  ce  genre,  qui  ornent  les  cabinets 
d'antiquités  et  les  musées  de  l'Europe,  proviennent  de  sépultures  chré- 
tiennes; on  en  a  recueilli  un  grand  nombre,  par  exemple,  dans  le  tom- 
beau de  Marie,  fille  de  Stilicon  et  femme  d'Honorius,  lequel  fut  décou- 
vert intact,  en  1544,  dans  le  cimetière  du  Vatican  (o). 

Buonarotli  cite,  comme  les  ayant  vues  dans  le  musée  Carpegna,  des 
poupées  d'os  ou  d'ivoire  provenant  des  cimetières  de  Saint-Callistc  et 
de  Sainte-Priscille,  et  dont  le  tronc,  les  bras  et  les  jambes  détachés  se 
rajustaient  au  moyen  d'un  fil  de  laiton  (6).  Boldetti  a  publié  quatre 
de  ces  poupées,  ou  fragmens  de  poupées  à  ressorts,  qui  sont  conservés 
dans  le  Musée  chrétien  du  Vatican.  Une  de  ces  figurines  est  complète 
et  d'un  bon  travail  (7).  A  Paris,  le  Cabinet  des  médailles  et  antiques 
de  la  Bibliothèque  nationale  renferme  quatre  marionnettes  romaines 

(1)  YoT.  Mekh.  FossaU,  Âtmal.  deir  Instit.  archeoiog.,  1. 1,  p.  123,  et  M.  Raoat- 
Rocbette,  Troisième  mémoire  sur  les  antiquités  chrétiennes  des  catacombes,  dans  le 
XUle  Tolame  des  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  2«  partie, 
p.  625. 

(2)  Plant.,  Rud.,  act.  IV,  se.  it,  ».  37  seqq.  et  110  seqq. 

(3)  Vitru».,  lib.  IV,  cap.  i. 
(4J  Pars.,  Sat.  II,  ▼,  70. 

(5)  Voir  pour  ces  objets,  aujourd'hui  dispersés  :  Paul.  Aringbi,  Roma  subferranea,  Ub. 
n,  cap.  IX,  no  11,  p.  2T0,  et  Cancellieri,  De  secretar.  Basilic.  Vatic.,  t.  II,  p.  995-1000. 

(6)  Bnonarruotti  (^V^,  Firtri  an/icAi,  prœfat.,  p.  ix. 

(7j  Boldetti ,  Osservazioni  sopra  i  cimiteri  di  tanti  martiri  ed  enticki  erittiitù  ëi 
Roina^  lib.  If,  cap.  wv,  p.  496,  seq.,  ta?.  1,  n»  1-i. 


28  POUPÉES  MOBILES   CHEZ   LES  ROMAINS. 

d'os  et  d'un  style  fort  grossier;  deux  ont  appartenu  au  comte  de  Caylns, 
qui  les  a  fait  graver  (1).  L'une  est  complète,  et  a  les  bras  et  les  jambes 
mobiles.  M.  de  Caylus  parle,  de  plus,  d'une  figurine  de  bronze  de  sa 
collection,  comme  d'une  marionnette  (2).  Il  existe  à  Rome,  au  musée 
Kircher,  une  très  petite  larve  de  bronze  dont  les  bras  et  la  tête  sont 
articulés.  Enfin ,  le  musée  de  la  \  ille  de  Rouen  possède  deux  jolies 
marionnettes  romaines  de  terre  cuite;  toutes  deux  sont  nues  jusqu'à 
la  ceinture;  une  draperie  cannelée  descend  sur  les  cuisses;  l'une 
d'elles  porte  dans  ses  cheveux  une  couronne  de  lierre.  Les  bras  et  les 
jambes  n'existent  plus;  mais  on  voit,  par  les  trous  pratiqués  aux  épaules 
et  aux  cuisses,  que  les  genoux  et  les  bras  devaient  s'y  emboîter. 

Les  comparaisons  et  les  allusions  que  le  jeu  des  marionnettes  four- 
nit en  si  grand  nombre  aux  poètes  et  aux  philosophes  de  l'ancienne 
Rome  ne  permettent  pas  de  douter  que  ce  divertissement  ne  fût,  du 
moins  sous  l'empire,  d'un  usage  très  répandu.  Perse  a  dit,  avec  sa 
concision  habituelle  : 

«  Je  suis  libre.  —  Toi,  libre,  forcé  de  subir  tant  de  jougs!  La  dure  servitude 
ne  te  contraint  pas;  rien,  au  dehors,  n'a  le  pouvoir  à'agiter  les  fils  qui  te  meu- 
vent. Qu'importe?  Si  des  maîtres  naissent  au  dedans  de  toi  et  au  fond  de  ton 
foie  malade,  ta  condition  en  est-elle  meilleure?  » 

Servitium  acre 

Te  nihil  impclUt,  nec  quidquam  extrinsecus  intrat, 
Quod  ncrvos  agitet;  sed  si  intus  et  in  jecore  aegro 
Nascuntur  domini,  qui  tu  impunilior  cxis  (3)? 

Les  marionnettes  ont  été,  surtout  pour  l'empereur  Marc- Aurèle,  le 
sujet  de  réflexions  très  remarquables.  Dans  six  ou  huit  de  ses  pensées, 
il  exhorte  l'homme  à  opposer  sa  ferme  volonté  aux  passions  qui  le  ti- 
rent et  le  font  mouvoir  comme  par  des  fils  (4.).  Je  suis  surtout  frappé 
d'un  passage  où  il  fait  au  sujet  de  la  mort  cette  remarque  toute  chré- 

(1)  Caylus,  Recueil  d'Antiquités,  etc.,  t.  IV,  p.  261,  pi.  80,  no  1,  et  t.  VI,  pi.  90,  n«  3. 

(2)  Le  même,  t.  VIT,  p.  164.  Cette  pièce  n'a  point  passé  au  Cabinet  des  médailles. 

(3)  Pers.,  Sat.  V,  v.  128-131, 

(4)  Marc.  Anton.,  De  se  ipso,  lib.  II,  §  2;  —  lib.  III,  §  16;  —  lib.  VI,  §  16;  —  lib.  VU, 
§29;— lib.  X,§38;— lib.XII,  §19. 


MARIONNETTES  CONVIVALES   A   ROME.  99 

tienne  :  o  La  mort  met  fin  à  l'agitation  que  les  sens  communiquent  à 
l'ame,  aux  violentes  secousses  des  passions  et  à  cette  triste  condition  de 
marionnette  où  nous  réduisent  les  écarts  de  la  pensée  et  la  tyrannie  de 
ia  chair  (i).  » 

Pétrone,  dans  le  tableau  si  vivement  tracé  du  fameux  festin  de  Tri- 
malcion,  introduit,  vers  la  fin  de  l'orgie,  un  esclave  qui  expose  sur 
la  table  une  larve  d'argent  si  habilement  travaillée,  que  ses  souples 
vertèbres  et  la  chaîne  de  ses  articulations  mobiles  {catenatio  mobilis, 
comme  il  le  dit  si  bien)  permettaient  de  lui  faire  prendre,  quitter 
et  reprendre  toutes  les  attitudes  d'un  acteur  pantomime  (2).  Il  est 
impossible  de  ne  pas  reconnaître,  dans  la  présence  de  cette  marion- 
nette lémurique,  un  double  souvenir  des  momies  convivales  égyp- 
tiennes et  de  l'admission  de  la  névrospastie  dans  les  fêtes  et  les  banquets 
d'Athènes.  Mais  Pétrone  n'a-t-il  voulu  présenter  dans  cet  épisode 
qu'un  fait  exceptionnel,  un  caprice  de  Trimalcion"?  ou  devons-nous 
voir  dans  ce  passage  l'indice  d'une  coutume  établie  dans  les  réunions 
aristocratiques  de  Rome?  Je  n'oserais  le  décider.  Je  n'éprouve  point  la 
même  hésitation  à  reconnaître  l'existence,  à  Rome  et  dans  les  pro- 
vinces, des  marionnettes  populaires.  Les  témoignages  à  cet  égard  ne 
manquent  point.  C'est  dans  la  bouche  d'un  homme  de  la  dernière 
classe,  dans  celle  de  son  propre  esclave,  qu'Horace  a  placé  ces  deux 
vers  si  souvent  cités,  et  où,  quoi  qu'en  aient  dit  des  commentateurs 
trop  subtils,  il  est  évidemment  question  des  marionnettes  : 

Tu,  mihi  qui  imperitas,  aliis  servis  miser,  atque 
Ducerls,  ut  nervis  alicnis  mobile  lignum  (3). 

«  Toi  qui  me  commandes  si  impérieusement,  tu  es  aussi  le  misérable  esclave 
de  plus  d'un  maître;  on  te  mène  conmie  le  bois  mobile  qui  obéit  à  des  fils 
étrangers.  » 

Plus  tard,  Favorinus,  combattant  les  erreurs  de  l'astrologie  judi- 

(1)  Marc.  Anton.,  De  se  ipso,  lib.  VII,  §  28. 

(2)  Pctron.,  Satyric,  cip.  xxxiv. 

(3)  Horat.,  lib.  II,  Sat.  VU,  v.  82.  Le  père  Lupi,  dans  la  dissertation  que  j'ai  citée, 
réfute  très  bien ,  suivant  moi ,  l'opinion  de  ceux  qui  voient  dans  ces  deux  vers  une  allu- 
lioa  au  jeu  du  sabot,  qu'on  fait  tourner  a  coups  de  lanières. 


90  MARIONNETTES   POl^UtAlRES  CHEZ  LES  ROMAINS. 

çif^rç,  du  dans  un  passage  qu'Aulu-Gelle  nous  a  conservé  :  a  Si  les 
IjlQniine^  ne  faisaient  rien  dç  leur  propre  mouvement  et  par  leur  libre 
arbitre,  s'ils  n'étaient  dirigés  que  par  la  fatale  et  irrésistible  influence 
des  astres,  ce  ne  seraient  point  des  bommes,  et,  comme  nous  disons, 
(Jea  êtres  doués  de  raison  (Çwa  V/ixà),  ce  seraient  de  ridicules  marion- 
iji^tte^,  lndy;r(f  et  ridicula  quœdam  nevrospasta  (1).  Enfin  Marc-Au- 
ç^le  place  la  névrospastiç  au  dernier  rang  de  l'échelle  des  frivolités. 
Ypiçi  ses  propres  paroles,  qui  sont  d'un  tour  bien  remarquable  :  a  Va- 
ciller à  la  pompe  du  cirque  et  aux  jeux  de  la  scène,  c'est  prendre  un 
ijQin,  frivole.  Ces  représentations,  dans  lesquelles  on  montre  au  peuplç 
une  longue  suite  de  grands  et  de  petits  animaux  ou  des  combats  de 
gladiateurs,  ont-eUes  plus  d'intérêt  que  la  vue  d'un  os  qu'on  jette  au 
milieu  d'une  troupe  de  chiens,  ou  que  le  morceau  de  pain  qu'on  émiette 
dans  un  vivier  plein  de  poissons?  En  quoi  valent-elles  mieux  que  le 
spectacle  des  fourmis  qui  travaillent  à  charrier  de  petits  fardeaux, 
que  celui  des  souris  etîrayées  qui  courent  çà  et  là,  ou  même  que 
celui  des  marionnettes  (^)?)>  Toutefois,  si  ces  diverses  mentions  nous 
autorisent  à  admettre:  l'existence  à  Rome  de  marionnettes  popu- 
laires, je  dois  cpnfesser  que  je  n'ai  rencontré  aucun  monument  «i 
aucjin  texte  qui  présente,  dans  l'Italie  ancienne,  l'indice  de  représen- 
tations publiques  pareilles  à  celles  que  les  archontes  d'Athènes  permi- 
i;en.t  au  névrospaste  Pothein  de  donner  sur  le  théâtre  de  Bacchus. 

A  présent  que  nous  avons  suffisamment  constaté  l'existence  chez  les> 
anciens  des  marionnettes  privées,  populaires  et  même  sc^niques,  il  me 
paraît  intéressant  d'exposer  ce  que  nous  avons  pu  recueillir  d'éclair- 
cissemens  relatifs  à  la  disposition  matérielle  de  leurs  représentations, 
à  laphisou  moins  grande  perfection  de  leur  jeu,  et  enfln  à  ce  qu'il  est 
permis  de  conjecturer  de  la  composition  de  leur  répertoire. 

q)  AvlL  G.e\\.,l^çclesAttiç,,  \ih.  XIV,,cap_.  i, 
(2)  Marc.  Antou.,  ibid.,  Ub.  VII,  §  3. 


-5/ 


m. 


DIMENSIONS  ET  STRUCTURE  DES  MARIONNETTES  ANTIQUES. 


Il  est  regrettable  que  les  écrivains  de  l'antiquité  ne  nous  aient,  pas 
transmis  plus  de  détails  sur  les  jeux  d^  marionnettes,  particulièrement 
sur  les  représentations  données  à  Athènes  dans  l'hiéron  de  Bacchus, 
Faute  de  témoignages,  nous  sommes  obligé,  pour  reconstruire  ces 
spectacles  dans  notre  pensée,  de  recourir  à  des  inductions  dont  la  meil- 
leure n'a  pas,  nous  le  savons  bien,  la  valeur  du  plus  petit  mquun^nt 
pu  l'autorité  d'une  seule  ligne  de  texte.  Essayons  cependant. 

Loi-squ'on  se  rappelle  que  les  acteurs  d'Eschyle  et  de  Sophocle 
étaient  eux-mêmes  à  moitié  de  bois,  montés  sur  des  espèces  d'cchasses, 
ayant  des  avant-bras  postiches  et  les  mains  agrandies  par  des  ral- 
longes de  bois;  quand  on  songe  qu'après  la  défaite  de  Chéronée,  la 
ruine  des  finances  publiques  et  la  détresse  des  particuliers  obligèrent, 
suivant  un  habile  archéologue  (1)^  les  magistrats  à  permettre  aux  cho- 
réges  d'introduire  quelques  mannequins  dans  les  chœurs,  pour  com- 
pléter à  moins  de  frais  le  nombre  voulu,  on  est  un  peu  moins  surpris 

(1)  BoeUig.,  Purien-maske,  Dam.  X 


32  DIMENSIONS  DES  MABIONNETTES   ANTIQUES. 

de  voir  les  comédiens  de  bois  tolérés  en  un  lieu  où  l'on  avait  applaudi 
naguère  tant  et  de  si  admirables  chefs-d'œuvre.  Ce  ne  fut  pas  d'ailleurs 
sur  la  scène,  comme  le  dit  Athénée,  mais  très  certainement  sur  l'or- 
chestre ou  sur  le  thymélé  que  les  marionnettes,  à  l'exemple  des  hila- 
rodes,  des  éthologues  et  des  mimes  grecs  de  tous  genres,  ont  dû  donner 
leurs  représentations;  et  encore,  pour  que  du  conistra,  le  point  de  l'or- 
chestre le  plus  rapproché  des  gradins,  la  finesse  de  leur  jeu  pût  être 
appréciée  des  spectateurs  assis  sur  les  bancs  du  coilon,  fallait-il  que 
leur  taille  fût  à  peu  près  de  grandeur  naturelle.  Hérodote  nous  a  appris 
que  les  statuettes  funèbres  qui  figuraient  dans  les  repas  égyptiens 
avaient  une  et  jusqu'à  deux  coudées  de  hauteur;  mais  aucun  écrivain 
ne  nous  a  rien  appris,  que  je  sache,  sur  les  dimensions  des  marion- 
nettes théâtrales.  La  plus  grande  des  poupées  grecques  et  romaines 
dont  nous  avons  parlé,  est  une  de  celles  qui  ont  appartenu  au  comté 
de  Caylus,  et  que  possède  le  Cabinet  des  médailles;  elle  a  dix-huit  cen- 
timètres de  haut  (1).  Il  est  vrai  que  j'ai  vu  dans  le  portefeuille  des  des- 
sins d'antiquités  de  M.  Muret  deux  cuisses  de  poupée  d'ivoire  (trouvées 
dans  un  cimetière  de  Rome,  et  d'un  assez  bon  travail)  dont  les  dimen- 
sions supposent  une  marionnette  supérieure  de  quelques  pouces  à  la 
plus  grande  de  celles  qu'a  possédées  le  comte  de  Caylus;  mais  il  n'y  a 
rien  de  certain  à  conclure  des  poupées  d'enfans  aux  marionnettes  de 
théâtre,  et  ces  dernières  même  ont  pu,  à  diverses  époques,  avoir, 
comme  chez  nous,  des  proportions  très  différentes. 

Quant  à  la  structure,  j'ai  une  observation  générale  à  faire  sur  toutes 
les  poupées  à  jointures  mobiles  trouvées  dans  les  tombeaux  d'enfans. 
Boldetti,  après  avoir  décrit  avec  soin  les  quatre  figurines  de  ce  genre 
qu'il  a  publiées,  ajoute  qu'on  faisait  mouvoir  ces  joujoux  au  moyen  de 
ficelles,  à  peu  près  comme  on  meut  les  marionnettes  de  théâtre  :  Con 
queste  imaginette  giucando  i  fanciulli,  soleano  divertirsi  moviendole  con 
fin,  a  guisa  [dicamo  cosi)  di  hurattini  teatrali  (2).  Cette  assimilation,  à 
en  juger  par  les  monumens  que  j'ai  eus  sous  les  yeux,  manque  de 


(1)  La  plus  petite  des  poupées  conservées  an  Cabinet  des  médailles  a  six  centimètres. 

(2)  Boldetti ,  Osservazioni  sopra  i  dmiteri  de  santi  martiri  ed  antichi  cristiani  di 
RomOf  lib.  II,  cap.  xiv,  p.  497,  seq. 


STRUCTURE   DES  MARIOITNETTES  ANTIQUES.  33 

vérité.  Aucune  des  poupées  mobiles  trouvées  dans  les  tombeaux  d'en- 
fans  n'aurait  pu  être  employée  sur  un  théâtre.  Elles  n'offrent  point  au 
sommet  de  la  tête  les  traces  de  la  tringle  nécessaire  pour  les  soutenir 
et  les  transporter  d'une  place  à  l'autre  (1).  Elles  ont  les  bras,  les  jambes, 
les  cuisses,  percés  d'un  seul  trou,  destiné  à  recevoir  l'attache  de 
laiton  qui  forme  la  jointure;  mais  ces  membres  ne  présentent  pas, 
comme  dans  les  marionnettes  de  nos  jours,  un  second  trou  pour  rece- 
voir le  fil  moteur  (2).  On  ne  pouvait  non  plus  attacher  ce  dernier  fil,  soit 
autour  du  poignet,  soit  au-dessus  du  cou-de-pied,  car  ces  parties  sont 
presque  toujours  si  grossièrement  modelées,  qu'elles  n'offrent  aucune 
saillie.  Cependant,  dans  une  poupée  d'os,  d'un  assez  mauvais  travail, 
trouvée  dans  un  cimetière  de  Rome  et  dessinée  dans  le  recueil  de  M.  M[u- 
ret,  on  voit  au-dessus  du  cou-de-pied  une  assez  profonde  entaille  qui 
pouvait  recevoir  un  fil  qui  aurait  rapproché  ce  pantin  des  conditions 
d'une  véritable  marionnette. 

(t)  La  collection  égyptienne  da  musée  da  Louvre  possède  cependant  une  ponpée  égyp- 
tienne, dans  la  tête  de  laquelle  on  remarque  un  trou  qui  aurait  pu  recevoir  une  tringle. 

(2)  Il  faut  excepter  une  marionnette  trouvée  à  Panticapée,  et  dont  j'ai  parlé  plus 
haut,  mais  dont  je  o'ai  tu  que  le  dessin  dans  les  portefeuilles  de  M.  Muret. 


vn. 


PERFECTION   MECANIQUE   DES   MARIONNETTES   ANTIQUES. 


Nous  savons,  par  an  témoignage  à  la  fois  des  plus  sûrs  et  des  plus  im- 
posans,  que  le  mécanisme  des  marionnettes  grecques,  probablement  de 
celles  de  Pothein,  avait  atteint  un  très  haut  degré  de  perfection.  Voici 
en  quels  termes  Aristote,  ou  l'auteur  du  traité  De  mundo,  parle  de  ces 
petites  merveilles  :  «  Le  souverain  maître  de  l'univers,  dit-il,  n'a  be- 
soin ni  de  nombreux  ministres,  ni  de  ressorts  compliqués,  pour  diri- 
ger toutes  les  parties  de  son  immense  empire;  il  lui  suftit  d'un  acte  de 
sa  volonté,  de  même  que  ceux  qui  gouvernent  les  marionnettes  n'ont 
besoin  que  de  tirer  un  fil  pour  mettre  en  mouvement  la  tête  ou  la 
main  de  ces  petits  êtres,  puis  leurs  épaules,  leurs  yeux  et  quelquefois 
toutes  les  parties  de  leur  personne,  qui  obéissent  aussitôt  avec  grâce 
et  mesure  (1).  »  Apulée,  qui,  au  second  siècle  de  notre  ère,  a  traduit 
et  un  peu  paraphrasé  le  traité  De  mundo,  qu'il  croyait  d'Aristote,  a 
ajouté  quelques  traits  à  ce  tableau  et  a  enchéri  sur  ces  louanges  : 

(1)  Pseud.  AristoU,  De  mundo,  cap.  vi ,  Oper.,  t.  II,  p.  376. 


PERFECTION    DBS  MAftlOMNETTES  ANTIQUES.  35 

f  Ceux,  dit-il,  qui  dirigent  les  mouvemens  et  les  gestes  des  petites 
figures  d'hommes  faites  de  bois  n'ont  qu'à  tirer  le  fil  destiné  à  agiter 
tel  ou  tel  membre,  aussitôt  on  voit  leur  cou  fléchir,  leur  tète  se  pen- 
cher, leurs  yeux  prendre  la  vivacité  du  regard,  leurs  mains  se  prêter 
à  tous  les  offices  qu'on  en  exige;  enfin,  leur  personne  entière  se  montre 
gracieuse  et  comme  vivante  (1).  »  Assurément,  nous  ne  pourrons  rien 
dire  de  plus,  quand  nous  aurons  à  parler  plus  tard  de  la  perfection  des 
burattini  de  Rome,  des  fantoccini  de  Milan,  et  des  prodiges  de  naturel 
et  de  souplesse  opérés  par  les  petits  acteurs  sortis  des  mains  de  Robert 
Powell,  de  la  Grille,  de  Bienfait  et  de  Séraphin. 

Ces  grands  éloges  d'Aristote  et  d'Apulée  sont  confirmés  par  un  té- 
moignage non  moins  hyperbolique,  et  qui  vient  d'un  homme  peut- 
être  encore  plus  compétent.  Galien,  dans  son  traité  d'anatomie  De 
usu  partium,  voulant  faire  comprendre  par  quel  ingénieux  mécanisme 
la  nature  attache  les  muscles  et  les  tendons  extenseurs  et  fléchisseurs 
aux  os  des  membres,  a  fait  deux  fois  allusion  aux  statuettes  mues 
par  des  fils,  et  n'a  pas  craint  de  comparer,  dans  un  de  ces  passages, 
l'art  divin  du  Créateur  à  celui  que  les  constructeurs  de  marion- 
nettes employaient,  de  son  temps,  pour  assurer  la  justesse  et  la  vi- 
vacité des  gestes  de  leurs  pantins  (2).  «  On  ne  reconnaît,  dit-il, 
nulle  part  aussi  bien  tout  l'exquis  artifice  de  la  nature  que  dans  l'in- 
sertion des  muscles  de  la  jambe,  qui  descendent  tous  au-delà  de  la 
jointure  jusqu'à  la  tête  du  tibia.  De  même  que  ceux  qui  font  jouer 
des  marionnettes  de  bois  par  de  petites  cordelettes  adaptent  ces  fils  à  la 
tête  de  la  partie  qui  doit  jouer  au-delà  du  point  où  ces  parties  se  ren- 
contrent et  se  joignent,  ainsi  la  nature,  bien  avant  que  les  hommes 
se  fussent  avisés  de  cette  subtilité,  a  construit  de  la  même  sorte  les 
articulations  de  notre  corps  (3).  » 

(1)  «  Illi  qui  ligneoUs  faoniinum  figuris  gestus  movent,  quando  filum  membri,  quod 
agilari  solet,  Iraxeriot,  torquebitur  cerïix,  nutabit  caput,  oculi  vibrabunt,  manus  ad 
omne  ministerium  praesto  erunt,  nec  invenusle  lotus  videbitur  viveic.  »  (Appui.,  De 
mundo,  t.  II,  p.  351,  éd.  Oudend.) 

(2)  Galen.,  De  usu  partium,  Yih.  II,  cap.  xvi;  Op.,  éd.  Kûbn,  p.  262,  seq.  —  Cf.  Idetn 
opus,  lib.  I,  cap.  xvii. 

(3)  Traducliou  de  Dalechainp,  un  peu  retouchée. 


30  MARIONNETTES  PRISES  POUR  EMBLÈMES. 

A  Le  rare  degré  de  perfection  qu'atteignirent  les  marionnettes  dans 
l'antiquité  explique  comment  des  hommes  tels  que  Platon ,  Aristote  et 
Marc-Aurèle  ont  fait  de  si  fréquentes  allusions  à  ce  spectacle  et  em- 
prunté à  cet  emblème  de  l'homme,  jouet  de  ses  passions  ou  de  la  des- 
tinée, tant  de  sages  conseils  et  d'éloquentes  comparaisons.  Voici,  pour 
ne  citer  qu'un  exemple  parmi  tant  d'autres,  un  beau  passage  que  j'ex- 
trais du  premier  livre  des  Lois;  c'est  un  magnifique  symbole  de  l'em- 
pire nécessaire  que  la  raison  et  la  loi  doivent  toujours  conserver  sur 
les  actions  humaines. 

«  Figurons-nous  que  chacun  de  nous  est  une  machine  animée,  sortie  de  la 
main  des  dieux,  soit  qu'ils  l'aient  faite  pour  s'amuser,  ou  qu'ils  aient  eu  en 
la  faisant  un  dessein  sérieux,  car  nous  n'en  savons  rien.  Ce  que  nous  sa- 
vons, c'est  que  les  passions  sont  comme  autant  de  cordes  ou  de  fils  qui  nous 
tirent  chacun  de  leur  côté,  et  qui ,  par  l'opposition  de  leurs  mouvemens,  nous 
entraînent  vers  des  actions  opposées,  d'où  semble  résulter  la  différence  du  vice 
et  de  la  vertu.  En  effet ,  le  bon  sens  nous  dit  qu'il  est  de  notre  devoir  de  n'o- 
béir qu'à  un  de  ces  fils,  d'en  suivre  toujours  la  direction  et  de  résister  forte- 
ment à  tous  les  autres.  Ce  fil  est  le  fil  d'or  et  sacré  de  la  raison ,  appelée  la  loi 
commune  de  l'état;  les  autres  sont  de  fer  et  raides.  Celui-là  est  souple,  parce 
qu'il  est  d'or;  il  n'a  qu'une  seule  forme,  tandis  que  les  autres  ont  des  formes 
de  toute  espèce.  Et  il  faut  rattacher  et  soumettre  tous  ces  fils  à  la  direction 
parfaite  du  fil  de  la  loi ,  car  la  raison ,  quoique  excellente  de  sa  nature,  étant 
douce  et  éloignée  de  toute  violence,  a  besoin  d'aide,  afin  que  le  fil  d'or  gou- 
verne les  autres  (1).  » 

C'est  faire  une  chute  bien  profonde  que  de  redescendre  d'une  aussi 
grande  élévation  à  l'humble  étude  de  nos  chétives  poupées. 

(I)  Plat.,  De  legib.,  Ub.  I,  p.  6U.  Traduction  de  M.  Cousin,  t.  VII,  p.  5*,  55. 


VIII.      / 


MATÉRIEL  DO  THÉÂTRE  DES  HABIONNETTES  DANS  l'AKTIQDITÉ. 


Nous  avons  dit  que  les  petits  acteurs  de  Pothein ,  admis  dans  l'hié- 
ron  de  Bacchus,  ont  dû ,  comme  les  mimes,  les  hilarodes  et  tous  les 
acteurs  d'un  ordre  secondaire,  donner  leurs  représentations  non  sur 
la  scène,  mais  sur  le  thymélé  ou  l'orchestre.  Il  nous  reste  à  éclaircir 
à  présent  un  point  plus  difficile  :  en  quel  endroit  de  ce  vaste  théâtre, 
bâti  à  ciel  ouvert,  se  plaçait  la  main  invisible  qui  dù-igeait  les  fils? 
Pothein,  par  un  procédé  inverse  de  celui  qu'on  emploie  ordinairement 
de  nos  jours,*se  tenait-il,  pour  faire  manœuvrer  ses  personnages,  sous 
le  plancher  de  l'orchestre,  comme  nous  avons  plusieurs  fois  essayé  de 
le  faire  et  comme  on  le  fait  dans  les  élégans  théâtres  de  marionnettes  à 
la  Chine,  où  les  fils  qui  font  mouvoir  les  acteurs,  au  lieu  de  sortir  de 
leur  tête,  sont  disposés  sous  leurs  pieds  (1)?  Je  ne  le  pense  point.  Je  crois 
plutôt,  d'après  certains  indices,  qu'on  dressait  sur  l'orchestre  une  char- 

(1)  John  Barrow,  Travels  in  China,  London,  1804,  in-4»,  p.  201.  —  Berton,  la  Chine 
enminiature,  t.  III,  p.  173,  et  le  Magasin  pittoresque,  année  1847,  p.  273  et  suit.  Noos 
avons  an  exemple  de  cette  disposition  dans  nos  petits  pantins  de  carte. 


38  MATÉRIEL   DES  THEATRES  DE  MAHIONNETTES. 

pente  à  quatre  pans,  wÂ/pa  reT/aâywvov  (1),  que  l'on  couvrait  de  draperies 
et  dont  le  fond  était  assez  éle^é  pour  que,  placé  derrière  ce  retranche- 
ment, ou  episcenium  improvisé,  le  maître  du  jeu  pût  diriger,  d'en  haut 
et  sans  être  vu ,  les  mouvemens  de  ses  comédiens.  Cette  construction 
était  en  effet  le  seul  moyen  d'obvier  aux  inconvéniens  qu'opposait  à 
ce  spectacle  la  forme  des  théâtres  anciens,  tous  construits,  comme  on 
sait,  à  ciel  ouvert,  excepté  les  odéons. 

L'appareil  que  j'indique  a  dû,  réduit  à  de  moindres  proportions  et 
rendu  ainsi  plus  portatif,  servir  en  Grèce  et  en  Italie  aux  joueurs  de 
marionnettes  ambulans.  Platon  me  semble  avoir  désigné  d'une  ma- 
nière assez  précise  ce  mode  de  représentation.  Au  début  du  vu*  livre 
de  la  République,  préludant  à  la  grande  allégorie  de  la  caverne  et  de  la 
vision  des  ombres:  «  Figurez-vous,  dit-il,  un  chemin  le  long  duquel 
s'élève  un  petit  mur  semblable  aux  cloisons  que  les  charlatans  (2) 
mettent  entre  eux  et  les  spectateurs,  et  au-dessus  desquelles  on  aper- 
çoit les  merveilles  qu'ils  nous  montrent.  Imaginez  qu'il  passe,  le  long 
de  ce  mur,  des  hommes  portant  des  objets  de  toute  sorte,  figures 
d'hommes  ou  d'animaux,  de  bois  ou  de  pierre,  lesquels  paraissent 
au-dessus  du  mur.  »  Cette  disposition  s'est ,  à  peu  de  chose  près,  per- 
pétuée jusqu'à  nos  jours,  et  l'on  peut  la  reconnaître  dans  les  loges  de 
forme  à  demi  antique  de  nos  marionnettes  en  plein  vent.  Gomme  chez 
nous,  le  névrospaste  antique,  ame  et  intelligence  unique  de  son  spec- 
tacle, devait  occuper  le  centre  de  ce  postscenium  étroit,  sorte  de  pe- 
tite forteresse  que  les  Italiens  nomment  aujourd'hui  castello  (3),  les 
Espagnols  castillo  (I)  et  nous  castellet,  probablement  par  suite  de  l'an- 
cienne dénomination  latine.  Le  savant  jésuite  Quadrio,  trompé  par 
un  passage  obscur  d'Hesychius,  où  ce  lexicographe  mentionne  un 
divertissement  autrefois  en  usage  en  Italie  (5),  a  cru  reconnaître 
dans  le  mot  xopvBxlUx  le  castellet  des  marionnettes  actuelles,  et  dans 

(1)  Suid.,  vGC.  Trikia. 

(2)  0aTj|xaTO7roto£.  Ce  mot,  très  géaéral ,  s'applique  à  tous  les  faiseurs  de  tours,  y 
compris  les  joueurs  de  marionnettes. 

(3)  Quadrio,  Délia  Storia d'ogni poesia ,  etc.,  t.  III,  parte  2a,  245-246. 

(4)  Seb.  de  Govarruvias,  Tesoro  de  la  lengua  castellana  au  mot  Titeres. 

(5)  Hesych.,  voc.  Kvpnroi. 


DISPOSITION   DES  THÉÂTRES  DE   MARIONNETTES.  39 

certaics  masques  de  bois,  appelés  xù/^tô/ja,  le  nom  particulier  des  ma- 
rionnettes italiques.  C'est  tout  un  petit  roman  philologique,  qui  n'a 
pas  la  moindre  réalité  (1).  Le  jeu  rustique  dont  il  s'agit,  consacré  peut- 
être  à  Diane,  consistait  à  se  couvrir  la  tête  d'un  masque  de  bois,  npo- 
ffotmïov  çyXivov,  et  à  s'entre-choquer  le  front  à  la  manière  des  béliers.  Il 
n'y  a  rien  là  qui  ait  rapport  aux  marionnettes.  La  raison  qui  me  porte 
à  croire  que  notre  castellet  vient  en  droite  ligne  des  anciens,  c'est  que 
nous  trouvons  ce  petit  appareil  théâtral  employé  (le  nom  et  la  chose) 
dans  toutes  les  contrées  qui  ont  gardé  l'empreinte  de  la  civilisa- 
lion  grecque  ou  romaine;  l'Orient  même  l'a  conservé;  on  le  voit  en 
Perse  (2),  à  Constantinople  (3),  au  Caire  (4).  Seulement,  dans  les  bou- 
tiques de  marionnettes  ambulantes  qui  ont  besoin  d'être  portatives, 
on  a  supprimé,  dans  les  temps  modernes,  la  plus  grande  partie  du 
plancher,  que  les  Espagnols  appellent  retablo  (5),  suppression  qui  a 
amené  un  autre  changement.  On  ne  montre  plus  dans  ces  petits  théâ- 
tres les  pantins  qu'à  mi-corps  et  avec  la  main.  Le  joueur,  placé  au- 
dessous  de  l'ouverture  qui  forme  la  scène,  glisse  le  pouce  et  l'index 
dans  les  manches  qui  figurent  les  bras  des  acteurs,  et  les  fait  ainsi 
aisément  mouvoir.  De  là  les  grands  coups  de  bâton  que  Polichinelle 
assène  à  droite  et  à  gauche  avec  tant  de  libéralité  et  de  vigueur,  ce 
que  ne  pourraient  faire  avec  autant  de  dextérité  les  marionnettes, 
plus  parfaites  d'ailleurs,  mues  par  des  fils.  L'appareil  du  castellet  est 
encore  plus  simple  en  Chine  que  chez  nous.  Monté  sur  une  petite 
estrade ,  le  joueur  de  marionnettes  ambulant  est  couvert  jusqu'aux 
épaules  d'une  toile  d'indienne  bleue,  qui ,  serrée  à  la  cheville  du  pied 
et  s'élargissaut  en  montant,  le  fait  ressembler  à  une  statue  en  gaîne. 


(1)  (Test  le  jésuite  Bisclola  qui  est  le  premier  auteur  de  cette  ingéoieuse  rêverie.  Voy. 
Horœ  subsecivœ,  lib.  V,  cap.  12 ,  p.  360. 

(2)  Chardin,  Voyage  en  Perse,  etc.,  Amsterd,  1735,  t.  III,  cap.  xii,  p.  59  et  60,  et  sir 
H.  Jones  Brydge's,  Mission  to  the  court  of  Persia,  1. 1,  p.  407.  Ce  sont  ordinairement 
des  Bohémieus  qui  montrent  les  marionuettes  en  Perse. 

(3)  Pietro  délia  Valle,  Voyages  en  Turquie,  etc.,  t.  I,  p.  151. 

(t)  Niebuhr,  Voyage  en  Arabie,  t.  I,  p.  t5t,  pi.  xxvi,  fig.  T. 

(5)  Francisco  de  Ubeda,  Ubro  de  entretenimiento  de  la  picora  Justina,  etc.,  lib.  i, 
c^.  8,  n.  l,p.  60  et  61. 


40  DISPOSITION   DES  THÉÂTRES   DE  MARIONNETTES. 

Une  boîte,  posée  sur  ses  épaules,  s'élève  au-dessus  de  sa  tête  en  forme 
de  théâtre.  Sa  main,  cachée  sous  les  vêtemens  de  la  poupée,  présente 
les  personnages  aux  spectateurs  et  les  fait  agir  à  sa  volonté.  Quand 
il  a  fini,  il  enferme  sa  troupe  et  son  fourreau  d'indienne  dans  la  boîte, 
et  emporte  le  tout  sous  son  bras.  En  Espagne,  du  temps  de  Cervantes, 
il  fallait  qu'un  titerero,  ou  joueur  de  marionnettes  ambulant,  fût 
pourvu  d'une  charrette  et  d'un  mulet  pour  transporter  son  bagage 
théâtral  de  village  en  village,  personnel  et  matériel  réunis  (1). 

(i)  Voyez  Don  Quijote,  parte  Sa,  capit.  25  et  26,  et  le  piquant  ouvrage  picaresque  de 
Francisco  de  Ubeda,  que  nous  avons  déjà  cité. 


IX. 


FORME,   COSTUMES  ET  CARACTÈRES  DES  HARIONKETTES 
DAHS  l' ANTIQUITÉ. 


n  serait  curieux,  sans  doute,  de  posséder  quelques  informations  pré- 
cises sur  la  forme  et  le  costume  des  marionnettes  anciennes.  On  ai- 
merait surtout  à  savoir  si  elles  ont  affecté  (conmie  ont  fait  chez  nous 
dame  Gigogne  et  le  seigneur  Polichinelle)  des  formes  extravagantes  et 
des  vêtemens  fantastiques.  Cette  recherche  se  lie  si  étroitement  à  la 
question  de  savoir  de  quelles  pièces  se  composait  le  répertoire  des 
marionnettes  grecques  et  romaines,  que  nous  croyons  pouvoir  réunir 
ici  ces  deux  questions,  qui,  à  vrai  dire,  n'en  forment  qu'une  seule. 

Les  marionnettes  sont,  par  leur  nature  même,  la  parodie  des  êtres 
vivans.  Aussi  est-ce  principalement  la  parodie  qui  a  dû,  par  tout  pays, 
alimenter  et  varier  leur  répertoire.  Soyez  sûr  qu'à  Athènes  ces  petits 
acteurs  ont  enchéri  de  malice  et  de  gaieté  sur  Aristophane  lui-même, 
pour  bafouer  et  poursuivre  des  charges  les  plus  hyperboliques  les 
sophistes,  les  démagogues,  les  poètes  tragiques,  en  un  mot,  pour  per- 
sifler l'enflure  et  le  charlatanisme  sous  toutes  les  formes  politiques. 


42  COSTUMES  DES  BIARIONNETTES  GRECQUES. 

religieuses  et  pliilosopliiques.  Les  marionnettes  ont  eu,  de  tout  temps, 
pour  texte  favori,  la  moquerie  de  la  profession  dominante,  la  critique 
du  Yice  régnant,  du  ridicule  en  vogue,  et,  quand  d'aventure  elles  ne 
sont  point  satiriques,  ce  qu'elles  préfèrent,  c'est  la  représentation  de 
l'événement  le  plus  célèbre,  de  l'anecdote  la  plus  récente,  de  la  légende 
la  plus  populaire.  Mais,  me  dira-t-on,  les  marionnettes  modernes  ont 
un  répertoire  tout  semblable,  et  cependant  l'extrême  variété  des  sujets 
qu'elles  traitent  ne  les  a  pas  empêchées  d'adopter  un  costume  à  peu 
près  invariable,  qui  caractérise,  sous  une  forme  convenue  et  idéale,  les 
positions  diverses,  les  caractères  et  les  âges  des  personnages.  En  a-t-il 
été  ainsi  des  marionnettes  grecques  et  romaines?  Sur  ce  point  encore, 
je  l'avoue,  les  textes  et  les  monumens  sont  muets.  Il  est  très  probable 
qu'à  la  sortie  de  la  période  hiératique,  les  premières  marionnettes 
grecques  conservèrent  pendant  quelque  temps  leur  ancien  costume 
sacré,  lequel  devint,  comme  on  sait,  le  costume  scénique,  celui  qu'Es- 
chyle fut  accusé  d'avoir  dérobé  aux  temples  et  aux  mystères  (i),  et  qu'il 
n'avait  pris,  en  grande  partie  peut-être,  qu'aux  marionnettes,  je  veux 
dii*e  aux  à7«),f*aTa  v£U|50ff7ra(TTa,  OU  statuettcs  religieuses,  mues  par  des 
fils,  lesquelles,  comme  nous  l'avons  vu,  avaient  été  des  idoles  avant  de 
devenir  des  pantins.  Entraînées  vers  la  parodie  de  la  vie  humaine,  qui 
est  leur  nature  même,  les  marionnettes  ont  dû  déposer  assez  vite  la 
syrma  tragique  pour  endosser  les  fantastiques  accoutremens  de  la  co- 
naédie,  ou,  mieux  encore,  les  grotesques  costumes  du  drame  satyrique 
et  des  chœurs  phalliques.  Portées  par  instinct  vers  les  types  les  plus 
extravagaus  et  les  plus  populaires,  elles  durent  affectionner  ceux  des 
Pans  et  des  Égipans  aux  pieds  de  chèvre,  des  satyres  à  la  tête  ou  à  la 
barbe  de  bouc,  des  bacchans  monstrueusement  ithyphalliques,  enfin 
et  surtout  celui  du  chef  de  cette  bande  joyeuse,  du  chauve  Silène,  aux 
épaules  courbées  et  à  la  panse  arrondie  en  forme  de  vénérable  bosse. 
A  Rome,  par  le  même  amour  de  burlesque  popularité,  les  marion- 
nettes ont  probablement  adopté  les  costumes  et  les  caractères  créés 
par  le  génie  bouffon  des  Atellanes.  Oui,  dès  que  la  vogue  de  ces  types 

(1)  Voy.  ^lian.,  Var.  hist.,  lib.  V,  cap.  iix.  —  Clément.  Alexandr.,  Stromat.,  lib.  U, 
p  *6I. 


PERSOirNAGÉS  DES  MARIONNETTES  ROIL^INES.  43 

grotesques  se  fut  répandue  en  Italie,  les  marionnettes  durent  revêtir 
à  peu  près  exclusivement  les  traits  du  Pappus,  du  Casnar,  du  Bucco, 
du  Maccus,  créations  impérissables  de  la  fantaisie  italienne,  qui  vivent 
encore  aujourd'hui  sous  d'autres  noms.  De  leur  côté,  les  acteurs  d'Atel- 
lanes  firent  quelques  emprunts  aux  vieilles  marionnettes  des  pompes  re- 
ligieuses et  triomphales.  Ils  donnèrent  place  sur  leur  théâtre  aux  deux 
loquaces  et  joyeuses  commères,  Citeria  (1)  et  Petreia  (2);  ils  adoptèrent 
le  Manducus,  cette  machine  effrayante,  à  la  maschouere  si  bien  enden- 
telée.  qui  montrait  ses  dents  cîicquetantes  aux  gradins  de  la  cavea  et  fai- 
sait trembler  le  rustique  enfant,  et  un  peu  sa  mère  : 

In  gremio  matris  formidat  rusticus  infans  (3). 

Ainsi  s'établit  à  Rome  une  sorte  d'échange  entre  les  personnages 
des  Àtellanes  et  ceux  du  théâtre  des  marionnettes,  à  peu  près  comme 
on  a  vu  chez  nous  se  mêler  et  se  doubler,  pour  ainsi  dire,  les  mas- 
ques de  la  comédie  italienne  et  les  acteurs  de  la  troupe  de  Polichi- 
nelle, de  sorte  qu'il  n'est  pas  aisé  de  savoir  si,  dans  certains  rôles,  les 
marionnettes  ont  précédé  les  acteurs  vivans,  oui  si  les  acteurs  vivans 
ont  précédé  les  marionnettes.  Cette  distinction,  fort  difficile  dans  les 
temps  modernes,  est,  comme  on  le  pense  bien,  impossible  pour  l'an- 
tiquité. Parmi  tous  les  types  grotesques  que  les  peintures  et  les  sta- 
tuettes grecques  et  romaines  nous  font  connaître,  il  serait  assurément 
bien  téméraire  de  décider  ceux  qui  se  rapportent  aux  acteurs  vivans 
et  ceux  cju'on  pourrait  attribuer  aux  comédiens  de  bois.  J'indiquerai 
néanmoins  deux  petits  monumens,  qui  font  partie  des  dessins  de 
M.  Muret,  dans  lesquels  on  pourrait  voir  peut-être  deux  persomiages 
névrospastiques.  Le  premier  est  une  figurine  de  ten-e  cuite,  appartenant 
à  M.  Comarmont,  représentant  un  personnage  accroupi,  orné  par  der- 
rière d'une  bosse,  et  par  devant,  en  guise  de  contre-poids,  d'un  phallus 
énorme;  l'autre  est  une  lampe  de  même  matière  et  de  travail  romain, 
sur  laquelle  est  peint  une  sorte  de  Maccus  ithyphallique.  Le  visage  pré- 

fl)  Voy.  Festus,  voc,  Citeria. 

(8)  Id.,  voc,  Petreia,  , 

(3)  Juven.,  Sat.  III,  ».  t76. 


44  UACCUS  ET   PULCINELLA. 

sente  le  type  consacré;  mais  le  buste  est  pourTu  d'une  double  bosse, 
tout  autrement  proéminente  que  celle  du  véritable  Maccus  osque,  trou- 
vée à  Rome  en  1727  (1),  et  c'est  ici,  je  crois,  sinon  le  seul,  du  moins  un 
très  rare  exemple  de  cette  monstruosité  fantastique  bien  caractérisée  (2). 
M.  Muret  a  dessiné  cette  lampe  parmi  d'autres  objets  antiques  appar- 
tenant à  M.  RoUin.  Ce  Maccus  représente-t-il  un  Maccus  acteur  d'Atel- 
lanes,  ou  un  Maccus-marionnette?  Il  est  difficile  de  le  dire.  Cependant, 
lorsqu'on  songe  que  les  bosses  du  Maccus  osque  sont  très  peu  appa- 
rentes, et  que  le  Pulcinella  napolitain  (sorte  de  Pierrot  à  large  vêtement 
blanc  et  à  demi-masque  noir)  n'en  a  pas  du  tout,  on  est  fort  tenté  de 
voir  dans  la  peinture  de  cette  terre  cuite  un  type  différent  de  celui  du 
Maccus  vivant  des  Atellanes,  et  peut-être  un  Maccus-marionnette. 

(1)  Cette  statuette  de  bronze  est  gravée  dans  l'Histoire  du  Théâtre  italien  de  L.  Ric- 
coboni,  pi.  IG.  Les  épaules  et  le  sternum  ne  sont  que  légèrement  arqués;  la  tunique 
est  serrée  à  la  taille.  M.  Muret  a  dessiné  chez  M.  Comarmont  à  Lyon  une  autre  figurine 
de  bronze  toute  semblable,  offrant  même  type,  même  forme,  même  vêtement. 

(2)  Il  existe  à  Rome,  dans  le  musée  Campana,  un  petit  Maccus  de  terre  cuite,  portant 
des  traces  de  coloration  et  ayant  à  la  fois  les  épaules  et  le  ventre  proéminens. 


X. 


mario:;nettes  parlantes,  —  marionnettes  pantomimes 
chez  les  anciens. 


Voici  la  dernière  et  la  plus  importante  question  que  présente  à  nos 
investigations  l'étude  des  marionnettes  antiques.  Qui  parlait  pour  les 
poupées  de  ce  théâtre,  et  de  quelle  façon  parlait-on  pour  elles?  Enfin, 
le  jeu  des  marionnettes  grecques  et  romaines  a-t-il  toujom's  été  ac- 
compagné de  paroles? 

Si  nous  avons  exprimé  tout  à  l'heure  une  idée  vraie  en  disant  que 
le  petit  spectacle  qui  nous  occupe  s'est  toujours  appliqué  à  la  représen- 
tation de  ce  qu'il  y  a  eu,  en  chaque  pays,  de  plus  bruyant,  de  plus  po- 
pulaire, de  plus  national,  nous  sommes  en  droit  d'ajouter  que,  chez 
un  peuple  aussi  amoureux  de  la  parole  que  le  peuple  grec,  il  est  à  peu 
près  impossible  de  supposer  que  les  marionnettes  aient  été  muettes. 
C'était,  certes,  une  belle  et  heureuse  occasion,  pour  un  Hellène  direc- 
teur de  comédiens  de  bois,  que  d'avoir  à  parler  lui  seul  pour  sa  troupe 
entière.  Je  crois,  en  effet,  qu'il  en  a  été  ainsi  en  Grèce.  Rien  ne  nous 
autorise  à  croire  que,  comme  dans  quelques  salons  italiens,  notam- 


46  MARIONNETTES  PARLANTES  EN    GRÈCE. 

ment  dans  ceux  de  Rome,  où  l'on  admettait  assez  volontiers  naguère 
le  jeu  des  burattini,  chaque  personnage  ait  eu  un  interprète  particu- 
lier, donnant  la  réplique  à  l'impromptu,  comme  dans  la  comedia  deW 
arte.  Nous  avons  vu  à  Athènes,  dans  le  repas  de  Callias,  le  bateleur 
syracusain  s'apprêter  à  faire  jouer  ses  marionnettes  sans  le  secours 
d'aucun  auxiliaire.  Mais  alors,  direz-vous,  comment  déguisait-il  sa 
voix  et  l'accommodait-il  à  l'âge,  au  sexe,  à  la  condition  des  divers  in- 
terlocuteurs? Peut-être  employait-il  le  procédé  en  usage  de  nos  jours  : 
on  sait  que,  de  temps  immémorial,  nos  joueurs  de  marionnettes  se 
servent  d'un  et  quelquefois  de  plusieurs  petits  instrumens  d'ivoire  ou 
de  métal,  au  moyen  desquels  ils  changent  leurs  intonations,  et  don- 
nent surtout  une  espèce  d'éclat  surnaturel  et  emphatique  à  l'organe 
du  principal  personnage.  Je  ne  puis  m'empêcher  de  faire  remarquer 
la  singulière  ressemblance  qui  existe  entre  la  forme,  la  matière  et  les 
effets  de  cet  instrument  (que  nous  appelons  sifflet-pratique,  ou  plus 
simplement  pratique)  et  l'espèce  de  bouche  de  cuivre  dont  Eschyle 
et  ses  successeurs  ont  pourvu  les  masques  tragiques  et  comiques.  Il 
est  permis  de  supposer  que  le  petit  instrument  dont  je  parle,  et  qui 
est  sans  analogie  avec  aucun  des  usages  modernes,  a  été  inventé  par 
les  névrospastes  de  l'antiquité,  pour  varier  et  égayer  leurs  intonations, 
pour  communiquer  à  la  voix  supposée  de  leurs  acteurs  quelque  chose 
de  l'accent  particulier  que  contractait  l'organe  des  comédiens  véri- 
taMes  en  passant  par  le  porte-voix  des  masques  de  théâtre,  et  reproduire 
ce  timbre  métallique  auquel  l'oreille  des  Grecs  s'était  accoutumée. 

Mais  si  la  Grèce  a  été,  par  sa  faconde  naturelle,  la  patrie  des  marion- 
nettes parlantes,  en  a-t-il  été  de  même  de  l'Italie?  Je  pense  qu'en 
vertu  de  leur  penchant  à  l'imitation  des  choses  à  la  mode,  les  marion- 
nettes, après  avoir  copié  et  exagéré  à  Rome  les  bouffonneries  atella- 
nesques,  ont  <dû  se  porter  à  peu  près  exclusivement  vers  la  copie  sé- 
rieuse ou  grotesque  des  pantomimes.  Les  seuls  détails  authentiques 
qui  nous  soient  parvenus  sur  le  jeu  des  statuettes  mobiles  à  Rome 
sont  le  peu  que  nous  avons  rapporté  de  la  larve  d'argent  du  festin  de 
Tf  imalcion.  Eh  bien  !  ce  que  cette  larve  imite,  ce  sont  les  figures  de 
la  danse  pantomimique.  D'ailleurs,  si  les  histrions  romains  avaient 
renoncé  au  dialogue,  c'est-à-dire  (pour  employer  le  mot  technique) 


MARIONNETTES   PANTOMIMES   A   ROME.  i7 

aux  diverbia,  le  spectacle  des  pantomimes  n'était  pas  pour  cda  abso- 
lument dépourvu  de  paroles.  1!  restait,  comme  je  l'ai  montré  ail- 
leurs (1),  les  cantica.  c'est-à-dire  l'exposition  demi-épique  et  demi-ly- 
riqtie  des  faits  ou  des  sentimens  que  l'auteur  développait  pour  les 
yeux  sur  la  scène.  Ces  cantica  étaient  chantés  par  un  coryphée  sur 
le  thymélé.  C'est  ainsi  que,  pour  ne  pas  sortir  du  répertoire  des  pan- 
tins articulés,  lorsque  dans  Pétrone  la  main  de  l'esclave  fait  exécuter 
à  sa  poupée  d'argent  une  danse  lémurique,  Trimalcion  chante  à  ses 
convives  un  canticum,  élégie  voluptueuse  et  mélancolique,  qui  fait 
comprendre  et  explique  la  pensée  d'un  si  étrange  spectacle  : 

Heu,  heu!  nos  miseros  quam  totus  homuncio  nil  est! 

Quam  fragilis  tenero  flamioe  vita  cadit  ! 
Sic  erimus  cuncti,  postquam  nos  auferet  Orcus. 

Ergo  vivaraus,  dum  licet  esse  bene. 

«  Hélas,  hélas  !  infortunés  !  combien  ce  peu  qu'on  appelle  homme  est  voisin 
du  néant  !  Un  souffle  léger  suffit  pour  emporter  notre  vie  fragile;  nous  serons 
tous  comme  cette  larve,  quand  Pluton  aura  saisi  sa  proie.  Vivons  donc  joyeux 
pendant  que  la  joie  nous  est  permise.  » 

Plus  tard,  le  goût  de  la  poésie  et  de  la  musique  s'affaiblissant  de 
plus  en  plus,  on  supprima,  surtout  dans  les  provinces  éloignées,  le 
chant  des  cantica,  et  l'on  se  contenta,  comme  à  Carthage,  au  iv*  siècle, 
d'un  crieur  ou  énonciateur  scénique  {enunciator  ou  prœco),  qui  expo- 
sait à  l'assemblée,  non  plus  par  le  chant,  mais  par  la  simple  parole,  le 
sujet  de  la  pièce  et  les  incidens  qu'on  représentait  sur  l'orchestre. 
Prœco  pronunciabat ,  dit  saint  Augustin  (2).  Les  marionnettes  de  la 
décadence  ont  dû,  à  leur  tour,  adopter  cette  forme  du  drame  amoindri. 
Alors  le  personnel  vivant  de  ce  petit  théâtre  dut  se  composer  de  deux 
fonctionnaires  :  celui  qui,  caché  aux  yeux  des  assistans,  gouvernait  les 
fils  moteurs,  et  le  prœco  ou  l'orateur,  qui,  debout  sur  un  des  côtés 
du  théâtre,  exposait  le  sujet  représenté.  Nous  trouverons  bientôt,  au 

(1)  Origines  du  théâtre  moderne,  Introduction,  p.  486  et  sniv. 

(2)  August.,  de  Doctrin.  christ.,  lib.  II,  cap.  xxv. 


48     MARIONNETTES  PARLANTES  ET  MARIONNETTES  PANTOMIMES. 

moyen-âge  et  dans  les  temps  modernes,  l'usage  successif  et  quel- 
quefois simultané  de  ces  deux  procédés,  c'est-à-dire  les  marionnettes 
parlantes  et  les  marionnettes  pantomimes.  Ces  dernières  sont  les  plus 
anciennes.  Il  était  naturel,  en  effet,  que  l'art  moderne  commençât  au 
point  où  finissait  l'art  de  l'antiquité. 


XI. 


INDULGENCE  DES  PERES  ET  DES  THEOLOGIENS  POUR  LES 
MARIONNETTES. 


Je  termine  cette  première  partie  de  mon  travail  relative  aux  ma- 
rionnettes dans  l'antiquité  par  une  observation  toute  à  la  louange 
des  acteurs  mécaniques.  Les  marionnettes  des  cinq  premiers  siècles 
de  notre  ère  (quoiqu'on  puisse  difficilement  supposer  qu'elles  aient 
eu  un  répertoire  beaucoup  plus  chaste  et  plus  édifiant  que  celui 
des  mimes  et  des  pantomimes  de  leur  époque)  paraissent  pourtant 
n'avoir  pas  poussé  la  licence  à  d'aussi  révoltans  excès  que  les  acteurs 
vivans.  Les  derniers  témoignages  que  nous  ayons  recueiUis  sur  les 
marionnettes  anciennes  nous  viennent  de  Clément  d'Alexandrie  (1),  de 
TertuUien  (2),  de  Synésius(3).  Eh  bien!  ces  graves  et  austères  propa- 
gateurs du  christianisme,  qui  ont  lancé  tant  et  de  si  justes  anathèmes 
contre  les  cruautés  et  les  obscénités  théâtrales  de  leur  temps,  se  sont 
abstenus  de  toute  invective  et  même  de  tout  blâmo  contre  les  marion- 

(1)  Clément.  Alex.,  Strom.,  lib.  II,  p.  43i,  et  lib.  IV,  p.  .598. 

(2)  Tertull.,  de  Anima,  c&p.  vi,  et  Adverstis  Valent.,  cap.  xxviii. 

(3)  Synesius,  de  Provid.,  lib.  I,  Oper.,  ]>.  98 


80  MARIONNETTES  TOLÉRÉES   PAR  L'ÉGLISE. 

nettes.  Toutes  les  fois  que  ces  vénérables  personnages  viennent  à  parler 
de  nos  petits  acteurs,  ce  qu'ils  ne  font,  au  reste,  qu'incidemment  et 
pour  tirer  de  leur  mécanisme  perfectionné  quelques  comparaisons  ou 
réflexions  morales ,  ils  s'expriment  sur  leur  compte  avec  une  placidité 
presque  bienveillante,  qui  contraste  avec  la  réprobation  dont  ils  frap- 
pent toutes  les  autres  scènes.  Quelque  licencieux,  en  effet,  que  fussent 
les  déportemens  de  nos  comédiens  de  bois,  leurs  peccadilles,  s'ils  en 
commettaient,  devaient,  après  tout,  paraître  infiniment  moins  cou- 
pables que  les  cruautés  réelles  et  les  impudicités  flagrantes  que  pra- 
tiquaient ouvertement  dans  les  arènes  et  sur  les  théâtres  les  comédiens 
vivans.  Le  seul  fait  de  la  substitution  de  personnages  fictifs  aux  per- 
sonnages réels  constituait  une  importante  diminution  de  culpabilité 
et  de  scandale,  et  l'église  paraît  avoir  judicieusement  tenu  grand 
compte  aux  marionnettes  de  cette  notable  améliorî^tion. 

D'ailleurs,  voici  le  moment  venu  de  montrer,  comme  je  l'ai  an- 
noncé, la  part  considérable  que  l'art  chrétien  a  prise  à  son  tour  aux 
essais  de  la  statuaire  mécanique;  mais,  avant  d'entrer  dans  cette  se- 
conde et  difficile  partie  de  notre  tâche,  il  est  bon  de  jeter  l'ancre  et  de 
faire  une  courte  relâche  à  la  pointe  du  cap  que  notre  frêle  radeau 
viciait  d'atteindre,  entre  le  monde  ancien  et  le  monde  moderna. 


SECONDE  ÉPOQUE. 


MARMIVETTES  AU  MOYEIV-AGE. 


I. 


L  ART  NOUVEAU.  —  DÉDALE  ET  SAIKT  LUC. 


Lorsqu'on  passe  de  la  civilisation  antique  et  de  l'art  païen  à  l'élude 
de  la  société  chrétienne  du  moyen-âge,  une  des  plus  vives  surprises 
que  l'on  éprouve  est  de  voir,  au  milieu  de  la  transformation  univer- 
selle, l'art  nouveau  suivre  un  mode  de  développement  exactement 
semblable  à  celui  de  l'art  ancien.  Voyageur  à  la  poursuite  d'un  autre 
idéal,  on  s'étonne  de  lui  voir  parcourir  la  même  route.  Comme  les 
caravanes  du  désert  s'arrêtent  au  même  puits,  aux  mêmes  palmiers, 
aux  mêmes  oasis,  l'art  chrétien  traverse  aussi  les  mêmes  espaces,  s'ar- 
rête aux  mêmes  lieux,  fournit  les  mêmes  étapes  que  son  devancier. 
Cela  est  vrai,  mais  en  général  et  vu  à  distance.  Quand  on  y  regarde  de 
plus  près,  les  déviations  deviennent  très  appréciables,  et  l'on  est  alors 
autant  et  peut-être  plus  frappé  des  disparités  qu'on  ne  l'avait  été  des 
ressemblances. 

Ces  disparités  sont  surtout  fort  considérables  en  ce  qui  touche  celui 
des  arts  d'imitation  qui  nous  occupe.  Nous  avons  vu  dans  les  temps  an- 
tiques la  statuaire  mobile  (origine  et  principe  des  marionnettes)  prendre 
naissance  dans  les  temples  de  l'Egypte,  de  la  Grèce  et  de  l'Italie; 


54  SYMBOLISME  DANS  L'ART  CHRÉTIEN. 

nous  pouvions  être  certains  dès-lors  de  la  voir,  à  un  moment  donné, 
naître  et  grandir  dans  nos  basiliques,  sous  la  main  et  à  la  voix  du  sa- 
cerdoce. En  effet,  il  en  a  été  ainsi,  mais  avec  des  circonstances  tout- 
à-fait  particulières  et  qui  demandent  quelques  instans  d'examen. 
/  La  nécessité  du  secret  et  l'opposition  systématique  à  la  matérialité 
païenne  portèrent  les  premiers  chrétiens  à  ne  figurer  les  objets  de 
leur  culte  que  sous  le  voile  d'images  symboliques.  Lorsque  le  chris- 
tianisme sortit  des  catacombes  pour  prendre  la  direction  du  monde, 
il  resta  plus  d'un  siècle  encore  fidèle  à  ces  erremens.  Ce  ne  fut  qu'un 
peu  plus  tard  qu'on  se  hasarda  à  remplacer  les  allégories  par  quelques 
représentations  réelles,  et  à  peine  cette  voie  eut-eUe  été  ouverte  aux 
arts  d'imitation,  qu'il  se  forma  au  sein  de  l'église  deux  grandes  écoles, 
qui  n'ont  pas  cessé  de  rester  profondément  divisées  sur  le  plus  ou 
moins  d'influence  qu'il  convient  d'accorder  aux  beaux-arts  dans  la  cé- 
lébration des  rites:  les  uns  soutenant,  comme  Arnobe,  TertuUien,  Ori- 
gène,  Agobard,  les  premiers  abbés  de  Cîteaux,  saint  Bernard,  etc.,  qu'il 
est  plus  conforme  à  la  spiritualité  du  dogme  évangélique  de  n'admettre 
qu'avec  une  extrême  réserve  dans  les  liturgies  la  peinture,  la  sculpture 
et  la  musique;  les  autres,  comme  saint  Ambroise,  saint  Jean  Damascène, 
saint  Grégoire-le-Grand  et  enfin  saint  Thomas,  dont  l'opinion  a  prévalu 
à  peu  près  sans  partage  jusqu'à  la  réformation  de  Luther,  pensant  qu'il 
est  légitime  et  louable  d'employer  tout  ce  que  Dieu  a  mis  de  puissance 
dans  quelques  génies  privilégiés  pour  élever  la  faible  intelligence  du 
vulgaire  à  la  connaissance,  en  quelque  sorte  intuitive  et  palpable,  des 
vérités  éternelles.  On  ne  s'attend  pas  à  trouver  dans  ces  pages  frivoles 
l'histoire,  même  en  raccourci,  de  cette  longue  lutte  :  il  me  suffira 
d'indiquer  ici  qu'à  la  fin  du  vii«  siècle  un  concile  rejeté,  mais  valable 
en  ce  qui  touche  les  images  (1),  hâta  la  révolution  qui  commençait  à 
poindre  dans  l'art,  en  ordonnant  de  substituer  les  représentations 
réelles  aux  allégories  et  aux  ombres,  dont  on  s'était  contenté  jusque-là. 
"^  «  On  devra  dorénavant,  dit  le  quatre-vingt-deuxième  canon,  repré- 
senter Jésus-Christ,  non  plus  sous  la  figure  symbolique  de  l'agneau  ou 
du  bon  pasteur,  mais  sous  ses  traits  humains.  »  La  croix,  dont  la  vue 

(I)  GétKÎI.  quinisext.,  in  TruUo,  ann,  692,  can,  8-2. 


LA  PEmiUBE  SUBSTITUÉE  A  LA  STATUAIRE.  55 

n'avait  été  offerte  aux  premiers  fidèles  que  comme  un  symbole  de  ré- 
demption et  d'espérance,  presque  toujours  ornée  de  fleurs,  de  cou- 
ronnes et  de  pierreries,  la  croix,  qui  n'avait  reçu  qu'au  milieu  du  iv«  siè- 
cle la  figure  du  Christ  peinte  seulement  en  buste,  et  un  peu  plus  tard 
son  effigie  entière  (vêtue  d'abord,  puis  nue,  comme  sur  le  crucifix  de 
Narbonne  (1)  que  l'évêque  de  cette  ville  tenait  couvert  d'un  rideau), 
la  croix,  dis-je,  après  le  concile  de  692,  reçut  l'image  du  Sauveur  en 
relief.  Ce  n'est  qu'à  la  fin  du  viii'  siècle,  sous  le  pontificat  de  Léon  III, 
qu'on  vit  apparaître,  après  une  vive  opposition,  le  crucifix  complet  avec 
le  corps  du  Christ  sculpté  en  ronde  bosse. 

La  plastique,  comme  on  le  voit,  n'a  point  été  la  base  et  le  principe 
générateur  de  l'art  chrétien,  ainsi  qu'elle  l'avait  été  de  l'aii  hellénique. 
La  peinture  a  devancé  chez  les  modernes,  et  a  constamment  primé  la 
statuaire.  Cette  différence  s'explique  par  la  contrariété  des  doctrines.  La 
sculpture,  expression  directe  et  saillante  de  la  beauté  des  formes,  était 
la  langue  naturelle  du  sensualisme  païen.  La  peinture,  moins  matérielle, 
plus  transparente  en  quelque  sorte,  plus  apte  à  refléter  la  beauté  inté- 
rieure et  à  traduire  les  impressions  morales,  est  un  langage  plus 
compréhensif  et  mieux  approprié  à  la  spiritualité  de  nos  croyances. 
Ainsi,  tandis  qu'en  Grèce  l'artiste  initiateur  et  mythique  a  été  un  sculp- 
teur, Dédale;  chez  nous,  un  apôtre  peintre,  saint  Luc,  est  honoré  par  la 
dévotion  populaire  comme  le  type  idéal  de  l'artiste  chrétien  (2). 

Cependant,  quoique  moins  sympathique  au  christianisme  que  plu- 
sieurs autres  arts,  la  plastique  n'a  point  fait  défaut  à  ce  que  l'église'^ 
était  en  droit  d'attendre  d'elle.  Au  premier  appel  du  clergé,  elle  a  pro- 
duit le  crucifix  de  ronde  bosse;  mais  l'école  liturgique  (j'entends  celle 
qui  se  proposait  de  toucher  l'ame  par  les  sens),  mécontente  de  la  rai- 
deur des  premiers  simulacres,  essaya,  comme  avait  fait  le  sacerdoce  en 
Grèce,  de  donner  aux  représentations  sacrées,  au  crucifix  lui-même, 
une  mobilité  artificielle. 

(I)  Voyex  Gregor.  Taroncns.,  De  gloria  Martyr.,  Kb.  I,  cap.  23. 

{*)  Une  tradition  peu  éclairée  attribue  à  saint  Luc  une  foule  de  petits  portraits  de 
Jésus-Christ  et  de  la  Vierge,  qui  sont,  surtout  à  Rome,  l'objet  d'une  superstitieuse 
vénération.  Lanzi  croit  que  ces  images,  de  style  archaïque,  sont  l'œuvre  d'un  ancien 
peintre  floreatia  nommé  Luca,  cpû  Tivait  au  xi»  siècle.  Voyez  Stor.  pittor.,  t.  I,  p.  349. 


II. 


CRUCIFIX  ET  MADONES  MUS  PAR  DES  FILS. 


Si  je  ne  voulais  éviter  d'appuyer  plus  qu'il  ne  convient  sur  cette 
partie  de  mon  sujet,  je  pourrais  recueillir  parmi  les  traditions  qui  ont 
cours,  surtout  en  Italie  et  en  Espagne,  plusieurs  histoires  de  crucifix 
et  de  madones ,  célèbres  pour  avoir  fait  des  gestes  et  même  pour 
avoir  marché.  Je  pourrais  citer  le  crucifix  qu'on  dit  avoir  incliné  la  tête 
pour  approuver  les  décisions  du  concile  de  Trente,  ou  bien  encore  le 
crucifix  votif  de  Nicodème,  le  Voto  santo,  qui,  suivant  la  croyance  ad- 
mise à  Lucques,  traversa  la  ville  pour  se  rendre  de  la  chapelle  de  Saint- 
Frédien  à  la  cathédrale,  en  bénissant  sur  son  passage  le  peuple  émer- 
veillé, et  qui,  un  autre  jour,  dit-on  (car  que  ne  dit-on  pas  à  Lucques 
du  Voto  santo?),  donna  son  pied  à  baiser  à  un  pauvre  ménestrel,  peut- 
être  joueur  de  marionnettes.  Ce  ne  sont  là,  je  le  sais,  que  des  légendes, 
qui  font  supposer,  mais  qui  ne  prouvent  pas  l'existence  au  moyen-âge 
de  la  sculpture  mécanique.  A  titre  de  fait  positif,  je  citerai  un  crucifix 
du  monastère  de  Boxley  dont  non-seulement  la  tète,  mais  les  yeux 
étaient  mobiles,  au  témoignage  de  Lombarde,  ancien  et  exact  historien 


CBCCIFIX  MOBILES.  57 

du  comté  de  Kent  (1).  Enfin,  pour  ne  laisser  subsister  aucun  doute  sur 
la  réalité  de  cette  phase  singulière  et  peu  observée  jusqu'ici  de  l'art 
chrétien,  je  vais  rappeler  de  quelle  manière  on  représente  de  temps 
immémorial  à  Jérusalem,  dans  l'église  du  Saint-Sépulcre,  les  divers 
épisodes  de  la  Passion  le  jour  du  vendredi  saint.  J'ai  à  choisir  entre 
plusieurs  relations  de  diverses  époques,  écrites  par  de  pieux  pèlerins 
de  diverses  communions.  J'emprunte,  en  l'abrégeant,  celle  de  Henri 
Maundrell,  chapelain  de  la  factorerie  anglaise  d'Alep,  qui  visita  les  lieux 
saints  au  temps  de  Pâques  1 697  : 

«  Parmi  plusieurs  crucifix,  dit-il,  que  ron  porte  en  procession  dans  réglise 
du  Saint-Sépulcre,  il  en  est  un,  d'une  grandeur  extraordinaire,  sur  lequel  est 
posée  l'image  de  notre  Seigneur,  très  bien  sculpte'e  et  de  grandeur  naturelle... 
Après  plusieurs  stations,  la  procession  atteignit  le  Calvaire  en  montant  plu- 
sieurs degrés;  arrivée  à  une  chapelle  bâtie  sur  le  lieu  même  où  Jésus  fut  cru- 
cifié, on  figura  cette  scène  au  naturel,  en  clouant  sur  une  croix,  avec  de 
grands  clous,  l'image  dont  nous  avons  parlé;  puis,  à  quelques  pas  de  là,  on 
dressa  la  croix...  Ces  cérémonies  achevées,  ainsi  que  le  sermon  du  père  gar- 
dien, deux  moines,  qui  font  les  personnages  de  Joseph  d'Arimathie  et  de  Nico- 
dème,  arrachèrent  les  grands  clous  et  descendirent  de  la  croix  le  corps  du 
Sauveur  avec  des  gestes  et  une  attitude  qui  répondaient  à  la  solennité  de  l'ac- 
tion. L'image  du  Christ  est  faite  de  telle  sorte  que  les  membres  sont  aussi 
flexibles  que  s'ils  étaient  vraiment  de  chair.  Kien  n'étonna  plus  les  assistans  que 
de  voir  courber  et  croiser  sur  le  cercueil  les  deux  bras,  de  la  manière  dont  on 
dispose  ceux  des  véritables  morts  (2). 

Un  siècle  auparavant,  un  Français,  le  père  Boucher,  de  l'ordre  des 
frères  mineurs-observantins,  avait  assisté  à  ces  mêmes  cérémonies,  et 
y  avait  pris  une  part  importante.  Son  récit,  d'une  singulière  naïveté, 
complète  le  précédent  : 

« Nous  montasmes,  dit-il,  au  Calvaire,  qui  estoit  tout  tapissé  de  noir, 

et  esclairé  de  soixante  et  quatorze  lampes.  Arrivés  en  ce  Ueu,  en  la  pai'lie  du 

(1)  Voy.  Perambulation  of  Kent. 

(2)  A  Joumey  from  Alep  to  Jérusalem,  ai  easter,  ann.  Domini  1697;  Oxford,  1740; 
p.  74. 


^  MAliONÈè  A  ftESSOfttS. 

cruôiôéiAéht,  ^i  éfetblt  ïâ  tfièsmë  ^lâce  en  là(}uôiie,  à  tel  joût,  le  Saiiveùr  clii 
moftde  fut  biôilê  èh  êi^ii,  éètott  ëtëhau  ilfi  crucifix  dé  bois  très  biéh  feict, 
cdiiVett  d*ûfl  drap  noir.  Le  prëdicàteur  (c'était  le  père  Bouclier  lui-même) 
estant  arrivé  au  point  de  saint  Luc  :  Ètpostqmtn  vèneruht  in  locum  qui  vocatût 
CalvaricBi  ibi  crucifixerunt  eum^  deux  diacres  Tinrent  lever  le  drap  hoir  qui 
couvroit  le  crucifix.  Et  à  ce  moment,  il  faut  l'avouer,  ô  lecteur  !  toute  l'assenl- 
blée»  voyant  un  si  vif  portrait  du  crucifiement  douloureux,  jeta  des  sangloté 
et  des  soupirs Ce  deuil  si  juste  servit  de  catastrophe  et  mit  fin  à  mon  ser- 
mon ,  à  la  suite  duquel  quatre  religieux  prindrent  le  crucifix  enveloppé  dans 
un  beau  drap  de  fin  lin,  et  fut  porté  sur  la  pierre  d'onction,  où  le  corps  pré- 
cieux, à  tel  jour^  avoit  été  embaumé  par  Nicodèrae  et  Joseph....  Et  venus  à  la 
dicte  pierre,  le  crucifix  fut  estendu  sur  ieelle  par  les  quatre  pères  qui  le  por- 
toient (1).  » 

On  ne  se  servit  pas  seulement,  au  moyen-âge,  de  la  statuaire  mobile 
pour  représenter  les  scènes  de  la  Passion;  on  l'employa  encore  dans  les 
églises,  tant  séculières  que  monastiques,  pour  figurer,  aux  diverses 
fêtes  de  l'année,  toutes  les  actions  du  Sauveur,  celles  de  la  Vierge,  le^ 
vies  des  saints  patrons  et  les  légendes  des  martyrs.  Cet  emploi  de  1* 
statuaire  mécanique  s'est  perpétué  dans  les  églises,  parliculiètement 
en  Italie  et  en  Espagne,  presque  jusqu'à  nos  jours,  malgré  les  pres- 
criptions canoniques  contraires,  et  notamment  celles  du  concile  dé 
Trente.  Dans  un  synode  tenu  à  Orihuela ,  petit  évêché  suffragant  de 
l'archevêché  de  Valence,  on  fut  obligé  de  renouveler,  au  commence- 
ment du  xvH"  siècle,  la  défense  d'admettre  dans  les  églises  les  sta- 
tuettes de  la  Vierge  et  les  images  des  saintes  frisées,  fardées,  couvertes 
de  bijoux  et  vêtues  de  soie,  comme  des  courtisanes.  Jubemus,  dit  le 
chapitre  14,  imagunculœ  pârvœ,  fictili  opère  confectœ  et  fuco  consignatœ, 
si  vanitdtem  et  profanitatem  prœbeànt,  ad  altare  ne  admoveantur  in  pos- 
terum  (2).  On  voit  que  la  défense  n'était  que  conditionnelle  et  lais- 
sait ainsi  une  large  porte  ouverte  à  l'abus,  qui  en  effet  continua.  Que 
si  quelqu'un  de  ceux  qui  me  lisent  doutait  qu'il  fût  ici  question  des 

(1)  Le  père  Boucher  a  donné  à  son  voyage  le  titre  bizarre  de  Bouquet  sacré  des  plus 
belles  fleurs  de  la  Terre  Sainte.  Notre  citation  est  tirée  du  chapitre  xiii. 

(2)  Synodus  Oriolana,  celebrata  anno  1600;  cap.  14,  ap.  Colleci,  maxirh,  conéiliôr. 
Bispanice  et  Novi  Orbisj  Romae,  1693;  t.  IV,  p.  718-719. 


MABIONNETTES  DANS  LES  ÉGLISES.  S9 

marionnettes  proprement  dites,  qu'on  nommait  en  Espagne  titeres,  cet 
autre  passage  du  même  chapitre  ferait  cesser  tous  les  doutes  :  «  Nous 
défendons  que  dans  les  églises  ou  ailleurs  on  représente  les  actions  du 
Christ ,  celles  de  la  très  sainte  Vierge  et  les  Ties  des  saints,  au  moyen 
de  ces  petites  figures  mobiles,  imaguncvlis  fictilibus.  mobili  quadam 
agitatione  compost tis,  que  l'on  appelle  vulgairement  (itères ,  quas  titeres 
vulgari  sertnone  appellamm.  » 


III. 


LES  SCULPTEURS  MECANICIENS  TAXES  DE  MAGIE  AU  MOYEN-AGE. 


Dès  le  m*  siècle,  plusieurs  prélats  et  abbés  s'étaient  vivement,  mais 
inutilement  élevés  contre  la  statuaire  mécanique,  qui,  rappelant,  pour 
ainsi  dire,  à  la  vie  les  saints  et  les  martyrs,  leur  semblait  une  sorte 
de  coupable  évocation  des  morts  et  un  acte  de  nécromancie.  Un  jour 
de  l'année  1086,  le  saint  abbé  Hugues,  étant  venu  en  l'abbaye  de  Clu- 
gny  pour  donner  l'investiture  à  cinquante-cinq  novices,  se  détourna 
tout  à  coup  d'un  de  ceux  qu'on  lui  présentait,  et  lui  refusa  la  béné- 
diction. Quand  on  lui  demanda  le  motif  de  cette  rigueur,  il  répondit 
que  ce  clerc  était  un  mécanicien,  c'est-à-dire  un  prestigiateur  et  un  né- 
cromancien :  Mechanicum  illum,  seu  prœstigiatorem  (1)  esse  et  necro~ 
mantiœ  deditum  (2). 

De  semblables  accusations  ont  été  fréquemment  portées,  durant  cette 
période,  contre  les  hautes  intelligences  qui  s'adonnaient  aux  études 

(1)  On  n'avait  pas  encore  forgé  l'abominable  barbarisme  prestidigitateur. 

(2)  Mabill.,  Annal,  ordin.  Benedict.,  t.  IV,  p.  563. 


MÉCANICIENS  ACCCSÉS  DE  MAGIE.  61 

mathématiques  et  physiques,  à  commencer  par  Gerbert,  devenu  pape 
au  X*  siècle  sous  le  nom  de  Sylvestre  il.  L'orgue  hydraulique  qu'il 
avait  construit  à  Reims,  Ihorloge  ou  plutôt  le  cadran  sidéral  qu'il 
établit  à  Magdebourg  pour  Olhon  III  (l),  la  prétendue  tète  d'airain 
parlante  que  lui  attribue  Guillaume  de  Malmcsbury  (2),  le  firent  pas- 
ser pour  magicien.  Cette  même  rêverie  d'une  tète  d'airain  parlante 
fut  imputée  encore  à  plusieurs  savans  personnages  du  xni*  siècle,  entre 
autres,  à  Robert  Grosse-Tète,  évêque  de  Lincoln  (3),  et  à  Albert-le- 
Grand.  On  disait  à  voix  basse  dans  les  écoles  qu'Albert  avait  employé 
trente  années  d'efforts  à  fabriquer  par  les  mathématiques  ou  par  la 
chimie,  d'autres  disaient  par  certaines  combinaisons  astrologiques, 
une  tète  de  bois  ou  dairain  qui  répondait  à  toutes  les  questions  (4)-. 
Quelques-uns  allaient  jusqu'à  prétendre  qu'il  avait  forgé  un  homme 
dont  le  cou,  les  bras  et  les  jambes,  façonnés  en  divers  temps  sous  l'in- 
fluence de  certaines  constellations,  avaient  été  enfin  réunis  de  manière 
à  former  un  être  artificiel  complet,  ce  que  Gabriel  Naudé  appelle  un 
androïde  (5).  Et,  comme  il  ne  subsistait  naturellement  aucune  trace  de 
cette  merveille,  on  expliquait  sa  disparution  en  disant  que  le  jeune 
Thomas  d'Aquin,  son  disciple,  celui  qui  devait  bientôt  devenir  une  des 
lumières  de  l'église,  piqué  d'être  toujours  vaincu  par  le  caquet  syllo- 
gistique  de  cette  créature  équivoque,  l'avait  frappée  d'un  coup  de  bâ- 
ton et  mise  en  morceaux  (6). 

(1)  Ditmar.,  Chron.,  liv.  VI,  p.  399. 

(i)  Voyez  Guill.  Malmesbur.,  De  gestis  regum  Anglieor.,  lib.  II,  cap.  10,  p.  36-37. 
Cf.  Bist.  lut.  de  France,  t.  VI. 

(3)  Joh.  Gower.,  Confessio  amantis;  ap.  Selden. 

(»)  Voy.  Alph.  TosUt,  Comm.  in  Exod.,  cajp.  U.  Oper.,  t.  H,  pars  i%  p.  181.  — Comm. 
in  Ntm.,  cap.  81,  t.  IV,  pars  ii-,  p.  38.  —  Paradox.,  t.  XII,  pars  2a,  p.  93. 

(5)  Voy.  Apologie  pour  tous  les  grands  personnages  qui  ont  été  soupçonnés  de  magie. 
1653,  p.  529  et  saiv. 

(6)  Cervantes,  qui  a  porté  le  dernier  coup  à  toutes  les  rêveries  du  moyen-âge,  n'a  pas 
oublié  les  folles  histoires  de  tètes  d'airaio  parlantes.  Voyez  Don  Quijote.  part,  lia,  cap.  62. 


IV, 


MARIONNETTES  DEMI-RELIGIEUSES  ET  DEMI-POPULAIRES. 


Im  imrioonettes  mues  ostensiblement  par  des  fils  n'exposaient  pas 
ceux  qui  les  fabriquaient  ou  qui  les  faisaient  mouvoir  à  autant  de  ca- 
lomnies et  de  périls,  et  demandaient  pour  leur  construction  moins  de 
science  que  les  automates  dont  le  moteur  restait  caché.  Aussi  furent- 
elles  d'un  usage  beaucoup  plus  fréquent.  C'étaient  de  vraies  marion- 
nettes que  les  énormes  mannequins,  en  forme  de  goules  monstrueuses, 
qu'on  menait  en  procession  dans  presque  toutes  les  villes,  soit  au:^  Ro- 
gations, soit  à  la  Fête-Dieu,  Soit  aux  anniversaires  de  certains  patrons, 
braves  chevaliers  ou  saints  évéques,  canonisés  pour  avoir  délivré  la 
coi|trée  de»  monstres  qui  l'infestaient  jadis,  ou  pour  avoir  (ce  qui  est 
tout  un)  dompté  l'idolâtrie.  Amiens,  Metz,  Nevers,  Orléans,  Poitiers, 
Saint-Quentin,  Laon,  Coutances,  Langres,  etc.,  ont  vu,  dans  de  so- 
lennelles processions,  promener,  presque  jusqu'à  la  fin  du  dernier  siè- 
cle, ces  formidables  machines,  vulgairement  appelées  papoires.  On 
distinguait  surtout  parmi  ces  simulacres,  qui  ébranlaient  si  vivement 
l'imagination  populaire,  la  fameuse  tarasque  à  laquelle  une  légende 


MARIONT«ETTES  HÉLÉES  AUX  PROCESSIONS.  63 

rattache  le  nom  de  Tarascon,  la  gargouille  de  Rouen,  la  grand'gueule 
de  Lyon,  l'hydre  de  l'abbaye  de  Fleury,  dont  les  mâchoires  ouvertes 
laissaient  voir  une  ardente  fournaise,  enfin  le  grand  dragon  de  Paris, 
tué  par  saint  Marcel,  et  qu'on  promenait,  durant  les  Rogations,  autour 
du  parvis  et  dans  tout  le  cloître  de  Notre-Dame,  joie  et  terreur  du  peu- 
ple et  des  enfans  de  la  vieille  cité,  qui  jetaient  dans  son  gosier  béant, 
comme  dans  une  large  besace  de  quêteur,  de  la  monnaie,  des  fruits  et 
des  gâteaux. 

On  n'introduisait  pas  seulement  dans  ces  cérémonies  des  figures  de 
dragons  et  de  monstres;  on  y  faisait  figurer  des  géans  tels  que  Goliath  et 
saint  Christophe,  on  y  admettait  même  quelquefois  des  mannequins  de 
femmes.  Venise  au  xiv*  siècle  offrit  un  exemple  notable  de  cette  sorte 
de  représentation.  Il  était  d'usage,  depuis  le  x*  siècle,  de  célébrer  dans 
cette  ville  une  cérémonie  nommée  la  festa  délie  Marie  en  mémoire  de 
douze  fiancées  enlevées,  en  l'an  944,  par  des  pirates  vepus  de  Trieste,  et 
aussitôt  reprises  des  mains  des  ra\isseurs.  Pendant  huit  jours,  on  con- 
duisait en  grande  pompe  dans  la  ville  et  dans  les  environs  douze  belles 
jeunes  filles  couvertes  d'or  et  de  bijoux.  Elles  étaient  désignées  par  le 
doge  et  mariées  aux  frais  de  la  Seigneurie.  Avec  les  progrès  du  luxe, 
la  dépense  devint  si  considérable,  que  le  nombre  des  Maries  dut  être 
réduit  d'abord  à  quatre,  puis  à  trois.  Enfin,  le  çtioix  de  ces  jeunes  filles 
soulevant  trop  de  brigues  dans  l'état,  on  prit  le  parti  de  les  remplacer 
par  des  figures  de  bois.  Ce  changement  fut  très  mal  accueilli  par  le 
peuple.  Il  fallut,  en  1349,  venir  au  secours  de  ces  pauvres  Marie  di 
legno,  comme  on  les  appelait,  et  les  protéger  contre  les  huées  et  les 
sarcasmes  de  la  foule.  Ce  nom  même  de  Maria  di  legno  est  demeuré  à 
Venise  une  épithète  désobligeante  et  moqueuse,  qu'on  applique  aux 
personnes  du  sexe  d'une  tournure  raide  et  peu  avenante  (l).  Ces  pou- 
pées de  Venise  nous  ramènent  naturellement  aux  véritables  majc^çym-* 
nettes. 


(I)  Voyez  Giustina  Renier  Michiel,  Origine  délie  feste  Venenane;  Milano,  1W9.  T.  I^ 
p.  91-109. 


V. 


MARIONNETTES  POPULAmES  AU  MOYEN-AGE.  —  PANTOMIMES. 
—  CANTIQUES  EXPLICATIFS. 


Les  dernières  marionnettes  populaires  que  nous  avons  vues  chez  les 
Grecs  et  chez  les  Romains  avaient  subi  la  révolution  accomplie  dans 
le  drame  antique;  elles  étaient  devenues  pantomimes.  Les  peuples  bar- 
bares, destructeurs  et  héritiers  de  la  civilisation  païenne,  n'avaient 
guère  pu  entrevoir  d'autres  représentations  théâtrales  que  celles  des 
drames  pantomimes;  il  faut  entendre  parla,  comme  je  l'ai  dit,  non 
pas  une  action  entièrement  muette,  mais  une  action  exprimée  par 
des  gestes  sur  l'orchestre,  tandis  qu'un  coryphée  ou  un  simple  énon- 
ciateur,  placé  en  avant  sur  le  thymelé,  chantait  ou  récitait  un  canti- 
cum,  traduction  lyrique  ou  épique  des  sentimens  ou  des  actions  ren- 
dus par  l'acteur.  On  voit  pourquoi  ceux  des  écrivains  des  vii%  vin«  et 
IX*  siècles  qui  ont  eu  la  prétention  de  continuer  la  tradition  antique 
n'ont  composé  qu'un  si  petit  nombre  de  drames  dialogues.  Ils  durent 
naturellement  s'appliquer  à  imiter  ce  qui  avait  frappé  leurs  yeux,  et, 
à  peu  d'exceptions  près,  ils  n'avaient  vu  sur  les  théâtres  grecs  et  ro- 


DRAMES  EPICO-LOIQUES  AU  MOYEN-AGE.  A5 

mains  que  des  pantomimes  accompagnées  de  cantica  (1).  Les  écrivains 
du  \u'  au  XI'  siècle  nous  fournissent,  en  effet,  un  certain  nombre  de 
courtes  chansons  narratives  (  histoires  bibliques,  légendes  de  saints, 
récits  profanes),  dont  je  crois  pouvoir  considérer  plusieurs  comme  de 
véritables  cantica  destinés  à  servir  d'explication  orale  à  de  petites 
pièces  pantomimes  que  des  jongleurs  ambulans  et  peut-être  aussi  des 
marionnettes  représentaient  dans  les  foires  ou  sous  le  porche  des 
églises.  J'ai  cité  en  ^83o,  à  la  Faculté  des  Lettres,  comme  ayant  pu 
avoir  la  destination  que  j'indique,  le  cantique  de  Judith  et  d'Holo- 
pheme,  imprimé  depuis  cette  époque  par  M.  Édélestan  Du  Méril  (2). 
Je  crois  que  cinq  ou  six  autres  pièces  également  narratives,  publiées 
par  MM.  Grimm,  Ébert,  Lachmann  et  Du  Méril,  telles  que  la  légende  de 
saint  Nicolas,  celles  de  l'enfant  de  la  neige,  du  prêtre  et  du  loup,  etc., 
étaient  aussi  de  véritables  cantica,  programmes  en  vers  de  petites 
pièces  que  des  comédiens  vrais  ou  feints  représentaient  pour  les  yeux. 
Je  suis  tenté  d'en  dire  autant  de  plusieurs  élégies  tragiques  ou  co- 
miques composées  aux  xn*  et  xiu'  siècles  dans  les  écoles,  notamment 
le  Geta  et  VAulularia  de  Vital  de  Blois  (3) ,  la  Lydia  et  le  Milo  de  Matthieu 
de  Vendôme,  l'Aida  de  Guillaume  de  Blois,  le  Miles  gloriosus  (4),  etc. 
Peut-être  ces  narrations,  qui  tiennent  à  la  fois  du  drame  et  du  fabliau, 
étaient-elles  les  cantica  explicatifs  de  pantomimes  jouées  dans  les  éco- 
les. La  France  a  conservé  long-temps  l'usage  de  ces  spectacles  épico- 
lyriques,  témoin  ceux  qui  furent  donnés  dans  les  rues  et  sur  les  places 
de  Paris  à  l'occasion  de  l'entrée  de  la  reine  Isabeau.  Les  Anglais  ont 
conservé  cette  forme  de  représentation  encore  plus  long-temps  que 
nous,  et  ils  ont  même  un  mot  exprès,  encore  en  usage,  pour  désigner 
ces  spectacles;  ils  les  nomment  pageant. 

(1)  Peut-être  possédons-noas  encore  quelques-uns  de  ces  cantica  de  l'antiquité.  Il  fau- 
drait examiner  à  ce  point  de  vue  VOrestes,  tragédie  épique,  qui  se  trouve  à  Berne  dans 
un  manuscrit  sur  parchemin  du  ix»  siècle.  Voy.  Sinner,  Codices  Biblioth.  Bem.,  t.  I, 
p.  507. 

(2)  Poésies  populaires  latines  antérieures  au  douzième  siècle,  p.  184. 

(3)  Ce  sont  les  sujets  de  l'Amphitryon  et  de  VAulularia  de  Plaute,  accommodés  aux 
mœurs  des  étudians  du  moyen-âge.  Pour  la  patrie  de  Vital  et  le  temps  où  il  a  vécu,  voyai 
l'édition  du  Geta  donnée  par  Car.  Guil.  MûDer;  Berne,  1840. 

(4)  Voy.  M.  Éd.  Du  Méril,  Origines  latines  du  théâtre  moderne,  p.  i84. 

5 


(50  MARIONNETTES  POPULAIRES  AU  MOYEN-AGE. 

Mais,  pour  être  autorisé  à  dire  que  plusieurs  des  cantiques  et  des 
légendes  rhythmiques  des  vii%  viii'  et  ix*  siècles  ont  servi  d'explication 
et  de  texte  à  des  représentations  de  marionnettes,  il  faut  préalable- 
ment bien  établir  l'existence  de  ce  genre  d'aniugement  durant  cette 
époque;  essayons. 

Plusieurs  textes  prouvent  la  persistance  et  la  popularité  de  la  né- 
vrospastie  dans  l'empire  grec.  Synesius,  évêque  de  Ptolémaïde  au 
V*  siècle,  voulant  faire  comprendre  l'action  incessante  que  Dieu  exerce 
sur  les  dénjons  et  généralement  les  effets  qui  subsistent  après  que 
leurs  causes  appréciables  ont  cessé,  compare  ce  phénomène  à  ce  qui 
arrive  dans  le  gouvernement  des  marionnettes,  «qui  se  meuvent 
encore,  dit-il,  après  que  la  main  qui  les  dirige  a  cessé  d'agiter  les 
fils  (1).  »  Un  grammairien  du  vu*  siècle,  qui  a  commenté  en  grec  plu- 
sieurs des  ouvrages  d'Aristote,  Jean,  surnommé  Philoponus  (2),  ou  plus 
simplement  Grammaticus,  donne,  à  propos  d'un  passage  assez  obscur 
d'un  traité  d'Aristote  (3),  des  éclaircissemens  tellement  précis  sur  les 
marionnettes  automatiques,  qu'on  peut  en  inférer  que  le  jeu  de  ces 
petites  machines  lui  était  très  familier.  «  Aristote,  dit-il,  appelle  àurôfwiT» 
e«w/AeiT«  les  petites  figures  de  bois  dont  on  donnait  le  spectacle  dans 
les  noces.  »  Ce  trait  de  mœurs  est  remarquable.  Puis  il  expose  com- 
ment les  diverses  parties  de  ces  figures  conservent,  lors  même  qu'elles 
sont  au  repos ,  la  faculté  d'être  mues ,  sans  que  le  mécanicien  les 
touche.  »  Celui-ci,  dit-il,  met  une  pièce  en  mouvement,  cette  pièce 
transmet  l'impulsion  à  une  autre ,  et  enfin  la  figure  paraît  s'agiter 
d'elle-même,  ce  qui  est  une  illusion,  et  se  meut  avec  tant  d'agilité 
qu'on  la  prendrait  pour  un  danseur  pantomime  (4).  » 

Au  TLii*  siècle,  Eustathe,  le  savant  archevêque  de  Thessalonique,  en 
expliquant  un  vers  du  quatrième  chant  de  l'Iliade,  s'étend,  à  ma  grande 

(1)  Ofyçiva  n\jp6(iitai9toL.  De  Providentîa,  lib.  I,  Oper.,  p.  98. 

(2)  Ce  savant  était,  suivant  Abulpharadge,  à  Alexandrie  en  640,  quand  les  Ar«bef 
firent  la  conquête  de  l'Egypte. 

(3)  De  Generatione  animalium,  lib.  11}  Oper.,  t.  V,  p.  241,  seq.  Ed.  Bekker.  —  Htm 
<ipus,  cum  Pkiloponi  comment.,  Venet)  1626. 

(i)  Philoponus  emploie  le  mot  consacré  9px^o$tu.  J'ai  mis  le  commentaire  àva  U 
traduction. 


MARIONNETTES  POPULAmES  DANS  L'EMPIRE  GREC.  67 

satisfaction,  quoique  sans  beaucoup  d'à-propos,  sur  les  joueurs  de  ma- 
rionnettes (1);  il  s'étonne  de  la  grande  renommée  que  Pothein  acquit 
en  Grèce,  au  moyen  d'une  profession  si  puérile  et  si  vulgaire.  Néan- 
moins, tout  en  appréciant  la  nèvrospastie  à  sa  valeur,  il  nous  donne  à 
entendre  que  cet  art  (il  lui  accorde  ce  nom)  était  fort  répandu  et  très 
populaire  de  son  temps  dans  l'empire  grec. 

En  Occident,  mes  souvenirs  ne  me  rappellent  aucun  texte  qui,  entre 
le  VI*  et  le  Xi¥«  siècle,  fasse  mention  de  marionnettes;  mais,  par  un 
bonheur  singulier,  nous  avons,  pour  remplir  ce  vide,  mieux  qu'un 
texte;  nous  avons  un  monument  figuré ,  d'une  authenticité  incontes- 
table, et  qui  nous  fournit  les  plus  précieux  renseignemens. 

(1)  Il  s'agit  de  la  corde  de  l'arc  de  Pandaras.  Eustath.,  Comm.  in  Iliad.,  iv,  v.  H2, 1. 1, 
p.  457;  éd.  Rom. 


VI 


UNE  MARIONNETTE  CHEVALERESQUE  AU    XII»  SIECLE. 
—  NOUVEAU   MÉCANISME. 


Il  existe  à  Strasbourg  un  manuscrit  de  la  fin  du  xii*  siècle,  orné  d'un 
grand  nombre  de  curieuses  miniatures ,  dont  une ,  sous  la  rubrique 
assez  bizarre  de  ludus  monstrorum,  représente  un  jeu  ou  une  montre 
de  marionnettes.  Ce  manuscrit,  un  des  plus  précieux  joyaux  de  la  bi- 
bliothèque de  cette  ville,  renferme  un  ouvrage  de  la  célèbre  Herrade 
de  Landsberg,  abbesse  de  Hohenbourg.  Cet  ouvrage  porte  le  titre  de 
Bortus  deliciarum  et  le  justifie  par  l'agrément  et  la  variété  des  ensei- 
gnemens  qu'il  contient  :  c'est  un  parterre  encyclopédique,  composé 
de  toutes  sortes  de  fleurs  poétiques,  morales  et  religieuses  (1).  Parmi 
beaucoup  de  morceaux  en  prose  et  en  vers  (qui  tous,  à  beaucoup  près, 

(1)  Le  manuscrit  de  Herrade  de  Landsberg  a  été  décrit,  et  les  vers  qu'il  contient  ont 
été  publiés  en  1818  par  M.  Christ.  Maurice  Engelhard ,  en  un  vol.  in-8o,  avec  un  atlas 
in-fo,  où  les  miniatures  sont  reproduites.  M.  Alexandre  Le  Noble  a  donné  une  nouvelle 
analyse  de  ce  manuscrit  dans  le  tome  l^r  de  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes, 
3«  livraison. 


UNE  MARIONNETTE  CHEVALERESQUE,  "69 

ne  sont  pas  de  la  docte  abbesse),  on  lit  à  la  page  215  une  sorte  de  glose 
du  fameux  verset  de  l'Ecclésiaste,  Vanitas  vanitatum...., 

Spemere  mundum,  spernere  nullum,  spernere  sese, 
Spernere  sperni  se,  quatuor  haec  bona  sunt. 

«Mépriser  le  monde,  ne  mépriser  perionne,  se  mépriser  soi-même,  mépriser 
le  mépris  qu'on  fait  de  soi,  ce  sont  quatre  choses  bonnes.  » 

Le  peintre,  dirigé  sans  doute  par  la  docte  abbesse  (car  le  manuscrit 
est  du  temps  même  où  elle  vivait),  n'a  pas  cru  pouvoir  rendre  par  un 
emblème  plus  expressif  la  pensée  de  Salomon  et  de  Herrade  sur  la  va- 
nité de  l'homme  qu'en  nous  montrant  le  roi  de  la  création  soumis  à 
l'action  d'un  fil  de  marionnette.  En  effet,  sur  un  étroit  plancher  sont 
posés  deux  petits  hommes  armés  de  pied  en  cap,  que  deux  bateleurs 
font  combattre  et  mouvoir  à  leur  gré,  au  moyen  d'un  fil  qui  se  croise 
et  dont  chacun  tire  un  bout  à  soi.  La  pensée  de  celte  miniature 
prouve  non-seulement  que  le  jeu  des  marionnettes  existait  durant  l'é- 
poque féodale,  mais  qu'il  était  d'un  usage  assez  commun  pour  offrir 
alors,  comme  chez  les  anciens  et  dans  les  temps  modernes,  un  sym- 
bole parfaitement  clair  et  intelligible  à  tous. 

Quant  aux  personnages  que  l'artiste  a  mis  en  jeu ,  le  choix  qu'il  a 
fait  de  deux  chevaliers  confirme  mon  opinion  sur  le  répertoire  habituel 
des  marionnettes.  Il  était  tout  simple,  en  effet,  qu'au  xn*  siècle  la  pein- 
ture ou  la  parodie  d'un  duel  ou  d'un  tournoi  fût  le  spectacle  le  plus 
assuré  de  plaire  aux  châtelains  et  aux  châtelaines,  ainsi  qu'à  la  foule 
de  leurs  vassaux. 

Au-dessous  de  nos  deux  pantins,  on  lit  cette  seconde  et  plus  mélan- 
colique paraphrase  du  fameux  verset  de  Salomon  : 

Unde  superbit  homo,  cujus  conceptio  culpa, 

Nasci  pœna,  labor  vila,  necesse  mori? 
Vana  salus  hominis,  vanum  decus,  omnia  vana  ; 

Inter  vana  nihil  vanius  est  homine. 
Post  hominem  verrais,  post  vermem  fit  cinis,  eheu  ! 
Sic  in  non  hominem  vertitur  omnis  homo  (1). 

(1)  Herrade,  avant  Bossuet,  nous  montre  rhomrae  réduit  à  a  ce  je  ae  sais  quoi  qui 
n'a  plus  de  nom  dans  aucune  langue.  » 


70  MÉCANISME  DES  MARIONNETTES  AU  MOYEN-AGE. 

Ces  lugubres  distiques,  placés  au-dessous  d'une  danse  de  marion- 
nettes, ne  sont-ils  pas  comme  la  contre-partie  chrétienne  du  canticum 
lémurique  du  banquet  de  Trimalcion? 

Quant  au  procédé  mécanique  que  cette  miniature  nous  révèle,  il 
diffère  entièrement  de  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'ici.  Les  mains  qui 
font  mouvoir  les  deux  statuettes  ne  sont  pas  cachées;  elles  tirent  les 
fils,  non  dans  le  sens  perpendiculaire,  mais  dans  la  direction  hori- 
zontale. C'est  le  premier  exemple  que  nous  ayons  rencontré  d'une  pa- 
reille disposition.  Nous  ne  savons  si  elle  a  commencé  au  moyen- 
âge;  mais  elle  s'est  assurément  prolongée  bien  au-delà.  En  effet,  dès 
les  premiers  pas  que  nous  allons  faire  dans  les  temps  modernes,  nous 
trouverons  un  procédé  fort  semblable  en  possession  de  l'admiration 
du  vulgaire  et  même  des  savans. 


•*  if 


TROISIEME  EPOQUE. 


lARIONSETTES  DMS  LES  TEHPS  MODERNES. 


MŒiûm  mm  mi  mm  air- 


SiaiONRETTES  EN  ITALIE. 


.1 


-  JIR 


I. 


MAWOÎWETTES  PERFECTIOîmÉES  AU  XVI*  SIÈCLE. 


Un  très  habile  homme,  non  moins  célèbre  par  les  bizarreries  de 
son  caractère  que  par  son  savoir  universel,  Jérôme  Cardan,  médecin 
et  mathématicien,  né  à  Pavie  en  1501,  est,  sinon  le  plus  ancien  écri- 
vain moderne  qui  ait  mentionné  les  marionnettes,  du  moins  le  pre- 
mier qui  ait  porté  sur  ce  sujet  une  attention  sérieuse  et  scientifique. 
Cardan  s'est  occupé  deux  fois  du  mécanisme  des  marionnettes,  la  pre- 
mière, dans  son  traité  de  Subtilitate,  publié  à  Nuremberg  en  1550;  la 
seconde,  dans  une  sorte  d'encyclopédie,  intitulée  de  Varietate  rerum. 
Au  livre  XIII  de  ce  dernier  ouvrage,  l'auteur,  traitaatdes  plus  humbles 


76  UNE  MARIONNETTE  DÉCRITE  PAR  CARDAN. 

produits  de  la  mécanique  {de  artificiis  humilioribus],  cite  parmi  les 
expérimenta  minima,  qui  sont  l'objet  du  chapitre  lxiii,  une  espèce  fort 
singulière  de  marionnettes  qu'il  décrit  avec  minutie,  mais  malheu- 
reusement avec  l'obscurité  qui  lui  est  habituelle.  Ce  procédé,  qu'il 
expose  sans  parvenir  à  l'expliquer,  ressemble  beaucoup  à  celui  dont 
le  manuscrit  de  Herrade  deLansberg  nous  a  transmis  la  représentation 
graphique.  Voici,  d'ailleurs,  le  passage  même  de  Cardan,  que  j'ai  tra- 
duit le  plus  fidèlement  qu'il  m'a  été  possible  :     ^ 

«  J'ai  vu,  dit-il,  deux  Siciliens  qui  opéraient  de  véritables  merveilles  au  moyen 
de  deux  statuettes  de  bois  qu'ils  faisaient  jouer  entre  elles.  Un  seul  fil  les  tra- 
versait de  part  en  part.  Elles  étaient  attachées  d'un  côté  à  une  statue  de  bois 
qui  (1)  demeurait  fixe,  et  de  l'autre  à  la  jambe  que  le  joueur  faisait  mouvoir. 
Ce  Gl  était  tendu  des  deux  côtés.  Il  n'y  a  sorte  de  danses  que  ces  statuettes  ne 
fussent  capables  d'imiter,  faisant  les  gestes  les  plus  surprenans  des  pieds,  des 
jambes,  des  bras,  de  la  tête,  le  tout  avec  des  poses  si  variées,  que  je  ne  puis,  je 
le  confesse,  me  rendre  compte  d'un  aussi  ingénieux  mécanisme  ;  car  il  n'y  avait 
pas  plusieurs  fils,  tantôt  tendus  et  tantôt  détendus  ;  il  n'y  en  avait  qu'un  seul 
dans  chaque  statuette,  et  ce  fil  était  toujours  tendu.  J'ai  vu  beaucoup  d'autres 
figures  de  bois  mises  en  mouvement  par  plusieurs  fils  alternativement  tendus 
et  détendus,  ce  qui  n'a  rien  de  merveilleux.  Je  dois  dire  encore  que  c'était  un 
spectacle  vraiment  agréable  que  de  voir  à  quel  point  les  gestes  et  les  pas  de  ces 
poupées  étaient  d'accord  avec  la  musique  (2). 

L'auteur,  comme  on  le  voit,  n'indique  pas  l'office  que  remplissait 
le  second  Sicilien.  La  miniature  du  Hortus  deliciarum  nous  montre, 
au  contraire,  les  deux  bateleurs  occupés  à  concourir  à  une  action 
commune.  Dans  l'appareil  décrit  par  Cardan,  un  seul  joueur  semble- 
rait pouvoir  suffire,  comme  dans  nos  marionnettes  du  dernier  ordre, 
celles  que  les  petits  Savoyards  font  danser  dans  les  carrefours,  au 
son  d'un  flageolet,  d'une  vielle  ou  d'un  tambour  de  basque,  en  agi- 
tant avec  le  genou  la  ficelle  attachée  à  leur  poupée,  qu'ils  nomment 


(1)  Je  lis  ici  qxue  au  lieu  de  que,  que  donne  l'imprimé. 

(2)  Voy.  Hieron.  Cardant  Mediolanensis  medici  Opéra,  p.  492.  —  Jérôme  Cardan , 
natif  de  Pavie,  exerçait  la  médecine  à  Milan,  à  l'époque  de  l'impression  de  ses  œuvres. 


PKEHIER  NOM  DES  MARIONNETTES  EN   ITALIE.  77 

Cathos  ou  Catherinette  (1).  Cependant,  s'il  n'eût  été  question  que  d'une 
chose  aussi  simple,  l'esprit  subtil  de  Cardan  ne  se  serait  pas  tant  émer- 
veillé. Il  me  paraît  vraisemblable  que  ce  prétendu  fil  unique  et  ton  - 
jours  tendu  était  un  petit  tube  par  lequel  passaient  plusieurs  fils  très 
fins,  réunis  dans  l'intérieur  de  la  poupée  et  dont  le  jeu  était  ainsi  sous- 
trait aux  regards.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  un  procédé  à  peu  près 
semblable  (2). 

Le  second  passage  de  Cardan,  celui  qui  fait  partie  du  traité  de  Sub- 
tilitate,  n'a  trait  qu'aux  marionnettes  ordinaires;  mais  l'auteur  est  si 
frappé  de  l'illusion  qu'elles  produisent,  qu'il  n'hésite  pas  à  les  placer 
dans  la  partie  de  son  ouvrage  qui  traite  de  mirabilibus  et  modo  repre- 
sentandi  res  varias  prœter  fidem  (3)  :  «  Si  je  voulais,  dit-il,  énumérér 
toutes  les  merveilles  que  l'on  fait  exécuter,  par  le  moyen  de  fils,  aux 
statuettes  de  bois  vulgairement  appelées  magatelli,  un  jour  entier  ne 
me  suffirait  pas,  car  ces  petites  figures  jouent,  combattent,  chassent, 
dansent,  sonnent  de  la  trompette  et  font  très  artiste  ment  la  cuisine.  » 

On  voit,  entre  autres  choses,  dans  ce  passage,  que  vers  l'année  1550 
on  appelait,  dans  l'Italie  du  nord,  les  marionnettes  du  nom  latinisé  de 
magatelli,  que  je  ne  trouve  dans  aucun  vocabulaire.  Il  se  pourrait  que 
magatelli  (par  le  changement  fort  naturel  des  labiales  6  et  m)  ne  fût 
qu'une  variante  de  bagatelli,  et  cela  me  semble  d'autant  plus  probable 
qu'on  appelle  en  Italie  bagatelle  les  amusemens  de  la  place  publique  et 
bagatellieri  tous  les  saltimbanques,  y  compris  les  joueurs  de  gobelets  et 
de  marionnettes  (4). 

Un  contemporain  de  Cardan,  Federico  Commandino  d'Urbin,  né  en 
1509,  grand  mathématicien  et  second  Archimède  (5),  n'a  pas  dédaigné 

(1)  Ce  petit  spectacle  des  rues  a  été  souvent  gravé.  Voy.  une  vignette  de  Charlet,  en 
tête  d'an  quadrille  pour  piano  de  J.  Klemczynsky,  intitulé  les  Marionnettes;  Paris,  ISiS. 

(î)  Il  est  vrai  que,  dans  celte  hypothèse,  le  joueur  devait  s'aider  de  la  main. 

(3)  DeSubtilitate,  lib.  XVIII;  Nuremberg,  1550,  p.  54i,  et  Opéra,  t.  III,  p.  636. 

(  i)  Le  voyageur  Pietro  dclla  Valle  compare  les  gens  qui  montraient  de  son  temps  la 
lanterne  maj^ique,  les  ombres  chinoises  et  les  marionnettes  dans  les  rues  de  Constanti- 
nople,  aux  bagatellieri  qui  remplissaient  le  même  office  sur  le  largo  di  Castello  à  Naples 
et  sur  1.1  place  Namne  à  Rome. 

(.»)  C'est  le  titre  que  lui  dcrerne  Boldetti ,  Osservazioni sopra  i  eimiteri,  etc.,  lib.  II, 
cap.  XIV,  p.  407. 


78  AUTOMATES  HYDRAULIQUES. 

non  plus  de  s'occuper  des  statuettes  à  ressorts.  Son  élè\e  le  plus  habile 
et  son  compatriote,  le  géomètre  poète  Bernardino  Baldi,  adressa,  vers 
i575,  un  sonnet  à  sa  mémoire  dont  \oici  le  tercet  final  : 

0  corne  Tarte  imitatrice  ammiro, 

Onde  con  modo  inusitato  e  strano 

Muovesi  il  legno,  e  Tucm  ne  pende  immoto  (1),! 

Quelques  critiques  ont  inféré  de  ces  vers  que  Federico  Commandino 
avait  apporté  quelques  notables  perfectionnemens  aux  marionnettes. 
Je  dois  confesser  que,  dans  ce  que  j'ai  parcouru  de  ses  écrits,  je  n'ai 
rien  trouvé  qui  eût  clairement  rapport  aux  statuettes  mues  par  des 
fils.  Ce  qui  a  particulièrement  occupé  ou,  si  l'on  veut,  récréé  ses 
veilles,  c'est  l'application  de  la  mécanique  à  la  construction  des  auto- 
mates hydrauliques,  dont  on  faisait  de  son  temps  un  très  fréquent 
et  très  ingénieux  emploi,  surtout  en  Italie  et  en  Allemagne.  Quelques 
années  après,  Baldi,  devenu  abbé  de  Guastalla,  mentionne,  dans  la 
préface  placée  devant  sa  traduction  des  Automata  de  Héron  (2),  plu- 
sieurs de  ces  créations  hydrauliques  qui  animaient  le  marbre  et  l'ai- 
rain dans  les  jardins  et  les  palais  princiers,  sortes  de  drames  aqua- 
tiques dont  Montaigne  a  mentionné  quelques  particularités  dans  le 
journal  de  son  voyage  en  Italie ,  notamment  à  Tivoli ,  à  Florence  et  à 
Augsbourg.  De  plus,  Baldi  parle  dans  cette  préface,  avec  une  singu- 
lière admiration,  des  simples  et  vraies  marionnettes,  qu'il  définit  avec 
une  précision  technique  qui  ne  permet  pas  de  douter  qu'il  ne  les  con- 
nût à  merveille.  Il  affirme  non-seulement  qu'une  grande  adresse  ma- 
nuelle est  nécessaire  pour  les  faire  mouvoir,  et  beaucoup  d'esprit  pour 
les  faire  parler,  mais  que  la  connaissance  des  mathématiques  est  in- 
dispensable à  leur  construction,  et  il  allègue  sur  ce  point  le  témoignage 
de  Pappus  et  d'Athénée ,  témoignage  que  le  vague  de  sa  citation  ne 

(1)  Ces  vers  sont  imprimés  en  tête  de  la  traduction  des  Automata  de  Héron  d'Alexan- 
drie î  X>e  gli  automati  overo  machine  se  moventi,  libri  due. 

(i)  Baldi  avait  composé  cette  traduction  avec  l'intention  de  la  dédier  à  son  mûtrc 
Feder.  Commandino;  mais  la  mort  de  ce  géomètre,  arrivée  en  1575,  l'en  empêcha.  La 
dédicace  à  Giacomo  Coutarini  porte  la  date  de  1589.  Bernardino  Baldi  a  composé  un 
poème  estimé  sur  la  navigation. 


MARIORKETTES  LOUÉES  PAR  BALDI.  79 

m'a  pas  permis  de  vérifier  dans  leurs  œuvres.  Il  regrette  de  voir  les 
jolies  statuettes  animées  par  le  génie  de  la  mécanique  devenir  de  fu- 
tiles jouets  d'enfant;  il  compare  la  décadence  de  cet  art  ingénieux  à 
celle  du  grand  art  des  itisopus  et  des  Roscius,  tombé  des  hauteurs  de 
la  véritable  scène  sur  les  tréteaux  des  charlatans ,  et  déplore  qu'un 
si  noble  exercice  ne  soit  bientôt  plus  pratiqué  que  par  un  ramas  de 
bateleurs  grossier,  ignorant  et  sordide,  abietto,  volgare  e  sordido  (1). 
Depuis  lors ,  en  effet ,  le  goût  des  marionnettes  est  devenu  et  est  de- 
meuré si  populaire  en  Italie,  que  des  baraques  de  burattini  (c'est  le 
nom  que  les  Italiens  donnent  généralement  aux  marionnettes)  cou- 
vrent les  places  publiques  de  toutes  les  cités,  sans  préjudice  des  théâ- 
tres à  demeure  et  des  représentations  dont  les  particuliers  se  donnent 
chez  eux  le  plaisir. 

(1)  Baldi,  De  gli  automati,  etc.,  p.  10  et  11. 


II. 


MARIONNETTES  ITALIENNES  EN  PLEIN  AIR. 


Voulez-vous,  sans  passer  les  Alpes,  faire  connaissance  avec  les  ma- 
rionnettes ambulantes  de  Florence  et  de  Rome?  Suivez  Lorenzo  Lippi, 
l'auteur  à' Il  Malmantile  Bacqui'stato,  sur  la  grande  place  de  Florence, 
sans  négliger  de  consulter  son  annotateur,  Paolo  Manucci  (1).  Ou  bien 
ouvrez  le  poème  si  populaire  à  Rome  de  Giuseppe  Rerneri,  //  Meo 
Patacca  (2),  illustrée  par  le  crayon  naïf  de  Bartolomeo  Pinelli  (3). 
L'ingénieux  artiste  a  dessiné  un  épisode  du  troisième  chant,  dont 
l'action  se  passe  sur  la  place  Navone;  il  a  indiqué,  au  second  plan,  les 
jeux  populaires  qui  animent  cette  place.  Les  castelli  di  legno  dei  burat- 
tini  n'y  manquent  point.  Faites  mieux  encore  :  feuilletez  un  autre  re- 

(1)  //  Malmantile,  cant.  II,  st.  46.  Lippi  décrit  agréablement  dans  un  autre  passage 
(cant.  I,  st.  34)  les  fantoccini  des  rues  qu'un  petit  paysan  fait  danser  avec  le  pied  ou  !• 
genou. 

(2)  Ce  poème  en  douze  chants  contient  la  description  des  fêtes  données  à  Rome  pour 
la  délivrance  de  Vienne  et  la  victoire  remportée  par  Jean  Sobieski  sur  les  Turcs. 

(3)  Rome,  1823.  In-4°  oblong,  avec  53  planches.  L'approbation  de  la  première  édition 
de  ce  poème  porte  la  date  du  6  décembre  1696. 


BCBATTINI  DE  LA  PLACE  NAVONE.  Si 

cueil  du  même  artiste,  Raccolta  dei  cinquanta  costutnipittoreschi;  tous 
y  trouverez  une  planche,  la  dixième,  je  crois,  qui  offre  la  représenta- 
tion exacte  et  complète  d'un  casotto  dei  hurattini.  La  toile  est  levée; 
Pulcinella  (Polichinelle)  occupe  bruyamment  la  scène.  Un  loup,  ou 
demi-masque  noir,  lui  comTe  le  haut  du  visage;  sa  taille  droite  est 
serrée  dans  une  casaque  blanche;  sa  tête  est  surmontée  d'un  bonnet 
blanc  en  mitre  :  c'est  pour  nous  un  type  tout-à-fait  nouveau  et  sans  ana- 
logue, demi-arlequin  et  demi-pierrot.  Pinelli  a  groupé  autour  de  la 
baraque  les  dilettanti  les  plus  ordinaires  de  ces  théâtres  plébéiens.  Voici 
deux  belles  et  robustes  Romaines;  près  d'elles,  deux  moines,  plus  oc- 
cupés, disons-le,  de  Pulcinella  que  de  leurs  jolies  voisines;  en  face, 
quelques  enfans,  dont  un  se  hausse  sur  un  pavé,  puis  quelques  vigou- 
reux et  basanés  Trasteverini;  enfin  un  paysan  attardé,  qui  jouit,  assis 
sur  son  âne,  de  ce  spectacle  délectable  et  des  lazzi  qui  l'assaisonnent. 
Souvent  à  cette  foule  se  mêlent  des  personnes  d'un  rang  ou  d'un  mé- 
rite considérable.  On  raconte,  par  exemple,  que  le  célèbre  Leone  Al- 
lacci,  bibliothécaire  de  la  Vaticane  sous  Alexandre  VU,  auteur  de  plu- 
sieurs grands  ouvrages  de  théologie  et  de  la  Dramaturgia,  allait  se  dé- 
lasser tous  les  soirs  aux  marionnettes.  J'ignore  malheureusement  la 
source  de  cette  tradition  si  honorable  pour  les  tréteaux  de  Polichinelle. 
Passons,  à  présent,  sur  la  gran  piazza  de  Milan,  aux  jeux  des  fantoe- 
eini,  autre  nom  des  marionnettes.  Le  savant  père  Francesco  Saverio 
Quadrio,  auteur  estimé  d'une  histoire  générale  de  la  poésie,  ne  dédai- 
gnera pas  de  nous  servir  de  cicérone.  Il  nous  révèle,  en  effet,  avec  une 
rare  compétence,  dans  un  chapitre  spécial  (1),  les  divers  secrets  de 
Pulcinella  et  toutes  les  ficelles  qu'emploient  les  joueurs  qui  le  font 
gesticuler  et  parler.  Parmi  ces  dupeurs  d'yeux  et  d'oreilles,  celui  qui, 
au  témoignage  du  savant  père  de  la  compagnie  de  Jésus,  attirait  de 
son  temps  et  retenait  autour  de  ses  tréteaux  la  plus  belle  et  la  plus 
nombreuse  compagnie,  était  Massimino  Romanini,  Milanais,  dont  le 
nom  lui  a  paru  digne  d'une  honorable  mention.  ^    Y  -  '^  "^3   Ji^x  . 

C'était  presque  toujours  un  seul  joueur  qui  faisait  mouvoir  tous  les 
personnages,  et  qui  en  même  temps  récitait  ou  improvisait  toute  la 


(1)  ^oria  e  ragione  d'ogni  poesia.  Milano,  17i*;  toi.  III,  part,  i',  p.  2*7  et  348. 

6 


82  MARIONNETTES   AMBULANTES   DITALIE. 

pièce.  Ce  maître  Jacques  des  marionnettes  avait  soin  de  varier  ses  in- 
tonations, suivant  les  rôles,  au  moyen  du  sifflet-pratique,  appelé  en 
Italie /scAîo  onpivetta{\).  Quelquefois  cependant  deux  personnes  se 
partageaient  la  besogne;  l'une  récitait  ou  improvisait  la  pièce  {la  bur- 
letta),  tandis  que  l'autre  ne  s'appliquait  qu'à  régler  la  marche  et  les 
gestes  des  pantins. 

Les  choses  se  passaient  ainsi  au  xvii*  siècle,  et  se  passent  encore  à 
peu  près  de  même,  non-seulement  dans  les  rues  et  sur  les  places  de 
Rome,  de  Florence  et  de  Milan ,  mais  dans  celles  de  toutes  les  villes 
d'Italie.  A  Venise  sur  la  rive  des  Esclavons,  à  Naples  sur  le  largo  di 
Castello,  à  Turin,  à  Gênes,  à  Bologne,  partout  on  est  assuré  de  trouver 
un  grand  nombre  de  casteltetti  en  plein  air,  entourés  par  un  auditoire 
toujours  attentif,  toujours  amusé,  toujours  content. 

(1)  Diminutif  de  piva,  cornemuse.  Voy.  Quadrio ,  ouvrage  cité,  et   II  Maimantile, 
caot.  II,  st.  46,  la  note  de  Paolo  Manucci. 


m;     n1 


GRANDS  THEATRES  DE  MARIONNETTES. 


Outre  les  Puppi  en  plein  air,  il  y  a  dans  toutes  les  villes  d'Italie  des 
marionnettes  plus  élégantes,  ayant  élu  domicile  dans  de  Trais  petits 
théâtres,  où  les  amateurs  du  genre  peuvent  aller  les  applaudir,  assis 
conunodément  sur  les  banquettes  d'un  parterre  dont  le  prix  varie  de 
trois  à  six  sous.  Ces  fantoccini  d'un  ordre  supérieur  diffèrent  totalement 
de  leurs  confrères  ambulans.  Ils  ne  sont  pas,  comme  les  pupazzi  des 
places  publiques,  mus  simplement  par  la  main  du  joueur,  cachée  sous 
leurs  habits;  ils  obéissent  à  des  fils  ou  à  des  ressorts.  Ils  ne  sont  pas 
non  plus  taillés  dans  le  bois  de  la  tête  aux  pieds.  Leur  chef  est  ordinai- 
rement de  carton;  leur  buste  et  leurs  cuisses  sont  de  bois,  leurs  bras  de 
cordes;  leurs  extrémités  (à  savoir,  les  mains  et  les  jambes)  sont  de  plomb 
ou  garnies  de  plomb,  ce  qui  leur  permet  d'obéir  à  la  moindre  impulsion 
donnée,  sans  perdre  leur  centre  de  gravité.  Du  sommet  de  leur  tête  sort 
une  petite  tringle  de  fer  qui  permet  de  les  transporter  aisément  d'un 
point  de  la  scène  à  un  autre.  Pour  dérober  aux  spectateurs  la  vue  de 
cette  tringle,  ainsi  que  le  mouvement  des  fils,  on  a  imaginé  de  placer 


84  THÉÂTRE  DES  BURATTINI  A   GÊNES. 

devant  l'ouverture  de  la  scène  un  réseau,  composé  de  fils  perpendicu- 
laires très  fins  et  bien  tendus,  qui ,  en  se  confondant  avec  ceux  qui 
font  agir  les  pantins,  déroutent  l'œil  le  plus  attentif.  Par  une  autre  in- 
vention plus  ingénieuse  encore,  on  fait  passer  tous  les  fils,  hormis  ceux 
des  bras,  par  l'intérieur  du  corps;  ils  en  sortent  par  le  haut  de  la  tête, 
011  ils  se  réunissent  dans  un  mince  tuyau  de  fer  creux,  qui  sert  en  même 
temps  de  tringle.  Enfin,  un  système  tout  différent  a  été  introduit  plus 
tard  par  Bartolomeo  Neri,  peintre  et  mécanicien  distingué.  Ce  procédé 
consiste  à  établir  sur  le  plancher  de  la  scène  des  rainures  dans  les- 
quelles s'emboîte  le  support  de  chaque  marionnette.  Des  contre-poids 
ou  un  machiniste  placé  sous  le  théâtre  dirigent  ces  supports  et  font 
jouer  les  fils(l).  Ces  divers  systèmes,  quelquefois  combinés  ensemble, 
sont  arrivés  à  obtenir  les  tours  de  force  les  plus  surprenans. 

Passant  à  Gênes  en  1834 ,  un  de  nos  compatriotes  se  fit  conduire  aux 
hurattini  établis  rue  des  Vignes  (au  teatro  délie  Vigne).  11  vit  repré- 
senter dans  une  salle  un  peu  fanée,  mais  d'ailleurs  assez  jolie,  un 
grand  drame  militaire,  la  Prise  d'Anvers,  où  le  maréchal  Gérard  et  le 
vieux  général  Chassé  luttaient  de  phrases  ronflantes,  de  roulemens 
d'yeux  et  d'héroïsme  (2). 

A  Milan,  les  fantoccini  du  théâtre  Fiando  sont  aussi  célèbres  et  aussi 
visités  des  étrangers  que  le  dôme,  l'arc  du  Simplon  ou  la  châsse  de  saint 
Charles.  Dès  4823,  un  correspondant  du  Globe  nous  en  avait  donné  des 
nouvelles  :  «  Telle  est,  disait-il,  la  justesse  des  mouvemens  de  ces  pe- 
tits acteurs;  leur  corps,  leurs  bras,  leur  tête,  tout  marche  avec  tant  de 
mesure  et  dans  un  si  parfait  accord  avec  les  sentimens  exprimés  par 
la  voix,  qu'aux  dimensions  près  j'aurais  pu  me  croire  dans  la  rue  de 
Richelieu.  Owive  Nahwodonosor ,  tragédie  classique,...  on  représenta 
un  ballet  anacréontique  dessiné  à  la  Gardel.  Je  voudrais  que  les  dan- 
seurs de  l'Opéra,  si  fiers  de  leurs  bras  et  de  leurs  jambes,  pussent  voir 
ces  danseurs  de  bois  copier  toutes  leurs  attitudes  et  se  donner  leurs 
grâces  (3).  »  Cependant,  comme  il  est  impossible  de  contenter  tout  le 


(1)  Quadrio,  ouvrage  cité. 

(2)  Voy.  De  Paris  à  Naples,  par  M.  Jal,  t.  I,  p.  234-237. 

(3)  Globe,  n"  du  7  août  1827. 


FANTOCCINl  DU  THÉÂTRE  FIANDO.  85 

monde,  un  autre  touriste  (belge,  je  crois)  ne  sortit  pas  entièrement  sa- 
tisfait de  cette  représentation.  Que  reprochait-il  à  ces  excellentes  ma- 
rionnettes? Il  les  trouvait  encore  un  peu  raides. 

M.  Jal  a  vu  en  1834  les  fantoccini  de  Milan  jouer  un  drame  roman- 
tique en  six  tableaux,  le  Prince  Eugène  de  Savoie  au  siège  de  Temeswar, 
avec  autant  d'aplomb  que  nos  acteurs  de  la  Porte-Saint-Martin;  mais 
ce  qui  l'étonna  le  plus,  ce  fut  le  ballet  exécuté  pendant  les  entr'actes. 
«  La  danse  de  ces  Perrot  et  de  ces  Taglioni  de  bois,  dit-il ,  est  vrai- 
ment inimaginable  :  danse  horizontale,  danse  de  côté,  danse  verti- 
cale, toutes  les  danses  possibles,  toutes  les  fioritures  des  pieds  et  des 
jambes  que  vous  admirez  à  l'Opéra,  vous  les  retrouvez  au  théâtre 
Fiando;  et  quand  la  poupée  a  dansé  son  pas,  quand  eUe  a  été  bien 
applaudie,  et  que  le  parterre  la  rappelle,  eUe  sort  de  la  coulisse,  salue 
en  se  donnant  des  airs  penchés,  pose  sa  petite  main  sur  son  cœur,  et 
ne  se  retire  qu'après  avoir  complètement  parodié  les  grandes  canta- 
trices et  les  fiers  danseurs  de  la  Scala  (1).  » 

(I)  De  Paris  à  Naples,  t.  ii,  p.  43-4». 


IV. 


ANCIENS  ET  NOUVEAUX  PERSONNAGES  DU  RÉPERTOIRE  DES  BURATTINI. 
—  LE  GRAND   OPÉRA   AUX   MARIONNETTES. 


A  une  époque  reculée,  et  qu'il  serait  téméraire  à  un  étranger  de 
Touloir  préciser,  le  personnage  favori,  le  héros  des  marionnettes 
d'Italie  fut  un  célèbre  masque  de  la  Comedia  deW  Arte,  Romain  ou 
Florentin  d'origine,  nommé  Burattino.  Ce  personnage  acquit  une  si 
grande  vogue,  qu'il  fut  admis  sur  les  théâtres  de  marionnettes,  et 
que  celles-ci  furent  appelées  de  son  nom  burattini.  Je  pourrais  citer 
plusieurs  comédies  imprimées  dans  lesquelles  Burattino  joue  le  prin- 
cipal rôle.  Voici  le  titre  d'une  pièce  imprimée  à  Rome  en  1628  :  Le 
disgrazie  di  Burattino,  comedia  di  Francesco  Gattici.  La  renommée  de 
Burattino  s'est  étendue  hors  de  l'Italie.  Je  trouve  ce  personnage  men- 
tionné à  Paris,  parmi  les  autres  masques  de  la  comédie  italienne,  dans 
un  petit  écrit  de  1622  intitulé  :  Discours  de  l'origine  et  mœurs,  fraudes 
et  impostures  des  ciarlatans,  dédié  à  Tabarin  et  à  Desiderio  de  Combes. 
On  voit  par  le  mot  ciarlatans  que  l'auteur  (qui  ne  s'est  pas  nommé) 
était  partisan  du  français  italianisé,  dont  s'est  moqué  si  finement  Henry 


RÉPERTOIRE  DES  FANTOCCINI   DE  MILAN.  87 

Estienne.  On  lit  au  chapitre  m  :  «  Nous  comprenons  sous  ce  mot  ciar- 
latans  les  docteurs  Gratian ,  les  Zani ,  Pantalons,  Buratins,  et  ces  gens 
qui,  sur  un  théâtre,  représentent  le  Sicilien,  le  Néapolitain,  l'Espagnol, 
le  Bergamasque,  etc.  » 

Il  y  a  peu  d'années,  les  caractères  les  plus  en  vogue  en  Italie  sur  les 
théâtres  de  marionnettes  étaient  Cassandrino  à  Rome,  Girolamo  à 
Milan  et  Gianduja  à  Turin.  A  Naples,  Pulcinella  et  Scaramuccia  ont 
toujours  régné  sans  partage. 

Girolamo  remplit  à  Milan  le  premier  rôle  dans  toutes  les  farces,  dans 
toutes  les  parodies,  dans  toutes  les  petites  pièces  à  allusions  satiriques, 
triple  source  dont  s'alimente  la  fortune  des  fantoccini.  On  a  vu  Giro- 
lamo jouer  Pirithoûs,  dans  une  parodie  d'Alceste,  poudré  à  blanc,  avec 
ailes  de  pigeon  et  bourse  (1).  Dans  cette  farce,  il  accompagne  Hercule 
aux  enfers,  et  ses  frayeurs  pendant  la  route  rappellent  un  peu  les  pol- 
tronneries qu'Aristophane  prête,  en  pareille  occasion,  à  Xanthias  dans 
les  Grenouilles.  M.  Bourquelot,  en  1841,  a  trouvé  Girolamo  très  amu- 
sant dans  une  pièce  en  cinq  actes,  le  Terrible  Maino,  chef  de  brigands, 
mélodrame  avec  accompagnement  de  poignards,  d'évanouissemens  et 
de  coups  de  pistolet.  Le  voyageur  raconte  agréablement  qu'il  eut  pour 
25  centimes  une  belle  place  au  parterre,  dans  une  jolie  petite  salle  à 
trois  rangs  de  loges,  qu'il  se  prélassa  sur  un  large  banc  de  bois  muni 
d'un  dossier  de  même  matière,  qu'il  entendit  des  airs  d'opéra  exécutés 
avec  un  certain  ensemble,  enfin  qu'il  vit  une  pièce  à  grand  spectacle, 
ayant  un  ballet  pour  intermède,  comme  à  la  Scala  (2).  Ajoutons  que  le 
plastron  le  plus  ordinaire  des  plaisanteries  de  Girolamo  est  un  Piémon- 
tais  qu'on  a  grand  soin  de  supposer  parfaitement  stupide,  gracieuseté 
de  bon  voisinage  que  les  fantoccini  de  Turin  ne  manquent  pas  de  ren- 
voyer à  leurs  petits  confrères  de  Milan. 

A  Rome,  le  théâtre  des  burattini  est  privilégié;  on  lui  permet  de 
conthiuer  de  jouer  pendant  la  clôture  obligée  des  autres  théâtres,  la- 
quelle dure  depuis  les  derniers  jours  du  carnaval  jusqu'aux  fêtes  de 
Noël.  Ce  théâtre,  le  meilleur  qui  existe  peut-être  en  ce  genre,  occupe 


(1)  Lettre  de  M.  Viguier  dans  le  Monde  dramatique,  1835,  l.  II,  p.  35. 

(2)  Voyez  les  Margiierites,  nouveau  keapsakc;  Moulins,  18(i,  p.  75  et  suiv. 


88  THÉÂTRE   DU   PALAIS  FIANO   A   ROME. 

sur  la  place  San  Lorenzo  in  Lucina  une  salle  basse  du  palais  Fiano. 
Nous  ayons  pour  nous  y  introduire  un  des  esprits  les  plus  fins  de  ces 
derniers  temps,  l'auteur  de  Borne,  Naples  et  Florence.  Pouvon&-nous 
mieux  faire  que  de  le  suivre  et  de  l'écouter? 

,  «  Hier,  vers  les  neuf  heures,  dit  M.  Beyle,  je  sortais  de  ces  salles  magnifi- 
ques, voisines  d'un  jardin  rempli  d'orangers  qu'on  appelle  le  café  liospoli. 
Vis-à-vis  se  trouve  le  palais  Fiano.  Un  homme  à  la  porte  d'une  espèce  de 
cave  disait  :  «  Enlrate,  ô  signori!  entrez,  messieurs!  voilà  que  ça  va  com- 
mencer! »  J'entrai  en  effet  dans  ce  petit  théâtre  pour  la  somme  de  28  cen- 
times. Ce  prix  me  fit  redouter  la  mauvaise  compagnie  et  les  puces.  Je  fus 

bientôt  rassuré;  j'avais  pour  voisins  de  bons  bourgeois  de  Rome Le  peuple 

romain  est  peut-être  celui  de  toute  l'Europe  qui  aime  et  saisit  le  mieux  la  sa- 
tire fine  et  mordante....  La  censure  théâtrale  est  plus  méticuleuse  que  celle  de 
Paris;  aussi  rien  de  plus  plat  que  les  comédies.  Le  rire  s'est  réfugié  aux  ma- 
rionnettes, qui  jouent  des  pièces  à  peu  près  improvisées....  J'ai  passé  au  palais 
Fiano  une  soirée  fort  agréable;  le  théâtre  sur  lequel  les  acteurs  promènent  leur 
petite  personne  peut  avoir  dix  pieds  de  large  et  quatre  de  hauteur....  Les  dé- 
corations sont  excellentes  et  soigneusement  calculées  pour  des  acteurs  de  douze 
pouces  de  haut.  » 

Après  cette  description  flatteuse  du  matériel,  M.  Beyle  passe  aux  ac- 
teurs et  à  la  pièce  : 

«  Le  personnage  à  la  mode  parmi  le  peuple  romain,  dit-il,  est  Cassandrino. 
Cassandrino  est  un  vieillard  coquet  de  quelque  cinquante-cinq  à  soixante  ans, 
leste,  ingambe,  à  cheveux  blancs,  bien  poudré,  bien  soigné,  à  peu  près  comme 
un  cardinal.  De  plus,  Cassandrino  est  rompu  aux  affaires,  et  brille  par  l'usage 
du  monde  le  plus  parfait;  ce  serait,  en  vérité,  un  homme  accompli,  s'il  n'avait 
le  malheur  de  tomber  réguHèrement  amoureux  de  toutes  les  femmes  qu'il  ren- 
contre... Vous  conviendrez  qu'un  pareil  personnage  n'est  pas  mal  inventé  pour 
un  pays  gouverné  par  une  cour  oligarchique,  composée  de  célibataires^  et  où 
le  pouvoir  est  aux  mains  de  la  vieillesse...  Il  va  sans  dire  qu'il  est  séculier; 
mais  je  parierais  que  dans  toute  la  salle  il  n'y  a  pas  un  spectateur  qui  ne  lui  voie 
la  calotte  rouge  d'un  cardinal,  ou  tout  au  moms  les  bas  violets  d'un  monsi- 
gnore.  Les  monsignori  sont,  comme  on  sait,  les  jeunes  gens  de  la  cour  du  pape, 
les  auditeurs  de  ce  pays;  c'est  la  place  qui  mène  à  toutes  les  autres...  Rome 


CASSANDRINO  ÉLÈVE  EN  PEINTURE.  89 

est  remplie  de  monsigrunri  de  l'âge  de  Cassandrino,  qui  n'ont  pas  fait  fortune 
et  qui  cherchent  des  consolations  en  attendant  le  chapeau.  » 

La  pièce  que  vit  représenter  ce  soir-là  notre  spirituel  narrateur  était 
Cassandrino  allisvo  di  un  pittore,  Cassandrino  élève  en  peinture.  C'est, 
comme  on  va  voir,  ce  que  nous  appellerions  une  pièce  hardie.  Un 
peintre  de  Rome  a  beaucoup  d'élèves  et  une  fort  jolie  sœur.  Cassan- 
drino, dont  vous  connaissez  la  position  et  l'humeur,  s'introduit  chez 
cette  jeune  dame,  et,  n'osant  à  cause  de  son  âge  hasarder  une  décla- 
ration trop  claire,  la  prie  de  lui  permettre  de  chanter  une  cavatine 
qu'il  a  entendue  dans  un  concert.  La  cavatine  exécutée  ce  soir-là  de- 
vant M.  Beyle  était  un  des  plus  jolis  morceaux  de  Paësiello,  et  fut 
chantée  à  merveille  dans  la  coulisse  par  la  fille  d'un  savetier.  L'amou- 
reux entretien  est  troublé  par  le  frère  de  la  belle,  le  jeune  peintre,  qui 
porte  des  favoris  énormes  et  des  cheveux  bouclés  fort  longs;  c'est  le 
costume  obligé  des  gens  de  génie.  Cassandrino  est  rudement  congédié, 
et  la  demoiselle  vertement  semoncée  pour  avoir  reçu  en  tête-à-tète  un 
homme  qui  ne  peut  pas  l'épouser.  Ce  trait  est  applaudi  à  toute  ou- 
trance. Au  second  acte,  Cassandrino  revient  chez  le  peintre,  mais  ha- 
billé en  étudiant  :  il  a  mis  des  favoris  noirs,  seulement  il  a  oublié  ses 
boucles  poudrées  à  blanc  sur  l'oreille.  Il  emploie  cette  fois  près  de  sa 
maîtresse  les  argumens  irrésistibles  :  il  est  riche,  et  lui  offre  de  par- 
tager sa  fortune,  a  Nous  vivrons  heureux,  lui  dit-il,  et  personne  ne  con- 
naîtra notre  bonheur.  »  Rire  général  et  bravos  pendant  deux  minutes. 
Cependant  le  futur  porporato  est  surpris  par  une  tante  de  la  jeune  fille, 
vieille  connaissance  qu'il  a  courtisée  jadis  à  Ferrare.  Pour  lui  échap- 
per, il  se  sauve  dans  l'atelier,  où  les  rapins  lui  font  une  réception  peu 
fraternelle.  Le  peintre  le  tire  de  leurs  mains,  mais  pour  lui  faire  sen- 
tir la  pointe  d'un  poignard.  Cassandrino,  qui  ferait  peut-être  bonne 
contenance  devant  le  péril,  mais  qui  craint  par-dessus  tout  de  faire  un 
éclat,  consent,  bon  gré  mal  gré,  à  épouser  la  tante.  Cependant,  comme 
il  est  optimiste  et  prend  toutes  choses  par  leur  bon  côté,  il  s'approche 
de  la  rampe,  et  dit  en  confidence  aux  spectateurs  :  «  Je  renonce  au 

rouge;  mais  je  deviens  l'oncle  de  l'objet  que  j'adore,  et !»  Il  feint 

alors  que  quelqu'un  l'appelle,  fait  une  pirouette  et  disparaît,  suivi  des 
applaudissemens  de  toute  la  salle. 


/ 


90  PULCINELLA  DE  RETOUR  A  ROHE. 

Chaque  soir  ce  sont,  au  théâtre  du  palais  Fiano,  de  nouvelles  petites 
pièces,  où  Cassandrino  est  accueilli  avec  la  même  faveur.  M.  F.  Mer- 
cey,  qui  a  inséré  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  d'intéressans  articles 
sur  le  Théâtre  en  Italie,  nous  a  fait  connaître  quatre  ou  cinq  petits 
chefs-d'œuvre  de  ce  répertoire  lilliputien.  Je  rappellerai  seulement  le 
Voyage  à  Civita  Vecchia,  où  Cassandrino,  célibataire  ennuyé  qui  cherche 
à  se  distraire  de  la  trop  monotone  tranquillité  de  son  coin  du  feu ,  tombe 
dans  une  suite  de  mésaventures  et  de  burlesques  catastrophes;  puis, 
Cassandrino  dilettante  e  imprésario,  autre  jolie  petite  pièce,  où  Cassan- 
drino, amateur  trop  passionné  de  la  musique  et  du  beau  sexe,  se  trouve 
aux  prises  avec  le  ténor,  le  basso  cantante,  le  basso  bujfo,  et  surtout 
avec  la  prima  donna,  sa  maîtresse,  et  le  maestro,  son  rival.  Ce  maestro 
est  dans  la  fleur  de  la  jeunesse;  ses  cheveux  sont  blonds,  ses  yeux 
bleus;  il  aime  le  plaisir  et  la  bonne  chère;  son  esprit  est  encore  plus 
séduisant  que  sa  personne,  et  il  porte  de  plus  un  bel  habit  de  vigogne. 
A  tous  ces  avantages,  et  surtout  à  la  vue  de  cet  habit  de  vigogne,  si  fa- 
meux depuis  la  première  représentation  du  Barbiere,  toute  la  salle 
éclate  en  applaudissemens;  on  a  reconnu  Rossini  (1). 

Mais  quel  est,  nous  demandera-t-on,  le  Théodore  Leclerc  ou  le  Henry 
Monnier  de  ces  amusantes  bagatelles?  M.  Mercey  nous  apprend  que 
tous  ces  petits  chefs-d'œuvre  de  franche  gaieté  et  de  fine  satire  sont 
dus  à  un  certain  M.  Cassandre,  joaillier  sur  le  Corso^  et  homonyme  de 
son  héros  par  pur  hasard,  qui  ne  dédaignait  pas  de  mettre  lui-même 
en  scène  ses  petits  acteurs.  Malheureusement,  depuis  quelques  années, 
ce  charmant  et  naïf  observateur  a  cessé  d'exister,  et  Cassandrino  n'est 
déjà  plus  aujourd'hui  à  Rome  qu'un  souvenir  qui  s'efface,  comme 
chez  nous  celui  de  Potier  et  de  Tiercelin.  Pulcinella  est  revenu  et  rè- 
gne en  ce  moment  au  palais  Fiano  dans  toute  sa  gloire  séculaire.  Il  y 
chante  aujourd'hui  sa  vieille  chanson,  toujours  nouvelle.  Un  jeune 
amateur  de  mélodies  nationales,  M.  Ed.  Leblant,  l'a  entendue  en  1848. 
Il  a  noté  l'air  sur  place,  et  a  bien  voulu  me  le  communiquer.  C'est  une 
mélodie  très  gaie,  dont  les  trois  premières  mesures  me  semblent  rap- 
peler un  peu  {si  parva  licet,  et  si  ce  n'est  point  de  ma  part  une  illusion) 


(1)  Voyez  Revue  des  Deux  Mondes,  livraison  du  15  avril  1840. 


lES  DANSEUSES  DU  PALAIS  FIANO. 


91 


la  première  phrase  de  la  barcarolle  qui  a  donné  son  nom  à  un  des 
opéras  de  M.  Auber  (i). 

Les  burattini  du  palais  Fiano  jouent,  comme  les  fantoccini  de  Milan, 
des  mélodrames  et  de  grandes  pièces  fantastiques  entremêlés  de  char- 
mans  ballets,  tels  que  le  Puits  enchanté,  tiré  des  Mille  et  une  Nuits. 
Ils  jouent  même  des  tragédies  improvisées,  qui  ne  manquent  ni  d'in- 
Acntion  ni  de  pathétique.  Un  correspondant  anonyme  du  New-Monthly 
Magazine,  que  je  crois  n'être  autre  que  M.  Beyle,  donne  de  grands 
éloges  à  une  pièce  de  ce  genre,  intitulée  Temisto  (2). 

Quant  à  la  perfection  des  entrechats  et  des  ronds  de  jambe  de  mes- 
dames les  mai'ionnettes  de  Rome,  je  ne  citerai  qu'un  fait,  qui  me 
dispensera  de  tout  autre  éloge.  Les  pudiques  scrupules  de  l'autorité 
ont  astreint  ces  innocentes  sylphides  à  porter  des  caleçons  bleu  de  ciel, 
tant  on  a  craint  les  dangers  de  l'illusion  ! 

Cette  illusion,  en  effet,  est  si  complète  au  palais  Fiano,  qu'elle  a 
suggéré  à  un  habile  critique,  M.  Peisse,  d'excellentes  réflexions  sur  la 
réalité  en  peinture  et  les  lois  de  l'illusion  matérielle,  tant  recherchée 
des  artistes  qui  peignent  des  dioramas  :  «  J'ai  eu,  dit-il,  l'occasion  de 
me  convaincre  de  cette  facilité  d'illusion  au  spectacle  des  burattini 
à  Rome.  Les  burattini  sont  de  petits  mannequins  dirigés  par  un~\ 
homme  placé  dans  les  frises  de  la  scène,  qui  est  absolument  disposée  ' 
comme  celle  de  nos  théâtres...  Au  lever  du  rideau,  et  pendant  quel- 
ques minutes,  ces  petits  bons  hommes  conservent  leur  véritable  di- 
mension; mais  ils  ne  tardent  pas  à  s'agrandir  pour  l'œil,  et,  au  bout 
de  peu  de  temps,  ils  font  l'effet  d'hommes  véritables.  L'espace  où  ils 
se  meuvent,  les  meubles  et  tous  les  objets  qui  les  entourent  étant  dans 
une  rigoureuse  proportion  avec  leur  stature,  l'illusion  s'établit  et  se 

(1)  Nous  croyons  faire  plaisir  à  quelques-uns  de  nos  lecteurs  en  transcrivant  ici  cet 
air  du  Pulcinella  de  Rome  : 


^ 


irf  r  [ji;  r^Tr"rë^^^'~£g^ 


(2)  Voyez  Souvenirs  d'Italie,  dans  la  Revue  Britannique,  1«  série  ;  1827;  tome  XV 
p.  317-337. 


9i  I.E  GRAND  OPÉRA  AUX  MARIONNETTES. 

maintient,  tant  que  l'œil  n'a  pas  de  point  de  comparaison;  mais  si, 
comme  il  arrive  de  temps  en  temps,  la  main  du  machiniste  débordant 
les  frises  qui  la  cachent  apparaît  au  milieu  de  ce  petit  monde,  cette 
main  semble  une  main  de  géant!...  S'il  arrivait  qu'un  homme  se 
mêlât  subitement  aux  marionnettes,  cet  homme  paraîtrait  un  Gar- 
gantua (1).  » 

L'ingénieuse  supposition  de  M.  Peisse  s'est  réalisée.  M.  Beyle  raconte 
qu'après  la  représentation  de  Cassandrino  élève  en  peinture,  un  enfant 
s'étant  avancé  sur  le  théâtre  pour  arranger  les  lampes,  deux  ou  trois 
étrangers  firent  un  cri;  cet  enfant  leur  avait  produit  l'effet  d'un 
géant. 

Ce  qui  me  reste  à  dire  du  répertoire  des  hurattini  de  Rome  sera  une 
preuve  singulière  et  bien  remarquable  de  la  mélomanie  de  la  popula- 
tion romaine.  Le  croirait-on?  les  marionnettes  du  palais  Fiano  joueni 
et  chantent  tout  le  répertoire  de  Rossini.  Ce  fait  m'est  attesté  par 
M.  Peisse,  qui  a  bien  voulu  m'adresser,  à  ce  sujet,  une  note  que  je 
transcris  :  «  Les  hurattini  de  Rome  ne  jouent  pas  seulement  des  farces 
et  des  pièces  comiques;  ils  jouent  encore  des  opéra  séria,  Otello,  par 
exemple,  Semiramide,  etc.,  tout  entiers,  avec  les  ballets,  le  chant,  l'or- 
chestre (composé  de  cinq  ou  six  instrumens).  Il  m'est  arrivé  de  m'a- 
muser  et  de  m'émouvoir  à  ce  spectacle,  avec  le  bon  peuple  romain, 
comme  si  j'étais  à  San  Carlo  ou  à  l'Opéra  de  Paris.  Les  gestes  et  les 
mouvemens  des  figures ,  quoique  peu  variés,  ont  leur  justesse  et  leur 
force,  même  dans  les  situations  pathétiques  et  tragiques.  » 

J'ajouterai  que,  dès  les  premières  années  du  xvni"  siècle,  l'abbé  Du 
Bos  avait  vu  représenter  en  Italie  de  grands  opéras  par  une  troupe 
de  marionnettes  de  quatre  pieds  de  haut  que  l'on  appelait  hamboc- 
chie  (2).  La  voix  du  musicien  qui  chantait  pour  elles  sortait  par  une 
ouverture  pratiquée  sous  le  plancher  de  la  scène.  L'abbé  Du  Bos 
nous  apprend  même  qu'un  cardinal  illustre,  étant  encore  jeune,  fit 
représenter  ainsi,  pendant  quelque  temps,  des  opéras  dans  son  hôtel. 

(1)  Feuilleton  du  journal  le  Temps,  n"  du  2  septembre  1835. 

(2)  Réflexions  sur  la  Poésie  de  la  Peinture,  t.  m,  p.  2ti,  éd.  de  1755. 


V. 


MARIONNETTES  CHEZ  LES  PARTICULIERS. 


Le  goût  des  marionnettes  chantantes,  dansantes  et  babillantes  est 
trop  \if  et  trop  généralement  répandu  en  Italie  pour  que  la  haute  so- 
ciété et  même  la  bourgeoisie  n'aient  pas  songé  à  se  procurer  ce  plaisir 
à  huis-clos.  On  ne  sait  nécessairement  que  peu  de  chose  de  ces  diver- 
tissemens  intimes.  On  peut  supposer  néanmoins,  autant  qu'il  est  per- 
mis d'en  juger  par  quelques  indiscrétions,  que  ces  pièces  jouées  en 
petit  comité  ne  sont  ni  très  prudes  ni  très  charitables.  Un  soir,  à  Flo- 
rence, M.  Beyle  fut  introduit  dans  une  société  de  riches  marchands, 
où  il  y  avait  un  théâtre  de  marionnettes  :  «  Ce  théâtre,  dit-il,  est  une 
charmante  bagatelle  qui  n'a  que  cinq  pieds  de  large,  et  qui  pourtant 
offre  la  copie  exacte  d'un  grand  théâtre.  Avant  le  commencement  du 
spectacle,  on  éteignit  les  lumières  du  salon Une  troupe  de  vingt- 
quatre  marionnettes  de  huit  pouces  de  haut,  qui  ont  des  jambes  de 
plomb,  et  qu'on  a  payé  un  sequin  chacune,  joua  une  comédie  un  peu 
libre,  abrégée  de  la  Mandragore  de  Machiavel.  » 

A  Naples,  c'est  encore  M.  Beyle  qui  va  nous  faire  assister  à  une  re- 


94  MARIONNETTES  SATIRIQUES  A  NAPLES. 

présentation  de  ce  qu'il  appelle  les  marionnettes  satiriques.  Après  un 
serment  fort  sérieux  d'être  à  jamais  discret,  il  fut  admis  à  prendre  part 
à  une  de  ces  petites  débauches  de  malice,  dans  une  famille  de  gens 
d'esprit,  ses  anciens  amis.  La  pièce  était  intitulée  :  Si  fara  si  o  no  un 
segretario  di  stato  ?  Aurons-nous  un  premier  ministre?  Le  ministre  en 
charge  (par  conséquent  le  ministre  à  remplacer)  est  don  Cechino,  au- 
trefois libertin  fort  adroit  et  grand  séducteur  de  femmes,  mais  qui 
maintenant  a  presque  tout-à-fait  perdu  la  mémoire.  Une  scène  dans 
laquelle  don  Cechino  donne  audience  à  trois  personnes,  un  curé,  un 
marchand  de  bœufs  et  le  frère  d'un  carbonaro,  qui  lui  ont  présenté 
trois  pétitions  différentes  qu'il  confond  sans  cesse,  rappelle,  en  la  sur- 
passant peut-être,  la  scène  du  drap  et  des  moutons  que  brouille  si 
plaisamment  M.  Guillaume  dans  la  farce  de  Patelin.  Ici  son  excellence 
parle  au  marchand  de  bœufs  de  son  frère,  qui  a  conspiré  contre  l'état 
et  qui  subit  une  juste  punition  dans  un  château-fort,  et  au  malheureux 
frère,  de  l'inconvénient  qu'il  y  aurait  d'admettre  dans  le  royaume  deux 
cents  têtes  de  bœufs  provenant  des  états  romains.  On  conçoit  les  rires! 

Dans  les  marionnettes  de  société,  il  y  a,  pour  faire  parler  les  ac- 
teurs, autant  de  prête- voix,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  que  de  rôles 
dans  la  pièce.  Les  gens  d'esprit  qui  se  plaisent  à  ce  badinage,  et  qui 
servent  d'interprètes  aux  personnages  considérables  que  l'on  met  en 
scène,  les  ont  vus  souvent  la  veille  ou  le  matin,  et  peuvent  ainsi  imiter, 
à  s'y  méprendre,  leur  accent,  leurs  tics  et  la  tournure  de  leurs  idées. 
M.  Beyle  a  raison  de  dire  que  cette  raillerie  flne,  naturelle  et  gaie,  con- 
tenue dans  les  bornes  des  convenances  et  du  bon  goût,  est  un  des  plai- 
sirs les  plus  vifs  qu'on  puisse  se  procurer  dans  les  pays  despotiques. 

Avec  une  passion  aussi  prononcée,  aussi  générale  et  aussi  persis- 
tante pour  les  marionnettes,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  les  Italiens 
aient  porté  ce  genre  de  spectacle  presque  à  sa  perfection  dans  leur  pays, 
et  l'aient  propagé,  comme  nous  allons  le  voir,  dans  presque  toutes  les 
contrées  de  l'Europe. 


II 


MARIONNETTES  EN  ESPAGNE. 


I. 


IMFLCKNCE  rTALIBNNI. 


Le  premier  nom  qui  s'offre  à  nous  dans  l'histoire  des  marion- 
nettes espagnoles  est  celui  d'un  habile  mathématicien  d'Italie,  Gio- 
vanni Torriani,  surnommé  Gianello,  né  à  Crémone,  et  célèbre  dans 
toute  l'Espagne  pour  plusieurs  grands  travaux  de  mécanique  et  d'hy- 
draulique (1).  Un  des  plus  doctes  critiques  de  cette  contrée,  Covarru- 
vias,  nous  apprend,  dans  son  Tesoro  de  la  lengua  Castellana  (2),  que 
cet  illustre  étranger  {gran  matematico  y  secundo  Arquimedes]  apporta  de 
notables  perfectionnemens  à  la  construction  des  titeres;  c'est ,  comme 
nous  avons  dit,  le  nom  qu'on  donne  aux  marionnettes  de  l'autre  côté 
des  Pyrénées.  Cet  emploi  des  éminentes  facultés  de  Giovanni  Torriani 
pourrait  paraître  invraisemblable,  si  nous  ne  rappelions  à  quelle  occa- 
sion ce  grand  homme  a  donné  pendant  quelque  temps  cette  direction 


(!)  Tiraboschi,  Stor.  délia  letterat.  Italiana,  t,  VIlî,  part.  1i,  p    169  et  468;  part.  8*, 
p.  463.  Roma,  1784,  in-i*. 
<a)  Madrid,  1611.  Voce  Titeret. 

7 


W  '  AUTOMATES  DE  CHARLES-QUINT. 

à  son  génie.  L'empereur  Charles-Quint  ayant  un  goût  très  vif  pour  les 
applications  de  la  mécanique,  les  meilleurs  mathématiciens  de  l'Alle- 
magne et  de  l'Italie  s'ingénièrent  à  renouveler,  pour  lui  plaire,  les 
merveilles  d'Eudoxe  et  d'Archytas.  Je  ne  rappellerai  pas  tout  ce  qu'on 
raconte  de  l'aigle  artificiel  qu'on  fit,  dit-on,  voler  à  sa  rencontre  lors 
de  son  entrée  à  Nuremberg  (1),  ni  le  prodige  de  la  mouche  de  fer  que 
lui  présenta  Jean  de  Montroyal,  et  qui,  comme  l'a  dit  du  Bartas  en 
d'assez  mauvais  vers  : 

Prit  sans  ayde  d'autruy  sa  gaillarde  volée, 

Fit  une  entière  ronde,  et  puis  d'un  cerceau  las, 

Comme  ayant  jugement,  se  percha  sur  son  bras  (2). 

Giovanni  Torriani  gagna  la  faveur  de  Charles-Quint  par  l'invention 
d'une  horloge  admirable,  suivant  l'expression  de  Tiraboschi.  Il  sui- 
vit l'empereur  en  Espagne,  et  quand  ce  prince  se  fut  retiré,  en  1556, 
au  monastère  de  Saint-Just,  il  partagea  pendâait  deux  ans  le  silence  de 
cette  demi-sépulture.  Là  il  s'efforçait  chaque  jour  de  relever  par  d'in- 
génieuses inventions  les  esprits  de  son  mélancolique  protecteur,  fati- 
gué du  poids  de  son  insolite  inaction.  L'historien  de  la  guerre  de 
Flandre,  Flaminio  Strada,  a  consigné  dans  le  premier  livre  de  son 
kistoire  plusieurs  de  ces  détails  intimes.  «  Charles-Quint,  dit- il ^  s'oc- 
eupait^  dans  la  solitude  du  monastère  de  Saint-Just,  à  construire  des 
horloges  dont  il  gouvernait  les  roues  plus  aisément  que  celles  de  la 
Fortune  (3).  Il  avait  pour  maître  en  ce  métier  Gianello  Torriani ,  i'Ar- 
chimède  de  ce  temps-là,...  qui,  chaque  jour,  inventait  de  nouvelles 
mécaniques  pour  occuper  l'esprit  de  Charles,  avide  et  curieux  de  toutes 
ces  choses.  Souvent,  après  le  repas,  Gianello  faisait  paraître  sur  kt 
table  du  prince  de  petites  figures  de  chevaux  et  d'hommes  armés.  Les 

(1)  Baldi,  dans  la  préface  de  sa  traduction  des  Automata  d'Héron,  parle  de  cet  aigle  et 
de  cette  mouche  comme  honorant  la  mécanique.  Bayer  et  d'autres  les  traitent  de  fables. 
Voyez  Mémoires  de  Trévoux,  juillet  1710. 

(f)  Là  Première  Semaine,  6«  jour. 

(3)  Ce  trait  prétentieux  porte  à  faux.  Aprèâ  de  nombreux  essais,  au  contraire,  Charles- 
Quint  reconnut  qu'il  lui  était  impossible  de  faire  marcher  deux  horloges  parfaitement 
d'accord;  il  réfléchit  alors  à  la  folie  qu'il  avait  eue  d'employer  tant  de  soins  et  de  temps 
À  tâcher  d'amener  les  volontés  humaines  à  une  désirable,  mais  chimérique  uniformité. 


MARIONNETTES  PERFECTIONNÉES  PAR  TORRIANI.  94 

uns  battaient  le  tambour,  les  autres  sonnaient  du  clairon;  on  en  voyait 
qui  s'avançaient  au  pas  de  course  les  uns  contre  les  autres  comme  des 
ennemis,  et  s'attaquaient  avec  des  lances.  Quelquefois  l'ingénieux 
mécanicien  lâchait  dans  la  chambre  de  petits  oiseaux  de  bois  qui  vo- 
laient de  tous  côtés,  et  qui  étaient  construits  avec  un  si  merveilleux 
artifice,  qu'un  jour  le  supérieur  du  couvent,  qui  se  trouvait  présent 
par  hasard  à  ce  spectacle,  parut  craindre  qu'il  n'y  eût  en  tout  cela  de 
la  magie  (1).  » 

Toutefois  il  ne  faut  pas  croire  que  le  génie  même  déclinant  de  Char- 
les-Quint ne  cherchât  dans  l'étude  de  la  mécanique  que  d'ingénieux 
passe-temps.  Il  agitait  et  résolvait  avec  Torriani  de  plus  utiles  et  plus 
sérieux  problèmes,  entre  autres,  un  projet  hardi  et  gigantesque  que 
Gianello  mit  à  exécution  après  la  mort  du  prince,  et  qui  consistait  à 
faire  monter  les  eaux  du  Tage  jusque  sur  les  hauteurs  de  Tolède. 

Les  améliorations  apportées  au  mécanisme  des  marionnettes  par 
l'habile  mathématicien  de  Crémone  ne  tardèrent  pas  à  s'introduire 
dans  la  pratique  journalière  des  titereros  (2);  car  les  marionnettes 
n'étaient  pas  alors  en  Espagne  seulement  un  jeu  de  prince,  elles 
avaient  droit  de  station  sur  toutes  les  places  publiques  et  tous  les 
champs  de  foire,  et  leur  entrée  même  dans  presque  toutes  les  églises. 

(1)  Fl.  Strada,  De  la  guerre  de  Flandre,  U^e  I,  décade  l'*;  tradactioo  de  du  Rjer 
retouchée. 

(S)  Titerero  était  le  nom  qu'on  donnait  aux  joueurs  de  marionnettes  du  temps  de  Cer* 
Tantes;  on  dit  aujourd'hui  titiritero.  Titerista  se  trouve  aussi,  mais  raremeut.  Voye* 
Salvador  Jaciuto  Polo  de  Médina,  Obras  en  prossa  (sic)  y  verso,  p.  194. 


i.^ 


II. 


MARIONNETTES  RELIGIEUSES   EN  ESPAGNE. 


La  prescription  du  xiv*  chapitre  du  synode  d'Orihuela,  qui  excluait 
les  titeres  des  cérémonies  ecclésiastiques,  n'a  pas  été,  comme  il  était 
aisé  de  le  prévoir,  fort  exactement  observée.  Les  statuettes  de  saints  à 
jointures  mobiles  et  les  madones  frisées,  fardées  et  à  ressorts  ont  con- 
tinué long-temps  à  stimuler  la  piété  des  fldèles  par  des  moyens  qui, 
en  d'autres  contrées,  auraient  produit  un  effet  contraire.  Nous  trou- 
vons, soixante  ans  après  le  synode  d'Orihuela,  une  preuve  manifeste 
de  l'inexécution  de  ses  défenses.  Nous  citons  cette  preuve  de  préfé- 
rence à  plusieurs  autres,  parce  qu'elle  se  lie  à  des  souvenirs  français. 
Une  des  victimes  de  Boileau ,  Matthieu  de  Montreuil ,  assez  spirituel 
d'ailleurs,  du  moins  en  prose,  accompagna  le  cardinal  Mazarin  à  l'île 
de  la  Conférence ,  et  assista  aux  préliminaires  du  mariage  de  l'In- 
fante et  de  Louis  XIV.  Il  vit  à  Saint-Sébastien,  le  jour  de  la  Fête- 
Dieu,  défiler  une  procession  où  d'énormes  marionnettes  donnèrent  à 
la  cour  d'Espagne  et  à  la  foule  des  étrangers  réunis  dans  cette  ville 
un  bien  singulier  spectacle.  Je  laisse  parler  Montreuil  : 


PROCESSIONS  ACCOMPAGNÉES  DE  MARIONNETTES.  101 

«  Après  que  la  messe  fut  finie,  le  roy  d'Espagne  fut  plus  d'un  quart  d'heure 
sans  pouvoir  sortir  de  l'église,  ni  toute  la  procession.  La  raison  étoit  qu'il  fal- 
loit  attendre  que  les  danseurs  et  les  machines  qui  font  partie  de  cette  proces- 
sion fussent  passés.  Je  pris  ce  temps  pour  m'en  aller  à  un  balcon  de  la  mai- 
son où  j'avois  couché,  à  vingt  pas  de  l'église Je  ^is  d'abord  environ  cent 

hommes  habillés  de  blanc,  dansant  avec  des  épées  et  des  sonnettes  aux  jambes. 
Après  cela,  dansoient  cinquante  petits  garçons  avec  des  tambours  de  basque, 
et  ceux-ci  et  ceux-là  avec  des  masques  de  parchemin  ou  de  tavaïolles  à  claire- 
voie.  Ensuite  marchoient  sept  figures  de  roys  maures,  chacun  sa  femme  der- 
rière luy,  et  un  saint  Christophe,  le  tout  de  la  hauteur  de  deux  piques,  de 
sorte  qu'on  voyoit  des  têtes  grosses  comme  un  demi-muy,  qui  alloient  du  pair 
avec  les  toits.  Il  sembloit  que  vingt  hommes  n'eussent  pas  pu  porter  la  moins 
lourde;  cependant  deux  ou  trois  personnes  cachées  dedans  les  faisoienl  danser. 
Elles  sont  d'osier  et  de  toile  peinte,  mais  si  estrangement  que  cela  donne  d'a- 
bord de  la  frayeur.  Dix  ou  douze  petites  et  grosses  machines  suivoient  pleines 
de  marionnettes.  Entr'autres,  je  remarquay  un  dragon  gros  comme  une  petite 
baleine,  sur  le  dos  duquel  sautoient  deux  hommes  avec  des  postures  et  des 
contorsions  si  extravagantes,  qu'ils  semhloient  estre  possédez (1).  » 

Ces  singulières  dévotioDS  se  sont  certainement  prolongées  dans  toute 
la  Péninsule  bien  au-delà  de  cette  époque,  et  probablement  jusque 
dans  le  cours  du  xix*  siècle;  mais  cet  échantillon  me  paraît  suffire. 

(1)  Œuvres  de  M.  de  Montrenil;  Paris,  Barbin,  1671,  p.  Ï72-S74. 


•f!:. 

IIL 


MARIONNETTES  POPULAIRES  AMBULANTES  EN  ESPAGNE  ET  EN  PORTUGAL. 


Dès  le  temps  de  CoTarruvias  (1614),  les  joueurs  de  marionnettes 
qui  promenaient  leurs  théâtres  de  bourgs  en  bourgs  étaient  presque 
tous  étrangers  (1).  Il  en  est  encore  de  même  aujourd'hui.  Quand  je 
dis  aujourd'hui,  je  n'entends  parler  que  des  premières  années  de  ce 
siècle,  ne  connaissant  pas  assez  bien,  je  l'avoue,  les  progrès  qui  s'ac- 
complissent chaque  jour  dans  les  mœurs  delà  Péninsule.  En  Portugal, 
ce  sont  surtout  des  Italiens  qui  montrent  l'optique  et  la  lanterne 
magique,  ce  qu'on  appelle  vulgairement  au-delà  des  Pyrénées  tote  H 
mondi  (2) ,  et  ce  que  nous  appelons  la  curiosité.  En  Espagne,  parmi  ces  ar- 
tistes nomades,  on  compte  bon  nombre  de  bohémiens.  D'ailleurs,  nous 
trouvons  dans  ces  deux  contrées  des  traces  de  toutes  les  variétés  connues 
de  marionnettes.  11  y  en  a  qu'on  ne  montre  qu'à  mi-corps  et  qu'on  ne 
fait  jouer  qu'avec  la  main;  il  y  en  a  qui  se  meuvent  par  des  fiJs,  d'au- 

(1)  Teswo  de  la  lengua  Castellana,  au  mot  Tiferes.  Cf.  Figueroa,  Plac.,  dise.  92. 
(8)  Ou  tutti  H  mondijlce  qui  indique  une  origine  italienne. 


lIAHI05îfETTBS  POPULAIRES  EN  ESPAGNE  ET  EN  POBTCGAL.         103 

très  par  des  contre-poids  ou  par  des  ressorts.  Les  plus  anciennes,  si 
je  ne  me  trompe,  celles  qui  se  rattachent  directement  à  l'antiquité, 
ce  sont  les  marionnettes  muettes,  celles  que  le  titerero,  retranché  der- 
rière la  scène,  fait  agir,  pendant  qu'un  aide,  placé  en  vue  des  specta- 
teurs, explique  dans  le  plus  grand  détail  l'action  représentée.  Nous 
avons  sous  la  main  une  charmante  description  de  ce  genre  de  spectacle 
tracée  par  Michel  Cervantes;  nous  ne  ferons  que  la  rappeler. 

Un  titerero  de  passage  dans  une  hôtellerie  de  la  Manche,  maître 
Pierre,  après  avoir  dressé  et  découvert  son  théâtre,  qu'une  infinité  de 
petits  cierges  allumés  rendent  magnifique  et  resplendissant ,  se  glisse 
dans  le  réduit  ménagé  derrière  la  toile  du  fond,  pour  faire  de  là  mou- 
voir sa  troupe  de  comédiens  artificiels.  Sur  le  devant  vient  se  placer 
un  jeune  garçon,  son  valet,  chargé  d'interpréter  et  d'expliquer  tout 
ce  qui  va  se  passer  de  mystérieux  sur  la  scène.  Il  tient  à  la  main  une 
baguette,  pour  désigner  chacune  des  figures  qui  paraîtront.  Quand  tous 
les  gens  de  l'hôtellerie  se  sont  rassemblés  devant  le  théâtre  et  que  don 
Quichotte  et  Sancho  se  sont  installés  dans  les  meilleures  places,  le 
truchement,  ainsi  que  l'appelle  Cervantes,  commence  sur  le  ton  épique 
le  récit  très  circonstancié  de  l'aventure  mise  en  action  par  la  petite 
troupe  de  carton  peint  (1). 

Cette  manière  de  représenter  les  marionnettes,  que  je  crois  avoir  été 
en  usage  et  peut-être  même  la  seule  en  usage  au  moyen-âge,  continue 
de  l'être  quelquefois  encore,  et  a  donné  lieu ,  en  Portugal  et  en  Espa- 
gne, à  une  coutume  remarquable.  Les  aveugles,  par  tous  pays,  vont 
chantant  sur  les  chemins  des  romances  et  des  complaintes.  Dans  la 
Péninsule,  les  pauvres  aveugles,  qu'aucune  institution  publique  ne 
recueille,  joignent  très  souvent  à  leurs  chansons  un  petit  théâtre  de 
marionnettes.  Un  enfant  fait,  tant  bien  que  mal,  agir  les  poupées, 
pendant  que  l'aveugle  chante  ou  récite  l'aventure  représentée,  qui  est 
presque  toujours  une  victoire  gagnée  sur  les  Mores  ou  une  légende 
de  saint. 

(1)  Don  Quijote,  part.  »,  cap.  S5  et  S6. 


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THEATRES  DE  MARIONNETTES  DANS  LES   VILLES  D'eSPAGNE] 
ET  DE  PORTUGAL. 


Outre  les  marionnettes  qu'on  promène  de  villages  en  villages,  il  y  a 
dans  toutes  les  grandes  cités  de  petits  théâtres  de  titeres,  installés  les 
uns  dans  des  salles  closes,  les  autres  en  plein  air,  sur  les  places  pu- 
bliques. La  première  mention  que  je  rencontre  d'un  théâtre  de  ce  genre 
en  Espagne  se  trouve  dans  l'histoire,  très  amusante  et  fort  utile  pour 
l'histoire  des  vieilles  mœurs  espagnoles,  de  la  picora  Justina,  qui  ra- 
conte quelques  particularités  de  la  vie  de  son  bisaïeul ,  joueur  de  ma- 
rionnettes à  Séville  au  milieu  du  xvi*  siècle  (1).  Dans  ces  théâtres,  d'un 
ordre  plus  relevé  que  ceux  qui  parcourent  les  campagnes,  on  em- 
ployait de  préférence,  dès  le  temps  de  Covarruvias,  le  mode  de  repré- 
sentation qui  a  prévalu ,  et  dans  lequel  le  joueur,  placé  dans  l'inté- 
rieur de  sa  baraque  {castillo)  et  retranché  derrière  le  repostero,  fait 

(1)  Voyez  El  libro  de  entretenimiento  de  la  picora  Justina,  compuesto  por  cl  licenciad» 
Francisco  de  Ubeda,  natural  de  Toledo;  Brucellas,  1608,  p.  60  et  61. 


MAWOPI?IETTES   DE   SE  VILLE.  106 

mouvoir  tous  ses  acteurs  et  prête  alternativement  sa  voix  à  tous,  à 
l'aide  du  sifflet-pratique  appelé  pito.  Cependant ,  en  lisant  avec  atten- 
tion un  passage  assez  obscur  de  ce  roman  picaresque,  je  crois  y  voir 
l'indication  d'un  procédé  de  représentation  qui  tenait  le  milieu  entre 
les  deux  systèmes,  celui  des  marionnettes  muettes  et  celui  des  ma- 
rionnettes qui  sont  supposées  parlantes.  L'orateur  des  titeres  de  Séville, 
le  declarador,  comme  dit  Cervantes,  ne  se  bornait  pas  à  un  récit,  ni  à 
ce  que  Francisco  de  Ubeda  appelle  une  arenga  titerera;  il  mêlait  à  sa 
narration  des  dialogues.  Ces  petits  discours  prêtés  aux  personnages 
et  prononcés  à  l'aide  du  pito,  se  nommaient  la  platica.  d'où  nous  avons 
probablement  tiré  notre  mot  pratique  ou  sifflet  de  la  pratique  [i). 

Je  traduis  le  passage  de  la  picara  Justina,  quoiqu'il  contienne  quel- 
ques singularités  pour  lesquelles  je  demande  grâce  au  lecteur  :  «  Mon 
bisaïeul,  dit-elle,  a  tenu  à  Séville  un  théâtre  de  marionnettes;  jamais  on 
n'en  avait  encore  vu  dans  cette  ville  qui  eussent  une  garde-robe  aussi 
bien  fournie  et  un  mobilier  de  théâtre  aussi  complet.  Ce  brave  homme 
était  de  petite  taille,  et  pas  beaucoup  plus  grand  que  du  coude  à  la  main, 
de  sorte  qu'entre  lui  et  ses  marionnettes  toute  la  différence  était  de 
parler  avec  ou  sans  sifflet  [cerhatana).  Quant  à  prononcer  la  harangue 
et  à  fournir  à  la  conversation  des  marionnettes  {la  platica),  c'était  tout 
une  autre  affaire.  11  avait  la  langue  bien  affilée  et  vive  comme  un 
pinson;  sa  bouche  était  si  grande,  qu'on  aurait  cru  que  sa  langue 
pouvait  y  faire  le  moulinet.  On  avait  tant  de  plaisir  à  le  voir  débiter  sa 
harangue  de  directeur  de  marionnettes  (2),  que,  pour  l'ouïr,  les  mar- 
chandes de  fruits,  de  châtaignes  et  de  gâteaux  d'amandes  {turroneras) 
couraient,  entraînées  à  sa  suite,  ne  laissant,  pour  garder  leur  boutique, 
que  leur  chapeau  ou  leur  chaufferette  (3).  » 

Depuis  long-temps,  toutes  les  villes  d'Espagne  de  quelque  impor- 
tance ont  un  théâtre  de  marionnettes  établi  dans  une  salle  ordinaire- 

(1)  Noos  Terrons,  en  France,  Crébillon  se  servir  de  cette  expression  :  sifflet  de  la 
pratique,  en  censurant  une  pièce  faite  pour  les  marionnettes,  ce  qui  semble  la  traduc- 
tion de  l'espagnol  :  el  pito  de  la  platica. 

(8)  El  verte  hazer  la  arenga  titerera.  TL  n'était  donc  pas  tovgoars  caché  derrière  le 
repostero. 

(3)  El  libro  de  entretenimiento  de  la  picara  Justina,  etc.  Ibid, 


106  THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES  A  VALENCE. 

ment  assez  grande  et  assez  commode,  où  se  réunit  un  auditoire  com- 
posé des  classes  de  la  société  les  plus  diverses.  Dans  ce  pays  d'extrême 
inégalité  légale,  il  règne  dans  les  mœurs  tant  de  véritable  égalité,  que 
personne  ne  s'aperçoit  du  contraste.  Un  de  nos  plus  illustres  savans, 
conduit  par  d'importans  travaux  à  Valence  en  1808,  assista  un  soir  à 
une  représentation  de  marionnettes  où  l'attitude  passionnée  et  turbu- 
lente de  l'assemblée ,  demi-aristocratique  et  demi-populaire ,  n'attirti 
pas  moins  son  attention  que  le  jeu  des  petits  acteurs.  On  représentait 
une  pièce  intitulée  la  Mort  deSénèque.  Ce  fameux  philosophe,  honneur 
de  Cordoue,  finissait,  comme  dans  l'histoire,  par  s'ouvrir  les  veines 
dans  un  bain,  par  ordre  de  Néron.  Les  ruisseaux  de  sang  qui  jaillissaient 
de  ses  deux  bras  n'étaient  pas  trop  mal  imités  par  le  mouvement  d'un 
ruban  rouge.  Un  miracle  inattendu  terminait  le  drame.  Au  bruit  d'une 
pièce  d'artifice,  le  sage  païen  était  enlevé  au  ciel  dans  une  gloire,  du 
haut  de  laquelle  il  prononçait  avec  componction,  et  à  la  satisfaction 
générale,  un  acte  de  foi  en  Jésus-Christ. 


V. 


PERSONNAGES  ET  REPERTOIRE  DES  MARIONNETTES  ESPAGNOLES 
ET  PORTUGAISES.  —  ROMANCES.  —  COMBATS  DE  TAUREAUX. 


L'influence  italienne  n'a  laissé  de  traces  en  Espagne  et  en  Portugal 
que  sur  la  partie  matérielle  et  mécanique  des  théâtres  de  marion- 
nettes. Quant  aux  caractères  et  aux  sujets,  ils  sont  restés  parfaitement 
empreints  de  l'esprit  national.  On  a  admis  pourtant  Polichinelle,  qui 
a  reçu  le  nom  de  don  Cristoval  Pulichinela;  mais,  malgré  ce  brillant 
brevet  de  naturalisation,  il  n'a  guère  fait,  si  j'en  crois Clemencin  (i), 
que  tenir  compagnie  aux  singes  savans  des  aveugles.  Les  Mores,  les 
chevaliers,  les  géans,  les  enchanteurs,  les  conquérans  des  deux  Indes, 
les  personnages  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  surtout  les 
saints  et  les  ermites,  sont  les  acteurs  ordinaires  des  marionnettes. 
Les  titeres  portent  même  si  constamment  l'habit  religieux,  surtout  en 
Portugal,  que  cette  circonstance  a  influé  sur  leur  nom  dans  ce 

^1)  Voyex  don  Diego  Qeraenein,  sur  an  passa|;e  da  2e*  chapitre  de  It  S«  partie  de  Don 
Quichote,  U  \,  p.  56;  Madrid,  183Q. 


108      RÉPERTOIRE  DES  MARIONNETTES  EN  ESPAGNE  ET  EN   PORTUGAL. 

royaume;  on  y  appelle  plus  volontiers  les  acteurs  de  bois  bonifrates 
que  titeres  (1). 

Après  les  légendes  de  saints,  c'est  le  Romancero  qui  défraie  le  plus 
habituellement  le  répertoire  des  marionnettes  en  Espagne.  Aussi  quelle 
pièce  maître  Pierre  fait-il  jouer  devant  don  Quichotte  par  sa  petite 
troupe  de  carton?  Un  drame  calqué  sur  la  romance  populaire  de  la 
belle  Mélisandre,  tirée  des  mains  des  Mores  par  le  brave  don  GaïferoSf 
son  époux.  Enfin  je  trouve  dans  le  répertoire  des  marionnettes  espa- 
gnoles un  genre  de  spectacle  qui  m'a  fort  surpris,  quoique  j'eusse  dû 
m'attendre  à  l'y  trouver.  En  effet,  s'il  est  dans  la  nature  des  marion- 
nettes de  s'appliquer  à  reproduire  en  tous  pays  le  genre  de  spectacle 
le  plus  en  vogue,  il  est  fort  naturel  qu'en  Espagne  les  titeres  aient  fait 
entrer  les  combats  de  taureaux  dans  leurs  exercices.  Ainsi  ont-ils  fait, 
et  c'est  encore  la  picara  Justina  qui  nous  fournit  cette  curieuse  indi- 
cation. 

A  la  suite  du  passage  que  nous  avons  cité  et  où  elle  raconte  la  vie 
orageuse  du  titerero  son  bisaïeul,  on  trouve  une  allusion  au  taureau 
des  marionnettes  {toro  de  titeres).  Je  traduis  fidèlement  ce  passage, 
qui  offre  d'ailleurs  quelques  autres  particularités  non  moins  nota- 
bles. Après  avoir  loué,  comme  on  l'a  vu ,  l'éloquence  de  son  bisaïeul, 
si  goûtée  des  marchandes  de  Séville,  elle  ajoute:  «  Par  malheur, 
ce  pauvre  diable  tenait  beaucoup  de  la  nature  du  moineau  franc;  il 
voulait  continuellement  s'appareiller,  et  il  s'abandonna  tellement  aux 
femmes,  qu'après  lui  avoir  mangé  son  argent,  ses  mulets,  ses  marion- 
nettes et  jusqu'aux  planches  de  son  théâtre,  elles  lui  mangèrent  la  santé 
et  la  vie,  et  le  laissèrent  aussi  sec  que  ses  marionnettes  dans  un  hôpi- 
tal. Quand  il  fut  sur  le  point  de  rendre  l'ame,  il  devint  frénétique  et 
s'abandonna  à  de  si  furieux  accès  de  rage,  qu'un  jour  il  s'imagina  être 
un  taureau  de  marionnettes,  et  avoir  à  combattre  une  croix  de  pierre 
placée  dans  la  cour  de  l'hôpital.  Il  l'attaqua  donc  en  criant:  Ah! 


H)  Lë'èompbsitioQ  du  mot  bonifraie  indique  une  origine  italienne.  Ce  mot  est  ancien 
cependant  et  plus  ancien  peut-être  que  celui  de  titere.  Bonifraie,  quoique  populaire,  est 
employé  par  des  écrivains  élcgans.  Voyez  Rodrigues  Lobo,  Carte  na  Aldea,  cap.  8,  fol.  71, 
verso;  Lisboa,  1619.  ^,■^,,^  ^-.:.l-:ii,  ;yc  .■i  ,i  J  .slcA^vliy 


léPERTOIRE  DES  MARIONNETTES   EN   ESPAGNE.  109 

chienne!  je  te  nargue!  (.4  perra,  que  te  agenoî ).,...  Et  la  sœur  hospi- 
talière, qui  était  simple  et  bonne  femme,  le  voyant  ainsi  mourir,  disait: 
0  le  bienheureux  homme  !  il  est  mort  au  pied  de  la  croix  et  en  lui 
parlant!  » 

Ne  vous  paraît-il  pas  étrange  qu'on  osât  ^rire  en  Espagne  sur  ce 
ton  libertin  en  1608?  On  croirait  lire  un  conte  de  Bonaventure  des 
Periers  ou  une  historiette  facétieuse  de  Henry  Estienne. 

Ainsi  les  marionnettes  se  modèlent  constamment  sur  le  génie  des 
diverses  nations  qui  les  adoptent.  En  France,  où  nous  allons  les  voir 
aimées  et  recherchées  par  le  peuple  et  parle  beau  monde,  elles  se  sont 
laites  à  notre  image.  Le  modèle  prêtait. 


ia 


III 


liRIONHETTES  EN  FRANGE. 


rir 


lum  M  ^mmuiuit 


I. 


0RI6I!«E  DD  MOT  MARIONNETTE. 


J'ai  déjà  beaucoup  parlé  des  marionnettes,  et  je  n'ai  pourtant  rien 
dit  encore  du  sens  ni  de  l'origine  de  leur  nom.  C'est  que  ce  mot,  étant 
tout-à-fait  propre  à  laFrance,  et  différant  absolument  des  dénominations 
données  par  les  autres  peuples  aux  comédiens  de  bois  (1),  j'ai  cru  de- 
Toir  ajourner  toute  explication  sur  ce  point  jusqu'au  moment  où  je  trai- 
terais de  cette  branche  du  théâtre  en  France.  Il  y  a  d'ailleurs  tant  de 
counexité  entre  le  mot  et  la  chose,  que,  quand  nous  aurons  étudié 
l'un  avec  soin,  nous  aurons  fait  un  très  grand  pas  dans  la  connaissance 
de  l'autre. 

On  pourrait  croire,  au  premier  coup  d'oeil,  que  le  nom  de  marion- 
nettes nous  est  venu  des  Maries  de  bois,  Marie  di  legno,  que  nous  avons 
vues  à  Venise  remplacer,  au  xiv*  siècle,  les  jeunes  filles  qui  avaient 
fait  jusque-là  l'ornement  de  la  fête  annuelle  délie  Marie.  Il  y  a  en  effet 
entre  ces  deux  locutions  une  évidente  analogie  de  formation;  mais  il 

(1)  Bien  que  les  Allemands  aient  reçu  le  mot  marionnette  et  ses  composes  Marionetten~ 
theater,  etc.,  le  Téritable  mot  germain  est  Puppe,  d'où  Puppenspiel,  Puppenspieler,  etc. 

8 


\\A  ORIGINE  DU  MOT  MARIONNETTE. 

n'y  a  eu  entre  elles  aucune  filiation  étymologique.  Comme  du  nom 
latin  Maria  le  moyen -âge  avait  formé  Mariola,  diminutif  qui  des 
jeunes  filles  passa  aux  petites  figures  de  la  Vierge  exposées  à  la  véné- 
ration publique  dans  les  églises  et  dans  les  carrefours,  de  même  à  la 
naissance  de  notre  langue  nos  pères  ont  dérivé  du  nom  de  Marie  plu- 
sieurs gracieux  diminutifs,  Marote,  Mariotte,  Mariole,  Mariette,  Ma- 
rion,  puis  Marionnette  (i).  Tous  ces  noms  affectueux  et  caressans  furent 
appliqués  d'abord  à  de  jeunes  filles,  comme  on  le  voit  dans  nos  an- 
ciennes poésies,  notamment  dans  le  Jeu  de  Robin  et  Marion,  où  abondent 
ces  dénominations  mignardes.  Nous  trouvons  au  xiii^  siècle,  dans  une 
des  pastourelles  qui  font  partie  de  ce  qu'on  peut  appeler  le  cycle  de 
Robin  et  Marion,  le  joli  nom  de  Marionnette  donné  à  la  jeune  et  gen- 
tille Marion  : 

Hé  !  Marionnette,  tant  aimée  t'ai  (2)  ! 

Ces  douces  et  tendres  dénominations  ne  tardèrent  pas  à  être  appli- 
quées aux  petites  statues  de  la  Vierge,  que  l'on  offrait,  bien  attifées  et 
couverts  de  bijoux,  à  la  dévotion  de  la  foule,  témoin  ces  vers  d'un  vieux 

poème  : 

Devant  ne  saî  quel  Mariole^ 
Ki  tient  un  enfant  et  accole, 
Toute  jour  s'aloit  accroupant  (3). 

Plusieurs  rues  du  vieux  Paris,  dans  lesquelles  on  vendait  ou  dans 
lesquelles  étaient  exposées  de  ces  petites  images  de  la  Vierge  et  des 
saints,  furent  appelées,  les  unes  rues  des  marmouzets,  les  autres  rues 
des  mariettes,  et  un  peu  plus  tard  rues  des  marionnettes. 

Cependant,  comme  l'ironie  se  glisse  partout,  on  ne  tarda  pas  à 
détourner  le  sens  aimable  ou  religieux  des  mois  Marote,  Mariotte  et  Ma- 
rionnette, pour  leur  donner  un  sens  profane  ou  railleur.  On  fredon- 

(1)  C'est  aussi  l'avis  de  Gilles  Ménage.  Voy.  Dictionnaire  étymologique  de  la  langue 
françoise,  au  mot  Marionnettes.  Ménage  tyoute  avec  raison  :  «  Bochard  a  nfiil  rencontré 
en  dérivant  marionnette  du  latin  mono.  » 

(2)  Voyez  la  sixième  des  pastourelles  publiées  par  M.  Francisque  Michel,  à  la  SHÎte  du 
Jeu  de  Robin  et  Marion,  dans  le  Théâtre  français  au  moyen^âge,  p.  35. 

(3)  Du  Gange,  Glossar.  mediœ  et  infim,  Latinit.,  voce  Mariola. 


MARMOt'ZFTS  ET  M.4RI0TTES.  H5 

nait  dans  les  rues  et  dans  les  tavernes,  au  xv  siècle,  un  certain  chant 
Marionnette,  qui  semble  n'avoir  clé  guère  plus  cliaste  que  la  chanson 
Ouvrez  votre  huys.  Guillaumette  (1).  On  appela  et  on  appelle  encore  wa- 
rotte  le  sceptre  des  fous  à  titre  d'office,  «  à  cause,  dit  Ménage,  de  la  tète 
de  marionnette,  c'est-à-dire  de  petite  fille,  »  qui  le  surmonte;  enfin  les 
bateleurs  forains  nommèrent  irrévérencieusement  leurs  acteurs  et 
leurs  actrices  de  bois  marmouzets  et  mariottes.  Je  lis  dans  la  jolie  pièce 
intitulée  Ballade  par  laquelle  Villon  crye  mercy  à  chascun  : 


A  fillettes  monstrans  tëtins 
Pour  avoir  plus  largement  hostes, 
  ribleurs,  meneui's  de  hutins, 
A  basteleurs  traynans  marmottes, 
A  folz  et  folles,  sotz  et  sottes 
Qui  s'en  vont  sifflant  cinq  et  six, 
A  marmouzets  et  mariottes, 
Je  crye  à  toutes  gens  merciz  (2). 


A  la  fin  du  xvr  siècle  et  au  commencement  du  xvn*,  plusieurs  écri- 
vains de  croyance  protestante  ou  d'humeur  sceptique  se  plurent  à  con- 
fondre dans  une  intention  mo(jueuse  le  sens  religieux  et  le  sen?  pro-» 
fane  des  mots  marmouzets  et  marionnettes,  Henry  Estienne,  s'élevant, 
dans  l'Apologie  pour  Hérodote,  contre  les  châtimens  infligés  aux  cal^ 
vinistes  pour  la  mutilation  des  madones  et  des  figures  de  saints,  s'é» 
crie:  a  Jamais  les  Égyptiens  n'ont  fait  si  cruelle  vengeance  du  meurtre 
commis  en  leurs  cl^ats,  qu'on  a  veu  faire,  de  nostre  temps,  de  ceux  qui 
avoient  mutilé  quelque  marmouzet  et  quelque  marionnette  (3).  » 

Je  dois  mentionner  ici,  pour  mémoire,  une  triste  et  singulière  ac- 
ception du  mot  marionnette,  acception  bien  certaine,  quoiqu'elle  ne 
soit  consignée  dans  aucun  dictionnaire  de  la  langue.  Non-seulement 

(1)  Voyez  dans  les  Œuvres  de  maistre  François  Villon,  le  Graxid  testament,  CLIV»  hui- 
tain,  p.  235,  édit.  Prompsault. 

(2)  Œuvres  de  Villon,  ballade  xv,  p.  2i6.  Da  temps  de  Ménage,  on  nommait  en  Lan- 
guedoc, et  on  y  nomme  peut-être  encore  nos  marionnettes,  mariottes.  Voy.  Dictionnaire 
étymologique,  etc.,  au  mot  Marote. 

(3)  Apologie  pour  Hérodote,  diacoors  prélimioaire,  1 1,  p.  tn,  édit.  de  Ledocliat. 


416  MARIONNETTES  DES  SORCIERS. 

on  a  nommé  marionnettes,  au  xvi*  siècle,  toutes  sortes  de  statuettes  à 
ressorts,  sacrées  ou  profanes;  mais,  par  une  bizarre  extension,  on  a 
donné  ce  nom  aux  poupées  soi-disant  surnaturelles  et  aux  bestioles 
supposées  malfaisantes,  qu'on  accusait  les  prétendus  sorciers  de  nour- 
rir et  d'entretenir  auprès  d'eux  comme  démons  familiers  ou  comme 
idoles.  Dans  un  incroyable  volume  imprimé  à  Paris  en  1622,  Pierre 
de  l'Ancre,  conseiller  du  roi  en  son  conseil  (1),  a  rassemblé  et  com- 
menté les  extraits  de  dix  à  douze  procédures  criminelles,  dirigées  de 
1603  à  1615  contre  divers  pauvres  idiots  accusés  de  magie,  et  à  qui 
l'on  imputait  «  d'avoir  tenu  à  l'estroit  et  gouverné  en  leur  maison  des 
marionnettes  (qui  sont  de  petits  diablotaux,  ayant  d'ordinaire  forme  de 
crapauds,  aucunes  fois  de  guenons,  tousjours  très  hideuses...),  qu'ils 
nounissent  d'une  bouillie  composée  de  laict  et  de  farine,  leur  donnant 
par  révérence  le  premier  morceau,  les  consultant  sur  toutes  leurs  af- 
faires, voyages  et  négoces,  disant  qu'il  y  a  pour  eux  plus  d'acquêt  en 
telles  bestes  qu'en  Dieu;  qu'ils  ne  gagnent  rien  à  regarder  Dieu,  et  que 
leurs  marionnettes  leur  rapportent  tousjours  quelque  chose,  etc..  » 
Ce  qu'il  y  a  de  profondément  triste  au  milieu  de  ces  bouffonneries 
judiciaires,  c'est  que  ces  odieux  et  inconcevables  procès  étaient  tou- 
jours accompagnés  de  la  question,  et  se  terminaient  d'ordinaire  par 
cette  sinistre  formule  :  «  Condamnez  par  sentence  à  estre  pendus  et 
brûlez.  »  Hâtons-nous  de  clore  cette  lugubre  digression,  et  de  revenir 
à  nos  bonnes  et  innocentes  marioles  ou  marionnettes. 

(1)  L'incrédulité  et  mescréance  du  sortilège  pleinement  convaincues;  Paris,  16M,  in-4*, 
p.  617,  791,  801,  803. 


II 


MARIONNETTES  lELlGIEUSES  EN  FBAHCE. 


Les  prestiges  de  la  sculpture  mobile,  destinés  à  accroître  sur  les 
fidèles  l'impression  salutaire  des  cérémonies  du  culte,  n'ont  guère  été 
moins  usités  dans  les  églises  de  France  que  dans  celles  d'Espagne  et 
d'Italie.  En  quelques  lieux  même,  l'emploi  religieux  de  la  statuaire  à 
ressorts  s'est  prolongé  bien  au-delà  du  moyen-âge  et  n'a  tout-à-fait  dis- 
paru que  dans  les  temps  modernes.  Je  vais  citer  un  échantillon  de  cette 
curieuse  persistance.  A  Dieppe,  comme  partout  où  domine  une  popula- 
tion de  marins,  la  Vierge  est  l'objet  d'un  culte  passionné.  La  retraite 
des  Anglais,  obligés  de  lever  le  siège  de  cette  ville  en  1443,  la  veille 
de  l'Assomption,  augmenta  encore  cette  disposition  pieuse.  En  mé- 
moire de  ce  succès,  le  dauphin,  depuis  Louis  XI,  offrit  à  l'église  Saint- 
Jacques  une  statue  de  la  Vierge  en  pur  argent.  Les  Dieppois,  de  leur 
côté,  instituèrent  une  confrérie,  et  le  clergé,  dans  l'intérieur  de  Saint- 
Jacques,  redoubla  l'éclat  dramatique  des  offices  de  l'Assomption,  qu'on 
appelait,  dans  la  langue  du  pays,  les  mitouries  de  la  mi-août  (1).  Ces 

(1)  Ce  nom  n'est-il  pas  une  corruption  du  mot  mysteries  employé  par  les  Anglo-Nor» 
maiuls? 


118  MARIONNETTES  RELIGIEUSES  EN  FRANCE. 

jeux  consistaient,  dans  l'intérieur  de  l'église,  en  une  pantomime,  dont 
les  acteurs  étaient  quelques  prêtres  et  plusieurs  laïques,  aidés  de  di- 
verses figures  mises  en  mouvement  par  des  fils  ou  des  ressorts.  Je  lis 
dans  une  histoire  de  Dieppe  écrite  au  dernier  siècle  qu'on  élevait  chaque 
année  dans  Saint-Jacques,  au-dessus  de  la  contre-table  du  chœur,  une 
tribune  dont  le  haut  touchait  à  la  voûte  de  l'église,  laquelle  était  par- 
semée d'étoiles  sur  un  fond  d'azur.  Au  sommet  de  cette  espèce  de 
théâtre,  assis  sur  un  nuage,  apparaissait  le  Père  éternel  sous  les  traits 
d'un  vieiUard.  Autour  de  lui  voltigeaient^  des  anges,  allant,  venant, 
prenant  ses  ordres,  agitant  leurs  ailes;  d'autres  embouchaient  la  trom- 
pette avec  tant  d'à-propos,  pendant  certains  jeux  d'orgue,  que  les  sons 
semblaient  sortir  de  leurs  instrumens.  Ces  anges-marionnettes,  dit  un 
plus  récent  historien,  faisaient  de  vrais  prodiges  (1).  Cependant  la 
Vierge  reposait  au  niveau  du  sol,  étendue  sur  son  lit  mortuaire,  en- 
tourée d'arbustes  et  de  fleurs  dans  une  sorte  de  grotte  de  Gethsemani. 
Deux  anges,  sur  un  signe  du  Père  éternel,  venaient  la  prendre  au  com- 
mencement de  la  messe,  et  la  portaient  au  ciel  assez  lentement  pour 
qu'elle  n'arrivât  dans  le  giron  de  Dieu  qu'au  moment  de  l'adoration. 
Pendant  son  assomption,  la  statue  de  Marie  levait  les  bras  et  la  tête, 
de  temps  à  autre,  pour  témoigner  son  désir  d'arriver  au  ciel.  Quand  l'of- 
fice était  achevé  et  qu'on  voulait  éteindre  les  cierges,  deux  anges  qui 
les  avaient  allumés  semblaient  s'y  opposer  en  voltigeant,  et  il  fallait 
beaucoup  d'adroite  précision  pour  parvenir  à  éteindre  surtout  ceux 
qu'ils  portaient.  On  entretenait  un  machiniste  pour  conduire  et  soigner 
les  ressorts  de  toutes  ces  figures.  C'était  une  des  merveilles  de  ce  temps, 
et  la  curiosité  d'en  voir  l'effet  attirait  chaque  année  une  grande  af- 
fluence  d'étrangers  à  Dieppe  (2). 

Le  mystère  de  Noël  et  celui  de  l'Annonciation  étaient  aussi  célébrés 
dans  l'église  de  Saint-Jacques  et  toujours  au  moyen  de  figures  à  res- 
sorts ou  mues  par  des  fils.  11  est  dit,  dans  une  chronique  manuscrite 
citée  par  M.  Vitet,  que  plusieurs  de  ces  statues  mécaniques  étaient  pla- 

(1)  M.  L.  Vitet,  dans  son  Histoire  de  Dieppe,  p.  35-47,  édit.  Gosselin. 

(2)  Voyez  M.  Desmarquets,  Mémoire  chronologique  pour  servir  à  l'histoire  de  Dieppe , 
tome  !•',  p.  68-85. 


LES  MITOURIES  DE  DIEPPE.  H9 

cées  danè  des  piliers  creux  et  travaillées  avec  assez  d'art  pour  qu'on 
ne  pût  apercevoir  les  contre-poids  qui  les  faisaient  agir.  Au  moment 
même  où  j'écris,  M.  Mérimée  veut  bien  m'apprendre  qu'un  de  ces  pi- 
iiêrs  ereux  s'est  affaibli  par  le  vice  de  sa  construction,  et  qu'on  est  obligé 
de  le  reconstruire.  Ces  jeux  ecclésiastiques  se  prolongèrent  jusqu'en 
1647.  Alors  Louis  XIV  et  la  régente,  sa  mère,  ayant  passé  par  Dieppe  la 
veille  de  l'Assomption ,  assistèrent  aux  mitouries,  dont  ils  furent  assez 
mal  édifiés.  Ordre  fut  donné  de  les  supprimer,  et  il  ne  subsista  plus 
que  la  grande  montre  ou  procession  de  la  confrérie  et  la  représenta- 
tion plus  développée  du  mystère  de  l'Assomption  joué  devant  l'hôtel- 
de-ville,  sur  la  place  du  marché,  et  suivie  le  jour  d'après  d'une  mo- 
ralité. Ces  dernières  cérémonies  furent  elles-même  interdites  en  1684f 
par  un  mandement  de  l'autorité  ecclésiastique,  confirmé  par  un  arrêt 
du  parlement  de  Rouen.  Tel  était,  d'ailleurs,  l'amour  des  Dieppois  pour 
ces  représentations,  qu'ils  eii  conservèrent  les  machines  en  magasin 
jusqu'au  bombardement  de  1694,  qui  en  occasionna  l'incendie. 

Expulsées  presque  partout  des  églises,  les  marionnettes  religieuses 
continuèrent  de  se  montrer  au  dehors.  Les  vies  des  saintes  et  des 
martyrs,  les  plus  belles  histoires  de  la  Bible,  et,  par-dessus  tout,  les 
deux  grands  mystères  du  Nouveau  Testament,  la  pastorale  de  Beth- 
léem et  la  tragédie  du  Calvaire,  ne  cessèrent  d'être  représentés  par  des 
figurines  de  bois  ou  de  carton,  et  cela  non-seulement  dans  les  cam- 
pagnes et  les  bourgades  qui  n'avaient  pas,  comme  les  grandes  villes, 
de  solennelles  représentations  par  personnages  {{),  mais  dans  les  prin- 
cipales cités  du  royaume  et  à  Paris  même,  devant  la  porte  des  couvens 
et  dans  les  parvis  des  églises.  Elles  ont  survécu  aux  mystères.  Protes- 
tans  et  frondeurs  ont  eu  beau  se  moquer  de  cet  usage,  ils  n'ont  pu  le 
détruire,  et  leurs  railleries  mêmes  le  constatent.  On  lit  dans  une 
maxarinade  de  1639,  intitulée  Passeport  de  Mazarin: 


Adieu,  père  aux  marionnettes. 
Adieu,  l'auteur  des  Théatins! 


(1)  J«  mû  même  testé  de  croire  qu'on  disait,  aux  xv«  et  xn*  siècles,  mystères  par  per- 
sonnages, par  oppositioa  aux  mjstères  représeutés  au  moyeu  de  figurines  de  cire  ou  de  bois. 


120  MARIONNETTES  DES  THÉATINS. 

Ces  religieux,  installés  à  Paris  par  le  cardinal  Mazarin,  se  servaient,  en 
effet,  de  petites  figures  à  ressorts  pour  donner  au  peuple  le  spectacle 
de  la  crèche,  non  pas,  comme  l'a  dit  Dulaure,  dans  leur  église  ou  en 
chaire  (1),  mais  à  la  porte  de  leur  couvent.  On  lit  dans  une  autre  ma- 
zarinade,  intitulée  Lettre  au  cardinal  burlesque  : 


Et  votre  troupe  théatine. 

Ne  voyant  pas  de  sûreté 

En  notre  ville  et  vicomte, 

A  fait  Flandre,  et  dans  ses  cachettes 

A  serré  les  marionnettes, 

Qu'elle  faisoit  voir  ci-devant 

Dans  les  derniers  jours  de  TAvent. 


Ces  représentations  pieuses,  passées  aux  mains  des  laïques,  n'ont  pas 
cessé  d'édifier  et  d'amuser  le  peuple  dans  les  environs  des  églises.  A 
Paris  même,  en  plein  xvni*  siècle,  on  voyait  des  figures  de  cire  mou- 
vantes représenter  la  Passion  et  la  Crèche  sur  le  Petit-Pont  de  l'Hôtel- 
Dieu.  Tous  les  ans,  les  affiches  de  Paris  annonçaient  ces  spectacles  au 
nioment  de  la  fermeture  de  tous  les  autres.  Voici  une  de  ces  annonces 
que  je  transcris  comnie  échantillon  :  «  Messieurs  et  dames,  la  passion 
de  notre  Seigneur  Jésus-Christ  en  figures  de  cire  mouvantes  comme 
le  naturel  se  représente  depuis  le  dimanche  de  la  Passion,  et  continue 
jusqu'au  jour  de  Quasimodo  inclusivement.  Ce  spectacle  est  digne  de 
l'admiration  du  public,  tant  par  les  changemens  de  ses  décorations 
que  par  le  digne  sujet  qu'il  représente.  C'est  toujours  sur  le  pont  de 
l'Hôtel-Dieu,  rue  de  la  Bûcherie,  où  de  tous  temps  s'est  représentée  la 
Crèche  (2).  » 

En  1777,  quelques  mois  avant  l'arrivée  triomphale  de  Voltaire  à 
Paris,  on  annonçait  dans  un  quartier  populeux  ce  spectacle  biblique  : 
«  L'origine  du  monde  et  'la  chute  du  premier  homme,  spectacle  de  pein- 
ture, de  mécanique  et  de  musique,  en  cihq  actes,'  tiré  du  Paradis  perdu 
de  Milton,  composé  et  exécuté  par  le  sieur  Josse,  rue  Grénéta.  »  Il  en 

(1)  Histoire  de  Paris,  t.  V,  p.  161  et  suiv.,  6»  édit. 

(2)  Affiches  de  Boudet,  4  avril  et  29  décembre  1746.  Ces  annonces  se  répétaient  deux 
fois  tous  les  ans,  à  Noël  et  à  Pà]nes. 


MARIONNETTES  RELIGIEUSES  DANS  LES  FOIRES.  121 

était  de  même  dans  les  provinces.  Je  possède  un  programme  daté  de 
Reims,  do  avril  1775;  il  est  ainsi  conçu  :  «Explication  du  Jugement 
universel,  tragédie,  par  le  sieur  Ardax  du  mont  Liban.  Cette  pièce  sera 
composée  de  trois  mille  cinq  cents  figures  en  bas-relief  que  l'on  fera 
changer  et  marcher  selon  l'ordre  qu'on  leur  imposera.  L'auteur,  qui 
n'a  d'autre  but  que  d'édifier  le  public  en  le  récréant,  a  suivi  les  livres 
saints.  »  Puis  vient  l'analyse  circonstanciée  de  chacun  des  cinq  actes.  «  Le 
premier  montrera  la  vallée  de  Josaphat  à  la  dernière  heure  du  monde; 
le  second  représentera  la  résurrection  des  morts  au  son  de  la  trom- 
pette et  des  paroles  redoutables  :  Surgite,  mortui,  venite  ad  judicium. 
Au  troisième,  on  verra  non  seulement  la  terre  et  les  tombeaux,  mais 
encore  la  mer  rendre  les  morts  qu'elle  a  engloutis;  au  quatrième,  le 
souverain  juge  viendra  séparer  les  réprouvés  et  les  élus;  au  cinquième, 
apparaîtront  le  monde  retombé  dans  son  premier  chaos,  puis  l'enfer 
et  enfin  la  cour  céleste,  récompense  des  bienheureux.  »  Ce  spectacle 
était  pantomime  et  accompagné  d'une  explication  orale,  comme  celles 
que  nous  avons  vues  dans  les  bas  siècles  de  l'antiquité  et  au  moyen- 
âge.  L'auteur  a  soin  d'annoncer  qu'il  y  aura  un  orateur  chargé  de 
citer  les  passages  de  l'Écriture  sainte  et  de  prévenir  l'assemblée  respec- 
table des  différens  sujets  qui  rempliront  les  actes. 

Dans  presque  toutes  les  provinces  de  France,  de  pareilles  représen- 
tations demi-religieuses  et  demi- populaires  ont  continué  et  continuent 
encore  d'instruire  et  de  récréer  la  foule.  11  n'y  a  personne  qui  n'ait  vu, 
quelque  part  en  France,  les  Mystères  de  la  Passion  ou  de  la  Nativité. 
joués  par  les  marionnettes,  à  côté  de  Paul  et  Virginie  et  d'Atala.  Au- 
jourd'hui même,  les  Crèches  de  Marseille  sont  célèbres  dans  tout  le 
midi  de  la  France  (1). 

Ces  représentations  ne  sont  pas  toujours  aussi  édifiantes.  Il  y  a  peu 
d'années ,  d'agiles  marionnettes  jouaient  dans  les  provinces  et  notam- 
ment dans  le  pays  chartrain,  le  dirai-je?  la  Tentation  de  saint  Antoine, 

(I)  M.  Hone,  dans  son  savant  ouvrajje  sur  les  Anciens  Mystères,  s'est  trompé,  en  attri- 
buant à  un  théâtre  de  marionnettes  une  représentation  grossière  de  la  naissance  de  Jésus- 
Christ,  donnée  sur  le  port  de  Dieppe,  en  1822.  Cette  représentation,  dont  le  récit  a  été 
l'occasion  d'un  procès  contre  le  Miroir,  était  exécutée  par  des  actettrs  ambulaos.  Il  aurait 
été  facile  à  l'babile  critique  de  citer  d'autres  exemples.     ^  .   V     ']  ^  -,  _ 


iSi  liAltlONHEttES  DANft  LSS  FOIRES. 

On  chantait,  en  guise  de  canticum  explicatif,  la  célèbre  chanson  de  Se- 
daine,  composée,  comme  on  àait,  pour  la  fête  d'une  Toinette.  Il  y  avait 
autant  de  tableaux  dans  le  drame  que  de  couplets  dans  la  chanson  : 

PREHIER  TABLEA.U» 

Ciel  !  Tunivers  vâ-t-il  donc  se  dissoudre? 
Quel  bruit,  quels  cris!...  je  Vois  la  foudrô 
Devant  moi  tomber  en  éclat. 

Tout  est  en  poudre 

Sur  mon  grabatl....» 

DEUXIEME  TABLEAU  (Prière  du  saint). 

......Par  ta  grâce, 

Fds  que  je  chasse 
L'enfer  de  ces  lieux! 

TROISIÈME  TABLEAU  (qui  pouvait  offrir  un  assez  piquant  défilé). 

On  vil  sortir  d'une  grotte  profonde 

Mille  démons 

De  tous  les  cantons 

De  la  ville  et  de  la  campagne, 

De  la  Cochinchine  et  d'Espagne, 

De  bruns,  de  blonds  et  de  châtains 


QUATRIÈME  TABLEAU  (grotesqUC). 

Quelques-uns  prirent  le  cochon 

De  ce  bon  saint  Antoine, 
Et,  lui  mettant  un  capuchon. 

Ils  en  firent  un  moine... 

CINQUIÈME  TABLËAD. 

Sur  un  sofa, 
Une  diablesse  en  falbala. 
Aux  regards  fripons,  etc. 

saiÈME  TABLEAU  ET  BALLET  (très  animé). 
Le  diable  dit  ;  —  Garçons!.., 


MARIOIfTfETTBS  BARS  LES  FOIUS.  i23 


Prenei  le  patron! 
Tirez-le  par  son  cordon; 
Bon! 
—  Messieurs  les  démons, 
Laissez-moi  donc! 

—  Non! 
Tu  chanteras. 
Tu  sauteras. 
Tu  danseras!... 


SEPTIÈME  TABLEAU  ET  DÉ!<oiniE!rT  (fort  édifiant). 
Notre  saint  prit  son  goupillon.... 


tel  qu*un  voleur  sitôt  qu'il  voit  mâJn  f^é, 
Tel  qu'un  soldat  à  l'aspect  des  prévôts. 
On  vit  s'enfuir  l'infernale  cohorte. 
Et  s'abîmer  dans  ses  aOreux  cachots. 

J'ai  voulu  surtout,  par  cette  citation ,  faire  comprendre  ce  qu'étaient 
les  cantica  dans  l'antiquité  et  pendant  le  moyen-âge. 


\^\\ 


m. 


PREMIERES  MARIONNETTES  POPULAIRES.  --  JEAN  DES   VIGNES. 


Pouvons-nous  dire  avec  une  certaine  précision  à  quelle  époque  le 
nom  de  marionnettes  a  commencé  de  s'appliquer  aux  poupées  théâ- 
trales, en  échange  de  leur  ancien  nom  de  marmouzets.  de  manettes  et 
de  marioles?  La  première  mention  que  j'aie  rencontrée  jusqu'à  pré- 
sent du  mot  marionnette,  pris  dans  l'acception  d'un  jeu  scénique  et  po- 
pulaire, se  trouve  dans  les  Sérées  de  Guillaume  Bouchot,  sieur  de 
Brocourt.  Ce  livre  est  un  recueil  d'historiettes  facétieuses,  dont  la 
première  partie  parut  en  1584  et  les  deux  dernières  en  1608,  environ 
deux  ans  après  la  mort  de  l'auteur.  Je  lis  dans  la  xvni'  sérée,  qui 
traite  des  boiteux ,  boiteuses  et  aveugles  :  «  Et  luy  vont  dire  qu'on 
trou  voit  aux  badineries,  bastelleries  et  marionnettes,  Tabary,  Jehan 
des  Vignes  et  Franc-à-Tripe,  toujours  boiteux,  et  le  badin  ès-farces  de 
France,  bossu  ;  faisant  tous  ces  contrefaicts  quelques  tours  de  cham- 
picerie  sur  les  théâtres.  »  Ainsi,  entre  1590  et  1600,  il  y  avait  en 
France  des  théâtres  de  marionnettes  établis  et  portant  ce  nom;  seule- 
ment il  ne  paraît  pas  qu'on  y  vît  alors  les  personnages  et  les  caractères 
qu'on  y  a  vus  depuis,  et  qu'on  y  voit  encore.  En  effet,  les  marion- 


MARIONNETTES  POPUlAmES  EN  FRANCE.  ^25 

nettes  des  xv«  et  xvi'  siècles  ont  dû,  suivant  la  loi  constante  de  leur 
nature ,  emprunter  les  noms ,  les  caractères  et  les  costumes  des  co- 
miques nationaux  les  plus  en  vogue  de  leur  temps.  A  la  fin  du  xvi*  siè- 
cle, elles  durent  revêtir  l'accoutrement  de  Jehan  des  Vignes  et  de  Tabary, 
qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  Tabarin,  quoiqu'il  soit  peut-être  un  peu 
son  aïeul.  Jehan  des  Vignes,  à  en  juger  par  la  manière  dont  a  parlé  de 
lui  Bonaventure  des  Périers  (1),  devait  être  le  roi  des  tréteaux  d'alors, 
et  méritait  à  ce  titre  d'être  le  héros  des  marionnettes.  Son  nom  même, 
légèrement  altéré  et  devenu  Jean  de  la  Ville,  est  encore  aujourd'hui 
celui  d'un  bonhomme  de  bois,  haut  de  trois  ou  quatre  pouces,  composé 
de  plusieurs  morceaux  qui  s'emboîtent  et  se  démontent ,  et  que  nos 
joueurs  de  gobelets  escamotent  très  aisément  (2).  Quoi  qu'il  en  soit, 
les  petits  acteurs  de  bois  n'ont  abandonné  les  noms  et  les  vêtemens  de 
nos  comiques  nationaux,  pour  prendre  ceux  d'Arlequin,  de  Pantalon 
et  de  Polichinelle,  qu'à  une  époque  un  peu  plus  récente,  et  seulement 
après  que  les  comédiens  d'Italie,  fixés  en  France  sous  Henri  IV,  eurent 
naturalisé  chez  nous  ces  types  étrangers.  Quand  je  dis  étrangers,  je  fais 
une  réserve  expresse  pour  le  seigneur  Polichinelle  et  pour  dame  Gi- 
gogne, deux  caractères  que  je  maintiens  aussi  français  que  ceux  de 
Gilles,  de  Paillasse  et  de  Pierrot.  J'ai  déjà  effleuré  ce  point  d'histoire  à 
l'occasion  du  Maccus  antique;  c'est  ici  le  moment  de  traiter  ce  sujet  à 
fond.  Parlons  donc  une  bonne  fois  de  Polichinelle,  comme  Montesquieu 
d'Alexandre,  tout  à  notre  aise. 

(1)  Voyez  Discours  non  moins  mélancoliques  que  divers,  cbap.  xi. 

(3)  Cette  marionnette  et  la  manière  de  s'en  senrir  sont  décrites  dans  Decramps,  Testa-' 
ment  de  Jérôme  Scharp,  p.  246.  On  appelle  encore  ce  pantin  Godenot,  comme  on  peut 
voir  dans  le  premier /ac/um  de  Furetière.  M.  Francisque  Michel,  qui  Ta  publier  un  sarant 
ouvrage  sur  l'argot,  couronné  par  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  m'apprend 
que,  dans  cette  sorte  de  langage  cyniquement  métaphorique,  on  nomme  un  crucifix  un 
Jean  de  la  Vigne,  probablement  par  une  vague  et  sacrilège  réminiscence  des  anciennes 
marionnettes  religieuses  et  des  crucifix  mobiles.  Go  appelle  par  la  même  raison,  dans  la 
langus  picaresque,  un  pistolet  un  crucifix  à  ressorts. 


IV. 


PQLICBII^BLLK. 


On  a  dit  souvent  et  j'ai  répété,  après  beaucoup  d'autres  (1),  que  Poli- 
chinelle descend  en  ligne  droite  de  Maccus,  personnage  grotesque  des 
Atellanes,  natif  d'Acerra,  sur  le  territoire  osque,  dont  le  nom  ancien 
signifie ,  comme  celui  du  Calabrais  Pulcinella,  son  héritier,  un  pous- 
sin, un  cocbet,  quoiqu'à  vrai  dire  les  figurines  antiques  qui  nous  ont 
transmis  les  traits  du  Maccus  de  Campanie  annoncent  beaucoup  moins 
un  Cochet  qu'un  vrai  coq,  et  même  un  coq  d'un  âge  très  mûr.  Yoici, 
je  crois,  ce  qu'il  y  a  d'admissible  dans  cette  descendance  :  le  Pulei^ 
nella  de  Naples,  grand  garçon  aussi  droit  qu'un  autre,  bruyant,  alerte, 
sensuel,  au  long  nez  crochu,  au  demi-masque  noir,  au  bonnet  gris 
et  pyramidal,  à  la  camisole  blanche,  sans  fraise,  au  large  pantalon  blanc 
plissé  et  serré  à  la  ceinture  par  une  cordelière  à  laquelle  pend  quelque- 
fois une  clochette,  Pulcinella,  dis-je,  peut  bien,  à  la  rigueur,  rappeler  le 

(1)  Origines  du  théâtre  moderne;  introduct.,  p.  i7  et  i8. 


GÉNÉALOGIE  DE  POLICHINELLE.  127 

Mimus  Albus  et  de  très  loin  le  Maccus  antique  (1);  mais  il  n'a,  sauf  son 
uez  en  bec  et  son  nom  d'oiseau,  aucune  parenté  ni  ressemblance  avec 
notre  Polichinelle.  Pour  un  trait  de  ressemblance,  on  signalerait  dix 
contrastes.  Polichinelle,  tel  que  nous  l'avons  fait  ou  refait,  présente 
au  plus  haut  degré  l'humeur  et  la  physionomie  gauloises.  Je  dirai 
même,  pour  ne  rien  cacher  de  ma  pensée,  que,  sous  l'exagération 
obligée  d'une  loyale  caricature,  Polichinelle  laisse  percer  le  type  po- 
pulaire, je  n'ose  dire  d'Henri  IV,  mais  tout  au  moins  de  l'officier  gas- 
con imitant  les  allures  du  maître  dans  la  salle  des  gardes  du  château 
de  Saint-Germain  ou  du  vieux  Louvre.  Quant  à  la  bosse,  Guillaume 
Bouchet  vient  de  nous  apprendre  qu'elle  a  été  de  temps  immémorial 
l'apanage  du  badin  ès-farces  de  France.  On  appelait,  au  xiii*  siècle, 
Adam  de  la  Halle  le  bossu  cTArras,  non  pas  qu'il  fût  bossu,  mais  à 
cause  de  sa  verve  railleuse  : 

On  m'appelle  bochu ,  mais  je  ne  le  suis  mie'(S). 

Et,  quant  à  la  seconde  bosse,  qui  brille  de  surcroît  sous  le  clinquant 
de  son  pourpoint  à  paillettes,  elle  rappelle  la  cuirasse  luisante  et  bom- 
bée des  gens  de  guerre  et  les  ventres  à  la  poulaine  alors  à  la  mode,  et 
qui  imitaient  la  courbure  de  la  cuirasse  (3).  Le  chapeau  même  de  Poli- 
chinelle (je  ne  parle  pas  de  son  tricorne  moderne,  mais  du  feutre  à  bords 
retroussés  qu'il  portait  encore  au  xvu«  siècle)  était  la  coiffure  des  cava- 
liers du  temps,  le  chapeau  à  la  Henri  IV.  Enfin  il  n'y  a  pas  jusqu'à  cer- 
tains traits  caractéristiques  du  visage,  jusqu'à  l'humeur  hardie,  joviale, 
amoureuse  du  bon  drille,  qui  ne  rappellent,  en  charge,  les  qualités 
avantageuses  et  les  défauts  du  Béarnais.  Bref,  malgré  son  nom  napoli- 
tain, Polichinelle  me  paraît  un  type  entièrement  national  et  une  des 
créations  les  plus  spontanées  et  les  plus  vivaces  de  la  fantaisie  française. 

(1)  C'éUit  l'ftvu  d«  son  plus  spirituel  généalogiste,  le  p«tit  abbé  Galiani,  et  aussi  de 
M.  Arnault.  Voyez  Souvenirs  d'un  Sexagénaire,  p.  195  et  397. 

(2)  Voyez  la  Chanson  du  roi  de  Sicile,  vers  69,  dans  la  Collection  des  chroniques  Tiatùy- 
noies  de  M.  Bucbon,  t.  YUI,  p.  35. 

(3)  Notez  que  les  bosses  de  Polichinelle  étaient  alors  bien  moins  prééminentes  qn'aa- 
jourd'hui,  comme  le  prouve  la  gravure  du  tome  V  du  Théâtre  de  la  foire,  p.  47,  qui  date  de 
1723. 


128  POLICHINELLE-MARIONNETTE. 

Mais  Polichinelle  acteur  vivant  n'est  pas  encore  Polichinelle-marion- 
nette. A  quelle  époque  a-t-il  passé  des  tréteaux  dans  les  troupes  des 
comédiens  de  bois?  Tout  me  porte  à  croire  que  cet  événement  a  eu 
lieu  vers  4630,  et  un  document  que  M.  Moreau ,  l'exact  et  ingénieux 
éditeur  des  Mazarinades,  a  bien  voulu  me  signaler,  donne  une  grande 
vraisemblance  à  cette  conjecture.  Parmi  les  nombreuses  satires  poli- 
tiques qui  inondèrent  Paris  en  1649,  il  en  est  une  fort  peu  remarquée, 
intitulée  Lettre  de  Polichinelle  à  Jules  Mazarin.  Cette  lettre,  quoiqu'en 
prose,  se  termine  par  les  trois  vers  suivans  en  guise  de  signature  : 
a  Pour  vous  servir,  si  l'occasion  s'en  présente, 

Je  suis  Polichinelle, 
Qui  fait  la  sentinelle 
A  la  porte  de  Nesle.  » 

Quel  que  soit  le  pamphlétaire  caché  sous  ce  nom  fantastique,  il  de- 
meure certain  qu'en  1649  Polichinelle  avait  son  théâtre  établi  sur  la 
rive  gauche  de  la  Seine,  vis-à-vis  le  Louvre,  à  la  porte  de  Nesle,  ce  qui 
s'accorde  exactement,  ainsi  que  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  avec 
l'adresse  du  fameux  joueur  de  marionnettes,  Jean  Brioché  ou  Brioc- 
ci  (1),  comme  quelques-uns  l'appellent. 

Le  peu  que  nous  savons  de  l'ancien  répertoire  de  Polichinelle  con- 
firme toute  cette  chronologie.  Une  tradition  qui  subsiste  encore,  et 
que  se  transmettent  tous  les  vrais  enfans  de  Paris,  de  Chartres  et  d'Or- 
léans, a  conservé  l'air  et  quelques  couplets  de  la  fameuse  chanson  de 
Polichinelle  :  Je  suis  le  fameux  Mignolet,  général  des  Espagnolets,  dont 
les  Guignol  d'il  y  a  vingt  ans  nous  donnaient  encore  le  régal  dans 
les  bons  jours.  Cette  chanson  rattache  avec  certitude  Polichinelle 
au  règne  d'Henri  IV  et  à  nos  longs  démêlés  avec  l'Espagne.  Une  pe- 
tite marionnette  galonnée  sur  toutes  les  coutures,  quelquefois  Poli- 
chinelle lui-même  parodiant  Mignolet,  entonnait  la  chanson  suivante, 
qui  était  aussi  populaire  à  la  fin  du  xvi^  siècle  que  la  chanson  de  MarU 
borough  à  la  fln  du  xvIl^  Elle  est  pourtant  inédite,  et  je  n'en  puis 
donner  ici  que  quelques  strophes  dont  la  rime  et  la  mesure  boitent 

(1)  Entre  autres,  Kninitz,  Encyclopédie,  au  mot  Schauspiei. 


LA  CHANSON   DE  POLICOIXELLE.  429 

un  peu,  mais  dont  le  jet  et  le  tour  ne  manquent  pas  d'un  certain 
élan  original  : 

Je  suis  le  fameux  Mignolet, 
Général  des  Espagnolets; 
Quand  je  marche,  la  terre  tremble; 
C'est  moi  qui  conduis  le  soleil. 
Et  je  ne  crois  pas  qu'en  ce  monde 
On  puisse  trouver  mon  pareil. 

Les  murailles  de  mes  palais 
Sont  bâties  des  os  des  Anglais; 
Toutes  mes  salles  sont  dallées 
De  tètes  de  sergens  d'armées 
Que  dans  les  combats  j'ai  tués  (bis). 

Je  Yeux  avant  qu'il  soit  minuit 
A  moi  tout  seul  prendre  Paris; 
Par-dessus  les  tours  Notre-Dame 
La  Seine  je  ferai  passer; 
Des  langues  des  filles,  des  femmes, 
Saint-Omer  je  ferai  paver.... 

Comment  se  fait-il  que  le  meilleur  ami  de  Polichinelle,  le  philologue 
enthousiaste  des  moindres  brimborions  du  xvi^  siècle,  Charles  Nodier, 
n'ait  pas  recueilli  cette  pièce  et  ne  l'ait  pas  fait  graver  sur  vélin  et  en 
lettres  d'or?  0  tiédeur  de  l'amitié! 

L'air  de  ces  couplets  n'est  pas  moins  remarquable  que  les  paroles. 
Un  très  bon  juge  en  ces  matières  et  en  beaucoup  d'autres,  M.  Edouard 
Fournier  (1),  m'assure  que  c'est  l'air  très  connu  :  Monsieur  le  prévôt 
des  marchands,  vous  vous  moquez  pas  mal  des  gens  (2),  qui  n'est  autre 
que  celui  de  l'Échelle  du  Temple,  sur  lequel,  suivant  Mersevein,  on 
chanta  la  plupart  des  mazarinades,  et  qui  lui-même  était  renouvelé  de 
l'air  des  Rochelois,  composé,  dit-on,  pour  le  cardinal  de  Richelieu.  On 
voit  que  cela  nous  conduit  bien  près  de  l'époque  à  laquelle  je  crois 

(1)  M.  Edouard  Fournier,  à  réruditlon  duquel  je  dois  plusieurs  autres  obligeantes  et 
utiles  communications,  prépare  une  histoire  des  airs  et  des  chansons  historiques. 
(ï)  Cet  air  est  noté  dam  la  Clé  du  Caveau:  Paris,  18J6,  n"  763. 

9 


130  I.K   DRAMK  POriLAFRi:   I)K   POMCHINELLK. 

pouvoir  reporter  notre  chanson,  c'est-;i-diro  un  peu  avant  ou  un  peu 
après  le  traité  de  Vervins. 

Voici  encore  un  fragment  que  la  tradition  a  conservé  du  vieux  ré- 
pertoire de  Polichinelle.  Un  mendiant  se  présente  à  sa  porte;  il  va 
l'éconduire;  le  mendiant  se  dit  aveugle;  Polichinelle  est  touché;  le 
mendiant  demande  une  aumône  au  nom  de  Dieu.  Ici  vient  un  blas- 
phème dans  le  goût  de  celui  du  don  Juan  de  Molière;  puis,  élevant  la 
voix,  il  s'écrie:  «Jacqueline,  voici  de  pauvres  aveugles;  vite!  la  clé 
de  mon  coffre-fort,  que  je  leur  donne  un  patard!  »  Je  ne  puis  affirmer 
que  dès  cette  époque  Polichinelle  eût  déjà  la  mauvaise  habitude  de 
jouer  du  bâton  et  d'assommer  gaiement  tout  le  monde,  femme,  enfant, 
voisin,  archers,  commissaire;  je  ne  sais  s'il  avait  dès-lors  le  talent 
d'attacher  le  bourreau  à  sa  potence  et  d'enferrer  le  diable  avec  sa 
fourche;  je  le  crois  pourtant,  car  pendre  le  bourreau  et  tuer  le  diable, 
c'est  là  tout  Polichinelle,  le  grand  burlador,  non  pas  seulement  de  Sé- 
ville,  fi  donc!  mais  du  monde  entier. 

Nous  ne  possédons  malheureusement  pas  le  texte  authentique  du 
fameux  drame  de  Polichinelle.  On  a  essayé  en  1838  de  fixer  par  l'im- 
pression cette  œuvre  essentiellement  traditionnelle.  L'idée  était  bonne; 
mais  l'exécution  est  demeurée  imparfaite.  Le  texte  que  nous  a  donné 
M.  Jules  Rémond  n'est  qu'un  canevas  dépourvu  de  tous  les  développe- 
mens  drolatiques  qui  ont  élevé  si  haut  la  gloire  de  cette  poétique  et 
folle  production  (1). 

(1)  Voyez  Polichinelle,  farce  en  trois  actes,  pour  amuser  les  grands  et  les  petits  en- 
fans,  publiée  par  Jules  Rémond,  illustrée  de  vignettes  par  Matthieu  Gringoire  (George 
Cruikshank);  Paris,  1838,  in-16. 


V. 


DAME  GIGOGNE. 


Vous  croyez  peut-être,  tous  qui  me  lisez  en  courant,  qu'il  n'y  a  ria» 
de  plus  facile  que  de  tous  dire  l'âge  et  l'origine  de  dame  Gigogne, 
cette  sœur  roturière  de  Grandgousier  et  de  Gai^amelle  :  Je  ne  puis  vous 
laisser  dans  cette  erreur.  Ce  n'est  pas  sans  beaucoup  de  temps  perdu 
que  j'ai  recueilli  la  mince  pacotille  de  renseignemens  que  je  xais  vous 
présenter.  Dame  Gigogne  est,  je  crois,  contemporaine  de  Polichinelle, 
ou  de  bien  peu  d'années  sa  cadette;  eUc  a  commencé,  comme  lui,  à 
s'ébattre,  en  personne  naturelle,  sur  les  théâtres  et  même  à  te  co«r  de 
France  :  on  l'a  vue  aux  Halles ,  au  Louvre ,  au  Marais  et  à  l'hôtel  de 
Bourgogne,  avant  de  l'applaudir  dans  la  troupe  des  acteurs  de  bois. 
Je  lis  dans  le  journal  manuscrit  du  Théâtre-Français,  à  la  date  de 
1602  :  «  Les  Enfans-sans-souci,  qui  teutoient  l'impossible  pour  se  sou- 
tenir au  théâtre  des  Halles ,  imaginèrent  un  nouveau  caractère  pour 
rendre  leurs  farces  plus  plaisantes.  L'un  d'eux  se  travestit  en  femme 
et  parut  sous  le  nom  de  M*"»  Gig(^e;  ce  personnage  plut  extrême- 


132  ORIGINE   DE   DAME   GIGOGNE. 

ment,  et,  depuis  ce  jour,  il  a  toujours  été  rendu  par  des  hommes  (i).  » 
Les  frères  Parfait  confirment  cette  indication  (2). 

Dame  Gigogne  ne  tarda  pas  à  se  montrer  sur  un  plus  grand  théâtre. 
L'abbé  de  Marolles  nous  l'apprend,  mais  dans  le  style  obscur  et  entor- 
tillé qui  lui  est  propre  :  «  Entre  les  Français,  dit-il,  jouèrent  la  comé- 
die le  capitaine  Matamore,  le  docteur  Boniface,  Jodelet,  Bruscambille 
et  dame  Gigogne,  depuis  la  mort  de  Perrine,  qui,  de  son  temps,  sous 
Valéran  et  La  Porte,  fut  un  personnage  incomparable  (3).  »  Je  pense 
(quoique  cela  ne  ressorte  pas  nettement  du  texte  de  Marolles)  que  ce 
fut  à  l'hôtel  d'Argent  que  dame  Gigogne  succéda  à  l'excellent  comique 
qui,  sous  le  nom  de  Perrine,  avait  créé  un  caractère  de  femme  dont 
le  type  nous  est  malheureusement  inconnu.  Dame  Gigogne  passa  en- 
suite à  l'hôtel  de  Bourgogne,  où  elle  eut  moins  de  succès.  Robinet  y 
a  signalé  avec  quelque  surprise  sa  présence  en  1667,  et  sa  retraite 
en  1669  (4);  mais  ni  Robinet,  ni  Marolles,  ne  nous  apprennent  rien  de 
plus  que  l'existence  et  le  nom  de  ce  personnage,  et,  si  ce  type  ne  nous 
était  bien  connu  d'ailleurs,  nous  n'en  saurions  pas  plus  sur  dame  Gt- 
gogne  que*  nous  n'en  savons  sur  dame  Perrine.  Heureusement,  per- 
sonne n'ignore  que,  comme  son  nom  l'indique,  dame  Gigogne  est  le 
type  de  la  fécondité  roturière,  la  femme  comme  la  souhaitait  Napo- 
léon, habile  à  donner  à  l'état  les  plus  belles  couvées  d'enfans  :  cette 
généreuse  nature  de  femme  pouvait  bien  n'être  pas  non  plus  dés- 
agréable à  Henri  IV  et  à  Sully,  après  la  dépopulation  produite  en  France 
par  les  guerres  de  la  ligue.  Au  reste,  après  avoir  vu  dans  Marolles  et 
dans  Robinet  le  nom  seul  de  dame  Gigogne,  nous  allons  voir,  dans 
un  ballet  de  cour,  le  type  sans  le  nom;  l'un  de  ces  documens  com- 
plétera l'autre.  Voici  d'abord  ce  que  Malherbe  écrivait  à  Peiresc  le 
8  février  1607  :  «...  Il  se  fait  ici  force  ballets;  nous  en  avons  un  pour 
mardi  prochain  de  la  façon  de  M.  le  Prince ,  qui  sera  l'accouchement 
de  la  foire  Saint-Germain.  Elle  y  sera  représentée  comme  une  grande 
femme  qui  accouche  de  seize  enfans,  qui  seront  de  quatre  métiers, 

(1)  Tome  I,  p.  356,  et  tome  III,  p.  582.  Mss.  de  la  Bibliothèque  nationale. 

(2)  Histoire  du  Théâtre-François,  tome  III,  p.  582. 

(3)  Mémoires  de  l'abbé  de  Marolles,  Dénombrement  des  auteurs;  t.  III ,  p.  290. 
(*)  Voyez  Gazette  envers,  lettres  des  20  août  16e7  et  30  novembre  1669. 


DAME  GIGOGNE  AU  LOUVRE.  133 

astrologues,  charlatans,  peintres,  coupeurs  de  bourses...  (1).»  Malherbe 
était  bien  informé;  la  relation  imprimée  à  l'avance,  ou,  comme  on 
dirait  aujourd'hui,  le  programme  de  ce  ballet  dansé  au  Louvre  devant 
la  reine  Marie  de  Médicis,  introduit  d'abord  un  petit  garçon  (je  copie  le 
livret)  qui  prononça,  en  guise  de  prologue,  les  vers  suivans  : 

Je  suis  l'oracle 
Du  miracle 
De  la  foire  Saint-Germain; 
C'est  une  homasse 
Qui  surpasse 
Les  efforts  du  genre  humain; 
Plus  admirable 
Que  la  fable 
Du  puissant  cheval  de  bois  : 
Car,  différente, 
Elle  enfante 
Mille  plaisirs  à  la  fois. 
Coupeurs  de  bourse, 
Sans  ressource. 
Peintres  et  métiers  divers, 
•  Vendeurs  de  drogues, 

Astrologues, 
De  ce  monstre  sont  couverts. 
A  la  cadence 
De  la  dan  ce. 
Sans  peine  elle  enfantera; 
De  sa  Grotesque 
Boufonesque 
Tout  le  monde  se  rira. 

«  Après  ce  récit  (continue  le  livret,  dont  je  conserve  le  style  et  l'orthographe), 
entra  un  habillé  en  sage-femme,  qui,  sur  un  air  de  ballet  assez  propre,  fit  im 
tour  de  la  salle;  incontinent  parut  une  grande  et  grosse  femme,  richement  ha- 
billée, farcie  de  toutes  sortes  de  babioles,  comme  miroirs,  pignes,  tabourins, 
mouhnets  et  autres  choses  semblables.  De  ce  colosse,  la  sage-femme  tira  quatre 

(1)  Lettres  de  Malherbe,  p.  21;  Paris,  Biaise,  1833. 


iH  DAME  GIGOGNE-MARIONNETTE. 

astrologues,  avec  des  sphères  et  compas  à  la  main,  qui  dancèrent  entre  eux  un 
ballet  et  donnèrent  aux  dames  un  almanach  qui  prédit  tout  et  davantî^e,  puis 
se  retirèrent.  Et  d'elle  sortirent  encore  quatre  peintres,  qui  dancèrent  un  autre 
ballet,  et  chacun  en  cadence  faisait  semblant  de  peindre,  ayant  en  la  main  ba- 
guette, palette  et  pinceaux.  Et,  comme  ils  se  retiroient,  sortirent  de  cette  grande 
femme  quatre  opérateurs,  ayant  une  petite  baie  au  col,  comme  celle  que  por- 
tent ordinairement  les  petits  merciers,  au  milieu  de  laquelle  il  y  avoit  une 
cassolette  et  le  reste  garni  de  petites  phioles  pleines  d'eau  de  senteur,  qu'en 
dançant  ils  donnoient  aux  dames,  avec  quelques  certaines  recettes  imprimées 
pour  toutes  sortes  de  maladies.  Sur  la  fin  du  ballet,  sortit  de  ce  monstre  quatre 
couppeurs  de  bourses,  qui  se  firent  arracher  les  dents,  et  au  même  instant  leur 
coupoient  la  bourse.  Comme  ils  eurent  dancé  quelques  pas  ensemble,  les  opé- 
rateurs se  retirèrent  et  les  couppeurs  de  bourses  continuèrent  à  dancer  fort 
dispostement  un  ballet  qui  finissoit  à  gourmades.  Après  qu'ils  furent  sortis  de 
la  compagnie  et  que  chacun  eut  donné  ses  vers,  entra  un  Mercure,  richement 
habillé,  avec  un  luth  à  la  main,  qui  récita  le  sujet  de  la  grande  mascarade...  (1).» 

C'est  bien  là  assurément  dame  Gigogne  en  personne;  mais  à  quelle 
époque  ce  caractère  a-t-il  passé  des  ballets  du  Louvre  et  de  la  Comédie- 
Française  dans  les  boutiques  de  marionnettes?  Il  est  probable  que  ce 
fut  au  moment  où  ce  personnage  jouissait  de  la  plus  grande  vogue  et 
avant  sa  retraite  de  l'hôtel  de  Bourgogne  (2).  Ce  fut  donc  un  peu  avant 
1669  que  dame  Gigogne  a  dû  commencer  à  partager  avec  Polichinelle 
la  royauté  des  marionnettes. 

(1)  Recueil  des  plus  excellens  ballets  de  ce  tems,  p.  55-58;  Paris,  1812,  in-8<>. 

(2)  Dame  Gigogne  s'est  montrée  encore  quelquefois  sur  les  grands  théâtres  de  Paris, 
notamment  en  1710  à  l'Opéra,  dans  le  ballet  des  Fêtes  vénitiennes,  entre  ses  deux  com- 
pagnons Polichinelle  et  Arlequin.  Nous  l'avons  vue  encore  en  1843,  dans  un  vaudeville- 
parade  de  MM.  Carmouche  et  Brisebarre,  iatitulé  la  Mère  Gigogne. 


VI. 


PIEMIERS  JOUEURS  DE  MARIONNETTES.  —  LIS  DEUX  BRIOCHE. 


Les  plus  anciens  maîtres  de  marionnettes  dont  le  nom  soit  resté  dans 
la  mémoire  des  amateurs  sont  les  deux  Brioctié.  Suivant  une  tradition 
recueillie  par  Brossette ,  Jean  Brioché  exerçait ,  dès  le  commencement 
du  règne  de  Louis  XIV,  la  double  profession  d'arracheur  de  dents  et 
de  joueur  de  marionnettes,  au  bas  du  Pont-Neuf,  en  compagnie  de 
son  illustre  singe  Fagotin.  Je  m'applaudis  de  pouvoir  augmenter  la 
biographie  de  cet  Eschyle  burlesque  de  plusieurs  détails  inédits  ou 
peu  connus.  D'abord,  la  mazarinade  dont  j'ai  parlé  jette  quelque  jour 
sur  les  débuts  de  sa  carrière.  En  effet,  le  Polichinelle  signataire  sup- 
posé de  la  Lettre  à  Jules  Mazarin  est  bien  probablement  le  pantin  que 
Jean  Brioché  faisait  manœuvrer  au  bas  du  Pont-Neuf,  ou,  ce  qui  revient 
au  même,  près  la  Porte  de  Nesle,  laquelle  était  encore  debout  en  1649. 
Je  suis  loin  d'accuser  Jean  Brioché  ou  Briocci ,  qui  était  peut-être  le 
compatriote  et  l'obligé  de  Mazarin,  d'avoir  écrit  ce  libelle  en  vufe 
d'abriter  sa  popularité  menacée.  Je  crois  et  je  veux  croire,  pour  l'hon- 
neur des  marionnettes,  qu'un  frondeur  anonyme  a  fait  parler  le  Poli- 
chinelle de  la  porte  de  Nesle,  comme  d'autres  la  Samaritaine,  le  Che- 


136  POLICHINELLE  ET  MAZARIN. 

val  de  bronze,  etc.,  etc.  Dans  tous  les  cas,  les  discours  prêtés  au  pe- 
tit Ésope  du  Pont-Neuf  prouvent  que  son  maître  et  lui  étaient  déjà 
fort  considérés  et  aimés  dans  Paris,  et  que  Brioché  venait  d'être  admis 
aux  privilèges  de  la  bourgeoisie  parisienne  et  reçu  même  dans  les  rangs 
de  la  garde  urbaine.  «  Je  puis,  dit-il,  me  vanter  sans  vanité ,  messire 
Jules,  que  j'ai  esté  toujours  mieux  venu  que  vous  du  peuple  et  plus 
considéré  de  lui,  puisque  je  lui  ai  tant  de  fois  ouy  dire  de  mes  propres 
oreilles  :  «  Allons  voir  Polichinelle  !  »  et  personne  ne  lui  a  jamais  ouy 
dire:  «Allons  voir  Mazarin...  »  C'est  ce  qui  fait  que  l'on  m'a  reçu 
comme  un  noble  bourgeois  dans  Paris,  et  vous,  au  contraire,  on  vous 
a  chassé  comme  un  p....x  d'église.  »  Je  préviens  une  fois  pour  toutes 
les  personnes  délicates  qui  veulent  bien  me  lire  qu'il  faut  pardonner 
quelques  licences  au  jargon  de  Polichinelle. 

Vers  cette  époque,  le  lunatique  Cyrano  de  Bergerac,  ayant  pris  Fa- 
gotin  pour  un  laquais  qui  lui  faisait  la  grimace,  le  tua  d'un  coup  d'é- 
pée,  ce  qui  donna  lieu  à  une  facétie  intitulée  :  Combat  de  Cirano  [sic] 
de  Bergerac  contre  le  singe  de  Brioché.  Cet  opuscule,  précédé  d'une  dé- 
dicace en  vers  à  feu  Cyrano ,  a  dû  être  imprimé  peu  de  temps  après 
sa  mort,  arrivée  en  1635  (1).  Cet  opuscule,  à  vrai  dire,  et  l'anecdote 
elle-même  pourraient  bien  n'être  qu'un  badinage  destiné  à  railler 
l'humeur  querelleuse  de  Cyrano ,  grand  ferrailleur,  à  ce  qu'assurent 
tous  les  contemporains.  «  Sonnez,  qu'il  avait  tout  défiguré,  lui  a  fait 
tuer  plus  de  dix  personnes.  Il  ne  pouvait  souffrir  qu'on  le  regardât,  et, 
le  cas  échéant,  il  fallait  aussitôt  mettre  l'épée  à  la  main  (2).  »  La  mé- 
prise de  Cyrano  paraîtra  pourtant  un  peu  moins  incroyable  quand  on 
connaîtra  le  signalement  et  le  costume  du  fameux  singe.  «  Il  étoit 
grand  comme  un  petit  homme  et  bouffon  en  diable,  dit  l'auteur  du 
Combat  de  Cirano;  son  maître  l'avoit  coiffé  d'un  vieux  vigogne  dont 
un  plumet  cachoit  les  fissures  et  la  colle;  il  luy  avoit  ceint  le  cou 
d'une  fraise  à  la  Scaramouche;  il  luy  faisoit  porter  un  pourpoint  à  six 
basques  mouvantes,  garni  de  passemens  et  d'aiguillettes,  vêtement 
qui  sentoit  le  laquéisme;  il  lui  avoit  concédé  un  baudrier  d'où  pendoit 

(1)  Ce  petit  livre  est  rare,  quoiqu'il  ait  eu  plusieurs  éditions.  J'ignore  la  date  de  la 
première;  il  a  été  réimprimé  de  nos  jours  sur  celle  de  1704;  on  en  cite  une  autre  de  1707. 

(2)  Ménagiana,  t.  III,  \\'î\'',  r 


JEAN  BRIOCHÉ  ET  LE  DAUPHIU.  137 

une  lame  sans  pointe  (1).  »  C'est  cette  lame  que  la  pauvre  bête  eut  le 
maltieur  de  dégainer  devant  cet  enragé  de  Cyrano.  Quoi  qu'il  en  soit, 
si  Fagotin  a  succombé  dans  ce  duel  inégal,  son  nom  et  son  emploi  lui 
ont  survécu;  Fagotin  a  été,  jusqu'aux  dernières  années  du  xvn«  siè- 
cle ,  le  compagnon  obligé  de  tout  bon  joueur  de  marionnettes.  Loret, 
décrivant  toutes  les  merveilles  de  la  foire  Saint- Germain  de  l'année 
1664,  n'oublie  pas  de  citer 

Entre  cent  et  cent  batelages, 
Les  fagotins  et  les  guenons. 

Mais  qu'ai-je  besoin  d'alléguer  Loret  et  sa  Gazette  en  vers?  La  Fontaine 
a  loué  les  tours  de  Fagotin  dans  sa  fable  de  la  Cour  du  Lion,  et  la  rail- 
leuse Dorine  promet  à  l'heureuse  femme  de  Tartufe  qu'elle  pourra 
avoir  au  carnaval 

Le  bal  et  la  gran'branle,  à  savoir  deux  musettes, 
Et  parfois  Fagotin  et  les  marionnettes. 

Le  singe  de  Brioché  a  eu,  comme  nous  verrons  plus  tard,  un  succes- 
seur illustre  dans  le  singe  de  Nicolet. 

Cette  année  1669  (l'année  du  Tartufe),  Brioché  fut  appelé  à  l'honneur 
d'amuser  à  Saint-Germain-en-Laye  le  dauphin  et  sa  petite  cour.  La 
mention  d'une  somme  assez  ronde  payée  à  Brioché,  le  bateleur  popu- 
laire, pour  cet  office  aristocratique,  se  trouve  consignée  dans  les  regis- 
tres du  trésor  royal,  année  1669,  folio  U  :  «A  Brioché,  joueur  de  ma- 
rionnettes, pour  le  séjour  qu'il  a  fait  à  Saint-Germain-en-Laye  pendant 
les  mois  de  septembre,  octobre  et  novembre  1669,  pour  divertir  les 
Enfans  de  France,  1 ,365  livres,  »  et  au  folio  47  on  lit  une  seconde  men- 
tion de  même  nature,  qui  s'applique  à  un  autre  joueur  de  marion- 
nettes, François  Daitelin,  dont  nous  ne  savions  rien  jusqu'ici,  si  ce 
n'est  qu'il  avait  obtenu,  en  1657,  une  permission  du  lieutenant  civil 
pour  montrer  des  marionnettes  à  la  foire  Saint-Germain.  Voici  ce  qui 
le  concerne  :  «  A  François  Daitelin,  joueur  de  marionnettes,  pour  le 
paiement  de  cinquante-six  journées  qu'il  est  demeuré  à  Saint-Germain- 

(1)  Voyei  Combat,  etc.,  p.  10. 


138  B0S8CET  ET  LES  nARIONNETTES. 

en-Laye  pour  divertir  monseigneur  le  dauphin,  à  raison  de  20  livres 
par  jour,  depuis  le  17  juillet  jusqu'au  15  août  1669,  et  de  15  livres  par 
jour  pendant  les  derniers  jours  dudit  mois,  820  livres  (1).  »  11  ressort 
deux  choses  de  ces  documens  :  d'abord,  que  le  jeune  prince,  alors  âgé 
de  neuf  ans,  avait  un  goût  vraimentexcessif  pour  Polichinelle,  ensuite 
que  le  répertoire  des  marionnettes  de  Daitelin  et  de  Brioché  devait 
être  extrêmement  varié,  pour  avoir  pu  amuser  le  dauphin  et  sa  jeune 
cour  pendant  six  mois  presque  consécutifs.  On  peut  douter  que  Bossuet, 
nommé  l'année  suivante  (1670)  précepteur  du  royal  héritier,  ait  permis 
à  son  auguste  élève  de  cultiver  aussi  assidûment  ce  genre  de  récréation. 

A  ce  propos,  je  dois  dire,  à  mon  grand  regret,  que  Bossuet  traitait 
nos  petits  comédiens  de  bois  aussi  durement  que  les  comédiens  vivans; 
Polichinelle  lui  était  aussi  antipathique  que  Molière.  11  existe  de  cette 
disposition  un  peu  atrabilaire  du  grand  prélat  une  preuve  irrécusable 
dans  sa  correspondance.  Le  18  novembre  1686,  l'année  même  de  la  ré- 
vocation de  redit  de  Nantes,  qui  allait  susciter  bien  d'autres  affaires, 
Bossuet  déférait  les  marionnettes  de  son  diocèse  aux  rigueurs  de  M.  de 
Vernon,  procureur  du  roi  au  présidial  de  Meaux  :  «  Il  n'y  a  rien,  mon- 
sieur, de  plus  important,  lui  écrivait-il,  que  d'empêcher  les  assem- 
blées et  de  châtier  ceux  qui  excitent  les  autres »  (11  s'agissait  des 

protestans,  et  surtout  des  ministres,  qui  commençaient  à  remuer.) 
Puis  il  ajoute  :  «  Pendant  que  vous  prenez  tant  de  soin  à  réprimer  les 
mal-convertis,  je  vous  prie  de  veiller  aussi  à  l'édification  des  catholi- 
ques, et  d'empêcher  les  marionnettes,  où  les  représentations  hon- 
teuses, les  discours  impurs  et  l'heure  même  des  assemblées  porte  au 
mal.  Il  m'est  bien  fâcheux,  pendant  que  je  tâche  à  instruire  le  peuple 
le  mieux  que  je  puis,  qu'on  m'amène  de  tels  ouvriers,  qui  en  détruisent 
plus  en  un  moment  que  je  n'en  puis  édifier  par  un  long  travail  (2).  » 

Que  reprochait  donc  l'illustre  évêque  à  ces  pauvres  petites  marion- 
nettes? Tout  au  plus  quelques  drôleries  sans  conséquence,  quelques 
retours  à  la  verve  gauloise,  quelques  traits  dans  le  goût  des  franches 
repues  de  Villon.  Un  véritable  modèle  d'élégance  fine  et  correcte ,  le 

(1)  Je  dois  la  communication  de  ces  deux  pièces  à  M.  Floquet,  qui  les  a  glanées  dans 
les  riches  écartons  de  Colbert. 

(2)  Bossuet,  Œuvres  complètes,  tome  XLII ,  p.  578,  édition  Lebel. 


DANSES  GAILLARDES  DES  MARI0M1ETTES.  139 

comte  Antoine  Hamilton ,  dans  une  lettre  mêlée  de  vers  et  de  prose, 
adressée  à  la  jeune  princesse  d'Angleterre,  fille  de  Jacques  II,  nous 
donne  la'mesure  de  ces  peccadilles  que  Bossuet  traite  si  sévèrement. 
Hamilton  décrit  la  fête  patronale  de  Saint-Germain-en-Laye.  a  Ayant, 
dit-il ,  suivi  la  route  jusqu'à  cet  espace  qui  sépare  les  deux  châteaux, 
j'y  trouvai  la  ville  et  les  faubourgs,  c'est-à-dire  tous  les  habitans  de 
Saint-Germain  et  du  Pec;  toute  cette  population  sortoit  du  spectacle  : 

Or  blanchisseuses  et  soubrettes, 
Du  dimanche  dans  leurs  habits, 
Avec  les  laquais,  leurs  amis 
(Cai"  blanchisseuses  sont  coquettes), 
Venoientde  voir,  ajuste  prix, 
La  troupe  des  marionnettes. 
Pour  trois  sols  et  quelques  deniers, 
On  leur  fit  voir,  non  sans  machine. 
L'enlèvement  de  Proserpine, 
Que  l'on  représente  au  grenier. 
Là  le  fameux  Polichinelle, 
Qui  du  théâtre  est  le  héros. 
Quoiqu'un  peu  libre  en  ses  propoSy 
Ne  fait  point  rougir  la  donzelle 
Qu'il  divertit  par  ses  bons  mots  (1).  » 

Cependant ,  pour  ne  rien  cacher,  je  dois  dire  que  Leduchat ,  com- 
mentant un  passage  de  Rabelais,  nous  apprend  que  l'antiquaille,  que 
Panurge  veut  sonner  à  sa  dame,  était  une  ancienne  danse  fort  gail- 
larde, «  comme  la  housarde,  ajoute-t-il,  que,  depuis  peu  d'années,  on 
fait  danser  aux  marionnettes  françoises  (2).  »  Il  ne  nous  est  resté  de 
cette  saltation  soldatesque  que  la  scène  du  housard  qui  danse  en  se 
dédoublant,  etc.  Ces  gaillardises  n'empêchaient  pas  les  plus  honnêtes 
gens  d'avouer  hautement  leur  goiit  pour  les  marionnettes;  un  des 
membres  les  plus  spirituels  de  l'ancienne  Académie  française,  Charles 
Perrault,  n'a-t-il  pas  dit  ; 

(1)  Œuvres  d'Antoine  Hamilton,  tome  !«',  page  382.  Paris,  1825. 

(2)  CEuvreu  de  Rabelais,  liv.  II,  cbap.  21.  Edit.  varior.,  tomeiU,  page  481,  n.  7. 


140  JEAN  BRIOCHÉ  PRIS  POUR  SORCIER. 

Pour  moi,  j'ose  poser  en  fait 
Qu'en  de  certains  momens  l'esprit  le  plus  parfait 
Peut  aimer  sans  rougir  jusqu'aux  marionnettes, 

Et  qu'il  est  des  temps  et  des  lieux 

Où  le  grave  et  le  sérieux 
Ne  valent  pas  d'agréables  sornettes  (1)? 

Les  plaisanteries  que  Brioché  prêtait  à  ses  petits  acteurs  étaient  fort 
goûtées  des  Parisiens.  Un  mécanicien  anglais,  de  passage  à  Paris,  avait 
trouvé  le  moyen  de  faire  mouvoir  les  marionnettes  par  des  ressorts  et 
sans  cordes;  «  mais,  dit  Brossette,  on  leur  préférait  celles  de  Brioché, 
à  cause  des  plaisanteries  qu'il  leur  faisoit  dire  (2).  » 

De  toute  la  troupe  de  Brioché ,  nous  ne  connaissons  certainement 
que  Polichinelle,  et  de  tant  de  pièces  jouées  devant  le  dauphin,  nous 
ne  pouvons  citer  avec  assurance  un  seul  titre.  Polichinelle  avait-il 
déjà  pour  compagnons  et  pour  partenaires  sa  femme  Jacqueline,  le  chien 
Gobe-mouche,  le  commissaire,  l'archer,  l'apothicaire,  le  bourreau,  le 
diable  enfin?  J'ai  dit  déjà  que  je  le  pensais,  et  une  anecdote  consignée 
dans  plusieurs  ouvrages,  mais  racontée  d'original,  je  crois,  dans  le 
Combat  de  Cirano,  m'affermit  dans  cette  opinion.  L'auteur  de  ce  facé- 
tieux opuscule,  pour  glorifier  ce  qu'il  appelle  «  les  machines  briochines, 
que  certains  prenoient  pour  personnes  vivantes,»  rapporte,  dans  le  style 
extravagant  du  Voyage  dans  la  lune,  une  aventure  arrivée  à  Brioché  : 

«  Il  se  mit,  dit-il,  un  jour  en  tête  de  se  promener  au  loin,  avec  son  petit 
Ésope  de  bois  remuant,  tournant,  virant,  dansant,  riant,  parlant,  etc.  Cet  hé- 
téroclite marmouzet,  disons  mieux,  ce  droliûque  bossu,  s'appeloit  Polichinelle. 
Son  camarade  se  nommoit  Voisin.  (N'était-ce  pas  plutôt  le  voisin,  le  compère 
de  Polichinelle?)  Après  qu'il  se  fut  présenté  en  divers  bourgs  et  bourgades,  il 
piétina  en  Suisse,  dans  un  canton,  où  l'on  connoissoit  les  Marions  et  point  les 
marionnettes.  Polichinelle  ayant  montré  son  minois,  aussi  bien  que  sa  séquelle, 
en  présence  d'un  peuple  brûle-sorcier,  on  dénonça  Brioché  au  magistrat.  Des 
témoins  attestoient  avoir  ouy  jargonner,  parlementer,  deviser  de  petites  figures 
qui  ne  pouvoient  estre  que  des  diables.  On  décrète  contre  le  maistre  de  cette 

(l)  Conte  de  Peau-d'Ane. 

{■2)  Commentaire  sur  ia  VII^  épître  de  Boileau. 


MARIONNETTES  DE  FRANÇOIS  BRIOCHÉ.  \M 

troupe  de  bois  animée  par  des  ressorts.  Sans  la  rhétorique  d'un  homme  d'es- 
prit, on  auroit  condamné  Brioché  à  la  grillade  dans  la  grève  de  ce  pays-là, 
s'il  y  en  a  une.  On  se  contenta  de  dépouiller  les  marionnettes,  qui  montrèrent 
leur  nudité  (1).  »  Opoverette! 

On  n'était  pas  bien  loin  de  cette  excessive  naïveté  à  Paris  même  en 
4666,  si  nous  en  croyons  l'auteur  du  Roman  bourgeois  : 

«  Le  laquais,  dit-il,  s'en  retourna  sans  réponse.  Son  maître  lui  demanda  où 
il  s'étoit  amusé  si  long-temps  :  —  Je  me  suis  airêté  à  voir  de  petites  demoi- 
selles pas  plus  hautes  que  cela,  dit  le  laquais  en  montrant  la  hautetir  de  son 
coude,  que  tout  le  monde  regardoit  au  bout  du  Pont-Neuf,  et  qui  se  battoient.  — 
Or,  ce  beau  spectacle  qu'il  avoit  veu  estoit  la  montre  des  marionnettes,  qu'il 
croyoit  ingénument  estre  de  chair  et  d'os  (2)...  » 

On  ne  sait  pas  précisément  en  quelle  année  Jean  Brioché  abdiqua  la 
direction  de  ses  tréteaux  en  faveur  de  son  fils  François,  ou,  comme 
l'appelait  familièrement  le  peuple  de  Paris,  Fanckon.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  fils,  suivant  Brossette,  surpassa  encore  le  père  dans  le  noble 
métier  de  faire  agir  et  parler  agréablement  ses  marionnettes.  Boileau, 
dans  sa  vu*  épître  adressée  à  Racine  en  1677,  a  immortalisé  le  second 
Brioché  : 

Et  non  loin  de  la  place  où  Brioché  préside... 

Cette  place  était  située  à  l'extrémité  nord  de  la  rue  Guénégaud,  alors 
nouvellement  construite;  «  les  marionnettes  de  Fanchon,  dit  Brossette, 
jouoient  sur  cette  place,  dans  un  endroit  nommé  le  Château-Gaillard.  » 
Cependant  François  Brioché  paraît  avoir  été,  vers  cette  époque,  un 
peu  troublé  dans  son  domicile.  Sans  quitter  les  environs  du  Pont-Neuf, 
il  semble  avoir  voulu  émigrer  sur  l'autre  rive.  Une  lettre  inédite  de 
Colbert  au  lieutenant-général  de  police,  datée  du  16  octobre  4676,  con- 

(!)  L'abbé  d'Artigny  raconte  aussi  cette  aventure,  dont  il  place  la  scène  à  Soleure.  Ce 
fut,  suivant  lui,  à  M.  Dumon,  capitaine  au  régiment  des  Suisses,  alors  en  tournée  de 
recrutement,  que  Brioché  dut  sa  liberté.  Voyez  Nouveaux  Mémoires  d'histoire,  de  poli- 
tique et  de  littérature,  t.  V,  p.  IM  et  suiv. 

(8)  Furetière,  le  Roman  bourgeois,  Cl.  Barbin,  1666,  p,  188  et  soir. 


449  COLBEBT  ET  BRIOCHÉ. 

tient  ce  qui  suit  :  «  Le  nommé  Brioché  s'estant  plaint  au  roy  des  def- 
l'onses  qui  lui  ont  esté  faites  par  le  commissaire  du  quartier  Saint-Ger- 
main-l'Auxerrois  d'y  jouer  des  marionnettes,  sa  majesté  m'a  ordonné 
de  vous  dire  qu'elle  veut  bien  lui  permettre  cet  exercice,  et  que,  pour 
cet  effet,  vous  ayez  à  lui  assigner  le  lieu  que  vous  jugerez  le  plus  à  pro- 
pos (1).  »  On  voit  que  Brioché  avait  conservé  de  puissans  amis  en  cour. 
Nous  trouvons  François  encore  établi  près  du  Pont-Neuf  en  1695. 
Après  le  brillant  succès  du  Joueur,  le  poète  sans  fard,  Gascon,  adressa 
à  Regnard  une  épître  demi-louangeuse  et  demi-satirique,  où  il  l'en- 
gage à  rompre  tout  commerce  avec  ses  collaborateurs  forains,  et  ren- 
voie ceux-ci  à  Brioché  et  aux  marionnettes  : 

Que  je  vous  plains,  Dancourt,  De  Brie  et  Dufréni! 
Portant  à  Brioché  vos  pointes  à  la  glace. 
Allez  sur  le  Pont-Neuf  charmer  la  populace  (2). 

Ce  pauvre  Brioché  était ,  comme  on  voit ,  le  point  de  mire  de  tous 
les  beaux-esprits  caustiques.  La  célébrité  de  son  nom  fit  de  ses  marion- 
nettes un  lieu  commun  satirique.  Le  poète  Lainez ,  annonçant  dans 
une  épigramme,  d'ailleurs  assez  froide,  qu'il  renonce  aux  muses  sé- 
vères et  qu'il  enferme  sous  quatre  clés  Horace,  Boileau  et  le  bon  goût, 
pour  chercher  des  succès  faciles,  ajoutait  ironiquement  que 

Brioché,  Linière  et  Dancourt 

Lui  montroient  le  grand  art  de  plaire  (3),  * 

grand  art,  en  effet,  quand  on  l'atteint,  fût-ce  en  compagnie  de  Brioché! 
Au  reste,  faciles  ou  non,  les  succès  des  deux  Brioché  ont  été  éclatans, 
soutenus,  fructueux,  et  leur  ont  suscité  de  nombreuses  et  redoutables 
concurrences.  Je  vais  faire  connaître  les  plus  célèbres  de  leurs  rivaux. 

(1)  Cette  lettre  se  trouvera  dans  le  tome  second  de  la  Correspondance  administrative 
sous  Louis  X/Kdont  M.  Depping  a  déjà  publié  le  premier  volume  dans  la  Collection  des 
documens  historiques.  Le  second  est  sous  presse. 

(â)  Voyez  les  Poésies  du  poète  sans  fard,  à  Libreville,  chez  Paul  Disant- Vray,  à  l'an- 
tique miroir  qui  ne  flatte  point;  t698.  Épître  xii,  v.  15  et  suiv. 

(3)  Poésies  de  Lainez,  épigramme  23^;  La  Haye,  1753.  Ce  poète  mourut  en  1710. 


VII. 

FIGURES  DE  BENOÎT.  —  PYGMÉES  ET  BAMBOCHES. 


Outre  Daitelin  et  le  mécanicien  anglais  mentionné  par  Brossette,  il 
s'éleva  dans  Paris  divers  concurrens  aux  bonnes  marionnettes  du  Pont- 
Neuf.  En  1668,  Archambault,  Jérôme,  Arthur  et  Nicolas  Féron,  dan- 
seurs de  corde  associés  et  directeurs  de  marionnettes,  obtiennent  du 
lieutenant  de  police  l'autorisation  de  construire  une  loge  au  jeu  de 
paume  du  nommé  Cercilly,  à  l'enseigne  de  la  Fleur  de  lys.  On  cite  en- 
core un  privilège  semblable  accordé  à  François  Bodinière  (l). 

Vers  le  même  temps,  un  sieur  Benoît,  surnommé  du  Cercle,  fit  une 
fortune  considérable  en  montrant  des  figures  de  cire  qui  offraient  des 
portraits  de  souverains  et  de  personnes  célèbres.  Je  ne  parle  de  ces 
figures  que  parce  que  La  Bruyère,  dans  le  court  passage  qu'il  leur  con- 
sacre, leur  a  donné  le  nom  de  marionnettes  (2).  Elles  ont  été,  pour 
M"»"  de  Sévigné,  l'occasion  d'un  mot  charmant  :  «  Si,  par  miracle,  dit- 

(1)  Mémoire  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Foire  (par  les  frères  Parfait),  Introd.,  p.  xlvi. 
{%)  Voyez  les  Caractères  de  La  Bruyère;  Des  Jugements,  §  21,  t.  II,  p.  457,  édition  de 
M.  Walckenaer.  Cetts  expression  peut  faire  SDppos«r  qu'elles  étaient  jnobiles. 


444  MARIONNETTES  DE  LA  GRILLE. 

elle  à  sa  fille,  vous  étiez  hors  de  ma  pensée,  je  serois  vide  de  tout, 
comme  une  figure  de  Benoît  (1).  » 

En  1676,  un  nommé  La  Grille  tenta  une  plus  ambitieuse  concur- 
rence contre  le  spectacle  de  Brioché,  ou  plutôt  contre  le  privilège  de 
l'Opéra;  je  veux  parler  du  théâtre  des  Pygmées,  qui  devint,  l'année 
d'après,  le  théâtre  des  Bamboches.  Aucun  des  historiens  de  notre  scène 
n'a  connu  le  théâtre  des  Pygmées,  et  ceux  qui  ont  parlé  de  celui  des 
Bamboches  se  sont  étrangement  fourvoyés.  L'abbé  Du  Bos  a  été  la  pre- 
mière cause  de  ces  erreurs  en  signalant  de  mémoire  l'établissement 
à  Paris,  en  1674,  d'un  nouveau  spectacle  d'origine  italienne,  dirigé 
*  par  le  sieur  La  Grille,  et  qui,  sous  le  nom  de  Théâtre  des  Bamboches, 
eut  un  assez  beau  succès  pendant  deux  hivers.  «  C'étoit,  ajoutait-il,  et 
cela  seul  était  exact,  un  opéra  ordinaire,  avec  la  différence  que  la  partie 
de  l'action  s'exécutoit  par  de  grandes  marionnettes,  qui  faisoient  sur  le 
théâtre  les  gestes  convenables  au  récit  que  chantoient  les  musiciens, 
dont  la  voix  sortoit  par  une  ouverture  ménagée  dans  le  plancher  de 
la  scène  (2).  »  L'auteur  du  Journal  manuscrit  de  la  Comédie-Française, 
compilation  presque  toujours  dénuée  de  critique,  mentionne,  à  l'année 
1676,  le  succès  d'une  tragi-comédie  représentée  par  la  troupe  royale  de 
l'hôtel  de  Bourgogne,  sans  se  douter  qu'il  s'agissait  d'une  troupe  de 
marionnettes  (3).  De  Visé  n'a  parlé  dans  le  Mercure  de  1674  et  167d 
ni  des  Pygmées  ni  des  Bamboches,  par  l'excellente  raison  qu'ils  n'exis- 
taient point;  mais  il  ne  parle  pas,  en  1676,  du  théâtre  des  Pygmées 
qui  existait.  Ce  n'est  que  dans  le  premier  trimestre  de  1677  qu'il  an- 
noiice  le  succès  des  Bamboches  au  Marais,  comme  une  nouveauté.  Les 
termes  singulièrement  énigmatiques  dont  il  se  sert  en  cette  occasion 
ont  fait  croire  au  chevalier  de  Mouhy  que  ces  petits  comédiens  étaient, 
non  pas  des  marionnettes,  mais  de  jeunes  acteurs  vivans  (4).  Voici  le 
passage  de  De  Visé  : 

{!)  Lettre  du  11  avril  1671. 

(2)  Réflexions  sur  la  Poésie  et  la  Peinture,  t.  III,  p.  241. 

(3)  Quelques  personnes  attribuent  cette  compilation  indigeste  aux  frères  Parfait  a 
tort,  je  crois.  Elle  est,  cependant,  précieuse  pour  tout  ce  qui  est  extrait  des  registres  de 
la  Comédie-Française. 

(4)  Tablettes  dramatiques,  p.  xx;  Paris,  1757,  in-8o. 


THEATRE  DES  PYGMÉES  ET  DES  BAMBOCHES.  H^ 

tt  II  ne  nous  reste  plus  qu'à  parler  du  théâtre  qu'on  a  nouvellement  omert 
au  Marais,  dont  les  acteurs  sont  appelés  Banboches  (sic).  Ce  mot  est  dans  la 
bouche  de  bien  des  gens,  qui  n'en  savent  pas  l'origine.  Banboche  est  le  nom 
(il  devait  dire  le  surnom)  d'un  fameux  peintre  qui  ne  faisoit  que  de  petites 
figures  que  les  curieux  appeloient  des  banboches  {{).  Je  n'ai  encore  rien  à  vous 
dire  de  celles  du  Marais;  mais  peut-être  que  si  on  les  laissoit  croître,  elles  fe- 
roient  parler  d'elles.  Elles  se  sont  déjà  perfectionnées;  elles  ne  dançent  pas  mal, 
mais  elles  chantent  trop  haut  pour  pouvoir  chanter  bien  long- temps,  et,  si  on 
devient  considérable  quand  on  commence  à  se  faire  craindre,  il  faut  qu'elles 
aient  plus  de  mérite  que  le  peuple  de  Paris  ne  leur  en  a  cru;  mais  tout  fait 
ombrage  à  qui  veut  régner  seul.  Cependant  il  est  très  certain  que,  lorsqu'on 
travaille  trop  ouvertement  à  détruire  de  méchantes  choses,  on  les  fait  toujours 
réussir  (2).»  nbai  r 

Cet  amphigouri  et  surtout  la  phrase,  «  ces  petites  figures  chantent 
trop  haut  pour  pouvoir  chanter  bien  long-temps,  »  pourraient  faire 
supposer  que  les  bamboches  du  Marais  visaient  à  la  critique  des 
hommes  haut  placés  et  à  la  satire  des  affaires  de  l'état.  11  n'en  était 
rien;  en  relisant  ce  passage  avec  attention,  on  voit  qu'il  ne  s'agit,  dans 
ces  remarques  entortillées,  que  de  la  jalousie  maladroite  de  l'Opéra, 
qui  prenait  ombrage  des  moindres  choses,  et  se  croyait  menacé  même 
par  des  pantins  chantans  et  dansans.  Voici  d'ailleurs  toute  la  vérité 
sur  ce  spectacle.  En  1676,  un  théâtre  de  marionnettes  hautes  de  quatre 
pieds  s'ouvrit  au  Marais,  sous  le  nom  de  Théâtre  des  Pygmées,  par 
une  pièce  en  cinq  actes,  intitulée  aussi  les  Pygmées.  Je  transcris  le  titre 
tel  qu'il  se  trouve  dans  le  programme  :  «  Les  Pygmées,  tragi-comédig 
en  cinq  actes  (le  directeur  se  garde  bien  d'employer  le  mot  opéra), 
ornée  de  musique ,  de  machines ,  de  changemens  de  théâtre ,  repré- 
sentée en  leur  hôtel  royal  {l'hôtel  royal  des  Pygmées!),  au  Marais  du 
Temple;  in-4°  avec  cette  épigraphe  : 

Cunctorum  est  novitas  gratissima  rerum  (3). 

(1)  Pierre  de  Laer,  peintre  hollandais,  mort  en  1675. 

(2)  Le  Nmiveau  Mercure  galant,  contenant  tout  ce  qui  s'est  passé  de  curieux  depuis  le 
l«r  janvier  jusqu'au  dernier  mars  1677. 

(3)  Beauchamp  a  inséré  le  titre  de  cet  opéra  composé  pour  les  marionnettes  dans  la 
liste  des  tragi-comédies  jouées  par  les  comédiens  du  Marais,  et  celte  lonrde  bévue  a  été 
naturellement  répétée  par  tous  ses  successeurs. 

10 


146  THÉÂTRE  DES  BAMBOCHES. 

Le  directeur  de  ces  marionnettes,  importées  d'Italie,  s'appelait  La 
Grille.  Le  programme  se  termine  ainsi  : 

«  Ce  qu'on  n'a  point  vu  jusqu'ici,  des  figures  humaines  de  quatre  pieds  de 
haut,  richement  habillées,  et  en  très  grand  nombre,  représenter  sur  un  vaste 
et  superbe  théâtre  des  pièces  en  cinq  actes,  ornées  de  musique,  de  ballets,  de 
machines  volantes,  de  changemens  de  décorations,  réciter,  marcher,  actionner^ 
comme  des  personnes  vivantes,  sans  qu'on  les  tienne  suspendues  :  c'est  ce  qu'on 
verra  désormais » 

La  seconde  pièce  jouée  sur  ce  théâtre  fut  un  opéra  féerique  intitulé 
les  Amours  de  Microton,  ou  les  Charmes  d'Orcan,  tragédie  enjouée. 
Cette  dénomination  absurde  est  changée  à  la  main,  dans  l'exemplaire 
que  j'ai  sous  les  yeux,  en  celle  de  pastorale  enjouée.  L'année  suivante 
(1677),  le  théâtre  des  Pygmées  prit  le  nom  de  Théâtre  des  Bamboches; 
mais  ces  ambitieuses  marionnettes  ne  tardèrent  pas  à  succomber  sous 
les  réclamations  de  l'Opéra,  confirmant  la  prophétie  du  Mercure  :  «  Elles 
chantent  trop  haut  pour  chanter  long-temps.  »  Nous  verrons  plus  tard 
d'autres  Pygmées  et  d'autres  Bamboches. 


vm. 


PREMIERS  JOUEURS  DE  MARIONNETTES  AUX    FOIRES  SAlNT-GEHMAlK 
ET  SAINT-LAURENT. 


Ce  sont  surtouUes  foires  Saint-Germain  et  Saint-Laurent  qui  ont  été 
le  berceau,  et,  à  partir  de  1697,  la  vraie  patrie  des  marionnettes.  L'ori- 
gine de  ces  deux  célèbres  enceintes,  lieux  de  franchise  ouverts  au  com- 
merce et  à  l'industrie,  se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  La  foire  Saint-Ger- 
main ,  qu  i ,  au  xvii*  siècle ,  commençait  à  la  Pur iflcat  ion  et  durait  j usqu'au 
dimanche  des  Rameaux,  occupait  l'emplacement  où  se  trouve  le  mar- 
ché actuel.  La  foire  Saint-Laurent,  qui  s'ouvrait  la  veille  de  la  Saint- 
Laurent,  et  se  terminait  à  la  Saint-Michel ,  le  29  septembre  (1),  se  tint 
dabord  extra  muros,  entre  Paris  et  le  Bourget,  puis,  à  partir  de  1662, 
entre  les  rues  du  Faubourg-Saint-Denis  et  du  Faubourg-Saint-Maiiin. 
n  était  naturel  que  les  marchands,  intéressés  à  attirer  la  foule,  aient  de 
bonne  heure  appelé  près  d'eux  des  saltimbanques.  On  ne  trouve  pour- 
tant aucun  indice  de  jeux  de  théâtres  à  la  foire  Saint-Germain  avant  l'an- 

(1)  La  darée  des  deux  foires  a  beaucoup  varié;  on  peut  voir  rhistoire  de  oes  ckaiife- 
mens  dans  les  Antiquités  de  Paris,  par  Sauvai. 


148  PREMIÈRES  MARIONNETTES  DE  LA  FOIRE  SAINT-GERMAIN. 

née  io9o.  Une  sentence,  rendue  le  5  féirierpar  le  lieutenant  civil,  sur 
la  plainte  des  maîtres  de  la  Passion,  permit  à  une  troupe  de  comédiens 
de  province  de  continuer  leurs  représentations  dans  le  préau  de  la  foire 
011  ils  s'étaient  établis,  à  charge  de  payer  auxdits  maîtres  deux  écus 
par  an  (i).  Les  frères  Parfait  pensent,  avec  beaucoup  de  vraisemblance, 
que  les  marionnettes  ont  précédé  dans  les  deux  foires  tous  les  autres 
spectacles  (2);  mais  ils  n'ont  point  apporté  de  preuves  à  l'appui  de  cette 
assertion. 

Dans  un  mémoire  publié  par  le  lieutenant  de  police,  M.  de  la  Reynie, 
contre  le  seigneur-abbé  de  Saint-Germain-des-Prés,  à  l'occasion  de  la 
juridiction  de  cette  foire,  il  est  établi  qu'en  1646  le  lieutenant  civil 
Aubray  accorda  à  des  danseurs  de  corde  et  maîtres  de  marionnettes 
l'autorisation  déjouer  à  la  foire  Saint-Germain.  11  est  possible,  en  effet, 
que  le  lieutenant  civil  ne  soit  intervenu  qu'à  partir  de  cette  époque 
dans  la  police  de  la  foire;  mais  il  est  certain  que  des  autorisations  an- 
térieures ont  dû  être  données  à  des  joueurs  de  marionnettes  par  les 
seigneurs-abbés.  Ainsi,  Scarron,  qui,  en  16i3,  adressa  à  Gaston  des 
stances  où  sont  décrits  avec  agrément  les  divers  spectacles  de  cette 
foire,  fait  une  mention  expresse  des  marionnettes  : 

■    "*    '       Le  bruit  des  pénétrans  sifflets, 
Des  flûtes  et  des  flageolets, 
Des  cornets ,  hautbois  et  musettes , 
Des  vendeurs  et  des  acheteurs , 
Se  mêle  à  celui  des  sauteurs 
Et  des  tambourins  à  sonnettes, 
Aux  joueurs  de  maiionnettes 
Que  le  peuple  croit  enchanteurs...  (3). 

DeTons-nous  voir  dans  ce  dernier  vers  une  allusion  à  l'aventure  de 

(1)  Voyez  De  la  Mare,  Traité  de  la  Police,  tome  I ,  p.  440. 

(2)  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  spectacles  de  la  foire,  tomel,  Introd.,  p.  XL. 

(3)  Stances  de  Scarron  à  son  Altesse  royale.  Il  y  en  a  de  touchantes  sur  l'exil  de  son 
père  et  sur  la  paralysie  dont  il  commençait  d'être  atteint.  La  date  de  16i3,  que  j'assigne 
à  cette  pièce,  résulte  de  ce  qu'elle  me  paraît  avoir  été  composée  entre  U  mort  du  car- 
dinal de  Richelieu  et  celle  de  Louis  XIIL       :,^  ^  >  -  v  ,  , 


PREMIÈRES  MARIONNETTES  DE  LA  FOIRE  SAINT-GERMAIN.  i49 

Brioché  en  Suisse?  On  le  pourrait  croire.  Les  frères  Parfait  et  plusieurs 
autres  critiques  pensent  que  Brioché  avait  la  coutume  de  transporter 
ses  marionnettes  du  Pont-Neuf  à  la  foire  Saint-Germain  (i).  La  tradi- 
tion de  ce  fait  est  établie;  le  poète  Leraière  l'a  adoptée  dans  le  moins 
imparfait  de  ses  ouvrages  : 

Où  court  donc  tout  ce  peuple  au  bruit  de  ces  fanfares? 

Viens,  ma  muse  !  suivons  ces  juges  en  simaire  (2)  : 

Ils  ouvrent  dans  Paris  un  enclos  fréquenté. 

Asile  de  passage  au  marchand  présenté. 

Pour  fixer  en  ce  lieu  la  foule  vagabonde, 

Qui  s'écoule  sans  cesse  et  qui  sans  cesse  abonde. 

Vingt  théâtres  dressés  dans  des  réduits  étroits. 

Entre  des  ais  mal  joints,  sont  ouverts  à  la  fois. 

Il  en  est  un  surtout,  à  ridicule  scène. 

Fondé  par  Brioché,  haut  de  trois  pieds  à  peine; 

Pour  trente  magolins,  constans  dans  leurs  emplois. 

Petits  acteurs  charmans  que  Ton  taille  en  plein  bois. 

Trottant,  gesticulant,  le  tout  par  artifices. 

Tirant  leur  jeu  d'un  fil  et  leur  voix  des  coulisses. 

Point  soufflés,  point  siffles,  de  douces  mœurs;  entr'eux 

Aucune  jalousie,  aucun  débat  fâcheux. 

Cinq  ou  six  fois  par  jour,  ils  sortent  de  leur  niche. 

Ouvrent  leur  jeu  :  jamais  de  rhumes  sur  l'affiche. 

Grand  concours;  on  s'y  presse,  et  ces  petits  acteurs, 

Fêtés,  courus,  claqués  par  petits  spectateurs. 

Ont  pour  premier  soutien  de  leurs  scènes  bouffonnes 

Le  suffrage  éclatant  des  enfans  et  des  bonnes  (3). 

Ce  dernier  trait  et  celui  qu'y  a  ajouté  M.  Amault  dans  sa  jolie  fable, 
le  Secret  de  Polichinelle, 

Les  Roussel  passeront,  les  Janots  sont  passés, 
Lui  seul,  toujours  de  mode,  à  Paris  comme  à  Rome, 
Peut  se  prodiguer  sans  s'user; 

(1)  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  spectades  de  la  foire,  tome  I,  Introd.,  p.  XL. 

(2)  Les  magistrats  faisaient  en  grande  pompe  l'ouverture  des  deux  foires. 

(3)  Les  Fastes,  poème,  livre  ilL 


150  ACHILLE  DE  UARLAY  ET  LES  MARIONNETTES. 

Lui  seul,  toujours  sûr  d'amuser, 
Pour  les  petits  enfans  est  toujours  un  grand  homme  (1), 

ces  traits,  dis-je,  qui  portaient  juste  en  4777  et  en  1812,  quand 
écriraient  Lemière  et  Arnault,  n'auraient  pas  eu  la  même  vérité  au 
xy\V  siècle,  ni  surtout  pendant  les  trente  premières  années  du  xvni", 
où  les  marionnettes  furent  un  instrument  de  fine  critique  littéraire  et 
quelquefois  d'opposition  politique.  Le  7  février  1686,  le  procureur  gé- 
néral au  parlement  de  Paris,  Achille  de  Harlay,  adressa  au  lieutenant 
de  police,  M.  de  la  Reynie,  le  billet  suivant  que  le  hasard  m'a  fait  ren- 
contrer dans  des  papiers  relatifs  à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  : 

«  A  monsieur  de  la  Reynie ,  conseiller  du  roy  en  son  conseil,  etc.  —  On  dit 
ce  matin  au  Palais  que  les  marionnettes  que  Ton  fait  jouer  à  la  foiie  Saint- 
Germain  y  représentent  la  déconfiture  des  huguenots,  et  comme  vous  trou- 
verez apparemment  cette  matière  bien  sérieuse  pour  les  marionnettes,  j'ai  cru, 
monsieur,  que  je  devois  vous  donner  cet  avis  pour  en  faire  l'usage  que  vous 
trouverez  à  propos  dans  votre  prudence  (2).  » 

Vers  cette  époque ,  un  nommé  Alexandre  Bertrand ,  maître  doreur 
et  faiseur  de  marionnettes  si  habile  en  son  métier,  que  presque  tous 
les  joueurs  se  fournissaient  près  de  lui,  résolut  de  conduire  et  de  faire 
parler  lui-même  ses  petites  figures.  Il  loua  donc,  de  moitié  avec  son 
frère,  une  loge  dans  l'impasse  de  la  rue  des  Quatre- Vents  (3).  En  1690, 
s'étant  établi  dans  le  préau  de  la  foire  Saint-Germain,  il  voulut  joindre 
à  ses  acteurs  de  bois  une  troupe  d'enfans  des  deux  sexes.  Nous  verrons 
que  telle  a  été  constamment  en  France  la  manie  et  l'idée  fixe  de  tous 
les  directeurs  de  marionnettes.  Les  comédiens  français  se  plaignirent 
de  cette  atteinte  portée  à  leurs  privilèges,  et  une  sentence  ordonna  la 
démolition  de  la  nouvelle  loge.  L'arrêt  fut  exécuté  le  jour  même. 

Réduit  à  ses  danseurs  de  corde  et  à  ses  bonnes  marionnettes,  Ber- 
trand se  transporta  à  la  foire  Saint-Laurent  et  y  donna  des  représen- 
tations, chaque  année,  jusqu'en  1697,  où  il  conçut,  comme  tous  ses 

(1)  Fables,  Paris,  1812,  liv.  I,  fable  7,  p.  U, 

(2)  Papiers  relatifs  aux  protestans;  manuscrits  de  la  Bibliothèque  ualiuuale. 

(3)  Voyez  Mémoires  ponr  sTinr,  c(c.,  I.  !.  p.  90. 


MARIONNETTES  A  L'HOTEL   DE   BOURGOGNE.  151 

confrères,  de  plus  hautes  prétentions.  Cette  date,  en  effet,  est  mémo- 
rable dans  l'histoire  des  spectacles  forains;  tous  prirent  ou  essayèrent 
de  prendre  un  grand  essor,  par  suite  de  la  disgrâce  et  de  la  suppres- 
sion de  la  Comédie-Italienne,  dont  ils  se  regardèrent  comme  les  héri- 
tiers légitimes.  Bertrand  eut  même  l'outrecuidance  de  s'établir  dans  le 
local  qu'elle  abandonnait,  et  qui  n'était  rien  moins  que  la  scène  de 
Corneille  et  de  Racine,  l'ancien  hôtel  de  Bourgogne;  mais,  au  bout  de 
quelques  jours  à  peine,  un  ordre  du  roi  lui  enjoignit  d'en  sortir. 

Ce  fut  cette  même  année  qu'aux  petites  loges  des  foires  on  substitua 
des  salles  construites  sur  le  modèle  des  vrais  théâtres,  avec  parquets, 
galeries,  etc.;  enfin,  cette  mémorable  année  vit  commencer  une  guerre 
qui  dura  plus  que  celle  de  trente  ans,  entre  le  grand  Opéra,  les  comé- 
diens français  et  les  Italiens  ressuscites,  d'une  part,  et  de  l'autre  part, 
tous  les  entrepreneurs  de  théâtres  forains,  qui  n'avaient  d'autorisation 
que  pour  les  danses  de  corde  et  le  jeu  des  marionnettes,  et  dont  l'in- 
cessante prétention,  toujours  repoussée  par  les  théâtres  privilégiés, 
était  de  remplacer  peu  à  peu  leurs  acteurs  mécaniques  par  des  acteui-s 
réels,  parlans  et  chantans  :  ils  avaient  contre  eux  les  magistrats,  qui 
répugnaient  à  augmenter  dans  Paris  le  nombre  des  spectacles,  et  pour 
soutiens  ardens  la  cour  et  la  ville,  dont  ils  promettaient  de  varier  et 
de  nmltiplier  les  plaisirs.  Mais  les  nombreuses  péripéties  et  les  étranges 
épisodes  de  cette  longue  guerre  me  conduiraient  beaucoup  trop  loin, 
si  je  voulais  la  raconter  dans  son  ensemble  et  ses  détails.  Je  ne  tou- 
cherai donc  que  ce  qui  a  rapport  aux  marionnettes;  la  matière  est  ea- 
core  assez  riche. 


IX. 


CHRONIQUE  DES  MARIONNETTES  AUX  FOIRES  SAINT-GERMAIN  ET 
SAINT-LAURENT,   DE  1701   A  1793. 


On  est  en  droit  de  s'étonner  qu'aucun  des  historiens  de  nos  grands 
ou  de  nos  petits  théâtres  ne  se  soit  apphqué  à  reconstruire  le  réper- 
toire des  marionnettes.  M.  de  Soleinne  lui-même,  qui  possédait  un 
assez  grand  nombre  de  pièces  faites  pour  elles,  imprimées  et  ma- 
nuscrites, et  qui  avait  eu  l'excellente  idée  de  recomposer  le  répertoire 
de  la  plupart  de  nos  théâtres  secondaires,  a  négligé,  je  ne  sais  pour- 
quoi, de  refaire  celui  des  marionnettes;  il  a  laissé  toutes  les  pièces  de 
ce  genre  qu'il  possédait  confondues  dans  l'immense  suite  du  théâtre 
de  la  foire.  Il  est  de  notre  devoir  de  faire  cette  séparation  et  de  réunir 
pour  la  première  fois  l'ensemble  de  ce  répertoire,  qui,  pendant  plus  de 
quarante  ans,  s'est  constamment  associé  par  la  parodie  aux  destinées  de 
l'Opéra,  de  la  Comédie-Française,  des  Italiens  et  de  l'Opéra-Comique. 

A  la  foire  Saint-Laurent  de  1701,  Bertrand,  dont  la  loge  était  sur  la 
chaussée,  en  face  de  la  rue  de  Paradis,  fit  représenter  par  ses  marion- 
nettes le  premier  ouvrage  dramatique  de  Fuzelier,  Thésée  ou  la  Défaite 
des  Amazones,  pièce  en  trois  acles,  avec  un  égal  nombre  d'intermèdes, 


MARIOmsETTES   AUX  FOIRES   SAINT-GERMAIN   ET   SAINT-LAURENT.       453 

qui  composaient  eux-mêmes  une  pièce  épisodique,  les  Amours  de  Trem- 
blotin  et  de  Marinette.  Ces  trois  intermèdes  étaient  joués  (bien  qu'en 
aient  dit  quelques  compilateurs)  par  des  acteurs  \  ivans,  puisque  ce  fut 
Tamponnet  qui  créa  le  rôle  de  Tremblotin. 

En  1705,  Fuzelier  fit  jouer  à  la  foire  Saint-Germain  son  second  ou- 
vrage, «  le  Ravissement  d'Hélène,  ou  le  Siège  et  l'embrasement  de  Troie, 
grande  pièce  en  trois  actes  (je  transcris  l'affiche),  qui  sera  représentée 
avec  tous  ses  agrémens  au  jeu  des  Victoires,  par  les  marionnettes  du 
sieur  Alexandre  Bertrand,  dans  le  préau  de  la  foire  Saint-Germain  (i).  » 
Cette  pièce  était  accompagnée  de  trois  intermèdes  qui  furent,  je  crois, 
comme  ceux  de  la  pièce  précédente,  joués  par  de  \Tais  acteurs. 

Vers  cette  époque  parurent  deux  nouveaux  joueurs  de  marionnettes, 
Tiquet  et  Gillot;  mais  je  présume  qu'ils  n'eurent  pour  répertoire  que 
les  petites  pièces  de  marionnettes  anonymes  qui  étaient  dans  le  do- 
maine public,  et  que  l'on  jouait  dans  toutes  les  foires  urbaines  et  ru- 
rales. Je  trouve  dans  les  portefeuilles  manuscrits  de  M.  de  Soleinne  un 
cahier  mutilé,  qui  avait  contenu  la  copie  de  huit  de  ces  pièces.  Les 
quatre  premières,  les  seules  qui  restent,  sont  pleines  des  fautes  les  plus 
grossières,  et  paraissent  n'avoir  pu  servir  qu'à  des  joueurs  de  marion- 
nettes du  plus  bas  étage.  Ce  cahier  est  intitulé  :  Répertoire  des  petites 
pièces  de  Polichinelle,  avec  dates  de  1695  à  1712.  Voici  les  titres  de  ces 
huit  pièces  :  1°  l'Enlèvement  de  Proserpine  par  Pluton.  roi  des  enfers 
(annoncée  comme  étant  en  vers,  mais  réellement  en  prose  mêlée  de 
consonnances;  c'est,  je  crois,  la  pièce  dont  il  est  parlé  dans  l'épitre 
d'Antoine  Hamilton  à  la  princesse  d'Angleterre);  2»  Polichinelle  Grand- 
Turc;  3°  le  Marchand  ridicule;  A°  Polichinelle  colin-maillard;  o°  la  Noce 
de  Polichinelle  et  l'accouchement  de  sa  femme;  6°  Polichinelle  magicien; 
7°  les  Cousins  de  la  Cousine;  8°  les  Amours  de  Polichinelle  (2).  Les  histo- 
riens du  théâtre  n'ont  connu  que  deux  de  ces  petites  farces ,  Polichi- 
nelle colin-maillard  et  le  Marchand  ridicule.  Le  Dictionnaire  des  Théâ- 
tres de  Paris  a  publié  la  dernière  in  extenso,  comme  plus  décente  et  plus 

(1)  Imprimée  à  Paris,  chez  Chrétien,  1705,  in-12. 

(2)  Théâtre  inédit  de  la  foire,  collection  de  M.  de  Soleinne,  a°  3399  du  catalogue  im- 
primé, n  n'existe  que  les  titres  des  quatre  dernières  pièces;  les  feuilles  qui  contenaient 
le  texte  ont  été  arrachées  du  cahier. 


ISi      MARIONNETTES   AUX  FOIRES  SAINT-GERMAIN   ET   SAINT-LAURENT. 

résenée  dans  ses  plaisanteries  que  les  pièces  du  même  genre  :  nous 
sommes  obligé  de  confesser  que  cet  échantillon  de  décence  ne  donne 
pas  une  opinion  fort  avantageuse  des  mœurs  de  mesdames  les  marion- 
nettes vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV;  elles  préludaient  à  la  régence. 

Il  ressort  de  deux  procès-verbaux  dressés,  l'un  le  30  août  1707 , l'autre 
le  3  août  de  l'année  suivante,  que  tous  les  essais  de  comédies  et  d'o- 
péras-comiques, que  s'efforçaient  de  faire  représenter  à  chaque  foire 
AUard,  Maurice,  De  Selles,  Michu  de  Rochefort,  Octave  et  autres,  étaient 
toujours  précédés,  pour  la  forme,  d'un  jeu  de  marionnettes  qui  con- 
stituait, avec  les  danses  de  corde,  l'objet  principal  ou  plutôt  le  seul 
objet  de  leur  privilège;  mais  ils  employaient  tous  leurs  efforts  pour  faire 
de  l'accessoire  le  principal.  Un  arrêt  du  parlement  du  2  janvier  1709, 
qui  venait  après  plusieurs  autres,  enjoignit  à  Dolet,  La  Place  et  Ber- 
trand de  ne  faire  servir  dorénavant  leur  loge  qu'aux  exercices  de  leur 
profession,  la  danse  de  corde  et  les  marionnettes. 

C'est  alors  que  s'établit  l'usage  des  pièces  à  h  muette,  ujêlées  de  jar- 
gon, et  celui  des  pièces  à  écriteaux.  Le  jargon  consistait  en  mots  vides 
de  sens  que  les  forains  introduisaient  dans  leurs  farces,  surtout  dans 
les  parodies  des  pièces  de  la  Comédie-Française;  ils  déclamaient  ces 
mots  en  parodiant  l'emphase  et  le  son  de  voix  des  Romains  (c'était  le 
nom  qu'ils  donnaient  aux  comédiens  français).  Quant  aux  écriteaux, 
on  les  vit  commencer  à  la  foire  Saint-Germain  de  1710  :  c'étaient  des 
couplets  écrits  sur  une  pancarte  de  carton,  que  chaque  acteur,  au  mo- 
ment venu,  déroulait  aux  yeux  du  public.  L'orchestre  jouait  l'air,  et 
des  gagistes,  placés  au  parquet  et  à  l'amphithéâtre,  les  chantaient, 
engageant  ainsi  toute  la  salle  à  les  imiter.  Deux  ans  plus  tard,  on  fit 
descendre  les  écriteaux  du  cintre,  afin  de  rendre  aux  acteurs  la  liberté 
d'exi)riraer  par  leurs  gestes  le  sens  des  couplets. 

En  4715,  Carolet,  qui  devait  bientôt  se  montrer  le  plus  fécond  des 
auteurs  forains,  débuta  par  une  pièce  bien  téméraire,  qu'il  donna  aux 
marionnettes  de  Bertrand,  le  Médecin  malgré  lui,  parodie  en  trois  actes 
et  en  vaudeville  de  la  comédie  de  Molière.  A  la  foire  Saint-Germain 
de  1717,  Carolet  confia  à  la  même  troupe  une  petite  pièce  en  un  acte, 
la  Noce  interrompue.  On  vit  surgir  la  même  année  un  nom  destiné  à 
devenir  célèbre  parmi  les  directeurs  de  marionnettes.  Bienfait,  gendre 


MARIONNETTES  SATIRIQUES.  15( 

et  successeur  de  Bertrand,  représenta  à  la  foire  Saint-Germain  une 
petite  comédie  fort  libre  de  Carolet,  intitulée  la  Cendre  chaude,  un 
acte  en  prose,  avec  des  divertissemens  et  des  couplets  (1).  Il  s'agissait 
d'un  prétendu  mort  qui  se  permettait,  dans  son  mausolée,  d'assez 
égrillardes  fantaisies.  Pendant  l'année  1719,  tous  les  théâtres  forains 
furent  supprimés;  il  n'y  eut  d'exception  que  pour  les  danseurs  de  corde 
et  les  marionnettes.  Celles-ci,  n'ayant  à  craindre  aucune  concurrence, 
se  reposèrent  sur  leur  vieux  répertoire. 

Aux  foires  de  1720,  il  intervint  une  transaction  entre  \e^  petits  et  les 
grands  théâtres  :  on  permit  aux  forains  de  jouer  des  pièces  avec  quel- 
ques paroles  entremêlées  de  chant  ;  les  marionnettes  seules  restèrent, 
comme  toujours,  maîtresses  de  tout  dire,  de  tout  chanter  et  de  tout  se 
permettre.  Elles  profitèrent  de  la  liberté,  et  se  montrèrent,  cette  année 
surtout,  outrageusement  satiriques.  Le  Journal  de  Paris  de  Mathieu 
Marais  nous  apprend  qu'elles  brocardèrent  sur  un  ridicule  éi>isode  du 
système,  l'affaire  du  duc  de  La  Force,  décrété  par  le  parlenîent  pour  être 
oui  au  sujet  de  la  convereion  qu'il  avait  faite  de  ses  billets  en  marchan- 
dises de  droguerie  et  d'épicerie,  ce  qu'on  trouvait  messéant  à  sa  dignité 
de  duc  et  pair.  Polichinelle  s'égaya  aussi  à  propos  d'une  aventure  assez 
lugubre;  je  veux  parler  du  feu  qui  prit,  à  l'issue  d'un  petit  souper, 
aux  paniers  de  M"*  de  Saint- Sulpice.  jeune  et  jolie  veuve  de  la  société 
intime  de  M"*  de  Prie,  du  duc  de  Bourbon,  du  prince  de  Conti  et  du 
comte  de  Charolais,  accident  dont  elle  faillit  mourir,  et  sur  lequel  il 
courut  dans  Paris  une  version  burlesque  et  peu  charitable.  Mathieu 
Marais,  qui  tient  note  de  ces  bruits  et  qui  semble  y  croire  (17  février 
1721),  écrit  quinze  jours  après  :  «J'ai  appris  que  Polichinelle  joue 
cette  dame  à  la  foire,  et  dit  à  son  compère  qu'il  est  ve.'n  des  grena- 
diers voir  sa  femme,  et  lui  ont  mis  un  pétard  sous  sa  jupe  et  l'ont  brû- 
lée. Il  a  dit  aussi  :  Compère,  je  suis  en  décret,  et  cela  me  fâche  beau- 
coup. —  Tu  es  en  décret  "î  II  n'y  a  qu'à  te  purger,  dit  le  compère. — Oh  ! 
s'il  ne  tient  qu'à  me  purger,  répond  Polichinelle,  j'ai  chez  moi  bien  de 
la  casse  et  du  séné,  et  je  me  purgerai  tant  que  je  me  guérirai  du  dé- 
cret. —  Ainsi  les  marionnettes,  remarque  Mathieu  Marais,  ont  joué  les 

(1)  Théâtre  inédit  de  Carolet,  Soleinne,  n*  SiOT. 


156  LESAGE  DIRECTEUR  DE  MARIONNETTES. 

Princes,  le  duc  de  La  Force  et  cette  dame,  dont  l'aventure  triste  a  été 
tournée  en  ridicule  (1).  »  Étonnez-vous  donc  du  succès  de  Polichinelle  ! 
En  1722,  Francisque,  qui,  depuis  quelque  temps,  avait  obtenu  par 
tolérance  de  joindre  à  ses  pantins  et  à  ses  danseurs  une  troupe  d'acteurs 
parlans  et  chantans,  avait  espéré  obtenir  pour  lui  et  ses  trois  principaux 
auteurs,  Fuzelier,  Lesage  et  d'Orneval,  le  privilège  de  l'Opéra-Co- 
mique,  genre  nouveau,  que  ces  spirituels  écrivains  avaient  en  quelque 
sorte  créé;  mais  il  échoua  dans  son  espoir,  et  le  triumvirat,  irrité  de 
tous  les  obstacles  (jue  les  théâtres  privilégiés  lui  suscitaient,  refusa  de 
se  plier  aux  entraves  du  monologue  dont  l'Opéra,  les  comédiens  fran- 
çais et  les  Italiens  coalisés  venaient  d'obtenir  le  maintien  (2) .  Plutôt  que 
de  se  résoudre  à  ne  faire  parler  et  chanter  qu'un  seul  personnage,  nos 
trois  poètes  aimèrent  mieux  n'avoir  que  des  marionnettes  pour  inter- 
prètes. Eux-mêmes  nous  apprennent  leur  résolution  désespérée  dans 
un  court  avertissement  qu'ils  placèrent  au-devant  de  leur  coup  d'essai 
en  ce  genre,  V Ombre  du  cocher  poète  :  «  Plus  animés,  disent-ils,  par  la 
vengeance  que  par  l'intérêt,  les  auteurs  de  l'Opéra-Comique  (c'est  ainsi 
qu'ils  se  qualifient)  s'avisèrent  d'acheter  une  douzaine  de  marionnettes 
et  de  louer  une  loge,  où,  comme  des  assiégés  dans  leurs  derniers 
retranchemens,  ils  rendirent  encore  leurs  armes  redoutables.  Leurs 
ennemis  (les  trois  grands  théâtres),  poussés  d'une  nouvelle  fureur, 
firent  de  nouveaux  efforts  contre  Polichinelle  chantant;  mais  ils  n'en 
sortirent  pas  à  leur  honneur  (3).  »  En  effet,  ayant  pris  à  l'ouverture  de 
la  foire  Saint-Germain  des  arrangemens  avec  La  Place,  directeur  des 
Marionnettes  étrangères,  ils  firent  jouer  sur  cette  petite  scène  trois  pièces 
à  ariettes  qu'ils  avaient  destinées  à  l'Opéra-Comique  de  Francisque, 
et  qui  attirèrent  tout  Paris  chez  La  Place.  Ces  trois  ouvrages  étaient 
l'Ombre  du  cocher  poète,  qui  servait  de  prologue,  le  Rémouleur  d'amour, 
en  un  acte  et  en  vers,  et  Pierrot-Romulus  ou  le  Ravisseur  poli,  parodie  en 
vers  du  Romulus  de  La  Motte.  Je  lis  dans  une  lettre  inédite  de  l'abbé 

(1)  Journal  de  Paris,  dans  la  2*  série  de  la  Rerme  Rétrospective,  tome  VII,  p.  355  et  369. 

(2)  Ce  genre  de  pièces  datait  de  1T07.  Un  arrêt  du  22  février  1707  ayant  défendu  aux 
forains  de  jouer  des  comédies,  colloques  ni  dialogues,  ils  en  conclurent  qu'ils  pouvaient 
jouer  des  monologues,  ce  qui  fut  toléré. 

(3)  Théâtre  de  la  foire,  tome  V,  p.  47. 


us  PLAIDOYER  DE  POLICHINELLE.  457 

Chérier,  écrite  en  i731 ,  à  l'occasion  d'un  autre  succès  de  marionnettes  : 
«  Le  Pierrot-Romulus  fit  une  fortune  immense;  on  le  jouait  depuis  dix 
heures  du  matin  jusqu'à  deux  heures  après  minuit  (1).  »  Le  régent 
voulut  s'en  donner  le  plaisir,  et  se  fit  représenter  ce  spectacle  passé 
deux  heures  du  matin.  Mathieu  Marais  raconte  dans  son  Journal  (16  fé- 
vrier 1722)  que  les  comédiens  français,  blessés  de  cette  critique,  vou- 
lurent faire  taire  Polichinelle.  Baron,  qui,  malgré  son  âge,  était  fort 
applaudi  dans  le  rôle  de  Romulus,  fit  une  noble  harangue  à  M.  de  la 
Vrillière.  Le  compère  de  Polichinelle,  qui  avait  été  appelé,  s'en  tira, 
comme  toujours,  par  une  polissonnerie  :  a  11  n'avait  point,  disait-il, 
l'éloquence  nécessaire  pour  répondre  à  un  aussi  beau  discours,  et  il 
ne  dirait  que  deux  mots  :  depuis  plus  de  cinq  cents  ans  (il  faisait  ainsi 
remonter  le  théâtre  des  marionnettes  au  xiii'  siècle),  Polichinelle  était 
en  possession  de  parler  et  de  p...r;  il  demandait  d'être  conservé  dans 
ce  double  privilège,  ce  qui  fut  reconnu  de  toute  justice;  les  comédiens 
et  Baron  lui-même  ne  purent  que  rire  de  ce  burlesque  plaidoyer  avec 
le  reste  de  l'auditoire  (2).  » 

Cependant  le  privilège  des  marionnettes  était  soumis  à  de  très  gê- 
nantes restrictions,  comme  nous  l'apprend  l'abbé  Chérier  dans  la  lettre 
que  nous  venons  de  citer  :  «  11  n'est,  dit-il,  permis  à  Polichinelle  de 
jouer  des  comédies  qu'à  la  charge  de  les  représenter  dans  son  idiome, 
qui  est  celui  du  sifflet-pratique...  11  faut  encore  qu'il  se  renferme  dans 
son  institution,  qui  est  d'avoir  sur  son  théâtre  un  voisin  ou  compère 
qui  l'interroge  par  demandes,  et  à  qui  Polichinelle  répond  avec  sa  pré- 
cision polissonique  ordinaire  (3).  » 

Nos  trois  spirituels  entrepreneurs  de  marionnettes  avaient  fait  pein- 
dre au  bas  du  rideau  de  leur  théâtre  un  polichinelle  en  pied  (4),  avec 
cette  devise  un  peu  bien  fière  :  o  J'en  valons  bien  d'autres.  »  Dans  un 


(1)  Voyez  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  n*  3399.  Cette  lettre  est  placée  à  la 
suite  de  la  petite  pièce  intitulée  Polichinelle  à  la  guinguette  de  Vaugirard. 

|i)  Reiue  Rétrospective,  î«  série,  tome  Vlll,  p.  163  et  163. 

(3)  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  n°  3399. 

(i)  Ce  polichinelle  gravé  dans  le  Théâtre  de  la  foire  (tome  V,  p.  47)  est  corieui  en  ce 
qu'il  donne  le  costume  exact  du  personnage  en  17i2. 


iî»  PIBON  POÈTE  DE  MARIONNETTES. 

vaudeville  joué  au  commencement  de  ce  siècle,  on  a  mis  dans  la  bou- 
che de  Lesage  cet  éloge  des  troupes  de  marionnettes  : 

Les  acteurs  y  sont  de  niveau. 
Aucun  d'eux  ne  s'en  fait  accroire; 
Les  mâles  au  porte-manteau. 
Et  les  femelles  dans  l'armoire. 
Isabelle,  sous  les  verrous , 
Laisse  Colombine  tranquille. 
Et  Polichinelle  à  son  clou 
Ne  cabale  pas  contre  Gillé  (1). 

Cependant  Francisque,  abandonné  à  l'improviste  par  ses  trois  au- 
teurs, eut  la  bonne  fortune  de  recruter  Piron.  Celui-ci,  dans  une  pièce 
en  monologue  intitulée  Arlequin- Deucalion,  railla  assez  finement  ses 
confrères  passés  joueurs  de  marionnettes.  Obligé,  par  l'arrêt  de  la  cour, 
à  ne  faire  parler  qu'un  seul  acteur,  il  éluda  cette  incommode  obli- 
gation par  plusieurs  heureux  subterfuges.  Voici  un  des  meilleurs  : 
Arlequin-Deucalion,  cherchant  dans  tous  les  coins  du  Parnasse  des  ma- 
tériaux pour  créer  des  hommes,  met  la  main  sur  un  polichinelle  de 
bois,  qui  parle  aussitôt  son  baragouin  par  l'organe  du  compère  placé 
sous  la  scène.  Grand  émoi  de  Deucalion,  qui  craint  un  procès  des 
grands  théâtres;  mais,  comme  ce  genre  de  dialogue  n'avait  pas  été 
prévu  dans  la  requête  des  comédiens  à  privilèges,  et  que  l'arrêt  n'avait 
pas  compris  le  jargon  de  Polichinelle  parmi  les  voix  proscrites,  le  com- 
missaire, qui  assistait  au  spectacle,  ne  se  crut  pas  en  droit  de  verba- 
liser. Cependant,  comme  de  pareils  tours  d'esprit  ne  peuvent  pas  se 
multiplier  indéfiniment,  Piron  se  découragea,  et  Francisque,  faute  de 
monologues,  fut  obligé  de  revenir  aux  marionnettes.  Il  s'avisa  alors 
d'eti  faîrie  fabriquer  de  grandeur  presque  naturelle,  et  Piron,  qui  ve- 
nait de  railler  ses  confrères,  consentit  à  laisser  jouer  par  celles-ci,  à  la 
foire  Saint-Laurent  suivante,  un  opéra-comique  en  trois  actes  et  en 
prose,  la  Vengeance  de  Tirésias  ou  le  Mariage  de  Momus  (2).  Heureuse- 

(1)  Lesage  à  la  foire  ou  les  Écriteaux,  par  MM.  Barré,  Radet  et  Desfontaines. 

(2)  Cette  pièce  porte  pour  titre  dans  les  ÇEuvres  de  Piron  :  le  Mariage  de  Momus  ou 
la  Gigantomachie,  t.  V,  p.  1-62. 


BELLE  ÉPOQUE  DO  THÉATBB  DES  MARIONKETTES.  iîi9 

ment  la  dernière  semaine  du  carême  étant  venue,  et  la  clôture  des 
grands  théâtres  suspendant  de  fait  leurs  privilèges,  Tirésias  put  être 
joué  par  la  troupe  vivante  de  Francisque,  avec  un  autre  opéra-comique 
de  Piron,  r Antre  de  Trophonius. 

La  Place,  associé  à  Dolet ,  reprit  à  cette  foire  Pierrot-Romulus;  mais 
l'ouvrage  eut  beaucoup  moins  de  succès  qu'au  commencement  de 
l'année,  parce  que,  dit-on  (et  c«la  mérite  qu'on  le  remarque),  les  au- 
teurs avaient  cessé  de  prêter  la  main  à  l'exécution  de  la  pièce.  La  Place 
et  Dolet  eurent  donc  recours  à  des  nouveautés.  Carolet,  le  plus  iné- 
puisable fournisseur,  vint  à  leur  aide;  ils  purent  monter  dans  cette 
seule  foire  trois  nouvelles  productions  de  cet  auteur  :  la  Course  ga- 
lante ou  l'Ouvrage  d'une  minute,  parodie  du  Galant  coureur  ou  l'Ouvrage 
d'un  moment  de  Legrand,  et  Tirésias  aux  Quinze-Vingts,  précédé  d'un 
prologue  intitulé  Brioché  vainqueur  de  Tirésias.  Ces  deux  pièces  étaient 
destinées  à  faire  concurrence  au  Tirésias  de  Piron.  Les  marionnettes 
de  Bienfait  donnèrent  aussi  à  cett«  foire  une  bluette  de  Carolet,  l'En- 
têtement des  spectacles. 

En  47i3,  Piron,  sous  le  nom  emprunté  de  La  Maison-Neuve,  fit  jouer 
encore  par  les  marionnettes  de  Francisque  une  pièce  en  trois  actes  et 
en  prose  mêlée  de  vaudevilles,  Colombine-Nitétis,  parodie  de  Nitétis, 
tragédie  de  Danchet  (t). 

Ces  deux  années  1722  et  1723  ont  été,  comme  on  voit,  l'époque  la 
plus  brillante,  et,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  la  plus  littéraire  du  théâtre 
des  marionnettes  en  France.  Pendant  ces  deux  années,  Lesage,  Piroîi, 
Fuzelier,  d'Omeval,  ont  lutté  à  l'envi ,  sur  cette  petite  scène,  de  verve, 
de  malice  et  de  gaieté.  Je  ferai  remarquer  que  quand  Lesage  se  vouait 
ainsi  aux  marionnettes,  il  était  dans  la  force  de  son  talent.  Il  avait 
d^jà,  depuis  onze  ans,  donné  Turcaret  à  la  Comédie-Française,  et  pu- 
blié, depuis  sept  ans ,  les  deux  premiers  volumes  de  Gii  Bios.  U  avait 
sur  le  métier  la  troisième  partie  de  ce  chef-d'œuvre,  la  plus  distinguée 
de  toutes,  qui  parut  en  4724,  deux  ans  après  Piarrot-Bomuim, 


(1)  Rigoley  de  Juvigoy  (Œuvres  de  Piron,  t.  Y,  p.  63)  donae  à  cette  pièce  la  date 
de  na,  évidemmeat  fautive.  U  suffit  de  rappeler  que  la  tragédie  de  Danchet  ne  panit 
sur  U  scène  française  que  le  11  février  1723. 


160  UNE  HARANGUE  DE  POLICHINELLE. 

En  1724,  les  marionnettes  de  Bienfait  représentèrent  à  la  foire  Saint- 
Germain  les  Faux  de  Passy,  un  acte  de  Carolet,  et  à  la  foire  Saint-Lau- 
rent deux  pièces  du  même  auteur  :  la  première ,  l'Anti-Claperman  ou 
le  somnifère  des  maris,  critique  du  Claperman  de  Piron  (i),  la  seconde, 
Inès  et  Mariamne  aux  Champs-Elysées,  qui  n'était  rien  moins  que  la 
parodie  en  un  acte  et  avec  prologue  de  deux  tragédies  nouvelles  et  bien 
reçues  du  public,  Y  Inès  de  La  Motte  et  la  Mariamne  de  Voltaire. 

Un  Anglais,  John  Riner,  ayant  fait  bâtir  une  salle  pour  des  dan- 
seurs de  corde  dans  le  jeu  de  paume  de  la  rue  des  Fossés-Monsieur-le- 
Prince,  ajouta  des  marionnettes  à  ce  spectacle.  Il  fit  représenter  par 
elles,  le  10  mars  1726,  la  Grand' Mère  amoureuse,  parodie  en  trois  actes 
de  l'opéra  à!Atis.  Cette  pièce  de  Fuzelier,  Lesage  et  d'Orneval  (2)  fut 
précédée  d'une  harangue  de  Polichinelle  au  public,  critique  assez  plai- 
sante des  complimens  d'ouverture  et  de  clôture,  en  usage  sur  les  deux 
théâtres  français  et  italien.  Une  copie  entière  de  cette  harangue,  qui 
n'a  été  qu'incomplètement  publiée,  se  trouve  dans  les  portefeuilles  de 
M.  de  Soleinne.  Je  me  hasarde  à  la  transcrire,  malgré  quelques  licences 
de  style  qui  sont  malheureusement  le  fond  de  la  langue  de  Polichinelle. 
Après  avoir  fait,  chapeau  bas,  les  trois  saluts  d'usage.  Polichinelle 
s'avance  au  bord  du  théâtre  et  dit  : 

«  Monseigneur  le  public,  puisque  les  comédiens  de  France  et  d'Italie,  mas- 
culins, féminins  et  neutres,  se  sont  mis  sur  le  pied  de  vous  haianguer,  ne 
trouvez  pas  mauvais  que  Polichinelle,  à  l'exemple  des  grands  chiens,  vienne 
pis..r  contre  les  murs  de  vos  attentions  et  les  inonder  des  torrens  de  son  élo- 
quence. Si  je  me  présente  devant  vous  en  qualité  d'orateur  des  marionnettes, 
c'est  pour  vous  dire  que  vous  devez  nous  pardonner  de  vous  étaler  dans  notre 
petite  boutique  une  seconde  parodie  à'Atis  (3).  En  voici  la  raison  :  les  beaux 
esprits  se  rencontrent;  ergo,  l'auteur  de  la  Comédie-Italienne  et  celui  des  ma- 
rionnettes doivent  se  rencontrer.  Au  reste,  monseigneur  le  public,  ne  comptez 

(1)  Ôpéra-comique  représenté  l'année  précédente  au  jeu  de  Restier,  Dolet  et  La  Place, 
avec  le  consentement  tacite  des  comédiens  français  et  de  l'Opéra. 

(2)  J'ajoute  le  nom  de  Lesage  d'après  une  note  manuscrite  que  je  trouve  dans  le  Théâtre 
inédit  de  Fuzelier,  Soleinne,  n"  3405,  2, 

(3)  La  première  parodie  d'Atis,  jouée  à  la  Comédie-Italienne,  était  des  mêmes  auteurs 
que  celle  des  marionnettes. 


OiE   HAIL\NGUE   DE   POLICHINELLE.  i6i 

pas  de  trouver  ici  l'exécution  gracieuse  de  notre  ami  Arlequin;  vous  compte- 
riez sans  votre  hôte.  Songez  que  nos  acteurs  n'ont  pas  les  membres  fort  sou- 
pies,  et  que  souvent  on  croiroit  qu'ils  sont  de  bois.  Songez  aussi  que  nous 
sommes  les  plus  anciens  polissons  (i),  les  polissons  privilégiés,  les  polissons  les 
plus  polissons  de  la  foire;  songez  enûn  que  nous  sommes  en  droit,  dans  nos 
pièces,  de  n'avoir  pas  le  sens  commun ,  de  les  farcir  de  billevesées,  de  rela- 
tons, de  fariboles.  Vous  allez  voir  dans  un  moment  avec  quelle  exactitude 
nous  soutenons  nos  droits. 

Ici  la  licence 
Conduit  nos  sujets. 
Et  l'extravagance 
En  fournit  les  traits; 
Si  quelqu'un  nous  tance, 
J'avons  bientôt  répondu 
Lanturlu. 

.  «  Bonsoir,  monseigneur  le  public;  vous  auriez  eu  une  plus  belle  harangue, 
si  j'étois  mieux  en  fonds.  Quand  vous  m'aurez  rendu  plus  riche,  je  ferai  tra- 
vailler pour  moi  le  faiseur  de  harangues  de  ma  très  honorée  voisine,  la  Comé- 
die-Française, et  je  viendrai  vous  débiter  ma  rhétorique  empruntée  avec  le  ton 
de  Cinna  et  un  justaucorps  galonné  comme  un  trompette.  Venez  donc  en  foule! 
je  vous  ouvrirai  nos  portes,  si  vous  m'ouvrez  vos  poches. 

Ah!  messieurs,  je  vous  vois,  je  vous  aime; 
Ah!  messieurs,  je  vous  aimerai  tant. 

Si  vous  m'apportez  votre  argent! 
Je  vous  vois,  je  vous  veux ,  je  vous  aime. 

Je  vous  aimerai,  etc.  Dai  (2).  » 

Riner  fit  encore  jouer  en  1726  une  pièce  de  Fuzelier  et  de  d'Orneval, 
les  Stratagèmes  de  V amour,  parodie  du  ballet  de  ce  nom ,  que  Fuzelier 
avait  déjà  parodié  à  la  Comédie-Italienne.  Je  trouve,  parmi  les  pièces 
manuscrites  de  Carolet  qu'a  réunies  M.  de  Soleinne,  le  Divertissement 
comique,  représenté  par  les  marionnettes  de  Bienfait  à  la  foire  de  1727. 

(t)  On  voit  qu'il  était  dè»-lors  généralement  admis  qac  les  marionnettes  étaient  le  plus 
ancien  spectacle  des  foires  Saint-Germain  et  Saint-Lanrent. 
(i)  Théâtre  inédit  de  Fuzelier,  Soleinne,  n'  3405. 

il 


408  DÉBITS   DE   FAVABT  AUX  MARIONNETTES. 

Il  n'y  eut  en  1728  d'autres  spectacles  forains  que  ceux  des  danseurs 
de  corde  et  des  marionnettes,  lesquels  ne  se  mirent  pas  en  frais  de 
nouveautés. 

Garolet,  à  la  foire  Saint-Germain  de  M3\,  fit  jouer  le  Cocher  mal- 
adroit ou  Polichinelle-Phaèton ,  parodie  en  trois  actes  et  en  vaudevilles 
de  l'opéra  de  Phaéton.  A  la  foire  Saint-Laurent,  Bienfait  fit  représen- 
ter par  ses  comédiens  de  bois  trois  pièces  du  même  auteur,  Polichi- 
nelle-Cupidon  ou  l'Amour  contrefait,  l'Impromptu  de  Polichinelle,  en 
prose,  et  le  Palais  de  l'ennui  ou  le  Triomphe  de  Polichinelle  (1),  critique 
en  un  acte  et  en  vaudevilles  de  l'opéra  à'Endymion.  Les  marionnettes 
jouèrent  encore  à  cette  foire  Polichinelle  roi  des  sylphes  et  Polichinelle 
à  la  guinguette  de  Vaugirard  (2).  Cette  année,  l'Opéra-Comique,  dont 
Pontau  avait  obtenu  le  privilège,  fut  obligé  de  se  restreindre  aux  pièces 
à  la  muette  et  en  écriteaux.  Il  n'obtint  grâce  que  pour  quelques  enfans 
auxquels  il  fit  jouer  une  pièce  de  sa  façon  intitulée  les  Petits  comédiens. 
Au  lever  du  rideau,  il  s'avançait  au  bord  delà  rampe  et  sollicitait  l'in- 
dulgence pour  cette  troupe  enfantine,  en  chantant  le  couplet  8ui\ant  : 

S'ils  n'ont  pas  l'honneur  de  vous  plaira, 
Épargnez-les  :  c'est  moi ,  messieurs. 
Qui  dois  porter  votre  colère  : 
J'ai  fait  la  pièce  et  les  acteurs. 

Peu  de  personnes  savent  que  Favart  a  débuté  par  le  théâtre  des  ma- 
rionnettes. Sa  première  pièce,  composée  en  société  de  Largillière  fils, 
est  une  parodie  du  Glorieux  de  Destouches,  Polichinelle  comte  de  Paon- 
fi^  (3),  jouée  à  la  foire  Saint-Germain  de  1732  au  jeu  de  Bienfait. 
Celui-ci,  qui  était  devenu,  grâce  surtout  à  Carolet,  l'Atlas  des  théâ- 
tres de  marionnettes,  représenta  encore  à  cette  foire  Polichinelle-Ama- 
dis,  parodie  en  vers  de  YAmadis  de  Quinault  (4).  L'amiée  d'après,  il 
donna  deux  pièces  de  Carolet  à  la  foire  Saint-Germain ,  Polichinelle- 

(1)  Ces  quatre  pièces  se  trouvent  dans  le  Théâtre  inédit  de  Carolet,  Soleinne,  n*  3407. 
(S)  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  n»  3399. 

(3)  Théâtre  inédit  de  Favart,  Soleinne,  n"  3419. 

(4)  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  n°  339». 


PAKODIB  D  AFZIRE  AIX   MARIONNETTES.  463 

Alcide  ou  le  Héros  m  quenouille,  parodie  de  l'opéra  d'Omphale,  et  Poli- 
chinelle-Apollon ou  le  Part\fis$e  moderne,  un  acte  en  yaudevilles  (i).  A 
la  même  foire ,  les  qaarionnettes  jouèrent  une  parodie  de  V/sis  de  La 
Motte,  intitulée  A  Fourbe  fourbe  et  demi  ou  le  Trompeur  trompé  '2).  Cette 
même  année  (1733),  les  marionnettes  de  Bienfait  donnèrent  à  la  foire 
Saint-Laurent  un  acte  en  vaudevilles  d'un  nouvel  auteur.  Valois  d'Or- 
ville,  intitulé  la  Pièce  man^uée  (3).  Je  trouve  dans  les  portefeuilles  ma- 
nuscrits de  M.  de  Soleinne  le  Retour  imprévu  ou  Arlequin  faux  magi- 
cien ,  canevas  avec  couplets  daté  de  1733.  Apollon-Polichinelle,  parodie 
tV/ssée,  en  trois  actes,  représentée  à  la  foire  Saint-Germain  de  1734, 
dans  laquelle  dame  Gigogne,  qui  était  revenue  cette  année  fort  à  la 
mode,  jouait  le  rôle  de  Doris  (4),  et  un  vaudeville  de  circonstance,  la 
Prise  de  Philisbourg ,  par  Carolet,  donné  par  les  marionnettes  à  la 
foire  Saint-Laurent  (5). 

En  1735,  Valois  d'Orville  fit  représenter  au  jeu  de  Bienfait  un  nou- 
vel acte  ea  vers,  l'Impromptu  de  Polichinelle  (6).  L'arrivée  à  Paris  d'un 
géant  qui  se  montrait  à  la  foire  fut,  pour  les  marionnettes  de  Bienfait, 
l'occasion  d'une  farce  en  un  acte,  l'Jle  des  fées  ou  le  Géant  aux  Mor- 
rionnettes;  dame  Gigogne  jouait  le  pei-sonnage  de  la  fée.  A  la  foire 
Saint-Laurent,  les  marionnettes  donnèrent  le  Songe  agréable  ou  le  Ré- 
veil de  l'Amour.  En  1736,  on  parodia  au  jeu  de  Bienfait  l'opéra  de 
Thétis  et  Pelée,  sous  le  titre  des  Amans  peureux  ou  Polichimlle  et  dame 
Gigogne,  en  trois  actes.  Alzire,  applaudie  pour  la  première  fois  sur  la 
scène  française,  le  17  février  1736.  n'échappa  point  aux  parodistes  de 
Bienfait.  J'ai  sous  les  yeux  le  très  insignifiant  canevas  de  cette  critique 
anonyme  et  misérable,  intitulée  la  Fille  obéissante  (7).  Dame  Gigogne, 
ô  profanation  î  faisait  le  rôle  d'Alzire  î  A  cette  même  foire,  Bienfait  fit 
jouer  par  ses  marionnettes  Polichinelle- Atis,  trois  actes  de  Carolet, 

(1)  Voyei  ces  deux  pièces  dans  le  Théâtre  inédit  de  Carolet,  Soleinne,  n"  84OT. 
(i)  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  n*  3i00, 

(3)  Théâtre  inédit  de  Valois  d'Orville,  Soleinne,  n"  aill,  avec  la  date  de  17ii. 

(4)  Ces  deux  pièces  dans  le  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  n*  3490. 

(5)  Théâtre  inédit  de  Carolet,  Soleinne,  n"  340T. 

(f)  Théâtre  inédit  de  Valois  d'Orville,  Soleinne,  n"  Ul%. 

(7)  Pour  ces  quatre  pièces,  Toyei  le  Théâtre  inédit  de  la  foint,  Soteinae,  n» 


164.  PARODIE   DE   LA  TRAGÉDIE  DE  DIDON  AUX  MARIONNETTES. 

parodie  de  l'opéra  d'Atis{i).  Les  portefeuilles  de  M.  de  ^oleinne  ren- 
ferment le  canevas  d'une  petite  pièce,  jouée  le  23  juin  de  cette  année 
par  les  marionnettes,  intitulée  les  Aventures  de  la  foire  Saint- Laurent. 
Bienfait  fit  jouer  à  la  foire  Saint-Laurent  suivante  (1737)  Polichinelle- 
Persée,  parodie  de  l'opéra  de  Persée.  trois  actes  en  vers  (2),  avec  un 
prologue  deCarolet,  intitulé  la  Noce  interrompue,  dans  lequel  le  diable 
avait  un  rôle,  ainsi  que  dame  Gigogne  et  Ragonde,  une  de  ses  filles  (3). 
En  1740,  Bienfait  offrit  au  public  de  la  foire  Saint-Laurent  une  paro- 
die très  froide  de  l'opéra  de  Pyrame,  intitulée  le  Quiproquo)  ou  Poli- 
chinelle-Pyrame  (4),  et,  à  la  même  foire,  un  acte  en  vaudevilles  inti- 
tulé les  Métamorphoses  d'Arlequin  (5).  L'idée  de  cette  bluette  était  assez 
piquante.  Il  s'agissait  de  la  querelle  des  marionnettes  et  du  célèbre  Ar- 
lequin de  la  Comédie-Italienne,  Constantini.  Celui-ci  avait  pris,  dans  un 
de  ses  rôles,  l'habit  de  Polichinelle.  Le  Polichinelle  de  Bienfait  essayait, 
à  son  tour,  d'imiter  l'allure  et  de  prendre  le  costume  d'Arlequin,  ce 
qui  ne  lui  était  pas  très  facile.  A  la  foire  Saint-Laurent,  les  mêmes 
marionnettes  jouèrent  la  Descente  d'Énée  aux  enfers,  parodie  par  Fu- 
zelier  et  Valois  d'Orville  de  la  Didon  de  Lefranc  de  Pompignan,  re- 
présentée pour  la  première  fois  le  21  juin  1734  et  reprise  cette  année, 
1740,  avec  plus  de  succès  que  dans  la  nouveauté.  La  copie,  qui  se 
trouve  dans  les  portefeuilles  de  M.  de  Soleinne,  indique  qu'^nee  aux 
enfers  était  précédé  d'une  harangue  de  Polichinelle  (6).  Je  ne  l'ai  pu 
découvrir.  Le  même  portefeuille  contient  un  petit  acte  intitulé  Criti- 
que de  la  tragédie  de  Didon  pour  les  marionnettes.  La  scène  se  passe 
chez  Éliante;  c'est  une  conversation  dans  le  genre  (au  mérite  près)  de 
la  Critique  de  l'École  des  Femmes.  Cette  critique  ne  peut  guère  avoir 

(1)  Théâtre  inédit  de  Carolet,  Soleinne,  n"  3407.  La  copie  de  M.  de  Soleinne  est  inti- 
tulée Atis  travesti. 

(2)  Voyez  ces  deux  pièces  dans  le  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  n°  3i00. 

(3)  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  n"  3400.  Le  Dictionnaire  des  Théâtres  de 
Paris  indique,  sous  l'année  1734,  la  Noce  interrompue,  parodie  de  l'opéra  de  Pirithoùs, 
dans  laquelle  Pirithoùs  et  Hippodamie  étaient  représentés  par  Polichinelle  et  M"*  Gigogne. 

(4)  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  n°  3400. 

(5)  La  copie  de  M.  de  Soleinne  {ibid.)  est  intitulée  les  Métamorphoses  de  Polichinelle. 

(6)  JTiéâtre  inédit  de  Fuzelier,  Soleinne,  n°  3405,  2. 


CRÉBILLON   CENSEUR  DES  MARIONNETTES.  169 

été  jouée  qu'en  société,  car  on  jouait  alors  assez  souvent  les  marion- 
nettes en  société,  comme  nous  le  verrons  bientôt. 

Vers  cette  époque,  deux  anciens  joueurs  de  marionnettes  commen- 
cèrent à  sortir  de  leur  obscurité  :  Fourré,  habitué  des  foires  Saint- 
Germain.  Saint-Laurent  et  Saint-Ovide,  et  Nicolet,  dont  nous  verrons 
bientôt  le  fils  faire  passer  au  boulevard  du  Temple  une  partie  de  la 
vogue  dont  jouissaient  les  foires  temporaires.  En  1741,  Nicolet  père  fit 
jouer  à  la  foire  Saint-Germain,  par  ses  marionnettes,  une  pièce  qui  se 
trouve  manuscrite  dans  les  portefeuilles  de  M.  de  Soleinne,  et  dont  le 
titre  a  l'air  d'une  nouvelle  de  gazette  :  la  Prise  d'une  troupe  de  comé- 
diens par  un  corsaire  de  Tunis,  au  mois  de  septembre  1740.  La  pièce 
est  datée  de  1741,  et  le  permis  de  représenter  porte,  avec  la  date  du 
28  février  1742,  la  signature  de  Crébillon.  Cette  pièce  est-elle  restée 
un  an  à  l'examen  de  la  censure?  je  ne  sais;  toujours  est-il  prouvé,  par 
ce  permis  de  représenter,  que  l'on  avait,  depuis  quelque  temps,  as- 
treint les  canevas  de  marionnettes  à  la  censure,  ce  qui  peut  expliquer 
la  décadence  que  nous  allons  avoir  à  constater  dans  les  productions 
de  ce  théâtre,  jusque-là  si  spirituel  et  si  prospère.  Il  semble  aussi  que 
Nicolet  avait  eu  la  pensée  de  porter  quelque  innovation  dans  ce  genre 
de  spectacle  et  de  s'affranchir  de  quelques-unes  des  lois  qui  étaient  sa 
condition  d'existence,  car  l'autorisation  de  M.  de  Sartine,  libellée  par 
l'auteur  de  Rhadamiste,  porte  :  «  Permis  de  représenter,  à  la  charge  de 
ne  parler  qu'avec  le  sifflet  de  la  pratique  (1).  » 

On  a  vu  jusqu'ici  que  les  parodies  abondent  dans  le  répertoire  des 
marionnettes;  mais,  à  la  foire  Saint-Germain  de  1741,  Valois  d'Orville 
fit,  à  propos  de  la  Chercheuse  d'esprit  de  Favart,  une  chose  nouvelle  et 
qui  a  eu  beaucoup  d'imitateurs  :  il  donna  sur  le  théâtre  de  Bienfait 
Polichinelle  distributeur  d'esprit,  petite  pièce  qui  n'offrait  pas  seule- 
ment, comme  de  coutume,  la  critique  d'un  ouvrage  unique,  mais  une 
sorte  de  revue  piquante  des  divers  ouvrages  joués  dans  la  saison.  Il  serait 
curieux  que  les  marionnettes  eussent  créé  un  genre,  les  pièces-revues. 

A  la  foire  Saint-Germain  de  1742 ,  Nicolet  fit  jouer  par  ses  marion- 
nettes un  acte  de  Valois  d'Orville,  l'Une  pour  V Autre,  parodie  dî Amour 

(1)  ThéAtre  inédit  delà  foire,  Soleinne,  ii"  3i00. 


i66  PARODIE   DE  MÉROPB   AUX  MARIONNETTES. 

pour  Amour,  et  un  nouvel  entrepreneur  de  marionnettes,  Boursault, 
représenta  une  petite  pièce  du  même  auteur,  Orphée  et  Eurydice. 

Sous  la  date  de  1743,  les  portefeuilles  de  M.  de  Soleinne  contiennent 
Don  Quichotte-Polîthinelle,  parodie  en  trois  actes  du  ballet  de  Don 
Quichotte,  encore  par  Valois  d'Or\ille,  mais  qui  peut-être  n'a  pas  été 
représentée.  Je  voudrais  pouvoir  en  dire  autant  de  Javotte.  parodie 
de  Mérope,  que  le  même  auteur  eut  l'irrévérence  de  faire  jouer  par 
les  marionnettes  de  la  foire  Saint-Germain  de  celte  année  {i).  Je  ne 
sais  si  c'est  dans  ce  petit  acte  que  Polichinelle,  toujours  frondeur,  se 
moqua  effrontément  de  la  manie  qui  commençait  à  s'emparer  du 
parterre  d'appeler  l'auteur  des  tragédies  nouvelles  et  de  le  faire  pa- 
raître en  personne,  honneur  assez  équivoque  que  l'on  venait  d'in- 
fliger à  Voltaire  lui-même  le  jour  de  la  première  représentation  de 
Mérope.  Le  compère  pressait  Polichinelle  de  lui  faire  entendre  une  de 
-ses  œuvres,  et,  après  avoir  reçu  une  réponse  fort  incongrue,  le  com- 
père s'empressait  de  demander  l'auteur!  l'auteur!  satisfaction  que 
s'empressait  de  lui  donner  Polichinelle,  aux  grands  éclats  de  rire  de 
l'assemblée.    ^'    '^  -   >i>. 

A  la  foire  Saint-Gerttlàin  de  4744,  les  marionnettes  de  Bienfait  re- 
présentèrent Polichinelle  maître-maçon  (2)  et  Polichinelle-Gros- Jean, 
parodie  en  un  acte  et  en  vers  de  l'opéra  de  Roland.  Les  portefeuilles 
de  Mi  de  Soleinne  contiennent  à  cette  date  deujt  pièces  de  Fuzelier,  le 
vieil  athlète  des  théâtres  forains,  jouées  à  la  foire  Saint-Laurent  par 
les  comédiens  de  bois  (c'était  le  nom  des  marionnettes  de  Nicolet)  : 
l'une  est  intitulée  la  Ligue  des  Opéras,  farce  eti  un  acte;  l'autre,  Poli- 
chinelle maître  d'école,  patodie  du  ballet  de  l'École  des  amans  (3). 

Il  s'opéi^a ,  vers  cette  époque,  un  grand  changement  dans  le  réper-^ 
toire  des  marionnettes  ;  nous  allons  voir  l'esprit,  l'invention,  la  malice, 
diminuer  chaque  jour,  et  la  recherche  des  effets  et  des  sUfprises  de 
k  mécanique  augmenter  dans  une  proportion  eorrespondanle.  Les 
affiches  de  Paris  nous  prouvent  quë  ee  n'est  plus  désormais  ijue  sUr 

(1)  Voyez  ces  cinq  pièces  de  Valois  d'Orville  dans  son  Théâtre  inédit,  Soleinne,  n"  3412. 

(2)  Théâtre  inédit  de  la  foire,  Soleinne,  ii"  3i00.  Dans  ce  petit  canevas  d'une  page, 
Polichinelle  a  pour  femme  M™"  Catin. 

(3)  Théâtre  inédit  df;  Fnz"li'r.  Soleinne,  n"  :U05,  2. 


PROGRÈS   DE  LA  MÉCAMQl'E.  16T 

les  pièces  à  grand  spectacle  que  Bienfait  et  ses  rivaux  fondaient  l'es- 
poir d'attirer  la  foule.  Une  annonce  du  A  juillet  1746  est  ainsi  conçue  : 
«  Le  Bombardement  de  la  ville  d'Anvers  sera  représenté  sur  le  théâtre 
du  sieUr  Bienfait,  seul  joueur  de  marionnettes  de  monseigneur  le 
dauphin;  c'est  à  la  foire  Saint- Laurent,  dans  le  petit  préau,  au  grand 
théâtre  (1).  »  Ces  mots  pompeux  sont  les  ayant- coureurs  de  la  déca- 
dence; et  Bienfait  ne  change  pas  seulement  de  genre,  il  change  le  nom 
de  son  spectacle  et  lui  en  cherche  un  plus  ambitieux.  Voici  l'affiche  du 
14  août  4740,  répétée  tous  les  jours  suivans  :  «  Les  comédiens  praticiens 
français  du  sieur  Bienfait  donneront  Arlequin  vainqueur  de  la  femme 
diablesse  (je  lis  ailleurs  vainqueur  de  la  femme  de  son  maitre),  pièce  en 
vaudevilles,  ornée  d'un  magnifique  spectacle,  suivie  de  la  Prise  de 
Charleroy;  le  tout  précédé  des  bonnes  marionnettes  et  des  Amusemens 
comiques  de  Polichinelle t  qui  mettra  tout  en  œuvre  pour  mériter  les 
bonnes  grâces  du  public.  » 

Ce  nouveau  nom  de  comédiens  praticiens  donné  aux  marionnettes 
tirait  son  origine  de  la  pratique.  C'était  pour  Bienfait  un  moyen  de 
rehausser  ses  acteurs  de  bois,  dont  la  vogue  était  un  peu  en  baisse,  et 
de  les  distinguer  de  la  troupe  d'enfans  qui  jouait  concurremment  sur 
son  théâtre,  sous  le  nom  de  petits  comédiens  pantomimes  (2).  11  faisait, 
en  1747,  représenter  tous  les  jours  la  Descente  dÉnée  aux  enfers.  Je 
ne  crois  pas  que  cette  pièce  fût  celle  où  Fuzelier  et  Valois  d'Orville 
avaient  récemment  parodié  la  Didon  de  Lefranc  :  ce  devait  être  plutôt 
une  pièce  à  machines,  dans  le  genre  de  celles  que  Servandoni  avait 
mises  à  la  mode.  Une  annonce  de  l'année  suivante  déclare  même  cette 
prétention  :  «  Dix-neuf  février  1748,  Assaut  général  de  Berg-op-Zoom, 
et  vue  du  pillage  du  dedans,  spectacle  brillant,  dans  le  goût  de  celui  de 
Servandoni,  qui  sera  représenté  sur  le  théâtre  du  sieur  Bienfait,  seul 
joueur  de  marionnettes  des  menus  plaisirs  de  monseigneur  le  dau- 
phin. »  Alors,  en  effet,  commençait  l'engouement  pour  les  spectacles 
qui  ne  s'adressent  qu'aux  yeux  :  c'était  le  triomphe  de  la  mécanique. 
On  imitait,  sous  toutes  les  formes,  les  automates  de  Vaucanson,  le  flu- 

(1)  Affiches  de  Boudet. 

{i)  Mêmes  Affiches,  27  juUlet  17*7,  80  et  27  février  1749. 


168  COMBATS   d'animaux   A  PARIS. 

teur,  le  canard,  etc.;  on  courait  au  joueur  d'échecs  de  Kempel.  Un  Po- 
lonais, nommé  Toscani,  ouvrait,  à  la  foire  Saint-Germain  de  1714,  un 
théâtre  pittoresque  et  automatique,  qui  semble  avoir  servi  de  prélude 
au  fameux  spectacle  de  M.  Pierre  :  «  On  y  voit,  disent  les  affiches,  des 
montagnes,  des  châteaux,  des  marines...  Il  y  paraît  aussi  des  figures 
qui  imitent  parfaitement  tous  les  mouvemens  naturels,  sans  qu'on 
aperçoive  qu'elles  soient  tirées  par  aucun  fil...  et,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
surprenant,  on  y  voit  une  tempête,  la  pluie,  le  tonnerre,  des  vaisseaux 
qui  périssent,  des  matelots  qui  nagent,  etc.,  etc.  »  On  annonçait  de 
tous  côtés  de  pareilles  merveilles,  et  aussi  (je  rougis  de  le  dire)  des 
combats  d'animaux  féroces.  Ce  goût  ignoble  a  été,  si  l'on  en  croit  la 
multiplicité  des  affiches,  long-temps  plus  répandu  chez  nous  et  plus 
vif  qu'on  ne  le  croit  généralement.  Je  transcris,  entre  un  très  grand 
nombre  de  semblables  annonces,  celle  que  voici,  datée  du  7  avril  1748; 
on  ne  la  lira  pas  sans  surprise  : 

«A  mort  le  beau,  furieux,  méchant  et  nouveau  taureau!...  Au  faubourg 
Saint-Germain,  rue  et  barrière  de  Sèvres....  L'on  ne  peut  assez  exprimer  la 
force  de  ce  jeune  taureau  sauvage  et  intrépide  pour  la  méchanceté;  ne  con- 
noissant  personne,  depuis  près  de  trois  mois  qu'il  est  au  combat.  On  ne  peut 
non  plus  dire  avec  quelle  intrépidité  il  défendra  sa  vie  contre  les  dogues  qui  le 
réduiront  mort  sur  la  place,  quoique  ce  soit  un  des  meilleurs  combattans  qu'il 
y  ait  eu  depuis  plusieurs  années.  Ce  combat  sera  terminé  par  celui  des  dogues, 
des  ours  et  le  nouveau  et  bon  loup,  qui  tient  collet  contre  les  dogues...  Le  sieur 
Martin  avertit  le  public  qu'il  a  de  l'huile  d'ours  pure,  etc..  (1).  » 

L'année  1749  amena  plusieurs  nouvelles  concurrences  aux  marion- 
nettes de  Bienfait.  Les  affiches  du  18  février  annoncent  l'ouverture  de 
la  nouvelle  troupe  de  comédiens  praticiens  de  Levasseur,  à  la  foire 
Saint-Germain,  et  la  première  représentation  des  Réjouissances  pu- 
bliques ou  le  Retour  de  la  paix,  en  vaudevilles,  avec  Arlequin  courrier. 
Nous  voyons,  un  peu  plus  tard,  les  marionnettes  de  Levasseur  jouer 
à  la  même  foire  une  pièce  pantomime  intitulée  les  Fleurs. 

Le  13  février  1749,  la  nouvelle^troupe  de  marionnettes  de  Prévost 

(1)  Affiches  de  Boudet. 


DÉCADENCE   DES   FOIRES    SAINT-GERMAIN   ET   SAINT-LACRENT.         169 

débuta  par  la  Revue  générale  des  Houllans,  commandés  par  M.  le 
maréchal  de  Saxe,  représentée  devant  leurs  majestés,  monseigneur  le 
dauphin,  etc.,  le  tout  en  figures  mouvantes  par  chaque  escadron  qui 
caracolent,  suivi  des  Amusemens  comiques  de  Polichinelle,  Ce  nouveau 
théâtre,  situé  rue  de  la  Lingerie,  ne  tarda  pas  à  se  réunir  à  celui  de 
Bienfait.  Dès  le  1"  mai ,  les  affiches  annoncent  la  Revue  des  Houllans 
au  théâtre  des  petits  comédiens  du  Marais,  rue  Xaintonge,  près  le  bou- 
levard; c'était  la  nouvelle  adresse  et  le  nouveau  nom  des  marionnettes 
de  Bienfait,  dont  les  affaires,  malgré  tous  ces  mouvemens,  et  peut- 
être  à  cause  de  tous  ces  mouvemens,  semblaient  décliner.  Nous  trou- 
Tons,  en  effet,  en  1750,  cette  triste  annonce  dans  les  affiches  de  Paris  : 
a  On  fait  savoir  qu'en  vertu  d'une  sentence  du  Châtelet  du  1^  novem- 
bre, il  sera  procédé  à  la  vente  et  adjudication  d'une  loge  construite  dans 
la  foire  Saint -Laurent,  avec  ses  appartenances  et  dépendances,  saisie  sur 
le  sieur  Bienfait,  »  Nous  le  retrouvons  pourtant,  lui  ou  les  siens,  dans 
les  années  suivantes,  entre  autres  en  1732,  faisant  jouer  par  ses  ma- 
rionnettes une  pièce  anonyme.  Arlequin  au  sabbat  ou  l'Ane  d'or  d'A- 
pulée (1).  Son  fils  avait  encore  un  théâtre  de  marionnettes  en  1767,  et 
même  en  1773,  à  la  foire  Saint-Germain  (2). 

11  s'établit  à  Passy  en  1760,  sous  le  nom  de  Théâtre  des  comédiens 
artificiels  de  Passy,  un  spectacle  de  marionnettes,  dont  le  directeur, 
M.  Cadet  de  Beaupré,  eut  la  malheureuse  idée  de  se  faire  le  pour- 
voyeur littéraire.  Il  fit  jouer  par  Polichinelle  et  dame  Gigogne,  et  im- 
primer ensuite,  un  acte  en  vers  intitulé  les  Philosophes  de  bois.  C'était 
une  parodie  ou  une  contre-partie  très  effacée  de  la  fameuse  comédie 
de  Palissot,  L'auteur  avoue  dans  une  courte  préface  que  sa  pièce  n'a 
eu  aucun  succès  à  la  représentation,  ce  qui  l'engage  à  en  appeler  à  la 
lecture.  Cet  ouvrage  est,  je  crois,  tout  ce  qui  reste,  si  cela  peut  s'ap- 
peler rester,  du  répertoire  des  comédiens  artificiels  de  Passy. 

(1)  Je  ne  saurais  dire  si  cette  pièce  était  la  même  que  ropéra-comiqae  composé  par 
Piroa  sous  le  titre  de  l'Âne  d'or  d'Apulée  pour  la  foire  Saint-Laurent  de  17il. 
(3)  Altnanach  forain,  1773;  in-18. 


X. 


LES  BOULBVARDS.   —  FOIRE  PERMANENTE. 


Le  rempart  du  Marais  assaini  dès  1737  par  l'établissement  du  grand 
égoilt,  un  peu  abaissé  et  planté,  en  1708^  de  cinq  rangées  d'arbres, 
était  devenu,  sous  le  nom  de  boulevard  du  Temple,  une  promenade  aimée 
des  habitans  du  quartier  Saint-Antoine,  de  PopincoUrt  et  de  la  Grande- 
Pinte.  Peu  à  peu ,  il  s'éleva  sur  ce  terrain  fangeux  des  baraques  oii 
les  bateleurs  habitués  des  foires  Saint-Germaiti,  Saint-Laurent  et  Saint*- 
Ovide  furent  autorisés  à  établir  une  sorte  de  foire  permanente ,  à  la 
charge  toutefois  de  se  réinstaller,  pendant  la  durée  des  foires  pério- 
diques, aux  places  qu'ils  y  occupaient  précédemment,  obligation  à  la- 
quelle ils  furent  tenus  de  se  soumettre  jusqu'à  la  loi  du  13  janvier 
4794,  qui  proclama  la  liberté  des  entreprises  théâtrales  (4). 

(1)  La  foii^  dainUGeiUdaia  S'éftt  ottterte  jUsqtTeii  1793.  Lé«  ftinateurs  de  curiosités  ont 
recueilli  quelques-unes  de  ces  anciennes  marionnettes  dés  fbires  Saint-Gértnatn  et  SAint- 
Laurent;  M.  Dumersan,  entre  autres,  possédait  un  vieux  polichinelle  que  l'on  a  gravé  dans 
le  Magasin  pittoresque  de  1831,  p,  117,  en  lui  attribuant,  à  tort,  la  date  de  1722.  Le 
costume  de  ce  pantin  est  celui  du  règne  de  Louis  XVL  On  m'assnre  que  M.  Taylor,  mem- 


MARIONNETTES   AD   BOULET ARD  DU   TIMPLI.  I7l 

Fourré  fils,  qui  faisait  danser,  comme  son  père,  des  marionnettes 
aux  diverses  foires  de  Paris,  fit,  yers  1756,  bâtir  par  Servandoni,  dont 
il  était  élève^  un  petit  théâtre  sur  le  boulevard,  où,  indépendamment 
de  ses  marionnettes,  il  exploita  le  genre  des  pièces  â  machinos,  que 
son  maître  avait  mises  à  là  mode,  et  qui  attiraient  la  foule  dans  la  salle 
des  Tuileries.  J'ai  sous  les  yeux  le  programme  dune  de  ces  pièces' 
daté  de  la  fin  de  juin  1759  :  ^Junon  aux  enfers,  spectacle  mécâfiiqué, 
comme  ceux  des  anciens  Romains,  sur  le  grand  théâtre  de  la  barrière 
du  Temple...»  Suit  l'analyse  des  deux  actes,  qui  contiennent  l'histoire 
d'Athamas,  d'après  le  récit  d'Ovide.  Le  programme  se  termine  ainsi  : 
«  Pièce  composée  par  le  sieur  Fourré,  ancien  décorateur  de  M.  le 
comte  de  Clermont,  ancien  entrepreneur  des  nouveaux  bàtimens  du 
Temple,  sous  les  ordres  de  monseigneur  le  prince  de  Conti.  » 

En  I7G0,  Fourré  céda  sa  loge  à  Nicolet  cadet,  joueur  de  marion- 
uettes  comme  son  père.  Parmi  les  pièces  de  son  répertoire,  nous  cite- 
rons Arlequin  Amant  et  Valet,  en  trois  actes  et  en  prose.  Après  avoir 
occupé,  pendant  quatre  ans,  la  loge  de  Fourré,  il  en  loua  une  autre 
sur  un  terrain  attenant,  qu'il  acheta  en  4767,  et  où  il  fit  bâtir  un  assex 
beau  théâtre,  malgré  les  difficultés  que  lui  opposaient  le  mauvais  état 
du  sol  et  le  voisinage  de  l'ancien  rempart,  dont  ses  constructions  ne 
pouvaient  dépasser  la  hauteur.  Il  ouvrit  cette  nouvelle  salle  en  1769. 
Dès  son  arrivée  sur  le  boulevard,  Nicolet  avait  joint  à  ses  acteurs  de 
bois  des  acteurs  vivans  de  toutes  sortes  :  à  la  porte,  Paillasse,  avec  ses 
parades;  au  dedans,  outre  ses  danseurs  de  corde,  les  refrains  de  Ta- 
connetj  de  plus,  quelques  animaux  savans,  et  surtout  un  singe  égal  en 
gentillesse  à  celui  de  Brioché.  M.  de  BoUfflers  a  composé  sur  ce  singe 
une  assez  jolie  chanson.  La  devise  de  Nicolet  était,  comme  on  sait,  de 
plus  fort  en  plus  fort,  et  il  y  a  été  fidèle.  En  1772,  sa  troupe  d'équili- 
bristes,  appelée  à  Choisy,  où  était  la  cour,  fut  si  agréable  à  Louis  XV 
et  à  M°*  Du  Barry,  qu'il  obtint  pour  sa  troupe  le  titre  de  grands  danseurs 

bre  d'un  comité  de  secours  pour  les  artistes  dramatiques,  s'est  trouTé  en  rapport  avec  le 
dernier  directeur  des  marionnettes  de  la  foire  Saint->Laurent,  qui  conservait  précieuse- 
ment sa  troupe  de  bots  dans  des  coffres  qu'il  consentit  à  ouvrir  à  l'ancien  directeur  de 
la  Comédie-Française;  mais  ce  brave  homme,  malgré  sa  détresse,  refusa  de  vendre  à  au- 
cun prix  ses  anciens  et  cfaers  compagnons. 


172  NICOLET  ET  AUDINOT  JOUEURS  DE  MARIONNETTES. 

du  roi  (1),  ce  qui  ne  l'affranchit  pas  cependant  de  l'obligation  de  gar- 
der ses  marionnettes  et  de  jouer  aux  foires,  double  chaîne  qu'il  porta 
jusqu'à  la  loi  de  1791.  Affranchi  alors,  le  théâtre  de  Nicolet  prit,  le 
iî2  septembre  4792,  le  nom  de  Théâtre  de  la  Gaieté,  qu'il  a  gardé  jusqu'à 
ce  jour,  en  dépit  des  glapissemens  du  mélodrame. 

L'ancienne  salle  de  Fourré ,  que  Nicolet  avait  quittée  en  1 Ç64 ,  fut, 
quelques  années  plus  tard,  reconstruite  et  occupée  par  un  autre 
joueur  de  marionnettes  qui  aspirait,  comme  Nicolet  et  ses  confrères, 
à  de  plus  hautes  destinées.  Audinot,  auteur  et  chanteur  de  l'Opéra- 
Comique  et  de  la  Comédie-Italienne  réunis,  où  il  jouait  avec  talent  les 
rôles  à  tablier,  se  brouilla  avec  cette  troupe  et  la  quitta  à  la  clôture  de 
1767.  Après  s'être  montré,  l'année  suivante,  sur  le  théâtre  de  Ver- 
sailles, il  revint  à  Paris  en  1769,  et  loua  à  la  foire  Saint-Germain  une 
loge  où  il  montra  de  grandes  marionnettes  qui  attirèrent  la  foule  par 
une  innovation  qui  parut  piquante.  Ses  bamboches  ou  comédiens  de 
bois,  comme  il  les  appelait,  étaient  des  portraits  fort  ressemblans  de 
ses  anciens  camarades  de  l'Opéra-Comique,  Laruefte,  Clairval,  M"*  Bé- 
rard  et  lui-même.  Polichinelle,  sous  les  traits  d'un  gentilhomme  de  la 
chambre  en  exercice,  fut  reçu  avec  presque  autant  de  faveur  que  le 
fut  depuis  Cassandrino  à  Rome.  Après  la  clôture  de  celte  foire,  Audinot 
s'installa  dans  la  salle  de  Fourré,  qu'il  avait  fait  rebâtir.  11  continua 
d'y  faire  jouer  et  chanter  ses  comédiens  de  bois  pour  lesquels  J.-B. 
Nougaret  écrivit  plusieurs  pièces  (2);  il  y  joignit  quelques  ballets  d'ac- 
tion, un  nain  fort  agréable  dans  le  rôle  d'Arlequin,  et  quelques  scènes 
épisodiques,  telles  que  le  Testament  de  Polichinelle.  Pour  exprimer  cette 
variété  d'amusemens  qu'il  offrait  au  public ,  il  donna  à  son  théâtre , 
dès  1770,  le  nom  d' Ambigu-Comique.  Cependant  il  remplaça  peu  à  peu 
ses  marionnettes  par  des  enfans  qui  jouèrent  d'abord  des  pantomimes, 
puis  des  pièces  accompagnées  de  quelques  paroles  auxquelles  on  donna 

(1)  Nicolet,  dans  son  ambitieuse  impatience ,  avait  pris  plusieurs  fois  ce  titre  de  sa 
propre  autorité,  ce  qui  avait  failli  lui  faire  de  très  mauvaises  affaires  avec  la  police.  Voy. 
les  Mémoires  secrets  de  Bachaumont,  année  1769. 

(î)  Voyez  les  Spectacles  des  foires  et  des  boulevards  de  Parts,  1777,  p.  162.  J.-B.  Nou- 
garet avait  composé  en  1767  le  Retour  du  Printemps  ou  le  Triomphe  de  Flore,  un  acte 
raèlé  de  vaudevilles,  pour  les  marionnettes  de  Chassinet.  {Ibid.) 


FANTOCCINI  FRANÇAIS.  473 

le  titre  assez  bizarre  de  pantomimes  dialoguées.  Les  gravelures  dont  ses 
auteurs  attitrés,  Plainchesne  et  Moline,  n'étaient  point  avares,  attirèrent 
chez  lui  la  bonne  et  la  mauvaise  compagnie.  Dès  1771,  ce  petit  théâtre 
était,  suivant  Bachaumont,  plus  fréquenté  non  pas  que  l'Opéra  (c'eût 
été  trop  peu  dire),  mais  que  celui  de  Nicolet  du  temps  de  son  singe. 
Les  grands  théâtres  eurent  beau  réclamer  pour  le  maintien  de  leurs 
privilèges  :  la  cour  et  la  ville  intervinrent  ;  les  enfans  d'Audinot  con- 
tinuèrent à  babiller,  danser  et  chanter,  et  l'autorité  eut  l'air  de  ne  pas 
entendre  (1).  C'est  ce  qu'avait  demandé  assez  plaisamment  le  facétieux 
directeur  dans  un  double  calembour  latin  inscrit,  en  manière  de  de- 
vise, sur  le  rideau  de  son  théâtre  :  Sicut  infantes  audi  nos.  On  sent ,  à 
cette  tolérance,  que  la  loi  du  13  janvier  1791  approchait. 

D'ailleurs,  plus  la  foire  permanente  établie  sur  le  boulevard  du 
Temple  prenait  de  vie,  de  mouvement  et  d'éclat,  et  plus  décroissait 
l'importance  des  foires  temporaires.  En  1773,  il  y  eut  suppression  de 
tous  les  spectacles  à  la  foire  Saint-Laurent,  et  pendant  trois  années  on 
n'y  vit  que  quelques  marchands  de  mousseline  et  de  colifichets,  un 
billard  et  une  buvette.  Elle  fut  rouverte  cependant  en  1777,  sous 
les  auspices  de  M.  Lenoir  (2);  mais  ce  ne  fut  qu'un  mouvement  de  re- 
prise factice  :  la  vie  se  retirait  et  se  portait  ailleurs.  Quelques  autres 
foires  locales  essayèrent,  sans  grand  succès,  de  profiter  de  cette  sup- 
pression. En  1773,  la  foire  Saint-Clair,  qui  se  tenait,  pendant  les  der- 
nières semaines  de  juillet ,  le  long  de  la  rue  Saint-Victor,  réunit  plu- 
sieurs théâtres  de  marionnettes.  La  même  année,  la  foire  Saint-Ovide, 
qui  avait  eu  lieu  jusque-là  sur  la  place  Vendôme,  entre  la  mi-août  et 
la  mi-septembre,  fut  transférée  sur  la  place  Louis  XV.  Nicolet  cadet  et 
ses  confrères  y  donnèrent  des  jeux  de  marionnettes.  En  1776,  cette 
foire  eut  beaucoup  d'éclat  et  fut  prorogée  jusqu'au  9  octobre.  Il  y  eut 
plusieurs  théâtres  de  marionnettes,  entre  autres  ceux  des  farUoccini 
italiens  et  des  fantoccini  français;  mais  je  ne  sais  rien  des  pièces  qui 
y  furent  représentées.  L'année  suivante,  les  fantoccini  français  prirent 
un  nom  assez  étrange.  Je  lis  cette  annonce  dans  VAlmanach  des  spec- 

(1)  Mémoires  secrets  de  Bachaumont,  li  octobre  et  17  décembre  1T71. 
(S)  Almanach  forain,  1773,  et  les  Petits  Spectacles  de  Paris,  1786,  p.  15», 


i74  THÉÂTRE  DES  PANTAGONIEI^S. 

tacles  de  la  Foire  :  Le  sieur  Second  déclare  qu'il  offre  cette  année  (1777) 
une  nouvelle  troupe  de  porenquins  ou  de  fantoccini  français  {{).  Le  nom 
singulier  de  porenquins  n'a  pas  fait  fortune.  Je  n'en  connais  ni  le  sens 
ni  l'origine.  Une  chose  seulement  nie  paraît  évidente ,  c'est  que  les 
joueurs  de  marionnettes  cherchaient  de  plus  en  plus  à  déguiser  sous 
des  périphrases  et  à  rajeunir  par  des  noms  singuliers  leur  profession  en 
décadence.  C'est  ainsi  qu'il  s'établit  en  1793,  sous  le  titre  de  Théâtre  des 
Pantagoniens ,  un  spectacle  de  grandes  marionnettes  très  habiles  à  se 
transformer.  On  cite,  parmi  ces  transformations,  celle  d'un  procureur 
dont  les  membres  s'animaient  pour  former  autant  de  cliens.  Les  Pan- 
tagoniens jouèrent  deux  pantomimes,  les  Métamorphoses  d'Arlequin  et 
les  Métamorphoses  de  Marlborough,  sur  le  Théâtre  de  la  République,  à 
U  foire  8aint-Germain  de  1793,  qui  fut  la  dernière  (2);  puis  ils  allèrent 
se  loger  sur  le  boulevard  du  Temple. 

(1)  Spectacles  de  la  fQÏre,  etc.,  VI»  partie,  1778,  p.  H. 

(9)  4imotiçfsç^  Affiches,  mars  Î793.  Yojei  plus  haut,  p{»ge  170,  pota  \. 


hi 


XI. 


MARIONNETTES  AU  PALAIS-ROYAL,  —i-  OMBRES  CHIffOISES. 


Un  nouTeau  lieu  de  plaisir,  une  nouvelle  foire  perpétuelle,  plus  élé- 
gante, plus  choisie,  plus  aristocratique  que  celle  des  boulevards,  avait 
commencé,  vers  1784,  à  déployer  toutes  les  splendeurs  de  l'industrie 
et  des  arts,  pour  attirer  la  foule  parisienne,  et  l'on  peut  dire  euro- 
péenne. Je  veux  parler  des  galeries  nouvellement  construites  du  Palais- 
Royal.  Les  marionnettes  ne  manquèrent  pas  à  ce  rendez-vous  de  la 
mode.  Dès  le  28  octobre  4784,  les  petits  comédiens  de  M.  le  comte  de 
Beaujolais  {c'étaient  de  grandes  marionnettes)  ouvrirent  leur  spectacle, 
sous  la  direction  de  Garden  et  de  Homel,  par  trois  petites  pîè€es  :  Jfo- 
mus  directeur  de  spectacle,  prologue,  Il  y  a  commencement  à  tout,  pro- 
verbe en  vaudevilles,  et  Prométhée,  pièce  ornée  de  chants  et  de  danses, 
musique  de  M.  Froment.  Ces  mêmes  petits  comédiens  représentèrent 
assez  long-temps  avec  succès  Figaro  directeur  de  marionnettes.  En 
1786,  ces  pantins  furent  remplacés  par  des  enfans,  qui  faisaient  les 
gestes  sur  le  théâtre,  tandis  que  de  grandes  personnes  parlaient  et  chan- 
taient pour  eux  dans  la  coulisse  (1).  On  joua  de  la  sorte  plusieurs 

(1)  Petits  Spectacles  de  Paris,  1786,  p,  |?. 


176  MARIONNETTES   AU  PALAIS-ROYAL. 

opéras-comiques,  composés  par  des  musiciens  distingués.  Pour  achever 
ce  qui  a  rapport  aux  comédiens  de  bois  de  M.  le  comte  de  Beaujolais,  je 
dois  dire  qu'ils  furent  tirés  un  moment  de  leur  oubli  en  1810.  Cette  ré- 
surrection éphémère  a  été  racontée  par  un  spirituel  contemporain  : 
«  A  la  fin  de  1810,  dit  M.  Dumersan,  M"'  Montansier  fit  débuter  au 
Palais-Royal  une  troupe  de  danseurs  de  corde,  puis  les  Puppi  napoli- 
tani  ou  marionnettes  napolitaines.  11  y  avait  un  directeur  italien,  qui 
s'étonnait  de  n'attirer  que  des  enfans,  tandis  qu'en  Italie  les  spectacles 
de  marionnettes  sont  suivis  par  des  hommes  de  tous  rangs  et  de  tout 
âge...  On  admirait  pourtant  Pulcinella,  que  le  directeur  dirigeait  lui- 
même  et  qui  avait  l'air  d'un  personnage  vivant.  Ce  théâtre  prit,  un 
peu  après  (le  20  octobre  1810),  le  titre  de  Théâtre  des  jeux  forains. 
L'ouverture  se  fit  par  un  prologue  de  Martainville  intitulé  la  Résur- 
rection de  Brioché.  Cette  pièce  fut  jouée  par  les  ci-devant  comédiens  de 
bois  du  comte  de  Beaujolais,  qui  dormaient  dans  les  greniers  du  théâtre 
depuis  vingt  ans.  Ces  automates,  grands  comme  des  enfans  de  huit 
ans  et  habillés  à  la  Pompadour,  eurent  peu  de  succès  (1)...  » 

Le  1"  janvier  1785,  les  fantoccini  de  M.  Caron,  qui,  pendant  quel- 
ques mois,  s'étaient  montrés  sur  le  boulevard  du  Temple,  s'établirent 
dans  une  salle  au  Palais-Royal,  sous  le  nom  renouvelé  de  Théâtre  des 
Pygmées.  Les  deux  pièces  d'ouverture,  d'une  teinte  trop  uniformément 
mythologique,  furent  le  Nouveau  Prométhée,  compliment  ou  prologue 
en  un  acte  avec  couplets,  et  Arlequin  protégé  par  Momus,  vaudeville 
en  trois  actes  (2).  Caron  conduisait  lui-même  ses  marionnettes,  parlait 
pour  elles  et  composait  presque  toutes  les  pièces.  Ces  nouveaux  fan- 
toccini ne  ressemblaient  nullement  à  ceux  qu'on  avait  si  bien  accueillis 
à  la  foire  Saint-Ovide  de  1776,  et  qui  avaient  au  moins  deux  pieds  de 
haut;  ceux-ci,  au  contraire,  étaient  d'une  petitesse  extrême  (3).  Us  ne 
paraissent  pas  avoir  brillé  long-temps;  le  genre  s'épuisait  :  il  fallait, 
pour  le  ranimer,  une  innovation  profonde  et  complète;  ce  rajeunisse- 
ment s'opéra  par  l'importation  des  ombres  chinoises. 

(1)  Mémoires  de  Mile  Flore,  1. 1,  p.  Ii7  et  suiv.  Voyez  encore  le  Mercure  de  noYem- 
bre  1810,  p.  35. 

(2)  Journal  de  Paris,  2  juillet  1785. 

(3)  Petits  Spectacles  de  Paris,  1786,  p.  191-192. 


OMBRES   CHINOISES.  —  PEINTIRE  MOBILE.  477 

Ce  diTertissement,  dont  on  rapporte  généralement  l'origine  aux  Chi- 
nois et  aux  Javanais,  est  du  moins,  sans  aucun  Joute,  un  des  spectacles 
favoris  des  Orientaux.  Il  est,  depuis  assez  long-temps,  connu  en  Italie 
et  en  Allemagne.  Le  baron  de  Grimm,  qui,  dans  sa  Correspondance  de 
4770,  lui  a  consacré  une  page  ironique,  nous  apprend  pourtant,  l'in- 
grat! que,  sous  le  nom  de  Schattenspiel,  ce  jeu  avait  singulièrement 
amusé  et  émerveillé  son  enfance.  Le  procédé  mécanique  est  bien  sim- 
ple :  on  met,  à  la  place  du  rideau  d'un  petit  théâtre,  une  toile  blanche 
ou  un  papier  huilé  bien  tendu.  A  sept  ou  huit  pieds  derrière  cette  ten- 
ture, on  pose  des  lumières.  Si  l'on  fait  glisser  alors,  entre  la  lumière 
et  la  toile  tendue,  des  figures  mobiles  et  plates,  taillées  dans  des  feuilles 
de  carton  ou  de  cuir,  l'ombre  de  ces  découpures  se  projette  sur  la  toile 
ou  le  transparent  de  papier  et  apparaît  aux  spectateurs.  Une  main  ca- 
chée dirige  ces  petits  acteurs  au  moyen  de  tiges  légères,  et  fait  mou- 
voir à  volonté  leurs  membres  par  des  fils  disposés  comme  ceux  de  nos 
pantins  de  carte.  Ce  n'est  pas,  comme  on  voit,  de  la  sculpture,  mais 
de  la  peinture  mobile. 

«  Après  l'Opéra  français,  dit  avec  persiflage  le  baron  Grimm,  je  ne 
connais  pas  de  spectacle  plus  intéressant  pour  les  enfans;  il  se  prête 
aux  enchantemens,  au  merveilleux  et  aux  catastrophes  les  plus  terri- 
bles. Si  vous  voulez,  par  exemple,  que  le  diable  emporte  quelqu'un, 
l'acteur  qui  fait  le  diable  n'a  qu'à  sauter  par-dessus  la  chandelle  placée 
en  arrière,  et,  sur  la  toile,  il  aura  l'air  de  s'envoler  avec  lui  par  les  airs. 
Ce  beau  genre  vient  d'être  inventé  en  France,  où  l'on  en  a  fait  un  amu- 
sement de  société  aussi  spirituel  que  noble;  mais  je  crains  qu'il  ne  soit 
étouffé  dans  sa  naissance  par  la  fureur  de  jouer  des  proverbes.  On  vient 
d'imprimer  l'Heureuse  pêche  pour  les  ombres  à  scènes  changeantes.  Le 
titre  nous  apprend  que  cette  pièce  a  été  représentée  en  société,  vers 
la  fin  de  l'année  1767...  il  faut  espérer  que  nous  aurons  bientôt  un 
théâtre  complet  de  pareilles  pièces  (1).  »  Eh!  pourquoi  pas?  Dès  4775 
(le  dédaigneux  aristarque  ne  croyait  peut-être  pas  prédire  si  juste), 
un  nommé  Ambroise  ouvrait  un  spectacle  de  ce  genre,  sous  le  titre 
de  Théâtre  des  récréations  de  la  Chine.  On  y  voyait,  suivant  l'an- 


(I)  Correspondance  littéraire,  etc.,  15  août  1T70,  t.  VII,  p.  W. 

42 


178  THÉÂTRE   d'aMBROISE.  —  LE   PONT   CASSE. 

nonce,  «  la  voûte  azurée  et  l'aurore  s'annoncer  par  l'épanouissement 
des  rayons  d'un  soleil  levant...  »  La  figure  d'un  magicien  (c'était  déjà 
sans  doute  Rotomago)  amusait  beaucoup  les  spectateurs  par  des  mé- 
tamorphoses singulières.  Enfin,  le  programme  finissait  par  cette  re- 
marque :  «  Les  ecclésiastiques  peuvent  assister  à  mon  spectacle  sans 
aucun  scrupide  (i).  » 

Au  moins  de  juin  de  l'année  suivante  (1776),  le  même  artiste  alla 
montrer  à  Londres  ses  ombres  mouvantes  et  ses  machines.  Le  détail 
nous  en  a  été  conservé.  On  voyait,  entre  autres  tableaux,  l"  une  tem- 
pête, le  tonnerre,  la  grêle  assaillant  la  mer,  plusieurs  vaisseaux  faisant 
naufrage.,.  2°  un  pont  dont  une  arche  est  démolie  et  des  ouvriers  qui 
la  réparent  :  un  voyageur  leur  demande  si  la  rivière  est  guéable;  le§ 
ouvriers  se  moquent  de  lui  et  répondent  par  le  fameux  couplet,  le^  ca- 
nards l'ont  bien  passée  (2);  le  voyageur  découvre  un  petit  bateau^  paisse 
la  rivière  et  châtie  les  ouvriers  :  c'est  déjà,  comme  on  voit,  Le  fameu\ 
Pont  cassé,  la  pièce  classique  des  Ombres  chinQisç?^  vieux  fabliau  qui 
se  trouve  en  germe  dans  une  ancienne  facétie,  Iç  Dict  de  l'herberifi, 
qu'on  peut  lire  à  la  suite  des  poésies  de  Ruteboeuf  (3),  et  que  Cyrano 
de  Bergerac  n'a  pas  dédaigné  d'insérer  à  peu  près  textuellement  dans 
sa  comédie  du  Pédant  joué  (4);  3°  un  canal  sur  lequel  on  aperçoit  une 
troupe  de  canards  :  quelques  chasseurs  dans  un  bateau  les  tirent  à 
coups  de  fusil  (était-ce  déjà  la  pièce  de  Guillçmain  devenue  si  célèbre, 
la  Chasse  aux  canards?);  4"  un  magicien  qui,  d'un  coup  de  baguette, 

(1)  Voy.  ies  Spectacles  des  foires  et  des  boulevards  de  Paris,  année  1776,  p.  117. 
(8)  On  trouve  ce  couplet  dans  une  tr^s  ancienne  chanson  intitulée  Dialogw  du  Prince 
€t  du  Berger. 

■,,i  LE  PRINCE. 

Passe-t-on  la  rivière  à  gué? 

LE   BERGEB, 

Les  canards  l'ont  bien  passé* 
0  lirenda,  lirondé! 

Voy.  Cahier  de  chansons,  veuve  Oudot,  1718. 

(3)  Œuvres  complètes  de  Ruiebœuf,  trouvère  du  xm»  siècle,  1. 1,  p.  *73-*7*. 

(4)  Ces  emprunts,  faits  par  Cyrano  à  nos  ancien»  trouvères,  expliquent  en  quel  sens 
Molière  a  dit,  à  propos  de  quelques  traits  qu'on  l'accusait  d'avoir  tirés  de  cet  auteur  : 
«  Je  reprends  mon  bien  où  je  le  trouve.  » 


THÉÂTRE   DE   SÉRAPHIN.  <79 

fait  subir  à  des  hommes,  à  des  animaux  et  h  des  arbres  diverses  mé- 
tamorphoses. Le  dialogue  et  les  couplets  de  toutes  ces  pièces  étaieqt 
en  français;  le  spectacle  se  terminait  par  des  danses  de  corde,  et, 
comme  toujours,  par  des  marionnettes  (i).  De  retour  à  Paris,  l'année 
«laprtîs.  Ambroise  montra  sous  un  autre  nom  à  peu  près  les  mêmes 
pièces  de  mécanique  maritime  :  la  mer  agitée,  des  vaisseaux  en  marche, 
des  côtes  variées,  des  oiseaux  de  mer,  des  pêcheurs  et  un  jeune  homme 
se  balançant  à  une  branche  d'arbre  au  bord  de  la  mer  (2). 

Enfin  parut  Dominique  Séraphin,  le  >Tai  fondateur  en  France  des  Om- 
f/res  chinoises  perfectionnées.  Cet  ingénieux  artiste,  après  divers  voyages 
dans  les  provinces,  vint  s'établir  à  Versailles.  Admis  plusieurs  fois  à  di- 
vertir la  famille  royale,  il  obtint  pour  son  théâtre,  le  22  avTil  1784,  le 
titre  de  Spectacle  des  Fnfans  de  France.  Cette  même  année,  il  transporta 
son  établissement  sous  les  galeries  du  Palais-Royal,  dans  le  local  que  ses 
héritiei-s  occupent  encore  aujourd'hui.  Séraphin  ouvrit  cette  salle  le  8 
septembre.  J'ai  sous  les  yeux  une  de  ses  affiiches  du  19  août  1785  :  il  y 
annonce,  entre  autres  scènes  nouvelles,  le  Tableau  du  Palais-Royal  et  le$ 
Chaises  parlantes,  ainsi  que  plusieurs  3/efamorjîAo5es.  11  termine  par  cet 
avis,  qui  rappelle  son  scrupuleux  prédécesseur  Ambroise  :  o  Ce  diver- 
tissement est  fort  honnête,  et  ÎIIM.  les  ecclésiastiques  peuvent  se  le  per- 
mettre.» J'ai  sous  les  yeux  une  autre  affiche  du  théâtre  de  Séraphin  sans 
date,  mais  que  je  crois  de  1792.  Elle  est  waiment  originale  :  c'est  toute 
une  scène  entre  le  directeur  des  Ombres  chinoises  et  un  passant.  D'a- 
bord, on  aperçoit  tout  au  haut  la  silhouette  de  Séraphin  à  mi-corps, 
qui  se  détache  en  noir  sur  le  fond  blanc  de  l'affiche,  comme  une  de 
ses  découpures.  De  son  index  allongé,  il  fait  signe  à  un  passant,  puis 
un  dialogue  s'établit  entre  eux  :  «  Un  moment  !  Arrêtez- vous  !  Lisez- 

(1)  Voyei  les  Spectacles  des  foires  et  des  boulevards  de  Paris,  ITTS,  p.  19^189.  Le 
rédacteur  de  cet  almanach  nous  avertit  que  le  mécanicien  Ambroise  qui  montra  ce  spec- 
tacle à  Londres  était  un  autre  que  l'Ambroise  qui  avait  donné  à  Paris  un  spectacle  tout 
semblable  l'année  d'avant.  Je  crois  que  c'est  une  erreur  peut-être  officieuse;  Je  crains 
bien  que  ce  pauvre  et  habile  mécanicien  ne  fût  obligé  de  cacher  son  nom  pour  échapper 
à  ses  créanciers. 

(1)  C'est  l'idée  du  Zéphire  de  Prudhon.  Voyez  les  Spectacles  des  foires  et  des  boule- 
vards de  Paris,  année  1778,  p.  1». 


180  ANCIEN   RÉPERTOIRE  DE  SÉRAPHIN. 

moi!  —  SÉRAPHIN,  aux  lecteurs:  Des  changemens,  des  décorations 
d'un  joli  goût  embellissent  mes  Ombres  chinoises...  J'ai  des  marion- 
nettes, mais  des  marionnettes  qu'on  prendrait  aisément  pour  de  char- 
mans  petits  enfans;  il  faut  les  voir,  ainsi  que  la  scène  comique  de 
Gobe-mouche.  —  Un  lecteur  :  Mais  où  est  donc  la  salle  de  vos  Ombres 
chinoises.  Séraphin?  Toutes  les  Ombres  de  Paris  se  disent  Ombres 
de  Séraphin,  qu'on  disait  depuis  long-temps  voyageant  chez  les  om- 
bres. —  Je  n'ai,  monsieur,  pas  encore  été  tenté  de  faire  ce  voyage. 
Je  suis  toujours  le  seul  Séraphin.  Pour  me  voir,  n'allez  ni  à  Tivoli  ni 
à  Idalie;  n'allez  ni  aux  Capucins  ni  aux  boulevards,  encore  moins  à  la 
Veillée,  mais  venez  au  Palais-Égalité,  galerie  de  pierre,  n°  421,  où  je 
suis  fixé  invariablement  depuis  dix-sept  ans.  Voulez-vous  vous  dé- 
lasser? venez  voir  mei  Ombres  chinoises.  Toujours  jaloux  de  mériter 

votre  approbation,  chaque  jour  nous  changeons  de  pièces »  En 

effet,  rien  de  plus  varié  que  le  répertoire  de  Séraphin,  et  c'est  à  ce 
mérite  que  ce  théâtre  a  dû  de  vivre  aussi  long-temps.  Depuis  son  éta- 
blissement ,  plusieurs  écrivains  de  quelque  valeur  ont  travaillé  pour 
cette  petite  scène.  Je  puis  citer  Dorvigny,  Gabiot  de  Salins,  Maillé  de 
Marencourt.  Entre  les  années  1785  et  1790,  Dorvigny  y  a  fait  jouer  le 
Bois  dangereux  ou  les  Deux  voleurs,  scène  à  la  silhouette,  en  vers;  les 
Caquets  du  matin,  en  prose;  le  Cabriolet  renversé,  scène  de  la  halle  (1); 
Arlequin  corsaire,  scène  en  prose  et  à  la  silhouette,  qui  devint  l'année 
d'après,  en  1789,  Arlequin  corsaire  patriote  (2).  Maillé  de  Marencourt 
donna,  vers  le  même  temps,  le  Matelot,  scène  épisodique  en  prose;  le 
Petit  Poucet  et  Cendrillon,  pièces-féeries,  chacune  en  trois  actes.  Plus 
récemment,  vers  1807,  le  même  auteur  a  donné  l' Enlèvement  de  Pro- 
serpine,  féerie  mythologique,  et  le  Triomphe  d'Arlequin.  En  1799, 
Gabiot  écrivit  pour  Séraphin  le  Malade  et  le  bûcheron,  scène  à  la 
silhouette;  mais,  dans  les  dernières  années  du  siècle,  ce  fut  Guille- 
main  qui  fut  le  fournisseur  le  plus  actif  de  ce  théâtre  et  de  plusieurs 
autres.  «  Il  faisait  le  matin  pour  les  Ombres  chinoises,  dit  M.  Dumer- 
san,  de  petites  pièces  dans  lesquelles  il  y  avait  toujours  une  idée  co- 

(1)  Imprimé  dans  le  Théâtre  de  Séraphin,  t.  I,  p.  25-35. 

(2)  Affiche  du  25  décembre  179©. 


MARIONNETTES  RÉVOLUTIONNAIRES.  181 

inique,  qu'on  lui  payait  12  francs,  qu'on  jouait  ciaq  cents  fois,  et 
qu'on  joue  encore.  Le  soir,  il  en  composait  pour  les  Jeunes-Artistes' 
le  Vaudeville,  les  Variétés-amusantes,  etc.;  elles  étaient  plus  litté- 
raires, et  cependant  elles  ne  l'ont  pas  immortalisé  comme  sa  Chasse 
aux  canards  (i).  »  Parmi  les  scènes  à  la  silhouette  de  Guillemain,  on 
remarque  F  Entrepreneur  de  spectacle,  la  Mort  tragique  de  Mardi-Gras, 
en  vers;  le  Gagne-Petit,  et  enfin  V Écrivain  public,  qui,  pendant  la  ré- 
volution, devint  V Ecrivain  public  patriote. 

J'ai  bien  peur  qu'au  milieu  du  vertige  de  ces  années  sinistres,  nos 
petits  comédiens  de  bois  n'aient  participé  plus  que  de  raison  à  la  fé- 
brile efîervescence  de  ces  temps  de  trouble.  Je  ne  veux  pas  trop  insis- 
ter sur  cette  phase  déUcate  de  leur  histoire;  je  transcrirai  seulement 
quelques  lignes  significatives  de  Camille  Desmoulins.  Indigné  de  l'a- 
pathique indifférence  des  badauds  de  Paris  en  présence  des  hécatombes 
de  chaque  jour,  le  Vieux  cordelier  s'écrie  :  «  Cette  multitude  égoïste 
est  faite  pour  suivre  aveuglément  l'impulsion  des  plus  forts.  On  se  bat- 
tait au  Carrousel  et  au  Champ-de-Mars,  et  le  Palais-Royal  étalait  ses 
bergères  et  son  Arcadie!  A  côté  du  tranchant  de  la  guillotine,  sous  le- 
quel tombaient  les  tètes  couronnées,  et  sur  la  même  place,  et  dans  le 
même  temps,  on  guillotinait  aussi  Polichinelle,  qui  partageait  l'atten- 
tion de  cette  foule  avide  (2)  !  »  Ainsi  le  bourreau ,  qui ,  pendant  deux 
cents  ans,  avait  bien  voulu  se  laisser  bafouer  et  pendre  par  Poli- 
chinelle, prenait  alors  sa  revanche.  11  est  probable  que  Polichinelle 
n'est  rentré  en  possession  de  ses  avantages  qu'après  le  10  thermidor; 
mais  passons  vite.  Je  citerai,  en  raison  de  leur  inoffensive  singularité, 
les  titres  de  deux  pièces  de  ces  temps  néfastes.  En  4790,  les  ombres 
de  Séraphin  jouèrent  la  Démonseigneurisation,  et,  en  1793,  la  Fédéra- 
tion nationale.  Il  faut  avouer  que  ces  deux  sujets  prêtaient  peu  à  la 
silhouette,  et  durent  divertir  médiocrement  le  jeune  et  riant  auditoire 
de  Séraphin. 

Sous  le  consulat,  quand  l'esprit  et  la  gaieté  eurent  peu  à  peu  re- 
couvré leurs  droits,  un  savant  bibliothécaire  et  un  excellent  homme, 

(1)  Mémoires  de  Mlle  Flore,  t.  I,  p.  ii  et  i3.  Guillemain  est  mort  en  1799. 
(3)  ]be  Vievu  Cordelier,  réimpression  de  1831,  p.  6i. 


182  RÉPERTOIRE  DE  SÉRAPHIN. 

M.  Capperonnier,  fit  jouer,  nous  assure-t-on,  quelques  scènes  à  la  sil- 
houette. Des  indiscrets  lui  attribuent,  entre  autres,  l'Ile  des  perroquets 
ou  II  ne  faut  pas  se  fier  à  la  parole.  Ces  petites  distractions  d'un  homme 
grave  devaient  être  des  réminiscences  des  gaietés  littéraires  auxquelles 
il  s'était  trouvé  mêlé  avant  1789,  dans  la  société  des  Lauraguais,  des 
PaUlmy  et  des  La  Vallière. 

Le  théâtre  de  Séraphin  a  fait,  avec  le  consentement  des  intéressés, 
d'heureux  et  assez  fréquens  emprunts  aux  autres  scènes.  Ainsi  le  Fil- 
leul de  la  fée.  conte  bleu  en  deux  actes,  représenté  en  i  832  sur  le  théâtre 
du  Palais-Royal,  est  devenu  l'Enchanteur  Parafaragaramus,  féerie  en 
trois  actes,  au  théâtre  de  Séraphin.  On  cite  plusieurs  auteurs  contempo- 
rains qui  n'ont  pas  dédaigné  cette  petite  scène,  entre  autres  M.  Edouard 
Plouvier,  récemment  applaudi  au  Théâtre-Français.  Je  nommerai  en- 
core une  personne  de  la  famille  du  fondateur.  M"*  Pauline  Séraphin, 
qui  a  écrit  un  assez  grand  nombre  de  petites  pièces-féeries  et  de  scènes 
à  la  silhouette,  le  Talisman  aux  enfers,  la  Perruque  de  Cassandre,  Gilles 
et  son  parrain,  le  Génie  de  la  sagesse,  la  Jument  grise  et  le  Pêcheur 
de  Bagdad.  En  résumé,  les  théâtres  de  marionnettes  et  d'ombres  chi- 
noises ont  dans  notre  pays  un  grand  avantage  sur  presque  tous  les 
autres  spectacles  :  ce  sont  presque  les  seuls  où  nous  n'apportions  aucun 
esprit  de  contention  et  de  critique,  et  où  nous  allions  avec  la  seule 
envie  de  nous  amuser.  Il  serait  bien  à  souhaiter  qu'un  homme  de  ta- 
lent profitât  de  cette  rare  et  bienveillante  disposition  du  public,  et  prît 
là  ses  coudées  franches,  comme  on  les  lui  laisse. 


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XII. 


MARIONNETTES   CHEZ   LES  PARTICULIERS  ET  DANS  LE  MONDE  ÉLÉGANT. 


Il  me  reste,  pour  compléter  l'histoire  des  marionnettes  en  France, 
à  dire  un  mot  de  l'accueil  qui  leur  a  été  fait  dans  la  bonne  compagnie 
et  chez  les  grands  seigneurs  des  xvii*  et  xviii*  siècles. 

Nous  avons  vu,  sous  Louis  XIV,  les  relations  très  suivies  du  jeune 
dauphin  et  de  Brioché.  Les  marionnettes  étaient  alors  un  plaisir  royal, 
que  recherchaient,  par  imitation,  la  noblesse  et  la  bourgeoisie.  La 
Fontaine,  dans  sa  fable  de  la  Cour  du  Lion,  ne  nous  a-t-il  pas  montré 
sa  majesté  lionne  convoquant  tous  ses  vassaux  à  une  cour  plénière, 

dont  l'ouverture 

Devait  être  un  très  grand  festin, 
Suivi  des  tours  de  Fagotint 

Vers  la  fin  du  grand  siècle,  dans  une  lettre  en  vers  que  le  jeune 
prince  de  Bombes  est  supposé  écrire  à  sa  cousine,  M"'  d'Enghien 
(qu'il  appelait  ordinairement  sa  femme),  pour  l'engager  à  venir  à 


i84  MARIONNETTES  ARISTOCRATIQUES. 

Versailles  auprès  de  M""  la  duchesse  du  Maine,  qui  gardait  le  lit  pen- 
dant une  grossesse,  il  lui  fait  entrevoir  bien  des  plaisirs,  et  quels 
plaisirs! 

Pour  prix  d'une  action  si  belle, 
Je  vous  promets  Polichinelle  (l)!... 

Le  rédacteur  de  cet  attrayant  billet  était  Malézieu,  le  chancelier  de 
la  petite  principauté  ou  plutôt  du  petit  prince  de  Bombes.  A  ce  titre 
Malézieu  joignait  ceux  de  membre  de  l'Académie  française,  de  surin- 
tendant du  duc  du  Maine,  et  surtout  d'ordonnateur  de  toutes  les  fêtes 
de  la  duchesse.  11  était  l'ame  de  ces  fameux  divertissemens  de  Sceaux 
qui  ont  fourni  deux  volumes  pleins  de  stances,  de  madrigaux,  d'é- 
pîtres,  de  pastorales  et  de  comédies,  fêtes  de  jour  et  de  nuit,  qui  oc- 
cupaient ou  qui  trompaient,  dans  cette  poétique  retraite,  la  mobile 
imagination  et  les  ambitieuses  insomnies  de  la  duchesse;  mais  dans 
ces  deux  volumes,  remplis  de  babioles,  il  n'est  rien  dit  d'un  genre 
d'amusement  qui  a  pourtant  tenu  une  grande  place  dans  les  plaisirs 
de  Sceaux  :  je  veux  parler  des  marionnettes.  On  les  faisait,  en  effet, 
venir  de  temps  à  autre,  et  l'on  composait  même  exprès  pour  elles  de 
petits  dialogues  oii  l'esprit  et  la  malice  ne  manquaient  pas.  Un  de  ces 
badinages,  attribué  à  Malézieu,  souleva,  en  1705,  une  véritable  tem- 
pête. Je  trouve  dans  le  recueil  manuscrit  de  chansons  et  de  vers  sati- 
riques formé  par  le  comte  de  Maurepas,  tous  les  bulletins  de  cette 
petite  guerre  littéraire.  Une  note  du  manuscrit  nous  apprend  à  quelle 
occasion  tout  ce  bruit  eut  lieu.  La  duchesse  du  Maine  ayant  voulu, 
pendant  l'hiver  de  1705,  avoir  chez  elle  les  marionnettes,  on  composa 
une  petite  scène  ad  hoc,  qui  tournait  un  peu  en  ridicule  MM.  de  l'Aca- 
démie française.  Ceux-ci  l'attribuèrent,  avec  assez  de  vraisemblance, 
à  Malézieu  et  au  duc  de  Bourbon,  qui  paraît  y  avoir  en  badinant 
fourré  quelques  moqueries.  Aussitôt  les  épigrammes  de  pleuvoir  sur 
le  prince  et  sur  l'académicien  faux  frère.  Elles  remplissent,  avec  les 
réphques,  plus  de  vingt  pages  in-folio  du  recueil  de  Maurepas.  Le  corps 
du  délit  lui-même,  un  petit  dialogue  intitulé  Scène  de  Polichinelle  et 

(1)  Voyez  les  Divertissemens  de  i^csnux,  t.  I*'',  p.  163. 


MARIONNETTES  CHEZ  LA  DUCHESSE  DU  MAINE.  195 

du  voisin,  y  est  aussi  copié  (1).  Cette  parade  est  écrite  avec  toutes  les 
libertés  que  le  genre  autorise;  quoique  composée  de  compte  à  demi  par 
un  académicien  et  un  prince  du  sang,  et  représentée  dans  le  salon  de  la 
duchesse  du  Maine,  il  nous  serait,  tant  les  mœurs  changent!  bien  dif- 
ficile d'en  citer  deux  phrases.  Le  fond  de  cette  bluette  est  la  prétention 
hautement  déclarée  par  Polichinelle  d'entrer  à  l'Académie.  Il  prouve 
la  légitimité  de  ses  droits  au  fauteuil  par  une  foule  de  coq-à-l'ànc 
amusans;  puis,  il  donne  un  échantillon  burlesque  de  sa  future  haran- 
gue de  réception;  enfin,  il  énumère  certaines  difficultés  de  langage  sur 
lesquelles  il  sent  quelque  crapule  (c'est-à-dire  scrupule).  Ce  sont  cer- 
taines locutions  équivoques  sur  lesquelles  il  désire  connaître  l'avis  de 
MM.  les  quarante,  et  qui  n'ont  pu,  dit-il,  échapper  à  des  nez  tels  que 
les  leurs.  Une  de  ces  expressions  dont  il  voudrait  purifier  le  dictionnaire 
qu'élabore  la  docte  compagnie  est  celle-ci  :  «  Entre  deux  selles  le  cul 
à  terre.  »  Il  propose  entre  deux  sièges  comme  beaucoup  moins  incon- 
gru, et  il  pénètre  très  à  fond  dans  la  matière;  tout  le  reste  est  à  l'ave- 
nant. On  peut  inférer  d'une  des  épigrammes  décochées  contre  Malé- 
zieu  qu'il  fut  obligé  de  se  tenir  quelque  temps  éloigné  des  réunions 
de  l'Académie.  Il  y  reparut  cependant  à  la  réception  de  M.  l'évêque 
de  Soissons.  Une  autre  pièce  nous  apprend  qu'on  priva  Malézieu,  tant 
que  dura  la  brouille,  du  don  que  les  quarante  étaient  dans  l'usage  de 
se  faire  mutuellement  de  leurs  ouvrages.  Cette  singulière  punition  ap- 
pelait bien  naturellement  la  raillerie;  on  ne  s'en  fit  pas  faute. 

Les  marionnettes  de  Malézieu  jouèrent  encore  cette  même  année 
(1705)  à  l'hôtel  de  Trèmes,  devant  le  duc  de  Bourbon.  Elles  repré- 
sentèrent une  petite  pièce  où  le  président  de  Mesmes,  confrère  de  Ma- 
lézieu à  l'Académie  française,  fut  quelque  peu  maltraité,  ce  qui  donna 
lieu  à  de  nouvelles  épigrammes.  Dans  toutes,  le  nom  de  Brioché  était 
la  grosse  injure  que  l'on  jetait  à  la  tête  du  chancelier  de  Bombes. 

Puisque  j'ai  commencé  de  parler  des  rapports  de  Polichinelle  et 
de  l'Académie,  je  dois  signaler  une  autre  pièce  de  vers  placée  dans 

(f)  Voyei  Recueil  de  chansons  et  de  vers  satiriques,  tome  X,  p.  3i9  et  suiv.  Cette 
scène  est,  dit-on,  imprimée  dans  un  livre  intitulé  Pièces  échappées  du  feu,  Parme, 
1717,  avec  quelques-unes  des  épigrammes  en  réponse.  Je  ne  connais  que  la  copie  du 
recueil  de  Maurepas. 


mé  MARlÔHÏ(ËttÉ8  bu  COMTE  d'EC' ''*'"' '^ 

le  recueil  de  Maurepas  sous  la  date  de  4732.  Elle  esl  intitulée  fie" 
queste  dU  éiêtif  Polichinelle  à  nosseigneurs  de  F  Académie  française  éta-' 
hlie  aU  Louvre  (1).  Ce  que  iPOlichinelle  demande  danà  cette  requête, 
ce  û'ést  t)as,  comiiie  en  1705,  un  fauteuil  d'acadétnicien;  il  ne  rêclatne 
que  le  di'oit  d'assisteï*  aux  séances,  comme  on  Venait  de  Tâccorder  àiiX 
acteurs  de  la  Comédie-Française.  11  faut  convenir  que  notre  ami  f*oli* 
chinelle  est  ici  tout-à-fait  dans  son  tort ,  et  que  ses  railleries  portent 
sur  un  acte  qui  n'avait  rien  que  d'honorable.  Le  3  mai  173^,  quatre 
jours  atant  la  représentation  de  VÉryphile  de  Voltaire,  des  députés  de 
la  Comédie-Française  allèrent  offrir  aux  membres  de  l'Académie  l'en- 
trée de  leur  théâtre,  ce  qui  fut  accepté  avec  l'approbation  du  roi. 
L'Académie,  en  retour  de  cette  politesse,  octroya  aux  comédiens  fran- 
çais le  droit  d'assister  à  ses  réunions.  C'est  à  propos  de  cet  échange  de 
bons  procédés,  dont  les  effets  subsistent  encore  aujourd'hui ,  que  Po- 
lichinelle se  mit  à  gloser  fort  à  contre-temps,  et,  qui  pis  est,  sans 
beaucoup  d'esprit;  mais  les  comédiens  français  et  les  acteurs  des  scènes 
secondaires  se  faisaient  alors,  comme  nous  l'atons  vu,  Une  guêtre 
acharnée  que  le  moindre  incident  ravivait. 

Le  goût  des  marionnettes  persista  long-temps  dans  la  cour  spiri- 
tuelle de  Sceaux.  Quelques  vers  de  "Voltaire  nous  apprennent  qu'en 
1746  le  Comte  d'ËU,  grand-maître  de  l'artillerie,  les  y  fit  venir  un  soir 
et  les  dirigea  lui-même  atec  succès.  Voltàife,  qui  assistait  à  ce  diver^ 
tissement,  prit  à  Son  tour  la  direction  des  pantins  et  improvisa  ce 
Compliment  pour  le  comte  d'Eu ,  au  nom  de  Polichinelle  : 

.  .  Prince,  vous  remercie. 

.  ^    .  ,         En  me  faisant  beaucoup  d'honneur, 
Vous  faites  mon  envie. 

r^  iH  Hîhl'jfî^**^^  possédez  tous  les  talens; 

;    .  •  .      Je  n'ai  qu'un  caractère  :  ,a  ai^u. 

J'amuse  pour  quelques  momens; 
Vous  savez  toujours  plaire. 

On  sait  que  vous  faites  mouvoir 
(1)  Recueil  de  chansons  et  de  vers  satiriques,  t.  XVIII,  p.  151. 


l>é  plus  belles  machines; 
Vous  Rtes  sentir  leur  pouvoir  '-^ 

A  Bruielle,  à  Malines;  '^ 

LéS  Anglais  s''y  virent  traitei* 

En  vrais  polichinelles. 
Et  vous  avez  de  quoi  dompter 

Les  remparts  et  les  belles  {\).  ^'' 

La  mode  des  marionnettes  de  société  devint  si  générale  au  milieu  du 
xvin*  siècle,  que  nous  voyons  Bienfait  annoncer  dans  les  affiches  de  Paris 
«  qu'il  va  en  ville,  en  l'avertissant  un  jour  devant  (2).  »  Alors  M"*  Pé- 
licier,  célèbre  actrice  de  l'Opéra,  faisait  une  pension  à  un  directeur  de 
marionnettes  pour  lui  jouer  deux  parades  par  jour;  ses  camarades  la 
raillaient  de  cette  fantaisie  et  l'accusaient  de  vouloir  se  donner  par  là 
des  airs  de  duchesse  (3).  Je  trouve,  à  la  fin  de  la  copie  de  Polichi- 
nelle à  la  guingtiette  de  Vaugirard.  cette  apostille  que  je  crois  de  Pont- 
de-Vesle  :  «  Bon  à  jouer  en  société  de  marionnettes,  et  y  ajouter  de 
nouvelles  scènes  (4).  »  Les  scènes  ajoutées  par  de  tels  amateurs  ne  de- 
vaient pas  être  les  moins  égrillardes,  à  en  juger  par  le  canevas  d'une 
de  ces  pièces  destinées  au  huis-clos,  le  Songe  de  Pierrot,  que  possédait 
M.  de  Soleinne  (5).  Je  vois  dans  la  même  collection  le  titre,  mais  le 
litre  seulement,  d'une  pièce  de  marionnettes  que  je  suppose  avoir  eu 
la  même  destination,  Polichinelle  recruteur  d'amour  ou  la  milice  de 
Cythère  (6).  François  Nau,  le  chansonnier,  a  publié  en  1758  un  inter- 
mède de  marionnettes  (sans  nom  d'auteur)  que  je  soupçonne  avoir  été 
composé  pour  une  de  ces  réunions  joyeuses  (t). 

(1)  Œuvres  de  Voltaire,  t.  XIV,  p.  393  et  394,  édit  de  M.  BeuchoC.  >, 

(a)  Affiches  de  Boudet,  20  féfrier  1749. 

(3)  Le  Colporteur,  p.  140. 

(4)  Portefeuilles  manuscrits  de  M.  de  Soleinne,  n"  3399. 

(5)  Portefeuilles  de  M.  de  Soleinne,  n*  3400.  Le  Dictionnaire  des  fhéâiréi  dé  Parie 
annonce  à  tort  cette  pièce  comme  représentée  en  public  par  les  marionnettes. 

(6)  Ibid.,  n"  3407. 

(7)  Par  compensation,  ou  a  publié,  dans  notre  siècle,  des  pièces  de  marioDoettes  pour 
l'éducation  de  la  jeunesse.  Je  ne  citerai  en  ce  genre  que  le  Théâtre  des  marionnettes 
de  M"*  Laure  Bernard,  1  vol.  in-i2,  1837.  L'auteur  y  a  réduit  à  la  taille  de  ses  comé- 
diens et  de  ses  spectateurs  la  légende  du  Roi  Lear. 


188  MARIONNETTES  A   CIRE  Y. 

Enfin  nous  allons  rencontrer  les  marionnettes  dans  un  lieu  où  vous 
serez  surpris,  comme  nous,  de  les  voir  admises,  à  Cirey;  oui,  au  châ- 
teau de  Cirey,  devant  la  sérieuse  M"»*  Du  Châtelet  et  devant  Voltaire, 
dans  le  temps  même  oii  la  marquise  commentait  Leibnitz  et  oii  Vol- 
taire mettait  la  dernière  main  à  Mérope.  C'est  à  une  personne  spiri- 
tuelle, à  M"»*  de  Graffîgny,  alors  momentanément  abritée  à  Cirey,  que 
nous  devons  la  connaissance  de  ces  détails  intimes,  dont  elle  faisait 
part  à  un  de  ses  amis  d'enfance,  à  M.  Devaux,  lecteur  du  roi  Stanislas. 

«  Voltaire,  lui  mande-t-elle  (11  décembre  1738),  a  bu  à  ta  santé... 
Après  le  souper,  il  nous  donna  la  lanterne  magique  avec  des  propos  à 
mourir  de  rire.  11  y  a  fourré  la  coterie  de  M.  le  duc  de  Richelieu,  l'his- 
toire de  l'abbé  Desfontaines  et  toutes  sortes  de  contes,  toujours  sur  le 
ton  savoyard.  11  n'y  avait  rien  de  si  drôle;  mais  à  force  de  tripoter  le 
goupillon  de  sa  lanterne,  qui  était  remplie  d'esprit-de-vin,  il  le  ren- 
versa sur  sa  main;  le  feu  y  prit,  et  le  voilà  enflammé.  Cela  troubla 
un  peu  le  divertissement ,  qu'il  recommença  un  moment  après.  »  Et 
en  post-scriptum  elle  ajoute  :  «  On  nous  promet  les  marionnettes.  Il 
y  en  a  ici  près  de  très  bonnes,  qu'on  a  tant  qu'on  veut.  »  —  «  Je  sors 
des  marionnettes,  qui  m'ont  beaucoup  divertie  (écrit-elle  le  16  dé- 
cembre); elles  sont  très  bonnes.  On  a  joué  la  pièce  où  la  femme  de  Po- 
lichinelle croit  faire  mourir  son  mari  en  chantant  fagnana!  fagnana! 
C'était  un  plaisir  ravissant  que  d'entendre  Voltaire  dire  sérieusement 
que  la  pièce  est  très  bonne;  il  est  vrai  qu'elle  l'est  autant  qu'elle  peut 
l'être  pour  de  telles  gens.  Cela  est  fou  de  rire  de  pareilles  fadaises,  n'est- 
ce  pas?  Eh  bien!  j'ai  ri...  Le  théâtre  est  fort  joli,  mais  la  salle  est 
petite.  Un  théâtre  et  une  salle  de  marionnettes  à  Cirey!  Oh!  c'est 
drôle!  Mais  qu'y  a-t-il  d'étonnant?  Voltaire  est  aussi  aimable  enfant 
que  sage  philosophe.  Le  fond  de  la  salle  n'est  qu'une  loge  peinte,  gar- 
nie comme  un  sofa ,  et  le  bord  sur  lequel  on  s'appuie  est  garni  aussi. 
Les  décorations  sont  en  colonnades,  avec  des  pots  d'orangers  entre  les 
colonnes...» 

Enfin  M"«  de  Grafflgny  écrit  le  lendemain  (huit  heures  du  soir)  : 
«  Aujourd'hui  comme  hier,  je  sors  des  marionnettes,  qui  m'ont  fait 
mourir  de  rire.  On  a  joué  l'Enfant  prodigue.  Voltaire  disait  qu'il  en 
était  jaloux.  Le  crois-tu?  Je  trouve  qu'il  y  a  bien  de  l'esprit  à  Voltaire 


FKANÇAIS  DE  NANTES  ET  LES  MARIONNETTES.  189 

de  rire  de  cela  et  de  le  trouver  bon.  J'étais  auprès  de  lui  aujourd'hui. 
Que  cette  place  est  délicieuse  !  Nous  en  avons  raisonné  un  peu  philoso- 
phiquement, et  nous  nous  sommes  prouvé  qu'il  était  très  raisonnable 
d'en  rire.  Il  faut  avouer  que  tout  devient  bon  avec  les  gens  aimables.  » 

Presque  à  la  même  date,  je  trouve  quelques  lignes  qui  me  frappent 
dans  un  post-scriptum  ajouté  par  M""*  Du  Châtelet  à  une  lettre  de  Vol- 
taire adressée  à  d'Argental.  Elle  lui  parle  de  tous  les  travaux  entrepris 
par  Voltaire,  puis  elle  ajoute  :  «  Sa  santé  demande  peu  de  travail,  et  je 
fais  mon  possible  pour  l'empêcher  de  s'appliquer.  »  Cela  ne  nous 
donne-t-il  pas  l'explication  du  goût  subit  de  M"*  Du  Châtelet  pour  la 
lanterne  magique  et  les  marionnettes? 

Quant  au  xix«  siècle,  si  sérieux  et  si  raisonnable,  comme  on  sait,  il 
ne  faut  pas  y  chercher  d'aussi  frivoles  amusemens.  S'il  arrive  aujour- 
d'hui par  hasard  que  Polichinelle  soit  mandé  dans  un  riche  hôtel,  ce 
n'est  que  pour  une  matinée  ou  une  soirée  d'enfans;  mais  des  marion- 
nettes comme  celles  de  M"*  la  duchesse  du  Maine,  de  la  Pélicier  ou  de 
Cirey,iln'yena  plus  d'exemples.  On  cite  bien,  sous  l'empire,  quelques 
hauts  fonctionnaires  qui  ont  aimé  ce  divertissement ,  mais  en  plein 
air  et  incognito.  On  sait  l'histoire  de  cet  excellent  chef  d'administra- 
tion, dont  la  bienveillance  littéraire,  approuvée  de  l'empereur,  avait 
réservé  quelques  emplois  dans  ses  bureaux  aux  débutans  de  la  litté- 
rature et  de  la  poésie.  Ayant  adressé  un  jour  un  avis  cordial  à  un  de 
ses  plus  inexacts  protégés,  le  jeune  homme  avoua  à  l'indulgent  ad- 
ministrateur que  s'il  s'attardait  tous  les  matins,  c'est  qu'il  était  obligé 
de  passer  devant  Polichinelle,  et  que  le  charme  l'arrêtait,  a  Ehl  com- 
ment cela  se  fait-il?  s'écrie  le  directeur  étonné,  je  ne  vous  y  ai  jamais 
rencontré.  »  Mais  Français  de  Nantes  (car  c'est  à  lui  qu'on  attribue  l'a- 
necdote) a-t-il  jamais  songé  à  faire  venir  chez  lui  Polichinelle?  J'en 
doute.  Autre  temps,  autres  plaisirs.  Il  y  aurait,  d'ailleurs,  inconvé- 
nient à  inviter,  par  ce  temps-ci,  nos  financiers,  nos  représentans  du 
peuple,  nos  grands  hommes  de  lettres,  nos  diplomates,  à  une  soirée  de 
marionnettes;  cela  risquerait  trop  de  ressembler  à  une  épigramme. 


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IV. 


HARIONIIETTES  EN  ANGLETERRE. 


JMIÏgiSIl  » 


sa  ùai'iù 


I. 


iCCUEIL  FAIT   AUX   MABIOISNETTES  DANS   LES  PAYS  SEPTENTRIONAUX. 


Si  je  ne  m'étais  proposé  en  commençant  cette  étude  que  de  rompre 
quelques  lances  courtoises  en  l'honneur  des  marionnettes,  je  pourrais 
regarder  ma  tâche  comme  surabondamment  accomplie  :  ou  je  me 
trompe  fort,  ou  il  est  bien  prouvé  que  la  muse  légère  et  badine  qui  pré- 
side à  ce  petit  spectacle  a  occupé  un  rang  assez  distingué  chez  tous 
les  peuples  de  race  et  de  civilisation  gréco-romaines,  et  qu'elle  a 
même  obtenu  parmi  eux,  grâce  à  sa  gentillesse,  le  pas  sur  plusieurs 
de  ses  plus  fières  rivales;  mais  j'ai  entrepris  (qu'on  mo  permette  de  le 
rappeler)  moins  de  faire  l'éloge  de  ce  menu  genre  de  drame  que  d'en 
tracer  l'histoire  sincère  et  détaillée.  Mon  travail  se  trouverait  donc 
trop  incomplet,  si,  après  avoir  exposé  tout  au  long  quelles  ont  été  les 
destinées  de  mes  petites  clientes  dans  les  contrées  du  centre  et  du  midi 
de  l'Europe,  je  négligeais  de  rechercher  comment  elles  ont  été  accueil- 
lies dans  les  régions  septentrionales,  notamment  en  Angleterre  et  en 

13 


49-4  MARKJNNETTES  DANS  LES   PAYS   SEPTENTRIONAUX. 

Allemagne.  Là,  en  effet,  les  mœurs,  les  races,  le  climat,  le  goût,  tout 
diffère,  et  il  n'y  aurait  pas  à  s'étonner  qu'un  divertissement  qui  sup- 
pose dans  l'artiste  qui  le  pratique  et  dans  l'auditoire  qui  s'y  abandonne, 
une  sensibilité  d'organes  et  une  souplesse  d'imagination  si  promptes, 
n'eût  point  obtenu  auprès  de  populations  moins  flexibles  et  sous  le 
ciel  plus  rigide  de  Londres,  d'Amsterdam  et  de  Berlin,  autant  de  suc- 
cès qu'en  Grèce,  en  Italie,  en  France  et  en  Espagne. 

11  n'en  a  cependant  pas  été  ainsi,  et  je  puis  annoncer  dès  à  présent, 
sans  craindre  d'être  démenti  par  les  faits  dont  l'exposition  va  sui\re, 
que  les  peuples  d'origine  germanique,  que  l'on  regarde  communément 
comme  doués  d'une  trempe  d'esprit  plus  ferme  et  plus  sérieuse  que  la 
nôtre,  ont  accepté  les  données  fantastiques  de  ce  trompe-l'œil  théâtral 
avec  la  même  facilité  crédule  et  la  même  docilité  d'émotions  que  les 
peuples  plus  impressionnables  dont  nous  nous  sommes  occupés  jus- 
qu'ici. Oui,  nous  allons  rencontrer  nos  petits  comédiens  de  bois  aussi 
aimés,  aussi  choyés,  aussi  facilement  compris  sur  les  bords  de  la  Ta- 
mise, de  l'Oder  et  du  Zuyderzée  qu'à  Naples,  à  Paris  ou  à  Séville.  Nous 
aurons  même  occasion  de  remarquer  que  les  Anglais  et  les  Allemands 
ont  quelquefois  porté  dans  ce  badinage  un  fonds  de  sérieux  et  de  gra- 
vité qui  est  sans  doute  un  trait  de  leur  caractère  national. 
/  Quant  à  l'Angleterre  en  particulier,  le  goût  de  ce  genre  de  spec- 
tacle y  a  été  si  généralement  répandu,  qu'on  ne  trouverait  peut-être 
pas  un  seul  poète  depuis  Chaucer  jusqu'à  lord  Byron,  ni  un  seul  pro- 
sateur depuis  sir  Philip  Sidney  jusqu'à  M.  W.  Hazlitt,  qui  n'ait  jeté  à 
profusion  dans  ses  ouvrages  des  renseignemens  sur  ce  sujet,  ou  n'y 
ait  fait  au  moins  de  fréquentes  allusions.  Les  écrivains  dramatiques 
surtout,  à  commencer  par  ceux  qui  sont  la  gloire  des  règnes  d'Elisa- 
beth et  de  Jacques  I",  ont  déposé  dans  leurs  œuvres  les  particularités 
les  plus  curieuses  sur  le  répertoire,  les  directeurs,  la  mise  en  scène 
des  marionnettes.  Shakspeare  lui-même  n'a  pas  dédaigné  de  puiser 
dans  ce  singulier  arsenal  d'ingénieuses  ou  énergiques  métaphores  qu'il 
met  dans  la  bouche  de  ses  plus  tragiques  personnages,  aux  momens 
les  plus  pathétiques.  Je  puis  citer  dix  à  douze  pièces  de  ce  poète  où 
s^  trouvent  plusieurs  traits  de  ce  genre  :  les  deux  Gentilshommes  de 
Vérone  par  exemple,  le  Conte  d'hiver,  la  première  partie  de  Benri  IV, 


CAKACTÈHS  DS  LA  LITTÉRATURE  ANGLAISR.  195 

ta  méchante  Femme  mise  à  la  raison,  la  Douzième  Nuit,  les  Peines  de  l'a- 
mour perdu,  le  Songe  d'une  nuit  d'été,  Antoine  et  Cléopâtre,  ffamlet,  la 
Tkmpête,  Momio  et  Juliette,  le  Roi  Lear.  Les  contemporains  et  les  suc- 
cesseurs de  ce  grand  poète,  Ben  Jonson,  Beaumont  et  Fletcher,  Mil- 
ton,  Davenant,  Swift,  Addison,  Gay,  Fieldinjç,  Goldsniith,  Sheridan, 
ont  emprunté  aussi  beaucoup  de  saillies  morales  ou  satiriques  à  ce 
divertissement  populaire. 

Grâce  à  ce  penchant  singulier  des  dramatistes  anglais  à  s'occuper 
de  leurs  petits  émules  des  carrefours,  j'ai  pu  trouver  dans  leurs 
écrits  des  secours  pour  mon  travail  aussi  agréables  qu'inattendus. 
Privé,  comme  on  l'est  nécessairement  à  l'étranger,  de  l'usage  des 
sources  directes  et  des  pamphlets  originaux,  n'ayant  à  ma  disposi- 
tion que  les  œuvres  des  grands  maîtres,  qui  sont  sur  les  rayons  de 
toutes  les  bibliothèques,  il  m'a  suffi,  chose  étonnante!  de  rappro- 
cher les  passages  que  me  fournissaient  si  abondamment  ces  écrivains 
d'élite,  pour  me  former  sur  les  marionnettes  anglaises  un  ensemble 
de  documens  plus  circonstanciés  et  plus  complets,  j'ose  le  dire,  que 
ceux  qu'ont  rassemblés  jusqu'à  ce  jour  les  critiques  nationaux  les 
mieux  informés.  C'est  là.  on  l'avouera,  un  des  résultats  les  plus  nota- 
bles de  la  différence  si  profonde  et  si  tranchée  qui  sépare  les  littéra- 
tures ditt;s  romantiques  des  littératures  plus  sobres  et  plus  circonspectes 
qu'on  appelle  classiques.  Certes,  un  critique  anglais  ou  allemand  aurait 
beau  étudier  attentivement  nos  grands  écrivains  dramatiques.  Corneille, 
Rotrou,  Racine,  Molière,  Regnard,  Crébillon,  Voltaire,  Marivaux  même 
et  Beaumarchais,  il  ne  pourrait,  j  en  suis  convaincu ,  recueillir  de  ces  lec. 
tures ,  même  à  l'aide  de  l'induction  la  plus  subtile,  une  suite  d'obser- 
vations assez  substantielles  et  assez  précises  pour  reconstituer,  avec  de 
tels  matériaux,  la  moindre  partie  de  notre  histoire  civile  ou  littéraire. 
Ce  n'est  point  un  reproche  que  j'adresse  à  nos  grands  écrivains,  ni  une 
critique  que  je  fais  de  leur  système,  à  Dieu  ne  plaise!  ce  n'est  qu'un 
simple  fait  que  je  note  au  passage  et  qui  me  paraît  tout-à-fait  propre  à 
marquer  nettement  la  diversité  de  ces  deux  poésies,  dont  l'une  s'élance 
et  se  maintient  dans  une  sphère  de  généralisation  idéale  et  imperson- 
nelle, tandis  que  l'autre,  particulièrement  attentive  aux  singularités 


496  MARIONNETTES  EN  ANGLETERRE. 

caractéristiques,  plonge  ses  racines  au  plus  profond  et  au  plus  -vif  d« 
la  réalité  individuelle. 

Cela  dit,  ami  lecteur,  débarquons  sans  retard  sur  les  bords  de  la 
Tamise,  et  parcourons  en  cockney  les  rues,  les  ponts  et  les  squares  de 
la  -ville  de  Londres. 


II. 


STATUAIRE  BIÉCANIQCE  DANS  LES   ÉGLISES  D  ANGLETERKB. 


En  Angleterre,  comme  partout  aillem^,  la  sculpture  mobile  a  com- 
mencé par  prêter  son  prestige  aux  cérémonies  du  culte.  Le  crucifix  à 
ressorts  de  l'abbaye  de  Boxley  n'a  point  été  un  fait  isolé  de  supersti- 
tion monastique  (1).  Jusqu'au  moment  de  l'établissement  du  schisme 
de  Henri  Vlll,  le  clergé  catholique  célébrait,  dans  toutes  les  églises  de 
la  Grande-Bretagne,  les  solennités  de  Noël,  de  Pâques,  de  l'Ascension, 
avec  un  appareil  presque  scénique  (»n  manner  ofa  show  and  interlude). 
On  employait,  dans  ces  occasions,  de  petites  poupées  mobiles  {certain 
small  puppettes).  L'historien  auquel  j'emprunte  ces  détails  raconte 
qu'il  assista,  vers  1520,  à  l'office  de  la  Pentecôte  dans  la  cathédrale  de 
Saint-Paul,  où  il  vit  la  descente  du  Saint-Esprit,  figurée  par  un  pigeon 
blanc  qu'on  faisait  sortir  d'un  trou  pratiqué  au  milieu  <Jo  la  voûte  de 
la  grande  nef  (2).  De  semblables  spectacles  avaient  lieu  ai.ssi  dans  les 

(1)  Voyez  pour  ce  crucifix  célèbre  les  pages  56  et  57. 

(2)  Lambarde,  Ptrambulatùm  r>f  Kent. 


498  STATLAIKE  MÉCANIQUE   DANS  LES  ÉGLISES  ANGLAISES. 

provinces.  A  Witney,  grande  paroisse  du  comté  d'Oxford,  le  clergé 
représentait  la  résurrection  de  Notre-Seigneur  au  moyen  de  statuettes 
à  ressorts  qui  figuraient  au  vif  Jésus,  Marie,  les  gardes  du  tombeau  et 
les  autres  acteurs  de  ce  drame  sacré  (1);  mais,  depuis  l'invasion  du 
protestantisme,  tous  les  rites  dramatiques  et  jusqu'à  la  musique  instru- 
mentale furent  bannis  des  églises,  afin  de  n'accorder  aux  sens  que  le 
moins  possible.  En  effet,  il  y  a  toujours  eu,  comme  je  l'ai  dit,  dans 
la  société  chrétienne,  deux  écoles  profondément  divisées  sur  le  degré 
d'influence  qu'il  convient  d'accorder  aux  beaux-arts  dans  la  célébra- 
tion des  rites.  Toutes  les  sectes  protestantes  sont  comme  des  rameaux 
issus  de  la  plus  austère  et  de  la  plus  restrictive  de  ces  deux  écoles,  et 
elles  ont  encore  enchéri  sur  sa  rigidité  et  sa  sécheresse.  Anglicans,  lu- 
thériens, presbytériens,  ont  travaillé  à  l'envi,  dans  la  mesure  de  leur 
rigorisme,  à  abolir  ce  que  le  catholicisme  avait  introduit  ou  toléré  de 
cérémonies  touchantes  et  sensibles  dans  les  offices.  Quoique  l'église 
anglicane  ait  conservé  dans  son  rituel  beaucoup  plus  de  l'ancienne 
liturgie  qu'aucune  autre  communion  dissidente,  elle  a  pourtant,  sous 
la  pression  du  puritanisme,  repoussé  des  temples  toutes  les  pratiques 
figuratives  que  Knox,  Cameron  et  leurs  disciples  qualifiaient  bien  in- 
justement de  momeries  papistes  (papistical  mummeries).  Je  dis  bien  in- 
justeinent,  car  celles  de  ces  pratiques  qui  pouvaient  détourner  l'esprit 
defe  rtfiédilatioiis  pieuses  émanaient  des  goûts  grossiers  de  la  foule  et 
du  ba^  clergé,  contrairement  aux  défenses  réitérées  des  évéques,  des 
Conciles  et  des  papes. 

On  a  peine  à  concevoir  que  les  membres  les  plus  éclaités  de  l'église 
anglicane  aient  partagé,  sur  cette  question,  tous  les  préjugés  popu- 
laires. Le  spirituel  doyen  de  Saint-Patrice,  Swift  lui-même,  dans  le 
Ûùnte  du  tonneau{'ï)f  attribue  à  lord  Peter  (c'est  le  sobriquet  irrespec- 
tueux qu'il  donne  au  pape)  l'invention  des  marionnettes  et  celle  des 
Illusions  d'optique  {original  author  of  puppets  and  raree-shotts).  Le 
crà'jon  du  célèbre  Hogarth  a  commenté  ce  beau  texte  dans  une  gra- 
vure intitulée  Fnthusiasm  delineated,  où  l'on  voit  un  jésuite  en  chaire, 


(i)  Lambarde,  An  alphabetical  description  ofthe  chief  places  in  England,  p.  459. 
(2)  Tke  Taie  ofa  tub.  Outre  leur  sens  littéral,  ces  roots  ont  encore  le  sens  de  eont«  bleu. 


LES  PURITAINS  NOUVEAUX  ICONOCLASTES.  499 

dont  la  soutane  entrouverte  laisse  percer  un  bout  d'habit  d'arlequin. 
De  chaque  main,  le  fougueux  prédicateur  agite  une  marionnette  :  de 
la  droite,  le  Père  éternel,  d'après  Raphaël;  de  la  gauche,  Satan,  d'après 
Rubens.  Autour  des  parois  de  la  chaire  pendent  six  autres  marion- 
nettes de  rechange,  à  savoir,  Adam  et  Eve,  saint  Pierre  et  saint  Paul, 
Moïse  et  Aaron  (i). 

Poussés  par  la  fureur  des  nouveaux  iconoclastes,  non-seulement  les 
épiscopaux  bannirent  des  temples,  mais  détruisirent  les  anciens  monu- 
mens  de  la  statuaire  mobile.  Slow  nous  apprend  quel  fut  le  sort  du 
cruciflx  de  Boxley,  qu'on  appelait,  dit-il,  le  crucifix  de  grâces,  et  dont 
les  yeux  et  la  bouche  se  mouvaient  par  de  certains  ressorts  {tcilh  divers 
vices).  Le  dimanche  24  février  4538,  il  fut  montré  au  peuple  par  le  prê- 
cheur, qui  était  l'évèque  de  Rocliester,  puis  porté  à  Powle's  cross,  et 
là  démonté  et  brisé  devant  la  foule  (2). 

(1)  Voyez,  au  département  des  estampes  de  la  Bibliothèque  nationale,  Hogarth  illu- 
strated  by  John  Ireland,  t.  III,  p.  233,  et  les  deux  volumes  de  l'œuvre  de  Hogarth,  grand 
in-folio.  La  planche  dont  je  parle  est  une  altération  de  celle  qui  est  intitulée  a  Medley. 

(â)  Annals  or  gênerai  Chronicle  ofEngland,  p.  575. 


fi-^-J^ 


ra. 


ITATUAIRE  MOBILE  DANS  LES  MIRACLE-PLAY8  ET  LES  PAGEANTS. 


Cependant  le  drame  religieux,  exclu  des  temples  par  le  schisme, 
se  maintint  long-temps  encore  sur  les  échafauds  de  plusieurs  confré- 
ries fondées  par  les  catholiques  et  continuées  par  les  anglicans.  Dans 
les  mystères  et  miracle-plays  joués  à  Chester,  à  Coventry,  à  Oxford ,  à 
Towneley,  etc. ,  la  statuaire  mobile  avait  pour  emploi  de  rendre  possible 
l'introduction  de  quelques  personnages  gigantesques  de  l'Écriture  et 
des  légendes,  Samson,  Goliath,  saint  Christophe,  ou  celle  de  quelques 
animaux  monstrueux,  tels  que  la  baleine  de  Jonas,  le  dragon  de  saint 
George,  etc.,  colosses  que  Ton  représentait  à  l'aide  de  mannequins  d'o- 
sier qu'un  homme  placé  dans  l'intérieur  faisait  mouvoir  avec  adresse 
et  à-propos. 

D'autres  grandes  marionnettes  avaient  aussi  et  ont  conservé  long- 
temps un  rôle  considérable  dans  les  pageants  municipaux  ou  popu- 
laires, tels  que  la  procession  annuelle  pour  l'élection  du  lord-moire  et 


1IA»EQUIÎIS  DANS  LES   PAGEANTS.  201 

les  may-games  (1).  Dans  la  première  de  ces  solenniUis,  on  voyait  défi- 
ler, entre  autres  divertissantes  mascarades,  quelques  figures  de  géans 
fabuleux  arifiés  de  pied  en  cap.  A  Londres,  c'était  Gogmagog  et  Cori- 
nœus,  aujourd'hui  immobiles  sur  leurs  piliers  de  Guildhall  (2).  Dans 
les  may-poles.  le  cortège  se  composait,  suivant  l'importance  des  lieux, 
d'un  plus  ou  moins  grand  nombre  de  groupes  qui  avaient  chacun  leurs 
chefs,  leurs  danses  et  leurs  chansons  à  part  (3).  D'ordinaire  on  voyait 
gambader  en  avant  du  cortège  soit  un  Jack  ou  Jeannot,  soit  un  fou 
en  costume  officiel,  c'est-à-dire  avec  grelots,  vessie,  marotte  et  bon- 
net à  oreilles  d'àne.  Puis  venaient  les  principaux  acteurs  des  ballades 
nationales,  Robin  Hood,  frère  Tuck,  Maid  Marian,  tous  représentés  (y 
compris  la  belle  Marianne  et  ses  compagnes)  par  de  jeunes  garçons 
vêtus  comme  l'exigeait  leur  rôle.  Cette  procession  devait,  pour  ne -rien 
laisser  à  désirer,  offrir  à  l'arrière-garde  plusieurs  groupes  particuliè- 
rement aimés  du  peuple,  à  savoir  des  danseurs  moresques  et  certains 
grands  mannequins  qu'on  appelait  hobby-horses,  chevaux  d'osier  à  tête 
de  carton  que  des  hommes  cachés  sous  les  plis  de  leurs  longues  housses 
faisaient  marcher  et  caracoler  (4).  Cette  dernière  partie  des  may-games 
fut  constamment  en  butte  à  la  violente  réprobation  des  precisians  ou 
protestans  exagérés.  Aussi,  malgré  l'affection  du  peuple,  les  hobby- 
horses  furent-ils  supprimés,  vers  le  milieu  du  règne  d'ÉUsabeth,  comme 
un  damnable  débris  du  paganisme.  Le  regret  populaire  s'exhala  dans 
une  ballade  satirique  dont  le  refrain,  devenu  proverbial,  a  fourni  à 
Shakspeare  un  des  traits  les  plus  poignans  du  sarcastique  entretien 
d'Haralet  avec  Ophélia  pendant  la  représentation  accusatrice  du  meur- 
tre du  roi  son  père  : 

(1)  On  nommait  indifféremment  cette  fête  may-game  ou  may-pole.  Elle  avait,  comma 
chez  nous,  pour  but  ou  pour  prétexte  la  plantation  d'un  arbre  ou  mai. 

(2)  Ned  Ward,  dans  son  ouvrage  intitulé  London's  Spy,  appelle  l'un  de  ces  géans  Gog 
et  l'autre  Magog.  Voyez  l'histoire  de  ces  deux  colosses  dans  l'ouvrage  de  M.  William 
Hone,  Ancient  Mysteries,  p.  241  et  262-276. 

(3)  On  les  appelait  madrigals.  Voyez  Nathan  Drake,  Shakspmre  and  fus  Times,  1. 1, 
p.  166. 

(4)  Les  hobby-horses  entraient  dans  le  programme  de  plusieurs  autres  fêtes,  notam- 
ment dans  les  jeux  de  Noël.  Voyez  la  comédie  de  John  Cooke  intitulée  Greene't  tu  quo- 
^œ, àasa a aelect  Collection  of  old playsr  édit.  de  1825-1817,  t.  vn,  p.  79,etn0t8l7. 


302  CAVALCADE  DES  HOBBY-HORSSSi 

HAMLET^ 

L'homme  a-t-il  rien  de  mieux  à  faire  en  ce  monde  que  dé  se  livrer  à  la  joie? 
Voyez  comme  la  gaieté  brille  dans  les  yeux  de  ma  mère!  Et  pourtant  II  n'y  A 
que  deux  heures  qu6  mon  père  est  mort! 

^  ^  OPHELIA. 

•  !  Mais  non ,  monseigneur;  il  y  a  deux  fois  deux  mois. 

HAMLET. 

Si  long-temps  !  Oh  !  alors  que  Satan  porte  le  deuil  !  Moi ,  je  vais  fte  paret 
d'hermine,  ô  ciel!  mort  depuis  deux  mois  et  n'être  pas  encore  oublié!  A  ce 
compte,  on  peut  espérer  que  le  souvenir  d'un  grand  homme  lui  survivra  la 
moitié  d'une  année,  pourvu  cependant  qu'il  ait  fondé  des  églises,  car  autre- 
Ittâilt,  par  Notre-Dame!  on  ne  pensera  pas  plus  à  lui  qu'à  la  danse  du  cheval 
de  bois  dont  vous  connaissez  l'épilaphe  :  Mais  hélas!  mais  hélas!  le  hobby-lwrse 
est  oublié  (1). 

En  effet,  dans  une  comédie  de  Ben  Jonson,  the  Bartholomew  Fair, 
jouée  en  1614,  on  voit  les  mot»  hobby-horse  employés  dans  leur  simple 
et  primitive  acception  de  jouet  d'enfant  :  «  Achetez ,  ma  belle  dame, 
crie  un  marchand  forain,  achetez  un  heau  cheval  de  bois  (o  fine  hobby- 
horge)  pour  faire  de  votre  fils  un  hardi  coureur,  ou  bien  ce  tambout 
pour  en  faire  un  soldat,  ou  ce  violon  pour  en  faire  un  virtuose.  »  Ce 
qui  n'empêche  pas  un  zélé  puritain  qui  passe  d'injurier  le  marchand, 
qu'il  appelle  un  publicain,  et  de  traiter  par  habitude  l'innocent  hobby 
a  d'idole,  de  véritable  idole,  d'insigne  et  damnable  idole  (2).  » 

Après  plusieurs  alternatives  de  rétablissemens  et  d'abolitions  (3),  la 

(1)  Hamlet,  acte  II,  se.  ii  et  la  note  de  Steeveiis,  Shakspeare  fait  eucore  allusion  à 
cette  complciinte  dans  Love's  labours  lost,  acte  III,  se.  i. 

(2)  The  Bartholomew  Fair,  acte  III;  Works,  t.  IV,  p.  436  et  463,  édit.  Gifford. 

(8)  Dans  sa  déclaration  du  24  mai  1618,  le  roi  Jacques  a  compris  la  chevauchée  des 
hobby-horses  parmi  les  jeux  permis  les  dimanches  et  fêtes  après  les  prières.  Voyez  Book  of 
sports  and  lamful  récréations  after  evening  prayers  and  upon  holy-days,  cité  par  Burton, 
Anatomie  of  Melancholy,  p.  273,  édit.  d'Oxford,  1638.  Cependant  la  volonté  royale  ne 
prévalut  pas  contre  le  fanatisme.  Dans  un  masque  de  Ben  Jonson  représenté  trois  ans 
après  devant  le  roi,  the  Gipsies  metamorphosed,  on  se  plaint  encore  de  l'absence  des 
danseurs  moresques  et  des  hobby-horses. 


UNE  MOD£  BIDICULK.  ^Qo 

cavalcade  des  hobby-horses  se  retrouva  en  grande  faveur  sous  le  ic^iui 
de  Cliarles  !•'.  On  peut  voir  dans  une  tragi-comédie  de  William  Samp" 
son,  the  Vow  breaker  (l'Homme  qui  a  rompu  son  vœu),  la  peinture  fort 
plaisante  des  laborieux  exercices  qu'était  obligé  de  s'imposer  le  citadin 
qui,  sous  la  liousse  traînante  du  palefroi  d'osier,  devait  voiler,  trotter, 
galoper,  ruer  au  naturel.  L'auteur  a  peint  d'une  manière  très  originale 
le  désespoir  d'un  honnête  bourgeois  désigné  pour  ce  rôle,  et  qui  se 
voit  menacé  d'être  supplanté  dans  cet  emploi,  après  s'être  exténué  au 
fatigant  apprentissage  de  toutes  les  allures  chevalines,  et  quand  il 
pouvait  enfin  se  flatter  de  savoir  agréablement  piaffer,  se  cabrer,  am- 
bler,  hennir,  secouer  en  cadence  les  panaches  et  les  rubans  de  sa  cri- 
nière, et  faire  sonner  sa  sonnette  et  ses  grelots  avec  la  justesse  d'un 
carillon  (1). 

La  préoccupation  que  causait  naturellement  une  tâche  aussi  dif- 
ficile a  donné  naissance  à  une  expression  qui  est  demeurée  dans  la 
langue  anglaise  :  It  is  his  hobby-korse,  c'est  son  idée  fixe  {'î),8on  dcula, 
comme  nous  disons  aussi  familièrement.  Au  commencement  de  ce 
siècle,  les  Anglais  nommèrent  hobby-horse  un  jouet  qui  se  composait 
d'une  planchette  soutenue  par  un  montant  et  deux  roulettes,  et  qui 
était  muni  d'un  ressort  à  l'aide  duquel  on  pouvait  le  meth-e  en  mou- 
vement et  le  diriger.  Une  passion  singulière  pour  ce  jeu  puéril  s'em- 
para, il  y  a  trente  ans,  des  citoyens  de  la  Grande-Bretagne  de  tous  les 
âges  et  de  tous  les  rangs.  En  1819  et  en  1820,  ces  petites  manivelles 
sillonnaient  les  allées  de  tous  les  parcs  d'Angleterre.  La  caricature 
s'exerça  largement,  comme  on  peut  le  croire,  sur  cette  hobby-manie. 
Princes  et  ministres,  tories  et  whigs,  furent  représentés  enfourchant 
chacun  leur  hobby.  M.  Thomas  Wright  a  publié,  comme  échantillon 
des  plaisanteries  pittoresques  qui  accueillirent  ce  caprice,  une  carica- 

(1)  The  Vow  breaker,  or  the  fair  maidofClifton,  1632.  Le  passage  cité  m'a  été  foanxi 
par  Nathan  Drake,  Shakspeare  and  his  Times,  page  170,  en  note. 

(2)  Je  trouve  déjà  cette  expression  dans  une  lettre  de  John  Dennis  qui  paraît  se  rap- 
porter à  l'année  1695  {the  sélect  Works  of  John  Dennis,  t.  II,  p.  510);  mais  était-elle 
usitée  du  temps  de  Shakspeare?  Je  soumets  ce  doute  à  M.  Benjamin  Laroche  à  propos 
de  la  manière  dont  il  a  rendu  le  passage  à'Hamlet  que  j'ai  traduit  plus  haut,  et  de  la 
note  qu'il  y  a  jointe. 


204  HOBBY-MANIE. 

ture  qui  représente  l'impétueux  duc  d'York  {the  military  episcopal  duke 
of  York)  précipitant  son  fougueux  hohhy  sur  la  route  de  Windsor,  à  la 
poursuite  de  la  réduction  de  la  liste  civile,  dont  il  prélevait  pourtant 
une  part  assez  jolie  (1). 

(1)  Voyez  the  England  under  the  house  of  Hanover,  illustrated  from  caricatures  and 
satires  of  the  day;  1848,  t.  II,  p.  460.  La  Revue  des  Deux  Mondes  a  rendu  compte  de 
c«  piquant  ouvrage  dans  les  livraisons  des  15  mai  et  15  juillet  1849. 


IV. 


HOMS  DIVERS  DES  MARIONNETTES  EN  ANGLETERRE. 


Le  nom  générique  des  marionnettes  anglaises  est  puppet.  dérivé 
soit  du  français  poupée,  soit  directement  du  latin  pupa.  Je  rencontre  ce 
mot  pour  la  première  fois  vers  1360,  sous  la  forme  archaïque  depopet, 
dans  les  poésies  de  Chaucer,  où  il  a  déjà,  suivant  quelques  critiques, 
le  sens  de  poupée  mobile.  Dans  le  prologue  d'un  des  Contes  de  Cantor- 
hery  [prologue  to  the  rime  ofsir  Thopas),  Chaucer  suppose  que  le  maître 
de  l'hôtellerie  où  est  rassemblé  le  cercle  des  conteurs  lui  dit  : 

Approcher,  ami,  et  levez  le  front  gaiement!  Et  vous,  faites-lui  place,  car  il 
est  d'une  aussi  large  encolure  que  moi.  C'est  une  poupée  qu'il  ferait  bon  voir 
entre  les  bras  d'une  femme  mignonne  et  jolie... 

This  were  a  popet  in  arms  to  embrace 
For  any  woman  small  and  fair  of  face  (1). 

(1)  Geoffrey  Chaucer,  Canterbury  Taies,  V,  1328-1400;  Poetical  Wwits,  p.  104,  édit. 
de  Tyrwhitt,  1843.  Ce  poète  a  employé  dans  le  même  sens,  selon  quelques  commenta- 
teurs, le  diminutif  pop«/o^  Voyez  tke  Milleres  taie,  ibidem,  v.  3254,  p.  25  et  183. 


206  DIVERS  NOMS  DES  MARIONNETTES  ANGLAISES. 

Ce  mot,  pris  dans  le  sens  général  de  marionnettes,  est  d'un  si  fréquent 
usage  dans  les  écrivains,  même  les  plus  graves,  du  règne  d'Elisabeth, 
que  je  n'en  citerai  qu'un  exemple,  emprunté  à  Shakspeare.  Dans  la 
méchante  Femme  mise  à  la  raison,  un  gentilhomme  d'humeur  fort  po- 
sitive prie  un  de  ses  amis  de  lui  procurer  un  riche  mariage,  car  «  la 
fortune,  dit-il,  est  le  refrain  de  ma  chanson  d'amour.  »  Grumio,  son 
valet,  afin  qu'il  ne.  reste  aucun  doute  sur  la  pensée  de  son  maître, 
ajoute  : 

Vous  le  voyez,  monsieur,  il  vous  dit  tout  naïvement  ce  qu'il  désire.  Oui; 
donnez-lui  de  l'or  assez,  et  mariez-le  à,  une  marionnette,  à  une  petite  figure 
d'aiguillette  (i)  ou  à  une  octogénaire  à  qui  il  ne  reste  plus  une  dent  dans  la 
bouche,  ce  sera  pour  le  mieux,  si  l'argent  s'y  trouve  (2). 

Dans  la  Tempête,  le  magicien  Prospero  évoquant  les  esprits  de  l'air, 
ses  légers  serviteurs,  les  appelle  demi-puppets  : 

0  vous,  menu  peuple  d'esprits  nains,  êtres  ambigus  (demi-marionnettos), 
qui  tracez,  au  clair  de  lune,  des  cercles  enchantés  sur  le  gazon,  où  la  brebis  re- 
fuse de  paître  (3).,. 

Ce  nom  de  demi-puppets  convient  à  merveille  en  effet  aux  petits  sujets 
de  Prospero,  qui  agissent  plus  par  son  impulsion  que  par  tux-mêmes. 
Un  autre  nom  donné  jadis  aux  marionnettes  anglaises  est  le  mot 
maumet  ou  mammet,  qui,  comme  notre  ancien  vocable  marmouset,  a  eu 
originairement  le  sens  d'idole  (4).  On  l'appliqua,  par  extension,  aux 
figures  de  saints  et  de  saintes  qu'on  exposait  dans  l'intérieur  et  aux 
enviions  des  églises,  et  enfin  aux  poupées  qiobiles,  au  moyen  desquelles 
on  représentait  dans  les  foires  des  scènes  de  ht  Bible  et  du  martyrologe. 
Cette  expression  se  rencontre  dans  Roméo  et  Juliette  avec  une  nuance 
encore  assez  appréciable  de  sa  première  acception.  Le  vieux  Capulet, 

(1)  Il  y  avait  au  bout  des  cdguillettes,  suivant  Mezeray,  de  petites  têtes  de  mort  sculptées. 

(2)  The  Tarning  of  the  shrew,  acte  I,  se.  H,  et  acte  IV,  se.  m.  Shakspeare  a  encore 
placé  heureusement  le  mot  puppet  dans  Antony  and  Cleopatra ,  acte  V,  se.  ii,  et  dans 
Midsummer  night's  dream,  acte  III,  se.  II.  Voyez  aussi  VArcadia  de  sir  Philip  Sidney, 
hv.  II,  p.  162,  édit.  in-fol»  de  1605. 

(3)  Tempest,  acte  V,  se.  i. 

(4)  Chaucer,  Canterbury  taies  :  Poetical  works,  p.  163,  col.  S,  1.  Si. 


ANCIENS  NOMS  DES  MARIONNETTES.  SOt 

outré  de  renlètemenl  de  sa  fille  à  refuser  la  main  du  comte  Paris, 
s'écrie  : 

Pain  de  Dieu!  c'est  à  en  perdre  Tesprit,  de  voir  une  sotte  mijaurée,  une 
poupée  gémissante,  une  petite  sainte-Nitouche,  qui,  lorsque  la  fortune  d'un 
bon  mariage  s'ofTre  à  elle,  vous  répond  :  Je  ne  veux  pas  me  marier;  je  ne  puis 
aimer  encore,  je  suis  trop  jeune  (t), 

L'Angleterre  s'est  servie,  pendant  la  seconde  moitié  du  xvi*  siècle  et 
toute  la  durée  du  xvn%  d'une  expression  qui  lui  est  particulière  :  je 
veux  parler  du  mot  motion,  qui,  au  propre,  signifie  mouvement,  et  s'ap- 
pliqua par  extension  à  une  poupée,  soit  automatique,  soit  mue  par  des 
fils,  puis  enfin  à  un  spectacle  de  marionnettes,  à  un /)u/)/)e/-sAoM7.  Nous 
trouvons  un  exemple  remarquable  du  premier  sens  (du  sens  d'automate) 
dans  une  comédie  de  Beaumont  et  Fletcher,  intitulée  the  Pilgrim.'Vn 
jeune  seigneur,  contrefaisant  le  muet,  s'introduit,  au  milieu  d'une 
troupe  de  quêteurs,  chez  le  père  de  sa  maîtresse.  Celui-ci,  impatienté 
de  ne  pouvoir  obtenir  un  mot  de  ce  jeune  homme,  lui  dit  avec  hu- 
meur :  «  Quel  étrange  quêteur  êtes-vous?  Non,  vous  n'êtes  qu'un  au- 
tpmate,  une  marionnette  habillée  en  pèlerin....» 

Wbal  country  craver  are  you?  Nothing  but  motiou, 
A  puppet  pilgrim  (2).... 

Le  second  sens,  celui  de  figurine  mue  par  des  fils,  était  fort  en 
usage  à  la  fin  du  xvr  siècle.  Les  exemples  abondent.  Il  me  suffira  de 
rappeler  un  vers  des  Deux  Gentilshommes  de  Vérone,  où  le  mot  motion 
est  employé  comme  exactement  synonyme  de  puppet  : 


0  excellent  motion  !  0  exceediag  puppet  (3) 


Ben  Jonson  a  inséré  deux  fois  dans  le  même  vers  le  mot  motion, 
d'abord  avec  le  sens  de  poupée  mécanique,  puis  avec  celui  d'une  re- 
présentation de  marionnettes  (4).  11  joue  encore  sur  ce  dernier  sens  et 

(1)  Romeo  and  Juliet,  acte  III,  se.  v.  Le  mot  mammet  est  employé,  avec  le  mêm« 
sens  à  peu  près,  dans  la  1"  partie  de  Henri  IV,  acte  II,  se.  m 

(2)  The  Pilgrim,  acte  I,.  se.  ii,  et  Ruleawife  and  hâve  a  wife,  acte  I,  se.  IL 

(3)  The  two  Gentlemen  of  Verona,  acte  II,  se.  i. 

(4)  Cynthia's  Revels,  acte  I;  Works,  t.  II,  p.  252,  édit.  GiflFord. 


208  ANCIENS  NOMS  DES  MARIONNETTES. 

sur  le  sens  propre  de  mouvement  dans  une  de  ses  meilleures  pièces, 
Every  man  out  ofhis  humour.  Avant  le  lever  du  rideau,  il  nous  montre 
Asper,  Fauteur  supposé  de  la  comédie  qu'on  va  jouer,  apostant  près  de 
la  scène  deux  de  ses  affidés  auxquels  il  recommande  de  bien  examiner 
l'ouvrage  et  surtout  déjuger  de  l'effet  qu'il  va  produire  sur  l'auditoire  : 

Observez  bien,  dit-il,  si,  dans  cette  rangée  de  spectateurs,  vous  ne  remar- 
quez pas  un  galant  qui,  pour  se  donner  des  airs  de  connaisseur,  s'assied  de  la 
sorte,  pose  ainsi  le  bras,  tire  son  chapeau  de  cette  manière,  crie,  miaule,  hoche 
la  tête,  frappe  de  sa  main  son  front  vide  et  montre  sur  son  visage  plus  de  mou- 
vemens  (motions)  que  dans  les  nouvelles  pièces  de  Londres,  Rome  et  Ninive 
{New  London,  Rome  or  Niniveh)  (1). 

Ailleurs,  dans  the  silent  Woman,  le  même  écrivain  applique,  avec  encore 
plus  de  bizarrerie,  ce  mot  motion  à  deux  idées  tout-à-fait  contraires,  à 
l'idée  de  silence  et  à  celle  d'agitation.  Le  protagoniste  de  cette  comédie 
est  un  M.  Morose  que  la  liste  des  personnages  nous  fait  connaître  pour 
un  gentilhomme  qui  n'aime  pas  le  bruit.  Il  a  pensé  faire  merveille  en 
épousant  une  femme  qu'il  croyait  muette  et  qui  n'est  ni  muette  ni 
femme.  Épicène,  comme  son  nom  érudit  l'indique,  est  un  jeune  homme 
vêtu  d'habits  féminins.  Grande  est  la  stupéfaction  de  M.  Morose  aux 
premières  paroles  qu'il  entend  sortir  de  la  bouche  de  la  fausse  muette  : 
«  0  ciel!  vous  parlez  donc?  —  Assurément,  reprend  celle-ci;  pensiez- 
vous  avoir  épousé  une  statue  par  hasard ,  ou  un  automate  {or  a  mo- 
tion only],  ou  une  marionnette  française  {or  aFrench  puppet),  dont  un 
fll  d'archal  fait  tourner  les  yeux  (2),  ou  une  idiote  sortie  de  l'hôpital 
qui  se  tient  coi ,  les  mains  ainsi  croisées,  et  vous  regarde  avec  une 
bouche  de  carpe  (3)?  »  Et  en  effet  la  silent  woman  parle  si  bien  et  si 
haut,  et  fait  un  tel  vacarme  au  logis,  qu'au  cinquième  acte  le  malheu- 
reux ami  du  silence,  assourdi  et  aux  abois,  s'écrie  dans  son  désespoir  : 

(1  )  La  force  du  sens  amène  ici  nécessairement  le  mot  motions  (  pièces  de  marion- 
nettes). Voyez  Every  man  out  ofhis  humour;  Works,  t.  II,  p.  19. 

(2)  Il  faut  noter  ce  témoignage  que  l'Angleterre  rend  au  mécanisme  de  nos  marion- 
nettes, qui,  comme  on  le  voit,  étaient  déjà  connues  à  Londres.  Jusqu'ici  je  n'ai  pas 
trouvé  à  cette  date  (1609)  un  renseignement  aussi  précis  dans  les  auteurs  français. 

(3)  Epicœne  or  the  silent  Woman,  acte  III,  se.  n;  Works  of  Ben  Jonson,  t.  III, 
page  4C6. 


LE  MOT  DROLLERY  DANS  âHAKSPEARE.  ^09 

ft  Vous  ne  savez  pas  quel  supplice  J'ai  enduré  pendant  tout  le  jour! 
Quelle  avalanche  de  contrariétés!  Ma  maison  roule  dans  un  tourbillon 
de  bruit;  j'habite  un  moulin  à  vent;  le  mouvement  perpétuel  est  ici  et  non 
pas  à  Elthara.  »  L'auteur  oppose  par  un  badinage  intraduisible  les 
mots  perpétuai  motion,  pris  dans  le  sens  propre  et  ordinaire,  aux  mo- 
tions tirées  de  l'Écriture  sainte,  qui  avaient  alors  un  si  grand  succès 
à  Eltbam,  qu'on  les  y  représentait  du  matin  au  soir  (1). 

A  ces  diverses  façons  de  nommer  les  marionnettes  et  \espuppet-shows, 
il  faut  en  ajouter  une  dernière  qui  présente  une  nuance  encore  diffé- 
rente. Dans  le  troisième  acte  de  la  Tempête,  un  vieux  roi  de  Naples  est 
jeté  par  un  naufrage  sur  la  plage  d'une  île  enchantée  où  il  est  accueilli 
par  un  concert  qu'exécutent  des  musiciens  invisibles.  Une  troupe  de 
petits  gnomes  s'empresse  de  lui  servir  un  splendide  repas  et  formeau- 
tour  de  la  table  une  danse  muette  entremêlée  de  gestes  engageans. 
«  Quels  sont  ces  petits  êtres?  demande  le  roi  surpris.  —  Dieu  me  par- 
donne !  reprend  un  autre  naufragé,  c'est  une  troupe  de  marionnettes 
vivantes  (a  living  droUery)\  Je  croirai  désormais  que  la  licorne  existe 
et  qu'il  y  a  en  Arabie  un  arbre  qui  sert  de  trône  au  phénix  (2).  »  Ainsi, 
suivant  la  remarque  de  Steevens,  le  mot  drollery  signifiait,  du  temps 
de  Shakspeare,  une  farce  jouée  par  des  acteurs  de  bois  {by  wooden  mor 
chines),  puisque  la  seule  addition  de  l'épithète  living  suffit  pour  faire 
de  ces  petites  personnes  un  phénomène  non  moins  merveilleux  que  la 
licorne  ou  le  phénix.  Depuis  le  milieu  du  dernier  siècle,  on  n'appelle 
plus  drolls  ou  drolleries  que  les  farces  ou  parades  qu'un  bateleur  et 
son  compère  jouent  en  plein  air  à  la  porte  des  théâtres  forains. 

En  résumé,  les  Anglais  ont  eu ,  comme  on  voit,  quatre  mots  qui 
répondent  à  autant  de  sortes  de  marionnettes,  puppet.  mammet,  mo- 
tion et  drollery. 

(t)  Peacham  donne  à  une  motion  jouée  à  Eltham  l'épithète  de  divine,  probablement  à 
cause  du  sujet  qu'elle  représentait.  Ben  Jonson  parle  encore  des  motions  d'Eltham  dans 
sa  xcvii«  épigramme.  Voyez  Works,  t.  VIII,  p.  209. 

(2)  Tempest,  acte  III,  se.  m,  et  la  note  de  Steevens.  Voyez  aussi  une  note  très  déve- 
loppée de  M.  Gifford,  the  Barthoiomew  Fair;  Works  of  Ben  Jonson,  t.  IV,  p.  370,  Cf. 
Beaumont  and  Fletcher,  Valentinian,  acte,  II,  se.  ii. 


u 


(•f. 


t. 


ijlRIONNETTES  THÉÂTRALES  EN  ANGLEtERRE  DEPUIS  LE  XIT*  SIÈCLlî 

jusqu'à  l'Établissement  du  théâtre  régulier  (1562). 


Lé  débtit  des  marionnettes  tliéâtrales  a  été  en  Angleterre,  comme  chez 
tous  les  autres  peuples,  la  reproduction  en  miniature,  des  mystères 
et  des  miracle-plays  que  les  membres  de  diverses  confréries  jouaient 
en  grande  pompe  aux  jours  solennels.  L'avantage  que  les  moiion-men 
avaient  sur  les  joueurs  de  mystères  était  de  pouvoir  pi-omener  leur 
léger  théâtre  de  paroisse  en  paroisse  et  montrer,  à  toutes  les  époques 
de  l'année  et  plusieurs  fois  par  jour,  leurs  édifiantes  merveilles.  Outre 
les  scènes  tirées  des  mystères,  ils  reproduisaient  encore  les  person- 
nages et  les  épisodes  que  la  foule  admirait  le  plus  dans  les  may-poles  et 
les  pageants,  surtout  les  héros  des  ballades  nationales,  le  roi  Bladud, 
Robin  Hood,  la  jeune  Marianne  et  Liltle  John.  Ils  montraient  même  en 
raccourci  les  géans  tant  applaudis  d  ms  les  fêtes  municipales,  les  dan- 
seurs moresques  et  jusqu'aux  hobby-horses.  Plusieui-s  de  ces  person- 
nages n'ont  même  laissé  d'autres  traces  de  leur  ancienne  renommée 
populaire  que  sur  les  théâtres  de  marionnettes.  Hawkins  remarque 


M ARIOM NETTES   TRÉATItALES   ES   ANGLETKIBE.  tlf 

que,  peu  avant  le  temps  où  il  écrivait,  un  more  dansant  une  sara^ 
bande  était  un  des  acteurs  obligés  des  puppet-skaibs  (1).  Quant  aul 
géans,  le  duc  de  Newcastle,  dans  sa  comédie  the  humorous  Lovers,  jouée 
en  1677  (2),  fait  dire  à  un  de  ses  personnages  :  «  On  s'est  amusé  à  faire 
paraître,  pour  m'efTrayer,  un  homme  babillé  comme  un  géant  aux 
marionnettes  [like  a  giant  in  a  puppet-show).  »  Le  fameux  cheval  de 
Punch  et  ses  ruades  pourraient  bien  être  un  dernier  souvenir  de  la 
cavalcade  des  hobby-horses. 

Quand,  au  milieu  du  xv«  siècle,  les  confréries  s'avisèrent  de  varier 
leur  répertoire  en  mêlant  aux  miracle-plays  des  moralités,  c'est-à-dire 
des  pièces  où  figuraient  les  vices  et  les  vertus  personnifiés  (procédé 
qui  devait  bientôt  amener  la  comédie  de  mœurs  et  d'intrigue,  comme 
les  mystères  et  les  miracle-plays  ouvraient  la  voie  au  drame  historique), 
les  joueurs  de  marionnettes  se  hâtèrent  de  suivre  encore  en  ce  point 
l'exemple  des  confrères.  Il  leur  suffit  de  tailler  dans  le  bois  ou  le  car- 
ton une  douzaine  de  nouveaux  acteurs,  Perverse  Doctrine,  Gluttony, 
Vanity,  Lechery,  Mandas,  et  ce  personnage  qui  les  résumait  tous,  the 
old  Vice,  ou,  comme  on  l'appelait  aussi  quelquefois,  the  old  Iniquity  (3). 
Cet  acteur,  sorte  d'Arlequin  grossier  descendu  des  anciens  mimes  (4), 
était,  dans  toutes  les  pièces  jouées  par  les  confréries,  le  joyeux  partner 
de  maître  Devil  (le  diable).  Shakspeare,  dans  Hamlet,  a  tiré  de  ce 
bouffon  des  moralités  et  des  puppet-shows  une  allusion  de  la  plus  saisis- 
sante énergie.  Au  milieu  des  sanglans  reproches  qu'Hamlet  adresse  à 
sa  mère ,  il  déploie  sous  ses  yeux  un  épouvantable  portrait  de  Clau- 
dius: 

Un  vil  meurtrier,  un  serf  ignoble  qui  ne  vaut  pas  la  moitié  de  votre  pre- 
mier époux!  un  roi  de  comédie  {a  Vice  ofkings),  un  coupeur  de  bourses  qui  a 
filouté  la  couronne  et  les  attributs  de  la  justice  !  qui,  rencontrant  sous  sa  maïA 

(1)  Hawkins,  History  of  music,  vol.  IV,  p.  S88,  en  note. 

(2)  Et  non  en  1617,  comme  le  dit  M.  Strutt,  Sports  and  pastimes  of  Engtand. 
(8)  Ben  Jonson,  the  Devil  is  m  ass,  acte  I,  se.  i.  Works,  t.  V,  p.  13  et  14. 

(4)  Le  nom  d'.\rlequin  n'apparaît  en  Angleterre  que  vers  1589,  dans  la  dédicace  d'ut 
pamphlet  attribué  à  Thomas  Nash,  an  Almond  for  a  parrot  (une  amande  pour  m 
perroquet),  que  M.  Malone  rapporte  à  cette  date.  Vofes  Malane's  Shààgpeart  by  B^ê' 
weti,  L  m,  pa^  19». 


212        '"'  MARIONNETTES  JOUANT  DES  MORALITÉS. 

le  diadème,  l'a  volé  et  mis  dans  sa  poche!...  un  royal  paillasse,  vêtu  de  chif- 
fons et  d'oripeaux  {!)!... 

Dans  la  Douzième  Nuit,  Shakspeare  achève  de  peindre  le  caractère 
et  le  costume  de  cet  ancien  bouffon  : 

Like  to  the  old  Vice 


Who  with  dagger  of  lath 
Cries  ah  !  ah  !  to  the  dcvil. 


Semblable  au  vieux  Vice  des  moralités,  qui ,  armé  d'une  épée  de  bois,  chante 
une  belle  gamme  au  diable  (2). 

A  ceux  qui  douteraient  que  les  théâtres  de  marionnettes  aient  repré- 
senté des  morals,  j'apporterais  le  témoignage  de  Shakspeare.  Le  loyal 
comte  de  Kent,  saisissant  un  émissaire  de  Goneril,  la  fille  ingrate  du 
vieux  monarque,  l'apostrophe  en  ces  termes  : 

■  L'épée  à  la  main,  misérable!  Tu  apportes  des  lettres  contre  le  roi,  et  tu 
sers  la  révolte  de  cette  présomptueuse  marionnette,  lady  Vanity,  contre  la  lé- 
gitime royauté  de  son  père. 

....  Take  Vanity  ihe  puppet's  part  against  the  royalty  of  her  father  (3). 

On  voit  donc  que  Vanity  ou  lady  Vanity  [A],  qui  était  un  des  person- 
nages habituels  des  moralités,  figurait  aussi  dans  les  puppets-shows  (5). 

(1)  Hamlet,  acti;  III,  se.  IV. 

(2)  Twelfth-Night,  acte  IV,  se.  il,  et  la  note  du  docteur  Johnson.  Voyez  Malone's 
Shakspeare  by  Eosivell,  t.  XI,  p.  479  et  note.  Ben  Jouson  arme  aussi  the  old  Iniquity 
d'un  wooden  dagyer  dans  the  Decil  is  an  ass,  acte  I,  se.  i;  Works,  t.  V,  p.  13  et  14. 

(3)  King  Lear,  acte  II,  se.  il. 

(4)  Voyez,  pour  cette  dénomination,  Marlow,  the  Jew  of  Malta,  acte  II;  a  sélect 
Collection  of  old  plays,  t.  VIII,  p.  277.  Un  mari  jaloux,  dans  une  des  meilleures  comé- 
dies de  Ben  .Tonson ,  donne  aussi  à  sa  femme  le  nom  de  lady  Vanity.  Voyez  Valpone, 
acte  II,  se.  m.  CI',  ttie  Devil  is  an  ass,  acte  I,  se.  i. 

(5)  M.  Whalley,  éditeur  et  commentateur  de  Ben  Jonson,  cite  à  l'appui  de  cette  opi- 
nion un  passage  de  VAlchimid  où  se  trouvent  ces  mots  :  A  puppet  with  a  vice;  mais 
il  n'est  pas  question  dans  cet  endroit  du  Vice  des  moralités;  il  s'agit  d'une  marionnette  mue 
par  un  ressort,  with  a  vice,  comme  l'ont  fait  remarquer  MM.  Farraer  {Malone's  Shak- 
speare by  Boswell,  t.  XIX,  p.  249)  et  Gififord  (Works  of  Ben  Jonson,  t.  IV,  p.  41  et  la 
note) .  Nous  avons  vu  plus  haut  le  crucifix  de  Boxley  mu  with  divers  vices. 


ANCIEN   RÉPERTOIRE  RELIGIEUX   DES   MAKIONNETTES.  213 

'  Quant  aux  titres  des  moralités  ou  des  miracle-plays  représentés  par 
les  marionnettes  anglaises  pendant  cette  première  période,  nous  n'en 
connaissons,  à  vrai  dire,  aucun  avec  certitude.  Je  crois  pourtant  pou- 
voir indiquer  trois  pièces  religieuses  qui  me  paraissent  avoir  dû  être 
jouées  par  les  marionnettes  avant  1560.  Dans  un  pamphlet  posthume 
de  Robert  Greene,  publié  l'année  de  sa  mort  (1592),  sous  le  titre  de 
Greene's  groaf  sworth  of  wit  hought  with  a  million  of  repentance  (les 
quatre  sous  d'esprit  de  Greene  payés  par  un  million  de  repentir),  un 
vieux  comédien  se  vante  à  Roberto  (probablement  Robert  Greene 
lui-même)  d'avoir  été  pendant  sept  ans  interprète  et  directeur  de  ma- 
rionnettes (absolute  interpréter  of  the  puppets)  et  d'avoir  composé  deux 
excellentes  moralités,  Mans  wit  et  the  Dialogue  ofdives{\).  C'est  à 
Shakspeare  que  nous  devons  l'indication  de  la  troisième  pièce.  Dans 
le  Conte  d'hiver,  le  bandit  Autolycus,  qui  s'est  travesti  pour  commettre 
un  mauvais  coup,  dit,  en  parlant  de  lui-même  à  quelqu'un  qui  l'in- 
terroge sans  savoir  qui  il  est  : 

Oui,  je  connais  ce  vaurien  :  il  a  été  conducteur  d'ours  et  de  singes,  procu- 
reur et  recors;  puis  il  a  promené  une  boutique  de  marionmltes,  et  il  montrait 
V Enfant  prodigue  (2). 

(1)  M.  Payne-Collier,  History  of  English  dramatic  poetry,  t.  II,  \i.  272. 
(«)  Winter^s  Taie,  acte  IV,  se.  u. 


Vï. 


MÂKIÛNNETTES   DEPUIS  1562  JUSQU'A  LA  FVH  DB  BÉUNJK 
DE  CHARLES  I". 


Le  cadre  restreint  du  répertoire  des  puppet-shows  s'agrandit  natu- 
rellement lorsque  le  théâtre  régulier  s'établit  en  Angleterre.  La  grande 
révolution  qui  s'est  opérée  dans  le  goût  européen  et  qu'on  a  nommée 
la  renaissance  a  eu  lieu  pour  le  théâtre  anglais  vers  1562  (1).  Alors, 
aux  morals,  aux  masques,  aux  interludes,  qui  avaient  été  en  faveur 
sous  Henri  VIll ,  Edouard  VI  et  Marie,  vint  se  joindre  une  foule  de 
nouvelles  sortes  de  drames,  tragedy,  comedy.  hislory,  pastoral,  pas- 
toral-tragical,  comical-pastoral,  en  un  mot  toutes  les  formes  de  diver- 
tissemens  scéniques  que  Polonius  énumère  si  pédantesquement  dans 
ffamlet.  Alors  aussi  les  puppet-players  ne  tardèrent  pas  à  exploiter  ces 
nouveaux  genres.  A  l'exemple  des  enfans  ou  écoliers  de  Saint-Paul, 
de  Westminster,  de  Windsor,  de  la  chapelle  de  la  reine  et  des  ser- 

(1)  Cette  année  1562,  fut  jouée  devant  la  reine,  à  Whitehall,  Gorboduc,  première  tra- 
gédie anglaise,  composée  dans  la  forme  antique  et  avec  des  chœurs.  Il  n'est  cependant 
pa«  certain  qu'un  drame  sur  le  sujet  de  Romeo  and  Juliet  n'ait  pas  précédé  Gorboduc. 


DOCBLE   RÉPERTOIRE   DES  MARI0NNETTI8.  S15 

vants  des  comtes  de  Leicester,  d'Essex,  de  Warwick,  de  lord  Clin- 
ton, etc.,  qui,  sans  cesser  de  jouer,  à  certains  jours,  des  miracle-playi 
et  des  morals.  offraient  quotidiennement  au  public  des  pièces  tirées 
de  l'histoire  ancienne  ou  nationale,  les  puppet-players  se  composè- 
rent un  double  répertoire,  l'un  religieux,  l'autre  prof  me.  Parmi  les 
pièces  de  la  première  classe  dont  le  souvenir  a  sui-vécu,  je  puis  citer 
Babylone  (I),  Jonas  et  la  baleine.  Sodomeet  Gomorrhe,  la  Destruction  de 
Jérusalem  (2),  et  la  plus  célèbre  de  toutes  les  motions  de  cette  épocjue, 
the  City  ofNiniveh  (3).  Cette  dernière,  si  j'en  crois  un  éloge  un  peu 
équivoque  que  lui  adresse  un  dramatiste  contemporain,  présentait  une 
suite  de  tableaux  [sights]  plus  faits  pour  plaire  aux  yeux  qu'à  l'esprit  (i). 
Quant  aux  pièces  sur  des  sujets  profanes,  Ben  Jonson  nous  en  f:iit  con- 
naître deux,  Home  et  Londres,  qu'il  associe  à  Ninive,  et  qui  offraient 
probablement,  comme  celle-ci,  un  spectacle  plus  pittoresque  que  drar 
matique  (5). 

Après  avoir  vu  les  motion-men  s'approprier  sans  scrupule  les  pas* 
sages  les  plus  saillans  des  mystères  et  des  moralités,  on  ne  s'étonnera 
pas  qu'ils  agissent  avec  la  même  liberté  à  l'égard  des  premières  œu* 
vres  du  théâtre  régulier  :  «  J'ai  vu,  dit  un  des  personnages  d'une  vieille 
comédie,  toutes  nos  histoires  (c'est-à-dire  toutes  nos  chronicle-plays) 
jouées  par  les  marionnettes  (6).  »  En  effet,  les  pièces  tirées  de  l'histoire 
ftatienalé  attiraient  particulièrement  la  foule.  Lanthorn  lAotherhead 

(1)  Cette  pièce  est  mentionnée  par  Anthony  Bréwêr;  voyei  linffua  or  thé  tofnbàf  àf 
tongue  and  the  five  sensés  for  superiority,  acte  Ht,  se.  vi.  Dans  cette  espèce  de  mora- 
lité, «présentée  au  collège  dé  la  Trinité  à  Cambridge,  Olivier  GromweU ,  alors  fwt 
janae,  jeua  le  rôle  d'un  des  sens,  celui  d^  tauchçr. 

(a)  Ben  JonsKMJ,  ^upry  n^m  oui  of  I^is  hitmmr,  açje  l\,  s^  i,  et  ^Ae  BartholomeiB 
Fair,  acte  V,  se.  i. 

il)  BeauBftoat  and  Fletcher,  Wit  at  feoeral  vceopons,  acte  \-  ~  Çowley,  Cutter  ofÇo- 
Imtun  Street,  aet«  Y,  se.  ix.r-J.  Mar$ton,  the  Dutch  Courtesan  et  Every  woman  outof 
her  *><p»oi4r{  T-  Pour  ces  doux  dernières  pièces,  voyez  Malone's  Shal^pfqra  ^^  ^^fwelff 
t.  II,  p.  «W. 

(*)  Lingua,  acte  III,  se.  vi. 

(&)  E^^ery  mem  ç^i  gf  tiis  l>umQW,r- Works,  t.  Il,  p.  19. 

{(f)  }IL  Q^Qr^  cita  c«  passade  «ai^s  indiquer  dans  quelle  anç^q^  ^i/è^  )|  Tf  trquT<^ 
Voyez  the  Works  ofBen  Jonson,  t.  IV,  p.  532  et  note. 


216  TRAGÉDIES  JOLÉES  \>Àl\  LES   MARIONNETTES. 

(Lanterne  Tête-de-cuir),  un  excellent  type  de  puppet-player,  que  Ben 
Jonson  a  introduit  dans  sa  Foire  de  Saint-Barthélémy,  se  rappelant  les 
plus  beaux  succès  qu'il  a  obtenus  dans  sa  carrière,  s'arrête  avec  com- 
plaisance sur  les  chronicle-plays  : 

Oui,  dit-il,  Jérusalem  était  une  superbe  chose,  et  M'ntue aussi,  et  la  Cité  de 
Norwich  (1),  et  Sodome  et  Gomorrhe,  avec  l'émeute  des  apprentis  et  le  saccage 
des  mauvais  lieux  au  mardi  gras;  mais  la  Conspiration  des  poudres!  c'est  là  ce 
qui  faisait  pleuvoir  l'argent  !  Je  prenais  dix-huit  à  vingt  pence  par  personne,  et 
je  donnais  neuf  représentations  dans  une  après-midi.  Non,  rien  ne  nous  réussit 
mieux  que  les  pièces  tirées  de  nos  troubles  domestiques;  ces  sujets  sont  aisés 
à  comprendre  et  familiers  à  tous  (2). 

Dix-huit  à  vingt  pence  d'entrée  était  un  prix  considérable  et  excep- 
tionnel, car  notre  ami  Lanterne  nous  apprend  ailleurs  que  le  taux  ha- 
bituel des  places  aux  puppet-shows  était  beaucoup  moins  élevé.  En  effet, 
avant  l'ouverture,  il  fait  annoncer  et  tambouriner  le  spectacle  (aujour- 
d'hui on  se  sert  de  la  trompette),  et  il  place  à  la  porte  un  gaillard  aux 
poumons  robustes  qui  se  met  à  crier  :  «  Entrez,  messieurs,  entrez!  c'est 
deux  pence  par  personne,  deux  pence!  un  excellent  jeu  de  marioimettes! 
le  meilleur  jeu  de  marionnettes  qu'il  y  ait  dans  toute  la  foire!  » 

Cependant  les  motion-men  ne  se  sont  pas  contentés  de  jouer  des 
chronicle-plays;  ils  ont  porté  leur  ambition  plus  haut  :  ils  ont  voulu 
représenter  des  tragédies  proprement  dites.  Dekker,  contemporain  de 
Shakspeare,  nous  dit  en  propres  termes  qu'il  a  vu  Julius  Cœsar  et  le 
Duc  de  Guise  joués  par  les  marionnettes  [acted  by  mammets)  (3).  Son 
témoignage  est  confirmé  par  celui  de  deux  écrivains  du  même  temps, 
John  Marston  et  l'auteur  inconnu  d'une  comédie  intitulée  :  the  Woman 
out  ofher  humour.  On  se  demande  tout  d'abord  quels  étaient  ce  Duc 

(1)  Norwich  a  été  brûlée  par  les  Danois ,  forcée  de  se  rendre  par  la  famine  à  Guil- 
laume-le-Conquérant,  et  enfin  ruinée  par  la  révolte  de  Kett,  le  tanneur  de  Windham, 
sous  Edouard  VI.  Je  ne  sais  quelle  est  celle  de  ces  catastrophes  qui  a  fourni  le  siyet  de 
la  motion  mentionnée  par  Lanthom  Leatherhead. 

(2)  The  Bartkolomew  Fair,  acte  V,  se.  i. 

(3)  M,  Gifford  {Works,  etc.,  t.  IV,  p.  532)  et  l'éditeur  de  Punch  and  Jxtdy  enregis- 
trent cet  important  témoignage  de  Dekker,  mais  sans  indiquer  ni  l'on  ni  l'autre  le  titre 
de  l'ouvrage  où  ils  l'ont  trouvé. 


AMBITION    DES  MARIONNETTES.  217 

de  Guise  et  surtout  ce  Julius  Cœsar.  Il  est  probable  que  la  première  de 
ces  tragical  puppet-plays  était  prise  en  partie  du  drame  de  Christophe 
Marlow,  the  Massacre  of  Paris,  with  the  death  of  the  Duke  of  Guise.  Quant 
au  Julius  Cœsar,  l'éditeur  de  Punch  and  Judy  n'hésite  pas  à  croire  que 
c'était  la  tragédie  de  Shakspeare;  mais  cette  opinion,  qui  d'ailleurs  n'au- 
rait en  soi  rien  d'in\Taisemblable,  est  renversée  par  une  impossibilité 
chronologique.  C'est  en  effet  dans  the  Dutch  Courtesan,  comédie  im- 
primée en  1605,  que  Marston  a  fait  mention  du  Jules  César  des  marion- 
nettes, et  la  tragédie  de  Shakspeare  n'a  paru  au  plus  tôt  sur  la  sc.ène 
qu'en  1607  (1).  Il  est  donc  certain  que  le  Julius  Cœsar  des  puppet-shows 
n'a  pu  être  emprunté  que  d'une  des  pièces,  en  assez  grand  nombre, 
composées  sur  ce  sujet  avant  Shakspeare  (2),  peut-être  de  celle  qui  fut 
représentée  devant  Elisabeth  le  1"  janvier  1563,  et  dont  les  curieul 
ont  gardé  le  souvenir,  comme  du  premier  drame  anglais  dont  le  sujet 
ait  été  tiré  de  l'histoire  romaine.  Dans  tous  les  cas,  et  quelle  qu'ait  été 
cette  pièce,  elle  n'a  pu  être  représentée  sur  un  puppet-show  que  par 
extraits,  puisque  Lanthorn  Leatherhead  vient  de  nous  apprendre  que 
les  joueurs  de  marionnettes  donnaient  alors  jusqu'à  neuf  représenta- 
tions de  la  même  pièce  en  une  soirée. 

Cette  irruption  des  puppet-players  dans  le  répertoire  classique  blessa 
vivement  l'amour-propre  et  les  intérêts  des  auteurs  et  des  comédiens. 
Aussi  n'ont-ils  laissé  échapper  aucune  occasion  de  déprécier  leurs  im- 
pertinens  émules.  C'est  même  dans  les  railleries  qu'ils  leur  lancent 
sans  cesse  que  nous  avons  recueilli  nos  meilleures  et  nos  plus  sûres 
informations.  Les  vieux  motion-men  eux-mêmes,  habitués  à  faire  agir 
et  parler  les  personnages  de  la  Bible  et  les  héros  bien  connus  des  bal- 
lades nationales,  durent  se  montrer  peu  favorables  à  cette  innovation. 
Ben  Jonson  qui,  dans  la  Foire  de  Saint-Barthélémy,  a,  comme  on  l'a  vu, 
mis  si  plaisamment  en  scène  un  joueur  de  marionnettes  de  la  vieille 
école,  nous  le  montre  fort  contrarié  de  cette  invasion  du  pédantisme 
dans  les  puppet-shows  :  «  On  met  aujourd'hui,  remarque-t-il,  beaucoup 
trop  de  science  dans  cette  affaire,  et  j'ai  grand'peur  que  cela  n'amène 

(1)  Voyez  Malme's  Shakspeare  by  Boswell,  t.  II,  p.  4*9. 

(*)  On  peut  Kre  la  liste  de  ces  pièces  daiis  l'avertissemeut  qui  précède  le  Julius  Cœsar 
de  Shakspeare,  édition  de  M.  Boswell,  t.  XII,  p.  «. 


21$  ON  fAIlOBIE   LES  MASIONNETTES. 

la  ruine  de  notre  métier  0).  »  Dekker,  qui  nous  a  fait  connaître,  ei\ 
s'en  moquant,  les  emprunts  fails  par  les  puppel- players  au  réperlpire 
tragique  et  comique,  n'était  pas  non  plus  tout-à-fait  désintéressé  danf 
la  question.  Cet  écrivain,  aussi  besoigneux  et  plus  spirituel  que  notre 
Colletet,  est  soupçonné  d'avoir  écrit  plus  d'une  drollery  et  ^'un  pro- 
logue anonymes,  à  la  demande  des  moHon-men  de  Smilhfield  et  de 
Fleet-Bridge,  et  il  ne  pouvait  par  conséquent  voir  sans  déplaisir  ses  pa- 
trons prendre  l'habitude  de  se  pourvoir  d'une  besogne  toute  faite  dans 
les  drames  applaudis  au  Globe  ou  au  Phœnix  (2). 

Ben  Jonson,  pour  achever  de  jeter  le  ridicule  sur  les  puppet-players. 
qui  se  lançaient  dans  les  voies  tragiques,  nous  fait  assister,  dans  le 
cinquième  acte  de  the  Bartholomew  Fair,  à  une  de  ces  représentations 
burlesquement  classiques.  Voici  l'affiche  du  chef-d'œuvre,  telle  que  la 
lit  un  amateur  avant  d'entrer  dans  la  petite  salle  de  maître  Lanterne  : 
«  Ancienne-moderne  histoire  de  Héro  et  Léandre,  ou  la  pierre  de 
touche  de  l'amour,  avec  un  vrai  combat  d'amitié  entre  Damon  et  Py- 
fhias,  deux  fidèles  amis  de  Bankside  (3).  »  On  voit  que,  pour  complaire 
aux  amateurs  avides  de  l'antiquité  grecque,  Lanterne  Tête-de-cuir  « 
pensé  ne  pouvoir  mieux  faire  que  d'accoupler  et  d'amalgamer  deux  do 
eeis  sujets  héroïques,  pensant  que  ce  qui  abonde  ne  vicie  pas.  Le  dia- 
logue tient  et  au-delà  tout  ce  que  l'affiche  promet  de  coq-à-làne  e\, 
de  confusions  baroques.  Chose  singulière!  nous  avons  vu  à  Paris,  peR-* 
dant  tout  le  xvni»  siècle,  les  marionnettes  des  foires  Saint-Gerniain  et 
Saint-Laurent  parodier  nos  meilleures  tragédies,  y  compris  Al^ir*  et 
Mérope,  tandis  qu'à  Londres,  en  1614,  un  des  plus  illustres  drama- 
tistes,  un  homme  qui  recevra  bientôt  le  titre  de  poète  lauréat,  î>aro- 
diait,  sur  un  théâtre  de  premier  ordre,  les  puppet-plays  de  la  foire! 
Étrange  interversion  entre  les  rôles,  et  tout  à  l'avantage  des  mariûix*- 
ntitee! 

(l)  Thg  BartMomew  Fair,  acte  V,  se.  i. 

{%)  Vd'yfz  «ia6  épigranmifi  do  John  Ravies  cpntrs  luv  certain  Dacus,  ré4uit  à  éç:^n 
pour  les  marionnettes,  et  que  M.  Gifford  croit  être  Dekker.  — Works  of  Ben  Jonson,  t.  IV, 
p.  363  et  note. 

{%)  Btnitk^id»  est  un  quartier  ^  l^adreq  sur  la  rite  ^én^ioiM^e  fia  Ifi  T^Mf^  ^  ^ 
trouvaient  alors  beaucoup  de  cabare^  et  p}usie^  salles  de  fipeetacla- 


THEATRES   BE   MARIONNETTES  A   LOSBRM.  210 

H  ne  faut  pas  croire  qu'il  n'y  eût  alors  à  Londres  et  en  Angleterre  que 
des  molioH-men  anibulans  et  forains.  Outre  les  joueurs  de  marionnettes 
en  plein  air,  qui  dressaient  leurs  petites  scènes  à  Slourbridge  fait  {{) 
et  à  Smilhfield,  il  y  avait  des  puppei-showmen  en  possession  de  salles 
permanentes,  à  Paris-Garden  entre  autres  (i),  et  dans  les  quartiers  les 
plus  populeux  de  la  Cité,  à  Holhom-Bridge  et  à  Fleet-street  (3).  La  cu- 
riosité poussait  même  souvent  la  foule  hors  de  Londres,  à  Eliham,  par 
exemple,  résidence  royale,  dans  le  comté  de  Kent,  dont  les  motion* 
étaient  célèbres.  Jasper  Mayne,  dans  sa  pièce  intitulée  the  City  match, 
fait  allusion  à  la  coutume  qu'avaient  les  femmes  de  Londres  d'aller  à 
Brentford  voir  les  marionnettes.  Ce  divertissement  était  aussi  fort 
recherché  dans  les  provinces.  On  comptait  les  marionnettes  au  nombre 
des  plus  agréables  passe-temps  que  pût  se  procurer  la  gentry.  Dans 
une  comédie  de  Ben  Jonson,  Cynthia's  Recels,  un  personnage  allégo- 
rique (Phantaste),  énumérant  les  plus  doux  plaisirs  dont  une  femme 
puisse  espérer  de  jouir  dans  les  diverses  conditions  de  la  vie,  dit  : 

3i  j'étais  fermière,  je  voudrais  aller  danser  aux  may-f)oles  et  faire  des  firor 
qtiages  de  lait  et  de  fruits  aigres;  si  j'étais  la  femme  d'un  gentilhomme  campa- 
gnard, je  voudrais  tenir  une  bonne  maison  et  aller  à  la  ville  les  jours  de  fête 
voir  les  marionnettes  (4). 

Quelquefois  de  graves  provinciaux  venaient  chercher  ce  divertisse- 
ment jusqu'à  Londres,  comme  on  le  voit  dans  Every  man  ont  of  his 
humour,  de  Ben  Jonson.  Ajoutons  que  les  motion-men  transportaient 
souvent  leurs  petits  acteurs  de  bois  chez  les  riches  bourgeois  et  négo- 
cians  de  la  Cité  pour  égayer  les  réunions  de  famille.  Il  arrivait  même 

(l)  Ltngua,  acte  III,  se.  vn;  a  sélect  Collection  ofold  plays,  t.  V,  p.  164. 
(î)  Vo^.  J(Aa  Hall,  Satires,  Book  IV,  sat.  1  (1599),  et  Thomas  Nash,  Strange^ewes,  dte.^ 
1I9S. 

(3)  Puneh  and  Judy,  p.  S9.  Beq  ^n^n  indique  Fleet-àridge.  Every  man  oui  oflUt 
humour,  acte  II,  se.  i;  Works,  t.  II,  p.  66  et  la  note. 

(4)  Cynthia'i  Revels,  acte  IV,  se.  i;  Works,  t.  II,  p.  397.  Le  texte  dit  to  term,  pux 
jours  fériés;  dans  une  autre  pièce,  on  lit  every  term,  ce  que  M.  Gifford  explique  par 
law-terms,  c'est-à-dire  les  époques  légales  de  fepos  et  de  plaiâF.  Vpy.  Every  mon  oui  of 
kis  humour.  —  Works,  t.  II,  p.  7. 


220  MARIONNETTES  CHEZ   LES  PARTICULIERS. 

quelquefois  que  des  particuliers  contribuaient  de  leur  adresse  et  de  leur 
esprit  à  l'agrément  de  ces  spectacles.  C'est  ainsi  que  Ben  Jonson  nous 
montre,  dans  the  Taie  ofa  tuh,  un  jeune  esquire  qui  offre  à  ses  parens  et 
à  ses  voisins  le  régal  d'un  puppet-show  dont  il  est  à  la  fois  le  sujet  et  l'in- 
venteur. Sous  Henri  VII,  il  y  avait  même  dans  les  rues  de  Londres  des 
joueurs  de  marionnettes  étrangers.  Une  lettre  du  conseil  privé,  adres- 
sée au  lord  maire  le  H  juillet  1573,  autorise  quelques  Italiens  à  mon- 
trer leurs  strange  motions  dans  la  Cité  (i),  et  nous  savons  qu'en  1009 
les  marionnettes  françaises  étaient  connues  en  Angleterre  (2). 

Quant  aux  procédés  de  mise  en  scène,  nous  avons  vu  précédem- 
ment qu'en  Italie ,  en  France  et  en  Espagne  il  y  avait  eu  deux  sortes 
de  jeux  de  marionnettes  :  ceux  où  les  petites  figures  étaient  muettes, 
et  ceux  où  elles  étaient  supposées  parler.  Il  en  a  été  de  même  en  An- 
gleterre. Les  deux  puppet-shows  placés  dans  les  œuvres  de  Ben  Jonson 
nous  fournissent  un  exemple  de  l'un  et  de  l'autre  mode  de  repré- 
sentation. Le  masque  joué  par  les  marionnettes,  qui  termine  the  Taie 
of  a  tub,  est  exécuté  suivant  le  procédé  que  je  considère  comme  un 
legs  fait  aux  bateleurs  du  moyen-âge  par  les  derniers  pantomimes  de 
l'antiquité.  Ce  procédé  consiste  en  une  action  muette,  expliquée  par 
une  exposition  verbale  ou  une  cantilène  narrative,  ce  que  les  Anglais 
appellent  un  pageant,  et  ce  dont  Cervantes  nous  a  laissé  une  si  char- 
mante description  dans  le  spectacle  que  maître  Pierre,  le  titerero, 
donne  à  la  compagnie  rassemblée  dans  une  venta  de  la  Manche  (3). 
Le  mmque,  dans  the  Taie  of  a  tuh,  se  compose  de  cinq  motions  ou  ta- 
bleaux, qui  passent  sous  les  yeux  des  spectateurs,  à  la  manière  des 
ombres  chinoises,  derrière  un  transparent.  Le  maître  du  jeu,  tenant  à 
la  main  une  baguette  garnie  d'argent  et  armé  du  sifflet  de  comman- 
dement {whistle  ofcommand),  se  montre  en  avant  du  rideau,  et  expose 
dans  un  court  programme  la  marche  de  la  pièce;  puis  il  tire  le  rideau 
et  raconte  chacun  des  incidens  à  mesure  qu'ils  se  produisent,  nommant 
chaque  personnage  à  son  entrée,  et  indiquant  avec  sa  baguette  {virge 

(1)  Voyez  G.  Ghalmers,  Farther  account  on  the  early  English  stage;  ap.  Molone'sShfi.k- 
speare  by  Boswell,  t.  III,  p.  430,  iioto. 

(2)  Ben  Jonson,  Epicaene,  acte  III,  se.  ii  ; 

(3)  Voyez  Don  Quijote,  part,  u,  cap.  23. 


l'interprète  des  marionnettes.  221 

of  interpréter)  les  divers  mouvemens  que  font  les  acieurs  (1).  Dans 
l'autre  comédie  de  Ben  Jouson,  the  Bartholomew  Fair,  la  mise  en  scène 
du  puppet-show  qui  la  termine  est  tout-à-fait  différente.  Ici  les  marion- 
nettes parlent,  je  veux  dire  qu'une  voix  officieuse  parle  pour  elles  dans 
la  coulisse.  On  donne  en  Angleterre  le  nom  d'interpréter  tant  à  celui 
(jui  fait  le  récit  et  explique  les  gestes  qu'à  celui  qui  parle  pour  les  pup- 
peis  derrière  la  toile  du  fond.  Plusieurs  comédiens  anglais  ont  com- 
mencé leur  carrière,  et  beaucoup  d'autres  l'ont  tristement  achevée  dans 
cette  modeste  fonction.  Parmi  les  cruelles  extravagances  dont  Hamlet 
afûige  l'amour  d'Ophélia,  on  remarque  cette  blessante  réplique  : 

OPUÉLIA. 

En  vérité,  im  chœur  n'annoncerait  pas  mieux  que  vous  chaque  personnage, 
seigneur! 

'  HAMLET. 

Ohl  oui,  je  pourrais  fort  bien  servir  d'interprète  entre  vous  et  votre  amant 
dans  un  jeu  de  marionnettes! 

0PHÉI.IA. 

Vous  êtes  bien  piquant  aujourd'hui,  monseigneur. 

Shakspeare  s'est  servi  une  autre  fois  de  cette  locution  dans  les  deux 
Gentilshommes  de  Vérone;  mais  là,  c'est  un  cloton  qui  parle  (2). 

Le  directeur  du  puppet-show  s'acquittait  ordinairement  lui-même 
de  l'office  d'interpréter,  et  parlait  seul  pour  toute  sa  troupe.  Lanterne 
Tète-de-cuir,  dans  la  Foire  de  Saint-Barthélémy,  nous  fait  connaître  cet 
usage  d'une  manière  assez  piquante.  Pour  satisfaire  la  curiosité  d'un 
gentilhomme  provincial  qui  n'a  aucune  idée  d'un  puppet-show,  et  qui 
lui  a  témoigné  le  désir  de  faire,  avant  la  pièce,  connaissance  avec  ses 
acteurs,  il  va  chercher  le  panier  qui  renferme  ses  puppets.  a  Quoi  1 
s'écrie  le  provincial,  c'est  là  qu'habitent  vos  acteurs?  —  Oui,  mon- 
sieur; ce  sont  de  petits  comédiens.  —  Oh!  des  comédiens  fort  petits, 
en  vérité.  Et  vous  appelez  cela  des  acteurs?  —  Assurément,  monsieur, 
et  de  très  bons  acteurs,  aussi  parfaits  qu'aucun  de  ceux  qui  se  soient 

(1)  A  Taie  of  a  tub.   Works  of  Ben  Jonson,  t.  VI,  p.  220-Î41. 

(2)  The  tvoo  Gentlemen  of  Verona,  acte  II,  se.  1. 


iil  DEUX   AftCIBNS  DIRECTEURS   DE  UARIONMETTES. 

jamais  montrés  sur  un  théâtre  de  pantomimes.  A  la  vérité,  je  suis  la 
bouche  d'eux  tous  (I).  » 

Ben  Jonson,  à  qui  nous  devons  déjà  tant  de  curieux  renseignemens 
sur  le  sujet  qui  nous  occupe,  nous  a  transmis  le  nom  de  deux  joueurs 
de  marionnettes  anglais,  plus  anciens  que  notre  Brioché.  Le  premier 
était  le  vieux  Pod,  qu'il  appelle  aussi  parfois  avec  une  certaine  cour- 
toisie le  capitaine  Pod.  Il  cite  le  nom  de  ce  puppet-showman  comme 
étant,  en  4599,  inséparable  de  l'idée  de  marionnettes  (2).  En  1614,  cet 
artiste  n'existait  plus,  et  depuis  même  assez  long-temps  (3).  Deux 
années  après,  un  nommé  Cokely  était  en  possession  de  la  faveur  pu- 
blique (4).  Il  paraît,  à  la  manière  dont  Ben  Jonson  parle  à  plusieurs 
reprises  de  ce  nouveau  joueur  de  marionnettes,  qu'il  était  alors  du  bel 
usage  de  le  faire  venir  avec  ses  puppels  dans  les  réunions  aristocrati- 
ques ou  bourgeoises  pour  divertir  les  invités  (3). 

(1)  The  Bartolomew  Pair,  acte  V,  se.  il.  Cette  scène  contient  plusieurs  allusions  aux 
acteurs  du  temps. 

(2)  Evei'y  man  out  of  his  humour,  acte  III,  se.  I. 

(3)  The  Bartholomew  Pair,  acte  V,  se.  i.  —  Cf.  6eri  Jonson,  épigrammé  XCVfti; 
Works,  t.  VIII,  p.  209. 

(4)  The  Bartholomew  Pair,  acte  III,  se.  \. 

(5)  The  Devil  is  an  ass,  acte  I,  se.  i. 


yih 


CmpUBS  DES  PUSITimS  CONTRE  LES  ACTEUBI. 


Dans  aucune  autre  contrée  de  l'Europe,  la  guerre  entre  l'église  et 
le  théâtre  n'a  été  aussi  longue  et  aussi  acharnée  que  dans  l'Angle- 
terre protestante.  Nous  avons  vu,  après  l'établissement  du  schisme  de 
Heni'i  VIII,  les  nouveaux  ministres  expulser  de  l'intérieur  des  temples 
presque  tout  ce  que  le  catholicisme  y  avait  introduit  ou  toléré  de 
cérémonies  propres  à  émouvoir  les  sens;  nous  avons  vu  les  chefs  de 
l'église  anglicane,  sous  la  pression  du  fanatisme  presbytérien,  abolir, 
comme  un  legs  dangereux  du  paganisme,  les  divertissemens  séculaires 
qui  égayaient  les  villes  et  les  campagnes  à  certaines  époques.  Si  l'on 
ne  supprima  pas  du  même  coup  les  rmracle-plays  et  les  moralités  joués 
par  les  confréries  de  plusieurs  villes,  c'est  que,  pendant  que  les  puri- 
tains et  les  new  gospellers  traitaient  ces  jeux  de  profanation  et  d'idolâ- 
trie, les  anglicans,  plus  politiques,  jugeaient  bon  d'employer  ce  puis- 
sant levier  de  prosélytisme  au  profit  du  nouvel  établissement  religieux. 
John  Baie,  évéque  d'Ossory,  composa  et  fit  représenter  avec  un  grand 
succès,  par  les  élèyes  du  collège  épiscopal  de  Kilkenny,  une  vingtaine 


224  LE  THÉÂTRE  PROSCRIT  PAR   LES  LOIS  DE  GENÈVE. 

de  mystères  et  de  moralités,  tous  empreints  de  l'esprit  du  protestan- 
tisme. Le  clergé  anglican  entra  même  avec  tant  d'ardeur  dans  cette 
singulière  voie  de  propagande,  qu'il  recommanda  aux  fidèles  certains 
drames  de  ce  genre,  disposés  de  manière  à  pouvoir  être  joués  dans  Tin- 
térieur  des  familles  par  un  très  petit  nombre  de  personnes  (1).  Toute- 
fois, ce  mode  d'instruction  protestante  ayant  été  supprimé  en  1553  par 
une  proclamation  de  la  reine  Marie,  qui  restaurait  en  même  temps  dans 
toute  leur  splendeur  catholique  les  mystères  et  les  miracle-plays  (2), 
le  rétablissement  de  ces  sortes  de  prêches  dramatiques  n'eut  pas  lieu, 
comme  on  pouvait  s'y  attendre,  à  l'avènement  d'Elisabeth.  Cette  prin- 
cesse, quoique  portée  sur  le  trône  par  le  parti  protestant,  se  hâta  d'in- 
terdire la  scène  à  toutes  les  controverses  religieuses,  prétendant,  en 
vraie  fille  de  Henri  VIII,  régler  seule  tout  ce  qui  avait  rapport  à  la  foi. 
Cette  disgrâce  du  drame  théologique  fut  une  des  principales  causes  de 
l'essor  subit  que  prit  le  théâtre  profane  et  classique,  qui  avait  l'appui  de 
la  jeune  reine  et  qui  répondait  d'ailleurs  si  bien  à  ses  goûts  d'érudition, 
d'élégance  et  de  poésie.  Tout  souriait  donc  à  la  comédie  et  à  la  tra- 
gédie renaissantes,  lorsqu'en  1562  (l'année  même  où  l'on  applaudit  la 
première  pièce  anglaise  modelée  sur  la  forme  antique)  se  répandit  en 
Angleterre  la  traduction  des  lois  de  Genève,  qui  prohibent,  comme 
on  sait,  avec  la  dernière  rigueur  toutes  les  représentations  scéniques. 
L'effet  fut  immense  :  tous  les  presbytériens  des  trois  royaumes,  pour 
qui  la  parole  de  Calvin  était  plus  sainte  et  plus  révérée  que  l'Évangile, 
jetèrent  un  cri  de  réprobation  contre  ce  théâtre  qui  sortait,  disaient- 
ils,  des  cendres  du  paganisme,  et  qu'ils  maudissaient  comme  un  re- 
tour à  l'idolâtrie.  De  ce  moment  commença  entre  les  puritains  et  les 
acteurs  une  guerre  à  outrance  qui  a  duré  plus  d'un  siècle.  Geoffroy 
Fenton  en  1574  (3),  John  Northebrooke  en  1577  (4),  Stephen  Gosson 

(1)  Entre  autres  moralités  protestantes  ainsi  disposées,  on  peut  voir  New  Custoni  dans 
a  sélect  Collection  ofold  plays,  t.  I,  p.  ^266. 

(2)  En  1566  et  1567,  on  représenta  en  grande  pompe  à  Londres,  sous  les  auspices  de 
la  reine  Marie,  la  Passion  de  notre  Sauveur  et  quelques  miracle-plays  tirés  de  la  vie 
des  saints. 

(3)  A  Form  of  Christian  policie,  London,  1574,  in-S». 

(4)  Treatise  wherein  dicing,  dauncing,  vaine  plaies,  etc.,  are  reprooved. 


IL'PPRBSSION  DES  THÉÂTRES  E.N  ANGLETKRIte.  âio 

en  4579  (1),  Philip  Stubbes  en  1589  (2),  William  Rankin  en  1587  (3), 
le  docteur  Rainolds  en  1599  (4),  William  Prynne  en  1633  (5),  Jeremy 
Collier  en  1697  (6),  etc.,  furent  les  principaux  champions  de  cette 
longue  croisade,  qui,  après  avoir  fait  suspendre  plusieurs  fois,  sous 
divers  prétextes,  les  représentations  théâtrales,  obtint  enfin,  sous  le 
long  parlement  et  pendant  le  protectorat  de  Gromwell,  la  clôture  et 
la  suppression  complète  des  théâtres. 

Avant  ce  dénoûment  funeste  et  lorsque  durait  encore  la  lutte,  les 
comédiens  et  les  auteurs  dramatiques,  soutenus  par  la  faveur  parti- 
culière d'ÉHsabeth  et  de  Jacques  1",  exercèrent  contre  l'intolérance  de 
leurs  persécuteurs  les  plus  cruelles  et  les  plus  mortifiantes  représailles. 
En  France,  les  acteurs  et  les  écrivains  dramatiques,  violemment  atta- 
qués par  les  jansénistes  et  les  gallicans,  n'ont  tiré  de  leurs  adversaires 
que  de  rares,  mais  bien  éclatantes  revanches  :  Tartufe,  une  scène  de 
Don  Juan,  et  les  deux  lettres  de  Racine  contre  messieurs  de  Port-Royal; 
je  ne  compte  pas  le  Basile  du  Barbier  de  Séville,  parce  que  c'a  été  là 
plutôt,  ce  me  semble,  une  agression  qu'une  représaille.  En  Angleterre 
au  contraire,  sous  les  règnes  d'ÉUsabeth,  de  Jacques  I"  et  de  Charles  I", 
il  n'y  a  pas  eu  un  seul  auteur  comique  qui  n'ait  introduit  dansf  presque 
tau«  ses  ouvrages  quelques  figures  d'hypocrites,  de  precisians,  deBan- 
bury-men  (7),  sur  lesquelles  ia.  vorvo  dc&  ftotew!S  répandait  à  pleines 
mains  les  traits  les  plus  acérés  du  ridicule  et  de  la  satire.  Je  ne  puis 
résister  au  désir  de  donner  ici  quelques  fragmens  d'une  scène  de  ce 
genre,  qui  rentre  d'ailleurs  d'une  manière  toute  spéciale  dans  l'histoire 
des  mariomiettes.  Un  des  caractères  les  mieux  tracés  de  la  comédie 
de  Ben  Jonson  intitulée  the  Bartolomew  Pair,  est  celui  de  Rabbi  Busy, 


(1)  The  School  of  abuse,  1579,  et  Plays  confuted  in  fixe  actions,  138Î. 

(2)  AruUomie  of  abuses. 
(â)  Mirror  of  monsters. 

(4)  Overthrow  of  stage-plays. 

(5)  Histriomastuc,  1633,  in-*». 

(6)  On  the profaneness  and  immorality  ofthe  English  stage,  1C97,  in-8». 

(7)  Le  bourg  de  Banbury  était  célèbre  par  le  nombre  et  la  violence  des  sectaires  (jui 
l'habitaient.  —  Ben  Jonson  s'est  aussi  moqué  des  femmes  de  Banbury,  notamment  dans 
the  Gypsiet  metamorphosed. 

15 


226  VfeNfe£'X>Ck  IfE*  COMÉDIES*. 

<|tfé  là  liste  des  tti^orihages  désigne  tôiïihife  un  Banbury-rhan.  Con- 
duit ^àr  lès  incidttts  dû  draitte  daHs  liil  pujrpet-shotc  de  Smithfield, 
il  ne  peut  cotitenir  les  bfôuilibnsde  son  irèle  à  la  vue  des  petits  acteurs; 
il  interrompt  brusquement  la  pièce  par  un  déluge  d'iilA'eiétiV^s  tirées 
de  son  vocabulaire  biblique  : 

BUSY. 

A  bas  Dagon  !  à  bas  Dagon  !  Je  ne  puis  endurer  pbis  long-temps  vos  profa- 
nations détestables. 

LE   JOUEUR   DE   MARIONNETTES. 

Que  voulez-vous,  monsieur? 

BliST. 

Je  veux  chasser  celte  idole,  celle  idole  païenne  !  celle  poutre  monstrueuse 
qui  blesse  l'œil  des  frères!...  Vos  acteurs,  vos  rimailleurs,  vos  danseurs  mo- 
resques se  donnent  tous  la  main,  au  mépris  des  frères  et  de  la  cause. 

LE  JOUEUR   DE   MARIONNETTES. 

Je  ne  montre  rien  ici,  monsieur,  qui  n'ait  reçu  la  licence  de  l'autorité  (1). 

BOST. 

Qniî,  Vous  n'êtes  ^ïe  licence  !  vous  êtes  la  Licence  elle-même!  Shimey! 

Le  joueur  de  MARIONNETTES. 

j'ai,  monsieur,  la  signature  du  maître  des  menus  plaisirs  {the  master  of  the 
reveVshand). 

ÈbSTi 

ôilies  la  signature  du  maître  des  rebelles,  la  griffe  de  Satart  !  Allés  vous  ca- 
cher! fermez  la  bouche,  bouffons!  voire  profession  est  damnable.  Plaider  pour 
la  défendre,  c'est  plaider  pour  Baal.  J'ai  aspiré  aussi  ardemment  après  votre 
destruction  que  l'huître  aspire  après  la  marée... 

Et  le  bouillant  puritain  se  fait  foi!  de  prouver  sri  proposition  «n 
forme.  A  ce  défi  le  malin  joueur  de  marionnettes  répond  narquoise- 
ment  : 

Ma  foi,  monsieur,  je  ne  suis  pas  fort  instruit  des  controverses  ^ui  se  sont 

'^)  Ces  traits  et  les  suivané  pinjtiVent  '^\iè  ràtrtorfté  exefçalit  une  s«rve»lance  préa- 
lable sur  les  puppet-plays.  Outre  rautorîsatioh  qu'ils  devaièht  obtenir,  les  joueurs  <te 
marionnettes  payaient  une  certaine  somme  aux  constables.  Voyez  the  Tùtt>er,  n»  6©. 


di  THÉOLOGIES  VAlSCt  ^A»  LES  îlAftION'NtTTES.  29"? 

élevées  ehtre  les  hypocrite^  fet  ttOuS;  maii  j'aî  là  tfins  ma  troupe  trti  pt^pet 
uommé  Bénis  (Denis  de  Syracuse,  qui  a  été  maître  d'école)  :  iles^ieraée  Vous 
répondre,  et  je  ne  crains  pas  de  lui  remettre  ma  cause. 

Vy   SPECTATErR. 

61èn  dit,  bieii  dit  !  maître  Lanterne!  Je  ne  connais  poiht,  pour  opposer  à  un 
hypocrite,  de  champion  qui  convienne  mieux  qu'une  marionnette. 

Alors  s'engage  entre  le  puritain  et  le  puppet  la  controverse  la  plus 
burlesque.  A  la  fin,  épuisé  et  à  bout  d'argumens,  le  théologastre  s'écrie  : 
«  Oui,  vous  êtes  l'abomination  même,  car  parmi  vous  le  mâle  revêt 
l'accoutrement  de  la  femelle,  et  la  femelle  l'habit  du  mâle. — Tu  mens, 
tu  mens  !  riposte  le  puppet.  C'est  là  le  vieil  et  éternel  argument  que  vous 
adressez  aux  comédiens  (1);  mais  il  est  sans  force  contre  nous  autres  : 
il  n'y  a  parmi  les  marionnettes  ni  mâle  ni  femelle,  et  cela,  tu  peux  le 
vérifier,  si  tu  veux,  toi,  homme  zélé,  malicieux  et  myope.  »  Et  là- 
dessus,  la  petite  poupée,  levant  prestement  sa  jaquette,  administre  au 
puritain  déconcerté  la  preuve  démonstrative  de  ce  qu'elle  avance. 
Alors  le  joueur  de  marionnettes,  joyeux  de  son  triomphe  et  jaloux  de 
pousser  jusqu'au  bout  ses  avantages,  soutient  résolument  que  sa  pro- 
fession est  aussi  conforme  à  la  loi  que  celle  de  son  adversaire;  puis 
continuant  son  parallèle  :«  Ne  parlé-je  pas,  dit-il,  d'inspiration  comme 
lui  (2)?  Ai-je  plus  que  lui  rien  à  démêler  avec  l'érudition?  »  accablant 
ainsi  le  triste  ennemi  du  théâtre  d'une  grêle  de  plaisanteries  du  plus 
gai,  du  plus  mordant,  du  plus  excellent  comique. 

(1)  Cet  argument  n'a  fait  défaut  aux  puritains  qu'en  1659,  quand  les  femmes  forttt 
enfin  admises  à  jouer  sur  la  scène  anglaise.  Déjà,  en  1657,  mistres8  Coleman  avait  pàTu 
dans  le  Siège  de  Rhodes,  mais  plutôt  conune  chanteuse  que  coimne  actrice.  En  1629^ 
sous  Charles  l"^,  des  comédiennes  venues  de  France  s'étaient  montrées  sur  le  théâtre  âè 
Black friars:  de  plus,  les  filles  françaises  de  la  reine  avaient  rempli  des  rôles  dans  plusieurs 
mctsques  joués  à  la  cour,  et  la  reine  elle-même  figura  dans  une  pastorale  à  Sommerset- 
house,  aux  fêtes  de  Noël  de  1632.  Cette  fantaisie  royale  fit  condamner  William  Prynne 
aujpilori  et  lui  coûta  une  oreille,  pour  avoir,  dans  son  Histriomastix  publié  l'année  sui- 
vante, traité  brutalement  de  prostituée  {notorious  whore)  toute  fenmie  qui  prenait  part  i 
une  représentation  théâtrale. 

(2)  Ce  passage  nous  montre  que,  si  le  canevas  des  puppet-plays  devait  être  soumis  à 
l'approbation  du  lord-maire,  le  dialogue  était  laissé  à  l'improvisation  de  Yinterpreter  et 
à  la  discrétion  du  directeur. 


228  Marionnettes  autorisées  par  les  puritains. 

Cependant  cette  passion  contre  les  marionnettes,  que  Ben  Jonson 
prête  à  son  Banbury-man  comme  une  extravagance  hyberbolique,  s'é- 
tait bien  réellement  logée  dans  quelques  cervelles  de  precisians.  Geof- 
IVey  Fenton  a  employé  tout  le  septième  chapitre  de  son  fameux  livre, 
a  Form  of  Christian  policie  (1  ),  à  établir  que  les  ménétriers  et  les  puppet- 
pfayers  sont  aussi  indignes  que  lés  comédiens  eux-mêmes  de  jouir  du 
(lioit  de  bourgeoisie.  11  semble  même  que,  dans  quelques  comtés,  les 
puppet-shows  faillirent  être  enveloppés  dans  la  suppression  des  hobby- 
horses,  car  Jacques  I"  ne  crut  pas  inutile  de  les  comprendre  nommé- 
ment dans  la  lisle  des  jeux  permis  les  dimanches  et  fêtes  après  les  priè- 
res (2);  mais  ce  ne  fut  là  qu'un  orage  passager.  La  plupart  des  puritains 
eux-mêmes  ne  se  faisaient  aucun  scrupule  d'assister  aux  scriptural 
plays  jouées  par  les  marionnettes.  La  preuve  de  cet  usage  nous  est 
fournie  par  une  comédie  de  Covvrley,  the  Guardian,  représentée  à  la 
fin  du  règne  de  Charles  I",  et  remise  au  théâtre,  après  la  restauration, 
sous  le  titre  de  the  Cutter  of  Coleman  street.  Dans  cette  pièce,  on  intro- 
duit au  cinquième  acte  un  masque,  accompagné  de  quelques  violons, 
pour  donner  un  divertissement  à  une  dame  puritaine.  Un  des  person- 
nages de  la  pièce  remarque  que  ce  galant  inpromptu  sera  un  plaisir 
céleste  pour  cette  respectable  veuve,  qui  n'a  de  ses  jours  vu  d'autre 
spectacle  que  la  Cité  de  Ninive  aux  marionnettes  (3). 

(i)  Le  titre  porte  en  outre  :  gathered  out  of  french.  Je  regrette  de  ne  pas  savoir  de 
quel  auteur  français  a  été  tiré  ce  singulier  livre.  Pour  le  passage  cité,  voyez  G.  Chalmers, 
Malone's  Shakspeare  by  Boswell,  t.  III,  p.  433  et  note  8. 

(2)  Burton,  Ânatomie  of  melancholy,  sous  le  nom  de  D en locritus  junior,  1638,  p.  273. 

(3)  The  Cutter  of  Coleman  street,  acte  \,  se.  ii.  Cette  pièce,  refaite  et  remise  au 
théâtre  sous  Charles  II,  offrait  une  piquante  critique  des  faux  émigrés  et  des  prétendues 
victimes  de  la  révolution,  qui  exploitaient  impudemment  la  monarchie  restaurée. 


VIIl. 


MARIONNETTES  ANGLAISES  PENDANT  LA  SUPPRESSION  DES  SPECTACLES  ET 
DEPUIS   LEUR  RÉOUVERTURE  JUSQU'A   LA   RÉVOLUTION    DE  1688. 


Lorsque  tous  les  jeux  de  théâtre  furent  suspendus  par  le  bill  du 
2  septembre  1642,  et  enfin  abolis  par  le  bill  du  22  octobre  1647,  les 
puppet-shows  ne  furent  pas  atteints  par  cette  proscription.  La  tolérance 
exceptionnelle  dont  ils  jouirent  est  nettement  établie  dans  une  sup- 
plique que  les  comédiens  de  Londres  adressèrent  au  parlement  le 
24  janvier  1643.  Ces  pauvres  gens  se  plaignaient  dans  cette  pièce  du 
silence  qu'on  leur  imjwsait  et  de  la  clôture  qui  frappait  les  théâtres 
réguliers,  tandis  qu'on  autorisait  les  combats  de  taureaux  et  les  jeux 
de  marionnettes  (1). 

Libres  de  toute  concurrence,  il  ne  paraît  pas  que  les  motion-men  se 
soient  fort  ingéniés  pour  accroître  leur  répertoire  durant  cette  épo- 
que, pour  eux  prospère.  Je  ne  puis,  en  effet,  ajouter  qu'un  seul  litre 

(1)  The  actor's  remonstraace  or  compluint  for  the  silencing  oftheir  p:'of(!.ision  and  ba- 
nishment  from  their  sévirai  play-houses .  Voyez  M.  Payne  Ck)Ilier,  the  Ilisto-y  of  English 
dramati:  poetnj,  l.  II,  p.  110. 


230       I.E  PARADIS  PERDU  REPRÉSENTÉ  AUX  MARIONNETTES. 

à  la  liste  que  j'ai  déjà  donnée  de  ce  genre  de  pièces;  mais  ce  titre 
nous  présente  un  intérêt  tout  particulier,  parce  qu'il  indique  un  puppet- 
show  sur  le  sujet  du  Paradis  perdu,  et  que,  par  une  rencontre  singu- 
lière, ce  renseignement  nous  est  fourni  par  Mlllon.  En  1643,  vingt 
ans  avant  la  publication  de  son  chef-d'œuvre,  ce  grand  homme  adres- 
sait au  parlement  un  éloquent  plaidoyer  pour  la  défense  de  ce  que  nous 
appelons  aujourd'hui  la  liberté  de  la  presse  [Areopagitica,  a  speech  for 
the  liber ty  of  unlicensed  printing).  L'auteur  dans  les  premières  pages, 
voulant  établir  les  bases  légitimes  de  la  liberté  humaine,  dit  :  «  Il  y  a 
des  gens  qui  osent  blâmer  la  divine  Providence  d'avoir  permis  qu'Adam 
péchât.  Folles  langues  I  Lorsque  Dieu  donna  la  raison  à  l'homme,  il 
lui  donna  la  liberté  de  choisir,  car  choisir  est  proprement  user  de  la 
raison.  Autrement,  notre  premier  père  n'aurait  été  qu'un  Adam  mé- 
canique, comme  l'Adam  qu'on  voit  aux  marionnettes.  » 

Non^seulement,  pendant  la  fermeture  des  théâtres,  les  puppet-plaffs 
étaient  représentées  librement  dans  tout  le  royaume,  mais  les  joueurs 
de  marionnettes  de  Norwich,  alors  très  en  vogue,  venaient  montrer  à 
Londres  leurs  meilleurs  opera-puppets.  Je  trouve  cette  indication  au 
milieu  de  beaucoup  d'autres,  également  curieuses,  dans  une  pièce  de 
William  Davenant  intitulée  la  Salle  de  spectacle  à  louer,  sorte  de  pot- 
pourri  dramatique  que  ce  poète  ingénieux  obtint  de  faire  représenter 
e»  1656,  malgré  l'édit  de  suppression,  en  y  insérant  sur  les  cruautés 
des  Espagnols  au  Pérou  un  épisode  conforme  aux  vues  de  Cromwell , 
qui  préparait  alors  un  armement  contre  Phihppe  IV  (1), 

La  restauration  rendit  la  vie  aux  théâtres.  Affranchis  de  ç€|  long  si- 
lence, poètes  et  comédiens  déployèrent  une  excessive  activité.  Les  mo- 
Piourmm,  pour  leur  part,  s'efl'orcèrent  de  conserver  la  faveur  qu'ils  pos- 
iédsiient.  La  concurrence  qu'ils  firent  aux  grands  théâtres  parut  assez 
redoutable  aux  intéressés  pour  que,  vers  1675,  ^a  troupe  royale  de 

i^)  Çftte  pièce  4  li««>4,  où  la  détre^^Ci  des  com^en*  est  peinte  avec  autant  de  vé- 
rité que  d'humour,  est  intitulée  Plaij-house  to  be  let^  containing  the  history  of  sir  Francis 
Drake  and  the  cruelty  of  the  Spaniards  in  Pei^,  expressed  by  instrutnents  and  vocal 
Wff^tQ^  M-  Payne  Collier  s'e^t  trompé  en  donnant  à  ce  drame,  composé  pour  servir  les 
«teasejjfts  deCromwell,  la  date  de  1663  et  ailleurs  celle  de  1C73  {the  History  of  English 
dramatic  poetry,  t.  III,  p.  328  et  4241;  ces  dates  sont  celles  de  Timpression. 


RIYALITÉ   DES  GRANDS  THEATRES.  231 

Drury-Lane  et  celle  du  duc  d'York,  réunies  dans  le  théâtre  de  Dorset- 
Garden,  crussent  devoir  présenter  une  requête  à  Charles  II  pour  obtenir 
la  fermeture  ou  au  moins  l'éloignement  d'un  jeu  de  marionnettes  qui 
s'était  établi  sur  l'emplacement  de  Cecil-street  dans  le  Strand,  et  dont 
le  voisinage  portait  un  très  notable  préjudice  à  leurs  recettes  (I). 

Mais  nous  approchons  d'une  grande  date,  d'une  date  qui  a  ouvert 
une  nouvelle  ère  politique  et  une  nouvelle  époque  dans  l'histoire  des 
marionnettes;  je  veux  parler  de  la  glorieuse  révolution  de  4688,  qui  a 
produit,  suivant  M.  Payne  Collier,  deux  événeniens  mémorables,  l'a- 
vénement  de  l'illustre  maison  d'Orange  et  l'heureuse  arrivée  de  Punch 
ou  Polichinelle  en  Angleterre. 

(1)  Voyei  Punrh  and  Judy,  p.  28. 


IX. 


MARIONNETTES  ANGLAISES  DEPUIS  1688  JUSQU'A  NOS  JOURS. 
—  RÉPERTOIRE   ET  CARACTÈRE   DE  PUNCH. 


A  partir  de  1688,  l'hisloire  des  marionnettes  anglaises  se  concentre 
tout  entière  dans  l'histoire  et  le  répertoire  de  Punch.  Nous  dirons  d'a- 
bord que  le  nom  de  Punch  a  donné  lieu  à  plusieurs  fausses  explica- 
tions étymologiques.  On  a  cru  saisir,  par  exemple,  je  ne  sais  quels 
secrets  et  fantastiques  rapports  entre  le  nom  et  même  entre  les  flammes 
de  l'esprit  de  Punch  et  le  hreuvage  ardent  dont  la  recette  nous  est, 
dit-on,  venue  de  la  Perse.  C'était  aller  chercher  une  erreur  beaucoup 
trop  loin  (1).  Punch  est  tout  uniment  le  nom  de  notre  ami  Pulchinello, 
un  peu  altéré  et  contracté  par  le  génie  monosyllabique  de  la  langue  an- 
glaise. On  trouve  en  effet  dans  cette  première  époque  les  noms  de  Punch 
et  de  Punchinello  pris  indifféremment  l'un  pour  l'autre;  mais  est-il 
bien  certain  que  Punch  soit  arrivé  de  La  Haye  à  Londres,  à  la  suite  de 

v|  (1)  Punch  and  Judy,  p.  85.  Suivant  quelques  personnes,  le  mot  punch  viendrait  du 

'  persan  pemteh*,  qui  signifie  cinq,  parce  que  ce  breuvage  est  composé  de  cinq  élémens. 


ARRIVÉE    DE   PINCR    EN   ANGLETERRE.  23o 

Guillaume  d'Orange?  J'ai,  à  cet  égard,  quelque  doute.  De  l'aveu  même 
de  son  savant  et  spirituel  biographe,  on  peut  trouver  quelques  traces 
de  sa  présence  en  Angleterre  avant  l'abdication  de  Jacques  II  (I).  Dès- 
lors,  le  héros  des  marionnettes  ne  serait  pas  venu  de  Hollande  détrô- 
ner the  old  Vice,  à  la  suite  de  Guillaume  ni;  il  serait  venu  de  France 
avec  les  Stuarts. 

Une  remarque  plus  importante,  c'est  que  Punch  ne  possédait  pas 
dans  ces  premiers  temps  la  profonde  et  plus  que  satanique  immoralité 
dont  on  l'a  accusé  et  même  dont  on  l'a  complimenté  plus  tard.  S'il 
faut  en  croire  un  portrait  d'une  touche  très  fine,  tracé  dans  une  jolie 
pièce  de  vers  latins  par  un  jeune  felUm  de  Magdalen-College  qui  se 
nommait  Joseph  Addison,  Punch  n'était  encore  en  1697  qu'un  vert 
galant,  joyeux  et  tapageur,  une  sorte  de  petit  roi  d'Yvetot  ou  de  Co- 
cagne, un  peu  libertin,  très  hâbleur,  mais  faisant  beaucoup  plus  de 
bruit  que  de  mal.  Laissons  parler  Addison,  dont  la  pièce  est  intitulée 
Machinœ  gesticulantes,  Anglice  puppet-shotcs  (2)  : 


Lndit  in  eiiguo  plebecula  parra  theatro; 
Sed  praeter  caeteros  incedit  homuncio,  rauca 

Voce  strepens 

In  ventrem  tumet  immodicum;  pone  eminet  ingens   • 
A  terço  gibbus;  pygraaeum  territat  agmen 
Major,  et  immanem  miratur  turba  gigantem. 

Après  la  description  des  avantages  physiques,  l'auteur  passe  à  la 
peinture  du  caractère  : 

Jactat  convitia  vulgo. 

Et  risu  importuaus  adest  atque  omnia  turbat. 

(1)  Voyet  Grainger,  Biograph.  histor.,  t.  IV,  p.  350. 

(ï)  Le  badinage  dont  on  va  lire  quelques  extraits  a  été  imprimé  pour  la  première 
f<Ms,  je  pense,  dans  un  recueil  ayant  pour  titre  :  Musarum  Anglicarum  ddectus  alter, 
Londini,  1698,  et  l'année  suivante,  avec  quelques  corrections,  dans  le  second  volume  des 
Musarum  Ânglicanarum  emalecta,  Oxonii,  1699,  volume  publié  par  Addison  lui-même  et 
dédié  à  son  compagnon  d'études  sir  Charles  Montagne. 


331  ^^DDISQN  ET   IE6  liARIONNETTB^. 

Quant  à  sa  galanterie,  elle  est  plus  vive  et  plus  çtourdie  que  peçvçiçffi  : 

Nec  raro  invadit  molles,  pictamque  protervo 
Ore  petit  nympham,  invitoque  dat  oscula  ligno. 

Quelques  passages  de  cette  jq^ç  pièce  i^ous  proi^vent  que  \?  tfccîitjçç 
de  Punch  était  en  grand  progrès  sur  les  anciens  jiuppel-sh,oyoj^(\\\f  no\\ç 
avoi>s  vus  à  Londres  du  temps  de  la  reine  Elisabeth.  Ou  sç  rappçUe 
qu'çn,  1614^  il  n'y  avait  aux  marionnettes  de  la  foire  de  Saint-Barthé- 
lémy qu'une  seute  espèce  de  places,  et  à  très  bas  prix  :  «  deux  pe^çe! 
piessiçuvs,  deux  pence  par  personne,  les  meilleures  marionnettes  de 
ta  foirel  «Eu  1697,  le  théâtre  de  Punch  était  devenu  plus  coBifortable 
f  t  moins  exclusivenient  plébéien:  il  y  avait  des  places  à  diy^^f^  w\\  • 

Nec  confusus  honos;  nummo  subsellia  cedunt 
Diverse,  et  varii  ad  pretium  stat  copia  nummi. 

Il  ne  manquait  à  la  mise  en  scène  aucun  des  artifices  employçs  en 
France  et  en  Italie  pour  faire  naître  et  entretenir  l'illusion,  tels  que 
les  fils  perpendiculaires  tendus  devant  la  scène  pour  dérouter  l'œil 
du  spectateur  : 

Lumina  passim 

Angustos  pénétrant  aditus,  qua  plurima  visuin 
Fila  sécant,  ne,  cum  vacuo  datur  ore  fenestra, 
Pervia  fraus  pateat  (1) 

Tous  les  membres  de  ces  petites  figures  étaient  articulés,  et  du  som- 
'inet  dô  leur  tête  sortait  une  tige  piétallique  qui  réunissait  tous  |^  ûl» 
dans  la  main  qui  leur  imprimait  le  mouvement.  : 

Truncos  opifex  et  ini^tile  tignum 

Cogit  in  hunaanas  species,  et  robore  natam 
Progeniem  telo  efformat,  nexuque  tenaci 
Crura  ligat  pedibus,  humerisque  accommodât  armps. 
Et  membris  ipembra  aptat,  et  artubus  inscrit  artus. 
Tune  habiles  addit  trochleas,  <}uibijs  arl^  gusillum 

(1J|  \s  Tqtler,  dans  son  a»  ik,  décrit  aussi  les  divers  artifice  employés  daiu^  lœ  ^«g^- 
fhows. 


HARIOKISETTEa  SOC%  LE  RÉGIiE  DE  l\  HÇpïB  AKNB.  "2  id 

Versât  pnus,  npolique  (nanu  famulatus  inerli 
^ufficH  occuUos  motus,  vocemque  mioistrat... 

Malheureusement,  dans  sa  composilion  scholaire,  Addison  n'a  men- 
tionné ni  un  seul  titre  de  puppet-play,  ni  un  seul  nom  de  joueur  de 
marionnettes.  Nous  le  regrettons,  parce  que  nous  n'avons  que  très  peu 
ôe  renseignemens  relatifs  à  ce  sujet  sous  le  règne  de  Guillaume  UI; 
teut  au  plus  pouvons-nous  citer  le  Sié§g  de  Namur,  joué  en  lt)9o  à 
la  foire  de  Saint-Barthélémy,  pièce  à  spectacle  à  laquelle  un  bel  es- 
prit de  cette  époque,  un  critique  de  profession,  John  Dennis,  a  con- 
sacré quelques  lignes  dans  une  de  ses  lettres  (t).  Quelques  années 
plus  tard,  on  jouait  à  la  même  foire  quelques  opera-puppets  tirés  de 
l'Écriture  sainte,  et  dans  lesijuels,  malgré  la  gravité  des  sujets,  se  mon- 
trait constamment  le  seigneur  Punch.  Voici  la  traduction  d'une  affiche 
Bon  datée,  mais  qui  paraît  remonter  aux  premières  années  du  règne 
de  la  reine  Anne  (1703),  et  dont  l'original  est  conservé  au  British  Mu- 
séum. Le  style  rappelle  celui  des  annonces  de  notre  ancienne  foire  Saint- 
Germain  (2). 

A  la  loge  de  Crawley,  vis-à-vis  la  taverne  de  la  couronne,  à  Smithfield, 
pendant  toute  la  durée  de  la  foire  de  Saint-Barthélémy,  on  représentera  uh 
petit  opéra,  appelé  fantique  Création  du  monde,  nouvellement  retouché  et  aug- 
menté du  Déluge  de  Noé.  Plusieurs  fontaines  jetteront  de  l'eau  pendant  toute 
la  pièce.  La  dernière  scène  montrera  Noé  et  sa  famille  sortant  de  l'arche  avec 
tous  les  animaux  par  couple,  et  tous  les  oiseaux  de  l'air  perchés  sur  des  ar- 
bres... Enfin,  au  moyen  de  diverses  machines,  on  verra  le  mcaivais  riche  sor- 
tant de  l'enfer,  et  Lazare  porté  dans  le  sein  d'Abraham,  outre  plusieurs  figures 
dansant  des  gigues,  des  sarabandes  et  des  quadrilles,  à  radroiralion  des  spec- 
tateurs; le  tout  accompagné  des  joyeuses  fantaisies  du  seigneur  Punch  et  de  sir 
John  Spendall. 

Ce  John  Spendall  était  le  vieux  Jean  Mange-tout.  acteur  des  mora- 
lités, passé  au  théâtre  des  marionnettes  avec  the  old  Vice  et  sa  bande. 

On  peut  lire  dans  le  seizième  numéro  du  TcUler,  daté  du  17  mai 
1709,  le  récit  d'une  représentation  de  marionnettes  donnée  à  Bath. 

(1)  Select  Works  of  John  Dennis,  t.  II,  p.  51Î. 

(1)  Le  texte  de  ce  document  a  été  publié  par  J.  Strutt  et  reproduit  par  M.  W.  Hone. 
Ancieni  Hystéries,  p.  230. 


236  PREMIERS   SUCCÈS   DE  M.    POWELL. 

dont  le  sujet  était  encore  la  Création  du  monde,  également  suivie  du 
Déluge.  «  Quand  on  fut  arrivé  à  la  seconde  partie,  dit  l'auteur,  on  in- 
troduisit Punch  et  sa  femme,  qui  dansèrent  dans  l'arche.  »  L'avis  de 
l'auditoire  fut  que  ce  spectacle  était  fort  instructif  pour  les  jeunes  gens. 
A  la  fin  de  la  pièce,  Punch  salua  respectueusement  jusqu'à  terre  et  fit 
un  compliment  très  civil  à  la  compagnie.  Dans  un  autre  puppet-show, 
toujours  sur  le  déluge,  lorsque  la  pluie  commençait  à  tomber  par  tor- 
rens,  Punch  avançait  la  tête  hors  du  rideau  d'une  coulisse,  et  disait 
à  demi-voix  au  patriarche  :  «  Il  fait  un  peu  de  brouillard ,  maître 
Noé  (1).  » 

Addison,  devenu,  sous  la  reine  Anne,  un  écrivain  à  la  mode  et  l'as- 
socié de  sir  Richard  Steele  dans  la  rédaction  du  Tatler  et  du  Spectator, 
se  plut,  de  moitié  avec  son  ingénieux  collaborateur,  à  élever  une 
réputation  colossale  à  un  habile  puppet-showman  qui  commençait  à 
se  produire.  Les  deux  amis  tirèrent  des  petits  danseurs  et  chanteurs 
mécaniques  de  M.  Powell  et  des  pièces  que  ce  spirituel  petit  bossu  (2)  ar- 
rangeait lui-même  une  agréable  occasion  de  critiques  malignes  et  de 
piquantes  comparaisons.  Grâce  à  cette  fantaisie  de  deux  écrivains  d'es- 
prit, au  goût  peu  élevé  du  public  et  à  son  talent  réel^  M.  Powell  acquit 
et  conserva,  sous  la  reine  Anne,  George  1"  et  les  commencemens  de 
George  II,  une  célébrité  fort  étendue  et  presque  sérieuse.  11  paraît  avoir 
d'abord  essayé  son  savoir-faire  dans  diverses  grandes  villes  du  royaume. 
Il  se  rendait  particulièrement  à  Bath  dans  la  saison  des  bains.  En  1709, 
Steele  publia  dans  plusieurs  numéros  du  Tatler  une  amusante  corres- 
pondance entre  le  fantastique  esculape  Isaac  BickerstafF,  (jui  est  presque 
toujours  supposé  tenir  la  plume  dans  le  Tatler  (3),  et  notre  déjà  célèbre 
et  très  réel  puppet-showman,  M.  Powell.  L'infortuné  docteur  se  plaint 
amèrement  de  la  malignité  des  prologues  et  des  épilogues  satiriques 
de  M.  Powell,  et  surtout  des  brocards  qu'un  certain  M.  Punch  ne  cesse 

(1)  Punch  and  Judy,  p.  29. 

(2)  Une  note  de  la  traduction  du  Tatler  nous  apprend  cette  particularité.  Yoy.  le 
Babillard,  t.  I,  p.  240. 

(3)  Isaac  Biclcerstafl" est  une  heureuse  création  de  Swift;  Steele  recueillit  dans  le  Tatkr 
cet  excellent  type.  Le  doyen  de  Saint-Patrice  no  fut  pa^^,  à  c«  qu'il  paraît,  fort  recon- 
naissant de  cette  adoption. 


M.    l'OWELL   KT   LE   àONNEl'R    b£  SAINT-PaUL.  237 

(le  lancer  contre  sa  science  et  sa  personne  (1).  M.  Powell,  dans  la  ré- 
|)onse  ironiquement  apologétique  que  le  Taller  lui  prête,  affirme  n'a- 
voir rien  négligé  pour  se  perfectionner  dans  son  art  :  il  a  voyagé  en 
Italie,  en  France,  en  Espagne,  et  il  n'ignore  aucun  des  procédés  à 
lusage  des  plus  habiles  mécaniciens  de  l'Allemagne.  Il  impute  à  son 
adversaire  d'être  im  brouillon  et  un  dangereux  niveleur,  qui  voudrait 
introduire  T insubordination  dans  sa  troupe  et  persuader  notamment 
a  Thonnète  Punch  de  briser  les  fils  qui  font  mouvoir  ses  mâchoires  : 
complot  odieux,  car  c'est  par  le  droit  le  plus  légitime,  par  le  droit  de 
création,  qu'il  est  maître  absolu  de  sa  petite  troupe,  pouvant,  si  bon 
lui  semble,  allumer  sa  pipe  avec  une  jambe  de  M.  Punch,  ou  même  se 
réehaufi'er  les  doigts  avec  sa  carcasse. 

En  janvier  1710,  nous  voyons  les  puppets  de  M.  Powell  et  ses  drames 
(IQelque  peu  fantastiques  fort  bien  accueillis,  non  plus  seulement  à 
Bath,  mais  à  Londres  même.  Punchinello  et  sa  grondeuse  compagne, 
accompagnés  du  docteur  Faust,  faisaient,  suivant  le  Tatler,  pâlir  le 
nouvel  opéra  italien  de  Hay-Market,  et  lui  enlevaient  la  meilleure 
partie  de  son  brillant  auditoire.  Punchinello  surtout  balançait,  dans 
l'opinion  du  beau  sexe,  le  mérite  du  fameux  chanteur  Nicolini  (2). 

Au  commencement  de  l'année  suivante  (1711),  M.  Powell  établit  son 
théâtre  sous  les  petites  galeries  de  Cotent -Garden.  du  côté  opposé  à 
l'éghse  paroissiale  de  Saint-Paul.  Dans  le  numéro  quatorze  du  Specta- 
teur, Steele  suppose  qu  il  a  reçu  un  billet  du  sous-sacristain  de  cette 
paroisse  tout  rempli  des  doléances  de  ce  fonctionnaire  vexé.  Depuis  vingt 
ans,  ce  brave  homme  n'a  pas  manqué  six  fois  de  sonner  l'heure  de  l'of- 
fice; mais  il  éprouve,  depuis  quinze  jours,  une  extrême  mortification 
en  voyant  ses  habitués  cesser  de  se  rendre  à  son  pieux  appel.  C'est  que 
M.  Powell  a  choisi  précisément  l'heure  de  la  prière  pour  celle  de  l'ou- 
verture de  son  puppet-show.  Le  digne  sacristain,  fort  scandalisé  d'an- 
noncer le  commencement  d'un  jeu  profane  au  lieu  d'un  exercice  de 

piété,  demande  à  M.  le  Spectateur  ce  qu'il  doit  faire  pour  éloigner  ce 

• 

(1)  Tke  Tatler,  n»»  44  et  45. 

(2)  The  Tatler,  n°  113,  3  janvier  1709-10.  L'aimée  commençait  encore  à  Pâques  en 
Angleterre.  Cette  circonstance  m'a  fait  rectilier  quelques  dates,  çans  en  avertir  le  lecteur. 


238  WHITTINGTON   ET   SON   CBAT. 

M.  Punchihello,  ou  le  forcer  du  moins  à  choisir  pour  ses  ébats  des 
heures  moins  canoniques  (I).  La  pièce  de  M.  Powell,  qui  enlevait  ainsi 
ses  paroissiens  à  l'église  de  Saint-Paul,  était  tirée  d'une  légende  très 
populaire,  Whittington  et  son  Chat,  ou  Whittington  trois  fois  maire  de 
Londres.  Ce  conte,  que  Ton  retrouve  chez  presque  toutes  les  nations 
commerçantes  du  monde,  en  Italie,  en  Bretagne,  en  Portugal,  en 
Orient  même,  est  l'histoire  d'un  pauvre  marmiton  qui  n'avait  rien 
qu'une  chatte  à  remettre  pour  pacotille  au  patron  d'un  vaisseau  de 
commerce  partant  pour  les  Indes.  On  embarqua  pourtant,  par  plaisan- 
terie, le  chat  sur  le  navire.  Or,  ayant  relâché  dans  une  île  qu'infestait 
une  multitude  de  rats,  le  patron  pensa  que  la  chatte  et  les  petits  qu'elle 
avait  faits  pendant  la  traversée  seraient  de  bonne  défaite  en  ce  pays, 
et  les  vendit  avantageusement  au  roi  de  lîle.  Celte  somme,  remise  à 
Whittington,  prospéra  entre  ses  mains,  et  fut  l'origine  d'une  fortune 
qui  le  conduisit  à  être  trois  fois  maire  de  Londres.  Steele  eut  la  cruauté 
d'établir  un  parallèle  en  règle  entre  Whittington  and  his  cat  et  un 
grand  opéra  qu'on  jouait  à  Hay-Market ,  Rinaldo  ed  Armida,  et  de 
donner,  conime  on  le  pense  bien ,  tout  l'avantage  au  premier.  Il  prit 
en  outre  soin  d'annoncer  que,  pour  continuer  sa  lutte  avec  le  théâtre 
de  Hay-Market,  M.  Powell  se  disposait  à  représenter*  incessamment 
l'opéra  de  Suzanne  ou  Tliinocence  découverte,  avec  une  paire  de  vieil^ 
lards  tout  neufs. 

L'habileté  de  M.  Pôw^eli  était  alors  proverbiale,  et  l'on  mettait  son 
nom  eh  avant  dans  toutes  les  occasions  sérieuses  ou  badines  qui  tou-^- 
chalerit  à  la  mécanique.  Le  Spectateur,  dans  son  27*7*  numéro,  rappelle 
qu'avant  la  rupture  avec  la  France,  les  dames  anglaises  recevaient  leur* 
modes  de  Paris,  au  moyen  d'une  poupée  à  ressorts  {a  jointed  haby)  ha- 
billée dans  le  dernier  goût,  et  qui  faisait  régulièrement  tous  les  mois  la 
li'âvet-sée  de  Calais  à  Londres.  Le  Spectateur  raconte  qu'il  a  été  invité  à 
aller  voir  une  de  ces  poupées,  aiTivée  malgré  la  guerre,  et  donne  unfe 
agréable  description  de  tous  ses  atoui'S,  just^ue,  mais  non  compris,  le» 
nœuds  de  ses  jarretières,  «  car  je  porte  trop  de  respect,  dit-il,  même 
à  du  bois  couvert  d'un  jupon,  pour  avoir  consenti  à  pousser  jusque-là 

(1)  The  Spectator,  n»  14, 16  mars  1710-11. 


PASSION   DE   JOHN   BtJlL   POUH   LES   PC^PETS-SUOWS.  Sàl 

Élbh  examen.  »  Puis  il  ajoute  :  «  Comme  j'allais  me  retirer,  la  mar- 
A&bdè  dfe  modes  m'apprit  qu'avec  l'aide  d'un  horloger  voisin  et  de 
fîngénieux  M.  Powell ,  elle  avait  inventé  une  autre  poupée  [another 
puppet),  qui,  au  moyen  de  petits  ressorts  intérieurs,  pouvait  mouvoir 
tous  ses  membres,  et  qu'elle  l'avait  envoyée  à  son  correspondant  de 
Paris  pour  qu'on  lui  enseignât  les  inclinations  et  les  mouvemens  gra- 
cîéttk  de  la  tête,  l'élévation  méthodique  de  la  gorge,  la  révérence,  la 
démarche,  toutes  les  grâces  enfin  qui  se  pratiquent  aujourd'hui  à  la 
cour  de  France.  t> 

La  popularité  dont  jouissaient  les  marionnettes  de  M.  Powell,  et 
même  les  marionnettes  beaucoup  plus  vulgaires,  était  si  grande  alors, 
que  le  docteur  Arbuthnot,  publiant  en  1712  un  pamphlet  allégorique 
sur  les  affaires  du  temps,  intitulé  Histoire  de  John  Bull,  n'oublie  pas 
de  signaler,  comme  un  trait  qui  caractérisait  le  peuple  de  Londres, 
l'amour  effréné  de  ce  genre  de  plaisir.  Parmi  les  reproches  qtie  la  co- 
lérique mistress  Bull  adresse  à  son  mari ,  elle  place  au  premier  rang 
le  temps  qu'il  perd  aux  marionnettes  :  «  Vous  êtes  un  sot,  dit-elîe,  un 
pilier  d'estaminets  et  de  tavenies;  vous  perdez  le  meilleur  de  votre 
temps  aux  billards,  aux  jeux  de  quilles  et  devant  les  boutiques  de  ma- 
ribnaiettes.  »  Et  un  peu  plus  loin  :  «  Toute  cette  génération  n'a  d'amour 
que  pour  les  joueurs  de  cornemuse  et  pour  les  puppets-shows.  »  Le 
Spectateur,  dans  son  n"  377,  énumérant  les  lieux  de  Londres  où  l'on  a 
le  plus  de  chances  de  périr  de  mort  violente,  et  dressant  la  liste  des 
derniers  accidens  dé  ce  genre,  place  en  têle  de  ce  nécrologe  fantas^ 
tique  «  Lysandre  étouffé  aux  mariontteltes.  * 

Quelles  étaient  ces  si  dangereuses  et  si  attractives  marionnettes? 
Probablement  celles  que  M.  Powell  avait  logées  sous  les  galeries  de  Co~ 
vènt'Garden.  EU  1713,  cette  t>etite  siàl^é  portait  le  nom  de  Punch' s 
Théâtre.  Ce  renseignement  nous  est  fourni  par  le  titre  d'une  pièce 
ainsi  conçu  :  Venus  and  Adonis,  or  the  Triumphs  o  flore,  by  Martin  Po- 
well; a  mock  opéra,  acted  in  Punch' s  Théâtre  in  Covent-Garden;  1713, 
in-S".  Ce  Martin  Powell  était-il  notre  fameux  directeur,  le  favori  de 
Steele  et  d'Addison?  Je  le  crois,  sans  pouvoir  l'affirmer.  Les  admira- 
teurs de  cet  artiste  prétendent  qu'il  fabriquait  tous  ses  acteurs  et  com- 
posait lui-même  presque  toutes  ses  pièces;  mais  ils  ne  nous  appren- 


240  M.   POWELL   ET   ROBERT  WALPOLE. 

nent  pas  qu'il  en  eût  fait  imprimer  aucune.  L'auteur  de  Punch  and 
Judy  affirme  même  qu'il  les  improvisait  (i);  cependant  il  y  avait  dans 
plusieurs  d'entre  elles  des  vers  et  des  ariettes  qui  étaient  certainement 
écrits,  et  qui  ont  pu  être  imprimés.  Il  est  assez  surprenant  que  ni 
Steele,  ni  Addison,  ni  Swift,  qui  ont  si  souvent  parlé  de  M.  Powell,  ne 
nous  aient  pas  fait  connaître  son  prénom.  Une  seule  fois,  Addison, 
pour  le  distinguer  de  George  Powell,  le  célèbre  tragédien,  qu'il  pro- 
posait par  raillerie  de  faire  jouer  dans  une  même  pièce  avec  les  pan- 
tins de  notre  Powell,  appelle  celui-ci  Powell  junior  (2). 

Il  parut  en  1715  un  piquant  pamphlet  qu'on  attribue  à  M.  Thomas 
Burnet,  intitulé  a  Second  Taie  ofa  tub,  or  the  history  of  Robert  Powell, 
J<i,K^  the  puppet-showman;  dedicaled  ta  the  earl  of  Oxford.  Ce  titre  semblerait 
lever  tous  les  doutes  et  prouver  que  le  prénom  de  M.  Powell  était  Ro- 
bert; mais  il  faut  prendre  garde.  Le  second  Conte  du  tonneau  est  une  satire 
fort  maligne,  dirigée  contre  Robert  Walpole  (3).  L'allégorie  commence 
avec  le  titre,  par  l'attribution  facétieuse  faite  à  M.  Powell  du  prénom 
appartenant  à  l'homme  d'état.  La  gravure  du  frontispice  représente 
le  ministre,  en  habit  de  cour,  tenant  à  la  main  la  baguette  de  M.  Powell 
(la  fameuse  baguette  garnie  d'argent  de  l'mferjprcfer).  Dans  le  fond, 
sur  un  petit  théâtre  qu  'éclairent  des  flambeaux  à  pieds,  par  aissent  deux 
marionnettes  en  scène,  Punch  et  sa  femme  (4).  M.  Thomas  Wright, 
dans  son  histoire  de  la  maison  de  Hanovre,  illustrée  par  les  caricatures 
'  et  les  pamphlets  du  jour,  a  reproduit  la  figure  grotesque  du  ministre- 
jongleurj  mais  il  a  négligé  malheureusement  de  nous  montrer  le 
théâtre  et  les  deux  puppets,  qui  auraient  eu  pour  nous  un  intérêt  par- 
ticulier. 

L'auteur  du  second  Conte  du  tonneau,  tout  en  frappant  rudement 
Robert  Walpole  sous  le  nom  et  le  costume  de  M.  Powell,  nous  fait  con- 

(1)  Punch  and  Judy,  p.  39  et  40. 
(,2)  The  Spectatoi-,  n»  31. 

(3)  Le  comte  d'Oxford  était  alors  placé  à  la  tête  du  cabinet,  dont  Robert  Walpole  était 
le  membre  le  plus  influent.  ;^Vaîpole  porta  aussi  le  titre  de  cdhile  d'Ox*u:d,  lAais  j)eau- 
coup  plus  tard,  et  seulement  à  sa  sortie  des  affaires. 

(4)  Cette  description  nous  est  fournie  par  l'éditeur  de  Pumh  and  Judy,  qui  parait  avoir 
«u  ce  curieux  ouvrage  sous  les  yeux,  ^oyez  p.  39  et  40. 


AGE  d'or   DKâ  MARIONNETTES  ANGLAISES.  141 

naître,  chemin  faisant  (surtout  dans  son  avant- propos),  plusieurs  des 
meilleurs  opera-puppets  composés  ou  arrangés  par  cet  ingénieux  ar- 
tiste. Il  cite  comme  faisant  couler  bien  des  larmes  the  Children  in  the 
tcood  (les  enfans  dans  la  forêt),  tirés  d'une  touchante  ballade  populaire, 
—  King  Bladud,  peinture  héroïque  d'un  \Tai  roi  patriote, —  Friar 
Bacon  and  friar  Bungay.  —  Rohin  Hood  and  Little  John,  —  Mother 
Shipton  —  et  Mother  Goose  (ma  mère  l'Oie).  Quant  au  caractère  de 
Punch,  il  ne  l'indique  encore  que  comme  celui  d'un  bouffon  qui  pro- 
voque le  rire  par  ses  impertinences  et  ses  quiproquo. 

C'est  à  cet  âge  d'or  des  marionnettes  anglaises  qu'il  faut,  je  crois, 
rapporter  une  suite  de  strophes  composées  par  Svsrift  sur  les  puppet- 
shows.  Je  traduis  cette  pièce  où  l'auteur,  à  un  brillant  filet  d'imagina- 
tion poétique,  mêle,  suivant  le  tour  de  son  génie,  un  flot  encore  plus 
abondant  de  verve  capricieuse  et  sarcastique  : 

LE   SPECTACLE   DES  MARIONNETTES. 

Pour  représenter  la  vie  liumaine  et  montrer  tout  le  ridicule  qu'elle  contient, 
l'esprit  a  inventé  le  spectacle  des  marionnettes,  dont  le  principal  acteur  est 
un  fou. 

Les  dieux  de  l'antiquité  étaient  de  bois,  et  les  marionnettes  eurent  jadis  des 
adorateurs.  L'idole  se  tenait  droite  et  parée  d'une  robe  antique;  prêtres  et  peuple 
courbaient  la  tête  devant  elle. 

Qu'on  ne  s'étonne  pas  que  l'art  ait  commencé  par  façonner  des  figurines 
votives  et  par  tailler  un  boutfon  dans  un  soliveau,  ni  qu'on  ait  songé  à  consa- 
crer ce  bloc  à  la  renonmiée. 

Ainsi  la  fantaisie  poétique  a  appris  que  les  arbres  peuvent  recevoir  des  formes 
humaines,  qu'un  corps  peut  se  changer  en  tronc,  et  des  bras  s'allonger  en 
branches. 

Ainsi  Dédale  et  Ovide  ont  reconnu ,  chacun  à  sa  manière ,  que  l'homme 
n'est  qu'une  souche.  Powell  et  Stretch  ont  poussé  cette  idée  plus  loin  :  pour 
eux,  la  vie  est  une  farce  et  le  monde  une  plaisanterie. 

La  compagnie  de  la  mer  du  Sud  prouve  aussi  cette  grande  vérité  sur  le  fa- 
meux théâtre  qu'on  appelle  la  bourse.  Les  directeurs  tiennent  les  flls,  et  à  leur 
impulsion  obéissent  des  milliers  de  niais,  tristes  monumens  de  folie. 

1G 


3-42  LtS   MARIONNETTES   CÉLÉrtÉES   PAR  9W1FT. 

€e  que  Momus  fut  jadis  pour  Jupiter,  Arlequin  Test  aujourd'hui  pour  nous  ; 
h  premier  fut  un  bouflon  dans  l'Olympe,  l'autre  est  un  polichinelle  ici-bas. 

La  scène  changeante  de  la  vie  n*est  qu'un  théâtre  où  paraissent  des  figures  de 
toutes  sortes.  Jeunes  gens  et  vieillards,  princes  et  paysans  s'y  partagent  les  rôles. 

Quelques-uns  attirent  nos  regards  par  une  fausse  grandeur,  trompeuse 
apparence,  qui  empêche  d'apercevoir  que  l'intérieur  est  de  bois.  Que  sont  nos 
législateurs  sur  leurs  sièges  de  parade?  Bien  souvent  des  machines  qui  ont  l'air 
de  penser. 

Il  peut  arriver  qu'vme  bûche  porte  un  diadème ,  qu'une  poutre  occupe  la 
place  d'un  lord;  une  statue  peut  avoir  le  sourcil  ù'oncé  et  nous  tromper  par  un 
air  pensif. 

Yoici  d'autres  gens  qui  entreprennent  des  actes  dont  ils  ne  prévoient  pas 
la  fin;  ils  obéissent  à  l'impulsion  des  fils  qui  les  mènent;  les  paroles  qu'ils  pro- 
noncent ne  leur  appartiennent  même  pas  (i). 

Trop  souvent,  hélas!  une  femme  impérieuse  usurpe  la  souveraineté.  Com- 
bien de  maris  boivent  la  coupe  de  la  vie  troublée  et  rendue  amère  par  une 
Jeanne  ! 

Bref,  toutes  les  pensées  que  les  hommes  poursuivent,  plaisirs,  folies,  guerre 
ou  amour,  la  race  imitatrice  des  pantins  nous  les  montre  en  elle.  Us  s'habil- 
lent, parlent  et  se  meuvent  comme  des  hommes. 

Continue,  grand  Stretch  (2),  d'amuser  les  mortels  d'une  main  habile,  et  de 
te  moquer  d'eux!  Et  quand  la  mort  tranchera  le  fil  de  ta  vie,  tu  recevras  pour 
récompense  tout  ce  qui  flatte  l'orgueil  d'une  marionnette  : 

On  taillera  ton  image  dans  un  chétif  morceau  de  chêne;  le  ciseau  fera  vivre 
ta  mémoire;  l'avenir  proclamera  ton  mérite;  la  postérité  connaîtra  les  traits 
de  ton  visage,  et  elle  se  plaira  à  répéter  ton  nom. 

En  attendant,  dis  à  Tora  que  c'est  perdre  le  temps  que  d'esquisser  une 
farce  avant  d'avoir  consulté  le  miroir  de  la  nature.  Dis-lui  que  des  pointes  ne 

(1)  Swift  semble  traduire  ici  le  vers  très  heureux  qui  tensine  la  pièce  latine  d'Â^âii 
son  sur  les  puppet-shows  : 

Vocesque  emittit  tenues  et  non  sua  veçba. 

(2)  Stretch  était  probablement  un  directeur  ôe  marionitetu^â  de  Dublin. 


MARIONNKTTES  VERTLCl'S£8.  i4| 

suffisent  pas  pour  composer  une  scène  ingénieuse,  çt  qite  la  {>édajiteiie  41'eiyk 
pas  renjoiiemcnt  ((). 

Quant  à  vouloir  réduire  les  hommes  à  l'état  de  bois  inerte  et  les  forcer  de 
niarmoter  des  formules  mystiques,  c'est  faire  visiblement  violence  à  la  chair 
et  au  sang  :  un  tel  dessein  dénote  une  fêlure  au  cerveau. 

Celui  qui  essaiera  de  pousser  le  raffinement  plus  loin  que  toi,  et  voudra 
changer  ton  théâtre  en  une  école,  sera  éternellement  le  jouet  de  Polichinelle, 
et  doit  se  tenir  pour  le  plus  grand  des  fous. 

Cette  prétention  des  drolleries  à  se  transformer  en  un  spectacle 
grave,  sérieux  et  moral,  que  Swift  voyait  poindre  avec  hvuneur,  ne 
tarda  pas  à  grandir  et  à  se  développer,  aidée  des  tendances  déclama- 
toires et  philosophiques  de  l'époque.  Fielding,  grand  ami  du  naturel 
et  en  particulier  de  maître  Punch,  qu'il  a  fait  agréablement  parler 
dans  une  comédie  de  sa  jeunesse,  où  il  a,  par  parenthèse,  introduit  un 
puppet-show  tout  entier  (2),  s'est  très  finement  moqué  de  cette  ambi- 
tion déplacée  dans  un  excellent  chapitre  de  Tom  Jones.  11  fait  arriver 
son  héros  dans  une  auberge  de  village,  au  moment  où  un  motion- 
mau  représente ,  avec  tout  le  décorum  désirable ,  et  avec  des  pantins 
presque  aussi  grands  que  nature  (car  on  commençait  à  exiger  de  la 
vTaisemblance,  même  aux  marionnettes),  les  plus  belles  et  les  plus 
ennuyeuses  scènes  dune  comédie  fort  à  la  mode  de  Colley  Cibber,  le 
Mari  poussé  à  bout  [the  provoked  Husband).  L'assemblée,  où  étaient 
réunis  tous  les  beaux-esprits  du  lieu,  se  montra  très  contente  de  ce 
divertissement  sérieux,  convenable,  sans  aucune  basse  plaisanterie, 
sans  gaieté,  et,  pour  dire  toute  la  vérité,  sans  le  moindre  mot  pour 
rire.  Après  la  pièce,  le  joueur,  encouragé  par  la  satisfaction  non  équi- 
voque de  son  auditoire,  crut  pouvoir  faire  remarquer  que  rien,  dans 

(i)  C'est  ici  un  conseil  amical  donné  par  Swifl  au  docteur  irlandais  Thomas  Sheridan, 
ou  platôt  à  son  jeune  fils,  nommé  aussi  Thomas,  pour  le  détourner  du  goût  précoce  qu'il 
montrait  pour  le  théâtre.  Ces  deux  Sheridan,  hommes  d'esprit  et  de  mérite,  sont  l'aïeul 
et  le  père  de  l'illustre  Richard  Briusley  Sheridan. 

(2)  Cette  petite  pièce  de  Fielding,  jouée  à  Hay-Market  en  1729,  et  reprise,  quelques 
années  plus  tard,  à  Drury-Lane ,  est  intitulée  the  Author's  farce,  with  a  puppet-show, 
call'd  the  Pleasure»  ofthe  town;  elle  est  en  trois  actes  et  mêlée  de  <x>uplets,  daos  le  goùjl 
des  petites  pièces  de  Lesage  et  de  Piron. 


Î44  CHARLOTTE  CHARKE   DIRECTRICE   d'lN  PLPPET-SHOW. 

le  siècle  actuel,  ne  s'était  autant  perfectionné  que  les  marionnettes, 
et  qu'en  mettant  de  côté  Punch,  sa  femme  Jeanne  et  tous  les  quolibets 
à  leur  usage,  elles  étaient  parvenues  à  prendre  place  parmi  les  spec- 
tacles raisonnables.  «  Je  me  souviens,  ajoutait-il,  que,  quand  j'ai  com- 
mencé ma  carrière,  on  débitait  encore  force  niaiseries  pour  faire  rire 
la  foule;  mais  rien  ne  tendait  à  améliorer  les  dispositions  morales  des 
jeunes  gens,  ce  qui  certainement  doit  être  le  but  principal  des  marion- 
nettes. »  Au  milieu  de  l'assentiment  universel,  Tom  Jones  se  permit  d'é- 
mettre un  léger  doute  sur  ce  progrès  prétendu.  11  ne  pouvait,  pour  son 
compte,  s'empêcher  de  regretter  son  vieil  ami  Punch ,  et  il  avait  grand'- 
peur  qu'en  supprimant  ce  personnage,  ainsi  que  Jeanne,  sa  joyeuse 
compagne,  on  n'eût  gâté  cet  agréable  jeu.  La  prétendue  moralité 
des  nouvelles  pièces  reçut  presque  aussitôt  un  fort  grave  échec.  Une 
des  filles  de  l'auberge,  surprise  dans  une  conversation  peu  décente 
avec  le  compère  du  joueur,  donna  effrontément  pour  excuse  qu'elle 
n'avait  fait  que  suivre  l'exemple  de  la  belle  dame  que  tout  le  monde 
venait  d'applaudir  dans  le  Mari  poussé  à  bout;  ce  qui  fournit  à  l'hôtesse, 
qui  n'avait  encore  rien  dit  jusque-là,  l'occasion  naturelle  de  se  plaindre 
hautement  des  mauvais  principes  que  les  marionnettes  répandaient  dans 
les  campagnes  et  de  regretter  le  temps  oij  les  puppet-players  ne  jouaient 
que  des  pièces  irréprochables,  comme  le  Vœu  téméraire  de  Jephté,  dont 
on  ne  pouvait  jamais  tirer  aucune  mauvaise  interprétation  (1). 

On  voit  (juà  l'époque  où  nous  sommes  parvenus  il  s'était  formé,  à 
l'exemple  des  grands  théâtres,  une  école  de  marionnettes  déclama- 
toire et  sentimentale  à  laquelle  appartenaient,  je  pense,  Russel,  un  des 
plus  renommés  successeurs  de  Powell,  et  l'infortunée  Charlotte  Charke, 
fille  du  poète  et  comédien  Colley  Cibber.  Cette  femme,  d'un  esprit  et 
d'une  éducation  distingués,  mais  d'une  humeur  aventureuse  et  in- 
constante, abandonna  la  scène,  où  elle  avait  débuté  avec  quelque  suc- 
cès, et  ouvrit  vers  1737  un  grand  théâtre  de  marionnettes,  o  great 
puppet-show,  situé,  comme  elle  nous  l'apprend  dans  son  autobiogra- 

(1)  History  of  a  foundliny,  iiv.  XII,  ch.  v  et  VI.  L'éditeur  de  Punch  and  Judy  accuse 
Fielding  d'une  étrange  méprise  pour  avoir  donné  à  mistress  Punch  le  nom  de  Jeanne.  Je 
crois  que  ni  Swift,  qui  lui  donne  le  même  nom,  ni  Fielding  ne  se  sont  trompés;  le  nom 
de  Judith  n'a  prévalu  que  plus  tard. 


1 


HOGARTH   ET   LES   MARIONNETTES   DE   LA   FOIRE.  Î45 

phie,  à  Tennis-Court,  dans  James  street.  près  de  HayMarket.  Ruinée 
bientôt  par  sa  mauvaise  conduite,  elle  se  trouva  heureuse  de  recevoir 
une  guinée  par  jour  pour  faire  agir  et  parler  les  marionnettes  de 
Russel,  dont  la  loge  était  située  à  Kickfords  great  Borne,  dans  Brewer 
Street  {{).  ^^  ^^■'-^'^^^ 

Cependant  les  sujets  bibliques,  les  ballades  populaires  et  les  joyeuses 
plaisanteries  de  Punch  n'en  continuaient  pas  moins  d'intéresser  ou  d'é- 
gayer la  foule,  au  moins  dans  les  foires.  Hogarth  a  réuni,  dans  une 
belle  gravure  datée  de  1733,  toutes  les  merveilles  accumulées  à  5ou//j- 
iDark  fair.  Ici,  un  petit  joueur  de  musette,  accompagné  d'un  singe  en 
habit  militaire,  fait  danser  deux  poupées  avec  le  pied;  là,  une  femme 
dans  le  costume  de  la  Savoie,  et  sa  vielle  sur  le  dos,  montre  la  lan- 
terne magique  à  un  enfant  émerveillé.  Dans  le  fond,  on  voit  l'entrée 
d'un  puppet-show,  sur  la  porte  duquel  est  écrit  en  grosses  lettres  Punch' s 
Opéra.  Une  grande  pancarte  qui  pend  sur  le  balcon  indique  le  spec- 
tacle du  jour.  Dans  un  des  compartimens,  Polichinelle  est  peint  che- 
vauchant tant  bien  que  mal,  tandis  que  son  coursier  bien  dressé  visite 
à  fond  les  poches  d'Arlequin;  sur  un  autre  compartiment,  on  recon- 
naît une  scène  de  la  Bible,  Adam,  Eve  et  le  serpent  :  c'est  encore  le 
sujet  du  Paradis  perdu  (2). 

Gay ,  dans  la  peinture  d'une  foire  de  village,  touchée  à  la  manière  fine 
et  naïve  de  Gérard  Dow,  introduit  une  scène  à  peu  près  semblable,  et  où 
Punch  n'est  pas  oublié  : 

...  Ici  un  charlatan,  monté  sur  des  Jréteaux,  vend  à  la  foule  rustique  ses 
baumes,  ses  pilules  et  ses  spécifiques  contre  la  pierre;  là,  le  sauteur  agile  s'é- 
lance, et  la  jeune  fille  vole  hardiment  sur  la  corde.  Plus  loin,  Jack  Pudding, 
habillé  d'une  veste  de  deux  couleurs,  agite  un  gant  et  chante  les  divertissantes 
prouesses  de  Punch,  à  savoir,  les  poches  vidées  dans  la  foule  et  toutes  sortes 
de  gaies  fourberies;  puis,  passant  à  un  mode  plus  triste,  il  chante  les  enfans 
dans  la  forêt,  l'oncle  barbare,  les  pauvres  petits  cueillant  des  mûres  dans  le 
désert  sauvage,  et  souriant  sans  défiance  à  la  vue  du  poignard  qui  brille...  Il 

1)  Biograpk.  dramat. 

2) Voyez  à  la  Bibliothèque  nationale  .département  des  estampes)  l'œ»!'  !r  de  Hogarth, 
2  vol.  grand  in-folio. 


WÊê  POLICHINELLE  A  DUBLIN. 

ohaiïte  la  coroplainte  de  Jeanne  violée  par  un  matelot...  et  les  guerres  déplora- 
Wes  qui  ensanglantèrent  la  forêt  de  Chévy  (1). 

Jusqu'ici,  comme  on  voit,  poètes  et  chanteurs  forains  n'imputent  en- 
core à  maître  Punch  que  quelques  peccadilles  amusantes;  mais  nous 
touchons  à  l'époque  critique  oii  ses  mœurs  vont  de  plus  en  plus  se  dé*- 
praver,  et  où  il  va  commencer  à  prendre  les  habitudes  de  férocité  go- 
guenarde qui  font  aujourd'hui  le  fond  de  son  caractère.  Swift,  vers 
1728,  nous  le  montre  dcVjà  sur  cette  pente,  dans  une  satire  en  vers  à 
l'adresse  d'un  whig  brouillon  et  malfaisant,  Richard  Lighè,  qu'il  met 
aux  prises,  sous  le  nom  de  Timothy,  avec  un  pauvre  infirme  nommé 
Mad  MuUinix,  bien  connu  dans  les  rues  de  Dublin  pour  ses  opinions 
tories.  Celui-ci  compare  son  adversaire  à  un  malicieux  Polichinelle, 
et  nous  fait  connaître  par  occasion  quelques-uns  des  puppet-shows  que 
l'on  représentait  alors  avec  le  plus  de  succès  à  Diîblin  '. 

....  Tim,  vous  croyez  être  le  fléau  des  tories,  vous  vous  trompez;  vous  êtes 
ïeurs  délices.  Ce  serait  si  vous  changiez  de  rôle,  si  vous  deveniez  grave  et  sé- 
rieux, que  vous  leur  causeriez  un  poignant  chagrin;  mais,  Tim,  vous  avez  un 
goût  que  je  connais  :  vous  allez  voir  souvent  les  marionnettes.  Ne  remarquez- 
vous  pas  quel  malaise  éprouvent  les  spectateurs,  tant  que  Punch  reste  derrière 
la  scène?  Mais,  dès  qu'on  entend  sa  voix  rauque,  comme  on  s'apprête  à  se  ré- 
jouir! —  Alors  l'auditoire  ne  donnerait  pas  un  fétu  pour  savoir  quel  jugement 
Salomoti  va  prononcer,  ni  quelle  est  la  véritable  mère,  ou  celle  qui  prétend 
l'être.  —  On  n'écoute  pas  davantage  la  pythonisse  d'Endor.  —  Faust  lui-même  a 
beau  traverser  le  théâtre,  suivi  pas  à  pas  par  le  diable,  on  n'y  fait  aucune  atten- 
lioïi.  -♦Mais  que  Punch,  pour  éveiller  les  imaginations,  montre  à  la  porte  son 
fiez  trtôttstrueux  et  le  retire  prestement,  oh!  quelle  joie  mêlée  d'impatience! 
Chaque  rtiinùte  paraît  un  siècle  jusqu'au  moment  où  il  entre  en  scène.  D'abord 
1!  s'assitsd  impoliment  sur  les  genoux  de  la  reine  de  Saba.  —  Le  duc  de  Lor- 
fàirtémet  sans  succès  l'épée  à  la  main.  —  Punch  crie,  Punch  court,  Punch  inju- 
rie tout  ie  monde  dans  son  jargon.  —  Il  rend  au  roi  d'Espagne  plus  que  la  moi- 
tié éé  la  pièce.  —  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  saint  George  qu'il  n'attaque,  achevai  sur 
le  dragon.  Il  empoche  un  millier  de  coups  et  de  gourmades,  sans  renoncer  à 
un  seul  de  ses  raéchans  tours;  il  se  jette  dans  toutes  les  intrigues  :  à  quelle 
intention  ?  Dieu  le  sait.  Au  milieu  des  scènes  les  plus  pathétiques  et  les  plus 

^1)  John  Gay,  the  Shephcrd's  week;  sixth  pastoral  (the  fligkts),  v.  81-94. 


PORTRAIT    DE   PLNCH   TRACÉ  PAR  SWIFT.  %il 

déchirantes,  il  arrive  étourdimciit  et  làctie  une  plaisanterie  incongrue.  Il  n'y 
a  pas  une  marionnette  faite  de  bois  qui  ne  le  pendît  volontiers,  si  elle  pou- 
vait. Il  vexe  chacun,  et  chacun  le  vexe.  Quel  plaisir  pour  les  spectateurs,  eux 
qui  ne  mettent  point  le  pied  sur  le  théâtre,  et  qui  ne  viennent  que  pour  voir 
et  écouter  !  Peu  leur  importe  le  sort  de  la  jdxme  Sabra,  et  l'issue  du  combat 
entre  le  dragon  et  le  saint,  pourvu  que  Punch  (car  c'est  là  tout  le  beau  du  jeu) 
soit  bien  étrillé,  et  finisse  par  assommer  tous  ses  adversaires.  —  Cependant,  tim, 
des  philosophes  prétendent  que  le  monde  est  un  grand  jeu  de  marionnettes, 
où  de  turbulens  coquins  jouent  le  rôle  de  Polichinelles  (Punchinelloes).  Ainsi, 
Tim,  dans  cette  loge  de  marionnettes  qu'on  appelle  Dublin,  vous  êtes  le  Poli- 
chinelle, toujours  prêt  à  exciter  la  noise.  Vous  vous  agitez,  vous  vous  démenez^ 
TOUS  faites  un  affreux  sabbat;  vous  jetez  à  la  porte  vos  sœurs  les  marionnettes; 
vous  tournez  dans  un  cercle  perpétuel  de  malices,  semant  la  crainte,  l'anxiété 
et  la  discorde  partout;  vous  vous  lancez,  avec  des  cris  et  des  grimaces  de  singe, 
au  milieu  de  toutes  les  affaires  sérieuses;  vous  êtes  la  peste  de  votre  clan,  où  cha- 
que homme  vous  hait  et  vous  méprise;  mais,  avec  tout  cela,  vous  divertissez  les 
spectateurs  (les  tories)  qui  s'amusent  de  vos  histoires  boufTonncs.  Ils  consenti- 
raient plutôt  à  laisser  pendre  toute  la  troupe  qu'à  se  voir  privés  de  vous  (i). 

Dans  ce  portrait,  qui  n'est  pas  flatté,  non  plus  que  dans  quelques 
couplets  chantés  vers  1731  et  tirés  de  je  ne  sais  quelle  puppet-pfay  (î). 
Punch,  ou  plutôt  Punehinello  (car  c'est  le  notn  qu'il  se  donne),  ne  se 
montre  encore  qu'un  little  fellow  fort  libertin,  fort  tapageur,  et  déjà 
passablement  brutal;  mais  on  ne  le  voit  commettre  encore  aucune  de 
ces  énormités  conjugales  et  paternelles  qui  vont  bientôt  lui  donner 
ùtle  si  singulière  ressemblance  avec  Henri  V!Il  ou  Barbe-bleue.  Les  cri- 
tiques anglais  glissent  sur  ce  rapprocliement;  ils  préfèrent  comparer 
leur  ami  Punch  à  don  Juan.  M.  William  Rone  a  même  établi  entte  ceS 
deux  personnages  un  parallèle  en  forme  où,  contre  èes  habitudes  de 
critique  exacte,  il  avance  que  les  déportemens  de  Punch  ont  pu  sug- 
gérer l'idée  du  caractère  et  des  exploits  du  fatneux  burlador  de  Semlla{2). 

(i)  L'abbé  l^foreUet,  qui  connaissait  biea  la  littérature  anglaise,  a  composé,  à  l'imita- 
tion de  Swift,  une  petite  salire  en  prose,  intitulée  les  Marionnettes.  Cette  pièce  assez 
piquante  circula  manuscrite  sous  le  ministère  de  l'abbé  Terray,  et  ne  fut  imprimée  à 
la  suite  de  ses  Mémoires  qu'eu  i8i2.  Voy.  t.  II,  p.  353-370. 

(î)  Voy.  Punch  and  Judy^  p.  46. 

(f)  M-  William  Honc.  Aneienf  Mysteries,  p.  Î30. 


^48  PUNCH  LE  DON  JUAN  DE  LA  POPULACE. 

11  est  obligé,  pour  donner  une  apparence  de  vérité  à  cette  opinion  que 
repoussent  les  faits  et  les  dates,  de  supposer  que  Punch,  comme  don 
Juan,  est  emporté  au  dénoûment  par  le  diable,  ce  qui  est  l'opposé  du 
vrai.  Il  oublie  même  qu'en  1676,  lorsque  Shadwell  introduisit  sur  la 
scène  de  Londres  la  première  imitation  de  Don  Juan  [the  Libertine  de- 
stroyed),  Punchinello  n'était  pasencore  connu  dans  la  Grande-Bretagne. 
M.  Payne  Collier  pense,  avec  beaucoup  plus  de  raison,  que  le  drame  de 
Punch  and  Judy  est  d'une  date  assez  récente  en  Angleterre,  et,  prenant 
le  contre-pied  de  l'opinion  de  M.  Hone,  il  attribue  les  licences  hyperbo- 
liques de  cette  composition  à  l'engouement  qu'excita  le  chef-d'œuvre 
de  Mozart  à  la  fin  du  dernier  siècle.  Punch,  suivant  la  définition  de 
M.  Payne,  est  le  don  Juan  de  la  populace.  D'ailleurs  le  plus  ancien  texte 
où  cet  habile  critique  ait  trouvé  la  mention  des  aventures  de  Punch  et 
Judy  est  une  ballade  qu'il  ne  croit  pas  remonter  au-delà  de  1790,  et 
qu'il  a  extraite  d'un  recueil  de  pièces,  tant  imprimées  que  manuscrites, 
formé  pendant  les  années  1791, 92  et  93.  Il  présume  que  ces  stances  ont 
suivi  d'assez  près  le  drame,  et  ont  été  composées  par  un  amateur  que 
la  représentation  avait  charmé.  Je  dois  ajouter  pourtant  que  je  ne  se- 
rais pas  fort  surpris  que  M.  Payne  ne  fût  quelque  chose  de  plus  que  l'é- 
diteur de  cette  ballade.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  lira  ici,  je  crois,  la  tra- 
duction de  cette  pièce  avec  plaisir  : 

LES  FREDAINES   DE   M.   PUNCH. 

Oh  !  prêtez-moi  Toreille  un  moment!  je  vais  vous  conter  une  histoire^  l'his- 
toire de  M.  Punch,  qui  fut  un  vil  et  mauvais  garnement,  sans  foi  et  meurtrier. 
Il  avait  une  femme  et  un  enfant  aussi,  tous  les  deux  d'une  beauté  sans  égale. 
Le  nom  de  l'enfant,  je  ne  le  sais  pas;  celui  de  la  mère  était  Judith.  —  Right 
toi  de  roi  loi,  etc. 

M.  Punch  n'était  pas  aussi  beau.  Il  avait  un  nez  d'éléphant,  monsieur  î  Sur 
son  dos  s'élevait  un  cône  qui  atteignait  la  hauteur  de  sa  tête;  mais  cela  n'em- 
pêchait pas  qu'il  n'eût,  disait-on,  la  voix  aussi  séduisante  qu'une  sirène,  et  par 
cette  voix  (une  superbe  haute-contre,  en  vérité!),  il  séduisit  Judith,  cette  belle 
jeune  fille.  —  Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

IWais  il  était  aussi  cruel  qu'un  Turc,  et,  comme  un  Turc,  il  ne  pouvait  se 
contenter  de  n'avoir  qu'une  femme  (c'est  en  effet  un  pauvre  ordinaire  qu'une 


BALLADB   DE  PUNCH.  ^49 

seule  femme),  et  cependant  la  loi  lui  défendait  d'en  avoir  deux,  ni  vingt- 
deux,  quoiqu'il  pût  suffire  à  toutes.  Que  fit-il  donc  dans  cette  conjoncture,  le 
scélérat!  Il  entretint  une  dame.  —  Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

Mistress  Judith  découvrit  la  chose,  et,  dans  sa  fureur  jalouse,  s'en  prit  au  nez 
de  son  époux  et  à  celui  de  sa  folâtre  compagne.  Alors  Punch  se  fâcha,  se  posa 
en  acteur  tragique,  et,  d'un  revers  de  bâton,  lui  fendit  bel  et  bien  la  tête  en 
deux.  Oh!  le  monstre!  —  Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

Puis  il  saisit  son  tendre  héritier...  oh!  le  père  dénaturé!  et  le  lança  par  la 
fenêtre  d'un  second  étage,  car  il  aimait  mieux  posséder  la  femme  de  son  amour 
que  son  épouse  légitime,  monsieur!  et  il  ne  se  souciait  pas  plus  de  son  enfant 
que  d'une  prise  de  macouba.  —  Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

Les  parens  de  sa  femme  vinrent  à  la  ville  pour  lui  demander  compte  de  ce 
procédé,  monsieur!  Il  prit  une  trique  pour  les  recevoir  et  leur  servit  la  même 
sauce  qu'à  sa  femme,  monsieur!  Il  osait  dire  que  la  loi  n'était  pas  sa  loi,  qu'il 
se  moquait  de  la  lettre,  et  que,  si  la  justice  mettait  sur  lui  sa  griffe,  il  saurait 
lui  apprendre  à  vivre.  —  Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

Alors  il  se  mit  à  voyager  par  tous  pays,  si  aimable  et  si  séduisant,  que  trois 
femmes  seulement  refusèrent  de  suivre  ses  leçons  si  instructives.  La  première 
était  une  simple  jeune  fille  de  la  campagne;  la  seconde  une  pieuse  abbesse;  la 
troisième,  je  voudrais  bien  dire  ce  qu'elle  était,  mais  je  n'ose  :  c'était  la  plus 
impure  des  impures.  —  Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

En  Italie,  il  rencontra  les  femmes  de  la  pire  espèce;  en  France,  elles  avaient 
la  voix  trop  haute  {too  clamorous);  en  Angleterre,  timides  et  prudes  au  début, 
elles  devenaient  les  plus  amoureuses  du  monde;  en  Espagne,  elles  étaient  fières 
comme  des  infantes,  quoique  fragiles;  en  Allemagne,  elles  n'étaient  que  glace. 
Il  n'alla  pas  plus  loin  vers  le  Nord;  c'eût  été  folie.  —  Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

Dans  toutes  ces  courses,  il  ne  se  faisait  aucun  scrupule  de  jouer  avec  la  vie 
des  hommes.  Pères  et  frères  passaient  par  ses  mains.  On  frémit  rien  qu'à  pen- 
ser à  l'horrible  traînée  de  sang  qu'il  a  versé  par  système.  Quoiqu'il  eût  une 
bosse  sur  le  dos,  les  femmes  ne  pouvaient  lui  résister. — Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

On  disait  qu'il  avait  signé  un  pacte  avec  le  vieux  Nick^las,  comme  on  l'ap- 
pelle; mais,  quand  j'en  serais  mieux  informé,  je  n'en  dirais  pas  plus  long.  C'est 
peut-être  à  cela  qu'il  a  dû  ses  succès  partout  où  il  est  allé,  monsieur;  mais  je 
crois  aussi,  convenons-en,  que  ces  dames  étaient  un  peu  coucy -coucy,  mon- 
sieur! —  Right  toi  de  roi  lot,  etc. 


189  BALLADE  DE  PUNCH. 

A  la  fin,  il  revint  en  Angleterre,  franc  libertin  et  vrai  corsaire.  Dès  qu'il  eut 
touché  Douvres,  il  se  pourvut  d'un  nouveau  nom,  car  il  en  avait  de  rechange. 
De  son  côlé,  la  police  prit  de  promptes  mesures  pour  le  mettre  en  prison.  On 
l'arrêta  au  moment  où  il  pouvait  le  moins  prévoir  un  pareil  sort.  —  Right  toi 
de  roi  loi,  etc. 

Cependant  le  jour  approchait,  le  jour  où  il  devait  solder  ses  comptes.  Quand 
le  jugement  fut  prononcé,  il  ne  lui  vint  que  des  pensées  de  ruses  en  songeant 
à  l'exécution;  et  quand  le  bourreau,  au  front  sinistre,  lui  annonça  que  tout 
était  prêt,  il  lui  fit  un  signe  de  l'œil  et  demanda  à  voir  sa  maîtresse.  —  Right 
toi  de  roi  loi,  etc. 

'  Prétextant  qu'il  ne  savait  comment  se  servir  de  la  corde  qui  pendait  de  la 
potence,  monsieur!  il  passa  la  tête  du  bourreau  dans  le  nœud  coulant  et  en 
retira  la  sienne  sauve.  Enfin  le  diable  vint  réclamer  sa  dette;  mais  Punch  lui 
demanda  ce  qu'il  voulait  dire  :  on  le  prenait  pour  un  autre;  il  ne  connaissait 
pas  l'engagement  dont  on  lui  pailait.  —  Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

Ah!  vous  ne  le  connaissez  pas!  s'écria  le  diable.  Très  bienl  je  Vais  vous  le 
faire  connaître.  Et  aussitôt  ils  s'attaquèrent  avec  fureur  et  aussi  durement 
qu'ils  le  purent.  Le  diable  combattait  avec  sa  fourche;  Punch  n'avait  que  son 
bâton,  monsieur!  et  cependant  il  tua  le  diable,  comme  il  le  devait.  Hourra!  Old 
Nick  est  mort  (1),  monsieur!  —  Right  toi  de  roi  loi,  etc. 

J'admets  avec  M.  Payne  Collier  que  le  drame  dont  cette  ballade  offre 
l'analyse  soit  d'une  date  assez  récente;  mais  jenelàcfois  pourtant  pas, 
à  beaucoup  près,  aussi  rapprochée  que  le  pense  ce  critique.  En  effet , 
le  docteur  Johnson,  qui  publia,  comme  on  sait,  son  édition  de  Shaks- 
peare  en  1765,  dit  dans  sa  note  finale  sur  Richard  III,  qu'il  a  vu,  dans 
les  boutiques  de  marionnettes,  Punch  rosser  vigoureusement  le  diable 
[the  Devil  very  lustily  belaboured  by  Punch],  ce  qui  d'ailleurs  était,  cOttime 
nous  allons  voir,  une  ancienne  tradition  anglaise.  Cependant  M.  Pâyric 
Collier,  sans  méconnaître  certaines  nuances  vraiment  britanniques  de 
la  physionomie  de  son  héros,  dans  lequel  il  nous  fait  très  finement  aper- 
cevoir le  mélange  de  la  sensualité  obèse  de  FalstalT  et  de  la  froide  atro- 
cité du  roi  bossu,  Richard  111  (2),  n'en  est  pas  ïiloins  disposé  à  renvoyer 

(i)  Old  Nick,  le  vieux  Nidi  da  Nicholas,  Satan. 

(ï)  Punch  and  Judy,  p.  76.  Shakspeare  a  signalé  la  restetoblaAce  morala  de  Rjcharel 


LE   DIABLE   EST   IN   AME.  93^1 

à  la  France  (par  pure  courtoisie  railleuse)  le  principal  hoaoeur  de 
cette  peu  édifiante  création.  Je  ne  refuse  pas  assurément  la  part  fort 
étendue  qui  nous  appartient  dans  cette  œuvre  populaire,  aujourd'hui 
'"Tiropéenne.  Cette  part,  c'est  la  gaieté;  mais  je  crois  devoir,  en  con- 
M  ience,  et  sans  pensée  aucune  de  réciprocité  épigranimatique,  res- 
tituer à  l'Angleterre  une  notable  portion  de  cette  légende.  Les  droits 
de  nos  voisins  à  cet  égard  sont  anciens  et  réels;  ils  sont  même  anté- 
rieurs à  l'arrivée  de  Punch  en  Angleterre.  On  se  rappelle  que.  dans  les 
anciennes  moral-plays,  le  vieux  Vice  tenait  hardiment  tète  à  master  Devil, 
et  lui  en  remontrait  même  sur  le  chapitre  des  péchés  capitaux;  mais 
au  dénoùment  master  Devil  finissait  par  avoir  raison  du  vieux  pécheur 
ou  plutôt  de  l'antique  Péché  pei"sonnifié,  et  il  emportait  le  Vice  en  enfer, 
sans  plus  de  façon  que  Judas,  le  docteur  Faust  ou  le  valet  de  frère  Bacon. 
Eh  bien,  Ben  Jonson,  en  1616,  soit  de  sa  propre  inspiration,  soit  en  ac- 
ceptant une  fantaisie  nouvelle  de  quelque  stroUer  inventif,  renversa  ce 
lieu  commun,  et  imagina  de  nous  montrer  un  pauvre  sot  de  diable , 
surpassé  en  malice  et  eu  perversité  par  un  simple  représentant  de 
l'iniquité  humaine.  Ben  Jonson  a  réalisé,  ou,  pour  ne  rien  surfaire, 
a  finement  esquissé  cette  heureuse  pensée  dans  the  Devil  is  an  ass  (le 
Diable  est  un  àne).  a  Autrefois,  remarque  un  des  acteurs  au  dénoù- 
ment, le  diable  avait  coutume  d'emporter  le  Vice;  aujourd'hui  les  rôles 
sont  changés;  c'est  le  Vice  qui  emporte  le  diable.  »  Cette  nouveauté 
plut  au  public,  et  passa  du  théâtre  de  Blackfriars  sur  les  théâtres  de 
marionnettes,  et  Punch,  en  arrivant  de  Paris  ou  d'Amsterdam  à  Lon- 
dres, ne  manqua  pas  de  s'approprier  cette  partie  du  répertoire  de  old 
Vice,  son  devancier  (  I  ).  Remarquons  toutefois  que  jusqu'ici  la  majesté 

ex  du  old  Vice  :  «  Comme  l'ancien  Vice  des  moralités,  dit  ce  prince,  je  donne  aox  mot» 
on  double  sens.  »  Act.  m,  se.  i. 

(1)  Le  docteur  J(rfinson  a  dit  dans  une  note  sur  Bamlet  que  «  the  Vice  est  Tanticpie 
boufifon  des  farces  anglaises  dont  le  moderne  Punch  est  descendu.  »  M.  Douce  (Illustra- 
tions on  SAakspeare,  t.  II,  p.  251)  n'a  pas  eu  beaucoup  de  peine  à  prouver  qu'aucun  lien 
de  parenté  ne  rattache  Punch  au  vieux  Vice;  mais  ce  n'est  pas  là  non  plus  ce  qu'avait 
Toulu  dire  Johnson.  Sa  pensée,  qu'il  a  mieux  exprimée  dans  sa  note  ftnale  sur  Richard  lll, 
est  que  Punch,  en  offirantà  la  foule  un  type  supérieur  de  difformité  physique  et  morale, 
a  supplanté  le  Vice  et  lui  a  naturellement  succédé  dans  les  farces. 


252  LE  DRAME  DE  PUNCH  AND  JUDY. 

de  Satan  n'est  nullement  compromise.  Le  diable,  si  mal  mené  par  un 
fils  d'Adam,  n'est  qu'un  démon  subalterne,  un  pauvre  diablotin;  ce 
n'est  point  Old  Nick  en  personne.  Puis,  rosser  le  diable^  l'emporter 
même  {to  carry  away) ,  ce  n'est  pas  le  tuer  {to  kill  htm).  Or,  tuer  le  diable» 
c'est  là  la  grande  afl'aire,  le  mot  suprême,  quelque  chose  de  supérieur, 
comme  le  duel  de  Satan  et  du  Péché  dans  Milton  :  c'est  là  aussi  le 
grand  exploit  de  Polichinelle.  Si  Ben  Jonson  n'a  pas  poussé  sa  pen- 
sée jusqu'à  ce  point  extrême,  il  est  juste  au  moins  de  reconnaître  qu'il 
s'en  est  singulièrement  approché.  D'ailleurs  la  multitude  anglaise  a 
bien  compris  que  c'est  dans  l'étrangeté  même  de  ce  dénoùment  fan- 
tastique que  réside  toute  l'excellence  du  drame  de  Punch  and  Judy. 
Au  rapport  de  M.  Payne,  un  certain  joueur  de  marionnettes  ambulant 
ayant  un  jour  refusé,  par  scrupules  religieux  ou  autres,  de  faire  tuer 
le  diable  par  maître  Punch,  non-seulement  vit  s'évanouir  l'espoir  de 
sa  collecte,  mais  fut  hué  et  maltraité  par  les  spectateurs  (1). 

Le  drame  de  Punch  and  Judy,  qui  fait  les  délices  de  la  multitude  an- 
glaise, a  commencé,  vers  les  premières  années  du  xix*  siècle,  à  piquer 
la  curiosité  blasée  du  monde  élégant.  Aussi  a-t-il  reçu  depuis  lors  de 
nombreuses  retouches  et  des  embellissemens  plus  ou  moins  heureux. 
Le  Morning  Chronicle  du  22  septembre  1813  rend  compte  d'une  de  ces 
rédactions  nouvelles  et  plus  raffinées.  —  Punch,  dans  cette  pièce,  en 
proie,  comme  un  second  Zéluco,  à  une  jalousie  frénétique,  donne  la 
mort  à  sa  femme  et  à  son  fils;  puis  il  passe  en  Espagne,  où  il  est  jeté 
dans  les  cachots  de  l'inquisition,  dont  il  parvient  à  s'ouvrir  les  portes 
au  moyen  d'une  clé  d'or.  Attaqué  par  la  Pauvreté  que  suivent  ses  deux 
acolytes,  la  Dissipation  et  la  Paresse,  il  la  combat  sous  la  forme  qu'elle 
prend  d'un  chien  noir  et  la  met  en  fuite.  11  triomphe  également  de  la 
Maladie,  qui  l'accoste  sournoisement  sous  le  costume  d'un  médecin.  La 
Mort,  à  son  tour,  veut  le  saisir;  mais  il  secoue  si  bien  les  os  desséchés 
du  vieux  squelette,  qu'il  lui  donne  enfin  à  elle-même  le  coup  de  la 
mort  (2).  Parmi  les  autres  rédactions  qui  portent  le  cachet  de  V humour 
britannique,  j'en  signalerai  une  encore  on  l'on  applaudissait  une  con- 


(1)  Punch  and  Judy,  p.  6(). 

(2)  Ihid.,  p.  68  el  69. 


&ONNET    DE   LORD   BYRON.  253 

versation  assez  originale  entre  Punch  et  Barbe-bleue  sur  la  question  si 
intéressante  pour  les  deux  sexes  de  la  pluralité  des  fenunes. 

Ce  n'est  aucune  de  ces  versions  enjolivées,  c'est  le  texte  pur  et  po- 
pulaire de  la  Tragical  comedy  of  Punch  and  Judy  que  M.  Payne  Collier 
a  publié  en  1828,  avec  les  jolies  illustrations  de  George  Cruikshank. 
Ce  texte  a  été  en  grande  partie  fourni  à  l'éditeur  par  un  vieux  joueui 
de  marionnettes  italien,  nommé  Piccini,qui,  à  la  fin  du  dernier  siècle, 
parcourait  les  villes  et  les  hameaux  d'Angleterre  avec  de  jolies  marion- 
nettes apportées  de  son  pays.  Devenu  avec  les  années  plus  célèbre  et 
moins  ingambe,  Piccini  fixa  sa  résidence  à  Londres.  Vers  t820,  il  ne 
promenait  plus  son  petit  théâtre  que  dans  le  voisinage  classique  de 
Drury-Lane.  11  avait  joué  d'abord  Pulcinella  dans  sa  langue  natale; 
mais  peu  à  peu  il  avait  saisi  le  vrai  caractère  et  l'accent  de  Punch  et 
finit  par  adopter  le  canevas  plus  sombre  que  préférait  le  goût  national. 
L'éditeur  de  Punch  and  Judy,  pour  obtenir  un  texte  tout-à-fait  satis- 
faisîmt,  a  dû  confronter  le  manuscrit  de  Piccini  avec  ceux  de  plusieurs 
autres  puppet-players  ambulans.  Ainsi  Punch,  après  avoir  eu  ses  rap- 
sodes, comme  Homère,  a  trouvé  comme  lui  un  Aristarque.  Il  y  a  plus, 
Punch  and  Judy,  cette  création  sensuelle  et  sceptique  où  se  heurtent 
la  vie  et  la  mort,  le  rire  et  le  meurtre,  le  surnaturel  et  le  trivial,  a  fait 
vibrer  une  des  cordes  de  la  lyre  de  lord  Byron.  Voici  un  sonnet  attri- 
bué à  l'auteur  de  Childe  Harold  et  du  dernier  Don  Juan.  Je  le  traduis, 
comme  M.  Payne  nous  le  donne,  sans  en  garantir  l'attribution  : 

Triomphant  Polichinelle,  je  te  suis  avec  joie  à  travei-s  les  gais  détours  de 
la  course  badine,  où  la  vie  humaine  est  peinte  avec  tant  de  vérité  et  d'énergie. 
Jamais  acteur  ne  nous  en  montrera  une  image  aussi  frappante  sur  aucun  autre 
théâtre,  soit  que  tu  assommes  gaiement  ta  femme,  soit  que  tu  jettes  sans  remords 
ton  doux  enfant  par  la  fenêtre,  soit  que  tu  enfourches  ton  cheval,  et  sois  aus- 
sitôt désarçonné,  soit  que  tu  danses  avec  la  gracieuse  Polly,  si  belle  et  si  fa- 
cile, ayant  tué  préalablement  son  père  dans  un  mouvement  de  juste  dédain, 
car  il  était  sourd  à  Tharmonie  de  ta  lyre,  aussi  agréable  que  la  clochette  des 
brebis,  et  «  qui  n'aime  pais  la  musique  est  indigne  de  vivre.  »  Puis,  lorsque  le 
twurreau  te  conduit  à  la  potence,  peut-on  ne  pas  rire  en  te  voyant  pousser  si 
adroitement  sa  lête  dans  le  nœud  coulant  dont  il  ne  peut  se  dégager?  Celui 
qui  feint  d'être  scandalisé  quand  il  te  voit  sortir  impuni  des  serres  de  la  loi  et 
de  celles  du  diable,  et  qui  regrette  que  tu  le  tues  lui-niême,  celui-là  est  un 


S54  PU?iCH   CANDIDAT  AUX   ÉLECTIONS. 

hypocrite.  Il  n'y  a  rien  de  si  charmant  que  de  te  voir  frapper  à  coups  redou-* 
blés  son  antique  et  noire  carcasse. 

Mais  à  côté  de  ce  Punch  ironique,  paradoxal  et  ultradiabolique,  que 
Byron  salue  en  riant  d'un  air  de  parenté,  il  n'a  pas  cessé  d'y  avoir  en 
Angleterre,  et  il  y  a  encore  aujourd'hui  un  autre  Punch,  satirique, 
franc-parleur,  jovial,  prêt  à  siffler  tous  les  scandales,  à  fustiger  tous 
les  ridicules.  Ce  Punch ,  sorte  de  Figaro  britannique  qui  s'est  person- 
nifié de  nos  jours  dans  un  recueil  qui  porte  son  nom,  a  commencé, 
dès  le  dernier  siècle,  à  jouer  un  grand  rôle  dans  la  politique.  Voici  le 
titre  d'une  pièce  de  marionnettes  imprimée  en  4742  :  Polilicks  in  mi- 
niature or  the  humour' s  of  Punch' s  résignation;  tragi-comi-farcical, 
operatical  puppet-show  (1).  On  peut  soupçonner,  d'après  la  seconde  des 
quatre  grandes  estampes  composées  sur  les  élections  de  1734  par  Ho- 
garth ,  que  les  marionnettes  ne  furent  pas,  à  cette  époque,  des  der- 
nières à  fronder  la  corruption  électorale.  Dans  cette  gravure,  intitulée 
Canvassing  for  votes  (manière  de  briguer  les  votes),  parmi  plusieurs 
ingénieux  épisodes,  on  remarque,  dans  le  fond,  un  grand  poteau  auquel 
est  suspendue  une  pancarte  ou  affiche  peinte,  semblable  à  celles  des 
puppet-shows.  Cette  affiche  représente  Punch ,  candidat  de  la  trésore- 
rie, promenant  par  les  rues  une  brouette  pleine  de  bank-notes  et  de 
guinées  qu'il  distribue  de  droite  et  de  gauche  à  la  foule.  On  lit  au  bas 
de  cette  pancarte  :  Punch  candidate  for  Guzzledown  (2).  Une  autre  cari- 
cature, qui  a  trait  aux  événemens  de  17o6,  semble  nous  révéler  égale- 
ment un  titre  de puppet-play.  Elle  est  intitulée:  Punch' s  Opéra,  with 
the  humours  of  liltle  Ben ,  the  sailor  (3). 

Vers  1763,  il  s'établit  à  Londres,  sous  le  nom  de  Fantoccini,  de  nou- 
velles marionnettes  très  perfectionnées;  aussi  leur  faisait-on  exécuter 
toutes  sortes  de  tours  d'adresse  (4).  Le  minutieux  biographe  du  doç- 

(1)  1  volume  in-12.  Voyez  the  Westminster  Journal,  1742. 

(2)  Les  deux  épreuves  de  cette  pièce  que  possède  la  Bibliothècpie  nationale  portent 
la  date  de  1757.  Voyez  l'œuvre  de  Hogarth,  t.  I  et  II,  grand  in-folio.  M.  Thomas 
Wright  a  reproduit  cette  belle  planche  dans  son  ouvrage  England  under  the  house  of 
Uanover,  etc.,  2*  édition,  t.  I,  p.  256. 

(3)  Voyez  M.  Th.  W^right,  ibid.,  t.  I.  p.  286. 

Jos.  Strutt,  Sports  and  pastimes  of  people  of  England,  p.  173  et  281. 


F1A5CI9   BCRDETT   ET   MISTRESS   PUNCH.  i35 

leur  lohnson ,  James  Boswell ,  raconte  à  celte  occasion  une  anecdote 
4fii  montre  bien  toute  la  puérile  vanité  du  grand  critique.  Johnson 
fréquentait  volontiers  les  puppet-shows.  Étant  allé  un  soir  aux  Fantoc- 
cini,  il  s'impatienta  d'entendre  ses  voisins  vanter  la  dextérité  des  petits 
acteur*  artificiels  et  s'écria  :  «  Bah!  j'en  ferais  bien  autant,  moi.  »  Et 
en  effet,  soupant  le  soir  même  chez  M.  Burke,  le  pesant  docteur  faillit 
se  rompre  le  cou  en  voulant  montrer  à  la  compagnie  qu'il  sauterait  par- 
dessus un  bâton  aussi  lestement  que  les  marionnettes  (i). 

!1  existait  à  Londres,  en  4779,  un  puppet-show  connu  sous  le  nom  de 
Pantagonian  théâtre,  situé  à  Exeter-change.  Voici  le  titre  d'une  pièce 
de  son  répertoire  qui  a  eu  les  honneurs  de  l'impression  :  Hie  Apotheo- 
sis  of  Punch;  a  satirical  masque,  icith  a  monody  on  the  death  oflhe  laie 
master  Punch.  C'était  la  parodie  fort  inopportune  d'une  pièce  de  vers 
composée,  sous  le  litre  de  monody,  par  l'illustre  Richard  Brinsley  She- 
ridan,  à  l'occasion  de  la  mort  de  Garrick,  et  récitée  avec  pompe  sur  le 
théâtre  royal  de  Drury-Lane,  dont  Sheridan  avait  pris  la  direction  ajffès 
la  retraite  du  grand  tragédien. 

Depuis  le  commencement  du  xix«  siècle,  les  marionnettes  anglaises 
et  Punch  en  particulier  n'ont  pas  failli  à  leur  mission  satirique.  Tout 
homme  célèbre,  tout  événement  important,  ne  manquent  jamais  d'être 
salués  ou  siffles  à  Londres  par  maître  Punch.  Lord  Nelson  fut  natu- 
rellement un  de  ses  favoris.  Après  la  bataille  d'Aboukir,  qu'on  appelle 
em  Angleterre  la  bataille  dn  Nil,  les  puppet-players  exploitèrent  la  po- 
pularité du  vainqueur  :  «  Viens  ici.  Punch,  mon  garçon,  disait  l'amiral; 
viens  sur  mon  bord  m'aider  à  combattre  les  Français.  Je  le  ferai  ca- 
pitaine ou  Commodore,  si  tu  le  veux. — Nenni,  nenni!  répondait  Punch, 
je  ne  m'en  soucie  pas;  je  me  noierais.  —  N'aie  donc  pas  cette  crainte, 
répliquait  le  marin;  ne  sais-tu  pas  bien  que  celui  qui  est  né  pour  être 
pendu  ne  court  aucun  risque  de  se  noyer?  » 

Pendant  une  de  ses  candidatures  pour  le  siège  de  Westminster,  sir 
Francis  Burdett  eut  aussi  l'honneur  d'être  joué  par  les  marionnettes. 
Le  baronnet  se  glissait  en  humble  solliciteur  chez  M.  Punch. —  «  Pour 

(1)  The  Life  of  Sam.  Johngo»,  by  James  Boswell,  1. 1,  p.  Sdti.  Pluàeurs  auto«s  pwpj«/- 
show*  se  sont  établis  plos  tard  à  Londres  sous  le  nom  de  Fantoecini,  aotanuneat  ea 
1801  ou  1802.  Voyex  J.  Strutt,  ibid.,  p.  168. 


â56  JOHN   CURBAN   ET   LES  MARIONNETTES. 

qui  êtes-vous,  monsieur  Punch?  demandait-il.  J'espère  que  vous  me 
donnerez  votre  appui.  —  Je  n'en  sais  rien,  répondait  maître  Punch; 
demandez  à  ma  femmej  je  laisse  toutes  ces  choses  à  gouverner  à  mis- 
tress  Punch.  — C'est  très  bien  fait,  reprenait  sir  Francis.  Et  que  dites- 
vous,  mistress  Judith?  Vive  Dieu  !  le  joli  petit  poupon  que  vous  avez 
fait  là  !  Je  voudrais  que  le  mien  lui  ressemblât.  —  Eh  1  mais,  cela  au- 
rait bien  pu  arriver,  sir  Francis,  observait  mistress  Judith ,  car  vous 
ressemblez  beaucoup  à  mon  mari.  Vous  avez,  comme  lui,  un  nez  de 
grande  et  belle  dimension.  —  C'est  la  vérité,  mistress  Judith;  mais 
lady  Burdett  ne  vous  ressemble  pas,  ajoutait  le  baronnet  en  l'embras- 
sant. Ohl  le  joli  nourrisson,  vraiment!  j'espère  qu'il  est  en  bonne 
santé?  Comment  vont  ses  petites  entrailles?  —  Comme  un  charme,  je 
vous  assure,  »  répondait  mistress  Judith.  Et  on  pense  bien  qu'elle 
n'avait  garde  de  refuser  la  voix  de  son  mari  à  un  aussi  gracieux  et 
aussi  galant  candidat  (1). 

11  ne  faut  pas  trop  s'étonner  de  la  piquante  originalité  que  présen- 
tent quelques-unes  de  ces  railleries  politiques  jetées  au  vent  des  car- 
refours. Plus  d'une  fois,  grâce  à  l'incognito  qui  couvre  le  truchement 
des  marionnettes,  il  s'est  trouvé  en  Angleterre  de  jeunes  hommes  à  la 
parole  exubérante,  à  l'esprit  inflammable,  à  la  verve  agressive  ou  plai- 
sante, qui  se  sont  passé,  sous  le  nom  de  Punch,  la  fantaisie  de  l'im- 
provisation satirique  ou  bouffonne,  comme  chez  nous,  à  l'Opéra,  le 
jeune  Helvétius  se  passa,  dit-on,  une  ou  deux  fois,  sous  le  masque  du 
fameux  Dupré,  la  fantaisie  de  la  danse  théâtrale  (2).  Je  puis  citer  pour 
exemple  un  homme  devenu  célèbre  dans  le  barreau  et  dans  le  parle- 
ment britannique,  John  Curran,  qui,  à  New-Market,  sa  patrie,  jeune 
,  étudiant  et  grand  amateur  de  puppet-shows,  sollicita  et  obtint  d'un 
joueur  de  marionnettes  la  permission  de  faire,  pendant  une  soirée, 
parler  et  gesticuler  ses  pantins.  La  verve  et  l'esprit  du  nouvel  inter- 
prète enlevèrent  tous  les  suffrages,  et  la  collecte  fut  quatre  fois  plus 
abondante  qu'à  l'ordinaire.  Charmé  de  son  succès,  le  jeune  Curran 

(1)  Pwich  and  Judy,  p.  72  et  73. 

(2)  Grimm,  Correspondance,  t.  VII,  p.  386,  édit.  de  1829.  Saint-Lambert  dit  que  ce 
tut  sous  le  masque  de  Javillier  qu'Helvétios  dansa  une  ou  deux  fois  à  l'Opéra  dans  sa 
jeunesse. 


MARIONNETTES   RELIGIEUSES   A   LONDRES   AU   XIX*  SIÈCLE.  257 

continua  cet  exercice  pendant  quelques  jours;  puis,  remarquant  avec 
quelle  facilité  il  prêtait  à  ses  petits  cliens  des  argumens  pour  et  contre, 
il  entrevit  sa  vocation,  et  se  lança  dans  le  barreau.  D'avocat  brillant  et 
pathétique,  il  devint  membre  du  parlement  dirlande  et  de  la  chambre 
des  communes;  puis,  en  1806,  sous  l'administration  de  Fox  et  de  She- 
ridan,  il  fut  nommé  maître  des  rôles  en  Irlande  et  siégea  dans  le  con- 
seil privé  (1).  Ne  serait-ce  pas  aussi  quelque  futur  et  malin  collègue 
de  Francis  Burdett,  qui,  blotti  dans  la  coulisse  d'un  puppet-show,  avait 
si  finement  persiflé  le  candidat  de  Westminster? 

Après  avoir  vu  en  Espagne  les  (itères  représenter  des  combats  de 
taureaux  sur  leurs  petits  théâtres,  nous  trouverons  tout  naturel  que  les 
joueurs  de  marionnettes  anglais  aient  cherché  à  complaire  au  goût 
national  en  représentant  des  courses,  voire  des  courses  d'ànes  [donkey 
races).  Dans  celles  de  ces  pièces  dont  quelques  détails  nous  sont  par- 
venus, Punch,  qui  n'est  pas,  comme  on  sait,  un  très  habile  écuyer, 
remplit  avec  beaucoup  de  finesse  et  d'esprit  les  rôles  de  parieur  et  de 
maquignon  (2). 

Ne  croyez  pas  cependant  que  les  puppet-players  ambulans  et  les  gal- 
lantee-showmen  de  Londres  aient  tout-à-fait  abandonné  de  nos  jours 
leur  ancien  répertoire  religieux.  Outre  le  Vœu  téméraire  de  Jephté,  qu'on 
jouait,  comme  nous  l'avons  vu,  du  temps  jde  Fielding,  et  la  Cour  du 
roi  Salomon,  dont  Goldsmith  parle  dans  sa  jolie  comédie  She  stoops  to 
conqtier  (3),  M.  William  Hone  nous  a  fait  connaître  un  habile  artiste, 
M.  J.  Laverge,  qui  avait  conservé  presque  jusqu'à  ces  derniers  temps  la 
tradition  des  puppet-shows  religieux.  Son  théâtre,  sous  le  nom  de  Royal 
gallantee-show ,  était,  en  i 818,  placé  à  Holborn-hill  dans  Ely-court;  La- 
verge montrait  en  ce  lieu  ou  chez  les  particuliers  la  Passion  de  Jésus- 
Christ.  l'Arche  de  Noé,  V Enfant  prodigue  et  une  pièce  fantastique  inti- 
tulée Pull  devil.  Pull  baker,  où  se  voyait  la  punition  d'un  boulanger  qui 
vend  à  faux  poids,  et  que  le  diable  emporte  en  enfer  dans  son  pétrin  (4). 

Vl)  Voy.  the  Life  of  John  Philpot  Curran,  byhis  son,  W.  H.  Curran,  S  vol.  in-H. 

(2)  Pundi  and  Judy,  p.  73. 

(3)  She  stoops  to  conquer,  acte  III,  se.  i.  Cette  pièce  a  été  jouée  à  Covent-Garden  en 
1773. 

(4)  Will.  Hone,  Ancient  Mysteriet,  p.  lâl. 

17 


t58  UN  PARADOXE  DE  JOHNSON. 

Punch  et  les puppet-shows  n'ont  pas  eu  seulement,  comme  je  le  disais 
tout  à  l'heure,  leurs  rapsodes  et  leurs  Aristarques;  ils  ont  encore  ren- 
contré de  nos  jours  un  Aristote.  Un  critique  à  la  fois  ingénieux  et  phi- 
losophe, M.  William  Hazlittn'a  pas  dédaigné  de  chercher  à  fonder  la 
poétique  du  genre,  et  de  rendre  psychologiquement  raison  de  l'attrait 
que  les  marionnettes  exercent  en  tous  pays.  Dans  ses  excellentes  Lec- 
tures on  the  English  comic  writers,  à  la  fin  de  l'introduction  {On  wit  and 
humour),  il  a  brièvement,  mais  magistralement  indiqué  quelques-unes 
des  raisons  naturelles  qui  assurent  aux  puppet-shows  ce  qu'il  appelle 
leur  irrésistible  and  universal  attraction.  Je  regrette  de  ne  pouvoir  sui- 
vre l'habile  critique  dans  cette  étude  d'esthétique  originale  et  pi- 
quante (1),  mais  j'ai  cru  devoir  au  moins  la  signaler. 

Je  terminerai  l'histoire  des  marionnettes  anglaises  en  exposant  un 
dernier  fait  qui  leur  est  particulièrement  honorable.  Le  docteur  Sa- 
muel Johnson,  très  amateur,  comme  nous  l'avons  dit,  des  puppet- 
shows,  a  répété  souvent  dans  l'intimité  que  des  marionnettes  représente- 
raient tout  aussi  bien  que  des  acteurs  vivans  les  drames  de  Shakspeare, 
et  que  l'effet  de  Macbeth  en  particulier  était,  à  son  avis,  plus  affaibli 
qu'augmenté  par  l'appareil  scénique  et  quidquid  telorum  habent  arma- 
mentaria  theatri.  M.  Boswell,  en  confirmant  l'authenticité  de  ce  dire 
singulier,  fait  cependant  observer  que  le  judicieux  et  humoriste  cri- 
tique n'a  consigné  ce  paradoxe  ni  dans  son  commentaire  sur  Shak- 
speare, ni  dans  aucun  autre  de  ses  ouvrages  imprimés.  Ce  propos  n'était 
qu'une  des  mille  boutades  où  il  se  laissait  si  facilement  emporter  dans 
la  chaleur  de  la  conversation,  et  où  le  poussaient  particulièrement  ses 
préjugés  contre  les  comédiens  (2).  Quoi  qu'il  en  soit,  avant  la  fin  du 
dernier  siècle,  un  joueur  de  marionnettes  nommé  Henry  Rowe,  sans 

(1)  Voy.  Lectures  m  the  English  writers;  London,  1817;  p.  43  et  44. 

(2)  Voyez  Malone's  Shakspeare,  t.  XI,  p.  301-303,  et  James  Boswell,  Life  of  Johnson, 
t.  I,  p.  146,  et  t.  II,  p.  88.  L'antipathie  du  docteur  Johnson  pour  la  profession  de  co- 
médien venait  de  l'imperfection  de  ses  organes  (il  avait  l'oreille  dure  et  était  myope),  du 
peu  de  succès  de  sa  tragédie  d'Irène,  et  de  la  grande  fortune  que  Garrick,  son  élève,  s'était 
faite  par  un  genre  de  mérite  qu'il  regardait  comme  bien  inférieur  au  sien.  Cela  ne  l'empê- 
chait pas,  cependant,  d'aimer  él  d'estimer  beaucoup  ce  grand  artiste.  De  son  côté,  Garrick, 
que  le  docteur  rudoyait  souvent,  disait  de  Johnson  qu'il  n'avait  d'un  ours  que  la  peau. 


MACBETH   JOUÉ   PAR  LES   MARIONNETTES.  io9 

connaître  assurément  l'opinion  du  grand  critique,  conçut  l'idée  hardie 
de  faire  jouer  en  entier  les  pièces  de  Shakspeare  par  ses  acteurs  de  bois. 
Il  récitait  lui-même  et  avec  talent,  dit-on,  toutes  les  parties  du  dialogue. 
11  continua  ces  représentations  pendant  plusieurs  années  dans  la  ville 
d'York,  sa  patrie.  Et,  ce  qui  est  encore  plus  digne  de  remarque,  non- 
seulement  il  joua  ainsi  fort  long-temps  Macbeth,  mais  il  fit  imprimer, 
en  1797,  une  édition  critique  de  cette  pièce,  et  ce  travail  d'un  humble 
puppet-shotcman  tient  aujourd  hui  dignement  sa  place  parmi  les  nom- 
breux ouvrages  destinés  à  élucider  et  à  honorer  Shakspeare.  Ce  brave 
Henry  Rowe  était  d'ailleurs  un  esprit  original  et  un  musicien  passioimé. 
On  l'appelait  le  trompette  (T  York,  pai'ce  qu'il  avait  sonné  la  charge  et  la 
retraite  à  la  bataille  de  Culloden,  et  que,  revenu  dans  sa  ville  natale  après 
la  soumission  des  jacobites,  il  fît,  pendant  près  d'un  demi-siècle,  en- 
tendre sa  trompette  dans  toutes  les  solennités  publiques.  Mort  en  1800, 
il  a  mérité  que  l'on  consacrât  à  sa  mémoire  les  vers  suivans,  où  je  re- 
grette qu'on  n'ait  pas  rappelé  le  souvenir  de  ses  marionnettes  : 

«Lorsque  l'ange  redoutable  sonnera  la  trompette  du  jugement,  il  devra  tou- 
cher de  sa  main  Harry  Rowe,  car,  sans  cela,  le  pauvre  Harry  ne  se  réveillerait 
pas.  Il  se  méprendrait  au  bruit  de  la  trompette  céleste,  et  croirait  entendre  la 
sienne.  Toute  sa  vie,  il  a  sonné  de  cet  instrument  avec  habileté  et  sans  relâche, 
et  il  en  sonnerait  encore,  si  le  souffle  ne  lui  avait  pas  manqué.  » 

Je  voudrais  être  poète  pour  consacrer  à  Henry  Rowe  une  autre  épi- 
taphe  où  j'enlacerais  son  nom  modeste  aux  noms  illustres  de  Shak- 
speare, de  John  Kemble  et  de  mistress  Siddons.      ^C  S  vvv.  \cA.'^v«Jt 


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RÂRIORNETTES  EN  iLLEMÂGRE 


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DANS  LES  CONTRfiES  DU  NORD. 


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I. 


DEBNIËRE   EXCURSION.  —  L  ALLEMAGNE  ET   LE  NORD. 


Il  ne  nous  reste  plus  qu'une  traite  à  parcourir.  Nous  allons,  sans 
désemparer,  traverser  l'Allemagne  eji.  le  Nord,  et  achever  ainsi  le  tour 
de  l'Europe  que  nous  avons  entrepris,  non  pas,  on  le  sait,  pour  con- 
stater, comme  l'ont  fait  avant  nous  de  plus  habiles,  quelque  grande 
loi  cosmogonique,  mais  seulement  pour  éclaircir  une  simple  question 
d'esthétique,  et  étudier,  sous  diverses  latitudes,  un  penchant  bizarre 
et  frivole,  digne  pourtant  d'être  observé,  parce  qu'il  est  universel  et 
qu'il  tient  sa  place  parmi  les  instincts  profonds  de  l'humanité. 

On  pourra  trouver  que  le  champ  de  cette  dernière  exploration  est 
bien  vaste  :  l'Allemagne  et  les  états  du  Nord  renferment,  outre  deux 
races  distinctes,  un  grand  nombre  de  centres  intellectuels,  dont  cha- 
cun mériterait;  à  bon  droit,  une  visite  à  part.  Cela  est  vrai;  mais  nous 
saurons  résister  aux  séductions  de  la  route.  Nous  ferons  comme  le 


264  DERNIÈRE   EXCURSION. 

voyageur  qui  aperçoit  à  l'horizon  le  terme  de  sa  course  :  nous  pres- 
serons un  peu  la  marche,  et  ne  grossirons  pas  imprudemment  notre 
bagage.  Vous  avez  vu  quelquefois  au  printemps  se  répandre,  à  travers 
lès  bois  et  les  prairies,  des  essaims  de  jeunes  botanistes.  Quand  l'her- 
borisation commence,  la  troupe  alerte  et  curieuse  fait  main  basse  sur 
les  moindres  plantes;  elle  butine,  elle  recueille  tout  ce  qui  s'offre  à 
elle.  Pas  un  buisson,  pas  un  arbuste,  pas  un  brin  d'herbe  qui  ne  l'at- 
tire; mais,  quand  la  journée  s'avance,  quand  la  boîte  de  fer-blanc  portée 
en  sautoir  est  presque  remplie,  on  devient  plus  difficile;  on  choisit,  on 
rejette;  on  ne  conserve  de  tant  de  brillantes  dépouilles  que  des  échan- 
tillons nouveaux  ou  des  variétés  indispensables.  Ainsi  allons-nous  faire  : 
nous  n'admettrons  dans  notre  corbeille,  déjà  sufflsamment  garnie,  que 
ceux  des  produits  de  la  Flore  boréale  dont  l'absence  ferait  un  vide  trop 
regrettable  dans  notre  herbier. 


IL 


GOUT  NATDREL   DES  ALLEMANDS   POUB   LA   SCULPTURE  MOBILE. 


Les  forêts  séculaires  de  la  Germanie  sont  célèbres,  et,  en  raison  de  la 
sympathique  influence  que  la  nature  des  lieux  ne  manque  jamais  d'exer- 
cer sur  l'homme,  les  habitans  de  cette  contrée  ont  toujours  excellé  dans 
l'art  de  sculpter  et  de  travailler  le  bois.  Non-seulement  les  artistes  pro- 
prement dits,  mais  les  simples  artisans  des  bords  du  Rhin  ont  réussi  con- 
stamment à  imprimer  une  perfection  magistrale  à  toutes  les  œuvres  de 
boiserie,  en  prenant  ce  mot  dans  son  acception  la  plus  étendue.  Parmi 
les  types  de  la  vieille  Allemagne  que  la  fantaisie  des  romanciers  mo- 
dernes s'est  complu  à  faire  revivre,  un  des  plus  franchement  germa- 
niques est  la  rude  et  hautaine  figure  de  maître  Martin,  le  riche  syndic 
de  l'honorable  corporation  des  tonneliers  de  Nuremberg,  aussi  fier  dans 
son  atelier,  à  la  tète  de  ses  robustes  et  joyeux  apprentis,  qu'un  électeur 
entouré  de  ses  chambellans  et  de  ses  conseillers  auliques  (1).  Outre 

(1)  Voyei  le  conta  de  Maître  Martin  dans  lu  Frèru  de  Sérapion  d'Hoffinann. 


266  GOUT   DES   ALLEMANDS   POUR   LA   MÉCANIQUE. 

cette  habileté  à  façonner  le  bois,  la  race  teutonne  possède,  à  un  de- 
gré non  moins  éminent,  le  génie  de  la  mécanique,  comme  le  prouve 
la  construction  de  tant  d'horloges  savantes,  qui  égaient  de  leurs  son- 
neries, de  leurs  évolutions  astronomiques  et  de  leurs  jacquemarts,  les 
façades  ou  les  tours  de  la  plupart  des  cathédrales  et  des  hôtels-de-ville 
de  la  Hollande,  de  la  Suisse  et  des  bords  du  Rhin.  Aussi  cette  double 
aptitude  a-t-elle  produit  en  Allemagne  un  développement  plus  précoce 
et  plus  complet  que  nulle  autre  part  de  la  statuaire  automatique,  avec 
ses  diverses  applications,  religieuses  ou  civiles,  sérieuses  ou  récréa- 
tives, depuis  les  statuettes  mobiles  de  saints  et  les  grands  mannequins 
des  fêtes  municipales,  jusqu'aux  marionnettes  proprement  dites. 

Il  y  a  plus  :  la  passion  que  les  peuples  de  race  germanique  et  slave  ont 
montrée  de  tout  temps  pour  cette  sorte  de  jeu,  dérive  si  évidemment 
d'une  disposition  propre  au  caractère  national,  qu'outre  les  témoignages 
historiques  que  j'ai  recueillis  et  que  j'exposerai  tout  à  l'heure,  j'aurais 
pu  aisément  deviner  ce  goût  indigène  et  le  conclure  à  priori  de  la 
nature  de  certaines  créations  poétiques  dont  l'extrême  popularité  au- 
delà  du  Rhin  suppose  dans  l'écrivain  qui  les  invente,  et  dans  les  lec- 
teurs qui  s'y  complaisent,  une  surprenante  sympathie  pour  les  pres- 
tiges de  la  sculpture  mobile.  Ouvrons  les  Tableaux  de  nuit  d'Hoffmann, 
par  exemple;  que  voyons-nous  dans  l'Homme  au  sable?  Un  jeune  étu- 
diant, auditeur  assidu  des  cours  de  philosophie  et  de  physique,  ap- 
partenant à  une  honnête  famille  d'une  ville  de  province,  fiancé  à  une 
douce  et  aimable  compagne  de  son  enfance,  qui  devient  tout  à  coup 
amoureux  fou  d'une  froide  et  élégante  automate.  En  France  ou  en  An- 
gleterre, sous  la  plume  de  l'auteur  de  Zadig,  de  Gulliver  ou  dC Acajou, 
une  donnée  aussi  fantasque  n'aurait  pu  que  servir  de  texte  à  une  série 
d'épigrammes  plus  ou  moins  piquantes.  En  Allemagne  au  contraire, 
il  est  sorti  de  cette  conception  bizarre  une  histoire  sérieuse,  attachante, 
presque  vraisemblable.  Ce  n'est  pas  qu'en  y  regardant  de  près,  on  ne 
puisse  apercevoir  un  grain  d'ironie  au  fond  de  la  nouvelle  allemande; 
mais  cette  nuance  de  léger  persiflage  disparaît  presque  entièrement 
sous  la  parfaite  ingénuité  du  récit.  L'auteur  parvient  sans  peine,  par 
le  seul  effet  d'une  analyse  scrupuleuse  et  sagace,  à  nous  faire  com- 
prendre et  presque  partager  l'impression  vertigineuse  que  jette  dans 


l'homme  au  sable.  267 

les  sens  troublés  de  Nathanaël  chaque  tressaillement  de  cette  poupée 
presque  vivante,  créature  équivoque,  produit  de  combinaisons  oc- 
cultes, mélange  de  bois  et  de  cire,  de  poulies  cachées,  et  peut-être 

oui,  peut-être  aussi  de  quelques  gouttes  de  vrai  sang.  Il  nous  est  pres- 
que aussi  difficile  qu'au  jeune  étudiant  de  nous  détacher  de  l'inquiète 
contemplation  de  cette  dangereuse  beauté,  dont  la  parole  monosyl- 
labique, la  marche  saccadée,  le  chant  pareil  aux  sons  de  V harmonica. 
l'œil  tantôt  fixe  et  comme  éteint,  tantôt  lançant  mi  éclair  électrique, 
la  taille  cambrée  et  un  peu  raide,  mais,  au  signal  de  l'orchestre,  mol- 
lement docile  au  rhythme  pressé  d'une  valse  enivrante,  entraînent  peu 
à  peu  le  pauvre  visionnaire  dans  l'abîme  du  vertige,  de  l'hallucina- 
tion et  de  la  tombe.  Et  qu'on  ne  compare  pas  l'attraction  magnétique 
qui  saisit  et  fourvoie  Nathanaël  à  l'amour,  comparativement  naturel 
et  sensé,  de  Pygmalion  pour  l'œuvre  de  son  ciseau.  Non,  Olympia  ne 
lient  pas,  comme  Galatée,  au  cœur  de  son  amant  par  les  fibres  si 
profondément  sensibles  de  la  parenté  de  l'art.  Au  contraire,  l'œuvre 
séduisante  et  presque  accomplie  du  physicien  Spallanzani  et  de  l'opti- 
cien Coppola  fascine  précisément  Nathanaël  par  ce  qu'elle  a  de  mysté- 
rieux, de  singulier  et  d'inexplicable.  Ce  n'est,  je  crois,  qu'en  Allemagne, 
ce  pays  des  rêves,  que  pouvait  naître  l'étrange  dessein  de  mêler  d'une 
manière  aussi  intime  la  vie  plastique  à  la  vie  réelle.  Je  sais  combien  il 
est  périlleux  pour  la  critique  de  chercher  à  interpréter  les  conceptions 
d'une  muse  étrangère,  et  surtout  celles  de  la  muse  allemande.  Ce- 
pendant je  ne  puis  m'empêcher  de  reconnaître  et  de  signaler  dans  la 
préoccupation  qui  égare  et  finit  par  perdre  Nathanaël  le  penchant 
personnifié  des  races  septentrionales  pour  la  sculpture  mécanique,  et, 
dans  la  prestigieuse  Olympia,  la  vie  presque  communiquée  à  la  matière 
par  l'union  de  l'art  et  de  la  science;  en  un  mot,  ce  qu'on  chercherait 
vainement  ailleurs,  sous  une  forme  aussi  saisissante  et  aussi  poétique, 
l'idéal  de  la  marionnette. 


m. 


ANCIENNES  MARIONMETTES  GERMANIQUES. 


Parmi  les  superstitions  que  la  tardive  introduction  du  christianisme 
n'a  pu  soudainement  extirper  du  Nord,  les  mythologues  allemands  ci- 
tent le  culte  de  certains  génies  familiers,  lutins  espiègles  et  mystérieux 
dont  toute  pauvre  ménagère  et  même  tout  serviteur  de  bonne  maison 
recherchaient  soigneusement  l'assistance  et  redoutaient  les  mauvais 
offices.  Un  des  plus  sûrs  moyens  de  rendre  ces  petits  démons  doux  et 
serviables  était  d'entretenir  pieusement  au  logis  des  figurines  peintes 
ou  sculptées  à  leur  image.  Ces  idoles,  que  l'influence  du  christianisme 
convertit  peu  à  peu  en  bons  ou  en  mauvais  anges,  continuèrent  d'être 
taillées  dans  le  bois,  et,  sous  leur  nom  païen  de  Koholde  (farfadets, 
marmousets),  présidèrent  long-temps  encore  aux  petites  prospérités 
comme  aux  petits  accidens  du  foyer  domestique  (t).  Un  poète  didac- 

(1)  Jac.  Grimm,  Deutsche  Mythologie,  X.  !•»,  p.  468. 


NOMS  ANCIENS  DES  UARIONNETTES  ALLEMANDES.  269 

tique  de  l'école  de  Souabe,  Hugo  de  Trimberg,  dans  une  sorte  de  poème 
cyclique,  intitulé  der  Rentier  (le  coursier),  nous  apprend  que  les  jon- 
gleurs du  xni*  siècle  portaient  souvent  avec  eux  de  ces  figures  de  fol- 
lets malicieux.  «  Ils  les  tiraient,  dit-il,  de  dessous  leur  manteau  et  leur 
faisaient  échanger  des  railleries,  pour  faire  rire  toute  l'assemblée  avec 
eux  (1).  »  En  effet,  ces  petits  démons  étaient  naturellement  badins  et 
rieurs;  on  disait,  par  forme  de  proverbe  :  «  Rire  comme  un  Kohold  (2),  » 
et,  avec  une  variante,  qui  n'est  pas  pour  nous  sans  intérêt  :  a  rire 
comme  un  Hampelmann,  »  cest-à-dire  comme  un  pantin  (3). 

Un  autre  mot  théotisque  servait  encore  à  désigner  les  anciennes  ma- 
rionnettes de  l'Allemagne,  mais  seulement,  je  crois,  les  marionnettes 
populaires  et  auxquelles  ne  se  rattachait  aucun  souvenir  superstitieux. 
Dans  plusieurs  manuscrits  du  xn«  siècle,  et  même  dans  un  du  x«,  on  ren- 
contre le  mot  Tocha  ou  Docha,  employé  dans  le  sens  de  poupée,  puppa  (4) 
et  même  avec  celui  de  mima,  mimula  (5).  Un  siècle  plus  tard,  les  mots 
TokkeSpilouDokke-Spil,  encore  usités  dans  quelques  parties  de  l'Alle- 
magne pour  dire  un  jeu  de  marionnettes,  se  montrent  dans  les  chants 
des  Minnesinger  avec  cette  signification  claire  et  manifeste.  Ulrich  von 
Thùrheim,  dans  son  poème  sur  Guillaume  d'Orange,  a  écrit  ce  vers  re- 
marquable, qui  rappelle  une  jolie  pièce  de  Swift  {the  Puppet-shoto) , 
que  nous  avons  traduite  (6)  : 

Der  Warlde  W'roude  ist  Tokken  Spil  (7). 

La  joie  du  monde  est  un  jeu  de  marionnettes. 

Un  autre  Minnesinger,  maître  Sigeher,  dont  Manesse  a  réuni  les  frag- 

(1)  Der  Rentier  (Francfort,  1549),  v.  5064. 

(2)  Voy.  Deutschenfranzos,  p.  274. 

(3)  Abraham  a  Sancta  Clara,  Reim  dich  oder  ich  lies  dich,  p.  149,  cité  par  Jac.  Grimm, 
ibid. 

(4)  Glossar.  Latino-Theodisciun;  ap.  Eccardi  Commentar,  de  rébus  Gallùg  orientalis, 
t.  U,  p.  999,  et  Glossœ  Florentinœ,  ibid.,  p.  989. 

(5)  Vo-yez  le  mot  Tocha  dans  les  Glossœ  super  vitas  patrum ,  ap.  B.  Pezii  Thescaa: 
anecdot.  noviss.,  t.  I,  p.  413.  Cf.  GraÉf,  Althochdeutscher  Sprachschatz,  t.  V,  p.  364. 

(6)  Voyez  plus  haut,  p.  241. 

(7)  Wilhelm  der  Beilige,  von  Oranse,  Erster  Theil,  publié  par  Casparson,  p.  16.  La 
seconde  partie  de  ce  poème  a  été  composée  par  Wolfram  dTschenbach. 


270  NOMS  ANCIENS  DES  MARIONNETTES  ALLEMANDES. 

mens,  s'est  servi,  dans  un  passage  qui  se  rapporte  à  l'année  1253,  du 
mot  déjà  populaire  de  Tokken-Spil,  pour  stigmatiser  l'influence  abu- 
sive exercée  par  la  papauté  sur  les  électeurs  de  l'empire  : 

«  Tout  se  passait  bien,  dit  le  poète,  dans  rélection  de  l'empereur,  quand  nos 
princes  la  faisaient  librement;  mais  elle  n'est  plus  que  l'ouvrage  des  prêtres  ita- 
liens, qui  vendent  la  bénédiction  et  le  baptême.  La  couronne  écherra  au  Stou- 
phen;  Conrad  réglera  à  Rome  le  sort  du  comte  de  Hollande.  Dans  cette  négo- 
ciation, Jérusalem,  son  héritage,  sera  le  prix  du  marché  (1).  Le  pape  a  soif  de 
territoires;  rilalien  joue  avec  les  souverains  de  l'Allemagne,  comme  un  jon- 
gleur avec  des  marionnettes. 

Als  der  Tokken  spilt  der  Welche  mit  Tutschen  Yûrsten; 

il  les  impose  et  les  dépose,  suivant  les  dons  qu'il  attend  d'eux;  il  les  pousse  dans 
tous  les  sens,  comme  une  balle  dans  un  jeu  de  paume  (2).  » 

Cette  raillerie  piquante,  adressée  par  un  poète  du  xiii"  siècle  à  Inno- 
cent IV,  a  été  renouvelée,  quatre  siècles  plus  lard,  dans  un  facétieux 
emblème  dirigé  contre  Louis  XIV.  Entre  autres  gravures  satiriques 
auxquelles  donna  lieu  la  guerre  de  la  succession,  il  en  existe  une  qui 
représente  une  main  sortant  d'un  nuage  et  tenant  une  marionnette  à 
chaque  doigt.  Ces  petites  figures  portent  le  costume  et  les  attributs  des 
princes  de  l'empire,  alliés  dociles  du  roi  de  France.  On  lit  au  bas  cette 
devise  :  In  te  vivimus,  movemur  et  sumus  (3). 

(1)  Conrad  était  héritier  titulaire  de  Jérusalem  du  chef  de  sa  mère. 

(2)  Voyez  Von  der  Hagen,  Minnesinger,  etc.,  t.  II,  p.  361,  et  la  notice  sur  l'auteur, 
maître  Sigeher,  t.  IV,  p.  661-664.  Cf.  Manessesche  Sammlung,  t.  II,  p.  220. 

(3)  Cet  emblème  a  été  reproduit  dans  un  livre  assez  curieux,  Abhandlung  von  der 
Fingeren...  [Traité  des  doigts,  de  leurs  fonctions  et  de  leur  signification  symbolique), 
Leipzig,  1756,  in-S»,  p.  85.  La  devise  est  tirée  des  Actes  des  Apôtres,  xvii,  28. 


IV. 


RÉPERTOIRE  DES  ANCIENNES  MARIONNETTES  ALLEMANDI». 


Quant  à  la  nature  des  pièces  que  les  anciens  jongleurs  allemands  fai- 
saient représenter  par  leurs  marionnettes,  nous  ne  pouvons  émettre  à 
cet  égard  que  des  conjectures.  A  en  juger  par  la  vignette  du  manuscrit 
de  Herrade  de  Lansberg,  que  nos  lecteurs  connaissent  (1)  et  qui  offre 
la  plus  ancienne  représentation  graphique  d'un  jeu  de  marionnettes 
chez  les  modernes;  à  voir  la  cotte  de  mailles  et  la  pose  guerroyante  des 
deux  figurines  peintes  par  le  rubriqueur,  il  est  permis  de  penser  que, 
du  temps  de  la  docte  abbesse  (c'est-à-dire  au  xii*  siècle),  les  récits  mis 
en  action  par  les  Tokkenspieler  étaient  plus  particulièrement  emprun- 
tés à  la  vie  militaire.  Cette  supposition  très  vraisemblable  une  fois 
admise,  il  ne  sera  pas  bien  téméraire  d'ajouter  que  les  principaux  per- 
sonnages de  ces  petits  drames  devaient  être  les  acteurs  de  la  grande 
épopée  nationale,  les  hé»  os  de  l'Edda  ou  des  Niebeîungen. 

(1)  Voyez  plus  haut,  p.  68  et  suivantes. 


272  MARIONNETTES  EN   ALLEMAGNE   AUX  XIV«  ET  XV*  SIÈCLES. 

Lorsque,  aux  xiv"  et  xv*  siècles,  l'adoucissement  des  mœurs  intro- 
duisit plus  de  politesse  dans  les  plaisirs,  les  Tokkenspieler  puisèrent  de 
préférence  la  matière  de  leurs  représentations  dans  les  légendes  roma- 
nesques et  populaires  qui  ont  été  si  souvent  imprimées  plus  tard  sur 
papier  gris,  à  Francfort,  dans  les  Volksbiicher,  et,  chez  nous,  à  Troyes  et 
à  Rouen,  dans  la  bibliothèque  bleue.  Ces  récits  fabuleux,  qui  n'ont  pas 
cessé  de  défrayer  jusqu'à  nos  jours  le  répertoire  des  marionnettes  de 
France  et  d'Allemagne  (I),  sont  principalement  Geneviève  de  Brabant, 
les  quatre  fils  Aymon,  Blanche  comme  neige,  la  belle  Magdelonne,  les 
sept  Souabes,  la  dame  de  Roussillon,  à  qui  l'on  donne  à  manger  le 
cœur  de  son  amant  et  qui  se  tue  de  désespoir.  La  légende  de  Jeanne 
/  d'Arc  a  pris  place  aussi  dans  les  Volksbiicher,  ei,  même  de  son  vivant, 
Jeanne  a  figuré  sur  les  théâtres  populaires  de  l'Allemagne.  Elle  avait 
un  rôle  épisodique  dans  une  pièce  jouée  à  Ratisbonne  en  1430,  et  dont 
le  sujet  était  la  guerre  contre  les  Hussites.  Dans  un  compte  de  dé- 
penses daté  de  1429,  à  une  époque  coïncidente  avec  le  séjour  de  l'em- 
pereur Sigismond  dans  cette  ville,  on  lit  la  mention  suivante  :  «  Donné 
24  deniers  pour  voir  le  tableau  représentant  les  combats  livrés  en 
France  par  la  Pucelle  (2). 

11  subsiste  un  précieux  témoignage  d'une  représentation  de  marion- 
nettes à  cette  époque.  Dans  un  fragment  du  poème  de  Malagis,  écrit  en 
allemand  au  xv  siècle,  sur  une  traduction  flamande  de  notre  vieux 
roman  de  Maugis  (3),  on  voit  la  fée  Oriande  de  Rosefleur,  séparée  de- 
puis quinze  ans  de  son  élève  chéri.  Malagis,  se  présenter,  sous  un  habit 
de  jongleur,  au  château  d'Aigremont,  où  l'on  célébrait  une  noce. 
Ayant  offert  à  l'assemblée  un  jeu  de  marionnettes,  qui  est  agréé,  elle 

(1)  Voyez  J.  Leutbecher,  J5er  atteste  dramatische...  {Le  pltis  ancien  drame  composé 
sur  la  légende  de  Faust),  extrait  de  Ueber  den  Faust...  {Sur  le  Faust  de  Goethe,  pour 
l'intelligence  des  deux  parties  de  ce  poème),  reproduit  dans  le  Closfer,  t.  V,  p.  719. 

(2)  Voyez  M.  de  Hormayer,  Taschenbuch,  1835,  p.  326,  cité  par  M.  Quicherat,  Procès 
de  Jeanne  d'Arc,  t.  V,  p.  82  et  270.  Celte  légende  populaire  a  fini  par  aboutir,  d'alté- 
ration en  altération,  au  grand  drame  de  Schiller. 

(3)  Cette  chanson  de  geste  se  compose  d'environ  sept  mille  vers;  on  en  a  tiré  un 
livre  populaire  en  prose,  intitulé  :  Histoire  de  Maugis  d'Aygremont,  dans  laquelle  est 
contenu  comme  le  dict  Maugis,  à  l'ayde  d'Oriande  la  fée  s'amye,  alla  en  l'isle  de  Bou- 
caut....  Ce  roman  fait  partie  de  la  bibliothèque  bleue. 


MARIONNETTES  ALLEMANDES  AU  XVI*  SLÈCLB.  273 

demande  une  table  pour  servir  de  théâtre,  et  fait  paraître  deux  élé- 
gantes poupées  représentant  un  magicien  et  une  magicienne.  Oriande 
met  dans  la  bouche  de  celle-ci  des  stances  qui  retracent  son  histoire 
et  la  font  reconnaître  de  Malagis  (i). 

Avec  le  xvi*  siècle  commença  pour  les  marionnettes  allemandes  un 
nouvel  ordre  de  sujets.  La  controverse  métaphysique  fit  irruption  jus- 
que dans  les  divertissemens  populaires;  la  foule,  dans  les  foires,  n'eut 
plus  d'yeux  ni  d'oreilles  que  pour  la  Prodigieuse  et  lamentable  histoire 
du  docteur  Faust,  écho  et  résumé  de  tous  les  contes  de  sorciers,  si  ré- 
pandus au  moyen-âge,  et  surtout  des  célèbres  légendes  du  magicien 
Virgilius  et  du  clerc  Théophile.  Ce  mythe,  empreint,  à  sa  naissance, 
de  l'esprit  sceptique  de  la  réforme,  eut  le  privilège  de  charmer  tout  à 
la  fois  les  deux  partis,  les  uns  ne  voyant  dans  la  damnation  du  docteur 
que  le  juste  châtiment  infligé  à  l'usage  indiscret  et  impie  de  la  science, 
les  autres  se  plaisant  à  personnifier  dans  Faust  l'odieux  auteur  de  la 
révolution  religieuse,  le  téméraire  et  sophistique  théologien  de  Wit- 
tenberg. 

(1)  M.  Von  der  Hagen  a  publié  ce  fragment  d'après  le  manuscrit  de  Heidelberg, 
n»  340.  Voyez  Germania;  neues  Jahrbuch  der  Berlinischen  Gesellschaft  fur  deutsche 
Sprache  und  Alterthumskunde,  t.  VIII,  p.  280.  La  scène  que  nous  arons  citée  ne  se 
trcave  ni  dans  notre  chanson  de  geste,  ni  dans  notre  roman  en  prose. 


18 


V. 


DE  l'ancien  bouffon  DES  MAKIONNETTES  ALLEMANDES. 


C'était  la  coutume  de  tous  les  Tokkenspieîer  des  xiv%  xv*et  x\i'  siè- 
cles, comme  de  tous  les  auteurs  de  mystères  du  même  temps  (cou- 
tume qui  s'est  perpétuée  dans  le  clown  et  dans  le  gracioso  des  drames 
anglais  et  espagnols,  et  dans  le  niais  de  nos  mélodrames),  d'égayer 
constamment  les  pièces  les  plus  graves  et  les  situations  les  plus  tra- 
giques par  les  plaisanteries  d'un  bouffon  attitré.  On  conçoit  que  cet 
usage  n'eût  rien  de  choquant  alors,  accoutumé  que  l'on  était  à  voir 
un  fou  à  titre  d'office  auprès  de  tous  les  grands  personnages,  empe- 
reurs, abbés,  rois  et  prélats.  Il  nous  serait  difficile  de  dire  quel  fut, 
au  XIV*  siècle,  le  nom  de  l'acteur  chargé,  en  Allemagne,  de  ce  rôle 
comique  dans  les  parades  et  les  théâtres  de  marionnettes,  à  moins  que 
ce  ne  fût  le  fameux  Eulenspiegel,  sous  le  nom  vrai  ou  supposé  duquel 
on  a  compilé  un  recueil  de  joyeux  propos,  ou  plutôt  peut-être  maître 
Hemmerlein,  dont  la  causticité  sarcastique  tenait  à  la  fois  du  diable  et 


HANSWURST.  275 

du  bourreau  (1).  Mais,  à  la  fin  du  xv*  siècle,  le  bouffon  des  marionnettes 
allemandes  nous  est  parfaitement  connu  :  c'est  une  espèce  de  Franco- 
tripe,  farceur  de  haute  graisse,  nommé,  à  bon  escient,  Hanswurst, 
c'est-à-dire  Jean  Boudin.  Cet  acteur  est,  sous  un  autre  masque,  le  vé- 
ritable Polichinelle  allemand.  Je  dis  sous  un  autre  masque,  car,  si 
d'habiles  critiques  ont  pu  le  comparer,  pour  le  caractère  et  le  tour 
d'esprit,  à  Polichinelle  et  à  Arlequin,  il  diffère  entièrement  de  ces 
deux  types  par  le  costume  et  par  l'allure.  Il  paraîtra  peut-être  assez 
piquant  que,  pour  trouver  la  plus  ancienne  et  la  plus  exacte  définition 
de  ce  grotesque  personnage,  nous  devions  recourir  aux  écrits  de  Martin 
Luther.  Non-seulement  ce  docteur  assez  peu  grave  a  fait  souvent  in- 
tervenir Hanswurst  dans  ses  conversations  familières,  mais  il  n'a  pas 
craint  de  donner  ce  nom  pour  titre  à  un  libelle  dirigé  contre  le  d.uc 
Henri  de  Brunswick-Wolfenbûttel  :  «  Misérable  esprit  colérique  (c'est 
au  diable  que  Luther  lance  cette  apostrophe)  (2),  toi  et  ton  pauvre 
possédé  Henri,  vous  savez,  aussi  bien  que  tous  vos  poètes  et  vos  écri- 
vains, que  le  nom  de  Hanswurst  n'est  pas  de  mon  invention;  d'autres 
l'ont  employé  avant  moi ,  pour  désigner  ces  gens  malencontreux  et 
grossiers  qui ,  voulant  montrer  de  la  finesse ,  ne  commettent  que  ba- 
lourdises et  inconvenances  :  c'est  dans  ce  sens  qu'il  m'est  arrivé  sou- 
vent d'en  faire  usage,  principalement  dans  mes  sermons.  »  Et,  pour 
qu'on  ne  se  méprît  pas  sur  l'application  insultante  qu'il  prétendait 
faire  de  ce  mot,  il  ajoute  :  «  Bien  des  personnes  comparent  mon  très 
gracieux  seigneur,  le  duc  Henri  de  Brunswick,  à  Hanswurst,  parce 
que  ledit  seigneur  est  replet  et  corpulent  (3).  » 
Depuis  deux  siècles,  le  type  physique  et  moral  de  Hanswurst  a  peu 

(1)  Maître  Hemraerlein,  suivant  Frisch,  avait  un  affreux  visage  de  masque;  il  appar- 
tenait aux  marionnettes  de  la  dernière  classe ,  sous  les  vétemens  desquelles  le  joueur 
passe  la  main  pour  les  faire  mouvoir.  Cet  auteur  ajoute  qu'on  donnait  quelquefois  le 
nom  de  Heramerlein  au  bourreau  et  qu'on  appelle  ainsi  le  diable  dans  le  Breviarium 
historicum  de  Sebald.  Voyez  Deutsch-lateinisches  Wôrterbuch. 

(2)  Luther  avait  de  très  fréquens  pourparlers  avec  le  diable.  C'est  un  des  moti&  qui 
ont  fait  que  les  catholiques  l'ont  si  souvent  identifié  avec  Faust. 

(3)  HansvDurst,  Wittenberg,  1541,  in-4»,  cité  par  Flœgel,  Geschic/tte  des  groteskeeo- 
mitehen,  p.  118. 


276  JAN  CLAASSEN.  —  CASPERLE. 

Yarié.  Ce  bouffon,  suivant  Lessing,  possède  deux  qualités  caractéris- 
tiques :  il  est  balourd  et  vorace,  mais  d'une  voracité  qui  lui  profite,  bien 
différent  en  cela  d'Arlequin,  à  qui  sa  gloutonnerie  ne  profite  pas,  et  qui 
reste  toujours  léger,  svelte  et  alerte  (1).  En  Hollande,  Hanswurth  ne  fait 
plus  depuis  long-temps  que  l'office  de  Paillasse  :  il  bat  la  caisse  à  la  porte, 
et  invite  la  foule  à  entrer.  Comme  acteur  et  comme  marionnette,  il  a 
été  supplanté  par  Hans  Pickelhàring,  Jean-Hareng -salé  (nous  dirions 
plutôt  dessalé),  et  plus  récemment  par  Jan  Klaassen,  Jean-Nicolas  (2). 
Celui-ci ,  devenu  le  héros  des  marionnettes  hollandaises ,  s'est  appro- 
prié, non  sans  succès,  les  mœurs  turbulentes  et  gaiement  scélérates 
du  Punch  anglais  et  du  Polichinelle  parisien.  Son  nom  est  aujourd'hui 
si  populaire  en  Hollande ,  que  l'on  dit  communément  Jan  Klaassen- 
Kast  pour  Poppe-Kast  (le  théâtre  des  marionnettes).  En  Allemagne, 
Hanswurst  a  eu  plusieurs  rivaux  :  il  a  dû  céder  plusieurs  fois  le  pas  à 
Arlequin,  à  Polichinelle  et  à  Pickelhàring.  Banni,  au  milieu  du  der- 
nier siècle,  du  théâtre  de  Vienne  par  l'autorité  classique  de  Gottsched, 
il  a  été  remplacé  par  le  joyeux  paysan  autrichien  Casperle  (3),  qui 
s'empara  tellement  de  la  fa\eur  publique,  que  le  principal  théâtre  de 
marionnettes  des  faubourgs  de  Vienne  reçut  le  nom  de  Casperle- 
Theater,  et  qu'on  appela  Casperle  une  pièce  de  monnaie  dont  la  valeur 
était  celle  d'une  place  de  parterre  à  ce  théâtre  (4).  Mais  ne  devançons 
pas  l'ordre  des  faits. 

(1)  Leasing,  Theatralischer  Nachlass  {Œuvres  dramatiques  posthumes),  t.  I,  p.  47. 

(2)  Ce  personnage  a  paru  sur  le  théâtre  d'Amsterdam  dès  la  fin  du  xvii«  siècle,  no- 
tamment dans  une  comédie  où  il  joue  le  rôle  d'un  amoureux  ridicule.  Voyez  un  recueil 
de  J.  Jonker,  intitulé  De  Vrolijke  Bmiloftsgast  (le  joyeux  convive  des  noces),  Amster- 
dam, 1697,  p.  162. 

(3)  Flœgel,  ouvrage  cité,  p.  154;  Prutz,  Vorlesungen  {Leçons  sur  l'histoire  du  théâtre 
allemand),  p.  174. 

(4)  Voyez  Dos  Puppenspiel  vom  Doctor  Faust  (Leipzig,  1850,  in-8o),  introd.,  p.  m. 


VI. 


SCULPTURE  MOBILE   DANS  LES  EGLISES   ALLEMANDES,   POLONAISES  ET 
RUSSES.  —  EFFETS   OPPOSÉS  PRODUITS  PAR  LA   RÉFORME. 


Avant  que  de  courir  les  foires  et  de  porter  la  joie  dans  les  manoirs 
féodaux,  la  sculpture  mobile  avait  servi  dans  les  contrées  du  Nord, 
comme  dans  tout  le  reste  de  l'Europe,  à  augmenter  sur  l'imagination 
des  fidèles  l'effet  des  cérémonies  sacrées.  On  a  long-temps  conservé 
dans  plusieurs  villes  des  Pays-Bas,  de  l'Alsace  et  des  bords  du  Rhin,  de 
curieux  débris  qui  attestent  l'emploi  prolongé  dans  les  églises  de  la  sta- 
tuaire à  ressorts.  C'est  ainsi  qu'à  la  fin  du  dernier  siècle  on  voyait  dans 
la  cathédrale  de  Strasbourg,  au  bas  d'un  escalier  qui  conduisait  de  la 
nef  aux  orgues,  un  groupe  de  bois  sculpté,  représentant  Samson 
monté  sur  un  lion  dont  il  ouvrait  la  gueule.  De  chaque  côté  se  tenait 
une  figure  de  grandeur  naturelle  :  l'une  embouchait  une  trompette, 
l'autre  avait  à  la  main  un  rouleau  pour  battre  la  mesure.  «  Ces  figures, 
dit  l'historien  qui  nous  a  transmis  ces  détails,  se  mouvaient  autre- 


278  SCULPTURE  MOBILE  DANS  LES  ÉGLISES  DU  NORD 

fois  par  des  ressorts  qui  sont  aujourd'hui  usés(l).  »  M.  Prutz,  dans 
son  histoire  du  théâtre  allemand  (2),  énonce,  comme  un  fait  qui  n'a 
pas  besoin  de  preuves,  que  dans  les  anciennes  représentations  ecclé- 
siastiques, notamment  dans  celles  qui  accompagnaient  les  processions 
patronales,  le  personnage  du  saint  ou  de  la  sainte  dont  on  célébrait  la 
fête  était  rempli  d'ordinaire  par  une  simple  figure  de  bois  probable- 
ment mue  par  des  ressorts  [nur  eine  Puppe).  En  Pologne,  on  faisait  le 
plus  fréquent  usage  de  ces  moyens  d'illusion.  Au  temps  de  Noël,  dans 
beaucoup  d'églises,  surtout  dans  celles  des  monastères,  on  offrait  au 
peuple,  entre  la  messe  et  les  vêpres,  le  spectacle  de  la  Szopka.  c'est-à- 
dire  de  l'étable{3).  Dans  ces  espèces  de  drames,  des  lalki  (petites  poupées 
de  bois  ou  de  carton)  représentaient  Marie,  Jésus,  Joseph ,  les  anges, 
les  bergers  et  les  trois  mages  à  genoux,  avec  leurs  offrandes  d'or,  d'en- 
cens et  de  myrrhe,  sans  oublier  le  bœuf,  l'âne,  et  le  mouton  de  saint 
Jean-Baptiste.  Venait  ensuite  le  massacre  des  innocens,  au  milieu  du- 
quel le  fils  d'Hérode  périssait  par  méprise.  Le  méchant  prince,  dans 
son  désespoir,  appelait  la  mort,  qui  arrivait  aussitôt  sous  la  forme  d'un 
squelette,  et  lui  tranchait  la  tête  avec  sa  faux.  Puis  surgissait  un  diable 
noir,  à  la  langue  rouge,  ayant  des  cornes  pointues  et  une  longue  queue, 
qui  ramassait  le  corps  du  roi  et  l'emportait  en  enfer,  au  bout  de  sa 
fourche.  Des  représentations  du  même  genre,  exécutées  par  des  per- 
sonnes vivantes  ou  par  des  marionnettes,  étaient  aussi  fréquentes  dans 
les  églises  du  rit  grec.  Tous  les  ans,  le  dimanche  d'avant  Noël,  on  jouait, 
à  Moscou  et  à  Nowgorode,  le  mystère  des  trois  jeunes  hommes  dans  la 
fournaise.  Un  historien  de  l'église  russe  nous  apprend  que  ces  repré- 
sentations avaient  lieu  d'ordinaire  devant  le  maître-autel  (4). 

Un  des  premiers  résultats  des  prédications  de  Luther,  surtout  quand 
elles  eurent  été  exagérées  et  dépassées  par  ses  fougueux  émules,  les  Car- 

(1)  Grandidier,  Essai  sur  l'histoire  de  la  cathédrale  de  Strasbourg,  p.  281. 

(2)  Prutz,  Vorlesungen...  [Leçons  sur  l'histoire  du  the'âtre  allemand),  p.  10. 

(3)  Du  mot  szopa,  qui  signifie  une  cabane  de  terre  couverte  de  paille,  ou  a  formé  le 
diminutif  5zopAa,  une  étable. 

(4)  Ph.  Strahl,  Geschichte  der  russischen  Kirehe  {Histoire  de  l'église  russe),  Halle, 
1830,  t^  l«r,  p.  693.  Une  analyse  détaillée  du  mystère  des  trois  jeunes  hommes  se  trouve 
dans  le  recueil  intitulé  :  Àltrutsische  Bibliothek,  t.  V,  p.  1-36. 


ICONOCLASTES   DE   l' ALLEMAGNE.  279 

lostadt  et  les  Mûnzer,  fut  d'exciter  un  soulèvement  général  et  comme 
une  sorte  de  croisade  contre  ce  que  les  religionnaires  fanatiques  appe- 
laient l'idolâtrie  des  images.  On  ne  saurait  énumérer  combien  de  sta- 
tues et  de  tableaux  de  dévotion  furent  brisés  ou  brûlés  en  Thuringe, 
en  Franconie,  en  Bavière,  en  Suisse,  en  Hollande,  par  ces  énergu- 
mènes  de  toutes  sectes,  anabaptistes,  lollards,  zwingliens,  beghards, 
et  par  les  paysans  ou  bûcherons  des  environs  de  la  Forêt-Noire.  Non- 
seulement  les  cérémonies  draniaticjues  furent  retranchées  de  la  nou- 
velle liturgie,  mais,  dans  beaucoup  de  contrées  demeurées  fidèles 
au  catholicisme,  on  crut  devoir  se  conformer  plus  strictement  qu'on 
n'avait  fait  jusque-là  aux  prescriptions  des  conciles  et  renoncer  à  tout 
ce  qui  s'était  glissé  de  quelque  peu  théâtral  dans  les  processions  et  dans 
les  offices,  afin  de  ne  laisser  aucun  prétexte  aux  déclamations  ou  aux 
railleries  des  novateurs. 

Il  est  vrai  que  dans  diverses  contrées,  comme  en  Pologne,  en  Au- 
triche et  dans  les  Pays-Bas  catholiques,  on  maintint,  au  contraire, 
avec  une  obstination  calculée,  tous  ces  anciens  spectacles,  y  compris 
les  jeux  les  moins  graves  de  la  sculpture  mécanique,  comme  une  écla- 
tante protestation  contre  l'hérésie.  Un  voyageur,  homme  d'esprit  et 
d'une  piété  sage,  M.  Guillot  de  Marcilly,  raconte  avoir  vu,  en  1718 
(et  on  a  dû  voir  long-temps  encore  après  cette  époque),  dans  une  des 
principales  églises  de  Louvain,  une  grande  figure  de  bois,  repré- 
sentant Notre-Seigneur  monté  sur  un  àne,  faisant  son  entrée  triom- 
phante dans  Jérusalem,  a  Cette  machine,  placée  près  du  chœur,  sert, 
dit-il,  tous  les  ans,  pour  la  cérémonie  qui  a  lieu  le  matin  du  dimanche 
des  Rameaux  (1).  »  Vers  le  même  temps,  M.  l'abbé  d'Artigny,  voyageant 
en  Autriche,  assista  dans  une  église  de  Vienne  à  un  spectacle  tout  pa- 
reil (2).  Enfin  à  Anvers,  outre  la  grande  procession  annuelle,  où  l'on 
promenait  la  figure  du  géant  Goliath,  M.  Guillot  de  Marcilly  vit  dans 
le  petit  cimetière,  attenant  à  une  des  portes  latérales  de  l'église  des  do- 
minicains, une  crypte  où  ces  reUgieux  donnaient,  avec  des  figures  ex- 


(1)  Relation  historique  et  thédogiqxte  d'un  voyage  en  Hollande,  Paris,  1719,  p.  489. 

(2)  D'Artigny,  Noutxaux  Mémoires,  etc.,  t.  IV,  p.  315,  note;  et  Fr.  Em.  Brûkmann, 
Centuna  tertta  epistola  itinerana  xxvma,  exhibens  memorabilia  Viennensia. 


280  LA   SZOPKA   DANS  LES  ÉGLISES  DE  POLOGNE. 

pressives  et  des  illusions  d'optique,  une  effrayante  et  grotesque  repré- 
sentation des  peines  du  purgatoire.  «Dans  ce  souterrain,  écrit-il,  tout 
est  peint  en  couleur  de  feu;  la  lumière  ne  sort  que  par  quelques  petites 
lucarnes  dont  les  vitres  sont  aussi  peintes  en  rouge,  ce  qui  donne  une 
assez  juste  idée  d'une  fournaise  ardente.  On  aperçoit  enchaînées  au 
milieu  des  flammes  une  infinité  de  figures  au  naturel  qui  font  des  gri- 
maces épouvantables  et  semblent  pousser  des  hurlemens.  Un  ange 
descend  du  ciel  pour  les  consoler;  mais  ces  désespérés  ne  paraissent 
seulement  pas  l'apercevoir.  Vient  un  autre  ange  avec  un  grand  rosaire 
à  la  main;  aussitôt  ces  pauvres  âmes  se  jettent  dessus  et  grimpent^ 
comme  à  une  échelle,  le  long  des  grains  du  rosaire.  Quand  elles  sont 
parvenues  au  haut,  leurs  chaînes  se  détachent  et  tombent.  Alors  la 
sainte  Vierge,  accompagnée  de  saint  Dominique,  les  prend  parla  main 
et  les  présente  à  Notre-Seigneur,  qui  donne  à  chacune  la  place  qu'elle 
a  méritée  dans  le  ciel.  —  C'est  ce  que  j'ai  vu  aussi,  ajoute  le  narrateur, 
à  Gand,  à  Bruges,  etc.  (1)....  » 

En  Pologne,  la  Szopka,  dont  nous  venons  de  parler,  a  été  jouée  dans 
les  églises  jusqu'au  milieu  du  xvni*  siècle.  Une  lettre  pastorale  du 
prince  Czartorisky,  évêque  de  Posen^  ordonna  seulement,  en  1739,  aux 
bernardins,  aux  capucins  et  aux  franciscains  de  cette  ville  de  cesser 
ces  représentations  dans  lesquelles  s'étaient  introduites  des  scènes  tout- 
à-fait  messéantes  dans  le  lieu  saint  (2).  C'étaient  des  danses  très  vives 
entre  des  soldats  et  des  paysannes,  des  quolibets  et  des  chansons  placés 
dans  la  bouche  d'un  charlatan  hongrois,  des  cabrioles  exécutées  par  un 
hardi  cosaque  de  l'Ukraine  polonaise,  plus  le  babil  et  le  joli  costume  d'un 
Drociarz,  c'est-à-dire  d'un  de  ces  jeunes  habitans  des  monts  Karpathes 
qui  descendent  dans  la  plaine  pour  vendre  des  chaînes  et  de  petits  ou- 
vrages de  fils  de  laiton;  enfin  les  fourberies  d'un  Juif,  joaillier,  anti- 
quaire, cabaretier  ou  maquignon,  qu'en  dépit  de  ses  ruses  le  diable,  qui 
ne  perd  jamais  rien  pour  attendre,  finit  par  emporter  en  enfer.  Le  tout 
se  terminait  par  une  quête  que  faisait  une  marionnette  à  barbe  blanche, 

(1)  M.  Guillot  de  Marcilly,  Relation  historique,  etc.,  p.  433-435. 

(2)  J.  Dan.  Janosky,  Polonia  litterata,  pars  la,  p.  16,  et  M.  Golembiowsky,  Mamrs  et 
•autumes  des  Polonais,  t.  II,  p.  280. 


MARIONNETTES  DANS  l'UKRAINE  ET  DANS  LA  LITHUANIE.  281 

en  agitant  une  sonnette  suspendue  à  une  bourse.  Expulsée  des  églises, 
la  Szopka  se  répandit  dans  toutes  les  provinces  de  l'ancien  royaume 
de  Pologne,  où  elle  s'est  conservée  sans  altération.  On  lui  donne  dans 
l'Ukraine  le  nom  de  ttertep.  en  Lithuanie  celui  de  jaselka.  c'est-à-dire 
jeu  de  la  crèche.  Partout  elle  est  la  même,  sauf  quelques  variétés  de  cos- 
tumes, qui  naturellement  diffèrent  de  province  à  province.  Depuis  Noël 
jusqu'au  mardi  gras,  des  joueurs  ambulans  promènent  la  Szopka  dans 
les  villes  et  dans  les  hameaux,  désirée  par  le  peuple,  fêtée  par  les  en- 
fans,  bien  accueillie  chez  les  bourgeois  et  même  dans  les  demeures  de 
la  noblesse.  Sous  le  règne  d'Auguste  III,  quelques  entrepreneurs  fon- 
dèrent dans  les  grandes  villes  de  la  Pologne  des  établissemeus  fixes  où 
des  comédiens  de  bois  représentaient,  outre  \a.  Szopka  et  ses  acces- 
soires, des  pièces  empruntées  aux  grands  théâtres.  On  cite,  entre  au- 
tres, un  nommé  Zamojsky,  propriétaire  d'une  grande  maison  dans  le 
faubourg  de  Praga  à  Varsovie,  dans  laquelle  il  établit  un  spectacle  de 
ce  genre,  qui  ne  comptait  pas  moins  de  mille  figures.  Mais  revenons 
au  xvi«  siècle. 


VII. 


DRAMES    RELIGIEUX   REPRÉSENTÉS  HORS  DES  ÉGLISES,   SOIT    PAR  DES  COR- 
PORATIONS d'artisans,   SOIT  PAR   DES  MARIONNETTES. 


Malgré  le  maintien  de  quelques  rites  dramatiques  dans  les  églises, 
on  peut  dire  que  les  faits  de  ce  genre  ne  constituaient  que  des  excep- 
tions rares  et  purement  locales,  et  qu'à  partir  du  concile  de  Trente,  la 
règle  fut  la  suppression  de  ces  jeux.  Une  des  conséquences  tout-à-fait 
imprévues  qu'amena  ce  changement  dans  la  discipline  ecclésiastique, 
fut  de  répandre  au  dehors  et  de  multiplier,  sur  une  échelle  immense, 
les  représentations  par  personnages  que  donnaient,  depuis  quelque 
temps,  des  associations  mi-parties  de  clercs  et  de  laïques.  Le  peuple, 
privé  des  enseignemens  récréatifs  qu'il  aimait  à  recevoir  du  clergé,  les 
demanda  avec  instance,  dans  les  grandes  villes,  aux  échafauds  des  con- 
fréries, et,  dans  les  villages,  aux  boutiques  de  marionnettes.  Le  grand 
promoteur  de  la  réforme  lui-même,  Luther,  en  mettant  par  sa  version 
allemande  de  la  Bible,  l'Écriture  sainte  entre  les  mains  de  toutes  les 
classes,  surexcita  indirectement  la  passion  du  peuple  et  des  corpo- 


REPRÉSENTATION  DES  MYSTÈRES  EN  ALLEMAGNE.  283 

rations  d'artisans  pour  les  grandes  représentations  religieuses.  D'ail- 
leurs, il  est  juste  de  reconnaître  que  Luther  ne  prohibait  pas  d'une 
manière  absolue  le  jeu  des  mystères.  Ce  grand  esprit,  que  n'avait  pas 
desséché  la  controverse,  conservait,  par  un  heureux  désaccord  entre 
ses  inclinations  et  ses  doctrines,  un  vif  sentiment  de  la  poésie  et  des 
arts.  Après  avoir  écrit  et  prêché  contre  les  images,  il  s'opposa,  avec 
une  louable  inconséquence,  à  leur  destruction  violente.  Il  déclare  quel- 
que part  la  musique  un  des  plus  magnifiques  présens  de  Dieu  (1).  Il 
a  composé  des  cantiques  qui  l'ont. fait  surnommer  par  Hans  Sachs  le 
Bossignol  de  Witlenberg  (2).  Consulté  un  jour  sur  ce  qu'il  fallait  pen- 
ser des  représentations  tirées  de  l'Écriture  sainte,  dont  plusieurs  mi- 
nistres condamnaient  l'usage,  il  fit,  le  5  avril  I5i3,  cette  belle  ré- 
ponse (3)  :  et  II  a  été  commandé  aux  hommes  de  propager  le  verbe  de 
Dieu  par  tous  les  moyens,  non-seulement  par  la  parole,  mais  par  écri- 
ture, peinture,  sculpture,  psaumes,  chansons,  instrumens  de  musique. 
Moïse,  ajoute-t-il  excellemment,  veut  que  la  parole  se  meuve  devant  les 
yeux  (4)...» 

Aussi  ces  représentations  prirent-elles,  même  dans  les  états  protes- 
tans  d'Allemagne,  un  énorme  développement.  Le  Mystère  de  Saûl,  en 
dix  actes,  composé  par  Mathias  Holzwart,  fut  représenté  près  de  Prague 
par  six  cents  personnes,  dont  cent  parlantes  et  cinq  cents  muettes  (5). 
Jean  Brummer,  recteur  de  l'école  latine  à  Kaufbeuern  en  Souabe,  fit 
jouer  dans  cette  ville  l'histoire  des  saints  apôtres  le  lundi  de  la  Pen- 
tecôte 1592,  et  ce  mystère,  imprimé  à  Lauengen,  sous  le  titre  de  Tra- 

(1)  Mart.  Luther,  Werke  (Wittenberg,  1539),  t.  II,  p.  13  et  58;  Briefe,  éd.  Lebe- 
recht  de  Wette,  Berlin,  1825;  décembre,  1521.  Luther  admit  les  images  même  dans  le 
temple  de  Wittenberg.  Briefe,  14  mai  et  16  juillet  1528;  11  janvier  1731;  Voyez  M.  Mi- 
chelet,  Mémoires  de  Luther,  t.  II,  p.  130,  155,  286,  et  t.  m,  p.  115. 

(2)  C'est  le  titre  d'une  des  meilleures  pièces  lyriques  de  Hans  Sachs. 

(3)  Luther,  Briefe,  t.  V,  p.  553. 

(4)  Deuter.,  cap.  VI,  v.  8  et  9.  L'application  que  Luther  fait  de  ce  passage  aux  re- 
présentations par  personnages  est  belle  et  poétique  assurément;  mais  elle  va,  je  crois, 
bien  au-delà  de  la  pensée  du  texte  hébreu  qu'il  a  rendue  lui-même  fort  exactement  dans 
sa  traduction  de  la  Bible.  Mais  il  citait  ici  de  mémoire. 

(5)  Eoch,  Grundriss...  (Esquisse  d'une  histoire  de  la  langue  et  de  la  littérature  alU' 
mandes);  t.  I«r,  p.  266  et  269. 


284  MYSTÈRES  SUR  LES  THÉÂTRES  DE  MARIONNETTES. 

gicomœdia  apostolica,  exigeait  le  concours  de  deux  cent  quarante-six 
acteurs. 

Des  spectacles  aussi  dispendieux  ne  pouvaient  se  déployer  que  dans 
des  centres  de  populations  considérables.  Les  joueurs  de  marionnettes 
se  chargèrent,  dans  les  lieux  moins  favorisés,  de  satisfaire  le  goût  pu- 
blic, en  joignant  à  leurs  légendes  romanesques  et  aux  facéties  de  leur 
Hanswurst  des  pièces  tirées  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament, 
telles  que  la  chute  d'Adam  et  d'Eve,  le  combat  de  David  et  de  Goliath, 
Judith  et  Holopherne,  la  parabole  de  l'enfant  prodigue,  surtout  les 
scènes  de  la  crèche  et  de  la  persécution  d'Hérode  (1  ),  toutes  pièces  de- 
meurées en  possession  des  théâtres  de  marionnettes  et  qui  faisaient, 
il  y  a  peu  d'années  encore,  l'ornement  des  foires  de  Francfort  et  de 
Leipzig  (2). 

(1)  Nous  avons  sous  les  yeux  une  pièce  de  marionnettes  intitulée  le  Roi  Hérode,  pu- 
bliée d'après  le  manuscrit  d'un  joueur  ambulant,  Jean  Walck  de  Neustadt,  qui  la  re- 
présentait encore  en  1834.  M.  Scheible  dit  avoir  conservé,  autant  que  possible,  le  style 
de  roriginal.  Voyez  Dos  Schaltjahr  {l'Année  bissextile);  Stuttgard,  1846,  t.  IV,  p.  702-709. 

(2)  M.  le  docteur  J.  Leutbecher  {Der  dlteste  dramatische  Bearbeitung...)  regrette  qu8 
les  Puppenspieler  aient  cessé  de  représenter  des  sujets  bibliques  dans  ces  deux  villes 
depuis  1838,  Voyez  Dos  Closter,  t.  V,  p.  719. 


VIII. 


LE  DOOLHOF   OC  LABTRmiHE  D  AUSTERDAM . 


Malgré  la  fureur  des  nouveaux  iconoclastes,  plusieurs  figures  méca- 
niques, jetées  par  eux  hors  des  églises,  étaient  si  généralement  aimées 
et  vénérées  des  habitans,  que  dans  plusieurs  cités,  même  très  pro- 
testantes ,  l'affection  populaire  fit  ouvrir  à  ces  débris  des  espèces  d'a- 
siles permanens  où  la  foule  put  aller  les  visiter,  comme  dans  un 
musée.  Telle  fut  l'origine  du  Doolhofon  /aôyrmf^e  d'Amsterdam,  vaste 
galerie  élevée,  en  1539,  au  milieu  d'une  sorte  de  parc,  où  l'on  a  réuni 
une  collection  d'anciennes  figures  de  bois  dont  plusieurs  sont  auto- 
matiques. Un  peu  plus  tard,  on  établit  un  second  labyrinthe  et  on 
agrandit  le  premier,  auquel  on  ajouta  successivement  des  figures 
nouvelles.  Cet  établissement  fut,  en  Hollande,  à  la  suite  des  ravages 
de  la  réforme,  ce  que  fut  en  France,  après  1793,  le  musée  des  Petits- 
Augustins.  Les  deux  Z)oo/Ao/' jouissaient  d'une  telle  célébrité  dès  4666, 
que  Pierre  Le  Jolie,  auteur  de  la  Semaine  burlesque  à  Amsterdam,  crut 


286  VISITE  AU  DOOLHOF. 

devoir  consacrer  près  de  deux  cents  vers  à  les  décrire  (1).  Presque 
tout  ce  qu'il  y  vit  alors  s'y  trouve  encore  aujourd'hui,  comme  l'atteste 
une  récente  description,  insérée  dans  une  revue  néerlandaise  (2).  Le 
Jolie  signale,  entre  autres  curiosités  du  nouveau  labyrinthe,  deux  grou- 
pes automatiques  représentant  le  roi  David.  Dans  l'un,  le  prince  joue 
de  la  harpe,  et  un  ange,  quand  l'air  est  fini,  vient  lui  présenter  une 
couronne;  dans  l'autre,  le  roi  danse  devant  l'arche  d'alliance  que  por- 
tent des  lévites. 

L'ancien  Doolhof,  beaucoup  plus  vaste  que  le  nouveau,  offre  une 
suite  de  statues  historiques  dont  plusieurs  sont  à  ressorts.  A  côté  de 
Cromwell,  du  roi  de  France  Henri  IV,  de  Guillaume  de  Nassau,  de 
Gustave-Adolphe,  de  la  reine  Christine,  de  Guillaume-le-Taciturne, 
on  voit  Guillaume  III  qui  se  lève  et  se  rassied,  un  musicien  qui  joue 
un  air  sur  l'orgue,  tandis  que  le  géant  Goliath  remue  la  tête  et  roule 
des  yeux  effrayans.  Près  du  colosse  est  assise  sa  femme  Walburge,  ro- 
buste gigantesse,  dit  Le  Jolie,  qui  berce  sur  ses  genoux 

Son  fanfan 
Tout  aussi  gros  qu'un  éléphant. 

Un  peu  plus  loin,  Sémiramis  fait  son  entrée  dans  Babylone,  et  la  reine 
de  Saba  défile  avec  un  nombreux  cortège  devant  le  trône  de  Salomon. 
La  plus  récente  et,  en  même  temps,  la  plus  intéressante  de  ces  figures 
automatiques  est  celle  du  jeune  et  héroïque  lieutenant  de  marine 
Van  Speyk,  qui,  pendant  le  dernier  siège  d'Anvers,  commandait  une 
chaloupe  canonnière  de  la  flottille  chargée  de  défendre  l'entrée  de 
l'Escaut.  Ce  bâtiment,  entraîné  par  un  gros  temps  au  milieu  des  nôtres, 
fut  sommé  de  se  rendre;  mais  Van  Speyk ,  plutôt  que  d'amener  son 
pavillon,  tira  un  coup  de  pistolet  dans  les  poudres  et  se  fit  sauter  le 
5  février  1831.  Le  brave  commandant  redresse  sa  tête  avec  fierté; 
d'une  main  il  agite  un  drapeau,  de  l'autre  il  tient  son  pistolet.  Nous 
soupçonnons  le  rédacteur  du  Leeskabinet,  à  qui  nous  avons  emprunté 

(1)  Description  d'Amsterdam,  en  vers  burlesques,  selon  la  visite  de  six  jours  d'une 
semaine;  Amsterdam,  1666,  in-12,  p.  240-246. 

(2)  Het  Leeskabinet,  n»  5. 


LB  LIEUTENANT   DE  MARINE  VAN  SPEYK.  587 

ces  détails,  d'avoir  un  peu  exagéré  les  curiosités  du  Doolhof;  mais,  de- 
vant cette  dernière  figure,  nous  concevons  que  l'écrivain  patriote  s'a- 
bandonne à  un  élan  d'orgueil  national,  et  exhorte  chaleureusement 
les  habitans  d'Amsterdam  à  conduire  leur  jeune  famille  à  une  aussi 
bonne  école. 


IX. 


MARIONNETTES  DEPUIS  L'ÉTABLISSEMENT  DES  THEATRES  RÉGULIERS  JUSQU'A 
LA  QUERELLE  DES  COMÉDIENS  ET  DES  CONSISTOIRES   (1680-1691). 


L'établissement  du  théâtre,  sous  la  forme  qu'on  lui  voit  aujourd'hui, 
ne  date  en  Allemagne,  que  des  premières  années  du  xvii*  siècle.  Jus- 
que-là on  n'avait  connu  au-delà  du  Rhin ,  que  les  grands  échafauds 
où  les  confréries  représentaient  des  mystères,  et  les  tréteaux  plus  mo- 
destes où  les  Meistersinger  exécutaient  des  jeux  de  carnaval  composés 
par  des  poètes-artisans,  tels  que  le  barbier  de  Nuremberg  Hans  Folz, 
et  le  peintre  d'armoiries  Rosenblùt.  Ce  fut  à  peu  près  avec  les  mêmes 
moyens  de  mise  en  scène  que  furent  jouées  dans  cette  ville,  au  xvi* 
siècle,  les  deux  cent  huit  comédies,  tragédies  et  farces  du  fameux 
cordonnier  Hans  Sachs  et  les  soixante-six  comédies,  farces  et  tragé- 
dies du  tabellion  Jacques  Ayrer  (1).  Enfin,  au  commencement  du 

(1)  Ce  n'est  là  que  le  chiffre  de  ses  pièces  imprimées;  ce  poète  en  a  composé  beau- 
coup d'autres  restées  inédites. 


INVASION   DES  THEATRES  ÉTRANGERS.  289 

XYii'  siècle,  quelques  acteurs  de  profession  s'établirent  dans  des  salles 
couvertes ,  dont  plusieurs  devinrent  permanentes.  Alors  Jean  Klai  et 
Martin  Opitz  tentèrent  en  Allemagne ,  comme  chez  nous  Garnier  et 
Hardi,  de  fonder  un  théâtre  national;  mais  ils  ne  furent  suivis  ni  d'un 
Mairet  ni  d'un  Rotrou.  Les  agitations  de  la  guerre  de  trente  ans  firent 
misérablement  avorter  ces  premiers  essais  dramatiques.  Durant  cette 
période  calamiteuse  (de  1619  à  1648),  les  cantiques  religieux  furent  la 
seule  poésie  du  peuple  et  les  marionnettes  le  seul  divertissement  scé- 
nique  (l). 

Après  la  paix  de  Munster,  le  théâtre  allemand  essaya  de  reprendre 
son  essor;  mais,  en  retard  sur  tous  ses  voisins,  il  ne  put  échapper 
à  l'influence  étrangère.  Déjà  l'Angleterre  avait  eu  son  Shakspeare, 
l'Espagne  son  Lope  de  Vega ,  la  Hollande  son  Vondel ,  la  France  son 
Corneille.  Dans  ses  efforts  pour  régénérer  la  scène  allemande,  André 
Gryph  ne  put  que  flotter  entre  l'imitation  de  ces  divers  modèles.  Il 
faut  lui  savoir  gré  toutefois  d'avoir  jeté  quelques  traits  de  véritable 
originalité  au  milieu  de  ses  imitations,  même  les  plus  flagrantes.  C'est 
ainsi  qu'il  a  su  rajeunir,  par  quelques  touches  du  plus  heureux  à- 
propos,  un  type  depuis  long-temps  trivial  en  France,  en  Italie  et  en 
Espagne.  Le  bravache  Borrihilicrihrifax ,  copie  du  Pyrgopolinice  de 
Plante,  du  Matamore  castillan ,  du  Spavento  milanais,  du  capitaine 
Fracasse,  a  pris  sous  sa  plume  une  physionomie  tout-à-fait  allemande, 
en  étalant  les  ridicules  prétentions  de  cette  foule  d'officiers  retraités 
après  la  guerre  de  trente  ans,  qui  rentraient  avec  une  comique  répu- 
gnance dans  la  monotonie  de  la  vie  civile. 

Et  non-seulement  Gryph  et  ses  confrères  imitaient  les  théâtres  voi- 
sins, mais  l'Allemagne  pacifiée  eut  en  quelque  sorte  à  subir  une  inva- 
sion des  comédiens  plus  exercés  et  plus  habiles  des  autres  contrées  de 
l'Europe.  Des  troupes  anglaises,  françaises,  hollandaises,  italiennes, 
espagnoles,  affluèrent  dans  toutes  les  villes,  et  surtout  dans  toutes  les 
cours.  U  n'y  eut  pas  jusqu'aux  marionnettes  qui  ne  passassent  le  Rhin. 
La  chronique  de  Francfort  mentionne  pendant  l'année  1657  d'excel- 

(1)  Phil.  Ton  Leitner,  Veber  den  Faust  von  Marlow...  (sur  le  Faust  de  Marlow;  Faust 
joué  par  des  marionnettes...);  extrait  des  Annales  dramatiques,  Leipzig,  1837,  p.  145- 
152,  reproduit  par  M.  Scheible,  Dos  Closter,  t.  V,  p.  706. 

19 


290  MARIONNEtTES  CHEZ  LES  COSAQUES  DU  DON. 

lentes  représentations  de  marionnettes  italiennes  (1).  Il  en  fut  de 
même  à  Leipzig  et  à  Hambourg  (2).  M.  Schlager,  dans  ses  Esquisses 
de  Vienne  au  moyen-âge,  a  dressé  une  liste  fort  étendue,  et  pourtant 
encore  incomplète,  de  tous  les  saltimbanques  allemands  et  étrangers 
qui,  de  1667  à  1736,  furent  autorisés  à  s'établir  dans  les  faubourgs 
de  cette  ville.  En  tête  de  la  liste  figure  Pierre  Resonier,  qui  montra, 
pendant  le  carnaval  de  1667,  ses  marionnettes  italiennes  sur  la  place 
du  Marché  des  Juifs,  et  continua  ainsi  pendant  plus  de  quarante  ans. 
Chaque  année  (sauf  les  temps  de  guerre,  d'épidémies  ou  de  deuils 
princiers),  des  Pulzinella-Spieler  ou  des  Marionnetten-Spieler  (car  c'é- 
taient là  les  noms  qu'ils  se  donnaient)  s'installaient  dans  le  faubourg 
de  Léopold ,  sur  le  Marché-Neuf  et  sur  la  Frayung,  où  ils  donnaient 
leurs  représentations  le  soir,  avant  V Angélus,  les  vendredi  et  samedi 
exceptés  (3). 

Cette  influence  des  marionnettes  italiennes  s'est  fait  sentir,  le  croi- 
rait-on? jusqu'au  fond  des  steppes  de  la  Russie.  Un  voyageur  anglais, 
Daniel  Clarke,  traversant  la  Tartarie  en  1812,  a  trouvé  les  marionnettes 
que  les  Calabrois  font  danser  avec  le  pied  ou  le  genou,  et  qu'ils  trans- 
portent dans  toutes  les  contrées  de  l'Europe,  très  en  vogue  chez  les 
Cosaques  du  Don  (4). 

Cependant  la  scène  allemande  semblait  près  de  sortir  de  sa  longue 
léthargie  et  de  regagner  le  temps  perdu,  grâce  aux  efforts  habiles  de 
Daniel-Gaspar  Lohenstein,  lorsque  le  rigorisme  du  clergé  protestant, 
passant  d'une  sourde  animosité  à  une  violence  ouverte,  suscita  à  la 
renaissance  du  théâtre  de  nouveaux  retards.  Ce  fut  à  Hambourg,  en 
1680,  qu'éclata  cette  guerre  théologique^  qui  se  répandit  de  là  dans 
toute  l'Allemagne.  L'occasion  des  hostilités  fut  le  refus  qu'un  ministre 
fit  à  deux  comédiens  de  les  admettre  à  la  sainte  cène.  Une  ardente  po- 
lémique, prolongée  jusqu'en  1690,  envenima  tellement  la  querelle, 

(1)  Voyez  Lersner,  cité  par  M.  Scheible,  Dos  Closter,  t.  VI,  p.  552. 

(2)  M.  Schûtze,  dans  son  histoire  du  théâtre  de  Hambourg,  a  réuni  de  nombreux  docu- 
mens  sur  les  marionnettes  de  cette  ville.  Voy.  Hamburgische  Theatergeschichte,  p.  93-126. 

(3)  Schlager,  Wiener  Skizzen...  (Esquisses  de  Vienne  au  moyen-âge),  p.  268  et  359. 

(4)  Dan.  Glarke,  Travels  in  varions  countries,  part  1;  Russia,  etc.,  cap.  12;  t.  I«; 
^*  édit.,  in-4o,  p.  233.  b^»^  fW^-juif^  .m  w. 


BATLB   ET   LES  MABI0N1«ETTES  DB  ROTTEIDAM.  291 

que  cet  acte  d'intolérance  isolé  devint  la  cause  commune  de  tout  le 
clergé  protestant.  En  vain  les  acteurs  firent- ils  publier  des  apologies 
très  judicieuses  de  leur  profession,  en  vain  les  universités  consultées 
établirent-elles,  par  les  autorités  les  plus  respectables,  l'innocence  de 
la  condition  de  comédien,  en  vain  plusieurs  princes  prirent-ils  à  cœur 
de  contrebalancer,  par  des  marques  éclatantes  de  bienveillance  et  d'es- 
time, l'excessive  sévérité  des  théologiens;  le  gros  du  public  accorda 
plus  de  créance  à  la  voix  de  ses  pasteurs  qu'aux  argumens  des  apolo- 
gistes mondains.  On  n'alla  pas  jusqu'à  s'interdire  la  fréquentation  des 
théâtres,  mais  on  fuyait  la  compagnie  des  acteurs,  qu'on  regardait 
comme  des  libertins  et  des  vagabonds,  de  sorte  que  la  plupart  de  ces 
artistes  humiliés  cédèrent  la  place  aux  comédiens  du  dehors  ou  aban- 
donnèrent leurs  salles  et  leur  répertoire  aux  marionnettes  (i).  Celles-ci, 
chose  singulière,  ne  laissèrent  pas  que  d'avoir  d'assez  vifs  démêlés 
avec  les  consistoires.  A  Dordrecht,  en  1688,  la  régence,  cédant  aux  re- 
montrances des  ministres,  ordonna  de  cesser,  pendant  la  kermesse,  les 
jeux  de  hasard,  les  parades  et  les  représentations  de  marionnettes,  et 
cette  défense  fut  presque  constamment  renouvelée  d'année  en  année, 
jusqu'en  1754  (2).  Il  est  vrai  que  la  plupart  des  autres  cités  néerlan- 
daises se  refusèrent  à  ces  violences.  On  sait  que,  pendant  le  laborieux 
séjour  que  le  célèbre  Bayle  fit  à  Rotterdam,  lorsque,  épuisé  par  la  lec- 
ture, il  entendait  la  joyeuse  trompette  annoncer  la  représentation  pro- 
chaine des  marionnettes,  il  quittait  sa  bibliothèque  et  courait  jouir  au 
grand  air  de  sa  récréation  favorite  (3).  Dans  une  description  en  vers 
que  J.  van  Hoven  a  tracée,  en  4709,  de  la  kermesse  d'Amsterdam 
{Roariteit  van  de  Amsterdamsche  kermis),  cet  auteur  décrit  un  Poppe- 
spel  que  montre  un  Brabançon,  et  qui  n'est  autre  que  le  jeu  des  quatre 
couronnes  {vier-kroonen-spul),  qui  s'est  conservé  jusqu'à  ce  jour  pour 
le  plaisir  des  enfans,  et  aussi,  comme  du  temps  de  van  Hoven,  pour 


(1)  Protz,  Vorlesungen...  {Leçons  sur  l'histoire  du  théâtre  allemand),  p,  189. 

(2)  Voyez  d'inléressans  détails  sur  ce  sujet  dans  l'ouvrage  de  M,  le  docteur  Schotel, 
Tilburgsche  awndstonden...  {Soirées  de  Tilbourg...),  Amsterdam,  1850,  p.  208  et  suiv. 

(3)  Ce  goût  bien  connu  de  Bayle  a  fourni  au  spirituel  auteur  du  Roi  de  Bohême  et 
ses  sept  châteaux  un  demi-verset  pour  ses  litanies  de  Polichinelle,  Voy.  p.  20S 


292         HOSTILITÉS  DES  THÉOLOGIENS  CONTRE  LES  MARIONNETTES. 

celui  de  leurs  parens  et  de  leurs  maîtres  (1).  Un  autre  poète  burlesque 
de  la  même  époque,  L.  Rotgans,  a  introduit  dans  sa  Kermesse  de  vil- 
lage un  joueur  de  marionnettes  qui  fait  danser  de  grandes  demoiselles 
richement  parées  et  de  jeunes  seigneurs  vêtus  à  la  dernière  mode.  La 
supériorité  des  marionnettes  hollandaises  était  même  alors  si  bien  éta- 
blie à  l'étranger,  que  le  sarcastique  biographe  de  l'habile  M.  Powell 
reconnaissait,  en  1715,  que  les  Hollandais  étaient  le  premier  peuple  du 
monde  pour  les  puppet-shows  (2). 

A  Berlin ,  les  marionnettes  subirent  aussi  de  vives  attaques.  Sébas- 
tien di  Scio,  qui  avait  à  Vienne,  en  1705,  des  marionnettes  renommées 
par  la  perfection  de  leur  mécanisme,  étant  allé  représenter  dans  le 
nord  de  l'Allemagne,  et  notamment  à  Berlin,  la  Vie,  les  actes  et  la 
descente  aux  enfers  du  docteur  Jean  Faust,  ce  spectacle  produisit  une 
impression  si  vive  sur  la  population  de  cette  ville,  que  le  clergé  s'en 
alarma,  et  que  le  ministre  Ph.-Jacq.  Spener  présenta  une  véhémente 
requête  au  roi  pour  en  obtenir  la  suppression  (3).  Au  reste,  ces  actes 
d'hostilité  contre  les  marionnettes  ne  furent,  en  somme,  que  des  cas 
assez  rares,  et  la  guerre  déclarée  aux  comédiens  par  les  consistoires, 
loin  d'avoir  nui  aux  marionnettes,  fut  pour  elles  au  contraire  l'occa- 
sion d'une  excessive  prospérité. 

(1)  Je  dois  ces  détails  et  plusieurs  autres  aux  obligeantes  communications  de  M.  J.-J. 
Belinfaute  de  La  Haye. 

(1)  The  second  Taie  of  a  tub,  cité  par  l'auteur  de  Punch  and  Judy,  p.  48. 

(3)  Voyez  l'article  Faust  de  M.  Em.  Sommer  dans  V Encyclopédie  d'Ersch  et  Grubsr, 
•t  Dtu  Puppenspiel  vom  Doctor  Faust,  Leipzig,  1850;  préface,  p.  xiu. 


X. 


MABIOIfNETTES  ALLEMANDES  DEPUIS  1690  JUSQU'AU  MILIEU  DU  XVIII*  SIÈCLI. 
—  DIRECTEURS  BT  RÉPERTOIRB. 


A  mesure  que  décrut  le  nombre  des  théâtres  réguliers,  on  Tit  aug- 
menter celui  des  théâtres  de  marionnettes.  Les  troupes  de  ce  genre 
furent  particulièrement  nombreuses  à  Hambourg  et  à  Vienne,  et  de 
ces  deux  \illes  elles  se  répandaient  dans  le  reste  de  l'Allemagne.  Je  dis 
troupes  de  marionnettes,  et  c'est  aussi  la  dénomination  singulière,  mais 
juste,  qu'emploient  les  critiques  allemands  quand  ils  parlent  des  ma- 
rionnettes de  cette  époque.  En  effet,  contrairement  à  l'ancien  usage, 
où  une  seule  voix  habilement  ménagée  parlait  pour  tous  les  person- 
nages, chaque  poupée  mécanique  eut  un  interprète  à  part,  choisi  d'or- 
dinaire parmi  les  comédiens  découragés  qui  n'osaient  plus  exercer 
ouvertement  leur  profession  (1).  Ces  acteurs,  lorsque  le  temps,  les  lieux 

(1)  Suivant  l'éditeur  du  Puppenspiel  vom  Doctor  Faust  (Leipzig,  1850),  le  nombre  de» 
interprètes  dans  cette  pièce  a  été  réduit  récemment  à  quatre  au  théâtre  d«  mahon- 
iflttes  de  Leipzig,  p.  8S. 


294  HACPT-UND   STAATSACTIOIfEN. 

et  la  disposition  du  public  le  leur  permettaient,  replaçaient  au  ma- 
gasin leurs  Sosies  de  bois  et  se  remettaient  à  jouer  leurs  rôles  en  per- 
sonne. Cette  organisation  bizarre  et  complexe  des  théâtres  allemands 
explique  comment  nous  allons  rencontrer,  pendant  un  demi-siècle, 
les  mêmes  pièces,  et  notamment  celles  que  l'on  appelait  Haupt-und 
Staatsactionen,  jouées  tantôt  par  des  acteurs,  tantôt  par  des  marion- 
nettes, sans  que  l'on  puisse  en  faire  bien  nettement  la  distinction. 

C'est  ici  le  moment  d'expliquer  la  signification  assez  obscure,  même 
en  Allemagne,  du  nom  de  Haupt-und  Staatsactionen.  donné  à  dé  cer- 
tains drames  très  en  vogue  depuis  la  fin  du  xvu*  siècle  jusqu'à  la  moi- 
tié du  xviii*.  Un  historien  du  théâtre  allemand ,  cherchant  à  détermi- 
ner exactement  le  cercle  dans  lequel  pouvaient  se  mouvoir  les  auteurs 
des  pièces  de  ce  genre,  a  dressé  la  liste  des  diverses  sources  où  il  leur 
était  permis  de  prendre  leurs  sujets.  Les  Haupt-Actionen  pouvaient, 
suivant  M.  Prutz,  mettre  à  contribution  la  mythologie,  la  Bible,  la 
chevalerie,  l'histoire,  la  féerie,  tout  en  un  mot,  comme  on  voit,  ou 
peu  s'en  faut  (1).  Trois  seules  conditions  leur  étaient  imposées  :  elles 
devaient  contenir  beaucoup  d'incidens  et  de  spectacle,  être  soutenues 
de  temps  en  temps  par  de  la  musique  instrumentale,  et  égayer  le  spec- 
tateur par  les  bons  mots  d'un  personnage  bouffon.  On  voit  que  ces 
pièces  ressemblaient  beaucoup  à  nos  mélodrames  d'il  y  a  quarante 
ans.  Ajoutons  que,  pendant  la  période  de  leur  succès,  leur  nom  fut 
souvent  synonyme  de  pièces  de  marionnettes,  par  suite  de  l'association 
singulière  que  je  viens  d'exposer.  Goethe,  dans  la  fameuse  scène  entre 
Faust  et  Wagner,  a  fait  une  allusion  sarcastique  à  ces  drames  de  bas 
aloi,  que  lui-même,  avec  Schiller  et  après  Lessing,  a  tant  contribué  à 
faire  oublier. 

WAGNER. 

Maître,  n'est-ce  pas  une  bien  grande  jouissance  que  de  pénétrer  dans  l'es- 
prit des  temps  passés,  de  savoir  exactement  ce  qu'un  sage  a  pensé  avant  nous, 
et  de  mesurer  de  quel  bond  vigoureux  nous  l'avons  dépassé? 

FAUST. 

Oh!  oui,  de  toute  la  hauteur  des  étoiles!  -r-  franchement,  mon  chep,  les  siè- 


(1)  Prutz,  ouvrage  cité,  p.  Î07  et  suiv. 


BAUPT-CND  STAAT8ACTI0TÎEN.  295 

des  passés  sont  pour  nous  le  livre  aux  sept  cachets.  Ce  qu'on  appelle  Yesprit 
des  temps  n'est  que  l'esprit  de  ces  messieurs  qui  a  déteint  sur  les  siècles.  En 
conscience,  c'est  la  plupart  du  temps  une  misère,  et  le  premier  coup  d'oeil 
que  l'on  y  jette  suffit  pour  vous  faire  fuir.  C'est  un  sac  à  ordures,  un  vieux 
garde-meuble,  ou  tout  au  plus  une  pièce  à  grand  spectacle  {eine  Haupt-und 
Staatsaction),  avec  de  belles  maximes  de  morale,  comme  on  en  met  dans  la 
bouche  des  marionnettes. 

«  A  la  fin  du  xrn'  siècle,  dit  Flœgel,  les  Haupt-und  Staatsactionen 
usurpèrent  la  place  des  véritables  drames.  On  a  conservé  quelques- 
unes  de  leurs  affiches,  rédigées  dans  un  style  de  charlatan  qui  répond 
parfaitement  à  leur  valeur  réelle.  Ces  pièces  étaient  jouées  tantôt  par 
des  poupées  mécaniques,  tantôt  par  des  acteurs.  L'emploi  exclusif  des 
aventures  romanesques  et  des  ressorts  surnaturels,  les  ignobles  plai- 
santeries du  bouffon,  le  mélange  de  la  trivialité  la  plus  basse  et  de  l'en- 
flure la  plus  ridicule,  placent  ces  ouvrages  au  dernier  degré  de  l'échelle 
dramatique  (1).  » 

Mais  si  la  vogue  des  ffaupt-Actionen  a  été  pour  l'art  dramatique  une 
cause  momentanée  de  retard  et  même  de  décadence,  elle  a  eu  pour  les 
marionnettes  un  effet  tout  contraire  :  elle  a  associé  pendant  cinquante 
ans  leurs  destinées  à  celles  des  théâtres  réguliers,  de  sorte  que  nous  ne 
pouvons  séparer  leur  histoire  de  celle  des  troupes  ambulantes  que 
gouvernaient  alors  les  actifs  directeurs  Weltheim,  Beck^  Reibehand 
et  Kuniger,  et  quelques  autres. 

Weltheim,  né  vers  1650  à  Leipzig,  avait  formé,  dès  1679,  une  troupe 
de  comédiens  et  de  marionnettes.  Nous  le  voyons,  à  cette  époque,  bien 
accueilli  par  les  autorités  municipales  de  Nuremberg,  de  Hambourg  et 
de  Breslau.  C'est  lui  qui,  le  premier,  fit  jouer  en  Allemagne  la  tra- 
duction des  comédies  de  MoUère  (2).  Il  recrutait  ordinairement  ses 
acteurs  et  les  interprètes  de  ses  pantins  parmi  les  étudians  de  Leip- 
zig et  d'Iéna.  Lui-même  était  habile  à  improviser  à  la  manière  ita- 
lienne (3).  En  1688,  il  fit  jouer  à  Hambourg  une  Haupt-und  Staatsac- 

(i)  Flœgel,  ouvrage  cité,  p.  115. 
(«)  Voyez  Scheible,  Dos  Closter,  t.  VI,  p.  859. 

(3)  FlcBgel,  Geschichte  der  komischen  Litteratur,  t.  IV,  p.  319  et  Geschichte  desgro- 
teskecomischen,  p.  115. 


f9i5  MOLIÈRE  JOUÉ  PAR  LES  MARIONNETTES  ALLEMANDES. 

tion  sur  la  chute  d'Adam  et  d'Eve ,  suivie  d'une  pièce  bouffonne  : 
Pickelharing  imKasten  (1).  Après  l'avoir  perdu  quelque  temps  de  vue, 
nous  le  retrouvons  en  1702  directeur  de  la  troupe  royale  et  ducale  de 
Pologne  et  de  Saxe,  et  faisant  jouer  à  Hambourg,  le  15  juin,  Élie  mon- 
tant au  ciel  ou  la  Lapidation  de  Nahoth,  excellente  Haupt-Action  (c'est 
l'afficbe  qui  le  dit),  avec  une  agréable  pièce  finale  intitulée  :  le  Maître 
d'école  assassiné  par  Pickelharing  ou  les  Voleurs  de  lard  joliment  at- 
trapés. Remarquons  que  Weltheim  avait  une  prédilection  marquée 
pour  Pickelharing,  qu'il  substitue  presque  toujours  à  Hanswurst. 
Après  une  nouvelle  éclipse,  Weltheim  reparaît  à  Hambourg  en  1719, 
où  il  fait  jouer  un  drame  à  grand  spectacle  :  le  Tyran  amoureux  ou  As- 
phalides,  roi  d^ Arabie,  avec  Arlequin,  jurisconsulte  sans  cervelle,  et  les 
Précieuses  ridicules  de  Molière  (2).  En  1721,  ses  marionnettes  donnent 
dans  la  même  ville  deux  Haupt-Actionen  sur  des  sujets  religieux  : 
1°  V Histoire  édifiante  et  digne  d'être  vue  de  la  chute  du  roi  David  et  de  son 
adultère  avec  Bethsàbée,  suivie  de  son  profond  repentir  excité  par  le  ser- 
mon du  prophète  Nathan,  avec  une  pièce  finale  :  le  Souper  coûteux  de 
Pickelharing;  2°  la  Destruction  de  Jérusalem,  dédiée  au  sénat  de  Ham- 
bourg et  suivie  de  la  divertissante  comédie  le  Malade  imaginaire.  Ce 
titre,  comme  celui  des  Précieuses  ridicules,  que  nous  avons  vu  plus 
haut,  était  écrit  en  français  sur  l'affiche,  à  cause  de  l'extrême  célébrité 
des  deux  pièces;  mais  elles  étaient  jouées  en  allemand. 

Ferdinand  Beck,  directeur  de  la  troupe  privilégiée  des  cours  de  Saxe 
et  de  Waldeck,  donna  à  Hambourg,  en  17.36,  trois  pièces  de  marion- 
nettes remarquables  :  1°  une  Haupt-Action,  sur  un  sujet  traité  depuis 
par  Schiller  :  le  plus  grand  Monstre  de  l'univers  ou  la  Vie  et  la  mort  de 
l'ancien  général  impérialiste  Wallenstein,  avec  Hanswurst;  2°  un  pro- 
logue musical,  dédié  au  sénat  de  Hambourg,  intitulé  le  Séjour  de  la 
paix  confirmée  par  le  ciel  lui-même,  avec  Cinna  ou  la  Clémence  d'Auguste, 
probablement  d'après  Corneille  (3);  3°  un  petit  drame  en  musique  sur 
la  chute  d'Adam  et  d'Eve,  qui  est,  je  crois,  la  pièce  fort  singulière 

(1)  C'est-à-dire  Pickelharing  dans  une  boutique  de  Polichinelle.  Prute,  ibid.,  p.  3107. 
(i)  Schutze,  ouvrage  cité,  p.  34-40.  —  Prute,  ibid.,  p.  208-211. 
(S)  SchûtM,  ouvrage  cité,  45-60.  —  Prutz,  ibid. 


UN  DRAME  RIDICULE  DE  LENFAWT  PRODIGUE.  297 

que  M.  Schûtze  (l'historien  du  théâtre  de  Hambourg)  dit  avoir  vu  jouer 
dans  sa  jeunesse  :  «  Les  rôles,  y  compris  celui  du  serpent,  étaient, 
dit-il,  remplis  par  des  marionnettes.  On  voyait  le  reptile  tentateur, 
roulé  autour  de  l'arbre  de  la  science,  darder  sa  langue  pernicieuse. 
Hanswurst,  après  la  chute  de  nos  premiers  parens,  leur  adressait  des 
railleries  grossières  qui  divertissaient  beaucoup  l'auditoire.  Deux  ours 
dansaient  un  ballet,  et,  au  dénoûment,  un  ange  apparaissant,  comme 
dans  la  Genèse,  tirait  du  fourreau  une  épée  de  papier  doré,  et  tranchait 
d'un  coup  le  nœud  de  la  pièce  (I).  » 

Reibehand,  d'abord  tailleur,  s'associa  à  un  certain  Lorenz  pour  éle- 
ver un  théâtre  de  marionnettes.  En  1734,  il  joignit  à  ses  poupées  des 
comédiens  vivans.  Son  association  était  probablement  rompue  dès 
1728,  car  nous  voyons  à  cette  date  Lorenz,  directeur  des  comédiens 
de  la  cour  princière  de  Weimar,  donner  seul  à  Hambourg  une  Haupt- 
und  Staatsaction,  intitulée  Bajazet  précipité  du  faite  du  bonheur  dans 
l'abîme  du  désespoir  (2).  Reibehand,  après  bien  des  vicissitudes ,  vint 
en  1752,  muni  d'un  privilège  prussien,  donner  des  représentations  à 
Hambourg.  Voici  une  de  ses  afflches  :  «  Avec  permission,  etc.,  on 
représentera  l'Amour  maçon  (ces  mots  sont  en  français)  ou  le  Secret 
des  francs-maçons,  que  voudrait  bien  découvrir  Isabelle,  franc-maçon 
femelle,  poussée  par  l'humeur  curieuse  de  son  sexe;  suivi  du  Châti- 
ment de  la  folle  ambition  d'un  cordonnier,  qui  reçoit  le  sobriquet  de  Ba- 
ron de  Windsak,  s'enfuit  de  chez  son  maître,  et  finit  par  passer  pour 
fou.  Le  spectacle  se  terminera  par  un  ballet  imité  de  la  plaisante  co- 
médie de  Molière,  le  Mari  confondu  (3).  » 

Reibehand  trouva  le  moyen  de  rendre  ridicule  la  touchante  para- 
bole de  r Enfant  prodigue.  L'affiche  de  la  Haupt-Action  qu'il  fit  jouer 
sur  ce  sujet  était  ainsi  conçue  :  «  L' Archi- Prodigue .  châtié  par  les 
quatre  élémens,  avec  Arlequin,  joyeux  compagnon  d'un  maître  cri- 
minel. »  L'objet  principal  de  cette  pièce  était  d'offrir  beaucoup  de 


(1)  Schûtze,  cité  par  M.  Prutz,  ibid.  L'âge  de  M.  Schûtze,  qai  a  publié  son  livre  m 
1794,  s'accorde  avec  ma  supposition. 
(«)  Prutz,  iUd.,  p.  ÎIO. 
(!)  C'est,  comm*  on  le  sait,  le  second  titr«  dé  Gtorgt  Dandin.  Voy.  Prutt,  p.  MO. 


298  DÉCAPITATION  DE  SAINTE  DOROTHÉE. 

spectacle  et  de  changemens  à  vue.  Ainsi  les  fruits  que  le  jeune  pro- 
digue voulait  manger  se  transformaient  en  têtes  de  mort,  l'eau  qu'il 
s'apprêtait  à  boire  se  changeait  en  flammes;  des  rochers  se  fendaient 
et  laissaient  voir  une  potence  avec  un  pendu.  Les  membres  de  ce  mal- 
heureux, agités  par  le  vent,  se  détachaient  et  tombaient  un  à  un  sur 
le  sol,  puis  se  rapprochaient  et  se  recomposaient,  de  façon  que  le  mort 
se  levait  et  poursuivait  le  jeune  débauché.  Ensuite  on  voyait  ce  vo- 
luptueux déchu  réduit  à  manger  des  immondices  dans  la  compagnie 
des  pourceaux.  Alors  le  désespoir  personnifié  se  présentait  devant  lui, 
et  lui  offrait  le  choix  entre  une  corde  et  un  poignard;  mais  la  Miséri- 
corde divine  l'arrêtait,  et,  comme  dans  la  parabole  évangélique,  le 
père,  touché  du  repentir  de  l'enfant  égaré,  lui  accordait  son  par- 
don (i). 

Reibehand  eut  pour  émule  un  certain  Kuniger,  né  à  Leipzig,  qui,  après 
avoir  commencé  par  être  équilibriste  et  joueur  de  gobelets,  ouvrit  un 
spectacle  de  marionnettes,  et  prit,  en  1752,  la  direction  d'un  vrai  théâ- 
tre, muni  de  grandes  machines  mobiles  et  d'acteurs  vi vans.  Cette  troupe 
portait  le  nom  de  comédiens  privilégiés  des  cours  de  Brandebourg  et 
Brandebourg-Bayreuth.  Entre  autres  drames  à  grand  spectacle  que  Ku- 
niger fit  représenter  à  Hambourg,  on  cite  la  Vie  et  la  mort  de  sainte  Do- 
rothée, martyre  pleine  de  constance.  L'annonce  avait  bien  soin  d'avertir 
«  qu'il  y  aurait  dans  la  pièce  assez  de  décorations  et  de  machines  pour 
satisfaire  les  yeux  les  plus  exigeans,  et  qu'on  ne  pourrait  rien  voir  de 
plus  terrible.  »  Il  est  vrai  que  les  scènes  de  martyre,  dont  l'exécution 
est  si  difficile  pour  des  acteurs  vivans,  offrent  de  grandes  facilités  aux 
joueurs  de  marionnettes.  Celte  circonstance  toute  technique  explique 
la  prédilection  des  Puppenspieler  pour  les  sujets  de  ce  genre,  et  en  par- 
ticulier pour  la  légende  de  sainte  Dorothée,  dont  la  décapitation  fai- 
sait ressortir  leur  adresse.  M.  Schiilze  raconte  un  incident  qui  signala 
d'une  manière  assez  plaisante  la  représentation  d'une  des  nombreuses 
pièces  de  marionnettes  composées  sur  ce  sujet.  On  jouai  t  un  soir  à  Ham- 
bourg, dans  l'auberge  des  cordonniers,  près  le  marché  aux  oies,  en  face 
du  grand  théâtre,  le  drame  intitulé  les  Joies  et  les  souffrances  de  Doro- 

(1)  SchûtM,  ouvrage  cité,  p.  88.  —  Pruti,  ibid. 


CHARLES  III  SCR  LES  THÉÂTRES  DE  MARIONNETTES.  299 

thée.  La  pièce  fut  accueillie  par  les  applaudissemens  unanimes  de  l'au- 
ditoire plébéien,  et  obtint  même  des  marques  de  satisfaction  de  plu- 
sieurs spectateurs  d'une  classe  plus  relevée.  La  scène  de  la  décapitation 
surtout  fut  si  bien  rendue,  que  l'assemblée  tout  entière  cria6t5.  Aussi- 
tôt le  complaisant  directeur  replaça  la  tète  sur  les  épaules  de  la  sainte, 
et  la  décollation  eut  lieu  une  seconde  fois,  au  milieu  des  bravos  fréné- 
tiques de  toute  la  salle  (i). 

Nous  avons  vu  que  les  Haupt-und  Staatsactionen  ne  puisaient  pas 
seulement  leurs  sujets  dans  toutes  les  sources  anciennes,  sacrées  ou 
profanes;  elles  exploitaient  encore  les  événemens  modernes,  et  se  je- 
taient sur  tous  les  grands  noms,  témoin  celui  de  Wallenstein.  Elles 
n'épargnèrent  pas  davantage  ceux  de  Marie  Stuart,  du  comte  d'Essex 
et  de  Cromwell  (2).  Enfin  à  peine  l'Alexandre  du  Nord,  Charles  XII, 
fut-il  tombé  dans  la  tranchée  de  Frederichshall,  sous  le  coup  d'une 
balle  ennemie,  ou,  pour  parler  la  langue  de  la  superstition  populaire, 
sous  le  coup  d'une  balle  enchantée  {eine  Freikugel),  que  les  faiseurs  de 
Haupt-Actionen  s'emparèrent  de  ce  héros,  sûrs  d'attirer  la  foule  au 
spectacle  de  sa  fin  tragique.  Nous  avons  pu  lire  une  de  ces  pièces, 
mêlée  de  prose  et  de  vers,  intitulée  la  Mort  malheureuse  de  Charles  XII, 
jouée  sur  le  théâtre  de  Hanibourg,  en  4746,  par  la  troupe  allemande 
des  princes  de  Brandebourg-Bayreuth  et  Onolzbach.  M.  H.  Lindner  l'a 
publiée  à  Dessau  en  1845,  et  M.  Prutz  l'a  réimprimée  en  partie  dans 
son  histoire  du  théâtre  allemand  (3).  Les  personnages  sont  Charles  XII, 
Frédéric,  prince  de  Hesse-Cassel,  le  duc  de  Holstein-Gottorp,  l'adju- 
dant-général  Sicker,  le  major-général  Budde,  le  commandant  de  Fre- 
derichshall, un  lieutenant,  un  tambour.  Arlequin,  dame  Plapperîies- 
chen  (c'est  le  type  populaire  de  la  femme  bavarde),  des  soldats,  une 
cantinière,  le  Destin,  Bellone,  et  (dans  l'épilogue)  la  Renommée,  Mer- 
cure et  Mars.  Le  drame  s'ouvre  par  un  long  monologue,  où  le  roi  de 
Suède  se  raconte  à  lui-même,  en  style  de  gazette,  les  principaux  faits 
de  sa  vie  militaire.  Cette  ffaupt-Action  ne  pouvait  offrir  d'autre  inté- 

(1)  Schûtze,  cité  par  M.  Prut*.  p»  ?Q8.  Ce  Féeit  4e  M.  Sehûtze  parait  se  rapporter 
à  1705. 
(ï)  Prutï,  ibid.,  p.  îlo. 
(3)  Le  même,  ouvrage  cité,  p.  196-105. 


300  LB  PRINCE  MENZICOFF  JOUÉ  PAR  LES  MARIONNETTES. 

rêt  que  celui  du  spectacle.  Frederichshall  avait  à  supporter  deux  bom- 
bardemens,  et  les  projectiles  étaient,  au  dire  de  M.  Schûtze,  lancés  de 
part  et  d'autre  avec  une  rare  précision.  On  admirait  aussi,  comme  un 
prodige  de  mécanique,  un  soldat  qui  allumait  sa  pipe  et  faisait  sortir 
de  sa  bouche  de  légers  nuages  de  fumée,  tour  d'adresse  qu'on  ne  tarda 
pas  à  \oir  à  Paris,  et  que  l'on  exécute  aujourd'hui  avec  une  grande 
perfection  au  théâtre  de  Séraphin. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  infortunes  des  vivans  illustres  sur  lesquelles 
les  faiseurs  de  Haupt-und  Staatsactionen  ne  missent  la  main.  C'est  ainsi 
que  l'éclatante  disgrâce  du  prince  Menzicoff  fournit  de  son  vivant  le 
sujet  d'une  Haupt-Action,  représentée  en  1731,  dans  plusieurs  villes 
d'Allemagne,  par  les  grandes  marionnettes  anglaises  de  Titus  Maas, 
comédien  privilégié  de  la  cour  de  Baden-Durlach  (1).  L'affiche  de 
cette  pièce  est  assez  curieuse  :  a  Avec  permission,  etc.,  on  jouera  sur 
un  théâtre  entièrement  nouveau  et  avec  une  bonne  musique  instru- 
mentale une  Haupt-und  Staatsaclion ,  récemment  composée  et  digne 
d'être  vue,  qui  a  pour  titre  :  Les  vicissitudes  extraordinaires  de  bon- 
heur et  de  malheur  d'Alexis  Danielowitz,  prince  Menzicoff,  grand  fa- 
vori, ministre  du  cabinet  et  généralissime  du  czar  de  Moscou ,  Pierre  I", 
de  glorieuse  mémoire ,  aujourd'hui  véritable  Bélisaire ,  précipité  du 
haut  de  sa  grandeur  dans  le  plus  profond  abîme  de  l'infortune,  le  tout 
avec  Hanswurst,  un  crieur  de  petits  pâtés,  un  garçon  rôtisseur,  et  d'a- 
musans  braconniers  de  Sibérie  (2).  »  Titus  Maas  avait  obtenu  l'autori- 
sation de  représenter  ce  merveilleux  drame  à  Berlin;  mais  le  gouverne- 
ment de  Frédéric-Guillaume  I",  craignant  de  désobliger  son  puissant 
voisin  du  Nord,  défendit,  le  28  août,  sous  les  peines  les  plus  sévères, 
de  représenter  Menzicoff  (3) . 

(1)  Flœgel,  Geschichfe  des  groteskekomischen,  p.  116. 

(2)  Voy.  Plûmische,  Entwurf...  [Esquisse  d'une  histoire  du  théâtre  de  Berlin),  p.  109., 
cité  par  Prutz,  p.  180. 

(3)  Les  théâtres  de  marionnettes  sont  très  sévèrement  surveillés  par  la  police  d« 
Prusse.  En  1794,  on  supprima  beaucoup  de  ces  théâtres,  dont  les  représentations  bles- 
saient, disait-on,  les  mœurs  {Edickten-Sammlung,  1794,  n«  55),  ou  plus  probablement 
contrariaient  les  vues  du  gouvernement.  Les  marionnettes  sont  aujourd'hui  reléguées 
dans  les  faubourgs  de  Berlin  ou  même  hors  des  barrières.  Voy.  It  Siècle,  feuilleton  du 
27  janvier  1851. 


XI. 


MARIOimETTES  POPULAIRES  ET   ARISTOCRATIQUES,    DEPUIS   LES  PREMIERS 
ÉCRITS  DE  GOTTSCHED  JUSQU'A  LA  FIN  DU  XYUI*  SIÈCLK. 


L'excès  d'absurdité  auquel  était  descendu  le  répertoire  de  Reibehand 
et  de  ses  émules  provoqua  une  réaction  classique  en  faveur  de  la  poé- 
sie, de  la  langue  et  du  sens  commun.  Gottsched  fut  le  promoteur  et 
Tavocat  de  ce  mouvement,  qui  prit  un  caractère  national.  Bientôt  une 
autre  école,  douée  d'un  sentiment  plus  délicat  et  plus  profond  de  la 
beauté  dans  l'art  et  dans  la  poésie,  se  forma  sous  la  haute  inspiration  de 
Lessing,  qui,  comme  Gottsched  et  mieux  que  Gottsched,  donna  le  pré- 
cepte et  l'exemple.  L'Allemagne  lettrée  était  enfin  arrivée  à  se  préoccu- 
per des  questions  les  plus  fines  et  les  plus  fécondes  de  la  philosophie 
de  l'art.  Déjà  la  voix  de  Klopstock  se  faisait  entendre.  Goethe  et  Schiller 
enfans  croissaient  au  milieu  de  ces  espérances  confuses  et  de  ces  élans 
contradictoires  qu'ils  devaient  bientôt  régler  et  pleinement  satisfaire. 
Cependant  la  réforme  entreprise  par  Gottsched  eut,  entre  autres  résul- 
tats salutaires,  celui  de  rendre  au  théâtre  son  importance  et  aux  acteurs 
leur  dignité.  Poètes  et  comédiens  commencèrent  à  marcher  ensemble 
vers  un  même  idéal.  Cette  réhabilitation  des  artistes  dramatiques  amena 


302  DON  JUAN   SUR  LES  THÉÂTRES  DE  MARIONNETTES. 

naturellement  leur  divorce  d'avec  les  marionnettes.  La  rupture  se 
fit  de  bon  accord  et  sans  secousse,  sauf  en  quelques  lieux,  comme  à 
Vienne,  où  il  y  eut  un  peu  de  mauvaise  humeur  et  de  rivalité  entre 
les  vrais  théâtres,  notamment  celui  de  la  porte  de  Carinthie  (1),  et 
les  marionnettes  de  la  Frayung,  de  la  place  du  marché  des  Juifs  et  du 
faubourg  de  Léopold.  Les  marionnettes  rentrèrent  à  petit  bruit  dans 
leur  sphère  modeste;  elles  revinrent  de  bonne  grâce  à  leur  ancien 
répertoire ,  composé  de  drames  bibliques  et  de  légendes  populaires. 
Le  docteur  Faust  surtout  et  son  humble  élève,  son  famulus  Wagner, 
continuèrent  d'attirer  la  foule  qui  se  passionnait  de  plus  en  plus  pour 
les  subtilités  métaphysiques  et  était  tout  près  d'être  atteinte  par  les  rêve- 
ries de  l'illuminisme.  Les  Puppenspieler,  de  leur  côté,  ne  négligèrent 
rien  pour  varier  leurs  représentations.  Un  roman  fameux  de  Lewis, 
Abellino,  le  grand  bandit,  fournit,  entre  autres,  aux  marionnettes  d'Augs- 
bourg  le  sujet  d'un  drame  à  grand  spectacle  (2). 

Parmi  les  savans  du  xviu«  siècle  qui  ont  cherché  quelques  distrac- 
tions devant  les  tréteaux  de  marionnettes,  nous  avons  à  citer  l'illustre 
géomètre  Euler.  Ce  grand  homme,  qui  vécut  à  Berlin  depuis  1741  jus- 
qu'à 1766,  courait  avec  empressement  aux  marionnettes  qui  fixaient 
son  attention  ou  excitaient  son  hilarité  pendant  des  heures  entières. 
Cette  particularité  a  été  révélée  par  un  de  ses  confrères,  M.  Formey, 
en  pleine  séance  de  l'académie  des  sciences  et  belles-lettres  de  Berlin, 
dans  un  mémoire  lu  devant  la  classe  de  philosophie  spéculative,  en 
1788  (3). 

(1)  Voyeï  Schlager,  p.  27t  et  371.  C'est  à  la  porte  de  Carinthie  que  Jos.  Stranisky 
établit  en  1708,  selon  M.  Schlager,  ou  en  1713,  selon  M.  Flœgel,  le  premier  théâtre  de 
comédieus  allemands  qu'on  ait  vu  à  Vienne.  Stranisky  avait  aussi  des  marionnettes;  il 
les  sépara  de  ses  acteurs  en  1721  et  les  relégua  sur  la  Frayung  (voyez  Schlager,  p.  268, 
269  et  ^63). 

(2)  M.  Scheible  a  pubUé  cette  pièce  d'après  le  manuscrit  du  théâtre  de  marionnettes 
d'Augsbourg.  Voyez  Das  Schaltjahr,  Stuttgard,  1846,  t.  IV,  p.  555-591, 

(3)  Ce  mémoire  est  intitulé  :  Sur  les  rapports  entre  le  génie,  l'esprit  et  le  goût.  Je 
ne  puis  cacher  que  Formey  allègue  l'exemple  d'Euler  pour  prouver  qu'on  peut  avoir  du 
génie  et  manquer  de  goût  et  d'esprit.  Formey  était  largement  en  mesure  de  prouver 
qu'on  peut  manquer  de  tous  les  trois.  ^..^. .. 


AMOUR  DE  GOETHE  ENFAM   POUR  LES  MARIO!<NETTES.  303 

Le  prodigieux  succès  de  l'opéra  de  Don  Juan  fit  espérer  aux  joueurs 
de  marionnettes  qu'ils  pourraient  tirer  du  libertin  de  Séyille  un  aussi 
bon  parti  que  du  métaphysicien  de  Wiltenberç.  Don  Juan  Tenorio,  en 
effet,  n'est-il  pas  un  Faust  de  cape  et  d'épée,  un  frère  méridional  et  san- 
guin du  bilieux  émule  de  Nostradamus  et  de  Théophile?  Cependant, 
malgré  tout  ce  qu'il  semblait  promettre  et  quoique  très  germanisé  par 
Mozart,  don  Juan  se  trouva  encore  trop  espagnol  pour  atteindre,  sur  les 
théâtres  de  marionnettes,  à  toute  la  popularité  de  Faust.  Il  eut  pourtant 
un  long  succès,  M.  le  docteur  Kahlert  a  trouvé  récemment  dans  le  ré- 
pertoire des  Puppenspieler  d'Augsbourg,  d'Ulm  et  de  Strasbourg,  trois 
pièces  dont  le  convive  de  pierre  est  le  sujet.  On  les  peut  lire  dans  le 
Closter,  avec  une  dissertation  préliminaire  sur  la  légende  espagnole, 
comparée  à  la  légende  allemande  (I). 

Durant  toute  la  seconde  moitié  du  xvm*  siècle,  les  marionnettes  fu- 
rent reçues  avec  une  extrême  bienveillance  dans  l'intérieur  des  riches 
familles  bourgeoises  et  même  dans  plusieurs  cours  ducales  et  prin- 
cières.  Je  pourrais  me  borner  à  cette  énonciation;  mais  j'ai  à  produire 
sur  ce  point  le  témoignage  de  deux  des  plus  grands  génies  de  l'Alle- 
magne. Il  y  a  plaisir  à  entendre  déposer  en  faveur  des  marionnettes 
des  hommes  tels  que  Goethe  et  Haydn. 

Dans  les  premières  pages  de  ses  mémoires,  Goethe  nous  apprend 
que  la  plus  grande  joie  de  son  enfance  fut  le  présent  que  son  excellente 
et  presque  prophétique  aïeule  lui  fit,  un  soir  de  Noël,  d'un  théâtre  de 
marionnettes.  11  faut  l'entendre  raconter  l'impression  profonde  que  fit 
sur  sa  fraîche  imagination  la  vue  de  ce  monde  nouveau  qui  venait 
peupler  tout  à  coup  la  monotone  solitude  de  la  maison  paternelle. 
Quelques  années  plus  tard,  pendant  les  jours  de  tristesse  et  de  malaise 
que  jetèrent  sur  Francfort  quelques  épisodes  de  la  guerre  de  sept  ans, 
notamment  l'occupation  de  la  ville  par  un  corps  de  l'armée  française, 
nous  voyons  le  jeune  Wolfgang,  retenu  au  logis  par  ses  parens,  se  faire 
de  son  cher  théâtre,  autour  duquel  il  convoquait  la  jeunesse  du  voi- 
sinage, non  pas  seulement  un  plaisir,  mais  comme  un  champ  de  ma- 
nœuvre et  une  école  de  stratégie  scénique,  où  il  apprenait  déjà  le 
grand  art  de  faire  mouvoir  sans  confusion,  devant  une  rampe,  les 

(1)  Scheible,  Dos  Closter,  t.  lU,  p.  667-76&. 


304  MARIONNETTES  CHEZ  LES  PARTICULIERS. 

créations  de  sa  pensée  (1).  Dans  un  autre  ouvrage,  où  les  vives  impres- 
sions de  sa  jeunesse  ont  pris  une  forme  plus  idéale  sans  rien  perdre 
de  leur  réalité,  dans  les  Années  d'apprentissage  de  Wilhelm  Meister, 
avec  quel  charme  et  quelle  effusion  de  souvenir  ne  revient-il  pas  sur 
ses  bienheureuses  marionnettes,  l'aiguillon  de  son  naissant  instinct 
dramatiquel  II  ne  nous  laisse  rien  ignorer  de  la  construction  du  théâtre, 
du  mécanisme  des  petits  acteurs,  de  la  manière  de  les  faire  mou- 
voir, du  soin  qu'il  prenait  de  les  faire  parler  avec  convenance  et  clarté. 
Excellent  exercice  pour  l'enfance  et  le  meilleur  apprentissage  de  diction 
soutenue  et  même  d'improvisation  !  Caché  derrière  la  toile  de  fond, 
l'interprète  novice  lisait  d'ordinaire  ou  récitait  les  pièces  les  plus  ap- 
plaudies dans  les  foires,  particulièrement  David  et  Goliath.  Le  jeune 
Goethe  alla  plus  loin;  il  imagina  de  faire  jouer  à  ses  poupées  quelques 
grands  ouvrages  dramatiques  qui  ne  se  trouvèrent  (il  en  fait  l'aveu) 
ni  dans  les  proportions  de  cette  petite  scène,  ni  à  la  portée  de  son  pé- 
tulant auditoire  (2). 

Les  théâtres  de  marionnettes  privés  étaient  assez  nombreux  dans  les 
grandes  villes,  notamment  à  Hambourg,  à  Vienne  et  à  Berlin,  pour 
que  quelques  écrivains  de  profession  n'aient  pas  dédaigné  de  com- 
poser de  petits  drames  à  leur  usage.  Je  citerai,  entre  autres,  Jean-Fré- 
déric Schinck,  auteur  distingué  de  romans  et  de  drames,  qui,  en  1777, 
a  écrit  plusieurs  petites  pièces  de  ce  genre  et  les  a  réunies  en  un  vo- 
lume (3).  Goethe  lui-même,  à  peine  âgé  de  vingt  ans,  mais  déjà  pré- 
occupé de  la  conception  de  Goetz  de  Berlichingen  et  de  Werther,  écrivit 
àFrancfort,  dans  une  société  d'amis,  une  bagatelle  de  ce  genre  intitulée 
Fêles  delà  foire  à Plundersweilern  (4).  «  Cette  petite  pièce,  dit-il,  n'est 
qu'une  épigramme  ou  plutôt  un  recueil  d'épigrammes  en  action.  Sous 
l'apparence  d'une  parade  figuraient  en  réalité  des  membres  de  notre 
société.  Le  mot  de  l'énigme  était  un  secret  pour  la  plupart,  et  tel  rieur 
ne  se  doutait  guère  que  Ton  s'amusait  à  ses  dépens  (5).  »  Cette  œuvre 

(1)  Goethe,  Atts  meinem  Leben.  Dichtung  und  Wahrheit  {Mémoires  de  ma  vie.  Poésie 
et  Vérité),  1"  partie,  livre  I".  Werke,  t.  XXIV,  p.  18  et  74. 

(2)  Wilfielm  Meisters  Lehrjahre,  liv,  1",  chap.  4  et  suiv.  Werke,  t.  XVIII,  p.  12. 
(S)  J.-Fr.  Schiuck,  Marionettentheater,  Berlin,  1777,  in-S». 

(4)  Il  y  a  dans  ce  nom  forgé  par  Goethe  une  allusion  au  mot  Plunder,  chiffon,  guenilles. 

(5)  Aus  meinem  Leben...  {Mémoires),  3«  partie,  livre  XIII.  Werke,  t.  XXVI,  p.  235, 


JBUX   DE  MARIONNETTES   A    LA   COUS   DB   WBIMAB.  305 

sans  conséquence  me  paraît  pourtant  remarquable,  en  ce  que  la  marche 
et  un  peu  la  pensée  des  premières  scènes  a  une  remarquable  analogie 
avec  la  disposition  du  commencement  de  Faust.  Elle  s'ouvre  par  un 
prologue  où  s'étalent  quelques  aphorismes  moraux  dans  le  goût  des 
Haupt-Actionen ,  au  travers  desquels  Hanswurst  jette,  à  sa  manière, 
une  de  ses  plaisanteries  banales.  Vient  ensuite  un  prologue  sur  le 
théâtre,  comme  dans  Faust;  c'est  un  dialogue  entre  un  charlatan  di- 
recteur de  marionnettes  et  un  docteur  (peut-être  le  bourgmestre  de 
Plundersweilern) .  Ce  directeur,  homme  de  goût  classique  et  quelque 
peu  disciple  de  Gottsched,  soutient  que,  pour  plaire  aux  spectateurs, 
il  faut  peindre  les  hommes  en  beau.  Puis  se  déroule  sous  nos  yeux, 
en  guise  d'introduction,  tout  le  tohu-bohu  d'une  foire  de  village.  D'un 
côté,  des  marchands  de  jouets  de  Nuremberg,  des  vendeuses  de  petits 
balais,  des  boutiques  de  comestibles,  un  joueur  d'orgue  et  un  jeune 
paysan  qui  fait  danser  sa  marmotte;  de  l'autre,  les  visiteurs  et  les  cha- 
lands, un  petit  bohémien  sans  sou  ni  maille  et  en  guenilles,  qui  mé- 
prise cette  foire,  un  pasteur  et  sa  gouvernante  qui  ne  regardent  pas  du 
même  œil  une  jolie  marchande  de  pain  d'épice,  tel  est  le  tableau,  à 
la  manière  dHogarth  ou  de  Callot,  qui  précède  la  tragédie  que  va  faire 
jouer  le  directeur  de  marionnettes.  Cette  tragédie  a  pour  sujet  l'histoire 
d'Esther  et  de  Mardochée.  Quand  le  rideau  tombe,  on  a  de  nouveau  de- 
vant les  yeux  le  champ  de  foire  et  tous  les  personnages  que  l'on  y  a  vus 
déjà,  plus  un  bateleur  qui,  pour  terminer  les  Fêles  de  la  foire,  montre 
ses  ombres  chinoises. 

Peut-être  Goethe  a-t-il  eu  tort  de  se  souvenir  de  cette  bluette  et  d'en 
faire  jouer  quelques  parties  en  4780,  à  la  cour  de  Weimar,  dont  il  était 
le  commensal  favori  depuis  le  succès  immense  de  (joetz  de  BerHchin- 
gen  et  de  Werther.  Il  y  ajouta,  pour  la  fête  de  la  princesse  Amélie,  un 
épilogue,  rempli,  comme  la  Nuit  de  Walpurgis,  d'cdlusions  et  de  cri- 
tiques littéraires,  absolument  insaisissables  pour  nous,  qu'il  intitula  : 
Ce  qu'il  y  a  déplus  nouveau  à  la  foire  de  Plundersweilern.  Je  m'étonne 
encore  plus  que  ce  grand  homme  ait  donné  place  dans  ses  œuvres  à 
ces  deux  badinages,  qu'il  a  réunis  sous  le  titre  collectif  de  :  Un  Spec- 
tacle de  marionnettes  moral  et  politique  nouvellement  ouvert  (1). 

(1)  Goethe,  WeHce,  t.  XUI,  p.  1-5S. 

10 


«ïÇjK  '.!iè'*f.^i-ff    H  !   lï  kr 


îm  m'f 


Xll. 


HAYDN   ET   LES  MARIONNETTES  DU  PRINCE   ESTERHAZY, 


La  cour  toute  poétique  de  Weimar  n'était  pas  la  seule  en  Allemagne 
où  l'on  demandât  des  distractions  aux  ombres  chinoises  et  aux  ma- 
rionnettes. Au  fond  de  la  Hongrie,  à  Eisenstadt,  dans  l'antique  et  ma- 
gnifique château  des  princes  Esterhazy,  la  muse  aimable  qui  préside 
aux  marionnettes  a  remporté  peut-être  ses  plus  merveilleux  triom- 
phes. Nous  tenons  ce  que  nous  allons  rapporter  d'une  confidence  faite 
à  Vienne  en  1805  par  l'illustre  compositeur  Haydn  à  M.  Chartes  Ber- 
tuch,  un  de  ses  fervens  admirateurs. 

On  savait  bien  que  le  prince  Nicolas-Joseph  Esterhazy,  protecteur 
éclairé  des  artistes  et  surtout  des  musiciens,  entretenait  à  grands 
frais  une  chapelle  composée  des  chanteurs  et  des  instrumentistes  les 
plus  habiles,  et  qu'il  en  confia,  en  1762,  la  direction  à  Joseph  Haydn, 
dont  le  nom  était  encore  peu  connu,  mais  dont  le  vieux  prince  An- 
toine Esterhazy  avait  deviné  l'avenir  et  assuré  le  sort  en  l'attachant 
à  sa  maison.  On  savait  qu'il  y  avait  dans  le  château  d'Eisenstadt  un 


MARIONNETTES  AU  CHATEAU  DEISENSTADT.  301 

grand  théâtre  où  ces  princes  faisaient  exécuter  les  meilleurs  opéras 
allemands  et  italiens;  mais  ce  qu'on  savait  moins,  c'est  qu'il  y  avait 
encore  un  petit  théâtre  de  marionnettes,  le  plus  admirable  peut-être 
qui  ait  jamais  existé  pour  la  perfection  des  acteurs  de  bois,  les  décora- 
tions et  les  machines;  et  ce  que  nous  avons  appris  enûn  par  le  témoi- 
gnage même  de  Haydn,  c'est  que  ce  sublime  compositeur,  qui  savait  si 
bien  d'ailleurs  porter  la  gaieté  dans  la  musique  instrumentale,  témoin 
sa  symphonie  comique  (1),  se  plut  à  écrire  de  ill3  à  1780,  c'est-à-dire 
dans  toute  la  vigueur  et  la  plénitude  de  son  génie,  cinq  opérette  pour 
les  marionnettes  d'Eisenstadt.  Dans  la  liste  de  toutes  ses  œuvres  musi- 
cales que  l'illustre  vieillard  remit,  signée  de  sa  main,  à  M.  Charles  Ber- 
luch  pendant  le  séjour  de  ce  dernier  à  Vienne  (2),  on  lit  la  mention  que 
je  transcris  :  —  Opérette  composées  pour  les  marionnettes  :  Philémon 
et  Baucis,  1773.  —  Genièvre.  1777.  —  Didon,  parodie,  1778.  —  La  Ven- 
geance accomplie  (3)  ou  la  Maison  brûlée  (sans  date).  —  Dans  la  même 
liste  est  indiqué  le  Diable  boiteux,  probablement  parce  qu'il  fut  joué  par 
les  marionnettes  du  prince  Esterhazy;  mais  cet  ouvrage  avait  été  com- 
posé à  Vienne,  dans  la  première  jeunesse  de  l'auteur,  pour  Bernar- 
done,  directeur  d'un  théâtre  populaire  à  la  porte  de  Carinthie,  et  avait 
été  payé  24  sequins  (4).  On  avait  cru  que  ces  curieuses  partitions,  toutes 
inédites,  avaient  péri  dans  un  incendie  qui  consuma  une  partie  du 
château  d'Eisenstadt,  et  notamment  le  corps  de  logis  qu'y  occupait 
Haydn.  U  n'en  est  rien;  elles  ont  été  vues  en  1827  dans  la  bibliothèque 

(1)  Dans  ce  morceau,  tous  les  instrumens  et  les  instrumentistes  disparaissent  succes- 
sivement, de  façon  que  le  premier  violon  se  trouve  jouer  tout  seul.  Voyez  dans  Garpani 
l'histoire  ou  plutôt  les  histoires  relatives  à  cette  symphonie.  Pleyel  a  fait  la  contre- 
partie de  cette  boufifonnerie  musicale.  Le  premier  violon  est  seul  à  son  poste  et  les  exé- 
cutans  en  retard  arrivent,  l'un  après  l'autre,  prendre  part  à  la  symphonie.  Lettere  su  la 
vita  del  célèbre  maestm  Gius.  Haydn,  p.  115-119. 

(â)  G.  Bertuch,  Berner kungen...  {Observations  faite*  dans  un  voyage  de  Tvbingue  à 
Vienne),  t.  l",  p.  179. 

(3)  Garpani,  en  reproduisant  cette  liste,  a  substitué  à  la  Maison  brûlée  une  pièce  qu'il 
intitule  ScMato  délie  Streghe,  qui  ne  semble  pas  pouvoir  être  le  même  ouvrage.  Il  a 
également  ajouté  les  dates,  qui  ne  se  trouvent  point  dans  la  liste  donnée  par  M.  Ber- 
tuch. Voyez  Garpani,  ouvrage  cité,  p.  296. 

(4)  Gins.  Garpani,  ibid.,  p.  81. 


308  SYMPHONIE  DE   HAYDN  POUR   LES   ENFANS. 

musicale  des  princes  Esterhazy,  avec  une  vingtaine  d'autres  dont  on 
aimerait  à  connaître  les  titres  (1). 

Ce  fut  peut-être  pour  servir  d'ouverture  à  une  de  ces  divertissantes 
représentations,  plus  particulièrement  destinées  aux  plaisirs  des  jeunes 
membres  de  la  famille  Esterhazy,  que  Haydn  imagina  de  composer 
la  singulière  symphonie  qu'il  a  intitulée  Fiera  dei  fanciulli.  Carpani 
nous  en  a  raconté  l'histoire.  Un  jour,  Haydn  se  rendit  seul  à  la  foire 
d'un  village  des  environs.  Là, il  fit  provision,  et  rapporta  un  plein  pa- 
nier de  mirlitons,  de  sifflets,  de  coucous,  de  tambourins,  de  petites 
trompettes,  bref  tout  un  assortiment  de  ces  instrumens  plus  bruyans 
qu'harmonieux  qui  font  le  bonheur  de  l'enfance.  Il  prit  la  peine  d'étu- 
dier leur  timbre  et  leur  portée,  et  composa,  avec  ces  périlleux  élé- 
mens  harmoniques,  une  sym[)honie  de  l'originalité  la  plus  boufTonne 
et  la  plus  savante. 

Il  faut  avouer  que  ce  n'est  pas  une  médiocre  gloire  pour  nos  ma- 
rionnettes que  de  voir  Goethe  préluder  à  ses  chefs-d'œuvre  drama- 
tiques en  se  faisant  leur  organe,  et  Haydn,  dans  toute  la  splendeur  de 
son  génie,  se  plaisant  à  écrire  pour  elles  une  série  de  petits  chefs- 
d'œuvre. 

(1)  Voy.  Gazette  musicale  de  Leipzig,  1827;  t.  XXIX,  u»  49,  p.  820. 


XIIT. 


mabiounettes  en  allemagne  depuis  l  apparition  dd  faubt  de  gobths 
jcsqu'a  nos  jours. 


Pendant  les  vingt  dernières  années  du  xviii»  siècle,  les  marionnettes 
aimées,  recherchées,  fêtées,  comme  on  vient  de  le  voir,  dans  quelques 
résidences  aristocratiques ,  toujours  chéries  du  peuple  et  biemenues 
dans  les  villages  et  dans  les  faubourgs  des  villes,  n'avaient  cependant, 
il  faut  le  dire,  d'existence  et  de  point  d'appui  qu'aux  deux  extrémités 
de  l'échelle  sociale.  Dans  toute  l'immense  population  intermédiaire, 
parmi  les  lettrés,  les  poètes,  les  critiques,  dans  toute  cette  foule  éclai- 
rée qui  aimait  ou  cultivait  la  littérature  et  les  arts,  personne  ne 
songeait  à  elles,  et  l'on  conçoit  assez,  en  effet,  qu'au  milieu  de  l'ad- 
niirable  développement  épique,  lyrique  et  dramatique,  qui  se  prépa- 
rait et  qui  commençait  déjà  à  poindre  sous  l'influence  des  glorieux 
successeui-s  de  Lessing,  il  ne  restât  plus  dans  aucun  esprit  sérieux 
d'intérêt  disponible  pour  les  marionnettes.  Cependant  il  se  passait  alors 
quelque  chose  dans  la  tête  dun  jeune  homme  obscur  qui  allait  ra- 


310  CONCEPTION  DU  FAUST  DE  GOETHE. 

mener  l'atteution  du  grand  public  allemand  sur  la  vieille  légende  de 
Faust,  et  par  suite  sur  les  marionnettes  qui  étaient  en  possession  de 
l'interpréter.  Goethe  enfant  avait  vu  certainement  jouer  Faust  par  les 
marionnettes  de  la  foire  de  Francfort,  sa  patrie.  Il  l'avait  revu  proba- 
blement encore  aux  foires  de  Leipzig  pendant  les  trois  années  qu'il 
passa  dans  cette  ville  à  suivre,  je  devrais  dire  à  observer  en  critique 
les  cours  de  l'université;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'arrivant  à 
Strasbourg  à  la  fin  de  1769,  il  y  portait  le  dessein  arrêté  d'élever  cette 
légende  si  profondément  humaine  et  si  profondément  germanique 
aux  proportions  du  drame  et  de  l'épopée.  Loin  de  dissimuler  l'origine 
de  son  incomparable  chef-d'œuvre,  Goethe  nous  l'a  fait  connaître  lui- 
même  de  la  manière  la  plus  intéressante  dans  ses  mémoires.  Pendant 
les  trente  mois  qu'il  passa  à  Strasbourg,  sous  prétexte  d'achever  ses 
études  de  droit,  mais  en  réalité  pour  y  méditer  et  préparer  ses  trois  pre- 
mières grandes  compositions,  Goethe  vécut  dans  l'intimité  d'un  homme 
d'un  esprit  éminent,  de  Herder,  dont  il  fit  son  confident  littéraire  et  son 
mentor.  Cependant  le  jeune  homme  faisait  un  mystère  à  son  sage  ami 
de  quelques-uns  de  ses  projets  les  plus  hasardeux  :  «  J'avais  bien  soin 
de  lui  cacher,  dit-il,  combien  j'étais  préoccupé  de  certaines  pensées  qui 
avaient  pris  racine  en  moi,  et  qui  allaient  grandir  peu  à  peii  jusqu'à  la 
hauteurde  créations  poétiques.»  Ces  favorisdeson  imagination ,  c'étaient 
Goeti  de  Berlichingen  et  Faust.  La  pensée  de  Faust  surtout  l'obsédait. 
«  L'idée  de  cette  pièce  de  marionnettes,  ajoute-t-il,  retentissait  et  bour- 
donnait en  moi  sur  tous  les  tons;  je  portais  en  tous  lieux  ce  sujet  avec 
bien  d'autres,  et  j'en  faisais  mes  délices  dans  mes  heures  solitaires,  sans 
toutefois  en  rien  écrire  (I).  »  Grande  fut  la  surprise  du  monde  httéraire 
quand,  dix  ans  plus  tard,  Goethe  publia  les  premiers  fragmens  de  cette 
œuvre  originale.  L'Allemagne  épiait  avec  espérance  tous  les  mouve- 
mens  de  ce  beau  génie,  qui  avait  fait,  à  vingt-cinq  ans,  une  révolution 
dans  l'art  dramatique  par  Goetz  de  Berlichingen,  et  une  révolution 
dans  le  roman,  et  presque  dans  les  mœurs  publiques,  par  Werther  :  elle 
s'émut  de  lui  voir  choisir  cette  légende  de  marionnettes  pour  en  faire 
le  sujet  d'une  épopée  dramatique;  mais  quand,  au  commencement  du 

'  tfiBhnûqaL)  .^r 
(1)  Goethe,  Ausmeinem  Leben  (Mémoires),^*  partie,  livre  X».  Werke,  t.  XXV,  p.  318. 


lEPBISE  DE  FAUST  PAR  LES  JOUEURS  DE  MARI0S?CETTE5,  311 

«iècle,  deux  publications  successives  eurent  enfin  montré  dans  son  en- 
semble la  première  partie  de  Faust,  l'admiration  fut  générale,  le  suc- 
cès immense.  Tous  les  théâtres,  allemands  et  étrangers,  voulurent  avoir 
leur  Faust;  on  mit  ce  sujet  en  romans,  en  opéras,  en  ballets,  en  pan- 
tomimes; on  l'arrangea  pour  les  ombres  chinoises  (1).  Chose  singu- 
lière, l'émotion  causée  par  Tapparition  de  cette  œuvre  transcendante, 
souvenir  poétisé  et  agrandi  des  marionnettes,  ramena  presque  aussitôt 
l'attention  publique  sur  la  vieille  légende  et  sur  l'humble  scène  qui  en 
avaient  fourni  l'occasion  et  la  pensée.  Des  joueurs  de  marionnettes  intel- 
ligens,  Schùtz  et  Dreher,  Geisselbrecht,  Thiémé  et  Éberlé  (2),  exploi- 
tèrent habilement  cette  nouvelle  disposition  des  esprits. 

En  1804,  les  deux  associés,  Schûtz  et  Dreher,  vinrent  de  la  Haute- 
Allemagne,  apportant  une  vieille  rédaction  de  Faust,  purgée  des  inter- 
polations ridicules  (pi'y  avaient  insérées  Reibchand  etKuniger  au  temps 
des  Baupt-Aclîonen  {3).  Toute  la  haute  compagnie  de  Berlin  y  accou- 
rut. Les  femmes,  les  poètes,  les  philosophes,  les  critiques  s'y  pressaient 
en  foule,  curieux  de  comparer  le  vieux  drame  populaire  avec  le  nou- 
veau chef-d'œuvre  qui  en  était  émané  (4).  Dreher  et  Schûtz  se  conci- 
lièrent tous  les  suffrages,  et  attirèrent  long-temps  la  foule  par  la  bonne 
composition  de  leur  répertoire,  à  la  fois  décent  et  varié.  Ils  jouèrent 
successivement,  pendant  les  années  1804  et  1805,  le  Chevalier  brigand, 
la  Jeune  Antonia.  Geneviève  de  Brabant,  Mariana  ou  le  Brigand  fémi- 
nin, Trajan  et  Domitien,  la  Nuit  du  meurtre  en  Ethiopie,  Fanny  et  Dur- 
mon  (histoire  anglaise),  don  Juan,  Médée,  Alceste,  Aman  et  Esther, 


(1)  Faust  fut  joué  aux  ombres  chinoises  des  frères  Lobe.  A  Dantzig,  en  1797,  on  im- 
prima le  Doctor  Faust,  ein  Schaftenriss,  et  à  Leipzig,  en  1831,  iL  Harro  Harring  publia 
dans  le  Litterarische  Muséum,  Faust  accommodé  à  la  mode  de  ce  temps,  ein  Schattenspiel . 

(2)  Voyez  Chr.  Ludw.  Striglitz  aine,  Faust  als  Schauspiel...  article  du  Taschenbuch 
de  Raumer,  1834,  p.  193-202  reproduit,  dans  le  Closter,  t.  V,  p.  692. 

(3)  Voyez  notamment  ce  que  rapporte  M.  Schûtze  (ouvr.  cité,  p.  62)  d'une  représen- 
tation du  Doctor  Faust,  remplie  d'extravagances,  qui  fut  donnée  à  Hambourg  en  1733. 

(4)  Franz  Hom,  Ueber  Volksschauspiele...  {Sur  le  théâtre  populaire  en  général  et  sur 
la  pièce  de  Faust  en  particulier),  extrait  de  Die  Poésie...  [La  Poésie  et  l'Éloquence  en 
Allemagne  avant  Luther),  Berlin,  1823,  t.  II,  p.  256-284,  et  dans  le  C/of for,  t.  V, 
p.  672. 


312  RÉPEBTOIRE  DE   SCHUTZ   ET  DE  DREHER. 

Judith  et  Holopherne,  l'Enfant  prodigue  (i).  Les  marionnettes  redevin- 
rent si  bien  à  la  mode,  que  quelques  poètes  distingués  se  mirent  à 
écrire  pour  elles.  Auguste  Mahlmann,  auteur  de  plusieurs  ouvrages 
estimés,  publia  à  Leipzig,  en  1806,  sous  le  titre  de  Marionettentheater, 
un  volume  qui  contenait  quatre  petites  pièces  de  ce  genre  :  le  roi  Vio- 
lon et  la  princesse  Clarinette,  l'Enterrement  et  la  résurrection  du  doc- 
teur Pandolfo,  la  Nouvelle  Zurli  ou  la  Prophétie,  et  Arlequin  raccom- 
modeur  de  mariage. 

Dreher  et  Schûtz,  après  quelques  courses,  notamment  à  Breslau,  se 
séparèrent.  Schûtz  s'établit  à  Potsdam,  et  revint,  en  1807,  à  Berlin, 
donner  de  nouvelles  représentations  qui  furent  encore  très  suivies. 
Une  de  ses  affiches,  du  12  novembre  1807,  commence  ainsi  :  «  A  la 
demande  de  beaucoup  de  personnes,  on  donnera  le  Docteur  Faust.  » 
Il  avait  rouvert  son  théâtre  à  Berlin  par  une  pièce  intitulée  Bourgeois 
et  propriétaire  à  Potsdam,  qui  contenait  probablement  des  allusions 
à  son  nouvel  établissement  dans  celte  ville.  Outre  Faust,  il  jouait 
un  vieux  drame  dont  Wagner,  le  famulus,  l'élève  attardé  de  Faust, 
était  le  personnage  principal.  Elle  était  intitulée  :  le  Docteur  Wagner 
ou  la  Descente  de  Faust  en  enfer,  et  avait  porté  autrefois  pour  second 
titre  :  Infelix  sapientia.  Ce  second  Faust  était  loin  de  valoir  le  pre- 
mier. 

Schûtz,  assez  lettré  et  auteur  lui-même,  se  réservait  d'ordinaire  les 
premiers  rôles,  c'est-à-dire  don  Juan,  Faust,  Casperle;  il  affectionnait 
ce  dernier,  où  il  était  fort  goûté,  surtout  dans  une  petite  comédie  de  sa 
composition  :  Casperle  et  sa  famille.  Deux  opéras-comiques  figuraient 
encore  dans  son  répertoire,  Adolphe  et  Clara  et  la  Bague  enchantée  (2). 
Après  un  assez  long  intervalle,  Schûtz  revint  à  Berlin.  M.  François 
Horn  le  vit  en  1820  faire  représenter  avec  succès  trois  pièces  par  ses 


(1)  Von  der  Hagen,  Dos  alte  und  neue  Spiel  von  doctor  Faust  {l'ancienne  et  la  nouvelle 
pièce  de  Faust).  Voyez  Germania,  1841,  t.  IV,  p.  211-224,  et  Bas  Closter,  t.  V,  p.  730. 
M.  von  der  Hagen  dit  que  Dreher  et  Schûtz  vinrent  à  Berlin  quarante  ans  avant  l'époqua 
où  il  écrivait,  ce  qui,  en  prenant  ces  mots  à  la  lettre,  fixerait  les  représentations  de  Faust 
données  par  ces  artistes  à  1801. 

(S)  Von  der  Hagen,  ibid.,  et  Dos  Closter,  t.  V,  p.  730  et  7>1. 


RÉPERTOIRE   DE   GEISSELRRECHT.  313     , 

acteurs  de  bois,  Don  Juan,  Faust,  et  un  drame  romanesque  ei^pe»- 
J)ab)eqient  iéeriquB;  la  Belle-Mère  ou  l'Esprit  de  la  montagne  {{). 

A  l'autre  extrémité  de  l'Allemagne,  Geisselbrecht,  mécanicien  de 
Vienne,  exploita,  avec  non  moins  d'habileté,  la  vogue  que  le  Faust 
de  Goethe  avait  rendue  aux  marionnettes.  Il  représenta  à  Vienne,  à 
Francfort,  et  même  à  Weimar,  où  résidait  Goethe,  un  drame  de  Faust, 
d'une  rédaction  un  peu  plus  moderne  que  celle  de  Schûtz  et  Dreher, 
intitulé  :  le  Docteur  Faust  ou  le  grand  nécromancien,  en  cinq  actes, 
mêlé  de  chants.  Il  avait  à  Francfort  sa  résidence  principale.  Un  ha- 
bitant de  cette  ville,  le  docteur  Kloss,  lui  a  vu  représenter  Faust  en 
1800,  et,  pour  la  dernière  fois,  en  1817  (2). 

On  a  conservé  le  souvenir  d'une  pièce  de  son  répertoire,  probable- 
ment féerique,  et  qui  obtint  un  succès  de  vogue.  Elle  portait  le  titre 
bizarre  de  la  Princesse  à  la  hure  de  porc.  Il  s'efforçait  de  surpasser 
Dreher  et  Schûtz  par  la  perfection  mécanique  de  ses  petits  acteurs, 
auxquels  il  faisait  lever  ou  baisser  les  yeux  ;  il  était  même  parvenu  à 
les  faire  tousser  et  cracher  très  naturellement,  exercice  que  Casperle, 
comme  on  pense  bien,  devait  répéter  le  plus  souvent  possible  (3). 
M.  von  der  Hagen,  pour  se  moquer  de  cette  puérile  merveille,  appli- 
que au  mécanicien  viennois  les  deux  vers  suivans  du  Camp  de  Wal- 
lenstein,  que  Schiller,  par  parenthèse,  a  imités  des  Femmes  savantes  de 
Molière  : 

Cette  étude  vous  a  mal  réussi.  Vous  avez  peut-être  appris  comment  le  géné- 
ral tousse  et  comment  il  crache;  mais  quant  à  son  génie... 

Wie  er  raeuspert  und  wie  er  spuckt, 
Das  babt  ihr  ilim  glûcklich  abgeguckt; 
Âber  sein  Schenie  (4).... 

(1)  Franz  Horn,  Faust,  ein  Gemalde....  {Faust,  tableau  d'après  l'ancien  allemand), 
extrait  de  Freundlicher  Schriflen...  {Joyeux  écrits  pour  de  joyeux  lecteurs),  t.  II,  p.  51- 
80,  et  Das  Closter,  t.  V,  p.  652  et  suiv. 

(2)  Cari  Simrock,  Doctor  Johannes  Faust,  Puppenspiel;  Francf.,  1846,  notes,  p.  107. 

(3)  Von  der  Hagen,  Das  alfe...,  etc.  Voyez  Das  Closter,  t.  V,  p.  738. 

(4)  Schiller,  Wallenstein  Loger  {le  Camp  de  Wallenstein),  scène  ti. 


XIV 


FAUST   8CR  LES  THÉÂTRES  DE  MARIONNETTEg.    —   TEXTES   IMPRIMÉS. 


Quelques  critiques  ont  avancé  que  la  légende  de  Faust  est  née  sur 
les  théâtres  de  marionnettes.  Il  est  infiniment  plus  probable  qu'elle  a 
commencé,  comme  toutes  les  légendes,  dans  les  veillées  et  dans  les 
foires  par  des  récits  et  par  des  chansons.  D'autres  ont  prétendu  que, 
malgré  sa  physionomie  toute  germanique,  ce  mythe  serait  venu  d'An- 
gleterre en  Allemagne,  et  ils  allèguent,  à  l'appui  de  cette  opinion,  une 
ballade  anglaise  imprimée  en  1588,  et  d'où  Christophe  Marlow  a  em- 
prunté l'idée  de  sa  tragédie  de  Faust  (1).  Cela  n'autorise  nullement  à 
supposer  à  cette  légende  une  origine  anglaise,  surtout  quand  on  sait 
que  cette  même  année  1588,  l'histoire  de  Faust  se  vendait  à  Francfort 
chez  J.  Spies  et  circulait  dans  toute  l'Allemagne,  et  que  l'année  pré- 
cédente, 4587,  avait  déjà  vu  paraître  un  ouvrage  intitulé  :  Historia 
Fausti;  tractâtten  von  Faust;  eine  comôdie,  attribué  à  deux  étudians 
de  Tubingue.  On  a  dit  encore  que  cette  Historia  Fausti,  qui  a  pré- 
Ci)  Le  drame  de  Marlow,  représenté  en  lôd4,  a  popularisé  la  légende  de  Faust  ea 


TEXTES  DB  GEISSELBBECHT  ET  DR-SCHUTZ.  3i5 

cédé  le  livre  de  Widmann  et  même  la  légende  de  Francfort,  était 
une  pièce  de  marionnettes.  Je  ne  sais  sur  quelles  preuves  peut  s'ap- 
puyer cette  assertion.  Il  n'est  même  pas  bien  sûr  que  ce  fût  une  pièce 
dramatique.  Le  sens  qu'avait  le  mot  comédie  au  moyen-âge,  et  qu'il  a 
conservé  long-temps,  permet  de  douter  que  cet  ouvrage  fût  autre 
chose  qu'un  récit.  Dans  tous  les  cas,  le  fait  seul  de  l'impression  éloigne 
toute  idée  d'un  jeu  de  marionnettes.  Dans  l'origine,  les  pièces  de  ce 
genre,  loin  d'être  imprimées,  n'étaient  même  pas  toujours  écrites  et 
surtout  ne  l'étaient  jamais  en  entier.  On  remarque  plusieurs  scènes 
dans  la  plupart  des  textes  qui  nous  sont  parvenus,  laissées  en  blanc 
ou  dont  le  motif  seul  est  indiqué.  Ces  passages  appartiennent  ordinai- 
rement aux  rôles  de  HansiiN-urst  et  de  Casperle.  Les  joueurs  les  rem- 
plissaient à  leur  fantaisie,  ou  à  la  gusto  [sic],  comme  il  est  dit  à- la 
marge  (i).  Les  directeurs  qui  possédaient  de  ces  rares  copies  les  gar- 
daient précieusement  et  les  transmettaient  à  leurs  successeurs.  C'est  à 
l'aide  d'un  de  ces  vieux  manuscrits  que  Geisselbrecht  représentait  son 
Faust.  Après  sa  mort  ou  sa  retraite,  arrivée  en  1817,  sa  copie  devint 
la  propriété  du  roi  de  Prusse,  et  M.  le  colonel  de  Below  obtint,  en 
1832  l'autorisation  de  la  faire  imprimer  à  vingt-quatre  exemplaires 
qui  furent  distribués  eu  présens  (2). 

Avant  cette  époque,  et  dès  1808,  M.  von  der  Hagen  avait  formé,  de 
concert  avec  quelques  amis,  le  projet  de  donner  au  public  le  texte 
du  fameux  Faust  de  Schûtz.  On  fit  au  directeur  la  demande  de  son 
manuscrit;  mais  celui-ci,  ne  voulant  s'en  dessaisir  à  aucun  prix, 
feignit  de  croire  que  le  désir  qu'on  lui  témoignait  n'était  pas  sérieux 

Angleterre.  Ce  sujet  s'est  montré  avec  succès  sur  les  théâtres  de  marionnettes  de  Lon- 
dres et  même  de  Dublin,  comme  Swift  nous  l'apprend  dans  ses  vers  contre  Timothy. 
Voyez  plus  haut,  page  246. 

(1)  On  trouve  notamment  plusieurs  scènes  en  blanc  dans  le  Faust  des  marionnettes 
d'Augsbourg.  Voyez  Das  Closter,  t.  V,  p.  829  et  844. 

(2)  Von  der  Hagen,  Das  Alte...,  etc.  Das  Closter,  t.  V,  p.  733.  Vers  la  fin  de  sa  vie, 
Geisselbrecht  paraît  avoir  éprouvé  des  scrupules  sur  quelques  passages  de  la  pièce  de 
Faust,  où  la  reUgion  et  les  bonnes  mœurs  lui  semblaient  offensées.  Il  avait  souli- 
gné ces  passages  dcins  son  manuscrit ,  pour  les  passer  à  la  représentation.  Une  note  de 
sa  main  nous  apprend  que,  par  délicatesse  de  conscience,  il  renonça  tout-à-feit  à  don- 
ner cette  pièce  avant  de  quitter  sa  profession. 


316  CINQ  TEXTES   DE   FAUST   PUBLIÉS  PAR   M.   SCHEIBLE. 

et  cachait  une  mystification.  Bref,  il  refusa  obstinément,  quoi  qu'on 
pût  faire.  Il  prétendit  même  qu'il  n'avait  point  de  copie  et  qu'il  jouait 
partie  de  mémoire,  partie  à  l'impromptu.  Alors  plusieurs  personnes 
se  concertèrent  pour  écrire  la  pièce  pendant  les  représentations;  mais 
la  confrontation  des  copies  fit  remarquer  un  grand  nombre  de  va- 
lianles  qui  prouvèrent  qu'en  effet  Schiitz  recourait  dans  beaucoup 
de  passages  à  l'improvisation.  Toutefois  M.  von  der  Hagen  rassembla 
ces  matériaux  et  les  combina  de  manière  à  en  former  un  texte.  Mal- 
heureusement il  n'a  publié  que  le  premier  acte,  et  s'est  borné  pour 
les  trois  autres  à  une  analyse.  Ce  travail  n'a  paru  que  long- temps 
après,  en  iSM,  dans  le  recueil  intitulé  Germania,  puis  dans  le  Closter. 

En  i846,  M.  Charles  Simrock,  honorablement  connu  par  ses  poésies 
et  par  son  livre  sur  les  légendes  du  Rhin,  profitant  de  la  publication 
de  M.  von  der  Hagen ,  de  quelques  études  analogues  de  MM.  François 
Horn  et  Emile  Sommer,  et  surtout  aidé  de  ses  propres  et  récens  souve- 
nirs, fit  paraître  à  Francfort,  le  texte  complet  de  la  pièce  populaire  sous 
le  titre  de  «  Doctor  Johannes  Faust,  pièce  de  marionnettes,  en  quatre 
actes.  »  M.  Simrock  avoue  de  bonne  foi  que  sa  rédaction  est  tirée  de 
plusieurs  sources,  que  le  dialogue,  auquel  il  n'a  pourtant  rien  ajouté 
d'essentiel,  lui  appartient  en  partie,  et  qu'il  est  seul  responsable  des 
vers  (1).  Dans  cette  pièce,  l'action  se  passe  à  Mayence,  et  non  à  Wit- 
tenberg,  séjour  de  Faust  dans  tous  les  livres  populaires,  d'où  quelques 
critiques  ont  été  induits  à  dire  que  cette  substitution  de  lieu  avait  été 
généralement  admise  par  les  joueurs  de  marionnettes,  qui  avaient  con- 
fondu le  Faust  de  la  légende  et  le  célèbre  imprimeur  associé  de  Gut- 
temberg.  Ce  changement  de  lieu  ne  se  trouve  que  dans  le  texte  de  Ch. 
Simrock;  la  scène,  dans  la  pièce  de  Geisselbrecht,  est  à  Wittenberg, 
ainsi  que  dans  plusieurs  des  rédactions  dont  nous  allons  parler. 

On  ne  possédait  que  les  deux  textes  peu  satisfaisans  de  MM.  Sim- 
rock et  von  der  Hagen,  lorsqu'en  1817  M.  Scheible,  à  force  de  re- 
cherches et  de  dépenses^,  parvint  à  retrouver  et  publia  dans  le  Closter 
cinq  autres  rédactions  de  Faust-marionnette,  à  savoir  :  1°  le  Docteur 
Jean  Faust,  en  deux  parties  de  sept  actes  chacune,  appartenant  au 

(1)  Voy.  Cari  Simrock,  Doctor  Johannes  Faust;  PuppenspielinwierAufzugen;çTéia£6. 


TEXTE   DE   BONNESCUKY.  317 

théâtre  des  marionnettes  d'Ulm  (la  scène  est  à  Wittenberg);  2°  Jeom 
Faust,  tragédie  en  trois  parties  et  en  neuf  actes,  du  répertoire  des  ma- 
rionnettes d'Augsbourg,  rédaction  très  ample  et  une  des  plus  an- 
ciennes, dont  la  scène  est  également  à  Wittenberg;  2°  Jean  Faust  ou  le 
Docteur  mystifié,  comédie  mêlée  d'ariettes,  plus  récente,  et  appartenant 
au  même  théâtre;  4"  le  Docteur  Faust,  célèbre  dans  le  monde  entier, 
pièce  en  cinq  actes,  du  théâtre  des  marionnettes  de  Strasbourg,  entre- 
mêlé d'un  assez  bon  nombre  de  phrases  françaises;  5"  Faust,  histoire  du 
temps  passé,  arrangé  pour  les  marionnettes  de  Cologne  par  M.  Chr.  Win- 
ters  (1).  M.  Scbeible  a  publié  ces  pièces  comme  elles  lui  sont  paryenues, 
avec  leurs  lacunes,  leurs  altérations,  leurs  incorrections  grossières, 
surtout  dans  les  passages  latins,  curieux  vestiges  du  xvi«  siècle,  que 
les  dynasties  successives  de  joueurs  de  marionnettes  ont  maintenus, 
sinon  respectés.  On  peut  dire  qu'aucune  nation  en  Europe  n'a  pris 
autant  de  soin  que  l'Allemagne  pour  reconstituer  l'histoire  de  son 
théâtre  populaire. 

Ce  n'est  pas  tout  :  il  a  paru  encore,  en  1850,  à  Leipzig,  un  nouveau 
texte  de  Faust  {das  Puppenspiel  vom  Faust)  qui  affecte  de  plus  hautes 
prétentions.  Le  titre  déclare  que  dans  cette  nouvelle  édition  l'ancien 
et  véritable  Faust  des  marionnettes  est  publié  pour  la  première  fois 
sous  sa  forme  originale.  L'éditeur  ne  s'est  pas  nommé,  mais  sa  pré- 
face et  ses  notes  sont  d'un  homme  de  goût  et  de  savoir.  Son  texte,  s'il 
faut  l'en  croire,  est  d'un  siècle  au  moins  antérieur  à  celui  des  éditions 
précédentes;  il  est  vrai  que,  par  un  étrange  oubli,  il  ne  parle  pas  des 
textes  publiés  par  M.  Scheible.  Il  doit  le  sien  ou  plutôt  il  Ta  enlevé 
(Bacchus  aidant)  à  un  joueur  nommé  Bonneschky^  qui,  à  une  époque 
qui  n'est  indiquée  que  vaguement,  donnait  des  représentations  à  Leip- 
zig. Je  dirai  franchement  que,  malgré  ces  assurances  accumulées  dans 
la  préface,  le  texte  de  1850  est  celui  dont  l'authenticité  m'est  le  moins 
prouvée.  Je  crois  y  voir  plutôt  un  résumé  fait  avec  adresse  de  tous  les 
matériaux  recueillis  antérieurement  que  la  transcription  pure  et  simple 
d'un  manuscrit  réel.  Je  ne  fais  ici  qu'énoncer  un  doute;  je  pourrais. 


(1)  Ces  cinq  pièces,  outre  le  travail  de  M.  voa  der  Hagen  et  le  texte  de  Geisselbrecht, 
sont  réunies  dans  le  Closter,  t.  V,  p.  747-922. 


318  TEXTE  DE   BONNESCHKY. 

au  besoin,  l'appuyer  de  plusieurs  indices.  On  voit,  en  tête  de  la  pièce, 
deux  gravures  assez  curieuses,  représentant  Faust  et  Casperle,  tels 
qu'ils  figurent  d'ordinaire  dans  les  jeux  de  marionnettes. 

On  le  voit,  grâce  à  tant  de  précieux  documens,  la  critique  peut, 
enfin,  se  faire  une  idée  assez  juste  de  ce  qu'ont  été  les  représentations 
du  Docteur  Faust  sur  les  théâtres  populaires.  Elle  peut  confronter  les 
rédactions,  les  rapprocher  de  la  légende,  et,  si  ce  n'est  pas  un  trop  grand 
sacrilège,  comparer  ces  Puppenspiele  avec  le  Faust  de  Goethe,  Je  ne 
me  propose  pas  de  traiter  tous  ces  points;  mais  je  crois  ne  pouvoir 
mieux  terminer  mon  travail  qu'en  me  posant  cette  question  finale,  qui 
aurait  sans  doute  paru  bien  impertinente  au  début  :  Le  Faust  de  Goethe 
doit-il  quelque  chose  aux  marionnettes? 


XV. 


DES  EMPRUISTS   QBE    LESSING  ET  GOETHE  ONT   FAITS  AUX   THÉÂTRES 
DE  MARIONNETTES. 


Lessing  avait ,  avant  Goethe,  conçu  la  pensée  de  tirer  de  la  légende 
de  Faust  et  des  pièces  jouées  sur  ce  sujet  dans  les  foires  un  grand 
drame  surnaturel  et  philosophique.  Non-seulement  il  avait  vu  sou- 
vent représenter  cette  histoire  par  les  marionnettes,  mais  il  avait  eu 
en  sa  possession  la  copie  d'une  de  ces  anciennes  pièces.  Lié  d'une  étroite 
amitié  avec  M"»  Neuberin,  qui  avait  été  long-temps  directrice  d'un 
théâtre  secondaire  et  qui  possédait  une  collection  précieuse  de  livres 
et  de  manuscrits  relatifs  à  sa  profession ,  il  hérita  de  la  bibliothèque 
de  cette  dame,  dans  laquelle  se  trouvait  un  ancien  manuscrit  de  Faust 
à  l'usage  des  joueurs  de  marionnettes  ambulans  (1).  On  a  avancé  que 
Lessing  avait  composé  deux  Faust.  Il  est  plus  probable  qu'il  a  seule- 
ment tracé  deux  plans,  sans  en  achever  aucun.  Ayant  emporté  avec 

(1)  Voy.  Fried.  Nicolai,  heise,  t.  it,  p.  5«6. 


320  PLAN   d'une  tragédie  de   FAUST  PAR  LESSING. 

lui  en  Italie  tout  ce  qu'il  avait  écrit  sur  ce  sujet,  dont  il  était  vivement 
préoccupé,  il  eut  le  malheur  de  perdre  la  malle  qui  contenait  ces  pa- 
piers (1).  11  ne  subsiste  plus  que  deux  fragmens  de  tout  ce  travail  :  le 
premier  est  une  scène  complète  qu'il  a  publiée  dans  une  de  ses  lettres 
sur  la  littérature  contemporaine  (2);  le  second  est  un  brouillon  trouvé 
après  sa  mort,  et  contenant  l'esquisse  des  cinq  premières  scènes  d'un 
autre  Faust.  En  outre,  un  de  ses  amis,  M.  J.-J.  Engel,  qui  avait  reçu, 
pendant  plusieurs  années,  ses  confidences  poétiques,  a  fait  connaître 
au  public  ce  qu'il  avait  retenu  du  plan  de  cette  seconde  pièce  (3).  En 
rapprochant  les  souvenirs  de  M.  Engel  des  indications  contenues  dans 
le  fragment  posthume,  on  peut  entrevoir,  non  pas  tous  les  incidens  du 
drame,  mais  au  moins  le  cadre  et  l'idée  principale. 

La  première  scène  se  passe  dans  une  église  gothique.  11  est  minuit  : 
Béelzébut  et  sa  cour  tiennent  conseil  dans  la  nef,  assis  sur  les  autels, 
et  invisibles.  Le  spectateur  devait  seulement  entendre  résonner  sous 
les  voûtes  leurs  voix  rudes  et  discordantes.  Le  résultat  de  la  délibéra- 
tion est  qu'il  faut  s'efforcer  de  faire  tomber  dans  l'enfer  le  fameux  doc- 
teur Faust.  Pâle  et  exténué,  il  est,  en  ce  moment  même,  courbé  devant 
sa  lampe  nocturne,  agitant  les  problèmes  les  plus  ardus  de  la  phi- 
losophie scolastique.  Trop  d'amour  pour  la  science  peut  conduire  à 
bien  des  fautes.  Un  démon  dresse,  sur  cet  espoir,  un  redoutable  plan 
d'attaque.  11  ne  demande  que  vingt-quatre  heures  pour  l'accomplir; 
mais  l'ange  de  la  Providence,  qui  planait,  invisible,  comme  les  esprits 
malfaisans,  au-dessus  de  l'assemblée,  s'écrie  :  Non,  maudit,  tu  ne  vain- 
cras pas  !  Ce  bon  ange  devance  l'envoyé  de  l'enfer,  plonge  Faust  dans 
un  profond  sommeil  et  lui  substitue  un  fantôme  que  le  démon  a  la 
sottise  de  prendre  pour  l'objet  de  ses  attaques.  Quant  aux  ruses  que 
Lessing  faisait  employer  à  l'esprit  malin  pour  séduire  le  docteur,  on  les 
ignore;  on  sait  seulement  que  Faust  assiste  en  rêve  à  la  vaine  lutte  du 
démon  et  de  son  fantôme  j  il  se  réveille  pour  être  témoin  de  la  honte 

(1)  Une  lettre  de  M.  Blankenburg,  intitulée  de  la  perte  du  Faust  de  Lessing,  contient 
des  détails  sur  cet  accident.  Voy.  Literatur  und  V'olkerkunde,  juillet  1784,  t.  V. 

(2)  Lettre  17e. 

(3)  Ces  morceaux  ont  été  rassemblés  dans  les  œuvres  complètes  de  Lessing.  Voy.  Thea- 
tralischer  Nachlass,  §  6,  t.  XXII,  p.  213. 


UNE  SCÈNE  PRISE  PAB   LESSmC   AUX  MARIO:^:<ETTES.  321 

et  de  la  fuite  de  l'agent  infernal.  Il  remercie  avec  effusion  la  Providence 
de  l'avis  salutaire  qu'elle  lui  a  envoyé  au  moyen  d'un  songe  si  instructif. 

Tel  était  le  canevas  de  cette  pièce,  ingénieux  peut-être,  mais  bien 
éloigné  de  la  simplicité  et  de  la  gravité  de  l'histoire  populaire.  Le  rêve 
qui  rend  Faust  simple  spectateur  de  sa  propre  tentation  est  une  fic- 
tion froide  et  malheureuse,  qui  détruit  tout  le  tragique  intérêt  et 
toute  la  portée  chrétienne  de  la  légende,  pour  ne  lui  laisser  que  les 
proportions  mesquines  d'un  puéril  apologue. 

Le  fragment  publié  du  vivant  de  Lessing  est  d'un  tout  autre  carac- 
tère et  ne  paraît  pas  avoir  pu  appartenir  à  la  pièce  dont  nous  venons 
d'exposer  la  marche.  C'est  la  scène  de  l'évocation  des  Esprits  infernaux 
{Geister Scène).  La  première  fois  que  je  lus  ce  morceau  (i),  je  fus  frappé 
des  éclairs  de  poésie  originale  qu'il  renferme.  Ma  surprise  futextrénie 
en  retrouvant  depuis,  dans  les  pièces  de  marionnettes,  presque  toutes 
les  beautés  dont  j'avais  fait  honneur  à  Lessing.  Que  l'on  songe,  en  li- 
sant cette  scène,  que  les  traits  les  plus  énergiques  appartiennent  aux 
marionnettes. 

FACST  ET   LES  SEPT   ESPRITS. 

Faust,  qui  a  signé  un  pacte  avec  Satan,  veut,  en  retour,  avoir  pour  serviteur 
le  plus  actif  des  habitans  de  l'enfer.  Il  prononce  la  formule  d'évocation.  Les 
démons  TenteDdeut  et  obéissent  :  au  lieu  d'un,  il  en  vient  sept  (2). 

rAlST. 

Êtes-vous  les  esprits  les  plus  agiles  de  l'enfert 

TOUS  LES  ESPBITS. 

Oui. 

PACST. 

Êtes- vous  tous  également  agiles? 

TOUS. 

Non. 

rACST. 

Qui  de  vous  Test  davantage? 

(1)  Voir  les  notes  du  roman  intitulé  les  Aventures  de  Faust,  par  MM.  Saur  et  de 
Saint-Geniès,  t.  I*',  p.  2Î6. 

(2)  Dans  les  pièces  de  marionnettes,  le  nombre  des  démons  varie.  Quelques  pièc« 
n'en  ont  que  trois,  d'aatreft  en  ont  hait. 

11 


322  ÉVOCATION  DES   SEPT  ESPRITS   INFERWAUX^j,   ^:^-t 

TOUS. 

Moi. 

FAUST. 

0  prodige!  sur  sept  diables,  il  n'y  a  que  six  menteurs!  Mais  je  veux  vous 
connaître  de  plus  près. 

LE  PREMIER   ESPRIT. 

Cela  t'arrivera  un  jour. 

•'■*'  FAUST. 

Comment  l'entends-tu?  Les  démous  prêchent-ils  aussi  la  pénitence? 

l'esprit. 
Oui,  aux  pécheurs  désespérés;  mais  ne  nous  arrête  pas  plus  long-temps, 

FAUST. 

Comment  t'appelles-tu?  Quelle  est  ta  promptitude? 

l'esprit. 
Il  me  faudrait  moins  de  temps  pour  t'en  donner  la  preuve  que  pour  te  répondre. 

FAUST. 

Eh  bien!  regarde.  Que  fais-je? 

l'esprit. 
Tu  passes  ton  doigt  à  travers  la  flamme  de  la  bougie. 

FAUST. 

Et  je  ne  me  brûle  pas.  Va  passer  sept  fois  de  mênae  daps  les  flammes  de 
l'enfer  sans  te  brûler...  Eh  bien!  tu  demeures;  je  m'aperçois  qu'il  y  a  aussi  des 
fanfarons  parmi  vous.  Il  n'y  a  si  petits  péchés  dont  vous  voulussiea  vous  faire 
faute.  —  Et  toi,  comment  t'appelles-tu  ? 

le  second  esprit. 
Chil ,  ce  qui,  dans  votre  langue  prolixe  et  traînante,  signifie  les  traits  de  la 
contagion. 

FAUST. 

Quelle  est  ta  vitesse? 

l'esprit. 

Penses-tu  que  je  porte  en  vain  mon  nom?  J'ai  la  rapidité  des  traits  de  la 
peste. 

"''  ■■   ■'^  **^'»»'  FAUST. 

Sers  donc  un  médecin;  tu  es  beaucoup  trop  lent  pour  moi.  —  Et  toi,  quel 
est  ton  nom? 


ÉV0CAT10!1   DES  SEPT  ESPRITS  ITIFEB.NADX.  323 

LE  TROISIÈME  ESPRIT. 

Dilla,  car  les  ailes  du  vent  me  portent. 

FACST. 

Et  toi? 

LE  QUATRIÈME  ESPRIT. 

On  me  nomme  Julta.  Je  vole  sur  les  rayons  de  la  lumière. 

FACST. 

"Vous  tous,  dont  la  promptftude  peut  être  exprimée  par  des  nombres  finis, 
vous  êtes  de  pauvres  diables. 

LE  CINQUIÈME  ESPRIT. 

Ils  ne  sont  pas  dignes  de  ta  colère;  ils  ne  sont  les  messagers  de  Satan  que 
pour  le  monde  physique.  Nous  autres,  nous  sommes  ses  agens  pour  le  monde 
immatériel,  et  tu  nous  trouveras  beaucoup  plus  prompts. 

FADST. 

Et  quelle  est  ta  vitesse? 

l'esprit. 

Celle  de  la  pensée  de  Thomme  (1). 

FAOST. 

C'est  quelque  chose!...  Mais  les  pensées  de  l'homme  ne  sont  pas  également 
promptes  dans  tous  les  temps  :  elles  ne  le  sont  guère  quand  la  vérité  et  la  vertu 
les  appellent.  Combien  elles  sont  lentes  alors!  Tu  ts  prompt,  il  est  vrai,  quand 
tu  le  veux;  mais  qui  m'est  garant  que  tu  le  voudras  toujours?  Je  ne  saurais 
avoir  plus  de  confiance  en  toi  que  je  ne  puis  m'en  accorder  à  moi-même,  hé- 
las! —  Et  toi,  quelle  est  ta  promptitude? 

LE  SIXIÈME  ESPRrr. 

Celle  de  la  colère  du  vengeur  (2). 

PADST. 

De  quel  vengeur? 

(1)  Cette  réponse  se  trouve,  mot  pour  mot,  dans  presque  toutes  les  rédactions  du  Fa  w/ 
des  marionnettes,  notamment  dans  celles  de  Schûtz,  de  Geisselbrecht  et  de  Bonneschkv. 
M.  Ph.  de  Leitner,  citant  ce  passage,  ajoute  :  «  C'est  là  une  belle  pensée  pour  un  théâtre 
de  marionnettes.  »  Ueber  den  Faust  von  ilarlow...  {Sur  le  Faust  de  Marlovo  et  le  Faust 
des  théâtres  de  marionnettes);  Jahrbûcher...  {Annales  dramatiques,  Leipzi.-',  1837, 
p.  145-132;;  —  Dos  Closter,  t.  V,  p.  706. 

(î)  Je  ne  trouve  cette  réponse  que  dans  le  Faust  des  marionnettes  de  Strasbourg. 


324  EVOCATION    DES  SEPT  ESPRITS  INFERNAUX. 

l'esprit. 
Du  puissant,  du  terrible,  de  celui  qui  s'est  réservé  la  vengeance,  parce  qu'elle 
est  son  plaisir. 

FAUST. 

Tu  blasphèmes,  malheureux!  tu  trembles...  Prompt,  dis-tu,  comme  U  ven- 
geance de...  j'ai  failli  le  nommer...  Que  son  nom  ne  soit  pas  prononcé  entre 
nous!  Sa  vengeance  est  prompte,  sans  doute;  cependant  je  suis  vivant,  et  je 
pèche  encore. 

l'esprit. 

Te  laisser  pécher,  c'est  déjà  se  venger  de  toi. 

FAUST. 

Et  c'est  un  démon  qui  me  l'apprend!.,  aujourd'hui,  il  est  vrai,  pour  la  pre- 
mière fois...  Non,  sa  vengeance  n'est  pas  rapide,  et,  si  tu  ne  l'es  pas  plus  qu'elle, 
ya-t'en!  —  Et  toi,  quelle  est  ta  vitesse? 

LE  SEPTIÈME  ESPRIT. 

Tu  seras  l'homme  du  monde  le  plus  difScile  à  contenter,  si  la  mienne  ne  te 
satisfait  pas. 

FAUST. 

Réponds,  quelle  est-elle? 

L*ESPRIT. 

Elle  est  aussi  prompte  que  le  passage  du  bien  au  mal. 

FAUST. 

Ah!  tu  es  mon  diable  (1)!  Aussi  prompte,  dis-tu,  que  le  passage  du  bien  au 
mal.  Oh!  rien  n'est  aussi  rapide...  Retirez-vous,  colimaçons  de  l'enfer!  Rapide 
comme  le  passage  du  bien  au  mal!  Oh!  oui,  je  sais  combien  il  est  prompt.  J'en 
ai  fait  Tépieuve,  hélas! 

Passons  à  Goethe. 

On  a  vu  qu'il  a  pris,  comme  Lessing,  l'idée  de  sa  tragédie  de  Faust 
aux  marionnettes.  Plus  encore  que  son  prédécesseur,  il  s'est  éloigné 
de  la  pensée  si  naïvement  chrétienne  de  la  légendej  mais  avec  quelle 

(1)  Textuel  dans  la  pièce  de  Strasbourg.  Méphistophélès,  dans  celle  d'Augsboiu'g,  ré- 
pond à  Faust  :  «  Aussi  prompt  que  le  premier  pas  du  vice  au  second.  »  Dans  plusieurs 
pièces,  il  y  a  des  réponses  bouffonnes.  «  Je  suis,  dit  un  démon  dans  le  texte  de  Stras- 
bourg, aussi  rapide  que  la  langue  d'une  femme  qui  ne  se  repose  jamais.  » 


PBOCÉDÉ  DIFFÉRENT   DE   LESSING   ET   DE  GOETHE.  325 

intelligente  fidélité,  quelle  harmonieuse  exactitude  de  couleur,  de 
forme  et  de  proportions  n'a-t-il  pas  su  rendre  toute  la  partie  extérieure 
et  plastique  de  son  sujet!  Les  fragmens  de  Lessing  ne  donnent  au- 
cune idée  de  celte  vivante  résurrection  du  passé.  Aussi  les  deux  écri- 
vains ont-ils  suivi  des  procédés  de  com^wsition  tout  opposés.  Les- 
sing, en  critique  expert ,  note  avec  soin  tous  les  traits  vifs,  tous  les 
mots  frappans  qu'il  rencontre  dans  ses  modèles  populaires,  et  il  les 
transporte  sur  sa  toile.  Goethe,  chez  qui  la  poésie  de  détail  coule  à 
pleins  bords,  dédaigne  cette  industrie  mesquine;  il  n'emprunte  pas 
une  phrase,  pas  un  mot  isolé,  soit  à  la  légende,  soit  aux  pièces  de  ma- 
rionnettes. De  simples  germes,  des  motifs  en  apparence  insignifians  et 
sans  valeur,  c'est  là  ce  dont  il  devine  la  portée  d'un  coup  d'œil,  c'est 
là  ce  qu'il  développe  et  ce  qu'il  féconde.  Son  travail,  comme  celui-de 
la  nature,  est  tout  intérieur  et  organique.  Il  est  de  ceux  qui,  à  l'aspect 
du  gland,  devinent  le  chêne.  Nous  allons  choisir  dans  le  Faust  de 
Goethe  quatre  ou  cinq  scènes,  surtout  celles  où  brille  la  plus  poétique 
et  la  plus  incontestable  originalité,  et  nous  serons  surpris  de  trouver 
dans  nos  petites  pièces  de  marionnettes  les  racines  et,  si  je  puis  ainsi 
parler,  les  molécules  élémentaires  dont  ces  vigoureuses  productions 
se  sont  formées. 

Le  prologue  dans  le  ciel.  —  Goethe,  en  faisant  précéder  sa  tragé- 
die de  Faust  d'un  prologue  surnaturel,  a  obéi  à  une  délicate  conve- 
nance du  sujet  que  la  plupart  des  joueurs  de  marionnettes  avaient 
également  pressentie.  Seulement,  à  la  différence  du  Prologue  dans  U 
eiel,  l'avant-jeu  des  marionnettes  se  passe  ordinairement  en  enfer  de- 
vant le  trône  de  Satan  ou  de  Pluton  (1). 

Le  monologue.  —  L'idée  d'ouvrir  par  un  monologue  ce  drame  où 
les  angoisses  de  la  pensée  solitaire  tiennent  une  si  grande  place,  re- 
monte aux  anciennes  pièces  de  marionnettes.  Sans  doute,  le  mono- 
logue de  Goethe  est  d'une  profondeur  et  d'une  richesse  d'aperçus  in- 
comparables. Cependant  il  n'est  pas  moins  intéressant  de  voir  dans  les 
théâtres  de  marionnettes  Faust,  au  lever  du  rideau,  seul,  entouré  de 

(1)  Yoye^  1«  Faust  des  marionnettes  d'UUn-  Dans  le  grand  Faurt  des  mahooDettct 
d'Augsboorg,  pendant  tout  le  premier  acte,  la  scène  est  en  enfsr. 


326  IMITATION!   DE   GOETHB. 

livres,  de  compas,  de  sphères  et  d'instrumens  cabalistiques,  sonder  le 
redoutable  problème  de  la  certitude,  et  flotter  entre  la  théologie,  qui 
est  la  science  divine,  la  philosophie,  qui  n'est  que  la  science  humaine, 
et  la  magie,  ou  la  science  infernale. 

Scène  de  l'écolier.  —  Cette  scène,  si  justement  admirée,  où  Mé- 
phistophélès,  sous  la  robe  de  Faust,  mystifie  et  persifle  si  diabolique- 
ment son  candide  interlocuteur,  se  trouve  en  germe,  si  je  ne  me 
trompe,  dans  la  pièce  des  marionnettes  d'Augsbourg.  Entre  autres  con- 
ditions que  Méphistophélès  a  insérées  dans  le  pacte  qu'il  engage  Faust 
à  signer,  il  y  a  celle  de  ne  pas  remonter  dans  sa  chaire  de  théologie. 
«  Mais,  s'écrie  Faust,  que  dira-t-on  de  moi  dans  le  public?  —  Oh!  que 
cela  ne  t'inquiète  pas,  répond  Méphistophélès;  je  prendrai  ta  place,  et, 
crois-moi,  j'augmenterai  beaucoup  la  gloire  que  tu  t'es  acquise  dans 
les  discussions  bibliques  (1).  » 

Scène  de  la  taverne.  —  Vous  vous  rappelez  la  taverne  d'Auerbach 
à  Leipzig,  où  Méphistophélès  conduit  Faust,  et  où  il  joue  plus  d'un 
tour  de  son  métier.  11  y  a  aussi  dans  la  pièce  des  marionnettes  de  Co- 
logne une  scène  de  cabaret  qui  me  semble  avoir  pu  faire  naître  dans 
l'esprit  de  Goethe  la  première  idée  de  la  sienne.  Qu'on  en  juge.  Des 
étudians  et  des  villageois  sont  attablés  auprès  de  Faust  et  de  son  com- 
pagnon. Ils  content  des  histoires  plus  merveilleuses  les  unes  que  les 
autres.  Faust  lui-même,  dont  la  réputation  de  magicien  commençait  à 
se  répandre,  est  mis  par  eux  sur  le  tapis.  «  Quel  hommel  dit  un  étudiant. 
Il  passait  dernièrement  près  d'un  marché;  un  charretier  s'avisa  de  lui 
barrer  la  route.  Vous  croyez  peut-être  que  Faust  lui  donna  un  soufflet? 
Pas  du  tout.  Que  fit-il  donc?  11  avala  le  paysan,  les  chevaux,  la  charrette 
et  le  foin  (2) .  »  Chacun  de  se  récrier,  et  l'imprudent  conteur  d'ajouter  : 
a  Que  le  diable  m'emporte,  si  je  mens!  »  Puis,  sans  déflance,  il  trinque 
avec  Méphistophélès,  qui  lui  tend  son  verre,  en  faisant  remarquer  que 


(1)  Voyez  la  pièce  du  théâtre  des  marionnettes  d'Augsbourg;  1»«  part.,  act.  ni,  se.  i, 
das  Closter,  t.  v,  p.  828. 

(2)  Luther  raconte  très  sérieusement  une  histoire  toute  semblable ,  attribuée  à  un  magi- 
cien du  temps  nommé  Wildéfer.  Voyez  les  Propos  de  table,  traduits  par  M.  GustaVe 
Brunet,  p.  M. 


IlflTATIONS   DE  GOETHE.  127 

ce  vin  a  du  feu.  L'étudiant  prend  le  verre  et  le  porte  à  ses  lèvres;  aus- 
sitôt une  flamme  sort  du  vase  avec  fracas.  Le  jeune  homme  tombe 
évanoui,  et  ses  compagnons  s'enfuient  épouvantés.  «  Ce  chien  de  men- 
teur! dit  froidement  Méphistophélès;  il  n'a  que  ce  qu'il  a  mérité  (I).  » 

Scène  du  sabbat.  —  L'idée  de  la  réunion  au  Blocksberg  et  de  la 
chevauchée  du  sabbat  se  trouve  dans  plusieurs  pièces  de  marion- 
nettes. Méphistophélès,  dans  celle  du  théâtre  de  Strasbourg,  promet  à 
Hanswurst  une  monture  avec  laquelle  il  galopera  dans  les  airs;  mais, 
au  lieu  d'un  cheval  ailé  que  le  sot  attendait,  il  lui  envoie  un  bouc, 
avec  une  lumière  sous  la  queue  (2).  Dans  une  autre  pièce.  Hanswurst, 
pour  rejoindre  son  maître  chez  le  comte  de  Parme,  monte  sur  la  nu- 
que du  diable  qui  s'offre  à  lui  comme  étant  la  sœur  de  Méphistophé- 
lès (3).  Cette  idée  d'un  Méphistophélès  femelle  est  remarquable. 

Faust  A  LA  cour  de  l'empereur. — Les  états  de  Parme,  trop  étroits  pour 
le  plan  de  Goethe,  deviennent,  dans  la  seconde  partie  de  Faust,  la  cour 
impériale.  Oreste,  le  conseiller  du  comte  de  Parme,  ne  laisse  pas  que 
de  ressembler  quelque  peu  au  maréchal  et  au  chambellan  de  l'empe- 
reur (4).  Faust,  sur  le  théâtre  des  marionnettes,  comme  dans  la  pièce 
de  Goethe,  fournit  au  digne  souverain,  mieux  intentionné  qu'inventif, 
toutes  sortes  de  panacées  pour  la  prospérité  du  peuple  et  la  santé  du 
royaume.  Dans  les  deux  cours,  Faust,  à  la  demande  de  ses  hôtes,  évo- 
que, à  l'aide  de  la  nécromancie,  un  grand  nombre  de  fantômes,  rois, 
généraux,  femmes  renommées  pour  leur  beauté,  et  la  plus  belle  entre 
les  belles,  Hélène,  la  Troyenne,  qu'il  montre  bien  à  la  compagnie,  mais 
dont  il  se  réserve  la  possession.  C'est,  en  effet,  par  la  sensualité  que, 
dans  toutes  les  pièces  de  marionnettes,  Faust  se  damne.  Une  des  maximes 
de  Méphistophélès  est  que  :  Quod  diabolus  non  potest,  mulier  evincit  (5) 

Marguerite.  —  La  tendre  et  simple  Marguerite  appartient  tout  en- 

(1)  Pièce  da  théâtre  des  marionnettes  de  Ck»logne,  act.  u;  das  Closter,  t.  V,  p.  810. 
(î)  Pièce  du  répertoire  des  marionnettes  de  Strasboui^,  act.  iv,  se.  6.  Das  Closter, 
ibid.,  p.  876. 

(3)  Pièce  du  théâtre  d'Augsbourg,  !'•  partie,  act.  i,  se.  3;  das  Closter,  ibid.,  p.  832. 

(4)  Das  Puppenspiel  vom  doctor  Faust,  Leipzig,  1850. 

(5)  Das  Closter,  t.  V,  p.  844.  Le  texte  porte  :  Quid  diabolus  non  potert,  mulier  èvidi. 
Cela  peut  serrir  comme  échantillon  da  latin  de  tontes  ces  pièces. 


328   PENSÉE  INTIME  DE  LA  LÉGENDE  DE  FAUST  MÉCONNUE  PAR  GOETHE. 

tière  à  Goethe,  et  le  germe  même  n'en  apparaît  dans  aucune  pièce 
de  marionnettes.  C'est  à  peine  si,  dans  une  seule,  celle  des  marion- 
nettes de  Cologne,  dont  quelques  parties  sont  assez  récentes,  la  jeune 
Barbel,  maîtresse  du  valet  de  Faust,  présente  quelques  lointaines  res- 
semblances avec  l'angélique  création  de  Goethe.  Barbel,  comme  Mar- 
guerite, ressent  pour  Méphistophélès  une  répulsion  instinctive.  — 
«  Quels  sont  ces  deux  vilains  hommes  noirs?  A  leur  vue  j'ai  failli 
mourir  de  terreur.  Ces  hommes  ne  doivent  pas  reparaître  devant  mes 
yeux...  »  —  Je  m'arrête;  ces  courts  rapprochemens  suffisent  pour  dé- 
montrer à  quel  point  le  génie  de  Goethe  possédait  la  faculté  de  fécon- 
der, en  se  les  assimilant,  les  pensées,  les  incidens,  les  images  qui  en- 
traient dans  le  cercle  de  son  activité  et  de  ses  conceptions. 

Je  regrettais  tout  à  l'heure  que  ce  grand  génie  n'eût  pas  appliqué  à 
la  partie  intérieure,  à  la  fibre  spirituelle,  à  l'ame  en  quelque  sorte,  si 
naïvement  chrétienne  de  la  légende  de  Faust,  la  puissance  de  dévelop- 
pement sympathique  qu'il  a  appliquée  avec  tant  d'éclat  à  la  forme  exté- 
rieure. Comment  n'a-t-il  tiré  aucun  parti  de  ces  deux  anges,  bon  et 
mauvais  conseillers,  qui,  dans  toutes  les  pièces  de  marionnettes,  se 
tiennent  aux  côtés  de  Faust,  soit  sous  leur  forme  naturelle,  soit  squs 
la  forme  symbolique  de  colombe  et  de  corbeau  (I)?  Comment  surtout 
n'a-t-il  pas  conservé  ces  voix  formidables,  qui ,  à  chaque  pas  qui  rap- 
proche le  docteur  de  l'abîme,  lui  apportent  un  salutaire  et  terrible 
avertissement  :  Fauste,  Faustel  prœpara  te  ad  morlem!  —  Faustel  accu- 
satus  es!  —  Fauste,  Fauste!  in  œternum  damnalus  es?  Encore  sil  s'était 
tenu  fermement  dans  une  opinion  unique ,  et  grande  au  moins  par 
cette  unité;  mais  non  :  il  flotte  entre  des  systèmes  qui  ne  sont  même  pas 
à  lui.  Sceptique  dans  son  premier  Faust  comme  le  xviii*  siècle,  il  semble 
chercher  dans  le  second  Faust  à  poétiser  la  formule  du  panthéisme 
hégélien.  Sans  doute,  ce  beau  génie  a  usé  de  ses  droits  de  poète  en 
imprimant  souverainement  à  son  œuvre  le  cachet  de  sa  personnalité 
et  celui  de  son  temps,  et  il  l'a  fait  avec  un  art  et  une  grandeur  infinis. 
Toutefois  il  reste  encore  après  lui  un  Faust  possible  à  créer,  uu  Faust 

(1)  Marlow,  plus  rapproché  de  la  tradition,  a,  dans  sa  trajj;édie,  placé  Faust  entro 
ces  deux  anges.  .    ^    .  .       _ 


BALLET  DE  HÉPHISTOPHÉLA  PAR  OEKRI   HEIKE.  339 

chrétien  où  l'arlisle  aurait  à  faire  énergiquement  valoir  les  belles  par- 
ties de  la  légende  et  des  Puppenspiele  que  Goethe  a  volontairement 
sacrifiées... 

Au  moment  où  j'exprimais  ces  pensées,  il  m'est  arrivé  à  l'improviste 
un  vaillant  auxiliaire,  je  veux  parler  d'un  intéressante  communication 
que  M.  Henri  Heine  a  adressée  à  la  Revue  des  Deux  Mondes  {[).  Non-seu- 
lement, dans  ce  beau  travail,  le  grand  poète  nous  fait  presque  assister  au 
merveilleux  ballet  de  Aléphistopkéla  qu'il  avait  préparé,  à  la  demande 
de  M,  Luiuley,  pour  1  Opéra  de  Londres;  mais  l'habile  critique  inter- 
prète le  mythe  de  Faust  avec  une  sagacité  toute  magistrale.  Lui  aussi 
est  convaincu  que  Goethe  n'a  pas  épuisé  toute  la  sève  et  toutes  les 
beautés  du  sujet,  et  qu'on  peut  encore  demander  un  Faust  à  la  vieille 
souche  légendaire.  Je  n'examine  pas,  en  ce  moment,  si  le  cadre  choré- 
graphique où  il  a  dû  s'enfermer  permettait  au  poète  de  réaliser  complè- 
tement cette  sévère  et  heureuse  idée;  mais  toujours  est- il  que  M.  Heine 
n'hésite  pas  à  déclarer  que,  pour  réussir  dans  une  tâche  aussi  difficile, 
l'inspiration  doit  se  retremper  aux  sources  populaires  de  la  légende  et 
des  marionnettes.  Je  suis  heureux  de  pouvoir,  en  terminant,  prendre 
acte  d'une  telle  opinion,  sortie  d'une  plume  si  fine,  si  judicieuse  et  si 
compétente. 

Et  à  présent,  messieurs,  que  ma  tâche  est  achevée,  et  que  la  pièce 
est  finie;  à  présent  que  vous  avez  vu  passer  et  repasser  sous  vos  yeux 
tous  nos  petits  personnages;  à  présent  que  vous  savez  toute  leur  his- 
toire et  tous  les  efforts  dont  ils  sont  capables  pour  vous  plaire,  permettez 
que  le  directeur  sollicite  en  leur  faveur  votre  indulgence.  Oui,  jetez, 
mesdames,  jetez  vos  bouquets  à  la  gracieuse  Fantasia,  la  jolie  fée,  l'es- 
piègle muse  des  marionnettes!  El  vous,  messieurs,  applaudissezl  Voyez 
quel  cortège  de  beaux  génies  se  presse  autour  d'elle!  Remarquez  dans 
ce  groupe  (c'est  celui  des  célébrités  qu'elle  a  délassées  et  charmées) 
Jérôme  Cardan,  Leone  AUacci,  Bayle,  Charles  Perrault,  la  duchesse 
du  Maine,  Addison,  S\»-ift,M""  de  Graffigny,  Euler,  le  docteur  John- 

(1)  Numéro  du  15  février  1852.  L'écrit  de  M.  Heine  a  aassi  pani  eu  allemand  :  Der 
Doktor  Faust;  €in  Taïupoem;  Hambourg,  1851. 


330  IMMORTALITÉ   DE  POLICHINELLE. 

son ,  Henri  de  Latouche,  Charles  Nodier,  Hazlitt  et  votre  ami  Henri  Heine. 
Dans  cet  autre  groupe  (celui  des  écrivains  éminens  qui  ont  taillé  leur 
plume  exprès  pour  elle  ou  qui  lui  ont  prêté  leur  voix),  remarquez  Ma- 
lézieu,  Lesage,  Piron,  Favart,  Fielding,  Voltaire,  John  Curran,  Byron, 
Goethe,  et,  leur  égal  dans  un  autre  art,  Haydn .  Et  ne  me  reprochez  pas  de 
parler  presque  uniquement  du  passé!  Aujourd'hui  même,  les  journaux 
et  les  revues  anglaises  annoncent  à  grand  bruit  l'ouverture  d'un  nou- 
veau, que  dis-je?  d'un  royal  théâtre  de  marionnettes  {Royal  Marionette 
Théâtre).  Punch  a  retrouvé  à  Londres  sa  langue  affilée,  sa  pratique  et 
son  bâton.  Il  a  déjà,  dans  un  piquant  prologue,  bravement  croisé  bois 
contre  bois  sur  le  dos  de  M.  Wood.  Bravo!  Punch!  — Et  chez  nous,  ne 
serait-il  pas  à  propos  de  réveiller  un  peu  Polichinelle?  N'aurait-il  plus 
rien  à  nous  apprendre,  ce  petit  Ésope  en  belle  humeur,  lui  qui,  par  son 
babil,  et  même  par  son  silence,  apprenait  tant  de  choses  à  M.  Français 
de  Nantes?  Surtout  ne  dites  point  qu'il  est  mort.  Pohchinelle  ne  meurt 
pas.  —  Vous  en  doutez?  Vous  ne  savez  donc  point  ce  que  c'est  que 
Polichinelle?  C'est  le  bon  sens  populaire,  c'est  la  saillie  alerte,  c'est  le 
rire  incompressible.  Oui,  Polichinelle  rira,  chantera,  sifflera,  tant 
qu'il  y  aura  par  le  monde  des  vices,  de  la  folie,  des  ridicules.  —  Vous 
le  voyez  bien,  Polichinelle  n'est  pas  près  de  mourir...  Polichinelle  est 
immortel  ! 


POST-SCRIPTUM. 


On  a  pu  remarquer  dans  l'étude  qui  précède  un  parti  bien  arrêté,  de  notre  part,  de  ne 
pas  franchir  les  frontières  de  l'Europe.  A  peine,  en  eîTet,  avons-nous  dit  quelques  mots, 
en  passant,  des  marionnettes  orientales.  Il  ne  faudrait  pas  conclure  de  ce  silence  que 
le  génie,  le  climat  et  la  civilisation  de  l'Orient  répugnent  à  ce  genre  de  spectacle  en 
plein  air,  auquel  l'imagination  prend  une  part  si  [considérable.  Loin  de  là.  L'Orient , 
cette  odalisque  indolente,  dont  la  couche  est  ouverte  aux  souffles  de  tous  les  rêves, 
l'Orient  qui  a  créé  tant  d'allégories,  tant  de  fictions,  tant  de  symboles,  a  dû  se  prêter 
plus  aisément  qu'aucune  antre  contrée  du  monde  à  ce  ^iTcrtissemont  qui  fait  circuler 
partout  sans  fatigue  la  gaieté,  l'intérêt  et  le  merveilleux.  Ce  dont  il  faudrait  s'étonner, 
ce  serait  de  ne  point  rencontrer  ce  hochet  séculaire  au  fond  de  l'antique  berceau  du 
genre  humain.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Les  idoles  mobiles  de  l'Inde  rappellent  les 
grands  mannequins  de  nus  anciennes  processions  religieuses  et  municipales.  De  plus, 
tous  les  récits  des  voyageurs  abondent  en  documents  sur  les  marionnettes  chinoises, 
javanaises,  siamoises,  tartarcs,  persanes,  turques.  Aussi  ai-je  été  vivement  tenté  de 
compléter  mon  travail  en  coordonnant  ces  témoignages,  dont  l'ensemble  présenterait,  à 
n'en  pas  douter,  les  résultats  les  plus  curieux;  mais  j'ai  senti  bientôt  que  je  ne  possé- 
dais pas,  pour  bien  remplir  celte  tâche,  une  suffisante  connaissance  des  institutions,  des 
origines  et  des  mythologie:  orientales.  Je  n'ai  pas  osé  suivre  les  destinées  de  ce  petit 


332  -  POST-SCRIPTUM. 

spectacle  (qui  est  presque  tout  le  théâtre  de  l'Orient)  à  travers  les  méandres  de  tant  de 
races,  de  tant  de  religions,  de  tant  de  langues,  et  j'ai  cru  plus  sage  de  remettre  la  plume 
à  une  main  mieux  préparée.  Puisse  donc  un  des  habiles  successeurs  de  Guland  ou  d'Ahel 
Rémusat  répondre  à  mon  appel  et  ne  pas  dédaigner  d'ajouter  ce  piquant  chapitre  à 
l'histoire  des  mœurs  et  des  littératures  asiatiques!  Pour  moi,  je  ne  me  risquerais  à 
essayer  d'interpréter  tant  de  mythes  étranges  et  de  personnages  légendaires  qu'autant 
qu'il  ne  se  présenterait  aucun  orientaliste  disposé  à  approfondir  le  sens  et  l'origiue  de  ces 
bizarres  créations,  à  commencer  par  l'incomparable  Karagousse  (le  Polichinelle  oriental), 
dont  on  ne  nous  a  exhibé  jusqu'ici  que  la  monstrueuse  et  extravagante  silhouette. 

15  mai  1852. 


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•t  t'nnt'n  >if\1  ini 


ft"f    ?>iïHrf   Sb  ï^lkfefs! 


ADDITIONS. 


Page  81,  ligne  30.  «  Massimino  Romanini  ..  »  Ajoutez  en  note  :  (2)  Ou  /?o- 
manino.  Don  Giacinto  Amati,  qui  a  consacré  aux  burat- 
tini  un  des  chapitres  de  son  livre  intitulé  :  Ricerche  suUe 
origini,  scoperte,  etc.  Ililano,  1829,  t.  lil,  p.  329,  nous 
fournit  quelques  détails  sur  ce  célèbre  directeur  de  ma- 
rionnettes, oui  avait  long-temps  habité  à  Rome. 

Page  121,  noie  1.  Ajoutez  à  la  fin  de  cette  note  :  On  a  joué,  cette  année 
même  (1831)  sur  le  grand  théâtre  mécanique  de  MonU 
pellier,  la  Représentalion  de  la  naissance  de  Ao/re-Se»- 
gneur  Jésus-Christ  et  l'Adoration  des  bergers;  avec  des 
noëls,  par  A.  Bartro.  Cette  pièce  est  imprimée. 

Page  124,  ligne  16 «  et  portant  ce  nom»  Ajoutez  :  I>e  mécanisme  de 

ces  petits  acteurs  fut  de  bonne  heure  très -perfectionné. 
Dans  fpiccpjif,  comédie  jouée  à  Londres  en  1609,  Ben  Jon- 
son  compare  la  contenance  embarrassée  d'une  jeune  in- 
nocente à  un  French  puppet,  dont  on  fait  mouvoir  les  yeux 
au  moyen  d'un  fil  d'archal.  Un  autre  célèbre  et  spirituel 
étranger,  le  chevalier  Marini,  dans  une  lettre  du  26  avril 
1613,  où  il  rend  compte  au  père  Lorenzo  de  son  séjour  à 
Paris,  laisse  voir  que  les  marionnettes  avaient  fait  une  im- 


334>-iJ.Trejuji^..Hjiwttjiijijji'j..if)i>*.Lii"w'iiiiiu'.  ADDITIONS. 

pression  très-vive  sur  son  imagination  :  a  Préparez-moi, 
dit-il,  une  belle  grande  cage  à  Turin ,  avec  des  échelons 
dedans;  vous  pourrez  me  mettre  à  la  fenêtre  en  guise  de 
perroquet,  ou  mieux  encore,  vous  m'exposerez  sur  la 
place  comme  une  marionnette  propre  à  amuser  les  en- 
fans.  »  Seulement  il  ne  paraît  pas  que  l'on  vît  alors  sur 
ces  petits  théâtres  les  personnages,  etc.... 

Page  166,  ligne  18.  ...  «  aux  grands  éclats  de  rire  de  l'assemblée.  »  Ajoutez 
en  note  :  (2)  Cette  polissonnerie  de  Polichinelle  a  eu  lieu, 
suivant  Collé,  en  1750,  aux  premières  représentations  de 
latragédied'Orcsie.Voy.  le /ournai/iùfortque,  t.  I,  p.  154. 

Page  168,  entre  les  lignes  24  et  25,  ajoutez  :  C'est  ici  le  lieu  de  signaler  une 
manie  singulière  qui  éclata  vers  cette  époque  et  qui  n'est 
pas  sans  quelques  rapports  avec  le  sujet  qui  nous  occupe. 
Je  veux  parler  de  la  mode  des  pantins.  11  fut  tout  à  coup 
du  bon  ton  de  porter  avec  soi  dans  les  promenades,  dans 
les  spectacles  et  dans  les  salons  de  ces  joujoux  bizarres. 
«  Les  pantins,  dit  D'Alembert  dans  l'Encyclopédie,  sont  de 
petites  figures  peintes  sur  du  carton,  qui,  par  le  moyen  de 
petits  fils  que  l'on  tire,  font  de  petites  contorsions  propres 
à  amuser  les  enfans.  »  Et  il  ajoute  :  «  La  postérité  aura 
peine  à  croire  qu'en  France  des  personnes  d'un  âge  mûr 

-<j5\  OO  (S)  •  ^iloa         r  ^  r  o 

aient  pu,  dans  un  accès  de  vertige  assez  long,  s'occuper 
de  ces  jouets  et  les  rechercher  avec  un  empressement  que, 
dans  d'autres  pays,  on  pardonnerait  à  peine  à  l'âge  le 
'"  ■  .,  plus  tendre.  »  Sous  la  date  de  janvier  1747,  l'avocat  Bar- 
bier nous  donne,  dans  son  Journal  du  Règne  de  Louis  XV, 
des  détails  assez  étendus  sur  cette  manie  :  «  Dans  le  cou- 
rant  de  1  année  dernière,  dit-il,  on  a  imagine  a  Pans  des 

\  '  joujoux  qu'on  appelle  pantins...  Ces  petites  figures  re- 

présentent Arlequin,  Scaramouche...  ou  bien  des  mi- 
trons,  des  bergers,  des  bergères...  Il  y  en  a  même  eu  de 
.  peintes  par  de  bons  peintres,  entre  autres  par  Boucher, 

".  un  des  plus  fameux  de  l'Académie,  et  qui  se  vendaient 

cher.  11  y  en  avait  qui  offraient  des  postures  lascives. 

.'       ".'  Ces  fadaises  ont  occupé  et  amusé  tout  Paris,  de  manière 

-m  'in!!9i  on  .  ,  41,/ 

qu  on  ne  peut  aller  dans  aucune  maison  sans  en  trouver 

TU  , 

.  de  pendues  à  toutes  les  cheminées.  On  en  fait  présent  à 

,   '       '     ,  toutes  les  femmes  et  filles,  et  la  fureur  en  est  au  point 

llT/£  ti2  UD  'J  :  ,  ,    '  ,  ,       , 

qu  au  commencement  de  cette  année,  toutes  les  bou- 

tiques  en  sont  remplies  pour  les  étrennes.  Celte  invention 


ADDITIONS.  335 

n'est  pas  nouvelle,  elle  est  seulement  renouvelée,  comme 
bien  d'autres  choses  :  il  y  a  vingt  ans  que  cela  était  de 
même  à  la  mode.  On  a  composé  une  chanson  de  carac- 
tère exprès  pour  ce  jeu  : 

Que  Pantin  serait  content. 
S'il  avait  l'art  de  vous  plaire  ! 
Que  Pantin  serait  content. 
S'il  vous  plaisait  en  dansant! 

C'est  un  garçon  complaisant. 
Gaillard  et  divertissant. 
Et  qui ,  pour  vous  satisfaire , 
Se  met  tout  en  mouvement. 

Que  Pantin,  etc. 

■  Cette  sottise,  dit  encore  l'avocat  Barbier,  a  passé  de 
Paris  dans  les  provinces;  il  n'y  avait  pas  de  maisons  de 
bon  air  où  il  n'y  eût  des  pantins  de  Paris.  Les  plus  com- 
munes de  ces  bagatelles  se  vendaient  d'abord  vingt- 
quatre  sols...  La  duchesse  de  Chartres  en  a  payé  une 
peinte  par  Boucher  quinze  cents  livres  »  (Et  en  note  : 
(I)  Journal  historique  el  anecdotique  du  règne  de  Louis  XV 
de  E.-J.-T.  Barbier,  publié  pour  la  Société  de  l'Histoire 
de  France,  par  BI.  de  la  Villegille,  t.  III,  p.  t-3.)  Le  poète 
forain  Laffichard  a  composé,  à  l'occasion  de  ce  goût  puéril, 
une  petite  pièce  intitulée  :  Pantins  et  pantineSj  ou  Us 
Jmusemens  spirituels  des  frivoles.  Je  ne  sais  si  c'est  dans 
*'  cette  pièce  que  se  trouvaient  les  vers  suivans  : 

D'un  peuple  frivole  el  volage 
#(  Que  Pantin  soit  la  divinité  : 

Faut-il  donc  s'étonner  qu'il  choisisse  une  image 
Dont  il  est  la  réalité? 

Page  183,  entre  les  lignes  12  et  13,  ajoutez  :  Tallemant  des  Réaui,  dans  une 
historiette  qui  paraît  se  rapporter  à  l'année  1650,  raconte, 
comme  une  chose  tout  ordinaire,  que  le  duc  de  Guise, 
petit-fils  du  Balafré,  fit  venir,  une  après-midi,  des  marion- 
nettes à  Bfeudon,  pour  égayer  une  collation  qu'il  donnait 
àM"«  de  Pons,  sa  maîtresse.  Et,  en  note  :  (1)  Voyez  Tal- 
lemant, 2«  édition,  t.  VII,  p.  119. 


336  ADDITIONS. 

Page  185,  ligne  29.  Ajoutez  :  Au  carnaval  de  1713,  les  victoires  du  maréchal 
de  Villars,  qui,  dopuis  quelques  mois  à  peine,  venait  de 
sauver  la  France,  en  forçant  les  lignes  du  prince  Eugène 
à  Donain,  et  en  reprenant  Landrecies,  Douai  et  le  Qiies- 
noy,  parurent  aux  marionnettes  un  sujet  fort  convenable 
.  d'épigrammes  et  de  railleries,  et  cela  porut  très-amusant 
à  Versailles.  M"*  de  Maintenon  nous  apprend,  du  ton  de 
la  plus  parfaite  indifférence,  cette  inconcevable  ingra- 
titude du  frivole  entourage  du  vieux  monarque.  Voici  ce 
qu'on  lit  dans  une  de  ses  lettres  adressée  à  M""*  la  prin- 
cesse des  Ursins,  alors  à  Madrid  : 

Marly,  le  27  février  1713. 

«...  M"»  la  duchesse  du  Maine  contribue  fort  aux  plaisirs 
de  Paris  par  les  comédies,  les  bals  et  les  mascarades 
qu'elle  donne  ces  jours-ci,  avec  une  grande  magniOcence. 
Les  marionnettes  représentent  le  siège  de  Douai,  les  fan- 
faronnades de  M.  de  Villars,  et  nomment  tous  les  olQciers 
par  leurs  noms.  Tout  le  monde  les  veut  voir.  Le  maré- 
chal de  Villars  lui  même  y  a  été,  entendant  fort  bien  la 
raillerie.  M"*  la  duchesse  de  Berry  les  a  fait  venir  à  Ver- 
■''■  •        sailles.  » 

Allons,  ferme,  poussez,  mes  bons  amis  de  cours  (2)  ! 
Et  en  note  :  (2)  Lettres  inédiles  de  M™"  de  Maintenon  et 
de  M"*»  la  princesse  des  Ursins;  t.  Il,  p.  3S8. 
Page  189,  ligne  28.  ...  «  c'est  à  lui  qu'on  attribue  l'anecdote.  «  Ajoutez:  et 
son  protégé  était  le  jeune  Henri  de  Latouche...  El  en 
noie  :  (1)  M.  de  Latouche  a  raconté  agréablement  lui- 
:  ^  même  cette  anecdote  dans  la  Biographie  pitvresque  des 

députés;  Paris,  1820,  p.  126,  à  l'article  de  Français  de 
Nantes. 
Page  245,  ligne  5.  Ajoutez  :  Les  Puppet-shows  étaient  alors  un  des  plaisirs 
'  îï'        '  '  à  la  mode  [modish  diversion  of  the  toion),  siaivant  l'ex- 

pression de  Smolett,  qui ,  dans  un  de  ses  romans,  place 
les  marionnettes  au  nombre  des  plaisirs  élégans  que  son 
héros  procure  à  sa  maîtresse.  Et  en  note  :  (2)  Voy.  Rode- 
rick  Randon,  cap.  xlix. 


î*?'??^^ 

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SOMMAIRE. 


Page. 


Coup  d'oeil  généhal. 


PREMIÈRE  ÉPOQUL 

ANTIQUITÉ. 

I.  Marionnettes  primitives.— Sculp- 
ture mobile.  —  Trois  familles  de 
marionnettes 7 

II.  Marionnettes  hiératiques, 

—  chez  les  Égyptiens 11 

—  chez  les  Grées 18 

—  chez  les  Romains 15 

III.  Marionnettes  aristocratiques  et 
populaires  en  Egypte, 

—  dans  les  festins 17 

—  Jouets  mobiles  déposés  dans 

les  tombeaux   d'enfans 18 

—  Belle  marionnette    d'ivoire 
trouvée  à  Gourna 19 

IV.  Marionnettes  aristocratiques  et 
populaires  en  Grèce. 

—  Statues  mobiles 21 

—  Colombe  volante  d'Archytas.      22 

—  Poupées  déposées  dans  des 
tombeaux  d'enfans 23 

—  Automates  et  marionnettes 
d'Antiochus  de  Cyziqne 24 

—  Névroplastes"  ou  joueurs  de 
mariormeties  à  Athènes 25 


Page. 

V.  Marionnettes  aristocratiques  et 
populaires  chez  les  Romains. 

—  Statuettes  mobiles  trouvées 
dans  les  tombeaux  d'enfans. ...      27 

—  ilarionnettes  dans  les  festins 

à  Rome 29 

—  Marc-Aurèle  met  les  jeux 
du  cirque  et  du  théâtre  sur  le 
même  rang  que  les  marion- 
nettes       30 

VI.  Structure  des  marionnettes  an- 
tiques       31 

VII.  Perfection  mécanique  des  ma- 
rionnettes grecques  et  romaines. 

—  Témoignage  d'Aristote.  .  .      34 

—  —  d'Apulée  .  .  .  Ibid. 

—  —  de  Galien.  .  .      35 

—  Marionnettes  prises  pour 
emblèmes  par  Platon 36 

VIII.  Forme  des  théâtres  de  ma- 
rionnettes dans  l'antiquité. 

—  Ressemblance  avec  les  grands 
théâtres  antiques 38 

—  Témoignage  de  Platon.  ,  .  Ibid. 

IX.  Costumes  et  caractères  des  ma- 
rionnettes, 

—  en  Grèce 41 

—  dans  l'empire  romain.  ...      43 

23 


338 


SOMMAIRE. 


Page. 
X.  Marionnettes  parlantes  et  ma- 
rionnettes pantomimes. 

—  L'usage  de  la  pratique  em- 
prunté de  la  bouche  d'airain  des 

■    anciens  masques  scéniques 46 

—  Les  cantica  des  pantomimes 
adoptés  par  les  marionnettes  an- 
ciennes       47 

XL  Indulgence  des  pères  de  l'église 
pour  les  marionnettes 49 

SECONDE  ÉPOQUE. 

MOYEN-AGE. 

L  L'art  nouveau.  —  Dédale  et  saint 
Luc. 

—  Le  symbolisme ,  principe  de 
l'art  chrétien 53 

—  Deux  écoles  inégalement  fa- 
vorables à  la  culture  des  arts.  .      55 

IL  Statuaire  mobile  dans  les  églises. 

—  Cruciiix  et  madones  mus 

par  des  fils 56 

III.  Opposition  d'une  partie  du 
clergé  à  l'emploi  de  la  statuaire 
mobile. 

—  Sculpteurs-mécaniciens  ac- 
cusés de  magie 60 

IV.  Marionnettes  demi  -  religieuses 
et  demi-populaires  au  moyen-âge. 

—  Mannequins  de  géans,  de 
dragons,  de  papoires,  etc.,  dans 
les  fêtes  ecclésiastiques  et  muni- 
cipales  ;  •  •      fiî 

—  La  procession  des  Marie  di 
legno  à  Venise 63 

V.  Marionnettes  populaires  au 
moyen-âge. 

—  Pantomimes.  —  Cantiques 
explicatifs 64 

—  Témoignage  de  Synesius  au 

Tl»  siècle 66 

—  d'Eustathe  au  xii« 67 

VI.  Miniature  d'un  manuscrit  du 
xii«  siècle  représentant  un  jeu 

de  marionnettes 68 

—  Symbole  de  la  vanité  hu- 
maine  , 

TROISIÈME  ÉPOQUE. 

TEMPS  MODERNES. 

I. 
MARIONNETTES  EN  ITALIE. 

I.  Marionnettes  perfectionnées  par 
des  géomètres  italiens  au  xvi«  siè- 
cle. 


69 


Page. 

—  Témoignage  de  Jérôme  Car- 
dan       75 

—  Ancien  nom  des  marion- 
nettes italiennes 77 

—  Automates  hydrauliques. .  .      78 

—  Le  poète  -  mathématicien 
Baldi  déplore,  à  la  lin  du  xw  siè- 
cle, la  décadence  des  marionnettes 
italiennes 79 

II.  Marionnettes  en  plein  air. 

—  Burattini  sur  la  place  Na- 
vone  à  Rome 80 

—  Passion  de  Leone  AUacci , 
bibliothécaire  de  laVaticane,  pour 

les  marionnettes 81 

III.  Théâtres  de  marionnettes  dans 
les  grandes  villes  d'Italie. 

—  Teutro  délie  vigne  à  Gênes.      84 

—  Tentro  de  Fiaruio  à  Milan. .      85 

IV.  Anciens  et  nouveaux  personna- 
ges des  théâtres  de  marionnettes. 

—  Burattino 86 

—  Pulcinella  et  Scaramuccia.      87 

—  Giroiamo  à  Milan Jbid. 

—  Gianduja  à  Turin Ibid. 

—  Cassandrino  à  Rome 88 

—  Répertoire  des  marionnettes 

du  palais  Fiano 90 

—  Chanson  de  Pulcinella  à 
Rome 91 

—  Les  opéras  de  Rossini  joués 

et  chantés  par  les  marionnettes.      92 

V.  Marionnettes  satiriques  et  poli- 
tiques chez  les  particuliers, 

—  à  Florence 98 

—  à  Naples 94 

IL 

MARIONNETTES  EN  ESPAGNE  ET 
EN  PORTOGAL. 

I.  Influence  italienne. 

—  Charles-Quint  et  Gianello 
Torriani  au  monastère  de  Saint- 
Just 97 

IL  Marionnettes  religieuses  en  Es- 
pagne. 

—  Procession  dans  la  ville  de 
Saint -Sébastien,  le  jour  de  la 
Fête-Dieu 100 

III.  Marionnettes  populaires  dans 
les  provinces  d'Espagne  et  de 
Portugal. 

—  Une  représentation  de  ma- 
rionnettes décrite  par  Cervantes.    103 

—  Romances  en  action Ibid. 

IV.  Théâtres  de  marionnettes  dans 
les  grandes  villes  d'Espagne  et  de 
Portugal, 


SOMMAIRB. 


39» 


Page. 

—  à  Séville 104 

—  Disposition  scénique.  —  La 
platica 105 

—  Une  représentation  à  Va- 
lence  106 

V.  Personnages  et  répertoire  des 
marionnettes  espagnoles. 

—  Don  Cnstoval  Pulichinela, 
—  chevaliers,  mores,  géans,  er- 
mites, conquérans  des  deux  Indes.    107 

—  Combats  de  taureaux  repré- 
sentés en  Espagne  sur  les  théâtres 

de  marionnettes 108 

III. 

MABIONNETTES  EN  FRANCE. 

I.  Origine  du  mot  marionnette. 

—  Diminutif  de  Marion.  ...  113 

—  Chant-marionnette 115 

—  Marionnettes  des  sorciers.  .  116 

II.  Marionnettes    religieuses    en 
France. 

—  Les  Mitouries  de  Dieppe. .  .    117 

—  Marionnettes  du  couvent  des 
Théatins  à  Paris 119 

—  La  Crèche  et  la  Passion 
jouées  par  les  marionnettes  sur 
le  pout  de  l'Hôtel-Dieu,  rue  de  la 
Bùcherie 120 

—  Crèches  de  Marseille 121 

—  La  Tentation  de  saint  An- 
toine jouée  par  les  marionnettes 
dans  le  pays  chartrain 122 

III.  Anciens  acteurs  des  marion- 
nettes françaises. 

—  Tabary 124 

—  Franc-à-Tripes Ibid. 

—  Jean  des  Vignes 125 

IV.  Polichinelle 126 

—  Type  français Ibid. 

—  Contemporain  d'Henri  IV.    127 

—  Une  mazarinade  de  1649  si- 
gnée de  Polichinelle 128 

Chanson  de  Mignolet 129 

V.  Dame  Gigogne. 

—  Type  créé  sur  le  théâtre  des 
Halles,  en  1602,  par  les  Enfans- 
sans-souci 131 

—  passe  au  théâtre  de  l'Hôtel- 

d' Argent 132 

—  au  Théâtre  de  l'Hôtel  de 
Bourçogne Ibid. 

—  avait  paru  dès  1607  dans  un 
ballet  au  Louvre,  sous  un  autre 
nom 133 

VI.  Premiers  joueurs  de  marion- 
nettes en  France. 

—  Jean  Brioché  ou  Briocci, 
établi  à  la  porte  de  Nesle 135 


Page. 

—  au  château  Gaillard,  au  bas 

du  Pont-Neuf. 136 

—  Duel  du  singe  Fagotin  et 

de  Cy.ano  de  Bergerac Ibid. 

—  Brioché  joue,  pendant  trois 
mois,  devant  les enfans  de  France.    137 

—  François  Daite.in,  maître  de 
marionnettes  à  la  foire  Saint-Ger- 
main, en  1657 138 

—  joue,  pendant  un  mois,  en 
1669,  devant  le  dauphin  et  sa  pe- 
tite cour Ibid. 

—  Bossuet  et  les  marionnettes 

du  diocèse  de  Meaux Ibid. 

—  Gaillardises  innocentes  des 
marionnettes 139 

—  Témoignage  du  comte  An- 
toine Hamilton Ibid. 

—  \ers  laudatife  de  Charles 
Perrault 140 

—  Brioché  arrêté  à  Soleure 
comme  sorcier Jbid. 

—  François  Brioché  immorta- 

Usé  par  Boileau 141 

—  protégé  par  Colbert 142 

VII.  Figures  de  Benoit.  — Pygmées 
et  Bamboches. 

—  Liste  des  rivaux  de  Brioché.    143 

—  Marionnettes  de  Benoit  du 
Cercle  citées  par  La  Bruyère. .  .  Ibid. 

—  Mot  de  M™"  de  Sévi-^né. .  .    144 

—  Théâtre  des  Bamboches  du 
sieur  de  La  Grille Ibid. 

VIII.  Première  joueurs  de  marion- 
nettes établis  aux  foires  Saint- 
Germain  et  Saint-Laurent. 

—  Origine  des  deux  foires.  .  .    147 

—  Stances  de  Scarron 148 

—  Vers  de  Lemiere  et  de  M.  Ar- 
nault 149 

—  Le  procureur -général  Achille 
de  Harlayet  les  marionnettes  de 
la  foire  '  Saint  -  Germain ,  qui 
jouaient  la  mésaventure  des  prcK 
testans,  après  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes 150 

IX.  Chronique  des  foires  Saint-Ger- 
main et  Saint -Laurent,  de  1701 
à  1793. 

—  Début  de  Fuzelier  au  théâ- 
tre des  marionnettes  d'Alexandre 
Bertrand 152 

—  Loge  de  Tiquet  et  Gillot.    .    153 

—  Recueil  des  petites  pièces  de 
Polichinelle Ibid. 

—  Allard,  Maurice,  Octave, 
Francisque,  etc.,  joueurs  de  ma- 
rionnettes     154 

—  Pièces  à  la  muette  mêlées 

de  jargon Ibid. 

—  Pièces  à  écriteaux Ibid. 


340 


SOMMAIRE. 


Page. 

—  Début  de  Carolet  au  théâtre 
d'Alexandre  Bertrand 154 

—  Bienfait,  gendre  de  Ber- 
trand, lui  succède 153 

—  Le  duc  de  La  Force  et 
M"**  de  Saint-Sulpice ,  joués  par 

les  marionnettes  en  1720 Ibid. 

—  Lesage ,  d'Orneval  et  Fuze- 
lier,  entrepreneurs  de  marion- 
nettes et  associés  de  La  Place.  .    156 

—  Un  plaidoyer  de  Polichi- 
nelle     157 

—  Piron  écrit  pour  les  marion- 
nettes de  Francisque 158 

—  Lesage,  d'Orneval  et  Fuze- 
lier  travaillent  pour  les  marion- 
nettes de  Riner 160 

—  Harangue  de  PoUchinelle  au 
public,  composée  par  Lesage, 
d'Orneval  et  Fuzelier 160 

—  Les  petits  comédiens  du 
sieur  Pontau 1C2 

—  Début  de  Favart  aux  ma- 
rionnettes par  la  parodie  du  Glo- 
rieux  Ibid. 

—  Crébillon  censeur  des  ma- 
rionnettes     165 

—  Fourré  et  Nicolet  (pères), 
joueurs  de  marionnettes Ibid. 

—  Parodie  de  Mérope.  —  Une 
polissonnerie  de  Polichinelle.  .  .    106 

—  Parodie  à^Oreste.  —  Addi- 
tions     334 

—  Pièces  de  marionnettes  à 
grand  spectacle 167 

—  Les  comédiens  praticiens  de 
Leva.sseur 168 

—  Décadence  des  foires  Saint- 
Germain  et  Saint-Laurent 169 

—  Marionnettes   de   Prévost, 

rue  de  la  Lingerie Ibid. 

—  Les  comédiens  artificiels  de 
Passy Ibid. 

X.  Foire   permanente   des  boule- 
vards. 

—  Théâtre  mécanique  de  Four- 
ré fils. 171 

—  Marionnettes  de  Nicolet  ca- 
det  Ibifi. 

—  Marionnettes  d'Audinot.  .  .    172 

—  Foires  Saint-Clair  et  Saint- 
Ovide 173 

—  Fantoccini  italiens Ibid. 

—  Fantoccini  français,  appelés 
aussi  Porenquins .     174 

—  Le  Théâtre  des  Panlagoniens.  Ibid. 

XL  Marionnettes  et   ombres  chi- 
noises au  Palais-Royal. 

—  Les   petits   comédiens   de 

M.  le  comte  de  Beaujolais 175 

—  Pwppi  Napolitani  de  M"»"  de 
Montansier 176 


Pag*. 

—  Nouveau  théâtre  des  Pyg- 
mées  ou  les  Fantoccini  du  sieur 
Caron 178 

—  Ombres  chinoises.  —  Pein- 
ture mobile 177 

—  Théâtre  des  récréations  de 

la  Chine  du  sieur  Ambroise..  .  .    178 

—  Ombres  chinoises  de  Domi- 
nique Séraphin 179 

—  Guillemain  et  la  chasse  aux 
canards 180 

—  Marionnettes  pendant  la  ré- 
volution. —  La  Démonseigneuri- 
sation 181 

—  Polichinelle  guillotiné.  — 
Citation  de  Camille  Desmoulins.  .  Ibid. 

—  Marionnettes  sous  le  consu- 
lat. —  L'abbé  Capperonnier.  .  .    184 

—  Répertoire  actuel Ibid. 

XIL  Marionnettes  reçues  chez  les 
princes  et  dans  le  monde  élégant.    188 

—  Marionnettes  au  château  de 
Meudon  chez  le  duc  de  Guise 
(1650).  —  Additions 335 

—  A  Versailles ,  chez  M"»  la 
duchesse  de  Berry  (1713).— /iirf.    336 

—  Polichinelle  à  Versailles, 
chez  M"*  la  duchesse  du  Maine.    184 

—  Marionnettes  chez  la  même, 

à  Sceaux,  en  1705 Ibid. 

—  Marionnettes  de  Malézieu, 

à  l'hôtel  de  Trèraes 185 

—  Requête  de  Polichinelle  à 
nosseigneurs  de  l'Académie  fran- 
çaise     186 

—  Marionnettes  du  comte  d'Eu.  Ibid. 

—  Compliment  de  Polichinelle 
improvisé  par  Voltaire  à  Sceaux.  Ibid. 

—  Passion  de  M"*  Pé licier 
pour  Polichinelle 187 

—  Théâtre  de  marionnettes  à 
Cirey 188 

—  M.  Français  de  Nantes  et 
Henri  de  Latouche,  amateurs  de 
marionnettes  sous  l'empire.  .  .  .    18» 

IV. 

MARIONNETTES  EN  ÀNQLETERRE. 

L  Accueil  fait  aux  marionnettes 
dans  les  pays  septentrionaux.  .  .    195 

IL  Emploi  de  la  statuaire  mobile 
dans  les  églises  d'Angl«terre  avant 
la  réforme 196 

—  A  Saint-Paul  de  Londres.  .    197 

—  A  Witney 198 

—  Dévastation  des  images  par 
les  presbytériens  d'Angleterre  et 
d'Ecosse Ibid. 

III.  Statuaire  mobile  employée  dans 


SOMMAnUB. 


34i 


les  miracle  -  plays  et  dans  les 
pageants. 

—  Les  géans  Gogmagog  et  Co- 
rinœus ÎOl 

—  Les  héros  des  ballades  natio- 
nales acteurs  dans  le  may-poles.  Ibid. 

—  Cavalcade  des  hobhy-horses.    20i 

—  Témoignages  de  Shakspeare 

et  de  Ben  Jonson Ibid. 

—  Hobby-manie  au  iix*  siècle.    203 

rv.  Divers  noms  des  marionnettes 
en  Angleterre 205 

V.  Marionnettes  théâtrales  depuis 
le  XIV»  siècle  jusqu'à  l'établisrie- 
ment  du  théâtre  réguUer  (1562). 

—  Les  marionnettes  reprodui- 
sent les  mintcle-plays,  les  niay- 
poles,  les  hobby-horses  et  les  mo- 
ral-plays 210 

—  The  Old  Vice,  principal  co- 
mique des  moral-plays,  passe  sur 
les  théâtres  de  marionnettes  avec 
son  partner,  nuùtre  Devil  (le 
diable) 211 

VL  Marionnettes  depuis  1562  jus- 
qu'à la  fin  du  règne  de  Charles  1«''. 
— Double  répertoire  des  joueurs 
de  marionnettesanglais,  l'un  pro- 
fene,  l'autre  religieux 214 

—  Vogue  des  chronicle-plays 
tirées  de  l'histoire  nationale.   .  .    215 

—  Tragédies  des  théâtres  régu- 
liers jouées  par  les  marionnettes, 
et  mauvaise  humeur  des  comé- 
diens  216 

—  Ben  Jonson  parodie  les  ma- 
rionnettes     218 

—  Salles  permanentes  de  ma- 
rionnettes à  Londres  et  dans  les 
comtés 219 

—  Divers  modes  de  représen- 
tation  220 

—  Souvenirs  de  quelques  an- 
ciens joueurs  de  marionnettes.   .    222 

vn.  Hostilité  des  puritains  contre 
le  théâtre. 

—  Dissentiment  entre  les  puri- 
ritains  et  l(*s  anglicans  sur  la 
question  du  théâtre 223 

—  Drames  religieux  composés 
et  reconmiandés  par  le  clergé  an- 
glican     224 

—  Les  jeux  du  théâtre  pros- 
crits par  les  lois  de  Genève. .  .  .  Ibid. 

—  Pamphlets  contre  le  théâtre 
répandus   par  les  presbytériens 

des  trois  royaumes ' .  .  .  .    225 

—  Représailles  des  auteurs  dra- 
matiques contre  les  Bambury- 
men  et  les  Seu-gospellers.  .  .  .    W> 

—  Ben  Jonson  met  en  scène 


un  théologien  vaincu  par   une 
marionnette M7 

—  Les  puppet-shows  attaquées 
par  quelques  précisions;  —  épar- 
gnées par  le  plus  grand  nonobre.    22* 

VIII.  Marionnettes  anglaises  pen- 
dant la  suppre^on  des  spectacles 
et  après  leur  réouverture  jusqu'à 
la  révolution  de  1688. 

—  Allusion  de  Milton  au  suiet 
du  Paradis  perdu  joué  par  les 
marionnettes 229 

—  Plainte  des  comédiens  de 
Drury-Lane  et  du  duc  d'York 
contre  le  voisinage  des  marion- 
nettes  SSi 

IX.  Marionnettes  en  Angleterre  de- 
puis 1688  jusju'â  nos  jours. 

—  Arrivée  de  Punch  en  Angle- 
terre et  abdication  de  the  Old 
Vice 232 

—  Innocence  primitive  de 
Punch 231 

—  Vers  latins  d'Addison  à  la 
louange  des  puppet-  shovcs.  .  .  .  Ibid. 

—  Répertoire  des  marionnettes 

du  temps  de  la  reine  Anne.  .  .  .    235 

—  Powell,  joueur  de  marion- 
nettes, prôné  par  Steele  et  par 
Addison 236 

—  Pièces  de  son  répertoire..  .    23S 

—  Satire  contre  Robert  Wal- 

Eole  sous  le  pseudonyme  de  Ro- 
ert  Powell 240 

—  Strophes  sarcastiaues  de 
Swift  sur  le  spectacle  des  ma- 
rionnettes  241 

—  Marionnettes  vertueuses  et 
sentimentales  au  xviii«  siècle.  .    243 

—  Un  chapitre  de  Tom  Jones.    244 

—  Charlotte  Charke,  directrice 

de  marionnettes 145 

—  Marionnettes  de  Southvoark 
fair  dessinées  par  Hogarth.  .  .  .  Ibid. 

—  Marionnettes  de  village  dé- 
crites par  Gay Ibid. 

—  Punch  se  déprave.  —  Té- 
moignage de  Swift 24S 

—  Drame  populaire  de  Punch 
and  Judy 24t 

—  Les  fredaines  de  Punch,  bal- 
lade  249 

—  Le  Diable  est  un  àne,  co- 
médie de  Ben  Jonson,  origine  du 
drame  de  Punch  et  Judy 252 

—  Sonnet  de  lord  Byron  à  la 
louange  de  Punch..  .  .' 258 

—  Punch  candidat  à  Guzzle- 
down 254 

—  Le  docteur  Johnson  jaloux 

des  marionnettes 255 

—  Visite  électorale  de  sir  Fran- 
cis Burdâtt  à  mistress  Punch. .  .  Lbid 


342 


SOMMAIBE. 


••"^'^  Page. 

—  Sir  John  Curran  et  les  ma- 

î  rionnettes  de  New-Market 256 

—  Marionnettes    bibliques    à 
Londres  au  xix»  siècle 257 

'  '  ~  Un  paradoxe  de  Samuel 
Johnson 258 

—  Macbeth  joué  par  les  ma- 
rionnettes de  Henry  Rowe.  ...    259 

V. 

MARIONNETTES  EN  ALLEMAGNE  ET  DANS 
LES  CONTRÉES  DU  NORD. 

I.  Dernière  excursion. 

—  L'Allemagne  et  le  Nord. .  .    263 

II.  Goût  naturel  des  Allemands  pour 
la  sculpture  mobile. 

j  —  Maître  Martin  et  ses  appren- 
tis  265 

—  Olympia,  l'idéal  de  la  ma- 
rionnett'e 266 

IIL  Anciennes  marionnettes  ger- 
maniques. 

*  —  Les  Kobolde  et  les  Hampel- 
mœnner 269 

—  Jeux  de  marionnettes   au 
'  '  lin*  siècle,   cités  par  quelques 

Minnesinger Ibid. 

—  Marionnettes   prises    pour 
emblème 270 

IV.  Répertoire  des  anciennes  ma- 
rionnettes allemande.s. 

!       —  Aventures  des  Niebelungen.    271 

—  Légendes  populaires  et  che- 

r    valeresques 272 

;       —  Exploits  de  Jeanne  d'Arc.  .  Ibid. 

—  Histoire  épouvantable  du  doc- 

r   teur  Faust 273 

V.  Des  anciens  et  des  nouveaux 
bouffons  des  marionnettes  alle- 

.  mandes  et  hollandaises. 

— MaitreHemmerlein. — Hans- 
-,    wurst.  Témoignage  de  Luther. 

—  Pickelhaering.  —  Jan  Claas- 

;    sen.  —  Casperle 274 

VI.  Sculpture  mobile  dans  les  églises 
allemandes,  polonaises  et  russes. 

—  Traces  subsistantes  de  l'u- 
sage de  la  statuaire  à  ressorts  dans 

*'  les  cérémonies  ecclésiastiques. .  .    277 

—  Jeu  de  la  Szopka ,  ou  re- 
*■    présentation  mécanique  de  la  crè- 

,  che,  conservé  jusqu'au  XYill*  siè- 
*'  Ole  dans  les  églises  de  Pologne.  .    278 

^~  Violences  exercées  par  les 
'    réiormateurs  contre  les  images.    279 
,       —  Maintien  des  rites  dramati- 
*'  ques  dans  les  églises  de  l'Autri- 


Page. 

che,  de  la  Pologne  et  des  Pays- 
Bas Ibid. 

^  —  Purgatoire  représenté  dans 
l'église  des  dominicains  d'Anvers.    280 

—  La  Szopka,  sortie  des  égli- 
ses, reste  populaire  en  Pologne, 

en  Lithuanie  et  dans  l'Ukraine.    281 

VII.  Drames  religieux  représentés 
hors  des  églises. 

—  Mystères  joués  par  des  con- 
fréries d'artisans,  —  approuvés 

par  Luther 283 

—  Représentés  sur  les  théâtres 

de  marionnettes 284 

Vni.  Le  Doolhof,  ou  labyrinthe 
d'Amsterdam,  collection"  d'an- 
ciennes statues  à  ressorts  reli- 
gieuses et  historiques 285 

—  Description  en  vers  du  Doo- 
lhof, par  Le  Jolie 286 

IX.  Marionnettes  depuis  l'établis- 
sement des  théâtres  réguliers 
(1600)  jusqu'à  la  querelle  des  co- 
médiens et  des  consistoires  (1680- 
1691). 

—  Progrès  de  l'art  dramatique 
arrêtés  en  Allemagne  par  les  dé- 
sastres de  la  guerre  de  trente  ans.    289 

—  La  paix  de  Munster  ouvre 
l'Allemagne  aux  théâtres  étran- 
gers, même  aux  théâtres  de  ma- 
rionnettes  Ibid. 

—  Marionnettes  italiennes  chez 

les  Cosaques  du  Don 290 

—  Querelle  des  comédiens  et 

des  consistoires Ibid. 

—  Les  marionnettes  bannies  de 
quelques  villes  de  Hollande,  — 
conservées  dans  le  plus  grand 
nombre 291 

—  Bayle  et  les  marionnettes  de 
Rotterdam Ibid. 

—  Plainte  portée  par  le  clergé 

de  Berlin  contrelesmarionneltes.    29i 

X.  Marionnettes  allemandes  de- 
puis 1690  jusqu'au  milieu  du 
XVIII*  siècle. 

—  Les  comédiens  persécutés 
cèdent  la  place  aux  marioniieltes.    293 

—  Troupes  ambulantes  mi-par- 
ties d'acteurs  et  de  marionnettes.    294 

—  Définition  des  Haupt-und 
Staatsactionen Ibid. 

—  Directeurs  et  répertoire  des 
théâtres  de  marionnettes 295 

—  Pièces  de  Corneille  et  de 
Molière  représentées  par  les  ma- 
rionnettes allemandes 296 

—  La  mort  de  Charles  XII  et 
la  disgrâce  de  Menzicotf  jouées 

sur  les  théâtres  de  marionaetles.    299 


SOMMAIRE. 


343 


Page. 

XI.  Marionnettes  populaires  et  aris- 
tocratiques, depuis  les  premiers 
écrits  ae  Gottsched  jusqu'à  la  fin 
du  xviii*  siècle. 

—  Rajeunissement  du  réper- 
toire des  marionnettes.  —  L'o- 
péra de  don  Juan,  Abellino.  .  .    302 

—  Goethe  enfant  et  les  marion- 
nettes     303 

—  Les  Fêtes  de  la  foire  de 
Plundersweilern ,  pièce  de  ma- 
rionnettes composée  par  Goethe.    304 

—  Marionnnettes  à  la  cour  de 
Weimar 305 

XII.  Théâtre  de  marionnettes  des 
princes  Esterhazy  à  Eisenstadt. 

—  Cinq  opérette  composées  par 
Haydn  pour  les  marionnettes  d'Ei- 
senstadt 307 

—  Fiera  dei  fanciulli,  svm- 
phonie  de  Haydn " .  .    308 

XIII.  Marionnettes  allemandes  de- 
puis le  Faust  de  Goethe  jusqu'à 
nos  jours. 

—  L'idée  de  Faust  inspirée  à 
Goethe  par  les  marionnettes.  .  .    310 

—  Reprise  du  Faust  populaire 
par  les  Puppenspieler  du  iix»  siè- 
cle     311 

—  Répertoire  de  Dreher  et 
Schûtz Ibid. 

—  de  Geisselbrecht 313 

XIV.  Textes  imprimés  du  Faust  des 
marionnettes. 

—  Origine  allemande  de  la  lé- 
gende de  Faust 314 

—  Anciens  textes  improvisés.  .    315 

—  Impression  du  manuscrit  de 
Geisselbrecht Jbid. 


Page. 

—  Texte  de  Schûtz 316 

—  Cinq  rédactions  récem- 
ment recueillies  et  publiées  par 

M.  Scheible 317 

—  Texte  de  Bonneschky  im- 
primé à  Leipzig Jbid. 

XV.  Des  emprunts  que  I^essing  et 
Goethe  ont  faits  aux  Faust  des 
marionnettes. 

—  Deux  plans  d'une  tragédie 

de  Faust  ébauchés  par  Lessing.    319 

—  Scène  de  l'évocation  des  es- 
prits infernaux  imitée  par  Les- 
sing des  pièces  de  marionnettes.    321 

—  Différence  des  procédés  d'i- 
mitation de  Goethe  et  de  Les- 
sing  325 

—  Comparaison  de  plusieurs 
scènes  du  Faust  de  Goethe  avec 
les  scènes  correspondantes  du 
Faust  des  marionnettes Ibid. 

—  Pensée  intime  de  la  légende 
de  Faust  écartée  par  Goethe.  .  . 

—  Un  nouveau  Faust  est  pos- 
sible     328 

—  Me'phistophéla ,  ballet  par 

M.  Henri  Heine.   (1851) 329 

—  Rentrée  de  Punch  à  Lon- 
dres (1852) , 330 

—  Immortalité  de  Pohchinelle.  Ibid. 


PosT-scRiPTCH.  —  Sur  les  marion- 
nettes orientales 331 

Additions 333 

Errata 345 


ri^ 


ERRATA, 


'^tk'--  hi''.-       :  i-iii  w  .  .tîiVï  a  v>^:~-  b 


Page  14,  ligne  t,  «  ...  que  d'ordinaire  et  devant...  »  effacez:  que  d'ordinaire,  —  et 
lisez  :  que  devant. 

Page  56,  ligne  dernière,  «  ...  Lombarde...  *  lisez  :  Lambarde. 

Page  67,  ligne  8,  «  ...  entre  le  vi«  et  le  m*»  siècle...  »  lisez:  entre  le  vi»  et  le 
xm«  siècle. 

Page  84,  ligne  20,  «  ...  théâtre  Fiando...  »  lisez  :  théâtre  de  Fiando,  ainsi  appelé  du 
nom  de  son  propriétaire.  —  Et  en  note  :  Voy.  don  Giacinto  Amati, 
Ricerche  sulle  origini,  scoperte,  etc.,  t.  III,  pag.  329. 

Page  85,  ligne  12,  «  ...  théâtre  Fiando...  »  lisez  :  théâtre  de  Fiando. 

Page  87,  ligne  dernière,  «  ...  Jusqu'aux  fêtes  de  Noël...  »  lisM  :  jusqu'aux  fêtes  de  Pâ- 
ques. 

Page  99,  ligne  19,  «  ...  et  tous  les  champs  de  foire...  »  lisez  :  et  sur  tous  les  champs 
de  foire. 

Page  113,  note  1,  Ugne  dcinièrc,  «  ...  le  Téritable  mot  germain...  »  lisez:  le  mot  gé- 
néralement usité. 

Page  119,  ligne  15,  «  ...  qu'ils  en  conservèrent  les  machines  en  magasin...  »  lisez  :  qiM 
les  machines  furent  mises  en  magasin  et  conservées. 

Page  126,  ligne  4,  «  ...  Calabrais...  »  lisez  :  Calabrois. 

Page  184,  ligne  10,  «  ..il  étaitTame...»  lisez:  il  devint  quelques  années  plus  tardl'ame. 


346  ERfiATA. 

Page  226,  ligne  18,  «  ...  qui  n'ait  introduit  dans  presque  tous  ses  ouvrages...  »  lisez  ; 
qui  n'ait  introduit  dans  ses  ouvrages. 

Même  page,  ligne  20 ,  «  ...  sur  lesquelles  la  verve  des  auteurs  répandait...  »  lisez  :  sur 
lesquelles  il  répandait. 

Page  236,  ligne  23,  «  .  .  dans  la  saison  des  bains...  »  lisez:  pendant  la  saison  des  bains. 

Page  240,  note  3,  ligne  2,  a  ...  Walpole  porta  aussi...  »  supprimez  toute  cette  phrase, 
qui  porte  sur  une  erreur. 

Page  280,  ligne  19,  «...  ordonna  seulement,  en  1739,  aux...  lisez  :  «  ordonna,  seule- 
ment en  1739,  aux. 

Page  288,  lignes  4  et  5,  «  ...jusque-là  on  n'avait.  .  »  lisez  :  jusqu'à  cette  époque. 

Page  313,  lignes  1  et  2  :  «  ...  un  drame  romanesque  et  probablement  féerique...  »  lisez  : 
un  drame  romanesque  intitulé... 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


ArtD  :-Iagnin,   Charles 

M197^hi  iïi.3toire  des  marionnettes 

en  Europe,  depuis  l'antiquité 

jusqu'à  nos  jours. 


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