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Full text of "Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles d'après les documents archéologiques"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/histoiredespe1885alla 


EISTOIRE 

DES  PERSÉCUTIONS 

PENDANT  les  deux  premiers  siècles 


DU  MÊME  AUTEUR  : 

Les  Esclaves  chrétiens,  depuis  les  premiers  temps 
de  l'Église  jusqu'à  la  fin  de  la  domination  romaine 
en  Occident.  Ouvrage  couronne  par  l'Académie  française. 
Deuxième  édition.  Un  volume  in-12.  Prix 4  fr. 

L'Art  païen  sous  les  empereurs  chrétiens.  Un  volume 
in-12.  Prix 3  fr. 

Esclaves,  serfs  et  mainmortables.  Un  vol.  in-12.  Pr.     3  fr. 

Rome  souterraine.  Résumé  des  découvertes  de  M.  de 
Rossi  dans  les  catacombes  romaines,  et  en  parti- 
culier dans  le  cimetière  de  Calliste,  par  J.  Sp.  North- 

cote  et  W.  H.  Brownlow.  Traduit  de  l'anglais,  avec  des  additions 
et  des  notes,  et  augmenté  d'un  supplément  par  le  traducteur. 
Deuxième  édition.  Un  volume  grand  in-8°,  orné  de  chromoli- 
thographies et  de  plans.  Prix 30  fr. 


TYPOGRAPHIE   riMUN-DIfiOT.   —   HBSNIL   (LIRE). 


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DES  PERSÉCUTIONS 


PENDANT  LES  DEUX  PREMIERS  SIECLES 


D  APRÈS    LES    DOCUMENTS    ARCHÉOLOGIQUES 


PAUL    ALLARD 


PARIS 
LIBRAIRIE   VICTOR   LECOFFRE 

90,    Bl  I     BONAPARTE,    90 
1885 


FEB  291960 


INTRODUCTION. 


i. 


L'histoire  «les  persécutions,  ou,  pour  employer 
un  mot  pins  large,  l'histoire  de  la  politique  reli- 
gieuse  «le  l'État  romain  pendant  les  trois  premiers 
Biècles  <lu  christianisme,  comprend  deux  périodes. 

Au  premier  siècle,  l'Église,  à  peine  sortie  du 
berceau,  est  déjà  connue  de  l'État.  Il  la  distingue  du 
judaïsme,  car  il  permet  aux  Juifs  d'exister  et  per- 
Bécute  les  chrétiens.  La  persécution  reçoit  au  com- 
mencement du  deuxième  siècle  une  forme  régulière, 
permanente,  par  le  rescrit  de  Trajan  à  Pline,  fixant 
la  jurisprudence  à  suivre  au  sujet  des  accusés  de 
christianisme.  Le  deuxième  siècle  tout  entier  b5  - 
(Mule  ><iiiv  |t.  régime  établi  par  le  reseril  de  Irajan; 
c'est  contre  lui  (jue  protestent  les  apologistes, 
et  c'est  lui  qu'appliquent  successivement,  san>  le 
modifier  dan»  son  fond,  Hadrien.  Antonin,  Marc- 

Alirele. 

Dès  le  delmt  du  troisième  siècle  la  situation 
change.  A  la  faveur  des  lois  nouvelles  sur  les  asso- 


il  INTRODUCTION. 

dations,  l'Église  est  arrivée  à  la  possession  du  sol, 
s'esl  révélée  à  l'État  comme  une  corporation  réguliè- 
rement organisée,  capable  de  lutter  et  de  traiter  de 
la  paix.   C'est  ainsi  que  désormais  il  l'envisagera. 
Septimc  Sévère  lance  un  édit  contre  la  propagande 
chrétienne.    Une  violente  mais  courte  persécution 
est  suivie  d'une  longue  trêve,  qu'interrompt  une 
rapide  reprise  des  hostilités   sous   Maximin.    Les 
persécutions  de  Dèce,  de  Valérien,  d'Aurélien,  de 
Dioctétien  sont  des  guerres  terribles  :  elles  se  ter- 
minent par  de  vrais  traités  de  paix,  où  l'État  rend  à 
l'Église  ses  biens  confisqués,  et  implicitement  lui 
reconnaît  le  droit  à  l'existence.  Le  dernier  de  ces 
traités  est  l'édit  de  313,  qui  met  fin  pour  jamais 
aux  persécutions.  Désormais,  par  la  conversion  de 
Constantin,  un  nouvel  ordre  de  choses  s'établit  : 
le  monde  romain  va  expérimenter  pendant  plusieurs 
siècles  le  régime  de  l'union  de  l'Église  et  de  l'État. 
.Mesurer  exactement  les  temps  où  l'Église,   au 
(ours  de  cette  lutte,   put  respirer,  et  ceux  où  le 
glaive  de  la  loi  s'appesantit  sur  elle,  est  à  peu  près 
impossible.  Les   persécutions   ne    furent  point  les 
mêmes  partout   et  toujours.  Il  y  en  eut  de   géné- 
rales et  il  y  en  eut  de  locales.  On  vit  quelquefois  des 
fidèles  aller,  d'une  province  où  ils  étaient  persécutés, 
dans   une  autre,    où  ils   étaient  laissés  en  repos. 
Cependanl  on  peut  se  rendre  un  compte  approxi- 
matif des  alternatives  de  ligueur  et  de  tolérance  par 


INTRODUCTION.  m 

lesquelles,  en  trois  siècles,  passa  la  société  chré- 
tienne. Jusqu'à  Néron,  l'Église  a  grandi  dans  l'om- 
bre et  le  silence.  La  persécution  éclate  au  lendemain 
de  l'incendie  de  Rome,  à  la  lin  de  juillet  (H.  L'im- 
pulsion sanguinaire  donnée  par  le  tyran  dure 
quatre  ans.  De  la  mort  de  Néron  à  l'avant-dernière 
année  de  Domitien,  l'Église  connaît  de  nouveau  le 
repos.  Pendant  deux  années  elle  éprouve  la  cruauté 
île  celui  que  Tertullien  appelle  «  un  demi-Néron  .  » 
Les  rigueurs  reprennent,  avec  une  allure  plus  uni* 
forme,  dès  le  commencement  de  Trajan.  Jusqu'au 
milieu  du  règne  de  Commode  elles  ne  cessent  plus  : 
la  persécution  ne  se  déchaîne  pas  partout  à  la  fois; 
mais  il  y  a  presque  toujours  de  la  persécution  quel- 
que part,  tantôt  en  vertu  des  accusations  régu- 
lières  exigées  par  le  rescrit  de  Trajan,  tantôt  à  la 
suite  d'émeutes  populaires  vainement  réprimées  par 
des  rescrits  d'Hadrien  et  d'Antonin.  Du  milieu  du 
règne  de  Commode  au  milieu  de  celui  de  Sévère, 
le-  chrétiens  purent  enfin  jouir  d'environ  quinze 
années  de  paix,  qui  forment  comme  la  transition 
entre  l<i  régime  de  la  persécution  par  rescrit,  en 
vigueur  pendant  tout  le  deuxième  siècle,  <'t  celui  de 
la  persécution  par  édit,  qui  sévit  avec  intermittence 
pendant  le  troisième. 

En  202,  Septime  Sévère  l'inaugura,  ajoutant  à 
l'initiative  des  accusations  régulières,  seules  prévues 
par  le  rescrit  de  Trajan,  la  recherche  do<,  chrétiens 


,s  INTRODUCTION. 

par  le  pouvoir,  que  ce  rescrit  ne  permettait  point. 
De  la  mort  de  Sévère  à  l'avènement  de  Maximin,  les 
chrétiens  goûtèrent  vingt-quatre  années  de  tran- 
quillité, presque  de  faveur.  Les  trois  ans  du  règne 
de  .Maximin  furent  pour  eux  une  nouvelle  crise. 
Douze  ans  de  paix  suivirent.  Une  réaction  cruelle 
se  produisit  sous  Dèce.  Les  quatre  premières  années 
de  Valérien  furent  favorables  à  l'Église;  pendant 
trois  ans  la  persécution  sévit  avec  fureur.  Depuis 
259,  époque  de  l'édit  de  paix  de  Gallien,  jusqu'à 
27  i,  où  Aurélien  déclara  de  nouveau  la  guerre,  les 
chrétiens  eurent  quinze  années  de  repos.  On  en  peut 
compter  vingt  entre  la  courte  persécution  d' Auré- 
lien et  les  commencements  de  celle  de  Dioclétien. 
Dix-sept  ans  de  guerre  suivirent  :  ce  fut  la  plus 
terrible  et  la  dernière  épreuve. 

De  Oi,  date  de  la  persécution  de  Néron,  à  313, 
date  de  l'édit  de  Milan,  deux  cent  quarante-neuf 
ans  s'étaient  écoulés  :  l'Eglise  avait  traversé  six 
années  de  souffrances  au  premier  siècle,  quatre- 
vingt-six  au  second,  vingt-quatre  au  troisième, 
treize  au  commencement  du  quatrième;  elle  avait 
été  persécutée,  en  tout,  pendant  cent  vingt-neuf 
ans;  cent  vingl  années  de  repos,  dont  vingt-huit 
au  premier  siècle,  quinze  au  second,  soixante-sei/c 
an  troisième,  lui  avaient  permis  de  réparer  ses  pertes 
cl  de  se  préparer  a  <lc  dou veaux  combats. 


INTR0D1  CTION 


itte  courte  synthèse  de  deux  siècles  et  demi  de 
luttes  permet  de  juger  au  prix  de  combien  de 
sang  le  christianisme  acheta  la  victoire.  Sans  doute, 
la  persécution  ne  l'ut  pas  continue,  comme  quelques- 
uns  le  croient  :  elle  sévit  par  intervalles,  v.y-y.  xaipouç, 
-don  le  mot  souvent  cité  d'Origène,  Dieu  ne  voulant 
pas,  ajoute-t-il,  (pie  la  race  des  chrétiens  lût  entiè- 
rement détruite,  xaAtîovnK  ®eoû  to  --}.-/  i/.-^/.vj.r.'y'ryy.: 
x0rû>v£6voç  1  .  Pendant  le  second  siècle,  les  magis- 
trats ne  les  poursuivent  pas  d'oflice  :  un  chrétien 
n'est  condamné  que  si  un  accusateur  le  défère  au 
tribunal,  suivant  les  règles  de  la  procédure  ordi- 
naire. Au  troisième  siècle,  les  édita  impériaux  or- 
donnent aux  magistrats  de  rechercher  pour  les 
punir  les  membres  de  l'Église,  instituant  ainsi  con- 
tre eux  une  procédure  exceptionnelle;  mais  d'autres 
•  dit-  \iennent  toujours,  après  un  temps  plus  ou 
moins  long,  suspendre  ces  rigueurs  :  il  s'établit 
alor>  entre  l'Église  et  l'État,  de  la  tin  (Tune  persé- 
cution au  commencement  d'un  autre,  une  sorte  de 
concordat  tacite,  que  l'Étal  peut  toujours  dénon- 
cer,  mais  qui  assure  ;i   l'Église,  eu  attendant,  un 

i   Contra  Celsum,  III,  l<>. 


m  INTRODUCTION. 

modus  vivendi  régulier  et  presque  légal.  Celle-ci  ne 
passa  pas  trois  siècles  exposée  sans  relâche  au  fer 
des  bourreaux,  à  la  dent  des  bêtes,  à  la  flamme 
des  bûchers,  ou  réduite  à  se  cacher  sous  terre  et  à 
dissimuler  son  existence  aux  pouvoirs  publics  : 
aucune  société  n'eût  pu  durer  dans  ces  conditions. 
M;iis  de  ce  que  la  persécution  ne  sévit  pas  continuel- 
lement, on  ne  saurait  conclure  que  les  persécutions 
ne  furent  pas  meurtrières.  La  thèse  sur  le  petit  nom- 
bre des  martyrs,  soutenue  il  y  a  deux  cents  ans  par 
le  célèbre  commentateur  anglais  de  saint  Cyprien, 
Henri  Dodwell,  ne  peut  se  défendre.  Ruinart  la 
réfuta  cinq  ans  après  son  apparition.  On  pourrait 
ajouter  beaucoup  aujourd'hui  à  la  savante  dis- 
sertation qui  remplit  les  paragraphes  deux  et  trois 
de  la  Préface  des  Acta  martyrum  sincera  :  la  criti- 
que la  plus  sévère  ne  trouverait  qu'un  petit  nombre 
de  lignes  à  en  retrancher.  Tillemont,  si  prudent,  si 
sagace,  si  éloigné  de  tout  excès,  et  dont  l'admira- 
ble sincérité  n'a  d'égale  que  son  immense  érudition, 
Domme  quelquefois  Dodwell  pour  le  réfuter  sur  des 
détails;  mais  surtout  il  lui  répond  par  l'ensemble  de 
son  œuvre  :  les  cinq  premiers  volumes  des  Mé- 
moires sur  l'histoire  ccclniastiquc  ne  laissent  pas 
subsister  In  thèse  du  savant  anglais.  De  nos  jours, 
dans  «le-  régions  scientifiques  où  Ruinart  et  Tille- 
niMiit  -<>  sentiraient  singulièrement  dépaysés,  les 
idées  de  Dodwell,  d'abord  accueillies  avec  faveur, 


INTRODI  l  TiON.  mi 

sont  il»'  plus  «  -  ii  plus  abandonnées.  Biles  viennent, 
il  e^t  vrai,  d'être  reprises  par  M.  Bavet,  dans  lé  der- 
ii it-i  volume  de  Bon  ouvrage  sur  le  Cfir istianisme  ei 
Origines  ;  mais  l'auteur  se  montre  si  peu  préparé 
à  traiter  ces  questions,  si  peu  familier  avec  les  sbur- 
s,  et  commet  en  quelques  pages  de  telles  erreurs 
de  détail,  qu'il  sérail  superflu  de  lui  répondre  : 
après  avoir  lu  le  chapitre  consacré  aux  persécutions, 
on  regrette  plus  vivement  encore  que  par  le  passé 
l'illusion  < { ii i  a  entraîné  un  brillant  espril  de  la  criti- 
que littéraire,  où  il  est  maître,  vers  la  critique  reli- 
gieuse, pour  laquelle  il  n'était  point  fait.  Des  histo- 
riens mieux  renseignés,  M.  Aube,  par  exemple,  >e 
dégagent  davantage  chaque  jour  de  la  théorie  pro- 
posée par  Dodwell.  On  en  trouverait  des  traces 
fréquentes  dans  V Histoire  des  persécutions  de  VÉglise 
jusqu'à  la  fin  des  Antonins;  elle  est  moins  apparente 
dans  les  Chrétiens  dans  l'empire  romain  de  la  fin  des 
Antonins  an  milieu  du  troisième  siècle;  on  peut  pré- 
voir le  momentoù  cette  opinion,  adoptée  trop  vite, 
au  début  d'études  d'histoire  religieuse  pour  les- 
quelles il  <'t;iit  d'abord  insuffisamment  armé,  n'exer- 
cera plus  d'influence  Bur  les  travaux  de  M.  Àubé. 
«  En  lisant  ses  premiers  essais,  on  eût  pu  être  tenté 
de  croire  que  les  persécutions  furent  en  réalité  peu 
de  chose,  que  le  nombre  des  martj  rs  ne  fut  pas  con- 
sidérable, <-t  que  tout  le  système  de  l'histoire  ecclé- 
siastique sur  ce  point  n'est  qu'une  construction  arti- 


mu  INTRODUCTION. 

ûcielle.  Peu  à  peu  la  lumière  s'est  faite  dans  cet 
esprit  sincère  i).  »  Cette  phrase  est  de  M.  Renan  : 
elle  laisse  voir  où  en  est,  sur  la  question  qui  nous 
occupe,  un  des  érudits  les  moins  suspects  de 
partialité  pour  l'histoire  traditionnelle;  il  suffit  de 
parcourir  les  quatre  derniers  volumes  de  son  Histoire 
des  origines  du  christianisme  pour  s'assurer  que  la 
thèse  qui  tend  à  restreindre  le  nombre  des  martyrs 
et  à  diminuer  l'importance  des  persécutions  n'a  pas 
d'adversaire  plus  décidé  que  lui. 

Les  découvertes  de  l'archéologie  moderne  ont  en- 
levé à  la  théorie  anglaise  un  de  ses  principaux  argu- 
ments. Elles  permettent  à  l'historien  des  persécu- 
tions de  se  servir  désormais  d'un  grand  nombre  de 
documents  hagiographiques  dont  Ruinart  ou  Tille- 
mont  n'eussent  pas  osé  invoquer  l'autorité.  Les  re- 
lations de  martyres  sont  de  deux  sortes.  Les  unes 
sont  des  Actes  proprement  dits,  «  c'est-à-dire  la 
transcription  exacte,  ou  à  peu  près,  des  procès-ver- 
baux judiciaires  dressés  par  les  païens  et  vendus 
aux  ûdèles  par  les  agents  du  tribunal  (2).  »  On  peut 
citer,  parmi  les  pièces  les  plus  parfaites  de  ce  type, 
les  Actes  de  saint  Justin,   de  saint  Cyprien ,   des 


1)  Renan,  Journal  des  savants,  1871.  p.  697. 

i  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  supplément  aux 
Acta  sincera  </<■  <i<>ih  Ruinart  extrail  des  Mémoires  de  l'Académie 
'l'  -  Inscriptions  et  lidlcs-Lcttres,  t.  XXX,  2°  partie),  Paris,  1882, 
p.  H,. 


INTRODl  (  TION.  ,x 

Btints  Fructueux,  Augure  et  Euloge,  des  martyrs 
scillitains,  de  saint  Maximilien ,  de  sainte  Crispine, 
les  procès- verbaux  insérés  dans  \esGesta  purgationis 

de  Félix  et  de  Cécilien.  Mais  a  côté  de  ces  pièces  aussi 
précieuses  que  raie-  se  place  une  multitude  presque 
innombrable  «le  narrations  martyrologiques ,  d'un 
genre  forl  différent.  On  leur  donne  improprement, 
dans  le  langage  ordinaire,  le  nom  d'Actes  1  ;  ce  ne 
-<»nt  point,  comme  les  pièces  qui  méritent  vraiment 
cette  appellation,  des  documents  de  greffe,  mais 
de-  récits  dont  l'autorité  varie  avec  la  sincérité,  l'in- 
telligence, l'âgedu  narrateur,  les  sources  auxquelles 
il  a  puisé  :  leur  vrai  nom  est  celui  de  Passionrs  ou 
de  Getta  martyrum.  Un  passage  copié  par  Mabillon 
dans  un  manuscrit  du  onzième  siècle  renferme  le 
jugement  suivant,  qui  fait  grand  honneur  à  la  cri- 
tique du  moyen  âge  :  «  Les  Passions  des  saints  mar- 
tyrs ont  une  moindre  autorité  (que  les  Actes),  parce 
qu'on  trouve  dans  quelques-unes  un  mélange  devrai 
«•t  de  faux.  Dans  les  unes  il  y  a  peu  de  vérité,  en 
d'autres  peu  de  fausseté.  Mais  un  très  petit  nombre 
sont  vraies  entièrement  "2  .  »  Parmi  ces paueissimx 
Bont  les  relation-  contemporaines,  comme  la  lettre 
de  l'Église  de  Smyrne  but  le  martyre  de  saint  Po- 


I    Nous  n •  «us  conformerons  souvent  aous-même,  dans  le  cours 
de  ce  livre,  à  cette  habitude  du  langage  usuel. 

î   Cité  par  Le  Blant,  les  Actes  des  martyr»,  p.  24. 


\  INTRODUCTION. 

1\ carpe,  la  lettre  des  Églises  de  Lyon  et  de  Vienne 
sur  les  martyrs  de  177,  la  Passion  de  sainte  Per- 
pétue et  de  ses  compagnons,  la  lettre  de  saint  Denys 
sur  les  martyrs  d'Alexandrie ,  le  livre  d'Eusèbe 
sur  les  martyrs  de  Palestine.  De  pareils  documents 
(  l'énumération  que  nous  venons  de  faire  n'est  pas 
limitative;  ont  une  autorité  égale  à  celle  desActa. 
Mais  ils  sont  peu  nombreux  en  comparaison  des 
Passiones  écrites  plus  ou  moins  longtemps  après 
les  faits  qu'elles  racontent,  et  mélangées  de  vrai 
et  de  faux.  Beaucoup  d'entre  elles  sont  de  si  basse 
époque,  trahissent  si  clairement  le  travail  de  ca- 
binet ou  de  cellule,  qu'on  n'oserait  guère  leur  em- 
prunter autre  chose  que  des  noms.  Cependant,  de- 
puis que  les  études  d'archéologie  chrétienne  ont  reçu 
du  génie  de  M.  de  Rossi  une  si  puissante  impulsion, 
il  arrive  fréquemment  que  les  documents  hagiogra- 
phiques les  plus  suspects  en  apparence  obtiennent 
sinon  pour  les  détails,  au  moins  pour  les  indications 
topographiques,  quelquefois  même  pour  les  lignes 
générales  du  récit,  une  confirmation  inattendue. 
Cette  bonne  fortune  est  arrivée  à  diverses  Passions 
de  Moine  ou  de  l'Italie.  Ecrites  longtemps  après  les 
faits,  elles  l'ont  été  quand  les  monuments  n'avaient 
pas  encore  perdu  leur  aspect  primitif  :  le  rédac- 
teur n'es!  pas  un  témoin  du  martyre,  mais  il  avait 
vu  le  tombeau,  et  les  fouilles  modernes  ont  mis  en 
lumière  la  parfaite  concordance  entre  la  description 


iMliohi  CTIOfl  m 

de  l'hagiographé  el  l'état  des  lieux.  En  procédant 
avec  circonspection,  en  faisant  sans  hésiter  les  éli- 
minations nécessaires,  il  devient  possible  de  se  ser- 
vir «le  documents  dont  une  prudente  critique  n'au- 
rait osé  tirer  parti  avant  que  l'archéologie  les  ait 
oûs  à  l'épreuve  et  ;iit  atteint  le  tuf  solide  que  re- 
couvrent quelquefois  plusieurs  couches  superposées 
«I."  matériaux  >an>  valeur  historique.  Nous  aurons 
plusieurs  luis,  dans  le  cours  de  ce  livre,  l'occasion 
de  montrer  comment,  sràce  aux  découvertes  archéo- 
logiques, des  récits  «m  le  faux  se  mêle  au  vrai 
jusqu'à  paraître  quelquefois  l'étouffer,  reprennent 
cependant  une  autorité  suffisante  pour  fournir  un 
point  de  départ  aux  recherches  de  l'historien. 

Pendant  que  M.  de  Hossi  et  ses  disciples  confron- 
tent les  documents  hagiographiques  avec  les  monu- 
ments, d'autres  critiques  les  comparent  aux  mœurs, 
aux  institutions,  aux  lois  romaines ,  afin  de  décou- 
vrir si,  même  dans  les  plus  contestables  des  l'us.sio- 
nrs,  il  n\  aurait  pas  quelque  trait  antique,  qui  per- 
mettrait de  retrouver  sous  les  légendes  un  peu 
d'histoire.  Depuis  de  longues  années  M.  EdmontLe 
Blant  se  consacre  a  ce  travail  délicat.  Il  a  résumé  ses 
recherches  dans  son  livre  sur  les  Actes  (1rs  martyrs, 
supplément  aux Acta  sincera  dedom  Ruinart.  Écrire, 
dans  le  sens  naturel  du  mot,  un  supplément  au  re- 
cueil  dans  lequel  Ruinart  a  fait  entrer  le-  documents 
martyrologiques qui  lui  ont  paru  les  plus  dignes  de 


mi  INTRODUCTION. 

foi,  ne  serait  point  une  tâche  aisée.  Malgré  l'ab- 
solue sincérité  critique  du  savant  bénédictin,  qui- 
conque voudrait  refaire  aujourd'hui  son  livre  aurait 
beaucoup  plus  à  en  retrancher  qu'à  y  ajouter.  Aussi 
M.  Le  Hlant  n'a-t-il  point  prétendu  révéler  des  textes 
dignes  d'être  publiés  in  extenso  à  la  suite  de  ceux 
(pie  Ruinart  a  rassemblés.  Bien  qu'il  soit  encore 
possible  de  l'aire  quelques  découvertes  de  ce  genre 
M.  Aube  l'a  prouvé ;,  le  filon  à  exploiter  est  appa- 
remment très  maigre.  M.  Le  Blant  n'a  eu  garde  de 
le  suivre.  Mais  il  a  pensé  que  dans  les  Passions  non 
admises  par  Ruinart,  et  peu  dignes  pour  la  plupart 
d'être  acceptées  intégralement,  il  n'était  pas  impos- 
sible de  retrouver  des  traces  de  rédaction  antique, 
comme  on  retrouve  l'écriture  primitive  sous  les  sur- 
charges d'un  palimpseste.  Quand  on  rencontre  dans 
un  texte  hagiographique  offrant  toutes  les  appa- 
rences d'une  rédaction  du  sixième  ou  septième  siècle 
l'indication  d'un  usage,  d'une  loi,  d'une  fonction, 
ou  simplement  l'emploi  d'un  mot  complètement  in- 
connus à  cette  époque,  et  que  le  compilateur  eut 
été  incapable  de  tirer  de  son  propre  fonds,  on  a  la 
preuve  de  l'existence  d'un  document  plus  ancien, 
déjà  une  ou  deux  fois  remanié  peut-être,  mais  dont 
il  subsiste  encore  quelque  trace.  En  opérant  cette 
confrontation  délicate,  dans  laquelle  l'érudition  la 
plus  exacte  ne  garantil  pas  contre  toute  chance  d'il- 
lusion ou  d'erreur,  M.  Le  Riant  a  montré  qu'un  très 


INTR0D1  i  I  K'N  xl" 

grand  nombre  de  Passions,  qui  oe  pourraient  être 
Bérieusemenl   invoquées   dans  beaucoup   de  leurs 
détails,  reposent  cependant  sur  un  fond  primitif, 
soit  contemporain  des  faits,  soil  an  moins  d'une  an- 
tiquité véritable,  et  méritent  de  n'être  pas  rejetées 
tout  entières.  Ce  travail  de  critique  des  textes,  dans 
lequel  M.  de  Rossi  avait  lui-même  plus  d'une  fois 
donné  l'exemple  et  ouvert  la  voie,  est  venu  accroître 
le  champ  défriché  parles  fécondes  découvertes  de 
l'archéologie.  Les  recherches  du  grand  archéologue 
italien  et  du  sagace  érudit  français  ont  ainsi  mul- 
tiplié les  sources  auxquelles  l'historien  des  persé- 
cutions a  désormais  le  droit  de  puiser,  à  condition 
desavoir,  à  l'exemplede  ces  maîtres,  en  filtrer  l'eau 
pour  la  dépouiller  d'innombrables  scories  qui,  jus- 
qu'à ce  jour,  rendaient  presque  impossible  de  s'en 
servir. 


III. 


Tout  concourl  doue  a  fortifier  l'opinion  tradition- 
nelle sur  le  caractère  meurtrier  des  persécutions. 
Aucune  donnée  Btatistique  ne  permet  de  retrouver, 
même  approximativement,  lenombredes  martyrs  : 
on  ne  saurait  douter  qu'il  ait  été  très  grand.  Mais 
si  la  critique  moderne  semble  avoir  résolu  définiti- 
vement une  question  pendante  depuis  deux  Biècles, 


\i\  INTRODUCTION. 

elle  en  a  posé  une  autre,  dont  nos  devanciers  ne 
s'étaient  pas  occupés  :  il  en  faut  dire  ici  quelques 
mots. 

Que  les  persécutions  aient  été  plus  ou  moins  éten- 
dues, plus  ou  moins  meurtrières,  en  un  certain  sens 
peu  importe  :  dans  les  balances  de  la  justice  absolue, 
du  droit  théorique  et  abstrait,  le  sang  d'un  innocent 
pesé  autant  que  celui  de  plusieurs.  Mais,  toutes  les 
fois  qu'il  passe  auprès  du  sang  versé,  le  juge  se  de- 
mande d'abord  :  Quel  motif  arma  le  bras  du  meur- 
trier? y  eut-il  légitime  défense,  justes  représailles, 
ou  violence  sans  excuse  ?  doit-on  prononcer  un  ac- 
quittement, une  condamnation  sans  appel,  ou  re- 
connaître ce  que  la  langue  juridique  nomme  des 
circonstances  atténuantes?  La  critique  moderne  s'est 
interrogée  de  la  sorte  au  sujet  des  auteurs  des  per- 
sécutions,  de  ceux  que  les  apologistes  des  premiers 
siècles,  les  rédacteurs  des  Passions  des  martyrs,  et 
l'histoire  traditionnelle  appelaient  simplement  les 
bourreaux  des  chrétiens.  Il  lui  a  semblé  dur  de 
donner  un  tel  nom  aux  souverains  éclairés  du 
deuxième  siècle,  à  un  Hadrien,  à  un  Antonin,  à  un 
Marc-Aurèle,  ou  à  tel  empereur  intelligent  et  bon 
politique  du  siècle  suivant.  Elle  s'est  donc  demandé 
si  les  chrétiens  n'avaient  point  attiré  par  leur  faute 
les  rigueurs  du  pouvoir,  si  celui-ci  n'avait  pas  eu 
quelque  raison  de  voir  en  eux  des  ennemis  des  ins- 
titution^ établies,  si  leur  existence  n'était  pas  par 


I3TR0D1  i  TloN.  x* 

certains  côtés  incompatible  avec  l'existence  ou  au 
moins  la  sécurité  » l* *  l'empire  romain. 

Partant  de  ce  point  de  vue,  quelques  modernes 
ont  pris  fait  et  cause  pour  l'empire  avec  une  ardeur 
qu'il  c>t  permis  de  trouver  excessive,  «'t.  versant  «les 
pleurs 

sur  ce  pauvre  Holophenic 

si  méchamment  mis  àmort'par  Judith, 

•  •ut  regretté  qu'il  n'ait  pas  réussi  à  exterminer  par 
le  fer  et  le  feu  1rs  chrétiens,  considérés  comme  les 
ennemis-nés  et  les  destructeurs  «le  l'antique  civili- 
sation. Des  esprits  plus  modérés  ont  pensé  que  cer- 
tains empereurs  étaient  excusables  d'avoir  traite 
les  chrétiens  de  rebelles,  avaient  t'ait  en  les  combat- 
tant leur  métier  de  souverain,  et  auraient  droit, 
sinon  aux  éloges,  du  moins  à  une  large  indulgence 
de  l'histoire,  enfin  dégagée  des  préjugés  tradition- 
nels et  rendue  à  L'impartialité  qui  doit  être  sa  loi.  Les 
savants  qui  professent  cette  opinion  sont  loin  d'être 
tous  des  adversaires  du  christianisme;  plusieurs  se 
réjouissent  sincèrement  de  l'heureuse  révolution  qui 
a  substitué  à  Tordre  de  choses  antique  une  société 
nouvelle  issue  de  l'Évangile.  Mais  se  plaçant,  par  un 
effort  intellectuel,  dans  l'ordre  d'idées  et  de  senti- 
ments où,  selon  eux,  ont  du  se  trouver  les  déposi- 
taires de  l'autorité  civile  eu  présence  «les  progrès  de 
l'Église,  il>  estiment  que  ceux-ci  ont  vu  nécessaire- 


\m  INTRODUCTION. 

nient  dans  ces  progrès  une  menace  pour  L'unité 
romaine,  un  élément  de  dissolution  ou  de  désorga- 
nisation pour  l'empire,  et,  de  bonne  foi,  n'ont  pu 
se  dispenser  de  sévir,  moins  pour  frapper  des  inno- 
cents que  pour  se  défendre  contre  des  adversaires 
soit  déclarés  soit  inconscients. 

Telle  est  l'opinion  adoptée  aujourd'hui  par  'un 
grand  nombre  d'historiens  et  de  critiques.  Est-elle 
assez  évidente  pour  s'imposer  d'elle-même  et  être 
acceptée  sans  examen?  Elle  a  contre  elle  le  témoi- 
gnage considérable  des  anciens  apologistes,  et  toute 
la  tradition  historique ,  qui,  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  avait  salué  les  iidèles  persécutés  comme  des 
martyrs  de  la  liberté  de  conscience,  et  flétri  ceux 
qui  les  persécutaient  comme  des  violateurs  de  cette 
liberté.  Pour  abandonner  ce  sentiment,  et  se  décider 
à  donner  raison  aux  bourreaux  contre  les  victimes, 
plusieurs  demanderont  des  raisons  plus  fortes  et  plus 
précises  que  celles  qui  ont  été  jusqu'à  présent  ap- 
portées à  L'appui  de  l'opinion  nouvelle.  Si  la  main 
des  chrétiens  avait  été  surprise  dans  quelque  tenta- 
tive contre  la  sécurité  de  l'empire  ou  la  personne  des 
empereurs;  si  leurs  écrits  contenaient  des  maximes 
contraires  à  la  soumission  due  aux  puissances  éta- 
blies; si  le  dernier  cri  de  leurs  martyrs  avait  été  un 
appel  à  la  révolte;  s'il  avait  existé  une  incompati- 
bilité absolue  entre  la  pratique  de  leur  religion  et  les 
devoirs  du  citoyen,  du  soldat, de  l'homme  du  monde, 


INTRODI  I  li"V  \mi 

du  prie  de  famille,  «m  comprendrai!  qu'ils  eussent 
paru  de  trop  dans  l'empire,  et  que,  malgré  leurs 
vertus,  les  prini  ient  crus  forcés  de  les  pros- 
crire. I ivilisation  organisée  voudra  toujours  re- 
jeter «le  sod  sein  les  réfractaires.  Mais  les  chrétiens 
ae  méritaient  pas  ce  nom.  A  part  quelques  irrégu- 
liers, errant  en  entants  perdus  sur  les  confins  du 
judaïsme,  ou  quelques  esprits  chagrins,  comme  il 
B*en  rencontre  dans  toute  société,  les  disciples  dé 
Jésus  oe  se  sont  jamais  volontairement  isolés  du  cou* 
rant  de  la  vie  romaine.  Ils  prient  pour  les  empe-» 
reurs,  pour  les  magistrats,  pour  l'armée,  pour  toutes 
les  puissances,  selon  le  précepte  apostolique,  Ils 
paient  l'impôt.  Ils  font  le  commerce.  Usservenl  dans 
les  légions.  Il-  reconnaissent  les  lois,  s'adressent  aux 
tribunaux,  portent  même  leurs  causes  devant  l'em- 
pereur. Il-  se  marient,  et  les  familles  clin-tiennes 
-"Ht  plus  fécondes  et  plus  nombreuses  que  les  ra- 
milles païennes.  Ils  travaillent,  et  le  labeur  manuel, 
méprisé  par  le  paganisme,  esl  par  eux  remis  en 
honneur.  Il-  sont  si  peu  révolutionnaires,  que  les 
institutions  mêmes  qui  répugnent  le  plus  à  l'esprit 
chrétien,  comme  l'esclavage,  ne  sont  point  attaquées 
par  eux  ouvertement,  et  qu'ils  s'imposent,  sur  ce 
sujet  brûlant  et  délicat,  une  réserve  de  langage  .1 
laquelle  ce  se  i Toieut  point  tenus  des  philosophes.  Si 
le>  apologistes  du  christianisme  critiquent  avec  vi- 
vacité les  religions  antiques,   l'audace  de  leur  pa- 

6 


wiii  INTRODUCTION. 

rôle  ne  dépasse  point  celle  de  quelques  libres  esprits 
du  paganisme,  que  l'autorité  laissait  en  repos  ;  s'ils 
blâment  les  mauvaises  mœurs  que  l'idolâtrie  entre- 
tenait, ils  usent  du  droit  reconnu  de  tout  temps  aux 
moralistes,  et  dont  leurs  contemporains  païens  usent 
comme  eux.  Mais  les  écrits  des  premiers  docteurs 
chrétiens  ne  contiennent  aucune  trace  d'hostilité 
envers  la  société  romaine  :  ils  ne  cessent  de  protes- 
ter de  leur  fidélité  à  ses  lois,  de  leur  reconnaissance 
pour  ses  bienfaits,  ils  exaltent  cette  civilisation 
«  grâce  à  laquelle  le  monde  a  la  paix,  et  chacun 
peut  voyager  librement  sur  terre  et  sur  mer  (1),  » 
ils  tendent  sans  cesse  à  l'empire  une  main  amie  : 
M.  Renan  donne  à  l'un  d'eux  l'épithète  de  «  légiti- 
miste »,  dans  le  sens  moderne  du  mot,  qui  n'a  pas 
besoin  de  commentaire. 

\on  seulement  les  apologistes  du  deuxième  siècle, 
les  doux  et  larges  esprits  que  l'on  voit  sans  cesse 
préoccupés  des  rapports  du  christianisme  et  de  la 
philosophie  grecque ,  et  plus  enclins  à  mettre  en 
lumière  ce  qui  rapproche  qu'à  rechercher  ce  qui 
sépare,  un  Justin,  un  Méliton,  un  Athénagore,  un 
Théophile  d'Autioche,  se  montrent  animés  de  cette 
religieuse  et  cordiale  loyauté  politique,  de  cette 
pieuse  fidélité  aux  empereurs,  qui  étaient  de  tradi- 


i   S.  Irénée,  idv.  II",..  IV,  30. 


INTRODUCTION'.  \iv 

tioD  dans  l'Église  depuis  l'âge  apostolique  ;  maison 
retrouve  les  mêmes  principes  sur  des  lèvres  rudes, 
•  lout  l'âpre  et  fougueux  langage  semblerait  à  première 
vue  mieux  fait  pour  traduire  les  colères  et  les  mena- 
»  es  île-  sibj  llistes  judéo-chrétiens.  Nature  essentielle- 
ment oratoire,  Tertullien  subit  tous  les  entraînements 
île  la  parole,  toutes  les  bonnes  et  mauvaises  fortunes 
île  l'éloquence,  ae  se  préoccupant  point  toujours  de  se 
mettre  d'accord  a\  ec  lui-même,  oubliant  quelquefois 
le  lendemain  ce  qu'il  a  écrit  la  veille.  Cependant,  à 
la  regarder  de  près,  en  interrogeant  l'ensemble  de 
ses  écrits,  la  pensée  politique  de  l'apologiste  africain 
est  lares  claire  :  elle  s'inspire  de  ce  sentiment  «le 
soumission  religieuse  et  d'ardent  patriotisme  donl 
se  montrent  animés  les  principaux  interprètes  de  la 
doctrine  évangélique  aux  trois  premiers  siècles  : 
Tertullien  y  joint  même  une  sorte  d'attachement 
superstitieux,  étrange  de  la  part  d'un  si  ardent  chré- 
tien. 

Les  adorateurs  du  Christ  ont,  dit-il,  autant  que 
tes  païens  intérêt  à  la  stabilité  de  l'empire;  car 
s'il  venait  a  se  dissoudre,  ils  seraient  comme  les 
autres  entraînés  dans  sa  ruine.  Mais  un  tel  désastre 
ne  se  produira  pas.  g  I. 'empire  durera  autant  (pie  le 
momie    1).  »  Bien  plus,   la  durée  du  monde  dépend 


ii   Tertullien,  Ad  Scopulam,  i. 


\v  INTRODUCTION. 

de  la  sienne.  «  .Nous  savons  que  la  un  des  choses 
créées,  avec  les  calamités  qui  doivent  en  être  les 
avant-coureurs,  n'est  retardée  que  par  le  cours  de 
l'empire  romain  1).  »  Aussi  les  chrétiens  prient-ils 
chaque  jour  pour  l'empire  et  pour  l'empereur.  «  Si 
vous  vous  persuadez  que  nous  ne  prenons  aucun 
intérêt  à  la  vie  des  Césars,  ouvrez  nos  livres  :  ils 
sont  la  parole  de  Dieu,  nous  ne  les  cachons  à  per- 
sonne. Vous  y  apprendrez  qu'il  nous  est  ordonné  de 
pousser  la  charité  jusqu'à  prier  pour  nos  persécu- 
teurs. Vous  y  trouverez  cette  règle  formelle  :  Priez 
pour  les  princes,  pour  les  puissances  de  la  terre, 
afin  que  vous  jouissiez  d'une  tranquillité  com- 
plote (2).  »  Cette  règle  est  fidèlement  observée. 
«  Nous,  chrétiens,  nous  invoquons  pour  le  salut  des 
empereurs  le  Dieu  vivant...  Les  yeux  levés  au  ciel , 
les  mains  étendues  parce  qu'elles  sont  pures,  la  tète 
nue  parce  que  nous  n'avons  à  rougir  de  rien,  sans 
formules  dictées  à  l'avance  parce  que  chez  nous  c'est 
le  cœur  qui  prie,  nous  demandons  tous  pour  les 
empereurs,  quels  qu'ils  soient,  une  longue  vie,  un 
rèirne  tranquille,  la  sûreté  dans  le  palais,  la  valeur 
dans  les  armées,  la  fidélité  dans  le  sénat,  la  vertu 
dans  le  peuple,  la  paix  dans  le  monde,  enfin  tout  ce 


(i)4po?.,  32. 
2   Ibid.,    ■■. 


INTR0D1  CTION. 


qu'un  liomme,  tout  ce  qu'un  prince  peut  désirer  I  . 
Saintement  ligués  contre  Dieu,  nous  l'assiégeons  de 
DOS  prières,  afin  de  lui  arracher  par  une  violence 
qui  lui  est  agréable  ce  que  nous  demandons.  Nous 
l'invoquons  pour  les  empereurs,  pour  leurs  minis- 
tre>,  pour  toutes  les  puissances,  pour  l'état  présenl 
du  siècle,  pour  la  paix,  pour  l'ajournement  de  la 
catastrophe  finale  v2  .  »  Remarquez  cette  pensée, 
cette  étrange  appréhension,  identifiant  lesdestinées 

de  l'empire  romain  avec  celles  du  monde  :  la  catas- 
trophe dernière,  pour  Tertullien.  c'est  à  la  t'ois  la 
lin  du  monde  et  la  lin  de  l'empire! 

Une  telle  fidélité  ue  pouvait  aller  sans  l'obéissance. 
lertiillien  rappelle  à  tout  instant  l'obéissance  QOD 
seulement  exacte,  mais  affectueuse  îles  chrétiens, 
■i  Ils  savent  que  leur  Dieu  a  établi  l'empereur,  el 
comprennent  qu'ils  lui  doivent  amour,  respect, 
honneur  (3  .  »  Aussi  les  factions  ne  se  recrutent- 
elles  jamais  dans  leurs  rangs.  «  Parmi  les  fauteurs 
d'Àlbinus,  de  Niger,  de  Càssius,  on  n'a  pu  trouver 
un  seul  chrétien  i  .  b  Persécutés,  ils  meurent,  ils 
be  se  révoltent  pas.  Ils  le  pourraient  peut-être,  car 
leur  l'une  croît  chaque  jour  avec  leur  nombre;  mais 


(1)  Ibid.,  30. 
I    Ibid.,  39. 

I  '  -   vpuldm,  I . 
i    Ibid. 


xmi  INTRODUCTION. 

ils  ne  le  veulent  pas,  parce  que  cela  leur  est  défendu. 
Bossnet  a  résumé,  avec  la  simplicité  de  sa  grande 
parole,  toute  la  doctrine  de  Tertullien  sur  ce  point. 
«  Les  chrétiens  avaient  reçu  ces  instructions  comme 
des  commandements  exprès  de  Jésus-Christ  et  de 
ses  apôtres;  et  c'est  pourquoi  ils  disaient  aux  persé- 
cuteurs, par  la  bouche  de  Tertullien,  dans  la  plus 
sainte  et  la  plus  docte  apologie  qu'ils  leur  aient 
jamais  présentée,  non  pas  :  On  ne  nous  conseille 
pas  de  nous  soulever,  mais,  cela  nous  est  défendu, 
vetamur;  ni,  c'est  une  chose  de  perfection,  mais , 
c'est  une  chose  de  précepte,  prœeeptum  est  ?iobis,- 
ni,  que  c'est  bien  fait  de  servir  l'empereur,  mais  que 
c'est  une  chose  due,  débita  imper atoribus,  et  due 
encore,  comme  on  a  vu,  à  titre  de  religion  et  de 
piété,  pietas et religio  imprratoribus  débitas ;  ni,  qu'il 
est  bon  d'aimer  le  prince,  mais  que  c'est  une  obli- 
gation et  qu'on  ne  peut  s'en  empêcher,  à  moins  de 
cesser  en  même  temps  d'aimer  Dieu  qui  l'a  établi, 
ncccsse  est  ut  et  ipsum  diligat.  C'est  pourquoi  on  n'a 
rien  fait  et  on  n'a  rien  dit,  durant  trois  cents  ans, 
qui  fit  craindre  la  moindre  chose  ou  à  l'empire  et  à 
la  personne  des  empereurs,  ou  à  leur  famille;  et 
Tertullien  disait,  comme  on  a  vu,  non  seulement 
que  l'État  n'avait  rien  à  craindre  des  chrétiens,  mais 
que,  par  la  constitution  du  christianisme,  il  ne  pou- 
vait arriver  de  ce  côté-là  aucun  sujet  de  crainte  : 
a  quibus  nihil  limrre  possitis  :  parce  qu'ils  sont  d'une 


INTRODUCTION.  x  xni 

religion  qui  ne  leur  permet  pas  de  so  \onger  des 
particuliers,  et  à  plus  forte  raison  de  se  soulever 
contre  la  puissance  publique  (1).  » 

Ce  qui  prouve  la  profondeur  et  la  sincérité  de  ces 
sentiments,  c'est  que  la  comparution  devant  les  tri- 
bunaux ,  la  vue  même  des  bourreaux  et  des  suppli- 
ces, ne  les  altérait  pas.  Sur  la  foi  d'Actes  apocry- 
phes ou  de  compositions  légendaires  sans  autorité, 
on  se  représente  trop  souvent  sous  de  fausses  cou- 
leurs l'attitude  «les  chrétiens  devant  leurs  juges  et 
les  paroles  prononcées  alors.  On  s'imagine  que  de 
la  bouche  des  martyrs  sortaient  de  piquantes  rail- 
leries ou  d'éloquentes  malédictions,  qui  visaient  d'a- 
bord les  dieux,  puis  les  magistrats,  et  atteignaient 
enfin  les  empereurs.  On  croit  les  honorer  en  leur 
prêtant  beaucoup  d'esprit  ou  beaucoup  de  violence. 
La  lecture  des  pièces  authentiques,  des  documents 
contemporains  ou  du  moins  vraiment  anciens,  donne 
une  idée  bien  différente  des  scènes  qui  se  passaient 
réellement  devant  les  tribunaux  aux  époques  de 
p  rsécution.  En  présence  de  magistrats  peu  enclins 
d'abord  à  verser  le  sang,  mais  que  la  résistance 
exaspérait,  devant  les  instruments  de  torture  contre 
lesquels  ni  le  sexe  ni  Page  ne  les  protégeaient,  an 
milieu  des  clameurs  de  populations  fanatiques,  sous 
l'outrage  de  calomnies  odieuses,  les  martyrs  per- 

(i)  BossiK't.  Cinquù  m-  «>■■  i  tis$<  m  ni  aux  protestants. 


wiv  INTRODUCTION. 

datent  rarement  le  sang-froid,  la  dignité,  la  patience, 
et  surtout  le  respect  de  l'autorité  impériale.  Ils  lan- 
çaient  quelquefois  le  sarcasme  aux  dieux  (moins  son- 
vent  même  qu'on  ne  le  croit,  car  dans  les  documents 
dignes  de  foi  se  rencontrent  rarement  les  longues 
controverses  imaginées  par  les  passionnaires  de 
basseépoque  :  jamais  ou  presque  jamais  un  mot  dur 
ou  piquant  n'était  dit  par  eux  contre  le  souverain.  Je 
trouve  une  seule  fois,  dans  le  recueil  desActasin- 
vcra,  une  réponse  où  respire  un  véritable  accent  de 
ressentiment  et  de  révolte  (f  ;  ceux  qui  la  pronon- 
cent sont  des  laïques,  des  soldats,  moins  maîtres  de 
leurs  paroles,  moins  imbus  peut-être  de  la  tradi- 
tion que  des  docteurs  et  des  chefs  d'Églises;  Tille- 
mont,  qui  fait  remarquer  cette  circonstance,  ajoute  : 
«  On  peut  être  surpris  de  la  manière  haute,  forte, 
et,  s'il  est  permis  de  le  dire,  dure  et  injurieuse  dont 
ils  parlent  au  juge  dans  leurs  Actes  et  dont  ils  parlent 
quelquefois  des  empereurs  mômes.  Ce  n'est  point 
assurément  le  style  ordinaire  des  martyrs,  et  on  voit 
par  presque  toutes  les  histoires  authentiques  qui  nous 
en  restent,  qu'ils  ont  eu  soin  de  garder  le  respect 
envers  les  puissances,  et  la  douceur  que  saint  Paul 
nous  recommande  si  souvent  après  l'Évangile  (2).  » 


(I     icta  sanctorum  Tarachi,  Probi  et  A.ndronici,  dans  Kuinart, 
kcta'primorum  martyrum  sincera  etselecta,  Hi8!>,  p.  St86. 
(2)  TilIniHiiii.  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  ecclésiastique 


IM  RODl  I  l  ION.  o 

Sur  un  seul  point,  les  chrétiens  ont  donné  raison) 
en  apparence,  à  l'opinion  de  ceux  <|ui  les  regar- 
dent, aujourd'hui  encore,  comme  ayanl  formé  un 
élément  à  pari ,  incapable  de  se  fondre  dans  l'unité 
intellectuelle,  morale,  sociale  de  l'empire  romain, 
Beaucoup  d'entre  eux ,  que  leur  naissance  ou  leur 
fortune  aurait  désignés  pour  les  fonctions  publi- 
ques, se  tinrent  à  l'écart,  au  grand  scandale  de 
l'opinion,  qui  ne  comprenait  pas  plus  un  Romain 
bien  oé  s'abstenant  de  concourir  à  l'administration 
de  l'Étal  nu  «le  la  cité,  que  nos  pères  n'eussent 
compris  un  noble  de  l'ancien  régime  refusant  «  1  ** 
défendre  son  pays  par  l'épée.  On  le  leur  reprocha 
souvent  :  jouant  sur  les  mots,  leurs  adversaires  les 
traitaient  de  gens  inutiles,  i'/pr^roi,  tristes,  mous, 
inertes,  inhabiles  aux  affaires.  Ces  épithètes,  et 
d'autres  semblables,  se  rencontrent  sous  la  plume 
des  rares  auteurs  païens  qui  ont  daigné  s'aperce- 
voir de  l'existence  d'une  société  chrétienne  :  les 
écrivains  chrétiens  les  reprennent  à  leur  tour,  et  s'en 
parent  comme  de  titre-  d'honneur.  A  première 
\iir,  cela  étonne.  Rien,  dans  l'Évangile  ou  dans 
l'enseignement  apostolique,  ne  prescrit  aux  mem- 
bres de  l'Église  un  complet  détachement  du  inonde. 
H  leur  e^t  recommandé  de   ne  point  -'en  faire  les 


'.'—  tixpremie)  .  \.  art.  Burles  saints  Taraque,  Probe 

«t  Andronic. 


\\u  INTRODUCTION. 

esclaves,  non  d'en  répudier  les  devoirs.  Quelques- 
uns,  dans  la  première  génération  chrétienne,  pu- 
rent croire  que  le  monde  allait  promptement  finir  ; 
mais  la  force  des  choses  amena  bientôt  pour  tous 
une  intelligence  plus  exacte  des  paroles  du  Sau- 
veur. Les  apologistes  qui  témoignèrent,  au  nom  de 
l'Église,  de  la  fidélité  des  chrétiens  à  l'empire  ne 
considéraient  point  celui-ci  comme  une  œuvre  con- 
damnée et  maudite,  qu'un  disciple  de  Jésus  ne 
pouvait  servir  en  conscience.  Au  contraire,  ils  di- 
saient quelquefois  aux  empereurs,  sans  craindre 
d'être  démentis  :  Vous  n'avez  pas  de  meilleurs 
sujets  que  nous  !  D'où  vint  donc  cet  éloignement  des 
fonctions  publiques,  manifesté  par  un  grand  nom- 
bre de  chrétiens?  Il  eut  surtout  pour  cause  la  diffi- 
culté où  ils  se  trouvaient  de  remplir  celles-ci  sans 
faire  un  acte  continuel  d'apostasie.  Les  actes  de  la 
vie  officielle  se  confondaient  sans  cesse,  à  Rome , 
avec  ceux  de  la  vie  religieuse  :  peu  de  magistrats 
pouvaient  s'abstenir  d'offrir  des  sacrifices,  d'invo- 
quer les  dieux,  d'assister  à  des  spectacles  où  l'ido- 
lâtrie, la  volupté,  la  cruauté  jouaient  un  rôle,  de 
donner  eux-mêmes  au  peuple  de  ces  jeux  crimi- 
nels. De  là,  pour  le  Romain  que  sa  situation  sociale 
appelait  aux  honneurs,  soit  dans  la  capitale  de 
l'empire,  soit  sur  le  théâtre  plus  modeste  de  la 
vie  municipale,  une  dure  alternative,  s'il  était  chré- 
tien :  cacher  sa    foi,  et  contrevenir  chaque  jour, 


INTRODI  ■   NON  wmi 

dans  l«"-  actes  officiels,  aux  préceptes  de  sa  religion  ; 
ou  se  condamner  à  la  retraite  pour  leur  rester  fidèle, 

mais  attirer  alors  sur  lui  le  mépris  public,  les  soup- 
çons injurieux,  peut-être  les  accusations  de  delà 
leurs  intéressés,  qui  dans  l'honnête  homme  con- 
traint à  l'oisiveté  .  et  protestant  contre  elle  par 
l'exercice  de  la  charité,  par  la  pratique  de  toute-  les 
vertus  privées,  savaient  reconnaître  le  chrétien. 

Ces!  au  deuxième  siècle  (pie  le  reproche 
d'  a  inertie  »  commença  d'être  adressé  aux  fidèles. 
A  cette  époque  la  persécution,  moins  violente 
qu'elle  ne  devait  l'être  en  certaines  années  du  siè- 
cle suivant,  était  continuelle,  et  ne  permettait  guère 
aux  chrétiens  scrupuleux  de  se  départir  de  cette 
règle  d'abstention.  Mais  quand,  au  troisième  siècle, 
les  périodes  de  paix  devinrent  durables  et  fréquen- 
tes, quand  l'Eglise  se  vit  sinon  en  droit,  au  moins 
eu  t'ait,  reconnue  pendant  de  longues  années  par 
l'empire,  il  devint  possible  d'être  chrétien  ouverte- 
ment, même  en  exerçant  des  fonctions  publiques, 
et  de  servir  l'État  sans  apostaaier.  Le  grand  nom- 
bre des  fidèles  que  l'on  trouve  alors  soit  à  la  cour 
des  empereurs,  soit  dans  les  diverses  magistratures, 
prouve  que  l'abstention,  qui  avait  été  la  règle 
presque  générale  au  siècle  précédent,  n'était  point 
systématique ,  et  ne  venait  pas  d'une  opposition  de 
principe  entre  la  vie  publique  et  la  vie  chrétienne. 
Sous  Septime  Sévère,    dont  les  premières  années 


wmi[  INTRODUCTION. 

lurent  favorables  à  l'Eglise,  il  y  avait  des  chrétiens 
non  seulement  au  palais,  mais  au  sénat.  Alexandre 
Sévère  fut  pendant  tout  son  règne  entouré  de  chré- 
tiens :  c'était  l'époque  où  une  impératrice,  un 
gouverneur  de  province,  des  fonctionnaires,  nveç 
-c-yj  i\  y.lioyj.y.i'.,  prenaient  des  leçons  d'Origène  :  sa 
maison,  oïxoç,  familia,  était  entièrement  chrétienne, 
disent  les  historiens.  L'empereur  Philippe  avait 
ici  h  le  baptême  :  le--  chrétiens  purent  librement, 
sous  ce  règne,  servir  l'État,  et  l'on  sait  que  dans 
la  persécution  de  Dèce  moururent  plusieurs  martyrs 
qui  avaient  été  fonctionnaires  publics  sous  son  pré- 
décesseur, tandis  que  d'autres,  restés  en  place,  con- 
sentirent à  sacrifier.  Valérien,  au  commencement 
de  son  règne  ,  avait  sa  maison  remplie  de  serviteurs 
et  d'officiers  chrétiens  :  quand  il  se  fit  persécuteur, 
l'un  des  édits  qu'il  promulgua  condamna  à  la  dé- 
gradation, à  la  privation  des  biens  et  à  la  mort  les 
sénateurs,  les  viri  c<jr<'<jii  et  les  chevaliers  qui  pro- 
fessaient le  christianisme.  Malgré  les  scrupules 
exagérés  de  quelques-uns,  l'armée  contenait,  au 
commencement  de  Dioclétien ,  un  grand  nombre  de 
chrétiens,  car,  dès  298,  l'empereur  ordonna  de 
les  contraindre  à  sacrifier,  ou,  s'ils  refusaient,  de  les 
exclure  du  service  militaire. 

On  voit  que,  au  troisième  siècle,  les  chrétiens 
ne  fuyaient  nullement  les  charges  qui  pesaient  sur 
tous  les  citoyens  :    où   ©e'JYÔVTéç   làç  y.'jv/r,-izy:  toO  Bïou 


[NTR0D1  0T1ON.  XN1X 

XêitoopY^ç,  «lit  Origène    1  .  Selon  les  expressions  si 
souvenl  citées  de  Tertullien ,  il-  naviguaient,  com- 
battaient, cultivaient  la  terre  comme  les  autres  -1  : 
ils  remplissaient  les  villes,  les  camps,  le  sénat,  le  fo- 
rum, et  ne  laissaient  aux  païens  que  les  temples  3  . 
Des   divers  éléments    dont    se   composait    la    vie 
antique,  les  temples,  c'est-à-dire  l'idolâtrie,  avec 
fous  ses  accessoires,  toutes  ses  dépendances,  avec 
ses  joies  impures,  ses  voluptés  cruelles,  ses  mœurs 
dépravées,  étaienl  seuls  systématiquement  délaissés 
par  eux.  La  question  se  posait  donc  sur  cet  unique 
terrain  :   devait-on  contraindre  les  chrétiens,  non 
pas  ,i  remplir  les  devoirs  de  la  vie  publique,  qu'ils 
ne  refusaient  pas,  mais  à  prendre  part  à   un  culte 
contraire  à  leurs  croyances,  réprouvé  par  leur  mo- 
rale? Oui,  disaient  les  païens  aux  jours  où  souf- 
flait dans  l'empire  un  vent  de  persécution  :  le  culte 
des  dieux  romains  est  le  culte  même  delà  patrie: 
quiconque    le   repousse  -<i  sépare    d'elle,  devient 
pour  elle    un  étranger   et  un   ennemi  :  separatim 
nemo  habessit  deos.  Dans  d'autres  temps,  les  païens 
raisonnaient  d'une  manière  différente.  Ils  compre- 
naient qu'on  servit  l'Étal   sans  servir  les    dieux. 
Septime  Sévère  et  Caracalla  avaient,  par   une  loi 


'i)  Origène,  Contra  Ceteum,  VIII,  '■<. 
\    |.  rtullii  m.  .*/  "/■■  '•-. 
id.,  37. 


X\x  INTRODUCTION. 

que  nous  a  conservée  Ulpien,  admis  les  Juifs  à  être 
dit  niions  en  les  exemptant  de  toute  pratique  qui 
serait  contraire  à  leur  culte  (1).  Une  telle  exemption 
ne  parait  pas  avoir,  même  dans  les  temps  les  plus  fa- 
vorables,  été  accordée  expressément  aux  chrétiens; 
mais  elle  l'était  tacitement ,  et  il  n'est  pas  douteux 
que  sous  Alexandre,  sous  Philippe,  dans  les  premiè- 
res années  de  Valérien,  de  Dioclétien ,  des  fidèles 
aient  pu  remplir  des  charges  de  cour  ou  gérer  des 
fonctions  publiques  sans  être  contraints  à  des  ac- 
tes d'idolâtrie.  Les  païens  avaient  donc,  selon  les 
temps,  deux  manières  différentes  d'envisager  la 
question  chrétienne  :  tantôt  ils  décidaient  que  l'État 
et  l'Eglise  ne  pouvaient  coexister,  et  qu'il  fallait  con- 
traindre les  chrétiens  à  l'abjuration,  ou  les  exter- 
miner de  la  surface  de  l'empire;  tantôt  ils  admet- 
taient implicitement  que  la  coexistence,  ou  plutôt 
l'intime  mélange  des  deux  sociétés,  n'avait  rien 
d'anormal  en  principe,  rien  de  périlleux  en  fait, 
que  les  chrétiens  étaient  des  citoyens  comme  les 
autres,  qu'ils  pouvaient  tenir  au  même  titre  que 
les  autres  leur  place  dans  les  assemblées,  dans  la 
milice,  dans  tous  les  emplois  publics  ou  privés,  et 
que  l'État  pouvait  agréer  leurs  services  sans  les 
mettre  en  demeure  d'abjurer  leur  religion.  Quand 
on  l'ait,  comme  nous  l'avons  tenté,  la   statistique1 

i    Digeste,  L,  i,  3,  §  3. 


IMIlolH  l  I  [ON.  \\\l 

des  temps  où  I  Église  lui  proscrite,  et  de  ceux  où 
elle  lut  tolérée  et  même  implicitement  reconnue  par 
l'État,  on  reconnaît  que,  de  64  à  313,  les  années  de 
persécution  et  celles  il»1  |>ai\  se  balancent  a  peu 
près  également  :  au  troisième  siècle,  les  périodes 
paisibles  l'emportent  des  trois  quarts  sur  les  pério- 
des agitées,  et  l'Église  peutopposer  soixante-quiu/e 
années  de  tranquillité  à  vingt-cinq  années  de  lutte. 
■  taures  sont  la  meilleure  réponse  aux  historiens 
qui,  pour  expliquer  les  persécutions,  prétendent 
que  l'existence  -le  l'Église  et  celle  de  l'État  romain 
étaient  incompatibles.  Pendant  soixante-quinze 
années  du  troisième  siècle  l'Etat  pensa  autrement, 
et  plusieurs  fois,  reconnaissant  expressément  que 
-«•v  défiances  étaient  sans  objet,  il  rendit  à  l'Église 
une  paix  (pie  lui  seul  avait  troublée. 

La  cause  des  persécutions  ne  doit  donc  pas  être 
cherchée  dans  une  prétendue  incompatibilité  entre 
tes  doctrines,  les  mœurs,  le  genre  de  vie  des  chré- 
tiens, et  les  institutions  du  inonde  romain.  Cette 
incompatibilité  esl  une  découverte  des  modernes  :  les 
anciens  ne  -'en  étaient  pas  aperçus,  et  quand  ils  se 
plaignaient  des  chrétiens,  c'était,  comme  Celse, 
JElius  Aristide,  pour  leur  reprocher  de  ne  pas 
mêler  assez  au  mouvement  politique  et  social  [nous 
avons  dit  le-  motifs  de  cette  réserve  ,  non  pour  les 
accuser  d'y  apporter  en  s'j  mêlant  un  trouble  quel- 
conque. Il  Tant,  cioxons-nous,  cherchée  ailleurs  (pie 


INTHOLH  CTION. 


dans  (le  hautes  raisons  politiques  l'origine  de  l'hos- 
tilité dont,  ii  certaines  époques,  les  diverses  elasses 
de  la  société  romaine,  empereurs,  magistrats,  lettrés, 
peuple,  se  montrèrent  animés  contre  les  adorateurs 
du  Christ.  C'est  en  bas,  dans  les  régions  inférieures 
de  la  pensée,  dans  les  ténébreux  replis  du  cœur 
humain,  que  se  formèrent  les  orages  dont  l'Eglise 
fut  tant  de  fois  enveloppée.  La  première  des  persé- 
cutions ,  celle  qui  donna  le  branle  à  toutes  les 
autres,  eut  pour  cause  un  affreux  mensonge  de 
Néron.  La  jalousie  et  la  cupidité  de  Domitien  furent 
l'origine  de  la  seconde.  Dès  lors,  le  droit  se  trouva 
posé  :  le  crime  de  christianisme  fut  inscrit  dans  les 
lois.  Pendant  tout  le  second  siècle,  il  suffît  de  la 
volonté  d'un  accusateur  pour  faire  tomber  sur  la 
tète  d'un  chrétien  le  glaive  toujours  suspendu.  La 
vie  des  membres  de  l'Église  était  à  la  merci  de 
tous  les  vils  sentiments  dont  s'inspire  la  délation. 
Les  uns  furent  sacrifiés  à  des  calomnies  atroces,  is- 
sues de  l'imagination  grossière  des  foules,  propagées 
dans  les  bas-fonds  de  la  société,  répétées  par  la  cré- 
dulité populaire.  D'autres  furent  immolés  à  des  hai- 
nes  plus  raffinées,  à  la  jalousie  d'adversaires  intel- 
lectuels, de  philosophes  vaincus  dans  une  dispute,  de 
professeurs  irrités  des  succès  de  l'enseignement  chré- 
tien. I  h  grand  nombre  périrent  victimes  de  la  supers- 
tition publique,  H.  a  la  voix  des  prêtres,  arrosèrent 
de  leur  sang  les  autels  des  dieux.  La  superstition 


ÎNTRODI'CTION.  \x\mi 

était  plus  répandue  qu'on  ne  pourrait  le  croire  pen- 
dant le  siècle  des  Antonins,  dans  cet  âge  d'ortie  l'em- 
pire qui  \it  la  philosophie  assise  sur  le  trône.  Les 
plus  intelligents,  les  meilleurs,   croyaient  aux  son- 
ges,  aux  présages,  à  la  divination,  aux  oracles  :  le 
sceptique  Hadrien  comme  le  méditatif  Marc-Âurèle 
étaient    superstitieux    à    l'excès;   il    n'est  pas   un 
conte  de  bonne  femme  auquel  ils  ne  prêtassent  une 
oreille  crédule  dans  leurs  douleurs  privées  ou  dans 
les  calamités  publiques.   Sur  ce  point,    ils   étaient 
du  peuple  comme  le  plus  humble  des  prolétaires  on 
le  dernier  desesclaves  :  lorsqu'un  des  organes  ofli- 
ciels  de  la  superstition  élevait  la  voix  pour  deman- 
der des  victimes  expiatoires,  ils  ne  savaient  pas 
refuser.  Si  puissante  au  deuxième  siècle  sur  de- 
esprits  a  d'autres  égards  si  éclairés,  la  superstition 
devait  l'être  plus  encore  au  siècle  suivant,  où  le 
trône   fut   occupé    par  tant    d'aventuriers    parfois 
intelligents,  énergiques,  mais  souvent  de  naissance 
obscure  et  d'éducation  imparfaite.  Ce  fut  un  adepte 
des  sciences  occultes  qui  décida  l'empereur  Yalérien 
à  proscrire  les  adorateurs  du  Christ.  Dioclétien  com- 
mença la  dernière  persécution  à  la  suite  des  plain- 
tes des  aruspices  qui  ne  pouvaient  t  ion  ver  dans  les 
entrailles  des  victimes  les  signes  accoutumés,  et  après 
avoir  consulté  l'oracle  d'Apollon  Didyméen.  Galère, 
en  e\<  itant  son  collègue  contre  les  chrétiens,  suivait 
les  conseils  de  sa  mère,  vieille  montagnarde  à  demi 


w\i\  INTRODUCTION. 

sorcière.  D'autres  persécutions  du  troisième  siècle 
furent  commencées  pour  des  motifs  de  nature  diffé- 
rente, mais  d'un  ordre  également  peu  élevé  :  Maxi- 
min  fit  la  guerre  aux  chrétiens  par  réaction  contre 
Alexandre,  qui  les  avait  protégés,  et  Dèce  par  réac- 
tion contre  Philippe,  qui  était  chrétien. 

On  s'étonne  que  les  persécutions,   nées  le   plus 
souvent  de  motifs  bas  ou  futiles,  aient  fait  verser  tant 
de  sang.  Il  semble  que  la  disproportion  entre  la  cause 
et  l'effet  aurait  dû  avertir  les  chefs  de  la  société 
romaine,  et  leur  faire  comprendre  ce  qu'il  y  avait 
de  criminel  à  faire  périr  tant  de  milliers  de  person- 
nes sans  même  avoir  l'excuse  de  la  raison  d'État, 
simplement  pour  satisfaire  un  mouvement  de  jalousie, 
apaiser  les  réclamations  de  prêtres  fanatiques  ou 
faire  taire  les  cris  d'un  peuple  superstitieux.  Com- 
ment des  hommes  qui  n'étaient  pas  tous  des  mons- 
tres, dont  plusieurs  comptent  au   contraire  parmi 
les  meilleurs  souverains  qui  aient  honoré  le  monde 
romain,  se  montrèrent-ils  si  peu  ménagers  du  sang 
de  leurs  sujets?  Pour  le  comprendre,  il  faut  se  rap- 
peler que/dans  l'antiquité,  la  vie  humaine  était  con- 
sidérée comme  une  chose  de  peu  de  prix.  L'exécution 
d'un  patricien,  d'un  chevalier,  de  quelqu'un  de  ces 
nobles  proscrits  qu'un  Tibère,  un  NéronouunDomi- 
lien  poursuivirent  de  leur  haine,  soulevait  la  cons- 
cience  publique  :  l'empereur  qui  s'en  rendait  coupa- 
ble passait  au  nombre  des  tyrans;  le  fer  rouge  d'un 


iMHonrciio.N.  \\\n 

Tacite  ou  le  fouet  cinglant  d'unJuvénal  le  marquait 
au  iront  d'un  stigmate  immortel.  Mais  le  meurtre  des 
esclaves,  des  gladiateurs,  de  ceux  qu'un  caprice  du 

pouvoir  ou  la  haine  populaire  mettait  hors  la  loi, 
d'était  point  compté  pour  un  crime  :  on  l'associait 
aux  amusements  du  peuple  romain.  Les  souverains  les 
plus  éclairés  et  les  plus  doux  versèrent  ce  sang  vil  avec 
autant  d'insouciance  ou  d'inconscience  que  les  plus 
mauvais.  Vespasien,  qui  n'était  pas  sanguinaire,  bâtit 
léGolisée.  ritus^  les  délices  du  genre  humain,  fit  mourir 
dan-  les  amphithéâtres  plus  d'hommes  que  Néron  le 
parricide.  Trajan,  grand  capitaine  et  grand  politique, 
célébra  son  triomphe  sur  les  Daces  par  l'immolai  ion 
de  dix  mille  gladiateurs.  Qu'un  maître  fût  assassine 
dans  sa  maison,  on  conduisait  au  supplice,  pour  faire 
n  iicv  -m  pîe,ses  quatre  cents  esclaves,  et  les  membres 
1rs  plus  éclaires  du  sénat  approuvaient  un  tel  massa- 
cre. Pendant  trois  siècles  d'empire  païen,  des  millions 
de  gladiateurs  et  de  bestiaires,  engagés  volontaires 
ou  condamnés,  périrent  sous  les  yeux  du  peuple,  avec 
la  complicité  et  par  la  munificence  des  meilleurs  sou- 
verains, dans  d'immenses  et  splendides  monuments 
construits  pour  abriter  ces  tueries.  Quand  la  vie  hu- 
maine rtait  comptée  pour  si  peu  de  chose,  la  crainte 
de  verser  sans  raison  suffisante  le  sang  des  petits  , 
des   pauvres,   des    esclave-,   qui   composaient  la 
majorité  de  la  population  chrétienne,  ou  même  des 
gens  de  bonne  famille  qui  s'étaient  volontairement 


wwi  INTRODUCTION. 

dégradés  en  s'unissant  à  «  ces  incapables,  sortis  de 
la  dernière  lie  du  peuple  (1),  »  n'arrêtait  longtemps 
ni  les  ennemis  dont  la  haine  aveugle  réclamait  leur 
mort,  ni   le  souverain  ou  le  juge  qui  l'ordonnait. 


IV. 


Tel  est,  réduit  à  la  réalité  des  faits,  le  grand  drame 
des  persécutions,  où  les  plus  bas  instincts  de  la  na- 
ture humaine  jouèrent  tour  à  tour  ou  simultanément 
leur  rùle  dans  la  lutte  contre  le  christianisme,  mais 
où  une  idée  politique  qui,  même  erronée,  ennoblirait 
singulièrement  cette  lutte,  apparaît  bien  rarement. 

L'ouvrage  que  nous  offrons  aujourd'hui  au  public 
n'embrasse  pas  toute  l'histoire  dont  nous  avons 
dû,  dans  les  pages  qui  précèdent,  esquisser  les 
lignes  générales.  Il  n'en  racontera  qu'une  période. 
Notre  récit  s'arrêtera  aux  dernières  années  du 
deuxième  siècle,  à  l'époque  où  la  persécution  orga- 
nisée par  le  rescrit  de  Trajan  va  faire  place  à  la 
persécution  par  édit,  c'est-à-dire  à  un  système  tout 
ili lièrent.  La  première  partie  de  l'histoire  des  persé- 
cutions se  termine  naturellement  ici.  L'Eglise  n'est 
pas  encore  victorieuse  ;  mais  sa  victoire,  bien  (pic 
lointaine,  s'annonce  déjà  par  des  signes  certains. 

(1)  Minucius Félix,  Odavius,  8,  12,   31,  30. 


INTRODUCTION,  wwu 

Le  deuxième  siècle,  en  finissant,  laisse  l'Église  enra- 
cinée sur  tous  les  points  «le  L'empire  romain,  répan- 
due dans  ions  les  range  de  la  société,  glorieuse  de 
ses  martyrs,  fière  de  ses  écrivains.  Elle  a  vu  s'é- 
mousser  sur  «  la  cuirasse  et  le  bouclier  de  sa 
foi  »  les  armes  les  plus  diverses,  depuis  le  fer  du 
bourreau  jusqu'à  la  plume  du  pamphlétaire  ou  l'in- 
consciente calomnie  de  l'homme  du  peuple.  Elle 
.1  triomphé  des  bons  comme  des  mauvais  empereurs, 
d'un  Trajan  ou  d'un  Marc- Aurèie comme  d'un  Néron 
ou  d'un  Domitien.  De  nouveaux  combats  l'attendent  : 
on  peut  dire  cependant  qu'elle  est  déjà  maîtresse 
du  champ  de  bataille.  Au  moment  où  se  termine 
notre  étude,  l'agitation  du  combat  a  provisoirement 
cessé.  Obtenue  de  Commode  par  les  inllucnces  chré- 
tiennes qui  dès  lors  remplissent  le  palais,  une  sorte 
de  suspension  d'armes,  prélude  des  traités  de  paix 
du  siècle  suivant,  permet  aux  fidèles  de  respirer, 
après  des  souffrances  qui  ont  rempli  les  dernières 
années  du  premier  siècle  et  la  plus  grande  partie  du 
second.  Quinze  années  paisibles  et  fécondes  vont 
-'écouler  pour  eux.  entre  les  dernières  applications 
du  réécrit  de  Trajan  et  la  première  épreuve  de  l'édit 
de  Sévère. 

L'étude  aussi  exacte  que  possible  des  textes  joue 
nécessairement  le  premier  rôle  dans  le  récit  dont 
je  viens  d'indiquer  les  limites  chronologiques  :  mais 
celle  des  monuments  y  tient  aussi  une  place  consi- 


wwm  INTRODUCTION. 

dérable.  <>n  a  vu  plus  haut  quelles  lumières  les  re- 
cherches poursuivies  depuis  bientôt  un  demi-siècle 
dans  toutes  les  branches  de  l'archéologie  chrétienne 
ont  jetées  sur  une  nombreuse  catégorie  de  docu- 
ments, dont  l'historien  des  persécutions  doit  néces- 
sairement se  servir.  Beaucoup  d'épisodes  hagiogra- 
phiques, qui  semblaient  jusque-là  flotter  dans  le 
\ide,  entre  la  légende  et  la  réalité,  ont  désormais 
un  point  d'appui  solide.  Sortis  de  la  région  inter- 
médiaire où  ils  erraient  comme  de  pâles  fantômes, 
ils  se  raniment  et  prennent  corps  en  touchant  la 
terre,  dont  la  pioche  des  archéologues  a  fait  jaillir 
les  monuments.  L'histoire  des  martyrs  trouve  en 
beaucoup  de  lieux,  ses  fondements  dans  le  sol. 
Quand,  il  y  a  douze  ans,  j'essayais  d'introduire 
les  lecteurs  français  dans  les  sombres  et  lumineuses 
profondeurs  de  la  Home  souterraine  déblayée  par  le 
travail  infatigable  de  M.  de  Rossi,  il  me  semblait 
leur  faire  toucher  du  doigt,  au  fond  des  catacombes, 
les  indestructibles  assises  sur  lesquelles  s'élèverait 
un  jour,  renouvelée  et  rajeunie,  l'histoire  des  pre- 
miers temps  chrétiens.  Incapable  d'embrasser  celle- 
ci  dans  son  ensemble,  je  viens  d'étudier  un  des 
nombreux  sujets  qu'elle  renferme,  et  qu'il  est  pos- 
sible d'en  détacher.  Si  le  travail  qu'on  va  lire  a 
quelque  solidité,  il  le  doit  aux  monuments  sur  les- 
quels il  s'appuie.  La  plupart  des  écrivains  qui, 
depuis  quelques  années,  en  France  eten  Allemagne, 


INTRODUCTION.  axa 

ont  parlé  des  persécutions,  quelquefois  avec  com- 
pétence et  (aient,  oublient  qu'à  côté  des  documents 
écrits  il  \  a  des  témoins  dignes  d'être  interrogés, 

et  que  parfois  la  muette  déposition  de  quelque  vieux 
pan  de  mur,  de  quelque  paroi  de  crypte  couverte 
de  peintures  grossières,  de  quelque  inscription  tra- 
par   la    main    hâtive  d'un    contemporain   des 
martyrs,  nous  en  apprennent  sur  ceux-ci  plus  que 
bien  des  pages.    Seul  ou   presque   seul ,  dans  un 
essai  remarquable  à  bien  des  égards,  M.  Doulcet 
-'en  est  souvenu,  et  B'est  montré  vraiment  familier 
avec  les  découvertes  archéologiques.  Je  le  rencon- 
trerai plus  d'une  fois  sur  ma  route  :  ses  maîtres  et 
amis  sont  les  miens,  et  nos  idées  suivent  sou- 
vent le  même  sillon.  Mais  nos  \  isées  sont  différentes. 
Là  où  il  n'a  voulu  écrire  qu'une  dissertation,  j'es- 
saie de  faire  un  livre,  avec  l'ampleur  de  forme  et 
l'abondance  de  détails  que  ce  mot  comporte.  J'en 
publie  aujourd'hui  la  première  partie,  qui  se  suf- 
fit à  elle-même  et  contient  un   sujet  complet.    Un 
jour,  s'il  plaît  à  Dieu,  je  conduirai  plus  loin  l'his- 
toire des  persécutions,  et  la  mènerai  jusqu'à  la  vic- 
toire définitive  de  l'Église.  Les  documents  archéolo- 
giques, si  utiles  pour   l'étude  des  deux  premiers 
siècles,   fourniront  des  renseignements  plus  nom- 
breux et  plus  précis  encore  pour  celle  du  troisième. 


(Rouen,  <■  novembn    WW 


HISTOIRE 

DES  PERSÉCUTIONS 

PENDANT  LES  DEUX  PRBMlERS  SIÈCLES  DE  L'EGLISE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

LA    PERSÉCUTION    DE    NÉRON. 

30 mm  mm  .  -  i.  ii  -  ii  h  -  i  Rom  ■  —  Rapporta  des  Juifs  avec  la  république 

, aine,  — avec  César,  —avec  kuguste.— Prosélytisme  juif.— Prosélytes 

de  justice.  -  Prosélytes  de  laPorte.—  Grand  nombre  de  ces  der rs  a 

Home.  — Fétesjuives.  — Caractèredes  Juifs  de  Rome.  —  Leurs  résidences, 
leurs  métiers,  leurs  mœurs.  -Synagoguesel  cimetières.  -  Progression  ra- 
pide de  la  population  juive.— N bre  desJuifsdeRome  sous  Néron.—  II. 

Lechristiakismi  \  Rom.  —Première  propagation.— Arrh le  saint  Pierre. 

—Ministère  apostolique  au  cimetière  d'Ostrianus.  — Émotion  des  quartiers 
juifs.— Expulsion  des  Juifs.  -  Aquila  et  Priscille.— SaintEierre  à  Jérusalem. 

—Retour  desJuifs.  —  Lettre  de  saint  Paul  aux  Romains.  —  Conditi les 

premiers  chrétiens  de  Rome.— PomponraGrœcina.— Conseils  de  saintPaul 
but  les  devoirs  politiques  des  chrétiens.— La  question  des  impôts.  —  III. 
L'mansu  ni  Roui  n  les  massacres  d'août*».— Saint  Paul  à  Rome.-    Retour 

de  saint  Pierre.  —  18  juillet  84,  !<•  feu  pr i  dans  les  boutiques  du  Grand 

i  [rque.  -  Propagation  de  l'incendie.  (I  s'arrête  après  six  jours.  —  Le 
peuple  campe  au  Champ  de  Mare.—  Reprise  '!<•  l'incendie.  —  Néron  veul 
détourner  les  soupçons.  —  Influences  juives  autour  de  Néron. —  L'in- 
cendie est  imputé  aux  chrétiens.  -  Pête  donnée  par  Néron  dans  les  jai  - 

dinsdu  Vatican.  -  Chrétiens  livrés  aux  bétes  dans  les  représentai -  du 

matin.  -  Représentations  dramatiques  de  l'après-midi  :  les  Danaides  et 
les  Dircés.  -  Illumination  des  jardins  :  torches  vivantes.  —  Pitié  de  Se- 
,,,.,,,,,..  _  Reconstruction  de  Rome.—  IY.  U persrcctiok  ai  Ninon. 
B'étcndit-elle  bore  de  Rome?— Raisons  de  le  croire.     La  première  épltre 

de  saintPierre.-  Néron  promulgua  t-ll  un  édit  do  pereécul •'  —  re- 

moignages  de  Méliton,de  Tertullien, de  Lactance,de  Bulpice  Sévère,  d'O- 
,,,„,..  _  pay8  où  sévil  la  persécution.  -  Souvenir  probable  de  la  peree- 
cutionàPompéi.— MartyredesaintPierreetdesaintPaul.— Hoil  de  Néron 
—  Rérolte  des  Juifs.  -  Fidélité  des  chrétiens.  —  Rétablissement  <!<•  la 
tolérance  religieuse. 


LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 


Les  Juifs  à  Rome. 

Au  commencement  de  notre  ère,  Rome  comptait  une 
population  juive  très  nombreuse.  Les  rapports  entre 
1rs  -luifs  et  les  Romains  avaient  commencé  vers  l'an  162 
avant  Jésus-Christ;  plusieurs  traités  d'alliance  unirent 
les  intérêts  politiques  des  deux  peuples  au  temps  des 
Machabées  (1).  En  138,  il  y  avait  déjà  beaucoup  de 
Juifs  à  Rome;  leur  prosélytisme  y  parut  si  ardent  que 
le  gouvernement  de  la  république,  peu  favorable  alors 
aux  religions  étrangères,  finit  par  les  expulser  (2). 
Cette  mesure  ne  fut  sans  doute  que  provisoire,  car 
les  relations  des  deux  peuples  ne  semblent  pas  en  avoir 
s. siiir» 'rt  :  dans  cette  même  année  138,  puis  dix  ans 
après,  en  128,  de  nouveaux  traités  furent  conclus  entr<' 
Rome  et  Jérusalem.  On  peut  croire  que  la  juivorie 
romaine  se  reforma  promptement.  La  prise  de  Jéni- 
s.iN'in  par  Pompée,  en  62,  amena  dans  Rome  fle  nom- 
breux captifs  qui  figurèrent  dans  le  triomphe  du  grand 
capitaine  ;  ils  ne  furent  pas  vendus,  mais  on  les  renvoya 
dans  leur  pays,  nous  apprend  Appien  (3)  :  probable- 
ment plus  d'un  refusa  de  faire  ce  voyage  ,  et  s'établit 
à  Rome,  où  il  trouvait  déjà  des  compatriotes.  Eti  58,  la 


(I)  /  Uachab.,   Mil.  II,  17-32;  xi,   34;  Ml,  1-3:  M\.   Ui-1'J.  Vi\  Jo- 
Jèphe,   \nl.  Jud.,  \n.  1o:  \nr.  5.  7,  9. 
(:!)  Mai.  s,- ,>/>/.  réf..  I.  MI.  3'-'  partie,  p.  7  ri  îix. 
(3)  Appien;  De  /irllo  Millir.,  117. 


I.i;s  M  lis  \  i;i.\n  :{ 

eolonie  étail  si  nombreuse  <'t  si  turbulente,  que  Cicéron, 
plaidant  pour  Flaccus,  un  de  leurs  ennemis,  baissait  de 
temps  en  temps  la  voix  pour  n'être  pas  entendu  des 
Juifs  <|ui  remplissaient  le  forum  :  s  Vous  savez,  disait- 
il  aux  juges,  quelle  est  leur  multitude,  quelle  esl  leur 
union.  <|iicllr  est  leur  intluenee  ri  leUD  ardeur  dans  les 
a^srndd.'es.rt  roiidùenil  estpérilleu\d<'lrslira\.T  |  . 
Ifiente  mille  Juifs  la  ils  prisonniers  et  mis  *D  vente,  en  .")! , 
par  un  l'e-utenant  de  Crassus.  viennent  sans  doute  ani- 
ment, t.  au  moins  en  partie,  la  redoutable  population 
israélitede  Home  1  .  Césars'appuiesurlesJuifs  |>«'ndant 
Lefl  l  lierres  ei\  des  et  Les  COIuble  de  laveurs  ;:{>.  Aussi 
de\  lennent-ils  les  ardents  soutiens de  M  eause  et  Wûitr 

«ai.  après  le  meférin  dudietateur.  des  hommeë  libres 

.•I  des  esclaves  de  lfiir  nation  parcourir  1rs  rues  de  la 
ville  arec  des  cris  de  colère  i »  :  pendant  plusieurs 
nuits  de  suite  ils  veillèrent  en  se  lamentant  autour  du 
bûcher  funèbre  (5). 

Auguste  continua,  à  leur  égard,  la  politique  de  son 
oncle.  Il  recommanda,  raconte  l'hilon,  lie  ne  ke  pS2 
oublier  dans  les  Jar-esses  faites  ni  son  nom  au  peuple; 


1     S,   -  •|ii.inla   >it   inaiius,   .|Uaula  t  ojk  ui.lia  .    i|iiantuiii    \akanl    in 

cpnetonibus.  Summissa  voce  agara,  tanluin  ut  audianl  jadicas...  Mul- 

litu.liiwiiiJiKlaunim.lla^raiitrin  uoiinii ic] nain  iti ciiiicamiliiis.  |.n»  ri'pu- 
l.lir.i  rontiiiiner.',  ^rawlatis  siiiiim.r  luit.  CinTon,   /'/  a  llacco,  :■%. 

(■>   Joaèphe,  i/''.  ■/"'/  .  wv,  12. 

(3)  //'"/.,  rOT,  èl  (Oui ni  A/)//..  II.   i. 

(4)  Qicéroo,  PflÀUpp,,  I.  !.  12.  '*■>. 

in  Bummo  publico  lucta  extejarçnq  ^.niium  nmli  itu.K»  rii.ulatim. 
no  qwB  pie  more,  lami'niata  as.t,  j«»cipueque  .lu.la-i.  quj  ciiam  n.><  ii- 
bmcoatinuù  bustum  fréquentai-un^  Siu-toiu-,  Jutius  i\i  sur,  a't. 


j  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

il  voulut  même  que,  si  lu  distribution  devait  avoir  lieu 
un  jour  dé  sabbat,  elle  fût  retardée  pour  ne  pas  bles- 
ser leur  conscience  (1).  Les  Juifs  «  de  la  dispersion  » 
recouvrèrent  le  droit  de  recueillir  des  sommes  d'ar- 
gent pour  les  envoyer  à  Jérusalem  (2).  Josèphe  raconte 
qu'Agrippa,  son  gendre  et  son  plus  intime  confident, 
lors  d'un  voyage  à  la  cour  d'Hérode,  fit  offrir  dans  le 
temple  un  sacrifice  de  cent  bœufs  (3)  ;  et  Philon  rap- 
porte qu'Auguste  lui-même  y  fonda  à  perpétuité  un  sa- 
crifice journalier  d'un  taureau  et  de  deux  agneaux  (A). 
Julie,  fille  d'Auguste,  donna  au  temple  des  vases  pré- 
cieux, des  coupes  d'or,  et  beaucoup  d'autres  objets  (5). 
L'empereur ,  au  dire  de  Suétone ,  loua  son  petit-fils 
Laius  de  ce  qu'en  passant  près  de  Jérusalem  il  ne  s'é- 
tait pas  détourné  pour  offrir  un  sacrifice  au  Dieu  des 
Juifs  ((>,.  Sans  doute  il  redoutait  pour  l'Ame  impres- 
sionnable d'un  jeune  homme  les  avances  du  prosély- 
tisme Israélite,  et  craignait  que,  insuffisamment  armé 
par  son  âge,  (/dus  ne  transformât  en  un  acte  sincère 
•  li-  religion  les  témoignages  de  respect  que  la  politique 
d'Auguste  dictait  à  son  entourage;  mais  les  craintes 
mêmes  de  l'empereur  montrent  combien  était  puis- 
sante à  cette  époque  l'influence  de  la  religion  et  de  la 
société  juives  sur  le  plus  grand  monde  de  Home. 


(1)  Pliil.m.  Cegaf.  ad  Caium. 

(5)   \\<h\. 


(3)  Josèphe,   \nl.  Jud.,  XIV,  26. 
|  i)  Philon,  /.>■'/.  ad.  Caium. 

0    Suétone,  Oct.  Aug.,  93. 


MES  .)(  lis  A  Kom  5 

Aiix  yeux  des  llr.ni.'iins.  peu  familiers  avec  les  .|,'-li- 
râtestses^u  tes  ailleurs  eommunicatixe»,  «lu  sentiment 
religieux;  cantonnés  dans  les  étroites  limites  d'un  culte 
purement  civil  et  laïque,  le  pp.séK  lisme  défi  ïttlfe  ''tait 
une  chose  étran_e.  il  s'exerçait  dans  tous  les  r.ui.s 
«le  la  Société,  niais  de  préférence  dans  ses-  ranirs  <']<\  ê&\ 
là  <>ù   il  rencontrait  plus  d'âmes  ayant   découvert    le 

ville   des  formules   officielles  Solis    lesquelles   s'eli\e|,   p- 

pait  le  paganisme  romain,  et  surfont  parmi  les  femmes, 
oisi\rs,  cui-i-'iises.  attirées  par  l'inconnu.  Cette  relLion 
juive  BÎ  exclusive  et  si  fermée  en  appa  l'enec.  et  .pii. 
au  temps  qui  nous  occupe,  aéra  Ma  il  ses  sectateurs  ftftfs 

le  poids  d'o|>se|'\  ailées  souvent  I  llsli  pport  a  I  îles,  était  très 

lar-e  et  très  hospitalière  pou  •  |e>  adhérents  du  dehors. 
|j   \a\aif   deux   classes  ,|e   prosélytes.    1. es  uns.   appelés 

ptosityiks  de  jutlice,  embrassaient  le  judaïsme  tout 
entier.  Us  devenaient  de  vrais  Juifs,  «  abandonnaient 
patrie,  parents,  enfants  et  frères  |  .  abjuraient  la  loi 
romaine  pour  ne  plus  connaître  que  le  droit  hé- 
braïque 1  .  Mais  à  eôté  d'eux  existait  une  sorte  de 
tiers  ordre,  »  les  prosélytes  de  la  porte  ou  craignant 
Dieu,  qui  renonçaient  seulement  à  l'idolâtrie,  aux 
-raves  infractions  à  la  loi   naturelle,  et  s'abstenaient 

d  '   maifger    ■    dû  SUllg   >\    des  \iandes  suffoquées     g 

Le  recrutement  de  cette  catégorie  de  prosélytes  était 

facile  :  les  aines  fa  IL  nées  des  puérilités  < 1 1 1  paganisme. 


(1    Ta<  te,  //•>/..  V.  :,. 
■   Jarénal,  XIV,  ?r.-98. 

(3)  Voir  Buxtorf,  Lexie.  Talmud.,  p.  197;  Lightfoot,  Hors,  ttëtitaiea 
ad  Uallh.  Win,  15. 


6  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

ou  dégoûtées  de  ses  mœurs,  ou  seulement  avides  de 
nouveautés  religieuses,  s'y  portaient  d'elles-mêmes.  11 
n'y  avait  pas  besoin,  pour  être  admis,  d'abandonner  la 
nationalité  romaine,  de  s'isoler  de  la  soeiété  polie  ou 
des  fonctions  publiques,  ni  même  de  s'imposer  une 
trop  sévère  contrainte.  Le  centurion  Corneille  était  un 
«  craignant  Dieu,  »  sans  cesser  de  remplir  dans  sa  gar- 
nison de  Gésarée  ses  devoirs  de  soldat  romain  (1).  Sé- 
nèque,  étudiant  la  philosophie  à  Alexandrie,  où  les 
Juifs  étaient  si  nombreux  et  si  puissants,  semble  avoir 
été  sur  le  point  de  s'enrôler  parmi  les  prosélytes  de  la 
porte  (2).  L'impératrice  Poppée,  «  femme  craignant 
Dieu  (3),  »  dit  Josèphe,  en  était  certainement  (ï).  Fus- 
cus  Aristius,  l'ami  d'Horace,  parait  avoir  fait  partie  de 
ces  prosélytes,  «  avec  beaucoup  d'autres,  »  unusmullo- 
rum  (5).  Les  inscriptions  funéraires  des  cimetières 
juifs  ont  gardé  le  souvenir  des  deux  classes  de  prosé- 
lytes. C'était  sans  doute  une  prosélyte  de  justice,  cette 
Wlmia  l'aula,  qui,  convertie  à  soixante-dix  ans,  avait 
changé  son  nom  romain  en  celui  de  Sara,  et  obtenu  le 
titre  de  «  mère  des  synagogues  du  Champ  de  Mars  et 
de  Yolumnus  \(\l   »  Au  contraire,  une  inscription  de 


(I)  Act.  .i/iost.,  X,  1,  2. 
('>)   Snirqur.  /,'/;.  108. 

(3    &eooz6ifc  y«p  *)v.  Josèphe,  Atyti  Jud.,  XX,  8. 

(i)  Tacite  rapporte  que  son  corps  De  fui  pas  brûlé,  mais  enyeloppé 
dans  des  aromates  et  déposé  entier  dans  la  tomhe,  vegtun  exlernorum 
consuetudine.  A  nn.\ .  Xvi,  6.  Cf.  BisL.  V,  5,  parlant  des coutumes  jui- 
ves :  Corpora  routière  qiiam  cre/n'are  e  more  iEgyplio. 

(:»)  Horace,  1  sat.,  IX,  68,  m. 

(6)  Orelli,  Inscriptionumselectarum  cnni>l.  coll.,  ?.j2:>.  Oétté  Velu- 


IIS  .1 1  IIS  A  n<»Mi..  7 

|\>la.  m  Islrir.  l'ait  i ut -i ît i< m  d'une  Auiva  ou  A. 1 1 1* •  1  i.t 
Sut.  lia.  qui  appartenait  à  la  classe  plus  lar-r  des  rrai- 
i:nant  Uieu    I   . 

C.">  r..u\.iti>  ilu  pa-anisnir  l'oi-inai<'iit  l'aiistmi-atu' 
df  la  eoiuinunautéjime.  aristocratie  un  peu  llottante. 
Llaiis  i ntain.'S  familles,  qui  avaient  embrassé  L'étroite 
observance,   le  judaïsme  Be  transmettait  de  père  en 

tiU  |  .  HaiS  beaucoup  de  I».  tlliaius  et  (le  lîolll  a  i  lies,  en- 
trés par  .l.'xi-uxiTinrnt,  par  curiosité,  pour  obéir  à  un 
attrait  vague   eu   contenter  mi  gtftti    siiperliciel  .  dans 

\es  rangs  mobiles  des  prosélytes  de  la  porta,  ne  i'ai- 
saientqu'j  passer.  Ouwi  m- contraignaient  pas  leurs 

enfants  a  les  iinit.i-  «luis  QC  •  | n i  n'était  bien  soti\ent 
que  lit  satisfaction  d'une  fantaisie  indi\  idurllr.  C.epen- 

ilani .  si  épbémère&que  fussent  certaines  canv^rsionSj  la 

conta-ion  des  mn'ur>tjui\es  s'était  peu  à  pflU  répandue 
dans  Rome,  au  point  de  donner  parfois  à  la  ville  un 
ftapecl  particulier.  Chaque  sabbat,  le  travail  semblait 
s'arrêter  eti  certains  quartiers  :  Fnsfeus  Aristius.  remon- 
trant  Horace,  refusait  de  causer  d'atl'ahvs  ;i\<c  lui  3  , 
Aux  jouffi  des  grandes  solennités  juives,  bien  des  ma  i- 
SOOS  s  illuminaient  :  sur  les  ('.mètres  ruisselant. -sd'huil»'. 


ria  a  été  ideatifiée  avec  la  Belurit  du  Taliuii.i.  <[ui  Se  converti!  avec 
Ions  &es  esclaves,  el  ''111  des  entretiens  avec  GàWàliet,  GMMi,  <',•  sehich- 
tederJud.,  t.  IV,  \>.  l-$3, SOtJ  5  ". 

(!•  n,,ni.  asès: 

s,,l  j.at.-r  in  r.iu-a,  <  ui  septiljia  quœaùc  iTuîl  luv 

I.  1  iva,  e)  paVtem  viùé  1  altuit  ullam, 

Juv.Mi.il.  >"'.  XIV.  loi.  \<>l. 

(3)  Horace,  /.w..  i\,f.'.>. 


8  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

des  rangées  de  lampes  exhalaient  au  milieu  des  vio- 
lettes lciii*  vapeur  fumeuse,  tandis  qu'à  l'intérieur  les 
cuisiniers  dressaient  dans  des  plats  énormes  la  queue 
de  thons  i-'i^nntesques  (1),  et  qu'on  emplissait  de  vin 
les  flacons  (2). 

L'influence  juive  se  faisait  ainsi  sentir  dans  Home 
entière  :  il  n'est  pas  un  poète  du  siècle  d'Auguste  qui 
ne  parle  du  sabbat  comme  d'une  institution  connue, 
pratiquée ,  presque  comme  d'une  observance  à  la 
mode  (3).  Cependant  les  Juifs  de  race,  tout  en  propa- 
iM'.mt  avec  une  activité  infatigable,  une  ardeur  souvent 
indiscrète  (i),  leurs  croyances  et  leurs  usages,  vivaient 
le  plus  possible  loin  du  monde  profane,  dans  un  iso- 
lement volontaire  (5).  Ils  pénétraient  partout,  s'impo- 
saient partout,  mais  habitaient  ensemble,  campés  au- 
tour de  la  ville  comme  des  étrangers.  Pendant  tout 
l'empire  romain,  bien  des  siècles  après  la  chute  de 
l'empire  romain,  de  nos  jours  encore  dans  certaines 
villes  germaniques  et  dans  les  pays  slaves,  le  Juif, 
privé  de  patrie,  essaie  de  se  refaire,  là  où  il  s'établit, 
une  petite  patrie.  11  lui  faut  son  quartier  à  part,  son 


(1)  Perso,  V,  182,  183.  Le,  thon,  que  l'on  mangeait  à  Rome  aux  fêtes 
juives,  était  un  des  noterons  les  plus  estimes  des  Romains  :  la  queue 
surtout  jpassail  pour  un  mets  délicat  :  Pline,  Naturalis  hisloria,  IX, 
48;  Xénocrate,  De  alim.  ex  tiquai,  (dans  Fabricius,  lîibl.  grasû. ,  IX, 
I».  472);  Oribase(éd.  Daremberg,  t.  I,  p.  126,  157);  Arche-strate,  dans 
Athénée,  Dcipnosoph.,  VII;  cf.  Marquardt,  l><is  l'rivallelicit  drr  1(6- 
mer,  p.  419,420. 

(2)  Perse,  V,  179-184;  cf.  Sénèque,  Ep.  65. 

(3)  Tibulle,  1.3:  Ovide,  ATS  «mat.,  I,  67,  415;  Jlrmeil.  Amor.,  '1\\). 
i     Huilier,  /  s«t.,  IV,  142. 

(5)  Separati  epulis,  discret!  cubilibus.  Tacite,  llist.,  V,  5. 


I  i  S  .mi  S  \  ROME.  y 

ÇkettO.  Si'lll«'S<|ll«'lilllt's  ^IMII.l.s  t.lliullrs.  <  jt  1  i  II  «Mit  plus 
<!.'  jlliï.jUr  le  QOmi  foUlHL'  IfcS  llrr.Mlrs.  Tiln'ir   \  i:  ri|  i|i;i , 

;iu   commencement   de   n.'tir   èfcej   M  m  h-  1 .  ■  :  1 1  à   h  \i.- 

IllMiiil.iin.-.  efi  piTIlMt'Ilt   1rs  habitudes.  UU  IMtllII.Ill.nts; 

!«■  reste  s.-  tien!  à  L'écart.  Le  .luit',  à  L'étr&igeB;  ast  pei- 
tit  peuple.  i;i<h.\  il  G&ôhfe  sa  richesse;  pamiv.  il  étale 
sa  misera  11  9e  -anL-rait  lu.-ii  1 1  "  1 1 .- 1 1  »  i  t  •  •  i  - 1"  •  ■  1 1  •  -  «  -  i  1 1 1  •  •  aWs- 

t..ci-ati(|u.-   è>   S.-i  \  iiis  Tull'ius;    il   esl   l'iintr   «!.■•>  l'.iii- 

bourgs.  &  'IruuMiiv  est  .ni  delà  da  Tiluv.  dams  la  par- 
tir de  Ronde  la  plus  pauvre  et  là  fcrtufl  salr.  mais  aussi 
la  plus  (•(.luiiiriv.iutf.  au  botfd  de  la  n'a  PùPlv/mii»,  eo 
de  l'em/>oriMm  »-t  du  Craml  Cirque  (A)';  au  Champ 
4e  Mars  -2  :  dans  la  pcffakrtfte  Subiu-n-  :{  ;  ep  d.dmrs 
de  la  porte  Capèur.  te  1<>u_  du  ruissrau  oYÊgérie;  BOds 
1rs  ombra-es  du  bois  sacrr  nu-orr  hantr  par  les  80»- 
\.mi'k's  de  Nuiua  rt  de  la  nymphe  'i  .  L«8  -luils  du 
Transtevère  sont  en  général  des  affranchis  industrieux, 
rompus  au  né-nre.  au\  petits  métiers,  marchands  d'al- 
lumettes, de  mtirccau\  df  verre,  ehitlonniers  «m  bro- 
ranteurs(5).  Ceuv  de  la  porte  Galette  p  naissent  plus 
misérable»,  mendiants  et  disetoe  Se  bonne  aventure, 
habitant  les  grottes  do  la  vallée  d'Égéric  ou  les  pâmes 
du  temple  désert,  couchant  sur  la  paille  ei  enfermant 
dans  des  Corbeilles  leur  rhétil'  mobilier  (6  .  Mais  tout 


(  1     l'hilmi.  /.'i/'it.    <nl  (tmnii,  9. 

(2)  Orelli,  2522:  Corp.  inscr.  p'XC  .  99  15,  9 

':{    Corp.  inscr.  grxc,  84471 

i)  Juv.Mial.  III.  10-20. 

(5)  Stece,  /  Sito.,  V,  71-74:  Hartial.  I.  lia,  *■:>:  XII.  mi.  Id. 

(6)  Juvriial,  III.  10-20. 


10  LA  PERSÉCUTION  DE  NERON. 

ce  monde  en  haillons  est  animé  d'une  vie  intense.  Il 
travaille,  et  cela  déjà  est  une  originalité  au  milieu  de 
la  plèbe  oisive  de  Rome,  une  originalité  dont  il  est  fier 
et  dont  il  se  vante  à  bon  droit  sur  ses  tombes  (1).  Il 
propape  sa  religion  par  tous  les  moyens  :  ses  men- 
diantes et  ses  sorcières  ne  négligent  pas  l'occasion  de 
dire  un  mot  de  leur  loi  à  l'oreille  de  la  matrone  dont 
elles  sollicitent  l'aumône  (2).  Il  prie  et  il  étudie  ses  li- 
vres saints,  dans  Rome  qui  n'a  pas  de  théologie  et  qui 
ne  prie  pas.  Ses  synagogues  et  ses  écoles,  protégées 
par  les  lois,  placées  sous  le  patronage  de  l'empereur  ou 
de  quelque  personnage  puissant  (3),  défendues  avec 
énergie  contre  les  intrusions  (4),  sont  des  centres  d'ag- 
glomération, des  points  de  ralliement  pour  la  popula- 
tion israélite  de  chaque  quartier  (5).  Ses  cimetières, 
situés  près  des  lieux  où  il  habite,  dans  le  Transtevère, 
le  long  de  la  voie  Appienne  et  de  la  voie  Labicane  (6), 
offrent  des  souterrains  misérables,  mais  remplis  d'ins- 
criptions touchantes  ;  partout  s'y  reconnaissent  les  sen- 
timents d'union,  de  fraternité,  de  miséricorde  d'une 
communauté  de  petites  gens,  où  l'on  gagne  son  pain  à 


(1;  Carnicci,  Dtiii  archeol.,  II,  p.  160-161. 

(2)  Juvénal,  VI,  543-548. 

(3)  Deux  des  synagogues  de  Rome  portaient  les  noms  d'Auguste  el 
d'Agrippa. 

(4)  J'lnl<is<i/)/niiii('it(l,  IX,   11. 

(.">)  A  RottCj  lis  Juifs  semblent  avoir  formé  plusieurs  communautés; 
à  Alexandrie,  au  contraire*  ils  constituaient  un  muI  corps  de  bour- 
geoisie. 

(6)  Le  cimetière  de  la  voie  Labicane  a  été  découvert  nie n-nt  par 

M.  .M.iiuiihi.  Académie  des  inscriptions,  lettre  de  M.  Edmond  Le 
Riant,  séance  du  9  avril  1884. 


Il  IIS  A  ROME.  Il 

-  i.-ur  de  ROB  front.  OÙ  l'on  secourt  ses  pauvres,  où 
l'on  vit  entre  soi,  loin  du  monde,  d'une  même  pensée 
rèligieàse    1). 

lelle  <'st  dette  étrange  population  juive,  attaehante 
ft  répugnante,  intriuante  et  pieuse,  riche  en  ballons 
et  puissante  dans  sa  misère.  Bile  possède  une  force 
nior.il»-  inconnu.-  de  l'antiquité;  elle  a  de  plus  la  force 
du  nombre.  Dans  Rouie  oâ  le  célibat  esi  devenu  une 
plaie  sociale,  on  la  population  diininn-'.  où  la  stérilité 
règne  an  loyer  domestique,  où  l'avortcmen^,  l'int'an- 
ticiilr.  s«.nt  fréquents  si  à  peine  réprnnés,  LesJuiifl  seujLs 
ont  beaucoup  d'enfants.  Taeite  a  défini  d'un  mot  ce 
trait  de  leur  race  :  gmkjnmdi  amor,  dit-il  en  énumé- 
rant  les  principaux,  caractères  du  peuple  juif  1  .  Tons 
lr>  lémoisrnasres  anciens  parlant  da  leur  grand  nom- 
bre. I. augmenter  étaifl  une  de  leum  jpréoocupptionfi  : 
aiitjviule  midlitudini  consulilur,  dit  encore  tacite  :5  . 
On  a  vu  ce  que  pensait  Cièénon  de  la  redoutable  puis- 
sance qu'ils  <-n  retiraient.  L'an  ï  avant  notre  ère,  quand 
un  imposteur  qui  se  pn-tendait  Alesnndrè,  ihd'Hérode, 
vint  a  Rome,  i  tous  l.-sJuits.  dit  .losèphe.  sortirent  delà 
ville- pour  le  recevoir  \  une  innombrable  multitude  '» 
remplissait   les   rues  par  où   il  devait   passer.        La 


[nseriplioiu  des  catacombes  joités  i  piXâtaa  on/a* 

/,/,/v,,  •    ;     ..        /'••        .</,.,  II.  p.    1  r.<  ».    ItVl  .  I-S-j.  Cf. 

nii^rioirilia  in  promptd  :  I  ai  ite.  //<W..  V,  j. 

ï...  !..  BitL,  V.  j. 
(3)  //»</. 
.     Il    •    -,;  i-v.y/i.  Jo-|.!i.-    /'     I   MO  Ji"l»ivn.  M.  7:  cf.   Aiit.Juil .. 
XVII.   11. 


12  LA  PERSÉCUTION  DE  -NÉRON'. 

niriiir  aimée,  huit  mille  Juifs  de  Rome  (parmi  eux  Q6 
liirurent  évidemment  ni  femmes  ni  enfants |  appuyè- 
rent près  d'Auguste  la  requête  venue  de  Palestine  pour 
réclamer  contre  le  testament  d'Hérode  (1).  Quand  sous 
Tibère,  vers  l'an  19,  à  la  suite  de  la  conversion  d'une 
dame  romaine,  dont  les  auteurs  étaient  des  escrocs,  le 
sénat  chassa  de  Rome  la  population  juive,  il  se  trouva 
quatre  mille  hommes,  affranchis  ou  fds  d'esclaves  (7t- 
bertini  gcneris),  en  âge  déporter  les  armes,  qui  consen- 
tirent à  prêter  le  serment  militaire;  les  autres  reçurent 
l'ordre  de  sortir  de  la  ville  (2)  ;  le  nombre  de  ceux-ci 
devait  être  plus  considérable,  car  beaucoup  de  Juifs  de 
Rome  étaient  sans  doute  de  naissance  libre,  et  la  plu- 
part durent,  par  scrupule  religieux,  préférer  l'exil  au 
service  sous  les  aigles  romaines.  Que  l'on  joigne  aux 
hommes  en  état  de  porter  les  armes  la  foule  des  vieil- 
lards, des  femmes,  des  enfants  si  nombreux  dans  les 
familles  juives,  on  atteindra  un  chiffre  très  élevé.  L'exil 
d«s  Juifs  dura  peu  :  dès  la  chute  de  Séjan,  vers  31  ou 
32,  ils  furent  autorisés  à  rentrer  à  Rome.  Leur  colonie 
s'y  reforma  vite,  car  ils  étaient,  au  rapport  de  Dion,  de- 
venus assez  nombreux  pour  inquiéter  le  pouvoir  civil, 
quand,  vers  \d  (3),  Claude  les  chassa  de  nouveau  (i). 


(î)  Ant.  Jiul,  XVII,  12. 

(2)  Tacite,  Ami.,  II,  85;  Josèphe,  Ant.  Jud.,  XVIII,  4,  5. 

(3)  Sur  la  date  de  l'expulsion  des  Juifs  par  Claude,  voir  Tillemont, 
Histoire  des  empereurs,  I.  I,  p.  550,  et  Mémoires  pour  servir  à 
l'histoire  ecclésiastique  des  six  premiers  siècles,  i.  i.  nolezxu  Bar 
sain)  Pierre. 

i    Suétone,  Claudius,  :>;>:  Dion  Cassius,  iiisi.  Rom.,  LX.  6. 


IFS  .11  ||S  A  l;<>MI  13 

Cette  mesure  de  rigueur,  éfonl  nous  aurotis  l 'occa- 
sion dp  parler  avec  plus  de  détails]  l'ut  presqtte  âttsâitôl 

i-étraetée  que  prise.  l)\\  ans  plus  tard,  la  population 
jtlive  de  Koine  était  plus  puissante  que  jamais  :  M.  IJ.  - 
nan  est  loin  d'a\  oir  rvi-rré  en  l'évaluant,  sous  le 
règne  de  Néron'  à  ritist  ou  trente  mille  Ames  fi); 


i    U  n.iii .  l'Antéchrist,  |>.  T.  noie  2. 


li  LA  PERSÉCL'TIOX  DE  NÉRO.N. 


II. 


Le  christianisme  à  Rome. 

Dans  ce  milieu  si  vivant  était  tombée,  quelques  an- 
nées avant  les  derniers  événements  auxquels  nous  ve- 
nons de  faire  allusion,  la  semence  évangélique.  La 
«  bonne  nouvelle  »  y  fut  probablement  apportée  pour 
la  première  fois  par  «  les  Romains,  Juifs  ou  prosélytes,  » 
qui  étaient  venus  de  Rome  à  Jérusalem  l'année  de  la 
mort  du  Sauveur,  et  rentrèrent  dans  leurs  foyers  après 
avoir  été  témoins  du  miracle  de  la  Pentecôte  et  entendu 
les  discours  de  saint  Pierre  (1).  Use  peut  que  quelques 
volontaires  italiens  de  la  cohors  auxiliaire  en  Garnison  à 
Césarée  (l2)',  prosélytes  comme  le  centurion  Corneille  (3) 
et  convertis  avec  lui,  soient  revenus  vers  et1  temps 
à  Knnie  et  y  aient  annoncé  le  Christ.  Rientùt  un  plus 
puissant  missionnaire  arriva  dans  la  ville  éternelle.  Les 
Actes  des  apôtres  vàedmeM  que,  jeté  en  prison  par  llé- 
m<le  Antipas,  saint  Pierre,  après  avoir  été  miraculeuse- 
ment délivré,  quitta  Jérusalem  pour  aller  «  dans   un 


(1)  Att.   ApOSt.,  II.   10. 

(2)  Coll.  I  Italien  romanorum  voluntaiioruni.  Orellilltiiz.  u . 
6709;  Wilmanns,  Exempta  inscr.  lat.,  1749.  — Sur  ces  cohortes  de  vo- 
lontaires italiens,  voir  Corp.  inscr.  lat.,  I.  VI,  3528:  Itaçghesi,  n.u- 

'/-v  I.  IV.  |>.    l'.iT;    Mari|iiai'tll .  Ho  mise  lie  s   Slaatsrcnvall  inu/,   I.    II. 
:  Moiiiiiisi'ii.  tiennes,  l.  XVI.  i>.  i02  :  en  ruin|iuninl  a\i<    Camille 

Julian.  les  Transformations  politiques tie  l'Italie  sons  les  emperentv 
romains,  1884,  p.  .v;,  texte: et  notcl. 

;      Ut.    1//O.S/..  u.   1.  2,  7. 


LE  C]Ii:iMI\MS\1i:  |   H., mi ;.  15 

autre  lieu  I  .  »  l>e  neiljfim  commentateurs  onl  vu 
dans  cette  parole  vague  et,  semble-t-il,  volontaire- 
ment mystérieuse  une  allusion  au  départ  de  l'apôtre 
pour  la  capitale  de  l'empire,  lue  tradition  romaine, 
que  l'art  mais  a  conservée,  rapproche  ces  deux  événe- 
ments, et  considère  l'un  comme  dépendant  dt'  l'autre . 
l'emprisonnement  de  saint  Pierre  sui\  i  de  sa  miracu- 
leuse «li'li\i-aii<-f  CMiiiiiif  la  cause  «le  sou  départ  p<air 
lîi'llle  et    «le     la    fondation    (le  l'K^lise    (le  Cette    \illf    ;    là 

esjl  Sans  doute  1'expiieation  de  la  fréquence  a\.r  la- 
quelle, sur  Ifs  sareoj)lia-es  romains  du  quatrième  -ie- 

'  1''-    «^1     représentée    la    Scelle    df     railv>|,itiM|[    ,!,■    s.iiut 

Pierre  par  les  soldats  d'il. M(»de  :  c'est  un  «les  sujets  ijui 

s'\     l-encdutrent   le  plus  souvent     1.    La\emie<|e    l'ienv 

à  Umiie  prut  se  placer  à  la  lin  du  r.'-iie  de  Calcula  ou 
au  c  •iiunt'iiceiiient  de  c<dui  de  Claude,  sfhai  [es  indi- 
cations un  peu  contradictoires  données  dans  deux  <>u- 
\iaues  dillérents  d'KusèWe  3  .  Saint  Jérôme  indique 
a\.c  précision  la  deuviènif  année  de  Claude,  c'est-à- 
dire  l'an  \1  V  .  Le  fondateur  de  la  liante  spirituelle 
e\ei,  ;,  d'al.oni  s,,ii  ministère  apostolique  a  deux  milles 

'I''     If'Hie.     sin-     la     Voie    Nonielltaiie.    à    l'endroit     lllèllie. 

comme  l'a  démontré  M.  de  Rossi,  où  Romulus  passa 
pour  la  dernière  fois  la  revue  de  son  armée,  el  disparu! 

■ 

I        \<l.      \,„.sl..    \||.    ,7. 

(1)  Oa  le  i.'h.Hio-  mit  tfngl  tareopliagéA  au  taftdée  it  tMtaif.  Voir  !<■ 

i.dili-.di  >i.iii>ii.|nr  .!«•<  niij.  t-  s.  uijii.'s  sur  les  sarcophage*,  daatf R&mc 

\iint,  rrniiir.  2e  ■••!..  p.   ion.  nul.-. 

(3  Bnsèbe,  Chron.,  ad  ann.  Caii  CaDgâUe  :i-.  —  //<w.  /  ni.  \\.  j ,. 
(i)  S.  Jérôme,  (I,  mu.,  ad  ann.  Clir.  i2:  —  h     I    i  k-ittttStk,    I. 


16  LA  l'KRSVXTTlOX  DE  NÉRON. 

mystérieusement  (1).  Là  existait,  au  premier  siècle,  un 
pr;i'ditim  funéraire,  que  d'anciens  documents  appel- 
lent le  cimetière  d'Ostrianus  (2),  et  d'autres  «  le  grand 
cimetière,  »  cœmelerium  majus>'l).  Une  source  abon- 
dante, ou  plus  probablement  une  nappe  d'eau  niaréea- 
geuse(i),  d'où  ce  lieu  tirait  l'appellation  ad  Nymphas, 
et  bientôt,  par  un  singulier  rapproebement  de  noms, 
ad  Aymplias  S.  Pelri(o),  servait  au  baptême  des  néo- 
pbytes  que  la  parole  de  l'apôtre  enfantait  au  Cbrist. 
C/est  là  qu'il  donnait  ses  instructions,  et  l'emplacement 
de  «  la  ebaire  où  d'abord  il  siégea  (G)  »  a  probable- 
ment été  retrouvé  par  l'archéologie  moderne  (7). 

Comment  saint  Pierre  plaça-t-il  le  siège  de  son  pre- 
mier ministère  romain  si  loin  des  quartiers  juifs,  où 
devaient  l'appeler  ses  relations  et  ses  sympathies?  Il  est 
difticile  de  le  dire,  si  l'on  ne  veut  point  sortir  du  do- 
maine des  traditions  sûres  pour  entrer  dans  celui  des 
hypothèses.  lVnt-ètre  des  rapports  amicaux  avec  quel- 
que famille  païenne  convertie  par  lui  l'ainenèrent-ils  à 


(1)  Til«'  Live.  I.  1G.  —  Voir  l>o  Hossi,  l)rl  hio/jo  njipcllnlo  ail  Capivain 
presso  la  via  Noviçntanp  dell' eta  arcaiça  ai  primi  secoli  cristiani 
(extrait  du  Bullettino  de/la  tommissione  arckeologica.  cotmnaXe  di 

Huma,  fàisC.  i\ .  amice  1883). 

(2)  Do  Rossi.  Honni  solterraitcu.  I.  I,  \>.  189. 

(3)  Del  luogo  op/iellalo  ad  Capream,  etc.,  \>.  i.  :>.  ••(  planche;  But- 

lelliiin  di  (irc/icoloi/id  rris/idiia.  18(17,  p.  3'.». 
(i)  Drl  hioyo,    etc.,  |».  li,  15. 

(j)  Hmiui  solterranea,  t.  1.  j».  u»o. 

(6)  Sedcs  ubi  prius  Redit  6éi  PetttW.'.'.  0fé6  dfe  sèdfe  ubi  pfîés  fcettit 

SOS  RetrUS.  —  J'ittiHKi  cl   tiidr.r  îles  liolc>  de  .Mun/.a  ;  >hid.,  p.   176. 

(7)  Arincllini.  Scoperta  délia  cripla  di  S.  Emerentiana  <■  di  una 

memorïa  réicïltvaâua eaitedra  dïsan  Netro, Ro 1877.  Cf.  ttullct- 

tino di  archeologia  crisliana,  1876.  p,  I50iô3. 


LE  CHRISTIANISMK  A  IloXli:.  j; 

se  fixer  dans  cette  partie  de  Home  OU  de  s;i  banlieue, 
l'eiit-ètre  —  et  cria  me  semble  plus  probable  —  tut-il 

conduit  par  la  turbulence  de  8èk  compatriotes  à  è '«'•- 
loigtter  des  fiaubou'rgà  où  ils  démettraient.  La  parole 

de  hieu.  apporter  dans  le  milieu  juif  par  (1rs  pèlerins 
«le  Jérusalem,  des  soldats  de  EësaWe,  <>u  quelques-uns 
de  ces  commerçants,  de  ces  colporteur,  «juî  allaient 
sailS1  cesse  de  Home  eu  Syrie,  de  Syrie  à  Home.  n'axait 
pas  défasse  probablement  1«'  cercle  (le  la  propagande 
individuelle  :  (pi.dipies  âmes  axaient  été  --an-nées, 
s.ins  (|iie  |,i  population  juive  eût  «  *  t  » '*  remuée  dans  S€?S 
profondeurs.  |.i  prédication  de  Pierre  fut  le  levain 
<[ui  lit  fermenter  cette  niasse.  La  présence  d'un  apôtre, 
d'un  ami  et  confident  de  .(('■sus.  du  chef  de  son  K-lise 
et  du  continuateur  (le  son  ouxre.  de  l'inconnu  de  la 
veille,  aujourd'hui  célèbre,  à  la  \oi\  duquel  des  milliers 
de  personnes  venaient  de  se  convertir  en  Judée,  sou- 
leva toutes  les  passions.  Bientôt  les  quartiers  juifs, 
c'est-à-dire  nue  grande  partie  des  faubourgs  de  l',o|lie. 

furent  pleins  de  trouble  ei  de  tumulte.  Si  l'on  en  croit 
saint  Justin,  de  Jérusalem  étaient  partis,  quelque 
temps  après  la  mort  du  Christ,  des  enyoyés  chargés 

d'ameuter  tous  les  Juifs  contre  les  sectateurs  de  la  nou- 
velle doctrine  j  :  on  peut  admettre  que  le  voya-e  de 
Pierre  n'était  point  demeuré  inaperçu,  et  que  des  uies- 
-  igers  axaient  sun  i  ses  pas  pour  prémunir  les  Israélites 

romains  contre  sa  présence.   Aussi   l'apôtre,  s'il  avait 

songe  d'abord  à  s'établir  au  delà  du  Tibre  ou,  comme 

i    s.  Justin,  l)"il.  <«//(  Tnjiih  ,  1". 


tu  LA  PERSECUTION  DE  NÉRON. 

le  porte  une  tradition  plus  ou  moins  fondée,  sur  l'Aven- 
tin  (li,  dut-il  promptement  chercher  un  asile  dans 
une  partie  de  Rome  où  les  Juifs  pénétraient  peu.  11 
profita  sans  doute  avec  joie  de  quelque  occasion  de 
se  fixer  aux  environs  de  la  voie  Nomentane,  dans  une 
région  très  éloignée  des  juiveries  du  Traustevèrc  et  de 
la  porte  Capène.  La  tranquillité  publique  y  était  ga- 
rantie par  le  camp  récemment  construit  (2)  des  pré- 
toriens, et  quelques  chrétiens  habitaient  déjà  ce  quar- 
tier, puisqu'ils  y  possédaient  un  lieu  de  sépulture. 

Là,  il  prêcha  l'Évangile  pendant  plusieurs  années, 
baptisant  dans  l'eau  «  de  la  fontaine  de  saint  Pierre,  » 
car  les  siècles  suivants  donnèrent  également  ce  nom 
au  nymphœurn  d'Ostrianus  (3).  Cependant  l'agitation 
causée  dans  les  quartiers  juifs  par  les  premiers  succès 
de  la  parole  apostolique  ne  s'était  pas  calmée.  Quelque 
incident  dut  l'exaspérer,  et  lui  donner  les  proportions 
d'une  sorte  d'émeute.  C'était  chose  terrible  qu'une 
émeute  chez  ces  turbulentes  populations  des  faubo.urg's, 
•  •nneiiiies  traditionnelles  de  la  civilisation  romaine,  et 
qui  soulevaient  en  un  instant,  comme  des  vagues 
grossissantes,  leurs  bataillons  innombrables  de  rô- 
deurs, de  chiffonniers  et  de  mendiants.  La  police  ro- 
maine, harassée  d'une  surveillance  incessante  et 
toujours  en  défaut,  ne  prit  sans  doute  pas  là  peinte 
cïe    faire  cette  fois  une  minutieuse  enquête.  Elle  vit 


(i,  Bullettino  diarchealogia  cristignq,  18C7,  p.  4340,  48,  ses*. 
(2)  Suétone,  tiierius,  37. 
•{,  pœ tcriuiu  fonlis SfPëtn.  Romu  'spllèrrûiïièp.,ï.l,\>.  I7v>.  190. 


CE  CIIRISTlAMSMi:  .\  RÔMÉ.  l'.i 

que  1rs  .luit's  mettaient  èn'jâ'êrïl  l'ordre  public,  que  là 
cause  de  l'agitation  étail  lie  Christ  dont  lé  nom,  pro- 
noncé par  l'éS  uns  axer  l'àccént  de  l'adoration  j  par  les 
antres  avec  celui  de  la  menace  ël  de  la  haine,  formait 
«  un  signe  (ïè  contra. lietion  >j  entre  les  membres  de  la 
colonie  hébraïque.  Klle  ne  s'informa  peut-être  même 
pi-  si  ÛhristUi  ou  Chrestns  était  ou  non  une  personne 
actuellement  vivante.  Habituée  a  l'action  rapide. 
brutale,  envers  les  petits,  envers  «  les  races  nées 
pour  la  servitude,  connue  CicÔ'rOû  appelait  les  Juifs 
et  les  Syriens  1  .  l'autorité  ordonna  l'expulsion  de 
tous  les  Israélites  dé  Rome  -2  .  Telle  est  du  moins  l'as- 
sertion dé  Suétone';  hioii,  plus  éloigné  des  événe- 
ments, dit  seulement  que  Claude,  etlrayé  du  nombre 
croissant  des  Juifs,  et  de  leur  turbulence  qui  troublait 
sàhs  cesse  la  paix  de  la  ville,  ne  les  chassa  point ,  mais 

interdit  leurs  réunions  (3).  L'expulsion  fut  sans  doute 



i     De  prov.  cons.,  5. 

(2)  Jmlii'os.  iinpuliore  (  hresto  assidue  Uiiniilluanlis.  Rouih  i'\|»ulit. 
Mntiiiii-.  <  luu'liiis,  25.  —  M<  l>uru\.  Ilisl.  des  limiinius.  t.  IV.  p.  iOC. 
noir  6,  pense  qu'il  peul  êl  re  simplement  question  ici  d'un  6rec  converti 
nu  jnilaïs'in-  <-t  portant  le  nom  as-.-/.  <  omniu ti  dans  1rs  inscriptions  de 
Xor/TTo:.   Ce   s\  st,-iii,«.    Miulinii  par   I  sIht.  Dale.   Ililsdier,  esl   aujour- 

d'hui  abandonné.  Les  Romajns  disaienl  souvent  Çhrestw  pour  Chris- 

liis.  (hr  itidrii  pour  Cliristiani.  selon  Tri  1  ullien .  i/ml.,  3.  et  Lactaiici'. 
hir.  Jjist  ,  IV.   1 7.  Celle  ortho-rapli"  \icieiise  si'  retrouve  jusque    sur 

des  iiuiilio  -  des  catacombes  :  Bullelt.  di  archeol.  crist.,  1873,  p.  21. 
Sa.  .t  .iiisi  in .  dans  sa  pr.'ini  ri'  tpologie,  tlit  que1  lé  nom  de  chrétien 
n'implique  que  des  idées  honnêtes;  •  il  semble,  par  une  sorte  d'iota- 
•  isini'.  assimiler  lès  mots  xp«rc<*  êl  xprjinô;.  Comparez  la  vieille  ortho- 
graphe française,     cbcesljen.  » 

3    ToO;  t:    Iovôou&Oî  icXeovauravTac  avO-.;  mtt;  yj»  tairai;  àv  dcyevi  Tapa/f,; 
v-otoj  'V.'O'j  (jçwv,  Tfj{ It6).et«)î  EtpYÔ^vat,  oix  i$T().a<j6  ;j.:v,  tmô:  89)  T:or:p:f.> 
infovç  ex&euae  |v?j  awaQpoC&aOai.  Dion  Cassius,  //A/. .  LX,  6. 


20  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

de  courte  durée,  mais  eut  lieu  certainement  ;  le  livre 
contemporain  des  Actes  des  apôtres  affirme  que  Claude 

ordonna  à  tous  les  Juifs  de  s'éloigner  de  Rome,  »  et 
qu'à  cause  de  cela  un  Juif  originaire  du  Pont,  nommé 
Aquila.  et  sa  femme  Priscillc,  s'établirent  à  Co- 
rinthe  (1-. 

—  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  la  juiverie  de 
Rome  était  ainsi  dispersée  :  déjA  sous  la  République, 
puis  sous  Tibère,  de  semblables  mesures  avaient  été 
prises ,  et  toujours  à  l'occasion  de  mouvements  reli- 
gieux. Si  terribles  qu'elles  nous  paraissent,  ces  expul- 
sions étaient  facilement  supportées  par  la  masse  de 
ceux  qui  en  étaient  l'objet.  Quitter  leur  masure  du 
Transtevère  ou  le  précaire  abri  du  bois  d'Égérie,  en- 
fermer quelques  ustensiles  de  ménage  dans  cette  cor- 
beille de  jonc  ou  de  paille  dont  parlent  souvent  les 
poètes  latins,  partir  avec  les  femmes  et  de  nombreuses 
troupes  d'enfants,  vivre  sur  la  route  d'aumônes  ou  de 
quelque  métier  nomade,  n'impliquait  pas  un  trop 
pénible  changement  d'habitudes  pour  beaucoup  de 
familles  rompues  a  une  vie  dure,  précaire,  que  nul 
lien,  d'ailleurs,  n'attachait  au  lieu  qu'elles  quittaient. 
lue  chaude  hospitalité  les  attendait  dans  les  villes  où 
existaient  des  synagogues  :  et  souvent,  sans  trop  s'é- 
loigner de  Rome,  elles  trouvaient  a  s'établir,  en  at- 
tendant U  moment  peu  éloigné  où  l'Klat  se  relâcherait 
deses  rigueurs  et  permettrait  le  reiour.  Pour  quelques 


(I)   ...  A'.à  tô  o'.aTcta/^'va'.  KXavâiOV  ywpiÇeffOai  TtàvTa;  roùç    lou5a(pv; 
èv.-r,;  M'M|J.r,:.  .1(7.  ApOst,  XVIII,  2. 


I.i:  (  HIUSTIAM.vMi:  a  iiomi:.  21 

autres,   qui  formaient  1  "  t  - 1  i  t .  -  _  l'aristocratie  (j,.  ),,  pppU; 
lati.-n  ,jui\e.  l'exil  .'•lait  plus  douloureux.  Il  .lut  le  pa- 
raître surtout,  ni   'i!l.  à  ceux  qui  axaient  été,  (1QJD  les 
auteurs,  mais  rn.cas'uui  ,t  1rs  \  ietimes  de  la  s.'-.lil  ion  , 
aux  membres  de  la  jeune  chrétienté  tir  Koine,  que  l'on 
expulsait  avec  l.-s  Juifs,  soit  qu'ils  appartinssent  à  la 
ra.'.'  Icbraïque.   soit  qu'en  abandonnant  le  culte  des 
dieux  p..ur  rinl.iassri-  (•«■lui   du  Christ  ils  se  fussent 
donnés,  aux  yeux  .les  païens,  l'apparence  de  ju.laïs,  i  . 
Aquila  .t  l'iiscille  réunissaient  les  deux  conditions  qui 
rendaient    pénible  l'expulsion  ordonnée    par   Claude. 
L.s    ,l,u\  époux    n'appartenaient   pas  a   la   population 
.bonde  qui  vivait   de  p.tits  métiers  aux  bords  du 
Tibre  ou  aux  environs  de  la  porte  Capène  :  .•'.'■lai.nl 
des    industriels.    des    bqurgflOJs  ;    ils    possédaient    un 
atelier  [>ourla  fabrication  des  tentes,  situé  probable- 
ment .  non  dans  le  quartier  juif  proprement  dit,  mais 
à  proximité  de  ce  quartier,  sur  l'Aventin  (1).  En  outre, 
ils  n'étaient  plus  Juifs  :  soit  depuis  la  venue  de  Pierre, 
suit  auparavant ,  ils  avaient  embrassé  le  christianisme. 
Aquihi  et  Priscille  ne  pouvaient  songer  à  errer  misé- 
rablement :  ils  se  préoccupèrent  de  former  en  un  autre 
lieu   un   établissement  .ni   moins  provisoire.   IN  s'jnSr 
tall'Tcnt  dans  une  des   mitjrppplesj  cp^nmemales  de 
l'Orient,    a   Corintlie.   située   à   1 1 1 . » î t i . *  mute   entre    le 
Pont,  leur  patrie,  et  borne,  ou  sans  .Imite  un  instinct 
secret    le.  rappelait.  On    peut  conjecturer  que   saint 
Pierre,  chassé  de  Rome  en  même  temps  qu'eux,  prit 

(t    BulletÙhodiarcheotogîàcristifinqfASQTijt,   ...   .:.. 


22  LA  PERSÉCUTION  DE  NERON. 

aussi,  par  mer,  la  route  de  Corinthe,  mais  ne  fit  qu'y 
toucher,  pour  de  là  se  rendre  à  Jérusalem.  11  était 
dans  cette  ville  en  50  :  on  le  voit  y  présider  la  réunion 
des  apôtres  et  des  anciens  qui  se  prononça  contre  les 
pn'ttntions  des  adversaires  de  Paul  et  de  Barnabe,  et 
employa  pour  la  première  fois  la  formule  sublime  : 
«  Il  a  paru  boa  au  Saint-Esprit  et  à  nous  (1).  » 

Comme  toujours,  l'exil  des  Juifs  fut  de  courte  durée. 
Le  tumulte  apaisé,  on  les  laissa  rentrer  peu  à  peu.  En 
quelques  années,  peut-être  en  quelques  mois,  la  jui- 
verie  de  Kome  était  reconstituée.  Les  petites  gens  re- 
vinrent sans  doute  les  premiers  ;  les  Juifs  aisés,  comme 
Aquilaet  Priscille,  attendirent  avant  de  suivre  le  mou- 
vement de  retour  que  la  paix  fût  consolidée.  Ceux-ci 
étaient  encore  à  Corinthe  quand  saint  Paul  y  vint, 
divisant  selon  sa  coutume  le  temps  entre,  le  travail  et 
la  prédication ,  et  faisant  de  ses  journées  deux  parts, 
Lune  qu'il  passait  dans  l'atelier  des  deux  époux,  avec 
lesquels  il  s'était  associé  pour  la  fabrication  des  tentes , 
l'autre  qu'il  passait  à  la  synagogue  ou,  quand  il  en 
eut  été  chassé,  dans  une  maison  voisine  transformée 
en  école  et  en  église  (2).  Aquila  et  Priscille  demeurè- 
rent à  Corinthe  tout  le  temps  qu'y  fut  saint  Paul  ;  ils 
le  suivirent  ensuite  à  Éphèse  (3).  Ils  y  étaient  encore 
quand  il  écrivit  de  cette  ville  une  lettre  à  l'église  de 
Corinthe  (k).  Mais  ils  ne  tardèrent  pas  à  rentrer  à 


(1;  Act.  Apost.,  XV,  28. 

(a)  Act.  Apost.,  XVlll,  î-n. 

■:f    Ihi'l.,  is,  e.i. 
(4)  /  Cor., XVI,  io. 


il:  CHRl8TlANISIfI  a  H0M1  . 

Rome;  el  leor  foyer  hospitalier  y  dei  lui .  an  eominem 
oemenl  durègne  deNérdnt,  se  qu'il' avait  été  à  Éphàse*, 
on  (I<n  centres  de  la  propagande  el  dé  la  vie  chré- 
tiennes. Saluez  de  nia  part,  é<  rivait  s;iint  Paul  au\ 
fidèles  de  Rome  eri  .">8.  saluez  Aquila  .1  Priscille.  Bief 
coopérateurs  dans  le  Christ  Jésus  :  saluez  aussi  1  lé- 
galise établie  àftm  l«ui-  maison  i  .  Vautres  saluta- 
tions terminent  la  lettre  de  l'aul  aux  Romains  :  Le  nom 
de  sailli  Plerfe  né  s'y  rencontre  pas.  Le  chef  des  apô- 
tres ne  se  trouvai  pas,  en  .">8,  dans  la  ville  éternelle. 
où  probablement  il  n'était  pas  encore  pcyénn  depuis 
L'expulsion.  Mais  la  semence  jetée  par  lui  avait  l'ruc- 
tifié  en  son  absence;  on  le  devine  au  gxcttid  nombre 
de  fidèles  de  Rome  dont  les  noms  étaient  éonans  de 
saint  l'aul  et  sont  cités  ;\  la  lin  de  sa  lettre  ;  des  femmes  : 
Marie.  Junie.  Tryphène,  Trypliosa,  Perside .  Julie, 
olympiade:  des  hommes  :  Epanète,  Andronie .  L'r- 
hain.  Stachys.  Apelle,  Hérodion,  Kul'us.  Asyneritos, 
Phl.--i.il.  Ilermas.  Pat  robe  ,  Hermès.  Philolofnis. 
Néréé,  Ampliatus;  des  groupes  anonymes  :  «  ceux  de 
la  maison  d'Àristobule  .  «  eeiiv  de  la  maison  de  Nar- 
MBSe,  d'autres  encore,  (pie  l'Apôtre  désigne  sans 
les  îioiniiicr    -l  . 

Otte     Ilolllriulatlire     permet     de     deviner    riiumhle 

éondiiion  de  cëd  ^remieM  sectateurs  do  christianisme 
a  Konie.  l'.raucoup  portent  d.s  dég*pfJft*natservilei 


(i)  nom.,  xvi.  3  5. 

(1)  Rom.,  XVI,  5-15. 

3)  ci'.  Wilmanns,  Exempta  itucriplionum  latinaruwt.  II.  Indices, 
Cogaomuu  virorumet  mnlierom,  pattim. 


2ï  LA  ÎT.RSLCLTION  DE  NÉRON. 

«  Ceux  de  la  maison  d'Aristobule  »  et  «  ceux  de  la 
maison  de  Narcisse  »  sont  vraisemblablement  d8S  <s- 
cl.ivt's  ou  des  affranchis  de  quelque  puissante  famille  : 
le  maître  ou  patron  des  premiers,  Aristobule,  peut 
avoir  été  un  riche  Juif  familier  de  la  cour  des  empe- 
reurs, rallié  au  gouvernement  et  aux  impurs  do  Rome, 
peut-être  ce  descendant  d'Hérode  que  Néron  fit  roi  de 
la  Petite  Arménie  (1);  les  autres  ont  pu  appartenir  à 
h  maison  de  Narcisse,  affranchi  de  Néron  que  Galba 
lit  tuer  (2).  Un  des  chrétiens  nommés  par  saint  Paul, 
Ampliatus,  doit,  selon  toute  apparence,  être  identifié 
avec  l'esclave  dont  le  tombeau  magnifique  a  été  récem- 
ment découvert  dans  une  des  plus  anciennes  catacom- 
bes (3).  On  se  tromperait,  cependant,  en  croyant  que 
l'Evangile  n'avait  point  pénétré  dès  cette  époque  dans 
les  couches  supérieures  de  la  société  romaine.  Un  cé- 
lèbre récit  de  Tacite,  sur  lequel  de  récentes  découvertes 
ont  jeté  une  lumière  inattendue,  fait  connaître  le  drame 
intime  qui  se  joua,  en  cette  même  année  58,  au  sein 
d'une  des  plus  grandes  familles  de  Rome,  à  la  suite 
d'une  conversion  au  christianisme. 

Un  des  premiers  personnages  de  l'empire,  à  cette 
époque,  était  Aulus  Plautius.  Son  illustration  d;it;iit  de 
loin.  En  29,  il  fut  consul  subrogé;  de  43  à  V7,  il  com- 
mença et  acheva  presque  la  conquête  de  la  Bretagne  ; 
en  'iT.  Claude  le  récompensa  par  les  honneurs  de  l'o- 
_ 

(1)  ïoskphè,   i/'/.  ./>"/..  XX.  5. 

(2)  Dion,  i.xiv. 

Bullettino  di  archeologia  crisliana,  ihsi.  |>.  5"-:<i  el  pi.  iil-iv 


1.1.  i  lli;i>TIAM>MI.  A  HOME. 

ration.  Cependant,  à  son  retour  .1.-  tycetaene,  1«'  vain- 
queur ;i\;iit  trouvé  sa  maison  triste,  sa  femme  l'oinpo- 
ni.i  Cra-eina  \etue  de  noir  et  versant  des  larmes.  Depuis 
il.  «  II-'  ne  voulait  point  être  consolée  de  la  mort  de 
N  parente  Julie,  tille  de  hrusus,  tuée  par  la  jalousie 
de  Messaline.  (>  deuil  librement  porté  n'avait  pas  été 
puni  par  le  débonnaire  Claude;  sous  le  jeègne  suivant, 
la  noUe  t'rinine  «pii  avait  conquis  dans  |,i  ser\ilité  uni- 
\«  rselle  le  droit  de  pleiuvr  librement  devint  l'objet 
du  respect  de  tous.  Mais  |;i  \ic  retirée  à  laquelle  depuis 

tant  d'années  s",  tait  condamnée  Poinponia  parut  à 
plusieurs  avoir  d'autres  causes  qu'un  deuil  de  famille. 

On  l'accusa  de  ..  superstition  étrangère  »,  crime  capi- 
tal. I»i«n  que  les  luis  qui  le  réprimaient,  toujours  en 
vigueur  (1),  fussent  rarement  appliquées.  Renvoyée, 
eu  conformité  des  vieux  usages,  encore  suivis  dans 
les  familles  patriciennes  (2),  au  jugement  de  son  mari 
et  de  ses  proches,  (die  fut  examinée  par  ce  tribunal 
domestique  | .}  .  et  déclarée  innocente  (V).  Mais  quelle 
sup.ivtition  étrangère  avait  pu  lui  être  imputée?  Il 

(l)  Cicéron,  Dr  L'eQibiU,  II,  i\  ittàtC,  LU.  B8. 

c>)  Dtaiys  dii.iii.Mina».'.  i/v// .  ii  Mi  riiiir.  //;.>/.  .w..  xiv.  r,  : 
Siit-tniic  Tiberius,   l& 

(S]  Noua  ne  à 9  gueVe  renseignés  srir  l.i  procédure  if&ratil  < 

liilumal.  ni  sur  le  iegrê  ifo  i>atrnlr  auquel  s'cti'iulail  li'  ilioil  il  iu  l'a  in- 
partir.  1!  o)iin;iis>ait.  ilit  Tank  (Ami.,  XIII,  32),  de  Capite  famaque. 
Ses  membres  étaienl  ol  ovfYeve?;  Deqy»,  II.  2n>.  cognait  (Plauto,  .\m- 
lilnl..  8I7-8J3,,  prapinqui (Tgejtej  I""-,  H.  jW^désignatioiM  vagues. 
CC  Fresquet,  '/"  Tribunal  de  famille  chez  les  Romains,  îani  ta 
Revue  historique  du  Droit  français  A.  1,  iv,-,.  p.  L25:  Willems,  le 
Droit  public  romain,  p.  8". 

(•'»)  Tacitr,  inm.  xiii.  i  ■ 


M  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

semble  qu'aucun  des  cultes  païens  de!  l'Egypte  ou  de 

la  Syrie,  assez  niai  lamés  malgré  les  abstinences  elles 
mortifications  qu'ils  imposaient  à  leurs  sectateurs  (1), 
u 'n'it  été  en  harmonie  avec  le  genre  d'existence  aus- 
tère et  digne  que  I\>mponia  s'était  faite  au  milieu  du 
grand  monde  de  Kome.  Était-elle  juive  ?  juive,  elle  n'eut 
point  été  poursuivie  :  elle  fût  demeurée  libre  de  chan- 
-«t  son  vieux  nom  romain  en  un  nom  biblique,  de 
prendre  le  titre  de  mère  de  la  synagogue,  comme 
Veturia  Paniez.  Reste  qu'elle  ait  été  chrétienne,  que  la 
prédication  apostolique  soit  parvenue  jusqu'à  elle  et 
ait  ouvert  dans  son  cœur  triste  une  source  inconnue 
de  consolation  pure  et  d'ineffable  joie  (2).  Cette  solu- 
tion, longtemps  présentée  comme  une  hypothèse,  est 
devenue  presque  une  certitude  par  la  découverte,  dans 
unecatacombe,  de  l'inscription  funéraire  d'un  Pompo- 
nius  (Jra'cinus ,  inhumé  vers  la  fin  du  deuxième  siècle 
OÙ  le  commencement  du  troisième  (3).  Le  christia- 
nisme du  petit-fils  rend  au  moins  plausible  le  christia- 
nisme de  la  grand'mère,  et  permet  défaire  remonter  à 
l,i  femme  de  Plautius  la  conversion  de  cette  branche  de 
l'illustre  famille  des  Pomponii.  On  s'estmème  demandé, 
non  sans  raison,  si  Pomponia  Givecina  ne  devrait  pas  être 


(1)  Cf.  Boissier,  la  Religion  romaine  d'Auguste  aux  khïomhs, 
t.  I,  p.  402  et.suiv. 

(2)  Cf  Renan.  l'Antéchrist  p.  4. 

(3)  nOMIIONIOC  ri'IIk'EINOC;  au  cimetière  de  Callisle.  De  Ro>>i. 
Jtomu  sotlcrranca,  t.  II,  p.  363.  «  Ce  cognoinrii  (Gracions  lut  livs 
rare  après  1«-  premier  siècle  de  l'empire,  époque  «  »  Ci  il  fut  illustré  par  les 
Pomponii  Graciai,  frères  ei  parents  de  la  l'omponia  r.necina  rappelée 
par  Tacite,  o  Ibid. 


ES  <  iu;imi\m>mi:  I  îMMi.. 

identifiée  ;»\ «■<•  la  -Tande  dam.-,  dont  od  connall  BBO* 
lniirnt  Vagnàmtn  probablement  symbolique  <\  |np- 
tismal.  Lueiua.  (jui  ouvrit  dans  DDQ  pr.fdiuni  de  la  MAC 
AppHniK-  un  des  plua  anciens  hypogéenchrétiens,  ?ô* 
cftabk  ■  cimetière  aristocratique  •■  situé  dans  le  roi* 
sinage,  peut-être  au-dessous  de  terrains  ayant  appar- 
tenu  à  des  Pomponii  Basai,  et  dans  Lequel  ont  -t.' 
pèneonirées  Mrs  épitàpfoes  de  fimniliit,  de  Ca-eiliani. 
d'Àttici,  d'Annii.  illustrés  ramilles  alliées  ou  appa- 
rentées entre  elles  et  avec  la  yens  Pomponia    1). 

La  chrétienté  de  Rome,  au  commencement  <ln  règne 
de  Néron,  étaii  «loue  composée  d'éléments  biien  divers* 
Il  s\  trouvait  <l«'s  riches  et  des  pauvres,  des  esclaves 

rt  «1rs  nobles.  (1rs  lidèles  «  10 il i: i ll« * .  d'esprit  et  de  îno-urs 

hébraïque»,  des  tidèles  d'origine. 't  d'éducation  peeque 
*-t  romaine!  L'épitw  de  saint  Paul  aux  lîomains  Bemhle 
viser  à  la  l'ois  l'élément  juif  et  l'élément  hellénique 
qui  coexistaient  inévitablement  au  sein  d'une   Eglise 

comme  celle  de  Rome,  semblables  à  ces  courants  pa- 
rallèles qui  suivent  le  lit  d'un  même  Jleuve  sans  se 
contrarier  réciproquement,  mais  sans  mêler  intimement 
l.iii-s  r.iu\.  Bien  que  saint  Paul  s*;idre>se  sou\ent  aux 
lidrl.s.lr  li  -.utilité',  ?Ovr,,et  que  ts  premier  chapitre  de 
sa  lettre.  OU  il  décrit  avec  une  énergie  extraordinaire 

l'horreur  des  mœurs  païennes,  leur  paraisse  Burtpul 

adressé,  cependant  le  long  exposé  doctrinal  qui  suit  a 
principalement  pour  but  de  faire  entrer  les,  lidèlesd'oii- 


(i)  i>.'  Bwah,  iinnin  toUeèrànem,  t.  I.   y.  MH-Sâfi^  t.  il,  y. 
360  et  suiv.  Cf.  Rome  souterraine,  \<-  im-186. 


28  LA  PERSECUTION  DE  NÉRON. 

-me  jnive  dans  la  grande  liberté  chrétienne,  montrant 
à  ceux-ci  le  joug  de  la  loi  brisé  par  la  rédemption  de 
Jésus,  les  observâmes  légales désormais  superflues,  les 
chrétiens  tous  égaux  dans  le  Christ,  qu'ils  viennent  de 
la  circoncision  ou  de  la  gentilité.  Plusieurs  des  con- 
seils pratiques  des  derniers  chapitres  semblent  aussi 
donnés  particulièrement  aux  judéo-chrétiens.  L'apôtre 
n'aurait  pas  besoin  d'inculquer  à  des  païens  convertis 
la  fidélité  à  l'empire,  la  soumission  aux  puissances 
établies,  le  devoir  de  payer  l'impôt.  Aux  Juifs,  chez 
lesquels  le  sentiment  de  l'indépendance  nationale  est 
toujours  frémissant,  et  qui,  seuls  entre  tous  les  peuples, 
refusent  de  se  fondre  dans  l'unité  romaine,  il  doit  au 
contraire  rappeler  ces  vérités  d'ordre  public.  Le  Juif 
qui  abandonnait  la  loi  pour  l'Évangile  changeait  vrai- 
ment de  nationalité  en  même  temps  que  de  religion. 
Il  abjurait  dès  lors  toute  arrière-pensée  de  révolte,  tout 
sentiment  de  patriotisme  particulier.  Il  devenait  fidèle 
sujet  de  l'empire.  Telle  était  la  théorie;  mais  en  fait 
une  telle  transformation  était  difficile.  Pour  la  faire 
accepter  au  Juif  converti,  le  rendre  à  la  fois  romain 
et  chrétien,  il  fallait  lui  montrer  des  motifs  si  hauts, 
si  désintéressés,  que  ses  dernières  résistances  fussent 
eonlraintes  de  céder  devant  la  beauté  d'un  idéal  su- 
périeur. Cest  ce  que  tente  saint  Paul  : 

«  Que  toute  âme,  dit-il,  soit  soumise  aux  puissances  ; 
car  il  n'est  pas  de  puissance  qui  ne  vienne  de  Dieu  : 
par  lui  sont  ordonnées  toutes  les  puissances  existantes. 
C^ssi  pourquoi  celui  qui  résiste  au  pouvoir  résiste  à 
I  orare  de  Dieu  et  encourt  la  condamnation.  Les  prin- 


LE  CHRISTIANISME  À  ROME.  29 

!:.•  sont  j ». »î » 1 1  la  teneur  ili-s  Bonnes  a< étions,  maïs 
des  mauvaises.  Voulez-vous  uaVoir  rien  à  redouter 
du  pouvoir.'  faites  le'  bien,  et  il  tffàb  louera,  car  il  ésl 

l'é  ministre  de  bien  pour  té  bien.  Mais  si  vmis  faites  le 
mal.  tremblez  :  ce  àf'esi  pas  m  vain  qu'il  porte  (è 
glaive!  Il  ésl  le  ministre  de  dieu,  \enueurdes  mau- 
vaises actions.  Il  faut  donc  lui  être  soumis,  non  seule- 
ment par  crainte  des  châtiments,  mais  par  devoir  de 
CodscTéhcU  C'est  p.,ur  cela  «pie  vous  payez  tribut  aux 
puissances,  qui  sont  les  serviteurs  de  Dieu.  Etendez 
(Jonc  à  chacun  ce  qui  lui  est  dû,  le  tribut  à  l'un,  l'im- 
pôt ,"i  l'autre,  à  celui-ci  la  crainte,  à  celui-là  l'hon- 
neur  (1).  » 

Quelle  noble  définition  du  pouvoir  :  ministre  de 
DlëU  pour  le  bien  !  Sans  doute,  alors  comme  aujour- 
d'hui, comme  dans  tous  les  temps,  la  réalité  donnait 
à  l'idéal  d'ironiques  ou  cruels  démentis.  Claude  était 
mort  depuis  quatre  ans  seulement ,  et  déjà  lie  palais 
avait  revu  de  sanglantes  tragédies;  déjà  le  fils  d  Â- 
-rippine,  échappant  à  ses  précepteurs,  avait  rempli 
lès1  rues  de  Rome  du  bruit   de  ses  folies  nocturne-. 

<.ep,-nd,int  Séneque  et  IIiutIîUS  ré_  liaient  eue.  ue  SOUS 
le  nom  île  N.'ion.  et  le  ne.nde  trompé  pouvait  espérer 
un  bon  empereur.  Quels  que  fussent  d  ailleurs  les 
faits,  l'idéal  était  sublime,  et  l'Apôtre  montrai!  une 
habileté-  supérieure,  un  tact  exquis,  en  plaçant  SOUS 
la  protection  .l'une  -rande  Ictéeles  conseils  pratiques 
.pie  l'état  dés  esprits  auxquels   il  s'adressait  rendait 

i    /, .mi..,:. 


30  LA  PERSECUTION  DE  NERON. 

nécessaires.  Il  ennoblissait  ainsi  l'obéissance,  la  justi- 
fiant d'avance  de  tout  soupçon  de  crainte  ou  de  servi- 
lité. C'est  seulement  après  avoir  montré  toute  puis- 
sance ordonnée  de  Dieu  et  son  ministre  pour  le  bien, 
que  saint  Paul  passe  en  revue  les  obligations  des 
sujets  :  l'impôt,  l'obéissance,  l'honneur,  c'est-à-dire 
ce  (jui  peut  mettre  le  pouvoir  en  état  de  remplir  la  fin 
pour  laquelle  Dieu  l'a  institué. 

Remarquez  la  précision  avec  laquelle  l'apôtre  insiste 
sur  l'obligation  de  payer  l'impôt,  énumérant  les  deux 
espèces  de  redevances  auxquelles  étaient  soumis  les 
sujets  de  Rome,  l'impôt  direct,  odpoç  (1),  l'impôt  indi- 
rect, péages,  droits  de  douane,  te'Xoç.  En  s'exprimant 
ainsi,  saint  Paul  montrait  non  seulement  une  véritable 
loyauté  politique,  mais  encore  un  sens  exact  des  né- 
cessités sociales,  dans  un  moment  où,  frappés  de  ver- 
tige, peuple  et  souverain  semblaient  les  méconnaître. 
En  58,  date  de  la  lettre  aux  Romains,  une  assez  grande 
agitation,  provoquée  par  les  exactions  des  compagnies 
àdjudie;if;iires  des  impôts  indirects,  et  surtout  par  la 
rapacité  et  la  dureté  de  leurs  agents  subalternes,  se 
faisait  sentir  dans  la  plupart  des  provinces  (2).  Nul 
doute  que  les  Juifs,  ou  même  les  chrétiens  de  race 
hébraïque,  ne  s'y  soient  associés  :  on  sait  combien,  en 
Judée,  étaient  impopulaires  les  publicains.  agents 
supérieurs  du  fisc  ou  simples  douaniers,  considérés, 
s'ils  étaient  Romains,  comme  des  agents  de  Tétran-'  i. 

(1)  Cl.  S.   Luc  XX,  21. 
(-',  Tacile,  AM.,  Xlir.  50. 


Il    CHRISTIANISME  A  ROME.  ;l 

Juife,  comme  des  traîtres  à  leur  patrie   i  .  Les  plaintes 

(juis'.l.'\,ii,Mit  de  toutes  parlsarri\èrentjusquïi  Néron  : 
s.»it  sensibilité  maladive,  soit  puéril  désir  de  popularité. 
il  rut  un  instant  la  pensée  de  supprimer  tous  les  iiu- 
pùts  ind'nvcts.  nnel  beau  présent  je  feras  m  genre 
humain  !  a  s'éeria-t-il.  Le  radicalisme  du  souverain 
émut  lf»s  politiques  sensés.  Le  sénat  avait  encore  le 
droit  de  faire  entendre  des  conseils  :  il  en  usa.  Aprèj 
avoirjoné  ■•  la  grandeur  dVime  ■•  de  Néron,  les  séna- 
teurs lui  tirent  resp,vtii«'iiseiuent  Observer  qui'  la  sup- 
pression projetée  serait  simplement  la  ruine  de  l'em- 
pire, di&soiutionqm  imperii.  Si  Ton  supprime  les  péages, 
dirent-ils,  ou  géra  conduit,  en  bonne  logique*,  à  sup- 
primer L'impôt  personnel  et  l'impôt  foncier  :  il  ne  p -*- 
fera  plus  rien.  Néron,  chez  qui  les  accès  de  générosité 
étaient  aussi  courts  que  vils,  et  qui  avait  encore  quel- 
que |,mu  sens,  se  rendit  facilement  à  ces  observations; 
il  promulgua  même  un  édit  excellent,  ordonnant  que 
toutes  les  lois  d'impôt,  tous  les  droits  de  douane,  se- 
raient portés  à  la  connaissance  du  public,  que  les  dettes 
•n\ersle  fisc  se  prescriraient  par  une  année,  que  les 
prpcès  intentés  au\  publicains  seraient  jugés  avant 
tous  les  autres,  et  abolissant  l'impôt  du  quarantième 
sur  la  valeur  des  lu. mis  litigieux  inventé  par  Cali- 
-nli'  1  ■  Au  milieu  de  l'agitation  des  esprit»,  qui 
abouti!  à  crtte  solution    raisonnable,  on  remarque  !•■ 


(1)  S.  Matthieu,  IX.  Il;  XVIII,   17;  XXI.  SI  :  Josèphe,  Anl.  Jud., 
XMii.  j.  cf.  Fooard,  /"  Vie  de  N.-S.  Jësus-l  hrjA%  I.  I,  p.  29&298J 

(2)  Tacite,  Ann.,  xiii.  50,  51.  Cf.  Suétone,  >ero,  10. 


32  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

sang-froid  conserve  par  l'Apôtre.  S'élevant  au-dessus 
des  discussions  du  moment,  mais  peut-être  amené  par 
elles  à  parler  de  ce  sujet,  il  affirme  la  légitimité  des 
deux  grandes  formes  d'impôt  sur  lesquelles  reposait 
l,i  stabilité  de  l'empire  romain  :  il  rappelle  aux  fidèles 
de  Rome  les  principes  économiques  qu'en  ce  moment 
même  le  sénat  rappelait  à  Néron;  mais,  ce  que  ueùt 
pas  su  faire  le  sénat,  il  les  rattache  à  un  principe  su- 
périeur, la  nécessité  de  fournir  au  pouvoir  les  moyens 
d'accomplir  sa  mission  de  «  serviteur  de  Dieu,  »  de 
«  ministre  de  Dieu  pour  le  bien.  » 


i.lMiMHi:  DK  ROME  II    LES  MARTYRS  D'AOl  i   I ... 

III. 
L'incendie  de  Rome  et  les  martyrs  d'août  64. 

Quatre  ans  après  cette  Lettre-,  Paul  (-tait  à  Rome. 
Traduit  par  lis  Juifs  à  Césarée  devanl  le  tribunal  du 
procurateur  Porcius  Festus,  L'Apôtre,  qui  déjà,  à  Jéru- 
salem, .i\,iit  devanl  !<■  tribun  Claudius  revendiqué  ses 
droits  de  citoyen  romain,  n'hésita  pas  cette  l'ois  à 
prononcer  la  Formule  solennelle  de  l'appel  à  César  (1). 
(>n  l'envoya  à  Rome.  Là.  il  dut  attendre  pendant  près 
de  deux  ans  sa  comparution  devanl  Néron  :  ces  deux 
années  lurent  douces  pour  son  cœur  et  précieuses 
pour  son  ministère.  Il  vécu!  à  Rome  «lins  la  demi- 
Liberté  de  la  custodia  militaris  (2)  :  il  habitait,  sous 
la  carde  d'un  frumentaire  prétorien,  un  logement 
particulier,  loué  par  lui,  et  situé-  dans  l'enceinte  ou  le 
voisinage  des  caslra  ptwloriana.  Tout  le  monde  le 
pouvait  visiter  librement  3  .  Ce  quartier  de  Rome 
tl'entendail  pas  pour  la  première  fois  la  parole  apos- 
tolique   :   tout   près   était    le   cimetière  chrétien  où 


(!)  Act.   Apost.,  XXV,   in.  11.  12. 

(2)  Act  Apost.,  XXVIII,  1G.  Cf.  Ulpien,  Callistrate,  Herenains  Mo* 
destinas,  an  Digt  tte,  MAI  II.  vin.  i.  12.  1  i  :  Josèphe,  .\»i.  JutL,  XVIII, 
i,  Séhèqne,  /.'//..  r>:  /-"•  tranquillitate  animi,  LO.  Ces  textes,  ainsi  que 

eux  de  S.  Paul,  Philipp.,  I.  T.    |:î.   11.    1".  .,":  ColoSS.,  IV.  3,  i.   18; 

Epht  s.,  III.  i:  vi.  19-20;  Act.  1//"^'..  XXVIII,  20,  supposent  que  le 
prisonnier  ri  Bon  gardien  étaient  liés  ensemble  par  une  chaîne;  mais 
( •■■i.i  n  avait  lien,  ci idemment, <i m-  lorsqulla  sortaient. 
iet.  \pott,  XXVIII,  30,  :i. 

3 


31  LA  PERSECUTION  DE  NERON. 

avait  baptisé  et  siégé  saint  Pierre.  Les  conversions 
lurent  nombreuses,  même,  semble-t-il,  parmi  les 
soldats  :  saint  Paul  écrit  aux  Philippiens  que  ses 
chaînes  sont  devenues  une  prédication  du  Christ  iv  o/w 
tw  Trpai-rop(o),  dans  tout  le  prétoire,  c'est-à-dire  dans  tout 
le  camp  prêt ( u -ien  1  .  Peut-être  faut-il  compter  parmi 
ces  convertis  militaires  Xérée  et  Achillée,  certainement 
contemporains  des  apôtres,  qu'une  inscription  nous 
montre  abandonnant  les  impia  castra  pour  servir  le 
Christ,  et  qui  semblent  avoir  été  des  soldats  préto- 
riens (2) .  Des  Actes  de  basse  époque  attribuent .  il  est  vrai , 
à  saint  Pierre  la  conversion  de  Nérée  et  Achillée  (3)  ; 
mais  celui-ci,  précisément,  revint  à  Rome  peu  après 
l'arrivée  de  Paul ,  et  il  est  possible  que  ,  reprenant 
son  ancien  domicile  de  la  sixième  région,  Pierre  ait 
travaillé  de  concert  avec  l'apôtre  des  gentils  dans  les 
environs  du  camp  prétorien  et  de  la  voie  Nomen- 
tane. 

Après  deux  années  d'incessante  activité,  pendant 
lesquelles  il  entretint  avec  ses  chères  Eglises  d'Orient 
une  correspondance  admirable,  tout  en  faisant  péné- 
trer à  Rome  le  christianisme  jusque  dans  le  palais  des 
Césars  (i),  saint  Paul  comparut  devant  l'empereur,  ou 
du  moins  devant  le  conseil  auquel  ressortissait  son 


d)  philipp.,  i.  13. 

(2)  De  Rosm.  Bulleltino  di  archeofogia  criêtiana,  1874,  p.  20-16. 

(3)  Passio  s.  Flavia  Domitillx  Virginia  et  SS.  Nerei  ci  âchillci, 
dans  les  Acta  SS,,  mai.  t.  III,  p.  7. 

(î)  J'inii/i/)..  iv.  •>•)..  — Cf.  les  traditions  recueillies  par  sainl  Jean 
Chryeostome,  sainl  Astère,  Théophylacte,  Grlycas. 


L'INCENDIE  DE  ROME  ET  LES  MARTYRS  D'AOI  I   64, 

appel  i  .  il  semble  résulte*  de  deux  passages  des  Arêtes 
des  Apôtres  que  Néron  était  présent  -l  .  bien  que 
L'empereur  jugeai  rarement  en  personne  les  appels 
portés  devant  lui.  L'apôtre  fut  acquitté,  et,  Belon  son 
expression,  sorti!  délivré  de  la  gueule  du  Lion  (3  .  On 
a  pensé  que  L'influence  de  Sénèque,  <jni  connaissait 
saint  Paul  par  Le  témoignage  qu'avait  pu  lui  eu  rendre 
son  frère  Gallion,  proconsul  dWchaïe,  juge  liienveil- 
lahl  de  L'apôtre  dans  une  circonstance  antérieure  'i  . 
ou  en  avait  entendu  parler  par  Burrhtts,prôfe1  «lu  pré*- 
Loire  au  moment  ou  L'on  amena  saint  Paul  à  Rfofne  •">  . 
tut  pour  quelque  chose  dans  cet  acquittement;  Cela  est 

possible;  cependant,  Irtê fen  admettant  l'hypothèse 

(!«*  rapports  entre  Lé  philosophe  et  l'apôtre  <i  .  rien 
il-  prouve  que  Sénèque  ait  été  à  cette  époque  l'un  des 
amsiliarii  Auyusli  :  il  avait  quitté  les  affaires  avant  <).'{. 
L'acquittement  eut  plus  probablement  pour  cause 
l.i  vieille  indifférence  de  l'autorité  romaine  pour  les 
querelles  purement  religienseà;  surtout  pour  les  qu'e- 
i-elles  entre  Juif  Si  dès  qu'elles  ne  troublaient  pas  l'ordre 
public  :  indifférence  qui,  par  exception,  se  changea 
L'année  suivante,   â    L'égard   des   chrétiens;    en    une 

hostilité  déclarée,  mais  durait   encore  en  (»:{.  alors  que 


(i)  cf.  Mommsen,  Rômischea  Staatsrecht,  t.  il.  p. 948;  Willems, 
te  Droit  public  romain,  p.  47;>. 
(2)  Ad.    Ipott,  XXIII,  12;  XXIV.  T, . 
Il  Tim.,  IV.  17. 
,     i.7.   [post.,  XVIII,  12-17. 
c.    //-m/..  \\\  m.  16. 
(6)  Cf.  De  Rossi,  Bultettino  di  archeolotfia  trirtiéna,  1887,  p.  C-8. 


36  LA  PERSÉCUTION  DE  NERON. 

l'opinion  publique  persistait  a  les  confondre  avec  les 
Juifs  I  .  Probablement  après  cette  délivrance  Paul 
entreprit  de  nouveaux  voyages  apostoliques,  dont  il 
nourrissait  depuis  longtemps  la  pensée,  et  sur  lesquels 
il  ne  reste  point  de  documents  précis.  Plus  tard  seule- 
ment, peut-être  après  quelques  années,  il  revint  à 
Rome  rejoindre  Pierre',  qui  parait  n'avoir  pas  été  in- 
quiété :  les  deux  apôtres  survécurent,  selon  toute  ap- 
parence, à  l'épouvantable  crise  que  traversa  l'Église 
de  Rome  pendant  le  dernier  semestre  de  6i. 

Le  19  juillet  6  V,  le  feu  prit  dans  les  boutiques 
pleines  de  marchandises  inflammables  qui  entouraient 
le  Grand  Cirque,  à  l'extrémité  regardant  la  vallée 
entre  le  Palatin  et  le  Célius.  Le  vent  soufflait  avec 
violence,  un  de  ces  lourds  vents  d'été  qui  sont  les  plus 
redoutables  auxiliaires  de  l'incendie.  Rientôt  l'ovale 
immense  du  Cirque  fut  en  feu.  Puis  le  fléau,  dévorant 
d'abord  les  constructions  entassées  entre  les  collines, 
gagnant  ensuite  les  sommets,  entoura  le  Palatin  d'une 
ceinture  de  flammes,  se  détourna  du  Capitule,  courut  à 
travers  le  Forum,  consuma  les  boutiques  de  la  voie  Sa- 
crée, mais  fit  peu  de  mal  aux  monuments  à  cause  des 
nombreux  vides  laissés  entre  les  temples  et  les  basili- 
ques,  détruisit  la  région  alors  si  peuplée  d'Isis  et  de 
Sérapis,  ravagea  le  Célius,  l'Aventin,  la  vallée  qui  sépare 
le  Palatin  et  l'Esquilin,  où  se  trouvait  la  domus  Iran- 
siioria  de  Néron,  et  brûla  plus  de  la  moitié  de  la 
vieille  Rome,  dont  les  bâtisses  anciennes  collées  les 

.(1)  Tcitiillini.    W.W.,  1.  lt;Apol.,  21. 


L'INCENDIE  DE  ROME  il   II  S  MARTYRS  D  101  r  61 

unes  contre  les  autres  I  ,  les  rues, étroites,  tortueuses, 
privées  d'air  -2  .  offraienl  une  proie  facile  à  l'in- 
cendie.  On  ne  l'arrêta  qu'erj  faisant  le  vide  devant  lui, 
par  mi  grand  abattis  de  maisons  au  pied  de  l'JSsr 
•  juilin.  l.c  l'eu  avait  duré  six  jours,  pondant  lesquels 
le  peuple  s'était  enfui  au  Champ  île  .Mars,  où  Néron, 
revenu  d'Antiuœ,  lit  élever,  4es  abris  provisoires, 

l'our  nourrir  ces  pau\  res  -eus,  on  amena  des  \  i\  res 

d'Ostje  et  drs  uiiinieipes  \oisins.  Le  pain  l'ut  donné 
presque  pour  rien.  Mais  ces  mesures  d'humanité  n'apai- 
sèrent pas  le  peuple  aigri  par  la  souH'ranee.  qui  se 
voyait  avec  désespoir  chassé  de  ses  demeures  et  réduit 
au  plus  complet  dénùment.  Malgré  tant  de  eriims. 
Néron  Q'avait  point  encore  encouru  la  haine  popu7 
laire  :  on  lui  avait  tout  passé,  à  cause  de  son  luxe. 
de  son  extravagance,  d'une  sorte  de  bonne  humeur 
et  de  raffinement  artistique  qui  faisait  illusion  à  la 
Coude.  Ceux  qu'il  avait  frappés  jusqu'à  ce  jour  étaient 
des  princes,  des  impératrices,  des  nobles,  des  stoï- 
ciens :  les  petits  n'avaient  pas  senti  les  coups.  L'incen- 
die de  Rome  réveilla  soudain  la  conscience  des  masses. 
Aux  yeux  du  peuple,  aucun  fléau  n'a  pour  cause  le 
basard  :  il  faut  un  auteur  responsable.  L'auteur  était 


(i)  ou  peut  bc  rendre  compte  de  cel  entassement  des  édifices  de  I  an- 
ejenne  Rome,  en  regardant  la  curieuse  fresque  de  la  maison  de  Livie 
-m  te  Palatin,  représentant  un»'  me  «le  la  ville  aperçue  par  nne  fenêtre 
ouverte.  Voir  la  copie  exposée  an  rez-de-chaussée  de  la  bibliothèque  de 
l'école  des  Beaux-Arts;  cf.  la  reproduction  en  lithographie  dans  la 
Revue  archéologique,  septembre  1870,  pi.  w. 

(5   Cf.  Cicéron,  De  lege  ograria,  II,  3.">.  96;  Tacite,    Inn.,  XV,  38. 


38  LA  PEIISECI'TION  DE  NERON. 

tout  trouvé  :  Néron.  Les  malheureux  entassés  dans  les 
baraquements  du  Champ  de  Mars  n'osaient  encore 
joindre  à  son  nom  l'épithète  d'incendiaire:  mais  des 
bruits  odieux  circulaient  dans  la  foule  :  on  disait  que 
Néron .  épris  du  pittoresque ,  enivré  d'une  poésie 
malsaine,  s'était  fait  de  l'incendie  de  Rome  un  spec- 
tacle :  les  uns  affirmaient  que,  en  habit  d'acteur, 
une  lyre  à  la  main,  il  l'avait  contemplé  du  haut  d'une 
tour,  en  chantant  la  ruine  de  Troie  ;  les  autres,  plus 
modérés,  racontaient  qu'il  avait  seulement  chanté 
l'élégie  troyenne  sur  son  théâtre  domestique.  Peu  à 
peu  la  légende  grossit,  ou  des  faits  étranges  se  dé- 
couvrirent :  on  dit  que  des  esclaves  de  Néron  avaient 
été  surpris  activant  les  tlammes  qui  dévoraient  son  pa- 
lais. Les  rumeurs  les  plus  malveillantes  semblèrent 
bientôt  recevoir  des  événements  une  terrible  confirma- 
tion. Au  moment  où  tous  croyaient  le  fléau  conjuré, 
le  feu  s'alluma  sur  la  colline  du  Pincio,  dans  les  jardins 
du  plus  intime  familier  de  Néron,  Tigellin.  Néron, 
sïeria-t-on  de  toutes  parts,  a  envoyé  des  ordres  :  il 
veut  détruire  Home  pour  la  rebâtir  plus  belle  et  lui 
donner  son  nom.  Pendant  trois  jours  l'incendie  rava- 
gea des  quartiers  jusqu'alors  épargnés,  le  Viminal,  le 
Qmrmal,  et  cette  vaste  plaine  du  Champ  de  Mars, 
ouverte  de  toutes  parts,  et  cependant  encombrée 
de  temples,  de  portiques,  d'où  le  peuple  dut  encore 
une  l'ois  s'enfuir.  On  vit  la  multitude,  affolée,  chercher 
un  asile  aux  portes  de  Rome,  le  long  des  grandes  voies, 
dans  les  bâtiments  accessoires,  trhlinia,  loges  de 
gardiens,  qui  accompagnaient  les  tombeaux.  L'incen- 


l  l\.  ENDIE  l»i:  BOME  Kl   II  s  M\l;n  i;>  i>  \m  i   ,-.,. 

die  .i\;iit  duré  neuf  jours  I  :  des  quatorze  régions  de 
Kome,  tr<»i>  étaient  entièrement  consumées,  sept  ne 
renfermaient  plus  que  des  murs  branlants,  des  toits  ;ï 

•  i.'ini  brûlés,  des  maisons  désormais  inhabitables»,  qua- 
tre seulement  Savaient  pas  été  touchées  par  le  feu  (2). 

Cependant  Néron,  pour, la  première  fois,  s»'  trouvait 

•  •h  Face  de  L'indignation  populaire.  <>  peuple  < j n i . 
cinq  ;ms  auparavant,  rangé  en  solennelles  proces- 
sions, L'avait  reçu  à  son  retour  dp  Qan^panie  couvert 
du  sang  d'Agrippxoe,  el  avait  accompagné  de  Bps 
Réclamations  1»-  parricide  montant  au  Capitale  pour 
pendre  grâce  ans  dieux  du  meurtre  dp  sa  mère,  ce 
même  peuple  grondait  et  maudissait  maintenant.  A  la 
lueur  <lf  L'incendie  de  Kome,  le  vrai  Néron  luiétait  enfin 
apparu.  L'empereur  trembla;  puis,  avec  uni'  habileté 
infernale,  il  essaya  de  détourner  les  soupçons.  La  foule 
voulait  un  coupable  :  il  lui  en  donnerait  des  milliers.  Elle 
aspirait  à  se  venger  sur  quelqu'un  de  ses  souffrances  :  il 
lui  jetterait  en  pâture  d'innombrables  \  jetimes.  Les  cir- 
constances se  prêtaient  admirablement  à  ce  plan  scé- 
lérat. I.e  i'euavait  pris  dans  les  boutiques  du  Grand  Cir- 
que, occupées  par  des  marchands  orientaux,  parmi 
Lesquels  étaient  beaucoup  de  Juifs;  maisil  n'avaitpoint 
touché  la  région  de  la  porte  Capène,  ou  les  Juifs  habi- 
taient; le  Transtevère,  dont  ils  formaient  presque  exclu- 


(i    On-lli.  73H:  Corpus  inscriptlonum  latinarntn,  VI,  BW. 

(2)  Tiirilf.  \nii.,  \V,  iisii.  :>>:  Suétofte,  Kero,  :ti.:is.  .}'.)  :  Dion. 
I.MI.  16-18;  Pline,  Nat  Hist.,  X\  II.  l  :  Sulpice  Sévère,  II,  19;  Orose, 
vu.  :.  —  Voir  « i ; i ii  —  Jordan,  Topographie  des  Stadt  Rotn  in  Âltèr- 
thum,  Berlin,  1871,  I.  I,  p.  187-491,  l'étude  critique  du  récil  (!<■  Tacite. 


40  LA  PERSÉCUTION  DE  NERON. 

sivement  la  population,  était  intact  :  de  tous  les  quar- 
tiers fréquentés  par  eux  le  Champ  de  Mars,  où  ils  avaient 
une  synagogue,  avait  seul  été  atteint,  mais  ils  y  étaient 
beaucoup  moins  nombreux  et  surtout  beaucoup  moins 
puissants  qu'à  la  porte  Capènc  et  au  Transtevère,  dont 
ils  avaient  fait  de  vrais  faubourgs  orientaux.  Le  feu 
a  été  mis  par  les  Juifs  !  ils  sont  les  vrais,  les  seuls  au- 
teurs de  l'incendie  de  Rome  !  ces  ennemis  de  la  civi- 
lisation et  des  dieux  ont  voulu  détruire  la  capitale  du 
monde  et  le  panthéon  de  toutes  les  religions!  De 
telles  paroles  durent  être  prononcées  par  des  émis- 
saires de  Néron  :  le  peuple,  naïf  dans  ses  emporte- 
ments, et  toujours  prêta  s'égarer  sur  une  fausse  piste, 
changea  probablement  l'objet  de  son  indignation  :  le 
péril  des  Juifs  devint  extrême.  Mais  ils  possédaient  à  la 
cour  des  protecteurs  puissants,  et  surent  parer  à 
temps  le  coup  qui  allait  les  frapper  (1).  Poppée,  je  l'ai 
dit,  était  à  demi  juive.  Il  y  avait  des  esclaves  juifs,  des 
acteurs  et  des  mimes  juifs  autour  de  Néron  (2).  L'em- 
pereur ne  commandait  aucune  exécution  politique, 
aucune  cruauté,  sans  avoir  consulté  non  seulement  Ti- 
gellin,  mais  Poppée  (3).  Serait-ce  trop  s'avancer  que 
de  dire  que  celle-ci  intercéda  pour  ses  coreligion- 
naires, et  que  soit  elle,  soit  quelqu'un  des  serviteurs 
de  race  hébraïque  pullulant  au  palais,  dirigea  les 
regards  de  Néron  sur  les  chrétiens,  par  le  vulgaire 

(1)  Cf.  Hausrath,  Die  NeutestamentlicJtûs  Zeitgesohichte>  t  •'■<!.. 
t.  III,  i».  40'.). 

(2)  M< scn.  thscr.  regniNeap.,  6467;  Josèftke,  De  cita  sua,  31. 

(3)  Tacite,  .\ h n.,  xv, ci. 

^(LIBRARY): 


L'INCENDIE  DE  ROME  KT  LES  MAHTMls  D  \..i  r  64.        il 

encore  confondus  avec  les  .lu ifs.  niais  depuis  longtemps 
poursuivis  par  Ceux-ci  d'une  haine  atroee,  d'une 
irréconciliable  jalousie?  Saint  Clément  attribue  à  la 
jalousie,  cii  Çr/ov,  la  persécution  de  Néron  I  :  ja- 
lousie intéressée;  qui  détourna  sot  Les  «In-. •tims.  dont 
beaucoup,  d'origine  jui\e.  habitaient  les  quartiers 
épargnés,  rhypocrite  colère  dé  l'empereur. 

Tacite  ne  fait  point  connaître  les  délibérations  se^ 
crêtes  qui,  dans  notre  hypothèse»,  amenèrent  La  subs* 
titution  «les  chrétiens  aux  Juifs  connue  objèl  des1  ven- 
geances Impériale.  L'historien  dit  seulement  qu'après 
t'incendie  de  juillet  64  les  soupçons  du  peuple  se  por* 
t .t .ut  but  Néron;  il  était  eapabie  de  ce  forfait,  on 
1  .ii  accusa.  Vainement  prodigua<-t-il  les  secours»,  lès 
encouragements,  tes  expiations:  la  note  d'infamie 
que  lui  avait  infligée  la  rumeur  populaire  nes'cffaeait 
point.  «  Pour  faire  taire  cette  rumeur,  continue  Tapi  te, 
Néron  produisit  des  accusés,  et  soumit  aux  supplices 
1rs  plus  raffinés  les  hommes  odieux  à  cause  de  leurs 
crimes  que  le  vulgaire  appelait  chrétien».  Celui  dont 
ils  tiraient  ce  nom,  Christ,  .-unit  été-sous  le  règnede 
Tibère  supplicié  par  le  procurateur  l'once  Pilât»-. 
L'exécrable  superstition,  réprimée  d'abord,  faisait 
irruption  de  nouveau,  non  Beùléme&t  dans  la  Judée, 
origine  décernai,  mais  jusque  dans  Rome,  du  reflué 
et  se  rassemble  ce  «piil  y  a  partout  ailleurs  de  plus 
atroee  et  de  plus  honteux,  ûnsaisn  d'abord  cens  qui 
avouaient,  puis,  sur  leurs  indications,  une  grande 


i    s.  clément,  Id  Cor.,  •>. 


kl  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

multitude,  convaincue  moins  du  crime  d'incendie 
que  de  la  haine  du  genre  humain.  On  ajouta  les  mo- 
queries aux  tourments;  des  hommes  enveloppés  de 
peaux  de  bètes  moururent  déchirés  par  les  chiens,  ou 
furent  attachés  à  des  croix,  ou  furent  destinés  à  être 
enflammés  et,  quand  le  jour  tombait,  allumés  en 
guise  de  luminaire  nocturne.  Néron  avait  prêté  ses 
jardins  pour  ce  spectacle,  et  y  donnait  des  courses, 
mêlé  à  la  foule  en  habit  de  cocher,  ou  monté  sur  un 
char.  Aussi,  bien  que  ces  hommes  fussent  coupables, 
et  dignes  des  derniers  supplices,  on  en  avait  pitié 
parce  qu'ils  étaient  sacrifiés  non  à  l'utilité  publique , 
mais  à  la  cruauté  d'un  seul  (1).  » 

Bien  des  traits  sont  à  remarquer  dans  ce  curieux  et 
pathétique  récit.  J'y  trouve  d'abord  un  renseignement 
précieux  sur  le  grand  nombre  des  chrétiens  à  Rome 
en  64.  Tacite  les  appelle  muhiludo  ingens.  Sept  ans 
auparavant,  saint  Paul  disait  déjà  que  «  leur  foi  était 
célèbre  dant  tout  l'univers  (2).  »  On  trouvait  des  chré- 
tiens dans  toutes  les  couches  et,  pour  ainsi  dire,  à  tous 
les  étages  de  la  société  :  dans  le  monde  infime  des  es- 
claves, dans  la  petite  bourgeoisie  des  affranchis,  parmi 
les  commerçants  de  race  juive,  dans  la  maison  des 
grands,  de  César  lui-même ,  jusqu'au  sein  des  familles 
patriciennes.  La  haine  populaire,  irritée  par  le  spec- 
tacle de  vertus  qui  semblaient  la  condamnation  muette 
des  vices  de  Home  païenne,  s'attachait  déjà  à  eux,  les 


i    Tacite,  Ann.,  XV.  -Vi. 
(2)  Rom.,  I,  8. 


i.ini  t.mhi   m:  ROH  il   LES  MARTYRS  D'AOl  r  64,        H 

ehargeail  «lès  lors  de  tous  les  forfaits  :  /><r  fhgilia  in- 
vitas, «lit  Tacite  La  fameuse  phrase  :  haud  perinde 
in  élimine  ineendii  (juam  odio  tjeneris  hùmani  conticti 
tmnt,  e  été  traduite  par  d'excellents  interprètes,  et  en 
particulier  par  M.  Duruy  <-t  M.  Littrë  :  «  Ils  turent 
moins  convaincus  d'avoir  brûlé  Roflbte  que  d'être  haïs 
detoui  Le  genre  humain  (1).  »  Si  Ton  admet  ce  sens,, 
qui,  rapproché  «lu  contexte,  èsl  for!  acceptable  É),  il 
faut  reconnaître  que  le  groupe  chrétien  dé  Rome, 
comptant  «léjà  en  84  trente  ans  d'existence,  devait 
posséder  une  importance  extrême,  puisqu'il  avait  at- 
tiré sur  lui  l.i  haine  et  par  conséquent  l'attention  uni- 
verselles. Une  communauté  obscure  et  peu  nom- 
breuse n'aurait  point  été  l'objet  «les  regards  et  de  la 
sanglante  cruauté  de  Néron.  Le  peuple  n'eût  point 
consenti  m  recevoir  les  chrétiens  comme  des  victimes 
suffisantes  pour  expier  le  terrible  désastre  du  grand 
incendie,  et  l'empereur  ne  les  eût  point  choisis  comme 
offrandes  expiatoires  destinées  à  apaiser  la  fureur  po- 
pulaire, s'ils  n'avaient  été  nombreux,  élevés  aùr-dessus 
«lu  mépris,  et  déjà  considérés  d'un  œil  jaloux  :?  . 
Cela   n'empêche  pas  «pie.  aux   yeux  du  vulgaire  et 


(1)  Dorny,  Histoire  des  Romains,  t.  iv.  y.  504;  Littré,  Éludes  sirt" 
h  s  Barbares  et  le  moyen  '';/'■.  i>.  23. 

(2)  «  La  latinité  même  ?ieot  a  l'appui,  dit  M.  Littcé, el  odium  hujvs 
hominis  \>-u\  bien  plutôt  dire  /«  haine  ressentie  par  cet  homme  que 
la  haine  <i»»i  il  est  l'objet;  cette  dernière  signification  s'exprime  <l  or- 
dinaire  par  odium  adversut  hunehominem,  • 

(3)  Milman.  The  hislory  ofchristianily,  fronthebirthof  Christ 
te  the  abolition  ofpaganism  in  the  réman  empire,  1. 1.  p.  "•"''■ 


44  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

mè  1110  du  pou  voir,  les  chrétiens  n'aient  pu  passer  jusque- 
là  pour  une  secte  juive,  et  jouir,  à  l'abri  d'une  éqtii- 
voquc  inévitable,  que  la  méchanceté  intéressée  dos 
Juifs  venait  de  faire  cesser,  de  la  protection  assurée 
par  les  lois  à  tous  les  adhérents  do  la  religion  hé- 
braïque. M.  Littré  traduit  mullitudo  ingens  par  «  mul- 
titude énorme  (1).  » 

Ou  arrêta  d'abord,  soit  les  chrétiens  les  plus  en  vue, 
soit  plutôt  ceux  que  le  hasard  olfrit  les  premiers  à  la 
police  impériale  :  il  est  probable  que  ces  arrestations 
atteignirent  surtout  les  fidèles  des  quartiers  juifs 
épargnés  par  le  feu.  Leurs  aveux,  c'est-à-dire  la  con- 
fession de  leur  foi ,  divers  indices  que  procurèrent  les 
perquisitions  faites  dans  leurs  demeures ,  mirent  sur 
la  trace  des  autres.  C'est  sans  doute  là  ce  que  veut 
dire  Tacite  :  Jgilur  primo  correpli  qui  fatebanlur,  deinde 
indicio  eorum  mullitudo  ingens.  «  Il  n'est  pas  admis- 
sible que  de  vrais  chrétiens  aient  dénoncé  leurs  frè- 
res; mais  on  put  saisir  des  papiers;  quelques  néo- 
phytes à  peine  initiés  purent  céder  à  la  torture  (2).  » 
Bientôt  les  prisons  de  Rome  regorgèrent  de  fidèles. 

Ils  n'y  restèrent  pas  longtemps.  Néron  avait  résolu 
de  reconquérir  la  faveur  du  peuple  par  des  jeux 
extraordinaires,  où  paraîtraient  comme  acteurs  les  au- 
teurs présumés  de  l'incendie.  On  sait  quelle  était  la 
passion  du  peuple  romain  pour  les  spectacles  du  cirque 


(i)  Études  sur  les  Barbares  et  le  moyen  fine,  p.  ?.:>.. 
(2)  Renan,  l'Antéchrist,  p.  162. 


!.  [Ni  iM'ii:  M.  ROM]    i  i   LES  MARTYRS  D  101  I  64. 

-■t  de  L'amphithéâtre.  Il  es(  probable  que,  dans  Le  deuil 
••t  Le  trouble  causés  par  L'incendie  allumé  1»-  L9  juillet, 
éteint  seulement  oeuf  jours  après,,  Le  peuple  avait  été 
privé  des  jeux  en  L'honneur  «!«■  Vénus  <[ui.  d'après  Le 
calendrier  romain ,  se  célébraienl  <lu  -H)  au- 30  juillet, 
et  comprenaient  quatre  journées  consacrées  aux  cour* 

■!••  chars.  Néron  voulut  remplacer  ces  plaisirs  par 
ane  Jeté  sans  précédent.  Le  mois  d'août,  à  peu  près 
privé  de  spectacles  publics  l  .  lui  rendait  facile  le 
choix  «lu  .jour.  Celui  «lu  Lien  était  imposé  par  Les  dm 
constances  :  L'incendié  avait  presque  détruit  Le  Grand 
Cirque,  Long  de  ikTà  mètres  et  contenant,  an  temps 
de  César,  des  places  pour  cent  cinquante  mille  spectan 
leurs  1  :  Le  cirque  dé  l'I.uuiuius ,  situét  entre  le  Capi-f 
kole,  Le  théâtre  de  Pompée  et  Le  Panthéon,  c'est-à-dire 
à.peu  de  distance  du  Champ  de  Mars,  avait  peut-être 
été  louché  parles  ûamme»,  on  dn  moins  était  trop 
près  des  régions  désolées  par  lfoeendie.  Il  fallait  choisir 
ailleurs  un  emplacement  digne  da  peuple  romain. 
Néron  possédait  au  delà  «lu  Tibre,  sur  Le  Vatican',  de 
magnifiques  jardins;  il  s'y  trouvait  on  vaste  cirque, 

rvé  aux  plaisirs  impériaux,  et  oà  Le  fils  d'Agrip- 
pine  B'était  exercé  à  conduire  d.-s  chars,  d'abord  en 
présence  de  quelques  amis,  puis  sous  Les  yeux  dn  i><'u- 


i    Voir  Friedlaender,  Mains  romaine*  du  règne  d'Auguste  à  lu 

fin  des   lutonins,  Lrad.  Vogel,  i.  il.  p    :"> .  I    Lenormant,  art.  Calen- 

darium,  dans  Daremberg,  Dictionnait  e  dt  i  antiquités  grecqut  i  ci  m- 

maines,  p.    847;   Marqnardt,   BOmischt    Staatsverwattuno,  t.   III. 

Miiiniii-.il.  dada  le  Corpus  inscript,  lot,,  l.3'J7. 

1    Denya  d'Halicarnaase,  il; 


46  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

pie  (1)  :  l'obélisque  qui  s'élève  aujourd'hui  au  centre 
de  la  place  de  Saint-Pierre  occupait  une  des  extrémités 
de  la  apind.  Néron  y  convoqua  une  fois  de  plus  la 
foule,  probablement  dans  les  premiers  jours  d'août. 

La  fête  dura-t-elle  un  ou  plusieurs  jours?  Tacite  ne 
le  dit  pas  clairement}  Son  récit,  trop  bref  pour  être 
complet,  permet  cependant  de  reconstituer  le  spectacle 
offert  par  l'empereur  à  la  curiosité  féroce  de  la  multi- 
tude. 11  y  eut  au  moins  une  fête  de  jour  et  une  fête  de 
nuit.  Les  jeux  durent  commencer  par  une  de  ces  lon- 
gues et  navrantes  processions  où  le  cortège  des  con- 
damnés défilait  devant  les  regards  des  spectateurs, 
entre  deux  haies  de  valets  d'amphithéâtre  armés  de 
fouets  [2).  Puis  eut  lieu  hi  venatio  (3).  C'était  ordinai- 
rement le  début  de  ces  sanglantes  journées  (4).  Une 
partie  des  prisonniers  chrétiens  furent  exposés  aux 
bêtes.  On  usa  à  leur  égard  de  raffinements  atroces. 
Les  uns  furent  revêtus  de  peaux  d'animaux,  et,  dans 
cet  état,  présentés  à  des  chiens,  qui  leur  firent  une 
horrible  chasse  (5).  Des  chiens ,  souvent  de  race  bri- 
tannique ou  écossaise»,  d'une  férocité  extrême,  étaient 
dressés  spécialement  pour  les    combats  de   l'amphi- 


(î)  Tacite*  Atm.,  xiv,  n. 

(2)  Ci".  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  V,  i. 

(3)  Avant  la  construction  de  l'ampbHtaéâlrB  Elavicn.  tes  venatio nè$ 
ou  combats  de  bêtes,  ainsi  que  lès  combats  de  gladiateurs,  se  donnaient 
dans  les  cirques.  Marquardt;  Ho  m.  Staatsverwaltwng,  1.  III,  p.  507; 
Bussemaker  el  Saglio,  art  (irais,  dans  te  Die/,  des  mit.,  p.  1200. 

i    Suétone,  Claudius,  34  ;  Lucien,  Toxarts,  58. 
(5)  El  pereuntibus  addita  ludibriu,  ul  ferarum  tergis  contexti  laniatu 
canum  interirent.  Tacite,  .1/*/*.,  XV.  44. 


L'INCENDIE  1>K  ROME  ET  LES  ItARTYRS  l»  \<>i  i   64.        .: 

théâtre  l  :  ici,  au  lieu  de  rencontrer  des  adversaires 
redoutables,  ils  furent  Lancés  sur  des  êtres  sans  dé-1 
fense,  et  Leurs  crocs  s'enfoncèrent  dans  des  chairs  hu- 
maines. Quand  le  peuple,  romain  eut  rassasié  ses  yeux 
de  < ■<•[  affreux  spectacle,  on  introduisit  d'autres  chré- 
tiens. l>'s  croix  avaient  été  préparées  en  divers  en- 
droits du  cirque  :  on  les  y  attacha   -1  .  Il  est  probable 

i|iie  «les  liètes  féroces  turent  alors  lâchées  :  l'aire  dé- 
vorer des  condamnés  Liés  à  des  poteaux  étail  un  des 
jeux  en  usage  dans  Les  amphithéâtres  romains  (3); 
nous  verrons  plus  tard  la  jeune  martyre  de  l'an  177, 
Blandine,  ainsi  exposés  aux  botes,  sur  une  sorte  de 
croix,  dans  celui  de  Lyon  (\). 

Tacite  ne  dit  pas  si.  dans  le  cirque  du  Vatican,  il  y 
eut  des  femmes  immolées  de  cette  manière.  Peut-être 
les  matrones  et  les  vierges  chrétiennes  l'urent-elles 
réservées  pour  UXte  autre  partie  du  spectacle,  et  con- 
traintes à  paraître  dans  quelqu'une  de  ces  représenta- 
tions, moitié  drame  et  moitié  ballet,  pyrricha,  où  Ton, 
donnait  quelquefois  aux  condamnés  un  rôle  tragique, 
qu'ils  étaient  obligés  de  jouer  au  naturel  5).  Tel  était 
L'horrible  réalisme  des  mœurs  romaines ,  telles  étaient 
1rs  exigences  brutales  de  spectateurs  chez  qui  l'excès 


(1)  Strabon,  Geogr^  IV.  5.  Cf.  Symmaqtie,  Ep.,  II.  77. 

('.»  A  ni  rninlui-.  ;illi\i.  Taeile,  \0€.  Cit. 

(3)  Voir Friedlaender,  loc.  fil..  \>.  169,  el  le  Bvlletlino  di  urcheo* 
logia  cris/tn, m.  1879,  p.  M,  22,  el  pL  III. 

,  Bosèbe,  HisL  EceL,  V.  i. 

(".  Cf.    Ulpien,    au    IXijrsIr,  M. VIII,    \l\.    s.   ^    11:    l'Iul.n  <|  m-,    I), 

si  i  h  Numini»  vindicte,  9. 


48  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

des  spectacles  voluptueux  ou  sanglants  avait  émoussé 
le  sens  de  l'art,  ne  leur  laissant  de  goût  que  pour  des 
tableau?  plastiques  ou  de  réelles  tortures.  Pour  leur 
plaire ,  il  fallait  quïxion  fût  véritablement  roué  I 
qu'Icare  se  brisât  en  tombant  du  ciel  (2),  qu'Hercule 
périt  dans  Les  flammes  ,':i  .  qu'un  brasier  consumât  la 
main  de  Mucius  Sc.evola  (ï),  que  Pasiphaé  subit  l'é- 
treinte du  taureau  (."» '.  quîOrphée  (6)  ou  Dédale  (7) 
fût  vraiment  mis  en  pièces,  Atys  vraiment  mutilé  (8), 
Lauréolus,  au  dernier  acte  d'un  drame,  vraiment  tué 
sur  la  croix  (9).  11  est  possible  que.  le  jour  de  la  fête 
de  Néron,  après  la  matinée  consacrée  Sixixvenationes, 
l'après-midi  ait  été  donné  à  des  spectacles  de  cette 
nature. 

Dans  sa  lettre  aux  Corintbiens,  écrite  trente  ans 
après  les  faits  que  nous  racontons,  saint  Clément  de 
Rome  fait  allusion  aux  martyrs  de  la  persécution  de 
Néron  :  parmi  «  la  multitude  d'élus  qui  ont  enduré 
beaucoup  d'affronts  et  de  tourments,  laissant  aux 
chrétiens  un  illustre  exemple,  »  il  cite  «des femmes, 
les  Danaïdes  et  les  Dircés  (10),  qui,  ayant  souffert  de 


(1)  Tertullien,  Depudicitia,  22. 

(2)  Suétone,  tfero,  12. 

(3)  Tertnllien,  Ipol.,  15. 

',)  Martial,  Épigr.,  vin.  30. 

.    Suétone,  Nero,  12:  Martial,  De  spectaeulis,  V. 
(<;)  Martial,  Ibid.,  XXI. 

-    tbid.,  vin. 
(8)  Tertnllien,  .\/><il.,  15. 

9   Martial,  De  spectûculis,  YU. 
(10)  S.  Clément,  ad  Corinthios,  6  :  rv,aly.:;  Aavarôeçxotî  Atpxtei.  Il 


i.im  i  m»ii;  ni:  ROME  m  LES  mvi;  rYRS  1»  101  i  i  i 

terribles  - 1  monstrueuses  indignités  1 1  .  ont  ;iii.  int 
leur  Inii  dans  la  course  sacrée  de  La  foi,  et  ont  reçu 
!,i  noble  récompense,  toutes  bibles  de,  cerps  qu'elles 
étaient  ï .  •<  11  semble  1  >i«-n  qu'il  s'agisse  là  de  quelque 
drame  mythologique,  plein  d'outragée  ed  de  douleurs 
pour  les  condamnées  que  l'on  t'orrait  à  y  paraître,  et 
terminé  par  «les  supplices.  Probablement  rin<|uante 
chrétiennes  vinrent  dans  Le  cirque  ou  sur  la  Mène 
avec  le  costume  des  filles  île  hanaiis,  elles  \  subirent 
peut-être  d'odieui  outrages  de  la  pari  de  mimes  figu* 
rant  les  fils  d'Egyptus,  el  turent  égorgées,  à  la  lin 
du  drame,  par  l'acteur  chargé  du  rôlie^e  Lyncée  (3). 
uuant  aux  Direés .  le  groupe  d'Apollonius  et  Tauriscua, 
récemment  apporté  à  tenue  et  taisant  partie  «le  la 
collection  rassemblée,  sous  le  rèi:ne  d'Auguste,  par 
\«unius  Pollion  (4),  offrit  vraisemblablement  au  îuet- 
teur  eu  scène  de  Néron  Le  modèle  qu'il  cherchait  (5). 


■  si  impossible  devoir  avec  Ruinart  dès  noms  propres  dans  ces  désigna- 
tions évidemment  mythologiques,  el  il  n  >  à  pas  de  raison  <1  < ■  croire 
Cotelier  que  ces  mots  aienl   été   écrits   primitivement  au  Sin- 
gulier. 

(1)  Alx(a|taTa  Setvà  xal  ivoota  icaSouerai. 

(2)  'K-'.  l'y 4    :r;   ~:'7-zi,i;    ^ééatOV  S(>6(10V   y.7.Tr,vTr/7ïv  y.a'i    EXaSoV   répCCf 

»v.  Cette  métaphore,  imitée  de  saint  Paul  (/ Cor.,  IX,  34  //  'l'un.. 
iv.  ~  el  empruntée  aui  jeux  da  cirque,  esl  bien  à  >a  place  dans  une 
allusion  a  un  martyre  souffert  au  cirque  de  Néron. 

(3)  Scoliaste  d'Euripide,  sur  Hécube.  vers  686. 

•    Pline,  Nat.  HisL,  XXXVI,  i.  —  Ce  groupa,  découver  I  sou&Paul 
m  dans  les  thermes  de  Caraealla,  fut  réparé  par  le  sculpteur  milanais 
Jean-Baptiste  Blanco,  el  transporté  au  palais  Famés  •  :  il  esl  aujourd'hui 
au  musée  de  Naples. 
(5)  ci".  Renan,  VAnlechrist,  p.  i:o. 

4 


50  M  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

D'après  la  fable  racontée  par  Hygin,  Dircé  célébrant 
les  bacchanales  avait  voulu  tuer  Antiope  :  les  iils  de 
celle-ci  la  vengèrent  en  attachant  Dircé  aux  cornes 
d'un  taureau.  On  peut  se  figurer  une  multitude  de 
Chrétiennes  conduites  dans  l'amphithéâtre  eu  costume 
de  bacchantes;  mais,  au  lieu  de  choisir  une  seule 
d'entre  elles,  les  bourreaux  qui  jouaient  les  rôles  d'Am- 
phion  et  de  Zéthus  les  attachaient  toutes  à  des  taureaux 
qui  les  mirent  en  pièces.  Ce  supplice  fut  depuis  infligé 
fréquemment  aux  martyres:  Blandine,  Perpétue,  Fé- 
licité, exposées  dans  un  filet  aux  attaques  de  taureaux 
ou  de  vaches  furieuses,  représentaient  peut-être  de 
même  .  aux  yeux  des  païens,  le  personnage  de  Dircé. 

Le  jour  baissait  :  les  drames  étaient  finis.  La  fête  de 
nuit  préparée  dans  les  jardins  de  Néron  attendait  le 
peuple  romain.  Celui-ci  aimait  passionnément  les 
illuminations  (1),  et  Néron,  en  instituant  l'an  60  les 
jeùf  quinquennaux,  avait  décidé  qu'ils  dureraient  le 
jour  et  la  nuit  -2  .  Aussi  la  solennité  du  Vatican 
n'avait-elle  rien  d'insolite.  Une  seule  chose  y  fut  extraor- 
dinaire, le  mode  choisi  pour  l'illumination.  Dès  le  ma- 
tin les  immenses  jardins  de  Néron  avaient  été  jalonnés 
de  croix,  de  pieux,  sur  lesquels  on  avait  attaché  ou  peut- 
être  empalé  (3)  des  chrétiens,  revêtus  de  la  tunica  mo- 
lesta, tissu  imbibé  de  poix,  de  résine  et  autres  matières 


(i)  Friedlaender,  Mœurs  romaines,  t.  U,p.  2'.t-3i. 
(2)  Tacite,   Inm,  XIV,  00,  21  ;  XVI,  6. 

(a   Cf.  Juvénal,  1. 1&6-157 ; Sénèque,  !>>■  ira,  m.  :'-  :  lire  circumdati 
defixia  [el  non  de fossis)  corporibus ignés. 


MM  i:\Mi:  DE  ROME  ET  I.KS  MARTYRS  D  kOCl  M.        M 

inflammables  l  ,  dont  on  affublait  les  incendiaires  2  . 
Le  soir  venu,  on  y  mit  te  feu.  Bntre  ces  avenues  for- 
mées de  flambeaux  vivants  couraient  des  quadriges^  -• 
disputant  le  prix;  tantôt  Néron  prenait  pari  à  La  course, 
tantôt,  sans  quitter  son  habit  de  coche»,  il  descetidail 
de  charel  se  mêlait  à  la  foule  (3)i  Mais,  an  milieu  des 
flatteries  e1  desacelamationsdu  peuple,  l'impérial pro* 
iin'iirur  ilut  surprendre  plus  d'uni-  voix  dissidente  :  Sa 
cruauté  avait  dépassé  le  luit,  les  Romains  avaient  pitié 
de  ers  hommes  qui  brûlaient  Lentement;,  la  gorge  per- 
et,  l'un  après  L'autre,  s'éteignaient,  Laissant  sur 
le  sable  de  longues  traînées  de  cendres    \ 

Il  semble  «jh«-  Sénèque^  retiré  du  monde,  expias! 
dans  l.i  somptueuse  solitude  de  ses  belles  \illas  Les 
faiblesses  de  sa  vie,  ait-,  en  deux  de  ses  lettres  à  Lnci- 
liu».  (ail  allusion  au  terrible  spectacle  donné  par 
Néron  au  peuple  romain.  Une  fois,  il  met  sous  les  yeux 
de  son  correspondant  l'appareil  des  supplices  les  plus 
raffinés,  «  le  fer.  et  Les  flammes,  et  les  chaînes,  et  la 
multitude  des  bétes  féroces1,  se  repaissant  d'entrailles 
humaines;  la  prison,  les  croix,  les  chevalets,  Le  croc, 


i    Juvénal,  VIII,  233;  Martial,  XXXV,  5. 

(2)  JoTéaal,  ibid.;î3\ 

(3)  ...  Flammandi,  atqoe  nbi  defeciasel  1 1 i « •  - .  in  tuara  nocturni  lanù- 
s  uriTciitiir.  Bortos  mhm  <-i  spectaenlo  Nero  obtalerat,  el  tfrcease 

ludirrum  edebal  babitu  aurigs  permixtas  plebi  rel  carriculo  insistent 
Tacile,  l/i/t.,  XV,  44. 


ni- 


(i)  T.r.la... 

Qii.i  >l;iiili'S  arJint.  que  Gxo  utiltuic  fiiinanl. 
El  latinn  iinilit  miIciiiii  diilui  il  aivna. 

.liiTfiial,  I,  )j.")-l.")7. 


52  LA  PERSECUTION  DE  NEIION. 

le  pal  enfoncé  dans  le  tronc  de  la  victime  et  sortant 
par  la  tète,  les  membres  écartelés,  la  tunique  enduite 
et  tissée  de  matières  inflammables  (1).  »  Ne  sont-ce  pas 
là  les  supplices  endurés  par  les  chrétiens?  Mais  voici, 
peut-être  ,  les  chrétiens  eux-mêmes  donnant  ,  au 
milieu  <1<-  tortures  indicibles,  l'exemple  d'une  pa- 
tience sereine,  que  le  philosophe  stoïcienne  peut 
s'empêcher  d'admirer.  Sénèque  exhorte  Lucilius 
à  supporter  courageusement  la  maladie  :  «  Qu'est-ce 
que  cela,  dit-il,  auprès  de  la  flamme,  et  du  chevalet, 
et  des  lames  ardentes,  et  des  fers  appliqués  aux  bles- 
sures à  peine  cicatrisées  pour  les  renouveler  et  les 
creuser  plus  avant?  Parmi  ces  douleurs,  quelqu'un 
n'a  pas  gémi  ;  c'est  peu ,  il  n'a  pas  supplié  ;  c'est  peu , 
il  n'a  pas  répondu;  c'est  peu.  il  a  souri,  et  souri  de  bon 
cœur  (2).  »  Le  sourire  ineffable  de  l'humble  chrétien 
expirant  pour  son  Dieu  dans  les  jardins  du  Vatican 
poursuit,  comme  une  vision  à  la  fois  douce  et  poi- 
gnante, l'imagination  émue  de  l'ancien  précepteur  de 
Néron.  Comme  tous  les  Romains  de  ce  temps,  Sénèque 
à  bien  des  fois  vu  mourir;  il  n'avait  jamais  vu  mourir 
comme  cela  (3). 

Combien  de  martvrs  furent  immolés  dans  les  chasses 


(1)  Sénèque,  Èp.  14. 

(2)  Ep.   78. 

(3)  Il  est  impossible  d'entendre  ces  paroles  de  Sénèque  de  condamnés 
vulgaires,  qui  certes  ne  donnaient  pas  de  tels  exemples  de  douceur 
envers  ta  mort.  On  ne  saurait  davantage  Les  entendre  »1"  noble  Lrépas 
d'illustres  stoïciens  comme  Thrasâas ,  qui  mouraient  courageusement, 
mais  sans  cel  épouvantable  accompagnement  de  tortures.  Aux  chré- 
tiens seuls  elles  semblent  pouvoir  s'appliquer. 


i.im  indu:  DE  ROME  ET  LES  martyrs  DàOI  i  M 

du  matin,  dans  les  sanglantes  orgies  de  la  journée, 
dans  l'horrible  solennité  nocturne?  11  est  impossible 
d'indiquer  an  chiffré,  même  approximatif!.  Tout  porte 
à  croire  qu'il  l'ut  très  élevé.  Saint  élément  ,  comme 
Tacite  .  parle  d'immense  multitude  (1).  Doit-on  enten- 
dre ce  mol  du  massacre  «  de  plusieurs  centaines,  peut- 
être  d'un  millier  d'innocents  (2  »>?C'est  beaucoup  pour 
une  seul.-  fête,  probablement  pour  un  soûl  jour.  Cepen- 
dant il  se  peut  que  ce  ne  soit  pas  assez.  Aux.  yeux  du 
peuple  de  Rome,  one  tète  où  eussent  péri  cinq  cents?, 
mille  victimes,  n'eût  point  été  un  événement  extraojfc 
dînaire.  Ne  verra-t-on  pas,  un  siècle  et  demi  plus  tard. 
un  simple  particulier  lui  offrir,  une  lois  chaque  mois. 
un  combat  de  gladiateurs  où  périssaient  souvent  jus- 
qu'à cinq  cents  couplés  'l  ?  Rappelons-nous  la  san- 
glante naumachie  où,  sur  le  lac  Fucin  ,  Claude  lit 
combattre  en  02  dix-neuf  mille  condamnés  [k)é  On  se 
demande  combien  de  victimes  étaient  nécessaires  pour 
expier  au  gré  de  Néron  l'incendie  de  Rome  et  arracher 
un  cri  de  pitié  au  peuple  romain. 

Quand  Néron  cessa  enfin  de  sévir,  ce  ne  fut  point, 
selon  toute  apparence,  un  sentiment  semblable  qui  Le 
désarma.  Dans  les  reproches  plus  ou  moins  voilés  que 
lui  adressait  la  foule,  un  mot  avait  trappe  son 
esprit.  «  Tant  d'hommes,  «lisait-on,  immolés  non  à 


(t)  noXù  -)f/io;  ixtocTûv.  s.  Clément,  Cor.,  la. 

(2)  Anii-.  Histoire  des  persécutions  de  l'Église  jusqu'à  tafindes 
Antonins,  p.  99. 

(3)  TrebeUias  Pollion,  Gallien,  8. 

•  (4)  Tarit--.  An*.,  XII,  b».  Dion;  LX,  3:3. 


5i  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

l'utilité  publique,  mais  à  la  cruauté  d'un  seul  (1)!  » 
L'état  de  Rome,  dout  les  ruines  fumantes  n'étaient  pas 
encore  relevées,  et  où  des  milliers  de  malheureux 
erraient  sans  abri  au  milieu  des  décombres,  demandait 
en  ell'et  qin'  l'on  se  montrât  plus  soucieux  de  «  l'utilité 
publique,  »  plus  ménager  de  la  vie  humaine.  C'était  le 
moment  de  substituer  à  la  peine  de  mort  celle  des 
travaux  forcés,  et  d'employer  à  reconstruire  des  mai- 
sons les  condamnés  qu'aurait  sans  profit  consumés  la 
flamme  ou  dévoré  la  dent  des  bêtes.  Néron  entra  d'au- 
tant plus  facilement  dans  le  sentiment  du  peuple,  que 
son  imagination,  toujours  éprise  de  l'impossible  et  de 
l'incroyable,  avait  rêvé  de  rebâtir  la  ville  de  Rome  sur 
un  plan  magnifique,  et  d'élever  au  milieu  d'elle  sa 
Maison  d'Or  comme  une  autre  ville  uniquement  consa- 
crée à  la  majesté  et  aux  délices  impériales,  couvrant 
trois  des  sept  collines  de  ses  palais,  de  ses  portiques,  de 
ses  thermes,  de  ses  lacs,  de  ses  forêts,  de  ses  jardins, 
obstruant  la  voie  Appienne ,  fermant  la  voie  Sacrée , 
bloquant  tout  un  côté  de  Rome,  selon  le  mot  de  Pline  (2). 
Pour  rebâtir  ce  qu'il  laissait  au  peuple  des  quartiers 
incendiés,  et  se  loger  lui-même  «  comme  un  homme,  » 
selon  sa  dédaigneuse  parole,  il  fallait  des  milliers  de 
bras  :  Néron  ouvrit  donc  les  prisons,  et  ordonna  même 
d'envoyer  des  provinces  en  Italie  les  condamnés,  afin 
de  fournir  les  ouvriers  qui  manquaient  (3).  Pendant 


(1)  ...  Tanquam  non  ntilitate  publica,  sed  in  Bœvitiam  unius  absume- 
rentur.  Tacite,  i un..  XV,  44. 

■>.    Tacite,  Ann.,  XV,  42;  Suétone. Xero,  31.  39;  Pline.  N.  II..  XXX, 3. 
(3)  Quorum  operum  perficiendorum  gratia,  quod  ubique  csset  eus- 


L'INCENDIE  DE  ROME  ET  LES  MARTYRS  D'AOl  i 

quelque  temps  les  bêtes  de  L'amphithéâtre  jeûnèrent 
de  chair  humaine,  mais  Rome  se  releva  <!<'  ses  ruines, 
«'l  le  palais  insensé  de  Néron  put  s'étendre  sur  Le 
Palatin,  L'Esquilin  ei  !••  Colins  wyel^s  <>u  expropriés 
par  Le  feu.  Beaucoup  de  chrétiens  de  Home,  «'t  même 
des  provinces,  durent  sans  doute;  $  ces.gjçands  travaux 
une  commutation  de  peine. 


lodiœ,  in  Ilaliam  deportari,  eliam  scelere  convictoa  ooimisi  ad  « »i ' M ~- 
damnai  i.  prœceperat.  Snétoné,  Nèro,  31. 


m;  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

IV. 

La  persécution  de  Néron. 

Je  viens  de  raconter  les  premières  souffrances  in- 
fligées aux:  chrétiens  par  le  pouvoir  impérial.  «  L'ère 
des  persécutions  est  ouverte  en  réalité  :  elle  durera 
désormais,  avec  de  courts  intervalles,  jusqu'à  Cons- 
tantin (1).  »  Deux  questions  se  posent,  cependant,  et 
ont  été  l'objet,  Tune  et  l'autre,  de  réponses  diverses  : 
1°  Les  violences  de  Néron  contre  les  chrétiens  se 
bornèrent-elles  à  ceux  de  Rome,  ou  firent-elles  des 
victimes  dans  les  provinces?  2° Néron  porta-t-il  un  édit 
général  de  persécution? 

Néron  ne  sévit  pas  hors  de  Homo,  dit  Dodwell  (2), 
car  il  ne  pouvait  accuser  les  chrétiens  qui  ne  résidaient 
pas  dans  cette  ville  d'y  avoir  mis  le  feu  :  la  persécution 
fut  locale,  et  non  générale.  Telle  est  l'opinion  de 
Basnage,  de  Gibbon,  de  Merivale,  d'Overbcck  (3),  de 
Gorres  (i),  de  M.  Duruy.  «  Quoi  qu'en  disent,  —  écrit 
ce  dernier,  —  deux  écrivains  chrétiens  du  quatrième 
et  du  cinquième  siècle,  Sulpice  Sévère  et  Orose,  les 
exécutions  ne  paraissent  pas  s'être  étendues  hors  de 


(1)  Renan,  l'Antéchrist,  p.  39. 

(2)  Dissertationes  Cyprianicx,  XIII,  De  paucitate  martyrum,  a  la 
suite  des  Œuvres  flê  saint  Cyprien,  Oxford,  1G84. 

(3j  Cités  par  Franz  Gorres,  art.  Christen  verfolgungen,  p.  2:>i.  dans 
Brans,  Real  Encyktepâdie  der  christlklwn  Alterthumer. 
(4)  Gorres,  loc.  cil. 


LA  l'i  RSECUTION  DE  M  ROM  57 

Rome  i  •■  M.  Aube  rsf  (l'un  avis  contraire.  Selon 
lui.  «  le  coup  frappé  à  Rome  eut  de  L'écho  dans  Les 
provinces.  Les  préfets  et  1rs  proconsuls  purent  voir 
dans  ce  qui  s'était  passé  à  Rome  par  l'ordre  du  maître 
un  commandement  tacite,  une  indication,  une  règle 
de  conduite,  toui  au  moins  un  exemple  à  suivre...  La 
condamnation  des  chrétiens  de  Rome  par  Néron  fut 
sans  doute  un  arrêt  de  mort  pour  plusieurs  chrétiens 
d'Asie.  Le  pouvoir  cent  rai  parlait  en  agissant,  et,  pour 
des  magistrats  courtisans  jusqu'à  la  servilité,  les  actes 
du  in  litre  valaient  des  décrets.  En  l'ait,  dans  l'Asie 
proconsulaire,  le  sang- des  chrétiens  fut  répandu  large- 
ment {•!).  » 

J'ai  quelque  peine  à  découvrir  lil  pensée  de 
.M.  Renan  sur  cette  question.  Elle  est  très  tlottante,  et, 
en  plusieurs  passages,  contradictoire.  «  Quant  à  Néron, 
dit-il  dans  les  Apôtres,  il  s'occupa  peu  de  religion. 
Ses  actes  odieux  envers  les  chrétiens  furent  des  actes 
de  férocité,  et  non  des  dispositions  législatives.  Les 
e\.  niples  de  persécution  qu'on  cite  dans  la  société 
romaine  de  ce  temps  émanent  plutôt  de  l'autorité  de 
l,i  famille  que  de  l'autorité  publique;.  Kncore  de  tels 
Eaits  ne  se  passaient-ils  que  dans  les  maisons  nobles  de 
Rome,  qui  conservaient  les  anciennes  traditions.  Les 
provinces  étaient  parfaitement  libres  de  suivre  leur 
culte,  à  la  seule  condition  de  ne  pas  outrager  Les  cultes 


(i)  Daray,  Biitoiredet  Romains,  t.  iv,  p.  508. 
(2)  Aabé,  Histoire  des  persécutions,  p.  99,  i"". 


58  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON, 

tlesautres  pays  (1).  »  Il  dit  de  même,  dans  l'appendice 
de  f  Antéchrist  :  «  Ce  n'est  guère  qu'à  Rome  que  la 
persécution  de  Néron  eut  de  la  violence  (2).  »  Cette 
opinion  se  trouve  plusieurs  fois  contredite  dans  le 
corps  du  livre.  Après  avoir  raconté  l'horrible  fôte 
d'août  64,  .M.  Renan  explique  qu'elle  donna  le  signal 
des  violences  du  dehors.  «  Quoique  l'affaire,  dit-il,  ait 
été  particulière  à  la  ville  de  Rome,  et  qu'il  s'agit 
avant  tout  d'apaiser  l'opinion  publique  des  Romains, 
irrités  de  l'incendie,  l'atrocité  commandée  par  Néron 
dut  avoir  des  contre-coups  dans  les  provinces  et  y 
exciter  une  recrudescence  de  persécution  (3).  » 

Là  me  paraît  être  la  vérité.  Je  crois  avec  Le 
Nourry  (4),  Ruinart  (5),  Tillemont  (6),  M.  de  Rossi  (7), 
M.  Aube  (8),  dans  une  certaine  mesure  M.  Renan  (9), 
que  la  persécution  s'étendit  au  dehors,  que  le  glaive 
une  fois  tiré  ne  rentra  pas  de  lui-même  et  sitôt  dans 
le  fourreau.  On  se  trompe  quand  on  donne  pour  seuls 
appuis  à  cette  thèse  des  écrivains  du  quatrième  et  du 
cinquième    siècle.    Le   témoignage    de    ces    derniers 


(1)  Renan,  les  Apôtres,  p.  349. 

(2)  L'Antéchrist,  p.  555. 

(3;  Ibid.,  p.  183  ;  cf.  p.  39,  45. 

(4)  Le  Nourry,  l>Ns.  VI,  ail.  I,  i>.  94,  d:>  son  édition  du  Dr  mort,  per- 
so-ni.  do  Lactance. 

(5)  Ruinart,  .\cia  martyrum sincera  et  selecta,  éd.  1689,  Praefatio, 

p.   XXVIII.  XXIX. 

((>)  Tillemont,  Mémoires,  t.  II,  art.  et  note  II  sur  la  Persécution  do 
Néron. 
(")  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1865,  p.  93. 
(8;  Loc.  cit. 
(9j  Loc.  cit. 


IV  PERSE  l  Ilo.N  DE  M.KO.N. 

n'es!  [»;i^  j  dédaigner,  mais  précisément  parce  qu'il 
m  fonde  mr  une  tradition  depuis  Longtemps  formée, 
e1  qui  provient  de  documents  beaucoup  plus  anciens. 
11  est  facile  de  Le  démontrer. 

L'objection  de  Dodwell,  reproduite  plus  ou  moins  pac 
tous  ceux  qui  essaient  de  «  localiser  »  la  persécution 
de  Néron,  trouve  une  première  réponse  dans  le  pas- 
où  Suétone  parle  des  rapports  de  Néron  avec 
Les  chrétiens.  «  Par  lui,  dit-il,  des  supplices  furent 
infligés  .iu\  chrétiens,  race  d'hommes  d'une  supersti- 
tion nouvelle  et  malfaisante    I  .  »  Sué! écrit  cette 

phrase  au  paragraphe  10  «le  sa  biographie  de  Néron, 
et  ce  n'est  qu'au  paragraphe  38  qu'il  raconte  l'incen- 
die de  Rome.  Dans  sa  pensée,  il  n'existe  pas  un  Lien 
bien  rigoureux  entre  ces  deux  événements  :  ce  n  est 
pas  comme  incendiaires,  ou  uniquement  à  cause  de 
cette  qualité,  c'est  aussi,  c'est  surtout  à  cause  de  «  leur 
superstition  nouvelle  et  malfaisante  »  que  les  chré- 
tiens sont  punis,  La  condamnation  pour  incendie  fut 
le  prétexte  et  devint  Le  signal  :  la  persécution  reli- 
gieuse suivit.  Un  écrivain  anglican  que  j'ai  déjà  cité, 
Milmaii,  a  répondu  il  Dodwell  par  un  argument  qui, 
sous  sa  plume,  ne  laisse  pas  d'être  piquant  :  «  Dod- 
well prétend,  dit-il.  que  les  chrétiens  ayant  été 
poursuivis  non  pour  crime  de  religion,  mais  sous 
L'imputation  d'incendie,  cette  poursuite  n'a  pu  être 
étendue  à  ceux   qui   vivaient  en   dehors  de    Home. 


(i)  Afflicti  rappliciis  christiani,  gênas  nominnm  superstition» nova 
et  maléfice.  Suétone,  Nèro,  16. 


60  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

Plus  d'un  bon  protestant  n'aurait  point  hésité,  je  le 
crains,  à  voir  clans  le  fait  de  la  conspiration  des  pou- 
dres ou  dans  l'imputation  d'avoir  voulu  mettre  le  feu 
à  la  ville  de  Londres  une  ample  justification  pour 
une  persécution  générale  des  catholiques  d'Angle- 
terre (1).  » 

Rien  déplus  naturel,  de  plus  conforme  à  la  logique 
des  passions  humaines.  Si  les  chrétiens  de  Rome  ont 
pu  être  accusés,  non  individuellement,  mais  en  bloc, 
d'avoir  allumé  le  feu  du  mois  de  juillet  6V,  si  l'on  a 
pu  voir  en  eux  une  association  d'incendiaires,  une 
sorte  de  secte  nihiliste,  il  n'est  point  étonnant  qu'on 
ait  cherché  à  en  atteindre  dans  les  provinces  les  rami- 
fications. Hors  de  Rome,  le  peuple  des  villes,  subissant 
le  contre-coup  des  douleurs  de  la  foule  romaine  et  des 
calomnies  répandues  par  l'empereur,  encore  grossies 
par  l'éloignement,  dut  se  lever  en  masse  contre  les 
chrétiens  et  forcer  à  sévir  contre  eux  les  magistrats 
qui  hésitaient  encore.  L'horrible  comédie  juridique 
des  jardins  de  Néron  fut  peut-être  imitée  dans  les 
colonies  ou  les  municipes,  si  avides  de  sanglants 
spectacles.  11  eût  été  surprenant  que  l'incendie  de 
fanatisme  et  de  haine  allumé  par  Néron  ne  se  fût 
pas  propagé  de  Rome  sur  d'autres  points  de  l'em- 
pire, et  se  fût  éteint  de  lui-même  dans  une  atmosphère 
toute  saturée  de  passions  inflammables.  Un  document 
contemporain,  d'une  incontestable  authenticité,  en- 
voyé de  Rome  aux  chrétiens  d'Asie,   nous  montre  la 

(1)  Milniiin.  History  of  Chri&tianity,  1. 1,  p.  265,  note  2. 


L\  l'i  BSECUTION  DE  NÉRON.  M 

persécution  menaçant  les  églises  répandues  dans  cette 
partir  du  monde  romain. 

le  \tu\  parler  de  la  première  épltre  «!<■  saint  Pierre. 
Il  n'est  point  douteux  qu'elle  ait  et«-  écrite  à  Rouir  : 
la  \ifUlc  objectioD  protestante,  qui  prenait  à  la  Lettre 
If  ni"t  Babylone  de  Pavant-dernier  verset,  est  au- 
jourd'hui écartée  par  tous  les  critiques.  Que  Ba6uX&» 
m  ce  passage  désigne  réellement  Babylone  sur  l'Éu- 
phrate,  c'esl  là  une  thèse  insoutenable,  d'abord  parce 
que  verjs  cette  époque  «  Babylone  »,  dans  le  style 
et  des  chrétiens,  désigne  toujours  Rome;  en  se- 
cond  lieu,  parce  que  le  christianisme  au  premier  siècle 
sortit  à  peine  de  l'empire  romain  et  se  répandit  toit 
peu  chez  les  Pârthes  I  .  -  La  date  de  L'épitre  est  plus 
débattue.  Tillemoni  la  place  entre  les  années  \\  •■( 
:>■!  -2  .  Rien  dans  le  texte  du  document  ne  demande  cette 
date  :  tout,  au  contraire,  indique  une  lettre  écrite  à 
une  époque  violente,  sous  le  coup  d'une  crise  beau- 
coup plus  terrible  et  plus  générale  que  ne  fut  l'ex- 
pulsion des  Juifs  de  Rome  au  temps  de  Claude.  «  Il 
est  manifeste,  dit  Moehler,  que  Pépltre  fut  composée 
pendant  La  persécution  de  Néron,  qui  donna  lieu  à 
sainl  Pierre  d'avertir  aussi  Les  chrétiens  des  autres 
contrées  >\>-^  périls  qui  semblaient   menacer  L'Église 


i    Renan,  l'Antéchrist,  \>.  5J2.  —  Consulter  sur  cette  question  le 
P.  .if  Sin.'.li .   Dissertationet  telecU    in  prima  m  eetatei 
ecelet  et  appendices,  p.?;  et   les  articles  de  m.  l'abbé 

i'   M  «iiiii  dam  l.i  Revue  de*  question*  historiques,  janvier  \h~3.  jan- 
\\<t  tsTi    jafllel  1875. 

Iilleniont.  i/  i.  I,  art.  \\\i  -nr  sainl  Pierre. 


63  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

entière  (1).  »  Les  destinataires  de  la  lettre  sont  les 
fidèles  «  du  Pont,  de  la  Galatie,  de  la  Cappadoce,  de 
l'Asie,  de  la  Bithynie  (2).  » 

L'apôtre  leur  adresse  des  conseils. 

D'aboi  <1  il  rappelle,  d'une  manière  générale,  leurs 
devoirs  envers  l'autorité  romaine,  comme,  aune  épo- 
que plus  paisible,  saint  Paul  l'avait  fait  dans  sa  lettre 
aux  Romains  : 

«  Soyez  soumis  aux  institutions  établies  (xn'crsi),  à 
cause  de  Dieu,  soit  au  roi,  parce  qu'il  est  le  premier, 
soit  aux  magistrats,  parce  qu'ils  ont  été  commis  par 
lui  à  la  punition  des  méchants  et  à  la  louange  des 
bons.  Dieu  veut  que  par  vos  bonnes  actions  vous  fassiez 
taire  les  faux  jugements  des  hommes  ignorants.  Vous 
êtes  libres,  mais  de  la  liberté  qui  Convient  aux  enfants 
de  Dieu,  non  de  celle  qui  sert  de  voile  à  la  malice. 
Honorez  donc  tous  les  hommes;  chérissez  la  frater- 
nité; craignez  Dieu;  respectez  le  roi  (3).  » 

Puis,  passant  de  ces  enseignements  généraux  aux 
recommandations  dictées  par  les  circonstances  parti- 
culières où  l'on  se  trouve,  il  ajoute  : 

«  Très  chers,  ne  vous  troublez  pas  dans  la  cala- 
mité (4)  qui  fond  sur  vous  pour  vous  éprouver,  comme 
s'il  vous  arrivait  quelque  chose  d'extraordinaire. 

<(   Mais  vous   unissant  aux  souffrances  du   Christ. 


(l)  Mœhler,  Histoire  de  l'Église,  trad.  Gains,  t.  I.  p.  132. 
2    /  Pétri,  I.  1. 
(3)  I Pétri,  11,13-17. 
(i)  Littéralement  dans  l'incendie,  tcupt&cou. 


!  \  PERSECI  «OS  DE  M  ROS 

réjouissez-vous,  afin  de  voua  réjouir  et  <!«•  tressaillir 
on  jour  dans  la  révélation  de  sa  gloire. 

«  si  voua  êtes  insultée  au  nom  du  Qbrlst,  vous  serek 
beureux... 

«  Qu'aucun  de  vous  ne  soit  châtié  comme  homicide. 
au  voleur,  ou  malfaisant  1  .  ou  comme  avide  du  bien 
d'autrui. 

Mais  si  l'un  de  vous  est  châtié  comme  clir» -li. m, 
qu'il  ne  renajasse  pae-;  qu'il  glorifie  Dieu  en  cette  qua- 
lité. 

«  Car  le  tempswient  où  le  jugemeoi  commence  par 
la  maison  de  Dieu    -2).  » 

11  est  difficile  de  méconnaître  élans  ces  paroles  onè 
exhortation  de  l'apôtre  à  ses  frères  d'Asie  déjl  touchés 
pas  ta  persécution,  Avec  quel  soin  il  leur  recommande 
de  ne  point  donner  de  proteste  aux  calomnies  dont 
en  les  accable,  de  ne  point  mérite*  d'être  puniscomme 
homicides,  voleurs,  malfaisante,  mais  (de  se  présenter 
purs  au  suppliée,  afin  de  souffrir  seulement  comme 
chrétiens:  Tout  est  remarquable  ici,  jusqu'à  l'exprès- 
non  si  caractéristique  employée  par  l'apôtre  pour  dé- 
signer la  calamité  qui  atteint  les  chrétiens  d'Orient, 
;t;.  fervor;  on  sent  une  imagination  encore  émue 
desterribles  spectacles  du  Vatican,  de  ces  multitude-,  de 
chrétiens  qui  ont  péri  dans  les  tl.unmes  au  lendemain 
de  l'incendie  de  Rome,  et  ne  trouvant  point  d'autre 
mot  que  le  mot  «  incendie      pour  désigner  la  peraé- 


I    KeawK&co«  rapprochai  «  matefies  superslittoaii    .1.-  Su.  ton.  . 
•    /  Pétri,  IV.  ll-iS.  CC  18, 19,  el  \.  7,8,t,  10. 


Ci  LA  PERSECUTION  DE  NERON. 

cution  qui  va  s'allumer  sur  tous  les  points  du  monde 
romain.  Les  torches  vivantes  des  jardins  de  Néron 
jettent  leur  reflet  sur  le  style  de  l'apôtre. 

Ala  suite  de  ce  témoignage  contemporain  se  déroule 
une  chaîne  de  témoignages  plus  récents,  qui  reçoivent 
de  lui  leur  lumière.  Tous  font  connaître,  soit  explicite- 
ment, soit  implicitement,  non  seulement  le  caractère 
général  de  la  persécution  de  Néron,  mais  encore  l'exis- 
tence d'un  édit  impérial  qui  donne  à  cette  persécution 
sa  forme  légale. 

Le  premier  par  ordre  de  date  est  celui  de  Mélitonde 
Sardes,  descendant  de  ces  chrétiens  d'Orient  auxquels 
écrivit  saint  Pierre.  L'évoque  lydien,  dans  son 
Apologie  adressée  à  Marc  Atirèle  vers  172,  dit  que 
seuls  entre  tous  les  empereurs  Néron  et  Domitien  «  ont 
mis  en  accusation  (1) »  la  foi  chrétienne.  Trente  ans 
plus  tard,  Tertulliëii  écrit  de  même  que  Néron,  le  pre- 
mier, tin»  contre  la  religion  chrétienne,  qui  alors 
commençait  à  l'aire  des  progrès  dans  Rome,  le  glaive 
des  Césars,  et  que  Domitien  l'imita  :  par  Néron,  dit- 
il,  commença  notre  condamnation,  et  ces  deux  mé- 
chants empereurs  sont  les  seuls  que  nous  ayons  eus 
pour  ennemis  (2).  Ces  deux  passages  semblent  bien 


(i)  'Ev8iaëo)iT7X0fta<TTrj(Tai.  Méliton,  dansEusèbe,  Eist  Eccl.,  VI, 24. 

(2)  Consulite  commentarios  vestros  :  il  lie  reperielis  primum  Ner m 

in  liant-  sectam  cum  maxime  Rômife  orientem  Caesàriano  gladio  ferocisse. 
Sril  tali  dedicatore  damnationis  nostrœ  eliam  gloriamur...  Tantave- 
i.ii  ci  Domitianus...  Taies  semper  nobis  insecutores.. .  Cseterumde  toi 
exinde  principibus  ad  bodiernura  divin um  bumanumque  sapienlibus 
édite  aliquem  debeUatqremcbnslianoi'uin..,  Tertullien,  Apol.,  •">. 


LA  PERSE!  i  nOU  DE  NÉRON 

indiquer  qu'il  s'agit,  même  pour  Néron,  d'une  persé- 
cution religieuse,  »'t  non  d'une  cruauté  passagère, 
d'une  violence  accidentelle  ayant  une  cause  étrangère 
.1  la  religion  :  or,  une  persécution  religieuse  n< 
confina  vraisemblablemeîM  pas  dans  Rome.  Les  paro- 
les de  Méliton  et  de  Tertullieli  renferment  de  plus  une 
inexaietitude  très  significatives  Entré  la  lin  «lu  premier 
siècle  et  Mare  enrôle  <>u  Beptlme  Sévère,  il  y  eut, 
oertes,  bien  des  martyrs  :  les  règneffde  Trajan.  d'Ha- 
drien, d'Antonin,  plus  taird  de  .Marc  Aurèle;  en  vireni 
d'incontestables  :  c'est  mémo  Trajan  qui,  dans  son  ee- 
lèbre  rescrit  adressé  à  PMne,  fixa  la  jurisprudence  an 
sujet  des  chrétiens.  Comment  donc  les  deux  apologis- 
tes, écrivant  à  trente  ans  de  distance  l'un  de  l'autre; 
ordent-ils  à  ne  nommer  d'autres  persécuteurs  que 
Néron  ei  Domitien?  Probablement  parce  que;  de  tous 
les  empereurs  antérieurs  au  troisième  siècle,  des  deux 
tyrans  sont  les  seuls  qui  aient  porté  des  édits  spéciaux 
contre  les  chrétiens  :  le  rescrit  de  trajan,  en  effet, 
n'est  autre  chose  qu'une  réponse  à  une  consultation, 
fixant  un  point  de  droit,  mais  ne  le  créant  pasj  et 
supposant  une  législation  antérieure (1). 

Ji-  passerai  ^  it«-  sur  les  autres  témoignages  des  hï& 
toriens  chrétiens.  Ils  s, ait  d'une  date  trop  récente  pour 
avoir  une  aussi  grande  importance,  sinon  comme 
éehos  de  la  tradition  ancienne;  Us  sont  d'ailleurs 
assez  explicites  pour  se  passer  <!<•  commentaires.  I 


(i)  Cf.  TUlemonl,  Mémoires,  t.  II,  noU  m  rai  ta  persécution  de 
Héron 

5 


66  LA   PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

tance  écrit,  en  31V  :  «  Néron,  voyant  que  non  seule- 
ment à  Rome,  mais  partout,  une  grande  multitude 
abandonnait  chaque  jour  le  culte  des  idoles  et  embras- 
sait la  religion  nouvelle,  s'élança  pour  détruire  le 
céleste  temple  et  abolir  la  justice  (1).  »  L'assertion 
de  l'apologiste  du  quatrième  siècle  sur  les  multitudes 
qui  abandonnaient  le  culte  des  idoles  dès  le  règne 
de  Néron  pourrait  paraître  exagérée;  cependant  elle 
surprendra  moins  si  Ton  se  rappelle  Pline  écrivant, 
cinquante  ans  seulement  après  (vers  112),  que  dans 
une  province  reculée ,  en  Bithynie ,  les  temples  sont 
presque  délaissés,  les  sacrifices  solennels  depuis  long- 
temps interrompus,  diu  intermissa,  et  le  commerce  des 
victimes  à  peu  près  abandonné  (2).  Sulpice  Sévère, 
en  V00,  après  avoir  raconté  les  cruautés  exercées 
par  Néron  sous  prétexte  de  punir  les  auteurs  de  l'in- 
cendie de  Rome,  s'exprime  ainsi  :  «  Tel  fut  le  com- 
mencement des  persécutions  contre  les  chrétiens;  en- 
suite la  religion  fut  interdite  par  la  loi,  et,  en  vertu 
dédits  officiellement  rendus,  il  ne  fut  plus  permis 
d'être  chrétien  (3).  »  M.  de  Rossi  fait  remarquer  la 


(ij  Cum  animadverterel  non  modo  Romae,  sed  ubique  quotidie  ma* 
gnam  multitudinem  deficere  a  cultu  idolorum  et  ad  religionem  novam, 
danmala  ?etustate,  transirc  prosilivit...   ad  excidendum  cœleste  tein- 
plum  delendamque  justitiam.  Lactance,  De  mortibus  persecutorum. 
•    Pline,  /./>..  X.  97. 

(3)  Une  iniiio  in  christianos  saeviri  cœptum  :  |>o>t  etiam  datis  legi- 
lui>  religio  vetabatur,  palamque  edictis  propositis  ebristianum  <  >-i- 
non  licebat.  Sulpiee  Sévère,  Chron.,  II,  41.  Overbech  a  prétendu 
que  ■■  posl  etiam  datis  legibns  o  indique  des  temps  postérieurs  à  Néron 
el  fait  allusion  a  l'époque  de  Trajan  el  au  rescrit  de  cel  empereur; 


LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

précision  avee  laquelle  parle  Sulpice  Sévère.  «  D'a- 
bord Néron,  écrit  réminent  archéologue,  sévil  â  Rome 
bous  prétexte  d'incendie.  Mais  après  que,  dans  la  suite, 
les  chrétiens  eurenl  été  convaincus,  non  d'incendie, 
mais  de  superstition  ennemie  (1)  du  genre  humain. 
après  que  les  calomnies  répandues  contre  eux  par 
les  .luit's  eurent  été  consacrées  par  les  tribunaux,  il 
s'ensuivit,  conséquence  nécessaire,  que  leur  religion 
«lut  être  proxiite  (Luis  tout  l'empire.  Ces  deux  actes 
de  |,i  persécution,  l'un  découlant  de  l'autre  logique- 
ment, ont  été  indiqués,  mais  sans  distinction  suffisante, 
parles  historiens  païens,  qui  dédaignaient  de  consa- 
crer beaucoup  de  paroles  aux  affaires  chrétiennes. 
Mais  [.s  historiens  chrétiens  racontent  avec  l'exacti- 
tude du  lan-a-e  lé  irai  la  marche  qui  fut  suivie,  et  leur 
récit  porte  en  soi-même,  dans  sa  précision  juridique , 
l'empreinte  de  la  vérité  2).  »  A  la  suite  de  ce  passade. 
M.  de  liossi  reproduit  le  texte  de  Sulpice  Sévère.  Celui 
do  rose  (\l\)  n'est  pas  moins  formel  :  «  Néron,  dit 
l'historien  espagnol,  ht  souffrir  aux  chrétiens  les  sup- 
plices et  l;i  mort,  et  ordonna  de  les  tourmenter  dans 
toutes  |,s  provinces  par  une  égale  persécution  (3).  » 


supposition  inadmissible,  fait  observer  F.  Gôrres  (art.  Christenver- 
folgungen,  dans  Kraus,  Real-Encyklopidie  der  christlichen   [lier- 
thUmer,  p.  223  .  car  après  cette  phrase  Sulpice  Sévère  raconte  l«' 
martyre  de  saint  Pierre  el  de  saint  Paul  :  TumPauIusel  Petruscapu 
tisdamnati,  etc. 
(1)  Ou  haïe.  Voir  plus  haut.  p.  <  : 
■    De  Rossi,  Bullettino  di archeologia  cristiana,  1865,  p  93. 
\       Romœ  ebristianos  suppliais  ac  mortibns  affecit  ac  peromnea 


68  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

Je  ne  m'arrêterai  point  à  réfuter  une  objection  qui 
me  parait  absolument  sans  valeur.  Néron,  a-t-on  dit, 
n'a  pu  inaugurer  la  persécution  religieuse  :  il  était 
trop  peu  religieux  pour  cela  (1).  Suétone,  en  effet, 
l'accuse  d'un  égal  mépris  de  toutes  les  religions,  ex- 
cepté celle  de  la  déesse  syrienne,  qu'il  abandonna 
bientôt  pour  une  autre  encore  plus  dégradante  2  . 
Je  suis  peu  touché  de  cet  argument.  Néron,  s'il  n'était 
pas  religieux,  était  au  moins  d'une  superstition  ex- 
trême (3)  :  d'ailleurs,  les  sceptiques  les  plus  avérés  ont 
été  quelquefois  les  plus  féroces  persécuteurs.  Comme 
l'a  très  bien  dit  Tertullien,  tout  ce  qui  était  grand  et 
bon  avait  Néron  pour  ennemi  naturel  (i).  Néron,  mal- 
g  ré  les  leçons  de  Sénèque  (ou  peut-être  à  cause  d'elles), 
était  sceptique  en  philosophie  :  il  persécuta  cependant 
les  philosophes  Cornutus,  Apollonius,  Musonius  Rufus 
qu'un  Père  de  l'Église  a  compté  parmi  les  hommes 
que  Satan  tourmenta,  quoique  païens,  à  cause  de  leurs 
vertus  (5  .  Sénèque  lui-même,  l'illustre  stoïcien  Thra- 
séas.  11  a  pu  persécuter  les  chrétiens,  dont  la  vertu 
plus  austère  et  plus  pure  encore  était  une  plus  écla- 
tante condamnation  de  ses  vices. 


provincias  pari  persécution?  excruciari  imperavit.  Orose,  Adv.  pug. 

h, st.,  MI,  5. 

(1)  Gôrres,  <lan>  Kraus,  loc.  cit. 

(2)  Religionum  usquequàque  contemptor,  pr&ter  unius  deae  Syriœ. 
liane  inox  ita  sprevit,  etc.  Suétone,  Nero,  j'i. 

(3)  Voir  Suétone,  ibid. 

(4)  Tertullien,  Apol,  5. 

-  Justin,  Il  Apol,  .s. 


i.\  iT.r.sr.i  i  rio.N  ni:  m.i;<>\  fte 

11  sérail  intéressant  de  savoir  en  quelles  provinces 
la  persécution  de  Néron  sévi!  avec  le  plus  d'intensité. 
Nous  avons  déjà  vu  qu'en  Galatie,  en  Cappadoce,  en 
Bithynie,  dans  le  Pont,  dans  la  province  d'Asie,  Les 
fidèles  furenl  exposés  aux  calomnies  el  aux  supplices. 
Le  midi  de  la  Gaule*,  où  toucha  vraisemblablement 
saint  Paul  allant  en  Espagne  (1),  ce  dernier  pays,  où 
le  voyage  dé  l'apôtre,  aminci  semble  faire  allusion 
l'épltre  de  saint  Clément  -2  .  est  attesté  par  un  docu- 
ment <ln  second  siècle  -\  .  virent  peut-être  aussi  des 
martyrs  i  .  La  tradition  place  des  martyrs  en  plusieurs 
villes  d'Italie  •">  .  Une  curieuse  découverte,  commentée 
par  M.  de  Hossi,  semble  prouver  que  le  christianisme 
fut  persécuté  ou  au  moins  insulté  à  Pompéi. 

Dans  la  petite  ville  campanienne,  les  Juifs  étaient 
nombreux.  Comme  Jérusalem(6),  elle  avait  une  syna- 
_  .ne  des  Liberlini;  on  a  retrouvé  l'inscription  d'un 
princep*  de  cette  synagogue.  Les  Juifs  paraissent  s'être 
mêlés  facilement  à  la  vie  municipal»',  si  active  à  Poni- 
péi  :  l'inscription  qui  nous  fait  connaître  l'existence 
de  La  synagogue  est  une  affiche  électorale,  dans  la- 


I  f.  Renan,  l'Antéchrist,  p.  108. 

(2)  i  -.  ri  -:;\).v.-r:  Bvoeu<  £X8ûv.  s.  Clément,  Cor.,  5. 

(3)  Profeetionem  Pauli  abl  rbe  ad  Spaniam  proficisceotis.  Canon  de 
Muratori. 

(i)  il  h  y  a  point  à  prendre  en  considération  l'inscription  publiée  par 
Grnter,  ,s''.  9,  el  comme  spuria  par  Orelli,  780  ;  la  fausseté  en  esl 
manifeste. 

S  Voir Tillemont,  Hémoires,  t. II,  art.el  notes  snr  la  Persécution 
deNéron,  art.  et  notes  soi  S.  GervaisetS  Pi  >U     -  NaaireetS  Celse. 

|C<     IpOSt.,   VI.'.». 


70  LA  PERSECUTION  DE  NERON. 

quelle  le  princeps  invite  ses  coreligionnaires  et  tous  les 
habitants  à  favoriser  la  candidature  de  Cuspius  Pansa 
àrédilité  (1).  Non  seulement  la  religion  juive  était  flo- 
rissante à  Pompéi  (2) ,  mais  encore  ses  livres  saints  pa- 
raissent y  avoir  été  bien  connus  :  une  caricature  re- 
présentant le  Jugement  de  Salomon  a  été  découverte 
en  1882  sur  une  muraille  d'une  maison  que  d'autres 
fresques  font  présumer  avoir  appartenu  à  un  commer- 
çant originaire  d'Alexandrie  (3).  Il  serait  surprenant 
qu'une  ville  campanienne,  où  le  judaïsme  était  si  bien 
établi,  n'eût  pas  compté  parmi  ses  habitants  quelques 
chrétiens.  Quand  saint  Paul,  après  en  avoir  appelé 
à  César,  fut  conduit  à  Rome,  il  débarqua  à  Pouzzoles, 
et  trouva  là  une  chrétienté  constituée,  dans  laquelle 
il  séjourna  pendant  sept  jours  (i).  La  semence  évan- 
gélique  n'était  sans  doute  pas  tombée  dans  la  seule 
ville  de  Pouzzoles;  elle  avait  dû  se  répandre  autour 
de  Naples,  sur  toute  la  côte  campanienne  que  le  com- 
merce mettait  sans  cesse  en  rapports  avec  l'Orient, 
qui  était  l'étape  naturelle  des  missionnaires  se  ren- 
danl  à  Rome  (5),  el  où    tout  ce  que  nous  connaissons 


l)    CVSPIVM    PANSAM   .El).  FABIVS.   EVPOR.    PRINCEPS  LI- 
BERTINORVM. 

(2)  Fiorelli,  Pomp.  ant.  hist.,  t.  I,  p.  160;  cité  par  De  Rossi,  Bullet- 
tinodi  archeologia cristiana,  1864, p.  70;  cf.  p.  92,  '.'3. 
(:i)  Lettre  de  M.  de  Rossi  dans  le  Bulletin  critique,  I  '  déc.  1882. 

p.  272. 

i     [et.  Apost.,  XXVIII,  14. 

(5  Suétone,  Aug.,  98;  Nero,  31  :  Tacii.-,  .U//..  XV,  42,43,  46:  Dion 
Cassius,  \l. Vlll,  i9;  LXVIIjU;  Sénèque,  Ep.  77;Stace,  Sylv.,  IV.  m. 
26-27;  Pline,  Hist.  Hat.,  XIV,  s. 


LA  PERSÉC1  nOH  DE  NÉRON.  :i 

de  Pompéi  le  prouve)  les  esprits  étaient  for!  ouverts 
aux  idées  nouvelles,  fort  enclins  aux  cultes  étran- 
s.  Le  long  de  ces  rivages  consacrés  aux  affaires 
et  aux  plaisirs,  de  ces  ravissantes  eaux  bleues  bordées 
de  somptueuses  villas  el  de  volcans  redoutables,  plei- 
nes d'attraits  el  de  menaces,  de  petites  oasis  chré- 
tiennes, d'humbles  communautés  vouées  à  La  prière , 
à  la  pénitence,  à  La  charité,  s'étaient  sans  doute  for- 
mées  I  .  L'une  d'elles  se  tenait  peut-être  à  Pompéi 
dans  la  vaste  Balle  d'une  maison  voisine  des  thermes 
de  Stables,  peu  éloignée  du  temple  «llsis ,  des  théâ- 
tres et  de  la  caserne  des  gladiateurs.  Pourquoi  ce  quar- 
tier si  profane  avait-il  été  choisi  par  Les  adorateurs  du 
Christ .'  Il  esl  impossible  de  le  dire;  mais  la  nature  des 
graffiti  qui  se  lisent  sur  les  murs  «le  la  salle  permettent 
de  penser  qu'ils  turent  écrits  par  quelque  païen,  après 
que  les  chrétiens  en  eurent  été  chassés  par  la  persé- 
cution. Le  principal  ijraffito,  découvert  en  18(>:>,  a 
complètement  disparu  :  heureusement  l'archéologue 
napolitain  Ifinervini  eut  le  temps  d'en  dessiner  le  fac- 
similé  -2  .  Ces  mots  y  étaient  très  lisibL  s.  au-dessous 
.•t  à  la  suite  d'autres  mots  indéchiffrables  :  avdi  chris- 


(1  Tertullien  dit,  il  esl  \  rai,  qu  il  n'j  avait  pas  de  chrétiens  en  Cam- 
panie  ayant  l'éruption  volcanique  de  ''■>  :  Nec...  Campania  de  christianis 
conquerebatur,  cum...  Pompeios  de  suo  monte  perfudil  ignis.  i/>" 

Mais  ilesl  évidei ni  nul  renseigné,  puisque  saint  Paul  débarquant  A 

Pouxzoles,  ville  campanienne,  \  trouva  des  chrétiens. 

i    i."  fac-similé  de  Ifinervini  a  été  reproduit  dans  le  Bullettino  di 
archeologia  cristiana,  1864,  p.  69,  el  dans  le  Corp.  inser.  lui..  IV,  pi. 
wi    h'  :;.  Le  n'  '.!  de  cette  planche  reproduit  le  fac-similé  pris  vers  la 
époque  par  Kieasling,  el  peu  différent. 


72  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

tianos;  sous  eux  se  voyaient  des  lettres  difficiles  à 
reconnaître,  dans  lesquelles  M.  de  Rossi  croit  pouvoir 
lire  siivos  o  oriis  (saevos  o(l)ores)  :  «  Écoutez  les 
chrétiens,  cygnes  cruels.  »  Il  peut  y  avoir  là  une  al- 
lusion bien  éloquente  aux  novissima  verba  de  quelque» 
martyrs  chrétiens  dont  un  habitant  de  Pompéi  aurait 
entendu  le  «  chant  du  cygne ,  »  rempli  de  prophéti- 
ques  menaces.  D'autres  phrases  malveillantes  ou  iro- 
niques se  lisent  encore  sur  les  murs  :  mvlvs  (1)  hic 
mtvscellàs  (2)  docvit  («  ici  un  mulet  endoctrina  des 
mouches  »),  mendax  veraci  salvtem  («  le  menteur 
au  véridique,  salut.  »)  Il  semble  qu'on  ait  voulu  rail- 
ler les  enseignements  qui  se  donnaient  dans  ce  lieu, 
les  paroles  de  vérité  qui  s'y  prononçaient  (3).  Sur  le 
mur  extérieur,  le  long  de  la  rue,  est  écrite  une  autre 
phrase  :  otiosis  hic  locvs  non  est,  discede  morator 
(«  ce  n'est  pas  ici  la  place  des  oisifs,  va-t'en,  flâ- 
neur (i)  »  ),  dans  laquelle  on  peut  encore  voir  une 
raillerie  païenne  à  l'adresse  de  ceux  qui  s'assemblaient 
dans  la  maison.  Ce  sont  la,  nous  en  convenons,  des 
hypothèses,  «  qui  aux  uns  sembleront  de  purs  rêves, 


[1]  Si' souvenir  des  calomnies  qui  représentaient  les  chrétiens  el  les 
juifs  comme  adorant  une  tète  d'àne.  Cf.  Tacite,  Hist.,  V.4:  Josèphe, 
(Oui m  App.,  Il,  7:  Tertullien.  Apol.,  iG:  et  le  crocifii  blasphématoire 

du  Palatin,  Rome  souterraine,  Ii;i.  27,  p.  334. 

(2)  Pour  musculas,  diminutif  de  muscas. 

(3)  CV>  trois  graffiti  sont  donnés  en  fac-similé  dans  le  H  h  II  filma  <li 
archeologia  cristiana,  i8Gi,  p.  71. 

(4)  Corpus  inscr.  lai.,  IV,  813.  — On  a  voulu  roir  dans  cette  maison 
une  taverne;  mais,  comme  le  remarque  très  bien  Dyer  [Pompei,  p.  4G7), 
cette  inscription  B'accorde  mal  avec  une  telle  hypothèse. 


LA  PERSÉCUTION  1)1.  M  RON. 

aux  autres  de  1res  grandes  probabilités  :  mais,  met- 
tant  de  côté  les  conjectures,  le  point  principal  parait 
démontré,  à   savoir  qu'à   Pompéi  a  été  trouvée  une 

clair.'  nient  ion  des  chrétiens,  le  plus  antique  des  té- 
moignages païens  relatifs  à  la  prédication  primitive 
et  à  la  propagation  de  l'Évangile  (1).  »  Ajoutons  <| ne 
s'il  y  eut  des  chrétiens  à  Pompéi  pendant  le  règne 
de  Néron,  la  persécution  dut  y  faire  des  victimes  :  la 
haine  des  Juifs,  qui  possédaient  dans  cette  ville  nue 
synagogue,  désigna  probablement  les  fidèles  à  la  co- 
lère des  païens. 

Combien  de  temps  dura  la  persécution  de  Néron? 
Elle  persista,  vraisemblablement,  au  moins  jusqu'à 
l'an  08,  où  mourut  le  misérable  empereur.  Aussi  n'y 
a-t-il  aucune  difficulté  à  placer,  avec  la  tradition  la 
plus  répandue,  vers  CG  ou  67,  le  martyre  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Paul  à  Rome  :  saint  Pierre  survé- 
cut au  grand  massacre  <\>'  64,  car  sa  première  épitre, 
encourageant  les  fidèles  d'Orient  persécutés,  est  évi- 
demment postérieure  à  cette  date. 

Nous  ne  chercherons  pas  à  comhiner  les  récits  lé- 
gendaires de  la  mort  des  apôtres  1  .  et  à  en  extraire 
ce  qui  peut  paraître  vraisemblable.  Nous  indiquerons 
seulement  deux  faits  certains  :  le  mode  de  leur  mar- 
tyre et  l'emplacement  de  leurs  tombeaux. 

»  Quand  tu  seras  vieux,  avait  dit  Jésus  à  Pierre,  tu 


i    De  Ros&i,  Bullettino  <ii  areheologia  cristiana,  1864,  p  69  1 1 
2)  Voir  Bullettino  <i>  areheologia  crittiana,  1867,  p   70    71    1869, 


74  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

étendras  les  mains,  et  un  autre  te  ceindra,  et  te  con- 
duira où  tu  ne  veux  pas.  »  Il  dit  cela  —  ajoute  en 
manière  de  commentaire  l'évangéliste  saint  Jean ,  — 
pour  indiquer  par  quel  genre  de  mort  Pierre  devait 
glorifier  Dieu  (1).  »  L'évangile  de  saint  Jean  est  pos- 
térieur à  la  mort  de  saint  Pierre,  et  l'auteur  non  seule- 
ment savait  comment  saint  Pierre  était  mort,  mais  en 
parlait  comme  d'un  événement  connu  de  tout  le 
monde.  Ce  genre  de  mort,  les  mains  étendues,  est 
évidemment  le  supplice  de  la  croix  :  brachia  palibulo 
explicuerunt,  dit  Sénèque,  parlant  de  crucifiés  (2). 
L'antiquité  chrétienne  l'a  ainsi  compris.  Au  premier 
et  au  second  siècle,  Clément  Romain  (3)  et  Denys  de 
Corinthe  (i)  parlent  du  martyre  de  l'apôtre  à  Rome 
sans  en  indiquer  le  mode;  mais,  au  siècle  suivant,  Ori- 
gène  dit  clairement  que  Pierre  fut  crucifié.  Le  savant 
Alexandrin  ajoute  qu'il  «  fut  crucifié  In  tète  en  bas  (5).  » 
Ce  fait,  si  étrange  qu'il  paraisse,  n'est  pas  sans  exem- 
ple au  siècle  de  Néron.  «  Je  vois,  écrit  Sénèque  quel- 
ques années  avant  le  règne  de  ce  prince,  je  vois  des 
croix  de  divers  genres  :  quelques-uns  y  sont  suspen- 
dus la  tète  en  bas  (6)...  »  Origène  attribue  à  cet  ef- 
froyable   raffinement   de    torture    une    autre    cause 


(1)  S.  Jean.  XXI.  18,  19. 

(2)  Cons.  ad  Marciam,  20. 

(3)  S.  Clément,  Cor.,  5,  6. 

(4)  Dans  Busèbe,  llisl.  Eccl.,  II,  25. 

(5)  Dans  Eusèbe,  111,1. 

6  Video  istic  cruces  non  uaius  quidem  gênera,  Bed  aliter  ab  aliis  fa- 
bricatas;  capite  quidem  conversos  in  terram  suspendere...  Sénèque, 
Cons.  ad  Marc,  20. 


là  PERSE*  i  nOH  Dl    NÉRON 

encore  que  La  cruauté  des  bourreaux  :  Pierre,  dit-il, 
demanda  à  être  ainsi  placé  sur  la  croix  (1).  »  Tertul- 
licii  nr  parle  pas  de  ce  grand  acte  d'humilité;  mais 
il  «lit  tjur  sainl  Pierre  «  souffrit  une  passion  semblable 
à  celle  du  Sauveur  l  »  et  «  fut  crucifié  (3).  ■  Li 
supplice  <1«'  Paul  tut  différenl  :  od  le  décapita  (4). 
C'était  l.i  peine  réservée  aux  citoyens  romains,  dont  il 
avait  si  énergiquemenl  revendiqué  1rs  droits  :  hones- 
-  capite  puniuntur  .">  . 
Après  le  martyre  des  deux  apôtres,  — arrivé  soit 
le  même  jour,  selon  La  tradition  la  plus  répandue,  soif 
;'i  nu  an  d<-  distance,  ^<  1« »i i  une  autre  opinion  (6),  — 
les  restes  de  sainl  Pierre  furent  déposés  au  pied  de  la 
colline  Vaticane,  ceux  de  saint  Paul  sur  la  voie  d'Os- 
lie,  »'t.  en  vertu  de  la  liberté  accordée  par  la  loi  ro- 
maine  pour  la  sépulture  même  des  suppliciés  (7),  des 
monuments  extérieurs  lurent  élevés  sur  leur  tombeau. 
«  Je  puis,  écrivait  au  commencement  du  troisième 
siècle  le  prêtre  romain  Caius,  je  puis  montrer  les  tro- 
phées  des  apôtres  :  si  vous  voulez  aller  soit  au   V.di- 


i    Bnsèbe,  Hist.  /•<  l,  III,  1. 
(2)  Tertnllieo,  h<  pra  ter., 
Scorpiac,  15 
rtulUen,  De  pnucr.,  36;  Scorp.,  15;    Bosèbe,  Hist 
ince,  /><  mort,  pers.,  2  ■.  Orose,  VII,  '. 
Paul,  Sent.,  V,  \\i\,  î.  —Sur  la  distinction  eatrele  cieis  pro- 
premeol  dil  et  leplebeius,  entre l'honestior el  l'humilier,  \<»ii  le  mé 
moire  deDnrny,  ins  iré  à  la  fin  dn  tome  VI  de  1  Histoire  des  Romains. 
Voir  les  autorités  citées  par  Arevalo,  'lui-  -i  note  sur  Prudence, 
/        Stephanon,  Ml.  •"■.  et  Duchesne,  /■   Liber  PontificaUs ,   Paris, 
hM   p.  119,  note  12. 

-)  i>  \i.\iii.  wi\.  i.  '.,  3. 


7C  LA  PERSECUTION  DE  XEROX. 

can,  soit  sur  la  voie  d'Ostie,  vous  apercevrez  les  tro- 
phées  de  ceux  qui  ont  fondé  l'Église  de  Rome  (1).  » 
Les  splendides  basiliques  bâties  par  Constantin,  rem- 
placèrent, plus  tard,  ces  mémorise  des  premiers  siè- 
cles. 

Néron  n'était  pas  à  Rome  quand  fut  versé  le  sang 
des  apôtres.  11  était  parti,  dès  la  fin  de  6G,  pour  faire 
en  Grèce  moins  un  voyage  impérial  qu'une  tournée 
de  cabotin,  chanter  dans  tous  les  théâtres,  courir 
dans  tous  les  stades,  lutter  dans  toutes  les  arènes,  et 
remporter  toutes  les  couronnes.  Mais  il  laissait  à  Rome 
d'autres  lui-même,  le  préfet  du  prétoire  Tigellin,  et 
un  affranchi  de  Claude,  aussi  intelligent  que  cruel, 
Hélius,  à  qui  il  avait  donné  plein  pouvoir  sur  toute 
sorte  de  personnes,  jusqu'à  faire  mourir  des  sénateurs 
avant  même  de  lui  en  écrire.  La  sentence  des  apôtres 
put  être  prononcée  par  ce  personnage,  présidant 
comme  représentant  de  l'empereur  le  consilium  prùt- 
cipis;  ou  par  le  sénat,  si  les  faits  dont  ils  étaient  ac- 
(  lises  rentraient  dans  les  cognitiones  réservées  à  la 
compétence  sénatoriale  (2);  ou  simplement  par  les 
tribunaux  criminels,  questiones  perpeluœ,  si  le  prétexte 
pour  lequel  on  les  poursuivit  était  emprunté  au  droit 
commun.  En  l'absence  de  l'empereur,  il  ne  manquait 
pas  de  juges  pour  condamner  les  chrétiens,   ou  de 


\,  Caiiis.  dans  Eust'be,  Hisl.  EccL,  11,25.—  Sur  l'emplacement  du 
tombeau  de  sain)  Pierre  au  Vatican,  voir  Duchesne,  tac.  cit.,  p.  119, 
note  13.  et   Introduction,  ch.  iv,  g  9. 
(2)  Cf.  Willcms,  le  Droit  public  romain,  p.  472.  Î7::. 


Là  PKRS  I  i  nOH  M.  M  RON. 

bourreaux  pour  les  exécuter.  Hais  Néron  devait  peu 
survivre  à  ses  deux  plus  nobles  victimes.  Rappelé  eu 
toute  hâte  par  H  <  1  î  u  >> .  qui  voyait  l'ôragé  se  former, 
et  couru!  en  Grèce  I«-  chercher,  il  rentra  en  Italie  vers 
la  lin  de  67,  apprenant  sur  sa  route  le  soulèvemenl  des 
Gaules,  la  proclamation  de  Galba  en  Espagne.  Il  ne 
se  considérail  pas  moins  comme  un  triomphateur, 
voyageait  à  petites  journées,  entrait  solennellement  à 
Naples,  à  Antiiun.  à  Albano,  à  Borne,  étalait  ->ous  les 
yeux  iln  sénat,  des  chevaliers  <•!  «In  peuple,  dix-huit 
cents  couronnes  rapportées  de  Grèce,  et  paradait  sur 
le  char  d'Auguste,  l'olivier  olympique  sur  la  tète  et 
I.'  laurier  pythien  à  la  main.  Hais  l'orgie  allait  finir. 
Quelques  jours  plus  lard',  le  sénat,  qui  venaitd'ap- 
plaudir  son  ridicule  triomphe,  le  déclare  ennemi  pu- 
blic,  et  1»'  misérable,  abandonné  de  tous,  réfugié  dans 
l,i  maison  d'un  affranchi,  voisine  delà  voie  Nomén- 
tane,  se  tue  dans  uni-  cive.  —  non  loin  du  cimetière 
où  Pierre  avait  baptisé,  «'t  du  camp  prétorien,  où  Paul 
avait  tait  entendre  la  parole  de  Dieu. 

>i  les  chrétiens  avaient  eu  le  droit  de  se  réjouir  de 
la  mort  d'un  persécuteur,  ils  ru^rnt  été  au  premier 
rang  de  la  foule  qui,  le  11  juin  68,  parcourait  bruyam- 
ment les  rues  <\r  Rome,  le  bonnet  <\>'  la  liberté  sur  la 
tète  l  .  Néron  mort,  l'Église,  pour  la  première  t"i- 
depuis  quatre  ans.  put  goûter  quelque  repos.  Tertul- 
licn  sfnihl.-  dii v  .pie .  tous  les  actes  de  Néron  ayant  été 


i    Suétone 


78  LA  PERSÉCUTION  DE  NÉRON. 

annulés,  seules  les  mesures  prises  par  lui  contre  les 
chrétiens  furent  maintenues  (1).  Je  crois  volontiers 
qu'on  n'en  lit  point  l'objet  d'une  abrogation  formelle, 
et  que  «  le  glaive  des  Césars  »  ne  rentra  qu'à  demi 
dans  le  fourreau  ;  mais ,  d'ici  à  longtemps ,  on  ne  l'en 
tirera  plus.  L'autorité  romaine  s'aperçut  qu'elle  avait 
«les  ennemis  plus  redoutables  que  les  chrétiens;  ces 
ennemis  étaient  ceux-là  mêmes  qui  avaient  le  plus  in- 
sisté auprès  d'elle  pour  leur  extermination.  Depuis  G6, 
la  Judée  était  en  pleine  révolte.  L'année  même  de  la 
mort  de  Néron ,  les  fidèles  de  Jérusalem ,  se  souvenant 
des  paroles  du  Sauveur  (2),  sortirent  de  la  ville  rebelle, 
sous  la  conduite  de  saint  Siméon ,  successeur  de  l'a- 
pôtre saint  Jacques,  massacré  cinq  ans  auparavant  par 
les  Juifs  (3).  Ils  se  retirèrent  au  delà  du  Jourdain,  clans 
une  région  où  l'insurrection  n'avait  pas  pénétré ,  et  se 
fixèrent  à  Pella,  ville  demeurée  fidèle  aux  Romains  (4). 
Providentielle  revanche  de  la  loyauté  contre  l'injus- 
tice! Lu  64,  les  Juifs,  faisant  cesser  la  confusion  qui 
existait  jusque-là,  aux  yeux  du  monde  païen,  entre 
eux  et  les  disciples  de  Jésus  ,  avaient  détourné  sur  ces 
derniers  l'orage  dont  Néron  menaçait  les  uns  et  les 
autres.  En  08,  les  chrétiens  de  Jérusalem,  fuyant  à 


(1)  ...  Et  tamen  permansit,  erasis  omnibus,  hoc  solum  institutum 
Neronianum.  Ad  Nat.,  I,  7. 

(2)  S.  Matthieu,  XXIV,  16;  S.  Marc,  XIII,  14  ;  S.  Luc,  XXI,  21. 

(3)  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  II,  23.  —  Le  martyre  de  saint  Jacques  arriva 
en  (12:  voir  Tillemont,  Mémoires,  t.  I.  art.  vil  sur  saint  Jacques  le 
Mineur. 

(4)  Eusèbe,  Hist.  Eccl,  111,5. 


l.\  PERSÉC1  HOU  DE  NÉRON.  79 

travers  mille  périls  la  cité  rebelle,  marquèrent  plus 
clairement  encore,  mais  à  leur  avantage  cette  fois,  [a 
distinction  «!<•  l'Église  ei  de  la  Synagogue.  Cei  acte  de 
prudence  mil  <mi  relief  Leur  probité  politique,  H  con- 
tribua  probablement  à  leur  ji-a^ner  pour  un  temps 
assez  Long,  non  seulement  m  Palestine,  mais  dans  le 
reste  de  L'empire,  Le  bon  vouloir  ou  au  moins  la  tolé- 
rance de  L'autorité  romaine.  «  Il  est  certain,  «lit  M.  de 
Rossi,  qu'après  La  mori  <!<■  Néron  ei  ta  condamnation 
de  sa  mémoire,  Les  chrétiens  jouirent  pendant  plus  de 
trente  ans  d'une  pais  profonde    l  .  » 


i    Bullettino  di  archeologia  crisliana,  1865,  p.  95. 


CHAPITRE  II. 


LA    PERSECUTION    1>K    imMITII.V 


SOMMAIRE.  —  i.  Les  chrétiens  sous  les  premiers  ii  wii  ns.  —  Sympathies  de 
Vespasien  el  de  riiu^  pour  les  Juifs.  —  Chrétiens  confondus  avec  enx.  — 
Pais  dont  ils  jouissent.—  Leurs  cimetières.    -Naissance  de  l'art  chrétien. 

—  i  onversion  ii<-  la  branche  al des  Flaviens,  —  T.  Flavius  Sabinus,  — 

T.  Flavius Clemens et  Plavia  Domitilla.—  Adoption  de  leurs  m-  par  Domi- 
tien.  — 11.  i  v  i"\inM\iiin\  di  Flavius  Cuuuaa  i  i  m  $  deux  Dohituxe.  — 
Heureux  commencements  <l«-  Domitien.  —  Dépenses  excessives.  —  Ty- 

i.ii i.      Levée  rigoureuse  de  l'impôt  juif  du  dldrachme.  —  Refus  des 

chrétiens  de  le  payer.    -Persécution.      Flavius  Clemens  déi ;é  comme 

chrétien.  Plavius  Clemens  condamné  à  mort  el  Plavia  Domitilla  relé- 
guée ;i  Pandataria.      rexte  de  i>i- »i i .  —  Sens  <i<-  mots     athéisme     el 

ontumes  juives.  -  i  ne  Beconde  Plavia  Domitilla,  nièce  de  Clemens, 
reléguée  à  Pontia.  -  Textes  d'Eusèbe  et  de  Bainl  Jérôme.  —  Autres  mar- 
tyrs dans  l'aristocratie  i aine.  —  \>  iiin>  Glabrio.  —  ni.  La  pi  rséi  i  m>\ 

i>i  i > .  i m 1 1 1 1  n  .  —  Son  extension  hors  de  Rome.  —  Renseignements  donnés 
par  l'Apocalypse  de  Bainl  Jean,  —  par  les  Actes  de  Bainl  Ignace,  par  la 
ic-itic  de  Pline  à  Trajan.  —  Violence  de  la  persécution  à  Rome  :  lettre  de 
Bainl  Clément.  —  i\ .  i- v  »  in  di  Domitien  ei  l'avèhemehi  di  nh;\  \.  —  La 
persécution  atteint  à  Rome  des  gens  <iu  peuple.  —  Texte  de  Juvénal.  — 
Descendants  chrétiens  de  David  dén :és,  el  amenés  de  Judée.  —  Se  jus- 
tifient devant  Domitien. —Domitien  suspend  la  persécution.  —  Il  meurt  as- 

îiné.  —  Erreur  d'historiens  modernes  qui  font  entrer  les  chrétiens  dans 
le  complot.  —  Fidélité  politique  des  chrétiens.  —  Prières  liturgiques  pour 
l'empereur  à  la  tin  du  règne  de  Domitien. —  Avènement  de  Nerva.  —  rolé 
rance  religieuse.  —  Rappel  des  exilés. 


I. 

Les  chrétiens  sous  les  premiers  Flaviens. 

Cependant .  à  mesure  que  Les  regards  <ln  pouvoir  se 
détournèrenl  des  chrétiens,  el  que  la  révolte  «!•■  r>(». 
tenninée  par  la  victoire  <1<-  Titus  <'t  La  ruine  de  La  na- 
tionalité judaïque ,  ne  lui  plus  qu'un  souvenir,  la  con- 
fusion deux  fois  dissipée  si'  rétablil  d'elle-même. 
N'ayant  rien  à  craindre  des  uns  ni  des  autres,  Les  Ro- 

6 


82  LA  PERSÉCUTION  DE  DO.MITIKY 

mains  s'habituèrent  <!<•  nouveau  à  considérer  les  chré- 
tiens et  les  Juifs  comme  des  frères,  ennemis  sans  doute, 
mais  cependant  issus  de  la  même  souche  et  menant  à 
peu  près  la  même  vie.  Dès  70,  si  l'on  en  croit  Sulpice 
Sévère  reproduisant  un  passage  perdu  de  Tacite,  Titus 
et  le  conseil  de  guerre  rassemblé  autour  de  lui  au 
moment  de  donner  ;'i  Jérusalem  le  dernier  assaut  par- 
laient des  adhérents  du  mosaïsme  et  des  disciples  du 
Christ  comme  de  deux  branches  d'un  seul  tronc,  tout 
en  reconnaissant  l'opposition  des  deux  cultes.  «  Titus 
et  une  partie  de  ses  officiers  estimaient  qu'il  fallait 
avant  tout  détruire  le  temple,  afin  d'abolir  entière- 
ment la  religion  des  Juifs  et  des  chrétiens;  car  ces 
deux  religions,  quoique  contraires  entre  elles,  avaient 
des  auteurs  communs  :  les  chrétiens  venaient  des  Juifs  : 
la  racine  extirpée,  le  rejeton  périrait  bientôt  (1).  » 

Dans  ces  paroles  résonne  encore  un  accent  de  co- 
lère :  mais  famé  naturellement  clémente  de  Titus  de- 
vait promptement  s'adoucir.  Lui  qui  avait  ordonné 
l'incendie  du  temple  ,  fit  ensuite  de  vains  efforts  pour 
arrêter  les  flammes  qui  dévoraient  le  splendide  mo- 
nument (2).  De  même,  la  guerre  finie,  satisfait  de  sa 
victoire  et  de  l'élévation  de  sa  famille  au  trône,  il 
oublia  le  désir  un  instant  manifesté  de  voir  périr  les 


i)  Fertur  Titus adbibito consilio prius délibérasse...  at  contra  alii  el 
"l  il  us  ipse  evertendum  templum  in  primis  censebant,  quo  plenius  .Jn- 
dœorum  et  ebristianornm  religio  tolleretur  :  quippe  lias  reUgiones,  lice! 
contrarias  sibi,  iisdem  auctoribus  profectas  :  christtanos  es  Judseisex- 
titisse  :  radice  sublata,  stirpem  facile  perituram.  Sulpice  Sévère,  Chron., 
II.  3  t. 
(2)  Josèphe,  De  Bello  Judaico,  vil.  24-26. 


ii  s  i  m;i  riENS  soi  s  li  s  pri  miers  i  la\  u  ns,       u 

deux  religions  monothéistes.  Ses  sympathies  semblent, 
.ni  contraire,  le  porter  vers  les  Juifs.  Hérode  Agrippa  11 
continue  de  régner  <'n  Galilée  et  de  vivre  à  Rome  à  la 
cour  des  Fiai  iens,  moins  comme  un  vassal  que  comme 
un  familier  el  on  ami.  Ses  soeurs  Drusille  «'t  Bérénice 
habitent  dôme  :  Bérénice  y  donne  le  ton  .  j  règle  la 
mode,  étonne  la  société  romaine  par  Bon  faste  el  sa 
délicatesse,  aime  Titus  et  en  est  aimée.  Josèphe  écril 
sous  les  yeux  «lu  vainqueur  de  Jérusalem .  et  presque 
sa  collaboration  .  son  livre  de  la  Guerre  des  Juifs, 
qui  esl  à  la  fois  le  cri  suprême  du  patriotisme  expirant 
el  la  glorification  des  aigles  romaines.  Les  deux  pre- 
miers   Flaviens,  Vespasien  (69-79)  et  Titus  (79-si   . 
sont  entourés  d'une  petite  cour  juive ,  aimable ,  spiri- 
tuelle, dévouée,  assez  sceptique  pour  ne  pas  garder 
i  ■ .  1 1 1 1 1 1 1 1 .  ■ .  assez  juive  eiuoiv,  cependant,  pour  mêler 
aux  mœurs  romaines,  adoptées  avec  toul  leur  abandon 
el  toul  leur  luxe,  la  pratique  des  rites  et  la  solennelle 
observation  des  têtes  mosaïques  (1).  La  seule  charge 
imposée  aux  Juifs  vaincus  est  l'impôt  du  didrachme; 
encore  cet  impôt  n'est-il  pas  une  taxe  nouvelle,  il  re- 
çoit seulement  une  autre  destination ,  et  sera  désor- 
mais payé  au  Capitule  au  1  i < ■  u  de  l'être  comme  autre- 
fois ;ui  temple   1  .  En  un  mol .  la  colonie  juive .  accrue 


i)  Perse, V,  180;  Josèphe,  De  Bello  Judaico,  II   15,  lfl;Talmud  de 

Babylooe,  Succa,  2:  "  .-  r>  sachim,  t<>7  b;  Derenl rg,  /  tsai  sur  Vhis- 

et  la  géographie  de  In  Palestine  d'après  le*  Talmudt,   1867, 
290,  notes. 

•   Josèphe,   /><•  Bello  Judaico   Vil    B    Cf.  fille it,  Ruine  des 

i.xw  II.  <!;m-.  l'Histoire  dt  s  <  '/'/"  '''  mm,  t.  l.  p  654. 


8i  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 

des  milliers  de  captifs  que  la  victoire  de  Titus  a  jetés 
en  Italie ,  est  plus  nombreuse  et  plus  influente  que  ja- 
mais clans  Rome  :  elle  a  obtenu  sans  peine  la  faveur  de 
la  nouvelle  dynastie  :  Vespasien  pourrait-il  oublier 
que  c'est  un  Juif,  Tibère  Alexandre,  qui  l'a,  le  pre- 
mier, proclamé  Auguste  à  Alexandrie,  et  a  reçu  en 
son  nom  le  serment  des  légions  (1)? 

Les  chrétiens  n'avaient  donc  rien  à  craindre  en  se 
voyant  de  nouveau  confondus  par  les  hommes  d'État 
romains  avec  les  Juifs ,  après  en  avoir  été  distingués 
en  Ci  et  en  08.  Aux  yeux  des  politiques,  ils  ne  diffè- 
l'ent  que  par  des  nuances  insaisissables  de  ces  Juifs 
loyaux  et  habiles  qui  ne  désertèrent  pas  les  drapeaux 
de  Rome ,  et  que  la  maison  Flavienne  a  voulu  associer 
à  sa  fortune.  Nulle  part  les  chrétiens  n'avaient  fait 
cause  commune  avec  les  révoltés  :  ce  souvenir  les 
protégera  longtemps.  Qu'importe  qu'ils  n'aillent  pas  à 
ta  synagogue?  Pour  Vespasien  et  pour  Titus,  ce  sont 
des  gens  vivant  morejudaico,  et  ayant  donné  des  gages 
•  I»'  fidélité  an  gouvernement.  Leur  patience,  leur  mo- 
destie,  Leur  soumission  contrastent  non  seulement  avec 
1rs  excès  des  zélotes  de  Palestine,  mais  encore  avec 
L'opposition  mordante  et  dédaigneuse  que  le  stoïcisme 
aristocratique  ne  cessait  défaire  à  la  dynastie  bour- 
geoise qui  avait  remplacé  les  Césars.  Cela  suffit  :  le 
reste,  affaire  de  culte  et  de  conscience ,  importe  peu. 
Ainsi  raisonnaient  Vespasien  et  Titus.  Les  commence- 
ments de  la  dynastie  Flavienne  Jurent  une  ère  «le  re- 

(l)  Tacite,  Hist,  11,79. 


!  ES  (  llin  I  IENS  SOI  S  LES  PREMIERS  I  i w  il  NS. 

pos,  de  développement  paisible  et  de  prospérité  pour 
L'Église. 

S'il  y  rut  comme  il  est  également  difficile  de  l'af- 
firmer et  de  le  nier  quelques  martyrssous  Vespasien, 
Titus,  ou  dans  les  premières  années  <l«'  Domitien,  ce 
lut  à  l,i  suite  d'incidents  passagers  <'t  Locaux,  non  en 
exécution  <le  mesures  prises  contre  L'Église  par  Le 
pouvoir  nouveau.  Rien  oe  fail  supposer  que  Le  pape 
siiut  Lin  ait  péri  uY  morl  violente  I  .  L'inscription 
relatant  Le  martyre  d'un  certain  Gaudentius  qui,  après 
avoir  bâti  le  Colisée,  aurait  été  reconnu  chrétien  el 
condamné  ;ï  morl  par  Vespasien,  est  d'une  fausseté 
manifeste:  ce  prétendu  monument,  «lit  M.irtiuiiy, 
ne  Boutienl  pas  les  regards  de  La  critique,  tant  ses 
formules  sont  étrangères  au  style  et  aux  usages  de  l'é- 
pigraphie  chrétienne  (2)  ;  »  j'ajouterai  que  La  dési- 
nence entius  placerait  plutôt  le  martyr  Gaudentius  au 
troisième  siècle  qu'à  la  fin  du  premier  (3). 

Loin  d'indiquer  une  époque  de  persécution,  les  mo- 
numents chrétiens  de  ce  temps  révèlent   un  âge  de 


i  Iillemont,  Mémoires,  t.  il.  note  iv  mu-  >.iiui  Clément.  —  Un 
sarcophage  portant  cette  inscription  :  LINVS,  a  été  retrouvé  Boua  Ur- 
bain VIII,  lors  des  travaux  exécutés  pour  reconstruire  la  confession  de 
saint  Pierre  :  il  est  possible  que  ce  sarcophage  •<ii  contenu  les  restes  dn 
successeur  de  saint  Pierre.  Bullettmo  di  archéologie  cristiana,  1864, 
p.  50.  Cependant  la  question  n'est  pas  définitivement  résolue;  roir  i»u- 
chesne,  le  Liber  Pontifiealis,  p,  ru.  note  3, 

2  Martigny,  Dictionnaire  des  antiquités  chrétiennes,  art.  Colisée, 
l>.  191.  -  Cette  inscription  se  roil  dans  la  chapelle  souterraine  de  l'é- 
glise de  Sainte-Martine  et  de  Saint>I«uc,  sur  le  Forum, 

Cf.  i»'-  Rossi   Tnscriptiones  christiana   urbis  Rome,  Prolego- 
mena, c.  \  :  !»'•  inscriptionibus  quœtemporum  ma i-<  carent,  p.CXIU. 


86  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITTEN. 

paix  profonde,  une  période  de  libre  expansion.  La 
première  inscription  chrétienne  datée  est  contempo- 
raine de  Vespasien  (1).  M.  de  Rossi  a  publié,  d'après 
Marang-oni,  une  autre  inscription  chrétienne  du  même 
temps,  non  datée,  provenant  de  la  catacombe  de  Lu- 
( sine  ou  de  Commodilla,  sur  la  voie  d'Ostie,  où  fut  en- 
terré saint  Paul  (2).  On  peut  attribuer  à  cette  époque 
des  épitaphes  de  la  catacombe  de  Priscille  et  de  l'anti- 
que cimetière  d'Ostrianus,  «  où  Pierre  baptisa  (3).  » 
D'une  brièveté  classique,  elles  portent  le  plus  souvent 
le  nom  seul;  ceux  de  Flavius,  Fia  via,  Titus  Flavius, 
s'y  retrouvent.  Deux  autres  inscriptions  ont  été  décou- 
vertes, la  première  sur  l'emplacement  de  la  catacombe 
de  Nicomède,  mais  provenant  d'une  sépulture  à  fleur 
de  terre,  la  seconde  dans  une  des  plus  anciennes  par- 
ties de  la  catacombe  de  Domitille.  Celle-là  indique  un 
tombeau  ouvert  par  un  maître  probablement  chrétien 
à  ceux  de  ses  affranchis  «  qui  appartiennent  à  sa  reli- 
gion, »  AD  RELIGIONEM  PERTINENTES  MEAM  I  V):  celle-ci  a 
été  mise  par  un  chrétien  à  la  mémoire  «  de  soi  et  des 
siens  qui  ont  foi  dans  le  Seigneur,  »  sibi  et  svis  fiden- 
tibvs  m  domino  (5).  M.  de  Rossi  les  fait  remonter  à  la 
fin  du  premier  siècle  :  elles  sont  d'une  époque  où 
les  chrétiens  ne  craignaient  pas  de  faire  ouvertement 
profession  de  leurs  croyances. 

(1)  De  Rossi,   Inscriptiones  christiana    urbis  Romx,  n'1  1 .  p.  i 
(anno  71) . 

(2)  Roma  sotterranea,  1. 1.  p.  186. 
:    //<«/.  p.  186,  191-193. 

i    Bulleltino  di  archeologia  cristiana,  1865,  p.  54  et  94. 
'5)  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  I.  p.  69. 


Il  g  i  URÉTTEKS  SOI  >>  LES  PREMIERS  I  i.w  il  KS 

IU  possédaient ,  au  temps  des  l-ïa\  îena  Augustes,  des 
cimetières  souterrains  creusés  avec  on  soin  magnifique 
.•t  presque  royal,  el  ornés  de  tous  les  raffinements  de 
l'art  l  .  Les  entrées  n'en  étaient  nullement  dissimu- 
lées :  elles  s'ouvraienl  sur  la  campagne,  le  1<>u-  des 
voies  publiques,  et  quelquefois  étalaient  au  regard  d.-s 

ides  monumentales.  Tel  est  l'édifice  funéraire  chré- 
tien de  la  fin  «lu  premier  siècle  découvert  en  lsii.">  près 
de  la  \<»i'-  Ardéatine.  L'hypogée  a  son  vestibule  sur 
le  bord  de  la  route  :  la  façade,  construite  en  belle  ma- 
çpnnerie  de  briques,  est  ornée  d'une  corniche  en  terre 
cuite;  la  place  de  l'inscription  avait  été,  selon  l'usage, 
ménagée  au-dessus  de  la  porte  <-t  se  reconnaît  encore. 
L'architecture  dece  vestibule,  adossé  â  la  colline  comme 
la  Façade  du  tombeau  des  Nasons,  convient  au  monu- 
ment sépulcral  d'une  noble  famille  chrétienne,  cons- 
truit à  grands  frais  et  avec  une-  entière  liberté  l  . 
lui  M-stibule  on  descend  par  quelques  marches  dans 
une  large  allée  souterraine,  dont  la  voûte  est  couverte 
d'une  gracieuse  fresque  représentant  une  vigne  dans 
laquelle  se  jouent  des  oiseauv  <-t  de  petits  génies  3  . 
A  droite  et  à  gauche  les  murs  sont  "ni.'-v  de  peintu- 
res symboliques  :  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions    '■  . 


(i)  DeRossi,  Intcripl.  christ.  »ri>.  Ronue,  p.  2. 

(2)  Rome  souterraine,  p.  105. 

(3,  Butlettmodiarcheologiaeristiana,  1865, p.  l2;Garracci,  Si 
deltartècristiana,\A.  XIX;  H'nnr  souterraine,  0.  1  S  >rth- 

cote  <i  Browolow,  <  hrislian  art.,  ti_.  16,  p.  121  ;  Rofler,  Catact 
de  Rome,  pL  Xll 

(i   Eforthcote  el  Browolow,  11-.  !7,  \<  123;  Rome  touterraine,  \  - 


88  LA  PERSECUTION  DE  DOMITIEN. 

les  célestes  agapes  où  sont  mangés  le  pain  et  le  poisson, 
emblème  du  Christ  (1).  Ces  peintures  sont  très  proba- 
blement contemporaines  des  Flaviens,  et  d'autres  en- 
core, dans  l'intérieur  de  L'hypogée,  peuvent  remonter 
au  même  temps  (2).  Tel  est,  selon  toute  apparence,  le 
berceau  de  l'art  chrétien.  A  la  liberté  d'esprit  de  l'ar- 
tiste, à  l'aisance  des  coups  de  pinceau,  on  devine  la  sé- 
curité dont  furent  entourés  ses  débuts.  «  Non  seulement 
le  sépulcre  était  visible,  désigné  à  tous  les  yeux  par 
le  vestibule  extérieur  et  par  l'inscription  mise  sur  la 
porte,  mais  les  peintures  mêmes  représentant  des  su- 
jets bibliques,  comme  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions, 
étaient  placées  près  de  l'entrée,  au  niveau  du  sol, 
éclairées  par  la  lumière  du  jour  (3).  » 

Il  est  probable  que  si  l'inscription  dont  l'emplace- 
ment est  encore  visible  au-dessus  de  la  porte  avait  pu 
être  retrouvée,  on  aurait  lu  :  sepvlcrvm  i  laviorvm  ( 'i-)ou 
quelque  indication  analogue.  D'autres  inscriptions  ren- 
contrées au  même  lieu  nous  apprennent  que  le  domaine 
funéraire  dans  lequel  avait  été  creusé  l'hypogée  appar- 
tenait à  Flavia  Domitilla,  petite-fille  de  l'empereur 
Vespasieu,  qui    épousa  son   cousin  Flavius  Clemens, 


i    Nortbcote  et  Brownlow,  li^;.  :?8,  p.  12 i. 

(2)  Cf.  Lefort,  Chronologie  des  peintures  des  catacombes  romaines, 
n  2,  3.  —  On  vient  do  trouver,  scellé  sur  une  tombe,  dans  une  des 
régions  les  |>Ins  anciennes  de  l'hypogée,  un  bean  médaillon  de  Dona- 
tien, pièce  à  fleur  de  coin.  Lettre  de  M.  Edmond  Le  Blant,  séance  du 
2  mai  188'*,  Acad.  des  Inscriptions. 

:!)  Bullettino di archeologia crisliana,  1865, p.  '.ii. 

(4)  Cf.  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  I87i,  p.  17  et  pi.  [; 
1875,  p.   39. 


I  BS  I  ili'.iiii  ns  SOI  S  l.i  S  PREMII  lis  i  i.w  u;\>. 

consul  en  95.  Selon  L'usage,  elle  avait  l'ait  sur  son  do- 
maine,  à  des  clients  t>u  à  des  affranchis,  des  concessions 
de  petits  terrains  sépulcraux  :  les  inscriptions  tjui  les 
constatent  onl  permis  dé  connaître  le  nom  de  la  aoble 
propriétaire  l  .  Mais  le  grand  hypogée  in-sl  point  une 
concession  de  cette  nature  :  c'est  le  monumentum  lui- 
mème,  selon  l'expression  légale,  le  sépulcre  de  fa- 
mille, orné  avec  art,  construit  avec  une  simplicité  ma- 
jestueuse. Ce  monumentum  est  chrétien,  sa  décoration 
l'atteste.  11  prouve  ce  que  d'autres  documents  permet- 
taienf  déjà  d'entrevoir  :  à  la  fin  du  premier  siècle,  une 
branche  de  la  famille  impériale  des  Fia  viens  professait 
le  christianisme. 

L'origine  il"-  cette  famille  était  obscure,  et  rien,  cent 
..n-  pins  tôt.  n'eût  l'ait  présager  les  hautes  destinées 
auxquelles  elle  parvint.  L'auteur  commun  des  deux 
branches  dont  l'une  occupa  le  trône,  tandis  que  l'autre 
devenait  chrétienne,  était  un  bourgeois  de  Riéti,  dans 
la  Sabine  :  il  s'occupait  d'affaires  d'argent.  Son  fils, 
Sabinus,  entra  dans  une  société  de  publicains,  vécut 
loniitfinps  en  Asie,  puis  fonda  une  banque  chez  les 
Helvètes,  où  il  mourut.  Il  avait  épousé  une  femme  de 
bonne  famille,  Vespasia  Polla,  et  laissait  deux  lils  (2). 
Le  plus  jeune  devint  L'empereur  Vespasien;  L'alné, 
Titus  Flavius  Sabinus,   avait  géré  deux  lois  la  préfec- 


(1)  E\  INDVLCI.MU  I  l.WI  EDOMITILL  IN  FHP.  WW  I»  ACIi. 
P  \\\\  oiriii-n, ■H/m.  5422.....  iiwii.  DOMITIL/a  divi  VES- 
PASIANI.  NEPTIS  I  l\s.  BENEFICIO.  HOC.  SEPHVLCRVffl  MEIS 
LIBERTIS    LIBERTABVS.  POsui.  Ibid.,  B42S. 

(2)  Suétone,  Vespasianut,  i. 


90  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMIT1IY 

ture  urbaine,  sous  Néron  en  Gi,  sous  Othon  et  Vitel- 
lius  en  69.  Qui  sait  s'il  ne  reçut  pas  le  premier  quel- 
que impression  du  christianisme?  Il  assista,  sans  doute 
en  témoin  passif,  aux  supplices  ordonnés  et  présidés 
par  Néron  après  l'incendie  de  Rome;  peut-être,  en  ver- 
tu de  sa  charge,  qui  comprenait  tout  ce  qui  regardait 
la  police  de  la  ville  (1),  avait-il  eu  à  interroger  quel- 
ques chrétiens  au  sujet  de  l'incendie.  L'atroce  tragédie 
d'août  Gï  dut  le  troubler  profondément,  car  c'était  un 
homme  doux,  auquel  le  sang  et  les  massacres  faisaient 
horreur  (2).  Il  semble  avoir  eu  depuis  ce  temps  peu 
d'ambition  ;  préfet  de  Rome  sous  Vitellius,  quand  Ves- 
pasien  fut  proclamé  par  les  légions,  il  s'efforça  d'ame- 
ner un  accord  entre  lui  et  l'empereur,  et  refusa  de  fa- 
voriser par  un  coup  de  main  hardi  la  tentative  de  son 
frère,  comme  on  l'en  sollicitait  de  toutes  parts.  Ce  n'est 
qu'à  la  dernière  extrémité,  et  pour  sauver  sa  vie,  qu'il 
s'enferma  au  ('.apitoie,  où   il  périt  sans  se  défendre. 
Cette  étrange  abnégation  ne  pouvait  passer  pour  timi- 
dité chez  un  homme  qui  avait  fait  trente-cinq  campa- 
gnes, et  s'était  couvert  de  gloire  dans  la  vie  militaire  et 
dans  la  vie  civile  (3);  elle  étonna  les  contemporains. 
<(  En  vieillissant  il  a  perdu  toute  énergie,  »  dirent  les 
uns  (4);  «  c'est  un  homme  modéré,  avare  du  sanu  de 


(1)  Tacite,  Ann*  VI,  11;  Digeste,  I.  XII,  i,g  1;  1 7-9  ;  g  11-12  ;  §  14. 

(2)  ...  Mitem  rirum, abhorrere  a  sanguine  H  caedibus.  Tacite,  llisi.. 

III.  05. 

(3)  Quinqueel  triginta  stipendia  in  republica  fecerat,  domi  militiœqae 
clarus.  Ibid.,  75. 

(4)  In  fine  alii  segnem...  Ibid. 


LES  l  HRÉTŒNS  SOI  S  LES  PREMIERS  I  I  wii.ns.  91 

oncitoyens,  pensaient  beaucoup  d'autres  l  .  <>u 
-.'.•si  demandé  si  La  cause  d'une  telle  vertu,  rare  dans 
tous  les  temps,  plu»,  pare  encore  à  cette  époque,  ne  de- 
\ ait  p.is  être  cherchée  dans  une  secrète  adhésion  au 
christianisme,  et  si  cet  homme  '  innocent  et  juste  -i 
chez  lequel  Tacite  ne  trouve  à  reprendre  qu'une  in- 
tempérance de  Langue,  n'avait  pas  appris  de  quelque 
martyr  de  6&,  «>u  de  quelque  chrétien  échappé  à  La 

persécution  de  Néi ce  grand  apaisement  de  L'àm%, 

donl  L'opinion  publique  s'étonna.  Il  est  singulier,  en 
effet,  que  Le  reproche  de  mollesse,  d'indifférence  poli- 
tique, que  plusieurs  lui  adressèrent  à  La  fin  de  sa  vie, 
,iii  été  adressé  de  même,  vingt-six  ans  plus  tard,  à 
L'un  de  ses  fils,  «  j 1 1  i  mourut  chrétien. 

<>  lils.  Titus  Flavius  Clemens,  est  Le  mari  de  la  petite- 
fille  de  vespasien ,  propriétaire  de  l'hypogée  de  La  voie 
Ardéatine.  La  femme  de  Clemens  s'appelait  Flavia 
Domitilla,  comme  sa  grand'mère,  femme  de  Vespasien, 
comme  sa  mère,  sœur  de  Domitien  et  de  Titus  .".  . 
haiis  cette  famille  de  parvenus,  qui  de  la  Cisalpine 
était  venue  s'établii-  à  I * î * '•  t i ,  et  de  Hiéti  à  Kmnr,  la 
pauvreté  d'aïeux  et  de  som  cuirs  était  grande  :onse 
transmettait  invariablement  trois  ou  quatre  noms   'i  .  d 


i    Mulii  mo derati t  cmum  sanguinis  parcam  eredidere.  Tacite, 

Hist.,  III.  75. 

2)  Innocentiam  jnstitiamque  ejus.  Ibid. 

Voir  l'inscription,  Corpus  inser.  Int.,  vi  en  recti- 

fiant la  note  de  Momrasen  par  de  Rossi,  Bullettino  di  archeologia  cris- 
tiana,  1875,  p.  70  el   suir.  Voir  surtout  l'arbre  généalogique  des  Fia- 
riens,  Bullettino  di  archeologia  cristiana.,  1885,  p.  21. 
nié,  Fouilla  et  Découvertes,  1873,  i  i.  p.  117. 


92  LA  rERSÉClTlON  DE  DOlflTIEN. 

La  vie  dé  Flavius  Clemens  est  pou  connue.  Il  paraii 
avoir,  avec  répugnance  et  par  la  force  des  choses,  suivi 
la  carrière  «les  honneurs,  jusqu'au  consulat,  qui  lui 
fui  conféré  dans  la  quinzième  année  deDomitien,  en 
95;  les  contemporains  sont  happés  du  peu  d'em- 
pressement qu'il  mit  à  profiter  de  la  fortune  de  sa 
famille.  Son  père  Sabinus  avait  été,  à  la  fin  de  sa 
vit1,  accusé  de  «  mollesse;  »  Clemens  était  méprisé 
pour  son  «  inertie,  »  c'est-à-dire  pour  son  absence 
d'ambition  :  contcmplissimœ  inerlix ,  dit  Suétone  (1). 
On  en  sait  déjà  la  cause  :  il  était  chrétien.  La 
difficulté  de  concilier  les  devoirs  de  la  religion  nouvelle 
avec  les  actes  de  la  vie  politique,  presque  tous  empreints 
d'idolâtrie  (2),  avait  conduit  les  fidèles  à  se  renfermer 
dans  une  abstention  systématique,  que  les  païens  qua- 
lifiaient tantôt  de  tristesse  (3),  tantôt  d'inertie  (i). 
«  On  nous  accuse  de  n'être  point  propres  aux  affaires,  » 
écrit  Tertullien  (5).  Ce  même  reproche  est  placé  par 
les  Actes  des  martyrs  dans  la  bouche  de  magistrats 
païens  :  «  Laissez  donc  toute  indolence  et  tout  déses- 
poir, et  sacrifiez  aux  dieux.  »  dit  un  juge  à  deux  accusés 


(1)  Suétone,  DomiL,  15. 

(2)  Voir  Léon  Renier,  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  Inscrip- 
tions, i  el  isai.ui  1865  ;  et  Edmond  Le  Blant,  les  Chrétiens  dans  la 
société  païenne,  mémoire  lu  dans  la  séance  publique  descin<i  acadé- 
mies, !•'  25  octobre  1882. 

(3)  Continua  tristitia...  non  cultu  nisi  lugubri,  non  animo  oisi  mœsto 

Tacilt -..I/;/».,  Mil, 30. 

i    Suétone,  loc.  cit.  Tacite,  Eist.,  III,  "5. 
(.i   Infructuosi  in  oegotiis  dicimur.  Tertullien,  Apol.,  i  !. 


LES  <  BRI  riENS  SOI  -  U  S  PR1  MERS  l  LAI  il  NS 

chrétiens  (1  .  Un  autre  joue  rar  les  mots  :  Je  ne  vous 
appelle  pas  chrétien,  xPlffTMlv°vi  dit-il,  mais  inutile, 
&XP*)otov  -l  .  u  Même  à  l.i  fin  du  quatrième  siècle,  Pru- 
dence accepte,  avec  quelque  exagération,  ce  reproche 
comme  étanl  La  caractéristique  du  chrétien  fervent  (3). 
Rapproché  de  ces  textes,  le  in<>l  de  Suétone  sur  Vinertia 
de  Clemens  prend  sa  véritable  signification. 

Avec  cl»*  toiles  dispositions  d'esprit  .  Clemens  ei 
Domitilla  ne  subirenl  probablement  pas  sans  répu- 
gnance nnr  faveur  de  Domitien,  que  d'autres  fussent 
reçue  avec  empressement.  La  famille  impériale,  si 
florissante  sous  Vespasien  ei  Titus,  dépérissail  déjà. 
Séduite  par  son  oncle  Domitien  .  Julie  ,  fille  de  Titus . 
étail  morte  des  suites  de  ses  désordres  (V).  L'époux 
de  cette  infortunée,  Flavius  Sabinus,  frère  aine  de 
Clemens,  avail  été  condamné  parce  que  le  héraut  .  an 
lieu  de  le  proclamer  consul,  l'avait  par  erreur  proclamé 
imperator  •">  .  De  l'impératrice,  cette  étrange  Doniitia, 
qu'il  répudia,  reprit,  voulut  faire  mourir,  ei  qui  le  tua, 
Domitien  n'axait  eu  qu'un  iils  :  cet  enfant1  ne  vécui 
pas  6  .  Les  autres  membres  de  la  famille  étaient  des 

i  Nun»  ergo  relinqaentes  oaanem  desidiam  et  desperationem  acce- 
dite  ad  aram  el  sacrificate  dus  immortalibus.  Aeta  SS.  Marcelli,  Marn- 
ait i .  3,  dans  Ica  Acta  sanctorum,  27  août. 

(1)    •  ypKJTiotviv  'i>:  kùto)  icXavûvTai,  SXXa  Sj(pij«rrov  Yvtapt- 

n'ii->-x.  Martyrium  SS.  EustratU,    Itucentii,  Bibl.  nat.,  ms.  n*  1458, 
t    154  \   ;  cité  par  Edra.  Le  Blant,  /<  ■■>  [êtes  des  martyrs,  supplément 
•m  i  Acta  ûncera  de  Ruinart,  1882,  p.  256. 
l'ru  lence,  '  athemerinon,  II.  37-49 
,    s       .  ,  .   Domit     2 1   Javénal,  Il 
s  létone,  ibid.,  io. 

me,  ibid.,  3  ;  Won  Cassius,  i.wii.  3. 


94  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 

femmes  :  une  sœur  de  Clemens,  Plautilla,  descendant 
peut-être  par  sa  mère  de  Plautius,  le  vainqueur  de  la 
Bretagne  sous  Claude  ,  l'époux  de  Pomponia  Grae- 
cina  (1)  ;  —  la  fille  de  Plautilla,  nommée  Flavia  Do- 
mifilla  comme  sa  tante  (2)  ;  —  Aurélia  Petronilla , 
fameuse  dans  l'antiquité  chrétienne  comme  la  fille 
spirituelle  de  saint  Pierre  ,  qui  fut  enterrée  dans  le 
tombeau  de  famille  de  la  voie  Ardéatine,  et  parait,  par 
son  cognomen,  appartenir  à  la  descendance  de  l'auteur 
commun  des  deux  branches  des  Flaviens,  T.  Flavius 
Petro  (3).  Seul  de  toute  cette  race  si  vite  épuisée,  Cle- 
mens avait  des  fils.  Domitien  voulut  en  faire  ses  héri- 
tiers :  il  les  prit,  se  chargea  de  leur  éducation,  leur 
donna  Quintilien  pour  précepteur  (k),  changea  leurs 
noms  en  ceux  de  Vespasien  (5)  et  de  Domitien,  les 
désigna  publiquement  pour  lui  succède  p. 

L'empire  eût  probablement  appartenu  un  jour  à  ces 
rejetons  d'une  race  chrétienne,  si  la  cruauté  versatile 
de  Domitien  n'avait,  peu  de  temps  après  leur  adop- 
tion ,  immolé  leur  père  ,  exilé  leur  mère  ,  une  autre 
de  leurs  parentes,  sacrifié  leurs  plus  intimes  amis.  Ils 


(i)  i<7/7  SS.,  mai,  t.  m,  p.  3  et  suiv.  Cf.  Bullettino  di  archeologia 
cristiana,  180a,  |>.  20.  —  Je  m'expliquerai,  au  chapitre  suivant,  mit 
la  valeur  des  A.ctes  desSS.  Nérée  et  Achillée,  d'où  esl  tirée  la  mention 
de  Plautilla,  composition  légendaire  du  quatrième  siècle,  où  se  ren- 
contrent des  éléments  antiques. 

(2    Eusèbe,  llisi.  Eccl.,  III,  18;  Chron.,  II  ad  Olympiad.  218. 
:     icta  SS.,  mai,  i.  III.  p.  Il;  martyrologe  d'Adon,  au  12  mai. — 
Bullettino  di  archeologia  cristiana,  18<>5.  i>.  22,33;  is7;>.  p.  37, 

(4)  Quintilien,  lus/,  oral.,  IV,  prœm. 

(5)  Une  monnaie  de  Smyrne  porte  une  petite  tête  avec  l'inscription 
Oùeoitocaiavàç  ô  veu>Tep<j;.  Beulé,  loc.  cit.,  p.  116,  note  1. 


LES  <  IH'.I  Ml  >->  SOI  S  LES  I  T.  KM  11  RS  I  l.W  il  n^ 

disparaissent  à  ce  moment  de  l'histoire,  victimes  peut- 
être  eux-mêmes  delà  jalousie  du  tyran,  qui  Laissai! 
raremenl  vieillir,  ditJuvénal,  Les  membres  des  grandes 
familles  l  .  el  multipliail  autour  de  lui  les  tragédies 
domestiques. 


i    Prodigio  par  esl  in  iml.ilit.it.-  v.-iu-.  tus.  Juvénal,  IV.  97 


96  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 


li. 


La  condamnation  de  Flavius  Clemens 
et  des  deux  Domitille. 


La  condamnation  des  Flaviens  chrétiens  est  l'épi- 
sode le  pins  marquant  de  la  persécution  suscitée  contre 
l'K-lise  ;'i  l;i  fin  du  règne  de  Domitien.  Cette  persécu- 
tion fut  elle-même  un  incident  d'un  changement 
général  dans  sa  politique,  qui  semble  avoir  commencé 
dix  ou  douze  ans  après  son  avènement  au  trône. 

Domitien  avait  d'abord  essayé  de  gouverner  avec 
sagesse.  Il  s'était  proposé  pour  modèle  tout  à  la  fois 
la  sévérité  de  Yespasien  et  la  douceur  de  Titus.  On 
vit  ce  débauché,  sur  lequel  Suétone  donne  des  détails 
ignobles,  exercer  avec  sérieux  la  censure  des  mœurs. 
11  interdit  la  castration  (1),  réprima  un  vice  infâme  _>  . 
frappa  de  diverses  incapacités  les  femmes  de  mauvaise 
vie  (3).  Par  ses  ordres  des  vestales  coupables  d'avoir 
violé  leurs  vœux  lurent  enterrées  vives  (V).  Lui  qui 
devait  reprendre  honteusement  sa  femme  Domitia 
après  l'avoir  répudiée  pour  adultère,  raya  de  Y  al- 
bum des  juges  un  chevalier  romain  convaincu  de  la 


(1)  Martial.  VI,  H;  Stace,  Silv.,  III.  i\,  73-78;  IN  ,  m.  14-15  ;  Suétone, 
Vomit.,  7  ;  Dion  Cassiue,  LXVII,  2 ;  Philostrate,   i  '/"    Ipollonii,  VI, 
17  :  Auimien  Marcellin,  Wlll. 
■   Suét< Vomit.,  s. 

(3)  Suétone,  ibid.  :  Dion,  LXVII.  12. 

(4)  Suétonr,  ibid.  :  Dion.  LXVII,  3. 


LA  i  0NDAMNA1  1021  DE  FLAVIUS  <  LEMBNS 

même  faiblesse  i  .  Quintilien  pul  L'appeler  sanclisnmui 
euuor  1  ,  et  Martial  Le  féliciter  d'avoir  rendu  Les 
temples  aux  dieux  et  Les  mœurs  au  peuple,  d'avoir 
contraint  la  pudeur  à  rentrer  dans  les  familles,  d'a- 
voir refait  une  Rome  chaste  3).  »  Eu  matière  de 
finances,  même  modération  et  même  énergie  :  il  refu- 
sait Les  legs  des  testateurs  qui  avaient  des  enfants;  il 
punissait  des  peines  <le  ta  calumnia  1rs  délateurs  qui 
accusaient  faussement  dans  L'intérêt  du  fisc  i  .  Comme 
Titus,  il  manifestait  en  tonte  occasion  sa  naine  des  déla- 
teurs; c'étail  déjà  beaucoup  pour  lui,  dit  Martial,  uY 
leur  faire  grâce  de  la  vie  [5).  Enfin,  son  extrême  sensi- 
bilité ne  pouvait  souffrir  la  vue  du  sang  excepté,  I  > i •  •  1 1 
entendu,  du  sa  nu  des  gladiateurs  :  dans  un  accès  de 
pitié  pour  Les  bœufs,  il  annonça  L'intention  de  défen- 
dre par  un  édit  leur  immolation  sur  Les  autels  (0  . 

Cette  sage  politique  ne  devait  pas  durer  toujours. 
Les  esprits  prévoyants,  qui  voyaient  le  trésor  impérial 
s'épuiser  par  des  constructions  immenses,  par  ers  fêtes 
sans  lin  que  chantèrent  Stace  et  .Martial,  sentaient  qu'un 
jour  le  besoin  d'argent,  joint  à  L'ivresse  du  pouvoir 
absolu,  et  à  La  folie  de  divinité  dont  était  possédé  Domi- 
th'ii.  Le  jetterait  à  son  tour  dans  {,■•>  voies  de  Néron,  et 
démasquerait  Le  tyran.  La  réédification  du  Capitole 
brûlé  sous  Vitellius,  et  dont  les  seules  dorures  coûtèrent 

(1)  Suétone,  Vomit.,  8. 

(2)  Quintilien,  hut.orat.,  IV.Proœm. 
l)  Mari  ri,  VI,  u,  i\ .  mi 

.    Snétone,  Domit.,  9. 

\i  irtial,  i'-  Spectaculis,  l\ 
Snétone,  Domit.,  9. 


98  LA  PERSECUTION  DE  DOMITIEN. 

près  de  12  millions  de  francs  (1);  la  reconstruction  en 

pierre  du  Grand  Cirque  ,  demeuré  en  ruines  depuis 
l'incendie  de  6ï,  et  désormais  assez  vaste  pour  deux 
cent  cinquante  mille  spectateurs  (2)  ;  un  temple  élevé 
à  la  gens  Flavia  (3),  un  nouveau  temple,  d'une  ma- 
gnificence inouïe,  à  Jupiter  Capitolin  (i)  ;  une  demeure 
splendide  consacrée  à  la  divinité  de  l'empereur  sur 
le  Palatin  (5)  ;  un  nouveau  Forum,  un  Odéon,  un  Stade, 
des  temples  d'isis  et  de  Sérapis  (6)  ;  dans  toutes  ces 
constructions,  tant  publiques  que  privées,  une  pro- 
fusion de  métaux  précieux,  qui  faisait  dire  aux  con- 
temporains que ,  «  comme  Midas ,  Domitien  changeait 
tout  en  or  (7)  ;  »  de  continuels  spectacles  offerts  au  peu- 
ple, jeux  scéniques  ,  combats  d'animaux,  de  gladia- 
teurs, de  femmes,  de  nains,  le  jour,  la  nuit  (8);  des 
batailles  navales  où,  sur  les  eaux  d'un  lac  creusé  tout 
exprès,  de  vraies  flottes  s'entrechoquaient  (9);  des 
repas  publics  où  Rome  entière  était  invitée  (10),  des 
loteries  immenses  où  les  billets  gagnants  tombaient 
en  pluie  sur  la  foule  (11)  :  ces  profusions  de  toute  sorte, 


(1)  Suétone,  Vomit.,  ô:  Plutarque,  Public,  15. 

(2)  Suétone, /oc.  c/<./ Pline,  Eist.Nat,  VIII,  21. 

(3)  Suétone,  loc.  cit. 

(4)  IMd.  ;  Tacite,  llist.,  III.  74. 

(5)  Sur  le  palais  de  Domitien  au  Palatin,  voir  Boissier,  Promenades 
archéologiques,  p.  89-95,  avec  le  plan  de  Dutert. 

(6)  Suétone,  loc.  cit.;  Eutrope,  VII,  15. 

(7)  Plutarque,  Publie.,  15. 

(8)  Suétone,  Domit.,  4;  Dion,  LXV1I,  8;Stace,  I.  n. 

(9)  Suétone,  loc.  Cit.;  Dion,  loc.  cit.;  Martial.   De  Spectaculis,  24, 
25,  26. 

(10)  Suétone,  loc.  cit.  ;  Dion,  LXVII,  4  :  Stace,  I.  \i.  28-50. 
(il)  Suétone,  loc.  cit. 


i  \  i  o\n.\MN\TH>N  in:  1 1\\  us  n.i  mi.nn  9g 

les  unes  grandioses,  les  autres  absurdes  ou  criminelles, 
finirent  par  «li>>i|x  r  les  économies  réalisées  pendanl 
le  sage  gouvernement  de  Vespasien  et  déjà  compro* 
mises  par  La  munificence  de  Titus. 

Les  délateurs,  qui  avaient  attendu  patiemment,  bais- 
sant la  tête  et  laissant  passer  L'orage,  se  retrouvèrent 
bientôt  aussi  puissants  que  sous  Néron.  Les  accusations 
d«'  lèse-majesté,  les  confiscations,  les  testaments  forcés, 
les  proscriptions,  les  supplices,  recommencèrent  sous 
les  ><-u\  de  Rome  consternée  ,  qui  depuis  les  Flaviens 
avait  perdu  L'habitude  de  ces  terribles  moyens  de 
gouvernement  t  .  Cependant  Les  biens  des  condamnés 
et  des  mourants  ae  suffisaient  pas  à  remplir  le  trésor 
vide.  Il  fallut  trouver  d'autres  ressources.  Domitien 
Les  demanda  à  L'impôt.  .Mais  il  ne  pouvait  songer  â 
augmenter  le  «rus,  l'impôt  foncier,  et  ces  contributions 
indirectes,  cespéagesde  toute  sorte,  qui  grevaient  d'un 
poids  énorme  le  commerce  du  monde  soumis  aux 
Romains.  11  se  rappela  La  taxe ,  autrefois  nationale  et 
religieuse,  que  depuis  70  les  Juifs  payaient  à  leurs  vain- 
queurs. Jusque-là .  seuls  Les  Juifs  d'origine  y  avaient  été 
soumis  :  Domitien  décida  que  toutes  Les  catégories 
de  gens  qui  menaient  La  vie  judaïque,  circoncis  ou  non. 
devraient  désormais  Le  didrachme    2). 


(i)  Suétone,  Dotnit.,  10,  11.  12. 

2)  Prœter  cœteros  judaiens  fisens  acerbissime  actua  ''--i  :  ad  quem 
deferebantur  qui  vel  improfessi  judaicam  viverent  vitam,  vel,  di>>i- 
roolata  origine,  imposita  genti  Iribnta  non  Dépendissent.  Suétone,  12.  — 
Certaines  éditions  de  Suétone  portenl  avant  1  rivèrent  0  les  mots  o  in- 
Ira  Urbem.  0  ti>  sont  aujourd'hui  rejetés  comme  nue  interpolation, 
qui  nese  trouve  pasdans  les illeurs  mss.  Franz  Gôrreaa  tort  de  se 


100  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 

Cette  mesure  était  grosse  de  conséquences,  que  pro- 
bablement Domitien  n'avait  p;is  prévues.  Dans  la  masse 
des  contribuables  visés  par  le  décret  se  trouvèrent 
englobés,  pour  les  agents  du  fisc,  qui  ne  regardaient 
qu'aux  apparences  ,  non  seulement  les  prosélytes  de  la 
porte  ,  mais  tous  les  adorateurs  d'un  Dieu  unique, 
tous  ceux  qui  mettaient  la  Bible  parmi  leurs  livres 
sacrés,  y  compris  les  chrétiens.  Alors  commença  une 
inquisition  qui  ne  reculait  ni  devant  les  plus  odieuses 
investigations  matérielles  (1),  ni  devant  les  plus  déli- 
cates recherches  de  conscience.  Beaucoup  de  chrétiens 
refusèrent  de  se  laisser  confondre  avec  les  Juifs,  d'ac- 
quitter une  taxe  dont  le  paiement  leur  paraissait  un 
mensonge,  une  abjuration  déguisée  :  la  distinction  des 
deux  religions,  depuis  longtemps  oubliée  ,  redevint 
officielle.  Refuser  de  l'argent  à  l'empereur  était  alors 
le  plus  grand  des  crimes.  Les  chrétiens  s'en  aperçurent 
à  leurs  dépens.  Désormais  il  y  eut,  aux  yeux  de  l'auto- 
rité romaine,  deux  classes  d'hommes  vivant  more 
judaico .  Les  premiers  étaient  les  vrais  Juifs  ou  les  prosé- 
lytes du  judaïsme  :  leur  religion  était  licite,  à  con- 
dition de  payer  le  didrachme  (2).  Mais  à  côté  d'eux, 
refusant  de   se  laisser   confondre   avec  eux,   étaient 


servir  de  ces  mois  pour  prouver,  contre  les  vraisemblances,  le  carac- 
tère local  ci  restreint  de  la  sure  fiscale  prise  par  Domitien  (art. 

Christenverfolgungen,  p.  223, dans Kraus,  Real-Encyklop.  derchristl. 
[Iterthum). 

(1)  [nterfuisse  adolescentulum  memini,  quum   a  procuratore, 

frequentissimoque  consilio,  inspiceretur  uonagenarius  Benex,  an  circum- 
sectus  esset.  Suétone,  Vomit. 

(2)  Vectigali8  liberlas  Tertullien,  Apol.,  18. 


LA  CONDAMNATION   DE  PLAVIUS  I  LEMENS  101 

d'autres  hommes,  qui  ressemblaient  aux  Juifs  pai 
moeurs  Bans  professer  leur  religion.  Ni  païens,  ni  Juifs, 
ils  n'exerçaient  pas  de  culte  reconnu,  ce  qui,  pour  l'Etal 
romain,  était  La  même  chose  <jm'  D'exercer  aucun 
culte.  <Mi  les  lit  tomber  sous  L'inculpation  d'athéisme 
et  mœurs  juives  I  .  ■  formule  Légale  qui,  sous  Dona- 
tien, désigma  Les  chrétiens.  Alors  tut  réveillé  ou  renou- 
velé contre  eux  L'édil  de  Néron. 

La  plus  illustre  victime  <1<-  cette  persécution  fut  1<- 
cousin  de  Domitien,  Le  consul  Flavius  Clemens. 
Peut-être  avait-il  refusé  de  prendre  part,  selon  Le  de- 
voir de  sa  charge,  A  quelque  cérémonie  idolatrique, 
•  ■t  ainsi  révélé  un  changement  de  religion  <|u'il  était 
parvenue  tenir  caché  jusque-là.  Domitien  fut  épou- 
vanté quand  un  <lrs  délateurs  «l<>nt  il  avait  t'ait  un 
instrument  il»'  règne,  nu  l«'"_ulu^.  un  Bebius  Massa, 
un  Metius  Carus  (2),  ou  quelque  autre  plus  obscur  !  . 
lui  montra  parmi  Les  judalsants  et  les  athées  L'époux 
d'une  petite-fille  de  Vespasien,  le  père  des  deux  en- 
tants qu'il  destinait  ;'i  L'empire.  Si  (•»■  oe  tut  pas  le  si- 
gnalde  La  persécution,  déjà  commencé*  apparemment 

kuse  de  La  résistance  deschrétiens  à  payer  1<-  di- 
drachme,  ce  tut  au  moins  L'occasion  d'une  recherche 
plus  exacte  des  adeptes  <\<-  la  t'"i  aouvelle  dans  les  hauts 
rangs  de  La  société  romaine. 

Domitien  s.i>it  probablement  avec  une  joie 


i    Dion,  LXVII,  13. 

i  iv.  :,o:  Vite  i  •    Pline,  Ep.,  i.  ■'■  il.  Il 

m    ,    \  i    ■.     -   33. 

Jnvénal   IV.  1 1 ■  ►  —  i  is  :  Pline,  Pan»  ,     •-'. 


102  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 

celte  occasion  de  décimer  une  fois  de  plus  l'aristocra-r 
tie.  Tout»4  illustration,  toute  vertu  lui  portait  ombrage. 
Nobles,  stoïciens,  professeurs  de  philosophie  ou  de 
rhétorique,  avaient  déjà  payé  tribut  à  sa  défiance  des 
supériorités  intellectuelles  et  sociales  (1).  Sombre  et 
soupçonneux:  comme  Tibère,  mais  plus  isolé  encore 
que  Tibère  au  milieu  de  la  haine  universelle,  il  ne 
tuait  pas  seulement  pour  remplir  son  trésor  épuisé,  il 
tuait  aussi  parce  qu'il  avait  peur  :  inopia  rapax,  me  lu 
Séevus,  dit  Suétone ,  qui ,  pour  parler  de  Domitien , 
trouve  des  mots  dignes  de  Tacite.  Il  redoutait  surtout 
ceux  en  qui  il  pouvait  supposer  quelque  désir  ou  quel- 
que espoir  d'un  régime  politique  ou  social  meilleur, 
en  qui  ses  délateurs  lui  montraient,  selon  une  dange- 
reuse expression  de  la  langue  juridique  de  Rome,  des 
moli tores  novarum  rerum.  Dans  la  conversion  au  chris- 
tianisme de  plusieurs  membres  de  sa  famille,  dans 
leur  affiliation  à  une  religion  étrangère,  encore  mal 
connue  et  mystérieuse,  à  une  religion  qui  avait  des 
intelligences  dans  le  bas  peuple,  qui  se  faisait  bénir 
des  pauvres  et  des  esclaves,  il  vit  un  complot.  Un 
tyran  comme  Domitien,  étranger  aux  délicatesses  de 
conscience  et  aux  pures  émotions  du  sentiment  reli- 
gieux, ne  pouvait  comprendre  qu'un  homme  occupant 
la  situation  de  Clemens  changeât  de  dieux  sans  changer 
en  même  temps  de  politique  et  se  faire  chef  de  parti. 


(1)  Suétone,  Vomit.,  10,  11;  Tacite,  Vita  Agricoles,  2.  3:>.  44,  15; 
Pline,  Ep.  I.  5,  14  :  [II,  11  :  VII,  19,  33:  IX,  13;  XIV,  37:  Dion,  LXVIJ  : 
Philostrate,  Vita  Apollonii,  Vil,  2,  3.  :>. 


LA  I  ONDAMNATION  DE  I  LAVH  >>  I  LEME5S 

Clemens  n'était-il  pas  impatient  de  faire  régner  ses 
tils  ou  de  régner  lui-même?  ne  cherchait-il  pas  à  fo- 
menter un  soulèvement  de  prolétaires  el  d'esclaves, 
pour  installer  sur  Le  trône  la  branche  aînée  des  Fla- 
viens?  Tels  furent  «  les  soupçons  sans  fondement 
don!  parle  Suétone,  temiissima  nupxcione,  <pù  entral- 
nèrent  la  condamnation  de  Clemens,  et  probablement 
celle  de  plusieurs  personnages  <lu  même  rang .  accusés 
de  partager  sa  foi    t  . 

Voici  en  quels  termes  Dion,  abrégé  par  Xiphilin, 
rapporte  cette  condamnation  : 

«  Kn  cette  année  (95),  Domitien  mit  à  mort,  avec 
beaucoup  d'autres,  Flavius  Clemens.  alors  consul,  son 
cousin,  el  la  femme  de  ceuil-ci ,  Flavia  Domitilla,  sa 
parente.  Tous  deux  furent  condamnés  pour  crime 
d'athéisme.  De  ce  <hef  furent  condamnés  beaucoup 
d'autres  qui  avaient  adopté  les  coutumes  juives  :  les 
uns  furent  mis  à  mort,  les  autres  punis  de  la  conlis- 
cation.  Domitille  fut  seulement  reléguée  dans  l'Ile  de 
Pandataria   -i  . 

Le  sens  <h-  ces  paroles  esA  clair,  et  vient  préciser  l'in- 


i    i » . - 1 1 î •  1 1 1 •  -  Flavium  Clementem  patraclem  snam,  contemptissima 
t,  cujas  filios,  etiain  lu  m  parvolos,  successorea  palam  deatinave- 

i.ii  et  abolito  priore  n ine,  alterom Veapaaianom  appellari  jusserat, 

alteram  Domitiaoum,  repente  ex  tenniasima  suspicione  tantam  non  in 
qpgo  ejaa coasulata interemit.  Suétone,  i><>in<t..  15. 

\>,'.;:  t:  -o'/'/oo;  /.al   xb  <  'l'"/  %<,<.;  v    KXT)|tevra  GxaTevovta,    > 

.•:/.%  zai  âoTr,/   a\i  reû  'l'/a-v.r.  Avr.T.'/'/  av 

./'j-.-.j   ■/.-j-i'7. ?.::■<  6  AoUATUn        I  .\/'rr;n.  à'j:oTr,To:.  6f" 

t,;  v.oti  à'/'/v.  i;  ta  to">-/  lauSafov  fjOï]  ::o/.:'/'/o/t:;  koXXoi  xaTt8ixâa0i)<rav. 

.  iiclOavov,  ol  ô-  ..yf^r.nxi.  '11  Si  Aop.i- 

TÛOta CicepuptoTT]  :iv/,v  :;  DavSarÉpetav.  l>i"ii.  I.W1I.  i  I. 


104  LA  PERSECUTION  DE  DOMITIEN. 

dication  très  vague  donnée  par  Suétone.  Clemens,  sa 
femme  et  d'autres  personnes  furent  condamnés  pour 
cause  de  christianisme.  Les  soupçons  conçus  par  Dona- 
tien sur  leur  fidélité  politique  déterminèrent  les  pour- 
suites: mais  l'inculpation  légale  fut  celle  qu'indique 
iVion.  On  les  punit  comme  chrétiens.  Vaccusation  d'a- 
théisme, £yxXr,aa  dOsÔTrjoç,  n'avait  pas  à  cette  époque, 
dans  la  langue  païenne,  une  autre  signification  (1). 
ci  On  nous  appelle  alliées,  »  écrit  saint  Justin  dans  sa 
première  Apologie,  composée  cinquante  ans  environ 
après  la  mort  de  Clemens  (2).  «  On  appelle  les  chré- 
tiens athées  et  impies,  »  dit-il  de  même  dans  sa  seconde 
Apologie  (3).  «  On  nous  accuse  d'athéisme,  »  écrit  Athé- 
nagore  (V.  V  l'époque  même  où  Athénagore  s'expri- 
mait ainsi,  le  proconsul  qui  jugeait  le  martyr  Poly- 
carpc,  voulant  lui  faire  maudire  les  chrétiens,  lui 
dictait  cette  formule  :  «  A  has  les  athées  !  »  aips  -cou; 
iOÉouç  •")  .  Un  railleur  païen  du  deuxième  siècle,  que  le 
christianisme  semble  avoir  fort  préoccupé,  disait  de 
même  que  le  Pont  était  rempli  «  d'athées  et  de  chré- 
tiens, »  riftécrtv  x.'/i  £pi<rciavwv  (6).  Au  troisième  siècle,  Minu- 
tius  Félix  nomme  l'athéisme  parmi  les  accusations  di- 

(1)  Il  ne  faut  pas  confondre  cette  inculpation  avec  celle  d'impiété, 
■y.:,  comme  l'ont  fait  quelques  historiens  modernes.  Impiété  èUài 

quelquefois  synonyme  de  lèse-majesté;  athéisme  n'avait  [ia>  d'autre 
synonyme  que  christianisme. 

(2)  S.  Justin,  /  Apo!.,  6. 
//    l//o/.,  3. 

(i)  Athénagore,  Légat,  pro  Christ.,  3. 

(5)  Kj>.  Eccl.  Smyrn.  de  martyrioS.  Polycarpi,  dans  Eusèbe,  Bist. 
Eecl,  iv.  15. 
(c)  Lucien,    llexander,  :>:>,  38. 


l  \  I  OKDAMNATIOIS  DE  FLAVIUS  Cl  BM1  NS 

pigées  contre  1rs  fidèles  l  .  Même  au  commencement 
•  lu  quatrième  siècle,  on  voit  Licinius  accuser  Constan- 
tin d'avoir  embrassé  lu  foi  allier,  x>,v  ioéov  îo|«v  1  .  Ju- 
lien, qui  cependant  connaissait  le  vide  d'une  telle 
accusation,  La  répète  à  sou  tour,  el  appelle  le  christia- 
nisme rf6tOT1)T«    •'?  . 

Dion  oe  parle  pas  seulement  d'athéisme:  il  dit  encore 
que  «  de  ce  chef  furent  condamnées  plusieurs  per- 
Bonnes  qui  avaienl  adopté  les  mœurs  des  Juifs,  à  ta  tSv 
'lou&afow  f/)rr  11  s'agit  ici  de  chrétiens  poursuivis  «mi 
même  temps  que  Clemens  el  Domitilla.  «  L'adoption 
des  mœurs  juives  n'étail  pas,  ensoi,  an  délit  punis- 
sable :  la  seule  mesure  prise  par  Domitien  contre  les 
prosélytes  de  la  porte  '■  étail  une  mesure  fiscale  :  ils 
devenaient  comme  les  Juifs  d'origine  soumis  à  la  ca- 
pitation  spéciale  du  didrachme.  Mais  aucune  peine  ne 
les  atteignait  dans  leur  personne  ou  clans  leurs  biens. 
Ceux-là  seuls  furent  poursuivis  <  i  u  i .  aux  mœurs  juives, 
c'est-à-dire  à  La  Nie  grave,  austère,  des  gens  qui 
axaient  renoncé  au  paganisme,  joignaient  V athéisme, 
c'est-à-dire  La  religion  ennemie  des  sacrifices  sanglants. 
Jamais  L'accusation  d'athéisme  ne  fut  portée  contre  Les 
Juifs  :  aucuD  écrivain  païen  m-  leur  donne  le  nom 
d'athées  ■">  .  Cette  appellation  était  réservée  ;'i  ceux  à 


(t)  Minutius  Félix,  Octavius,  .s.  io. 
(2)  Basèbe,  VUa  Constantini,  15. 

Julien,  Ep.  ad  Irsac.,  dans  Sozomène,  Hist.Ecel.,  V,  16 
i    Depuis  Vespasien,  il  était  défendu  a  tout  citoyen  romain  de  se 
Etire  circoncire,  sous  peine  de  relégation  avec  perte  de  tousses  biens. 
Paul,  A  »'..  v.  22,  *  3.  i. 

:>    Voit  au  contraire  Tacite,  Eitt.,  V,  5  :    Judsai  mente  -"la  unumque 


10G  LA  PERSECUTION  DE  DOMITIEN. 

qui  Ton  pouvait  dire  :  «  Vous  n'avez  ni  statues  des  dieux. 
ni  autels  sur  lesquels  vous  répandiez  le  sang  des  vic- 
times (1 1,  »  non  à  ceux  qui,  tant  que  le  temple  de  Jéru- 
salem resta  debout,  immolèrent  à  Jehovah  des  boucs 
et  des  génisses.  Comme  l'a  très  bien  vu  Gibbon,  «  la 
double  imputation  d'athéisme  et  de  mœurs  juives  impli- 
que une  singulière  association  d'idées,  et  ne  pouvait 
être  dirigée  que  contre  les  seuls  chrétiens  (2).  » 

Eusèbe  nous  apprend  le  nom  d'une  des  plus  nobles 
parmi  les  personnes  condamnées  avec  Clemens  et  sa 
femme.  «  La  doctrine  de  notre  foi  jeta  un  tel  éclat, 
que  même  les  historiens  éloignés  de  nos  idées  ne  re- 
fusèrent pas  de  mentionner  dans  leurs  écrits  la  per- 
sécution et  les  martyres  auxquels  elle  donna  lieu,  et 
indiquent  avec  exactitude  la  date,  racontant  que,  dans 
la  quinzième  année  du  règne  de  Domitien,  avec  beau- 
coup d'autres,  Domitilla,  fille  de  la  sœur  de  Flavius 
Clemens,  un  des  consuls  de  Home  en  cette  année-là, 
fut,  pour  avoir  confessé  le  Christ,  reléguée  dans  l'île 
de  Pontia  (3).  »  Ces  lignes  font  connaître  un  membre 


iiiiiiicM  intelligunt.  »  On  disait  même  dans  le  peuple  que  les  Juifs  ado- 
raienl  Bacchus,  «  Liberum  patrem  coli,  domitorem  Orienlis,  »  et  Ta- 
cite  prend  la  peine  de  réfuter  cette  fable. 

(1)  Àrnobe,  Contra  (,cul<-s.  IV,  36. 

(2)  Gibbon,  History  ofthe  décline  and  fall  ofthe  Roman  empire, 
(li.  XVI. 

(3)  El;  xotoùxgv  oï  àpa  xaxà  to-j;  6ri)iou[iévou;  r,  T»j<  fjfiexépa;  t::.i-:z<.>z 
',:.'/  -j't.r.i  StSauncaXtœ',  <o:  /.ai  tovç  dwroOev  tov  xa9'  r,|ià;  Xôyoy  avyy&x:::'.; 
U.T]  à7roxvrj<jai  -y.7.:  aÛTÛV  t<7xop(at;  xôv  x:  ô*iwy|j.ov  xai  xà  iv  aùtw  [Aapxj- 
pia  rcapafiovvai,  o\  ye  xaî  xôv  xaipov  £-'  àxpt6èî  :7i:T/](j.ï)vavxo  êv  êxîi  tcsvxî 
y.i\  Sexàxw  AojiextavoO  (j.îxà  7v).eî<7Xwv  éxé&iov  xai  «lO.aoutav  Ao|j.ix'.))a-/ 
IffTOpVjo'avxé;   £;    àSeXçifa  yeyorjïav  $Xaov(ou   k)r,(j.svxo;,   svô;  xùv  xï)vi- 


I  \  i  ONDAMNATION  in    I  I.W  II  S  I  U  Ml  Ns  107 

chrétien  de  la  gens  Flavia  dont  n'avail  pas  parlé 
Dion.  Ayant  confessé  sa  foi,  la  seconde  Flavia  Domi- 
tilla  ttous  avons  déjà fait  remarquer  la  fréquente  répé- 
tition des  mêmes  noms  dans  cette  famille  fui  reléguée, 
non  comme  sa  tante  dans  l'île  de  Pandataria,  mais 
dans  celle  de  Pontia  :  ces  deux  petites  lies  étaient  des 
lieux  ordinaires  de  déportation  des  membres  des  dy- 
nasties régnantes,  car  Pandataria  avait  déjà  vu  lV\il 
de  Julie,  fille  d'Auguste,  d'Agrippine,  femme  de  Ger- 
manicusj  d'Octavie,  femme  de  Néron,  tandis  qu'à 
Pontia  avaienl  été  déportés  l'un  des  fils  de  Germani- 
cus  et  les  ii 1 1*  -  de  Caligula. 

haus  le  passage  qu'on  vient  de  lire  l'écrivain  du 
quatrième  siècle  t'ait  allusion  à  des  historiens  païens 
qui  auraient  raconté  le  martyre  de  la  seconde  Flavia 
Domitilla.  In  autre   |  .      d'Kusèbe  nous  donne  le 

nom  d'un  de  ces  écrivains.  «  Brutius,  dit-il  dans  sa 
Chronique,  écrit  qu'un  grand  nombre  de  chrétiens  ont 
été  martyrisés  s, mis  Domitien,  parmi  Lesquels  Flavia 
Domitilla,  i i  1 1* »  de  la  sœur  du  consul  Flavius  Clemens, 
qui  fut  reléguée  dans  l'Ile  de  Pontia,  parce  qu'elle  s'é- 
tait confessée  chrétienne  l  .  L'historien  Brutius 
n'est  point  on  inconnu.  Halala,  au  sixième  siècle,  le 
cite,  non  d'après  Eusèbe,  mais  d'après  ses  écrits  origi- 


v.i'ji  :-\  P(d|U)<  Cntàrcuv,  -f,-  :;.ç  \-  .  •   ::.:  v^vm  Ilo-- 

-.'■.i-i  xoreà  -.:\i.'.iy.v:,  SeiôoOu,  Eusèbe,  Hist  Eccl.,  111.  18. 

(i,  Scribil  Brutius  plurimos  christianoram  Bub  Domitiano  fecia&e 
nui  Im'hiiii.  i 1 1 1 •  ■  r quos el  l'la\  i.iin  Domitillam  l'la\  ii  démentis  ex 8  irore 
neptem,  quia  se  christianain  esse  testata  si  t.  Easèbe<  Chron*  Il  ."l 
Olyropiad.  218, 


108  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 

naux,  qui  existaient  encore  à  cette  époque  !  .  Vrai- 
semblablement il  s'agit  ici,  comme  le  conjecture  Sca- 
li-<T,  de  Brutius  Pnesens,  l'ami  de  Pline  le  Jeune 
l'aïeul  de  l'impératrice  Crispina,  femme  de  Commode; 
la  supposition  du  savant  humaniste  et  chronographe 
est  confirmée  par  la  découverte,  dans  l'hypogée  chré- 
tien de  la  voie  Ardéatine,  d'inscriptions  relatives  à  des 
membres  de  la  gens  Brutia.  «  Il  est  évident,  écrit  M.  de 
Rossi,  que  les  Brutii  eurent  des  domaines  ou  au  moins 
des  tombeaux  confinant  à  ceux  des  Flavia  Domitilla, 
et  il  est  naturel  que  cette  circonstance  ait  attiré  d'une 
manière  spéciale  l'attention  de  l'historien  Brutius  sur 
les  nobles  dames  de  la  famille  impériale  qui  furent 
condamnées  pour  la  foi  chrétienne  (2).  »  Du  temps  de 
saint  Jérôme,  les  pèlerins  visitaient  encore  l'habitation 
occupée  par  la  seconde  Domitilla  dans  l'ile  de  Pontia. 
11  rapporte  que  la  sainte  veuve  Paula  «  fut  conduite  à 
l'île  de  Pontia,  ennoblie  sous  Domitien  par  l'exil  de  la 
plus  noble  des  femmes,  Flavia  Domitilla,  et,  visitant 
les  petites  chambres  dans  lesquelles  celle-ci  avait  en- 
duré son  long  martyre,  sentit  croître  les  ailes  de  sa  foi 
et  s'allumer  le  désir  de  voir  Jérusalem  et  les  saints 
lieux  (3).  » 


(l)  Malala,  éd.  Bonn,  p.  3»,  193,  262.  Cf.  de  Rossi,  Bullettino  <li  <ir- 
cheologia  cristiana,  1875,  p.  73. 

(2J  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  LS65,  p.  24. 

(.t  Delataesl  ad  iosulam  Pontiam,  quam  clarissimœ  quondam  femi- 
ii.H  uni  sub  Domitiano  principe  pro  confes&one  nominis  christiani  Fla- 
via- Dorartillse  aobilltavil  ezsilium,  ridensque  cellulad  in  qoibue  illa 
longum  martyrium  dnxerat,  rie.  s.  Jérôme,  Ep.  108  ad  Eu&tochium. 


I  \  (  oNKWIWTION  DE  FI.AMI  *  <  I.KMT.Ns 

U  sérail  surprenant  que  1«-  christianisme  n'eût  fait 
dans  la  haute  société  romaine  du  temps  de  Domitien 
d'autres  conquêtes  qu'un  petit  nombre  de  membres 
de  la  gens  Flavia,  et  que  parmi     tant  de consulain 
dont  Tacite  loue  son  beau-père  àgricola  den'avoirpas 
mi  Le  massacre,     tant  de  nobles  femmes    dont  il  le  fé- 
licite de  n'avoir  poinl  connn  «  l'exil  ou  la  fuite    l  . 
il  ne  se  i Ht  peint  trouvé  quelques  disciples  de  La  foi 
nouvelle.  Dion,  après  avoir  rapporté  la  condamnation 
deClemensel  desafemme,  parle  de     beaucoup  d'au- 
punis,  pour  Les  mêmes  causes,  de  la  morl  ou  de 
l.i  confiscation  :  la  confiscation  supposait  au  moins, 
dans  celui  qui  l'encourait,  une  certaine  situation  so- 
ciale, «'t.  bien  que  Dion  ne  le  dise  pas  expressément, 
on  peut  croireque  les      beaucoup  d'autres  ■■  dont  il 
parle  ici  appartenaient  au  munir  momie  que  les  deux 
nobles  condamnés.  Les  paroles  de  Dion  qui  suivent 
celles  que  nous  avons  déjà  reproduites  semblent  même 
nommer  l'un  de  ces  illustres  compagnons  du  mart\  re 
des  Flaviens;  car,  à  la  suit.-  de  la  phrase  ou  il  rap- 
pelle  que  ceux-ci,  k«\  dDOwn  «oMol,  furenl  punis  pour 
i  athéisme  el  mœurs  juives,  »  il  ajoute  :  -  Domitien 
lit  tuer  Giabrion,  qui  ;i\ait  été  consul  avec  Trajan, 
accusé,  entre  autres  choses,  des  mêmes  crimes  (9 

Depuis  longtemps  Domitien    voyait  Giabrion    avec 
crainte  ou  malveillance.  Il  appartenait  à  une  famille 


(i)  EfonridH  Agricole. .  toi  consnlarium  <  Bdes,  toi  Dobiliasimarum 

l.-iiiiii.inini  exsilia  el  fugas.  Tacite,  i  ita   Igrù  ol  ■ 

i  |  ;  -;,\>.-.-7.  toûTpeusvoû  SoÇavta «oenjYopïiOévta  -ra 

-:  à>>a  %ak  ola...  à- :/.t :■.-:/.  Dion,  LXVII,  13. 


110  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 

sénatoriale  :  son  père  avait  réussi  à  traverser  sans  être 
inquiété  (prodige  qu'admire  Juvénal)  le  règne  san- 
glant du  tyran  (1).  Pour  obtenir  un  semblable  bon- 
heur, Glabrion  essaya,  si  l'on  en  croit  le  satirique, 
d'imiter  le  stratagème  de  Brutus  à  la  cour  de  Tarquin, 
et  d'affecter  comme  lui  la  simplicité  d'esprit  (2),  Mais 
cette  ruse  fut  aisément  découverte  par  le  regard  mé- 
fiant de  Domitien.  Voulant  à  la  fois  déshonorer  et  perdre 
Glabrion,  il  le  contraignit,  l'année  même  de  son  con- 
sulat, à  combattre  sans  armes,  dans  l'amphithéâtre  de 
la  magnifique  villa  impériale  d'Àlbano  (3),  des  ours 
de  Numidie,  selon  Juvénal,  un  lion  énorme,  au  récit 
de  Dion  (i).  Glabrion  sortit  vainqueur  de  cette  épreuve. 
La  malveillance  de  Domitien  s'en  accrut.  Il  envoya 
Glabrion  en  exil  ;  mais  la  vengeance  ne  lui  parut  pas 
complète.  Il  patienta  quelques  années  cependant,  guet- 
tant l'occasion  :  le  procès  de  Clemens  la  lui  fournit.  Il 
engloba  alors  Glabrion  dans  l'accusation  dirigée  contre 
le  groupe  chrétien  des  Flaviens,  et  le  fit  tuer  comme 
coupable  «  des  mêmes  crimes,  »  c'est-à-dire  comme 
étant,  lui  aussi,  athée  et  judaïsant.  Cela  résulte  for- 
mellement des  expressions  employées  par  Dion,  et  pro- 
bablement  une  telle  accusation  ne  fut  pas  intentée  sans 
preuves. 

Suétone,  qui  nous  a  fait  connaître  seulement  les  mo- 


(1)  Juvénal,  IV,  93-97. 

(2)  Ibid.,  101-103. 

3)  Cf.  Stace,  Silv.,  IV.  n,  1S  sç.;  Suétone,  Domit.,  î.  lit:  Dionr 
LXVI,  :i:  LXVII,  i.  14. 

«   Juvénal,  i\ .  99-101  :  Dion,  LXVII,  13. 


LA  CONDAMNATION  Dl    FLAVIUS  CLEMENS  m 

tifs  de  méfiance  politique  qui  guidèrenl  Domitien  dans 
le  procès  de  Clemens,  a  envisagé  de  même  au  seul 
point  de  vue  politique  celui  de  Glabrion  :  cependant 
eu  lisanl .  comme  on  «lit.  entre  les  lignes,  il  n'est  peut- 
être  point  impossible  «le  trouver  dans  son  texte  une 
confirmation  au  moins  indirecte  de  L'assertion  de  Dion, 
Domitien.  dit  Suétone,  lit  périr  un  grand  nombre  de 
sénateurs,  et  même  quelques  consulaires  :  parmi  les- 
quels, comme  coupables  de  nouveautés,  CivicusCerealis, 
.dois  proconsul  d'Asie,  Salvidienus  Orfitus,  Acilius 
Gtlabiio.  déjà  exilés  (l1.  »  Sous  cette  v.t-ue  et  mysté- 
rieuse dénomination,  coupables  de  nouveautés,  moli- 
toret  novarum  rerum,  pourrait  se  cacher  L'imputation 
de  christianisme  :  aux  yeux  des  païens,  les  chrétiens, 
dont  le  grand  nombre  venail  d'être  révélé  par  les  pour- 
suites exercées  à  l'occasion  du  didrachme,  formaient 
une  secte  i\o  conspirateur-,  se  dissimulant  comme  les 
sociétés  secrètes  les  plus  dangereuses  dans  l'ombre  et 
Les  retraites  ignorées,  latebrosa  el  lucifugax  natio  (2); 
on  le-  accusail  d'aimer  et  de  rechercher  les  nouveau- 
tés, superslitio  nova  (3),  £év»)  xaî  xatv^  ôpr.sxci'a  (4);  de  là 
à  les  poursuivre  connue  molilores  novarum  rerum  il 
n'\  avait  qu'un  pas. 


(i)  Complures  senatores,  in  bis  aliqaol  consalares,  interemit  :  ei 
qnibus  Ch  icam  Cerealem  in  ipso  Asiœ  proconsalatn,  Sul\  idienum  <  >i  li- 
luin.  Aciliniu  Glabrionera  in  eisilio,  quasi  molitorea  novarum  rerum. 
Suélonr.  Vomit.,  10. 

(:!    Minutius  Félix,  Octavius,  B 

(3)  Suétone,  Tfero,  l& 

(4)  Easèbe,  Hiêt.  EceU,  V,  I. 


112  LA  PERSECUTION  DE  DOMITIEN. 

Si  Le  christianisme  de  Glabrion  et  peut-être  des  autres 
personnages  que  nomme  Suétone  «  n'est  pas  une  chose 
parfaitement  démontrée,  »  c'est  au  moins  «  une  induc- 
tion vraisemblable  (1).  »  Dodwell  lui-môme  rangeait 
Glabrion  parmi  les  martyrs  (2) .  Un  savant  archéologue 
protestant,  M.  Th.  Koller,  a  résumé  la  question  en  ter- 
mes inspirés  par  une  sage  et  prudente  critique.  <c  Dion 
Cassius.  abrégé  par  Xiphilin,  parle,  entre  autres,  de 
l'ex-consul  Glabrion  comme  d'un  martyr;  Suétone  le 
mentionne  aussi  avec  Cerealis  comme  molitor  novarum 
rerum  :  nous  croyons,  pour  notre  part,  que  cet  accord 
de  témoignages  n'est  pas  sans  poids  (3).  »  Je  ne  serai 
pas  plus  affirmatif,  bien  que  Dion  ou  son  abréviateur 
semble  l'avoir  été  davantage  pour  Glabrion. 


(1)  Àubé,  Histoire  des  persécutions,  p.  438. 

(2)  Dodwell,  Dissertationes  Cyprianicx,  p.  237. 

;   Th.  Koller,  dans  la  Revue  archéologique,  l.  XXXI,  1876,  p.  144. 


l.\  PERSEC  i  HO»  DE  DOMIT1EN.  113 

m. 

La  persécution  de  Domitien. 

Les  faits  que  nous  venons  de  raconter  eurent  Rome 
pour  théâtre;  mais  la  persécution  s'étendit  certaine- 
ment hors  de  Rome.  Son  poinl  de  départ,  qui  fut  la 
résistance  des  chrétiens  à  pa^j  er  le  didrachme  exigé  de 
tous  les  gens  vivant  morejudaico,  c'est-à-dire  de  per- 
sonnes dispersées  sur  tous  1rs  points  <!•■  lVinpire.  Mini- 
rail  seul  à  le  prouver.  Divers  documents  rétablissent 
«■H  outre  d'une  manière  précise. 

Le  premier  el  le  plus  vénérable  est  L'Apocalypse  de 
saint  Jean,  écril  à  la  fin  du  règne  de  Domitien  (1).  A 
la  suite  de  circonstances  que  nous  ignorons,  saint  Jean 
étail  venu  on  avail  été  conduit  à  Rome;  il  y  avail  subi 
1  Y-preuve  de  l'huile  bouillante  ±  .  Échappé  à  la  mort, 
mais  ayant,  lui  aussi,  eu  sa  pari  de  la  tribulation  el 
de  la  patience  dans  i«-  Chrisl  Jésus  (3),  »  il  l'ut  relégué 
à  Patmos,  lie  <!•■  l'Archipel.  Il  s'i,  trouvait  à  portée  <!•■ 
tout. 's  les  nouvelles,  car  Patmos  était,  selon  les  ha- 
bitudes  <ln  cabotage  d'alors,  la  première  ou  la  dernière 


Il  -  ■  <vj  àf//,;. 

s  [renée,  loïp.  Hxrt  tes,  V,  30  Cf.  Eusèbe,  Hist.'l  \    - 

(2  Tertollien,  Pr&script.,  36.  —M.  Renan  place  ce  (ail  bous  Néron, 
afin  de  le  faire  cadrer  .i\.<  -un  système  sur  la  date  de  I  ipocalypst  : 
mais  ton)  en  donnant  «lu  miracle  une  explication  rationaliste,  il  ad- 
met larérité  matérielle  dn  fait.  L'Antéchrist,  p.  197,  ISS, 
1  ......  1.  g 


il.  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 

station  pour  le  voyageur  qui  allait  d'Éphèse  à  Rome 
ou  de  Rome  à  Ephèse  (1).  »  Déjà  témoin  et  victime  de 
la  persécution  qui  sévissait  au  centre  de  l'empire,  Jean 
suivait  maintenant  du  regard  la  persécution  qui  s'abat- 
tait sur  les  églises  d'Asie.  Aussi  le  livre  mystérieux, 
fruit  des  révélations  de  son  exil,  est-il  rempli,  à  chaque 
page,  du  souvenir  de  ceux  qui  ont  versé  leur  sang  pour 
Jésus.  «  J'ai  vu  sous  l'autel,  s'écrie  l'apôtre,  les  âmes 
de  ceux  qui  ont  été  tués  à  cause  de  la  parole  de  Dieu 
et  du  témoignage  qu'ils  ont  rendu.  Ils  criaient  d'une 
grande  voix  :  «  Jusqu'à  quand,  Seigneur,  vous  qui 
«  êtes  saint  et  vrai,  vous  abstiendrez-vous  déjuger  et  de 
«  venger  notre  sang  sur  les  habitants  de  la  terre?  »  Et 
à  chacun  d'eux  fut  donnée  une  robe  blanche,  et  il  leur 
fut  dit  de  patienter  encore  un  peu,  jusqu'à  ce  que  fût 
rempli  le  nombre  de  leurs  coserviteurs  et  frères  qui 
doivent  être  tués  comme  eux  (2).  »  Ailleurs,  le  voyant 
de  l'atmos  parle  «  de  ceux  qui  ont  été  décapités  à  cause 
du  témoignage  de  Jésus  et  du  nom  de  Dieu  (3).  »  Ces 
paroles  s'appliquent  à  l'ensemble  des  martyrs  ;  d'autres 
ont  trait  à  certaines  églises  d'Asie,  et  prouvent  que  de 
Rome  la  persécution  s'étendit  dans  cette  partie  de 
L'empire.  «  Je  connais  tes  tribulations,  dit  le  Sei- 
gneur à  l'Ange  de  l'église  de  Smyrne.  Ne  crains  rien 
des  choses  que  tu  dois  souffrir.  Voici  que  le  diable  va 
envoyer  quelques-uns  d'entre  vous  en  prison,  afin  que 


1)  Renan,  V  intechrist,  p.  373. 
'     [poc,  VI.  9-11. 
(3)  IbUL,  XX,  i. 


LA  IM  RSÊCl  Mc.N  DE  DOMITIEN.  n:, 

vous  soyez  tentés,  el  vous  souffrirez  une  tribulation  qui 
durera  dix  jours  (1).  »  Le  langage  adressé  â  l'Ange  de 
l'église  de  Pergame  esl  plus  explicite  encore  :  ■•  Je  sais 
•  ■il  quel  lieu  tu  habites,  en  quel  lieu  siège  Satan;  je 
viU  que  tu  restes  fidèle  à  mon  nom  el  que  tu  n'as  pas 
renié  ma  foi.  VA  dans  ces  jours  s'esl  montré  mon 
témoin  fidèle  1  Antipas,  qui  a  été  tué  chez  vous  où 
Satan  habite  (3).    » 

L'Apocalypse  a  nommé  deux  des  villes  d'Asie  <>ù  sé- 
\  it  la  persécution  de  Domitien  :  l<s  Actes  de  saint  Ignace 
m  indiquenl  une  troisième.  Mais  ce  document,  opie  la 
critique  du  dix-septième  siècle  appelail  «  la  plus  an- 
cienne histoire  que  nous  ayons  dans  l'Église  après  les 
Écritures  sacrées  i  .  ■  a  perdu  de  nos  jours  beaucoup 
de  son  autorité.  Bien  que  son  authenticité,  admise 
sans  hésitation  par  Ruinart  ei  Tillemont,  ait  été  défen- 
due par  Usher,  Sloehler,  Héfélé,  il  semble  difficile  de 
la  soutenir,  en  présence  des  cinq  versions  différentes 
«f  quelquefois  contradictoires  que  Ton  connaît  aujour- 
d'hui   5).  Cependant,   même  en  admettant,  avec  la 

!       IpoC,   II.  9,  I". 

cvp  \uov  i  iturro;. 

Ibid.,  Il,  13.  —  Sur  les  Actes  el  l  épiscopal  de  saint  Antipas,  voir 
Tillemont,  Hémoires,  i.  II.  note  u  sur  la  persécution  de  Domitien. — 

ibitudequ'a  l'auteur  de  V  Ipocalypse  de  Beserrir  <!<•  noms  sym- 
boliques ou  anagrammatiques  répand  beaucoup  d'incertitude  sur  ce 
nom  ;  mais  il  n'est  pas  douteux  qu'il  >  ;  »  ï  i  là-dessous  un  martyr,     écrit 

M.  Renan,  l'Antéchrist,  p.   183,  note  j.  Le  a l'Anlipas,  Aulipater, 

était  trop  répandu  en  Asie,  pour  qu'il  faille,  croyons-nous,  j  •v  •  »  i  i-  jii 

autre  chose  que  le  nom  rentable  «I artyr  de  Pergame. 

I   Tillemont,  Mémoires,  t.  II.  art.  n  sur  saint  Ignace. 

Voir  Punk,  Opéra  Pairum  aposlolicorum,  t.  I,  Tubingue,  1881. 
Prolegomena,  p.  LXXVIII-LXXXIU. 


110  LA  PERSECIT10N  DE  DOMITIEN. 

plupart  des  critiques,  que  les  Actes  de  saint  Ignace  ne 
sont  point  contemporains  de  son  martyre,  et  furent  ré- 
digés vers  la  fin  du  quatrième  siècle  il  es!  vraisem- 
blable que  leur  rédacteur  avail  sous  les  yeux  un  do- 
cument plus  ancien.  Aussi  peut-on  considérer  comme 
une  précieuse  indication  (1)  ce  qu'ils  disent  des  tem- 
pêtes excitées  dans  l'église  d'Antioche  par  la  persécu- 
tion de  Domitien,  et  des  efforts  heureux  d'Ignace,  qui 
dès  lors  la  gouvernait,  pour  empêcher  qu'aucun  de  ses 
fidèles  ne  se  déshonorât  par  une  abjuration. 

Nous  venons  de  voir  la  persécution  suivre  tout  le 
littoral  de  l'Asie  Mineure  :  sévir  à  Antioche,  en  Syrie. 
à  Smyrne,  en  Lydie,  à  Pergame,  en  Mysie;  un  docu- 
ment païen  va  nous  la  montrer  s'étendant  au  nord, 
sur  les  rives  du  Pont-Euxin.  On  peut,  en  effet,  induire 
d'un  passage  de  la  célèbre  lettre  de  Pline  à  Trajan  au 
sujet  des  chrétiens  (2)  que  la  persécution  atteignit  la 


(1)  MartyriumS.  Ignatii,  I,  dans  Ruinait.  Acta  martyrum  sincera 
et  selecla,  1689,  p.  696.  —  Les  Actes  donnés  en  latin  par  Usher,  et  en 
grec  par  Ruinait,  sont,  de  toutes  les  versions  du  martyre  de  saint 
Ignace,  la  seule  qui  puisse  être  prise  en  considération  :  c'est  toujours 
à  ce  document  qu'il  faudra  se  reporter  quand,  dans  ce  chapitre  ci  dans 
le  chapitre  suivant,  il  sera  question  des  Actesde  saint  Ignace. 

(2)  Pline,  Ep.  X,  97.  —  Je  meservirai  beaucoup,  au  chapitre  suivant, 
de  la  lettre  de  Pline.  Disons  des  à  présent  que  l'authenticité  de  ce 
document  est  hors  de  doute.  Elle  a  été  contestée  par  m.  Aube  [Revue 
contemporaine,  2e8érie,  t.  LXVII,  p.  iOl;  Histoiredes  persécutions, 
p.  219  ,  M.  de  la  Berge  [Essai  sur  le  règne  <!<■  Trajan,  1877,  p.  209J. 
M.  Ernest  Desjardins  [Les  Inlonins  d'après  Vépigraphie,  dans  la 
Revue  des  deux  mondes,  Ie'  déc.  1874,  p.  657),  M.  Ernest  Havet  [le 
Christianisme  etses  Origines,  t.  IV.  1884,  p.  125-431  .  Mais  ellea  été 
victorieusement  défendue  par  .M.  G.  Boissier  [Revue  archéologique, 
t.   XXXI,  1876,  p.  114-125),   M.  Renan    les  Évangiles,   1877,  p.  i7<i. 


LA  PERSÊI  i  I  loN  DE  DOMITIEN.  M7 

Bithynie  sous  le  règne  de  Donatien  [comme  elle  l'avait 
déjà  atteinte,  on  s'en  souvient,  dès  le  règne  de  Néron  . 
Bien  que  relative  à  des  faits  postérieurs  à  ceux  qui  nous 
occupent,  la  lettre  de  Pline  a  cependanl  pour  nous 
dès  ce  momenl  même  une  grande  importance.  La  plu- 
part drs  critiques  ont  remarqué  ce  moi  du  légal  à 
l'empereur:  •  Je  a'ai  jamais  assisté  à  l'instruction  drs 
procès  contre  les  chrétiens,  ■•  cognitionibus  de  eArô- 
tianis  interfuinunquam;  vraisemblablement  Pline  fait 
allusion  par  ces  paroles  aux  poursuites  intentées  contre 
eux  à  Romr  dans  1»  s  dernières  années  de  Domiticn. 
Mais  Pline  écrit  une  autre  phrase,  d'où  l'on  peut  in- 
duire que  la  persécution  avait  sé\  i  dans  le  même  temps 

Bithynie,  car  elle  y  avait  fait  des  apostats.  Quel- 
ques-uns, dit-il.  dénoncés  par  un  complice,  ont  re- 
connu d'abord  qu'ils  étaient  chrétiens,  et  puis  l'ont  nié, 
disanl  qu'ils  l'avaient  été,  il  es»  vrai,  mais  qu'ils  avaient 

se  de  l'être,  les  uns  depuis  trois  ans,  les  autres  depuis 
plus  longtemps,  quelques-unsméme  depuis  vi ngt  ans  (i).  » 
Or,  la  chronologie  généralement  adoptée  pour  la  vie  de 
Phne  après  les  travaux  de  Mommsen  place  vers  le  mois 
d'août  111  le  départ  du  légat  pour  sa  province  (2)  :  on 


note  3),  M.  Joseph  Variol  [Revue  des  questions  historiques,  joillel 
p.  80-153),  Ml',  n.iaiiii  i\    Revue  '/<    France,  V*  juin  1879, 
"   .33). 

(1)  Aliiab  indice inati,  esse  se  christianos  dixernnt,  el  moi  ne- 

unt;  fuisse  quidem,  sed  desiisse ;  quidam  ante  trienninm,  quidam 
ante  plures  annos,  non  aemo  etiam  ante  riginti  quoque.   Pline    Ep 

(•2)  Mommsen,  Étude  sur  Pline  le  Jeune,  trad.  Mme!,  1873.  p.  70; 
Karquardt,  Rômisehi  Staatsvenoaltung,  t.  I,p, 


118  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEX. 

peul  dater  de  la  fin  de  l'année  11-2  sa  lettre  àTrajan.  Entre 
cette  date  et  la  persécution  de  95  il  s'est  écoulé  de  dix- 
sepl  à  dix-huit  ans:  Pline  a  pu  dire  vingt  ;ins  en  chif- 
fres ronds  :  il  a  donc  très  vraisemblablement  l'ait  allusion 
dans  la  phrase  que  nous  avons  traduite  à  de  malheu- 
reux chrétiens  de  Bithynie  que  les  cruautés  de  DomitieD 
avaient  poussés  à  renier  leur  foi. 

L'cvtension  de  la  persécution  dans  les  provinces  n'af- 
faiblit pas  son  foyer  principal,  qui  était  Rome.  Les 
témoignages  contemporains  montrent  qu'elle  y  fut  ar- 
dente. Le  siège  pontifical  était  alors  occupé  par  saint 
Clément,  le  plus  grand  des  successeurs  de  saint  Pierre 
dans  les  deux  premiers  siècles.  Son  souvenir,  si  pieu- 
sement conservé  par  l'antiquité  chrétienne,  si  popu- 
laire encore  dans  la  Rome  du  moyen  âge,  a  été  réveillé 
de  nos  jours  par  les  découvertes  dont  la  basilique  por- 
tant son  nom,  au  pied  du  Célius,  a  été  l'objet.  On  sait 
que,  par  suite  de  l'exhaussement  continu  du  sol  romain, 
la  kisilique  actuelle,  datant  du  onzième  siècle,  n'est  que 
la  partie  supérieure  de  plusieurs  couches  superposées 
de  monuments;  au-dessous  se  trouve  une  basilique  an- 
térieure à  la  seconde  moitié  du  quatrième  siècle,  sous 
laquelle  s'ouvrent,  à  côté  d'un  milhra'uw  ,  deux  cham- 
bres ornées  de  stucs,  qui  peuvent  être  du  premier  ou 
second  siècle,  et  avoir  appartenu  à  la  maison  que,  se- 
lon la  tradition,  le  pape  saint  Clémenl  habitait  sur  le 
Célius  (1  i.  .le  n'ai  point  à  examiner  ici  1rs  détails  donnés 


i    Sur  la  basilique  de  Saint- Clémenl  el  son  groupe  de  monuments, 
roirJ.  Biullooly, S.  Clément  popeand  martyr,  <m<i  lus  basilica  •■> 


LA  PERSÊC1  MON  DE  DOMITIEN.  in 

nu  Ba  personne  et  sa  famille  par  Le  Liber  Pontificalis, 
Les  Récognitions  ei  Les  BomilUs  pseudo-clémentines, 
ni  même  à  discuter  1rs  hypothèses  intéressantes  qui  Le 
rattacheraient  soit  à  la  parenté  ou  a  la  clientèle  du  con- 
sul Flavius  Glemens,  soitaux  AciliusGlabrio(l).  Je  ne 
m'arrêterai  [>as  davantage  à  L'opinion  qui,  fondée  sur 
une  expression,  peut-être  mal  interprétée,  de  sa  Lettre 
aux  Corinthiens,  t'ait  de  lui  un  juif  converti  1  .  Je 
cmis  que  tout  critique  prudenl  adhérera  à  L'opinion  de 
l'iink.  et  «lira  :  Qiue  de  démentis  nostri  ortu  et  viia  co- 
gnila  habemus,  perpaucasuni  •>  .  Mais  si  qous  ne  savons 
rien  de  sa  vie,  si  nous  ignorons  son  origine,  mais  con- 
naissons, grâce è  un  écrit  de  lui.  dont  l'authenticité  m1 
lait  doute  pour  personne,  la  grandeur  de  son  influence 
personnelle  et  de  sa  situation  hiérarchique.  Pendant 
qu'il  dirigeait  L'église  de  Rome,  des  troubles  éclatèrent 
dans  celle  de  Corinthe.  Les  anciens  de  cette  ville  s'a- 
dressèrent au  successeur  de  saint  Pierre,  et  lui  deman- 
dèrent de  rétablir  la  paix  par  son  intervention.  Clément 
envoya  aux  Corinthiens  des  prêtres  porteurs  d'une  lettre 
souvent  citée  par  les  anciens  (i),  et  dont  le  texte,  qui 


Home,  1869  Mi.  Roller,  Saint-Clément  de  Rome,  1873;  de  Rossi, 
Bullettino di archeologia  cristiana,  1863,  p. 8-14,  25-31,  59,  89;  1864, 
p.  1,6,40,  79;  1865,  p.  23,  32;  1867  p.  35;  1870,  p.  125*127,  129-1»;-.  :  ■  i 
ma  noir  sur  Saint-t  lémentde  Rome,  dans  Rome  souterraine,  '.*.  édi- 
tion, i 
(î)  Cf.  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1863,  p.  27,  v.>.  30,  39. 

89,90;  ISO.).  |>.   20,  21. 

(2)  Renan.  I<  i  /  *  ançiles,  \>.  313. 

(3)  l'unk.  Opéra  Patrum apostolicorum,  i.  I.  p.  XVIII. 

(4)  s.  Denysde  Corinthe,  dans  Eusèbe,  Uist.  Eccl,  IV.  23  (t  i  :  il  - 


120  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEX. 

gardait  quelques  lacunes,  a  été  complété  par  une  ré- 
cente  découverte  (1) .  Je  n'ai  point  à  parler  longuement 
ici  de  cette  lettre,  «  monument  insigne  de  la  sagesse 
pratique  de  l'église  de  Rome,  de  sa  politique  profonde, 
de  son  esprit  de  gouvernement  (2)  :  »  j'aurai  l'occasion 
d'en  citer  plus  loin  un  fragment.  Mais  je  dois  faire  remar- 
quer la  phrase  par  laquelle  elle  débute.  On  reconnaît 
que  Clément  écrivit  pendant  une  persécution  violente, 
ou  immédiatement  au  sortir  d'une  persécution.  Il  n'a- 
va  i  t  point  répondu  tout  de  suite  à  la  demande  d'interven- 
tion de  l'église  de  Corinthe  :  il  s'en  excuse,  et  en  donne 
les  raisons.  «  Les  malheurs,  les  catastrophes  imprévues 
qui  nous  ont  accablés  coup  sur  coup,  dit-il,  ont  été 
cause  que  nous  nous  sommes  occupé  tardivement  des 
questions  que  vous  nous  avez  adressées  (3).  »  Avec  la 
discrétion  des  chrétiens  de  ce  temps,  il  ne  fait  pas 
d'autre  allusion  à  la  crise  que  traverse  ou  vient  de  tra- 
verser son  Église,  et,  amené  par  le  sujet  à  parler  des 
funestes  effets  de  la  jalousie,  il  rappelle  surtout  les  mar- 
tyrs qui  ont  péri  avec  saint  Pierre  et  saint  Paul,  c'est-à- 
dire  sous  Néron  ;  mais  il  a  fait  plus  que  de  raconter 


sippe.  ibid.,  III,  10;  IV,  22;  S.  Irénée,  Adv.  Uxres.,  III,  3;  Clément 
d'Alexandrie, Strom.,  1,7;  IV,  17-19:  Origène,  Prineip.,  II.  6;  Select. 
m  Ezech.,  VIII,  3;  In  Johann.,  I,  28:  Eusèbe,  Eist.  Eccl.,  III.  10: 

XXVIII,  1  :  VI,  13  (fi). 

(1)  Duc  an  métropolite  Philotée  Bryenne,  en  1875.  L'ouvrage  n'était 
connu  jusque-là  que  par  le  Codex  Alexandrinus  ;  il  subsisl&ii  une  la- 
cune de  deux  pages,  qu'on  a  pu  combler  d'après  un  ms.  de  la  liiMio- 
thèqne  du  Saint-Sépulcre  à  Constantmople. 

(2)  Renan,  les  Évangiles,  p.  330. 

(3)  S.  Clément,  Cor.,  1. 


l.v  pERSft  i  00»  DE  D01UTIE5,  121 

|a  persécution  de  Domitien,  donl  Les  principaux  détails 
avaient  sans  doute  été  portés  déjà  parla  renommée  à 
œuxàquiil  écrivait;  il  nous  a  montré,  d'un  mot,  cette 
persécution  arrêtant  par  sa  violence  le  cours  de  La  vie 
ecclésiastique,  suspendant,  durant  des  mois  peutrêtre, 
L'expédition  des  plus  grandes  affaires  religieuses. 


122  LA  PERSECUTION  DE  DOMITIEN. 

IV. 

La  fin  de  Domitien  et  l'avènement  de  Nerva. 

La  persécution  fut  courte.  Elle  avait  éclaté  l'avant- 
dernière  année  du  règne  de  Domitien.  Ses  coups  les 
plus  remarqués  avaient  frappé  des  chrétiensde  grande 
maison,  et  fait  des  victimes  jusque  sur  les  marches 
du  trône.  Avec  les  patriciens  dont  parlent  Dion  et  Sué- 
tone périrent  probablement,  tant  à  Rome  que  dans  les 
provinces,  un  grand  nombre  de  citoyens  ayant  rang 
d'honesliores,  car  saint  Jean  fait  expressément  allusion 
au  supplice  de  la  décapitation  comme  ayant  été  seul 
employé  contre  les  martyrs  au  moment  où  il  écrit  (1). 
Domitien  continuait  ainsi,  mais  avec  d'autres  prétextes 
et  sous  une  inculpation  nouvelle,  la  sanglante  politi- 
que commencée  surtout  depuis  que,  en  1)3,  la  mort 
d'Agricola  l'avait  délivré  d'un  conseiller  honnête  el 
d'un  témoin  gênant  (2)  :  niveleur  impitoyable,  il  fau- 
chait toutes  les  aristocraties,  celle  de  la  naissance,  celle 
de  la  pensée,  celle  de  la  vertu.  Mais  cette  dernière  ne 
s'enferme  pas  dans  les  limites  d'une  caste  :  le  chris- 
tianisme en  avait  élargi  les  frontières,  en  appelant  à 
soi  les  pauvres  et  les  petits.  Domitien  ne  l'ignorait 
pas  :  la  persécution  contre  leshumilioresnxa.it  com- 
mencé à  cause  des  chrétiens  réfractaires  à  l'impôt  du 

i   Twv  rceTC£Xexi(T|iév<0N  Sià  rf)v  [loptupiav  1t)<toû,  decollatorum  propter 
testimonium  Jesu.Apoc,  XX.  i. 
i  acite,  Vita  Agricola  .  k'i. 


LA  FW  DE  DOMITIEN  ET  L'AVÉNEMENI   DE  NERVA,      19  : 

didrachme  :  elle  se  continua,  en  s'exaspérant,  quand 
le  tyran  Be  tut  imaginé  que  Clemensel  ses  amis  pour- 
Buivaient  un  dessein  politique  en  s'affîliant  à  une 
religion  recrutée  en  grande  partie  dans  les  basses 
elasses  <le  la  population  romaine. 

L'acharnement  de  Domitien  contre  des  victimes 
obscures  émut  la  conscience  publique.  Les  petits 
assistaient  ordinairement  en  spectateurs  aux  jeux 
sanglants  du  despotisme  :  ces  choses  se  passaient  au- 
dessus  de  leur  tète,  et  comme  dans  une  autre  sphère. 
Il  était  rare  que  la  tyrannie  descendit  jusqu'à  eux, 
et  cela  n'arrivait  pas  sans  exciter  un  mouvement  de 
sympathie  et  de  pitié.  Rome  l'avait  ressenti  en  64, 
lors  <ln  massacre  <les  chrétiens  :  elle  l'éprouva  de 
nouveau  sous  Domitien.  11  sembla  que  la  tragédie 
descendant  <lu  palais  dans  la  rue  était  bien  près  du 
dénoûment,  et  que  le  tyran,  parvenu  à  cette  dernière 
étape  de  cruauté,  touchait  à  sa  fin.  Juvénal  s'est  l'ail 
l'écho  de  ce  sentiment.  Après  avoir  montré  Domitien 
massacrant  impunément  les  plus  illustres  citoyens  de 
Rome, 

Tempora  sœvitiœ,  clans  croîtras  abstulil  Drbi 
lllustresque  animas  impune,  el  vindice  aullo 

il  le  montre  mourant  «  Lorsqu'il  eut  commencé  à  se 
faire  craindre  de   La  populace,  » 

Sed  periit,  postquam  cerdonibus  esse  timeodns 
Oœperal  (2). 


(1)  JiiMnal.  IV.  151,  152. 

•    /'</..  153. 


124  LA  PERSÉCUTION  DE  DOM1TIEN. 

Parce  mot  cerdones,  le  poète  entend  vraisemblable- 
ment tous  les  tenuiores,  les  pauvres,  les  petits,  ceux 
qui  gagnent  peu  et  vivent  de  peu(l).  L'histoire  n'a 
point  conservé  le  souvenir  de  sévices  exercés  par  Do- 
mitien  contre  les  basses  classes  de  la  population 
romaine.  Ni  Suétone,  ni  Dion,  ni  Philostrate  n'ont 
écrit  un  mot  d'où  l'on  puisse  induire  que  Domitien  ait 
l'ait  dans  le  peuple  des  victimes  politiques.  Mais  il  y 
fit  des  victimes  chrétiennes,  peu  de  temps  avant  sa 
mort.  Les  historiens  païens  ont  dédaigné  d'en  parler  : 
Juvénal,  plus  attentif  au  sentiment  populaire,  leur 
a  consacré,  en  passant,  un  vers  énigmatique,  qu'il 
serait  bien  difficile  d'interpréter  autrement. 

Qui  s'attendrait  à  trouver  dans  la  vie  d'un  monstre 
tel  que  Domitien  un  acte  de  sagesse  et  d'humanité? 
Il  semble  cependant  avoir  eu  avant  de  mourir  comme 
un  réveil  de  conscience  ou  de  bon  sens.  «  Domitien, 
ce  demi-Néron  par  la  cruauté,  écrit  Tertullien,  avait 
essayé  contre  nous  de  la  violence  ;  mais,  comme  il 
conservait  encore  quelque  chose  d'humain,  il  s'arrêta 
sur  cette  pente,  et  rappela  même  ceux  qu'il  avait 
exilés  (-2).    »    Hégésippe  dit  de  môme  que  Domitien 

(1)  La  plupart  des  interprètes  de  Juvénal  traduisent  ce  moi  par  «  sa- 
vetiers, »  ce  qui  n'a  aucun  sens.  Cerdo,  qui  dérive  peut-être  de  xépSo;, 
••si  un  terme  générique,  onlinairemeni  complété  par  la  désignation  d'un 
métier,  el  toujours  appliqué  à  des  esclaves  ou  à  des  hommes  de  lapins 
liasse  condition  :  cerdo  faber,  cerdo  corarius,  disent  les  inscriptions. 
Voir  Saglio,  in  h.  v.,  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités  grecques 
ci  romaines,  p.  1020. 

■  Tentaverat  el  Domitianus, portio Neronis de  crudelitate; sed  qui 
el  bomo,  facile  cœptum  repressit,  restitutis  etiam  quos  relegaverat. 
Tertullien,  Apol.,  5. 


LA  I  IN  DE  DoMiill.N  1.1    L'AVEN!  Ml  M    DE  \i:i;\  \.      126 

.  donna  l'ordre  de  cesser  la  persécution  commencée 
contre  l'Église   l).  » 

Hégésippe,   probablement  bien   renseigné,   car  il 
écrit  moins  de  cent  ans  après  ces  faits,  raconteavec 
détails  le  curieux  épisode  qui  fut  l'occasion  de  ce 
changement    inespéré.    Domitien   avait   appris  qu'il 
existai!  encore  des  descendants  de  La  race  de  David; 
craignant  que  les  Juifs  n'allassent  chercher  un  jour 
des  chefs  parmi   eux,   il  ordonna   de  les   mettre  à 
mort.    Mais  des   délateurs,    empressés  d<>  flatter  la 
manie    soupçonneuse    du    tyran,    et    probablement 
animés  contre  l'Église  d'une  passion  jalouse    Eusèbe 
1,-  appelle  hérétiques  .    lui  portèrent    une   nouvelle 
dénonciation  :  ils  lui  signalèrent,  comme  membres  de 
la  vieille  famille  royale,  des  petits-filsde  l'apôtre  saint 
jude,  cousin  de  Jésus.  Domitien  les  manda  :  un  garde 
du  corps    rrocalus)  (2)  alla  les  chercher  en  Syrie,  et 
1rs  amena  à  Rome  devant  l'empereur.  Quand  Domitien 
eut   vu  leurs  mains  calleuses,  leur  corps  courbé  par 
un  Labeur  quotidien,  quand  il  eut  reconnu  que  ces 
prétendus  princes  n'étaient  que  de  pauvres  et  saintes 
3,  vivanl  péniblement  «le  Leur  travail,  sur  un  petit 
champ  cultivé  en  commun,  quand  il  eut  entendu  de 
Leur  bouche  que  le  royaume  du  Christ  n'était  pas  de 
, ,.  monde,  mais  tout  céleste,  el  se  révélerait  seulement 
à  la  tin  d.'s  temps,  au  jour  où  Le  Seigneur  viendrait 


KaTa-ïv'a:  ô:  v.a  r.y,n-.-x-t\ii.-.'r.   tàv   /.y.'.y.  tîjç  :y.y./r,T-a;  tuar 

I  pe,  dans  Eusèbe,  Eist.  I  "  '     UJ 

2    Iou&uctoc  Cf.  Suétone,  Galba,    10.  l»i"ii    KLV,  12,  el   LV,    14 
donne  àcea  toldats  d'élite  le  nom d'àvonà^roç. 


12C  LA   PERSECUTION  HE  DOMITIEN. 

sur  les  nuées  du  ciel  juger  les  vivants  et  les  morts, 
alors  une  lumière  nouvelle  éclaira  son  esprit.  Lui 
qui  avait  cru  voir  dans  les  chrétiens  une  secte  politi- 
que, recrutant  des  conspirateurs  jusque  parmi  ses 
proches,  reconnut  que  leurs  aspirations  étaient  toutes 
spirituelles,  et  que  personne  parmi  eux  ne  songeait 
à  lui  disputer  l'empire  du  monde.  Avec  une  sincérité 
rare  de  tout  temps  chez  les  politiques,  plus  rare  sur- 
tout chez  un  tyran  cruel  et  dépravé  comme  Domitien, 
il  convint  qu'il  s'était  trompé.  L'édit  par  lequel  il 
avait  déclaré  le  christianisme  religion  illicite  ne  fut 
sans  doute  pas  formellement  abrogé,  pas  plus  que  ne 
l'avait  été  vingt-neuf  ans  plus  tôt  celui  de  Néron; 
mais  toutes  les  poursuites  commencées  furent  suspen- 
dues, et  la  paix  fut,  en  fait,  rendue  à  l'Église. 

Domitien  survécut  peu  à  cette  mesure  réparatrice. 
Entre  la  condamnation  de  Clemens  et  la  mort  de 
l'empereur,  huit  mois  seulement  s'écoulèrent,  remplis, 
assure-t-on,  de  présages  sinistres.  L'indignation  ex- 
citée par  l'exécution  du  consul  et  de  ses  amis,  proba- 
blement aussi  par  les  cruautés  exercées  Sur  des  gens 
d'humble  condition,  avait  achevé  de  soulever  contre 
Domitien  la  haine  universelle  :  quo  facto  maxime  sibi 
muturavil  exitium,  dit  Suétone  (1).  Se  sentant  détesté 
des  nobles,  commençant  <V  voir  monter  jusqu'à  lui  la 
haine  populaire,  il  ne  cessail  de  menacer  les  membres 
survivants  de  l'aristocratie  et  son  entourage  intime. 


I)  Vomit,  15. 


l.\  i  l\  DE  DOMITIEN  ET  L'AVÈNEMENT  DE  M  Kl  \        i  •" 

Il  passail  le  temps  à  inscrire  sur  ses  tablettes  les 
Qoms  de  ceux  qu'il  voulait  proscrire.  Les  chrétiens, 
dont  il  avait  enfin  compris  La  loyauté  politique,  ne 
lui  faisaienl  plus  peur;  mais  il  tremblail  devant  tous 
l.s  autres,  comme  si  les  pierres  spéculaires  dont  il 
avait  fait  garnir  les  portiques  de  son  palais,  afin  de 
n'être  point  surpris  dans  sa  promenade  quotidienne, 
oe  devaient  plus  refléter  <pn'  d<-s  visages  hostiles  (1). 
Dans  les  méditations  solit.uivs  auxquelles  se  complai- 
sait cet  bomme  sans  .unis,  il  ne  cessait  de  préparer 
il.'  nouveaux  meurtres.  Sa  femme  Domitia,  qu'il  avait 
si  follement  aimée,  D'était  pas  elle-même  ;'i  L'abri  du 
péril.  Un  jour,  elle  vit  son  nom  sur  le  carnet  du 
prince,  avec  ceux  de  Norbanus,  de  Petronius  Secundus, 
préfet  du  prétoire,  du  chambellan  ±  Parthenius,  <■( 
de  quelques  autres.  La  nécessité  de  la  défense  com- 
mune les  réunit  :  un  complot  fut  formé.  Dans  ce 
complot  entra  Stephanus,  affranchi  de  Flavia  Domi- 
tilla,  et  intendant  de  ses  biens,  accusé  de  concus- 
sion :  «m  peut  supposer  qu'il  axait  été  nommé  séques- 
tre de  la  fortune  de  la  femme  de  Clemens,  et  que 
Domitien  voulait  L'obliger  ;ï  rendre  compte  (3).  Ro- 
buste  «'t  résolu,  Stephanus  se  chargea  <\<-  porter  au 
tyran  1«'  premier  coup.  Parthenius  L'introduisit  dans 
la  chambre  de  Domitien,  s,, us  prétexte  qu'il  avait  des 
conspirateurs  à   dénoncer  :   Stephanus  frappa   d'un 


i    Suétone,  Vomit.,  14.  Cf. Pline,  Eist.  Nat.,  xxwi. 
•    <  ubienlo  prœpoaitus.  Snétone,  i><>i,i>i.,  ic. 

(3)  Stephanus,  ï) itillœ  procurator,  el  tnnc  interceplarum  pecunia- 

niin  reus.  /'"</..  1". 


128  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMHTEN. 

coup    de  poignard   le   misérable  empereur,    que  les 
autres  conjurés  achevèrent. 

En  lisant  ce  récit  .  résumé  de  tout  ce  que  les  his- 
toriens nous  ont  appris  de  la  mort  de  Domitien  (1), 
on  s'étonne  que  des  écrivains  modernes  aient  attri- 
bué à  un  complot  ourdi  par  les  chrétiens  le  meurtre 
de  l'indigne  fils  de  Vespasien.  «  La  mort  de  Domitien. 
dit  M.  Renan,  suivit  de  près  celle  de  Flavius  Cle- 
mens  et  les  persécutions  contre  les  chrétiens...  Ce  qui 
est  probable,  c'est  que  Domitille  et  les  gens  de  Fla- 
vius Clemens  entrèrent  dans  le  complot  (2).  »  M.  Aube 
va  plus  loin  :  il  semble  croire  à  une  conspiration  où 
seraient  entrés,  non  seulement  Domitille,  ses  amis  et 
ses  serviteurs,. mais  tout  un  groupe  de  chrétiens  pris 
au  sein  des  masses  populaires.  Allant  lui-même  au- 
devant  des  objections  :  «  Eh  quoi!  dira-t-ou.  des 
chrétiens  qui  doivent,  selon  les  préceptes  du  maître, 
bénir  leurs  persécuteurs,  et,  quand  on  les  frappe 
sur  une  joue,  présenter  l'autre,  trempèrent  dans  un 
guet-apens,  organisèrent  et  consommèrent  un  assas- 
sinat! On  aime,  en  général,  à  se  représenter  les 
chrétiens  de  l'âge  primitif  comme  de  timides  brebis 
tendant  la  gorge  à  leurs  bourreaux,  se  laissant  égor- 
ger suis  se  plaindre,  et  répondant  aux  coups  par 
di-s  actions  de  grâce.  On  se  plaît  à  supposer  que  dans 
le  milieu  chrétien  ne  pouvaient  germer  que  des  sen- 


(i)  Cf.  Suétone,  Donu/.,  17; Dion  Cassius,  LXVII,  15  el  suiv.;  Phi- 
lostrate, Vita  Apollonii,  VIII,  25;Orose,  VII,  10,  n  :  Aurelius  Victor, 
Epitome,  XI,  11-12. 

2    Renan,  les  Évangiles,  p.  338. 


LA  FIH  DB  D011ITD »  i  l   l.  \\  ENEMEN1   DE  M.i;\  \        OS 

timents  d'abnégation  plus  qu'humaine.  La  haine  et  le 
désir  de  vengeance  coulent  cependant  à  ttots  pressés 
dans  cet  hymne  qu'on  nomme  l'Apocalypse.  Au 
temps  de  Domitien,  les  fidèles,  sortis  pour  la  pluparl 
des  classes  pauvres  et  sans  culture,  avaient  sans  doute 
oes  passions  \i\cs  qui  agitent  toutes  les  multitudes, 
t'ont  Les  héros  el  les  fanatiques,  poussent  aux  actions 
d'éclat  ei  aux  crimes.  Kt  Domitien  n'était-il  pas  un 
tyran,  un  bourreau?  En  débàrrasseï  le  monde  n'était- 
ce  pis  prévenir  el  devancée  la  justice  de  Dieu?  Quel 
miracle  qu'il  ne  se  fût  pas  trouvé  au  sein  des  masses 
chrétiennes  un  croupe  pour  concevoir  et  exécuter  ce 
qu'on  appellera  sans  doute  l'arrêt  de  la  vengeance 

divine     I 

i  i  -  deux  hypothèses,  qui  attribuent  l'une  aux  res- 
sentiments de  membres  de  l'aristocratie  chrétienne, 
l'autre  à  la  vengeance  de  chrétiens  sortis  des  rangs 
du  peuple,  l'assassinat  de  Domitien,  ne  trouvent  au- 
eun  appui  dans  les  documents  anciens.  Hégésippe  el 
Tertullien  affirment  qu'avant  la  mort  de  Domitien  la 
persécution  avait  cessé.  Probablement  les  DomitiUes 
n'avaienl  point  été  rappelées  :  mais  rien  n'autoris 
les  taire  entier  en  même  temps  que  l'intendant  Ste- 
phanus  dans  Le  complot.  Suétone  ne  «lit  point  que 
Stephanus  ait  conspiré  contre  Domitien  pour  venger 
sa  maîtresse,  mais  au  contraire  pour  échapper  à  l'ac- 
cusation d'avoir  dilapidé  les  Liens  de  celle-ci  :  loin 
•  le   lui    montrer  un  dévouement   capable  d'aller  jus- 

i    àobé,  Histcin  des  persécutions,  p.  itfi.  185. 


130  LA  PERSÉCUTION  DE  DOM1TIEN. 

qu'au  crime,  il  avait  peut-être  profité  de  son  exil  pour 
s'enrichir  à  ses  dépens.  Nous  connaissons  les  noms 
des  autres  conjurés  :  l'impératrice  Domitia,  Sigerius, 
Parthenius,  Norbanus,  Petronius  Secundus;  ce  ne 
sont  pas  des  chrétiens  (1).  Nous  savons  la  cause  du 
complot  :  l'inscription  de  ces  noms  sur  une  liste  de 
proscription  ;  en  quoi  cela  touchait-il  les  chrétiens?  et 
comment,  si  des  chrétiens  avaient  été  mêlés  à  l'assas- 
sinat de  Domitien,  Tertullien  eût-il  pu  écrire  avec  tant 
d'assurance,  en  comparant  aux  assassins  de  cet  empe- 
reur les  ennemis  des  princes  de  son  temps,  et  en  pro- 
testant que  jamais  un  adorateur  du  Christ  ne  fut  de 
connivence  avec  eux  :  «  D'où  sont  sortis  les  Cassius, 
les  Niger,  les  Albinus,  ceux  qui  forcent  le  palais  à 
main  armée,  plus  audacieux  encore  que  ne  furent 
les  Sigerius  et  les  Parthenius?  Ils  étaient  Romains,  si 
je  ne  me  trompe ,  c'est-à-dire  qu'ils  n'étaient  pas 
chrétiens  (2).   » 

Les  chrétiens  contemporains  de  Sigerius  et  de  Par- 
thenius ne  songeaient  pas  à  conspirer.  Le  livre  obscur 


(1)  Après  avoir  cité  Stephanus,  M.  Renan  écrit  en  note  :  «  nom  qui  va 
liiin  a  un  chrétien  [les  Évangiles,  p.  340).  »  Stephanus  est  un  nom 
-ne.  qui  se  rencontre  souvent  dans  les  inscriptions  païennes,  grecques 
cl  latines:  il  fut  porté  par  saint  Etienne,  qui  lui-même  parait  avoir  été 
un  prosélyte  d'origine  grecque:  mais  il  ne  saurait  être  pris,  sans 
autres  preuves,  pour  un  indice  de  christianisme.  Stephanus  est  d'une 
extrême  rareté  dans  les  inscriptions  chrétiennes  des  trois  premiers 

siècles. 

(2)  Unde  Cassii,  et  Nigri,  et  Albini?..  unde  qui  armatipalatium  inum- 
punt,  omnibus  si<i<-riis  <i/>/nr  ParthenUs  audaciores?  De  Romanis  (ni 
l'allor  .  id  est  de  non  christianis.  Tertullien,  Apol,  35.  Cf.  Edmond  Le 
niant,  Revue  des  questions  historiques,  janvier  1876,  p.  239. 


LA  FI»  DE  D0.M1T1EN  KT  L  W  IM  Ml  NT  DE  M  i;\  \.       1 31 

e1  siiiiiinir  de  VApocàlypse,  qui  nous  montre  le  sang 
des  martyrs  crianl  vengeance,  montre  aussi  cette  ven- 
geance différée  :  il  rejette  dans  les  Lointains  d'un  mys- 
térieux avenir  le  châtiment  de  Rome  païenne  «'t  l'apo- 
théose  d'une  Jérusalem  nouvelle,  épouse  de  rAgneaa 
divin.  Jamais  un  mot  émané  des  apôtresou  des  chefs  de 
l'Église  n'autorisa  les  fidèles  vivant  sur  !;i  terre  à  se 
considérer  comme  les  exécuteurs  des  justices  de  Dieu. 
Patience,  fidélité,  douceur,  attachement  même  aux 
empereurs  qui  1rs  maltraitaient  davantage,  tels  farenl 
les  devoirs  sans  cesse  rappelés  à  leur  conscience.  Dans 
une  des  plus  admirables  tirades  de  son  Polyeucte,  Cor- 
neille met  dans  la  bouche  de  Sévère,  en  qui  se  person- 
nifie  le  paganisme  honnête  et  sincère,  ce  vers,  qui  rend 
pleine  justice  aux  chrétiens  : 

Ils  font  «les  vœux  pour  nous  qui  les  persécutons. 

Ceci  n'est  point  une  invention  du  poète  :  les  liturgies 
primitives  renferment  des  prières  pour  les  empereurs 
et  les  magistrats.  En  cela,  on  suivait  le  précepte  donné 
par  saint  Paul  à  son  disciple  Timothée.  «  Je  demande. 
lui  écrit-il,  que  «les  actions  de  grâces  soient  adressées 
.1  Dieu  pour  tous  les  hommes,  pour  les  roi^.  pour  tous 
ceux  qui  sont  élevés  en  puissance  ,  afin  que  nous  puis- 
sions mener  une  vie  tranquille  en  toute  piété  et  chas- 
teté (1).  »  Une  de  ces  prières  demandées  par  saint 
Paul  nous  ;i  été  conservée  dans  la  belle  épltre  adr< 


(1)  /  Timolh.,  11,12. 


132  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 

par  saint  Clément  aux  Corinthiens  vers  l'an  96.  «  On 
y  peut  voir,  dit  un  savant  historien  de  l'Église,  sinon 
la  formule  solennelle  de  la  liturgie  romaine  en  ce  temps, 
au  moins  un  spécimen  de  la  façon  dont  les  chefs  des 
assemblées  chrétiennes  développaient  dans  l'acte  de  la 
prière  eucharistique  un  thème  déjà  reçu  et  consacré 
par  l'usage-  »  Voici  la  traduction  du  passage  où  Ton 
prie  pour  les  empereurs  : 

«  À  nos  princes,  à  ceux;  qui  nous  gouvernent,  c'est 
toi,  Seigneur,  qui  as  donné  le  pouvoir  et  la' royauté , 
par  la  vertu  magnifique  et  inénarrable  de  ta  puissance, 
afin  que,  connaissant  la  gloire  et  l'honneur  que  tu  leur 
as  départis,  nous  leur  soyons  soumis  et  ne  nous  oppo- 
sions pas  à  ta  volonté.  Accorde-leur,  Seigneur,  la  santé, 
la  paix,  la  concorde,  la  stabilité,  pour  qu'ils  exercent 
sans  obstacle  l'autorité  que  tu  leur  as  confiée.  Car 
c'est  toi,  Maître  céleste,  Roi  des  siècles,  qui  donnes  aux 
fils  des  hommes  la  gloire,  l'honneur,  la  puissance  sur 
les  choses  de  la  terre.  Dirige,  Seigneur,  leurs  conseils 
suivant  le  bien,  suivant  ce  qui  est  agréable  à  tes  yeux , 
afin  que,  exerçant  paisiblement  et  avec  douceur  le 
pouvoir  que  tu  leur  as  donné,  ils  te  trouvent  pro- 
pice (1  ).  » 

Avec  quel  accent  les  chrétiens  de  Rome  prient  pour 
l'empereur,  au  lendemain  des  violences  de  Domitien'. 
Mangold  rapproche  de  cette  simple  et  fervente  oraison 
les  vieux  qu';'i  In  même  époque  offrait  pour  lui  la  con- 
frérie  des  Arvales,  composée  des  premiers  personnages 

(i)  s.  Clément,  Ad  Corinth.,  61. 


I.\   I  IN  DE  DOMITII.N  11    I.  \M  M.MKM  DL  M'.l!\  \ 

de  l'Étal  I  :  combles  froid  el  compassé  parait  Le  lan- 
gage officie]  de  La  dévotion  païenne,  en  comparaison 
des  solennelles  el  cordiales  paroles  que  prononçait, 

dans  une  humilie  chambre  On  dans  un  coin  de  cata- 
combe,  le  pontife  chrétien,  entouré  des  membres  de 
son  troupeau  qu'avait  épargnés  La  persécution!  ■<  si 
L'on  compare,  dit  Le  critique  allemand,  les  deux  spéci- 
mens de  prière,  celle  des  Frères  Anales  et  celle  des 
chrétiens,  on  remarque  cette  différence  :  l'une  faisant 
;>  l.i  manière  païenne  an  pacte  avec  Le  dieu,  l'autre  es- 
pérant toul  de  la  grâce  di\  ine,  demandent  Le  salut  des 
Césars;  mais  la  première,  e'est-a-dirè  la  païenne,  ne 
parle  pas  de  L'obéissance  qui  leur  est  due;  la  seconde, 
la  chrétienne,  en  invoquant  Dieu  pour  710s  princes  et 
non  chefs  sur  la  (erre,  qu'elle  déclare  avoir  reçu  de  la 
puissance  céleste  Le  pouvoir  dans  l'intérêt  de  tous  les 
hommes,  insiste  par  les  paroles  les  plus  graves  sur  l'o- 
béissance que  chacun  doit  aux  magistrats,  et  montre 
par  là  que  ce  devoir  est  inséparable  de  la  religion  chré- 
tienne 2). 

La  dynastie  bourgeoise  des  Flaviens  était  finie  :  le 
sénat,  dont  les  principaux  membres  avaient  peut-être 
été  initiés  au  complot  qui  trancha  les  jours  de  Domi- 
tien.  nomma  immédiatement  an  empereur  :  on  eût  dit 
que  Le  choix  était  arrêté  d'avance.  L'Auguste  qui  sorti! 


1  Corpus  inscript.  lat.,  VI,  2064,2065,  2067,2073;  cf.  Kangold, 
ii,  Eccl  fiapririueva  pro  Cxsaribus  ac  magistralibus  preeet  fun- 
dente,  \>.  10,  Sur  la  confrérie  des  trrales,  r oir  Boissier,  la  Religion 
romaine  d' iuguste  aua   intonins,  t,  1.  p.  Î6  !  17  '. 

■  Ifangold,  p.  12. 


13  i  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEN. 

de  l'élection  sénatoriale  appartenait  à  une  famille  plu- 
sieurs fois  consulaire  :  l'aristocratie  reprenait  posses- 
sion du  pouvoir. 

Nerva  convenait  bien  à  un  règne  de  réaction ,  sans 
doute,  contre  les  crimes  de  Domitien  ,  mais  aussi  de 
transition  entre  ces  jours  détestables  et  des  temps  meil- 
leurs. C'était  un  vieillard,  sage,  modéré,  un  peu  timide, 
capable  de  rassurer  les  bons  sans  trop  effrayer  les 
mauvais.  «  Tout  le  bien  qu'on  peut  faire  sans  rompre 
avec  le  mal,  Nerva  le  fit,  »  a  dit  un  historien.  Rompre 
avec  le  mal  n'était  au  pouvoir  d'aucun  souverain,  dans 
ce  monde  antique  corrompu  jusqu'aux  moelles.  Ré- 
parer les  plus  grandes  fautes  de  son  prédécesseur, 
indemniser  ou  réhabiliter  ses  victimes,  remettre  de 
l'ordre  dans  la  société  bouleversée,  de  la  décence  dans 
les  spectacles,  de  l'économie  dans  les  dépenses,  rendre 
l'autorité  respectable ,  réagir  contre  le  règne  de  Do- 
mitien tout  en  modérant  la  réaction,  et  en  l'empê- 
chant d'atteindre  trop  violemment  les  serviteurs  ou 
les  complices  du  tyran,  telle  fut  la  tâche  que  s'imposa 
Nerva. 

Ce  règne  de  juste-milieu  ne  pouvait  être  défavorable 
aux  chrétiens.  Le  monde  était  las  de  supplices,  et  Nerva 
n'avait  pas  le  tempérament  d'un  persécuteur.  Le  bon 
mouvement  qui  avait  porté  Domitien  à  suspendre  les 
poursuites  ordonnées  contre  les  membres  de  l'Église 
était  un  des  actes  de  son  gouvernement  qu'un  souve- 
i  mi ii  soucieux  de  l'ordre  public  devait  maintenir  :  Nerva 
n'y  manqua  pas.  Il  enleva  tout  prétexte  à  une  reprise 
de  la  persécution  en  supprimant  l'extension  donnée 


LA   UN   DK  DOMITIKN  El  L  A\  I  MMI  NT  DE  NF.i;\  \ 

par  ^"ii  prédécesseur  à  L'impôt  du  didrachme,  el  en 
le  réduisant  à  ce  <[uïl  était  à  l'origine,  one  taxe  exigéi 

des  Juifs  seuls  I  .  Il  ne  souffrit  pas  que  l'on  mit  de 
nouveau  des  innocents  en  péril  en  intentant  des  accu- 
sations de  rie  judaïque.  Il  ne  permit  point  que  l'on 
continuai  l'abus  qui  avait  été  fait  pendant  le  règne  de 
Domitien  des  accusations  d'impiété  2  :  soit  que  par  ce 
mot  il  irisât  spécialement  le  crime  d'athéisme  reproché 
aux  chrétiens,  soit  qu'il  comprit  sous  une  désignation 
vague  toute  imputation  de  lèse-majesté,  <-t  ers  dénon- 
ciations perfides  qui  avaient  amené  la  condamnation  de 
tant  de  membres  chrétiens  de  l'aristocratie  comme  mo- 
lilores  novarum  rerum.  Par  une  mesure  plus  générale 
encore,  Nerva  rappela  les  exilés  'i  .  tout  à  la  fois  les 
exilés  chrétiens  que  Domitien  n'avait  pas  eu  le  temps 
de  faire  rentrer,  et  les  païens  déportés  pour  cause  po- 
litique. Peut-être  excepta-t-il  de  ce  rappel  les  membres 
de  la  famille  du  défunt  empereur,  car  saint  Jérôme  dit 
qu'au  quatrième  siècle  on  montrait  aux  pèlerins  dans 
l'Ile  de  Pontia  les  chambres  où  l'une  des  Domitilles  subit 
«  son  long  martyre,  »  longum  martyrium  (luxerai  »  . 
paroles  qui  ne  s'expliqueraient  pas  m  la  nièce  de  dé- 
mens avait  été  autorisée  à  quitter  lf  lieu  de  son  exil 


(i   fin  irVDAlCI  calvmma  sviii.AïA.  Eckhel,  DoctrvM  »»>„- 
morum  veterum,  t.  VI,  p.  105.  —  L'impôt  continua  à  être  exigé  des 

Juifs  :  ■/.%:  vwv    louftafav  "'>  SWpotjytov  aO-roi;  --.'■  it  Origène 

ddii^  If  Becond  quart  «In  1 1< >i-^i t- 1 1 ( t-  siècle. 

(2)  Ovt'  xTJ'r.iz;  oût1  louSaîxov   Blov  xaTCUTiSotai  tv/ï;  mnzféçn^n. 
Iii.. n.  LWill.  i. 

;     Kj.   -.:...;  y ',;-.  i%-/.i.-.r;{x-[i     IbuL. 

i    S   .1 i  >,  /  /..  ; 


136  LA  PERSÉCUTION  DE  DOMITIEX. 

dès  la  fin  de  96.  Mais  les  autres  chrétiens  reçurent  leur 
grâce,  et  c'est  à  ce  moment,  selon  Clément  d'Alexan- 
drie, que  saint  Jean  quitta  Patmos  pour  rentrer  à 
Éphèse  (1). 


(1J  'E-r.or,  vàp  6  Itûi.'/'/K  to-j  tvpâwou  TeXevrrçffayToç  kab  -f,;  v^aou 
u.it7)')vi  Un  rr,v"Eipeffov...  Clément  d'Alexandrie,  Quis  dives  salvetur, 
■  \  —  Cf.  S.  Jérôme,  De  viris  Mus  tribus,  9  :  Interfecto  autein  Dorni- 
tiano  <'t  actisejnsob  nimiam  crudelitatem  a  senatu  rescissis.  sub  Nenra 
principe  rediit  Ephesum, 


CHAPITRE  III. 

LA    PERSÉCUTION    DE    TRAJAN, 


SOMMAIRE.--  I.  Uiscatio*  m  I'hm  n  Brremn  btlerescrm  de  ["rajah,  — 
Ré  u  tion  aristocratique  el  conservatrice  après  les  Plaviens.  —  Trajan,  le 
plus  complet  représentant  de  cette  réaction.  -  Naturellement  hostile  aus 
chrétiens.  -  Inaugure  la  politique  religieuse  que  suivront  les  empe- 
reurs du  deuxième  siècle.    -  Pline  légal  Impérial  en  Bithj -  \  trouve 

le  christiania Dorissant    -  Dénonciations.  —  En  réfère  à  l'empereui ,    - 

e  de  Pline.  -  Rescril  de  rrajan.  -  Ne  pas  rechercher  les  chrétiens; 
les  condamner  si,  accusés  régulièrement,  ils  refi t  d'abjurer  -  Cette 

nse  suppose  des  lois  antérieures.  -  U.  Bxame»  cnmQui  di yn 

PAssioRsoi   kartths.     -  totes  de  sainte  Plavia  Domitilla  el  des  saints 

itérée  el  tohillée.-  Récit  légendaire.  -Mais  indications  topogrs [ues 

démontrées  vraies.  -  Plavia  Domitilla  fui  peut-être  ramenée  de  Pontia 
ei  martyrisée  à  rerracine.  -  Nérée  el  touillée.  -  Leur  tombeau.  -  Bas- 
reiiefs  représentant  leur  martyre.  -  Leur  histoire  reconstituée  d  après 

une  inscriptl le  Bainl  Damase.  —  totes  de  sainl  Clément.  —  Bon  exti, 

son  martyre  el  sa  sépulture  en  Crimée.  -  Difficultés  soulevées  par  ce 
récit  -  indices  archéologiques.  -  Tradition  locale.  -  Absence  de  sé- 
pulture a  Rome.  -  Nécessité  de  suspendre  Bon  Jugement  —  III.  Saisi 

Siméo*  de  Jérusalem  ei  SAISI  Iosao  d'Ani e.  — Martyre  de  sainl  Bimeon 

en  101  -  Sainl  Ignace.  —  Authenticité  de  ses  sepl  lettres.  Ses  Actes 
De  son!  point  contemporains  et  renferment  des  erreurs.  —  Mais  Qxent 
,  i<yi  la  date  de  son  martyre  d'après  des  documents  probablement  antf- 
ques  -  Résumé  de  l'histoire  de  Bainl  Ignace.  -  -  Sa  lettre  aux  Romains. 
-  cette  lettre  prouve  la  date  Indiquée.  -  Bainl  Ignace  condamné  à  An* 
ri...  t..-  par  un  magistrat,  el  non  par  Trajan.  l  nvoyé  a  Rome.  -  Périt 
Zosime  el  Rufus  dans  les  jeux  qui  célèbrent  en  101  le  triomphe 
de  rrajan  sur  les  Daces.  —  Martyrs  en  Macédoine  :  lettre  de  saint  Po- 
lycarpe. 

1. 

La  légation  de  Pline  en  Bithj-nieet  le  rescrit  de  Trajan. 

Le  deuxième  siècle  esl  une  des  époques  en  apparence 
1rs  mieux  connues  de  l'histoire  romaine;  «'t  cependant 
que  de  lacunes!  L'ère  des  grands  empereurs  vient  de 
b'ow  tit  :  celle  des  grands  historiens  esl  passée.  Tacite, 


138  LA  PERSECUTION  DE  TRAJAN. 

Suétone,  Plutarque  ont  vécu  sous  le  règne  de  Trajan, 
mais  n'en  ont  point  parlé  ;  pour  le  deuxième  siècle 
nous  ne  pouvons  lire  Dion  que  dans  l'abrégé  de  Xiphi- 
lin;  en  dehors  de  lui  nous  n'avons  plus  que  le  sec 
Aurelius  Victor,  l'incolore  Eutrope  et  les  crédules  au- 
teurs de  V Histoire  Auguste.  Sans  la  correspondance  de 
Pline,  les  écrits  de  Marc  Aurèle,  et  les  renseignements 
de  toute  sorte  donnés  par  les  inscriptions,  notre  curio- 
sité serait  arrêtée  à  chaque  pas  :  même  avec  ces  se- 
cours, elle  est  obligée  de  laisser  bien  souvent  la  chro- 
nologie flotter  dans  le  vague ,  et  de  renoncer  à  fixer 
avec  une  certitude  suffisante  l'ordre  des  événements. 
Heureusement  les  annales  de  l'Église  sont  riches  pour 
cette  période.  Eusèbe  nous  a  conservé  beaucoup  de 
sources  anciennes.  Les  noms  d'un  grand  nombre  d'a- 
pologistes, les  écrits  de  quelques-uns  d'entre  eux  sont 
venus  jusqu'à  nous.  On  possède  des  relations  authen- 
tiques sur  plusieurs  martyrs  du  deuxième  siècle.  En 
joignant  à  ces  sources  diverses  les  découvertes  de 
l'archéologie  chrétienne,  qui  sont  pour  la  même  époque 
<l  une  grande  richesse,  il  est  possible  de  tracer  delà 
lutte  poursuivie  alors  entre  l'empire  parvenu  à  l'apogée 
de  sa  puissance  et  l'Église  dont  la  force  croit  de  jour  en 
jour  un  tableau  où  les  conjectures  tiennent  peu  de  place, 
et  dont  les  grandes  lignes  sont  certaines. 

De  Néron  à  la  fin  de  Domitien,  les  chrétiens  avaient 
joui  d'une  longue  paix.  Ils  eurent  quelques  instants  de 
repos  entre  Domitien  et  Trajan.  Le  règne  de  ce  prince 
mit  fin  à  ces  fluctuations  en  fixant  pour  un  siècle  la  ju- 
risprudence au  sujet  du  christianisme,  et  en  substi- 


L\  LÉGATION  DE  II. INI    l.l   l.l.  RE8CR1T  DE  IKUW 

tuant  .1  d«'  \  îolents  orages,  suii  i>  de  subites  ac<  almies, 
un  régime  régulier  et  clair,  exempt  de  toute  équivo- 
que :  la  politique  religieuse  de  tous  Les  empereurs 
jusqu'à  la  tin  des  Antonins  consistera  surtout  à  le  main- 
tenir contre  Les  passions  du  peuple  et  les  défaillances 
<l.-s  magistrats. 

On  a  défini  ce  régime  :  •  la  persécution  à  L'étal  per- 
manent    1   :        non  la  persécution  éclatant  par  & 
terribles  et  courts,  mais  la  persécution  durant    comme 
nue  petite  fièvre  lente    -2  .     et  devenue  un  mal  chro- 
nique. 

La  réaction  aristocratique  <l>»nt  fut  suivie  la  chut.' 
des  Flaviens  rendait  ce  changement  à  peu  près  inévi- 
table. Le  seul  héritier  des  Césars  avec  lequel  la  religion 
nouvelle  se  soit  trouvée  en  contact,  Néron,  était  trop 
désordonné  pour  adopter  en  quoi  que  ce  fût  une 
marche  suivie  :  la  persécution  de  61k  avait  éclaté  à 
L'improviste,  expédient  imaginé  tout  à  coup  pour  dé- 
tourner  sur  des  innocents  les  soupçons  qui  s'attachaient 
à  L'empereur  après  l'incendie  de  Rome  :  ni  en  matière 
religieuse,  ni  en  aucune  autre,  Néron  n'eut  une  politi- 
que. La  dynastie  de  parvenus  qui  Le  remplaça  non  sans 
gloire  ne  pouvait  avoir  départi  prix-mitre  les  chrétiens. 
Trop  Libres  d'esprit  pour  éprouver  de  la  haine  à  leur 
égard,  trop  ihu  aristocrates  pour  s'indigner  contre  une 
religion  d'allures  humbles  et  populaires,  trop  familiers 
avec  les  choses  et  les  hommes  de  l'Orient  pour  wrir 


i    Renan,  U  i  Évangiles,  p.  loi , 

/         i 


140  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

d'un  œil  inqaiet  une  croyance  venue  de  Syrie  et 
proche  parente  du  judaïsme  où  ils  comptaient  tant 
d'amis,  les  Flaviens  laissèrent  se  développer  sans  y 
prendre  garde  la  semence  évangélique  :  la  persécution 
de  Domitien  fut  un  incident  passager,  non  un  acte  de 
politique  réfléchie  :  elle  eut  pour  origine  un  expédient 
financier,  pour  aliment  la  jalousie  personnelle  du 
tyran  contre  toute  grandeur  et  toute  vertu.  L'accession 
de  Nerva  au  trône  annonçait  une  situation  nouvelle. 
L'aristocratie  reprit  le  pouvoir  avec  cet  empereur, 
qu'elle  avait  tenu  en  réserve  et  en  qui  elle  s'incarnait. 
Obligé  de  réparer  les  maux  causés  par  la  tyrannie  de 
Domitien  et  de  panser  des  plaies  saignantes,  Nerva  ne 
put  présider  personnellement  à  un  changement  de  po- 
litique; mais  il  prépara  la  transition,  et  choisit,  en 
adoptant  Trajan,  le  successeur  le  plus  capable  de  faire 
entrer  le  pouvoir  dans  les  voies  nouvelles,  ou  plutôt  de 
lui  faire  reprendre  les  vieilles  ornières  creusées  depuis 
des  siècles  par  l'esprit  romain,  et  dont  le  char  impé- 
rial s'était  plus  d'une  fois  détourné. 

Associé  à  l'empire  à  la  fin  de  97,  seul  empereur 
par  la  mort  de  Nerva  en  janvier  98,  Trajan,  quoique 
d'origine  provinciale  (1),  représente  tout  à  fait  l'es- 
prit conservateur  et  traditionnel  de  l'aristocratie  sé- 
natoriale, avec  sa  grandeur  et  son  étroitesse,  son 
honnêteté  et  ses  préjugés,  ses  allures  dures,  hautaines, 
son  regard  a  la  fois  perspicace  et  superficiel  :  dans 
ce  capitaine  couvert  de  gloire,  mûri  par  l'âge  et  les 

(î)  Trajan  naquit  le  18  septembre  5'>,  à  Italiea,  dans  la  Bétique. 


LA  LÉGATION  DE  PURE  il   M    RESCR11   l»l    TRAJAN.     141 

travaux,  austère  dans  sa  vie   malgré  < !••>  faiblesses 

cachées,  peu  lettre  l),  mais  axant  cette  autorité  de 
parole  et  cette  précision  de  langage  que  toutes  les 
cultures  littéraires  ne  sauraient  donner  à  quiconque 
n*esi  pas  aé  pour  le  commandement,  on  eût  cm  voir 
te  sénal  romain  lui-même  prenant  ane  ànie  guerrière 
et  montant  sur  le  trône.  Les  chrétiens  avaient  tout 
à  redouter  «lu  pouvoir  remis  en  de  telles  mains.  Ils 
pouvaient  s'attendre  à  être  trappes  sans  emportement, 
un  calme  dédaigneux,  comme  des  sujets  insoumis 
ou  des  esclaves  rebelles,  comme  des  irréguliers  qui 
troublaient  l'ordre  en  agitant  les  'unes  et  en  ne  se 
rangeant  pas  à  ta  règle  commune.  Pour  les  épargner, 
il  eût  fallu  avoir  une  tinesse.  un  respect  dés  libertés 
intérieures,  un  souci  des  délicatesses  de  la  conscience, 
<jui  n'étaient  pas  dans  la  vieille  tradition  latine,  et 
qui  semblent  tout  à  fait  étrangers  au  caractère  du 
nouvel  empereur.  Les  influences  à  demi  orientales 
dont  turent  entourés  les  Flaviens.  le  peu  d'attache- 
ment de  ces  descendants  d'un  journalier  cisalpin  et 
d'un  banquier  de  Riéti  pour  les  traditions  de  la  Rome 
aristocratique,  avaient  contribué  à  procurer  aux 
chrétiens  une  longue  paix  :  ceux-ci  vont  se  trouver 
maintenant  aux  prises  avec  le  véritable  esprit  romain, 
d'autant  plus  fortement  attaché  aux  anciennes  tonnes 
religieuses  qu'il  se  préoccupe  moins  de  ce  qu'elles 
recouvrent  de  réalité,  et  dont  l'unique  idéal  est  de 
gouverner,  de  ranger  sous  une  même  «  1  i - <  i | >  1  ï 1 1 . ■  les 

M)  Dion.  LXVII,  1  :  àaretiaa  Victor,  /  /></"/,,- .  13 


142  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

Ames  comme  les  corps,  le   monde  de  la  croyance  et 
de  la  pensée  comme  le  monde  politique  et  les  légions. 

11  est  probable  qu'il  y  eut  des  martyrs  dès  les  pre- 
mières années  de  Trajan  :  nous  aurons  occasion  de  le 
rechercher.  Mais  il  faut,  avant  d'entrer  dans  les  détails, 
étudier  de  près  un  document  qui  appartient  à  une 
époque  plus  avancée  de  son  règne,  et  qui  nous  fera 
connaître  non  seulement  la  pensée  de  Trajan  au  sujet 
des  chrétiens,  mais  encore  la  règle  suivie  par  ses 
successeurs  et  demeurée  en  vigueur  pendant  tout  le 
deuxième  siècle  dans  les  procès  de  religion  :  je  veux 
parler  des  lettres  célèbres  échangées  entre  Pline,  légat 
impérial  dans  la  Bithynie  et  le  Pont,  et  Trajan,  alors 
résidant  à  Rome,  pendant  la  seconde  moitié  de  l'an- 
née 112,  selon  la  chronologie  aujourd'hui  adoptée. 

Quand  Pline  eut  été,  en  septembre  111,  chargé  du 
gouvernement  de  ces  provinces,  c'est-à-dire  de  tout 
le  nord  de  l'Asie  Mineure,  un  grand  désordre  y 
régnait.  Finances,  travaux  publics,  administration 
intérieure  des  cités,  tout  demandait  une  réforme,  si 
Ton  voulait  faire  rentrer  ces  deux  provinces,  jusque- 
là  mal  soumises  à  l'unité  romaine,  dans  le  moule 
administratif  très  étroit  et  très  peu  libéral  qui,  au 
deuxième  siècle,  fut  l'idéal  des  bons  empereurs,  et  de 
Trajan  plus  que  tout  autre.  On  répète  trop  souvent 
que ,  dans  le  monde  romain ,  l'oppression  était  au 
centre,  et  la  liberté  partout  ailleurs  :  à  l'époque  où 
le  régime  impérial  atteignit  son  apogée,  pendant  ce 
siècle  des  Antonins  qui  s'ouvre  avec  Trajan  et  fut 
vraiment  l'âge  d'or  de  l'empire,  la  centralisation  fut 


LA  LÉGATION  M    PLUIE  El  LE  RESOUT  DE   n:\.i\v     143 

la  même  à  Rome  et  dans  les  provinces.  c<  Tu  nous 
ordonnes  d'être  libres,  nous  obéissons,  a  «lit  naïve- 
ni. Mit  Pline  I  :  ou  vivait,  à  Home,  sous  le  règne  du 
bon  plaisir,  tempéré  par  L'honnêteté  personnelle  «lu 
souverain,  et  accepté  avec  reconnaissance  par  une 
aristocratie  peu  difficile  eu  l'ait  de  liberté  politique, 
satisfaite  de  vivre,  d'être  honorée,  d'avoir  pour  chef 
un  homme  sorti  de  son  sein,  imbu  de  ses  traditions 
et  il"  son  esprit.  !>•■  même  Les  apparences  de  la  li- 
berté  proi  inciale,  de  la  liberté  municipale,  apparences 
quelquefois  splendides,  suffisaient  aux  provinces.  Elles 
avaient  Leurs  assemblées  annuelles,  leurs  jeux  périodi- 
ques, Leurs  grands  prêtres;  les  cités  étaient  fières  de 
leur  sénat,  de  leurs  magistrats;  un  patriotisme  local 
très  développé  poussait  les  citoyens  riches  à  se  ruiner 
enjeux,  en  bâtiments,  en  travaux  et  en  libéralités  de 
toute  sorte,  au  profit  des  villes  qui  les  récompensaient 
par  des  statues,  des  inscriptions,  des  sièges  d'honneur 
au  théâtre.,  des  distinctions  et  des  privilèges.  Pendant 
ce  temps ,  le  pouvoir  central  étendait  chaque  jour 
plus  avant  sa  main  :  aux  magistratures  électives  il 
superposait  L'autorité  du  curator  eivilalii  nommé  et 
salarié   par   L'empereur    1  :  on  commençait  à   faire 


(l)  .1  uii.--  esse  libéras  ;  erimus.  Pline,  Paneg. 
2)  M.  Alibrandi,  «laiiN  les  Studie  Documenti  di  Storia  <■  Diritto, 
i  s  s  i .  p,  181  el  ><|..  reporte  à.  Trajan  l'institution  du  curator  civitatis, 
contrairement  a  Marquardt,  Romische  Staatsverwaltung,   I,  p.  103 

:  éd  ,  et  Willems,  Droit  publie  romain,  p.  525,  qui  la  fbnl  remonter 
à  Neira.  Représentent  l'autorité  Impériale,  les  curateurs  des  x  ï  1 1 •  - -^  atii- 
rèrenl  peu  à  peu  ■■  eus  la  réalité  des  pouvoirs  municipaui  :  i  ela  explique 
comment  dans  beaucoup  de  villes  on  les  trouve  (surtout  ta  siècle  sui- 


144  LA  PERSÉCUTION  DL"  TIU.JAN. 

entrer  les  gens  malgré  eux  dans  la  curie,  à  considérer 
les  curiales  comme  les  serfs  de  la  chose  publique.  Les 
anciennes  distinctions  entre  les  colonies,  les  municipes, 
les  cités  de  droit  latin,  les  villes  alliées  ou  libres, 
conservées  en  droit,  s'effaçaient  dans  la  pratique. 
Toutes  les  affaires  allaient  au  gouverneur,  et  du 
gouverneur  à  l'empereur.  Il  suffit,  pour  s'en  rendre 
compte,  de  parcourir  la  correspondance  entre  Pline 
et  Trajan.  Qu'il  s'agisse  d'autoriser  une  ville  à  cons- 
truire un  aqueduc  ou  remplacer  de  vieux  bains  par 
des  thermes  neufs,  de  couvrir  un  égout,  de  rebâtir  un 
théâtre,  de  changer  un  temple  de  place,  de  vérifier 
les  comptes  d'une  cité  ou  le  toisé  d'un  bâtiment,  d'au- 
toriser la  translation  d'un  tombeau,  la  célébration 
d'un  repas  public,  de  permettre  la  formation  d'une 
société  de  secours  mutuels  ou  d'une  compagnie  de 
pompiers,  Pline  en  réfère  à  l'empereur  :  des  courriers 
font  cinq  cents  lieues  pour  porter  les  questions  et  les 
réponses,  celles-ci  empreintes  parfois  de  quelque 
impatience.  Trajan  trouve  son  légat  trop  méticuleux  : 
il  aimerait  peut-être  à  se  servir  d'un  agent  capable 
d'entendre  à  demi-mot  et  de  deviner  la  pensée  du 
souverain  ;  cependant  il  se  résigne  facilement  à  faire 
exécuter  ses  ordres  par  un  lettré  timide  et  sans  por- 
tée, incapable  d'avoir  une  idée  à  soi,  et  qu'il  connais- 
sait bien  avant  de  le  charger  d'une  mission  extraor- 
dinaire   en  Bithynie.    Le    despotisme    aime   de    tels 


vuii    jugeant  les  chrétiens  et  dirigeant  là  persécution.  Cf.  Alibrandi , 


I  v  LÉG  M  ION  DE  PLINE  ET  LK  RESCRIT  DE  IR  \i\V      i  iS 

Berviteurs  :  ils  sont  les  mailles  inertes  du  réseau  dont 
la  centralisation  enserre  le  monde.  Les  chrétiens 
n'eurent  pas  de  pires  ennemis. 

L'Asie  Mineure,  au  moment  où  Pline  se  rendit  dans 
son  gouvernement,  était  remplie  de  chrétiens.  Sain! 
Pierre  a\;iit  porté  la  foi  nouvelle  à  ces  populations  du 
l'ouï,  de  la  Galatie,  de  la  Bithynie,  de  la  Cappadoce, 
de  l'Asie  proconsulaire  l  .  auxquelles  il  devait  plus 
tard  adresser  sa  première  épltre.  Saint  Paul  avait 
parcouru  les  contrées  méridionales  et  occidentales  de 
l'Asie  Mineure,  semant  la  parole  de  Dieu  dans  la  <i- 
licie,  la  Galatie,  la  Pamphylie,  la  Phrygie,  la  Lydie, 
l.i  Mysie.  Vers  Tan  \l-l.  le  christianisme  apparut  à 
Pline,  arrivant  eu  Bithynie  et  dans  le  Pont,  non 
comme  au  culte  nouvellement  implanté  sur  les  vastes 
rivages  de  la  mer  Noire,  mais  comme  une  religion 
depuis  longtemps  enracinée,  non  seulement  parmi 
les  populations  des  villes,  mais  jusqu'au  fond  des 
campagnes,  et  devant  laquelle  le  paganisme  avait 
déjà  reculé  (2).  Les  temples  étaient  presque  aban- 
donnés 3),  les  fêtes  des  dieux  avaient  dû  être  inter- 
rompues,  faute  d'assistants  (V);  les  prêtres  qui  sacri- 
fiaient encore  au  fond  des  sanctuaires  désertés  avaient 
«•n  beaucoup  de  lieux  cessé  de  mettre  en  rente  La 
viande  des  victimes,  pour  laquelle  ils  ne  trouvaient 


i    Tillemont,  Mémoires,  1. 1.  art  XXV1I1  sur  salai  Pierre. 

Neqae  enta  <i% it.tt.--~  lantum,  sed  rfcsoa  etiam  atqae  agros  sapen- 
lilioaiâ  istias  eoDtagîo  perragata  '■-!.  Plin  -.  Ep.,  \ 
Prope jiin  ile&olata  temple.  Ibid. 
olennia  dia  intermissa.  Ibid. 

10 


146  LA  PERSECUTION  DE  TRAJAN. 

plus  que  de  rares  acheteurs  (1).  Pline,  à  sa  grande 
surprise,  arrivait  en  pays  chrétien. 

Sa  présence  rendit  courage  aux  adorateurs  des 
idoles,  que  n'avait  point  suffisamment  protégés  la 
molle  administration  (2)  des  proconsuls  annuels,  séna- 
teurs tirés  au  sort,  qui  avaient  jusque-là  gouverné  la 
province  (3).  Des  délateurs,  parmi  lesquels  étaient 
probablement  les  sacerdoles  ou  les  œdilui  des  temples, 
menacés  dans  leur  commerce,  et  qui  avaient  peut- 
être  à  leur  tète  de  grands  personnages,  comme  le 
Bilhxj marque  et  le  Ponlarque,  présidents  des  jeux  pro- 
vinciaux, ou  TàpyiEfEÙç  tou  IIôvtou,  mentionné  dans  une 
inscription  d'Amastris  (4),  se  pressèrent  en  foule  au- 
tour du  légat.  Beaucoup  de  chrétiens  furent  déférés 
à  son  tribunal.  Pline  se  trouva  fort  perplexe.  Il 
n'avait  jamais  pris  part,  dit-il,  à  l'instruction  des 
affaires  concernant  les  chrétiens,  cognilionibus  de 
christianis  interfui  mtnquam  (5).  La  raison  en  est  pro- 
bablement que,  avant  le  jour  où  Trajan  fixa  la  ju- 
risprudence au  sujet  des  chrétiens,  et  donna,  par  le 
rescrit  que  nous  analyserons  plus  loin,  compétence  à 
leur  égard  aux  tribunaux  ordinaires,  les  poursuites 
pour  cause  de  christianisme  faisaient  partie  des  cogni- 
liones  (6)  que  l'empereur  jugeait  directement  en  con- 

(1)  ...  Victimas  quarum  adhuc  rarissimus  emptor  inveniebatar.  Ibid. 

(2)  Pline.  Ep.,  IV,  9;  V,  20;  VII,  6;  X.  17,  18.  31.  32,  38,  54,  5G,  57. 

(3)  Miirquardt,  Rômische  Staatsverwaltung,  i.  1. 1>.  351. 

(4)  Voir  G.  Perrot,  art.  Bithyniareha,  dans  le  Dict.  des  aut.  rjrec' 
ques  ri  rom.,  p.  713. 

(5)  Pline,  Ep.,  X,  97. 

(6)  Cf.  Quintilien,  Insl.  Orat.,  VII,  :>. 


LA  LÉGATION  l'i    PI  im:  i  i   LE  RESl  KIT  DE  TRAJAN.     liT 

seil,   ou  dont   le  consilium  principis  connaissait  sur 
L'appel  des  sentences  des  gouverneurs  (1)  :  Pline,  qui 

devait  un  jour  taire  partie  de  ce  conseil  (2) ,  n'en 
était  peut-être  pas  encore,  ou  n'avait  pas  été  appelé 
;hi\  séances  où  il  avait  été  question  des  chrétiens  (3). 
De  là  son  embarras,  son  inexpérience,  dont  quel- 
<[iH's  historiens  modernes  se  sont  naïvement  étonnés. 
Il  hésita  beaucoup.  Sa  conscience  honnête,  son  esprit 
indécis,  cherchaient,  sans  la  trouver,  quelle  ligne  de 
conduite  devait  être  adoptée.  »  11  ne  savait  ce  qu'il 
faut  punir  ou  rechercher,  ni  jusqu'à  quel  point  il 
faut  aller.  Fallait-il  distinguer  les  âges  des  accusés? 
faire  une  différence  entre  la  plus  tendre  jeunesse  et 
l'âge  ini'ii?  pardonner  au  repentir,  ou  punir  aussi 
l'accusé  (jui  renoncerait  au  christianisme?  poursuivre 
le  nom  seul,  même  innocent  de  tout  crime,  ou  les 
crimes  commis  sous  ce  nom  (4)?  »  Après  avoir  agité 
ces  questions,  Pline  finit  par  prendre  un  parti.  «  Voici 
la  régie  que  j'ai  suivie  envers  ceux  qui  m'étaient  dé- 
férés comme  chrétiens.  Je  leur  ai  demandé  s'ils  l'é- 
taient  en  effet  :  ceux  qui  l'ont  avoué,  je  les  ai  interro- 
une  -ronde,  une  troisième  fois,  en  les  menaçant 


(1)  Cf.  Edouard  Cuq,  te  Conseil  de»  empereurs  d'  [uguste  à  Ht»- 
i  h  tien,  p. 

(2)  Pline,  Ep.,  IV.  22;  VI,  SI. 

(3)  Edouard  Caq,  toc.  oit. 

(4)  Nescio  quid  el  quatenua  aul  paniri  soleat,  aal  quœri.  Sec  medio- 
criter  haesitari,  rit  ne  aliqood  diacriraen  aatatum,  an  quamlibet  teneri 
nihil  a  robastioribna  différant;  delnrne  peenitentia  renia,  an  ei,  qui 
omniiio  i  hrislianus  fuit,  desiase  non  prosit;  nomen  ipsum,  etiamsi  Ha  - 
gitiig  «  ur.it.  .m  llagilia  cohœrentia  aomini,  puniantur.  Pline,  Ep.,  X,  97. 


148  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJA.N. 

du  supplice;  ceux  qui  ont  persisté,  je  les  ai  fait  con- 
duire à  la  mort  (1).  »  C'était  peu  logique,  car  Pline, 
avant  de  prononcer  des  sentences  de  mort,  n'avait 
point  résolu  les  questions  qu'il  s'était  posées  d'abord, 
il  ignorait  encore  si  des  crimes  de  droit  commun  se 
cachaient  sous  l'imputation  de  christianisme,  ou  si  la 
profession  de  foi  chrétienne  constituait  à  elle  seule  un 
crime.  Mais  il  se  rassurait  par  un  sophisme  comme  en 
inventent  les  esprits  troublés  et  peureux.  «  Un  point, 
en  effet,  dit-il,  est  hors  de  doute  pour  moi,  c'est  que, 
quelle  que  fût  la  nature,  délictueuse  ou  non,  du  fait 
avoué ,  cet  entêtement ,  cette  inflexible  obstination 
méritaient  d'être  punis  (2).  »  Ainsi,  ne  sachant  s'ils 
sont  criminels,  Pline  les  fait  mourir  parce  qu'ils  sont 
obstinés!  ou  plutôt  il  les  fait  mourir  parce  que, 
comme  Pilate,  il  craint,  s'il  juge  selon  la  stricte  équité, 
de  ne  point  paraître  un  assez  chaud  «  ami  de  César  !  » 

Deux  incidents  se  présentèrent  au  cours  de  la  pro- 
cédure. 

Plusieurs  des  accusés  jouissaient  du  droit  de  cité  ro- 
maine; ils  l'invoquèrent,  à  l'exemple  de  saint  Paul  (3). 
C'était  désarmer  le  magistrat;  il  ne  pouvait  passer 
outre  sans  commettre  l'excès  de  pouvoir  réprimé  par 


(1)  Intérim  in  cis,  qui  ad  me  tanquam  chrisliani  deferebantur,  hune 
snin  sequutus  modum.  Interrogavi  ipsos,  an  essent  christiani  :  conli- 
tentes  iterum  ac  tertio  interrogavi,  supplicium  minatus:  persévérantes 
duci  jussi  Pline,  V.p.,  X,  'J7. 

2)  Neque  enim  dnbitabam  qualecumque  esset,  quod  faterentur,  per* 
\ ii, main  certe,  el  inflexibilem  obstinationem  debere  puniri.  Ibid. 

C-i)  Actus  Apostolorum,  XXII.  25-29;  xxil I.  :>.:. 


LA  LÉGATION  DK  PLINE  KT  LE  RESCR1T  DE   ir.uw.     149 

la  loi  Julia  de  vi puhlica  1  .  ('-••  privilè-e  m-  conférait 
pas  au  citoyeD  romain  L'impunité,  mais  le  droit  de 
récuser   1rs   justices   inférieures,    el  d'en   appeler  .ï 

:  1  \\w>\  avait  fait  saint  Paul,  déclarant  au 
procurateur  Festus,  <jui  lui  demandait  s'il  conseillait 
à  se  soumettre  A  son  jugement  :  «  Je  me  place  devant 
le  tribunal  de  César.  C'est  là  que  je  dois  être  jugé. 
J'en  appelle  à  César  (3).  »  Festus  n'avait  pas  le  droit 
de  répondre  autre  chose  que  :   «  Tu  en  as  appelé  X 

i.  tu  iras  à  César  'i  .  "  Telle  fut  aussi  la  réponse 
forcée  de  Pline.  11  y  en  eut,  dit-il,  quelques-uns,  at- 
teints de  li  même  folie,  que,  vu  leur  titre  de  citoyens 
romains,  je  marquai  pour  être  renvoyés  à  Rome (5).  » 


(1)  Digeste,  XLVili,  vi,  7,  8.  Cf.  Cicéron,  //<  Verrem,  il.  \.  62;  el 
Actus  Apostolorum,  \\II,  29  :  Tribunus  quoque  limait  postquam  res- 
(  i\  il  quia  civis  Romanus  esset  et  alligasset  eum. 

(2)  Voir  "Willems,  Droit  public  romain,  p.  s3:  Bumbert,  art.  Appel- 
latio,  dans  le  Dictionnaire  'les  antiquités  grecques  et  romaines, 

•   330. 

::  \<\  tribunal  Cœsaris  sto,  il>i  me  oportel  jadicari...  Csesarem  ap- 
pello.  le/.  Apost.,  XXV,  m.  it. 

i  Tune  Festus  cura  consilio  locutus  respondil  :  Ad  Cœsarem  «*i*i»**I  — 
lasti?  ad  Cassarem  ibis,  fbid.,  12.  Remarquez  le  mol  :  cum  consilio  lo- 
cutus. Les  gouverneurs  de  province  avaient  an  consilium  composé 
<l  assessores  salariés,  «[tii  oe  pouvaient  être  originaires  de  la  province 
où  ils  exerçaient  leur  office.  Plusieurs  inscriptions  ont  conservé  des 
noms  d'assesseurs.  Les  Ai  tes  des  martyrs  fonl  souvent  mention  de  ju- 
gements prononcés  de  consilii  sententia;  voir  Le  Blant,  Les  ictes 
des  martyrs,  g  12.  p.  53,  5i.  il  es!  remarquable  que  Pline  m  tasse 
allusion  à  son  conseil  dans  aucune  partie  <l<'  sa  lettre;  l'Evangile  ne 
parle  cas  non  plus  des  assessores  que  dut  consulter  PHate  sedens  pro 
tribunali,  el  donl  l'un  esl  représenté  sur  quelques  bas-reliefe  de  sar- 
<  opbaf 

G  Fuerunl  alij  similis amentiaa  :  qnos,  quia  cives  erant,  adnotavi  in 
Urbera  remittendos.  Pline, fp.,  x.  97. 


150  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

Le  second  incident  était  beaucoup  plus  grave,  et  de- 
vait avoir  des  conséquences  importantes  pour  l'avenir. 

In  libelle  anonyme,  libellus  sine  auclore,  fut  déposé 
entre  les  mains  du  gouverneur;  on  y  avait  inscrit  les 
noms  d'un  grand  nombre   de  personnes,   dénoncées 
comme   cbrétiennes.    Rien    n'était  plus   contraire    à 
L'esprit  de  la  procédure  criminelle  romaine.  Le  droit 
romain  permettait  aux  particuliers  de  se  porter  accu- 
sateurs; mais  ils  devaient  prendre  la  responsabilité 
de  leur  action,  mettre  leur  nom  dans  l'écrit  présenté 
par  eux  au  magistrat  (1),  et  poursuivre  jusqu'au  bout 
le  procès.  Voici ,  d'après  un  jurisconsulte ,  comment  de- 
vait être  conçu  un  libelle  d'accusation.  On  inscrivait 
d'abord  l'année  et  le  jour,  consul  el  dies;  puis  on  con- 
tinuait ainsi  :  «  Par  devant  tel  préteur,  ou  proconsul, 
Lucius  Titius  (c'est  le  nom  pris  à  titre  d'exemple  par 
le  jurisconsulte)  a  déclaré  qu'il  accusait  X  en  vertu  de 
telle  loi;  parce  qu'il  dit  que  X  dans  telle  ville,  en  tel 
endroit,  dans  tel  mois,  sous  tels  consuls,  a  commis  tel 
crime  (2) .  »  Par  ce  moyen ,  le  droit  romain  arrêtait  les 
accusations  portées  par  des  ennemis  cachés  ou  inten- 
tées par  des  incapables,  et  ne   laissait   place  qu'aux 
accusations  sérieuses,   émanées  d'hommes  acceptant 
d'avance  les  conséquences  de  leurs  paroles,  et  prêts  à 
braver  la  note  d'infamie  qui  atteignait  les  calomnia- 
teurs. Pline  oublia  ces  règles  protectrices,  oubli  d'au- 


'i)  Suscribere  debebitisj  qui  dat  libellos,  se  professant  esse,  vél  alias 
M"  '■'>.  -i  litteras  nesciat.  Paul,  au  Digeste,  KLYIII,n,  3.  g  2. 
2   Ibid.,  1. 


l  \  i  ÉGATIOfl  DE  PLIK1    I  I   LE  EU  Si  RIT  DE  rRAJAN.     151 

tant  iin»in>>  excusable  que,  dès  le  début  du  règne  de 
Trajan,  le  futur  Légal  de  Bithynie  avait  félicité,  en 
tenues  ampoulés,  le  nouvel  empereur  d'avoir  mis  fin 
aux  délations  el  puni  les  délateurs  de  la  peine  du 
talion    (1). 

Le  délateur  anonyme  (l.mt  Pline  accepta  le  libelle 
aurait  été  bien  embarrassé  pour  soutenir  sa  dénoncia- 
tion. Parmi  les  cens  donl  il  indiquai!  les  noms,  beau- 
coup  déclarèrent  n'avoir  jamais  été  chrétiens,  brû- 
lèrenl  de  l'encens,  Brenl  des  libations  devant  l'image 
de  l'empereur  et  les  statues  des  dieux,  et  enfin  mau- 
direnl  le  Christ,  •■  choses,  «'•«•ri t  iiaï\eiiiriit  Pline,  aux- 
quelles on  ne  peut,  dit-on,  contraindre  un  vrai  chré- 
tien -i  .  D'autres,  portés  sur  la  même  liste,  avouèrenl 
avoir  été  chrétiens,  mais  avoir  cessé  de  l'être,  les  uns 
depuis  trois  ans  on  plus,  quelques-uns  même  depuis 
vingt  ans.  Ils  consentirent  également  à  vénérer  l'image 
impériale  et  les  idoles,  et  à  maudire  le  Christ  (3). 

Ces  lâches  étaient  de  précieux  témoins  :  Pline  put 

faire  enfin  —  un  peu  tard  —  l'enquête  dont  il  avait 

senti  dés  le  début  la  nécessité.  Il  interrogea  les  rené- 

ï.  Ceux-ci  lui  affirmèrent  que     toute  leur  faute  ou 

toute  leur  erreur  avait  consisté  à  se  réunir  habituelle- 


(i    Pline,  Paneg.,  35 

(2)  Propositas  est  libellas  Bine  aactore,  maltoram  aomina  continena, 

i|ui  negarenl  se  esse christianos,  aal  fuisse, qnnm,  preeunte àeofl 

appellarent,  el  imagini  Uue,  quam  propter  hoc  jasserani  cuin  aimnlacria 
niiiniiiuin  adfetri,  Ihure  ;i<-  vino  snpplicarent,  praelerea  maledicerenl 
Chriato  :  quorum  nihil  cogi  posa  •  dicuntur,  q*ui  snnl  rêvera  Christian]  : 
ergo  dimittendos  pntari.  Pline,  Ep.,  \ 

(8    tbid. 


152  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

ment ,  à  des  jours  fixés ,  avant  le  lever  du  soleil  ;  à 
chanter  entre  eux,  en  parties  alternées,  un  hymne  au 
Christ  comme  à  un  Dieu  ;  à  s'engager  par  serment  non 
à  tel  ou  tel  crime,  mais  à  ne  point  commettre  de  vols, 
de  brigandages,  d'adultères,  à  ne  pas  manquera  la  foi 
jurée,  à  ne  pas  nier  un  dépôt  réclamé;  que,  cela  fait, 
ils  avaient  coutume  de  se  retirer,  puis  de  se  réunir  de 
nouveau  pour  prendre  ensemble  un  repas,  mais  un 
repas  ordinaire  et  parfaitement  innocent  ;  que  cela, 
ils  avaient  même  cessé  de  le  faire  depuis  l'édit  inter- 
disant les  hétéries  (1).  » 

Je  laisse  aux  historiens  des  rites  primitifs  du  chris- 
tianisme le  soin  d'étudier,  à  ce  point  de  vue,  le  témoi- 
gnage des  apostats  de  Bithynie,  tel  que  le  rapporte 
Pline;  je  retiens  de  cette  relation  cela  seul  qui  a  trait 
aux  accusations  dirigées  contre  les  fidèles.  Il  en  ressort 
avec  évidence  qu'ils  n'étaient  coupables  d'aucun  crime 
de  droit  commun.  Ils  avaient  poussé  la  soumission 
aux  lois  jusqu'à  interrompre,  non  les  parties  essen- 
tielles du  culte,  mais  les  agapes  périodiques,  distinctes 
du  repas  sacramentel,  dès  que  l'édit  de  Trajan  inter- 
disant les  hétéries  ou  associations  eut  été  publié  en 


(lj  Adfirmabant  autem,  hanc  fuisse  suminaiu  vel  culpee  SU»,  \  el  erro- 
i  i-  qu'iii  essent  soliti  stato die  ante  lacem  com enire  :  carmenque  Christo 
quasi  Deo  dicere  secuin  invicein,  seque  sacramenlo  non  in  scelus  ali- 
quod  obstringere,  sed  ne  farta,  ne  latroeinia,  ne  adulteria  committe- 
rent,  ne  (idem  fallerent,  nedepositom  appellati  abnegarenl  :  quibus  per- 
actia  morem  sil)i  discedendi  fuisse,  rarsosqae  coeundi  ad  capiendum 
(  ihuin,  promiscuum  tamen  et  innoxium  :  quod  ipsoni  facere  desissepost 
edictum  meam,  quo  Becaadum  mandata  tua  bœterias  esse  vetueram, 
Pline,  /.//..  X.  97. 


LA  LÉGATION  DE  PURE  KT  LE  RESCRIT  DE   ir.\.iv\      153 

Bithynie,  aussi  Pline  semble-t-i]  mal  à  L'aise  en  re- 
connaissanl  L'innocence  des  chrétiens.  Les  poursuites 
commencées  devant  sou  tribunal  n'avaient  pas  fait 
seulement  des  renégats,  elles  avaienl  t'ait  aussi  des 
martyrs  :  il  avait  versé  le  sang-  innocent!  11  résolut 
de  pousser  l'enquête  plus  avant,  espérant  sans  doute 
découvrir  quelque  crime  à  la  charge  des  chrétiens, 
et  apaiser  ainsi  1rs  murmures  de  sa  conscience. 

11  y  avait  précisément,  parmi  les  accusés,  deux 
femmes  esclaves,  que  l'on  pouvait  arbitrairement 
mettre  à  la  torture,  même  sans  qu'un  crime  nette» 
ment  qualifié  leur  fût  imputé  (1).  Ces  esclaves  avaient 
un  rang  dans  la  hiérarchie  ecclésiastique  :  elles 
étaienl  diaconesses,  minisir.v,  comme  la  Phoebé  dont 
parle  saint  Paul  dans  l'épltre  aux  Romains  (2).  L'escla- 
vage ne  les  avait  point  empêchées  de  monter  à  ce 
poste  d'honneur  et  de  confiance  (3).  Pline  leur  fit 
donner  la  question ,  afin  de  savoir  ce  qu'il  y  avait  de 
vrai,  quid  esset  vert.  Mais  il  n'en  put  rien  tirer,  si  ce 
n'est,  probablement,  d'ardentes  et  courageuses  pro- 
fessions  de  foi.  «<  .le  n'ai  découvert  autre  chose,  dit-il, 
qu'une  superstition  mauvaise  et  excessive  (V).  » 

(1)  Réécrits  de  Trajan  >nr  la  mise  des  esclaves  à  la  torture  :  Digeste, 
XLVIII,  Win.  i.  g  il.  13,  19, 

(2)  S.  Paul,  Rom.,  xvi.  i.  —  Sur  le  rang  <■!  lee  fonctions  des  diaco- 
nesse* roii  Hartigny,  Dictionnaire  des  antiquités  chrétiennes,  2*  éd., 
p.  i 

3)  Voir  dans  mou  Livre  sur  ta  Esclaves  chrétiens  depuis  les  pre- 
miers temps  de  Y  Église  jusqu'à  la  /in  de  la  domination  romaine  en 
dent,  Paris,  1876,  le  chapitre  intitulé  :  Rang  U  i  <  tclaves  dans  la 
é  <  hrétienne,  p.  231. 
(4)  Quo  magie  aeeeasarinm  credidi,  ex  duabua,  ancillis,  «pue  ministrœ 


15*  LA  PERSÉCUTION  DE  TRÀJAN. 

Pline  était  de  plus  en  plus  perplexe.  11  apercevait 
clairement  l'impossibilité  de  charger  les  chrétiens  de 
crimes  ordinaires.  D'un  autre  côté,  il  voyait  avec  épou- 
vante la  multitude  de  personnes  de  tout  âge ,  de  tout 
rang,  de  tout  sexe,  qui  étaient  déjà  impliquées  dans 
la  poursuite,  ou  qui  devaient  être  prochainement  dé- 
férées à  son  tribunal.  Il  suspendit  l'instruction  du  pro- 
cès, et  en  référa  à  l'empereur  (1). 

La  réponse  de  Trajan  est  brève,  impérative,  em- 
preinte de  l'esprit  de  décision  et  du  sentiment  de  dis- 
cipline étroit  et  presque  militaire  qu'il  portait  dans 
l'administration  de  l'empire  : 

«  Tu  as  suivi  la  marche  que  tu  devais ,  mon  cher 
Secundus,  dans  l'examen  des  causes  de  ceux  qui  sont 
déférés  à  ton  tribunal  comme  chrétiens.  On  ne  pou- 
vait établir  une  règle  uniforme  et  fixe  pour  tous  les 
cas.  Il  ne  faut  pas  les  rechercher  :  si  on  les  dénonce 
et  qu'ils  soient  convaincus,  il  faut  les  punir  ;  de  telle 
sorte,  cependant,  que  si  quelqu'un  nie  être  chrétien, 
et  le  prouve  par  des  actes,  c'est-à-dire  en  adressant 
des  supplications  à  nos  dieux,  il  obtienne  le  pardon  à 
cause  de  son  repentir,  quels  que  soient  les  soupçons 
qui  pèsent  sur  lui  pour  le  passé  (2).  Mais,  dans  quelque 


dicebantur,  «j nid  esset  vcri,  et  perlonnenla  qtusrere.  Sed  niliil  aliud 
in\iiii.  quant  snperstitionem  pravam  et  immodicam.  Pline,  Ep.,  X.97. 

(î)  Ideoque,  dilata  cognitione, ad  consulendum  le  decurri.  Visa  es1 
euim  inihi  res  cligna  coneultatione,  maxime  propter  periclitantium  nu« 
merum.  Haïti  enim  omnisœtatis,  omnis ordinU,  ntriasque sexas etiam, 
vocanlur  in  pericoiam,  et  rocabuntar.  Ibid. 

(2)  ...  Conqairendi  non  sunt  :  si  deferantur  et  arguanlnr,  puniendi 
sunt  :    ila  tamen.  nt  qui  negaverit  se  chrisliaiuitn   esse,  idquc  re  ipsa 


LA  LÉGATION  DE  PUNE  El    II    RESOUT  DE  TRAJAN       188 

genre  d'accusation  que  ce  soit,  il  oe  faul  tenir  compte 
des  dénonciations  anonymes;  car  c'est  là  une  chose 
d'un  détestable  exemple,  et  qui  n'est  plus  de  notre 
siècle  (1).  » 

Au  ton  ferme,  net,  posé  de  ces  p.iroles,  on  recon- 
naît 1<-  maître,  et  l'on  est  tenté  d'admirer  ce  style 
impérial.  Cependant,  si  l'on  en  presse  les  termes,  on 
découvre,  dans  les  rèdes  tracées  avec  tant  d'autorité 
par  Trajan,  un  caractère  profondément  immoral,  et 
uni'  complète  absence  de  1  < > - i < j 1 1 < • .  .M.  Renan  l'a  très 
bien  «lit  :  Trajan  encourage  l'apostasie  en  faisant 
grâce  aux  renégats;  enseigner,  conseiller,  récompen- 
ser L'acte  le  plus  immoral,  celui  «pii  rabaisse  le  plus 
L'homme  à  ses  propres  veux,  parait  tout  naturel  :  voilà 
L'erreur  où  un  des  meilleurs  gouvernements  qui  aient 
jamais  existé  a  pu  se  laisser  entraîner  (2)  !  » 

Quant  aux  cotés  illogiques  du  rescrit,  ils  sont  admi- 
rablement  mis  en  lumière  par  Tertullien.  »  Arrêt  con- 
tradictoire! s'écrie-t-il.  Trajan  défend  de  rechercher 
tes  chrétiens  comme  innocents,  et  il  ordonne  de  les 
punir  comme  coupables;  il  épargne  et  il  sévit;  il 
ferme  les  yeux  et  il  condamne.  Ne  voit-il  pas  qu'il  se 


Manifestant  fecerit,  i<l  est  sopplicandodiis  nosti  i-.  quamvk  >u>i>,<  lus  in 

pra  i -riUiin  faerit,  yenia \  pœnitentia  impelret.  Trajanus  Plinio, 

dans  Pline,  Ep.,  X.98.  —Le  mol  puniendi  lirai  doil  s'entendreici  <1  une 
peine  capitale;  il  esl  employé  plusieurs  (bis  aTec  ce  sens  dans  la  lettre  de 
Pline  i  Trajan. 

(i  Sine  anctoreyero  proposili  libelli,  nulle»  crimine  locum  babent: 
nain  el  pessimi  exempli,  oec  uostri  saBculi  est.  tbid. 

(2)  Renan,  les  Évangiles,  p.  481. 


156  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

combat  et  se  réfute  lui-même?  Si  vous  condamnez  les 
chrétiens,  pourquoi  ne  pas  les  rechercher?  et  si  vous 
ne  les  recherchez  point ,  pourquoi  ne  pas  les  ab- 
soudre? Dans  toutes  les  provinces  il  y  a  des  détache- 
ments de  soldats  pour  donner  la  chasse  aux  brigands. 
Contre  les  criminels  de  lèse-majesté  et  les  ennemis  de 
l'État,  tout  homme  est  soldat,  et  la  poursuite  doit  s'é- 
tendre jusqu'aux  confidents  et  aux  complices.  Le  chré- 
tien seul  ne  doit  pas  être  recherché ,  mais  on  peut  le 
déférer  au  tribunal ,  comme  si  la  recherche  pouvait 
produire  autre  chose  que  l'accusation  !  Vous  condam- 
nez le  chrétien  accusé ,  et  vous  défendez  de  le  recher- 
cher. Il  est  donc  punissable  non  parce  qu'il  est  cou- 
pable ,  mais  parce  qu'il  a  été  découvert ,  bien  qu'on 
n'eût  pas  dû  le  rechercher  (1)  !  » 

«  La  rhétorique  de  Tertullien  s'échauffe  et  s'em- 
porte trop  facilement,  a-t-on  dit  :  ces  antithèses  d'é- 
cole, où  se  plaît  trop  souvent  le  subtil  et  fougueux 
orateur,  tombent  ici  à  faux  (2).  »  Je  ne  puis  recon- 
naître dans  le  raisonnement  serré,  rigoureux,  irréfu- 
table de  l'apologiste  une  série  d'antithèses  d'école  ;  le 
logicien  le  plus  difficile,  le  jurisconsulte  le  plus  sé- 
vère approuverait  ses  paroles,  et  le  souffle  puissant 
qui  les  anime  n'en  diminue  point  la  portée.  «  Tertul- 
lien ,  dit  très  bien  M.  Roller,  avait  cent  fois  raison 
contre  le  rescrit  de  Trajan...  Le  point  monstrueux  de 
ce  rescrit,  ajoute  le  savant  archéologue  protestant, 


(1)  Tertullien,  Apolog.,  2. 

(2)  Aube,  Histoire  des  persécutions,  p.  220,  221. 


LA  LÉGATION  DE  PLINE  ET  LE  RESCRIT  DE  TRAJAB 

c'est  qu'il  témoigne  d'un  dédain  singulier  <!<■  la  vérité 
et  de  la  justice    lj.  » 

Une  seule  chose  doit  en  être  louée  :  l'interdiction 
<1<-  recevoir  désormais  des  lil>t-lles  anonymes,  [ci, 
Trajan  s»-  montre  vraiment  Komain.  11  n<'  veut  pas  que 
l'on  confonde  son  temps,  noslrum  sseeulum,  avec  celui 
de  Donatien.  11  veut  que  même  des  chrétiens  oe  soient 
point  privés  des  garanties  assurées  par  la  1  *  »  ï  à  l'ac- 
cusé, c'est-à-dire  dn  droit  d'avoir  en  face  de  soi,  comme 
dans  un  combat  singulier,  on  accusateur  Wonetw,luttant 
à  visage  découvert,  et  s'exposant,  en  cas  d'échec,  aux 
pénalités  et  à  l'infamie  qui  étaient  les  conséquences  de 
la  eaiumnia  1  .  Quand  il  rappelle  à  Pline  cette  règle, 
ce  n'est  plus  le  persécuteur  qui  nous  apparaît,  c'est  le 
souverain,  chef  de  la  justice  d'un  vaste  empire,  et  ue 
soufflant  pas  que  même  ceux  de  ses  sujets  qu'il  croit 
rebelles  à  son  autorité  soient  mis  hors  la  loi  et  privés 
des  formes  protectrices  de  la  procédure  régulière.  Les 
chrétiens  se  montrèrent  reconnaissants  de  cette  lueur 
d'équité,  qui  semble  avoir  rejeté  dans  l'ombre,  à  leurs 
yeux,  les  parties  immorales  et  n>ntradictoires  du  res- 
crit  adressé  à  Pline;  aussi  ni  Méliton,  ni  Tertullien,  ni 
Lactance  ne  comptent  Trajan  parmi  les  persécuteurs 
proprement  'lits  ::  .  bien  que  le  sang  des  martyrs 
ait  coulé  abondamment  sous  son  rè^ne,  et  (juc  tous 


i    Th.  Roller,  dans  la Revut  archéologique,  t.  \\\l    1876, p.  144 
\       iiuiuIhii,  art.    lecusator  e\  Calumnia,  dans  le  Diction' 
naire  des  antiquité*  grecqui  i  1 1  romaim  x,  p  21  •••  il 

Il  élitoD,  dans  Buaèbe,  Hist  Ecçl.  11    ■<■   Tertullien,  Apolog.,  5; 
ce,  h'  mort,  perst  c,  3. 


158  LA  PERSECUTION  DE  TRAJAN. 

les  persécuteurs  du  deuxième  siècle  procèdent  de  lui. 

Au  fond,  sauf  sur  un  point  important  de  procédure, 
Trajan  n'a  pas  désavoué  la  politique  suivie  contre  les 
chrétiens  par  Néron  et  Domitien.  Sa  réponse  à  la 
consultation  de  Pline  montre  qu'à  ses  yeux  les  édits 
proscrivant  le  christianisme  ne  sont  point  abrogés,  que 
leur  application  a  pu  être  suspendue,  mais  qu'ils  n'en 
font  pas  moins  partie  de  l'immense  arsenal  des  lois 
existantes,  où  tout  accusateur  peut  aller  les  chercher 
pour  s'en  faire  une  arme.  S'il  en  était  autrement,  on 
ne  s'expliquerait  pas  la  question  de  Pline ,  demandant 
ce  qu'il  faut  punir  dans  les  chrétiens,  mais  ne  mettant 
nullement  en  doute  qu'ils  doivent  être  punis,  et  la  ré- 
ponse de  Trajan ,  ordonnant  de  condamner  tous  ceux 
qui,  dénoncés,  persisteraient  à  se  dire  chrétiens. 
Trajan  ne  veut  point  que  l'autorité  publique  les  re- 
cherche, règle  dont  Tertullien  fait  facilement  ressortir 
le  caractère  illogique,  mais  qui  s'explique  par  le 
nombre  immense  d'accusés,  multi  07nnis  œtatis,  omnis 
ordinis,  iilriasque  sexus,  qu'une  telle  recherche  amè- 
nerait devant  les  tribunaux;  mais  il  ordonne  de  les 
châtier  toutes  les  fois  qu'une  accusation  formée  selon 
les  règles  les  aura  déférés  à  la  justice.  Or  une  telle  ac- 
cusation, nous  l'avons  vu,  n'était  reçue  que  si  elle  s'ap- 
puyait sur  une  loi,  laquelle  devait  même  être  énoncée 
dans  le  libellus  :  donc  il  existait  des  lois  contrôles  chré- 
tiens au  moment  où  s'échangent  les  lettres  de  Pline 
•  ■t  de  Trajan. 

11  ne  s'agit  point  ici  des  lois  spéciales  aux  coupables 
de  lèse-majesté,  de  sacrilège,  d'association  prohibée. 


i  \  LÉGATION  di:  puni:  ir  1.1:  RESClUT  ni:  tra.ian.    i5;> 

Ces  Lois  "lit  }>u.  dans  des  cas  particuliers,  être  invo- 
quées contre  tel  on  tel  chrétien  ;  mais  ce  n'es!  poinl  de 
l'un  de  ces  crimes  qu'étaient  accusés  les  chrétiens 
conduits  devanl  Le  tribunal  du  gouverneur  de  Bithynie. 
autrement,  il  n'eût  éprouvé  aucune  hésitation  :  il  ne  se 
Berait  point  demandé  ce  qu'il  faut  punir,  le  nom  seul, 
ou  les  forfaits  attachés  à  ce  nom;  »  il  se  serait  con- 
tenté  d'examiner  Les  espèces  qui  lui  étaient  déférées, 
et  «le  condamner  ou  d'acquitter  en  vertu  de  textes  de 
lois  parfaitement  définis  et  positifs. 

11  s'agit  doue  de  toute  autre  chose,  de  l'application 
d'édits  de  proscription  du  culte  chrétien,  conc ;us  pro- 
hablement  dans  une  forme  1res  générale.  de  façon  à 
embrasser  t<»ns  les  cas  possibles  dans  les  moments  où 
la  persécution  était  à  L'état  aigu,  sauf  à  embarrasser  la 
conseii-ncr  des  juges  aux  époques  où  la  persécution 
semblait  endormie,  et  où  l'initiative  de  quelque  déla- 
teur venait  seule  de  temps  en  temps  la  réveiller. 
«  Trajan,  dit  M.  Duruy,  inscrit  au  code  pénal  de  Home 
un  nouveau  crime,  celui  de  christianiser  (i).  »  Le  sa- 
vant historien  se  trompe,  car  Le  rescrit  de  Trajan  ne 
s'explique  «[n'en  admettant  que  ce  crime  y  était  de- 
puis longtemps  inscrit.  M.  aube  commet  la  même 
inexactitude  quand  il  écrit  :  a  Nous  avons,  dans  Le 
rescrit  de  Trajan,  le  premier  édit,  la  première  loi  que 

la  puissance  i 1 1 1 péria le  ait  officiellement  donnée  au 
sujet  des  chrétiens  (2  .  »  La  confusion  des  termes  est  ici 


(i)  Dum\.  Histoire  des  Romains,  t.  IV,  p  31  I. 
(?)  kubè,  Histoire  des  persécutions  p 


1G0  LA  PERSECUTION  DE  TRAJAN. 

très  grande  :  un  rescrit  n'est  ni  un  édit  ni  une  loi, 
niais  une  instruction  ou  réponse  donnée  par  l'empe- 
reur à  des  questions  ou  à  des  requêtes  qui  lui  sont 
adressées;  à  la  différence  de  Y  édit  que  le  prince  pro- 
mulgue spontanément  et  pour  l'avenir,  \erescril  statue 
sur  des  difficultés  ou  des  contestations  déjà  nées;  qu'il 
ait  une  portée  générale  ou  ne  dispose  que  pour  un  cas 
particulier,  il  suppose  toujours  une  situation  juridique 
antérieure,  l'interprète,  la  réglemente,  l'améliore, 
mais  ne  la  crée  pas  (1).  «  La  réponse  de  Trajan,  dit 
M.  Renan,  n'était  pas  une  loi,  mais  elle  supposait  des 
lois,  et  en  fixait  l'interprétation  (2).  »  Au  commence- 
ment de  sa  lettre,  Pline  a  parlé  des  cogniliones  de 
christianis;  bien  qu'il  déclare  n'y  avoir  jamais  assisté, 
il  atteste  néanmoins  l'existence  de  ce  genre  de  procès 
et  démontre,  par  conséquent,  l'existence  de  la  loi  en 
vertu  de  laquelle  on  les  intentait,  et  que  Trajan  vient 
seule  ment  expliquer  et  interpréter  par  son  rescrit. 

Cette  loi  ne  peut  être  que  l'un  des  édits  de  persé- 
cution dont  ont  parlé  Méliton  et  Tertullien,  et  qui  fu- 
rent portés  par  Néron  et  Domitien  ,  le  premier  proba- 
blement ,  car  Tertullien  affirme  qu'après  la  mort  de 
Néron  il  ne  fut  pas  abrogé  (3) ,  et  sans  doute  Domitien 
ne  fit  qu'en  remettre  en  vigueur  les  dispositions.  Cel- 
les-ci, comme  je  l'ai  déjà  dit,  devaient  être  très  va- 
gues, très  élastiques.  Peut-être  n'est-il  pas  impossible 


M    Digeste,  XXIII,  n.  58:  Code  Jus/.,  [II,  \wi\.  ï, 
(».)  Renan,  les  Évangiles,  \>.  483. 
(3J  Tertullien,  Adnal.,  I,  ". 


LA  I.i.ovnoN  Dl    PLINE  Kl   LE  RSSCRIT  DE  TRAJAK       161 

d'en  retrouver  Les  termes.  H.  Boissier  a  tenté  de  le 
(aire,  «Luis  une  page  trop  remarquable  pour  n'être  pas 
citée  intégralement  : 

Sulpice  Sévère,  après  avoir  raconté  Les  premier*  a 
rigueurs  exercées  par  Néron  contre  les  chrétiens, 
ajoute  :  Post  etiutn  daiii  leyibus  reliyio  velabatur,  palam- 
gue  nliriis  propotitit  chustlakos  esse  koh  lii  bbat  1  . 
Cette  expression  esl  précisément  la  même  dont  se  sert 
Tertullien,  dans  on  passage  où,  s'adressanl  à  des  gens 
qu'il  appelle  Les  défenseurs  de  la  loi.  il  tient  sans  doute 
à  la  Leor  citer  exactement  :  De  legibus  primum  con- 
curram  vobiscum,  ut  cum  tutoribui  legum.  Jam  pridem 
quam  dure  definitù,  dieendo  :  Non  ucet  bssi  vos  1  ! 
Origène  [tarif  tout  à  fait  comme  Tertullien  :  Decreve- 
runi  [reget  terne  leyibus  suis  ut  non  snrr chbistiani  3  . 
Lampride,  voulant  parler  de  la  tolérance  d'Alexandre 
Sévère,  dit  :  Jwlx'is  privilégia  reservavit;  christianos 
i  ssi  passui  est  '»  :  el  ce  qui  prouve  qu'il  s'est  servi 
dt-s  trimes  officiels  et  législatifs,  c'est  que  ledit  pro- 
mulgué par  Galère  pour  arrêter  la  persécution  com- 
mençait ainsi  :  Denûo  sim  chriitiani  5) .  Cette  coïnci- 
dence  ne  peut  p;i^  être  tout  à  fait  fortuite;  ce  n'est  pas 
un  simple  effet  du  hasard  que  tant  d'écrivains  d'àg 
différent  emploient  des  expressions  entièrement  seni- 
blables  :on  est  tenté  de  voir  dans  ces  expressions  celles 


(1)  Salp.  Sévère,  <  An»».,  il.  II. 

I  Tertullien,  .!/>'</«</..  \. 
(3)  Origène  iimn.  9(mJosue). 
i    Lampride    ilex.  S 
D 

11 


162  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJA.Y 

mêmes  d'un  édit  de  persécution,  probablement  le  plus 
ancien  de  tous ,  de  celui  qui  le  plus  longtemps  a  servi 
de  bases  à  toutes  les  poursuites.  Il  devait  donc  con- 
tenir à  peu  près  ces  termes  :  Non  licet  esse  curis- 
tia.vos,  et  ne  contenait  guère  autre  chose.  Il  ne  for- 
mulait point  d'accusations  précises;  il  ne  s'appuyait 
sur  aucun  considérant  ;  il  n'indiquait  pas  de  procédure 
régulière  :  c'était  une  sorte  de  mise  hors  la  loi,  un  dé- 
cret brutal  d'extermination.  Les  apologistes  s'en  plai- 
gnent amèrement ,  et ,  si  le  décret  était  autrement 
rédigé,  on  ne  pourrait  rien  comprendre  à  leurs  plain- 
tes. Ils  répètent  partout  qu'on  ne  les  accuse  que  d'être 
chrétiens  (1) ,  qu'on  ne  leur  reproche  que  leur  nom  (2) , 
et  Tertullien  affirme  à  diverses  reprises  que  la  sen- 
tence qui  les  condamne  ne  vise  d'autre  crime  que 
celui-là  (3) .  Le  magistrat  rappelait  à  l'accusé  ce  décret 
sommaire  et  terrible  :  Non  licet  esse  curistianos,  à 
quoi  l'accusé  répondait,  s'il  était  fidèle  :  Christianus 
sum;  et  la  cause  était  entendue  (V).  » 

En  résumé,  la  législation  du  premier  siècle  au  sujet 
des  chrétiens  est  comprise,  depuis  Néron,  dans  ce  mot  : 
«  Il  ne  leur  est  pas  permis  d'exister.  »  Trajan  la  con- 
serve, et  elle  reste  en  vigueur  pendant  tout  le  deuxième 


(1)  S.  Justin.  /.  Àpol.,  4. 

(2)  Tertullien ,  Adv.  Cent.,  3  :  Athénagore,  Légat.  j>r<>  Chris/.,  2. 

(3)  Tertullien,  Apolocj.,  2;  Ad  nul.,  I,  3,  5;  Justin.,  //  Apolocj.,  2. 

(4)  Boissier,  la  Lettre  de  Pline  au  sujet  des  chrétiens,  dans  la 
Revue  archéologique,  t.  XXXI,  1876,  p.  119, 120.  —Cf.  dans  les  Actes 
il"  sainte  Thècle,  n>s  paroles  adressées  à  un  accusateur  de  saint  Paul  : 
Aéyi  aùxàv  gpumavàv,  xai  à7ro)xïxai  oruvTé|t6>c.  Voir  E.  Le  Riant,  les 
Actes  des  Martyrs,  ï  i,  i>.  41. 


I  \  LÉGATION  Mi  PLINE  EX  LE  RESCKIT  DE  [RAJAN.     |93 

siècle,  avec  ces  seuls  tempéraments  :  défense  à  L'auto- 
rité publique  de  les  rechercher  d'office,  interdiction 

des  dénonciations  anonymes,  nécessité  d'une  accusa- 
tion faite  dans  les  formes  Légales  et  devant  les  tii- 
bunaux  ordinaires. 


164  LA  PERSÉCUTIOIX  DE  TRAJAN. 

II. 

Examen  critique  de  quelques  Passions  de  martyrs. 

J'ai  dû  devancer  les  événements ,  et  donner  une 
large  place  à  l'examen  détaillé  d'un  document  de 
l'an  112,  dont  l'étude  est  la  préface  nécessaire  de  toute 
histoire  des  persécutions  au  second  siècle,  en  même 
temps  qu'un  épilogue  important  de  l'histoire  des  per- 
sécutions du  premier.  Je  reviens  maintenant  au  com- 
mencement du  règne  de  Trajan. 

De  nombreux  martyrs  périrent  sous  cet  empereur 
longtemps  avant  l'incident  relatif  aux  chrétiens  de  Bi- 
thynie.  J'ai  déjà  montré  que  Flavia  Domitilla,  nièce  de 
Clemens,  ne  fut  vraisemblablement  rappelée  de  son 
exil  de  Pontia  ni  par  Domitien  ni  par  Nerva  (1)  :  elle 
en  fut  seulement  ramenée  sous  Trajan ,  racontent  les 
Actes  des  saints  Nérée  et  Achillée  (2),  non  pour  être 
rendue  à  la  liberté,  mais  pour  être  jugée  et  suppliciée 
à  Terracine.  Les  Actes  d'où  sont  tirées  ces  indications 
ne  sont  à  proprement  parler  qu'un  roman  historique. 
Baronius  a  reconnu  le  peu  de  confiance  que  doivent 
inspirer  certaines  parties  de  leur  récit  :  fide  non  intégra, 
dit-il.  «  11  serait  aisé  de  montrer  par  le  détail  que  c'est 
une  très  méchante  pièce,  digne  des  manichéens  enne- 


(1)  Voir  plus  haut.  j>.  135. 

(2)  Acta  Sanctorum,  mai,  t.  III.  i».  11. 


l  lAMEN  DE  QUELQ1  ES  PASSIONS  DE  MARTYRS.         166 

mis  du  mari....  .rit  Tillemont   1  .  Avec  son  admi- 

rable boo  Bens,  1<'  critique  du  dix-septième  siècle  ajoute  : 
Mais  dans  les  histoires  les  plus  Gausses  il  y  a  d'ordi- 
naire quelque  chose  de  vrai  pour  le  fond.  »  11  en  est 
;iinsi  d'un  grand  nombre  d'Actes  des  martyrs.  Les  dé- 
couvertes  de  L'archéologie  chrétienne  ont  démontré 
que  lt^  récits  en  apparence  Les  plus  légendaires  repo- 
M'ui  parfois  sur  an  solide  tubstratum  historique,  <'t  que 
souventrimaginationdespassionnaires  de  basseépoque 
a  brodé"sur  un  canevas  s  raimenl  ancien  l  .  Ainsi,  dans 
1rs  Vcti-s  des  saints  Nérée  et  Achillée,  rédigés  au  qua- 
trième siècle,  c'est-à-dire  à  une  époque  où  les  Lieux  el 
les  monuments  qui  y  sonl  cités  étaient  encore  tous  sous 
les  yeux  de  L'écrivain,  M.  de  Rossi  a  pu  démêler,  an 
milieu  de  détails  contestables,  un  certain  nombre  de 
laits  que  les  fouilles  exécutées  depuis  vingt  «ans  clans  le 
cimetière  chrétien  de  la  voie  Ardéatine  ont  démontrés 
I  Pais  (3).  Dans  ce  cimetière  ont  été  retrouvés,  confor- 
iii.  ni.  ut  à  Leurs  indications,  les  emplacements  de  la 
sépulture  de  Nérée  et  Achillée  et  de  celle  d'Aurelia 
Petronilla.  11  est  assez  remarquable  (pion  n'ait  ren- 
contré au  même  lieu  aucun.-  trace  du  tombeau  d'une 
Flavia  Domitilla,  et  que  les  itinéraires  des  anciens  pè- 


(1)  Tillfinont.  Mémoires,  t.  il,  art.  sur  sainte  Fiai  ie  Domitille.  —  Du 
Sollier,  de  Vilrj .  Zaccaria,  Cancellieri,  B'ezprimenl  ■i\<'<  i.i  même  térérité 
I document.  Voir  Cancellieri,  /><  tecretariis  batiUcA  Vatican», 

Cf.  Edmond  Le  Riant,  les  Acte»  des  martyrs,  p.  Sel  pasaim. 
(3)  Voir Bullettino  di  archeologia  eristiana,  1865.  p.  17-24,  33-4»;, 
1874    p.S-35,68-75;  1875   p.  5-77;  1877,  p   128-185. 


1GG  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

lerins(l)  n'y  fassent  jamais  allusion.  Cet  indice  négatif 
permet  peut-être  de  penser  que  les  Actes  ont  raison  en 
disant  que  la  nièce  de  Clemens  fut  martyrisée  et  en- 
terrée à  Terracine  (2),  de  même  que  la  phrase  de  saint 
Jérôme  sur  la  longueur  de  son  exil  à  Pontia  (3)  con- 
corde avec  leur  récit  plaçant  sous  Trajan  seulement 
son  retour  de  cette  île. 

Je  viens  d'écrire  les  noms  de  Nérée  et  Achillée  :  il  est 
impossible  de  déterminer  l'époque  où  furent  mis  à  mort 
ces  deux  martyrs.  Périrent-ils  sous  Doniitien,  qui  parait 
les  avoir  exilés  à  Pontia  avec  Domitille  ?  sous  Nerva , 
comme  semblent  l'indiquer  leurs  Actes,  contrairement 
aux  vraisemblances?  sous  Trajan,  ainsi  que  Domitille? 
On  ne  saurait  le  dire  ;  mais  deux  choses  sont  certaines  : 
le  fait  de  leur  martyre,  l'emplacement  de  leur  sépul- 
ture ;  et  peut-être  n'est-il  point  impossible  de  retrouver 
quelque  chose  de  leur  histoire. 

D'après  leurs  Actes ,  ces  deux  serviteurs  de  la  nièce 
de  Clemens  auraient  été  conduits  (à  une  époque  qui 
parait  flotter  entre  Nerva  et  Trajan)  de  Pontia  à  Terra- 
cine, où  on  leur  aurait  tranché  la  tète.  De  là,  leurs 
corps  auraient  été  transportés  «  dans  les  souterrains  du 
domaine  de  Domitille,  sur  la  voie  Ardéatine,  à  un  demi- 
mille  de  Home,  près  du  sépulcre  où  avait  été  enterrée 


(1)  DeRossi,  Roma  sotierranea,  t.  I,p.  180,  îsi. 

(2)  Dans  un  sarcophage  qui  n'avait  pas  encore  servi,  disent  les  Actes  ; . 
M  Le  Haut  l'ait  remarquer  cette  mention,  conforme  à  ce  qui  se  lit  dans 
un  grand  nombre  d  autres  documents  de  même  nature.-  Les  Actes  des 
martyrs,  %  84,  p.  214. 

(3)  S.  Jérôme,   /■,/>.  108. 


EXAMEN  DE  Ql  BLQl  ES  PASSIONS  DE  MARTYRS.  167 

Pétronille  (1  .  »>  Tout  près  de  l'emplacement  du  t<»m- 
beau  de  Pétronille,  rê\  élé  par  une  peinture  récemmenl 
découverte  2  .  »  »  n  t  été  eu  effel  retrouvées,  dans  la  ba- 
silique semi-souterraine  du  cimetière  de  Domitille  :i  . 

deux  colonnes  sur  chacune  desquelles  était  sculptée  la 
décapitation  d'un  martyr.  L'une  est  entière,  «'t  au-dessus 
du  bas-relief  des  Lettres  du  quatrième  siècle  formenl  le 
nom  d'AQLLEVS,  achillée.  I>e  L'autre,  il  ne  reste  qu'un 
ti  i_in<Mit  :  le  peu  qu'on  voit  du  bas-relief  permet  de 
reconstituer  une  scène  analogue  à  celle  que  porte  la 
première  :  Le  nom  de  Nérée  \  devait  «■•tir  écrit  'i  .  »..  -s 
colonnes  appartenaient  au  tabernacle  dont  était  sur- 
montée,  dans  la  basilique,  huonfessio  des  deux  mar- 
tyrs. Quelle  fut  Leur  vie?  Un  fragment  de  leur  éloge 
métrique,  composé  par  le  pape  Damase,  a  été  récem- 
ment découvert  :  complété  par  les  manuscrits,  il  donne 
sur  l'histoire  de  Nérée  et  d'Achillée  des  détails  intéres- 
sants [5),  que  M.  de  Rossi  a  très  habilement  commen- 


i  in  prodio  Doinitillœ.  in  crypta  arenaria,  a  mnro  Urbia  milliario 
nao  semis,  joxta  sepalerara  in  quo  sepalta  est  Petroailla.  Ida  s  v.  mai, 
t.  m,  p.  ii. 

f.uii,  iinin  <ii  areheologia  eristiana,  is7».  |>.    122-125:  1875 
p.  11-37  <t  pi.  I.  Il   III 

(3)  Sur  cette  basilique,  \oir  le  BulletHno  di  areheologia  crisi 
1873.  p.   160    1874,  p.  1-35,  68-75,  «-t  pi.  III.  I\    \ 

(4)  Ibid.,  1875,  p.  7-10,  et  pi.  IV. 

(5)  Milii  .!•  aomen  dederant,  ssYamque  gerebant 
Officiam,  pariter  apeclantes  jussa  tyraoni, 

Pneceptia  puisante la  serrire  paratL 

Mira  Ides  rei  Dm,  -nl»i  t  «  »  posoere  farorem, 
Conrerai  fngiant,  dada  impia  castra  relioquant, 
Projtciant  elypeos,  (aie ras,  lelaqae  craeata. 


1G8  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

tés  (1) .  Les  deux  saints  paraissent  avoir  appartenu  sous 
Néron  aux  cohortes  prétoriennes,  et  avoir  même  pris 
part  aux  sanglantes  exécutions  que,  au  mépris  de  la 
discipline  militaire,  les  mauvais  empereurs  firent  plus 
dune  fois  accomplir  par  ce  corps  privilégié  (2J .  Soldats 
distingués,  ils  avaient  obtenu  les  décorations  que  les 
Romains  décernaient  au  courage  (3) .  Un  jour  la  foi 
nouvelle  toucha  leur  cœur  :  les  Actes  disent  qu'ils 
avaient  été  convertis  par  saint  Pierre  ;  il  est  certain  que 
le  camp  prétorien  eut  des  relations  avec  les  apôtres  (4). 
Après  avoir  reçu  le  baptême,  Nérée  et  Achillée  se  reti- 
rèrent du  service.  Furent-ils,  lors  de  l'avènement  de  la 
dynastie  Flavienne,  attachés  à  un  titre  quelconque  à  la 
maison  de  Domitille  (5),  peut-être  sur  la  recommanda- 
tion d'une  autre  convertie  de  saint  Pierre,  parente  ou 
alliée  de  la  famille  impériale,  Aurélia  Petronilla?  Cette 
assertion  des  Actes  n'a  rien  d'incroyable,  et  rend  faci- 
lement compte  de  leur  sépulture  dans  le  cimetière  des 
Flaviens  chrétiens.  Ils  purent  suivre,  comme  le  disent 


Confessi  gaudenl  Christi  portait'  triumfos. 
Crédite  per  Damasum  possit  quid  filoria  Christi. 

Bullettino  di archeologia  cristiana,  1874,  p.  19-21. 

(1)  Itiid.,  p.  21-26. 

(2)  Cf.  Josèphe,  Ant.  Jud.,  XIX,  i.  c. 

3)  Sur  les  phalerx  dont  parle  1  inscription,  voir  Borghesi,  Décadi 
numism.,  XVII,  10;  Cavedoni.  Ann.delT  Institulo  di  correspond,  or- 
rlici,!.,  1846,  p.  119:  Rein,  ibid.,  1800,  p.  161;  Henzen,  Bullelt.  dell 
insi.  dicorr.  arch„  18C1,|>.  205;  de  Longpérier,  Revue  arch.,  1849, 

t.  1.  p.  32'». 
(4)  Voir  plus  haut.  |>.  3'». 

5)  Le  compilateur  latin  des  Actes,  transportant  au  premier  siècle  les 
offices  uY  la  cour  byzantine,  donne  à  ces  vieux  soldats  le  litre  ridicule 
A'eunuehi  cubicularii. 


l  \WI1  N  DE  QUI  LQ1  ES  PASSIONS  l>K  MARTYRS  169 

encore  les  Actes,  leur  [naitresse  dans  son  exil  de  Pontia. 
Telles  sont  les  notions  qu'il  est  possible  d'obtenir  sur  1rs 
deux  saints,  en  rapprochant  certains  points  acceptables 
de  leur  légende  des  indications  assez  claires  contenues 
dans  l'inscription  que  saint  Damase  mit  au  quatrième 
siècle  sur  leur  tombeau. 

Domitille,  Nérée  et  Achillée,  ue  sont  pas  les  seuls 
personnages  connus  dont  la  vie,  consacrée  à  la  gloire 
du  christ  sous  Domitien,  ;i  pu  s'achever  par  le  mart\  ce 
sousTrajan.  Une  belle  légende  d'origine  grecque  place 
.i  cette  époque  la  condamnation,  L'exil  et  la  mort  du 
grand  pape  sainl  Clément. 

LesÀctes  de  sainl  Clémenl  sonl  anciens  ;  le  Liber  Pon- 
tiftcalis  514  semble  les  connaître  déjà;  Crégoire  de 
Tours  les  cite.  Voici,  dépouillée  des  traits  merveilleux, 
la  partie  de  cette  pièce  où  est  racontée  la  fin  du  suc- 
cesseur de  saint  Pierre  : 

Clément  fut,  à  la  suite  d'une  sédition  populaire,  ac- 
cusé devant  le  préfet  de  Rome,  qui  en  référa  à  l'em- 
pereur. Tiajan  ordonna  de  reléguer  le  pontife  au  delA 
du  Pont-Euxin,  dans  une  ville  de  la  Chersonèse.  Arrivé 

au   lieu   de    S \il,  Clément    y  trouva  deux    mille 

chrétiens  condamnés  depuis  longtemps  à  L'extraction 
du  marbre.  Clément  les  consola ,  les  encouragea;  la 
renommée  de  sa  sainteté  se  répandit  dans  tout  le  pays. 
De  nombreuses  conversions  s'opérèrent,  beaucoup  d'é- 
glises furent  bâties,  des  temples  furent  renversés,  des 
boifl  Sacrés  abattus.  Ces  faits  par\  inrenl  aux  oreilles  de 

l'empereur.  In  magistral  délégué  pour  instruire  l'af- 
faire fit  d'abord  périr  un  grand  nombre  de  chrétiens; 


170  LA  PERSECUTION  DE  TRAJAN. 

mais,  voyant  l'empressement  avec  lequel  ils  s'offraient 
au  martyre,  il  épargna  la  multitude,  et  s'efforça  d'a- 
mener Clément  a  sacrifier.  Sur  le  refus  du  saint,  le 
juge  ordonna  de  lui  attacher  une  ancre  au  cou,  et  de  le 
précipiter  dans  la  mer  (1). 

Ce  récit  n'a  en  soi  rien  d'incroyable.  Si  Clément  fut 
réellement  condamné,  sa  condamnation  doit,  selon 
toute  vraisemblance,  avoir  eu  lieu,  comme  le  veulent 
les  Actes,  pendant  le  règne  de  Trajan.  Sa  lettre  aux 
Corinthiens,  dont  nous  avons  parlé  dans  un  autre  cha- 
pitre, montre  qu'il  était  encore  à  Rome  à  la  fin  de 
Domitien;  les  premiers  mots  semblent  même  indiquer 
qu'au  moment  où  il  écrit  la  persécution  venait  de  ces- 
ser (2).  Nerva  ne  prononça  point  de  condamnation 
contre  les  chrétiens;  sous  Trajan  seul  peut  donc  avoir 
eu  lieu  le  procès  de  Clément.  Le  magistrat  qui,  d'après 
les  Actes,  prononça  la  sentence  d'exil,  le  prœfeclus 
Urbi,  est  bien  celui  qui  avait  à  Rome  le  droit  de  con- 
damner ad  melalla  (3).  Ici  se  présente  une  difficulté. 
Tillemont,  qui  rejette  entièrement  ces  Actes  (4),  fait 
observer  que  jusqu'à  Valérien  au  moins  le  Rosphore 
Cimmérien  eut  des  rois  amis,  mais  non  sujets  des  Ro- 
mains. Comment  donc  Clément  y  aurait-il  été  relégué, 
et  y  aurait-il  trouvé  d'autres  chrétiens  déjà  condam- 


:'l)  Mapruptov  to-j  âyiou  K>yj|ievTOC  7rcnta  cPû|li)C,  dans  Cotelier,  S.  lUir- 
nubx  et  aliorum  patrum  apostolicorum  scripta,  1672,  p.  828-836; 
l-unk,  Opéra  Patrum  apostolicorum,  t.  I.  p.  808. 

(2)  Voir  plus  haut,  p.  120. 

(3)  Digeste,  XLV1II,  xix,  8,  g  5. 

(4)  Tillemont,  Mémoires,  t.  II,  note  xn  sur  suint  Clément. 


EXAMEN  D]    QUELQUES  PASSIONS  DE  MARTYRS  1:1 

nés?  Le  savanl  critique  se  trompe.  La  puissance  ro- 
maine avail  depuis  Longtemps  pris  pied  dans  ces  con- 
trées, Elle  j  exerçai!  une  véritable  suzeraineté.  La 
principale  cité  de  La  Chersonèse  Taurique  avail  été  par 
Rome  déclarée  ville  libre  (1).  En  (>:>,  le  Légal  de  La 
Hésie  inférieure  l'avail  défendue  contre  le  coi  «1rs 
Scythes  2).  En  »'><).  il  y  avait  dans  toutes  les  régions 
du  Bosphore  des  garnisons  <'t  des  Hottes  romaines  (3). 
Mu  a  trouvé  à  Cherson  L'inscription  funéraire  d'un 
soldat  de  la  Légion  A7  Claudia,  cantonnée  au  deuxième 
siècle  dans  La  Mésie  inférieure  et  Les  pays  qui  en  dé-« 
pendaient  plus  ou  moins  étroitement  ('♦).  La  difficulté 
soulevée  parTUlenionl  disparaît  donc;  mais  une  autre 
subsiste.  Clément,  disent  les  Actes,  trouva  au  lieu  de  son 
exil  deux  mille  chrétiens  «  depuis  longtemps  (5)  »  con- 
damnés par  sentence  juridique,  et  occupés  à  l'extrac- 
tion du  marbre.  «  Depuis  longtemps  »  s'entendrait 
difficilement  d'une  sentence  prononcée  sous  Trajan  : 
Nerva  n'en  rendit  point  contre  les  chrétiens;  il  faut 
donc  admettre  <jue  ces  forçats  avaient  été  condamnés 
pendant  la  persécution  de  Domitien.  Comment  concilier 
ce  fait  avec  L'assertion  si  précise  de  Dion,  rapportant 


(1)  Pline,  But  Nat  IV.  sô.  Cf.  Corp.  irucr.  gr»c.t  il.  p.  90. 

(2)  Orelli.  750;  Wilmaniis.  Exempta  /user.  Int..  lli.'.. 
Josèphe,  De  Bell  Jud.,  11.  16. 

(4)  i>>'  Koehne,  Beitr&ge  tur  Geschichte  und  Irchxotogie  von  <  her- 
tonesui  in  Taurien;  h"-  Rômisch-Bosporanische Zeit,  dans  les  Mem. 
fur  Archéologie  und  Numismatih  in  Petersburg,  t.  H,  1848,  p.  308; 
cité  par  Marquardt,  Mmische  Staalsverwallung,  1. 1. 1>.  807,  notes. 

Quand  aucune  durée  n'arait  été  fixée  pai  le  juge,  les  condamna- 
lioiiv  tut  metalla  étaienl  de  <\\\  .ms.  Hodestin,  an  />"/.,  xi.vni.  ux,  23. 


172  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

que  Nerva  rappela  tous  les  exilés  de  Domitien?  On  peut 
répondre  que  cette  mesure  s'appliqua  seulement  aux 
exilés  (1),  et  non  à  ceux  qui  avaient  été  envoyés  aux 
travaux  forcés,  gens  de  condition  plus  humble ,  dont 
le  labeur  pénal  profitait  à  l'État,  et  que  Ton  oublia  vo- 
lontairement  ou  involontairement.  Ces  condamnés  ad 
melalla  avaient  peut-être  été  recrutés  parmi  les  cer- 
doncs  dont  Juvénal  a  mentionné  d'un  mot  la  persécu- 
tion. D'après  les  Actes,  la  présence  de  Clément  dans  ce 
lieu  d'exil  amena  un  grand  nombre  de  conversions, 
la  destruction  des  temples,  la  construction  de  beau- 
coup d'églises;  les  succès  évangéliques  du  pape  dé- 
porté furent  la  cause  de  son  martyre  et  de  la  mort  de 
nombreux  fidèles  de  la  Chersonèse,  immolés  avant  lui. 
Aucun  de  ces  faits  n'est  invraisemblable  :  on  a  vu  par 
la  lettre  de  Pline  avec  quelle  facilité  le  christianisme 
se  répandait  dans  les  régions  voisines  du  Pont-Euxin, 
et  comme  le  culte  des  dieux  y  tombait  vite  en  déca- 
dence :  il  convient  d'ajouter  que  les  condamnés  ad 
metalla  jouissaient  quelquefois  d'une  liberté  relative , 
•  t  que  la  construction  par  eux  de  lieux  de  prière  n'est 
pas  un  fait  inconnu  de  l'histoire  (2) . 

<(  Ce  que  les  Actes  racontent  de  la  prompte  diffu- 
sion du  christianisme  en  Chersonèse,  écrit  M.  de  Rossi, 
esl  démontré  vrai  par  les  événements.  Les  premières 
monnaies  sur  lesquelles  apparaisse  la  croix  sont  celles 


(1)  Pas  même  à  tous  les  exilés,  si  l'on  admet  que  Doinitille    ne  l'ut 
pas  rappelée  de  Pontia. 

2   lï.  Eusèbe,  !><■  martyribûs  Valestinx,  13. 


EXAMEN  Dl    QUELQUES  PASSIONS  DE  MARTYRS  173 

de  ces  rois  du  Bosphore,  résidanl  à  Totorse,  qui  dès 
l.-s  années  2!»<i  et  •{(►3,  sous  Dioclétien,  gravèrent  sur 
Leurs  médailles  le  signe  du  saint  l  .  Depuis  2"o.  on 
ne  rencontre  plus  dans  L'abondante  série  des  monnaies 
de  ces  rois  l'image  accoutumée  d'Astarté,  ni  aucun 
indice  «lu  culte  païen.  L<-  trident,  imprimé  sur  1rs 
pièces  de  ces  années,  non  seulement  n'est  pas  une 
image  nécessairement  idolatrique,  mais  encore  est 
un  des  signes  adoptés  par  les  chrétiens  pour  dissimu- 
ler l.i  croix.  Ainsi  l,i  région  «lu  monde  antique  où  la 
croix  du  Christ  triompha  avant  tout  autre  lieu  semble 
avoir  été  précisément  la  Chersonèse  Taurique.  Les 
découvertes  <lr  monuments  chrétiens  en  Crimée  ne 
Boni  pas  rares.  M.  le  eomtr  Ouwaroff,  qui  \  a  t'ait  des 
touilles  considérables,  m'a  décrit  les  nombreuses 
cryptes  chrétiennes  par  lui  retrouvées  et  explorées. 
»)n  connaît  la  basilique  découverte  par  lui  à  l'extré- 
mité «1rs  faubourgs  orientaux  de  Srbastopol  (au  nord 
de  la  cité  de  Cberson),  ornée  de  colonnes  couron- 
nées par  des  chapiteaux  d'excellent  style  ionique,  sur 
lrs.jurls  s'élevaient  des  cubes  décorés  de  croix  et 
dr  monogrammes  du  (Jnist.  Sur  les  colonnes  se  lisent 
1rs  noms  «1rs  citoyens  qui  ont  fourni  dr  l'argent  pour 
la  construction  du   temple  sacré.  Los  flots  de  la  mer 


i)  De  Koehne,  Description  du  musée  de  feu  le  prince  Basile  Kots- 
ckoubi  a  et  i  echt  a  lu  s  sur  i  histoire  <  '  lu  numismatique  des  col 
grecqut  •>  en  /?">>•'  ainsi  que  dt  i  royaumes  du  Pont  et  'lu  Bosphor 
Cimmérien,  Saint-Pétersbooig,  1857,  t.  II,  ]  U6  ;  Caredoni, 

Appendice  aile  ricerche  critiche  <ni<>nu>  aile  med.  costanliniane, 
]..  18,  is    Bullett.  an eh.  Neap.,  ser. 2, aano VII,  p 


174  LA  PERSECUTION  DE  TRAJAX. 

ont  emporté  un  angle  de  l'édifice.  Cette  basilique 
aurait-elle  été  dédiée  à  saint  Clément?  Je  l'ignore; 
mais  j'espère  que  les  monuments  chrétiens  de  Crimée 
répandront  un  jour  quelque  lumière  sur  ses  Actes, 
son  histoire  et  son  tombeau  (1).  » 

La  lumière  attendue  par  l'éminent  archéologue  ne 
s'est  pas  encore  faite  :  à  peine  pouvons-nous  aperce- 
voir quelques  rayons  mêlés  d'ombres.  Une  seule  chose 
est  certaine  :  il  existait  en  Crimée  une  tradition  locale, 
antérieure  au  sixième  siècle,  probablement  beaucoup 
plus  ancienne,  et  qui  durait  encore  au  neuvième 
siècle,  époque  où  l'apôtre  des  Slaves,  saint  Cyrille, 
apporta  à  Rome  les  reliques  de  saint  Clément  (2). 
D'après  cette  tradition ,  le  saint  de  ce  nom  dont  le 
tombeau  était  vénéré  en  Crimée  serait  le  pape ,  dis- 
ciple des  apôtres,  qui  aurait  été  déporté  dans  ce 
pays,  et  y  serait  mort  martyr.  Elle  est  corroborée  in- 
directement par  un  fait  digne  de  remarque  :  à  Rome 
le  tombeau  de  saint  Clément  était  inconnu.  La  ba- 
silique élevée  sous  son  nom ,  et  remontant  au  moins 
à  Constantin  (3),  ne  le  contenait  pas.  Les  martyro- 
loges, sacramentaires  et  autres  documents  du  qua- 
trième et  du  cinquième  siècle,  n'y  font  pas  allusion; 
les  topographes  du  septième  siècle,  où  l'on  trouve 


i    Bullettino  <li  archeologia  cristiana,  1864,  p.  5,  <>. 

(2)  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1863,  p.  9.  —  Voir  l'article 
du  I'.  Martinov  sur  la  Légende  italique  des  saints  Cyrille  et  Mé- 
thode, dans  la  Revue  des  questions  historiques,  juillet  1884,  p.  no- 
166. 

(3)  Cf.  deRossi.  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  ihtd.  p.  îi'.t 
el  sq. 


!  WM1  \   1>K  QUELQUES  PASSIONS  DE  MARTYRS.  l1i 

l'indication  de  tous  l< !S  COrpS  >.tinls  qui  reposaient  par 
exception  dans  l'intérieur  de  Konu\  ne  parlent  pas 
.le  saint  Clément  (1).  En  L'absence  «le  toute  preuve 
directe,  la  critique  * I * > ï t  tenir  compte  de  cette  concor- 
dance entre  la  tradition  positive  de  Grimée  et  tefail  néga- 
tif de  Rome  :  ce  n'est  pas  assez  pour  accepter  comme 
historique  le  récit  d'Actes  qui  ne  sont  pas  contempo- 
rains, mais  c'est  trop  pour  avoir  le  droit  de  le  rejeter 
a  priori  parmi  les  l'ailles  :  il  faut  suspendre  son  juge- 
mont  en  attendant  «pie  de  nouvelles  découvertes 
viennent  infirmer  on  confirmer  leur  témoignage. 

Do  reste,  La  tradition  qui  donne  à  saint  Clément  le 
titre  de  martj  r  n>'  dépend  pas  nécessairement  «!«'  la  so- 
lution que  ces  questions  pourront  un  jour  recevoir. 
Elle  est  très  ancienne,  et  nous  a  été  transmise  par  di- 
vers documents,  dont  plusieurs  sont  d'une  époque  an- 
térieure à  celle  où  la  Passion  grecque  commence  à  être 
citée  «n  Occident.  «  Clément  <'st  qualifié  de  martyr  par 
llulin  -2  ,  par  le  pape  Zosime  (3),  et  par  le  concile  de 
Vaison,  en  VV2  (V).  Le  même  titre  lui  est  donné  dans 
Les  calendriers  romains,  depuis  celui  du  martyrologe 
biéronymien,  dans  Les  sacramentaires  romains  depuis 
Le  sacramentaire  léonien,  et  dans  les  autres  livres  li- 
turgiques. <>n  a  retrouvé  à  Rome,  dans  la  basilique 


(1)  Duchesne,  /  tude  ■><//■  U  Liber  Pontificalis,  i s 7 7 .  p.  149. 

(2)  S.  Jérôme,    U><>l-  adv.   libros  Rujini,  éd.   Hartianay,  i.   iv, 

l'.ti  I.    H.  p.    iO'.». 

:{    Jaffé,  llr./..  n°  329;  Constant.  I  />.  Pont  Rom.,  p.  943. 
i    Canon  <;. 


176  LA  PERSKCl'TION  DE  TRAJAN. 

qui,  dès  le  temps  de  saint  Jérôme  (1),  «  conservait  la 
mémoire  »  de  Clément,  des  fragments  d'une  grande 
inscription  dédicatoire  où  figure  le  mot  MARTYR. 
Suivant  la  restitution,  à  peu  près  certaine,  proposée 
par  M.  de  Rossi  (2),  ce  qualificatif  était  joint  au  nom 
de  Clément.  L'inscription  est  du  temps  du  pape  Sirice 
(38^-399).  Il  est  donc  sûr,  quoi  qu'il  faille  penser  du 
silence  des  anciens  auteurs,  Irénée,  Eusèbe,  Jérôme, 
que  la  tradition  du  martyre  de  saint  Clément  était  éta- 
blie à  Rome  dès  la  fin  du  quatrième  siècle  (3) .  » 


(1)  De  vins  M.,  15. 

(2)  Bulleltino  di  archeologia  cristiana,  1870,  p.  148. 

(3)  Duchesne,   le  Liber  Pontificalis,  p.  123,  note  9.   Cf.  p.    124, 
note  10,  et  Introduction,  p.  xci. 


BAITTl  SIMÉON  DE  Jl  K\  5ALBM  i" 

III. 

Saint  Siméon  de  Jérusalem  et  saint  Ignace  d'Antioche. 

Le  Lecteur  a  peut-être  éprouvé  quelque  fatigue  à 
qous  suivre  si  Longtemps  dans  la  voie  des  conjectu- 
pes.  C'est  l'écuei]  inévitable  d'une  étude  comme  celle- 
ci.  \  côté  de  documents  certains,  en  pleine  Lumière, 
comme  La  Lettre  de  Pline,  analysée  au  commencement 
de  ce  chapitre,  on  rencontre  des  questions  qui  ae  sont 
point  mûres,  ei  ae  mûriront  peut-être  jamais,  des 
documents  qu'il  faut  presser  <!••  toutes  parts  pour  en 
extraire  un  pen  d'histoire.  On  n'a  pas  le  droit  de  les 
négliger,  car  ce  sérail  passer  parfois  à  coté  de  la 
vérité;  mais  on  n'ose  affirmer,  et  Ton  s'abstient  de 
conclure.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  ce  que  l'art  en 
souffre,  el  combien  L'histoire  perd  à  devenir  de  la  cri- 
ti<pi<\  Aussi  est-ce  avec  joie  que  L'historien  se  retrouve 
enfin  sur  un  terrain  solide,  où  L'on  peut  s'avancer 
sans  crainte. 

L'année  lo7  \it  le  supplio-dr  «Lux  des  plus  grands 
personnages  de  L'Église  primitive,  sainf  Siméon,  évo- 
que de  Jérusalem,  el  sainl  Ignace,  évèque  d'Antio- 
che. 

Eusèbe  fixe  <laus  sa  Chronique  la  mort  <lr  saint 
Siméon,  fils  on  petit-fils  <!<■  dopas,  ei  cousin  <lu  Sau- 
veur, a  cette  date,  qui  est  en  effel  la  plus  probable   l 

Eusèbe,  Chronique,  .1  l'anaèe  iode  Trajaa. 

1  • 


178  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

Les  détails  qu'il  donne  ailleurs  (1)  sur  le  martyre  de 
l'évèque  de  Jérusalem  sont  empruntés  à  Hégésippe, 
qui  vivait  au  deuxième  siècle,  et,  juif  converti,  a  dû 
être  bien  instruit  de  ces  faits.  Le  signal  de  la  persécu- 
tion avait  été  donné,  dans  plusieurs  villes,  par  des 
mouvements  populaires  dirigés  contre  les  chrétiens. 
A  Jérusalem,  la  haine  de  quelques  hérétiques,  ébioni- 
tes,  esséens  ou  elkasaïtes,  fit  cause  commune  avec  celle 
des  païens  :  Siméon  fut  accusé  par  un  de  ceux-là, 
non  seulement  comme  chrétien,  mais  comme  étant 
de  la  race  de  David  (2).  Pour  quel  motif  la  recherche 
des  descendants  de  David,  interrompue  sous  Dona- 
tien, avait -elle  été  reprise  sous  Trajan?  Nous  l'igno- 
rons, comme  beaucoup  de  faits  de  cette  époque,  dont 
lhistoire  est  si  mal  connue.  Peut-être  de  sourdes  agi- 
tations ,  avant-coureurs  de  la  terrible  révolte  de  l'an 
11G,  régnaient-elles  déjà  dans  les  pays  juifs,  et 
avaient-elles  mis  l'autorité  romaine  en  défiance  con- 
tre les  derniers  et  obscurs  représentants  de  l'antique 
race  royale.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  double  accusation 
fut  accueillie  par  le  légat  consulaire  de  la  Palestine, 
Tiberius  Glaudius  Atticus  (3).  Pendant  plusieurs  jours 
le  saint  vieillard  (Siméon  avait  cent  vingt  ans)  fut 
torturé;  son  courage  fit  l'admiration  d'Atticus  et  de 
tous  les  assistants.  Enfin  il  fut  mis  en  croix  ;  mais  la 
recherche  des  descendants  de  David  fut  continuée  après 


(1)  Hist.  Eccl.,  III,  32. 

('.»)£.!;  'j-i-'jt  v.~'j  Aa6l5  /.'A  xpicrnavoù.  Hégésippe,  dans  Eusèbe,  loc.  cit. 
(3)  Cf.    Borghesi,  Œuvres,   l.   Y,  p.   534;    Marquardt,   Rômische 
Staatsverwatiung,  1. 1.  p.  119,  note  1. 


SAINT  IGNACE  D  Wihx  HE.  [79 

son  supplice,  et  l'on  découvrit  que  ses  accusateurs 
appartenaienl  à  la  même  famille  :  ils  furent  condam- 
nés ;ï  leur  leur:  ainsi  le  sang  innocent  se  trouva 
vengé. 

Si  l'histoire  de  saint  Siméon  peut  se  résumer  en 
quelques  mois,  celle  de  saint  Ignace  demande  de  plus 
longs  éclaircissements.  Elle  n'offre  point,  cependant, 
d'insolubles  difficultés.  Les  questions  relatives  au  glo- 
rieux évêque  d'Antioche  sont  simples,  quand  on  n'es- 
saie  pas  de  les  compliquer  et  de  les  obscurcir.  Les 
Ictes  de  son  martyre  ne  sont  point  contemporains, 
bien  que  rédigés  en  partir  d'après  des  documents 
sérieux  1).  Ils  en  rapportent  exactement  l'époque, 
mais  iU  se  trompent  sur  1rs  circonstances  «le  la  con- 
damnation. En  revanche,  les  sept  lettres  de  saint 
Ignace  au \  Kphésiens,  au\  Magnésiens,  auv  Tralliens, 
aux  Romains,  auv  Philadelphiens  et  à  Polycarpe  sont 
«l'une  authenticité  certaine  (2).  Elles  font  complète- 
ment connaître  s,. s  idées  ,t  sa  personne,  et  elles  suf- 
fisent à  reconstituer  sinon  l'histoire  de  sa  vie,  au 
moins  celle  de  son  martyre,  dont  les  Actes  ne  peuvent 
donner  d'une  manière  sûre  que  la  date. 

Celle-ci  est  bien  établie.  Eusèbe,  dans  sa  Chronique, 
place  en  l'an  107  le  commencement  «le  la  persécution 
de  Trajan    :5  .    et    rattache   Immédiatement   à   cette 

(1)  Noos  parlons  ici  du  texte  latin  d'Usher  el  grec  de  Rninart.  Voir 

1 16,  note  1. 
(a   Sur  l'authenticité  des  sept  lettres,  voir  Punk,  Opéra  Patrum 
apostolicorum,  t.  I, p.  \i.i\  i.vwiii.  el  Dû  Echteit  der  ignatianis- 
du  a  Briefeaui  mur  Vertheidigt,  robingue,  1883 
Elle  a  commencé  plus  tôt,  comme  on  l*a  vu. 


180  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

indication  le  martyre  de  saint  Ignace.  Les  nolœ 
temporis  données  par  les  Actes  sont  dune  précision 
trop  grande  pour  n'avoir  point  été  empruntées  à 
quelque  source  ancienne.  La  condamnation  du  saint 
à  Antioche  y  est  rapportée  «  à  la  neuvième  année 
du  règne  de  Trajan  (1),  »  ce  qui  était  la  manière 
accoutumée  d'indiquer  les  dates  dans  les  parties 
orientales  de  l'empire,  tandis  que  son  supplice  à  Rome 
est  dit  avoir  eu  lieu  le  20  décembre,  «  étant  consuls 
Sura  et  Sénécion  (pour  la  deuxième  fois),  »  ce  qui  est 
la  formule  romaine  bien  connue  (2).  Ces  dates  cor- 
respondent à  celle  qu'indique  Eusèbe,  puisque  la 
neuvième  année  de  Trajan  expire  à  la  fin  de  janvier 
107.  C'est  donc  au  mois  de  janvier  107,  c'est-à-dire 
avant  la  fin  de  la  neuvième  année  de  Trajan,  que 
fut  condamné  Ignace,  et  onze  mois  plus  tard,  dans  la 
même  année,  pendant  laquelle  Sura  et  Sénécion 
gérèrent  ensemble  le  consulat,  qu'il  fut  mis  à  mort. 
Il  semble  que  l'auteur  des  Actes  ait  eu  sous  les  yeus 
un  document  oriental  relatant  la  condamnation   du 


(1)  Tco  £vv<xtw  ?tïi  t?,;  àvToy  [ia<ji).îia;.  Ruinait,  Acta  sincera,  p.  69G. 
—  Actorum  initio,  ubi  res  Antiochiae  gestse  aarrantur,  tempus  anni  im- 
perii  Trajani  designatum  observo,  quae  sane  desigoandi  tcmporis  ratio 
in  provincîis  praesertim  orientalibus  solennis  erat.  De  Rossi,  Inscript, 
christ,  nriiis  Romse,  p.  <>. 

(2)  TTtaTS'jôvTwv  Ttapà  Po[xa(oi(  Xûpa  y.ai  Sevexiou  tô  5eûxepov,  Rui- 
narl,  p.  7o7.  —  In  exlrt-ma  \n<>  Actorum  parle,  quœ  [gnatii  Bupplicium 
ititiii.-c  consiiiiiiiiaiiini  respicit,  per  coosaluni  Domina  ita  coasignatus 
annus est,  ut  eam  formulam  al»  urbana coosaetudine  esse  petitara  >,iti.s 
appareat.  De  Rossi,  loc.  cit.  — L'une  des  plus  anciennes  inscriptions 
chrétiennes  datées  porte  précisément  la  mention  :  SVRA  ET  SENEC. 
Ci»--.  Ilml..  p.  :j. 


SAINT   hlN.UT.  DAM  loi  II!  i  s  | 

saint  à  Antioche,  et  un  document  romain  racontanl 
s.m  martyre,  et  ait  reproduit  servilement  la  formule 
employée  par  l'un  et  par  l'autre  pour  dater,  Le  premier 
à  la  façon  orientale,  le  second  à  la  manière  romaine. 

.Nous  sommes  donc  dès  à  présent  en  possession  de 
la  date  <lu  martyre  d'Ignace  1  .  ei  ou  précieux  écrit 
que  nous  rencontrerons  tout  à  l'heure  nous  permettra 
«l'apporter  «les  arguments  d'un  autre  ordre  à  l'appui 
de  cette  première  indication.  Mais,  en  dehors  de  la 
date,  que  sait-on  de  précis  sur  ce  martyre?  Peu  de 
chose,  "ni  pensé  quelques  historiens  (-2).  Beaucoup, 
répondrons-nous,  même  si  l'on  renonce  A  se  servir 
des  Actes.  M.  Renan  a  retracé,  >-w  une  page  excellente, 

l'incontestable  dans  L'histoire  d'Ignace;  »  on  me 
permettra  d'emprunter  ses  paroles  :  elles  résument 
clairement  les  documents  contemporains,  et  mettent 
en  pleine  lumière  le  grand  rôle  et  la  personnalité 
puissante  de  L'évêque  d'Antioche  : 

«  Dans  des  circonstances  que  nous  ignorons,  dit-il. 
probablement  à  la  suite  de  quelque  mouvement  popu- 
laire  (3),  Ignace  fut  arrêté,  condamné  à  mort,  et, 
comme  il  n'était  pas  citoyen  romain,  désigné  pour 
être  conduit  à  Home  et  livré  aux  bêtes  dans  l'amphi- 
théâtre    »  .  On  choisissait  pour  cela  les  plus   beaux 


(1)  Nous  écartons  tout  à  fait  I  hypothèse  de  IL  Harnack,  Die  /<  it  des 
Ignatius,  Leipzig,  1878,  d'après  laquelle  sainl  Ignace  aurai!  féen  -miN 
Hadrien. 

(2)  Auhr.  Histoire  des  persécutions,  p.  231;  Havet,  le  Christia- 
nisme et  set  Origines,  1884,  t.  JV.  p.  432. 

(3)  s.  Ignace,   IdSmyrn.,  \i.  Id  Polyc,  :■.  [d  Rom.,  10. 

i    /'  \iviii.  \i\.  ai;  Lettre  des  église*  de  Lyon  et   de 


182  LA  PERSECUTION  DE  TRAJAN. 

hommes,  dignes  d'être  montrés  au  peuple  romain  (1). 
Le  voyage  de  ce  courageux  confesseur  d'Antioche  à 
Rome,  le  long  des  cotes  d'Asie,  de  Macédoine  et  de 
Grèce  (-2),  fut  une  sorte  de  triomphe.  Les  églises  des 
villes  où  il  touchait  s'empressaient  autour  de  lui,  lui 
demandaient  des  conseils.  Lui,  de  son  coté,  leur  écri- 
vait des  épîtres  pleines  d'enseignements,  auxquels  sa 
position  analogue  à  celle  de  saint  Paul,  prisonnier 
de  Jésus-Christ,  donnait  la  plus  haute  autorité  (3).  A 
Smyrne,  en  particulier,  Ignace  se  trouva  en  rapport 
avec  toutes  les  églises  de  l'Asie  (i) .  Polycarpe ,  évèque 
de  Smyrne,  put  le  voir  et  garda  de  lui  un  profond 
souvenir  (5) .  Ignace  eut  à  cet  endroit  une  correspon- 
dance étendue  (6)  ;  ses  lettres  étaient  accueillies  avec 
presque  autant  de  respect  que  des  écrits  apostoliques. 
Entouré  de  courriers  d'un  caractère  sacré  qui  allaient 
et  venaient,  il  ressemblait  plus  à  un  personnag-e  puis- 
sant qu'à  un  prisonnier.  Ce  spectacle  frappa  les 
païens  eux-mêmes,  et  servit  de  base  à  un  curieux  petit 
roman  qui  est  venu  jusqu'à  nous  (7).  »  Le  roman 
dont  il  est  ici  question  est  le  De  morte  Peregrini  de 


Vienne,  dans  Ëusèbe,  Hist.  Eccl.,  V,  1  (37,  47);  le  Pasteur  d'Hermas, 
visio  III,  2;  Épitre  à  Diognète,  7:  S.  Justin,  Dialog.  cum  Tryph., 
110;Tertiillien,^;;o?.,  40. 

(1)  Si  ejus  roboris  vcl  arlilicii  sint  ut  digne  populo  roinano  exliiberi 
possint.  Digeste,  loc.  cit. 

(•'.)  S.  Polycarpe,  AdPhil.,  9;  S.  Ignace,  Ad  Rom.,  9. 

(3)  S.  Ignace,  Ad  Rom.,  9. 

(4)  S.  [gnace,  Ad  Rom.,  10;  AdMagn.,  15;  Ad  Troll.,  12. 

(5)  S.  Polycarpe.    \<l  PMI,  9. 

(6)  S.  Ignace,  Ad  Rom.,  4,  9, 10. 

:    Renan,  les  Évangiles,  \>.  i87,  488. 


SAINT  IGNACE  DANTIOCH]  183 

Lucien,  dans  Lequel  le  satirique  du  deuxième  siècle 
s'esl  plu  à  imiter  certains  traits  de  L'histoire  de  saint 
Ignace,  et  qui  ae  peut  avoir  été  écrit  que  par  une 
personne  ayanl  sous  1rs  yeux  les  épltres  mêmes  de 
L'évèque  d'Antioche    1  . 

La  plus  célèbre  est  adressée  de  Smyrne  aux  Ro- 
mains. .!«■  la  cite  presque  eu  entier,  bien  qu'elle  soit 
dans  toutes  les  mémoires.  L'antiquité  chrétienne, 
aucune  antiquité  sans  doute,  d'offre  rien  de  plus  beau. 
Les  défauts  de  la  Forme  littéraire,  obscurité,  longueurs, 
répétitions,  disparaissent  devanl  La  grandeur  incom- 
parable  du  fond.  Nous  n'avons  pas  le  pécil  authentique 
du  martyr.'  d'Ignace;  nous  ayons  mieux  que  cela. 
L'image  vive,  sincère,  originale,  de  L'âme  de  ce  grand 
chrétien,  à  la  veille  du  martyre,  quand  lui  apparais- 
sent de  loin  les  lions  qui  doivent  le  dévorer,  et  der- 
rière les  lions  la  gloire  même  du  Christ,  dont  les 
rayons,  comme  un  splendide  soleil  couchant,  l'em- 
brasenl  et  le  transfigurent. 

lunace,   dans   la  salutation,    empreinte  de  toute  La 

pompe  orientale,  par  laquelle  il  commence  sa  lettre. 

prend   le    surnom   de  porte-Dieu,  'Iyvauoç  xal  ô  Beofo- 

■i  .  Il  s'adresse  à  L'Eglise  romaine,  et  lui  prodigue 

(1)  Voir  des  rapprochements  décisifs  dans  Fonk,  Opéra  Patrum 
apostolicorum,  t.  I.  p.  L,  i.l. 

'.]  Dans  li-  iiioinli'   romain,   ri l'a  i îliv    Borghesi  (U 

t.  III.  p.  isT-513).  on  portail  Bouvenl  nn  double  eognomen,  le  premier 
d'nsage  civil  et  légal,  le  second  appellation  familière.  IK  étaient  réunis 
ordinairement  par  la  formule  qui  et,  équivalent  latin  de  6  xal.  Exemple: 
m  l  i.  SYMMACHl  qvi  i:t  NONNVS  BulMtmo  di  areheologia 
crittiana,  1166,  p.  69).  Quelquefois,  au  lieu  de  gui  '•/.  on  employait  la 
préposition  - 


184  LA  PERSÉCUTION  DE  TRA.TAN 

de  magnifiques  louanges.  Puis,  arrivant  au  but  prin- 
cipal de  la  lettre,  il  supplie  les  Romains  de  n'user 
d'aucune  influence  pour  obtenir  sa  grâce  et  le  dérober 
au  martyre  :  peut-être  des  démarches  avaient-elles 
été  faites  près  d'eux  par  les  fidèles  d'Asie,  qui  es- 
péraient procurer,  par  le  crédit  de  quelque  membre 
riche  ou  influent  de  l'église  de  Rome,  la  délivrance 
du  saint  évèque.  Ignace  en  prévient  l'effet  par  ces 
fermes  paroles  : 

«  A  force  de  prières,  j'ai  obtenu  de  voir  vos  saints 
visages;  j'ai  même  obtenu  plus  que  je  ne  demandais, 
car  c'est  en  qualité  de  prisonnier  de  Jésus-Christ  que 
j'espère  aller  vous  saluer,  si  toutefois  Dieu  me  fait  la 
grâce  de  rester  tel  jusqu'au  bout.  Le  commencement 
a  été  bon.  Que  rien  seulement  ne  m'empêche  d'attein- 
dre l'héritage  qui  m'est  réservé.  C'est  votre  charité 
que  je  crains.  Vous  n'avez,  vous,  rien  à  perdre; 
moi,  c'est  Dieu  que  je  perds,  si  vous  réussissez  â  me 
sauver.  Je  ne  veux  pas  que  vous  cherchiez  à  plaire 
aux  hommes,  mais  que  vous  persévériez  à  plaire  â 
Dieu.  Jamais  je  ne  retrouverai  une  pareille  occasion 
de  me  réunir  â  lui;  jamais  vous  ne  ferez  une  meil- 
leure œuvre  qu'en  vous  abstenant  d'intervenir.  Si 
vous  ne  dites  rien,  je  serai  à  Dieu  ;  si  vous  m'aimez  d'un 


OPTATINE  RETICI.ESIVE  PASCASI.E:  Orelli.  :>77l  :  cf.  2772,  2773. 
/'(iscdsiaest  un  coynomai  chrétien,  que  Ion  réunissait  ainsi  par  une 
préposition  au  coynomen  civil.  De  mémo  pour  une  inscription  incom- 
plète publiée  par  M.  deRossi  :  ....  SIVE  ANASTASIA  :  Anasta>ie.  qui 
signifie  résurrection,  est  le  nom  spirituel  ou  chrétien  de  la  défunte. 
Bullettmo  di  archeologia  cristiana,  18C>7.  p.  31 


SAINT  IGNACE  D'ANTIOCHI  is, 

amour  charnel,  je  me  trouverai  rejeté  dans  la  \  i « ■  «  1  « ■ 
ce  monde.  Laisses-moi  immoler,  pendanl  que  faute! 
est  prêt.  Réunis  tous  en  chœur  par  la  charité,  vous 
chanterez  :  Dieu  a  daigné  envoyer  d'Orienl  en  Occi- 
dent l'évèque  de  Syrie!  Il  est  bon  de  se  coucher  du 
monde  en  Dieu  pour  se  lever  en  lui. 

«  Vous  n'avez  jamais  fait  de  mal  à  personne;  vous 
avez  <'iiN,i_:iir  les  autres.  Je  veu\  que  vos  préceptes 
soient  maintenus  l).  Demandez  pour  moi  la  force 
du  dedans  e1  du  dehors,  afin  que  je  n'aie  pas  seule- 
ment les  paroles,  mais  la  volonté,  que  je  ne  ^<>is  pas 
seulemenl  appelé  chrétien,  mais  trouvé  tel  quand 
j'aurai  disparu  du  monde.  Ce  qu'on  voit  est  tempo- 
raire, ce  qu'on  ne  voit  pas  est  éternel (2).  Jésus-Christ 
lui-même  est  invisible  (3)  depuis  qu'il  est  réuni  à  son 
Père.  Le  christianisme  n'est  pas  seulement  une  œuvre 
de  silence,  mais  une  œuvre  de  grandeur  et  d'éclat. 

«  J'écris  aux  Églises;  je  mande  à  tous  que  je  veux 
mourir  pour  Dieu,  si  vous  ne  m'en  empêchez.  Je  vous 
conjure  de  ne  pas  me  montrer  une  tendresse  intem- 
pestive. Laissez-moi  être  la  nourriture  des  bêtes,  par 
lesquelles  il  me  sera  donné  de  jouir  de  Dieu.  Je  suis 
le  froment  de  Dieu  :  il  faut  que  je  sois  moulu  par  la 
ilrnt  des  bêtes  pour  que  je  sois  trou\é  pur  pain  du 
r.hrist.  Caressez-les  plutôt,  afin  qu'elles  soient  mon 
tombeau,  qu'elles  ne  laissent  rien  subsister  de  mon 


(1)  Allusion  au\  ferme)  doctrines  de  L'Église  romaine  mu  le  martyre. 

(2)  Citation  il.-  saint  Paul.  //  Cor..  IV.    is. 

(3)  Le  texte  publié  par  Rninart,  p.   toi.  porte  (tâXXw  pofvrrw.  Le 

I   us  exige  etoèv  ixi/'/ov. 


186  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

corps,  et  que  mes  funérailles  ne  soient  à  charge  à 
personne  (1).  Alors  je  serai  vraiment  disciple  de  Jésus- 
Christ,  quand  le  monde  ne  verra  plus  mon  corps. 
Priez  le  Christ  pour  moi,  afin  que  par  ces  membres 
je  devienne  un  sacrifice  à  Dieu.  Je  ne  vous  commande 
pas  comme  Pierre  et  Paul.  Ils  étaient  apôtres  ;  je  suis 
un  condamné.  Ils  étaient  libres;  je  suis  maintenant 
un  esclave  (2).  Mais  si  je  souffre,  je  deviendrai  affran- 
chi de  Jésus-Christ  (3)  et  je  renaîtrai  libre.  Aujour- 
d'hui, dans  les  chaînes,  j'apprends  à  ne  rien  désirer. 
«  Depuis  la  Syrie  jusqu'à  Rome,  sur  terre,  sur 
mer,  de  jour,  de  nuit,  je  combats  déjà  contre  les 
bêtes,  enchaîné  que  je  suis  à  dix  léopards  (je  veux 
parler  des  soldats  de  garde,  qui  se  montrent  d'autant 
plus  méchants  qu'on  leur  fait  plus  de  bien).  Grâce  à 
leurs  mauvais  traitements,  je  me  forme  ;  mais  je  ne  suis 
pas  pour  cela  justifié  (4),  Je  gagnerai  à  être  en  face  des 
bêtes  qui  me  sont  préparées.  J'espère  les  trouver  bien 
disposées;  je  les  caresserai  plutôt,  afin  qu'elles  me 
dévorent  sur-le-champ,  et  ne  fassent  pas  comme  pour 
certains  qu'elles  ont  craint  de  toucher.  Si  elles  y 
mettent  du  mauvais  vouloir,  je  les  forcerai. 


(1)  Ce  souhait,  que  la  charité  dictait  au  saint  évéque,  ne  fat  pas  entiè- 
rement accompli;  quelques  débris  de  son  corps  échappés  à  la  dent  des 
bêtes  furent  rapportés  à  Antioche  :  Ri'liijuia)  corporis  Anliochiaj  jaccnt 
extra  portam  Daphniticam  in  cœmeterio,  dîl  sainl  Jérôme,  De  viris  il- 
luslr.,  16. 

(2)  Le  condamné  à  une  peine  capitale  perdait  ses  droits  d'homme 
libre,  el  devenait  servuspœnx.  Digeste,XL\lll,  xix,  17,29. 

(3)  Cf.  saint  Paul,  /  Cor.,  vu,  22. 

(4)  Citation  de  saint  Paul,  /  Cor.,  iv.  î. 


SAIOT   IGNA<  i    D  \Ml«iUli  .  187 

Pardonnes-moi  :  je  sais  ce  qui  m'est  préférable. 
Maintenant  ,j«'  commence  à  être  an  vrai  disciple, 
Nulle  chose  visible  on  invisible  ne  m'empêchera  de 
jouir  de  Jésus-Christ.  Feu  et  croix,  troupes  de  bêtes, 
dislocation  des  os,  mutilation  des  membres,  broie- 
ment de  tout  le  corps,  que  tous  les  supplices  du  démon 
tombent  but  moi,  pourvu  que  je  jouisse  de  Jésus- 
Christ.  Le  inonde  et  ses  royaumes  ue  me  sont  rien. 
Mieux  \;uit  pour  moi  mourir  pour  Jésus-Christ  que 
régner  mu- toute  la  terre.  Je  cherche  celui  qui  pour 
nous  »>t  mort;  je  veux  celui  qui  pour  nous  est  res- 
suscité. Faites-moi  grâce,  mes  frères;  ne  me  privez 
pas  de  li  vraie  \i<':  ne  me  condamnez  pas  à  ce  qui 
pour  moi  est  une  mort.  Je  veux  être  à  Dieu;  ne 
mettez  pas  le  monde  entre  lui  et  moi.  Laissez-moi 
recevoir  la  pure  lumière;  c'est  quand  j'arriverai  là 
que  j«-  serai  vraiment  un  homme.  Laissez-moi  être 
imitateur  de  la  passion  de  mon  Dieu.  Si  quelqu'un  le 
porte  en  son  cœur,  il  comprendra  ce  que  je  veux; 
il  compatira  à  ma  peine,  en  pensant  aux  obstacles 
qui-  rencontre  mou  élan. 

Le  prince  de  ce  siècle  veut  me  ravir,  et  cor- 
rompre  ma  volonté  d'être  à  I>i«'u.  Qu'aucun  de  vous 
ne  t'aide;  soyez  avec  moi,  c'est-à-dire  avec  Dieu. 
N'ayez  p.^  Jésus-Christ  dans  la  bouche,  et  le  monde 
dans  le  cœur.  Que  la  jalousie  n'habite  pas  en  vous. 
Si.  quand  je  serai  avec  vous,  je  vous  supplie,  ne  me 
croyez  pas  :  croyez  plutôt  à  ce  que  je  vous  écris  aujour- 
d'hui. Je  vous  écris  vivant,  et  désirant  mourir.  Mou 
amour  est  crucifié,  et  il  n'y  a  plus  en  moi  d'ardeur  pour 


188  LA  PERSECUTION  DE  TRA.7AN. 

la  matière,  il  n'y  a  qu'une  eau  vive,  qui  murmure  au 
dedans  de  moi  et  me  dit  :  «  Viens  vers  le  Père.  » 
Je  ne  prends  plus  de  plaisir  à  la  nourriture  corruptible 
ni  aux  joies  de  cette  vie.  Je  veux  le  pain  de  Dieu,  le 
pain  céleste,  le  pain  de  vie,  qui  est  la  chair  de  Jésus- 
Christ,  Fils  de  Dieu,  né  à  la  lin  des  temps  de  la 
race  de  David  et  d'Abraham  ;  et  je  veux  pour  breu- 
vage son  sang-,  qui  est  l'amour  incorruptible  et  la  vie 
éternelle.  Je  ne  veux  plus  vivre  selon  les  hommes.  Il 
en  arrivera  ainsi,  si  vous  le  voulez.  Puisse  cela  vous 
plaire,  afin  que  vous-mêmes  plaisiez  à  Dieu.  Je  vous 
le  demande  en  peu  de  mots  :  croyez-moi.  Jésus-Christ 
vous  fera  connaître  que  je  dis  vrai.  Il  est  la  bouche  de 
vérité,  lui  par  qui  le  Père  a  vraiment  parlé.  Deman- 
dez que  j'obtienne  ce  que  je  désire.  Ce  n'est  pas 
selon  la  chair,  mais  selon  la  pensée  de  Dieu  que  je 
vous  ai  écrit.  Si  j'ai  le  bonheur  de  souffrir,  vous 
l'aurez  voulu;  mais  si  je  suis  rejeté,  la  faute  en  sera 
à  vous   qui  m'aurez  traité  en  ennemi...  » 

Telle  est  cette  lettre  que  tous  les  siècles  ont  admirée, 
depuis  saint  Irénée  citant  la  phrase  célèbre  et  déjà 
traditionnelle  dans  l'Église  :  «  Je  suis  le  froment  de 
Dieu...  (1) ,  »  jusqu'à  M.  Renan  écrivant  que  «  les 
traits  énergiques  qu'elle  renferme  pour  exprimer 
l'amour  de  Jésus  et  l'ardeur  du  martyre  font  en 
quelque  sorte  partie  de  la  conscience  chrétienne  (2) .  » 


(1)  S.  Irénée,  Ado.  hxr.,  V,  wviii.  i. 

(2)  Renan,  les  Évangiles,  p.  xxxv.  Le  mémo  écrivain  a  dit  :  «  La  foi 
la  plus  vive,  l'ardente  soi  i"  do  la  mort,  n'ont  jamais  inspiré  d'accents 
aussi  passionnés;  l'enthousias lu  martyre,  quiduranl  deux  cents  ans 


SAINT  IGNACE  I»  kNTIOCHB.  iv. 

La  lecture  attentive  de  L'épltre  aux  Romains  suffit, 
croyons-nous,  à  réfuter  des  opinions  sou\  en t  soutenues 
au  sujet  «le  la  date  et  du  lieu  du  martyre  d'Ignace. 
Ou  nous  permettra  d'eu  dire  encore  un  mot. 

Plusieurs  historiens  pensent  411e  le  saint  évèque 
d'Àntioche  tut  condamné,  non  pas,  comme  nous  croyons 
l'avoir  établi,  en  îoT.  mais  en  H">,  par  Trajan  lui- 
même,  lors  du  séjour  que  ce  prince  lit  à  Antioche 
pendanl  l'hiver  de  cette  année,  au  milieu  de  sa  grande 
guerre  d'Orient.  Les  Actes  attribuent  de  même  à  Trajan 
•  ■n  personne  la  sentence  prononcée  contre  Ignace,  bien 
que  la  date  de  107,  qu'ils  donnent,  soit  inconciliable 
avec  cette  hypothèse.  La  politique  extérieure  de  Trajan 
avail  perdu  dans  les  dernières  années  de  son  règne  !<• 
caractère  sage,  pratique,  vraiment  romain,  qui  l'avait 
d'abord  marquée.  Ses  premières  guerres  avaient  eu 
pour  objet  d'assurer  la  sécurité  de  l'empire,  et  cet 
objet  a\ait  été  victorieusement  atteint.  Après  avoir 
achevé  de  fortifier  la  frontière  du  Rhin,  il  s'était  port.' 


fat  l'esprit  dominant  du  christianisme,  a  reçu  de  l'auteur  de  ce  morceau 
extraordinaire  son  expression  la  plus  exaltée.  »  Ibid.,  p.  489.  On  lit  arec 
surprise  an  jugement  tout  différent  de  M.  Aube,  voyant  dans  la  même 
pièce  une  composition  Factice  où  il  est  question  de  supplices  raffinés, 
trop  curieusement  énumérés  pour  n<'  l'être  pas  dans  nne  exaltation  de 
cabinet.  Hist.  des  persécutions,  p.  247.  Dne  telle  appréciation  relève 
dntad  littéraire  an  moins  autant  que  de  la  critique  historique:  elle 
étonne  d'un  lettré  délicat.  Pour  M.  Havet,  aux  jeux  de  qui  i<nit  cela 
n'est  qne  >  des  contes  a  dormir  debout,  inventés  i'"in  être  édifiants 
dans  des  temps  barbares,  le  Christianisme  et  ses  Origines,  t .  1  \ 
;  il  Miiiii  de  le  renvoyer  .1  saint  [renée,  qui  n ivait  >"i^  Mare  Au- 
rèle,  c'est-à-dire  fort  I •  >î u  encore  des  temps  barbares,  el  que  la  lettre 
de  >.iint  I-Mi lifiail     déjà. 


190  LA  PERSECUTION  DE  TRAJAN. 

vers  le  Danube,  avait  en  deux  expéditions  successives 
refoulé  les  Daces,  réduit  leur  pays  en  province,  semé 
des  colonies  militaires  sur  les  deux  rives  du  fleuve,  et, 
par  un  prodige  d'assimilation  que  l'histoire  ne  saurait 
trop  admirer,  plié  rapidement  une  population  sauvage, 
mais  noble  et  intelligente,  aux  institutions,  aux  lois  et 
aux  mœurs  de  Rome.  Il  restait  à  assurer  l'extrême 
frontière  orientale  du  monde  romain,  du  côté  des  Par- 
thes.  Cette  pensée  occupa  la  fin  du  règne  de  Trajan  ; 
mais,  au  lieu  de  s'y  consacrer  avec  sa  sagesse  et  sa 
modération  premières,  il  poursuivit  la  gloire  puérile 
de  renouveler  les  campagnes  d'Alexandre,  passa  l'Eu- 
phrateetle  Tigre,  réduisit  nominalement  en  provinces 
la  Mésopotamie,  l'Assyrie,  et  il  était  arrivé  au  centre  de 
l'empire  deS  Parthes ,  comme  Napoléon  à  Moscou , 
quand  il  dut  commencer  une  désastreuse  retraite.  Au 
milieu  de  cette  aventureuse  campagne,  en  115,  il  passa 
à  Antioehe  un  hiver,  que  rendit  célèbre  un  tremble- 
ment de  terre  épouvantable.  On  suppose  que  la  foule. 
qui  peut-être  cherchait  une  victime  expiatoire,  capa- 
ble de  détourner  la  colère  des  dieux,  offrit  alors  Ignace 
;'i  son  tribunal.  C'est  à  peu  près,  sauf  la  date,  le  récit 
des  Actes;  cette  hypothèse  est  acceptée  même  par  des 
critiques  qui  repoussent  absolument  leur  authenticité. 
Aux  yeux  des  uns,  elle  a  le  mérite  de  s'encadrer  très 
bien  dans  l'histoire  des  dernières  années  de  Trajan; 
elle  flatte  la  tendance  de  certains  autres  à  reculer  le 
plus  possible  vers  la  fin  du  règne  les  faits  de  persécu- 
tion attribués  a  cet  empereur.  Nous  croyons  que  l'é- 
pitre  de  saint  Ignace  aux  Romains  exclut  la  possibilité 


SAINT  IGNA(  i.  i>  VMiociu:.  ni 

d'un  jugement  direct  «le  L'évèque  d'Antioche  par  Tra- 
jan. si  la  condamnation  avail  été  prononcée  dans  ces 
conditions,  le  martyr  n'aurait  pas  eu  sujet  de  craindre 
que  L'influence  des  chrétiens  de  Rome  la  fit  rapporter 
après  son  arrivée  dans  La  capitale  «le  L'empire  :  quel 
magistral  romain  eût  été  assez  puissant  pour  annuler 
ou  commuer  une  sentence  impériale?  L'idée  géné- 
rale  de  lYpihv,  consacrer  presque  tout  entière  à  sup- 
plier L'église  de  Rome  de  De  point  mettre  obstacle  au 
mart|  re  d'Ignace,  ae  s'explique  pas,  à  moins  d'admet- 
tre que  L'évèque  fut  condamné  dans  sa  ville  par  un 
magistral  ordinaire,  probablement  par  le  Légat  de 
Syrie,  Trajan  se  trouvant  non  à  Antioche  ,  mais  à 
Rome,  où  il  pouvait  suit  recevoir  un  appel,  ^>it  pro- 
aoncerune  grâce.  La  date  «le  107  s'accorde  tout  à  fait 
avec  c<  raisonnement,  car  en  cette  année-là  Trajan  se 
reposait  à  Home  des  glorieuses  fatigues  de  la  guerre 
dacique. 

Si  l.i  lettre  aux  Romains  impli(j[ue  cette  date,  elle 
implique  bien  plus  fortement  encore  Rome  connue 
lieu  du  martyre  de  saint  limace.  Les  critiques  «pii,  à 
la  suite  d'un  chroniqueur  du  sixième  siècle,  Jean 
M.il.il.i  l  .  contrairement  à  la  tradition  de  l'Église 
d'Antioche,  représentée  par  saint  Jean  Chrysostome  ï  . 
veulent  que  !«•  courageux  évèque  ait  •'•(«'•  martyrisé 
dans  cette  dernière  ville,  sont  obligés  <le  ne  pas  tenir 
compte  de  la  lettre,  et  de  L'effacer  avec  tout  Le  reste  .le 


ï    M. ilal. i.  Chronogr.,  éd.  Bonn,  p.  276. 
(2)  S.Jean  Chrysostome,  Boni,  in  S.Ignatium  marlyrem,  i. 


192  LA  PERSECUTION  DE  TRAJAN. 

la  correspondance  d'Ignace.  Aucun  historien  sérieux 
ne  les  suivra  dans  cette  voie.  Il  demeure  prouvé,  aussi 
complètement  qu'un  l'ait  historique  de  cette  époque  le 
peut  être,  qu'au  milieu  du  règne  de  Trajan,  Ignace 
fut  acheminé,  sous  l'escorte  de  dix  soldats,  par  la  route 
militaire  qui  reliait  L'Orient  et  l'Occident,  vers  la  capi- 
tale de  l'empire.  On  calcula  probablement  le  voyage 
d'Ignace  de  manière  à  le  faire  arriver  à  Rome  avant  la 
fin  des  fêtes  qui  célébraient,  avec  une  pompe  inouïe 
jusqu'à  ce  jour,  le  triomphe  du  vainqueur  des  Daces. 
Si  la  guerre  dacique  se  termina  en  106,  ces  fêtes,  qui 
durèrent  cent  vingt-trois  jours,  durent  remplir  l'année 
107  (1).  Dix  mille  gladiateurs  y  périrent  pour  l'amu- 
sement du  peuple  romain  ;  onze  mille  bêtes  féroces  y 
furent  tuées  (*2) .  Mais  avant  de  les  tuer,  on  leur  jeta 
sans  doute,  selon  l'usage,  quelques  condamnés.  C'est 
ainsi  que,  le  18  décembre,  périrent  deux  compagnons 
d'Ignace,  Zosime  et  Rufus.  Deux  jours  après  vint  en- 
fin le  tour  de  l'évèque  d'Antioche.  Le  20  décembre, 
il  obtint  la  grâce  si  ardemment  désirée;  moulu  par  la 


(1)  Mommsen,  Dierauer,  Duruy,  font  commencer  dans  le  courant  de 
105  la  seconde  guerre  dacique  :  elle  dura  au  inoins  une  année,  car  les 
lra\auv  d'art  militaire  qu'elle  nécessita,  notamment  la  construction  du 
fameux  ponl  de  Trajan  sur  le  Danube,  durent  prendre  beaucoup  de 
temps,  n'apres  Duruj  [Histoire  <ics  Romains,  t.  iv,  p.  75.". .  ce  a'esl 
qu'à  la  lin  de  106  que  L'on  s'empara  des  trésors  du  roi  Décébale,  .Même 
la  guerre  Unie  par  la  mort  du  prince  dace,  Trajan  dut  rester  plusieurs 

mois  dans  le  pays,  pour  achever  et  organiser  la  conquête.  .le  <  rois  donc 

qu'il  faut  mettre  en  107  le  triomphe  dacique,  et  dès  lois  il  esl  naturel 
de  placer  le  martyre  d'Ignace  dans  les  jeux  sanglants  qui  furent  donne, 
a  (eiic  occasion. 

-    Dion,  l.XVIJF,  15. 


SAINT  IGNACE  DANTIOCHE  193 

dent  des  bètes,  il  devint  1«-  froment  de  Dieu.  C'était 
pendant  1rs  venatione»  par  Lesquelles  on  solennisait  les 
Saturnales  (1). 

Vers  le  même  temps  périrent  plusieurs  autres  chré- 
tiens, quelques-uns  de  Philippe,  cette  ville  de  Macé- 
doine qu'Ignace,  chargé  des  fers,  avait  traversée. 
L'illustre  et  encore  jeune  évèque  de  Smyrne,  saint  Po- 
ly carpe,  qui  devait  cinquante  ans  plus  tard  verser  lui- 
même  son  sang  pour  la  foi,  loue  leur  patience  à  l'é- 
gal de  celle  du  saint  martyr  et  même  des  apôtres  : 

Je  vous  prie,  *'«i  it  l».»lycarpe  aux  fidèles  de  Phi- 
lippe, obéissez  à  la  parole  de  justice  et  pratiquez  La 
patience,  dont  vous  avez  vu  de  vos  yeux  des  modèles 
n..n  seulement  dans  les  bienheureux  Ignace,  etZozime, 
et  I  Juins,  mais  encore  en  d'autres,  qui  sont  de  chez 
vous  1  .  de  même  que  dans  Paul  et  1rs  apôtres;  per- 
suadés que  tous  ceux-là  n'ont  pas  couru  en  vain,  mais 
dans  la  loi  et  la  justice,  et  sont  maintenant  dans  le  lieu 
qui  leur  est  dû  près  du  Seigneur,  pour  qui  ils  ont  souf- 
Eert  3).  » 

On  X4.it  que,  vers  l'an  107,  Antiochene  fut  pas  seule 
désolée  par  la  persécution.  A  Antioche  elle  dura  peu  : 
sous  le  règne  de  Trajan  les  persécutions  étaient  locales, 
temporaires,  nées  d'une  émeute  populaire  ou  d'une 
accusation  intentée  dans  les  formes  légales;  la  crise 
passait  vite,  mais  recommençait  souvent.  Suint  Ignace, 


i    Cf.  Lactance,  Div.  Inst.,  VI,  20,  :i:>.  Auaone,  i><  fer.  Rom.,  33: 
Marqaardt,  Rùmische  StaatsverwaUung,  t.  Ml.  p.  563. 

"V/'/a/.al  h  â'//v.:  TOÏ<  ::  vuwv. 
(3)  S.  Pohcarj..'.  Ad  Philipp.,  9. 

i  ; 


1<j'i  LA  PERSÉCUTION  DE  TRAJAN. 

dans  plusieurs  de  ses  lettres,  témoigne  qu'après  son 
arrestation  la  paix  fut  rendue  à  l'église  d'Antioche  (1). 
Mais  en  même  temps  la  persécution  sévissait  en  Macé- 
doine, puisque  des  chrétiens  étaient  martyrisés  à  Phi- 
lippe. 

Telle  fut  la  situation  des  églises  pendant  le  règne  de 
Trajan,  soit  avant,  soit  après  le  rescrit  de  112  :  jamais 
attaquées  systématiquement,  toujours  menacées,  sou- 
vent décimées.  «  Les  persécutions  locales  ne  cessèrent 
plus;  ce  sont  moins  les  empereurs  que  les  proconsuls 
qui  persécutent  (2).  »  Nous  avons  vu  des  martyrs  en 
Italie  dès  les  premières  années  de  Trajan,  et  peut-être 
en  peut-on  retrouver  à  la  môme  époque  dans  les  loin- 
taines régions  de  la  Chersonèse;  l'an  107  nous  montre 
la  persécution  sévissant  en  Syrie,  en  Palestine,  en  Ma- 
cédoine; en  112,  nous  la  voyons  s'abattre  sur  les  flo- 
rissantes églises  de  la  Bithynie  et  du  Pont.  On  peut 
dire  que  sous  Trajan  la  persécution  ne  fut  pas  générale, 
mais  continue,  changeant  souvent  de  foyers,  toujours 
allumée  quelque  part. 


(i)  S.  Ignace,  Ad  Philad.,  iO;AdSmyrn.,  il:  Ad  Polycarpum, 
(2)  Renan,  les  Évangiles,  \>.  483. 


rJIAPITRK  IV. 


LA    PERSECUTION     1»  IIAMtll.V 


SOMMAIRE.  —  i.  il  mm. un.  —  Behec  de  ta  dernière  campas le  Trajan.  — 

kvénemenl  d'Hadrien.  -  Bon  caractère.  —  Ses  voyages.  roléranl  pen-r 
daal  la  plus  grande  partie  de  son  règne,  sanguinaire  à  la  fin.  -ILExaum 
.i.ninit  m  qcklqces  PAS8IOKS  de  maTTRS.  -  Les  martyrs  de  la  première 
partie  du  règne  d'Hadrien  périssent  ;i  la  suite  d'accusations  régulières 
ou  d'émeutes,  rarement  sur  l'intervention  directe  de  l'empereur.  —  actes 
des  saints Paustinus,  lovita, Calocerus,  Afra.  —  lécil  légendaire,  mais 

martyre  exactement  daté.  —Pu  excepU la  condamnation  osl  prononcée 

par  l'empereur.  —  ketea  desaint  Uexandre  et  de  ses  compagnons  Her- 
mès <-i  Quirinus.  —  Résumé  de  leur  récit.  —  Erreurs.  —  Hermès  exista 
réeUemeni  :  sa  catacombe.  —  Le  tombeau  de  Quirinus.  —  Catacombe 
d'Alexandre.  — Peut-étrene  i.mt-il  pas l'identifie]  avecsainl  Uexandre, 
pape.  —  Ces  martyrs  appartiennenl  cependant  au  temps  d'Hadrien.  — 
Actes  de  saint  Getulius.  Confirmés  par  les  découvertes  topographiques. 
—  Martyre  des  saintes  Sophia,  Pistis,  Blpis,  tgape.  —  Leur  sépulture 
mu  la  voie  Am.-iia.  —  actes  des  saintes  Sabine  el  Sérapie,  —  des  est  laves 
saints  Besperua  et  Zoé,  —  de  Fesclave  sainte  Marie.  —  Traits  antiques.  — 
ni.  Lsaxecan  \  Mnuaos  Pohdàhus  n  lis puanus apologistes.  —  Préven- 
tions et  émeutes  populaires  contre  les  chrétiens.  —  Le  peuple  leur  im- 
pute des  abominations  commises  par  quelques  sectes  hérétiques.  —  Eflël 
du  courage  des  martyrs  sur  les  esprits  droits.  -Répugnance  de  certains 
gouvei  neui  s  ;i  condamner  les  chrétiens.—  Lettre  de  Q.  Licinius  Granianus 
i  rempereur  Hadrien.—  Rescrit  d'Hadrien  à  Minicius  Fundanus.  —  Son 
authenticité.  —  Sa  vraie  signification.  —  Hadrien  à  Mhènes  [195-498).— 
ipologies  de  Quadratus,  —  d'Aristide.  — Lettre  à  Diognète.  —  Bienveil- 
lant d'Hadrien  pour  les  chrétiens.  —  Les  Hadrîanées.  —  IY. 
1 1  ~  tni.Mt  i.f-  Onu  -  n'iHin-.ii-.N.—  k  i  i  i  <  l  ■  —  Révolte  des  Juifs.  — 
Ruine  de  Jérusalem. — L'église  de  Jérusalem  composée  désormais  dlncir- 

eeocls.  —  Hadrien  ordi i  de  profaner  Bethléem,  le  Golgotha  et  le  Saint 

Sépulcre.  —  Hadrien  devient  cruel.  —  il  se  retire  à  Tibur.  —Construction 
de  sa  villa. — Au  moment  delà  dédier,  les  prêtres  dénoncent  Symphorose 
et  ses  Ils.  —  Récit  des  tetes.  Ne  sont  pas  copiés  sur  l'histoire  des  Ma- 
chabées.  —  Sont  en  harmonie  avec  le  caractère  d'Hadrien  et  les  supersti- 
tions régnantes.— Détailsexai  te. — Découverte  de  la  sépulture  de  Sympho- 
rose. —Mort  d'Hadrien. 


I. 

Hadrien. 

La  dernière  campagne  de  Trajan  o'avail  pas  été 
heureuse.   Après   avoir  marché  sur  Les  traces  d'A- 


1%  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

lexandre  et  regretté  de  n'être  plus  assez  jeune  pour 
suivre  jusqu'aux  Indes  l'ombre  glorieuse  du  héros 
macédonien ,  il  avait  dû  reculer  du  golfe  Persiquc 
à  la  Méditerranée,  aux  lueurs  de  l'incendie  de  Sé- 
leucie  et  d'Édesse,  qui  éclairaient  la  retraite  de  son 
armée  vaincue  comme  l'Orient  sait  vaincre,  sans 
combat.  Pendant  cette  expédition  brillante  et  stérile , 
cette  promenade  à  travers  des  provinces  presque 
aussitôt  perdues  que  conquises ,  une  terrible  révolte 
l'avait  enveloppé  de  loin  ,  profitant  des  premières  hé- 
sitations de  la  fortune  pour  éclater,  grandissant  à 
mesure  que  faiblissait  le  vol  de  l'aigle  romaine.  C'é- 
tait une  révolte  juive.  Au  lieu  que  les  chrétiens,  per- 
sécutés sous  Trajan ,  avaient  souffert  en  silence ,  ex- 
cusant presque  dans  leur  cœur  l'empereur  païen  pour 
lequel  les  théologiens  et  les  poètes  du  moyen  âge 
devaient  se  montrer  si  indulgents  (1) ,  les  Juifs,  ir- 
réconciliables ennemis  de  l'empire,  s'étaient  soulevés 
de  toutes  parts  dès  qu'ils  avaient  vu  l'armée  romaine 
s'enfoncer  et  se  perdre  dans  l'extrême  Orient.  Cette 
révolte  dépassa  en  atrocité  toutes  celles  que  Rome 
avail  eu  jusqu'à  ce  jour  à  réprimer.  Ce  n'était  plus 
la  guerre,  respectable  jusque  clans  ses  excès,  d'un 
peuple  défendant  ses  foyers,  sa  loi,  sa  ville  sainte  : 
la  Palestine  ne  remuait  pas.  Mais  une  explosion  inat- 
tendue de  sauvagerie  et  de  haine ,  faisant  éruption 
Loin  du  foyer  à  demi  éteint  de  la  vie  nationale,  em- 

i  Voir  la  vie  de  saint  Grégoire  le  Grand,  par  Jean  et  Paul  Diacre; 
saint  Thomas,  in  libr.  Sent.,  IV,  45,4;  Dante,  Purgatoire,  x, '25  et 
>|.  :  Paradis,  XX,  r>.  28  et  ><|- 


HADIUKN.  I.,; 

brasait  Les  principales  colonies  hébraïques  de  L'Afrique 
et  de  L'Asie.  En  deux  ans,  toutes  les  juiveries  de  l'E- 
gypte, de  la  Thébalde,  de  La  Cyrénaïque,  de  La  Mé- 
sopotamie, de  Chypre,  se  soulevèrent.  Le  sang  fui 
versé  à  Ilots.  La  répression  et  la  révolte  se  montré- 
r.-nt  également  implacables.  Les  lieutenants  de  Tra- 
jan tuèrent  en  Cyrénaïque  deux  cent  vingt  mille 
hommes  l  ;  Les  Juifs  de  Chypre  détruisirent  Salamine 
et  massacrèrenl  deux  cent  quarante  mille  païens  (2). 
Cet  horrible  et  inepte  soulèvement,  qui  acheva  de 
mettre  en  relief  Les  différences  de  L'esprit  juif  el  de 
L'esprit  chrétien,  était  à  peine  réprimé,  on  entendait 
encore  au  loin  ses  grondements  affaiblis,  quand,  Le 
Il  août  il".  Trajan  mourut  à  Sélinonte,  laissant  à 
son  tils  adoptif Hadrien  (3)  l'obligation  déterminer  la 
campagne  désastreuse  dans  laquelle  un  fol  amour  de 
gloire  lavait  jeté. 

Quelque  jugement  que  l'on  porte  sur  le  caractère 
d'Hadrien,  il  faut  reconnaître  que,  dans  cette  circons- 
tance critique,  il  montra  le  coup  d'œil  rapide  et  sûr 
«le  I  homme  d'Etat.  M.  Guizot  a  Loué  un  personnage 
illustre  de  notre  temps  d'avoir  eu  -  L'intelligence  des 
points  d'arrêt  nécessaires;  »  cette  intelligence  rare, 
qui  suppose  un  vrai  courage,  avec  Le  dédain  de  l'o- 
pinion vulgaire,  ue  lit  pas  défaut  à  Hadrien.  Il  vit 
qu'il  fallait  renonce!'  au    rêve   d'empire  asiatique  ca- 


i)  Orne,  vu.  12;  cf.  s  .i.-iï ,  Chron.  ad  ann.  121. 

(•>.)  Dion,  LMII.  82. 

:i)  Hadrien,  d'origine  espagnole  corn Trajan,  était  aé  à  Rome  le 

!i  Janvier  76.  Sa  Camille  paternelle  était  d'Italica,  sa  mère  deGadès. 


198  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

ressé  par  Trajan,  et,  par  un  rapide  mouvement  de 
concentration ,  faire  rentrer  l'empire  dans  ses  an- 
ciennes limites.  11  n'hésita  pas.  Home  retira  sa  main 
de  ces  provinces  d'un  jour,  la  Mésopotamie,  l'Assyrie, 
l'Arménie  ;  les  Parthes  recouvrèrent  leur  indépen- 
dance. De  toutes  les  concjuêtes  de  Trajan ,  l'Arabie, 
destinée  à  donner  cent  vingt-sept  ans  plus  tard  un 
empereur  chrétien,  la  Dacie,  déjà  trop  romaine  pour 
être  abandonnée,  demeurèrent  seules.  Hadrien,  après 
avoir  pacifié  l'Orient ,  vint  à  Rome  :  le  sénat ,  dépas- 
sant la  mesure,  osa  lui  décerner  le  triomphe;  le 
nouvel  empereur  'montra  qu'il  était  homme  de  bon 
sens  et  d'esprit  :  il  refusa. 

Les  séjours  d'Hadrien  à  Home  furent  courts  et  rares. 
Il  avait  peu  de  goût  pour  la  vie  romaine ,  qu'il  trou- 
vait lourde,  embarrassée  de  formes  gênantes  et  de 
conventions  de  toute  sorte,  ennuyeuse  au  milieu  de 
continuelles  fêtes ,  où  Ton  s'amusait  par  ordre ,  pour 
obéir  au  calendrier,  sans  variété,  sans  imprévu.  Dans 
toutes  les  parties  essentielles  du  gouvernement,  per- 
sonne ne  se  montra  plus  Romain  que  lui  :  il  met  dans 
les  finances  de  l'empire  le  même  ordre  qu'un  bon 
paterfamilias  dans  la  gestion  de  sa  fortune  (1);  il  ré- 
forme l'administration  de  la  justice,  codifie  par  ledit 
perpétuel  le  droit  prétorien ,  augmente  les  attributions 


(1)  Omnes  publicas  rationes  ita  complexus  est,  ni  domum  privatam 
i|ui\i>  paterfamilias  non  setius  norit.  Spartien,  Hadrianus,  20.  Cf.  11 
el  13.  Peut-être  la  lex  Hadriana  donl  parle  une  inscription  de  Souk- 
el-Khmis  contenait-elle  Bea  règlements  d'administration  financière 
(Mo sen,  Hermès,  t.  XV,  p.  ïo7). 


BADRIESt  r.'.i 

du  conseil  impérial  I):  bien  qu'il  ait  peu  l'ait  la 
guerre,  il  es!  souvent  dans  les  camps,  inspecte  les 
frontières,  règle  la  discipline,  fait  manœuvrer  les 
troupes,  améliore  l'armement,  aussi  dur  à  la  fatigue 
que  Le  dernier  des  [légionnaires  (2);  plus  qu'aucun 

auti mpereur,  il  correspond  avec  les  gouverneurs 

de  province,  se  met  en  rapports  personnels  avec  eux, 
surveille  leur  gestion,  réprime. leurs  excès  (3).  Il  est 
son  propre  ministre  des  finances,  de  la  justice,  de  la 
guerre,  de  L'intérieur  (l'intérieur  comprend  la  plus 
grande  partie  de  l'Europe,  une  partie  de  l'Asie  et 
>\r  L'Afrique  .  ei  il  est  loul  cela  avec  supériorité. 
Hais,  ces  devoirs  remplis,  Hadrien  dépouille  avec  em- 
pressfint'iit  l'armure  pesante  ou  la  toge  solennelle  du 
Romain  :  il  redevient  m  le  petit  Grec,  »  comme  on 
L'appelait  dans  sa  jeunesse,  c'est-à-dire  l'artiste,  Le 
curieux,  l'esprit  Léger  que  tout  amuse,  le  sceptique 
qui  rit  de  tout,  Le  touriste  qui  veut  tout  voir.  C'est  le 
souverain  voyageur  par  excellence.  Il  règne  dix-neuf 
ans  :  quatorze  sont  employés  à  parcourir  en  tous  sens 
L'empire,  des  lu-urnes  de  la  Calédonie  jusqu'aux  sables 
brûlants  du  désert.  Sur  quarante  provinces  soumises 


i  Spartien,  18;  Eatrope,  VIII,  9;  Aurelitu  Victor,  19;  Baaèbe, 
Chron.ad  .uni.  XV  unp.  Badr.  ;  Prochiron  Basilii,  Constantini  et 

i   éd.  Zacharis,  p.  29 

Spartien,  10,  21  :  Dion.  LXIX.  '.»  :  Saidas,  t.  ihen,  D  - 

ri  ipt.  lus!,  des  médaille»  frappé*  i  sous  V empire  romain    isj'.t-i8tj2), 

■i,  Circnmîens  provincial,  procuratores  et  praeideapro  factia  snppli- 
cio  adfecit,  îta  serere  ut  aceneatores  per  m  crederetorimmittere.  8par« 
tien,  13.  il".  Digeste,  \\\l.\.i\.  i. 


200  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

au  joug  de  Rome  (1) ,  il  en  visite  vingt-cinq  (2),  c'est- 
à-dire  la  moitié  du  inonde  civilisé.  Voyages  singuliers 
que  ceux  d'Hadrien  !  Une  légion  l'accompagne ,  mais 
une  légion  d'architectes ,  de  peintres ,  de  sculpteurs , 
de  charpentiers  et  de  maçons  (3).  Dans  tous  les  lieux 
illustrés  par  la  fable  ou  l'histoire,  il  bâtit  un  mo- 
nument, parfois  il  fonde  une  ville.  11  adopte  les 
mœurs,  les  costumes,  les  dignités  des  peuples  qu'il 
visite  :  dictateur  dans  le  Latium ,  préteur  en  Étrurie , 
démarque  à  Naples,  archonte  à  Athènes,  en  d'autres 
villes  édile,  duumvir  ou  quinquennal  :  il  n'oublie  que 
d'être  consul,  car,  chose  sans  exemple,  durant  son 
long  règne  il  n'a  pris  qu'une  fois  les  faisceaux 
(118-119)  :  la  réalité  du  pouvoir  lui  suffit  à  Rome, 
ailleurs  seulement  une  fantaisie  d'artiste,  on  dirait 
volontiers  de  collectionneur,  lui  en  fait  rechercher 
les  ornements. 

Tel  est  Hadrien  :  on  aperçoit  facilement  en  quoi 
il  diffère  de  Trajan.  En  Trajan  s'incarnait  l'esprit  ro- 
main, avec  sa  grandeur  et  ses  préjugés;  Hadrien  a 
dépouillé  ceux-ci,  il  est  Romain  par  le  don  de  com- 
mander et  la  volonté  d'être  obéi ,  mais  cosmopolite 
d'habitudes  et  de  goûts.  Lui  qui  s'est  fait  initier  à 
tous  les  mystères,  qui  a  relevé  les  temples  de  toutes 
les  villes,  qui  s'est  amusé  même  â  composer  des 
oracles,  ne   sera   point  un  serviteur  fanatique   des 


(i)  Voir  dans Marquardt,  Romische  Staatsverwaltung,  1. 1,  p.  /i8ï»- 
492,  le  tableau  des  provinces  romaines  en  l'an  il". 

(2)  Ou  a  des  médailles  de  vingt-cinq  provinces  visitées  par  Hadrien. 

(3)  Aurelius  Victor,  28. 


HADRIEN.  901 

dieux  romains  :  il  les  honorera,  il  bâtira,  pour  faire 
montre  de  son  talent  d'architecte,  Le  temple  de 
Vénus  et  Rome,  <1< »nt  les  ruines  subsistent  encore, 
mais  il  oe  se  fera  pas  comme  Trajao  L'instrument 
d'une  réaction  aristocratique  et  religieuse  :  amant  de 
L'Orient  au  moins  autant  que  les  Flaviens,  il  sera 
toléranl  comme  Vespasien  et  Titus  pendant  La  plus 
grande  partie  de  son  règne,  —  sauf  à  rappeler  1><»- 
mitien  dans  ses  dernières  années,  quand  la  maladie, 
la  vieillesse,  la  lassitude  de  toutes  choses,  auront 
aiarri  son  'une  mobile. 


'o!  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 


Examen  critique  de  quelques  Passions  de  martyrs. 

Malheureusement,  au  deuxième  siècle,  les  senti- 
ments personnels  d'un  empereur  ne  venaient  en  aide 
que  dans  une  faible  mesure  aux  chrétiens.  Il  suffisait, 
•  ■n  vertu  du  rescrit  de  Trajan,  d'une  accusation  portée 
régulièrement  devant  un  tribunal,  pour  que  le  juge 
fût  obligé  de  condamner  le  fidèle  traduit  devant  lui 
et  refusant  d'abjurer  :  le  si  deferantur  el  arguantur, 
puniendi  sunt,  était  désormais  la  règle.  Aussi,  malgré 
l'indifférence  religieuse  ou  môme  la  tolérance  person- 
nelle d'Hadrien,  la  persécution,  non  point  générale,  mais 
individuelle,  accidentelle,  locale,  continua-t-elle ,  sans 
qu'il  eût  à  intervenir  :  la  machine  était  montée,  et 
marchait  maintenant  d'elle-même,  dès  que  la  main 
du  plus  obscur  délateur  la  touchait  pour  la  mettre  en 
mouvement. 

Les  martyrs  des  premières  années  d'Hadrien  furent 
condamnés  en  dehors  de  toute  participation  directe 
de  l'empereur  à  leur  procès.  Pour  un  seul  groupe 
de  martyrs,  on  doit  signaler  une  exception.  Hadrien 
prononça  contre  quatre  chrétiens  la  sentence  de  mort. 
Les  circonstances  qui  motivèrent  cette  dérogation  aux 
habitudes  de  l'empereur  ne  peuvent  être  déterminées 
avec  précision,  vu  le  caractère  légendaire  du  document 
qui  nous  fait  connaître  cette  histoire.  Probablement 


I  \\Mi  \  DE  <.»i  I  LQ1  ES  PASSIONS  l>K  MARTYRS. 

I,i  pari  inusitée  prise  alors  par  Hadrien  à  un  procès 
pour  cause  de  religion  s'explique  par  ce  fait,  que 
l'on  était  tout  au  commencement  de  son  règne,  el 
qu'il  se  croyait  plus  obligé  qu'il  ne  reconnut  L'être 
dans  la  suite  à  montrer  du  zèle  pour  le  culte  officiel 
de  Rome. 

Le  martyre  des  saints  Faustinus,  Jovita,  Calocerus, 
.•t  de  Bainte  Alïa,  est  en  effet  exactement  daté  parles 
événements  mêmes  que  racontent  leurs  Actes  (1J ,  pleins 
d'ailleurs  de  détails  inadmissibles.  Ces  événements 
permettent  de  placer  leur  martyre  à  l'année  118. 
On  connaît  à  peu  près  exactement  la  chronologie 
des  voyages  <pii  remplirent  les  trois  quarts  du  règne 
d'Hadrien.  Il  était  en  Orient  quand  la  nouvelle  de  la 
mort  de  Trajan  lui  parvint,  en  117;  il  se  dirigea  vers 
l'Italie  en  118  par  la  vallée  du  Danube  et  llllyrie,  et 
parvint  à  Rome  au  commencement  d'août  (2).  Or,  la 
condamnation  de  Faustinus,  Jovita  etleurscompagnons 
se  place  pendant  ce  voyage,  auquel  les  Actes  font 
clairement  allusion.  Ils  racontent  que,  le  gouverneur  de 
la  Rhétie  (3),  ayant  appris  que  Faustinus  et  Jovita 
évanirélisaient  la    ville   de   Brescia,  et   que,  par   leur 

i    Dans  les  [cia Sanciorum,  février,  \<.  806. 

(■>)  Voir  Jalius  Dnrr,  d<<-  Reisen  des  Kaisers  Hadrian,  cité  par 
Duruy,  Histoire  des  Romains,  i.  V,  |>.  13,  note  î. 

(3)  Les  Actes  l'appellent  le  comte  Italiens,  n i  titre  évidemment 

inventés.  La  Rhétie  étail  province  impériale,  el  -«m  gouverneur  lui  nu 
proeurator,  au  moins  jusqu'au  règne  de  Marc  Aurèle  :  Tacite,  Eisl.,  I. 
11.  68;  t  "/y.  inscr.  /»'..  111,521 1,  B212;  V,  3936,  8660;  Ephemeris  I  />> 
graphica,  il.  p.  182.  On  .t  les  noms  des  procurateurs  de  17, 69, 152,  166, 
•  I  '!'•  quelques  autres  dont  la  date  n'est  pas  indiquée,  mais  que  rien  ne 
permet  d'identifier  .i\''<'  celui  de  1 1 i. 


204  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

influence ,  le  culte  des  dieux  était  sur  le  point  de  dis- 
paraître de  ces  contrées  (paroles  probablement  exagé- 
rées, mais  que  l'on  peut  cependant  rapprocher  de  la 
lettre  de  Pline  sur  la  propagande  chrétienne  en  Bi- 
thynie),  vint  au-devant  de  l'empereur  jusqu'à  l'Adda; 
qu'Hadrien  se  rendit  à  Brescia,  où  il  instruisit  le  procès 
des  deux  chrétiens  ;  qu'il  les  emmena  ensuite,  ainsi  que 
Calocerus,  à  Milan,  où  ce  dernier  fut  mis   à  mort, 
puis  conduisit  les  deux  autres  martyrs  avec  lui  jusqu'à 
Rome.  Ce  voyage,  raconté  d'une  manière  si  précise, 
qui  nous  montre  Hadrien  visitant  l'Italie  septentrionale, 
et  de  là  se  rendant  à  Rome ,  est  certainement  celui  de 
118;  depuis  cette  époque  jusqu'à  133,  nous  le  trouvons 
dans  l'Italie  méridionale,  en  Gaule,  en  Bretagne,  en 
Espagne,  sur  le  Danube,  en  Afrique,  en  Asie,  en  Grèce , 
en  Egypte  ,   jamais  dans  le  nord  de   l'Italie.    Il   le 
traversa  seulement,  selon  toute  apparence,  en  119, 
pour  aller  combattre  en  Illyrie  et  en  Mésie  (1);    mais 
probablement  après  cette  expédition,  il  revint  à  Rome 
par  mer  (2) .  Dans  la  tradition  populaire  dont  se  sont 
inspirés   les   Actes,  en  y  ajoutant  une  multitude  de 
détails  légendaires,  le  souvenir  des  martyrs  de  Brescia 
est  resté  lié  à  celui  du  passage,  dans  l'Italie  septen- 
trionale, d'Hadrien  se  dirigeant  pour  la  première  fois 
vers  Rome  avec  le  titre  d'empereur. 

A  Rome,  il  y  eut  bientôt  des  martyrs,  si  l'on  rap- 
porte au  règne  d'Hadrien  les  faits  racontés  dans  les 


1)  Duiuv,  Histoire  des  Romains,  t.  V.  p.  25. 
"i)  Tillemont,  Histoire  des  empereurs,  t.  il.  p   254. 


I  \vmi:n  DE  Ql  BLQl  ES  PASSIONS  DE  MARTYRS.        205 

Actes  de  sainl  Alexandre  et  de  ses  compagnons  Her- 
mès, Quirinus,  Eventius  et  Theodulus.  Ces  Actes  ont 
été  contestés,  non  sans  raison,  et  nous  verrons  qu'ils 
contiennent  bien  des  erreurs;  cependant  des  faits 
archéologiques  aujourd'hui  constants  ne  permettent 
pas  de  mettre  en  doute  La  réalité  des  martyres  qu'ils 
racontent.  Même  si  nous  oe  parvenons  pas  à  fixer 
avec  une  précision  absolue  la  date  d.-s  événements, 
à  identifier  d'une  manière  certaine  quelques-uns  des 
personnages,  l'archéologie  nous  oblige  à  reporter  au 
commencement  du  deuxième  siècle  La  sépulture  de 
ceux-ci,  parconséquenl  à  taire  remonter  vers  Le  temps 
d'Hadrien  Leur  condamnation  <'t  Leur  mort. 

Résumons  en  peu  d<-  mots  Le  récit  des  Actes;  uous 
montrerons  ensuite  ce  qu'on  «mi  doit  écarter  <■»  retenir. 

Le  cinquième successeur desaint  Pierre,  Alexandre, 
avait  converti  et  baptisé  Hermès,  préfet  de  Rome,  -i 
femme,  sa  sœur,  ses  fils,  et  douze  cents  esclaves,  aux- 
quels Hermès  accorda  ensuite  la  liberté.  Ces  faits  se 
passaient  sous  le  règne  <le  Trajan.  Cet  empereur  était 
alors  àSéleucie,  d'où  il  envoya  Aurélien,  cornes  uirius- 
que  militùe,  avec  ordre  d'emprisonner  l'évèque  et  le 
préfet.  <'.'•  dernier  fut  mis  sous  La  garde  «lu  tribun  Qui- 
rinus,  et,  avec  l'aide  d'Alexandre,  à  La  suite  de  plusieurs 
miracles,  le  convertit.  Qnirinus,  sa  till«'  Balbina,  «'t  une 
multitude  de  captifs,  furent  baptisés  dans  La  prison  par 
Alexandre.  Aurélien  manda  Qnirinus,  «'t  Le  lit  mourir. 

Les  chrétiens  enlevèrent  son  corps,  <'t  1  ensevelirent 
mu-  la  voie  Appienne  au  cimetière  de  Prétextât.  » 
Hermès  tut,  à  son  tour,  décapité  par  L'ordre  d'Auré- 


200  LA  PERSÉCUTION  D HADRIEN. 

lien  :  «  son  corps  fut  recueilli  par  Théodora  ,  sa  sœur, 
qui  l'ensevelit  sur  l'ancienne  voie  Salaria.  »  Enfin 
Alexandre,  qui  n'était  âgé  que  de  trente  ans ,  et  1rs 
deux  prêtres  EventiusetThéodulus,  furent  tués  par  l'é- 
pée.  La  femme  d'Aurélien ,  Sévérina,  enterra  ensemble 
Alexandre  et  Eventius,  dans  un  prœdium  qu'elle  pos- 
sédait sur  la  voie  Nomentane  ,  à  sept  milles  de  Rome , 
et  plaça  Theodulus  dans  un  tombeau  séparé.  Elle  obtint 
du  successeur  d'Alexandre,  le  pape  Sixte  Ier,  l'ordina- 
tion d'un  évêque  sur  son  domaine ,  afin  d'y  honorer 
tous  les  jours  les  bienheureux  martyrs  par  l'oblation 
du  sacrifice.  «  C'est  pourquoi,  jusqu'à  ce  jour,  ce  lieu 
a  un  évêque  qui  lui  est  propre  (1).   » 

Voyons  d'abord  les  erreurs  contenues  dans  ce  récit. 

Si  le  martyr  Alexandre  est  vraiment ,  comme  le  di- 
sent ses  Actes  ,  le  pape  de  ce  nom  (ce  qui,  on  le  verra 
plus  loin  ,  a  été  contesté  non  sans  fondement),  leur  ré- 
dacteur s'est  trompé  en  faisant  mourir  sous  Trajan  le 
cinquième  successeur  de  saint  Pierre  :  Eusèbe  place  sa 
mort  dans  la  troisième  année  d'Hadrien  (2),  c'est-à-dire 
en  119  ou  120,  selon  les  diverses  manières  de  compter, 
le  règne  d'Hadrien  ayant  commencé  le  11  août  117  (3) . 
Toujours  dans  l'hypothèse  où  le  martyr  Alexandre  serait 
le  pape  de  ce  nom,  les  Actes  se  trompent  encore  en  lui 
attribuant  trente  ans  seulement  ;  saint  Alexandre ,  au 
rapport  d'Eusèbe,  gouverna  pendant  dix  ans  L'Église 


(1)  Acta  Sanctorum,  mai,  1. 1. 1».  ;$~i  sq. 

(2)  "EtîiSè  TpÎTwx/içriYEiiovtai;  'AXéÇavopo;  'Po^aitov  £7u<7xo7to;  TE);uta. 
Eusèbe,  Hist.  EccL,  IV,  4. 

(3)  Tilleinont,  Mémoires,  t.  II,  note  i  sur  saint  Alexandre. 


l  wmi  \  DE  Ql  l  LQDES  PASSIONS  DI  MARTYRS.         207 

romaine  i  ,et  l'on  ne  saurait  admettre  qu'il  fût  monte 
dans  la  chaire  pontificale  dès  l'âge  <!«•  vingt  ans.  Les 
tatesse  trompent  aon  moins  certainemenl  en  donnanl 
au  magistral  qui,  d'après  eux,  aurait  été  chargé  d'ins- 
truire Le  procès  d'Alexandre  et  d'Hermès  le  titre  de 
coims  utriusquê  militix  :  cette  charge  n'existait  pas  au 
ad  siècle.  Enfin,  il  n'\  eut  jamais  d'Hermès  préfet 
de  Rome:  1<'  cognomen  Hermès  est  d'origine  servile 
«•t  ne  peut  avoir  appartenu  qu'à  un  esclave  <>u  on 
affranchi. 

('..•s  actes  "ut  donc  •'•t.''  rédigés  à  ane  époqu 'i  1rs 

notions  cbronoloinques  sur l'histoiL»'  du  deuxième  si.-rlf 
étaient  brouillées  et  confuses,  où  l'on  avait  perdu  le 
Bouvenir  des  magistrats  et  <\<'*  magistratures  de  ce 
temps.  C'est  une  compilation  de  basse  époque. 

Mais  en  même  temps  ony  trouve  beaucoup  de  traits 
antiques,  supposant  soit  une  tradition  orale  restée  vive 
et  précise  sur  certains  points,  soit  un  document  an- 
cien servant  de  base  au  récit. 

Hermès,  possesseur  de  douze  cents  esclaves,  nombre 
qui,  au  deuxième  siècle,  n'avait  rien  d'exagéré  (2),  peut 


±.  .-.  -.  ;  obcovouictç dncfaXijcrac  êxoç.  Eusèbe, Hist.  EccL  IV,  i. 
—  La  durée  de  dix  ans  esl  attribuée  an  pontificat  d'Alexandre  par  la  plu- 
part deseatalogoea  grecs  et  orientaux,  la  chronioiiede  saint  Jérôme,  et  le 
i.ih,  /  Pontificalis  :  le  catalogue  philocalien  loi  donne  seulement  sept  ans. 

deux  is  «•!  un  jour;  plusieurs  catalogues  latins  lui  donnent  donne 

ans.  Voir  les  Intiqvi  eatalogi  romanorum  pontifieum,  dans  le  P.  de 
Sun .n,  Dissertatiomes selecU  fa  primant xtatem  historia  ecelesias- 
appendii  K.  p.  83-96,  ''t  surtout  Ducbesne,  le  Liber  PontifLcalis, 
|>.  UT-XXTf  et  |>.  18-41. 

(:!   Sur  le  nombre  des  esclai  es  dans  les  riches  maisons  romaines,  roir 
mon  lirre  sur  tes  Esclaves  chrétiens,   |>.  7-11. 


208  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

avoir  été  un  de  ces  puissants  et  riches  affranchis  qui  gé- 
raient des  charges  importantes  à  la  cour  des  empereurs  : 
nous  connaissons  précisément  l'épitaphe  d'un  affranchi 
de  Marc  Aurèle  et  Verus,  portant  comme  Hermès  un 
cognomen  servile,  Proxenes,  et  qui  sous  Commode  non 
seulement  devint  chambellan,  procurator  thesaurorum, 
procurator  palrimonii,  procurator  munerum,  procurator 
vinorum,  mais  encore  remplit  des  fonctions  militaires, 
ordinato  a  divo  Commodo  in  castrense,  et,  de  même 
qu'Hermès,  se  fit  chrétien (1).  Hermès  fut,  selon  toute 
apparence  ,  d'une  condition  à  peu  près  semblable  :  le 
compilateur  des  Actes,  peu  familier  avec  les  charges  et 
dignités  du  deuxième  siècle  ,  prit  pour  la  préfecture 
urbaine  un  emploi  civil  quelconque  dont  le  martyr 
avait  été  revêtu. 

D'après  les  Actes ,  Hermès ,  après  avoir  reçu  le  bap- 
tême, affranchit  tous  ses  esclaves,  comme  lui  baptisés. 
Encore  un  trait  qui  n'est  probablement  pas  imaginaire, 
car  il  se  retrouve  dans  une  multitude  de  documents 
hagiographiques  :  les  Actes  de  sainte  Pudentienne  et 
de  sainte  Praxède  (2) ,  de  saint  Sébastien  (3) ,  de  sainte 
Eudoxie  (ï) ,  de  saint  Calliope  (5) ,  de  saint  Pantoléon  (6), 
des  saints  Jean  et  Paul  (7),  de  saint  Zenon  (8),  de  saint 


(1)  Do  Rossi,  Inscriptiones  christianx  urbis  Romse,  n"  b,  \>.  u. 

(2  Acta  Sanctorum,  mai,  t.  IV,  p.  2'J8. 

(3)  Ibiil..  janvier,  t.  II.  p.  275. 

(4]  Ibid.,  mars,  l.  I.  p.  16. 

.,,  Tbid.,  avril,  1. 1. 1>. 058. 

(<;  //„,/..  juillet,  I.  VI.  p.  'ii2. 

'7  Ibid.,  juin,  t.  VII,  |».  34. 

[i  Ibid.,  juin,  t.  V.  p.  105. 


I  \AMi:\  I»i:  QUELQUES  PASSIONS  DE  HABTTBS.         209 

Georges    I   .  des  Baints  Cantius,  Cantianus  et   Can- 

tianilla  1  .  de  sainte  A-laé  (3),  du  bienheureux 
Simon  Xénodochus  (l),  de  sainte  Euphraxie  5),  l'his- 
loire  de  sainte  Mélanie  (6),  nous  offrent  des  faits  ana- 
logues, et  c'est  par  milliers  que  l'on  compte  les  esclaves 
ainsi  affranchis  en  masse  par  des  païens  convertis  (7). 
Nous  croyons  donc  qu'Hermès  n'est  point  une  créa- 
tion de  la  légende,  niais  vécut  réellement.  Son  exis- 
tence s.'  pelie  même  à  l'histoire  des  catacombes.  Âpres 
Bon  martyre,  «son corps,  disent  Les  Actes,  fui  recueilli 
par  Théodore,  sa  Bœur,  qui  L'ensevelit  sur  L'ancienne 
voie  Salaria,  non  Loin  de  Rome,  Le  cinq  des  calendes 
de  septembre.  Il  existe,  en  effet',  sur  la  voie  Salaria 
Vêtus  une  catacombe  donl  L'origine  est  probablement 
très  ancienne,  età  laquelle  est  îvsté  attaché  le  nom  de 
saint  Hermès.  Ses  restes  y  reposaient  encore  au  sixième 
siècle,  et  des  lampes  brûlaient  j  continuellement 
devant  son  tombeau  :  on  retrouve,  en  effet,  sur  l'éti- 
quette [pittacium  d'un»'  des  fioles  d'huile  recueillies 
devant  Les  tombeaux  des  martyrs  des  catacombes  (8), 
e1  envoyées  par  le  pape  Grégoire  le  Grand  à  la  reine 


Sanctorum,  avril,  t.  m,  p.  m. 
rôi'd.,  mai,  t.  vil.  p.  «21. 

(3)  Ibid.,  mai,  I.  III.  p.  280. 

(4)  lhnl..]uhi.  t.  VI.  p.  287. 

(5)  Ihiil..  mars,  t.  II, p.  264. 

(6)  Palladios,  Historia  Lausiaea,  119. 

Voii  tes  Esclave*  chrétiens,  livre  III.  ch.  i:  l'Égli il 

Ii.iim  bissements;  p  334- 

(8)  Sur  l  usage  de  recueillir  comme  relique  I  huile  des  lampes  ayanl 
brûlé  devant  les  tombeaux  des  martyrs,  roir  ma  Rome  souterraine, 
l».  31. 

14 


210  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

lombarde  Théodelinde,  la  mention  de  Ses.  Hennis, 
jointe  aux  noms  d'autres  martyrs  de  la  voie  Salaria  ; 
le  catalogue  de  ces  reliques  (index  oleorum),  rédigé  à  la 
môme  époque  et  écrit  par  la  môme  main  que  les  pil- 
tacia,  mentionne  également,  parmi  ce  groupe,  l'huile 
Sci  Hermelis  (1) .  Le  tombeau  de  saint  Hermès 
demeura  pendant  les  septième  (2),  huitième  (3)  et 
neuvième  {h)  siècles  l'un  des  rendez- vous  des  pèlerins  : 
au  quatorzième  siècle ,  alors  que  la  plupart  des  sanc- 
tuaires des  catacombes  étaient  depuis  longtemps 
abandonnés,  la  piété  publique  connaissait  encore  le 
chemin  de  son  cimetière  (5). 

Le  souvenir  du  tribun  Quirinus  se  rattache  plus 
étroitement  encore,  s'il  est  possible,  à  l'histoire  des  ca- 
tacombes. 

«  Les  chrétiens,  disent  les  Actes,  ensevelirent  le  corps 
de  Quirinus  sur  la  voie  Appienne ,  au  cimetière  de 
Prétextât  (0).  »  Ces  paroles  sont  en  parfait  accord  avec 
les  indications  de  trois  itinéraires  rédigés  par  des  pè- 
lerins à  des  époques  diverses  du  septième  siècle,  c'est- 
à-dire  d'un  temps  où  les  reliques  des  martyrs  enterrés 
dans  les  catacombes  y  reposaient  encore.  Tous  trois 
énumèrent  les  tombeaux  des  martyrs  que  les  pèlerins 
peuvent  visiter  le  long  des  principales  voies,  en  faisant 


(1)  De  Rossi,  Roma  sol/erranea,  t.  I,  p.  176,  colonne  II. 

(2)  Ibid.,  p.  170,  col.  III,  IV,  et  p.  177,  col.  V. 

(3)  IbUI.,  p.  177,  col.  VI. 

(4)  lbkl.,  p.  177,  col.  VII. 

(5)  Rome,  son  le  naine,  p.  163. 

(6)  Corpus  antem  qus  Christian?  sepeliernnt  in  via  Appia  in  cœme- 
terio Praetextati.  Acta  Sanclorum,  mars,  I.  III.  p.  813. 


EXAMEN  DE  QUELQ1  I  S  PASSIONS  DE  MARTYRS.         211 

1<'  tour  extérieur  de  Rome,  et  en  passant  de  L'une  à 
L'autre.  Le  moins  ancien,  que  plusieurs  indices  placenl 
entre  648  et  c.s-j.  montre  au  pèlerin,  sur  La  voie  \p- 
pienne,  d'abord  la  catacombe  de  saint  Sébastien,  puis 
celle  de  Prétextât,  enfin  celle  de  Calliste  avec  ses  di- 
verses  ramifications.  Parmi  les  martyrs  reposant  dans 
la  seconde,  il  indique  «  Janvier,  Urbain,  Zenon,  Qui- 
rtntif,  Igapitus,  Felicissimus  (1).  »  Un  autre  itinéraire, 
remontant  au  milieu  du  septième  sièele  .  suit  Le  même 
ordre,  et  cite  également,  parmi  les  martyrs  du  cimetière 
de  Prétextât,  Janvier,  qui  fut  Tainé  des  sept  fds  de 
Félicité,  Urbain,  àgapitus,  Felicissimus,  Cyrinus  2  . 
Zenon  (3),  »etc.  Un  troisième  itinéraire,  écrit  entre  625 
et  0:18,  est  plus  explicite  :  il  ne  se  contente  pas  de  don- 
ner 1\ ''numération  des  saints  reposant  dans  la  eata- 
combe,  il  décrit  sommairement  celle-ci,  et  indique  la 
position  respective  des  tombeaux.  «Vous  entrerez,  dit- 
il,  dans  une  grande  caverne,  et  vous  trouverez  saint 
Urbain,  évêque  et  confesseur,  et  dans  un  autre  lieu, 
Felicissimus  et  Agapitus,  martyrs  et  diacres  de  saint 


i    El  paulo  p.-opius  Romani  sunl  martyres  Januarius,  Drbaaas, 
Zenon,  Quirinus,  Agapitus,  Felicissimus.  Votitia  portarum,  viarum, 
riantm  circa  urbem  Romatn,  >•  Willelmo  Malmesburien&i ;  de 
Ro&si,  Roma  sotterraneo,  L  I,  p.  181,  col.  V 

(2)  Il  ii 'esl  pas  étonnant  qu'on  ait  écril  diffère «ni  Qnirinns  ou 

Cyrinns;  le  nom  d'qn  personnage  beaucoup  plus  célèbre,  1«'  gouverneur 
de  Syrie  sous  lequel  se  fil  le  recensement  rapporté  parsainl  Luc,  II,  2, 
,i  été  écril  de  même  Quirinus,  Cyrénius  el  Cyrinus. 

(3)  Juzta  eamdem  riam  quoqne  eecleau  esl  multorum  sanctorum,  i<l 
est  Januarii,qui  fui!  de septem  filiis  Felicitatis major natu,  Orbani,  kga- 
piti,  Pelieisaimi,  Cytini,  Zenonis.  Epitome  libri  de  /.mis  sanctorum 
martyrum  .  fWo\,  p.  180,  col.  IV. 


212  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

Sixte,  et  dans  un  troisième  lieu  Cyrinus  martyr,  et  clans 
le  quatrième,  Janvier  martyr  (1).  » 

Cette  description,  œuvre  d'un  pèlerin  ayant  visité 
la  catacombe  de  Prétextât  au  commencement  du  sep- 
tième siècle,  fut  un  guide  précieux  pour  les  érudits 
qui,  au  dix-neuvième,  ont  cherché  à  en  reconnaître 
les  principales  sépultures.  M.  de  Rossi  a  retrouvé  le 
grand  corridor  souterrain ,  spelunca  magna,  noté  par 
l'auteur  de  l'itinéraire  :  quatre  cryptes  ou  chambres 
sépulcrales  s'ouvrent  sur  cet  ambulacre,  comme  le 
dit  l'écrivain  du  septième  siècle.  Ce  sont  bien  les  qua- 
tre loci  énumérés  par  l'itinéraire,  car  des  inscriptions 
trouvées  par  M.  de  Rossi  et  par  l'un  de  ses  plus  zélés 
disciples,  M.  Armellini,  identifient  avec  certitude  deux 
au  moins  de  ces  caveaux,  celui  de  saint  Janvier  et  celui 
des  saints Felicissimus  et  Agapitus.  Le  secours  des  ins- 
criptions manque  pour  identifier  les  deux  autres;  mais 
il  est  évident  que  ce  sont  les  chambres  sépulcrales  de 
Quirinus  et  d'Urbain.  Des  indices  tirés  du  caractère 
architectonique  de  l'une  d'elles  permettent  même  de 
la  désigner  comme  celle  où  reposa  Quirinus.  Ici  je 
laisse  la  parole  à  M.  de  Rossi  : 

«  Cette  crypte,  dit-il,  est  une  très  belle  construction 
en  briques,  comparable  aux  plus  beaux  édifices  des 
meilleurstemps  de  l'Empire,  et  certainement  antérieure 


(i)  llii  intrabis  in  speluncam  magnam,  el  il>i  invenies  s.  Urbanum 
èpiscopum  et confessorem,  et  in  altero  loco  Felicissimum  H  Agapitum 
martyres  et diaconos  Kysti,  et  m  tertio  i<><<>  Cyrinum  martyrem,  el 
in  quarto  Januarium  martyrem.  Itinerarium  ex  nuira  codice  Salis- 
burgensi;  ibid,,  \>.  180,  col.  III. 


i  WMI  N  DI    Ql  ELQUES  TASSIONS  DE  MARTYRS. 

Ile  de  saint  Janvier  qui  est  contemporaine  de  Marc 
Aurèle,  et  remonte  à  l'année  H\-2  .  Même  Le  style  très 
simple  des  corniches  qui  la  décorent  diffère  du  carac- 
tère commun  de  celles  qui  ornent  cette  dernière.  Les 
raisons  chronologiques  fournies  par  les  données  de 
L'art  confirment  donc  et  démontrent  vrai  ce  que  les 
topographes  <-t  les  martyrologes  nous  ont  enseigné,  à 
Bavoir  que,  près  du  monument  de  saint  Janvier,  ap- 
partenant à  l'âge  des  antonins,  nous  devions  trouver 
•■«•lui  de  saint  Quirinus,  antérieur  de  pins  de  soixante 
années,  et  construit  sons  Hadrien,  à  une  époque  où 
l'art  était  florissant.  En  effet,  nous  avons  trouvé  une 
grande  partie  du  coffre  de  marbre  blanc  qui  fut,  à 
l'origine,  placé  dans  l'intérieur  de  la  niche  revêtue 
de  Iniques,  plus  tard  agrandie  en  forme  de  chambre. 
C'est  un  des  plus  antiques  sarcophages  que  j'aie 
\ns  dans  les  catacombes  romaines;  sa  décoration 
i  st  simple  et  architecturale;  au  milieu  de  la  façade 
principale  est  le  buste  du  défunt,  personnage  orné 
du  laticlave.  Quirinus  fut  tribun,  et  les  tribuns  d'ordre 
sénatorial  étaient,  à  cuise  de  leur  laticlave,  appelés 
laticlavii.  Tout  conspire  donc  à  nous  faire  recon- 
naître ici,  conformément  aux  témoignages  écrits,  le  sé- 
pulcre de  Quirinus,  tribun  et  martyr  sous  Hadrien   l  . 

La  tradition  monumentale,  si  formelle  pour  Her- 
nies et  Quirinus,  confirme  également  ce  que  Les  Actes 
racontent  du  martyre  de  saint  Alexandre  et  des  prê- 
tres Eventius  et  Théodule. 

i    Bullettino  di  archéologie  christiana,  1872,  p  "s. 


214  LA  PERSEC1  NON  DHADRILN. 

Ils  disent  que  la  matrone  Severina,  femme  du  juge 
Aurélien  (deux  personnages  d'une  identification  dou- 
teuse), se  rendit  dans  un  prœdium  qu'elle  possédait  sur 
la  voie  Nomentane,  à  sept  milles  de  Rome,  déposa 
Eventius  et  Alexandre  dans  un  même  tombeau, et  enterra 
séparément,  au  môme  lieu,  Théodule.  Ils  ajoutent  que 
Severina  obtint  du  pape  saint  Sixte  Ier  l'ordination 
d'un  évèque  sur  son  domaine,  afin  que  les  martyrs 
pussent  être  honorés  tous  les  jours  par  l'oblation  du 
saint  sacrifice. 

La  catacombe  de  saint  Alexandre,  située  entre  le 
sixième  et  le  septième  mille,  sur  la  voie  Nomentane, 
a  été  retrouvée  par  hasard  en  1855.  Au-dessus  de  la 
tombe  du  martyr  principal  s'élève  une  basilique  semi- 
souterraine,  comme  celle  que  Ton  a  découverte,  en 
1873,  dans  la  catacombe  de  Domitille.  L'autel  de  la 
basilique  de  saint  Alexandre  et  une  partie  de  la 
traasenna  de  marbre  qui  protégeait  la  confessio  exis- 
tent encore  ;  sur  le  devant  de  l'autel  on  lit  cette  ins- 
cription incomplète  : 

ET    ALEXANDRO    UEL1CATVS 

VOTO    POSVIT    DEDICANTE   EPISCOPO    VRSO. 

Le  nom  qui  manque  sur  le  marbre  mutilé  est  pro- 
bablement celui  d'Eventius,  enterré,  disent  les  Actes, 
dans  le  môme  tombeau  qu'Alexandre;  et  il  se  peut  que 
l'évoque  Ursus,  qui  consacra  l'autel,  ail  été  l'un  des 
•'•M-ques  chargés  de  desservir  ce  lieu,  selon  le  témoi- 
gnage «1rs  Actes  (1).  Dans  une  autre  partie  de  la  basi- 

i    nu  ;,  trouvé  de  nos  jours,  dans  le  cimetière  de  sainl  Alexandre. 


I  \\MI.\  DE  Q1  I  LQ1  KS  PASSIONS  DE  MARTYRS.  21  i 

liqueoD  \<>it  une  petite  chapelle,  pavée  de  mosaïque, 
.1  paraissant  avoir  été  richement  décorée,  comme  si 
elle  avait  renfermé  la  sépulture  de  quelque  personne 
de  distinction;  on  y  a  trouvé  un  frapnH'nt  (!<■  marbre, 
sur  Lequel  se  lit  seulement  le  mot  martyr.  Il  est 
vraisemblable  que  là  reposa  Théodulus,  enterré,  selon 
les  \ctes,  au  même  lieu  qu'Alexandre  et  Eventius, 
mais  dans  an  sépulcre  distinct.  Les  reliques  des  trois 
saints  étaienl  encore,  au  septième  Biècle,  vénérées  au 
septième  mille  de  la  voie  Momentané  (1).  La  l>;isili- 
que  qui  s\  élève  est  mise  par  une  porte  en  comnui- 
oicatioi]  avec  la  catacombe,  petite  et  pauvre,  ••<  dont 
beaucoup  de  tombes  sont  encore  fermées.  Quelques 
inscriptions  <!••  style  très  ancien  se  lisent  peintes  sur 
les  murailles  ou  grossièrement  gravées  dans  lf  mortier 
qui  clôt  les  sépultures  (2).  Elles  indiquent  une  époque 


plusieurs  épitaphes  d  évoques.  Les  actes  des  martyrs  saints  Alexandre, 
Eventius  el  Théodule  rendent  compte,  écrit  M.  de  Rossi,  de  cette  série 
il  évèques  enterrés  dans  ce  cimetière.  On  sail  que  ces  actes  disent  qu'un 
évéque  spécial  tut  institué  dans  If  lieu  où  ces  Fameux  saints  avaient 
reçu  la  sépulture  Bullettmo  di  archeologia  cristiana,  1883.  ]>.  51. 
M  l'abbé  Ducbesne  identifie  t'évéque  Drsus  nommé  dans  l'inscription 
^ue  de  Nomentum  sous  Innocent  Ier  (401-417)  :  le  cime- 
tière est  assez  rap] bé  de Nomentum  pour  avoir  fait  partie  du  terri- 
toire de  cette  cité.  /.'•  Liber  PonHfiealis,  p.  icn,  unir  j, et 127, notes. 
i)  In septimo milliario ejusdem  fis  S.  papa  Alexander  cum  Eventio 
t>t  Theodulo  pansant  Notitia  portarum,  vtorwn,  ecclesiarutnj  de 
Rossi,  Roma  totterranea,  t.  t,  p.  179,  col.  v. 

(2)  Exemples  de  ces  inscriptions  :  SPIRITVSTWS  W  BONO  QVŒS- 
I  \l  —  SM'.IM\M..  SPUUTVS  TWS  IN  BONO.  —  ZHCHC  IN  AEO 
XPK  TO  TAN  IN  II  \Kl  <  l  \r.l\  \  l  l  m  1 1  i  \u  il  \  \l  SANAPOI 
—  Sur  le  caractère  il<-^  inscriptions  les  pins  anciennes,  et  l'usage  fré- 
quent des  lettres  grecques  dans  les  épitaphes  primitives,  toit  <!<•  Rossi. 
ipt.  christ,  ttrbii  Ronue,  Prolegomena,  p.  CX 


216  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

peu  éloignée  de  celle  où  la  tradition  place  le  martyre 
d'Alexandre  et  de  ses  compagnons  (1). 

Toute  difficulté,  cependant,  n'est  point  encore  écar- 
tée. Les  personnages  nommés  dans  les  Actes  de  ce 
saint  furent,  ainsi  que  lui-même,  réellement  marty- 
risés ;  mais  le  rédacteur  de  ces  Actes  ne  s'est-il  pas 
trompé  sur  la  qualité  d'Alexandre?  Hermès,  dont  il 
fait  un  préfet  de  Rome,  ne  fut  certainement  pas  revêtu 
de  cette  dignité;  Alexandre  est-il  vraiment  le  pape 
de  ce  nom? 

J'ai  déjà  insinué  que  le  contraire  pourrait  être  vrai. 
Divers  indices,  en  effet,  porteraient  à  repousser  l'i- 
dentification entre  Alexandre  martyr  et  Alexandre 
pape.  Saint  Irénée  passe  sous  silence  le  martyre  du 
pape  saint  Alexandre,  alors  qu'il  mentionne  celui  de 
son  deuxième  successeur  saint  Télesphore  (2).  Dans 
l'inscription  de  la  basilique  de  la  voie  Nomentane,  un 
martyr,  probablement  Eventius,  simple  prêtre,  est 
nommé  avant  Alexandre,  ce  qui  paraîtrait  peu  con- 
venable si  ce  dernier  était  le  pape.  Le  titre  episcopus 
n'est  point,  d'ailleurs,  placé  après  son  nom,  bien  que 
les  inscriptions  funéraires  des  papes  le  contiennent 
toujours  (3).  Enfin,  dans  le  martyrologe  biéronymien, 


(1)  Sur  la  catacombe  de  saint  Alexandre,  voir  Northcote  et  Brownlow, 
Roma  sotterranea (anglaise),  2e  éd.,  Londres.  1879,  t.  I.  i>.  506-508,  et 
le  petit  livre,  orné  de  cartes  et  de  plans  :  Atti  (tel  martirio  di  S.  Aies- 
sandro  primo  pontifice  <■  mariire,  e  memorie  del  suo  sepolcro  al 
settimo  miglio  délia  via  Nomenlana,  Rome,  1858. 

(2)  S.  Irénée,  Adv.  h.rres.,  ni,  3. 

(3;  Voir  Rome  souterraine,  p.  176,  200,  205,  251,  et  planche  XIV. 
Depuis  la  publication  de  ce  livre,  M.  de  Rossi  a  retrouvé  l'inscription 


I  \\\||  \   DE  Ql  BLQUES  TASSIONS  DE  MARTYRS.         217 

donl  une  partie  remonte  an  commencemenl  du  qua-? 
trième  siècle,    La  mention  d'Alexandre   est   faite  en 
ces  termes  :  Vnon.  mai.  Home,  via  Nomenlana,  milia- 
rio  VU.  Natale  sanctorum  Juvenalis,  Eventi.  Alexan- 
dri,  Theoduli  1).  Alexandre  est  encore  ici  placé,  Bans 
désignation  épiscopale,  après  Eventius  et  un  martyr 
inconnu.  Juvenalis.  Ces  indices  négatifs  porteraient  à 
effacer  des  Actes  le  titre  pontifical  qu'ils  lui   attri- 
buent, et  à  foire  d'Alexandre  on  simple  martyr,  jeune 
probablement,  car  les  Actes  eux-mêmes  ne  lui  <lon- 
iii  nt  que  trente  ans,  ei  il  semble,  dans  les  documents 
anciens,    laisser   la  première  place  à    d'autres   plus 
avancés  en  âge  ou  plus  élevés  en  dignité.  Ajoutons 
qu'on  s'expliquerait  difficilement    comment  le  pape 
Alexandre  aurait  eu  son  tombeau  sur  la  voieNomen- 
tane,  alors  <iuo  tous  les  autres  pontifes  des  deux  pre- 
miers siècles,  à  l'exception  de  Clément,  peut-être  mort 
en  exil,  sont  dits  avoir  été  enterrés  au  Vatican  (2). 

Il  est  donc  possible  que  les  Actes,  qui  remontent  au 
cinquième  ou  sixième  siècle,  de  même  que  le  Liber 
Pontificalis,  œnvre  «lu  sixième  (3),  et  l'un  des  itiné- 
raires du  septième,  où  le  titre  de  papa  est  également 


grecque  du  pape  8.  Caius,  Buiyi  aussi  du  mot  EU{Ko»w  sotterranea, 

I.  III.   p.   lli-120). 

(i)  m>.  di' Berne, <it'; parDuchesne,  Étude  sur  le  liber  Pontificalis, 
1867,  p.  150.  Ce  texte  arail  déjà  conduit  Fiorentini,  Vetust.  Occid.  eccl. 
martyrologium,  p.  »6  ,  à  douter,  de  l'identité  du  pape  et  du  martyr. 

(2)  Duchesse,  Étude,  p.  149,  et  le  Liber  Pontificalis,  'ss'-  I'-  xcn 
et  127.  note  î. 

3)  Bepultuâ  vi.i  Numentana,  ubi  decollatus  est,  ab  Orbe  noo  longe, 
milliario  \n.  Liber  Pontificalis,  in  Alexandre. 


218  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

donné  à  Alexandre  (1) ,  soient  l'écho  d'une  tradition 
populaire  erronée,  qui,  trompée  sans  doute  par  la 
célébrité  du  tombeau  de  la  voie  Nomentane,  aurait 
pris  le  martyr  Alexandre  pour  le  pontife  du  même 
nom.  Mais  cette  confusion  n'infirme  en  rien  la  réalité 
historique  du  martyr  et  de  ses  compagnons.  La  date 
même  de  leur  immolation  me  parait  établie  dans  tous 
les  cas,  qu'Alexandre  martyr  et  Alexandre  pape  soient 
ou  non  un  même  personnage.  En  effet,  les  monuments 
qui  conservent  le  souvenir  de  deux  des  martyrs  nom- 
més dans  les  Actes  remontent  vraisemblablement  au 
deuxième  siècle  ;  M.  de  Rossi  en  a  jugé  ainsi  en  étu- 
diant la  crypte  de  Quirinus,  pour  la  date  de  laquelle 
il  trouvait,  dans  d'autres  cryptes  du  cimetière  de 
Prétextât  et  dans  plusieurs  édifices  païens,  d'utiles 
termes  de  comparaison,  et  l'on  est  autorisé,  par  l'exa- 
men du  style  de  quelques  inscriptions,  à  reporter 
vers  la  même  époque  les  commencements  de  l'hy- 
pogée de  saint  Alexandre.  Je  n'hésite  donc  pas  à  voir 
dans  le  groupe  d'Alexandre,  Hermès,  Quirinus,  Even- 
tius  et  Théodule  des  martyrs  du  temps  d'Hadrien. 

Un  autre  groupe  de  martyrs  parait  avoir  souffert 
sous  le  pontificat  du  successeur  d'Alexandre,  le  pape 
Sixte  Ier  (122-127),  d'après  une  indication  de  leurs 
Actes.  Ce  sont  les  saints  Getulius  (époux  de  la  célèbre 
sainte  Symphorose,  que  nous  retrouverons  plus  tard 
à  Tibur),  Cerealis,  Amantius  et  Primitivus.  Après  avoir 

1)  in  septimo  milliario  ejusdem  vix  S.  papa  Alexaader  cum  Eventio 
etTheodulo  pausant.  Notitia  portarum,  viarum,  ecclesiarum,  dans 
de  Rossi.  Roma  sotterranea,  t.  [,p.  179,  col.  V. 


i:\wii.n  l»i:  QURLQI  ES  PASSIONS  DE  MARTYRS.        119 

évangélisé  lepayssabio,  ils  furent  jugés  par  le  con- 
sulaire Licinius  —  peut-être  Le  consul  de  107.  qui  tut 
proconsul  d'Asie  en  12  *  —  et  misa  mort  sur  La  voie 
Salaria,  à  trente  milles  Je  Rome,  dans  la  contrer 
même  où  ils  avaient  prêché  (1.) 

Les  A<-t. ^  de  Getulius  ••!  de  ses  compagnons,  d'où 
nous  avons  extrait  ces  indications,  ne  peuvent  préten- 
dre à  L'autorité  d'un  récit  authentique;  mais,  comme 
plusieurs  Passions  des  martyrs  '1'-  Rome  et  de  llta- 
lie,  ils  reçoivent  des  découvertes  topographiques  une 
solide  confirmation,  sinon  pour  les  détails,  au  moins 
pour  1rs  données  essentielles.  M.  Stevenson  Ta  montré, 
dans  son  savant  livre  sur  le  cimetière  de  saint  Zo  tique; 
je  résume  en  peu  i\r  mots  cette  partir  de  sou  étude. 

Les  actes  racontent,  dit-il.  que  Getulius  résidait 
dans  ta  Sabine,  adpartem  Sabincnsium,  dans  une  villr 
appelée  Gabies,  in  civitatem  Gablos;  ils  ajoutent  que 
son  martyre  eut  lieu  dans  la  même  ville,  in  fun<l<> 
Capreolh,  in  Salaria  ah  l'rbe  plwminui  milliario  A' .VA 
et  que  sa  femme,  Symphorose,  L'ensevelit  dans  un 
arénaire  de  son  domaine  de  la  Sabine,  in  arenario 
i  i  rat,  in  prxtorio  1  rao  Saviniensium,  dans  la 
ville  susnommée,  eu  un  Lieu  appelé    Capris,   '"  loco 


[l)Acta  Sanetorum,  juin,  i.  n.  p   !M  Bq 

(2)  Le  mot  prxtorium  signifie  le  palais  du  propriétaire  d'une  villa. 
extension,  laTiltaeUe-niéme;ToirForcellini,  Lexieon  >>>inf-  to- 
tiniiatis,  Pratorium  De  là  le  vocable  Pra  toriolum,  donné  ponr  appel- 
lation à  d'anticpies  domaines;  ^  •  «ï i  de  Rossi,  Bullettino  '/<  areheo- 
cristiana,  i>~".  p.  lll:  1873.  p.  n.  Se  rappeler  le  mol  .1.'  sainte 
Perpétue  Factnsesl  mini  subito  carcer  quasi  prxtorium,  nbi  maUem 
essequamaUbi  Passio SS.  Perp  eitatis,  dansRninart,p.  87. 


220  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

nuncupato  Capris,  in  oppido  supradiclo.  Ces  indications 
topographiques  ont  longtemps  embarrassé  les  érudits. 
Gabies,  colonie  d'Albe,  estime  ville  célèbre  diiLatium, 
il  était  naturel  d'y  placer  le  lieu  du  martyre  de  Getu- 
lius  :  cela  paraissait  d'autant  plus  vraisemblable,  qu'un 
de  ses  compagnons,  Primitivus,  paraît  avoir  été  mar- 
tyrisé et  enterré  dans  la  Gabies  du  Latium  (1).  Les 
Actes,  cependant,  s'opposaient  à  cette  solution,  puis- 
qu'ils placent  dans  la  Sabine  la  civilas  Gabios  ou  Gavis 
qui  vit  la  retraite,  la  mort  et  la  sépulture  du  martyr 
Getulius.  Papebroch  avoue  ne  connaître,  au  pays  des 
Sabins,  aucune  localité  portant  le  nom  de  Gabies. 
Mais,  au  siècle  dernier,  un  érudit  italien,  Galletti,  a 
prouvé  l'existence,  dans  la  Sabine,  à  la  distance  de 
Rome  indiquée  par  les  Actes,  d'une  ville  ou  bourg  de 
Gabies,  dont  le  nom,  depuis  le  dixième  siècle  au  moins, 
a  été  remplacé  par  celui  de  Torri  :  civitalem  Gabiis, 
qusenunc  Turrisvocalur,  dit  un  document  de  1027  (2). 
A  un  mille  de  cette  localité,  il  existait  encore,  au 
huitième  siècle,  un  sanctuaire  érigé  en  l'honneur  de 
saint  Getulius,  ubi  ipsius  corpus  requiescit,  dit  une 
charte  de  725  (3) .  Une  autre  charte  de  749  indique 
une  cella  S.  Getulii,  oratoire  dédié  à  saint  Getulius  et, 
selon  toute  apparence,  distinct  du  précédent  sanc- 
tuaire (V).  Un  autre  oratoire  5.  Gethulii  est  mentionné 


(1)  Sur  la  sépulture,  de  Primitivus,  voir  Stevenson,  II  cimitero  <li 
Zoticoal  decimo  miglio délia  via  Labicana,  Bfodène,  I876,j>.  52, 55-59. 
(21  Galletti,  (Jabio  scoperto  ove  è  ora  Torri,  Rome,  1757.  i>.  11. 
(3)  Ibid  .  i'.  18. 
i    Ibid.,  |>.  19. 


l  W.MKN  DE  QUELQUES  PASSIONS  DE  MARTYRS  121 

dans  un  document  de  1118  I  .  Voici  donc,  écril 
M.  Stevenson ,  plusieurs  lieux  différents,  tous  consa- 
crés an  culte  de  sainl  Getulius,  indice  évidenl  du 
développemenl  du  culte  de  ce  martyr  dans  cette  partie 
de  la  Sabine...  L'existence,  jusqu'au  commencement 
du  huitième  siècle,  d'un  de  ces  édifices  sacrés,  conte- 
nant son  corps  ou  au  moins  quelqu'une  de  ses  reli- 
ques, enlève  toul  doute,  et  nous  convie  à  rechercher 
en  eri  endroil  L'arénaire  ou  le  martyr  fut  déposé  par 
Bainte  Symphorose.  Il  serait  beau  de  découvrir  Le 
cimetière  souterrain,  d'y  retrouver  les  preuves  monu- 
mentales des  données  fournies  par  l'examen  critique 
des  documents.  Je  veux  espérer  qu'un  jour  ces  espé- 
rances se  réaliseront,  et  que  nous  pourrons  .dors  con- 
templer dans  la  Sabine  d'illustres  souvenirs  chrétiens 
d'un  temps  où  n'étaient  pas  éteints  les  échos  de  la 
prédication  apostolique  (-2).  » 

Les  martyrologes  et  plusieurs  documents  hagiogra- 
phiques mentionnent  encore  le  martyre,  sub  Hadriano, 
de  sainte  Snphia  et  de  ses  filles  Pislis,  Elpis  et  sJgape, 
ou,  en  latin,  des  saintes  Sapientia,  Fides,  Spes,  Ca- 
ri las  [S). 

A  première  vue.    l'on  sérail  tenté   de  trouver  ces 


(i)  Galletti,  Gabio scoperto ove è ora  Torri,  p.  Si. 

(2)  Stevenson,  p.  61,62.  —En  1879,  M.  Stevenson  déclarait  ;i  la  So- 
cieta  dei  cvltori  <i>  archéologie  crisiiana  que  le  cimetière  de  Getu- 
lius n'avait  pu  encore  être  retrouvé  malgré  ses  i  echerches,  non  plus  que 
deux  inscriptions  connues  an  siècle  dernier  h  qui  peut-être  en  pnw  ien- 
nent.  Bullettino  d{  archeologia  cristiana,  1880,  p.  îos. 

(3)  Tillemont,  Kémoirt  f,  t.  il.  art  u  sur  la  persécution  >\  Badrien,  el 
note  a. 


222  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

noms  étranges  et  de  rejeter  à  priori  la  réalité  des  mar- 
tyres qui  se  présentent  à  nous  sous  des  appellations 
allégoriques,  d'y  voir  des  vertus  personnifiées  et  non 
des  personnes.  Ce  sentiment  ne  sera  point  partagé 
par  quiconque  est  familier  avec  l'archéologie  chré- 
tienne. Les  fidèles  aimaient  à  prendre  au  baptême  un 
agnomen  offrant  une  signification  mystique,  et  beau- 
coup de  grands  personnages  des  premiers  temps  de 
l'Eglise  se  cachaient  sous  des  nom  sempruntés  aux  ver- 
tus ou  aux  mystères  du  christianisme  (1).  C'est  ainsi 
que  plusieurs  matrones  illustres,  dont  l'une  est  peut- 
ètre  la  célèbre  accusée  de  58,  Pomponia  Graecina, 
étaient  connues  dans  la  société  des  fidèles  sous  le  nom 
de  Lucina,  allusion  à  l'illumination  produite  dans  les 
âmes  par  le  baptême  (2).  Les  noms  de  Redemptus,  Rena- 
lus,  Renovalus.  Anastasia,  etc.,  fréquents  dans  les  ins- 
criptions (3)  ,  d'autres,  d'aspect  repoussant,  qui  semblent 
avoir  été  choisis  par  d'héroïques  fidèles  empressés 
de  s'humilier  devant  les  hommes  (i),  nous  montrent 
l'esprit  chrétien  pénétrant  jusque  dans  l'onomastique, 
et  l'inspirant  de  la  manière  la  plus  éloquente  et  par- 


(1)  Voir  de  Ros^i,  /toma  sotlerranea,  t.  I,  p.  315. 

(2)  Ibid.,  p.  315,  319;  t.  II,  p.  282,  3G3.  Cf.  ma  Rome  souterraine, 
p.   184. 

(3)  De  Rossi,  Inscriptiones  christianx  urbis  Romœ,  n"5  194,  278, 
357,532,  552,601:  Bullettino  di  archeologia  cristiana,  (865,  p.  51  ; 
1867,  p.  31;  1875,  p.  79;  1877,  p.  8;  1879,  p.  21  :  Homa  soUernnira . 
(.1,11.  ni.  passim;  Martigny,  Dictionnaire  des  antiquités  chrétiennes, 
art.  Noms.  :>c  éd.,  p.  513  m|.  :  Smith,  Dictionnary  of  Christian  antiqui- 
lies,  art.  Naines,  p.  1372. 

(i)  Edmond  Le  Blant,  Inscriptions  chrétiennes  de  le  Gaule,  préface, 
p.  ci,  el  t.  II, n01  412  et  5iG.  Cf.  mes  Esclaves  chrétiens,  p.  239-241. 


I  \\Mi:\  DE  QUELQUES  PASSIONS  DE  MARTYRS  223 

fois  la  plus  inattendue.  Il  n'esl  donc  point  surprenant 
qu'une  mère  el  ses  enfants  aient  pris,  m  i« *x  /* t .-» 1 1 1  la 
robe  blanche  des  nouveaux  baptisés,  les  noms  des 
trois  vertus  théologales  et  de  la  Sagesse  qui  les  engen- 
dre. Cet  exemple  est  loin  d'être  isolé  :  1rs  inscriptions 
funéraires  de  chrétiennes  portant,  on  latin  ou  en  grec, 
ces  mêmes  noms,  sont  fréquentes  dans  les  catacom- 
bes 1  .  L'étude  critique  dos  documents  ;i  permis 
à  H.  de  Kossi  de  placer  avec  certitude,  sur  la  voie 
Auivlia.  <>ù  leurs  tombeaux  étaient  encore  visités  .ni 
sixième  et  au  septième  siècles,  la  sépulture  des  saintes 
Sophia.  PUti-.  glpis  et  A-ape.  martyrisées  SOUS  lla- 
drien    -2  . 


(1)  DeRossi,  BulletHno di archeologia  eristiana,  1864,  p.  9;  1865, 
p.  58;  1874,  p.  78;  1875, p. 63;  1880,  planche  V.  j:  Roma  sotterranea, 

t.  I,  p.  2H2  :  UII,  p.  172  :  pi.  XWH.  7  :  \\\ ,  11;  XL,  1  i  :  \i.\  il.  i  :  i.v.  10: 
t.  III,  p.    117:  pi.  XXXIV,  31  :  De  chrislin nis  mon unanlis  [X8TH  exhir 

bentibtu,  Paru,  1855,  tirage  à  part.  p.  L8,  19. 

(2)  L'examen  des  itinéraires  qui,  après  avoir  conduit  les  pèlerins  du 
septième  Biècle,  onl  de  dos  j <  m  i-—  guidé  si  utilement  IL  de  Ros>i  dans  les 
profondeurs  des  catacombes,  permet  de  distinguer  non  pas  un  seul, 
mais  dt'n\  groupée  de  martj  rs  appelées,  les  nues,  en  grec,  Sophia,  Pistis, 
Blpis  et  Agape,  les  autres, en  latin,  fiapientia,  Fides,  Spes,  Caritas  sur 
la  fréquence  de  ces  noms,  \"ir  la  note  i  .  el  enterrées,  les  premières 
sur  la  voie  Aurélia,  les  secondes  mu-  la  roie  Appienne.  Baronins  Id 
marlyrol  rom.,  30  septembre  assure  que  de  son  temps  on  n'avait  p.i- 
perdo  le  souvenir  d'un  monument  élevé  à  sainte  Sophie  mère  des  trois 
vierges,  sur  la  rok  Aurélia  L'itinéraire  dn  septième  siècle  tiré  d'un 
m*.  d<-  Salzboursj  dit  que  sur  cette  voie,  bous  l'église  de  Baint-Pan< 

c»n  rencontre  in  antro  S.  Sobiam  martyrem  etdua  filia  ejus  Içapite 
et  Pisti*  martyres.  La  Notttia portarum,  viarum,  etc.,  appartenant 
à  ane  époque  plus  avancée  'lu  même  siècle,  cite  également  parmi  les 
martyrs  reposant  près  de  saint  Pancrace  S.  Sapientia  cum  tribut  /i- 
liabusFide,  Spe,  Charitate.  Un  siècle  plus  tôt,  l'indea  desbuiles  re 
cueillies  par  l'abbé  Jean  pour  la  reine  Théodelinde,  et  conservées  à  la 


22  i  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

Le  martyrologe  d'Àdon  assigne  au  règne  du  môme 
empereur  le  supplice  des  martyres  Sabine  etSérapie. 
Le  commencement  de  leurs  Actes  est  perdu  :  là  se  lisait 
probablement  le  nom  d'Hadrien,  que  le  martyrologe 
a  reproduit. 

Les  deux  saintes  habitaient  Y  oppidum  Vindenense , 
près  de  Terni,  en  Ombrie  (1).  Leurs  Actes  (2)  contien- 
nent des  détails  invraisemblables,  mêlés,  comme  il 
arrive  souvent,  de  traits  vraiment  historiques.  Sabine, 
disent-ils,  était  fdle  d'Hérode  surnommé  Metallarius. 
Nous  ne  savons  qui  était  cet  Hérode,  ni  s'il  tenait  par 
un  lien  quelconque,  parenté,  clientèle  ou  affranchis- 


cathédrale  de  Monza,  mentionne,  parmi  celles  qui  proviennent  des  loin- 
beaux  de  la  voie  Aurélia,  l'huile  Sec  Sofix  cum  très  filias.  L'index 
et  lepittacium  portent,  pour  la  voie  Appienne,  une  mention  analogue, 
celle  de  l'huile  des  saintes Sapientia,  Fides,  Spes,  Caritas,  recueillie 
au  cimetière  de  Calliste,  dans  le  voisinagedu  tombeau  de  sainte  Cécile. 
.M.  de  Rossi  fait  remarquer  que  ce  second  groupe  ne  peut  être  contem- 
porain  d'Hadrien,  car  la  partie  de  catacoinbe  où  il  reposait  est  posté- 
rieure à  cette  époque,  et  certains  détails  que  l'histoire  ou  la  légende  rat- 
tachent aux  martyres  de  la  voie  Appienne  dénotent  une  date  plus 
avancée  que  le  commencement  du  deuxième  siècle,  une  persécution  plus 
sauvage  et  plus  sanglante  que  celle  qui  sévissait  alors.  Les  Sophia,  l'is- 
tis,  Elpis  et  Agape  martyrisées  sous  Hadrien  sont  donc  celles  qui  repo- 
sèrent sur  la  voie  Aurélia,  et  leur  groupe  est  distinct  de  celui  des  quatre 
martyres  homonymes  qui  furent  immolées  plus  tard  et  enterrées  dans 
le  cimetière  de  Calliste.  Voir  dans  la  Roma  sotterranea,  t.  IF,  p.  171- 
180,  tout  le  chapitre  XXVII,  modèle  d'ample  discussion  et  de  rigoureuse 
critique. 

(1)  M.  de  Rossi  a  savamment  corrigé  Adon,  qui  place  cet  oppidum  à 
Rome  même,  ROHIX  in  Avcnlino,  et  les  liollandistcs  qui  ont  suivi  cette 
indication  erronée  :  Bulletlino  di  archeologîa  cristiana,  1871,  p.  '.m. 
Tillemont  avait  déjà   reconnu  que  Vindi'iia  était  une  ville  d' Ombrie  : 

Hémoires,  t.  II.  art.  sur  sainte  Sabine  et  sainte  Sérapic. 

(2)  Baluze,  Miscellanea,  t.  II,  p.  106;  Acta  Sanctorum,  août,  t.  IV, 
p.  500. 


l  \\Ml\  m:  qi  elques  passions  de  martyrs 

Bernent,  à  la  famille  d'Hérode  atticus;  mais  ce  n'est 
j>.i^  ta  seule  fois  que  le  nom  d'Hérode  se  trouve  uni  à 
un  souvenir  chrétien  :o*a  découvert,  dans  une  partie 
«1  i  cimetière  de  Prétextât,  appartenant  au  deuxième 
ou    troisième    siècle,    L'inscription    funéraire    d'une 

i  renia,  fille  d'Hérode  1  .  »  Le  père  de  Sabina 
.i\  .lit  trou  fois  donné  des  jeux  aux  Romains;  ■  peut- 
être,  personnage  considérable,  avait-il  géré  à  Rome 
quelqu'une  des  grandes  charges  <l<>nt  les  titulaires 
étaient  tenus  à  des  munificences  de  cette  nature;  peut- 
être  aussi  L'auteur  des  Actes  a-t-il  nommé  Rome  par 
erreur,  e(  l'Hérode  ombrien  fut-il  un  simple  magistral 
municipal,  comme  ceux  dont  les  inscriptions  relatent 
m  souvent  les  Largesses  envers  les  habitants  de  Leurs 
villes.  <J'i«»i  qu'il  en  soit,  le  nom  d'Hérode,  m  connu 
au  deuxième  siècle,  la  mention  des  jeux  donnés  par 
lui,  ont  une  saveur  pleinement  historique  :  et  si  le 
père  de  Sabina  vécut,  comme  le  disent  les  Actes,  sous 
Vespasien,  le  martyre  de  sa  fille  se  place  très  con- 
\  enablemenl  â  L'époque  d'Hadrien. 

La  condamnation  prononcée  contre  la  compagne 
de  Sabine,  la  vierge  Serapia,  est  également,  malgré 
-"ii  énormité,  conforme  ,'i  de  nombreux  documents. 
Le  juge  païen  ordonna  que  Sérapie  fût  livrée  â  deux 
jeunes  libertin-.  Nous  retrouverons  au  siècle  Buivanl 
cet  horrible  attentat  à  la  pudeur  des  martyres  fré- 
quemment commis   -2   :      En  condamnant  une  chré- 


i    BulletHno  di  areheologia  crlstiana,  1872,  p.  65. 

v  Didymi  <  t  Thcodora  .  dans  li  -  Acto  Sanctorum, 

15 


226  LA  PERSÉCUTION  DHADRIEN. 

tienne  ad  lenonem  potins  quam  ad  leonem,  dit  Tertul- 
lien,  vous  confessez  que  la  perte  de  la  chasteté  est 
pour  nous  plus  cruelle  que  tous  les  supplices  et  toutes 
les  morts  (1).  »  Sérapie  fut  miraculeusement  délivrée 
du  péril,  comme  devait  l'être  plus  tard  sainte  Agnès. 

Cette  délivrance  merveilleuse,  le  mal  soudain  dont 
se  trouvèrent  frappés  les  deux  libertins,  fit  accuser 
Sérapie  de  maléfices.  C'est  là  encore  un  trait  bien  con- 
forme à  l'histoire.  En  qualifiant  le  christianisme  pri- 
mitif de  superstilio  malefica,  Suétone  fait  déjà  allusion 
à  cette  imputation  dirigée  contre  les  fidèles  (2) .  L'ima- 
gination païenne  voyait  en  eux  des  faiseurs  de  malé- 
fices, des  sorciers,  des  magiciens  (3)  :  aveu  implicite 
et  bien  éloquent  des  miracles  dont  le  Seigneur  récom- 
pensait fréquemment  leur  foi,  dans  la  lutte  qu'ils 
soutenaient  contre  les  violences  ou  les  séductions  de 
l'enfer. 

Un  dernier  trait  mérite  d'être  noté.  Après  le  mar- 
tyre de  Sérapie,  Sabine  recueillit  son  corps,  et  l'en- 


aviil,  t.  in.  p.  579;  Passio  s.  Theodoti  Ancyrani  ri  septem  virgù 
num,  dansRuinart.  Ac/rt  sincera,  p.  360;  Acta  SS.  Agapes,  Chionùe, 
Trenes;  ibid.,  p.  i2i-.  l'assit,  s.  Agnetis,  dans  !<■*  Acta  Sanctorum, 
juillet,  t.  II,  p.  228.  —  Voir  l'étude  de  M.  Edmond  Le  Riant  sur  tes 
Voies  d'exception  employées  contre  les  martyrs,  dans  les  Mem. 
délia  H.  Accademia  dei  Lincei,  :s"  série,  t.  XIII,  20  janvier  1884. 

(()  Nain  et  proximead  Lenonem damnando  christianam  jiotius  quam 
ad  leonem,  confessi  <">tis  tabem  pudicitise  apud  nos  atrociorem  omni 
pœna  et  omni  morte  repntari.  Tertnllien,  Apolog.,  50. 

(2)  Suétoiif.  Nero,  \<>. 

(3)  Voir  les  textes  nombreux  cités  par  M.  Edmond  Le  Riant,  Notes 
tur  les  bases  juridiques  <ii's  procès  dirigés  contre  les  martyrs,  Paris, 
1866,  p.  8-13  ;el  Recherches  sur  l'accusation  demagie  dirigée  contre 
les  premiers  chrétiens,  Paris,  t869. 


EXAMEN  DE  Ql  ELQUES  PASSIONS  DE  MARTYRS. 

(erra  dans  le  monument  construit  d'avance  pour 
elle-même  :  préparer  son  tombeau  de  son  vivant 
était  un  usage  antique,  constaté  par  des  milliers 
d'inscriptions  tant  païennes  (pie  chrétiennes.  Ce  monu- 
ment était  situé  au  lieu  même  où  Sérapie  fut  décapi- 
tée, ml  arcum  Faust  lui,  juxla  aream  Vindiciani,  «dans 
Le  voisinage  «le  l'arc  de  Faustinus,  touchant  à  Yarea 
de  Vindicianus.  »  Les  cimetières  chrétiens  étaient 
souvent  appelés  horliu  ou  area,  avec  le  nom  du 
possesseur  1  :  en  Ombrie,  le  mot  arca  parait 
avoir  été  employé  :  il  se  peut  quel'area  Vindiciani 
dont  il  est  question  dans  les  Actes  soit  le  cimetière 
chrétien  <le  Vindena,  et  que  le  mausolée  construit  par 
Sabine  ait  fait  partie  de  ce  cimetière  (2).  S'il  en  est 
ainsi,  h  petite  ville  ombrienne  comptait  déjà,  sans 
doute,  une  importante  population  chrétienne  au  mo- 
ment où  les  deux  saintes  femmes  y  versèrent  leur 
sang  pour  la  foi. 

Les  martyrs  dont  nous  avons  essayé,  jusqu'à  présent, 
Binon  de  retracer  la  physionomie,  du  moins  de  re- 
trouver la  réalité  historique,  appartenaient  pour  la 
plupart  aux  classes  élevées  ou  moyennes  de  la  société. 
.Mais  ses  raii-s  les  plus  humbles  ne  laissèrent  jamais 
le  christianisme  sans  témoin.  Toutes  les  fois  que  la 
persécution  descendit  jusqu'aux  petits,  aux  pauvres, 
aux  esclaves,  elle  fit  parmi  eux  des  martyrs.  On  l'avait 
vu  sous  Néron;  on   l'a \ ait   vu  à   la  lin  du    règne  de 


(i)  !)■■  Roasi,  /.  \ma  sotterranea,  i.  Ill,  p.  129. 
■■   Voir  Bullettino di archeologia  cristiana,  1871,  p.  93;  1876, p.  72. 


228  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

Domiiien  ;  on  venait  de  le  voir  pendant  la  légation  de 
Pline  en  Bithynie  :  on  le  vit  aussi  sous  Hadrien.  Les 
Actes  de  saint  Hespérus,  de  sainte  Zoé,  de  leurs  deux 
fils  Cyriaque  et  Théodule,  sont  des  plus  curieux  : 
sans  être  contemporains,  ils  contiennent  des  faits 
dont  la  véracité  parait  probable. 

Hespérus,  Zoé  et  leurs  deux  fils  étaient  esclaves 
d'un  habitant  de  la  Pamphylie,  païen  fervent.  Au 
moment  où  commence  le  récit  des  Actes,  ils  étaient 
séparés  les  uns  des  autres,  Hespérus  relégué  à  la  cam- 
pagne (1),  Zoé  et  ses  enfants  travaillant  à  la  ville,  dans 
la  maison  du  maître.  Ces  pénibles  séparations  affli- 
geaient fréquemment  les  ménages  d'esclaves  :  au 
troisième  siècle  seulement  les  jurisconsultes  essayèrent 
de  les  rendre  moins  fréquentes  (2) .  Zoé  trompait  son 
ennui  par  l'exercice  de  la  charité  :  elle  distribuait  une 
partie  de  sa  nourriture  aux  pauvres  et  aux  voyageurs  ; 
les  Actes  nous  la  montrent  apaisant  alors  «  les  chiens 
enchaînés  au  dehors,  et  toujours  prêts  à  se  jeter  sur 
quiconque  se  présentait,  à  moins  qu'ils  ne  le  recon- 
nussent pour  quelqu'un  des  habitués  de  la  maison.  » 
liait  bien  antique  :  on  croirait  lire  Plaute,  Properce, 
Tibulle,  Horace,  Ovide  ou  Pétrone  (3),  ou  contempler 
cette  curieuse  mosaïque   du   musée    de  Naples,    qui 


(1)  Cf.  Tertullieû,  Apolog.,  3  :  Serrumjam  fidelem  dominas  olim  mi- 
ti>  ab  oculis  rele^avit. 

(2)  Ulpicn.Paul,  au  Digeste,  XXXI,  i,  35,  39;  XXXIII,  vu,  12,  g  7. 

(3)  Plaute,  Moslelluria,  III,  h,  160;  Properce,  IV,  v,  71;  Tibulle, 
II,  iv,  30;  Horace,  I  5c/.,  h,  129;  Ovide,  Ars  uiiuil..  II,  278  :  Pétrone, 
sut.,  29. 


I  \.\MI  >  DE  QIELQUES  PASSIONS  DE  MARTYRS 

n'pivNfiit»'  un  mulossc  iluiir  rxtiviiK'  férocité  enchaîné 
pus  de  la  redoutable  porte  (janua  mordax,  dit 
Plante  (1),  avec  ces  mots  écrits  au-dessous  :  cavk 
i  wi  \i  2  .  Dans  un  jour  de  l'été  domestique,  Hespérus, 
Zoé  ei  leurs  enfants  refusèrent  de  manger  des  viandes 
provenant  d'un  sacrifice.  Leur  maître  fit  torturer  l«  - 
deux  enfants,  puis  les  jeta  dans  le  feu  avec  leur  père  <-t 
leur  mère.  Le  supplice  du  feu  était  un  de  ceux  que 
les  maîtres  infligeaient  aux  esclaves:  il  est  énuméré 
parmi  les  atrocités  <[u«'  Constantin  leur  interdit  3 
Mais,  bien  avant  Constantin,  Hadrien  avait  retiré  aux 
maîtres  Le  droii  de  vie  ei  de  mort  \)  :  le  martyre 
«lllespérus  et  de  sa  famille  doit  donc  «'-tre  reporté  à 
une  époque  où  l'empereur  n'avait  point  encore  pris 
cette  mesure  d'humanité,  vraisemblablement  aux 
premières  années  de  son  règne. 

On  voit  avec  quelle  facilité  ces  Actes  se  laissent. 
en  quelque  sorte,  glisser  dans  le  moule  antique,  ei 
comme  ils  s'encadrent  naturellement  dans  les  insti- 
tutions et  les  mœurs  du  deuxième  siècle.  J'en  dirai  au- 
tant de  ceux  de  l'esclave  sainte  Marie  (5),  si  une  sage 
critique  les  dégage  des  invraisemblances  de  diverse 


i)  riant.'.  Trveul.,  II.  \. 

D    Honnairedet  antiquité»  grecque»  et  romaines,  art.  •  «ni- 
p.  888.  fig.  1122. 
(3)  ...  Bxarendo  admotû  ignibtu  iniMiihra.   Code  Théodotien,  i.\. 

MI,  I. 

i   8    ro»  a  dominis  occidi  veluit,  eo^iu.-  ju --il  damnaii,  -i  di^ni 
Spartiea,  Eodrianus,  18. 
B  H  teellanea,  t.  i.  p.  i~. 


230  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

nature  dont  l'imagination  du  narrateur  les  a  mal- 
heureusement remplis. 

Quand  on  a  fait  ce  travail  d'élimination,  qu'on  a 
effacé  de  la  première  partie  de  ce  document  un  édit 
imposible  (1),  et  de  la  dernière  un  épisode  fabuleux, 
visiblement  imité  des  Actes  de  sainte  Thècle,  il  reste 
un  récit  non  seulement  vraisemblable,  mais  encore 
rempli  de  traits  tout  à  fait  antiques,  que  le  compila- 
teur de  basse  époque  auquel  est  due  la  rédaction 
actuelle  n'a  pu  tirer  de  son  propre  fonds. 

Tertullus,  décurion  d'une  ville  de  province,  avait 
une  esclave  chrétienne  appelée  Marie.  Il  fut,  sous 
Hadrien,  accusé  de  partager  la  foi  de  celle-ci.  Ses 
collègues  de  la  curie,  les  primores  de  la  cité,  présen- 
tèrent sa  défense  au  prœses.  et  firent  valoir  ses  servi- 
ces municipaux.  Un  rhéteur  prit  la  parole  en  leur 
nom.  «  Cet  homme  distingué,  dit-il,  par  sa  naissance, 
par  les  fonctions  publiques  dont  on  l'a  honoré,  a 
rendu  à  notre  curie  des  services  considérables.  11  ;> 
été  prêtre  des  Augustes,  il  a  offert  des  jeux  à  la  cité  ; 
les  nombreuses  missions  qu'il  a  remplies  dans  l'in- 
térêt commun  lui  ont  valu  gloire  et  reconnaissance. 
Par  sa  libéralité,  la  république  s'est  enrichie  de  plu- 
sieurs édifices  ;  il  a  pourvu  de  ses  deniers  au  chauf- 
fage des  bains.  »  Le  prxses  délibéra  longtemps  sur 
cette  affaire,  et,  convaincu  de  l'innocence  de  l'accusé, 
il  prononça  ainsi  *:  «  Tertullus,  qui  reçoit  ici  un 
témoignage  de  l'estime   publique,  mérite  tout  hon- 

(i)  Tillemont,  Mémoires,  t.  II,  noie  v  sur  la  persécution  d'Hadrien. 


i  WMIN  DE  QUELQUES  PASSIONS  Dl    MARTYRS         231 

neur  pour  sa  oaissance  illustre,  comme  pour  Les 
charges  « n i  i  1  a  remplies;  il  a  donné  des  jeux  au 
peuple;  sénateur  éminent,  dévoué  ;'i  la  divinité  de 
rempereur,  il  a  satisfait  en  même  temps  aux  lois,  aux 
prescriptions  du  culte;  j'ai  vu  de  mes  yeux  Les  statues 
qu'on  lui  a  dressées  en  plusieurs  Lieux  de  La  cité  : 
qu'il  soit  Libre,  et  qu'il  ne  redoute  ni  accusateur  ni 
magistrat,  jusqu'à  ce  que  j'en  aie  référé  aux  oreilles 
sacrées 

Avant  de  poursuivre  Le  récit,  il  convienl  de  s'arrêter 
tte  première  partit'. 

Chacun  des  mots  employés,  soit  par  l'avocal  de 
Tertullus,  soit  par  Le  préfet,  correspond  à  une  expres- 
sion OU  à  un  OSage  antique. 

Tertullus  a  été  prêtre  des  augustes;  «  ces  motsré- 
pondenl  sans  doute,  dit  M.  Edmond  Le  Blant,  au  titre 

de  Flamen  Auguslorum,  fort  répandu  dans  le  inonde 
romain,  el  porté,  comme  on  le  sait,  par  des  piètres 
voués  au  culte  des  empereurs  (1).  »  Il  a  donne  des 
jeux  et  des  combats  au  nom  delà  cité  :  fuit  munerarius 
dvitatiSf...  editor  optimus.  «  Les  auteurs,  comme  les 
inscriptions,  mentionnent  souvent  des  jeux  offerts  ainsi 
au  peuple  par  des  magistrats  municipaux.  One  consti- 
tution du  Code  Théodosien  contient  à  ce  sujet  une 
simple  autorisation  (2);  mais  la  LexcolonùeJulix  (iene- 
tiv.-r  impose  aux  duumvirs  cette  Lourde  dépense    3  . 


(i)  Edmond  Le  Blant,  les  letet  des  mart\ 
(2)  Code  Théodosien,  XV,  mi.  3. 

3   Hobner  <'t  Mommsen,  dans  YEphemeris  epigraphica,  I    ni. 
tab   m  Giraud,  let  Nouveaua  Bronzei  d'Osuna,  l'.ui-..  i*77.  p.  a 


232  LA  PERSÉCUTION  D'IIADRIEX. 

Ainsi  que  notre  texte,  les  marbres  qualifient  de  mu- 
ncrarius  et  editor  des  magistrats  municipaux  ayant, 
à  leurs  frais,  donné  des  jeux  (1).  »  Tertullus  a  plu- 
sieurs fois  géré  des  ambassades  dans  l'intérêt  publie  : 
legationibus  plurimis  pro  publica  utililate  susceplis. 
«  Pour  les  ambassades  confiées  aux  personnages  de 
même  rang  que  Tertullus,  c'est-à-dire  aux  membres 
de  Yordo,  je  noterai  en  première  ligne,  écrit  M.  Edmond 
Le  Blant,  le  §  92  de  la  Lex  colonie  Juliœ  Genetivx, 
puis  trois  textes  d'Ulpien  et  de  Papinien  insérés  au  Di- 
gesle  (2)  ;  le  fait  est  également  établi  par  de  nombreu- 
ses inscriptions  (3).  »  Tertullus,  enfin,  a  construit  plu- 
sieurs édifices  municipaux,  et  pourvu  de  ses  deniers  au 
chauffage  des  bains  publics.  «  On  sait  par  des  textes 
nombreux  de  combien  de  riches  édifices  la  générosité 
des  citoyens  avait  ainsi  doté  les  villes  de  l'empire. 
En  ce  qui  touche  les  bains  publics,  ils  étaient,  chez 
les  anciens,  des  établissements  de  première  nécessité. 
Le  chauffage,  confié  au  curalor  civitalis,  se  faisait  aux 
frais  de  la  caisse  municipale  ('*),  si  elle  n'en  et -ut 
déchargée  par  une  de  ces  fondations  dont  parle  le 
jurisconsulte  Scœvola  (5).  Une  libéralité  semblable  à 
celle  de  Tertullus  et  émanant  aussi  d'un  duumvir  est 


(1)  Muratori,  Inscript.,  157,  1  ;  Orelli,  3746,  6152,  3762;  Victor  Gué- 
rin,  Voyage  archéologique  dans  i<i  régence  de  Tuais,  t.  Il,  j».  185. 
—  Edin.  Lf!  Niant,  loi:  cit.,  1>.  180,181. 

2    Digeste,  L.  \n.  i,  7,  13. 

(3)  Edmond  Le  Blant,  loc.  cit.,f.  181. 
i    Digeste,  L,  iv.  2.  j?  2:  18,  §5. 

(5)  Ibid.,  wmi   De  legatis),  35, g 3. 


KXAMF.N  DE  QUELQUES  PASSIONS  DE  MARTYRS 

mentionnée  dans  une  inscription  de  Iffisène  I).  » 
Prononçant   la  sentence  d'absolution  de  Tertullus,  le 

préfet  le  déclare  imperio  pariler  dévolus  et  numini,  ce 
qui  est  1'équivalenl  de  la  formule  antique  si  fréquente 
sur  les  marbres,  et  par  laquelle  les  Romains  protes- 
kaienl  de  leur  dévouement  au\  empereurs  :  bevotvs 
nvmini  m  misiatiovk  Kirs.  Enfin  le  préfet  constate  que 
de  nombreuses  statues  ont  été  élevées  a  Tertullus  : 
eujut  imaginât  per  omnem  urbem  sœpius  ipse  conspexi. 

Les  statues  dont  il  s'agit  ici  étaient,  selon  toute  ap- 
parence, celles  que  la  curie  avait  t'ait  élèvera  Tertullus 
en  récompense  de  ses  nombreux  services.  Une  facilité 
dégénérant  en  abus  multiplia  à  l'excès  cette  marque  de 
gratitude,  et  l'antique  Lex  Genetiva  «lut  formuler,  sur 
ce  point,  une  disposition  prohibitive;  mais  la  rigueur 
se  relâcha  plus  tard,  et  les  marbres  nous  montrent  un 
grand  nombre  de  magistrats  honorés,  comme  le  fut  Ter- 
tullus. de  votes  ordonnant  l'érection  d'une  statue  (2).  » 

M.  Le  Blant  conclut  ainsi  l'examen  critique  que 
nous  venons  de  résumer  : 

«  Quelles  que  [missent  être  les  interpolations  subies 
par  la  Ptusio sanclse  Marier,  les  points  que  je  viens  de 
relever  et  leur  exacte  concordance  avec  ce  que  nous 
Bavons  des  choses  romaines  suffisent  à  nous  montrer 
que  cette  histoire  garde  encore  des  traits  importants 
d'une  rédaction  originale  -'5  .  » 


i    M nx-ii.  Tnscr.  regni  Neap.  la  t.,  !575|  Orelli,  3772.  —  Edm. 

L>-  Blant,  loe.  <  tt.,  p.  182. 
(2)  Edm.  Le  Blant,  (oc.  cit.,  p.  183. 
</    p.  184. 


234  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

La  comparution  de  l'esclave  Marie,  dont  ne  parle 
pas  M.  Le  Blant,  renferme  aussi  des  traits  vraiment 
antiques.  On  voit  le  peuple  frémissant  demander  la 
mort  de  la  jeune  fille,  en  criant  :  «  Qu'un  feu  terri- 
ble la  dévore  toute  vive  !  »  circonstance  conforme  à 
ce  que  d'autres  documents  nous  apprennent  de  la 
haine  des  foules  contre  les  chrétiens  et  des  acclama- 
tions furieuses  dont  ceux-ci  étaient  poursuivis.  Aux 
questions  du  juge  l'interrogeant  sur  son  nom,  selon 
l'usage,  Marie  répond  comme  un  grand  nombre  d'au- 
tres martyrs  :  «  Je  suis  chrétienne  (1).  »  «  Pourquoi, 
lui  dit  alors  le  magistrat,  pourquoi,  étant  esclave, 
ne  suis-tu  pas  la  religion  de  ton  maître?  »  Question 
naïve  dans  son  inconsciente  immoralité,  question  bien 
romaine  aussi  :  telle  est  l'idée  que  les  anciens  se 
faisaient  de  la  conscience  des  esclaves  :  ils  refusaient, 
en  toutes  choses,  à  ces  infortunés  le  droit  de  dire  non, 
servus  non  habel  negandi  poteslatem  (2)  :  il  fallut  que, 
chrétiens  et  martyrs,  les  esclaves  rachetassent,  au 
prix  de  leur  sang,  ce  droit  imprescriptible. 


(1)  Voir  Edm.  Le  Riant,  Inscriptions  chrétiennes   'le  la  Gaule, 
Paris,  185G-1865,  (.  I,  p.  12(1  sq. 

(2)  Sénèque,  Dr  beneficiis,  III.  10. 


il.  i;i>i  RIT  \  mimcus  i  |  m.\m  v 

III. 

Le  rescrit  à  Minicius  Fundanua  et  les  premiers  apologistes. 

Je  viens  de  faire  allusion  aux  haines  populaires  dont 
les  chrétiens  étaient  L'objet.  Ils  turent  souvent  pour- 
suivis, pendant  le  règne  d'Hadrien,  par  les  cris  des 
foules,  parées  pétitions  tumultueuses  qui  sont  des  or- 
dres pour  des  magistrats  faibles,  insouciants,  peu  ava- 
res de  sang  humain.  <>n  sait  combien  sont  irrésistibles 
les  caprices  des  foules  quand  leur  imagination  est 
excitée  et  qu'elles  ont  choisi  des  victimes  :  les  scènes 
(lr  la  Révolution  française,  les  horreurs  plus  récentes 
de  la  Commune,  nous  permettent  d'imaginer  ce  qui  se 
|i.i-sa  probablement  dans  beaucoup  de  villes  romaines, 

•  •t  1rs  excès  auxquels  durent  se  porter  de  bonne  toi 
des  gens  du  peuple  qui  voyaient  dans  les  chrétiens 
des  incestueux  ou  des  cannibales.  Peut-être  quelques- 
un^  des  martyrs  dont  nous  avons,  malgré  la  pénurie 

•  les  documents,  essayé  de  retrouver  In  trace  historique 
périrent-Us  victimes  de  soulèvements  de  cette  nature. 

Le  deuxième  siècle  est  l'époque  où  les  chrétiens 
turent  le  plus  calomniés  et  ..ù  ces  calomnies  éveillè- 
rent dans  les  masses  le  plus  d'échos.  Il  y  avait  long- 
temps que  la  haine  de  leurs  ennemis  leur  attribuait 
des  crimes  imaginaires  :  Tacite  dit  qu'ils  sont  per  fia- 
f/itia  invisos(i),  Suétone  parle  de  leurs  maléfices   2),  et 

(i)  Tacite,  \n„  .  \\    ,, 
\    ".  I& 


23G  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

saint  Clément  les  représente  comme  victimes  de  la  ja- 
lousie ,  Sid  Çî-Xoç  7rot6o'vT£î  (i) .  Les  rumeurs  mensongères 
dont  les  adorateurs  du  Christ  étaient  l'objet  allèrent 
grossissant  à  mesure  que  se  développaient  les  diverses 
sectes  gnostiques  qui,  depuis  Simon  le  magicien,  n'a- 
vaient cessé  de  croître  parallèlement  à  l'Église  ortho- 
doxe. C'est  surtout  dans  la  première  moitié  du  deuxième 
siècle  qu'elles  attirèrent  sur  leurs  doctrines  et  leurs 
actes  l'attention  publique.  Beaucoup  de  ces  sectes,  en 
proie  à  un  mysticisme  effréné,  avaient  fini  par  auto- 
riser dans  leur  sein  d'abominables  excès  :  «  Qui  veut 
faire  l'ange ,  fait  la  bète ,  »  dit  Pascal.  Des  hauteurs 
éthérées  de  la  gnose ,  leurs  disciples ,  comme  pris  de 
vertige,  tombaient  souvent  dans  les  dernières  boues 
de  la  chair.  La  plupart  des  docteurs  gnostiques  ad- 
mettaient, pour   les  vrais  initiés,    l'indifférence  des 
actes,  ce  qui  conduisait  au  renversement  de  la  morale  ; 
la  secte  des  Carpocratiens  allait  jusqu'à  prescrire  à 
ses  adhérents  d'épuiser  toute  la  série  des  atrocités 
accessibles  à  l'homme,  afin  de  délivrer  l'àme  des  der- 
niers liens  terrestres,  et  d'arriver  à  la  suprême  béati- 
tude. On  devine  ce  qui  se  passait  dans  ces  petites  so- 
ciétés, où  tous  les  débordements  du  sensualisme  païen, 
toutes  les  chimères  d'imaginations  en  délire,  s'alliaient 
aux  rêveries  du  néo-platonisme,  aux  mystères  de  la 
théurgie,  à  de  sacrilèges  parodies  de  l'Évangile.  Les 
crimes  que  la  haine  aveugle  des  païens  reprochait  aux 
vrais  fidèles,  la  promiscuité  des  sexes,  l'inceste  ac- 


[l)  S.  Clément,  Ad  Cor.,  (j. 


Ll  RESOUT  A  MIMCII 18  PUNDANI  S 

compli  «  1 . 1 1 1  ->  les  ténèbres,  les  repas  de  cannibales, 
furent  commis,  en  réalité,  dans  quelques  assemblées 
d'hérétiques  1  .  Le  peuple,  dans  ses  jugements  su- 
perficiels, confondait  les  chrétiens  orthodoxes  et  ces 
misérables  sectaires,  que  1  K^ lis  ■  repoussait  de  s<»n  sein 
avec  horreur  (2  .  M«'iii« •  les  esprits  les  plus  cultivés, 
les  hommes  les  plus  considérables  et,  ce  semble,  les 
mieux  placés  pour  juger,  faisaienl  la  même  contusion. 
Dans  une  lettre  célèbre,  écrite  d'Alexandrie,  l'un  des 
principaux  foyers  de  la  gnose  au  deuxième  siècle, 
I  lad  ri. mi  prend  pour  de  véritableschrétiens  les  sectaires 
qui,  dans  leur  syncrétisme  bizarre,  adoraienl  à  la  fois 
le  Christ  et  Sérapis  3).  Quand  l'empereur  se  trompait 
ainsi,  les  erreurs  d'une  foule  ignorante  et  passion  née 
s'expliquent  aisément,  et  l'on  comprend  que,  dans  son 
indignation,  elle  ait  voulu  souvenl  faire  expier  aux 
membres  innocents  de  l'Église  les  infamies  dont  se 
rendaient  coupables  des  hommes  qui  n'avaient  aucun 
droit  au  titre  de  chrétiens. 

('.••pendant  quelques  esprits  sérieux,  habitués  à  jeter 
sur  les  hommes  et  sur  les  doctrines  un  regard  moins 
léger  qu'Hadrien,  et  dégagés  de  ces  passions  populaires 
qui  obscurcissent  toutjugement,  refusaient  d'admettre 
les  imputations  dirigées  par  l'opinion  publique  contre 


'i;  S.  [renée,  Adv.  lucres.,    i    •  Clémeal  d'Alexandrie, 

III      !    S.  Justin.  I    Ipolog.,  4.  M.   27;  hinlo'j.  eum  Tryp/i.. 
35:  S.  Épiphane,  x\vi.  2,3    XXVD    XXX,  14;  XXXII,  3. 

i  iaèbe   il  -■  EccL,  IV, 7;  V,i;Tertpllien,  ApologH  7; Minncuu 
Félix    Octavius,  9. 

Lettre  d'Adrien  b  Servianus,  dans  Vopiscns,  Saturninus,  8. 


238  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

les  adorateurs  du  Christ.  Le  contraste  entre  les  mœurs 
inavouables,  les  crimes  mômes  qu'on  leur  prêtait,  et 
la  dignité  extérieure  de  leur  vie,  leur  patience  au 
milieu  des  injures,  leur  courage  dans  les  supplices, 
la  simplicité,  la  gaieté  même  avec  laquelle  ils  affron- 
taient la  mort,  un  je  ne  sais  quoi  d'humble  et  fier  à  la 
fois  répandu  sur  toute  leur  personne ,  frappait  quiconque 
était  capable  de  réfléchir  et  osait  juger  par  soi-même. 
Un  jeune  philosophe,  futur  apologiste  du  christia- 
nisme, mais  encore  éloigné  de  toute  adhésion  aux  doc- 
trines nouvelles,  vivait  en  Asie  pendant  le  règne  d'Ha- 
drien :  il  nous  a  conservé  le  souvenir  des  calomnies 
dont  la  haine  populaire  chargeait  alors  les  fidèles,  et 
a  décrit  en  même  temps  l'impression  que  la  vue  de 
leurs  souffrances  produisait  sur  les  âmes  sincères  : 

«  Et  moi  aussi,  dit-il,  quand  j'étais  encore  pla- 
tonicien, j'avais  entendu  parler  des  crimes  qu'on  im- 
putait aux  chrétiens;  mais  les  voyant  sans  crainte  de- 
vant la  mort  et  au  milieu  de  tous  les  périls,  je  ne 
pouvais  croire  qu'ils  vécussent  dans  les  désordres  et 
dans  l'amour  de  la  volupté.  Comment  supposer,  en 
effet,  qu'un  homme  livré  à  l'intempérance  de  ses  dé- 
sirs, esclave  de  la  chair  et  des  délices  de  ce  monde, 
recherchât  la  mort  qui  le  prive  de  tous  ces  biens?  Loin 
d'aller  au-devant  d'une  condamnation  certaine,  ne  de- 
vrait-il pas  au  contraire  se  dérober  à  la  vigilance  des 
magistrats,  pour  jouir  le  plus  longtemps  possible  des 
plaisirs  de  la  vie  (1)  ?  » 


]     S.iinl  JuSlin,  //    1/»'/".'/.,    12. 


LE  RE»  RIT  A  MINieii  s  PURDAIQ  - 

L'étudianl  en  philosophie  qui  s'appellera  on  .jour 
saint  Justin  n'était  pas  seul  à  ressentir  une  impression 
semblable.    Plusieurs   L'éprouvaient    même   dans   le 
momie  officiel.  Des  gouverneurs  île  province  étaient 
touchés  du  courage  des  martyrs,  de  ta  vertu  des  fidè- 
les, et  répugnaient  à  verser,  sur  l'invitation  den'im- 
porte  quel  accusateur,  ou  mu-  1rs  sommations  d'une 
foule  grossière,  Le  sang  de  tels  hommes.  Dans  sa  su- 
blime tragédie  de  Polyeucte,  Corneille  a  mis  en  regard 
la  noble  6gure  de  Sévère,  le  païen  honnête,  équitable, 
humain,  et  La  figure  basse  de  Félix,  le  fonctionnaire 
sceptique,  prêi  à  tout  faire  ou  à  tout  subir  pour  con- 
server la  laveur  du  prince  ou  la  faveur  plus  mobile 
encore  de  La  populace.  Au  temps  d'Hadrien,  Le  haut 
personne]  administratif  renfermait  des  Sévère  et  des 
Félix. Ceux-ci  condamnaient  les  chrétiens  sans  passion, 
mais  sans  répugnance,  pour  obéir  à  la  loi  ou  pour 
plaire  au  peuple;  ceux-là,  d'une  conscience  moins  fa- 
eile,  d'une  àme  plus  délicate,  hésitaient  avant  de  con- 
damner,  ou  refusaient  même  d'envoyer  au  supplice 
<1.^  gens  de  bien.  Pline  avait  été,  quelques  années 
plus  tôt,  un  mélange  de  Sévère  et  «le  Félix;  mais  chez 
d'autres  le  Sévère  dominait.  Os  vrais  magistrats  écri- 
vaient à  L'empereur,  non,  comme  Pline,  pour  lui  de- 
mander  des  ordres,  mais  pour  lui  taire  connaître  Leur 
sentiment.  Hadrien  eut  à  répondre  à  un  grand  nombre 

--À'/ v.;    de  gouverneurs  <jui  lui  avaient  ainsi  envoyé 
des  Lettres  ou  des  mémoires  au  suj«t  des  chrétiens  (1). 

l     M -lit. m.  -Lui- IJi-L.-   //■>'    Eeel.    IV.   26  [10  :  T.i  tull.it.   Âpc 
I"'J-.  5- 


2iO  LA  PERSECUTION  D  HADRIEN. 

L'un  des  plus  considérables  de  ces  correspondants  fut 
Q.  Licinius  Granianus,  proconsul  d'Asie,  «  homme  très 
noble,  qui  manda  à  l'empereur  qu'il  était  inique  de 
livrer  aux  clameurs  du  vulgaire  la  vie  d'innocents,  et 
de  condamner  à  cause  de  leur  nom  seul  et  de  leur  re- 
ligion des  hommes  qui  n'étaient  coupables  d'aucun 
crime  (1).  »  La  lettre  de  Granianus  est  de  123  ou  12Ï. 
L'année  suivante,  ce  proconsul  fut  remplacé  par  Caius 
.Minicius  Fundanus,  qui  reçut  la  réponse  d'Hadrien  à 
la  lettre  de  son  prédécesseur.  Elle  est  ainsi  conçue  : 

«  Hadrien  à  Minicius  Fundanus.  J'ai  reçu  la  lettre 
que  m'a  écrite  votre  prédécesseur  Licinius  Gra- 
nianus, homme  clarissime,  et  je  ne  veux  point  laisser 
cette  requête  sans  réponse,  de  peur  que  des  innocents 
soient  troublés,  et  que  facilité  soit  laissée  au  brigan- 
dage des  calomniateurs.  C'est  pourquoi  si  des  per- 
sonnes de  votre  province  veulent  ouvertement  sou- 
tenir leurs  dires  contre  les  chrétiens,  et  les  accuser 
en  quelque  chose  devant  le  tribunal,  je  ne  leur  dé- 
fends pas  de  le  faire  ;  mais  je  ne  leur  permets  pas  de 
s'en  tenir  à  des  pétitions  et  à  des  clameurs.  Il  est  en 
effet  beaucoup  plus  juste  si  quelqu'un  se  porte  accu- 
sateur, que  vous  connaissiez  des  imputations.  Si  donc 
quelqu'un  accuse  les  personnes  désignées,  et  prouve 


(1)  Et  Serenius  Granianus  legatus,  vit  apprime  nobilis,  litleras  ad 
imperatorem  niittit,  iniquum  essedicens  clamoribus  vul«i  innocentium 
hominum  sanguinem  conccdi  et  sine  ullo  crimine  nominia  tantuin  et 
sectai  reos  fieri  Eusèbe  S.  Jérôme),  Chron.  —  Les  vrais  noms  de  Gra- 
nianus et  la  date  de  son  proconsulal  ont  été  définitivement  établis  par 
M.  Waddington,  Fastes  des  provinces  asiatiques,  1872,  p.  197-199. 


LK  RKSCR1T  A  M1NH  II  S   M  NOAM  S  2il 

qu'elles  commettent  «les  infractions  ans  lois,  ordonnez 
même  des  supplices,  selon  la  gravité  du  délit.  Mais, 
par  Hercule!  vous  aurez  grand  soin,  si  quelqu'un  dé- 
nonce calomnieusement  lune  d'elles,  de  frapper  le 
dénonciateur  de  supplices  plus  sévères,  à  cause  de 
sa  méchanceté  (1).  » 

Deux  questions  se  posent  au  sujet  de  ce  rescrit  : 
est-il  authentique?  quel  en  est  le  sens? 

L'argumentation  «1rs  adversaires  de  l'authenticité 

peut  se  résumer  ainsi  : 

Le  parallélisme  entre  la  consultation  de  Pline  et 
le  usent  de  Trajan,  la  consultation  de  Granianus  et 
la  réponse  d'Hadrien,  a  quelque  chose  de  factice,  <jui 
éveille  la  défiance  :  les  pièces  attribuées  au  temps 
d'Hadrien  ont  pu  être  composées  par  un  faussaire  en 
imitation  des  pièces  du  temps  de  Trajan.  On  com- 
prend que  Pline  ait  éprouvé  le  besoin  de  consulter 
celui-ci;  mais,  sous  le  règne  d'Hadrien,  la  situation 
légale  des  chrétiens  était  clairement  définie  :  quels 
limites,  qin-1  embarras  pouvaient  ressentir  alors  les 
présidents  et  les  proconsuls?  Ils  savaient  que  la  mul- 
titude n'a  autorité  ni  pour  accuser  ni  pour  absoudre, 
Us  connaissaient  les  tonnes  juridiques  exigées  pour 
l.s  accusations  régulières  :  à  quoi  bon  demander 
sur  cela  une  consultation  à  l'empereur?  Si  la  question 
•'•tonne,  la  réponse  ne  satisfait  point.  D'abord,  la  sus- 
cription  de  la  lettre  impériale  est  peu  conforme  aux 


-  Justin,  lApol,  G8. 

10 


242  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

usages;  puis  les  termes  qui  y  sont  employés  sur- 
prennent. «  Les  innocents  que  l'on  trouble  »,  «  les 
calomniateurs  qui  donnent  libre  carrière  à  leur  bri- 
gandage »  :  ce  sont  les  expressions  mêmes  qu'em- 
ploieront plus  tard  les  apologistes  en  parlant  des 
accusateurs  des  chrétiens!  Le  langage  est  vague,  flot- 
tant, embarrassé  :  il  ne  rappelle  ni  la  brièveté  vrai- 
ment impériale  du  rescrit  de  Trajan  à  Pline,  ni  le 
style  ferme  des  rescrits  d'Hadrien  recueillis  et  cités 
par  les  rédacteurs  des  Pandectes.  La  partie  positive 
de  la  lettre  est  pleine  d'équivoques  :  que  veut  l'em- 
pereur? pour  qu'un  chrétien  soit  légalement  accusé, 
selon  lui,  d'avoir  contrevenu  aux  lois,  suffit-il  de  prou- 
ver qu'il  est  chrétien,  ou  faut-il  que  l'accusateur 
établisse  de  plus  à  sa  charge  tel  ou  tel  crime  de  droit 
commun?  Cela  n'est  pas  nettement  dit,  et  la  portée 
de  la  lettre  échappe.  Enfin,  argument  considérable, 
Tertullien,  qui,  dans  le  deuxième  chapitre  de  son 
Apologétique,  analyse  la  correspondance  de  Pline  et 
de  Trajan  au  sujet  des  chrétiens,  qui,  au  cinquième 
chapitre  du  môme  livre,  fait  encore  allusion  au  res- 
crit de  Trajan,  et,  quelques  lignes  plus  loin,  nomme 
Hadrien,  ne  dit  pas  un  mot  de  la  lettre  de  cet  empe- 
reur à  Minicius  Fundanus.  Si  la  pièce  est  authen- 
tique, comment  admettre  ou  qu'il  l'ait  ignorée,  ou 
qu'il  l'ait  négligée  (1)? 


(1)  Aube,  Bit toire  des  persécutions,  j).  265-273,  résumant  Overbeck 
il  Kcini.  —  M.  Renan,  au  contraire,  croit  à  l'authenticité  du  rescrit 
d'Hadrien,  et  a  écrit  sur  ce  sujet  une  note  courte  et  excellente.  l'É- 
rjlise  chrétienne,  p.  32,  note  2. 


LE  RESCRIT  A  MIMCIl'S  I  I.MUM  S  2iJ 

Ces  raisons  ont  pou  de  valeur  «'t  Les  motifs  allégués 
contre  le  rescrit  d'Hadrien  supportent  mal  t1examen. 

L'argument  tiré  du  parallélisme  qu'offriraient  le 
rescrit  de  Trajan  et  celui  d'Hadrien  ne  se  soutient  pas  : 
le  second  n'est  nullement  calqué  sur  le  premier,  et  si 
an  faussaire  avait  travaillé  ici,  il  aurait  certainement 
supposé  une  lettre  de  (iranianus  comme  il  y  a  une 
lettre  de  Pline:  or  nous  connaissons  la  réponse  d'Ha- 
drien, envoyée  non  pas  à  Granianus,  mais  à  son  suc- 
i  •  sseur,  et  personne  n'a  prétendu  nous  donner  le 
texte  <!•'  la  demande  —  La  suscription  de  la  lettre 
d'Hadrien  est  peu  conforme  aux  usages,  dit-on  encore; 
Cavedoni  avait  déjà  pensé  qu'elle  avait  été  abrégée 
par  un  copiste  et  doit  être  rétablie  ainsi  :  Imp.  (\vsar 
Trajanus  Hadriantu  C.  Minicio  Fundano procos.  s.  I); 
je  rappellerai  cependant  que,  telles  qu'elles  nous  ont 
conservées,  les  lettres  de  Trajan  à  Pline  portent 
toutes  eette  simple  suscription  :  Trajanus  Plinio  s., 
sans  que  personne  ait  songé  à  suspecter  leur  authen- 
ticité. —  Quant  à  l'argument  tiré  de  la  dissemblance 
(l.s  st\l.s.  il  n'est  nullement  probant.  La  langue  du 
rescril  d'Hadrien  est  molle,  dit-on,  et  n'a  rien  soit  de 
1  imperatoria  brevitas  du  rescrit  de  Trajan,  soit  du 
style  ferme  des  autres  lettres  d'Hadrien  citées  aux 
Pandectes.  Pour  que  la  comparaison  avec  le  rescrit  de 
Trajan  eut  quelque  portée,  il  faudrait  admettre,  avec 


(1)  Cavedbni,  Cenni  cronologici  intorno  alla  data  précisa  délie 
principali  apologie  edei  rescritli  imperiali  di  Trajano  e  Adi 

risijunriiunii  i  cristiani,  Modène,  is*>s   p.  ">  Cf.  Aube, /oc.  cit.  p.  2cs, 
■oie  i 


244  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

certainscritiques,  qu'Hadrien,  qui  jouissait  de  la  faveur 
de  Trajan  même  avant  d'avoir  été  adopté  par  lui,  fut 
le  rédacteur  des  réponses  de  celui-ci  à  Pline  (1)  :  hypo- 
thèse intéressante,  mais  tout  à  fait  gratuite  (2).  Lesres- 
crits  d'Hadrien  rapportés  intégralement  dans  les  Pan- 
dectes  sont  peu  nombreux ,  et  les  compilateurs  du 
sixième  siècle,  comme  dans  un  autre  recueil  le  gram- 
mairien Dosithée,  en  citent  de  trop  courts  extraits  pour 
qu'on  puisse  les  rapprocher  utilement  d'une  pièce  aussi 
développée  que  la  lettre  à  Minicius  Fundanus.  Mais  ce 
que  celle-ci  peut  avoir  de  vague  et  d'indécis'  nous  pa- 
rait être  précisément  une  des  plus  sûres  caractéristiques 
du  style  d'Hadrien  :  qu'on  lise  la  célèbre  épitre  écrite 
d'Alexandrie  à  son  beau-frère  Servianus,  ouïes  vers, 
étranges  dans  leur  préciosité  sceptique,  qu'il  murmura 
quelques  instants  avant  de  mourir.  Son  style  était , 
comme  son  âme,  «  ondoyant  et  divers  »;  semper  in 
omnibus  varius,  dit  Spartien  (3).  D'ailleurs,  il  y  aurait 
quelque  naïveté  à  trop  longuement  raisonner  sur  le 
style  d'un  rescrit  impérial  :  l'empereur,  surtout  à  par- 
tir d'Hadrien,  avait  autour  de  lui,  auxiliaires  du  con- 
silium  principis,  une  foule  de  secrétaires-rédacteurs, 
a  libellis,  a  sludiîs,  a  cognilionibus,  ab  epislolis  lalinis, 


(1)  C.  de  la  Berge,  Étude  sur  Trajan,  p.  290. 

(2)  Spartien  dit  seulement  qu'Hadrien  avait  composé  des  discours 
d'apparat  pour  Trajan,  peu  lettré,  comme  chacun  sait:  mais  nullement 
qu'Hadrien  lui  servît  de  secrétaire  dans  sa  correspondance  adminis- 
trative: «Et  defuncto  quidem  Sura,  Trajani  ei  f'amiliaritascrcvit  causa 
prsecipue oralionum  quas  pro  imperatore  dictaverat.  »  (Spartien,  //«- 
drianus,  3.) 

(3,  lbid.,  14. 


LE  RESOUT  A  M1MCII  S  11  M»\NUS. 

ah  tpistolii  ijr.rcis,  a  ralionibus,  a  memoria,  dont  les 
inscriptions  nous  font  connaître  les  conditions  di- 
verses :  Les  uns  appartenaient  à  l'ordre  équestre,  les 

antres  à  la  classe  des  affranchis;  tous  étaient  des  es- 
prits déliés,  capables  de  rédiger  un  mémoire,  de 
Eure  un  rapport,  de  rassembler  les  éléments  d'une 
décision,  de  préparer  une  lettre  impériale,  et  même 
de   lécrire. 

Les  raisons  prises  du  fond  du  rescrit  sont  aussi 
peu  solides  que  les  critiques  adressées  à  la  forme. 
Les  magistrats,  dit-on,  n'avaient  pas  besoin  de  consul- 
ter de  nouveau  l'empereur  sur  une  situation  juridique 
définitivement  tivée  par  Trajan.  On  oublie  que  si,  de- 
puis douze  ans,  la  situation  juridique  était  restée  la 
Dléme,  la  situation  de  fait  avait  changé.  La  haine  po- 
pulaire s'est  éveillée  contre  les  chrétiens  :  ce  ne  sont 
plus  seulement,  comme  au  temps  de  Pline,  des  dénon- 
ciations anonymes  qui  les  poursuivent,  ce  sont  les  cris 
du  peuple,  les  délations  menaçantes  de  ce  grand  ano- 
nyme, la  foule.  Devant  ce  mouvement  presque  insur- 
rectionnel, la  conscience  des  magistrats  romains  s'est 
troublée  :  la  plupart  ontpactiséavec  l'émeute  ;  quelques- 
uns,  plus  honnêtes  ou  plus  humains,  cherchent  les 
moyens  de  lui  résister,  et,  pour  cela,  demandent  à  la 
parole  impériale  son  appui.  De  là  ces  requêtes,  ces 
consultations  adressées  à  Hadrien  par  plusieurs  gouver- 
neurs de  province,  et  qui  provoquèrent  des  réponses, 
dont  une  a  été  conservée.  Ces  réponses  sont  ce  qu'on 
devait  attendre  d'un  souverain  intelligent,  soucieux  <le 
Tordre  public,  peu  dispos.-  à  subir  la  domination  de  la 


24fi  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

foule  (1),  comme  était  Hadrien.  On  dit  que  les  mots 
employés  par  lui  sont  les  mêmes  dont  se  servirent  plus 
tard  les  apologistes ,  particulièrement  Méliton  et  saint 
Justin.  Quoi  d'étonnant?  Méliton  et  saint  Justin  connais- 
sent le  rescrit  d'Hadrien,  ils  le  citent,  ils  l'invoquent. 
Mais  pour  entendre  dans  ce  rescrit  le  ton  «  d'un  ami 
discret  ou  d'un  avocat  sympathique,  »  il  faut  une 
préoccupation  bien  forte.  La  lettre  d'Hadrien  est  ,  de 
même  que  la  lettre  deTrajan,  l'œuvre  d'un  homme 
d'État,  gardien  de  la  discipline  d'un  vaste  empire.  L'or- 
dre vient  d'être  troublé  :  les  règles  protectrices  du  droit 
romain,  qui  défendent  de  condamner  quand  une  accu- 
sation en  règle  ne  s'est  pas  produite,  —  nocens,  nisi 
accusatus  fuerit,  condemnari  nonpotest,  disait  déjà  Ci- 
céron  (2) ,  —  ont  été  mises  en  oubli  :  des  «  hommes 
innocents  »  sont  exposés  à  des  vexations ,  et  «  les  bri- 
gandages des  calomniateurs  ont  beau  jeu.  »  Dans  la 
pensée  de  l'empereur,  il  s'agit  moins  de  protéger  les 
chrétiens  que  d'empêcher  les  gens  purs  du  crime  de 
christianisme  ,  homiites  innoxii,  d'être  confondus ,  par 
l'aveugle  colère  de  la  foule  ou  les  dénonciations  de  syco- 
phantes  intéressés,  avec  ceux  qui  ont  vraiment  contre- 
venu aux  lois  en  professant  la  religion  nouvelle.  Pour 
ces  derniers  eux-mêmes,  l'empereur,  rappelant  la  ju- 
risprudence fixée  par  Trajan  ,  exige  qu'une  accusation 
régulière  les  défère  aux  tribunaux.  Qu'on  prouve  qu'ils 
agissent  contrairement  aux  lois,  ce  qui  ne  sera  pas  dif- 


(1)  Dion,  LXIX,  G. 

('2)  Cicéron,  l'ro  S.  Roscio,  '20. 


il.  RESCRIT  A  MINIC1US  FDHDÂRUS.  2i7 

ficile,  s'ils  s,, ut  vraiment  chrétiens,  car  Les  lois  défen- 
dent de  l'être,  chrittianos  eut  non  licel  :  les  gouver- 
inuis  ont  alors  le  droit  de  les  punir  même  du  supplice 
capital.  Mais  si  quelque  accusé  a  été  l'objet  d'une  dé- 
nonciation calomnieuse,  que  le  droit  commun  soit  ap- 
pliqué à  l'accusateur  qui  n'a  pu  prouver  son  dire, 
c'est-à-dire  établir  la  qualité  du  chrétien.  Les  expres- 
sionsemployées  par  Hadrien  en  parlant  des  sycophantes, 
assimilés  par  lui  à  des  brigands,  sont  tout  à  fait  dans 
l<s  habitudes  romaines  :  Cicéron,  plus  dur  encore,  les 
compare  plusieurs  foisà  des  chiens  (1),  etSénèqué  ré- 
pète  le  même  mot  (-2  .  Il  n'est  donc  pas  vrai  de  dire 
(jiic  les  termes  dont  se  sert  à  leur  égard  le  rescrit  tra- 
hissent une  plume  chrétienne.  Le  soin  avec  lequel 
Hadrien  rappelle  les  peines  sévères  encourues  par  les 
auteurs  d'accusations  calomnieuses  n'a  rien  qui  puisse 
surprendre  :  son  attention  avait  déjà  été  éveillée  sur  ce 
fléau  du  monde  romain,  la  délation.  Dans  une  consti- 
tution que  cite  Antonin  le  Pieux,  il  essaie  de  mettre  un 
ternie  à  une  lâche  pratique  en  usage  de  son  temps  :  de 
riches  personnages  entretenaient  des  délateurs,  qui, 
moyennant  salaire,  prenaient  la  responsabilité  de  dé- 
nonciations contre  les  ennemis  de  leur  patron  :  Hadrien 
ordonne  que  tout  individu  qui  ne  parait  point  accuser 
en  Bon  nom  personnel  sera  tenu,  sous  peine  de  prison, 
d«-  nommer  son  mandant,  afin  que,  s'il  y  a  eu  calomnie, 
non  seulement  le  délateur,  mais  encore  l'homme  qui 


(i)  Cicéron,  Pro  S.  Hoscio,  19;  //  Verr.,  m.  il. 
(2)  Séoèque,  Dr  trevitate  vit»,  11. 


2i8  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

se  cache  derrière  lui ,  puisse  subir  le  châtiment  pro- 
noncé par  la  loi  (1).  Cette  constitution  impériale,  en 
montrant  avec  quelle  sévérité  Hadrien  entend  frapper  la 
calomnie,  fait  comprendre  la  lettre  adressée  à  Minicius 
Fundanus  :  l'une  et  l'autre  sont  inspirées  par  une  même 
pensée. 

Le  rescrit  d'Hadrien ,  qui ,  on  a  pu  le  remarquer,  ne 
répond  pas  directement  à  la  généreuse  protestation  de 
Granianus,  est  une  mesure  d'ordre  public,  non  une 
déclaration  de  tolérance  religieuse  ou  un  acte  de  sym- 
pathie pour  l'Église.  Mais  il  amena,  par  la  force  des 
choses,  un  résultat  favorable  aux  chrétiens,  et  l'on 
comprend  que  leurs  apologistes  en  aient  fait  grand 
cas.  Un  seul  d'entre  eux,  Tertullien ,  le  néglige  ou  l'i- 
gnore ;  mais  Méliton ,  qui  écrit  trente  ans  au  moins 
avant  Tertullien,  vers  172,  et  qui  appartient  à  cette  pro- 
vince d'Asie  dont  un  gouverneur  posa  la  question  et 
dont  l'autre  reçut  la  réponse,  le  mentionne  avec  dé- 
tail (2)  ;  saint  Justin ,  un  Asiatique ,  lui  aussi ,  écrivant 
un  peu  plus  de  trente  ans  avant  Méliton,  quinze  ans 
seulement  après  le  proconsulat  de  Fundanus,  le  repro- 
duit intégralement  (3).  Ils  avaient  de  sérieux  motifs  de 


(1)  Divus  Plus  Cc'ecilio  Maximo  rescripsit,  constilutioncin  patrit  sui, 
qua  compelleretar  delator  edere   mandalorem,  ac,  nisi  edidisset,  al 

in  vincula  deducerelur,  eo  pertinere,  non  ut  delator  poenffl  subducere- 
tur,  si  inandatorcin  haberet;sed  ut  mandator  quoque  perinde  atque  si 
ipse  solus  dctulisset,  punirctur.  Digeste,  XLIX,  xiv.  2,  g  5. 

(2)  Ev  oï;  ô  (j-îv  7iâ7T7ioî  <70'j  'ASpiavo;  7io).).oï;  |xïv  -/ai  â).).ot;,  xai  <I>ov- 
ôavô)  8è  -zSt  àvO-jTîâTw  j)yoU(iivtp  oï  T»j;  'A<7ta;,  ypâywv  paCveTai.  Méliton, 
dans  Easèbe,  Hist.  Eccl.  IV.  26. 

(3)  S.  Justin,  /  Apolog.,  08. 


1.1    RESCBIT  A  MINICK'S  1  -TNDANl  S. 

finvoqueret,  en  quelque  sorte,  de  le  tirer  à  eux.  Gomme 
1.'  rescrit  de  Trajan,  celui  d'Hadrien,  en  exigeant  une 
accusation  régulière  pour  que  la  condamnation  d'un 
chrétien  fùtprononcée,  et  en  soumettant  aux  peines  de 
droit  l'accusateur  incapable  de  prouver  son  dire,  ren- 
dait beaucoup  plus  favorable  la  situation  des  membres 
de  L'Église.  Par  là,  non  seulement  les  ébullitions  de  la 
foreur  populaire  ,  les  exécutions  en  masse,  les  massa- 
crefl  Bans  discernement,  étaient  écartés,  mais  encore  les 
procès  contre  Les  chrétiens  devenaient  chose  sérieuse, 
que  le  premier  venu  a 'osait  plus  intenter  sans  réflexion. 
Les  chefs  d'Églises,  Les  chrétiens  les  plus  fervents,  tous 
ceux  dont  la  sainteté  ou  L'intrépidité  garantissaient  la 
persévéra  me.  pouvaient  encore  être  accusés  sans  grand 
péril;  mais,  dans  la  masse  des  fidèles,  dont  beaucoup, 
plus  craintifs  ou  plus  tièdes,  étaient  exposés  à  faiblir 
devant  le  tribunal,  la  haine  religieuse  ou  la  vengeance 
privée  hésiterait  désormais  a  choisir  des  victimes.  11 
suffisait,  en  effet,  que  l'accusé  ni;\t  avoir  été  ou  être 
chrétien,  pour  que  l'accusation  tombât  d'elle-même, 
laissant  L'accusateur  aux  prises  avec  une  redoutable 
responsabilité  et  le  danger  d'encourir  à  son  tour  une 
poursuite  pour  ealumnia.  Les  conséquences  d'une  telle 
poursuite  pouvaient  être  terribles  :  non  seulement  la  note 
d'infamie  il),  mais  encore,  dans  beaucoup  de  cas,  la 
peine  du  talion  (-2).  Hadrien  veut  môme  que  lecalomnia- 


(1)  Cfcéron,  Pro  Roêcio  Amerino,  19,  20:  Divin,  in  Csec.,  21  :  Pline, 
Paneg.,  35;  Digeste,  III,  11.  1. 

■    Suétone,  Aug.,91;  Pline,  Paneg.,  86;QnintiUen,  Deelanu,  u, 


250  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

teur  soit  puni  plus  sévèrement  que  n'aurait  été  l'accusé 
si  la  preuve  de  l'accusation  avait  été  faite  (1).  Le  res- 
crit  d'Hadrien  ne  mit  pas  les  chrétiens  à  l'abri  des  con- 
damnations; mais  en  les  replaçant,  après  Trajan,  dans 
le  droit  commun ,  il  rendit  forcément  les  accusations 
plus  rares  :  les  adorateurs  du  Christ  n'étaient  plus  un 
gibier  auquel  chacun  pouvait  impunément  faire  la 
chasse ,  mais  des  justiciables  ordinaires  ;  la  loi  conti- 
nuait à  les  condamner,  ils  avaient  cessé  d'être  hors  la 
loi.  L'acte  de  121  est  un  rappel  de  la  jurisprudence  de 
112  tombée  depuis  plus  ou  moins  longtemps  en  désué- 
tude ,  et  restaurée  par  le  successeur  de  Trajan ,  fidèle 
aux  traditions  gouvernementales  de  son  père  adoptif. 

L'authenticité  et  la  vraie  portée  de  la  lettre  à  Mini- 
cius  Fundanus  sont  donc  hors  de  toute  contestation  sé- 
rieuse. A  partir  de  la  publication  de  cette  pièce,  et  de 
pièces  semblables  qui  durent  être  envoyées  vers  le 
même  temps  en  réponse  à  des  consultations  analogues 
à  celle  de  Granianus  (2),  une  détente  de  quelque  durée 
se  fit  dans  la  situation  des  chrétiens  :  les  apologistes 
saisirent  cet  instant  favorable  pour  introduire  à  leur 
tour,  auprès  de  l'empereur,  la  plainte  et  la  défense  du 
culte  proscrit. 

La  date  où  fut  présentée  la  première  apologie  est  as- 


cccxni;  Code  Théodosien,  IX,  r,  "•.  Code  Juslinien,  IV,  xxi,  2:  IX, 
iv,  G,  g  2;  NOV.  Just.,  c.xvii,  9,  g  4. 

(1)  Si  quis  calumni.e  gratia  ([ucinquain  horuin  postulaveril  rcum, 
in  hune  pro  sui  nequitia  supplicia  severioribua  vindices.  Rescrit 
d'Hadrien  à  Minicius  Fundanus. 

(2)  Méliton,  dans  Eusèbe,  Hist.  Kccl,  IV,  2G. 


LES  PREMIERS  APOLOr.ISTI-  251 

ni  difficile  à  déterminer  d'une  manière  précise.  Son 

autrui-  est  on  chrétien  nommé  Quadratus,  dans  le- 
qoel  mml  Jérôme  ;i  mi  à  tort  L'évèque  d'Athènes  de  <•<• 
nom  I  et  qni  fut  plus  probablement  le  grand  mission- 
naire,  disciple  des  apôtres,  alors  parvenu  à  nne  extrême 
\  ieillesse,  dont  Eusèbe  ;t  parlé  2  .  Une  seul."  phrase  de 
v,  .h  écrit  a  été  consen  ée  :  il  y  parle  en  ces  termes  desmi- 
racles  de  Jésus-Chrisl  :  «  Les  œuvres de  Notre-Seigneur 
n'ont  jamais  cessé  d'être  visibles,  parce  qu'elles  étaient 
vraies.  Lorsqu'il  avait  guéri  des  malades  ou  ressuscité 
desmorts,  on  pouvait  se  convaincre  longtemps  aprèsde 
la  réalité  <lu  miracle.  Les  uns  et  les  autres  restaient 
là  comme  nne  preuve  vivante,  qui  s'est  prolongée 
même  après  la  mort  du  Sauveur,  puisqu'il  en  est 
parmi  eux  qui  ont  vécu  jusqu'à  nos  jours  (3).  »  Évidem- 
ment c'est  un  témoin  qui  parle,  et  Quadratus,  dans  sa 
jeunesse,  a  connu  de  ces  miraculés.  A.  quelle  époque 
tut  remis  à  l'empereur  ce  premier  essai  de  justifica- 
tion du  christianisme?  Quadratus  fut,  dit-on,  enterré 
à  Magnésie,  soit  Magnésie  duSipyle,  soit  plus  proba- 
blemenl  Magnésie  du  Méandre,  près  d'Éphèse,  villes 
situées  l'une  <-t  l'autre  dans  la  province  d'Asie.  Parti 
de  Rome  en  12t.  Hadrien  parait  avoir  séjourné  en 


(i;  s.  .i.i .»ine,  i>r  viris  illustrants,  19. 

(2;  Bnaèbe,  Hist.  Eeel.,  [11,87 ;  V,  17.  —  Voir Tiltanoat,  Mémoires, 
t.  II,  note  vu  sur  la  persécution  d'Hadrien.  —  M.  Renan  pense  que 
l'apologiste  l'ut  na  troisième  Qnadralus,  distinct  de  l'érêqaa  si  dn  mis- 
sionnaire {V Église  chrétienne,  p.  M»,  nota  1  :  mais  cette  hypothèse 
bous  paraît  sans  fondement. 

Eusèbe,  Bist.  Ecel.,  lll,  3  (2). 


252  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

Asie  Mineure  à  la  fin  de  123.  Si  Quadratus  habitait 
alors  Magnésie ,  il  peut  avoir  présenté  son  écrit  à  l'em 
pereur  soit  dans  cette  ville  (1) ,  soit  à  Éphèse,  où  s'ar- 
rêta certainement  Hadrien.  Dans  ce  cas,  l'apologie  de 
Quadratus  serait  antérieure  au  rescrit  à  Minicius  Fun- 
danus,  et  peut-être  pourrait-on,  conformément  au 
sentiment  de  saint  Jérôme  (2),  dire  avec  Tillemont 
que  «  son  admirable  génie  se  fit  si  fort  admirer  dans 
cette  pièce ,  qu'elle  eut  la  force  d'éteindre  la  persécu- 
tion dont  l'Église  était  alors  agitée  (3).  »  Cependant  le 
sagace  critique  nous  parait  avoir  ici  oublié  sa  réserve 
habituelle.  La  persécution  fut  loin  d'être  «  éteinte  » 
par  Hadrien  :  elle  fut  seulement  ramenée  dans  les  voies 
régulières  et  légales.  De  plus,  il  est  difficile  de  placer 
l'Apologie  de  Quadratus  avant  le  rescrit.  Eusèbe,  dans 
sa  Chronique,  dit  que  cette  pièce  fut  remise  à  l'empe- 
reur en  126.  A  cette  date  la  lettre  à  Minicius  Fundanus 
était  très  probablement  écrite.  En  125,  Hadrien  visita 
la  Grèce;  pendant  l'hiver  de  125-126,  il  séjourna  à 
Athènes  (i).  Selon  toute  vraisemblance,  Quadratus, 


(1)  Hadrien  visita  Magnésie  du  Méandre;  une  inscription  parle  des 
cadeaux  magnifiques,  Swpeûv  ÈÇaipÉTwv,  qu'il  fit  aux  habitants.  Corpus 
inscr.  graec.,  2910;  Frœhner,  les  Inscriptions  grecques  du  Louvre, 
n°  06,  p.  139. 

(2)  S.  Jérôme,  loc.  cit. 

(3)  Tillemont,  Mémoires,  t.  II.  Persécution  d'Hadrien,  art.  m. 

(4)  C'est  pendant  ce  voyage  qu'il  fut  initié  aux  mystères  d'Eleusis 
(Spartien,  Hadrien,  13).  Dans  une  inscription  du  Louvre,  l'hiéropban- 
tide  se  vante  d'avoir  initié  «  le  maître  de  la  vaste  terre  et  de  la  mer 
stérile,  le  souverain  d'un  nombre  infini  de  mortels,  celui  qui  verse  des 
richesses  immenses  sur  toutes  les  villes,  et  principalement  sur  celle  du 


LKS  PREMIERS  APOLOGISTES  253 

qui  parait  avoir  prêché  dans  cette  ville  (1),  remit  alors 
bob  œuvre  au  souverain  voyageur.  Noua  croyons  <lonc 
qu'elle  n'eut  aucune  influence  sur  la  rédaction  «t  L'en- 
voi du  rescril  2),  et  que  Quadratus  profita,  au  con- 
traire, de  la  réaction  favorable  produite  par  oel  acte 
de  L'empereur  pour  oser  se  présenter  devant  lui  comme 
avocat  des  chrétiens. 

A  plus  forte  raison  en  faut-il  dire  autant  du  second 
apologiste,  Aristide  Celui-ci,  philosophe  athénien,  ne 
\it  certainementHadrien  que  vers  \-2ti.  Son  œuvre,  dans 
laquelle  il  axait  habilement  fait  servir  les  écrits  des 
philosophes  urecs  à  la  démonstration  de  la  vérité  chré- 
tienne, et  qui  fut,  dit-on,  imitée  par  saint  Justin  (3), 
obtint  tout  de  suite  une  grande  vogue.  On  la  Lisait 
encore  au  temps  d'Eusèbe  (ï)  et  de  saint  Jérôme  (5). 
L'auteur  inconnu  du  «  petit  martyrologe  romain  >>  l'a- 
vait eue  sous  les  yeux,  car  il  rapporte  qu'Aristide  fait 
mention  dans  son  livre  du  martyre  de  saint  Denys  l'A- 
réopagite  (6).  Jusqu'à  ces  dernières  années  elle  parais- 


Guneux  château  de  Cécrops  (sur  Athènes),  Hadrien.  »  Corpus  inscr. 
grâce.,  134;  Frœbner,  n°  «3,  p.  13<>. 

(1)  Tillemont,  note  \n  sur  la  persécution  d'Hadrien. 

(2)  M.  Bayet  Bail  observer  que  MinitiusFundanus  pouvait  être  encore 
proconsul  d'Asie  en  IM  (/><■  titvlit  ittica  chrulianù  antiquissimis, 
Paris,  1878.  |>.  *j.  note  2):  mais  il  est  évident  qu'Hadrien  ne  recula 
point  jusqu'à  ce  moment  la  réponse  a  la  lettre  écrite  dès  123  ou  124 
par  le  prédécesseur  de  ce  proconsul. 

Saint  Jérôme,  Ep.  Tu.  ad  Magnum. 
(»)  Busèbe,  ii'si.  i  rd.,  iv.  :?. 
{:>)  Saint  Jérôme,  /-"■  viri*  Ulustribus,iO. 
(6)  Athenis  Dionysii  Areopagit»,  snb   Eladriano  ili\rr>i>  tormentis 
passi,  ut  Aristidea  testis  est  in  opère  quod  de  christiana  religione  coin- 


254  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

sait  perdue  :  nnvoyageur  du  dix-septième  siècle  en  avait, 
il  est  vrai,  signalé  un  manuscrit  dans  un  monastère  de 
l'Attique  (l);mais  en  vain  avait-il  été  recherché  par 
Otto  (2)  et  par  M.  Bayet  (3).  Les  Pères  Mékitaristes  de 
Venise  eurent  l'heureuse  fortune  d'en  retrouver  un 
fragment  dans  un  manuscrit  arménien  (l),  fragment 
probablement  authentique  (5),  mais  trop  court  pour 
que  nous  puissions  nous  faire  une  idée  précise  de 
l'œuvre  du  premier  philosophe  chrétien  (6). 

On  doit  rattacher  au  genre  apologétique  une  autre 
pièce  dont  la  date  précise  est  inconnue,  mais  qui,  de  l'a- 
veu de  la  plupart  des  critiques  modernes ,  appartient 
au  deuxième  siècle,  la  célèbre  et  très  belle  Êpitre  à 
Diognèle.  Une  ingénieuse  conjecture ,  émise  d'abord  en 
France  (7),  et  bientôt  accueillie  en  Allemagne  (8),  lui 


posuit.  —  Le  martyrologe  se  trompe  probablement  en  plaçant  sous 
Hadrien  un  martyre  qui  appartient  plutôt  au  temps  de  Donatien;  voir 
Tillemont,  Mémoires,  t.  II,  note  n  sur  saint  Denys  l'Aréopagite. 

(1)  De  la  Guilletière,  Athènes  ancienne  et  nouvelle,  Paris,  1G75, 
p.  146. 

(2)  otio,  Corpus  apologeiarum  christianorum  sseeuli  secundi, 
t.  IX,  léna,  1872,  p.  343. 

(3)  Bayet,  De  titulis  Atticx  christianis,  p.  il. 

(4)  Sancli  Aristidis  Philosophi  Athenicnsis  sermones  duo,  Venise, 
1878. 

(5)  Il  s'agit  ici  du  premier  des  deux  morceaux  publiés  par  les  PP.  Mé- 
kitaristes. M.  Renan  en  conteste  l'authenticité  pour  des  raisons  peu  so- 
lides [l'Église  chrétienne,  p.  w.  note  2). 

(6)  Voir  la  traduction  française  de  ce  fragment  par  M.  Doulcet  dans 
les  Annales  de  philosophie  chrétienne,  lévrier  et  mars  1881,  et  l'é- 
tude du  même  sur  l'Apologie  d'Aristide  et  l'Épîlre  à  Diognète  dans  la 
Revue  des  questions  historiques,  octobre  1880,  p.  COI. 

(7)  Ibid. 

(8    Cf.  Bulletin  critique,  15  décembre  1882,  p.  284. 


LES  PREMIERS  APOLOGISTE  265 

donne  Aristide  pour  auteur,  et  pour  destinataire  un  per- 
sonnage de  La  suite  d'Hadrien,  qui  lui  plus  tard  l'un  des 
professeurs  de  Marc  Aurèle.  A  tout  le  moins  semble- 
t-elle  antérieure  à  saint  Justin,  auquel  elle  aété  fausse- 
ment attribuée.  On  peut,  sans  crainte  d'anachronisme, 
entendre  de  la  persécution  qui  avait  sévi  au  eommen- 
cement  du  règne  d'Hadrien  beaucoup  de  traits  de  cette 
épltre;  en  même  temps  son  style  calme,  posé,  son  al- 
lure méthodique,  la  discussion  amicale  qu'elle  suppose 
avi  c  un  païen,  conviennent  à  une  époque  d'apaisement 
comme  celle  qui  sui\it  immédiatement  Le  rescrit  à  Mi- 
nicius  Fundanus.  Ce  sont  bien  des  chrétiens  de  la  pre- 
mier»' moitié  du  deuxième  siècle,  ces  hommes  «quibabi- 
tent  les  villes  des  Grecs  et  des  Barbares,  se  conformant 
aux  habitudes  du  pays  pour  le  vêtement,  la  nourriture 
et  le  reste  de  la  vie,  et  cependant  présentant  je  ne  sais 
quoi  de  remarquable  et  d'extraordinaire;  jouissant  de 
tous  les  droits  des  citoyens,  et  traités  partout  comme 
des  étrangers;  se  mariant,  mettant  au  monde  des  en- 
fants, mais  n'exposant  pe*  les  nouveaux-nés;  man- 
geant en  commun,  mais  r  >  se  livrant  pas  à  la  débau- 
che; menant  dans  la  chair  une  vie  non  charnelle; 
vivant  surla  terre  avec  le  cœur  au  ciel;  obéissant  aux 
Lois  établies,  et  les  dépassent  par  leur  morale;  aimant 
tous  les  hommes,  et  per  -entés  par  tous;  condamnes 
par  ceux  qui  ne  les  connaissent  pas.  mis  à  mort,  et 
par  là  acquérant  l'immortalité,...  injuriés,  vilipen- 
dés,...  châtiés  comme  des  malfaiteurs,...  haïs  par  les 
Juifs,  persécutés  par  les  Grecs,...  haïs  du  monde,... 
progressant  chaque  jour  malgré  la  persécution...  On 


256  LA  PERSÉCUTION  D  HADHIEN. 

les  jette  aux  bêtes  pour  leur  faire  renier  leur  maître , 
et  ils  demeurent  convaincus  :  plus  on  les  persécute, 
plus  ils  se  multiplient...  Ils  souffrent  pour  la  justice  le 
feu  de  la  terre  (1)...  »  Les  deux  genres  de  supplice 
nommés  ici,  le  feu  et  les  bêtes,  sont  ceux  mêmes  dont 
parlent  les  Actes  de  la  plupart  des  martyrs  que  nous 
avons  cru  pouvoir  reporter  au  commencement  du  rè- 
gne d'Hadrien. 

Que  YÈpîlre  à  Diognète  ait  été,  comme  on  Ta  supposé, 
un  complément,  une  sorte  de  post-scriptum  de  Y  Apo- 
logie d'Aristide ,  ou  quelle  en  soit  tout  à  fait  indépen- 
dante ,  on  peut  se  faire  par  elle  quelque  idée  de  l'apo- 
logétique chrétienne  antérieure  à  saint  Justin  :  très 
libre  d'allures,  très  littéraire  de  forme,  tournant  vite 
du  raisonnement  à  l'éloquence,  attique  de  langue  et 
d'esprit,  à  la  fois  douce  et  fière.  Si  quelque  chose  était 
propre  à  frapper  l'esprit  mobile  d'Hadrien,  c'était  un 
pareil  langage  :  ce  raffiné  devait  y  trouver  une  origi- 
nalité, une  saveur,  capables  de  réveiller  pour  quelque 
temps  son  goût  blasé.  Les  premières  apologies  lui  fu- 
rent offertes  dans  un  moment  favorable,  pendant  un 
de  ces  voyages  à  Athènes  qui  le  rendaient  si  heureux. 
Dans  cet  air  léger,  sous  ce  ciel  transparent,  devant  ces 
paysages  lumineux,  ces  lignes  d'une  calme  et  harmo- 
nieuse netteté,  en  présence  des  monuments  les  plus 
parfaits  que  la  main  de  l'homme  ait  bâtis,  il  se  sentait 
vivre.  Il  eût  voulu  habiter  Athènes,  c'était  vraiment 
sa  ville.  Hadrien,  dit  un  critique  délicat,  n'eut  pour 

(1)  f.piire  ù  Diognète,  5,  6,  10. 


LES  PREMIERS  AP0L0GIST1  - 

Athènes  que  trop  d'amour;  s'il  n'j  déroba   rien,  il  y 
construisit  et  y  restaura  beaucoup:  pour  construire, 

.•h  détruit:  en  restaurant,  un  altère  (1).  Certes,  les  ar- 
chitectes d'Hadrien  ne  pouvaient  lutter  avec  les  con- 
temporains  de  Périclès  ;  mais  s'il  éleva  beaucoup  de 
monuments  nouveaux,  il  s'efforça,  en  continuant  pour 
certains  autres  la  construction  commencée,  de  suivre 
les  plans  anciens,  et  de  ne  point  trop  surcharger  des 
lourdes  richesses  de  l'art  romain  la  simplicité  légère 
de  l'esprit  grec.  11  se  fit  lui-même  aussi  grec  qu'il  put. 
et  certes,  de  tous  tes  Romains,  il  était  le  plus  capable 
de  cette  métamorphose.  Aussi,  quelle  joie  pour  lui 
quand,  affranchi  des  pompes  officielles,  entouré  des 
rhéteurs  ses  amis.  >ui\ i  par  l'admiration  reconnais- 
sante et  les  flatteries  délicates  des  Athéniens  com- 
blés de  ses  bienfaits,  il  passait  sous  l'are  à  deux  étages 
construit  par  son  ordre  au  pied  de  l'Acropole  ,  à  l'en- 
trée d'un  quartier  neuf,  et  lisait  sur  l'une  des  faces  : 
Ici  e^t  la  ville  d'Hadrien,  et  non  plus  de  Thésée  (2)!  » 
le  me  figure  que  dans  un  de  ces  moments  de  liberté, 
d'expansion,  où  il  était  prèi  à  accueillir  tout  homme 
et  tmite  idée  avec  un  sourire,  Quadratus,  Aristide,  en 
habit  de  philosophe ,  lui  présentèrent  leur  mémoire 
en  faveur  des  chrétiens.  Peut-être  en  fut-il  touché.  Cet 
éclectique  semble  avoir,  aune  certaine  époque  de  sa 
\  îe,  ressenti  un  vague  respect  pour  l<-  christianisme  3  . 


i    Vltet,  Études  sur  Vhistoirt  de  l'a  t,  t.  I,  \>.  77. 

-    Phorion  Roques,  Topographie  d'Athèn  176. 

I    Mi  itondans  Bosèbe,  //  -    /         i\      8    Dion,  I.w     i 

i" 


258  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

Est-ce  sous  l'empire  de  ce  sentiment  qu'il  construisit 
des  temples  étranges,  sans  inscriptions,  sans  statues, 
qu'on  appela  des  hadrianées,  et  que,  si  l'on  en  croit 
Lampride ,  il  eut  la  pensée  de  consacrer  au  Christ  (1), 
—  pensée  réalisée  pour  quelques-uns  au  quatrième 
siècle  (2)? 


(1)  Hadrianus  cogitasse  fertur,  qui  templa  in  omnibus  civitatibiis 
sine  siinulacris  jusserat  fieri,  quaa  hodie.  idcirco  quod  non  habent  nu- 
mina,  dicuntur  Hadriani,  quœ  illc  ad  hoc  parasse  dicebatur.  Lam- 
pride, Alex.  Sev.,  43. 

(2)  Saint  Épiphane,  Hxres.,  XXX,  12;  LXIX,  2. 


I  !  s  DERRIÈRES  ANNÉES  D'HADRIEN.  25<J 

IV. 

Les  dernières  années  d'Hadrien. 

Cette  bonne  volonté  d'Hadrien,  sans  doute  exagérée 
par  Lampride,  mais  qui,  cependant,  exista  probable- 
ment dans  une  moindre  mesure,  dura  peu.  Pendant 
qu'il  courait  le  monde,  distrait  par  des  spectacles  tou- 
jours nouveaux,  échappant  à  lui-même,  à  son  égoïsme 
sceptique  ei  facilement  cruel,  grâce  à  de  continuels 
changements  de  scène  dont  il  amusait  son  ennui,  le 
successeur  de  Trajan  put  rester  équitable  envers  les 
chrétiens.  Il  les  jugeait  superficiellement,  comme  le 
montre  sa  lettre  à  Servianus,  mais  il  parlait  d'eux  avec 
L'ironie  légère  d'un  blasé  plutôt  qu'avec  les  sentiments 
d'un  ennemi  :  d'ailleurs,  pour  ce  collectionneur  de  sou- 
venirs de  voyage,  les  apologies  de  Quadratuset  d'Aris- 
tide en  étaient  un,  et  sans  doute  il  les  rapportait  dans 
Bes  bagages  en  même  temps  que  les  adresses  offertes 
par  Les  villes,  les  vers  dédiés  par  les  poètes,  les  manus- 
crits précieux,  les  coupes  aux  couleurs  changeantes 
données  par  les  prêtres,  les  œuvres  d'art  recueillies  de 
tous  côtés.  Mais  quand,  après  avoir  pendant  tant  d'an- 
nées parcouru  L'empire,  Hadrien  sentit  les  premières 
atteintes  de  l'âge  et  de  la  fatigue,  quand  surtoul  Le 
plus  heureux  jusque-là  des  souverains  connut  a  son 
tour  le  fardeau  des  douleurs  privées  et  des  calamités 
publiques,  son  humeur  s'aigrit,  Le  bienveillant  sourire 
s'effaça  de  Bes  lèvres.  La  cruauté  qui  lui  était  natu- 


260  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

relie  (1)  reprit  le  dessus.  Le  jour  est  proche  où  les  chré- 
tiens vont  en  éprouver  les  effets. 

Les  derniers  voyages  d'Hadrien  furent  tristes.  Son 
séjour  dans  la  superstitieuse  Egypte ,  dont  il  riait ,  et 
qui  tout  bas  se  moquait  de  lui,  avait  été  marqué  par 
une  grande  douleur  et  une  grande  honte  :  la  mort  et 
l'apothéose  d'Antinous.  De  retour  à  Athènes,  une  ter- 
rible nouvelle  vient  troubler  ses  dernières  vacances  de 
dilettante  :  la  Judée  se  soulevait  de  nouveau.  Il  avait 
cru  quelques  années  auparavant  la  pacifier  à  jamais  en 
effaçant  le  nom  de  Jérusalem,  en  faisant  de  la  ville 
sainte  la  colonie  romaine  duËlia  Capitolina  (2) .  La  Ju- 
dée avait  souffert  en  silence.  Hadrien  put,  en  130,  la 
visiter  :  la  mensongère  légende  d'une  médaille  frappée 
lors  de  ce  voyage  montre  la  province  accueillant  avec 
joie  l'empereur.  Pendant  le  séjour  d'Hadrien  en  Egypte, 
puis  pendant  sa  course  rapide  en  Syrie,  les  Juifs 
étaient  restés  tranquilles.  Mais  à  peine  eut-il  passé  la 
mer  pour  revoir  encore  une  fois  Athènes,  la  révolte 
éclata.  Le  sud  de  la  Judée  fut  bientôt  en  feu.  Bar-Co- 
chab  ou  Bar-Coziba,  un  de  ces  hardis  chefs  de  parti- 
sans, à  la  fois  rusés,  cruels  et  mystiques,  mélange  du 
brigand  et  de  l'illuminé,  comme  toutes  les  révoltes  jui- 
ves en  produisaient,  se  mit  à  la  tète  des  insurgés.  La 
guerre  dura  trois  ans,  une  guerre  sans  quartier.  Ro- 
mains et  chrétiens  périssaient  également  sous  la  main 
des  rebelles,  qui  considéraient  comme  un  crime  en\  ers 


(1)  Spartien,  Hadr. 

(2)  Coloniii  .Elia  Capitolina.  Ecklitl,  Doctr.  nutnm.  rd.,  '«4lii3. 


LES  DERNIERES  ANNÉES  D'HADRIEN.  201 

la  patrie  juive  la  Loyale  fidélité  des  disciples  <1<-  Jésus 
pour  L'empire.  Saint  Justin  parle  de  nombreux  iii.ut\  rs 
immolés  par  les  Juifs   1  .  Rome  triompha  enfin,  mais 

sur  les  cadavres  d'un  demi-million  d'hommes  et  sur 
les  ruines  de  mille  cités.  La  Judée  prit  alors  cet  aspecl 
de  désert  qu'elle  garde  encore.  Jérusalem,  définitive- 
ment conquise,  lut  fermée  aux  .luifs  l  :  un  seul  jour 
chaque  année  il  Leur  tut  p. 'nuis  d'y  rentrer  pour  faire 
entendre,  en  baisant  un  dernier  pan  de  mur  du  Tem- 
ple, Leur  éternelle  lamentation ,  restée  la  même  après 
tant  «!«■  siècles  (3). 

La  ruine  complète  de  Jérusalem  ne  passa  point  ina- 
perçue pour  les  chrétiens.  Elle  acheva  de  rompre  le 
dernier  lien  qui  rattachait  encore  un  petit  groupe  de 
fidèles  au\  primitives  origines  juives,  si  complètement 
répudiées  par  la  presque  totalité  des  disciples  de  l'É- 
vangile. Tout  en  se  tenant  (non  peut-être  sans  quelque 
Ir.inissement  intérieur)  à  l'écart  des  passions  natio- 
nales (i),  les  chrétiens  de  Jérusalem  étaient  restés  at- 
tachés aux  mœurs  de  leurs  pères  et  atout  ce  qui,  dans 
les  rites  mosaïques,  pouvait  se  concilier  avec  le  chris- 
tianisme. Revenue,  après  70,  de  sa  retraite  de  l'ella^), 
L'Église  de  la  ville  sainte  avait  repris,  à  Jérusalem  ou 


(i)  s.  Justin.  I  Apof..  ;i  :  Dial.  (uni  Tryph.f  1,  16;  Orow.VlI,  13. 

(2)  S.  Ju>tin.  /   \pol.,  M. 

(3)  Dion.  lxix.  12-14;  Origène,  /"  Jotve,  il il.  xvii:  sainl  Jé- 

rôme,  in  Soph.,  I.  15;  In  Jerem.,  \\m.  a,  in;  hIbI  Grégoire  d« 
Wazianze,  Orat.  XII. 

(i)  Ifj)  BouXopivo**  xa^à  To[iaiwv  svpiutxtfv.    Easèbe,  Citron,  ad 
.mu.  w  ii  Hadr. 
(5)  Voir  page  78. 


262  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

dans  les  pays  environnants,  son  ancien  genre  de  vie, 
observant  le  sabbat,  les  jeûnes  légaux,  la  circoncision. 
Aussi  fut- elle  comprise  dans  la  mesure  générale  qui, 
transformant  l'ancienne  capitale  politique  et  religieuse 
de  la  Judée  en  une  ville  de  la  gentilité,  expulsa  de  son 
enceinte  tous  les  Juifs  d'origine  (1).  La  primitive  Eglise 
de  Jérusalem  fut  alors  dispersée  ;  perdant  peu  à  peu 
l'originalité  de  leurs  mœurs,  ses  fidèles  finirent  par  se 
fondre  dans  la  masse  de  la  population  chrétienne.  A 
leur  place,  dans  la  colonie  dVElia  Capitolina,  s'établit 
une  Eglise  composée  de  païens  convertis,  dont  l'évê- 
que,  le  premier  incirconcis  qui  se  soit  assis  dans  la 
chaire  épiscopalede  saint  Jacques,  s'appelait  Marc  (2). 
Il  semble  que  l'autorité  romaine  aurait  eu  intérêt  à 
favoriser  cet  établissement  religieux,  qui  se  trouvait  en 
si  complet  accord  avec  la  politique  impériale,  et  con- 
tribuait pour  sa  part ,  en  effaçant  les  derniers  vestiges 
des  judéo-chrétiens,  à  faire  de  Jérusalem  une  'Pupaix^ 
ttoXiç  (3).  La  fondation  de  la  nouvelle  Église,  au  lende- 
main du  jour  où  les  premiers  apologistes  avaient  es- 
sayé de  faire  acceptera  l'empire  la  religion  du  Christ, 
était  un  symptôme  favorable  qu'un  empereur  sensé 
comme  Hadrien  eût  dû  accueillir  avec  empressement. 
Mais  Hadrien  n'était  plus  l'esprit  libre,  l'homme  heu- 
reux, qui  avait  reçu  au  pied  du  Parthénon  les  écrits 
de  Quadratus  et  d'Aristide.  Il  était  rentré  à  Rome,  som- 


(i)  Sulpice  Sévère,  n,  31  ;  Oroso,  vil,  13. 
(2)  Busèbe,  Hist.  Eccl.,  IV,  G  (4)  ;  cf.  V,  12. 
(■■>,)  Eusèbe,  Hist.  Lai,  IV,  6  (4). 


LES  DERNIÈRES  ANNÉES  1>  II.U'KI  S.  263 

bre,  irrité,  ennuyé.  La  révolte  juive',  qu'un  instanl  il 
,i\.iit  crainl  de  ne  pas  vaincre,  l'avait  exaspéré.  Main- 
tenant, il  enveloppail  dans  la  même  hostilité  toul  ce 
qui  de  près  ou  de  loin  touchait  aux  Juifs.  Malgré  le 
soin  avec  Lequel  Les  chrétiens  s'en  distinguaient,  mal- 
gré tout  ce  qu'ils  avaient  eu  eux-mêmes  à  souffrir  des 
insurgés,  il  refusait  de  voir  Les  différences,  pour  n'a- 
percevoir que  la  communauté  d'origine  et  L'identité 
de  la  croyance  fondamentale  en  un  Dieu  unique.  Aussi 
ordoima-t-il  de  profaner  Les    souvenirs  chrétiens  de 
Palestine  en  même  temps  que  les  souvenirs  juifs,  afin 
de  faire  triompher  les  dieux  de  Rome  el  de  La  Grèce  là 
même   où  Jéhovah   avait  régné  et  où  Le  Christ  avait 
vécu.  Sur  1rs  soubassements  <lu  temple  de  Salomon 
un   vaste  temple  se  dressa  en  L'honneur  de  Jupiter 
Capitolin    I)  :  un  pourceau  fut,  dit-on,  sculpté  sur  une 
«1rs  portes  de  la  ville,  et  les  Juifs  y  virent  un  moyen  de 
l.s  écarter  par  l'insulte   (2).  Les  lieux  que  révérait 
la   piété   chrétienne  ne  furent   pas  respectés  davan- 
tage (3).  Un  bois  sacré  et  un  temple  d'Adonis  s'élevè- 
rent à  Bethléem  près  de  la  grotte  où  naquit  le  Sauveur, 
sans  parvenir  cependant  à  la  cacher  entièrement  (V). 
\  Jérusalem,  la  profanation  fut  plus  complète  en- 
core :  on  dénatura   1rs  endroits  consacrés  par  la  mort 


(1)  Dion.  LXIX.  12. 

Ci)  Bnsèbe,  <  /non.  ad  ami.  \\  Hadr. 

(3)  Eusèbe,  Vita  ConsL,  III,  '.><;,  28;  S.  Jérôme,  Ep.  58 ad  Paulinum; 
s.  Paulin,  Ep.  il  ad  Severam;  Salpke  Sévère,  II.  IQ,  Blj  Sowmène, 
il.  î  :  Socrate,  i,  i: 

i    (  irigène,  Contra  Celsum,  l.  61. 


2Ci  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

et  la  sépulture  de  Jésus.  Je  laisse  ici  la  parole  à  un 
savant  explorateur  des  lieuxsaints  : 

«  Le  théâtre  des  derniers  événements  du  drame  di- 
vin était  demeuré  pendant  deux  siècles  vénéré  des 
chrétiens  et  entouré  d'un  culte  extérieur  en  rapport 
avec  les  difficultés  des  temps.  Par  l'ordre  d'Hadrien 
toute  la  dépression  séparant  le  Golgotha  du  sépulcre 
de  Jésus  fut  remplie  de  terre  de  manière  à  cacher  l'en- 
trée de  celui-ci  et  à  faire  disparaître  le  Golgotha  ;  puis 
sur  ce  terrain  ainsi  nivelé,  pour  le  profaner  aux  veux 
des  chrétiens,  il  fit  élever  un  temple  à  Vénus.  Insensé, 
qui  croyait  cacher  au  genre  humain  l'éclat  du  soleil 
qui  s'était  levé  sur  le  monde  (1)!  Il  ne  voyait  pas  qu'en 
voulant  faire  oublier  les  saints  lieux  il  en  fixait  irrévo- 
cablement la  place,  et  qu'au  jour  marqué  par  la  Pro- 
vidence pour  l'émancipation  de  l'Église,  les  colonnes 
impures  du  temple  seraient  des  témoins  irrécusables, 
des  indications  infaillibles  pour  la  découverte  des  sanc- 
tuaires. En  effet,  lorsque  Constantin  voulut,  pour  com- 
pléter son  œuvre,  retrouver  les  lieux  saints  et  les  recou- 
vrir d'édifices  religieux,  le  temple  antique  servit  de 
point  de  départ  aux  recherches  ;  sous  la  base  des  murs, 
après  avoir  enlevé  et  jeté  au  loin  la  terre  accumulée  (2), 
on  découvrit  le  saint  sépulcre ,  et  on  rendit  au  sol  sa 
configuration  première  (3).  » 


(l)Eusèbe,  Vita  Constantini,  III,  26. 
(2j  Eusèbe,  loc,  cit.,  28. 

(3)  Melcbior  de  Vogué,  les  Églises  de  la  Terre  sainte,  18G0,  p.  125- 
127,  et  planche  vi,  n°  1.  —  On  nous  saura  ^ré  de  reproduire  ici  les  ré- 


LES  Dl  RNIÈRES   \Wl  ES  D'HADRIEN.  2f,5 

Hadrien  ne  prévoyait  guère  ce  triomphe  des  chré- 
tiens quand,  de  Rome,  où  il  était  rentré  vers  i:iv  ou 
135,  il  ordonnait  à  Jérusalem  Les  nivellements  sacrilè- 

u.-n  .t  1rs  odieuses  constructions  destinés  a  effacer  toute 
trace  visible  du  passage  du  Sauveur  sur  la  terre.  Tout 
entière  la  mauvais.'  humeur,  aux  soupçons,  à  la  cruauté 
renaissante,  aux  soucis  d'une  santé  <[iii  déclinait. 
Hadrien  inaugurait,  à  ce  moment,  la  période  sombre 
et  sanglante  des  dernières  années  de  son  règne.  Son 
esprit  mal  équilibré,  auquel  manquaient  maintenant 
les  distractions  des  voyages,  avait  Uni  par  verser  tout 
entier  dans  L'ornière  où  tant  d'empereurs  romains,  eni- 
vrésparle  pouvoir  absolu,  aigris  par  les  inquiétudes 
et  les  soupçons  qui  en  sont  inséparables,  étaient  tom- 
bésavant  lui  :  celui  qui  avait  commencé  en  digne  suc- 
cesseur de  Trajan  finit  en  imitateur  de  Tibère.   Dès 


Bexiona  que  les  mêmes  faits  inspirent  à  un  autre  voyageur  savant, 
M.  Victor  Guérin  : 

La  consécration  des  trois  principaux  sanetnaires  du  christianisme 
au  culte  de  trois  idoles  païennes,  et,  en  particulier,  la  transformation 
de  la  grotte  de  la  Nativité  en  grotte  d'Adonis,  n'est-elle  pas  l'une  des 
preuves  tes  pins  fortes  en  faveur  des  traditions  qui  se  rattachent 
trois  endroits?  Si,  dès  les  premières  origines  de  l'Église,  les  chrétiens 
ne  les  avaient  i><>int  rénérés  comme  ayant  été  les  témoins  de  la  nais- 
sance, de  la  passion  et  de  la  mort  du  divin  fondateur  (!•■  leur  religion, 
les  païens  les  auraient-ils  profanés  a  dessein  par  l>-  culte  d  adonis  d 
Vénus  el  de  Jupiter?  El  cette  profanation  même,  contrairement  à  leur 
attente,  n'est-elle  pas  devenue  l'on  <!<•>  arguments  des  moins  contes- 
tables .t  l'appui  des  croyances  que  te  paganisme  s'efforçait  en  vain 
d'anéantir  et  au  maintien  desquelles,  sans  le  savoir  et  en  dépit  de  sa 
persécution  on  de  sa  consécration  sacrilèges,  il  travaillait  ainsi  lui- 
même?  Description  géographique,  historique  tt  archéologique  d: 
la  Palestine,  t.  I.  Judé  .  1868   p.  188. 


2GG  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

que  sa  défiance  était  éveillée ,  personne  n'échappait  à 
ses  coups.  Son  beau-frère  Servianus,  âgé  de  quatre- 
vingt-dix  ans,  fut  mis  à  mort  quasi  adfeclalorem  imperii. 
Son  neveu  Fuscus,  qui  n'en  avait  que  dix-huit,  fut 
condamné  à  son  tour,  parce  que  des  songes  et  des  pré- 
sages lui  avaient  fait  espérer  l'empire  (1).  En  même 
temps  des  chrétiens  furent  poursuivis.  Les  plus  célè- 
bres sont,  avec  le  pape  saint  Télesphore ,  dont  saint 
Irénée  rapporte  «  le  glorieux  martyre  (2),  »  la  veuve 
de  Getulius,  Symphorose,  et  ses  sept  enfants. 

L'histoire  de  Symphorose  se  lie  à  celle  du  séjour  que 
lit  Hadrien  à  Tibur,  pendant  les  dernières  années  de 
sa  vie.  Hadrien  avait  adopté  Verus  vers  135  ;  à  partir 
de  ce  moment,  il  abandonna  l'administration  à  son 
fils  adoptif,  —  qui  mourut  l'année  suivante,  et  fut  rem- 
placé par  Antonin  dans  l'adoption  impériale,  —  et  se 
retira  dans  cette  immense  et  ridicule  villa  de  Tibur, 
qui  donne  une  idée  si  défavorable  de  son  goût,  et 
semble  le  rêve  d'un  petit  bourgeois  réalisé  avec  les 
ressources  d'un  tout-puissant  empereur  (3).  Nous  pou- 
vons fixer  d'une  manière  à  peu  près  certaine  la  date 


(1)  S  par  tien,  Hadrianus,  23.  Cf.  Dion.  LXIX,  17. 

(2)  Ts).Ei7y6po:  Bç  y.  ai  £v8ôÇ<dC  È|AxprjpY'1'î£v.  S.  [renée,  Adv.  hxr.,  III, 
3.  — Tillomont  place  le  martyre  de  saint  Télesphore  dans  la  dernière  an- 
née  dlladiien  ou  dans  la  première  d'Antonio  (Me  m.,  t.  II.  art.  n  sur 
S.  Télesphore);  mais  les  vraisemblances  sont  pour  la  première  date. 

(3)  M.  Boissiera  jugé  avec  plus  d'indulgence,  mais  très  bien  décrit, 
la  villa  d'Hadrien,  Promenades  archéologiques,  1880,  p.  179-248.  Voir 
dans  ce  livre  le  l'ian  de  le  villa  d'Hadrien  d'après  Nibby  et  M.  Dan- 
met,  et  dans  Duruy,  Histoire  des  Romains,  t.  V,  p.  103,  la  Restau- 
ration  de  lu  villa  Hadrianapar  M.  Daumet. 


LES  DERJUÂR1  9  WM.h  D  HADRIEN 

de  la  construction.  L'archéologie  moderne  ne  néglige 
rien:  les  plus  petits  débris,  interrogé»  avec  soin  e1 
méthode,  deviennenl  entre  ses  mains  d'admirables 
instruments  de  précision.  On  sait  que,  dans  Le  monde 

romain,  la  fabrication  des  briques  constituait  un  mo- 
nopole. Les  principales  briqueteries  appartenaient  à 
l'empereur;  d'autres  étaienl  concédées  par  lui  à  des 
membres  de  sa  famille  on  à  des  locataires  privilégiés. 
Les  produits  de  ces  manufactures  étaient  frappés  d'un 
timbre,  portant  la  marque  du  souverain  ou  le  nom 
du  personnage  à  qui  appartenait  le  prsedium,  quelque- 
fois des  noms  d'ouvriers,  d'employés,  et  fréquem- 
ment l'indication  des  consuls  non  seulement  ordinaires, 
mais  sufiects,  ce  qui  donnait  La  date  exacte  de  La  cuisson. 
L'utilité  de  cette  date  parait  indiquée  par  un  mot  de 
Pline,  que  l'auteur  d'un  récent,  ouvrage  sur  l'épigra- 
phie  céramique,  M.  Descemet  I  |,  a  très  bien  mis  en 
lumière.  Les  Romains,  écrit  le  vieux  naturaliste,  ne 
veulent  employer  dans  leurs  constructions  que  des 
briques  cuites  deux  ans  à  l'avance,  a>di  ficus  non  nisi 
ladres  bimos  probant  2  .  Or  l'illustre  archéologue 
Marini,  qui  a  laissé  le  catalogue  encore  inédit  de  1500 
timbres  de  briques  latines  (3),  a  remarqué  que.  sur 


(î)  Cli.  Descemet,  inscriptions  foliaires  latines,  marques  de  bri- 
ques relative}  à  nui-  partie  de  la  gens  DomiUa  (15e  fascicule  ■!<' 
la  Bibliothèque  des  écoles  françaises  d'Athènes  el  de  Rome).  Paris, 
1880. 

(2)  Pline,  Hist.  fiât.,  XXXV,  49  (alias  14). 

(3;  Bibliothèque  Vatieane,  ma,  lat  9110.  Ce  précieui  manuscrit,  que 
ML  ■!'■  Rossi  i  recopié  lui-même,  sera  publié  par  l'Académie  des  confé- 


268  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

33  V  briques  à  note  consulaire,  il  s'en  trouvait    111 
pour  la  seule  année  123,  indiquée  par  les  noms  des 
consuls  Paetinus  et  Apronianus.  11  en  conclut  que,  dans 
cette  année,  Hadrien  avait  multiplié  considérablement 
à  Rome  les  officines  doliaires,  et  il  émit  la  conjecture 
très  vraisemblable  que  l'empereur  préparait  à  ce  mo- 
ment ses  grands  travaux  de  Tibur.  Il  crut  pouvoir  fixer 
à  123  le  commencement  de  la  construction.  Le  texte  de 
Pline  cité  plus  haut  oblige  à  le  reporter  à  125.  On 
pourrait  môme,  croyons-nous,  le  retarder  de  deux  ans 
encore,  et  le  fixer  à  127,  date  probable  du  premier  retour 
de  l'empereur  en  Italie  :  le  bimos  de  Pline  n'était  sans 
doute  qu'un  minimum.  La  construction  de  l'immense 
assemblage  de  bâtiments  de  tous  les  pays  et  de  tous 
les  styles,  —  avec  son  Lycée,  son  Académie,  son  Pry- 
tanée,   sa  vallée   de  Tempe,  son  portique  de  Pœcile, 
son  canal  de  Canope,  son  théâtre  grec,  son  théâtre 
latin,  et  jusqu'à  son  Elysée  et  son  Enfer,  —  dont  la 
masse  capricieuse  couvrait,  selon  Nibby,  une  surface  de 
7  milles  romains,  prit  certainement  plusieurs  années  : 
elle  dut  être  achevée  sous  les  yeux  et  d'après  les  indi- 
cations personnelles  d'Hadrien.  Si  l'on  place  à  135  son 
retour  définitif  de  ses  voyages  et  son  établissement  à 
Tibur,  on  mettra  dans  l'une  des  trois  dernières  années 
de  sa  vie  la  dédicace  de  la  villa,  qui  parait  avoir  été 
l'occasion  du  martyre  de  Symphorose. 

Hadrien,  racontent  les  Actes  de  celle-ci,  voulant  dé- 


rences  historico-juridiqnes  de  Rome,  avec  une  préface  de  M.  de  Rosst 
et  des  noies  de  M.  Drcssel. 


i  i  s  iii.k\ii.i;i:s  aym.is  i>  iiadiuk.n. 

dier  son  pal;iis  de  Tiluir,  consulta  les  dieux;  il  .-n  reçut 
cette  réponse  :  «  La  veuve  Symphorose  etsessepl  enfants 
nous  tourmentent  chaque  jour  en  invoquant  leur  Dieu. 
Qu'ils  sacrifient,  et  nous  t'accorderons  tout  ce  que  tu 
demandes.  »  Hadrien  lit  venir  Symphorose  et  lui  dit 
d'abjurer.  Elle  refusa,  rappelant  le  souvenir  de  son 
époux  Getulius  et  de  son  beau-frère  Amantius,  tous 
deux  mai  » \  rs.    Sacrifie  aux  dieux  tout-puissants,  lui  dit 
l'empereur,  on  je  te  sacrifierai  toi-même  avec  tes  fils. 
—  D'où  me  vient  ce- bonheur,  répondit-elle,  que  je  sois 
jugée  digne  d'être  offerte  avec  mes  enfants  en  hostie  à 
Dieu?  —  Je  te  ferai  immoler  à  mes  dieux.  —  Je  ae  puis 
«'•tir   uni'  victime  pour  t«-s  dieux;  si  tu  me  fais  brûler 
pour  l»'  nom  du  Christ,  ce  seront  de  nouvelles  flammes 
de ut  les  démons  que  tu  nommes  tes  dieux  éprouveront 
la  rigueur. — Choisis  ou  de  sacrifier  à  mes  dieux  ou 
de  mourir.  —  Comment  crois-tu,   répondit  Sympho- 
rose, changer  par  la  terreur  mes  résolutions,  à  moi 
qui  désire  me  reposer  avec  mon  époux  Getulius,  que 
tu  as  tu»'"  pour  le  nom  du  Christ?  >  Hadrien  la  fit  con- 
duire près  du  temple  d'Hercule ,  où  elle  suivit  plusieurs 
tortures;  puis,  comme  rien  m-  pouvait   ébranler  sa 
constance,  L'empereur  ordonna  de  la  précipiter  dans 
l'Anio,  avec  une  pierre  an  cou.  Eugène,  frère  de  S\  m- 
phorose,  prineipaiis  de  la  curie  de  Tibur,  recueillit 
son  corps,  et  L'ensevelit  dans  un  faubourg  de  cette  ville. 
Le  Lendemain,  Hadrien  lit  périr,  par  des  supplices  va- 
riés, Les  sept  enfants  de  Symphorose,  Crescens,  Julien, 
Nriiu'sius,   IVimitivus,  Justin.  Stracteus,  Eugène,  qui 
refusaient  de  sacrifier,  et  le  jour  suivant  il  ordonna 


270  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

de  jeter  leurs  corps  dans  une  fosse  profonde  :  les  pon- 
tifes appelèrent  ce  lieu  Ad  septem  biolhanatos  (1). 

Les  Actes  que  nous  venons  de  résumer  ont  paru  à 
tous  les  critiques  anciens  d'une  très  grande  valeur  : 
de  eorum  sinceritale  nullus  videlur  dubitandi  locus,  dit 
Ruinait.  Plusieurs  modernes  portent  sur  eux  un  juge- 
ment plus  sévère.  Leurs  objections  se  réduisent  à  deux 
points  :  l'histoire  de  sainte  Symphorose  ressemble  trop 
à  celle  de  la  mère  des  Maehabées  pour  être  originale. 
—  Hadrien  et  les  prêtres  de  Tibur  étaient  trop  esprits 
forts,  ceux-ci  pour  rendre,  celui-là  pour  prendre  au 
sérieux  l'oracle  dont  il  est  question  au  début  des  Actes. 

Symphorose  et  la  mère  anonyme  dont  le  plus  récent 
des  livres  de  l'Ancien  Testament  raconte  le  glorieux 
sacrifice  ont  un  seul  trait  de  ressemblance ,  le  nombre 
de  leurs  enfants;  mais,  dans  les  détails,  leur  histoire 
diffère  profondément.  Celle  de  la  femme  juive  l'em- 
porte, par  le  pathétique,  l'accent  dramatique,  la  cou- 
leur et  l'éloquence,  sur  celle  de  la  veuve  chrétienne. 
Dans  cette  dernière,  le  dialogue  est  bref,  les  répliques 
d'Hadrien  et  de  Symphorose  se  croisent,  courtes  et  ra- 
pides, comme  deux  épées  qui  se  choquent  :  ou  y  ren- 
contre un  seul  mot  touchant,  le  désir  exprimé  par  la 
veuve  de  Getulius  d'aller  se  reposer  avec  son  époux 
martyr.  Symphorose  est  immolée  la  première,  hors 
de  la  vue  de  ses  enfants;  ceux-ci  meurent  le  lende- 


(1)  Ruinart,  Ac/a  sincera,  p.  18-20. — Ruinart attribue  à  l'année  120 
le  martyre  de  sainte  Symphorose;  nous  croyons  avoir  établi  la  vraie 
date. 


LES  DERNIÈRES  ANNÉES  D'HADRIEN  17! 

main,  mil  regard  de  mère,  tour  à  tour  voilé  de  lar- 
mes ft  brûlant  d'enthousiasme,  n'éclaire  leur  dernier 

combat.  Combien  plus  belle  est  l'histoire  des  victimes 
d'Antiochus !  Le  tyran  interroge  les  enfants  l'un  après 
L'autre  :  chacun,  après  avoir  confessé  sa  foi  en  paroi*  a 

ardentes,  est  immolé  à  son  tour;  la  mère,  présente  à 
ces  exécutions  successives,  les  exhorte  d'une  voix  in- 
trépide, et.  <(  montrant  une  âme  d'homme  dans  une 
pensée  féininine  (1),  »  elle  leur  dit  :  «  Je  ne  sais  com- 
uit'ut  VOUS  êtes  apparus  dans  mon  sein  :  ce  n'est  pas 
moi  qui  vous  ai  donné  le  souffle  et  la  vie,  et  qui  ai 
tonné  vos  membres,  mais  le  Créateur  du  monde,  l'Au- 
teur de  l'homme,  à  qui  toute  chose  doit  son  origine, 
et  qui,  dans  sa  miséricorde,  vous  rendra  l'esprit  et  la 
vie,  qu'aujourd'hui  vous  méprisez  pour  obéir  à  ses 
lois  (2).  »  Cependant  le  dernier  de  ses  fils,  le  plusjeune, 
un  enfant,  restait  encore  :  le  roi  fit  venir  la  mère,  el 
la  supplia  de  persuadera  son  fils  d'être  infidèle  à  Dieu. 
«  Je  consens  ;\  lui  parler,  »  répondit-elle,  et,  de  cette 
grande  voix  dans  laquelle  l'auteur  inspiré  semble  voir 
à  la  fois  la  voix  d'un  père  et  celle  de  la  patrie,  pa- 
tria  voce,  elle  s'écria  :  «  Mon  fils,  aie  pitié  de  moi, 
qui  t'ai  porté-  neuf  mois  dans  mon  sein,  et  pendant 
trois  ans  t'ai  nourri  de  mon  lait;  je  t'en  prie,  mon 
fils,  regarde  le  ciel  et  la  terre,  et  comprends  que  Dieu 
.1  tout  créé  de  rien;  alors,  ne  crains  pas  le  bourreau, 


(1)  Ferainea  cogitation)*  maseolinam  animam  iaserena.  //  Hach. 

vu.   21. 

(2)  Il'fl..   2  •>.  23. 


272  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

mais,  digue  compagnon  de  tes  frères,  reçois  la  mort, 
afin  que,  moi  aussi,  je  te  reçoive  uni  à  tes  frères  dans 
le  même  sentiment  de  tendresse  et  de  pitié  (1).  » 
Enflammé  par  de  telles  paroles,  le  jeune  homme  brava 
le  tyran,  mourut,  et,  la  dernière  de  toutes,  la  mère 
fut  enfin  immolée.  Combien  le  récit  de  nos  Actes  pa- 
rait terne  auprès  d'une  telle  épopée  !  Les  faits  y  sont 
rapportés  en  quelques  mots  :  le  narrateur  ne  songe 
point  à  mettre  les  fils  et  la  mère  en  présence,  et  à 
faire  jaillir  de  leur  rapprochement  de  sublimes  éclairs  : 
tout  est  dit  avec  la  sécheresse  et  la  froideur  d'un  pro- 
cès-verbal. Cette  absence  complète  d'art  est,  à  mes 
yeux,  un  indice  de  l'antiquité  et  de  la  sincérité  du 
récit.  Ce  n'est  point  ainsi  qu'aurait  procédé  un  écri- 
vain qui  eût  voulu  doter  la  littérature  chrétienne  d'un 
pendant  à  l'admirable  histoire  des  Machabées ,  et  ce 
n'est  point  non  plus  ainsi  qu'écrivaient ,  dans  les  siè- 
cles bas,  les  auteurs  de  Passiones,  pour  qui  les  faits 
étaient  matières  à  amplifications,  à  scènes  dramatiques 
<-t  à  longs  discours. 

La  seconde  objection  est  tirée  de  l'oracle  deman- 
dant l'abjuration  ou  la  mort  de  Symphorose.  Les  prê- 
tres étaient  trop  éclairés,  dit-on,  pour  prêter  aux 
dieux  de  pareilles  sottises,  et  Hadrien  eût  refusé  de  les 
écouter.  Pour  ceux  qui  croient  au  surnaturel,  et  à  l'in- 
tervention possible  des  puissances  infernales  dans  les 
affaires  humaines,  la  réponse  des  idoles  de  Tibur  n'é- 
t.iit  pas  nécessairement  une  supercherie  :  Fontenelle 

(1)  lhi'l.,  27-29. 


Il  s  DERNIER!  S   \Y\l  i;s  D'HADRl]  N  273 

u'a  [>,is  «lit  le  dernier  mot  de  La  science  dans  son  agréa- 
ble el  superficielle  Histoire  des  Oracles.  .Mais  nous  n'a- 
vons pas  besoin  de  traiter  ces  graves  questions,  e1  de 
rechercher  Lesquels,  parmi  Les  oracles  célèbres  de  L'an- 
tiquité, purent  offrir  quelquefois  une  réalité  redou- 
table, Lesquels,  «'ii  beaucoup  plus  grand  nombre, 
avaient  pour  uniques  agents  la  fourberie  e<  La  supers- 
tition. 11  nous  suffira  de  taire  observer  que  dans  les 
Actes  de  sainte  Symphorose  il  n'est  pas  question  d'o- 
racles  propremenl  dits,  mais  de  «  réponse  «les  dieux 
interrogés.  \\.mt  de  dédier,  en  qualité  de  grand  pon- 
tife, L'édifice  qu'il  venait  de  construire,  Hadrien  voulut 
Bavoir  si  les  présages  étaienl  favorables.  Il  s'adressa 
probablement,  dans  ce  but,  soif  au  collège  augurai  de 
Tibur  l  .  qui  prit  1rs  auspices  selon  Les  règles  tradi- 
tionnelles, s<.it  aux  aruspices  (2),  qui,  après  un  sacri- 
fice offeri  parles  prêtres,  cherchaient  à  Lire  la  volonté 
des  dieux  dans  les  entrailles  sanglantes  des  victimes 
immolées  (3).  Quand  on  se  rappelle  les  haines,  les  ca- 


(1)  Sur  les  augures  municipaux,  voir  Bouché  Leclercq  dans  le  Dic~ 
lionnain  des  antiquités  grecques  et  romaines,  art.  augures,  p.  589. 
—  (  r^  augures  étaienl  nommés  par  les  décui  ions  de  la  cité  ;  cf.  Orelli, 

L'indei  d'Henzen,  Suppl.  à  Orelli,  p.  19,  indique  de  nombreuses 
inscriptions  d'augures  municipaux. 

(2)  H  >  avait  aussi  des  aruspices  attachés  aux  villes,  par  exemple 
l'haruspex  colonia  Aquilensis  (Orelli,  2300;  Henzen  5984  :  i'harvs- 
/n  i  n, lu ni.i.  à Mayence  Henzen, 6024  :  l'haruspea  publieus,  a Misène 

Orelli,  2299;  Henzen,  5959  .  à  N -  (Orelli,  2298),  etc. 

Voir  aa  mus lu  Louvre,  a    139  do  catalogue  Clarac,  un  bas- 
relief  antique  représentant  un  aruspice  consultant  les  entrailles  et  le 
foie  il  un  boeuf  immolé;  reproduit  dans  Duruy,  Histoire  dt  i  Rona 
t.  I,  p.  56t. 

18 


27  i  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

lomnies  horribles,  qui  poursuivaient  alors  les  chré- 
tiens, on  ne  s'étonne  pas  que  les  devins  de  la  petite 
ville  de  Tibur  se  soient  faits  les  interprètes  des  préju- 
gés populaires,  des  inimitiés  locales,  et  aient  demandé 
l'abjuration  ou  la  mort  de  la  veuve  et  des  orphelins 
dont  la  loi  intrépide  et  le  deuil  profond  leur  parais- 
saient un  outrage  permanent  à  leurs  dieux.  Hadrien, 
dit-on ,  avait  l'esprit  trop  libre  pour  accueillir  de 
telles  suggestions.  En  est-on  bien  sûr?  était-ce  un  li- 
bre penseur,  au  sens  moderne  du  mot,  l'empereur 
qui  faisait  boucher  avec  de  grosses  pierres  la  source 
prophétique  de  Castalie,  de  peur  que  d'autres  n'y  lus- 
sent un  jour  qu'ils  étaient  destinés  à  l'empire  (1)?  le 
souverain  qui  changeait  le  nom  d'une  ville  pour  obéir 
à  un  oracle  (2)?  le  lettré  crédule  qui  cherchait  l'avenir 
dans  les  sortes  virgilianœ?  le  malade  qui  recourait  à 
la  magie  pour  se  soulager?  l'halluciné  à  qui  l'on  fai- 
sait croire  qu'il  guérissait  des  aveugles?  Gomme  les 
moins  croyants  des  Romains,  Hadrien  avait  ses  accès 
de  superstition  :  il  suffit  d'ouvrir  un  écrit  quelconque 
du  deuxième  siècle  pour  voir  quel  rôle  immense  les 
augures,  les  présages,  les  songes,  la  divination  sous 
toutes  ses  formes,  jouaient  dans  les  résolutions  de 
ces  hommes  d'État  corrompus  et  sceptiques ,  de  ces 
incrédules  les  plus  crédules  de  tous,  selon  le  mot  de 
Pascal. 

Le  début  des  Actes  de  Symphorose  est  doue  parfaite- 


(1)  Ai ifii  Marcellin,  XXII,  12. 

(2)  Lampride,  Heliogab. 


LES  DEI'.MI  RES   \.\NKKS  D'HADRIEN. 

ment  en  harmonie  avec  Le  caractère  d'Hadrien  et  avec 
l,i  superstition  de  son  temps.  Diverses  indications  don- 
nées par  1»'  même  document  supposent  chea  Bon  ré- 
dacteur, .i\t'c  la  connaissance  des  Lieux,  celle  des 
usages  particuliers  à  la  ville  de  Tibur,  et  des  habi- 
tudes des  empereurs  qui  y  résidèrent.  Les  Àotes  ra- 
content dfu\  comparutions  de  Symphorose devant  Ha- 
drien 1  .  La  première  est  toute  privée  :  L'empereur 
engage  Symphorose  à  sacrifier,  la  menace,  elle  ré- 
pond; Les  actes  ne  disent  pas  Le  Lieu  de  cette  conver- 
sation, < jui  se  passa  peut-être  dans  le  palais  d  Ha- 
drien. N'ayant  pu  persuader  La  chrétienne,  Hadrien 
ordonne  ensuite  de  la  conduire  devant  Le  temple 
d'Hercule,  adfanum  Hcrculis, s'y  transporte  Lui-même, 
l,i  t'ait  torturer,  puis  prononce  la  sentence  capitale. 
Le  choix  de  ce  lieu  n'est  point  arbitraire.  Il  existai!  à 
Tibur  un  Héraeléion;  Strabon,  Suétone  en  parlent  (2), 
et  de  nombreuses  inscriptions  rappellent  la  dévo- 
tion des  Tiburtins  pour  Hercule  (3),  dans  lequel  ils 
voient  non  seulement  le  patron  de  leur  ville,  mais  le 
protecteur,  le  •  consen  a  leur  •  île  la  maison  impé- 
riale 'i  .  Sous  Le  portique  du  temple  d'Hercule  s'as- 
deni  quelquefois,  pour  rendre  la  justice,  les  empe- 


(i)  a  Hadrien  aimait  à  rendre  la  justice,  et,  i r  les  cas  ordinain  s, 

il  remplissait  en  touslieui  et  en  tout  temps,  comme  n..s  anciens  rois, 
■a  fonction  de  justicier,  assis  sur  son  tribunal,  le  publk  alentour. 
l>imi\.  Histoire  des  Romains,  t.  v.  |>.  9. 

(2)  Strabon,  Geogr.,  V,  3;  Suétone,  Octavius  lugustus,  72. 

(3)  On-lli.  1649,  1550,  1551  :  Henxen, 

(4)  On-lli.  (550. 


276  LA  PERSÉCUTION  D'HADRIEN. 

peurs  en  résidence  à  Tibur  :  Auguste,  qui  possédait 
dans  cette  Aille  une  maison  de  campagne,  remplacée 
peut-être  plus  tard  par  l'immense  construction  d'Ha- 
drien, in  porticibus  Herculis  templi  persaepe  jus  dijcit, 
au  rapport  de  Suétone  (1).  Il  est  tout  naturel  que  là 
ait  siégé  Hadrien  dans  le  procès  de  Symphorose , 
puis  dans  celui  de  ses  fils  :  une  indication  aussi  précise 
dénote  un  narrateur  bien  informé. 

J'en  dirai  autant  d'un  autre  détail  rapporté  par  les 
Actes.  On  y  lit  que  les  prêtres  de  Tibur  donnèrent  au 
lieu  où  furent  enterrés  les  fils  de  Symphorose  cette  ap- 
pellation :  Ad  sep  le  m  biolhanalos ,  «  aux  sept  qui  ont 
péri  de  mort  violente.  »  Il  n'est  point  étonnant  qu'ils 
aient  employé  une  expression  grecque.  Tibur  était 
d'origine  hellénique,  selon  Strabon  (2),  et  peut-être 
est-ce  une  des  causes  du  charme  qui  y  retint  l'empe- 
reur Hadrien,  Romain  par  la  race,  par  la'capacité  po- 
litique, Grec  de  la  décadence,  Grxculus,  par  les  goûts. 
Des  Grecs  habitaient  en  grand  nombre  l'Italie  cenr 
trale  :  la  Passio  de  Getulius  rapporte  qu'il  convertit 
beaucoup  de  personnes,  tant  delà  Grèce  que  de  l'Italie, 
dans  le  pays  des  Sabins,  peu  éloigné  de  Tibur.  Le  nom 
de  sa  femme,  la  martyre  Symphorose,  est  grec,  Zupcpé- 
pouca    (3).    L'appellation  conservée  par  les  Actes   de 


(1)  Suétone,  foc.  cit.  Voir  dans  Duruy,  Histoire  des  Romains,  t.  V. 
p.  759,  la  restauration  du  temple  d'Hercule  à  Tivoli. 

(2)  Strabon,  loc.  cit. 

C\}  \'<>ir  Doulcet.  lissai  sur  1rs  raj/jtoris  de  l'Église  chrétienne  et 
de  l'État  romani  pendant  lis  trois  premiers  siècles,  Paris,  1882, 
p.  95,  note  2. 


I  l  S  Dl HMI  Kl  S   ANNEES  DIIVDRII  V 

celle-ci  pour  le  lieu  où  turent  enterrés  les  jeunes  mar- 
tyrs est  un  indice  de  L'antiquité  de  leur  rédaction. 
L'usage  ilf  la  Langue  grecque  alla  toujours  en  s'affai- 
blissanl  dans  cette  partie  de  l'Italie,  et  pou  à  peu  Le 
vocable  imposé  par  Les  pontifes  païens  B'effaça  devanl 
l'appellation  chrétienne  ad  septem  fratres. 

I  i  fcte  appellation  se  conserva  pendant  le  moyen  âge, 
ainsi  que  L'attestent  de  nombreux  documents  (1).  Au 
dix-septième  siècle,  le  grand  explorateur  des  cata- 
combes, Bosio,  reconnut  au  neuvième  mille  de  Home, 
sur  la  voie  Tiburtine,  conformément  aux  indications 
du  martyrologe  uiéronymien,  les  ruines  d'une  église, 
en  un  lieu  que  la  Langue  populaire  continuait  d'ap- 
peler a  selle  fralre  2  .  Ces  ruines  ont  été  retrouvées 
de  uns  jours  :{  .  On  a  pu  dégager  les  restes  d'une  vaste 


(1)  Une  bulle  de  Marin  il  944)  c'.te  le  lien  «lit  mi  septem  praires 
(Stevenson,  /."  basilica  di  S.  Sinferosa  nella  via  Tiburtina  nel  mé- 
dia i  ru.  dans  les  Studi  e  documentidi  Storia  t  Diritto,  Rome,  1880, 
p.  m  .  Une  bulle  de  Benoît  vn  (978)  commence  a  sanctorum  septem 
fratres  l'indication  limitative  des  biens  de  L'église  de  Tivoli  L.  Bruzza, 

to  délia  chiesa  di  Tivoli,  extrail  des  Studi,  issu,  document  v. 
En  un.  lepape  Pascal  M  lut  détenu  pendant  quelque  temps 
prisonnier  de  l'empereur  Henri  v  près  du  tombeau  de  Getulius,  dans 
la  Sabine;  mis  en  liberté,  il  -i^tif  a  Tivoli  avec  le  césar  allemand  un 
ii. ut.'  .//  campo  qui  septem  fratrum  dicilur  (Stevenson,  toc.  cit., 
p.  105-109)  :  singulières  vicissitudes  de  l'histoire,  associant  tour  à 
tour  !>•  souvenir  de  Getulius,  puis  celui  de  Symphorose  <•(  de  leurs  en» 
bnta  .i  l'un  des  tragiques  épisodes  de  la  querelle  des  investitures! 

(2)  Bosio,  Bbma  sotterranea,  y.  105-109. 

(3)  Voir  pom  l>'s  détails  Stevenson,  Scoperta  delta  basilica  di 
simili  Sinforosa  <■»/,,  ^,,,i,  tettefigli  al  nono  migKo  delta  im  Ti- 
burlina,  Rome,  1878,  et  la  description  abrégée  que  !<•  même  archéo- 
logue a  donnée  dans  le  Bullettine  di  archeoloçia  cristiana,  1878, 
I'    75-81. 


278  LA  PERSECUTION  D'HADRIEN. 

basilique  (1),  adossée  à  un  édifice  plus  petit,  cella  tri- 
cora ou  chapelle  à  triple  tribune,  comme  M.  de  Rossi 
en  a  retrouvé  deux  au-dessus  du  cimetière  de  Cal- 
liste  (2).  Cette  forme  architecturale,  rappelant  les 
exèdres  ou  salles  de  festins  que  les  anciens  élevaient 
pus  de  leurs  tombeaux,  fut  adoptée  par  les  chrétiens 
pour  les  mémorise  construites  sur  la  sépulture  des  mar- 
tyrs. Précisément  au  fond  de  la  cella  tricora  s'ouvrait 
une  fosse  en  forme  de  quadrilatère.  11  est  difficile  de  n'y 
pas  reconnaître  le  lieu  où  furent  enterrés  par  les  pon- 
tifes païens  les  septem  pioôâvaxoi.  La  persécution,  di- 
sent les  Actes,  s'apaisa  ensuite  pendant  un  an  et  six 
mois  ;  les  fidèles  profitèrent  de  ce  répit  pour  réunir  aux 
restes  des  sept  martyrs  les  reliques  de  leur  mère  et 
leur  élever  à  tous  des  tombeaux  (3) .  La  cella  tricora  que 
l'on  a  retrouvée  doit  s'élever  sur  l'emplacement  de 
ces  antiques  monuments.  Comme  beaucoup  de  ces  mé- 
morise,  elle  devint  promptement  trop  étroite  pour 
recevoir  la  foule  croissante  des  pèlerins  :  il  fut  né- 
cessaire de  lui  adjoindre  une  seconde  et  plus  vaste  ba- 
silique; mais  au  lieu  de  transporter  les  reliques  dans 
le  nouvel  édilice,  ce  qui  eût  été  contraire  aux  usages 
de  l'antiquité  chrétienne,  on  construisit  celui-ci  tout 
près  de  l'ancienne  cella,  de  manière  que  son  abside, 
adossée  à  celle  de  l'édifice  primitif,  fût  mise  en  com- 


(I    Longue  de  10  1res  et  large  de  '20. 

(2)  De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  III,  pi.  \\\n. 

(3)  Post  lui'c  (|uir\ii  persecutio,  anno  uno  el  mensibus  sex;  in  quo 
spatio  omnium  martyrum  bonorata  sunl  sancta  corpora,  et  construclia 
tumulis  condita  cum  omni  diligentia.  Ruinait,  \>.  19. 


LES  Dl  AMBRES   \.\M  i  S  D'HADRIEN. 

munication  avec  elle  par  un  passage  voûté.  Les  pèle- 
rins assemblés  dans  La  grande  église   purent   ainsi 
apercevoir  el  vénérer  Le  tombeau  conservé  dans  la 
petite    1). 

(i)  il  en  était  de  même  i  N<>1>'.  où,  à  travers  une  tratuenna  de 
marbre,  les  pèlerine  plongeaient  leurs  regards  '!<'  la  basilique  même 
dans  celle  du  martyr  Félix,  située  i  côté.  A  Rome,  dans  le  cimetière  des 
Plariens,  sur  la  ^>i'-  Ardéatine,  une  ouverture  irrégnlière  joint  l'abside 
de  la  basilique  de  Sainte-Pétronille  à  l' emplacement  primitif  de  >"n  t . un- 
beau.  [De  Rossi,  Roma  sotterranea.  t.  M,  pi.  sxxiv.)  i>.m-  lacata- 
ooaabede  Generosa,  sur  la  roie  de  Porto,  la  petite  basilique  construite 
par  saint  Damase  en  l'honneur  de  Simplicius,  Paustinus  el  Béatrii 
était  mise  en  communication  avec  leur  sépulture  par  nne  étroite  fenêtre 
pratiquée  an  fond  de  l'abside  ibid,  pi.  lu).  Deui  basiliques  contiguès 
g'éleraienl  .i  Rome  en  l'honneur  de  saint  Laurent:  l'une  renfermai] 
son  tombeau,  l'autre  s'ouvrail  à  la  multitude  des  pèlerins  (ibid.,  \>.  ISS). 

i».-  mé m ■•■!■•.  iniii  près  de  la  chapelle  souterraine  de  saint  Hippo- 

l>tr,  un  noble  temple,  dit  Prudence,  caeevail  au  jour  anniversaire 
du  martyr  la  tanta  frequentia  despiem  risitenrs  (Péri  Slephanôn, 

\i     ;.  D   là,  dans  l'antique  liturgie,  la  distinction  entre  la  sse 

célébrée  Bur  le  tombeau  même  d'un  martyr,  missa  ad  corpus,  et  la 
m* — •-  publique,  missa  publica,  dite  a  la  vu.-  «lu  peuple  dans  le  local 
plus  ample  préparé  pour  l'accueillir,  ta  majore  eeclesia  [Bullettino 
,h  archéologie  cristiana,  1884,  p.  12,  43;  1880,  p.  lit  .M.  de  Rossi 
résume  ainsi  L'histoire  des  plus  illustres  sépultures  de  martyrs  dans 
I  Église  "i  Occident  depuis  I  époque  des  persécutions  jusqu  aui  premiers 

siècles  de  lapais  :     Les  corps  des  confesseurs  delà  foi  étaient  d'al I 

enterrés,  -  ilon  que  les  diverses  circonstances  des  lieux  et  de  la  persécu- 
tion le  permettaient;  quand  celle-ci  s'apaisait  nn  peu,  on  mettait  un 
grand  soin  à  honorer  leurs  vénérables  sépulcres;  <>n  construisait  au- 
dessus  on  à  côté  d'eux,  sans  les  changer  de  place  ni  les  toucher,  des 
rrlh.  descubicula,  des  memorix,  qu'un  texte  appelle  basilicula  ad 
locum  orationis  Acta  S.  Saturnini,  6,  dans  Ruinait,  p.  112  .  ou  l'on 
appropriait  a  cet  nsage  Les  cryptes  souterraines.  Quand  La  paii  fol 
Tenue,  ces  petites  basiliques  primitiTes  furent  ornées,  agrandies,  trans- 
formées quelquefois  en  églises  de  dimensions  Importantes;  mais 
souvenl  une  autre  basilique  puis  grande  fut  bâtie  près  du  sépulcre  et 
moBumenl  primitif,  <•!  mise  avec  lai  en  communication,  basilieam 
eonjunctam  tvmulo.      Bulleti  cristiana,    1878, 

l>.  129,  130.) 


280  LA  PERSECUTION  DHADRIKN. 

En  présence  de  ces  découvertes,  il  est  impossible  de 
révoquer  en  doute  la  réalité  du  martyre  de  Sympho- 
rose  et  de  sesfds  :  il  faudrait  une  témérité  bien  grande 
pour  essayer  encore  d'arracher  de  l'histoire  d'Hadrien 
cette  page  sanglante,  de  l'histoire  de  l'Église  ce  feuil- 
let glorieux.  La  condamnation  de  la  noble  famille  ti- 
burtine  fut  peut-être  la  dernière  cruauté  du  fantasque 
empereur.  Un  manuscrit  des  Actes  dit  que  la  mort 
d'Hadrien  arriva  peu  après  (1),  —  mort  étrange, 
à  la  fois  narquoise  et  désespérée,  longue  agonie  pen- 
dant laquelle,  transporté  de  Tibur  sur  les  doux  riva- 
ges de  Baia,  l'homme  qui  s'était  fait  initier  à  tous  les 
mystères,  et  n'en  avait  rapporté  aucune  foi,  tantôt 
demandait  avec  rage  une  arme  pour  se  suicider,  tan- 
tôt exhalait  son  scepticisme  en  vers  badins.  Si  l'indica- 
tion de  ce  manuscrit,  que  n'a  pas  conservée  le  texte 
publié  par  Ruinart,  a  quelque  fondement,  il  faut  en- 
tendre du  règne  d'Antonin  le  Pieux  les  dix-huit  mois 
de  repos  dont  parlent  les  Actes.  «  Sous  le  règne  d'An- 
tonin, les  Églises  jouirent  de  la  paix,  »  dit  Sulpice 
Sévère  (2).  Paix  fréquemment  troublée,  cependant, 
paix  orageuse.  «  0  César,  dans  ta  paix,  combien  je 
souffre!  »  s'écrie  Épictète  (3).  Plus  d'un  chrétien,  plus 
d'un  martyr,  pourra  s'approprier  ce  mot  pendant  le 
règne  du  doux  et  bienveillant  successeur  d'Hadrien. 


(1)  Ruinait,  p.  Il),  note  e. 

(2)  Sulpice-Sévère,  II.  40. 

(3)  12  Kaûrap,  iv  -r,  a%  ElpïjvTj  oîa  -vt/<o.  Ai  rien.  Diss.,  III,  XIII,  :'>5. 


CHAPITRE  V. 

lv    PERS1  CDTIOH    d'aNTOHIN    LE    PIEUX. 


BOMMAIRB.  —  I.  U  prxmisbs  lpologis  db  &uki  Justin.  —  Différence  entre  le 
gage  des  apologistes  et  celui  de  quelques  exaltés  judéo-chrétiens.  — 
Efforts  poni  amener  un  accord  entre  l'empire  et  l'Église.  —  Sain)  Justin 
parle  en  patriote  el  en  Romain.  —  il  parle  ati»<i  en  philosophe.  —  Large 
esprit  de  conciliation.  —  En  même  temps,  protestation  contre  les  calom- 
nies dont  les  chrétiens  sont  l'objet,  —  el  contre  la  jurisprudence  qui  les 
punit  poui  leur  nom  sans  examiner  leurs  actes.  —  il  demande  !<•  <ii<>it 
commun.    -  i  .1  première  apologie  de  saint  Justin  reste  sans  effet  —  La 

-. ,  utioi itinue.  —  Fausseté  il.'  la  lettre  d'Antonio  au  conseild'Asie. 

Mais  authenticité  des  rescrits  à  diverses  villes  énoncés  pai  Méliton.  — 
ii~  n'impliquent  pas  autre  chose  que  la  continuation  de  la  politique  de 

U».  —  II.  Mmim.i     m    -unt   POLTI  Mil-         leuï   i  Simnir   ni    I 

Plusieurs  martyrs.  -  t  a  renégat.  —  Le  peuple  demande  l'arrestation  de 
Polycarpe.  -"ii  l'amène  au  stade.— Interrogatoire.  —  Le prmeo  proclame 
quePoIycarpe  s'est  avoué  chrétien.  —  Émeute  populaire.  —Polycarpe 
-m  le  bûcher.  —  in  coup  <!<•  poignard  l'achève,—  Sa  sépulture.  — 
111.  usscosM  iPOioGn  ai  -mm  u  min.—  Nouveaux  martyrs  à  Rome.— 
Baine  du  peuple.  —  Jalousie  des  lettrés.  —  Crescent  —  Justin  s'adresse 
aux  empereurs  ■•!  au  sénat  —  Lu  (Ira lomestique.  —  Procès  du  caté- 
chiste Ptolémèe.  —Condamnation  de  Lueius  el  d'un  autre  chrétien.— 
Justin  présente  l>-  martyre  comme  un  argument  •■!!  faveur  (!<■  la  divinité 
du  christianisme.  —  11  publie  -a  seconde  Apologie  sans  être  inquiété. 


1. 

La  première  Apologie  de  saint  Justin. 

Sous  Antoninle  Pieux  et  sous  Rfarc-Aurèle  1  .  les 
rapports  des  chrétiens  avec  L'empire  romain  restèrenl 
ce  qu'ils  étaient  sous  Hadrien;  Aucun  trail  de  la  situa- 


(1)  La  famille  d'Antonin,  quiaTait  donné  à  Rome  cinq  consuls,  était 
originaire  de  Nîmes.   ('••Il'-  de  Marc-Anrtle,   Illustrée  aussi   par  de 

hautes  magistratures   r aines,   était  'lu   munteipe  de   Snccnl i» 

gne. 


282  LA  PERSECUTION  DANTONIN  LE  PIEUX. 

tion  n'est  changé  .:  la  législation  de  Trajan,  remise 
en  vigueur  par  Hadrien,  continue  d'être  appliquée; 
les  passions  populaires  sont  toujours  aussi  ardentes , 
les  magistrats  toujours  aussi  faibles;  les  apologistes 
plaident  la  cause  du  christianisme  avec  un  courage 
qui  ne  se  dément  pas.  Malheureusement  leur  voix,  qui 
parait  si  retentissante  à  la  postérité,  ne  réussit  pas  à  se 
faire  entendre  des  souverains  auxquels  ils  s'adressent  ; 
ni  la  bonté  un  peu  banale  d'Antonin,  ni  la  philoso- 
phie nonchalante  de  Marc-Aurèle ,  ne  se  décident  à 
examiner  les  questions  que  leur  soumettent  les  apolo- 
gistes :  ils  font  ou  laissent  faire  des  martyrs  avec  une 
sereine  indifférence. 

Les  chrétiens  avaient  attendu  mieux  des  souverains 
auxquels,  avec  une  noble  confiance,  ils  exposaient  leurs 
griefs.  Heureux  de  voir  le  trône  des  Césars  occupé  par 
des  empereurs  sensés,  humains,  éclairés,  animés  de 
bonnes  intentions,  ils  se  tlattaient  d'obtenir  enfin  jus- 
tice. Ils  crurent  pouvoir  s'adresser  à  eux  librement,  sans 
crainte  et  sans  détour,  le  visage  découvert ,  comme 
d'honnêtes  gens  à  d'honnêtes  gens.  Les  deux  Apologies 
de  saint  Justin, —  présentées  l'une  à  Antonin  le  Pieux 
ei  à  ses  fils  adoptifs  Marc-Aurèle  et  Verus,  vers  150  (1), 


(1)  C'est  la  date  adoptée  par  Halloix,  Tillemont,  Nourry,  Grabe, 
Maran,  Gercken,  Ritter,  Freppel,  Renan.  D'autres  préfèrent  139.  Mais, 
a  cette  date,  Lucius  Verus  n'avait  que  huit  ans  :  les  titres  de  <  phi- 
losophe, o  »  ami  du  savoir.  »  que  lui  donne  Justin,  seraient  absurdes, 
appliqués  à  un  enfant  de  cel  âge,  et  sont  une  Qatterie délicate,  m  on 
les  attribue  à  un  jeune  homme  de  dix-neuf  ans.  connue  était  Verus 
fii  150. 


LA  PREMIÈRE  APOLOGIE  DE  SAIN!  Jl  5T1H 

l'autre  en\  non  dix  ans  pins  tard,  au  sénat  romain .  — 
sont  désoeuvrés  fort  remarquables, moins  encore  par 
Le  fond  des  idées  el  la  forme  dont  il  Les  revêt,  que  par 
La  démarche  franche  tt  hardie  de  l'auteur.  Quadratus 
et  Aristide,  un  demi-sièele  auparavant,  avaient  ouvert 

La  voie  :  pour  la  première  fois,  philosophes  et  chrétiens 
tout  ensemble,  ils  axaient  plaidé  devanl  un  empereur 
la  cause  du  christianisme,  et  demandé  en  son  nom  la 
paix.  Mais  nous  connaissons  trop  peu  leurs  écrits  pour 
juger  de  que]  ton  s'étaient  exprimés  ces  avocats  vo- 
lontaires d'une  religion  persécutée.  Au  contraire, 
nous  pouvons  lire  les  deux  mémoires  apologétiques  de 
Justin.  L'accenl  en  est  admirable.  La  manière  dont  ce 
Samaritain,  devenu  maître  d'école  à  Rome,  seul,  sans 
appuis  extérieurs,  sans  autre  force  que  sa  conscience 
et  la  raison,  s'adresse  aui  tout-puissants  maîtres  du 
monde,  émeut  profondément.  Quelle  autorité  de  Lan- 
gage! quelle  confiance  touchante  dans  sa  cause  et 
dans  ses  juges!  quelle  loyauté  politique  !  ('/est  Le  chris- 
tianisme même  parlant,  humhlement  et  fièrement, 
par  la  bouche  d'un  digne  ambassadeur,  et  laissant 
éclater,  sans  hypocrisie  el  sans  arrogance,  ses  véri- 
tables  sentiments  pour  L'empire  romain. 

Ces  sentiments  diffèrent  tout  a  fail  de  ceux  que  lui 
prêt. ait  Les  plumes  judéo-chrétiennes  qui  onl  écrit  les 
apocalypses  apocryphes,  Le  quatrième  livre  d'Esdras, 
les  quatrième,  cinquième  et  huitième  livres  des  ora- 
cles sili\  Unis.  \  ces  œuvres  d'une  poignée  d'exaltés,  en 
c  aitradietion  absolue  aussi  bien  avec  l'enseignement 
des  apôtres  qu'avec  celui  de  leurs  successeurs  dans  \a 


284  LA  PERSECUTION  D  ANTONIN  LE  PIEUX. 

direction  intellectuelle  et  morale  de  l'Église,  s'appli- 
que le  mot  de  Jésus  disant  à  des  disciples  qui  vou- 
laient faire  descendre  le  feu  du  ciel  sur  une  ville  hos- 
tile à  leurs  idées  :  nescitis  cujus  spiritus  sitis.  Les  apo- 
logistes sont  de  plus  fidèles  interprètes  de  l'esprit  du 
Maître.  11  n'a  point  tenu  à  eux  que  l'Église  et  l'empire 
ne  s'entendissent  cent  ou  deux  cents  ans  avant  Constan- 
tin. On  les  voit  faire  au  pouvoir  les  avances  les  plus  si- 
gnificatives. Si  Hadrien,  Antonin  le  Pieux,  ou  quelqu'un 
de  ses  successeurs,  avaient  compris  la  portée  de  leur 
langage  à  la  fois  habile  et  sincère,  l'histoire  eût  sans 
doute  été  changée  :  les  bienfaits  sociaux  du  christia- 
nisme se  seraient  développés  sans  entraves  au  sein  d'un 
empire  assez  jeune  et  assez  vigoureux  pour  s'assimiler 
un  sang  nouveau,  au  lieu  que,  plus  tard,  quand  se  fit 
entre  la  religion  du  Christ  et  la  politique  des  Césars  la 
réconciliation  inévitable,  le  monde  romain  était  peut- 
être  trop  vieux  à  l'intérieur,  trop  menacé  au  dehors, 
pour  retrouver  môme  au  contact  de  l'Évangile  la  vi- 
gueur nécessaire  à  de  longues  destinées.  Hélas  !  l'em- 
pire laissa  passer  l'occasion  que  lui  ménageait  la  Pro- 
vidence. La  main  tendue  au  nom  de  l'Église  par  les 
apologistes  fut  dédaigneusement  repoussée.  Mais  elle 
eût  pu  ne  pas  l'être  (1)  :  et  le  fait  de  l'avoir  loyale- 
ment offerte  montre  quels  étaient,  en  politique,  les  sen- 
timents  des  chrétiens  éclairés. 

Leur  fidélité  n'eût  pas  dû  inspirer  de  doutes  au  pou- 


ii  Renan,  Marc-Aurèle,  \>.  285;Durny,   Histoire  des  Romains, 

I.  V,  |».    127. 


l  \  PREMIERE   IP0L0GIE  DE  3AIKT  JUSTIN  28S 

voir.  Sainl  Justin  rappelle  aux  empereurs  que  Les  chré- 
tiens montrent  en  toute  chose  une  exacte  soumission 
aux  ordres  émanés  de  l'autorité,  «  s'efforçant  avant 
tous  les  autres  <1«'  payer  les  tributs  et  les  taxes  à  ceux 
qui  "lit  mission  «le  les  recevoir  (1),  et  ue  se  réservant 
qu'une  seule  libert  •.  celle.de  La  conscience.  «  Nous  n'a- 
dorons  qu'un  Dieu,  ajoute-t-il,  mais  pour  tout  le  reste 
nous  vous  obéissons  avec  joie,  \<>u^  reconnaissant  pour 
les  rois  et  les  princes  des  hommes  .  et  demandanl  par 
QOS  prières  qu'a\»v  la  puiss/mei'  soinnaiiu'  \«uis  <>bte- 
oiez  aussi  une  àme  droite  -i  .  bes  chrétiens  ne  sonl  pas 
seulement  les  sujets  dévoués  de  l'empire,  ils  sont  encore 
ses  auxiliaires  les  plu-  utiles,  eux  qui  enseignent 
que  personne  u'échappe  à  l'œil  «le  Dieu,  le  méchant, 
l'ambitieux,  le  conspirateur,  aussi  bien  que  L'homme 
vertueux,  et  «|u«'  tous  reçoivent  un  châtiment  éter- 
nel, selon  le  mérite  de  leurs  œuvres (3).  »  Saint  Justin 
t'ait  ressortir  L'efficacité  sociale  d'une  telle  doctrine, 
ce  qu'elle  empêche  «!«'  crimes,  quel  utile  secours  elle 
apporte  aux  lois  trop  souvent  méconnues.  En  établis- 
sant L'ordre  dans  Les  âmes,  les  chrétiens  contribuent 
puissamment  à  l'établir  dans  la  socn-té.  <:Vst  d'avance, 
si. h-,  une  autre  forme,  La  parole  célèbre  de  Montes- 
quieu :  Les  principes  du  christianisme,  bien  gravés 
dans  Le  cœur,  seraient  infiniment  plus  forts  que  ce 
faux  honneur  des  monarchies,   ces  vertus  humaines 


i    S.  Justin,  /  Apol.,  1" 

2  ibid. 

3  Ibid 


280  LA  PERSÉCUTION  D'ANTONIN  LE  PIEUX. 

des  républiques,  et  cette  crainte  servile  des  Etats  des- 
potiques (1).  »  Justin  pense  ainsi,  mais,  comme  il  con- 
vient à  sa  situation  et  à  son  temps,  il  s'exprime  plus 
modestement  :  ses  déclarations,  d'un  accent  ferme  et 
sincère,  donnent  un  grand  poids  à  l'argumentation 
qu'il  présentera  ;  on  sent  que  ce  n'est  pas  un  zélote , 
un  fanatique  qui  va  parler,  mais  un  patriote  et  un 
Romain. 

C'est  plus  encore,  un  Grec  et  un  philosophe.  Le  temps 
est  passé  où  ces  appellations  eussent  été  reçues  avec 
défaveur.  Le  Romain  éclairé  du  deuxième  siècle  est 
toujours  plus  ou  moins  frotté  d'hellénisme.  Les  empe- 
reurs de  cette  époque,  quelle  que  soit  leur  origine,  sont 
de  demi-Grecs  par  les  idées  et  les  mœurs.  La  philoso- 
phie grecque  est  déjà  aux  affaires,  et  montera  bientôt 
sur  le  trône.  L'éducation  publique  et  privée  est  tout 
entière  entre  les  mains  des  Grecs.  11  n'y  a  plus,  à  propre- 
ment parler,  de  littérature  latine,  au  moins  jusqu'au 
jour  où  le  rude  et  subtil  parler  de  l'Afrique  lui  ren- 
dra quelque  vigueur  et  quelque  nerf;  les  lettres 
grecques  enfantent  encore  de  grands  écrivains.  L'E- 
glise elle-même,  à  Rome,  parle  grec.  A  elle  de  s'ap- 
proprier, d'abriter  sous  son  aile,  de  recueillir  dans  un 
pan  de  son  manteau  ce  que  la  pensée  grecque  a  pro- 
duit devrai,  de  beau  et  de  pur.  Justin  prendra  l'initia- 
tive de  cette  œuvre,  trop  grande  pour  les  forces  d'un 
seul  homme,  mais  qu'il  est  glorieux  de  commencer. 


i    Esprit  des  lois,  \\i\ .  6 


LA  PREMIÈRE  APOLOGIE  DE  mim    m  min  287 

&  -  écrits  fraieront  la  voir  que  va  suivre,  pendant  des 
siècles,  la  grande  philosophie  chrétienne.  Personne 
n'\  pourrait  être  mieux  préparé  < [ u« •  Lui.  Après  avoir 
traversé  toutes  les  couches  de  la  pensée  antique, 
éprouvé  ce  que  chacune  d'elles  contient  de  vérité,  il 
u.i.  «n  passanl  de  L'école  dans  L'Église,  rien  voulu 
renier  de  son  passé  intellectuel;  mais,  approchant  de 
la  Lumière  révélée  chacune  des  idées  <iue  sa  raison 
avait  reconnues  vraies,  il  les  a  senties  tressaillir  au 
contact  de  cette  Lumière,  et  s'y  réunir  d'elles-mêmes, 
comme  des  étincelles  à  leur  loyer.  Aussi,  avec  quelle 
Largeur  et  quelle  sympathie  il  juge  les  philosophies 
diverses,  dont  aucune  n'a  connu  toute  la  vérité,  mais 
qui  toutes  mit  connu  quelque  chose  de  la  vérité!  qu'il 
est  indulgent  pour  les  efforts  de  la  raison  et  de  la  vertu 
humaines,  mues  à  leur  insu  par  la  hunier.'  et  la  -race 
cachées  du  Verbe  divin  î  Tous  les  grands  philosophes, 
tous  les  grands  hommes  de  hien  de  l'antiquité  ont 
été,  dit-il,  des  chrétiens  avant  le  Christ;  mais  toutes 
les  richesses  qu'ils  ont  acquises  sont  de  droit  Le  patri- 
moine  des  chrétiens.  Le  Verbe  est  la  lumière  qui  éclaire 
tout  homme  en  ce  monde,  dans  le  passé  aussi  |,ini  que 
dans  le  présent.  Il  n'y  a  pas  d'antinomie  entre  la  raison 
et  la  foi  :  l'une  achève  et  complète  l'autre.  Le  chris- 
tianisme n'est  rien  venu  détruire,  mais  tout  agrandir 
et  tout  purifier  :  La  révélation  ne  sape  pas  par  la  lias,' 
L'édifice  intellectuel  construit  depuis  des  siècles  par 
L'humanité  pensante,  elle  eu  consolide  au  contraire  Les 
fondements,  et  pos<  sur  son  sommet  un  magnifique 
et  définitif  couronnement. 


288  LA  PERSECUTION  D'ANTONIX  LE  PIEUX. 

Justin  ne  demeure    pas  toujours  sur  les  éclatants 
sommets  de   la  métaphysique  religieuse.  11  lui  suffit 
d'y  avoir  entrainé  les  lecteurs  éclairés  dont  il  sollicite 
l'attention  :  maintenant,  d'un  coup  d'aile  rapide,  il 
peut  redescendre  sur  la  terre  :  qui  songerait  à  mettre 
en   doute   la  fermeté  de   sa  raison  et  la  hauteur   de 
sa  pensée?  Le  métaphysicien  a  le  droit  de  se  faire 
avocat,  de  prendre  en  main  la  cause  de  ses  frères  per- 
sécutés :  il  a  donné  sa  mesure  et  forcé  la  sympathie. 
.Ni'  pourrait-on  pas  croire  que  la  cause  des  chrétiens 
est  déjà  à  moitié  gagnée?  Si  telle  est  la  magnificence  et 
l'ampleur  de  l'idée  chrétienne,  personne  n'admettra 
sans  preuves  qu'elle  autorise  et  recouvre  les  infamies, 
les  crimes,  les  extravagances  imputés  aux  fidèles  par 
l'imagination    du    peuple    païen.     Une     ahominahle 
morale  ne  peut  découler  d'une  pure  et  suhlime  mé- 
taphysique. Les  mœurs  chrétiennes  ne  peuvent  pas  ne 
pas  être  innocentes  :  et  en  effet  elles  le  sont,  dit  Justin, 
donnant  des  exemples  curieux  des  précautions  prises 
par    certains   chrétiens    pour  conserver    ou   prouver 
leur  chasteté,  et  mettant  éloquemment  en  contraste 
la  pureté  morale   de    l'Église   et   les    complaisances 
honteuses  d'une  société  qui  a  souffert  Antinous  vivant 
et  déifié  Antinous  mort.  Si  des  actes    scandaleux  se 
commettent  dans  les  conventicules  secrets  des  héréti- 
ques, Justin  l'ignore  ;  mais  il  sait  ce  qui  se  passe  dans 
les  assemhlées  chrétiennes   :  leurs  rites   augustes  et 
touchants  n'ont    rien   à  redouter  de    la  lumière  «lu 
jour.  Justin  en  trace  le  tahleau  d'une  plume  émue , 
et  entrouvre  devant  les  profanes  la  porte  de    l'ap- 


l.\  PREMIERE  APOLOGIE  DE  MIM'  .11  s|i\ 

partemenl  où  se  célèbre  le  sacrifice  eucharistique. 
Les  chrétiens  sont  des  hommes  pieux,  purs  et  paisi- 
bles.  N'ont-ils  pas  le  droit  de  protester  en  présence 
de  l'empereur  et  de  ses  fils  contre  l'iniquité  de  la 
jurisprudence? En  eux.  lr  nom  seul  est  puni  :  le  juge  ne 
recherche  pas  si  ceux  qui  portent  ce  nom,  et  qui  refu- 
sent d\  renoncer,  ont  commis  des  crimes  de  droil 
commun;  ils  Boni  chrétiens,  c'est  assez:  le  supplice 
les  attend,  (hi  1rs  condamne  sans  examen  :  on  absout 
Bans  examen  les  renégats,  Quel  renversement  de  la 
Logique!  !><•  grâce,  ne  punissez  pas  un  mot,  mais  des 
faits  :  quand  un  chrétien  est  accusé  devant  votre  tri- 
bunal, soumettez  sa  vie  à  une  enquête,  cherchez  s'il  a 
commis  quelque  acte  répréhensible;  mais  que  le  nom 
seul  de  chrétien,  qui  suppose  tant  de  choses  excellentes, 
ne  lui  soil  pas  imputé  à  crime,  et  ne  transforme  pas 
un  être  inoffensif,  un  loyal  sujet  de  l'empire,  en  misé- 
rable  digne  de  tous  les  châtiments.  Donnez  aux  chré- 
tiens le  droit  commun,  ne  laissez  pas  subsister  contre 
eux  un  droit  exceptionnel,  qui  est  "une  monstruosité 
juridique,  une  anomalie  dans  l'ensemble  des  lois 
romain. 's.  un  outrage  à  la  raison  et  à  l'équité. 

Tel  est,  dans  ses  grandes  Lignes,  le  premier  mémoire 
apologétique  de  saint  Justin.  J'ai  essayé  de  rendre»,  non 
l'ordre  exact  des  paroles,  mais  le  mouvement  Logique 
des  idées,  et  surtout  le  Large  el  généreux  accent»  Q  semble 
qu'un  tel  écrit  était  de  nature  ,'1  produire  quelque  effet. 
Il  n'en  produisit  aucun.  .Même  s'il  passa  du  bureau  des 

requêtes,  officium  <i  Hbellis.  dans  Le  cabinet  de  L'empe- 
reur, le  bon  Antonin.  occupé  d'administrer  ses  domai- 

19 


290  LA  PERSÉCUTION  DANTONIN  LE  PIEUX. 

nés,  d'augmenter  les  fondations  alimentaires  de  Trajan, 
on  de  compléter  l'organisation  de  l'enseignement  pu- 
blic, ne  l'honora  probablement  pas  d'un  regard.  Peut- 
être  remit-il  ce  long  traité  philosophique  au  jeune 
Marc-Aurèle,  qui  le  parcourut  d'un  oeil  dédaigneux,  y 
découvrit  quelque  emphase ,  quelque  défaut  de  forme, 
n'aperçut  pas  les  grandes  qualités  du  fond,  et  ren- 
voya le  volumen  en  murmurant  les  mots  d'  «  entête- 
ment »  et  de  «  tragédie  »  (1).  Justin  avait  trop  présumé 
de  la  bonne  volonté  et  de  l'attention  des  empereurs  : 
dans  sa  naïveté,  il  avait  cru  que  la  vérité  n'a  qu'à  se 
présenter  hardiment  pour  être  admise  dans  le  con- 
seil des  souverains.  L'événement  le  détrompa  sans  le 
décourager.  Après  comme  avant  150,  la  politique 
romaine  resta  vis-à-vis  des  chrétiens  ce  qu'elle  était 
depuis  le  commencement  du  deuxième  siècle.  «  La 
hideuse  tache  de  sang  (2)  »  continua  de  souiller  le 
règne  d'Antonin,  comme  elle  avait  souillé  les  règnes 
de  ses  deux  prédécesseurs,  comme  elle  devait  mar- 
quer tristement  celui  de  Marc-Aurèle.  On  refusa  d'ef- 
facer des  codes  le  terrible  :  cliristiunos  esse  non  Ucet, 
et,  conformément  aux  édits  primitifs  de  persécution 
interprétés  par  la  jurisprudence  de  Trajan  et  d'Ha- 
drien, les  magistrats  ne  cessèrent  pas  de  condamner 
quiconque  s'avouait  chrétien,  de  déclarer  innocents 
les  lâches  qui  niaient  ou  abjuraient  ce  nom.  Cinq  ans 


(1)  Cf.  Marc  Aurèle,  Pensées,  XI.  3. 

(2)  Renan,  l'Église  chrétienne,  p.  316. 


I  \  PREMIERE   M'iii.m.ii.  DE  SAIN!   Jl  SI  in.  m 

environ  après  la  présentation  <le  l;i  première  Apologie, 
saint  Justin,  dans  un  antre  écrit,  traçai!  de  la  condition 
<li  -  chrétiens  un  sombre  «'t  glorieux  tableau.  «  Juifs  et 
païens,  dit-il,  nous  persécutent  de  tous  les  côtés;  ils 
nous  privent  <!<■  nos  biens  ei  n<'  nous  laissent  la  vie 
que  quand  ils  ue  peuvenl  nous  L'ôter.  On  nous  coupe 
la  tète,  on  dous  attache  à  des  croix,  on  nous  <\pose 
aux  bêtes,  on  mais  tourmente  par  les  chaînes,  par  le 
feu,  parles  supplices  les  plus  horribles.  Mais  plus  on  nous 
fait  souffrir  de  maux,  plus  se  multiplie  1<-  iiomlui'  des 
fidèles.  Le  \  igneron  taille  sa  vigne  pour  la  faire  repous- 
ser; il  <'ii  ôte  Les  branches  qui  ont  porté  «lu  fruit  pour 
lui  en  faire  jeter  d'autres  plus  vigoureuses  et  plus 
fécondes  :  il  arrive  la  même  chose  au  peuple  de  InVu. 
vigne  fertile  plantée  de  sa.  main  et  de  celle  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ  (  I  ).  » 

Rien,  on  le  voit,  n'était  changé.  Le  seul  souci  que 
les  chrétiens  inspirèrent  à  l'empereur  Antonin  fut  d'em- 
pêcher que  l'on  troublât  l'ordre  à  leur  sujet.  Sous  son 
règne,  les  émeutes  populaires  s'étaient  de  nouveau 
déchaînées  contre  eux  :  mais  aurons  tout  à  L'heure 
l'occasion  de  voir  de  près  ces  sauvages  effervescences 
de  la  foule  païenne.  Antonin  envoya  de  plusieurs 
côtés  des  rescrits  pour  enjoindre  de  suivre  dans  les 
causes  des  chrétiens  Les  règles  de  procédure  crimi- 
nelle rappelées  par  ses  deux  prédécesseurs.  Dans 
le  temps  (jue  lu  iMum-mais  l'empire  avec  lui,  dit  Méli- 


i    s.  Jo&tin,  Dialog.cum  Tryph.,  il" 


292  LA  PERSÉCUTION  D'ÀNTONIN  LE  PIEUX. 

ton  à  Marc-Aùrèle,  ton  père  a  écrit  aux  cités  qu'il  ne 
fallait  point  faire  de  tumulte  à  cause  de  nous,  et  parti- 
culièrement aux;  Larissiens,  aux  Thessaloniciens,  aux 
Athéniens  et  à  tous  les  Grecs  (1).  »  Dans  cette  liste 
Méliton  ne  nomme  pas  la  célèbre  lettre  d'Antonin  au 
conseil  d'Asie  (2),  rapportée  par  Eusèbe.  Celle-ci  est 
manifestement  apocryphe  :  il  suffit,  pour  le  reconnaître, 
de  la  lire  avec  attention.  Nous  la  traduisons  ici,  car 
elle  est  trop  souvent  citée  pour  qu'il  soit  permis  de  la 
passer  sous  silence  : 

«  L'empereur  César  Titus  .'Elius  Hadrianus  Antoni- 
nus  Pius  ,  grand  pontife  ,  revêtu  pour  la  quinzième 
fois  de  la  puissance  tribunitienne  (3),  consul  pour  la 
troisième  fois,  au  conseil  d'Asie,  salut. 

<(  C'est  aux  dieux  à  veiller,  ce  me  semble,  à  ce  que 
ces  hommes  n'échappent  pas  au  châtiment.  Aux  dieux 
plutôt  qu'à  vous  il  convient  de  punir  ceux  qui  refusent 
de  les  adorer.  Vous  molestez  ceux-ci,  vous  accusez 
leur  doctrine  d'athéisme,  vous  leur  adressez  sans 
preuves  d'autres  reproches.  Mais  eux  estiment  que 
mourir  pour  leur  Dieu  vaut  mieux  que  vivre.  Ils  triom- 
phent ainsi  de  vous,  puisqu'ils  préfèrent  renoncer  à 
la  vie  que  de  vous  obéir.  Quant  aux  tremblements  de 


(1)  cO  oï  rcaT7Jp  cou,  xccl  crov  Ta  (rû(iiiavTa  SioixoCvtoç  aCcrw,  tocï;  ko)  sat 
Ttepi  ïo\3  |iï]8èv  vearcepiÇeiv  nepijj[i<dv  lypouj/ev,  êv  ol;  y.ai  jrpèç  \.apiaaiov^ 
■/.y),  rcpèç  8e<rffaXovixetç  xal  'A6r)Vaîouç  xed  npèç  Ttàvxa;  *EXXirçva{.  Méliton, 
dans  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  IV,  26. 

(î)  SurleKotvàv  Acri'aç,  voirMarquardt,  Rômische  Staatsvérwaltung, 
I.  I.  p.  344,  345  cl  noies. 

(3)  Celle  indication  équivaut  à  l'an  152. 


LA  PR1  Mil  RE  APOLOGIE  DE  SA1HT  N  STW.  593 

terre  passés  ou  présents,  il  ne  \mh  sied  snière  de  les 
rappeler,  vous  qui  tombez  dans  Le  désespoir  Lorsqu'ils 
arrivent  :  vous  ue  pouvez  vous  comparer  à  ces  hommes 
qui,  dans  ces  moments,  ont  plus  que  \ ous  confiant 
Dieu.  Ku  temps  ordinaire,  vous  paraissez  ignorer  qu'il 
\  i  des  dieux,  vous  négligez  Leurs  autels,  et  n'avez 
aucun  zèle  pour  le  culte  du  à  la  divinité,  ("est  pour- 
quoi vous  baissez  ceux  qui  lui  rendent  honneur,  et 
vous  Les  poursuivez  jusqu'à  la  mort,  Déjà  plusieurs 
gouverneurs  de  province  avaient  écrit  à  mon  divin  père 
Hadrien  au  sujet  de  ces  hommes  :  il  Leurs  répondu 
de  ne  pas  Les  inquiéter,  à  moins  qu'on  ne  1rs  surprit 
agissant  contre  La  puissance  romaine.  Beaucoup  aussi 
m'ont  consulté  à  Leur  sujet,  et  je  leur  ai  répondu  dans 
1.'  même  sens  <jue  mon  père. 

«  Si  donc  l'on  accuse  quelqu'un  d'entre  eux  d'être 
chrétien,  qu'il  soit  renvoyé  libre,  quand  même  le  fait 
serait  prouvé;  que  L'accusateur  soii  puni   1).  » 

Le  caractère  apocryphe  de  cette  pièce  n'a  pas  besoin 
d'être  démontré.  Il  est  évident.  Un  faussaire  l'a  com- 
e,  et  Eusèbe  L'a  reproduite  >ans  examen.  Si  Ton 
pouvait  admettra  que  La  Lettre  au  Koivfo  a.crta<  est  au- 
thentique, L'histoire  de  cette  époque  deviendrait 
incompréhensible.  Les  paroles  prêtées  à  Ajotonin  équi- 
\ al. -ut  en  effet  à  une  reconnaissant  formelle  du 
christianisme,  placé  même  au-dessus  du  culte  des 
dieux,  comme  inspirant  â  ses  lidèles  une  résignation 


i    Eusèbe,  fifet  Eeel.,  iv.  i:. 


29'»  LA  PERSÉCUTION  D'ANTONIN  LE  PIEUX. 

et  un  courage  que  celui-ci  est  loin  de  donner  à  ses  sec- 
tateurs. C'est  le  langage  d'un  Constantin  :  jamais  le 
successeur  d'Hadrien  et  le  père  adoptif  de  Marc-Aurèle 
n'a  parlé  de  la  sorte.  Si  la  première  Apologie  de  saint 
Justin  avait  aussi  complètement  obtenu  gain  de  cause, 
on  ne  s'expliquerait  pas  que  celui-ci  ait  cru  devoir, 
quelques  années  plus  tard,  en  composer  une  seconde, 
remplie  des  mêmes  plaintes  et  des  mômes  demandes; 
on  ne  comprendrait  pas  la  longue  série  d'écrivains  apo- 
logétiques qui  se  succèdent  pendant  le  règne  de  Marc- 
Aurèle  ;  on  ne  comprendrait  pas  que  sous  Antonin  et 
son  successeur  il  y  ait  encore  eu  des  martyrs.  L'ère  des 
persécutions  serait  finie.  Hélas!  elle  dure  toujours,  et 
le  règne  de  Marc-Aurèle  va  être  son  moment  le  plus 
sanglant.  Effaçons  donc  de  l'histoire  vraie  ce  document 
inventé,  qui  y  a  trop  longtemps  usurpé  une  place,  qui 
a  trompé  Eusèbe  au  quatrième  siècle ,   Xiphilin  au 
onzième,  Tillemont  lui-même  au  dix-septième,  et  de 
nos  jours  encore  a  été  admis  trop  facilement  par  de 
bons  esprits.  Mais  ne  confondons  pas  avec  la  lettre 
apocryphe  au  Koivov  Asiaç les  rescrits  aux Larissiens,  aux 
Thessaloniciens.  aux  Athéniens,  et  aux  Grecs,  dont 
parle  Méliton.  Bien  que  leur  texte  soit  perdu,  il  n'y  a 
pas  de  raison  de  douter  qu'ils  aient  été  réeUement  en- 
voyés, et  la  liste  donnée  par  Méliton  mérite  d'autant 
plus  d'être  prise  au  sérieux  qu'elle  se  tait  sur  la  pré- 
tendue lettre  au  conseil  d'Asie.  Leur  caractère  est  in- 
diqué d'un  mot  par  l'écrivain  du  deuxième  siècle  :  dans 
ces  divers  rescrits  Antonin  recommande  de  ne  pas  faire 
d'émeutes,  ^Sèv  vewrepfÇetv,  au  sujet  des  chrétiens.  Ceci 


I  \  PREMIÈRE  APOLOGIE  DE  mim    ii  s  un 

oe  ressemble  aucunement  à  la  reconnaissance  formelle 
du  christianisme  que  l'auteur  de  la  fausse  lettre  prêtait 
à  un  empereur  qui  n'y  songea  jamais  :  c'esl  une  simple 
mesure  de  police.  Antonin  esl  fidèle  à  la  politique  de 
Trajan  <'t  d'Hadrien;  en  présence  d'une  situation  qui 
n'a  j>.t^  changé,  il  rappelle  Les  mêmes  règles  juridi- 
ques, sans  cesse  remises  en  vigueur,  sans  cesse  trans- 
-  Les  rescrits  donl  Rféliton  indique  Les  destina- 
taires continuent  le  rescril  d'Hadrien  à  Minicius 
Fundanus,  comme  celui-ci  continuait  1«-  rescril  de 
Trajan  à  Pline. 


290  LA  PERSÉCUTION  D  ANTONIN  LE  PIEUX. 

II. 

Le  martyre  de  saint  Polycarpe. 

Quelques  années  après  la  présentation  aux  empereurs 
de  la  première  Apologie  de  saint  Justin,  l'Asie  Mineure 
fut  témoin  de  plusieurs  martyres  :  on  put  constater 
alors,  non  seulement  le  peu  d'effet  produit  par  les 
courageux  efforts  du  philosophe  chrétien,  mais  encore 
la  mollesse  avec  laquelle  les  magistrats  suivaient  les 
instructions  des  souverains  :  en  réalité  l'émeute  est 
maîtresse,  dicte,  exécute  les  condamnations. 

C'est  à  Smyrne  que  nous  voyons  éclater  la  haine  de 
la  foule  contre  les  chrétiens.  Ils  formaient  dans  la  pro- 
vince d'Asie  des  communautés  nombreuses;  «  on  n'exa- 
gérerait pas  beaucoup  en  admettant  que  près  de  la 
moitié  de  la  population  s'avouait  chrétienne  (1).  »  Le 
succès  croissant  de  l'Évangile  irritait  les  prêtres  des 
dieux  :  docile  à  leurs  excitations,  crédule  à  leurs  calom- 
nies, la  populace  cherchait  tous  les  prétextes  de  mo- 
lester les  adorateurs  du  Christ;  ceux-ci,  malgré  leur 
nombre,  ne  songeaient  nulle  part  à  se  défendre.  Une 
lettre  (2)  adressée  par   «  l'Église  de  Dieu  qui  est  à 


(1)  Renan,  l'Église  chrétienne,  p.  432. 

(2)  L'authenticité  de  la  lettre  sur  le  Martyrium  Polycarpi  est  hors 
de  doute.  Elle  fut  écrite  moins  d'un  an  après  les  faits,  car  elle  indique 
(18)  que  l'anniversaire  du  martyre  de  Polycarpe  n'a  pas  encore  été  cé- 
lébré. Eusèbe,  dans  son  Hist.  EccL,  IV,  15,  en  a  reproduit  textuelle- 
ment la  plus  grande  partie  (8-19),  et  a  résumé  le  reste  (1-7).  Les  para- 


LE  M\ui  ï  RE  DE  SAUCI  POLYCARPE 

s-:i\  i  ne  i  toutes  les  parties  de  L'Eglise  sainte  el  c  i- 
tholiqae  répandue  dans  le  monde  entier  l  .  lettre 
qui  figure  parmi  les  monuments  les  plus  authentiques 
de  L'antiquité  chrétienne ,  raconte  le  martyre  de  l'é- 
vêque  de  Smyrne  .  saint  Polycarpe,  et  de  onze  fidèles 
amenés  de  Philadelphie. 

La  date  de  ces  faits  esl  aujourd'hui  bien  établie  :  ils 

m  passèrent  en  l  •">•">.  sous  le  proconsulat  de  Titus  Statius 

idratus  1  .  !>•■  grandesfètes  étaient  alors  célébrées 

Smyrne.  L'asiarque,  personnage  considérable ,  dis- 
tinct du  grand  prêtre  d'Asie,  mais  aommé  comme  lui 
par  l'élection,  et  choisi  entre  les  plus  grands  et  les  plus 
opulents  de  la  province,  avait  pour  char-.'  principale 
la  direction  des  jeux  <jui  se  donnaient  à  tour  de  rôle 
dans  les  diverses  grandes  villes,  et  en  devait  faire  lui- 
méme  les  frais,  en  tout  ou  <ii  partie.  Un  ou  plusieurs 
asiarques  occupaient-ils  à  la  fois  cette  charge  .'  ce  point 


el  22  de  li  lettre  son!  des  additions  postérieures  à  la  rédac- 
tion primitive.  —  La  version  latine  publiée  en  1689  par  Ruinait  esl  ans 
paraphrase  plutôt  qu'une  traduction.  Pour  le  grec,  roir  l'édition  de 
Ruinait  publiée  a  RatisboiUM  ''ii  1889,  ;■  81-91,  el  surtout  Punk,  Opéra 
patrum  apostolicorum,  t.  I,  p.  U  I  -  Pour  l'intelligence  el  le  com- 
mentaire du  texte,  consulter  les  notes  dTJsher  el  de  Cotelier,  repro- 
duites dans  l-1  Ruinait  de  Ratisbonne,  p.  91-99,  et  les  notes  de  Punk 

i)  Busèbe  <-it.-  la  lettre  'l  après  l  exemplaire  adressé  à  l  Église  de  Phi- 
lniiM'iiuin.  en  Phrygie;  le  m-,  reprodoil  pai  Dsher  el  Cotelier  porte 
I  adresse  de  l'Église  de  Philadelphie. 

(2   Letronne,   Rechercha    pour  tervir  à  l'histoii  fpte, 

p.  2.'>:<:  BecueU  de*  Inscriptions  de  il  wpte,  t.  II.  p.  t.ti  ;  Waddington, 
M  urire  sur  la  chronologie  delà  vie  du  rhéteur  /Eliut  [ristide, 
dans  les  kfe*motrei  de  I  Icadémie  de*  Inscriptions,  t.  XXVI,  1867, 

irtie,  p.  239  et  soir.  :  Fastes  dt  -  provi  pies,  Paris 

p.  219 


298  LA  PERSECUTION  D'ANTONIN  LE  PIEUX. 

est  controversé;  un  passage  des  Actes  des  Apôtres,  qui 
p;irle  de  ttvèç  U  xa\  twv  'Afftap^wv  amis  de  saint  Paul  (1), 
ferait  croire  à  la  pluralité  :  cependant  M.  Perrot  fait 
observer  que  «  l'on  continuait  probablement  à  donner 
le  titre  d'asiarque  à  ceux  qui  avaient  rempli  ces  fonc- 
tions, même  après  leur  sortie  de  charge,  ce  qui  suffi- 
rait à  justifier  le  langage  de  saint  Luc;  »  il  ajoute  que, 
du  reste ,  «  cette  charge  occasionnant  de  grandes  dé- 
penses, il  semble  vraisemblable  qu'on  cherchait  à  la 
répartir  entre  des  citoyens  riches,  pris  dans  les  princi- 
pales villes  de  la  province  (2) .  »  Quoi  qu'il  en  soit,  un 
asiarque,  originaire  de  Tralles  (3),  Philippe,  était  à 
Smyrne ,  en  155,  en  même  temps  que  le  proconsul 
d'Asie,  et  donnait  des  jeux  dans  cette  ville.  Suivant 
l'horrible  coutume  des  Romains,  qui  transformaient 
les  supplices  en  spectacles,  des  chrétiens  y  périrent. 
L'un  d'eux,  nommé  Quintus,  Phrygien  de  naissance, 
faiblit  à  la  vue  des  animaux  féroces;  il  consentit  à  jurer 
par  le  Génie  de  l'empereur  et  à  sacrifier  :  au  prix  de  sa 
conscience  et  de  son  honneur  il  acheta  la  vie  ,  car  les 
rescrits  impériaux  ordonnaient  de  renvoyer  absous  le 


(1)  Act.  Apost,  XIX.  81. 

(2)  G.  Perrot,  art.  Asiarcha,  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités 
(/)■/'(■(/ i/rs  cl  romaines,  \>.  \c>9.  —  Il  y  avait  do  même  des  Bithyniarques, 
des  Pontarques,  des  Galalanpii's.  clé..  si'Ion  1rs  prorinces.  G.  Perrot, 
art.  Bithyniarcha,  ibid.,  p.  713.  el  De  Galatia  provincia  romania, 
Paris,  1867,  p.  155-157.  Voir  plus  haut,  p.  146. 

3  il  n'est  pas  surprenant  devoir  un  habitant  de  Tralles  investi  de 
cette  charge  dispendieuse.  La  bourgeoisie  <l<'  Tralles  était  très  riche. 
Voir  Strabon,  Géogr.,  XII,  3;  Xiv.  1;  c£  Waddington,  Mélanges  de 
numismatique,  2e  série,  p.  124  et  suiv. 


I.K  MARTYRE  DE  SAINT  POLYCARPI  199 

chrétien  renégat.  Ce  Quintus  non  Beulemenl  s'étail  li\  ré 
volontairement  aux  juges,  dans  un  accès  passager 
d'enthousiasme,  mais  encore  avail  engagé  quelques 
autres  chrétiens  ;ï  faire  de  même  :  ■■  G'esl  pourquoi . 
frères,  écrit  l'Église  de  Smyrne,  nous  n'approuvons 
pas  ceux  «  )  u  î  s'offrent  eux-mêmes,  car  l'Evangile  n'en- 
seigne pas  d'agir  ainsi.  -  Ses  compagnons,  onze  chré- 
tiens de  Philadelphie,  n'imitèrent  passa  défaillance  : 
îU  moururent  martyrs.  La  lettre  nous  a  conservé  le 
Hein  d'un  seul  d'entre  eux,  Germanicus,  qui,  malgré 
sa  jeunesse,  relevait  par  des  paroles  intrépides  le  cou- 
page  des  autres.  Le  proconsul  le  conjura  vainement 
d'avoir  pitié  de  lui-même,  d'avoir  pitié  de  son  âge  :  » 
il  marcha  bravement  au-devant  d'une  bète  féroce,  la 
frappa,  la  contraignit  à  le  dévorer.  Cet  héroïsme  ne 
désarma  point  Les  spectateurs.  On  sait  quelle  efferves- 
cence de  telles  solennités,  à  la  fois  voluptueuses  et 
sanglantes,  entretenaient  dans  la  foule  accourue  de  tous 
côtés  pour  y  prendre  part.  C'est  alors,  à  la  fin  de 
quelque  journée  fiévreuse  passée,  sous  un  soleil  ar- 
dent, au  stade  ou  à  l'amphithéâtre,  que  des  rangs  du 
peuple,  docile  aux  provocations  de  meneurs.  Juifs  hai- 
neux ou  fanatiques  idolâtres,  sortaient  de  bruyantes 
accusations  contre  1rs  chrétiens,  des  noms  jetés  au 
magistrat,  moins  comme  une  indication  que  comme  un 
ordre.  Ce  jour-là,  toute  la  fouir  qui  se  pressait  dans 
l'immense  ovale  du  stade    1  .  exaltée  et  tout  ensemble 


(1)  Il  n'y  arait  pas  d'à  ophith  sâtre  à  Smyrne;  Le  Btade  «mi  tenait  i  i«-u. 


300  LA  PERSÉCUTION  D'ANTONIN  LE  PIEUX. 

exaspérée  par  l'intrépidité  de  Germanicus,  par  cette 
scène  étrange  de  l'homnie  enfonçant  en  quelque  sorte 
lui-même  dans  sa  chair  les  crocs  du  fauve,  fit  entendre 
un  cri  de  rage  :  «  Plus  d'athées!  qu'on  cherche  Poly- 
carpe!  »  C'était  une  sommation;  elle  fut  écoutée,  bien 
que  contraire  aux  instructions  des  empereurs,  qui  or- 
donnaient de  condamner  les  chrétiens  accusés  légale- 
ment, mais  défendaient  deux  choses  :  les  rechercher 
d'office,  et  recevoir  les  cris  d'une  foule  pour  une  accu- 
sation régulière. 

Depuis  la  mort  d'Ignace ,  Polycarpe  était  le  premier 
personnage  chrétien  de  l'Orient.  Il  avait  connu  saint 
Jean  et  plusieurs  de  ceux  qui  avaient  vu  le  Sauveur.  En 
lui  vivait  la  tradition  apostolique  (1).  Les  païens  eux- 
mêmes  lui  donnaient  le  titre  de  Docteur  de  l'Asie.  Sa 
grande  renommée  d'intelligence  et  de  sainteté  était 
parvenue  jusqu'à  Rome  ;  lorsqu'il  vint  dans  cette  ville, 
en  154,  le  pape  Anicet  lui  céda  l'honneur  de  prononcer 
à  sa  place  et  en  sa  présence ,  dans  l'assemblée  des 
fidèles,  les  paroles  de  la  consécration  eucharistique  (2) . 
Tel  était  l'homme  contre  lequel,  dans  un  jour  de  fête, 
la  populace  de  Smyrne  fit  entendre  des  cris  de  mort. 
Polycarpe  ne  s'émut  point;  il  vivait  depuis  trop  long- 
temps dans  l'attente  du  martyre  pour  être  troublé  quand 
la  couronne  s'approchait  de  lui.  Mais  il  céda  aux  con- 
seils de  la  prudence  et  consentit  à  se  dérober  aux  re- 
cherches. Use  retira,  avec  quelques  compagnons,  dans 


(1)  S.  Irénée,  Adv.   Hxr.,  III,  3  (4);Eu8èbe,  Eist.  EccL,  IV,  14(6). 

(2)  S.  Irénée,  lettreà S. Victor,  dans  Eusèbe,  Eist.Eccl,  V,24  (16, 17). 


I  i.  MARTYR!  DE  BADT!  POLYCARPE. 

un  petit  domaine  peu  éloigné  deSmyrne;  il  y  passa 
plusieurs  jours ,  prianl  sans  cesse,  selon  sa  coutume, 
pour  l'Église  universelle.  Puis,  averti  de  l'approche  de 
|;l  police,  il  changea  de  demeure.  Mais  deux  jeunes  es- 
claves qu'il  avail  Laissésà  la  maison  furent  saisis,  mis 
à  la  tellure:  l'un  d'eux  consentit  •<  servir  de  guide  à 
la  petite  armée,  composée  de  gendarmes  à  pied  et  à 
cheval    l  .  que  L'on  envoyail  contre  l'évèque.  Vers  le 
son.  ils  arrivèrent  à  sa  nouvelle  retraite.  Polycarpe 
pouvait  encore  fuir;  il  ne  le  voulut  pas.  •   Que  la  vo* 
[„„,,-.  de  Dieu  soit  faite!  »  dit-il.  !>•'  la  chambre  haute 
nu  il  prenait  bob  repas  il  descendit  et  se  mit  à  causer 
1...  soldats. Sa  vieillesse,  son  sang-froid,  les  frap- 
pèrent d'admiration.  »  Fallait-il  se  donner  tant  de  mal 
pour  prendre  ce  vieillard?  »>  dirent  quelques-uns.  Poly- 
carpe leur  lit  donner  à  boire  et  à  manger,  et  leur  de- 
manda de  lui  laisser  quelque  temps  pour  prier.  Deux 
heures  durant,  il  pria  debout  et  à  haute  voix.  Ses  au- 
diteurs étaient  stupéfaits  :  plusieurs  éprouvaient  des 
remords  d'avoir  marché  contre   «  un  si  divin  vieil- 
lard.     Les  choses  qu'il  disait  à  Dieu  étaient  de  nature 
A  produire  une  grande  impression  sur  l'esprit  de  ces 
soldats  païens,  étrangers  à  La  vraieprière.  •  Il  recom- 
mandait au  Seigneur  tous  ceux  qu'il  avait  connus  dans 
sa  longue  vie,  petits  et  grands,  illustreset  obscurs,  et 
toute  l'Église  catholique  répandue  dans  le  monde.     Sa 
prière  achevée.  c'est-à-dire  probablement  vers  le  ma- 


(1)  AutffiiXTai  xal 


302  LA  PERSÉCUTION  D'ANTONIN  LE  PIEUX. 

tin,  les  soldats  le  firent  monter  sur  un  Ane,  et  le  con- 
duisirent vers  la  ville  :  c'était  le  jour  du  grand  sabbat, 
qui,  en  155,  tombait  le  23  février. 

Chemin  faisant,  ils  rencontrèrent  l'irénarque  Hé- 
rode  et  son  père  Nicète  qui  venaient  en  voiture  au- 
devant  du  prisonnier.  L'irénarque  était  un  des  pre- 
miers de  la  curie,  sorte  de  préfet  de  police  choisi 
par  le  proconsul  sur  une  liste  de  dix  candidats  (1). 
Polycarpe  le  connaissait;  peut-être  la  sœur  de  Nicète, 
Alcé,  tante  de  l'irénarque ,  était-elle  chrétienne  (2). 
Les  deux  nobles  Smyrniotes  firent  monter  le  vieil  évo- 
que dans  leur  voiture.  Ils  essayèrent  de  le  décider  à 
l'abjuration  :  «  Quel  mal  y  a-t-il  à  dire":  Kûpis  KaT<rap, 
à  sacrifier  et  à  se  sauver  ainsi?  »  D'abord  Polycarpe 
ne  répondit  pas  ;  puis,  sur  leurs  instances,  il  dit  sim- 
plement :  «  Je  ne  ferai  pas  ce  que  vous  me  conseillez.  » 
Ses  deux  compagnons  passèrent  alors  de  la  bienveil- 
lance à  la  colère;  ils  frappèrent  le  vieillard  :  celui-ci 
tomba  sur  la  route,  et  se  blessa  la  jambe.  Il  se  re- 
leva, et,  toujours  leste  et  de  bonne  humeur,  suivit 
à  pied  avec  les  soldats. 

Au  moment  où  Polycarpe  fut  amené  dans  le  stade, 
la  foule  y  était  déjà  rassemblée,  inquiète,  orageuse, 


(1)  Rescrits  d'Hadrien  et  d'Antonin  le  Pieux,  cités  par  Marcien,  au 
Digeste,  XL VIII,  m,6;  Arcadius Gharisius,  ibid.,  L.  n.  18,  s  ~,  ■.  Code 
Justinien,  X.  i.\w,i  :  Aristide,  Orat.  sac,  IV.  ci'.  Marquardt,  Rômische 
Staatsverwallung,  t.  I.  ]>.  213,  ci  les  notes  sur  ce  passage  <lan>  Rui- 
nart,  éd.  de  Ratisbonne,  p.  92.  et  Funk,  |>.  288. 

(2)  Marlyrium  Polycarpi,  17.  Saint  Ignace,  1  la  lin  île  .sa  lettre  aux 
Smyrniens,  23,  écrit  :  'A<nr<£Ço|iai  "AXxqv,  to -oOr-ov  p.otôvo{j.a,  et  il  ré- 
pète cette  salutation  a  la  lin  de  sa  lettre  a  Polycarpe,  8. 


i  i    m  vr.n  Kl    DE  S\IM   POLI  CARPE 

couvrant  toutes  les  vob  de  son  bruit  sourd  et  confus. 
Cependant  le  martyr  el  les  spectateurs  chrétiens  en- 
tendirent distinctemenl  ces  mois,  qui  semblaient  tom- 
ber du  ciel  :  ■■  Courage,  combats  vaillamment,  ù  Po- 
lycarpe!  »  On  le  conduisil  devant  le  proconsul,  et  là, 
dans  L'enceinte  des  jeux  transformée  en  tribunal, 
•  ■ni  lieu  cet  émouvant  interrogatoire  t  .  <|ui.  mieux 
i|u«'  tout  autre  document  .  qous  aide  à  comprendre 
cette  époque  de  crise  religieuse  ;  nulle  part,  en  effet, 
on  ne  \<>ii  plus  en  relief  l'intrépidité  calme  du  vrai 
ehrétien,  La  faiblesse  du  magistrat,  La  violence  de  la 
foule  intervenant,  dictant,  exécutant  L'arrêt,  et .  dans  Le 
Lointain,  L'impuissance  des  empereurs,  dont  les  res- 
crits  sont  foulés  aux  pieds  par  on  juge  peureux  et 
une  populace  révoltée. 

Quadratus ,  après  s'être  assuré  de  L'identité  du  pri- 
Bonnier,  essaya  de  Lui  faire  renier  sa  foi  :  «  Aie  égard 
à  ton  âge;  jure  par  le  Génie  de  César;  viens  à  résipis- 
cence :  dis  :  Plus  d'athées]  »  Polycarpe,  à  ce  mot, 
tourna  \ers  la  l'ouïe  qui  s'airitait  dans  le  stade  un  visage 
triste  et  sévère  :  Levant  Les  mains  dans  la  direction  de 
la    populace  païenne,  il  dit  avec  un  gémissement  : 

Plus  d'athées  !  Le  proconsul  insista  :  «  Jure  et  je  te 
renvoie  libre  :  insulte  Le  Christ.  —  11  >  a  quatre-i  ingt- 
Bix  ans  que  je  Le  sers,  répondit  Polycarpe,  et  il  ne  m'a 
jamais  t'ait  de  mal;  comment  pourrais-je  injurier  mon 


(I)  Selon  la  lettre  dea  Smyrniotes,  eel  interrogatoire  eul  lieu  dans 
le  Btade  même.  Cela  parail  peu  régulier  à  M.  Renan  [l'Église  chré' 
in  une,  p.  157,  note  a  .  M.ii>  lonl  «i.m^  cette  i dure  est  irrégulier. 


304  LA  PERSECUTION  DAMONIN  LE  PIEUX. 

roi  et  mon  sauveur?  —  Jure  par  le  Génie  de  César.  — 
Si  tu  te  fais  un  point  d'honneur  de  me  faire  jurer  par 
le  Génie  de  César,  comme  tu  l'appelles,  et  si  tu  feins 
d'oublier  qui  je  suis,  écoute  :  je  suis  chrétien.  Si  tu 
désires  savoir  ce  qu'est  la  religion  chrétienne,  accorde- 
moi  un  délai  d'un  jour,  et  écoute.  —  Persuade  le  peu- 
ple. —  Je  t'ai  considéré  comme  digne  d'écouter  mes 
raisons.  Nous  avons  pour  précepte  de  rendre  aux  puis- 
sances et  aux  autorités  établies  par  Dieu  l'honneur  qui 
leur  est  dû,  dans  les  choses  où  la  conscience  n'est 
pas  blessée.  Quant  à  ceux-ci,  je  ne  daignerai  pas  en- 
trer en  explication  avec  eux.   » 

«  Ce  que  les  Actes  authentiques  des  martyrs  traitent 
avec  le  plus  de  mépris  et  comme  le  pire  ennemi  des 
saints,  dit  à  ce  propos  M.  Renan,  c'est  la  canaille  des 
grandes  cités.  Se  défendre  devant  le  peuple  paraît  aux 
évèques  une  honte  ;  c'est  avec  les  autorités  seules  qu'ils 
veulent  argumenter  (1).  »  Cette  observation  est  exacte; 
mais  M.  Henan  en  tire  deux  conséquences  excessives. 
L'une,  c'est  que  les  fidèles  se  considéraient  comme 
étrangers  au  peuple,  comme  formant  une  petite  bour- 
geoisie séparée  de  lui  (2);  —  séparée  des  fainéants  qui 
vivaient  de  distributions  publiques,  de  sportules,  pas- 
saient les  journées  aux  bains  gratuits  et  aux  specta- 
cles, et  formaient  «  la  canaille  des  grandes  cités,  »  oui, 
sans  doute;  mais  séparée  du  vrai  peuple,  c'est-à-dire 
des  pauvres,  des  petits,  des  ouvriers,  des  esclaves,  des 


']    Renan,  l'Église  chrétienne,  p.  308. 
2    Tbid. 


l  l    MARTYRE  Dl    BAIN!   POLYCARPI 

parties  Laborieuses,  humiliées,  Bouffrantes  de  la  société 
antique,  aon  certes,  el  les  adversaires  lettrés  du  chris- 
tianisme, les  Fronton,  les  Celse,  le  savenl  bien,  car 
leur  aristocratique  dédain  reproche  sans  cesse  à  l'É- 
glise de  se  recruter  dans  cette  classe,  de  plonger  par 
toutes  ses  racines  dans  V  humus  populaire.  L'autre  con- 
séquence  tirée  par  M.  Renan  des  paroles  de  saint  Po- 
lycarpe ,  c'est  que  le  christianisme  aspire ,  dèslors,  à 
devenir  ■  la  îfl i ^  i< >n  du  gouvernement  l  .  Cette  as- 
piration est  sans  doute  fort  lointaine  à  l'époque  dont 
qous  parlons,  an  siècle  et  demi  avant  «  le  jour  où  le 
gouvernement  se  relâchera  *lr  ses  rigueurs.  o  .Mais  on 
comprend  que  l'Église  chrétienne,  ayanl  conscience 
d'elle-même,  se  sentanl  une  force  sociale,  un  déposi- 
taire de  l'autorité,  une  des  puissances  de  ce  inonde,  ait, 
de  bonne  heure,  cherchée  traiter  avec  les  pouvoirs  po- 
lit iijues  et  à  se  justifier  devant  eux.  Delà  les  démarches 
•  les  premiers  apologistes;  de  là  cette  fière  réponse  de 
Polycarpe  au  proconsul  d'Asie.  Au  peuple  les  apôtres 
et  leurs  successeurs  donneront  leurs  paroles,  leurs 
Bueurs,  Leur  cœur,  leur  vie;  devant  Les  seules  puissan 
ces  ordonnées  de  Dieu  »  ils  consentiront  à  se  défendre 
et  à  s'expliquer.  Ils  acceptent  le  peuple  comme  disci- 
ple, et  non  comme  juge.  En  agissant  ainsi,  en  récusant 
les  caprices  mobiles  de  La  foule,  ils  se  trouvent  d'ac- 
cord avec  Les  empereurs,  qui  ont  prescrit  de  ne  recevoir 
contre  les  chrétiens  que  des  accusations  régulières,  et 


(1     //<«/..  |».  309. 

20 


30G  LA  PERSÉCUTION  DANTON  IN  LE  PIEUX. 

ils  rappellent  au  devoir  les  magistrats  prévaricateurs, 
comme  Quadratus,  qui  abdiquaient  leur  pouvoir  entre 
les  mains  d'une  plèbe  inconsciente  et  irresponsable. 

Le  proconsul  ne  parut  point  comprendre  l'intention 
de  l'évèque  :  «  J'ai  des  bètes  féroces,  répondit-il,  je 
vais  t'y  jeter,  si  tu  ne  viens  à  résipiscence.  —  Fais-les 
venir.  Nous  n'avons  point  l'habitude  de  retourner  en 
arrière,  et  d'aller  du  mieux  au  pire.  Il  m'est  bon,  au 
contraire,  de  passer  des  maux  de  cette  vie  à  la  suprême 
justice.  —  Puisque  tu  méprises  les  bètes,  je  te  ferai 
brûler,  si  tune  changes  d'avis .  —  Tu  me  menaces  d'un 
feu  qui  brûle  une  heure,  et  s'éteint  aussitôt.  Ignores-tu 
le  feu  du  juste  jugement  et  de  la  peine  éternelle  ,  qui 
est  réservé  aux  impies?  Vraiment,  pourquoi  tardes-tu? 
Apporte  ce  que  tu  voudras.   » 

Le  proconsul,  qui  eût  désiré  ne  point  sévir,  était  stu- 
péfait d'une  telle  constance  :  il  se  décida  à  s'avouer 
vaincu.  Par  son  ordre,  le  héraut  s'avança  au  milieu  du 
stade,  et,  trois  fois,  cria  :  «  Polycarpe  s'est  avoué  chré- 
tien .  »  Ce  rôle  de  prxco  est  attesté  par  une  foule  de 
documents.  Dans  les  procès  romains,  qui  se  jugeaient 
en  plein  air,  il  était  le  porte- voix  du  magistrat.  Celui-ci 
parlait  peu,  lentement,  d'un  ton  grave  et  modéré  : 
le  héraut,  au  contraire,  faisait  retentir  la  place  publi- 
que des  éclats  de  sa  voix  (1).  Tantôt  il  proclamait  les 
ordres,  les  sommations,  les  interrogations  même  du 


(i    Prœco   pleruraque  contentissime  clamitat;  çnimvero  ipse  Pro- 
consul   derata  yoce  rarenter  cl  Bedens  loquitur.  Apulée,  Floride, 

u  y. 


I  i    M  \l'.l  M'.!    DE  SAINT  P01  VCARPE,  307 

juge  l  :  tantôt  il  criait,  pendant  Le  supplice,  Le  motif 
de  la  condamnation.  Horace  parle  d'un  affranchi  de 
Pompée  qui  l'ut  battu  parles  bourrèauxjusqu'à  ce  que 
le  héraut  fût  fatigué  de  crier  3  .Spartien  raconte  que, 
Septime  Sévère  ayant  été  nommé  Légat  du  proconsul 
d'Afrique,  on  plébéien  .  originaire  du  même  municipe, 
courut  l'embrasser  au  milieu  doses  licteurs;  Sévère  le 
lit  flageller,  tandis  que  Le  prxco  disait  :  Plébéien, 
prends  garde  d'embrasser  témérairement  un  Légat  du 
peuple  romain  3  .  >  Devenu  empereur,  il  décida,  nous 
apprend  Ulpien,  que  quiconque  jurerait  faussement 
par  le  Génie  du  prince  serait  batonné,  pendant  quel'on 
crierait  :  Ne  jure  pas  inconsidérément  '■  .  a  Le  ca- 
lomniateur était  de  même  flagellé  pendant  que  Le  hé- 
raut criait  :  Tu  as  calomnié  (5) .  »  Alexandre  Sévère , 
ayant  condamnée  mort  un  certain  Turinus,  qui  vendait 
:.  prix  d'or  un  crédit  qu'il  n'avait  pas,  ordonne  qu'il 
Boit  asphyxié  par  la  fumée  d'un  bûcher,  pendant  que  Le 
héraut  criera  :  <■  Il  périt  parla  fumée  pour  avoir  ven- 
dude  la  fumée  [6  .  »  Les  Actes  des  martyrs,  tant  ceux 
que  Ruinart  a  publiés  que  ceux  qu'il  a  exclus  de  son 


i    Au  quatrième  Biècle,  les  interrogatoires  se  faisaient  encore  par  la 
\,.i\  du  héraut  : 

...  Prasconum  voie  trementes 
Bxaminare 

dit  Prudence,  Hamartigenia 
■    Borace,  Épodt  %,  IV,  12,  13. 

Spartien,  Sevt  i 
(4)   D  Ml.  il  13. 

5  i,,,i  de  241,  tu  Code  Justinien,  l\.  mi.  \c>. 

6  Lampride,  llex.  s 


308  LA  PERSÉCUTION  D'ANTONIN  LE  PIEUX. 

recueil,  contiennent  de  fréquentes  mentions,  soit  d'in- 
terrogatoires transmis  par  la  vox  horrida  du  prœco, 
soit  de  paroles  criées  par  lui  pendant  le  supplice  : 
M.  Le  Blant  pense ,  avec  raison ,  que  ces  indications  sont 
puisées  dans  des  documents  officiels  et  authentiques  (1). 
Après  l'allusion  faite  par  Horace  à  la  fatigue  du  prœco, 
la  mention  contenue  dans  la  lettre  des  chrétiens  de 
Smyrne  est  le  plus  ancien  texte  qui  ait  conservé  ce  cu- 
rieux détail  de  procédure  romaine.  Ici,  le  proconsul 
fait  proclamer,  non  la  sentence  définitive,  mais  le  fait 
d'où  résulte  la  culpabilité  de  Polycarpe ,  le  verdict  en 
attendant  l'arrêt.  L'arrêt  ne  fut  point  prononcé  par 
le  juge  ,  il  fut  rendu  puis  exécuté  par  le  peuple, 
comme  aux  plus  mauvais  jours  de  nos  tourmentes 
révolutionnaires. 

Aussitôt  que  la  proclamation  du  héraut  eut  été  en- 
tendue, la  foule  des  spectateurs  fut  saisie  d'une  colère 
furieuse.  L'indignation  des  païens  était  attisée  par  les 
Juifs,  très  nombreux  à  Smyrne ,  et  qui ,  profitant  du 
repos  du  sabbat ,  s'étaient  portés  en  masse  à  des  jeux 
où  devait  couler  le  sang-  chrétien.  De  cette  foule  mêlée 
s'échappèrent  des  cris  confus  :  «  C'est  le  docteur  de 
l'Asie!  le  père  des  chrétiens!  le  destructeur  de  nos 
dieux!  celui  de  qui  beaucoup  ont  appris  à  ne  plus  sa- 
crifier et  à  ne  plus  honorer  les  dieux  !  »  Bientôt  de  tous 
côtés  on  appela:  «  Philippe!  Philippe!  »  et  l'on  de- 
manda à  l'asiarque  de  faire  lâcher  un  lion  contre  Po- 
lycarpe. <(  Cela  n'est  plus  possible,  répondit-il;  les  jeux 

(1)  Edmond  Le  Blant,  les  Ictes  des  rftartyrs,  ï  36,  p.  oi-'.ii. 


1.1    M  \ K  I  \  EU    DE  SAINT  POLYI  \K1'K. 

d'animaux  l  sont  terminés.  Les  règlements  s'op- 
posaient-ils à  ce  qu'un  li«»n  rat  taché  après  la  clôture 
des  vtnationes,  <«u  Philippe  eut-il  recours  â  ce  prétexte 
pour  éviter  de  tremper  les  main-  dans  le  meurtre  d'un 
vieillard?  Nous  l'ignorons;  mais  il  parait  que  le  peuple 
n  insista  pas.  In  nouveau  cri  s'éleva  de  tous  Les  bancs 
•  In  stade  :  Qu'il  -<>ii  brûlé  vif!  Aucune  sentence  ne 
fut  demandée  au  proconsul,  qui  avait  peut-être  quitté 

sa  loge    pOUl         -  r.  lui   an— i.  -a    i  « -j m »n -.1 1  »i li t ♦'•    il.' 

\  iolences  il 

i'  ilycarpe  ne  s'étonna  p » •  i 1 1 1  :  quelques  jours  aupa- 
ravanl  une  visioD  lui  avait  appris  qu'il  périrait  par  Le 
feu.  Il  vil  sans  émotion  une  grande  parti. •  du  peuple, 
beaucoup  de  Juifs,  quitter  le  stade,  se  répandre  aux 
environs,  dans  Les  bains,  dans  les  boutiques,  pour  y 
chercher  du  bois  el  des  fagots.  Kn  peu  de  temps  le  l»ù- 
cher  fut  construit.  Polycarpe  se  prépara  lui-même  à  y 
monter.  11  ôta  ses  vêtements,  enleva  sa  ceinture  :  mais 
ses  vieilles  mains  éprouvèrent  quelque  difficulté  a 
dénouer  ses  «ailiers:  d'ordinaire  les  chrétiens  qui  l'as- 
sistaienl  s'empressaient  deluiépargnerce  soin,  heureux 
de  toucher  son  corps  vénérable,  n  Même  avant  Le  mar- 
tyre, «lit  la  Lettre,  on  l'honorait  déjà,  à  cause  de  sa 
sainteté.  Placé  enfi  i  sur  Le  bûcher,  Polycarpe  refusa 
d'être  cloué  au  poteau  qui  en  occupait  le  milieu,  selon 
L'usag<    -i  .      Laissez-moi,  dit-il.  Celui  qui  me  fait  la 


(1)  Ta  v.v. 

(2)  Cf.  I  dam  Rainait,  |>.  130.  —  La  lettre  sur 


310  LA  PERSECUTION  D'AM'OMN  LE  PIEUX. 

grâce  d'avoir  à  souffrir  le  feu  me  donnera  la  force  de 
rester  immobile  sur  le  bûcher  sans  le  secours  de  voa 
clous.  »  On  se  contenta  de  le  lier.  Debout  contre  un 
poteau,  les  mains  attachées  derrière  le  dos  (1),  il  sem- 
blait, disent  les  chrétiens  de  Smyrne,  comme  un  bélier 
de  choix  pris  dans  le  troupeau  pour  être  offert  à  Dieu 
en  holocauste.  Quand  il  eut  quelque  temps  prié  à  haute 
voix ,  selon  sa  coutume  (la  lettre  reproduit  sa  prière  , 
admirable  spécimen  d'oraison  antique),  les  valets  du 
bourreau  s'approchèrent  et  mirent  le  feu  au  bois  ;  on 
vit  alors  la  flamme  onduler,  à  la  façon  d'une  voile  de 
navire  gonflée  parle  vent,  et  envelopper  dans  ses  plis 
le  corps  du  martyr,  brillant  au  travers  comme  un  pain 
dans  le  four  ou  un  métal  précieux  dans  la  fournaise. 
Une  odeur  aromatique  s'exhalait  en  même  temps  du 
bûcher.  Cependant  les  flammes  ne  consumaient  point 
le  condamné;  il  fallut  que  le  confeclor  vint  lui  don- 
ner un  coup  de  poignard.  Le  sang  jaillit  avec  une  ex- 
traordinaire   abondance.  Les   chrétiens  virent,   dit- 


[e  martyre  de  S.  Polycarpe,  g  13,  emploie  le  moi  npocrriXoùv,  clouer,  el 
parle  de  la  sûreté  produite  par  les  clous,  tîjç.  .  .  èv.  twv  r,).wv  otffço&eÊaç. 
La  Passion  de  S.  Pionius  dit  de  même  (rue  l'on  attacha  ci'  martyre 
clavis  trabalibuSj  et  se  sert  du  mol  transfigere.  .le  ne  crois  point 
qu'il  s'agisse  ici  de  clous  perçants,  comme  dans  le  crucifiement,  ce  qui 
serait  une  aggravation  de  supplice  trop  grande  pour  être  mentionnée 
seulement  en  passant,  mais  plutôt  de  gros  crampons  de  fer  destinés  a 
assujettir  les  membres  an  poteau  auquel  étaient  lixés  ordinairement  les 
condamnés  à  la  décapitation,  aux  bêtes  ou  au  feu  :  voir  Bullettino  </< 
archeologia  crisliana,  1875,  pi.  IV:  1879.  p.  21,  22,  et  pi.  III. 
(1)  C'est  absolument  l'attitude  que  donne  au  condamné  exposé  aux 

bêtes  sur  un  pulpitlim  la  lampe  de  terre  cuile  publiée  dans  le    llullil- 

tino  di  archeologia  crisliana.,  1871*,  pi.  III 


l.i;  MARTYRE  DE  SAWI  P0LYCARP1         ;n 

on   im,  odombe    I    s'envoler  dans  les  airs,  el  ils  j 
reJonnurent,  comme  1-  plus  anciens  artistes  des  ca- 
rabes,  un  symbole  de  l'ame  pure  qui  montait  au 

ciel   -2-  . 

Os  se  préparaient  à  enlever  Les  restes  '1»  martyr, 
m.  [es  enterrer  avec  honneur,  En  règle  générale, 
le  sépulture  était  accordée  aux  condamnés  3  .Auguste 
M  vante  de  ae  l'avoir  .vin—  à  personne  i  .  Joseph 
d'Arimathie  put  sans  opposition  ensevelir  le  corps  du 
Sauveur  Cependant  l'autorisation  d'inhumer  le  sup- 
pute devait  être  demandée  5),etonnel'obtenaitpas 
t(inj()lll.  6).  Les  Juifs,  que  le  supplice  de  Polycarpe 
Savait  pas  désarmés,  restèrent  dans  le  stade  quand 
lc  peuple  se  fut  écoulé  après  la  Bn  du  cruel  spectacle; 
ayani   aperçu  les  chrétiens  qui  s'empressaient  pour 


»!  >npA««»t«^w4JIIoc*mi  Mart.  Polycarpi,  16,  dans 
Rinartéd.dTRatisl »,  p.  89.  Cependant  la  circonstance jnerved- 

ri.,,,,1 i,-r".fî^^^4S^S 

Camste    Eusèbedil  senlemenl    Hist  Eccl,    IV,   15        E&i >>-  ■■>/.><- 

:  ,  IIIlk  cor, -,,-  ,;r.-,~  «:,....•  ,:,  ,--,  autour  total»» 

(sortit  une  abondance  de  sang,  etc. 
(2)  Cf.  ma  Rome  souterraine,  p.  297-302. 
!  [pieu,  Panl,  an  DigeaU    U.VI1I,  «w,  '■ 

I       \„   Cbap.   \   IXT.ta  s,n,.    rilrpar   l   lOMU,   ifttd- 

,        ,.,L„  ,.«. ,..,..:,,...,....»..  »rPUS  .»,..n.l  ■»"«;■•!'"-  »r' 

,„ ,    ,,,„(  corpus  Jean...  Pilatus  donnai  corpus.  Sainl  »«,rr, 

^5  -  Hic  ac^ssit  ad  Pilatuni,  et  petu.  corpus  Jean.  Saxnt  Lue. 
u    -.        ,,.  tVi1  Pila.......  ..'  toUeretur  corpus  Jean.  El  pernua.1 

STl'u»  Saint  Jean  m,  38.  -  Eorum  in  qnoa  animadverUtur,  corpora 

^Sunn^mnonpemitUtnr.niaxime 
lorom.  tbid. 


312  LA  PERSÉCUTION  DAXTONIN  LE  PIEUX. 

retirer  du  bûcher,  presque  éteint  par  le  sang*  du  mar- 
tyr, ce  qui  restait  de  son  corps,  ils  coururent  avertir 
Nicète,  père  de  l'irénarque  Hérode.  Nicète,  docile  â 
leurs  suggestions,  alla  trouver  le  proconsul,  et  le  pria 
de  ne  point  permettre  l'inhumation  de  Polycarpe.  Les 
chrétiens  en  feraient  un  dieu,  dit-il,  ils  délaisseraient 
le  Crucifié  pour  l'adorer.  Insinuation  absurde,  comme 
le  fait  observer  la  lettre  des  Smyrniotes,  mais  en  même 
temps  précieux  témoignage  de  la  vénération  dont  les 
premiers  fidèles  entouraient  les  reliques  des  martyrs. 
On  ne  sait  si  le  proconsul  prononça  l'interdiction  de- 
mandée. Mais  un  centurion ,  effrayé  de  la  turbulence 
des  Juifs,  ordonna  de  rallumer  le  bûcher,  et  y  fit  brû- 
ler le  cadavre.  Les  chrétiens  purent  ensuite  recueillir 
librement  les  os  épargnés  par  les  flammes  (1),  plus 
précieux  pour  eux,  disent-ils,  que  l'or  et  les  pierreries. 
La  lettre  de  l'Église  de  Smyrne,  volontairement 
mystérieuse,  car  on  pouvait  craindre  que  la  fureur  des 
païens  et  des  Juifs  ne  s'acharnât  jusque  sur  le  tombeau 
du  martyr,  dit  que  ces  reliques  «furent  déposées  en 
lieu  convenable  (2)  ;  »  puis,  ne  voulant  point  révéler 
l'endroit  où  se  rassemblaient  périodiquement  les  chré- 
tiens, elle  ajoute,  avec  la  même  réserve  :  «  Réunis  là 
où  il  nous  sera  possible,  en  exultation  et  joie,  Dieu  nous 
fera  la  grâce  de  célébrer  le  jour  anniversaire  de  son 


(î)  Cf.  Ulpien,  Inc.  cil.  :  Eoruin  quoque  corpora,  qui  eiurendi  dam- 
nantur,  peti  poseront  :  scilicel  ut  ossa  ri  (innés  collecta  sepultnrse 
tradi  |i<>ssint. 

(2j  A7tE6c'|j.£Tc<  Sftovxaï  àxôXouôovJjv. 


MARTYRE  DE  SAIN!   POLYCARPE.  313 

martyre    i  .      Ces  précautions  de  langage  trahissent 
la  c^e  violente  que  traversait  alors  l'Église  de  Smyrne, 
malgré  le  répit  momentané  qui  paraît  avoir  suivi  La 
mort  de  Polycarpe  (2).  Le  terme  employé  par  les  ré- 
dacteurs de  La  Lettre  pour  signifier  l'anniversaire  doit 
être  remarqué  :  ri|»wi  |wp?l«  «wo5i|FP«»F'tolov'daIU 
nowl  à  mot  bizarre,  le  jour  de  la  oaissance  de  son 
martyre    ou,  dans  on  sens  très  beau,  le  jour  de  sa 
naissance  par  Le  martyre,   lui  latin  Le  natals  on  dm 
MtaUi  d'un  saint  désigne  toujours  aussi  l'aniiiversaire 
desamort  oudeson  martyre  3     C'est  alors  qu'il  est 
vraiment  aé  pour  La  rie  éterneUe.   Saint  augustm  a 
Bût  éloquemment  ressortir  ce  qu'a  de  kouchanl  et  de 
noble  L'adoption  dece  motavec  cette  signification  par 
L'Église   k  ■  Elle  a'était  point  tout  à  l'ait  inconnue  de 
^antiquité  païenne.  Sénèque  avait,  une  fois,  dit   de 
,,  mort  :  •  Ce  jour,  que  nous  redoutons  comm.-  Leder- 
aier,  est  celui  qui  donne  naissance  au  jour  éternel  5 
terni  notait*  est. 


,    cène  phrase  en  rappelle  ope  semblable  des  Actes  de  saint  Ignace, 
,|,ii  m  esl  peut-être  imitée. 

(2)  Cf.  Mart.  Polyearpi,  l.  

3)SurlesensdumottfatoK»,  roir  Rome  souterraine,  p.  H,  78. 
Ingustin.l  i    Confess.,  vi.  I;  Demor.EeeL  cath., 

(5)  Sénèque,  //<•  102. 


314  LA  PERSÉCUTION  DANTONIN  LE  PIEUX. 

III, 

La  seconde  Apologie  de  saint  Justin. 

On  vient  de  voir  les  chrétiens  persécutés,  en  pro- 
vince, au  milieu  de  circonstances  qui  constituaient 
une  violation  flagrante  des  rescrits  impériaux.  On  vn 
les  voir,  à  Rome,  condamnés  en  conformité  soit  du  droit 
commun,  soit  de  ces  mêmes  rescrits.  De  quelque  coté 
que  l'on  se  tourne,  l'illégalité,  la  légalité,  sont  contre 
eux  et  font  des  martyrs. 

Dans  sa  seconde  Apologie,  rédigée  en  forme  de  re- 
quête aux  empereurs  et  au  sénat,  et  présentée  tout  à  la 
fin  du  règne  d'Antonin,  environ  dix  ans  après  la  pre- 
mière, saint  Justin  raconte  la  condamnation  à  Rome, 
vers  160,  d'un  prêtre  ou  catéchiste  chrétien,  nommé 
Ptolémée,  et  de  deux  fidèles,  l'un  appelé  Lucius,  l'au- 
tre dont  le  nom  n'est  pas  indiqué.  Mais  Rome,  sous  le 
mê me  règne,  avait  vu,  avant  eux,  d'autres  martyrs. 

C'est  l'insuccès  de  sa  première  requête  qui  oblige 
Justin  à  prendre  une  seconde  fois  la  plume.  Il  fait  al- 
lusion dans  son  nouvel  écrit  à  de  nombreux  procès  in- 
tentés  aux  chrétiens.  Les  païens  ne  se  faisaient  point 
scrupule  de  dénoncer  au  pouvoir  les  adversaires  de 
leur  religion.  Beaucoup  d'entre  eux,  crédules  aux  va- 
gues rumeurs  qui  couraient  dans  les  derniers  rangs  du 
peuple,  considéraient  les  membres  de  l'Église  comme 
•  1rs  misérables  souillés  de  crimes  sans  nom,  ouplulùt 


la  st:coM)i:  \roi.o  . 1 1 :  m.  s\i\i  .11  mi\  315 

coupables  d'énormités  qui  s'accomplissaient  tous  1rs 
jours  dans  Les  bas-fonds  de  la  société  païenne,  Quel- 
quefois une  accusation  fondée  sur  ces  bruits  calomnieux 
réussissait.  <■  A  force  de  tourments,  dit  saint  Justin,  on 
arrachait  à  des  esclaves,  à  des  enfants,  à  de  faibles 
femmes,  La  révélation  de  crimes  imaginaires  (I'.»  Il 
<•-!  probable  que,  dans  Les  procès  auxquels  fait  ici  al- 
lusion L'apologiste,  Le  libellas  accusationis  n'avait  point 
uniquement  énoncé  La  qualité  de  chrétien,  mais  énu- 
méré  des  forfaits  mis  par  l'imagination  populaire  à  la 
char-.'  des  membres  de  L'Église,  imputé  à  tel  ou  tel 
fidèle  d'avoir  commis,  dans  Les  assemblées  «lu  culte, 
•  les  bomicides  ou  des  actes  de  débauche;  autrement 
il  n'eût  pas  été  besoin  de  mettre  les  accusés  ou  les  per- 
sonnes de  leur  service  à  la  torture,  puisque  L'aveuou 
la  uégation  delà  qualité  de  chrétien  entraînait  Légale- 
ment, par  soi  seul,  la  condamnation  ou  l'acquittement. 
Les  gens  du  peuple,  on  les  irréfléchis  qui  en  parta- 
geaient 1. 's  passions,  ne  furent  pas,  au  deuxième  siècle, 
Les  seuls  adversaires  des  chrétiens.  I^es  lettrés  virent 
avec  défiance  la  doctrine  nouvelle  sortir  de  l'ombre,  ap- 
peler la  discussion,  fonder  des  chaires  Libres,  parler 
sans  embarras  le  langage  de  1Yv<>1<\  et  prendre  rang 
dans  la  Littérature.  Ce  fut  un  grand  étonnement,  par- 
fois une  vive  émotion,  parmi  Les  membres  de  ce  qu'on 
pourrait  appeler  dès  cette  époque  lf  corps  universi- 
taire. L'État  avait  d'abord  honoré  Les  professeurs  par 
des  privilèges  et  des  immunités,  qui  devinrent  fort  im- 

B.  Justin,  //  .i/"</..  i' 


316  LA  PERSÉCUTION  D'ANTONIN  LE  PIEUX. 

portants  sous  les  Antonins  (1).  Dès  la  fin  du  premier 
siècle,  il  commença  de  les  prendre  à  son  service.  Yes- 
pasien  institua  les  premiers  professeurs  payés  par  le 
trésor  public  (2).  Hadrien  fonda  en  Grèce  de  nom- 
breuses chaires  (3) .  Antonin  salaria  dans  toutes  les  pro- 
vinces des  maîtres  de  philosophie  et  de  rhétorique  (ï). 
Sous  son  règne,  les  philosophes  de  profession  affluè- 
rent dans  les  grandes  villes,  et  surtout  à  Rome,  où  les 
bous  étaient  sûrs  d'obtenir  l'estime  d' Antonin,  les  faux 
son  «  indulgence  exempte  de  blâme,  »  sous  la  protec- 
tion du  césar  Marc-Aurèle  (5).  Ce  fut  l'époque  par 
excellence  des  hommes  de  lettres,  celle  où  ils  parve- 
naient à  tout,  où  nulle  ambition  ne  leur  fut  interdite. 
Sous  Antonin  et  sous  Marc-Aurèle,  des  rhéteurs  ou  des 
philosophes,  Hérode  Atticus,  Fronton,  Junius  Rusticus, 
Claudius  Severus,  Proculus,  obtinrent  le  consulat  et 
gouvernèrent  des  provinces.  Ces  favoris  de  l'autorité 
impériale  étaient  généralement  mal  disposés  pour  le 
christianisme.  Leur  nombre,  leur  cohésion,  leur  crédit, 
devinrent,  au  deuxième  siècle,  un  des  principaux  obs- 
tacles opposés  à  son  action.  Les  uns  s'y  montraient 
réfractaires  par  inertie  :  littérateurs  obstinés,  décla- 
inateurs  convaincus,  esclaves  des  traditions,  enfermés 
dans  leur  art,  et  si  épris  de  leur  phrase,  qu'ils  redou- 
taient  d'instinct  toute  idée  vivante  qui  en  serait  venue 


(1)  Digeste,  XXVII,  ï,  6,  g  1,  2. 
(•2)  Suétone,  Vespas.,  18. 

(3)  Spartien,  Hadr.,  16. 

(4)  J.  CapitoliD,  Antoninus  Pius,  11. 

■    Marc  Aurèle,  Pensées,  1, 16  (curieux  passage) 


là  SECONDE  IPOLOGIE  DE  SAINT  FI  SI  IN.  317 

déranger  La  froide  symétrie.  L'école,  on  l'a  très  1  »  i  *  -  :  i 
dit.  esl  de  sa  nature  conservatrice  :  on  j  garde  religieu- 
semenl  toutes  Les  \i«'ill<'s  pratiques,  toutes  Les  ancien- 
nes opinions,  «t  Les  erreurs  mêmes 3  sonl  traitéesavec 
rd,  quand  Le  temps  Lésa  consacrées:  voilà  pour- 
quoi Les  écoles  de  Rome  se  son!  montrées  d'abord  si 
rebelles  au  christianisme:  il  n'y  avail  pas  Là,  autant 
qu'ailleurs,  <1<'  ces  âmes  inquiètes,  malades,  tourmen- 
tées de  désirs,  éprises  d'inconnu,  à  La  poursuite  d'un 
Douvel  idéal  1  .  Les  chrétiens  déploraient  L'obstina- 
tion de  ces  bonnes  gens  si  facilement  satisfaits,  mais 
Bans  doute  ils  avaient  peu  de  chose  à  redouter  d'eux. 
D'autres  adversaires  intellectuels  étaienl  [tins  malfai- 
sants. Ceux-ci  se  recrutaient  surtout  parmi  Les  philoso- 
phes, avides  d'argenl  ej  d'honneurs,  que  La  faiblesse 
d'Àntonin,  La  naïveté  de  Marc-Aurèle,  laissaient  gou- 
verner  sans  contrôle  le  monde  des  esprits,  et  qui  voyaient 
dans  Les  docteurs  chrétiens,  dont  la  science  et  l'élo- 
quence commençaient  à  s'imposer,  dont  les  chaires  li- 
bres attiraienl  déjà  des  auditeurs,  une  influence  dange- 
reuse  ;|  combattre,  •  ■!  même  des  rivaux  à  supprime!'. 
IK  argumentaient  souvent  contre  eux.  Quelquefois,  à 
liout  d'arguments,  ils  a'avaienl  pas  la  force  de  se 
mettre  au-dessus  des  jugements  d'un  peuple  ignorant 
«t  passionné  2.  »  On  envoyai!  alors  menacer  leurs 
adversaires  d'en  appeler  au  bras  séculier.  «  .!•■  m'.-it- 


1    1;.  Bousier,  l'Instruction  publique  dans  l'empire  romain,  dans 
e  th  s  itin  1  -  Mondes,  15  mara  1884,  1 
-  Justin,  UApol.,  12. 


318  L.V  PERSÉCUTION  D'ANTO.MN  LE  PIEUX. 

tends,  écrit  Justin,  à  me  voir  quelque  jour  dénoncé  et 
mis  aux  fers  à  l'instigation  de  quelques-uns  de  ceux  que 
l'on  appelle  Philosophes,  peut-être  à  l'instigation  de 
Crescent  (1).  »  Ce  Crescent  était  un  cynique,  haineux  et 
bien  rente,  avec  lequel  disputaient  souvent  le  docteur 
chrétien  et  ses  disciples  (2).  Crescent  eût  peut-être  rougi 
de  se  rendre  complice  de  l'aveuglement  du  vulgaire, 
en  portant  contre  les  chrétiens  d'odieuses  et  absurdes 
accusations.  Mais  il  laissait  entendre  à  ses  adversai- 
res qu'il  pourrait  bien  les  traduire  un  jour  devant  les 
tribunaux  comme  coupables  «  d'athéisme  et  d'im- 
piété (3);  »  forme  moins  brutale,  moins  sotte  et  non 
moins  dangereuse  de  l'immense  et  subtile  calomnie  qui 
enveloppait  alors,  comme  d'un  impalpable  réseau, 
l'innocente  société  des  fidèles. 

Les  accusations  inspirées  par  un  fanatisme  crédule 
ou  par  la  haine  plus  raffinée  d'adversaires  intellectuels 
n'étaient  pas  les  seules  dont  fussent  menacés  et  souvent 
atteints  les  membres  de  l'Église  ;  quelquefois  une  aven- 
ture domestique,  une  querelle  de  famille,  amenait  de- 
vant les  tribunaux,  comme  chrétiens,  ceux  qui  y  avaient 
été  mêlés.  C'est  une  de  ces  tragédies  bourgeoises  que 
raconte  saint  Justin  au  début  de  sa  seconde  Apologie. 

Il  y  avait  à  Rome  un  ménage  où  le  mari  et  la  femme 
rivalisaient  de  vilaines  moins,  vivant  dans  l'orgie  sous 
les  yeux  de  leurs  affranchis  et  de  leurs  esclaves,  au 


(i)  Ibid. 

•■>   Tatien,  Orat.  ad  Grsecos,  18,  19;  Eusèbe,  Hist.  Eccl,  IV,  16. 

(3)  Saint  Justin,  IIApol.,  3.  —  Voir  j>ins  haut,  p.  loi,  135. 


LA  BEI  ONDE   APOLOGIE  DE  SAISI    H  M  IN.  119 

s.in  de  cette  promiscuité  <|ui  transformai!  quelquefois 
les  maisons  antiques  en  mauvais  lieux.  Devenue  chré- 
tienne, la  femme  abandonna  ses  désordres.  Ne  pouvant 
persuader  à  son  mari  de  cesser  des  habitudes  infâmes, 
elle  résolut  de  se  séparer  de  lui.  Cependant .  sur  le  con- 
seil de  ses  proches,  elle  consentit  à  patienter  encore, 
espéranl  le  corriger,  Loin  de  s'amender,  le  mari  s'en- 
fonça plus  avant  dans  le  vice  :  durant  an  voyage  qu'il 
lit  a  Alexandrie,  il  se  conduisit  si  mal.  que  1«'  bruit  en 
vint  aux  oreilles  de  sa  femme,  restée  à  Rome.  Elle  n'hé- 
sita plus,  et  lui  envoya  des  lettres  de  divorce. 

Le  mari  savait-il  déjà,  devina-t-il  seulement  alors 
qu'elle  était  chrétienne?  Les  païens,  quand  le  fanatisme 
ae  les  aveuglait  pas,  avaient  une  haute  idée  de  la  vertu 
des  chrétiens.  Christianisme  <'t  impureté  leur  sem- 
blaient  incompatibles.  Un  acte  de  résistance  \  ertueuse, 
un  éclatant  changement  de  mœurs,  souvent  il  n\'n  fal- 
lait pas  davantage  pour  trahir  un»'  adhésion  secrète  à 
la  nouvelle  religion.  On  raconte  que,  un  homme  de 
basse  extraction  ayant  un  jour  refusé  de  se  prêter  au 
caprice  amoureux  d'une  femme  riche  et  noble,  le  gou- 
verneurde  la  province  se  dit  :  Celui-là  est  certaine- 
ment on  chrétien,  »  et  le  condamna  à  mort  l  .  Peut- 
être  la  transformation  morale  de  l'épouse,  sa  résolution 
de  m-  pliiN  partager  une  vie  coupable,  suffit-elle  de 
même  à  ou\  rir  les  >  eux  du  mari  païen  :  <■  Elle  est  chré- 
tienne!    dit-il.  Et,  furieux,  il  la  dénonça. 

Cette  lâche  action  n'eut  pas  Le  résultat  espéré.  Ledi- 

(1)  Acta  s   s,n  ni,  dans  les  l<  ta  SS.,  terrier,  t.  III,  p.  71. 


320  LA  PERSÉCUTION  D'ANTONIN  LE  PIEUX. 

vorce,  quelque  fût  l'époux  qui  l'avait  déclaré,  donnait 
ouverture  à  une  liquidation  qui  pouvait  être  longue. 
Par  l'action  rei  uxoriœ,  la  femme  obligeait  l'époux  à 
restituer  la  dot  et,  en  général,  tous  ses  apports.  Pour 
le  cas  où  Userait  hors  d'état  de  le  faire,  elle  possédait, 
de  préférence  à  tous  créanciers,  même  antérieurs  au 
mariage,  une  hypothèque  sur  les  immeubles  de  son 
mari.  De  plus,  bien  que  la  disposition  et  l'administra- 
tion de  ses  biens  paraphernaux  fût  restée  entière  à  la 
femme,  elle  avait  pu,  à  leur  sujet,  contracter  avec  son 
mari,  et  acquérir  des  droits  contre  lui.  Le  divorce  en- 
traînait donc,  comme  toute  dissolution  de  mariage,  un 
règlement  d'intérêts  quelquefois  fort  compliqué,  d'au- 
tant plus  qu'il  mettait  en  présence,  non  point  des  en- 
fants ou  des  héritiers,  mais  les  époux  de  la  veille,  de- 
venus les  ennemis  acharnés  du  lendemain.  La  femme 
dont  saint  Justin  nous  fait  connaître  l'histoire  profita 
habilement  de  cette  situation.  Elle  présenta  requête  à 
l'empereur  Antonin,  afin  d'obtenir  un  délai  pour  opérer 
le  recouvrement  et  pourvoir  à  l'administration  de  son 
patrimoine,  promettant  de  se  mettre  à  la  disposition  de 
la  justice  quand  ses  affaires  seraient  terminées.  La  de- 
mande était  juste;  l'empereur  l'accorda.  On  peut  sup- 
poser que  le  règlement  traîna  en  longueur,  et  que  le 
mari,  oublieux  ou  calmé,  peut-être  adouci  par  quel- 
que concession  pécuniaire,  se  désista  ensuite  de  l'accu- 
sation  (1)  :  saint  Justin,  en  effet,  ne  parle  plus  de  la 


(1)  Par  l'abolitio  privata;  voir  Humbert,  art.    Ibolitio,  dans   le 

Dictionnaire  îles  n iilin uiles  i/rect/i/es  et  romaines,  |>.  8. 


!  \  5]  i  <>\i>i    IP0L0G1I    m    SAUTI  Jl  -un  ci 

femme,  el  nous  <lit  <|u<'  1»'  mari  tourna  sa  colère  contre 
un  antre. 

Il  avait  appris  que  l'instrument  de  La  conversion  de 
sa   femme  avait   été  un  chrétien,  nommé  Ptolémée. 
l'ut-  des  causes  de  L'irritation  des  païens,  c'était  cet 
apostolat  secret,  <|ui  s'insinuait  dans  L'ombre  des  mai- 
sons, parlait  dans  les  coins,  in  angulis  garrula  il  .  à 
La  faveur  des  relations  d'amitié  ou  de  société,  souvent 
par  Le  moyen  d'esclaves  gagnés  à  la  nouvelle  foi   2 
.■t.    B'adressant   de  préférence  aui  âmes  droites  et 
simples,   aux  femmes,  aux  enfants,  aux  serviteurs, 
multipliait  Les  intelligences  et  les  conquêtes  dans  le 
Lien  même  qui  semblait  le  moins  accessible  à  l'action 
extérieure  du   christianisme,  dans  Le  sanctuaire  jus- 
que-là réservé  des  Pénates  et  des  Lares,  dans  ce  foyer 
domestique  ou  Le  paganisme  semblait  a  voir  posé  son  im- 
prenable citadelle.  Écoutez  Coecilius  ou,  si  l'on  aime 
mieux,  Fronton,  se  plaignant  que  «  des  hommes  d'une 
faction   infâme,  turbulente,  désespérée   »  osent  con- 
vertir au  christianisme  «  des  femmes  crédules,  en- 
traînées par  La  faiblesse  de  Leur  sexe  (3).  »  Lisez  Les 
plaintes  plusieurs  fois  répétées  de  Celse  sur  Les  esclaves 
ou  artisan^  chrétiens  <|ui.   introduits  par  leurs  fonc- 
tions dans  L'intimité  des  familles,  racontent  des  mer- 
veilles ■    aux  ''niants,  mi  aux  femmes  qui  n'ont  pas 


(1,  Miiiin  iu>  Félix,  <>■ 
■    Voir,  dans  mon  livre  sur  tes  Esclaves  chrétiens,  le  chapitre  in- 
titulé: L'apostolat  domestique ,  p.  298  el  SoIt. 
(3)  Hioucius  Félix,  Octavx 


322  LA  PERSÉCUTION  D'ANTONIN  LE  PIEUX. 

plus  de  raison  qu'eux-mêmes  (1).  »  Là  était  la  grande 
force  du  zèle  chrétien  :  la  société  païenne  ne  fût  pas 
allée  chercher  la  foi  près  de  la  chaire  ignorée  du 
piètre  ou  du  docteur  enseignant  dans  l'humble  cha- 
pelle, dans  l'étroite  école,  quelquefois  dans  un  coin 
de  catacombe;  mais  elle  se  trouvait  enveloppée,  à  son 
insu,  par  la  propagande  active,  continue,  ingénieuse, 
d'apôtres  volontaires  partout  répandus,  entrant  par- 
tout, ici  l'ami,  là  le  médecin  (2),  ailleurs  l'esclave,  le 
pédagogue,  la  nourrice  :  elle  avait  beau  s'enfermer, 
tirer  sur  elle  les  verroux  des  portes,  laisser  retomber 
les  lourdes  tapisseries  de  l'atrium,  le  christianisme 
trouvait  toujours  quelque  main  pour  lui  ouvrir,  quel- 
que fissure  par  où  passer,  il  éveillait  un  écho  là  où 
personne  ne  l'eût  attendu,  faisait  pénétrer  dans  les 
lieux  les  mieux  clos  le  subtil  parfum  de  l'Évangile. 
Les  païens  s'étonnaient,  s'irritaient  de  le  trouver  tou- 
jours sur  leurs  pas,  et  de  n'être  jamais  en  sûreté 
contre  ses  bienfaits  ;  ils  s'indignaient  plus  encore  de 
la  nature  de  ses  enseignements,  de  l'accent  des  pa- 
roles qui  lui  gagnaient  les  cœurs  et  opéraient,  dans 
le  sein  des  familles,  des  conversions  imprévues,  de 
soudaines  transformations,  comme  celle  dont  nous 
avons  rappelé  l'histoire.  «Dans  les  autres  mystères, 
quand  il  s'agit  des  initiations,  on  entend  proclamer 
solennellement  :  «  Approchez,  vous  qui  avez  toujours 


(1)  Origène,  Contra  Celsum,  IIJ.  i't,  55. 

(2)  Sur  le  rôle  des  médecins  dans  celte  propagande,  yoir  de  Rossi, 
iidnid  solterranea,  1. 1.  p.  342,  e!  mes  Esclaves  chrétiens,  p.  233. 


l  \  SB4  ONDB   APOLOGIE  DE  SAIM   Jl  BTIN. 

bien  vécu,  \<>iis  <  1. >nt  la  conscience  nVsl  chargée 
d'à ucu il  remords.  »  Keoutons  maintenant  quelle  i  - 

pèce  de  gens  ceux-ci  invitent  à  Leurs  mystères  :  •  Qui- 
conque est  pécheur,  quiconque  est  sans  intelligence, 
quiconque  est  faible  d'esprit,  eu  un  mot  quiconque 
i  -I  misérable,  (ju'il  approche,  le  royaume  de  Dieu  est 
pour  lui;  Dieu  a  été  envoyé  pour  les  pécheurs  (1).  » 

(  e  -"lit  peut-être  des  mots  semblables,  passant   but 

I  -  âmes  malades  comme  une  fraîche  brise  de  misé- 
ricorde  et  de  pardon,  que  Ptolémée  fit  entendre  à  la 
femme  souillée,  à  L'épouse  impudique,  dont  la  eon- 
version  va  être  L'occasion  de  son  martyre. 

Le  mari,  irrité,  pria  on  centurion  de  ses  amis  d'ar- 
rêter Ptolémée,  et  de  le  jeter  en  prison,  en  lui  deman- 
dant s'il  était  chrétien.  Le  centurion  dont  il  s'agit  ici 
[l'appartenait  probablement  pas  à  L'armée  proprement 
dite,  mais  à  L'une  des  cohortes  urbanae  (2)  ou  des  co- 
hortes vigilwn  '5  .  chargées  à  Rome  d'un  service  de 
police;  à  ce  titre,  il  avait  droit  d'arrêter  une  personne 
suspecte.  Cependant,  le  rescrit  de  Trajan,  toujours  en 
\  igueur,  défendail  <\>-  poursuivre  d'office  les  chrétiens. 

II  faut  supposer  qu'une  accusation  régulière  avait  été 
portée  contre  Ptolémée.  Quoi  qu'il  en  soit.  Ptolémée 


(I)  Origèue,  Contra  Celsum,  III,  59,  62. 

■>.)  Centurions  des  cohorti  i  urbana  :  Hensen,  Suppl.  à  Orelli, 
i  "■  "  6771  :  Mammsen  .  Inscriptiones  regni  Nèapolitani  latin»  . 
»:.."> i  :  fnscripUones  eonfederationis  BelvetU  i  latttue,  78;  Corpus 
inscriptionum  latinarum,  VI,  i 

;s  Centurions  des  minuits  vigilwn  :  I i-o/<n .  6767 ; Mommseir, 
Inscript,  regni  Neap.,  4651  Wilmanns,  Exempta  inscriptionum 
latinarum,  1499    Corpus  inscr.  lat.,  VI,  320. 


32i  LA  PERSECUTION  D  ANTOXIN  LE  PIEUX. 

fut  arrêté  parle  centurion,  s'avoua  chrétien,  et  passa 
un  temps  assez  long  en  prison  préventive.  Son  procès 
fut  enfin  appelé  devant  un  des  plus  illustres  person- 
nages de  l'époque,  Quintus  Lollius  Urbicus,  vainqueur 
des  Bretons  en  140,  préfet  de  Rome  de  155  à  160. 

Aucun  délit  de  droit  commun  ne  lui  était  reproché  : 
il  était  seulement  accusé  de  christianisme.  Aussi  le 
procès  fut-il  vite  expédié.  «  Ètes-vous  chrétien?  —  Je 
le  suis.  »  La  sentence  de  mort  est  prononcée. 

Les  apologistes,  spécialement  Justin,  avaient  tou- 
jours protesté  contre  cette  procédure  sommaire,  et 
soutenu  qu'il  était  inique  de  condamner  des  hommes, 
non  pour  un  crime  défini,  mais  seulement  parce  qu'ils 
étaient  chrétiens.  Leurs  arguments  restèrent  sans  effet 
sur  l'esprit  des  empereurs;  en  revanche,  les  mem- 
bres de  l'Église  en  avaient  compris  la  portée,  et  sai- 
sissaient toutes  les  occasions  de  les  mettre  en  lumière. 
Bien  qu'il  fût,  en  principe,  permis  à  tout  accusé  i li- 
se faire  assister  d'un  ou  de  plusieurs  avocats,  nous  ne 
voyons  pas  que  le  ministère  de  ceux-ci  ait  été  ordi- 
nairement requis  par  les  chrétiens  poursuivis  en  jus- 
tin-:  le  magistrat  devant  lequel  ils  comparaissaient,  ;'i 
Rome  le  préfet,  en  province  le  prises  ou  son  délégué, 
étaient  maîtres  absolus  de  diriger  les  débats,  et, 
«  dans  la  procédure  extraordinaire,  le  droit  de  dé- 
fense n'étant  protégé  par  aucune  garantie  demeu- 
init  à  la  discrétion  du  juge,  surtout  pour  l'accusé  placé 
in  custodia  ou  incarcéré  (1).  »  Mais  si  un  débal  contra- 

(1)  Humbert,  art.  Advocatio,  dans  le  Dictionnaire  des  Antiquités 

grecques  et  ru  mai  nés,  p.  82. 


' 


i  \  BE4  OHM   IPOLOGW  l'i    mim    FI  ST1N.  325 

dictoire  «t  régulier  s'ouvrail  raremenl  dans  Les  causes 
des  chrétiens,  il  arrivai*  fréquemment  que  de  coura- 
geux membres  de  l'Église  prenaient  spontanément  La 
parole  en  faveur  de  L'accusé,  au  risque  de  partage] 
ensuite  sa  condamnation  I  .  Au  moment  où  (Jrbicus 
prononça  contre  Ptolémée  la  sentence  capitale,  ei  eu 
ordonna  L'exécution  immédiate,  un  chrétien  nommé 
Lucius.  «|ui  avait  assisté  ..  l'audience,  ne  pul  contenir 
son  indignation;  se  tournant  vers  Lepréfei  :  Comment, 
ia-t-il,  peux-tu  condamner  un  homme  qui  n'est 
oonvaincuni  d'adultère,  ni  de  séduction,  ni  d'homi- 
cide, ni  de  vol,  ni  de  rapt,  qui  n'es!  accusé  d'aucun 
crime,  ei  n'a  l'ait  autre  chose  que  de  s'avouer  chrétien 
Ton  jugement,  ô  Urbicus,  a'esi  digne  ni  de  aotre  pieux 
empereur,  ni  du  philosophe  fils  de  César,  m  du  sacré 
sénat.  » 

Urbicus  no  daigna  pas  entrer  en  discussion  :  «  Toi 
aussi,  dit-il,  tu  me  parais  chrétien.  —  Je  le  suis,  ré- 
pondit Lucius.  —  Qu'on  le  conduise  au  supplice,  »  or- 
donna le  préfet.  Lucius,  remarquez-le  bien,  n'avait  pas 
été  accusé  dans  Les  formes;  mais,  par  son  intervention 
dans  le  procès  de  Ptolémée,  il  s'était  livré  Lui-même, 
,i  cela,  aux  yeux  d'un  juge  romain,  étaii  équivalent. 

Merci,  Urbicus,  B'écria  L'intrépide  e4  bouillant  chré- 
tien :  grâce  à  toi  m<-  voilà  délivré  de  mauvais  maîtres, 
,t  prêt  à  monter  vers  Le  meilleur  des  pères  ei  des 
rois]      In  autre  chrétien,  entraîné  par  cet  exemple, 


(i    GtBMtbe,  Hitl  Eeel,  v.  i  9,   10  :  !>■    martyrièm  Pales- 
11. 


326  LA  PERSÉCUTION  D'AXTONIN  LE  PIEUX. 

manifesta  à  son  tour  ses  sentiments  et  sa  foi;  une  sem- 
blable condamnation  l'atteignit  sur-le-champ;  il  ac- 
compagna au  supplice  Lucius  et  Ptolémée. 

Saint  Justin  rapporte  ces  faits  dans  sa  seconde 
Apologie,  adressée  aux  empereurs  et  au  sénat.  Dans  cet 
écrit,  il  est  sans  cesse  question  du  martyre.  C'était  si 
bien  dès  lors,  comme  Tertullien  devait  le  dire  qua- 
rante ans  plus  tard  (1),  l'état  naturel  aux  chrétiens, 
que  les  païens  voyaient  là  un  argument  à  leur  opposer. 
Si  votre  Dieu,  leur  disaient-ils,  était  vraiment  le 
maître  de  l'univers,  il  ne  souffrirait  pas  que  vous  fus- 
siez maltraités  et  mis  à  mort  comme  vous  l'êtes.  La 
mort  n'est  pas  un  si  grand  mal,  répondait  Justin  ;  et 
il  ajoutait  ;  Dieu  vengera  un  jour  le  sang  de  ses  ser- 
viteurs en  anéantissant  la  puissance  des  démons,  et 
en  consumant  par  le  feu  un  monde  persécuteur  (2). 
Puis,  prenant  l'offensive,  et  tirant  à  son  tour  du  mar- 
tyre l'argument  que  ne  devait  plus  cesser,  après  Lui, 
d'en  tirer  l'apologétique  chrétienne  :  Socrate,  disait-il, 
n'a  point  trouvé  de  disciple  qui  voulût  mourir  pour 
lui  ;  Jésus  a  une  foule  de  témoins,  artisans,  gens  de 
la  lie  du  peuple,  aussibien  que  philosophes  et  hommes 
de  lettres,  qui  soutiennent  sa  doctrine  jusqu'à  la  mort, 
sans  se  laisser  arrêter  ni  par  les  préjugés  ni  par  les 
menaces.  C'est  qu'ils  ont  pour  appui,  non  la  faiblesse 
de  la  raison  humaine,  mais  la  force  même  de  Dieu  (3). 


1)  Tertullien,  Defuga  in  persec,  8,9. 

(2)  S.  Justin.  //  Apol,  7,  8. 

(3)  IbkL,  8,  10. 


LA  SECONDE   IPOLOGIE  DE  SAIN!  Jl  -un 

Saint  .iiistin  publia  cette  Apologie  sans  en  éprouver 
aucun  dommage.  Telle  était  la  singulière  situation 
juridique  faite  aux  chrétiens  par  les  rescrits  impériaux. 
Pendant  tout  Le  deuxième  siècle,  les  magistrats  ne 
s'occupeni  d'eux  que  si  une  dénonciation  formelle, 
trop  souvent,  il  est  vrai,  remplacée  par  la  violence  po- 
pulaire, \  ient  saisir  L'autorité  publique.  Le  chrétien  que 
l'on  ce  dénonçait  pas  pouvait,  sans  être  inquiété,  sans 
s'attirer  aucune  poursuite  d'office,  écrire  <■!  prêcher 
Librement,  tenir  < ; « ■ . > I . •  de  philosophie  ou  <!•'  religion, 
adresser  aux  empereurs,  ausénat,  au  public  des  Livres 
exaltant  La  doctrine  du  Christ,  invectivant  1<-  culte  des 
dieux:  un  chrétien  obscur,  ayant  toujours  vécu  dans 
L'ombre  el  Le  silence,  mais  ayant  trouvé  un  dénon- 
ciateur, était  traduit  devant  les  tribunaux,  et  mis  en 
présence  de  cette  alternative,  qui  ne  souffrait  point 
d'échappatoire ,  abjurer  ou  mourir .  Justin,  selon  toute 
vraisemblance,  survécut  à  Antonin,  à  qui  deux  fois  il 
avait  présenté  des  Apologies,  et  pendant  Le  règne  du- 
quel il  avait  enseigné  et  disputé  avec  éclat,  à  Rome 
même,  presque  sous  le  regard  impérial  :  il  succomba, 
au  commencement  de  Marc-Aurèle,  parce  qu'un  philo- 
sophe jaloux  se  décida  enfin  à  L'accuser. 


CHAPITRE  VI. 


I.v    PERSÉCUTION     DE    MARC-AURÈLE. 


SOMMAIRE.      -  I.  LA  SI  PI  i;-imo\  SOUS  HABC-AURÈU   :   l  l    MARTYR]    DE  SARtTI    1  : 

1 1<  m  .  —La  Un  il  h  deuxième  siècle.—  Règne  des  philosophes.  —  influence 
bienfaisante,  mais  peu  profonde.  Superstition  plus  répandue  'i'"' 
jamais.  —  augmentée  par  les  malheurs  publics.—  Harc-Aurèle  aussi  cré- 
dule que  ses  contemporains.  —  Cultes  étrangers.  —  Alexandre  d'Abono- 
tique.  Oracles.  Sainte  Félicité  el  ses  Dis  victimes  de  la  superstition  pu- 
blique.—Observations  de  H.  deRossi.  —  Le  forum  de  Mars.  -Inten 
toire. — Remarques  critiques.—  Supplices. —Date  du  martyre.  —  sépul- 
ture de  Félicité  el  desesOls.  —Crypte  de  Janvier  au  cimetière  de  Prétextât. 

—  II.  la  UU.005U  philosophioi  i  :  1 1  KURTVRi  m  saditJustih.— Date  du  martyre. 

—  Justin  dénoncé  par  le  cynique  Crescent.  -  arrêté  avec  plusieurs  disci- 
ples.— interrogatoire. — L'esclave  i  velpistas. —  Suite  de  l'interrogatoire.— 
Bupplice.  —  ni.  Les  ipologbti  s  chrétiens  v  i  v  rra  di    i>i  i  \n  mi  -nui.  — 

iéculion  dans  les  provinces.  —  Martyrs  en  ksie.  —  Ordonnances  lo- 
cales. -  i  Iminata.  Les  apologistes.  —  Deui  courants  op- 
b  :  d'un  côté  Uhénagore,  rhéophile,  Héliton,  Apollinaire  :  de  l'autre 
Ta  tien.  —  Tatien  n'appartient  ni  par  la  naissance  ni  par  les  idées  au 
monde  romain. —  Paroles  d'Athénagore,  —  de  Théophile  d'Antioche, — 
de  Héliton  de  Sardes  but  le  dévouement  des  chrétiens  pour  l'empire.  — 
Parallélisme  établi  par  Héliton  entre  les  destinées  de  l'empire  romain  el 

celles  du  christianisme.  —  D'après  le  même  apologiste,  les  I s  empereurs 

auraient  toujours  été  favorables  aux  chrétiens,  les  mauvais  seuls  auraienl 
persécuté.— Inexactitude  historique  de  celte  assertion.  — Hinucius  Félix. 

—  Jugementdo  Harc-Aurèle  sur  les  chrétiens.  —  Recrudescence  de  persé- 
cution i  la  Mu  de  son  règne  :  textes  de  Hinucius  Félix  el  de  Ceise. 


La  superstition  sous  Marc-Aurèle.  —  Le  martyre 
de  sainte  Félicité. 

Les  dix-neuf  années  du  règne  de  Mare-Auivle  sont 
les  plus  troublées  et  les  plus  cruelles  que  L'Église  ail 
encore  traversées.  Les  \  iolentes  mais  rapides  tempêtes 
qui  L'assaillirenl  sous  Néron  el  Domitien,  1rs  fréquents 

assauts  qiiVllr  subit  sous  Trajau.  Hadrien  el  Antonin, 


330  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

firent  couler  le  sang  chrétien  avec  moins  d'abondance 
que  le  gouvernement  du  doux  et  méditatif  auteur  des 
Pensées. 

On  l'a  dit  avec  raison  :  en  Marc-Aurèle  finit  le  monde 
antique  (1).  La  société  ne  sera  plus,  après  lui,  ce  qu'elle 
avait  été  au  premier  et  au  deuxième  siècle.  L'empire 
romain  va  changer  de  forme  et  de  principe.  Plus  de 
pouvoir  héréditaire  comme  sous  les  Césars  et  les  Fla- 
viens,  ou  adoptif  comme  à  l'époque  des  Antonins.  Dé- 
sormais le  pouvoir  ira  au  hasard,  à  qui  saura  l'acheter 
ou  le  prendre.  Des  hommes  nouveaux,  bas  intrigants 
ou  aventuriers  énergiques,  accourront  de  tous  les 
points  de  l'empire ,  et  porteront  tour  à  tour  sur  le 
trône  les  rudes  mœurs  ou  les  habitudes  efféminées  de 
leurs  provinces  (2).  La  religion  elle-même  s'amollira  : 
sa  dureté  romaine  se  fondra  au  soleil  d'Orient,  au 
contact  des  cultes  corrompus  qui  se  feront  chaque 
jour  une  place  plus  grande  dans  le  vieux  panthéon 
d'Auguste.  La  philosophie,  maltresse  de  toutes  les 
idées  à  l'époque  antonine,  verra  peu  à  peu  les  intel- 
ligences lui  échapper  :  il  y  aura  encore  des  illu- 
minés, de  faux  mystiques;  il  n'y  aura  plus  guère  de 


(1)  C'est  la  thèse  de  M.  Renan,  intitulant  son  dernier  volume  . 
Marc-Aurèle  et  la  fin  du  monde  antique.  L'historien  danois  J.  Mad- 
vig  a  dit  de  même  :  «  Le  monde  antique,  ses  institutions  comme  sa 
littérature,  finit  après  les  Antonins.  »  Die  Verfassung  und  Verwal- 
tung  des  rômischen Staats,  t.  I,  Leipzig,  1881,  p.  528. 

2)  Les  grands  empereurs  du  deuxième  siècle,  Trajan,  Hadrien, 
Antonin,  Marc-Aurèle,  étaient  aussi  d'origine  provinciale:  mais  ils 
appartenaient  ions  à  des  familles  depuis  Longtemps  établies  à  Rome,  et 
illustrées  par  de  grandes  charges. 


LA  si  PERSTITION  SOUS  MARC-AURÉLE.  131 

philosophes.  Seul  Le  droit  romain  conservera  l'em- 
preinte el  perpétuera  l'esprit  do  stoïcisme;  in;iis.  à 
la  faveur  de  ce  droit,  L'Église  chrétienne,  grandis- 
sant chaque  jour  au  sein  de  la  décadence  univer- 
selle, trouvera  Les  moyens  de  traiter  avec  L'État,  e1 
de  l'obliger  à  reconnaître  son  existence.  Dès  lors, 
les  rapports  entre  elle  «'t  L'empire  seront  changés  : 
tolérance  Légale  ou  guerre  déclarée,  elle  passera  tour 
,-'i  tour  par  ces  alternatives;  mais  Les  rescrits  de  Tra- 
j.ni.  d'Hadrien,  d'Ântonin  et  de  Marc-Aurèle  ne  seront 
plus  suspendus  au-dessus  de  sa  tête  comme  dos  épées 
toujours  en  mouvement. 

assurément  personne,  pendant  la  seconde  moitié 
ou  même  Le  dernier  quart  du  deuxième  siècle,  ne 
prévoyait  La  transformation  qui  était  à  la  veille  des'o- 
pérer  aussi  bien  dans  la  manière  d'être  de  la  société 
et  de  L'État  que  dans  leurs  relations  avec  l'Église.  Ce- 
pendant en  voyant,  sous  Marc-Aurèle,  Le  combat  en- 
gagé de  toutes  paris  contre  les  chrétiens,  il  semble 
qu'on  assiste  à  quelque  effort  suprême.  La  société  an- 
tique, près  de  s'évanouir,  ou  du  moins  de  s'altérer 
dans  ses  caractères  essentiels,  se  soulève,  par  une  sorte 
d'instinct  de  conservation,  contre  des  ennemis  .jadis 
méprisés,  dont  elle  sent  aujourd'hui  la  force,  et 
qu'elle  ae  voudrait  pas  laisser  debout.  Tout  siècle  est 
saisi  d'une  vague  et  mystérieuse  appréhension  au  mo- 
ment de  disparaître  ;  on  croirait  que  !«■  deuxième  siècle, 

sentant  près  de  sa  fin,  essaie  d'entraîner  avec  lui 
le  christianisme  dans  Le  néant,  sans  Lui  permettre  de 
voir  L'aurore  du  siècle  suivant.   Il  se  sert   de  toutes 


332  LA  PERSECUTION  DE  MARC-Al'RËLE. 

ses  armes  pour  l'accabler.  La  recrudescence  de  lutte 
est  évidente.  Les  chrétiens  sont  obligés  de  se  défendre 
à  la  fois  contre  chacune  des  forces  qui,  jusqu'à  ce 
jour,  les  avaient  successivement  attaqués.  La  supers- 
tition, surexcitée  par  les  malheurs  publics,  est  à  son 
comble,  elle  emporte  tout,  empereur  et  peuple;  na- 
turellement, c'est  parmi  les  chrétiens  qu'elle  va  cher- 
cher des  victimes  expiatoires.  La  haine  intellectuelle, 
la  jalousie  philosophique,  éveillée  depuis  le  moment 
où  le  christianisme  a  osé  parler  en  public  et,  par 
la  voix  de  ses  apologistes,  revendiquer  un  rang-  parmi 
les  doctrines,  n'hésite  plus  à  dénoncer,  à  son  tour, 
ces  importuns  compétiteurs  dans  la  direction  des 
esprits.  Les  calomnies  populaires,  vingt  fois  réfutées, 
toujours  renaissantes,  continuent  pendant  ce  temps  à 
s'acharner  contre  les  fidèles;  plus  que  jamais  on  les 
traîne  devant  les  magistrats  comme  renouvelant,  dans 
leurs  assemblées  secrètes,  le  festin  de  Thyeste  et  l'in- 
ceste d'OEdipe.  Enfin  l'autorité  impériale  se  prononce 
de  nouveau  contre  eux,  par  un  rescrit  de  Marc-Aurèle 
confirmant  les  règles  juridiques  posées  par  ses  pré- 
décesseurs, et  déclarant  une  fois  de  plus  le  christia- 
nisme illicite,  quelle  que  soit  l'innocence  de  ceux  qui 
le  professent. 

Un  des  traits  les  plus  singuliers  de  cette  époque, 
c'est  le  mélange  de  scepticisme  et  de  crédulité,  de 
philosophie  et  de  superstition,  qui  s'y  rencontre  à 
chaque  instant.  Les  philosophes  sont  maîtres  du  pou- 
voir, des  places,  des  gouvernements,  disposent  de 
toutes  les  influences,  dirigent  l'esprit  public.   Allez  <ï 


LA  si  PERS1 ITIOH  501  S  MARI     i\  M  U 

Rome,  interroges  Les  Castes  consulaires  :  un  philo- 
sophe .m  un  rhéteur  tient  les  faisceaux.  Parcourez 
1rs  provinces  :  il  es!  peu  «l<i  proconsuls,  de  légats  ou 
de  préfets  gui  n'aient,  à  un  certain  jour,  professé  la 
philosophie  ou  enseigné  La  rhétorique.  Le  bon  Marc- 
aurèle  se  félicite  naïvement  d'avoir  donné  aus  excel- 
lents maîtres  chargés  de  former  sa  j<  unesse  l«'s  sa- 
tisfactions et  1rs  récompenses  qu'ils  ont  désirées;  il 
reste  Leur  disciple  sur  le  trône  :  s'il  pense  d'après 
lui-même,  il  écrit  d'après  eux  :  comme  on  L'a  fine- 
ment remarqué,  s. >n  style  grec,  bien  que  correct, 
;i  quelque  chose  d'artificiel  qui  senl  1<-  thème  :  lui 
aussi  rend  hommage  par  sa  vie  entière,  par  toutes 
ses  habitudes  intellectuelles,  au  règne  universel  de 
l.i  philosophie  :  il  en  demeure  le  sujël  soumis  ei 
L'écolier  modèle.  Sur  certains  points,  cette  domination 
des  penseurs  et  des  parleurs,  que  L'on  voit  se  pré- 
parer pendant  la  première  moitié  du  siècle  ei  s'éta- 
blir  souverainement  pendant  la  seconde,  fut  un 
bienfait  pour  l'empire  :  Le  droit  romain,  qui  dès  le 
commencement  «Ifs  autonins  n'a  cessé  de  se  modifier 
dans  le  sens  de  l'équité,  de  la  prépondérance  de 
L'espril  sur  La  Lettre,  se  Laisse  chaque  jour  davan- 
tage pénétrer  par  un  souffle  doux  el  humain;  Les 
faibles,  tel  que  L'enfant,  La  femme,  L'esclave,  sont 
miens  protégés  :  Bans  doute  1<'  vieil  el  rigide 
édifice  juridique,  trop  souvent  semblable  à  une  pri- 
son, u  "'-si  pas  îTconstruit  sur  nu  plan  uouveau,  et 
d'innombrables  captifs  continueront  Longtemps  en- 
core  A  y  gémir,  mais  de  place  en  place  on  \   perce 


33i  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

des  fenêtres,  afin  d'y  introduire  un  peu  d'air  et  de 
jour.  A  force  d'agiter,  même  superficiellement,  des 
idées  généreuses,  de  répandre  du  haut  des  chaires 
des  paroles  libérales,  les  philosophes  et  les  rhéteurs, 
peut-être  sans  le  chercher  bien  sérieusement,  ont 
créé  une  atmosphère  douce,  tiède,  un  peu  molle,  où 
la  jurisprudence  elle-même  s'est  attendrie.  Quand  on 
lit  les  lettres  de  Marc-Aurèle,  de  Faustine,  de  Verus, 
du  précepteur  Fronton ,  on  se  croirait  transporté 
dans  notre  dix-huitième  siècle  :  c'est  le  même  par- 
fum d'idylle;  il  y  a  là-dedans  du  Berquin  et  du 
Florian ,  de  même  que ,  dans  les  statues  de  cette 
époque,  —  par  exemple  dans  certains  bas-reliefs  de 
l'arc  de  triomphe  de  Marc-Aurèle,  —  tout  le  monde 
a  l'air  bon,  sensible,  empereur,  soldats,  barbares, 
jusqu'aux  chevaux  :  c'est  du  Greuze  en  sculpture. 
Cette  détente  un  peu  artificielle  de  l'esprit  romain 
profita  naturellement  à  l'humanité  :  à  cet  égard 
elle  fut  bienfaisante.  Mais,  en  débilitant  peu  à  peu 
tous  les  ressorts,  en  amollissant  toutes  les  fibres,  elle 
laissa  les  âmes,  que  la  philosophie  avait  teintes  à  la 
surface  sans  les  pénétrer  jusqu'au  fond,  exposées  à 
recevoir  les  impressions  les  plus  fugitives,  celles 
même  de  la  peur  et  delà  superstition.  A  aucune  époque 
la  superstition  n'est  plus  répandue  et  plus  puissante. 
L'Orient  est  plein  de  chimères,  les  religions  les  plus 
étranges  naissent  dans  les  provinces,  se  répandent 
avec  une  facilité  inouie,  et  débordent  jusque  dans 
Rome.  Des  causes  extérieures  viennent  activer  cette 
contagion   de  l'absurde,  à  laquelle  toute  la  philoso- 


LA  SUPERSTITION  SOI  S  MARC-AI  RÈLE. 

phie  Bernée  depuis  un  siècle  dans  le  inonde  es!   im- 
puissante à  faire  obstacle. 

Antonio  mouranl  parlait  dans  son  délire  •!•■  pois 
étrangers  qui  menaçaienl  la  république.  En  effet,  ,'i 
peine  Marc-Aurèle  a-t-il  revêtu  la  pourpre  et  s'est- 
il  adjoint  le  débauché  Verus  comme  collègue,  que 
l«s  Barbares  se  Lèvent  de  ions  côtés,  encouragés  par 
la  mollesse  du  soldai  romain  démoralisé  pendanl 
une  Longue  paix,  et  qu'Antonin  n'avait  pas  su  tenir 
en  baleine  comme  lit  Hadrien.  Presque  toutes  les  bar- 
rières d<-  L'empire  sont  renversées,  ('/est  une  insur- 
rection ou  une  invasion  universelle.  Dans  la  pénin- 
sule Ibérique,  les  Maures  entrent  et  les  lusitaniens  se 
révoltent.  En  Bretagne,  les  Pietés  s'agitent,  les  légions 
elles-mêmes  paraissent  peu  fidèles.  Il  y  a  des  sédi- 
tions en  Gaule.  La  Germanie  romaine  est  envahie 
par  1rs  Cilles.  L'Orient  surtout  est  en  feu  ;  les  Parthes 
s'avancent  en  Arménie,  attaquent  les  armées  romaines, 
chassenl  un  roi  vassal  de  l'empire  :  un  gouverneur 
se  tue  de  désespoir,  un  autre  est  vaincu.  Au  moment 
où  L'écho  de  ces  menaces  et  de  ces  échecs  arrive 
à  Rome,  d'épouvantables  fléaux  s'abattenl  sur  elle  : 
Le  Tibre  sort  de  son  lit:  à  la  suite  de  L'inondation 
qui  ,i  détruit  moissons  et  bestiaux,  la  ville  éternelle 
est  en  |»n»i<'  à  la  famine.  Guerres,  insurrections, 
révoltes,  inondation,  disette,  remplissent  de  trouble 
et  de  souffrance  les  deux  premières  années  de  Marc- 
Aurèle  L61  et  L62  .  ru  attendant  que  La  peste, 
quatre  ;uis  plus  tard,  traverse  l'empire  dans  toute 
sa   Longueur,   dévastant   tout  sur  son   passage,  pour 


350  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

éclater  à  Rome  en  même  temps  qu'une  nouvelle  fa- 
mine. 

Dans  de  tels  moments,  quel  était  le  premier  mou- 
vement du  peuple?  Chercher  des  victimes  capables 
de  désarmer  le  courroux  des  dieux.  Ces  victimes 
étaient  désignées  d'avance.  «  Les  chrétiens  sont  la 
cause  de  tous  les  désastres,  de  toutes  les  calamités 
publiques.  Si  le  Tibre  inonde  Rome,  si  le  Nil  n'i- 
nonde pas  les  campagnes,  si  le  ciel  est  fermé,  si 
la  terre  tremble,  s'il  survient  une  famine,  une  guerre, 
une  peste,  un  cri  s'élève  aussitôt  :  Les  chrétiens  au 
lion  !   à  la  mort  les  chrétiens  (1)  !   » 

Quand  on  n'a  point  pénétré  dans  le  caractère  de 
Marc-Aurèle,  et  qu'on  a  seulement  regardé  le  titre 
de  Philosophe  que  lui  donnaient  à  l'envi  ses  admira- 
teurs païens  et  les  apologistes  chrétiens  eux-mêmes, 
on  se  demande  comment  ce  prince  honnête,  éclairé, 
n'essayait  point  d'imposer  silence  à  la  voix  popu- 
laire, chaque  fois  qu'un  tel  cri  frappait  ses  oreilles. 
Apparemment  il  n'eût  pas  été  compris,  et  quelque 
ami  lui  eût  peut-être  dit,  comme  un  centurion  un 
jour  qu'il  haranguait  sans  succès  les  soldats  :  «  Tu 
ne  t'aperçois  pas  que  ceux-ci  n'entendent  pas  le 
grec  !  »  mais  au  moins  il  eût  eu  l'honneur  d'une  noble 
tentative.  Hélas!  Marc-Aurèle  n'en  était  pas  capable. 
Parfait  honnête  homme,  cœur  bon  jusqu'à  la  faiblesse 
et  tendre  jusqu'à  l'illusion,  sans  arrogance,  sans 
haine,    sans    emphase,    d'une    élévation    constante, 

(1)  Tertullien,  Ad  Nat.,  1,9;  Apolog.,  40. 


LA  SUPERSTITION  Sois  KARC-A1  RÈLE  337 

d'une  distinction  exquise,  il  était  trop  faible  de  ca- 
ractère pour  se  mettre  jamais  en  travers  do  torrent. 

Sur  un  seul  point,  il  montra  de  l'indépendance  :  ce 
lut  quand  il  témoigna  de  son  horreur  pour  1rs  jeux 
sanglants  de  l'amphithéâtre,  refusa  de  récompenser 
le  propriétaire  d'un  lion  dressé  à  dévorer  des 
hommes,  et  ne  permit  aux  gladiateurs  de  combattre 
en  sa  présence  qu'avec  des  armes  émoussées  (1); 
niais,  à  part  cette  circonstance,  où  la  délicatesse  de 
t. .us  ses  instincts  se  révolta,  et  lui  inspira  une  éner- 
gie passagère,  il  n'essaya  jamais  de  réagir  contre  la 
passion  populaire  ou  d'éclairer  le  préjugé  publie. 
Il  souffrait,  souriait  tristement,  se  taisait,  laissait 
faire.  Ici  même  on  n'oserait  affirmer  que  le  sentiment 
de  la  foule  tut  contraire  au  sien.  Personnellement. 
Mai •c-Aurèle  était  aussi  crédule  que  ses  contemporains. 
11  croyait  aux  initiations,  aux  mystères,  aux  oracles, 
;iu\  songes  dans  lesquels  les  dieux  lui  révélaient  des 
remèdes  contre  les  crachements  de  sang,  ou  lui  in- 
diquaient les  moyens  de  guérir  ses  amis  (2).  «  Par 
une  singulière  réunion  de  défauts  et  de  qualités,  il 
se  montrait,  sans  hypocrisie,  dans  ses  méditations  le 
philosophe  le  plus  dégagé  des  liens  confessionnels. 
et  dans  sa  vie  publique  le  plus  superstitieux  des 
princes  (3).       Les  dieux  romains  ne  lui  suffisaient 


{{)  Dion,  LXXI,  29;  Capitolin,  Ant,    PhU.,   '<.  Il,  12,  15,  23;  J I.- 1 . . - 

ilirii.   \ .  ■ 
(2)  Marc-Aurète,  Pensées,  l.  it  :  Fronton,  Ad  Mare.  Cxs.,  il.  '.». 
î  Uuniv.  iiis/dirc  fies  Romains,  t.  V,  p.  191.  —  If . Renan,  Marc- 
Aurèle,  p.   18    19    reconnaît  aussi  l'excessive  crédulité  dadonx  wn- 

22 


338  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AIRELE. 

pas  toujours  :  il  appelait  les  dieux  de  l'Orient,  avec 
leurs  prêtres  corrompus  et  leurs  rites  bizarres,  et 
leur  confiait  les  destinées  de  Rome.  Dans  tous  les 
moments  critiques  ou  solennels,  avant  une  bataille, 
après  une  victoire,  c'est  par  milliers  qu'il  immolait 
des  victimes;  on  connaît  l'épigramnie  :  «  A  Marcus 
César,  les  bœufs  blancs.  C'est  fait  de  nous  si  tu  re- 
viens vainqueur  (1).  »  Sa  dévotion  ne  s'attachait  pas 
seulement  aux  cultes  officiels  :  ce  rationaliste  croyait 
à  tous  les  charlatans.  Il  allait  à  la  guerre  entouré 
de  sorciers  (2).  Un  mage  égyptien  l'accompagnait  dans 
ses  campagnes  (3).  Même  l'ignoble  Alexandre  d'Abo- 
notique,  dont  Lucien  démasqua  si  courageusement 
les  fourberies  (4),  était  pris  au  sérieux  par  lui.  Non 
seulement  Alexandre  eut  la  liberté  de  venir  à  Rome, 
d'y  établir  des  mystères  qui  duraient  trois  jours,  où 
l'on  maudissait  publiquement  les  chrétiens  et  où  se 
passaient  des  scènes  d'une  immoralité  révoltante  (5), 
d'v  donner  en  mariage  au   vieux  consulaire  Rutilia- 


pereur,  et  dit  avec  raison  :  «  Le  stoïcisin,  qui  contribua  si  puissam- 
ment à  l'amélioration  des  âmes,  fut  faible  contre  la  superstition;  il 
éleva  les  âmes,  non  les  esprits.  »  —  Dans  le  portrait  charmant,  mais 
trop  flatté,  qu'il  trace  de  Marc-Aurèle  {les  Moralistes  dans  V Empire 
romain,  T-  éd.),  M.  Martha  se  trompe  en  le  louant  (p.  177)  d'avoir 
puisé  dans  les  leçons  de  son  professeur,  le  peintre  Diognète,  «  le  mépris 
«le  la  superstition,  o  Marc-Aurèle  le  croyait  et  l'a  dit  {Pensées,  I,  6,  16; 
l\.  27);  mais  c'eat  la  une  de  ses  n breuses  illusions. 

(1)  Ammien  MarceUin.   XXV,  4. 

(2)  Lampri  de,  Héliogabale,  9. 

(3)  Dion,  LXXI,  9. 

(4)  Lucien,  Alexandre  ou  h-  Faux  Prophète,  53,  54,  55,56,57. 
(5    ll'ul.,  38.  39. 


LA  SI  PBRSTITION  BOUS  MAR(  -M  IlKLE.  339 

mis  !  la  fille  qu'il  prétendait  avoir  eue  de  la  Lune  i  : 
mais  encore   ce   drôle  fut  admis  à  conseiller  Marc* 

aurèle,  lit  parler  en  sa  laveur  son  serpent  divin,  et, 
à  la  veille  de  la  grande  guerre  de  Pannonie,  ordonna 

qu'on  jetât  solennellement  dans  le  Danube  deux  lions 
virants  (3),  cérémonie  à  laquelle  présida  l'empereur 
lui-même  en  costume  de  pontife  (ï).  Marc-Anrèle 
•'•tait  si  pleinement  entiché  du  charlatan  paphlago- 
nien,  qu'il  consentit,  sur  sa  demande,  à  changer  le 
nom  d'une  ville  (5),  et  lui  permit  de  frapper  des 
médailles  â  son  image  (6);  les  gouverneurs  des  pro- 
vinces asiatiques  se  déclaraient  impuissants  à  punir, 
malgré  ses  fourberies  et  ses  crimes,  un  homme  qui 
jouissait  ,i  Rome  d'un  si  grand  crédit  (7).  Telles  étaient 
les  illusions  du  souverain  qui  fit  asseoir  la  philoso- 
phie sur  le  trône,  et  dont  la  vie,  sincère  et  pure,  fut 
un  long  examen   de  conscience. 

Quand  le  prince,  et  un  pareil  prince!  donnait  de 
semblables  exemples,  ou  plutôt  se  laissait  de  la  sorte 
entraîner  au  torrent,  on  comprend  combien  vive,  irri- 
table, absurde,  exigeante  devail  être  la  superstition 


i)  Publius  Mnmmios  Sisenna  Rnlilianus.  Orelli-Henzen,  6499.  il 
;i\.iii  été  consul  en  133,  proconsul  d'Asie,  légal  de  la  Bfoe&ie  sapé- 
ricuiv.  >  t< . 

2  Lucien,  ibid.,  SI, 32,  33,  3».  35. 

/■ 
i  i'  iiiiri. /.</  Colonne  Antonine,  pi.  MU. 
(S   i<Mit»|><»iî-.  an  lieu  d'Abonotiqne.  Locien,  18.  Le  nom  esl  resté  : 
c'est  anjourd  lnii  l,i  fille  Inique  <\  loéboli. 
6    Ibid. 
(7    Ibid 


3'i0  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

des  simples,  des  ignorants ,  de  ceux  qui,  loin  d'être 
capables  d'écrire  leurs  Pensées,  n'étaient  même  point 
capables  de  penser.  «  Qu'on  ne  s'étonne  donc  pas  si,  au 
temps  de  Marc-Aurèle  et  sous  l'influence  des  calami- 
tés publiques,  il  veut  un  redoublement  de  superstition 
et  de  fanatisme.  Un  fait  caractérise  cet  état  des  âmes 
et  en  même  temps  a  dû  servir  à  l'encourager  et  à 
l'exciter.  Les  oracles  ou  du  moins  plusieurs  oracles  qui 
s'étaient  tus  vers  la  fin  de  la  république  romaine  ou 
sous  les  premiers  empereurs  recommençaient  à  parler. 
On  les  avait  quittés;  on  revenait  à  eux  (1).  »  Les  au- 
teurs du  deuxième  siècle,  Lucien,  Plutarque,  Pausa- 
nias,  Aristide  (2),  nomment  d'innombrables  officines 
de  divination,  et  les  montrent  en  pleine  activité,  quel- 
quefois en  pleine  résurrection  ,  les  vieux  oracles  ita- 
liotes,  comme  les  sorts  de  Préneste  et  les  automates 
d'Antium,  les  grands  oracles  classiques  de  la  Grèce 
et  de  l'Orient,  Apollon  Didyméen  à  Milet,  Apollon  de 
Clare  à  Colophon,  Apollon  Diradiate  à  Argos,  Apollon 
de  Délos,  Apollon  de  Patare,  de  Myrine,  de  Séleucie, 
Dionysos  de  Delphes,  Jupiter  d'Héliopolis,  de  Strato- 
nice,  de  Gaza,  Sérapis  de  Memphis  et  de  Canope,  Deus 
Lunus  de  Néocésarée,  Dea  Cœlestis  de  Carthage,  puis 
tous  les  temples  d'Esculape  et  des  dieux  médecins  (3), 
où  la  divinité  se  révèle  pendant  la  nuit,  et  parle  à 
l'homme  quand  sa  liberté  morale  a  cessé,  quand  la 


(i)  F.de  Champagny,  les  Antonins,  t. III, p.  50. 

(2)  Voir  Marquanlt,  Rômische  Shiatscerwallung,  t.  III,  p.  92-103. 

(3)  Voir  la  thèse  de  M.  Julien  Girard,  l'Aselepeion  d'Athènes,  Paris. 
1881. 


LE  MABTYRE  DE  SAINTE  FÉLICITÉ.  .1 

raison  et  la  volonté  sont  enchaînées  par  le  sommeil.  La 
superstition ,  le  fanatisme,  Le  culte  des  puissances  oc- 
cultes et  la  peuT  qu'il  engendre,  sont  au  comblé;  la 
diffusion  des  Lumières,  si  grande  à  cette  époque,  ne 
l'ait  que  rendre  plus  profonde  et  plus  noire  l'ombre, 
parfois  sillonnée  de  lueurs  étranges,  où  se  plongent 
avec  une  sorte  d'ivresse  les  âmes  dévoyées. 

Tel  est  Le  cadre  historique,  Le  milieu  intellectuel  et 
moral,  dans  Lequel  je  n'hésite  pas  à  placer,  avec  plu- 
sieurs  érudits  (1),  un  épisode  célèbre  de  l'histoire  des 
martyrs,  tout  à  l'ait  en  harmonie  avec  la  situation  des 
choses  et  des  esprits  au  commencement  du  règne  de 
Maic-Aurèle  :  je  veux  parler  de  la  passion  de  sainte 
Félicité  et  de  ses  fils. 

Klle  nous  est  connue  par  deux  sources  indépendantes 
l'une  de  l'autre  :  les  Actes  publiés  par  Ruinait  (-2),  et 
la  tradition  monumentale. 

Voici  le  début  des  Actes  : 

«  Au  temps  de  l'empereur  Antonin,  il  y  eut  de  L'a- 
gitation [sedîlio)  parmi  les  pontifes,  et  Félicité,  femme 
illustre,  Fut  frappée,  avec  ses  sept  iils  très  chrétiens. 
Demeurée  veuve,  elle  avait  consacré  à  Dieu  sa  chasteté. 
Nuit  et  jour  livrée  à  La  prière,  elle  était  un  grand  objet 
d'édification  pour  lésâmes  pures.  Les  pontifes  voyant 
que,  grâce  à  elle,  \a  bonne  renommée  du  nom  chré- 
tien s'était  accrue,  parlèrent  d'elle  à  Antonin  Auguste, 
disant    :        Dangereusement    pour   notre   s.i lut .    cette 


(i) Cavniuni.  Borgheai,  M.  de  Roui  M.  Doolcet. 
I  Rainait,  Acta  rim  i  ra  p.  21. 


342  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

«  veuve  avec  ses  fils  fait  outrage  à  nos  dieux.  Si  elle 
«  ne  vénère  pas  les  dieux,  sache  Votre  Piété  que  nos 
<c  dieux  s'irriteront  tellement  qu'on  ne  pourra  plus  les 
«  apaiser.  »  Alors  l'empereur  Antonin  ordonna  au 
préfet  de  la  ville  de  la  contraindre  avec  ses  fils  d'a- 
paiser par  des  sacrifices  la  colère  des  dieux.  » 

A  ce  début  des  Actes  s'appliquent  les  observations 
suivantes  de  M.  de  Rossi  : 

«  Les  Actes  de  ces  martyrs  sont  aussi  simples  et  aussi 
beaux  que  les  plus  authentiques.  Tillemont  les  a  crus 
traduits  du  grec  (1).  On  y  lit  que,  sous  l'empereur 
Antonin,  il  y  eut  à  Rome  une  émeute  contre  les  chré- 
tiens, accusés  de  provoquer  la  colère  des  dieux,  et  que 
pour  la  désarmer  Félicité,  veuve  d'une  noblesse  et 
d'une  vertu  qu'illustrait  le  nom  chrétien,  fut  arrêtée 
et  mise  à  mort  avec  ses  sept  enfants.  Le  préfet  de 
Rome  était  Publius ,  dont  les  paroles  (on  les  lira  plus 
loin)  font  entendre  qu'il  y  avait  plus  d'un  empereur, 
mais  qu' Antonin  seul  résidait  à  Rome.  Quel  est  cet 
Antonin?  est-ce  Antonin  le  Pieux  ou  Marc-Aurèle?  quel 
est  ce  préfet  Publius?  Cette  question  était  restée  jus- 
qu'à ce  jour  obscure  et  incertaine.  Aujourd'hui  l'épi- 
graphie  romaine  démontre  que  dans  la  série  des  pré- 
fets de  Rome  l'inconnu  Publius  qui  cita  à  son  tribunal 
sainte  Félicité ,  est  précisément  Salvius  Julianus ,  le 


(i)  Tillemont,  Mémoires,  t.  II,  art.  sur  sainte  Félicité.  —  M.  Doul- 
cet,  Mémoire  relatif  à  la  date  du  martyre  de  sainte  Félicité, 
l»ul>lié  à  la  suite  de  son  Essai  sur  les  rapport»  de  l'Église  chrétienne 

et  de  l  État  romain,  cite,  p.  195,  un  grand  nombre  d'héllénismes  tra- 
duits, et  quelquefois  mal  traduits,  dans  le  texte  latin  des  Actes. 


LE  MARTYRE  DE  SAINTE  I  I  i.h  ;  1 1 

célèbre  jurisconsulte  qui  rédigea  L'édil  perpétuel .  «*t 
pour  Lequel  Marini  et  Borghesi,  sur  la  foi  d'inscriptions 
antiques,  <>nt  revendiqué  1»*  nom  de  Publius  (1).  11  est 
\r,-ii  que  d'ordinaire  il  n'est  pas  désigné  par  sou  seul 
prénom,  mais  bien  par  le  nom  de  sa  gens  et  par  1<-  <o- 
gnomen.  Cependant  il  n'était  pas  rare  chez  les  Grecs 
d'appeler  les  Romains  par  leur  seul  prénom.  Cette  ob- 
servation  confirme  L'origine  grecque  de  ces  Actes  l  . 
Salvius  Julianus  occupa  la  préfecture  pendant  les  der- 
aiers  mois  <lu  règne  d'Antonin  Le  Pieux,  l'année  161, 
et  sous  les  deui  iugustes  Maro-Àurèk  el  LuciusVerus, 
161  et  H'.2.  Kt  précisément  «Luis  cette  année  Marc- 
Aurèle  demeurait  à  Rome,  pendant  que  Lucius  Verua 
allait  en  Orient  soutenir  la  guerre  contre  les  Parthes, 
et  que  des  mouvements  hostiles  dans  la  Bretagne  et  la 
Germanie  menaçaient  l'empire.  En  même  temps  une 
désastreuse  inondation  du  Tibre  fut  suivie  d'une  fa- 
mine, comme  l'indique  la  précieuse  inscription  trouvée 


M.  Aube  reproduit  ainsi,  Histoire  des  persécutions ,p.  449, d'a- 
près des  notes  inédites  de  Borghesi  communiquées  par  .M.  Léon  Re- 
nier, le  cursus  honorum  de  Publius  Salvius  Julianus  :  Préteur  en 
131,  —  gouverneur  d'Aquitaine  en  qualité  «  1  »  -  legatus  lugusti  pro  pra  - 
tore,  ■  -  appelé  .i  siéger  comme  jurisconsulte  dans  le  conseil  il  Radrien, 
—  consul  en  148,  —  curator  locorum  publicorumea  160,  —  une 
seconde  fois  consul,  probablement  suffect,  entre  i">s  el  ion.  —  préfet 
de  Rome.  —  Salrius  Julianus  était  chef  de  la  célèbre  école  des  Sabi- 
niens,  dont  la  rivalité  avec  celle  des  Proculiens  est  classique  dans  I  his- 
toire du  droit  romain,  La  première  représente  le  matérialisme  juri- 
dique,  la  seconde  le  spiritualisme  :  l'opposition  des  deux  écoles  est 
sensible  dans  leurs  théories  Bi  connues  sur  la    ipéeification  ». 

I    Borghesi,  Lettre  à  Cavedoni,  dans  le   t.  vin  de  ses  Œuvres, 
p.  :»i.>  el  sut. 


344  LA  PERSECUTION  DE  MARG-AURELE. 

naguère  à  Concordia(l).  Ainsi  l'ordre  des  temps,  les 
personnes ,  les  calamités  publiques ,  la  présence  d'un 
empereur  à  Rome,  l'absence  de  l'autre,  tout  s'accorde 
avec  les  Actes  et  avec  l'année  162,  et  en  explique  les  al- 
lusions obscures  aux  faits  contemporains  (2).  » 

Continuons  la  lecture  des  Actes  : 

<(  Publius,  préfet  de  la  ville,  se  fit  amener  Félicité 
en  particulier,  et,  tantôt  par  de  douces  paroles,  tantôt 
en  la  menaçant  du  dernier  supplice,  l'engageait  à  sa- 
crifier. Félicité  lui  dit  :  «  Tu  ne  pourras  ni  me  séduire 
«  par  tes  caresses,  ni  m'ébranler  par  tes  menaces.  Car 
«  j'ai  en  moi  l'Esprit-Saint ,  (pi  ne  permet  pas  que  je 
«  sois  vaincue  par  le  diable;  c'est  pourquoi  je  suis  as- 
«  surée  que,  vivante,  je  l'emporterai  sur  toi,  et,  si  tu 
«  me  fais  mourir,  morte  je  triompherai  de  toi  mieux 
«  encore.  »  —  Publius  dit  :  «  Malheureuse,  s'il  t'est 
«  doux  de  mourir,  au  moins  laisse  vivre  tes  fils.  »  — 
Félicité  répondit  :  «  Mes  fils  vivent,  s'ils  ne  sacrifient 
«  pas  aux  idoles.  Mais  s'ils  viennent  à  commettre  un 
«  tel  crime,  ils  iront  dans  la  mort  éternelle.  » 

«  Le  lendemain,  continuent  les  Actes,  Publius  siégea 


(1)  Cette  inscription  fut  faite  en  l'honneur  d'un  futur  persécuteur  des 
chrétiens  en  Asie,  Arrius  Anton  nius,  qu'on  envoya  avec  l'autorité  nouvelle 
du  juridicus  dans  la  Transpadane,  comme  on  en  envoya  d'autres  dans 
les  différentes  parties  de  l'Italie,  pour  remédier  aux  vhgentis  annonae 
uifficvltates;  Borjjhesi,  Œurrcs,[.  V,  p.  383-422  ;  Hcnzen,  SuppL  à 
Orelli,  6485,  "Wilmanns,  Exempta  inscript  lat.,  1187;  Camille  Jul- 
lian,  les  Transformations  politiques  de  l'Italie  sows  les  empereurs 
romains,  p.  123. 

(2)  De  Rossi,  liulletlino  di  archeologia  cristiana,  1863,  p.  19. 


LE  MARTYRE  DE  SMMl    l  ÉLU  [TÉ. 

au  forum  de  Mars,  et  ordonna  qu'on  la  lui  amenai  avec 
ses  Hls.  » 
Le  forum  qui  entourait  le  temple  de  Mars  Vengeur, 

et  dans  lequel  va  avoir  lieu  la  partie  publique  de  l'in- 
terrogatoire,  servait  à  rendre  la  justice.  «  Auguste  le 
construisit  après  avoir  reconnu  que,  à  cause  de  la 
multitude  des  plaideurs  et  des  procès,  les  deux  forums 
déjà  existants  (l)  ne  suffisaient  pas  et  qu'il  en  fallait 
un  troisième.  Ces!  pourquoi,  afin  de  se  hâter,  il  tut 
ordonné  que,  même  avant  L'achèvement  du  temple  de 
Mars,  les  jugements  publics  et  le  tirage  au  sort  des 
juges  se  triai,  nt  en  ce  lieu  -1  .  Sous  lesAutonins,  le 
préfet  urbain  y  eut  son  tribunal  (3).  Ce  forum  porta 
primitivement  le  nom  de  son  fondateur  auguste;  au 
quatrième  siècle  il  est  toujours  appelé  forum  Marlis  (4). 
Ce  dernier  nom  lui  est  donné  par  les  Actes  de  sainte 
Félicité,  et  dans  une  partie  de  ces  Actes,  l'interroga- 
toire, qui  (on  le  verra  tout  à  l'heure)  parait  avoir  été 
rédigé  d'après  des  documents  antiques  :  on  en  peut 
conclure  que  dès  la  fin  du  deuxième  siMe,  date  pro- 
bable, selon  nous,  du  martyre  de  la  sainte,  l'appella- 
tion de  forum  Aufjusti  avait  été  remplacée,  au  moins 
dans  le  langage  populaire,  par  celle  de  forum  Marti*. 
Siégeant  sur  son  tribunal,  dans ,-,.  forum,  !«•  préfet 


(i)  L»-  forum  romain  h  le  forain  de  Jules  I 

(2  Soétone,  Oct   î»;/..  2'.».  Cf.  L'inscription  d'Ancyre    21  :  Pbiyato 

SOLO  C.OMI-UUTO.  M  MOI-    \l.l«'l;l>    11  MPI  \M  POBTVQI  I     iTCVBTI  I  MTBVXI. 

(3)  Jordan.  Topographie  </"•  StadtRom  in  Alterthum,  t.  H.  p 
,   DeRossi,  BulletUno di archeologia crisHana,  1S"*-  P<  H, 61-55. 


3'i6  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURÊLE. 

urbain  fit  comparaître,  non  plus  en  particulier,  comme 
la  première  fois,  mais  officiellement,  et  accompagnée 
de  ses  enfants,  la  courageuse  chrétienne.  «  Aie  pitié 
«  de  tes  fils,  lui  dit-il ,  braves  jeunes  gens,  et  encore 
«  dans  la  fleur  de  la  jeunesse.  »  — Félicité  répondit  : 
«  Ta  miséricorde  est  impie,  et  ton  exhortation  est 
<(  cruelle.  »  Et,  se  tournant  vers  ses  fils,  elle  ajouta  : 
«  Portez  les  yeux  au  ciel,  mes  enfants,  et  regardez  en 
«  haut,  là  où  le  Christ  vous  attend  avec  ses  saints.  Com- 
«  battez  pour  vos  âmes  et  montrez-vous  fidèles  dansl'a- 
«  mour  du  Christ.  »  — Entendant  cela,  Publius  ordonna 
«  de  lui  donner  des  soufflets,  disant  :  «  Tu  as  osé  con- 
«  seiller ,  en  ma  présence ,  de  mépriser  les  ordres  de 
«  nos  maîtres!  » 

«  Alors  il  appela  le  premier  des  fils,  nommé  Janua- 
rius,  et  lui  promit  tous  les  biens  possibles,  en  même 
temps  qu'il  le  menaçait  des  verges  s'il  refusait  de  sa- 
crifier aux  idoles.  Januarius  répondit  :  «  Tes  conseils 
«  sont  insensés.  La  sagesse  du  Seigneur  me  soutient  et 
«  me  fera  surmonter  toutes  ces  choses.  »  Aussitôt  le 
juge  le  fit  battre  de  verges  et  reconduire  en  prison. 

«  Il  donna  ordre  d'amener  le  second  fils,  Félix. 
Comme  Publius  l'exhortait  à  sacrifier  aux  idoles,  celui- 
ci  répondit  avec  courage  :  «  Nous  adorons  un  seul 
«  Dieu,  à  qui  nous  offrons  le  sacrifice  d'une  pieuse  dé- 
«  votion.  Garde-toi  de  croire  que  tu  pourras  m'éloi- 
«  gner,  moi  ou  quelqu'un  de  mes  frères,  de  l'amour  du 
«  Seigneur  Jésus-Christ.  Môme  sous  la  menace  des 
«  coups,  et  en  présence  de  tes  injustes  desseins,  notre 
«  foi  ne  peut  être  ni  vaincue  ni  changée.  » 


Il    MARTYRE  DE  SADfTl    l  l  I.KITK. 

Quand  celui-ci  cul  été  emmené,  le  juge  ordonna 
de  faire  monter  applicarî    1    Le  troisième  fils,  nommé 
Philippe.  Comme  il  lui  disait  :  «  Notre  seigneur  L'em- 
pereur Antonin  a  ordonné  que  vous  sacrifiiez  aui 
«  (lieux  tout-puissants,     Philippe  répondit  :  «  Ils  ne 
-ont  ni  dieux  ni  font-puissants,  mais  des  simulacre 
vains,  misérables,  insensibles,  et  ceux  <|tii  auront 
«  consenti  à  Leur  sacrifier  encourront  on  péril  éternel.  » 
Philippe  ayant  été  éloigné,  on  lit  comparaître  Le 
quatrième  lils.  Silvanus.  Le  juge  lui  dit  :  «  A  ce  que 
i    je  vois,  vous  voua  ètesconcertés  avec  votre  misérabl»' 
mère  pour  mépriser  les  ordres  des  princes  et  courir 
us  ensemble  à  votre  perte,  a  Silvanus  répondit  :  «Si 
«  nous  avions  craint  une  mort  passagère,  nous  encour- 
rions mi  supplice  éternel.  Mais  comme  nous  savons 
i  quelles  récompenses  sont  préparées  pour  les  justes, 
quelle  peine  établie  pour  les  pécheurs,  nous  méprisons 
avec  sécurité  la  loi  romaine  pour  obéir  aux  préceptes 
«  divins  ;  méprisant  les  idoles  afin  qu'en  servant  Le  Dieu 
«  tout-puissantnous  obtenions  La  vie  éternelle.  Ceux  qui 
adorent  les  dénions  iront  avec  eux  dans  la  mort  et  Le 
feu  éternel.  « 
On  éloigna  Silvanus;  Le  cinquième  fils,  Alexan- 


(i  i  Ce  mol  lignifie:  faire  approcher  l'accoté,  le  faire  monter  de- 
vant letribonal  sur  l'estrade  appelée  eakuta,  çradtu  on  amoo.  On 
1>'  \«iit.  ilan*  le  récil  d'un  Bonge  in  martyr  africain  saint  tfarien 
S.  Jaeobi  et  Mariant,  \  6,  dans  Roinart,  p.  138  :  Tune  exao- 
ditnr  mihi  rox  clara  <-i  immensa  dicentis  :  Hariaaom  applica.  El 
.i~i  endebam  in  iiiam  eatastam.     Bd,  Le  Blaot,  /<  i  ictt  i  de*  Martyrs, 

|  ■.'    p.  152,  153. 


348  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

drinus,  fut  amené.  Le  juge  lui  dit  :  «  Aie  pitié  de  ton 
«  âge,  et  de  ta  vie  encore  dans  l'enfance.  Ne  sois  pas  re- 
«  belle,  et  fais  ce  qui  sera  le  plus  agréable  à  notre  roi 
«  Antonin.  Aussi,  sacrifie  aux  dieux  afin  de  pouvoir 
«  devenir  l'ami  des  Augustes,  gagner  la  vie  et  leur  fa- 
veur. »A  lexandre  répondit  :  «  Je  suis  le  serviteur  du 
«  Christ,  je  le  confesse  de  bouche,  je  lui  reste  attaché 
«  de  cœur,  je  l'adore  sans  cesse.  Cet  âge  si  faible,  que 
«  tu  vois,  a  la  prudence  de  la  vieillesse  et  adore  un  seul 
«  Dieu.  Tes  dieux  et  leurs  adorateurs  périront.  » 

«  Celui-ci  renvoyé,  on  fit  monter  le  sixième,  Vital. 
Le  juge  lui  dit  :  «  Peut-être  choisiras-tu  de  vivre,  et 
«  voudras-tu  ne  pointpérir?  »  Vital  répondit  :  «  Quel  est 
«  celui  qui  choisit  de  vivre  mieux,  celui  qui  adore  le  vrai 
«  Dieu,  ou  celui  qui  recherche  la  faveur  du  démon?  » 
Publius  dit  :  «  Et  qui  est  le  démon  ?  »  Vital  répondit  : 
«  Tous  les  dieux  des  nations  sont  des  démons,  et  aussi 
«  tous  ceux  qui  les  adorent.  » 

«  On  le  fit  sortir,  et  le  septième,  Martial,  fut  intro- 
duit. Le  juge  lui  dit  :  «  Ennemis  de  vous-mêmes,  vous 
«  méprisez  les  ordonnances  des  Augustes,  et  vous  per- 
ce sistez  à  périr.  »  Martial  répondit  :  «  Oh  !  si  tu  pouvais 
«  savoir  quelles  peines  sont  préparées  pour  les  adora- 
«  teurs  des  idoles  !  Mais  Dieu  tarde  encore  de  manifester 
«  sa  colère  contre  vous  et  vos  idoles.  Tous  ceux  qui  ne 
«  confessent  pas  que  le  Christ  est  le  vrai  Dieu  iront  au 
«  feu  éternel.  » 

<(  Publius  fit  éloigner  ce  septième  accusé,  et  manda 
à  l'empereur  le  procès-verbal  de  tout  ce  qui  s'était 
p;issé.  » 


il    MARTYRE  DE  SAINTE  FÉLICITÉ.  3'.'.» 

H.  Aube  qui,  à  tort  selon  nous,  reporte  à  une  époque 
quelconque  «lu  troisième  siècle  Le  martyre  de  Félicité, 
ei  qui  soulève  plusieurs  difficultés  contre  le  récit  des 
Actes,  n'hésite  pas,  cependant,  à  reconnaître  «pu-  ce 
long  interrogatoire  a  tous  les  caractères  apparents  de 
L'authenticité,  ei  fui  probablement  copié  sur  le  procès- 
verbal  dont  il  vient  d'être  question  : 

«  L'attitude  et  le  langage  du  juge  Publius  commis 
à  l'instruction  de  cette  affaire,  usant  tour  à  tour  de 
prières  ou  de  menaces  pour  séduire  ou  intimider  les 
martyrs,  conjurant  lanière  d'avoir  pitié  sinon  d'elle- 
même  au  moins  de  ses  enfants,  qu'attend  la  faveur  im- 
périale s'ils  se  laissent  tléeliir.  s'initant  de  la  résis- 
tance qu'il  rencontre,  ei  L'attribuant  à  une  entente 
secrète;  ses  paroles  paternelles,  caressantes,  puis  tour- 
nant à  l'ironie  et  à  la  menace  :  c'est  la  vérité  même, 
la  vérité  éternelle  et  la  vérité  de  situation.  Ce  sont 
là  des  traits  qui  sont  dans  la  nature  des  choses  et  qui 
se  rencontrent  dans  un  si  grand  nombre  d'Actes  de 
martyrs  qu'il  serait  excessif  d'en  révoquer  en  doute  le 
caractère  pleinement  historique.  D'autre  part  la  tenue 
de  ceux  qu'on  interroge  :  cette  sainte  femme  dont 
lame  est  pleine  en  quelque  sorte  du  Dieu  qu'elle  in- 
\oque.  Lequel  est  son  espoir,  son  refuge  et  sa  force  ; 
ses  encouragements  à  ses  fils  au  pied  même  du  tribunal 
et  à  la  face  du  juge  impuissant  et  courroucé,  ces  mots 
touchants  et  fermes  :  o  Portez  les  veux  au  ciel,  mes 
«  enfants,  et  regardez  en  haut  :  là  Le  Christ  vous  attend 
avec  le  eliii'iir  des  saints.  Combattez  pour  VOS  âmes, 
«  demeurez  fidèles  dans  L'amour  du  Christ,  »  ces  mots 


350  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

d'une  si  grande  hauteur  esthétique  et  morale;  les 
courtes  réponses  de  ses  fils  invincibles  et  s'enhardissant 
mutuellement  dans  la  confession  de  leur  foi  et  de  leurs 
espérances  :  tout  cela  est  à  la  fois  grand,  vrai,  pur, 
authentique,  recueilli,  on  peut  le  dire,  des  lèvres 
mêmes  des  martyrs  (1).  » 

Bien  des  traits  de  cet  interrogatoire  méritent  d'être 
remarqués. 

Il  y  est  tantôt  question  des  empereurs,  tantôt  de 
l'empereur.  «  Oses-tu,  moi  présent,  conseiller  de  mé- 
priser les  ordonnances  de  nos  maîtres  (jussa  ou  staluta 
dominorum  nostrorum)? —  Notre  seigneur  l'empereur 
Antonin  (dominus  noster  imperator  Antoitinus)  a  or- 
donné que  vous  sacrifiiez  aux  dieux  tout-puissants.  — 
Vous  méprisez  les  ordres  des  princes  (prœcepla  princi- 
pum).  —  Tu  dois  obéir  à  notre  roi  Antonin  (régi  noslro 
Ântonino).  —  Sacrifie  aux  dieux  pour  devenir  l'ami  des 
Augustes  (ut  possis  amicus  Augustorum  fieri).  —  Vous 
méprisez  les  ordonnances  des  Augustes  (Augustorum 
institula  contemnitis).  » 

Cet  emploi  alternatif  du  singulier  et  du  pluriel 
pour  parler  de  ceux  qui  détiennent  l'autorité  impériale 
au  moment  où  les  martyrs  sont  interrogés  convient 
tout  à  fait  à  Tan  162.  On  allègue  les  ordres  des  empe- 
reurs, et  l'on  parle  au  nom  d'un  seul.  Il  se  trouve  juste- 
ment qu'en  162  Marc-Aurèle  etLucius  Verus  régnaient 
ensemble;  mais  Verus  était  en  Orient,  el  Marc-Aurèle 


(1}  Aube,  Histoire  des  persécutions,  p.  168. 


il.  MARTYRE  l'K  SAINTE  R  I K  ni  . 

restait  seule  Rome  1  .  Ainsi  s'explique  une  apparente 
anomalie  de  langage  :  ••11'1  devient  une  vraisemblance 
m  faveur  de  la  date  alléguée.  Sans  doute  l'année  169 
n'est  pas  la  seule  on  deux  empereurs  régnèrent  ensem- 
ble  :  ce  l'ait  se  reproduit  plusieurs  fois  au  deuxième  et 
au  troisième  siècle  1  .  Mais  launée  102,  la  première 
oui  ait  vu  deux  Augustes  s'asseoir  sur  le  même 
trône  (3),  parait  en  même  temps  réunir,  à  l'exclusion 
«If  tout»'  autre,  les  particularités  suivantes  :  Deux  Au- 
gustes, —  l'absence  momentanée  de  l'un,  faisant  que, 
bien  que  la  justice  soit  rendue  au  nom  de  tous  deux, 
un  seul  soit  invoqué  nommément  parle  juge,  —  un 
préfet  de  Rome  dont  on  sache  avec  certitude  qu'il  a 
porté  le  prénom  de  Publius,  —  enfin  des  calamités 
publiques  assez  exceptionnelles  pour  persuader  aux  es- 
prits affolés  que  La  colère  des  dieux  ne  pourra  être 
apaisée  que  par  l'immolation  de  victimes  expiatoires. 
L'expression  Domini  nostri,  plusieurs  l'ois  employée 
parle  préfet,  a  inquiété  certains  critiques.  C'est  là, 
disent-ils,  une  appellation  sentant  le  troisième  siècle 
plutôt  que  l'époque antonine.  M.  Doulcet  a  montré  que 
ee  langage  est  beaucoup  plus  ancien  (4);  l'on  peut 
ajouter  plus  d'un  exemple  à  ceux  qu'il  a  recueillis. 
Dans  les  Actes  de»  Apôtres,   le  procurateur   Porcius 


i    Jules  Capitolin,  Vita  Antonini  philosophi,  8. 
(2)  Cl".   Aube,  Histoire  de»  persécutions,  p.  »j"<:  Doulcet,  Essai, 
-202:dr  Rooi,  BuUettino  <i>  archeologUk  crisiiana, 
l>.  9  >.  91. 
(3;  Capitolin,  Vita    i"'.  phil.,  '■ '. 
i  Doulcet,  Essai,  etc.,  p.  194. 


352  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

Festus  donne  à  Auguste  le  titre  de  xupto;(l).  Agrip- 
pine,  femme  de  Claude,  est  appelée  xup(a  sur  un  mar- 
bre grec  (2).  Ce  même  mot  se  lit  devant  les  noms 
d'Hadrien,  d'Antoninle  Pieux,  de  Marc-Aurèle,  sur  les 
briques,  sur  les  monnaies,  parmi  les  graffiti  de  la 
statue  de  Memnon  (3).  Il  se  rencontre  même  sur  les 
marbres  :  une  inscription  grecque  appelle  Marc-Au- 
rèle du  titre  de  «  seigneur  Auguste,  »  M.  Aùpr'Xtoç  Ku- 
pt'oç  Seêatrcô;  (i).  Il  n'est  point  surprenant  que  le  préfet 
de  Fan  1621'ait  employé,  surtout  si  l'interrogatoire  des 
martyrs  se  fit  en  grec,  comme  semblent  l'indiquer  les 
nombreux  héllénismes  du  texte  latin,  et  en  particulier, 
selon  la  remarque  de  Tillemont,  le  titre  de  rex,  pa- 
aiXsuç,  donné  à  l'empereur.  Le  grec  était  couramment 
écrit  et  parlé  à  Rome  au  deuxième  siècle,  aussi  bien 
par  les  philosophes  et  les  lettrés  de  la  cour  de  Marc- 
Aurèle  que  par  le  clergé  chrétien  et  les  plus  humbles 
fossores  des  catacombes  (5).  Peut-être  dans  cette  langue, 
devenue  par  excellence  celle  de  l'adulation  et  de  la 
servilité,  les  empereurs  étaient-ils,  à  cette  époque, 
traités  de  xupt'ot  plus  souvent  qu'ils  ne  l'étaient  encore 
de  domini  en  latin.  Bien  que  plus  réservé,  le  latin  ap- 
pliqua aussi  ce  mot  aux  empereurs  avant  le  règne  de 
Marc-Aurèle  :  dans  l'exposé  des  motifs  d'un  décret  du 
collège  des  pontifes,  daté  des  consuls  ordinaires  et  suf- 


(1)  Actus  Aposlolorum,  XXV,  26. 

(2)  Corpus  inscriptionum  grxcarum,  7061. 
(3)Dou!cet,  loc.Cit. 

(i)  Corpus  inscriptionum  grxcarum,  i767. 
(5)  Cf.  deRossi,   Roma  sotlerranea,  t.  il.  p.  23' 


il.  m  \i;n  RE  DE  SAINTE  I  ELU  m  . 

fects  de  L'an  l "» -"» .  il  es!  question  d'un  affranchi  delà 
mère  <l<>mi)ti  notlri  imperalorit  Antonini  1  .  Depuis 
Marc-Aurèlejusqu'à  la  lin  du  deuxième  siècle,  ce  terme 
devient  d'un  emploi  chaque  jour  plus  fréquent;  il  se 
lit  devant  lf  uom  de  Commode  dans  la  célèbre  ins- 
criptioD  relatani  L'affaire  des  colons  du  saltus  Buruni- 
tantu  -2  :  à  partir  de  L'avènement  de  Septime-Sévère 
il  n'est  plus  possible  de  compter  Les  marbres  qui  le 
portent   3  . 

Parlant  au  cinquième  lils  tir  Félicité,  Silvanus,  Le 
préfet  employa  une  autre  expression  qui  doit  être 
notée  ici  :  «  Sacrifie  aux  dieux,  afin  de  devenir  un 
jour  l'ami  des  Augustes,  o  ul  possis  amicus  Auffuslorutn 
foi.  Ceci  n'< st  point  une  parole  en  L'air,  une  pro- 
messe vague.  L  appellation  d'amicus  Âugtuli  était .  de- 
puis L'établissement  de  l'empire,  une  sorte  de  titre 
de  noblesse  \  .  Les  empereurs  le  donnaient  officiel- 
lement à  ceux:  qu'ils  voulaient  honorer  (5);  on  l'ins- 
crivait avec  orgueil  sur  les  marbres  funéraires  (6).  Le 
rang  dont  parait  avoir  joui  Félicité,  qualifiée  d'illus- 
trii  femina,  permettait  de  taire  luire  aux  regards  d'un 


Wilmanos,  /  templa  inseriptionum  lutine  nuit.  312. 

•put  inseriptionum  latinarum,  i.  VIII,  10570. 
Citons  a  litre  d'exemple,  pour  les  premières  années  de  Septime- 
Sévère  antérieures  i   l'an  200,   Corpus  inseriptionum  latinarum, 
I.  V,  75,  l.'>8,  427,  13»;.   1602,334a,  3391,  i  143;  I.  Ml. 

167;  l.  VIII,  1628,  1707  et» . 

i  Bumbart,  art.  imici   [ugusti,  dans  le  Diet.  des  an/,  grecques  et 

roui..  | 

5  Wilmanns,  Exempla  inseriptionum  latinarum, 
(G)  Henzen,  Suppl  à  Orelli,   5477;  Wilmanns,  Exempta  inscript, 
te/.,  639;  Corpus  inseriptionum  latinarum,  t.  v.  5811. 

23 


354  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURELE. 

de  ses  enfants  la  perspective  d'une  telle  dignité,  qui 
donnait  accès  au  palais  et  droit  de  s'asseoir  à  la 
table  des  empereurs.  D'assez  nombreux  Actes  des 
martyrs  contiennent  la  mention  d'une  offre  semblable 
adressée  de  même  par  le  juge  à  un  cbrétien  qu'il  veut 
séduire  (1). 

Ni  les  séductions  ni  les  menaces  n'avaient  eu  raison 
de  Félicité  et  de  ses  fds.  «  L'empereur,  disent  les  Actes, 
les  renvoya  devant  divers  juges  pour  les  faire  punir  de 
supplices  différents.  L'un  fit  périr  le  premier  sous  les 
coups  d'un  fouet  garni  de  plomb.  Un  autre  fit  tuer 
à  coups  de  bâton  le  second  et  le  troisième.  Un  autre 
fit  précipiter  le  quatrième.  Un  autre  fit  trancher  la 
tète  aux  trois  derniers.  Un  autre  ordonna  de  décapiter 
la  mère.  » 

Les  judices  dont  il  s'agit  ici  sont  les  triumviri  capi- 
tahs,  jeunes  gens  de  famille  sénatoriale,  pour  lesquels 
cette  charge  constituait  le  premier  degré  du  cursus  ho- 
norutn.  La  garde  des  prisons  leur  était  confiée,  et  ils 
devaient  présider  aux  supplices  (2).  Ils  n'étaient  que 
trois,  comme  leur  nom  le  fait  connaître  (3);  mais  le 
texte  des  Actes  de  sainte  Félicité  indique  seulement 
que  les  sept  martyrs  et  leur   mère  furent  immolés 


(1)  Edmond  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  l  25,  p.  76-80. 

(2)  Triumviri  capitales,  qui  carceris  eustodiam  lialierent,  ut,  cum 
anitnadvcrli  oporteret,  interventu  euruni  fieret.  Pomponius,  au  Di- 
geste, I,  il,  2,  g  30. 

(3)  On  possède  L'inscription  d'un  quatuorvir  capiialis,  Wilraanns, 
Exempla  inscript.,  1132;  elle  parait  contemporaine  de  Jules  César, 
qui  avait  augmenté  le  nombre  des  magistrats  inférieurs  (Suétone, 
Julius  Cxsur,  41);  mais  après  lui  on  rétablit  le  nombre  ancien. 


LE  MARTYRE  DE  SAINTE  I  I  LICITE. 

en  plusieurs  Lieux  différents;  évidemmenl  trois  ma- 
gistrats, "ii  même  un  seul  des  trois,  suffirent  à  pré- 
sider successivement  L'exécution  de  ces  cinq  groupes 
«If  suppliciés.  La  Bentence  ne  fut  pas  prononcée  par 
1rs  magistrats  chargés  de  l'exécution;  cil»'  lut  dictée 
par  L'empereur  sur  Le  vu  du  procès-verbal  que  lui 
avait  envoyé  1<-  préfet.  L'idée,  à  première  vue  assez 
étrange,  de  faire  supplicier  Les  martyrs  en  divers 
lieux,  s'explique  à  la  réflexion  :  évidemmenl  <>n  était 
•■ii  présence  d'une  grande  agitation  populaire,  pro- 
duite  par  un»'  terreur  superstitieuse,  et  L'empereur 
\..iilui  rassurer  La  foule  en  taisant  couler  en  plusieurs 
endroits  «!«■  Rome  le  sang  des  victimes  immolées  pour 
détourner  la  colère  des  dieux.  Les  supplices  employés 
contre  quelques-uns  des  condamnés  ne  sont  point  ceux 
qui  convenaient  à  Leur  naissance  et  à  leur  situation 
sociale  :  les  fouets  garnis  de  plomb,  la  bastonnade, 
étaient  réservés  aux  hutniliores,  et  non  aux  enfants 
d'une  femme  qui  avait  peut-être  rang  de  clarissime,  à 
des  jeunes  nommes  auxquels  on  venail  d'offrir  le  titre 
envié  d'amtet  Auguttorum.  Mais  il  semble  que  Lescon- 
damnés  pour  crime  de  christianisme  n'avaient  point 
Le  droit  de  revendiquer  Le  privilège  de  la  naissance, 
et  que  pour  eux  t<»ns  Les  genres  •!«■  morts  étaient  bons. 
Nous  présentons  la  tête  au  plomb,  aux  lacets,  aux 
clous,  "  dit  Tértullien  1  ,  qui  parle  ici  des  condamnés 
chrétiens  sans  distinction.  D'ailleurs,  ils'agissail  avant 
tout,  dans  la  circonstance,  de  frapper  L'imagination 

(i  TertaUien,  Apol.,  i. 


356  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

du  peuple,  et  il  fallait  bien,  pour  cela,  varier  les  sup- 
plices. 

Nous  venons  de  lire  les  Actes,  et  nous  avons  essayé 
de  les  commenter.  Pour  achever  l'histoire  de  sainte 
Félicité  et  de  ses  fds,  il  reste  à  combler  les  lacunes  du 
document  qui  seul  nous  a  jusqu'à  présent  servi. 

Les  Actes  n'indiquent  pas  la  date  du  martyre.  Proba- 
blement, dit  M.  de  Rossi  (1),  ils  ont  été  écrits  aussitôt 
après  (2)  :  autrement,  leur  rédacteur  n'aurait  point 
négligé  de  noter  un  anniversaire  solennellement  cé- 
lébré dans  l'Église  (3).  Cette  date  est  donnée  par  d'au- 
tres documents.  On  connaît  l'importance  exception- 
nelle de  «  l'almanach  chrétien  de  la  ville  de  Rome  :  » 
c'est  ainsi  que  M.  de  Rossi  désigne  un  recueil  composé 
au  commencement  du  quatrième  siècle,  vers  336,  et 
de  nouveau  édité  en  35  i  par  le  célèbre  calligraphe 
Furius  Dionysius  Philocalus  (i).  Là,  après  le  calen- 
drier astronomique,  les  natales  Cvsarum,  la  série  des 
consuls,  la  série  des  préfets  de  Rome,  la  liste  des  de- 
posiliones  episcoporum,  vient  celle  des  deposiliones  mar- 
lyrum  (5).  L'anniversaire  d'un  petit  nombre  de  martyrs 


(1)  Bulleitino  di archeologia  cristiana,  1863,  p.  19. 

(2)11  s'agit  ici  du  texte  original,  grec  selon  toute  apparence,  el 
aujourd'hui  perdu  :  le  texte  latin  que  nous  possédons  est  probable- 
ment du  quatrième  siècle. 

(3)  C'est  ainsi  que,  de  l'aveu  de  tous  les  critiques,  la  lettre  «le  l'É- 
glise île  Smyrne  sur  le  martyre  de  saint  Polycarpe  fui  écrite  moins 
d'un  an  après  les  laits,  car  elle  indique  que  l'anniversaire  n'a  pas 
encore  clé  célébré.  Voir  plus  haut,  p.  312. 

(4)  De  Rossi,  Roma  solterranea,  t.  I,  p.  116.  Cf.  Ducbcsne.  le  Liber 
Ponlificalis,  Introduction,  p.  vi-x, 

(."<   Ruinart,  p.  G92,  a  reproduit  ces  deux  listes:  voir  également  le 


LE  MARTYRE  DE  SAINTE  1  l  LICITE.  357 

\  . -t  indiqué:  ce  n'es!  pas  an  martyrologe,  mais  1«- 
fcridlr.  c'est-à-dire  !<•  calendrier  des  natales  qui,  sous 
le  pape  Miltiade  et  ses  premiers  successeurs,  étaient  ce* 
Lébrés  1«'  plus  solennellement  à  Rome  et  dans  les  prin* 
cipaux sièges subui'l »ic; lin  s  I  .  On  y  lit.  à  la  date  du 
LO  juillet  VlidusJulii  .  la  mention  de  la  deposilio  des 
sept  enfants  de  sainte  Félicité.  Cette  mention  suffirait 
pour  montrer  qu'ils  étaient  au  oombre  des  plus  célè- 
bres martyrs  de  Rome;  mais  une  inscription  delà 
même  époque  nous  apprend  qu'on  les  considérai!  alors 
comme  les  martyn  par  excellence,  auxquels  s'attachait, 
en  quelque  sorte,  le  culte  national  des  Romains.  La 
date  du  10  juillet  où  seuls  ils  sont  vénérés  était,  au 
quatrième  siècle,  appelée,  dans  le  langage  populaire, 
h- jour  de$ martyrs.  One  inscription  trouvée  en  I75-2. 
dans  la  catacombe  des  saints  Processus  et  Martinien, 
mu- la  voie  Aurélia,  désigne,  en  effet,  le  jour  suivant, 
1 1  juillet,  comme  «  le  lendemain  du  jour  des  martyrs,  » 

Vil  IIiVS  1VF..  DP.  POSTERA  DIE  KARTVRORVM,  tt  Cette  ins- 
cription semble  u'ètre  pas  la  seule  à  contenir  une  pa- 
reille mention  1  .  Cet  éloquent  et  curieux  indice  de  la 
popularité  dont  jouissait  encore,  au  quatrième  siècle, 
le  culte  de  sainte  Félicitéet  de  ses  fils  semble  indiquer 
que  leur  immolation  eut  quelque  chose  d'exceptionnel  : 
ils  furent  les  martyrs  proprement  dits,  c'est-à-dire  les 


Smedt,  htfroductio  gênerait»  ad    historiam  ecel 
(ractandam,  p.  ">i3. 
i   il-  Rossi,  /•  ".  t.  I.  p.  1 16. 

Bnllettino  d\  areheologia  cristiana,  1874,  p.  149. 


358  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE 

victimes  choisies  entre  tous  les  chrétiens  pour  être  sa- 
crifiées à  la  colère  des  dieux,  un  jour  où  le  fanatisme, 
la  superstition,  la  pour,  voulurent  à  tout  prix  arroser 
d'un  sang-  illustre  divers  points  de  la  ville  de  Rome. 

Les  Actes,  qui  ne  nous  ont  pas  dit  la  date  du  martyre 
de  nos  snints,  n'indiquent  pas  davantage  l'emplacement 
de  leur  sépulture.  Mais  l'indication  de  celui-ci  par  des 
documents  absolumentindépendants  des  Actesconfirme 
leur  récit  de  la  manière  la  plus  précise. 

On  a  vu  que  les  enfants  de  sainte  Félicité  furent  mar- 
tyrisés en  quatre  endroits  différents.  Janvier  fut  mis  à 
mort  en  un  lieu,  Félix  et  Philippe  en  un  autre,  Silanus 
en  un  troisième,  Alexandre,  Vital  et  Martial  en  un 
quatrième.  Il  était  naturel  que,  dans  la  précipitation 
des  inhumations  qui  suivirent  le  supplice,  pendant 
un  moment  d'effervescence  populaire  où  il  fallait 
dérober  aux  outrages  de  la  foule  les  corps  des  martyrs, 
chacun  d'eux  ait  été  emporté  par  les  chrétiens  qui 
avaient  assisté  ;'i  son  exécution,  sans  que  l'on  se  préoc- 
cupât de  les  réunir  en  une  seule  sépulture  de  famille. 
Précisément,  Janvier,  immolé  seul,  fut  enterré  seul; 
Félix  et  Philippe,  immolés  ensemble,  furent  portés  dans 
le  même  cimetière  ;  Silanus,  martyrisé  seul,  fut  enterré 
à  part;  Alexandre,  Vital  et  Martial,  martyrisés  en  un 
même  groupe,  eurent  le  même  lieu  de  sépulture. 
Cela  résulte  de  l'antique  férial  romain  que  non»  avons 
déjà  cité;  il  indique  les  quatre  cimetières  où  furent 
déposés,  seuls  ou  par  groupes,  les  sept  martyrs  mis  à 
mort  en  quatre  endroits  différents  :  «  Le  VI  des  ides 
de  juillet,   [commémoration]  de  Félix  et  de  Philippe 


LE  MARTYRE  DE  SAINTE  l  l  LU  m  3.,'.) 

dans  la  catacombe  de  PrisciUe  but  la  voie  Salaria 
Nova  :  —  de  Martial,  Vital  ri  Alexandre,  dans  le  cime- 
tière desJordani(snr  la  même  voie);  —  de  Silanus  doni 
les  novatiens  dérobèrent  les  reliques),  dans  le  cimetière 

ilf  .Ma\iinus  sur  la  menu-  \  oi<>  :  — de  Janvier,  dans  {,- 
cimetière  <\r  Prétextât  (sur  la  voie  Appienne)  (1).  » 
La  mère,  immolée  seule,  après  tous  ses  enfants,  avait 
été  déposée  près  uY  sou  quatrième  fils,  Silanus  ou  Sil- 
vanus,  dans  le  cimetière  de  Maxime,  qui,  aux  siècles 
suivants,  l'ut  appelé  cimetière  de  sainte  Félicité.  Ces 
indications  sonl  reproduites  et  confirmées  par  tous  les 
documents  topographiques,  provenant  de  L'époque  où 
Les  diverses  catacombes  étaient  connues  et  visitées  des 
pèlerins  :  depuis  Les  Livres  liturgiques  romains  du 
iriiips  de  saint  Léon  Le  Grand  1  jusqu'aux  itinéraires 
»lrs  voyageurs  «lu  septième  siècle  (3)  et  au  Liber  Pon- 
UficaUs    '1  . 

Si  nous  voulions  refaire  la  route  suivie  par  les  anciens 
pèlerins,  et  aller  comme  eux  vénérer  l'un  après  l'autre 
1rs  tombeaux  de  Félicité  et  de  ses  sept  enfants,  nous 
serions  moins  heureux  qu'on  ne  l'était  encore  au 
septième  siècle.  —  Au  cimetière  de  Maxime,  devenu 


(1)  VI  M.  Felicisel  Philippi  in  Priscillae  ;  —  el  in  Jordanorum,  Martia- 
le. \  1  lalis,  Alexandri;  — el  in  lfaximi,  Silani  [hnac  Silanum  mar- 
tyrem  Novati  fvrati sont) ;  -  et  in  Prœtextati,  Januarii.  —  Ruinait, 
p.  693 

2)  Miir.itnri.  Liturgia  romana  velus,  1.  I,  i> 

(3)  Unirrin  ni  m.   ri    II  un  ci, il icr  Su  iislm  njv  (ISI  ;    -  De  lotit    MUCtÙ 

martyrum;   —   Nolitia   portarvm,  viarum,  ecclesiarum;  —  De 
Eossi,  Roma  sotterranea,  l.l,  p.  178-177,  180-181. 

1    Liber PontifLcalis,  in  Bonifacio;  inSymmacho;  in  Adriano. 


360  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

celui  de  sainte  Félicité,  nous  ne  saurions  où  trouver  les 
tombeaux  de  Silanus  et  de  son  héroïque  mère,  restau- 
rés avec  tant  de  soin  par  le  pape  Symmaque.  Le  marbre 
sur  lequel  Damase  fit  graver  l'éloge  métrique  de  Félicité 
adisparu(l).  Labasilique  élevée,  à  cet  endroit,  en  l'hon- 
neur de  la  sainte  par  le  pape  Boniface,  et  dans  laquelle 
il  voulut  être  enterré,  n'existe  plus  :  on  ne  peut  plus 
lire  au-dessus  de  la  porte  d'entrée  les  vers  qu'il  y 
plaça  (2).  Mais  l'emplacement  même  du  cimetière  a 
été  découvert  de  nos  jours,  et  un  fragment  d'inscrip- 
tion, at  saxcta  VEL(icitatem),  permet  de  l'identifier 
avec  certitude  (3).  —  Dans  la  basilique  construite  au- 
dessus  du  cimetière  de  Prise ille,  et  dont  les  ruines 
mêmes  ont  péri,  nous  ne  retrouverions  pas  les  tom- 
beaux de  Philippe  et  de  Félix,  et  nous  ne  pourrions 
lire  l'éloge  que  leur  a  dédié  le  pape  Damase  (V).  — 
Au  cimetière  des  Jordani ,  ravagé  par  les  Goths  au 
sixième  siècle,  comme  tous  ceux  de  la  voie  Salaria,  nous 
ne  verrions  plus  l'inscription  composée  par  le  même 
pape  en  l'honneur  de  Martial,  Vital  et  Alexandre  (5). 
—  11  ne  reste  donc  qu'un  souvenir,  attesté  par  des 
documents  nombreux  et  divers,  des  tombeaux  élevés  à 
Félicité  et  à  six  de  ses  enfants  le  long  de  la  nouvelle 
voie  Salaria.  Heureusement  la  voie  Appienne  a  été  plus 


(1)  Grii ter,  Inscript,  ant.,  1171,  10. 
(2)Griiter,   1176,8. 

(3)  Bullettmo  di  archeologia  cristiana,  1863,  p.  21,  41-47. 
i    Bullettmo  di  archeologia  cristiana,  1880,  p.  24,44. 
(5)  Griïter,  1171, 4.  — Bullettino  di  archeologia  cristiana,   1874, 
p.  46. 


i  i    KART1  RE  DE  SAINTE  I  BL1CITÉ.  361 

fidèle,  et  a  précieusement  conservé,  pour  nous  la  pen- 
dre il  \  a  vingt  ans,  la  sépulture  de  L'ainé  «les  jeunes 
martyr^  au  cimetière  de  Prétextât, 

Ce  cimetière,  très  riche  en  souvenirs  historiques, 
nous  a  déjà  Laissé  voir  le  tombeau  d'un  martyr  de  la 
persécution  d'Hadrien,  le  tribun  Quirinus  (t  .  Dès  is.">". 
M.  de  llossi  avait  découvert,  à  peu  de  distance  de  l'en- 
droit où  il  devait  trouver  plus  tard  le  cubiculum  de 
Quirinus,  une  large  el  belle  crypte  dont  La  façade  exté- 
rieure «si  construite  en  briques  jaunes,  décorée  de 
pilastres  en  briques  rouges  et  d'une  corniche  en  terre 
cuite  -2  .  comme  un  grand  nombre  d'édifices  profanes 
des  premiers  siècles  «le  l'empire,  C'est  le  genre  de  cons- 
truction qui  domine  à  L'époque  des  Antonins  ou  dans 
les  t.'inj.s  i|iii  la  suivent  immédiatement  :  on  peut  eom- 
parer  «  cette  belle  maçonnerie  de  briques,  aux  joints 
serrés,  ■>  à  celle  de  l'édifice  connu  sous  le  nom  de 
temple  de  Bacchus,  devenu  l'église  de  Saint- Urbain 
alla  Caffarella,  sur  la  voie  Appienne,  et  peut-être  bâti 
par  Bérode  Atticus  sons  Marc-Àurèle  (3)  ;  on  peut 
encore  rapprocher  notre  construction  souterraine  du 
corps  de  garde  de  la  septième  cohorte  des  Vigilei 
récemmenl  découvert  dans  la  quatorzième  région, 
Iran»  IY6ertm,  et  datant  du  commencement  du  troisième 
siècle    ï  .  L'intérieur  de  la  crypte  respire  le  pur  style 


i    Cf.  p.  11  '. 

(2)  De  Roui,  Bulleitino  di  archeologia  cristiana,  1863,  p.  i-< 
■m  :  Roller,  Catacombes  <i<-  Rome,  ParU,  istm.  i.  i,  p.  si. 
;    BulletUno  di  archeologia  cristiana,  1863,  p.  21, 
i    Henzen,  dans  le  Bulleitino  dell  Instituto  di  correspondenza 


362  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

classique.  «  Les  stucs,  composés  de  poudre  de  marbre 
blanc,  révèlent  un  temps  reculé,  et  toute  l'architecture 
reporte  l'esprit  vers  le  deuxième  siècle  (1).  »  Quatre 
guirlandes,  de  fleurs,  d'épis,  de  raisins  et  de  lauriers, 
font  Le  tour  d'une  voûte  à  arêtes  croisées,  de  forme 
elliptique  ;  au  pied  de  cette  voûte  sont  représentées  des 
seèues  champêtres.  Sous  des  arceaux  construits  pour 
abriter  des  sépultures,  on  distingue  le  Bon  Pasteur, 
Jouas  précipité  dans  la  mer,  et  quelques  vestiges  indi- 
quant la  scène  si  connue  de  Moïse  frappant  le  rocher  (2). 
Une  inscription  gravée  à  la  pointe  sur  le  mortier  qui 
entourait  un  loculus  creusé    indiscrètement   dans   la 

fresque  du  Bon  Pasteur  contient  cette  invocation  : 

mi  refrigeri  Januarius,  Agalopus,  Felicissim ...  mar lyres. 
c  Que  Janvier,  Agatopus,  Felicissimus,  martyrs,  rafraî- 
chissent l'âme  de...  (3).  »  Felicissimus  et  Agatopus 
sont  les  deux  diacres  martyrs  du  pape  saint  Sixte  II, 
enterrés,  en  258,  avec  ce  pape,  dans  le  cimetière  de 
Prétextât  (i)  :  Janvier,  invoqué  avec  eux,  est  évidem- 
ment le  tils  aîné  de  sainte  Félicité,   martyrisé  près 


archeologica,  1867,  p.  12  sq.  —  Dans  la  seconde  édition  anglaise  de 
l 'ii  i  Roma  sotterranea,  Londres,  1879,  MM.  Northcote  et  Brownlow 
ont  reproduit,  t.  I,  ligures  10  et  11,  p.  136  et  137.cn  regard  L'une  de 
L'autre,  la  façade  de  briques  de  la  crypte  et  la  porte  d'entrée  <1<-  Vexcu- 
h  i/o  ri  mu  des  Vigiles. 

(1)  Rolier,   Catac.  de  Home,  t.  I,  p.  81. 

(2)  Bullettino  /H  archeologia  crisiiana,  L863,  j>.  3.  i.  22:  Garrucci, 
Storia  delV  arte  crisiiana,  pi.  XXXVII  ;  Rolier,  Catac.  de  Home. 
pi.  \1V:  Northcote  et  Brownlow,  Roma   sotterranea,  t  éd.,  t.  1. 

p.  138,  K'.'.i. 

:    Bullettino  di  archeologia  cristiana,  1863,  |».  2,  3,   î. 

i   De  Rossi,  Roma  sotterranea,  t.  il,  p.  .st-'jt. 


I  |  MARTYRS  DE  SAINTE  i  ÉLU  ITE. 

d'un  siècle  auparavant,  et  enterré  aussi  dans  ce  cime- 
tière. Cette  invocation,  intéressante  à  plusieurs  points 
de  \  u.\  montrai!  qu'apparemment  1rs  tombeaux  de  ces 
trois  saints  n'étaient  pas  éloignés;  mais  elle  ne  disait 
pas  clairement  si  l'un  d'entre  eux,  et  lequel,  était 
enterré  dans  la  crypte  même  où  <>n  la  lisait.  En  1803, 
une  nouvelle  découverte  donna  le  renseignement 
désiré  :  on  trouva,  en  déblayant  le  sol  de  la  crypte, 
les  débris  d'une  inscription  monumentale,  gravée  sur 
une  large  plaque  de  marbre,  dans  ce  beau  caractère 
auquel  les  archéologues  ont  donné  le  oom  de  damasien, 
et  quèlecalligraphe  Philocalus  inventa  pour  transcrire 
les  éloges  des  martyrs  composés  par  le  pape  Dam 
Rapprochés,  ces  fragments  donnèrent  le  titulus  suivant  : 

BBATISSIMO    MARTYR] 
IAKVARIO 

DAM  \SYS    EPISCOP. 

i  icit  (1)  : 

«  Consacré  par  Damase,  évèquè,  au  bienheureux 
martyr  Janvier.  »  Le  doute  n'est  plus  possible  :  la 
crypte  découverte  en  1857,  <'t  qui  offre  les  caractères 
architecturaux  <•!  artistiques  dn  règne  de  Marc-Aurèle 
,,u  des  temps  voisins,  est  celle  même  où  fut  déposé, 
tirs  probablement  en  \*>±.  le  corps  de  saint  Janvier, 
sacrifié  avec  sa  mère  et  ses  frères  aux  superstitieuses 


(l)Bulletlino  di  archeologia  cristiana,  1883,  p.  iT;  Northcoteel 
Browalow,  /,'"//"'  soiterranea,  2'  éd., 1. 1,  p.  141  j  Rome  souterraine 
française,  p.  121;Roller,  Cat.deRome,  oï.  XXXI. 


364  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

dénonciations  des  pontifes,  prélude  de  celles  qu'Alexan- 
dre d'Abonotique  devait  faire  entendre  quelques 
années  plus  tard,  dans  les  mystères  que  l'incroyable 
faiblesse  de  Marc-Aurèle  l'autorisa  à  célébrer  dans 
Rome(l). 


(1)  Cf.  Lucien,  Alex.,  38. 


,.v  JALOUSIE  PH1LOSOPHIQ!  B. 

II. 

La  jalousie  philosophique  :  le  martyre  de  saiut  Justin. 

pélicité  ,.,  ....  Bis  étaient  tombés  victimes  de  la 
superstition  publique;  Justin  fut,  L'année  suivante, 
immolé  à  la  haine  privée  et  â  la  jalousie  d'un  phi- 
losophe. On  a  essayé  d'en  disculper  Marc-Aurèle,  et 

déplacer  sous  son  préd m  le  martyre  de  Justin  (i). 

(  ependant  les  actes  de  celui-ci  sont  formels,  et  la  date 
de  son  supplice  résulte  avec  certitude  de  leurs  indica- 
tions   Justin  lut  condamné,  disent-ils,  par  le  préfet 
Rusticus  :  or  Junius  Rusticus,  l'ami  de  Marc-Aurèle, 
son  plus  intime  confident,  celui  qui  lui  avait  appris 
âlire  Êpictète,e1  à  qui  il  confiait,  .Ht  un  historien, 
toutes  ses  affaires  publiques  et  privées  (2),  fut  piéfet 
de  Kome  en  163,  e'està-dire  dans  la  seconde  année 
,1,   Marc-Aurèle,    année   que  l'empereur   passa   tout 
entière  dans  sa  capital.-.   Rusticus  succédait   a  -Lux 
persécuteurs  :  Urbicus,  qui,  en  160,  avait  prononcé 
la  condamnation  de  plusieurs  chrétiens,   â  la  suit. 
(lmi  dramedomestiquequenousavonsraconté;Julia- 

uus,  qui  interrogea,  en  1<>-2.  Félicité  et  ses  fils.  Pour 
effacer  dn  règne  de  Marc-Aurèle  le  sang  de  saint  Justin 
et  de  ses  compagnons,  il  faut  dire  avec  M.  Renan  que 
1,..    ictes  parlent  <Ynu  Justin  autre  que   le  célèbre 


(1)  Renan,  VÊglin  chrétienne,  p.    192. 
•  .i   Capitolin,  Vita  Ai''""""  philosophi,  •> 


366  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

docteur  de  ce  nom  ,  assertion  inconciliable  avec  leur 
texte,  ou  dénier  à  ces  Actes  toute  valeur  historique,  ce 
qui  parait  impossible  à  quiconque  les  lit  avec  soin  et 
sans  parti  pris.  Un  vrai  critique  reconnaîtra,  au  con- 
traire, que,  parmi  les  Actes  des  martyrs  romains,  ordi- 
nairement dune  autorité  beaucoup  moins  sûre  et  d'une 
authenticité  moins  évidente  que  ceux  de  certains  mar- 
tyrs asiatiques  et  africains,  la  relation  du  procès  de 
Justin  fait  exception  (1)  ;  si  l'on  excepte  les  premières 
lignes,  évidemment  ajoutées  en  manière  de  préface  par 
un  copiste,  comme  l'ont  aperçu  Baronius  et  Kuinart, 
on  a  sous  les  yeux  une  rédaction  faite  d'après  des  notes 
d'audience  et  des  pièces  tirées  du  greffe. 

Dans  sa  seconde  Apologie,  publiée  la  dernière  année 
du  règne  d'Antonin,  saint  Justin  a  raconté  ses  démêlés 
avec  les  philosophes  païens,  et  laissé  voir  qu'il  s'atten- 
dait depuis  longtemps  à  être  dénoncé  par  le  cynique 
Crescent,  avec  lequel  il  avait  souvent  discuté,  et  dont 
il  avait  plus  d'une  fois  humilié  l'amour-propre  (2). 
Crescent,  en  effet,  avait  sa  vengeance  toute  prête  : 
quand  il  fut  k  bout  d'arguments,  il  déféra  Justin  à  la 
justice  romaine  comme  chrétien  (3). 

Dénoncé,  Justin  devait  naturellement  être  arrêté  et 
jugé.  On  ne  l'arrêta  pas  seul  :  d'autres  chrétiens,  Cha- 


(1)  Cf.  Duchesne,  Étude  sur  le  Liber  Pontificulis,  p.  192,  et  le  Liber 
Pontificàlis,  Introduction,  p.  ci. 

(2)  Saint  Justin,  HApol.,  3. 

(3)  KpiV/.r,;  yoûv,  OavaTou  6  xata^povïîv  ou|i6o\Aeucôv,  o^tw;  ciOto: 
ifieÔîet  tôv  Oàvaxov,  tb;  /ai  'JouotTvov  x#8owrep  [teyâXto  xaxcj)  T<j>  OavdtTfo 
jrepiêo&eîv  7rpaYnaTevffaa9ai.  Tatien,  Adv.  (ir.ic  l'.t. 


!  I    MARTYRE  DE  s  MM  .11  ST1N. 

riton,  unr  Femme  nommée  Charité,  Evelpistus,  Bîérax, 
Péon  et  Liberianus,  furent  conduits  avec  lui  devant  1»' 
tribunal  «lu  préfet.  L'un  d'eux,  Evelpistus,  était  on 
esclave  de  la  maison  de  César.  Ces  gens  obscurs  fré- 
quentaienl  probablement,  à  titre  d'amis  et  d'intimes 
disciples,  la  maison  <lu  grand  docteur,  qui,  pareil 
aux  catéchistes  tant  \  ilipendés  par  Celse,  u<'  dédaignait 
pas  d'enseigner  la  véritéà  des  esclaves,  à  desfemmes, 
à  des  hommes  «le  rien,  voyant  <mi  eux  non  la  condition 
sociale,  mais  l'âme  créée  à  rimai:!'  de  Dieu  et  rachetée 
par  Le  san-  de  Jésus-Christ. 

L'interrogatoire  fut  bref.  Il  eut  lieu  probablement  en 
grec  :  c'est  en  grec  que  les  Actes  <>nt  été  rédigés  (1). 
Nous  devons  1«'  traduire  :  aucune  pièce  n'est  mieux 
faite  pour  donner  au  lecteur  L'idée  de  la  manière  dont 
s'instruisait  le  procès  d'accusés  chrétiens. 

Le  préfet  s'adressa  d'abord  à  Justin  :  «  Soumets-toi 
aux  dieux,  et  obéis  aux  empereurs  (2  .  — Personne,  ré- 
pondit Justin,  ne  peut  être  réprimandé  ou  condamné 
pour  avoir  suivi  les  lois  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ.  —  Quelle  science  étudies-tu?  interrompit  le 
préfet.  —  J'ai  successivement  étudié  toutes  l<^  scien- 
ces, H  j'ai  fini  par  m'attachera  la  doctrine  des  chré- 
tiens, bien  « p i  « •  1 1< ■  déplaise  à  ceux  qui  s.mt  entraînés 
par  l'erreur.  —  Et  c'est  là.  malheureux,  la  science 
<pii  te  plaît?  — Oui.  Je  suis  les  chrétiens  parce  qu'ils 


(1)  .le/»/  S.  Jvstini,  dans  Otto,  Corpru  apologetarum  chrisliano- 
mm  sxeuli  tqcundi,  t.  III.  léna,  î^"1'   p.  26 
(1   Toîç  fiomtâvtv. 


368  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

possèdent  la  vraie  doctrine.  —  Quelle  est  cette  doc- 
trine? —  La  vraie  doctrine,  que  nous,  chrétiens,  sui- 
vons pieusement,  est  de  croire  en  un  seul  Dieu,  créa- 
teur de  toutes  les  choses  visibles  et  invisibles,  et  dé 
confesser  Jésus-Christ,  fds  de  Dieu,  autrefois  prédit 
par  les  prophètes,  juge  futur  du  genre  humain,  mes- 
sager du  salut,  et  maître  pour  tous  ceux  qui  veulent 
bien  se  laisser  enseigner  par  lui.  Moi,  pauvre  créature 
humaine,  je  suis  trop  faible  pour  pouvoir  dignement 
parler  de  sa  divinité  infinie  :  c'est  l'œuvre  des  pro- 
phètes. Il  y  a  des  siècles  que,  par  l'inspiration  d'en 
haut,  ils  ont  annoncé  la  venue  dans  le  monde  de  celui 
que  j'ai  dit  être  le  fils  de  Dieu.  » 

Il  semble  que  Rusticus,  philosophe,  lecteur  pas- 
sionné d'Épictète,  ami  et  confident  de  Marc-Aurèle, 
eût  dû  éprouver  la  tentation  d'approfondir  la  doctrine 
des  chrétiens,  et,  se  trouvant  en  présence  d'un  inter- 
locuteur digne  d'être  interrogé,  d'un  savant  et  d'un 
philosophe  comme  lui,  pousser  plus  loin  ses  questions. 
Au  contraire,  plein  du  mépris  des  hommes  d'État  ro- 
mains pour  une  doctrine  calomniée ,  que  Marc-Aurèle 
non  plus  n'éprouva  jamais  le  besoin  de  connaître,  il 
coupa  court  à  la  réponse  éloquente  de  Justin,  et,  avec 
une  brusquerie  presque  injurieuse  :  «  Où  vous  réu- 
nissez-vous ?  »  demanda-t-il.  Justin  était  trop  prudent 
pour  répondre  clairement  :  on  se  rappelle  les  précau- 
tions de  langage  avec  lesquelles  la  lettre  des  fidèles  de 
Smyrne  parle  des  lieux  d'assemblée  des  chrétiens. 
«  Crois-tu,  répondit  l'accusé,  que  nous  nous  rassem- 
blons tous  en  un  même  lieu?  Nullement;  le  Dieu  des 


l  i    MARTYRE  DE  SAIOT   H  8TW 

chrétiens  n'es!  pas  enfermé  quelque  pari  :  invisible,  il 
remplit  le  ciel  et  la  terre;  en  tout  lien  ses  fidèles  L'ado- 
renl  et  le  Louent.  —  Allons.  insista  le  préfet,  dis-moi  où 
fous  vous  réunissea  et  ou  tu  rassembles  tes  disciples.  » 
La  réponse  à  la  question  ainsi  réduite  était  facile,  et 
Justin  pouvait  la  foire  sans  compromettre  personne. 

J'ai  demeuré  jusqu'à  ce  jour,  dit-il,  près  de  la  mai- 
son d'un  nommé  Martin,  à  côté  des  thermes  de  Timo- 
thée.  C'est  La  seconde  t'ois  que  je  viens  à  Rome;  je  n\ 
connais  pas  d'autre  demeure  que  celle-là.  Tous  ceux 
qui  ont  voulu  venir  m'y  trouver,  je  leur  ai  communi- 
qué la  vraie  doctrine.  11  était  temps  d'en  finir,  et  le 
préfet  posa  enfin  La  question  décisive  :  «  Donc  tu  es 
chrétien? —  Oui,  répondit  Justin ,  je  suis  chrétien.  » 

11  n'était  pas  besoin  de  l'interroger  davantage  : 
Rusticus  se  tourna  vers  un  autre  accusé.  «  Es-tu  chré- 
tien, toi  aussi?  dit-il %à  Chariton.  —  Avec  l'aide  de 
Dieu,  je  le  suis.  —  Suis-tu  aussi  la  foi  du  Christ?  de- 
manda-t-ilà  Charité,  probablement  sœur  de  celui-ci. 
—  Par  la  grâce  de  Dieu,  je  suis  aussi  chrétienne.  » 
S 'a  dressa  ut  à  Kvt'lpistus  :  «  Et  toi,  qui  es-tu? —  Je 
suis  esclave  de  César,  mais,  chrétien,  j'ai  reçu  du 
cluist  la  liberté;  par  ses  bienfaits,  par  sa  -race,  j'ai 
la  même  espérance  que  ceux-ci.  » 

C'était  la  première  fois  qu'un  esclave  osait  revendi- 
quer en  public,  devant  un  magistrat  du  peuple  ro- 
main, sa  dignité  d'homme,  parler  d'aftran  hissement 
spirituel,  proclamer  L'égalité  des  âmes,  Encore  une 
lois.  Rusticus  aurait  dû  tressaillir;  lin  autre  esclave, 
Épictète,    qu'il  admirait,    dont  il  avait   lu  les  livres, 

M 


370  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURELE. 

dont  il  avait  fait  connaître  la  philosophie  au  maître 
du  inonde ,  était  arrivé ,  dans  le  secret  de  ses  médita- 
tions, à  une  même  conclusion  :  «  L'esclave,   avait-il 
dit  au  maître ,  tire  comme  toi  son  origine  de  Jupiter 
même;  il  est  son  fils  comme  toi;  il  est  né  des  mêmes 
semences  divines  (1).  »  Rusticus,  cependant ,  garda  le 
silence  :  il  avait  pu  accueillir  avec  sympathie  la  pro- 
testation théorique  et  solitaire  du  penseur  païen  ;  mais 
il  devait  fermer  ses  oreilles  et  faire  semblant  de  ne  pas 
comprendre,  quand  elle  revêtait  une  forme  bien  au- 
trement pressante  et  vivante  en  passant  par  les  lèvres 
d'un  disciple  du  Christ,  d'un  témoin  du  vrai  Libéra- 
teur. Le  siècle  des  Antonins  fit  beaucoup,  nous  l'a- 
vons dit,  pour  adoucir  le  sort  des  esclaves;  mais  ni  les 
magistrats  ni  les  jurisconsultes  romains  n'aimaient  que 
ceux-ci  revendiquassent  trop  hautement  leurs  droits. 
Un  des  griefs  qu'ils  avaient  contre  le  christianisme, 
on  le  voit  par  les  paroles  de  Gelse  et  de  Caecilius,  c'est 
qu'il   s'occupait    trop   des   esclaves.   M.    Renan   s'est 
trompé  en  écrivant  que  les  jurisconsultes  de  l'époque 
antonine  considéraient  l'esclavage   comme  un   abus 
qu'il  faut  supprimer  (2).  Ils  y  voyaient  au  contraire 
un  abus  qu'il  faut  rendre  supportable,  afin  de  conti- 
nuer à  vivre   avec   lui  et   par  lui.    Un  écrivain  qui 
n'est  pas  suspect  de  partialité  contre  la  société  anti- 
que a  dit  beaucoup  plus  justement  :   «  Il  ne  se  ren- 
contra personne,  ni  parmi  les  empereurs,    ni   parmi 


(l)  Arrien,  Dissert.,  I,  13. 

(2    Renan,  Marc-Aurèle  et  la  lin  du  minute  antique,  y.  C05. 


LK  MARTYRS  DE  SAINT  .Il  SUN.  371 

leurs  conseillera,   pour    concevoir    le  dessein,  je  oe 

dis  pas  de  supprimer  brusquement  une  institution 
qui  tenait  à  tant  d'intérêts,  mais  de  lui  faire  subir 
une  de  ces  modifications  qui,  sans  aboutir  pleine- 
ment à  L'équité,  v  acheminent  (1).  »  Voilà  pourquoi 
l'ami  et  Le  conseiller  de  Marc-Aurèle,  — du  souverain 
qui,  en  dix-neuf  ans,  ne  sut  point  créer  d'institu- 
tions nouvelles,  faire  ni  une  bonne  guerre  ni  une 
bonne  paix,  mais  seulement  un  grand  livre  (2),  — 
laissa  passer,  sans  paraître  l'entendre,  et  en  dépit  des 
maximes  d'Épictète,  L'ardente  parole  du  martyr  Evel- 
pistus.  usant  se  proclamer  devant  lui  «  esclave  de  Cé- 
sar, mais  affranchi  du  Christ!  » 

Rusticus  se  tourna  donc  vers  Hiérax  :  «  Es-tu  chré- 
tien ?  —  Certes,  je  suis  chrétien  :  j'aime  et  j'adore  le 
même  Dieu  que  ceux-ci.  —  Est-ce  Justin  qui  vous  a 
rendus  chrétiens?  —  J'ai  toujours  été  chrétien, 
répondit  Hiérax,  et  je  le  serai  toujours.  »  Se  le- 
\ant  alors,  Péon  dit  :  «  Moi  aussi,  je  suis  chrétien. 
—  Qui  t'a  instruit?  —  J'ai  reçu  de  mes  parents 
cette  bonne  doctrine.  »  Evelpistus  reprit  :  «  Moi, 
'('.'■coûtais  avec  grand  plaisir  les  leçons  de  Justin: 
mais  j'avais  appris  de  mes  parents  la  religion  chré- 
tienne. —  Où  sont  tes  parents? —  En  Cappadoce.  — 
Et  toi,  Hiérax,  de  quel  pays  sont  les  tiens?  — Noire 
vrai  père,  'lit  Hiérax,  est  Le  Christ,  et  notre  mère  la 


(iN  J.  Denis,  Histoire  dei  théories  et  des  idées  morales  dans  Tan- 
tiquité,  i.  II.  Paria,  1855,  \<.  B& 

•    Daray,  Bistoirt  dt  ^  Romains,  t.  V,  p 


372  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AIRÈLE. 

foi  (1) ,  par  laquelle  nous  croyons  en  lui  ;  mes  parents 
terrestres  sont  morts.  Du  reste,  j'ai  été  amené  ici  d'I- 
coniuni  en  Phrygie.  »  Il  parait  probable  qu'Hiérax, 
lui  aussi,  était  un  esclave  (2).  Le  préfet  s'adressa, 
enfin,  à  Liberianus  :  «  Comment  t'appelles-tu?  toi 
aussi,  es-tu  chrétien,  et  impie  envers  les  dieux  ?  — 
Moi  aussi,  répondit-il,  je  suis  chrétien;  j'aime  et  j'a- 
dore le  seul  vrai  Dieu.  » 

Cependant,  avant  de  prononcer  la  sentence,  le  pré- 
fet voulut  faire  une  nouvelle  tentative.  Il  essaya  d'ob- 
tenir l'abjuration  de  Justin,  espérant  qu'elle  entraîne- 
rait celle  des  autres,  qui  le  considéraient  comme  leur 
maitre  :  «  Écoute-moi,  toi  que  l'on  dit  éloquent ,  et 
qui  crois  posséder  la  vraie  doctrine;  si  je  te  fais  fouet- 
ter, puis  décapiter,  croiras-tu  que  tu  doives,  ensuite, 
monter  au  ciel? —  J'espère,  répondit  Justin,  rece- 
voir la  récompense  destinée  à  ceux  qui  gardent  les 
commandements  du  Christ,  si  je  souffre  les  supplices 
que  tu  m'annonces.  Car  je  sais  que  ceux  qui  auront 
ainsi  vécu  conserveront  la  faveur  divine  jusqu'à  la 
consommation  du  monde.  —  Tu  penses  donc  que  tu 
monteras  au  ciel  pour  y  recevoir  une  récompense?  — 


(1)  Les  premiers  chrétiens  aimaient,  dans  leur  langage  mystique,  à 
personnifier  la  foi  :  voir  la  célèbre  épitaphe  de  saint  Abercius,  évêque 
d'Hiéropolis,  en  Phrygie,  au  commencement  du  III'  siècle  :  Home 
souterraine,  p.  315.  Sur  la  date  de  cette  inscription,  cf.  Bulletin  cri- 
lii/ue,  15  août  1882,  p.  135,  et  Revue  des  questions  historiques. 
juillet  1883,  p.  1-33. 

(2)  Le  cognomen  Hierax,  comme  le  cognomen  Cliarilo,  ont  été  por- 
tés par  des  personnes  d'origine  ser\ile;  cf.  W  ilmanns,  Exempta  inscr. 
lui.    1329,  1355. 


i  i:  MARTYRE  ih    SAUT]  Jl  STIN.  373 

Je  ae  le  pense  pas,  je  le  sais,  e1  j'en  suis  tellement 
certain,  que  je  n'éprouve  pas  le  plus  léger  doute.  » 
Une  aussi  ferme  foi  dut  sembler  étrange  à  Rusticus, 
s'il  partageait  l'incertitude  de  Marc-Aurèle  sur  la  per- 
sistance de  l'àme  après  la  mort  (1)  ;  aussi,  dédaignanl 
d'approfondir  :  «  Venons  au  fait,  dit-il.  approchez, 
et  tous  ensemble  sacrifiez  aux  dieux.  »  Justin  prit  la 

parole  :      Aucun  h«>m sens.'-  n'abandonne  la  piété 

pour  tomber  dans  l'impiété  e1  l'erreur.  —  si  vous  n'o- 
béissez pasâ  QOS ordres,  vous  serez  torturés  sans  misé- 
ricorde. »  Justin  prit  encore  une  fois  la  parole  :  «  C'est 
là  notre  plus  grand  désir,  souffrir  à  cause  deNotre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ,  et  être  sauvés.  Car  ainsi  nous  nous 
présenterons  assurés  et  tranquilles  au  terrible  tribunal 
de  Qotremême  Dieu  et  Sauveur,  où,  selon  l'ordre  di\  in. 
le  inonde  entier  passera.  »  Et  tous  les  martyrs,  «''levant 
la  voix,  ajoutèrent  :  «  Fais  vite  ce  que  tu  veux,  nous 
sommes  chrétiens,  et  nous  ne  sacrifions  pas  aux  idoles.  » 
Il  ne  restait  plus  au  préfet  qu'à  prononcer  la  sen- 
tence ;  il  le  lit  eu  ces  termes  :  «  Que  ceux  qui  n'ont  pas 

voulu  Sacrifier  aux  dieux  cl  obéir  à  l'ordre  de  l'empe- 
reur soient  fouettés  et  emmenés  pour  subir  la  peine 
capitale  conformément  aux  lois.  »  La  sentence  fut 
exécutée  sur-le-champ;  les  corps  des  suppliciés  furent 
enlevés  secrètement  par  quelques  fidèles  et  placés 
en  lieu  convenable  »,  disent  les  Actes,  imitant  la 
prudente  réserve  de  la  lettre  des  Smyrniotes,  et  don- 
n.int  ainsi  une  preuve  de  plus  de  leur  antiquité. 


1    HaroAorèle,  /■•  tué*  -.  vu,  3:2. 


374  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

III. 

Les  apologistes  chrétiens  à  la  fin  du  deuxième  siècle. 

Marc-Aurèle  avait  pris  une  part  active  et  person- 
nelle aux  deux  épisodes  sanglants  qui  viennent  d'être 
racontés.  Félicité  et  ses  fils  ont  été  mis  à  mort  sur  la 
dénonciation  directe  des  pontifes  à  l'empereur,  après 
transmission  à  celui-ci  du  procès-verbal  de  leur  inter- 
rogatoire, et  mission  donnée  par  lui  aux  triumviri 
capitales  d'exécuter  la  sentence.  Le  procès  de  Justin  et 
de  ses  compagnons  a  été  instruit  par  le  préfet,  et  leur 
condamnation  est  l'œuvre  de  ce  magistrat  ;  mais  Marc- 
Aurèle  était  alors  à  Rome,  et  le  préfet  de  163  est  un  de 
ses  intimes  amis,  qui  probablement  lui  en  a  référé. 
Pendant  que  le  sang  chrétien  coulait  ainsi  dans  la  ca- 
pitale de  l'empire,  sous  les  yeux  et  par  la  volonté  du 
souverain  ,  il  arrosait  en  même  temps  ses  provinces 
éloignées,  au  gré  du  caprice  populaire  ou  de  la  haine 
plus  ou  moins  fanatique  et  superstitieuse  des  gouver- 
neurs. 

Dans  une  lettre  écrite  au  pape  Victor,  vers  la  fin  du 
deuxième  siècle,  parle  vieil  évèque  Polycrate  d'Kphèse, 
on  lit  les  noms  de  «  Thraséas,  à  la  fois  évèque  et  martyr 
d'Euménie,  qui  est  enterré  à  Smyrne,...  de  Sagaris, 
évèque  et  martyr,  qui  est  enterré  à  Laodicée  (i).  »  La 

(i)  Eusèbe,  Eist.  Éccl,  Y.  24. 


,.Ks  APOLOGISTES  I  BRI  MHS 

date  du  martyre  de  ce  dernières!  exactement  connue, 
y  fu|  inis  à  mort,  écril  Méliton,  sous  Sergius  Paulus, 
proconsul  d'Asie  I  .Sergius  Paulus  fut  ppoconsul  vers 
l66  ou  167.  Thraséasd'Euménie,  nommé  avant  Sagaris 
dans  la  Lettre  de  Polycrate,  péril  probablement  à  cette 
époque.  C'esl  peut-être  au  même  temps  qù'ilfaut  at- 
tribuer, avec.Tillembnt,  L'exécution  à  Byzance  .1  un 
grand  aombrede  chrétiens,  rapportée  par  saint  Épi- 
phane  2  .  \„  règne  de  «arc-Aupèle  appartiennent  de 
nombreuses  condamnations  de  chrétiens  ad  metalla, 
auxti»vauxforoésdesnimes.Uyadeceapieuxforc»4fl 

enSardaigne  3  ;Uy  eu  a  à Corinthe ,  et  l'évèque  de 
cette  ville,  sainl  Denys,  adresse ,  en  170,  une  lettreau 
pape  Soter  pour  le  remercier  des  secours  que  la  solli- 
citude vraiment  catholique  de  l'Église  de  Rome  envoie 
aux  condamnés  <\).  Tout   indique    une  persécution 
universeUe,  se  déchaînant  en  tout  lieu,  presque  au 
hasard,  selon  les  caprices  des  hommes,  servis  par  Les 
lois  existantes,  c'est-a-dire  les  anciens  édits  rajeunis 
par  Trajan  et  ses  successeurs.  «  Les  chrétiens,  éeril  au 
païen   Autolycus  Théophile,   évèque  d'Antioche  sous 
Marc-Aurèle,  ont  été  persécutés  jusqu'à  ce  jour,  et  ne 
de  L'être.  Les  plus  pieux  d'entre  eux  sonl 
Bang  cesse  assaillis  à  coups  de   pierres,   quelquefois 
mèmemis  à  mort.  Aujourd'hui  encore  onne  cesse  de 


(1)  Eusèbe,  Bitt  Eecl.,  ï\ 

(2)  S.  Épîphane    Bxres.,    LIV,  I.  -  TUlemont,   Minute*    t.  H, 
art,  m  sur  la  persécution  de  liarc-Aorèle. 

(3)  Philosophumena,  iv  il. 
Eusèbe,  Eist  Eccl,  H 


37G  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

les  battre  cruellement  de  verges  (1).  »  Théophile  se 
plaint  surtout  ici  des  violences  populaires  ;  Méliton  ac- 
cuse particulièrement  les  magistrats.  «  Chose  qui  n'était 
pas  arrivée,  dit-il,  maintenant  la  race  des  hommes  qui 
craignent  Dieu  est  poursuivie  en  vertu  d'édits  nouveaux 
en  Asie.  Les  impudents  sycophantes  et  les  gens  avides 
du  bien  d'autrui ,  prenant  occasion  de  ces  édits ,  nous 
pillent  ouvertement,  déchirant  les  innocents  nuit  et 
jour  (2).  »  Ces  «  édits  nouveaux,  »  xatva  Boycotta,  sont, 
évidemment,  des  ordonnances  locales,  rendues  par  le 
fanatisme  de  quelques  gouverneurs  ;  Marc-Aurèle ,  en 
effet,  appliqua  aux  chrétiens  la  jurisprudence  de  ses 
prédécesseurs,  mais  ne  promulgua  contre  eux  aucun 
nouvel  édit  :  le  témoignage  de  Tertullien  est  formel  sur 
ce  point  (3). 

On  doit  le  croire  ici  ;  mais  il  est  impossible  de  le 
suivre  quand  il  prête  à  Marc-Aurèle  une  sorte  d'édit 
de  tolérance.  «  Nous  pouvons  nommer,  dit-il,  un  em- 
pereur qui  s'est  déclaré  le  protecteur  des  chrétiens. 
Qu'on  lise  la  lettre  où  le  très  grave  empereur  Marc- 
Aurèle  atteste  que  la  soif  cruelle  qui  désolait  son  armée 
en  Germanie  fut  apaisée  par  la  pluie  que  le  ciel  accorda 
aux  prières  des  soldats  chrétiens.  S'il  ne  révoqua  pas 


1  \)  Théophile  d'Antioche,  Ad  Autohjclnim,  III,  in  fine. 

(2)  Eusèbe,  Hisl.  Eccl,  IV,  26. 

(3)  Tertullien,  ApoL,  5.  —  Aussi  ne  croyons-nous  pas  que  ledit  cité 
an  Digeste,  XLYIII,  XXIX,  30,  par  lequel  Marc-Aurèle  punit  de  la 
relégation  dans  une  ile  quiconque  «  aliquid  fecerit  quo  levés  homi- 
num  an'uni  supcrslitione  tcrrercnlur,  <>  s'applique  aux  chrétiens;  c'esl 
plutôt  une  précaution  prise  par  1  empereur  contre  le  débordement  de 
superstition  dont  il  était  le  témoin  et  presque  le  complice. 


ils  APOLOGISTES  CHRÉTIBNS. 

expressément  1rs  (''dits  qui  punissaient  les  i  hrétiens,  «lu 
moins  les  rendit-il  absolument  s;ms  effel ,  «m  établissant 
des  peines,  même  plus  rigoureuses,  contre  leurs  accu- 
sateurs (1).  »  Tertullien,  qui  avait  plus  d'esprit  que  de 
critique,  fui  trompé  ici  par  un  écril  apocryphe,  comme 
il  en  circulait  plusieurs  au  deuxième  siècle.      A  force 
de  vouloir  démontrer  que  les  mauvais  princes  seuls 
avaient  persécuté,  «lit  M     Freppel,    il  finit  par  ac- 
cueillir  avec  trop  de  facilité  des  bruits  mal  fondés  et 
.1rs  pièces  d"uteuses(2).  »  Loin  d'attribuer  aux  prières 
des  soldats  chrétiens  l'orage  qui  sauva  un  jour  l'armée 
romaine  pendant  la  guerre  des  Quades,  Harc-Àurèle 
compte,  'i  li  fin  du  premier  livre  des  Pensées,  ce  qui  se 
passa    alors    parmi    les    bienfaits   qu'il   a    reçus   des 
dieux  (3),  et  L'image  de  Jupiter  Pluvius  figure  seule 
dans  les  pièces  uumismatiques  et  sur  le  bas-relief  de  la 
colonne  Antonine  qui  consacrent  ce  souvenir  (4).  Nous 
ne  prétendons  point  révoquer  en  doute  le  miracle 
qu'une  antique  et  pieuse  tradition  ,  appuyée  sur  le  té- 
moignage considérable  de  l'apologiste  contemporain 
Apollinaire  (5),  attribue  aux  prières  des  soldats  bap- 
tisés «le  la  douzième  légion  fulminala,  en  résidence  à 


(1)  Tertnllien,  ApoL,    .".:(•!'.  Ad  Scapulam,   \  ■.  Orose,   vil.    15; 
Xiphilin,  ad<L  à  Dion,  LXXI,  s,  10. 

•    Iffgr  Freppel,  Tertullien,  Pari»,  1864, t.  II,  |>.  122. 
(3)  Ci'.  Capitolin,  Ant.  Phil,  ->i:  Dion,  LXXI,  B-10;  Claudien,  l> 
17  musai.  Hmiorii,   340  sq.:  ThemUtins,  Oral.  x\   ad  Theod 

I   Bellori,  la  Colonne  Antoninej  pL  XV;  Bckhel,  DocMna  numm., 
i.  ai, p. 64. 

'5)Bnsèbe,  Hist.  /><■/.,  v.  5.  Malheureusement  Eusèbe  ne  donne  pas 
!«■  texte  nu- il  Apollinaire. 


378  LA  PERSÉCUTION  DE  MAHC-ACRÈLE. 

Mélitène,  et  dont  un  détachement  servait  probablement 
dans  l'armée  qui,  depuis  près  de  huit  ans,  défendait 
l'empire  en  Germanie  (1).  Mais  cet  événement,  dont 
les  prêtres  et  les  magiciens  qui  entouraient  Marc-Aurèle 
revendiquèrent  probablement  l'honneur,  n'exerça  au- 
cune influence  sur  les  dispositions  de  l'empereur  phi- 
losophe au  sujet  des  chrétiens.  La  persécution  ne 
s'apaisa  pas  après  174,  date  de  la  guerre  desQuades  ; 
c'est  même  pendant  les  dernières  années  de  Marc-Au- 
rèle qu'elle  sévit  avec  le  plus  d'intensité  (2). 

On  ne  saurait  donc  représenter  Marc-Aurèle  comme 
s'étant  montré ,  à  aucune  époque  de  sa  vie ,  favorable 
aux  chrétiens.  Tertullien,  en  l'insinuant ,  ne  fait  que 
suivre ,  sans  examen  ,  et  en  forçant  les  termes  selon  sa 
coutume,  une  tendance  familière  aux  apologistes  de  la 
fin  de  l'époque  antonine.  La  cause  qu'ils  soutenaient 
était  si  belle,  qu'un  peu  d'illusion,  peut-être  même 
quelque  argument  d'avocat  leur  sera  facilement  par- 
donné. L'insuccès  des  écrits  apologétiques  de  Quadratus 
et  d'Aristide ,  sous  Hadrien,  de  Justin  sous  Antonin,  la 
mort  même  de  ce  philosophe  chrétien,  n'avaient  pas 
découragé  les  esprits  confiants  et  généreux  qui  travail- 
laient à  dissiper  le  malentendu  qui,  selon  eux,  divisait 
seul  l'empire  et  l'Église.  Sûrs  de  l'innocence  de  leurs 


(1)  Voir  sur  ce  sujet  l'article  intitulé  Legio  fulminatrix,  dans 
Martigny,  Dictionnaire  des  antiquités  chrétiennes,  2e  éd.,  p.  418,  et 
un  court,  mais  très  remarquable  passage  du  P.  de  Sinedl,  Principes 
de  la  critique  historique,  1883,  p.  133. 

(2)  «La  recrudescence  de  persécution  se  remarque  surtout  depuis 
170...  Dans  trois  ou  quatre  ans,  elle  atteindra  le  plus  haut  degré  de 
fureur  qu'elle  ait  connu  avant  Dèce.  »  Renan,  Marc-Aurèle,  p.  270. 


Il  s  APOLOGISTES  illia Hl.NS. 

coreligionnaires,  forts  de  La  vérité  du  christianisme, 
et,  d'un  autre  côté,  pénétrés  de  respect  pour  l'incon- 
testable vertu  du  souverain  en  qui  se  personnifiai!  La 
société  païenne,  ils  refusaient  d'admettre  qu'entre  de 
tels  adversaires  ta  Lutte  pût  durer  Longtemps  :  à  force 
desincérité,  de  confiance,  par  des  explications  loyales 
et  claires,  nous  parviendrons  enfin,  pensaient-ils,  à  la 
foire  cesser.  Mais,  pour  atteindre  ce  but,  présentera 
L'empereur  La  défense  des  mœurs  calomniées  des  chré- 
tiens, ou  même  La  justification  philosophique  de  Leurs 
doctrines,  ne  pouvaitsuffire  :  avant  tout  Lesavocatsdu 
christianisme  devaient  s'attacher  à  détruire  les  dé- 
fiances de  L'État  romain  envers  ceux  qu'il  s'obstinait  à 
prendre  pour  des  ennemis  cachés  de  ses  institutions,  de 
Lois,  de  son  existence  même. 
Cette  nécessaire  tactique,  à  la  fois  habile  et  Loyale, 
tut  comprise  des  grands  apologistes  orientaux  quj  im- 
primèrent a  la  pensée  chrétienne,  pendant  le  règne  de 
Marc-Aurèle,  tant  d'éclat,  de  mouvement  et  de  vie,  le 
philosophe  Athénagore,  les  évèques  Théophile,  Méliton, 
Apollinaire.  En  agissant  et  en  parlant  .le  la  sorte,  ils 
continuaient  La  tradition  inaugurée  par  saint  Justin, 
fidèle  Lui-mémeaux  enseignements  apostoliques. Seul, 
un  «1rs  plus  intimes  disciples  .In  philosophe  martyr 
sembla  prendre  plaisir  à  la  contrarier  :Tatien  s'efforce, 
dans  ses  vigoureux  écrits,  de  creuser  1.'  fossé  entre  la 
science  humaine  et   la  révélation  divine,  d'accabler 
L'hellénisme  sous  ce  qu'il  appelle  la  sagesse  barbare  (1), 


.ti.-n.  Oral  adv.Grtecos,  29,  80,  SI, 


380  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

d'isoler  le  chrétien  du  courant  de  la  vie  romaine  (1). 
Cette  exception  tient  à  deux  causes  :  Tatien ,  né  en 
Assyrie  (2),  dans  cette  partie  de  l'Orient  que  les  armes 
de  Trajan  désolèrent  sans  la  subjuguer,  ne  pouvait 
avoir  pour  l'empire  les  sentiments  d'un  Romain;  des- 
tiné à  sortir  bientôt  de  l'orthodoxie  et  à  se  faire  chef 
de  secte,  il  ne  saurait  représenter  la  direction  vraie  de 
la  pensée  chrétienne.  C'est  un  intransigeant  :  il  n'en- 
traîna personne  à  sa  suite  ,  sauf  peut-être  le  satirique 
chrétien  Hermias,  qui  dans  la  forme  procède  de  Lucien 
plus  encore  que  de  lui.  Tout  autres  sont  les  grands 
hommes  dont  j'ai  tout  à  l'heure  rappelé  les  noms.  Ce 
qu'il  y  a  de  bon  dans  le  monde  antique,  —  dans  la 
sphère  des  esprits,  la  philosophie,  dans  la  sphère  des 
réalités  tangibles,  l'empire,  —  ne  possède  pas  de  plus 
dévoués  amis.  Athénagore  ,  philosophe  athénien  con- 
verti, dédie  son  Apologie  «  aux  empereurs  Marc-Aurèle 
Antonin  et  Marc-Aurèle  Commode  ,  arméniaques,  sar- 
matiques,  et,  ce  qui  est  leur  plus  grand  titre,  philoso- 
phes. »  Il  leur  parle  en  fidèle  sujet.  «  Nous  qu'on 
appelle  chrétiens,  nous  ne  faisons  de  tort  à  personne; 
remplis  de  piété,  nous  vénérons  votre  pouvoir  impé- 
rial (3).  »  Plus  loin,  rappelant  les  coutumes  de  la  pri- 
mitive Eglise,  il  ajoute  :  «  Qui  sera  plus  digne  d'être 

(1)  Tatien,  Oral.  adv.  Cru  cas,  il. 

(2)  Jb'td.,  35.  — Il  revint  à  Edcsse  vers  172,  et  peut-être  n'est-ilpas 
étranger  à  la  conversion  de  ce  pays  au  christianisme  dans  la  seconde 
moitié  « I ii  deuxième  siècle,  cf.  Bulletin  critique,  19  novembre  1881, 
I'.  2ir,  [jugement  favorable  sur  Tatien.  d'après  l'étude  de  Zahn  sur  le 
Diatessarori). 

(3)  Athénagore,  Légat. pro  (luis/..  i. 


LES  APOLOGISTES  (  lll;i  lliNS.  381 

écouté  que  nous,  qui  prions  pour  La  prospérité  de  votre 
empire,  afin  que  de  père  en  lils  vous  vous  transmettiez 
le  pouvoir  et  que  votre  domination,  toujours  croissante, 
puisse  s'étendre  à  tout  l'univers?  Votre  bonheur  es* 
notre  intérêt,  car  il  nous  importe  de  pouvoir  mener 
une  vie  tranquille  en  vous  rendant  de  grand  cœur 
L'obéissance  qui  vousesi  due  (l).  »  Et  cette  vie  tran- 
quille, dont  l'injustice  des  hommes  excepte  les  seuls 
chrétiens,  où  La  mènerait-on  mieux  que  dans  L'empire 
romain,  ••  dans  lequel  chacun  est  gouverné  par  une 
Loi  égale  pour  tous,  les  cités  jouissent  en  paix  des 
honneurs  et  de  La  dignité  qui  appartiennent  à  chacune 
d'elles,  le  monde  entier,  sous  La  prévoyante  sagesse  de 
ses  princes,  repose  dans  une  paix  profonde  (-2  .' 

Les  évoques  parlent  comme  Le  philosophe:  c'est  Le 
même  Langage  enthousiaste  et  loyal.  On  le  retrouve. 
avec  les  réserves  dictées  par  La  foi  et  la  dignité  chré- 
tiennes, sous  la  plume  de  Théophile  d'Ântioche  disant 
au  païen  Autolyeus  :  «  Je  respecte  le  roi  ;  je  ne  l'adore 
pas.  mais  je  prie  pour  lui.  Je  n'adore  que  le  Dieu  vrai 
et  vivant,  par  Lequel  je  sais  que  le  roi  a  été  t'ait.  Tu  me 
diras  donc:  Pourquoi  n'adores-tu  pas  le  roi? Je  ré- 
ponds :  Parce  qu'il  n'a  pas  été  créé  pour  être  adoré, 
mais  pour  recevoirde  nous  l'honneur  Légitime.  Il  n'est 
pas  on  Dieu,  il  est  un  h. .mine  établi  de  Dieu,  non  pour 
qu'on  L'adore,  mais  pour  juger  avec  justice.  C'est,  en 
quelque  sorte,  un  ministère  qui   lui  a  été  confié  par 


'i)  Athénagore,  Légat  pro  Christ,    '■' 

d  .  i. 


382  LA  TERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

Dieu.  Lui-même  ne  souffrirait  pas  qu'on  donnât  le 
nom  de  rois  aux:  magistrats  placés  sous  ses  ordres.  De 
même  que  seul  il  adroit  à  être  appelé  roi,  de  même  Dieu 
seul  a  droit  à  être  adoré.  C'est  pourquoi,  ô  homme,  tu 
te  trompes  en  toutes  ces  choses.  Rends  seulement'  au 
roi  le  respect;  mais  en  le  respectant  aime-le,  obéis-lui 
et  prie  pour  lui  (1).  »  Méliton  de  Sardes  tient  un  lan- 
gage analogue  :  ses  avances  envers  l'empire  sont  même 
beaucoup  plus  marquées.  «  Il  démêle,  cent  trente-deux 
ans  d'avance,  au  travers  des  persécutions  proconsulai- 
res, la  possibilité  d'un  empire  chrétien  (2).  »  Son  idéal 
politique  est  «  un  État  où  le  souverain,  connaissant  et 
craignant  le  Dieu  véritable ,  jugerait  toute  chose  en 
homme  qui  sait  qu'il  sera  jugé  à  son  tour  devant  Dieu, 
et  où  les  sujets,  craignant  Dieu  de  leur  côté,  se  feraient 
scrupule  de  se  donner  des  torts  envers  leur  souverain, 
et  les  uns  envers  les  autres  (3).  »  Cette  phrase  est  tirée 
du  traité  de  la  Vérité,  opuscule  conservé  en  syriaque  et 
découvert  par  Cureton  ;  dans  Y  Apologie,  dont  Eusèbe 
nous  a  transmis  un  important  fragment,  les  mêmes 
idées  se  retrouvent,  plus  accentuées  encore  :  «  Oui,  c'est 
vrai,  dit-il  à  Marc-Aurèle,  notre  philosophie  a  d'abord 
pris  naissance  chez  les  Barbares  ;  mais  le  moment  où 
elle  a  commencé  de  fleurir  parmi  les  peuples  de  tes  États 
ayant  coïncidé  avec  le  grand  règne  d'Auguste,  ton  an- 
cêtre,  fut  comme  un  heureux  augure  pour  l'empire. 


(1)  Théophile,^/  Autohjcum,  I.  12. 

(2)  Renan,  Marc-Aurèle,  \>.  286. 

'3)  Mélilon,  TIspî  à)r,0îîa;.  dans  Otto,  Corpus  opoUxjrlarmn,  t.   IX. 


LES  APOLOGISTES  CHR1  Ml  SS 

il  de  ce  moment,  en  effet,  que  date  l<'  développe- 
ment  colossal  de  cette  puissance  romaine  «  1  «  »  t  ■  t  tu  es  el 
seras,  avec  ton  fils,  l'héritier  acclamé  de  uns  vœux, 
pourvu  que  tu  veuilles  bien  protéger  cette  philosophie 
(jui  a  été  en  quelque  sorte  la  sœur  de  lait  de  l'empire, 
puisqu'elle  est  née  avec  son  fondateur  l).  »Lesyn- 
chronisme  qu'établil  ici  Méliton  entre  l'apparition 
du  christianisme  et  colle  de  L'empire,  et  qu'il  voit  se 
poursuivre  dans  le  mouvement  parallèle  (!«■  leurs  des- 
tin.-.-, est  curieux,  grandiose,  et  ne  pouvait  manquer 
de  frapper  an  esprit  observateur;  mais,  selon  l'apolo- 
giste, il  n'est  pas  purement  accidentel;  l'avenir  de 
Rome  est  lié  aux  progrès  d.>  la  religion  chrétienne. 

i  ■■  qui  prouve  bien  que  notre  doctrine  a  été  destinée 
.'i  fleurir  parallèlement  à  votre  glorieux  empire;  c'est 
qu'à  partir  de  son  apparition  tout  vous  a  réussi  à  mer- 
veille (2).  » 

Jusqu'à  présent,  dans  ces  paroles  des  apologistes, 
t.. ut  est  spontané,  naïf:  nulle  tendance  à  fausser  les 
laits  ou  à  forcer  1rs  sentiments.  Je  n'oserais  juger  tout 
à  fait  de  même  la  phrase  suivante,  qui  continu.',  dans 
V Apologie  de  Méliton,  le  passa-.'  que  Ton  vient  de 
lire  : 

«  Seuls,  Néron  et  Domitien,  trompés  par  quelques 
calomniateurs,  se  montrèrent  malveillants  pour  notre 
religion  :  et  ces  calomnies,  comme  il  arrive  d'ordinaire, 
ont  été  acceptées  ensuite  sans  examen.  Mais  leur  erreur 


(i)  Dana  Easèbe,  Eût.  Eccl.,  IV,  2r, 
[7)  Ibid 


38i  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURELE. 

a  été  ensuite  corrigée  par  tes  pieux  parents  (1),  les- 
quels, par  de  fréquents  rescrits,  ont  tempéré  le  zèle  de 
ceux  qui  voulaient  nous  molester.  Hadrien  ,  ton  aïeul , 
en  écrivit  à  plusieurs,  et  en  particulier  au  proconsul 
Fundanus,  qui  gouvernait  l'Asie.  Et  ton  père,  dans  le 
temps  que  tu  gouvernais  l'empire  avec  lui,  a  écrit  aux 
cités  qu'il  ne  fallait  point  faire  de  tumulte  à  cause  de 
nous,  et  particulièrement  aux  Larissiens,  aux  Thessalo- 
niciens,  aux  Athéniens  et  à  tous  les  Grecs.  Quant  à  toi, 
qui  as  pour  nous  les  mêmes  sentiments,  avec  un  degré 
encore  plus  élevé  de  philanthropie  et  de  philosophie, 
nous  sommes  persuadés  que  tu  feras  ce  que  nous  de- 
manderons (2).  » 

Il  semble  qu'ici  l'avocat  perce  sous  l'apologiste.  Les 
faits  énoncés  sont  matériellement  exacts  :  le  rescrit 
d'Hadrien  que  vise  Méliton  a  réellement  été  rendu  (3)  ; 
les  rescrits  d'Antonin  dont  il  parle  (et  parmi  lesquels 
il  ne  cite  pas  la  lettre  apocryphe  au  xotvov  Aai'aç)  ne 
sont  point  inventés  ('»■).  Mais  ces  pièces,  tout  en  produi- 
sant' peut-être  un  effet  favorable  aux  chrétiens,  n'ont 
point  eu  pour  objet  principal  de  venir  à  leur  secours. 
Sous  Trajan,  dont  Méliton  tait  le  nom,  comme  sous 
Hadrien  et  Antonin,  la  persécution  lente,  continue,  est 
demeurée  l'état  ordinaire  des  chrétiens,  et  ils  ont  peut- 
être  plus  souffert  sous  ces  excellents  empereurs  que 


(1;  Hadrien  et  Antonin. 

(2)  Ibid.  (9,  10,  11). 

::  Voir  plus  haut,  p.   235  sq. 

(4)  P.  310,  31i. 


l  i  n  APOLOGISTES  I  BRI  riENS 

pendant  les  soudaines  ei  rapides  bourrasques  des  rè- 
gnes de  Néron  ei  de  Domitien.  Mais  la  tendance  «1rs 
apologistes,  encore  exagérée  parTertullien,  esl  <!«•  cal- 
quer  tellement  les  destinées  extérieures  du  christia- 
nisme sur  n-llcs  d.'  l'empire  romain,  <|u«'  tout  règne 
beureux  pour  celui-ci  a  dû,  selon  eux,  être  an  règne 
I  » .- 1  i  ^>  i  1  »  1  «  *  pour  l'Eglise,  et  que  les  mauvais  souverains 
peuvent  seuls  avoir  été  des  persécuteurs,  argument 
habile,  car  sa  conclusion  logique,  qu'elle  ^>it  adressa 
par  Méliton  à  Marc-Aurèle  ou  par  Tertullien  ;'i  Sévère, 
••si  celle-ci  :  Toi,  qui  es  un  bon  empereur,  tu  ne  peux 
molester  les  chrétiens,  dont  tous  les  bons  empereurs 
turent  les  amis,  et  que  les  mauvais  seuls  firent  souffrir. 
Rien,  malheureusement,  n'est  plus  contraire  à  la  vérité 
<!«'N  faits.  Les  bons  empereurs,  c'est-à-dire  les  gardiens 
jaloux  de  la  chose  romaine,  se  smit  tous  persuadés  que  le 
développement  de  l'Église  chrétienne  était  dangereux 
pour  l'empire,  et  qu'il  fallait  l'entraver.  Cette  pensée 
était  fausse  sans  doute,  car  <  1«'  christianisme  ne  re- 
fuse rien  à  la  puissance  <i\ilr  <1<'  ce  qui  lui  est  dû,  il 
n'apporte  aucun  trouble  aux  intérêts  <lu  pouvoir,  il  lui 
prépare  au  contraire  des  citoyens  en  élevant  l'homme 
dans  les  principes  religieux  et  moraux  l  :  ■  mais,  si 
fausse  qu'elle  fût,  elle  formait  au  deuxième  et  au  troi- 
sième  siècle  un  axiome  de  la  politique  romaine:  s<miIn 
lr>  souverains  indifférents,  amollis,  négligeaient  de 
s'}  conformer.  Aussi,  contrairement  aux  assertions  des 


i    Ignace  Hoskaki,  Études  sur  les  apologiste»   des   deua 
troisiètm  sii  <  U  t,  Athènes,  1876    p.  20. 

15 


386  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

apologistes,  les  règnes  des  bons  empereurs  furent-ils  gé- 
néralement défavorables  aux  chrétiens,  et  ceux  des 
mauvais  empereurs  leur  laissèrent-ils  presque  toujours 
quelque  repos  :  Domitien  ne  persécuta  que  pendant 
une  année;  Hadrien,  Antonin,  Marc- Aurèle  persécutè- 
rent pendant  tout  leur  règne,  Commode  ne  persécutera 
pas.  Mais  cela,  niMéliton,  ni  Tertullien  ne  pouvaient  le 
dire  sans  parler  contre  leur  cause,  probablement  même 
contre  leur  pensée,  toute  pleine  de  généreuses  illu- 
sions :  ainsi  s'explique  leur  langage,  que  nous  avons 
le  droit,  à  distance,  de  juger  contraire  aux  faits  histo- 
riques. 

Ce  qu'ils  espéraient  trouver,  ce  qu'ils  s'efforçaient 
de  susciter,  c'était  un  empereur  vraiment  politique  et 
vraiment  philosophe,  qui  eût  reconnu  dans  les  vertus 
chrétiennes  le  sel  qui  empêchait  le  monde  romain  de 
se  corrompre,  et  dans  la  religion  nouvelle  un  secours 
pour  l'empire  ébranlé  par  l'action  combinée  de  l'incré- 
dulité et  de  la  superstition.  Marc-Aurèle  eût  pu  être 
cet  empereur,  si  des  préjugés  de  toute  sorte  n'avaient 
obscurci  son  regard  :  Méliton  et  les  apologistes  grecs 
s'obstinaient  à  l'espérer  contre  toute  espérance,  et  re- 
doublaient leurs  appels  éloquents  et  sincères  à  l'équité, 
à  la  philosophie  du  souverain,  pendant  que  Minucius 
Félix  répondait  aux  calomnies  répandues  dans  le  inonde 
léger  de  lettrés  et  de  sophistes  dont  Marc-Aurèle  étaii 
environné.  Ces  calomnies  étaient  celles  qui  couraient 
dans  le  peuple  :  les  beaux  esprits  de  la  cour  philoso- 
phique de  l'empereur  les  acceptaient  toutes  faites,  sans 
se  soucier  d'approfondir.  Pour  eux,  les  chrétiens  for- 


LES  APOLOGISTES  I  HR]  ni  NS. 

maienl  une  faction  infâme,  turbulente,  illégale,  cher- 
ehant  Les  ténèbres,  recrutée  dans  les  dernières  couches 
sociales,  séduisant  lès  femmes  et  les  enfants,  commet- 
tant en  secret  des  actes  infâmes  et  des  crimes  abomi- 
nables, pratiquant  un  culte  ridicule  ou  obscène,  et, 
chose  extraordinaire,  n'ayant  pas  peur  de  la  mort  el 
croyant  à  une  vie  future  1  .  Ce  dédain  îles  chrétiens 
pour  la  mort  étonnait,  scandalisait,  agaçait  les  pliilo- 
sophes  «i  l.s  littérateurs.  Épictète,  &lius  Aristide, 
Galien,  en  parlent  avec  une  sorte  d'irritation  2  .  Marc- 
Aurèle  le  supportait  ;mssi  avec  peine.  Incrédule,  sem- 
ble-t-il,  aus  calomnies  vulgaires,  cari]  n'en  parle  ja- 
mais, il  n'apercevait  des  chrétiens  que  leur  facilité  à 
mourir;  unis  ce  trait  étrange,  que  sa  philosophie 
sanscroyances  ne  pouvait  expliquer,  suffisait  à  le  tour- 
ner contre  eux.  Jamais  il  ne  prêta  à  leurs  suppliques, 
à  leurs  mémoires,  à  leurs  livres,  même  une  attention 
distraite  :  il  ue  parait  point  avoir  entendu  tout  ce  bruit 
d'apologétique  soulevé  autour  de  lui,  ou,  s'il  l'enten- 
dit, il  le  méprisa,  comme  un  son  confus  et  privé  de 
signification.  Une  seule  fois,  dois  son  carnet  de  notes, 
il  écrit  un  mot  qui  montre  sa  pensée  dédaigneuse  et 
superficielle  au  sujet  des  chrétiens.  Méditant,  dans  son 
camp  voisin  dn  Danube,  sur  la  préparation  ;ï  la  mort, 
il  laisse  tomber  celte  parole  :  Disposition  de  l'âme 
toujours  prêté  à  se  séparer  du  corps,  soit  pours'étein- 


(I)  Mioncins  Félix,  Octavius,  s.  9 

nui.  dûs.  i\.::  Aristide,  Oral  MAI:  Galien,  De  puis,  di/f., 

II.    14;   III. 


388  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

dre,  soit  pour  se  disperser,  soit  pour  persister.  Quand 
je  dis  prête,  j'entends  que  ce  soit  par  l'effet  d'un  juge- 
ment propre,  non  par  pure  opposition,  comme  font  les 

chrétiens    (jx-r,  xaxa  'LiXyjv  Tràpâxaciv  w;  01  ypiffTiavoî)  ;    il   faut 

que  ce  soit  un  acte  réfléchi,  grave,  capable  de  persua- 
der les  autres,  sans  mélange  de  faste  tragique  (à-payco- 
owç)  (1).  »  Un  tel  jugement  n'était  pas  d'un  prince  dis- 
posé à  prendre  au  sérieux  les  doléances  des  chrétiens 
et  à  faire  cesser  la  persécution. 

Aussi  voyons-nous  celle-ci  plus  ardente  que  jamais, 
pendant  que  se  poursuit  pour  et  contre  les  chrétiens 
ce  combat  d'idées  et  de  paroles  dont  les  apologistes 
d'une  part,  d'autre  part  les  lettrés  de  cour  que  Minu- 
cius  Félix  personnifie  dans  Caecilius,  et  les  vrais  polé- 
mistes comme  Celse,  sont  les  champions.  «  Entendez- 
vous  ces  menaces?  dit  Caecilius.  Voyez-vous  ces  châti- 
ments, ces  tortures,  ces  croix  dressées  non  pour 
l'adoration,  mais  pour  le  supplice,  ces  feux  que  vous 
annoncez  et  que  vous  craignez?  Où  est  ce  Dieu  qui 
peut  ressusciter  les  morts,  et  qui  ne  peut  sauver  les 
vivants  (2)?  »  Le  plus  redoutable  adversaire  que  l'É- 
vangile ait  rencontré  dans  les  premiers  siècles, 
L'homme  qui  a  créé,  en  quelque  sorte,  le  fonds  sur  le- 
quel ont  vécu  depuis  lors  et  vivent  encore  aujourd'hui 
les  ennemis  du  christianisme,  Celse,  parle  de  même. 


i)  Marc-Aurèle,  Pensées,  XI,  3. 

(2)  Ecce  vobis  mina',  supplicia,  tormenta,  el  jam  non  adorandœ  sed 
subeundœ  cruces;  ignés  etiam  quos  et  prœdicitia  el  timetis  :  ubi  Deus 

ille  qui  subvenire  reviyiscentibus  potest,  mentibus  potest?  Minu- 

cius  Félix,  Octavius,  12. 


il  S  APOLOGISTES  ciiiii  il  l.NS. 

Composant,  vers  178,  son  Discours  véritable,  il  montre, 
avec  unaccenl  de  triomphe,  Les  fidèles  ■  traqués  de 
toutes  parts,  errants,  vagabonds,  recherchés  parce  que 
L'on  veut  en  finir  avec  eus  L).  »  Il  avait  \  raimenl  des 
raisons  de  parler  ainsi  :  il  écrivail  au  Lendemain  de 
l'atroce  et  sublime  tragédie  dos  marh  ra  de  Lyon,  «•(  à 
la  veille  du  marh  r<-  de  sainte  Cécile. 


(1)  ...  Tiudv  8è  X7.v  -'/Tfx-7.:  ttç Sti  XavOdtvwv,  bXkà  ~.?,-v-r: 
v«tow8(xt)v  Origène,  Contra  Celsum,  VIII,  69. 


CHAPITRE  VII. 

LA    PERSÉCUTION    DE    MARC-AURELE    (suilr 


SOMMAIRE.      i.  lis  martyrs  ds  u  (.mu  LTOXSiiSB.    ■  Lyon  à  la  fin  du 

c i  sièi  le.      Population  gallo-romaine.  —  Population  étrangère.  —  Pèle 

du  i«  août.— Agitation  populaire.  —  Chrétiens  arrêtés.  —  Interrogatoire. 
—  Tettius  Bpagathus.  —  Première  torture  :  <ii\  tapai.  —  Calomnies  des 
ives.  Deuxième  torture.  —  Blandine  >'i  Sanctus.  —  Bibliade.  —Mort 
de  saint  Potbin.  -  Martyre  de  Haturuset  Sanctus.  —  Attale.  —  Les  con- 
resseurs  dans  la  prison.  —  Repentir  des  lapai.  —  Rescril  de  Marc-  lurèle. 
Nouvel  interrogatoire.  —  Confession  des  lapai.  Martyre  d'Alexandre 
et  d'Anale,  dePonticus  et  •!<•  Blandine.  —Refus  de  sépulture.  —Nom- 
bre des  martyrs  de  Lyon.—  Ictes  des  saints  Bpipode  el  Alexandre.— 

i.  Bénigne,  Speusippos,  •  te.  —  Actes  de  —  -  «  î  ■  «  t  Symphorien,  —  Ori- 
orienlale  des  églises  des  bords  du  Rhône  el  de  la  Saône,  un  mar- 
iM.t  i>i  unrn  Cécile.  —  Date.  —  Jugement  sur  les  Actes.  —  Martyre  de 
Tiburce,  Valérien,  Maximeel  Cécile.  —Circonstances  historiques.—  i  r- 
i,.,m.  _  sépulture  de  Cécile  dans  le  domaine  funéraire  ii>'  sa  famille  sur 
!..  voie  Appienne.  —Ouverture de  Bon  tombeau  m  BU.  —  Seconde  ouver- 
tore  en  1589.—  Reliques  de  Valérien,  Tiburce  et  Maxime.      Confirmation 

<in  récit  des  ictes.  —  III.  Commode.  Les  martyrs  - rAiws.  L'ran.uESCi 

m  Marcia.  Cohclcsior.  —Jugement  sur  Marc-Aurèle  persécuteur.—  Ses 
deux  dernières  années  en  Germanie.  —  L'empire  réduit  à  se  défendre. 
Mort  de  Marc-Aurèle.  —  Caractère  de  Commode.  —La  persécution 
continue.  —  Vigellius  Saturninus,  proconsul  d'Afrique  en  180.  —  Martyrs 
de Madaure.  — Les  martyrs  Scillitàins.  -Leurs  Ictes.  Persécution  en 
Uie  :  Irrius  Antoninus.  —  Martyre  à  Rome  du  sénateur  Apollonius 
Sajql  juies.  —  i  e  sort  des  chrétiens  s'améliore.  Senriteurs  i  hrétiens 
au  palais.  —  Marcia.  Sa  loute  puissance  sur  l'empereur.  -  Sa  sympa- 
thie pour  les  chrétiens.  Tolérance  de  deux  proconsuls  d'Afrique.  I  e 
pape  vlctormandéau  Palatin.  —  Le  prêtre  Hyacinthe  eux. .y. mi  Sardaigne 

des  lettres  de  grâce  pour  les  condi lés  chrétiens.  —  Cet  épisode 

marque  bien  la  On  du  second  siècle.  -Premier  pas  vers  l'établissement 
d'un  .  „./,  entre  l'Empire  et  1*1  glise.  -  Grand  nombre  des  mar- 
tyrsdes  deux  premiers  siècles.  —  Grand  nombre  des  chrétiens.  —  L'E- 
glise enracinée  dans  toutes  les  parties  du  le  romain. 


I. 

Les  martyrs  de  la  Gaule  lyonnaise. 

La  Gaule  chrétienne,  donl  lea  origines  Boni  con- 
tes d'une  prof  ont  !•■   obscurité,  entre  tout  ;'<  coup 


392  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

dans  l'histoire  à  la  fin  du  règne  de  Marc-Aurèle.  Une 
lettre  adressée  par  «  les  serviteurs  du  Christ ,  qui  ha- 
bitent à  Vienne  et  à  Lyon,  dans  la  Gaule,  aux  frères 
d'Asie  et  de  Phrygie ,  »  lettre  d'une  authenticité  aussi 
Indiscutable  que  celle  où  l'Église  deSmyrne  raconte  le 
martyre  de  saint  Polycarpe,  et  d'une  beauté  morale 
plus  grande  encore ,  s'il  est  possible ,  montre  l'Église 
de  Lyon  tout  à  fait  constituée  en  177  (1),  et  traver- 
sant une  crise  épouvantable,  d'où  sa  foi  sort  victo- 
rieuse. 

Rien  n'était  plus  mêlé  que  la  population  de  Lyon  à 
cette  époque. 

Lyon  était  la  métropole  administrative,  politique, 
financière  de  trois  provinces.  Les  délégués  de  soixante- 
quatre  peuples  y  séjournaient,  comme  dans  une  ville 
fédérale.  Le  culte  de  Rome  et  d'Auguste ,  constitué  au- 
tour du  célèbre  autel  situé  au  confluent  du  Rhône  et 
de  la  Saône,  et  desservi  par  un  grand  prêtre,  proba- 
blement annuel,  sacerdos  trium  provinciarum  Gal- 
liarum  (2) ,  que  fournissait  tour  à  tour  l'une  des  civilates 
représentées  (3),  formait  le  lien  religieux  de  cette  im- 
mense agglomération.  Le  1er  août,  jour  anniversaire 
de  la  consécration  de  l'autel,  les  députés  des  très  GalUœ 
se  rendaient  dans  l'amphithéAtre ,  où  chacun  avait  sa 


(lj  "Eto;  3'yjv  ÉTCTaxaiSéxaTov  aOxov.fâTopo:  'AvtcovCvoii  Où^pou.  En- 
sèbe,  Hisi.  /.'<•<■/. ,  v,  Proœmium. 

(2)  Orolli,  184. 

(3)  Voir Marquardt,  RômischeStaatsverwaltung,t.  I.  p. 270, note 2; 
et  A.  do  Barthélémy,  les  \sscmi>h:rs  nationales  dans  les  Gaule  s t 
dans  la  licriir  des  questions  historiques,  j aille)  1868,  p.  1  i,  22. 


I  i  ->  MARTYRS  DE  LA  GAI  LE  LYONNAIS! 

place  marquée  l  :  ils  assistaient  à  des  fêtes  à  La  fois 
littéraires  el  sanglantes,  concours  d'éloquence  alter- 
n.ini  avei  des  combats  de  gladiateurs  ;  puis,  réunis  en 
une  sorte  d'assemblée  parlementaire,  concilium  Galr 
liiinmi,  ils  élisaient  le  tactrdos,  votaient  des  récom- 
penses, formulaient  peut-être  des  plaintes,  vérifiaient 
Les  comptes  des  fonctionnaires  chargés  d'administrer 
la  caisse  qui  subvenait  aux  dépenses  du  culte  et  des 
réunions  périodiques  -l  .  Cet  ensemble  d'institutions, 
dans  lesquelles  une  politique  habile  savait  mt-lan-n- 
.1  dose  égale  L'autonomie  provinciale  »-t  L'unité  romaine, 
et  "ii  la  ville  de  Lyon  trouvait  La  source  de  sa  gran- 
deur et  de  sa  prospérité,  avait  inspiré  à  ses  habitants 

un  enthousiasme  sans  bornes  pour  ■  lî« et  auguste,  » 

pour  L'empire  et  ses  dieux. 

Mais  à  côté  <!«•  l.i  population  lyonnaise  proprement 
dite,  il  y  avait  une  population  flottante,  moins  imbue 
de  patriotisme  local,  plus  ouverte  aux  souffles  <lu  de- 
hors. Celle-ci,  amenée  par  la  Méditerranée  «'t  Le  Rhône 
dans  l.i  métropole  gauloise,  à  La  faveurdu  grand  mou- 
vement commercial  qui  reliait  Les  diverses  parties  de 
L'empire,  et  dont  Lyon  était  un  des  plus  importants 
entrepôts  (3  .  avait  initié  de  Im.hu.-  heure  ses  habitants 


i    Boisùeu,  Inscriptions  antique»  de  Lyon,  1854,  p    k67;  log.  Ber- 
nard, le  Temple  d'Auguste  et  la  Nationalité  gauloise,  Lyon,  1863 

p.  30. 

ktarqoardt,  \oc.  cit.,  p.    (70,271;  A.  de  Barthélémy,  foc.  eit\, 

p    :>"- 

(3)  Boiasieo,  Inscription»  antiques  de  Lyon,  p.  24,  v.k>.  \:>:,  199, 
K>1,  303,  209,  211.21.  ■"  ;  Orelli, 

,  ■""    w  ilmanns, 


394  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AIRKLE. 

aux  cultes  étranges  de  l'Orient  (1)  ;  mais  elle  leur  avait, 
en  revanche,  apporté  les  premières  semences  du  chris- 
tianisme. On  comptait  dans  l'Église  lyonnaise  du 
deuxième  siècle  beaucoup  de  chrétiens  de  Grèce ,  d'A- 
sie, de  Phrygie.  Saint  Irénée,  le  bras  droit  du  vieil 
évèque  Pothin ,  était  Grec ,  disciple  de  Papias  et  de 
saint  Polycarpe.  Il  y  avait  sans  doute,  dans  cette  com- 
munauté, beaucoup  de  Lyonnais  d'origine;  mais  la 
présence  de  nombreux  Asiatiques,  les  communications 
presque  quotidiennes  avec  l'Orient,  donnaient  proba- 
blement au  groupe  chrétien  de  Lyon,  comme  à  l'É- 
glise voisine  de  Vienne,  composée  des  mêmes  éléments, 
une  apparence  exotique,  qui  excitait  les  défiances  du 
patriotisme  local. 

Celui-ci  devenait  surtout  ombrageux,  aux  approches 
de  la  fête  du  mois  d'août.  Lyon  se  remplissait  alors, 
non  seulement  de  magistrats ,  de  prêtres ,  de  délégués 
des  civi taies,  mais  encore  de  paysans,  de  marchands, 
accourus  de  toutes  les  provinces  pour  prendre  part  à  la 
grande  foire  (2)  qui  coïncidait  avec  les  réunions  et 
les  jeux.  Longtemps  auparavant,  la  ville  se  préparait 
à  recevoir  tous  ces  hôtes ,  et  le  peuple ,  en  grande 
partie  oisif  comme  l'étaient  alors  les  gens  libres  des 


(1)  Tauroboles  à  Lyon  en  160,  184,  190,  194,  197;  Boissieu,  p.  24,  28, 
31.  33.36. 

(2)  Le  texte  grec  dit  seulement  Tcavïiyvptç  (Easèbe,  /fis/.  Eccl.,  V,i,47). 
Valois,  dont  Ruinait  reproduit  la  traduction  (p.  55),  interprète  un  peu 
librement  ce  mot  par  solemnis  mcrcalits.  Rulin  emploie  1  expression 
nundinx.  Sur  la  foire  du  1er  août,  voir  d'Arbois  de  Juliainville, 
Comptes-Rendus  de  l'Académie  des  sciences  morales  <■/  politiques, 
septembre  1880. 


il  s  HARTYRS  DE  LA  GAI  LE  LYONNAISE 

grandes  villes,  -'.i_it.iit.lans  L'attente  des  distractions 
et  «1rs  profits  <jui  lui  étaienl  réservés.  Peut-être  cette 
agitation  était-elle  commencée  quand   une  cause  in- 
connue,  une  sorte  de  moi  d'ordre  venu  on  ne  sail 
d'où,  tourna  contre  les  chrétiens  l'esprit  mobile  etdéjà 
surexcité  de  la  foule.  <»n  Les  accablai!  d'opprobres  :  <>n 
ne  pouvait   plus  [es  souffrir  dans  Les  Lieux  publics, 
dans  tes  thermes,  au  forum  :  quand  L'un  d'eux  passail 
dans  la  rue,  c'étaientdes  cris,  «1rs  coups,  on  le  dé- 
pouillait, on  lui  jetai!  des   pierres,   on   L'enfermait. 
Bientol  Les  principaux  de  la  cité  s'émurent;  mais.  Loin 
.1.'  prendre  la  défense  des  opprimés,  iis  firent  cause 
commun.'  avec  Le  peuple.  Le  Légal  impérial,  legatus 
Aufjusti  pro  pra'lore,  «'tait  absent;  on  m'  L'attendil  j»as 
pour  commencer  Le  procès  des  chrétiens.  Un  tribun  de 
la  treizième  eohort  urbana.  stationnée  a  Lyon    1  .  «'t 
les  magistrats  de  la  colonie,  c'est-à-dire  les  duumpiri, 
arrêtèrenl  tous  ceux  que  la  \.»i\  publique  désigna  :  on 
lts  int.  rin-.a  .  ils  confessi-ivnt  leur  foi,  et  furenl  jetés 
en  prison.  Mesure  certainement  illégale,  car  depuis  la 
fin  «lu  premier  siècle  la  juridiction  criminelle  avait, 
dans   les   colonies,    passé  tout  entière  des  duumviri 
aux  officiers  impériaux   1  . 
Quand  Le  Légat  tut  enfin  rentré  à  Lyon,  Les  prison- 

i    Le  texte  dit  seulement  xàfoftoc  (Bnsèbe   V.  1   B),  mais  il  n'y  avait 

garnison  à  Lj [ue  la  Mil-  eohor»  urbana,  organisée  d'abord 

dans  cette  ville  par  Vespasien  -.ms  le  titre  de  Cohort  I  Flavia.  Cf. 
te,  Ann.,  111,  41,  et  Hisi     1,64  »t«     k  correction  de  Mommaen). 
Inscriptions  relatives  i  cette  cohorte,  dans  Boissieo,  p.  354-361.  Voir 
aossi Marqoardt,  ROmùche Staatsvei  valtung,  t.  il.  p.  i 
(i   ci.  Harqnardt,  t.  i.  p.  155. 


396  LA  PERSÉCITION  DE  MARC-AURÈLE. 

niers  comparurent  devant  le  tribunal.  Un  jeune  chré- 
tien, de  grande  famille  et  de  grande  vertu,  Yettius 
Epagathus,  assistait  à  l'interrogatoire.  11  fut  saisi  d'in- 
dignation à  la  vue  des  tortures  que  l'on  faisait  subir 
aux  accusés,  et,  s'avançant  au  pied  du  tribunal  :  «  Je 
demande,  dit-il,  qu'on  me  permette  de  plaider  la 
cause  de  mes  frères  ;  je  montrerai  clairement  que  nous 
ne  sommes  ni  athées  ni  impies.  »  Il  se  fit  alors  une 
grande  rumeur  :  Yettius  Epagathus  était  connu  de 
tous ,  et  son  intervention  produisait  un  effet  considé- 
rable. Cependant  le  légat  n'accéda  pas  à  sa  pétition, 
quoiqu'elle  fût  très  juste  et  très  légale ,  mais  lui  de- 
manda seulement  s'il  était  chrétien.  «  Oui,  »  répon- 
dit-il d'une  voix  éclatante.  Il  fut  alors,  dit  la  lettre, 
«  mis  au  nombre  des  martyrs.  »  «  Voici  l'avocat  des 
chrétiens!  »  s'écria  le  juge,  en  raillant  (1).  On  ne  pou- 
vait avouer  plus  clairement  que,  seuls  entre  tous  les 
accusés  romains,  les  chrétiens  devaient  être  privés 
du  ministère  des  avocats  (2). 

La   première   comparution   des  accusés  devant   le 
légat  eut  un  résultat  malheureux  :  dix  chrétiens,  «  mal 


(1)  Il  api-/.)  r-'ji  Xpicmavwv  xp7)uaTÎ<raç.  Eusèbe,  V,  i  (10).  Valois  tra- 
duit par  :  Advocatns  quidera  Christianorum  judicis  elogio  appellatus. 
Sur  li'  sens  du  mot  elogium  dans  le  langage  judiciaire,  el  en  particulier 
dans  les  procès  des  chrétiens,  voirEdin.  Le  Blant,  les  Actes  des  mar- 
tyrs, \   i.">.  |>.  115. 

(2)  Tertullii-n  le  dit  formellement  ;  Alii...  mercenaria  advocatione 
utunturad  innocentue  suae  commendationem  :  respondeudi,  altercandi 
facultas  patel  :  quando  nec  lierai  indefensos  el  inauditos omnino  da» 
mnaii.  Sed  christiania  solis  niuil  permittitur  loqui  quod  causant  pnrget. 
Apolog.,  i. 


i  i  S  MARTI  RS  m    l\  GAI  LE  LY0NIS  MSI  3'J7 

préparés  et  mal  exercés  l  ,  »  —  car,  dès  cette  époque, 
on  vivait  dans  l'attente  «lu  martyre,  et  Les  vrais  fidèles 

préparaient  de  longue  date,  comme  des  athlètes 
ou  des  gladiateurs  s'exercent  d'avance  au  com- 
bat l  .  —  renièrent  leur  foi,  |>;ir  peur  des  tourments. 
i  i  tut  une  grande  douleur  pour  1rs  héroïques  confes- 
seurs qui  remplissaient  Les  prisons,  le  sujet  d'un  pro- 
fond découragement  pour  1rs  chrétiens  demeurés  li- 
bres  qui,  au  prix  de  mille  difficultés,  Les  visitaient  «■! 
L'-  assistaient  dans  Leur  captivité  -\  .  liais  prompte- 
ment  1rs  vides  causés  par  ces  <lrtr.ti<>us  se  remplirent  : 
contrairement  aux  rescrits  de  Trajau  i  t  d'Hadrien  .  on 
faisait,  à  Lyon  età  Vienne,  La  recherche  des  chrétiens, 
et  l»-s  plus  considérables  de  ces  deux  K^lisrs.  Leurs  co- 
lonnes, Leurs  Fondateurs    'i  .  étaient  chaque  jour  in- 

érés. 
I  ependant  L'instruction  se  poursuivait.  Soit  scrupule 
d'équité,  soit  ignorance  des  règles  juridiques  concer- 
nant les  chrétiens,  1«'  Légat,  au  lieu  d'appliquer  sim- 
plemi  ut  le  rescril  de  Trajau  .  et  de  condamner  Les  <"ii- 
fesseurs  sans  examiner  s'ils  étaient  ou  non  coupables 
de  crimes  de  droit  commun,  lit  porter  sur  ce  dernier 
point  tout  L'effort  de  la   procédure.  Les  esclaves  oYs 


i     'AvérotfUM  «aï  àyû|iva<rcoi.  Eusèbe,  Hist.  Eccl.,  I.  .  V,  i    1 1 
(■;   i  i  Edmond  Le  Blant,  la  Préparation  au  martyre  dan»  les  pre- 
miers siècles  dt  il  îlise,  dans  les  Mémoire*  de  l'Académû  des  Ins- 
criptions, i.  XXVIII,  2   pai ii<-. 

i  mii.  Cf.  Lucien,  Pei  egrinus,  i  ' 

i       I    .-■        .-,   :/././  -r^'.iWi  -■ii-.x;   :o'j;  «COufoiou;,    v.l:    Sl'JtV  \)i.  HJTtt 

-  ■'.-.:  Ta  iwbàZe,  Eusèbe,  \ .  : 


398  LA  PERSECUTION  DE  MARC  Al  RELE. 

accusés  furent  amenés ,  quoique  païens  (1).  On  allait, 
selon  l'usage,  les  mettre  à  la  question,  afin  d'obtenir 
des  révélations  sur  leurs  maîtres  (2),  quand,  eilrayés 
par  la  pensée  des  tortures  qu'ils  avaient  vu  infliger 
à  ceux-ci,  ils  déclarèrent,  sur  le  conseil  et  presque 
sous  la  dictée  (3)  des  soldats  (twv  GTpa-cuoiwv),  c'est-à- 
dire  probablement  des  officielles  du  légat  (4),  que  les 
chrétiens  commettaient  tous  les  crimes  dont  l'imagi- 
nation populaire  les  chargeait  :  «  les  repas  deThyeste, 
les  incestes  d'OEdipe,  et  d'autres  énormités  qu'il  ne 
nous  est  permis  ni  de  dire  ni  de  penser,  et  que  nous 
ne  pouvons  même  croire  avoir  jamais  été  commises 
par  des  hommes  (5) .  » 

(1)  J'ai  fait  remarquer  ailleurs  le  respect  des  premiers  fidèles  pour  la 
liberté  de  conscience  de  leurs  serviteurs;  voir  les  Esclaccs  chrétiens, 
p.  251. 

(2)  Digeste,  XLVIII,  xviii  tout  entier;  Code  Jusliuien,  IX,  vnr, 
G.  7,  8:  ix,  3. 

(3)Eusèbe,  V,  1  (li).  11  y  avait  là  une  illégalité  :  Qui  quaestîonem  babî- 
turus  est  non  débet  specialiter  interrogaré  an  Lucius Titius  homicidium 
fecerit;  sed  generaliter  quis  id  fecerit  :  alterura  enim  magis  suggerentis 
quarn  requirentis  videtur.  Ulpien,  au  Digeste,  XLVIII,  xvin.  i,  >s  21. 

(4)  «  Dans  les  provinces,  les  Officiâtes,  c'est-à-dire  les  agents  du 
gouverneur,  étaient  les  exécuteurs  des  hautes  œuvres.  Le  nom  de  milites 
(-TTfa-riwTa'.)  donné  dans  l'Évangile  aux  bourreaux  de  Jésus-Christ  ne 
peut,  selon  toute  apparence,  designer  des  hommes  de  l'armée  romaine, 
mais  bien  ces  soldats  de  police  qui,  groupés  autour  du  prxscs,  lui 
prêtaient  leur  ministère  pour  l'administration  de  la  justice  civile  et 
criminelle,  je  veux  dire  les  Apparitores  et  Officiâtes.  C'est  dans  ce 
m'iis  qu'Ulpieil  emploie,  et  à  plusieurs  reprises,  le  mol  milites.  »  Edm. 
Le  Blant,  Les  Actes  des  martyrs,  l  58,  p.  I33;cf.  I  50-59,  p.  121-143. 
Voir  encore,  du  même  auteur,  Recherches  sur  tes  bourreaux  du 
christ  ;  Lettre  sur  quelques  observations  de  .'/.  Naudet  (dans  la 
Revue  île  l'Art  chrétien,  t.  XVI,  XVII);  Observations  sur  une 
lettre  signée  Lucius  Simplex  dans  la  Revue  de  Législation,  isTj). 

(5)  W'jf'jTî'.à  o:î7rva  -/.ai  OtôtTtooîîou;  uiijsiç  xai  8<ra  |j.rjTE  ).a).sîv  p.rtTc  voetv 


LES  MARTI  as  DE  Là  GAI  LE  LY033AJSE 

Cette  déclaration  porta  au  comble  la  Fureur  du  peu- 
ple. Soit  pour  lui  complaire,  soit  dans  L'espoir  de  leur 
arracher  des  aveux,  les  accusés  turent  mis  une  seconde 
fois  à  la  torture.  Un  rescrit  de  Marc-Aurèle  et  Lucius 
Verus  permettait  de  torturer  plusieurs  fois  le  même 
accusé  1  :  surtout,  ajoute  un  jurisconsulte,  quand  l'é- 
vidence L'accable ,  et  qu'il  a  endurci  dans  les  tourments 
son  corps  et  son  âme  i  .  Le  mensonge  des  esclaves 
avait,  aux  yeux  du  juge,  produit  L'évidence;  la  cons- 
tance montrée  par  les  martyrs  les  taisait  sans  doute 
paraître  endurcis  de  corps  et  d'âme.  Us  le  parurent 
plus  encore  après  cette  seconde  épreuve.  Quatre  d'en- 
tre eux,  surtout,  lassèrent  les  bourreaux  :  Aitale, 
de  Pergame,  qui  était  la  colonne  H  L'appui  de  uotre 
Église;  San. tus.  diacre  devienne;  Maturus,  néo- 
phyte;  la  jeune  esclave  Blandine. 

La  lettre  donne  d'horribles  et  admirables  détails  sur 
Les  tortures  subies  par  Blandine  et  Sanctus. 

Par  celle-là,  le  Christ  a  montré  »ju«'  ce  qui  est 
vil,  informe,  méprisable  aux  yeux  des  hommes,  est  en 
grand  honneur  auprès  de  Dieu,  qui  considère  le  réel 
.-t  fort  amour,  non  de  \  unes  apparences  •!  .  Tout  Le 
monde,  et  surtout  celle  qui,  selon  Les  hommes,  était  la 


0:iu;  r/jiiv.  i'ù  i  iir/.z  ~  " 

ftXQ.   EUS   I"'.   V.    1      1  i 

(1)  Repeli  posse  qussttioaem  Diti  Praires  runt  ModesUn, 

au  Digeste,  \L\iii.  un,  16. 

Béas  cri  leaUoribm  argamentù  oppressas,  repeti  in  quaBâtionem 
'.   maxime  si  in  tonnenU  animant  CQrposqae  duraient,  Paul, 

isèbe,  v.  i    17). 


400  LA  PKRSÉtTTION  DK  MARC-AURÈLE. 

maîtresse  de  Blandine  (1),  maintenant  sa  compagne 
de  martyre ,  tremblait  en  considérant  ce  petit  et  faible 
corps  ;  mais  son  àme  fut  si  forte  que,  du  matin  jus- 
qu'au soir,  elle  lassa  plusieurs  escouades  de  bourreaux, 
qui  s'avouaient  vaincus,  s'étonnaient  qu'elle  vécût 
encore ,  toute  déchirée  et  percée ,  après  tant  de  sup- 
plices dont  un  seul,  disaient-ils,  eût  suffi  à  la  tuer. 
Elle,  cependant,  reprenant  des  forces,  oubliait  ses 
souffrances,  en  confessant  sa  foi  et  en  répétant  :  «  Je 
suis  chrétienne ,  il  ne  se  fait  rien  de  mal  parmi  nous.  » 
Voilà  de  quoi  le  christianisme  avait  rendu  capable 
une  pauvre  fille  esclave  !  «  La  servante  Blandine ,  dit 
M.  Renan,  dont  j'aime  à  citer  ici  les  paroles,  montra 
qu'une  révolution  était  accomplie.  La  vraie  émancipa- 
tion de  l'esclave,  l'émancipation  par  l'héroïsme,  fut 
en  grande  partie  son  ouvrage  (2).  »  Mais  cet  héroïsme 
lui-même  avait  pour  principe ,  comme  le  rappelle  plus 
éloquemment  encore  la  lettre  de  177,  un  grand  et  fort 
amour  de  Dieu. 

Sanctus  ne  fut  pas  moins  courageux.  Après  chaque 
torture  on  l'interrogeait,  lui  demandant,  selon  l'usage , 
son  nom ,  sa  patrie,  sa  ville,  s'il  était  esclave  ou  libre  ; 
à  chaque  question  il  répondait  :  Chrislianus  sum  (3). 
Dans  leurs  réponses  aux  interrogatoires,  comme  sur 
leurs  marbres  funéraires,  les  premiers  fidèles  dédai- 


l)  1  r,  -  crapxiV7]ç  5ea7cotvY;ç  aùr/jç. 

■    Renan,  Warc-Awrèle,  i».  312. 

3)  Lalettrefait  remarquer  qu'il  répondait  en  latin,  t^j  Pb>u.aïx$  (pcimj, 
ce  qui  semble  indiquer  que  la  plupart  dés  autres  martyrs  répondirent 
en  crée. 


Il  8  MARTYRS  DE  LA  GAI  l  E  LYONNAIS]  LOI 

gênaient,  ordinairement,  d'indiquer  leur  pays,  Leur 
filiation,  leur  condition  sociale  l  :  comme  pour  mon- 
trer, dit  l.i  lettre,  que  dans  le  titre  de  chrétien  nom, 
patrie,  famille,  étaient  contenus  -l  .  Eu  vain  Les  tor- 
tures Les  plus  affreuses  furent-elles  appliquées  à  Sanc- 
tus.  en  vain  posa-t-on  des  lames  ardentes  sur  les  par- 
lies  les  plus  sensibles  de  son  corps  :>  .  en  vain,  couvert 
de  plaies,  contracté,  tordu,  lui  fit-on  perdre  jusqu'à 
l'apparence  humaine  :  on  ue  put  tirer  de  lui  une 
autre  parole.  Quelques  jours  après,  on  voulu!  le  mettre 
de  Qouveau  à  La  question  :  toutes  s<  s  cicatrices  avaient 
disparu,  sa  taille  s'était  redressée  :  la  nouvelle  torture 
lui  fut,  «lit  la  Lettre,  un  rafraîchissement  et  un  remède 
plutôt  qu'une  juin.'. 

Cependant  Les  confesseurs  u'étaienl  pas  seuls  mis  à 
la  question  :  on  y  appliqua  .-uissi  une  chrétienne  nom- 
mée Ribliade,  qui  d'abord  avail  apostasie.  Elle  avait 
été  une  première  lois  fragile  «■!  Lâche  :  Le  juge  espérait 
obtenir  d'elle  de  compromettants  ai  eux.  Mais  La  torture 
fut  pour  Bibliade  ii in-  salutaire  Leçon;  elle  pensa  aux 
supplices  de  L'enfer;  s'éveillanl  comme  d'un  profond 
sommeil,  on  L'entendit  s'écrier  :  Comment  se  pour- 
rait-il faire  qu'ils  mangeassent  des  enfants,  ces  hommes 
<jui  n'ont  même  pas  la  permission  de  goûter  l<   sang 


i    Voir  de  Ros&i,  Inscripliones  christiana   Urbi»  Rotnx,  Pi 
mena, p.  <  \    <  \i     Edra.  Le  Blant.  Inscriptions  chrétiennes  <i<   /« 
Gaule,  i  i.  n  ..:  p.  lie 
•    i  us  L-   \    i 

(3)  Ct  Qiiiniili.il.  Declam.  IX,  6    Fremebanl   abique  omnia  appa- 
ratii  mortia  :  bic  ferrum  acuebal  :  <//'  accendebat  ignibus  laminas. 


402  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

des  animaux  (1)?  »  Elle  se  confessa  chrétienne,  et  fut 
mise  au  nombre  des  martyrs. 

La  torture  était  restée  sans  effet  ;  on  essaya  des  ri- 
gueurs de  la  prison  (2).  Des  cachots  étroits,  sans  air  ni 
lumière,  des  ceps  passés  aux  pieds  et  serrés  jusqu'au 
cinquième  trou  (3),  la  brutalité  de  geôliers  experts  en 
toutes  les  vexations,  tel  fut  le  nouveau  supplice  infligé 
aux  confesseurs.  Les  plus  robustes  y  résistèrent  ;  d'au- 
tres ,  nouvellement  arrêtés ,  et  qui  n'avaient  pas  eu  le 
temps  de  s'endurcir,  moururent  en  prison.  L'un  de 
ceux  qui  périrent  ainsi  fut  le  vénérable  évèque  Po- 
thin,  que  ses  quatre-vingt-dix  ans,  et  une  saïité  très 
faible  ,  marquaient  d'avance  pour  une  prompte  mort, 
malgré  la  vigueur  de  son  âme.  Après  son  arrestation, 
il  avait  été  porté  au  tribunal  par  les  gens  de  Yofficium  : 
les  magistrats  de  la  cité  et  tout  le  peuple  suivaient  en 
poussant  des  clameurs.  «  Quel  est  le  Dieu  des  chré- 
tiens? lui  demanda  le  légat.  —  Tu  le  connaîtras  si  tu 
en  es  digne,  »  répondit  Pothin.  On  l'emmena  ,  en  l'ac- 
cablant d'injures,  de  coups  de  pieds  ;  ceux  qui  étaient 
trop  loin  pour  frapper  jetaient  des  pierres.  11  fut  en- 


(1)  Allusion  à  la  discipline  établie  par  le  concile  de  Jérusalem  (.1(7. 
Apost.,  XV,  2o,  29)  et  encore  en  vigueur  à  cette  époque  dans  l'Église 
de  Lyon,  comme,  au  commencement  du  troisième  siècle,  dans  celle  de 
Carthage  (Tertullien,  ApoL,  9). 

(2)  C'était  ce  qu'on  appelait  la  custodia  publica,  réservéeaux  accu- 
sés de  grands  crimes  :  il  y  avait,  pour  de  moins  coupables,  une  autre 
sorte  de  détention  préventive,  \&custodia  libéra  ou  privata,  qnicon- 
si>f  ait  à  remettre  les  prisonniers  à  la  garde  de  simples  citoyens.  Voir 
Edm.  Le  Blant,  les  Actes  <l<-s  martyrs,  ï  '■»■  p.  48. 

(3)  Voir  la  note  de  Valois,  dans  Ruinait,  y.  52;  cl  Martigny,  l>icl.  des 

An/,  chrët.,  2e éd.,  ail.  Martyre, p.  453. 


M.s  MARTYRS  DE  i.\  GAULE  LYONNAISE.  ïOi 

lin  conduit,  respirant  encore,  dans  la  prison;  deux 
jours  après  il  rendait  L'àme. 

Le  Légat,  cependant,  avait  prononcé  la  sentence.  Les 
accusés  survivants  furent  partagés  en  escouades,  des- 
tinés ;'i  divers  supplices.  On  commença  parMaturus, 
Sanctus,  Blandine  et  Attale,  condamnés  aux  bètes.  Une 
venatio  extraordinaire  eut  Lieuà  Leur  occasion.  Maturus 
el  Sanctus  furent  introduits  ensemble  dans  L'amphi- 
théâtre. Après  avoir,  suivant  L'usage,  défilé  devant  des 
bourreaux  armés  de  fouets,  on  leur  fit  subir  diverses 
tortures;  od  Les  «\|»<  >^a  ensuite  aux  morsures  des  hèles, 
qui  traînèrent  Leurs  corps  sur  Le  sable  ;  puis,  relevés .  on 
Les  assit  dans  une  chaise  rougieau  feu;  enfin  on  leur 
eoupa  Lagorge.  Pendant  ce  temps,  Blandine,  au  milieu 
de  l'arène,  était  attachée  à  un  poteau  (1)  ,  élevé  proba- 
blement but  un  tertre  ou  une  estrade  (2)  ;  Les  chrétiens 
croyaient  voir,  non  leur  sœur,  mais  Jésus  crucifié.  Au- 
cune bête  ne  la  toucha  (3)  :  on  la  délia  alors  du  poteau. 
et  on  la  reconduisit  en  prison.  «  Attale!  Attale!  »>  s'écria 


(l)  Ml  Se  BXavSîva  i-\  =-j).o-j  xpeuaoQeîo'a.  Eusèbe,V,  I  (il   ;  cf.  plue 
h.iiiL   p.  17,310. 

Le  condamné  qae  représente  la  lampe  publiée  dans  le  Bullettino 

rft  archeologia  cristiana,  1879,  pi.  m.  «-si  exposéan  lion  sur  i strade 

construite  en  planches,  el  punie  par  aérant  el  par  derrière  d'un  plan 
incliné,  pour  permettre  à  l'animal  de  l'assaillir.  Le  personnage  repré- 
senté entre  deux  lions  dans  nne  peintnre  do  i-  siècle  de  la  cataeombe 
de  DomitiUe  voir  ma  Rome  souterraine^  ii^.  io.  p.  109),  et  qui,  sous 
les  traits  de  Daniel,  symbolise  certainemenl   nn  martyr  chrétien,  esl 

également  placé  sur  une  sorte  de  tertre l'estrade;  ce  <|ni  montre 

bien  que  l'artiste  s'esl  Inspiré,  non  de  l'histoire  biblique  de  la  fosse 
.nu  lions,  maîsaa  contraire  de  l'usage  romain  pour  les  exécutions  de 

•  onda es  od  bestias. 

-   Ignace,  Id  Rom.,  5. 


404  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

/ 

le  peuple.  Le  condamné  fut  promené  autour  de  l'am- 
phithéâtre, portant  un  écriteau  avec  ces  mots  :  Atlalus 
rhristianus(l).  Tout  à  coup  le  légat  apprit  qu'Attale  était 
citoyen  romain.  Il  n'osa  passer  outre  au  supplice,  et  le 
fit  ramener  en  prison.  Le  cas  pouvait  se  présenter  pour 
d'autres  chrétiens  :  le  légat  crut  prudent  de  consulter 
l'empereur,  et  lui  envoya  un  rapport  sur  toute  cette 
affaire. 

C'est  ici  le  moment  de  jeter  un  regard  sur  l'intérieur 
de  la  prison,  où  les  condamnés  attendirent  pendant 
un  temps  assez  long  la  réponse  impériale. 

La  prison  ne  contenait  pas  seulement  des  martyrs  : 
pêle-mêle  avec  eux  étaient  détenus  les  apostats.  Léga- 
lement, ceux-ci  auraient  dû  être  absous;  mais,  je  l'ai  dit, 
le  légat  n'avait  point  observé  les  rescrits  de  Trajan  et 
d'Hadrien:  il  avait  vu  dans  les  chrétiens  des  criminels  de 
droit  commun,  coupables  de  ces  forfaits  horribles  dont 
les  avail  chargés  la  lâche  déclaration  des  esclaves.  Dès 
lors,  il  n'y  avait  pour  lui  aucune  différence  entre  ceux 
qui  avaient  confessé  et  ceux  qui  avaient  renié  le  Christ. 
Ces  derniers  n'étaient  plus  chrétiens,  mais  ils  avaient  ja- 
dis participé,  comme  tels,  à  des  actes  de  débauche,  de 
meurtre,  de  cannibalisme.  On  les  retenait  donc  en  pri- 
son, humiliés,  anéantis,  regardant  avec  envie  les  visa- 
ges joyeux  des  confesseurs  qui  portaient  leurs  chaînes 
comme  une  fiancée  porte  les  franges  d'or  <!e  ses  vête- 
ments de  noce,  contemplant  avec  désespoir  l'activité 
sereine  de  ces  héros  qui,  du  fond  de  leur  cachot,  au 

l)  Cf.  EtJin.  Le  Blant,  les  Actes  des  martyrs,  g  îj.  p.  115,  Li§. 


LES  MARTYRS  DE  LA  GAI  LE  LYONNAISE  ,    i 

milieu  des  malades  el  des  mourants,  s'inquiétaient  d.-s 
affaires  de  l'Église,  prêtaient  L'oreille  aux  inquiétants 
progrès  du  Montanisme,  écrivaient  sur  ce  sujet  en  Uie, 
ni  Phrygie,  rédigeaient  une  adressé  an  pape  Éleu- 
foère  l  ,etenmêmetempss'avertissaientmutuellement 
de  leurs  défauts,  se  corrigeaient  l'un  l'autre  des  excès 
auxquels  une  austérité  ma]  entendue  avait  pu  porter 
quelques-uns    -l  . 

L'humilité  et  la  charité  des  confesseurs  étaient  trop 
grandes   pour    Laisser  sans   secours  1rs  malheureux 
lapsi.  Dans  leur  modestie,  ils  s'inquiétaient  eux-mêmes 
de   Leur  persévérance   Bnale;  avec  une   exquise  d«;- 
licatesse,  ils  refusaient  le  titre  de  martyrs;  n'accusant 
personne,  «    ue  liant  personne,   •>  pardonnant  tout, 
excusant  tout,  priant  pour  leurs  juges,  pour  leurs 
bourreaux,  ils  invoquaient  surtout,  avec  d'abondantes 
Larmes,  la   miséricorde  divine  pour   ceux   qui,    par 
faiblesse,  avaient  renié  Jésus.  Leurs  touchantes  sup- 
plications furent  exaucées:  -  avec  L'aide  des  vivants, 
1rs  membres  morts  de  l'Église  se   ranimèrent  peu  à 
peu;  ceux  <jui  avaient  pendu  témoignage  se  réjoui- 
rent sur  ceux  qui  avaient  d'abord  refusé  le   témoi- 
gnage; et  l'Église,  cette  vierge-mère,  courut  encore 
une  lois  dans  son  sein  1rs  avortons  qui  en  avaient  été 
arrachés    3  .      Presque   tous  1rs  lapsi  revinrent   L'un 
après   l'autre  à  Jésus,  et  se  préparèrent,  sous  L'œil 


(1}  Eosèbe,  V ,  3,  i. 

(2)  l/>i,/.,  3. 

(3)  ///"/ ■■  '    "         8ur  le  titre  de  *apMvo<  ur-r,-.  doi à  i  i 

" "'  ■'  Marie,  \<iir  Rome  touterraine,  p. 


406  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

paternel  des  martyrs,  à  comparaître  de  nouveau  de- 
vant le  tribunal. 

Us  furent  assignés  avec  les  autres  captifs  dès  que  le 
légat  eut  reçu  la  réponse  de  Marc-Aurèle.  Elle  était 
«  dure  et  cruelle  (1).  »  Le  nouveau  rescrit  rappelait  et 
confirmait  les  règles  posées  par  Trajan  et  Hadrien  :  con- 
damner à  la  peine  capitale  ceux  qui  s'avoueront  chré- 
tiens, absoudre  ceux  qui  renieront  (2).  Ignorant  ce  qui 
s'était  passé  dans  l'intérieur  de  la  prison,  le  légat  s'i- 
maginait que,  pour  les  renégats,  le  procès  allait  être 
une  affaire  dépure  forme  :  ils  renouvelleraient  leur  né- 
gation, et,  sur  l'ordre  de  l'empereur,  seraient  renvoyés 
libres.  On  voulut  donner  une  grande  solennité  à  l'au- 
dience. On  en  fit  comme  l'inauguration  de  la  grande 
fête  du  mois  d'août,  et  c'est  en  présence  d'une  immense 
foule,  appartenant  à  toutes  les  provinces  gauloises,  que 
les  prisonniers  furent  conduits  au  pied  du  tribunal. 

L'interrogatoire  fut  sommaire  :  quiconque  s'avouait 
chrétien  était  condamné  soit  à  la  décapitation,  s'il  était 
citoyen  romain,  soit  aux  bêtes.  Quand  le  tour  des  re- 
négats fut  venu,  ils  répondirent  intrépidement,  et,  à 
l'exception  d'un  petit  nombre  de  lâches,  se  déclarèrent 
chrétiens  comme  les  autres.  La  foule  païenne,  le  légat 
et  ses  assesseurs,  furent  saisis  d'étonnement.  Ils  repor- 
tèrent leur  fureur  surceux  dont  l'influence  pouvait  avoir 
causé  ce  revirement  inattendu.  Parmi  les  fidèles  les  plus 


i    Renan,  Marc-  lurèle,  |>.  3'.>.o. 

''.)   'K-'.TTïiÀavto;  yàp  toO  KatTapoc   toùç  (ièv  à.Ti'ji^r^.'anh^-iT.'.,  v.  &i 
:■.'/:;  àpvotvTo,  to-jto'jc  àttoXudfjvai. 


LES  MARTYRS  DE  LA  GAI  U    LYONNAIS] 

en  vue  était  an  médecin  venu  de  Phrygie,  et  depuis 
plusieurs  années  établi  à  Lyon.  Il  se  aommail  alexan- 
dre.  C'était  une  nature  généreuse,  une  libre  parole, 
qui  avait  toujours  prêché  tout  haut  el  sans  peur  La  doc- 
trine «lu  Christ.  Debout  prèsdu  tribunal,  il  venait  d'as- 
sister a>  ec  une  anxiété  profonde  à  l'émouvante  confession 
des  hipsi .  laissanl  paraître  sur  sou  \  i  sa  ire  les  sentiments 
qui  agitaient  son  coeur,  et  trahissanl  par  ses  gestes,  par 
des  signes  d'encouragement,  la  pari  qu'il  prenait  au 
combat.  Le  peuple  L'avait  remarqué  :  «  C'est  Lui  qui  a 
t'ait  toul  Le  mal!  »  s'écria  La  foule  frémissante.  Le  Légat 
lui  posa  Les  questions  d'usage,  sans  obtenir  d'autre 
réponse  que  celle-ci  :  «  Je  suis  chrétien  !  »  Il  l'ut  alors 
condamné  aux  bêtes,  en  même  temps  qu'Attale,  bien 
que  ce  dernier,  on  s'en  souvient,  possédât  le  droit  de 
cité  romaine:  le  légat  n'avait  pas  osé  le  refuser  aux 
prières  du  peuple,  qui  le  réclamait  pour  les  combats 
d'animaux. 

Conduits  à  l'amphithéâtre,  Alexandre  et  Attale  \  pas- 
sèrent par  toute  1,1  série  de  tourments  qu'exigeait,  pour 
être  satisfaite,  la  curiosité  féroce  delà  foule.  Alexandre 
ne  poussa  pas  un  cri,  ne  prononça  pas  une  parole  :  il 
s'entretenait  tout  bas  avec  Dieu.  Attale,  lui,  éleva  la 
\oi\:  quand  il  eut  été  assis  dans  une  chaise  rougie  au 
feu,  et  (jue  de  tous  côtés  s'exhala  l'horrible  fumet  de 
chairs  rôties  :  «  Voilà  bien,  s'écria-t-il  en  latin,  ce 
qu'on  peut  appeler  manger  des  hommes!  Nous,  nous 
ne  mangeons  pas  d'hommes,  et  nous  ne  faisons  rien  de 
mal!  •>  Et  comme  on  lui  demandait  quel  nom  avait 
bien  :       Dieu,  répondit   Le  martyr,  n'a  pas  un   nom 


'«08  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

comme  nous  autresmortels.  »  La  lettre  ne  raconte  point 
les  assauts  qu'Attale  et  Alexandre  eurent  vraisembla- 
blement à  subir  de  la  part  des  bètes  (1)  :  elle  dit  seule- 
ment qu'après  avoir  épuisé  sur  eux  les  tourments,  on 
les  acheva  avec  le  glaive. 

Le  dernier  jour  de  la  fête  fut  réservé  à  un  spectacle 
plus  émouvant  encore,  celui  dusuppliced'unejeune  fille 
et  d'un  enfant.  Chaque  jour  Ponticus,  jeune  chrétien  de 
quinze  ans,  et  l'esclave  Blandine,  avaient  été  conduits 
à  l'amphithéâtre,  pour  être  témoins  de  la  mort  de  leurs 
frères.  Chaque  jour  on  les  avait  amenés  devant  les  sta- 
tues des  dieux,  en  leur  disantde  jurer  par  ces  impies  si- 
mulacres; l'enfant  et  l'esclave  avaient  constamment 
refusé.  Aussi  leur  fit-on,  quand  leur  tour  fut  venu,  par- 
courir, eux  aussi,  toute  la  série  des  supplices,  qu'on  inter- 
rompait, de  temps  en  temps,  pour  leur  dire  :  «  Jurez,  » 
et  qu'on  reprenait  dès  qu'ils  avaient  répondu  :  «  Non.  » 
Ponticus,  soutenu  par  les  exhortations  de  Blandine, 
mourut  intrépidement.  «  La  bienheureuse  Blandine  de- 
meura la  dernière,  comme  une  noble  mère  qui  vient 
d'animer  ses  fils  au  combat,  et  les  a  envoyés  devant  elle, 
vainqueurs,  au  Roi  (2)  :  suivant,  à  son  tour,  le  chemin 
sanglant  qu'ils  ont  tracé,  elle  se  prépare  à  les  rejoin- 
dre, joyeuse,  transportée  à  la  pensée  de  mourir,   et 

i)  Remarquez  qae  ni  eux,  ai  aucun  des  martyrs  de  Lyon,  ne  turent 
dévorés  par  les  bétes.  11  fiait  probablement  difficile,  dans  cette  partie 
ilts  i  .aulcs.  de  se  procurer  des  lions  ou  des  libres,  cl  l'on  faisait  plutôt 
paraître  des  taureaux,  qui  déchiraient,  tuaient,  mais  ne  dévoraient  pas 
les  condamnés. 

•  N'ya-t-il  pas  dans  ces  paroles  une  allusion  au  supplice  soit  deSym- 
pborose  el  «le  Bes  (ils.  soit  plus  probablement  de  Félicité  el  des  siens? 


LES  MARTI  RS  DE  LA  GAULl    LYONS  USE.  109 

semblant  une  in\  iti'i'  qui  se  pend  au  festin  nuptial,  non 
une  condamnée  ans  bêtes.  Enfin,  après  avoir  souffert 
les  fouets,  Les  bêtes,  Le  gril  ardent  l  .  elle  fui  enfer- 
méedansun  filel  et  L'on  amena  un  taureau.  Celui-ci  la 
lança  plusieurs  fois  en  L'air  avec  ses  cornes,  sans  qu'elle 
parut  le  sentir,  tout  entière  à  son  espoir,  à  La  jouis- 
sance anticipée  des  biens  qu'elle  attendait,  àla  conver- 
sation avec  li' christ.  Enfin,  comme  une  victime,  elle 
tut-.  .  Jamais,  disaient  en  sortant  Les  specta- 

teurs, une  femme,  chez  nous,  n'a  souffert  de  si  nom- 
breux ei  si  cruels  tourments    2).  » 

La  fureur  des  païens  s'acharna  sur  les  ca<la\  res  des 
inarh  ps.  <>u  leur  pefusa  La  sépulture.  Les  pestes  «le  ceux 
qui  étaient  morts  en  prison  avaient  été  jetés  aux  chiens; 
on  \  joignit  ce  que  les  bêtes  et  le  feu  avaient  épargné, 
•  t  les  têtes,  les  troncs,  de  ceux  qui  axaient  été  décapités. 
Après  <pie  ces  débris  turent  restés  exposés  pendant  six 
jours,  sous  la  ira  nie  de  soldats  qui  eu  écartaient  Les  fidè- 
les, on  les  brûla,  et  on  jeta  les  cendres  dans  le  Rhône. 

Les  païens  croyaient  ainsi  vaincre  la  volonté  du  Très- 
Haut,  et  priver  les  martyrs  de  la  résurrection;  tout  es- 
poir de  renaissance  sciait,  disaient-ils.  enlevé  à  ces 
hommes  qui  s'en  encouragent,  ei  qui  introduisent  dans 
rempile  une  religion  étrangère,  méprisanl  les  tortures 
et  courant  joyeusemenl  à  la  mort.  Voyons  s'ils  pour- 
ront ressusciter,  si  Dieu  leur  prêtera  secours  et  les  ar- 


(i)  i  .  probablement  la  mé chose  que  la  chaise  de  fer, 

(ridripa  xa8é8p<x,  sur  laquelle  forent  brûlés  Attale  Katui  ua  et  Sanctus. 
(2)  Eusèfa  .  \    I    53 


410  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

mchera  de  nos  mains  (1).  »  Tel  était  le  préjugé  popu- 
laire, vainement  combattu  par  les  représentants  les  plus 
sérieux  de  la  pensée  antique  :  on  croyait  que  les  corps 
privés  de  sépulture,  dévorés  par  le  feu  ou  les  bêtes,  ne 
pouvaient  ressusciter,  et  que  Ta  me  était  détruite  avec 
eux  (2).  Les  païens  s'imaginaient  que  les  disciples  du 
Christ  partageaient  une  telle  croyance;  ils  se  figu- 
raient même  que  c'était  la  crainte  de  ne  pas  ressus- 
citer qui  leur  avait  fait  abandonner  pour  leurs  morts 
l'usage  de  l'incinération;  Minucius  Félix  dut  réfuter 
cette  grossière  erreur  (3).  Elle  avait  bien  peu  de  raison 
d'être  :  la  crainte  de  ne  pas  ressusciter  n'arrêta  jamais 
un  martyr  condamné  au  bûcher,  à  la  dent  des  bêtes, 
ou  prévenu  que  ses  restes  deviendraient  la  proie  des 
chiens  et  des  oiseaux.  Fidèles  à  leurs  croyances  spiritua- 
listes,  et  confiants  en  la  puissance  du  Dieu  qui  tira  les 
corps  du  néant,  les  chrétiens  répétaient  plutôt  avec 
saint  Ignace  :  «  J'exciterai  les  bêtes  féroces  afin  que 
leurs  entrailles  me  servent  de  tombeau,  et  que  rien  de 
mon  corps  ne  subsiste.  Quand  j'aurai  disparu  tout  en- 
tier, c'est  alors  que  je  serai  vraiment  le  disciple 
du  Christ  (4).  »  Aussi  la  barbare  précaution  des  païens 
de  Lyon  demeura-t-elle  sans  effet;  elle  affligea  les  fi- 
dèles, empêchés  de  rendre  aux  restes  glorieux  de  leurs 


(1)  Eusebe,  V,  1  (57-I53). 

(21  Edna.  Le  Riant,  les  Martyrs  eh  relie  us  cl  tes  Supplices  destruc- 
teurs des  corps,  dans  la  Revue  archéologique,  septembre  1874, 
p.  178- 194. 

(3)  Minucius  Félix.  OcUirius,  11,34. 

(4)  S.  Ignace,  Ail  Rom.,  4. 


l  l  |  MARI  ÏBS  Dl    LA  GAI  LE  LYONNAIS]  ill 

martyrs  L'honneur  accoutumé;  elle  ne  déc -.» i^ «>;i  au- 
cun d'eux,  quand  L'heure  <lu  combat  sonna  <l»'  nou- 
veau. 

Je  viens  de  résumer  l'écril  rédigé  au  nom  des  chré- 
tiens de  Lyon  el  de  Vienne,  et  dans  Lequel  <>n  .1  cru 
reconnaître  La  main  et  !••  génie  de  saint  [renée.  Quicon- 
que L'étudiera  dans  Le  texte  original,  si  simple,  si  solen- 
nel el  si  vivant,  ne  pourra  maîtriser  son  émotion.  C'esl 
un  des  morceaux  Les  plus  extraordinaires  que  possède 
aucune  Littérature.  Jamais  <>n  n'a  tracé  un  plus  Frappant 
tableau  «lu  degré  d'enthousiasme  el  de  dévouement  <>ù 
peut  arriver  La  nature  bumaine.  C'est  l'idéal  du  mar- 
tyre, avec  aussi  peu  d'orgueil  que  possible  de  La  part 
du  martyr  l  .  »  Les  martyrs  de  Lyon,  dit  l'écrivain  dont 
je  viens  de  rapporter  Le  jugement,  sont  profondément 
catholiques  par  Leur  modération  el  leur  absence  de  tout 
orgueil  -2  .  •>  Enthousiasme  et  modestie,  humilité  el 
fierté,  élan  sublime  et  sagesse  parfaite,  sollicitude  pour 
L'Église,  compassion  pour  les  pécheurs,  foi  tellement 
puissante  qu'elle  fait  taire  la  souffrance  physique,  et 
permet  au  chrétien  de  s'absorber  durant  le  supplice 
dans  la  contemplation  déjà  sensible  des  biens â  venir, 
fidestperandarwn  subslanliarerutn  :  —  tel  est  l'état  d'es- 
prit et  de  cœur  que  révèle  à  chaque  Ligne  La  relation 
de  ITT.  Aucun  document  ne  laiss.-  plonger  aussi  avant 
Le  regard  dans  L'âme  des  premiers  fidèles  :  il  semble 
que  cette  âme  héroïque  ^>it  ici  ouverte  devant  nous,  et 


(i)  Renan,  Mare-Auri  le  .  \ 

I     I     •'-.  p.  329. 


'il 2  LA  PERSECUTION  DE  MARC- Al  RÈ  LE. 

que  nous  puissions  en  voir  le  fond  comme  à  travers  le 
pur  cristal  dune  eau  limpide. 

Une  seule  lacune  se  fait  regretter  dans  le  texte  tel 
que  nous  l'a  transmis  Eusèbe  :  nous  y  lisons  les  noms 
de  quelques-uns  des  martyrs  ;  mais  la  plupart  de- 
meurent anonymes.  Elle  est  heureusement  comblée 
par  d'autres  documents.  Grégoire  de  Tours,  au  chapi- 
tre i-9  du  De  gloria  martyrum,  Adon,  clans  son  marty- 
rologe, au  2  juin,  reproduisent  la  liste  des  martyrs  de 
Lyon ,  évidemment  empruntée  au  catalogue  qui ,  dit 
Eusèbe,  terminait  la  lettre  de  177,  rangeant  par  caté- 
gories spéciales  ceux  qui  avaient  été  décapités,  expo- 
sés aux  bètes,  ou  étaient  morts  en  prison,  et  donnant  le 
nombre  des  confesseurs  qui  avaient  survécu  (1).  On 
compte  dix-huit  chrétiens  morts  pendant  la  captivité , 
six  livrés  aux  bètes,  vingt-quatre  immolés  à  la  suite  de 
divers  supplices.  Bien  que  la  lecture  de  plusieurs  noms 
ne  soit  pas  certaine  ,  et  que  la  liste  nous  soit  parvenue 
altérée  par  des  lacunes  et  des  variantes,  cependant  il 
est  facile  de  constater  que  la  moitié  environ  des  mar- 
tyrs portent  des  noms  grecs,  la  moitié  des  noms  latins  : 
il  est  probable  que  telle  était  la  proportion  numérique 
des  fidèles  d'origine  orientale  ou  hellénique  et  de 
nationalité  gallo-romaine  appartenant  aux  Églises 
de  Lyon  et  de  Vienne  à  la  fin  du  règne  de  Marc- 
Aurèle. 


(1)  Tov  ev  rr,  ov.ojOîît/;  ypa'f'ô  xd>v  (xapTÛpwv  xaTâ).OYOV,  iSia  [tèv  tSv 
KiroT(i.TJ(Te(  xef  aX^(  TeTeXeio(tivb>v,  ISîtf  8è  tôSv  Oï)paiv  eïç  fiopàv  ■R<xpaêtëkt\- 
[iév(i>y,xal  aOOiç  twvètù  r/j;  elpxTyjçxexoi(X,Y)(i,Év<i>v,  tôvte  &pt6[iàv  TÛveiffÉTt 

tôt:  -:p.ovTrov  ô;j.o>oyv,t(ov.  Eus  •!»',  Ilist.  Eccl.,    V,  î. 


Ils  mai;  I  ,i  RS  DE  LA  GAI  LE  LYONN  visi:  ,i  : 

Les  esprits  avaient  été  trop  agités  par  les  calomnies  ré 
pandues  au  sujei  des  chrétiens,  et  le  peuple  avait  trop 
<!<•  plaisir  à  voir  couler  Leur  sang,  pour  que  la  persé- 
cution cessai,  dans  la  Lyonnaise,  immédiatement  après 
les  scènes  tragiques  d'août  177.  Depuis  Lors  jusqu'à  la 
tin  di'  Marc-Aurèle  La  vallée  de  La  Saône  parait  ;i\  oir  été 
témoin  de  nombreux  martyres. 

Malheureusement  nous  ne  possédons,  pour  tous  ceux 
que  L'on  peut  avec  vraisemblance  reporter  à  cette  épo- 
que, aucun  document  contemporain  ei  vraiment  au- 
thentique. ï"iis  Leurs  Actes,  même  Les  plus  sérieux, 
appartiennent  au  quatrième,  cinquième  <>u  sixième 
sire lf.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'ils  soient,  dans  !<■  fond, 
dénués  d'autorité  :  ils  représentent  certainement  les 
traditions  des  Kulis.-x,  recueillies  également  par  Gré- 
goire <1<-  Tours  et,  plus  tard,  par  \<l<>n.  Mais  on  n  s 
leur  emprunter  beaucoup  <\<-  détails,  surtout  quand  <>n 
vient  d'analyser  une  pièce  complètement  historique 
comme  la  Lettre  des  chrétiens  <!<•  Lyon  et  de  Vienne. 
Résumons,  en  quelques  mots,  ce  qui  nous  parait  Le 
plus  probable  dans  Les  récits  relatifs  aux  martyrs  gau- 
lois dont  La  mort  j»«ut .  avec  vraisemblance,  être  pla- 
cée a  l,i  lin  «lu  deuxième  siècle. 

Les  Actes  «1rs  saints  Épipode  et  Alexandre  l  ,  très 
simples,  très  beaux,  mais  écrits  certainement  après  la 
paix  de  L'Église  ±  .  rattachent  Leur  combat  et  Leur 
triomphe  à  La  grande  tragédie  de  177.  Alexandre  était 


i    /  <•  :  lexandri,  ilmis  Ruinart,  p 

l 'illi'iimiit.  '/  LUI,  art.  sur  S.  Épipode  et  S  Alesandre. 


Î14  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

Grec,  Épipode  citoyen  de  Lyon.  Les  païens  y  croyaient 
le  christianisme  anéanti,  quand  la  trahison  d'un 
esclave  fit  arrêter  ces  deux  jeunes  gens ,  liés  d'une 
étroite  amitié.  «  On  les  jeta  en  prison,  avant  môme 
de  les  avoir  interrogés  ;  car  le  titre  de  chrétien  était 
par  soi  seul  un  crime  (1).  »  Après  trois  jours  de  déten- 
tion préventive,  Épipode  comparut  devant  le  légat. 
Blessé  de  ses  réponses ,  celui-ci  ordonne  de  le  frapper 
à  coups  de  poings ,  puis  de  l'étendre  sur  le  chevalet , 
et  de  lui  déchirer  les  cotes  avec  des  ongles  de  fer.  Mais 
bientôt,  voyant  grandir  la  colère  du  peuple,  qui 
voulait  lapider  l'accusé,  «  il  craint  une  émeute  qui 
nuirait  à  l'autorité  du  juge  et  au  respect  dû  à  la 
justice  (2)  ;  »  il  se  hâte  de  condamner  Épipode  à  la 
décapitation  ,  et  le  fait  exécuter  sur-le-champ.  Deux 
jours  après,  Alexandre  est  interrogé  à  son  tour.  Il 
confesse  sa  foi  avec  autant  de  courage  que  son  ami,  et, 
après  avoir  été  longuement  fouetté,  meurt  sur  une 
croix  (3). 

D'autres  Actes  racontent  le  martyre  de  saint  Marcel, 
qui ,  ayant  réussi  à  s'échapper  pendant  que  la  persé- 
cution sévissait  à  Lyon,  fut  arrêté  et  mis  à  mort  à 
Chalon,  et  de  saint  Valentin,  qui  périt  dans  le  même 


(1)  Captosante  discussionem  carcer  accepit;  quia  raanifesti  putaba- 
turcriminis  nomen  esse  ipsa  appellatio  Christiana.  4. 

(2)  Metuens  abtem  prises  ne  magis  virn  inferrent,  et  per  seditionem 
po testas  ac  judîcii  rêverait  ia  turbaretur...  <>. 

(:\)  Moins  ci  Adon,  au  2i  avril,  citent  trente-quatre  chrétiens  mar- 
tyrisés avec  Alexandre.  Mais  ai  les  Actes,  ni  l'homélie  de  s.  Euchersnr 
S.  Epipode  et  S.  Alexandre,  ne  parlent  de  ces  martyrs. 


il  B  MARTI  RS  DE  I  \  G  M  il    LYOSfl  \M  U5 

temps  à  Tournus .  \  Ole  située  entre  ChaloD  ei  Maçon  1  . 
Peut-être  a-t-on  raison  d'attribuer  encore  à  La  (>■ 
cution  •!•'  Marc-Aurèle  le  martyre  de  saini  Bénigne, 
mori  à  Dijon  .  de  sainl  Thj  rse .  Bainl  Andoch<  .  comme 
lui  d'origine  orientale,  ei  du  gallo-romain  saint  Félix, 
suppliciésâ  Sauli. mi  i  .  Si  les  trois  frères  Speusippos, 
Eleusippos  ei  Melasippos,  avec  les  greffiers  Néon  <'t 
Turbon,  ei  les  saintes  lunilla  ei  Léonilla,  fureni  réet- 
lemenl  martyrisés  à  Langres,  ei  aon,  comme  le  por- 
tent d'autres  versions  <1«'  leurs  Actes,  en  Cappadoce  :'.  . 
soni  probablemeni  aussi  des  victimes  de  La  persécu- 
tion de  Marc-Aurèle.  Malheureusement,  dans  L'étal  où 
ils  nous  soni  parvenus ,  les  Actes  de  ces  divers  martyrs 
sont  d'une  trop  basse  époque  pour  qu'une  prudente  cri- 
tique <>s.-  Leur  emprunter  autre  chose  que  «les  noms  '■  . 


(i)  Surins,  VU  i  Sanctorum,  t.  IX,  p  61  :  Aela  SS.,  Septembre,  L  il. 
p.  187  ;  Grégoire  de  Toore,  De  Gloria  martyrum,  53.  54:  Tillemont, 
Mémoires,  t.  III.  art  surS.  Marcel  et  S.  Valérien. 

Sorius,  t.  XI,  p-  1-3:  Acln  SS.,  Septembre,  t.  VI,  p.  663;  Tille- 
■ont,  Mémoires,  t.  III.  art.  sur  s.  Bénigne,  S.  àndoche  <'t  s.  s\m- 
pborien. 

(3)  Acta  SS.,  JaiiM.T,  t.  VI,  p  75.  Cf.  TUlemont,  Mémoires,  L  III. 
note  h  sut  s.  Bénigne. 

(4)  L  histoire  el  ml l'existence  de  S,  Bénigne  oui  été  contestées  an 

wil  siècle  |»ar  Bnlliand,  suffi,  de  n<»  jours,  par  dhren  auteurs. 
M.  L'abbé  Boogand  a  répondu  a  leurs  objections  dans  ane  Étude  histo- 
rique et  critique  sur  la  mission,  le  eulU  apâtrede 
la  Bourgogne,  et  sur  f  origine  des  Églises  de  i>>j""-  Autun  et  Lan- 
gres, Autan,  1859.  L'autenrn'a  point  de  peine  à  établir  la  réalil 
torique  do  sainl  martyr.   Il  place,  par  des  raisons  •  mort 

sons  Man  Anrèle,  bien  que  les  Ictea  disent  Aurelianus  (cf.  Ruinart, 
p  68  li  établit  même  qu  il  n'esl  point  absolument  impossible  que  les 
Actes  aient  dit  vrai  en  le  taisant  condamner  par  Marc-Aurèle  en  i>»t- 
sonne  :  l'hypothèse  .1  an  royage  de  Mari   lurèle  dans  la  Ganl ientale, 


116  LA  PERSÉCUTION  Dli  MARC-AURÈLE. 

In  détail  plus  ou  moins  certain  de  la  Passion  des 
saints  Andoche  et  Thyrsus  rattache  leur  histoire  à  celle 
du  célèbre  martyr  d'Autun,  saint  Symphorien,  qui 
aurait  été  tenu  sur  les  fonts  du  baptême  par  saint  An- 
doche et  baptisé  par  saint  Bénigne.  Les  Actes  propres 
de  saint  Symphorien  (1) ,  insérés  par  Ruinart  dans  son 
recueil,  ont  une  bien  autre  valeur  que  ceux  d'où  ce 
renseignement  est  tiré.  Tillemont  les  a  très  bien  jugés. 
«  Ils  sont  anciens,  dit-il,  puisque  saint  Grégoire  de 
Tours  les  cite  :  on  peut  dire  qu'ils  sont  fort  beaux ,  tant 
pour  ce  qu'ils  contiennent  que  pour  le  style ,  qui  est 
magnifique  et  élevé,  quelquefois  même  jusqu'à  l'excès; 
mais  il  est  certain  aussi  qu'ils  ne  peuvent  passer 
pour  originaux,  et  ils  n'ont  apparemment  été  écrits 
que  vers  \ô0  (-2).  »  Un  contemporain,  en  effet,  n'eût 
pas  mis  dans  la  bouche  du  magistrat  un  prétendu  édit 
de  Marc-Aurèle ,  qui  n'a  jamais  été  promulgué ,  ou  dans 
la  bouche  du  martyr  une  dissertation  en  règle  contre 
les  dieux  du  paganisme  ,  qui  semble  un  écho  de  l'apo- 
logétique du  quatrième  siècle  et,  en  particulier,  de 


envahie  par  les  Barbares,  peul  se  soutenir;  ou  sait  combien  sonl 
pauvres  les  documents  historiques  sur  col  empereur.  M.  Bougaud 
distinguo  avec  raison  los  Actes  du  septième  siècle  publiés  par  Surius 
cl  ceux  qu'a  reproduits  Vincent  de  Béarnais,  Spéculum  historiale, 
XII,  111,  plus  anciens,  plus  sobres,  pouvant  remonter  au  sixième  siècle 
ou  même  au  cinquième.  Mais  ils  contiennent  encore  bien  des  détails 
inacceptables,  comme  los  idoles  s' évanouissant  en  fumée,  le  saint 
enfermé  avec  des  (liions,  etc. 

i     [cla  s.  Syniphoriani,  dans  Ruinart,  p.  69. 
(2)  Tillemont,  Mémoires,  t.  III,  art.  sur  S.  Bénigne,  s.  Andoche  et 
s.  Symphorien. 


i  l  -  MARTYRS  DE  LA  GAI  II    LYONNAlSl  ,r 

certains  vers  de  Prudence  l  .  Mais  rien  n'empêche 
de  voir  une  antique  tradition  dans  Le  touchant  épisode 
de  la  mère  exhortant  du  haut  <l<s  remparts  son  fils  qui 
marchait  au  supplice,  et  lui  disant  ces  paroles  simples, 
naturelles,  gTandes,  vraiment  en  situation  :  «  Mon  fils, 
mon  fils  Symphorien,  aie  dans  ta  pensée  le  Dieu  vi- 
vant 2  .  Prends  courage ,  mon  fils.  Nous  ue  pouvons 
craindre  la  mort  :  elle  conduit  certainement  à  La  \i«'. 
Attache  ton  cœur  en  haut,  mon  fils,  regarde  celui  qui 
règne  au  ciel.  <m  ne  t'enlève  pas  la  \i«':  on  La  trans- 
forme «'ii  une  meilleure.  Aujourd'hui,  mon  lils,  tu 
échanges  des  jours  périssables  pour  La  \  i«'  éternelle 
L'Église  d'Autun  est  d'origine  orientale,  cornmr  celles 
de  Lyon  et  de  Vienne;  elle  se  rattache  probablement 
à  l'une  ou  l'autre  comme  une  till<'  à  sa  mère.  On  a 
pu  sans  invraisemblance  faire  remonter  à  la  iin  du 
deuxième  siècle  ou  au  commencement  du  troisième  la 
partie  dogmatique  et  symbolique  de  la  célèbre  inscrip- 
tion de  Pectorius,  trouvée  en  1839  au  polyandre 
d'Autun .  y  reconnaître  un  écho  des  enseignements  de 
saint  trénée  (3),  et  en  rapprocher  Le  Langage  de  celui 


i  Cf.  icta  s.  Symphoriani,  6,  et  Prudence,  Contra  Synunachum, 
Péri  Slephanôn,  \,  1059-1075. 
lu  mente  habe  Deum  vivum.  Sur  l  antiquité  de  cette  expression, 
roir  de  Rossi,  Borna  sotterranea,  t.  Il,  p.  17-19.  Cf.  nu  Home  sou- 
terraine, p.  187.  On  retrouve  cependant  des  exemptes  de  cette  formule 
jusqu  au  sixième  siècle.  Voir  Bullettino  di  archeologia  cristiana, 
188  :   p    104. 

i  F.  Lenormant,  dans  Cahier  et  Martin,  Mélanges  d'archéo- 
logie, i.  i\  Paris,  1855,  p.  115;  Edm.  Le  Blant,  Inscription»  chré- 
tiennes de  la  Gaule,  t.  I.  h    i.  p.  8;  de  K">^i.  iimiiii  sotterranea, 

27 


418  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

de  l'épitaphe  de  l'évèque  phrygien  Abercius ,  rédigée 

vers  le  même  temps  (1).  Personne  ne  s'étonnera  que 
la  tempête  qui  bouleversa  en  177  les  églises  gréco-asia- 
tiques des  bords  du  Rhône,  et  semble  avoir,  dans  les 
années  suivantes,  remonté  le  cours  de  la  Saône,  évan- 
gélisé,  selon  la  tradition,  par  des  disciples  de  saint 
Polycarpe,  ait  eu,  vers  la  même  époque  ou  peu  après, 
son  contre-coup  dans  la  capitale  des  Éduens,  qui  reçut 
la  foi  de  la  même  source. 


t.  I,  p.  97;  et  ma  Home  souterraine,  p.  31G.  L'un  dos  critiques  qui 
font  descendre  le  plus  bas  l'inscription  d'Aulun,  le  Rév.  Wharlon 
1$.  Marriott,  reconnaît  que  «  the  Greek  of  the  writer  of  this  inscrip- 
tion came  to  him  througb  theear,  and  not  through  the  eye  only  :  lie  was 
familiar  with  Greek  as  an  actually  spoken  language.  »  The  testimony 
of  the  Catacombs,  Londres,  1870.  p.  139. 

(1)  Voir Duchesne,  Saint  Abercius,  évéque  d'Hier opolis  en  Phrygie, 
dans  la  Revue  des  questions  historiques,  juillet  1883,  p.  5-33. 


LE  MARTYRE  DE  SAINTE  -  l cll.i: 

II. 

Le  martyre  de  sainte  Cécile. 

Pendanl  que  le  sang  gaulois,  grec,  asiatique,  cou- 
lait à  Unis  dans  la  Gaule  Lyonnaise,  le  sang  romain  ar- 
rosait l;i  ville  éternelle.  Après  les  beaux  travaux  de 
M.  de  Rossi,  el  malgré  les  critiques  dont  ils  ont  été 
récemment  L'objet  1  .  il  dous  paraît  impossible  d'at- 
tribuer le  martyre  de  sainte  Cécile  et  de  son  groupe 
i  une  date  autre  que  l'une  des  années  comprises  entre 
l'élévation  de  Commode  à  la  dignité  d'Auguste  .'t  la 
morl  de  Marc- Aurèle ,  c'est-à-dire  entre  juin  177  et 
mars  180. 

Cette  date  est  suggérée  par  une  indication  précieuse 
du  martyrologe  d'Adon.  Le  compilateur  du  neu- 
vième siècle  termine  un  résumé  des  Actes  de  sainte 
le  par  ce^  mots  :  Passa  est  beata  oirgo  Marco  Au- 
relio  et  Commodo  imperaloribus.  Cette  phrase  doit  avoir 
été  copiée  sur  un  document  ancien.  Elle  ue  saurait  être 
de  1  invention  d'Adon .  car  elle  contredit  d'autres  pas- 
sages de  son  récit.  Ainsi .  il  croit  que  l'évèque  Urbain, 
qui  joue  un  grand  rôle  dans  l'histoire  de  sainte  Cécile, 
est  le  pape  de  »•■■  uom,  contemporain  d'Alexandre  S 
vère.  Pour  être  logique ,  il  eût  dû  reporter  au  règne  de 
1 1 1  empereur  le  martyre  de  la  sainte.  Adon  ne  !<■  fait 


i    De  la  part  de. M.  Aube,  ta   Ckréti  omaitt, 

Paris,  1881,  p.  35 


420  LA  PERSECUTION  DE  MARCAURELE. 

pas ,  mais  reprodui  au  contraire  une  formule  chrono- 
logique incompatible  avec  cette  date.  Cette  formule 
provient  évidemment  d'un  document  qu'Adon  eut 
sous  les  yeux,  et  ce  document  est  indépendant  des  Actes 
rédigés  vers  le  cinquième  siècle,  qui  lui  ont  fourni 
l'identification  de  l'évèque  Urbain  avec  le  pape,  c'est- 
à-dire  une  donnée  chronologique  toute  différente  (1). 
Dans  la  forme  où  ils  nous  sont  parvenus  ,  les  Actes 
de  sainte  Cécile  ont  l'aspect  d'une  narration  pieuse, 
écrite  dans  un  but  d'édification  par  un  auteur  très 
postérieur  à  la  paix  de  l'Eglise  (2)  et  peu  pourvu  d'es- 
prit critique.  Cependant ,  comme  un  grand  nombre  de 
passions  de  cette  nature,  ils  laissent  voit",  de  place  en 
place,  la  trame  antique.  Pour  la  retrouver,  il  suffit 
d'enlever  quelques  fils  des  légères  broderies  qui  la 
cachent.  C'est  ce  qu'a  fait  M.  de  Rossi.  En  effaçant  les 
conversations,  les  longs  discours,  les  circonstances 
légendaires,  évidemment  imaginés  par  le  passion- 
naire,  en  corrigeant  des  incohérences  de  chronologie 
et  des  identifications  erronées,  en  rapprochant  du  fond 
historique  resté  visible  après  ces  éliminations  les  dé- 
couvertes faites  à  diverses  époques ,  et  particulièrement 
de  notre  temps,  on  arrive  à  reconstituer  d'une  manière 


(î;  Cf.  de  Rossi,  Roma  soiterranea,  I.  il.  p.  xxxvii  et  150;  dont 
Guéranger,  Sainte  Cécile  et  la  Société  romaine  aux  deux  premiers 
siècles,  Paris,  1874,  p.  442.  —  Tillemont,  qui  aécril  à  propos  de  sainte 
Cécile  beaucoup  de  choses  inexactes, -ne  s'est  pas  trompé  en  un  point  : 
son  excellent  esprit  critique  lui  a  fait  préférer  le  règne  de  Marc-Aurèle 
à  Imites  les  autres  dates  indiquées  pour  le  martyre  de  la  sainte.  Mé- 

moires,   t.  J||,  noie  IV  sur  S.  Urbain. 

(2    Cf.  de  Rossi,  Roma  soiterranea,  t.  il.  p.  \i.  xlii. 


il.  KARTYRE  DE  SAINTE  CÉCIL1  I   i 

s  tisfaisante  1  bistoire  de  sainte  Cécile  et  de  ses  com- 
pagnons, et  cette  bistoire  s'ajuste  très  exactemenl  dans 
le  cadre  <l<-^  dernières  années  du  deuxième  siècle. 

Kn  \ci.'i  le  très  rapide  résumé.  Cécile,  jeune  fille 
ii"ii  seulement  de  naissance  Libre,  mais  de  haute  no- 
blesse 'I  de  famille  sénatoriale,  ingerma ,  nobilis,  cla- 
rissima,  avail  épousé  un  patricien  nommé  Valérien.  Elle 
lui  persuada  .!.•  -,ir.l.-i-  .Luis  le  niariacr  un.'  al^.lur 
continence  l  .  le  rendit  chrétien  ,  «-t  l'envoya  recevoir 
le  baptême  <1«-n  mains  d'un  évèque  nommé  Urbain, 
caché  "ii  résidant  aux  environs  de  Rome.  Cécile  et  Va- 
lérien convertirent  ensuite  Le  frère  de  ce  dernier,  ïi- 
burce,  qu'Urbain  baptisa  également.  En  ce  moment 
une  persécution  violente  sévissait  contre  1rs  chrétiens 
de  Rome.  Comme  à  Lyon,  La  sépulture  était  refusée  aux 
martyrs  1  .  Tiburce  et  Valérien  s'efforcèrent  d'éluder 
••et  ordre  ï 1 1 1 j » i » • .  et  de  procurer  des  tombeaux  aux  \  îc- 
tiincs  3  .  Dénoncés,  ils  comparurent  devant  le  préfet, 
almachius  ou  Âmachius  'i  .  et,  sur  leur  refus  de  sacri- 
fier, furent  condamnés  à  la  décapitation  (5  . 

i  i  r  TertoUien,  \d  Uxorem,  5, 6 ;  Cléraenl  d'Alexandrie,  Strom., 
vi.  i'  :  el  les  inscriptions  publiées  par  M.  de  Ho— i.  Itnmn  sotterranea, 
i.  I.  pi.  \wi.  n    13:  Bullettinodi  archeologia  cristiana,  \-~ 

'  ni    Le  Blanl    Inscription»  eh  de  la  Gaule,  n 

i.  II,  i 

l    Urbis  prssfectus  sanetos  i»'i  laniabat,  el  inbumata  corpora  eorum 
jobebal  derelinqui. 
(3)  Une  conjectura  de  M   de  Roui,  appuyée  sur  des  raisons  plau- 

-    identifie  ave<  celles-ci  les  groupes  de   i i  B00),  de  12  ou  ^ 

martyrs  que  les  anciens  pèlerins  vénéraient  ad    S.  Cxciliam    dans  le 
cimetière  de Calliste.  Roma sotterranea, t  II.  p    155-161. 
i    ^iii  le  nom  de  préfet,  voir  ibia\,  p  wwn. 
(5)  Les  Actes  racontent  que  Va  ml    été  battu  de 


422  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

L'exécution  eut  lieu  inipagus  Triopius,  situé  à  quatre 
milles  de  Rome  ,  et  célèbre  par  une  villa  d'Hérode 
Atticus.  Chemin  faisant,  les  deux  frères  convertirent  le 
greffier  Maximus  et  plusieurs  apparilores.  S'étant  dé- 
claré chrétien ,  Maximus  fut  à  son  tour  mis  à  mort  à 
coups  de  plumbalœ  (1).  Cécile  enterra  les  trois  martyrs 
sur  la  voie  Appienne,  au  cimetière  de  Prétextât  (2). 
Quelques  temps  après ,  on  l'arrêta  elle-même.  Avant 
de  comparaître  devant  le  tribunal,  la  jeune  femme  eut 
le  temps  de  céder  la  maison  qu'elle  habitait  tram  Ti- 
berim  à  un  sénateur  nommé  Gordianus,  qui  la  reçut  à 
titre  de  fidéicommis ,  pour  en  remettre  la  propriété  à 
l'Église  de  Rome.  L'interrogatoire  de  Cécile ,  débar- 
rassé des  scories  qu'y  introduisirent  les  copistes,  a  l'ap- 
parence d'une  pièce  authentique,  d'un  document  de 
greffe.  Le  préfet  lui  rappela  le  texte  des  rescrits  impé- 
riaux alors  en  vigueur  :  «  Ignores-tu  que  nos  seigneurs 
les  invincibles  princes  ont  ordonné  de  punir  ceux  qui 
ne  renieraient  pas  la  religion  chrétienne,  et  de  ren- 
voyer absous  ceux  qui  la  renieraient  (3)?  »  Ce  sont  les 
propres  termes  du  rescrit  adressé  en  177  au  légat  de  la 


verges,  «  cumque  caederenl  eum,  vox  prœconia  super  eum  clamabat  : 
Deos  Deasque  blasphemare  noli.  »  Sur  le  rôle  du  prxco  pendant  la 
torture  ou  l'exécution,  voir  plus  liant  p.  306. 

(1)  Sur  les  plumbatx,  voir  Godefroy,  sur  leCode  Théodosien,  IX, 

\\\v.  2. 

(2)  Les  Actes  racontent  que  sur  le  tombeau  de  Maximus  elle  fil  sculp- 
ter un  phénix.  Sur  le  sens  Bymbolique  <!<■  cet  oiseau,  voir  Rome  sou- 
terraine, p.  302. 

(3)  Ignoras  quia  donùni  nostri  invictissimi principes  jusserunt  ut  qui 
non  negaverinl  esse  christianos,  puniantur;qui  vero  negaverint,  dimit- 
tantur? 


il    MARTYRE  Dl    SAINTS  <  El  ll.l  . 

Lyonnaise  l  .  Voici,  ajouta-t-il,  les  accusateurs  qui 
déposenl  que  tu  es  chrétienne.  Nie-le,  et  les  consé- 
quences de  l'accusation  retomberont  sur  eus  2.  al- 
lusion très  claire  au  rescril  d'Hadrien  à  Hinucius  Fun- 
«l.iuus.  qui  n'avait  pas  cessé  de  taire  loi  :î  .  Cécile  n<- 
>.-  laissa  pas  ébranler  :  elle  confessa  généreusemenl  sa 
foi,  mettant  ;ism7.  duremenl  a  l'épreuve,  par  ses  rail- 
leries contre  les  dieux,  la  philosophie  dupréfel  'i 
11  la  condamna  à  mort.  Mais,  par  égard  pour  son  rang*, 
par  pitié  pour  sa  jeunesse,  ou  peut-être  pour  éviter  de 
causer  dans  Rome  une  émotion  trop  vive,  il  ordonna 
qu'elle  sérail  exécutée  dans  -a  maison.  Les  historiens 
il.'  l'Empire  nous  ont  laissé  <1«-  nombreux  exemples  de 

exécutions  capitales  à  domicile  :  il  suffit  d'ouvrir 
Tacite,  Suétone,  ou  quelqu'un  des  écrivains  posté- 
rieurs, pour  trouver  fréquemment  la  mention  de  con- 
damnés à  qui  l'on  commande  de  s'ouvrir  les  veines, 
de  se  laisser  mourir  de  faim,  de  boire  du  poison.  !-«• 
supplice  assigné  à  Cécile  était  différent  :  le  préfet  or- 
donna qu'où  l'enfermerait  dans  le  caïdarium  ou  plutôt 
Le/acontcum  de  sa  maison,  <-t  qu'on  allumerait  un  feu 
violent  dans  l'hypocauste ,  afin  que  la  vapeur  brûlante 

épandant,  sans  que  l'air  fût    renouvelé,  par  les 


i      |  .   fcicoTU|iicavia 

IpvoîvTo,  routwx;  focolvOiïvat.  Easèbe   Hisl.  Eccl.,\,i    <" 
iccusatores  presto  wnl  qui  te  chrisUaaain  eue   testantur;  si 

in  _.i\ .  ris,  <  ompendiosi labia  aceoaatoi  ilm^  finem. 

i    .  |»lu>  haut,  p 

I    Heas  injurias  phllosophando  cootempsi,  sedd "uni  ferre  non 

l>.  >  — -Ttfti. 


424  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AIRELE. 

conduits  qui  enveloppaient  l'appartement,  vomie  par 
les  bouches  de  chaleur  qui  s'ouvraient  de  toutes  parts, 
la  suffoquât  peu  à  peu  (1  ).  Ainsi  mourut  ()ct;i\  ie,  femme 
de  Néron  (-2);  ainsi  devait  périr,  sous  Constantin,  l'im- 
pératrice Fausta.  Cécile  survécut  à  ce  supplice  :  après 
un  jour  et  une  nuit  passés  dans  un  air  de  feu ,  elle 
respirait  librement.  On  envoya  alors  un  licteur  chargé 
de  lui  donner  le  coup  mortel.  Trois  fois  il  la  frappa  de 
l'épée;  puis  il  se  retira  (3),  la  laissant  baignée  dans 
son  sang.  Elle  vécut  encore  pendant  trois  jours,  en- 
tourée des  chrétiens,  et  assistée  par  Urbain.  On  lui  fit 
des  funérailles  solennelles;  ses  restes  furent  déposés 
dans  un  domaine  funéraire  de  la  voie  Appienne. 

Quand  on  examine  ces  faits  sans  parti  pris,  il  est 
difficile  de  n'être  pas  frappé  de  leur  parfaite  harmo- 
nie avec  la  date  indiquée  par  Adon.  Le  trône  occupé 
par  deux  empereurs  (4),  la  sépulture  refusée  aux  mar- 


(1)  Voir  dans  le  Dictionnaire  des  antiquités  grecques  et  romaines, 
art.  Balneum,  p.  c>5",  la  ligure  759,  représentant  la  disposition  des 
tuyaux  et  du  lover  dans  le  laconicum  dont  les  restes  subsistent  dans 
une  chapelle  de  Sainte-Cécile  in  Transtevere. 

(2)  Praefervidi  balnei  vapore  enecatur.  Tacite,  Ann.,  XVI,  64.  — Ce 
supplice  était  quelquefois  aussi  infligé  à  des  esclaves  :...  Salabrem  tem- 
peraturam,  non  hanc,  quae  imper  inventa  est,  similis  incendio,  adeo 
quidem  ul  convictum  in  aliquo  scelcre  servum  vivum  lavari  opprteat. 
Sénèqne,  Ep.  80. 

(3)  Une  loi,  disent  les  Actes,  détendait  au  bourreau  qui  n'avait 
pas  achevé  sa  victime  de  lui  donner  plus  de  trois  coups.  J'avoue  n'a- 
voir point  rencontré  d'autre  mention  de  cille  loi,  ou  plutôt  déclic 
coutume.  Elle  n'existait  plus  au  quatrième  siècle;  voir  saint  Jérôme, 
/ /'.  i.  De  muliere  septies  percussa  (année  370). 

(4)  M.  Aube  {les  Chrétiens  dans  l'empire  romain,  p.  402)  con- 
teste que  l'expression  Domini  nostri  invictissimi  principes  ait  pu 


i  i    MARI  M'.i    m    SAINT]    I  I  OILB. 

lyrs,  la  citation  textuelle]  de  rescrits  d'Hadrien  el  de 
Marc-Aurèle,  ces  traits  réunis  conviennent  à  La  fin  <ln 
règne  de  ce  dernier  souverain,  <-t  se  rencontreraient 
malaisément  ensemble  à  une  plus  récente  époque. 
Dans  !<•  cours  du  siècle  suivant ,  la  mention  des  deux 
rescrits  par  un  magistral  eut  été  un  contre-sens;  La 
situation  Légale  des  chrétiens  avait  changé,  Les  édits 
qu'on  leur  appliquait  différaient  de  La  jurisprudence 
sui\i.-  par  Les  empereurs  de  L'époque  antonine.  Une 
seule  objection  sérieuse  peut  être  opposée  à  la  date  que 
nous  adoptons  :  l«-  rôle  joué  par  Urbain .  que  les  Actes 
désignent  comme  étant  Le  i»;»i>«-  de  ce  nom,  contempo- 
rain d'Alexandre  Sévère.  A  première  vue,  cela  sur- 
prend :  Uexandre  Sévère  n'est  pas  un  persécuteur.  On 
esl  amené  à  soupçonner  quelque  confusion.  Celle-ci 
devient  évidente,  quand  on  s'aperçoit  qu'il  y  eut  deux 
Urbain  vénérés  dans  les  catacombes ,  le  pape,  donl  Le 
nom  était  inscrit  au  catalogue  des  pontifes  enterrés 
<lan>  la  crypte  papale  du  cimetière  «!»■  Calliste  .  «'t  dont 


,•1 mployéesous  Marc-Aurèle.  .lai  déjà  montré,  p.  351,  que  le  titre  de 

Dominus  était  donné  ans  emperenn  longtemps  avanl  cette  époque. 
Quant  a  l'épithète invictus,  inviclissimvs,  elle  >.■  rencontre  fréquem- 
ment dans  les  dernières  années  «lu  deuxième  Biècle  ""  les  premières  du 
troisième,  sous  les  Sévère  Corp.  inscr.  /»'•.  t-  m.  75,781;  \.  61, 
VU,  167  etc.).  Sous  Marc-Aurèle  et  Commode,  les  inscrip- 
tions donnent  plutôt  l'appellation  forlissimus  ou  /'<  licissimus  princeps 
<  orp.  inscrip.  I<>!  .  t-  VIII,  802,2  Al    >  118    18  17,  87  ■  •    10307 

i  me  semble  <\u  il  \  ..  peu  de  différence  entre  l'une  --i  i  autre  ma- 
nière dédire,  et  que  le  magistrat  qui  sous  Marc-Aurèle  eût  employé 
tans  hésitation  cette  Formule  :  Domini  nostri  forlissimi  principes, 
justifiée  par  de   nombreux  exemples,  •<  pu,  sans  commettre  un  trop 

anachronisme,  employer  celle-ci  ;  Domini  nostri  invictissimi 
principes,  qui  lui  ressemble  de  l  »  ï  «  -  *  i  pri  - 


126  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

la  pierre  tumulaire  y  a  été  très  probablement  re- 
trouvée ,  et  un  évèque  enterré  dans  le  cimetière  de  Pré- 
textât, près  de  Valérien  ,  de  Tiburce  et  de  Maxime  (1). 
Celui-ci  est,  selon  toute  apparence,  l'évêque  ami  de 
Cécile  et  des  siens,  vraisemblablement  martyrisé  par 
l'ordre  d'Almachius  peu  de  temps  après  eux  (*>) ,  bien 
distinct  du  pape  son  homonyme,  que  l'hagiographe 
du  cinquième  siècle  confondit  avec  lui,  induisant  dans 
la  suite  en  erreur  l'auteur  du  Liber  Pontificalis  (3). 

Cette  confusion  en  amena  une  seconde  :  l'auteur  des 
Actes,  racontant  le  soin  que  prit  Urbain  des  funé- 
railles de  Cécile ,  dit  qu'il  la  déposa  inter  collegas  suos 
episcopos ,  c'est-à-dire  dans  la  crypte  papale  du  cime- 
tière de  Calliste.  M.  de  Rossia  démontré,  par  la  décou- 
verte de  nombreuses  inscriptions  et  par  l'étude  de  la 
topographie,  que  la  crypte  où  furent  enterrés,  au 
troisième  siècle,  les  pontifes  romains  fut,  au  contraire, 
creusée  dans  une  area  funéraire  appartenant  à  l'illustre 
famille  des  Caecilii,  et  par   eux  plus  tard  donnée  ;'i 


(1)  Sur  la  distinction  desdeux  Urbain,  les  textes  et  les  monuments 
d' oùelle  résulte,  voir  du  Sollier,  Prxfalio  ad  martyrologium  Usuardi, 
•25  mai,  dans  les  Acta  SS.,  juin.  t.  VI:  Mazzocchi,  Commentarius  in 
reins  marmoreu m  JcalendariumEcclesix  neapolitanse,  p.  211  :Leslée, 
Missale  Mozarab.,  Rome,  1765,  t.  II,  p.  608;  Tillemont,  Mémoires. 
t.  III.  note  n  sur  S.  Urbain;  de  Rossi,  Ilanai  sul/erranea .  t.  II.  p.  33- 
48,  51-54,  151.  159,  el  pi.  I  A,  II,  n°  3.  Cf.  Rome  souterraine,  p.  114. 
168,  169,  205,  223,  242.  et  pi.  XIV  n»  4. 

(2)  A  lui    s'applique   ce    qu'il   peut    \   avoir  de    vrai   dans  les   Actes 

en  partie   légendaires  de  s.  Urbain,  publiés  par  les  Bollandistes  au 
").:>  mai. 

(3)  De  Rossi,  loc.  cit.,  p.  5 2  :  Ducbesne,  Étude  sur  le  Liber  Ponti- 
ficalis, p.  156,  et  le  liber  l'ond jienlis.  Introduction,  p.  XCIY. 


LE  MARTYRE  DE  SAIN!  I    il  I  il.i 

l'Église  1  .  Selon  Joute  apparence ,  il  faul  prendre  â 
rebours  les  paroles  de  l'auteur  des  tatea  :  Cécile  fut 
enterrée  dans  le  domaine  sépulcral  de  sa  famille,  sur 
l.i  voie  Appienne,  et  c'esl  ensuite  que  la  crypte  «m 
«'IN-  reposait,  devenue  propriété  ecclésiastique,  Fui 
consacrée  à  la  sépulture  des  papes  :  le  cubiculum  «le 
ceux-ci  et  celui  de  Cécile  sonl  séparés  seulemenl  par 
une  mince  cloison   -2). 

Elle  n'\  repose  plus  aujourd'hui.  En  s-l-l.  le  pape 
Pascal  1  .  qui  retirail  alors  des  catacombes  délabrées 
1rs  reliques  des  saints,  ouvril  sod  tombeau.  11  trouva 
le  corps  delà  martyre  intact,  couché  dans  le  cercueil 
en  bois  de  <\  près  où  .  «lisent  1rs  Actes.  <>n  l'axait  déposé  : 
Cécile  était  revêtue  d'une  robe  tissue  d'or  (3  I,  ei  les 
linges  qui  avaient  sen  i  à  étancher  le  sang  <!«'  ses  l»l<'s- 
sures  étaienl  roulés  à  ses  pieds  :  ces  détails  sonl  encore 
conformes  au  témoignage  «1rs  \ctrs.  Pascal  leva  de 
srs  propres  mains  la  pi-écieuse  dépouille,  sans  altérer 
la  pose  «le  la  vierge  expirante,  qu'une  première  l"i^ 
déjà,  raconte  le  narrateur  «lu  cinquième  siècle,  Urbain 
avail  respectée.  11  la  transporta  dans  l'église  bâtie  sur 
l'emplacement  de  sa  maison,  au  Transtevere,  <'t  la  plaça 
avec  le  cercueil  dans  un  sarcophage  de  marbre  blanc, 
sous  l'autel    '■  .   Eo  1599,  ce  sarcophage  lui  ouvert. 

i  De  Bossi,  Roma sotterranea ,  i.  H.  i».  145-147;  et  Rome  sou- 
terraine, p.  183     " 

(*>)  Roma  sotterranea,  t.  II,  p.  146,  ISS,  100,144,  247,1 ■■>■*:  c(. 

souterraine,  \>.  in: 

Sur  les  tissus  d'oi  .i  l'époque  romaine,  voir  Marquardt,  bu\  Pri- 
vatleben  der  Borner,  i.  II.  Leipzig,  1882,  p.  518  • 

i  Liber  Pontificalis,  io  Paschali  l.  t  15  el  sq.  Cf.  «I''  Rossi,  Roma 
sotterranea,  t.  II.  |>.  122-13L 


i2S  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

Des  témoins  sincères  et  savants,  comme  Baronius  et 
Bosio,  ont  décrit  (I)  l'étrange  et  touchant  spectacle  qui 
fut,  pendant  plusieurs  jours,  donné  à  Rome  émue. 
Cécile  apparut  dans  son  cercueil  de  cyprès,  couchée 
sur  le  côté,  les  genoux  légèrement  ployés,  les  bras 
ayant  glissé  le  long  du  corps,  la  face  tournée  contre 
terre  :  telle,  dit  Bosio,  quelle  fut  quand,  après  une 
agonie  de  trois  jours,  elle  rendit  l'Ame.  Sur  la  robe  d'or 
on  voyait  des  taches  de  sang;  des  linges  sanglants 
étaient  plies  près  des  pieds.  Cécile  morte,  si  sembla- 
ble encore,  après  quatorze  siècles,  à  Cécile  mourante, 
fut  copiée  par  plusieurs  artistes  :  trois  dessins  ou  pein- 
tures du  temps  reproduisent  son  image  (2),  et  la  statue 
contemporaine  de  Maderno  a  jeté  sur  ce  souvenir  le 
prestige  d'une  grâce  idéale  (3).  Le  récit  des  Actes, 
contestable  pour  tout  ce  qui  relève  de  l'imagination 
ou  de  la  science  historique  du  narrateur,  mais  exact 
dans  les  circonstances  matérielles,  qu'avaient  trans- 
mises à  l'écrivain  du  cinquième  siècle  une  tradition 


(1)  Baronius,  Ann.  Eccl.,  ad  ann.  821 ,  ï  12-19;  Bosio,  Ilist.  passion i$ 
s.  c.i  ciliée,  p.  155,  170. 

(2)  A  la  bibliothèque  de  Carpentras  existent  deux  épreuves  d'une  gra- 
\  me  du  temps,  avec  cette  légende  :  Hochabitu  inventa  est.  Une  pein- 
ture sur  albâtre,  représentant  de  même  sainte  Cécile  après  l'ouverture 
de  son  tombeau,  se  trouve  au  musée  Kircher  à  Rome  (Roma  sotter- 
ranea,  t.  II.  p.  125).  Enlin  l'abbaye  de  Solesmes  possède  une  peinture 
analogue,  sur  bois,  autrefois  conservée  à  Cologne  (Dom  Guéranger, 
Sainte  Cécile  et  la  Société  romaine,  p.  365). 

(3)  Au  bas  de  la  statue  se  lit  cette  inscription  : 

l.N    1 11:1   S4NCTI8SIHAE   VIlu.lMS  CAECILIAE 

IM\i.Im;m   QVAM   II'Si:   [NTEGRAM   IN   BEPVLCRO 

1  mi. mi. M   \111I.    i.wmiiM   TIN   PR0R8V8 

BODEM   CORPORIS   %\t\    HOC   MARMORE   BXPRESSI. 


il    MARTYRE  DE  SAINTE  I  BCILI 

précise  ou  des  documents  écrits,  ue  pouvait  recevoir 
une  plus  éclatante  confirmation. 

Ce  u'étail  j  »«  » i  1 1 1  la  seule,  cependant,  <  j  u«  •  devail  leut 
apporter  La  déconverte  de  I")!»'.».  A  côté  du  sarco- 
phage renfermanl  les  restes  de  sainte  Cécile,  on  eu 
retrouva  un  second,  également  placé  sous  L'autel.  Il 
contenait  trois  corps,  étendus  l'un  près  de  l'autre.  \ 
l'un,  la  tête  manquait;  celle  du  second  'tait  détachée 
du  tronc;  Le  crâne  «lu  troisième  restail  encore  adhé- 
renl  an  squelette,  et  garni  d'une  chevelure  brune, 
mais  celle-ci  ''tait  collée  de  sang,  et  le  crâne  Lui-même 
fracturé  en  plusieurs  endroits.  Chacun  reconnut  dans 
Les  deux  premiers  corps,  qui  paraissaient  «le  même 

statllfe   et    (le  lliellle  ,i-r.  cell\  <lll   Illal'i  et    (lll    1  M'a  U-tVèl'e 

de  Cécile,  Valérien  el  Tiburce,  ti>us  deux  décapités; 
le  troisième,  beaucoup  plus  grand,  devail  êtrecelui  du 
greffier  Maxime,  <!<>nt  la  tète,  disent  les  Actes,  avail 
été  brisée  à  coups  de  plumbatse.  Ken  qu'il  reste  quel- 
ques (Imites  sur  L'époque  d'une  première  translation 
des  corps  des  trois  saints,  et  que  L'on  n'aperçoive  pas 
clairement,  à  travers  La  rédaction  confuse  des  docu- 
ments du  neuvième  siècle,  si  Pascal  Les  transporta  de 
la  sépulture  où,  deux  siècles  auparavant,  ils  reposaient 
encore  au  cimetière  de  Prétextât  l  ou  s'il  trouva 
leurs  corps  transférés  depuis  cette  époque  dans  celui 
de  Calliste   -i     il  est   certain  qu'en  h-2-2  il  les  déposa 


(i)  Voir  l's  itinéraires  du  septième  siècle,  /.'"/""  sotterranea,  t.   I. 

181. 
(2)  Roma  sotterranea,  i.  il.  p.  133-136. 


430  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

dans  l'église  du  Transtévère  en  même  temps  que  suinte 
Cécile,  et  il  n'est  pas  douteux,  concluons-nous  avec 
M.  de  I\ossi,  que  le  second  sarcophage  découvert  sous 
l'autel  n'ait  contenu  les  reliques  de  Valérien,  de  Ti- 
burce  et  de  Maxime  (1).  L'inspection  de  leurs  osse- 
ments a  fait  reconnaître  les  supplices  soufferts  par 
eux,  et  permis  de  constater  de  visu  les  particularités 
minutieusement  rapportées  par  les  Actes.  Rarement 
un  document  de  cette  nature  a  subi  une  épreuve 
plus  concluante,  et  en  est  sorti  mieux  justifié. 


(1)  Roma  sotterranea,  p.  135.  Cf.  Home  souterraine,  p.  232. 


i  O.MMODE  .  :i 


III. 


Commode.  Les  martyrs  scillitains.  L'influence  de  Marcia. 
Conclusion. 


La  mort  de  sainte  Cécile  et  de  ses  compagnons,  ar- 
rivée à  Rome  ;'i  La  suit»'  <!«'  nombreuses  exécutions  de 
chrétiens  plus  obscurs,  et  suivie  probablement  du. mar- 
tyre de  L'évêque  Urbain,  esi  Le  dernier  acte  sanglanl 
mis  par  les  documents  anciens  à  la  charge  de  Marc-Au- 
rèle.  Si  nous  jetons  an  regard  en  arrière,  sur  L'ensem- 
ble de  son  règni  .  nous  voyonsque,  pendant  Les  dix-neuf 
années  que  l'empereur  stoïcien  ;i  passées  sur  1«-  trône,  Le 
sang  chrétien  a  coulé  partout,  e\  que  <l«'s  fidèles  de  tou- 
tes les  conditions,  d'humble  extraction,  d'état  servile,  de 
profession  bourgeoise,  de  haute  naissance,  et  même  de 
rang  sénatorial,  onl  prouvé  par  leur  mort  La  sincérité 
de  Leur  foi.  Nous  n'irons  |>:in  jusqu'à  dire  .  avec  une 
opinion  très  répandue  <mi  Allemagne,  que  Marc-Aurèle 
promulgua  contre  Les  chrétiens  <\>-<.  .'-«liis  spéciaux  et 
déchaîna  contre  <mi\  une  persécution  générale  l  : 
mais  cette  opinion  est  moins  loin  encore  «!<•  la  vérité 
que  celle  qui,  <-n  France,  passée  pour  plusieurs  à 
L'étal  de  dogme,  s'efforce ,  avec  un  mélange  d'atten- 


(1)  Voir,  outre  lea  auteurs citéa  par  M.  Doulœt,  /  uai  sur  lea  rap- 
porta  de  II  g  liai  chréliennt  et  de  l'État  romain,  p.  125,  note  1; 
Krim.  Rom  mil/  tins  Christenthum,  Berlin,  1881,  p.  199,  604,  el  lea 
observations  de  M.  Pawlicki  dans  le  Bullettino  <l>  arc heologia  cris- 
tiana,  188  !,  p.  172. 


432  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

drissement  et  d'indignation  quelquefois  comique .  de 
laver  «  le  bon  empereur  »  de  tout  soupçon  de  sang 
versé.  Malgré  des  vertus  touchantes  et  de  grandes 
qualités,  Marc-Aurèle  était  faible  :  il  ne  sut  pas  réa- 
gir contre  quelques-unes  des  plus  mauvaises  passions 
de  son  temps,  la  superstition,  la  jalousie,  la  peur,  et, 
dominé  par  elles,  il  ne  laissa  pas  seulement  répandre 
le  sang  chrétien,  il  le  versa  en  personne. 

C'est  lui,  en  effet,  qui  a  ouvert,  au  commencement 
de  son  règne ,  la  tragédie  du  martyre  par  la  sentence 
de  mort  prononcée  à  Rome  contre  sainte  Félicité. 
Quand  le  dernier  acte  de  cette  tragédie  se  joua,  à 
Rome  encore,  par  le  martyre  de  sainte  Cécile  ,  il  n'y 
était  probablement  plus  :  les  dernières  années  de  sa 
vie,  du  5  août  178  au  17  mars  180,  se  passèrent  à 
combattre  sur  le  Danube ,  avec  Vienne  pour  quartier 
général  (1).  Marc-Aurèle  n'était  pas  un  Trajan ,  tou- 
jours prêta  porter  en  avant  les  frontières  de  l'empire  : 
chef  d'une  société  dont  la  décadence  commençait, 
à  peine  voilée  par  de  brillants  dehors ,  le  philosophe 
résigné ,  désabusé,  guerrier  sans  vocation  et  sans  goût, 
par  pur  devoir,  était  bien  l'homme  que  les  destins  ré- 
servaient pour  inaugurer  la  politique  défensive,  que 
l'empire  va  maintenant  continuer,  en  reculant  tou- 
jours, pendant  deux  siècles.  Déjà  les  peuples  limitro- 
phes pèsent  sur  les  barrières  qui  défendent  le  monde 
romain  :  derrière  eux,  les  poussant,  la  grande  nation 


i    A  un-lins  Victor,  Epit.,  16.  —  Tertullien  fait  mourir  Marc-Aurèle 
à  Sirmium  [Apol.,  '.ô 


COMMODE.  ,  :  : 

des  Goths  commence  ;'i  s'ébranler,  et  préInde  à  ce 
formidable  mouvement  du  Nord  au  Sud  qui  la  portera 
si  vite  des  rives  désolées  de  la  Baltique  vers  les  mers 
tièdes  el  bleues  qui  baignent  les  côtes  de  l'Italie,  (le  la 
Gaule  »'t  de  l'Espagne,  si  les  derniers  regards  de  Marc- 
àurèle  —  «1.'  •••'  méditatif  transformé  pendant  une 
partie  de  son  règne  en  homme  d'action,  et  monranl 
Doblemenl  à  la  peine  (1)  — avaienl  pu  percer  l'ave- 
nir, il  «lit  prononcé  avec  plus  d'amertume  encore  la 
parole  qu'il  dit  au  tribun  venu  pour  la  dernière  fois 
dans  s.i  tente  lui  demanderle  mol  d'ordre  :  -  Va  au 
soleil  levant,  iu<>i  je  me  couche.  «  Ce  n'étail  pas  lui 
seulement,  «'.'lait  la  période  glorieuse  de  l'empire  ro- 
main ijui  se  couchail  avec  lui  dans  la  tombe.  La  bar- 
barie, nu  peu  plus  lot,  un  peu  plus  lard,  étail  destinée 
a  couvrir  le  monde  de  son  ombre  victorieuse,  si  Dieu 
ne  tenait  en  réserve  un  a  soleil  levant  »  dont  l'empe- 
reur philosophe  avait  toujours  méconnu  la  clarté. 
Mais,  pas  plu-,  à  ses  derniers  jouis  .pie  pendant  les 
années  heureuses  de  sa  vie.  Marc-Aurèle  n'eut  le  sen- 
timent de  ce  .pic  pouvait  être  la  lumière  chrétienne. 
I.e  crépuscule  philosophique  au  sein  duquel  avail 
vécu  son  âme  lui  envoya-t-il  même  jusqu'à  la  lin  ses 
faibles  rayons?  On  n'oserail  l'assurer,  car  le  dernier 
de  Marc-Aurèle  parait  plus  désespéré  que 
stolque  :  après  un  courl  entretien  avec  Commode,  il 


(i)  «  Offre  au  Dieu  i|ui  est  an  dedans  de  toi  un  être  viril,  du  citoyen, 
an  empereur,  an  soldai  ..  son  poète,  prèï  i  quitter  la  \i<-.  li  ta  trompette 
Bonne.    Ifarc-Anrèle,  Pensées,  ni.  ->. 

2* 


434  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURELE. 

se  voila  tout  à  coup  la  tète,   et  se  tourna  clans  son  lit 
pour  ne  plus  voir  personne,  et  mourir  seul. 

Venait-il  de  découvrir  ce  que  renfermait  de  bas, 
d'égoïste,  d'incurablement  médiocre,  l'âme  de  son  in- 
digne tils?  à  l'heure  où  tous  les  regrets  sont  superflus, 
regrettait-il  d'avoir  écouté  le  mouvement  d'opinion  — 
auquel  les  apologistes  chrétiens  eux-mêmes  s'étaient 
associés  (1)  —  qui  le  portait  à  donner  à  la  perpétuité 
de  l'empire  la  garantie  de  l'hérédité  par  le  sang,  au 
lieu  de  cette  hérédité  adoptive  qui  avait  si  bien  réussi 
à  Nerva,  à  Trajan  (2) ,  à  Hadrien,  à  Antonin?  On  ne  le 
saura  jamais;  mais  des  prévisions  sinistres  durent 
traverser  l'agonie  solitaire  du  pauvre  empereur.  A  en 
croire  Fronton,  Commode  enfant  était  le  vivant  por- 
trait de  Marc-Aurèle  et  de  Faustine  (3)  ;  Commode  de- 
venu homme  fut,  au  moral,  l'antithèse  absolue  de 
Marc-Aurèle.  Ce  fils  du  seul  empereur  qui,  avant  Cons- 
tantin, ait  voulu  tempérer  les  affreuses  tueries  de 
l'amphithéâtre  (\),  ne  fut  pas  un  souverain,  mais  un 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  381,  383. 

(2)  Sous  Trajan,  Tacite  écrivait  :  «  Naître  d'un  prince  est  le  fait  du 
hasard,  mais  l'adoption  va  au  plus  digne,  parce  que  celui  qui  adopte 
sait  ce  qu'il  fait  et  a  pour  guide  L'opinion  publique.  »  (Hist.,  I,  16.)  Pline 
disait  de  même  :  «  C'est  entre  tous  qu'il  faut  choisir  celui  qui  doit  com- 
mander à  tous.  »  (l'aneg.,  1.) 

(3)  Fronton,  Ad  Marc.    \iit.,  I,  3. 

(4)  Les  généreux  efforts  de  Marc-Aurèle  étaient  restés  infructueux: 
c'est  précisément  à  l'époque  antonine  que  le  goût  des  spectacles  san- 
glants passa  des  pays  occidentaux  aux  pays  grecs,  qui  d'abord  \  avaient 
répugné.  Dion  Chrysostome,  Oral.  XXXI:  Apulée,  Mêla  m.,  IV;  Plu- 
tarque,  Ad  eo$  qui  remp.,  2fi;  Lucien,  Demonax,  67;  corpus  inscr. 
'//'c,  2194  (>.,  2511,  2(;f>3,  2759  b.,  3764,  37G5,  U'J71  ;  Froeliner,  Insrr. 


COMMODE. 

dateur,  <jui  devait  combattre  sept  cent  trente-cinq 
fois,  et  après  chaque  combat  se  taire  royalement 
payer  I  .  Nul  souci  do  l;i  patrie,  nul  respect  du  sénat, 
nul  esprit  de  gouvernement,  nulle  politique,  si  es 
n'est  celle  de  t.  mis  les  tyrans,  qui  consiste  à  confisquer 
•■t  à  proscrire,  par  haine,  par  peur  et  par  avarice. 
Cependant,  de  ce  despote  niais  et  sanguinaire  les 
chrétiens  eurent  moins  h  souffrir  que  de  ses  honnêtes 
•  •t  intelligents  prédécesseurs.  Incapable  d'une  idée 
suivie,  il  fui  à  la  merci  des  événements.  Dans  ses  rap- 
ports avec  l'Église,  on  le  \it  entraîné  tour  ;'i  tour  par 
deux  courants  contraires.  Tantôt  il  semble  que  le  -  - 
nie  paternel  l'emporte,  que  l'impulsion  hostile  donnée 
par  Marc-Aurèle  se  continu.'  :  1»-  sang  des  martyrs 
coule.  Tantôt  une  influence  plus  (loue»',  celle  des  ser- 
viteurs chrétiens  qui,  en  assez  grand  nombre,  habi- 
tent !«•  palais,  et,  surtout,  la  toute  puissante  prière 
d'uni-  femme  aimée,  fait  pencher  vers  la  clémence 
l'âme  mobile  et  les  volontés  incertaines  de  l'imbécile 
emp  reur. 

Cette  influence  n'avait  pas  encore  pu  s'exercer  quand, 
en  Afrique,  la  persécution  éclata.  Jusqu'à  la  fin  de 
Marc-Aurèle  ou  an  commencement  de  Commode,  l'É- 
glise d'Afrique,  donl  1rs  origines  sont  aussi  obscures 
que  celles  de  l'Église  des  Gaules,  mais  dont  la  fécondité 
pour  le  martj  re  devait  être  aussi  glorieuse,  parait  avoir 


/       /-.M   143, p.  'ivit.m_ii.tli.  intiquitës helléniques, 
i0  mille  drachmes  par  représentation  Dion,  î.wn.  19. 


436  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURELE. 

à  peu  près  échappé  à  la  haine  des  ennemis  du  nom 
chrétien.  Si  dans  cette  province  des  fidèles  isolés  avaient 
été  condamnés  auparavant ,  par  application  des  res- 
crits  de  Trajan  et  d'Hadrien,  l'histoire  n'en  a  pas  gardé 
le  souvenir.  Le  premier  persécuteur  dont  elle  ait  retenu 
le  nom  est  Vigellius  Saturninus,  proconsul  d'Afrique 
en  180  :  primus  hic  gladiumin  nos  egil,  dit  Tertullien  , 
qui  rapporte ,  comme  une  punition  du  ciel ,  la  cécité 
dont  ce  gouverneur  fut  ensuite  frappé  (1).  Par  son  or- 
dre, des  martyrs  originaires  de  Madaure,  et  portant  les 
noms  puniques  de  Namphamo,  Miggin,  Lucita,  Sanaé, 
avaient,  le  k  juillet,  payé  de  leur  vie  leur  fidélité  à 
Jésus-Christ  (2).  Malheureusement  on  connaît  d'eux  seu- 
lement leurs  noms  et  la  date  de  leur  supplice.  Mais  on 
possède  pour  un  autre  groupe  de  fidèles ,  les  célèbres 
martyrs  scillitains,  immolés  treize  jours  plus  tard,  des 
Actes  comptés  à  bon  droit  parmi  les  monuments  les 
plus  anciens  et  les  plus  purs  de  l'antiquité  chré- 
tienne (3). 


(1)  Tertullien,  Ad  Scapulam,  3. 

(2)  Maxime  de  Madame,  l:p.  16,  inler  Augustinianas.  —  Sur  le  sens 
du  nom  Namphamo,  très  répandu  dans  l'Afrique  romaine  (Renier, 
Inscript,  de  l'Algérie,  nns  245,  985,  1030,  1761,  2089,  3601,  3608,  3609, 
3632,  3777,  3954),  voir  Bullett.  di  archeologia  crisliana,  1873,  p.  68. 

(3)  On  possédait  jusqu'à  ces  derniers  temps  trois  textes  latins  de  ces 
Actes  :  1°  un  court  fragment  publié  par  Mabillon;  2°  le  texte  donné 
par  Baronius;  3°  un  texte  plus  développé  édité  parRuinarl.  Ces  !  mis 
textes  sont  reproduits  dans  ses  Acla  sincera,  p.  77-81.  Récemment 
M.  Aube  a  publié  un  quatrième  texte  latin  d'après  un  ms.  de  l'abbaye 
espagnole  de  Silos,  conservé  à  la  Bibliothèque  nationale  (les  Chrétiens 
dans  l'empire  romain,  p.  503-509).  Enlin  M.  Usener  a  découvert  en 
1881  à  la  Bibliothèque  nationale,  fonds  grec.  ms.  n"  1470,  un  texte 
grec,  plus  ancien  que  les  diverses  rersions  latines,  et  donnant  la  date 


LES  MARTYRS  &  Il J  ITAW8 

l.,  seize  des  calendes  d'août,  Prœsens  pour  la  se- 
oonde  fois  et  Condianus  étant  consuls,  plusieurs  chré- 
tiens de  li  colonie  romaine  de  Scillium  furent  amenés 
_  et  comparurent  devantle  proconsul  Satur- 
nimiv  Le  dialogue  suivant  s'engagea  entrelejuge  et  Les 
accusés. 

Sati  i!\im  s.  —  Vous  pouvez  obtenir  grâce  <1«'  l'em- 
pereur, si  \ous  ri'M'ii.-z  ;*i  la  sagesse. 

Spkratus.  —  Nous  n'avons  rien  fait  ni  «lit  de  mal, 
mais  nous  rendons  grâces  «lu  mal  qu'on  nous  fait,  parce 
que  nous  avons  Dieu  pour  maître  et  pourroi. 

Saitkmms.  —  Nous  aussi,  nous  sommes  religieux, 
et  notre  religion  est  simple.  Nous  jurons  par  la  félicité 
de  notre  maître  et  roi,  et  nous  prions  pour  son  salut. 
Vous  devez  taire  de  même. 

S|.|  katus.  —  Si  tu  veux  bien  me  prêter  une  oreill<' 
tranquille,  je  t'expliquerai  le  mystère  de  la  vraie  sim- 
plicité. 

S atirmm  s.  —  Je  n'écouterai  pas  les  injures  que  tu 
as  le  dessein  d'adresser  à  notre  religion.  Jurez  plutôt 
par  la  félicité  de  notre  maître  l'empereur  (1). 


des  martyrs  scillitains  17  juillet  180),  que  les  indica- 
tion* erronées  des  antres,  textes  araienl  t'ait  jii-<ni.--Ià  postdater  d'enyi- 
roa  ringl  ;«n>.  Voir  Aube,  Étude  sur  un  nouveau  texte  <>■  • 
martyrs  scillitaitu,  Paris,  1881,  Q  publie  à  l'appendice,  p.  22-39,  Les 
quatre  textes  latins  et  le  texte  gre  des  ides,  Ces!  ce  dernier  que 
nous  snh  rons. 

(l)  Tôt» itOH&tm  ,  ■x'j-.v/.yi-'j'.'j:. 

On  voit  que  criai. -ut  là  façons  de  parler   courantes  an  deuxiè 

siècle,  et  il  n'j  a  pas  lieu  'l  inci  iminer  les  \<  tes  de  sainte  Félicité  ou  de 
-aint.-  Cécile,  parce  qu'il  s']  rencontre  des  formules  latines  analogues 
a  celles-ci. 


438  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

Speratus.  —  Je  ne  connais  pas  la  royauté  du  siècle 
présent,  mais  je  loue  et  j'adore  mon  Dieu,  que  nul 
homme  n'a  vu,  et  que  des  yeux  mortels  ne  peuvent  voir. 
Je  n'ai  point  commis  de  vol;  si  je  fais  quelque  trafic, 
je  paie  l'impôt,  parce  que  je  connais  notre  Seigneur,  le 
roi  des  rois  et  le  maître  de  tous  les  peuples. 

Saturninus,  s'adressant  aux  autres  accusés.  — Aban- 
donnez cette  vaine  croyance. 

Speratus.  —  Il  n'y  a  de  croyance  dangereuse  "que 
celle  qui  permet  l'homicide  et  le  faux  témoignage. 

Saturninus.  —  Cessez  d'être  ou  de  paraître  complices 
de  cette  folie. 

Cittinus,  levant  les  yeux  en  haut.  —  Nous  n'avons 
et  nous  ne  craignons  qu'un  Seigneur,  celui  qui  est  dans 
le  ciel. 

Donata.  —  Nous  rendons  à  César  l'honneur  dû  à 
César,  mais  nous  craignons  Dieu  seul. 

Vestia.  —  Je  suis  chrétienne. 

Skcunda.  —  Je  le  suis,  et  veux  le  rester. 

Saturninus,  s'adressant  à  Speratus.  —  Tu  demeures 
également  chrétien? 

Speratus,  et  tous  les  accusés  :  —  Je  suis  chrétien. 

Saturninus.  —  Peut-être  avez-vous besoin  d'un  délai 
pour  délibérer? 

Spkratus.  —  Dans  une  affaire  aussi  évidente,  tout 
est  examiné  et  délibéré. 

Saturninus.  —  Quels  sont  ces  livres  que  vous  con- 
servez dans  vos  armoires? 

Speratus.  —  Nos  livres  sacrés,  et  en  plus  les  épi  très 
de  Paul,  homme  très  saint. 


il  B  MARTYRS  SCILLtTAINS  i  19 

Sa  i  i  ii\im  b,  —  Je  \  ous  accorderai  an  délai  de  trente 
jours,  bî  vous  devez  venir  à  résipiscence. 

Speratus.  —   •!•'  suis  chrétien  et    ae    changerai 
pas  1 1 

Tous  répétèrent  la  même  parole. 

Alors  Saturninus  prononça  cette  sentence  : 
attendu  que  Speratus,  Nartzallus,  Cittinus,  !><»- 
uata,  Vestia,  Secunda,  et  d'autres  qui  ont  (ait  défaut, 

ont  U>U9  déclaré  Vivre  à  la   façon  des  chrétiens,  el  sut 

['offre  <|ui  leur  «'tait  faite  d'uu  délai  pour  revenir  à  la 
manière  de  \i\iv  des  liomains.  ont  persisté  dans  leur 
obstination,  aous  l<*s  condamnons  à  périr  par  Le 
glah  e. 

Le  proconsul  ordonna  ensuite  au  héraut  de  pro- 
clamer  les  noms  des  saints  martyrs.  Aux  six  que  nous 
venons  de  voir  en  scène,  six  autres  «  <  n  i  i  axaient  l'ait 
défaut,  c'est-à-dire  probablement  qui  avaient  refusé 
de  répondre,  furent  ajoutés  :  Veturius,  Félix,  Aquili- 
nus,  Celestinus  (ou  Letantius  ,  Januaria  et  Generosa. 
Tous  rendirent  grâce,  d'un.-  même  voix,  au  Qieu  trois 
fois  saint,  et  tombèrent  sous  le  glaive. 

Quelques  années  après  ces  scènes,  vers  183  ou  18V, 
d'autres  non  moins  émouvantes  avaient  lieu  dans  la 
province  d'Asie.  Le  proconsul  Arrius  Ântoninus,  celui 
qui  devait  être  mis  a  mort,  La  aeuvième année  du  règne 
de  Commode ,  comme  aspirant  à  L'empire   ±  .  persécu- 


(i)  Mol    i  i   :  Je  Buia  chrétien  immuable^  xpumàvoc  tyieràOctoç 

iu>. 

[illen i.  EUtoin  des  Empereurs,  t.  II,  p 


4i0  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURELE. 

tait  les  chrétiens.  Ceux-ci,  indignés  de  sa  cruauté,  se 
soulevèrent  contre  lui,  de  la  seule  manière  dont  ces 
hommes  pacifiques  et  pieux  pouvaient  se  soulever  : 
dans  une  ville  où  il  avait  établi  son  tribunal,  ils  se  pré- 
sentèrent en  masse  devant  lui,  s'offrant  à  ses  coups.  Il 
en  fit  arrêter  quelques-uns,  mais,  effrayé  du  nombre 
de  ceux  qu'il  eût  fallu  poursuivre ,  il  renonça  à  sévir 
contre  les  autres,  en  s'écriant  :  «  Malheureux,  si  vous 
voulez  mourir,  n'avez-vous  pas  assez  de  cordes  et  de 
précipices  (1)?  » 

A  Rome  même  le  sang  chrétien  coula  sous  l'œil  in- 
différent de  Commode.  Le  christianisme  avait  fait  de 
grands  progrès  dans  l'aristocratie  romaine.  Les  Caecilii, 
les  Yalerii,  n'étaient  probablement  pas  les  seules  races 
patriciennes  qui  aient  donné  de  leurs  membres  à  l'E- 
glise. Eusèbe  (2)  raconte  le  martyre  d'un  personnage 
considérable  nommé  Apollonius.  Saint  Jérôme  (3)  lui 
donne  le  titre  de  sénateur,  et  il  est  très  vraisemblable 
qu'il  le  portait  en  effet ,  car  c'est  devant  le  sénat  que 
fut  instruit  son  procès.  Ceci  se  passait  à  l'époque  où 
Perennis ,  préfet  du  prétoire ,  était  le  tout  puissant 
maître  de  Rome  et  de  l'empire,  c'est-à-dire  entre  183 
et  186.  Un  délateur,  un  esclave  nommé  Sévère,  d'après 
saint  Jérôme,  accusa  de  christianisme  Apollonius.  Pe- 
rennis lit  mettre  à  mort  le  délateur.  Eusèbe  dit  que  ce 
fut  <(  à  cause  d'un  édit  de  l'empereur  qui  défendait  à 


i)  Tertullien,  Ad  Scapulam,  5. 
(2)  Eusi-be,  Hist.  Eccl.,  V,  21. 
(3,  S.  Jérôme,  De  viris  illustribus,  art.  Apollonius. 


LES  MUUYIiS  S(  1I.I.1TAINS.  III 

qui  que  œ  soit,  sous  peine  de  la  vie,  d'accuser  les  chré- 
tiens. ■■  Eusèbese  trompe  certainement;  une  disposi- 
tion aussi  extraordinaire,  contre  laquelle  proteste  toute 
l'histoire  des  martyrs  chrétiens,  oe  se  lit  dans  aucun 
acte  impérial,  ni  dans  le  rescril  de  Trajan,  ni  dans 
celui  d'Hadrien,  ni  même  dans  la  fausse  lettre  d'Antonio 
BU  conseil  d'Asie  :  on  ne  la  rencontre  que  (Luis   un. 
lettre  certainement  apocryphe  de  Marc-Aurèle.  Il  est 
probable  que  le  délateur  tut  puni  de  mort  comme  tout 
esclave  qui  se  portail  accusateur  de  son  maître  (1). 
L'accusation  ne  fut  point  pour  cela  effacée.  Perennis 
n'ayant  pu  obtenir  qu'Apollonius  reni.it  sa  foi,  celui-ci 
dut  se  défendre.  Il  prononça  devanl  le  sénat  une  élo- 
quente apologie  du  christianisme.  La  loi,  comme  Eusèbe 
le  rappelle,    avec   raison  cette  fois,   était  formelle   : 
aucun  accusé  de  christianisme  ne  peut  être  absous,  à 
moins  d'abjurer.  Le  sénat  condamna  donc  Apollonius 
à  la  décapitation.  Les  procédures  faites  contre  lui,  son 
interrogatoire,  et  la  harangue  qu'il  prononça,  pièces 
qui  seraient  pour  nous  d'un  prix  inestimable,  sont  au- 
jourd'hui perdues;  mais  Eusèbe  les  possédait ,  et  les 
avait  insérées  dans  sa   Collection  des  passions  des  an- 
rims  martyrs.  Probablement  saint  Jérôme  les  lut ,  et  y 
prit  quelques  détails  qu'Eusèbe  n'avait  pas  cru  utile  de 
rappeler  dans  le  paragraphe  de  ['Histoire  ecclésiastique 

Consacré  ail  martyre. l'Apollonius.  Mais.  daUSSOD  fond, 

Le  récit  d'Eusèbe  est  incontestablement  \  rai  :  il  a  pu  se 
tromper  sur  certaines  appréciations  juridiques,  il  n'a 


,i)  Cf.  Codé  Théodosi*  n,  i\.  nr,  2,  S;  VI,  \i.  i  ;  l.\.  i.  20. 


442  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

pu,  ayant  les  pièces  sous  les  yeux,  errer  sur  les  faits 
eux-mêmes. 

Apollonius  n'est  peut-être  pas  le  seul  grand  person- 
nage qui ,  sous  Commode ,  ait  versé  son  sang  pour  le 
Christ  ;  saint  Jules,  dont  le  martyre  est  attribué  à  ce 
règne  (1),  porte  également,  dans  les  martyrologes,  le 
titre  de  sénateur.  3Iais  les  détails  donnés  sur  sa  mort 
par  les  Actes  des  saints  Eusèbe  ,  Pontien,  Vincent  et 
Pérégrin  (2)  conviennent  peu  à  un  homme  occupant 
cette  situation  sociale  :  on  y  lit  que  le  courageux  séna- 
teur fut  battu  de  verges  jusqu'à  ce  qu'il  expirât;  cela 
contraste  singulièrement  avec  la  manière  dont  fut 
traité  Apollonius,  jugé  et  condamné,  mais  en  obser- 
vant tous  les  égards  dus  à  son  rang. 

Les  martyrs  furent  encore  nombreux  sous  Com- 
mode (3)  ;  cependant,  grâce  à  l'indifférence  personnelle 
du  prince,  grâce  surtout  à  des  influences  domestiques, 
la  situation  de  l'Église  était  bien  meilleure  alors  qu'elle 
n'avait  été  sous  Marc-Aurèle.  Le  même  Eusèbe  qui 
raconte  le  procès  du  sénateur  Apollonius  a  pu  dire 
que,  «  sous  le  règne  de  Commode,  les  affaires  de  la 
religion  demeurèrent  dans  un  état  tranquille,  et  par 
la  grâce  de  Dieu  l'Église  put  jouir  de  la  paix  par  toute 
la  terre  (i) .  »  La  présence  de  nombreux  chrétiens  à  la 


!    Baronius,  Ann.,  ad  ann.  (192,  g  3-6  ;  Acta  SS„  août,  t.  III,  p.  700. 
(:>.)  Surius,  VitxSS.,  t.  VIII,  i>.  262;  Acta  SS.,  août,  l.  V.  i>.   111- 

115. 

(3)  S.  Irénée,  écrivant  sous  ce  règne,  <lii  :  Ifultitndinem  martyrum 
m  (un ni  tempore  prœmittit  (Ecclesia)  ad Patrem.  Adv.  //■■<■/•..  IV.  :?:5. 

(4)  K'j.-.y.  ô:  ràv  aùxàv  r/;;  KofiÔSov  pa<7t>3(aî  jyjôvov \itzy.èto/r-o  [j.ï; 


L'INFLUENCE  DE  MARCIA.  •  •  ; 

eour  impériale  ne  l'ut  certainement  pas  étrangère  à 
oe1  heureux  résultat.  Nous  eu  connaissons  plusieurs  : 
Carpophore,  le  riche  affranchi  impérial  quiful  le  maî- 
tre de  Calliste  l  :  L'affranchi  Prozenes,  qui  devinl  le 
chambellan  de  Commode,  ei  rempli!  près  de  lui 
des  fonctions  multiples  1  :  le  vieil  eunuque  Hya- 
cinthe, prêtre  de  l'Église  de  Rome,  le  père  nourricier 
e1  l'ami  de  Marcia  3  ;  Marcia  elle-même,  qui  pro- 
bablement  n'avait   pas  reçu   1<'  baptême,  mais  qui 

aimail  Dieu,  tpiAofcoc,  ••  s'intéressail  à  l'Église,  «'t. 
dominant  par  la  tendresse,  par  l'intelligence,  par 
l'énergie,  l'âme  faible  e1  grossière  de  l'empereur, 
fut  vraiment  son  bon  i:-éuie,  le  seul  rayon  d'idéal,  le 
seul  sourire  de  bonté  qui  éclaire  ce  vilain  règne  [k). 

Marcia  «Mitra  dans  le  palais  de  Commode  en  183. 
Esclave  du  neveu  de  Marc-Aurèle,  Ummidius  Quadra- 
tus,  elle  avait  été,  après  la  condamnation  de  celui-ci', 
confisquée  en  môme  temps  que  ses  autres  biens  [5  .  Elle 


ï-:  70  icpâov  -i  za'j'  r,;i.à;  :;.f.r,vr,;  oùv  8e£<f  fM''-~'-  *«€*«&'  ,J'rr'-  **i<  olxw- 
|t£v>i;8iaXfltSo6aqcixxXi)<r(ac.  Eusèbe,  Bist  /<(/..  V,  12. 

i  Philosophumena,  IX.  il.  —A  lui  s'applique  tris  rraiserablable- 
menl  l'inscription  de  u.  ivrbuys  w..  ub.  càbj>o»hoby8  publiée  par 
M.  deRossi,  Bullettinodi  archeologia  cristiana,  1866,  p.  3. 

■  De  Rosai,  Inscriptionei  christiana  urbti  Ronue,  u°  5,  p.  9.  — 
Voirplushaut,  page  208. 

(3)  Philosophumena,  IX,  il.  —  Je  traduis  xptvtifcspoc  par  prêtre, 
arec  M.  Le  Hîir,  Étude»  Bibliques,  Paria,  1869,  t.  il.  p.  844. 

i  Voir  Aube,  le  <  hrisiianisme  de  Harcia,  dans  La  Revue  archéo- 
logique, mars  1879,  p.  164-175,  en  corrigeant  les  traits  d'une  trop  grande 
partialité  en  faveur  de  Marcia  par  l'article  excessif  en  sens  contraire 
de  M.  de  Celeuneer  dans  la  Revue  des  questions  historiques,  juillet 
1876,  p   i> 

1    '  1 1  s  .      I  .  X  \  I  I  .       i  . 


144  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-Al'RÈLE. 

devint  promptement  la  favorite  de  Commode,  et  s'éleva 
jusqu'au  rang  d'une  véritable  épouse,  dont  elle  reçut 
tous  les  honneurs,  à  l'exception  du  titre  d'impéra- 
trice (1).  «  On  raconte,  écrit  le  contemporain  Dion 
Cassius ,  que  Marcia  eut  une  vive  sympathie  pour  les 
chrétiens ,  et  se  servit  de  sa  toute  puissance  sur  Com- 
mode pour  leur  faire  beaucoup  de  bien  (2) .  »  Elle  ne 
parvint  pas  à  faire  rapporter  les  lois  qui  proscrivaient 
le  christianisme;  nous  voyons  en  188  ou  189,  dans  le 
moment  le  plus  brillant  de  la  faveur  de  Marcia,  l'es- 
clave Calliste  condamné  aux  mines  par  le  préfet  de 
Rome  Fuscianus,  parce  que  les  Juifs,  dont  il  avait 
troublé  le  culte ,  le  dénonçaient  comme  chrétien  (3). 
Mais  si  le  christianisme  ne  cessa  pas  d'être  illégal ,  peu 
à  peu  ses  fidèles  furent  moins  maltraités.  Désireux  de 
flatter  Commode,  en  épargnant  les  amis  de  Marcia,  les 
gouverneurs  mettaient  maintenant  autant  de  soin  à 
éviter  les  occasions  de  sévir  contre  les  chrétiens  qu'on 
en  avait  mis  en  d'autres  temps  à  les  faire  naître.  Un  pro- 
consul d'Afrique,  Cincius  Severus  (190-191),  siégeant 
dans  la  colonie  romaine  de  Thysdrus,  faisait  confiden- 
tiellement savoir  que ,  moyennant  certaines  réponses 
inoffensives,  mais  dont  il  se  contenterait,  les  chrétiens 
accusés   devant  lui  seraient  absous   (4).    Vespronius 


(1)  Hérodien,  Hist,  Itnm.,  I.  117. 

(2)  'IdTopîïxai  Se  aû-nr,  7ro),).â  te  ûnèp  t<ôv  xpiffTiavtov  (J7rouoâc7at  xaî  7ro»  à 
aOto'j;  eùr)pY£T7)x£vai  axe  xai  Ttapà  tw  Ko|auô3m  7iàv  Suvajiivr).  Dion, 
LXXII,  4. 

(3)  Philosophumena,  i.\.  il. 

(4)  Cincius  Severas,  qui  Thysdri  ipse  dédit  remedium,  quomodo  res- 
pondeanl  chrisliani  ut  dimitti  possint.  Tcrtullien,  AU  Scapulam,  î. 


L'INFLUENCE  DE  MARI  l\ 

Candidus,  qui  Le  remplaça  L91-192  .  refusa  déjuger 
un  chrétien  déféré  tumultueusement  au  tribunal  pro- 
consulaire par  ses  concitoyens  ameutés  1  .  Heureuse 
de  la  bonne  volonté  qu'elle  rencontrait  de  toutes  parts, 
enhardie  par  L'empressement  des  plus  grands  person- 
nages à  deviner  ses  désirs,  Marcia  osa  davantage. 
Pour  la  première  fois,  à  Rome,  des  condamnés  chré- 
tiens furent  l'objet  d'uni'  n rAcf  officielle.  In  jour 
Marcia,  voulant  faire  une  bonne  œuvre  -2  .  appela 
près  d'elle  Le  pape  Victor  185-197]  «'t  Lui  demanda  Les 
noms  dix  r  1 1 . 1 1  - 1  \  ps  qui  travaillaient  aux  mines  de  Sar- 
daigne.  EUe  ohtint  ensuite  de  Commode  dis  Lettres  de 
-■.  et  Les  confia  à  son  >. ï « ■  ï I  ami  1«'  prêtre  Hyacin- 
the, «'il  lui  donnant  sans  doute  de  pleins  pouvoirs , 
ru  Hyacinthe  délivra  non  seulement  Les  confesseurs 
portés  sur  |,i  Liste  officielle,  mais  encore  Calliste,  le 
futur  pape ,  dont  Le  nom  avait  été  omis  (3). 

Le  deuxième  siècle  est  bien  Uni  :  cet  épisode  an- 
nonce les  relations  nouvelles  qui  vont  se  nouer  entre 
L'autorité  impériale  et  1rs  chrétiens.  Un  évoque  de 
Rome  mandé  au  Palatin,  et  en  sortant  avec  la  grâce 
«1rs  martyrs;  un  prêtre  chrétien  chargé  d'aller 
porter  au  procurator  de  Sardaigne    '•   des  Lettres  du 


(1)  Vespronius  Candidus,  qui  christianum  quasi  lumultuosum  eiribus 
suis  satisfacere,  dimisit,  Umi . 

I  v /,/  Tl  à-;a'i'//  Ify&aaatcu.  PhilOSOphVm.,  IX.    11. 

S    Tbid. 

(4)  La  Sardaigne,  après  avoir  été  province  'lu  sénat,  était  devenue 
tous  Néron  province  de  l'empereur,  puis,  >nu>  Mare-Aurèle,  avait  été 
rendue aa  sénat,  el  enin,  sons  *  << ode,  était  retournée  définitive- 


4i6  LA  PERSÉCUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

prince  :  ce  n'est  point  encore  une  reconnaisance  offi- 
cielle du  christianisme ,  mais  c'est  au  moins  un  pre- 
mier pas  vers  l'établissement  d'un  modus  vivendi  devant 
permettre  à  l'Église  et  à  l'État  de  coexister  sinon  en 
droit,  au  moins  en  fait.  Nous  verrons  cet  ordre  de 
choses,  inauguré  grâce  à  la  finesse  bienveillante  d'une 
femme  et  à  l'insouciance  d'un  empereur,  se  consolider 
pendant  tout  le  cours  du  troisième  siècle.  Le  sang- 
chrétien  coulera  encore;  mais  ce  sera,  désormais,  à  la 
suite  de  formelles  déclarations  de  guerre,  qui  pourront 
se  terminer  par  des  traités  de  paix.  Le  glaive  sera 
souvent  tiré  du  fourreau,  mais  il  y  rentrera  quelque- 
fois :  on  ne  le  verra  plus  suspendu  sans  relâche  sur  la 
tète  de  l'Église. 

L'histoire  des  persécutions  nous  apparaîtra  donc,  au 
troisième  siècle,  sous  un  aspect  différent  de  celui  que 
nous  venons  d'étudier.  Au  moment  où  s'arrête  cette 
première  partie  de  nos  recherches,  la  religion  du 
Christ  est  sortie  victorieuse  de  deux  cents  ans  de  luttes 
presque  incessantes.  Les  édits  de  Néron  et  de  Domi- 
tien,  les  rescrits  de  Trajan,  d'Hadrien,  de  Marc-Aurèle, 
ont  fait  des  milliers  de  martyrs.  Le  sang  chrétien  a  été 
versé  partout  :  il  n'est  pas  un  coin  de  l'empire  romain 
qui  n'en  soit  arrosé.  Les  martyrologes  gardent  le  nom 
d'une  multitude  de  témoins  du  Christ  :  le  nombre  des 


infiii  à  l'empereur.  Los  PJiilosophumena  donnent  au  gouverneur  le 
titre  d'êirtTpoiroç,  qui  correspond  à  procurator.  Cf.  A.  de  Celeuneer, 
Revue  des  questions  historiques,  juillet  1876,  p.  157,  note  2,  et  Mar- 
quardt,  Rômische  Slaatsvervoaltung,  1. 1.  p.  217-249. 


i  0N<  I  i  BION. 

victimes  anonymes,  quorum  nomina  Deut  tcit,  Belon 
L'éloquente  expression  d'une  inscription  chrétienne, 
dépasse  certainement  celui  des  victimes  connues  l  : 
L'archéologue  déchiffre  de  temps  en  temps,  but  quel- 
que marbre  sortant  <lc  terre,  des  noms  de  martyrs 
que  nul  parchemin  n'a  conservés  -2  .  Loin  d'arrêter 
L'essor  «.lu  christianisme .  tant  de  supplices  l'ont 
redoublé.  Sangutt  martyrum,  semen  chrislianorum. 
il  glise  es!  enracinée  partout.  Hier  encore,  la  science, 
s'emparant  d'un  mol  malcompris  d'Origène,  déclarait 
que,  pendanl  Les  deux  premiers  siècles,  les  chrétiens 
avaient  Formé  une  poignée  d'hommes  à  peine  percep- 
tible dans  L'immense  étendue  de  L'empire  romain, 
xwiuSklfM  3).  Aujourd'hui ,  elle  avoue  «ju'ils  étaient 
répandus  en  toul  Lieu .  qu'on  en  trouvait  dans  tous  les 
rangs  de  La  société,  et  que  Tertullien  avait  raison  de 
dire  aux  païens  :  Nous  sommes  d'hier,  <-t  nous  rem- 
plissons vos  cités,  vos  maisons,  vos  places  fortes,  vos 
inuuicipes,  les  conseils,  les  camps,  les  tribus,  |.->  d.'-- 
curies,  le  palais,  Le  sénat,  !••  forum;  nous  ne  vous 
laissons  que  vos  temples,  si  nous  nous  séparions  de 


i    Cf.  Rainait,  Veto  martyrum,  Profatio,  p  w  XXVII. 

(2)  Voir  de  R'^si.  Bulleltino  <i<  archéologie  eristUma,  1875,  p.  162- 
174;  1876  p  69  1877,  p.  109-1 18;  1878,  p.  12,94,95  Plus  j'avance 
dans  I  étude  t\<- 1  histoire  et  des  monuments  de«>  siècles  «  1  « •  --  |»'i  sécutions, 
i(  rit  I  illusirr  explorateur  des  catacombes   plu--  '}<•  me  persuade  que 

grand  esl  le  nombre  des  martyrs  dont  les  noms  ne  iuhi--.miI  pas 
parvenus,  et  dont  les  anniTersaires  ne  Boni  |m->  marqués  même  dans  la 
riche  et  antique  compilation  du  martyrologe  hiéronymien.  «  Bulleltino 
iii  archeologia  cristiana,  1875   p   173 

(3)  Origène   Contrt  Celse,  VI1I,69.  ailleurs  il  dit:  ovx  aXirot  {ibid., 

! 


'n8  LA  PERSECUTION  DE  MARC-AURÈLE. 

vous ,  vous  seriez  effrayés  de  votre  solitude ,  d'un 
silence  qui  paraîtrait  la  stupeur  d'un  inonde  mort  (1).  » 
En  tête  d'un  chapitre  intitulé  :  Statistique  et  extension 
géographique  du  christianisme,  M.  Renan  écrit  :  «  En 
cent  cinquante  ans,  la  prophétie  de  Jésus  s'était  ac- 
complie. Le  grain  de  sénevé  était  devenu  un  arbre 
qui  commençait  à  couvrir  le  monde  (2).  »  En  Asie,  en 
Phrygie,  dans  la  Cappadoce,  le  Pont,  la  Propontide,  les 
chrétiens  forment  peut-être  la  majorité  de  la  popula- 
tion. Avant  la  fin  du  deuxième  siècle ,  Édesse,  avec  Ab- 
gar  VIII ,  devient  un  royaume  chrétien.  La  chrétienté 
d'Alexandrie  est  assez  importante  dès  le  temps  d'Hadrien 
pour  attirer  le  regard  curieux  de  l'impérial  voyageur  ; 
elle  va  bientôt  devenir  un  des  plus  actifs  foyers  d'i- 
dées de  la  société  antique.  Rome  gouverne  l'Église 
universelle,  et  envoie  aux  extrémités  du  monde  ses  let- 
tres et  ses  aumônes.  L'Italie  compte  soixante  évoques. 
La  foi,  dit  Tertullien,  a  pénétré  en  Bretagne.  Saint 
Irénée  fait  appel  contre  les  nouveautés  gnostiques  à 
la  tradition  des  Églises  d'Espagne  et  de  Germanie.  Le 
sang-  des  martyrs  s'est  mêlé,  en  Gaule,  aux  flots  de 
la  Saône  et  du  Rhône.  La  chrétienté  d'Afrique,  émer- 
geant tout  à  coup  à  la  lumière,  nous  apparaît  cons- 
tituée,  florissante;  Tertullien  va  pouvoir,  dans  quel- 


(1)  Tertullien,  Apolog.,  37.  Cf.  1,  21,  41,  42;  Ad  Nat.,  I,  7;  Ad  sca- 
pulam,  2,  3,  4, 5  ;  Adv.  Judcvos,  13. 

(2)  Rouan,  Marc-Aurèle,  p.  4'if>.  Cf.  la  carte  de  la  situation  géogra- 
phique  du  christianisme  à  la  lin  du  deuxième  siècle,  qu'il  a  jointe  à  son 
Indea  général  des  Origines  du  christianisme,  Paris,  1883. 


(  o\(  il  SION 

ques  années,  estimer  les  fidèles  de  Carthageau  dixième 
delà  population  totale  de  cette  grande  ville. 

Pendant  que  le  peuple  chrétien  se  multiplie  ainsi  de 
toutes  parts,  la  pensée  chrétienne  s'impose;  parla 
voix  de  ses  docteurs,  de  ses  apologistes,  elle  force  la 
discussion,  oblige  les  penseurs  de  Rome  à  sortir  de 
leur  dédain  calculé,  les  Fronton,  les  Celse,  el  bien 
d'autres,  à  prendre  la  parole  ou  la  plume  pour  lui 
répondre.  Tel  esl  le  résultai  de  deux  siècles  d'ensei- 
gnement el  de  martyre.  Le  christianisme,  que  l'em- 
pire avait  cru  pouvoir  à  la  fois  écraser  el  ignorer, 
esl  maint. 'Haut  son  égal  j>;u'  le  nombre  comme  par  la 
puissance  intellectuelle,  un'nn  siècle  encore  sèonle. 
et  l'empire,  vaincu,  sera  obligé  de  se  jeter  dans  1rs 
bras  du  christianisme,  pendant  que  les  derniers 
représentants  de  la  pensée  antique  iront  demander  â 
l'Évangile  le  secret  de  rajeunir  des  langues  vieillies 
et  des  littératures  épuisées. 


FIN. 


TABLE   DES   MANIERES. 


lYTRODCi  riOS 

CHAPITRE  PREMIER. 

I.\    PERSÉCUTION   DE   SÉRON. 


I.  —  Les  Juif»  à   Ronif 


?..-•-.. 


Rapports  des  Juin  avec  la  République  romaine -2 

i 

Uiguslc 

lytisme  juif 

Prosélytes  «I..-  justice 

Prosélytes  de  la  porte 

Grand  nombre  'lu  ces  derniers  •'  Rome 8 

Fêtes  juives 1 

1ère  des  Juifs  de  Rome ■ 

Leurs  résidences,  leurs  métiers,  leurs  mœurs I 

et  cimetières 10 

->i'ui  rapide  de  la  p  ipulation  juive n 

Nombre  des  luifs  de  Rome  sous  Néron 13 

11.  —   Le  rhrisliaiii«illi-    a  llonii-  I  ■ 

Première    propagation i '• 

\im\ le  sainl  Pierre '  '• 

Ministère  apostolique  au  <i lière  d'Ostrianus IS 

ÉBWtioo  des  quartiers  juifs i" 

Bxpulsion  <l«-^  Juif< 18 

\ < I ■  i ■  I .i    .-i    Prl  •  > - i I le -il 

Beinl  Pierre  ■■  târusalem -'-' 

ii. -Liiii  .1.  -  luifs.' -•- 

i  etlre  de  sainl  P  ml  aux  Romains 

Condition  des  (ir«-u  î«-t  -  chrétiens  de  Rome. 

Pom| ii   Ci  i  •  ina 

ils  de  sainl  Paul  -m  les  dei  «i  -  politiques  des  chrétiens  1 1 

ii  question  des  impôts 


45>  TABLE  DES  MATIERES. 

Page* 

ni.  —  L'incendie  de  Rome  ei  les  massacres  d'août  m 33 

Saint  Paul  à  Rome 33 

Retour  de   saint  Pierre •'(» 

19  juillet 64,  le  feu  prend  dans  les  boutiques  du  Grand  cirque 30 

Propagation  de  l'incendie 36 

Il  s'arrête  après  six  jours 31 

Le   peuple  campe  au  Champ  de  Mars 37 

Reprise    de    l'incendie 38 

Néron  veut  détourner  de  lui  les  soupçons 3i» 

Influences  .juives  autour  de  Néron 40 

L'incendie  est  imputé  aux  chrétiens il 

Fête  donnée  par  Néron  dans  les  jardins  du  Vatican 44 

Chrétiens  livrés  aux  bètes   dans  les  représentations  du  matin Va 

Représentations  dramatiques  de  l'après-midi  :    les  Danaïdcs   et  les 

Dircés î~ 

Illumination  des  jardins  :  torches  vivantes '>0 

Pitié  de  Sénèque SI 

Reconstruction   de    Rome jl 

IV.  —  La  persécution  de  Néron î>0 

S'étendit-elle  hors  de  Rome? 'M 

Raisons  de  le  croire US 

La  première    épîlre  de  saint  Pierre 01 

Néron  promulgua-t-il  un  édit  de  persécution? Oi 

Témoignages  de  Héliton,  de  Tertullien,  de  Lactance,  de  Sulpice  Sé- 
vère,  d'Orose 04 

Pays  où  sévit  la  persécution G!) 

Souvenir  probable  de  la  persécution  à  Pompéi 69 

Martyre  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul "3 

Mort  de  Néron 77 

Révolte  des  Juifs 78 

Fidélité  des  chrétiens 78 

Rétablissement  de  la  tolérance  religieuse 7<t 

CHAPITRE  DEUXIÈME! 

LA.   PERSÉCUTION   DE   DOMITIEN. 

i.  —  Les  chrétiens  sous  les  premiers  Flaviens 81 

Sympathies  de  Vespasien  et  de  Titus  pour  les  Juifs 81 

Chrétiens  confondus  avec    eux 84 

Paix  dont  ils  jouissent 83 

Leurs  cimetières 87 

Naissance  de  l'ait  chrétien 8* 


I  \l.l  l    Dl  S  MATIÈRES  "'• 

r.u-.-. 

rsi le  la  branche  aînée  des  Flaviena 

nuis  Flavius  Sabinus 

ritus  Flavius  Clemens  el  Plavia  Domililla ''' 

tdoption  de  leurs  Bis  \>.w  Domilien 

II.    -     I  a   (•niidamnaiimi    te    Matin»  Chiliens  «i    d.»    deux 
I  la\ia  Domililla 


'Ni 


Heureux  commencements  de  Domilien 

Dépenses  excessives       

Tyrannie 

ireuse  de  l'impôt  juil  du  didracbme 

Refus  des  chrétiens  de  !«•  payer '"" 

ition ' 

h i.tv in-  Clemens  dén ■<■  com hrétien '"' 

Flavius  i  lemens  condamné  a  i  el  Plavia  Domililla  relégué  ■  a  Pan- 

datai  '": 

lexte  de    Dion 

les  mots      .it ii.i- el  i  eoutumes  juives 

-  ,• le  Flavia  Domililla  .  mut.-  de  Clemens,  reléguée  .1  Pontia.    106 

rextes  dl  usèl 1  de  saint  Jérôme '"T 

Autres  martyrs  dans  l'aristocratie  r aine 

Acilius  Glabrio ,,,', 


lit.  —   La  persécution  de  Domilien 


11  ; 


Bqn  extension  hors  de  Rome "  ; 

Renseignements  donnés  par  l'Apocalypse  de  saint  Jean 113 

Par  les  ketes  >i<-  saint  Ignace "■' 

Par  l.i  lettre  de  Pline  à  Trajan M,i 

Violence  de  la  persécution  à  Rome  :  lettre    de   saint  Clément n^ 

IV. —  lu  llu  de  IKuniiieii  il  ra\èiitnu'iil  de  \<r\a  «H 

on  atteint  a  Rome  des  gens  du  peuple '-- 

1  ■ 
deJuvcnal •  •  ■ 

ndants  chrétiens  de  David  dénoncés,  et  amenés  de  Judéi 

v,.  justifient  devant  Domilien 

Domilien  suspend  la  persécution 1J" 

il  meurt  assassiné IJ' 

Erreur  d'historiens  modernes  qui   font  entrer  les  chrétiens  dans  le 

aplol lM 

Pidélité  politique  des  chrétiens '  " 

Prières  liturgiques  poui  l'empereur  à  la  fin  du  régne  de  Domilien.  .  .  1  .1 

événement  de  Nei  va 

Tolérance  religieuse '  lé 

Rappel  des  exilés '  '  ' 


TABLE  DES  MATIERES. 


CHAPITRE  TROISIÈME. 


LA     PERSÉCUTION   DE   TRAJAN. 


I.  —  La  légation  «le  Pline  en  Bithynic  et  le  rescrit  de  Trajan.     13? 

Réaction  aristocratique  el  conservatrice  après  les  Flaviens 13? 

Trajan,  lopins  complet  représentant  de  cette   réaction 140 

Naturellement  hostile  aux  chrétiens r»i 

Inaugure  la  politique   religieuse  <iuc  suivront    les    empereurs  du 

deuxième  siècle n-2 

Pline  légat  impérial  en  Bithynie.  .      li-2 

Y  trouve  le  christianisme  florissant 145 

Dénonciations l'»i> 

En  réfère  à  l'empereur IS4 

Rescrit  de  Trajan 154 

Ne  pas  rechercher  les  chrétiens;  les  condamner  si,  accusés  réguliè- 
rement, ils  refusent    d'abjurer 134 

Cette  réponse  suppose  des  lois  antérieures 158 

II.  —  Examen  critique  «le  quelques  Passions  «le  martyrs.  .  .  164 

Actes  de  sainte  Flavia  Domitilla  el  des  saints   Nérée  el  Achillée.  .  .  164 

Récit  légendaire igv 

Mais  indications  topographiques  démontrées  vraies 1G5 

Flavia  Domitilla  fui  peut-être  ramenée  dePontiaet  martyrisée  à  Ter- 
racine  166 

b'érée  et  Achillée n><; 

Leur   tombeau i»>»> 

Bas-relief  représentant  leur  martyre h>t 

Leur  histoire  reconstituée  d'après  une  inscription  de  saint  Damase.  .  ]<;t 

Actes  «le   saint  Clément Mi!» 

son  exil,  son  martyre  el  sa  sépulture  en  Crimée n>!> 

Difficultés  soulevées  par  ce  récit 170 

Indices  archéologiques \'-2 

Tradition    locale ni 

Absencede  sépulture  à  Home IT4 

Nécessité  de  suspendre  son  jugement 178 

III.  —  Saint  Siméon  «le  Jérusalem  et  saint  Ignace  d'Anlioclie.  ITT 

Martyre  de  saint  Siméon  en  107 itt 

Saint    Ignace 179 

Authenticité  «le  ses  sept  lettres 179 

Bes   Lctea  nesonl  point  contemporain-,  et  renferment  îles  erreurs.  .  179 


l  \l  I  l    DES  MATIÈRES 

ixentà  101  la  date  <!<•  --n  martyre  d'après  <l<~  documents  pro 

bablemenl  antiques it'i 

Résumé  de  l'bistoirc  de  Baiol  Ignace m 

tre  aux  i; ains 

i  elle  lettre  prouve  ta  date  indiquée ivi 

Saint  Ignace  coudai !  a  Infloche  par  nu  magistral  et  non  pai  i  rajan.  191 

Envoyé  .i  Rome p.j 

Péril  ave<    Zosime  ri  Rufus  dans  les  jeux  qui  célèbrent  en  loi  le 

triomphe  il.'  rrajan  but  le-  Daces m 

Martyrs  en  Macédoine;  lettre  de  saint  Polycarpe 193 

CHAPITRE   Ql  ATRIÉME. 

I.  v    PERSÉCUTION    D'HADRIEN. 

I  lladrii  n l-r, 

Échec  de  la  dernière  campagne  de   rrajan isfl 

tvéneraent  d'Hadrien \n- 

»ni  caractère imt 

- Igg 

Tolérant  pendant  la  plus  grande  partie  de  son  règne,  sanguinaire  n 

la  lin -jul 

II.  —  Examen  critique  rie  quelques  Passtou  de  mai  m  -  .  .       y*-' 

Les  martyrs  de  la  première  partie  du  régne  d'Hadrien  périssenl  a  la 
Buite  d'accusations  régulières  ou  d'émeutes,  rarement  sur  l'inter- 
vention directe  de  l'empereur ->IH 

v.  tes  d<  -  —  ^ « i « 1 1  —  Paustinus,  Jovita,  Calocerus  et  Afra 

Récit  légendaire,  mais  martyre  exactement  date *i. 

Parexccption,  la  condamnation  est  prononcée  par  l'empereur 

ketes  de  Bainl  Alexandre  et  de  ses  compagnons  Hermès  et  Quirious 

Résumé  de  leur    récit 

I    I   I  >  !  1 1  I  - Jl  M  , 

Hermès  exista  réellement  :  ses  catacombes.  ■*>' 

Le  tombeau  de  Quirinus -iin 

Catacombe  d'Alexandre 914 

Peut-être  ne  faut-il  pas  fidentifler  avec  saint  Uexandrc,  pape 916 

urtyrs  appartfei ni  cependant  au  temps  d'Hadrien -ji* 

de  — . « î ijt  Cetulius -ji* 

Confirmés  par  les  découvertes  topographiques 919 

Martyre  des  saiutes  Sophia, Pistis,  Blpis  et    tgape.  Ht 

Leui   sépulture  sur  la  voie    lurclia 

Lctes  dessaintes  Sabine  et Sérapic 22; 

Desesclaves  saints  Resperus  et  Zoé 

De  l'esclave  sainte  Mai  ii  999 

Traits  antiques.     .930 


ï5ê  TABLE  DES  MATIÈRES. 

ni.  — Le  reseril   à  Hinîcias  Fondanna  cl  les  premiers  apo- 
logistes    ii.'. 

Préventions  et  émeutes  populaires  contre  les  chrétiens] 233 

Le  peuple  leur  impute  des  abominations  commises  p;ir  quelques  sec- 
tes  hérétiques 336 

Effet  du  courage  <K-^  martyrs  sur  les  esprits  droits 233 

Répugnance  de  certains  gouverneurs,  à  condamner  les  chrétiens.  .  .  2;;i 

Lettre  de  Q.  Licinius  Grauianus  à  l'empereur  Hadrien 210 

Rescrit  d'Hadrien  à  Minicius  Fundanus ^ v*» 

Son   authenticité 2*1 

Sa  vraie   signification 218 

Apologies  de  Quadratus 2ii 

D'Aristide 2.-,:s 

Lettre    à  Diognèlc 254 

Hadrien  à  Athènes  (125-126) 256 

Bienveillance  passagère  d'Hadrien  pour  les  chrétiens 257 

Les  Hadrianées -•'■■s 

IV.  —  Les  dernières  années  d'Hadrien 254) 

Fin  de  ses    voyages 259 

Révolte  des  Juifs 200 

Ruine  de  Jérusalem 261 

L'Église  de  Jérusalem  composée  désormais  d'incirconcis 202 

Hadrien  ordonne  de  profaner  Bethléem,  le  Golgotha  et  le  Saint-Sépul- 
cre   203 

Hadrien    devient   crue' 265 

Il  se  relire  à  Tibur 266 

Construction  de  sa   villa 266 

Au  moment  de  la  dédier,  les  prêtres  dénoncent   Symphorose  et  ses 

Gis 260 

Récit  des  Actes 269 

Ne  sont  pas  copiés  sur  l'histoire  des  Machabécs 270 

Sont  en  harmonie  avec  le  caractère  d'Hadrien  et  les  superstitions  ré- 
gnantes    271 

Détails  exacts 27:; 

Découverte  de  la  sépulture  de  Symphorose 277 

Mort   d'Hadrien 280 

CHAPITRE  CINQUIÈME. 

I.A    PERSÉCUTION     d'aNTONIN   LE   PIEUX. 

I.  —  La  première  \pologie  «le   saiul  Ju«tin 281 


Différence  entre  le  langage  des  apologistes  et  celui  de  quelques  exal- 
tés judéo-chrétiens 281 


I  MU-  DES  M\lll  l;l  S. 


,  i"  r  -■ 

i  Boris  i- "ii  amenei  un  ae t  enlro  l'empire  el  l'i  glisc.  js, 

Saint  Justin  parie  en  patri el  en  nomain.  :s . 

il  parie  ;m--i  en  philosophe 

esprit  Wr  conciliation 

i  ii  même  temps,  protestation  contre  les  i  alomnies  donl  les  i  brétiens 

— *  ■  i  •  r  l'objel 

i  i  contre  la  jurisprudence  qui  les  puni)  poui  leur  -.m-  examiner 

leurs  actes 

il  demande  le  droil  commun _>•, 

La  première  Apologie  de  saint  Justin  reste  sans  effet. 

sécution  continue ._»«, 

i  ausseté  de  la  lettre  d'Antoniu  au  conseil  d'Asie 

m. us  aulbentii  ité  des  res<  iii-  .1  diverses  villes  énonc  -  par  Uéliton.  .    ■:■>. 
il-  n'impliquent  pas  autre  chose  que  la inuation  .1.-  la  politique 

il.-   rrajan. 

II.  —  Mari]  it  de  saiin  l'oljcarpe .*h; 

Jeus  à  Smyrne  en  153 

Plusieurs  martyrs 

1  h   renégat 

Intrépidité  de  Germanicus 

1 e  peuple  demande  l. t  de  Polycarpc 

Polycarpe  est  arrêté 00 

on  l'amène  an  stade 

Interrogatoire 

proclame  que  Polycarpe  s'est  avoué  chrétien 

Émeute  populaire ing 

Polycarpe  sui  le  bûcher 309 

Un  coup  de  poignard  l'achève 310 

Ba    sépulture 319 

■  natalia.  .1  ; 

III    —  La  iteiilirmr  VpnloRii-  le    Balai   laSIla 


Mou  veau  1  mai  lyrs  a   Rome .     .i . 

Haine  du  peuple .1  . 

Jalousie  des  lettri  -  .i,, 

ni .Is 

1  h  drame  domestique.  .  . 

Procès  lin    1  atéi  hisle  Ptolémée. ji 

Condamnation  de  Luciusel  'l'un  autre  chrétien 

lustin  présente  le  martyre  comme  un  argument  en  faveut  de  la  divi- 
nité du  christianisme 

il  publie  sa  seconde  Ipologic  sans  être  inquiété 


158  TABLE  DES  MATIÈRES. 

CHAPITRE  SIXIÈME. 

LA    PERSÉCUTION   DE   MARC-AURÈLE 


Page». 
I.  —  La  superstition  sous  Mare-Aaréle  :  le  martyre  de  sainte 

reiicite 389 

La  lin  du  deuxième  siècle -i-j!» 

Règne  des  philosophes 

Influence  bienfaisante 

Mais  peu  profonde 33k 

Superstition  plus  répandue  que  jamais ';:ii 

augmentée  par  les  malheurs  publics 33r; 

Marc-Aurèle  aussi  crédule  que  ses  contemporains 33i> 

cultes  étrangers 338 

Alexandrefl'Abonotique 338 

Oracles 340 

Sainte  Félicité  et  ses  lils  victimes  de  la  superstition  publique -t  v  i 

Observations  de  M.  deRossi '>'ri 

Première  comparution 344 

Le  forum  de  Mars 345 

Interrogatoire :>ïii 

Authenticité  de  cette  partie  des  Uïles 349 

Remarques  critiques 330 

Supplices 354 

Dale  du  martyre 356 

Sépulture  de  Félicité  el  de  ses  in» 158 

Crypte  de  Janvier  au  cimetière  de  Prétextai 3W 

IL—  La  faloahie  philosophique:  le  martyre  de  saint  Justin.  365 

Date  du  martyre 365 

Justin  dénonce  par  le  cynique  Crescenl 366 

Arrêté  avec  plusieurs  disciples ■"><>" 

Interrogatoire :i<i7 

L'esclave  Evelpistus 389 

Suite  de  l'interrogatoire •"' 

Supplice :17:; 

m        Les  apologistes  chrétiens  a  la  Un  dn  deuxième  siècle.  374 

Persécution  dans  les  provinces :t"'« 

Martyrs  en  Asie :!"i 

Ordonnances  locales :f"li 

La  legio  Fulminata 176 


I  M-.l.l    ht  B  MATH  i:i  - 

i  es  apologisb  -  

lieux  courants  «-pi" .-. -^  .  d'un  coté  Athénagore,  riiéopliilc,  Mélilon, 
Apollinaire,  de  l'autre  ration 

ration  n'appartient  ni  par  la  naissance  ni  par  les  Idées  au  inonde  ro- 
main  

Paroles  d'Alhéoagorc 

De   il i>Nil>-  d'Antioche :wi 

n    Mélilon  cl''  Sardes  mu  le  dévouemenl  <l •■  ^  chrétiens  pour  l'empire      81 

Parallélisme  établi  par  Méliton  entre  les  destinées  de  l'empire  romain 
et  celles  du  clirisl  anisme x- 

D'aprés  le  même  apologiste,  les  bons  ompereurs  auraient  loujoursélé 
favorables  aux  chrétiens,  les  mauvais  seuls  auraient  persécuté.  .  ,    •(*( 

Inexactitude  historiq le  celte  assertion 384 

Minucius  Félix 

■  -tii  de  Mari'-Aurcle  sur  les  i  lirélieus 

Reerudesi  cn<  e  de  perse*  ution  à  la  On  de  son  régne  :  textes  de  Minu- 
cius Félix  et  de  <  


CHAPITRE  SEPTIEME 

LA    PERSÉCUTION    DE   MARC-AURÉLE   (suite  . 

I.  —  Les  martjrs  de  la  (.aille  lyonnaise SOI 

Lyon  ;'i  la  lin  du  second  siècle 

Population    gallo-romaine 

Populali trangère 

Pète  «lu  l"  aoûl 

Agilatiou   populaire 

Chrétiens  arrêtés.  . 

Interrogatoire 

Vettius  Epagathus 388 

Première  torture  :  <li\  lapti.  .  306 

i  alomnies  des  esclaves 

Deuxième    torture. 

Dlandine  cl  San<  tus 

Bibliadc i"i 

Morl  de  saint  Polbin 

Martyre  de  Matui  us  >-t  Sanctus  

Utale 

i  es  i  onfesseurs  dans  la  prison.  

Repentir  »l<^  /</;,<  . 

Rescril  de  Marc-  luréle '>'»• 

Nouvel  interrogatoire 

i  onfession  des  lapst n*. 


'i60  TABLE  DES  MATIERES. 

rages. 

Martyre  d'Alexandre  ctd'Attale 407 

De  Pontîcus  et  Blaodinc 408 

Refus  de  sépulture w.) 

Nombre  d.es  martyrs  de  Lyon us 

Actes  des  saints  Épipode  el  Alexandre 118 

Maroc!,  Bénigne,  Speusippos,  elc 114 

Ictes  de  saint  Symphorien in; 

Origine  orientale  des  Églises  des  bords  du  Rhône  et  de  la  Saône.  .  .  .  411 

II.  —  Le  martyre  de  sainte  Cécile 119 

Date 119 

Jugemenl  sur  les  Actes wo 

Martyre  de  Tiburce,  Valéri en,  Maxime  et  Cécile 4-21 

Circonstances    historiques m 

Urbain \ï> 

Sépulture  de  Cécile  dans  le  domaine  funéraire  de  sa  famille  sur  la 

voie  Appienne 136 

Ouverture  de  son  tombeau  en  x-2-2 127 

Seconde  ouverture  en  1599 iSSl 

Reliques  de  Valérien,  Tiburce  et  Maxime '>-2i 

Confirmation  du  récit  des  Actes 130 

III.  —  Commode.  —  Les  martyrs  scillitains.  —  L'influence  de 
Marcia.  —  Conclusion i  il 

Jugement  sur  Marc-Aurèle  persécuteur ;.ii 

Ses  deux  dernières  années  en  Germanie 133 

L'empire  réduit  à    se  défendre 139 

Mort  de  Marc-Aurèle 133 

Caractère  de  Commode il! 

La  persécution  continue 135 

Vigellius  Saturninus,  proconsul  d'Afrique  en  180 136 

Martyrs  de  Hadaure 136 

Les  martyrs  scillitains i:t<; 

Leurs  Actes '>:i(i 

Persécution  en  Asie  :  Arrius  Antoninus 139 

Martyre  à  Home  du  sénateur  Apollonius 140 

Saint  .Iules ii-2 

Le     SOrl    des   Chrétiens  s'améliore '.ri 

Serviteurs  chrétiens  au  palais 148 

Mai  cia 148 

Sa  toute  puissance  sur  l'empereur 144 

sa  sympathie  pouv  les  chrétiens 444 

rolérance  de  deux  proconsuls  d'Afrique »  *  < 

Le  pape  Victor  mande  au  Palatin 1HS 

Le  prêtre  Hyacinthe  envoyé  en  Sardaigne  avec  des  lettres  de  grâce 

pour  les  condamnés   chrétiens 148 


I  \i;i.i    DES  mm  n  EU  S  181 

Plfl  : 

lisodc  marque  bien  la  lin  «lu  second  Biècle 

Premiei  p.i~  vers  l'établissemenl  d'u  entre  l'empire  et 

ri  glise 

Grand  nombre  des  martyrs  des  deux  premiers  siècles 

Grand  nombre  des   ■  hrétiens 

L'Église  enracinée  dans  toutes  les  parties  du  monde  romain 


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