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University of Ottawa
http://www.archive.org/details/histoiredespe1885alla
EISTOIRE
DES PERSÉCUTIONS
PENDANT les deux premiers siècles
DU MÊME AUTEUR :
Les Esclaves chrétiens, depuis les premiers temps
de l'Église jusqu'à la fin de la domination romaine
en Occident. Ouvrage couronne par l'Académie française.
Deuxième édition. Un volume in-12. Prix 4 fr.
L'Art païen sous les empereurs chrétiens. Un volume
in-12. Prix 3 fr.
Esclaves, serfs et mainmortables. Un vol. in-12. Pr. 3 fr.
Rome souterraine. Résumé des découvertes de M. de
Rossi dans les catacombes romaines, et en parti-
culier dans le cimetière de Calliste, par J. Sp. North-
cote et W. H. Brownlow. Traduit de l'anglais, avec des additions
et des notes, et augmenté d'un supplément par le traducteur.
Deuxième édition. Un volume grand in-8°, orné de chromoli-
thographies et de plans. Prix 30 fr.
TYPOGRAPHIE riMUN-DIfiOT. — HBSNIL (LIRE).
II1ST01KK
DES PERSÉCUTIONS
PENDANT LES DEUX PREMIERS SIECLES
D APRÈS LES DOCUMENTS ARCHÉOLOGIQUES
PAUL ALLARD
PARIS
LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
90, Bl I BONAPARTE, 90
1885
FEB 291960
INTRODUCTION.
i.
L'histoire «les persécutions, ou, pour employer
un mot pins large, l'histoire de la politique reli-
gieuse «le l'État romain pendant les trois premiers
Biècles <lu christianisme, comprend deux périodes.
Au premier siècle, l'Église, à peine sortie du
berceau, est déjà connue de l'État. Il la distingue du
judaïsme, car il permet aux Juifs d'exister et per-
Bécute les chrétiens. La persécution reçoit au com-
mencement du deuxième siècle une forme régulière,
permanente, par le rescrit de Trajan à Pline, fixant
la jurisprudence à suivre au sujet des accusés de
christianisme. Le deuxième siècle tout entier b5 -
(Mule ><iiiv |t. régime établi par le reseril de Irajan;
c'est contre lui (jue protestent les apologistes,
et c'est lui qu'appliquent successivement, san> le
modifier dan» son fond, Hadrien. Antonin, Marc-
Alirele.
Dès le delmt du troisième siècle la situation
change. A la faveur des lois nouvelles sur les asso-
il INTRODUCTION.
dations, l'Église est arrivée à la possession du sol,
s'esl révélée à l'État comme une corporation réguliè-
rement organisée, capable de lutter et de traiter de
la paix. C'est ainsi que désormais il l'envisagera.
Septimc Sévère lance un édit contre la propagande
chrétienne. Une violente mais courte persécution
est suivie d'une longue trêve, qu'interrompt une
rapide reprise des hostilités sous Maximin. Les
persécutions de Dèce, de Valérien, d'Aurélien, de
Dioctétien sont des guerres terribles : elles se ter-
minent par de vrais traités de paix, où l'État rend à
l'Église ses biens confisqués, et implicitement lui
reconnaît le droit à l'existence. Le dernier de ces
traités est l'édit de 313, qui met fin pour jamais
aux persécutions. Désormais, par la conversion de
Constantin, un nouvel ordre de choses s'établit :
le monde romain va expérimenter pendant plusieurs
siècles le régime de l'union de l'Église et de l'État.
.Mesurer exactement les temps où l'Église, au
(ours de cette lutte, put respirer, et ceux où le
glaive de la loi s'appesantit sur elle, est à peu près
impossible. Les persécutions ne furent point les
mêmes partout et toujours. Il y en eut de géné-
rales et il y en eut de locales. On vit quelquefois des
fidèles aller, d'une province où ils étaient persécutés,
dans une autre, où ils étaient laissés en repos.
Cependanl on peut se rendre un compte approxi-
matif des alternatives de ligueur et de tolérance par
INTRODUCTION. m
lesquelles, en trois siècles, passa la société chré-
tienne. Jusqu'à Néron, l'Église a grandi dans l'om-
bre et le silence. La persécution éclate au lendemain
de l'incendie de Rome, à la lin de juillet (H. L'im-
pulsion sanguinaire donnée par le tyran dure
quatre ans. De la mort de Néron à l'avant-dernière
année de Domitien, l'Église connaît de nouveau le
repos. Pendant deux années elle éprouve la cruauté
île celui que Tertullien appelle « un demi-Néron . »
Les rigueurs reprennent, avec une allure plus uni*
forme, dès le commencement de Trajan. Jusqu'au
milieu du règne de Commode elles ne cessent plus :
la persécution ne se déchaîne pas partout à la fois;
mais il y a presque toujours de la persécution quel-
que part, tantôt en vertu des accusations régu-
lières exigées par le rescrit de Trajan, tantôt à la
suite d'émeutes populaires vainement réprimées par
des rescrits d'Hadrien et d'Antonin. Du milieu du
règne de Commode au milieu de celui de Sévère,
le- chrétiens purent enfin jouir d'environ quinze
années de paix, qui forment comme la transition
entre l<i régime de la persécution par rescrit, en
vigueur pendant tout le deuxième siècle, <'t celui de
la persécution par édit, qui sévit avec intermittence
pendant le troisième.
En 202, Septime Sévère l'inaugura, ajoutant à
l'initiative des accusations régulières, seules prévues
par le rescrit de Trajan, la recherche do<, chrétiens
,s INTRODUCTION.
par le pouvoir, que ce rescrit ne permettait point.
De la mort de Sévère à l'avènement de Maximin, les
chrétiens goûtèrent vingt-quatre années de tran-
quillité, presque de faveur. Les trois ans du règne
de .Maximin furent pour eux une nouvelle crise.
Douze ans de paix suivirent. Une réaction cruelle
se produisit sous Dèce. Les quatre premières années
de Valérien furent favorables à l'Église; pendant
trois ans la persécution sévit avec fureur. Depuis
259, époque de l'édit de paix de Gallien, jusqu'à
27 i, où Aurélien déclara de nouveau la guerre, les
chrétiens eurent quinze années de repos. On en peut
compter vingt entre la courte persécution d' Auré-
lien et les commencements de celle de Dioclétien.
Dix-sept ans de guerre suivirent : ce fut la plus
terrible et la dernière épreuve.
De Oi, date de la persécution de Néron, à 313,
date de l'édit de Milan, deux cent quarante-neuf
ans s'étaient écoulés : l'Eglise avait traversé six
années de souffrances au premier siècle, quatre-
vingt-six au second, vingt-quatre au troisième,
treize au commencement du quatrième; elle avait
été persécutée, en tout, pendant cent vingt-neuf
ans; cent vingl années de repos, dont vingt-huit
au premier siècle, quinze au second, soixante-sei/c
an troisième, lui avaient permis de réparer ses pertes
cl de se préparer a <lc dou veaux combats.
INTR0D1 CTION
itte courte synthèse de deux siècles et demi de
luttes permet de juger au prix de combien de
sang le christianisme acheta la victoire. Sans doute,
la persécution ne l'ut pas continue, comme quelques-
uns le croient : elle sévit par intervalles, v.y-y. xaipouç,
-don le mot souvent cité d'Origène, Dieu ne voulant
pas, ajoute-t-il, (pie la race des chrétiens lût entiè-
rement détruite, xaAtîovnK ®eoû to --}.-/ i/.-^/.vj.r.'y'ryy.:
x0rû>v£6voç 1 . Pendant le second siècle, les magis-
trats ne les poursuivent pas d'oflice : un chrétien
n'est condamné que si un accusateur le défère au
tribunal, suivant les règles de la procédure ordi-
naire. Au troisième siècle, les édita impériaux or-
donnent aux magistrats de rechercher pour les
punir les membres de l'Église, instituant ainsi con-
tre eux une procédure exceptionnelle; mais d'autres
• dit- \iennent toujours, après un temps plus ou
moins long, suspendre ces rigueurs : il s'établit
alor> entre l'Église et l'État, de la tin (Tune persé-
cution au commencement d'un autre, une sorte de
concordat tacite, que l'Étal peut toujours dénon-
cer, mais qui assure ;i l'Église, eu attendant, un
i Contra Celsum, III, l<>.
m INTRODUCTION.
modus vivendi régulier et presque légal. Celle-ci ne
passa pas trois siècles exposée sans relâche au fer
des bourreaux, à la dent des bêtes, à la flamme
des bûchers, ou réduite à se cacher sous terre et à
dissimuler son existence aux pouvoirs publics :
aucune société n'eût pu durer dans ces conditions.
M;iis de ce que la persécution ne sévit pas continuel-
lement, on ne saurait conclure que les persécutions
ne furent pas meurtrières. La thèse sur le petit nom-
bre des martyrs, soutenue il y a deux cents ans par
le célèbre commentateur anglais de saint Cyprien,
Henri Dodwell, ne peut se défendre. Ruinart la
réfuta cinq ans après son apparition. On pourrait
ajouter beaucoup aujourd'hui à la savante dis-
sertation qui remplit les paragraphes deux et trois
de la Préface des Acta martyrum sincera : la criti-
que la plus sévère ne trouverait qu'un petit nombre
de lignes à en retrancher. Tillemont, si prudent, si
sagace, si éloigné de tout excès, et dont l'admira-
ble sincérité n'a d'égale que son immense érudition,
Domme quelquefois Dodwell pour le réfuter sur des
détails; mais surtout il lui répond par l'ensemble de
son œuvre : les cinq premiers volumes des Mé-
moires sur l'histoire ccclniastiquc ne laissent pas
subsister In thèse du savant anglais. De nos jours,
dans «le- régions scientifiques où Ruinart et Tille-
niMiit -<> sentiraient singulièrement dépaysés, les
idées de Dodwell, d'abord accueillies avec faveur,
INTRODI l TiON. mi
sont il»' plus « - ii plus abandonnées. Biles viennent,
il e^t vrai, d'être reprises par M. Bavet, dans lé der-
ii it-i volume de Bon ouvrage sur le Cfir istianisme ei
Origines ; mais l'auteur se montre si peu préparé
à traiter ces questions, si peu familier avec les sbur-
s, et commet en quelques pages de telles erreurs
de détail, qu'il sérail superflu de lui répondre :
après avoir lu le chapitre consacré aux persécutions,
on regrette plus vivement encore que par le passé
l'illusion < { ii i a entraîné un brillant espril de la criti-
que littéraire, où il est maître, vers la critique reli-
gieuse, pour laquelle il n'était point fait. Des histo-
riens mieux renseignés, M. Aube, par exemple, >e
dégagent davantage chaque jour de la théorie pro-
posée par Dodwell. On en trouverait des traces
fréquentes dans V Histoire des persécutions de VÉglise
jusqu'à la fin des Antonins; elle est moins apparente
dans les Chrétiens dans l'empire romain de la fin des
Antonins an milieu du troisième siècle; on peut pré-
voir le momentoù cette opinion, adoptée trop vite,
au début d'études d'histoire religieuse pour les-
quelles il <'t;iit d'abord insuffisamment armé, n'exer-
cera plus d'influence Bur les travaux de M. Àubé.
« En lisant ses premiers essais, on eût pu être tenté
de croire que les persécutions furent en réalité peu
de chose, que le nombre des martj rs ne fut pas con-
sidérable, <-t que tout le système de l'histoire ecclé-
siastique sur ce point n'est qu'une construction arti-
mu INTRODUCTION.
ûcielle. Peu à peu la lumière s'est faite dans cet
esprit sincère i). » Cette phrase est de M. Renan :
elle laisse voir où en est, sur la question qui nous
occupe, un des érudits les moins suspects de
partialité pour l'histoire traditionnelle; il suffit de
parcourir les quatre derniers volumes de son Histoire
des origines du christianisme pour s'assurer que la
thèse qui tend à restreindre le nombre des martyrs
et à diminuer l'importance des persécutions n'a pas
d'adversaire plus décidé que lui.
Les découvertes de l'archéologie moderne ont en-
levé à la théorie anglaise un de ses principaux argu-
ments. Elles permettent à l'historien des persécu-
tions de se servir désormais d'un grand nombre de
documents hagiographiques dont Ruinart ou Tille-
mont n'eussent pas osé invoquer l'autorité. Les re-
lations de martyres sont de deux sortes. Les unes
sont des Actes proprement dits, « c'est-à-dire la
transcription exacte, ou à peu près, des procès-ver-
baux judiciaires dressés par les païens et vendus
aux ûdèles par les agents du tribunal (2). » On peut
citer, parmi les pièces les plus parfaites de ce type,
les Actes de saint Justin, de saint Cyprien , des
1) Renan, Journal des savants, 1871. p. 697.
i Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, supplément aux
Acta sincera </<■ <i<>ih Ruinart extrail des Mémoires de l'Académie
'l' - Inscriptions et lidlcs-Lcttres, t. XXX, 2° partie), Paris, 1882,
p. H,.
INTRODl ( TION. ,x
Btints Fructueux, Augure et Euloge, des martyrs
scillitains, de saint Maximilien , de sainte Crispine,
les procès- verbaux insérés dans \esGesta purgationis
de Félix et de Cécilien. Mais a côté de ces pièces aussi
précieuses que raie- se place une multitude presque
innombrable «le narrations martyrologiques , d'un
genre forl différent. On leur donne improprement,
dans le langage ordinaire, le nom d'Actes 1 ; ce ne
-<»nt point, comme les pièces qui méritent vraiment
cette appellation, des documents de greffe, mais
de- récits dont l'autorité varie avec la sincérité, l'in-
telligence, l'âgedu narrateur, les sources auxquelles
il a puisé : leur vrai nom est celui de Passionrs ou
de Getta martyrum. Un passage copié par Mabillon
dans un manuscrit du onzième siècle renferme le
jugement suivant, qui fait grand honneur à la cri-
tique du moyen âge : « Les Passions des saints mar-
tyrs ont une moindre autorité (que les Actes), parce
qu'on trouve dans quelques-unes un mélange devrai
«•t de faux. Dans les unes il y a peu de vérité, en
d'autres peu de fausseté. Mais un très petit nombre
sont vraies entièrement "2 . » Parmi ces paueissimx
Bont les relation- contemporaines, comme la lettre
de l'Église de Smyrne but le martyre de saint Po-
I Nous n • «us conformerons souvent aous-même, dans le cours
de ce livre, à cette habitude du langage usuel.
î Cité par Le Blant, les Actes des martyr», p. 24.
\ INTRODUCTION.
1\ carpe, la lettre des Églises de Lyon et de Vienne
sur les martyrs de 177, la Passion de sainte Per-
pétue et de ses compagnons, la lettre de saint Denys
sur les martyrs d'Alexandrie , le livre d'Eusèbe
sur les martyrs de Palestine. De pareils documents
( l'énumération que nous venons de faire n'est pas
limitative; ont une autorité égale à celle desActa.
Mais ils sont peu nombreux en comparaison des
Passiones écrites plus ou moins longtemps après
les faits qu'elles racontent, et mélangées de vrai
et de faux. Beaucoup d'entre elles sont de si basse
époque, trahissent si clairement le travail de ca-
binet ou de cellule, qu'on n'oserait guère leur em-
prunter autre chose que des noms. Cependant, de-
puis que les études d'archéologie chrétienne ont reçu
du génie de M. de Rossi une si puissante impulsion,
il arrive fréquemment que les documents hagiogra-
phiques les plus suspects en apparence obtiennent
sinon pour les détails, au moins pour les indications
topographiques, quelquefois même pour les lignes
générales du récit, une confirmation inattendue.
Cette bonne fortune est arrivée à diverses Passions
de Moine ou de l'Italie. Ecrites longtemps après les
faits, elles l'ont été quand les monuments n'avaient
pas encore perdu leur aspect primitif : le rédac-
teur n'es! pas un témoin du martyre, mais il avait
vu le tombeau, et les fouilles modernes ont mis en
lumière la parfaite concordance entre la description
iMliohi CTIOfl m
de l'hagiographé el l'état des lieux. En procédant
avec circonspection, en faisant sans hésiter les éli-
minations nécessaires, il devient possible de se ser-
vir «le documents dont une prudente critique n'au-
rait osé tirer parti avant que l'archéologie les ait
oûs à l'épreuve et ;iit atteint le tuf solide que re-
couvrent quelquefois plusieurs couches superposées
«I." matériaux >an> valeur historique. Nous aurons
plusieurs luis, dans le cours de ce livre, l'occasion
de montrer comment, sràce aux découvertes archéo-
logiques, des récits «m le faux se mêle au vrai
jusqu'à paraître quelquefois l'étouffer, reprennent
cependant une autorité suffisante pour fournir un
point de départ aux recherches de l'historien.
Pendant que M. de Hossi et ses disciples confron-
tent les documents hagiographiques avec les monu-
ments, d'autres critiques les comparent aux mœurs,
aux institutions, aux lois romaines , afin de décou-
vrir si, même dans les plus contestables des l'us.sio-
nrs, il n\ aurait pas quelque trait antique, qui per-
mettrait de retrouver sous les légendes un peu
d'histoire. Depuis de longues années M. EdmontLe
Blant se consacre a ce travail délicat. Il a résumé ses
recherches dans son livre sur les Actes (1rs martyrs,
supplément aux Acta sincera dedom Ruinart. Écrire,
dans le sens naturel du mot, un supplément au re-
cueil dans lequel Ruinart a fait entrer le- documents
martyrologiques qui lui ont paru les plus dignes de
mi INTRODUCTION.
foi, ne serait point une tâche aisée. Malgré l'ab-
solue sincérité critique du savant bénédictin, qui-
conque voudrait refaire aujourd'hui son livre aurait
beaucoup plus à en retrancher qu'à y ajouter. Aussi
M. Le Hlant n'a-t-il point prétendu révéler des textes
dignes d'être publiés in extenso à la suite de ceux
(pie Ruinart a rassemblés. Bien qu'il soit encore
possible de l'aire quelques découvertes de ce genre
M. Aube l'a prouvé ;, le filon à exploiter est appa-
remment très maigre. M. Le Blant n'a eu garde de
le suivre. Mais il a pensé que dans les Passions non
admises par Ruinart, et peu dignes pour la plupart
d'être acceptées intégralement, il n'était pas impos-
sible de retrouver des traces de rédaction antique,
comme on retrouve l'écriture primitive sous les sur-
charges d'un palimpseste. Quand on rencontre dans
un texte hagiographique offrant toutes les appa-
rences d'une rédaction du sixième ou septième siècle
l'indication d'un usage, d'une loi, d'une fonction,
ou simplement l'emploi d'un mot complètement in-
connus à cette époque, et que le compilateur eut
été incapable de tirer de son propre fonds, on a la
preuve de l'existence d'un document plus ancien,
déjà une ou deux fois remanié peut-être, mais dont
il subsiste encore quelque trace. En opérant cette
confrontation délicate, dans laquelle l'érudition la
plus exacte ne garantil pas contre toute chance d'il-
lusion ou d'erreur, M. Le Riant a montré qu'un très
INTR0D1 i I K'N xl"
grand nombre de Passions, qui oe pourraient être
Bérieusemenl invoquées dans beaucoup de leurs
détails, reposent cependant sur un fond primitif,
soit contemporain des faits, soil an moins d'une an-
tiquité véritable, et méritent de n'être pas rejetées
tout entières. Ce travail de critique des textes, dans
lequel M. de Rossi avait lui-même plus d'une fois
donné l'exemple et ouvert la voie, est venu accroître
le champ défriché parles fécondes découvertes de
l'archéologie. Les recherches du grand archéologue
italien et du sagace érudit français ont ainsi mul-
tiplié les sources auxquelles l'historien des persé-
cutions a désormais le droit de puiser, à condition
desavoir, à l'exemplede ces maîtres, en filtrer l'eau
pour la dépouiller d'innombrables scories qui, jus-
qu'à ce jour, rendaient presque impossible de s'en
servir.
III.
Tout concourl doue a fortifier l'opinion tradition-
nelle sur le caractère meurtrier des persécutions.
Aucune donnée Btatistique ne permet de retrouver,
même approximativement, lenombredes martyrs :
on ne saurait douter qu'il ait été très grand. Mais
si la critique moderne semble avoir résolu définiti-
vement une question pendante depuis deux Biècles,
\i\ INTRODUCTION.
elle en a posé une autre, dont nos devanciers ne
s'étaient pas occupés : il en faut dire ici quelques
mots.
Que les persécutions aient été plus ou moins éten-
dues, plus ou moins meurtrières, en un certain sens
peu importe : dans les balances de la justice absolue,
du droit théorique et abstrait, le sang d'un innocent
pesé autant que celui de plusieurs. Mais, toutes les
fois qu'il passe auprès du sang versé, le juge se de-
mande d'abord : Quel motif arma le bras du meur-
trier? y eut-il légitime défense, justes représailles,
ou violence sans excuse ? doit-on prononcer un ac-
quittement, une condamnation sans appel, ou re-
connaître ce que la langue juridique nomme des
circonstances atténuantes? La critique moderne s'est
interrogée de la sorte au sujet des auteurs des per-
sécutions, de ceux que les apologistes des premiers
siècles, les rédacteurs des Passions des martyrs, et
l'histoire traditionnelle appelaient simplement les
bourreaux des chrétiens. Il lui a semblé dur de
donner un tel nom aux souverains éclairés du
deuxième siècle, à un Hadrien, à un Antonin, à un
Marc-Aurèle, ou à tel empereur intelligent et bon
politique du siècle suivant. Elle s'est donc demandé
si les chrétiens n'avaient point attiré par leur faute
les rigueurs du pouvoir, si celui-ci n'avait pas eu
quelque raison de voir en eux des ennemis des ins-
titution^ établies, si leur existence n'était pas par
I3TR0D1 i TloN. x*
certains côtés incompatible avec l'existence ou au
moins la sécurité » l* * l'empire romain.
Partant de ce point de vue, quelques modernes
ont pris fait et cause pour l'empire avec une ardeur
qu'il c>t permis de trouver excessive, «'t. versant «les
pleurs
sur ce pauvre Holophenic
si méchamment mis àmort'par Judith,
• •ut regretté qu'il n'ait pas réussi à exterminer par
le fer et le feu 1rs chrétiens, considérés comme les
ennemis-nés et les destructeurs «le l'antique civili-
sation. Des esprits plus modérés ont pensé que cer-
tains empereurs étaient excusables d'avoir traite
les chrétiens de rebelles, avaient t'ait en les combat-
tant leur métier de souverain, et auraient droit,
sinon aux éloges, du moins à une large indulgence
de l'histoire, enfin dégagée des préjugés tradition-
nels et rendue à L'impartialité qui doit être sa loi. Les
savants qui professent cette opinion sont loin d'être
tous des adversaires du christianisme; plusieurs se
réjouissent sincèrement de l'heureuse révolution qui
a substitué à Tordre de choses antique une société
nouvelle issue de l'Évangile. Mais se plaçant, par un
effort intellectuel, dans l'ordre d'idées et de senti-
ments où, selon eux, ont du se trouver les déposi-
taires de l'autorité civile eu présence «les progrès de
l'Église, il> estiment que ceux-ci ont vu nécessaire-
\m INTRODUCTION.
nient dans ces progrès une menace pour L'unité
romaine, un élément de dissolution ou de désorga-
nisation pour l'empire, et, de bonne foi, n'ont pu
se dispenser de sévir, moins pour frapper des inno-
cents que pour se défendre contre des adversaires
soit déclarés soit inconscients.
Telle est l'opinion adoptée aujourd'hui par 'un
grand nombre d'historiens et de critiques. Est-elle
assez évidente pour s'imposer d'elle-même et être
acceptée sans examen? Elle a contre elle le témoi-
gnage considérable des anciens apologistes, et toute
la tradition historique , qui, jusqu'à ces derniers
temps, avait salué les iidèles persécutés comme des
martyrs de la liberté de conscience, et flétri ceux
qui les persécutaient comme des violateurs de cette
liberté. Pour abandonner ce sentiment, et se décider
à donner raison aux bourreaux contre les victimes,
plusieurs demanderont des raisons plus fortes et plus
précises que celles qui ont été jusqu'à présent ap-
portées à L'appui de l'opinion nouvelle. Si la main
des chrétiens avait été surprise dans quelque tenta-
tive contre la sécurité de l'empire ou la personne des
empereurs; si leurs écrits contenaient des maximes
contraires à la soumission due aux puissances éta-
blies; si le dernier cri de leurs martyrs avait été un
appel à la révolte; s'il avait existé une incompati-
bilité absolue entre la pratique de leur religion et les
devoirs du citoyen, du soldat, de l'homme du monde,
INTRODI I li"V \mi
du prie de famille, «m comprendrai! qu'ils eussent
paru de trop dans l'empire, et que, malgré leurs
vertus, les prini ient crus forcés de les pros-
crire. I ivilisation organisée voudra toujours re-
jeter «le sod sein les réfractaires. Mais les chrétiens
ae méritaient pas ce nom. A part quelques irrégu-
liers, errant en entants perdus sur les confins du
judaïsme, ou quelques esprits chagrins, comme il
B*en rencontre dans toute société, les disciples dé
Jésus oe se sont jamais volontairement isolés du cou*
rant de la vie romaine. Ils prient pour les empe-»
reurs, pour les magistrats, pour l'armée, pour toutes
les puissances, selon le précepte apostolique, Ils
paient l'impôt. Ils font le commerce. Usservenl dans
les légions. Il- reconnaissent les lois, s'adressent aux
tribunaux, portent même leurs causes devant l'em-
pereur. Il- se marient, et les familles clin-tiennes
-"Ht plus fécondes et plus nombreuses que les ra-
milles païennes. Ils travaillent, et le labeur manuel,
méprisé par le paganisme, esl par eux remis en
honneur. Il- sont si peu révolutionnaires, que les
institutions mêmes qui répugnent le plus à l'esprit
chrétien, comme l'esclavage, ne sont point attaquées
par eux ouvertement, et qu'ils s'imposent, sur ce
sujet brûlant et délicat, une réserve de langage .1
laquelle ce se i Toieut point tenus des philosophes. Si
le> apologistes du christianisme critiquent avec vi-
vacité les religions antiques, l'audace de leur pa-
6
wiii INTRODUCTION.
rôle ne dépasse point celle de quelques libres esprits
du paganisme, que l'autorité laissait en repos ; s'ils
blâment les mauvaises mœurs que l'idolâtrie entre-
tenait, ils usent du droit reconnu de tout temps aux
moralistes, et dont leurs contemporains païens usent
comme eux. Mais les écrits des premiers docteurs
chrétiens ne contiennent aucune trace d'hostilité
envers la société romaine : ils ne cessent de protes-
ter de leur fidélité à ses lois, de leur reconnaissance
pour ses bienfaits, ils exaltent cette civilisation
« grâce à laquelle le monde a la paix, et chacun
peut voyager librement sur terre et sur mer (1), »
ils tendent sans cesse à l'empire une main amie :
M. Renan donne à l'un d'eux l'épithète de « légiti-
miste », dans le sens moderne du mot, qui n'a pas
besoin de commentaire.
\on seulement les apologistes du deuxième siècle,
les doux et larges esprits que l'on voit sans cesse
préoccupés des rapports du christianisme et de la
philosophie grecque , et plus enclins à mettre en
lumière ce qui rapproche qu'à rechercher ce qui
sépare, un Justin, un Méliton, un Athénagore, un
Théophile d'Autioche, se montrent animés de cette
religieuse et cordiale loyauté politique, de cette
pieuse fidélité aux empereurs, qui étaient de tradi-
i S. Irénée, idv. II",.. IV, 30.
INTRODUCTION'. \iv
tioD dans l'Église depuis l'âge apostolique ; maison
retrouve les mêmes principes sur des lèvres rudes,
• lout l'âpre et fougueux langage semblerait à première
vue mieux fait pour traduire les colères et les mena-
» es île- sibj llistes judéo-chrétiens. Nature essentielle-
ment oratoire, Tertullien subit tous les entraînements
île la parole, toutes les bonnes et mauvaises fortunes
île l'éloquence, ae se préoccupant point toujours de se
mettre d'accord a\ ec lui-même, oubliant quelquefois
le lendemain ce qu'il a écrit la veille. Cependant, à
la regarder de près, en interrogeant l'ensemble de
ses écrits, la pensée politique de l'apologiste africain
est lares claire : elle s'inspire de ce sentiment «le
soumission religieuse et d'ardent patriotisme donl
se montrent animés les principaux interprètes de la
doctrine évangélique aux trois premiers siècles :
Tertullien y joint même une sorte d'attachement
superstitieux, étrange de la part d'un si ardent chré-
tien.
Les adorateurs du Christ ont, dit-il, autant que
tes païens intérêt à la stabilité de l'empire; car
s'il venait a se dissoudre, ils seraient comme les
autres entraînés dans sa ruine. Mais un tel désastre
ne se produira pas. g I. 'empire durera autant (pie le
momie 1). » Bien plus, la durée du monde dépend
ii Tertullien, Ad Scopulam, i.
\v INTRODUCTION.
de la sienne. « .Nous savons que la un des choses
créées, avec les calamités qui doivent en être les
avant-coureurs, n'est retardée que par le cours de
l'empire romain 1). » Aussi les chrétiens prient-ils
chaque jour pour l'empire et pour l'empereur. « Si
vous vous persuadez que nous ne prenons aucun
intérêt à la vie des Césars, ouvrez nos livres : ils
sont la parole de Dieu, nous ne les cachons à per-
sonne. Vous y apprendrez qu'il nous est ordonné de
pousser la charité jusqu'à prier pour nos persécu-
teurs. Vous y trouverez cette règle formelle : Priez
pour les princes, pour les puissances de la terre,
afin que vous jouissiez d'une tranquillité com-
plote (2). » Cette règle est fidèlement observée.
« Nous, chrétiens, nous invoquons pour le salut des
empereurs le Dieu vivant... Les yeux levés au ciel ,
les mains étendues parce qu'elles sont pures, la tète
nue parce que nous n'avons à rougir de rien, sans
formules dictées à l'avance parce que chez nous c'est
le cœur qui prie, nous demandons tous pour les
empereurs, quels qu'ils soient, une longue vie, un
rèirne tranquille, la sûreté dans le palais, la valeur
dans les armées, la fidélité dans le sénat, la vertu
dans le peuple, la paix dans le monde, enfin tout ce
(i)4po?., 32.
2 Ibid., ■■.
INTR0D1 CTION.
qu'un liomme, tout ce qu'un prince peut désirer I .
Saintement ligués contre Dieu, nous l'assiégeons de
DOS prières, afin de lui arracher par une violence
qui lui est agréable ce que nous demandons. Nous
l'invoquons pour les empereurs, pour leurs minis-
tre>, pour toutes les puissances, pour l'état présenl
du siècle, pour la paix, pour l'ajournement de la
catastrophe finale v2 . » Remarquez cette pensée,
cette étrange appréhension, identifiant lesdestinées
de l'empire romain avec celles du monde : la catas-
trophe dernière, pour Tertullien. c'est à la t'ois la
lin du monde et la lin de l'empire!
Une telle fidélité ue pouvait aller sans l'obéissance.
lertiillien rappelle à tout instant l'obéissance QOD
seulement exacte, mais affectueuse îles chrétiens,
■i Ils savent que leur Dieu a établi l'empereur, el
comprennent qu'ils lui doivent amour, respect,
honneur (3 . » Aussi les factions ne se recrutent-
elles jamais dans leurs rangs. « Parmi les fauteurs
d'Àlbinus, de Niger, de Càssius, on n'a pu trouver
un seul chrétien i . b Persécutés, ils meurent, ils
be se révoltent pas. Ils le pourraient peut-être, car
leur l'une croît chaque jour avec leur nombre; mais
(1) Ibid., 30.
I Ibid., 39.
I ' - vpuldm, I .
i Ibid.
xmi INTRODUCTION.
ils ne le veulent pas, parce que cela leur est défendu.
Bossnet a résumé, avec la simplicité de sa grande
parole, toute la doctrine de Tertullien sur ce point.
« Les chrétiens avaient reçu ces instructions comme
des commandements exprès de Jésus-Christ et de
ses apôtres; et c'est pourquoi ils disaient aux persé-
cuteurs, par la bouche de Tertullien, dans la plus
sainte et la plus docte apologie qu'ils leur aient
jamais présentée, non pas : On ne nous conseille
pas de nous soulever, mais, cela nous est défendu,
vetamur; ni, c'est une chose de perfection, mais ,
c'est une chose de précepte, prœeeptum est ?iobis,-
ni, que c'est bien fait de servir l'empereur, mais que
c'est une chose due, débita imper atoribus, et due
encore, comme on a vu, à titre de religion et de
piété, pietas et religio imprratoribus débitas ; ni, qu'il
est bon d'aimer le prince, mais que c'est une obli-
gation et qu'on ne peut s'en empêcher, à moins de
cesser en même temps d'aimer Dieu qui l'a établi,
ncccsse est ut et ipsum diligat. C'est pourquoi on n'a
rien fait et on n'a rien dit, durant trois cents ans,
qui fit craindre la moindre chose ou à l'empire et à
la personne des empereurs, ou à leur famille; et
Tertullien disait, comme on a vu, non seulement
que l'État n'avait rien à craindre des chrétiens, mais
que, par la constitution du christianisme, il ne pou-
vait arriver de ce côté-là aucun sujet de crainte :
a quibus nihil limrre possitis : parce qu'ils sont d'une
INTRODUCTION. x xni
religion qui ne leur permet pas de so \onger des
particuliers, et à plus forte raison de se soulever
contre la puissance publique (1). »
Ce qui prouve la profondeur et la sincérité de ces
sentiments, c'est que la comparution devant les tri-
bunaux , la vue même des bourreaux et des suppli-
ces, ne les altérait pas. Sur la foi d'Actes apocry-
phes ou de compositions légendaires sans autorité,
on se représente trop souvent sous de fausses cou-
leurs l'attitude «les chrétiens devant leurs juges et
les paroles prononcées alors. On s'imagine que de
la bouche des martyrs sortaient de piquantes rail-
leries ou d'éloquentes malédictions, qui visaient d'a-
bord les dieux, puis les magistrats, et atteignaient
enfin les empereurs. On croit les honorer en leur
prêtant beaucoup d'esprit ou beaucoup de violence.
La lecture des pièces authentiques, des documents
contemporains ou du moins vraiment anciens, donne
une idée bien différente des scènes qui se passaient
réellement devant les tribunaux aux époques de
p rsécution. En présence de magistrats peu enclins
d'abord à verser le sang, mais que la résistance
exaspérait, devant les instruments de torture contre
lesquels ni le sexe ni Page ne les protégeaient, an
milieu des clameurs de populations fanatiques, sous
l'outrage de calomnies odieuses, les martyrs per-
(i) BossiK't. Cinquù m- «>■■ i tis$< m ni aux protestants.
wiv INTRODUCTION.
datent rarement le sang-froid, la dignité, la patience,
et surtout le respect de l'autorité impériale. Ils lan-
çaient quelquefois le sarcasme aux dieux (moins son-
vent même qu'on ne le croit, car dans les documents
dignes de foi se rencontrent rarement les longues
controverses imaginées par les passionnaires de
basseépoque : jamais ou presque jamais un mot dur
ou piquant n'était dit par eux contre le souverain. Je
trouve une seule fois, dans le recueil desActasin-
vcra, une réponse où respire un véritable accent de
ressentiment et de révolte (f ; ceux qui la pronon-
cent sont des laïques, des soldats, moins maîtres de
leurs paroles, moins imbus peut-être de la tradi-
tion que des docteurs et des chefs d'Églises; Tille-
mont, qui fait remarquer cette circonstance, ajoute :
« On peut être surpris de la manière haute, forte,
et, s'il est permis de le dire, dure et injurieuse dont
ils parlent au juge dans leurs Actes et dont ils parlent
quelquefois des empereurs mômes. Ce n'est point
assurément le style ordinaire des martyrs, et on voit
par presque toutes les histoires authentiques qui nous
en restent, qu'ils ont eu soin de garder le respect
envers les puissances, et la douceur que saint Paul
nous recommande si souvent après l'Évangile (2). »
(I icta sanctorum Tarachi, Probi et A.ndronici, dans Kuinart,
kcta'primorum martyrum sincera etselecta, Hi8!>, p. St86.
(2) TilIniHiiii. Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique
IM RODl I l ION. o
Sur un seul point, les chrétiens ont donné raison)
en apparence, à l'opinion de ceux <|ui les regar-
dent, aujourd'hui encore, comme ayanl formé un
élément à pari , incapable de se fondre dans l'unité
intellectuelle, morale, sociale de l'empire romain,
Beaucoup d'entre eux , que leur naissance ou leur
fortune aurait désignés pour les fonctions publi-
ques, se tinrent à l'écart, au grand scandale de
l'opinion, qui ne comprenait pas plus un Romain
bien oé s'abstenant de concourir à l'administration
de l'Étal nu «le la cité, que nos pères n'eussent
compris un noble de l'ancien régime refusant « 1 **
défendre son pays par l'épée. On le leur reprocha
souvent : jouant sur les mots, leurs adversaires les
traitaient de gens inutiles, i'/pr^roi, tristes, mous,
inertes, inhabiles aux affaires. Ces épithètes, et
d'autres semblables, se rencontrent sous la plume
des rares auteurs païens qui ont daigné s'aperce-
voir de l'existence d'une société chrétienne : les
écrivains chrétiens les reprennent à leur tour, et s'en
parent comme de titre- d'honneur. A première
\iir, cela étonne. Rien, dans l'Évangile ou dans
l'enseignement apostolique, ne prescrit aux mem-
bres de l'Église un complet détachement du inonde.
H leur e^t recommandé de ne point -'en faire les
'.'— tixpremie) . \. art. Burles saints Taraque, Probe
«t Andronic.
\\u INTRODUCTION.
esclaves, non d'en répudier les devoirs. Quelques-
uns, dans la première génération chrétienne, pu-
rent croire que le monde allait promptement finir ;
mais la force des choses amena bientôt pour tous
une intelligence plus exacte des paroles du Sau-
veur. Les apologistes qui témoignèrent, au nom de
l'Église, de la fidélité des chrétiens à l'empire ne
considéraient point celui-ci comme une œuvre con-
damnée et maudite, qu'un disciple de Jésus ne
pouvait servir en conscience. Au contraire, ils di-
saient quelquefois aux empereurs, sans craindre
d'être démentis : Vous n'avez pas de meilleurs
sujets que nous ! D'où vint donc cet éloignement des
fonctions publiques, manifesté par un grand nom-
bre de chrétiens? Il eut surtout pour cause la diffi-
culté où ils se trouvaient de remplir celles-ci sans
faire un acte continuel d'apostasie. Les actes de la
vie officielle se confondaient sans cesse, à Rome ,
avec ceux de la vie religieuse : peu de magistrats
pouvaient s'abstenir d'offrir des sacrifices, d'invo-
quer les dieux, d'assister à des spectacles où l'ido-
lâtrie, la volupté, la cruauté jouaient un rôle, de
donner eux-mêmes au peuple de ces jeux crimi-
nels. De là, pour le Romain que sa situation sociale
appelait aux honneurs, soit dans la capitale de
l'empire, soit sur le théâtre plus modeste de la
vie municipale, une dure alternative, s'il était chré-
tien : cacher sa foi, et contrevenir chaque jour,
INTRODI ■ NON wmi
dans l«"- actes officiels, aux préceptes de sa religion ;
ou se condamner à la retraite pour leur rester fidèle,
mais attirer alors sur lui le mépris public, les soup-
çons injurieux, peut-être les accusations de delà
leurs intéressés, qui dans l'honnête homme con-
traint à l'oisiveté . et protestant contre elle par
l'exercice de la charité, par la pratique de toute- les
vertus privées, savaient reconnaître le chrétien.
Ces! au deuxième siècle (pie le reproche
d' a inertie » commença d'être adressé aux fidèles.
A cette époque la persécution, moins violente
qu'elle ne devait l'être en certaines années du siè-
cle suivant, était continuelle, et ne permettait guère
aux chrétiens scrupuleux de se départir de cette
règle d'abstention. Mais quand, au troisième siècle,
les périodes de paix devinrent durables et fréquen-
tes, quand l'Eglise se vit sinon en droit, au moins
eu t'ait, reconnue pendant de longues années par
l'empire, il devint possible d'être chrétien ouverte-
ment, même en exerçant des fonctions publiques,
et de servir l'État sans apostaaier. Le grand nom-
bre des fidèles que l'on trouve alors soit à la cour
des empereurs, soit dans les diverses magistratures,
prouve que l'abstention, qui avait été la règle
presque générale au siècle précédent, n'était point
systématique , et ne venait pas d'une opposition de
principe entre la vie publique et la vie chrétienne.
Sous Septime Sévère, dont les premières années
wmi[ INTRODUCTION.
lurent favorables à l'Eglise, il y avait des chrétiens
non seulement au palais, mais au sénat. Alexandre
Sévère fut pendant tout son règne entouré de chré-
tiens : c'était l'époque où une impératrice, un
gouverneur de province, des fonctionnaires, nveç
-c-yj i\ y.lioyj.y.i'., prenaient des leçons d'Origène : sa
maison, oïxoç, familia, était entièrement chrétienne,
disent les historiens. L'empereur Philippe avait
ici h le baptême : le-- chrétiens purent librement,
sous ce règne, servir l'État, et l'on sait que dans
la persécution de Dèce moururent plusieurs martyrs
qui avaient été fonctionnaires publics sous son pré-
décesseur, tandis que d'autres, restés en place, con-
sentirent à sacrifier. Valérien, au commencement
de son règne , avait sa maison remplie de serviteurs
et d'officiers chrétiens : quand il se fit persécuteur,
l'un des édits qu'il promulgua condamna à la dé-
gradation, à la privation des biens et à la mort les
sénateurs, les viri c<jr<'<jii et les chevaliers qui pro-
fessaient le christianisme. Malgré les scrupules
exagérés de quelques-uns, l'armée contenait, au
commencement de Dioclétien , un grand nombre de
chrétiens, car, dès 298, l'empereur ordonna de
les contraindre à sacrifier, ou, s'ils refusaient, de les
exclure du service militaire.
On voit que, au troisième siècle, les chrétiens
ne fuyaient nullement les charges qui pesaient sur
tous les citoyens : où ©e'JYÔVTéç làç y.'jv/r,-izy: toO Bïou
[NTR0D1 0T1ON. XN1X
XêitoopY^ç, «lit Origène 1 . Selon les expressions si
souvenl citées de Tertullien , il- naviguaient, com-
battaient, cultivaient la terre comme les autres -1 :
ils remplissaient les villes, les camps, le sénat, le fo-
rum, et ne laissaient aux païens que les temples 3 .
Des divers éléments dont se composait la vie
antique, les temples, c'est-à-dire l'idolâtrie, avec
fous ses accessoires, toutes ses dépendances, avec
ses joies impures, ses voluptés cruelles, ses mœurs
dépravées, étaienl seuls systématiquement délaissés
par eux. La question se posait donc sur cet unique
terrain : devait-on contraindre les chrétiens, non
pas ,i remplir les devoirs de la vie publique, qu'ils
ne refusaient pas, mais à prendre part à un culte
contraire à leurs croyances, réprouvé par leur mo-
rale? Oui, disaient les païens aux jours où souf-
flait dans l'empire un vent de persécution : le culte
des dieux romains est le culte même delà patrie:
quiconque le repousse -<i sépare d'elle, devient
pour elle un étranger et un ennemi : separatim
nemo habessit deos. Dans d'autres temps, les païens
raisonnaient d'une manière différente. Ils compre-
naient qu'on servit l'Étal sans servir les dieux.
Septime Sévère et Caracalla avaient, par une loi
'i) Origène, Contra Ceteum, VIII, '■<.
\ |. rtullii m. .*/ "/■■ '•-.
id., 37.
X\x INTRODUCTION.
que nous a conservée Ulpien, admis les Juifs à être
dit niions en les exemptant de toute pratique qui
serait contraire à leur culte (1). Une telle exemption
ne parait pas avoir, même dans les temps les plus fa-
vorables, été accordée expressément aux chrétiens;
mais elle l'était tacitement , et il n'est pas douteux
que sous Alexandre, sous Philippe, dans les premiè-
res années de Valérien, de Dioclétien , des fidèles
aient pu remplir des charges de cour ou gérer des
fonctions publiques sans être contraints à des ac-
tes d'idolâtrie. Les païens avaient donc, selon les
temps, deux manières différentes d'envisager la
question chrétienne : tantôt ils décidaient que l'État
et l'Eglise ne pouvaient coexister, et qu'il fallait con-
traindre les chrétiens à l'abjuration, ou les exter-
miner de la surface de l'empire; tantôt ils admet-
taient implicitement que la coexistence, ou plutôt
l'intime mélange des deux sociétés, n'avait rien
d'anormal en principe, rien de périlleux en fait,
que les chrétiens étaient des citoyens comme les
autres, qu'ils pouvaient tenir au même titre que
les autres leur place dans les assemblées, dans la
milice, dans tous les emplois publics ou privés, et
que l'État pouvait agréer leurs services sans les
mettre en demeure d'abjurer leur religion. Quand
on l'ait, comme nous l'avons tenté, la statistique1
i Digeste, L, i, 3, § 3.
IMIlolH l I [ON. \\\l
des temps où I Église lui proscrite, et de ceux où
elle lut tolérée et même implicitement reconnue par
l'État, on reconnaît que, de 64 à 313, les années de
persécution et celles il»1 |>ai\ se balancent a peu
près également : au troisième siècle, les périodes
paisibles l'emportent des trois quarts sur les pério-
des agitées, et l'Église peutopposer soixante-quiu/e
années de tranquillité à vingt-cinq années de lutte.
■ taures sont la meilleure réponse aux historiens
qui, pour expliquer les persécutions, prétendent
que l'existence -le l'Église et celle de l'État romain
étaient incompatibles. Pendant soixante-quinze
années du troisième siècle l'Etat pensa autrement,
et plusieurs fois, reconnaissant expressément que
-«•v défiances étaient sans objet, il rendit à l'Église
une paix (pie lui seul avait troublée.
La cause des persécutions ne doit donc pas être
cherchée dans une prétendue incompatibilité entre
tes doctrines, les mœurs, le genre de vie des chré-
tiens, et les institutions du inonde romain. Cette
incompatibilité esl une découverte des modernes : les
anciens ne -'en étaient pas aperçus, et quand ils se
plaignaient des chrétiens, c'était, comme Celse,
JElius Aristide, pour leur reprocher de ne pas
mêler assez au mouvement politique et social [nous
avons dit le- motifs de cette réserve , non pour les
accuser d'y apporter en s'j mêlant un trouble quel-
conque. Il Tant, cioxons-nous, cherchée ailleurs (pie
INTHOLH CTION.
dans (le hautes raisons politiques l'origine de l'hos-
tilité dont, ii certaines époques, les diverses elasses
de la société romaine, empereurs, magistrats, lettrés,
peuple, se montrèrent animés contre les adorateurs
du Christ. C'est en bas, dans les régions inférieures
de la pensée, dans les ténébreux replis du cœur
humain, que se formèrent les orages dont l'Eglise
fut tant de fois enveloppée. La première des persé-
cutions , celle qui donna le branle à toutes les
autres, eut pour cause un affreux mensonge de
Néron. La jalousie et la cupidité de Domitien furent
l'origine de la seconde. Dès lors, le droit se trouva
posé : le crime de christianisme fut inscrit dans les
lois. Pendant tout le second siècle, il suffît de la
volonté d'un accusateur pour faire tomber sur la
tète d'un chrétien le glaive toujours suspendu. La
vie des membres de l'Église était à la merci de
tous les vils sentiments dont s'inspire la délation.
Les uns furent sacrifiés à des calomnies atroces, is-
sues de l'imagination grossière des foules, propagées
dans les bas-fonds de la société, répétées par la cré-
dulité populaire. D'autres furent immolés à des hai-
nes plus raffinées, à la jalousie d'adversaires intel-
lectuels, de philosophes vaincus dans une dispute, de
professeurs irrités des succès de l'enseignement chré-
tien. I h grand nombre périrent victimes de la supers-
tition publique, H. a la voix des prêtres, arrosèrent
de leur sang les autels des dieux. La superstition
ÎNTRODI'CTION. \x\mi
était plus répandue qu'on ne pourrait le croire pen-
dant le siècle des Antonins, dans cet âge d'ortie l'em-
pire qui \it la philosophie assise sur le trône. Les
plus intelligents, les meilleurs, croyaient aux son-
ges, aux présages, à la divination, aux oracles : le
sceptique Hadrien comme le méditatif Marc-Âurèle
étaient superstitieux à l'excès; il n'est pas un
conte de bonne femme auquel ils ne prêtassent une
oreille crédule dans leurs douleurs privées ou dans
les calamités publiques. Sur ce point, ils étaient
du peuple comme le plus humble des prolétaires on
le dernier desesclaves : lorsqu'un des organes ofli-
ciels de la superstition élevait la voix pour deman-
der des victimes expiatoires, ils ne savaient pas
refuser. Si puissante au deuxième siècle sur de-
esprits a d'autres égards si éclairés, la superstition
devait l'être plus encore au siècle suivant, où le
trône fut occupé par tant d'aventuriers parfois
intelligents, énergiques, mais souvent de naissance
obscure et d'éducation imparfaite. Ce fut un adepte
des sciences occultes qui décida l'empereur Yalérien
à proscrire les adorateurs du Christ. Dioclétien com-
mença la dernière persécution à la suite des plain-
tes des aruspices qui ne pouvaient t ion ver dans les
entrailles des victimes les signes accoutumés, et après
avoir consulté l'oracle d'Apollon Didyméen. Galère,
en e\< itant son collègue contre les chrétiens, suivait
les conseils de sa mère, vieille montagnarde à demi
w\i\ INTRODUCTION.
sorcière. D'autres persécutions du troisième siècle
furent commencées pour des motifs de nature diffé-
rente, mais d'un ordre également peu élevé : Maxi-
min fit la guerre aux chrétiens par réaction contre
Alexandre, qui les avait protégés, et Dèce par réac-
tion contre Philippe, qui était chrétien.
On s'étonne que les persécutions, nées le plus
souvent de motifs bas ou futiles, aient fait verser tant
de sang. Il semble que la disproportion entre la cause
et l'effet aurait dû avertir les chefs de la société
romaine, et leur faire comprendre ce qu'il y avait
de criminel à faire périr tant de milliers de person-
nes sans même avoir l'excuse de la raison d'État,
simplement pour satisfaire un mouvement de jalousie,
apaiser les réclamations de prêtres fanatiques ou
faire taire les cris d'un peuple superstitieux. Com-
ment des hommes qui n'étaient pas tous des mons-
tres, dont plusieurs comptent au contraire parmi
les meilleurs souverains qui aient honoré le monde
romain, se montrèrent-ils si peu ménagers du sang
de leurs sujets? Pour le comprendre, il faut se rap-
peler que/dans l'antiquité, la vie humaine était con-
sidérée comme une chose de peu de prix. L'exécution
d'un patricien, d'un chevalier, de quelqu'un de ces
nobles proscrits qu'un Tibère, un NéronouunDomi-
lien poursuivirent de leur haine, soulevait la cons-
cience publique : l'empereur qui s'en rendait coupa-
ble passait au nombre des tyrans; le fer rouge d'un
iMHonrciio.N. \\\n
Tacite ou le fouet cinglant d'unJuvénal le marquait
au iront d'un stigmate immortel. Mais le meurtre des
esclaves, des gladiateurs, de ceux qu'un caprice du
pouvoir ou la haine populaire mettait hors la loi,
d'était point compté pour un crime : on l'associait
aux amusements du peuple romain. Les souverains les
plus éclairés et les plus doux versèrent ce sang vil avec
autant d'insouciance ou d'inconscience que les plus
mauvais. Vespasien, qui n'était pas sanguinaire, bâtit
léGolisée. ritus^ les délices du genre humain, fit mourir
dan- les amphithéâtres plus d'hommes que Néron le
parricide. Trajan, grand capitaine et grand politique,
célébra son triomphe sur les Daces par l'immolai ion
de dix mille gladiateurs. Qu'un maître fût assassine
dans sa maison, on conduisait au supplice, pour faire
n iicv -m pîe,ses quatre cents esclaves, et les membres
1rs plus éclaires du sénat approuvaient un tel massa-
cre. Pendant trois siècles d'empire païen, des millions
de gladiateurs et de bestiaires, engagés volontaires
ou condamnés, périrent sous les yeux du peuple, avec
la complicité et par la munificence des meilleurs sou-
verains, dans d'immenses et splendides monuments
construits pour abriter ces tueries. Quand la vie hu-
maine rtait comptée pour si peu de chose, la crainte
de verser sans raison suffisante le sang des petits ,
des pauvres, des esclave-, qui composaient la
majorité de la population chrétienne, ou même des
gens de bonne famille qui s'étaient volontairement
wwi INTRODUCTION.
dégradés en s'unissant à « ces incapables, sortis de
la dernière lie du peuple (1), » n'arrêtait longtemps
ni les ennemis dont la haine aveugle réclamait leur
mort, ni le souverain ou le juge qui l'ordonnait.
IV.
Tel est, réduit à la réalité des faits, le grand drame
des persécutions, où les plus bas instincts de la na-
ture humaine jouèrent tour à tour ou simultanément
leur rùle dans la lutte contre le christianisme, mais
où une idée politique qui, même erronée, ennoblirait
singulièrement cette lutte, apparaît bien rarement.
L'ouvrage que nous offrons aujourd'hui au public
n'embrasse pas toute l'histoire dont nous avons
dû, dans les pages qui précèdent, esquisser les
lignes générales. Il n'en racontera qu'une période.
Notre récit s'arrêtera aux dernières années du
deuxième siècle, à l'époque où la persécution orga-
nisée par le rescrit de Trajan va faire place à la
persécution par édit, c'est-à-dire à un système tout
ili lièrent. La première partie de l'histoire des persé-
cutions se termine naturellement ici. L'Eglise n'est
pas encore victorieuse ; mais sa victoire, bien (pic
lointaine, s'annonce déjà par des signes certains.
(1) Minucius Félix, Odavius, 8, 12, 31, 30.
INTRODUCTION, wwu
Le deuxième siècle, en finissant, laisse l'Église enra-
cinée sur tous les points «le L'empire romain, répan-
due dans ions les range de la société, glorieuse de
ses martyrs, fière de ses écrivains. Elle a vu s'é-
mousser sur « la cuirasse et le bouclier de sa
foi » les armes les plus diverses, depuis le fer du
bourreau jusqu'à la plume du pamphlétaire ou l'in-
consciente calomnie de l'homme du peuple. Elle
.1 triomphé des bons comme des mauvais empereurs,
d'un Trajan ou d'un Marc- Aurèie comme d'un Néron
ou d'un Domitien. De nouveaux combats l'attendent :
on peut dire cependant qu'elle est déjà maîtresse
du champ de bataille. Au moment où se termine
notre étude, l'agitation du combat a provisoirement
cessé. Obtenue de Commode par les inllucnces chré-
tiennes qui dès lors remplissent le palais, une sorte
de suspension d'armes, prélude des traités de paix
du siècle suivant, permet aux fidèles de respirer,
après des souffrances qui ont rempli les dernières
années du premier siècle et la plus grande partie du
second. Quinze années paisibles et fécondes vont
-'écouler pour eux. entre les dernières applications
du réécrit de Trajan et la première épreuve de l'édit
de Sévère.
L'étude aussi exacte que possible des textes joue
nécessairement le premier rôle dans le récit dont
je viens d'indiquer les limites chronologiques : mais
celle des monuments y tient aussi une place consi-
wwm INTRODUCTION.
dérable. <>n a vu plus haut quelles lumières les re-
cherches poursuivies depuis bientôt un demi-siècle
dans toutes les branches de l'archéologie chrétienne
ont jetées sur une nombreuse catégorie de docu-
ments, dont l'historien des persécutions doit néces-
sairement se servir. Beaucoup d'épisodes hagiogra-
phiques, qui semblaient jusque-là flotter dans le
\ide, entre la légende et la réalité, ont désormais
un point d'appui solide. Sortis de la région inter-
médiaire où ils erraient comme de pâles fantômes,
ils se raniment et prennent corps en touchant la
terre, dont la pioche des archéologues a fait jaillir
les monuments. L'histoire des martyrs trouve en
beaucoup de lieux, ses fondements dans le sol.
Quand, il y a douze ans, j'essayais d'introduire
les lecteurs français dans les sombres et lumineuses
profondeurs de la Home souterraine déblayée par le
travail infatigable de M. de Rossi, il me semblait
leur faire toucher du doigt, au fond des catacombes,
les indestructibles assises sur lesquelles s'élèverait
un jour, renouvelée et rajeunie, l'histoire des pre-
miers temps chrétiens. Incapable d'embrasser celle-
ci dans son ensemble, je viens d'étudier un des
nombreux sujets qu'elle renferme, et qu'il est pos-
sible d'en détacher. Si le travail qu'on va lire a
quelque solidité, il le doit aux monuments sur les-
quels il s'appuie. La plupart des écrivains qui,
depuis quelques années, en France eten Allemagne,
INTRODUCTION. axa
ont parlé des persécutions, quelquefois avec com-
pétence et (aient, oublient qu'à côté des documents
écrits il \ a des témoins dignes d'être interrogés,
et que parfois la muette déposition de quelque vieux
pan de mur, de quelque paroi de crypte couverte
de peintures grossières, de quelque inscription tra-
par la main hâtive d'un contemporain des
martyrs, nous en apprennent sur ceux-ci plus que
bien des pages. Seul ou presque seul , dans un
essai remarquable à bien des égards, M. Doulcet
-'en est souvenu, et B'est montré vraiment familier
avec les découvertes archéologiques. Je le rencon-
trerai plus d'une fois sur ma route : ses maîtres et
amis sont les miens, et nos idées suivent sou-
vent le même sillon. Mais nos \ isées sont différentes.
Là où il n'a voulu écrire qu'une dissertation, j'es-
saie de faire un livre, avec l'ampleur de forme et
l'abondance de détails que ce mot comporte. J'en
publie aujourd'hui la première partie, qui se suf-
fit à elle-même et contient un sujet complet. Un
jour, s'il plaît à Dieu, je conduirai plus loin l'his-
toire des persécutions, et la mènerai jusqu'à la vic-
toire définitive de l'Église. Les documents archéolo-
giques, si utiles pour l'étude des deux premiers
siècles, fourniront des renseignements plus nom-
breux et plus précis encore pour celle du troisième.
(Rouen, <■ novembn WW
HISTOIRE
DES PERSÉCUTIONS
PENDANT LES DEUX PRBMlERS SIÈCLES DE L'EGLISE.
CHAPITRE PREMIER.
LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
30 mm mm . - i. ii - ii h - i Rom ■ — Rapporta des Juifs avec la république
, aine, — avec César, —avec kuguste.— Prosélytisme juif.— Prosélytes
de justice. - Prosélytes de laPorte.— Grand nombre de ces der rs a
Home. — Fétesjuives. — Caractèredes Juifs de Rome. — Leurs résidences,
leurs métiers, leurs mœurs. -Synagoguesel cimetières. - Progression ra-
pide de la population juive.— N bre desJuifsdeRome sous Néron.— II.
Lechristiakismi \ Rom. —Première propagation.— Arrh le saint Pierre.
—Ministère apostolique au cimetière d'Ostrianus. — Émotion des quartiers
juifs.— Expulsion des Juifs. - Aquila et Priscille.— SaintEierre à Jérusalem.
—Retour desJuifs. — Lettre de saint Paul aux Romains. — Conditi les
premiers chrétiens de Rome.— PomponraGrœcina.— Conseils de saintPaul
but les devoirs politiques des chrétiens.— La question des impôts. — III.
L'mansu ni Roui n les massacres d'août*».— Saint Paul à Rome.- Retour
de saint Pierre. — 18 juillet 84, !<• feu pr i dans les boutiques du Grand
i [rque. - Propagation de l'incendie. (I s'arrête après six jours. — Le
peuple campe au Champ de Mare.— Reprise '!<• l'incendie. — Néron veul
détourner les soupçons. — Influences juives autour de Néron. — L'in-
cendie est imputé aux chrétiens. - Pête donnée par Néron dans les jai -
dinsdu Vatican. - Chrétiens livrés aux bétes dans les représentai - du
matin. - Représentations dramatiques de l'après-midi : les Danaides et
les Dircés. - Illumination des jardins : torches vivantes. — Pitié de Se-
,,,.,,,,,.. _ Reconstruction de Rome.— IY. U persrcctiok ai Ninon.
B'étcndit-elle bore de Rome?— Raisons de le croire. La première épltre
de saintPierre.- Néron promulgua t-ll un édit do pereécul •' — re-
moignages de Méliton,de Tertullien, de Lactance,de Bulpice Sévère, d'O-
,,,„,.. _ pay8 où sévil la persécution. - Souvenir probable de la peree-
cutionàPompéi.— MartyredesaintPierreetdesaintPaul.— Hoil de Néron
— Rérolte des Juifs. - Fidélité des chrétiens. — Rétablissement <!<• la
tolérance religieuse.
LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
Les Juifs à Rome.
Au commencement de notre ère, Rome comptait une
population juive très nombreuse. Les rapports entre
1rs -luifs et les Romains avaient commencé vers l'an 162
avant Jésus-Christ; plusieurs traités d'alliance unirent
les intérêts politiques des deux peuples au temps des
Machabées (1). En 138, il y avait déjà beaucoup de
Juifs à Rome; leur prosélytisme y parut si ardent que
le gouvernement de la république, peu favorable alors
aux religions étrangères, finit par les expulser (2).
Cette mesure ne fut sans doute que provisoire, car
les relations des deux peuples ne semblent pas en avoir
s. siiir» 'rt : dans cette même année 138, puis dix ans
après, en 128, de nouveaux traités furent conclus entr<'
Rome et Jérusalem. On peut croire que la juivorie
romaine se reforma promptement. La prise de Jéni-
s.iN'in par Pompée, en 62, amena dans Rome fle nom-
breux captifs qui figurèrent dans le triomphe du grand
capitaine ; ils ne furent pas vendus, mais on les renvoya
dans leur pays, nous apprend Appien (3) : probable-
ment plus d'un refusa de faire ce voyage , et s'établit
à Rome, où il trouvait déjà des compatriotes. Eti 58, la
(I) / Uachab., Mil. II, 17-32; xi, 34; Ml, 1-3: M\. Ui-1'J. Vi\ Jo-
Jèphe, \nl. Jud., \n. 1o: \nr. 5. 7, 9.
(:!) Mai. s,- ,>/>/. réf.. I. MI. 3'-' partie, p. 7 ri îix.
(3) Appien; De /irllo Millir., 117.
I.i;s M lis \ i;i.\n :{
eolonie étail si nombreuse <'t si turbulente, que Cicéron,
plaidant pour Flaccus, un de leurs ennemis, baissait de
temps en temps la voix pour n'être pas entendu des
Juifs <|ui remplissaient le forum : s Vous savez, disait-
il aux juges, quelle est leur multitude, quelle esl leur
union. <|iicllr est leur intluenee ri leUD ardeur dans les
a^srndd.'es.rt roiidùenil estpérilleu\d<'lrslira\.T | .
Ifiente mille Juifs la ils prisonniers et mis *D vente, en .")! ,
par un l'e-utenant de Crassus. viennent sans doute ani-
ment, t. au moins en partie, la redoutable population
israélitede Home 1 . Césars'appuiesurlesJuifs |>«'ndant
Lefl l lierres ei\ des et Les COIuble de laveurs ;:{>. Aussi
de\ lennent-ils les ardents soutiens de M eause et Wûitr
«ai. après le meférin dudietateur. des hommeë libres
.•I des esclaves de lfiir nation parcourir 1rs rues de la
ville arec des cris de colère i » : pendant plusieurs
nuits de suite ils veillèrent en se lamentant autour du
bûcher funèbre (5).
Auguste continua, à leur égard, la politique de son
oncle. Il recommanda, raconte l'hilon, lie ne ke pS2
oublier dans les Jar-esses faites ni son nom au peuple;
1 S, - •|ii.inla >it inaiius, .|Uaula t ojk ui.lia . i|iiantuiii \akanl in
cpnetonibus. Summissa voce agara, tanluin ut audianl jadicas... Mul-
litu.liiwiiiJiKlaunim.lla^raiitrin uoiinii ic] nain iti ciiiicamiliiis. |.n» ri'pu-
l.lir.i rontiiiiner.', ^rawlatis siiiiim.r luit. CinTon, /'/ a llacco, :■%.
(■> Joaèphe, i/''. ■/"'/ . wv, 12.
(3) //'"/., rOT, èl (Oui ni A/)//.. II. i.
(4) Qicéroo, PflÀUpp,, I. !. 12. '*■>.
in Bummo publico lucta extejarçnq ^.niium nmli itu.K» rii.ulatim.
no qwB pie more, lami'niata as.t, j«»cipueque .lu.la-i. quj ciiam n.>< ii-
bmcoatinuù bustum fréquentai-un^ Siu-toiu-, Jutius i\i sur, a't.
j LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
il voulut même que, si lu distribution devait avoir lieu
un jour dé sabbat, elle fût retardée pour ne pas bles-
ser leur conscience (1). Les Juifs « de la dispersion »
recouvrèrent le droit de recueillir des sommes d'ar-
gent pour les envoyer à Jérusalem (2). Josèphe raconte
qu'Agrippa, son gendre et son plus intime confident,
lors d'un voyage à la cour d'Hérode, fit offrir dans le
temple un sacrifice de cent bœufs (3) ; et Philon rap-
porte qu'Auguste lui-même y fonda à perpétuité un sa-
crifice journalier d'un taureau et de deux agneaux (A).
Julie, fille d'Auguste, donna au temple des vases pré-
cieux, des coupes d'or, et beaucoup d'autres objets (5).
L'empereur , au dire de Suétone , loua son petit-fils
Laius de ce qu'en passant près de Jérusalem il ne s'é-
tait pas détourné pour offrir un sacrifice au Dieu des
Juifs ((>,. Sans doute il redoutait pour l'Ame impres-
sionnable d'un jeune homme les avances du prosély-
tisme Israélite, et craignait que, insuffisamment armé
par son âge, (/dus ne transformât en un acte sincère
• li- religion les témoignages de respect que la politique
d'Auguste dictait à son entourage; mais les craintes
mêmes de l'empereur montrent combien était puis-
sante à cette époque l'influence de la religion et de la
société juives sur le plus grand monde de Home.
(1) Pliil.m. Cegaf. ad Caium.
(5) \\<h\.
(3) Josèphe, \nl. Jud., XIV, 26.
| i) Philon, /.>■'/. ad. Caium.
0 Suétone, Oct. Aug., 93.
MES .)( lis A Kom 5
Aiix yeux des llr.ni.'iins. peu familiers avec les .|,'-li-
râtestses^u tes ailleurs eommunicatixe», «lu sentiment
religieux; cantonnés dans les étroites limites d'un culte
purement civil et laïque, le pp.séK lisme défi ïttlfe ''tait
une chose étran_e. il s'exerçait dans tous les r.ui.s
«le la Société, niais de préférence dans ses- ranirs <']<\ ê&\
là <>ù il rencontrait plus d'âmes ayant découvert le
ville des formules officielles Solis lesquelles s'eli\e|, p-
pait le paganisme romain, et surfont parmi les femmes,
oisi\rs, cui-i-'iises. attirées par l'inconnu. Cette relLion
juive BÎ exclusive et si fermée en appa l'enec. et .pii.
au temps qui nous occupe, aéra Ma il ses sectateurs ftftfs
le poids d'o|>se|'\ ailées souvent I llsli pport a I îles, était très
lar-e et très hospitalière pou • |e> adhérents du dehors.
|j \a\aif deux classes ,|e prosélytes. 1. es uns. appelés
ptosityiks de jutlice, embrassaient le judaïsme tout
entier. Us devenaient de vrais Juifs, « abandonnaient
patrie, parents, enfants et frères | . abjuraient la loi
romaine pour ne plus connaître que le droit hé-
braïque 1 . Mais à eôté d'eux existait une sorte de
tiers ordre, » les prosélytes de la porte ou craignant
Dieu, qui renonçaient seulement à l'idolâtrie, aux
-raves infractions à la loi naturelle, et s'abstenaient
d ' maifger ■ dû SUllg >\ des \iandes suffoquées g
Le recrutement de cette catégorie de prosélytes était
facile : les aines fa IL nées des puérilités < 1 1 1 paganisme.
(1 Ta< te, //•>/.. V. :,.
■ Jarénal, XIV, ?r.-98.
(3) Voir Buxtorf, Lexie. Talmud., p. 197; Lightfoot, Hors, ttëtitaiea
ad Uallh. Win, 15.
6 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
ou dégoûtées de ses mœurs, ou seulement avides de
nouveautés religieuses, s'y portaient d'elles-mêmes. 11
n'y avait pas besoin, pour être admis, d'abandonner la
nationalité romaine, de s'isoler de la soeiété polie ou
des fonctions publiques, ni même de s'imposer une
trop sévère contrainte. Le centurion Corneille était un
« craignant Dieu, » sans cesser de remplir dans sa gar-
nison de Gésarée ses devoirs de soldat romain (1). Sé-
nèque, étudiant la philosophie à Alexandrie, où les
Juifs étaient si nombreux et si puissants, semble avoir
été sur le point de s'enrôler parmi les prosélytes de la
porte (2). L'impératrice Poppée, « femme craignant
Dieu (3), » dit Josèphe, en était certainement (ï). Fus-
cus Aristius, l'ami d'Horace, parait avoir fait partie de
ces prosélytes, « avec beaucoup d'autres, » unusmullo-
rum (5). Les inscriptions funéraires des cimetières
juifs ont gardé le souvenir des deux classes de prosé-
lytes. C'était sans doute une prosélyte de justice, cette
Wlmia l'aula, qui, convertie à soixante-dix ans, avait
changé son nom romain en celui de Sara, et obtenu le
titre de « mère des synagogues du Champ de Mars et
de Yolumnus \(\l » Au contraire, une inscription de
(I) Act. .i/iost., X, 1, 2.
('>) Snirqur. /,'/;. 108.
(3 &eooz6ifc y«p *)v. Josèphe, Atyti Jud., XX, 8.
(i) Tacite rapporte que son corps De fui pas brûlé, mais enyeloppé
dans des aromates et déposé entier dans la tomhe, vegtun exlernorum
consuetudine. A nn.\ . Xvi, 6. Cf. BisL. V, 5, parlant des coutumes jui-
ves : Corpora routière qiiam cre/n'are e more iEgyplio.
(:») Horace, 1 sat., IX, 68, m.
(6) Orelli, Inscriptionumselectarum cnni>l. coll., ?.j2:>. Oétté Velu-
IIS .1 1 IIS A n<»Mi.. 7
|\>la. m Islrir. l'ait i ut -i ît i< m d'une Auiva ou A. 1 1 1* • 1 i.t
Sut. lia. qui appartenait à la classe plus lar-r des rrai-
i:nant Uieu I .
C."> r..u\.iti> ilu pa-anisnir l'oi-inai<'iit l'aiistmi-atu'
df la eoiuinunautéjime. aristocratie un peu llottante.
Llaiis i ntain.'S familles, qui avaient embrassé L'étroite
observance, le judaïsme Be transmettait de père en
tiU | . HaiS beaucoup de I». tlliaius et (le lîolll a i lies, en-
trés par .l.'xi-uxiTinrnt, par curiosité, pour obéir à un
attrait vague eu contenter mi gtftti siiperliciel . dans
\es rangs mobiles des prosélytes de la porta, ne i'ai-
saientqu'j passer. Ouwi m- contraignaient pas leurs
enfants a les iinit.i- «luis QC • | n i n'était bien soti\ent
que lit satisfaction d'une fantaisie indi\ idurllr. C.epen-
ilani . si épbémère&que fussent certaines canv^rsionSj la
conta-ion des mn'ur>tjui\es s'était peu à pflU répandue
dans Rome, au point de donner parfois à la ville un
ftapecl particulier. Chaque sabbat, le travail semblait
s'arrêter eti certains quartiers : Fnsfeus Aristius. remon-
trant Horace, refusait de causer d'atl'ahvs ;i\<c lui 3 ,
Aux jouffi des grandes solennités juives, bien des ma i-
SOOS s illuminaient : sur les ('.mètres ruisselant. -sd'huil»'.
ria a été ideatifiée avec la Belurit du Taliuii.i. <[ui Se converti! avec
Ions &es esclaves, el ''111 des entretiens avec GàWàliet, GMMi, <',• sehich-
tederJud., t. IV, \>. l-$3, SOtJ 5 ".
(!• n,,ni. asès:
s,,l j.at.-r in r.iu-a, < ui septiljia quœaùc iTuîl luv
I. 1 iva, e) paVtem viùé 1 altuit ullam,
Juv.Mi.il. >"'. XIV. loi. \<>l.
(3) Horace, /.w.. i\,f.'.>.
8 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
des rangées de lampes exhalaient au milieu des vio-
lettes lciii* vapeur fumeuse, tandis qu'à l'intérieur les
cuisiniers dressaient dans des plats énormes la queue
de thons i-'i^nntesques (1), et qu'on emplissait de vin
les flacons (2).
L'influence juive se faisait ainsi sentir dans Home
entière : il n'est pas un poète du siècle d'Auguste qui
ne parle du sabbat comme d'une institution connue,
pratiquée , presque comme d'une observance à la
mode (3). Cependant les Juifs de race, tout en propa-
iM'.mt avec une activité infatigable, une ardeur souvent
indiscrète (i), leurs croyances et leurs usages, vivaient
le plus possible loin du monde profane, dans un iso-
lement volontaire (5). Ils pénétraient partout, s'impo-
saient partout, mais habitaient ensemble, campés au-
tour de la ville comme des étrangers. Pendant tout
l'empire romain, bien des siècles après la chute de
l'empire romain, de nos jours encore dans certaines
villes germaniques et dans les pays slaves, le Juif,
privé de patrie, essaie de se refaire, là où il s'établit,
une petite patrie. 11 lui faut son quartier à part, son
(1) Perso, V, 182, 183. Le, thon, que l'on mangeait à Rome aux fêtes
juives, était un des noterons les plus estimes des Romains : la queue
surtout jpassail pour un mets délicat : Pline, Naturalis hisloria, IX,
48; Xénocrate, De alim. ex tiquai, (dans Fabricius, lîibl. grasû. , IX,
I». 472); Oribase(éd. Daremberg, t. I, p. 126, 157); Arche-strate, dans
Athénée, Dcipnosoph., VII; cf. Marquardt, l><is l'rivallelicit drr 1(6-
mer, p. 419,420.
(2) Perse, V, 179-184; cf. Sénèque, Ep. 65.
(3) Tibulle, 1.3: Ovide, ATS «mat., I, 67, 415; Jlrmeil. Amor., '1\\).
i Huilier, / s«t., IV, 142.
(5) Separati epulis, discret! cubilibus. Tacite, llist., V, 5.
I i S .mi S \ ROME. y
ÇkettO. Si'lll«'S<|ll«'lilllt's ^IMII.l.s t.lliullrs. < jt 1 i II «Mit plus
<!.' jlliï.jUr le QOmi foUlHL' IfcS llrr.Mlrs. Tiln'ir \ i: ri| i|i;i ,
;iu commencement de n.'tir èfcej M m h- 1 . ■ : 1 1 à h \i.-
IllMiiil.iin.-. efi piTIlMt'Ilt 1rs habitudes. UU IMtllII.Ill.nts;
!«■ reste s.- tien! à L'écart. Le .luit', à L'étr&igeB; ast pei-
tit peuple. i;i<h.\ il G&ôhfe sa richesse; pamiv. il étale
sa misera 11 9e -anL-rait lu.-ii 1 1 " 1 1 .- 1 1 » i t • • i - 1" • ■ 1 1 • - « - i 1 1 1 • • aWs-
t..ci-ati(|u.- è> S.-i \ iiis Tull'ius; il esl l'iintr «!.■•> l'.iii-
bourgs. & 'IruuMiiv est .ni delà da Tiluv. dams la par-
tir de Ronde la plus pauvre et là fcrtufl salr. mais aussi
la plus (•(.luiiiriv.iutf. au botfd de la n'a PùPlv/mii», eo
de l'em/>oriMm »-t du Craml Cirque (A)'; au Champ
4e Mars -2 : dans la pcffakrtfte Subiu-n- :{ ; ep d.dmrs
de la porte Capèur. te 1<>u_ du ruissrau oYÊgérie; BOds
1rs ombra-es du bois sacrr nu-orr hantr par les 80»-
\.mi'k's de Nuiua rt de la nymphe 'i . L«8 -luils du
Transtevère sont en général des affranchis industrieux,
rompus au né-nre. au\ petits métiers, marchands d'al-
lumettes, de mtirccau\ df verre, ehitlonniers «m bro-
ranteurs(5). Ceuv de la porte Galette p naissent plus
misérable», mendiants et disetoe Se bonne aventure,
habitant les grottes do la vallée d'Égéric ou les pâmes
du temple désert, couchant sur la paille ei enfermant
dans des Corbeilles leur rhétil' mobilier (6 . Mais tout
( 1 l'hilmi. /.'i/'it. <nl (tmnii, 9.
(2) Orelli, 2522: Corp. inscr. p'XC . 99 15, 9
':{ Corp. inscr. grxc, 84471
i) Juv.Mial. III. 10-20.
(5) Stece, / Sito., V, 71-74: Hartial. I. lia, *■:>: XII. mi. Id.
(6) Juvriial, III. 10-20.
10 LA PERSÉCUTION DE NERON.
ce monde en haillons est animé d'une vie intense. Il
travaille, et cela déjà est une originalité au milieu de
la plèbe oisive de Rome, une originalité dont il est fier
et dont il se vante à bon droit sur ses tombes (1). Il
propape sa religion par tous les moyens : ses men-
diantes et ses sorcières ne négligent pas l'occasion de
dire un mot de leur loi à l'oreille de la matrone dont
elles sollicitent l'aumône (2). Il prie et il étudie ses li-
vres saints, dans Rome qui n'a pas de théologie et qui
ne prie pas. Ses synagogues et ses écoles, protégées
par les lois, placées sous le patronage de l'empereur ou
de quelque personnage puissant (3), défendues avec
énergie contre les intrusions (4), sont des centres d'ag-
glomération, des points de ralliement pour la popula-
tion israélite de chaque quartier (5). Ses cimetières,
situés près des lieux où il habite, dans le Transtevère,
le long de la voie Appienne et de la voie Labicane (6),
offrent des souterrains misérables, mais remplis d'ins-
criptions touchantes ; partout s'y reconnaissent les sen-
timents d'union, de fraternité, de miséricorde d'une
communauté de petites gens, où l'on gagne son pain à
(1; Carnicci, Dtiii archeol., II, p. 160-161.
(2) Juvénal, VI, 543-548.
(3) Deux des synagogues de Rome portaient les noms d'Auguste el
d'Agrippa.
(4) J'lnl<is<i/)/niiii('it(l, IX, 11.
(.">) A RottCj lis Juifs semblent avoir formé plusieurs communautés;
à Alexandrie, au contraire* ils constituaient un muI corps de bour-
geoisie.
(6) Le cimetière de la voie Labicane a été découvert nie n-nt par
M. .M.iiuiihi. Académie des inscriptions, lettre de M. Edmond Le
Riant, séance du 9 avril 1884.
Il IIS A ROME. Il
- i.-ur de ROB front. OÙ l'on secourt ses pauvres, où
l'on vit entre soi, loin du monde, d'une même pensée
rèligieàse 1).
lelle <'st dette étrange population juive, attaehante
ft répugnante, intriuante et pieuse, riche en ballons
et puissante dans sa misère. Bile possède une force
nior.il»- inconnu.- de l'antiquité; elle a de plus la force
du nombre. Dans Rouie oâ le célibat esi devenu une
plaie sociale, on la population diininn-'. où la stérilité
règne an loyer domestique, où l'avortcmen^, l'int'an-
ticiilr. s«.nt fréquents si à peine réprnnés, LesJuiifl seujLs
ont beaucoup d'enfants. Taeite a défini d'un mot ce
trait de leur race : gmkjnmdi amor, dit-il en énumé-
rant les principaux, caractères du peuple juif 1 . Tons
lr> lémoisrnasres anciens parlant da leur grand nom-
bre. I. augmenter étaifl une de leum jpréoocupptionfi :
aiitjviule midlitudini consulilur, dit encore tacite :5 .
On a vu ce que pensait Cièénon de la redoutable puis-
sance qu'ils <-n retiraient. L'an ï avant notre ère, quand
un imposteur qui se pn-tendait Alesnndrè, ihd'Hérode,
vint a Rome, i tous l.-sJuits. dit .losèphe. sortirent delà
ville- pour le recevoir \ une innombrable multitude '»
remplissait les rues par où il devait passer. La
[nseriplioiu des catacombes joités i piXâtaa on/a*
/,/,/v,, • ; .. /'•• .</,., II. p. 1 r.< ». ItVl . I-S-j. Cf.
nii^rioirilia in promptd : I ai ite. //<W.. V, j.
ï... !.. BitL, V. j.
(3) //»</.
. Il • -,; i-v.y/i. Jo-|.!i.- /' I MO Ji"l»ivn. M. 7: cf. Aiit.Juil ..
XVII. 11.
12 LA PERSÉCUTION DE -NÉRON'.
niriiir aimée, huit mille Juifs de Rome (parmi eux Q6
liirurent évidemment ni femmes ni enfants | appuyè-
rent près d'Auguste la requête venue de Palestine pour
réclamer contre le testament d'Hérode (1). Quand sous
Tibère, vers l'an 19, à la suite de la conversion d'une
dame romaine, dont les auteurs étaient des escrocs, le
sénat chassa de Rome la population juive, il se trouva
quatre mille hommes, affranchis ou fds d'esclaves (7t-
bertini gcneris), en âge déporter les armes, qui consen-
tirent à prêter le serment militaire; les autres reçurent
l'ordre de sortir de la ville (2) ; le nombre de ceux-ci
devait être plus considérable, car beaucoup de Juifs de
Rome étaient sans doute de naissance libre, et la plu-
part durent, par scrupule religieux, préférer l'exil au
service sous les aigles romaines. Que l'on joigne aux
hommes en état de porter les armes la foule des vieil-
lards, des femmes, des enfants si nombreux dans les
familles juives, on atteindra un chiffre très élevé. L'exil
d«s Juifs dura peu : dès la chute de Séjan, vers 31 ou
32, ils furent autorisés à rentrer à Rome. Leur colonie
s'y reforma vite, car ils étaient, au rapport de Dion, de-
venus assez nombreux pour inquiéter le pouvoir civil,
quand, vers \d (3), Claude les chassa de nouveau (i).
(î) Ant. Jiul, XVII, 12.
(2) Tacite, Ami., II, 85; Josèphe, Ant. Jud., XVIII, 4, 5.
(3) Sur la date de l'expulsion des Juifs par Claude, voir Tillemont,
Histoire des empereurs, I. I, p. 550, et Mémoires pour servir à
l'histoire ecclésiastique des six premiers siècles, i. i. nolezxu Bar
sain) Pierre.
i Suétone, Claudius, :>;>: Dion Cassius, iiisi. Rom., LX. 6.
IFS .11 ||S A l;<>MI 13
Cette mesure de rigueur, éfonl nous aurotis l 'occa-
sion dp parler avec plus de détails] l'ut presqtte âttsâitôl
i-étraetée que prise. l)\\ ans plus tard, la population
jtlive de Koine était plus puissante que jamais : M. IJ. -
nan est loin d'a\ oir rvi-rré en l'évaluant, sous le
règne de Néron' à ritist ou trente mille Ames fi);
i U n.iii . l'Antéchrist, |>. T. noie 2.
li LA PERSÉCL'TIOX DE NÉRO.N.
II.
Le christianisme à Rome.
Dans ce milieu si vivant était tombée, quelques an-
nées avant les derniers événements auxquels nous ve-
nons de faire allusion, la semence évangélique. La
« bonne nouvelle » y fut probablement apportée pour
la première fois par « les Romains, Juifs ou prosélytes, »
qui étaient venus de Rome à Jérusalem l'année de la
mort du Sauveur, et rentrèrent dans leurs foyers après
avoir été témoins du miracle de la Pentecôte et entendu
les discours de saint Pierre (1). Use peut que quelques
volontaires italiens de la cohors auxiliaire en Garnison à
Césarée (l2)', prosélytes comme le centurion Corneille (3)
et convertis avec lui, soient revenus vers et1 temps
à Knnie et y aient annoncé le Christ. Rientùt un plus
puissant missionnaire arriva dans la ville éternelle. Les
Actes des apôtres vàedmeM que, jeté en prison par llé-
m<le Antipas, saint Pierre, après avoir été miraculeuse-
ment délivré, quitta Jérusalem pour aller « dans un
(1) Att. ApOSt., II. 10.
(2) Coll. I Italien romanorum voluntaiioruni. Orellilltiiz. u .
6709; Wilmanns, Exempta inscr. lat., 1749. — Sur ces cohortes de vo-
lontaires italiens, voir Corp. inscr. lat., I. VI, 3528: Itaçghesi, n.u-
'/-v I. IV. |>. l'.iT; Mari|iiai'tll . Ho mise lie s Slaatsrcnvall inu/, I. II.
: Moiiiiiisi'ii. tiennes, l. XVI. i>. i02 : en ruin|iuninl a\i< Camille
Julian. les Transformations politiques tie l'Italie sons les emperentv
romains, 1884, p. .v;, texte: et notcl.
; Ut. 1//O.S/.. u. 1. 2, 7.
LE C]Ii:iMI\MS\1i: | H., mi ;. 15
autre lieu I . » l>e neiljfim commentateurs onl vu
dans cette parole vague et, semble-t-il, volontaire-
ment mystérieuse une allusion au départ de l'apôtre
pour la capitale de l'empire, lue tradition romaine,
que l'art mais a conservée, rapproche ces deux événe-
ments, et considère l'un comme dépendant dt' l'autre .
l'emprisonnement de saint Pierre sui\ i de sa miracu-
leuse «li'li\i-aii<-f CMiiiiiif la cause «le sou départ p<air
lîi'llle et «le la fondation (le l'K^lise (le Cette \illf ; là
esjl Sans doute 1'expiieation de la fréquence a\.r la-
quelle, sur Ifs sareoj)lia-es romains du quatrième -ie-
' 1''- «^1 représentée la Scelle df railv>|,itiM|[ ,!,■ s.iiut
Pierre par les soldats d'il. M(»de : c'est un «les sujets ijui
s'\ l-encdutrent le plus souvent 1. La\emie<|e l'ienv
à Umiie prut se placer à la lin du r.'-iie de Calcula ou
au c •iiunt'iiceiiient de c<dui de Claude, sfhai [es indi-
cations un peu contradictoires données dans deux <>u-
\iaues dillérents d'KusèWe 3 . Saint Jérôme indique
a\.c précision la deuviènif année de Claude, c'est-à-
dire l'an \1 V . Le fondateur de la liante spirituelle
e\ei, ;, d'al.oni s,,ii ministère apostolique a deux milles
'I'' If'Hie. sin- la Voie Nonielltaiie. à l'endroit lllèllie.
comme l'a démontré M. de Rossi, où Romulus passa
pour la dernière fois la revue de son armée, el disparu!
■
I \<l. \,„.sl.. \||. ,7.
(1) Oa le i.'h.Hio- mit tfngl tareopliagéA au taftdée it tMtaif. Voir !<■
i.dili-.di >i.iii>ii.|nr .!«•< niij. t- s. uijii.'s sur les sarcophage*, daatf R&mc
\iint, rrniiir. 2e ■••!.. p. ion. nul.-.
(3 Bnsèbe, Chron., ad ann. Caii CaDgâUe :i-. — //<w. / ni. \\. j ,.
(i) S. Jérôme, (I, mu., ad ann. Clir. i2: — h I i k-ittttStk, I.
16 LA l'KRSVXTTlOX DE NÉRON.
mystérieusement (1). Là existait, au premier siècle, un
pr;i'ditim funéraire, que d'anciens documents appel-
lent le cimetière d'Ostrianus (2), et d'autres « le grand
cimetière, » cœmelerium majus>'l). Une source abon-
dante, ou plus probablement une nappe d'eau niaréea-
geuse(i), d'où ce lieu tirait l'appellation ad Nymphas,
et bientôt, par un singulier rapproebement de noms,
ad Aymplias S. Pelri(o), servait au baptême des néo-
pbytes que la parole de l'apôtre enfantait au Cbrist.
C/est là qu'il donnait ses instructions, et l'emplacement
de « la ebaire où d'abord il siégea (G) » a probable-
ment été retrouvé par l'archéologie moderne (7).
Comment saint Pierre plaça-t-il le siège de son pre-
mier ministère romain si loin des quartiers juifs, où
devaient l'appeler ses relations et ses sympathies? Il est
difticile de le dire, si l'on ne veut point sortir du do-
maine des traditions sûres pour entrer dans celui des
hypothèses. lVnt-ètre des rapports amicaux avec quel-
que famille païenne convertie par lui l'ainenèrent-ils à
(1) Til«' Live. I. 1G. — Voir l>o Hossi, l)rl hio/jo njipcllnlo ail Capivain
presso la via Noviçntanp dell' eta arcaiça ai primi secoli cristiani
(extrait du Bullettino de/la tommissione arckeologica. cotmnaXe di
Huma, fàisC. i\ . amice 1883).
(2) Do Rossi. Honni solterraitcu. I. I, \>. 189.
(3) Del luogo op/iellalo ad Capream, etc., \>. i. :>. ••( planche; But-
lelliiin di (irc/icoloi/id rris/idiia. 18(17, p. 3'.».
(i) Drl hioyo, etc., |». li, 15.
(j) Hmiui solterranea, t. 1. j». u»o.
(6) Sedcs ubi prius Redit 6éi PetttW.'.'. 0fé6 dfe sèdfe ubi pfîés fcettit
SOS RetrUS. — J'ittiHKi cl tiidr.r îles liolc> de .Mun/.a ; >hid., p. 176.
(7) Arincllini. Scoperta délia cripla di S. Emerentiana <■ di una
memorïa réicïltvaâua eaitedra dïsan Netro, Ro 1877. Cf. ttullct-
tino di archeologia crisliana, 1876. p, I50iô3.
LE CHRISTIANISMK A IloXli:. j;
se fixer dans cette partie de Home OU de s;i banlieue,
l'eiit-ètre — et cria me semble plus probable — tut-il
conduit par la turbulence de 8èk compatriotes à è '«'•-
loigtter des fiaubou'rgà où ils démettraient. La parole
de hieu. apporter dans le milieu juif par (1rs pèlerins
«le Jérusalem, des soldats de EësaWe, <>u quelques-uns
de ces commerçants, de ces colporteur, «juî allaient
sailS1 cesse de Home eu Syrie, de Syrie à Home. n'axait
pas défasse probablement 1«' cercle (le la propagande
individuelle : (pi.dipies âmes axaient été --an-nées,
s.ins (|iie |,i population juive eût « * t » '* remuée dans S€?S
profondeurs. |.i prédication de Pierre fut le levain
<[ui lit fermenter cette niasse. La présence d'un apôtre,
d'un ami et confident de .(('■sus. du chef de son K-lise
et du continuateur (le son ouxre. de l'inconnu de la
veille, aujourd'hui célèbre, à la \oi\ duquel des milliers
de personnes venaient de se convertir en Judée, sou-
leva toutes les passions. Bientôt les quartiers juifs,
c'est-à-dire nue grande partie des faubourgs de l',o|lie.
furent pleins de trouble ei de tumulte. Si l'on en croit
saint Justin, de Jérusalem étaient partis, quelque
temps après la mort du Christ, des enyoyés chargés
d'ameuter tous les Juifs contre les sectateurs de la nou-
velle doctrine j : on peut admettre que le voya-e de
Pierre n'était point demeuré inaperçu, et que des uies-
- igers axaient sun i ses pas pour prémunir les Israélites
romains contre sa présence. Aussi l'apôtre, s'il avait
songe d'abord à s'établir au delà du Tibre ou, comme
i s. Justin, l)"il. <«//( Tnjiih , 1".
tu LA PERSECUTION DE NÉRON.
le porte une tradition plus ou moins fondée, sur l'Aven-
tin (li, dut-il promptement chercher un asile dans
une partie de Rome où les Juifs pénétraient peu. 11
profita sans doute avec joie de quelque occasion de
se fixer aux environs de la voie Nomentane, dans une
région très éloignée des juiveries du Traustevèrc et de
la porte Capène. La tranquillité publique y était ga-
rantie par le camp récemment construit (2) des pré-
toriens, et quelques chrétiens habitaient déjà ce quar-
tier, puisqu'ils y possédaient un lieu de sépulture.
Là, il prêcha l'Évangile pendant plusieurs années,
baptisant dans l'eau « de la fontaine de saint Pierre, »
car les siècles suivants donnèrent également ce nom
au nymphœurn d'Ostrianus (3). Cependant l'agitation
causée dans les quartiers juifs par les premiers succès
de la parole apostolique ne s'était pas calmée. Quelque
incident dut l'exaspérer, et lui donner les proportions
d'une sorte d'émeute. C'était chose terrible qu'une
émeute chez ces turbulentes populations des faubo.urg's,
• •nneiiiies traditionnelles de la civilisation romaine, et
qui soulevaient en un instant, comme des vagues
grossissantes, leurs bataillons innombrables de rô-
deurs, de chiffonniers et de mendiants. La police ro-
maine, harassée d'une surveillance incessante et
toujours en défaut, ne prit sans doute pas là peinte
cïe faire cette fois une minutieuse enquête. Elle vit
(i, Bullettino diarchealogia cristignq, 18C7, p. 4340, 48, ses*.
(2) Suétone, tiierius, 37.
•{, pœ tcriuiu fonlis SfPëtn. Romu 'spllèrrûiïièp.,ï.l,\>. I7v>. 190.
CE CIIRISTlAMSMi: .\ RÔMÉ. l'.i
que 1rs .luit's mettaient èn'jâ'êrïl l'ordre public, que là
cause de l'agitation étail lie Christ dont lé nom, pro-
noncé par l'éS uns axer l'àccént de l'adoration j par les
antres avec celui de la menace ël de la haine, formait
« un signe (ïè contra. lietion >j entre les membres de la
colonie hébraïque. Klle ne s'informa peut-être même
pi- si ÛhristUi ou Chrestns était ou non une personne
actuellement vivante. Habituée a l'action rapide.
brutale, envers les petits, envers « les races nées
pour la servitude, connue CicÔ'rOû appelait les Juifs
et les Syriens 1 . l'autorité ordonna l'expulsion de
tous les Israélites dé Rome -2 . Telle est du moins l'as-
sertion dé Suétone'; hioii, plus éloigné des événe-
ments, dit seulement que Claude, etlrayé du nombre
croissant des Juifs, et de leur turbulence qui troublait
sàhs cesse la paix de la ville, ne les chassa point , mais
interdit leurs réunions (3). L'expulsion fut sans doute
i De prov. cons., 5.
(2) Jmlii'os. iinpuliore ( hresto assidue Uiiniilluanlis. Rouih i'\|»ulit.
Mntiiiii-. < luu'liiis, 25. — M< l>uru\. Ilisl. des limiinius. t. IV. p. iOC.
noir 6, pense qu'il peul êl re simplement question ici d'un 6rec converti
nu jnilaïs'in- <-t portant le nom as-.-/. < omniu ti dans 1rs inscriptions de
Xor/TTo:. Ce s\ st,-iii,«. Miulinii par I sIht. Dale. Ililsdier, esl aujour-
d'hui abandonné. Les Romajns disaienl souvent Çhrestw pour Chris-
liis. (hr itidrii pour Cliristiani. selon Tri 1 ullien . i/ml., 3. et Lactaiici'.
hir. Jjist , IV. 1 7. Celle ortho-rapli" \icieiise si' retrouve jusque sur
des iiuiilio - des catacombes : Bullelt. di archeol. crist., 1873, p. 21.
Sa. .t .iiisi in . dans sa pr.'ini ri' tpologie, tlit que1 lé nom de chrétien
n'implique que des idées honnêtes; • il semble, par une sorte d'iota-
• isini'. assimiler lès mots xp«rc<* êl xprjinô;. Comparez la vieille ortho-
graphe française, cbcesljen. »
3 ToO; t: Iovôou&Oî icXeovauravTac avO-.; mtt; yj» tairai; àv dcyevi Tapa/f,;
v-otoj 'V.'O'j (jçwv, Tfj{ It6).et«)î EtpYÔ^vat, oix i$T().a<j6 ;j.:v, tmô: 89) T:or:p:f.>
infovç ex&euae |v?j awaQpoC&aOai. Dion Cassius, //A/. . LX, 6.
20 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
de courte durée, mais eut lieu certainement ; le livre
contemporain des Actes des apôtres affirme que Claude
ordonna à tous les Juifs de s'éloigner de Rome, » et
qu'à cause de cela un Juif originaire du Pont, nommé
Aquila. et sa femme Priscillc, s'établirent à Co-
rinthe (1-.
— Ce n'était pas la première fois que la juiverie de
Rome était ainsi dispersée : déjA sous la République,
puis sous Tibère, de semblables mesures avaient été
prises , et toujours à l'occasion de mouvements reli-
gieux. Si terribles qu'elles nous paraissent, ces expul-
sions étaient facilement supportées par la masse de
ceux qui en étaient l'objet. Quitter leur masure du
Transtevère ou le précaire abri du bois d'Égérie, en-
fermer quelques ustensiles de ménage dans cette cor-
beille de jonc ou de paille dont parlent souvent les
poètes latins, partir avec les femmes et de nombreuses
troupes d'enfants, vivre sur la route d'aumônes ou de
quelque métier nomade, n'impliquait pas un trop
pénible changement d'habitudes pour beaucoup de
familles rompues a une vie dure, précaire, que nul
lien, d'ailleurs, n'attachait au lieu qu'elles quittaient.
lue chaude hospitalité les attendait dans les villes où
existaient des synagogues : et souvent, sans trop s'é-
loigner de Rome, elles trouvaient a s'établir, en at-
tendant U moment peu éloigné où l'Klat se relâcherait
deses rigueurs et permettrait le reiour. Pour quelques
(I) ... A'.à tô o'.aTcta/^'va'. KXavâiOV ywpiÇeffOai TtàvTa; roùç lou5a(pv;
èv.-r,; M'M|J.r,:. .1(7. ApOst, XVIII, 2.
I.i: ( HIUSTIAM.vMi: a iiomi:. 21
autres, qui formaient 1 " t - 1 i t . - _ l'aristocratie (j,. ),, pppU;
lati.-n ,jui\e. l'exil .'•lait plus douloureux. Il .lut le pa-
raître surtout, ni 'i!l. à ceux qui axaient été, (1QJD les
auteurs, mais rn.cas'uui ,t 1rs \ ietimes de la s.'-.lil ion ,
aux membres de la jeune chrétienté tir Koine, que l'on
expulsait avec l.-s Juifs, soit qu'ils appartinssent à la
ra.'.' Icbraïque. soit qu'en abandonnant le culte des
dieux p..ur rinl.iassri- (•«■lui du Christ ils se fussent
donnés, aux yeux .les païens, l'apparence de ju.laïs, i .
Aquila .t l'iiscille réunissaient les deux conditions qui
rendaient pénible l'expulsion ordonnée par Claude.
L.s ,l,u\ époux n'appartenaient pas a la population
.bonde qui vivait de p.tits métiers aux bords du
Tibre ou aux environs de la porte Capène : .•'.'■lai.nl
des industriels. des bqurgflOJs ; ils possédaient un
atelier [>ourla fabrication des tentes, situé probable-
ment . non dans le quartier juif proprement dit, mais
à proximité de ce quartier, sur l'Aventin (1). En outre,
ils n'étaient plus Juifs : soit depuis la venue de Pierre,
suit auparavant , ils avaient embrassé le christianisme.
Aquihi et Priscille ne pouvaient songer à errer misé-
rablement : ils se préoccupèrent de former en un autre
lieu un établissement .ni moins provisoire. IN s'jnSr
tall'Tcnt dans une des mitjrppplesj cp^nmemales de
l'Orient, a Corintlie. située à 1 1 1 . » î t i . * mute entre le
Pont, leur patrie, et borne, ou sans .Imite un instinct
secret le. rappelait. On peut conjecturer que saint
Pierre, chassé de Rome en même temps qu'eux, prit
(t BulletÙhodiarcheotogîàcristifinqfASQTijt, ... .:..
22 LA PERSÉCUTION DE NERON.
aussi, par mer, la route de Corinthe, mais ne fit qu'y
toucher, pour de là se rendre à Jérusalem. 11 était
dans cette ville en 50 : on le voit y présider la réunion
des apôtres et des anciens qui se prononça contre les
pn'ttntions des adversaires de Paul et de Barnabe, et
employa pour la première fois la formule sublime :
« Il a paru boa au Saint-Esprit et à nous (1). »
Comme toujours, l'exil des Juifs fut de courte durée.
Le tumulte apaisé, on les laissa rentrer peu à peu. En
quelques années, peut-être en quelques mois, la jui-
verie de Kome était reconstituée. Les petites gens re-
vinrent sans doute les premiers ; les Juifs aisés, comme
Aquilaet Priscille, attendirent avant de suivre le mou-
vement de retour que la paix fût consolidée. Ceux-ci
étaient encore à Corinthe quand saint Paul y vint,
divisant selon sa coutume le temps entre, le travail et
la prédication , et faisant de ses journées deux parts,
Lune qu'il passait dans l'atelier des deux époux, avec
lesquels il s'était associé pour la fabrication des tentes ,
l'autre qu'il passait à la synagogue ou, quand il en
eut été chassé, dans une maison voisine transformée
en école et en église (2). Aquila et Priscille demeurè-
rent à Corinthe tout le temps qu'y fut saint Paul ; ils
le suivirent ensuite à Éphèse (3). Ils y étaient encore
quand il écrivit de cette ville une lettre à l'église de
Corinthe (k). Mais ils ne tardèrent pas à rentrer à
(1; Act. Apost., XV, 28.
(a) Act. Apost., XVlll, î-n.
■:f Ihi'l., is, e.i.
(4) / Cor., XVI, io.
il: CHRl8TlANISIfI a H0M1 .
Rome; el leor foyer hospitalier y dei lui . an eominem
oemenl durègne deNérdnt, se qu'il' avait été à Éphàse*,
on (I<n centres de la propagande el dé la vie chré-
tiennes. Saluez de nia part, é< rivait s;iint Paul au\
fidèles de Rome eri .">8. saluez Aquila .1 Priscille. Bief
coopérateurs dans le Christ Jésus : saluez aussi 1 lé-
galise établie àftm l«ui- maison i . Vautres saluta-
tions terminent la lettre de l'aul aux Romains : Le nom
de sailli Plerfe né s'y rencontre pas. Le chef des apô-
tres ne se trouvai pas, en .">8, dans la ville éternelle.
où probablement il n'était pas encore pcyénn depuis
L'expulsion. Mais la semence jetée par lui avait l'ruc-
tifié en son absence; on le devine au gxcttid nombre
de fidèles de Rome dont les noms étaient éonans de
saint l'aul et sont cités ;\ la lin de sa lettre ; des femmes :
Marie. Junie. Tryphène, Trypliosa, Perside . Julie,
olympiade: des hommes : Epanète, Andronie . L'r-
hain. Stachys. Apelle, Hérodion, Kul'us. Asyneritos,
Phl.--i.il. Ilermas. Pat robe , Hermès. Philolofnis.
Néréé, Ampliatus; des groupes anonymes : « ceux de
la maison d'Àristobule . « eeiiv de la maison de Nar-
MBSe, d'autres encore, (pie l'Apôtre désigne sans
les îioiniiicr -l .
Otte Ilolllriulatlire permet de deviner riiumhle
éondiiion de cëd ^remieM sectateurs do christianisme
a Konie. l'.raucoup portent d.s dég*pfJft*natservilei
(i) nom., xvi. 3 5.
(1) Rom., XVI, 5-15.
3) ci'. Wilmanns, Exempta itucriplionum latinaruwt. II. Indices,
Cogaomuu virorumet mnlierom, pattim.
2ï LA ÎT.RSLCLTION DE NÉRON.
« Ceux de la maison d'Aristobule » et « ceux de la
maison de Narcisse » sont vraisemblablement d8S <s-
cl.ivt's ou des affranchis de quelque puissante famille :
le maître ou patron des premiers, Aristobule, peut
avoir été un riche Juif familier de la cour des empe-
reurs, rallié au gouvernement et aux impurs do Rome,
peut-être ce descendant d'Hérode que Néron fit roi de
la Petite Arménie (1); les autres ont pu appartenir à
h maison de Narcisse, affranchi de Néron que Galba
lit tuer (2). Un des chrétiens nommés par saint Paul,
Ampliatus, doit, selon toute apparence, être identifié
avec l'esclave dont le tombeau magnifique a été récem-
ment découvert dans une des plus anciennes catacom-
bes (3). On se tromperait, cependant, en croyant que
l'Evangile n'avait point pénétré dès cette époque dans
les couches supérieures de la société romaine. Un cé-
lèbre récit de Tacite, sur lequel de récentes découvertes
ont jeté une lumière inattendue, fait connaître le drame
intime qui se joua, en cette même année 58, au sein
d'une des plus grandes familles de Rome, à la suite
d'une conversion au christianisme.
Un des premiers personnages de l'empire, à cette
époque, était Aulus Plautius. Son illustration d;it;iit de
loin. En 29, il fut consul subrogé; de 43 à V7, il com-
mença et acheva presque la conquête de la Bretagne ;
en 'iT. Claude le récompensa par les honneurs de l'o-
_
(1) ïoskphè, i/'/. ./>"/.. XX. 5.
(2) Dion, i.xiv.
Bullettino di archeologia crisliana, ihsi. |>. 5"-:<i el pi. iil-iv
1.1. i lli;i>TIAM>MI. A HOME.
ration. Cependant, à son retour .1.- tycetaene, 1«' vain-
queur ;i\;iit trouvé sa maison triste, sa femme l'oinpo-
ni.i Cra-eina \etue de noir et versant des larmes. Depuis
il. « II-' ne voulait point être consolée de la mort de
N parente Julie, tille de hrusus, tuée par la jalousie
de Messaline. (> deuil librement porté n'avait pas été
puni par le débonnaire Claude; sous le jeègne suivant,
la noUe t'rinine «pii avait conquis dans |,i ser\ilité uni-
\« rselle le droit de pleiuvr librement devint l'objet
du respect de tous. Mais |;i \ic retirée à laquelle depuis
tant d'années s", tait condamnée Poinponia parut à
plusieurs avoir d'autres causes qu'un deuil de famille.
On l'accusa de .. superstition étrangère », crime capi-
tal. I»i«n que les luis qui le réprimaient, toujours en
vigueur (1), fussent rarement appliquées. Renvoyée,
eu conformité des vieux usages, encore suivis dans
les familles patriciennes (2), au jugement de son mari
et de ses proches, (die fut examinée par ce tribunal
domestique | .} . et déclarée innocente (V). Mais quelle
sup.ivtition étrangère avait pu lui être imputée? Il
(l) Cicéron, Dr L'eQibiU, II, i\ ittàtC, LU. B8.
c>) Dtaiys dii.iii.Mina».'. i/v// . ii Mi riiiir. //;.>/. .w.. xiv. r, :
Siit-tniic Tiberius, l&
(S] Noua ne à 9 gueVe renseignés srir l.i procédure if&ratil <
liilumal. ni sur le iegrê ifo i>atrnlr auquel s'cti'iulail li' ilioil il iu l'a in-
partir. 1! o)iin;iis>ait. ilit Tank (Ami., XIII, 32), de Capite famaque.
Ses membres étaienl ol ovfYeve?; Deqy», II. 2n>. cognait (Plauto, .\m-
lilnl.. 8I7-8J3,, prapinqui (Tgejtej I""-, H. jW^désignatioiM vagues.
CC Fresquet, '/" Tribunal de famille chez les Romains, îani ta
Revue historique du Droit français A. 1, iv,-,. p. L25: Willems, le
Droit public romain, p. 8".
(•'») Tacitr, inm. xiii. i ■
M LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
semble qu'aucun des cultes païens de! l'Egypte ou de
la Syrie, assez niai lamés malgré les abstinences elles
mortifications qu'ils imposaient à leurs sectateurs (1),
u 'n'it été en harmonie avec le genre d'existence aus-
tère et digne que I\>mponia s'était faite au milieu du
grand monde de Kome. Était-elle juive ? juive, elle n'eut
point été poursuivie : elle fût demeurée libre de chan-
-«t son vieux nom romain en un nom biblique, de
prendre le titre de mère de la synagogue, comme
Veturia Paniez. Reste qu'elle ait été chrétienne, que la
prédication apostolique soit parvenue jusqu'à elle et
ait ouvert dans son cœur triste une source inconnue
de consolation pure et d'ineffable joie (2). Cette solu-
tion, longtemps présentée comme une hypothèse, est
devenue presque une certitude par la découverte, dans
unecatacombe, de l'inscription funéraire d'un Pompo-
nius (Jra'cinus , inhumé vers la fin du deuxième siècle
OÙ le commencement du troisième (3). Le christia-
nisme du petit-fils rend au moins plausible le christia-
nisme de la grand'mère, et permet défaire remonter à
l,i femme de Plautius la conversion de cette branche de
l'illustre famille des Pomponii. On s'estmème demandé,
non sans raison, si Pomponia Givecina ne devrait pas être
(1) Cf. Boissier, la Religion romaine d'Auguste aux khïomhs,
t. I, p. 402 et.suiv.
(2) Cf Renan. l'Antéchrist p. 4.
(3) nOMIIONIOC ri'IIk'EINOC; au cimetière de Callisle. De Ro>>i.
Jtomu sotlcrranca, t. II, p. 363. « Ce cognoinrii (Gracions lut livs
rare après 1«- premier siècle de l'empire, époque « » Ci il fut illustré par les
Pomponii Graciai, frères ei parents de la l'omponia r.necina rappelée
par Tacite, o Ibid.
ES < iu;imi\m>mi: I îMMi..
identifiée ;»\ «■<• la -Tande dam.-, dont od connall BBO*
lniirnt Vagnàmtn probablement symbolique <\ |np-
tismal. Lueiua. (jui ouvrit dans DDQ pr.fdiuni de la MAC
AppHniK- un des plua anciens hypogéenchrétiens, ?ô*
cftabk ■ cimetière aristocratique •■ situé dans le roi*
sinage, peut-être au-dessous de terrains ayant appar-
tenu à des Pomponii Basai, et dans Lequel ont -t.'
pèneonirées Mrs épitàpfoes de fimniliit, de Ca-eiliani.
d'Àttici, d'Annii. illustrés ramilles alliées ou appa-
rentées entre elles et avec la yens Pomponia 1).
La chrétienté de Rome, au commencement <ln règne
de Néron, étaii «loue composée d'éléments biien divers*
Il s\ trouvait <l«'s riches et des pauvres, des esclaves
rt «1rs nobles. (1rs lidèles « 10 il i: i ll« * . d'esprit et de îno-urs
hébraïque», des tidèles d'origine. 't d'éducation peeque
*-t romaine! L'épitw de saint Paul aux lîomains Bemhle
viser à la l'ois l'élément juif et l'élément hellénique
qui coexistaient inévitablement au sein d'une Eglise
comme celle de Rome, semblables à ces courants pa-
rallèles qui suivent le lit d'un même Jleuve sans se
contrarier réciproquement, mais sans mêler intimement
l.iii-s r.iu\. Bien que saint Paul s*;idre>se sou\ent aux
lidrl.s.lr li -.utilité', ?Ovr,,et que ts premier chapitre de
sa lettre. OU il décrit avec une énergie extraordinaire
l'horreur des mœurs païennes, leur paraisse Burtpul
adressé, cependant le long exposé doctrinal qui suit a
principalement pour but de faire entrer les, lidèlesd'oii-
(i) i>.' Bwah, iinnin toUeèrànem, t. I. y. MH-Sâfi^ t. il, y.
360 et suiv. Cf. Rome souterraine, \<- im-186.
28 LA PERSECUTION DE NÉRON.
-me jnive dans la grande liberté chrétienne, montrant
à ceux-ci le joug de la loi brisé par la rédemption de
Jésus, les observâmes légales désormais superflues, les
chrétiens tous égaux dans le Christ, qu'ils viennent de
la circoncision ou de la gentilité. Plusieurs des con-
seils pratiques des derniers chapitres semblent aussi
donnés particulièrement aux judéo-chrétiens. L'apôtre
n'aurait pas besoin d'inculquer à des païens convertis
la fidélité à l'empire, la soumission aux puissances
établies, le devoir de payer l'impôt. Aux Juifs, chez
lesquels le sentiment de l'indépendance nationale est
toujours frémissant, et qui, seuls entre tous les peuples,
refusent de se fondre dans l'unité romaine, il doit au
contraire rappeler ces vérités d'ordre public. Le Juif
qui abandonnait la loi pour l'Évangile changeait vrai-
ment de nationalité en même temps que de religion.
Il abjurait dès lors toute arrière-pensée de révolte, tout
sentiment de patriotisme particulier. Il devenait fidèle
sujet de l'empire. Telle était la théorie; mais en fait
une telle transformation était difficile. Pour la faire
accepter au Juif converti, le rendre à la fois romain
et chrétien, il fallait lui montrer des motifs si hauts,
si désintéressés, que ses dernières résistances fussent
eonlraintes de céder devant la beauté d'un idéal su-
périeur. Cest ce que tente saint Paul :
« Que toute âme, dit-il, soit soumise aux puissances ;
car il n'est pas de puissance qui ne vienne de Dieu :
par lui sont ordonnées toutes les puissances existantes.
C^ssi pourquoi celui qui résiste au pouvoir résiste à
I orare de Dieu et encourt la condamnation. Les prin-
LE CHRISTIANISME À ROME. 29
!:.• sont j ». »î » 1 1 la teneur ili-s Bonnes a< étions, maïs
des mauvaises. Voulez-vous uaVoir rien à redouter
du pouvoir.' faites le' bien, et il tffàb louera, car il ésl
l'é ministre de bien pour té bien. Mais si vmis faites le
mal. tremblez : ce àf'esi pas m vain qu'il porte (è
glaive! Il ésl le ministre de dieu, \enueurdes mau-
vaises actions. Il faut donc lui être soumis, non seule-
ment par crainte des châtiments, mais par devoir de
CodscTéhcU C'est p.,ur cela «pie vous payez tribut aux
puissances, qui sont les serviteurs de Dieu. Etendez
(Jonc à chacun ce qui lui est dû, le tribut à l'un, l'im-
pôt ,"i l'autre, à celui-ci la crainte, à celui-là l'hon-
neur (1). »
Quelle noble définition du pouvoir : ministre de
DlëU pour le bien ! Sans doute, alors comme aujour-
d'hui, comme dans tous les temps, la réalité donnait
à l'idéal d'ironiques ou cruels démentis. Claude était
mort depuis quatre ans seulement , et déjà lie palais
avait revu de sanglantes tragédies; déjà le fils d Â-
-rippine, échappant à ses précepteurs, avait rempli
lès1 rues de Rome du bruit de ses folies nocturne-.
<.ep,-nd,int Séneque et IIiutIîUS ré_ liaient eue. ue SOUS
le nom île N.'ion. et le ne.nde trompé pouvait espérer
un bon empereur. Quels que fussent d ailleurs les
faits, l'idéal était sublime, et l'Apôtre montrai! une
habileté- supérieure, un tact exquis, en plaçant SOUS
la protection .l'une -rande Ictéeles conseils pratiques
.pie l'état dés esprits auxquels il s'adressait rendait
i /, .mi..,:.
30 LA PERSECUTION DE NERON.
nécessaires. Il ennoblissait ainsi l'obéissance, la justi-
fiant d'avance de tout soupçon de crainte ou de servi-
lité. C'est seulement après avoir montré toute puis-
sance ordonnée de Dieu et son ministre pour le bien,
que saint Paul passe en revue les obligations des
sujets : l'impôt, l'obéissance, l'honneur, c'est-à-dire
ce (jui peut mettre le pouvoir en état de remplir la fin
pour laquelle Dieu l'a institué.
Remarquez la précision avec laquelle l'apôtre insiste
sur l'obligation de payer l'impôt, énumérant les deux
espèces de redevances auxquelles étaient soumis les
sujets de Rome, l'impôt direct, odpoç (1), l'impôt indi-
rect, péages, droits de douane, te'Xoç. En s'exprimant
ainsi, saint Paul montrait non seulement une véritable
loyauté politique, mais encore un sens exact des né-
cessités sociales, dans un moment où, frappés de ver-
tige, peuple et souverain semblaient les méconnaître.
En 58, date de la lettre aux Romains, une assez grande
agitation, provoquée par les exactions des compagnies
àdjudie;if;iires des impôts indirects, et surtout par la
rapacité et la dureté de leurs agents subalternes, se
faisait sentir dans la plupart des provinces (2). Nul
doute que les Juifs, ou même les chrétiens de race
hébraïque, ne s'y soient associés : on sait combien, en
Judée, étaient impopulaires les publicains. agents
supérieurs du fisc ou simples douaniers, considérés,
s'ils étaient Romains, comme des agents de Tétran-' i.
(1) Cl. S. Luc XX, 21.
(-', Tacile, AM., Xlir. 50.
Il CHRISTIANISME A ROME. ;l
Juife, comme des traîtres à leur patrie i . Les plaintes
(juis'.l.'\,ii,Mit de toutes parlsarri\èrentjusquïi Néron :
s.»it sensibilité maladive, soit puéril désir de popularité.
il rut un instant la pensée de supprimer tous les iiu-
pùts ind'nvcts. nnel beau présent je feras m genre
humain ! a s'éeria-t-il. Le radicalisme du souverain
émut lf»s politiques sensés. Le sénat avait encore le
droit de faire entendre des conseils : il en usa. Aprèj
avoirjoné ■• la grandeur dVime ■• de Néron, les séna-
teurs lui tirent resp,vtii«'iiseiuent Observer qui' la sup-
pression projetée serait simplement la ruine de l'em-
pire, di&soiutionqm imperii. Si Ton supprime les péages,
dirent-ils, ou géra conduit, en bonne logique*, à sup-
primer L'impôt personnel et l'impôt foncier : il ne p -*-
fera plus rien. Néron, chez qui les accès de générosité
étaient aussi courts que vils, et qui avait encore quel-
que |,mu sens, se rendit facilement à ces observations;
il promulgua même un édit excellent, ordonnant que
toutes les lois d'impôt, tous les droits de douane, se-
raient portés à la connaissance du public, que les dettes
•n\ersle fisc se prescriraient par une année, que les
prpcès intentés au\ publicains seraient jugés avant
tous les autres, et abolissant l'impôt du quarantième
sur la valeur des lu. mis litigieux inventé par Cali-
-nli' 1 ■ Au milieu de l'agitation des esprit», qui
abouti! à crtte solution raisonnable, on remarque !•■
(1) S. Matthieu, IX. Il; XVIII, 17; XXI. SI : Josèphe, Anl. Jud.,
XMii. j. cf. Fooard, /" Vie de N.-S. Jësus-l hrjA% I. I, p. 29&298J
(2) Tacite, Ann., xiii. 50, 51. Cf. Suétone, >ero, 10.
32 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
sang-froid conserve par l'Apôtre. S'élevant au-dessus
des discussions du moment, mais peut-être amené par
elles à parler de ce sujet, il affirme la légitimité des
deux grandes formes d'impôt sur lesquelles reposait
l,i stabilité de l'empire romain : il rappelle aux fidèles
de Rome les principes économiques qu'en ce moment
même le sénat rappelait à Néron; mais, ce que ueùt
pas su faire le sénat, il les rattache à un principe su-
périeur, la nécessité de fournir au pouvoir les moyens
d'accomplir sa mission de « serviteur de Dieu, » de
« ministre de Dieu pour le bien. »
i.lMiMHi: DK ROME II LES MARTYRS D'AOl i I ...
III.
L'incendie de Rome et les martyrs d'août 64.
Quatre ans après cette Lettre-, Paul (-tait à Rome.
Traduit par lis Juifs à Césarée devanl le tribunal du
procurateur Porcius Festus, L'Apôtre, qui déjà, à Jéru-
salem, .i\,iit devanl !<■ tribun Claudius revendiqué ses
droits de citoyen romain, n'hésita pas cette l'ois à
prononcer la Formule solennelle de l'appel à César (1).
(>n l'envoya à Rome. Là. il dut attendre pendant près
de deux ans sa comparution devanl Néron : ces deux
années lurent douces pour son cœur et précieuses
pour son ministère. Il vécu! à Rome «lins la demi-
Liberté de la custodia militaris (2) : il habitait, sous
la carde d'un frumentaire prétorien, un logement
particulier, loué par lui, et situé- dans l'enceinte ou le
voisinage des caslra ptwloriana. Tout le monde le
pouvait visiter librement 3 . Ce quartier de Rome
tl'entendail pas pour la première fois la parole apos-
tolique : tout près était le cimetière chrétien où
(!) Act. Apost., XXV, in. 11. 12.
(2) Act Apost., XXVIII, 1G. Cf. Ulpien, Callistrate, Herenains Mo*
destinas, an Digt tte, MAI II. vin. i. 12. 1 i : Josèphe, .\»i. JutL, XVIII,
i, Séhèqne, /.'//.. r>: /-"• tranquillitate animi, LO. Ces textes, ainsi que
eux de S. Paul, Philipp., I. T. |:î. 11. 1". .,": ColoSS., IV. 3, i. 18;
Epht s., III. i: vi. 19-20; Act. 1//"^'.. XXVIII, 20, supposent que le
prisonnier ri Bon gardien étaient liés ensemble par une chaîne; mais
( •■■i.i n avait lien, ci idemment, <i m- lorsqulla sortaient.
iet. \pott, XXVIII, 30, :i.
3
31 LA PERSECUTION DE NERON.
avait baptisé et siégé saint Pierre. Les conversions
lurent nombreuses, même, semble-t-il, parmi les
soldats : saint Paul écrit aux Philippiens que ses
chaînes sont devenues une prédication du Christ iv o/w
tw Trpai-rop(o), dans tout le prétoire, c'est-à-dire dans tout
le camp prêt ( u -ien 1 . Peut-être faut-il compter parmi
ces convertis militaires Xérée et Achillée, certainement
contemporains des apôtres, qu'une inscription nous
montre abandonnant les impia castra pour servir le
Christ, et qui semblent avoir été des soldats préto-
riens (2) . Des Actes de basse époque attribuent . il est vrai ,
à saint Pierre la conversion de Nérée et Achillée (3) ;
mais celui-ci, précisément, revint à Rome peu après
l'arrivée de Paul , et il est possible que , reprenant
son ancien domicile de la sixième région, Pierre ait
travaillé de concert avec l'apôtre des gentils dans les
environs du camp prétorien et de la voie Nomen-
tane.
Après deux années d'incessante activité, pendant
lesquelles il entretint avec ses chères Eglises d'Orient
une correspondance admirable, tout en faisant péné-
trer à Rome le christianisme jusque dans le palais des
Césars (i), saint Paul comparut devant l'empereur, ou
du moins devant le conseil auquel ressortissait son
d) philipp., i. 13.
(2) De Rosm. Bulleltino di archeofogia criêtiana, 1874, p. 20-16.
(3) Passio s. Flavia Domitillx Virginia et SS. Nerei ci âchillci,
dans les Acta SS,, mai. t. III, p. 7.
(î) J'inii/i/).. iv. •>•).. — Cf. les traditions recueillies par sainl Jean
Chryeostome, sainl Astère, Théophylacte, Grlycas.
L'INCENDIE DE ROME ET LES MARTYRS D'AOI I 64,
appel i . il semble résulte* de deux passages des Arêtes
des Apôtres que Néron était présent -l . bien que
L'empereur jugeai rarement en personne les appels
portés devant lui. L'apôtre fut acquitté, et, Belon son
expression, sorti! délivré de la gueule du Lion (3 . On
a pensé que L'influence de Sénèque, <jni connaissait
saint Paul par Le témoignage qu'avait pu lui eu rendre
son frère Gallion, proconsul dWchaïe, juge liienveil-
lahl de L'apôtre dans une circonstance antérieure 'i .
ou en avait entendu parler par Burrhtts,prôfe1 «lu pré*-
Loire au moment ou L'on amena saint Paul à Rfofne •"> .
tut pour quelque chose dans cet acquittement; Cela est
possible; cependant, Irtê fen admettant l'hypothèse
(!«* rapports entre Lé philosophe et l'apôtre <i . rien
il- prouve que Sénèque ait été à cette époque l'un des
amsiliarii Auyusli : il avait quitté les affaires avant <).'{.
L'acquittement eut plus probablement pour cause
l.i vieille indifférence de l'autorité romaine pour les
querelles purement religienseà; surtout pour les qu'e-
i-elles entre Juif Si dès qu'elles ne troublaient pas l'ordre
public : indifférence qui, par exception, se changea
L'année suivante, â L'égard des chrétiens; en une
hostilité déclarée, mais durait encore en (»:{. alors que
(i) cf. Mommsen, Rômischea Staatsrecht, t. il. p. 948; Willems,
te Droit public romain, p. 47;>.
(2) Ad. Ipott, XXIII, 12; XXIV. T, .
Il Tim., IV. 17.
, i.7. [post., XVIII, 12-17.
c. //-m/.. \\\ m. 16.
(6) Cf. De Rossi, Bultettino di archeolotfia trirtiéna, 1887, p. C-8.
36 LA PERSÉCUTION DE NERON.
l'opinion publique persistait a les confondre avec les
Juifs I . Probablement après cette délivrance Paul
entreprit de nouveaux voyages apostoliques, dont il
nourrissait depuis longtemps la pensée, et sur lesquels
il ne reste point de documents précis. Plus tard seule-
ment, peut-être après quelques années, il revint à
Rome rejoindre Pierre', qui parait n'avoir pas été in-
quiété : les deux apôtres survécurent, selon toute ap-
parence, à l'épouvantable crise que traversa l'Église
de Rome pendant le dernier semestre de 6i.
Le 19 juillet 6 V, le feu prit dans les boutiques
pleines de marchandises inflammables qui entouraient
le Grand Cirque, à l'extrémité regardant la vallée
entre le Palatin et le Célius. Le vent soufflait avec
violence, un de ces lourds vents d'été qui sont les plus
redoutables auxiliaires de l'incendie. Rientôt l'ovale
immense du Cirque fut en feu. Puis le fléau, dévorant
d'abord les constructions entassées entre les collines,
gagnant ensuite les sommets, entoura le Palatin d'une
ceinture de flammes, se détourna du Capitule, courut à
travers le Forum, consuma les boutiques de la voie Sa-
crée, mais fit peu de mal aux monuments à cause des
nombreux vides laissés entre les temples et les basili-
ques, détruisit la région alors si peuplée d'Isis et de
Sérapis, ravagea le Célius, l'Aventin, la vallée qui sépare
le Palatin et l'Esquilin, où se trouvait la domus Iran-
siioria de Néron, et brûla plus de la moitié de la
vieille Rome, dont les bâtisses anciennes collées les
.(1) Tcitiillini. W.W., 1. lt;Apol., 21.
L'INCENDIE DE ROME il II S MARTYRS D 101 r 61
unes contre les autres I , les rues, étroites, tortueuses,
privées d'air -2 . offraienl une proie facile à l'in-
cendie. On ne l'arrêta qu'erj faisant le vide devant lui,
par mi grand abattis de maisons au pied de l'JSsr
• juilin. l.c l'eu avait duré six jours, pondant lesquels
le peuple s'était enfui au Champ île .Mars, où Néron,
revenu d'Antiuœ, lit élever, 4es abris provisoires,
l'our nourrir ces pau\ res -eus, on amena des \ i\ res
d'Ostje et drs uiiinieipes \oisins. Le pain l'ut donné
presque pour rien. Mais ces mesures d'humanité n'apai-
sèrent pas le peuple aigri par la souH'ranee. qui se
voyait avec désespoir chassé de ses demeures et réduit
au plus complet dénùment. Malgré tant de eriims.
Néron Q'avait point encore encouru la haine popu7
laire : on lui avait tout passé, à cause de son luxe.
de son extravagance, d'une sorte de bonne humeur
et de raffinement artistique qui faisait illusion à la
Coude. Ceux qu'il avait frappés jusqu'à ce jour étaient
des princes, des impératrices, des nobles, des stoï-
ciens : les petits n'avaient pas senti les coups. L'incen-
die de Rome réveilla soudain la conscience des masses.
Aux yeux du peuple, aucun fléau n'a pour cause le
basard : il faut un auteur responsable. L'auteur était
(i) ou peut bc rendre compte de cel entassement des édifices de I an-
ejenne Rome, en regardant la curieuse fresque de la maison de Livie
-m te Palatin, représentant un»' me «le la ville aperçue par nne fenêtre
ouverte. Voir la copie exposée an rez-de-chaussée de la bibliothèque de
l'école des Beaux-Arts; cf. la reproduction en lithographie dans la
Revue archéologique, septembre 1870, pi. w.
(5 Cf. Cicéron, De lege ograria, II, 3.">. 96; Tacite, Inn., XV, 38.
38 LA PEIISECI'TION DE NERON.
tout trouvé : Néron. Les malheureux entassés dans les
baraquements du Champ de Mars n'osaient encore
joindre à son nom l'épithète d'incendiaire: mais des
bruits odieux circulaient dans la foule : on disait que
Néron . épris du pittoresque , enivré d'une poésie
malsaine, s'était fait de l'incendie de Rome un spec-
tacle : les uns affirmaient que, en habit d'acteur,
une lyre à la main, il l'avait contemplé du haut d'une
tour, en chantant la ruine de Troie ; les autres, plus
modérés, racontaient qu'il avait seulement chanté
l'élégie troyenne sur son théâtre domestique. Peu à
peu la légende grossit, ou des faits étranges se dé-
couvrirent : on dit que des esclaves de Néron avaient
été surpris activant les tlammes qui dévoraient son pa-
lais. Les rumeurs les plus malveillantes semblèrent
bientôt recevoir des événements une terrible confirma-
tion. Au moment où tous croyaient le fléau conjuré,
le feu s'alluma sur la colline du Pincio, dans les jardins
du plus intime familier de Néron, Tigellin. Néron,
sïeria-t-on de toutes parts, a envoyé des ordres : il
veut détruire Home pour la rebâtir plus belle et lui
donner son nom. Pendant trois jours l'incendie rava-
gea des quartiers jusqu'alors épargnés, le Viminal, le
Qmrmal, et cette vaste plaine du Champ de Mars,
ouverte de toutes parts, et cependant encombrée
de temples, de portiques, d'où le peuple dut encore
une l'ois s'enfuir. On vit la multitude, affolée, chercher
un asile aux portes de Rome, le long des grandes voies,
dans les bâtiments accessoires, trhlinia, loges de
gardiens, qui accompagnaient les tombeaux. L'incen-
l l\. ENDIE l»i: BOME Kl II s M\l;n i;> i> \m i ,-.,.
die .i\;iit duré neuf jours I : des quatorze régions de
Kome, tr<»i> étaient entièrement consumées, sept ne
renfermaient plus que des murs branlants, des toits ;ï
• i.'ini brûlés, des maisons désormais inhabitables», qua-
tre seulement Savaient pas été touchées par le feu (2).
Cependant Néron, pour, la première fois, s»' trouvait
• •h Face de L'indignation populaire. <> peuple < j n i .
cinq ;ms auparavant, rangé en solennelles proces-
sions, L'avait reçu à son retour dp Qan^panie couvert
du sang d'Agrippxoe, el avait accompagné de Bps
Réclamations 1»- parricide montant au Capitale pour
pendre grâce ans dieux du meurtre dp sa mère, ce
même peuple grondait et maudissait maintenant. A la
lueur <lf L'incendie de Kome, le vrai Néron luiétait enfin
apparu. L'empereur trembla; puis, avec uni' habileté
infernale, il essaya de détourner les soupçons. La foule
voulait un coupable : il lui en donnerait des milliers. Elle
aspirait à se venger sur quelqu'un de ses souffrances : il
lui jetterait en pâture d'innombrables \ jetimes. Les cir-
constances se prêtaient admirablement à ce plan scé-
lérat. I.e i'euavait pris dans les boutiques du Grand Cir-
que, occupées par des marchands orientaux, parmi
Lesquels étaient beaucoup de Juifs; maisil n'avaitpoint
touché la région de la porte Capène, ou les Juifs habi-
taient; le Transtevère, dont ils formaient presque exclu-
(i On-lli. 73H: Corpus inscriptlonum latinarntn, VI, BW.
(2) Tiirilf. \nii., \V, iisii. :>>: Suétofte, Kero, :ti.:is. .}'.) : Dion.
I.MI. 16-18; Pline, Nat Hist., X\ II. l : Sulpice Sévère, II, 19; Orose,
vu. :. — Voir « i ; i ii — Jordan, Topographie des Stadt Rotn in Âltèr-
thum, Berlin, 1871, I. I, p. 187-491, l'étude critique du récil (!<■ Tacite.
40 LA PERSÉCUTION DE NERON.
sivement la population, était intact : de tous les quar-
tiers fréquentés par eux le Champ de Mars, où ils avaient
une synagogue, avait seul été atteint, mais ils y étaient
beaucoup moins nombreux et surtout beaucoup moins
puissants qu'à la porte Capènc et au Transtevère, dont
ils avaient fait de vrais faubourgs orientaux. Le feu
a été mis par les Juifs ! ils sont les vrais, les seuls au-
teurs de l'incendie de Rome ! ces ennemis de la civi-
lisation et des dieux ont voulu détruire la capitale du
monde et le panthéon de toutes les religions! De
telles paroles durent être prononcées par des émis-
saires de Néron : le peuple, naïf dans ses emporte-
ments, et toujours prêta s'égarer sur une fausse piste,
changea probablement l'objet de son indignation : le
péril des Juifs devint extrême. Mais ils possédaient à la
cour des protecteurs puissants, et surent parer à
temps le coup qui allait les frapper (1). Poppée, je l'ai
dit, était à demi juive. Il y avait des esclaves juifs, des
acteurs et des mimes juifs autour de Néron (2). L'em-
pereur ne commandait aucune exécution politique,
aucune cruauté, sans avoir consulté non seulement Ti-
gellin, mais Poppée (3). Serait-ce trop s'avancer que
de dire que celle-ci intercéda pour ses coreligion-
naires, et que soit elle, soit quelqu'un des serviteurs
de race hébraïque pullulant au palais, dirigea les
regards de Néron sur les chrétiens, par le vulgaire
(1) Cf. Hausrath, Die NeutestamentlicJtûs Zeitgesohichte> t •'■<!..
t. III, i». 40'.).
(2) M< scn. thscr. regniNeap., 6467; Josèftke, De cita sua, 31.
(3) Tacite, .\ h n., xv, ci.
^(LIBRARY):
L'INCENDIE DE ROME KT LES MAHTMls D \..i r 64. il
encore confondus avec les .lu ifs. niais depuis longtemps
poursuivis par Ceux-ci d'une haine atroee, d'une
irréconciliable jalousie? Saint Clément attribue à la
jalousie, cii Çr/ov, la persécution de Néron I : ja-
lousie intéressée; qui détourna sot Les «In-. •tims. dont
beaucoup, d'origine jui\e. habitaient les quartiers
épargnés, rhypocrite colère dé l'empereur.
Tacite ne fait point connaître les délibérations se^
crêtes qui, dans notre hypothèse», amenèrent La subs*
titution «les chrétiens aux Juifs connue objèl des1 ven-
geances Impériale. L'historien dit seulement qu'après
t'incendie de juillet 64 les soupçons du peuple se por*
t .t .ut but Néron; il était eapabie de ce forfait, on
1 .ii accusa. Vainement prodigua<-t-il les secours», lès
encouragements, tes expiations: la note d'infamie
que lui avait infligée la rumeur populaire nes'cffaeait
point. « Pour faire taire cette rumeur, continue Tapi te,
Néron produisit des accusés, et soumit aux supplices
1rs plus raffinés les hommes odieux à cause de leurs
crimes que le vulgaire appelait chrétien». Celui dont
ils tiraient ce nom, Christ, .-unit été-sous le règnede
Tibère supplicié par le procurateur l'once Pilât»-.
L'exécrable superstition, réprimée d'abord, faisait
irruption de nouveau, non Beùléme&t dans la Judée,
origine décernai, mais jusque dans Rome, du reflué
et se rassemble ce «piil y a partout ailleurs de plus
atroee et de plus honteux, ûnsaisn d'abord cens qui
avouaient, puis, sur leurs indications, une grande
i s. clément, Id Cor., •>.
kl LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
multitude, convaincue moins du crime d'incendie
que de la haine du genre humain. On ajouta les mo-
queries aux tourments; des hommes enveloppés de
peaux de bètes moururent déchirés par les chiens, ou
furent attachés à des croix, ou furent destinés à être
enflammés et, quand le jour tombait, allumés en
guise de luminaire nocturne. Néron avait prêté ses
jardins pour ce spectacle, et y donnait des courses,
mêlé à la foule en habit de cocher, ou monté sur un
char. Aussi, bien que ces hommes fussent coupables,
et dignes des derniers supplices, on en avait pitié
parce qu'ils étaient sacrifiés non à l'utilité publique ,
mais à la cruauté d'un seul (1). »
Bien des traits sont à remarquer dans ce curieux et
pathétique récit. J'y trouve d'abord un renseignement
précieux sur le grand nombre des chrétiens à Rome
en 64. Tacite les appelle muhiludo ingens. Sept ans
auparavant, saint Paul disait déjà que « leur foi était
célèbre dant tout l'univers (2). » On trouvait des chré-
tiens dans toutes les couches et, pour ainsi dire, à tous
les étages de la société : dans le monde infime des es-
claves, dans la petite bourgeoisie des affranchis, parmi
les commerçants de race juive, dans la maison des
grands, de César lui-même , jusqu'au sein des familles
patriciennes. La haine populaire, irritée par le spec-
tacle de vertus qui semblaient la condamnation muette
des vices de Home païenne, s'attachait déjà à eux, les
i Tacite, Ann., XV. -Vi.
(2) Rom., I, 8.
i.ini t.mhi m: ROH il LES MARTYRS D'AOl r 64, H
ehargeail «lès lors de tous les forfaits : /><r fhgilia in-
vitas, «lit Tacite La fameuse phrase : haud perinde
in élimine ineendii (juam odio tjeneris hùmani conticti
tmnt, e été traduite par d'excellents interprètes, et en
particulier par M. Duruy <-t M. Littrë : « Ils turent
moins convaincus d'avoir brûlé Roflbte que d'être haïs
detoui Le genre humain (1). » Si Ton admet ce sens,,
qui, rapproché «lu contexte, èsl for! acceptable É), il
faut reconnaître que le groupe chrétien dé Rome,
comptant «léjà en 84 trente ans d'existence, devait
posséder une importance extrême, puisqu'il avait at-
tiré sur lui l.i haine et par conséquent l'attention uni-
verselles. Une communauté obscure et peu nom-
breuse n'aurait point été l'objet «les regards et de la
sanglante cruauté de Néron. Le peuple n'eût point
consenti m recevoir les chrétiens comme des victimes
suffisantes pour expier le terrible désastre du grand
incendie, et l'empereur ne les eût point choisis comme
offrandes expiatoires destinées à apaiser la fureur po-
pulaire, s'ils n'avaient été nombreux, élevés aùr-dessus
«lu mépris, et déjà considérés d'un œil jaloux :? .
Cela n'empêche pas «pie. aux yeux du vulgaire et
(1) Dorny, Histoire des Romains, t. iv. y. 504; Littré, Éludes sirt"
h s Barbares et le moyen '';/'■. i>. 23.
(2) « La latinité même ?ieot a l'appui, dit M. Littcé, el odium hujvs
hominis \>-u\ bien plutôt dire /« haine ressentie par cet homme que
la haine <i»»i il est l'objet; cette dernière signification s'exprime <l or-
dinaire par odium adversut hunehominem, •
(3) Milman. The hislory ofchristianily, fronthebirthof Christ
te the abolition ofpaganism in the réman empire, 1. 1. p. "•"''■
44 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
mè 1110 du pou voir, les chrétiens n'aient pu passer jusque-
là pour une secte juive, et jouir, à l'abri d'une éqtii-
voquc inévitable, que la méchanceté intéressée dos
Juifs venait de faire cesser, de la protection assurée
par les lois à tous les adhérents do la religion hé-
braïque. M. Littré traduit mullitudo ingens par « mul-
titude énorme (1). »
Ou arrêta d'abord, soit les chrétiens les plus en vue,
soit plutôt ceux que le hasard olfrit les premiers à la
police impériale : il est probable que ces arrestations
atteignirent surtout les fidèles des quartiers juifs
épargnés par le feu. Leurs aveux, c'est-à-dire la con-
fession de leur foi , divers indices que procurèrent les
perquisitions faites dans leurs demeures , mirent sur
la trace des autres. C'est sans doute là ce que veut
dire Tacite : Jgilur primo correpli qui fatebanlur, deinde
indicio eorum mullitudo ingens. « Il n'est pas admis-
sible que de vrais chrétiens aient dénoncé leurs frè-
res; mais on put saisir des papiers; quelques néo-
phytes à peine initiés purent céder à la torture (2). »
Bientôt les prisons de Rome regorgèrent de fidèles.
Ils n'y restèrent pas longtemps. Néron avait résolu
de reconquérir la faveur du peuple par des jeux
extraordinaires, où paraîtraient comme acteurs les au-
teurs présumés de l'incendie. On sait quelle était la
passion du peuple romain pour les spectacles du cirque
(i) Études sur les Barbares et le moyen fine, p. ?.:>..
(2) Renan, l'Antéchrist, p. 162.
!. [Ni iM'ii: M. ROM] i i LES MARTYRS D 101 I 64.
-■t de L'amphithéâtre. Il es( probable que, dans Le deuil
••t Le trouble causés par L'incendie allumé 1»- L9 juillet,
éteint seulement oeuf jours après,, Le peuple avait été
privé des jeux en L'honneur «!«■ Vénus <[ui. d'après Le
calendrier romain , se célébraienl <lu -H) au- 30 juillet,
et comprenaient quatre journées consacrées aux cour*
■!•• chars. Néron voulut remplacer ces plaisirs par
ane Jeté sans précédent. Le mois d'août, à peu près
privé de spectacles publics l . lui rendait facile le
choix «lu .jour. Celui «lu Lien était imposé par Les dm
constances : L'incendié avait presque détruit Le Grand
Cirque, Long de ikTà mètres et contenant, an temps
de César, des places pour cent cinquante mille spectan
leurs 1 : Le cirque dé l'I.uuiuius , situét entre le Capi-f
kole, Le théâtre de Pompée et Le Panthéon, c'est-à-dire
à.peu de distance du Champ de Mars, avait peut-être
été louché parles ûamme», on dn moins était trop
près des régions désolées par lfoeendie. Il fallait choisir
ailleurs un emplacement digne da peuple romain.
Néron possédait au delà «lu Tibre, sur Le Vatican', de
magnifiques jardins; il s'y trouvait on vaste cirque,
rvé aux plaisirs impériaux, et oà Le fils d'Agrip-
pine B'était exercé à conduire d.-s chars, d'abord en
présence de quelques amis, puis sous Les yeux dn i><'u-
i Voir Friedlaender, Mains romaine* du règne d'Auguste à lu
fin des lutonins, Lrad. Vogel, i. il. p :"> . I Lenormant, art. Calen-
darium, dans Daremberg, Dictionnait e dt i antiquités grecqut i ci m-
maines, p. 847; Marqnardt, BOmischt Staatsverwattuno, t. III.
Miiiniii-.il. dada le Corpus inscript, lot,, l.3'J7.
1 Denya d'Halicarnaase, il;
46 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
pie (1) : l'obélisque qui s'élève aujourd'hui au centre
de la place de Saint-Pierre occupait une des extrémités
de la apind. Néron y convoqua une fois de plus la
foule, probablement dans les premiers jours d'août.
La fête dura-t-elle un ou plusieurs jours? Tacite ne
le dit pas clairement} Son récit, trop bref pour être
complet, permet cependant de reconstituer le spectacle
offert par l'empereur à la curiosité féroce de la multi-
tude. 11 y eut au moins une fête de jour et une fête de
nuit. Les jeux durent commencer par une de ces lon-
gues et navrantes processions où le cortège des con-
damnés défilait devant les regards des spectateurs,
entre deux haies de valets d'amphithéâtre armés de
fouets [2). Puis eut lieu hi venatio (3). C'était ordinai-
rement le début de ces sanglantes journées (4). Une
partie des prisonniers chrétiens furent exposés aux
bêtes. On usa à leur égard de raffinements atroces.
Les uns furent revêtus de peaux d'animaux, et, dans
cet état, présentés à des chiens, qui leur firent une
horrible chasse (5). Des chiens , souvent de race bri-
tannique ou écossaise», d'une férocité extrême, étaient
dressés spécialement pour les combats de l'amphi-
(î) Tacite* Atm., xiv, n.
(2) Ci". Eusèbe, Hist. Eccl., V, i.
(3) Avant la construction de l'ampbHtaéâlrB Elavicn. tes venatio nè$
ou combats de bêtes, ainsi que lès combats de gladiateurs, se donnaient
dans les cirques. Marquardt; Ho m. Staatsverwaltwng, 1. III, p. 507;
Bussemaker el Saglio, art (irais, dans te Die/, des mit., p. 1200.
i Suétone, Claudius, 34 ; Lucien, Toxarts, 58.
(5) El pereuntibus addita ludibriu, ul ferarum tergis contexti laniatu
canum interirent. Tacite, .1/*/*., XV. 44.
L'INCENDIE 1>K ROME ET LES ItARTYRS l» \<>i i 64. .:
théâtre l : ici, au lieu de rencontrer des adversaires
redoutables, ils furent Lancés sur des êtres sans dé-1
fense, et Leurs crocs s'enfoncèrent dans des chairs hu-
maines. Quand le peuple, romain eut rassasié ses yeux
de < ■<•[ affreux spectacle, on introduisit d'autres chré-
tiens. l>'s croix avaient été préparées en divers en-
droits du cirque : on les y attacha -1 . Il est probable
i|iie «les liètes féroces turent alors lâchées : l'aire dé-
vorer des condamnés Liés à des poteaux étail un des
jeux en usage dans Les amphithéâtres romains (3);
nous verrons plus tard la jeune martyre de l'an 177,
Blandine, ainsi exposés aux botes, sur une sorte de
croix, dans celui de Lyon (\).
Tacite ne dit pas si. dans le cirque du Vatican, il y
eut des femmes immolées de cette manière. Peut-être
les matrones et les vierges chrétiennes l'urent-elles
réservées pour UXte autre partie du spectacle, et con-
traintes à paraître dans quelqu'une de ces représenta-
tions, moitié drame et moitié ballet, pyrricha, où Ton,
donnait quelquefois aux condamnés un rôle tragique,
qu'ils étaient obligés de jouer au naturel 5). Tel était
L'horrible réalisme des mœurs romaines , telles étaient
1rs exigences brutales de spectateurs chez qui l'excès
(1) Strabon, Geogr^ IV. 5. Cf. Symmaqtie, Ep., II. 77.
('.» A ni rninlui-. ;illi\i. Taeile, \0€. Cit.
(3) Voir Friedlaender, loc. fil.. \>. 169, el le Bvlletlino di urcheo*
logia cris/tn, m. 1879, p. M, 22, el pL III.
, Bosèbe, HisL EceL, V. i.
(". Cf. Ulpien, au IXijrsIr, M. VIII, \l\. s. ^ 11: l'Iul.n <| m-, I),
si i h Numini» vindicte, 9.
48 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
des spectacles voluptueux ou sanglants avait émoussé
le sens de l'art, ne leur laissant de goût que pour des
tableau? plastiques ou de réelles tortures. Pour leur
plaire , il fallait quïxion fût véritablement roué I
qu'Icare se brisât en tombant du ciel (2), qu'Hercule
périt dans Les flammes ,':i . qu'un brasier consumât la
main de Mucius Sc.evola (ï), que Pasiphaé subit l'é-
treinte du taureau (."» '. quîOrphée (6) ou Dédale (7)
fût vraiment mis en pièces, Atys vraiment mutilé (8),
Lauréolus, au dernier acte d'un drame, vraiment tué
sur la croix (9). 11 est possible que. le jour de la fête
de Néron, après la matinée consacrée Sixixvenationes,
l'après-midi ait été donné à des spectacles de cette
nature.
Dans sa lettre aux Corintbiens, écrite trente ans
après les faits que nous racontons, saint Clément de
Rome fait allusion aux martyrs de la persécution de
Néron : parmi « la multitude d'élus qui ont enduré
beaucoup d'affronts et de tourments, laissant aux
chrétiens un illustre exemple, » il cite «des femmes,
les Danaïdes et les Dircés (10), qui, ayant souffert de
(1) Tertullien, Depudicitia, 22.
(2) Suétone, tfero, 12.
(3) Tertnllien, Ipol., 15.
',) Martial, Épigr., vin. 30.
. Suétone, Nero, 12: Martial, De spectaeulis, V.
(<;) Martial, Ibid., XXI.
- tbid., vin.
(8) Tertnllien, .\/><il., 15.
9 Martial, De spectûculis, YU.
(10) S. Clément, ad Corinthios, 6 : rv,aly.:; Aavarôeçxotî Atpxtei. Il
i.im i m»ii; ni: ROME m LES mvi; rYRS 1» 101 i i i
terribles - 1 monstrueuses indignités 1 1 . ont ;iii. int
leur Inii dans la course sacrée de La foi, et ont reçu
!,i noble récompense, toutes bibles de, cerps qu'elles
étaient ï . •< 11 semble 1 >i«-n qu'il s'agisse là de quelque
drame mythologique, plein d'outragée ed de douleurs
pour les condamnées que l'on t'orrait à y paraître, et
terminé par «les supplices. Probablement rin<|uante
chrétiennes vinrent dans Le cirque ou sur la Mène
avec le costume des filles île hanaiis, elles \ subirent
peut-être d'odieui outrages de la pari de mimes figu*
rant les fils d'Egyptus, el turent égorgées, à la lin
du drame, par l'acteur chargé du rôlie^e Lyncée (3).
uuant aux Direés . le groupe d'Apollonius et Tauriscua,
récemment apporté à tenue et taisant partie «le la
collection rassemblée, sous le rèi:ne d'Auguste, par
\«unius Pollion (4), offrit vraisemblablement au îuet-
teur eu scène de Néron Le modèle qu'il cherchait (5).
■ si impossible devoir avec Ruinart dès noms propres dans ces désigna-
tions évidemment mythologiques, el il n > à pas de raison <1 < ■ croire
Cotelier que ces mots aienl été écrits primitivement au Sin-
gulier.
(1) Alx(a|taTa Setvà xal ivoota icaSouerai.
(2) 'K-'. l'y 4 :r; ~:'7-zi,i; ^ééatOV S(>6(10V y.7.Tr,vTr/7ïv y.a'i EXaSoV répCCf
»v. Cette métaphore, imitée de saint Paul (/ Cor., IX, 34 // 'l'un..
iv. ~ el empruntée aui jeux da cirque, esl bien à >a place dans une
allusion a un martyre souffert au cirque de Néron.
(3) Scoliaste d'Euripide, sur Hécube. vers 686.
• Pline, Nat. HisL, XXXVI, i. — Ce groupa, découver I sou&Paul
m dans les thermes de Caraealla, fut réparé par le sculpteur milanais
Jean-Baptiste Blanco, el transporté au palais Famés • : il esl aujourd'hui
au musée de Naples.
(5) ci". Renan, VAnlechrist, p. i:o.
4
50 M PERSÉCUTION DE NÉRON.
D'après la fable racontée par Hygin, Dircé célébrant
les bacchanales avait voulu tuer Antiope : les iils de
celle-ci la vengèrent en attachant Dircé aux cornes
d'un taureau. On peut se figurer une multitude de
Chrétiennes conduites dans l'amphithéâtre eu costume
de bacchantes; mais, au lieu de choisir une seule
d'entre elles, les bourreaux qui jouaient les rôles d'Am-
phion et de Zéthus les attachaient toutes à des taureaux
qui les mirent en pièces. Ce supplice fut depuis infligé
fréquemment aux martyres: Blandine, Perpétue, Fé-
licité, exposées dans un filet aux attaques de taureaux
ou de vaches furieuses, représentaient peut-être de
même . aux yeux des païens, le personnage de Dircé.
Le jour baissait : les drames étaient finis. La fête de
nuit préparée dans les jardins de Néron attendait le
peuple romain. Celui-ci aimait passionnément les
illuminations (1), et Néron, en instituant l'an 60 les
jeùf quinquennaux, avait décidé qu'ils dureraient le
jour et la nuit -2 . Aussi la solennité du Vatican
n'avait-elle rien d'insolite. Une seule chose y fut extraor-
dinaire, le mode choisi pour l'illumination. Dès le ma-
tin les immenses jardins de Néron avaient été jalonnés
de croix, de pieux, sur lesquels on avait attaché ou peut-
être empalé (3) des chrétiens, revêtus de la tunica mo-
lesta, tissu imbibé de poix, de résine et autres matières
(i) Friedlaender, Mœurs romaines, t. U,p. 2'.t-3i.
(2) Tacite, Inm, XIV, 00, 21 ; XVI, 6.
(a Cf. Juvénal, 1. 1&6-157 ; Sénèque, !>>■ ira, m. :'- : lire circumdati
defixia [el non de fossis) corporibus ignés.
MM i:\Mi: DE ROME ET I.KS MARTYRS D kOCl M. M
inflammables l , dont on affublait les incendiaires 2 .
Le soir venu, on y mit te feu. Bntre ces avenues for-
mées de flambeaux vivants couraient des quadriges^ -•
disputant le prix; tantôt Néron prenait pari à La course,
tantôt, sans quitter son habit de coche», il descetidail
de charel se mêlait à la foule (3)i Mais, an milieu des
flatteries e1 desacelamationsdu peuple, l'impérial pro*
iin'iirur ilut surprendre plus d'uni- voix dissidente : Sa
cruauté avait dépassé le luit, les Romains avaient pitié
de ers hommes qui brûlaient Lentement;, la gorge per-
et, l'un après L'autre, s'éteignaient, Laissant sur
le sable de longues traînées de cendres \
Il semble «jh«- Sénèque^ retiré du monde, expias!
dans l.i somptueuse solitude de ses belles \illas Les
faiblesses de sa vie, ait-, en deux de ses lettres à Lnci-
liu». (ail allusion au terrible spectacle donné par
Néron au peuple romain. Une fois, il met sous les yeux
de son correspondant l'appareil des supplices les plus
raffinés, « le fer. et Les flammes, et les chaînes, et la
multitude des bétes féroces1, se repaissant d'entrailles
humaines; la prison, les croix, les chevalets, Le croc,
i Juvénal, VIII, 233; Martial, XXXV, 5.
(2) JoTéaal, ibid.;î3\
(3) ... Flammandi, atqoe nbi defeciasel 1 1 i « • - . in tuara nocturni lanù-
s uriTciitiir. Bortos mhm <-i spectaenlo Nero obtalerat, el tfrcease
ludirrum edebal babitu aurigs permixtas plebi rel carriculo insistent
Tacile, l/i/t., XV, 44.
ni-
(i) T.r.la...
Qii.i >l;iiili'S arJint. que Gxo utiltuic fiiinanl.
El latinn iinilit miIciiiii diilui il aivna.
.liiTfiial, I, )j.")-l.")7.
52 LA PERSECUTION DE NEIION.
le pal enfoncé dans le tronc de la victime et sortant
par la tète, les membres écartelés, la tunique enduite
et tissée de matières inflammables (1). » Ne sont-ce pas
là les supplices endurés par les chrétiens? Mais voici,
peut-être , les chrétiens eux-mêmes donnant , au
milieu <1<- tortures indicibles, l'exemple d'une pa-
tience sereine, que le philosophe stoïcienne peut
s'empêcher d'admirer. Sénèque exhorte Lucilius
à supporter courageusement la maladie : « Qu'est-ce
que cela, dit-il, auprès de la flamme, et du chevalet,
et des lames ardentes, et des fers appliqués aux bles-
sures à peine cicatrisées pour les renouveler et les
creuser plus avant? Parmi ces douleurs, quelqu'un
n'a pas gémi ; c'est peu , il n'a pas supplié ; c'est peu ,
il n'a pas répondu; c'est peu. il a souri, et souri de bon
cœur (2). » Le sourire ineffable de l'humble chrétien
expirant pour son Dieu dans les jardins du Vatican
poursuit, comme une vision à la fois douce et poi-
gnante, l'imagination émue de l'ancien précepteur de
Néron. Comme tous les Romains de ce temps, Sénèque
à bien des fois vu mourir; il n'avait jamais vu mourir
comme cela (3).
Combien de martvrs furent immolés dans les chasses
(1) Sénèque, Èp. 14.
(2) Ep. 78.
(3) Il est impossible d'entendre ces paroles de Sénèque de condamnés
vulgaires, qui certes ne donnaient pas de tels exemples de douceur
envers ta mort. On ne saurait davantage Les entendre »1" noble Lrépas
d'illustres stoïciens comme Thrasâas , qui mouraient courageusement,
mais sans cel épouvantable accompagnement de tortures. Aux chré-
tiens seuls elles semblent pouvoir s'appliquer.
i.im indu: DE ROME ET LES martyrs DàOI i M
du matin, dans les sanglantes orgies de la journée,
dans l'horrible solennité nocturne? 11 est impossible
d'indiquer an chiffré, même approximatif!. Tout porte
à croire qu'il l'ut très élevé. Saint élément , comme
Tacite . parle d'immense multitude (1). Doit-on enten-
dre ce mol du massacre « de plusieurs centaines, peut-
être d'un millier d'innocents (2 »>?C'est beaucoup pour
une seul.- fête, probablement pour un soûl jour. Cepen-
dant il se peut que ce ne soit pas assez. Aux. yeux du
peuple de Rome, one tète où eussent péri cinq cents?,
mille victimes, n'eût point été un événement extraojfc
dînaire. Ne verra-t-on pas, un siècle et demi plus tard.
un simple particulier lui offrir, une lois chaque mois.
un combat de gladiateurs où périssaient souvent jus-
qu'à cinq cents couplés 'l ? Rappelons-nous la san-
glante naumachie où, sur le lac Fucin , Claude lit
combattre en 02 dix-neuf mille condamnés [k)é On se
demande combien de victimes étaient nécessaires pour
expier au gré de Néron l'incendie de Rome et arracher
un cri de pitié au peuple romain.
Quand Néron cessa enfin de sévir, ce ne fut point,
selon toute apparence, un sentiment semblable qui Le
désarma. Dans les reproches plus ou moins voilés que
lui adressait la foule, un mot avait trappe son
esprit. « Tant d'hommes, «lisait-on, immolés non à
(t) noXù -)f/io; ixtocTûv. s. Clément, Cor., la.
(2) Anii-. Histoire des persécutions de l'Église jusqu'à tafindes
Antonins, p. 99.
(3) TrebeUias Pollion, Gallien, 8.
• (4) Tarit--. An*., XII, b». Dion; LX, 3:3.
5i LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
l'utilité publique, mais à la cruauté d'un seul (1)! »
L'état de Rome, dout les ruines fumantes n'étaient pas
encore relevées, et où des milliers de malheureux
erraient sans abri au milieu des décombres, demandait
en ell'et qin' l'on se montrât plus soucieux de « l'utilité
publique, » plus ménager de la vie humaine. C'était le
moment de substituer à la peine de mort celle des
travaux forcés, et d'employer à reconstruire des mai-
sons les condamnés qu'aurait sans profit consumés la
flamme ou dévoré la dent des bêtes. Néron entra d'au-
tant plus facilement dans le sentiment du peuple, que
son imagination, toujours éprise de l'impossible et de
l'incroyable, avait rêvé de rebâtir la ville de Rome sur
un plan magnifique, et d'élever au milieu d'elle sa
Maison d'Or comme une autre ville uniquement consa-
crée à la majesté et aux délices impériales, couvrant
trois des sept collines de ses palais, de ses portiques, de
ses thermes, de ses lacs, de ses forêts, de ses jardins,
obstruant la voie Appienne , fermant la voie Sacrée ,
bloquant tout un côté de Rome, selon le mot de Pline (2).
Pour rebâtir ce qu'il laissait au peuple des quartiers
incendiés, et se loger lui-même « comme un homme, »
selon sa dédaigneuse parole, il fallait des milliers de
bras : Néron ouvrit donc les prisons, et ordonna même
d'envoyer des provinces en Italie les condamnés, afin
de fournir les ouvriers qui manquaient (3). Pendant
(1) ... Tanquam non ntilitate publica, sed in Bœvitiam unius absume-
rentur. Tacite, i un.. XV, 44.
■>. Tacite, Ann., XV, 42; Suétone. Xero, 31. 39; Pline. N. II.. XXX, 3.
(3) Quorum operum perficiendorum gratia, quod ubique csset eus-
L'INCENDIE DE ROME ET LES MARTYRS D'AOl i
quelque temps les bêtes de L'amphithéâtre jeûnèrent
de chair humaine, mais Rome se releva <!<' ses ruines,
«'l le palais insensé de Néron put s'étendre sur Le
Palatin, L'Esquilin ei !•• Colins wyel^s <>u expropriés
par Le feu. Beaucoup de chrétiens de Home, «'t même
des provinces, durent sans doute; $ ces.gjçands travaux
une commutation de peine.
lodiœ, in Ilaliam deportari, eliam scelere convictoa ooimisi ad « »i ' M ~-
damnai i. prœceperat. Snétoné, Nèro, 31.
m; LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
IV.
La persécution de Néron.
Je viens de raconter les premières souffrances in-
fligées aux: chrétiens par le pouvoir impérial. « L'ère
des persécutions est ouverte en réalité : elle durera
désormais, avec de courts intervalles, jusqu'à Cons-
tantin (1). » Deux questions se posent, cependant, et
ont été l'objet, Tune et l'autre, de réponses diverses :
1° Les violences de Néron contre les chrétiens se
bornèrent-elles à ceux de Rome, ou firent-elles des
victimes dans les provinces? 2° Néron porta-t-il un édit
général de persécution?
Néron ne sévit pas hors de Homo, dit Dodwell (2),
car il ne pouvait accuser les chrétiens qui ne résidaient
pas dans cette ville d'y avoir mis le feu : la persécution
fut locale, et non générale. Telle est l'opinion de
Basnage, de Gibbon, de Merivale, d'Overbcck (3), de
Gorres (i), de M. Duruy. « Quoi qu'en disent, — écrit
ce dernier, — deux écrivains chrétiens du quatrième
et du cinquième siècle, Sulpice Sévère et Orose, les
exécutions ne paraissent pas s'être étendues hors de
(1) Renan, l'Antéchrist, p. 39.
(2) Dissertationes Cyprianicx, XIII, De paucitate martyrum, a la
suite des Œuvres flê saint Cyprien, Oxford, 1G84.
(3j Cités par Franz Gorres, art. Christen verfolgungen, p. 2:>i. dans
Brans, Real Encyktepâdie der christlklwn Alterthumer.
(4) Gorres, loc. cil.
LA l'i RSECUTION DE M ROM 57
Rome i •■ M. Aube rsf (l'un avis contraire. Selon
lui. « le coup frappé à Rome eut de L'écho dans Les
provinces. Les préfets et 1rs proconsuls purent voir
dans ce qui s'était passé à Rome par l'ordre du maître
un commandement tacite, une indication, une règle
de conduite, toui au moins un exemple à suivre... La
condamnation des chrétiens de Rome par Néron fut
sans doute un arrêt de mort pour plusieurs chrétiens
d'Asie. Le pouvoir cent rai parlait en agissant, et, pour
des magistrats courtisans jusqu'à la servilité, les actes
du in litre valaient des décrets. En l'ait, dans l'Asie
proconsulaire, le sang- des chrétiens fut répandu large-
ment {•!). »
J'ai quelque peine à découvrir lil pensée de
.M. Renan sur cette question. Elle est très tlottante, et,
en plusieurs passages, contradictoire. « Quant à Néron,
dit-il dans les Apôtres, il s'occupa peu de religion.
Ses actes odieux envers les chrétiens furent des actes
de férocité, et non des dispositions législatives. Les
e\. niples de persécution qu'on cite dans la société
romaine de ce temps émanent plutôt de l'autorité de
l,i famille que de l'autorité publique;. Kncore de tels
Eaits ne se passaient-ils que dans les maisons nobles de
Rome, qui conservaient les anciennes traditions. Les
provinces étaient parfaitement libres de suivre leur
culte, à la seule condition de ne pas outrager Les cultes
(i) Daray, Biitoiredet Romains, t. iv, p. 508.
(2) Aabé, Histoire des persécutions, p. 99, i"".
58 LA PERSÉCUTION DE NÉRON,
tlesautres pays (1). » Il dit de même, dans l'appendice
de f Antéchrist : « Ce n'est guère qu'à Rome que la
persécution de Néron eut de la violence (2). » Cette
opinion se trouve plusieurs fois contredite dans le
corps du livre. Après avoir raconté l'horrible fôte
d'août 64, .M. Renan explique qu'elle donna le signal
des violences du dehors. « Quoique l'affaire, dit-il, ait
été particulière à la ville de Rome, et qu'il s'agit
avant tout d'apaiser l'opinion publique des Romains,
irrités de l'incendie, l'atrocité commandée par Néron
dut avoir des contre-coups dans les provinces et y
exciter une recrudescence de persécution (3). »
Là me paraît être la vérité. Je crois avec Le
Nourry (4), Ruinart (5), Tillemont (6), M. de Rossi (7),
M. Aube (8), dans une certaine mesure M. Renan (9),
que la persécution s'étendit au dehors, que le glaive
une fois tiré ne rentra pas de lui-même et sitôt dans
le fourreau. On se trompe quand on donne pour seuls
appuis à cette thèse des écrivains du quatrième et du
cinquième siècle. Le témoignage de ces derniers
(1) Renan, les Apôtres, p. 349.
(2) L'Antéchrist, p. 555.
(3; Ibid., p. 183 ; cf. p. 39, 45.
(4) Le Nourry, l>Ns. VI, ail. I, i>. 94, d:> son édition du Dr mort, per-
so-ni. do Lactance.
(5) Ruinart, .\cia martyrum sincera et selecta, éd. 1689, Praefatio,
p. XXVIII. XXIX.
((>) Tillemont, Mémoires, t. II, art. et note II sur la Persécution do
Néron.
(") Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 93.
(8; Loc. cit.
(9j Loc. cit.
IV PERSE l Ilo.N DE M.KO.N.
n'es! [»;i^ j dédaigner, mais précisément parce qu'il
m fonde mr une tradition depuis Longtemps formée,
e1 qui provient de documents beaucoup plus anciens.
11 est facile de Le démontrer.
L'objection de Dodwell, reproduite plus ou moins pac
tous ceux qui essaient de « localiser » la persécution
de Néron, trouve une première réponse dans le pas-
où Suétone parle des rapports de Néron avec
Les chrétiens. « Par lui, dit-il, des supplices furent
infligés .iu\ chrétiens, race d'hommes d'une supersti-
tion nouvelle et malfaisante I . » Sué! écrit cette
phrase au paragraphe 10 «le sa biographie de Néron,
et ce n'est qu'au paragraphe 38 qu'il raconte l'incen-
die de Rome. Dans sa pensée, il n'existe pas un Lien
bien rigoureux entre ces deux événements : ce n est
pas comme incendiaires, ou uniquement à cause de
cette qualité, c'est aussi, c'est surtout à cause de « leur
superstition nouvelle et malfaisante » que les chré-
tiens sont punis, La condamnation pour incendie fut
le prétexte et devint Le signal : la persécution reli-
gieuse suivit. Un écrivain anglican que j'ai déjà cité,
Milmaii, a répondu il Dodwell par un argument qui,
sous sa plume, ne laisse pas d'être piquant : « Dod-
well prétend, dit-il. que les chrétiens ayant été
poursuivis non pour crime de religion, mais sous
L'imputation d'incendie, cette poursuite n'a pu être
étendue à ceux qui vivaient en dehors de Home.
(i) Afflicti rappliciis christiani, gênas nominnm superstition» nova
et maléfice. Suétone, Nèro, 16.
60 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
Plus d'un bon protestant n'aurait point hésité, je le
crains, à voir clans le fait de la conspiration des pou-
dres ou dans l'imputation d'avoir voulu mettre le feu
à la ville de Londres une ample justification pour
une persécution générale des catholiques d'Angle-
terre (1). »
Rien déplus naturel, de plus conforme à la logique
des passions humaines. Si les chrétiens de Rome ont
pu être accusés, non individuellement, mais en bloc,
d'avoir allumé le feu du mois de juillet 6V, si l'on a
pu voir en eux une association d'incendiaires, une
sorte de secte nihiliste, il n'est point étonnant qu'on
ait cherché à en atteindre dans les provinces les rami-
fications. Hors de Rome, le peuple des villes, subissant
le contre-coup des douleurs de la foule romaine et des
calomnies répandues par l'empereur, encore grossies
par l'éloignement, dut se lever en masse contre les
chrétiens et forcer à sévir contre eux les magistrats
qui hésitaient encore. L'horrible comédie juridique
des jardins de Néron fut peut-être imitée dans les
colonies ou les municipes, si avides de sanglants
spectacles. 11 eût été surprenant que l'incendie de
fanatisme et de haine allumé par Néron ne se fût
pas propagé de Rome sur d'autres points de l'em-
pire, et se fût éteint de lui-même dans une atmosphère
toute saturée de passions inflammables. Un document
contemporain, d'une incontestable authenticité, en-
voyé de Rome aux chrétiens d'Asie, nous montre la
(1) Milniiin. History of Chri&tianity, 1. 1, p. 265, note 2.
L\ l'i BSECUTION DE NÉRON. M
persécution menaçant les églises répandues dans cette
partir du monde romain.
le \tu\ parler de la première épltre «!<■ saint Pierre.
Il n'est point douteux qu'elle ait et«- écrite à Rouir :
la \ifUlc objectioD protestante, qui prenait à la Lettre
If ni"t Babylone de Pavant-dernier verset, est au-
jourd'hui écartée par tous les critiques. Que Ba6uX&»
m ce passage désigne réellement Babylone sur l'Éu-
phrate, c'esl là une thèse insoutenable, d'abord parce
que verjs cette époque « Babylone », dans le style
et des chrétiens, désigne toujours Rome; en se-
cond lieu, parce que le christianisme au premier siècle
sortit à peine de l'empire romain et se répandit toit
peu chez les Pârthes I . - La date de L'épitre est plus
débattue. Tillemoni la place entre les années \\ •■(
:>■! -2 . Rien dans le texte du document ne demande cette
date : tout, au contraire, indique une lettre écrite à
une époque violente, sous le coup d'une crise beau-
coup plus terrible et plus générale que ne fut l'ex-
pulsion des Juifs de Rome au temps de Claude. « Il
est manifeste, dit Moehler, que Pépltre fut composée
pendant La persécution de Néron, qui donna lieu à
sainl Pierre d'avertir aussi Les chrétiens des autres
contrées >\>-^ périls qui semblaient menacer L'Église
i Renan, l'Antéchrist, \>. 5J2. — Consulter sur cette question le
P. .if Sin.'.li . Dissertationet telecU in prima m eetatei
ecelet et appendices, p.?; et les articles de m. l'abbé
i' M «iiiii dam l.i Revue de* question* historiques, janvier \h~3. jan-
\\<t tsTi jafllel 1875.
Iilleniont. i/ i. I, art. \\\i -nr sainl Pierre.
63 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
entière (1). » Les destinataires de la lettre sont les
fidèles « du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce, de
l'Asie, de la Bithynie (2). »
L'apôtre leur adresse des conseils.
D'aboi <1 il rappelle, d'une manière générale, leurs
devoirs envers l'autorité romaine, comme, aune épo-
que plus paisible, saint Paul l'avait fait dans sa lettre
aux Romains :
« Soyez soumis aux institutions établies (xn'crsi), à
cause de Dieu, soit au roi, parce qu'il est le premier,
soit aux magistrats, parce qu'ils ont été commis par
lui à la punition des méchants et à la louange des
bons. Dieu veut que par vos bonnes actions vous fassiez
taire les faux jugements des hommes ignorants. Vous
êtes libres, mais de la liberté qui Convient aux enfants
de Dieu, non de celle qui sert de voile à la malice.
Honorez donc tous les hommes; chérissez la frater-
nité; craignez Dieu; respectez le roi (3). »
Puis, passant de ces enseignements généraux aux
recommandations dictées par les circonstances parti-
culières où l'on se trouve, il ajoute :
« Très chers, ne vous troublez pas dans la cala-
mité (4) qui fond sur vous pour vous éprouver, comme
s'il vous arrivait quelque chose d'extraordinaire.
<( Mais vous unissant aux souffrances du Christ.
(l) Mœhler, Histoire de l'Église, trad. Gains, t. I. p. 132.
2 / Pétri, I. 1.
(3) I Pétri, 11,13-17.
(i) Littéralement dans l'incendie, tcupt&cou.
! \ PERSECI «OS DE M ROS
réjouissez-vous, afin de voua réjouir et <!«• tressaillir
on jour dans la révélation de sa gloire.
« si voua êtes insultée au nom du Qbrlst, vous serek
beureux...
« Qu'aucun de vous ne soit châtié comme homicide.
au voleur, ou malfaisant 1 . ou comme avide du bien
d'autrui.
Mais si l'un de vous est châtié comme clir» -li. m,
qu'il ne renajasse pae-; qu'il glorifie Dieu en cette qua-
lité.
« Car le tempswient où le jugemeoi commence par
la maison de Dieu -2). »
11 est difficile de méconnaître élans ces paroles onè
exhortation de l'apôtre à ses frères d'Asie déjl touchés
pas ta persécution, Avec quel soin il leur recommande
de ne point donner de proteste aux calomnies dont
en les accable, de ne point mérite* d'être puniscomme
homicides, voleurs, malfaisante, mais (de se présenter
purs au suppliée, afin de souffrir seulement comme
chrétiens: Tout est remarquable ici, jusqu'à l'exprès-
non si caractéristique employée par l'apôtre pour dé-
signer la calamité qui atteint les chrétiens d'Orient,
;t;. fervor; on sent une imagination encore émue
desterribles spectacles du Vatican, de ces multitude-, de
chrétiens qui ont péri dans les tl.unmes au lendemain
de l'incendie de Rome, et ne trouvant point d'autre
mot que le mot « incendie pour désigner la peraé-
I KeawK&co« rapprochai « matefies superslittoaii .1.- Su. ton. .
• / Pétri, IV. ll-iS. CC 18, 19, el \. 7,8,t, 10.
Ci LA PERSECUTION DE NERON.
cution qui va s'allumer sur tous les points du monde
romain. Les torches vivantes des jardins de Néron
jettent leur reflet sur le style de l'apôtre.
Ala suite de ce témoignage contemporain se déroule
une chaîne de témoignages plus récents, qui reçoivent
de lui leur lumière. Tous font connaître, soit explicite-
ment, soit implicitement, non seulement le caractère
général de la persécution de Néron, mais encore l'exis-
tence d'un édit impérial qui donne à cette persécution
sa forme légale.
Le premier par ordre de date est celui de Mélitonde
Sardes, descendant de ces chrétiens d'Orient auxquels
écrivit saint Pierre. L'évoque lydien, dans son
Apologie adressée à Marc Atirèle vers 172, dit que
seuls entre tous les empereurs Néron et Domitien « ont
mis en accusation (1) » la foi chrétienne. Trente ans
plus tard, Tertulliëii écrit de même que Néron, le pre-
mier, tin» contre la religion chrétienne, qui alors
commençait à l'aire des progrès dans Rome, le glaive
des Césars, et que Domitien l'imita : par Néron, dit-
il, commença notre condamnation, et ces deux mé-
chants empereurs sont les seuls que nous ayons eus
pour ennemis (2). Ces deux passages semblent bien
(i) 'Ev8iaëo)iT7X0fta<TTrj(Tai. Méliton, dansEusèbe, Eist Eccl., VI, 24.
(2) Consulite commentarios vestros : il lie reperielis primum Ner m
in liant- sectam cum maxime Rômife orientem Caesàriano gladio ferocisse.
Sril tali dedicatore damnationis nostrœ eliam gloriamur... Tantave-
i.ii ci Domitianus... Taies semper nobis insecutores.. . Cseterumde toi
exinde principibus ad bodiernura divin um bumanumque sapienlibus
édite aliquem debeUatqremcbnslianoi'uin.., Tertullien, Apol., •">.
LA PERSE! i nOU DE NÉRON
indiquer qu'il s'agit, même pour Néron, d'une persé-
cution religieuse, »'t non d'une cruauté passagère,
d'une violence accidentelle ayant une cause étrangère
.1 la religion : or, une persécution religieuse n<
confina vraisemblablemeîM pas dans Rome. Les paro-
les de Méliton et de Tertullieli renferment de plus une
inexaietitude très significatives Entré la lin «lu premier
siècle et Mare enrôle <>u Beptlme Sévère, il y eut,
oertes, bien des martyrs : les règneffde Trajan. d'Ha-
drien, d'Antonin, plus taird de .Marc Aurèle; en vireni
d'incontestables : c'est mémo Trajan qui, dans son ee-
lèbre rescrit adressé à PMne, fixa la jurisprudence an
sujet des chrétiens. Comment donc les deux apologis-
tes, écrivant à trente ans de distance l'un de l'autre;
ordent-ils à ne nommer d'autres persécuteurs que
Néron ei Domitien? Probablement parce que; de tous
les empereurs antérieurs au troisième siècle, des deux
tyrans sont les seuls qui aient porté des édits spéciaux
contre les chrétiens : le rescrit de trajan, en effet,
n'est autre chose qu'une réponse à une consultation,
fixant un point de droit, mais ne le créant pasj et
supposant une législation antérieure (1).
Ji- passerai ^ it«- sur les autres témoignages des hï&
toriens chrétiens. Ils s, ait d'une date trop récente pour
avoir une aussi grande importance, sinon comme
éehos de la tradition ancienne; Us sont d'ailleurs
assez explicites pour se passer <!<• commentaires. I
(i) Cf. TUlemonl, Mémoires, t. II, noU m rai ta persécution de
Héron
5
66 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
tance écrit, en 31V : « Néron, voyant que non seule-
ment à Rome, mais partout, une grande multitude
abandonnait chaque jour le culte des idoles et embras-
sait la religion nouvelle, s'élança pour détruire le
céleste temple et abolir la justice (1). » L'assertion
de l'apologiste du quatrième siècle sur les multitudes
qui abandonnaient le culte des idoles dès le règne
de Néron pourrait paraître exagérée; cependant elle
surprendra moins si Ton se rappelle Pline écrivant,
cinquante ans seulement après (vers 112), que dans
une province reculée , en Bithynie , les temples sont
presque délaissés, les sacrifices solennels depuis long-
temps interrompus, diu intermissa, et le commerce des
victimes à peu près abandonné (2). Sulpice Sévère,
en V00, après avoir raconté les cruautés exercées
par Néron sous prétexte de punir les auteurs de l'in-
cendie de Rome, s'exprime ainsi : « Tel fut le com-
mencement des persécutions contre les chrétiens; en-
suite la religion fut interdite par la loi, et, en vertu
dédits officiellement rendus, il ne fut plus permis
d'être chrétien (3). » M. de Rossi fait remarquer la
(ij Cum animadverterel non modo Romae, sed ubique quotidie ma*
gnam multitudinem deficere a cultu idolorum et ad religionem novam,
danmala ?etustate, transirc prosilivit... ad excidendum cœleste tein-
plum delendamque justitiam. Lactance, De mortibus persecutorum.
• Pline, /./>.. X. 97.
(3) Une iniiio in christianos saeviri cœptum : |>o>t etiam datis legi-
lui> religio vetabatur, palamque edictis propositis ebristianum < >-i-
non licebat. Sulpiee Sévère, Chron., II, 41. Overbech a prétendu
que ■■ posl etiam datis legibns o indique des temps postérieurs à Néron
el fait allusion a l'époque de Trajan el au rescrit de cel empereur;
LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
précision avee laquelle parle Sulpice Sévère. « D'a-
bord Néron, écrit réminent archéologue, sévil â Rome
bous prétexte d'incendie. Mais après que, dans la suite,
les chrétiens eurenl été convaincus, non d'incendie,
mais de superstition ennemie (1) du genre humain.
après que les calomnies répandues contre eux par
les .luit's eurent été consacrées par les tribunaux, il
s'ensuivit, conséquence nécessaire, que leur religion
«lut être proxiite (Luis tout l'empire. Ces deux actes
de |,i persécution, l'un découlant de l'autre logique-
ment, ont été indiqués, mais sans distinction suffisante,
parles historiens païens, qui dédaignaient de consa-
crer beaucoup de paroles aux affaires chrétiennes.
Mais [.s historiens chrétiens racontent avec l'exacti-
tude du lan-a-e lé irai la marche qui fut suivie, et leur
récit porte en soi-même, dans sa précision juridique ,
l'empreinte de la vérité 2). » A la suite de ce passade.
M. de liossi reproduit le texte de Sulpice Sévère. Celui
do rose (\l\) n'est pas moins formel : « Néron, dit
l'historien espagnol, ht souffrir aux chrétiens les sup-
plices et l;i mort, et ordonna de les tourmenter dans
toutes |,s provinces par une égale persécution (3). »
supposition inadmissible, fait observer F. Gôrres (art. Christenver-
folgungen, dans Kraus, Real-Encyklopidie der christlichen [lier-
thUmer, p. 223 . car après cette phrase Sulpice Sévère raconte l«'
martyre de saint Pierre el de saint Paul : TumPauIusel Petruscapu
tisdamnati, etc.
(1) Ou haïe. Voir plus haut. p. < :
■ De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p 93.
\ Romœ ebristianos suppliais ac mortibns affecit ac peromnea
68 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
Je ne m'arrêterai point à réfuter une objection qui
me parait absolument sans valeur. Néron, a-t-on dit,
n'a pu inaugurer la persécution religieuse : il était
trop peu religieux pour cela (1). Suétone, en effet,
l'accuse d'un égal mépris de toutes les religions, ex-
cepté celle de la déesse syrienne, qu'il abandonna
bientôt pour une autre encore plus dégradante 2 .
Je suis peu touché de cet argument. Néron, s'il n'était
pas religieux, était au moins d'une superstition ex-
trême (3) : d'ailleurs, les sceptiques les plus avérés ont
été quelquefois les plus féroces persécuteurs. Comme
l'a très bien dit Tertullien, tout ce qui était grand et
bon avait Néron pour ennemi naturel (i). Néron, mal-
g ré les leçons de Sénèque (ou peut-être à cause d'elles),
était sceptique en philosophie : il persécuta cependant
les philosophes Cornutus, Apollonius, Musonius Rufus
qu'un Père de l'Église a compté parmi les hommes
que Satan tourmenta, quoique païens, à cause de leurs
vertus (5 . Sénèque lui-même, l'illustre stoïcien Thra-
séas. 11 a pu persécuter les chrétiens, dont la vertu
plus austère et plus pure encore était une plus écla-
tante condamnation de ses vices.
provincias pari persécution? excruciari imperavit. Orose, Adv. pug.
h, st., MI, 5.
(1) Gôrres, <lan> Kraus, loc. cit.
(2) Religionum usquequàque contemptor, pr&ter unius deae Syriœ.
liane inox ita sprevit, etc. Suétone, Nero, j'i.
(3) Voir Suétone, ibid.
(4) Tertullien, Apol, 5.
- Justin, Il Apol, .s.
i.\ iT.r.sr.i i rio.N ni: m.i;<>\ fte
11 sérail intéressant de savoir en quelles provinces
la persécution de Néron sévi! avec le plus d'intensité.
Nous avons déjà vu qu'en Galatie, en Cappadoce, en
Bithynie, dans le Pont, dans la province d'Asie, Les
fidèles furenl exposés aux calomnies el aux supplices.
Le midi de la Gaule*, où toucha vraisemblablement
saint Paul allant en Espagne (1), ce dernier pays, où
le voyage dé l'apôtre, aminci semble faire allusion
l'épltre de saint Clément -2 . est attesté par un docu-
ment <ln second siècle -\ . virent peut-être aussi des
martyrs i . La tradition place des martyrs en plusieurs
villes d'Italie •"> . Une curieuse découverte, commentée
par M. de Hossi, semble prouver que le christianisme
fut persécuté ou au moins insulté à Pompéi.
Dans la petite ville campanienne, les Juifs étaient
nombreux. Comme Jérusalem(6), elle avait une syna-
_ .ne des Liberlini; on a retrouvé l'inscription d'un
princep* de cette synagogue. Les Juifs paraissent s'être
mêlés facilement à la vie municipal»', si active à Poni-
péi : l'inscription qui nous fait connaître l'existence
de La synagogue est une affiche électorale, dans la-
I f. Renan, l'Antéchrist, p. 108.
(2) i -. ri -:;\).v.-r: Bvoeu< £X8ûv. s. Clément, Cor., 5.
(3) Profeetionem Pauli abl rbe ad Spaniam proficisceotis. Canon de
Muratori.
(i) il h y a point à prendre en considération l'inscription publiée par
Grnter, ,s''. 9, el comme spuria par Orelli, 780 ; la fausseté en esl
manifeste.
S Voir Tillemont, Hémoires, t. II, art.el notes snr la Persécution
deNéron, art. et notes soi S. GervaisetS Pi >U - NaaireetS Celse.
|C< IpOSt., VI.'.».
70 LA PERSECUTION DE NERON.
quelle le princeps invite ses coreligionnaires et tous les
habitants à favoriser la candidature de Cuspius Pansa
àrédilité (1). Non seulement la religion juive était flo-
rissante à Pompéi (2) , mais encore ses livres saints pa-
raissent y avoir été bien connus : une caricature re-
présentant le Jugement de Salomon a été découverte
en 1882 sur une muraille d'une maison que d'autres
fresques font présumer avoir appartenu à un commer-
çant originaire d'Alexandrie (3). Il serait surprenant
qu'une ville campanienne, où le judaïsme était si bien
établi, n'eût pas compté parmi ses habitants quelques
chrétiens. Quand saint Paul, après en avoir appelé
à César, fut conduit à Rome, il débarqua à Pouzzoles,
et trouva là une chrétienté constituée, dans laquelle
il séjourna pendant sept jours (i). La semence évan-
gélique n'était sans doute pas tombée dans la seule
ville de Pouzzoles; elle avait dû se répandre autour
de Naples, sur toute la côte campanienne que le com-
merce mettait sans cesse en rapports avec l'Orient,
qui était l'étape naturelle des missionnaires se ren-
danl à Rome (5), el où tout ce que nous connaissons
l) CVSPIVM PANSAM .El). FABIVS. EVPOR. PRINCEPS LI-
BERTINORVM.
(2) Fiorelli, Pomp. ant. hist., t. I, p. 160; cité par De Rossi, Bullet-
tinodi archeologia cristiana, 1864, p. 70; cf. p. 92, '.'3.
(:i) Lettre de M. de Rossi dans le Bulletin critique, I ' déc. 1882.
p. 272.
i [et. Apost., XXVIII, 14.
(5 Suétone, Aug., 98; Nero, 31 : Tacii.-, .U//.. XV, 42,43, 46: Dion
Cassius, \l. Vlll, i9; LXVIIjU; Sénèque, Ep. 77;Stace, Sylv., IV. m.
26-27; Pline, Hist. Hat., XIV, s.
LA PERSÉC1 nOH DE NÉRON. :i
de Pompéi le prouve) les esprits étaient for! ouverts
aux idées nouvelles, fort enclins aux cultes étran-
s. Le long de ces rivages consacrés aux affaires
et aux plaisirs, de ces ravissantes eaux bleues bordées
de somptueuses villas el de volcans redoutables, plei-
nes d'attraits el de menaces, de petites oasis chré-
tiennes, d'humbles communautés vouées à La prière ,
à la pénitence, à La charité, s'étaient sans doute for-
mées I . L'une d'elles se tenait peut-être à Pompéi
dans la vaste Balle d'une maison voisine des thermes
de Stables, peu éloignée du temple «llsis , des théâ-
tres et de la caserne des gladiateurs. Pourquoi ce quar-
tier si profane avait-il été choisi par Les adorateurs du
Christ .' Il esl impossible de le dire; mais la nature des
graffiti qui se lisent sur les murs «le la salle permettent
de penser qu'ils turent écrits par quelque païen, après
que les chrétiens en eurent été chassés par la persé-
cution. Le principal ijraffito, découvert en 18(>:>, a
complètement disparu : heureusement l'archéologue
napolitain Ifinervini eut le temps d'en dessiner le fac-
similé -2 . Ces mots y étaient très lisibL s. au-dessous
.•t à la suite d'autres mots indéchiffrables : avdi chris-
(1 Tertullien dit, il esl \ rai, qu il n'j avait pas de chrétiens en Cam-
panie ayant l'éruption volcanique de ''■> : Nec... Campania de christianis
conquerebatur, cum... Pompeios de suo monte perfudil ignis. i/>"
Mais ilesl évidei ni nul renseigné, puisque saint Paul débarquant A
Pouxzoles, ville campanienne, \ trouva des chrétiens.
i i." fac-similé de Ifinervini a été reproduit dans le Bullettino di
archeologia cristiana, 1864, p. 69, el dans le Corp. inser. lui.. IV, pi.
wi h' :;. Le n' '.! de cette planche reproduit le fac-similé pris vers la
époque par Kieasling, el peu différent.
72 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
tianos; sous eux se voyaient des lettres difficiles à
reconnaître, dans lesquelles M. de Rossi croit pouvoir
lire siivos o oriis (saevos o(l)ores) : « Écoutez les
chrétiens, cygnes cruels. » Il peut y avoir là une al-
lusion bien éloquente aux novissima verba de quelque»
martyrs chrétiens dont un habitant de Pompéi aurait
entendu le « chant du cygne , » rempli de prophéti-
ques menaces. D'autres phrases malveillantes ou iro-
niques se lisent encore sur les murs : mvlvs (1) hic
mtvscellàs (2) docvit (« ici un mulet endoctrina des
mouches »), mendax veraci salvtem (« le menteur
au véridique, salut. ») Il semble qu'on ait voulu rail-
ler les enseignements qui se donnaient dans ce lieu,
les paroles de vérité qui s'y prononçaient (3). Sur le
mur extérieur, le long de la rue, est écrite une autre
phrase : otiosis hic locvs non est, discede morator
(« ce n'est pas ici la place des oisifs, va-t'en, flâ-
neur (i) » ), dans laquelle on peut encore voir une
raillerie païenne à l'adresse de ceux qui s'assemblaient
dans la maison. Ce sont la, nous en convenons, des
hypothèses, « qui aux uns sembleront de purs rêves,
[1] Si' souvenir des calomnies qui représentaient les chrétiens el les
juifs comme adorant une tète d'àne. Cf. Tacite, Hist., V.4: Josèphe,
(Oui m App., Il, 7: Tertullien. Apol., iG: et le crocifii blasphématoire
du Palatin, Rome souterraine, Ii;i. 27, p. 334.
(2) Pour musculas, diminutif de muscas.
(3) CV> trois graffiti sont donnés en fac-similé dans le H h II filma <li
archeologia cristiana, i8Gi, p. 71.
(4) Corpus inscr. lai., IV, 813. — On a voulu roir dans cette maison
une taverne; mais, comme le remarque très bien Dyer [Pompei, p. 4G7),
cette inscription B'accorde mal avec une telle hypothèse.
LA PERSÉCUTION 1)1. M RON.
aux autres de 1res grandes probabilités : mais, met-
tant de côté les conjectures, le point principal parait
démontré, à savoir qu'à Pompéi a été trouvée une
clair.' nient ion des chrétiens, le plus antique des té-
moignages païens relatifs à la prédication primitive
et à la propagation de l'Évangile (1). » Ajoutons <| ne
s'il y eut des chrétiens à Pompéi pendant le règne
de Néron, la persécution dut y faire des victimes : la
haine des Juifs, qui possédaient dans cette ville nue
synagogue, désigna probablement les fidèles à la co-
lère des païens.
Combien de temps dura la persécution de Néron?
Elle persista, vraisemblablement, au moins jusqu'à
l'an 08, où mourut le misérable empereur. Aussi n'y
a-t-il aucune difficulté à placer, avec la tradition la
plus répandue, vers CG ou 67, le martyre de saint
Pierre et de saint Paul à Rome : saint Pierre survé-
cut au grand massacre <\>' 64, car sa première épitre,
encourageant les fidèles d'Orient persécutés, est évi-
demment postérieure à cette date.
Nous ne chercherons pas à comhiner les récits lé-
gendaires de la mort des apôtres 1 . et à en extraire
ce qui peut paraître vraisemblable. Nous indiquerons
seulement deux faits certains : le mode de leur mar-
tyre et l'emplacement de leurs tombeaux.
» Quand tu seras vieux, avait dit Jésus à Pierre, tu
i De Ros&i, Bullettino <ii areheologia cristiana, 1864, p 69 1 1
2) Voir Bullettino <i> areheologia crittiana, 1867, p 70 71 1869,
74 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
étendras les mains, et un autre te ceindra, et te con-
duira où tu ne veux pas. » Il dit cela — ajoute en
manière de commentaire l'évangéliste saint Jean , —
pour indiquer par quel genre de mort Pierre devait
glorifier Dieu (1). » L'évangile de saint Jean est pos-
térieur à la mort de saint Pierre, et l'auteur non seule-
ment savait comment saint Pierre était mort, mais en
parlait comme d'un événement connu de tout le
monde. Ce genre de mort, les mains étendues, est
évidemment le supplice de la croix : brachia palibulo
explicuerunt, dit Sénèque, parlant de crucifiés (2).
L'antiquité chrétienne l'a ainsi compris. Au premier
et au second siècle, Clément Romain (3) et Denys de
Corinthe (i) parlent du martyre de l'apôtre à Rome
sans en indiquer le mode; mais, au siècle suivant, Ori-
gène dit clairement que Pierre fut crucifié. Le savant
Alexandrin ajoute qu'il « fut crucifié In tète en bas (5). »
Ce fait, si étrange qu'il paraisse, n'est pas sans exem-
ple au siècle de Néron. « Je vois, écrit Sénèque quel-
ques années avant le règne de ce prince, je vois des
croix de divers genres : quelques-uns y sont suspen-
dus la tète en bas (6)... » Origène attribue à cet ef-
froyable raffinement de torture une autre cause
(1) S. Jean. XXI. 18, 19.
(2) Cons. ad Marciam, 20.
(3) S. Clément, Cor., 5, 6.
(4) Dans Busèbe, llisl. Eccl., II, 25.
(5) Dans Eusèbe, 111,1.
6 Video istic cruces non uaius quidem gênera, Bed aliter ab aliis fa-
bricatas; capite quidem conversos in terram suspendere... Sénèque,
Cons. ad Marc, 20.
là PERSE* i nOH Dl NÉRON
encore que La cruauté des bourreaux : Pierre, dit-il,
demanda à être ainsi placé sur la croix (1). » Tertul-
licii nr parle pas de ce grand acte d'humilité; mais
il «lit tjur sainl Pierre « souffrit une passion semblable
à celle du Sauveur l » et « fut crucifié (3). ■ Li
supplice <1«' Paul tut différenl : od le décapita (4).
C'était l.i peine réservée aux citoyens romains, dont il
avait si énergiquemenl revendiqué 1rs droits : hones-
- capite puniuntur ."> .
Après le martyre des deux apôtres, — arrivé soit
le même jour, selon La tradition la plus répandue, soif
;'i nu an d<- distance, ^< 1« »i i une autre opinion (6), —
les restes de sainl Pierre furent déposés au pied de la
colline Vaticane, ceux de saint Paul sur la voie d'Os-
lie, »'t. en vertu de la liberté accordée par la loi ro-
maine pour la sépulture même des suppliciés (7), des
monuments extérieurs lurent élevés sur leur tombeau.
« Je puis, écrivait au commencement du troisième
siècle le prêtre romain Caius, je puis montrer les tro-
phées des apôtres : si vous voulez aller soit au V.di-
i Bnsèbe, Hist. /•< l, III, 1.
(2) Tertnllieo, h< pra ter.,
Scorpiac, 15
rtulUen, De pnucr., 36; Scorp., 15; Bosèbe, Hist
ince, />< mort, pers., 2 ■. Orose, VII, '.
Paul, Sent., V, \\i\, î. —Sur la distinction eatrele cieis pro-
premeol dil et leplebeius, entre l'honestior el l'humilier, \<»ii le mé
moire deDnrny, ins iré à la fin dn tome VI de 1 Histoire des Romains.
Voir les autorités citées par Arevalo, 'lui- -i note sur Prudence,
/ Stephanon, Ml. •"■. et Duchesne, /■ Liber PontificaUs , Paris,
hM p. 119, note 12.
-) i> \i.\iii. wi\. i. '., 3.
7C LA PERSECUTION DE XEROX.
can, soit sur la voie d'Ostie, vous apercevrez les tro-
phées de ceux qui ont fondé l'Église de Rome (1). »
Les splendides basiliques bâties par Constantin, rem-
placèrent, plus tard, ces mémorise des premiers siè-
cles.
Néron n'était pas à Rome quand fut versé le sang
des apôtres. 11 était parti, dès la fin de 6G, pour faire
en Grèce moins un voyage impérial qu'une tournée
de cabotin, chanter dans tous les théâtres, courir
dans tous les stades, lutter dans toutes les arènes, et
remporter toutes les couronnes. Mais il laissait à Rome
d'autres lui-même, le préfet du prétoire Tigellin, et
un affranchi de Claude, aussi intelligent que cruel,
Hélius, à qui il avait donné plein pouvoir sur toute
sorte de personnes, jusqu'à faire mourir des sénateurs
avant même de lui en écrire. La sentence des apôtres
put être prononcée par ce personnage, présidant
comme représentant de l'empereur le consilium prùt-
cipis; ou par le sénat, si les faits dont ils étaient ac-
( lises rentraient dans les cognitiones réservées à la
compétence sénatoriale (2); ou simplement par les
tribunaux criminels, questiones perpeluœ, si le prétexte
pour lequel on les poursuivit était emprunté au droit
commun. En l'absence de l'empereur, il ne manquait
pas de juges pour condamner les chrétiens, ou de
\, Caiiis. dans Eust'be, Hisl. EccL, 11,25.— Sur l'emplacement du
tombeau de sain) Pierre au Vatican, voir Duchesne, tac. cit., p. 119,
note 13. et Introduction, ch. iv, g 9.
(2) Cf. Willcms, le Droit public romain, p. 472. Î7::.
Là PKRS I i nOH M. M RON.
bourreaux pour les exécuter. Hais Néron devait peu
survivre à ses deux plus nobles victimes. Rappelé eu
toute hâte par H < 1 î u >> . qui voyait l'ôragé se former,
et couru! en Grèce I«- chercher, il rentra en Italie vers
la lin de 67, apprenant sur sa route le soulèvemenl des
Gaules, la proclamation de Galba en Espagne. Il ne
se considérail pas moins comme un triomphateur,
voyageait à petites journées, entrait solennellement à
Naples, à Antiiun. à Albano, à Borne, étalait ->ous les
yeux iln sénat, des chevaliers <•! «In peuple, dix-huit
cents couronnes rapportées de Grèce, et paradait sur
le char d'Auguste, l'olivier olympique sur la tète et
I.' laurier pythien à la main. Hais l'orgie allait finir.
Quelques jours plus lard', le sénat, qui venaitd'ap-
plaudir son ridicule triomphe, le déclare ennemi pu-
blic, et 1»' misérable, abandonné de tous, réfugié dans
l,i maison d'un affranchi, voisine delà voie Nomén-
tane, se tue dans uni- cive. — non loin du cimetière
où Pierre avait baptisé, «'t du camp prétorien, où Paul
avait tait entendre la parole de Dieu.
>i les chrétiens avaient eu le droit de se réjouir de
la mort d'un persécuteur, ils ru^rnt été au premier
rang de la foule qui, le 11 juin 68, parcourait bruyam-
ment les rues <\r Rome, le bonnet <\>' la liberté sur la
tète l . Néron mort, l'Église, pour la première t"i-
depuis quatre ans. put goûter quelque repos. Tertul-
licn sfnihl.- dii v .pie . tous les actes de Néron ayant été
i Suétone
78 LA PERSÉCUTION DE NÉRON.
annulés, seules les mesures prises par lui contre les
chrétiens furent maintenues (1). Je crois volontiers
qu'on n'en lit point l'objet d'une abrogation formelle,
et que « le glaive des Césars » ne rentra qu'à demi
dans le fourreau ; mais , d'ici à longtemps , on ne l'en
tirera plus. L'autorité romaine s'aperçut qu'elle avait
«les ennemis plus redoutables que les chrétiens; ces
ennemis étaient ceux-là mêmes qui avaient le plus in-
sisté auprès d'elle pour leur extermination. Depuis G6,
la Judée était en pleine révolte. L'année même de la
mort de Néron , les fidèles de Jérusalem , se souvenant
des paroles du Sauveur (2), sortirent de la ville rebelle,
sous la conduite de saint Siméon , successeur de l'a-
pôtre saint Jacques, massacré cinq ans auparavant par
les Juifs (3). Ils se retirèrent au delà du Jourdain, clans
une région où l'insurrection n'avait pas pénétré , et se
fixèrent à Pella, ville demeurée fidèle aux Romains (4).
Providentielle revanche de la loyauté contre l'injus-
tice! Lu 64, les Juifs, faisant cesser la confusion qui
existait jusque-là, aux yeux du monde païen, entre
eux et les disciples de Jésus , avaient détourné sur ces
derniers l'orage dont Néron menaçait les uns et les
autres. En 08, les chrétiens de Jérusalem, fuyant à
(1) ... Et tamen permansit, erasis omnibus, hoc solum institutum
Neronianum. Ad Nat., I, 7.
(2) S. Matthieu, XXIV, 16; S. Marc, XIII, 14 ; S. Luc, XXI, 21.
(3) Eusèbe, Hist. Eccl., II, 23. — Le martyre de saint Jacques arriva
en (12: voir Tillemont, Mémoires, t. I. art. vil sur saint Jacques le
Mineur.
(4) Eusèbe, Hist. Eccl, 111,5.
l.\ PERSÉC1 HOU DE NÉRON. 79
travers mille périls la cité rebelle, marquèrent plus
clairement encore, mais à leur avantage cette fois, [a
distinction «!<• l'Église ei de la Synagogue. Cei acte de
prudence mil <mi relief Leur probité politique, H con-
tribua probablement à leur ji-a^ner pour un temps
assez Long, non seulement m Palestine, mais dans le
reste de L'empire, Le bon vouloir ou au moins la tolé-
rance de L'autorité romaine. « Il est certain, «lit M. de
Rossi, qu'après La mori <!<■ Néron ei ta condamnation
de sa mémoire, Les chrétiens jouirent pendant plus de
trente ans d'une pais profonde l . »
i Bullettino di archeologia crisliana, 1865, p. 95.
CHAPITRE II.
LA PERSECUTION 1>K imMITII.V
SOMMAIRE. — i. Les chrétiens sous les premiers ii wii ns. — Sympathies de
Vespasien el de riiu^ pour les Juifs. — Chrétiens confondus avec enx. —
Pais dont ils jouissent.— Leurs cimetières. -Naissance de l'art chrétien.
— i onversion ii<- la branche al des Flaviens, — T. Flavius Sabinus, —
T. Flavius Clemens et Plavia Domitilla.— Adoption de leurs m- par Domi-
tien. — 11. i v i"\inM\iiin\ di Flavius Cuuuaa i i m $ deux Dohituxe. —
Heureux commencements <l«- Domitien. — Dépenses excessives. — Ty-
i.ii i. Levée rigoureuse de l'impôt juif du dldrachme. — Refus des
chrétiens de le payer. -Persécution. Flavius Clemens déi ;é comme
chrétien. Plavius Clemens condamné à mort el Plavia Domitilla relé-
guée ;i Pandataria. rexte de i>i- »i i . — Sens <i<- mots athéisme el
ontumes juives. - i ne Beconde Plavia Domitilla, nièce de Clemens,
reléguée à Pontia. - Textes d'Eusèbe et de Bainl Jérôme. — Autres mar-
tyrs dans l'aristocratie i aine. — \> iiin> Glabrio. — ni. La pi rséi i m>\
i>i i > . i m 1 1 1 1 n . — Son extension hors de Rome. — Renseignements donnés
par l'Apocalypse de Bainl Jean, — par les Actes de Bainl Ignace, par la
ic-itic de Pline à Trajan. — Violence de la persécution à Rome : lettre de
Bainl Clément. — i\ . i- v » in di Domitien ei l'avèhemehi di nh;\ \. — La
persécution atteint à Rome des gens <iu peuple. — Texte de Juvénal. —
Descendants chrétiens de David dén :és, el amenés de Judée. — Se jus-
tifient devant Domitien. —Domitien suspend la persécution. — Il meurt as-
îiné. — Erreur d'historiens modernes qui font entrer les chrétiens dans
le complot. — Fidélité politique des chrétiens. — Prières liturgiques pour
l'empereur à la tin du règne de Domitien. — Avènement de Nerva. — rolé
rance religieuse. — Rappel des exilés.
I.
Les chrétiens sous les premiers Flaviens.
Cependant . à mesure que Les regards <ln pouvoir se
détournèrenl des chrétiens, el que la révolte «!•■ r>(».
tenninée par la victoire <1<- Titus <'t La ruine de La na-
tionalité judaïque , ne lui plus qu'un souvenir, la con-
fusion deux fois dissipée si' rétablil d'elle-même.
N'ayant rien à craindre des uns ni des autres, Les Ro-
6
82 LA PERSÉCUTION DE DO.MITIKY
mains s'habituèrent <!<• nouveau à considérer les chré-
tiens et les Juifs comme des frères, ennemis sans doute,
mais cependant issus de la même souche et menant à
peu près la même vie. Dès 70, si l'on en croit Sulpice
Sévère reproduisant un passage perdu de Tacite, Titus
et le conseil de guerre rassemblé autour de lui au
moment de donner ;'i Jérusalem le dernier assaut par-
laient des adhérents du mosaïsme et des disciples du
Christ comme de deux branches d'un seul tronc, tout
en reconnaissant l'opposition des deux cultes. « Titus
et une partie de ses officiers estimaient qu'il fallait
avant tout détruire le temple, afin d'abolir entière-
ment la religion des Juifs et des chrétiens; car ces
deux religions, quoique contraires entre elles, avaient
des auteurs communs : les chrétiens venaient des Juifs :
la racine extirpée, le rejeton périrait bientôt (1). »
Dans ces paroles résonne encore un accent de co-
lère : mais famé naturellement clémente de Titus de-
vait promptement s'adoucir. Lui qui avait ordonné
l'incendie du temple , fit ensuite de vains efforts pour
arrêter les flammes qui dévoraient le splendide mo-
nument (2). De même, la guerre finie, satisfait de sa
victoire et de l'élévation de sa famille au trône, il
oublia le désir un instant manifesté de voir périr les
i) Fertur Titus adbibito consilio prius délibérasse... at contra alii el
"l il us ipse evertendum templum in primis censebant, quo plenius .Jn-
dœorum et ebristianornm religio tolleretur : quippe lias reUgiones, lice!
contrarias sibi, iisdem auctoribus profectas : christtanos es Judseisex-
titisse : radice sublata, stirpem facile perituram. Sulpice Sévère, Chron.,
II. 3 t.
(2) Josèphe, De Bello Judaico, vil. 24-26.
ii s i m;i riENS soi s li s pri miers i la\ u ns, u
deux religions monothéistes. Ses sympathies semblent,
.ni contraire, le porter vers les Juifs. Hérode Agrippa 11
continue de régner <'n Galilée et de vivre à Rome à la
cour des Fiai iens, moins comme un vassal que comme
un familier el on ami. Ses soeurs Drusille «'t Bérénice
habitent dôme : Bérénice y donne le ton . j règle la
mode, étonne la société romaine par Bon faste el sa
délicatesse, aime Titus et en est aimée. Josèphe écril
sous les yeux «lu vainqueur de Jérusalem . et presque
sa collaboration . son livre de la Guerre des Juifs,
qui esl à la fois le cri suprême du patriotisme expirant
el la glorification des aigles romaines. Les deux pre-
miers Flaviens, Vespasien (69-79) et Titus (79-si .
sont entourés d'une petite cour juive , aimable , spiri-
tuelle, dévouée, assez sceptique pour ne pas garder
i ■ . 1 1 1 1 1 1 1 1 . ■ . assez juive eiuoiv, cependant, pour mêler
aux mœurs romaines, adoptées avec toul leur abandon
el toul leur luxe, la pratique des rites et la solennelle
observation des têtes mosaïques (1). La seule charge
imposée aux Juifs vaincus est l'impôt du didrachme;
encore cet impôt n'est-il pas une taxe nouvelle, il re-
çoit seulement une autre destination , et sera désor-
mais payé au Capitule au 1 i < ■ u de l'être comme autre-
fois ;ui temple 1 . En un mol . la colonie juive . accrue
i) Perse, V, 180; Josèphe, De Bello Judaico, II 15, lfl;Talmud de
Babylooe, Succa, 2: " .- r> sachim, t<>7 b; Derenl rg, / tsai sur Vhis-
et la géographie de In Palestine d'après le* Talmudt, 1867,
290, notes.
• Josèphe, /><• Bello Judaico Vil B Cf. fille it, Ruine des
i.xw II. <!;m-. l'Histoire dt s < '/'/" ''' mm, t. l. p 654.
8i LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
des milliers de captifs que la victoire de Titus a jetés
en Italie , est plus nombreuse et plus influente que ja-
mais clans Rome : elle a obtenu sans peine la faveur de
la nouvelle dynastie : Vespasien pourrait-il oublier
que c'est un Juif, Tibère Alexandre, qui l'a, le pre-
mier, proclamé Auguste à Alexandrie, et a reçu en
son nom le serment des légions (1)?
Les chrétiens n'avaient donc rien à craindre en se
voyant de nouveau confondus par les hommes d'État
romains avec les Juifs , après en avoir été distingués
en Ci et en 08. Aux yeux des politiques, ils ne diffè-
l'ent que par des nuances insaisissables de ces Juifs
loyaux et habiles qui ne désertèrent pas les drapeaux
de Rome , et que la maison Flavienne a voulu associer
à sa fortune. Nulle part les chrétiens n'avaient fait
cause commune avec les révoltés : ce souvenir les
protégera longtemps. Qu'importe qu'ils n'aillent pas à
ta synagogue? Pour Vespasien et pour Titus, ce sont
des gens vivant morejudaico, et ayant donné des gages
• I»' fidélité an gouvernement. Leur patience, leur mo-
destie, Leur soumission contrastent non seulement avec
1rs excès des zélotes de Palestine, mais encore avec
L'opposition mordante et dédaigneuse que le stoïcisme
aristocratique ne cessait défaire à la dynastie bour-
geoise qui avait remplacé les Césars. Cela suffit : le
reste, affaire de culte et de conscience , importe peu.
Ainsi raisonnaient Vespasien et Titus. Les commence-
ments de la dynastie Flavienne Jurent une ère «le re-
(l) Tacite, Hist, 11,79.
! ES ( llin I IENS SOI S LES PREMIERS I i w il NS.
pos, de développement paisible et de prospérité pour
L'Église.
S'il y rut comme il est également difficile de l'af-
firmer et de le nier quelques martyrssous Vespasien,
Titus, ou dans les premières années <l«' Domitien, ce
lut à l,i suite d'incidents passagers <'t Locaux, non en
exécution <le mesures prises contre L'Église par Le
pouvoir nouveau. Rien oe fail supposer que Le pape
siiut Lin ait péri uY morl violente I . L'inscription
relatant Le martyre d'un certain Gaudentius qui, après
avoir bâti le Colisée, aurait été reconnu chrétien el
condamné ;ï morl par Vespasien, est d'une fausseté
manifeste: ce prétendu monument, «lit M.irtiuiiy,
ne Boutienl pas les regards de La critique, tant ses
formules sont étrangères au style et aux usages de l'é-
pigraphie chrétienne (2) ; » j'ajouterai que La dési-
nence entius placerait plutôt le martyr Gaudentius au
troisième siècle qu'à la fin du premier (3).
Loin d'indiquer une époque de persécution, les mo-
numents chrétiens de ce temps révèlent un âge de
i Iillemont, Mémoires, t. il. note iv mu- >.iiui Clément. — Un
sarcophage portant cette inscription : LINVS, a été retrouvé Boua Ur-
bain VIII, lors des travaux exécutés pour reconstruire la confession de
saint Pierre : il est possible que ce sarcophage •<ii contenu les restes dn
successeur de saint Pierre. Bullettmo di archéologie cristiana, 1864,
p. 50. Cependant la question n'est pas définitivement résolue; roir i»u-
chesne, le Liber Pontifiealis, p, ru. note 3,
2 Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, art. Colisée,
l>. 191. - Cette inscription se roil dans la chapelle souterraine de l'é-
glise de Sainte-Martine et de Saint>I«uc, sur le Forum,
Cf. i»'- Rossi Tnscriptiones christiana urbis Rome, Prolego-
mena, c. \ : !»'• inscriptionibus quœtemporum ma i-< carent, p.CXIU.
86 LA PERSÉCUTION DE DOMITTEN.
paix profonde, une période de libre expansion. La
première inscription chrétienne datée est contempo-
raine de Vespasien (1). M. de Rossi a publié, d'après
Marang-oni, une autre inscription chrétienne du même
temps, non datée, provenant de la catacombe de Lu-
( sine ou de Commodilla, sur la voie d'Ostie, où fut en-
terré saint Paul (2). On peut attribuer à cette époque
des épitaphes de la catacombe de Priscille et de l'anti-
que cimetière d'Ostrianus, « où Pierre baptisa (3). »
D'une brièveté classique, elles portent le plus souvent
le nom seul; ceux de Flavius, Fia via, Titus Flavius,
s'y retrouvent. Deux autres inscriptions ont été décou-
vertes, la première sur l'emplacement de la catacombe
de Nicomède, mais provenant d'une sépulture à fleur
de terre, la seconde dans une des plus anciennes par-
ties de la catacombe de Domitille. Celle-là indique un
tombeau ouvert par un maître probablement chrétien
à ceux de ses affranchis « qui appartiennent à sa reli-
gion, » AD RELIGIONEM PERTINENTES MEAM I V): celle-ci a
été mise par un chrétien à la mémoire « de soi et des
siens qui ont foi dans le Seigneur, » sibi et svis fiden-
tibvs m domino (5). M. de Rossi les fait remonter à la
fin du premier siècle : elles sont d'une époque où
les chrétiens ne craignaient pas de faire ouvertement
profession de leurs croyances.
(1) De Rossi, Inscriptiones christiana urbis Romx, n'1 1 . p. i
(anno 71) .
(2) Roma sotterranea, 1. 1. p. 186.
: //<«/. p. 186, 191-193.
i Bulleltino di archeologia cristiana, 1865, p. 54 et 94.
'5) De Rossi, Roma sotterranea, t. I. p. 69.
Il g i URÉTTEKS SOI >> LES PREMIERS I i.w il KS
IU possédaient , au temps des l-ïa\ îena Augustes, des
cimetières souterrains creusés avec on soin magnifique
.•t presque royal, el ornés de tous les raffinements de
l'art l . Les entrées n'en étaient nullement dissimu-
lées : elles s'ouvraienl sur la campagne, le 1<>u- des
voies publiques, et quelquefois étalaient au regard d.-s
ides monumentales. Tel est l'édifice funéraire chré-
tien de la fin «lu premier siècle découvert en lsii."> près
de la \<»i'- Ardéatine. L'hypogée a son vestibule sur
le bord de la route : la façade, construite en belle ma-
çpnnerie de briques, est ornée d'une corniche en terre
cuite; la place de l'inscription avait été, selon l'usage,
ménagée au-dessus de la porte <-t se reconnaît encore.
L'architecture dece vestibule, adossé â la colline comme
la Façade du tombeau des Nasons, convient au monu-
ment sépulcral d'une noble famille chrétienne, cons-
truit à grands frais et avec une- entière liberté l .
lui M-stibule on descend par quelques marches dans
une large allée souterraine, dont la voûte est couverte
d'une gracieuse fresque représentant une vigne dans
laquelle se jouent des oiseauv <-t de petits génies 3 .
A droite et à gauche les murs sont "ni.'-v de peintu-
res symboliques : Daniel dans la fosse aux lions '■ .
(i) DeRossi, Intcripl. christ. »ri>. Ronue, p. 2.
(2) Rome souterraine, p. 105.
(3, Butlettmodiarcheologiaeristiana, 1865, p. l2;Garracci, Si
deltartècristiana,\A. XIX; H'nnr souterraine, 0. 1 S >rth-
cote <i Browolow, < hrislian art., ti_. 16, p. 121 ; Rofler, Catact
de Rome, pL Xll
(i Eforthcote el Browolow, 11-. !7, \< 123; Rome touterraine, \ -
88 LA PERSECUTION DE DOMITIEN.
les célestes agapes où sont mangés le pain et le poisson,
emblème du Christ (1). Ces peintures sont très proba-
blement contemporaines des Flaviens, et d'autres en-
core, dans l'intérieur de L'hypogée, peuvent remonter
au même temps (2). Tel est, selon toute apparence, le
berceau de l'art chrétien. A la liberté d'esprit de l'ar-
tiste, à l'aisance des coups de pinceau, on devine la sé-
curité dont furent entourés ses débuts. « Non seulement
le sépulcre était visible, désigné à tous les yeux par
le vestibule extérieur et par l'inscription mise sur la
porte, mais les peintures mêmes représentant des su-
jets bibliques, comme Daniel dans la fosse aux lions,
étaient placées près de l'entrée, au niveau du sol,
éclairées par la lumière du jour (3). »
Il est probable que si l'inscription dont l'emplace-
ment est encore visible au-dessus de la porte avait pu
être retrouvée, on aurait lu : sepvlcrvm i laviorvm ( 'i-)ou
quelque indication analogue. D'autres inscriptions ren-
contrées au même lieu nous apprennent que le domaine
funéraire dans lequel avait été creusé l'hypogée appar-
tenait à Flavia Domitilla, petite-fille de l'empereur
Vespasieu, qui épousa son cousin Flavius Clemens,
i Nortbcote et Brownlow, li^;. :?8, p. 12 i.
(2) Cf. Lefort, Chronologie des peintures des catacombes romaines,
n 2, 3. — On vient do trouver, scellé sur une tombe, dans une des
régions les |>Ins anciennes de l'hypogée, un bean médaillon de Dona-
tien, pièce à fleur de coin. Lettre de M. Edmond Le Blant, séance du
2 mai 188'*, Acad. des Inscriptions.
:!) Bullettino di archeologia crisliana, 1865, p. '.ii.
(4) Cf. Bullettino di archeologia cristiana, I87i, p. 17 et pi. [;
1875, p. 39.
I BS I ili'.iiii ns SOI S l.i S PREMII lis i i.w u;\>.
consul en 95. Selon L'usage, elle avait l'ait sur son do-
maine, à des clients t>u à des affranchis, des concessions
de petits terrains sépulcraux : les inscriptions tjui les
constatent onl permis dé connaître le nom de la aoble
propriétaire l . Mais le grand hypogée in-sl point une
concession de cette nature : c'est le monumentum lui-
mème, selon l'expression légale, le sépulcre de fa-
mille, orné avec art, construit avec une simplicité ma-
jestueuse. Ce monumentum est chrétien, sa décoration
l'atteste. 11 prouve ce que d'autres documents permet-
taienf déjà d'entrevoir : à la fin du premier siècle, une
branche de la famille impériale des Fia viens professait
le christianisme.
L'origine il"- cette famille était obscure, et rien, cent
..n- pins tôt. n'eût l'ait présager les hautes destinées
auxquelles elle parvint. L'auteur commun des deux
branches dont l'une occupa le trône, tandis que l'autre
devenait chrétienne, était un bourgeois de Riéti, dans
la Sabine : il s'occupait d'affaires d'argent. Son fils,
Sabinus, entra dans une société de publicains, vécut
loniitfinps en Asie, puis fonda une banque chez les
Helvètes, où il mourut. Il avait épousé une femme de
bonne famille, Vespasia Polla, et laissait deux lils (2).
Le plus jeune devint L'empereur Vespasien; L'alné,
Titus Flavius Sabinus, avait géré deux lois la préfec-
(1) E\ INDVLCI.MU I l.WI EDOMITILL IN FHP. WW I» ACIi.
P \\\\ oiriii-n, ■H/m. 5422..... iiwii. DOMITIL/a divi VES-
PASIANI. NEPTIS I l\s. BENEFICIO. HOC. SEPHVLCRVffl MEIS
LIBERTIS LIBERTABVS. POsui. Ibid., B42S.
(2) Suétone, Vespasianut, i.
90 LA PERSÉCUTION DE DOMIT1IY
ture urbaine, sous Néron en Gi, sous Othon et Vitel-
lius en 69. Qui sait s'il ne reçut pas le premier quel-
que impression du christianisme? Il assista, sans doute
en témoin passif, aux supplices ordonnés et présidés
par Néron après l'incendie de Rome; peut-être, en ver-
tu de sa charge, qui comprenait tout ce qui regardait
la police de la ville (1), avait-il eu à interroger quel-
ques chrétiens au sujet de l'incendie. L'atroce tragédie
d'août Gï dut le troubler profondément, car c'était un
homme doux, auquel le sang et les massacres faisaient
horreur (2). Il semble avoir eu depuis ce temps peu
d'ambition ; préfet de Rome sous Vitellius, quand Ves-
pasien fut proclamé par les légions, il s'efforça d'ame-
ner un accord entre lui et l'empereur, et refusa de fa-
voriser par un coup de main hardi la tentative de son
frère, comme on l'en sollicitait de toutes parts. Ce n'est
qu'à la dernière extrémité, et pour sauver sa vie, qu'il
s'enferma au ('.apitoie, où il périt sans se défendre.
Cette étrange abnégation ne pouvait passer pour timi-
dité chez un homme qui avait fait trente-cinq campa-
gnes, et s'était couvert de gloire dans la vie militaire et
dans la vie civile (3); elle étonna les contemporains.
<( En vieillissant il a perdu toute énergie, » dirent les
uns (4); « c'est un homme modéré, avare du sanu de
(1) Tacite, Ann* VI, 11; Digeste, I. XII, i,g 1; 1 7-9 ; g 11-12 ; § 14.
(2) ... Mitem rirum, abhorrere a sanguine H caedibus. Tacite, llisi..
III. 05.
(3) Quinqueel triginta stipendia in republica fecerat, domi militiœqae
clarus. Ibid., 75.
(4) In fine alii segnem... Ibid.
LES l HRÉTŒNS SOI S LES PREMIERS I I wii.ns. 91
oncitoyens, pensaient beaucoup d'autres l . <>u
-.'.•si demandé si La cause d'une telle vertu, rare dans
tous les temps, plu», pare encore à cette époque, ne de-
\ ait p.is être cherchée dans une secrète adhésion au
christianisme, et si cet homme ' innocent et juste -i
chez lequel Tacite ne trouve à reprendre qu'une in-
tempérance de Langue, n'avait pas appris de quelque
martyr de 6&, «>u de quelque chrétien échappé à La
persécution de Néi ce grand apaisement de L'àm%,
donl L'opinion publique s'étonna. Il est singulier, en
effet, que Le reproche de mollesse, d'indifférence poli-
tique, que plusieurs lui adressèrent à La fin de sa vie,
,iii été adressé de même, vingt-six ans plus tard, à
L'un de ses fils, « j 1 1 i mourut chrétien.
<> lils. Titus Flavius Clemens, est Le mari de la petite-
fille de vespasien , propriétaire de l'hypogée de La voie
Ardéatine. La femme de Clemens s'appelait Flavia
Domitilla, comme sa grand'mère, femme de Vespasien,
comme sa mère, sœur de Domitien et de Titus .". .
haiis cette famille de parvenus, qui de la Cisalpine
était venue s'établii- à I * î * '• t i , et de Hiéti à Kmnr, la
pauvreté d'aïeux et de som cuirs était grande :onse
transmettait invariablement trois ou quatre noms 'i . d
i Mulii mo derati t cmum sanguinis parcam eredidere. Tacite,
Hist., III. 75.
2) Innocentiam jnstitiamque ejus. Ibid.
Voir l'inscription, Corpus inser. Int., vi en recti-
fiant la note de Momrasen par de Rossi, Bullettino di archeologia cris-
tiana, 1875, p. 70 el suir. Voir surtout l'arbre généalogique des Fia-
riens, Bullettino di archeologia cristiana., 1885, p. 21.
nié, Fouilla et Découvertes, 1873, i i. p. 117.
92 LA rERSÉClTlON DE DOlflTIEN.
La vie dé Flavius Clemens est pou connue. Il paraii
avoir, avec répugnance et par la force des choses, suivi
la carrière «les honneurs, jusqu'au consulat, qui lui
fui conféré dans la quinzième année deDomitien, en
95; les contemporains sont happés du peu d'em-
pressement qu'il mit à profiter de la fortune de sa
famille. Son père Sabinus avait été, à la fin de sa
vit1, accusé de « mollesse; » Clemens était méprisé
pour son « inertie, » c'est-à-dire pour son absence
d'ambition : contcmplissimœ inerlix , dit Suétone (1).
On en sait déjà la cause : il était chrétien. La
difficulté de concilier les devoirs de la religion nouvelle
avec les actes de la vie politique, presque tous empreints
d'idolâtrie (2), avait conduit les fidèles à se renfermer
dans une abstention systématique, que les païens qua-
lifiaient tantôt de tristesse (3), tantôt d'inertie (i).
« On nous accuse de n'être point propres aux affaires, »
écrit Tertullien (5). Ce même reproche est placé par
les Actes des martyrs dans la bouche de magistrats
païens : « Laissez donc toute indolence et tout déses-
poir, et sacrifiez aux dieux. » dit un juge à deux accusés
(1) Suétone, DomiL, 15.
(2) Voir Léon Renier, Comptes rendus de l'Académie des Inscrip-
tions, i el isai.ui 1865 ; et Edmond Le Blant, les Chrétiens dans la
société païenne, mémoire lu dans la séance publique descin<i acadé-
mies, !•' 25 octobre 1882.
(3) Continua tristitia... non cultu nisi lugubri, non animo oisi mœsto
Tacilt -..I/;/»., Mil, 30.
i Suétone, loc. cit. Tacite, Eist., III, "5.
(.i Infructuosi in oegotiis dicimur. Tertullien, Apol., i !.
LES < BRI riENS SOI - U S PR1 MERS l LAI il NS
chrétiens (1 . Un autre joue rar les mots : Je ne vous
appelle pas chrétien, xPlffTMlv°vi dit-il, mais inutile,
&XP*)otov -l . u Même à l.i fin du quatrième siècle, Pru-
dence accepte, avec quelque exagération, ce reproche
comme étanl La caractéristique du chrétien fervent (3).
Rapproché de ces textes, le in<>l de Suétone sur Vinertia
de Clemens prend sa véritable signification.
Avec cl»* toiles dispositions d'esprit . Clemens ei
Domitilla ne subirenl probablement pas sans répu-
gnance nnr faveur de Domitien, que d'autres fussent
reçue avec empressement. La famille impériale, si
florissante sous Vespasien ei Titus, dépérissail déjà.
Séduite par son oncle Domitien . Julie , fille de Titus .
étail morte des suites de ses désordres (V). L'époux
de cette infortunée, Flavius Sabinus, frère aine de
Clemens, avail été condamné parce que le héraut . an
lieu de le proclamer consul, l'avait par erreur proclamé
imperator •"> . De l'impératrice, cette étrange Doniitia,
qu'il répudia, reprit, voulut faire mourir, ei qui le tua,
Domitien n'axait eu qu'un iils : cet enfant1 ne vécui
pas 6 . Les autres membres de la famille étaient des
i Nun» ergo relinqaentes oaanem desidiam et desperationem acce-
dite ad aram el sacrificate dus immortalibus. Aeta SS. Marcelli, Marn-
ait i . 3, dans Ica Acta sanctorum, 27 août.
(1) • ypKJTiotviv 'i>: kùto) icXavûvTai, SXXa Sj(pij«rrov Yvtapt-
n'ii->-x. Martyrium SS. EustratU, Itucentii, Bibl. nat., ms. n* 1458,
t 154 \ ; cité par Edra. Le Blant, /< ■■> [êtes des martyrs, supplément
•m i Acta ûncera de Ruinart, 1882, p. 256.
l'ru lence, ' athemerinon, II. 37-49
, s . , . Domit 2 1 Javénal, Il
s létone, ibid., io.
me, ibid., 3 ; Won Cassius, i.wii. 3.
94 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
femmes : une sœur de Clemens, Plautilla, descendant
peut-être par sa mère de Plautius, le vainqueur de la
Bretagne sous Claude , l'époux de Pomponia Grae-
cina (1) ; — la fille de Plautilla, nommée Flavia Do-
mifilla comme sa tante (2) ; — Aurélia Petronilla ,
fameuse dans l'antiquité chrétienne comme la fille
spirituelle de saint Pierre , qui fut enterrée dans le
tombeau de famille de la voie Ardéatine, et parait, par
son cognomen, appartenir à la descendance de l'auteur
commun des deux branches des Flaviens, T. Flavius
Petro (3). Seul de toute cette race si vite épuisée, Cle-
mens avait des fils. Domitien voulut en faire ses héri-
tiers : il les prit, se chargea de leur éducation, leur
donna Quintilien pour précepteur (k), changea leurs
noms en ceux de Vespasien (5) et de Domitien, les
désigna publiquement pour lui succède p.
L'empire eût probablement appartenu un jour à ces
rejetons d'une race chrétienne, si la cruauté versatile
de Domitien n'avait, peu de temps après leur adop-
tion , immolé leur père , exilé leur mère , une autre
de leurs parentes, sacrifié leurs plus intimes amis. Ils
(i) i<7/7 SS., mai, t. m, p. 3 et suiv. Cf. Bullettino di archeologia
cristiana, 180a, |>. 20. — Je m'expliquerai, au chapitre suivant, mit
la valeur des A.ctes desSS. Nérée et Achillée, d'où esl tirée la mention
de Plautilla, composition légendaire du quatrième siècle, où se ren-
contrent des éléments antiques.
(2 Eusèbe, llisi. Eccl., III, 18; Chron., II ad Olympiad. 218.
: icta SS., mai, i. III. p. Il; martyrologe d'Adon, au 12 mai. —
Bullettino di archeologia cristiana, 18<>5. i>. 22,33; is7;>. p. 37,
(4) Quintilien, lus/, oral., IV, prœm.
(5) Une monnaie de Smyrne porte une petite tête avec l'inscription
Oùeoitocaiavàç ô veu>Tep<j;. Beulé, loc. cit., p. 116, note 1.
LES < IH'.I Ml >-> SOI S LES I T. KM 11 RS I l.W il n^
disparaissent à ce moment de l'histoire, victimes peut-
être eux-mêmes delà jalousie du tyran, qui Laissai!
raremenl vieillir, ditJuvénal, Les membres des grandes
familles l . el multipliail autour de lui les tragédies
domestiques.
i Prodigio par esl in iml.ilit.it.- v.-iu-. tus. Juvénal, IV. 97
96 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
li.
La condamnation de Flavius Clemens
et des deux Domitille.
La condamnation des Flaviens chrétiens est l'épi-
sode le pins marquant de la persécution suscitée contre
l'K-lise ;'i l;i fin du règne de Domitien. Cette persécu-
tion fut elle-même un incident d'un changement
général dans sa politique, qui semble avoir commencé
dix ou douze ans après son avènement au trône.
Domitien avait d'abord essayé de gouverner avec
sagesse. Il s'était proposé pour modèle tout à la fois
la sévérité de Yespasien et la douceur de Titus. On
vit ce débauché, sur lequel Suétone donne des détails
ignobles, exercer avec sérieux la censure des mœurs.
11 interdit la castration (1), réprima un vice infâme _> .
frappa de diverses incapacités les femmes de mauvaise
vie (3). Par ses ordres des vestales coupables d'avoir
violé leurs vœux lurent enterrées vives (V). Lui qui
devait reprendre honteusement sa femme Domitia
après l'avoir répudiée pour adultère, raya de Y al-
bum des juges un chevalier romain convaincu de la
(1) Martial. VI, H; Stace, Silv., III. i\, 73-78; IN , m. 14-15 ; Suétone,
Vomit., 7 ; Dion Cassiue, LXVII, 2 ; Philostrate, i '/" Ipollonii, VI,
17 : Auimien Marcellin, Wlll.
■ Suét< Vomit., s.
(3) Suétone, ibid. : Dion, LXVII. 12.
(4) Suétonr, ibid. : Dion. LXVII, 3.
LA i 0NDAMNA1 1021 DE FLAVIUS < LEMBNS
même faiblesse i . Quintilien pul L'appeler sanclisnmui
euuor 1 , et Martial Le féliciter d'avoir rendu Les
temples aux dieux et Les mœurs au peuple, d'avoir
contraint la pudeur à rentrer dans les familles, d'a-
voir refait une Rome chaste 3). » Eu matière de
finances, même modération et même énergie : il refu-
sait Les legs des testateurs qui avaient des enfants; il
punissait des peines <le ta calumnia 1rs délateurs qui
accusaient faussement dans L'intérêt du fisc i . Comme
Titus, il manifestait en tonte occasion sa naine des déla-
teurs; c'étail déjà beaucoup pour lui, dit Martial, uY
leur faire grâce de la vie [5). Enfin, son extrême sensi-
bilité ne pouvait souffrir la vue du sang excepté, I > i • • 1 1
entendu, du sa nu des gladiateurs : dans un accès de
pitié pour Les bœufs, il annonça L'intention de défen-
dre par un édit leur immolation sur Les autels (0 .
Cette sage politique ne devait pas durer toujours.
Les esprits prévoyants, qui voyaient le trésor impérial
s'épuiser par des constructions immenses, par ers fêtes
sans lin que chantèrent Stace et .Martial, sentaient qu'un
jour le besoin d'argent, joint à L'ivresse du pouvoir
absolu, et à La folie de divinité dont était possédé Domi-
th'ii. Le jetterait à son tour dans {,■•> voies de Néron, et
démasquerait Le tyran. La réédification du Capitole
brûlé sous Vitellius, et dont les seules dorures coûtèrent
(1) Suétone, Vomit., 8.
(2) Quintilien, hut.orat., IV.Proœm.
l) Mari ri, VI, u, i\ . mi
. Snétone, Domit., 9.
\i irtial, i'- Spectaculis, l\
Snétone, Domit., 9.
98 LA PERSECUTION DE DOMITIEN.
près de 12 millions de francs (1); la reconstruction en
pierre du Grand Cirque , demeuré en ruines depuis
l'incendie de 6ï, et désormais assez vaste pour deux
cent cinquante mille spectateurs (2) ; un temple élevé
à la gens Flavia (3), un nouveau temple, d'une ma-
gnificence inouïe, à Jupiter Capitolin (i) ; une demeure
splendide consacrée à la divinité de l'empereur sur
le Palatin (5) ; un nouveau Forum, un Odéon, un Stade,
des temples d'isis et de Sérapis (6) ; dans toutes ces
constructions, tant publiques que privées, une pro-
fusion de métaux précieux, qui faisait dire aux con-
temporains que , « comme Midas , Domitien changeait
tout en or (7) ; » de continuels spectacles offerts au peu-
ple, jeux scéniques , combats d'animaux, de gladia-
teurs, de femmes, de nains, le jour, la nuit (8); des
batailles navales où, sur les eaux d'un lac creusé tout
exprès, de vraies flottes s'entrechoquaient (9); des
repas publics où Rome entière était invitée (10), des
loteries immenses où les billets gagnants tombaient
en pluie sur la foule (11) : ces profusions de toute sorte,
(1) Suétone, Vomit., ô: Plutarque, Public, 15.
(2) Suétone, /oc. c/<./ Pline, Eist.Nat, VIII, 21.
(3) Suétone, loc. cit.
(4) IMd. ; Tacite, llist., III. 74.
(5) Sur le palais de Domitien au Palatin, voir Boissier, Promenades
archéologiques, p. 89-95, avec le plan de Dutert.
(6) Suétone, loc. cit.; Eutrope, VII, 15.
(7) Plutarque, Publie., 15.
(8) Suétone, Domit., 4; Dion, LXV1I, 8;Stace, I. n.
(9) Suétone, loc. Cit.; Dion, loc. cit.; Martial. De Spectaculis, 24,
25, 26.
(10) Suétone, loc. cit. ; Dion, LXVII, 4 : Stace, I. \i. 28-50.
(il) Suétone, loc. cit.
i \ i o\n.\MN\TH>N in: 1 1\\ us n.i mi.nn 9g
les unes grandioses, les autres absurdes ou criminelles,
finirent par «li>>i|x r les économies réalisées pendanl
le sage gouvernement de Vespasien et déjà compro*
mises par La munificence de Titus.
Les délateurs, qui avaient attendu patiemment, bais-
sant la tête et laissant passer L'orage, se retrouvèrent
bientôt aussi puissants que sous Néron. Les accusations
d«' lèse-majesté, les confiscations, les testaments forcés,
les proscriptions, les supplices, recommencèrent sous
les ><-u\ de Rome consternée , qui depuis les Flaviens
avait perdu L'habitude de ces terribles moyens de
gouvernement t . Cependant Les biens des condamnés
et des mourants ae suffisaient pas à remplir le trésor
vide. Il fallut trouver d'autres ressources. Domitien
Les demanda à L'impôt. .Mais il ne pouvait songer â
augmenter le «rus, l'impôt foncier, et ces contributions
indirectes, cespéagesde toute sorte, qui grevaient d'un
poids énorme le commerce du monde soumis aux
Romains. 11 se rappela La taxe , autrefois nationale et
religieuse, que depuis 70 les Juifs payaient à leurs vain-
queurs. Jusque-là . seuls Les Juifs d'origine y avaient été
soumis : Domitien décida que toutes Les catégories
de gens qui menaient La vie judaïque, circoncis ou non.
devraient désormais Le didrachme 2).
(i) Suétone, Dotnit., 10, 11. 12.
2) Prœter cœteros judaiens fisens acerbissime actua ''--i : ad quem
deferebantur qui vel improfessi judaicam viverent vitam, vel, di>>i-
roolata origine, imposita genti Iribnta non Dépendissent. Suétone, 12. —
Certaines éditions de Suétone portenl avant 1 rivèrent 0 les mots o in-
Ira Urbem. 0 ti> sont aujourd'hui rejetés comme nue interpolation,
qui nese trouve pasdans les illeurs mss. Franz Gôrreaa tort de se
100 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
Cette mesure était grosse de conséquences, que pro-
bablement Domitien n'avait p;is prévues. Dans la masse
des contribuables visés par le décret se trouvèrent
englobés, pour les agents du fisc, qui ne regardaient
qu'aux apparences , non seulement les prosélytes de la
porte , mais tous les adorateurs d'un Dieu unique,
tous ceux qui mettaient la Bible parmi leurs livres
sacrés, y compris les chrétiens. Alors commença une
inquisition qui ne reculait ni devant les plus odieuses
investigations matérielles (1), ni devant les plus déli-
cates recherches de conscience. Beaucoup de chrétiens
refusèrent de se laisser confondre avec les Juifs, d'ac-
quitter une taxe dont le paiement leur paraissait un
mensonge, une abjuration déguisée : la distinction des
deux religions, depuis longtemps oubliée , redevint
officielle. Refuser de l'argent à l'empereur était alors
le plus grand des crimes. Les chrétiens s'en aperçurent
à leurs dépens. Désormais il y eut, aux yeux de l'auto-
rité romaine, deux classes d'hommes vivant more
judaico . Les premiers étaient les vrais Juifs ou les prosé-
lytes du judaïsme : leur religion était licite, à con-
dition de payer le didrachme (2). Mais à côté d'eux,
refusant de se laisser confondre avec eux, étaient
servir de ces mois pour prouver, contre les vraisemblances, le carac-
tère local ci restreint de la sure fiscale prise par Domitien (art.
Christenverfolgungen, p. 223, dans Kraus, Real-Encyklop. derchristl.
[Iterthum).
(1) [nterfuisse adolescentulum memini, quum a procuratore,
frequentissimoque consilio, inspiceretur uonagenarius Benex, an circum-
sectus esset. Suétone, Vomit.
(2) Vectigali8 liberlas Tertullien, Apol., 18.
LA CONDAMNATION DE PLAVIUS I LEMENS 101
d'autres hommes, qui ressemblaient aux Juifs pai
moeurs Bans professer leur religion. Ni païens, ni Juifs,
ils n'exerçaient pas de culte reconnu, ce qui, pour l'Etal
romain, était La même chose <jm' D'exercer aucun
culte. <Mi les lit tomber sous L'inculpation d'athéisme
et mœurs juives I . ■ formule Légale qui, sous Dona-
tien, désigma Les chrétiens. Alors tut réveillé ou renou-
velé contre eux L'édil de Néron.
La plus illustre victime <1<- cette persécution fut 1<-
cousin de Domitien, Le consul Flavius Clemens.
Peut-être avait-il refusé de prendre part, selon Le de-
voir de sa charge, A quelque cérémonie idolatrique,
• ■t ainsi révélé un changement de religion <|u'il était
parvenue tenir caché jusque-là. Domitien fut épou-
vanté quand un <lrs délateurs «l<>nt il avait t'ait un
instrument il»' règne, nu l«'"_ulu^. un Bebius Massa,
un Metius Carus (2), ou quelque autre plus obscur ! .
lui montra parmi Les judalsants et les athées L'époux
d'une petite-fille de Vespasien, le père des deux en-
tants qu'il destinait ;'i L'empire. Si (•»■ oe tut pas le si-
gnalde La persécution, déjà commencé* apparemment
kuse de La résistance deschrétiens à payer 1<- di-
drachme, ce tut au moins L'occasion d'une recherche
plus exacte des adeptes <\<- la t'"i aouvelle dans les hauts
rangs de La société romaine.
Domitien s.i>it probablement avec une joie
i Dion, LXVII, 13.
i iv. :,o: Vite i • Pline, Ep., i. ■'■ il. Il
m , \ i ■. - 33.
Jnvénal IV. 1 1 ■ ► — i is : Pline, Pan» , •-'.
102 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
celte occasion de décimer une fois de plus l'aristocra-r
tie. Tout»4 illustration, toute vertu lui portait ombrage.
Nobles, stoïciens, professeurs de philosophie ou de
rhétorique, avaient déjà payé tribut à sa défiance des
supériorités intellectuelles et sociales (1). Sombre et
soupçonneux: comme Tibère, mais plus isolé encore
que Tibère au milieu de la haine universelle, il ne
tuait pas seulement pour remplir son trésor épuisé, il
tuait aussi parce qu'il avait peur : inopia rapax, me lu
Séevus, dit Suétone , qui , pour parler de Domitien ,
trouve des mots dignes de Tacite. Il redoutait surtout
ceux en qui il pouvait supposer quelque désir ou quel-
que espoir d'un régime politique ou social meilleur,
en qui ses délateurs lui montraient, selon une dange-
reuse expression de la langue juridique de Rome, des
moli tores novarum rerum. Dans la conversion au chris-
tianisme de plusieurs membres de sa famille, dans
leur affiliation à une religion étrangère, encore mal
connue et mystérieuse, à une religion qui avait des
intelligences dans le bas peuple, qui se faisait bénir
des pauvres et des esclaves, il vit un complot. Un
tyran comme Domitien, étranger aux délicatesses de
conscience et aux pures émotions du sentiment reli-
gieux, ne pouvait comprendre qu'un homme occupant
la situation de Clemens changeât de dieux sans changer
en même temps de politique et se faire chef de parti.
(1) Suétone, Vomit., 10, 11; Tacite, Vita Agricoles, 2. 3:>. 44, 15;
Pline, Ep. I. 5, 14 : [II, 11 : VII, 19, 33: IX, 13; XIV, 37: Dion, LXVIJ :
Philostrate, Vita Apollonii, Vil, 2, 3. :>.
LA I ONDAMNATION DE I LAVH >> I LEME5S
Clemens n'était-il pas impatient de faire régner ses
tils ou de régner lui-même? ne cherchait-il pas à fo-
menter un soulèvement de prolétaires el d'esclaves,
pour installer sur Le trône la branche aînée des Fla-
viens? Tels furent « les soupçons sans fondement
don! parle Suétone, temiissima nupxcione, <pù entral-
nèrent la condamnation de Clemens, et probablement
celle de plusieurs personnages <lu même rang . accusés
de partager sa foi t .
Voici en quels termes Dion, abrégé par Xiphilin,
rapporte cette condamnation :
« Kn cette année (95), Domitien mit à mort, avec
beaucoup d'autres, Flavius Clemens. alors consul, son
cousin, el la femme de ceuil-ci , Flavia Domitilla, sa
parente. Tous deux furent condamnés pour crime
d'athéisme. De ce <hef furent condamnés beaucoup
d'autres qui avaient adopté les coutumes juives : les
uns furent mis à mort, les autres punis de la conlis-
cation. Domitille fut seulement reléguée dans l'Ile de
Pandataria -i .
Le sens <h- ces paroles esA clair, et vient préciser l'in-
i i » . - 1 1 î • 1 1 1 • - Flavium Clementem patraclem snam, contemptissima
t, cujas filios, etiain lu m parvolos, successorea palam deatinave-
i.ii et abolito priore n ine, alterom Veapaaianom appellari jusserat,
alteram Domitiaoum, repente ex tenniasima suspicione tantam non in
qpgo ejaa coasulata interemit. Suétone, i><>in<t.. 15.
\>,'.;: t: -o'/'/oo; /.al xb < 'l'"/ %<,<.; v KXT)|tevra GxaTevovta, >
.•:/.% zai âoTr,/ a\i reû 'l'/a-v.r. Avr.T.'/'/ av
./'j-.-.j ■/.-j-i'7. ?.::■< 6 AoUATUn I .\/'rr;n. à'j:oTr,To:. 6f"
t,; v.oti à'/'/v. i; ta to">-/ lauSafov fjOï] ::o/.:'/'/o/t:; koXXoi xaTt8ixâa0i)<rav.
. iiclOavov, ol ô- ..yf^r.nxi. '11 Si Aop.i-
TÛOta CicepuptoTT] :iv/,v :; DavSarÉpetav. l>i"ii. I.W1I. i I.
104 LA PERSECUTION DE DOMITIEN.
dication très vague donnée par Suétone. Clemens, sa
femme et d'autres personnes furent condamnés pour
cause de christianisme. Les soupçons conçus par Dona-
tien sur leur fidélité politique déterminèrent les pour-
suites: mais l'inculpation légale fut celle qu'indique
iVion. On les punit comme chrétiens. Vaccusation d'a-
théisme, £yxXr,aa dOsÔTrjoç, n'avait pas à cette époque,
dans la langue païenne, une autre signification (1).
ci On nous appelle alliées, » écrit saint Justin dans sa
première Apologie, composée cinquante ans environ
après la mort de Clemens (2). « On appelle les chré-
tiens athées et impies, » dit-il de même dans sa seconde
Apologie (3). « On nous accuse d'athéisme, » écrit Athé-
nagore (V. V l'époque même où Athénagore s'expri-
mait ainsi, le proconsul qui jugeait le martyr Poly-
carpc, voulant lui faire maudire les chrétiens, lui
dictait cette formule : « A has les athées ! » aips -cou;
iOÉouç •") . Un railleur païen du deuxième siècle, que le
christianisme semble avoir fort préoccupé, disait de
même que le Pont était rempli « d'athées et de chré-
tiens, » riftécrtv x.'/i £pi<rciavwv (6). Au troisième siècle, Minu-
tius Félix nomme l'athéisme parmi les accusations di-
(1) Il ne faut pas confondre cette inculpation avec celle d'impiété,
■y.:, comme l'ont fait quelques historiens modernes. Impiété èUài
quelquefois synonyme de lèse-majesté; athéisme n'avait [ia> d'autre
synonyme que christianisme.
(2) S. Justin, / Apo!., 6.
// l//o/., 3.
(i) Athénagore, Légat, pro Christ., 3.
(5) Kj>. Eccl. Smyrn. de martyrioS. Polycarpi, dans Eusèbe, Bist.
Eecl, iv. 15.
(c) Lucien, llexander, :>:>, 38.
l \ I OKDAMNATIOIS DE FLAVIUS Cl BM1 NS
pigées contre 1rs fidèles l . Même au commencement
• lu quatrième siècle, on voit Licinius accuser Constan-
tin d'avoir embrassé lu foi allier, x>,v ioéov îo|«v 1 . Ju-
lien, qui cependant connaissait le vide d'une telle
accusation, La répète à sou tour, el appelle le christia-
nisme rf6tOT1)T« •'? .
Dion oe parle pas seulement d'athéisme: il dit encore
que « de ce chef furent condamnées plusieurs per-
Bonnes qui avaienl adopté les mœurs des Juifs, à ta tSv
'lou&afow f/)rr 11 s'agit ici de chrétiens poursuivis «mi
même temps que Clemens el Domitilla. « L'adoption
des mœurs juives n'étail pas, ensoi, an délit punis-
sable : la seule mesure prise par Domitien contre les
prosélytes de la porte '■ étail une mesure fiscale : ils
devenaient comme les Juifs d'origine soumis à la ca-
pitation spéciale du didrachme. Mais aucune peine ne
les atteignait dans leur personne ou clans leurs biens.
Ceux-là seuls furent poursuivis < i u i . aux mœurs juives,
c'est-à-dire à La Nie grave, austère, des gens qui
axaient renoncé au paganisme, joignaient V athéisme,
c'est-à-dire La religion ennemie des sacrifices sanglants.
Jamais L'accusation d'athéisme ne fut portée contre Les
Juifs : aucuD écrivain païen m- leur donne le nom
d'athées ■"> . Cette appellation était réservée ;'i ceux à
(t) Minutius Félix, Octavius, .s. io.
(2) Basèbe, VUa Constantini, 15.
Julien, Ep. ad Irsac., dans Sozomène, Hist.Ecel., V, 16
i Depuis Vespasien, il était défendu a tout citoyen romain de se
Etire circoncire, sous peine de relégation avec perte de tousses biens.
Paul, A »'.. v. 22, * 3. i.
:> Voit au contraire Tacite, Eitt., V, 5 : Judsai mente -"la unumque
10G LA PERSECUTION DE DOMITIEN.
qui Ton pouvait dire : « Vous n'avez ni statues des dieux.
ni autels sur lesquels vous répandiez le sang des vic-
times (1 1, » non à ceux qui, tant que le temple de Jéru-
salem resta debout, immolèrent à Jehovah des boucs
et des génisses. Comme l'a très bien vu Gibbon, « la
double imputation d'athéisme et de mœurs juives impli-
que une singulière association d'idées, et ne pouvait
être dirigée que contre les seuls chrétiens (2). »
Eusèbe nous apprend le nom d'une des plus nobles
parmi les personnes condamnées avec Clemens et sa
femme. « La doctrine de notre foi jeta un tel éclat,
que même les historiens éloignés de nos idées ne re-
fusèrent pas de mentionner dans leurs écrits la per-
sécution et les martyres auxquels elle donna lieu, et
indiquent avec exactitude la date, racontant que, dans
la quinzième année du règne de Domitien, avec beau-
coup d'autres, Domitilla, fille de la sœur de Flavius
Clemens, un des consuls de Home en cette année-là,
fut, pour avoir confessé le Christ, reléguée dans l'île
de Pontia (3). » Ces lignes font connaître un membre
iiiiiiicM intelligunt. » On disait même dans le peuple que les Juifs ado-
raienl Bacchus, « Liberum patrem coli, domitorem Orienlis, » et Ta-
cite prend la peine de réfuter cette fable.
(1) Àrnobe, Contra (,cul<-s. IV, 36.
(2) Gibbon, History ofthe décline and fall ofthe Roman empire,
(li. XVI.
(3) El; xotoùxgv oï àpa xaxà to-j; 6ri)iou[iévou; r, T»j< fjfiexépa; t::.i-:z<.>z
',:.'/ -j't.r.i StSauncaXtœ', <o: /.ai tovç dwroOev tov xa9' r,|ià; Xôyoy avyy&x:::'.;
U.T] à7roxvrj<jai -y.7.: aÛTÛV t<7xop(at; xôv x: ô*iwy|j.ov xai xà iv aùtw [Aapxj-
pia rcapafiovvai, o\ ye xaî xôv xaipov £-' àxpt6èî :7i:T/](j.ï)vavxo êv êxîi tcsvxî
y.i\ Sexàxw AojiextavoO (j.îxà 7v).eî<7Xwv éxé&iov xai «lO.aoutav Ao|j.ix'.))a-/
IffTOpVjo'avxé; £; àSeXçifa yeyorjïav $Xaov(ou k)r,(j.svxo;, svô; xùv xï)vi-
I \ i ONDAMNATION in I I.W II S I U Ml Ns 107
chrétien de la gens Flavia dont n'avail pas parlé
Dion. Ayant confessé sa foi, la seconde Flavia Domi-
tilla ttous avons déjà fait remarquer la fréquente répé-
tition des mêmes noms dans cette famille fui reléguée,
non comme sa tante dans l'île de Pandataria, mais
dans celle de Pontia : ces deux petites lies étaient des
lieux ordinaires de déportation des membres des dy-
nasties régnantes, car Pandataria avait déjà vu lV\il
de Julie, fille d'Auguste, d'Agrippine, femme de Ger-
manicusj d'Octavie, femme de Néron, tandis qu'à
Pontia avaienl été déportés l'un des fils de Germani-
cus et les ii 1 1* - de Caligula.
haus le passage qu'on vient de lire l'écrivain du
quatrième siècle t'ait allusion à des historiens païens
qui auraient raconté le martyre de la seconde Flavia
Domitilla. In autre | . d'Kusèbe nous donne le
nom d'un de ces écrivains. « Brutius, dit-il dans sa
Chronique, écrit qu'un grand nombre de chrétiens ont
été martyrisés s, mis Domitien, parmi Lesquels Flavia
Domitilla, i i 1 1* » de la sœur du consul Flavius Clemens,
qui fut reléguée dans l'Ile de Pontia, parce qu'elle s'é-
tait confessée chrétienne l . L'historien Brutius
n'est point on inconnu. Halala, au sixième siècle, le
cite, non d'après Eusèbe, mais d'après ses écrits origi-
v.i'ji :-\ P(d|U)< Cntàrcuv, -f,- :;.ç \- . • ::.: v^vm Ilo--
-.'■.i-i xoreà -.:\i.'.iy.v:, SeiôoOu, Eusèbe, Hist Eccl., 111. 18.
(i, Scribil Brutius plurimos christianoram Bub Domitiano fecia&e
nui Im'hiiii. i 1 1 1 • ■ r quos el l'la\ i.iin Domitillam l'la\ ii démentis ex 8 irore
neptem, quia se christianain esse testata si t. Easèbe< Chron* Il ."l
Olyropiad. 218,
108 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
naux, qui existaient encore à cette époque ! . Vrai-
semblablement il s'agit ici, comme le conjecture Sca-
li-<T, de Brutius Pnesens, l'ami de Pline le Jeune
l'aïeul de l'impératrice Crispina, femme de Commode;
la supposition du savant humaniste et chronographe
est confirmée par la découverte, dans l'hypogée chré-
tien de la voie Ardéatine, d'inscriptions relatives à des
membres de la gens Brutia. « Il est évident, écrit M. de
Rossi, que les Brutii eurent des domaines ou au moins
des tombeaux confinant à ceux des Flavia Domitilla,
et il est naturel que cette circonstance ait attiré d'une
manière spéciale l'attention de l'historien Brutius sur
les nobles dames de la famille impériale qui furent
condamnées pour la foi chrétienne (2). » Du temps de
saint Jérôme, les pèlerins visitaient encore l'habitation
occupée par la seconde Domitilla dans l'ile de Pontia.
11 rapporte que la sainte veuve Paula « fut conduite à
l'île de Pontia, ennoblie sous Domitien par l'exil de la
plus noble des femmes, Flavia Domitilla, et, visitant
les petites chambres dans lesquelles celle-ci avait en-
duré son long martyre, sentit croître les ailes de sa foi
et s'allumer le désir de voir Jérusalem et les saints
lieux (3). »
(l) Malala, éd. Bonn, p. 3», 193, 262. Cf. de Rossi, Bullettino <li <ir-
cheologia cristiana, 1875, p. 73.
(2J Bullettino di archeologia cristiana, LS65, p. 24.
(.t Delataesl ad iosulam Pontiam, quam clarissimœ quondam femi-
ii.H uni sub Domitiano principe pro confes&one nominis christiani Fla-
via- Dorartillse aobilltavil ezsilium, ridensque cellulad in qoibue illa
longum martyrium dnxerat, rie. s. Jérôme, Ep. 108 ad Eu&tochium.
I \ ( oNKWIWTION DE FI.AMI * < I.KMT.Ns
U sérail surprenant que 1«- christianisme n'eût fait
dans la haute société romaine du temps de Domitien
d'autres conquêtes qu'un petit nombre de membres
de la gens Flavia, et que parmi tant de consulain
dont Tacite loue son beau-père àgricola den'avoirpas
mi Le massacre, tant de nobles femmes dont il le fé-
licite de n'avoir poinl connn « l'exil ou la fuite l .
il ne se i Ht peint trouvé quelques disciples de La foi
nouvelle. Dion, après avoir rapporté la condamnation
deClemensel desafemme, parle de beaucoup d'au-
punis, pour Les mêmes causes, de la morl ou de
l.i confiscation : la confiscation supposait au moins,
dans celui qui l'encourait, une certaine situation so-
ciale, «'t. bien que Dion ne le dise pas expressément,
on peut croireque les beaucoup d'autres ■■ dont il
parle ici appartenaient au munir momie que les deux
nobles condamnés. Les paroles de Dion qui suivent
celles que nous avons déjà reproduites semblent même
nommer l'un de ces illustres compagnons du mart\ re
des Flaviens; car, à la suit.- de la phrase ou il rap-
pelle que ceux-ci, k«\ dDOwn «oMol, furenl punis pour
i athéisme el mœurs juives, » il ajoute : - Domitien
lit tuer Giabrion, qui ;i\ait été consul avec Trajan,
accusé, entre autres choses, des mêmes crimes (9
Depuis longtemps Domitien voyait Giabrion avec
crainte ou malveillance. Il appartenait à une famille
(i) EfonridH Agricole. . toi consnlarium < Bdes, toi Dobiliasimarum
l.-iiiiii.inini exsilia el fugas. Tacite, i ita Igrù ol ■
i | ; -;,\>.-.-7. toûTpeusvoû SoÇavta «oenjYopïiOévta -ra
-: à>>a %ak ola... à- :/.t :■.-:/. Dion, LXVII, 13.
110 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
sénatoriale : son père avait réussi à traverser sans être
inquiété (prodige qu'admire Juvénal) le règne san-
glant du tyran (1). Pour obtenir un semblable bon-
heur, Glabrion essaya, si l'on en croit le satirique,
d'imiter le stratagème de Brutus à la cour de Tarquin,
et d'affecter comme lui la simplicité d'esprit (2), Mais
cette ruse fut aisément découverte par le regard mé-
fiant de Domitien. Voulant à la fois déshonorer et perdre
Glabrion, il le contraignit, l'année même de son con-
sulat, à combattre sans armes, dans l'amphithéâtre de
la magnifique villa impériale d'Àlbano (3), des ours
de Numidie, selon Juvénal, un lion énorme, au récit
de Dion (i). Glabrion sortit vainqueur de cette épreuve.
La malveillance de Domitien s'en accrut. Il envoya
Glabrion en exil ; mais la vengeance ne lui parut pas
complète. Il patienta quelques années cependant, guet-
tant l'occasion : le procès de Clemens la lui fournit. Il
engloba alors Glabrion dans l'accusation dirigée contre
le groupe chrétien des Flaviens, et le fit tuer comme
coupable « des mêmes crimes, » c'est-à-dire comme
étant, lui aussi, athée et judaïsant. Cela résulte for-
mellement des expressions employées par Dion, et pro-
bablement une telle accusation ne fut pas intentée sans
preuves.
Suétone, qui nous a fait connaître seulement les mo-
(1) Juvénal, IV, 93-97.
(2) Ibid., 101-103.
3) Cf. Stace, Silv., IV. n, 1S sç.; Suétone, Domit., î. lit: Dionr
LXVI, :i: LXVII, i. 14.
« Juvénal, i\ . 99-101 : Dion, LXVII, 13.
LA CONDAMNATION Dl FLAVIUS CLEMENS m
tifs de méfiance politique qui guidèrenl Domitien dans
le procès de Clemens, a envisagé de même au seul
point de vue politique celui de Glabrion : cependant
eu lisanl . comme on «lit. entre les lignes, il n'est peut-
être point impossible «le trouver dans son texte une
confirmation au moins indirecte de L'assertion de Dion,
Domitien. dit Suétone, lit périr un grand nombre de
sénateurs, et même quelques consulaires : parmi les-
quels, comme coupables de nouveautés, CivicusCerealis,
.dois proconsul d'Asie, Salvidienus Orfitus, Acilius
Gtlabiio. déjà exilés (l1. » Sous cette v.t-ue et mysté-
rieuse dénomination, coupables de nouveautés, moli-
toret novarum rerum, pourrait se cacher L'imputation
de christianisme : aux yeux des païens, les chrétiens,
dont le grand nombre venail d'être révélé par les pour-
suites exercées à l'occasion du didrachme, formaient
une secte i\o conspirateur-, se dissimulant comme les
sociétés secrètes les plus dangereuses dans l'ombre et
Les retraites ignorées, latebrosa el lucifugax natio (2);
on le- accusail d'aimer et de rechercher les nouveau-
tés, superslitio nova (3), £év») xaî xatv^ ôpr.sxci'a (4); de là
à les poursuivre connue molilores novarum rerum il
n'\ avait qu'un pas.
(i) Complures senatores, in bis aliqaol consalares, interemit : ei
qnibus Ch icam Cerealem in ipso Asiœ proconsalatn, Sul\ idienum < >i li-
luin. Aciliniu Glabrionera in eisilio, quasi molitorea novarum rerum.
Suélonr. Vomit., 10.
(:! Minutius Félix, Octavius, B
(3) Suétone, Tfero, l&
(4) Easèbe, Hiêt. EceU, V, I.
112 LA PERSECUTION DE DOMITIEN.
Si Le christianisme de Glabrion et peut-être des autres
personnages que nomme Suétone « n'est pas une chose
parfaitement démontrée, » c'est au moins « une induc-
tion vraisemblable (1). » Dodwell lui-môme rangeait
Glabrion parmi les martyrs (2) . Un savant archéologue
protestant, M. Th. Koller, a résumé la question en ter-
mes inspirés par une sage et prudente critique. <c Dion
Cassius. abrégé par Xiphilin, parle, entre autres, de
l'ex-consul Glabrion comme d'un martyr; Suétone le
mentionne aussi avec Cerealis comme molitor novarum
rerum : nous croyons, pour notre part, que cet accord
de témoignages n'est pas sans poids (3). » Je ne serai
pas plus affirmatif, bien que Dion ou son abréviateur
semble l'avoir été davantage pour Glabrion.
(1) Àubé, Histoire des persécutions, p. 438.
(2) Dodwell, Dissertationes Cyprianicx, p. 237.
; Th. Koller, dans la Revue archéologique, l. XXXI, 1876, p. 144.
l.\ PERSEC i HO» DE DOMIT1EN. 113
m.
La persécution de Domitien.
Les faits que nous venons de raconter eurent Rome
pour théâtre; mais la persécution s'étendit certaine-
ment hors de Rome. Son poinl de départ, qui fut la
résistance des chrétiens à pa^j er le didrachme exigé de
tous les gens vivant morejudaico, c'est-à-dire de per-
sonnes dispersées sur tous 1rs points <!•■ lVinpire. Mini-
rail seul à le prouver. Divers documents rétablissent
«■H outre d'une manière précise.
Le premier el le plus vénérable est L'Apocalypse de
saint Jean, écril à la fin du règne de Domitien (1). A
la suite de circonstances que nous ignorons, saint Jean
étail venu on avail été conduit à Rome; il y avail subi
1 Y-preuve de l'huile bouillante ± . Échappé à la mort,
mais ayant, lui aussi, eu sa pari de la tribulation el
de la patience dans i«- Chrisl Jésus (3), » il l'ut relégué
à Patmos, lie <!•■ l'Archipel. Il s'i, trouvait à portée <!•■
tout. 's les nouvelles, car Patmos était, selon les ha-
bitudes <ln cabotage d'alors, la première ou la dernière
Il - ■ <vj àf//,;.
s [renée, loïp. Hxrt tes, V, 30 Cf. Eusèbe, Hist.'l \ -
(2 Tertollien, Pr&script., 36. —M. Renan place ce (ail bous Néron,
afin de le faire cadrer .i\.< -un système sur la date de I ipocalypst :
mais ton) en donnant «lu miracle une explication rationaliste, il ad-
met larérité matérielle dn fait. L'Antéchrist, p. 197, ISS,
1 ...... 1. g
il. LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
station pour le voyageur qui allait d'Éphèse à Rome
ou de Rome à Ephèse (1). » Déjà témoin et victime de
la persécution qui sévissait au centre de l'empire, Jean
suivait maintenant du regard la persécution qui s'abat-
tait sur les églises d'Asie. Aussi le livre mystérieux,
fruit des révélations de son exil, est-il rempli, à chaque
page, du souvenir de ceux qui ont versé leur sang pour
Jésus. « J'ai vu sous l'autel, s'écrie l'apôtre, les âmes
de ceux qui ont été tués à cause de la parole de Dieu
et du témoignage qu'ils ont rendu. Ils criaient d'une
grande voix : « Jusqu'à quand, Seigneur, vous qui
« êtes saint et vrai, vous abstiendrez-vous déjuger et de
« venger notre sang sur les habitants de la terre? » Et
à chacun d'eux fut donnée une robe blanche, et il leur
fut dit de patienter encore un peu, jusqu'à ce que fût
rempli le nombre de leurs coserviteurs et frères qui
doivent être tués comme eux (2). » Ailleurs, le voyant
de l'atmos parle « de ceux qui ont été décapités à cause
du témoignage de Jésus et du nom de Dieu (3). » Ces
paroles s'appliquent à l'ensemble des martyrs ; d'autres
ont trait à certaines églises d'Asie, et prouvent que de
Rome la persécution s'étendit dans cette partie de
L'empire. « Je connais tes tribulations, dit le Sei-
gneur à l'Ange de l'église de Smyrne. Ne crains rien
des choses que tu dois souffrir. Voici que le diable va
envoyer quelques-uns d'entre vous en prison, afin que
1) Renan, V intechrist, p. 373.
' [poc, VI. 9-11.
(3) IbUL, XX, i.
LA IM RSÊCl Mc.N DE DOMITIEN. n:,
vous soyez tentés, el vous souffrirez une tribulation qui
durera dix jours (1). » Le langage adressé â l'Ange de
l'église de Pergame esl plus explicite encore : ■• Je sais
• ■il quel lieu tu habites, en quel lieu siège Satan; je
viU que tu restes fidèle à mon nom el que tu n'as pas
renié ma foi. VA dans ces jours s'esl montré mon
témoin fidèle 1 Antipas, qui a été tué chez vous où
Satan habite (3). »
L'Apocalypse a nommé deux des villes d'Asie <>ù sé-
\ it la persécution de Domitien : l<s Actes de saint Ignace
m indiquenl une troisième. Mais ce document, opie la
critique du dix-septième siècle appelail « la plus an-
cienne histoire que nous ayons dans l'Église après les
Écritures sacrées i . ■ a perdu de nos jours beaucoup
de son autorité. Bien que son authenticité, admise
sans hésitation par Ruinart ei Tillemont, ait été défen-
due par Usher, Sloehler, Héfélé, il semble difficile de
la soutenir, en présence des cinq versions différentes
«f quelquefois contradictoires que Ton connaît aujour-
d'hui 5). Cependant, même en admettant, avec la
! IpoC, II. 9, I".
cvp \uov i iturro;.
Ibid., Il, 13. — Sur les Actes el l épiscopal de saint Antipas, voir
Tillemont, Hémoires, i. II. note u sur la persécution de Domitien. —
ibitudequ'a l'auteur de V Ipocalypse de Beserrir <!<• noms sym-
boliques ou anagrammatiques répand beaucoup d'incertitude sur ce
nom ; mais il n'est pas douteux qu'il > ; » ï i là-dessous un martyr, écrit
M. Renan, l'Antéchrist, p. 183, note j. Le a l'Anlipas, Aulipater,
était trop répandu en Asie, pour qu'il faille, croyons-nous, j •v • » i i- jii
autre chose que le nom rentable «I artyr de Pergame.
I Tillemont, Mémoires, t. II. art. n sur saint Ignace.
Voir Punk, Opéra Pairum aposlolicorum, t. I, Tubingue, 1881.
Prolegomena, p. LXXVIII-LXXXIU.
110 LA PERSECIT10N DE DOMITIEN.
plupart des critiques, que les Actes de saint Ignace ne
sont point contemporains de son martyre, et furent ré-
digés vers la fin du quatrième siècle il es! vraisem-
blable que leur rédacteur avail sous les yeux un do-
cument plus ancien. Aussi peut-on considérer comme
une précieuse indication (1) ce qu'ils disent des tem-
pêtes excitées dans l'église d'Antioche par la persécu-
tion de Domitien, et des efforts heureux d'Ignace, qui
dès lors la gouvernait, pour empêcher qu'aucun de ses
fidèles ne se déshonorât par une abjuration.
Nous venons de voir la persécution suivre tout le
littoral de l'Asie Mineure : sévir à Antioche, en Syrie.
à Smyrne, en Lydie, à Pergame, en Mysie; un docu-
ment païen va nous la montrer s'étendant au nord,
sur les rives du Pont-Euxin. On peut, en effet, induire
d'un passage de la célèbre lettre de Pline à Trajan au
sujet des chrétiens (2) que la persécution atteignit la
(1) MartyriumS. Ignatii, I, dans Ruinait. Acta martyrum sincera
et selecla, 1689, p. 696. — Les Actes donnés en latin par Usher, et en
grec par Ruinait, sont, de toutes les versions du martyre de saint
Ignace, la seule qui puisse être prise en considération : c'est toujours
à ce document qu'il faudra se reporter quand, dans ce chapitre ci dans
le chapitre suivant, il sera question des Actesde saint Ignace.
(2) Pline, Ep. X, 97. — Je meservirai beaucoup, au chapitre suivant,
de la lettre de Pline. Disons des à présent que l'authenticité de ce
document est hors de doute. Elle a été contestée par m. Aube [Revue
contemporaine, 2e8érie, t. LXVII, p. iOl; Histoiredes persécutions,
p. 219 , M. de la Berge [Essai sur le règne <!<■ Trajan, 1877, p. 209J.
M. Ernest Desjardins [Les Inlonins d'après Vépigraphie, dans la
Revue des deux mondes, Ie' déc. 1874, p. 657), M. Ernest Havet [le
Christianisme etses Origines, t. IV. 1884, p. 125-431 . Mais ellea été
victorieusement défendue par .M. G. Boissier [Revue archéologique,
t. XXXI, 1876, p. 114-125), M. Renan les Évangiles, 1877, p. i7<i.
LA PERSÊI i I loN DE DOMITIEN. M7
Bithynie sous le règne de Donatien [comme elle l'avait
déjà atteinte, on s'en souvient, dès le règne de Néron .
Bien que relative à des faits postérieurs à ceux qui nous
occupent, la lettre de Pline a cependanl pour nous
dès ce momenl même une grande importance. La plu-
part drs critiques ont remarqué ce moi du légal à
l'empereur: • Je a'ai jamais assisté à l'instruction drs
procès contre les chrétiens, ■• cognitionibus de eArô-
tianis interfuinunquam; vraisemblablement Pline fait
allusion par ces paroles aux poursuites intentées contre
eux à Romr dans 1» s dernières années de Domiticn.
Mais Pline écrit une autre phrase, d'où l'on peut in-
duire que la persécution avait sé\ i dans le même temps
Bithynie, car elle y avait fait des apostats. Quel-
ques-uns, dit-il. dénoncés par un complice, ont re-
connu d'abord qu'ils étaient chrétiens, et puis l'ont nié,
disanl qu'ils l'avaient été, il es» vrai, mais qu'ils avaient
se de l'être, les uns depuis trois ans, les autres depuis
plus longtemps, quelques-unsméme depuis vi ngt ans (i). »
Or, la chronologie généralement adoptée pour la vie de
Phne après les travaux de Mommsen place vers le mois
d'août 111 le départ du légat pour sa province (2) : on
note 3), M. Joseph Variol [Revue des questions historiques, joillel
p. 80-153), Ml', n.iaiiii i\ Revue '/< France, V* juin 1879,
" .33).
(1) Aliiab indice inati, esse se christianos dixernnt, el moi ne-
unt; fuisse quidem, sed desiisse ; quidam ante trienninm, quidam
ante plures annos, non aemo etiam ante riginti quoque. Pline Ep
(•2) Mommsen, Étude sur Pline le Jeune, trad. Mme!, 1873. p. 70;
Karquardt, Rômisehi Staatsvenoaltung, t. I,p,
118 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEX.
peul dater de la fin de l'année 11-2 sa lettre àTrajan. Entre
cette date et la persécution de 95 il s'est écoulé de dix-
sepl à dix-huit ans: Pline a pu dire vingt ;ins en chif-
fres ronds : il a donc très vraisemblablement l'ait allusion
dans la phrase que nous avons traduite à de malheu-
reux chrétiens de Bithynie que les cruautés de DomitieD
avaient poussés à renier leur foi.
L'cvtension de la persécution dans les provinces n'af-
faiblit pas son foyer principal, qui était Rome. Les
témoignages contemporains montrent qu'elle y fut ar-
dente. Le siège pontifical était alors occupé par saint
Clément, le plus grand des successeurs de saint Pierre
dans les deux premiers siècles. Son souvenir, si pieu-
sement conservé par l'antiquité chrétienne, si popu-
laire encore dans la Rome du moyen âge, a été réveillé
de nos jours par les découvertes dont la basilique por-
tant son nom, au pied du Célius, a été l'objet. On sait
que, par suite de l'exhaussement continu du sol romain,
la kisilique actuelle, datant du onzième siècle, n'est que
la partie supérieure de plusieurs couches superposées
de monuments; au-dessous se trouve une basilique an-
térieure à la seconde moitié du quatrième siècle, sous
laquelle s'ouvrent, à côté d'un milhra'uw , deux cham-
bres ornées de stucs, qui peuvent être du premier ou
second siècle, et avoir appartenu à la maison que, se-
lon la tradition, le pape saint Clémenl habitait sur le
Célius (1 i. .le n'ai point à examiner ici 1rs détails donnés
i Sur la basilique de Saint- Clémenl el son groupe de monuments,
roirJ. Biullooly, S. Clément popeand martyr, <m<i lus basilica •■>
LA PERSÊC1 MON DE DOMITIEN. in
nu Ba personne et sa famille par Le Liber Pontificalis,
Les Récognitions ei Les BomilUs pseudo-clémentines,
ni même à discuter 1rs hypothèses intéressantes qui Le
rattacheraient soit à la parenté ou a la clientèle du con-
sul Flavius Glemens, soitaux AciliusGlabrio(l). Je ne
m'arrêterai [>as davantage à L'opinion qui, fondée sur
une expression, peut-être mal interprétée, de sa Lettre
aux Corinthiens, t'ait de lui un juif converti 1 . Je
cmis que tout critique prudenl adhérera à L'opinion de
l'iink. et «lira : Qiue de démentis nostri ortu et viia co-
gnila habemus, perpaucasuni •> . Mais si qous ne savons
rien de sa vie, si nous ignorons son origine, mais con-
naissons, grâce è un écrit de lui. dont l'authenticité m1
lait doute pour personne, la grandeur de son influence
personnelle et de sa situation hiérarchique. Pendant
qu'il dirigeait L'église de Rome, des troubles éclatèrent
dans celle de Corinthe. Les anciens de cette ville s'a-
dressèrent au successeur de saint Pierre, et lui deman-
dèrent de rétablir la paix par son intervention. Clément
envoya aux Corinthiens des prêtres porteurs d'une lettre
souvent citée par les anciens (i), et dont le texte, qui
Home, 1869 Mi. Roller, Saint-Clément de Rome, 1873; de Rossi,
Bullettino di archeologia cristiana, 1863, p. 8-14, 25-31, 59, 89; 1864,
p. 1,6,40, 79; 1865, p. 23, 32; 1867 p. 35; 1870, p. 125*127, 129-1»;-. : ■ i
ma noir sur Saint-t lémentde Rome, dans Rome souterraine, '.*. édi-
tion, i
(î) Cf. Bullettino di archeologia cristiana, 1863, p. 27, v.>. 30, 39.
89,90; ISO.). |>. 20, 21.
(2) Renan. I< i / * ançiles, \>. 313.
(3) l'unk. Opéra Patrum apostolicorum, i. I. p. XVIII.
(4) s. Denysde Corinthe, dans Eusèbe, Uist. Eccl, IV. 23 (t i : il -
120 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEX.
gardait quelques lacunes, a été complété par une ré-
cente découverte (1) . Je n'ai point à parler longuement
ici de cette lettre, « monument insigne de la sagesse
pratique de l'église de Rome, de sa politique profonde,
de son esprit de gouvernement (2) : » j'aurai l'occasion
d'en citer plus loin un fragment. Mais je dois faire remar-
quer la phrase par laquelle elle débute. On reconnaît
que Clément écrivit pendant une persécution violente,
ou immédiatement au sortir d'une persécution. Il n'a-
va i t point répondu tout de suite à la demande d'interven-
tion de l'église de Corinthe : il s'en excuse, et en donne
les raisons. « Les malheurs, les catastrophes imprévues
qui nous ont accablés coup sur coup, dit-il, ont été
cause que nous nous sommes occupé tardivement des
questions que vous nous avez adressées (3). » Avec la
discrétion des chrétiens de ce temps, il ne fait pas
d'autre allusion à la crise que traverse ou vient de tra-
verser son Église, et, amené par le sujet à parler des
funestes effets de la jalousie, il rappelle surtout les mar-
tyrs qui ont péri avec saint Pierre et saint Paul, c'est-à-
dire sous Néron ; mais il a fait plus que de raconter
sippe. ibid., III, 10; IV, 22; S. Irénée, Adv. Uxres., III, 3; Clément
d'Alexandrie, Strom., 1,7; IV, 17-19: Origène, Prineip., II. 6; Select.
m Ezech., VIII, 3; In Johann., I, 28: Eusèbe, Eist. Eccl., III. 10:
XXVIII, 1 : VI, 13 (fi).
(1) Duc an métropolite Philotée Bryenne, en 1875. L'ouvrage n'était
connu jusque-là que par le Codex Alexandrinus ; il subsisl&ii une la-
cune de deux pages, qu'on a pu combler d'après un ms. de la liiMio-
thèqne du Saint-Sépulcre à Constantmople.
(2) Renan, les Évangiles, p. 330.
(3) S. Clément, Cor., 1.
l.v pERSft i 00» DE D01UTIE5, 121
|a persécution de Domitien, donl Les principaux détails
avaient sans doute été portés déjà parla renommée à
œuxàquiil écrivait; il nous a montré, d'un mot, cette
persécution arrêtant par sa violence le cours de La vie
ecclésiastique, suspendant, durant des mois peutrêtre,
L'expédition des plus grandes affaires religieuses.
122 LA PERSECUTION DE DOMITIEN.
IV.
La fin de Domitien et l'avènement de Nerva.
La persécution fut courte. Elle avait éclaté l'avant-
dernière année du règne de Domitien. Ses coups les
plus remarqués avaient frappé des chrétiensde grande
maison, et fait des victimes jusque sur les marches
du trône. Avec les patriciens dont parlent Dion et Sué-
tone périrent probablement, tant à Rome que dans les
provinces, un grand nombre de citoyens ayant rang
d'honesliores, car saint Jean fait expressément allusion
au supplice de la décapitation comme ayant été seul
employé contre les martyrs au moment où il écrit (1).
Domitien continuait ainsi, mais avec d'autres prétextes
et sous une inculpation nouvelle, la sanglante politi-
que commencée surtout depuis que, en 1)3, la mort
d'Agricola l'avait délivré d'un conseiller honnête el
d'un témoin gênant (2) : niveleur impitoyable, il fau-
chait toutes les aristocraties, celle de la naissance, celle
de la pensée, celle de la vertu. Mais cette dernière ne
s'enferme pas dans les limites d'une caste : le chris-
tianisme en avait élargi les frontières, en appelant à
soi les pauvres et les petits. Domitien ne l'ignorait
pas : la persécution contre leshumilioresnxa.it com-
mencé à cause des chrétiens réfractaires à l'impôt du
i Twv rceTC£Xexi(T|iév<0N Sià rf)v [loptupiav 1t)<toû, decollatorum propter
testimonium Jesu.Apoc, XX. i.
i acite, Vita Agricola . k'i.
LA FW DE DOMITIEN ET L'AVÉNEMENI DE NERVA, 19 :
didrachme : elle se continua, en s'exaspérant, quand
le tyran Be tut imaginé que Clemensel ses amis pour-
Buivaient un dessein politique en s'affîliant à une
religion recrutée en grande partie dans les basses
elasses <le la population romaine.
L'acharnement de Domitien contre des victimes
obscures émut la conscience publique. Les petits
assistaient ordinairement en spectateurs aux jeux
sanglants du despotisme : ces choses se passaient au-
dessus de leur tète, et comme dans une autre sphère.
Il était rare que la tyrannie descendit jusqu'à eux,
et cela n'arrivait pas sans exciter un mouvement de
sympathie et de pitié. Rome l'avait ressenti en 64,
lors <ln massacre <les chrétiens : elle l'éprouva de
nouveau sous Domitien. 11 sembla que la tragédie
descendant <lu palais dans la rue était bien près du
dénoûment, et que le tyran, parvenu à cette dernière
étape de cruauté, touchait à sa fin. Juvénal s'est l'ail
l'écho de ce sentiment. Après avoir montré Domitien
massacrant impunément les plus illustres citoyens de
Rome,
Tempora sœvitiœ, clans croîtras abstulil Drbi
lllustresque animas impune, el vindice aullo
il le montre mourant « Lorsqu'il eut commencé à se
faire craindre de La populace, »
Sed periit, postquam cerdonibus esse timeodns
Oœperal (2).
(1) JiiMnal. IV. 151, 152.
• /'</.. 153.
124 LA PERSÉCUTION DE DOM1TIEN.
Parce mot cerdones, le poète entend vraisemblable-
ment tous les tenuiores, les pauvres, les petits, ceux
qui gagnent peu et vivent de peu(l). L'histoire n'a
point conservé le souvenir de sévices exercés par Do-
mitien contre les basses classes de la population
romaine. Ni Suétone, ni Dion, ni Philostrate n'ont
écrit un mot d'où l'on puisse induire que Domitien ait
l'ait dans le peuple des victimes politiques. Mais il y
fit des victimes chrétiennes, peu de temps avant sa
mort. Les historiens païens ont dédaigné d'en parler :
Juvénal, plus attentif au sentiment populaire, leur
a consacré, en passant, un vers énigmatique, qu'il
serait bien difficile d'interpréter autrement.
Qui s'attendrait à trouver dans la vie d'un monstre
tel que Domitien un acte de sagesse et d'humanité?
Il semble cependant avoir eu avant de mourir comme
un réveil de conscience ou de bon sens. « Domitien,
ce demi-Néron par la cruauté, écrit Tertullien, avait
essayé contre nous de la violence ; mais, comme il
conservait encore quelque chose d'humain, il s'arrêta
sur cette pente, et rappela même ceux qu'il avait
exilés (-2). » Hégésippe dit de môme que Domitien
(1) La plupart des interprètes de Juvénal traduisent ce moi par « sa-
vetiers, » ce qui n'a aucun sens. Cerdo, qui dérive peut-être de xépSo;,
••si un terme générique, onlinairemeni complété par la désignation d'un
métier, el toujours appliqué à des esclaves ou à des hommes de lapins
liasse condition : cerdo faber, cerdo corarius, disent les inscriptions.
Voir Saglio, in h. v., dans le Dictionnaire des antiquités grecques
ci romaines, p. 1020.
■ Tentaverat el Domitianus, portio Neronis de crudelitate; sed qui
el bomo, facile cœptum repressit, restitutis etiam quos relegaverat.
Tertullien, Apol., 5.
LA I IN DE DoMiill.N 1.1 L'AVEN! Ml M DE \i:i;\ \. 126
. donna l'ordre de cesser la persécution commencée
contre l'Église l). »
Hégésippe, probablement bien renseigné, car il
écrit moins de cent ans après ces faits, raconteavec
détails le curieux épisode qui fut l'occasion de ce
changement inespéré. Domitien avait appris qu'il
existai! encore des descendants de La race de David;
craignant que les Juifs n'allassent chercher un jour
des chefs parmi eux, il ordonna de les mettre à
mort. Mais des délateurs, empressés d<> flatter la
manie soupçonneuse du tyran, et probablement
animés contre l'Église d'une passion jalouse Eusèbe
1,- appelle hérétiques . lui portèrent une nouvelle
dénonciation : ils lui signalèrent, comme membres de
la vieille famille royale, des petits-filsde l'apôtre saint
jude, cousin de Jésus. Domitien les manda : un garde
du corps rrocalus) (2) alla les chercher en Syrie, et
1rs amena à Rome devant l'empereur. Quand Domitien
eut vu leurs mains calleuses, leur corps courbé par
un Labeur quotidien, quand il eut reconnu que ces
prétendus princes n'étaient que de pauvres et saintes
3, vivanl péniblement «le Leur travail, sur un petit
champ cultivé en commun, quand il eut entendu de
Leur bouche que le royaume du Christ n'était pas de
, ,. monde, mais tout céleste, el se révélerait seulement
à la tin d.'s temps, au jour où Le Seigneur viendrait
KaTa-ïv'a: ô: v.a r.y,n-.-x-t\ii.-.'r. tàv /.y.'.y. tîjç :y.y./r,T-a; tuar
I pe, dans Eusèbe, Eist. I " ' UJ
2 Iou&uctoc Cf. Suétone, Galba, 10. l»i"ii KLV, 12, el LV, 14
donne àcea toldats d'élite le nom d'àvonà^roç.
12C LA PERSECUTION HE DOMITIEN.
sur les nuées du ciel juger les vivants et les morts,
alors une lumière nouvelle éclaira son esprit. Lui
qui avait cru voir dans les chrétiens une secte politi-
que, recrutant des conspirateurs jusque parmi ses
proches, reconnut que leurs aspirations étaient toutes
spirituelles, et que personne parmi eux ne songeait
à lui disputer l'empire du monde. Avec une sincérité
rare de tout temps chez les politiques, plus rare sur-
tout chez un tyran cruel et dépravé comme Domitien,
il convint qu'il s'était trompé. L'édit par lequel il
avait déclaré le christianisme religion illicite ne fut
sans doute pas formellement abrogé, pas plus que ne
l'avait été vingt-neuf ans plus tôt celui de Néron;
mais toutes les poursuites commencées furent suspen-
dues, et la paix fut, en fait, rendue à l'Église.
Domitien survécut peu à cette mesure réparatrice.
Entre la condamnation de Clemens et la mort de
l'empereur, huit mois seulement s'écoulèrent, remplis,
assure-t-on, de présages sinistres. L'indignation ex-
citée par l'exécution du consul et de ses amis, proba-
blement aussi par les cruautés exercées Sur des gens
d'humble condition, avait achevé de soulever contre
Domitien la haine universelle : quo facto maxime sibi
muturavil exitium, dit Suétone (1). Se sentant détesté
des nobles, commençant <V voir monter jusqu'à lui la
haine populaire, il ne cessail de menacer les membres
survivants de l'aristocratie et son entourage intime.
I) Vomit, 15.
l.\ i l\ DE DOMITIEN ET L'AVÈNEMENT DE M Kl \ i •"
Il passail le temps à inscrire sur ses tablettes les
Qoms de ceux qu'il voulait proscrire. Les chrétiens,
dont il avait enfin compris La loyauté politique, ne
lui faisaienl plus peur; mais il tremblail devant tous
l.s autres, comme si les pierres spéculaires dont il
avait fait garnir les portiques de son palais, afin de
n'être point surpris dans sa promenade quotidienne,
oe devaient plus refléter <pn' d<-s visages hostiles (1).
Dans les méditations solit.uivs auxquelles se complai-
sait cet bomme sans .unis, il ne cessait de préparer
il.' nouveaux meurtres. Sa femme Domitia, qu'il avait
si follement aimée, D'était pas elle-même ;'i L'abri du
péril. Un jour, elle vit son nom sur le carnet du
prince, avec ceux de Norbanus, de Petronius Secundus,
préfet du prétoire, du chambellan ± Parthenius, <■(
de quelques autres. La nécessité de la défense com-
mune les réunit : un complot fut formé. Dans ce
complot entra Stephanus, affranchi de Flavia Domi-
tilla, et intendant de ses biens, accusé de concus-
sion : «m peut supposer qu'il axait été nommé séques-
tre de la fortune de la femme de Clemens, et que
Domitien voulait L'obliger ;ï rendre compte (3). Ro-
buste «'t résolu, Stephanus se chargea <\<- porter au
tyran 1«' premier coup. Parthenius L'introduisit dans
la chambre de Domitien, s,, us prétexte qu'il avait des
conspirateurs à dénoncer : Stephanus frappa d'un
i Suétone, Vomit., 14. Cf. Pline, Eist. Nat., xxwi.
• < ubienlo prœpoaitus. Snétone, i><>i,i>i., ic.
(3) Stephanus, ï) itillœ procurator, el tnnc interceplarum pecunia-
niin reus. /'"</.. 1".
128 LA PERSÉCUTION DE DOMHTEN.
coup de poignard le misérable empereur, que les
autres conjurés achevèrent.
En lisant ce récit . résumé de tout ce que les his-
toriens nous ont appris de la mort de Domitien (1),
on s'étonne que des écrivains modernes aient attri-
bué à un complot ourdi par les chrétiens le meurtre
de l'indigne fils de Vespasien. « La mort de Domitien.
dit M. Renan, suivit de près celle de Flavius Cle-
mens et les persécutions contre les chrétiens... Ce qui
est probable, c'est que Domitille et les gens de Fla-
vius Clemens entrèrent dans le complot (2). » M. Aube
va plus loin : il semble croire à une conspiration où
seraient entrés, non seulement Domitille, ses amis et
ses serviteurs,. mais tout un groupe de chrétiens pris
au sein des masses populaires. Allant lui-même au-
devant des objections : « Eh quoi! dira-t-ou. des
chrétiens qui doivent, selon les préceptes du maître,
bénir leurs persécuteurs, et, quand on les frappe
sur une joue, présenter l'autre, trempèrent dans un
guet-apens, organisèrent et consommèrent un assas-
sinat! On aime, en général, à se représenter les
chrétiens de l'âge primitif comme de timides brebis
tendant la gorge à leurs bourreaux, se laissant égor-
ger suis se plaindre, et répondant aux coups par
di-s actions de grâce. On se plaît à supposer que dans
le milieu chrétien ne pouvaient germer que des sen-
(i) Cf. Suétone, Donu/., 17; Dion Cassius, LXVII, 15 el suiv.; Phi-
lostrate, Vita Apollonii, VIII, 25;Orose, VII, 10, n : Aurelius Victor,
Epitome, XI, 11-12.
2 Renan, les Évangiles, p. 338.
LA FIH DB D011ITD » i l l. \\ ENEMEN1 DE M.i;\ \ OS
timents d'abnégation plus qu'humaine. La haine et le
désir de vengeance coulent cependant à ttots pressés
dans cet hymne qu'on nomme l'Apocalypse. Au
temps de Domitien, les fidèles, sortis pour la pluparl
des classes pauvres et sans culture, avaient sans doute
oes passions \i\cs qui agitent toutes les multitudes,
t'ont Les héros el les fanatiques, poussent aux actions
d'éclat ei aux crimes. Kt Domitien n'était-il pas un
tyran, un bourreau? En débàrrasseï le monde n'était-
ce pis prévenir el devancée la justice de Dieu? Quel
miracle qu'il ne se fût pas trouvé au sein des masses
chrétiennes un croupe pour concevoir et exécuter ce
qu'on appellera sans doute l'arrêt de la vengeance
divine I
i i - deux hypothèses, qui attribuent l'une aux res-
sentiments de membres de l'aristocratie chrétienne,
l'autre à la vengeance de chrétiens sortis des rangs
du peuple, l'assassinat de Domitien, ne trouvent au-
eun appui dans les documents anciens. Hégésippe el
Tertullien affirment qu'avant la mort de Domitien la
persécution avait cessé. Probablement les DomitiUes
n'avaienl point été rappelées : mais rien n'autoris
les taire entier en même temps que l'intendant Ste-
phanus dans Le complot. Suétone ne «lit point que
Stephanus ait conspiré contre Domitien pour venger
sa maîtresse, mais au contraire pour échapper à l'ac-
cusation d'avoir dilapidé les Liens de celle-ci : loin
• le lui montrer un dévouement capable d'aller jus-
i àobé, Histcin des persécutions, p. itfi. 185.
130 LA PERSÉCUTION DE DOM1TIEN.
qu'au crime, il avait peut-être profité de son exil pour
s'enrichir à ses dépens. Nous connaissons les noms
des autres conjurés : l'impératrice Domitia, Sigerius,
Parthenius, Norbanus, Petronius Secundus; ce ne
sont pas des chrétiens (1). Nous savons la cause du
complot : l'inscription de ces noms sur une liste de
proscription ; en quoi cela touchait-il les chrétiens? et
comment, si des chrétiens avaient été mêlés à l'assas-
sinat de Domitien, Tertullien eût-il pu écrire avec tant
d'assurance, en comparant aux assassins de cet empe-
reur les ennemis des princes de son temps, et en pro-
testant que jamais un adorateur du Christ ne fut de
connivence avec eux : « D'où sont sortis les Cassius,
les Niger, les Albinus, ceux qui forcent le palais à
main armée, plus audacieux encore que ne furent
les Sigerius et les Parthenius? Ils étaient Romains, si
je ne me trompe , c'est-à-dire qu'ils n'étaient pas
chrétiens (2). »
Les chrétiens contemporains de Sigerius et de Par-
thenius ne songeaient pas à conspirer. Le livre obscur
(1) Après avoir cité Stephanus, M. Renan écrit en note : « nom qui va
liiin a un chrétien [les Évangiles, p. 340). » Stephanus est un nom
-ne. qui se rencontre souvent dans les inscriptions païennes, grecques
cl latines: il fut porté par saint Etienne, qui lui-même parait avoir été
un prosélyte d'origine grecque: mais il ne saurait être pris, sans
autres preuves, pour un indice de christianisme. Stephanus est d'une
extrême rareté dans les inscriptions chrétiennes des trois premiers
siècles.
(2) Unde Cassii, et Nigri, et Albini?.. unde qui armatipalatium inum-
punt, omnibus si<i<-riis <i/>/nr ParthenUs audaciores? De Romanis (ni
l'allor . id est de non christianis. Tertullien, Apol, 35. Cf. Edmond Le
niant, Revue des questions historiques, janvier 1876, p. 239.
LA FI» DE D0.M1T1EN KT L W IM Ml NT DE M i;\ \. 1 31
e1 siiiiiinir de VApocàlypse, qui nous montre le sang
des martyrs crianl vengeance, montre aussi cette ven-
geance différée : il rejette dans les Lointains d'un mys-
térieux avenir le châtiment de Rome païenne «'t l'apo-
théose d'une Jérusalem nouvelle, épouse de rAgneaa
divin. Jamais un mot émané des apôtresou des chefs de
l'Église n'autorisa les fidèles vivant sur !;i terre à se
considérer comme les exécuteurs des justices de Dieu.
Patience, fidélité, douceur, attachement même aux
empereurs qui 1rs maltraitaient davantage, tels farenl
les devoirs sans cesse rappelés à leur conscience. Dans
une des plus admirables tirades de son Polyeucte, Cor-
neille met dans la bouche de Sévère, en qui se person-
nifie le paganisme honnête et sincère, ce vers, qui rend
pleine justice aux chrétiens :
Ils font «les vœux pour nous qui les persécutons.
Ceci n'est point une invention du poète : les liturgies
primitives renferment des prières pour les empereurs
et les magistrats. En cela, on suivait le précepte donné
par saint Paul à son disciple Timothée. « Je demande.
lui écrit-il, que «les actions de grâces soient adressées
.1 Dieu pour tous les hommes, pour les roi^. pour tous
ceux qui sont élevés en puissance , afin que nous puis-
sions mener une vie tranquille en toute piété et chas-
teté (1). » Une de ces prières demandées par saint
Paul nous ;i été conservée dans la belle épltre adr<
(1) / Timolh., 11,12.
132 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
par saint Clément aux Corinthiens vers l'an 96. « On
y peut voir, dit un savant historien de l'Église, sinon
la formule solennelle de la liturgie romaine en ce temps,
au moins un spécimen de la façon dont les chefs des
assemblées chrétiennes développaient dans l'acte de la
prière eucharistique un thème déjà reçu et consacré
par l'usage- » Voici la traduction du passage où Ton
prie pour les empereurs :
« À nos princes, à ceux; qui nous gouvernent, c'est
toi, Seigneur, qui as donné le pouvoir et la' royauté ,
par la vertu magnifique et inénarrable de ta puissance,
afin que, connaissant la gloire et l'honneur que tu leur
as départis, nous leur soyons soumis et ne nous oppo-
sions pas à ta volonté. Accorde-leur, Seigneur, la santé,
la paix, la concorde, la stabilité, pour qu'ils exercent
sans obstacle l'autorité que tu leur as confiée. Car
c'est toi, Maître céleste, Roi des siècles, qui donnes aux
fils des hommes la gloire, l'honneur, la puissance sur
les choses de la terre. Dirige, Seigneur, leurs conseils
suivant le bien, suivant ce qui est agréable à tes yeux ,
afin que, exerçant paisiblement et avec douceur le
pouvoir que tu leur as donné, ils te trouvent pro-
pice (1 ). »
Avec quel accent les chrétiens de Rome prient pour
l'empereur, au lendemain des violences de Domitien'.
Mangold rapproche de cette simple et fervente oraison
les vieux qu';'i In même époque offrait pour lui la con-
frérie des Arvales, composée des premiers personnages
(i) s. Clément, Ad Corinth., 61.
I.\ I IN DE DOMITII.N 11 I. \M M.MKM DL M'.l!\ \
de l'Étal I : combles froid el compassé parait Le lan-
gage officie] de La dévotion païenne, en comparaison
des solennelles el cordiales paroles que prononçait,
dans une humilie chambre On dans un coin de cata-
combe, le pontife chrétien, entouré des membres de
son troupeau qu'avait épargnés La persécution! ■< si
L'on compare, dit Le critique allemand, les deux spéci-
mens de prière, celle des Frères Anales et celle des
chrétiens, on remarque cette différence : l'une faisant
;> l.i manière païenne an pacte avec Le dieu, l'autre es-
pérant toul de la grâce di\ ine, demandent Le salut des
Césars; mais la première, e'est-a-dirè la païenne, ne
parle pas de L'obéissance qui leur est due; la seconde,
la chrétienne, en invoquant Dieu pour 710s princes et
non chefs sur la (erre, qu'elle déclare avoir reçu de la
puissance céleste Le pouvoir dans l'intérêt de tous les
hommes, insiste par les paroles les plus graves sur l'o-
béissance que chacun doit aux magistrats, et montre
par là que ce devoir est inséparable de la religion chré-
tienne 2).
La dynastie bourgeoise des Flaviens était finie : le
sénat, dont les principaux membres avaient peut-être
été initiés au complot qui trancha les jours de Domi-
tien. nomma immédiatement an empereur : on eût dit
que Le choix était arrêté d'avance. L'Auguste qui sorti!
1 Corpus inscript. lat., VI, 2064,2065, 2067,2073; cf. Kangold,
ii, Eccl fiapririueva pro Cxsaribus ac magistralibus preeet fun-
dente, \>. 10, Sur la confrérie des trrales, r oir Boissier, la Religion
romaine d' iuguste aua intonins, t, 1. p. Î6 ! 17 '.
■ Ifangold, p. 12.
13 i LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
de l'élection sénatoriale appartenait à une famille plu-
sieurs fois consulaire : l'aristocratie reprenait posses-
sion du pouvoir.
Nerva convenait bien à un règne de réaction , sans
doute, contre les crimes de Domitien , mais aussi de
transition entre ces jours détestables et des temps meil-
leurs. C'était un vieillard, sage, modéré, un peu timide,
capable de rassurer les bons sans trop effrayer les
mauvais. « Tout le bien qu'on peut faire sans rompre
avec le mal, Nerva le fit, » a dit un historien. Rompre
avec le mal n'était au pouvoir d'aucun souverain, dans
ce monde antique corrompu jusqu'aux moelles. Ré-
parer les plus grandes fautes de son prédécesseur,
indemniser ou réhabiliter ses victimes, remettre de
l'ordre dans la société bouleversée, de la décence dans
les spectacles, de l'économie dans les dépenses, rendre
l'autorité respectable , réagir contre le règne de Do-
mitien tout en modérant la réaction, et en l'empê-
chant d'atteindre trop violemment les serviteurs ou
les complices du tyran, telle fut la tâche que s'imposa
Nerva.
Ce règne de juste-milieu ne pouvait être défavorable
aux chrétiens. Le monde était las de supplices, et Nerva
n'avait pas le tempérament d'un persécuteur. Le bon
mouvement qui avait porté Domitien à suspendre les
poursuites ordonnées contre les membres de l'Église
était un des actes de son gouvernement qu'un souve-
i mi ii soucieux de l'ordre public devait maintenir : Nerva
n'y manqua pas. Il enleva tout prétexte à une reprise
de la persécution en supprimant l'extension donnée
LA UN DK DOMITIKN El L A\ I MMI NT DE NF.i;\ \
par ^"ii prédécesseur à L'impôt du didrachme, el en
le réduisant à ce <[uïl était à l'origine, one taxe exigéi
des Juifs seuls I . Il ne souffrit pas que l'on mit de
nouveau des innocents en péril en intentant des accu-
sations de rie judaïque. Il ne permit point que l'on
continuai l'abus qui avait été fait pendant le règne de
Domitien des accusations d'impiété 2 : soit que par ce
mot il irisât spécialement le crime d'athéisme reproché
aux chrétiens, soit qu'il comprit sous une désignation
vague toute imputation de lèse-majesté, <-t ers dénon-
ciations perfides qui avaient amené la condamnation de
tant de membres chrétiens de l'aristocratie comme mo-
lilores novarum rerum. Par une mesure plus générale
encore, Nerva rappela les exilés 'i . tout à la fois les
exilés chrétiens que Domitien n'avait pas eu le temps
de faire rentrer, et les païens déportés pour cause po-
litique. Peut-être excepta-t-il de ce rappel les membres
de la famille du défunt empereur, car saint Jérôme dit
qu'au quatrième siècle on montrait aux pèlerins dans
l'Ile de Pontia les chambres où l'une des Domitilles subit
« son long martyre, » longum martyrium (luxerai » .
paroles qui ne s'expliqueraient pas m la nièce de dé-
mens avait été autorisée à quitter lf lieu de son exil
(i fin irVDAlCI calvmma sviii.AïA. Eckhel, DoctrvM »»>„-
morum veterum, t. VI, p. 105. — L'impôt continua à être exigé des
Juifs : ■/.%: vwv louftafav "'> SWpotjytov aO-roi; --.'■ it Origène
ddii^ If Becond quart «In 1 1< >i-^i t- 1 1 ( t- siècle.
(2) Ovt' xTJ'r.iz; oût1 louSaîxov Blov xaTCUTiSotai tv/ï; mnzféçn^n.
Iii.. n. LWill. i.
; Kj. -.:...; y ',;-. i%-/.i.-.r;{x-[i IbuL.
i S .1 i >, / /.. ;
136 LA PERSÉCUTION DE DOMITIEX.
dès la fin de 96. Mais les autres chrétiens reçurent leur
grâce, et c'est à ce moment, selon Clément d'Alexan-
drie, que saint Jean quitta Patmos pour rentrer à
Éphèse (1).
(1J 'E-r.or, vàp 6 Itûi.'/'/K to-j tvpâwou TeXevrrçffayToç kab -f,; v^aou
u.it7)')vi Un rr,v"Eipeffov... Clément d'Alexandrie, Quis dives salvetur,
■ \ — Cf. S. Jérôme, De viris Mus tribus, 9 : Interfecto autein Dorni-
tiano <'t actisejnsob nimiam crudelitatem a senatu rescissis. sub Nenra
principe rediit Ephesum,
CHAPITRE III.
LA PERSÉCUTION DE TRAJAN,
SOMMAIRE.-- I. Uiscatio* m I'hm n Brremn btlerescrm de ["rajah, —
Ré u tion aristocratique el conservatrice après les Plaviens. — Trajan, le
plus complet représentant de cette réaction. - Naturellement hostile aus
chrétiens. - Inaugure la politique religieuse que suivront les empe-
reurs du deuxième siècle. - Pline légal Impérial en Bithj - \ trouve
le christiania Dorissant - Dénonciations. — En réfère à l'empereui , -
e de Pline. - Rescril de rrajan. - Ne pas rechercher les chrétiens;
les condamner si, accusés régulièrement, ils refi t d'abjurer - Cette
nse suppose des lois antérieures. - U. Bxame» cnmQui di yn
PAssioRsoi kartths. - totes de sainte Plavia Domitilla el des saints
itérée el tohillée.- Récit légendaire. -Mais indications topogrs [ues
démontrées vraies. - Plavia Domitilla fui peut-être ramenée de Pontia
ei martyrisée à rerracine. - Nérée el touillée. - Leur tombeau. - Bas-
reiiefs représentant leur martyre. - Leur histoire reconstituée d après
une inscriptl le Bainl Damase. — totes de sainl Clément. — Bon exti,
son martyre el sa sépulture en Crimée. - Difficultés soulevées par ce
récit - indices archéologiques. - Tradition locale. - Absence de sé-
pulture a Rome. - Nécessité de suspendre Bon Jugement — III. Saisi
Siméo* de Jérusalem ei SAISI Iosao d'Ani e. — Martyre de sainl Bimeon
en 101 - Sainl Ignace. — Authenticité de ses sepl lettres. Ses Actes
De son! point contemporains et renferment des erreurs. — Mais Qxent
, i<yi la date de son martyre d'après des documents probablement antf-
ques - Résumé de l'histoire de Bainl Ignace. - - Sa lettre aux Romains.
- cette lettre prouve la date Indiquée. - Bainl Ignace condamné à An*
ri... t..- par un magistrat, el non par Trajan. l nvoyé a Rome. - Périt
Zosime el Rufus dans les jeux qui célèbrent en 101 le triomphe
de rrajan sur les Daces. — Martyrs en Macédoine : lettre de saint Po-
lycarpe.
1.
La légation de Pline en Bithj-nieet le rescrit de Trajan.
Le deuxième siècle esl une des époques en apparence
1rs mieux connues de l'histoire romaine; «'t cependant
que de lacunes! L'ère des grands empereurs vient de
b'ow tit : celle des grands historiens esl passée. Tacite,
138 LA PERSECUTION DE TRAJAN.
Suétone, Plutarque ont vécu sous le règne de Trajan,
mais n'en ont point parlé ; pour le deuxième siècle
nous ne pouvons lire Dion que dans l'abrégé de Xiphi-
lin; en dehors de lui nous n'avons plus que le sec
Aurelius Victor, l'incolore Eutrope et les crédules au-
teurs de V Histoire Auguste. Sans la correspondance de
Pline, les écrits de Marc Aurèle, et les renseignements
de toute sorte donnés par les inscriptions, notre curio-
sité serait arrêtée à chaque pas : même avec ces se-
cours, elle est obligée de laisser bien souvent la chro-
nologie flotter dans le vague , et de renoncer à fixer
avec une certitude suffisante l'ordre des événements.
Heureusement les annales de l'Église sont riches pour
cette période. Eusèbe nous a conservé beaucoup de
sources anciennes. Les noms d'un grand nombre d'a-
pologistes, les écrits de quelques-uns d'entre eux sont
venus jusqu'à nous. On possède des relations authen-
tiques sur plusieurs martyrs du deuxième siècle. En
joignant à ces sources diverses les découvertes de
l'archéologie chrétienne, qui sont pour la même époque
<l une grande richesse, il est possible de tracer delà
lutte poursuivie alors entre l'empire parvenu à l'apogée
de sa puissance et l'Église dont la force croit de jour en
jour un tableau où les conjectures tiennent peu de place,
et dont les grandes lignes sont certaines.
De Néron à la fin de Domitien, les chrétiens avaient
joui d'une longue paix. Ils eurent quelques instants de
repos entre Domitien et Trajan. Le règne de ce prince
mit fin à ces fluctuations en fixant pour un siècle la ju-
risprudence au sujet du christianisme, et en substi-
L\ LÉGATION DE II. INI l.l l.l. RE8CR1T DE IKUW
tuant .1 d«' \ îolents orages, suii i> de subites ac< almies,
un régime régulier et clair, exempt de toute équivo-
que : la politique religieuse de tous Les empereurs
jusqu'à la tin des Antonins consistera surtout à le main-
tenir contre Les passions du peuple et les défaillances
<l.-s magistrats.
On a défini ce régime : • la persécution à L'étal per-
manent 1 : non la persécution éclatant par &
terribles et courts, mais la persécution durant comme
nue petite fièvre lente -2 . et devenue un mal chro-
nique.
La réaction aristocratique <l>»nt fut suivie la chut.'
des Flaviens rendait ce changement à peu près inévi-
table. Le seul héritier des Césars avec lequel la religion
nouvelle se soit trouvée en contact, Néron, était trop
désordonné pour adopter en quoi que ce fût une
marche suivie : la persécution de 61k avait éclaté à
L'improviste, expédient imaginé tout à coup pour dé-
tourner sur des innocents les soupçons qui s'attachaient
à L'empereur après l'incendie de Rome : ni en matière
religieuse, ni en aucune autre, Néron n'eut une politi-
que. La dynastie de parvenus qui Le remplaça non sans
gloire ne pouvait avoir départi prix-mitre les chrétiens.
Trop Libres d'esprit pour éprouver de la haine à leur
égard, trop ihu aristocrates pour s'indigner contre une
religion d'allures humbles et populaires, trop familiers
avec les choses et les hommes de l'Orient pour wrir
i Renan, U i Évangiles, p. loi ,
/ i
140 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
d'un œil inqaiet une croyance venue de Syrie et
proche parente du judaïsme où ils comptaient tant
d'amis, les Flaviens laissèrent se développer sans y
prendre garde la semence évangélique : la persécution
de Domitien fut un incident passager, non un acte de
politique réfléchie : elle eut pour origine un expédient
financier, pour aliment la jalousie personnelle du
tyran contre toute grandeur et toute vertu. L'accession
de Nerva au trône annonçait une situation nouvelle.
L'aristocratie reprit le pouvoir avec cet empereur,
qu'elle avait tenu en réserve et en qui elle s'incarnait.
Obligé de réparer les maux causés par la tyrannie de
Domitien et de panser des plaies saignantes, Nerva ne
put présider personnellement à un changement de po-
litique; mais il prépara la transition, et choisit, en
adoptant Trajan, le successeur le plus capable de faire
entrer le pouvoir dans les voies nouvelles, ou plutôt de
lui faire reprendre les vieilles ornières creusées depuis
des siècles par l'esprit romain, et dont le char impé-
rial s'était plus d'une fois détourné.
Associé à l'empire à la fin de 97, seul empereur
par la mort de Nerva en janvier 98, Trajan, quoique
d'origine provinciale (1), représente tout à fait l'es-
prit conservateur et traditionnel de l'aristocratie sé-
natoriale, avec sa grandeur et son étroitesse, son
honnêteté et ses préjugés, ses allures dures, hautaines,
son regard a la fois perspicace et superficiel : dans
ce capitaine couvert de gloire, mûri par l'âge et les
(î) Trajan naquit le 18 septembre 5'>, à Italiea, dans la Bétique.
LA LÉGATION DE PURE il M RESCR11 l»l TRAJAN. 141
travaux, austère dans sa vie malgré < !••> faiblesses
cachées, peu lettre l), mais axant cette autorité de
parole et cette précision de langage que toutes les
cultures littéraires ne sauraient donner à quiconque
n*esi pas aé pour le commandement, on eût cm voir
te sénal romain lui-même prenant ane ànie guerrière
et montant sur le trône. Les chrétiens avaient tout
à redouter «lu pouvoir remis en de telles mains. Ils
pouvaient s'attendre à être trappes sans emportement,
un calme dédaigneux, comme des sujets insoumis
ou des esclaves rebelles, comme des irréguliers qui
troublaient l'ordre en agitant les 'unes et en ne se
rangeant pas à ta règle commune. Pour les épargner,
il eût fallu avoir une tinesse. un respect dés libertés
intérieures, un souci des délicatesses de la conscience,
<jui n'étaient pas dans la vieille tradition latine, et
qui semblent tout à fait étrangers au caractère du
nouvel empereur. Les influences à demi orientales
dont turent entourés les Flaviens. le peu d'attache-
ment de ces descendants d'un journalier cisalpin et
d'un banquier de Riéti pour les traditions de la Rome
aristocratique, avaient contribué à procurer aux
chrétiens une longue paix : ceux-ci vont se trouver
maintenant aux prises avec le véritable esprit romain,
d'autant plus fortement attaché aux anciennes tonnes
religieuses qu'il se préoccupe moins de ce qu'elles
recouvrent de réalité, et dont l'unique idéal est de
gouverner, de ranger sous une même « 1 i - < i | > 1 ï 1 1 . ■ les
M) Dion. LXVII, 1 : àaretiaa Victor, / /></"/,,- . 13
142 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
Ames comme les corps, le monde de la croyance et
de la pensée comme le monde politique et les légions.
11 est probable qu'il y eut des martyrs dès les pre-
mières années de Trajan : nous aurons occasion de le
rechercher. Mais il faut, avant d'entrer dans les détails,
étudier de près un document qui appartient à une
époque plus avancée de son règne, et qui nous fera
connaître non seulement la pensée de Trajan au sujet
des chrétiens, mais encore la règle suivie par ses
successeurs et demeurée en vigueur pendant tout le
deuxième siècle dans les procès de religion : je veux
parler des lettres célèbres échangées entre Pline, légat
impérial dans la Bithynie et le Pont, et Trajan, alors
résidant à Rome, pendant la seconde moitié de l'an-
née 112, selon la chronologie aujourd'hui adoptée.
Quand Pline eut été, en septembre 111, chargé du
gouvernement de ces provinces, c'est-à-dire de tout
le nord de l'Asie Mineure, un grand désordre y
régnait. Finances, travaux publics, administration
intérieure des cités, tout demandait une réforme, si
Ton voulait faire rentrer ces deux provinces, jusque-
là mal soumises à l'unité romaine, dans le moule
administratif très étroit et très peu libéral qui, au
deuxième siècle, fut l'idéal des bons empereurs, et de
Trajan plus que tout autre. On répète trop souvent
que , dans le monde romain , l'oppression était au
centre, et la liberté partout ailleurs : à l'époque où
le régime impérial atteignit son apogée, pendant ce
siècle des Antonins qui s'ouvre avec Trajan et fut
vraiment l'âge d'or de l'empire, la centralisation fut
LA LÉGATION M PLUIE El LE RESOUT DE n:\.i\v 143
la même à Rome et dans les provinces. c< Tu nous
ordonnes d'être libres, nous obéissons, a «lit naïve-
ni. Mit Pline I : ou vivait, à Home, sous le règne du
bon plaisir, tempéré par L'honnêteté personnelle «lu
souverain, et accepté avec reconnaissance par une
aristocratie peu difficile eu l'ait de liberté politique,
satisfaite de vivre, d'être honorée, d'avoir pour chef
un homme sorti de son sein, imbu de ses traditions
et il" son esprit. !>•■ même Les apparences de la li-
berté proi inciale, de la liberté municipale, apparences
quelquefois splendides, suffisaient aux provinces. Elles
avaient Leurs assemblées annuelles, leurs jeux périodi-
ques, Leurs grands prêtres; les cités étaient fières de
leur sénat, de leurs magistrats; un patriotisme local
très développé poussait les citoyens riches à se ruiner
enjeux, en bâtiments, en travaux et en libéralités de
toute sorte, au profit des villes qui les récompensaient
par des statues, des inscriptions, des sièges d'honneur
au théâtre., des distinctions et des privilèges. Pendant
ce temps , le pouvoir central étendait chaque jour
plus avant sa main : aux magistratures électives il
superposait L'autorité du curator eivilalii nommé et
salarié par L'empereur 1 : on commençait à faire
(l) .1 uii.-- esse libéras ; erimus. Pline, Paneg.
2) M. Alibrandi, «laiiN les Studie Documenti di Storia <■ Diritto,
i s s i . p, 181 el ><|.. reporte à. Trajan l'institution du curator civitatis,
contrairement a Marquardt, Romische Staatsverwaltung, I, p. 103
: éd , et Willems, Droit publie romain, p. 525, qui la fbnl remonter
à Neira. Représentent l'autorité Impériale, les curateurs des x ï 1 1 • - -^ atii-
rèrenl peu à peu ■■ eus la réalité des pouvoirs municipaui : i ela explique
comment dans beaucoup de villes on les trouve (surtout ta siècle sui-
144 LA PERSÉCUTION DL" TIU.JAN.
entrer les gens malgré eux dans la curie, à considérer
les curiales comme les serfs de la chose publique. Les
anciennes distinctions entre les colonies, les municipes,
les cités de droit latin, les villes alliées ou libres,
conservées en droit, s'effaçaient dans la pratique.
Toutes les affaires allaient au gouverneur, et du
gouverneur à l'empereur. Il suffit, pour s'en rendre
compte, de parcourir la correspondance entre Pline
et Trajan. Qu'il s'agisse d'autoriser une ville à cons-
truire un aqueduc ou remplacer de vieux bains par
des thermes neufs, de couvrir un égout, de rebâtir un
théâtre, de changer un temple de place, de vérifier
les comptes d'une cité ou le toisé d'un bâtiment, d'au-
toriser la translation d'un tombeau, la célébration
d'un repas public, de permettre la formation d'une
société de secours mutuels ou d'une compagnie de
pompiers, Pline en réfère à l'empereur : des courriers
font cinq cents lieues pour porter les questions et les
réponses, celles-ci empreintes parfois de quelque
impatience. Trajan trouve son légat trop méticuleux :
il aimerait peut-être à se servir d'un agent capable
d'entendre à demi-mot et de deviner la pensée du
souverain ; cependant il se résigne facilement à faire
exécuter ses ordres par un lettré timide et sans por-
tée, incapable d'avoir une idée à soi, et qu'il connais-
sait bien avant de le charger d'une mission extraor-
dinaire en Bithynie. Le despotisme aime de tels
vuii jugeant les chrétiens et dirigeant là persécution. Cf. Alibrandi ,
I v LÉG M ION DE PLINE ET LK RESCRIT DE IR \i\V i iS
Berviteurs : ils sont les mailles inertes du réseau dont
la centralisation enserre le monde. Les chrétiens
n'eurent pas de pires ennemis.
L'Asie Mineure, au moment où Pline se rendit dans
son gouvernement, était remplie de chrétiens. Sain!
Pierre a\;iit porté la foi nouvelle à ces populations du
l'ouï, de la Galatie, de la Bithynie, de la Cappadoce,
de l'Asie proconsulaire l . auxquelles il devait plus
tard adresser sa première épltre. Saint Paul avait
parcouru les contrées méridionales et occidentales de
l'Asie Mineure, semant la parole de Dieu dans la <i-
licie, la Galatie, la Pamphylie, la Phrygie, la Lydie,
l.i Mysie. Vers Tan \l-l. le christianisme apparut à
Pline, arrivant eu Bithynie et dans le Pont, non
comme au culte nouvellement implanté sur les vastes
rivages de la mer Noire, mais comme une religion
depuis longtemps enracinée, non seulement parmi
les populations des villes, mais jusqu'au fond des
campagnes, et devant laquelle le paganisme avait
déjà reculé (2). Les temples étaient presque aban-
donnés 3), les fêtes des dieux avaient dû être inter-
rompues, faute d'assistants (V); les prêtres qui sacri-
fiaient encore au fond des sanctuaires désertés avaient
«•n beaucoup de lieux cessé de mettre en rente La
viande des victimes, pour laquelle ils ne trouvaient
i Tillemont, Mémoires, 1. 1. art XXV1I1 sur salai Pierre.
Neqae enta <i% it.tt.--~ lantum, sed rfcsoa etiam atqae agros sapen-
lilioaiâ istias eoDtagîo perragata '■-!. Plin -. Ep., \
Prope jiin ile&olata temple. Ibid.
olennia dia intermissa. Ibid.
10
146 LA PERSECUTION DE TRAJAN.
plus que de rares acheteurs (1). Pline, à sa grande
surprise, arrivait en pays chrétien.
Sa présence rendit courage aux adorateurs des
idoles, que n'avait point suffisamment protégés la
molle administration (2) des proconsuls annuels, séna-
teurs tirés au sort, qui avaient jusque-là gouverné la
province (3). Des délateurs, parmi lesquels étaient
probablement les sacerdoles ou les œdilui des temples,
menacés dans leur commerce, et qui avaient peut-
être à leur tète de grands personnages, comme le
Bilhxj marque et le Ponlarque, présidents des jeux pro-
vinciaux, ou TàpyiEfEÙç tou IIôvtou, mentionné dans une
inscription d'Amastris (4), se pressèrent en foule au-
tour du légat. Beaucoup de chrétiens furent déférés
à son tribunal. Pline se trouva fort perplexe. Il
n'avait jamais pris part, dit-il, à l'instruction des
affaires concernant les chrétiens, cognilionibus de
christianis interfui mtnquam (5). La raison en est pro-
bablement que, avant le jour où Trajan fixa la ju-
risprudence au sujet des chrétiens, et donna, par le
rescrit que nous analyserons plus loin, compétence à
leur égard aux tribunaux ordinaires, les poursuites
pour cause de christianisme faisaient partie des cogni-
liones (6) que l'empereur jugeait directement en con-
(1) ... Victimas quarum adhuc rarissimus emptor inveniebatar. Ibid.
(2) Pline. Ep., IV, 9; V, 20; VII, 6; X. 17, 18. 31. 32, 38, 54, 5G, 57.
(3) Miirquardt, Rômische Staatsverwaltung, i. 1. 1>. 351.
(4) Voir G. Perrot, art. Bithyniareha, dans le Dict. des aut. rjrec'
ques ri rom., p. 713.
(5) Pline, Ep., X, 97.
(6) Cf. Quintilien, Insl. Orat., VII, :>.
LA LÉGATION l'i PI im: i i LE RESl KIT DE TRAJAN. liT
seil, ou dont le consilium principis connaissait sur
L'appel des sentences des gouverneurs (1) : Pline, qui
devait un jour taire partie de ce conseil (2) , n'en
était peut-être pas encore, ou n'avait pas été appelé
;hi\ séances où il avait été question des chrétiens (3).
De là son embarras, son inexpérience, dont quel-
<[iH's historiens modernes se sont naïvement étonnés.
Il hésita beaucoup. Sa conscience honnête, son esprit
indécis, cherchaient, sans la trouver, quelle ligne de
conduite devait être adoptée. » 11 ne savait ce qu'il
faut punir ou rechercher, ni jusqu'à quel point il
faut aller. Fallait-il distinguer les âges des accusés?
faire une différence entre la plus tendre jeunesse et
l'âge ini'ii? pardonner au repentir, ou punir aussi
l'accusé (jui renoncerait au christianisme? poursuivre
le nom seul, même innocent de tout crime, ou les
crimes commis sous ce nom (4)? » Après avoir agité
ces questions, Pline finit par prendre un parti. « Voici
la régie que j'ai suivie envers ceux qui m'étaient dé-
férés comme chrétiens. Je leur ai demandé s'ils l'é-
taient en effet : ceux qui l'ont avoué, je les ai interro-
une -ronde, une troisième fois, en les menaçant
(1) Cf. Edouard Cuq, te Conseil de» empereurs d' [uguste à Ht»-
i h tien, p.
(2) Pline, Ep., IV. 22; VI, SI.
(3) Edouard Caq, toc. oit.
(4) Nescio quid el quatenua aul paniri soleat, aal quœri. Sec medio-
criter haesitari, rit ne aliqood diacriraen aatatum, an quamlibet teneri
nihil a robastioribna différant; delnrne peenitentia renia, an ei, qui
omniiio i hrislianus fuit, desiase non prosit; nomen ipsum, etiamsi Ha -
gitiig « ur.it. .m llagilia cohœrentia aomini, puniantur. Pline, Ep., X, 97.
148 LA PERSÉCUTION DE TRAJA.N.
du supplice; ceux qui ont persisté, je les ai fait con-
duire à la mort (1). » C'était peu logique, car Pline,
avant de prononcer des sentences de mort, n'avait
point résolu les questions qu'il s'était posées d'abord,
il ignorait encore si des crimes de droit commun se
cachaient sous l'imputation de christianisme, ou si la
profession de foi chrétienne constituait à elle seule un
crime. Mais il se rassurait par un sophisme comme en
inventent les esprits troublés et peureux. « Un point,
en effet, dit-il, est hors de doute pour moi, c'est que,
quelle que fût la nature, délictueuse ou non, du fait
avoué , cet entêtement , cette inflexible obstination
méritaient d'être punis (2). » Ainsi, ne sachant s'ils
sont criminels, Pline les fait mourir parce qu'ils sont
obstinés! ou plutôt il les fait mourir parce que,
comme Pilate, il craint, s'il juge selon la stricte équité,
de ne point paraître un assez chaud « ami de César ! »
Deux incidents se présentèrent au cours de la pro-
cédure.
Plusieurs des accusés jouissaient du droit de cité ro-
maine; ils l'invoquèrent, à l'exemple de saint Paul (3).
C'était désarmer le magistrat; il ne pouvait passer
outre sans commettre l'excès de pouvoir réprimé par
(1) Intérim in cis, qui ad me tanquam chrisliani deferebantur, hune
snin sequutus modum. Interrogavi ipsos, an essent christiani : conli-
tentes iterum ac tertio interrogavi, supplicium minatus: persévérantes
duci jussi Pline, V.p., X, 'J7.
2) Neque enim dnbitabam qualecumque esset, quod faterentur, per*
\ ii, main certe, el inflexibilem obstinationem debere puniri. Ibid.
C-i) Actus Apostolorum, XXII. 25-29; xxil I. :>.:.
LA LÉGATION DK PLINE KT LE RESCR1T DE ir.uw. 149
la loi Julia de vi puhlica 1 . ('-•• privilè-e m- conférait
pas au citoyeD romain L'impunité, mais le droit de
récuser 1rs justices inférieures, el d'en appeler .ï
: 1 \\w>\ avait fait saint Paul, déclarant au
procurateur Festus, <jui lui demandait s'il conseillait
à se soumettre A son jugement : « Je me place devant
le tribunal de César. C'est là que je dois être jugé.
J'en appelle à César (3). » Festus n'avait pas le droit
de répondre autre chose que : « Tu en as appelé X
i. tu iras à César 'i . " Telle fut aussi la réponse
forcée de Pline. 11 y en eut, dit-il, quelques-uns, at-
teints de li même folie, que, vu leur titre de citoyens
romains, je marquai pour être renvoyés à Rome (5). »
(1) Digeste, XLVili, vi, 7, 8. Cf. Cicéron, //< Verrem, il. \. 62; el
Actus Apostolorum, \\II, 29 : Tribunus quoque limait postquam res-
( i\ il quia civis Romanus esset et alligasset eum.
(2) Voir "Willems, Droit public romain, p. s3: Bumbert, art. Appel-
latio, dans le Dictionnaire 'les antiquités grecques et romaines,
• 330.
:: \<\ tribunal Cœsaris sto, il>i me oportel jadicari... Csesarem ap-
pello. le/. Apost., XXV, m. it.
i Tune Festus cura consilio locutus respondil : Ad Cœsarem «*i*i»**I —
lasti? ad Cassarem ibis, fbid., 12. Remarquez le mol : cum consilio lo-
cutus. Les gouverneurs de province avaient an consilium composé
<l assessores salariés, «[tii oe pouvaient être originaires de la province
où ils exerçaient leur office. Plusieurs inscriptions ont conservé des
noms d'assesseurs. Les Ai tes des martyrs fonl souvent mention de ju-
gements prononcés de consilii sententia; voir Le Blant, Les ictes
des martyrs, g 12. p. 53, 5i. il es! remarquable que Pline m tasse
allusion à son conseil dans aucune partie <l<' sa lettre; l'Evangile ne
parle cas non plus des assessores que dut consulter PHate sedens pro
tribunali, el donl l'un esl représenté sur quelques bas-reliefe de sar-
< opbaf
G Fuerunl alij similis amentiaa : qnos, quia cives erant, adnotavi in
Urbera remittendos. Pline, fp., x. 97.
150 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
Le second incident était beaucoup plus grave, et de-
vait avoir des conséquences importantes pour l'avenir.
In libelle anonyme, libellus sine auclore, fut déposé
entre les mains du gouverneur; on y avait inscrit les
noms d'un grand nombre de personnes, dénoncées
comme cbrétiennes. Rien n'était plus contraire à
L'esprit de la procédure criminelle romaine. Le droit
romain permettait aux particuliers de se porter accu-
sateurs; mais ils devaient prendre la responsabilité
de leur action, mettre leur nom dans l'écrit présenté
par eux au magistrat (1), et poursuivre jusqu'au bout
le procès. Voici , d'après un jurisconsulte , comment de-
vait être conçu un libelle d'accusation. On inscrivait
d'abord l'année et le jour, consul el dies; puis on con-
tinuait ainsi : « Par devant tel préteur, ou proconsul,
Lucius Titius (c'est le nom pris à titre d'exemple par
le jurisconsulte) a déclaré qu'il accusait X en vertu de
telle loi; parce qu'il dit que X dans telle ville, en tel
endroit, dans tel mois, sous tels consuls, a commis tel
crime (2) . » Par ce moyen , le droit romain arrêtait les
accusations portées par des ennemis cachés ou inten-
tées par des incapables, et ne laissait place qu'aux
accusations sérieuses, émanées d'hommes acceptant
d'avance les conséquences de leurs paroles, et prêts à
braver la note d'infamie qui atteignait les calomnia-
teurs. Pline oublia ces règles protectrices, oubli d'au-
'i) Suscribere debebitisj qui dat libellos, se professant esse, vél alias
M" '■'>. -i litteras nesciat. Paul, au Digeste, KLYIII,n, 3. g 2.
2 Ibid., 1.
l \ i ÉGATIOfl DE PLIK1 I I LE EU Si RIT DE rRAJAN. 151
tant iin»in>> excusable que, dès le début du règne de
Trajan, le futur Légal de Bithynie avait félicité, en
tenues ampoulés, le nouvel empereur d'avoir mis fin
aux délations el puni les délateurs de la peine du
talion (1).
Le délateur anonyme (l.mt Pline accepta le libelle
aurait été bien embarrassé pour soutenir sa dénoncia-
tion. Parmi les cens donl il indiquai! les noms, beau-
coup déclarèrent n'avoir jamais été chrétiens, brû-
lèrenl de l'encens, Brenl des libations devant l'image
de l'empereur et les statues des dieux, et enfin mau-
direnl le Christ, •■ choses, «'•«•ri t iiaï\eiiiriit Pline, aux-
quelles on ne peut, dit-on, contraindre un vrai chré-
tien -i . D'autres, portés sur la même liste, avouèrenl
avoir été chrétiens, mais avoir cessé de l'être, les uns
depuis trois ans on plus, quelques-uns même depuis
vingt ans. Ils consentirent également à vénérer l'image
impériale et les idoles, et à maudire le Christ (3).
Ces lâches étaient de précieux témoins : Pline put
faire enfin — un peu tard — l'enquête dont il avait
senti dés le début la nécessité. Il interrogea les rené-
ï. Ceux-ci lui affirmèrent que toute leur faute ou
toute leur erreur avait consisté à se réunir habituelle-
(i Pline, Paneg., 35
(2) Propositas est libellas Bine aactore, maltoram aomina continena,
i|ui negarenl se esse christianos, aal fuisse, qnnm, preeunte àeofl
appellarent, el imagini Uue, quam propter hoc jasserani cuin aimnlacria
niiiniiiuin adfetri, Ihure ;i<- vino snpplicarent, praelerea maledicerenl
Chriato : quorum nihil cogi posa • dicuntur, q*ui snnl rêvera Christian] :
ergo dimittendos pntari. Pline, Ep., \
(8 tbid.
152 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
ment , à des jours fixés , avant le lever du soleil ; à
chanter entre eux, en parties alternées, un hymne au
Christ comme à un Dieu ; à s'engager par serment non
à tel ou tel crime, mais à ne point commettre de vols,
de brigandages, d'adultères, à ne pas manquera la foi
jurée, à ne pas nier un dépôt réclamé; que, cela fait,
ils avaient coutume de se retirer, puis de se réunir de
nouveau pour prendre ensemble un repas, mais un
repas ordinaire et parfaitement innocent ; que cela,
ils avaient même cessé de le faire depuis l'édit inter-
disant les hétéries (1). »
Je laisse aux historiens des rites primitifs du chris-
tianisme le soin d'étudier, à ce point de vue, le témoi-
gnage des apostats de Bithynie, tel que le rapporte
Pline; je retiens de cette relation cela seul qui a trait
aux accusations dirigées contre les fidèles. Il en ressort
avec évidence qu'ils n'étaient coupables d'aucun crime
de droit commun. Ils avaient poussé la soumission
aux lois jusqu'à interrompre, non les parties essen-
tielles du culte, mais les agapes périodiques, distinctes
du repas sacramentel, dès que l'édit de Trajan inter-
disant les hétéries ou associations eut été publié en
(lj Adfirmabant autem, hanc fuisse suminaiu vel culpee SU», \ el erro-
i i- qu'iii essent soliti stato die ante lacem com enire : carmenque Christo
quasi Deo dicere secuin invicein, seque sacramenlo non in scelus ali-
quod obstringere, sed ne farta, ne latroeinia, ne adulteria committe-
rent, ne (idem fallerent, nedepositom appellati abnegarenl : quibus per-
actia morem sil)i discedendi fuisse, rarsosqae coeundi ad capiendum
( ihuin, promiscuum tamen et innoxium : quod ipsoni facere desissepost
edictum meam, quo Becaadum mandata tua bœterias esse vetueram,
Pline, /.//.. X. 97.
LA LÉGATION DE PURE KT LE RESCRIT DE ir.\.iv\ 153
Bithynie, aussi Pline semble-t-i] mal à L'aise en re-
connaissanl L'innocence des chrétiens. Les poursuites
commencées devant sou tribunal n'avaient pas fait
seulement des renégats, elles avaienl t'ait aussi des
martyrs : il avait versé le sang- innocent! 11 résolut
de pousser l'enquête plus avant, espérant sans doute
découvrir quelque crime à la charge des chrétiens,
et apaiser ainsi 1rs murmures de sa conscience.
11 y avait précisément, parmi les accusés, deux
femmes esclaves, que l'on pouvait arbitrairement
mettre à la torture, même sans qu'un crime nette»
ment qualifié leur fût imputé (1). Ces esclaves avaient
un rang dans la hiérarchie ecclésiastique : elles
étaienl diaconesses, minisir.v, comme la Phoebé dont
parle saint Paul dans l'épltre aux Romains (2). L'escla-
vage ne les avait point empêchées de monter à ce
poste d'honneur et de confiance (3). Pline leur fit
donner la question , afin de savoir ce qu'il y avait de
vrai, quid esset vert. Mais il n'en put rien tirer, si ce
n'est, probablement, d'ardentes et courageuses pro-
fessions de foi. «< .le n'ai découvert autre chose, dit-il,
qu'une superstition mauvaise et excessive (V). »
(1) Réécrits de Trajan >nr la mise des esclaves à la torture : Digeste,
XLVIII, Win. i. g il. 13, 19,
(2) S. Paul, Rom., xvi. i. — Sur le rang <■! lee fonctions des diaco-
nesse* roii Hartigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, 2* éd.,
p. i
3) Voir dans mou Livre sur ta Esclaves chrétiens depuis les pre-
miers temps de Y Église jusqu'à la /in de la domination romaine en
dent, Paris, 1876, le chapitre intitulé : Rang U i < tclaves dans la
é < hrétienne, p. 231.
(4) Quo magie aeeeasarinm credidi, ex duabua, ancillis, «pue ministrœ
15* LA PERSÉCUTION DE TRÀJAN.
Pline était de plus en plus perplexe. 11 apercevait
clairement l'impossibilité de charger les chrétiens de
crimes ordinaires. D'un autre côté, il voyait avec épou-
vante la multitude de personnes de tout âge , de tout
rang, de tout sexe, qui étaient déjà impliquées dans
la poursuite, ou qui devaient être prochainement dé-
férées à son tribunal. Il suspendit l'instruction du pro-
cès, et en référa à l'empereur (1).
La réponse de Trajan est brève, impérative, em-
preinte de l'esprit de décision et du sentiment de dis-
cipline étroit et presque militaire qu'il portait dans
l'administration de l'empire :
« Tu as suivi la marche que tu devais , mon cher
Secundus, dans l'examen des causes de ceux qui sont
déférés à ton tribunal comme chrétiens. On ne pou-
vait établir une règle uniforme et fixe pour tous les
cas. Il ne faut pas les rechercher : si on les dénonce
et qu'ils soient convaincus, il faut les punir ; de telle
sorte, cependant, que si quelqu'un nie être chrétien,
et le prouve par des actes, c'est-à-dire en adressant
des supplications à nos dieux, il obtienne le pardon à
cause de son repentir, quels que soient les soupçons
qui pèsent sur lui pour le passé (2). Mais, dans quelque
dicebantur, «j nid esset vcri, et perlonnenla qtusrere. Sed niliil aliud
in\iiii. quant snperstitionem pravam et immodicam. Pline, Ep., X.97.
(î) Ideoque, dilata cognitione, ad consulendum le decurri. Visa es1
euim inihi res cligna coneultatione, maxime propter periclitantium nu«
merum. Haïti enim omnisœtatis, omnis ordinU, ntriasque sexas etiam,
vocanlur in pericoiam, et rocabuntar. Ibid.
(2) ... Conqairendi non sunt : si deferantur et arguanlnr, puniendi
sunt : ila tamen. nt qui negaverit se chrisliaiuitn esse, idquc re ipsa
LA LÉGATION DE PUNE El II RESOUT DE TRAJAN 188
genre d'accusation que ce soit, il oe faul tenir compte
des dénonciations anonymes; car c'est là une chose
d'un détestable exemple, et qui n'est plus de notre
siècle (1). »
Au ton ferme, net, posé de ces p.iroles, on recon-
naît 1<- maître, et l'on est tenté d'admirer ce style
impérial. Cependant, si l'on en presse les termes, on
découvre, dans les rèdes tracées avec tant d'autorité
par Trajan, un caractère profondément immoral, et
uni' complète absence de 1 < > - i < j 1 1 < • . .M. Renan l'a très
bien «lit : Trajan encourage l'apostasie en faisant
grâce aux renégats; enseigner, conseiller, récompen-
ser L'acte le plus immoral, celui «pii rabaisse le plus
L'homme à ses propres veux, parait tout naturel : voilà
L'erreur où un des meilleurs gouvernements qui aient
jamais existé a pu se laisser entraîner (2) ! »
Quant aux cotés illogiques du rescrit, ils sont admi-
rablement mis en lumière par Tertullien. » Arrêt con-
tradictoire! s'écrie-t-il. Trajan défend de rechercher
tes chrétiens comme innocents, et il ordonne de les
punir comme coupables; il épargne et il sévit; il
ferme les yeux et il condamne. Ne voit-il pas qu'il se
Manifestant fecerit, i<l est sopplicandodiis nosti i-. quamvk >u>i>,< lus in
pra i -riUiin faerit, yenia \ pœnitentia impelret. Trajanus Plinio,
dans Pline, Ep., X.98. —Le mol puniendi lirai doil s'entendreici <1 une
peine capitale; il esl employé plusieurs (bis aTec ce sens dans la lettre de
Pline i Trajan.
(i Sine anctoreyero proposili libelli, nulle» crimine locum babent:
nain el pessimi exempli, oec uostri saBculi est. tbid.
(2) Renan, les Évangiles, p. 481.
156 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
combat et se réfute lui-même? Si vous condamnez les
chrétiens, pourquoi ne pas les rechercher? et si vous
ne les recherchez point , pourquoi ne pas les ab-
soudre? Dans toutes les provinces il y a des détache-
ments de soldats pour donner la chasse aux brigands.
Contre les criminels de lèse-majesté et les ennemis de
l'État, tout homme est soldat, et la poursuite doit s'é-
tendre jusqu'aux confidents et aux complices. Le chré-
tien seul ne doit pas être recherché , mais on peut le
déférer au tribunal , comme si la recherche pouvait
produire autre chose que l'accusation ! Vous condam-
nez le chrétien accusé , et vous défendez de le recher-
cher. Il est donc punissable non parce qu'il est cou-
pable , mais parce qu'il a été découvert , bien qu'on
n'eût pas dû le rechercher (1) ! »
« La rhétorique de Tertullien s'échauffe et s'em-
porte trop facilement, a-t-on dit : ces antithèses d'é-
cole, où se plaît trop souvent le subtil et fougueux
orateur, tombent ici à faux (2). » Je ne puis recon-
naître dans le raisonnement serré, rigoureux, irréfu-
table de l'apologiste une série d'antithèses d'école ; le
logicien le plus difficile, le jurisconsulte le plus sé-
vère approuverait ses paroles, et le souffle puissant
qui les anime n'en diminue point la portée. « Tertul-
lien , dit très bien M. Roller, avait cent fois raison
contre le rescrit de Trajan... Le point monstrueux de
ce rescrit, ajoute le savant archéologue protestant,
(1) Tertullien, Apolog., 2.
(2) Aube, Histoire des persécutions, p. 220, 221.
LA LÉGATION DE PLINE ET LE RESCRIT DE TRAJAB
c'est qu'il témoigne d'un dédain singulier <!<■ la vérité
et de la justice lj. »
Une seule chose doit en être louée : l'interdiction
<1<- recevoir désormais des lil>t-lles anonymes, [ci,
Trajan s»- montre vraiment Komain. 11 n<' veut pas que
l'on confonde son temps, noslrum sseeulum, avec celui
de Donatien. 11 veut que même des chrétiens oe soient
point privés des garanties assurées par la 1 * » ï à l'ac-
cusé, c'est-à-dire dn droit d'avoir en face de soi, comme
dans un combat singulier, on accusateur Wonetw,luttant
à visage découvert, et s'exposant, en cas d'échec, aux
pénalités et à l'infamie qui étaient les conséquences de
la eaiumnia 1 . Quand il rappelle à Pline cette règle,
ce n'est plus le persécuteur qui nous apparaît, c'est le
souverain, chef de la justice d'un vaste empire, et ue
soufflant pas que même ceux de ses sujets qu'il croit
rebelles à son autorité soient mis hors la loi et privés
des formes protectrices de la procédure régulière. Les
chrétiens se montrèrent reconnaissants de cette lueur
d'équité, qui semble avoir rejeté dans l'ombre, à leurs
yeux, les parties immorales et n>ntradictoires du res-
crit adressé à Pline; aussi ni Méliton, ni Tertullien, ni
Lactance ne comptent Trajan parmi les persécuteurs
proprement 'lits :: . bien que le sang des martyrs
ait coulé abondamment sous son rè^ne, et (juc tous
i Th. Roller, dans la Revut archéologique, t. \\\l 1876, p. 144
\ iiuiuIhii, art. lecusator e\ Calumnia, dans le Diction'
naire des antiquité* grecqui i 1 1 romaim x, p 21 ••• il
Il élitoD, dans Buaèbe, Hist Ecçl. 11 ■<■ Tertullien, Apolog., 5;
ce, h' mort, perst c, 3.
158 LA PERSECUTION DE TRAJAN.
les persécuteurs du deuxième siècle procèdent de lui.
Au fond, sauf sur un point important de procédure,
Trajan n'a pas désavoué la politique suivie contre les
chrétiens par Néron et Domitien. Sa réponse à la
consultation de Pline montre qu'à ses yeux les édits
proscrivant le christianisme ne sont point abrogés, que
leur application a pu être suspendue, mais qu'ils n'en
font pas moins partie de l'immense arsenal des lois
existantes, où tout accusateur peut aller les chercher
pour s'en faire une arme. S'il en était autrement, on
ne s'expliquerait pas la question de Pline , demandant
ce qu'il faut punir dans les chrétiens, mais ne mettant
nullement en doute qu'ils doivent être punis, et la ré-
ponse de Trajan , ordonnant de condamner tous ceux
qui, dénoncés, persisteraient à se dire chrétiens.
Trajan ne veut point que l'autorité publique les re-
cherche, règle dont Tertullien fait facilement ressortir
le caractère illogique, mais qui s'explique par le
nombre immense d'accusés, multi 07nnis œtatis, omnis
ordinis, iilriasque sexus, qu'une telle recherche amè-
nerait devant les tribunaux; mais il ordonne de les
châtier toutes les fois qu'une accusation formée selon
les règles les aura déférés à la justice. Or une telle ac-
cusation, nous l'avons vu, n'était reçue que si elle s'ap-
puyait sur une loi, laquelle devait même être énoncée
dans le libellus : donc il existait des lois contrôles chré-
tiens au moment où s'échangent les lettres de Pline
• ■t de Trajan.
11 ne s'agit point ici des lois spéciales aux coupables
de lèse-majesté, de sacrilège, d'association prohibée.
i \ LÉGATION di: puni: ir 1.1: RESClUT ni: tra.ian. i5;>
Ces Lois "lit }>u. dans des cas particuliers, être invo-
quées contre tel on tel chrétien ; mais ce n'es! poinl de
l'un de ces crimes qu'étaient accusés les chrétiens
conduits devanl Le tribunal du gouverneur de Bithynie.
autrement, il n'eût éprouvé aucune hésitation : il ne se
Berait point demandé ce qu'il faut punir, le nom seul,
ou les forfaits attachés à ce nom; » il se serait con-
tenté d'examiner Les espèces qui lui étaient déférées,
et «le condamner ou d'acquitter en vertu de textes de
lois parfaitement définis et positifs.
11 s'agit doue de toute autre chose, de l'application
d'édits de proscription du culte chrétien, conc ;us pro-
hablement dans une forme 1res générale. de façon à
embrasser t<»ns les cas possibles dans les moments où
la persécution était à L'état aigu, sauf à embarrasser la
conseii-ncr des juges aux époques où la persécution
semblait endormie, et où l'initiative de quelque déla-
teur venait seule de temps en temps la réveiller.
« Trajan, dit M. Duruy, inscrit au code pénal de Home
un nouveau crime, celui de christianiser (i). » Le sa-
vant historien se trompe, car Le rescrit de Trajan ne
s'explique «[n'en admettant que ce crime y était de-
puis longtemps inscrit. M. aube commet la même
inexactitude quand il écrit : a Nous avons, dans Le
rescrit de Trajan, le premier édit, la première loi que
la puissance i 1 1 1 péria le ait officiellement donnée au
sujet des chrétiens (2 . » La confusion des termes est ici
(i) Dum\. Histoire des Romains, t. IV, p 31 I.
(?) kubè, Histoire des persécutions p
1G0 LA PERSECUTION DE TRAJAN.
très grande : un rescrit n'est ni un édit ni une loi,
niais une instruction ou réponse donnée par l'empe-
reur à des questions ou à des requêtes qui lui sont
adressées; à la différence de Y édit que le prince pro-
mulgue spontanément et pour l'avenir, \erescril statue
sur des difficultés ou des contestations déjà nées; qu'il
ait une portée générale ou ne dispose que pour un cas
particulier, il suppose toujours une situation juridique
antérieure, l'interprète, la réglemente, l'améliore,
mais ne la crée pas (1). « La réponse de Trajan, dit
M. Renan, n'était pas une loi, mais elle supposait des
lois, et en fixait l'interprétation (2). » Au commence-
ment de sa lettre, Pline a parlé des cogniliones de
christianis; bien qu'il déclare n'y avoir jamais assisté,
il atteste néanmoins l'existence de ce genre de procès
et démontre, par conséquent, l'existence de la loi en
vertu de laquelle on les intentait, et que Trajan vient
seule ment expliquer et interpréter par son rescrit.
Cette loi ne peut être que l'un des édits de persé-
cution dont ont parlé Méliton et Tertullien, et qui fu-
rent portés par Néron et Domitien , le premier proba-
blement , car Tertullien affirme qu'après la mort de
Néron il ne fut pas abrogé (3) , et sans doute Domitien
ne fit qu'en remettre en vigueur les dispositions. Cel-
les-ci, comme je l'ai déjà dit, devaient être très va-
gues, très élastiques. Peut-être n'est-il pas impossible
M Digeste, XXIII, n. 58: Code Jus/., [II, \wi\. ï,
(».) Renan, les Évangiles, \>. 483.
(3J Tertullien, Adnal., I, ".
LA I.i.ovnoN Dl PLINE Kl LE RSSCRIT DE TRAJAK 161
d'en retrouver Les termes. H. Boissier a tenté de le
(aire, «Luis une page trop remarquable pour n'être pas
citée intégralement :
Sulpice Sévère, après avoir raconté Les premier* a
rigueurs exercées par Néron contre les chrétiens,
ajoute : Post etiutn daiii leyibus reliyio velabatur, palam-
gue nliriis propotitit chustlakos esse koh lii bbat 1 .
Cette expression esl précisément la même dont se sert
Tertullien, dans on passage où, s'adressanl à des gens
qu'il appelle Les défenseurs de la loi. il tient sans doute
à la Leor citer exactement : De legibus primum con-
curram vobiscum, ut cum tutoribui legum. Jam pridem
quam dure definitù, dieendo : Non ucet bssi vos 1 !
Origène [tarif tout à fait comme Tertullien : Decreve-
runi [reget terne leyibus suis ut non snrr chbistiani 3 .
Lampride, voulant parler de la tolérance d'Alexandre
Sévère, dit : Jwlx'is privilégia reservavit; christianos
i ssi passui est '» : el ce qui prouve qu'il s'est servi
dt-s trimes officiels et législatifs, c'est que ledit pro-
mulgué par Galère pour arrêter la persécution com-
mençait ainsi : Denûo sim chriitiani 5) . Cette coïnci-
dence ne peut p;i^ être tout à fait fortuite; ce n'est pas
un simple effet du hasard que tant d'écrivains d'àg
différent emploient des expressions entièrement seni-
blables :on est tenté de voir dans ces expressions celles
(1) Salp. Sévère, < An»»., il. II.
I Tertullien, .!/>'</«</.. \.
(3) Origène iimn. 9(mJosue).
i Lampride ilex. S
D
11
162 LA PERSÉCUTION DE TRAJA.Y
mêmes d'un édit de persécution, probablement le plus
ancien de tous , de celui qui le plus longtemps a servi
de bases à toutes les poursuites. Il devait donc con-
tenir à peu près ces termes : Non licet esse curis-
tia.vos, et ne contenait guère autre chose. Il ne for-
mulait point d'accusations précises; il ne s'appuyait
sur aucun considérant ; il n'indiquait pas de procédure
régulière : c'était une sorte de mise hors la loi, un dé-
cret brutal d'extermination. Les apologistes s'en plai-
gnent amèrement , et , si le décret était autrement
rédigé, on ne pourrait rien comprendre à leurs plain-
tes. Ils répètent partout qu'on ne les accuse que d'être
chrétiens (1) , qu'on ne leur reproche que leur nom (2) ,
et Tertullien affirme à diverses reprises que la sen-
tence qui les condamne ne vise d'autre crime que
celui-là (3) . Le magistrat rappelait à l'accusé ce décret
sommaire et terrible : Non licet esse curistianos, à
quoi l'accusé répondait, s'il était fidèle : Christianus
sum; et la cause était entendue (V). »
En résumé, la législation du premier siècle au sujet
des chrétiens est comprise, depuis Néron, dans ce mot :
« Il ne leur est pas permis d'exister. » Trajan la con-
serve, et elle reste en vigueur pendant tout le deuxième
(1) S. Justin. /. Àpol., 4.
(2) Tertullien , Adv. Cent., 3 : Athénagore, Légat. j>r<> Chris/., 2.
(3) Tertullien, Apolocj., 2; Ad nul., I, 3, 5; Justin., // Apolocj., 2.
(4) Boissier, la Lettre de Pline au sujet des chrétiens, dans la
Revue archéologique, t. XXXI, 1876, p. 119, 120. —Cf. dans les Actes
il" sainte Thècle, n>s paroles adressées à un accusateur de saint Paul :
Aéyi aùxàv gpumavàv, xai à7ro)xïxai oruvTé|t6>c. Voir E. Le Riant, les
Actes des Martyrs, ï i, i>. 41.
I \ LÉGATION Mi PLINE EX LE RESCKIT DE [RAJAN. |93
siècle, avec ces seuls tempéraments : défense à L'auto-
rité publique de les rechercher d'office, interdiction
des dénonciations anonymes, nécessité d'une accusa-
tion faite dans les formes Légales et devant les tii-
bunaux ordinaires.
164 LA PERSÉCUTIOIX DE TRAJAN.
II.
Examen critique de quelques Passions de martyrs.
J'ai dû devancer les événements , et donner une
large place à l'examen détaillé d'un document de
l'an 112, dont l'étude est la préface nécessaire de toute
histoire des persécutions au second siècle, en même
temps qu'un épilogue important de l'histoire des per-
sécutions du premier. Je reviens maintenant au com-
mencement du règne de Trajan.
De nombreux martyrs périrent sous cet empereur
longtemps avant l'incident relatif aux chrétiens de Bi-
thynie. J'ai déjà montré que Flavia Domitilla, nièce de
Clemens, ne fut vraisemblablement rappelée de son
exil de Pontia ni par Domitien ni par Nerva (1) : elle
en fut seulement ramenée sous Trajan , racontent les
Actes des saints Nérée et Achillée (2), non pour être
rendue à la liberté, mais pour être jugée et suppliciée
à Terracine. Les Actes d'où sont tirées ces indications
ne sont à proprement parler qu'un roman historique.
Baronius a reconnu le peu de confiance que doivent
inspirer certaines parties de leur récit : fide non intégra,
dit-il. « 11 serait aisé de montrer par le détail que c'est
une très méchante pièce, digne des manichéens enne-
(1) Voir plus haut. j>. 135.
(2) Acta Sanctorum, mai, t. III. i». 11.
l lAMEN DE QUELQ1 ES PASSIONS DE MARTYRS. 166
mis du mari.... .rit Tillemont 1 . Avec son admi-
rable boo Bens, 1<' critique du dix-septième siècle ajoute :
Mais dans les histoires les plus Gausses il y a d'ordi-
naire quelque chose de vrai pour le fond. » 11 en est
;iinsi d'un grand nombre d'Actes des martyrs. Les dé-
couvertes de L'archéologie chrétienne ont démontré
que lt^ récits en apparence Les plus légendaires repo-
M'ui parfois sur an solide tubstratum historique, <'t que
souventrimaginationdespassionnaires de basseépoque
a brodé"sur un canevas s raimenl ancien l . Ainsi, dans
1rs Vcti-s des saints Nérée et Achillée, rédigés au qua-
trième siècle, c'est-à-dire à une époque où les Lieux el
les monuments qui y sonl cités étaient encore tous sous
les yeux de L'écrivain, M. de Rossi a pu démêler, an
milieu de détails contestables, un certain nombre de
laits que les fouilles exécutées depuis vingt «ans clans le
cimetière chrétien de la voie Ardéatine ont démontrés
I Pais (3). Dans ce cimetière ont été retrouvés, confor-
iii. ni. ut à Leurs indications, les emplacements de la
sépulture de Nérée et Achillée et de celle d'Aurelia
Petronilla. 11 est assez remarquable (pion n'ait ren-
contré au même lieu aucun.- trace du tombeau d'une
Flavia Domitilla, et que les itinéraires des anciens pè-
(1) Tillfinont. Mémoires, t. il, art. sur sainte Fiai ie Domitille. — Du
Sollier, de Vilrj . Zaccaria, Cancellieri, B'ezprimenl ■i\<'< i.i même térérité
I document. Voir Cancellieri, />< tecretariis batiUcA Vatican»,
Cf. Edmond Le Riant, les Acte» des martyrs, p. Sel pasaim.
(3) Voir Bullettino di archeologia eristiana, 1865. p. 17-24, 33-4»;,
1874 p.S-35,68-75; 1875 p. 5-77; 1877, p 128-185.
1GG LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
lerins(l) n'y fassent jamais allusion. Cet indice négatif
permet peut-être de penser que les Actes ont raison en
disant que la nièce de Clemens fut martyrisée et en-
terrée à Terracine (2), de même que la phrase de saint
Jérôme sur la longueur de son exil à Pontia (3) con-
corde avec leur récit plaçant sous Trajan seulement
son retour de cette île.
Je viens d'écrire les noms de Nérée et Achillée : il est
impossible de déterminer l'époque où furent mis à mort
ces deux martyrs. Périrent-ils sous Doniitien, qui parait
les avoir exilés à Pontia avec Domitille ? sous Nerva ,
comme semblent l'indiquer leurs Actes, contrairement
aux vraisemblances? sous Trajan, ainsi que Domitille?
On ne saurait le dire ; mais deux choses sont certaines :
le fait de leur martyre, l'emplacement de leur sépul-
ture ; et peut-être n'est-il point impossible de retrouver
quelque chose de leur histoire.
D'après leurs Actes , ces deux serviteurs de la nièce
de Clemens auraient été conduits (à une époque qui
parait flotter entre Nerva et Trajan) de Pontia à Terra-
cine, où on leur aurait tranché la tète. De là, leurs
corps auraient été transportés « dans les souterrains du
domaine de Domitille, sur la voie Ardéatine, à un demi-
mille de Home, près du sépulcre où avait été enterrée
(1) DeRossi, Roma sotierranea, t. I,p. 180, îsi.
(2) Dans un sarcophage qui n'avait pas encore servi, disent les Actes ; .
M Le Haut l'ait remarquer cette mention, conforme à ce qui se lit dans
un grand nombre d autres documents de même nature.- Les Actes des
martyrs, % 84, p. 214.
(3) S. Jérôme, /■,/>. 108.
EXAMEN DE Ql BLQl ES PASSIONS DE MARTYRS. 167
Pétronille (1 . »> Tout près de l'emplacement du t<»m-
beau de Pétronille, rê\ élé par une peinture récemmenl
découverte 2 . » » n t été eu effel retrouvées, dans la ba-
silique semi-souterraine du cimetière de Domitille :i .
deux colonnes sur chacune desquelles était sculptée la
décapitation d'un martyr. L'une est entière, «'t au-dessus
du bas-relief des Lettres du quatrième siècle formenl le
nom d'AQLLEVS, achillée. I>e L'autre, il ne reste qu'un
ti i_in<Mit : le peu qu'on voit du bas-relief permet de
reconstituer une scène analogue à celle que porte la
première : Le nom de Nérée \ devait «■•tir écrit 'i . ».. -s
colonnes appartenaient au tabernacle dont était sur-
montée, dans la basilique, huonfessio des deux mar-
tyrs. Quelle fut Leur vie? Un fragment de leur éloge
métrique, composé par le pape Damase, a été récem-
ment découvert : complété par les manuscrits, il donne
sur l'histoire de Nérée et d'Achillée des détails intéres-
sants [5), que M. de Rossi a très habilement commen-
i in prodio Doinitillœ. in crypta arenaria, a mnro Urbia milliario
nao semis, joxta sepalerara in quo sepalta est Petroailla. Ida s v. mai,
t. m, p. ii.
f.uii, iinin <ii areheologia eristiana, is7». |>. 122-125: 1875
p. 11-37 <t pi. I. Il III
(3) Sur cette basilique, \oir le BulletHno di areheologia crisi
1873. p. 160 1874, p. 1-35, 68-75, «-t pi. III. I\ \
(4) Ibid., 1875, p. 7-10, et pi. IV.
(5) Milii .!• aomen dederant, ssYamque gerebant
Officiam, pariter apeclantes jussa tyraoni,
Pneceptia puisante la serrire paratL
Mira Ides rei Dm, -nl»i t « » posoere farorem,
Conrerai fngiant, dada impia castra relioquant,
Projtciant elypeos, (aie ras, lelaqae craeata.
1G8 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
tés (1) . Les deux saints paraissent avoir appartenu sous
Néron aux cohortes prétoriennes, et avoir même pris
part aux sanglantes exécutions que, au mépris de la
discipline militaire, les mauvais empereurs firent plus
dune fois accomplir par ce corps privilégié (2J . Soldats
distingués, ils avaient obtenu les décorations que les
Romains décernaient au courage (3) . Un jour la foi
nouvelle toucha leur cœur : les Actes disent qu'ils
avaient été convertis par saint Pierre ; il est certain que
le camp prétorien eut des relations avec les apôtres (4).
Après avoir reçu le baptême, Nérée et Achillée se reti-
rèrent du service. Furent-ils, lors de l'avènement de la
dynastie Flavienne, attachés à un titre quelconque à la
maison de Domitille (5), peut-être sur la recommanda-
tion d'une autre convertie de saint Pierre, parente ou
alliée de la famille impériale, Aurélia Petronilla? Cette
assertion des Actes n'a rien d'incroyable, et rend faci-
lement compte de leur sépulture dans le cimetière des
Flaviens chrétiens. Ils purent suivre, comme le disent
Confessi gaudenl Christi portait' triumfos.
Crédite per Damasum possit quid filoria Christi.
Bullettino di archeologia cristiana, 1874, p. 19-21.
(1) Itiid., p. 21-26.
(2) Cf. Josèphe, Ant. Jud., XIX, i. c.
3) Sur les phalerx dont parle 1 inscription, voir Borghesi, Décadi
numism., XVII, 10; Cavedoni. Ann.delT Institulo di correspond, or-
rlici,!., 1846, p. 119: Rein, ibid., 1800, p. 161; Henzen, Bullelt. dell
insi. dicorr. arch„ 18C1,|>. 205; de Longpérier, Revue arch., 1849,
t. 1. p. 32'».
(4) Voir plus haut. |>. 3'».
5) Le compilateur latin des Actes, transportant au premier siècle les
offices uY la cour byzantine, donne à ces vieux soldats le litre ridicule
A'eunuehi cubicularii.
l \WI1 N DE QUI LQ1 ES PASSIONS l>K MARTYRS 169
encore les Actes, leur [naitresse dans son exil de Pontia.
Telles sont les notions qu'il est possible d'obtenir sur 1rs
deux saints, en rapprochant certains points acceptables
de leur légende des indications assez claires contenues
dans l'inscription que saint Damase mit au quatrième
siècle sur leur tombeau.
Domitille, Nérée et Achillée, ue sont pas les seuls
personnages connus dont la vie, consacrée à la gloire
du christ sous Domitien, ;i pu s'achever par le mart\ ce
sousTrajan. Une belle légende d'origine grecque place
.i cette époque la condamnation, L'exil et la mort du
grand pape sainl Clément.
LesÀctes de sainl Clémenl sonl anciens ; le Liber Pon-
tiftcalis 514 semble les connaître déjà; Crégoire de
Tours les cite. Voici, dépouillée des traits merveilleux,
la partie de cette pièce où est racontée la fin du suc-
cesseur de saint Pierre :
Clément fut, à la suite d'une sédition populaire, ac-
cusé devant le préfet de Rome, qui en référa à l'em-
pereur. Tiajan ordonna de reléguer le pontife au delA
du Pont-Euxin, dans une ville de la Chersonèse. Arrivé
au lieu de S \il, Clément y trouva deux mille
chrétiens condamnés depuis longtemps à L'extraction
du marbre. Clément les consola , les encouragea; la
renommée de sa sainteté se répandit dans tout le pays.
De nombreuses conversions s'opérèrent, beaucoup d'é-
glises furent bâties, des temples furent renversés, des
boifl Sacrés abattus. Ces faits par\ inrenl aux oreilles de
l'empereur. In magistral délégué pour instruire l'af-
faire fit d'abord périr un grand nombre de chrétiens;
170 LA PERSECUTION DE TRAJAN.
mais, voyant l'empressement avec lequel ils s'offraient
au martyre, il épargna la multitude, et s'efforça d'a-
mener Clément a sacrifier. Sur le refus du saint, le
juge ordonna de lui attacher une ancre au cou, et de le
précipiter dans la mer (1).
Ce récit n'a en soi rien d'incroyable. Si Clément fut
réellement condamné, sa condamnation doit, selon
toute vraisemblance, avoir eu lieu, comme le veulent
les Actes, pendant le règne de Trajan. Sa lettre aux
Corinthiens, dont nous avons parlé dans un autre cha-
pitre, montre qu'il était encore à Rome à la fin de
Domitien; les premiers mots semblent même indiquer
qu'au moment où il écrit la persécution venait de ces-
ser (2). Nerva ne prononça point de condamnation
contre les chrétiens; sous Trajan seul peut donc avoir
eu lieu le procès de Clément. Le magistrat qui, d'après
les Actes, prononça la sentence d'exil, le prœfeclus
Urbi, est bien celui qui avait à Rome le droit de con-
damner ad melalla (3). Ici se présente une difficulté.
Tillemont, qui rejette entièrement ces Actes (4), fait
observer que jusqu'à Valérien au moins le Rosphore
Cimmérien eut des rois amis, mais non sujets des Ro-
mains. Comment donc Clément y aurait-il été relégué,
et y aurait-il trouvé d'autres chrétiens déjà condam-
:'l) Mapruptov to-j âyiou K>yj|ievTOC 7rcnta cPû|li)C, dans Cotelier, S. lUir-
nubx et aliorum patrum apostolicorum scripta, 1672, p. 828-836;
l-unk, Opéra Patrum apostolicorum, t. I. p. 808.
(2) Voir plus haut, p. 120.
(3) Digeste, XLV1II, xix, 8, g 5.
(4) Tillemont, Mémoires, t. II, note xn sur suint Clément.
EXAMEN D] QUELQUES PASSIONS DE MARTYRS 1:1
nés? Le savanl critique se trompe. La puissance ro-
maine avail depuis Longtemps pris pied dans ces con-
trées, Elle j exerçai! une véritable suzeraineté. La
principale cité de La Chersonèse Taurique avail été par
Rome déclarée ville libre (1). En (>:>, le Légal de La
Hésie inférieure l'avail défendue contre le coi «1rs
Scythes 2). En »'><). il y avait dans toutes les régions
du Bosphore des garnisons <'t des Hottes romaines (3).
Mu a trouvé à Cherson L'inscription funéraire d'un
soldat de la Légion A7 Claudia, cantonnée au deuxième
siècle dans La Mésie inférieure et Les pays qui en dé-«
pendaient plus ou moins étroitement ('♦). La difficulté
soulevée parTUlenionl disparaît donc; mais une autre
subsiste. Clément, disent les Actes, trouva au lieu de son
exil deux mille chrétiens « depuis longtemps (5) » con-
damnés par sentence juridique, et occupés à l'extrac-
tion du marbre. « Depuis longtemps » s'entendrait
difficilement d'une sentence prononcée sous Trajan :
Nerva n'en rendit point contre les chrétiens; il faut
donc admettre <jue ces forçats avaient été condamnés
pendant la persécution de Domitien. Comment concilier
ce fait avec L'assertion si précise de Dion, rapportant
(1) Pline, But Nat IV. sô. Cf. Corp. irucr. gr»c.t il. p. 90.
(2) Orelli. 750; Wilmaniis. Exempta /user. Int.. lli.'..
Josèphe, De Bell Jud., 11. 16.
(4) i>>' Koehne, Beitr&ge tur Geschichte und Irchxotogie von < her-
tonesui in Taurien; h"- Rômisch-Bosporanische Zeit, dans les Mem.
fur Archéologie und Numismatih in Petersburg, t. H, 1848, p. 308;
cité par Marquardt, Mmische Staalsverwallung, 1. 1. 1>. 807, notes.
Quand aucune durée n'arait été fixée pai le juge, les condamna-
lioiiv tut metalla étaienl de <\\\ .ms. Hodestin, an />"/., xi.vni. ux, 23.
172 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
que Nerva rappela tous les exilés de Domitien? On peut
répondre que cette mesure s'appliqua seulement aux
exilés (1), et non à ceux qui avaient été envoyés aux
travaux forcés, gens de condition plus humble , dont
le labeur pénal profitait à l'État, et que Ton oublia vo-
lontairement ou involontairement. Ces condamnés ad
melalla avaient peut-être été recrutés parmi les cer-
doncs dont Juvénal a mentionné d'un mot la persécu-
tion. D'après les Actes, la présence de Clément dans ce
lieu d'exil amena un grand nombre de conversions,
la destruction des temples, la construction de beau-
coup d'églises; les succès évangéliques du pape dé-
porté furent la cause de son martyre et de la mort de
nombreux fidèles de la Chersonèse, immolés avant lui.
Aucun de ces faits n'est invraisemblable : on a vu par
la lettre de Pline avec quelle facilité le christianisme
se répandait dans les régions voisines du Pont-Euxin,
et comme le culte des dieux y tombait vite en déca-
dence : il convient d'ajouter que les condamnés ad
metalla jouissaient quelquefois d'une liberté relative ,
• t que la construction par eux de lieux de prière n'est
pas un fait inconnu de l'histoire (2) .
<( Ce que les Actes racontent de la prompte diffu-
sion du christianisme en Chersonèse, écrit M. de Rossi,
esl démontré vrai par les événements. Les premières
monnaies sur lesquelles apparaisse la croix sont celles
(1) Pas même à tous les exilés, si l'on admet que Doinitille ne l'ut
pas rappelée de Pontia.
2 lï. Eusèbe, !><■ martyribûs Valestinx, 13.
EXAMEN Dl QUELQUES PASSIONS DE MARTYRS 173
de ces rois du Bosphore, résidanl à Totorse, qui dès
l.-s années 2!»<i et •{(►3, sous Dioclétien, gravèrent sur
Leurs médailles le signe du saint l . Depuis 2"o. on
ne rencontre plus dans L'abondante série des monnaies
de ces rois l'image accoutumée d'Astarté, ni aucun
indice «lu culte païen. L<- trident, imprimé sur 1rs
pièces de ces années, non seulement n'est pas une
image nécessairement idolatrique, mais encore est
un des signes adoptés par les chrétiens pour dissimu-
ler l.i croix. Ainsi l,i région «lu monde antique où la
croix du Christ triompha avant tout autre lieu semble
avoir été précisément la Chersonèse Taurique. Les
découvertes <lr monuments chrétiens en Crimée ne
Boni pas rares. M. le eomtr Ouwaroff, qui \ a t'ait des
touilles considérables, m'a décrit les nombreuses
cryptes chrétiennes par lui retrouvées et explorées.
»)n connaît la basilique découverte par lui à l'extré-
mité «1rs faubourgs orientaux de Srbastopol (au nord
de la cité de Cberson), ornée de colonnes couron-
nées par des chapiteaux d'excellent style ionique, sur
lrs.jurls s'élevaient des cubes décorés de croix et
dr monogrammes du (Jnist. Sur les colonnes se lisent
1rs noms «1rs citoyens qui ont fourni dr l'argent pour
la construction du temple sacré. Los flots de la mer
i) De Koehne, Description du musée de feu le prince Basile Kots-
ckoubi a et i echt a lu s sur i histoire < ' lu numismatique des col
grecqut •> en /?">>•' ainsi que dt i royaumes du Pont et 'lu Bosphor
Cimmérien, Saint-Pétersbooig, 1857, t. II, ] U6 ; Caredoni,
Appendice aile ricerche critiche <ni<>nu> aile med. costanliniane,
].. 18, is Bullett. an eh. Neap., ser. 2, aano VII, p
174 LA PERSECUTION DE TRAJAX.
ont emporté un angle de l'édifice. Cette basilique
aurait-elle été dédiée à saint Clément? Je l'ignore;
mais j'espère que les monuments chrétiens de Crimée
répandront un jour quelque lumière sur ses Actes,
son histoire et son tombeau (1). »
La lumière attendue par l'éminent archéologue ne
s'est pas encore faite : à peine pouvons-nous aperce-
voir quelques rayons mêlés d'ombres. Une seule chose
est certaine : il existait en Crimée une tradition locale,
antérieure au sixième siècle, probablement beaucoup
plus ancienne, et qui durait encore au neuvième
siècle, époque où l'apôtre des Slaves, saint Cyrille,
apporta à Rome les reliques de saint Clément (2).
D'après cette tradition , le saint de ce nom dont le
tombeau était vénéré en Crimée serait le pape , dis-
ciple des apôtres, qui aurait été déporté dans ce
pays, et y serait mort martyr. Elle est corroborée in-
directement par un fait digne de remarque : à Rome
le tombeau de saint Clément était inconnu. La ba-
silique élevée sous son nom , et remontant au moins
à Constantin (3), ne le contenait pas. Les martyro-
loges, sacramentaires et autres documents du qua-
trième et du cinquième siècle, n'y font pas allusion;
les topographes du septième siècle, où l'on trouve
i Bullettino <li archeologia cristiana, 1864, p. 5, <>.
(2) Bullettino di archeologia cristiana, 1863, p. 9. — Voir l'article
du I'. Martinov sur la Légende italique des saints Cyrille et Mé-
thode, dans la Revue des questions historiques, juillet 1884, p. no-
166.
(3) Cf. deRossi. Bullettino di archeologia cristiana, ihtd. p. îi'.t
el sq.
! WM1 \ 1>K QUELQUES PASSIONS DE MARTYRS. l1i
l'indication de tous l< !S COrpS >.tinls qui reposaient par
exception dans l'intérieur de Konu\ ne parlent pas
.le saint Clément (1). En L'absence «le toute preuve
directe, la critique * I * > ï t tenir compte de cette concor-
dance entre la tradition positive de Grimée et tefail néga-
tif de Rome : ce n'est pas assez pour accepter comme
historique le récit d'Actes qui ne sont pas contempo-
rains, mais c'est trop pour avoir le droit de le rejeter
a priori parmi les l'ailles : il faut suspendre son juge-
mont en attendant «pie de nouvelles découvertes
viennent infirmer on confirmer leur témoignage.
Do reste, La tradition qui donne à saint Clément le
titre de martj r n>' dépend pas nécessairement «!«' la so-
lution que ces questions pourront un jour recevoir.
Elle est très ancienne, et nous a été transmise par di-
vers documents, dont plusieurs sont d'une époque an-
térieure à celle où la Passion grecque commence à être
citée «n Occident. « Clément <'st qualifié de martyr par
llulin -2 , par le pape Zosime (3), et par le concile de
Vaison, en VV2 (V). Le même titre lui est donné dans
Les calendriers romains, depuis celui du martyrologe
biéronymien, dans Les sacramentaires romains depuis
Le sacramentaire léonien, et dans les autres livres li-
turgiques. <>n a retrouvé à Rome, dans la basilique
(1) Duchesne, / tude ■><//■ U Liber Pontificalis, i s 7 7 . p. 149.
(2) S. Jérôme, U><>l- adv. libros Rujini, éd. Hartianay, i. iv,
l'.ti I. H. p. iO'.».
:{ Jaffé, llr./.. n° 329; Constant. I />. Pont Rom., p. 943.
i Canon <;.
176 LA PERSKCl'TION DE TRAJAN.
qui, dès le temps de saint Jérôme (1), « conservait la
mémoire » de Clément, des fragments d'une grande
inscription dédicatoire où figure le mot MARTYR.
Suivant la restitution, à peu près certaine, proposée
par M. de Rossi (2), ce qualificatif était joint au nom
de Clément. L'inscription est du temps du pape Sirice
(38^-399). Il est donc sûr, quoi qu'il faille penser du
silence des anciens auteurs, Irénée, Eusèbe, Jérôme,
que la tradition du martyre de saint Clément était éta-
blie à Rome dès la fin du quatrième siècle (3) . »
(1) De vins M., 15.
(2) Bulleltino di archeologia cristiana, 1870, p. 148.
(3) Duchesne, le Liber Pontificalis, p. 123, note 9. Cf. p. 124,
note 10, et Introduction, p. xci.
BAITTl SIMÉON DE Jl K\ 5ALBM i"
III.
Saint Siméon de Jérusalem et saint Ignace d'Antioche.
Le Lecteur a peut-être éprouvé quelque fatigue à
qous suivre si Longtemps dans la voie des conjectu-
pes. C'est l'écuei] inévitable d'une étude comme celle-
ci. \ côté de documents certains, en pleine Lumière,
comme La Lettre de Pline, analysée au commencement
de ce chapitre, on rencontre des questions qui ae sont
point mûres, ei ae mûriront peut-être jamais, des
documents qu'il faut presser <!•• toutes parts pour en
extraire un pen d'histoire. On n'a pas le droit de les
négliger, car ce sérail passer parfois à coté de la
vérité; mais on n'ose affirmer, et Ton s'abstient de
conclure. Je n'ai pas besoin de dire ce que l'art en
souffre, el combien L'histoire perd à devenir de la cri-
ti<pi<\ Aussi est-ce avec joie que L'historien se retrouve
enfin sur un terrain solide, où L'on peut s'avancer
sans crainte.
L'année lo7 \it le supplio-dr «Lux des plus grands
personnages de L'Église primitive, sainf Siméon, évo-
que de Jérusalem, el sainl Ignace, évèque d'Antio-
che.
Eusèbe fixe <laus sa Chronique la mort <lr saint
Siméon, fils on petit-fils <!<■ dopas, ei cousin <lu Sau-
veur, a cette date, qui est en effel la plus probable l
Eusèbe, Chronique, .1 l'anaèe iode Trajaa.
1 •
178 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
Les détails qu'il donne ailleurs (1) sur le martyre de
l'évèque de Jérusalem sont empruntés à Hégésippe,
qui vivait au deuxième siècle, et, juif converti, a dû
être bien instruit de ces faits. Le signal de la persécu-
tion avait été donné, dans plusieurs villes, par des
mouvements populaires dirigés contre les chrétiens.
A Jérusalem, la haine de quelques hérétiques, ébioni-
tes, esséens ou elkasaïtes, fit cause commune avec celle
des païens : Siméon fut accusé par un de ceux-là,
non seulement comme chrétien, mais comme étant
de la race de David (2). Pour quel motif la recherche
des descendants de David, interrompue sous Dona-
tien, avait -elle été reprise sous Trajan? Nous l'igno-
rons, comme beaucoup de faits de cette époque, dont
lhistoire est si mal connue. Peut-être de sourdes agi-
tations , avant-coureurs de la terrible révolte de l'an
11G, régnaient-elles déjà dans les pays juifs, et
avaient-elles mis l'autorité romaine en défiance con-
tre les derniers et obscurs représentants de l'antique
race royale. Quoi qu'il en soit, la double accusation
fut accueillie par le légat consulaire de la Palestine,
Tiberius Glaudius Atticus (3). Pendant plusieurs jours
le saint vieillard (Siméon avait cent vingt ans) fut
torturé; son courage fit l'admiration d'Atticus et de
tous les assistants. Enfin il fut mis en croix ; mais la
recherche des descendants de David fut continuée après
(1) Hist. Eccl., III, 32.
('.»)£.!; 'j-i-'jt v.~'j Aa6l5 /.'A xpicrnavoù. Hégésippe, dans Eusèbe, loc. cit.
(3) Cf. Borghesi, Œuvres, l. Y, p. 534; Marquardt, Rômische
Staatsverwatiung, 1. 1. p. 119, note 1.
SAINT IGNACE D Wihx HE. [79
son supplice, et l'on découvrit que ses accusateurs
appartenaienl à la même famille : ils furent condam-
nés ;ï leur leur: ainsi le sang innocent se trouva
vengé.
Si l'histoire de saint Siméon peut se résumer en
quelques mois, celle de saint Ignace demande de plus
longs éclaircissements. Elle n'offre point, cependant,
d'insolubles difficultés. Les questions relatives au glo-
rieux évêque d'Antioche sont simples, quand on n'es-
saie pas de les compliquer et de les obscurcir. Les
Ictes de son martyre ne sont point contemporains,
bien que rédigés en partir d'après des documents
sérieux 1). Ils en rapportent exactement l'époque,
mais iU se trompent sur 1rs circonstances «le la con-
damnation. En revanche, les sept lettres de saint
Ignace au \ Kphésiens, au\ Magnésiens, auv Tralliens,
aux Romains, auv Philadelphiens et à Polycarpe sont
«l'une authenticité certaine (2). Elles font complète-
ment connaître s,. s idées ,t sa personne, et elles suf-
fisent à reconstituer sinon l'histoire de sa vie, au
moins celle de son martyre, dont les Actes ne peuvent
donner d'une manière sûre que la date.
Celle-ci est bien établie. Eusèbe, dans sa Chronique,
place en l'an 107 le commencement «le la persécution
de Trajan :5 . et rattache Immédiatement à cette
(1) Noos parlons ici du texte latin d'Usher el grec de Rninart. Voir
1 16, note 1.
(a Sur l'authenticité des sept lettres, voir Punk, Opéra Patrum
apostolicorum, t. I, p. \i.i\ i.vwiii. el Dû Echteit der ignatianis-
du a Briefeaui mur Vertheidigt, robingue, 1883
Elle a commencé plus tôt, comme on l*a vu.
180 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
indication le martyre de saint Ignace. Les nolœ
temporis données par les Actes sont dune précision
trop grande pour n'avoir point été empruntées à
quelque source ancienne. La condamnation du saint
à Antioche y est rapportée « à la neuvième année
du règne de Trajan (1), » ce qui était la manière
accoutumée d'indiquer les dates dans les parties
orientales de l'empire, tandis que son supplice à Rome
est dit avoir eu lieu le 20 décembre, « étant consuls
Sura et Sénécion (pour la deuxième fois), » ce qui est
la formule romaine bien connue (2). Ces dates cor-
respondent à celle qu'indique Eusèbe, puisque la
neuvième année de Trajan expire à la fin de janvier
107. C'est donc au mois de janvier 107, c'est-à-dire
avant la fin de la neuvième année de Trajan, que
fut condamné Ignace, et onze mois plus tard, dans la
même année, pendant laquelle Sura et Sénécion
gérèrent ensemble le consulat, qu'il fut mis à mort.
Il semble que l'auteur des Actes ait eu sous les yeus
un document oriental relatant la condamnation du
(1) Tco £vv<xtw ?tïi t?,; àvToy [ia<ji).îia;. Ruinait, Acta sincera, p. 69G.
— Actorum initio, ubi res Antiochiae gestse aarrantur, tempus anni im-
perii Trajani designatum observo, quae sane desigoandi tcmporis ratio
in provincîis praesertim orientalibus solennis erat. De Rossi, Inscript,
christ, nriiis Romse, p. <>.
(2) TTtaTS'jôvTwv Ttapà Po[xa(oi( Xûpa y.ai Sevexiou tô 5eûxepov, Rui-
narl, p. 7o7. — In exlrt-ma \n<> Actorum parle, quœ [gnatii Bupplicium
ititiii.-c consiiiiiiiiaiiini respicit, per coosaluni Domina ita coasignatus
annus est, ut eam formulam al» urbana coosaetudine esse petitara >,iti.s
appareat. De Rossi, loc. cit. — L'une des plus anciennes inscriptions
chrétiennes datées porte précisément la mention : SVRA ET SENEC.
Ci»--. Ilml.. p. :j.
SAINT hlN.UT. DAM loi II! i s |
saint à Antioche, et un document romain racontanl
s.m martyre, et ait reproduit servilement la formule
employée par l'un et par l'autre pour dater, Le premier
à la façon orientale, le second à la manière romaine.
.Nous sommes donc dès à présent en possession de
la date <lu martyre d'Ignace 1 . ei ou précieux écrit
que nous rencontrerons tout à l'heure nous permettra
«l'apporter «les arguments d'un autre ordre à l'appui
de cette première indication. Mais, en dehors de la
date, que sait-on de précis sur ce martyre? Peu de
chose, "ni pensé quelques historiens (-2). Beaucoup,
répondrons-nous, même si l'on renonce A se servir
des Actes. M. Renan a retracé, >-w une page excellente,
l'incontestable dans L'histoire d'Ignace; » on me
permettra d'emprunter ses paroles : elles résument
clairement les documents contemporains, et mettent
en pleine lumière le grand rôle et la personnalité
puissante de L'évêque d'Antioche :
« Dans des circonstances que nous ignorons, dit-il.
probablement à la suite de quelque mouvement popu-
laire (3), Ignace fut arrêté, condamné à mort, et,
comme il n'était pas citoyen romain, désigné pour
être conduit à Home et livré aux bêtes dans l'amphi-
théâtre » . On choisissait pour cela les plus beaux
(1) Nous écartons tout à fait I hypothèse de IL Harnack, Die /< it des
Ignatius, Leipzig, 1878, d'après laquelle sainl Ignace aurai! féen -miN
Hadrien.
(2) Auhr. Histoire des persécutions, p. 231; Havet, le Christia-
nisme et set Origines, 1884, t. JV. p. 432.
(3) s. Ignace, IdSmyrn., \i. Id Polyc, :■. [d Rom., 10.
i /' \iviii. \i\. ai; Lettre des église* de Lyon et de
182 LA PERSECUTION DE TRAJAN.
hommes, dignes d'être montrés au peuple romain (1).
Le voyage de ce courageux confesseur d'Antioche à
Rome, le long des cotes d'Asie, de Macédoine et de
Grèce (-2), fut une sorte de triomphe. Les églises des
villes où il touchait s'empressaient autour de lui, lui
demandaient des conseils. Lui, de son coté, leur écri-
vait des épîtres pleines d'enseignements, auxquels sa
position analogue à celle de saint Paul, prisonnier
de Jésus-Christ, donnait la plus haute autorité (3). A
Smyrne, en particulier, Ignace se trouva en rapport
avec toutes les églises de l'Asie (i) . Polycarpe , évèque
de Smyrne, put le voir et garda de lui un profond
souvenir (5) . Ignace eut à cet endroit une correspon-
dance étendue (6) ; ses lettres étaient accueillies avec
presque autant de respect que des écrits apostoliques.
Entouré de courriers d'un caractère sacré qui allaient
et venaient, il ressemblait plus à un personnag-e puis-
sant qu'à un prisonnier. Ce spectacle frappa les
païens eux-mêmes, et servit de base à un curieux petit
roman qui est venu jusqu'à nous (7). » Le roman
dont il est ici question est le De morte Peregrini de
Vienne, dans Ëusèbe, Hist. Eccl., V, 1 (37, 47); le Pasteur d'Hermas,
visio III, 2; Épitre à Diognète, 7: S. Justin, Dialog. cum Tryph.,
110;Tertiillien,^;;o?., 40.
(1) Si ejus roboris vcl arlilicii sint ut digne populo roinano exliiberi
possint. Digeste, loc. cit.
(•'.) S. Polycarpe, AdPhil., 9; S. Ignace, Ad Rom., 9.
(3) S. Ignace, Ad Rom., 9.
(4) S. [gnace, Ad Rom., 10; AdMagn., 15; Ad Troll., 12.
(5) S. Polycarpe. \<l PMI, 9.
(6) S. Ignace, Ad Rom., 4, 9, 10.
: Renan, les Évangiles, \>. i87, 488.
SAINT IGNACE DANTIOCH] 183
Lucien, dans Lequel le satirique du deuxième siècle
s'esl plu à imiter certains traits de L'histoire de saint
Ignace, et qui ae peut avoir été écrit que par une
personne ayanl sous 1rs yeux les épltres mêmes de
L'évèque d'Antioche 1 .
La plus célèbre est adressée de Smyrne aux Ro-
mains. .!«■ la cite presque eu entier, bien qu'elle soit
dans toutes les mémoires. L'antiquité chrétienne,
aucune antiquité sans doute, d'offre rien de plus beau.
Les défauts de la Forme littéraire, obscurité, longueurs,
répétitions, disparaissent devanl La grandeur incom-
parable du fond. Nous n'avons pas le pécil authentique
du martyr.' d'Ignace; nous ayons mieux que cela.
L'image vive, sincère, originale, de L'âme de ce grand
chrétien, à la veille du martyre, quand lui apparais-
sent de loin les lions qui doivent le dévorer, et der-
rière les lions la gloire même du Christ, dont les
rayons, comme un splendide soleil couchant, l'em-
brasenl et le transfigurent.
lunace, dans la salutation, empreinte de toute La
pompe orientale, par laquelle il commence sa lettre.
prend le surnom de porte-Dieu, 'Iyvauoç xal ô Beofo-
■i . Il s'adresse à L'Eglise romaine, et lui prodigue
(1) Voir des rapprochements décisifs dans Fonk, Opéra Patrum
apostolicorum, t. I. p. L, i.l.
'.] Dans li- iiioinli' romain, ri l'a i îliv Borghesi (U
t. III. p. isT-513). on portail Bouvenl nn double eognomen, le premier
d'nsage civil et légal, le second appellation familière. IK étaient réunis
ordinairement par la formule qui et, équivalent latin de 6 xal. Exemple:
m l i. SYMMACHl qvi i:t NONNVS BulMtmo di areheologia
crittiana, 1166, p. 69). Quelquefois, au lieu de gui '•/. on employait la
préposition -
184 LA PERSÉCUTION DE TRA.TAN
de magnifiques louanges. Puis, arrivant au but prin-
cipal de la lettre, il supplie les Romains de n'user
d'aucune influence pour obtenir sa grâce et le dérober
au martyre : peut-être des démarches avaient-elles
été faites près d'eux par les fidèles d'Asie, qui es-
péraient procurer, par le crédit de quelque membre
riche ou influent de l'église de Rome, la délivrance
du saint évèque. Ignace en prévient l'effet par ces
fermes paroles :
« A force de prières, j'ai obtenu de voir vos saints
visages; j'ai même obtenu plus que je ne demandais,
car c'est en qualité de prisonnier de Jésus-Christ que
j'espère aller vous saluer, si toutefois Dieu me fait la
grâce de rester tel jusqu'au bout. Le commencement
a été bon. Que rien seulement ne m'empêche d'attein-
dre l'héritage qui m'est réservé. C'est votre charité
que je crains. Vous n'avez, vous, rien à perdre;
moi, c'est Dieu que je perds, si vous réussissez â me
sauver. Je ne veux pas que vous cherchiez à plaire
aux hommes, mais que vous persévériez à plaire â
Dieu. Jamais je ne retrouverai une pareille occasion
de me réunir â lui; jamais vous ne ferez une meil-
leure œuvre qu'en vous abstenant d'intervenir. Si
vous ne dites rien, je serai à Dieu ; si vous m'aimez d'un
OPTATINE RETICI.ESIVE PASCASI.E: Orelli. :>77l : cf. 2772, 2773.
/'(iscdsiaest un coynomai chrétien, que Ion réunissait ainsi par une
préposition au coynomen civil. De mémo pour une inscription incom-
plète publiée par M. deRossi : .... SIVE ANASTASIA : Anasta>ie. qui
signifie résurrection, est le nom spirituel ou chrétien de la défunte.
Bullettmo di archeologia cristiana, 18C>7. p. 31
SAINT IGNACE D'ANTIOCHI is,
amour charnel, je me trouverai rejeté dans la \ i « ■ « 1 « ■
ce monde. Laisses-moi immoler, pendanl que faute!
est prêt. Réunis tous en chœur par la charité, vous
chanterez : Dieu a daigné envoyer d'Orienl en Occi-
dent l'évèque de Syrie! Il est bon de se coucher du
monde en Dieu pour se lever en lui.
« Vous n'avez jamais fait de mal à personne; vous
avez <'iiN,i_:iir les autres. Je veu\ que vos préceptes
soient maintenus l). Demandez pour moi la force
du dedans e1 du dehors, afin que je n'aie pas seule-
ment les paroles, mais la volonté, que je ne ^<>is pas
seulemenl appelé chrétien, mais trouvé tel quand
j'aurai disparu du monde. Ce qu'on voit est tempo-
raire, ce qu'on ne voit pas est éternel (2). Jésus-Christ
lui-même est invisible (3) depuis qu'il est réuni à son
Père. Le christianisme n'est pas seulement une œuvre
de silence, mais une œuvre de grandeur et d'éclat.
« J'écris aux Églises; je mande à tous que je veux
mourir pour Dieu, si vous ne m'en empêchez. Je vous
conjure de ne pas me montrer une tendresse intem-
pestive. Laissez-moi être la nourriture des bêtes, par
lesquelles il me sera donné de jouir de Dieu. Je suis
le froment de Dieu : il faut que je sois moulu par la
ilrnt des bêtes pour que je sois trou\é pur pain du
r.hrist. Caressez-les plutôt, afin qu'elles soient mon
tombeau, qu'elles ne laissent rien subsister de mon
(1) Allusion au\ ferme) doctrines de L'Église romaine mu le martyre.
(2) Citation il.- saint Paul. // Cor.. IV. is.
(3) Le texte publié par Rninart, p. toi. porte (tâXXw pofvrrw. Le
I us exige etoèv ixi/'/ov.
186 LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
corps, et que mes funérailles ne soient à charge à
personne (1). Alors je serai vraiment disciple de Jésus-
Christ, quand le monde ne verra plus mon corps.
Priez le Christ pour moi, afin que par ces membres
je devienne un sacrifice à Dieu. Je ne vous commande
pas comme Pierre et Paul. Ils étaient apôtres ; je suis
un condamné. Ils étaient libres; je suis maintenant
un esclave (2). Mais si je souffre, je deviendrai affran-
chi de Jésus-Christ (3) et je renaîtrai libre. Aujour-
d'hui, dans les chaînes, j'apprends à ne rien désirer.
« Depuis la Syrie jusqu'à Rome, sur terre, sur
mer, de jour, de nuit, je combats déjà contre les
bêtes, enchaîné que je suis à dix léopards (je veux
parler des soldats de garde, qui se montrent d'autant
plus méchants qu'on leur fait plus de bien). Grâce à
leurs mauvais traitements, je me forme ; mais je ne suis
pas pour cela justifié (4), Je gagnerai à être en face des
bêtes qui me sont préparées. J'espère les trouver bien
disposées; je les caresserai plutôt, afin qu'elles me
dévorent sur-le-champ, et ne fassent pas comme pour
certains qu'elles ont craint de toucher. Si elles y
mettent du mauvais vouloir, je les forcerai.
(1) Ce souhait, que la charité dictait au saint évéque, ne fat pas entiè-
rement accompli; quelques débris de son corps échappés à la dent des
bêtes furent rapportés à Antioche : Ri'liijuia) corporis Anliochiaj jaccnt
extra portam Daphniticam in cœmeterio, dîl sainl Jérôme, De viris il-
luslr., 16.
(2) Le condamné à une peine capitale perdait ses droits d'homme
libre, el devenait servuspœnx. Digeste,XL\lll, xix, 17,29.
(3) Cf. saint Paul, / Cor., vu, 22.
(4) Citation de saint Paul, / Cor., iv. î.
SAIOT IGNA< i D \Ml«iUli . 187
Pardonnes-moi : je sais ce qui m'est préférable.
Maintenant ,j«' commence à être an vrai disciple,
Nulle chose visible on invisible ne m'empêchera de
jouir de Jésus-Christ. Feu et croix, troupes de bêtes,
dislocation des os, mutilation des membres, broie-
ment de tout le corps, que tous les supplices du démon
tombent but moi, pourvu que je jouisse de Jésus-
Christ. Le inonde et ses royaumes ue me sont rien.
Mieux \;uit pour moi mourir pour Jésus-Christ que
régner mu- toute la terre. Je cherche celui qui pour
nous »>t mort; je veux celui qui pour nous est res-
suscité. Faites-moi grâce, mes frères; ne me privez
pas de li vraie \i<': ne me condamnez pas à ce qui
pour moi est une mort. Je veux être à Dieu; ne
mettez pas le monde entre lui et moi. Laissez-moi
recevoir la pure lumière; c'est quand j'arriverai là
que j«- serai vraiment un homme. Laissez-moi être
imitateur de la passion de mon Dieu. Si quelqu'un le
porte en son cœur, il comprendra ce que je veux;
il compatira à ma peine, en pensant aux obstacles
qui- rencontre mou élan.
Le prince de ce siècle veut me ravir, et cor-
rompre ma volonté d'être à I>i«'u. Qu'aucun de vous
ne t'aide; soyez avec moi, c'est-à-dire avec Dieu.
N'ayez p.^ Jésus-Christ dans la bouche, et le monde
dans le cœur. Que la jalousie n'habite pas en vous.
Si. quand je serai avec vous, je vous supplie, ne me
croyez pas : croyez plutôt à ce que je vous écris aujour-
d'hui. Je vous écris vivant, et désirant mourir. Mou
amour est crucifié, et il n'y a plus en moi d'ardeur pour
188 LA PERSECUTION DE TRA.7AN.
la matière, il n'y a qu'une eau vive, qui murmure au
dedans de moi et me dit : « Viens vers le Père. »
Je ne prends plus de plaisir à la nourriture corruptible
ni aux joies de cette vie. Je veux le pain de Dieu, le
pain céleste, le pain de vie, qui est la chair de Jésus-
Christ, Fils de Dieu, né à la lin des temps de la
race de David et d'Abraham ; et je veux pour breu-
vage son sang-, qui est l'amour incorruptible et la vie
éternelle. Je ne veux plus vivre selon les hommes. Il
en arrivera ainsi, si vous le voulez. Puisse cela vous
plaire, afin que vous-mêmes plaisiez à Dieu. Je vous
le demande en peu de mots : croyez-moi. Jésus-Christ
vous fera connaître que je dis vrai. Il est la bouche de
vérité, lui par qui le Père a vraiment parlé. Deman-
dez que j'obtienne ce que je désire. Ce n'est pas
selon la chair, mais selon la pensée de Dieu que je
vous ai écrit. Si j'ai le bonheur de souffrir, vous
l'aurez voulu; mais si je suis rejeté, la faute en sera
à vous qui m'aurez traité en ennemi... »
Telle est cette lettre que tous les siècles ont admirée,
depuis saint Irénée citant la phrase célèbre et déjà
traditionnelle dans l'Église : « Je suis le froment de
Dieu... (1) , » jusqu'à M. Renan écrivant que « les
traits énergiques qu'elle renferme pour exprimer
l'amour de Jésus et l'ardeur du martyre font en
quelque sorte partie de la conscience chrétienne (2) . »
(1) S. Irénée, Ado. hxr., V, wviii. i.
(2) Renan, les Évangiles, p. xxxv. Le mémo écrivain a dit : « La foi
la plus vive, l'ardente soi i" do la mort, n'ont jamais inspiré d'accents
aussi passionnés; l'enthousias lu martyre, quiduranl deux cents ans
SAINT IGNACE I» kNTIOCHB. iv.
La lecture attentive de L'épltre aux Romains suffit,
croyons-nous, à réfuter des opinions sou\ en t soutenues
au sujet «le la date et du lieu du martyre d'Ignace.
Ou nous permettra d'eu dire encore un mot.
Plusieurs historiens pensent 411e le saint évèque
d'Àntioche tut condamné, non pas, comme nous croyons
l'avoir établi, en îoT. mais en H">, par Trajan lui-
même, lors du séjour que ce prince lit à Antioche
pendanl l'hiver de cette année, au milieu de sa grande
guerre d'Orient. Les Actes attribuent de même à Trajan
• ■n personne la sentence prononcée contre Ignace, bien
que la date de 107, qu'ils donnent, soit inconciliable
avec cette hypothèse. La politique extérieure de Trajan
avail perdu dans les dernières années de son règne !<•
caractère sage, pratique, vraiment romain, qui l'avait
d'abord marquée. Ses premières guerres avaient eu
pour objet d'assurer la sécurité de l'empire, et cet
objet a\ait été victorieusement atteint. Après avoir
achevé de fortifier la frontière du Rhin, il s'était port.'
fat l'esprit dominant du christianisme, a reçu de l'auteur de ce morceau
extraordinaire son expression la plus exaltée. » Ibid., p. 489. On lit arec
surprise an jugement tout différent de M. Aube, voyant dans la même
pièce une composition Factice où il est question de supplices raffinés,
trop curieusement énumérés pour n<' l'être pas dans nne exaltation de
cabinet. Hist. des persécutions, p. 247. Dne telle appréciation relève
dntad littéraire an moins autant que de la critique historique: elle
étonne d'un lettré délicat. Pour M. Havet, aux jeux de qui i<nit cela
n'est qne > des contes a dormir debout, inventés i'"in être édifiants
dans des temps barbares, le Christianisme et ses Origines, t . 1 \
; il Miiiii de le renvoyer .1 saint [renée, qui n ivait >"i^ Mare Au-
rèle, c'est-à-dire fort I • >î u encore des temps barbares, el que la lettre
de >.iint I-Mi lifiail déjà.
190 LA PERSECUTION DE TRAJAN.
vers le Danube, avait en deux expéditions successives
refoulé les Daces, réduit leur pays en province, semé
des colonies militaires sur les deux rives du fleuve, et,
par un prodige d'assimilation que l'histoire ne saurait
trop admirer, plié rapidement une population sauvage,
mais noble et intelligente, aux institutions, aux lois et
aux mœurs de Rome. Il restait à assurer l'extrême
frontière orientale du monde romain, du côté des Par-
thes. Cette pensée occupa la fin du règne de Trajan ;
mais, au lieu de s'y consacrer avec sa sagesse et sa
modération premières, il poursuivit la gloire puérile
de renouveler les campagnes d'Alexandre, passa l'Eu-
phrateetle Tigre, réduisit nominalement en provinces
la Mésopotamie, l'Assyrie, et il était arrivé au centre de
l'empire deS Parthes , comme Napoléon à Moscou ,
quand il dut commencer une désastreuse retraite. Au
milieu de cette aventureuse campagne, en 115, il passa
à Antioehe un hiver, que rendit célèbre un tremble-
ment de terre épouvantable. On suppose que la foule.
qui peut-être cherchait une victime expiatoire, capa-
ble de détourner la colère des dieux, offrit alors Ignace
;'i son tribunal. C'est à peu près, sauf la date, le récit
des Actes; cette hypothèse est acceptée même par des
critiques qui repoussent absolument leur authenticité.
Aux yeux des uns, elle a le mérite de s'encadrer très
bien dans l'histoire des dernières années de Trajan;
elle flatte la tendance de certains autres à reculer le
plus possible vers la fin du règne les faits de persécu-
tion attribués a cet empereur. Nous croyons que l'é-
pitre de saint Ignace aux Romains exclut la possibilité
SAINT IGNA( i. i> VMiociu:. ni
d'un jugement direct «le L'évèque d'Antioche par Tra-
jan. si la condamnation avail été prononcée dans ces
conditions, le martyr n'aurait pas eu sujet de craindre
que L'influence des chrétiens de Rome la fit rapporter
après son arrivée dans La capitale «le L'empire : quel
magistral romain eût été assez puissant pour annuler
ou commuer une sentence impériale? L'idée géné-
rale de lYpihv, consacrer presque tout entière à sup-
plier L'église de Rome de De point mettre obstacle au
mart| re d'Ignace, ae s'explique pas, à moins d'admet-
tre que L'évèque fut condamné dans sa ville par un
magistral ordinaire, probablement par le Légat de
Syrie, Trajan se trouvant non à Antioche , mais à
Rome, où il pouvait suit recevoir un appel, ^>it pro-
aoncerune grâce. La date «le 107 s'accorde tout à fait
avec c< raisonnement, car en cette année-là Trajan se
reposait à Home des glorieuses fatigues de la guerre
dacique.
Si l.i lettre aux Romains impli(j[ue cette date, elle
implique bien plus fortement encore Rome connue
lieu du martyre de saint limace. Les critiques «pii, à
la suite d'un chroniqueur du sixième siècle, Jean
M.il.il.i l . contrairement à la tradition de l'Église
d'Antioche, représentée par saint Jean Chrysostome ï .
veulent que !«• courageux évèque ait •'•(«'• martyrisé
dans cette dernière ville, sont obligés <le ne pas tenir
compte de la lettre, et de L'effacer avec tout Le reste .le
ï M. ilal. i. Chronogr., éd. Bonn, p. 276.
(2) S.Jean Chrysostome, Boni, in S.Ignatium marlyrem, i.
192 LA PERSECUTION DE TRAJAN.
la correspondance d'Ignace. Aucun historien sérieux
ne les suivra dans cette voie. Il demeure prouvé, aussi
complètement qu'un l'ait historique de cette époque le
peut être, qu'au milieu du règne de Trajan, Ignace
fut acheminé, sous l'escorte de dix soldats, par la route
militaire qui reliait L'Orient et l'Occident, vers la capi-
tale de l'empire. On calcula probablement le voyage
d'Ignace de manière à le faire arriver à Rome avant la
fin des fêtes qui célébraient, avec une pompe inouïe
jusqu'à ce jour, le triomphe du vainqueur des Daces.
Si la guerre dacique se termina en 106, ces fêtes, qui
durèrent cent vingt-trois jours, durent remplir l'année
107 (1). Dix mille gladiateurs y périrent pour l'amu-
sement du peuple romain ; onze mille bêtes féroces y
furent tuées (*2) . Mais avant de les tuer, on leur jeta
sans doute, selon l'usage, quelques condamnés. C'est
ainsi que, le 18 décembre, périrent deux compagnons
d'Ignace, Zosime et Rufus. Deux jours après vint en-
fin le tour de l'évèque d'Antioche. Le 20 décembre,
il obtint la grâce si ardemment désirée; moulu par la
(1) Mommsen, Dierauer, Duruy, font commencer dans le courant de
105 la seconde guerre dacique : elle dura au inoins une année, car les
lra\auv d'art militaire qu'elle nécessita, notamment la construction du
fameux ponl de Trajan sur le Danube, durent prendre beaucoup de
temps, n'apres Duruj [Histoire <ics Romains, t. iv, p. 75.". . ce a'esl
qu'à la lin de 106 que L'on s'empara des trésors du roi Décébale, .Même
la guerre Unie par la mort du prince dace, Trajan dut rester plusieurs
mois dans le pays, pour achever et organiser la conquête. .le < rois donc
qu'il faut mettre en 107 le triomphe dacique, et dès lois il esl naturel
de placer le martyre d'Ignace dans les jeux sanglants qui furent donne,
a (eiic occasion.
- Dion, l.XVIJF, 15.
SAINT IGNACE DANTIOCHE 193
dent des bètes, il devint 1«- froment de Dieu. C'était
pendant 1rs venatione» par Lesquelles on solennisait les
Saturnales (1).
Vers le même temps périrent plusieurs autres chré-
tiens, quelques-uns de Philippe, cette ville de Macé-
doine qu'Ignace, chargé des fers, avait traversée.
L'illustre et encore jeune évèque de Smyrne, saint Po-
ly carpe, qui devait cinquante ans plus tard verser lui-
même son sang pour la foi, loue leur patience à l'é-
gal de celle du saint martyr et même des apôtres :
Je vous prie, *'«i it l».»lycarpe aux fidèles de Phi-
lippe, obéissez à la parole de justice et pratiquez La
patience, dont vous avez vu de vos yeux des modèles
n..n seulement dans les bienheureux Ignace, etZozime,
et I Juins, mais encore en d'autres, qui sont de chez
vous 1 . de même que dans Paul et 1rs apôtres; per-
suadés que tous ceux-là n'ont pas couru en vain, mais
dans la loi et la justice, et sont maintenant dans le lieu
qui leur est dû près du Seigneur, pour qui ils ont souf-
Eert 3). »
On X4.it que, vers l'an 107, Antiochene fut pas seule
désolée par la persécution. A Antioche elle dura peu :
sous le règne de Trajan les persécutions étaient locales,
temporaires, nées d'une émeute populaire ou d'une
accusation intentée dans les formes légales; la crise
passait vite, mais recommençait souvent. Suint Ignace,
i Cf. Lactance, Div. Inst., VI, 20, :i:>. Auaone, i>< fer. Rom., 33:
Marqaardt, Rùmische StaatsverwaUung, t. Ml. p. 563.
"V/'/a/.al h â'//v.: TOÏ< :: vuwv.
(3) S. Pohcarj..'. Ad Philipp., 9.
i ;
1<j'i LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
dans plusieurs de ses lettres, témoigne qu'après son
arrestation la paix fut rendue à l'église d'Antioche (1).
Mais en même temps la persécution sévissait en Macé-
doine, puisque des chrétiens étaient martyrisés à Phi-
lippe.
Telle fut la situation des églises pendant le règne de
Trajan, soit avant, soit après le rescrit de 112 : jamais
attaquées systématiquement, toujours menacées, sou-
vent décimées. « Les persécutions locales ne cessèrent
plus; ce sont moins les empereurs que les proconsuls
qui persécutent (2). » Nous avons vu des martyrs en
Italie dès les premières années de Trajan, et peut-être
en peut-on retrouver à la môme époque dans les loin-
taines régions de la Chersonèse; l'an 107 nous montre
la persécution sévissant en Syrie, en Palestine, en Ma-
cédoine; en 112, nous la voyons s'abattre sur les flo-
rissantes églises de la Bithynie et du Pont. On peut
dire que sous Trajan la persécution ne fut pas générale,
mais continue, changeant souvent de foyers, toujours
allumée quelque part.
(i) S. Ignace, Ad Philad., iO;AdSmyrn., il: Ad Polycarpum,
(2) Renan, les Évangiles, \>. 483.
rJIAPITRK IV.
LA PERSECUTION 1» IIAMtll.V
SOMMAIRE. — i. il mm. un. — Behec de ta dernière campas le Trajan. —
kvénemenl d'Hadrien. - Bon caractère. — Ses voyages. roléranl pen-r
daal la plus grande partie de son règne, sanguinaire à la fin. -ILExaum
.i.ninit m qcklqces PAS8IOKS de maTTRS. - Les martyrs de la première
partie du règne d'Hadrien périssent ;i la suite d'accusations régulières
ou d'émeutes, rarement sur l'intervention directe de l'empereur. — actes
des saints Paustinus, lovita, Calocerus, Afra. — lécil légendaire, mais
martyre exactement daté. —Pu excepU la condamnation osl prononcée
par l'empereur. — ketea desaint Uexandre et de ses compagnons Her-
mès <-i Quirinus. — Résumé de leur récit. — Erreurs. — Hermès exista
réeUemeni : sa catacombe. — Le tombeau de Quirinus. — Catacombe
d'Alexandre. — Peut-étrene i.mt-il pas l'identifie] avecsainl Uexandre,
pape. — Ces martyrs appartiennenl cependant au temps d'Hadrien. —
Actes de saint Getulius. Confirmés par les découvertes topographiques.
— Martyre des saintes Sophia, Pistis, Blpis, tgape. — Leur sépulture
mu la voie Am.-iia. — actes des saintes Sabine el Sérapie, — des est laves
saints Besperua et Zoé, — de Fesclave sainte Marie. — Traits antiques. —
ni. Lsaxecan \ Mnuaos Pohdàhus n lis puanus apologistes. — Préven-
tions et émeutes populaires contre les chrétiens. — Le peuple leur im-
pute des abominations commises par quelques sectes hérétiques. — Eflël
du courage des martyrs sur les esprits droits. -Répugnance de certains
gouvei neui s ;i condamner les chrétiens.— Lettre de Q. Licinius Granianus
i rempereur Hadrien.— Rescrit d'Hadrien à Minicius Fundanus. — Son
authenticité. — Sa vraie signification. — Hadrien à Mhènes [195-498).—
ipologies de Quadratus, — d'Aristide. — Lettre à Diognète. — Bienveil-
lant d'Hadrien pour les chrétiens. — Les Hadrîanées. — IY.
1 1 ~ tni.Mt i.f- Onu - n'iHin-.ii-.N.— k i i i < l ■ — Révolte des Juifs. —
Ruine de Jérusalem. — L'église de Jérusalem composée désormais dlncir-
eeocls. — Hadrien ordi i de profaner Bethléem, le Golgotha et le Saint
Sépulcre. — Hadrien devient cruel. — il se retire à Tibur. —Construction
de sa villa. — Au moment delà dédier, les prêtres dénoncent Symphorose
et ses Ils. — Récit des tetes. Ne sont pas copiés sur l'histoire des Ma-
chabées. — Sont en harmonie avec le caractère d'Hadrien et les supersti-
tions régnantes.— Détailsexai te. — Découverte de la sépulture de Sympho-
rose. —Mort d'Hadrien.
I.
Hadrien.
La dernière campagne de Trajan o'avail pas été
heureuse. Après avoir marché sur Les traces d'A-
1% LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
lexandre et regretté de n'être plus assez jeune pour
suivre jusqu'aux Indes l'ombre glorieuse du héros
macédonien , il avait dû reculer du golfe Persiquc
à la Méditerranée, aux lueurs de l'incendie de Sé-
leucie et d'Édesse, qui éclairaient la retraite de son
armée vaincue comme l'Orient sait vaincre, sans
combat. Pendant cette expédition brillante et stérile ,
cette promenade à travers des provinces presque
aussitôt perdues que conquises , une terrible révolte
l'avait enveloppé de loin , profitant des premières hé-
sitations de la fortune pour éclater, grandissant à
mesure que faiblissait le vol de l'aigle romaine. C'é-
tait une révolte juive. Au lieu que les chrétiens, per-
sécutés sous Trajan , avaient souffert en silence , ex-
cusant presque dans leur cœur l'empereur païen pour
lequel les théologiens et les poètes du moyen âge
devaient se montrer si indulgents (1) , les Juifs, ir-
réconciliables ennemis de l'empire, s'étaient soulevés
de toutes parts dès qu'ils avaient vu l'armée romaine
s'enfoncer et se perdre dans l'extrême Orient. Cette
révolte dépassa en atrocité toutes celles que Rome
avail eu jusqu'à ce jour à réprimer. Ce n'était plus
la guerre, respectable jusque clans ses excès, d'un
peuple défendant ses foyers, sa loi, sa ville sainte :
la Palestine ne remuait pas. Mais une explosion inat-
tendue de sauvagerie et de haine , faisant éruption
Loin du foyer à demi éteint de la vie nationale, em-
i Voir la vie de saint Grégoire le Grand, par Jean et Paul Diacre;
saint Thomas, in libr. Sent., IV, 45,4; Dante, Purgatoire, x, '25 et
>|. : Paradis, XX, r>. 28 et ><|-
HADIUKN. I.,;
brasait Les principales colonies hébraïques de L'Afrique
et de L'Asie. En deux ans, toutes les juiveries de l'E-
gypte, de la Thébalde, de La Cyrénaïque, de La Mé-
sopotamie, de Chypre, se soulevèrent. Le sang fui
versé à Ilots. La répression et la révolte se montré-
r.-nt également implacables. Les lieutenants de Tra-
jan tuèrent en Cyrénaïque deux cent vingt mille
hommes l ; Les Juifs de Chypre détruisirent Salamine
et massacrèrenl deux cent quarante mille païens (2).
Cet horrible et inepte soulèvement, qui acheva de
mettre en relief Les différences de L'esprit juif el de
L'esprit chrétien, était à peine réprimé, on entendait
encore au loin ses grondements affaiblis, quand, Le
Il août il". Trajan mourut à Sélinonte, laissant à
son tils adoptif Hadrien (3) l'obligation déterminer la
campagne désastreuse dans laquelle un fol amour de
gloire lavait jeté.
Quelque jugement que l'on porte sur le caractère
d'Hadrien, il faut reconnaître que, dans cette circons-
tance critique, il montra le coup d'œil rapide et sûr
«le I homme d'Etat. M. Guizot a Loué un personnage
illustre de notre temps d'avoir eu - L'intelligence des
points d'arrêt nécessaires; » cette intelligence rare,
qui suppose un vrai courage, avec Le dédain de l'o-
pinion vulgaire, ue lit pas défaut à Hadrien. Il vit
qu'il fallait renonce!' au rêve d'empire asiatique ca-
i) Orne, vu. 12; cf. s .i.-iï , Chron. ad ann. 121.
(•>.) Dion, LMII. 82.
:i) Hadrien, d'origine espagnole corn Trajan, était aé à Rome le
!i Janvier 76. Sa Camille paternelle était d'Italica, sa mère deGadès.
198 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
ressé par Trajan, et, par un rapide mouvement de
concentration , faire rentrer l'empire dans ses an-
ciennes limites. 11 n'hésita pas. Home retira sa main
de ces provinces d'un jour, la Mésopotamie, l'Assyrie,
l'Arménie ; les Parthes recouvrèrent leur indépen-
dance. De toutes les concjuêtes de Trajan , l'Arabie,
destinée à donner cent vingt-sept ans plus tard un
empereur chrétien, la Dacie, déjà trop romaine pour
être abandonnée, demeurèrent seules. Hadrien, après
avoir pacifié l'Orient , vint à Rome : le sénat , dépas-
sant la mesure, osa lui décerner le triomphe; le
nouvel empereur 'montra qu'il était homme de bon
sens et d'esprit : il refusa.
Les séjours d'Hadrien à Home furent courts et rares.
Il avait peu de goût pour la vie romaine , qu'il trou-
vait lourde, embarrassée de formes gênantes et de
conventions de toute sorte, ennuyeuse au milieu de
continuelles fêtes , où Ton s'amusait par ordre , pour
obéir au calendrier, sans variété, sans imprévu. Dans
toutes les parties essentielles du gouvernement, per-
sonne ne se montra plus Romain que lui : il met dans
les finances de l'empire le même ordre qu'un bon
paterfamilias dans la gestion de sa fortune (1); il ré-
forme l'administration de la justice, codifie par ledit
perpétuel le droit prétorien , augmente les attributions
(1) Omnes publicas rationes ita complexus est, ni domum privatam
i|ui\i> paterfamilias non setius norit. Spartien, Hadrianus, 20. Cf. 11
el 13. Peut-être la lex Hadriana donl parle une inscription de Souk-
el-Khmis contenait-elle Bea règlements d'administration financière
(Mo sen, Hermès, t. XV, p. ïo7).
BADRIESt r.'.i
du conseil impérial I): bien qu'il ait peu l'ait la
guerre, il es! souvent dans les camps, inspecte les
frontières, règle la discipline, fait manœuvrer les
troupes, améliore l'armement, aussi dur à la fatigue
que Le dernier des [légionnaires (2); plus qu'aucun
auti mpereur, il correspond avec les gouverneurs
de province, se met en rapports personnels avec eux,
surveille leur gestion, réprime. leurs excès (3). Il est
son propre ministre des finances, de la justice, de la
guerre, de L'intérieur (l'intérieur comprend la plus
grande partie de l'Europe, une partie de l'Asie et
>\r L'Afrique . ei il est loul cela avec supériorité.
Hais, ces devoirs remplis, Hadrien dépouille avec em-
pressfint'iit l'armure pesante ou la toge solennelle du
Romain : il redevient m le petit Grec, » comme on
L'appelait dans sa jeunesse, c'est-à-dire l'artiste, Le
curieux, l'esprit Léger que tout amuse, le sceptique
qui rit de tout, Le touriste qui veut tout voir. C'est le
souverain voyageur par excellence. Il règne dix-neuf
ans : quatorze sont employés à parcourir en tous sens
L'empire, des lu-urnes de la Calédonie jusqu'aux sables
brûlants du désert. Sur quarante provinces soumises
i Spartien, 18; Eatrope, VIII, 9; Aurelitu Victor, 19; Baaèbe,
Chron.ad .uni. XV unp. Badr. ; Prochiron Basilii, Constantini et
i éd. Zacharis, p. 29
Spartien, 10, 21 : Dion. LXIX. '.» : Saidas, t. ihen, D -
ri ipt. lus!, des médaille» frappé* i sous V empire romain isj'.t-i8tj2),
■i, Circnmîens provincial, procuratores et praeideapro factia snppli-
cio adfecit, îta serere ut aceneatores per m crederetorimmittere. 8par«
tien, 13. il". Digeste, \\\l.\.i\. i.
200 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
au joug de Rome (1) , il en visite vingt-cinq (2), c'est-
à-dire la moitié du inonde civilisé. Voyages singuliers
que ceux d'Hadrien ! Une légion l'accompagne , mais
une légion d'architectes , de peintres , de sculpteurs ,
de charpentiers et de maçons (3). Dans tous les lieux
illustrés par la fable ou l'histoire, il bâtit un mo-
nument, parfois il fonde une ville. 11 adopte les
mœurs, les costumes, les dignités des peuples qu'il
visite : dictateur dans le Latium , préteur en Étrurie ,
démarque à Naples, archonte à Athènes, en d'autres
villes édile, duumvir ou quinquennal : il n'oublie que
d'être consul, car, chose sans exemple, durant son
long règne il n'a pris qu'une fois les faisceaux
(118-119) : la réalité du pouvoir lui suffit à Rome,
ailleurs seulement une fantaisie d'artiste, on dirait
volontiers de collectionneur, lui en fait rechercher
les ornements.
Tel est Hadrien : on aperçoit facilement en quoi
il diffère de Trajan. En Trajan s'incarnait l'esprit ro-
main, avec sa grandeur et ses préjugés; Hadrien a
dépouillé ceux-ci, il est Romain par le don de com-
mander et la volonté d'être obéi , mais cosmopolite
d'habitudes et de goûts. Lui qui s'est fait initier à
tous les mystères, qui a relevé les temples de toutes
les villes, qui s'est amusé même â composer des
oracles, ne sera point un serviteur fanatique des
(i) Voir dans Marquardt, Romische Staatsverwaltung, 1. 1, p. /i8ï»-
492, le tableau des provinces romaines en l'an il".
(2) Ou a des médailles de vingt-cinq provinces visitées par Hadrien.
(3) Aurelius Victor, 28.
HADRIEN. 901
dieux romains : il les honorera, il bâtira, pour faire
montre de son talent d'architecte, Le temple de
Vénus et Rome, <1< »nt les ruines subsistent encore,
mais il oe se fera pas comme Trajao L'instrument
d'une réaction aristocratique et religieuse : amant de
L'Orient au moins autant que les Flaviens, il sera
toléranl comme Vespasien et Titus pendant La plus
grande partie de son règne, — sauf à rappeler 1><»-
mitien dans ses dernières années, quand la maladie,
la vieillesse, la lassitude de toutes choses, auront
aiarri son 'une mobile.
'o! LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
Examen critique de quelques Passions de martyrs.
Malheureusement, au deuxième siècle, les senti-
ments personnels d'un empereur ne venaient en aide
que dans une faible mesure aux chrétiens. Il suffisait,
• ■n vertu du rescrit de Trajan, d'une accusation portée
régulièrement devant un tribunal, pour que le juge
fût obligé de condamner le fidèle traduit devant lui
et refusant d'abjurer : le si deferantur el arguantur,
puniendi sunt, était désormais la règle. Aussi, malgré
l'indifférence religieuse ou môme la tolérance person-
nelle d'Hadrien, la persécution, non point générale, mais
individuelle, accidentelle, locale, continua-t-elle , sans
qu'il eût à intervenir : la machine était montée, et
marchait maintenant d'elle-même, dès que la main
du plus obscur délateur la touchait pour la mettre en
mouvement.
Les martyrs des premières années d'Hadrien furent
condamnés en dehors de toute participation directe
de l'empereur à leur procès. Pour un seul groupe
de martyrs, on doit signaler une exception. Hadrien
prononça contre quatre chrétiens la sentence de mort.
Les circonstances qui motivèrent cette dérogation aux
habitudes de l'empereur ne peuvent être déterminées
avec précision, vu le caractère légendaire du document
qui nous fait connaître cette histoire. Probablement
I \\Mi \ DE <.»i I LQ1 ES PASSIONS l>K MARTYRS.
I,i pari inusitée prise alors par Hadrien à un procès
pour cause de religion s'explique par ce fait, que
l'on était tout au commencement de son règne, el
qu'il se croyait plus obligé qu'il ne reconnut L'être
dans la suite à montrer du zèle pour le culte officiel
de Rome.
Le martyre des saints Faustinus, Jovita, Calocerus,
.•t de Bainte Alïa, est en effet exactement daté parles
événements mêmes que racontent leurs Actes (1J , pleins
d'ailleurs de détails inadmissibles. Ces événements
permettent de placer leur martyre à l'année 118.
On connaît à peu près exactement la chronologie
des voyages <pii remplirent les trois quarts du règne
d'Hadrien. Il était en Orient quand la nouvelle de la
mort de Trajan lui parvint, en 117; il se dirigea vers
l'Italie en 118 par la vallée du Danube et llllyrie, et
parvint à Rome au commencement d'août (2). Or, la
condamnation de Faustinus, Jovita etleurscompagnons
se place pendant ce voyage, auquel les Actes font
clairement allusion. Ils racontent que, le gouverneur de
la Rhétie (3), ayant appris que Faustinus et Jovita
évanirélisaient la ville de Brescia, et que, par leur
i Dans les [cia Sanciorum, février, \<. 806.
(■>) Voir Jalius Dnrr, d<<- Reisen des Kaisers Hadrian, cité par
Duruy, Histoire des Romains, i. V, |>. 13, note î.
(3) Les Actes l'appellent le comte Italiens, n i titre évidemment
inventés. La Rhétie étail province impériale, el -«m gouverneur lui nu
proeurator, au moins jusqu'au règne de Marc Aurèle : Tacite, Eisl., I.
11. 68; t "/y. inscr. /»'.. 111,521 1, B212; V, 3936, 8660; Ephemeris I />>
graphica, il. p. 182. On .t les noms des procurateurs de 17, 69, 152, 166,
• I '!'• quelques autres dont la date n'est pas indiquée, mais que rien ne
permet d'identifier .i\''<' celui de 1 1 i.
204 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
influence , le culte des dieux était sur le point de dis-
paraître de ces contrées (paroles probablement exagé-
rées, mais que l'on peut cependant rapprocher de la
lettre de Pline sur la propagande chrétienne en Bi-
thynie), vint au-devant de l'empereur jusqu'à l'Adda;
qu'Hadrien se rendit à Brescia, où il instruisit le procès
des deux chrétiens ; qu'il les emmena ensuite, ainsi que
Calocerus, à Milan, où ce dernier fut mis à mort,
puis conduisit les deux autres martyrs avec lui jusqu'à
Rome. Ce voyage, raconté d'une manière si précise,
qui nous montre Hadrien visitant l'Italie septentrionale,
et de là se rendant à Rome , est certainement celui de
118; depuis cette époque jusqu'à 133, nous le trouvons
dans l'Italie méridionale, en Gaule, en Bretagne, en
Espagne, sur le Danube, en Afrique, en Asie, en Grèce ,
en Egypte , jamais dans le nord de l'Italie. Il le
traversa seulement, selon toute apparence, en 119,
pour aller combattre en Illyrie et en Mésie (1); mais
probablement après cette expédition, il revint à Rome
par mer (2) . Dans la tradition populaire dont se sont
inspirés les Actes, en y ajoutant une multitude de
détails légendaires, le souvenir des martyrs de Brescia
est resté lié à celui du passage, dans l'Italie septen-
trionale, d'Hadrien se dirigeant pour la première fois
vers Rome avec le titre d'empereur.
A Rome, il y eut bientôt des martyrs, si l'on rap-
porte au règne d'Hadrien les faits racontés dans les
1) Duiuv, Histoire des Romains, t. V. p. 25.
"i) Tillemont, Histoire des empereurs, t. il. p 254.
I \vmi:n DE Ql BLQl ES PASSIONS DE MARTYRS. 205
Actes de sainl Alexandre et de ses compagnons Her-
mès, Quirinus, Eventius et Theodulus. Ces Actes ont
été contestés, non sans raison, et nous verrons qu'ils
contiennent bien des erreurs; cependant des faits
archéologiques aujourd'hui constants ne permettent
pas de mettre en doute La réalité des martyres qu'ils
racontent. Même si nous oe parvenons pas à fixer
avec une précision absolue la date d.-s événements,
à identifier d'une manière certaine quelques-uns des
personnages, l'archéologie nous oblige à reporter au
commencement du deuxième siècle La sépulture de
ceux-ci, parconséquenl à taire remonter vers Le temps
d'Hadrien Leur condamnation <'t Leur mort.
Résumons en peu d<- mots Le récit des Actes; uous
montrerons ensuite ce qu'on «mi doit écarter <■» retenir.
Le cinquième successeur desaint Pierre, Alexandre,
avait converti et baptisé Hermès, préfet de Rome, -i
femme, sa sœur, ses fils, et douze cents esclaves, aux-
quels Hermès accorda ensuite la liberté. Ces faits se
passaient sous le règne <le Trajan. Cet empereur était
alors àSéleucie, d'où il envoya Aurélien, cornes uirius-
que militùe, avec ordre d'emprisonner l'évèque et le
préfet. <'.'• dernier fut mis sous La garde «lu tribun Qui-
rinus, et, avec l'aide d'Alexandre, à La suite de plusieurs
miracles, le convertit. Qnirinus, sa till«' Balbina, «'t une
multitude de captifs, furent baptisés dans La prison par
Alexandre. Aurélien manda Qnirinus, «'t Le lit mourir.
Les chrétiens enlevèrent son corps, <'t 1 ensevelirent
mu- la voie Appienne au cimetière de Prétextât. »
Hermès tut, à son tour, décapité par L'ordre d'Auré-
200 LA PERSÉCUTION D HADRIEN.
lien : « son corps fut recueilli par Théodora , sa sœur,
qui l'ensevelit sur l'ancienne voie Salaria. » Enfin
Alexandre, qui n'était âgé que de trente ans , et 1rs
deux prêtres EventiusetThéodulus, furent tués par l'é-
pée. La femme d'Aurélien , Sévérina, enterra ensemble
Alexandre et Eventius, dans un prœdium qu'elle pos-
sédait sur la voie Nomentane , à sept milles de Rome ,
et plaça Theodulus dans un tombeau séparé. Elle obtint
du successeur d'Alexandre, le pape Sixte Ier, l'ordina-
tion d'un évêque sur son domaine , afin d'y honorer
tous les jours les bienheureux martyrs par l'oblation
du sacrifice. « C'est pourquoi, jusqu'à ce jour, ce lieu
a un évêque qui lui est propre (1). »
Voyons d'abord les erreurs contenues dans ce récit.
Si le martyr Alexandre est vraiment , comme le di-
sent ses Actes , le pape de ce nom (ce qui, on le verra
plus loin , a été contesté non sans fondement), leur ré-
dacteur s'est trompé en faisant mourir sous Trajan le
cinquième successeur de saint Pierre : Eusèbe place sa
mort dans la troisième année d'Hadrien (2), c'est-à-dire
en 119 ou 120, selon les diverses manières de compter,
le règne d'Hadrien ayant commencé le 11 août 117 (3) .
Toujours dans l'hypothèse où le martyr Alexandre serait
le pape de ce nom, les Actes se trompent encore en lui
attribuant trente ans seulement ; saint Alexandre , au
rapport d'Eusèbe, gouverna pendant dix ans L'Église
(1) Acta Sanctorum, mai, 1. 1. 1». ;$~i sq.
(2) "EtîiSè TpÎTwx/içriYEiiovtai; 'AXéÇavopo; 'Po^aitov £7u<7xo7to; TE);uta.
Eusèbe, Hist. EccL, IV, 4.
(3) Tilleinont, Mémoires, t. II, note i sur saint Alexandre.
l wmi \ DE Ql l LQDES PASSIONS DI MARTYRS. 207
romaine i ,et l'on ne saurait admettre qu'il fût monte
dans la chaire pontificale dès l'âge <!«• vingt ans. Les
tatesse trompent aon moins certainemenl en donnanl
au magistral qui, d'après eux, aurait été chargé d'ins-
truire Le procès d'Alexandre et d'Hermès le titre de
coims utriusquê militix : cette charge n'existait pas au
ad siècle. Enfin, il n'\ eut jamais d'Hermès préfet
de Rome: 1<' cognomen Hermès est d'origine servile
«•t ne peut avoir appartenu qu'à un esclave <>u on
affranchi.
('..•s actes "ut donc •'•t.'' rédigés à ane époqu 'i 1rs
notions cbronoloinques sur l'histoiL»' du deuxième si.-rlf
étaient brouillées et confuses, où l'on avait perdu le
Bouvenir des magistrats et <\<'* magistratures de ce
temps. C'est une compilation de basse époque.
Mais en même temps ony trouve beaucoup de traits
antiques, supposant soit une tradition orale restée vive
et précise sur certains points, soit un document an-
cien servant de base au récit.
Hermès, possesseur de douze cents esclaves, nombre
qui, au deuxième siècle, n'avait rien d'exagéré (2), peut
±. .-. -. ; obcovouictç dncfaXijcrac êxoç. Eusèbe, Hist. EccL IV, i.
— La durée de dix ans esl attribuée an pontificat d'Alexandre par la plu-
part deseatalogoea grecs et orientaux, la chronioiiede saint Jérôme, et le
i.ih, / Pontificalis : le catalogue philocalien loi donne seulement sept ans.
deux is «•! un jour; plusieurs catalogues latins lui donnent donne
ans. Voir les Intiqvi eatalogi romanorum pontifieum, dans le P. de
Sun .n, Dissertatiomes selecU fa primant xtatem historia ecelesias-
appendii K. p. 83-96, ''t surtout Ducbesne, le Liber PontifLcalis,
|>. UT-XXTf et |>. 18-41.
(:! Sur le nombre des esclai es dans les riches maisons romaines, roir
mon lirre sur tes Esclaves chrétiens, |>. 7-11.
208 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
avoir été un de ces puissants et riches affranchis qui gé-
raient des charges importantes à la cour des empereurs :
nous connaissons précisément l'épitaphe d'un affranchi
de Marc Aurèle et Verus, portant comme Hermès un
cognomen servile, Proxenes, et qui sous Commode non
seulement devint chambellan, procurator thesaurorum,
procurator palrimonii, procurator munerum, procurator
vinorum, mais encore remplit des fonctions militaires,
ordinato a divo Commodo in castrense, et, de même
qu'Hermès, se fit chrétien (1). Hermès fut, selon toute
apparence , d'une condition à peu près semblable : le
compilateur des Actes, peu familier avec les charges et
dignités du deuxième siècle , prit pour la préfecture
urbaine un emploi civil quelconque dont le martyr
avait été revêtu.
D'après les Actes , Hermès , après avoir reçu le bap-
tême, affranchit tous ses esclaves, comme lui baptisés.
Encore un trait qui n'est probablement pas imaginaire,
car il se retrouve dans une multitude de documents
hagiographiques : les Actes de sainte Pudentienne et
de sainte Praxède (2) , de saint Sébastien (3) , de sainte
Eudoxie (ï) , de saint Calliope (5) , de saint Pantoléon (6),
des saints Jean et Paul (7), de saint Zenon (8), de saint
(1) Do Rossi, Inscriptiones christianx urbis Romse, n" b, \>. u.
(2 Acta Sanctorum, mai, t. IV, p. 2'J8.
(3) Ibiil.. janvier, t. II. p. 275.
(4] Ibid., mars, l. I. p. 16.
.,, Tbid., avril, 1. 1. 1>. 058.
(<; //„,/.. juillet, I. VI. p. 'ii2.
'7 Ibid., juin, t. VII, |». 34.
[i Ibid., juin, t. V. p. 105.
I \AMi:\ I»i: QUELQUES PASSIONS DE HABTTBS. 209
Georges I . des Baints Cantius, Cantianus et Can-
tianilla 1 . de sainte A-laé (3), du bienheureux
Simon Xénodochus (l), de sainte Euphraxie 5), l'his-
loire de sainte Mélanie (6), nous offrent des faits ana-
logues, et c'est par milliers que l'on compte les esclaves
ainsi affranchis en masse par des païens convertis (7).
Nous croyons donc qu'Hermès n'est point une créa-
tion de la légende, niais vécut réellement. Son exis-
tence s.' pelie même à l'histoire des catacombes. Âpres
Bon martyre, «son corps, disent Les Actes, fui recueilli
par Théodore, sa Bœur, qui L'ensevelit sur L'ancienne
voie Salaria, non Loin de Rome, Le cinq des calendes
de septembre. Il existe, en effet', sur la voie Salaria
Vêtus une catacombe donl L'origine est probablement
très ancienne, età laquelle est îvsté attaché le nom de
saint Hermès. Ses restes y reposaient encore au sixième
siècle, et des lampes brûlaient j continuellement
devant son tombeau : on retrouve, en effet, sur l'éti-
quette [pittacium d'un»' des fioles d'huile recueillies
devant Les tombeaux des martyrs des catacombes (8),
e1 envoyées par le pape Grégoire le Grand à la reine
Sanctorum, avril, t. m, p. m.
rôi'd., mai, t. vil. p. «21.
(3) Ibid., mai, I. III. p. 280.
(4) lhnl..]uhi. t. VI. p. 287.
(5) Ihiil.. mars, t. II, p. 264.
(6) Palladios, Historia Lausiaea, 119.
Voii tes Esclave* chrétiens, livre III. ch. i: l'Égli il
Ii.iim bissements; p 334-
(8) Sur l usage de recueillir comme relique I huile des lampes ayanl
brûlé devant les tombeaux des martyrs, roir ma Rome souterraine,
l». 31.
14
210 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
lombarde Théodelinde, la mention de Ses. Hennis,
jointe aux noms d'autres martyrs de la voie Salaria ;
le catalogue de ces reliques (index oleorum), rédigé à la
môme époque et écrit par la môme main que les pil-
tacia, mentionne également, parmi ce groupe, l'huile
Sci Hermelis (1) . Le tombeau de saint Hermès
demeura pendant les septième (2), huitième (3) et
neuvième {h) siècles l'un des rendez- vous des pèlerins :
au quatorzième siècle , alors que la plupart des sanc-
tuaires des catacombes étaient depuis longtemps
abandonnés, la piété publique connaissait encore le
chemin de son cimetière (5).
Le souvenir du tribun Quirinus se rattache plus
étroitement encore, s'il est possible, à l'histoire des ca-
tacombes.
« Les chrétiens, disent les Actes, ensevelirent le corps
de Quirinus sur la voie Appienne , au cimetière de
Prétextât (0). » Ces paroles sont en parfait accord avec
les indications de trois itinéraires rédigés par des pè-
lerins à des époques diverses du septième siècle, c'est-
à-dire d'un temps où les reliques des martyrs enterrés
dans les catacombes y reposaient encore. Tous trois
énumèrent les tombeaux des martyrs que les pèlerins
peuvent visiter le long des principales voies, en faisant
(1) De Rossi, Roma sol/erranea, t. I, p. 176, colonne II.
(2) Ibid., p. 170, col. III, IV, et p. 177, col. V.
(3) IbUI., p. 177, col. VI.
(4) lbkl., p. 177, col. VII.
(5) Rome, son le naine, p. 163.
(6) Corpus antem qus Christian? sepeliernnt in via Appia in cœme-
terio Praetextati. Acta Sanclorum, mars, I. III. p. 813.
EXAMEN DE QUELQ1 I S PASSIONS DE MARTYRS. 211
1<' tour extérieur de Rome, et en passant de L'une à
L'autre. Le moins ancien, que plusieurs indices placenl
entre 648 et c.s-j. montre au pèlerin, sur La voie \p-
pienne, d'abord la catacombe de saint Sébastien, puis
celle de Prétextât, enfin celle de Calliste avec ses di-
verses ramifications. Parmi les martyrs reposant dans
la seconde, il indique « Janvier, Urbain, Zenon, Qui-
rtntif, Igapitus, Felicissimus (1). » Un autre itinéraire,
remontant au milieu du septième sièele . suit Le même
ordre, et cite également, parmi les martyrs du cimetière
de Prétextât, Janvier, qui fut Tainé des sept fds de
Félicité, Urbain, àgapitus, Felicissimus, Cyrinus 2 .
Zenon (3), »etc. Un troisième itinéraire, écrit entre 625
et 0:18, est plus explicite : il ne se contente pas de don-
ner 1\ ''numération des saints reposant dans la eata-
combe, il décrit sommairement celle-ci, et indique la
position respective des tombeaux. «Vous entrerez, dit-
il, dans une grande caverne, et vous trouverez saint
Urbain, évêque et confesseur, et dans un autre lieu,
Felicissimus et Agapitus, martyrs et diacres de saint
i El paulo p.-opius Romani sunl martyres Januarius, Drbaaas,
Zenon, Quirinus, Agapitus, Felicissimus. Votitia portarum, viarum,
riantm circa urbem Romatn, >• Willelmo Malmesburien&i ; de
Ro&si, Roma sotterraneo, L I, p. 181, col. V
(2) Il ii 'esl pas étonnant qu'on ait écril diffère «ni Qnirinns ou
Cyrinns; le nom d'qn personnage beaucoup plus célèbre, 1«' gouverneur
de Syrie sous lequel se fil le recensement rapporté parsainl Luc, II, 2,
,i été écril de même Quirinus, Cyrénius el Cyrinus.
(3) Juzta eamdem riam quoqne eecleau esl multorum sanctorum, i<l
est Januarii,qui fui! de septem filiis Felicitatis major natu, Orbani, kga-
piti, Pelieisaimi, Cytini, Zenonis. Epitome libri de /.mis sanctorum
martyrum . fWo\, p. 180, col. IV.
212 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
Sixte, et dans un troisième lieu Cyrinus martyr, et clans
le quatrième, Janvier martyr (1). »
Cette description, œuvre d'un pèlerin ayant visité
la catacombe de Prétextât au commencement du sep-
tième siècle, fut un guide précieux pour les érudits
qui, au dix-neuvième, ont cherché à en reconnaître
les principales sépultures. M. de Rossi a retrouvé le
grand corridor souterrain , spelunca magna, noté par
l'auteur de l'itinéraire : quatre cryptes ou chambres
sépulcrales s'ouvrent sur cet ambulacre, comme le
dit l'écrivain du septième siècle. Ce sont bien les qua-
tre loci énumérés par l'itinéraire, car des inscriptions
trouvées par M. de Rossi et par l'un de ses plus zélés
disciples, M. Armellini, identifient avec certitude deux
au moins de ces caveaux, celui de saint Janvier et celui
des saints Felicissimus et Agapitus. Le secours des ins-
criptions manque pour identifier les deux autres; mais
il est évident que ce sont les chambres sépulcrales de
Quirinus et d'Urbain. Des indices tirés du caractère
architectonique de l'une d'elles permettent même de
la désigner comme celle où reposa Quirinus. Ici je
laisse la parole à M. de Rossi :
« Cette crypte, dit-il, est une très belle construction
en briques, comparable aux plus beaux édifices des
meilleurstemps de l'Empire, et certainement antérieure
(i) llii intrabis in speluncam magnam, el il>i invenies s. Urbanum
èpiscopum et confessorem, et in altero loco Felicissimum H Agapitum
martyres et diaconos Kysti, et m tertio i<><<> Cyrinum martyrem, el
in quarto Januarium martyrem. Itinerarium ex nuira codice Salis-
burgensi; ibid,, \>. 180, col. III.
i WMI N DI Ql ELQUES TASSIONS DE MARTYRS.
Ile de saint Janvier qui est contemporaine de Marc
Aurèle, et remonte à l'année H\-2 . Même Le style très
simple des corniches qui la décorent diffère du carac-
tère commun de celles qui ornent cette dernière. Les
raisons chronologiques fournies par les données de
L'art confirment donc et démontrent vrai ce que les
topographes <-t les martyrologes nous ont enseigné, à
Bavoir que, près du monument de saint Janvier, ap-
partenant à l'âge des antonins, nous devions trouver
•■«•lui de saint Quirinus, antérieur de pins de soixante
années, et construit sons Hadrien, à une époque où
l'art était florissant. En effet, nous avons trouvé une
grande partie du coffre de marbre blanc qui fut, à
l'origine, placé dans l'intérieur de la niche revêtue
de Iniques, plus tard agrandie en forme de chambre.
C'est un des plus antiques sarcophages que j'aie
\ns dans les catacombes romaines; sa décoration
i st simple et architecturale; au milieu de la façade
principale est le buste du défunt, personnage orné
du laticlave. Quirinus fut tribun, et les tribuns d'ordre
sénatorial étaient, à cuise de leur laticlave, appelés
laticlavii. Tout conspire donc à nous faire recon-
naître ici, conformément aux témoignages écrits, le sé-
pulcre de Quirinus, tribun et martyr sous Hadrien l .
La tradition monumentale, si formelle pour Her-
nies et Quirinus, confirme également ce que Les Actes
racontent du martyre de saint Alexandre et des prê-
tres Eventius et Théodule.
i Bullettino di archéologie christiana, 1872, p "s.
214 LA PERSEC1 NON DHADRILN.
Ils disent que la matrone Severina, femme du juge
Aurélien (deux personnages d'une identification dou-
teuse), se rendit dans un prœdium qu'elle possédait sur
la voie Nomentane, à sept milles de Rome, déposa
Eventius et Alexandre dans un même tombeau, et enterra
séparément, au môme lieu, Théodule. Ils ajoutent que
Severina obtint du pape saint Sixte Ier l'ordination
d'un évèque sur son domaine, afin que les martyrs
pussent être honorés tous les jours par l'oblation du
saint sacrifice.
La catacombe de saint Alexandre, située entre le
sixième et le septième mille, sur la voie Nomentane,
a été retrouvée par hasard en 1855. Au-dessus de la
tombe du martyr principal s'élève une basilique semi-
souterraine, comme celle que Ton a découverte, en
1873, dans la catacombe de Domitille. L'autel de la
basilique de saint Alexandre et une partie de la
traasenna de marbre qui protégeait la confessio exis-
tent encore ; sur le devant de l'autel on lit cette ins-
cription incomplète :
ET ALEXANDRO UEL1CATVS
VOTO POSVIT DEDICANTE EPISCOPO VRSO.
Le nom qui manque sur le marbre mutilé est pro-
bablement celui d'Eventius, enterré, disent les Actes,
dans le môme tombeau qu'Alexandre; et il se peut que
l'évoque Ursus, qui consacra l'autel, ail été l'un des
•'•M-ques chargés de desservir ce lieu, selon le témoi-
gnage «1rs Actes (1). Dans une autre partie de la basi-
i nu ;, trouvé de nos jours, dans le cimetière de sainl Alexandre.
I \\MI.\ DE Q1 I LQ1 KS PASSIONS DE MARTYRS. 21 i
liqueoD \<>it une petite chapelle, pavée de mosaïque,
.1 paraissant avoir été richement décorée, comme si
elle avait renfermé la sépulture de quelque personne
de distinction; on y a trouvé un frapnH'nt (!<■ marbre,
sur Lequel se lit seulement le mot martyr. Il est
vraisemblable que là reposa Théodulus, enterré, selon
les \ctes, au même lieu qu'Alexandre et Eventius,
mais dans an sépulcre distinct. Les reliques des trois
saints étaienl encore, au septième Biècle, vénérées au
septième mille de la voie Momentané (1). La l>;isili-
que qui s\ élève est mise par une porte en comnui-
oicatioi] avec la catacombe, petite et pauvre, ••< dont
beaucoup de tombes sont encore fermées. Quelques
inscriptions <!•• style très ancien se lisent peintes sur
les murailles ou grossièrement gravées dans lf mortier
qui clôt les sépultures (2). Elles indiquent une époque
plusieurs épitaphes d évoques. Les actes des martyrs saints Alexandre,
Eventius el Théodule rendent compte, écrit M. de Rossi, de cette série
il évèques enterrés dans ce cimetière. On sail que ces actes disent qu'un
évéque spécial tut institué dans If lieu où ces Fameux saints avaient
reçu la sépulture Bullettmo di archeologia cristiana, 1883. ]>. 51.
M l'abbé Ducbesne identifie t'évéque Drsus nommé dans l'inscription
^ue de Nomentum sous Innocent Ier (401-417) : le cime-
tière est assez rap] bé de Nomentum pour avoir fait partie du terri-
toire de cette cité. /.'• Liber PonHfiealis, p. icn, unir j, et 127, notes.
i) In septimo milliario ejusdem fis S. papa Alexander cum Eventio
t>t Theodulo pansant Notitia portarum, vtorwn, ecclesiarutnj de
Rossi, Roma totterranea, t. t, p. 179, col. v.
(2) Exemples de ces inscriptions : SPIRITVSTWS W BONO QVŒS-
I \l — SM'.IM\M.. SPUUTVS TWS IN BONO. — ZHCHC IN AEO
XPK TO TAN IN II \Kl < l \r.l\ \ l l m 1 1 i \u il \ \l SANAPOI
— Sur le caractère il<-^ inscriptions les pins anciennes, et l'usage fré-
quent des lettres grecques dans les épitaphes primitives, toit <!<• Rossi.
ipt. christ, ttrbii Ronue, Prolegomena, p. CX
216 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
peu éloignée de celle où la tradition place le martyre
d'Alexandre et de ses compagnons (1).
Toute difficulté, cependant, n'est point encore écar-
tée. Les personnages nommés dans les Actes de ce
saint furent, ainsi que lui-même, réellement marty-
risés ; mais le rédacteur de ces Actes ne s'est-il pas
trompé sur la qualité d'Alexandre? Hermès, dont il
fait un préfet de Rome, ne fut certainement pas revêtu
de cette dignité; Alexandre est-il vraiment le pape
de ce nom?
J'ai déjà insinué que le contraire pourrait être vrai.
Divers indices, en effet, porteraient à repousser l'i-
dentification entre Alexandre martyr et Alexandre
pape. Saint Irénée passe sous silence le martyre du
pape saint Alexandre, alors qu'il mentionne celui de
son deuxième successeur saint Télesphore (2). Dans
l'inscription de la basilique de la voie Nomentane, un
martyr, probablement Eventius, simple prêtre, est
nommé avant Alexandre, ce qui paraîtrait peu con-
venable si ce dernier était le pape. Le titre episcopus
n'est point, d'ailleurs, placé après son nom, bien que
les inscriptions funéraires des papes le contiennent
toujours (3). Enfin, dans le martyrologe biéronymien,
(1) Sur la catacombe de saint Alexandre, voir Northcote et Brownlow,
Roma sotterranea (anglaise), 2e éd., Londres. 1879, t. I. i>. 506-508, et
le petit livre, orné de cartes et de plans : Atti (tel martirio di S. Aies-
sandro primo pontifice <■ mariire, e memorie del suo sepolcro al
settimo miglio délia via Nomenlana, Rome, 1858.
(2) S. Irénée, Adv. h.rres., ni, 3.
(3; Voir Rome souterraine, p. 176, 200, 205, 251, et planche XIV.
Depuis la publication de ce livre, M. de Rossi a retrouvé l'inscription
I \\\|| \ DE Ql BLQUES TASSIONS DE MARTYRS. 217
donl une partie remonte an commencemenl du qua-?
trième siècle, La mention d'Alexandre est faite en
ces termes : Vnon. mai. Home, via Nomenlana, milia-
rio VU. Natale sanctorum Juvenalis, Eventi. Alexan-
dri, Theoduli 1). Alexandre est encore ici placé, Bans
désignation épiscopale, après Eventius et un martyr
inconnu. Juvenalis. Ces indices négatifs porteraient à
effacer des Actes le titre pontifical qu'ils lui attri-
buent, et à foire d'Alexandre on simple martyr, jeune
probablement, car les Actes eux-mêmes ne lui <lon-
iii nt que trente ans, ei il semble, dans les documents
anciens, laisser la première place à d'autres plus
avancés en âge ou plus élevés en dignité. Ajoutons
qu'on s'expliquerait difficilement comment le pape
Alexandre aurait eu son tombeau sur la voieNomen-
tane, alors <iuo tous les autres pontifes des deux pre-
miers siècles, à l'exception de Clément, peut-être mort
en exil, sont dits avoir été enterrés au Vatican (2).
Il est donc possible que les Actes, qui remontent au
cinquième ou sixième siècle, de même que le Liber
Pontificalis, œnvre «lu sixième (3), et l'un des itiné-
raires du septième, où le titre de papa est également
grecque du pape 8. Caius, Buiyi aussi du mot EU{Ko»w sotterranea,
I. III. p. lli-120).
(i) m>. di' Berne, <it'; parDuchesne, Étude sur le liber Pontificalis,
1867, p. 150. Ce texte arail déjà conduit Fiorentini, Vetust. Occid. eccl.
martyrologium, p. »6 , à douter, de l'identité du pape et du martyr.
(2) Duchesse, Étude, p. 149, et le Liber Pontificalis, 'ss'- I'- xcn
et 127. note î.
3) Bepultuâ vi.i Numentana, ubi decollatus est, ab Orbe noo longe,
milliario \n. Liber Pontificalis, in Alexandre.
218 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
donné à Alexandre (1) , soient l'écho d'une tradition
populaire erronée, qui, trompée sans doute par la
célébrité du tombeau de la voie Nomentane, aurait
pris le martyr Alexandre pour le pontife du même
nom. Mais cette confusion n'infirme en rien la réalité
historique du martyr et de ses compagnons. La date
même de leur immolation me parait établie dans tous
les cas, qu'Alexandre martyr et Alexandre pape soient
ou non un même personnage. En effet, les monuments
qui conservent le souvenir de deux des martyrs nom-
més dans les Actes remontent vraisemblablement au
deuxième siècle ; M. de Rossi en a jugé ainsi en étu-
diant la crypte de Quirinus, pour la date de laquelle
il trouvait, dans d'autres cryptes du cimetière de
Prétextât et dans plusieurs édifices païens, d'utiles
termes de comparaison, et l'on est autorisé, par l'exa-
men du style de quelques inscriptions, à reporter
vers la même époque les commencements de l'hy-
pogée de saint Alexandre. Je n'hésite donc pas à voir
dans le groupe d'Alexandre, Hermès, Quirinus, Even-
tius et Théodule des martyrs du temps d'Hadrien.
Un autre groupe de martyrs parait avoir souffert
sous le pontificat du successeur d'Alexandre, le pape
Sixte Ier (122-127), d'après une indication de leurs
Actes. Ce sont les saints Getulius (époux de la célèbre
sainte Symphorose, que nous retrouverons plus tard
à Tibur), Cerealis, Amantius et Primitivus. Après avoir
1) in septimo milliario ejusdem vix S. papa Alexaader cum Eventio
etTheodulo pausant. Notitia portarum, viarum, ecclesiarum, dans
de Rossi. Roma sotterranea, t. [,p. 179, col. V.
i:\wii.n l»i: QURLQI ES PASSIONS DE MARTYRS. 119
évangélisé lepayssabio, ils furent jugés par le con-
sulaire Licinius — peut-être Le consul de 107. qui tut
proconsul d'Asie en 12 * — et misa mort sur La voie
Salaria, à trente milles Je Rome, dans la contrer
même où ils avaient prêché (1.)
Les A<-t. ^ de Getulius ••! de ses compagnons, d'où
nous avons extrait ces indications, ne peuvent préten-
dre à L'autorité d'un récit authentique; mais, comme
plusieurs Passions des martyrs '1'- Rome et de llta-
lie, ils reçoivent des découvertes topographiques une
solide confirmation, sinon pour les détails, au moins
pour 1rs données essentielles. M. Stevenson Ta montré,
dans son savant livre sur le cimetière de saint Zo tique;
je résume en peu i\r mots cette partir de sou étude.
Les actes racontent, dit-il. que Getulius résidait
dans ta Sabine, adpartem Sabincnsium, dans une villr
appelée Gabies, in civitatem Gablos; ils ajoutent que
son martyre eut lieu dans la même ville, in fun<l<>
Capreolh, in Salaria ah l'rbe plwminui milliario A' .VA
et que sa femme, Symphorose, L'ensevelit dans un
arénaire de son domaine de la Sabine, in arenario
i i rat, in prxtorio 1 rao Saviniensium, dans la
ville susnommée, eu un Lieu appelé Capris, '" loco
[l)Acta Sanetorum, juin, i. n. p !M Bq
(2) Le mot prxtorium signifie le palais du propriétaire d'une villa.
extension, laTiltaeUe-niéme;ToirForcellini, Lexieon >>>inf- to-
tiniiatis, Pratorium De là le vocable Pra toriolum, donné ponr appel-
lation à d'anticpies domaines; ^ • «ï i de Rossi, Bullettino '/< areheo-
cristiana, i>~". p. lll: 1873. p. n. Se rappeler le mol .1.' sainte
Perpétue Factnsesl mini subito carcer quasi prxtorium, nbi maUem
essequamaUbi Passio SS. Perp eitatis, dansRninart,p. 87.
220 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
nuncupato Capris, in oppido supradiclo. Ces indications
topographiques ont longtemps embarrassé les érudits.
Gabies, colonie d'Albe, estime ville célèbre diiLatium,
il était naturel d'y placer le lieu du martyre de Getu-
lius : cela paraissait d'autant plus vraisemblable, qu'un
de ses compagnons, Primitivus, paraît avoir été mar-
tyrisé et enterré dans la Gabies du Latium (1). Les
Actes, cependant, s'opposaient à cette solution, puis-
qu'ils placent dans la Sabine la civilas Gabios ou Gavis
qui vit la retraite, la mort et la sépulture du martyr
Getulius. Papebroch avoue ne connaître, au pays des
Sabins, aucune localité portant le nom de Gabies.
Mais, au siècle dernier, un érudit italien, Galletti, a
prouvé l'existence, dans la Sabine, à la distance de
Rome indiquée par les Actes, d'une ville ou bourg de
Gabies, dont le nom, depuis le dixième siècle au moins,
a été remplacé par celui de Torri : civitalem Gabiis,
qusenunc Turrisvocalur, dit un document de 1027 (2).
A un mille de cette localité, il existait encore, au
huitième siècle, un sanctuaire érigé en l'honneur de
saint Getulius, ubi ipsius corpus requiescit, dit une
charte de 725 (3) . Une autre charte de 749 indique
une cella S. Getulii, oratoire dédié à saint Getulius et,
selon toute apparence, distinct du précédent sanc-
tuaire (V). Un autre oratoire 5. Gethulii est mentionné
(1) Sur la sépulture, de Primitivus, voir Stevenson, II cimitero <li
Zoticoal decimo miglio délia via Labicana, Bfodène, I876,j>. 52, 55-59.
(21 Galletti, (Jabio scoperto ove è ora Torri, Rome, 1757. i>. 11.
(3) Ibid . i'. 18.
i Ibid., |>. 19.
l W.MKN DE QUELQUES PASSIONS DE MARTYRS 121
dans un document de 1118 I . Voici donc, écril
M. Stevenson , plusieurs lieux différents, tous consa-
crés an culte de sainl Getulius, indice évidenl du
développemenl du culte de ce martyr dans cette partie
de la Sabine... L'existence, jusqu'au commencement
du huitième siècle, d'un de ces édifices sacrés, conte-
nant son corps ou au moins quelqu'une de ses reli-
ques, enlève toul doute, et nous convie à rechercher
en eri endroil L'arénaire ou le martyr fut déposé par
Bainte Symphorose. Il serait beau de découvrir Le
cimetière souterrain, d'y retrouver les preuves monu-
mentales des données fournies par l'examen critique
des documents. Je veux espérer qu'un jour ces espé-
rances se réaliseront, et que nous pourrons .dors con-
templer dans la Sabine d'illustres souvenirs chrétiens
d'un temps où n'étaient pas éteints les échos de la
prédication apostolique (-2). »
Les martyrologes et plusieurs documents hagiogra-
phiques mentionnent encore le martyre, sub Hadriano,
de sainte Snphia et de ses filles Pislis, Elpis et sJgape,
ou, en latin, des saintes Sapientia, Fides, Spes, Ca-
ri las [S).
A première vue. l'on sérail tenté de trouver ces
(i) Galletti, Gabio scoperto ove è ora Torri, p. Si.
(2) Stevenson, p. 61,62. —En 1879, M. Stevenson déclarait ;i la So-
cieta dei cvltori <i> archéologie crisiiana que le cimetière de Getu-
lius n'avait pu encore être retrouvé malgré ses i echerches, non plus que
deux inscriptions connues an siècle dernier h qui peut-être en pnw ien-
nent. Bullettino d{ archeologia cristiana, 1880, p. îos.
(3) Tillemont, Kémoirt f, t. il. art u sur la persécution >\ Badrien, el
note a.
222 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
noms étranges et de rejeter à priori la réalité des mar-
tyres qui se présentent à nous sous des appellations
allégoriques, d'y voir des vertus personnifiées et non
des personnes. Ce sentiment ne sera point partagé
par quiconque est familier avec l'archéologie chré-
tienne. Les fidèles aimaient à prendre au baptême un
agnomen offrant une signification mystique, et beau-
coup de grands personnages des premiers temps de
l'Eglise se cachaient sous des nom sempruntés aux ver-
tus ou aux mystères du christianisme (1). C'est ainsi
que plusieurs matrones illustres, dont l'une est peut-
ètre la célèbre accusée de 58, Pomponia Graecina,
étaient connues dans la société des fidèles sous le nom
de Lucina, allusion à l'illumination produite dans les
âmes par le baptême (2). Les noms de Redemptus, Rena-
lus, Renovalus. Anastasia, etc., fréquents dans les ins-
criptions (3) , d'autres, d'aspect repoussant, qui semblent
avoir été choisis par d'héroïques fidèles empressés
de s'humilier devant les hommes (i), nous montrent
l'esprit chrétien pénétrant jusque dans l'onomastique,
et l'inspirant de la manière la plus éloquente et par-
(1) Voir de Ros^i, /toma sotlerranea, t. I, p. 315.
(2) Ibid., p. 315, 319; t. II, p. 282, 3G3. Cf. ma Rome souterraine,
p. 184.
(3) De Rossi, Inscriptiones christianx urbis Romœ, n"5 194, 278,
357,532, 552,601: Bullettino di archeologia cristiana, (865, p. 51 ;
1867, p. 31; 1875, p. 79; 1877, p. 8; 1879, p. 21 : Homa soUernnira .
(.1,11. ni. passim; Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes,
art. Noms. :>c éd., p. 513 m|. : Smith, Dictionnary of Christian antiqui-
lies, art. Naines, p. 1372.
(i) Edmond Le Blant, Inscriptions chrétiennes de le Gaule, préface,
p. ci, el t. II, n01 412 et 5iG. Cf. mes Esclaves chrétiens, p. 239-241.
I \\Mi:\ DE QUELQUES PASSIONS DE MARTYRS 223
fois la plus inattendue. Il n'esl donc point surprenant
qu'une mère el ses enfants aient pris, m i« *x /* t .-» 1 1 1 la
robe blanche des nouveaux baptisés, les noms des
trois vertus théologales et de la Sagesse qui les engen-
dre. Cet exemple est loin d'être isolé : 1rs inscriptions
funéraires de chrétiennes portant, on latin ou en grec,
ces mêmes noms, sont fréquentes dans les catacom-
bes 1 . L'étude critique dos documents ;i permis
à H. de Kossi de placer avec certitude, sur la voie
Auivlia. <>ù leurs tombeaux étaient encore visités .ni
sixième et au septième siècles, la sépulture des saintes
Sophia. PUti-. glpis et A-ape. martyrisées SOUS lla-
drien -2 .
(1) DeRossi, BulletHno di archeologia eristiana, 1864, p. 9; 1865,
p. 58; 1874, p. 78; 1875, p. 63; 1880, planche V. j: Roma sotterranea,
t. I, p. 2H2 : UII, p. 172 : pi. XWH. 7 : \\\ , 11; XL, 1 i : \i.\ il. i : i.v. 10:
t. III, p. 117: pi. XXXIV, 31 : De chrislin nis mon unanlis [X8TH exhir
bentibtu, Paru, 1855, tirage à part. p. L8, 19.
(2) L'examen des itinéraires qui, après avoir conduit les pèlerins du
septième Biècle, onl de dos j < m i-— guidé si utilement IL de Ros>i dans les
profondeurs des catacombes, permet de distinguer non pas un seul,
mais dt'n\ groupée de martj rs appelées, les nues, en grec, Sophia, Pistis,
Blpis et Agape, les autres, en latin, fiapientia, Fides, Spes, Caritas sur
la fréquence de ces noms, \"ir la note i . el enterrées, les premières
sur la voie Aurélia, les secondes mu- la roie Appienne. Baronins Id
marlyrol rom., 30 septembre assure que de son temps on n'avait p.i-
perdo le souvenir d'un monument élevé à sainte Sophie mère des trois
vierges, sur la rok Aurélia L'itinéraire dn septième siècle tiré d'un
m*. d<- Salzboursj dit que sur cette voie, bous l'église de Baint-Pan<
c»n rencontre in antro S. Sobiam martyrem etdua filia ejus Içapite
et Pisti* martyres. La Notttia portarum, viarum, etc., appartenant
à ane époque plus avancée 'lu même siècle, cite également parmi les
martyrs reposant près de saint Pancrace S. Sapientia cum tribut /i-
liabusFide, Spe, Charitate. Un siècle plus tôt, l'indea desbuiles re
cueillies par l'abbé Jean pour la reine Théodelinde, et conservées à la
22 i LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
Le martyrologe d'Àdon assigne au règne du môme
empereur le supplice des martyres Sabine etSérapie.
Le commencement de leurs Actes est perdu : là se lisait
probablement le nom d'Hadrien, que le martyrologe
a reproduit.
Les deux saintes habitaient Y oppidum Vindenense ,
près de Terni, en Ombrie (1). Leurs Actes (2) contien-
nent des détails invraisemblables, mêlés, comme il
arrive souvent, de traits vraiment historiques. Sabine,
disent-ils, était fdle d'Hérode surnommé Metallarius.
Nous ne savons qui était cet Hérode, ni s'il tenait par
un lien quelconque, parenté, clientèle ou affranchis-
cathédrale de Monza, mentionne, parmi celles qui proviennent des loin-
beaux de la voie Aurélia, l'huile Sec Sofix cum très filias. L'index
et lepittacium portent, pour la voie Appienne, une mention analogue,
celle de l'huile des saintes Sapientia, Fides, Spes, Caritas, recueillie
au cimetière de Calliste, dans le voisinagedu tombeau de sainte Cécile.
.M. de Rossi fait remarquer que ce second groupe ne peut être contem-
porain d'Hadrien, car la partie de catacoinbe où il reposait est posté-
rieure à cette époque, et certains détails que l'histoire ou la légende rat-
tachent aux martyres de la voie Appienne dénotent une date plus
avancée que le commencement du deuxième siècle, une persécution plus
sauvage et plus sanglante que celle qui sévissait alors. Les Sophia, l'is-
tis, Elpis et Agape martyrisées sous Hadrien sont donc celles qui repo-
sèrent sur la voie Aurélia, et leur groupe est distinct de celui des quatre
martyres homonymes qui furent immolées plus tard et enterrées dans
le cimetière de Calliste. Voir dans la Roma sotterranea, t. IF, p. 171-
180, tout le chapitre XXVII, modèle d'ample discussion et de rigoureuse
critique.
(1) M. de Rossi a savamment corrigé Adon, qui place cet oppidum à
Rome même, ROHIX in Avcnlino, et les liollandistcs qui ont suivi cette
indication erronée : Bulletlino di archeologîa cristiana, 1871, p. '.m.
Tillemont avait déjà reconnu que Vindi'iia était une ville d' Ombrie :
Hémoires, t. II. art. sur sainte Sabine et sainte Sérapic.
(2) Baluze, Miscellanea, t. II, p. 106; Acta Sanctorum, août, t. IV,
p. 500.
l \\Ml\ m: qi elques passions de martyrs
Bernent, à la famille d'Hérode atticus; mais ce n'est
j>.i^ ta seule fois que le nom d'Hérode se trouve uni à
un souvenir chrétien :o*a découvert, dans une partie
«1 i cimetière de Prétextât, appartenant au deuxième
ou troisième siècle, L'inscription funéraire d'une
i renia, fille d'Hérode 1 . » Le père de Sabina
.i\ .lit trou fois donné des jeux aux Romains; ■ peut-
être, personnage considérable, avait-il géré à Rome
quelqu'une des grandes charges <l<>nt les titulaires
étaient tenus à des munificences de cette nature; peut-
être aussi L'auteur des Actes a-t-il nommé Rome par
erreur, e( l'Hérode ombrien fut-il un simple magistral
municipal, comme ceux dont les inscriptions relatent
m souvent les Largesses envers les habitants de Leurs
villes. <J'i«»i qu'il en soit, le nom d'Hérode, m connu
au deuxième siècle, la mention des jeux donnés par
lui, ont une saveur pleinement historique : et si le
père de Sabina vécut, comme le disent les Actes, sous
Vespasien, le martyre de sa fille se place très con-
\ enablemenl â L'époque d'Hadrien.
La condamnation prononcée contre la compagne
de Sabine, la vierge Serapia, est également, malgré
-"ii énormité, conforme ,'i de nombreux documents.
Le juge païen ordonna que Sérapie fût livrée â deux
jeunes libertin-. Nous retrouverons au siècle Buivanl
cet horrible attentat à la pudeur des martyres fré-
quemment commis -2 : En condamnant une chré-
i BulletHno di areheologia crlstiana, 1872, p. 65.
v Didymi < t Thcodora . dans li - Acto Sanctorum,
15
226 LA PERSÉCUTION DHADRIEN.
tienne ad lenonem potins quam ad leonem, dit Tertul-
lien, vous confessez que la perte de la chasteté est
pour nous plus cruelle que tous les supplices et toutes
les morts (1). » Sérapie fut miraculeusement délivrée
du péril, comme devait l'être plus tard sainte Agnès.
Cette délivrance merveilleuse, le mal soudain dont
se trouvèrent frappés les deux libertins, fit accuser
Sérapie de maléfices. C'est là encore un trait bien con-
forme à l'histoire. En qualifiant le christianisme pri-
mitif de superstilio malefica, Suétone fait déjà allusion
à cette imputation dirigée contre les fidèles (2) . L'ima-
gination païenne voyait en eux des faiseurs de malé-
fices, des sorciers, des magiciens (3) : aveu implicite
et bien éloquent des miracles dont le Seigneur récom-
pensait fréquemment leur foi, dans la lutte qu'ils
soutenaient contre les violences ou les séductions de
l'enfer.
Un dernier trait mérite d'être noté. Après le mar-
tyre de Sérapie, Sabine recueillit son corps, et l'en-
aviil, t. in. p. 579; Passio s. Theodoti Ancyrani ri septem virgù
num, dansRuinart. Ac/rt sincera, p. 360; Acta SS. Agapes, Chionùe,
Trenes; ibid., p. i2i-. l'assit, s. Agnetis, dans !<■* Acta Sanctorum,
juillet, t. II, p. 228. — Voir l'étude de M. Edmond Le Riant sur tes
Voies d'exception employées contre les martyrs, dans les Mem.
délia H. Accademia dei Lincei, :s" série, t. XIII, 20 janvier 1884.
(() Nain et proximead Lenonem damnando christianam jiotius quam
ad leonem, confessi <">tis tabem pudicitise apud nos atrociorem omni
pœna et omni morte repntari. Tertnllien, Apolog., 50.
(2) Suétoiif. Nero, \<>.
(3) Voir les textes nombreux cités par M. Edmond Le Riant, Notes
tur les bases juridiques <ii's procès dirigés contre les martyrs, Paris,
1866, p. 8-13 ;el Recherches sur l'accusation demagie dirigée contre
les premiers chrétiens, Paris, t869.
EXAMEN DE Ql ELQUES PASSIONS DE MARTYRS.
(erra dans le monument construit d'avance pour
elle-même : préparer son tombeau de son vivant
était un usage antique, constaté par des milliers
d'inscriptions tant païennes (pie chrétiennes. Ce monu-
ment était situé au lieu même où Sérapie fut décapi-
tée, ml arcum Faust lui, juxla aream Vindiciani, «dans
Le voisinage «le l'arc de Faustinus, touchant à Yarea
de Vindicianus. » Les cimetières chrétiens étaient
souvent appelés horliu ou area, avec le nom du
possesseur 1 : en Ombrie, le mot arca parait
avoir été employé : il se peut quel'area Vindiciani
dont il est question dans les Actes soit le cimetière
chrétien <le Vindena, et que le mausolée construit par
Sabine ait fait partie de ce cimetière (2). S'il en est
ainsi, h petite ville ombrienne comptait déjà, sans
doute, une importante population chrétienne au mo-
ment où les deux saintes femmes y versèrent leur
sang pour la foi.
Les martyrs dont nous avons essayé, jusqu'à présent,
Binon de retracer la physionomie, du moins de re-
trouver la réalité historique, appartenaient pour la
plupart aux classes élevées ou moyennes de la société.
.Mais ses raii-s les plus humbles ne laissèrent jamais
le christianisme sans témoin. Toutes les fois que la
persécution descendit jusqu'aux petits, aux pauvres,
aux esclaves, elle fit parmi eux des martyrs. On l'avait
vu sous Néron; on l'a \ ait vu à la lin du règne de
(i) !)■■ Roasi, /. \ma sotterranea, i. Ill, p. 129.
■■ Voir Bullettino di archeologia cristiana, 1871, p. 93; 1876, p. 72.
228 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
Domiiien ; on venait de le voir pendant la légation de
Pline en Bithynie : on le vit aussi sous Hadrien. Les
Actes de saint Hespérus, de sainte Zoé, de leurs deux
fils Cyriaque et Théodule, sont des plus curieux :
sans être contemporains, ils contiennent des faits
dont la véracité parait probable.
Hespérus, Zoé et leurs deux fils étaient esclaves
d'un habitant de la Pamphylie, païen fervent. Au
moment où commence le récit des Actes, ils étaient
séparés les uns des autres, Hespérus relégué à la cam-
pagne (1), Zoé et ses enfants travaillant à la ville, dans
la maison du maître. Ces pénibles séparations affli-
geaient fréquemment les ménages d'esclaves : au
troisième siècle seulement les jurisconsultes essayèrent
de les rendre moins fréquentes (2) . Zoé trompait son
ennui par l'exercice de la charité : elle distribuait une
partie de sa nourriture aux pauvres et aux voyageurs ;
les Actes nous la montrent apaisant alors « les chiens
enchaînés au dehors, et toujours prêts à se jeter sur
quiconque se présentait, à moins qu'ils ne le recon-
nussent pour quelqu'un des habitués de la maison. »
liait bien antique : on croirait lire Plaute, Properce,
Tibulle, Horace, Ovide ou Pétrone (3), ou contempler
cette curieuse mosaïque du musée de Naples, qui
(1) Cf. Tertullieû, Apolog., 3 : Serrumjam fidelem dominas olim mi-
ti> ab oculis rele^avit.
(2) Ulpicn.Paul, au Digeste, XXXI, i, 35, 39; XXXIII, vu, 12, g 7.
(3) Plaute, Moslelluria, III, h, 160; Properce, IV, v, 71; Tibulle,
II, iv, 30; Horace, I 5c/., h, 129; Ovide, Ars uiiuil.. II, 278 : Pétrone,
sut., 29.
I \.\MI > DE QIELQUES PASSIONS DE MARTYRS
n'pivNfiit»' un mulossc iluiir rxtiviiK' férocité enchaîné
pus de la redoutable porte (janua mordax, dit
Plante (1), avec ces mots écrits au-dessous : cavk
i wi \i 2 . Dans un jour de l'été domestique, Hespérus,
Zoé ei leurs enfants refusèrent de manger des viandes
provenant d'un sacrifice. Leur maître fit torturer l« -
deux enfants, puis les jeta dans le feu avec leur père <-t
leur mère. Le supplice du feu était un de ceux que
les maîtres infligeaient aux esclaves: il est énuméré
parmi les atrocités <[u«' Constantin leur interdit 3
Mais, bien avant Constantin, Hadrien avait retiré aux
maîtres Le droii de vie ei de mort \) : le martyre
«lllespérus et de sa famille doit donc «'-tre reporté à
une époque où l'empereur n'avait point encore pris
cette mesure d'humanité, vraisemblablement aux
premières années de son règne.
On voit avec quelle facilité ces Actes se laissent.
en quelque sorte, glisser dans le moule antique, ei
comme ils s'encadrent naturellement dans les insti-
tutions et les mœurs du deuxième siècle. J'en dirai au-
tant de ceux de l'esclave sainte Marie (5), si une sage
critique les dégage des invraisemblances de diverse
i) riant.'. Trveul., II. \.
D Honnairedet antiquité» grecque» et romaines, art. • «ni-
p. 888. fig. 1122.
(3) ... Bxarendo admotû ignibtu iniMiihra. Code Théodotien, i.\.
MI, I.
i 8 ro» a dominis occidi veluit, eo^iu.- ju --il damnaii, -i di^ni
Spartiea, Eodrianus, 18.
B H teellanea, t. i. p. i~.
230 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
nature dont l'imagination du narrateur les a mal-
heureusement remplis.
Quand on a fait ce travail d'élimination, qu'on a
effacé de la première partie de ce document un édit
imposible (1), et de la dernière un épisode fabuleux,
visiblement imité des Actes de sainte Thècle, il reste
un récit non seulement vraisemblable, mais encore
rempli de traits tout à fait antiques, que le compila-
teur de basse époque auquel est due la rédaction
actuelle n'a pu tirer de son propre fonds.
Tertullus, décurion d'une ville de province, avait
une esclave chrétienne appelée Marie. Il fut, sous
Hadrien, accusé de partager la foi de celle-ci. Ses
collègues de la curie, les primores de la cité, présen-
tèrent sa défense au prœses. et firent valoir ses servi-
ces municipaux. Un rhéteur prit la parole en leur
nom. « Cet homme distingué, dit-il, par sa naissance,
par les fonctions publiques dont on l'a honoré, a
rendu à notre curie des services considérables. 11 ;>
été prêtre des Augustes, il a offert des jeux à la cité ;
les nombreuses missions qu'il a remplies dans l'in-
térêt commun lui ont valu gloire et reconnaissance.
Par sa libéralité, la république s'est enrichie de plu-
sieurs édifices ; il a pourvu de ses deniers au chauf-
fage des bains. » Le prxses délibéra longtemps sur
cette affaire, et, convaincu de l'innocence de l'accusé,
il prononça ainsi *: « Tertullus, qui reçoit ici un
témoignage de l'estime publique, mérite tout hon-
(i) Tillemont, Mémoires, t. II, noie v sur la persécution d'Hadrien.
i WMIN DE QUELQUES PASSIONS Dl MARTYRS 231
neur pour sa oaissance illustre, comme pour Les
charges « n i i 1 a remplies; il a donné des jeux au
peuple; sénateur éminent, dévoué ;'i la divinité de
rempereur, il a satisfait en même temps aux lois, aux
prescriptions du culte; j'ai vu de mes yeux Les statues
qu'on lui a dressées en plusieurs Lieux de La cité :
qu'il soit Libre, et qu'il ne redoute ni accusateur ni
magistrat, jusqu'à ce que j'en aie référé aux oreilles
sacrées
Avant de poursuivre Le récit, il convienl de s'arrêter
tte première partit'.
Chacun des mots employés, soit par l'avocal de
Tertullus, soit par Le préfet, correspond à une expres-
sion OU à un OSage antique.
Tertullus a été prêtre des augustes; « ces motsré-
pondenl sans doute, dit M. Edmond Le Blant, au titre
de Flamen Auguslorum, fort répandu dans le inonde
romain, el porté, comme on le sait, par des piètres
voués au culte des empereurs (1). » Il a donne des
jeux et des combats au nom delà cité : fuit munerarius
dvitatiSf... editor optimus. « Les auteurs, comme les
inscriptions, mentionnent souvent des jeux offerts ainsi
au peuple par des magistrats municipaux. One consti-
tution du Code Théodosien contient à ce sujet une
simple autorisation (2); mais la LexcolonùeJulix (iene-
tiv.-r impose aux duumvirs cette Lourde dépense 3 .
(i) Edmond Le Blant, les letet des mart\
(2) Code Théodosien, XV, mi. 3.
3 Hobner <'t Mommsen, dans YEphemeris epigraphica, I ni.
tab m Giraud, let Nouveaua Bronzei d'Osuna, l'.ui-.. i*77. p. a
232 LA PERSÉCUTION D'IIADRIEX.
Ainsi que notre texte, les marbres qualifient de mu-
ncrarius et editor des magistrats municipaux ayant,
à leurs frais, donné des jeux (1). » Tertullus a plu-
sieurs fois géré des ambassades dans l'intérêt publie :
legationibus plurimis pro publica utililate susceplis.
« Pour les ambassades confiées aux personnages de
même rang que Tertullus, c'est-à-dire aux membres
de Yordo, je noterai en première ligne, écrit M. Edmond
Le Blant, le § 92 de la Lex colonie Juliœ Genetivx,
puis trois textes d'Ulpien et de Papinien insérés au Di-
gesle (2) ; le fait est également établi par de nombreu-
ses inscriptions (3). » Tertullus, enfin, a construit plu-
sieurs édifices municipaux, et pourvu de ses deniers au
chauffage des bains publics. « On sait par des textes
nombreux de combien de riches édifices la générosité
des citoyens avait ainsi doté les villes de l'empire.
En ce qui touche les bains publics, ils étaient, chez
les anciens, des établissements de première nécessité.
Le chauffage, confié au curalor civitalis, se faisait aux
frais de la caisse municipale ('*), si elle n'en et -ut
déchargée par une de ces fondations dont parle le
jurisconsulte Scœvola (5). Une libéralité semblable à
celle de Tertullus et émanant aussi d'un duumvir est
(1) Muratori, Inscript., 157, 1 ; Orelli, 3746, 6152, 3762; Victor Gué-
rin, Voyage archéologique dans i<i régence de Tuais, t. Il, j». 185.
— Edin. Lf! Niant, loi: cit., 1>. 180,181.
2 Digeste, L. \n. i, 7, 13.
(3) Edmond Le Blant, loc. cit.,f. 181.
i Digeste, L, iv. 2. j? 2: 18, §5.
(5) Ibid., wmi De legatis), 35, g 3.
KXAMF.N DE QUELQUES PASSIONS DE MARTYRS
mentionnée dans une inscription de Iffisène I). »
Prononçant la sentence d'absolution de Tertullus, le
préfet le déclare imperio pariler dévolus et numini, ce
qui est 1'équivalenl de la formule antique si fréquente
sur les marbres, et par laquelle les Romains protes-
kaienl de leur dévouement au\ empereurs : bevotvs
nvmini m misiatiovk Kirs. Enfin le préfet constate que
de nombreuses statues ont été élevées a Tertullus :
eujut imaginât per omnem urbem sœpius ipse conspexi.
Les statues dont il s'agit ici étaient, selon toute ap-
parence, celles que la curie avait t'ait élèvera Tertullus
en récompense de ses nombreux services. Une facilité
dégénérant en abus multiplia à l'excès cette marque de
gratitude, et l'antique Lex Genetiva «lut formuler, sur
ce point, une disposition prohibitive; mais la rigueur
se relâcha plus tard, et les marbres nous montrent un
grand nombre de magistrats honorés, comme le fut Ter-
tullus. de votes ordonnant l'érection d'une statue (2). »
M. Le Blant conclut ainsi l'examen critique que
nous venons de résumer :
« Quelles que [missent être les interpolations subies
par la Ptusio sanclse Marier, les points que je viens de
relever et leur exacte concordance avec ce que nous
Bavons des choses romaines suffisent à nous montrer
que cette histoire garde encore des traits importants
d'une rédaction originale -'5 . »
i M nx-ii. Tnscr. regni Neap. la t., !575| Orelli, 3772. — Edm.
L>- Blant, loe. < tt., p. 182.
(2) Edm. Le Blant, (oc. cit., p. 183.
</ p. 184.
234 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
La comparution de l'esclave Marie, dont ne parle
pas M. Le Blant, renferme aussi des traits vraiment
antiques. On voit le peuple frémissant demander la
mort de la jeune fille, en criant : « Qu'un feu terri-
ble la dévore toute vive ! » circonstance conforme à
ce que d'autres documents nous apprennent de la
haine des foules contre les chrétiens et des acclama-
tions furieuses dont ceux-ci étaient poursuivis. Aux
questions du juge l'interrogeant sur son nom, selon
l'usage, Marie répond comme un grand nombre d'au-
tres martyrs : « Je suis chrétienne (1). » « Pourquoi,
lui dit alors le magistrat, pourquoi, étant esclave,
ne suis-tu pas la religion de ton maître? » Question
naïve dans son inconsciente immoralité, question bien
romaine aussi : telle est l'idée que les anciens se
faisaient de la conscience des esclaves : ils refusaient,
en toutes choses, à ces infortunés le droit de dire non,
servus non habel negandi poteslatem (2) : il fallut que,
chrétiens et martyrs, les esclaves rachetassent, au
prix de leur sang, ce droit imprescriptible.
(1) Voir Edm. Le Riant, Inscriptions chrétiennes 'le la Gaule,
Paris, 185G-1865, (. I, p. 12(1 sq.
(2) Sénèque, Dr beneficiis, III. 10.
il. i;i>i RIT \ mimcus i | m.\m v
III.
Le rescrit à Minicius Fundanua et les premiers apologistes.
Je viens de faire allusion aux haines populaires dont
les chrétiens étaient L'objet. Ils turent souvent pour-
suivis, pendant le règne d'Hadrien, par les cris des
foules, parées pétitions tumultueuses qui sont des or-
dres pour des magistrats faibles, insouciants, peu ava-
res de sang humain. <>n sait combien sont irrésistibles
les caprices des foules quand leur imagination est
excitée et qu'elles ont choisi des victimes : les scènes
(lr la Révolution française, les horreurs plus récentes
de la Commune, nous permettent d'imaginer ce qui se
|i.i-sa probablement dans beaucoup de villes romaines,
• •t 1rs excès auxquels durent se porter de bonne toi
des gens du peuple qui voyaient dans les chrétiens
des incestueux ou des cannibales. Peut-être quelques-
un^ des martyrs dont nous avons, malgré la pénurie
• les documents, essayé de retrouver In trace historique
périrent-Us victimes de soulèvements de cette nature.
Le deuxième siècle est l'époque où les chrétiens
turent le plus calomniés et ..ù ces calomnies éveillè-
rent dans les masses le plus d'échos. Il y avait long-
temps que la haine de leurs ennemis leur attribuait
des crimes imaginaires : Tacite dit qu'ils sont per fia-
f/itia invisos(i), Suétone parle de leurs maléfices 2), et
(i) Tacite, \n„ . \\ ,,
\ ". I&
23G LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
saint Clément les représente comme victimes de la ja-
lousie , Sid Çî-Xoç 7rot6o'vT£î (i) . Les rumeurs mensongères
dont les adorateurs du Christ étaient l'objet allèrent
grossissant à mesure que se développaient les diverses
sectes gnostiques qui, depuis Simon le magicien, n'a-
vaient cessé de croître parallèlement à l'Église ortho-
doxe. C'est surtout dans la première moitié du deuxième
siècle qu'elles attirèrent sur leurs doctrines et leurs
actes l'attention publique. Beaucoup de ces sectes, en
proie à un mysticisme effréné, avaient fini par auto-
riser dans leur sein d'abominables excès : « Qui veut
faire l'ange , fait la bète , » dit Pascal. Des hauteurs
éthérées de la gnose , leurs disciples , comme pris de
vertige, tombaient souvent dans les dernières boues
de la chair. La plupart des docteurs gnostiques ad-
mettaient, pour les vrais initiés, l'indifférence des
actes, ce qui conduisait au renversement de la morale ;
la secte des Carpocratiens allait jusqu'à prescrire à
ses adhérents d'épuiser toute la série des atrocités
accessibles à l'homme, afin de délivrer l'àme des der-
niers liens terrestres, et d'arriver à la suprême béati-
tude. On devine ce qui se passait dans ces petites so-
ciétés, où tous les débordements du sensualisme païen,
toutes les chimères d'imaginations en délire, s'alliaient
aux rêveries du néo-platonisme, aux mystères de la
théurgie, à de sacrilèges parodies de l'Évangile. Les
crimes que la haine aveugle des païens reprochait aux
vrais fidèles, la promiscuité des sexes, l'inceste ac-
[l) S. Clément, Ad Cor., (j.
Ll RESOUT A MIMCII 18 PUNDANI S
compli « 1 . 1 1 1 -> les ténèbres, les repas de cannibales,
furent commis, en réalité, dans quelques assemblées
d'hérétiques 1 . Le peuple, dans ses jugements su-
perficiels, confondait les chrétiens orthodoxes et ces
misérables sectaires, que 1 K^ lis ■ repoussait de s<»n sein
avec horreur (2 . M«'iii« • les esprits les plus cultivés,
les hommes les plus considérables et, ce semble, les
mieux placés pour juger, faisaienl la même contusion.
Dans une lettre célèbre, écrite d'Alexandrie, l'un des
principaux foyers de la gnose au deuxième siècle,
I lad ri. mi prend pour de véritableschrétiens les sectaires
qui, dans leur syncrétisme bizarre, adoraienl à la fois
le Christ et Sérapis 3). Quand l'empereur se trompait
ainsi, les erreurs d'une foule ignorante et passion née
s'expliquent aisément, et l'on comprend que, dans son
indignation, elle ait voulu souvenl faire expier aux
membres innocents de l'Église les infamies dont se
rendaient coupables des hommes qui n'avaient aucun
droit au titre de chrétiens.
('.••pendant quelques esprits sérieux, habitués à jeter
sur les hommes et sur les doctrines un regard moins
léger qu'Hadrien, et dégagés de ces passions populaires
qui obscurcissent toutjugement, refusaient d'admettre
les imputations dirigées par l'opinion publique contre
'i; S. [renée, Adv. lucres., i • Clémeal d'Alexandrie,
III ! S. Justin. I Ipolog., 4. M. 27; hinlo'j. eum Tryp/i..
35: S. Épiphane, x\vi. 2,3 XXVD XXX, 14; XXXII, 3.
i iaèbe il -■ EccL, IV, 7; V,i;Tertpllien, ApologH 7; Minncuu
Félix Octavius, 9.
Lettre d'Adrien b Servianus, dans Vopiscns, Saturninus, 8.
238 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
les adorateurs du Christ. Le contraste entre les mœurs
inavouables, les crimes mômes qu'on leur prêtait, et
la dignité extérieure de leur vie, leur patience au
milieu des injures, leur courage dans les supplices,
la simplicité, la gaieté même avec laquelle ils affron-
taient la mort, un je ne sais quoi d'humble et fier à la
fois répandu sur toute leur personne , frappait quiconque
était capable de réfléchir et osait juger par soi-même.
Un jeune philosophe, futur apologiste du christia-
nisme, mais encore éloigné de toute adhésion aux doc-
trines nouvelles, vivait en Asie pendant le règne d'Ha-
drien : il nous a conservé le souvenir des calomnies
dont la haine populaire chargeait alors les fidèles, et
a décrit en même temps l'impression que la vue de
leurs souffrances produisait sur les âmes sincères :
« Et moi aussi, dit-il, quand j'étais encore pla-
tonicien, j'avais entendu parler des crimes qu'on im-
putait aux chrétiens; mais les voyant sans crainte de-
vant la mort et au milieu de tous les périls, je ne
pouvais croire qu'ils vécussent dans les désordres et
dans l'amour de la volupté. Comment supposer, en
effet, qu'un homme livré à l'intempérance de ses dé-
sirs, esclave de la chair et des délices de ce monde,
recherchât la mort qui le prive de tous ces biens? Loin
d'aller au-devant d'une condamnation certaine, ne de-
vrait-il pas au contraire se dérober à la vigilance des
magistrats, pour jouir le plus longtemps possible des
plaisirs de la vie (1) ? »
] S.iinl JuSlin, // 1/»'/".'/., 12.
LE RE» RIT A MINieii s PURDAIQ -
L'étudianl en philosophie qui s'appellera on .jour
saint Justin n'était pas seul à ressentir une impression
semblable. Plusieurs L'éprouvaient même dans le
momie officiel. Des gouverneurs île province étaient
touchés du courage des martyrs, de ta vertu des fidè-
les, et répugnaient à verser, sur l'invitation den'im-
porte quel accusateur, ou mu- 1rs sommations d'une
foule grossière, Le sang de tels hommes. Dans sa su-
blime tragédie de Polyeucte, Corneille a mis en regard
la noble 6gure de Sévère, le païen honnête, équitable,
humain, et La figure basse de Félix, le fonctionnaire
sceptique, prêi à tout faire ou à tout subir pour con-
server la laveur du prince ou la faveur plus mobile
encore de La populace. Au temps d'Hadrien, Le haut
personne] administratif renfermait des Sévère et des
Félix. Ceux-ci condamnaient les chrétiens sans passion,
mais sans répugnance, pour obéir à la loi ou pour
plaire au peuple; ceux-là, d'une conscience moins fa-
eile, d'une àme plus délicate, hésitaient avant de con-
damner, ou refusaient même d'envoyer au supplice
<1.^ gens de bien. Pline avait été, quelques années
plus tôt, un mélange de Sévère et «le Félix; mais chez
d'autres le Sévère dominait. Os vrais magistrats écri-
vaient à L'empereur, non, comme Pline, pour lui de-
mander des ordres, mais pour lui taire connaître Leur
sentiment. Hadrien eut à répondre à un grand nombre
--À'/ v.; de gouverneurs <jui lui avaient ainsi envoyé
des Lettres ou des mémoires au suj«t des chrétiens (1).
l M -lit. m. -Lui- IJi-L.- //■>' Eeel. IV. 26 [10 : T.i tull.it. Âpc
I"'J-. 5-
2iO LA PERSECUTION D HADRIEN.
L'un des plus considérables de ces correspondants fut
Q. Licinius Granianus, proconsul d'Asie, « homme très
noble, qui manda à l'empereur qu'il était inique de
livrer aux clameurs du vulgaire la vie d'innocents, et
de condamner à cause de leur nom seul et de leur re-
ligion des hommes qui n'étaient coupables d'aucun
crime (1). » La lettre de Granianus est de 123 ou 12Ï.
L'année suivante, ce proconsul fut remplacé par Caius
.Minicius Fundanus, qui reçut la réponse d'Hadrien à
la lettre de son prédécesseur. Elle est ainsi conçue :
« Hadrien à Minicius Fundanus. J'ai reçu la lettre
que m'a écrite votre prédécesseur Licinius Gra-
nianus, homme clarissime, et je ne veux point laisser
cette requête sans réponse, de peur que des innocents
soient troublés, et que facilité soit laissée au brigan-
dage des calomniateurs. C'est pourquoi si des per-
sonnes de votre province veulent ouvertement sou-
tenir leurs dires contre les chrétiens, et les accuser
en quelque chose devant le tribunal, je ne leur dé-
fends pas de le faire ; mais je ne leur permets pas de
s'en tenir à des pétitions et à des clameurs. Il est en
effet beaucoup plus juste si quelqu'un se porte accu-
sateur, que vous connaissiez des imputations. Si donc
quelqu'un accuse les personnes désignées, et prouve
(1) Et Serenius Granianus legatus, vit apprime nobilis, litleras ad
imperatorem niittit, iniquum essedicens clamoribus vul«i innocentium
hominum sanguinem conccdi et sine ullo crimine nominia tantuin et
sectai reos fieri Eusèbe S. Jérôme), Chron. — Les vrais noms de Gra-
nianus et la date de son proconsulal ont été définitivement établis par
M. Waddington, Fastes des provinces asiatiques, 1872, p. 197-199.
LK RKSCR1T A M1NH II S M NOAM S 2il
qu'elles commettent «les infractions ans lois, ordonnez
même des supplices, selon la gravité du délit. Mais,
par Hercule! vous aurez grand soin, si quelqu'un dé-
nonce calomnieusement lune d'elles, de frapper le
dénonciateur de supplices plus sévères, à cause de
sa méchanceté (1). »
Deux questions se posent au sujet de ce rescrit :
est-il authentique? quel en est le sens?
L'argumentation «1rs adversaires de l'authenticité
peut se résumer ainsi :
Le parallélisme entre la consultation de Pline et
le usent de Trajan, la consultation de Granianus et
la réponse d'Hadrien, a quelque chose de factice, <jui
éveille la défiance : les pièces attribuées au temps
d'Hadrien ont pu être composées par un faussaire en
imitation des pièces du temps de Trajan. On com-
prend que Pline ait éprouvé le besoin de consulter
celui-ci; mais, sous le règne d'Hadrien, la situation
légale des chrétiens était clairement définie : quels
limites, qin-1 embarras pouvaient ressentir alors les
présidents et les proconsuls? Ils savaient que la mul-
titude n'a autorité ni pour accuser ni pour absoudre,
Us connaissaient les tonnes juridiques exigées pour
l.s accusations régulières : à quoi bon demander
sur cela une consultation à l'empereur? Si la question
•'•tonne, la réponse ne satisfait point. D'abord, la sus-
cription de la lettre impériale est peu conforme aux
- Justin, lApol, G8.
10
242 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
usages; puis les termes qui y sont employés sur-
prennent. « Les innocents que l'on trouble », « les
calomniateurs qui donnent libre carrière à leur bri-
gandage » : ce sont les expressions mêmes qu'em-
ploieront plus tard les apologistes en parlant des
accusateurs des chrétiens! Le langage est vague, flot-
tant, embarrassé : il ne rappelle ni la brièveté vrai-
ment impériale du rescrit de Trajan à Pline, ni le
style ferme des rescrits d'Hadrien recueillis et cités
par les rédacteurs des Pandectes. La partie positive
de la lettre est pleine d'équivoques : que veut l'em-
pereur? pour qu'un chrétien soit légalement accusé,
selon lui, d'avoir contrevenu aux lois, suffit-il de prou-
ver qu'il est chrétien, ou faut-il que l'accusateur
établisse de plus à sa charge tel ou tel crime de droit
commun? Cela n'est pas nettement dit, et la portée
de la lettre échappe. Enfin, argument considérable,
Tertullien, qui, dans le deuxième chapitre de son
Apologétique, analyse la correspondance de Pline et
de Trajan au sujet des chrétiens, qui, au cinquième
chapitre du môme livre, fait encore allusion au res-
crit de Trajan, et, quelques lignes plus loin, nomme
Hadrien, ne dit pas un mot de la lettre de cet empe-
reur à Minicius Fundanus. Si la pièce est authen-
tique, comment admettre ou qu'il l'ait ignorée, ou
qu'il l'ait négligée (1)?
(1) Aube, Bit toire des persécutions, j). 265-273, résumant Overbeck
il Kcini. — M. Renan, au contraire, croit à l'authenticité du rescrit
d'Hadrien, et a écrit sur ce sujet une note courte et excellente. l'É-
rjlise chrétienne, p. 32, note 2.
LE RESCRIT A MIMCIl'S I I.MUM S 2iJ
Ces raisons ont pou de valeur «'t Les motifs allégués
contre le rescrit d'Hadrien supportent mal t1examen.
L'argument tiré du parallélisme qu'offriraient le
rescrit de Trajan et celui d'Hadrien ne se soutient pas :
le second n'est nullement calqué sur le premier, et si
an faussaire avait travaillé ici, il aurait certainement
supposé une lettre de (iranianus comme il y a une
lettre de Pline: or nous connaissons la réponse d'Ha-
drien, envoyée non pas à Granianus, mais à son suc-
i • sseur, et personne n'a prétendu nous donner le
texte <!•' la demande — La suscription de la lettre
d'Hadrien est peu conforme aux usages, dit-on encore;
Cavedoni avait déjà pensé qu'elle avait été abrégée
par un copiste et doit être rétablie ainsi : Imp. (\vsar
Trajanus Hadriantu C. Minicio Fundano procos. s. I);
je rappellerai cependant que, telles qu'elles nous ont
conservées, les lettres de Trajan à Pline portent
toutes eette simple suscription : Trajanus Plinio s.,
sans que personne ait songé à suspecter leur authen-
ticité. — Quant à l'argument tiré de la dissemblance
(l.s st\l.s. il n'est nullement probant. La langue du
rescril d'Hadrien est molle, dit-on, et n'a rien soit de
1 imperatoria brevitas du rescrit de Trajan, soit du
style ferme des autres lettres d'Hadrien citées aux
Pandectes. Pour que la comparaison avec le rescrit de
Trajan eut quelque portée, il faudrait admettre, avec
(1) Cavedbni, Cenni cronologici intorno alla data précisa délie
principali apologie edei rescritli imperiali di Trajano e Adi
risijunriiunii i cristiani, Modène, is*>s p. "> Cf. Aube, /oc. cit. p. 2cs,
■oie i
244 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
certainscritiques, qu'Hadrien, qui jouissait de la faveur
de Trajan même avant d'avoir été adopté par lui, fut
le rédacteur des réponses de celui-ci à Pline (1) : hypo-
thèse intéressante, mais tout à fait gratuite (2). Lesres-
crits d'Hadrien rapportés intégralement dans les Pan-
dectes sont peu nombreux , et les compilateurs du
sixième siècle, comme dans un autre recueil le gram-
mairien Dosithée, en citent de trop courts extraits pour
qu'on puisse les rapprocher utilement d'une pièce aussi
développée que la lettre à Minicius Fundanus. Mais ce
que celle-ci peut avoir de vague et d'indécis' nous pa-
rait être précisément une des plus sûres caractéristiques
du style d'Hadrien : qu'on lise la célèbre épitre écrite
d'Alexandrie à son beau-frère Servianus, ouïes vers,
étranges dans leur préciosité sceptique, qu'il murmura
quelques instants avant de mourir. Son style était ,
comme son âme, « ondoyant et divers »; semper in
omnibus varius, dit Spartien (3). D'ailleurs, il y aurait
quelque naïveté à trop longuement raisonner sur le
style d'un rescrit impérial : l'empereur, surtout à par-
tir d'Hadrien, avait autour de lui, auxiliaires du con-
silium principis, une foule de secrétaires-rédacteurs,
a libellis, a sludiîs, a cognilionibus, ab epislolis lalinis,
(1) C. de la Berge, Étude sur Trajan, p. 290.
(2) Spartien dit seulement qu'Hadrien avait composé des discours
d'apparat pour Trajan, peu lettré, comme chacun sait: mais nullement
qu'Hadrien lui servît de secrétaire dans sa correspondance adminis-
trative: «Et defuncto quidem Sura, Trajani ei f'amiliaritascrcvit causa
prsecipue oralionum quas pro imperatore dictaverat. » (Spartien, //«-
drianus, 3.)
(3, lbid., 14.
LE RESOUT A M1MCII S 11 M»\NUS.
ah tpistolii ijr.rcis, a ralionibus, a memoria, dont les
inscriptions nous font connaître les conditions di-
verses : Les uns appartenaient à l'ordre équestre, les
antres à la classe des affranchis; tous étaient des es-
prits déliés, capables de rédiger un mémoire, de
Eure un rapport, de rassembler les éléments d'une
décision, de préparer une lettre impériale, et même
de lécrire.
Les raisons prises du fond du rescrit sont aussi
peu solides que les critiques adressées à la forme.
Les magistrats, dit-on, n'avaient pas besoin de consul-
ter de nouveau l'empereur sur une situation juridique
définitivement tivée par Trajan. On oublie que si, de-
puis douze ans, la situation juridique était restée la
Dléme, la situation de fait avait changé. La haine po-
pulaire s'est éveillée contre les chrétiens : ce ne sont
plus seulement, comme au temps de Pline, des dénon-
ciations anonymes qui les poursuivent, ce sont les cris
du peuple, les délations menaçantes de ce grand ano-
nyme, la foule. Devant ce mouvement presque insur-
rectionnel, la conscience des magistrats romains s'est
troublée : la plupart ontpactiséavec l'émeute ; quelques-
uns, plus honnêtes ou plus humains, cherchent les
moyens de lui résister, et, pour cela, demandent à la
parole impériale son appui. De là ces requêtes, ces
consultations adressées à Hadrien par plusieurs gouver-
neurs de province, et qui provoquèrent des réponses,
dont une a été conservée. Ces réponses sont ce qu'on
devait attendre d'un souverain intelligent, soucieux <le
Tordre public, peu dispos.- à subir la domination de la
24fi LA PERSECUTION D'HADRIEN.
foule (1), comme était Hadrien. On dit que les mots
employés par lui sont les mêmes dont se servirent plus
tard les apologistes , particulièrement Méliton et saint
Justin. Quoi d'étonnant? Méliton et saint Justin connais-
sent le rescrit d'Hadrien, ils le citent, ils l'invoquent.
Mais pour entendre dans ce rescrit le ton « d'un ami
discret ou d'un avocat sympathique, » il faut une
préoccupation bien forte. La lettre d'Hadrien est , de
même que la lettre deTrajan, l'œuvre d'un homme
d'État, gardien de la discipline d'un vaste empire. L'or-
dre vient d'être troublé : les règles protectrices du droit
romain, qui défendent de condamner quand une accu-
sation en règle ne s'est pas produite, — nocens, nisi
accusatus fuerit, condemnari nonpotest, disait déjà Ci-
céron (2) , — ont été mises en oubli : des « hommes
innocents » sont exposés à des vexations , et « les bri-
gandages des calomniateurs ont beau jeu. » Dans la
pensée de l'empereur, il s'agit moins de protéger les
chrétiens que d'empêcher les gens purs du crime de
christianisme , homiites innoxii, d'être confondus , par
l'aveugle colère de la foule ou les dénonciations de syco-
phantes intéressés, avec ceux qui ont vraiment contre-
venu aux lois en professant la religion nouvelle. Pour
ces derniers eux-mêmes, l'empereur, rappelant la ju-
risprudence fixée par Trajan , exige qu'une accusation
régulière les défère aux tribunaux. Qu'on prouve qu'ils
agissent contrairement aux lois, ce qui ne sera pas dif-
(1) Dion, LXIX, G.
('2) Cicéron, l'ro S. Roscio, '20.
il. RESCRIT A MINIC1US FDHDÂRUS. 2i7
ficile, s'ils s,, ut vraiment chrétiens, car Les lois défen-
dent de l'être, chrittianos eut non licel : les gouver-
inuis ont alors le droit de les punir même du supplice
capital. Mais si quelque accusé a été l'objet d'une dé-
nonciation calomnieuse, que le droit commun soit ap-
pliqué à l'accusateur qui n'a pu prouver son dire,
c'est-à-dire établir la qualité du chrétien. Les expres-
sionsemployées par Hadrien en parlant des sycophantes,
assimilés par lui à des brigands, sont tout à fait dans
l<s habitudes romaines : Cicéron, plus dur encore, les
compare plusieurs foisà des chiens (1), etSénèqué ré-
pète le même mot (-2 . Il n'est donc pas vrai de dire
(jiic les termes dont se sert à leur égard le rescrit tra-
hissent une plume chrétienne. Le soin avec lequel
Hadrien rappelle les peines sévères encourues par les
auteurs d'accusations calomnieuses n'a rien qui puisse
surprendre : son attention avait déjà été éveillée sur ce
fléau du monde romain, la délation. Dans une consti-
tution que cite Antonin le Pieux, il essaie de mettre un
ternie à une lâche pratique en usage de son temps : de
riches personnages entretenaient des délateurs, qui,
moyennant salaire, prenaient la responsabilité de dé-
nonciations contre les ennemis de leur patron : Hadrien
ordonne que tout individu qui ne parait point accuser
en Bon nom personnel sera tenu, sous peine de prison,
d«- nommer son mandant, afin que, s'il y a eu calomnie,
non seulement le délateur, mais encore l'homme qui
(i) Cicéron, Pro S. Hoscio, 19; // Verr., m. il.
(2) Séoèque, Dr trevitate vit», 11.
2i8 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
se cache derrière lui , puisse subir le châtiment pro-
noncé par la loi (1). Cette constitution impériale, en
montrant avec quelle sévérité Hadrien entend frapper la
calomnie, fait comprendre la lettre adressée à Minicius
Fundanus : l'une et l'autre sont inspirées par une même
pensée.
Le rescrit d'Hadrien , qui , on a pu le remarquer, ne
répond pas directement à la généreuse protestation de
Granianus, est une mesure d'ordre public, non une
déclaration de tolérance religieuse ou un acte de sym-
pathie pour l'Église. Mais il amena, par la force des
choses, un résultat favorable aux chrétiens, et l'on
comprend que leurs apologistes en aient fait grand
cas. Un seul d'entre eux, Tertullien , le néglige ou l'i-
gnore ; mais Méliton , qui écrit trente ans au moins
avant Tertullien, vers 172, et qui appartient à cette pro-
vince d'Asie dont un gouverneur posa la question et
dont l'autre reçut la réponse, le mentionne avec dé-
tail (2) ; saint Justin , un Asiatique , lui aussi , écrivant
un peu plus de trente ans avant Méliton, quinze ans
seulement après le proconsulat de Fundanus, le repro-
duit intégralement (3). Ils avaient de sérieux motifs de
(1) Divus Plus Cc'ecilio Maximo rescripsit, constilutioncin patrit sui,
qua compelleretar delator edere mandalorem, ac, nisi edidisset, al
in vincula deducerelur, eo pertinere, non ut delator poenffl subducere-
tur, si inandatorcin haberet;sed ut mandator quoque perinde atque si
ipse solus dctulisset, punirctur. Digeste, XLIX, xiv. 2, g 5.
(2) Ev oï; ô (j-îv 7iâ7T7ioî <70'j 'ASpiavo; 7io).).oï; |xïv -/ai â).).ot;, xai <I>ov-
ôavô) 8è -zSt àvO-jTîâTw j)yoU(iivtp oï T»j; 'A<7ta;, ypâywv paCveTai. Méliton,
dans Easèbe, Hist. Eccl. IV. 26.
(3) S. Justin, / Apolog., 08.
1.1 RESCBIT A MINICK'S 1 -TNDANl S.
finvoqueret, en quelque sorte, de le tirer à eux. Gomme
1.' rescrit de Trajan, celui d'Hadrien, en exigeant une
accusation régulière pour que la condamnation d'un
chrétien fùtprononcée, et en soumettant aux peines de
droit l'accusateur incapable de prouver son dire, ren-
dait beaucoup plus favorable la situation des membres
de L'Église. Par là, non seulement les ébullitions de la
foreur populaire , les exécutions en masse, les massa-
crefl Bans discernement, étaient écartés, mais encore les
procès contre Les chrétiens devenaient chose sérieuse,
que le premier venu a 'osait plus intenter sans réflexion.
Les chefs d'Églises, Les chrétiens les plus fervents, tous
ceux dont la sainteté ou L'intrépidité garantissaient la
persévéra me. pouvaient encore être accusés sans grand
péril; mais, dans la masse des fidèles, dont beaucoup,
plus craintifs ou plus tièdes, étaient exposés à faiblir
devant le tribunal, la haine religieuse ou la vengeance
privée hésiterait désormais a choisir des victimes. 11
suffisait, en effet, que l'accusé ni;\t avoir été ou être
chrétien, pour que l'accusation tombât d'elle-même,
laissant L'accusateur aux prises avec une redoutable
responsabilité et le danger d'encourir à son tour une
poursuite pour ealumnia. Les conséquences d'une telle
poursuite pouvaient être terribles : non seulement la note
d'infamie il), mais encore, dans beaucoup de cas, la
peine du talion (-2). Hadrien veut môme que lecalomnia-
(1) Cfcéron, Pro Roêcio Amerino, 19, 20: Divin, in Csec., 21 : Pline,
Paneg., 35; Digeste, III, 11. 1.
■ Suétone, Aug.,91; Pline, Paneg., 86;QnintiUen, Deelanu, u,
250 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
teur soit puni plus sévèrement que n'aurait été l'accusé
si la preuve de l'accusation avait été faite (1). Le res-
crit d'Hadrien ne mit pas les chrétiens à l'abri des con-
damnations; mais en les replaçant, après Trajan, dans
le droit commun , il rendit forcément les accusations
plus rares : les adorateurs du Christ n'étaient plus un
gibier auquel chacun pouvait impunément faire la
chasse , mais des justiciables ordinaires ; la loi conti-
nuait à les condamner, ils avaient cessé d'être hors la
loi. L'acte de 121 est un rappel de la jurisprudence de
112 tombée depuis plus ou moins longtemps en désué-
tude , et restaurée par le successeur de Trajan , fidèle
aux traditions gouvernementales de son père adoptif.
L'authenticité et la vraie portée de la lettre à Mini-
cius Fundanus sont donc hors de toute contestation sé-
rieuse. A partir de la publication de cette pièce, et de
pièces semblables qui durent être envoyées vers le
même temps en réponse à des consultations analogues
à celle de Granianus (2), une détente de quelque durée
se fit dans la situation des chrétiens : les apologistes
saisirent cet instant favorable pour introduire à leur
tour, auprès de l'empereur, la plainte et la défense du
culte proscrit.
La date où fut présentée la première apologie est as-
cccxni; Code Théodosien, IX, r, "•. Code Juslinien, IV, xxi, 2: IX,
iv, G, g 2; NOV. Just., c.xvii, 9, g 4.
(1) Si quis calumni.e gratia ([ucinquain horuin postulaveril rcum,
in hune pro sui nequitia supplicia severioribua vindices. Rescrit
d'Hadrien à Minicius Fundanus.
(2) Méliton, dans Eusèbe, Hist. Kccl, IV, 2G.
LES PREMIERS APOLOr.ISTI- 251
ni difficile à déterminer d'une manière précise. Son
autrui- est on chrétien nommé Quadratus, dans le-
qoel mml Jérôme ;i mi à tort L'évèque d'Athènes de <•<•
nom I et qni fut plus probablement le grand mission-
naire, disciple des apôtres, alors parvenu à nne extrême
\ ieillesse, dont Eusèbe ;t parlé 2 . Une seul." phrase de
v, .h écrit a été consen ée : il y parle en ces termes desmi-
racles de Jésus-Chrisl : « Les œuvres de Notre-Seigneur
n'ont jamais cessé d'être visibles, parce qu'elles étaient
vraies. Lorsqu'il avait guéri des malades ou ressuscité
desmorts, on pouvait se convaincre longtemps aprèsde
la réalité <lu miracle. Les uns et les autres restaient
là comme nne preuve vivante, qui s'est prolongée
même après la mort du Sauveur, puisqu'il en est
parmi eux qui ont vécu jusqu'à nos jours (3). » Évidem-
ment c'est un témoin qui parle, et Quadratus, dans sa
jeunesse, a connu de ces miraculés. A. quelle époque
tut remis à l'empereur ce premier essai de justifica-
tion du christianisme? Quadratus fut, dit-on, enterré
à Magnésie, soit Magnésie duSipyle, soit plus proba-
blemenl Magnésie du Méandre, près d'Éphèse, villes
situées l'une <-t l'autre dans la province d'Asie. Parti
de Rome en 12t. Hadrien parait avoir séjourné en
(i; s. .i.i .»ine, i>r viris illustrants, 19.
(2; Bnaèbe, Hist. Eeel., [11,87 ; V, 17. — Voir Tiltanoat, Mémoires,
t. II, note vu sur la persécution d'Hadrien. — M. Renan pense que
l'apologiste l'ut na troisième Qnadralus, distinct de l'érêqaa si dn mis-
sionnaire {V Église chrétienne, p. M», nota 1 : mais cette hypothèse
bous paraît sans fondement.
Eusèbe, Bist. Ecel., lll, 3 (2).
252 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
Asie Mineure à la fin de 123. Si Quadratus habitait
alors Magnésie , il peut avoir présenté son écrit à l'em
pereur soit dans cette ville (1) , soit à Éphèse, où s'ar-
rêta certainement Hadrien. Dans ce cas, l'apologie de
Quadratus serait antérieure au rescrit à Minicius Fun-
danus, et peut-être pourrait-on, conformément au
sentiment de saint Jérôme (2), dire avec Tillemont
que « son admirable génie se fit si fort admirer dans
cette pièce , qu'elle eut la force d'éteindre la persécu-
tion dont l'Église était alors agitée (3). » Cependant le
sagace critique nous parait avoir ici oublié sa réserve
habituelle. La persécution fut loin d'être « éteinte »
par Hadrien : elle fut seulement ramenée dans les voies
régulières et légales. De plus, il est difficile de placer
l'Apologie de Quadratus avant le rescrit. Eusèbe, dans
sa Chronique, dit que cette pièce fut remise à l'empe-
reur en 126. A cette date la lettre à Minicius Fundanus
était très probablement écrite. En 125, Hadrien visita
la Grèce; pendant l'hiver de 125-126, il séjourna à
Athènes (i). Selon toute vraisemblance, Quadratus,
(1) Hadrien visita Magnésie du Méandre; une inscription parle des
cadeaux magnifiques, Swpeûv ÈÇaipÉTwv, qu'il fit aux habitants. Corpus
inscr. graec., 2910; Frœhner, les Inscriptions grecques du Louvre,
n° 06, p. 139.
(2) S. Jérôme, loc. cit.
(3) Tillemont, Mémoires, t. II. Persécution d'Hadrien, art. m.
(4) C'est pendant ce voyage qu'il fut initié aux mystères d'Eleusis
(Spartien, Hadrien, 13). Dans une inscription du Louvre, l'hiéropban-
tide se vante d'avoir initié « le maître de la vaste terre et de la mer
stérile, le souverain d'un nombre infini de mortels, celui qui verse des
richesses immenses sur toutes les villes, et principalement sur celle du
LKS PREMIERS APOLOGISTES 253
qui parait avoir prêché dans cette ville (1), remit alors
bob œuvre au souverain voyageur. Noua croyons <lonc
qu'elle n'eut aucune influence sur la rédaction «t L'en-
voi du rescril 2), et que Quadratus profita, au con-
traire, de la réaction favorable produite par oel acte
de L'empereur pour oser se présenter devant lui comme
avocat des chrétiens.
A plus forte raison en faut-il dire autant du second
apologiste, Aristide Celui-ci, philosophe athénien, ne
\it certainementHadrien que vers \-2ti. Son œuvre, dans
laquelle il axait habilement fait servir les écrits des
philosophes urecs à la démonstration de la vérité chré-
tienne, et qui fut, dit-on, imitée par saint Justin (3),
obtint tout de suite une grande vogue. On la Lisait
encore au temps d'Eusèbe (ï) et de saint Jérôme (5).
L'auteur inconnu du « petit martyrologe romain >> l'a-
vait eue sous les yeux, car il rapporte qu'Aristide fait
mention dans son livre du martyre de saint Denys l'A-
réopagite (6). Jusqu'à ces dernières années elle parais-
Guneux château de Cécrops (sur Athènes), Hadrien. » Corpus inscr.
grâce., 134; Frœbner, n° «3, p. 13<>.
(1) Tillemont, note \n sur la persécution d'Hadrien.
(2) M. Bayet Bail observer que MinitiusFundanus pouvait être encore
proconsul d'Asie en IM (/><■ titvlit ittica chrulianù antiquissimis,
Paris, 1878. |>. *j. note 2): mais il est évident qu'Hadrien ne recula
point jusqu'à ce moment la réponse a la lettre écrite dès 123 ou 124
par le prédécesseur de ce proconsul.
Saint Jérôme, Ep. Tu. ad Magnum.
(») Busèbe, ii'si. i rd., iv. :?.
{:>) Saint Jérôme, /-"■ viri* Ulustribus,iO.
(6) Athenis Dionysii Areopagit», snb Eladriano ili\rr>i> tormentis
passi, ut Aristidea testis est in opère quod de christiana religione coin-
254 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
sait perdue : nnvoyageur du dix-septième siècle en avait,
il est vrai, signalé un manuscrit dans un monastère de
l'Attique (l);mais en vain avait-il été recherché par
Otto (2) et par M. Bayet (3). Les Pères Mékitaristes de
Venise eurent l'heureuse fortune d'en retrouver un
fragment dans un manuscrit arménien (l), fragment
probablement authentique (5), mais trop court pour
que nous puissions nous faire une idée précise de
l'œuvre du premier philosophe chrétien (6).
On doit rattacher au genre apologétique une autre
pièce dont la date précise est inconnue, mais qui, de l'a-
veu de la plupart des critiques modernes , appartient
au deuxième siècle, la célèbre et très belle Êpitre à
Diognèle. Une ingénieuse conjecture , émise d'abord en
France (7), et bientôt accueillie en Allemagne (8), lui
posuit. — Le martyrologe se trompe probablement en plaçant sous
Hadrien un martyre qui appartient plutôt au temps de Donatien; voir
Tillemont, Mémoires, t. II, note n sur saint Denys l'Aréopagite.
(1) De la Guilletière, Athènes ancienne et nouvelle, Paris, 1G75,
p. 146.
(2) otio, Corpus apologeiarum christianorum sseeuli secundi,
t. IX, léna, 1872, p. 343.
(3) Bayet, De titulis Atticx christianis, p. il.
(4) Sancli Aristidis Philosophi Athenicnsis sermones duo, Venise,
1878.
(5) Il s'agit ici du premier des deux morceaux publiés par les PP. Mé-
kitaristes. M. Renan en conteste l'authenticité pour des raisons peu so-
lides [l'Église chrétienne, p. w. note 2).
(6) Voir la traduction française de ce fragment par M. Doulcet dans
les Annales de philosophie chrétienne, lévrier et mars 1881, et l'é-
tude du même sur l'Apologie d'Aristide et l'Épîlre à Diognète dans la
Revue des questions historiques, octobre 1880, p. COI.
(7) Ibid.
(8 Cf. Bulletin critique, 15 décembre 1882, p. 284.
LES PREMIERS APOLOGISTE 265
donne Aristide pour auteur, et pour destinataire un per-
sonnage de La suite d'Hadrien, qui lui plus tard l'un des
professeurs de Marc Aurèle. A tout le moins semble-
t-elle antérieure à saint Justin, auquel elle aété fausse-
ment attribuée. On peut, sans crainte d'anachronisme,
entendre de la persécution qui avait sévi au eommen-
cement du règne d'Hadrien beaucoup de traits de cette
épltre; en même temps son style calme, posé, son al-
lure méthodique, la discussion amicale qu'elle suppose
avi c un païen, conviennent à une époque d'apaisement
comme celle qui sui\it immédiatement Le rescrit à Mi-
nicius Fundanus. Ce sont bien des chrétiens de la pre-
mier»' moitié du deuxième siècle, ces hommes «quibabi-
tent les villes des Grecs et des Barbares, se conformant
aux habitudes du pays pour le vêtement, la nourriture
et le reste de la vie, et cependant présentant je ne sais
quoi de remarquable et d'extraordinaire; jouissant de
tous les droits des citoyens, et traités partout comme
des étrangers; se mariant, mettant au monde des en-
fants, mais n'exposant pe* les nouveaux-nés; man-
geant en commun, mais r > se livrant pas à la débau-
che; menant dans la chair une vie non charnelle;
vivant surla terre avec le cœur au ciel; obéissant aux
Lois établies, et les dépassent par leur morale; aimant
tous les hommes, et per -entés par tous; condamnes
par ceux qui ne les connaissent pas. mis à mort, et
par là acquérant l'immortalité,... injuriés, vilipen-
dés,... châtiés comme des malfaiteurs,... haïs par les
Juifs, persécutés par les Grecs,... haïs du monde,...
progressant chaque jour malgré la persécution... On
256 LA PERSÉCUTION D HADHIEN.
les jette aux bêtes pour leur faire renier leur maître ,
et ils demeurent convaincus : plus on les persécute,
plus ils se multiplient... Ils souffrent pour la justice le
feu de la terre (1)... » Les deux genres de supplice
nommés ici, le feu et les bêtes, sont ceux mêmes dont
parlent les Actes de la plupart des martyrs que nous
avons cru pouvoir reporter au commencement du rè-
gne d'Hadrien.
Que YÈpîlre à Diognète ait été, comme on Ta supposé,
un complément, une sorte de post-scriptum de Y Apo-
logie d'Aristide , ou quelle en soit tout à fait indépen-
dante , on peut se faire par elle quelque idée de l'apo-
logétique chrétienne antérieure à saint Justin : très
libre d'allures, très littéraire de forme, tournant vite
du raisonnement à l'éloquence, attique de langue et
d'esprit, à la fois douce et fière. Si quelque chose était
propre à frapper l'esprit mobile d'Hadrien, c'était un
pareil langage : ce raffiné devait y trouver une origi-
nalité, une saveur, capables de réveiller pour quelque
temps son goût blasé. Les premières apologies lui fu-
rent offertes dans un moment favorable, pendant un
de ces voyages à Athènes qui le rendaient si heureux.
Dans cet air léger, sous ce ciel transparent, devant ces
paysages lumineux, ces lignes d'une calme et harmo-
nieuse netteté, en présence des monuments les plus
parfaits que la main de l'homme ait bâtis, il se sentait
vivre. Il eût voulu habiter Athènes, c'était vraiment
sa ville. Hadrien, dit un critique délicat, n'eut pour
(1) f.piire ù Diognète, 5, 6, 10.
LES PREMIERS AP0L0GIST1 -
Athènes que trop d'amour; s'il n'j déroba rien, il y
construisit et y restaura beaucoup: pour construire,
.•h détruit: en restaurant, un altère (1). Certes, les ar-
chitectes d'Hadrien ne pouvaient lutter avec les con-
temporains de Périclès ; mais s'il éleva beaucoup de
monuments nouveaux, il s'efforça, en continuant pour
certains autres la construction commencée, de suivre
les plans anciens, et de ne point trop surcharger des
lourdes richesses de l'art romain la simplicité légère
de l'esprit grec. 11 se fit lui-même aussi grec qu'il put.
et certes, de tous tes Romains, il était le plus capable
de cette métamorphose. Aussi, quelle joie pour lui
quand, affranchi des pompes officielles, entouré des
rhéteurs ses amis. >ui\ i par l'admiration reconnais-
sante et les flatteries délicates des Athéniens com-
blés de ses bienfaits, il passait sous l'are à deux étages
construit par son ordre au pied de l'Acropole , à l'en-
trée d'un quartier neuf, et lisait sur l'une des faces :
Ici e^t la ville d'Hadrien, et non plus de Thésée (2)! »
le me figure que dans un de ces moments de liberté,
d'expansion, où il était prèi à accueillir tout homme
et tmite idée avec un sourire, Quadratus, Aristide, en
habit de philosophe , lui présentèrent leur mémoire
en faveur des chrétiens. Peut-être en fut-il touché. Cet
éclectique semble avoir, aune certaine époque de sa
\ îe, ressenti un vague respect pour l<- christianisme 3 .
i Vltet, Études sur Vhistoirt de l'a t, t. I, \>. 77.
- Phorion Roques, Topographie d'Athèn 176.
I Mi itondans Bosèbe, // - / i\ 8 Dion, I.w i
i"
258 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
Est-ce sous l'empire de ce sentiment qu'il construisit
des temples étranges, sans inscriptions, sans statues,
qu'on appela des hadrianées, et que, si l'on en croit
Lampride , il eut la pensée de consacrer au Christ (1),
— pensée réalisée pour quelques-uns au quatrième
siècle (2)?
(1) Hadrianus cogitasse fertur, qui templa in omnibus civitatibiis
sine siinulacris jusserat fieri, quaa hodie. idcirco quod non habent nu-
mina, dicuntur Hadriani, quœ illc ad hoc parasse dicebatur. Lam-
pride, Alex. Sev., 43.
(2) Saint Épiphane, Hxres., XXX, 12; LXIX, 2.
I ! s DERRIÈRES ANNÉES D'HADRIEN. 25<J
IV.
Les dernières années d'Hadrien.
Cette bonne volonté d'Hadrien, sans doute exagérée
par Lampride, mais qui, cependant, exista probable-
ment dans une moindre mesure, dura peu. Pendant
qu'il courait le monde, distrait par des spectacles tou-
jours nouveaux, échappant à lui-même, à son égoïsme
sceptique ei facilement cruel, grâce à de continuels
changements de scène dont il amusait son ennui, le
successeur de Trajan put rester équitable envers les
chrétiens. Il les jugeait superficiellement, comme le
montre sa lettre à Servianus, mais il parlait d'eux avec
L'ironie légère d'un blasé plutôt qu'avec les sentiments
d'un ennemi : d'ailleurs, pour ce collectionneur de sou-
venirs de voyage, les apologies de Quadratuset d'Aris-
tide en étaient un, et sans doute il les rapportait dans
Bes bagages en même temps que les adresses offertes
par Les villes, les vers dédiés par les poètes, les manus-
crits précieux, les coupes aux couleurs changeantes
données par les prêtres, les œuvres d'art recueillies de
tous côtés. Mais quand, après avoir pendant tant d'an-
nées parcouru L'empire, Hadrien sentit les premières
atteintes de l'âge et de la fatigue, quand surtoul Le
plus heureux jusque-là des souverains connut a son
tour le fardeau des douleurs privées et des calamités
publiques, son humeur s'aigrit, Le bienveillant sourire
s'effaça de Bes lèvres. La cruauté qui lui était natu-
260 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
relie (1) reprit le dessus. Le jour est proche où les chré-
tiens vont en éprouver les effets.
Les derniers voyages d'Hadrien furent tristes. Son
séjour dans la superstitieuse Egypte , dont il riait , et
qui tout bas se moquait de lui, avait été marqué par
une grande douleur et une grande honte : la mort et
l'apothéose d'Antinous. De retour à Athènes, une ter-
rible nouvelle vient troubler ses dernières vacances de
dilettante : la Judée se soulevait de nouveau. Il avait
cru quelques années auparavant la pacifier à jamais en
effaçant le nom de Jérusalem, en faisant de la ville
sainte la colonie romaine duËlia Capitolina (2) . La Ju-
dée avait souffert en silence. Hadrien put, en 130, la
visiter : la mensongère légende d'une médaille frappée
lors de ce voyage montre la province accueillant avec
joie l'empereur. Pendant le séjour d'Hadrien en Egypte,
puis pendant sa course rapide en Syrie, les Juifs
étaient restés tranquilles. Mais à peine eut-il passé la
mer pour revoir encore une fois Athènes, la révolte
éclata. Le sud de la Judée fut bientôt en feu. Bar-Co-
chab ou Bar-Coziba, un de ces hardis chefs de parti-
sans, à la fois rusés, cruels et mystiques, mélange du
brigand et de l'illuminé, comme toutes les révoltes jui-
ves en produisaient, se mit à la tète des insurgés. La
guerre dura trois ans, une guerre sans quartier. Ro-
mains et chrétiens périssaient également sous la main
des rebelles, qui considéraient comme un crime en\ ers
(1) Spartien, Hadr.
(2) Coloniii .Elia Capitolina. Ecklitl, Doctr. nutnm. rd., '«4lii3.
LES DERNIERES ANNÉES D'HADRIEN. 201
la patrie juive la Loyale fidélité des disciples <1<- Jésus
pour L'empire. Saint Justin parle de nombreux iii.ut\ rs
immolés par les Juifs 1 . Rome triompha enfin, mais
sur les cadavres d'un demi-million d'hommes et sur
les ruines de mille cités. La Judée prit alors cet aspecl
de désert qu'elle garde encore. Jérusalem, définitive-
ment conquise, lut fermée aux .luifs l : un seul jour
chaque année il Leur tut p. 'nuis d'y rentrer pour faire
entendre, en baisant un dernier pan de mur du Tem-
ple, Leur éternelle lamentation , restée la même après
tant «!«■ siècles (3).
La ruine complète de Jérusalem ne passa point ina-
perçue pour les chrétiens. Elle acheva de rompre le
dernier lien qui rattachait encore un petit groupe de
fidèles au\ primitives origines juives, si complètement
répudiées par la presque totalité des disciples de l'É-
vangile. Tout en se tenant (non peut-être sans quelque
Ir.inissement intérieur) à l'écart des passions natio-
nales (i), les chrétiens de Jérusalem étaient restés at-
tachés aux mœurs de leurs pères et atout ce qui, dans
les rites mosaïques, pouvait se concilier avec le chris-
tianisme. Revenue, après 70, de sa retraite de l'ella^),
L'Église de la ville sainte avait repris, à Jérusalem ou
(i) s. Justin. I Apof.. ;i : Dial. (uni Tryph.f 1, 16; Orow.VlI, 13.
(2) S. Ju>tin. / \pol., M.
(3) Dion. lxix. 12-14; Origène, /" Jotve, il il. xvii: sainl Jé-
rôme, in Soph., I. 15; In Jerem., \\m. a, in; hIbI Grégoire d«
Wazianze, Orat. XII.
(i) Ifj) BouXopivo** xa^à To[iaiwv svpiutxtfv. Easèbe, Citron, ad
.mu. w ii Hadr.
(5) Voir page 78.
262 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
dans les pays environnants, son ancien genre de vie,
observant le sabbat, les jeûnes légaux, la circoncision.
Aussi fut- elle comprise dans la mesure générale qui,
transformant l'ancienne capitale politique et religieuse
de la Judée en une ville de la gentilité, expulsa de son
enceinte tous les Juifs d'origine (1). La primitive Eglise
de Jérusalem fut alors dispersée ; perdant peu à peu
l'originalité de leurs mœurs, ses fidèles finirent par se
fondre dans la masse de la population chrétienne. A
leur place, dans la colonie dVElia Capitolina, s'établit
une Eglise composée de païens convertis, dont l'évê-
que, le premier incirconcis qui se soit assis dans la
chaire épiscopalede saint Jacques, s'appelait Marc (2).
Il semble que l'autorité romaine aurait eu intérêt à
favoriser cet établissement religieux, qui se trouvait en
si complet accord avec la politique impériale, et con-
tribuait pour sa part , en effaçant les derniers vestiges
des judéo-chrétiens, à faire de Jérusalem une 'Pupaix^
ttoXiç (3). La fondation de la nouvelle Église, au lende-
main du jour où les premiers apologistes avaient es-
sayé de faire acceptera l'empire la religion du Christ,
était un symptôme favorable qu'un empereur sensé
comme Hadrien eût dû accueillir avec empressement.
Mais Hadrien n'était plus l'esprit libre, l'homme heu-
reux, qui avait reçu au pied du Parthénon les écrits
de Quadratus et d'Aristide. Il était rentré à Rome, som-
(i) Sulpice Sévère, n, 31 ; Oroso, vil, 13.
(2) Busèbe, Hist. Eccl., IV, G (4) ; cf. V, 12.
(■■>,) Eusèbe, Hist. Lai, IV, 6 (4).
LES DERNIÈRES ANNÉES 1> II.U'KI S. 263
bre, irrité, ennuyé. La révolte juive', qu'un instanl il
,i\.iit crainl de ne pas vaincre, l'avait exaspéré. Main-
tenant, il enveloppail dans la même hostilité toul ce
qui de près ou de loin touchait aux Juifs. Malgré le
soin avec Lequel Les chrétiens s'en distinguaient, mal-
gré tout ce qu'ils avaient eu eux-mêmes à souffrir des
insurgés, il refusait de voir Les différences, pour n'a-
percevoir que la communauté d'origine et L'identité
de la croyance fondamentale en un Dieu unique. Aussi
ordoima-t-il de profaner Les souvenirs chrétiens de
Palestine en même temps que les souvenirs juifs, afin
de faire triompher les dieux de Rome el de La Grèce là
même où Jéhovah avait régné et où Le Christ avait
vécu. Sur 1rs soubassements <lu temple de Salomon
un vaste temple se dressa en L'honneur de Jupiter
Capitolin I) : un pourceau fut, dit-on, sculpté sur une
«1rs portes de la ville, et les Juifs y virent un moyen de
l.s écarter par l'insulte (2). Les lieux que révérait
la piété chrétienne ne furent pas respectés davan-
tage (3). Un bois sacré et un temple d'Adonis s'élevè-
rent à Bethléem près de la grotte où naquit le Sauveur,
sans parvenir cependant à la cacher entièrement (V).
\ Jérusalem, la profanation fut plus complète en-
core : on dénatura 1rs endroits consacrés par la mort
(1) Dion. LXIX. 12.
Ci) Bnsèbe, < /non. ad ami. \\ Hadr.
(3) Eusèbe, Vita ConsL, III, '.><;, 28; S. Jérôme, Ep. 58 ad Paulinum;
s. Paulin, Ep. il ad Severam; Salpke Sévère, II. IQ, Blj Sowmène,
il. î : Socrate, i, i:
i ( irigène, Contra Celsum, l. 61.
2Ci LA PERSECUTION D'HADRIEN.
et la sépulture de Jésus. Je laisse ici la parole à un
savant explorateur des lieuxsaints :
« Le théâtre des derniers événements du drame di-
vin était demeuré pendant deux siècles vénéré des
chrétiens et entouré d'un culte extérieur en rapport
avec les difficultés des temps. Par l'ordre d'Hadrien
toute la dépression séparant le Golgotha du sépulcre
de Jésus fut remplie de terre de manière à cacher l'en-
trée de celui-ci et à faire disparaître le Golgotha ; puis
sur ce terrain ainsi nivelé, pour le profaner aux veux
des chrétiens, il fit élever un temple à Vénus. Insensé,
qui croyait cacher au genre humain l'éclat du soleil
qui s'était levé sur le monde (1)! Il ne voyait pas qu'en
voulant faire oublier les saints lieux il en fixait irrévo-
cablement la place, et qu'au jour marqué par la Pro-
vidence pour l'émancipation de l'Église, les colonnes
impures du temple seraient des témoins irrécusables,
des indications infaillibles pour la découverte des sanc-
tuaires. En effet, lorsque Constantin voulut, pour com-
pléter son œuvre, retrouver les lieux saints et les recou-
vrir d'édifices religieux, le temple antique servit de
point de départ aux recherches ; sous la base des murs,
après avoir enlevé et jeté au loin la terre accumulée (2),
on découvrit le saint sépulcre , et on rendit au sol sa
configuration première (3). »
(l)Eusèbe, Vita Constantini, III, 26.
(2j Eusèbe, loc, cit., 28.
(3) Melcbior de Vogué, les Églises de la Terre sainte, 18G0, p. 125-
127, et planche vi, n° 1. — On nous saura ^ré de reproduire ici les ré-
LES Dl RNIÈRES \Wl ES D'HADRIEN. 2f,5
Hadrien ne prévoyait guère ce triomphe des chré-
tiens quand, de Rome, où il était rentré vers i:iv ou
135, il ordonnait à Jérusalem Les nivellements sacrilè-
u.-n .t 1rs odieuses constructions destinés a effacer toute
trace visible du passage du Sauveur sur la terre. Tout
entière la mauvais.' humeur, aux soupçons, à la cruauté
renaissante, aux soucis d'une santé <[iii déclinait.
Hadrien inaugurait, à ce moment, la période sombre
et sanglante des dernières années de son règne. Son
esprit mal équilibré, auquel manquaient maintenant
les distractions des voyages, avait Uni par verser tout
entier dans L'ornière où tant d'empereurs romains, eni-
vrésparle pouvoir absolu, aigris par les inquiétudes
et les soupçons qui en sont inséparables, étaient tom-
bésavant lui : celui qui avait commencé en digne suc-
cesseur de Trajan finit en imitateur de Tibère. Dès
Bexiona que les mêmes faits inspirent à un autre voyageur savant,
M. Victor Guérin :
La consécration des trois principaux sanetnaires du christianisme
au culte de trois idoles païennes, et, en particulier, la transformation
de la grotte de la Nativité en grotte d'Adonis, n'est-elle pas l'une des
preuves tes pins fortes en faveur des traditions qui se rattachent
trois endroits? Si, dès les premières origines de l'Église, les chrétiens
ne les avaient i><>int rénérés comme ayant été les témoins de la nais-
sance, de la passion et de la mort du divin fondateur (!•■ leur religion,
les païens les auraient-ils profanés a dessein par l>- culte d adonis d
Vénus el de Jupiter? El cette profanation même, contrairement à leur
attente, n'est-elle pas devenue l'on <!<•> arguments des moins contes-
tables .t l'appui des croyances que te paganisme s'efforçait en vain
d'anéantir et au maintien desquelles, sans le savoir et en dépit de sa
persécution on de sa consécration sacrilèges, il travaillait ainsi lui-
même? Description géographique, historique tt archéologique d:
la Palestine, t. I. Judé . 1868 p. 188.
2GG LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
que sa défiance était éveillée , personne n'échappait à
ses coups. Son beau-frère Servianus, âgé de quatre-
vingt-dix ans, fut mis à mort quasi adfeclalorem imperii.
Son neveu Fuscus, qui n'en avait que dix-huit, fut
condamné à son tour, parce que des songes et des pré-
sages lui avaient fait espérer l'empire (1). En même
temps des chrétiens furent poursuivis. Les plus célè-
bres sont, avec le pape saint Télesphore , dont saint
Irénée rapporte « le glorieux martyre (2), » la veuve
de Getulius, Symphorose, et ses sept enfants.
L'histoire de Symphorose se lie à celle du séjour que
lit Hadrien à Tibur, pendant les dernières années de
sa vie. Hadrien avait adopté Verus vers 135 ; à partir
de ce moment, il abandonna l'administration à son
fils adoptif, — qui mourut l'année suivante, et fut rem-
placé par Antonin dans l'adoption impériale, — et se
retira dans cette immense et ridicule villa de Tibur,
qui donne une idée si défavorable de son goût, et
semble le rêve d'un petit bourgeois réalisé avec les
ressources d'un tout-puissant empereur (3). Nous pou-
vons fixer d'une manière à peu près certaine la date
(1) S par tien, Hadrianus, 23. Cf. Dion. LXIX, 17.
(2) Ts).Ei7y6po: Bç y. ai £v8ôÇ<dC È|AxprjpY'1'î£v. S. [renée, Adv. hxr., III,
3. — Tillomont place le martyre de saint Télesphore dans la dernière an-
née dlladiien ou dans la première d'Antonio (Me m., t. II. art. n sur
S. Télesphore); mais les vraisemblances sont pour la première date.
(3) M. Boissiera jugé avec plus d'indulgence, mais très bien décrit,
la villa d'Hadrien, Promenades archéologiques, 1880, p. 179-248. Voir
dans ce livre le l'ian de le villa d'Hadrien d'après Nibby et M. Dan-
met, et dans Duruy, Histoire des Romains, t. V, p. 103, la Restau-
ration de lu villa Hadrianapar M. Daumet.
LES DERJUÂR1 9 WM.h D HADRIEN
de la construction. L'archéologie moderne ne néglige
rien: les plus petits débris, interrogé» avec soin e1
méthode, deviennenl entre ses mains d'admirables
instruments de précision. On sait que, dans Le monde
romain, la fabrication des briques constituait un mo-
nopole. Les principales briqueteries appartenaient à
l'empereur; d'autres étaienl concédées par lui à des
membres de sa famille on à des locataires privilégiés.
Les produits de ces manufactures étaient frappés d'un
timbre, portant la marque du souverain ou le nom
du personnage à qui appartenait le prsedium, quelque-
fois des noms d'ouvriers, d'employés, et fréquem-
ment l'indication des consuls non seulement ordinaires,
mais sufiects, ce qui donnait La date exacte de La cuisson.
L'utilité de cette date parait indiquée par un mot de
Pline, que l'auteur d'un récent, ouvrage sur l'épigra-
phie céramique, M. Descemet I |, a très bien mis en
lumière. Les Romains, écrit le vieux naturaliste, ne
veulent employer dans leurs constructions que des
briques cuites deux ans à l'avance, a>di ficus non nisi
ladres bimos probant 2 . Or l'illustre archéologue
Marini, qui a laissé le catalogue encore inédit de 1500
timbres de briques latines (3), a remarqué que. sur
(î) Cli. Descemet, inscriptions foliaires latines, marques de bri-
ques relative} à nui- partie de la gens DomiUa (15e fascicule ■!<'
la Bibliothèque des écoles françaises d'Athènes el de Rome). Paris,
1880.
(2) Pline, Hist. fiât., XXXV, 49 (alias 14).
(3; Bibliothèque Vatieane, ma, lat 9110. Ce précieui manuscrit, que
ML ■!'■ Rossi i recopié lui-même, sera publié par l'Académie des confé-
268 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
33 V briques à note consulaire, il s'en trouvait 111
pour la seule année 123, indiquée par les noms des
consuls Paetinus et Apronianus. 11 en conclut que, dans
cette année, Hadrien avait multiplié considérablement
à Rome les officines doliaires, et il émit la conjecture
très vraisemblable que l'empereur préparait à ce mo-
ment ses grands travaux de Tibur. Il crut pouvoir fixer
à 123 le commencement de la construction. Le texte de
Pline cité plus haut oblige à le reporter à 125. On
pourrait môme, croyons-nous, le retarder de deux ans
encore, et le fixer à 127, date probable du premier retour
de l'empereur en Italie : le bimos de Pline n'était sans
doute qu'un minimum. La construction de l'immense
assemblage de bâtiments de tous les pays et de tous
les styles, — avec son Lycée, son Académie, son Pry-
tanée, sa vallée de Tempe, son portique de Pœcile,
son canal de Canope, son théâtre grec, son théâtre
latin, et jusqu'à son Elysée et son Enfer, — dont la
masse capricieuse couvrait, selon Nibby, une surface de
7 milles romains, prit certainement plusieurs années :
elle dut être achevée sous les yeux et d'après les indi-
cations personnelles d'Hadrien. Si l'on place à 135 son
retour définitif de ses voyages et son établissement à
Tibur, on mettra dans l'une des trois dernières années
de sa vie la dédicace de la villa, qui parait avoir été
l'occasion du martyre de Symphorose.
Hadrien, racontent les Actes de celle-ci, voulant dé-
rences historico-juridiqnes de Rome, avec une préface de M. de Rosst
et des noies de M. Drcssel.
i i s iii.k\ii.i;i:s aym.is i> iiadiuk.n.
dier son pal;iis de Tiluir, consulta les dieux; il .-n reçut
cette réponse : « La veuve Symphorose etsessepl enfants
nous tourmentent chaque jour en invoquant leur Dieu.
Qu'ils sacrifient, et nous t'accorderons tout ce que tu
demandes. » Hadrien lit venir Symphorose et lui dit
d'abjurer. Elle refusa, rappelant le souvenir de son
époux Getulius et de son beau-frère Amantius, tous
deux mai » \ rs. Sacrifie aux dieux tout-puissants, lui dit
l'empereur, on je te sacrifierai toi-même avec tes fils.
— D'où me vient ce- bonheur, répondit-elle, que je sois
jugée digne d'être offerte avec mes enfants en hostie à
Dieu? — Je te ferai immoler à mes dieux. — Je ae puis
«'•tir uni' victime pour t«-s dieux; si tu me fais brûler
pour l»' nom du Christ, ce seront de nouvelles flammes
de ut les démons que tu nommes tes dieux éprouveront
la rigueur. — Choisis ou de sacrifier à mes dieux ou
de mourir. — Comment crois-tu, répondit Sympho-
rose, changer par la terreur mes résolutions, à moi
qui désire me reposer avec mon époux Getulius, que
tu as tu»'" pour le nom du Christ? > Hadrien la fit con-
duire près du temple d'Hercule , où elle suivit plusieurs
tortures; puis, comme rien m- pouvait ébranler sa
constance, L'empereur ordonna de la précipiter dans
l'Anio, avec une pierre an cou. Eugène, frère de S\ m-
phorose, prineipaiis de la curie de Tibur, recueillit
son corps, et L'ensevelit dans un faubourg de cette ville.
Le Lendemain, Hadrien lit périr, par des supplices va-
riés, Les sept enfants de Symphorose, Crescens, Julien,
Nriiu'sius, IVimitivus, Justin. Stracteus, Eugène, qui
refusaient de sacrifier, et le jour suivant il ordonna
270 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
de jeter leurs corps dans une fosse profonde : les pon-
tifes appelèrent ce lieu Ad septem biolhanatos (1).
Les Actes que nous venons de résumer ont paru à
tous les critiques anciens d'une très grande valeur :
de eorum sinceritale nullus videlur dubitandi locus, dit
Ruinait. Plusieurs modernes portent sur eux un juge-
ment plus sévère. Leurs objections se réduisent à deux
points : l'histoire de sainte Symphorose ressemble trop
à celle de la mère des Maehabées pour être originale.
— Hadrien et les prêtres de Tibur étaient trop esprits
forts, ceux-ci pour rendre, celui-là pour prendre au
sérieux l'oracle dont il est question au début des Actes.
Symphorose et la mère anonyme dont le plus récent
des livres de l'Ancien Testament raconte le glorieux
sacrifice ont un seul trait de ressemblance , le nombre
de leurs enfants; mais, dans les détails, leur histoire
diffère profondément. Celle de la femme juive l'em-
porte, par le pathétique, l'accent dramatique, la cou-
leur et l'éloquence, sur celle de la veuve chrétienne.
Dans cette dernière, le dialogue est bref, les répliques
d'Hadrien et de Symphorose se croisent, courtes et ra-
pides, comme deux épées qui se choquent : ou y ren-
contre un seul mot touchant, le désir exprimé par la
veuve de Getulius d'aller se reposer avec son époux
martyr. Symphorose est immolée la première, hors
de la vue de ses enfants; ceux-ci meurent le lende-
(1) Ruinart, Ac/a sincera, p. 18-20. — Ruinart attribue à l'année 120
le martyre de sainte Symphorose; nous croyons avoir établi la vraie
date.
LES DERNIÈRES ANNÉES D'HADRIEN 17!
main, mil regard de mère, tour à tour voilé de lar-
mes ft brûlant d'enthousiasme, n'éclaire leur dernier
combat. Combien plus belle est l'histoire des victimes
d'Antiochus ! Le tyran interroge les enfants l'un après
L'autre : chacun, après avoir confessé sa foi en paroi* a
ardentes, est immolé à son tour; la mère, présente à
ces exécutions successives, les exhorte d'une voix in-
trépide, et. <( montrant une âme d'homme dans une
pensée féininine (1), » elle leur dit : « Je ne sais com-
uit'ut VOUS êtes apparus dans mon sein : ce n'est pas
moi qui vous ai donné le souffle et la vie, et qui ai
tonné vos membres, mais le Créateur du monde, l'Au-
teur de l'homme, à qui toute chose doit son origine,
et qui, dans sa miséricorde, vous rendra l'esprit et la
vie, qu'aujourd'hui vous méprisez pour obéir à ses
lois (2). » Cependant le dernier de ses fils, le plusjeune,
un enfant, restait encore : le roi fit venir la mère, el
la supplia de persuadera son fils d'être infidèle à Dieu.
« Je consens ;\ lui parler, » répondit-elle, et, de cette
grande voix dans laquelle l'auteur inspiré semble voir
à la fois la voix d'un père et celle de la patrie, pa-
tria voce, elle s'écria : « Mon fils, aie pitié de moi,
qui t'ai porté- neuf mois dans mon sein, et pendant
trois ans t'ai nourri de mon lait; je t'en prie, mon
fils, regarde le ciel et la terre, et comprends que Dieu
.1 tout créé de rien; alors, ne crains pas le bourreau,
(1) Ferainea cogitation)* maseolinam animam iaserena. // Hach.
vu. 21.
(2) Il'fl.. 2 •>. 23.
272 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
mais, digue compagnon de tes frères, reçois la mort,
afin que, moi aussi, je te reçoive uni à tes frères dans
le même sentiment de tendresse et de pitié (1). »
Enflammé par de telles paroles, le jeune homme brava
le tyran, mourut, et, la dernière de toutes, la mère
fut enfin immolée. Combien le récit de nos Actes pa-
rait terne auprès d'une telle épopée ! Les faits y sont
rapportés en quelques mots : le narrateur ne songe
point à mettre les fils et la mère en présence, et à
faire jaillir de leur rapprochement de sublimes éclairs :
tout est dit avec la sécheresse et la froideur d'un pro-
cès-verbal. Cette absence complète d'art est, à mes
yeux, un indice de l'antiquité et de la sincérité du
récit. Ce n'est point ainsi qu'aurait procédé un écri-
vain qui eût voulu doter la littérature chrétienne d'un
pendant à l'admirable histoire des Machabées , et ce
n'est point non plus ainsi qu'écrivaient , dans les siè-
cles bas, les auteurs de Passiones, pour qui les faits
étaient matières à amplifications, à scènes dramatiques
<-t à longs discours.
La seconde objection est tirée de l'oracle deman-
dant l'abjuration ou la mort de Symphorose. Les prê-
tres étaient trop éclairés, dit-on, pour prêter aux
dieux de pareilles sottises, et Hadrien eût refusé de les
écouter. Pour ceux qui croient au surnaturel, et à l'in-
tervention possible des puissances infernales dans les
affaires humaines, la réponse des idoles de Tibur n'é-
t.iit pas nécessairement une supercherie : Fontenelle
(1) lhi'l., 27-29.
Il s DERNIER! S \Y\l i;s D'HADRl] N 273
u'a [>,is «lit le dernier mot de La science dans son agréa-
ble el superficielle Histoire des Oracles. .Mais nous n'a-
vons pas besoin de traiter ces graves questions, e1 de
rechercher Lesquels, parmi Les oracles célèbres de L'an-
tiquité, purent offrir quelquefois une réalité redou-
table, Lesquels, «'ii beaucoup plus grand nombre,
avaient pour uniques agents la fourberie e< La supers-
tition. 11 nous suffira de taire observer que dans les
Actes de sainte Symphorose il n'est pas question d'o-
racles propremenl dits, mais de « réponse «les dieux
interrogés. \\.mt de dédier, en qualité de grand pon-
tife, L'édifice qu'il venait de construire, Hadrien voulut
Bavoir si les présages étaienl favorables. Il s'adressa
probablement, dans ce but, soif au collège augurai de
Tibur l . qui prit 1rs auspices selon Les règles tradi-
tionnelles, s<.it aux aruspices (2), qui, après un sacri-
fice offeri parles prêtres, cherchaient à Lire la volonté
des dieux dans les entrailles sanglantes des victimes
immolées (3). Quand on se rappelle les haines, les ca-
(1) Sur les augures municipaux, voir Bouché Leclercq dans le Dic~
lionnain des antiquités grecques et romaines, art. augures, p. 589.
— ( r^ augures étaienl nommés par les décui ions de la cité ; cf. Orelli,
L'indei d'Henzen, Suppl. à Orelli, p. 19, indique de nombreuses
inscriptions d'augures municipaux.
(2) H > avait aussi des aruspices attachés aux villes, par exemple
l'haruspex colonia Aquilensis (Orelli, 2300; Henzen 5984 : i'harvs-
/n i n, lu ni.i. à Mayence Henzen, 6024 : l'haruspea publieus, a Misène
Orelli, 2299; Henzen, 5959 . à N - (Orelli, 2298), etc.
Voir aa mus lu Louvre, a 139 do catalogue Clarac, un bas-
relief antique représentant un aruspice consultant les entrailles et le
foie il un boeuf immolé; reproduit dans Duruy, Histoire dt i Rona
t. I, p. 56t.
18
27 i LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
lomnies horribles, qui poursuivaient alors les chré-
tiens, on ne s'étonne pas que les devins de la petite
ville de Tibur se soient faits les interprètes des préju-
gés populaires, des inimitiés locales, et aient demandé
l'abjuration ou la mort de la veuve et des orphelins
dont la loi intrépide et le deuil profond leur parais-
saient un outrage permanent à leurs dieux. Hadrien,
dit-on , avait l'esprit trop libre pour accueillir de
telles suggestions. En est-on bien sûr? était-ce un li-
bre penseur, au sens moderne du mot, l'empereur
qui faisait boucher avec de grosses pierres la source
prophétique de Castalie, de peur que d'autres n'y lus-
sent un jour qu'ils étaient destinés à l'empire (1)? le
souverain qui changeait le nom d'une ville pour obéir
à un oracle (2)? le lettré crédule qui cherchait l'avenir
dans les sortes virgilianœ? le malade qui recourait à
la magie pour se soulager? l'halluciné à qui l'on fai-
sait croire qu'il guérissait des aveugles? Gomme les
moins croyants des Romains, Hadrien avait ses accès
de superstition : il suffit d'ouvrir un écrit quelconque
du deuxième siècle pour voir quel rôle immense les
augures, les présages, les songes, la divination sous
toutes ses formes, jouaient dans les résolutions de
ces hommes d'État corrompus et sceptiques , de ces
incrédules les plus crédules de tous, selon le mot de
Pascal.
Le début des Actes de Symphorose est doue parfaite-
(1) Ai ifii Marcellin, XXII, 12.
(2) Lampride, Heliogab.
LES DEI'.MI RES \.\NKKS D'HADRIEN.
ment en harmonie avec Le caractère d'Hadrien et avec
l,i superstition de son temps. Diverses indications don-
nées par 1»' même document supposent chea Bon ré-
dacteur, .i\t'c la connaissance des Lieux, celle des
usages particuliers à la ville de Tibur, et des habi-
tudes des empereurs qui y résidèrent. Les Àotes ra-
content dfu\ comparutions de Symphorose devant Ha-
drien 1 . La première est toute privée : L'empereur
engage Symphorose à sacrifier, la menace, elle ré-
pond; Les actes ne disent pas Le Lieu de cette conver-
sation, < jui se passa peut-être dans le palais d Ha-
drien. N'ayant pu persuader La chrétienne, Hadrien
ordonne ensuite de la conduire devant Le temple
d'Hercule, adfanum Hcrculis, s'y transporte Lui-même,
l,i t'ait torturer, puis prononce la sentence capitale.
Le choix de ce lieu n'est point arbitraire. Il existai! à
Tibur un Héraeléion; Strabon, Suétone en parlent (2),
et de nombreuses inscriptions rappellent la dévo-
tion des Tiburtins pour Hercule (3), dans lequel ils
voient non seulement le patron de leur ville, mais le
protecteur, le • consen a leur • île la maison impé-
riale 'i . Sous Le portique du temple d'Hercule s'as-
deni quelquefois, pour rendre la justice, les empe-
(i) a Hadrien aimait à rendre la justice, et, i r les cas ordinain s,
il remplissait en touslieui et en tout temps, comme n..s anciens rois,
■a fonction de justicier, assis sur son tribunal, le publk alentour.
l>imi\. Histoire des Romains, t. v. |>. 9.
(2) Strabon, Geogr., V, 3; Suétone, Octavius lugustus, 72.
(3) On-lli. 1649, 1550, 1551 : Henxen,
(4) On-lli. (550.
276 LA PERSÉCUTION D'HADRIEN.
peurs en résidence à Tibur : Auguste, qui possédait
dans cette Aille une maison de campagne, remplacée
peut-être plus tard par l'immense construction d'Ha-
drien, in porticibus Herculis templi persaepe jus dijcit,
au rapport de Suétone (1). Il est tout naturel que là
ait siégé Hadrien dans le procès de Symphorose ,
puis dans celui de ses fils : une indication aussi précise
dénote un narrateur bien informé.
J'en dirai autant d'un autre détail rapporté par les
Actes. On y lit que les prêtres de Tibur donnèrent au
lieu où furent enterrés les fils de Symphorose cette ap-
pellation : Ad sep le m biolhanalos , « aux sept qui ont
péri de mort violente. » Il n'est point étonnant qu'ils
aient employé une expression grecque. Tibur était
d'origine hellénique, selon Strabon (2), et peut-être
est-ce une des causes du charme qui y retint l'empe-
reur Hadrien, Romain par la race, par la'capacité po-
litique, Grec de la décadence, Grxculus, par les goûts.
Des Grecs habitaient en grand nombre l'Italie cenr
trale : la Passio de Getulius rapporte qu'il convertit
beaucoup de personnes, tant delà Grèce que de l'Italie,
dans le pays des Sabins, peu éloigné de Tibur. Le nom
de sa femme, la martyre Symphorose, est grec, Zupcpé-
pouca (3). L'appellation conservée par les Actes de
(1) Suétone, foc. cit. Voir dans Duruy, Histoire des Romains, t. V.
p. 759, la restauration du temple d'Hercule à Tivoli.
(2) Strabon, loc. cit.
C\} \'<>ir Doulcet. lissai sur 1rs raj/jtoris de l'Église chrétienne et
de l'État romani pendant lis trois premiers siècles, Paris, 1882,
p. 95, note 2.
I l S Dl HMI Kl S ANNEES DIIVDRII V
celle-ci pour le lieu où turent enterrés les jeunes mar-
tyrs est un indice de L'antiquité de leur rédaction.
L'usage ilf la Langue grecque alla toujours en s'affai-
blissanl dans cette partie de l'Italie, et pou à peu Le
vocable imposé par Les pontifes païens B'effaça devanl
l'appellation chrétienne ad septem fratres.
I i fcte appellation se conserva pendant le moyen âge,
ainsi que L'attestent de nombreux documents (1). Au
dix-septième siècle, le grand explorateur des cata-
combes, Bosio, reconnut au neuvième mille de Home,
sur la voie Tiburtine, conformément aux indications
du martyrologe uiéronymien, les ruines d'une église,
en un lieu que la Langue populaire continuait d'ap-
peler a selle fralre 2 . Ces ruines ont été retrouvées
de uns jours :{ . On a pu dégager les restes d'une vaste
(1) Une bulle de Marin il 944) c'.te le lien «lit mi septem praires
(Stevenson, /." basilica di S. Sinferosa nella via Tiburtina nel mé-
dia i ru. dans les Studi e documentidi Storia t Diritto, Rome, 1880,
p. m . Une bulle de Benoît vn (978) commence a sanctorum septem
fratres l'indication limitative des biens de L'église de Tivoli L. Bruzza,
to délia chiesa di Tivoli, extrail des Studi, issu, document v.
En un. lepape Pascal M lut détenu pendant quelque temps
prisonnier de l'empereur Henri v près du tombeau de Getulius, dans
la Sabine; mis en liberté, il -i^tif a Tivoli avec le césar allemand un
ii. ut.' .// campo qui septem fratrum dicilur (Stevenson, toc. cit.,
p. 105-109) : singulières vicissitudes de l'histoire, associant tour à
tour !>• souvenir de Getulius, puis celui de Symphorose <•( de leurs en»
bnta .i l'un des tragiques épisodes de la querelle des investitures!
(2) Bosio, Bbma sotterranea, y. 105-109.
(3) Voir pom l>'s détails Stevenson, Scoperta delta basilica di
simili Sinforosa <■»/,, ^,,,i, tettefigli al nono migKo delta im Ti-
burlina, Rome, 1878, et la description abrégée que !<• même archéo-
logue a donnée dans le Bullettine di archeoloçia cristiana, 1878,
I' 75-81.
278 LA PERSECUTION D'HADRIEN.
basilique (1), adossée à un édifice plus petit, cella tri-
cora ou chapelle à triple tribune, comme M. de Rossi
en a retrouvé deux au-dessus du cimetière de Cal-
liste (2). Cette forme architecturale, rappelant les
exèdres ou salles de festins que les anciens élevaient
pus de leurs tombeaux, fut adoptée par les chrétiens
pour les mémorise construites sur la sépulture des mar-
tyrs. Précisément au fond de la cella tricora s'ouvrait
une fosse en forme de quadrilatère. 11 est difficile de n'y
pas reconnaître le lieu où furent enterrés par les pon-
tifes païens les septem pioôâvaxoi. La persécution, di-
sent les Actes, s'apaisa ensuite pendant un an et six
mois ; les fidèles profitèrent de ce répit pour réunir aux
restes des sept martyrs les reliques de leur mère et
leur élever à tous des tombeaux (3) . La cella tricora que
l'on a retrouvée doit s'élever sur l'emplacement de
ces antiques monuments. Comme beaucoup de ces mé-
morise, elle devint promptement trop étroite pour
recevoir la foule croissante des pèlerins : il fut né-
cessaire de lui adjoindre une seconde et plus vaste ba-
silique; mais au lieu de transporter les reliques dans
le nouvel édilice, ce qui eût été contraire aux usages
de l'antiquité chrétienne, on construisit celui-ci tout
près de l'ancienne cella, de manière que son abside,
adossée à celle de l'édifice primitif, fût mise en com-
(I Longue de 10 1res et large de '20.
(2) De Rossi, Roma sotterranea, t. III, pi. \\\n.
(3) Post lui'c (|uir\ii persecutio, anno uno el mensibus sex; in quo
spatio omnium martyrum bonorata sunl sancta corpora, et construclia
tumulis condita cum omni diligentia. Ruinait, \>. 19.
LES Dl AMBRES \.\M i S D'HADRIEN.
munication avec elle par un passage voûté. Les pèle-
rins assemblés dans La grande église purent ainsi
apercevoir el vénérer Le tombeau conservé dans la
petite 1).
(i) il en était de même i N<>1>'. où, à travers une tratuenna de
marbre, les pèlerine plongeaient leurs regards '!<' la basilique même
dans celle du martyr Félix, située i côté. A Rome, dans le cimetière des
Plariens, sur la ^>i'- Ardéatine, une ouverture irrégnlière joint l'abside
de la basilique de Sainte-Pétronille à l' emplacement primitif de >"n t . un-
beau. [De Rossi, Roma sotterranea. t. M, pi. sxxiv.) i>.m- lacata-
ooaabede Generosa, sur la roie de Porto, la petite basilique construite
par saint Damase en l'honneur de Simplicius, Paustinus el Béatrii
était mise en communication avec leur sépulture par nne étroite fenêtre
pratiquée an fond de l'abside ibid, pi. lu). Deui basiliques contiguès
g'éleraienl .i Rome en l'honneur de saint Laurent: l'une renfermai]
son tombeau, l'autre s'ouvrail à la multitude des pèlerins (ibid., \>. ISS).
i».- mé m ■•■!■•. iniii près de la chapelle souterraine de saint Hippo-
l>tr, un noble temple, dit Prudence, caeevail au jour anniversaire
du martyr la tanta frequentia despiem risitenrs (Péri Slephanôn,
\i ;. D là, dans l'antique liturgie, la distinction entre la sse
célébrée Bur le tombeau même d'un martyr, missa ad corpus, et la
m* — •- publique, missa publica, dite a la vu.- «lu peuple dans le local
plus ample préparé pour l'accueillir, ta majore eeclesia [Bullettino
,h archéologie cristiana, 1884, p. 12, 43; 1880, p. lit .M. de Rossi
résume ainsi L'histoire des plus illustres sépultures de martyrs dans
I Église "i Occident depuis I époque des persécutions jusqu aui premiers
siècles de lapais : Les corps des confesseurs delà foi étaient d'al I
enterrés, - ilon que les diverses circonstances des lieux et de la persécu-
tion le permettaient; quand celle-ci s'apaisait nn peu, on mettait un
grand soin à honorer leurs vénérables sépulcres; <>n construisait au-
dessus on à côté d'eux, sans les changer de place ni les toucher, des
rrlh. descubicula, des memorix, qu'un texte appelle basilicula ad
locum orationis Acta S. Saturnini, 6, dans Ruinait, p. 112 . ou l'on
appropriait a cet nsage Les cryptes souterraines. Quand La paii fol
Tenue, ces petites basiliques primitiTes furent ornées, agrandies, trans-
formées quelquefois en églises de dimensions Importantes; mais
souvenl une autre basilique puis grande fut bâtie près du sépulcre et
moBumenl primitif, <•! mise avec lai en communication, basilieam
eonjunctam tvmulo. Bulleti cristiana, 1878,
l>. 129, 130.)
280 LA PERSECUTION DHADRIKN.
En présence de ces découvertes, il est impossible de
révoquer en doute la réalité du martyre de Sympho-
rose et de sesfds : il faudrait une témérité bien grande
pour essayer encore d'arracher de l'histoire d'Hadrien
cette page sanglante, de l'histoire de l'Église ce feuil-
let glorieux. La condamnation de la noble famille ti-
burtine fut peut-être la dernière cruauté du fantasque
empereur. Un manuscrit des Actes dit que la mort
d'Hadrien arriva peu après (1), — mort étrange,
à la fois narquoise et désespérée, longue agonie pen-
dant laquelle, transporté de Tibur sur les doux riva-
ges de Baia, l'homme qui s'était fait initier à tous les
mystères, et n'en avait rapporté aucune foi, tantôt
demandait avec rage une arme pour se suicider, tan-
tôt exhalait son scepticisme en vers badins. Si l'indica-
tion de ce manuscrit, que n'a pas conservée le texte
publié par Ruinart, a quelque fondement, il faut en-
tendre du règne d'Antonin le Pieux les dix-huit mois
de repos dont parlent les Actes. « Sous le règne d'An-
tonin, les Églises jouirent de la paix, » dit Sulpice
Sévère (2). Paix fréquemment troublée, cependant,
paix orageuse. « 0 César, dans ta paix, combien je
souffre! » s'écrie Épictète (3). Plus d'un chrétien, plus
d'un martyr, pourra s'approprier ce mot pendant le
règne du doux et bienveillant successeur d'Hadrien.
(1) Ruinait, p. Il), note e.
(2) Sulpice-Sévère, II. 40.
(3) 12 Kaûrap, iv -r, a% ElpïjvTj oîa -vt/<o. Ai rien. Diss., III, XIII, :'>5.
CHAPITRE V.
lv PERS1 CDTIOH d'aNTOHIN LE PIEUX.
BOMMAIRB. — I. U prxmisbs lpologis db &uki Justin. — Différence entre le
gage des apologistes et celui de quelques exaltés judéo-chrétiens. —
Efforts poni amener un accord entre l'empire et l'Église. — Sain) Justin
parle en patriote el en Romain. — il parle ati»<i en philosophe. — Large
esprit de conciliation. — En même temps, protestation contre les calom-
nies dont les chrétiens sont l'objet, — el contre la jurisprudence qui les
punit poui leur nom sans examiner leurs actes. — il demande !<• <ii<>it
commun. - i .1 première apologie de saint Justin reste sans effet — La
-. , utioi itinue. — Fausseté il.' la lettre d'Antonio au conseild'Asie.
Mais authenticité des rescrits à diverses villes énoncés pai Méliton. —
ii~ n'impliquent pas autre chose que la continuation de la politique de
U». — II. Mmim.i m -unt POLTI Mil- leuï i Simnir ni I
Plusieurs martyrs. - t a renégat. — Le peuple demande l'arrestation de
Polycarpe. -"ii l'amène au stade.— Interrogatoire. — Le prmeo proclame
quePoIycarpe s'est avoué chrétien. — Émeute populaire. —Polycarpe
-m le bûcher. — in coup <!<• poignard l'achève,— Sa sépulture. —
111. usscosM iPOioGn ai -mm u min.— Nouveaux martyrs à Rome.—
Baine du peuple. — Jalousie des lettrés. — Crescent — Justin s'adresse
aux empereurs ■•! au sénat — Lu (Ira lomestique. — Procès du caté-
chiste Ptolémèe. —Condamnation de Lueius el d'un autre chrétien.—
Justin présente l>- martyre comme un argument •■!! faveur (!<■ la divinité
du christianisme. — 11 publie -a seconde Apologie sans être inquiété.
1.
La première Apologie de saint Justin.
Sous Antoninle Pieux et sous Rfarc-Aurèle 1 . les
rapports des chrétiens avec L'empire romain restèrenl
ce qu'ils étaient sous Hadrien; Aucun trail de la situa-
(1) La famille d'Antonin, quiaTait donné à Rome cinq consuls, était
originaire de Nîmes. ('••Il'- de Marc-Anrtle, Illustrée aussi par de
hautes magistratures r aines, était 'lu munteipe de Snccnl i»
gne.
282 LA PERSECUTION DANTONIN LE PIEUX.
tion n'est changé .: la législation de Trajan, remise
en vigueur par Hadrien, continue d'être appliquée;
les passions populaires sont toujours aussi ardentes ,
les magistrats toujours aussi faibles; les apologistes
plaident la cause du christianisme avec un courage
qui ne se dément pas. Malheureusement leur voix, qui
parait si retentissante à la postérité, ne réussit pas à se
faire entendre des souverains auxquels ils s'adressent ;
ni la bonté un peu banale d'Antonin, ni la philoso-
phie nonchalante de Marc-Aurèle , ne se décident à
examiner les questions que leur soumettent les apolo-
gistes : ils font ou laissent faire des martyrs avec une
sereine indifférence.
Les chrétiens avaient attendu mieux des souverains
auxquels, avec une noble confiance, ils exposaient leurs
griefs. Heureux de voir le trône des Césars occupé par
des empereurs sensés, humains, éclairés, animés de
bonnes intentions, ils se tlattaient d'obtenir enfin jus-
tice. Ils crurent pouvoir s'adresser à eux librement, sans
crainte et sans détour, le visage découvert , comme
d'honnêtes gens à d'honnêtes gens. Les deux Apologies
de saint Justin, — présentées l'une à Antonin le Pieux
ei à ses fils adoptifs Marc-Aurèle et Verus, vers 150 (1),
(1) C'est la date adoptée par Halloix, Tillemont, Nourry, Grabe,
Maran, Gercken, Ritter, Freppel, Renan. D'autres préfèrent 139. Mais,
a cette date, Lucius Verus n'avait que huit ans : les titres de < phi-
losophe, o » ami du savoir. » que lui donne Justin, seraient absurdes,
appliqués à un enfant de cel âge, et sont une Qatterie délicate, m on
les attribue à un jeune homme de dix-neuf ans. connue était Verus
fii 150.
LA PREMIÈRE APOLOGIE DE SAIN! Jl 5T1H
l'autre en\ non dix ans pins tard, au sénat romain . —
sont désoeuvrés fort remarquables, moins encore par
Le fond des idées el la forme dont il Les revêt, que par
La démarche franche tt hardie de l'auteur. Quadratus
et Aristide, un demi-sièele auparavant, avaient ouvert
La voie : pour la première fois, philosophes et chrétiens
tout ensemble, ils axaient plaidé devanl un empereur
la cause du christianisme, et demandé en son nom la
paix. Mais nous connaissons trop peu leurs écrits pour
juger de que] ton s'étaient exprimés ces avocats vo-
lontaires d'une religion persécutée. Au contraire,
nous pouvons lire les deux mémoires apologétiques de
Justin. L'accenl en est admirable. La manière dont ce
Samaritain, devenu maître d'école à Rome, seul, sans
appuis extérieurs, sans autre force que sa conscience
et la raison, s'adresse aui tout-puissants maîtres du
monde, émeut profondément. Quelle autorité de Lan-
gage! quelle confiance touchante dans sa cause et
dans ses juges! quelle loyauté politique ! ('/est Le chris-
tianisme même parlant, humhlement et fièrement,
par la bouche d'un digne ambassadeur, et laissant
éclater, sans hypocrisie el sans arrogance, ses véri-
tables sentiments pour L'empire romain.
Ces sentiments diffèrent tout a fail de ceux que lui
prêt. ait Les plumes judéo-chrétiennes qui onl écrit les
apocalypses apocryphes, Le quatrième livre d'Esdras,
les quatrième, cinquième et huitième livres des ora-
cles sili\ Unis. \ ces œuvres d'une poignée d'exaltés, en
c aitradietion absolue aussi bien avec l'enseignement
des apôtres qu'avec celui de leurs successeurs dans \a
284 LA PERSECUTION D ANTONIN LE PIEUX.
direction intellectuelle et morale de l'Église, s'appli-
que le mot de Jésus disant à des disciples qui vou-
laient faire descendre le feu du ciel sur une ville hos-
tile à leurs idées : nescitis cujus spiritus sitis. Les apo-
logistes sont de plus fidèles interprètes de l'esprit du
Maître. 11 n'a point tenu à eux que l'Église et l'empire
ne s'entendissent cent ou deux cents ans avant Constan-
tin. On les voit faire au pouvoir les avances les plus si-
gnificatives. Si Hadrien, Antonin le Pieux, ou quelqu'un
de ses successeurs, avaient compris la portée de leur
langage à la fois habile et sincère, l'histoire eût sans
doute été changée : les bienfaits sociaux du christia-
nisme se seraient développés sans entraves au sein d'un
empire assez jeune et assez vigoureux pour s'assimiler
un sang nouveau, au lieu que, plus tard, quand se fit
entre la religion du Christ et la politique des Césars la
réconciliation inévitable, le monde romain était peut-
être trop vieux à l'intérieur, trop menacé au dehors,
pour retrouver môme au contact de l'Évangile la vi-
gueur nécessaire à de longues destinées. Hélas ! l'em-
pire laissa passer l'occasion que lui ménageait la Pro-
vidence. La main tendue au nom de l'Église par les
apologistes fut dédaigneusement repoussée. Mais elle
eût pu ne pas l'être (1) : et le fait de l'avoir loyale-
ment offerte montre quels étaient, en politique, les sen-
timents des chrétiens éclairés.
Leur fidélité n'eût pas dû inspirer de doutes au pou-
ii Renan, Marc-Aurèle, \>. 285;Durny, Histoire des Romains,
I. V, |». 127.
l \ PREMIERE IP0L0GIE DE 3AIKT JUSTIN 28S
voir. Sainl Justin rappelle aux empereurs que Les chré-
tiens montrent en toute chose une exacte soumission
aux ordres émanés de l'autorité, « s'efforçant avant
tous les autres <1«' payer les tributs et les taxes à ceux
qui "lit mission «le les recevoir (1), et ue se réservant
qu'une seule libert •. celle.de La conscience. « Nous n'a-
dorons qu'un Dieu, ajoute-t-il, mais pour tout le reste
nous vous obéissons avec joie, \<>u^ reconnaissant pour
les rois et les princes des hommes . et demandanl par
QOS prières qu'a\»v la puiss/mei' soinnaiiu' \«uis <>bte-
oiez aussi une àme droite -i . bes chrétiens ne sonl pas
seulement les sujets dévoués de l'empire, ils sont encore
ses auxiliaires les plu- utiles, eux qui enseignent
que personne u'échappe à l'œil «le Dieu, le méchant,
l'ambitieux, le conspirateur, aussi bien que L'homme
vertueux, et «|u«' tous reçoivent un châtiment éter-
nel, selon le mérite de leurs œuvres (3). » Saint Justin
t'ait ressortir L'efficacité sociale d'une telle doctrine,
ce qu'elle empêche «!«' crimes, quel utile secours elle
apporte aux lois trop souvent méconnues. En établis-
sant L'ordre dans Les âmes, les chrétiens contribuent
puissamment à l'établir dans la socn-té. <:Vst d'avance,
si. h-, une autre forme, La parole célèbre de Montes-
quieu : Les principes du christianisme, bien gravés
dans Le cœur, seraient infiniment plus forts que ce
faux honneur des monarchies, ces vertus humaines
i S. Justin, / Apol., 1"
2 ibid.
3 Ibid
280 LA PERSÉCUTION D'ANTONIN LE PIEUX.
des républiques, et cette crainte servile des Etats des-
potiques (1). » Justin pense ainsi, mais, comme il con-
vient à sa situation et à son temps, il s'exprime plus
modestement : ses déclarations, d'un accent ferme et
sincère, donnent un grand poids à l'argumentation
qu'il présentera ; on sent que ce n'est pas un zélote ,
un fanatique qui va parler, mais un patriote et un
Romain.
C'est plus encore, un Grec et un philosophe. Le temps
est passé où ces appellations eussent été reçues avec
défaveur. Le Romain éclairé du deuxième siècle est
toujours plus ou moins frotté d'hellénisme. Les empe-
reurs de cette époque, quelle que soit leur origine, sont
de demi-Grecs par les idées et les mœurs. La philoso-
phie grecque est déjà aux affaires, et montera bientôt
sur le trône. L'éducation publique et privée est tout
entière entre les mains des Grecs. 11 n'y a plus, à propre-
ment parler, de littérature latine, au moins jusqu'au
jour où le rude et subtil parler de l'Afrique lui ren-
dra quelque vigueur et quelque nerf; les lettres
grecques enfantent encore de grands écrivains. L'E-
glise elle-même, à Rome, parle grec. A elle de s'ap-
proprier, d'abriter sous son aile, de recueillir dans un
pan de son manteau ce que la pensée grecque a pro-
duit devrai, de beau et de pur. Justin prendra l'initia-
tive de cette œuvre, trop grande pour les forces d'un
seul homme, mais qu'il est glorieux de commencer.
i Esprit des lois, \\i\ . 6
LA PREMIÈRE APOLOGIE DE mim m min 287
& - écrits fraieront la voir que va suivre, pendant des
siècles, la grande philosophie chrétienne. Personne
n'\ pourrait être mieux préparé < [ u« • Lui. Après avoir
traversé toutes les couches de la pensée antique,
éprouvé ce que chacune d'elles contient de vérité, il
u.i. «n passanl de L'école dans L'Église, rien voulu
renier de son passé intellectuel; mais, approchant de
la Lumière révélée chacune des idées <iue sa raison
avait reconnues vraies, il les a senties tressaillir au
contact de cette Lumière, et s'y réunir d'elles-mêmes,
comme des étincelles à leur loyer. Aussi, avec quelle
Largeur et quelle sympathie il juge les philosophies
diverses, dont aucune n'a connu toute la vérité, mais
qui toutes mit connu quelque chose de la vérité! qu'il
est indulgent pour les efforts de la raison et de la vertu
humaines, mues à leur insu par la hunier.' et la -race
cachées du Verbe divin î Tous les grands philosophes,
tous les grands hommes de hien de l'antiquité ont
été, dit-il, des chrétiens avant le Christ; mais toutes
les richesses qu'ils ont acquises sont de droit Le patri-
moine des chrétiens. Le Verbe est la lumière qui éclaire
tout homme en ce monde, dans le passé aussi |,ini que
dans le présent. Il n'y a pas d'antinomie entre la raison
et la foi : l'une achève et complète l'autre. Le chris-
tianisme n'est rien venu détruire, mais tout agrandir
et tout purifier : La révélation ne sape pas par la lias,'
L'édifice intellectuel construit depuis des siècles par
L'humanité pensante, elle eu consolide au contraire Les
fondements, et pos< sur son sommet un magnifique
et définitif couronnement.
288 LA PERSECUTION D'ANTONIX LE PIEUX.
Justin ne demeure pas toujours sur les éclatants
sommets de la métaphysique religieuse. 11 lui suffit
d'y avoir entrainé les lecteurs éclairés dont il sollicite
l'attention : maintenant, d'un coup d'aile rapide, il
peut redescendre sur la terre : qui songerait à mettre
en doute la fermeté de sa raison et la hauteur de
sa pensée? Le métaphysicien a le droit de se faire
avocat, de prendre en main la cause de ses frères per-
sécutés : il a donné sa mesure et forcé la sympathie.
.Ni' pourrait-on pas croire que la cause des chrétiens
est déjà à moitié gagnée? Si telle est la magnificence et
l'ampleur de l'idée chrétienne, personne n'admettra
sans preuves qu'elle autorise et recouvre les infamies,
les crimes, les extravagances imputés aux fidèles par
l'imagination du peuple païen. Une ahominahle
morale ne peut découler d'une pure et suhlime mé-
taphysique. Les mœurs chrétiennes ne peuvent pas ne
pas être innocentes : et en effet elles le sont, dit Justin,
donnant des exemples curieux des précautions prises
par certains chrétiens pour conserver ou prouver
leur chasteté, et mettant éloquemment en contraste
la pureté morale de l'Église et les complaisances
honteuses d'une société qui a souffert Antinous vivant
et déifié Antinous mort. Si des actes scandaleux se
commettent dans les conventicules secrets des héréti-
ques, Justin l'ignore ; mais il sait ce qui se passe dans
les assemhlées chrétiennes : leurs rites augustes et
touchants n'ont rien à redouter de la lumière «lu
jour. Justin en trace le tahleau d'une plume émue ,
et entrouvre devant les profanes la porte de l'ap-
l.\ PREMIERE APOLOGIE DE MIM' .11 s|i\
partemenl où se célèbre le sacrifice eucharistique.
Les chrétiens sont des hommes pieux, purs et paisi-
bles. N'ont-ils pas le droit de protester en présence
de l'empereur et de ses fils contre l'iniquité de la
jurisprudence? En eux. lr nom seul est puni : le juge ne
recherche pas si ceux qui portent ce nom, et qui refu-
sent d\ renoncer, ont commis des crimes de droil
commun; ils Boni chrétiens, c'est assez: le supplice
les attend, (hi 1rs condamne sans examen : on absout
Bans examen les renégats, Quel renversement de la
Logique! !><• grâce, ne punissez pas un mot, mais des
faits : quand un chrétien est accusé devant votre tri-
bunal, soumettez sa vie à une enquête, cherchez s'il a
commis quelque acte répréhensible; mais que le nom
seul de chrétien, qui suppose tant de choses excellentes,
ne lui soil pas imputé à crime, et ne transforme pas
un être inoffensif, un loyal sujet de l'empire, en misé-
rable digne de tous les châtiments. Donnez aux chré-
tiens le droit commun, ne laissez pas subsister contre
eux un droit exceptionnel, qui est "une monstruosité
juridique, une anomalie dans l'ensemble des lois
romain. 's. un outrage à la raison et à l'équité.
Tel est, dans ses grandes Lignes, le premier mémoire
apologétique de saint Justin. J'ai essayé de rendre», non
l'ordre exact des paroles, mais le mouvement Logique
des idées, et surtout le Large el généreux accent» Q semble
qu'un tel écrit était de nature ,'1 produire quelque effet.
Il n'en produisit aucun. .Même s'il passa du bureau des
requêtes, officium <i Hbellis. dans Le cabinet de L'empe-
reur, le bon Antonin. occupé d'administrer ses domai-
19
290 LA PERSÉCUTION DANTONIN LE PIEUX.
nés, d'augmenter les fondations alimentaires de Trajan,
on de compléter l'organisation de l'enseignement pu-
blic, ne l'honora probablement pas d'un regard. Peut-
être remit-il ce long traité philosophique au jeune
Marc-Aurèle, qui le parcourut d'un oeil dédaigneux, y
découvrit quelque emphase , quelque défaut de forme,
n'aperçut pas les grandes qualités du fond, et ren-
voya le volumen en murmurant les mots d' « entête-
ment » et de « tragédie » (1). Justin avait trop présumé
de la bonne volonté et de l'attention des empereurs :
dans sa naïveté, il avait cru que la vérité n'a qu'à se
présenter hardiment pour être admise dans le con-
seil des souverains. L'événement le détrompa sans le
décourager. Après comme avant 150, la politique
romaine resta vis-à-vis des chrétiens ce qu'elle était
depuis le commencement du deuxième siècle. « La
hideuse tache de sang (2) » continua de souiller le
règne d'Antonin, comme elle avait souillé les règnes
de ses deux prédécesseurs, comme elle devait mar-
quer tristement celui de Marc-Aurèle. On refusa d'ef-
facer des codes le terrible : cliristiunos esse non Ucet,
et, conformément aux édits primitifs de persécution
interprétés par la jurisprudence de Trajan et d'Ha-
drien, les magistrats ne cessèrent pas de condamner
quiconque s'avouait chrétien, de déclarer innocents
les lâches qui niaient ou abjuraient ce nom. Cinq ans
(1) Cf. Marc Aurèle, Pensées, XI. 3.
(2) Renan, l'Église chrétienne, p. 316.
I \ PREMIERE M'iii.m.ii. DE SAIN! Jl SI in. m
environ après la présentation <le l;i première Apologie,
saint Justin, dans un antre écrit, traçai! de la condition
<li - chrétiens un sombre «'t glorieux tableau. « Juifs et
païens, dit-il, nous persécutent de tous les côtés; ils
nous privent <!<■ nos biens ei n<' nous laissent la vie
que quand ils ue peuvenl nous L'ôter. On nous coupe
la tète, on dous attache à des croix, on nous <\pose
aux bêtes, on mais tourmente par les chaînes, par le
feu, parles supplices les plus horribles. Mais plus on nous
fait souffrir de maux, plus se multiplie 1<- iiomlui' des
fidèles. Le \ igneron taille sa vigne pour la faire repous-
ser; il <'ii ôte Les branches qui ont porté «lu fruit pour
lui en faire jeter d'autres plus vigoureuses et plus
fécondes : il arrive la même chose au peuple de InVu.
vigne fertile plantée de sa. main et de celle de Notre-
Seigneur Jésus-Christ ( I ). »
Rien, on le voit, n'était changé. Le seul souci que
les chrétiens inspirèrent à l'empereur Antonin fut d'em-
pêcher que l'on troublât l'ordre à leur sujet. Sous son
règne, les émeutes populaires s'étaient de nouveau
déchaînées contre eux : mais aurons tout à L'heure
l'occasion de voir de près ces sauvages effervescences
de la foule païenne. Antonin envoya de plusieurs
côtés des rescrits pour enjoindre de suivre dans les
causes des chrétiens Les règles de procédure crimi-
nelle rappelées par ses deux prédécesseurs. Dans
le temps (jue lu iMum-mais l'empire avec lui, dit Méli-
i s. Jo&tin, Dialog.cum Tryph., il"
292 LA PERSÉCUTION D'ÀNTONIN LE PIEUX.
ton à Marc-Aùrèle, ton père a écrit aux cités qu'il ne
fallait point faire de tumulte à cause de nous, et parti-
culièrement aux; Larissiens, aux Thessaloniciens, aux
Athéniens et à tous les Grecs (1). » Dans cette liste
Méliton ne nomme pas la célèbre lettre d'Antonin au
conseil d'Asie (2), rapportée par Eusèbe. Celle-ci est
manifestement apocryphe : il suffit, pour le reconnaître,
de la lire avec attention. Nous la traduisons ici, car
elle est trop souvent citée pour qu'il soit permis de la
passer sous silence :
« L'empereur César Titus .'Elius Hadrianus Antoni-
nus Pius , grand pontife , revêtu pour la quinzième
fois de la puissance tribunitienne (3), consul pour la
troisième fois, au conseil d'Asie, salut.
<( C'est aux dieux à veiller, ce me semble, à ce que
ces hommes n'échappent pas au châtiment. Aux dieux
plutôt qu'à vous il convient de punir ceux qui refusent
de les adorer. Vous molestez ceux-ci, vous accusez
leur doctrine d'athéisme, vous leur adressez sans
preuves d'autres reproches. Mais eux estiment que
mourir pour leur Dieu vaut mieux que vivre. Ils triom-
phent ainsi de vous, puisqu'ils préfèrent renoncer à
la vie que de vous obéir. Quant aux tremblements de
(1) cO oï rcaT7Jp cou, xccl crov Ta (rû(iiiavTa SioixoCvtoç aCcrw, tocï; ko) sat
Ttepi ïo\3 |iï]8èv vearcepiÇeiv nepijj[i<dv lypouj/ev, êv ol; y.ai jrpèç \.apiaaiov^
■/.y), rcpèç 8e<rffaXovixetç xal 'A6r)Vaîouç xed npèç Ttàvxa; *EXXirçva{. Méliton,
dans Eusèbe, Hist. Eccl., IV, 26.
(î) SurleKotvàv Acri'aç, voirMarquardt, Rômische Staatsvérwaltung,
I. I. p. 344, 345 cl noies.
(3) Celle indication équivaut à l'an 152.
LA PR1 Mil RE APOLOGIE DE SA1HT N STW. 593
terre passés ou présents, il ne \mh sied snière de les
rappeler, vous qui tombez dans Le désespoir Lorsqu'ils
arrivent : vous ue pouvez vous comparer à ces hommes
qui, dans ces moments, ont plus que \ ous confiant
Dieu. Ku temps ordinaire, vous paraissez ignorer qu'il
\ i des dieux, vous négligez Leurs autels, et n'avez
aucun zèle pour le culte du à la divinité, ("est pour-
quoi vous baissez ceux qui lui rendent honneur, et
vous Les poursuivez jusqu'à la mort, Déjà plusieurs
gouverneurs de province avaient écrit à mon divin père
Hadrien au sujet de ces hommes : il Leurs répondu
de ne pas Les inquiéter, à moins qu'on ne 1rs surprit
agissant contre La puissance romaine. Beaucoup aussi
m'ont consulté à Leur sujet, et je leur ai répondu dans
1.' même sens <jue mon père.
« Si donc l'on accuse quelqu'un d'entre eux d'être
chrétien, qu'il soit renvoyé libre, quand même le fait
serait prouvé; que L'accusateur soii puni 1). »
Le caractère apocryphe de cette pièce n'a pas besoin
d'être démontré. Il est évident. Un faussaire l'a com-
e, et Eusèbe L'a reproduite >ans examen. Si Ton
pouvait admettra que La Lettre au Koivfo a.crta< est au-
thentique, L'histoire de cette époque deviendrait
incompréhensible. Les paroles prêtées à Ajotonin équi-
\ al. -ut en effet à une reconnaissant formelle du
christianisme, placé même au-dessus du culte des
dieux, comme inspirant â ses lidèles une résignation
i Eusèbe, fifet Eeel., iv. i:.
29'» LA PERSÉCUTION D'ANTONIN LE PIEUX.
et un courage que celui-ci est loin de donner à ses sec-
tateurs. C'est le langage d'un Constantin : jamais le
successeur d'Hadrien et le père adoptif de Marc-Aurèle
n'a parlé de la sorte. Si la première Apologie de saint
Justin avait aussi complètement obtenu gain de cause,
on ne s'expliquerait pas que celui-ci ait cru devoir,
quelques années plus tard, en composer une seconde,
remplie des mêmes plaintes et des mômes demandes;
on ne comprendrait pas la longue série d'écrivains apo-
logétiques qui se succèdent pendant le règne de Marc-
Aurèle ; on ne comprendrait pas que sous Antonin et
son successeur il y ait encore eu des martyrs. L'ère des
persécutions serait finie. Hélas! elle dure toujours, et
le règne de Marc-Aurèle va être son moment le plus
sanglant. Effaçons donc de l'histoire vraie ce document
inventé, qui y a trop longtemps usurpé une place, qui
a trompé Eusèbe au quatrième siècle , Xiphilin au
onzième, Tillemont lui-même au dix-septième, et de
nos jours encore a été admis trop facilement par de
bons esprits. Mais ne confondons pas avec la lettre
apocryphe au Koivov Asiaç les rescrits aux Larissiens, aux
Thessaloniciens. aux Athéniens, et aux Grecs, dont
parle Méliton. Bien que leur texte soit perdu, il n'y a
pas de raison de douter qu'ils aient été réeUement en-
voyés, et la liste donnée par Méliton mérite d'autant
plus d'être prise au sérieux qu'elle se tait sur la pré-
tendue lettre au conseil d'Asie. Leur caractère est in-
diqué d'un mot par l'écrivain du deuxième siècle : dans
ces divers rescrits Antonin recommande de ne pas faire
d'émeutes, ^Sèv vewrepfÇetv, au sujet des chrétiens. Ceci
I \ PREMIÈRE APOLOGIE DE mim ii s un
oe ressemble aucunement à la reconnaissance formelle
du christianisme que l'auteur de la fausse lettre prêtait
à un empereur qui n'y songea jamais : c'esl une simple
mesure de police. Antonin esl fidèle à la politique de
Trajan <'t d'Hadrien; en présence d'une situation qui
n'a j>.t^ changé, il rappelle Les mêmes règles juridi-
ques, sans cesse remises en vigueur, sans cesse trans-
- Les rescrits donl Rféliton indique Les destina-
taires continuent le rescril d'Hadrien à Minicius
Fundanus, comme celui-ci continuait 1«- rescril de
Trajan à Pline.
290 LA PERSÉCUTION D ANTONIN LE PIEUX.
II.
Le martyre de saint Polycarpe.
Quelques années après la présentation aux empereurs
de la première Apologie de saint Justin, l'Asie Mineure
fut témoin de plusieurs martyres : on put constater
alors, non seulement le peu d'effet produit par les
courageux efforts du philosophe chrétien, mais encore
la mollesse avec laquelle les magistrats suivaient les
instructions des souverains : en réalité l'émeute est
maîtresse, dicte, exécute les condamnations.
C'est à Smyrne que nous voyons éclater la haine de
la foule contre les chrétiens. Ils formaient dans la pro-
vince d'Asie des communautés nombreuses; « on n'exa-
gérerait pas beaucoup en admettant que près de la
moitié de la population s'avouait chrétienne (1). » Le
succès croissant de l'Évangile irritait les prêtres des
dieux : docile à leurs excitations, crédule à leurs calom-
nies, la populace cherchait tous les prétextes de mo-
lester les adorateurs du Christ; ceux-ci, malgré leur
nombre, ne songeaient nulle part à se défendre. Une
lettre (2) adressée par « l'Église de Dieu qui est à
(1) Renan, l'Église chrétienne, p. 432.
(2) L'authenticité de la lettre sur le Martyrium Polycarpi est hors
de doute. Elle fut écrite moins d'un an après les faits, car elle indique
(18) que l'anniversaire du martyre de Polycarpe n'a pas encore été cé-
lébré. Eusèbe, dans son Hist. EccL, IV, 15, en a reproduit textuelle-
ment la plus grande partie (8-19), et a résumé le reste (1-7). Les para-
LE M\ui ï RE DE SAUCI POLYCARPE
s-:i\ i ne i toutes les parties de L'Eglise sainte el c i-
tholiqae répandue dans le monde entier l . lettre
qui figure parmi les monuments les plus authentiques
de L'antiquité chrétienne , raconte le martyre de l'é-
vêque de Smyrne . saint Polycarpe, et de onze fidèles
amenés de Philadelphie.
La date de ces faits esl aujourd'hui bien établie : ils
m passèrent en l •">•">. sous le proconsulat de Titus Statius
idratus 1 . !>•■ grandesfètes étaient alors célébrées
Smyrne. L'asiarque, personnage considérable , dis-
tinct du grand prêtre d'Asie, mais aommé comme lui
par l'élection, et choisi entre les plus grands et les plus
opulents de la province, avait pour char-.' principale
la direction des jeux <jui se donnaient à tour de rôle
dans les diverses grandes villes, et en devait faire lui-
méme les frais, en tout ou <ii partie. Un ou plusieurs
asiarques occupaient-ils à la fois cette charge .' ce point
el 22 de li lettre son! des additions postérieures à la rédac-
tion primitive. — La version latine publiée en 1689 par Ruinait esl ans
paraphrase plutôt qu'une traduction. Pour le grec, roir l'édition de
Ruinait publiée a RatisboiUM ''ii 1889, ;■ 81-91, el surtout Punk, Opéra
patrum apostolicorum, t. I, p. U I - Pour l'intelligence el le com-
mentaire du texte, consulter les notes dTJsher el de Cotelier, repro-
duites dans l-1 Ruinait de Ratisbonne, p. 91-99, et les notes de Punk
i) Busèbe <-it.- la lettre 'l après l exemplaire adressé à l Église de Phi-
lniiM'iiuin. en Phrygie; le m-, reprodoil pai Dsher el Cotelier porte
I adresse de l'Église de Philadelphie.
(2 Letronne, Rechercha pour tervir à l'histoii fpte,
p. 2.'>:<: BecueU de* Inscriptions de il wpte, t. II. p. t.ti ; Waddington,
M urire sur la chronologie delà vie du rhéteur /Eliut [ristide,
dans les kfe*motrei de I Icadémie de* Inscriptions, t. XXVI, 1867,
irtie, p. 239 et soir. : Fastes dt - provi pies, Paris
p. 219
298 LA PERSECUTION D'ANTONIN LE PIEUX.
est controversé; un passage des Actes des Apôtres, qui
p;irle de ttvèç U xa\ twv 'Afftap^wv amis de saint Paul (1),
ferait croire à la pluralité : cependant M. Perrot fait
observer que « l'on continuait probablement à donner
le titre d'asiarque à ceux qui avaient rempli ces fonc-
tions, même après leur sortie de charge, ce qui suffi-
rait à justifier le langage de saint Luc; » il ajoute que,
du reste , « cette charge occasionnant de grandes dé-
penses, il semble vraisemblable qu'on cherchait à la
répartir entre des citoyens riches, pris dans les princi-
pales villes de la province (2) . » Quoi qu'il en soit, un
asiarque, originaire de Tralles (3), Philippe, était à
Smyrne , en 155, en même temps que le proconsul
d'Asie, et donnait des jeux dans cette ville. Suivant
l'horrible coutume des Romains, qui transformaient
les supplices en spectacles, des chrétiens y périrent.
L'un d'eux, nommé Quintus, Phrygien de naissance,
faiblit à la vue des animaux féroces; il consentit à jurer
par le Génie de l'empereur et à sacrifier : au prix de sa
conscience et de son honneur il acheta la vie , car les
rescrits impériaux ordonnaient de renvoyer absous le
(1) Act. Apost, XIX. 81.
(2) G. Perrot, art. Asiarcha, dans le Dictionnaire des antiquités
(/)■/'(■(/ i/rs cl romaines, \>. \c>9. — Il y avait do même des Bithyniarques,
des Pontarques, des Galalanpii's. clé.. si'Ion 1rs prorinces. G. Perrot,
art. Bithyniarcha, ibid., p. 713. el De Galatia provincia romania,
Paris, 1867, p. 155-157. Voir plus haut, p. 146.
3 il n'est pas surprenant devoir un habitant de Tralles investi de
cette charge dispendieuse. La bourgeoisie <l<' Tralles était très riche.
Voir Strabon, Géogr., XII, 3; Xiv. 1; c£ Waddington, Mélanges de
numismatique, 2e série, p. 124 et suiv.
I.K MARTYRE DE SAINT POLYCARPI 199
chrétien renégat. Ce Quintus non Beulemenl s'étail li\ ré
volontairement aux juges, dans un accès passager
d'enthousiasme, mais encore avail engagé quelques
autres chrétiens ;ï faire de même : ■■ G'esl pourquoi .
frères, écrit l'Église de Smyrne, nous n'approuvons
pas ceux « ) u î s'offrent eux-mêmes, car l'Evangile n'en-
seigne pas d'agir ainsi. - Ses compagnons, onze chré-
tiens de Philadelphie, n'imitèrent passa défaillance :
îU moururent martyrs. La lettre nous a conservé le
Hein d'un seul d'entre eux, Germanicus, qui, malgré
sa jeunesse, relevait par des paroles intrépides le cou-
page des autres. Le proconsul le conjura vainement
d'avoir pitié de lui-même, d'avoir pitié de son âge : »
il marcha bravement au-devant d'une bète féroce, la
frappa, la contraignit à le dévorer. Cet héroïsme ne
désarma point Les spectateurs. On sait quelle efferves-
cence de telles solennités, à la fois voluptueuses et
sanglantes, entretenaient dans la foule accourue de tous
côtés pour y prendre part. C'est alors, à la fin de
quelque journée fiévreuse passée, sous un soleil ar-
dent, au stade ou à l'amphithéâtre, que des rangs du
peuple, docile aux provocations de meneurs. Juifs hai-
neux ou fanatiques idolâtres, sortaient de bruyantes
accusations contre 1rs chrétiens, des noms jetés au
magistrat, moins comme une indication que comme un
ordre. Ce jour-là, toute la fouir qui se pressait dans
l'immense ovale du stade 1 . exaltée et tout ensemble
(1) Il n'y arait pas d'à ophith sâtre à Smyrne; Le Btade «mi tenait i i«-u.
300 LA PERSÉCUTION D'ANTONIN LE PIEUX.
exaspérée par l'intrépidité de Germanicus, par cette
scène étrange de l'homnie enfonçant en quelque sorte
lui-même dans sa chair les crocs du fauve, fit entendre
un cri de rage : « Plus d'athées! qu'on cherche Poly-
carpe! » C'était une sommation; elle fut écoutée, bien
que contraire aux instructions des empereurs, qui or-
donnaient de condamner les chrétiens accusés légale-
ment, mais défendaient deux choses : les rechercher
d'office, et recevoir les cris d'une foule pour une accu-
sation régulière.
Depuis la mort d'Ignace , Polycarpe était le premier
personnage chrétien de l'Orient. Il avait connu saint
Jean et plusieurs de ceux qui avaient vu le Sauveur. En
lui vivait la tradition apostolique (1). Les païens eux-
mêmes lui donnaient le titre de Docteur de l'Asie. Sa
grande renommée d'intelligence et de sainteté était
parvenue jusqu'à Rome ; lorsqu'il vint dans cette ville,
en 154, le pape Anicet lui céda l'honneur de prononcer
à sa place et en sa présence , dans l'assemblée des
fidèles, les paroles de la consécration eucharistique (2) .
Tel était l'homme contre lequel, dans un jour de fête,
la populace de Smyrne fit entendre des cris de mort.
Polycarpe ne s'émut point; il vivait depuis trop long-
temps dans l'attente du martyre pour être troublé quand
la couronne s'approchait de lui. Mais il céda aux con-
seils de la prudence et consentit à se dérober aux re-
cherches. Use retira, avec quelques compagnons, dans
(1) S. Irénée, Adv. Hxr., III, 3 (4);Eu8èbe, Eist. EccL, IV, 14(6).
(2) S. Irénée, lettreà S. Victor, dans Eusèbe, Eist.Eccl, V,24 (16, 17).
I i. MARTYR! DE BADT! POLYCARPE.
un petit domaine peu éloigné deSmyrne; il y passa
plusieurs jours , prianl sans cesse, selon sa coutume,
pour l'Église universelle. Puis, averti de l'approche de
|;l police, il changea de demeure. Mais deux jeunes es-
claves qu'il avail Laissésà la maison furent saisis, mis
à la tellure: l'un d'eux consentit •< servir de guide à
la petite armée, composée de gendarmes à pied et à
cheval l . que L'on envoyail contre l'évèque. Vers le
son. ils arrivèrent à sa nouvelle retraite. Polycarpe
pouvait encore fuir; il ne le voulut pas. • Que la vo*
[„„,,-. de Dieu soit faite! » dit-il. !>•' la chambre haute
nu il prenait bob repas il descendit et se mit à causer
1... soldats. Sa vieillesse, son sang-froid, les frap-
pèrent d'admiration. » Fallait-il se donner tant de mal
pour prendre ce vieillard? »> dirent quelques-uns. Poly-
carpe leur lit donner à boire et à manger, et leur de-
manda de lui laisser quelque temps pour prier. Deux
heures durant, il pria debout et à haute voix. Ses au-
diteurs étaient stupéfaits : plusieurs éprouvaient des
remords d'avoir marché contre « un si divin vieil-
lard. Les choses qu'il disait à Dieu étaient de nature
A produire une grande impression sur l'esprit de ces
soldats païens, étrangers à La vraieprière. • Il recom-
mandait au Seigneur tous ceux qu'il avait connus dans
sa longue vie, petits et grands, illustreset obscurs, et
toute l'Église catholique répandue dans le monde. Sa
prière achevée. c'est-à-dire probablement vers le ma-
(1) AutffiiXTai xal
302 LA PERSÉCUTION D'ANTONIN LE PIEUX.
tin, les soldats le firent monter sur un Ane, et le con-
duisirent vers la ville : c'était le jour du grand sabbat,
qui, en 155, tombait le 23 février.
Chemin faisant, ils rencontrèrent l'irénarque Hé-
rode et son père Nicète qui venaient en voiture au-
devant du prisonnier. L'irénarque était un des pre-
miers de la curie, sorte de préfet de police choisi
par le proconsul sur une liste de dix candidats (1).
Polycarpe le connaissait; peut-être la sœur de Nicète,
Alcé, tante de l'irénarque , était-elle chrétienne (2).
Les deux nobles Smyrniotes firent monter le vieil évo-
que dans leur voiture. Ils essayèrent de le décider à
l'abjuration : « Quel mal y a-t-il à dire": Kûpis KaT<rap,
à sacrifier et à se sauver ainsi? » D'abord Polycarpe
ne répondit pas ; puis, sur leurs instances, il dit sim-
plement : « Je ne ferai pas ce que vous me conseillez. »
Ses deux compagnons passèrent alors de la bienveil-
lance à la colère; ils frappèrent le vieillard : celui-ci
tomba sur la route, et se blessa la jambe. Il se re-
leva, et, toujours leste et de bonne humeur, suivit
à pied avec les soldats.
Au moment où Polycarpe fut amené dans le stade,
la foule y était déjà rassemblée, inquiète, orageuse,
(1) Rescrits d'Hadrien et d'Antonin le Pieux, cités par Marcien, au
Digeste, XL VIII, m,6; Arcadius Gharisius, ibid., L. n. 18, s ~, ■. Code
Justinien, X. i.\w,i : Aristide, Orat. sac, IV. ci'. Marquardt, Rômische
Staatsverwallung, t. I. ]>. 213, ci les notes sur ce passage <lan> Rui-
nart, éd. de Ratisbonne, p. 92. et Funk, |>. 288.
(2) Marlyrium Polycarpi, 17. Saint Ignace, 1 la lin île .sa lettre aux
Smyrniens, 23, écrit : 'A<nr<£Ço|iai "AXxqv, to -oOr-ov p.otôvo{j.a, et il ré-
pète cette salutation a la lin de sa lettre a Polycarpe, 8.
i i m vr.n Kl DE S\IM POLI CARPE
couvrant toutes les vob de son bruit sourd et confus.
Cependant le martyr el les spectateurs chrétiens en-
tendirent distinctemenl ces mois, qui semblaient tom-
ber du ciel : ■■ Courage, combats vaillamment, ù Po-
lycarpe! » On le conduisil devant le proconsul, et là,
dans L'enceinte des jeux transformée en tribunal,
• ■ni lieu cet émouvant interrogatoire t . <|ui. mieux
i|u«' tout autre document . qous aide à comprendre
cette époque de crise religieuse ; nulle part, en effet,
on ne \<>ii plus en relief l'intrépidité calme du vrai
ehrétien, La faiblesse du magistrat, La violence de la
foule intervenant, dictant, exécutant L'arrêt, et . dans Le
Lointain, L'impuissance des empereurs, dont les res-
crits sont foulés aux pieds par on juge peureux et
une populace révoltée.
Quadratus , après s'être assuré de L'identité du pri-
Bonnier, essaya de Lui faire renier sa foi : « Aie égard
à ton âge; jure par le Génie de César; viens à résipis-
cence : dis : Plus d'athées] » Polycarpe, à ce mot,
tourna \ers la l'ouïe qui s'airitait dans le stade un visage
triste et sévère : Levant Les mains dans la direction de
la populace païenne, il dit avec un gémissement :
Plus d'athées ! Le proconsul insista : « Jure et je te
renvoie libre : insulte Le Christ. — 11 > a quatre-i ingt-
Bix ans que je Le sers, répondit Polycarpe, et il ne m'a
jamais t'ait de mal; comment pourrais-je injurier mon
(I) Selon la lettre dea Smyrniotes, eel interrogatoire eul lieu dans
le Btade même. Cela parail peu régulier à M. Renan [l'Église chré'
in une, p. 157, note a . M.ii> lonl «i.m^ cette i dure est irrégulier.
304 LA PERSECUTION DAMONIN LE PIEUX.
roi et mon sauveur? — Jure par le Génie de César. —
Si tu te fais un point d'honneur de me faire jurer par
le Génie de César, comme tu l'appelles, et si tu feins
d'oublier qui je suis, écoute : je suis chrétien. Si tu
désires savoir ce qu'est la religion chrétienne, accorde-
moi un délai d'un jour, et écoute. — Persuade le peu-
ple. — Je t'ai considéré comme digne d'écouter mes
raisons. Nous avons pour précepte de rendre aux puis-
sances et aux autorités établies par Dieu l'honneur qui
leur est dû, dans les choses où la conscience n'est
pas blessée. Quant à ceux-ci, je ne daignerai pas en-
trer en explication avec eux. »
« Ce que les Actes authentiques des martyrs traitent
avec le plus de mépris et comme le pire ennemi des
saints, dit à ce propos M. Renan, c'est la canaille des
grandes cités. Se défendre devant le peuple paraît aux
évèques une honte ; c'est avec les autorités seules qu'ils
veulent argumenter (1). » Cette observation est exacte;
mais M. Henan en tire deux conséquences excessives.
L'une, c'est que les fidèles se considéraient comme
étrangers au peuple, comme formant une petite bour-
geoisie séparée de lui (2); — séparée des fainéants qui
vivaient de distributions publiques, de sportules, pas-
saient les journées aux bains gratuits et aux specta-
cles, et formaient « la canaille des grandes cités, » oui,
sans doute; mais séparée du vrai peuple, c'est-à-dire
des pauvres, des petits, des ouvriers, des esclaves, des
'] Renan, l'Église chrétienne, p. 308.
2 Tbid.
l l MARTYRE Dl BAIN! POLYCARPI
parties Laborieuses, humiliées, Bouffrantes de la société
antique, aon certes, el les adversaires lettrés du chris-
tianisme, les Fronton, les Celse, le savenl bien, car
leur aristocratique dédain reproche sans cesse à l'É-
glise de se recruter dans cette classe, de plonger par
toutes ses racines dans V humus populaire. L'autre con-
séquence tirée par M. Renan des paroles de saint Po-
lycarpe , c'est que le christianisme aspire , dèslors, à
devenir ■ la îfl i ^ i< >n du gouvernement l . Cette as-
piration est sans doute fort lointaine à l'époque dont
qous parlons, an siècle et demi avant « le jour où le
gouvernement se relâchera *lr ses rigueurs. o .Mais on
comprend que l'Église chrétienne, ayanl conscience
d'elle-même, se sentanl une force sociale, un déposi-
taire de l'autorité, une des puissances de ce inonde, ait,
de bonne heure, cherchée traiter avec les pouvoirs po-
lit iijues et à se justifier devant eux. Delà les démarches
• les premiers apologistes; de là cette fière réponse de
Polycarpe au proconsul d'Asie. Au peuple les apôtres
et leurs successeurs donneront leurs paroles, leurs
Bueurs, Leur cœur, leur vie; devant Les seules puissan
ces ordonnées de Dieu » ils consentiront à se défendre
et à s'expliquer. Ils acceptent le peuple comme disci-
ple, et non comme juge. En agissant ainsi, en récusant
les caprices mobiles de La foule, ils se trouvent d'ac-
cord avec Les empereurs, qui ont prescrit de ne recevoir
contre les chrétiens que des accusations régulières, et
(1 //<«/.. |». 309.
20
30G LA PERSÉCUTION DANTON IN LE PIEUX.
ils rappellent au devoir les magistrats prévaricateurs,
comme Quadratus, qui abdiquaient leur pouvoir entre
les mains d'une plèbe inconsciente et irresponsable.
Le proconsul ne parut point comprendre l'intention
de l'évèque : « J'ai des bètes féroces, répondit-il, je
vais t'y jeter, si tu ne viens à résipiscence. — Fais-les
venir. Nous n'avons point l'habitude de retourner en
arrière, et d'aller du mieux au pire. Il m'est bon, au
contraire, de passer des maux de cette vie à la suprême
justice. — Puisque tu méprises les bètes, je te ferai
brûler, si tune changes d'avis . — Tu me menaces d'un
feu qui brûle une heure, et s'éteint aussitôt. Ignores-tu
le feu du juste jugement et de la peine éternelle , qui
est réservé aux impies? Vraiment, pourquoi tardes-tu?
Apporte ce que tu voudras. »
Le proconsul, qui eût désiré ne point sévir, était stu-
péfait d'une telle constance : il se décida à s'avouer
vaincu. Par son ordre, le héraut s'avança au milieu du
stade, et, trois fois, cria : « Polycarpe s'est avoué chré-
tien . » Ce rôle de prxco est attesté par une foule de
documents. Dans les procès romains, qui se jugeaient
en plein air, il était le porte- voix du magistrat. Celui-ci
parlait peu, lentement, d'un ton grave et modéré :
le héraut, au contraire, faisait retentir la place publi-
que des éclats de sa voix (1). Tantôt il proclamait les
ordres, les sommations, les interrogations même du
(i Prœco pleruraque contentissime clamitat; çnimvero ipse Pro-
consul derata yoce rarenter cl Bedens loquitur. Apulée, Floride,
u y.
I i M \l'.l M'.! DE SAINT P01 VCARPE, 307
juge l : tantôt il criait, pendant Le supplice, Le motif
de la condamnation. Horace parle d'un affranchi de
Pompée qui l'ut battu parles bourrèauxjusqu'à ce que
le héraut fût fatigué de crier 3 .Spartien raconte que,
Septime Sévère ayant été nommé Légat du proconsul
d'Afrique, on plébéien . originaire du même municipe,
courut l'embrasser au milieu doses licteurs; Sévère le
lit flageller, tandis que Le prxco disait : Plébéien,
prends garde d'embrasser témérairement un Légat du
peuple romain 3 . > Devenu empereur, il décida, nous
apprend Ulpien, que quiconque jurerait faussement
par le Génie du prince serait batonné, pendant quel'on
crierait : Ne jure pas inconsidérément '■ . a Le ca-
lomniateur était de même flagellé pendant que Le hé-
raut criait : Tu as calomnié (5) . » Alexandre Sévère ,
ayant condamnée mort un certain Turinus, qui vendait
:. prix d'or un crédit qu'il n'avait pas, ordonne qu'il
Boit asphyxié par la fumée d'un bûcher, pendant que Le
héraut criera : <■ Il périt parla fumée pour avoir ven-
dude la fumée [6 . » Les Actes des martyrs, tant ceux
que Ruinart a publiés que ceux qu'il a exclus de son
i Au quatrième Biècle, les interrogatoires se faisaient encore par la
\,.i\ du héraut :
... Prasconum voie trementes
Bxaminare
dit Prudence, Hamartigenia
■ Borace, Épodt %, IV, 12, 13.
Spartien, Sevt i
(4) D Ml. il 13.
5 i,,,i de 241, tu Code Justinien, l\. mi. \c>.
6 Lampride, llex. s
308 LA PERSÉCUTION D'ANTONIN LE PIEUX.
recueil, contiennent de fréquentes mentions, soit d'in-
terrogatoires transmis par la vox horrida du prœco,
soit de paroles criées par lui pendant le supplice :
M. Le Blant pense , avec raison , que ces indications sont
puisées dans des documents officiels et authentiques (1).
Après l'allusion faite par Horace à la fatigue du prœco,
la mention contenue dans la lettre des chrétiens de
Smyrne est le plus ancien texte qui ait conservé ce cu-
rieux détail de procédure romaine. Ici, le proconsul
fait proclamer, non la sentence définitive, mais le fait
d'où résulte la culpabilité de Polycarpe , le verdict en
attendant l'arrêt. L'arrêt ne fut point prononcé par
le juge , il fut rendu puis exécuté par le peuple,
comme aux plus mauvais jours de nos tourmentes
révolutionnaires.
Aussitôt que la proclamation du héraut eut été en-
tendue, la foule des spectateurs fut saisie d'une colère
furieuse. L'indignation des païens était attisée par les
Juifs, très nombreux à Smyrne , et qui , profitant du
repos du sabbat , s'étaient portés en masse à des jeux
où devait couler le sang- chrétien. De cette foule mêlée
s'échappèrent des cris confus : « C'est le docteur de
l'Asie! le père des chrétiens! le destructeur de nos
dieux! celui de qui beaucoup ont appris à ne plus sa-
crifier et à ne plus honorer les dieux ! » Bientôt de tous
côtés on appela: « Philippe! Philippe! » et l'on de-
manda à l'asiarque de faire lâcher un lion contre Po-
lycarpe. <( Cela n'est plus possible, répondit-il; les jeux
(1) Edmond Le Blant, les Ictes des rftartyrs, ï 36, p. oi-'.ii.
1.1 M \ K I \ EU DE SAINT POLYI \K1'K.
d'animaux l sont terminés. Les règlements s'op-
posaient-ils à ce qu'un li«»n rat taché après la clôture
des vtnationes, <«u Philippe eut-il recours â ce prétexte
pour éviter de tremper les main- dans le meurtre d'un
vieillard? Nous l'ignorons; mais il parait que le peuple
n insista pas. In nouveau cri s'éleva de tous Les bancs
• In stade : Qu'il -<>ii brûlé vif! Aucune sentence ne
fut demandée au proconsul, qui avait peut-être quitté
sa loge pOUl - r. lui an— i. -a i « -j m »n -.1 1 »i li t ♦'• il.'
\ iolences il
i' ilycarpe ne s'étonna p » • i 1 1 1 : quelques jours aupa-
ravanl une visioD lui avait appris qu'il périrait par Le
feu. Il vil sans émotion une grande parti. • du peuple,
beaucoup de Juifs, quitter le stade, se répandre aux
environs, dans Les bains, dans les boutiques, pour y
chercher du bois el des fagots. Kn peu de temps le l»ù-
cher fut construit. Polycarpe se prépara lui-même à y
monter. 11 ôta ses vêtements, enleva sa ceinture : mais
ses vieilles mains éprouvèrent quelque difficulté a
dénouer ses «ailiers: d'ordinaire les chrétiens qui l'as-
sistaienl s'empressaient deluiépargnerce soin, heureux
de toucher son corps vénérable, n Même avant Le mar-
tyre, «lit la Lettre, on l'honorait déjà, à cause de sa
sainteté. Placé enfi i sur Le bûcher, Polycarpe refusa
d'être cloué au poteau qui en occupait le milieu, selon
L'usag< -i . Laissez-moi, dit-il. Celui qui me fait la
(1) Ta v.v.
(2) Cf. I dam Rainait, |>. 130. — La lettre sur
310 LA PERSECUTION D'AM'OMN LE PIEUX.
grâce d'avoir à souffrir le feu me donnera la force de
rester immobile sur le bûcher sans le secours de voa
clous. » On se contenta de le lier. Debout contre un
poteau, les mains attachées derrière le dos (1), il sem-
blait, disent les chrétiens de Smyrne, comme un bélier
de choix pris dans le troupeau pour être offert à Dieu
en holocauste. Quand il eut quelque temps prié à haute
voix , selon sa coutume (la lettre reproduit sa prière ,
admirable spécimen d'oraison antique), les valets du
bourreau s'approchèrent et mirent le feu au bois ; on
vit alors la flamme onduler, à la façon d'une voile de
navire gonflée parle vent, et envelopper dans ses plis
le corps du martyr, brillant au travers comme un pain
dans le four ou un métal précieux dans la fournaise.
Une odeur aromatique s'exhalait en même temps du
bûcher. Cependant les flammes ne consumaient point
le condamné; il fallut que le confeclor vint lui don-
ner un coup de poignard. Le sang jaillit avec une ex-
traordinaire abondance. Les chrétiens virent, dit-
[e martyre de S. Polycarpe, g 13, emploie le moi npocrriXoùv, clouer, el
parle de la sûreté produite par les clous, tîjç. . . èv. twv r,).wv otffço&eÊaç.
La Passion de S. Pionius dit de même (rue l'on attacha ci' martyre
clavis trabalibuSj et se sert du mol transfigere. .le ne crois point
qu'il s'agisse ici de clous perçants, comme dans le crucifiement, ce qui
serait une aggravation de supplice trop grande pour être mentionnée
seulement en passant, mais plutôt de gros crampons de fer destinés a
assujettir les membres an poteau auquel étaient lixés ordinairement les
condamnés à la décapitation, aux bêtes ou au feu : voir Bullettino </<
archeologia crisliana, 1875, pi. IV: 1879. p. 21, 22, et pi. III.
(1) C'est absolument l'attitude que donne au condamné exposé aux
bêtes sur un pulpitlim la lampe de terre cuile publiée dans le llullil-
tino di archeologia crisliana., 1871*, pi. III
l.i; MARTYRE DE SAWI P0LYCARP1 ;n
on im, odombe I s'envoler dans les airs, el ils j
reJonnurent, comme 1- plus anciens artistes des ca-
rabes, un symbole de l'ame pure qui montait au
ciel -2- .
Os se préparaient à enlever Les restes '1» martyr,
m. [es enterrer avec honneur, En règle générale,
le sépulture était accordée aux condamnés 3 .Auguste
M vante de ae l'avoir .vin— à personne i . Joseph
d'Arimathie put sans opposition ensevelir le corps du
Sauveur Cependant l'autorisation d'inhumer le sup-
pute devait être demandée 5),etonnel'obtenaitpas
t(inj()lll. 6). Les Juifs, que le supplice de Polycarpe
Savait pas désarmés, restèrent dans le stade quand
lc peuple se fut écoulé après la Bn du cruel spectacle;
ayani aperçu les chrétiens qui s'empressaient pour
»! >npA««»t«^w4JIIoc*mi Mart. Polycarpi, 16, dans
Rinartéd.dTRatisl », p. 89. Cependant la circonstance jnerved-
ri.,,,,1 i,-r".fî^^^4S^S
Camste Eusèbedil senlemenl Hist Eccl, IV, 15 E&i >>- ■■>/.><-
: , IIIlk cor, -,,- ,;r.-,~ «:,....• ,:, ,--, autour total»»
(sortit une abondance de sang, etc.
(2) Cf. ma Rome souterraine, p. 297-302.
! [pieu, Panl, an DigeaU U.VI1I, «w, '■
I \„ Cbap. \ IXT.ta s,n,. rilrpar l lOMU, ifttd-
, ,.,L„ ,.«. ,..,..:,,...,....».. »rPUS .»,..n.l ■»"«;■•!'"- »r'
,„ , ,,,„( corpus Jean... Pilatus donnai corpus. Sainl »«,rr,
^5 - Hic ac^ssit ad Pilatuni, et petu. corpus Jean. Saxnt Lue.
u -. ,,. tVi1 Pila....... ..' toUeretur corpus Jean. El pernua.1
STl'u» Saint Jean m, 38. - Eorum in qnoa animadverUtur, corpora
^Sunn^mnonpemitUtnr.niaxime
lorom. tbid.
312 LA PERSÉCUTION DAXTONIN LE PIEUX.
retirer du bûcher, presque éteint par le sang* du mar-
tyr, ce qui restait de son corps, ils coururent avertir
Nicète, père de l'irénarque Hérode. Nicète, docile â
leurs suggestions, alla trouver le proconsul, et le pria
de ne point permettre l'inhumation de Polycarpe. Les
chrétiens en feraient un dieu, dit-il, ils délaisseraient
le Crucifié pour l'adorer. Insinuation absurde, comme
le fait observer la lettre des Smyrniotes, mais en même
temps précieux témoignage de la vénération dont les
premiers fidèles entouraient les reliques des martyrs.
On ne sait si le proconsul prononça l'interdiction de-
mandée. Mais un centurion , effrayé de la turbulence
des Juifs, ordonna de rallumer le bûcher, et y fit brû-
ler le cadavre. Les chrétiens purent ensuite recueillir
librement les os épargnés par les flammes (1), plus
précieux pour eux, disent-ils, que l'or et les pierreries.
La lettre de l'Église de Smyrne, volontairement
mystérieuse, car on pouvait craindre que la fureur des
païens et des Juifs ne s'acharnât jusque sur le tombeau
du martyr, dit que ces reliques «furent déposées en
lieu convenable (2) ; » puis, ne voulant point révéler
l'endroit où se rassemblaient périodiquement les chré-
tiens, elle ajoute, avec la même réserve : « Réunis là
où il nous sera possible, en exultation et joie, Dieu nous
fera la grâce de célébrer le jour anniversaire de son
(î) Cf. Ulpien, Inc. cil. : Eoruin quoque corpora, qui eiurendi dam-
nantur, peti poseront : scilicel ut ossa ri (innés collecta sepultnrse
tradi |i<>ssint.
(2j A7tE6c'|j.£Tc< Sftovxaï àxôXouôovJjv.
MARTYRE DE SAIN! POLYCARPE. 313
martyre i . Ces précautions de langage trahissent
la c^e violente que traversait alors l'Église de Smyrne,
malgré le répit momentané qui paraît avoir suivi La
mort de Polycarpe (2). Le terme employé par les ré-
dacteurs de La Lettre pour signifier l'anniversaire doit
être remarqué : ri|»wi |wp?l« «wo5i|FP«»F'tolov'daIU
nowl à mot bizarre, le jour de la oaissance de son
martyre ou, dans on sens très beau, le jour de sa
naissance par Le martyre, lui latin Le natals on dm
MtaUi d'un saint désigne toujours aussi l'aniiiversaire
desamort oudeson martyre 3 C'est alors qu'il est
vraiment aé pour La rie éterneUe. Saint augustm a
Bût éloquemment ressortir ce qu'a de kouchanl et de
noble L'adoption dece motavec cette signification par
L'Église k ■ Elle a'était point tout à l'ait inconnue de
^antiquité païenne. Sénèque avait, une fois, dit de
,, mort : • Ce jour, que nous redoutons comm.- Leder-
aier, est celui qui donne naissance au jour éternel 5
terni notait* est.
, cène phrase en rappelle ope semblable des Actes de saint Ignace,
,|,ii m esl peut-être imitée.
(2) Cf. Mart. Polyearpi, l.
3)SurlesensdumottfatoK», roir Rome souterraine, p. H, 78.
Ingustin.l i Confess., vi. I; Demor.EeeL cath.,
(5) Sénèque, //<• 102.
314 LA PERSÉCUTION DANTONIN LE PIEUX.
III,
La seconde Apologie de saint Justin.
On vient de voir les chrétiens persécutés, en pro-
vince, au milieu de circonstances qui constituaient
une violation flagrante des rescrits impériaux. On vn
les voir, à Rome, condamnés en conformité soit du droit
commun, soit de ces mêmes rescrits. De quelque coté
que l'on se tourne, l'illégalité, la légalité, sont contre
eux et font des martyrs.
Dans sa seconde Apologie, rédigée en forme de re-
quête aux empereurs et au sénat, et présentée tout à la
fin du règne d'Antonin, environ dix ans après la pre-
mière, saint Justin raconte la condamnation à Rome,
vers 160, d'un prêtre ou catéchiste chrétien, nommé
Ptolémée, et de deux fidèles, l'un appelé Lucius, l'au-
tre dont le nom n'est pas indiqué. Mais Rome, sous le
mê me règne, avait vu, avant eux, d'autres martyrs.
C'est l'insuccès de sa première requête qui oblige
Justin à prendre une seconde fois la plume. Il fait al-
lusion dans son nouvel écrit à de nombreux procès in-
tentés aux chrétiens. Les païens ne se faisaient point
scrupule de dénoncer au pouvoir les adversaires de
leur religion. Beaucoup d'entre eux, crédules aux va-
gues rumeurs qui couraient dans les derniers rangs du
peuple, considéraient les membres de l'Église comme
• 1rs misérables souillés de crimes sans nom, ouplulùt
la st:coM)i: \roi.o . 1 1 : m. s\i\i .11 mi\ 315
coupables d'énormités qui s'accomplissaient tous 1rs
jours dans Les bas-fonds de la société païenne, Quel-
quefois une accusation fondée sur ces bruits calomnieux
réussissait. <■ A force de tourments, dit saint Justin, on
arrachait à des esclaves, à des enfants, à de faibles
femmes, La révélation de crimes imaginaires (I'.» Il
<•-! probable que, dans Les procès auxquels fait ici al-
lusion L'apologiste, Le libellas accusationis n'avait point
uniquement énoncé La qualité de chrétien, mais énu-
méré des forfaits mis par l'imagination populaire à la
char-.' des membres de L'Église, imputé à tel ou tel
fidèle d'avoir commis, dans Les assemblées «lu culte,
• les bomicides ou des actes de débauche; autrement
il n'eût pas été besoin de mettre les accusés ou les per-
sonnes de leur service à la torture, puisque L'aveuou
la uégation delà qualité de chrétien entraînait Légale-
ment, par soi seul, la condamnation ou l'acquittement.
Les gens du peuple, on les irréfléchis qui en parta-
geaient 1. 's passions, ne furent pas, au deuxième siècle,
Les seuls adversaires des chrétiens. I^es lettrés virent
avec défiance la doctrine nouvelle sortir de l'ombre, ap-
peler la discussion, fonder des chaires Libres, parler
sans embarras le langage de 1Yv<>1<\ et prendre rang
dans la Littérature. Ce fut un grand étonnement, par-
fois une vive émotion, parmi Les membres de ce qu'on
pourrait appeler dès cette époque lf corps universi-
taire. L'État avait d'abord honoré Les professeurs par
des privilèges et des immunités, qui devinrent fort im-
B. Justin, // .i/"</.. i'
316 LA PERSÉCUTION D'ANTONIN LE PIEUX.
portants sous les Antonins (1). Dès la fin du premier
siècle, il commença de les prendre à son service. Yes-
pasien institua les premiers professeurs payés par le
trésor public (2). Hadrien fonda en Grèce de nom-
breuses chaires (3) . Antonin salaria dans toutes les pro-
vinces des maîtres de philosophie et de rhétorique (ï).
Sous son règne, les philosophes de profession affluè-
rent dans les grandes villes, et surtout à Rome, où les
bous étaient sûrs d'obtenir l'estime d' Antonin, les faux
son « indulgence exempte de blâme, » sous la protec-
tion du césar Marc-Aurèle (5). Ce fut l'époque par
excellence des hommes de lettres, celle où ils parve-
naient à tout, où nulle ambition ne leur fut interdite.
Sous Antonin et sous Marc-Aurèle, des rhéteurs ou des
philosophes, Hérode Atticus, Fronton, Junius Rusticus,
Claudius Severus, Proculus, obtinrent le consulat et
gouvernèrent des provinces. Ces favoris de l'autorité
impériale étaient généralement mal disposés pour le
christianisme. Leur nombre, leur cohésion, leur crédit,
devinrent, au deuxième siècle, un des principaux obs-
tacles opposés à son action. Les uns s'y montraient
réfractaires par inertie : littérateurs obstinés, décla-
inateurs convaincus, esclaves des traditions, enfermés
dans leur art, et si épris de leur phrase, qu'ils redou-
taient d'instinct toute idée vivante qui en serait venue
(1) Digeste, XXVII, ï, 6, g 1, 2.
(•2) Suétone, Vespas., 18.
(3) Spartien, Hadr., 16.
(4) J. CapitoliD, Antoninus Pius, 11.
■ Marc Aurèle, Pensées, 1, 16 (curieux passage)
là SECONDE IPOLOGIE DE SAINT FI SI IN. 317
déranger La froide symétrie. L'école, on l'a très 1 » i * - : i
dit. esl de sa nature conservatrice : on j garde religieu-
semenl toutes Les \i«'ill<'s pratiques, toutes Les ancien-
nes opinions, «t Les erreurs mêmes 3 sonl traitéesavec
rd, quand Le temps Lésa consacrées: voilà pour-
quoi Les écoles de Rome se son! montrées d'abord si
rebelles au christianisme: il n'y avail pas Là, autant
qu'ailleurs, <1<' ces âmes inquiètes, malades, tourmen-
tées de désirs, éprises d'inconnu, à La poursuite d'un
Douvel idéal 1 . Les chrétiens déploraient L'obstina-
tion de ces bonnes gens si facilement satisfaits, mais
Bans doute ils avaient peu de chose à redouter d'eux.
D'autres adversaires intellectuels étaienl [tins malfai-
sants. Ceux-ci se recrutaient surtout parmi Les philoso-
phes, avides d'argenl ej d'honneurs, que La faiblesse
d'Àntonin, La naïveté de Marc-Aurèle, laissaient gou-
verner sans contrôle le monde des esprits, et qui voyaient
dans Les docteurs chrétiens, dont la science et l'élo-
quence commençaient à s'imposer, dont les chaires li-
bres attiraienl déjà des auditeurs, une influence dange-
reuse ;| combattre, • ■! même des rivaux à supprime!'.
IK argumentaient souvent contre eux. Quelquefois, à
liout d'arguments, ils a'avaienl pas la force de se
mettre au-dessus des jugements d'un peuple ignorant
«t passionné 2. » On envoyai! alors menacer leurs
adversaires d'en appeler au bras séculier. « .!•■ m'.-it-
1 1;. Bousier, l'Instruction publique dans l'empire romain, dans
e th s itin 1 - Mondes, 15 mara 1884, 1
- Justin, UApol., 12.
318 L.V PERSÉCUTION D'ANTO.MN LE PIEUX.
tends, écrit Justin, à me voir quelque jour dénoncé et
mis aux fers à l'instigation de quelques-uns de ceux que
l'on appelle Philosophes, peut-être à l'instigation de
Crescent (1). » Ce Crescent était un cynique, haineux et
bien rente, avec lequel disputaient souvent le docteur
chrétien et ses disciples (2). Crescent eût peut-être rougi
de se rendre complice de l'aveuglement du vulgaire,
en portant contre les chrétiens d'odieuses et absurdes
accusations. Mais il laissait entendre à ses adversai-
res qu'il pourrait bien les traduire un jour devant les
tribunaux comme coupables « d'athéisme et d'im-
piété (3); » forme moins brutale, moins sotte et non
moins dangereuse de l'immense et subtile calomnie qui
enveloppait alors, comme d'un impalpable réseau,
l'innocente société des fidèles.
Les accusations inspirées par un fanatisme crédule
ou par la haine plus raffinée d'adversaires intellectuels
n'étaient pas les seules dont fussent menacés et souvent
atteints les membres de l'Église ; quelquefois une aven-
ture domestique, une querelle de famille, amenait de-
vant les tribunaux, comme chrétiens, ceux qui y avaient
été mêlés. C'est une de ces tragédies bourgeoises que
raconte saint Justin au début de sa seconde Apologie.
Il y avait à Rome un ménage où le mari et la femme
rivalisaient de vilaines moins, vivant dans l'orgie sous
les yeux de leurs affranchis et de leurs esclaves, au
(i) Ibid.
•■> Tatien, Orat. ad Grsecos, 18, 19; Eusèbe, Hist. Eccl, IV, 16.
(3) Saint Justin, IIApol., 3. — Voir j>ins haut, p. loi, 135.
LA BEI ONDE APOLOGIE DE SAISI H M IN. 119
s.in de cette promiscuité <|ui transformai! quelquefois
les maisons antiques en mauvais lieux. Devenue chré-
tienne, la femme abandonna ses désordres. Ne pouvant
persuader à son mari de cesser des habitudes infâmes,
elle résolut de se séparer de lui. Cependant . sur le con-
seil de ses proches, elle consentit à patienter encore,
espéranl le corriger, Loin de s'amender, le mari s'en-
fonça plus avant dans le vice : durant an voyage qu'il
lit a Alexandrie, il se conduisit si mal. que 1«' bruit en
vint aux oreilles de sa femme, restée à Rome. Elle n'hé-
sita plus, et lui envoya des lettres de divorce.
Le mari savait-il déjà, devina-t-il seulement alors
qu'elle était chrétienne? Les païens, quand le fanatisme
ae les aveuglait pas, avaient une haute idée de la vertu
des chrétiens. Christianisme <'t impureté leur sem-
blaient incompatibles. Un acte de résistance \ ertueuse,
un éclatant changement de mœurs, souvent il n\'n fal-
lait pas davantage pour trahir un»' adhésion secrète à
la nouvelle religion. On raconte que, un homme de
basse extraction ayant un jour refusé de se prêter au
caprice amoureux d'une femme riche et noble, le gou-
verneurde la province se dit : Celui-là est certaine-
ment on chrétien, » et le condamna à mort l . Peut-
être la transformation morale de l'épouse, sa résolution
de m- pliiN partager une vie coupable, suffit-elle de
même à ou\ rir les > eux du mari païen : <■ Elle est chré-
tienne! dit-il. Et, furieux, il la dénonça.
Cette lâche action n'eut pas Le résultat espéré. Ledi-
(1) Acta s s,n ni, dans les l< ta SS., terrier, t. III, p. 71.
320 LA PERSÉCUTION D'ANTONIN LE PIEUX.
vorce, quelque fût l'époux qui l'avait déclaré, donnait
ouverture à une liquidation qui pouvait être longue.
Par l'action rei uxoriœ, la femme obligeait l'époux à
restituer la dot et, en général, tous ses apports. Pour
le cas où Userait hors d'état de le faire, elle possédait,
de préférence à tous créanciers, même antérieurs au
mariage, une hypothèque sur les immeubles de son
mari. De plus, bien que la disposition et l'administra-
tion de ses biens paraphernaux fût restée entière à la
femme, elle avait pu, à leur sujet, contracter avec son
mari, et acquérir des droits contre lui. Le divorce en-
traînait donc, comme toute dissolution de mariage, un
règlement d'intérêts quelquefois fort compliqué, d'au-
tant plus qu'il mettait en présence, non point des en-
fants ou des héritiers, mais les époux de la veille, de-
venus les ennemis acharnés du lendemain. La femme
dont saint Justin nous fait connaître l'histoire profita
habilement de cette situation. Elle présenta requête à
l'empereur Antonin, afin d'obtenir un délai pour opérer
le recouvrement et pourvoir à l'administration de son
patrimoine, promettant de se mettre à la disposition de
la justice quand ses affaires seraient terminées. La de-
mande était juste; l'empereur l'accorda. On peut sup-
poser que le règlement traîna en longueur, et que le
mari, oublieux ou calmé, peut-être adouci par quel-
que concession pécuniaire, se désista ensuite de l'accu-
sation (1) : saint Justin, en effet, ne parle plus de la
(1) Par l'abolitio privata; voir Humbert, art. Ibolitio, dans le
Dictionnaire îles n iilin uiles i/rect/i/es et romaines, |>. 8.
! \ 5] i <>\i>i IP0L0G1I m SAUTI Jl -un ci
femme, el nous <lit <|u<' 1»' mari tourna sa colère contre
un antre.
Il avait appris que l'instrument de La conversion de
sa femme avait été un chrétien, nommé Ptolémée.
l'ut- des causes de L'irritation des païens, c'était cet
apostolat secret, <|ui s'insinuait dans L'ombre des mai-
sons, parlait dans les coins, in angulis garrula il . à
La faveur des relations d'amitié ou de société, souvent
par Le moyen d'esclaves gagnés à la nouvelle foi 2
.■t. B'adressant de préférence aui âmes droites et
simples, aux femmes, aux enfants, aux serviteurs,
multipliait Les intelligences et les conquêtes dans le
Lien même qui semblait le moins accessible à l'action
extérieure du christianisme, dans Le sanctuaire jus-
que-là réservé des Pénates et des Lares, dans ce foyer
domestique ou Le paganisme semblait a voir posé son im-
prenable citadelle. Écoutez Coecilius ou, si l'on aime
mieux, Fronton, se plaignant que « des hommes d'une
faction infâme, turbulente, désespérée » osent con-
vertir au christianisme « des femmes crédules, en-
traînées par La faiblesse de Leur sexe (3). » Lisez Les
plaintes plusieurs fois répétées de Celse sur Les esclaves
ou artisan^ chrétiens <|ui. introduits par leurs fonc-
tions dans L'intimité des familles, racontent des mer-
veilles ■ aux ''niants, mi aux femmes qui n'ont pas
(1, Miiiin iu> Félix, <>■
■ Voir, dans mon livre sur tes Esclaves chrétiens, le chapitre in-
titulé: L'apostolat domestique , p. 298 el SoIt.
(3) Hioucius Félix, Octavx
322 LA PERSÉCUTION D'ANTONIN LE PIEUX.
plus de raison qu'eux-mêmes (1). » Là était la grande
force du zèle chrétien : la société païenne ne fût pas
allée chercher la foi près de la chaire ignorée du
piètre ou du docteur enseignant dans l'humble cha-
pelle, dans l'étroite école, quelquefois dans un coin
de catacombe; mais elle se trouvait enveloppée, à son
insu, par la propagande active, continue, ingénieuse,
d'apôtres volontaires partout répandus, entrant par-
tout, ici l'ami, là le médecin (2), ailleurs l'esclave, le
pédagogue, la nourrice : elle avait beau s'enfermer,
tirer sur elle les verroux des portes, laisser retomber
les lourdes tapisseries de l'atrium, le christianisme
trouvait toujours quelque main pour lui ouvrir, quel-
que fissure par où passer, il éveillait un écho là où
personne ne l'eût attendu, faisait pénétrer dans les
lieux les mieux clos le subtil parfum de l'Évangile.
Les païens s'étonnaient, s'irritaient de le trouver tou-
jours sur leurs pas, et de n'être jamais en sûreté
contre ses bienfaits ; ils s'indignaient plus encore de
la nature de ses enseignements, de l'accent des pa-
roles qui lui gagnaient les cœurs et opéraient, dans
le sein des familles, des conversions imprévues, de
soudaines transformations, comme celle dont nous
avons rappelé l'histoire. «Dans les autres mystères,
quand il s'agit des initiations, on entend proclamer
solennellement : « Approchez, vous qui avez toujours
(1) Origène, Contra Celsum, IIJ. i't, 55.
(2) Sur le rôle des médecins dans celte propagande, yoir de Rossi,
iidnid solterranea, 1. 1. p. 342, e! mes Esclaves chrétiens, p. 233.
l \ SB4 ONDB APOLOGIE DE SAIM Jl BTIN.
bien vécu, \<>iis < 1. >nt la conscience nVsl chargée
d'à ucu il remords. » Keoutons maintenant quelle i -
pèce de gens ceux-ci invitent à Leurs mystères : • Qui-
conque est pécheur, quiconque est sans intelligence,
quiconque est faible d'esprit, eu un mot quiconque
i -I misérable, (ju'il approche, le royaume de Dieu est
pour lui; Dieu a été envoyé pour les pécheurs (1). »
( e -"lit peut-être des mots semblables, passant but
I - âmes malades comme une fraîche brise de misé-
ricorde et de pardon, que Ptolémée fit entendre à la
femme souillée, à L'épouse impudique, dont la eon-
version va être L'occasion de son martyre.
Le mari, irrité, pria on centurion de ses amis d'ar-
rêter Ptolémée, et de le jeter en prison, en lui deman-
dant s'il était chrétien. Le centurion dont il s'agit ici
[l'appartenait probablement pas à L'armée proprement
dite, mais à L'une des cohortes urbanae (2) ou des co-
hortes vigilwn '5 . chargées à Rome d'un service de
police; à ce titre, il avait droit d'arrêter une personne
suspecte. Cependant, le rescrit de Trajan, toujours en
\ igueur, défendail <\>- poursuivre d'office les chrétiens.
II faut supposer qu'une accusation régulière avait été
portée contre Ptolémée. Quoi qu'il en soit. Ptolémée
(I) Origèue, Contra Celsum, III, 59, 62.
■>.) Centurions des cohorti i urbana : Hensen, Suppl. à Orelli,
i "■ " 6771 : Mammsen . Inscriptiones regni Nèapolitani latin» .
»:.."> i : fnscripUones eonfederationis BelvetU i latttue, 78; Corpus
inscriptionum latinarum, VI, i
;s Centurions des minuits vigilwn : I i-o/<n . 6767 ; Mommseir,
Inscript, regni Neap., 4651 Wilmanns, Exempta inscriptionum
latinarum, 1499 Corpus inscr. lat., VI, 320.
32i LA PERSECUTION D ANTOXIN LE PIEUX.
fut arrêté parle centurion, s'avoua chrétien, et passa
un temps assez long en prison préventive. Son procès
fut enfin appelé devant un des plus illustres person-
nages de l'époque, Quintus Lollius Urbicus, vainqueur
des Bretons en 140, préfet de Rome de 155 à 160.
Aucun délit de droit commun ne lui était reproché :
il était seulement accusé de christianisme. Aussi le
procès fut-il vite expédié. « Ètes-vous chrétien? — Je
le suis. » La sentence de mort est prononcée.
Les apologistes, spécialement Justin, avaient tou-
jours protesté contre cette procédure sommaire, et
soutenu qu'il était inique de condamner des hommes,
non pour un crime défini, mais seulement parce qu'ils
étaient chrétiens. Leurs arguments restèrent sans effet
sur l'esprit des empereurs; en revanche, les mem-
bres de l'Église en avaient compris la portée, et sai-
sissaient toutes les occasions de les mettre en lumière.
Bien qu'il fût, en principe, permis à tout accusé i li-
se faire assister d'un ou de plusieurs avocats, nous ne
voyons pas que le ministère de ceux-ci ait été ordi-
nairement requis par les chrétiens poursuivis en jus-
tin-: le magistrat devant lequel ils comparaissaient, ;'i
Rome le préfet, en province le prises ou son délégué,
étaient maîtres absolus de diriger les débats, et,
« dans la procédure extraordinaire, le droit de dé-
fense n'étant protégé par aucune garantie demeu-
init à la discrétion du juge, surtout pour l'accusé placé
in custodia ou incarcéré (1). » Mais si un débal contra-
(1) Humbert, art. Advocatio, dans le Dictionnaire des Antiquités
grecques et ru mai nés, p. 82.
'
i \ BE4 OHM IPOLOGW l'i mim FI ST1N. 325
dictoire «t régulier s'ouvrail raremenl dans Les causes
des chrétiens, il arrivai* fréquemment que de coura-
geux membres de l'Église prenaient spontanément La
parole en faveur de L'accusé, au risque de partage]
ensuite sa condamnation I . Au moment où (Jrbicus
prononça contre Ptolémée la sentence capitale, ei eu
ordonna L'exécution immédiate, un chrétien nommé
Lucius. «|ui avait assisté .. l'audience, ne pul contenir
son indignation; se tournant vers Lepréfei : Comment,
ia-t-il, peux-tu condamner un homme qui n'est
oonvaincuni d'adultère, ni de séduction, ni d'homi-
cide, ni de vol, ni de rapt, qui n'es! accusé d'aucun
crime, ei n'a l'ait autre chose que de s'avouer chrétien
Ton jugement, ô Urbicus, a'esi digne ni de aotre pieux
empereur, ni du philosophe fils de César, m du sacré
sénat. »
Urbicus no daigna pas entrer en discussion : « Toi
aussi, dit-il, tu me parais chrétien. — Je le suis, ré-
pondit Lucius. — Qu'on le conduise au supplice, » or-
donna le préfet. Lucius, remarquez-le bien, n'avait pas
été accusé dans Les formes; mais, par son intervention
dans le procès de Ptolémée, il s'était livré Lui-même,
,i cela, aux yeux d'un juge romain, étaii équivalent.
Merci, Urbicus, B'écria L'intrépide e4 bouillant chré-
tien : grâce à toi m<- voilà délivré de mauvais maîtres,
,t prêt à monter vers Le meilleur des pères ei des
rois] In autre chrétien, entraîné par cet exemple,
(i GtBMtbe, Hitl Eeel, v. i 9, 10 : !>■ martyrièm Pales-
11.
326 LA PERSÉCUTION D'AXTONIN LE PIEUX.
manifesta à son tour ses sentiments et sa foi; une sem-
blable condamnation l'atteignit sur-le-champ; il ac-
compagna au supplice Lucius et Ptolémée.
Saint Justin rapporte ces faits dans sa seconde
Apologie, adressée aux empereurs et au sénat. Dans cet
écrit, il est sans cesse question du martyre. C'était si
bien dès lors, comme Tertullien devait le dire qua-
rante ans plus tard (1), l'état naturel aux chrétiens,
que les païens voyaient là un argument à leur opposer.
Si votre Dieu, leur disaient-ils, était vraiment le
maître de l'univers, il ne souffrirait pas que vous fus-
siez maltraités et mis à mort comme vous l'êtes. La
mort n'est pas un si grand mal, répondait Justin ; et
il ajoutait ; Dieu vengera un jour le sang de ses ser-
viteurs en anéantissant la puissance des démons, et
en consumant par le feu un monde persécuteur (2).
Puis, prenant l'offensive, et tirant à son tour du mar-
tyre l'argument que ne devait plus cesser, après Lui,
d'en tirer l'apologétique chrétienne : Socrate, disait-il,
n'a point trouvé de disciple qui voulût mourir pour
lui ; Jésus a une foule de témoins, artisans, gens de
la lie du peuple, aussibien que philosophes et hommes
de lettres, qui soutiennent sa doctrine jusqu'à la mort,
sans se laisser arrêter ni par les préjugés ni par les
menaces. C'est qu'ils ont pour appui, non la faiblesse
de la raison humaine, mais la force même de Dieu (3).
1) Tertullien, Defuga in persec, 8,9.
(2) S. Justin. // Apol, 7, 8.
(3) IbkL, 8, 10.
LA SECONDE IPOLOGIE DE SAIN! Jl -un
Saint .iiistin publia cette Apologie sans en éprouver
aucun dommage. Telle était la singulière situation
juridique faite aux chrétiens par les rescrits impériaux.
Pendant tout Le deuxième siècle, les magistrats ne
s'occupeni d'eux que si une dénonciation formelle,
trop souvent, il est vrai, remplacée par la violence po-
pulaire, \ ient saisir L'autorité publique. Le chrétien que
l'on ce dénonçait pas pouvait, sans être inquiété, sans
s'attirer aucune poursuite d'office, écrire <■! prêcher
Librement, tenir < ; « ■ . > I . • de philosophie ou <!•' religion,
adresser aux empereurs, ausénat, au public des Livres
exaltant La doctrine du Christ, invectivant 1<- culte des
dieux: un chrétien obscur, ayant toujours vécu dans
L'ombre el Le silence, mais ayant trouvé un dénon-
ciateur, était traduit devant les tribunaux, et mis en
présence de cette alternative, qui ne souffrait point
d'échappatoire , abjurer ou mourir . Justin, selon toute
vraisemblance, survécut à Antonin, à qui deux fois il
avait présenté des Apologies, et pendant Le règne du-
quel il avait enseigné et disputé avec éclat, à Rome
même, presque sous le regard impérial : il succomba,
au commencement de Marc-Aurèle, parce qu'un philo-
sophe jaloux se décida enfin à L'accuser.
CHAPITRE VI.
I.v PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
SOMMAIRE. - I. LA SI PI i;-imo\ SOUS HABC-AURÈU : l l MARTYR] DE SARtTI 1 :
1 1< m . —La Un il h deuxième siècle.— Règne des philosophes. — influence
bienfaisante, mais peu profonde. Superstition plus répandue 'i'"'
jamais. — augmentée par les malheurs publics.— Harc-Aurèle aussi cré-
dule que ses contemporains. — Cultes étrangers. — Alexandre d'Abono-
tique. Oracles. Sainte Félicité el ses Dis victimes de la superstition pu-
blique.—Observations de H. deRossi. — Le forum de Mars. -Inten
toire. — Remarques critiques.— Supplices. —Date du martyre. — sépul-
ture de Félicité el desesOls. —Crypte de Janvier au cimetière de Prétextât.
— II. la UU.005U philosophioi i : 1 1 KURTVRi m saditJustih.— Date du martyre.
— Justin dénoncé par le cynique Crescent. - arrêté avec plusieurs disci-
ples.— interrogatoire. — L'esclave i velpistas. — Suite de l'interrogatoire.—
Bupplice. — ni. Les ipologbti s chrétiens v i v rra di i>i i \n mi -nui. —
iéculion dans les provinces. — Martyrs en ksie. — Ordonnances lo-
cales. - i Iminata. Les apologistes. — Deui courants op-
b : d'un côté Uhénagore, rhéophile, Héliton, Apollinaire : de l'autre
Ta tien. — Tatien n'appartient ni par la naissance ni par les idées au
monde romain. — Paroles d'Athénagore, — de Théophile d'Antioche, —
de Héliton de Sardes but le dévouement des chrétiens pour l'empire. —
Parallélisme établi par Héliton entre les destinées de l'empire romain el
celles du christianisme. — D'après le même apologiste, les I s empereurs
auraient toujours été favorables aux chrétiens, les mauvais seuls auraienl
persécuté.— Inexactitude historique de celte assertion. — Hinucius Félix.
— Jugementdo Harc-Aurèle sur les chrétiens. — Recrudescence de persé-
cution i la Mu de son règne : textes de Hinucius Félix el de Ceise.
La superstition sous Marc-Aurèle. — Le martyre
de sainte Félicité.
Les dix-neuf années du règne de Mare-Auivle sont
les plus troublées et les plus cruelles que L'Église ail
encore traversées. Les \ iolentes mais rapides tempêtes
qui L'assaillirenl sous Néron el Domitien, 1rs fréquents
assauts qiiVllr subit sous Trajau. Hadrien el Antonin,
330 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
firent couler le sang chrétien avec moins d'abondance
que le gouvernement du doux et méditatif auteur des
Pensées.
On l'a dit avec raison : en Marc-Aurèle finit le monde
antique (1). La société ne sera plus, après lui, ce qu'elle
avait été au premier et au deuxième siècle. L'empire
romain va changer de forme et de principe. Plus de
pouvoir héréditaire comme sous les Césars et les Fla-
viens, ou adoptif comme à l'époque des Antonins. Dé-
sormais le pouvoir ira au hasard, à qui saura l'acheter
ou le prendre. Des hommes nouveaux, bas intrigants
ou aventuriers énergiques, accourront de tous les
points de l'empire , et porteront tour à tour sur le
trône les rudes mœurs ou les habitudes efféminées de
leurs provinces (2). La religion elle-même s'amollira :
sa dureté romaine se fondra au soleil d'Orient, au
contact des cultes corrompus qui se feront chaque
jour une place plus grande dans le vieux panthéon
d'Auguste. La philosophie, maltresse de toutes les
idées à l'époque antonine, verra peu à peu les intel-
ligences lui échapper : il y aura encore des illu-
minés, de faux mystiques; il n'y aura plus guère de
(1) C'est la thèse de M. Renan, intitulant son dernier volume .
Marc-Aurèle et la fin du monde antique. L'historien danois J. Mad-
vig a dit de même : « Le monde antique, ses institutions comme sa
littérature, finit après les Antonins. » Die Verfassung und Verwal-
tung des rômischen Staats, t. I, Leipzig, 1881, p. 528.
2) Les grands empereurs du deuxième siècle, Trajan, Hadrien,
Antonin, Marc-Aurèle, étaient aussi d'origine provinciale: mais ils
appartenaient ions à des familles depuis Longtemps établies à Rome, et
illustrées par de grandes charges.
LA si PERSTITION SOUS MARC-AURÉLE. 131
philosophes. Seul Le droit romain conservera l'em-
preinte el perpétuera l'esprit do stoïcisme; in;iis. à
la faveur de ce droit, L'Église chrétienne, grandis-
sant chaque jour au sein de la décadence univer-
selle, trouvera Les moyens de traiter avec L'État, e1
de l'obliger à reconnaître son existence. Dès lors,
les rapports entre elle «'t L'empire seront changés :
tolérance Légale ou guerre déclarée, elle passera tour
,-'i tour par ces alternatives; mais Les rescrits de Tra-
j.ni. d'Hadrien, d'Ântonin et de Marc-Aurèle ne seront
plus suspendus au-dessus de sa tête comme dos épées
toujours en mouvement.
assurément personne, pendant la seconde moitié
ou même Le dernier quart du deuxième siècle, ne
prévoyait La transformation qui était à la veille des'o-
pérer aussi bien dans la manière d'être de la société
et de L'État que dans leurs relations avec l'Église. Ce-
pendant en voyant, sous Marc-Aurèle, Le combat en-
gagé de toutes paris contre les chrétiens, il semble
qu'on assiste à quelque effort suprême. La société an-
tique, près de s'évanouir, ou du moins de s'altérer
dans ses caractères essentiels, se soulève, par une sorte
d'instinct de conservation, contre des ennemis .jadis
méprisés, dont elle sent aujourd'hui la force, et
qu'elle ae voudrait pas laisser debout. Tout siècle est
saisi d'une vague et mystérieuse appréhension au mo-
ment de disparaître ; on croirait que !«■ deuxième siècle,
sentant près de sa fin, essaie d'entraîner avec lui
le christianisme dans Le néant, sans Lui permettre de
voir L'aurore du siècle suivant. Il se sert de toutes
332 LA PERSECUTION DE MARC-Al'RËLE.
ses armes pour l'accabler. La recrudescence de lutte
est évidente. Les chrétiens sont obligés de se défendre
à la fois contre chacune des forces qui, jusqu'à ce
jour, les avaient successivement attaqués. La supers-
tition, surexcitée par les malheurs publics, est à son
comble, elle emporte tout, empereur et peuple; na-
turellement, c'est parmi les chrétiens qu'elle va cher-
cher des victimes expiatoires. La haine intellectuelle,
la jalousie philosophique, éveillée depuis le moment
où le christianisme a osé parler en public et, par
la voix de ses apologistes, revendiquer un rang- parmi
les doctrines, n'hésite plus à dénoncer, à son tour,
ces importuns compétiteurs dans la direction des
esprits. Les calomnies populaires, vingt fois réfutées,
toujours renaissantes, continuent pendant ce temps à
s'acharner contre les fidèles; plus que jamais on les
traîne devant les magistrats comme renouvelant, dans
leurs assemblées secrètes, le festin de Thyeste et l'in-
ceste d'OEdipe. Enfin l'autorité impériale se prononce
de nouveau contre eux, par un rescrit de Marc-Aurèle
confirmant les règles juridiques posées par ses pré-
décesseurs, et déclarant une fois de plus le christia-
nisme illicite, quelle que soit l'innocence de ceux qui
le professent.
Un des traits les plus singuliers de cette époque,
c'est le mélange de scepticisme et de crédulité, de
philosophie et de superstition, qui s'y rencontre à
chaque instant. Les philosophes sont maîtres du pou-
voir, des places, des gouvernements, disposent de
toutes les influences, dirigent l'esprit public. Allez <ï
LA si PERS1 ITIOH 501 S MARI i\ M U
Rome, interroges Les Castes consulaires : un philo-
sophe .m un rhéteur tient les faisceaux. Parcourez
1rs provinces : il es! peu «l<i proconsuls, de légats ou
de préfets gui n'aient, à un certain jour, professé la
philosophie ou enseigné La rhétorique. Le bon Marc-
aurèle se félicite naïvement d'avoir donné aus excel-
lents maîtres chargés de former sa j< unesse l«'s sa-
tisfactions et 1rs récompenses qu'ils ont désirées; il
reste Leur disciple sur le trône : s'il pense d'après
lui-même, il écrit d'après eux : comme on L'a fine-
ment remarqué, s. >n style grec, bien que correct,
;i quelque chose d'artificiel qui senl 1<- thème : lui
aussi rend hommage par sa vie entière, par toutes
ses habitudes intellectuelles, au règne universel de
l.i philosophie : il en demeure le sujël soumis ei
L'écolier modèle. Sur certains points, cette domination
des penseurs et des parleurs, que L'on voit se pré-
parer pendant la première moitié du siècle ei s'éta-
blir souverainement pendant la seconde, fut un
bienfait pour l'empire : Le droit romain, qui dès le
commencement «Ifs autonins n'a cessé de se modifier
dans le sens de l'équité, de la prépondérance de
L'espril sur La Lettre, se Laisse chaque jour davan-
tage pénétrer par un souffle doux el humain; Les
faibles, tel que L'enfant, La femme, L'esclave, sont
miens protégés : Bans doute 1<' vieil el rigide
édifice juridique, trop souvent semblable à une pri-
son, u "'-si pas îTconstruit sur nu plan uouveau, et
d'innombrables captifs continueront Longtemps en-
core A y gémir, mais de place en place on \ perce
33i LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
des fenêtres, afin d'y introduire un peu d'air et de
jour. A force d'agiter, même superficiellement, des
idées généreuses, de répandre du haut des chaires
des paroles libérales, les philosophes et les rhéteurs,
peut-être sans le chercher bien sérieusement, ont
créé une atmosphère douce, tiède, un peu molle, où
la jurisprudence elle-même s'est attendrie. Quand on
lit les lettres de Marc-Aurèle, de Faustine, de Verus,
du précepteur Fronton , on se croirait transporté
dans notre dix-huitième siècle : c'est le même par-
fum d'idylle; il y a là-dedans du Berquin et du
Florian , de même que , dans les statues de cette
époque, — par exemple dans certains bas-reliefs de
l'arc de triomphe de Marc-Aurèle, — tout le monde
a l'air bon, sensible, empereur, soldats, barbares,
jusqu'aux chevaux : c'est du Greuze en sculpture.
Cette détente un peu artificielle de l'esprit romain
profita naturellement à l'humanité : à cet égard
elle fut bienfaisante. Mais, en débilitant peu à peu
tous les ressorts, en amollissant toutes les fibres, elle
laissa les âmes, que la philosophie avait teintes à la
surface sans les pénétrer jusqu'au fond, exposées à
recevoir les impressions les plus fugitives, celles
même de la peur et delà superstition. A aucune époque
la superstition n'est plus répandue et plus puissante.
L'Orient est plein de chimères, les religions les plus
étranges naissent dans les provinces, se répandent
avec une facilité inouie, et débordent jusque dans
Rome. Des causes extérieures viennent activer cette
contagion de l'absurde, à laquelle toute la philoso-
LA SUPERSTITION SOI S MARC-AI RÈLE.
phie Bernée depuis un siècle dans le inonde es! im-
puissante à faire obstacle.
Antonio mouranl parlait dans son délire •!•■ pois
étrangers qui menaçaienl la république. En effet, ,'i
peine Marc-Aurèle a-t-il revêtu la pourpre et s'est-
il adjoint le débauché Verus comme collègue, que
l«s Barbares se Lèvent de ions côtés, encouragés par
la mollesse du soldai romain démoralisé pendanl
une Longue paix, et qu'Antonin n'avait pas su tenir
en baleine comme lit Hadrien. Presque toutes les bar-
rières d<- L'empire sont renversées, ('/est une insur-
rection ou une invasion universelle. Dans la pénin-
sule Ibérique, les Maures entrent et les lusitaniens se
révoltent. En Bretagne, les Pietés s'agitent, les légions
elles-mêmes paraissent peu fidèles. Il y a des sédi-
tions en Gaule. La Germanie romaine est envahie
par 1rs Cilles. L'Orient surtout est en feu ; les Parthes
s'avancent en Arménie, attaquent les armées romaines,
chassenl un roi vassal de l'empire : un gouverneur
se tue de désespoir, un autre est vaincu. Au moment
où L'écho de ces menaces et de ces échecs arrive
à Rome, d'épouvantables fléaux s'abattenl sur elle :
Le Tibre sort de son lit: à la suite de L'inondation
qui ,i détruit moissons et bestiaux, la ville éternelle
est en |»n»i<' à la famine. Guerres, insurrections,
révoltes, inondation, disette, remplissent de trouble
et de souffrance les deux premières années de Marc-
Aurèle L61 et L62 . ru attendant que La peste,
quatre ;uis plus tard, traverse l'empire dans toute
sa Longueur, dévastant tout sur son passage, pour
350 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
éclater à Rome en même temps qu'une nouvelle fa-
mine.
Dans de tels moments, quel était le premier mou-
vement du peuple? Chercher des victimes capables
de désarmer le courroux des dieux. Ces victimes
étaient désignées d'avance. « Les chrétiens sont la
cause de tous les désastres, de toutes les calamités
publiques. Si le Tibre inonde Rome, si le Nil n'i-
nonde pas les campagnes, si le ciel est fermé, si
la terre tremble, s'il survient une famine, une guerre,
une peste, un cri s'élève aussitôt : Les chrétiens au
lion ! à la mort les chrétiens (1) ! »
Quand on n'a point pénétré dans le caractère de
Marc-Aurèle, et qu'on a seulement regardé le titre
de Philosophe que lui donnaient à l'envi ses admira-
teurs païens et les apologistes chrétiens eux-mêmes,
on se demande comment ce prince honnête, éclairé,
n'essayait point d'imposer silence à la voix popu-
laire, chaque fois qu'un tel cri frappait ses oreilles.
Apparemment il n'eût pas été compris, et quelque
ami lui eût peut-être dit, comme un centurion un
jour qu'il haranguait sans succès les soldats : « Tu
ne t'aperçois pas que ceux-ci n'entendent pas le
grec ! » mais au moins il eût eu l'honneur d'une noble
tentative. Hélas! Marc-Aurèle n'en était pas capable.
Parfait honnête homme, cœur bon jusqu'à la faiblesse
et tendre jusqu'à l'illusion, sans arrogance, sans
haine, sans emphase, d'une élévation constante,
(1) Tertullien, Ad Nat., 1,9; Apolog., 40.
LA SUPERSTITION Sois KARC-A1 RÈLE 337
d'une distinction exquise, il était trop faible de ca-
ractère pour se mettre jamais en travers do torrent.
Sur un seul point, il montra de l'indépendance : ce
lut quand il témoigna de son horreur pour 1rs jeux
sanglants de l'amphithéâtre, refusa de récompenser
le propriétaire d'un lion dressé à dévorer des
hommes, et ne permit aux gladiateurs de combattre
en sa présence qu'avec des armes émoussées (1);
niais, à part cette circonstance, où la délicatesse de
t. .us ses instincts se révolta, et lui inspira une éner-
gie passagère, il n'essaya jamais de réagir contre la
passion populaire ou d'éclairer le préjugé publie.
Il souffrait, souriait tristement, se taisait, laissait
faire. Ici même on n'oserait affirmer que le sentiment
de la foule tut contraire au sien. Personnellement.
Mai •c-Aurèle était aussi crédule que ses contemporains.
11 croyait aux initiations, aux mystères, aux oracles,
;iu\ songes dans lesquels les dieux lui révélaient des
remèdes contre les crachements de sang, ou lui in-
diquaient les moyens de guérir ses amis (2). « Par
une singulière réunion de défauts et de qualités, il
se montrait, sans hypocrisie, dans ses méditations le
philosophe le plus dégagé des liens confessionnels.
et dans sa vie publique le plus superstitieux des
princes (3). Les dieux romains ne lui suffisaient
{{) Dion, LXXI, 29; Capitolin, Ant, PhU., '<. Il, 12, 15, 23; J I.- 1 . . -
ilirii. \ . ■
(2) Marc-Aurète, Pensées, l. it : Fronton, Ad Mare. Cxs., il. '.».
î Uuniv. iiis/dirc fies Romains, t. V, p. 191. — If . Renan, Marc-
Aurèle, p. 18 19 reconnaît aussi l'excessive crédulité dadonx wn-
22
338 LA PERSÉCUTION DE MARC-AIRELE.
pas toujours : il appelait les dieux de l'Orient, avec
leurs prêtres corrompus et leurs rites bizarres, et
leur confiait les destinées de Rome. Dans tous les
moments critiques ou solennels, avant une bataille,
après une victoire, c'est par milliers qu'il immolait
des victimes; on connaît l'épigramnie : « A Marcus
César, les bœufs blancs. C'est fait de nous si tu re-
viens vainqueur (1). » Sa dévotion ne s'attachait pas
seulement aux cultes officiels : ce rationaliste croyait
à tous les charlatans. Il allait à la guerre entouré
de sorciers (2). Un mage égyptien l'accompagnait dans
ses campagnes (3). Même l'ignoble Alexandre d'Abo-
notique, dont Lucien démasqua si courageusement
les fourberies (4), était pris au sérieux par lui. Non
seulement Alexandre eut la liberté de venir à Rome,
d'y établir des mystères qui duraient trois jours, où
l'on maudissait publiquement les chrétiens et où se
passaient des scènes d'une immoralité révoltante (5),
d'v donner en mariage au vieux consulaire Rutilia-
pereur, et dit avec raison : « Le stoïcisin, qui contribua si puissam-
ment à l'amélioration des âmes, fut faible contre la superstition; il
éleva les âmes, non les esprits. » — Dans le portrait charmant, mais
trop flatté, qu'il trace de Marc-Aurèle {les Moralistes dans V Empire
romain, T- éd.), M. Martha se trompe en le louant (p. 177) d'avoir
puisé dans les leçons de son professeur, le peintre Diognète, « le mépris
«le la superstition, o Marc-Aurèle le croyait et l'a dit {Pensées, I, 6, 16;
l\. 27); mais c'eat la une de ses n breuses illusions.
(1) Ammien MarceUin. XXV, 4.
(2) Lampri de, Héliogabale, 9.
(3) Dion, LXXI, 9.
(4) Lucien, Alexandre ou h- Faux Prophète, 53, 54, 55,56,57.
(5 ll'ul., 38. 39.
LA SI PBRSTITION BOUS MAR( -M IlKLE. 339
mis ! la fille qu'il prétendait avoir eue de la Lune i :
mais encore ce drôle fut admis à conseiller Marc*
aurèle, lit parler en sa laveur son serpent divin, et,
à la veille de la grande guerre de Pannonie, ordonna
qu'on jetât solennellement dans le Danube deux lions
virants (3), cérémonie à laquelle présida l'empereur
lui-même en costume de pontife (ï). Marc-Anrèle
•'•tait si pleinement entiché du charlatan paphlago-
nien, qu'il consentit, sur sa demande, à changer le
nom d'une ville (5), et lui permit de frapper des
médailles â son image (6); les gouverneurs des pro-
vinces asiatiques se déclaraient impuissants à punir,
malgré ses fourberies et ses crimes, un homme qui
jouissait ,i Rome d'un si grand crédit (7). Telles étaient
les illusions du souverain qui fit asseoir la philoso-
phie sur le trône, et dont la vie, sincère et pure, fut
un long examen de conscience.
Quand le prince, et un pareil prince! donnait de
semblables exemples, ou plutôt se laissait de la sorte
entraîner au torrent, on comprend combien vive, irri-
table, absurde, exigeante devail être la superstition
i) Publius Mnmmios Sisenna Rnlilianus. Orelli-Henzen, 6499. il
;i\.iii été consul en 133, proconsul d'Asie, légal de la Bfoe&ie sapé-
ricuiv. > t< .
2 Lucien, ibid., SI, 32, 33, 3». 35.
/■
i i' iiiiri. /.</ Colonne Antonine, pi. MU.
(S i<Mit»|><»iî-. an lieu d'Abonotiqne. Locien, 18. Le nom esl resté :
c'est anjourd lnii l,i fille Inique <\ loéboli.
6 Ibid.
(7 Ibid
3'i0 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
des simples, des ignorants , de ceux qui, loin d'être
capables d'écrire leurs Pensées, n'étaient même point
capables de penser. « Qu'on ne s'étonne donc pas si, au
temps de Marc-Aurèle et sous l'influence des calami-
tés publiques, il veut un redoublement de superstition
et de fanatisme. Un fait caractérise cet état des âmes
et en même temps a dû servir à l'encourager et à
l'exciter. Les oracles ou du moins plusieurs oracles qui
s'étaient tus vers la fin de la république romaine ou
sous les premiers empereurs recommençaient à parler.
On les avait quittés; on revenait à eux (1). » Les au-
teurs du deuxième siècle, Lucien, Plutarque, Pausa-
nias, Aristide (2), nomment d'innombrables officines
de divination, et les montrent en pleine activité, quel-
quefois en pleine résurrection , les vieux oracles ita-
liotes, comme les sorts de Préneste et les automates
d'Antium, les grands oracles classiques de la Grèce
et de l'Orient, Apollon Didyméen à Milet, Apollon de
Clare à Colophon, Apollon Diradiate à Argos, Apollon
de Délos, Apollon de Patare, de Myrine, de Séleucie,
Dionysos de Delphes, Jupiter d'Héliopolis, de Strato-
nice, de Gaza, Sérapis de Memphis et de Canope, Deus
Lunus de Néocésarée, Dea Cœlestis de Carthage, puis
tous les temples d'Esculape et des dieux médecins (3),
où la divinité se révèle pendant la nuit, et parle à
l'homme quand sa liberté morale a cessé, quand la
(i) F.de Champagny, les Antonins, t. III, p. 50.
(2) Voir Marquanlt, Rômische Shiatscerwallung, t. III, p. 92-103.
(3) Voir la thèse de M. Julien Girard, l'Aselepeion d'Athènes, Paris.
1881.
LE MABTYRE DE SAINTE FÉLICITÉ. .1
raison et la volonté sont enchaînées par le sommeil. La
superstition , le fanatisme, Le culte des puissances oc-
cultes et la peuT qu'il engendre, sont au comblé; la
diffusion des Lumières, si grande à cette époque, ne
l'ait que rendre plus profonde et plus noire l'ombre,
parfois sillonnée de lueurs étranges, où se plongent
avec une sorte d'ivresse les âmes dévoyées.
Tel est Le cadre historique, Le milieu intellectuel et
moral, dans Lequel je n'hésite pas à placer, avec plu-
sieurs érudits (1), un épisode célèbre de l'histoire des
martyrs, tout à l'ait en harmonie avec la situation des
choses et des esprits au commencement du règne de
Maic-Aurèle : je veux parler de la passion de sainte
Félicité et de ses fils.
Klle nous est connue par deux sources indépendantes
l'une de l'autre : les Actes publiés par Ruinait (-2), et
la tradition monumentale.
Voici le début des Actes :
« Au temps de l'empereur Antonin, il y eut de L'a-
gitation [sedîlio) parmi les pontifes, et Félicité, femme
illustre, Fut frappée, avec ses sept iils très chrétiens.
Demeurée veuve, elle avait consacré à Dieu sa chasteté.
Nuit et jour livrée à La prière, elle était un grand objet
d'édification pour lésâmes pures. Les pontifes voyant
que, grâce à elle, \a bonne renommée du nom chré-
tien s'était accrue, parlèrent d'elle à Antonin Auguste,
disant : Dangereusement pour notre s.i lut . cette
(i) Cavniuni. Borgheai, M. de Roui M. Doolcet.
I Rainait, Acta rim i ra p. 21.
342 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
« veuve avec ses fils fait outrage à nos dieux. Si elle
« ne vénère pas les dieux, sache Votre Piété que nos
<c dieux s'irriteront tellement qu'on ne pourra plus les
« apaiser. » Alors l'empereur Antonin ordonna au
préfet de la ville de la contraindre avec ses fils d'a-
paiser par des sacrifices la colère des dieux. »
A ce début des Actes s'appliquent les observations
suivantes de M. de Rossi :
« Les Actes de ces martyrs sont aussi simples et aussi
beaux que les plus authentiques. Tillemont les a crus
traduits du grec (1). On y lit que, sous l'empereur
Antonin, il y eut à Rome une émeute contre les chré-
tiens, accusés de provoquer la colère des dieux, et que
pour la désarmer Félicité, veuve d'une noblesse et
d'une vertu qu'illustrait le nom chrétien, fut arrêtée
et mise à mort avec ses sept enfants. Le préfet de
Rome était Publius , dont les paroles (on les lira plus
loin) font entendre qu'il y avait plus d'un empereur,
mais qu' Antonin seul résidait à Rome. Quel est cet
Antonin? est-ce Antonin le Pieux ou Marc-Aurèle? quel
est ce préfet Publius? Cette question était restée jus-
qu'à ce jour obscure et incertaine. Aujourd'hui l'épi-
graphie romaine démontre que dans la série des pré-
fets de Rome l'inconnu Publius qui cita à son tribunal
sainte Félicité , est précisément Salvius Julianus , le
(i) Tillemont, Mémoires, t. II, art. sur sainte Félicité. — M. Doul-
cet, Mémoire relatif à la date du martyre de sainte Félicité,
l»ul>lié à la suite de son Essai sur les rapport» de l'Église chrétienne
et de l État romain, cite, p. 195, un grand nombre d'héllénismes tra-
duits, et quelquefois mal traduits, dans le texte latin des Actes.
LE MARTYRE DE SAINTE I I i.h ; 1 1
célèbre jurisconsulte qui rédigea L'édil perpétuel . «*t
pour Lequel Marini et Borghesi, sur la foi d'inscriptions
antiques, <>nt revendiqué 1»* nom de Publius (1). 11 est
\r,-ii que d'ordinaire il n'est pas désigné par sou seul
prénom, mais bien par le nom de sa gens et par 1<- <o-
gnomen. Cependant il n'était pas rare chez les Grecs
d'appeler les Romains par leur seul prénom. Cette ob-
servation confirme L'origine grecque de ces Actes l .
Salvius Julianus occupa la préfecture pendant les der-
aiers mois <lu règne d'Antonin Le Pieux, l'année 161,
et sous les deui iugustes Maro-Àurèk el LuciusVerus,
161 et H'.2. Kt précisément «Luis cette année Marc-
Aurèle demeurait à Rome, pendant que Lucius Verua
allait en Orient soutenir la guerre contre les Parthes,
et que des mouvements hostiles dans la Bretagne et la
Germanie menaçaient l'empire. En même temps une
désastreuse inondation du Tibre fut suivie d'une fa-
mine, comme l'indique la précieuse inscription trouvée
M. Aube reproduit ainsi, Histoire des persécutions ,p. 449, d'a-
près des notes inédites de Borghesi communiquées par .M. Léon Re-
nier, le cursus honorum de Publius Salvius Julianus : Préteur en
131, — gouverneur d'Aquitaine en qualité « 1 » - legatus lugusti pro pra -
tore, ■ - appelé .i siéger comme jurisconsulte dans le conseil il Radrien,
— consul en 148, — curator locorum publicorumea 160, — une
seconde fois consul, probablement suffect, entre i">s el ion. — préfet
de Rome. — Salrius Julianus était chef de la célèbre école des Sabi-
niens, dont la rivalité avec celle des Proculiens est classique dans I his-
toire du droit romain, La première représente le matérialisme juri-
dique, la seconde le spiritualisme : l'opposition des deux écoles est
sensible dans leurs théories Bi connues sur la ipéeification ».
I Borghesi, Lettre à Cavedoni, dans le t. vin de ses Œuvres,
p. :»i.> el sut.
344 LA PERSECUTION DE MARG-AURELE.
naguère à Concordia(l). Ainsi l'ordre des temps, les
personnes , les calamités publiques , la présence d'un
empereur à Rome, l'absence de l'autre, tout s'accorde
avec les Actes et avec l'année 162, et en explique les al-
lusions obscures aux faits contemporains (2). »
Continuons la lecture des Actes :
<( Publius, préfet de la ville, se fit amener Félicité
en particulier, et, tantôt par de douces paroles, tantôt
en la menaçant du dernier supplice, l'engageait à sa-
crifier. Félicité lui dit : « Tu ne pourras ni me séduire
« par tes caresses, ni m'ébranler par tes menaces. Car
« j'ai en moi l'Esprit-Saint , (pi ne permet pas que je
« sois vaincue par le diable; c'est pourquoi je suis as-
« surée que, vivante, je l'emporterai sur toi, et, si tu
« me fais mourir, morte je triompherai de toi mieux
« encore. » — Publius dit : « Malheureuse, s'il t'est
« doux de mourir, au moins laisse vivre tes fils. » —
Félicité répondit : « Mes fils vivent, s'ils ne sacrifient
« pas aux idoles. Mais s'ils viennent à commettre un
« tel crime, ils iront dans la mort éternelle. »
« Le lendemain, continuent les Actes, Publius siégea
(1) Cette inscription fut faite en l'honneur d'un futur persécuteur des
chrétiens en Asie, Arrius Anton nius, qu'on envoya avec l'autorité nouvelle
du juridicus dans la Transpadane, comme on en envoya d'autres dans
les différentes parties de l'Italie, pour remédier aux vhgentis annonae
uifficvltates; Borjjhesi, Œurrcs,[. V, p. 383-422 ; Hcnzen, SuppL à
Orelli, 6485, "Wilmanns, Exempta inscript lat., 1187; Camille Jul-
lian, les Transformations politiques de l'Italie sows les empereurs
romains, p. 123.
(2) De Rossi, liulletlino di archeologia cristiana, 1863, p. 19.
LE MARTYRE DE SMMl l ÉLU [TÉ.
au forum de Mars, et ordonna qu'on la lui amenai avec
ses Hls. »
Le forum qui entourait le temple de Mars Vengeur,
et dans lequel va avoir lieu la partie publique de l'in-
terrogatoire, servait à rendre la justice. « Auguste le
construisit après avoir reconnu que, à cause de la
multitude des plaideurs et des procès, les deux forums
déjà existants (l) ne suffisaient pas et qu'il en fallait
un troisième. Ces! pourquoi, afin de se hâter, il tut
ordonné que, même avant L'achèvement du temple de
Mars, les jugements publics et le tirage au sort des
juges se triai, nt en ce lieu -1 . Sous lesAutonins, le
préfet urbain y eut son tribunal (3). Ce forum porta
primitivement le nom de son fondateur auguste; au
quatrième siècle il est toujours appelé forum Marlis (4).
Ce dernier nom lui est donné par les Actes de sainte
Félicité, et dans une partie de ces Actes, l'interroga-
toire, qui (on le verra tout à l'heure) parait avoir été
rédigé d'après des documents antiques : on en peut
conclure que dès la fin du deuxième siMe, date pro-
bable, selon nous, du martyre de la sainte, l'appella-
tion de forum Aufjusti avait été remplacée, au moins
dans le langage populaire, par celle de forum Marti*.
Siégeant sur son tribunal, dans ,-,. forum, !«• préfet
(i) L»- forum romain h le forain de Jules I
(2 Soétone, Oct î»;/.. 2'.». Cf. L'inscription d'Ancyre 21 : Pbiyato
SOLO C.OMI-UUTO. M MOI- \l.l«'l;l> 11 MPI \M POBTVQI I iTCVBTI I MTBVXI.
(3) Jordan. Topographie </"• StadtRom in Alterthum, t. H. p
, DeRossi, BulletUno di archeologia crisHana, 1S"*- P< H, 61-55.
3'i6 LA PERSECUTION DE MARC-AURÊLE.
urbain fit comparaître, non plus en particulier, comme
la première fois, mais officiellement, et accompagnée
de ses enfants, la courageuse chrétienne. « Aie pitié
« de tes fils, lui dit-il , braves jeunes gens, et encore
« dans la fleur de la jeunesse. » — Félicité répondit :
« Ta miséricorde est impie, et ton exhortation est
<( cruelle. » Et, se tournant vers ses fils, elle ajouta :
« Portez les yeux au ciel, mes enfants, et regardez en
« haut, là où le Christ vous attend avec ses saints. Com-
« battez pour vos âmes et montrez-vous fidèles dansl'a-
« mour du Christ. » — Entendant cela, Publius ordonna
« de lui donner des soufflets, disant : « Tu as osé con-
« seiller , en ma présence , de mépriser les ordres de
« nos maîtres! »
« Alors il appela le premier des fils, nommé Janua-
rius, et lui promit tous les biens possibles, en même
temps qu'il le menaçait des verges s'il refusait de sa-
crifier aux idoles. Januarius répondit : « Tes conseils
« sont insensés. La sagesse du Seigneur me soutient et
« me fera surmonter toutes ces choses. » Aussitôt le
juge le fit battre de verges et reconduire en prison.
« Il donna ordre d'amener le second fils, Félix.
Comme Publius l'exhortait à sacrifier aux idoles, celui-
ci répondit avec courage : « Nous adorons un seul
« Dieu, à qui nous offrons le sacrifice d'une pieuse dé-
« votion. Garde-toi de croire que tu pourras m'éloi-
« gner, moi ou quelqu'un de mes frères, de l'amour du
« Seigneur Jésus-Christ. Môme sous la menace des
« coups, et en présence de tes injustes desseins, notre
« foi ne peut être ni vaincue ni changée. »
Il MARTYRE DE SADfTl l l I.KITK.
Quand celui-ci cul été emmené, le juge ordonna
de faire monter applicarî 1 Le troisième fils, nommé
Philippe. Comme il lui disait : « Notre seigneur L'em-
pereur Antonin a ordonné que vous sacrifiiez aui
« (lieux tout-puissants, Philippe répondit : « Ils ne
-ont ni dieux ni font-puissants, mais des simulacre
vains, misérables, insensibles, et ceux <|tii auront
« consenti à Leur sacrifier encourront on péril éternel. »
Philippe ayant été éloigné, on lit comparaître Le
quatrième lils. Silvanus. Le juge lui dit : « A ce que
i je vois, vous voua ètesconcertés avec votre misérabl»'
mère pour mépriser les ordres des princes et courir
us ensemble à votre perte, a Silvanus répondit : «Si
« nous avions craint une mort passagère, nous encour-
rions mi supplice éternel. Mais comme nous savons
i quelles récompenses sont préparées pour les justes,
quelle peine établie pour les pécheurs, nous méprisons
avec sécurité la loi romaine pour obéir aux préceptes
« divins ; méprisant les idoles afin qu'en servant Le Dieu
« tout-puissantnous obtenions La vie éternelle. Ceux qui
adorent les dénions iront avec eux dans la mort et Le
feu éternel. «
On éloigna Silvanus; Le cinquième fils, Alexan-
(i i Ce mol lignifie: faire approcher l'accoté, le faire monter de-
vant letribonal sur l'estrade appelée eakuta, çradtu on amoo. On
1>' \«iit. ilan* le récil d'un Bonge in martyr africain saint tfarien
S. Jaeobi et Mariant, \ 6, dans Roinart, p. 138 : Tune exao-
ditnr mihi rox clara <-i immensa dicentis : Hariaaom applica. El
.i~i endebam in iiiam eatastam. Bd, Le Blaot, /< i ictt i de* Martyrs,
| ■.' p. 152, 153.
348 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
drinus, fut amené. Le juge lui dit : « Aie pitié de ton
« âge, et de ta vie encore dans l'enfance. Ne sois pas re-
« belle, et fais ce qui sera le plus agréable à notre roi
« Antonin. Aussi, sacrifie aux dieux afin de pouvoir
« devenir l'ami des Augustes, gagner la vie et leur fa-
veur. »A lexandre répondit : « Je suis le serviteur du
« Christ, je le confesse de bouche, je lui reste attaché
« de cœur, je l'adore sans cesse. Cet âge si faible, que
« tu vois, a la prudence de la vieillesse et adore un seul
« Dieu. Tes dieux et leurs adorateurs périront. »
« Celui-ci renvoyé, on fit monter le sixième, Vital.
Le juge lui dit : « Peut-être choisiras-tu de vivre, et
« voudras-tu ne pointpérir? » Vital répondit : « Quel est
« celui qui choisit de vivre mieux, celui qui adore le vrai
« Dieu, ou celui qui recherche la faveur du démon? »
Publius dit : « Et qui est le démon ? » Vital répondit :
« Tous les dieux des nations sont des démons, et aussi
« tous ceux qui les adorent. »
« On le fit sortir, et le septième, Martial, fut intro-
duit. Le juge lui dit : « Ennemis de vous-mêmes, vous
« méprisez les ordonnances des Augustes, et vous per-
ce sistez à périr. » Martial répondit : « Oh ! si tu pouvais
« savoir quelles peines sont préparées pour les adora-
« teurs des idoles ! Mais Dieu tarde encore de manifester
« sa colère contre vous et vos idoles. Tous ceux qui ne
« confessent pas que le Christ est le vrai Dieu iront au
« feu éternel. »
<( Publius fit éloigner ce septième accusé, et manda
à l'empereur le procès-verbal de tout ce qui s'était
p;issé. »
il MARTYRE DE SAINTE FÉLICITÉ. 3'.'.»
H. Aube qui, à tort selon nous, reporte à une époque
quelconque «lu troisième siècle Le martyre de Félicité,
ei qui soulève plusieurs difficultés contre le récit des
Actes, n'hésite pas, cependant, à reconnaître «pu- ce
long interrogatoire a tous les caractères apparents de
L'authenticité, ei fui probablement copié sur le procès-
verbal dont il vient d'être question :
« L'attitude et le langage du juge Publius commis
à l'instruction de cette affaire, usant tour à tour de
prières ou de menaces pour séduire ou intimider les
martyrs, conjurant lanière d'avoir pitié sinon d'elle-
même au moins de ses enfants, qu'attend la faveur im-
périale s'ils se laissent tléeliir. s'initant de la résis-
tance qu'il rencontre, ei L'attribuant à une entente
secrète; ses paroles paternelles, caressantes, puis tour-
nant à l'ironie et à la menace : c'est la vérité même,
la vérité éternelle et la vérité de situation. Ce sont
là des traits qui sont dans la nature des choses et qui
se rencontrent dans un si grand nombre d'Actes de
martyrs qu'il serait excessif d'en révoquer en doute le
caractère pleinement historique. D'autre part la tenue
de ceux qu'on interroge : cette sainte femme dont
lame est pleine en quelque sorte du Dieu qu'elle in-
\oque. Lequel est son espoir, son refuge et sa force ;
ses encouragements à ses fils au pied même du tribunal
et à la face du juge impuissant et courroucé, ces mots
touchants et fermes : o Portez les veux au ciel, mes
« enfants, et regardez en haut : là Le Christ vous attend
avec le eliii'iir des saints. Combattez pour VOS âmes,
« demeurez fidèles dans L'amour du Christ, » ces mots
350 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
d'une si grande hauteur esthétique et morale; les
courtes réponses de ses fils invincibles et s'enhardissant
mutuellement dans la confession de leur foi et de leurs
espérances : tout cela est à la fois grand, vrai, pur,
authentique, recueilli, on peut le dire, des lèvres
mêmes des martyrs (1). »
Bien des traits de cet interrogatoire méritent d'être
remarqués.
Il y est tantôt question des empereurs, tantôt de
l'empereur. « Oses-tu, moi présent, conseiller de mé-
priser les ordonnances de nos maîtres (jussa ou staluta
dominorum nostrorum)? — Notre seigneur l'empereur
Antonin (dominus noster imperator Antoitinus) a or-
donné que vous sacrifiiez aux dieux tout-puissants. —
Vous méprisez les ordres des princes (prœcepla princi-
pum). — Tu dois obéir à notre roi Antonin (régi noslro
Ântonino). — Sacrifie aux dieux pour devenir l'ami des
Augustes (ut possis amicus Augustorum fieri). — Vous
méprisez les ordonnances des Augustes (Augustorum
institula contemnitis). »
Cet emploi alternatif du singulier et du pluriel
pour parler de ceux qui détiennent l'autorité impériale
au moment où les martyrs sont interrogés convient
tout à fait à Tan 162. On allègue les ordres des empe-
reurs, et l'on parle au nom d'un seul. Il se trouve juste-
ment qu'en 162 Marc-Aurèle etLucius Verus régnaient
ensemble; mais Verus était en Orient, el Marc-Aurèle
(1} Aube, Histoire des persécutions, p. 168.
il. MARTYRE l'K SAINTE R I K ni .
restait seule Rome 1 . Ainsi s'explique une apparente
anomalie de langage : ••11'1 devient une vraisemblance
m faveur de la date alléguée. Sans doute l'année 169
n'est pas la seule on deux empereurs régnèrent ensem-
ble : ce l'ait se reproduit plusieurs fois au deuxième et
au troisième siècle 1 . Mais launée 102, la première
oui ait vu deux Augustes s'asseoir sur le même
trône (3), parait en même temps réunir, à l'exclusion
«If tout»' autre, les particularités suivantes : Deux Au-
gustes, — l'absence momentanée de l'un, faisant que,
bien que la justice soit rendue au nom de tous deux,
un seul soit invoqué nommément parle juge, — un
préfet de Rome dont on sache avec certitude qu'il a
porté le prénom de Publius, — enfin des calamités
publiques assez exceptionnelles pour persuader aux es-
prits affolés que La colère des dieux ne pourra être
apaisée que par l'immolation de victimes expiatoires.
L'expression Domini nostri, plusieurs l'ois employée
parle préfet, a inquiété certains critiques. C'est là,
disent-ils, une appellation sentant le troisième siècle
plutôt que l'époque antonine. M. Doulcet a montré que
ee langage est beaucoup plus ancien (4); l'on peut
ajouter plus d'un exemple à ceux qu'il a recueillis.
Dans les Actes de» Apôtres, le procurateur Porcius
i Jules Capitolin, Vita Antonini philosophi, 8.
(2) Cl". Aube, Histoire de» persécutions, p. »j"<: Doulcet, Essai,
-202:dr Rooi, BuUettino <i> archeologUk crisiiana,
l>. 9 >. 91.
(3; Capitolin, Vita i"'. phil., '■ '.
i Doulcet, Essai, etc., p. 194.
352 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
Festus donne à Auguste le titre de xupto;(l). Agrip-
pine, femme de Claude, est appelée xup(a sur un mar-
bre grec (2). Ce même mot se lit devant les noms
d'Hadrien, d'Antoninle Pieux, de Marc-Aurèle, sur les
briques, sur les monnaies, parmi les graffiti de la
statue de Memnon (3). Il se rencontre même sur les
marbres : une inscription grecque appelle Marc-Au-
rèle du titre de « seigneur Auguste, » M. Aùpr'Xtoç Ku-
pt'oç Seêatrcô; (i). Il n'est point surprenant que le préfet
de Fan 1621'ait employé, surtout si l'interrogatoire des
martyrs se fit en grec, comme semblent l'indiquer les
nombreux héllénismes du texte latin, et en particulier,
selon la remarque de Tillemont, le titre de rex, pa-
aiXsuç, donné à l'empereur. Le grec était couramment
écrit et parlé à Rome au deuxième siècle, aussi bien
par les philosophes et les lettrés de la cour de Marc-
Aurèle que par le clergé chrétien et les plus humbles
fossores des catacombes (5). Peut-être dans cette langue,
devenue par excellence celle de l'adulation et de la
servilité, les empereurs étaient-ils, à cette époque,
traités de xupt'ot plus souvent qu'ils ne l'étaient encore
de domini en latin. Bien que plus réservé, le latin ap-
pliqua aussi ce mot aux empereurs avant le règne de
Marc-Aurèle : dans l'exposé des motifs d'un décret du
collège des pontifes, daté des consuls ordinaires et suf-
(1) Actus Aposlolorum, XXV, 26.
(2) Corpus inscriptionum grxcarum, 7061.
(3)Dou!cet, loc.Cit.
(i) Corpus inscriptionum grxcarum, i767.
(5) Cf. deRossi, Roma sotlerranea, t. il. p. 23'
il. m \i;n RE DE SAINTE I ELU m .
fects de L'an l "» -"» . il es! question d'un affranchi delà
mère <l<>mi)ti notlri imperalorit Antonini 1 . Depuis
Marc-Aurèlejusqu'à la lin du deuxième siècle, ce terme
devient d'un emploi chaque jour plus fréquent; il se
lit devant lf uom de Commode dans la célèbre ins-
criptioD relatani L'affaire des colons du saltus Buruni-
tantu -2 : à partir de L'avènement de Septime-Sévère
il n'est plus possible de compter Les marbres qui le
portent 3 .
Parlant au cinquième lils tir Félicité, Silvanus, Le
préfet employa une autre expression qui doit être
notée ici : « Sacrifie aux dieux, afin de devenir un
jour l'ami des Augustes, o ul possis amicus Auffuslorutn
foi. Ceci n'< st point une parole en L'air, une pro-
messe vague. L appellation d'amicus Âugtuli était . de-
puis L'établissement de l'empire, une sorte de titre
de noblesse \ . Les empereurs le donnaient officiel-
lement à ceux: qu'ils voulaient honorer (5); on l'ins-
crivait avec orgueil sur les marbres funéraires (6). Le
rang dont parait avoir joui Félicité, qualifiée d'illus-
trii femina, permettait de taire luire aux regards d'un
Wilmanos, / templa inseriptionum lutine nuit. 312.
•put inseriptionum latinarum, i. VIII, 10570.
Citons a litre d'exemple, pour les premières années de Septime-
Sévère antérieures i l'an 200, Corpus inseriptionum latinarum,
I. V, 75, l.'>8, 427, 13»;. 1602,334a, 3391, i 143; I. Ml.
167; l. VIII, 1628, 1707 et» .
i Bumbart, art. imici [ugusti, dans le Diet. des an/, grecques et
roui.. |
5 Wilmanns, Exempla inseriptionum latinarum,
(G) Henzen, Suppl à Orelli, 5477; Wilmanns, Exempta inscript,
te/., 639; Corpus inseriptionum latinarum, t. v. 5811.
23
354 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURELE.
de ses enfants la perspective d'une telle dignité, qui
donnait accès au palais et droit de s'asseoir à la
table des empereurs. D'assez nombreux Actes des
martyrs contiennent la mention d'une offre semblable
adressée de même par le juge à un cbrétien qu'il veut
séduire (1).
Ni les séductions ni les menaces n'avaient eu raison
de Félicité et de ses fds. « L'empereur, disent les Actes,
les renvoya devant divers juges pour les faire punir de
supplices différents. L'un fit périr le premier sous les
coups d'un fouet garni de plomb. Un autre fit tuer
à coups de bâton le second et le troisième. Un autre
fit précipiter le quatrième. Un autre fit trancher la
tète aux trois derniers. Un autre ordonna de décapiter
la mère. »
Les judices dont il s'agit ici sont les triumviri capi-
tahs, jeunes gens de famille sénatoriale, pour lesquels
cette charge constituait le premier degré du cursus ho-
norutn. La garde des prisons leur était confiée, et ils
devaient présider aux supplices (2). Ils n'étaient que
trois, comme leur nom le fait connaître (3); mais le
texte des Actes de sainte Félicité indique seulement
que les sept martyrs et leur mère furent immolés
(1) Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, l 25, p. 76-80.
(2) Triumviri capitales, qui carceris eustodiam lialierent, ut, cum
anitnadvcrli oporteret, interventu euruni fieret. Pomponius, au Di-
geste, I, il, 2, g 30.
(3) On possède L'inscription d'un quatuorvir capiialis, Wilraanns,
Exempla inscript., 1132; elle parait contemporaine de Jules César,
qui avait augmenté le nombre des magistrats inférieurs (Suétone,
Julius Cxsur, 41); mais après lui on rétablit le nombre ancien.
LE MARTYRE DE SAINTE I I LICITE.
en plusieurs Lieux différents; évidemmenl trois ma-
gistrats, "ii même un seul des trois, suffirent à pré-
sider successivement L'exécution de ces cinq groupes
«If suppliciés. La Bentence ne fut pas prononcée par
1rs magistrats chargés de l'exécution; cil»' lut dictée
par L'empereur sur Le vu du procès-verbal que lui
avait envoyé 1<- préfet. L'idée, à première vue assez
étrange, de faire supplicier Les martyrs en divers
lieux, s'explique à la réflexion : évidemmenl <>n était
•■ii présence d'une grande agitation populaire, pro-
duite par un»' terreur superstitieuse, et L'empereur
\..iilui rassurer La foule en taisant couler en plusieurs
endroits «!«■ Rome le sang des victimes immolées pour
détourner la colère des dieux. Les supplices employés
contre quelques-uns des condamnés ne sont point ceux
qui convenaient à Leur naissance et à leur situation
sociale : les fouets garnis de plomb, la bastonnade,
étaient réservés aux hutniliores, et non aux enfants
d'une femme qui avait peut-être rang de clarissime, à
des jeunes nommes auxquels on venail d'offrir le titre
envié d'amtet Auguttorum. Mais il semble que Lescon-
damnés pour crime de christianisme n'avaient point
Le droit de revendiquer Le privilège de la naissance,
et que pour eux t<»ns Les genres •!«■ morts étaient bons.
Nous présentons la tête au plomb, aux lacets, aux
clous, " dit Tértullien 1 , qui parle ici des condamnés
chrétiens sans distinction. D'ailleurs, ils'agissail avant
tout, dans la circonstance, de frapper L'imagination
(i TertaUien, Apol., i.
356 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
du peuple, et il fallait bien, pour cela, varier les sup-
plices.
Nous venons de lire les Actes, et nous avons essayé
de les commenter. Pour achever l'histoire de sainte
Félicité et de ses fds, il reste à combler les lacunes du
document qui seul nous a jusqu'à présent servi.
Les Actes n'indiquent pas la date du martyre. Proba-
blement, dit M. de Rossi (1), ils ont été écrits aussitôt
après (2) : autrement, leur rédacteur n'aurait point
négligé de noter un anniversaire solennellement cé-
lébré dans l'Église (3). Cette date est donnée par d'au-
tres documents. On connaît l'importance exception-
nelle de « l'almanach chrétien de la ville de Rome : »
c'est ainsi que M. de Rossi désigne un recueil composé
au commencement du quatrième siècle, vers 336, et
de nouveau édité en 35 i par le célèbre calligraphe
Furius Dionysius Philocalus (i). Là, après le calen-
drier astronomique, les natales Cvsarum, la série des
consuls, la série des préfets de Rome, la liste des de-
posiliones episcoporum, vient celle des deposiliones mar-
lyrum (5). L'anniversaire d'un petit nombre de martyrs
(1) Bulleitino di archeologia cristiana, 1863, p. 19.
(2)11 s'agit ici du texte original, grec selon toute apparence, el
aujourd'hui perdu : le texte latin que nous possédons est probable-
ment du quatrième siècle.
(3) C'est ainsi que, de l'aveu de tous les critiques, la lettre «le l'É-
glise île Smyrne sur le martyre de saint Polycarpe fui écrite moins
d'un an après les laits, car elle indique que l'anniversaire n'a pas
encore clé célébré. Voir plus haut, p. 312.
(4) De Rossi, Roma solterranea, t. I, p. 116. Cf. Ducbcsne. le Liber
Ponlificalis, Introduction, p. vi-x,
(."< Ruinart, p. G92, a reproduit ces deux listes: voir également le
LE MARTYRE DE SAINTE 1 l LICITE. 357
\ . -t indiqué: ce n'es! pas an martyrologe, mais 1«-
fcridlr. c'est-à-dire !<• calendrier des natales qui, sous
le pape Miltiade et ses premiers successeurs, étaient ce*
Lébrés 1«' plus solennellement à Rome et dans les prin*
cipaux sièges subui'l »ic; lin s I . On y lit. à la date du
LO juillet VlidusJulii . la mention de la deposilio des
sept enfants de sainte Félicité. Cette mention suffirait
pour montrer qu'ils étaient au oombre des plus célè-
bres martyrs de Rome; mais une inscription delà
même époque nous apprend qu'on les considérai! alors
comme les martyn par excellence, auxquels s'attachait,
en quelque sorte, le culte national des Romains. La
date du 10 juillet où seuls ils sont vénérés était, au
quatrième siècle, appelée, dans le langage populaire,
h- jour de$ martyrs. One inscription trouvée en I75-2.
dans la catacombe des saints Processus et Martinien,
mu- la voie Aurélia, désigne, en effet, le jour suivant,
1 1 juillet, comme « le lendemain du jour des martyrs, »
Vil IIiVS 1VF.. DP. POSTERA DIE KARTVRORVM, tt Cette ins-
cription semble u'ètre pas la seule à contenir une pa-
reille mention 1 . Cet éloquent et curieux indice de la
popularité dont jouissait encore, au quatrième siècle,
le culte de sainte Félicitéet de ses fils semble indiquer
que leur immolation eut quelque chose d'exceptionnel :
ils furent les martyrs proprement dits, c'est-à-dire les
Smedt, htfroductio gênerait» ad historiam ecel
(ractandam, p. ">i3.
i il- Rossi, /• ". t. I. p. 1 16.
Bnllettino d\ areheologia cristiana, 1874, p. 149.
358 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE
victimes choisies entre tous les chrétiens pour être sa-
crifiées à la colère des dieux, un jour où le fanatisme,
la superstition, la pour, voulurent à tout prix arroser
d'un sang- illustre divers points de la ville de Rome.
Les Actes, qui ne nous ont pas dit la date du martyre
de nos snints, n'indiquent pas davantage l'emplacement
de leur sépulture. Mais l'indication de celui-ci par des
documents absolumentindépendants des Actesconfirme
leur récit de la manière la plus précise.
On a vu que les enfants de sainte Félicité furent mar-
tyrisés en quatre endroits différents. Janvier fut mis à
mort en un lieu, Félix et Philippe en un autre, Silanus
en un troisième, Alexandre, Vital et Martial en un
quatrième. Il était naturel que, dans la précipitation
des inhumations qui suivirent le supplice, pendant
un moment d'effervescence populaire où il fallait
dérober aux outrages de la foule les corps des martyrs,
chacun d'eux ait été emporté par les chrétiens qui
avaient assisté ;'i son exécution, sans que l'on se préoc-
cupât de les réunir en une seule sépulture de famille.
Précisément, Janvier, immolé seul, fut enterré seul;
Félix et Philippe, immolés ensemble, furent portés dans
le même cimetière ; Silanus, martyrisé seul, fut enterré
à part; Alexandre, Vital et Martial, martyrisés en un
même groupe, eurent le même lieu de sépulture.
Cela résulte de l'antique férial romain que non» avons
déjà cité; il indique les quatre cimetières où furent
déposés, seuls ou par groupes, les sept martyrs mis à
mort en quatre endroits différents : « Le VI des ides
de juillet, [commémoration] de Félix et de Philippe
LE MARTYRE DE SAINTE l l LU m 3.,'.)
dans la catacombe de PrisciUe but la voie Salaria
Nova : — de Martial, Vital ri Alexandre, dans le cime-
tière desJordani(snr la même voie); — de Silanus doni
les novatiens dérobèrent les reliques), dans le cimetière
ilf .Ma\iinus sur la menu- \ oi<> : — de Janvier, dans {,-
cimetière <\r Prétextât (sur la voie Appienne) (1). »
La mère, immolée seule, après tous ses enfants, avait
été déposée près uY sou quatrième fils, Silanus ou Sil-
vanus, dans le cimetière de Maxime, qui, aux siècles
suivants, l'ut appelé cimetière de sainte Félicité. Ces
indications sonl reproduites et confirmées par tous les
documents topographiques, provenant de L'époque où
Les diverses catacombes étaient connues et visitées des
pèlerins : depuis Les Livres liturgiques romains du
iriiips de saint Léon Le Grand 1 jusqu'aux itinéraires
»lrs voyageurs «lu septième siècle (3) et au Liber Pon-
UficaUs '1 .
Si nous voulions refaire la route suivie par les anciens
pèlerins, et aller comme eux vénérer l'un après l'autre
1rs tombeaux de Félicité et de ses sept enfants, nous
serions moins heureux qu'on ne l'était encore au
septième siècle. — Au cimetière de Maxime, devenu
(1) VI M. Felicisel Philippi in Priscillae ; — el in Jordanorum, Martia-
le. \ 1 lalis, Alexandri; — el in lfaximi, Silani [hnac Silanum mar-
tyrem Novati fvrati sont) ; - et in Prœtextati, Januarii. — Ruinait,
p. 693
2) Miir.itnri. Liturgia romana velus, 1. I, i>
(3) Unirrin ni m. ri II un ci, il icr Su iislm njv (ISI ; - De lotit MUCtÙ
martyrum; — Nolitia portarvm, viarum, ecclesiarum; — De
Eossi, Roma sotterranea, l.l, p. 178-177, 180-181.
1 Liber PontifLcalis, in Bonifacio; inSymmacho; in Adriano.
360 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
celui de sainte Félicité, nous ne saurions où trouver les
tombeaux de Silanus et de son héroïque mère, restau-
rés avec tant de soin par le pape Symmaque. Le marbre
sur lequel Damase fit graver l'éloge métrique de Félicité
adisparu(l). Labasilique élevée, à cet endroit, en l'hon-
neur de la sainte par le pape Boniface, et dans laquelle
il voulut être enterré, n'existe plus : on ne peut plus
lire au-dessus de la porte d'entrée les vers qu'il y
plaça (2). Mais l'emplacement même du cimetière a
été découvert de nos jours, et un fragment d'inscrip-
tion, at saxcta VEL(icitatem), permet de l'identifier
avec certitude (3). — Dans la basilique construite au-
dessus du cimetière de Prise ille, et dont les ruines
mêmes ont péri, nous ne retrouverions pas les tom-
beaux de Philippe et de Félix, et nous ne pourrions
lire l'éloge que leur a dédié le pape Damase (V). —
Au cimetière des Jordani , ravagé par les Goths au
sixième siècle, comme tous ceux de la voie Salaria, nous
ne verrions plus l'inscription composée par le même
pape en l'honneur de Martial, Vital et Alexandre (5).
— 11 ne reste donc qu'un souvenir, attesté par des
documents nombreux et divers, des tombeaux élevés à
Félicité et à six de ses enfants le long de la nouvelle
voie Salaria. Heureusement la voie Appienne a été plus
(1) Grii ter, Inscript, ant., 1171, 10.
(2)Griiter, 1176,8.
(3) Bullettmo di archeologia cristiana, 1863, p. 21, 41-47.
i Bullettmo di archeologia cristiana, 1880, p. 24,44.
(5) Griïter, 1171, 4. — Bullettino di archeologia cristiana, 1874,
p. 46.
i i KART1 RE DE SAINTE I BL1CITÉ. 361
fidèle, et a précieusement conservé, pour nous la pen-
dre il \ a vingt ans, la sépulture de L'ainé «les jeunes
martyr^ au cimetière de Prétextât,
Ce cimetière, très riche en souvenirs historiques,
nous a déjà Laissé voir le tombeau d'un martyr de la
persécution d'Hadrien, le tribun Quirinus (t . Dès is.">".
M. de llossi avait découvert, à peu de distance de l'en-
droit où il devait trouver plus tard le cubiculum de
Quirinus, une large el belle crypte dont La façade exté-
rieure «si construite en briques jaunes, décorée de
pilastres en briques rouges et d'une corniche en terre
cuite -2 . comme un grand nombre d'édifices profanes
des premiers siècles «le l'empire, C'est le genre de cons-
truction qui domine à L'époque des Antonins ou dans
les t.'inj.s i|iii la suivent immédiatement : on peut eom-
parer « cette belle maçonnerie de briques, aux joints
serrés, ■> à celle de l'édifice connu sous le nom de
temple de Bacchus, devenu l'église de Saint- Urbain
alla Caffarella, sur la voie Appienne, et peut-être bâti
par Bérode Atticus sons Marc-Àurèle (3) ; on peut
encore rapprocher notre construction souterraine du
corps de garde de la septième cohorte des Vigilei
récemmenl découvert dans la quatorzième région,
Iran» IY6ertm, et datant du commencement du troisième
siècle ï . L'intérieur de la crypte respire le pur style
i Cf. p. 11 '.
(2) De Roui, Bulleitino di archeologia cristiana, 1863, p. i-<
■m : Roller, Catacombes <i<- Rome, ParU, istm. i. i, p. si.
; BulletUno di archeologia cristiana, 1863, p. 21,
i Henzen, dans le Bulleitino dell Instituto di correspondenza
362 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
classique. « Les stucs, composés de poudre de marbre
blanc, révèlent un temps reculé, et toute l'architecture
reporte l'esprit vers le deuxième siècle (1). » Quatre
guirlandes, de fleurs, d'épis, de raisins et de lauriers,
font Le tour d'une voûte à arêtes croisées, de forme
elliptique ; au pied de cette voûte sont représentées des
seèues champêtres. Sous des arceaux construits pour
abriter des sépultures, on distingue le Bon Pasteur,
Jouas précipité dans la mer, et quelques vestiges indi-
quant la scène si connue de Moïse frappant le rocher (2).
Une inscription gravée à la pointe sur le mortier qui
entourait un loculus creusé indiscrètement dans la
fresque du Bon Pasteur contient cette invocation :
mi refrigeri Januarius, Agalopus, Felicissim ... mar lyres.
c Que Janvier, Agatopus, Felicissimus, martyrs, rafraî-
chissent l'âme de... (3). » Felicissimus et Agatopus
sont les deux diacres martyrs du pape saint Sixte II,
enterrés, en 258, avec ce pape, dans le cimetière de
Prétextât (i) : Janvier, invoqué avec eux, est évidem-
ment le tils aîné de sainte Félicité, martyrisé près
archeologica, 1867, p. 12 sq. — Dans la seconde édition anglaise de
l 'ii i Roma sotterranea, Londres, 1879, MM. Northcote et Brownlow
ont reproduit, t. I, ligures 10 et 11, p. 136 et 137.cn regard L'une de
L'autre, la façade de briques de la crypte et la porte d'entrée <1<- Vexcu-
h i/o ri mu des Vigiles.
(1) Rolier, Catac. de Home, t. I, p. 81.
(2) Bullettino /H archeologia crisiiana, L863, j>. 3. i. 22: Garrucci,
Storia delV arte crisiiana, pi. XXXVII ; Rolier, Catac. de Home.
pi. \1V: Northcote et Brownlow, Roma sotterranea, t éd., t. 1.
p. 138, K'.'.i.
: Bullettino di archeologia cristiana, 1863, |». 2, 3, î.
i De Rossi, Roma sotterranea, t. il, p. .st-'jt.
I | MARTYRS DE SAINTE i ÉLU ITE.
d'un siècle auparavant, et enterré aussi dans ce cime-
tière. Cette invocation, intéressante à plusieurs points
de \ u.\ montrai! qu'apparemment 1rs tombeaux de ces
trois saints n'étaient pas éloignés; mais elle ne disait
pas clairement si l'un d'entre eux, et lequel, était
enterré dans la crypte même où <>n la lisait. En 1803,
une nouvelle découverte donna le renseignement
désiré : on trouva, en déblayant le sol de la crypte,
les débris d'une inscription monumentale, gravée sur
une large plaque de marbre, dans ce beau caractère
auquel les archéologues ont donné le oom de damasien,
et quèlecalligraphe Philocalus inventa pour transcrire
les éloges des martyrs composés par le pape Dam
Rapprochés, ces fragments donnèrent le titulus suivant :
BBATISSIMO MARTYR]
IAKVARIO
DAM \SYS EPISCOP.
i icit (1) :
« Consacré par Damase, évèquè, au bienheureux
martyr Janvier. » Le doute n'est plus possible : la
crypte découverte en 1857, <'t qui offre les caractères
architecturaux <•! artistiques dn règne de Marc-Aurèle
,,u des temps voisins, est celle même où fut déposé,
tirs probablement en \*>±. le corps de saint Janvier,
sacrifié avec sa mère et ses frères aux superstitieuses
(l)Bulletlino di archeologia cristiana, 1883, p. iT; Northcoteel
Browalow, /,'"//"' soiterranea, 2' éd., 1. 1, p. 141 j Rome souterraine
française, p. 121;Roller, Cat.deRome, oï. XXXI.
364 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
dénonciations des pontifes, prélude de celles qu'Alexan-
dre d'Abonotique devait faire entendre quelques
années plus tard, dans les mystères que l'incroyable
faiblesse de Marc-Aurèle l'autorisa à célébrer dans
Rome(l).
(1) Cf. Lucien, Alex., 38.
,.v JALOUSIE PH1LOSOPHIQ! B.
II.
La jalousie philosophique : le martyre de saiut Justin.
pélicité ,., .... Bis étaient tombés victimes de la
superstition publique; Justin fut, L'année suivante,
immolé à la haine privée et â la jalousie d'un phi-
losophe. On a essayé d'en disculper Marc-Aurèle, et
déplacer sous son préd m le martyre de Justin (i).
( ependant les actes de celui-ci sont formels, et la date
de son supplice résulte avec certitude de leurs indica-
tions Justin lut condamné, disent-ils, par le préfet
Rusticus : or Junius Rusticus, l'ami de Marc-Aurèle,
son plus intime confident, celui qui lui avait appris
âlire Êpictète,e1 à qui il confiait, .Ht un historien,
toutes ses affaires publiques et privées (2), fut piéfet
de Kome en 163, e'està-dire dans la seconde année
,1, Marc-Aurèle, année que l'empereur passa tout
entière dans sa capital.-. Rusticus succédait a -Lux
persécuteurs : Urbicus, qui, en 160, avait prononcé
la condamnation de plusieurs chrétiens, â la suit.
(lmi dramedomestiquequenousavonsraconté;Julia-
uus, qui interrogea, en 1<>-2. Félicité et ses fils. Pour
effacer dn règne de Marc-Aurèle le sang de saint Justin
et de ses compagnons, il faut dire avec M. Renan que
1,.. ictes parlent <Ynu Justin autre que le célèbre
(1) Renan, VÊglin chrétienne, p. 192.
• .i Capitolin, Vita Ai''"""" philosophi, •>
366 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
docteur de ce nom , assertion inconciliable avec leur
texte, ou dénier à ces Actes toute valeur historique, ce
qui parait impossible à quiconque les lit avec soin et
sans parti pris. Un vrai critique reconnaîtra, au con-
traire, que, parmi les Actes des martyrs romains, ordi-
nairement dune autorité beaucoup moins sûre et d'une
authenticité moins évidente que ceux de certains mar-
tyrs asiatiques et africains, la relation du procès de
Justin fait exception (1) ; si l'on excepte les premières
lignes, évidemment ajoutées en manière de préface par
un copiste, comme l'ont aperçu Baronius et Kuinart,
on a sous les yeux une rédaction faite d'après des notes
d'audience et des pièces tirées du greffe.
Dans sa seconde Apologie, publiée la dernière année
du règne d'Antonin, saint Justin a raconté ses démêlés
avec les philosophes païens, et laissé voir qu'il s'atten-
dait depuis longtemps à être dénoncé par le cynique
Crescent, avec lequel il avait souvent discuté, et dont
il avait plus d'une fois humilié l'amour-propre (2).
Crescent, en effet, avait sa vengeance toute prête :
quand il fut k bout d'arguments, il déféra Justin à la
justice romaine comme chrétien (3).
Dénoncé, Justin devait naturellement être arrêté et
jugé. On ne l'arrêta pas seul : d'autres chrétiens, Cha-
(1) Cf. Duchesne, Étude sur le Liber Pontificulis, p. 192, et le Liber
Pontificàlis, Introduction, p. ci.
(2) Saint Justin, HApol., 3.
(3) KpiV/.r,; yoûv, OavaTou 6 xata^povïîv ou|i6o\Aeucôv, o^tw; ciOto:
ifieÔîet tôv Oàvaxov, tb; /ai 'JouotTvov x#8owrep [teyâXto xaxcj) T<j> OavdtTfo
jrepiêo&eîv 7rpaYnaTevffaa9ai. Tatien, Adv. (ir.ic l'.t.
! I MARTYRE DE s MM .11 ST1N.
riton, unr Femme nommée Charité, Evelpistus, Bîérax,
Péon et Liberianus, furent conduits avec lui devant 1»'
tribunal «lu préfet. L'un d'eux, Evelpistus, était on
esclave de la maison de César. Ces gens obscurs fré-
quentaienl probablement, à titre d'amis et d'intimes
disciples, la maison <lu grand docteur, qui, pareil
aux catéchistes tant \ ilipendés par Celse, u<' dédaignait
pas d'enseigner la véritéà des esclaves, à desfemmes,
à des hommes «le rien, voyant <mi eux non la condition
sociale, mais l'âme créée à rimai:!' de Dieu et rachetée
par Le san- de Jésus-Christ.
L'interrogatoire fut bref. Il eut lieu probablement en
grec : c'est en grec que les Actes <>nt été rédigés (1).
Nous devons 1«' traduire : aucune pièce n'est mieux
faite pour donner au lecteur L'idée de la manière dont
s'instruisait le procès d'accusés chrétiens.
Le préfet s'adressa d'abord à Justin : « Soumets-toi
aux dieux, et obéis aux empereurs (2 . — Personne, ré-
pondit Justin, ne peut être réprimandé ou condamné
pour avoir suivi les lois de Notre-Seigneur Jésus-
Christ. — Quelle science étudies-tu? interrompit le
préfet. — J'ai successivement étudié toutes l<^ scien-
ces, H j'ai fini par m'attachera la doctrine des chré-
tiens, bien « p i « • 1 1< ■ déplaise à ceux qui s.mt entraînés
par l'erreur. — Et c'est là. malheureux, la science
<pii te plaît? — Oui. Je suis les chrétiens parce qu'ils
(1) .le/»/ S. Jvstini, dans Otto, Corpru apologetarum chrisliano-
mm sxeuli tqcundi, t. III. léna, î^"1' p. 26
(1 Toîç fiomtâvtv.
368 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
possèdent la vraie doctrine. — Quelle est cette doc-
trine? — La vraie doctrine, que nous, chrétiens, sui-
vons pieusement, est de croire en un seul Dieu, créa-
teur de toutes les choses visibles et invisibles, et dé
confesser Jésus-Christ, fds de Dieu, autrefois prédit
par les prophètes, juge futur du genre humain, mes-
sager du salut, et maître pour tous ceux qui veulent
bien se laisser enseigner par lui. Moi, pauvre créature
humaine, je suis trop faible pour pouvoir dignement
parler de sa divinité infinie : c'est l'œuvre des pro-
phètes. Il y a des siècles que, par l'inspiration d'en
haut, ils ont annoncé la venue dans le monde de celui
que j'ai dit être le fils de Dieu. »
Il semble que Rusticus, philosophe, lecteur pas-
sionné d'Épictète, ami et confident de Marc-Aurèle,
eût dû éprouver la tentation d'approfondir la doctrine
des chrétiens, et, se trouvant en présence d'un inter-
locuteur digne d'être interrogé, d'un savant et d'un
philosophe comme lui, pousser plus loin ses questions.
Au contraire, plein du mépris des hommes d'État ro-
mains pour une doctrine calomniée , que Marc-Aurèle
non plus n'éprouva jamais le besoin de connaître, il
coupa court à la réponse éloquente de Justin, et, avec
une brusquerie presque injurieuse : « Où vous réu-
nissez-vous ? » demanda-t-il. Justin était trop prudent
pour répondre clairement : on se rappelle les précau-
tions de langage avec lesquelles la lettre des fidèles de
Smyrne parle des lieux d'assemblée des chrétiens.
« Crois-tu, répondit l'accusé, que nous nous rassem-
blons tous en un même lieu? Nullement; le Dieu des
l i MARTYRE DE SAIOT H 8TW
chrétiens n'es! pas enfermé quelque pari : invisible, il
remplit le ciel et la terre; en tout lien ses fidèles L'ado-
renl et le Louent. — Allons. insista le préfet, dis-moi où
fous vous réunissea et ou tu rassembles tes disciples. »
La réponse à la question ainsi réduite était facile, et
Justin pouvait la foire sans compromettre personne.
J'ai demeuré jusqu'à ce jour, dit-il, près de la mai-
son d'un nommé Martin, à côté des thermes de Timo-
thée. C'est La seconde t'ois que je viens à Rome; je n\
connais pas d'autre demeure que celle-là. Tous ceux
qui ont voulu venir m'y trouver, je leur ai communi-
qué la vraie doctrine. 11 était temps d'en finir, et le
préfet posa enfin La question décisive : « Donc tu es
chrétien? — Oui, répondit Justin , je suis chrétien. »
11 n'était pas besoin de l'interroger davantage :
Rusticus se tourna vers un autre accusé. « Es-tu chré-
tien, toi aussi? dit-il %à Chariton. — Avec l'aide de
Dieu, je le suis. — Suis-tu aussi la foi du Christ? de-
manda-t-ilà Charité, probablement sœur de celui-ci.
— Par la grâce de Dieu, je suis aussi chrétienne. »
S 'a dressa ut à Kvt'lpistus : « Et toi, qui es-tu? — Je
suis esclave de César, mais, chrétien, j'ai reçu du
cluist la liberté; par ses bienfaits, par sa -race, j'ai
la même espérance que ceux-ci. »
C'était la première fois qu'un esclave osait revendi-
quer en public, devant un magistrat du peuple ro-
main, sa dignité d'homme, parler d'aftran hissement
spirituel, proclamer L'égalité des âmes, Encore une
lois. Rusticus aurait dû tressaillir; lin autre esclave,
Épictète, qu'il admirait, dont il avait lu les livres,
M
370 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURELE.
dont il avait fait connaître la philosophie au maître
du inonde , était arrivé , dans le secret de ses médita-
tions, à une même conclusion : « L'esclave, avait-il
dit au maître , tire comme toi son origine de Jupiter
même; il est son fils comme toi; il est né des mêmes
semences divines (1). » Rusticus, cependant , garda le
silence : il avait pu accueillir avec sympathie la pro-
testation théorique et solitaire du penseur païen ; mais
il devait fermer ses oreilles et faire semblant de ne pas
comprendre, quand elle revêtait une forme bien au-
trement pressante et vivante en passant par les lèvres
d'un disciple du Christ, d'un témoin du vrai Libéra-
teur. Le siècle des Antonins fit beaucoup, nous l'a-
vons dit, pour adoucir le sort des esclaves; mais ni les
magistrats ni les jurisconsultes romains n'aimaient que
ceux-ci revendiquassent trop hautement leurs droits.
Un des griefs qu'ils avaient contre le christianisme,
on le voit par les paroles de Gelse et de Caecilius, c'est
qu'il s'occupait trop des esclaves. M. Renan s'est
trompé en écrivant que les jurisconsultes de l'époque
antonine considéraient l'esclavage comme un abus
qu'il faut supprimer (2). Ils y voyaient au contraire
un abus qu'il faut rendre supportable, afin de conti-
nuer à vivre avec lui et par lui. Un écrivain qui
n'est pas suspect de partialité contre la société anti-
que a dit beaucoup plus justement : « Il ne se ren-
contra personne, ni parmi les empereurs, ni parmi
(l) Arrien, Dissert., I, 13.
(2 Renan, Marc-Aurèle et la lin du minute antique, y. C05.
LK MARTYRS DE SAINT .Il SUN. 371
leurs conseillera, pour concevoir le dessein, je oe
dis pas de supprimer brusquement une institution
qui tenait à tant d'intérêts, mais de lui faire subir
une de ces modifications qui, sans aboutir pleine-
ment à L'équité, v acheminent (1). » Voilà pourquoi
l'ami et Le conseiller de Marc-Aurèle, — du souverain
qui, en dix-neuf ans, ne sut point créer d'institu-
tions nouvelles, faire ni une bonne guerre ni une
bonne paix, mais seulement un grand livre (2), —
laissa passer, sans paraître l'entendre, et en dépit des
maximes d'Épictète, L'ardente parole du martyr Evel-
pistus. usant se proclamer devant lui « esclave de Cé-
sar, mais affranchi du Christ! »
Rusticus se tourna donc vers Hiérax : « Es-tu chré-
tien ? — Certes, je suis chrétien : j'aime et j'adore le
même Dieu que ceux-ci. — Est-ce Justin qui vous a
rendus chrétiens? — J'ai toujours été chrétien,
répondit Hiérax, et je le serai toujours. » Se le-
\ant alors, Péon dit : « Moi aussi, je suis chrétien.
— Qui t'a instruit? — J'ai reçu de mes parents
cette bonne doctrine. » Evelpistus reprit : « Moi,
'('.'■coûtais avec grand plaisir les leçons de Justin:
mais j'avais appris de mes parents la religion chré-
tienne. — Où sont tes parents? — En Cappadoce. —
Et toi, Hiérax, de quel pays sont les tiens? — Noire
vrai père, 'lit Hiérax, est Le Christ, et notre mère la
(iN J. Denis, Histoire dei théories et des idées morales dans Tan-
tiquité, i. II. Paria, 1855, \<. B&
• Daray, Bistoirt dt ^ Romains, t. V, p
372 LA PERSÉCUTION DE MARC-AIRÈLE.
foi (1) , par laquelle nous croyons en lui ; mes parents
terrestres sont morts. Du reste, j'ai été amené ici d'I-
coniuni en Phrygie. » Il parait probable qu'Hiérax,
lui aussi, était un esclave (2). Le préfet s'adressa,
enfin, à Liberianus : « Comment t'appelles-tu? toi
aussi, es-tu chrétien, et impie envers les dieux ? —
Moi aussi, répondit-il, je suis chrétien; j'aime et j'a-
dore le seul vrai Dieu. »
Cependant, avant de prononcer la sentence, le pré-
fet voulut faire une nouvelle tentative. Il essaya d'ob-
tenir l'abjuration de Justin, espérant qu'elle entraîne-
rait celle des autres, qui le considéraient comme leur
maitre : « Écoute-moi, toi que l'on dit éloquent , et
qui crois posséder la vraie doctrine; si je te fais fouet-
ter, puis décapiter, croiras-tu que tu doives, ensuite,
monter au ciel? — J'espère, répondit Justin, rece-
voir la récompense destinée à ceux qui gardent les
commandements du Christ, si je souffre les supplices
que tu m'annonces. Car je sais que ceux qui auront
ainsi vécu conserveront la faveur divine jusqu'à la
consommation du monde. — Tu penses donc que tu
monteras au ciel pour y recevoir une récompense? —
(1) Les premiers chrétiens aimaient, dans leur langage mystique, à
personnifier la foi : voir la célèbre épitaphe de saint Abercius, évêque
d'Hiéropolis, en Phrygie, au commencement du III' siècle : Home
souterraine, p. 315. Sur la date de cette inscription, cf. Bulletin cri-
lii/ue, 15 août 1882, p. 135, et Revue des questions historiques.
juillet 1883, p. 1-33.
(2) Le cognomen Hierax, comme le cognomen Cliarilo, ont été por-
tés par des personnes d'origine ser\ile; cf. W ilmanns, Exempta inscr.
lui. 1329, 1355.
i i: MARTYRE ih SAUT] Jl STIN. 373
Je ae le pense pas, je le sais, e1 j'en suis tellement
certain, que je n'éprouve pas le plus léger doute. »
Une aussi ferme foi dut sembler étrange à Rusticus,
s'il partageait l'incertitude de Marc-Aurèle sur la per-
sistance de l'àme après la mort (1) ; aussi, dédaignanl
d'approfondir : « Venons au fait, dit-il. approchez,
et tous ensemble sacrifiez aux dieux. » Justin prit la
parole : Aucun h«>m sens.'- n'abandonne la piété
pour tomber dans l'impiété e1 l'erreur. — si vous n'o-
béissez pasâ QOS ordres, vous serez torturés sans misé-
ricorde. » Justin prit encore une fois la parole : « C'est
là notre plus grand désir, souffrir à cause deNotre-Sei-
gneur Jésus-Christ, et être sauvés. Car ainsi nous nous
présenterons assurés et tranquilles au terrible tribunal
de Qotremême Dieu et Sauveur, où, selon l'ordre di\ in.
le inonde entier passera. » Et tous les martyrs, «''levant
la voix, ajoutèrent : « Fais vite ce que tu veux, nous
sommes chrétiens, et nous ne sacrifions pas aux idoles. »
Il ne restait plus au préfet qu'à prononcer la sen-
tence ; il le lit eu ces termes : « Que ceux qui n'ont pas
voulu Sacrifier aux dieux cl obéir à l'ordre de l'empe-
reur soient fouettés et emmenés pour subir la peine
capitale conformément aux lois. » La sentence fut
exécutée sur-le-champ; les corps des suppliciés furent
enlevés secrètement par quelques fidèles et placés
en lieu convenable », disent les Actes, imitant la
prudente réserve de la lettre des Smyrniotes, et don-
n.int ainsi une preuve de plus de leur antiquité.
1 HaroAorèle, /■• tué* -. vu, 3:2.
374 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
III.
Les apologistes chrétiens à la fin du deuxième siècle.
Marc-Aurèle avait pris une part active et person-
nelle aux deux épisodes sanglants qui viennent d'être
racontés. Félicité et ses fils ont été mis à mort sur la
dénonciation directe des pontifes à l'empereur, après
transmission à celui-ci du procès-verbal de leur inter-
rogatoire, et mission donnée par lui aux triumviri
capitales d'exécuter la sentence. Le procès de Justin et
de ses compagnons a été instruit par le préfet, et leur
condamnation est l'œuvre de ce magistrat ; mais Marc-
Aurèle était alors à Rome, et le préfet de 163 est un de
ses intimes amis, qui probablement lui en a référé.
Pendant que le sang chrétien coulait ainsi dans la ca-
pitale de l'empire, sous les yeux et par la volonté du
souverain , il arrosait en même temps ses provinces
éloignées, au gré du caprice populaire ou de la haine
plus ou moins fanatique et superstitieuse des gouver-
neurs.
Dans une lettre écrite au pape Victor, vers la fin du
deuxième siècle, parle vieil évèque Polycrate d'Kphèse,
on lit les noms de « Thraséas, à la fois évèque et martyr
d'Euménie, qui est enterré à Smyrne,... de Sagaris,
évèque et martyr, qui est enterré à Laodicée (i). » La
(i) Eusèbe, Eist. Éccl, Y. 24.
,.Ks APOLOGISTES I BRI MHS
date du martyre de ce dernières! exactement connue,
y fu| inis à mort, écril Méliton, sous Sergius Paulus,
proconsul d'Asie I .Sergius Paulus fut ppoconsul vers
l66 ou 167. Thraséasd'Euménie, nommé avant Sagaris
dans la Lettre de Polycrate, péril probablement à cette
époque. C'esl peut-être au même temps qù'ilfaut at-
tribuer, avec.Tillembnt, L'exécution à Byzance .1 un
grand aombrede chrétiens, rapportée par saint Épi-
phane 2 . \„ règne de «arc-Aupèle appartiennent de
nombreuses condamnations de chrétiens ad metalla,
auxti»vauxforoésdesnimes.Uyadeceapieuxforc»4fl
enSardaigne 3 ;Uy eu a à Corinthe , et l'évèque de
cette ville, sainl Denys, adresse , en 170, une lettreau
pape Soter pour le remercier des secours que la solli-
citude vraiment catholique de l'Église de Rome envoie
aux condamnés <\). Tout indique une persécution
universeUe, se déchaînant en tout lieu, presque au
hasard, selon les caprices des hommes, servis par Les
lois existantes, c'est-a-dire les anciens édits rajeunis
par Trajan et ses successeurs. « Les chrétiens, éeril au
païen Autolycus Théophile, évèque d'Antioche sous
Marc-Aurèle, ont été persécutés jusqu'à ce jour, et ne
de L'être. Les plus pieux d'entre eux sonl
Bang cesse assaillis à coups de pierres, quelquefois
mèmemis à mort. Aujourd'hui encore onne cesse de
(1) Eusèbe, Bitt Eecl., ï\
(2) S. Épîphane Bxres., LIV, I. - TUlemont, Minute* t. H,
art, m sur la persécution de liarc-Aorèle.
(3) Philosophumena, iv il.
Eusèbe, Eist Eccl, H
37G LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
les battre cruellement de verges (1). » Théophile se
plaint surtout ici des violences populaires ; Méliton ac-
cuse particulièrement les magistrats. « Chose qui n'était
pas arrivée, dit-il, maintenant la race des hommes qui
craignent Dieu est poursuivie en vertu d'édits nouveaux
en Asie. Les impudents sycophantes et les gens avides
du bien d'autrui , prenant occasion de ces édits , nous
pillent ouvertement, déchirant les innocents nuit et
jour (2). » Ces « édits nouveaux, » xatva Boycotta, sont,
évidemment, des ordonnances locales, rendues par le
fanatisme de quelques gouverneurs ; Marc-Aurèle , en
effet, appliqua aux chrétiens la jurisprudence de ses
prédécesseurs, mais ne promulgua contre eux aucun
nouvel édit : le témoignage de Tertullien est formel sur
ce point (3).
On doit le croire ici ; mais il est impossible de le
suivre quand il prête à Marc-Aurèle une sorte d'édit
de tolérance. « Nous pouvons nommer, dit-il, un em-
pereur qui s'est déclaré le protecteur des chrétiens.
Qu'on lise la lettre où le très grave empereur Marc-
Aurèle atteste que la soif cruelle qui désolait son armée
en Germanie fut apaisée par la pluie que le ciel accorda
aux prières des soldats chrétiens. S'il ne révoqua pas
1 \) Théophile d'Antioche, Ad Autohjclnim, III, in fine.
(2) Eusèbe, Hisl. Eccl, IV, 26.
(3) Tertullien, ApoL, 5. — Aussi ne croyons-nous pas que ledit cité
an Digeste, XLYIII, XXIX, 30, par lequel Marc-Aurèle punit de la
relégation dans une ile quiconque « aliquid fecerit quo levés homi-
num an'uni supcrslitione tcrrercnlur, <> s'applique aux chrétiens; c'esl
plutôt une précaution prise par 1 empereur contre le débordement de
superstition dont il était le témoin et presque le complice.
ils APOLOGISTES CHRÉTIBNS.
expressément 1rs (''dits qui punissaient les i hrétiens, «lu
moins les rendit-il absolument s;ms effel , «m établissant
des peines, même plus rigoureuses, contre leurs accu-
sateurs (1). » Tertullien, qui avait plus d'esprit que de
critique, fui trompé ici par un écril apocryphe, comme
il en circulait plusieurs au deuxième siècle. A force
de vouloir démontrer que les mauvais princes seuls
avaient persécuté, «lit M Freppel, il finit par ac-
cueillir avec trop de facilité des bruits mal fondés et
.1rs pièces d"uteuses(2). » Loin d'attribuer aux prières
des soldats chrétiens l'orage qui sauva un jour l'armée
romaine pendant la guerre des Quades, Harc-Àurèle
compte, 'i li fin du premier livre des Pensées, ce qui se
passa alors parmi les bienfaits qu'il a reçus des
dieux (3), et L'image de Jupiter Pluvius figure seule
dans les pièces uumismatiques et sur le bas-relief de la
colonne Antonine qui consacrent ce souvenir (4). Nous
ne prétendons point révoquer en doute le miracle
qu'une antique et pieuse tradition , appuyée sur le té-
moignage considérable de l'apologiste contemporain
Apollinaire (5), attribue aux prières des soldats bap-
tisés «le la douzième légion fulminala, en résidence à
(1) Tertnllien, ApoL, .".:(•!'. Ad Scapulam, \ ■. Orose, vil. 15;
Xiphilin, ad<L à Dion, LXXI, s, 10.
• Iffgr Freppel, Tertullien, Pari», 1864, t. II, |>. 122.
(3) Ci'. Capitolin, Ant. Phil, ->i: Dion, LXXI, B-10; Claudien, l>
17 musai. Hmiorii, 340 sq.: ThemUtins, Oral. x\ ad Theod
I Bellori, la Colonne Antoninej pL XV; Bckhel, DocMna numm.,
i. ai, p. 64.
'5)Bnsèbe, Hist. /><■/., v. 5. Malheureusement Eusèbe ne donne pas
!«■ texte nu- il Apollinaire.
378 LA PERSÉCUTION DE MAHC-ACRÈLE.
Mélitène, et dont un détachement servait probablement
dans l'armée qui, depuis près de huit ans, défendait
l'empire en Germanie (1). Mais cet événement, dont
les prêtres et les magiciens qui entouraient Marc-Aurèle
revendiquèrent probablement l'honneur, n'exerça au-
cune influence sur les dispositions de l'empereur phi-
losophe au sujet des chrétiens. La persécution ne
s'apaisa pas après 174, date de la guerre desQuades ;
c'est même pendant les dernières années de Marc-Au-
rèle qu'elle sévit avec le plus d'intensité (2).
On ne saurait donc représenter Marc-Aurèle comme
s'étant montré , à aucune époque de sa vie , favorable
aux chrétiens. Tertullien, en l'insinuant , ne fait que
suivre , sans examen , et en forçant les termes selon sa
coutume, une tendance familière aux apologistes de la
fin de l'époque antonine. La cause qu'ils soutenaient
était si belle, qu'un peu d'illusion, peut-être même
quelque argument d'avocat leur sera facilement par-
donné. L'insuccès des écrits apologétiques de Quadratus
et d'Aristide , sous Hadrien, de Justin sous Antonin, la
mort même de ce philosophe chrétien, n'avaient pas
découragé les esprits confiants et généreux qui travail-
laient à dissiper le malentendu qui, selon eux, divisait
seul l'empire et l'Église. Sûrs de l'innocence de leurs
(1) Voir sur ce sujet l'article intitulé Legio fulminatrix, dans
Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, 2e éd., p. 418, et
un court, mais très remarquable passage du P. de Sinedl, Principes
de la critique historique, 1883, p. 133.
(2) «La recrudescence de persécution se remarque surtout depuis
170... Dans trois ou quatre ans, elle atteindra le plus haut degré de
fureur qu'elle ait connu avant Dèce. » Renan, Marc-Aurèle, p. 270.
Il s APOLOGISTES illia Hl.NS.
coreligionnaires, forts de La vérité du christianisme,
et, d'un autre côté, pénétrés de respect pour l'incon-
testable vertu du souverain en qui se personnifiai! La
société païenne, ils refusaient d'admettre qu'entre de
tels adversaires ta Lutte pût durer Longtemps : à force
desincérité, de confiance, par des explications loyales
et claires, nous parviendrons enfin, pensaient-ils, à la
foire cesser. Mais, pour atteindre ce but, présentera
L'empereur La défense des mœurs calomniées des chré-
tiens, ou même La justification philosophique de Leurs
doctrines, ne pouvaitsuffire : avant tout Lesavocatsdu
christianisme devaient s'attacher à détruire les dé-
fiances de L'État romain envers ceux qu'il s'obstinait à
prendre pour des ennemis cachés de ses institutions, de
Lois, de son existence même.
Cette nécessaire tactique, à la fois habile et Loyale,
tut comprise des grands apologistes orientaux quj im-
primèrent a la pensée chrétienne, pendant le règne de
Marc-Aurèle, tant d'éclat, de mouvement et de vie, le
philosophe Athénagore, les évèques Théophile, Méliton,
Apollinaire. En agissant et en parlant .le la sorte, ils
continuaient La tradition inaugurée par saint Justin,
fidèle Lui-mémeaux enseignements apostoliques. Seul,
un «1rs plus intimes disciples .In philosophe martyr
sembla prendre plaisir à la contrarier :Tatien s'efforce,
dans ses vigoureux écrits, de creuser 1.' fossé entre la
science humaine et la révélation divine, d'accabler
L'hellénisme sous ce qu'il appelle la sagesse barbare (1),
.ti.-n. Oral adv.Grtecos, 29, 80, SI,
380 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
d'isoler le chrétien du courant de la vie romaine (1).
Cette exception tient à deux causes : Tatien , né en
Assyrie (2), dans cette partie de l'Orient que les armes
de Trajan désolèrent sans la subjuguer, ne pouvait
avoir pour l'empire les sentiments d'un Romain; des-
tiné à sortir bientôt de l'orthodoxie et à se faire chef
de secte, il ne saurait représenter la direction vraie de
la pensée chrétienne. C'est un intransigeant : il n'en-
traîna personne à sa suite , sauf peut-être le satirique
chrétien Hermias, qui dans la forme procède de Lucien
plus encore que de lui. Tout autres sont les grands
hommes dont j'ai tout à l'heure rappelé les noms. Ce
qu'il y a de bon dans le monde antique, — dans la
sphère des esprits, la philosophie, dans la sphère des
réalités tangibles, l'empire, — ne possède pas de plus
dévoués amis. Athénagore , philosophe athénien con-
verti, dédie son Apologie « aux empereurs Marc-Aurèle
Antonin et Marc-Aurèle Commode , arméniaques, sar-
matiques, et, ce qui est leur plus grand titre, philoso-
phes. » Il leur parle en fidèle sujet. « Nous qu'on
appelle chrétiens, nous ne faisons de tort à personne;
remplis de piété, nous vénérons votre pouvoir impé-
rial (3). » Plus loin, rappelant les coutumes de la pri-
mitive Eglise, il ajoute : « Qui sera plus digne d'être
(1) Tatien, Oral. adv. Cru cas, il.
(2) Jb'td., 35. — Il revint à Edcsse vers 172, et peut-être n'est-ilpas
étranger à la conversion de ce pays au christianisme dans la seconde
moitié « I ii deuxième siècle, cf. Bulletin critique, 19 novembre 1881,
I'. 2ir, [jugement favorable sur Tatien. d'après l'étude de Zahn sur le
Diatessarori).
(3) Athénagore, Légat. pro (luis/.. i.
LES APOLOGISTES ( lll;i lliNS. 381
écouté que nous, qui prions pour La prospérité de votre
empire, afin que de père en lils vous vous transmettiez
le pouvoir et que votre domination, toujours croissante,
puisse s'étendre à tout l'univers? Votre bonheur es*
notre intérêt, car il nous importe de pouvoir mener
une vie tranquille en vous rendant de grand cœur
L'obéissance qui vousesi due (l). » Et cette vie tran-
quille, dont l'injustice des hommes excepte les seuls
chrétiens, où La mènerait-on mieux que dans L'empire
romain, •• dans lequel chacun est gouverné par une
Loi égale pour tous, les cités jouissent en paix des
honneurs et de La dignité qui appartiennent à chacune
d'elles, le monde entier, sous La prévoyante sagesse de
ses princes, repose dans une paix profonde (-2 .'
Les évoques parlent comme Le philosophe: c'est Le
même Langage enthousiaste et loyal. On le retrouve.
avec les réserves dictées par La foi et la dignité chré-
tiennes, sous la plume de Théophile d'Ântioche disant
au païen Autolyeus : « Je respecte le roi ; je ne l'adore
pas. mais je prie pour lui. Je n'adore que le Dieu vrai
et vivant, par Lequel je sais que le roi a été t'ait. Tu me
diras donc: Pourquoi n'adores-tu pas le roi? Je ré-
ponds : Parce qu'il n'a pas été créé pour être adoré,
mais pour recevoirde nous l'honneur Légitime. Il n'est
pas on Dieu, il est un h. .mine établi de Dieu, non pour
qu'on L'adore, mais pour juger avec justice. C'est, en
quelque sorte, un ministère qui lui a été confié par
'i) Athénagore, Légat pro Christ, '■'
d . i.
382 LA TERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
Dieu. Lui-même ne souffrirait pas qu'on donnât le
nom de rois aux: magistrats placés sous ses ordres. De
même que seul il adroit à être appelé roi, de même Dieu
seul a droit à être adoré. C'est pourquoi, ô homme, tu
te trompes en toutes ces choses. Rends seulement' au
roi le respect; mais en le respectant aime-le, obéis-lui
et prie pour lui (1). » Méliton de Sardes tient un lan-
gage analogue : ses avances envers l'empire sont même
beaucoup plus marquées. « Il démêle, cent trente-deux
ans d'avance, au travers des persécutions proconsulai-
res, la possibilité d'un empire chrétien (2). » Son idéal
politique est « un État où le souverain, connaissant et
craignant le Dieu véritable , jugerait toute chose en
homme qui sait qu'il sera jugé à son tour devant Dieu,
et où les sujets, craignant Dieu de leur côté, se feraient
scrupule de se donner des torts envers leur souverain,
et les uns envers les autres (3). » Cette phrase est tirée
du traité de la Vérité, opuscule conservé en syriaque et
découvert par Cureton ; dans Y Apologie, dont Eusèbe
nous a transmis un important fragment, les mêmes
idées se retrouvent, plus accentuées encore : « Oui, c'est
vrai, dit-il à Marc-Aurèle, notre philosophie a d'abord
pris naissance chez les Barbares ; mais le moment où
elle a commencé de fleurir parmi les peuples de tes États
ayant coïncidé avec le grand règne d'Auguste, ton an-
cêtre, fut comme un heureux augure pour l'empire.
(1) Théophile,^/ Autohjcum, I. 12.
(2) Renan, Marc-Aurèle, \>. 286.
'3) Mélilon, TIspî à)r,0îîa;. dans Otto, Corpus opoUxjrlarmn, t. IX.
LES APOLOGISTES CHR1 Ml SS
il de ce moment, en effet, que date l<' développe-
ment colossal de cette puissance romaine « 1 « » t ■ t tu es el
seras, avec ton fils, l'héritier acclamé de uns vœux,
pourvu que tu veuilles bien protéger cette philosophie
(jui a été en quelque sorte la sœur de lait de l'empire,
puisqu'elle est née avec son fondateur l). »Lesyn-
chronisme qu'établil ici Méliton entre l'apparition
du christianisme et colle de L'empire, et qu'il voit se
poursuivre dans le mouvement parallèle (!«■ leurs des-
tin.-.-, est curieux, grandiose, et ne pouvait manquer
de frapper an esprit observateur; mais, selon l'apolo-
giste, il n'est pas purement accidentel; l'avenir de
Rome est lié aux progrès d.> la religion chrétienne.
i ■■ qui prouve bien que notre doctrine a été destinée
.'i fleurir parallèlement à votre glorieux empire; c'est
qu'à partir de son apparition tout vous a réussi à mer-
veille (2). »
Jusqu'à présent, dans ces paroles des apologistes,
t.. ut est spontané, naïf: nulle tendance à fausser les
laits ou à forcer 1rs sentiments. Je n'oserais juger tout
à fait de même la phrase suivante, qui continu.', dans
V Apologie de Méliton, le passa-.' que Ton vient de
lire :
« Seuls, Néron et Domitien, trompés par quelques
calomniateurs, se montrèrent malveillants pour notre
religion : et ces calomnies, comme il arrive d'ordinaire,
ont été acceptées ensuite sans examen. Mais leur erreur
(i) Dana Easèbe, Eût. Eccl., IV, 2r,
[7) Ibid
38i LA PERSÉCUTION DE MARC-AURELE.
a été ensuite corrigée par tes pieux parents (1), les-
quels, par de fréquents rescrits, ont tempéré le zèle de
ceux qui voulaient nous molester. Hadrien , ton aïeul ,
en écrivit à plusieurs, et en particulier au proconsul
Fundanus, qui gouvernait l'Asie. Et ton père, dans le
temps que tu gouvernais l'empire avec lui, a écrit aux
cités qu'il ne fallait point faire de tumulte à cause de
nous, et particulièrement aux Larissiens, aux Thessalo-
niciens, aux Athéniens et à tous les Grecs. Quant à toi,
qui as pour nous les mêmes sentiments, avec un degré
encore plus élevé de philanthropie et de philosophie,
nous sommes persuadés que tu feras ce que nous de-
manderons (2). »
Il semble qu'ici l'avocat perce sous l'apologiste. Les
faits énoncés sont matériellement exacts : le rescrit
d'Hadrien que vise Méliton a réellement été rendu (3) ;
les rescrits d'Antonin dont il parle (et parmi lesquels
il ne cite pas la lettre apocryphe au xotvov Aai'aç) ne
sont point inventés ('»■). Mais ces pièces, tout en produi-
sant' peut-être un effet favorable aux chrétiens, n'ont
point eu pour objet principal de venir à leur secours.
Sous Trajan, dont Méliton tait le nom, comme sous
Hadrien et Antonin, la persécution lente, continue, est
demeurée l'état ordinaire des chrétiens, et ils ont peut-
être plus souffert sous ces excellents empereurs que
(1; Hadrien et Antonin.
(2) Ibid. (9, 10, 11).
:: Voir plus haut, p. 235 sq.
(4) P. 310, 31i.
l i n APOLOGISTES I BRI riENS
pendant les soudaines ei rapides bourrasques des rè-
gnes de Néron ei de Domitien. Mais la tendance «1rs
apologistes, encore exagérée parTertullien, esl <!«• cal-
quer tellement les destinées extérieures du christia-
nisme sur n-llcs d.' l'empire romain, <|u«' tout règne
beureux pour celui-ci a dû, selon eux, être an règne
I » .- 1 i ^> i 1 » 1 « * pour l'Eglise, et que les mauvais souverains
peuvent seuls avoir été des persécuteurs, argument
habile, car sa conclusion logique, qu'elle ^>it adressa
par Méliton à Marc-Aurèle ou par Tertullien ;'i Sévère,
••si celle-ci : Toi, qui es un bon empereur, tu ne peux
molester les chrétiens, dont tous les bons empereurs
turent les amis, et que les mauvais seuls firent souffrir.
Rien, malheureusement, n'est plus contraire à la vérité
<!«'N faits. Les bons empereurs, c'est-à-dire les gardiens
jaloux de la chose romaine, se smit tous persuadés que le
développement de l'Église chrétienne était dangereux
pour l'empire, et qu'il fallait l'entraver. Cette pensée
était fausse sans doute, car < 1«' christianisme ne re-
fuse rien à la puissance <i\ilr <1<' ce qui lui est dû, il
n'apporte aucun trouble aux intérêts <lu pouvoir, il lui
prépare au contraire des citoyens en élevant l'homme
dans les principes religieux et moraux l : ■ mais, si
fausse qu'elle fût, elle formait au deuxième et au troi-
sième siècle un axiome de la politique romaine: s<miIn
lr> souverains indifférents, amollis, négligeaient de
s'} conformer. Aussi, contrairement aux assertions des
i Ignace Hoskaki, Études sur les apologiste» des deua
troisiètm sii < U t, Athènes, 1876 p. 20.
15
386 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
apologistes, les règnes des bons empereurs furent-ils gé-
néralement défavorables aux chrétiens, et ceux des
mauvais empereurs leur laissèrent-ils presque toujours
quelque repos : Domitien ne persécuta que pendant
une année; Hadrien, Antonin, Marc- Aurèle persécutè-
rent pendant tout leur règne, Commode ne persécutera
pas. Mais cela, niMéliton, ni Tertullien ne pouvaient le
dire sans parler contre leur cause, probablement même
contre leur pensée, toute pleine de généreuses illu-
sions : ainsi s'explique leur langage, que nous avons
le droit, à distance, de juger contraire aux faits histo-
riques.
Ce qu'ils espéraient trouver, ce qu'ils s'efforçaient
de susciter, c'était un empereur vraiment politique et
vraiment philosophe, qui eût reconnu dans les vertus
chrétiennes le sel qui empêchait le monde romain de
se corrompre, et dans la religion nouvelle un secours
pour l'empire ébranlé par l'action combinée de l'incré-
dulité et de la superstition. Marc-Aurèle eût pu être
cet empereur, si des préjugés de toute sorte n'avaient
obscurci son regard : Méliton et les apologistes grecs
s'obstinaient à l'espérer contre toute espérance, et re-
doublaient leurs appels éloquents et sincères à l'équité,
à la philosophie du souverain, pendant que Minucius
Félix répondait aux calomnies répandues dans le inonde
léger de lettrés et de sophistes dont Marc-Aurèle étaii
environné. Ces calomnies étaient celles qui couraient
dans le peuple : les beaux esprits de la cour philoso-
phique de l'empereur les acceptaient toutes faites, sans
se soucier d'approfondir. Pour eux, les chrétiens for-
LES APOLOGISTES I HR] ni NS.
maienl une faction infâme, turbulente, illégale, cher-
ehant Les ténèbres, recrutée dans les dernières couches
sociales, séduisant lès femmes et les enfants, commet-
tant en secret des actes infâmes et des crimes abomi-
nables, pratiquant un culte ridicule ou obscène, et,
chose extraordinaire, n'ayant pas peur de la mort el
croyant à une vie future 1 . Ce dédain îles chrétiens
pour la mort étonnait, scandalisait, agaçait les pliilo-
sophes «i l.s littérateurs. Épictète, &lius Aristide,
Galien, en parlent avec une sorte d'irritation 2 . Marc-
Aurèle le supportait ;mssi avec peine. Incrédule, sem-
ble-t-il, aus calomnies vulgaires, cari] n'en parle ja-
mais, il n'apercevait des chrétiens que leur facilité à
mourir; unis ce trait étrange, que sa philosophie
sanscroyances ne pouvait expliquer, suffisait à le tour-
ner contre eux. Jamais il ne prêta à leurs suppliques,
à leurs mémoires, à leurs livres, même une attention
distraite : il ue parait point avoir entendu tout ce bruit
d'apologétique soulevé autour de lui, ou, s'il l'enten-
dit, il le méprisa, comme un son confus et privé de
signification. Une seule fois, dois son carnet de notes,
il écrit un mot qui montre sa pensée dédaigneuse et
superficielle au sujet des chrétiens. Méditant, dans son
camp voisin dn Danube, sur la préparation ;ï la mort,
il laisse tomber celte parole : Disposition de l'âme
toujours prêté à se séparer du corps, soit pours'étein-
(I) Mioncins Félix, Octavius, s. 9
nui. dûs. i\.:: Aristide, Oral MAI: Galien, De puis, di/f.,
II. 14; III.
388 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
dre, soit pour se disperser, soit pour persister. Quand
je dis prête, j'entends que ce soit par l'effet d'un juge-
ment propre, non par pure opposition, comme font les
chrétiens (jx-r, xaxa 'LiXyjv Tràpâxaciv w; 01 ypiffTiavoî) ; il faut
que ce soit un acte réfléchi, grave, capable de persua-
der les autres, sans mélange de faste tragique (à-payco-
owç) (1). » Un tel jugement n'était pas d'un prince dis-
posé à prendre au sérieux les doléances des chrétiens
et à faire cesser la persécution.
Aussi voyons-nous celle-ci plus ardente que jamais,
pendant que se poursuit pour et contre les chrétiens
ce combat d'idées et de paroles dont les apologistes
d'une part, d'autre part les lettrés de cour que Minu-
cius Félix personnifie dans Caecilius, et les vrais polé-
mistes comme Celse, sont les champions. « Entendez-
vous ces menaces? dit Caecilius. Voyez-vous ces châti-
ments, ces tortures, ces croix dressées non pour
l'adoration, mais pour le supplice, ces feux que vous
annoncez et que vous craignez? Où est ce Dieu qui
peut ressusciter les morts, et qui ne peut sauver les
vivants (2)? » Le plus redoutable adversaire que l'É-
vangile ait rencontré dans les premiers siècles,
L'homme qui a créé, en quelque sorte, le fonds sur le-
quel ont vécu depuis lors et vivent encore aujourd'hui
les ennemis du christianisme, Celse, parle de même.
i) Marc-Aurèle, Pensées, XI, 3.
(2) Ecce vobis mina', supplicia, tormenta, el jam non adorandœ sed
subeundœ cruces; ignés etiam quos et prœdicitia el timetis : ubi Deus
ille qui subvenire reviyiscentibus potest, mentibus potest? Minu-
cius Félix, Octavius, 12.
il S APOLOGISTES ciiiii il l.NS.
Composant, vers 178, son Discours véritable, il montre,
avec unaccenl de triomphe, Les fidèles ■ traqués de
toutes parts, errants, vagabonds, recherchés parce que
L'on veut en finir avec eus L). » Il avait \ raimenl des
raisons de parler ainsi : il écrivail au Lendemain de
l'atroce et sublime tragédie dos marh ra de Lyon, «•( à
la veille du marh r<- de sainte Cécile.
(1) ... Tiudv 8è X7.v -'/Tfx-7.: ttç Sti XavOdtvwv, bXkà ~.?,-v-r:
v«tow8(xt)v Origène, Contra Celsum, VIII, 69.
CHAPITRE VII.
LA PERSÉCUTION DE MARC-AURELE (suilr
SOMMAIRE. i. lis martyrs ds u (.mu LTOXSiiSB. ■ Lyon à la fin du
c i sièi le. Population gallo-romaine. — Population étrangère. — Pèle
du i« août.— Agitation populaire. — Chrétiens arrêtés. — Interrogatoire.
— Tettius Bpagathus. — Première torture : <ii\ tapai. — Calomnies des
ives. Deuxième torture. — Blandine >'i Sanctus. — Bibliade. —Mort
de saint Potbin. - Martyre de Haturuset Sanctus. — Attale. — Les con-
resseurs dans la prison. — Repentir des lapai. — Rescril de Marc- lurèle.
Nouvel interrogatoire. — Confession des lapai. Martyre d'Alexandre
et d'Anale, dePonticus et •!<• Blandine. —Refus de sépulture. —Nom-
bre des martyrs de Lyon.— Ictes des saints Bpipode el Alexandre.—
i. Bénigne, Speusippos, • te. — Actes de — - « î ■ « t Symphorien, — Ori-
orienlale des églises des bords du Rhône el de la Saône, un mar-
iM.t i>i unrn Cécile. — Date. — Jugement sur les Actes. — Martyre de
Tiburce, Valérien, Maximeel Cécile. —Circonstances historiques.— i r-
i,.,m. _ sépulture de Cécile dans le domaine funéraire ii>' sa famille sur
!.. voie Appienne. —Ouverture de Bon tombeau m BU. — Seconde ouver-
tore en 1589.— Reliques de Valérien, Tiburce et Maxime. Confirmation
<in récit des ictes. — III. Commode. Les martyrs - rAiws. L'ran.uESCi
m Marcia. Cohclcsior. —Jugement sur Marc-Aurèle persécuteur.— Ses
deux dernières années en Germanie. — L'empire réduit à se défendre.
Mort de Marc-Aurèle. — Caractère de Commode. —La persécution
continue. — Vigellius Saturninus, proconsul d'Afrique en 180. — Martyrs
de Madaure. — Les martyrs Scillitàins. -Leurs Ictes. Persécution en
Uie : Irrius Antoninus. — Martyre à Rome du sénateur Apollonius
Sajql juies. — i e sort des chrétiens s'améliore. Senriteurs i hrétiens
au palais. — Marcia. Sa loute puissance sur l'empereur. - Sa sympa-
thie pour les chrétiens. Tolérance de deux proconsuls d'Afrique. I e
pape vlctormandéau Palatin. — Le prêtre Hyacinthe eux. .y. mi Sardaigne
des lettres de grâce pour les condi lés chrétiens. — Cet épisode
marque bien la On du second siècle. -Premier pas vers l'établissement
d'un . „./, entre l'Empire et 1*1 glise. - Grand nombre des mar-
tyrsdes deux premiers siècles. — Grand nombre des chrétiens. — L'E-
glise enracinée dans toutes les parties du le romain.
I.
Les martyrs de la Gaule lyonnaise.
La Gaule chrétienne, donl lea origines Boni con-
tes d'une prof ont !•■ obscurité, entre tout ;'< coup
392 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
dans l'histoire à la fin du règne de Marc-Aurèle. Une
lettre adressée par « les serviteurs du Christ , qui ha-
bitent à Vienne et à Lyon, dans la Gaule, aux frères
d'Asie et de Phrygie , » lettre d'une authenticité aussi
Indiscutable que celle où l'Église deSmyrne raconte le
martyre de saint Polycarpe, et d'une beauté morale
plus grande encore , s'il est possible , montre l'Église
de Lyon tout à fait constituée en 177 (1), et traver-
sant une crise épouvantable, d'où sa foi sort victo-
rieuse.
Rien n'était plus mêlé que la population de Lyon à
cette époque.
Lyon était la métropole administrative, politique,
financière de trois provinces. Les délégués de soixante-
quatre peuples y séjournaient, comme dans une ville
fédérale. Le culte de Rome et d'Auguste , constitué au-
tour du célèbre autel situé au confluent du Rhône et
de la Saône, et desservi par un grand prêtre, proba-
blement annuel, sacerdos trium provinciarum Gal-
liarum (2) , que fournissait tour à tour l'une des civilates
représentées (3), formait le lien religieux de cette im-
mense agglomération. Le 1er août, jour anniversaire
de la consécration de l'autel, les députés des très GalUœ
se rendaient dans l'amphithéAtre , où chacun avait sa
(lj "Eto; 3'yjv ÉTCTaxaiSéxaTov aOxov.fâTopo: 'AvtcovCvoii Où^pou. En-
sèbe, Hisi. /.'<•<■/. , v, Proœmium.
(2) Orolli, 184.
(3) Voir Marquardt, RômischeStaatsverwaltung,t. I. p. 270, note 2;
et A. do Barthélémy, les \sscmi>h:rs nationales dans les Gaule s t
dans la licriir des questions historiques, j aille) 1868, p. 1 i, 22.
I i -> MARTYRS DE LA GAI LE LYONNAIS!
place marquée l : ils assistaient à des fêtes à La fois
littéraires el sanglantes, concours d'éloquence alter-
n.ini avei des combats de gladiateurs ; puis, réunis en
une sorte d'assemblée parlementaire, concilium Galr
liiinmi, ils élisaient le tactrdos, votaient des récom-
penses, formulaient peut-être des plaintes, vérifiaient
Les comptes des fonctionnaires chargés d'administrer
la caisse qui subvenait aux dépenses du culte et des
réunions périodiques -l . Cet ensemble d'institutions,
dans lesquelles une politique habile savait mt-lan-n-
.1 dose égale L'autonomie provinciale »-t L'unité romaine,
et "ii la ville de Lyon trouvait La source de sa gran-
deur et de sa prospérité, avait inspiré à ses habitants
un enthousiasme sans bornes pour ■ lî« et auguste, »
pour L'empire et ses dieux.
Mais à côté <!«• l.i population lyonnaise proprement
dite, il y avait une population flottante, moins imbue
de patriotisme local, plus ouverte aux souffles <lu de-
hors. Celle-ci, amenée par la Méditerranée «'t Le Rhône
dans l.i métropole gauloise, à La faveurdu grand mou-
vement commercial qui reliait Les diverses parties de
L'empire, et dont Lyon était un des plus importants
entrepôts (3 . avait initié de Im.hu.- heure ses habitants
i Boisùeu, Inscriptions antique» de Lyon, 1854, p k67; log. Ber-
nard, le Temple d'Auguste et la Nationalité gauloise, Lyon, 1863
p. 30.
ktarqoardt, \oc. cit., p. (70,271; A. de Barthélémy, foc. eit\,
p :>"-
(3) Boiasieo, Inscription» antiques de Lyon, p. 24, v.k>. \:>:, 199,
K>1, 303, 209, 211.21. ■" ; Orelli,
, ■"" w ilmanns,
394 LA PERSÉCUTION DE MARC-AIRKLE.
aux cultes étranges de l'Orient (1) ; mais elle leur avait,
en revanche, apporté les premières semences du chris-
tianisme. On comptait dans l'Église lyonnaise du
deuxième siècle beaucoup de chrétiens de Grèce , d'A-
sie, de Phrygie. Saint Irénée, le bras droit du vieil
évèque Pothin , était Grec , disciple de Papias et de
saint Polycarpe. Il y avait sans doute, dans cette com-
munauté, beaucoup de Lyonnais d'origine; mais la
présence de nombreux Asiatiques, les communications
presque quotidiennes avec l'Orient, donnaient proba-
blement au groupe chrétien de Lyon, comme à l'É-
glise voisine de Vienne, composée des mêmes éléments,
une apparence exotique, qui excitait les défiances du
patriotisme local.
Celui-ci devenait surtout ombrageux, aux approches
de la fête du mois d'août. Lyon se remplissait alors,
non seulement de magistrats , de prêtres , de délégués
des civi taies, mais encore de paysans, de marchands,
accourus de toutes les provinces pour prendre part à la
grande foire (2) qui coïncidait avec les réunions et
les jeux. Longtemps auparavant, la ville se préparait
à recevoir tous ces hôtes , et le peuple , en grande
partie oisif comme l'étaient alors les gens libres des
(1) Tauroboles à Lyon en 160, 184, 190, 194, 197; Boissieu, p. 24, 28,
31. 33.36.
(2) Le texte grec dit seulement Tcavïiyvptç (Easèbe, /fis/. Eccl., V,i,47).
Valois, dont Ruinait reproduit la traduction (p. 55), interprète un peu
librement ce mot par solemnis mcrcalits. Rulin emploie 1 expression
nundinx. Sur la foire du 1er août, voir d'Arbois de Juliainville,
Comptes-Rendus de l'Académie des sciences morales <■/ politiques,
septembre 1880.
il s HARTYRS DE LA GAI LE LYONNAISE
grandes villes, -'.i_it.iit.lans L'attente des distractions
et «1rs profits <jui lui étaienl réservés. Peut-être cette
agitation était-elle commencée quand une cause in-
connue, une sorte de moi d'ordre venu on ne sail
d'où, tourna contre les chrétiens l'esprit mobile etdéjà
surexcité de la foule. <»n Les accablai! d'opprobres : <>n
ne pouvait plus [es souffrir dans Les Lieux publics,
dans tes thermes, au forum : quand L'un d'eux passail
dans la rue, c'étaientdes cris, «1rs coups, on le dé-
pouillait, on lui jetai! des pierres, on L'enfermait.
Bientol Les principaux de la cité s'émurent; mais. Loin
.1.' prendre la défense des opprimés, iis firent cause
commun.' avec Le peuple. Le Légal impérial, legatus
Aufjusti pro pra'lore, «'tait absent; on m' L'attendil j»as
pour commencer Le procès des chrétiens. Un tribun de
la treizième eohort urbana. stationnée a Lyon 1 . «'t
les magistrats de la colonie, c'est-à-dire les duumpiri,
arrêtèrenl tous ceux que la \.»i\ publique désigna : on
lts int. rin-.a . ils confessi-ivnt leur foi, et furenl jetés
en prison. Mesure certainement illégale, car depuis la
fin «lu premier siècle la juridiction criminelle avait,
dans les colonies, passé tout entière des duumviri
aux officiers impériaux 1 .
Quand Le Légat tut enfin rentré à Lyon, Les prison-
i Le texte dit seulement xàfoftoc (Bnsèbe V. 1 B), mais il n'y avait
garnison à Lj [ue la Mil- eohor» urbana, organisée d'abord
dans cette ville par Vespasien -.ms le titre de Cohort I Flavia. Cf.
te, Ann., 111, 41, et Hisi 1,64 »t« k correction de Mommaen).
Inscriptions relatives i cette cohorte, dans Boissieo, p. 354-361. Voir
aossi Marqoardt, ROmùche Staatsvei valtung, t. il. p. i
(i ci. Harqnardt, t. i. p. 155.
396 LA PERSÉCITION DE MARC-AURÈLE.
niers comparurent devant le tribunal. Un jeune chré-
tien, de grande famille et de grande vertu, Yettius
Epagathus, assistait à l'interrogatoire. 11 fut saisi d'in-
dignation à la vue des tortures que l'on faisait subir
aux accusés, et, s'avançant au pied du tribunal : « Je
demande, dit-il, qu'on me permette de plaider la
cause de mes frères ; je montrerai clairement que nous
ne sommes ni athées ni impies. » Il se fit alors une
grande rumeur : Yettius Epagathus était connu de
tous , et son intervention produisait un effet considé-
rable. Cependant le légat n'accéda pas à sa pétition,
quoiqu'elle fût très juste et très légale , mais lui de-
manda seulement s'il était chrétien. « Oui, » répon-
dit-il d'une voix éclatante. Il fut alors, dit la lettre,
« mis au nombre des martyrs. » « Voici l'avocat des
chrétiens! » s'écria le juge, en raillant (1). On ne pou-
vait avouer plus clairement que, seuls entre tous les
accusés romains, les chrétiens devaient être privés
du ministère des avocats (2).
La première comparution des accusés devant le
légat eut un résultat malheureux : dix chrétiens, « mal
(1) Il api-/.) r-'ji Xpicmavwv xp7)uaTÎ<raç. Eusèbe, V, i (10). Valois tra-
duit par : Advocatns quidera Christianorum judicis elogio appellatus.
Sur li' sens du mot elogium dans le langage judiciaire, el en particulier
dans les procès des chrétiens, voirEdin. Le Blant, les Actes des mar-
tyrs, \ i.">. |>. 115.
(2) Tertullii-n le dit formellement ; Alii... mercenaria advocatione
utunturad innocentue suae commendationem : respondeudi, altercandi
facultas patel : quando nec lierai indefensos el inauditos omnino da»
mnaii. Sed christiania solis niuil permittitur loqui quod causant pnrget.
Apolog., i.
i i S MARTI RS m l\ GAI LE LY0NIS MSI 3'J7
préparés et mal exercés l , » — car, dès cette époque,
on vivait dans l'attente «lu martyre, et Les vrais fidèles
préparaient de longue date, comme des athlètes
ou des gladiateurs s'exercent d'avance au com-
bat l . — renièrent leur foi, |>;ir peur des tourments.
i i tut une grande douleur pour 1rs héroïques confes-
seurs qui remplissaient Les prisons, le sujet d'un pro-
fond découragement pour 1rs chrétiens demeurés li-
bres qui, au prix de mille difficultés, Les visitaient «■!
L'- assistaient dans Leur captivité -\ . liais prompte-
ment 1rs vides causés par ces <lrtr.ti<>us se remplirent :
contrairement aux rescrits de Trajau i t d'Hadrien . on
faisait, à Lyon età Vienne, La recherche des chrétiens,
et l»-s plus considérables de ces deux K^lisrs. Leurs co-
lonnes, Leurs Fondateurs 'i . étaient chaque jour in-
érés.
I ependant L'instruction se poursuivait. Soit scrupule
d'équité, soit ignorance des règles juridiques concer-
nant les chrétiens, 1«' Légat, au lieu d'appliquer sim-
plemi ut le rescril de Trajau . et de condamner Les <"ii-
fesseurs sans examiner s'ils étaient ou non coupables
de crimes de droit commun, lit porter sur ce dernier
point tout L'effort de la procédure. Les esclaves oYs
i 'AvérotfUM «aï àyû|iva<rcoi. Eusèbe, Hist. Eccl., I. . V, i 1 1
(■; i i Edmond Le Blant, la Préparation au martyre dan» les pre-
miers siècles dt il îlise, dans les Mémoire* de l'Académû des Ins-
criptions, i. XXVIII, 2 pai ii<-.
i mii. Cf. Lucien, Pei egrinus, i '
i I .-■ .-, :/././ -r^'.iWi -■ii-.x; :o'j; «COufoiou;, v.l: Sl'JtV \)i. HJTtt
- ■'.-.: Ta iwbàZe, Eusèbe, \ . :
398 LA PERSECUTION DE MARC Al RELE.
accusés furent amenés , quoique païens (1). On allait,
selon l'usage, les mettre à la question, afin d'obtenir
des révélations sur leurs maîtres (2), quand, eilrayés
par la pensée des tortures qu'ils avaient vu infliger
à ceux-ci, ils déclarèrent, sur le conseil et presque
sous la dictée (3) des soldats (twv GTpa-cuoiwv), c'est-à-
dire probablement des officielles du légat (4), que les
chrétiens commettaient tous les crimes dont l'imagi-
nation populaire les chargeait : « les repas deThyeste,
les incestes d'OEdipe, et d'autres énormités qu'il ne
nous est permis ni de dire ni de penser, et que nous
ne pouvons même croire avoir jamais été commises
par des hommes (5) . »
(1) J'ai fait remarquer ailleurs le respect des premiers fidèles pour la
liberté de conscience de leurs serviteurs; voir les Esclaccs chrétiens,
p. 251.
(2) Digeste, XLVIII, xviii tout entier; Code Jusliuien, IX, vnr,
G. 7, 8: ix, 3.
(3)Eusèbe, V, 1 (li). 11 y avait là une illégalité : Qui quaestîonem babî-
turus est non débet specialiter interrogaré an Lucius Titius homicidium
fecerit; sed generaliter quis id fecerit : alterura enim magis suggerentis
quarn requirentis videtur. Ulpien, au Digeste, XLVIII, xvin. i, >s 21.
(4) « Dans les provinces, les Officiâtes, c'est-à-dire les agents du
gouverneur, étaient les exécuteurs des hautes œuvres. Le nom de milites
(-TTfa-riwTa'.) donné dans l'Évangile aux bourreaux de Jésus-Christ ne
peut, selon toute apparence, designer des hommes de l'armée romaine,
mais bien ces soldats de police qui, groupés autour du prxscs, lui
prêtaient leur ministère pour l'administration de la justice civile et
criminelle, je veux dire les Apparitores et Officiâtes. C'est dans ce
m'iis qu'Ulpieil emploie, et à plusieurs reprises, le mol milites. » Edm.
Le Blant, Les Actes des martyrs, l 58, p. I33;cf. I 50-59, p. 121-143.
Voir encore, du même auteur, Recherches sur tes bourreaux du
christ ; Lettre sur quelques observations de .'/. Naudet (dans la
Revue île l'Art chrétien, t. XVI, XVII); Observations sur une
lettre signée Lucius Simplex dans la Revue de Législation, isTj).
(5) W'jf'jTî'.à o:î7rva -/.ai OtôtTtooîîou; uiijsiç xai 8<ra |j.rjTE ).a).sîv p.rtTc voetv
LES MARTI as DE Là GAI LE LY033AJSE
Cette déclaration porta au comble la Fureur du peu-
ple. Soit pour lui complaire, soit dans L'espoir de leur
arracher des aveux, les accusés turent mis une seconde
fois à la torture. Un rescrit de Marc-Aurèle et Lucius
Verus permettait de torturer plusieurs fois le même
accusé 1 : surtout, ajoute un jurisconsulte, quand l'é-
vidence L'accable , et qu'il a endurci dans les tourments
son corps et son âme i . Le mensonge des esclaves
avait, aux yeux du juge, produit L'évidence; la cons-
tance montrée par les martyrs les taisait sans doute
paraître endurcis de corps et d'âme. Us le parurent
plus encore après cette seconde épreuve. Quatre d'en-
tre eux, surtout, lassèrent les bourreaux : Aitale,
de Pergame, qui était la colonne H L'appui de uotre
Église; San. tus. diacre devienne; Maturus, néo-
phyte; la jeune esclave Blandine.
La lettre donne d'horribles et admirables détails sur
Les tortures subies par Blandine et Sanctus.
Par celle-là, le Christ a montré »ju«' ce qui est
vil, informe, méprisable aux yeux des hommes, est en
grand honneur auprès de Dieu, qui considère le réel
.-t fort amour, non de \ unes apparences •! . Tout Le
monde, et surtout celle qui, selon Les hommes, était la
0:iu; r/jiiv. i'ù i iir/.z ~ "
ftXQ. EUS I"'. V. 1 1 i
(1) Repeli posse qussttioaem Diti Praires runt ModesUn,
au Digeste, \L\iii. un, 16.
Béas cri leaUoribm argamentù oppressas, repeti in quaBâtionem
'. maxime si in tonnenU animant CQrposqae duraient, Paul,
isèbe, v. i 17).
400 LA PKRSÉtTTION DK MARC-AURÈLE.
maîtresse de Blandine (1), maintenant sa compagne
de martyre , tremblait en considérant ce petit et faible
corps ; mais son àme fut si forte que, du matin jus-
qu'au soir, elle lassa plusieurs escouades de bourreaux,
qui s'avouaient vaincus, s'étonnaient qu'elle vécût
encore , toute déchirée et percée , après tant de sup-
plices dont un seul, disaient-ils, eût suffi à la tuer.
Elle, cependant, reprenant des forces, oubliait ses
souffrances, en confessant sa foi et en répétant : « Je
suis chrétienne , il ne se fait rien de mal parmi nous. »
Voilà de quoi le christianisme avait rendu capable
une pauvre fille esclave ! « La servante Blandine , dit
M. Renan, dont j'aime à citer ici les paroles, montra
qu'une révolution était accomplie. La vraie émancipa-
tion de l'esclave, l'émancipation par l'héroïsme, fut
en grande partie son ouvrage (2). » Mais cet héroïsme
lui-même avait pour principe , comme le rappelle plus
éloquemment encore la lettre de 177, un grand et fort
amour de Dieu.
Sanctus ne fut pas moins courageux. Après chaque
torture on l'interrogeait, lui demandant, selon l'usage ,
son nom , sa patrie, sa ville, s'il était esclave ou libre ;
à chaque question il répondait : Chrislianus sum (3).
Dans leurs réponses aux interrogatoires, comme sur
leurs marbres funéraires, les premiers fidèles dédai-
l) 1 r, - crapxiV7]ç 5ea7cotvY;ç aùr/jç.
■ Renan, Warc-Awrèle, i». 312.
3) Lalettrefait remarquer qu'il répondait en latin, t^j Pb>u.aïx$ (pcimj,
ce qui semble indiquer que la plupart dés autres martyrs répondirent
en crée.
Il 8 MARTYRS DE LA GAI l E LYONNAIS] LOI
gênaient, ordinairement, d'indiquer leur pays, Leur
filiation, leur condition sociale l : comme pour mon-
trer, dit l.i lettre, que dans le titre de chrétien nom,
patrie, famille, étaient contenus -l . Eu vain Les tor-
tures Les plus affreuses furent-elles appliquées à Sanc-
tus. en vain posa-t-on des lames ardentes sur les par-
lies les plus sensibles de son corps :> . en vain, couvert
de plaies, contracté, tordu, lui fit-on perdre jusqu'à
l'apparence humaine : on ue put tirer de lui une
autre parole. Quelques jours après, on voulu! le mettre
de Qouveau à La question : toutes s< s cicatrices avaient
disparu, sa taille s'était redressée : la nouvelle torture
lui fut, «lit la Lettre, un rafraîchissement et un remède
plutôt qu'une juin.'.
Cependant Les confesseurs u'étaienl pas seuls mis à
la question : on y appliqua .-uissi une chrétienne nom-
mée Ribliade, qui d'abord avail apostasie. Elle avait
été une première lois fragile «■! Lâche : Le juge espérait
obtenir d'elle de compromettants ai eux. Mais La torture
fut pour Bibliade ii in- salutaire Leçon; elle pensa aux
supplices de L'enfer; s'éveillanl comme d'un profond
sommeil, on L'entendit s'écrier : Comment se pour-
rait-il faire qu'ils mangeassent des enfants, ces hommes
<jui n'ont même pas la permission de goûter l< sang
i Voir de Ros&i, Inscripliones christiana Urbi» Rotnx, Pi
mena, p. < \ < \i Edra. Le Blant. Inscriptions chrétiennes <i< /«
Gaule, i i. n ..: p. lie
• i us L- \ i
(3) Ct Qiiiniili.il. Declam. IX, 6 Fremebanl abique omnia appa-
ratii mortia : bic ferrum acuebal : <//' accendebat ignibus laminas.
402 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
des animaux (1)? » Elle se confessa chrétienne, et fut
mise au nombre des martyrs.
La torture était restée sans effet ; on essaya des ri-
gueurs de la prison (2). Des cachots étroits, sans air ni
lumière, des ceps passés aux pieds et serrés jusqu'au
cinquième trou (3), la brutalité de geôliers experts en
toutes les vexations, tel fut le nouveau supplice infligé
aux confesseurs. Les plus robustes y résistèrent ; d'au-
tres , nouvellement arrêtés , et qui n'avaient pas eu le
temps de s'endurcir, moururent en prison. L'un de
ceux qui périrent ainsi fut le vénérable évèque Po-
thin, que ses quatre-vingt-dix ans, et une saïité très
faible , marquaient d'avance pour une prompte mort,
malgré la vigueur de son âme. Après son arrestation,
il avait été porté au tribunal par les gens de Yofficium :
les magistrats de la cité et tout le peuple suivaient en
poussant des clameurs. « Quel est le Dieu des chré-
tiens? lui demanda le légat. — Tu le connaîtras si tu
en es digne, » répondit Pothin. On l'emmena , en l'ac-
cablant d'injures, de coups de pieds ; ceux qui étaient
trop loin pour frapper jetaient des pierres. 11 fut en-
(1) Allusion à la discipline établie par le concile de Jérusalem (.1(7.
Apost., XV, 2o, 29) et encore en vigueur à cette époque dans l'Église
de Lyon, comme, au commencement du troisième siècle, dans celle de
Carthage (Tertullien, ApoL, 9).
(2) C'était ce qu'on appelait la custodia publica, réservéeaux accu-
sés de grands crimes : il y avait, pour de moins coupables, une autre
sorte de détention préventive, \&custodia libéra ou privata, qnicon-
si>f ait à remettre les prisonniers à la garde de simples citoyens. Voir
Edm. Le Blant, les Actes <l<-s martyrs, ï '■»■ p. 48.
(3) Voir la note de Valois, dans Ruinait, y. 52; cl Martigny, l>icl. des
An/, chrët., 2e éd., ail. Martyre, p. 453.
M.s MARTYRS DE i.\ GAULE LYONNAISE. ïOi
lin conduit, respirant encore, dans la prison; deux
jours après il rendait L'àme.
Le Légat, cependant, avait prononcé la sentence. Les
accusés survivants furent partagés en escouades, des-
tinés ;'i divers supplices. On commença parMaturus,
Sanctus, Blandine et Attale, condamnés aux bètes. Une
venatio extraordinaire eut Lieuà Leur occasion. Maturus
el Sanctus furent introduits ensemble dans L'amphi-
théâtre. Après avoir, suivant L'usage, défilé devant des
bourreaux armés de fouets, on leur fit subir diverses
tortures; od Les «\|»< >^a ensuite aux morsures des hèles,
qui traînèrent Leurs corps sur Le sable ; puis, relevés . on
Les assit dans une chaise rougieau feu; enfin on leur
eoupa Lagorge. Pendant ce temps, Blandine, au milieu
de l'arène, était attachée à un poteau (1) , élevé proba-
blement but un tertre ou une estrade (2) ; Les chrétiens
croyaient voir, non leur sœur, mais Jésus crucifié. Au-
cune bête ne la toucha (3) : on la délia alors du poteau.
et on la reconduisit en prison. « Attale! Attale! »> s'écria
(l) Ml Se BXavSîva i-\ =-j).o-j xpeuaoQeîo'a. Eusèbe,V, I (il ; cf. plue
h.iiiL p. 17,310.
Le condamné qae représente la lampe publiée dans le Bullettino
rft archeologia cristiana, 1879, pi. m. «-si exposéan lion sur i strade
construite en planches, el punie par aérant el par derrière d'un plan
incliné, pour permettre à l'animal de l'assaillir. Le personnage repré-
senté entre deux lions dans nne peintnre do i- siècle de la cataeombe
de DomitiUe voir ma Rome souterraine^ ii^. io. p. 109), et qui, sous
les traits de Daniel, symbolise certainemenl nn martyr chrétien, esl
également placé sur une sorte de tertre l'estrade; ce <|ni montre
bien que l'artiste s'esl Inspiré, non de l'histoire biblique de la fosse
.nu lions, maîsaa contraire de l'usage romain pour les exécutions de
• onda es od bestias.
- Ignace, Id Rom., 5.
404 LA PERSECUTION DE MARC-AURÈLE.
/
le peuple. Le condamné fut promené autour de l'am-
phithéâtre, portant un écriteau avec ces mots : Atlalus
rhristianus(l). Tout à coup le légat apprit qu'Attale était
citoyen romain. Il n'osa passer outre au supplice, et le
fit ramener en prison. Le cas pouvait se présenter pour
d'autres chrétiens : le légat crut prudent de consulter
l'empereur, et lui envoya un rapport sur toute cette
affaire.
C'est ici le moment de jeter un regard sur l'intérieur
de la prison, où les condamnés attendirent pendant
un temps assez long la réponse impériale.
La prison ne contenait pas seulement des martyrs :
pêle-mêle avec eux étaient détenus les apostats. Léga-
lement, ceux-ci auraient dû être absous; mais, je l'ai dit,
le légat n'avait point observé les rescrits de Trajan et
d'Hadrien: il avait vu dans les chrétiens des criminels de
droit commun, coupables de ces forfaits horribles dont
les avail chargés la lâche déclaration des esclaves. Dès
lors, il n'y avait pour lui aucune différence entre ceux
qui avaient confessé et ceux qui avaient renié le Christ.
Ces derniers n'étaient plus chrétiens, mais ils avaient ja-
dis participé, comme tels, à des actes de débauche, de
meurtre, de cannibalisme. On les retenait donc en pri-
son, humiliés, anéantis, regardant avec envie les visa-
ges joyeux des confesseurs qui portaient leurs chaînes
comme une fiancée porte les franges d'or <!e ses vête-
ments de noce, contemplant avec désespoir l'activité
sereine de ces héros qui, du fond de leur cachot, au
l) Cf. EtJin. Le Blant, les Actes des martyrs, g îj. p. 115, Li§.
LES MARTYRS DE LA GAI LE LYONNAISE , i
milieu des malades el des mourants, s'inquiétaient d.-s
affaires de l'Église, prêtaient L'oreille aux inquiétants
progrès du Montanisme, écrivaient sur ce sujet en Uie,
ni Phrygie, rédigeaient une adressé an pape Éleu-
foère l ,etenmêmetempss'avertissaientmutuellement
de leurs défauts, se corrigeaient l'un l'autre des excès
auxquels une austérité ma] entendue avait pu porter
quelques-uns -l .
L'humilité et la charité des confesseurs étaient trop
grandes pour Laisser sans secours 1rs malheureux
lapsi. Dans leur modestie, ils s'inquiétaient eux-mêmes
de Leur persévérance Bnale; avec une exquise d«;-
licatesse, ils refusaient le titre de martyrs; n'accusant
personne, « ue liant personne, •> pardonnant tout,
excusant tout, priant pour leurs juges, pour leurs
bourreaux, ils invoquaient surtout, avec d'abondantes
Larmes, la miséricorde divine pour ceux qui, par
faiblesse, avaient renié Jésus. Leurs touchantes sup-
plications furent exaucées: - avec L'aide des vivants,
1rs membres morts de l'Église se ranimèrent peu à
peu; ceux <jui avaient pendu témoignage se réjoui-
rent sur ceux qui avaient d'abord refusé le témoi-
gnage; et l'Église, cette vierge-mère, courut encore
une lois dans son sein 1rs avortons qui en avaient été
arrachés 3 . Presque tous 1rs lapsi revinrent L'un
après l'autre à Jésus, et se préparèrent, sous L'œil
(1} Eosèbe, V , 3, i.
(2) l/>i,/., 3.
(3) ///"/ ■■ ' " 8ur le titre de *apMvo< ur-r,-. doi à i i
" "' ■' Marie, \<iir Rome touterraine, p.
406 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
paternel des martyrs, à comparaître de nouveau de-
vant le tribunal.
Us furent assignés avec les autres captifs dès que le
légat eut reçu la réponse de Marc-Aurèle. Elle était
« dure et cruelle (1). » Le nouveau rescrit rappelait et
confirmait les règles posées par Trajan et Hadrien : con-
damner à la peine capitale ceux qui s'avoueront chré-
tiens, absoudre ceux qui renieront (2). Ignorant ce qui
s'était passé dans l'intérieur de la prison, le légat s'i-
maginait que, pour les renégats, le procès allait être
une affaire dépure forme : ils renouvelleraient leur né-
gation, et, sur l'ordre de l'empereur, seraient renvoyés
libres. On voulut donner une grande solennité à l'au-
dience. On en fit comme l'inauguration de la grande
fête du mois d'août, et c'est en présence d'une immense
foule, appartenant à toutes les provinces gauloises, que
les prisonniers furent conduits au pied du tribunal.
L'interrogatoire fut sommaire : quiconque s'avouait
chrétien était condamné soit à la décapitation, s'il était
citoyen romain, soit aux bêtes. Quand le tour des re-
négats fut venu, ils répondirent intrépidement, et, à
l'exception d'un petit nombre de lâches, se déclarèrent
chrétiens comme les autres. La foule païenne, le légat
et ses assesseurs, furent saisis d'étonnement. Ils repor-
tèrent leur fureur surceux dont l'influence pouvait avoir
causé ce revirement inattendu. Parmi les fidèles les plus
i Renan, Marc- lurèle, |>. 3'.>.o.
''.) 'K-'.TTïiÀavto; yàp toO KatTapoc toùç (ièv à.Ti'ji^r^.'anh^-iT.'., v. &i
:■.'/:; àpvotvTo, to-jto'jc àttoXudfjvai.
LES MARTYRS DE LA GAI U LYONNAIS]
en vue était an médecin venu de Phrygie, et depuis
plusieurs années établi à Lyon. Il se aommail alexan-
dre. C'était une nature généreuse, une libre parole,
qui avait toujours prêché tout haut el sans peur La doc-
trine «lu Christ. Debout prèsdu tribunal, il venait d'as-
sister a> ec une anxiété profonde à l'émouvante confession
des hipsi . laissanl paraître sur sou \ i sa ire les sentiments
qui agitaient son coeur, et trahissanl par ses gestes, par
des signes d'encouragement, la pari qu'il prenait au
combat. Le peuple L'avait remarqué : « C'est Lui qui a
t'ait toul Le mal! » s'écria La foule frémissante. Le Légat
lui posa Les questions d'usage, sans obtenir d'autre
réponse que celle-ci : « Je suis chrétien ! » Il l'ut alors
condamné aux bêtes, en même temps qu'Attale, bien
que ce dernier, on s'en souvient, possédât le droit de
cité romaine: le légat n'avait pas osé le refuser aux
prières du peuple, qui le réclamait pour les combats
d'animaux.
Conduits à l'amphithéâtre, Alexandre et Attale \ pas-
sèrent par toute 1,1 série de tourments qu'exigeait, pour
être satisfaite, la curiosité féroce delà foule. Alexandre
ne poussa pas un cri, ne prononça pas une parole : il
s'entretenait tout bas avec Dieu. Attale, lui, éleva la
\oi\: quand il eut été assis dans une chaise rougie au
feu, et (jue de tous côtés s'exhala l'horrible fumet de
chairs rôties : « Voilà bien, s'écria-t-il en latin, ce
qu'on peut appeler manger des hommes! Nous, nous
ne mangeons pas d'hommes, et nous ne faisons rien de
mal! •> Et comme on lui demandait quel nom avait
bien : Dieu, répondit Le martyr, n'a pas un nom
'«08 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
comme nous autresmortels. » La lettre ne raconte point
les assauts qu'Attale et Alexandre eurent vraisembla-
blement à subir de la part des bètes (1) : elle dit seule-
ment qu'après avoir épuisé sur eux les tourments, on
les acheva avec le glaive.
Le dernier jour de la fête fut réservé à un spectacle
plus émouvant encore, celui dusuppliced'unejeune fille
et d'un enfant. Chaque jour Ponticus, jeune chrétien de
quinze ans, et l'esclave Blandine, avaient été conduits
à l'amphithéâtre, pour être témoins de la mort de leurs
frères. Chaque jour on les avait amenés devant les sta-
tues des dieux, en leur disantde jurer par ces impies si-
mulacres; l'enfant et l'esclave avaient constamment
refusé. Aussi leur fit-on, quand leur tour fut venu, par-
courir, eux aussi, toute la série des supplices, qu'on inter-
rompait, de temps en temps, pour leur dire : « Jurez, »
et qu'on reprenait dès qu'ils avaient répondu : « Non. »
Ponticus, soutenu par les exhortations de Blandine,
mourut intrépidement. « La bienheureuse Blandine de-
meura la dernière, comme une noble mère qui vient
d'animer ses fils au combat, et les a envoyés devant elle,
vainqueurs, au Roi (2) : suivant, à son tour, le chemin
sanglant qu'ils ont tracé, elle se prépare à les rejoin-
dre, joyeuse, transportée à la pensée de mourir, et
i) Remarquez qae ni eux, ai aucun des martyrs de Lyon, ne turent
dévorés par les bétes. 11 fiait probablement difficile, dans cette partie
ilts i .aulcs. de se procurer des lions ou des libres, cl l'on faisait plutôt
paraître des taureaux, qui déchiraient, tuaient, mais ne dévoraient pas
les condamnés.
• N'ya-t-il pas dans ces paroles une allusion au supplice soit deSym-
pborose el «le Bes (ils. soit plus probablement de Félicité el des siens?
LES MARTI RS DE LA GAULl LYONS USE. 109
semblant une in\ iti'i' qui se pend au festin nuptial, non
une condamnée ans bêtes. Enfin, après avoir souffert
les fouets, Les bêtes, Le gril ardent l . elle fui enfer-
méedansun filel et L'on amena un taureau. Celui-ci la
lança plusieurs fois en L'air avec ses cornes, sans qu'elle
parut le sentir, tout entière à son espoir, à La jouis-
sance anticipée des biens qu'elle attendait, àla conver-
sation avec li' christ. Enfin, comme une victime, elle
tut-. . Jamais, disaient en sortant Les specta-
teurs, une femme, chez nous, n'a souffert de si nom-
breux ei si cruels tourments 2). »
La fureur des païens s'acharna sur les ca<la\ res des
inarh ps. <>u leur pefusa La sépulture. Les pestes «le ceux
qui étaient morts en prison avaient été jetés aux chiens;
on \ joignit ce que les bêtes et le feu avaient épargné,
• t les têtes, les troncs, de ceux qui axaient été décapités.
Après <pie ces débris turent restés exposés pendant six
jours, sous la ira nie de soldats qui eu écartaient Les fidè-
les, on les brûla, et on jeta les cendres dans le Rhône.
Les païens croyaient ainsi vaincre la volonté du Très-
Haut, et priver les martyrs de la résurrection; tout es-
poir de renaissance sciait, disaient-ils. enlevé à ces
hommes qui s'en encouragent, ei qui introduisent dans
rempile une religion étrangère, méprisanl les tortures
et courant joyeusemenl à la mort. Voyons s'ils pour-
ront ressusciter, si Dieu leur prêtera secours et les ar-
(i) i . probablement la mé chose que la chaise de fer,
(ridripa xa8é8p<x, sur laquelle forent brûlés Attale Katui ua et Sanctus.
(2) Eusèfa . \ I 53
410 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
mchera de nos mains (1). » Tel était le préjugé popu-
laire, vainement combattu par les représentants les plus
sérieux de la pensée antique : on croyait que les corps
privés de sépulture, dévorés par le feu ou les bêtes, ne
pouvaient ressusciter, et que Ta me était détruite avec
eux (2). Les païens s'imaginaient que les disciples du
Christ partageaient une telle croyance; ils se figu-
raient même que c'était la crainte de ne pas ressus-
citer qui leur avait fait abandonner pour leurs morts
l'usage de l'incinération; Minucius Félix dut réfuter
cette grossière erreur (3). Elle avait bien peu de raison
d'être : la crainte de ne pas ressusciter n'arrêta jamais
un martyr condamné au bûcher, à la dent des bêtes,
ou prévenu que ses restes deviendraient la proie des
chiens et des oiseaux. Fidèles à leurs croyances spiritua-
listes, et confiants en la puissance du Dieu qui tira les
corps du néant, les chrétiens répétaient plutôt avec
saint Ignace : « J'exciterai les bêtes féroces afin que
leurs entrailles me servent de tombeau, et que rien de
mon corps ne subsiste. Quand j'aurai disparu tout en-
tier, c'est alors que je serai vraiment le disciple
du Christ (4). » Aussi la barbare précaution des païens
de Lyon demeura-t-elle sans effet; elle affligea les fi-
dèles, empêchés de rendre aux restes glorieux de leurs
(1) Eusebe, V, 1 (57-I53).
(21 Edna. Le Riant, les Martyrs eh relie us cl tes Supplices destruc-
teurs des corps, dans la Revue archéologique, septembre 1874,
p. 178- 194.
(3) Minucius Félix. OcUirius, 11,34.
(4) S. Ignace, Ail Rom., 4.
l l | MARI ÏBS Dl LA GAI LE LYONNAIS] ill
martyrs L'honneur accoutumé; elle ne déc -.» i^ «>;i au-
cun d'eux, quand L'heure <lu combat sonna <l»' nou-
veau.
Je viens de résumer l'écril rédigé au nom des chré-
tiens de Lyon el de Vienne, et dans Lequel <>n .1 cru
reconnaître La main et !•• génie de saint [renée. Quicon-
que L'étudiera dans Le texte original, si simple, si solen-
nel el si vivant, ne pourra maîtriser son émotion. C'esl
un des morceaux Les plus extraordinaires que possède
aucune Littérature. Jamais <>n n'a tracé un plus Frappant
tableau «lu degré d'enthousiasme el de dévouement <>ù
peut arriver La nature bumaine. C'est l'idéal du mar-
tyre, avec aussi peu d'orgueil que possible de La part
du martyr l . » Les martyrs de Lyon, dit l'écrivain dont
je viens de rapporter Le jugement, sont profondément
catholiques par Leur modération el leur absence de tout
orgueil -2 . •> Enthousiasme et modestie, humilité el
fierté, élan sublime et sagesse parfaite, sollicitude pour
L'Église, compassion pour les pécheurs, foi tellement
puissante qu'elle fait taire la souffrance physique, et
permet au chrétien de s'absorber durant le supplice
dans la contemplation déjà sensible des biens â venir,
fidestperandarwn subslanliarerutn : — tel est l'état d'es-
prit et de cœur que révèle à chaque Ligne La relation
de ITT. Aucun document ne laiss.- plonger aussi avant
Le regard dans L'âme des premiers fidèles : il semble
que cette âme héroïque ^>it ici ouverte devant nous, et
(i) Renan, Mare-Auri le . \
I I •'-. p. 329.
'il 2 LA PERSECUTION DE MARC- Al RÈ LE.
que nous puissions en voir le fond comme à travers le
pur cristal dune eau limpide.
Une seule lacune se fait regretter dans le texte tel
que nous l'a transmis Eusèbe : nous y lisons les noms
de quelques-uns des martyrs ; mais la plupart de-
meurent anonymes. Elle est heureusement comblée
par d'autres documents. Grégoire de Tours, au chapi-
tre i-9 du De gloria martyrum, Adon, clans son marty-
rologe, au 2 juin, reproduisent la liste des martyrs de
Lyon , évidemment empruntée au catalogue qui , dit
Eusèbe, terminait la lettre de 177, rangeant par caté-
gories spéciales ceux qui avaient été décapités, expo-
sés aux bètes, ou étaient morts en prison, et donnant le
nombre des confesseurs qui avaient survécu (1). On
compte dix-huit chrétiens morts pendant la captivité ,
six livrés aux bètes, vingt-quatre immolés à la suite de
divers supplices. Bien que la lecture de plusieurs noms
ne soit pas certaine , et que la liste nous soit parvenue
altérée par des lacunes et des variantes, cependant il
est facile de constater que la moitié environ des mar-
tyrs portent des noms grecs, la moitié des noms latins :
il est probable que telle était la proportion numérique
des fidèles d'origine orientale ou hellénique et de
nationalité gallo-romaine appartenant aux Églises
de Lyon et de Vienne à la fin du règne de Marc-
Aurèle.
(1) Tov ev rr, ov.ojOîît/; ypa'f'ô xd>v (xapTÛpwv xaTâ).OYOV, iSia [tèv tSv
KiroT(i.TJ(Te( xef aX^( TeTeXeio(tivb>v, ISîtf 8è tôSv Oï)paiv eïç fiopàv ■R<xpaêtëkt\-
[iév(i>y,xal aOOiç twvètù r/j; elpxTyjçxexoi(X,Y)(i,Év<i>v, tôvte &pt6[iàv TÛveiffÉTt
tôt: -:p.ovTrov ô;j.o>oyv,t(ov. Eus •!»', Ilist. Eccl., V, î.
Ils mai; I ,i RS DE LA GAI LE LYONN visi: ,i :
Les esprits avaient été trop agités par les calomnies ré
pandues au sujei des chrétiens, et le peuple avait trop
<!<• plaisir à voir couler Leur sang, pour que la persé-
cution cessai, dans la Lyonnaise, immédiatement après
les scènes tragiques d'août 177. Depuis Lors jusqu'à la
tin di' Marc-Aurèle La vallée de La Saône parait ;i\ oir été
témoin de nombreux martyres.
Malheureusement nous ne possédons, pour tous ceux
que L'on peut avec vraisemblance reporter à cette épo-
que, aucun document contemporain ei vraiment au-
thentique. ï"iis Leurs Actes, même Les plus sérieux,
appartiennent au quatrième, cinquième <>u sixième
sire lf. Cela ne veut pas dire qu'ils soient, dans !<■ fond,
dénués d'autorité : ils représentent certainement les
traditions des Kulis.-x, recueillies également par Gré-
goire <1<- Tours et, plus tard, par \<l<>n. Mais on n s
leur emprunter beaucoup <\<- détails, surtout quand <>n
vient d'analyser une pièce complètement historique
comme la Lettre des chrétiens <!<• Lyon et de Vienne.
Résumons, en quelques mots, ce qui nous parait Le
plus probable dans Les récits relatifs aux martyrs gau-
lois dont La mort j»«ut . avec vraisemblance, être pla-
cée a l,i lin «lu deuxième siècle.
Les Actes «1rs saints Épipode et Alexandre l , très
simples, très beaux, mais écrits certainement après la
paix de L'Église ± . rattachent Leur combat et Leur
triomphe à La grande tragédie de 177. Alexandre était
i / <• : lexandri, ilmis Ruinart, p
l 'illi'iimiit. '/ LUI, art. sur S. Épipode et S Alesandre.
Î14 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
Grec, Épipode citoyen de Lyon. Les païens y croyaient
le christianisme anéanti, quand la trahison d'un
esclave fit arrêter ces deux jeunes gens , liés d'une
étroite amitié. « On les jeta en prison, avant môme
de les avoir interrogés ; car le titre de chrétien était
par soi seul un crime (1). » Après trois jours de déten-
tion préventive, Épipode comparut devant le légat.
Blessé de ses réponses , celui-ci ordonne de le frapper
à coups de poings , puis de l'étendre sur le chevalet ,
et de lui déchirer les cotes avec des ongles de fer. Mais
bientôt, voyant grandir la colère du peuple, qui
voulait lapider l'accusé, « il craint une émeute qui
nuirait à l'autorité du juge et au respect dû à la
justice (2) ; » il se hâte de condamner Épipode à la
décapitation , et le fait exécuter sur-le-champ. Deux
jours après, Alexandre est interrogé à son tour. Il
confesse sa foi avec autant de courage que son ami, et,
après avoir été longuement fouetté, meurt sur une
croix (3).
D'autres Actes racontent le martyre de saint Marcel,
qui , ayant réussi à s'échapper pendant que la persé-
cution sévissait à Lyon, fut arrêté et mis à mort à
Chalon, et de saint Valentin, qui périt dans le même
(1) Captosante discussionem carcer accepit; quia raanifesti putaba-
turcriminis nomen esse ipsa appellatio Christiana. 4.
(2) Metuens abtem prises ne magis virn inferrent, et per seditionem
po testas ac judîcii rêverait ia turbaretur... <>.
(:\) Moins ci Adon, au 2i avril, citent trente-quatre chrétiens mar-
tyrisés avec Alexandre. Mais ai les Actes, ni l'homélie de s. Euchersnr
S. Epipode et S. Alexandre, ne parlent de ces martyrs.
il B MARTI RS DE I \ G M il LYOSfl \M U5
temps à Tournus . \ Ole située entre ChaloD ei Maçon 1 .
Peut-être a-t-on raison d'attribuer encore à La (>■
cution •!•' Marc-Aurèle le martyre de saini Bénigne,
mori à Dijon . de sainl Thj rse . Bainl Andoch< . comme
lui d'origine orientale, ei du gallo-romain saint Félix,
suppliciésâ Sauli. mi i . Si les trois frères Speusippos,
Eleusippos ei Melasippos, avec les greffiers Néon <'t
Turbon, ei les saintes lunilla ei Léonilla, fureni réet-
lemenl martyrisés à Langres, ei aon, comme le por-
tent d'autres versions <1«' leurs Actes, en Cappadoce :'. .
soni probablemeni aussi des victimes de La persécu-
tion de Marc-Aurèle. Malheureusement, dans L'étal où
ils nous soni parvenus , les Actes de ces divers martyrs
sont d'une trop basse époque pour qu'une prudente cri-
tique <>s.- Leur emprunter autre chose que «les noms '■ .
(i) Surins, VU i Sanctorum, t. IX, p 61 : Aela SS., Septembre, L il.
p. 187 ; Grégoire de Toore, De Gloria martyrum, 53. 54: Tillemont,
Mémoires, t. III. art surS. Marcel et S. Valérien.
Sorius, t. XI, p- 1-3: Acln SS., Septembre, t. VI, p. 663; Tille-
■ont, Mémoires, t. III. art. sur s. Bénigne, S. àndoche <'t s. s\m-
pborien.
(3) Acta SS., JaiiM.T, t. VI, p 75. Cf. TUlemont, Mémoires, L III.
note h sut s. Bénigne.
(4) L histoire el ml l'existence de S, Bénigne oui été contestées an
wil siècle |»ar Bnlliand, suffi, de n<» jours, par dhren auteurs.
M. L'abbé Boogand a répondu a leurs objections dans ane Étude histo-
rique et critique sur la mission, le eulU apâtrede
la Bourgogne, et sur f origine des Églises de i>>j""- Autun et Lan-
gres, Autan, 1859. L'autenrn'a point de peine à établir la réalil
torique do sainl martyr. Il place, par des raisons • mort
sons Man Anrèle, bien que les Ictea disent Aurelianus (cf. Ruinart,
p 68 li établit même qu il n'esl point absolument impossible que les
Actes aient dit vrai en le taisant condamner par Marc-Aurèle en i>»t-
sonne : l'hypothèse .1 an royage de Mari lurèle dans la Ganl ientale,
116 LA PERSÉCUTION Dli MARC-AURÈLE.
In détail plus ou moins certain de la Passion des
saints Andoche et Thyrsus rattache leur histoire à celle
du célèbre martyr d'Autun, saint Symphorien, qui
aurait été tenu sur les fonts du baptême par saint An-
doche et baptisé par saint Bénigne. Les Actes propres
de saint Symphorien (1) , insérés par Ruinart dans son
recueil, ont une bien autre valeur que ceux d'où ce
renseignement est tiré. Tillemont les a très bien jugés.
« Ils sont anciens, dit-il, puisque saint Grégoire de
Tours les cite : on peut dire qu'ils sont fort beaux , tant
pour ce qu'ils contiennent que pour le style , qui est
magnifique et élevé, quelquefois même jusqu'à l'excès;
mais il est certain aussi qu'ils ne peuvent passer
pour originaux, et ils n'ont apparemment été écrits
que vers \ô0 (-2). » Un contemporain, en effet, n'eût
pas mis dans la bouche du magistrat un prétendu édit
de Marc-Aurèle , qui n'a jamais été promulgué , ou dans
la bouche du martyr une dissertation en règle contre
les dieux du paganisme , qui semble un écho de l'apo-
logétique du quatrième siècle et, en particulier, de
envahie par les Barbares, peul se soutenir; ou sait combien sonl
pauvres les documents historiques sur col empereur. M. Bougaud
distinguo avec raison los Actes du septième siècle publiés par Surius
cl ceux qu'a reproduits Vincent de Béarnais, Spéculum historiale,
XII, 111, plus anciens, plus sobres, pouvant remonter au sixième siècle
ou même au cinquième. Mais ils contiennent encore bien des détails
inacceptables, comme los idoles s' évanouissant en fumée, le saint
enfermé avec des (liions, etc.
i [cla s. Syniphoriani, dans Ruinart, p. 69.
(2) Tillemont, Mémoires, t. III, art. sur S. Bénigne, s. Andoche et
s. Symphorien.
i l - MARTYRS DE LA GAI II LYONNAlSl ,r
certains vers de Prudence l . Mais rien n'empêche
de voir une antique tradition dans Le touchant épisode
de la mère exhortant du haut <l<s remparts son fils qui
marchait au supplice, et lui disant ces paroles simples,
naturelles, gTandes, vraiment en situation : « Mon fils,
mon fils Symphorien, aie dans ta pensée le Dieu vi-
vant 2 . Prends courage , mon fils. Nous ue pouvons
craindre la mort : elle conduit certainement à La \i«'.
Attache ton cœur en haut, mon fils, regarde celui qui
règne au ciel. <m ne t'enlève pas la \i«': on La trans-
forme «'ii une meilleure. Aujourd'hui, mon lils, tu
échanges des jours périssables pour La \ i«' éternelle
L'Église d'Autun est d'origine orientale, cornmr celles
de Lyon et de Vienne; elle se rattache probablement
à l'une ou l'autre comme une till<' à sa mère. On a
pu sans invraisemblance faire remonter à la iin du
deuxième siècle ou au commencement du troisième la
partie dogmatique et symbolique de la célèbre inscrip-
tion de Pectorius, trouvée en 1839 au polyandre
d'Autun . y reconnaître un écho des enseignements de
saint trénée (3), et en rapprocher Le Langage de celui
i Cf. icta s. Symphoriani, 6, et Prudence, Contra Synunachum,
Péri Slephanôn, \, 1059-1075.
lu mente habe Deum vivum. Sur l antiquité de cette expression,
roir de Rossi, Borna sotterranea, t. Il, p. 17-19. Cf. nu Home sou-
terraine, p. 187. On retrouve cependant des exemptes de cette formule
jusqu au sixième siècle. Voir Bullettino di archeologia cristiana,
188 : p 104.
i F. Lenormant, dans Cahier et Martin, Mélanges d'archéo-
logie, i. i\ Paris, 1855, p. 115; Edm. Le Blant, Inscription» chré-
tiennes de la Gaule, t. I. h i. p. 8; de K">^i. iimiiii sotterranea,
27
418 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
de l'épitaphe de l'évèque phrygien Abercius , rédigée
vers le même temps (1). Personne ne s'étonnera que
la tempête qui bouleversa en 177 les églises gréco-asia-
tiques des bords du Rhône, et semble avoir, dans les
années suivantes, remonté le cours de la Saône, évan-
gélisé, selon la tradition, par des disciples de saint
Polycarpe, ait eu, vers la même époque ou peu après,
son contre-coup dans la capitale des Éduens, qui reçut
la foi de la même source.
t. I, p. 97; et ma Home souterraine, p. 31G. L'un dos critiques qui
font descendre le plus bas l'inscription d'Aulun, le Rév. Wharlon
1$. Marriott, reconnaît que « the Greek of the writer of this inscrip-
tion came to him througb theear, and not through the eye only : lie was
familiar with Greek as an actually spoken language. » The testimony
of the Catacombs, Londres, 1870. p. 139.
(1) Voir Duchesne, Saint Abercius, évéque d'Hier opolis en Phrygie,
dans la Revue des questions historiques, juillet 1883, p. 5-33.
LE MARTYRE DE SAINTE - l cll.i:
II.
Le martyre de sainte Cécile.
Pendanl que le sang gaulois, grec, asiatique, cou-
lait à Unis dans la Gaule Lyonnaise, le sang romain ar-
rosait l;i ville éternelle. Après les beaux travaux de
M. de Rossi, el malgré les critiques dont ils ont été
récemment L'objet 1 . il dous paraît impossible d'at-
tribuer le martyre de sainte Cécile et de son groupe
i une date autre que l'une des années comprises entre
l'élévation de Commode à la dignité d'Auguste .'t la
morl de Marc- Aurèle , c'est-à-dire entre juin 177 et
mars 180.
Cette date est suggérée par une indication précieuse
du martyrologe d'Adon. Le compilateur du neu-
vième siècle termine un résumé des Actes de sainte
le par ce^ mots : Passa est beata oirgo Marco Au-
relio et Commodo imperaloribus. Cette phrase doit avoir
été copiée sur un document ancien. Elle ue saurait être
de 1 invention d'Adon . car elle contredit d'autres pas-
sages de son récit. Ainsi . il croit que l'évèque Urbain,
qui joue un grand rôle dans l'histoire de sainte Cécile,
est le pape de »•■■ uom, contemporain d'Alexandre S
vère. Pour être logique , il eût dû reporter au règne de
1 1 1 empereur le martyre de la sainte. Adon ne !<■ fait
i De la part de. M. Aube, ta Ckréti omaitt,
Paris, 1881, p. 35
420 LA PERSECUTION DE MARCAURELE.
pas , mais reprodui au contraire une formule chrono-
logique incompatible avec cette date. Cette formule
provient évidemment d'un document qu'Adon eut
sous les yeux, et ce document est indépendant des Actes
rédigés vers le cinquième siècle, qui lui ont fourni
l'identification de l'évèque Urbain avec le pape, c'est-
à-dire une donnée chronologique toute différente (1).
Dans la forme où ils nous sont parvenus , les Actes
de sainte Cécile ont l'aspect d'une narration pieuse,
écrite dans un but d'édification par un auteur très
postérieur à la paix de l'Eglise (2) et peu pourvu d'es-
prit critique. Cependant , comme un grand nombre de
passions de cette nature, ils laissent voit", de place en
place, la trame antique. Pour la retrouver, il suffit
d'enlever quelques fils des légères broderies qui la
cachent. C'est ce qu'a fait M. de Rossi. En effaçant les
conversations, les longs discours, les circonstances
légendaires, évidemment imaginés par le passion-
naire, en corrigeant des incohérences de chronologie
et des identifications erronées, en rapprochant du fond
historique resté visible après ces éliminations les dé-
couvertes faites à diverses époques , et particulièrement
de notre temps, on arrive à reconstituer d'une manière
(î; Cf. de Rossi, Roma soiterranea, I. il. p. xxxvii et 150; dont
Guéranger, Sainte Cécile et la Société romaine aux deux premiers
siècles, Paris, 1874, p. 442. — Tillemont, qui aécril à propos de sainte
Cécile beaucoup de choses inexactes, -ne s'est pas trompé en un point :
son excellent esprit critique lui a fait préférer le règne de Marc-Aurèle
à Imites les autres dates indiquées pour le martyre de la sainte. Mé-
moires, t. J||, noie IV sur S. Urbain.
(2 Cf. de Rossi, Roma soiterranea, t. il. p. \i. xlii.
il. KARTYRE DE SAINTE CÉCIL1 I i
s tisfaisante 1 bistoire de sainte Cécile et de ses com-
pagnons, et cette bistoire s'ajuste très exactemenl dans
le cadre <l<-^ dernières années du deuxième siècle.
Kn \ci.'i le très rapide résumé. Cécile, jeune fille
ii"ii seulement de naissance Libre, mais de haute no-
blesse 'I de famille sénatoriale, ingerma , nobilis, cla-
rissima, avail épousé un patricien nommé Valérien. Elle
lui persuada .!.• -,ir.l.-i- .Luis le niariacr un.' al^.lur
continence l . le rendit chrétien , «-t l'envoya recevoir
le baptême <1«-n mains d'un évèque nommé Urbain,
caché "ii résidant aux environs de Rome. Cécile et Va-
lérien convertirent ensuite Le frère de ce dernier, ïi-
burce, qu'Urbain baptisa également. En ce moment
une persécution violente sévissait contre 1rs chrétiens
de Rome. Comme à Lyon, La sépulture était refusée aux
martyrs 1 . Tiburce et Valérien s'efforcèrent d'éluder
••et ordre ï 1 1 1 j » i » • . et de procurer des tombeaux aux \ îc-
tiincs 3 . Dénoncés, ils comparurent devant le préfet,
almachius ou Âmachius 'i . et, sur leur refus de sacri-
fier, furent condamnés à la décapitation (5 .
i i r TertoUien, \d Uxorem, 5, 6 ; Cléraenl d'Alexandrie, Strom.,
vi. i' : el les inscriptions publiées par M. de Ho— i. Itnmn sotterranea,
i. I. pi. \wi. n 13: Bullettinodi archeologia cristiana, \-~
' ni Le Blanl Inscription» eh de la Gaule, n
i. II, i
l Urbis prssfectus sanetos i»'i laniabat, el inbumata corpora eorum
jobebal derelinqui.
(3) Une conjectura de M de Roui, appuyée sur des raisons plau-
- identifie ave< celles-ci les groupes de i i B00), de 12 ou ^
martyrs que les anciens pèlerins vénéraient ad S. Cxciliam dans le
cimetière de Calliste. Roma sotterranea, t II. p 155-161.
i ^iii le nom de préfet, voir ibia\, p wwn.
(5) Les Actes racontent que Va ml été battu de
422 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
L'exécution eut lieu inipagus Triopius, situé à quatre
milles de Rome , et célèbre par une villa d'Hérode
Atticus. Chemin faisant, les deux frères convertirent le
greffier Maximus et plusieurs apparilores. S'étant dé-
claré chrétien , Maximus fut à son tour mis à mort à
coups de plumbalœ (1). Cécile enterra les trois martyrs
sur la voie Appienne, au cimetière de Prétextât (2).
Quelques temps après , on l'arrêta elle-même. Avant
de comparaître devant le tribunal, la jeune femme eut
le temps de céder la maison qu'elle habitait tram Ti-
berim à un sénateur nommé Gordianus, qui la reçut à
titre de fidéicommis , pour en remettre la propriété à
l'Église de Rome. L'interrogatoire de Cécile , débar-
rassé des scories qu'y introduisirent les copistes, a l'ap-
parence d'une pièce authentique, d'un document de
greffe. Le préfet lui rappela le texte des rescrits impé-
riaux alors en vigueur : « Ignores-tu que nos seigneurs
les invincibles princes ont ordonné de punir ceux qui
ne renieraient pas la religion chrétienne, et de ren-
voyer absous ceux qui la renieraient (3)? » Ce sont les
propres termes du rescrit adressé en 177 au légat de la
verges, « cumque caederenl eum, vox prœconia super eum clamabat :
Deos Deasque blasphemare noli. » Sur le rôle du prxco pendant la
torture ou l'exécution, voir plus liant p. 306.
(1) Sur les plumbatx, voir Godefroy, sur leCode Théodosien, IX,
\\\v. 2.
(2) Les Actes racontent que sur le tombeau de Maximus elle fil sculp-
ter un phénix. Sur le sens Bymbolique <!<■ cet oiseau, voir Rome sou-
terraine, p. 302.
(3) Ignoras quia donùni nostri invictissimi principes jusserunt ut qui
non negaverinl esse christianos, puniantur;qui vero negaverint, dimit-
tantur?
il MARTYRE Dl SAINTS < El ll.l .
Lyonnaise l . Voici, ajouta-t-il, les accusateurs qui
déposenl que tu es chrétienne. Nie-le, et les consé-
quences de l'accusation retomberont sur eus 2. al-
lusion très claire au rescril d'Hadrien à Hinucius Fun-
«l.iuus. qui n'avait pas cessé de taire loi :î . Cécile n<-
>.- laissa pas ébranler : elle confessa généreusemenl sa
foi, mettant ;ism7. duremenl a l'épreuve, par ses rail-
leries contre les dieux, la philosophie dupréfel 'i
11 la condamna à mort. Mais, par égard pour son rang*,
par pitié pour sa jeunesse, ou peut-être pour éviter de
causer dans Rome une émotion trop vive, il ordonna
qu'elle sérail exécutée dans -a maison. Les historiens
il.' l'Empire nous ont laissé <1«- nombreux exemples de
exécutions capitales à domicile : il suffit d'ouvrir
Tacite, Suétone, ou quelqu'un des écrivains posté-
rieurs, pour trouver fréquemment la mention de con-
damnés à qui l'on commande de s'ouvrir les veines,
de se laisser mourir de faim, de boire du poison. !-«•
supplice assigné à Cécile était différent : le préfet or-
donna qu'où l'enfermerait dans le caïdarium ou plutôt
Le/acontcum de sa maison, <-t qu'on allumerait un feu
violent dans l'hypocauste , afin que la vapeur brûlante
épandant, sans que l'air fût renouvelé, par les
i | . fcicoTU|iicavia
IpvoîvTo, routwx; focolvOiïvat. Easèbe Hisl. Eccl.,\,i <"
iccusatores presto wnl qui te chrisUaaain eue testantur; si
in _.i\ . ris, < ompendiosi labia aceoaatoi ilm^ finem.
i . |»lu> haut, p
I Heas injurias phllosophando cootempsi, sedd "uni ferre non
l>. > — -Ttfti.
424 LA PERSÉCUTION DE MARC-AIRELE.
conduits qui enveloppaient l'appartement, vomie par
les bouches de chaleur qui s'ouvraient de toutes parts,
la suffoquât peu à peu (1 ). Ainsi mourut ()ct;i\ ie, femme
de Néron (-2); ainsi devait périr, sous Constantin, l'im-
pératrice Fausta. Cécile survécut à ce supplice : après
un jour et une nuit passés dans un air de feu , elle
respirait librement. On envoya alors un licteur chargé
de lui donner le coup mortel. Trois fois il la frappa de
l'épée; puis il se retira (3), la laissant baignée dans
son sang. Elle vécut encore pendant trois jours, en-
tourée des chrétiens, et assistée par Urbain. On lui fit
des funérailles solennelles; ses restes furent déposés
dans un domaine funéraire de la voie Appienne.
Quand on examine ces faits sans parti pris, il est
difficile de n'être pas frappé de leur parfaite harmo-
nie avec la date indiquée par Adon. Le trône occupé
par deux empereurs (4), la sépulture refusée aux mar-
(1) Voir dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines,
art. Balneum, p. c>5", la ligure 759, représentant la disposition des
tuyaux et du lover dans le laconicum dont les restes subsistent dans
une chapelle de Sainte-Cécile in Transtevere.
(2) Praefervidi balnei vapore enecatur. Tacite, Ann., XVI, 64. — Ce
supplice était quelquefois aussi infligé à des esclaves :... Salabrem tem-
peraturam, non hanc, quae imper inventa est, similis incendio, adeo
quidem ul convictum in aliquo scelcre servum vivum lavari opprteat.
Sénèqne, Ep. 80.
(3) Une loi, disent les Actes, détendait au bourreau qui n'avait
pas achevé sa victime de lui donner plus de trois coups. J'avoue n'a-
voir point rencontré d'autre mention de cille loi, ou plutôt déclic
coutume. Elle n'existait plus au quatrième siècle; voir saint Jérôme,
/ /'. i. De muliere septies percussa (année 370).
(4) M. Aube {les Chrétiens dans l'empire romain, p. 402) con-
teste que l'expression Domini nostri invictissimi principes ait pu
i i MARI M'.i m SAINT] I I OILB.
lyrs, la citation textuelle] de rescrits d'Hadrien el de
Marc-Aurèle, ces traits réunis conviennent à La fin <ln
règne de ce dernier souverain, <-t se rencontreraient
malaisément ensemble à une plus récente époque.
Dans !<• cours du siècle suivant , la mention des deux
rescrits par un magistral eut été un contre-sens; La
situation Légale des chrétiens avait changé, Les édits
qu'on leur appliquait différaient de La jurisprudence
sui\i.- par Les empereurs de L'époque antonine. Une
seule objection sérieuse peut être opposée à la date que
nous adoptons : l«- rôle joué par Urbain . que les Actes
désignent comme étant Le i»;»i>«- de ce nom, contempo-
rain d'Alexandre Sévère. A première vue, cela sur-
prend : Uexandre Sévère n'est pas un persécuteur. On
esl amené à soupçonner quelque confusion. Celle-ci
devient évidente, quand on s'aperçoit qu'il y eut deux
Urbain vénérés dans les catacombes , le pape, donl Le
nom était inscrit au catalogue des pontifes enterrés
<lan> la crypte papale du cimetière «!»■ Calliste . «'t dont
,•1 mployéesous Marc-Aurèle. .lai déjà montré, p. 351, que le titre de
Dominus était donné ans emperenn longtemps avanl cette époque.
Quant a l'épithète invictus, inviclissimvs, elle >.■ rencontre fréquem-
ment dans les dernières années «lu deuxième Biècle "" les premières du
troisième, sous les Sévère Corp. inscr. /»'•. t- m. 75,781; \. 61,
VU, 167 etc.). Sous Marc-Aurèle et Commode, les inscrip-
tions donnent plutôt l'appellation forlissimus ou /'< licissimus princeps
< orp. inscrip. I<>! . t- VIII, 802,2 Al > 118 18 17, 87 ■ • 10307
i me semble <\u il \ .. peu de différence entre l'une --i i autre ma-
nière dédire, et que le magistrat qui sous Marc-Aurèle eût employé
tans hésitation cette Formule : Domini nostri forlissimi principes,
justifiée par de nombreux exemples, •< pu, sans commettre un trop
anachronisme, employer celle-ci ; Domini nostri invictissimi
principes, qui lui ressemble de l » ï « - * i pri -
126 LA PERSECUTION DE MARC-AURÈLE.
la pierre tumulaire y a été très probablement re-
trouvée , et un évèque enterré dans le cimetière de Pré-
textât, près de Valérien , de Tiburce et de Maxime (1).
Celui-ci est, selon toute apparence, l'évêque ami de
Cécile et des siens, vraisemblablement martyrisé par
l'ordre d'Almachius peu de temps après eux (*>) , bien
distinct du pape son homonyme, que l'hagiographe
du cinquième siècle confondit avec lui, induisant dans
la suite en erreur l'auteur du Liber Pontificalis (3).
Cette confusion en amena une seconde : l'auteur des
Actes, racontant le soin que prit Urbain des funé-
railles de Cécile , dit qu'il la déposa inter collegas suos
episcopos , c'est-à-dire dans la crypte papale du cime-
tière de Calliste. M. de Rossia démontré, par la décou-
verte de nombreuses inscriptions et par l'étude de la
topographie, que la crypte où furent enterrés, au
troisième siècle, les pontifes romains fut, au contraire,
creusée dans une area funéraire appartenant à l'illustre
famille des Caecilii, et par eux plus tard donnée ;'i
(1) Sur la distinction desdeux Urbain, les textes et les monuments
d' oùelle résulte, voir du Sollier, Prxfalio ad martyrologium Usuardi,
•25 mai, dans les Acta SS., juin. t. VI: Mazzocchi, Commentarius in
reins marmoreu m JcalendariumEcclesix neapolitanse, p. 211 :Leslée,
Missale Mozarab., Rome, 1765, t. II, p. 608; Tillemont, Mémoires.
t. III. note n sur S. Urbain; de Rossi, Ilanai sul/erranea . t. II. p. 33-
48, 51-54, 151. 159, el pi. I A, II, n° 3. Cf. Rome souterraine, p. 114.
168, 169, 205, 223, 242. et pi. XIV n» 4.
(2) A lui s'applique ce qu'il peut \ avoir de vrai dans les Actes
en partie légendaires de s. Urbain, publiés par les Bollandistes au
").:> mai.
(3) De Rossi, loc. cit., p. 5 2 : Ducbesne, Étude sur le Liber Ponti-
ficalis, p. 156, et le liber l'ond jienlis. Introduction, p. XCIY.
LE MARTYRE DE SAIN! I il I il.i
l'Église 1 . Selon Joute apparence , il faul prendre â
rebours les paroles de l'auteur des tatea : Cécile fut
enterrée dans le domaine sépulcral de sa famille, sur
l.i voie Appienne, et c'esl ensuite que la crypte «m
«'IN- reposait, devenue propriété ecclésiastique, Fui
consacrée à la sépulture des papes : le cubiculum «le
ceux-ci et celui de Cécile sonl séparés seulemenl par
une mince cloison -2).
Elle n'\ repose plus aujourd'hui. En s-l-l. le pape
Pascal 1 . qui retirail alors des catacombes délabrées
1rs reliques des saints, ouvril sod tombeau. 11 trouva
le corps delà martyre intact, couché dans le cercueil
en bois de <\ près où . «lisent 1rs Actes. <>n l'axait déposé :
Cécile était revêtue d'une robe tissue d'or (3 I, ei les
linges qui avaient sen i à étancher le sang <!«' ses l»l<'s-
sures étaienl roulés à ses pieds : ces détails sonl encore
conformes au témoignage «1rs \ctrs. Pascal leva de
srs propres mains la pi-écieuse dépouille, sans altérer
la pose «le la vierge expirante, qu'une première l"i^
déjà, raconte le narrateur «lu cinquième siècle, Urbain
avail respectée. 11 la transporta dans l'église bâtie sur
l'emplacement de sa maison, au Transtevere, <'t la plaça
avec le cercueil dans un sarcophage de marbre blanc,
sous l'autel '■ . Eo 1599, ce sarcophage lui ouvert.
i De Bossi, Roma sotterranea , i. H. i». 145-147; et Rome sou-
terraine, p. 183 "
(*>) Roma sotterranea, t. II, p. 146, ISS, 100,144, 247,1 ■■>■*: c(.
souterraine, \>. in:
Sur les tissus d'oi .i l'époque romaine, voir Marquardt, bu\ Pri-
vatleben der Borner, i. II. Leipzig, 1882, p. 518 •
i Liber Pontificalis, io Paschali l. t 15 el sq. Cf. «I'' Rossi, Roma
sotterranea, t. II. |>. 122-13L
i2S LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
Des témoins sincères et savants, comme Baronius et
Bosio, ont décrit (I) l'étrange et touchant spectacle qui
fut, pendant plusieurs jours, donné à Rome émue.
Cécile apparut dans son cercueil de cyprès, couchée
sur le côté, les genoux légèrement ployés, les bras
ayant glissé le long du corps, la face tournée contre
terre : telle, dit Bosio, quelle fut quand, après une
agonie de trois jours, elle rendit l'Ame. Sur la robe d'or
on voyait des taches de sang; des linges sanglants
étaient plies près des pieds. Cécile morte, si sembla-
ble encore, après quatorze siècles, à Cécile mourante,
fut copiée par plusieurs artistes : trois dessins ou pein-
tures du temps reproduisent son image (2), et la statue
contemporaine de Maderno a jeté sur ce souvenir le
prestige d'une grâce idéale (3). Le récit des Actes,
contestable pour tout ce qui relève de l'imagination
ou de la science historique du narrateur, mais exact
dans les circonstances matérielles, qu'avaient trans-
mises à l'écrivain du cinquième siècle une tradition
(1) Baronius, Ann. Eccl., ad ann. 821 , ï 12-19; Bosio, Ilist. passion i$
s. c.i ciliée, p. 155, 170.
(2) A la bibliothèque de Carpentras existent deux épreuves d'une gra-
\ me du temps, avec cette légende : Hochabitu inventa est. Une pein-
ture sur albâtre, représentant de même sainte Cécile après l'ouverture
de son tombeau, se trouve au musée Kircher à Rome (Roma sotter-
ranea, t. II. p. 125). Enlin l'abbaye de Solesmes possède une peinture
analogue, sur bois, autrefois conservée à Cologne (Dom Guéranger,
Sainte Cécile et la Société romaine, p. 365).
(3) Au bas de la statue se lit cette inscription :
l.N 1 11:1 S4NCTI8SIHAE VIlu.lMS CAECILIAE
IM\i.Im;m QVAM II'Si: [NTEGRAM IN BEPVLCRO
1 mi. mi. M \111I. i.wmiiM TIN PR0R8V8
BODEM CORPORIS %\t\ HOC MARMORE BXPRESSI.
il MARTYRE DE SAINTE I BCILI
précise ou des documents écrits, ue pouvait recevoir
une plus éclatante confirmation.
Ce u'étail j »« » i 1 1 1 la seule, cependant, < j u« • devail leut
apporter La déconverte de I")!»'.». A côté du sarco-
phage renfermanl les restes de sainte Cécile, on eu
retrouva un second, également placé sous L'autel. Il
contenait trois corps, étendus l'un près de l'autre. \
l'un, la tête manquait; celle du second 'tait détachée
du tronc; Le crâne «lu troisième restail encore adhé-
renl an squelette, et garni d'une chevelure brune,
mais celle-ci ''tait collée de sang, et le crâne Lui-même
fracturé en plusieurs endroits. Chacun reconnut dans
Les deux premiers corps, qui paraissaient «le même
statllfe et (le lliellle ,i-r. cell\ <lll Illal'i et (lll 1 M'a U-tVèl'e
de Cécile, Valérien el Tiburce, ti>us deux décapités;
le troisième, beaucoup plus grand, devail êtrecelui du
greffier Maxime, <!<>nt la tète, disent les Actes, avail
été brisée à coups de plumbatse. Ken qu'il reste quel-
ques (Imites sur L'époque d'une première translation
des corps des trois saints, et que L'on n'aperçoive pas
clairement, à travers La rédaction confuse des docu-
ments du neuvième siècle, si Pascal Les transporta de
la sépulture où, deux siècles auparavant, ils reposaient
encore au cimetière de Prétextât l ou s'il trouva
leurs corps transférés depuis cette époque dans celui
de Calliste -i il est certain qu'en h-2-2 il les déposa
(i) Voir l's itinéraires du septième siècle, /.'"/"" sotterranea, t. I.
181.
(2) Roma sotterranea, i. il. p. 133-136.
430 LA PERSECUTION DE MARC-AURÈLE.
dans l'église du Transtévère en même temps que suinte
Cécile, et il n'est pas douteux, concluons-nous avec
M. de I\ossi, que le second sarcophage découvert sous
l'autel n'ait contenu les reliques de Valérien, de Ti-
burce et de Maxime (1). L'inspection de leurs osse-
ments a fait reconnaître les supplices soufferts par
eux, et permis de constater de visu les particularités
minutieusement rapportées par les Actes. Rarement
un document de cette nature a subi une épreuve
plus concluante, et en est sorti mieux justifié.
(1) Roma sotterranea, p. 135. Cf. Home souterraine, p. 232.
i O.MMODE . :i
III.
Commode. Les martyrs scillitains. L'influence de Marcia.
Conclusion.
La mort de sainte Cécile et de ses compagnons, ar-
rivée à Rome ;'i La suit»' <!«' nombreuses exécutions de
chrétiens plus obscurs, et suivie probablement du. mar-
tyre de L'évêque Urbain, esi Le dernier acte sanglanl
mis par les documents anciens à la charge de Marc-Au-
rèle. Si nous jetons an regard en arrière, sur L'ensem-
ble de son règni . nous voyonsque, pendant Les dix-neuf
années que l'empereur stoïcien ;i passées sur 1«- trône, Le
sang chrétien a coulé partout, e\ que <l«'s fidèles de tou-
tes les conditions, d'humble extraction, d'état servile, de
profession bourgeoise, de haute naissance, et même de
rang sénatorial, onl prouvé par leur mort La sincérité
de Leur foi. Nous n'irons |>:in jusqu'à dire . avec une
opinion très répandue <mi Allemagne, que Marc-Aurèle
promulgua contre Les chrétiens <\>-<. .'-«liis spéciaux et
déchaîna contre <mi\ une persécution générale l :
mais cette opinion est moins loin encore «!<• la vérité
que celle qui, <-n France, passée pour plusieurs à
L'étal de dogme, s'efforce , avec un mélange d'atten-
(1) Voir, outre lea auteurs citéa par M. Doulœt, / uai sur lea rap-
porta de II g liai chréliennt et de l'État romain, p. 125, note 1;
Krim. Rom mil/ tins Christenthum, Berlin, 1881, p. 199, 604, el lea
observations de M. Pawlicki dans le Bullettino <l> arc heologia cris-
tiana, 188 !, p. 172.
432 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
drissement et d'indignation quelquefois comique . de
laver « le bon empereur » de tout soupçon de sang
versé. Malgré des vertus touchantes et de grandes
qualités, Marc-Aurèle était faible : il ne sut pas réa-
gir contre quelques-unes des plus mauvaises passions
de son temps, la superstition, la jalousie, la peur, et,
dominé par elles, il ne laissa pas seulement répandre
le sang chrétien, il le versa en personne.
C'est lui, en effet, qui a ouvert, au commencement
de son règne , la tragédie du martyre par la sentence
de mort prononcée à Rome contre sainte Félicité.
Quand le dernier acte de cette tragédie se joua, à
Rome encore, par le martyre de sainte Cécile , il n'y
était probablement plus : les dernières années de sa
vie, du 5 août 178 au 17 mars 180, se passèrent à
combattre sur le Danube , avec Vienne pour quartier
général (1). Marc-Aurèle n'était pas un Trajan , tou-
jours prêta porter en avant les frontières de l'empire :
chef d'une société dont la décadence commençait,
à peine voilée par de brillants dehors , le philosophe
résigné , désabusé, guerrier sans vocation et sans goût,
par pur devoir, était bien l'homme que les destins ré-
servaient pour inaugurer la politique défensive, que
l'empire va maintenant continuer, en reculant tou-
jours, pendant deux siècles. Déjà les peuples limitro-
phes pèsent sur les barrières qui défendent le monde
romain : derrière eux, les poussant, la grande nation
i A un-lins Victor, Epit., 16. — Tertullien fait mourir Marc-Aurèle
à Sirmium [Apol., '.ô
COMMODE. , : :
des Goths commence ;'i s'ébranler, et préInde à ce
formidable mouvement du Nord au Sud qui la portera
si vite des rives désolées de la Baltique vers les mers
tièdes el bleues qui baignent les côtes de l'Italie, (le la
Gaule »'t de l'Espagne, si les derniers regards de Marc-
àurèle — «1.' •••' méditatif transformé pendant une
partie de son règne en homme d'action, et monranl
Doblemenl à la peine (1) — avaienl pu percer l'ave-
nir, il «lit prononcé avec plus d'amertume encore la
parole qu'il dit au tribun venu pour la dernière fois
dans s.i tente lui demanderle mol d'ordre : - Va au
soleil levant, iu<>i je me couche. « Ce n'étail pas lui
seulement, «'.'lait la période glorieuse de l'empire ro-
main ijui se couchail avec lui dans la tombe. La bar-
barie, nu peu plus lot, un peu plus lard, étail destinée
a couvrir le monde de son ombre victorieuse, si Dieu
ne tenait en réserve un a soleil levant » dont l'empe-
reur philosophe avait toujours méconnu la clarté.
Mais, pas plu-, à ses derniers jouis .pie pendant les
années heureuses de sa vie. Marc-Aurèle n'eut le sen-
timent de ce .pic pouvait être la lumière chrétienne.
I.e crépuscule philosophique au sein duquel avail
vécu son âme lui envoya-t-il même jusqu'à la lin ses
faibles rayons? On n'oserail l'assurer, car le dernier
de Marc-Aurèle parait plus désespéré que
stolque : après un courl entretien avec Commode, il
(i) « Offre au Dieu i|ui est an dedans de toi un être viril, du citoyen,
an empereur, an soldai .. son poète, prèï i quitter la \i<-. li ta trompette
Bonne. Ifarc-Anrèle, Pensées, ni. ->.
2*
434 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURELE.
se voila tout à coup la tète, et se tourna clans son lit
pour ne plus voir personne, et mourir seul.
Venait-il de découvrir ce que renfermait de bas,
d'égoïste, d'incurablement médiocre, l'âme de son in-
digne tils? à l'heure où tous les regrets sont superflus,
regrettait-il d'avoir écouté le mouvement d'opinion —
auquel les apologistes chrétiens eux-mêmes s'étaient
associés (1) — qui le portait à donner à la perpétuité
de l'empire la garantie de l'hérédité par le sang, au
lieu de cette hérédité adoptive qui avait si bien réussi
à Nerva, à Trajan (2) , à Hadrien, à Antonin? On ne le
saura jamais; mais des prévisions sinistres durent
traverser l'agonie solitaire du pauvre empereur. A en
croire Fronton, Commode enfant était le vivant por-
trait de Marc-Aurèle et de Faustine (3) ; Commode de-
venu homme fut, au moral, l'antithèse absolue de
Marc-Aurèle. Ce fils du seul empereur qui, avant Cons-
tantin, ait voulu tempérer les affreuses tueries de
l'amphithéâtre (\), ne fut pas un souverain, mais un
(1) Voir plus haut, p. 381, 383.
(2) Sous Trajan, Tacite écrivait : « Naître d'un prince est le fait du
hasard, mais l'adoption va au plus digne, parce que celui qui adopte
sait ce qu'il fait et a pour guide L'opinion publique. » (Hist., I, 16.) Pline
disait de même : « C'est entre tous qu'il faut choisir celui qui doit com-
mander à tous. » (l'aneg., 1.)
(3) Fronton, Ad Marc. \iit., I, 3.
(4) Les généreux efforts de Marc-Aurèle étaient restés infructueux:
c'est précisément à l'époque antonine que le goût des spectacles san-
glants passa des pays occidentaux aux pays grecs, qui d'abord \ avaient
répugné. Dion Chrysostome, Oral. XXXI: Apulée, Mêla m., IV; Plu-
tarque, Ad eo$ qui remp., 2fi; Lucien, Demonax, 67; corpus inscr.
'//'c, 2194 (>., 2511, 2(;f>3, 2759 b., 3764, 37G5, U'J71 ; Froeliner, Insrr.
COMMODE.
dateur, <jui devait combattre sept cent trente-cinq
fois, et après chaque combat se taire royalement
payer I . Nul souci do l;i patrie, nul respect du sénat,
nul esprit de gouvernement, nulle politique, si es
n'est celle de t. mis les tyrans, qui consiste à confisquer
•■t à proscrire, par haine, par peur et par avarice.
Cependant, de ce despote niais et sanguinaire les
chrétiens eurent moins h souffrir que de ses honnêtes
• •t intelligents prédécesseurs. Incapable d'une idée
suivie, il fui à la merci des événements. Dans ses rap-
ports avec l'Église, on le \it entraîné tour ;'i tour par
deux courants contraires. Tantôt il semble que le - -
nie paternel l'emporte, que l'impulsion hostile donnée
par Marc-Aurèle se continu.' : 1»- sang des martyrs
coule. Tantôt une influence plus (loue»', celle des ser-
viteurs chrétiens qui, en assez grand nombre, habi-
tent !«• palais, et, surtout, la toute puissante prière
d'uni- femme aimée, fait pencher vers la clémence
l'âme mobile et les volontés incertaines de l'imbécile
emp reur.
Cette influence n'avait pas encore pu s'exercer quand,
en Afrique, la persécution éclata. Jusqu'à la fin de
Marc-Aurèle ou an commencement de Commode, l'É-
glise d'Afrique, donl 1rs origines sont aussi obscures
que celles de l'Église des Gaules, mais dont la fécondité
pour le martj re devait être aussi glorieuse, parait avoir
/ /-.M 143, p. 'ivit.m_ii.tli. intiquitës helléniques,
i0 mille drachmes par représentation Dion, î.wn. 19.
436 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURELE.
à peu près échappé à la haine des ennemis du nom
chrétien. Si dans cette province des fidèles isolés avaient
été condamnés auparavant , par application des res-
crits de Trajan et d'Hadrien, l'histoire n'en a pas gardé
le souvenir. Le premier persécuteur dont elle ait retenu
le nom est Vigellius Saturninus, proconsul d'Afrique
en 180 : primus hic gladiumin nos egil, dit Tertullien ,
qui rapporte , comme une punition du ciel , la cécité
dont ce gouverneur fut ensuite frappé (1). Par son or-
dre, des martyrs originaires de Madaure, et portant les
noms puniques de Namphamo, Miggin, Lucita, Sanaé,
avaient, le k juillet, payé de leur vie leur fidélité à
Jésus-Christ (2). Malheureusement on connaît d'eux seu-
lement leurs noms et la date de leur supplice. Mais on
possède pour un autre groupe de fidèles , les célèbres
martyrs scillitains, immolés treize jours plus tard, des
Actes comptés à bon droit parmi les monuments les
plus anciens et les plus purs de l'antiquité chré-
tienne (3).
(1) Tertullien, Ad Scapulam, 3.
(2) Maxime de Madame, l:p. 16, inler Augustinianas. — Sur le sens
du nom Namphamo, très répandu dans l'Afrique romaine (Renier,
Inscript, de l'Algérie, nns 245, 985, 1030, 1761, 2089, 3601, 3608, 3609,
3632, 3777, 3954), voir Bullett. di archeologia crisliana, 1873, p. 68.
(3) On possédait jusqu'à ces derniers temps trois textes latins de ces
Actes : 1° un court fragment publié par Mabillon; 2° le texte donné
par Baronius; 3° un texte plus développé édité parRuinarl. Ces ! mis
textes sont reproduits dans ses Acla sincera, p. 77-81. Récemment
M. Aube a publié un quatrième texte latin d'après un ms. de l'abbaye
espagnole de Silos, conservé à la Bibliothèque nationale (les Chrétiens
dans l'empire romain, p. 503-509). Enlin M. Usener a découvert en
1881 à la Bibliothèque nationale, fonds grec. ms. n" 1470, un texte
grec, plus ancien que les diverses rersions latines, et donnant la date
LES MARTYRS & Il J ITAW8
l., seize des calendes d'août, Prœsens pour la se-
oonde fois et Condianus étant consuls, plusieurs chré-
tiens de li colonie romaine de Scillium furent amenés
_ et comparurent devantle proconsul Satur-
nimiv Le dialogue suivant s'engagea entrelejuge et Les
accusés.
Sati i!\im s. — Vous pouvez obtenir grâce <1«' l'em-
pereur, si \ous ri'M'ii.-z ;*i la sagesse.
Spkratus. — Nous n'avons rien fait ni «lit de mal,
mais nous rendons grâces «lu mal qu'on nous fait, parce
que nous avons Dieu pour maître et pourroi.
Saitkmms. — Nous aussi, nous sommes religieux,
et notre religion est simple. Nous jurons par la félicité
de notre maître et roi, et nous prions pour son salut.
Vous devez taire de même.
S|.| katus. — Si tu veux bien me prêter une oreill<'
tranquille, je t'expliquerai le mystère de la vraie sim-
plicité.
S atirmm s. — Je n'écouterai pas les injures que tu
as le dessein d'adresser à notre religion. Jurez plutôt
par la félicité de notre maître l'empereur (1).
des martyrs scillitains 17 juillet 180), que les indica-
tion* erronées des antres, textes araienl t'ait jii-<ni.--Ià postdater d'enyi-
roa ringl ;«n>. Voir Aube, Étude sur un nouveau texte <>■ •
martyrs scillitaitu, Paris, 1881, Q publie à l'appendice, p. 22-39, Les
quatre textes latins et le texte gre des ides, Ces! ce dernier que
nous snh rons.
(l) Tôt» itOH&tm , ■x'j-.v/.yi-'j'.'j:.
On voit que criai. -ut là façons de parler courantes an deuxiè
siècle, et il n'j a pas lieu 'l inci iminer les \< tes de sainte Félicité ou de
-aint.- Cécile, parce qu'il s'] rencontre des formules latines analogues
a celles-ci.
438 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
Speratus. — Je ne connais pas la royauté du siècle
présent, mais je loue et j'adore mon Dieu, que nul
homme n'a vu, et que des yeux mortels ne peuvent voir.
Je n'ai point commis de vol; si je fais quelque trafic,
je paie l'impôt, parce que je connais notre Seigneur, le
roi des rois et le maître de tous les peuples.
Saturninus, s'adressant aux autres accusés. — Aban-
donnez cette vaine croyance.
Speratus. — Il n'y a de croyance dangereuse "que
celle qui permet l'homicide et le faux témoignage.
Saturninus. — Cessez d'être ou de paraître complices
de cette folie.
Cittinus, levant les yeux en haut. — Nous n'avons
et nous ne craignons qu'un Seigneur, celui qui est dans
le ciel.
Donata. — Nous rendons à César l'honneur dû à
César, mais nous craignons Dieu seul.
Vestia. — Je suis chrétienne.
Skcunda. — Je le suis, et veux le rester.
Saturninus, s'adressant à Speratus. — Tu demeures
également chrétien?
Speratus, et tous les accusés : — Je suis chrétien.
Saturninus. — Peut-être avez-vous besoin d'un délai
pour délibérer?
Spkratus. — Dans une affaire aussi évidente, tout
est examiné et délibéré.
Saturninus. — Quels sont ces livres que vous con-
servez dans vos armoires?
Speratus. — Nos livres sacrés, et en plus les épi très
de Paul, homme très saint.
il B MARTYRS SCILLtTAINS i 19
Sa i i ii\im b, — Je \ ous accorderai an délai de trente
jours, bî vous devez venir à résipiscence.
Speratus. — •!•' suis chrétien et ae changerai
pas 1 1
Tous répétèrent la même parole.
Alors Saturninus prononça cette sentence :
attendu que Speratus, Nartzallus, Cittinus, !><»-
uata, Vestia, Secunda, et d'autres qui ont (ait défaut,
ont U>U9 déclaré Vivre à la façon des chrétiens, el sut
['offre <|ui leur «'tait faite d'uu délai pour revenir à la
manière de \i\iv des liomains. ont persisté dans leur
obstination, aous l<*s condamnons à périr par Le
glah e.
Le proconsul ordonna ensuite au héraut de pro-
clamer les noms des saints martyrs. Aux six que nous
venons de voir en scène, six autres « < n i i axaient l'ait
défaut, c'est-à-dire probablement qui avaient refusé
de répondre, furent ajoutés : Veturius, Félix, Aquili-
nus, Celestinus (ou Letantius , Januaria et Generosa.
Tous rendirent grâce, d'un.- même voix, au Qieu trois
fois saint, et tombèrent sous le glaive.
Quelques années après ces scènes, vers 183 ou 18V,
d'autres non moins émouvantes avaient lieu dans la
province d'Asie. Le proconsul Arrius Ântoninus, celui
qui devait être mis a mort, La aeuvième année du règne
de Commode , comme aspirant à L'empire ± . persécu-
(i) Mol i i : Je Buia chrétien immuable^ xpumàvoc tyieràOctoç
iu>.
[illen i. EUtoin des Empereurs, t. II, p
4i0 LA PERSECUTION DE MARC-AURELE.
tait les chrétiens. Ceux-ci, indignés de sa cruauté, se
soulevèrent contre lui, de la seule manière dont ces
hommes pacifiques et pieux pouvaient se soulever :
dans une ville où il avait établi son tribunal, ils se pré-
sentèrent en masse devant lui, s'offrant à ses coups. Il
en fit arrêter quelques-uns, mais, effrayé du nombre
de ceux qu'il eût fallu poursuivre , il renonça à sévir
contre les autres, en s'écriant : « Malheureux, si vous
voulez mourir, n'avez-vous pas assez de cordes et de
précipices (1)? »
A Rome même le sang chrétien coula sous l'œil in-
différent de Commode. Le christianisme avait fait de
grands progrès dans l'aristocratie romaine. Les Caecilii,
les Yalerii, n'étaient probablement pas les seules races
patriciennes qui aient donné de leurs membres à l'E-
glise. Eusèbe (2) raconte le martyre d'un personnage
considérable nommé Apollonius. Saint Jérôme (3) lui
donne le titre de sénateur, et il est très vraisemblable
qu'il le portait en effet , car c'est devant le sénat que
fut instruit son procès. Ceci se passait à l'époque où
Perennis , préfet du prétoire , était le tout puissant
maître de Rome et de l'empire, c'est-à-dire entre 183
et 186. Un délateur, un esclave nommé Sévère, d'après
saint Jérôme, accusa de christianisme Apollonius. Pe-
rennis lit mettre à mort le délateur. Eusèbe dit que ce
fut <( à cause d'un édit de l'empereur qui défendait à
i) Tertullien, Ad Scapulam, 5.
(2) Eusi-be, Hist. Eccl., V, 21.
(3, S. Jérôme, De viris illustribus, art. Apollonius.
LES MUUYIiS S( 1I.I.1TAINS. III
qui que œ soit, sous peine de la vie, d'accuser les chré-
tiens. ■■ Eusèbese trompe certainement; une disposi-
tion aussi extraordinaire, contre laquelle proteste toute
l'histoire des martyrs chrétiens, oe se lit dans aucun
acte impérial, ni dans le rescril de Trajan, ni dans
celui d'Hadrien, ni même dans la fausse lettre d'Antonio
BU conseil d'Asie : on ne la rencontre que (Luis un.
lettre certainement apocryphe de Marc-Aurèle. Il est
probable que le délateur tut puni de mort comme tout
esclave qui se portail accusateur de son maître (1).
L'accusation ne fut point pour cela effacée. Perennis
n'ayant pu obtenir qu'Apollonius reni.it sa foi, celui-ci
dut se défendre. Il prononça devanl le sénat une élo-
quente apologie du christianisme. La loi, comme Eusèbe
le rappelle, avec raison cette fois, était formelle :
aucun accusé de christianisme ne peut être absous, à
moins d'abjurer. Le sénat condamna donc Apollonius
à la décapitation. Les procédures faites contre lui, son
interrogatoire, et la harangue qu'il prononça, pièces
qui seraient pour nous d'un prix inestimable, sont au-
jourd'hui perdues; mais Eusèbe les possédait , et les
avait insérées dans sa Collection des passions des an-
rims martyrs. Probablement saint Jérôme les lut , et y
prit quelques détails qu'Eusèbe n'avait pas cru utile de
rappeler dans le paragraphe de ['Histoire ecclésiastique
Consacré ail martyre. l'Apollonius. Mais. daUSSOD fond,
Le récit d'Eusèbe est incontestablement \ rai : il a pu se
tromper sur certaines appréciations juridiques, il n'a
,i) Cf. Codé Théodosi* n, i\. nr, 2, S; VI, \i. i ; l.\. i. 20.
442 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
pu, ayant les pièces sous les yeux, errer sur les faits
eux-mêmes.
Apollonius n'est peut-être pas le seul grand person-
nage qui , sous Commode , ait versé son sang pour le
Christ ; saint Jules, dont le martyre est attribué à ce
règne (1), porte également, dans les martyrologes, le
titre de sénateur. 3Iais les détails donnés sur sa mort
par les Actes des saints Eusèbe , Pontien, Vincent et
Pérégrin (2) conviennent peu à un homme occupant
cette situation sociale : on y lit que le courageux séna-
teur fut battu de verges jusqu'à ce qu'il expirât; cela
contraste singulièrement avec la manière dont fut
traité Apollonius, jugé et condamné, mais en obser-
vant tous les égards dus à son rang.
Les martyrs furent encore nombreux sous Com-
mode (3) ; cependant, grâce à l'indifférence personnelle
du prince, grâce surtout à des influences domestiques,
la situation de l'Église était bien meilleure alors qu'elle
n'avait été sous Marc-Aurèle. Le même Eusèbe qui
raconte le procès du sénateur Apollonius a pu dire
que, « sous le règne de Commode, les affaires de la
religion demeurèrent dans un état tranquille, et par
la grâce de Dieu l'Église put jouir de la paix par toute
la terre (i) . » La présence de nombreux chrétiens à la
! Baronius, Ann., ad ann. (192, g 3-6 ; Acta SS„ août, t. III, p. 700.
(:>.) Surius, VitxSS., t. VIII, i>. 262; Acta SS., août, l. V. i>. 111-
115.
(3) S. Irénée, écrivant sous ce règne, <lii : Ifultitndinem martyrum
m (un ni tempore prœmittit (Ecclesia) ad Patrem. Adv. //■■<■/•.. IV. :?:5.
(4) K'j.-.y. ô: ràv aùxàv r/;; KofiÔSov pa<7t>3(aî jyjôvov \itzy.èto/r-o [j.ï;
L'INFLUENCE DE MARCIA. • • ;
eour impériale ne l'ut certainement pas étrangère à
oe1 heureux résultat. Nous eu connaissons plusieurs :
Carpophore, le riche affranchi impérial quiful le maî-
tre de Calliste l : L'affranchi Prozenes, qui devinl le
chambellan de Commode, ei rempli! près de lui
des fonctions multiples 1 : le vieil eunuque Hya-
cinthe, prêtre de l'Église de Rome, le père nourricier
e1 l'ami de Marcia 3 ; Marcia elle-même, qui pro-
bablement n'avait pas reçu 1<' baptême, mais qui
aimail Dieu, tpiAofcoc, •• s'intéressail à l'Église, «'t.
dominant par la tendresse, par l'intelligence, par
l'énergie, l'âme faible e1 grossière de l'empereur,
fut vraiment son bon i:-éuie, le seul rayon d'idéal, le
seul sourire de bonté qui éclaire ce vilain règne [k).
Marcia «Mitra dans le palais de Commode en 183.
Esclave du neveu de Marc-Aurèle, Ummidius Quadra-
tus, elle avait été, après la condamnation de celui-ci',
confisquée en môme temps que ses autres biens [5 . Elle
ï-: 70 icpâov -i za'j' r,;i.à; :;.f.r,vr,; oùv 8e£<f fM''-~'- *«€*«&' ,J'rr'- **i< olxw-
|t£v>i;8iaXfltSo6aqcixxXi)<r(ac. Eusèbe, Bist /<(/.. V, 12.
i Philosophumena, IX. il. —A lui s'applique tris rraiserablable-
menl l'inscription de u. ivrbuys w.. ub. càbj>o»hoby8 publiée par
M. deRossi, Bullettinodi archeologia cristiana, 1866, p. 3.
■ De Rosai, Inscriptionei christiana urbti Ronue, u° 5, p. 9. —
Voirplushaut, page 208.
(3) Philosophumena, IX, il. — Je traduis xptvtifcspoc par prêtre,
arec M. Le Hîir, Étude» Bibliques, Paria, 1869, t. il. p. 844.
i Voir Aube, le < hrisiianisme de Harcia, dans La Revue archéo-
logique, mars 1879, p. 164-175, en corrigeant les traits d'une trop grande
partialité en faveur de Marcia par l'article excessif en sens contraire
de M. de Celeuneer dans la Revue des questions historiques, juillet
1876, p i>
1 ' 1 1 s . I . X \ I I . i .
144 LA PERSÉCUTION DE MARC-Al'RÈLE.
devint promptement la favorite de Commode, et s'éleva
jusqu'au rang d'une véritable épouse, dont elle reçut
tous les honneurs, à l'exception du titre d'impéra-
trice (1). « On raconte, écrit le contemporain Dion
Cassius , que Marcia eut une vive sympathie pour les
chrétiens , et se servit de sa toute puissance sur Com-
mode pour leur faire beaucoup de bien (2) . » Elle ne
parvint pas à faire rapporter les lois qui proscrivaient
le christianisme; nous voyons en 188 ou 189, dans le
moment le plus brillant de la faveur de Marcia, l'es-
clave Calliste condamné aux mines par le préfet de
Rome Fuscianus, parce que les Juifs, dont il avait
troublé le culte , le dénonçaient comme chrétien (3).
Mais si le christianisme ne cessa pas d'être illégal , peu
à peu ses fidèles furent moins maltraités. Désireux de
flatter Commode, en épargnant les amis de Marcia, les
gouverneurs mettaient maintenant autant de soin à
éviter les occasions de sévir contre les chrétiens qu'on
en avait mis en d'autres temps à les faire naître. Un pro-
consul d'Afrique, Cincius Severus (190-191), siégeant
dans la colonie romaine de Thysdrus, faisait confiden-
tiellement savoir que , moyennant certaines réponses
inoffensives, mais dont il se contenterait, les chrétiens
accusés devant lui seraient absous (4). Vespronius
(1) Hérodien, Hist, Itnm., I. 117.
(2) 'IdTopîïxai Se aû-nr, 7ro),).â te ûnèp t<ôv xpiffTiavtov (J7rouoâc7at xaî 7ro» à
aOto'j; eùr)pY£T7)x£vai axe xai Ttapà tw Ko|auô3m 7iàv Suvajiivr). Dion,
LXXII, 4.
(3) Philosophumena, i.\. il.
(4) Cincius Severas, qui Thysdri ipse dédit remedium, quomodo res-
pondeanl chrisliani ut dimitti possint. Tcrtullien, AU Scapulam, î.
L'INFLUENCE DE MARI l\
Candidus, qui Le remplaça L91-192 . refusa déjuger
un chrétien déféré tumultueusement au tribunal pro-
consulaire par ses concitoyens ameutés 1 . Heureuse
de la bonne volonté qu'elle rencontrait de toutes parts,
enhardie par L'empressement des plus grands person-
nages à deviner ses désirs, Marcia osa davantage.
Pour la première fois, à Rome, des condamnés chré-
tiens furent l'objet d'uni' n rAcf officielle. In jour
Marcia, voulant faire une bonne œuvre -2 . appela
près d'elle Le pape Victor 185-197] «'t Lui demanda Les
noms dix r 1 1 . 1 1 - 1 \ ps qui travaillaient aux mines de Sar-
daigne. EUe ohtint ensuite de Commode dis Lettres de
-■. et Les confia à son >. ï « ■ ï I ami 1«' prêtre Hyacin-
the, «'il lui donnant sans doute de pleins pouvoirs ,
ru Hyacinthe délivra non seulement Les confesseurs
portés sur |,i Liste officielle, mais encore Calliste, le
futur pape , dont Le nom avait été omis (3).
Le deuxième siècle est bien Uni : cet épisode an-
nonce les relations nouvelles qui vont se nouer entre
L'autorité impériale et 1rs chrétiens. Un évoque de
Rome mandé au Palatin, et en sortant avec la grâce
«1rs martyrs; un prêtre chrétien chargé d'aller
porter au procurator de Sardaigne '• des Lettres du
(1) Vespronius Candidus, qui christianum quasi lumultuosum eiribus
suis satisfacere, dimisit, Umi .
I v /,/ Tl à-;a'i'// Ify&aaatcu. PhilOSOphVm., IX. 11.
S Tbid.
(4) La Sardaigne, après avoir été province 'lu sénat, était devenue
tous Néron province de l'empereur, puis, >nu> Mare-Aurèle, avait été
rendue aa sénat, el enin, sons * << ode, était retournée définitive-
4i6 LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE.
prince : ce n'est point encore une reconnaisance offi-
cielle du christianisme , mais c'est au moins un pre-
mier pas vers l'établissement d'un modus vivendi devant
permettre à l'Église et à l'État de coexister sinon en
droit, au moins en fait. Nous verrons cet ordre de
choses, inauguré grâce à la finesse bienveillante d'une
femme et à l'insouciance d'un empereur, se consolider
pendant tout le cours du troisième siècle. Le sang-
chrétien coulera encore; mais ce sera, désormais, à la
suite de formelles déclarations de guerre, qui pourront
se terminer par des traités de paix. Le glaive sera
souvent tiré du fourreau, mais il y rentrera quelque-
fois : on ne le verra plus suspendu sans relâche sur la
tète de l'Église.
L'histoire des persécutions nous apparaîtra donc, au
troisième siècle, sous un aspect différent de celui que
nous venons d'étudier. Au moment où s'arrête cette
première partie de nos recherches, la religion du
Christ est sortie victorieuse de deux cents ans de luttes
presque incessantes. Les édits de Néron et de Domi-
tien, les rescrits de Trajan, d'Hadrien, de Marc-Aurèle,
ont fait des milliers de martyrs. Le sang chrétien a été
versé partout : il n'est pas un coin de l'empire romain
qui n'en soit arrosé. Les martyrologes gardent le nom
d'une multitude de témoins du Christ : le nombre des
infiii à l'empereur. Los PJiilosophumena donnent au gouverneur le
titre d'êirtTpoiroç, qui correspond à procurator. Cf. A. de Celeuneer,
Revue des questions historiques, juillet 1876, p. 157, note 2, et Mar-
quardt, Rômische Slaatsvervoaltung, 1. 1. p. 217-249.
i 0N< I i BION.
victimes anonymes, quorum nomina Deut tcit, Belon
L'éloquente expression d'une inscription chrétienne,
dépasse certainement celui des victimes connues l :
L'archéologue déchiffre de temps en temps, but quel-
que marbre sortant <lc terre, des noms de martyrs
que nul parchemin n'a conservés -2 . Loin d'arrêter
L'essor «.lu christianisme . tant de supplices l'ont
redoublé. Sangutt martyrum, semen chrislianorum.
il glise es! enracinée partout. Hier encore, la science,
s'emparant d'un mol malcompris d'Origène, déclarait
que, pendanl Les deux premiers siècles, les chrétiens
avaient Formé une poignée d'hommes à peine percep-
tible dans L'immense étendue de L'empire romain,
xwiuSklfM 3). Aujourd'hui , elle avoue «ju'ils étaient
répandus en toul Lieu . qu'on en trouvait dans tous les
rangs de La société, et que Tertullien avait raison de
dire aux païens : Nous sommes d'hier, <-t nous rem-
plissons vos cités, vos maisons, vos places fortes, vos
inuuicipes, les conseils, les camps, les tribus, |.-> d.'--
curies, le palais, Le sénat, !•• forum; nous ne vous
laissons que vos temples, si nous nous séparions de
i Cf. Rainait, Veto martyrum, Profatio, p w XXVII.
(2) Voir de R'^si. Bulleltino <i< archéologie eristUma, 1875, p. 162-
174; 1876 p 69 1877, p. 109-1 18; 1878, p. 12,94,95 Plus j'avance
dans I étude t\<- 1 histoire et des monuments de«> siècles « 1 « • -- |»'i sécutions,
i( rit I illusirr explorateur des catacombes plu-- '}<• me persuade que
grand esl le nombre des martyrs dont les noms ne iuhi--.miI pas
parvenus, et dont les anniTersaires ne Boni |m-> marqués même dans la
riche et antique compilation du martyrologe hiéronymien. « Bulleltino
iii archeologia cristiana, 1875 p 173
(3) Origène Contrt Celse, VI1I,69. ailleurs il dit: ovx aXirot {ibid.,
!
'n8 LA PERSECUTION DE MARC-AURÈLE.
vous , vous seriez effrayés de votre solitude , d'un
silence qui paraîtrait la stupeur d'un inonde mort (1). »
En tête d'un chapitre intitulé : Statistique et extension
géographique du christianisme, M. Renan écrit : « En
cent cinquante ans, la prophétie de Jésus s'était ac-
complie. Le grain de sénevé était devenu un arbre
qui commençait à couvrir le monde (2). » En Asie, en
Phrygie, dans la Cappadoce, le Pont, la Propontide, les
chrétiens forment peut-être la majorité de la popula-
tion. Avant la fin du deuxième siècle , Édesse, avec Ab-
gar VIII , devient un royaume chrétien. La chrétienté
d'Alexandrie est assez importante dès le temps d'Hadrien
pour attirer le regard curieux de l'impérial voyageur ;
elle va bientôt devenir un des plus actifs foyers d'i-
dées de la société antique. Rome gouverne l'Église
universelle, et envoie aux extrémités du monde ses let-
tres et ses aumônes. L'Italie compte soixante évoques.
La foi, dit Tertullien, a pénétré en Bretagne. Saint
Irénée fait appel contre les nouveautés gnostiques à
la tradition des Églises d'Espagne et de Germanie. Le
sang- des martyrs s'est mêlé, en Gaule, aux flots de
la Saône et du Rhône. La chrétienté d'Afrique, émer-
geant tout à coup à la lumière, nous apparaît cons-
tituée, florissante; Tertullien va pouvoir, dans quel-
(1) Tertullien, Apolog., 37. Cf. 1, 21, 41, 42; Ad Nat., I, 7; Ad sca-
pulam, 2, 3, 4, 5 ; Adv. Judcvos, 13.
(2) Rouan, Marc-Aurèle, p. 4'if>. Cf. la carte de la situation géogra-
phique du christianisme à la lin du deuxième siècle, qu'il a jointe à son
Indea général des Origines du christianisme, Paris, 1883.
( o\( il SION
ques années, estimer les fidèles de Carthageau dixième
delà population totale de cette grande ville.
Pendant que le peuple chrétien se multiplie ainsi de
toutes parts, la pensée chrétienne s'impose; parla
voix de ses docteurs, de ses apologistes, elle force la
discussion, oblige les penseurs de Rome à sortir de
leur dédain calculé, les Fronton, les Celse, el bien
d'autres, à prendre la parole ou la plume pour lui
répondre. Tel esl le résultai de deux siècles d'ensei-
gnement el de martyre. Le christianisme, que l'em-
pire avait cru pouvoir à la fois écraser el ignorer,
esl maint. 'Haut son égal j>;u' le nombre comme par la
puissance intellectuelle, un'nn siècle encore sèonle.
et l'empire, vaincu, sera obligé de se jeter dans 1rs
bras du christianisme, pendant que les derniers
représentants de la pensée antique iront demander â
l'Évangile le secret de rajeunir des langues vieillies
et des littératures épuisées.
FIN.
TABLE DES MANIERES.
lYTRODCi riOS
CHAPITRE PREMIER.
I.\ PERSÉCUTION DE SÉRON.
I. — Les Juif» à Ronif
?..-•-..
Rapports des Juin avec la République romaine -2
i
Uiguslc
lytisme juif
Prosélytes «I..- justice
Prosélytes de la porte
Grand nombre 'lu ces derniers •' Rome 8
Fêtes juives 1
1ère des Juifs de Rome ■
Leurs résidences, leurs métiers, leurs mœurs I
et cimetières 10
->i'ui rapide de la p ipulation juive n
Nombre des luifs de Rome sous Néron 13
11. — Le rhrisliaiii«illi- a llonii- I ■
Première propagation i '•
\im\ le sainl Pierre ' '•
Ministère apostolique au <i lière d'Ostrianus IS
ÉBWtioo des quartiers juifs i"
Bxpulsion <l«-^ Juif< 18
\ < I ■ i ■ I .i .-i Prl • > - i I le -il
Beinl Pierre ■■ târusalem -'-'
ii. -Liiii .1. - luifs.' -•-
i etlre de sainl P ml aux Romains
Condition des (ir«-u î«-t - chrétiens de Rome.
Pom| ii Ci i • ina
ils de sainl Paul -m les dei «i - politiques des chrétiens 1 1
ii question des impôts
45> TABLE DES MATIERES.
Page*
ni. — L'incendie de Rome ei les massacres d'août m 33
Saint Paul à Rome 33
Retour de saint Pierre •'(»
19 juillet 64, le feu prend dans les boutiques du Grand cirque 30
Propagation de l'incendie 36
Il s'arrête après six jours 31
Le peuple campe au Champ de Mars 37
Reprise de l'incendie 38
Néron veut détourner de lui les soupçons 3i»
Influences .juives autour de Néron 40
L'incendie est imputé aux chrétiens il
Fête donnée par Néron dans les jardins du Vatican 44
Chrétiens livrés aux bètes dans les représentations du matin Va
Représentations dramatiques de l'après-midi : les Danaïdcs et les
Dircés î~
Illumination des jardins : torches vivantes '>0
Pitié de Sénèque SI
Reconstruction de Rome jl
IV. — La persécution de Néron î>0
S'étendit-elle hors de Rome? 'M
Raisons de le croire US
La première épîlre de saint Pierre 01
Néron promulgua-t-il un édit de persécution? Oi
Témoignages de Héliton, de Tertullien, de Lactance, de Sulpice Sé-
vère, d'Orose 04
Pays où sévit la persécution G!)
Souvenir probable de la persécution à Pompéi 69
Martyre de saint Pierre et de saint Paul "3
Mort de Néron 77
Révolte des Juifs 78
Fidélité des chrétiens 78
Rétablissement de la tolérance religieuse 7<t
CHAPITRE DEUXIÈME!
LA. PERSÉCUTION DE DOMITIEN.
i. — Les chrétiens sous les premiers Flaviens 81
Sympathies de Vespasien et de Titus pour les Juifs 81
Chrétiens confondus avec eux 84
Paix dont ils jouissent 83
Leurs cimetières 87
Naissance de l'ait chrétien 8*
I \l.l l Dl S MATIÈRES "'•
r.u-.-.
rsi le la branche aînée des Flaviena
nuis Flavius Sabinus
ritus Flavius Clemens el Plavia Domililla '''
tdoption de leurs Bis \>.w Domilien
II. - I a (•niidamnaiimi te Matin» Chiliens «i d.» deux
I la\ia Domililla
'Ni
Heureux commencements de Domilien
Dépenses excessives
Tyrannie
ireuse de l'impôt juil du didracbme
Refus des chrétiens de !«• payer '""
ition '
h i.tv in- Clemens dén ■<■ com hrétien '"'
Flavius i lemens condamné a i el Plavia Domililla relégué ■ a Pan-
datai '":
lexte de Dion
les mots .it ii.i- el i eoutumes juives
- ,• le Flavia Domililla . mut.- de Clemens, reléguée .1 Pontia. 106
rextes dl usèl 1 de saint Jérôme '"T
Autres martyrs dans l'aristocratie r aine
Acilius Glabrio ,,,',
lit. — La persécution de Domilien
11 ;
Bqn extension hors de Rome " ;
Renseignements donnés par l'Apocalypse de saint Jean 113
Par les ketes >i<- saint Ignace "■'
Par l.i lettre de Pline à Trajan M,i
Violence de la persécution à Rome : lettre de saint Clément n^
IV. — lu llu de IKuniiieii il ra\èiitnu'iil de \<r\a «H
on atteint a Rome des gens du peuple '--
1 ■
deJuvcnal • • ■
ndants chrétiens de David dénoncés, et amenés de Judéi
v,. justifient devant Domilien
Domilien suspend la persécution 1J"
il meurt assassiné IJ'
Erreur d'historiens modernes qui font entrer les chrétiens dans le
aplol lM
Pidélité politique des chrétiens ' "
Prières liturgiques poui l'empereur à la fin du régne de Domilien. . . 1 .1
événement de Nei va
Tolérance religieuse ' lé
Rappel des exilés ' ' '
TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE TROISIÈME.
LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
I. — La légation «le Pline en Bithynic et le rescrit de Trajan. 13?
Réaction aristocratique el conservatrice après les Flaviens 13?
Trajan, lopins complet représentant de cette réaction 140
Naturellement hostile aux chrétiens r»i
Inaugure la politique religieuse <iuc suivront les empereurs du
deuxième siècle n-2
Pline légat impérial en Bithynie. . li-2
Y trouve le christianisme florissant 145
Dénonciations l'»i>
En réfère à l'empereur IS4
Rescrit de Trajan 154
Ne pas rechercher les chrétiens; les condamner si, accusés réguliè-
rement, ils refusent d'abjurer 134
Cette réponse suppose des lois antérieures 158
II. — Examen critique «le quelques Passions «le martyrs. . . 164
Actes de sainte Flavia Domitilla el des saints Nérée el Achillée. . . 164
Récit légendaire igv
Mais indications topographiques démontrées vraies 1G5
Flavia Domitilla fui peut-être ramenée dePontiaet martyrisée à Ter-
racine 166
b'érée et Achillée n><;
Leur tombeau i»>»>
Bas-relief représentant leur martyre h>t
Leur histoire reconstituée d'après une inscription de saint Damase. . ]<;t
Actes «le saint Clément Mi!»
son exil, son martyre el sa sépulture en Crimée n>!>
Difficultés soulevées par ce récit 170
Indices archéologiques \'-2
Tradition locale ni
Absencede sépulture à Home IT4
Nécessité de suspendre son jugement 178
III. — Saint Siméon «le Jérusalem et saint Ignace d'Anlioclie. ITT
Martyre de saint Siméon en 107 itt
Saint Ignace 179
Authenticité «le ses sept lettres 179
Bes Lctea nesonl point contemporain-, et renferment îles erreurs. . 179
l \l I l DES MATIÈRES
ixentà 101 la date <!<• --n martyre d'après <l<~ documents pro
bablemenl antiques it'i
Résumé de l'bistoirc de Baiol Ignace m
tre aux i; ains
i elle lettre prouve ta date indiquée ivi
Saint Ignace coudai ! a Infloche par nu magistral et non pai i rajan. 191
Envoyé .i Rome p.j
Péril ave< Zosime ri Rufus dans les jeux qui célèbrent en loi le
triomphe il.' rrajan but le- Daces m
Martyrs en Macédoine; lettre de saint Polycarpe 193
CHAPITRE Ql ATRIÉME.
I. v PERSÉCUTION D'HADRIEN.
I lladrii n l-r,
Échec de la dernière campagne de rrajan isfl
tvéneraent d'Hadrien \n-
»ni caractère imt
- Igg
Tolérant pendant la plus grande partie de son règne, sanguinaire n
la lin -jul
II. — Examen critique rie quelques Passtou de mai m - . . y*-'
Les martyrs de la première partie du régne d'Hadrien périssenl a la
Buite d'accusations régulières ou d'émeutes, rarement sur l'inter-
vention directe de l'empereur ->IH
v. tes d< - — ^ « i « 1 1 — Paustinus, Jovita, Calocerus et Afra
Récit légendaire, mais martyre exactement date *i.
Parexccption, la condamnation est prononcée par l'empereur
ketes de Bainl Alexandre et de ses compagnons Hermès et Quirious
Résumé de leur récit
I I I > ! 1 1 I - Jl M ,
Hermès exista réellement : ses catacombes. ■*>'
Le tombeau de Quirinus -iin
Catacombe d'Alexandre 914
Peut-être ne faut-il pas fidentifler avec saint Uexandrc, pape 916
urtyrs appartfei ni cependant au temps d'Hadrien -ji*
de — . « î ijt Cetulius -ji*
Confirmés par les découvertes topographiques 919
Martyre des saiutes Sophia, Pistis, Blpis et tgape. Ht
Leui sépulture sur la voie lurclia
Lctes dessaintes Sabine et Sérapic 22;
Desesclaves saints Resperus et Zoé
De l'esclave sainte Mai ii 999
Traits antiques. .930
ï5ê TABLE DES MATIÈRES.
ni. — Le reseril à Hinîcias Fondanna cl les premiers apo-
logistes ii.'.
Préventions et émeutes populaires contre les chrétiens] 233
Le peuple leur impute des abominations commises p;ir quelques sec-
tes hérétiques 336
Effet du courage <K-^ martyrs sur les esprits droits 233
Répugnance de certains gouverneurs, à condamner les chrétiens. . . 2;;i
Lettre de Q. Licinius Grauianus à l'empereur Hadrien 210
Rescrit d'Hadrien à Minicius Fundanus ^ v*»
Son authenticité 2*1
Sa vraie signification 218
Apologies de Quadratus 2ii
D'Aristide 2.-,:s
Lettre à Diognèlc 254
Hadrien à Athènes (125-126) 256
Bienveillance passagère d'Hadrien pour les chrétiens 257
Les Hadrianées -•'■■s
IV. — Les dernières années d'Hadrien 254)
Fin de ses voyages 259
Révolte des Juifs 200
Ruine de Jérusalem 261
L'Église de Jérusalem composée désormais d'incirconcis 202
Hadrien ordonne de profaner Bethléem, le Golgotha et le Saint-Sépul-
cre 203
Hadrien devient crue' 265
Il se relire à Tibur 266
Construction de sa villa 266
Au moment de la dédier, les prêtres dénoncent Symphorose et ses
Gis 260
Récit des Actes 269
Ne sont pas copiés sur l'histoire des Machabécs 270
Sont en harmonie avec le caractère d'Hadrien et les superstitions ré-
gnantes 271
Détails exacts 27:;
Découverte de la sépulture de Symphorose 277
Mort d'Hadrien 280
CHAPITRE CINQUIÈME.
I.A PERSÉCUTION d'aNTONIN LE PIEUX.
I. — La première \pologie «le saiul Ju«tin 281
Différence entre le langage des apologistes et celui de quelques exal-
tés judéo-chrétiens 281
I MU- DES M\lll l;l S.
, i" r -■
i Boris i- "ii amenei un ae t enlro l'empire el l'i glisc. js,
Saint Justin parie en patri el en nomain. :s .
il parie ;m--i en philosophe
esprit Wr conciliation
i ii même temps, protestation contre les i alomnies donl les i brétiens
— * ■ i • r l'objel
i i contre la jurisprudence qui les puni) poui leur -.m- examiner
leurs actes
il demande le droil commun _>•,
La première Apologie de saint Justin reste sans effet.
sécution continue ._»«,
i ausseté de la lettre d'Antoniu au conseil d'Asie
m. us aulbentii ité des res< iii- .1 diverses villes énonc - par Uéliton. . ■:■>.
il- n'impliquent pas autre chose que la inuation .1.- la politique
il.- rrajan.
II. — Mari] it de saiin l'oljcarpe .*h;
Jeus à Smyrne en 153
Plusieurs martyrs
1 h renégat
Intrépidité de Germanicus
1 e peuple demande l. t de Polycarpc
Polycarpe est arrêté 00
on l'amène an stade
Interrogatoire
proclame que Polycarpe s'est avoué chrétien
Émeute populaire ing
Polycarpe sui le bûcher 309
Un coup de poignard l'achève 310
Ba sépulture 319
■ natalia. .1 ;
III — La iteiilirmr VpnloRii- le Balai laSIla
Mou veau 1 mai lyrs a Rome . .i .
Haine du peuple .1 .
Jalousie des lettri - .i,,
ni .Is
1 h drame domestique. . .
Procès lin 1 atéi hisle Ptolémée. ji
Condamnation de Luciusel 'l'un autre chrétien
lustin présente le martyre comme un argument en faveut de la divi-
nité du christianisme
il publie sa seconde Ipologic sans être inquiété
158 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE SIXIÈME.
LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE
Page».
I. — La superstition sous Mare-Aaréle : le martyre de sainte
reiicite 389
La lin du deuxième siècle -i-j!»
Règne des philosophes
Influence bienfaisante
Mais peu profonde 33k
Superstition plus répandue que jamais ';:ii
augmentée par les malheurs publics 33r;
Marc-Aurèle aussi crédule que ses contemporains 33i>
cultes étrangers 338
Alexandrefl'Abonotique 338
Oracles 340
Sainte Félicité et ses lils victimes de la superstition publique -t v i
Observations de M. deRossi '>'ri
Première comparution 344
Le forum de Mars 345
Interrogatoire :>ïii
Authenticité de cette partie des Uïles 349
Remarques critiques 330
Supplices 354
Dale du martyre 356
Sépulture de Félicité el de ses in» 158
Crypte de Janvier au cimetière de Prétextai 3W
IL— La faloahie philosophique: le martyre de saint Justin. 365
Date du martyre 365
Justin dénonce par le cynique Crescenl 366
Arrêté avec plusieurs disciples ■"><>"
Interrogatoire :i<i7
L'esclave Evelpistus 389
Suite de l'interrogatoire •"'
Supplice :17:;
m Les apologistes chrétiens a la Un dn deuxième siècle. 374
Persécution dans les provinces :t"'«
Martyrs en Asie :!"i
Ordonnances locales :f"li
La legio Fulminata 176
I M-.l.l ht B MATH i:i -
i es apologisb -
lieux courants «-pi" .-. -^ . d'un coté Athénagore, riiéopliilc, Mélilon,
Apollinaire, de l'autre ration
ration n'appartient ni par la naissance ni par les Idées au inonde ro-
main
Paroles d'Alhéoagorc
De il i>Nil>- d'Antioche :wi
n Mélilon cl'' Sardes mu le dévouemenl <l •■ ^ chrétiens pour l'empire 81
Parallélisme établi par Méliton entre les destinées de l'empire romain
et celles du clirisl anisme x-
D'aprés le même apologiste, les bons ompereurs auraient loujoursélé
favorables aux chrétiens, les mauvais seuls auraient persécuté. . , •(*(
Inexactitude historiq le celte assertion 384
Minucius Félix
■ -tii de Mari'-Aurcle sur les i lirélieus
Reerudesi cn< e de perse* ution à la On de son régne : textes de Minu-
cius Félix et de <
CHAPITRE SEPTIEME
LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÉLE (suite .
I. — Les martjrs de la (.aille lyonnaise SOI
Lyon ;'i la lin du second siècle
Population gallo-romaine
Populali trangère
Pète «lu l" aoûl
Agilatiou populaire
Chrétiens arrêtés. .
Interrogatoire
Vettius Epagathus 388
Première torture : <li\ lapti. . 306
i alomnies des esclaves
Deuxième torture.
Dlandine cl San< tus
Bibliadc i"i
Morl de saint Polbin
Martyre de Matui us >-t Sanctus
Utale
i es i onfesseurs dans la prison.
Repentir »l<^ /</;,< .
Rescril de Marc- luréle '>'»•
Nouvel interrogatoire
i onfession des lapst n*.
'i60 TABLE DES MATIERES.
rages.
Martyre d'Alexandre ctd'Attale 407
De Pontîcus et Blaodinc 408
Refus de sépulture w.)
Nombre d.es martyrs de Lyon us
Actes des saints Épipode el Alexandre 118
Maroc!, Bénigne, Speusippos, elc 114
Ictes de saint Symphorien in;
Origine orientale des Églises des bords du Rhône et de la Saône. . . . 411
II. — Le martyre de sainte Cécile 119
Date 119
Jugemenl sur les Actes wo
Martyre de Tiburce, Valéri en, Maxime et Cécile 4-21
Circonstances historiques m
Urbain \ï>
Sépulture de Cécile dans le domaine funéraire de sa famille sur la
voie Appienne 136
Ouverture de son tombeau en x-2-2 127
Seconde ouverture en 1599 iSSl
Reliques de Valérien, Tiburce et Maxime '>-2i
Confirmation du récit des Actes 130
III. — Commode. — Les martyrs scillitains. — L'influence de
Marcia. — Conclusion i il
Jugement sur Marc-Aurèle persécuteur ;.ii
Ses deux dernières années en Germanie 133
L'empire réduit à se défendre 139
Mort de Marc-Aurèle 133
Caractère de Commode il!
La persécution continue 135
Vigellius Saturninus, proconsul d'Afrique en 180 136
Martyrs de Hadaure 136
Les martyrs scillitains i:t<;
Leurs Actes '>:i(i
Persécution en Asie : Arrius Antoninus 139
Martyre à Home du sénateur Apollonius 140
Saint .Iules ii-2
Le SOrl des Chrétiens s'améliore '.ri
Serviteurs chrétiens au palais 148
Mai cia 148
Sa toute puissance sur l'empereur 144
sa sympathie pouv les chrétiens 444
rolérance de deux proconsuls d'Afrique » * <
Le pape Victor mande au Palatin 1HS
Le prêtre Hyacinthe envoyé en Sardaigne avec des lettres de grâce
pour les condamnés chrétiens 148
I \i;i.i DES mm n EU S 181
Plfl :
lisodc marque bien la lin «lu second Biècle
Premiei p.i~ vers l'établissemenl d'u entre l'empire et
ri glise
Grand nombre des martyrs des deux premiers siècles
Grand nombre des ■ hrétiens
L'Église enracinée dans toutes les parties du monde romain
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